# 219-01-78
1:219
## ENQUÊTE POLITIQUE
### Avant les élections de mars 1978
*En ces jours qui précédèrent le déluge, on mangeait et on buvait, on prenait femme ou mari, jusqu'à l'entrée de Noé dans l'arche ; on ne se douta de rien jusqu'à la venue du déluge qui les emporta tous.*
Mat. XXIV, 38-39.
COMMENÇONS par n'être pas dupes des mots. Totalitarisme est un terme trop vague si on ne le définit pas. Il y a plusieurs sortes de totalitarisme, leurs voies sont différentes. En particulier n'allons pas, sous couvert de totalitarisme, confondre le communisme avec l'hitlérisme. C'est l'hitlérisme qui, dans l'Allemagne de 1932-1933, est arrivé au pouvoir par la voie démocratiquement légale du suffrage universel ; il était porté au gouvernement par le libre choix de la majorité des citoyens. Ce qui montre que la désignation démocratique des gouvernants par les gouvernés ne constitue pas une garantie certaine contre le despotisme.
Le parti communiste, au contraire, n'est jamais, dans aucun des pays qu'il domine, arrivé au pouvoir par le suffrage de la majorité des électeurs. Il y est arrivé par la guerre civile comme en U.R.S.S., ou par l'invasion et l'occupation étrangères comme dans les nations chrétiennes d'Europe orientale, comme au Vietnam, comme au Cambodge. Il n'existe aucune chance sérieuse de voir en France la majorité des électeurs donner le pouvoir politique au parti communiste :
2:219
mais il n'en existait pas davantage dans la Russie de 1917, dans la Pologne de l'après-guerre, dans l'Angola d'aujourd'hui. Bien que n'ayant jamais, nulle part, aucun espoir ni aucun moyen d'emporter la majorité aux élections, le communisme avance toujours, il range sans cesse de nouveaux pays sous sa domination directe ; ou quelquefois indirecte, comme la Finlande, cela se nomme la « finlandisation ».
La France, comme d'autres, comme l'Italie, est menacée. Les élections de mars 1978 n'enverront pas à l'Assemblée nationale une majorité communiste : cela ne s'est jamais vu nulle part *avant* que le parti communiste détienne le pouvoir (*après,* quand il y est installé, assurément il organise les élections) ; et cela est tout à fait improbable même dans la France actuelle, saoulée, droguée, désorientée. Pourtant il existe un *péril électoral* très prochain, les élections de mars 1978 peuvent fort bien préparer l'arrivée au pouvoir du parti communiste autrement qu'en lui donnant une majorité absolue ou relative.
#### Le processus communiste
Disons d'un mot rapide, un peu simplifié, mais à peine, ce que les journaux et les partis ignorent (ou feignent d'ignorer ?) : si la gauche emporte les élections de 1978 et arrive au pouvoir, le parti communiste *fera échouer* l'expérience socialiste. Il le fera sans le dire, bien sûr, il le fera en disant le contraire ; par des réclamations, des surenchères, des excès calculés. Vous direz qu'une expérience socialiste échouera de toutes façons, comme partout. C'est entendu. Mais elle échouera plus vite et plus fort qu'il n'eût été naturel, le parti communiste poussant à l'échec et l'aggravant autant qu'il le pourra. Parce que c'est l'échec, et non la réussite, qui enclenchera le processus révolutionnaire communiste. Puissant par sa C.G.T., qui lui assure le contrôle des secteurs-clés de l'économie et aussi des radios et télés (et en outre propriétaire, on l'oublie ou le méconnaît, du plus important groupe de presse en France), le parti communiste persuadera l'opinion que l'augmentation énorme du chômage, l'arrivée d'une misère générale, le détraquement de tout, proviennent non point du socialisme, mais du *sabotage* organisé par les ennemis du socialisme.
3:219
Alors commencera la dénonciation publique des *saboteurs,* des *traîtres,* des *ennemis du peuple.* On connaît la suite.
#### Voter contre, oui, mais pour qui
Ce péril certain n'est pas aperçu. Il est toutefois obscurément pressenti par une partie de la nation. L'idée qu'une victoire de la gauche en mars 1978 favoriserait d'une manière ou d'une autre, à terme plus ou moins rapproché, la domination communiste sur la France, est une idée encore vague, mais ce n'est pas une idée fausse. Cette idée a pour corollaire qu'en mars 1978 il faudra donc voter *contre* la gauche. Bon. Mais *pour* qui voter ? Ici apparaissent des difficultés qui ne sont pas petites.
Il va sans dire, mais précisons-le, que la revue ITINÉRAIRES n'a pas l'intention de donner des « consignes de vote ».
Notre enquête politique se situe bien avant les élections de mars 1978, rassurez-vous, elle n'a nullement pour dessein de vous dire pour quel parti il faut voter. Au demeurant, si elle avait eu ce dessein, elle nous aurait laissés fort embarrassés, incapables de vous recommander fermement un parti plutôt qu'un autre. C'est même là un point essentiel, je vais y revenir : nos convictions les plus fondamentales sont peu ou mal représentées, ou pas du tout, dans la représentation politique française.
#### Notre enquête politique
Nous avons effectué une enquête auprès des partis qui vont, en mars 1978, solliciter nos suffrages au nom de l'anti-communisme et du barrage contre la gauche.
4:219
Voici selon quelles méthodes cette enquête a été conduite :
1° Nous avons posé non pas les questions que tout le monde pose, mais les questions qui sont les nôtres. Pas toutes (il y en aurait trop).
2° L'enquête a été orale. Les questions avaient été communiquées à l'avance. Nous avons demandé et obtenu, dans chaque parti, un interlocuteur, de n'importe quel rang hiérarchique, dont les réponses engageaient officiellement le parti.
3° La transcription écrite des réponses orales, établie par nos soins, a été soumise à nos interlocuteurs pour vérification et révision avant la publication. Nos propres commentaires en sont nettement séparés.
4° Les mêmes questions ont été posées à tous les partis. (On aurait pu procéder autrement et leur préparer, polémiquement, des questions sur mesure.) Mais selon le contenu des premières réponses, notre enquêteur Hugues Kéraly était amené à poser ensuite les questions subsidiaires, annexes ou complémentaires qui étaient provoquées par la conversation, et qui dès lors variaient plus ou moins avec les différents interlocuteurs : toutefois en restant au plan de l'information et sans passer à celui de la controverse.
5° Cette enquête a été menée et elle est publiée très nettement avant la campagne électorale proprement dite, qui s'ouvrira le 20 février. A cette campagne électorale, la revue ITINÉRAIRES ne prend aucune part. Ou plus exactement, là comme ailleurs, elle prend la part qui est la sienne : apporter une contribution à l'information et à la réflexion du lecteur ; une contribution qu'il ne trouverait pas ailleurs.
#### Une sous-représentation
On va donc trouver dans les pages qui suivent, sur les partis en compétition, une information peu courante. Il y a un certain nombre de conclusions à en tirer. Nous en disons quelques-unes, dans les « observations » particulières et dans les « remarques générales ».
5:219
La plus générale est probablement notre sous-représentation politique ; ou même notre non-représentation dans le système représentatif actuel.
On objectera :
-- Mais la revue ITINÉRAIRES, ça ne fait pas tellement d'électeurs, c'est pourquoi vous n'êtes pas représentés.
Ça ne fait pas tellement d'électeurs, comptés chacun démocratiquement pour une voix ; ça en fait peut-être un nombre non négligeable si l'on observe que beaucoup d'entre eux, par leur influence, leur rayonnement, leur situation, leur exemple, leur action, peuvent en orienter ou en entraîner des quantités plus ou moins grandes. Mais ce n'est pas cela que je veux dire quand je parle de « notre » sous-représentation ou non-représentation. Je ne soupire nullement après la formation, à l'Assemblée nationale, d'un groupe parlementaire d'ITINÉRAIRES. Je pense aux idées, aux convictions, aux aspirations que nous avons en commun avec un très grand nombre de Français, et qui ne sont pas politiquement représentées ; ou trop peu.
Nos questions aux partis politiques, ou plutôt les réponses que nous aurions voulu entendre et que nous n'avons pas entendues, ne sont pas des originalités marginales qui nous appartiendraient en propre.
Que la télévision soit un fléau social qui atteint tous les âges, beaucoup de familles le constatent qui n'ont jamais entendu parler d'ITINÉRAIRES. Que l'État reconnaisse, honore et respecte une loi morale (et que pourrait-elle être, si elle n'est pas le décalogue ?), une nette majorité ou au moins une forte minorité de Français y voient une règle et une garantie indispensables de la vie en société. Ils pensent aussi que la pornographie et la débauche devraient être contraintes par la loi à se cacher au lieu de s'étaler ; que l'avortement est un crime abominable ; que la simple honnêteté est triplement bafouée, par la culture audio-visuelle, par le système d'enseignement, par l'organisation de l'économie ; que l'apprentissage de l'effort et l'esprit de sacrifice devraient être encouragés et honorés par le gouvernement, qui favorise au contraire l'esprit de jouissance. Et d'autres choses analogues, dont plusieurs sont exprimées dans le courant de notre enquête ou dans ses conclusions.
6:219
Ces aspirations, ces convictions sont aussi celles qui ont le plus ancien et le plus sûr droit de cité en France, étant en quelque sorte consubstantielles à la naissance, à la grandeur, à la maintenance de la nation française. Leur non-représentation politique dans l'actuel système représentatif est un phénomène artificiel dont généralement on méconnaît l'existence et la portée.
Nous n'allons pas, comme cela, tout d'un coup et par notre seule virtuosité, y porter remède. Mais notre première contribution aura été de la mettre en lumière et d'y attirer l'attention.
#### Une incompétence proprement politique
Que l'on n'aille point imaginer que les questions posées aux différents partis interrogés relevaient de la « philosophie politique » plutôt que de « la politique » proprement dite, la politique courante et concrète, et qu'il y avait quelque trop facile malignité à tendre nos filets philosophiques sous les pas d'hommes d'action qui ne sont pas des philosophes. On verra qu'il n'en est rien. Sans doute la fonction même d'une revue comme ITINÉRAIRES est de réflexion plus que d'agitation, et nous conduisait à demander par exemple à nos interlocuteurs ce qu'ils entendent par « droits de l'homme ». Mais on voudra bien remarquer que ce sont eux tous qui nous en parlent les premiers, à longueur d'années, comme de leur inspiration la plus sacrée. Nous avons essayé de leur faire préciser de quoi au juste ils nous parlent, ce n'était pas les prendre hors de chez eux ni au dépourvu.
Quoi qu'il en soit, notre première question au moins n'était pas du tout philosophique, elle était de politique courante et concrète : voulez-vous supprimer les fonds publics alloués à la principale courroie de transmission du parti communiste. Cette question a rencontré le plus souvent l'ignorance de nos interlocuteurs. Dans tous les cas elle a permis de tester leur COMPÉTENCE proprement politique, et aussi leur VOLONTÉ politique. Vous verrez les réponses à cette question bien précise et bien palpable. Il y a ceux qui ne savent même pas.
7:219
Il y a ceux qui pensent vaguement l'avoir entendu dire mais qui ne s'en soucient point : comme si ce n'était pas de leur métier. Il y a ceux qui savent mais qui croient que c'est légal ou qui trouvent que c'est normal. Il y a ceux qui ne savent ni ne comprennent en quoi et comment la C.G.T. est une courroie de transmission, la principale, du parti communiste. Qu'on ne tente donc pas d'expliquer la médiocrité générale de leurs réponses en disant que nous leur faisions des interrogations hautement philosophiques. En politique concrète, ce ne fut pas plus brillant.
Jean Madiran.
8:219
### Réponses du C.D.S.
(*Centre des Démocrates Sociaux*)
M. André Diligent, qui nous a reçu, est secrétaire général du C.D.S. depuis le congrès tenu à Lyon par ce parti, en octobre 1977. Le leader le plus connu en est M. Lecanuet, ancien candidat à la présidence de la République.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Secrétaire Général, en votant pour les candidats de votre parti, sommes-nous bien sûrs d'écarter toute perspective de participation au pouvoir des communistes ?*
ANDRÉ DILIGENT. -- Je préfère d'abord voter « pour » que « contre ». Ayant plutôt le cœur à gauche, j'ai souvent considéré le Parti Communiste comme la droite. (Ceci pour taquiner les lecteurs d'ITINÉRAIRES.) Car un parti qui se réclame du centralisme prétendument démocratique n'est pas un parti démocrate ; un parti qui se réclame d'une philosophie de lutte, pour moi, n'est pas un parti de gauche. Je considère les communistes comme des fanatiques du Moyen Age, des gens pour qui notre déontologie et les valeurs auxquelles nous croyons ne suffisent pas. Le Parti Communiste étant un parti d'inspiration totalitaire, je ne vois pas comment nous pourrions nous allier avec lui, ni en quelles circonstances nous pourrions demain faire un pacte de gouvernement avec lui.
H. K. -- *Pour entrer dans une considération plus pratique, est-ce que votre parti a l'intention de réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T. ?*
9:219
A. D. -- Non. Il y a d'abord un problème de forme et un problème de fond. C'est sans doute une situation quelque peu hypocrite, mais officiellement la C.G.T. ne se réclame pas du Parti Communiste. La C.G.T., d'autre part, est un syndicat qui regroupe deux millions et demi de travailleurs. Elle reçoit directement des subventions pour ses stages de formation comme les autres formations syndicales. Il est très dangereux d'entrer dans la voie de la discrimination. Nous sommes pour le pluralisme.
H. K. *-- Concrètement, votre réponse signifie que vous ne remettez pas en cause la* « *représentativité légale *» *de la C.G.T. ?*
A. D. -- Non, je ne la remets pas en cause.
\*\*\*
H. K. -- *Quelle est la position du C.D.S. sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
A. D. -- Dans la préface de *L'autre solution,* je dis que tout choix politique est au fond un choix philosophique et que nous avons trois principes de base : l'éminente dignité de la personne humaine ; l'identité de nature entre tous les hommes, ce qui signifie qu'il ne doit pas y avoir de supériorité d'une dynastie, d'une race ou d'une classe ; nous avons enfin foi dans le progrès, c'est-à-dire dans le changement de l'homme, dans le progrès moral. C'est donc sur ces trois principes que nous fondons notre conception des droits de l'homme. Nous prétendons que l'homme n'est pas mis au monde pour subir l'humiliation et la soumission.
H. K. -- *Au plan de la philosophie politique, que faites-vous de cette formule de la Déclaration de 89 qui présente les droits de l'homme comme fondés sur la* « *volonté générale *»* ?*
A. D. -- Pour moi, ils ne sont pas fondés sur la « volonté générale ». Je crois que l'homme est un être d'une essence « extra-ordinaire ». C'est parce que je crois au mystère de l'homme, à ses rêves, à sa marche en avant perpétuelle, que je pense que l'homme a des droits qui sont d'abord le droit de s'épanouir, de s'accomplir, d'assumer sa propre vocation. Cela ne signifie pas l'égalitarisme de nivellement des capacités par le bas, cela ne signifie pas que la notion des droits doit éclipser celle des devoirs.
\*\*\*
10:219
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
A. D. -- Oui. Nous sommes pour l'extension de la propriété privée. Une des lois les plus populaires de l'après-guerre 14-18 fut la loi Loucheur. Pour beaucoup de Français, la propriété privée, c'est la possibilité de s'assurer la sécurité pour les vieux jours, d'atteindre à une certaine liberté, à une certaine indépendance. C'est le cadre même de la famille. Nous sommes extrêmement attachés à la famille et c'est la raison pour laquelle nous avons lancé un plan qui doit permettre à la grande majorité des Français, qui le souhaitent, d'être propriétaires de leur logement. Nous souhaitons la mise en place d'un Office National d'Accession à la Propriété. Actuellement, 45 % des Français sont propriétaires de leur maison. Beaucoup de jeunes foyers souhaiteraient accéder à la propriété mais il leur manque, pour envisager le démarrage de leur plan de construction, trois ou quatre millions d'anciens francs, ce fameux apport personnel que demande l'État. Avec l'Office National d'Accession à la Propriété, qui tirerait ses ressources d'un impôt sur les grandes fortunes et de la perception, selon un barème entièrement révisé, des droits de succession, nous remplaçons l'idée de collectivisation de la propriété par, au contraire, la généralisation de la propriété privée. Mais nous ne pensons pas que la propriété soit un droit absolu. Nous sommes très proches de saint Thomas : pour nous, c'est un moyen. L'argent ne doit pas être un maître mais un serviteur.
H. K. -- *Et la propriété collective ? Est-ce que votre parti a fait connaître une position à ce sujet ?*
A. D. -- Nous sommes personnalistes et communautaires. Nous sommes contre l'autogestion quand elle est loi. Elle ne me paraît viable que dans le cadre d'une entreprise à taille humaine et sous une forme volontariste. En revanche, nous avons suivi avec intérêt toutes les expériences d'ordre mutualiste ou coopératif, parce quelles correspondent à une volonté de passement et de vie communautaire. L'histoire a montré que ces expériences ne durent qu'un temps, mais je crois que c'est une excellente école sur le plan humain. Elles ont une façon de répondre à la fois au défi du marxisme et à celui du capitalisme.
11:219
H. K. -- *Vous êtes pour la diffusion de la propriété collective comme vous êtes pour la diffusion de la propriété privée ?*
A. D. -- Non, nous refusons autant une société bâtie sur le capitalisme d'État qu'une société dominée par les multinationales. Je dis qu'il y a des formules qui méritent recherches et encouragements quand elles respectent la dignité de la liberté de l'individu, favorisent son épanouissement et facilitent son goût d'entreprendre.
\*\*\*
H. K. *-- Nous avons de notre côté une sorte de programme d'urgence en quatre points. Le C.D.S. a-t-il une position, peut-il nous donner des assurances, et lesquelles, sur l'un ou l'autre de ces points ? -- Premier point :* réduction progressive des horaires de télévision.
A. D. -- Je me suis beaucoup occupé de télévision il y a longtemps. Il est évident que le problème est d'abord un problème d'éducation, de maîtrise de soi, de son temps. Pendant la période de développement de la télévision, j'aurais voulu qu'elle devienne l'instrument qui aide à élever le niveau mental du Français moyen et l'enrichisse culturellement. Car en fin de compte, pour le téléspectateur, le petit écran doit bien être un *instrument* et *non un maître :*
H. K. *-- Deuxième point :* déscolarisation massive des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs de l'école.
A. D. -- Dans le livre *Le défi du futur,* que j'ai écrit avec quelques amis, je consacre un certain nombre de pages sur le danger de l'élitisme en matière d'éducation et sur la nécessite d'offrir les mêmes chances au départ à tous les jeunes. Notre problème est que le système scolaire a crée une sorte de culture uniformisée ; notre système pédagogique vit dans la hantise de l'élitisme, et il y a au moins un tiers d'enfants à qui on impose un système scolaire qui n'est pas fait pour eux.
H. K. *-- Troisième point :* interdiction des trois formes principales d'incitation politique à la luxure : l'information sexuelle à l'école, la propagande pour la contraception et la liberté de l'avortement.
12:219
A. D. -- En ce qui concerne l'avortement, sur le plan purement personnel, j'ai écrit que c'était un problème d'ordre métaphysique et que si j'avais été parlementaire, je n'aurais fias voté la loi. Mais je conçois que d'autres aient des opinions différentes et je m'incline devant la loi même si je m'efforce d'en atténuer les effets. Quant à l'éducation sexuelle, je crois qu'il faudrait d'abord faire celle des parents. Je ne sais pas s'il est préférable qu'elle soit faite à l'école ; c'est bien plutôt à la famille de s'en charger. Cela doit être fait avec beaucoup de respect de l'enfant. Il est certain, en tous cas, qu'on est passé d'un excès à l'autre en une génération. Toute éducation sexuelle véritable doit être placée dans la dimension de l'amour et non sur le plan de la physiologie.
H. K. -- *Quatrième point :* restauration du Décalogue comme loi fondamentale de l'État.
A. D. -- Non, je ne vois pas comment un État peut obliger les gens à croire en Dieu. Je crois que c'est une erreur de compromettre l'Évangile dans la politique. Le Christ n'est pas mort sur la croix pour servir d'enseigne à un parti politique et d'autre part, je ne conçois pas un État qui ne soit pas pluraliste sur ce plan-là, au nom justement de la dignité de la personne humaine. Je crois beaucoup plus à la force du témoignage. Je crois à la force des convictions lorsqu'elles sont vécues authentiquement. La foi en Dieu ne se commande pas par la loi des hommes.
#### Observations
**1. -- **PAUVRES POLITICIENS DE GAUCHE, qui n'ont plus un parti où reposer leur tête. -- La « droite » tenait déjà le pouvoir, sous des étiquettes vaguement libérales qui dissimulent avec peine son caractère esclavagiste et fascisant. Voici qu'elle a désormais la haute main sur l'opposition, puisque les partis classés à gauche trouvent moyen de composer avec cette droite des droites, ce fanatisme médiéval personnifié qu'on appelle le Parti Communiste Français !
13:219
« Ceci pour taquiner les lecteurs d'ITINÉRAIRES »... qui voudraient bien se laisser émouvoir par cette présentation des choses. -- Et M. André Diligent, qui a « plutôt le cœur à gauche », qui aurait presque été tenté de voter Mitterrand, se retrouve secrétaire général d'un parti électoralement accroché au centre, c'est-à-dire pressuré entre une droite qui fait semblant (paraît-il) de gouverner à gauche et une gauche qui ne conçoit plus d'arriver au pouvoir sans une alliance avec son extrême-droite. Pour un véritable social-démocrate, un humaniste de gauche comme M. Diligent, c'est une position dénuée de tout avenir : quelle que soit l'issue des élections, il lui faudra renoncer au pouvoir, ou à ses convictions. (Ceci pour taquiner, n'est-ce pas, les électeurs du C.D.S.)
**2. -- **HYPOCRISIE ET DISCRIMINATION. -- Certes, c'est pure « hypocrisie » de voir autre chose dans la C.G.T. qu'une courroie de transmission du Parti Communiste ; et l'on apaise sa conscience à trop bon compte, vraiment, en écartant ici le fond des choses au bénéfice d'un « problème de forme ». La seule discrimination politiquement acceptable, en la matière, est celle qu'établit la loi française elle-même pour l'attribution des deniers publics aux formations syndicales institutionnalisées. Le jour où les partis politiques proches du pouvoir voudront bien seulement en prendre connaissance, on pourra peut-être rêver de la voir appliquer.
**3. -- **MYSTÉRIEUSES LUEURS SUR LES DROITS. -- Les formules de la Déclaration de 89, on l'a compris, ne suffisent pas à M. André Diligent : les droits de l'homme sont bien fondés pour lui sur sa nature, et le « mystère », l' « essence extra-ordinaire » de cette nature, qu'aucune « volonté générale » ne saurait convenablement exprimer... Nous frisions là une définition toute proche de celle qu'un chrétien aurait pu donner. Le secrétaire général du C.D.S. s'est-il aperçu in extremis qu'il risquait d'y « *compromettre l'Évangile *» ? Nous ne le saurons pas en ce monde.
14:219
La suite se perd tout exprès dans les sables du droit de « s'épanouir » et de la « foi au progrès » où s'enlise quotidiennement le discours de ceux qui n'ont plus rien à dire, du R.P.R. aux communistes inclus.
**4. -- **ENFIN UN PROGRAMME POUR LA PROPRIÉTÉ. -- Le C.D.S., comme le Front National, nous présente bel et bien un programme de *diffusion* de la propriété privée sous ses deux formes, individuelle et collective. Et André Diligent, qui a « plutôt le cœur à gauche », développe ici une argumentation très comparable à celle de Jean-Marie Le Pen, soupçonné plutôt de l'avoir à droite. Il va jusqu'à entrer dans quelques dispositions pratiques de son plan, sur lesquelles le P.F.N. et le Front National n'auraient sans doute pas de peine à se mettre d'accord. -- Cette imprévisible rencontre n'est-elle pas la preuve que l'objectivité des conditions de la vie et du lien social s'impose parfois comme supérieure aux divisions des partis : leçon de droit naturel beaucoup plus instructive que les déclarations de principe recueillies ailleurs, qui n'engagent à rien.
**5. -- **LA DÉMOCRATIE SOUVERAINE CONTRE LES DROITS DE L'ENFANT. -- Le secrétaire général du C.D.S. repousse avec force l'idée que les droits de chacun soient dépendants de la « volonté générale », mais il s'incline aussitôt devant les répercussions parlementaires d'une simple campagne, menée par les puissances fabricatrices d'opinion, quand il s'agit de la loi sur l'avortement... que sa conscience lui aurait interdit de voter ! Faut-il comprendre que les droits de l'enfant à naître, et le « mystère », et l' « essence extra-ordinaire » de sa nature, ne font pas partie pour M. Diligent des grands principes humanitaires affirmés plus haut, supérieurs à tous les caprices de l'humaine volonté ? que les droits élémentaires de la nature et de la vie même innocente ne comptent plus pour rien, dès qu'on a prononcé le mot de *Parlement* ou de *démocratie ?*
15:219
**6. -- **L'ÉVANGILE DU C.D.S. -- « *Je crois que c'est une erreur de compromettre l'Évangile dans la politique. Le Christ n'est pas mort sur la croix pour servir d'enseigne à un parti politique. *» Est-ce à dire que le Christ est mort sur la croix pour abolir la loi donnée par son Père à Moïse, et à travers lui à toute l'humanité ? -- Bien sûr que non.
Mais je laisse au lecteur le soin de juger si cette originale diversion sur l'Évangile constitue une réponse à l'une ou l'autre des questions que nous avons soulevées, et spécialement à notre quatrième point : restauration du Décalogue comme loi fondamentale de l'État.
H. K.
#### Notule
Je rappelle que les réponses à cette enquête sont les *réponses officielles* des partis aux questions posées. La réponse officielle du C.D.S. sur le décalogue est d'une confusion fort peu originale, mais navrante pour tous ceux (nous n'en sommes pas) qui considèrent la personne ou le parti de M. Lecanuet comme animés par une inspiration chrétienne. Ils ne savent même pas *ce qu'est* le décalogue. Et ils ne se demandent apparemment pas quelle peut être la valeur d'un État sans loi morale.
J. M.
16:219
### Réponses du C. N. I.
(*Centre National des Indépendants et Paysans*)
Pour le C.N.I. de M. Bertrand Motte, c'est M. Jean Romanetti, conseiller de Paris, et secrétaire général du C.N.I. de Paris, qui a répondu à nos questions.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Conseiller, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous évitons l'accession au pouvoir des communistes ?*
JEAN ROMANETTI. -- C'est certain. Le *Centre National des Indépendants et Paysans,* formation à part entière de la majorité présidentielle, est un ruisseau qui apporte au confluent de cette majorité les eaux qu'il peut recueillir à droite et à gauche. Nous apportons ainsi notre contribution à la majorité entière, pour qu'elle fasse contre-poids au bloc de la gauche.
H. K. -- *Pour votre part, vous rejetez donc bien toute perspective de participation communiste au gouvernement de la France ?*
J. R. -- Bien évidemment. Mais je voudrais vous répondre de façon plus complète. Le *Centre National des Indépendants et Paysans, qui* fut un grand parti, a compté jusqu'à 120 députés à l'Assemblée Nationale. Il regroupe en son sein des gens fort éminents, comme M. Antoine Pinay. Nous avons connu une crise, au moment de l'affaire d'Algérie, parce qu'une grande partie de notre mouvement s'était ralliée à l'Algérie Française et l'autre à la politique du général de Gaulle. Cette seconde fraction était conduite par M. Valéry Giscard d'Estaing.
17:219
Et nous nous honorons de dire que le Président de la République a appartenu à notre mouvement. -- Nous sommes évidemment toujours ouverts à toutes les alliances et à toutes les concertations avec les autres formations de la majorité, mais il y a une règle qui est pour nous absolue, irréfragable ; nous ne serons jamais aux côtés des socialistes allies des communistes. Nous sommes les tenants d'une école d'économie et de politique libérales, et nous ne franchirons jamais le pas, pour nous allier avec les marxistes. Cela est bien net. Il n'y a pas de compromis possible pour nous, sur ce point. -- Maintenant, je vous dirai que l'accession au pouvoir des communistes constitue une véritable menace. Si le bloc de la gauche était maintenu, le Parti Communiste qui est puissant, bien organisé, pourrait devenir un très grave danger pour le pays. Personnellement, je ne pense pas que le Parti Communiste puisse seul arriver au pouvoir, sans des événements extraordinaires, comme la guerre ; mais, si l'on considère la situation en Italie, et même, un peu, au Portugal et en Espagne, la menace paraît sérieuse.
H. K. -- *Vous savez que la C.G.T., principale courroie de transmission du Parti Communiste Français, touche des subventions du gouvernement. Votre parti est-il décidé à réclamer la suppression de ces subventions.*
J. R. -- Oui, j'ai entendu dire en effet que la C.G.T. touchait des subventions. Quelle est l'importance exacte de ces subventions ? Par ailleurs, si la C.G.T. touche des subventions, j'imagine que c'est aussi le cas de F.O. et de la C.F.D.T. Il faut laisser aller les choses librement et d'une façon démocratique... Ceci dit, nous ne finançons pas les organes de presse du Parti Communiste !
H. K. -- *Le gouvernement, lui, le fait.* L'HUMANITÉ, *par exemple, a touché des subventions régulières au titre de l'aide à la presse d'opinion. Mais laissons cela. Votre réponse signifie-t-elle que vous ne mettez pas en cause la* « *représentativité *» *légale de la C.G.T., puisque c'est là une condition fixée par la loi à l'attribution de cette aide, dont bénéficient en effet bien d'autres syndicats ?*
J. R. -- Non, sincèrement non. Je ne mets pas plus en cause la représentativité de la C.G.T. que celle des autres formations syndicales. Mais bien sûr, ceux qui ne sont pas syndiqués, c'est-à-dire la majorité des gens, devraient avoir voix au chapitre comme les autres dans les conseils d'entreprise.
\*\*\*
18:219
H. K. -- *Quelle est la position du C.N.I. sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
J. R. -- Voyez-vous, le respect de la personne humaine, c'est presque la devise de notre action. Nous avons une conception humaniste des choses, et c'est là une tradition que nous entendons conserver ; c'est sur ce sujet que notre parti est le plus « conservateur ».
H. K. -- *A quelle formulation des* « *droits de l'homme *» *vous référez-vous ?*
J. R. -- Il y a d'abord, dans les droits de l'homme, les droits et les devoirs de chaque personne. Je pense que la priorité doit aller aux nationaux, c'est-à-dire aux Français. Mais nous sommes le parti de la liberté ; il faut que les personnes qui sont accueillies en France puissent bénéficier des mêmes droits mais prendre conscience aussi qu'ils ont des devoirs.
H. K. *-- Je voulais vous demander, plus précisément, si votre parti considère avec la Déclaration de 1789 que les droits de l'homme sont fondés sur la* « *volonté générale *»* ?*
J. R. -- Les droits de l'homme ne sont pas à vrai dire l'émanation de la volonté d'une masse, mais plutôt d'une philosophie. Il ne s'agit pas ici d'un suffrage qui viendrait des personnes, mais d'une certaine conception de la liberté, d'un véritable concept de philosophie politique, qui me paraît absolument indispensable. Notre mouvement est tout à fait conscient de la nécessité des grands principes de 1789 concernant les droits de l'homme et les libertés.
H. K. -- *Mais vous ne souscrivez pas à la lettre à cette formule de la Déclaration de 1789 sur la* « *volonté générale *»*, comme fondement des droits de l'homme ?*
J. R. -- Si, mais à partir des concepts qui sont du domaine public, et que d'ailleurs tout le monde en France accepte. Ce n'est pas une question de suffrage et de discipline politique : les droits de l'homme sont le reflet de la conscience et de la volonté profonde du peuple français.
\*\*\*
19:219
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
J. R. -- Qu'entendez-vous par là ?
H. K. -- *Eh bien, il existe plusieurs formes de propriété privée... Et comme à gauche, on discute actuellement des voies et moyens pour nationaliser, je vous demande si votre parti a des idées sur la diffusion de toutes les formes possibles de propriété privée.*
J. R. -- La propriété privée a été définie, par le Code civil, comme le droit de jouir et de disposer des choses qui vous appartiennent d'une façon absolue. Vous savez que ce caractère absolu s'est un peu atténué au cours des ans, et que le droit de propriété connaît aujourd'hui certaines limites dans l'intérêt même de la collectivité. Ces modifications, puisqu'elles sont dans l'intérêt de tous, nous les acceptons aussi.
H. K. -- *Et la propriété collective ? Votre parti a-t-il fait connaître une position à ce sujet ?*
J. R. -- Le *Centre National des Indépendants et Paysans* est partisan, je vous l'ai dit, d'une économie de marché ; il reste donc absolument hostile aux nationalisations. Je veux bien admettre que certaines nationalisations, comme celle de Renault ou de la S.N.C.F., ont relativement réussi. Mais la S.N.C.F. correspond à un service public, tandis que Renault serait aussi bien géré par un Renault lui-même. Il ne faut pas faire disparaître la notion de profit, qui est le moteur de l'activité économique.
\*\*\*
H. K. *-- Nous avons de notre côté une sorte de programme d'urgence en quatre points. Votre parti a-t-il une position sur ces quatre points, et peut-il éventuellement nous donner des assurances à ce sujet ? -- Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE LA TÉLÉVISION.
J. R. -- Ici, je ne vais pas vous suivre complètement. A Paris, on a beaucoup de possibilités de se distraire et de se cultiver ; mais en province, dans les villages, la télévision est devenue quelque chose d'important ; elle fait partie de la qualité de la vie ; peut-être même va-t-elle contribuer à ramener des gens vers la campagne.
20:219
-- Par contre, je critique, comme vous, les programmes de la télévision. La télévision peut être un instrument de culture considérable pour toute la population, et devrait s'efforcer de conserver une neutralité totale au point de vue politique et idéologique. Dans un pays démocratique comme le nôtre, tous les partis, toutes les tendances doivent pouvoir exprimer leurs idées ; mais il faut limiter le temps consacré à la propagande politique, qui n'est pas l'essentiel de ce qu'on demande à la télévision.
H. K. *-- Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES ÂGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
J. R. -- La France est un pays de culture, et il est indispensable que celle-ci y soit favorisée dans tous ses domaines. On ne saurait donc sous-estimer l'importance de l'instruction des enfants. Mais il est vrai que la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans pose dans certains cas de très graves problèmes. Nous voyons des enfants qui, dès l'âge de treize ans, n'ont plus aucune chance de succès à l'école, s'y ennuient, et traînent partout. Il faudrait donc diriger ceux-là, plus rapidement, vers l'apprentissage professionnel. Nous avons un besoin urgent de main-d'œuvre qualifiée.
H. K. -- *Troisième point :* INTERDICTION DES TROIS FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE QUE CONSTITUENT L'INFORMATION SEXUELLE PAR LES AUTORITÉS PUBLIQUES, LA PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION ET LA LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
J. R. -- Je vous réponds par une seule phrase : hostilité totale. Hostilité totale à l'égard de ce que dénonce la question. Nous sommes hostiles, résolument hostiles, à tout cet étalage de pornographie. Hostiles à la propagande pour la contraception.
H. K. -- *Et à la liberté de l'avortement ?*
J. R. -- Nous étions contre l'avortement, tous nos députés ont voté contre la loi.
H. K. *-- L'information sexuelle à l'école ?*
J. R. -- Contre aussi, l'étude des sciences naturelles doit suffire à l'instruction des enfants dans ce domaine.
21:219
H. K. -- *Peut-on alors vous demander si votre parti aura une action en ce sens au cours de la prochaine législature ?*
J. R. -- Certainement. Et au cours de la campagne électorale, nos candidats diront quelles sont les idées que nous professons dans tous ces domaines.
H. K. -- *Quatrième point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
J. R. -- Vous voulez dire les dix commandements ?
H. K. -- *C'est cela.*
J. R. -- Les dix commandements donnés à Moïse ?
H. K. -- Mais oui.
J. R. -- Dans la loi constitutionnelle... non, franchement, je ne les vois pas. Je ne prétends pas que nos constitutions soient parfaites, mais il faut s'en tenir à la règle des lois écrites telles que nous les connaissons. -- Je vais vous exposer, succinctement, notre réflexion sur les institutions actuelles ([^1]). Tout d'abord, permettez-moi une comparaison. La constitution des États-Unis a deux cents ans d'existence. Elle n'a subi aucune modification importante au cours de ces deux siècles et elle n'est contestée sérieusement par aucun des 230 millions de sujets américains. Pendant ce temps, notre pays a connu plusieurs régimes politiques, empires, royautés, républiques, et 24 constitutions. Aucune de ces constitutions n'a su concilier harmonieusement la nécessaire autorité de la stabilité de l'exécutif avec l'exercice de contrôle parlementaire.
La Constitution de 1958 n'échappe pas à cette critique. Avec la modification de 1962 qui introduit l'élection du président de la République au suffrage universel, la loi fondamentale de la démocratie en France établit un régime qui n'est ni présidentiel ni parlementaire. Bien mieux, comme le fait remarquer Monsieur le doyen Vedel, la France a deux constitutions : celle de 1958 et celle de 1962, et elles ne sont pas complémentaires mais plutôt contradictoires.
22:219
En réalité la Constitution de 1958 est un habit taillé aux mesures d'un homme « hors série », le Général de Gaulle, adapté par la suite à sa personne, à sa politique et aux circonstances. La Constitution de 1958 révisée en 1962 porte en elle-même le conflit, comme la nuée porte l'orage. Un conflit peut survenir entre le président et le premier ministre, entre le président et le parlement. La fonction présidentielle, si elle devait un jour être assumée par une forte personnalité peu soucieuse de l'orthodoxie démocratique, peut conduire au pouvoir personnel.
Le C.N.I. ne désire pas revenir au régime du massacre des ministères, mais il estime que la question de nos institutions doit être repensée. Aujourd'hui nous ne faisons qu'effleurer le sujet. Le débat sur les institutions ne peut évidemment s'instaurer que dans un climat de sérénité et avec la participation de l'ensemble des formations politiques. La stabilité du pouvoir exécutif est devenue une nécessité de notre temps ; elle permet d'assurer le plein essor économique et donc d'assurer le progrès social.
#### Observations
**1. -- **M. VALÉRY GISCARD D'ESTAING conduisait au C.N.I., qui s'en « honore » aujourd'hui, la fraction du mouvement hostile à la défense des territoires français d'Algérie. C'est une incidente mais, pour beaucoup de nos lecteurs, ce rappel ne doit pas manquer d'intérêt.
**2. -- **L'ANTICOMMUNISME DU C.N.I. -- Le porte-parole du C.N.I. a voulu nourrir d'une considération de philosophie politique, comme le suggérait le thème général de notre enquête, sa réponse sur le communisme : « *Nous sommes les tenants d'une école d'économie et de politique libérales. *» La santé de l'économie libérale, face à la paupérisation universelle des régimes communistes, voilà en effet un argument électoral solide, important même à la place qui est la sienne, puisque capable encore d'en émouvoir quelques-uns.
23:219
Mais le « libéralisme » politique, n'est-ce pas, c'est un autre registre. Comment le C.N.I. peut-il ne pas voir que jamais le communisme n'aura autant progressé aux quatre coins du monde libre, autant conquis sur lui, depuis que les politiciens et partis « libéraux » sont au pouvoir dans (presque) toutes ses capitales ?
**3. -- **LAISSER ALLER. -- A propos des subventions de la. C.G.T., oui, vous avez bien lu : « *Il faut laisser aller les choses librement et d'une façon démocratique. *» Laisser aller..., quand il s'agit du financement d'une organisation communiste par les deniers de l'État ? et quand il suffirait au plus timide des parlementaires « libéraux » de réclamer ici du gouvernement l'application pure et simple de la loi ? -- Cette réponse n'est-elle pas l'illustration de notre point précédent, que le meilleur garant du pouvoir communiste dans notre société, c'est bien d'avoir à compter sur l'échiquier politique avec des libéraux. Les socialistes eux-mêmes sont parfois plus sévères, plus regardants, l'histoire l'a maintes fois montré.
**4. -- **OUI MAIS... -- Impossible de faire dire nettement au porte-parole du C.N.I. si les droits de l'homme sont fondés sur la « volonté générale », au sens de la Déclaration de 89. C'est tantôt *non mais si :* « non un suffrage qui viendrait des personnes mais une certaine conception de la liberté... (issue) des grands principes de 89 », tantôt *si mais non :* « Si, mais à partir des concepts qui sont du domaine public, etc. » La dialectique du *oui mais* giscardien atteint ici des proportions quasiment hégeliennes, qui propulsent la réponse du C.N.I. au-delà des capacités ordinaires du jugement. Il est tout de même inquiétant que sur une question aussi grave -- le droit est-il l'expression d'une nature des choses ou de la volonté des gens ? --, l'homme politique ne puisse apporter aucune réponse précise au simple citoyen.
24:219
**5. -- **NOUS NE SAURONS PAS NON PLUS si le C.N.I. a un programme de *diffusion* de la propriété privée : cette question pourtant répétée n'arrive pas à retenir un instant l'attention de son porte-parole, qui disserte sur les « limites » en effet nécessaires dans la jouissance du droit ; ni ce qu'on pense au C.N.I. des formes de propriété collective, ce parti n'en concevant pas d'autre que celle des « nationalisations ». -- Triste époque en vérité, où des hommes politiques classés à « droite » en arrivent à se laisser ainsi imposer par la gauche leur vocabulaire et leurs principaux sujets de préoccupation, au point de ne plus savoir défendre et illustrer concrètement quand on le leur demande les positions qui devraient faire leur force.
**6. -- **UN POINT D'ACCORD TOTAL AVEC LE C.N.I. -- L'hostilité totale du C.N.I. à l'égard des trois formes « d'incitation politique à la luxure », dans les termes mêmes où les dénonce notre question, constitue une position courageuse, unique, inattendue, à marquer d'une pierre blanche dans les résultats de cette enquête. Cet accord ne change rien aux réserves exprimées dans les cinq points précédents. Il est évident qu'il y ajoute beaucoup.
H. K.
#### Notule
Le C.N.I. d'Antoine Pinay est le parti parlementaire en théorie le plus proche de nous ; ou le moins éloigné. C'est ce qu'il y a au Parlement de plus « à droite », en tous cas de moins « à gauche ». Nous voilà, avec lui, bien montés. Il a vaguement « entendu dire » que la C.G.T. touche des subventions gouvernementales : en quoi il est tout de même mieux informé politiquement que ceux qui ne l'ont même pas entendu dire. Mais il n'y trouve rien à redire, non plus qu'à l'illégalité où la C.G.T. est installée en permanence.
25:219
Position très ferme et très complète contre les trois formes principales d'incitation publique à la luxure. Bravo. Au C.N.I., on connaît ainsi un certain nombre de choses qui sont importantes. Mais on y méconnaît ou même on y ignore ce qui est proprement politique : par exemple les méthodes et moyens de la colonisation communiste ; autre exemple : la diffusion de la propriété. C'est bien la droite classique, qui est une catégorie morale plutôt que politique (voir *La droite et la gauche,* notamment pages 55-58).
J. M.
26:219
### Réponses de la Démocratie Chrétienne
Démocratie Chrétienne est un parti politique fondé le 25 mai 1977 à Paris. C'est son président, M. Alfred Coste-Floret, qui répond ici à nos questions.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Président, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous évitons l'accession au pouvoir des communistes ?*
ALFRED COSTE-FLORET. -- Très certainement. Notre parti a deux objectifs : le premier, c'est de faire gagner la majorité ; le deuxième, de rentrer à l'intérieur de cette majorité pour changer sa politique sur les points qui ne nous donnent pas satisfaction. Par conséquent le premier but, faire gagner la majorité, coïncide avec celui d'éliminer les communistes du pouvoir. -- Voyez-vous, il y a une chose extrêmement importante : une démocratie, privée d'une possibilité d'alternance dans le calme, n'est plus une véritable démocratie, et se tue à la longue. Or, par le jeu actuel du scrutin majoritaire, et par le fait que dans l'un des deux camps, il y a un Parti Communiste qui ne joue pas la règle du jeu, qui ne demande pas un changement de politique dans le régime, mais un bouleversement total du régime et de la société, nous sommes privés de cette possibilité d'alternance dans le calme. C'est pourquoi la « Démocratie Chrétienne » va s'efforcer dans la majorité de faire changer l'actuel mode de scrutin, pour ramener le scrutin proportionnel avec toutes les possibilités qu'il implique.
27:219
J'ajoute que ce mode de scrutin, qui engendrait l'instabilité ministérielle lorsque le gouvernement procédait de l'assemblée parlementaire, ne paraît plus avoir les mêmes inconvénients quand le gouvernement procède comme aujourd'hui du président de la République.
H. K. -- *Votre parti a-t-il l'intention de réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T. ?*
A. C.-F. -- Nous sommes pour toutes les libertés. Par conséquent, nous sommes pour la liberté syndicale. Tout le problème est de savoir si la C.G.T. joue le jeu ou si elle ne le joue pas. A partir du moment où elle ne le joue pas, on ne peut évidemment la subventionner : aucun régime ne peut subventionner une organisation qui a pour but la subversion, et de renverser le régime lui-même. Mais à partir du moment où la C.G.T. reste une organisation professionnelle parmi d'autres, je ne vois pas la possibilité de faire de discrimination. C'est donc à la C.G.T. de choisir d'agir dans la légalité, c'est-à-dire d'éviter d'être la courroie de transmission du Parti Communiste, et alors on pourra la subventionner, ou d'agir en tant qu'agent du Parti Communiste, et alors légalement il n'y a pas possibilité de subvention.
H. K. -- *Vous ne remettez pas en cause la* « *représentativité *» *légale de la C.G.T. ?*
A. C.-F. -- Non, pour l'instant non, bien que la C.G.T., à l'heure actuelle, soit une courroie de transmission du Parti Communiste qui, lui, ne joue pas le jeu de la légalité puisqu'il vise au renversement du régime.
\*\*\*
H. K. *-- Quelle est la position de votre parti sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
A. C.-F. -- Notre parti naturellement est pour l'affirmation des Droits de l'Homme. Mais la question que vous posez renvoie à un problème plus général qui est de savoir si, dans une activité politique, on doit se référer à une philosophie. Pour ma part, je considère une telle référence comme absolument indispensable.
28:219
Et il me semble que la tare actuelle de nos partenaires de la majorité est de ne se référer à aucune philosophie précise, tandis que l'union de la gauche présentait au moins jusqu'à hier le grand avantage de se référer à une philosophie connue, la philosophie de « l'absolutisation » du progrès matériel, la philosophie marxiste. En face, que voyons-nous ? des partis qui se réfèrent au « personnalisme communautaire », qui s'affirment « sociaux-démocrates » ou « démocrates-sociaux », ou qui prétendent rassembler les gens autour d'une valeur acquise, qui est dans le cœur de tous les Français, à savoir la République. La « Démocratie Chrétienne » entend faire autre chose : se référer, précisément, à la philosophie chrétienne. Nous sommes des démocrates mais aussi des chrétiens, parce que la démocratie a besoin pour prospérer et s'épanouir de certaines valeurs -- des valeurs d'abnégation, de générosité, de discipline -- que seule la pensée chrétienne peut lui fournir. Et nous voulons rassembler les gens, non pas autour des valeurs acquises, mais autour des valeurs contestées. Les valeurs qu'il faut absolument défendre, pour promouvoir notre civilisation, ce sont aujourd'hui les valeurs chrétiennes.
H. K. *-- Mais que faites-vous de la Déclaration de 89 ?*
A. C.-F. -- Nous l'adoptons intégralement. D'ailleurs, la Déclaration de 89 a aujourd'hui valeur constitutionnelle, puisque le préambule de la constitution de 1946, repris dans la constitution de 1958, se réfère explicitement à la Déclaration de 89.
H. K. *-- Et vous considérez, avec la Déclaration de 89, que les droits de l'homme sont fondés sur la* « *volonté générale *»* ?*
A.C.-F. -- Il faut distinguer, lorsque l'on parle du pouvoir, deux choses trop souvent confondues : la source du pouvoir, et ses modalités. Quant à sa source, tout pouvoir vient de Dieu. Mais les modalités du pouvoir sont extrêmement diverses ; et je considère en effet que dans un État moderne, les modalités du pouvoir doivent s'exercer par l'expression de la volonté générale.
\*\*\*
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
A. C.-F. -- Nous sommes tout à fait pour le capitalisme populaire, c'est-à-dire pour l'accession du plus grand nombre à la propriété rivée ; à condition bien entendu que l'exercice de ce droit concorde avec le bien commun.
29:219
Car tout principe a ses limites : s'il y a une trop grande accumulation du pouvoir économique entre les mains d'un seul ou de quelques-uns, la concordance avec le bien commun pose une interrogation.
H. K. *-- Et la propriété collective ? Est-ce que votre parti a une position à ce sujet ?*
A. C.-F. -- Tout dépend de ce que vous entendez par là. On peut approuver certaines formes de propriété collective : la commune, par exemple, a un domaine privé et un domaine public ; le département lui aussi a une sorte de propriété collective. Mais la « Démocratie Chrétienne » n'est certainement pas pour la collectivisation de toute la propriété. La propriété privée est un moyen d'épanouir la personne humaine, et la fin de la politique est de promouvoir en profondeur tous les moyens de cet épanouissement.
\*\*\*
H. K. -- *Monsieur le Président, vous avez fondé au printemps dernier un parti qui se veut -- le nom l'indique assez -- d'inspiration chrétienne. Quelle serait votre réaction si aujourd'hui un grand rassemblement de catholiques français venait vous proposer ses voix, sous réserve que vous preniez à votre compte quatre revendications bien précises. -- Premièrement :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE LA TÉLÉVISION.
A. C.-F. -- Je voudrais d'abord répondre à cette question que la « Démocratie Chrétienne » n'est pas un parti confessionnel ; notre parti fait appel à tous ceux qui acceptent la référence à la morale chrétienne, cet appel dépasse donc très largement les catholiques et même les protestants. -- Pour en venir aux horaires de la télévision, c'est là un point qui n'a pas d'attache particulière avec la philosophie chrétienne ; j'y vois même, dans le contexte de notre mouvement, une question absolument libre. Je crois que la télévision a aujourd'hui un impact considérable sur l'opinion publique, dans l'éducation et la formation générale des Français, et que, comme la langue d'Ésope, elle peut être la meilleure ou la pire des choses. Il y a, bien sûr, un bon et un mauvais usage de la télévision. Cela pose une question de comportement individuel, d'éducation, beaucoup plus qu'une question générale de réduction des horaires.
30:219
H. K. -- *Deuxièmement :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES ÂGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
A. C.-F. -- Je suis tout à fait d'avis, naturellement, qu'il ne faut pas encombrer l'école avec les gens qui n'ont rien à y faire et dont on prolonge en pure perte la scolarité.
On a eu grand tort, en France, d'abandonner pour l'école et l'université le principe de la sélection. Il est évident que chacun naît avec des qualités et des aptitudes différentes. La démocratie exige qu'on donne aux aptitudes, sans acception d'origine ou de milieu, la possibilité de s'épanouir. Vouloir l'égalité dans l'identité est impossible. Toutefois, il est clair qu'on devra trouver une orientation professionnelle à ceux qu'on va déscolariser parce qu'ils perdent leur temps sur les bancs de l'école ; il ne s'agit pas de les jeter à la rue, mais bien de les amener à faire autre chose, qui leur convienne.
H. K. -- *Troisièmement :* INTERDICTION DES TROIS FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE QUE CONSTITUENT L'INFORMATION SEXUELLE PAR LES AUTORITÉS PUBLIQUES, LA PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION ET LA LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
A. C.-F. -- Nous sommes tout à fait contre l'incitation à la luxure qui consiste à accepter une propagande massive pour la contraception, et bien entendu -- c'est en toutes lettres dans notre programme -- contre la liberté de l'avortement ; la loi qui donne à la femme la possibilité d'avorter pendant les trois premiers mois de sa grossesse est contraire au respect de la vie, elle doit par conséquent être modifiée. Par contre, sur l'information sexuelle, je serai plus nuancé : il s'agit bien entendu de la faire d'une façon discrète et appropriée, et non comme à Vincennes où nous avons eu de véritables scandales ; mais je crois qu'une information sexuelle mesurée, à l'école, est nécessaire. Naturellement, il faut que cette information sexuelle soit contrôlée, d'abord par l'État, et aussi par les associations de parents d'élèves, pour éviter les excès et les abus.
H. K. -- *Quatrièmement :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
A. C.-F. -- C'est tout à fait l'avis de notre mouvement de se référer aux principes moraux du Décalogue. Nous nous référons à la morale chrétienne, et donc aux principes qui sont inscrits dans le Décalogue.
31:219
Il ne s'ait pas de faire de l'Église ni même du Décalogue un principe ou une religion d'État, mais la référence aux principes et à la morale affirmés dans la loi chrétienne nous paraît absolument nécessaire en face de la société permissive où nous vivons. -- Un de mes amis, interviewé par le *Figaro,* déclarait qu'il se refusait pour sa part à mêler une référence religieuse à son combat politique, ajoutant : « C'est un scrupule spécifiquement français. » Ce scrupule a abouti en France à une disparition progressive de la démocratie chrétienne, contrairement à ce qui s'est passé chez nos voisins européens. C'est pourquoi nous allons nous battre cette fois-ci sous notre drapeau déployé et avec une référence explicite à la doctrine sociale chrétienne, qui nous semble indispensable non seulement pour gagner les élections, mais pour la société française tout entière. Si la démocratie n'est pas animée par les valeurs chrétiennes, elle va très vite dégénérer en une démocratie de licence, une démocratie de la décadence.
#### Observations
**1. -- **LES RÈGLES DU « JEU ». -- Les réponses du président de la Démocratie Chrétienne à nos questions sur le communisme monnayent toutes trois, explicitement, une seule et même affirmation de principe : le bon fonctionnement des sociétés démocratiques repose sur un « jeu », un ensemble de conventions électorales et politiques, dont le Parti Communiste et ses filiales ne respectent pas les règles. Tous les grands partis de la majorité présidentielle souscriraient d'ailleurs à cette définition. -- Pour un anticommunisme *méthodique,* c'était l'argument dans ITINÉRAIRES du premier article de notre premier numéro, elle reste insuffisante à un double point de vue. Le fonctionnement en profondeur des démocraties modernes relève d'une sorte de morale et presque d'une religion ;
32:219
il ne se ramène pas au libre « jeu » des institutions électorales et politiques, car il suffirait alors de mettre hors-la-loi les « mauvais joueurs » pour sauver la démocratie moderne de son universel cheminement vers le mirage socialiste : voyez les résultats aujourd'hui, dans les pays où cela fut fait. D'autre part, les méfaits du communisme lui-même ne se limitent certes pas au mensonge de sa propagande et de ses professions de foi électorales, qui n'est pas spécifiquement communiste. Non, ce n'est pas seulement la « démocratie » qu'insulte le communisme au pouvoir. Un parti chrétien aurait pu nous le rappeler. Mais comment en faire grief au politique, si le pasteur lui-même ne le dit plus au chrétien ?
**2. -- **L'HYPOTHÈSE DES SUBVENTIONS. -- M. Coste-Floret s'est bien gardé de nous révéler si, quant à lui, il supprimerait les subventions dont bénéficie actuellement la C.G.T. Il feint adroitement avoir entendu une tout autre question : -- A quelles conditions votre parti serait-il d'accord pour que le gouvernement subventionne la C.G.T. ? La réponse est tout de même plaisante : -- Je demanderais à cet organisme « d'agir dans la légalité, c'est-à-dire *d'éviter* d'être la courroie de transmission du Parti Communiste »... (M. Séguy s'il vous plaît, par égard pour l'argent du contribuable français, voudriez-vous « éviter » de laisser paraître à ce point que la C.G.T. a pour seule fonction d'appliquer dans l'entreprise les consignes du Parti ? Nous comprenons bien qu'une simple courroie ne puisse pas « éviter » de tourner dans le sens imposé par son axe moteur. Épargnez-nous au moins dans vos déclarations le grincement des poulies.)
**3. -- **LA REPRÉSENTATIVITÉ LÉGALE DE LA C.G.T., bien que cet organisme « *soit une courroie de transmission du Parti Communiste *»*,* n'est pas remise en cause par M. Coste-Floret. Reste donc au dirigeant de la Démocratie Chrétienne à prendre connaissance de la loi, qui refuse en France toute « représentativité légale » aux syndicats inféodés à quelque parti politique que ce soit.
33:219
**4. -- **LES VALEURS CONTESTÉES. -- « Et nous voulons rassembler les gens, non pas autour des valeurs acquises, mais autour des valeurs contestées » (les valeurs d'abnégation, de générosité et de discipline contestées par l'intelligentsia)... Voici un rare et bien beau langage, dans la bouche d'un homme politique d'aujourd'hui. On comprendra que nous voulions passer ici sur le contexte -- « démocrate *mais* chrétien » --, pour mieux nous en rassasier.
**5. -- **LE POUVOIR, SA SOURCE ET SES MODALITÉS. -- « *Quant à sa source, tout pouvoir vient de Dieu *»* :* oui, c'est même un des rares points de philosophie sociale dont la conclusion soit arrêtée en toutes lettres dans l'Évangile. « *Les modalités du pouvoir sont extrêmement diverses *» c'est encore l'évidence même, selon les leçons de l'expérience jointe à la théorie. Mais : « *Dans un État moderne, les modalités du pouvoir* DOIVENT *s'exercer par l'expression de la volonté générale *»*,* et voici que le totalitarisme idéologique a repris aveuglément tous ses droits. Non que la démocratie et le suffrage universel soient pour nous intrinsèquement pervers comme le communisme. Mais du jour où le mode démocratique d'élection des gouvernants est décrété moralement obligatoire par les idéologues et politiciens de toute une société, une religion impitoyable et sanglante a pris la place de la sagesse politique dans le gouvernement des hommes. La Révolution de 89 n'a pas marqué autre chose dans l'histoire des constitutions que ce passage d'un possible sous conditions à une sorte de droit divin de la Démocratie, et il ne faut pas s'étonner que le président de la Démocratie Chrétienne souscrive « intégralement » à sa Déclaration.
**6. -- **RIEN A DIRE SUR LE « CAPITALISME POPULAIRE » prôné par la Démocratie Chrétienne, sinon que cette admirable formule suppose de reconsidérer presque toutes les valeurs qui dominent économiquement, politiquement et moralement l'organisation du travail dans le monde contemporain : les encycliques sociales de l'Église ont fixé le principe d'une telle réforme, dont le programme de la Démocratie Chrétienne devrait bien s'inspirer.
34:219
**7. -- **UNE QUESTION « ABSOLUMENT LIBRE », la télévision ? Une question « *qui n'a pas d'attache particulière avec la philosophie chrétienne *» ? C'est ignorer ce qu'écrit saint Paul sur le manger, le boire et tout le reste du quotidien : ... *quoi que vous fassiez, faîtes-le pour la gloire de Dieu* (I Cor., 10, 31). Ignorer encore que la télévision est aujourd'hui, avant même le discours clérical, un des plus grands multiplicateurs (et le plus grand atomiseur à domicile) des théologies misérables qui se partagent le siècle ; qu'une impressionnante série de questions essentielles touchant l'histoire, les origines ou la destinée de l'homme sont traitées chaque jour devant des millions de familles françaises sous le couvert des émissions « culturelles » de la télévision, et chaque jour dans un matérialisme, un évolutionnisme et un relativisme moral grandissants. -- Mais à quoi bon poursuivre ? Les dirigeants de la Démocratie Chrétienne font certainement pour eux-mêmes le « bon usage » de la télévision. Ils ne peuvent pas imaginer les privilèges exorbitants que s'est acquise la religion du carré magique sur la conscience morale (et politique) de M. Dupont.
**8. -- **L'ACCORD TOTAL, PARTIEL OU NUANCÉ DE LA « DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE » sur les trois autres de nos quatre points est naturellement à prendre en considération. De tous les hommes politiques que j'ai rencontrés, M. Alfred Coste-Floret est pratiquement le seul à y avoir répondu sur-le-champ sans aucun embarras : la formule d'incitation *politique à la luxure* a pour lui un sens, et l'irruption du DÉCALOGUE dans une interview politique ne le voit pas sursauter, comme s'il s'agissait là d'une inconvenance caractérisée. -- La fin de l'interview, toutefois, contient une ambiguïté : la Démocratie Chrétienne se réfère aux « principes moraux » du Décalogue. La formule paraît bien vague, lorsqu'il s'agit d'exprimer une loi fondamentale de l'État, pour y souscrire précisément aux tables de la Loi. M. Coste-Floret a peut-être voulu introduire dans sa réponse l'écho d'une restriction, mais on voit mal ici comment l'interpréter.
H. K.
35:219
#### Notules
**A. -- **Pas de chance. Le parti qui déclare que la politique doit se référer à une *philosophie morale* est aussi celui qui se meut à l'intérieur d'un brouillard philosophique à couper au couteau. Il se réclame de la philosophie chrétienne, il se réclame simultanément de son contraire, la déclaration de 1789 qu'il « adopte intégralement ».
**B. -- **Pronostic, ou même prophétie de la Démocratie chrétienne : « *Si la démocratie n'est pas animée par les valeurs chrétiennes, elle va très vite dégénérer en une démocratie de licence, une démocratie de décadence. *» Elle « va » dégénérer « très vite », bon, mais, question : -- Pourquoi seulement à partir d'aujourd'hui ? ou de demain ? Depuis 1789 elle en a eu tout le temps, elle l'a effectivement fait très vite, elle est tombée très bas, à maintes reprises, sa décadence n'est plus une éventualité future. En France la démocratie n'a jamais été « animée par les valeurs chrétiennes » : elle s'est même, au contraire, historiquement imposée contre elles, par l'action de ceux qui lançaient contre l'Église le mot d'ordre *écrasons l'infâme,* qui affichaient à l'entrée des cimetières : *la mort est un sommeil éternel,* qui proclamaient : *ni Dieu ni maître.* La forme de démocratie française qui a « dégénéré » le moins « vite » fut la III, République, dont la constitution avait été fabriquée en 1871-1875 par une majorité de monarchistes catholiques, incapables de restaurer la monarchie parce qu'ils étaient divisés sur la personne du monarque. Dans l'histoire de France nous connaissons un régime politique, nous n'en connaissons qu'un, qui fut plus ou moins selon les époques et les occasions, mais tout de même qui fut passablement « animé par les valeurs chrétiennes » : la monarchie traditionnelle, héréditaire, anti-parlementaire et décentralisée. Ce fait historique, les Français depuis plusieurs générations sont privés de le connaître par la manière systématiquement frauduleuse dont leur est enseignée leur histoire nationale. Leur histoire religieuse ne leur est pas mieux enseignée.
36:219
Les catholiques, évêques socialistes et politiques démocrates chrétiens en tête, ignorent que l'Église, pour des motifs impérieux de *philosophie chrétienne,* et même de théologie, a condamné la déclaration de 1789. Condamnation qui n'a pas été rapportée, et qui ne peut pas l'être.
**C. -- **LE SCRUTIN PROPORTIONNEL : c'est le plus mauvais de tous parce qu'il renforce les partis, les états-majors des partis, le système des partis. On y vote pour ou contre des partis et non plus pour ou contre des hommes. L'idéologie, la bureaucratie, les appareils anonymes l'emportent sur les relations personnelles entre représentés et représentants. C'est le plus modernement démocratique des scrutins de la démocratie moderne. Son avantage simplement occasionnel : éviter la coupure du pays en deux blocs électoraux, en deux seulement, dont l'un comprend le parti communiste, est un avantage illusoire. Il n'existe aucun pays où le parti communiste se soit installé au pouvoir à cause d'un mode de scrutin plutôt qu'un autre. L'élection n'est qu'un moyen secondaire, annexe, le plus souvent inutile, ou d'une utilité subordonnée, dans le processus politique de la colonisation d'un pays par le communisme.
**D. -- **A l'entendre, ou plutôt à le lire (c'est Kéraly qui l'a entendu, je n'y étais pas), je crains fort que M. Alfred Coste-Floret, plein de bonnes intentions, ne soit beaucoup plus apte à la rhétorique qu'à la politique ou à la philosophie. Mais il y a chez lui au moins un trait qui fait exception, un trait qui mérite d'être salué avec estime, avec respect. Il n'a pas renié Georges Bidault, défenseur intrépide et militant de l'Algérie française, chassé d'Europe et exilé jusqu'en Amérique latine par la diplomatie et la police du régime gaulliste (et la lâcheté des autres États européens). Dans sa famille démocrate-chrétienne, il n'y eut pas grand monde pour suivre Georges Bidault ; ou seulement pour le connaître encore, le reconnaître. Voici qu'aujourd'hui il est nommé président d'honneur du parti démocrate-chrétien de M. Alfred Coste-Floret. Pour une fois, quand on dit honneur, c'est bien d'honneur qu'il s'agit en effet. Nous saluons.
J. M.
37:219
### Réponses du Front National
Le Front National est le parti de Jean-Marie Le Pen, qui répond ici lui-même à nos questions.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Président, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous* *évitons accession au pouvoir des communistes ?*
JEAN-MARIE LE PEN. -- Évidemment, plus qu'en votant pour un autre parti, puisque nous sommes au plan de la doctrine et des méthodes un mouvement profondément et sincèrement anticommuniste : tout son programme consiste à faire pièce en quelque sorte à la menace révolutionnaire que le communisme fait peser sur nos institutions et sur notre civilisation. Je constate qu'en votant pour la majorité on vote pour un système qui chaque jour rend plus ou moins les armes à l'adversaire, compose avec lui. Pour vaincre le communisme, il ne suffit pas d'appliquer un programme qui se rapproche de celui de la gauche ; il s'agit de mettre en œuvre les idées que l'on a, c'est-à-dire, en ce qui nous concerne des idées nationales. Ce qui n'exclut pas qu'elles puissent être en même temps sociales.
H. K. -- *Le Front National a-t-il l'intention de réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T. ?*
J.-M. LE P. -- Bien évidemment. Les syndicats sont dans notre pays institutionnalisés. A ce titre, ils reçoivent en effet une aide de l'État. Cela implique qu'ils respectent les lois et la Constitution.
38:219
Nous entendons donc que les syndicats qui ne respectent pas les lois et la Constitution et qui entretiennent une action politique tout à fait contraire à leur définition soient prives des subventions de la puissance publique et de la collectivité. Mais nous allons plus loin. La Constitution a prévu que le droit de grève, par exemple, puisse être réglemente et nous souhaitons quant à nous qu'il le soit. La grève est une arme périmée, brutale et extrêmement coûteuse, qui exerce son chantage dans la plupart des cas sur les consommateurs, sur les citoyens, en particulier quand il s'agit d'organisations qui assurent un service public. Nous demandons donc que la grève des services publics soit purement et simplement interdite, et qu'en échange il soit institué une procédure juridictionnelle des conflits du travail pour assurer la défense des travailleurs de ces entreprises.
\*\*\*
H. K. -- *Quelle est la position de votre parti sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
J.-M. LE P. -- Nous sommes bien entendu respectueux des droits qui sont reconnus à l'homme dans notre civilisation. L'évolution de notre histoire a consisté à accorder aux hommes un certain nombre de prérogatives concrètes dans le domaine de la liberté, de l'accession aux responsabilités, de la défense des droits fondamentaux. Nous sommes attachés à ces droits au premier rang desquels s'inscrit la liberté. Mais nous pensons que ces libertés concrètes n'existent que s'il existe une nation et une puissance publique capable de les faire respecter.
H. K. -- *Plus précisément, peut-on vous demander à quelle formulation des* « *droits de l'homme *» *se réfère votre parti ? S'agit-il par exemple de la Déclaration de 1789, et considérez-vous avec celle-ci que les* « *droits de l'homme *» *sont fondés sur la volonté générale ?*
J.-M. LE P. -- Non. Nous pensons que les droits de l'homme sont fondés sur sa nature. Nous ne nous rattachons pas exclusivement ni directement à la philosophie démocratique. La démocratie n'est pas la seule philosophie qui reconnaisse des droits aux hommes et pratiquement toutes les grandes religions et les grandes morales ont en commun le respect d'un certain nombre de valeurs. Comme nationaux, nous nous rattachons à l'histoire de notre pays et constatons que ces droits existaient bien avant qu'ils soient exprimés sous la forme démocratique.
39:219
Nous les rattachons en ce qui nous concerne à des valeurs spirituelles, aux valeurs qui constituent la nation, c'est-à-dire à cette grande solidarité qui unit non seulement les hommes d'un même pays mais encore les générations au long d'une histoire.
\*\*\*
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
J.-M. LE P. -- Nous pensons que la propriété est légitime. Qu'elle est un moyen d'assurer, de fonder l'harmonie et le bonheur des familles et donc des gens qui la composent. Elle est en outre un instrument précieux de responsabilité sociale, car elle permet de répondre de ses actes et des préjudices que l'on peut être amené à causer volontairement ou non à ses concitoyens. Elle est en même temps une garantie de la liberté des êtres par rapport aux puissances économiques et même à la puissance de l'État, que nous ne voulons pas omnipotent mais au contraire réduit autant que faire se peut à ses responsabilités fondamentales. Nous souhaitons que la propriété soit donc très largement étendue et même qu'elle puisse atteindre dans un proche avenir une forme que l'on pourrait appeler le capitalisme populaire, c'est-à-dire l'appropriation réelle des moyens de production par la collectivité : non pas par le biais de l'État, comme les marxistes, mais par le biais de la propriété individuelle.
H. K. -- *Vous souscririez à cette phrase de Chesterton :* « *Ce que je reproche au capitalisme, ce n'est pas qu'il y ait trop de capitalistes mais précisément qu'il n'y en ait pas assez *»* ?*
J.-M. LE P. -- Voilà exactement ce que je pense. Je suis pour la diffusion de la propriété : de la propriété de son logement et aussi des moyens de production. Je crois que la diffusion et la diversification de la propriété peuvent justement faire naître ou renforcer le sentiment de solidarité économique qui est un des fondements de la solidarité nationale. Pas le seul.
H. K. -- *Et la propriété collective ? Est-ce que votre parti a fait connaître une position à ce sujet ?*
40:219
J.-M. LE P. -- Parfaitement. Nous pensons que l'évolution économique moderne oblige à cette propriété privée collective et qu'elle peut être d'ailleurs une excellente école de tolérance et de coopération pour les citoyens. L'individu a des devoirs ainsi que la collectivité. Il me semble que c'est là une position de simple bon sens.
H. K. *-- Nous avons de notre côté une sorte de programme politique minimum, de programme d'urgence en quatre points. Je voudrais savoir si le* FRONT NATIONAL *a une position sur ces quatre points et s'il peut, éventuellement, nous donner des assurances à ce sujet. -- Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE LA TÉLÉVISION. Qu'en pensez-vous ?
J.-M. LE P. -- Je crois que c'est une affaire de discipline personnelle. Si on demande la réduction des horaires de télévision, pourquoi ne pas demander la réduction progressive du nombre de titres de journaux ou du nombre de pages dans les journaux ? A la vérité, chacun est libre de regarder ou de ne pas regarder la télévision. La télévision est comme la langue d'Ésope : à la fois la pire et la meilleure des choses. Par goût, je regarde la télévision et je sais quel instrument elle peut être d'éducation ou de perversion. Il est vrai que pour un public cultivé, la télévision peut être un instrument de régression intellectuelle. Mais il est vrai aussi que dans beaucoup de cas elle reste très supérieure au niveau de la conversation ou des échanges dans un certain nombre de milieux. Ce que je crois c'est que dans la mesure où il y a monopole, le contrôle de l'État est non seulement légitime mais nécessaire pour voir si ce moyen de formation et, par conséquent, de déformation éventuelle des esprits est bien utilisé conformément aux lois et à la philosophie générale de notre civilisation.
H. K. *-- Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES AGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
J.-M. LE P. -- Il faut d'abord poser en principe le droit qu'a la collectivité d'orienter l'éducation et la formation des jeunes citoyens vers les besoins économiques, sociaux et culturels de la nation. Étant entendu que reste préservée la liberté de l'enseignement, qui permet *à* ceux qui veulent prendre le risque de ne pas trouver de travail un jour de le faire sous leur responsabilité.
41:219
Nous sommes hostiles à l'allongement de l'obligation scolaire et nous pensons qu'il faut au plus tôt orienter ou laisser choisir les jeunes qui préfèrent entrer directement dans la voie de la réalisation. Je pense aussi qu'il faut étudier un système qui permette de ne pas diffuser aux frais de la collectivité ce qui n'est qu'une culture individuelle. Je n'accepte pas pour ma part que les travailleurs de ce pays financent jusqu'à 30-35 ans les études disons un peu désinvoltes qu'un certain nombre de gens font sans aucune volonté de rentabilité sociale pour la collectivité. Chaque individu doit aux collectivités auxquelles il appartient au moins ce qu'il en a reçu. C'est la parabole des talents.
H. K. *-- Troisième point :* LA SOCIÉTÉ MORALEMENT ET MÊME LÉGALEMENT PERMISSIVE : INFORMATION SEXUELLE A L'ÉCOLE, PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION, LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
J.-M. LE P. -- Je crois que tout ce qui touche à ces matières qui ne sont pas purement physiques ou physiologiques mais qui touche à l'âme des êtres ne gagne pas à être laissé totalement libre ; et je ne pense pas que ni le sentiment, ni l'intelligence, ni l'harmonie aient gagné beaucoup à l'exhibitionnisme scolaire. L'homme a un corps qu'il doit respecter et connaître. Ceci me paraît être à la fois du domaine de l'éducation familiale et médicale. Cependant il peut exister, à mon avis, des organismes qui peuvent être consultés valablement par les gens qui désirent avoir sur ces matières des éclaircissements. Autrement dit je ne crois pas que tout va bien aussi quand on ne fait rien et quand on fait confiance à la nature. Je ne suis pas rousseauiste. Mais d'un autre côté, je crois qu'une des conséquences, en particulier, de l'éducation sexuelle à l'école a été de dépoétiser, de réduire l'amour à son aspect purement physiologique, ce qui est singulièrement sclérosant et appauvrissant. Il est évident que la puissance publique, l'État, a aussi le devoir de ne pas laisser pervertir les esprits et les cœurs en ce qui touche la morale naturelle et que l'agression qui est faite aux esprits par la publicité et la pornographie est incontestablement condamnable.
H. K. *-- Quatrième point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
J.-M. LE P. -- Personnellement, je ne vois aucun inconvénient à ce que le Décalogue, qui exprime d'ailleurs une morale naturelle, soit le fondement de l'État.
42:219
Cependant, il implique une reconnaissance de la divinité et, en ce sens, comme nous sommes dans un État laïque et qu'il y a un certain nombre de gens qui ne croient pas en Dieu, il me paraît difficile de fonder l'État moderne sur cette affirmation. Vous comprenez ce que je veux dire. Personnellement cela ne me gênerait pas qu'il en soit ainsi.
**Observations**
**1. -- **VAINCRE LE COMMUNISME. -- « Pour vaincre le communisme, il ne suffit pas d'appliquer un *programme qui se rapproche de celui de la gauche. *» Le Front National met explicitement en cause la responsabilité des politiques gaullienne et libérale avancée dans sa réflexion sur les progrès de la gauche, et la menace de l'accession au pouvoir des communistes ; il sait aussi, ce qui est rare, et ose dire (ce qui l'est plus encore) qu'il suffirait d'obtenir l'application de la loi pour mettre fin au scandale des subventions gouvernementales à la C.G.T. Cela méritait d'être souligné.
**2. -- **LA PHILOSOPHIE DÉMOCRATIQUE. -- Il y a deux acceptions bien distinctes du concept de « démocratie ». La première est aussi vieille que l'histoire des institutions politiques : elle renvoie à un mode constitutionnel d'élection des gouvernants, de gestion des affaires communes, dont les mérites sont discutés depuis Platon lui-même en sa *République.* La seconde fait de la loi elle-même l'expression de la « volonté générale », et renvoie aux grands principes de 89 comme au seul système de référence politique moralement acceptable dans le monde d'aujourd'hui : c'est en ce sens que la « démocratie » revêt chez nous le caractère d'une philosophie ou religion de l'État. -- La réponse de Jean-Marie Le Pen à notre question sur les « droits de l'homme » montre qu'il se défie presque autant que nous de cette démocratie-là, qui met le droit dans la dépendance de l'opinion, et fait naître en 1789 « les valeurs qui constituent la nation ».
43:219
**3. -- **DIFFUSER LA PROPRIÉTÉ. -- L'ensemble des réponses raisons et l'ampleur de son programme, et ne se contente pas en la matière de formules ou de principes tout faits.
**4. -- **DANS SES REMARQUES SUR LA TÉLÉVISION, je m'avise que le président du Front National nous posait à son tour une question : « *Si on demande la réduction des horaires de télévision, pourquoi ne pas demander la réduction progressive du nombre de titres de journaux ou du nombre de pages dans les journaux ? *» -- La réponse est simple. Il n'existe pas en France de monopole d'État sur la presse écrite, où par conséquent le nombre de titres ne dépend pas d'une décision du pouvoir central. Mais nos trois sociétés de télévision sont nationales depuis leur création ; elles se trouvent *déjà* placées sous le régime d'un contrôle et d'une réduction de leurs programmes par la puissance publique. Et c'est pourquoi la mainmise des idéaux de la gauche sur quasiment toutes les émissions dites « culturelles » de la télévision, c'est pourquoi les profonds ravages que la religion du carré magique introduit dans l'organisation mentale, morale, affective de la famille Dupont, posent à l'État un problème politique immédiat et urgent. Il en va de même dans ce qui touche à l'enseignement : une école privée entre les mains d'un corps enseignant plus ou moins communiste représente un danger pour les parents qui n'y prendraient pas garde ; mais une école publique obligatoire marxisante ou communisée est un véritable scandale pour le pays tout entier, un gouvernement qui se respecte a le devoir de tout mettre en œuvre pour y remédier. -- Objecter à cela : « *chacun est libre de regarder ou de ne pas regarder la télévision *»*,* comme s'il s'agissait ici d'acheter *Le Monde* ou *Charlie-Hebdo,* c'est méconnaître et la nature profonde du massage que ce media exerce sur l'esprit du public, et sa situation particulière au sein des grands monopoles idéologiques créés dans l'État, avec la complicité active ou tacite de l'État.
44:219
**5. -- **PETITE CONFUSION SUR LA PARABOLE DES TALENTS. -- « *Chaque individu doit aux collectivités auxquelles il appartient au moins ce qu'il en a reçu. C'est la parabole des talents. *» Non, la parabole des talents ne peut pas dire une chose pareille, qui va contre toute la réflexion philosophique sur les conditions de *civilisation* des humains. Chaque individu se trouve au contraire placé dès sa naissance, par rapport aux collectivités qui l'éduquent, dans une « situation naturelle d'insolvabilité radicale » (l'expression est de Jean Madiran) ; et c'est cette impossibilité de *rendre,* selon les critères de la simple justice, qui fonde chez les hommes le sentiment naturel de la piété, sentiment à la fois complémentaire et distinct de l'autre vertu sociale évoquée dans la réponse du Front National. -- Cette remarque ne vise en rien à diminuer sur le fond la juste réponse de Jean-Marie Le Pen au sujet de l'école, dominée par la préoccupation du bien commun national, réponse qui nous convient parfaitement.
**6. -- **UN PEU HORS-SUJET, PAR CONTRE, les réponses du Front National sur les formes d'incitation politique à la luxure : la question de « l'information sexuelle » à l'école est ici subtilement poétisée ; celles de la propagande pour la contraception et de l'avortement, délicatement écartées. Ces trois points appelaient des prises de position beaucoup plus nettes : *pour ou contre.* Jean-Marie Le Pen, une fois n'est pas coutume, réplique ici comme M. Jobert : *ailleurs.*
**7. -- **LE DÉCALOGUE. -- « *Il me paraît difficile de fonder l'État moderne sur cette affirmation. *» Pourquoi l'État *moderne ?* L'Espagne de Franco qui fut un grand pays moderne et c'est encore celle de Juan Carlos aux jours du couronnement, inscrit officiellement dans sa Constitution (« comme une marque d'honneur ») son attachement à la loi de Dieu, c'est-à-dire aux dix Commandements ; sans parler de ce que l'on peut lire dans les proclamations les plus solennelles du parlement d'Angleterre ou du sénat des États-Unis d'Amérique...
45:219
Jamais, en aucun lieu, en aucun temps, la présence de citoyens agnostiques ne fut un obstacle à la reconnaissance des droits supérieurs de la divinité par les dépositaires du pouvoir civil dans l'État. -- Jean-Marie Le Pen voulait sans doute parler ici de l'État « démocratique », au sens politico-moral défini plus haut, qui s'est acquis chez nous les privilèges d'une véritable religion, en guerre ouverte contre les droits de Dieu.
H. K.
46:219
### Réponses du Mouvement des Démocrates
Madame Claire Lippus est secrétaire du conseil national du Mouvement des Démocrates fondé par M. Michel Jobert, et elle-même candidate aux élections législatives de mars 1978.
HUGUES KÉRALY. -- *Madame, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous évitons l'accession au pouvoir des communistes ?*
CLAIRE LIPPUS. -- Je fais une petite correction au départ. Le *Mouvement des Démocrates* n'est pas à proprement parler un parti. Quand Michel Jobert a pris l'initiative de le fonder, après la mort de Georges Pompidou, il voulait regrouper autour de lui les gens qui refusaient les partis politiques traditionnels et ne souhaitaient rejoindre ni la gauche, ni l'ancienne majorité. Le *Mouvement des Démocrates* a regroupé tous les gens qui souhaitaient une autre démarche politique. Par conséquent, nos candidats ne sont insérés ni dans la vie politique traditionnelle, ni dans ses querelles. Nous présentons partout où nous le pouvons des candidats qui représentent cette nouvelle démarche politique, mais qui ne sont pas les adversaires de tel ou tel parti. Nous ne voulons pas détruire les partis traditionnels, mais ne pas être forcés de nous y insérer.
47:219
Donc ici nous serons dans une circonscription ou le député sortant est de la majorité, et là dans une circonscription où le député sortant est de l'union de la gauche. Cela nous préoccupe assez peu.
H. K. *-- Mais il faudrait tout de même que vous disiez à nos lecteurs si votre mouvement quant à lui rejette toute perspective de collaboration, d'alliance, d'association avec les communistes.*
C. L. -- Je ne peux pas vous le dire, étant donné que pour les municipales nous n'avions donné à nos candidats aucune consigne dans ce domaine. Nous avons eu des candidats sur des listes de l'union de la gauche et sur des listes nettement anticommunistes. Nous avons eu des élus sur des listes de l'union de la gauche et sur des listes de la droite. Mais il est évident que nous rejetons toutes les idéologies et surtout les idéologies très figées qui mènent au fanatisme. Par conséquent, si nous avons affaire à des communistes bornés, nous serons contre eux non pas parce qu'ils défendent l'idéologie marxiste mais parce qu'ils sont bornés et qu'ils refusent de voir les choses lucidement. Nous serions tout aussi opposés à ceux qui auraient une idéologie d'extrême-droite. C'est l'aspect excessif de la gauche comme de la droite, et l'aspect idéologique, que nous refusons.
H. K. *-- Est-ce que votre mouvement a l'intention de réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T. ?*
C. L. -- Dans la mesure où le gouvernement accorde des subventions à tous les syndicats -- ce sur quoi je n'ai pas personnellement de précisions --, pourquoi supprimer celles-là plutôt que d'autres ?
H. K. -- *Vous ne mettez pas en cause la représentativité légale de la C.G.T. ?*
C. L. -- Non. Ce que nous souhaitons sur le plan syndical, c'est la plus grande variété possible de représentations syndicales. Parmi les adhérents du mouvement il y a des affiliés à tous les syndicats. Nous sommes contre la mainmise unique d'un syndicat sur la vie politique. Nous sommes pour la liberté syndicale et la liberté de choix syndical.
\*\*\*
48:219
H. K. *-- Quelle est la position de votre mouvement sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
C. L. -- Dans la France issue de la Révolution de 1789, je crois que les droits de l'homme se ramènent à peu près à ce qui était exprimé dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
H. K. *-- Vous souscrivez à la Déclaration de 1789 ?*
C. L. -- Oui. Avec des nuances. Mais la liberté d'expression en particulier nous paraît impossible à remettre en question.
H. K. *-- Considérez-vous, avec la Déclaration de 1789, que les* « *droits de l'homme *» *sont fondés sur la volonté générale ?*
C. L. -- Oui. C'est certain. Les droits, on ne vous les octroie pas, on les gagne. La Déclaration est une base de départ indispensable, mais il faut la responsabilité et la volonté de tous pour lui donner corps.
\*\*\*
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
C. L. -- Dans la mesure où nous sommes pour la plus grande liberté individuelle possible, la propriété privée nous paraît aussi un des droits de l'homme. Dans la mesure où la propriété individuelle et privée n'est oppressive pour personne, il faut la respecter. Si la propriété de quelques-uns devient un sujet d'oppression pour des citoyens ou pour un pays, par exemple sous la forme des sociétés multinationales, nous la condamnons. La concentration de la propriété entre quelques mains aux dépens de l'intérêt général a un caractère immoral. Mais la libre entreprise, je crois que dans notre perspective de démocratie vivante, c'est même une incitation à la responsabilité et à l'initiative individuelle.
H. K. -- *Et la propriété collective ? Est-ce que votre mouvement a une opinion là-dessus ?*
C. L. -- D'une façon générale nous ne repoussons pas systématiquement les nationalisations, mais nous ne les souhaitons pas non plus systématiquement.
49:219
Dans le cadre de l'entreprise, nous souhaiterions que des expériences concrètes soient réalisées. M. Jobert propose que l'État consacre une part de son budget à encourager des entreprises qui accepteraient de se livrer à des expériences concrètes de participation, par exemple. En l'absence d'expérience, nous ne jugeons pas.
H. K. *-- Vous n'avez pas à proprement parler de programme sur ce point ?*
C. L. -- Pas de programme théorique. Dans le domaine de l'entreprise, il faut d'abord réaliser et voir ce que cela donne. Les grandes idées tirées des philosophes du XIX^e^ siècle, nous les refusons.
\*\*\*
H. K. *-- Supposons qu'une association de citoyens, donc d'électeurs, vienne vous proposer ses voix sous réserve ou sous condition des quatre points suivants. Quelle serait alors votre réaction ? -- Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE TÉLÉVISION.
C. L. -- Je dirais amélioration des programmes de télévision ; et pour les jeunes, il faudrait que les familles se rendent compte qu'il y a une sélection à faire. Il faudrait une responsabilité des gens pour eux-mêmes et surtout pour leurs enfants. Donc amélioration certaine, réduction sous la responsabilité des familles pour les jeunes. Mais réduction d'office et imposée par l'État, non. Tout le monde est libre. A chacun de montrer qu'il n'est pas passif !
H. K. -- *Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES AGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
C. L. -- C'est une question très délicate qui touche tout l'enseignement. Elle est liée à d'autres problèmes comme celui de la revalorisation des professions manuelles, que jusqu'à présent on a beaucoup négligées. Si on pouvait orienter plus d'enfants vers des professions manuelles qui soient des professions dignes de ce nom... Mais actuellement, on n'a pas grand chose à leur offrir comme débouchés. L'apprentissage n'est pas du tout organisé en France. Il faut donc se préoccuper de savoir vers quoi orienter ces enfants si on les déscolarise.
50:219
H. K. -- *Troisième point :* INTERDICTION DES FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE : INFORMATION SEXUELLE A L'ÉCOLE, PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION ET LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
C. L. -- J'aurais du mal à vous répondre pour le mouvement. Je sais qu'il y a énormément de différence entre nous tous. Ma position, qui est celle de plusieurs personnes dans le mouvement, est là encore une affaire de liberté. C'est-à-dire que les gens ne seront soumis à ces propagandes et à ces incitations que s'ils sont faibles. Donc le moyen de les empêcher d'y tomber est de leur donner le moyen d'être responsables. En ce qui concerne l'avortement, mon point de vue personnel est que la loi qui a été abrogée récemment ne pouvait plus rester telle qu'elle était. Il fallait nécessairement la changer et il était inconcevable de continuer à traiter l'avortement comme un délit dans le monde actuel. C'est évidemment loin d'être une solution suffisante. Cette mesure doit être accompagnée d'une politique familiale.
H. K. -- *Quatrième point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
C. L. -- Ce serait difficile à faire admettre dans l'état de la société actuelle. Cela me paraît d'un autre ordre que celui de l'État. En outre, il s'agit de valeurs relatives, propres à la société judéo-chrétienne qui ne représente qu'une petite partie du monde.
#### Observation
MALDONNE. -- Il y a eu méprise, maldonne, en ce qui concerne le *Mouvement des Démocrates* de M. Jobert. Nous avions décidé d'interroger les partis présentant des candidats aux élections législatives de mars prochain, à l'exception des trois partis signataires du programme commun de la gauche en 1972 : il nous semblait évidemment inutile d'éclairer nos lecteurs sur les raisons qu'ils pourraient avoir de voter pour des candidats communistes, ou capables de s'allier à eux...
51:219
Or voici que le mouvement de M. Jobert, qui n'a pourtant pas signé le programme commun de 1972, « *ne peut pas dire *» s'il rejette quant à lui toute perspective de collaboration ou d'alliance avec les communistes, et laisse même entendre exactement le contraire qu'il appliquera en mars 78 le même principe que pour les municipales, où le *Mouvement des Démocrates* avait des candidats sur des listes d'union de la gauche, à la condition suffisante que n'y figurent pas de communistes « bornés ». Est-ce à dire que le *Mouvement des Démocrates* s'offre à gouverner la France, si l'occasion s'en présentait, avec des communistes « intelligents » ? des communistes évolués, compréhensifs, avancés ? des communistes « à visage humain », dans le genre de ceux qui précipitent aujourd'hui les gouvernements « démocratiques » du Portugal et de l'Espagne vers la catastrophe assurée ? -- Gardons-nous bien, surtout avec M. Jobert, des interprétations. Ceci est juste une hypothèse ; mais qui suffit amplement à l'information de nos lecteurs. L'interview du *Mouvement des Démocrates* aurait donc pu s'arrêter là. Pour la bonne tenue de l'enquête, et aussi par courtoisie à l'égard de la personne qui nous recevait, nous l'avons menée jusqu'à son terme. Il paraît néanmoins inutile d'en pousser le commentaire plus avant.
H. K.
#### Notules
**A. -- **On comprend que Kéraly tire l'échelle. Il y a eu erreur sur la personne, circonstance dirimante s'il en est. Nous avions affaire en réalité à des compagnons de route. Moins acharnés que Félix Lacambre, de *La Croix,* ou que la J.O.C. en corps, qui sont des compagnons de route déclarés du parti communiste. Mais enfin des compagnons de route éventuels. Il suffit.
52:219
Pourtant je ne voudrais pas laisser s'en aller sans les recueillir au passage trois ou quatre leçons de choses.
**B. -- **La vocation de compagnon de route du communisme se manifeste par un premier signe, ordinairement incompris, mais qui ne trompe pas. Ce premier signe, c'est la déclaration, en substance, d'une manière ou d'une autre, que l'on condamne *également* tous les extrémismes ; que l'on combat *également* le communisme et le fascisme. Le communisme n'en demande pas plus, pour commencer, à ceux, qui ont la vocation de devenir ses proies. Car à partir du moment où l'on rejette quelque chose, n'importe quoi, fût-ce le fascisme, *aussi fort* que l' « intrinsèquement pervers », c'est que l'intrinsèquement pervers n'est plus tenu en acte pour ce qu'il est pour *l'inégalablement* intrinsèquement pervers.
**C. -- **Quand on se met à rejeter le communisme *tout autant* (mais, donc, pas plus) qu'autre chose, fût-ce que le fascisme, on commence ainsi à *ne plus rejeter* le communisme. Voyez. Mme Claire Lippus se donne l'apparence d'être également contre l'extrême-gauche et l'extrême-droite. Apparence seulement. C'est le début. Regardons mieux : elle est contre les communistes seulement s'ils sont bornés ; et contre l'extrême-droite purement et simplement ; même si elle n'est pas bornée.
**D. -- **Mais être « borné », en politique, cela veut dire quoi ? On peut en discuter. Pour nous, nous trouvons borné un responsable politique, secrétaire national d'un mouvement politique, qui ne sait même pas que la C.G.T. perçoit des subventions gouvernementales. Que Mme Claire Lippus, toutefois, s'en console : son ignorance n'est pas une exception. Au niveau politique qui est le sien, c'est plutôt la règle.
**E. -- **Incitation politique à la luxure : « Les gens ne seront soumis à ces propagandes et à ces incitations que s'ils sont faibles. Donc le moyen de les empêcher d'y tomber est de leur donner le moyen d'être responsables. »
53:219
-- Ils ne tomberont *que s'ils sont faibles.* Oui*.* De même pour les gens que l'on assassine physiquement. On ne les assassine que s'ils sont plus faibles que les assassins. Qu'ils ne comptent plus sur la police. Ils n'ont qu'à devenir responsables de leur sécurité ; et à se mettre au karaté.
-- Ah ! mais ce n'est pas la même chose.
-- Ah mais si. En plus grave.
J. M.
54:219
#### Réponses du P. F. N.
(*Parti des Forces Nouvelles*)
Nous avons été reçu par Roland Gaucher qui est l'un des quatre membres de la direction collégiale du Parti des Forces Nouvelles (P.F.N.). Il en est aussi le porte-parole habituel. Un autre membre de la direction collégiale du P.F.N. est l'écrivain François Brigneau.
HUGUES KÉRALY. -- *Roland Gaucher, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous évitons l'accession au pouvoir des communistes ?*
ROLAND GAUCHER. -- Évidemment, si notre parti était le seul à se présenter contre les communistes, ou plus exactement à prendre position contre eux, ma réponse serait forcément positive. Mais vous n'ignorez pas que le Parti des Forces Nouvelles est encore un petit parti. Toutefois je pense que ce parti, par les termes mêmes de la campagne qu'il a développée, est un des seuls à s'en rendre au Parti Communiste de manière vigoureuse. Ainsi, parmi toutes les autres formations de la majorité, le Parti des Forces Nouvelles a été le premier, sinon le seul, à faire savoir que le patronat soutenait le Parti Communiste en lui versant des milliards pour sa publicité. C'est là un exemple de l'action que nous menons.
H. K. *-- Avec vous, nous avons donc bien l'assurance de faire un vote anticommuniste.*
55:219
R. G. -- Oui, assurément.
H. K. -- *Toujours dans le même ordre d'idée, votre parti a-t-il l'intention de réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T., qui est comme vous le savez la principale courroie de transmission du Parti Communiste ?*
R. G. -- Bien entendu. Cela fait partie des choses que nous réclamerons, avec la suppression du droit de candidature au premier tour, qui est réservé, dans les élections d'entreprises, à certaines formations syndicales comme F.O. et la C.G.T. Il nous paraît logique que dans les élections d'entreprises chaque formation puisse présenter ses candidats.
\*\*\*
H. K. -- *Quelle est la position de votre parti sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
R. G. -- Il est bien certain que nous défendons les droits de l'homme, c'est-à-dire les droits essentiels de liberté d'expression et de dignité humaine. A titre personnel, j'ajouterai que ces droits sont fondés pour moi sur la foi chrétienne. Mais bien entendu, tous les membres de notre parti ne sont pas forcément chrétiens, quoiqu'ils s'engagent dans la défense de ces droits, y compris celui de la liberté de croyance et de tout ce qu'elle implique, avec la même vigueur que moi.
H. K. -- *Mais à* *quelle formulation des* « *droits de l'homme *» *vous référez-vous ? S'agit-il de la Déclaration de 1789 ?*
R. G. -- Il m'est difficile de vous répondre car je ne crois pas que ce point ait été discuté au sein de notre parti.
H. K. *-- Considérez-vous toutefois, avec la Déclaration de 1789, que ces droits sont fondés sur la* «* volonté générale *» ?
R. G. -- Non. Je les crois plutôt fondés sur la nature humaine que sur la volonté générale. Ainsi, nous défendons tous les droits naturels contre les emprises de l'État, comme par exemple le droit des familles qui subit aujourd'hui toutes sortes d'agressions.
\*\*\*
56:219
H. K. *-- Votre parti a-t-il un programme de diffusion de la propriété privée ?*
R. G. -- Non. Notre parti n'a pas voulu élaborer sur ce point, qui fait chez nous l'unanimité, un programme inutilement détaillé. Mais bien entendu, nous sommes les défenseurs convaincus de la propriété privée.
H. K. *-- Et la propriété collective ?*
R. G. -- La propriété collective ? Ah oui, vous faites allusion aux études de Louis Salleron ?
H. K. -- *On ne peut rien vous cacher.*
R. G. -- Pour être tout à fait franc, il faudrait que je relise aujourd'hui ces livres de Salleron. Car, sur ce plan, notre parti ne s'est pas prononcé, et je ne voudrais pas engager à la légère sa responsabilité.
H. K. -- *Nous avons de notre côté un programme politique minimum, une sorte de programme urgence en quatre points. Votre parti a-t-il une position sur l'un ou l'autre de ces quatre points, et peut-il nous donner des assurances à ce sujet ? Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE TÉLÉVISION.
R. G. -- Non, pour notre parti, nous ne sommes pas partisans d'une réduction des horaires de télévision, que d'ailleurs je ne crois pas possible. La télévision fait partie aujourd'hui des nouveaux moyens d'information, et même d'éducation, d'une manière aussi irréversible que l'invention de Gutenberg remplaçant le manuscrit. Il est certain que ces nouveaux moyens d'expression comportent aussi de nouveaux dangers, et que nous y sommes d'une manière générale très défavorisés. Mais il faut comprendre qu'on ne saurait lutter avec des armes inégales contre les agents de la subversion. C'est comme si l'on voulait s'avancer avec son épée au-devant du tir d'un canon. La télévision est passée dans les mœurs. Nous devons y trouver place, et nous en accommoder.
57:219
H. K. -- *Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES AGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
R. G. -- Qu'entendez-vous par là ?
H. K. *-- Tout simplement, diriger vers l'apprentissage professionnel tous ceux qui ne tirent actuellement aucun profit d'une prolongation excessive de la scolarité obligatoire.*
R.G. -- En ce cas, nous sommes entièrement d'accord. La faillite actuelle de l'Éducation Nationale ne fait pas de doute. Il faut conserver le maximum de chances, au sein du système scolaire, aux enfants bien doués, et donner la possibilité aux autres d'apprendre plus tôt un métier. Mais la formation permanente doit permettre à ceux qui auront quitté l'école plus tôt que les autres d'élargir leur culture et de parfaire leurs connaissances professionnelles.
H. K. -- *Troisième point :* INTERDICTION DES TROIS FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE QUE CONSTITUENT L'INFORMATION SEXUELLE PAR LES AUTORITÉS PUBLIQUES, LA PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION ET LA LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
R. G. -- Ne soyons pas excessifs. On ne peut pas fonder une propagande politique sur un thème comme celui-là. Jean Royer avait insisté là-dessus d'une manière quelque peu exagérée, ce qui l'a finalement desservi. Bien sûr, nous devons nous opposer à l'invasion de la pornographie. Dans certains secteurs, à mon sens, une censure devient indispensable pour protéger les jeunes...
H. K. -- *Pardonnez-moi de vous interrompre, mais vous êtes en train de développer votre philosophie de la question, et nous attendons toujours de savoir la position de votre parti sur : l'information sexuelle à l'école, la propagande pour la contraception et la liberté de l'avortement.*
R. G. -- Notre parti n'a pas de position arrêtée sur chacun de ces points. En mon nom personnel, je puis vous dire que l'information sexuelle à l'école me paraît souvent nuisible. Celle-ci serait bien mieux faite au sein des familles : il y a là un droit fondamental qui me paraît souvent bafoué. -- En ce qui concerne la contraception, l'Église en autorise certaines formes, et je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas de propagande pour elles.
58:219
-- Quant à l'avortement, cette question a été discutée au premier congrès du *Parti des Forces Nouvelles,* qui s'est prononcé contre la loi sur l'avortement votée par l'Assemblée, mais en faveur de l'interruption de grossesse dans un nombre limité de cas, comme celui d'une malformation probable du fœtus. Pour ma part, avec François Brigneau, j'ai voté contre cette résolution et nous nous battrons à l'intérieur du parti pour la faire supprimer.
H. K. -- *Quatrième et dernier point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
R. G. -- Cela me paraît difficile. Cette loi relève de la conscience individuelle propre à chaque individu. Et puis, comment revenir sur la séparation de l'Église et de l'État ?
Bien sûr, si nous regardons le premier commandement de la seconde table : « Honorez votre père et votre mère », on peut le concevoir comme une défense de la famille. Mais le second de la première table : « Vous ne prendrez point en vain le nom du Seigneur votre Dieu » ? Va-t-on infliger une amende à tous les chauffeurs de taxi qui jurent dans les embouteillages ?
#### Observations
**1. -- **L'ASSURANCE D'UN VOTE ANTICOMMUNISTE. -- La campagne anticommuniste du P.F.N. n'est point seulement électorale mais « vigoureuse », Roland Gaucher n'a pas de mal à nous en convaincre, et bien informée : le Parti Communiste et ses courroies de transmission bénéficient en France, spécialement dans la vie de l'entreprise, d'énormes et scandaleux privilèges ; c'est en effet un devoir politique urgent de les connaître et de les dénoncer.
**2. -- **LE FONDEMENT DES « DROITS DE L'HOMME » n'est pas une question discutée au P.F.N., on en voit bien les conséquences dans la suite de l'interview.
59:219
Si tous les dirigeants du P.F.N. avaient pu se mettre d'accord sur les convictions exprimées ici « à titre personnel » par leur porte-parole, la question de l'avortement n'aurait pas été tranchée dans le sens indiqué, au congrès de ce parti : un droit fondé *en nature* ne souffre aucune exception ; et le « droit à la vie » de l'enfant, même frappé dans l'œuf des plus graves infirmités, ne saurait être compris autrement. -- La réponse de Roland Gaucher fournit ici au lecteur une illustration supplémentaire de la sous-représentation des principes du droit naturel et chrétien dans l'univers politique d'aujourd'hui.
**3. -- **PROPRIÉTÉ PRIVÉE : LE DROIT ET LE FAIT. -- Le court programme du P.F.N. sur la « défense » de la propriété privée répond bien peu à la question posée, sur l'opportunité et les moyens de sa *diffusion.* (C'est d'ailleurs la tendance instinctive de presque tous mes interlocuteurs de foncer tête baissée dans l'affirmation du principe, dont nous ne doutions pas, comme pour éviter d'avoir à se pencher concrètement sur la réalité sociale, politique, et sur l'avenir de la chose elle-même. -- La gauche défend mieux ses idées : elle dit pourquoi, comment, jusqu'où... elle veut étendre en France son programme de nationalisations.)
**4. -- «** LA TÉLÉVISION EST PASSÉE DANS LES MŒURS. *Nous devons y trouver place, et nous en accommoder. *» *--* On pourrait dire exactement la même chose de la drogue, de la violence, du centralisme bureaucratique, des idéaux de la gauche etc., sans faillir un instant à la logique éblouissante de cette démonstration. Mais à quoi bon alors fonder un parti ? Si c'est pour gérer dans cet esprit les affaires communes, un Giscard y suffit parfaitement. Il n'a guère besoin du P.F.N. pour deviner les thèmes sur lesquels un candidat au pouvoir rejeté à droite par l'opposition devra éviter de « fonder une propagande politique », ni pour rejeter le Décalogue dans la nuit douce-amère de la « conscience individuelle propre à chaque individu », comme on lit avec stupeur dans la suite de l'interview.
60:219
**5. -- «** EN CE QUI CONCERNE LA CONTRACEPTION, *l'Église en autorise certaines formes, et je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas de propagande pour elles. *» -- Voilà sans doute une manière comme une autre d'esquiver la question. Mais qui n'abusera personne. Où Roland Gaucher a-t-il vu qu'un organisme quel qu'il soit, qu'une autorité pédagogique ou médicale quelconque fasse de la propagande aujourd'hui, si ce n'est en faveur précisément des méthodes artificielles de limitation des naissances condamnées par le magistère de l'Église ?
H. K.
#### Notule
Le P.F.N. mérite considération pour deux raisons au moins. Une : il est le parti de François Brigneau, bon écrivain, journaliste sans peur, fidèle militant politique, sûr camarade de combat.
Deux : il est périodiquement l'organisateur, dans la cité et dans la rue, d'actions moralement et physiquement courageuses contre le communisme, contre le gauchisme, contre le règne du mensonge.
Malheureusement les réponses officielles que nous avons obtenues de lui sont, comme on vient de le voir, particulièrement décevantes. Nous sommes tombés sur un mauvais jour. Et peut-être aussi avec les questions qu'il ne fallait pas poser à un parti philosophiquement miné, de l'intérieur, par une tendance carrément anti-chrétienne qui a également une sape au Front National. La philosophie politique du P.F.N., précisément, plus encore que courte, apparaît étrangement paralysée par cette conjoncture interne. Ce qui néanmoins n'excuse guère de prendre le décalogue pour une réalité confessionnelle ou cléricale qui serait écartée de la politique par la séparation de l'Église et de l'État.
61:219
Ni d'en faire une loi relevant de la seule conscience individuelle. Mais ce ne serait rien encore ; ce ne serait que le niveau mental le plus courant aujourd'hui parmi les professeurs, les étudiants, les journalistes, bref les intellectuels. Voici autre chose ; voici le bouquet, la pirouette, la grimace qui termine et qui rompt. Sur la question du décalogue, la réponse du P.F.N. va finalement jusqu'à conclure par un sarcasme qui nous blesse. Et c'est une réponse officielle, c'est un sarcasme officiel. Quand il s'agissait de la diffusion de la propriété ou de la déclaration de 1789, le porte-parole du P.F.N. ne répondait qu'à titre personnel, prenant soin de prononcer les locutions et circonlocutions marquant qu'il n'engageait pas son parti. Quand il ne s'agit plus que d'aller contre le décalogue, de telles précautions seraient superflues. Le P.F.N. veut s'armer de ce qui manquait selon lui à l'arsenal et à la propagande de Jean Royer, il emprunte alors la manière du *Canard enchaîné,* le style de *Charlie hebdo.* Nous pouvons lui prédire que ce n'est pas ainsi, ce n'est pas assez, qu'il gagnera des voix sur sa gauche, grande préoccupation ; mais que c'est bien ainsi qu'il arrivera à en perdre sur sa droite, les nôtres à coup sûr.
J. M.
62:219
### Réponses du Parti Radical
Ne confondons pas. Nous n'avons pas rencontré le M.R.G. (Mouvement des Radicaux de Gauche) signataire en 1972 du programme commun, que le principe même de notre enquête nous dispensait d'interroger. Le Parti Radical dont on lira ici les réponses est le parti présidé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et illustré par Françoise Giroud. -- C'est M. Jean-Thomas Nordmann, vice-président du Parti Radical, qui nous a reçu.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur Nordmann, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous avons bien l'assurance d'écarter toute perspective de participation au pouvoir des communistes ?*
JEAN-THOMAS NORDMANN. -- Certainement. Le Parti Radical qui avait une longue tradition d'alliance à gauche s'est précisément écarté de cette tradition pour des raisons de fond en 1971. Il nous a fallu vaincre bien des pesanteurs pour maintenir une priorité à la doctrine radicale sur les accommodements tactiques, et à travers cette doctrine telle qu'elle a été exprimée et réactualisée, le Parti Radical se prononce explicitement pour une économie de marché. Il exclut donc très largement toute forme d'encadrement bureaucratique qui caractérise, l'expérience l'a montré, l'accession des communistes aux responsabilités gouvernementales.
63:219
H. K. -- *Le Parti Radical serait-il prêt à demander la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T., principale courroie de transmission du Parti Communiste en France ?*
J.-Th. N. -- C'est une question que pour le moment nous n'avons pas abordée parce qu'elle pose en réalité un problème plus large qui est celui des rapports entre la puissance publique et l'organisation syndicale ; nous avons une conception bien précise de l'indépendance syndicale, mais il faut voir que se posent au-delà des questions de fond des problèmes que je qualifierai de techniques, notamment en ce qui concerne les rapports entre une organisation mère et filiale. Mais nous ne mettons pas en cause la représentativité légale de la C.G.T.
\*\*\*
H. K. -- *Quelle est la position de votre parti sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
J.-Th. N. -- Au niveau de la philosophie profonde, l'individualisme radical donne une priorité de principe aux droits de l'individu ; le Parti Radical est historiquement l'héritier de toute la tradition du siècle des lumières, et dans la rhétorique radicale la référence aux principes de 1789 a toujours figuré comme une constante, voire comme un lieu commun. Cet individualisme explique notre programme de décentralisation, qui met au premier plan initiative et responsabilité de chacun, contre tout encadrement bureaucratique.
H. K. -- *Vous considérez donc avec la Déclaration de 1789 que les droits de l'homme sont fondés sur la* « *volonté générale *»* ?*
J.-Th. N. -- Non. La Déclaration de 89 ne fonde pas les droits de l'homme sur la volonté générale, fait social dans ses manifestations, mais les affirme comme un droit naturel ce qui, est, différent. L'esprit même de la Déclaration des droits de l'homme est de faire résider ces droits dans autre chose qu'une organisation sociale. La volonté générale doit être subordonnée à ces droits de l'homme.
C'est, à nos yeux, toute la philosophie des principes de 89.
64:219
H. K. -- *Avez-vous un programme de diffusion de la propriété privée ?*
J.-Th. N. -- Oui, absolument. Le terme même de « diffusion de la propriété privée » est très radical ; il a été employé, en particulier par Gambetta, dans toute une série de discours. Il renvoie à un thème qui a longtemps sous-tendu les dialogues idéologiques entre radicaux et socialistes, qui ont pu s'entendre sur des questions tactiques mais que séparait un fossé doctrinal en ce qui concerne la conception même de la propriété ; toutes les déclarations de nos premiers congrès insistaient sur le fait que les radicaux étaient partisans de la propriété privée ; la grande question était de savoir s'il n'y avait pas une évolution vers la concentration de la propriété à corriger de manière à permettre cette diffusion de la propriété dans la doctrine radicale. L'exaltation de la propriété individuelle se fonde non seulement sur des raisons économiques mais surtout sur des raisons philosophiques et morales. La propriété étant conçue comme une espèce de prolongement de la liberté et en tout cas comme un gage de l'indépendance personnelle.
H. K. *-- Vous souscririez à l'idée de Chesterton sur le capitalisme, quand il dit :* « *Ce que je reproche au capitalisme ce n'est pas qu'il y ait trop de capitalistes mais précisément qu'il n'y en ait pas assez *»* ?*
J.-Th. N. -- Certainement. C'est une formule qui en réalité serait peut-être même plus libérale ou radicale que « chestertonienne »...
H. K. -- *Et la propriété collective. Est-ce que le Parti Radical a fait connaître une position à ce sujet ?*
J.-Th. N. -- Nous avons une position, mais que nous avons surtout exprimée à propos d'une question comme celle des nationalisations. Pour nous cela peut être un moyen mais non une fin et encore moins un modèle. Seulement une technique à efficacité variable. La propriété rivée collective n'est pas une fin en soi mais elle peut être un moyen, et le Parti Radical a souvent développé à travers la philosophie solidariste le thème de la libre association : la libre association pouvant s'exprimer dans une propriété. Là encore, l'association reste subordonnée à l'individu.
\*\*\*
65:219
H. K. -- *Venons-en à ce que je vous annonçais tout à l'heure, notre programme d'urgence en quatre points. -- Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE TÉLÉVISION.
J.-Th. N. -- Les servitudes engendrées par la télévision nous paraissent tenir encore à un relatif manque de pluralisme ; l'expérience américaine montre notamment que la multiplication de la diffusion d'informations télévisées a plutôt une vertu correctrice des inconvénients actuels que connaissent encore les pays européens ; c'est peut-être d'une certaine saturation que viendra le recul nécessaire. Nous sommes pour une télévision encore plus large et plus largement diffusée.
H. K. -- *Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES AGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
J.-Th. N. -- Oui et non. Notre philosophie de l'éducation y voit le moyen de corriger un certain nombre d'inégalités, d'améliorer le niveau culturel d'ensemble de la nation et d'éviter que ne se constituent de nouvelles féodalités du savoir ; de sorte que nous avons été amenés à mettre au premier plan, l'idée d'éducation permanente. Pour nous, l'idée d'éducation permanente se présente sous l'aspect d'une deuxième ou troisième chance : elle tient dans le refus d'une barrière nouvelle que la formation initiale viendrait opposer à l'ascension individuelle de tel ou tel. Cela peut vouloir dire déscolarisation mais aussi rescolarisation, et l'extension de la scolarisation dans certains cas. En particulier dans le cas des écoles maternelles, nous sommes pour une préscolarisation plus massive, plus généralisée qu'elle n'est actuellement. Le point sur lequel nous insistons c'est que l'éducation permanente, la formation continue ne tirent leur sens que par rapport à une formation initiale suffisante, et nous sommes partisans d'une amélioration de la qualité et du niveau de la formation initiale. Nous avons résolument approuvé la prolongation de la scolarité jusqu'à seize ans.
H. K. -- *Troisième point :* INTERDICTION DES TROIS FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE INFORMATION SEXUELLE A L'ÉCOLE, PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION ET LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT.
J.-Th. N. -- Propagande pour la contraception ? Je ne sais pas si le terme de « propagande » est celui qui conviendrait.
66:219
Nous sommes pour l'information sexuelle et pour l'information sur la contraception. Ce sont d'ailleurs des radicaux qui ont œuvré pour cette information. Et nous avons soutenu sans réserves la loi Veil.
H. K. -- *Quatrième point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
J.-Th. N. -- Non. Pas du tout. Nous sommes laïcs. L'idée d'établir le Décalogue comme loi fondamentale de l'État ne nous a jamais effleurés et apparaît très loin de nos préoccupations. Bien entendu, cela ne veut pas dire que nous soyons contre chacune des prescriptions de ce texte, mais le Décalogue n'est pas une référence à laquelle nous sommes sensibles en tant que telle.
#### Observations
**1. -- **LA DIVERSION DE L'ÉCONOMIE. -- Non, ce n'est pas « l'encadrement bureaucratique » de l'économie qui « *caractérise *» partout dans le monde « l'accession des communistes aux responsabilités, gouvernementales ». L'arrivée des communistes au pouvoir est beaucoup mieux, beaucoup plus concrètement caractérisée par le bain de terreur et de sang où elle plonge aussitôt des millions d'existences ; la propagande de chaque instant, l'univers de la délation et du mensonge, l'assassinat spirituel de toute une génération ; les tortures, la déportation, le goulag : techniques d'un esclavage qui n'est pas seulement ni d'abord économique, mais bien physique, psychologique et moral. On n'a rien dit d'essentiel contre le communisme quand on lui oppose les avantages d'ailleurs réels, mais relatifs et périssables, de « l'économie de marché ». Reste encore à crier à la face du monde, avec Soljénitsyne, que le crime des crimes, le crime absolu et continué du totalitarisme, est atteint dans l'avènement au pouvoir du Parti Communiste.
67:219
Tant que celui-ci continuera de grandir à nos portes, l'Occident tout entier n'a pas le droit de se sentir en paix. Ni les partis politiques de s'enfermer jour et nuit avec une dérisoire élégance dans les délices de l'économie comparée.
**2. -- «** LA LOI EST L'EXPRESSION DE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE ». C'est l'article VI de la *Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,* et l'une des figures constantes de la rhétorique de la mythologie révolutionnaire issue de 89. -- Le représentant du Parti Radical souscrit d'emblée à tous les grands principes de 1789, mais il conteste qu'on puisse faire entrer les « droits de l'homme » dans cette définition générale de la loi : c'est la volonté profonde du peuple qui se subordonne aux « droits de l'homme », parce qu'elle y reconnaît l'*expression d'une nature,* et non l'inverse. Cette irruption du droit naturel dans le discours d'un homme politique radical nous a d'autant plus surpris qu'elle est en contradiction ouverte avec les thèses claironnées au sommet du parti, -- thèses que nous avons eu tout le loisir de méditer en attendant d'être reçu par M. Nordmann... « *La nature des choses, voilà l'ennemi. *» Cette incroyable déclaration de guerre à toutes les lois de la création, qui figure en exergue d'un nouveau « Manifeste » de Jean-Jacques Servan-Schreiber, m'avait spécialement frappé. Elle n'en met que davantage en relief la courageuse indépendance d'esprit de notre interlocuteur vis-à-vis de son président : le droit naturel que M. Nordmann oppose à l'article VI de la *Déclaration* n'est-il pas en effet l'expression, par la science sociale, de la nature même des « choses » propres à l'humaine condition ? Mais j'ignorais que la liberté des points de vue doctrinaux puisse aller si loin, au sein du Parti « Radical ».
**3. -- **RÉCUPÉRATIONS. -- M. Jean-Thomas Nordmann fait preuve d'une grande aisance pour attribuer au Parti Radical les formules d'autrui, de Chesterton à Louis Salleron, mais ce génie de la récupération ne va pas jusqu'au respect des pensées.
68:219
J'imagine en effet qu'aucun sociologue chrétien ne pourrait souscrire sans nuances à la philosophie profonde de « l'individualisme radical », lorsque celle-ci « *donne une priorité de principe aux droits de l'individu *»*,* ou proclame que l'association elle-même « *reste subordonnée à l'individu *»*.* -- A défaut de s'entendre sur la nature profonde du droit, la présidence du Parti Radical devrait au moins nous fournir une définition sociologique et morale de cet « individu » qui plane en souverain sur toutes ses déclarations. On y verrait plus clair.
**4. -- **NON, NON, NON ET... NON ! -- La réaction du porte-parole radical devant notre programme d'urgence en quatre points vient dissiper avec bonheur toute l'équivoque, ou ambiguïté, de ses réponses précédentes sur les droits de l'homme et la propriété. Le Parti Radical se déclare partisan sans réserve d'une télévision « encore plus large et plus largement diffusée » ; d'une scolarisation ou « rescolarisation » beaucoup plus massive de l'ensemble des citoyens français, de la maternelle au « troisième âge » inclus ; d'une politique d'information et de licence sexuelles, contraceptives et abortives encore mieux partagées ; il ne cache pas enfin sa surprise à « l'idée d'établir le Décalogue comme loi fondamentale de l'État ». -- Bref, c'est *non* sur toute la ligne, et d'ailleurs ça se tient. Nous cherchions quelques lumières sur la philosophie politique du Parti Radical, il faut être reconnaissant à cet interlocuteur de les avoir finalement données.
H. K.
69:219
### Réponses du Parti Républicain
Le Parti Républicain est l'ancien parti des « républicains indépendants », ou parti de M. Giscard d'Estaing. Il a chargé deux de ses jeunes permanents de répondre à nos questions : M. Jean-Pierre Raffarin, délégué national du parti, pour les questions sur le Parti Communiste et les « droits de l'homme », et M. Dominique Bussereau, secrétaire du bureau politique, pour le reste de l'interview. Tous deux sont candidats aux élections de mars 1978.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Délégué National, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous évitons l'accession au pouvoir des communistes ?*
JEAN-PIERRE RAFFARIN. -- Nous combattons en effet les communistes. Le fait nouveau sur lequel nous devons maintenant insister, c'est le danger *réel* que représente le Parti Communiste pour la France. Ce danger n'était pas le même il y a quelques années parce que le Parti Communiste avait peu de leviers de pouvoir, peu de moyens d'action. Aujourd'hui, il est en France un parti extrêmement puissant. Un parti qui compte ses sociétés, qui est capable de dépenser un milliard pour sa propagande, qui est puissant dans de très nombreuses municipalités. Là où se trouvent les circuits d'argent, de pouvoir, d'influence, le Parti Communiste est présent.
70:219
Depuis les dernières municipales, nous sommes devant un Parti Communiste implanté et menaçant. Nous nous opposons donc à cette prise de pouvoir. Le deuxième élément de notre réflexion est que le Parti Socialiste a une responsabilité très lourde dans le développement du Parti Communiste : en s'associant au Parti Communiste, il lui a fait la courte échelle et se laissera dévorer. Donc nous nous opposons au Parti Socialiste car, en aucun cas, il ne peut être une garantie contre le collectivisme en France.
*1-1. K. -- Voter pour vous, ce n'est pas seulement voter pour le parti du Président, c'est aussi faire un vote anticommuniste ?*
J.-P. R. -- Absolument. C'est un vote offensif contre la gauche et donc contre le Parti Communiste, mais c'est aussi un vote positif pour la démocratie française.
H. K. *-- Le Parti Républicain serait-il disposé à demander la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T. ?*
J.-P. R. -- Non, dans la mesure où il s'agit là d'un droit syndical et que pour nous l'aide aux syndicats est nécessaire dans une démocratie convenable. Donc, nous nous défendons de proposer des mesures discriminatoires vis-à-vis des syndicats. Les syndicats doivent exister dans ce pays pour le bon exercice du pluralisme. Mais nous combattons les syndicats dits politisés, qui refusent de défendre les véritables conditions des travailleurs, et se nourrissent des malheurs et des difficultés du pays. Ce sont pour nous des adversaires politiques, mais nous séparons bien le combat politique du combat syndical.
H. K. *-- Vous seriez bien d'accord cependant sur la formule que la C.G.T. est une courroie de transmission du Parti Communiste ?*
J.-P. R. -- Les cadres de la C.G.T. sont à dominante communiste. M. Séguy est un responsable communiste très important, M. Krasucki également. Il y a dans tout l'appareil de la C.G.T. une organisation de nature communiste et une courroie de transmission du communisme.
H. K. *-- Mais vous ne remettez pas en cause la* « *représentativité légale *» *de la C.G.T. ?*
J.-P. R. -- Absolument pas.
\*\*\*
71:219
H. K. *-- Quelle est la position de votre parti sur les* « *droits de l'homme *»* ?*
J.-P. R. -- Nous pensons que la Déclaration des droits de l'homme, historiquement, représente la meilleure formulation possible de notre idéal de liberté et de justice.
Ce sont les deux valeurs que nous défendrons et que nous présenterons aux électeurs en mars prochain. Donc nous sommes très attachés à cet idéal, puisque nous disons dans nos statuts que nous voulons donner un contenu concret aux idéaux révolutionnaires de 1789. Dans la vie politique quotidienne, les droits de l'homme sont terriblement menacés, et nous essayons de combattre pour qu'ils soient respectés aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Sur ce sujet, nous avons une position assez avancée, dans la mesure où nous admettons l'intervention de pays étrangers dans les affaires d'un pays pour la défense des droits de l'homme.
H. K. -- *Un des points de philosophie politique qui nous intéresse plus particulièrement, c'est de savoir sur quoi vous fondez les* « *droits de l'homme *»*. Est-ce que par exemple vous souscrivez à l'article VI de la Déclaration de 89 : la loi, et donc les droits de l'homme, sont l'expression de la* « *volonté générale *»* ?*
J.-P. R. -- Absolument. Nous avons une conception tout à fait démocratique de la notion des droits de l'homme ; l'ensemble de la Déclaration de 1789 donne une très bonne définition des Droits de l'Homme, à laquelle il faudrait ajouter des notions de bonheur, des notions un peu plus qualitatives.
H. K. *-- Si par exemple la volonté générale, le consensus unanime, les mœurs changent, les droits de l'homme eux-mêmes sont amenés à recevoir de nouvelles formulations, voire de nouveaux principes ?*
J.-P. R. -- Bien sûr. Il est évident que de nouveaux droits peuvent surgir (droit à la culture, droit à la nature...) et l'on peut envisager que l'expression populaire entraîne la reconnaissance de ces nouveaux droits. Il faut avoir une conception assez historique des Droits de l'Homme et voir que finalement l'ensemble de ces droits revient toujours et périodiquement dans l'histoire. Il y a une notion de déisme, d'absolutisme que nous ne rejetons pas.
72:219
La Déclaration des Droits de l'Homme est pour nous une véritable philosophie de l'État. C'est l'acte de naissance de l'État moderne.
\*\*\*
H. K. *-- Le Parti Républicain a-t-il un programme de diffusion de la propriété privée ?*
DOMINIQUE BUSSEREAU. -- Dans notre programme, qui porte le nom de *projet républicain,* nous aurons comme mesure importante tout ce qui touche l'accession des Français à la propriété de leur logement. Nous avons testé l'ensemble de nos propositions. La proposition qui est arrivée numéro 2 dans les préoccupations des Français était la proposition que nous faisions de permettre à chacun d'accéder à la propriété de son logement. Le numéro 1, c'est le téléphone au domicile des personnes âgées, avec système d'alerte médicale et d'urgence, et installation gratuite. Cela pour vous dire que sur le plan général nous sommes un parti libéral et que donc tout ce qui est diffusion de la propriété privée fait partie de nos préoccupations.
H. K. *-- Et sur la propriété collective en général, votre parti a-t-il fait connaître une position ?*
D. B. -- Prenons l'exemple de l'agriculture. Dans nos propositions, nous aurons les possibilités offertes aux jeunes agriculteurs de devenir propriétaires du foncier. Nous proposons que soient développées les méthodes associatives et les méthodes de financement globales comme celle des SAIF (Société anonyme d'investissements fonciers), sortes de sociétés anonymes qui achètent des parts de foncier, la terre achetée étant ensuite mise à la disposition des jeunes agriculteurs. Nous proposerons également le développement des formules de GAEC (Groupement agricole d'exploitation en commun). C'est aussi une forme de propriété collective puisque dans un GAEC il peut y avoir plusieurs propriétaires qui mettent leur exploitation en commun ou des propriétaires et des locataires qui mettent les terres qu'ils exploitent en commun dans un organisme qu'ils gèrent ensemble.
H. K. *-- Quand on vous dit* « *propriété collective* »*, spontanément vous avez plutôt tendance à penser aux formes de propriété privée collective, qu'à toutes les formes possibles de socialisation ou de nationalisation ?*
D. B. -- Absolument.
\*\*\*
73:219
H. K. *-- Nous avons de notre côté une sorte de programme d'urgence en quatre points, sur lequel nous serions désireux de connaître vos réactions. -- Premier point :* RÉDUCTION PROGRESSIVE DES HORAIRES DE TÉLÉVISION.
D. B. -- Le Parti Républicain a entamé depuis un mois et demi une réflexion sur les problèmes de télévision qui a consisté à nommer un responsable du parti chargé de ces problèmes et à savoir ce que pensaient nos concitoyens. Réactions dans notre courrier : une certaine insatisfaction devant les programmes actuels, besoin d'une meilleure qualité et d'une plus grande diversification des programmes, besoin d'une télévision plus régionale et plus adaptée aux préoccupations quotidiennes. Mais en aucun cas ce besoin d'une meilleure télévision ne semble se traduire par une nécessité de moins d'heures de télévision. Le problème pour nous ne se pose pas en quantité horaire. Il est celui de la qualité, de l'adaptation des programmes, mais non de la réduction en tant que telle des heures de télévision.
H. K. *-- Deuxième point :* DÉSCOLARISATION MASSIVE DES AGES ET DES PROFESSIONS QUI N'ONT RIEN A FAIRE SUR LES BANCS DE L'ÉCOLE.
D. B. -- Nous voyons le problème de manière inverse. Nous considérons que l'enseignement doit s'adapter au monde économique, qu'il doit produire des gens capables d'être des producteurs dans le système économique et libéral que nous souhaitons. Cette adaptation ne passe pas par une déscolarisation mais au contraire par l'adaptation de l'enseignement aux débouchés. Il ne s'agit pas de déscolariser, il s'agit de mieux scolariser.
H. K. *-- Troisième point :* INTERDICTION DES TROIS FORMES PRINCIPALES D'INCITATION POLITIQUE A LA LUXURE QUE CONSTITUENT L'INFORMATION SEXUELLE A L'ÉCOLE, LA LIBERTÉ DE L'AVORTEMENT ET LA PROPAGANDE POUR LA CONTRACEPTION.
D. B. -- Information sexuelle à l'école, oui. Propagande pour la contraception, oui. Interruption de grossesse, oui. Le tout pour des raisons de justice sociale. Dans une société où l'information sexuelle n'est pas répandue, où la propagande en faveur de l'interruption de grossesse et en faveur de la limitation des naissances n'est pas faite, ce sont les classes les plus favorisées qui profitent et les moins favorisées qui recourent à l'interruption de grossesse.
74:219
Nous sommes pour l'interruption de grossesse comme dernier point mais nous ne le souhaitons pas pour des raisons religieuses, morales et philosophiques.
H. K. *-- Quatrième point :* RESTAURATION DU DÉCALOGUE COMME LOI FONDAMENTALE DE L'ÉTAT.
D. B. -- Nous croyons que la politique consiste à se mettre au service des autres. Donc, je crois que ceux qui sont engagés dans l'action politique ont un sens altruiste et qu'ils sont décidés à mettre leurs convictions, leurs capacités personnelles au service de la société pour la faire progresser vers plus de justice et de liberté. Sans enfermer notre action dans des principes très précis, nous ne concevons l'action politique que placés dans une certaine morale avec une certaine conception de la société et de l'homme, ce qui signifie une certaine valeur religieuse et philosophique. Je voudrais simplement vous dire que pour nous, jeunes, engagés dans l'action politique, il ne s'agit pas d'un métier, d'une possibilité de carrière, il s'agit d'un engagement et donc d'une morale. Il y a un fondement moral à l'action politique. En ce qui me concerne je suis chrétien, catholique, pratiquant, militant et donc il est évident que ma foi catholique motive en particulier mon engagement politique.
#### Observation
LE POINT DE VUE DU PRÉSIDENT. -- L'interview du Parti Républicain est instructive parce qu'elle reflète d'un bout à l'autre, comme on pouvait s'y attendre, le point de vue du Président : un anticommunisme vigoureusement électoral, d'accord même pour dénoncer la politisation des syndicats, sous réserve qu'on n'aille pas réclamer en outre l'application de la loi ; l'attachement aux « idéaux révolutionnaires » de 1789, c'est-à-dire à cette Démocratie religieuse qui met la loi elle-même dans la dépendance de l'opinion ; une conception généreusement évolutive des droits de l'homme, sous la pression de la « conscience populaire » que nous fabriquent les media ;
75:219
et pour finir, un programme de justice sociale tous azimuts entièrement fondé sur le sondage. -- Ceci étant dit, et notre enquête achevée, je suggère que dans le cadre des sacrifices recommandés par le plan Barre, la France fasse l'économie d'un parti politique en remplaçant celui-là par un ordinateur : la programmation pourrait en être confiée à l'Institut Français d'Opinion Publique, avec récupération de T.V.A., et pour la traduction en clair, un simple technicien muni de son terminal, dans un bureau de l'Élysée... Que de temps gagné, dans la course à l'Évolution ! -- « Monsieur le Président, voici les résultats du dernier sondage : les Français exigent trois autres chaînes de télévision, sans restriction d'horaires, la prise en charge à domicile du biberon de minuit par le personnel de l'État, le mariage à l'essai obligatoire pour tous dès la classe de troisième, le droit d'enfermer leurs vieux quatre jours par semaine, du jeudi au lundi, et l'instauration du Pied souverain comme loi fondamentale de l'État. Je vous prépare les textes, ou l'on revoit le questionnaire ? »
H. K.
#### Notule
Un jeune catholique, qui se déclare (même quand on ne le lui demande pas) catholique pratiquant et militant, c'est très bien. Qu'il occupe sans aucun trouble de conscience (et même, semble-t-il, sans aucune perplexité intellectuelle) un poste dirigeant dans un parti qui croit et professe que la déclaration de 1789 est « la meilleure formulation possible d'un idéal de liberté et de justice » ; qui se propose de « donner un contenu concret aux idéaux révolutionnaires de 1789 » ; que lui-même se déclare partisan de « la propagande en faveur de l'interruption de grossesse et en faveur de la limitation des naissances » ; voilà bien un exemple saisissant de confusion mentale, d'aveuglement moral, de désorientation ; voilà bien le giscardisme.
J. M.
76:219
### Réponses du R.P.R.
(*Rassemblement pour la République*)
M. Jérôme Monod, secrétaire général du R.P.R., a estimé qu'il ne pouvait répondre aux questions de notre enquête qu'en entrant un peu dans le fond des choses, spécialement pour la question sur les « droits de l'homme » et celle sur la propriété. Cela explique le développement inhabituel de certains passages de l'interview enregistrée au siège du R.P.R., dont on n'a rien retranché : nous n'allions pas pénaliser ce parti, quels que soient les points de désaccord, parce qu'il a pris notre enquête au sérieux. -- Le R.P.R., comme on le sait, est le mouvement politique d'origine gaulliste aujourd'hui dirigé par M. Jacques Chirac.
HUGUES KÉRALY. -- *Monsieur le Secrétaire Général, en votant pour les candidats de votre parti, est-ce que nous éloignons la menace d'une accession au pouvoir des communistes ?*
JÉRÔME MONOD. -- En ce qui concerne une telle menace pour la France, je suis dubitatif. Les derniers événements politiques, qui ont révélé publiquement la concurrence inexpiable du Parti Communiste et du Parti Socialiste pour la prise du pouvoir, me paraissent avoir éloigné les risques d'une accession au pouvoir du Parti Communiste seul ou associé à son allié socialiste. -- Mais cela dit, l'arrivée au pouvoir du Parti Socialiste me semble tout aussi dangereuse, car derrière les faux semblants d'une liberté et d'un humanisme dont on nous assure qu'ils seraient préservés, c'est une société niveleuse et bureaucratique qui serait imposée aux Français.
77:219
Les divergences entre le Parti Communiste et le Parti Socialiste ne portent pas tellement sur le programme que sur la dévolution et la répartition du pouvoir. Tout ce que nous avons dénoncé dans le programme commun comme étant contraire à l'esprit et à la vocation de la France, et à la conception que nous nous faisons de l'homme, de sa responsabilité, de sa dignité, doit être combattu : que ce programme soit proposé par une coalition P.C.-P.S. ou par les deux formations en ordre dispersé. -- Nous n'avons cessé de proclamer qu'il fallait désigner l'adversaire et le combattre résolument, -- je ne parle pas des hommes mais des idéologies dont ils se réclament. Nos convictions sur ce point n'ont pas varié.
H. K. *-- Dans cette perspective, le R.P.R. serait-il d'accord pour réclamer la suppression des subventions gouvernementales à la C.G.T., principale courroie de transmission en France du Parti Communiste ?*
JÉRÔME MONOD. -- Le R.P.R., et la V^e^ République, ont toujours reconnu le fait syndical. Notre parti approuve donc l'effort consenti par la collectivité nationale pour que le syndicalisme puisse exercer sa mission, dans le cadre naturellement des lois républicaines. Un certain nombre de subventions en effet ont été versées, notamment pour les centres de formation des organisations syndicales. Mais à partir du moment où apparaît, dans les faits sinon dans le droit, une certaine collusion entre l'action d'un syndicat et celle d'un parti politique, la question peut se poser. Il n'échappe à personne, à cet égard, que la double appartenance de MM. Séguy et Krasucki à la C.G.T. et au P.C. peut entrer dans cette interprétation.
H. K. *-- Votre réponse signifie-t-elle que vous n'hésitez pas à remettre en cause la* « *représentativité légale *» *de la C.G.T. ?*
JÉRÔME MONOD. -- Non, parce que la représentativité légale, de la C.G.T. a été reconnue à une organisation syndicale qui répond aux critères établis par la loi ; et dans la plupart des cas, la C.G.T. se comporte réellement comme il convient à un syndicat.
78:219
D'autre part, nous ne pouvons pas remettre en cause le fait syndical lui-même, la nécessité des syndicats, qui ont été à l'origine de tant de conquêtes sociales depuis si longtemps, parce qu'un syndicalisme -- dans une certaine mesure -- se dévoie. Mais nous sommes soucieux d'assurer et de promouvoir les conditions d'une réelle liberté syndicale, spécialement en ce qui concerne le premier tour des élections syndicales dans les entreprises.
\*\*\*
H. K. -- *Le R.P.R. a-t-il une position de principe, et des convictions, sur ce qui fonde les* « *droits de l'homme *»* ?*
JÉRÔME MONOD. -- Dès que l'on réfléchit sur ce problème, on rencontre l'immense difficulté que pose l'affirmation de droit reconnaissant à tout homme la liberté d'adhérer à des doctrines ou à des idéologies négatrices du système de valeurs qui fonde l'exercice même de tels droits. En d'autres termes, peut-on considérer les droits de l'homme sans référence de quelque manière à des valeurs supérieures comme le respect des solidarités naturelles, la réalisation du bien commun, la survie de la collectivité nationale tout entière ? -- Si l'on affirme que les droits de l'homme sont ordonnés à une fin Vains dépasse, on place au-dessus d'eux une finalité qui, dans certains cas, pourrait fort bien justifier toutes les restrictions portées à leur exercice, voire leur négation pure et simple. Qu'on songe au célèbre précepte révolutionnaire, générateur de tous les totalitarismes : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » -- Si au contraire on considère que les droits de l'homme constituent un absolu, on est tenu de laisser s'en prévaloir ceux-là mêmes, groupes, partis ou individus, qui récusent le type de civilisation sans laquelle de tels droits seraient inconcevables, et par là même une telle société se place en situation de moindre résistance à l'égard d'adversaires sans scrupules pour lesquels la fin justifie les moyens. De même qu'un certain pacifisme est le pire ennemi de la paix ; un certain humanisme débile est le meilleur aiguillon de la violence et du terrorisme.
Je ne crois pas qu'on puisse faire l'économie d'une réflexion sur ces questions capitales, ultimes, car il y va de la survie même de notre civilisation. Il est hors de question d'épuiser le sujet dans le cadre de cet entretien, mais je voudrais néanmoins vous proposer deux pistes susceptibles de nous aider à échapper au dilemme :
79:219
J'observe tout d'abord que l'homme isolé, seul, abstrait, n'existe pas du point de vue social. Il est partie prenante, si je puis dire, de toute une série de solidarités naturelles qui le situent dans la collectivité : notamment la famille, la profession, la patrie. Or des liens ont été tissés par l'histoire entre chacune de ces communautés humaines, lesquelles disposent tout à la fois de droits que l'État se doit de respecter, et de devoirs les unes vis-à-vis des autres. De cette dialectique de droits et de devoirs résulte la volonté commune de vivre ensemble qui fonde une nation. C'est donc à la protection et à l'épanouissement de ces cellules originelles, de ces associations naturelles, de toutes ces communautés à échelle humaine, que doit tendre l'effort des hommes responsables en vue de susciter l'émergence de toutes les libertés concrètes dont l'homme a besoin pour réaliser sa vocation. De telles suggestions vont dans le sens de nos propositions en faveur de la « démocratie du quotidien ».
Ma dernière remarque portera plus précisément sur ce que j'ai appelé la dialectique des droits et des devoirs : dès que l'on affirme l'existence d'un droit on présuppose que son exercice est assujetti à la reconnaissance d'un devoir qui incombe à l'organe chargé d'en garantir l'usage. Prenons par exemple la liberté de conscience : elle suppose que l'État dans sa législation, sa réglementation, son intervention quotidienne n'y portera pas atteinte. Elle suppose que chaque citoyen dans son comportement ou son action militante respectera l'exercice de la liberté reconnue aux autres. Le droit à la liberté de conscience, qui est bien un droit fondamental, a donc besoin pour n'être pas entravé que l'État et le citoyen s'imposent le *devoir* de respecter ce droit. La contrepartie d'un droit est donc, au minimum un devoir d'abstention, au maximum un devoir imposant la mise en place des conditions nécessaires à l'exercice de ce droit. Que vaut en effet la liberté de conscience dans les pays où seule la propagande athée est autorisée, où les auteurs considérés comme hétérodoxes ne disposent pas des moyens matériels de publier leurs œuvres, etc. Toute politique en faveur des droits de l'homme passe donc par la réalisation des conditions concrètes de leur exercice.
H. K. *-- Considérez-vous avec la Déclaration de 1789 que la loi, et par conséquent les droits de l'homme eux-mêmes, sont l'expression de la* « *volonté générale *»* ?*
JÉRÔME MONOD. -- Oui, absolument.
\*\*\*
80:219
H. K. -- *Le R.P.R. a-t-il un programme de diffusion de la propriété privée ?*
JÉRÔME MONOD. -- Le gaullisme s'est depuis toujours préoccupé des rapports du capital et du travail, et c'est lui qui propose *la participation* comme moyen de dépasser les confits de classes et de réconcilier les hommes avec le travail. La formule est bonne, mais il conviendrait de faire passer cette proposition du mythe à la réalité. -- Notre analyse rejoint les réflexions de tous ceux qui, depuis plus d'un siècle, cherchent une troisième voie entre le capitalisme libéral et le socialisme bureaucratique. Car le problème capital demeure de réintégrer dans la société globale la classe ouvrière qui, du moins dans sa majorité, oppose aux valeurs de cette société ses propres idéaux, et dont la conscience de classe se refuse à toute pénétration par les modèles qui ont cours dans la collectivité nationale. Or, c'est à réintégrer dans la communauté nationale ceux qui se situent plus ou moins en position de réfractaires au nom de leur conscience séparée que doivent tendre tous nos efforts.
Par là nous touchons au cœur du problème social, qui passe bien évidemment par la solution du problème de la propriété. Un homme comme Louis SALLERON dont les études avaient frappé le général de Gaulle a, en ce domaine, engagé une réflexion fructueuse en montrant notamment que seules deux voies sont ouvertes à nos sociétés : soit abolir la propriété, soit la diffuser. L'abolition de la propriété c'est le communisme ; Marx dans son *Manifeste* déclarait en effet que « les communistes peuvent résumer leurs théories dans cette proposition unique : abolition de la propriété ». La diffusion de la propriété en revanche, c'est la restauration et l'épanouissement de la justice, de la liberté et de la responsabilité. Si la propriété est le support de la liberté et la trame du collectivisme, c'est qu'en confondant entre les mêmes mains l'autorité politique et le pouvoir économique, il désarme le citoyen et le prive de toute liberté.
Tout le problème est que la propriété, y compris la propriété des moyens de production, soit suffisamment fluide pour être largement diffusée dans toutes les classes de la société et qu'elle ne soit pas l'objet d'un accaparement entre trop peu de mains. La seule véritable et profonde réforme de structure consiste donc, par delà l'intéressement du personnel aux résultats de l'entreprise, à intéresser les salariés à la propriété du capital, le but étant de faire du plus grand nombre possible de salariés des capitalistes.
81:219
-- Je suis pour ma part convaincu que toute mesure allant dans ce sens recueillerait rapidement l'adhésion des salariés, car c'est leur mentalité conditionnée, phénomène de classe artificiel, cultivé par le marxisme et les syndicats, qui leur fait rejeter la notion de propriété privée. La mentalité personnelle et profonde des salariés est tout autre et elle rejoint cette intuition de Simone Weil : « La propriété est un besoin vital de l'âme. »
H. K. -- *Et la question de la propriété collective ?*
JÉRÔME MONOD. -- Il faut s'entendre sur ce terme de propriété « collective ». A l'heure actuelle, il existe en France une propriété collective, dont le domaine est extrêmement vaste. Il y a eu d'abord les nationalisations réalisées en 1944-45 par le général de Gaulle, soit pour des raisons de sanction politique, soit sur des considérations d'intérêt ou de service public. Mais nous estimons qu'il n'y a pas de démocratie, de liberté, d'autonomie de l'individu, si l'on ne reconnaît pas de façon intangible le droit à la propriété individuelle et si l'on ne garantit pas les conditions d'exercice et de développement de ce droit. Par conséquent l'extension de la propriété collective, qui est un terme très vague, utilisé aujourd'hui dans le combat politique par les partis marxistes pour l'appropriation collective non seulement des moyens de production, mais également de l'ensemble des institutions financières, et d'une façon indirecte mais certaine de tous les établissements de commerce, de l'agriculture et même des municipalités, nous paraît une menace et une perversion très dangereuse pour la liberté et la démocratie.
\*\*\*
H. K. *-- Monsieur Monod, vous êtes aujourd'hui secrétaire général du parti connu, au niveau du moins des principes, pour ses convictions nationales, sa préoccupation de sauvegarde d'un certain bien commun national... Quelle serait votre réaction si une vaste association de citoyens français partageant ces préoccupations venait vous proposer ses voix, sous réserve que le R.P.R. inscrive à son programme les quatre points suivants. -- Premier point :* Réduction progressive des horaires de la télévision.
82:219
JÉRÔME MONOD. -- J'ignore ce que peut bien signifier cette formule, mais si elle suggère d'éliminer la télévision comme phénomène social de communication, il me paraît extrêmement difficile de supprimer un progrès social aussi important que celui-là, et contre lequel nous ne pouvons rien. Le problème est plutôt de l'organiser (et non pas de le contrôler), pour que les programmes de télévision correspondent davantage à ce que souhaitent les citoyens responsables de notre pays. Mais je ne crois pas qu'on puisse réduire les horaires de télévision. Toute l'évolution va dans le sens contraire.
H. K. -- *Deuxième point :* Déscolarisation massive des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs de l'école.
JÉRÔME MONOD. -- Je pense qu'effectivement la scolarisation indéfinie est en soi une mauvaise chose. Bien entendu, pendant toute la vie, chacun de nous a besoin d'apprendre et -- comme on dit de façon horrible -- de se recycler. Nous sommes donc pour la formation professionnelle continue, et pour les universités du troisième âge. Mais il ne faut pas que l'école publique se substitue à tout ce que les autres collectivités peuvent donner : l'école ne doit pas remplacer la famille ; elle ne doit pas remplacer, avec une idéologie différente, ce que certains cherchent dans l'Église ; ni se substituer aux contacts vivants que l'on trouve dans la vie professionnelle. -- En ce qui concerne l'apprentissage lui-même, je pense que l'obligation scolaire telle qu'on la conçoit aujourd'hui est probablement trop rigide, et le R.P.R. plaide pour la possibilité de mettre en apprentissage, au sens traditionnel du terme, des enfants à partir de l'âge de quatorze ans, de façon à ce qu'ils puissent éduquer leurs goûts, leurs gestes et finalement leur psychologie, dans le sens du travail concret auquel ils se destinent. Une certaine déscolarisation, en ce sens, un certain pluralisme dans les voies de la préparation aux métiers, est donc bien nécessaire.
H. K. -- *Troisième point :* Interdiction des trois formes principales d'incitation politique à la luxure que constituent l'information sexuelle par les autorités publiques, la propagande pour la contraception et la liberté de l'avortement.
JÉRÔME MONOD. -- Le R.P.R. regrette que la politique familiale ait commencé, depuis 1974, par des mesures qui mettent en suspicion la famille elle-même, des mesures qui attaquent la cellule familiale dans ce qu'elle a de forces vitales, affectives, morales.
83:219
Nous estimons qu'il aurait fallu définir une politique familiale beaucoup plus positive, audacieuse, orientée en particulier vers la famille de trois enfants. -- Sur le problème de l'information sexuelle, là encore, on trouve le meilleur comme le pire : si cette information est utilisée pour contribuer au laxisme des mœurs individuelles et collectives, et à la contestation d'un certain nombre de valeurs auxquelles les Français restent fortement attachés, nous la condamnons ; mais s'il s'agit de cette forme d'éducation que les parents ne font pas toujours, et qui est nécessaire pour armer les enfants à l'égard de problèmes qu'ils rencontreront un jour ou l'autre, nous la trouvons parfaitement normale. D'ailleurs, si cette éducation commence à se faire à l'école, elle s'est faite dans bien d'autres milieux auparavant, de la famille à l'Église, et il n'y a ici aucun monopole de l'information sexuelle. Je ne crois donc pas qu'on puisse être systématiquement contre, à condition bien sûr que cette information soit organisée, et ne porte pas atteinte aux croyances, aux intérêts et aux valeurs morales de la famille. -- Sur le problème de la contraception et de l'avortement, c'est-à-dire de la loi Veil, le R.P.R. n'a pas dit encore ce que sera sa position lorsque cette loi repassera devant le Parlement pour être confirmée ou réformée. Mais tout indique à l'heure actuelle que, devant le péril de la chute des natalités, devant la désagrégation menaçante, pour nos régimes de liberté, d'un certain nombre de valeurs morales et sociales, il faudra certainement revenir en partie sur des dispositions trop hâtives et trop extensives.
H. K. -- *Quatrième et dernier point :* Restauration du Décalogue comme loi fondamentale de l'État.
JÉRÔME MONOD. -- Une des expressions de la démocratie et de la République, c'est d'avoir rigoureusement séparé ce qui appartient à la religion et ce qui appartient à l'État.
On ne peut revenir sur cette séparation ; c'est même l'un des apports décisifs du christianisme, de parachever la tradition d'Antigone -- celle des lois non écrites de la conscience -- sur la distinction du spirituel et du temporel. Mais le Décalogue est une affaire de conscience individuelle, de choix personnel, et l'organisation de notre société de liberté et de responsabilité est faite pour que rien ne mette obstacle aux convictions intimes et à la liberté de conscience de chaque individu.
La phrase célèbre de l'Évangile (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ») signifie qu'en l'homme tout n'appartient pas à l'État, qu'il y a en lui une part irréductible qui échappe au fameux Léviathan de Hobbes, et que par ailleurs la politique est autonome dans son ordre.
84:219
Mais si elle est autonome, elle ne peut ni ne doit se définir sans une référence supérieure. Elle n'est donc pas totalement indépendante d'une certaine morale, et j'entends par morale la finalité qui l'informe et qui la fonde. -- Une phrase de Valéry me paraît définir excellemment dans quels termes s'établissent les rapports entre morale et politique : « Toute politique implique quelque idée de l'homme. » Eh bien notre conception de l'homme, qui est celle de notre civilisation occidentale, récuse la sacralisation du politique. Elle repose sur le respect de cette part d'éternité que chaque homme porte en soi ; plus concrètement sur la faculté de se dévouer pour sa famille, la communauté à laquelle il appartient, sa patrie, et, s'il le fallait, sur sa disponibilité au sacrifice pour la sauvegarde de ses raisons de vivre. Car l'homme ne peut vivre sans une espérance qui le dépasse, pour laquelle il soit prêt à donner le meilleur de lui-même. Et ce qui est vrai pour l'homme est vrai pour les peuples. « Sans vision, disait Péguy, les peuples meurent. » C'est dans ce combat pour l'espérance que l'homme recouvrera sa dignité ; sa distinction et la joie de vivre.
#### Observations
**1. -- **LE R.P.R. FACE À LA LOI. -- Le R.P.R., comme la plupart des autres partis que nous avons interrogés, n'a aucune idée précise du contenu des lois républicaines sur l'assistance publique aux syndicats. Son secrétaire général laisse bien entendre que la « double appartenance » de MM. Séguy et Krasucki au Parti Communiste et à la C.G.T. n'est pas à ses yeux complètement innocente, mais il préfère tout ignorer des critères établis par la loi elle-même en matière de « représentativité légale » des syndicats... De quel poids sont ces convictions anticommunistes, qui ne suffisent même pas à motiver au R.P.R. une démarche politique aussi simple que celle-là : lire les textes, et exiger du pouvoir exécutif l'application pure et simple de la loi ?
85:219
-- Quant à cette loi plus obscure, et tout à fait inavouable, cette étrange loi non écrite qui interdit aux formations de la majorité de s'en prendre activement aux féodalités communistes grandissant dans l'État, grâce aux deniers de l'État, elle n'est peut-être pas sans influence sur l'attitude du P.C. à l'approche des élections : comment les communistes n'hésiteraient-ils pas à compromettre un statu quo aussi favorable à leurs desseins ?
**2. -- **LA DISSERTATION EN TROIS POINTS DÉCLENCHÉE PAR NOTRE QUESTION SUR LES DROITS DE L'HOMME est dans son ensemble un petit chef-d'œuvre de philosophie sociale, comparée aux réponses des autres partis. On y relève nombre de formules étonnantes, dans le cadre de cette enquête, parce qu'elles n'étonneraient personne si nous les avions obtenues à l'*Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien* plutôt qu'au R.P.R. : « L'homme isolé, seul, abstrait, n'existe pas du point de vue social... » On ne peut considérer les droits de l'homme « sans référence à des valeurs supérieures comme le respect des solidarités naturelles, la réalisation du bien commun, la survie de la collectivité nationale tout entière »... « C'est donc à la protection et à l'épanouissement de ces cellules originelles, de ces associations naturelles, de toutes ces communautés à échelle humaine, que doit tendre l'effort des hommes responsables » etc. -- Après cela, j'étais presque déçu d'avoir à consigner la réponse de M. Jérôme Monod à notre question annexe sur la « volonté générale », réponse qui vient tout mettre par terre, ramenant le droit dans l'univers débile de la subjectivité d'un peuple travaillé par des idéologies étrangères. Mais cela aussi, sans doute, était nécessaire à l'information de nos lecteurs.
**3. -- **HOMMAGE À LOUIS SALLERON. -- Le lecteur d'ITINÉRAIRES n'aura pas laissé passer sans un certain soulagement la référence aux travaux de Louis Salleron, dans le développement du R.P.R. sur la propriété privée. Le nom de Louis Salleron est associé depuis plusieurs décennies à l'idée et à l'expression même de *diffusion de la propriété ;*
86:219
ses ouvrages sur la question n'ont pas d'équivalent, ils font autorité chez les économistes sérieux de tout l'Occident. Enfin il y a un parti politique français pour lui rendre publiquement cette justice. -- Dommage que le bureau d'études du R.P.R. n'ait pas poussé la curiosité jusqu'à lire ce que Salleron écrit de la propriété privée « collective ». Il aurait ainsi préparé le chemin à un complément de réponse plus concret, et combien plus original, que le couplet de Jérôme Monod sur les nationalisations.
**4. -- **IMPOSSIBLE : « TOUTE L'ÉVOLUTION VA DANS LE SENS CONTRAIRE. » -- La réponse du R.P.R. au sujet des horaires de télévision rappelle étonnamment celle du P.F.N., et tombe sous le coup de la même remarque, formulée dans nos commentaires sous le même numéro.
**5. -- «** RENDEZ À CÉSAR... » -- Si l'Écriture sainte n'est qu'une fable, il faut faire à ceux qui la prennent au sérieux la simple justice de ne pas s'en mêler ; si on en cite ne fût-ce qu'une parole, avec le désir de convaincre ceux qui y croient, il faut prendre sur soi tout ce que dit cette parole, et dans le sens où cette parole le dit. Le *Décalogue* fait partie de l'Écriture sainte. Comme son nom l'indique, il n'est pas, il ne peut pas être une « affaire de conscience individuelle » et de « choix personnel ». Parmi toutes les vérités de foi ou d'expérience qui le confirment, nous trouvons justement cette phrase de Jésus-Christ que le R.P.R. allègue dans sa réponse à notre quatrième point : « *Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. *» La phrase est à l'impératif ; cela signifie qu'elle constitue elle-même un commandement du Seigneur ; et ce commandement n'a aucun sens, s'il n'implique pas aussi et d'abord pour chacun d'entre nous, César compris, l'observation des Dix Commandements.
H. K.
87:219
### Remarques générales
Sommaire
I. -- Le cas de conscience
II\. -- Une solution du cas de conscience
III\. -- L'incitation officielle à la débauche
IV\. -- Note sur le décalogue
#### I. -- Le cas de conscience
Prenons les choses par leur aspect le plus concret. Beaucoup de Français ont voté Giscard en mai 1974 pour voter contre Mitterrand. Pourquoi ne pas recommencer en mars 1978 ? C'est-à-dire, contre le même adversaire, voter giscardien, voter majorité présidentielle.
Non, -- parce que depuis mai 1974 Giscard a gravement déçu ses électeurs. Son règne s'est inspiré d'idées trop irréelles et trop changeantes. Mais enfin, dira-t-on, sa personne, son système, son gouvernement représentent aujourd'hui le moindre mal. Votons pour lui contre le péril communiste : il le combat peu, ou mal, ou pas du tout, mais mieux vaut Giscard à l'Élysée que Marchais à l'Intérieur.
Ce discours est à peu près vrai dans son ordre. Au demeurant, qu'on l'approuve ou qu'on le conteste, cela ne relèverait que d'un jugement politique, cela ne ferait pas un cas de conscience.
C'est qu'il y a autre chose. Il y a le crime abominable. Il y en a même plus d'un, à y bien regarder, mais arrêtons-nous au plus connu. L'homme, le système, le gouvernement qui ont rendu légal le crime abominable de l'avortement, peuvent-ils encore prétendre au titre de moindre mal ? politiquement acceptable ?
88:219
En avril 1974, en vue de l'élection présidentielle de mai, des catholiques proclamaient :
-- Le moindre mal aujourd'hui, ce n'est pas une majorité libérale aux ordres de la franc-maçonnerie. Quelles que soient les conséquences, les candidats qui ne se prononcent pas pour le respect inconditionnel du droit à la vie de l'innocent doivent savoir qu'ils n'auront pas nos voix.
Leurs voix, le candidat Giscard a fini pourtant par les avoir. Mais il avait rusé sur tout ; et sur l'avortement, il avait trompé ses électeurs catholiques ; ceux qui ne lisaient pas la revue ITINÉRAIRES ; et aussi ceux qui, l'ayant lue, ne la crurent point.
Giscard ayant fait voter l'avortement, les mêmes catholiques ont proclamé :
-- Il n'aura plus nos voix.
Le parti giscardien, le P.R., le « parti républicain », dans sa réponse officielle à notre enquête, se déclare carrément partisan des trois formes d'incitation politique à la luxure : l'information sexuelle publique, la propagande pour la contraception, l'avortement. C'est la justice qui le veut, nous dit-il : ces péchés et ces crimes ne doivent pas rester le privilège des riches, il faut aider les pauvres à y accéder eux aussi. Telles sont la pensée, la doctrine, la loi giscardiennes. Peut-on voter pour ça ?
Parenthèse. Si l'on est absolument insensible à cette difficulté morale, on devrait au moins apercevoir l'inconvénient politique. On a publiquement menacé Giscard et les siens de les priver de tous suffrages s'ils faisaient l'avortement. On a solennellement promis, après qu'ils l'aient fait, de ne plus voter pour eux, « quelles que soient les conséquences ». Et maintenant, à cause d'éventuelles conséquences, on va quand même et encore une fois voter pour Giscard, pour son parti, pour ses avorteurs ? Ce sera y perdre le peu de crédit politique que l'on pouvait avoir ; ce sera avoir fait tout le nécessaire pour que personne jamais ne prenne plus au sérieux ce que l'on dira. Cette immoralité sera aussi définitivement impolitique. Fin de la parenthèse.
89:219
#### II. -- Une solution du cas de conscience
Nous n'allons pas donner une solution générale de ce cas de conscience : il nous semble qu'il n'y en a pas.
Mais dans beaucoup de cas une solution particulière viendra se présenter d'elle-même ou presque. C'est que le plus souvent les hommes sont moins mauvais que leur parti, Il y a un certain nombre de députés giscardiens ou gaullistes qui ont refusé de voter l'avortement (il fallut les voix de la gauche pour faire en sa faveur une majorité parlementaire). D'autres regrettent de l'avoir voté : qu'ils le disent nettement, qu'au besoin on les y pousse, qu'ils promettent de réparer, on peut les croire ou ne pas les croire, mais en tous cas cela ne relève plus du cas de conscience. Partout où des personnalités ou des associations se trouvent en mesure de se faire entendre du candidat, de négocier avec lui, d'obtenir de lui des assurances publiques, il ne faut certes pas s'en priver. L'avantage du mode de scrutin actuel (son avantage sur la proportionnelle) est qu'on vote pour un homme plus que pour un parti. Il serait impossible de voter (notamment) pour le parti giscardien (P.R.), pour le parti gaulliste (R.P.R.) ou pour le parti des forces nouvelles (P.F.N.) en tant que tels, à cause de leur position sur l'avortement. Mais, pour prendre un exemple, si un François Brigneau est candidat, comme il est au P.F.N. leader de la tendance minoritaire opposée à l'avortement, l'impossibilité (morale) est levée par le fait même en ce qui le concerne. D'autres questions sont d'une gravité comparable à celle de l'avortement, posant des cas de conscience analogues. Parfois ou souvent, ils pourront se résoudre de la même manière, en raison de la personnalité du candidat. Mais parfois, ou souvent, ils ne se résoudront pas. Hausser les épaules et tourner le dos à cette difficulté n'est certainement pas une solution.
90:219
*D'une manière générale,* la démocratie libérale est moins mauvaise ou moins insupportable que la démocratie socialiste ; mais elle y conduit. Elle y conduit à terme, elle y conduit inévitablement, s'il n'intervient rien d'autre que la démocratie libérale elle-même. Donc, politiquement, plutôt que de soutenir le moindre mal de la démocratie libérale, il convient de préparer l'intervention nécessaire d'un facteur tout à fait autre, seul capable d'enrayer le passage progressif au socialisme. -- *Dans le cas particulier,* la démocratie libérale giscardienne est inacceptable pour les raisons évoquées et pour d'autres encore, parmi lesquelles le caractère véritablement inquiétant, suspect, non clarifié, des relations personnelles du président Giscard avec le système et la stratégie mondiale du communisme.
On dira aussi : c'est le système démocratique lui-même qui nous piège et nous mène dans une impasse. Certes. Mais ce n'est pas en soi une raison suffisante pour s'abstenir aux élections. La meilleure tradition anti-démocratique, celle de l'Action française, est que l'on vote pour le moindre mal. Quand on le peut. Quand il y a réellement un moindre mal. Dans la situation actuelle, cela ne pourra se juger que circonscription par circonscription ; et souvent sans doute d'un jugement mal assuré, simplement probable.
#### III. -- L'incitation officielle à la débauche
L'originalité politique la plus certaine de la présidence giscardienne est une invention qui, dans les États civilisés, est absolument sans précédent : la « permissivité » sexuelle officiellement établie et imposée par la loi.
C'est une véritable nouveauté ; la seule, sans doute, de ce règne funeste ; en tous cas la plus formidable. Partout et toujours, en effet, toutes les civilisations ont estimé que des règles et limites s'imposent obligatoirement à ce que l'on nomme aujourd'hui l'activité sexuelle. On s'est souvent trompé au cours de l'histoire sur l'exacte nature de ces limites et de ces règles ; souvent ces règles, ces limites ont été peu ou mal respectées en fait.
91:219
Mais l'idée inouïe, monstrueuse, pour la première fois officiellement établie, est qu'il ne doit plus y avoir en la matière ni limites sociales ni règles morales. Ce n'est pas que l'État giscardien tolère simplement cette permissivité, ou que seulement il y consente ; non ; il y travaille, il l'impose, et par exemple il interdit aux parents, par la loi, d'empêcher la distribution de la pilule, de son mode d'emploi et de l'invitation à l'employer, à leurs fillettes mineures. La réalité de l'officielle information sexuelle, doublée de la non moins officielle propagande pour la contraception, consiste à inciter les enfants à la luxure et à leur en enseigner les moyens.
De tout temps il y a eu des gens pour pervertir à leur usage l'enfance et la jeunesse ; il y a eu aussi des souverains pour en donner l'affreux exemple. Mais c'était en passant outre à la loi morale, en tournant la loi civile. Aujourd'hui la loi civile prétend supprimer la loi morale et installer une universelle et méthodique excitation des enfants à la débauche. C'est la plus profonde (et la plus atroce) révolution politique et religieuse de notre temps.
\*\*\*
Voici quelques extraits de ce que nous en avons écrit au tome II de *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (chap. VII) :
Le monde moderne aura fini par substituer l'instruction sexuelle à l'instruction religieuse. Il aura fini par le faire, il aura fini en le faisant. Nous lui avons rappelé que toutes les civilisations mortes ont expiré en pourrissant dans la luxure. Il se moque de cet avertissement puisqu'il veut justement, au nom du progrès, la mort de la civilisation.
Le terme d'instruction est assez démodé ; sans doute parce qu'il est le terme juste. L'enseignement se donne aujourd'hui le ridicule de viser à la fois plus haut et plus bas, et de prétendre faire de l'*information,* comme les gazettes, ou de l'*éducation*, comme les familles. Ce n'est pas que l'enseignement n'ait aucune part dans l'éducation : mais cette part légitime, cette part importante, il l'a en qualité d'instruction. L'instruction religieuse, qui donne les connaissances nécessaires au salut, n'est pas le tout d'une éducation à la vie surnaturelle ; mais c'en est un indispensable élément.
92:219
De même l'instruction civique pour l'éducation civique ; l'instruction intellectuelle pour l'éducation intellectuelle. Et bien entendu c'est la finalité éducative qui doit diriger, ordonner, mesurer les cheminements de l'instruction ; mais non point les supprimer.
Depuis longtemps le ministère de l'instruction publique est devenu le ministère de l'éducation nationale, et de leur côté les cours de religion ne sont plus ni des cours, ni de l'instruction religieuse. On constate donc que les enfants n'apprennent plus rien à l'école. Mais cela va changer. Ils y apprendront, et obligatoirement, la « sexualité ». C'est-à-dire la luxure.
Remarquez bien que l' « information sexuelle », légalement obligatoire, et l' « éducation sexuelle », prétendument facultative, ont pris la place de l'instruction religieuse en tant que discipline commune à tous les degrés, à toutes les branches et à toutes les spécialités.
Dans la société chrétienne, on allait à n'importe quelle école ou à aucune, mais tout le monde allait au catéchisme. L'instruction religieuse était la seule matière du programme qui ne pouvait faire l'objet d'aucune dispense ni d'aucune option. Or il était advenu qu'elle avait peu à peu disparu. Rejetée par le laïcisme comme attentatoire à la liberté de l'enfant, elle était d'autre part tombée en désuétude chez les curés : -- *Pourquoi voulez-vous enseigner, de tels mystères à des enfants si petits ? Ils ne peuvent rien y comprendre.* Les mêmes curés qui trouvaient qu'il était toujours trop tôt pour commencer l'instruction religieuse se sont mis, simultanément, à trouver qu'il était toujours trop tard pour commencer l'instruction sexuelle. Et personne n'en sera dispensé.
L'éducation sexuelle supplante l'éducation religieuse comme révélation du *secret de la vie.* Le secret de la vie pour les modernes, c'est d'abord comment elle se transmet physiquement, c'est ensuite de connaître le plaisir attaché à cette transmission (connaissance qui est réputée faire accéder à un état mental et moral très supérieur à celui de la chasteté), c'est enfin et surtout de faire connaître et pratiquer les manières et moyens d'avoir ce plaisir sans opérer cette transmission.
Mais cela même n'est pas tout.
93:219
Car s'il ne s'agissait que d'apprendre cela, s'il ne s'agissait que d' « information sexuelle », c'est-à-dire d'enseigner aux enfants en quoi consistent et comment commettre les péchés mortels de luxure dans toutes leurs catégories possibles, -- il n'y aurait vraiment pas besoin d'en faire des cours et des cours pour tous les âges et dans toutes les classes. Une heure ou deux y suffiraient. L'infernal *Petit livre rouge des lycéens et collégiens* donne une incitation suffisante à tous les péchés de luxure, solitaires ou collectifs, homo ou hétérosexuels, en une trentaine de pages seulement, dont la lecture à haute voix prendrait entre quarante et soixante minutes. Pour une initiation à toutes les luxures possibles, cela serait assez.
Mais non point pour installer une religion à la place d'une autre.
Ce que la loi, après le conditionnement psychologique, rend obligatoire, c'est de *parler souvent* des plaisirs coupables, maintenant déclarés innocents et nécessaires, c'est d'y *penser souvent*, et *publiquement,* et *tous ensemble,* et avec l'*encouragement de l'autorité magistrale.*
Cette excitation permanente et autorisée de la plus violente concupiscence, présentée « scientifiquement » comme un besoin du même ordre que le boire et le manger, est un crime absolument nouveau dans l'histoire de l'humanité.
Ce pourrissement dans la luxure ne peut être considéré comme un phénomène marginal ni par l'autorité politique ni par l'autorité religieuse. C'est un phénomène central de notre décadence religieuse et politique. La luxure, dès qu'elle est publiquement suscitée, ou seulement tolérée, envahit tout, corrompt tout. Nous voyons bien qu'elle a tout envahi et tout corrompu autour de nous, les travaux et les jours, les rues et les chansons, le commerce et les loisirs, la littérature et l'art ; elle a envahi jusqu'aux livres d'enfants et jusqu'aux livres de prière. Une infection généralisée n'est pas un problème moral, au sens d'ailleurs erroné où un problème moral relèverait de la conscience individuelle en son particulier, à l'intérieur de la vie privée. C'est une affaire politique ; c'est une affaire religieuse. La contagion universelle de la luxure est un fléau social. Le devoir politique s'impose aux gouvernements, aux institutions et aux lois de la réfréner au lieu de la faciliter. *Les pouvoirs temporels ne peuvent évidemment pas la guérir : ils peuvent et ils doivent la faire reculer, et salutairement la contraindre au moins à se cacher.* C'est là une vérité très certaine, qui devrait être très courante : les pouvoirs responsables ont cessé de l'enseigner, de la défendre, de la faire respecter, de la mettre en œuvre. Répétée par tous les siècles, c'est aujourd'hui seulement qu'elle se tait, par la trahison des pouvoirs temporels et spirituels.
94:219
Mais guérir la luxure n'est possible qu'à la sainteté, selon le théorème de Chesterton : « L'humanité est déséquilibrée à l'endroit du sexe, et la santé véritable ne lui est permise que dans la sainteté. »
Pour prendre le corollaire du théorème de Chesterton, l'obturation ou la rupture des canaux de la sanctification laisse sans recours contre le déséquilibre du sexe. Et ce déséquilibre, plus encore qu'un déséquilibre des sens, est un déséquilibre de l'imagination. La sexualité autonome, la sexualité séparée du mariage et de l'ordre et des fins du mariage, est un irréalisme, qui se crée un monde imaginaire. Et de même que la démocratie moderne est la mise au pluriel du péché originel, comme je l'ai expliqué ailleurs, de même, mais je ne l'expliquerai pas plus avant, car le papier ne supporte pas tout, la culture audio-visuelle du monde moderne est la mise en commun du péché de la chair au niveau de l'imagination.
#### IV. -- Note sur le décalogue
Le décalogue passe souvent aujourd'hui pour un objet de foi religieuse plutôt que pour une vérité morale ; pour une croyance confessionnelle plutôt que pour un principe politique. Même aux yeux de ceux qui ne le refusent pas. A cause des trois premiers commandements. Les sept derniers sont assez généralement considérés comme coïncidant en gros avec la morale naturelle, celle de l'honnêteté courante, commune à toutes les convictions religieuses, philosophiques ou politiques, celui qui y manque est tenu pour malhonnête. Encore y a-t-il des exceptions. Sans parler du monde communiste, qui ne reconnaît aucune loi morale universelle, il faut bien constater que le monde occidental dans son ensemble, curés en tête, ne prend plus tellement au sérieux le 6^e^ commandement (ni le 9^e^ et le 10^e^). Par là, le décalogue en sa seconde table est entamé dans la conscience commune : non plus simplement par des transgressions, il y en a toujours eu ; mais ce n'est pas la même chose de transgresser par passion, par égarement, par faiblesse, une loi morale que l'on reconnaît comme devant être gardée, ou de méconnaître et nier son caractère de loi morale obligatoire. Tous les hommes de tous les temps ont plus ou moins transgressé le décalogue. Nous sommes en chemin de l'abolir, ce qui est bien différent. Mais quoi qu'il en soit de cette abolition qui est en cours (amorcée par le libéralisme, consommée par le marxisme), il survit encore un sentiment général favorable à une « honnêteté » qui coïncide à peu près avec la totalité ou la majorité des sept derniers commandements du décalogue. Ce qui n'est plus compris du tout, ce sont les trois premiers.
Les trois premiers commandements, relatifs à Dieu, ne relèvent pas de la simple honnêteté morale et politique, ils relèvent, croit-on, de la religion. Ce n'est plus affaire de raison mais affaire de foi. On croit en Dieu ou bien on n'y croit pas, cela dépend de la croyance de chacun. D'ailleurs le décalogue est une révélation de l'Ancien Testament, il appartient à la tradition et à la culture judéo-chrétiennes, un État non-confessionnel ne peut le reconnaître pour sa loi fondamentale.
Assurément le décalogue a été révélé par Dieu et il est pour le chrétien objet de foi. Mais tout entier. Point seulement les trois premiers commandements relatifs aux devoirs envers Dieu. Tout autant les sept commandements de la morale naturelle relatifs aux devoirs envers le prochain. Ne pas voler, ne pas mentir, ne pas commettre d'homicide sont de révélation divine et objet de croyance religieuse exactement autant que l'adoration d'un Dieu unique. La frontière entre la morale naturelle et la religion révélée ne passe pas du tout, comme presque tout le monde le croit maintenant, à l'intérieur du décalogue, entre les commandements concernant Dieu, dimension dite verticale, et ceux qui concernent le prochain, dimension dite horizontale. Tout entier le décalogue est révélé par Dieu ; tout entier on l'apprend au catéchisme. Et tout entier, simultanément, il appartient à la raison naturelle. Cette double appartenance du décalogue est la source de confusions prolongées. On imagine qu'il appartient à la raison naturelle par sa seconde table, à la religion révélée par la première.
96:219
Le décalogue n'est rien d'autre que la nature humaine : la nature sans la grâce, la nature sans la révélation, la nature connaissable par la raison naturelle. Mais non point connaissable facilement ; non point connaissable rapidement ; non point connaissable sans grands risques d'erreur. Comme cette connaissance longue et difficile est néanmoins à tout instant une connaissance nécessaire au salut éternel, Dieu la révèle dans l'Ancien Testament, la confirme dans le Nouveau, charge son Église de la garder intacte et de l'enseigner à tous. De soi, le décalogue n'est pas hors d'atteinte de la raison. Il n'est objet de foi que par accident, à cause des circonstances où se débat l'humanité depuis le péché originel. Les vérités du décalogue présentent donc cette particularité d'être également objet de foi et objet de connaissance naturelle, mais point en même temps et sous le même rapport. Elles sont objet de foi pour les enfants baptisés, avant qu'ils aient l'usage de la raison. Elles demeurent objet de foi pour les fidèles catéchisés qui n'arriveraient pas à en avoir par eux-mêmes une connaissance certaine. Cette particularité fournit un prétexte à ceux qui veulent enfermer le décalogue, ou du moins sa première table, dans le jardin privé de la conscience religieuse.
L'existence de Dieu, les devoirs envers Dieu appartiennent pourtant, eux aussi, à la morale naturelle. Ou, pour parler plus précisément, mais non pas plus exactement, à la *religion naturelle,* celle qu'imposent à tout homme sa nature et sa raison. La vertu naturelle de religion fait partie de la morale naturelle, elle est une vertu annexe de la vertu cardinale de justice, elle consiste à rendre à Dieu, autant que nous le pouvons, l'honneur qui lui est dû en qualité de principe premier de la création. L'homme moderne, en perdant la foi surnaturelle, a perdu aussi la religion naturelle, vérifiant en cela l'axiome de Chesterton : « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui n'est pas naturel. » Ce faisant l'homme moderne est tombé plus bas que le paganisme antique, qui sous ses superstitions et idolâtries parfois épouvantables conservait vivante la vertu naturelle de religion. A la religion naturelle il ne faut que la grâce pour devenir religion surnaturelle. Là où la nature a disparu, que peut la grâce ? Il ne faut que la grâce pour évangéliser les païens. Pour évangéliser les modernes il faut Dieu sait quoi. Cela soit dit en passant, à l'adresse des épiscopats qui tactiquement et techniquement se posent les « problèmes d'évangélisation » sans en apercevoir les données. Mais revenons à la politique.
97:219
Que Dieu existe, qu'il est notre créateur et notre législateur, que nous devons l'honorer et l'aimer par-dessus toutes choses, cela fait partie du patrimoine temporel de l'humanité, ce n'est pas la révélation divine qui nous l'apprend. La révélation nous le confirme, nous le garantit, nous l'enseigne si nous venons à en douter ou à l'oublier ; elle n'est pas spéculativement nécessaire pour que nous le sachions. C'est un savoir qui n'est pas ecclésiastique, qui n'est pas confessionnel. Ce savoir devient incertain pour l'agnostique, l'agnosticisme n'est pas monstrueux, il provient de l'infirmité de la nature humaine ; à la différence de l'athéisme, qui n'est pas doute mais négation, qui n'est pas infirmité mais révolte, et qui est contre nature.
(Le proprement confessionnel, ecclésiastique, surnaturel, -- ce que la raison humaine, fût-elle celle d'Aristote additionnée à celle d'Eschyle, ne peut connaître à elle seule, -- c'est que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit ; qu'il s'est incarné afin d'expier pour nous ; et qu'il pardonne ; et que l'amour naturel de Dieu et du prochain en est purifié, fortifié, transfiguré.)
Le décalogue est la loi naturelle de l'homme. Mais l'homme, à la différence du minéral, du végétal et des autres animaux, est une créature douée d'intelligence et de volonté, qui atteint sa fin naturelle en s'y déterminant par son propre consentement, ayant la redoutable faculté de pouvoir s'y refuser : pour cette raison, sa loi naturelle est une loi morale ; elle ne l'oblige pas physiquement ; elle l'oblige en conscience. Mais sa loi naturelle est le décalogue en entier. En omettre ou différer les trois premiers commandements, c'est défigurer la nature humaine.
Ces vérités sont vieilles comme le monde et dureront autant que lui. Elles jugent les politiques, les sociétés, les civilisations, elles les sauvent ou les condamnent. Elles sont rejetées par les athées. Elles sont tenues pour plus ou moins douteuses par les agnostiques. Elles devraient du moins être parfaitement familières aux catholiques, elles font partie du catéchisme. C'est un grand malheur, c'est assurément le plus grand malheur politique du monde moderne, que les catholiques, y compris évêques et docteurs, ne connaissent plus le rudiment de leur doctrine concernant le temporel.
98:219
Loi naturelle de l'espèce humaine, le décalogue est la condition nécessaire de la prospérité temporelle des sociétés politiques. Réclamer que le décalogue soit rétabli à la place qui est la sienne de loi fondamentale de l'État est une revendication tout à fait laïque, au sens de parfaitement non-confessionnelle. La revendication confessionnelle proprement catholique est que la France revienne à sa vocation chrétienne et reconnaisse le règne social du Sacré-Cœur : cela est de l'ordre de la conversion ; on ne peut l'imposer par des voies et moyens uniquement politiques à une population qui n'en veut pas et qui n'y comprend rien. Remarquons d'ailleurs que cette revendication proprement catholique n'est actuellement formulée ni préparée par personne qui soit en situation religieuse ou politique de la faire entendre avec autorité ; nous n'avons pour l'heure ni Constantin ni Charlemagne ; ni Clovis ni saint Rémy ; ni saint Louis ni Louis XIII ; nous n'avons aucun Bossuet ni même aucun cardinal Pie. J'en parle ici seulement pour faire remarquer et faire comprendre que la loi naturelle énoncée par le décalogue n'est pas « religieuse » en ce sens-là, qui est le sens confessionnel et surnaturel. Je n'examine pas non plus en ce moment le point de savoir s'il est vraisemblable qu'une nation comme la France puisse un jour être ramenée à l'ordre naturel des sociétés sans être simultanément rétablie dans sa surnaturelle vocation chrétienne. Je m'en tiens au niveau de la *politique naturelle,* pour observer qu'aucun des partis et mouvements qui vont solliciter nos suffrages aux élections de mars 1978, non, aucun n'a une idée claire de ce qui constitue l'indispensable minimum vital pour le gouvernement des sociétés.
\*\*\*
Ils nous parlent tous des *droits de l'homme* sans s'apercevoir que des droits qui ne sont pas fondés en Dieu ne sont fondés sur rien. « Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de droit, plus de loi. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d'une innocence parfaite... » (Maurras.) La seule déclaration des droits de l'homme qui soit sérieuse est le décalogue, parce quelle est une déclaration des devoirs : que serait un droit que l'on n'aurait pas le devoir de respecter ?
99:219
Les droits que l'on s'arroge ou que l'on impose n'ont pas en cela nature et valeur de droits. Des citoyens excités à acquérir pour eux-mêmes toujours davantage de droits plutôt qu'éduqués à respecter ceux du prochain sont mal préparés à établir entre eux une société de droit. Tout cela est au cœur de la politique. D'ailleurs la raison d'être la plus fondamentale des sociétés politiques est de conserver, transmettre et observer le décalogue. Chacune le fait dans sa langue, selon ses coutumes, avec son visage. Mais plus ou moins : et c'est en cela que chacune est plus ou moins humaine ou inhumaine. Car le décalogue est le bien commun temporel de l'humanité.
J. M.
100:219
## CHRONIQUES
101:219
### Après l'échec du plan Barre
par Louis Salleron
QUAND M. BARRE fut nommé premier ministre en 1976, il fut accueilli favorablement. On le savait compétent, il n'avait pas de passé politique, il annonçait une action en profondeur exempte de démagogie. De quoi séduire. Il séduisit.
Après plus d'une année, c'est l'échec. L'inflation n'a pas reculé. Le chômage a augmenté. Les progrès vers la stabilité du franc et l'équilibre de la balance extérieure sont fragiles et contestables.
Un autre aurait-il fait mieux ? Nous n'en savons rien. Dans l'immédiat, de meilleurs résultats étaient difficiles à atteindre, mais l'avenir pouvait être beaucoup mieux préparé. Il semble bien que M. Barre ait cru pouvoir, en quinze mois, produire des chiffres où s'inscrirait un renversement certain de la tendance. Disons : une diminution de 20 à 30 pour 100 des prix à la consommation et du nombre des chômeurs. Il s'est trompé. Son image de marque s'en est trouvée atteinte. D'autant qu'à l'approche des élections le politicien a dû prendre le pas sur le financier. Une certaine démagogie est apparue chez lui, fût-ce sous les couleurs d'une anti-démagogie qui sonne un peu faux. Il se présente aux élections, ce qui est bien son droit et ce qui est peut-être une habileté, mais qui nuit à son personnage. Il a la charge de conduire à la bataille électorale une majorité incertaine et on le sent mal à l'aise sur son quadrige branlant. Bref le relief de sa personnalité s'est effacé.
102:219
On le voit de plus en plus comme l'exécutant de la politique de M. Giscard d'Estaing qu'il a faite sienne au fil des mois, même si elle n'était pas la sienne à l'origine. Il n'est plus qu'un élément des combinaisons ténébreuses du libéralisme avancé, autrement dit du socialisme qui se veut à visage humain.
Qu'aurait-il donc dû faire ? et quelle eût pu être sa politique ? C'est difficile à dire dans le détail, car la situation est très embrouillée. Toutefois un point est certain, qui est essentiel : M. Barre aurait dû, et pouvait facilement redonner confiance à l'épargne. Il en aurait même, très probablement, recueilli les fruits dans le court terme.
Mais pourquoi redonner confiance à l'épargne ? Est-ce simplement pour réparer une injustice, les épargnants étant les principales victimes de l'inflation ? Sans doute, mais ce n'est pas la raison principale. Celle-ci est le rééquilibrage de l'économie nationale.
L'explication n'est pas aisée à donner, car elle se situe à plusieurs niveaux, dont les plus profonds, qui sont les plus importants, échappent aux économistes et que les plus élevés, qui sont les plus « superficiels » -- dans les deux sens du mot : à la surface et secondaires -- sont les plus sujets à discussion, étant propres à susciter la bataille des chiffres et des théories, où l'expert a toujours raison, même et surtout quand il a tort.
Tâchons de parler simplement. L'équilibre économique est fait d'équilibres multiples -- entre la production et la consommation, entre l'investissement et l'épargne, entre les importations et les exportations, etc. Cet équilibre est nécessaire. On le retrouve toujours à la fin. Il est évident que les importations ne peuvent perpétuellement excéder les exportations, pas plus que la consommation ne peut être éternellement supérieure à la production. Mais le déséquilibre est également nécessaire, en ce sens que le progrès technique et les aléas de la vie (guerres, excédents ou déficits de la production, etc.) créent, durablement ou passagèrement, des ruptures dans l'équilibre existant. D'autre part, la monnaie, le crédit et la gestion financière, tout en reflétant, dans les prix et les revenus, l'équilibre et le déséquilibre, les déterminent aussi pour une part. Or notre époque est dominée par une théorie de la répartition qui consiste à pomper au sommet, c'est-à-dire à l'État, le maximum des richesses produites, pour les redistribuer, de la manière apparemment la plus favorable, entre les individus.
103:219
Le système semble être le plus juste parce qu'il permet de corriger les inégalités de revenu. Il semble être aussi le plus productif parce qu'en augmentant le pouvoir d'achat des plus pauvres, ou des moins fortunés, qui sont les plus nombreux, il assure la plus grande production de biens et de services par l'accroissement de la consommation.
Le drame des théories économiques -- de toutes les théories -- c'est que, vraies au moment où elles apparaissent parce qu'elles saisissent mieux que les précédentes les déséquilibres nouveaux qui sont, partiellement du moins, l'effet de celles-ci, devenues fausses après avoir été vraies en leur temps, elles deviennent fausses à leur tour en accentuant des déséquilibres dont la nature a changé. Le socialisme d'État, dont nous souffrons chaque jour davantage, crée une société de consommation dont la double tare est de créer de nouvelles inégalités, de plus en plus injustes, tout en ne permettant plus de satisfaire aux investissements essentiels, trop étrangers à la consommation. Constamment appelé à corriger les injustices et les gaspillages de son système de redistribution et les défauts les plus criants de son système d'investissement, l'État s'enfonce dans un socialisme de plus en plus anarchique dont le terme logique est le communisme qui, par la dictature, peut seul rétablir les hiérarchies inhérentes à toute société. Mais les hiérarchies du communisme sont privatives de liberté et elles ordonnent les investissements productifs à la seule puissance de l'État.
Le rééquilibrage de l'économie ne peut être aujourd'hui obtenu que par l'équitable rémunération de l'épargne, ce qui signifie concrètement la restauration, ou l'instauration, de mesures juridiques et fiscales permettant la vie familiale, la possession d'un patrimoine de valeurs mobilières, un taux d'intérêt positif pour les rentes, les dépôts et les obligations. Nous avons expliqué tout cela dans notre livre sur « la diffusion de la propriété » (aux Nouvelles Éditions Latines), car, en ce point du moins, Marx est d'accord avec tout l'enseignement de l'Histoire universelle : c'est le régime de la propriété qui commande l'évolution de toute société.
104:219
La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. Elle ne se fait pas non plus à la résidence secondaire. Mais la corbeille et la résidence, secondaire ou principale, conditionnent la politique de la France, comme de tout pays développé.
L'épargne française est considérable et pourrait l'être bien davantage. Une dizaine de millions de familles de salariés sont sorties, en trente ans, du prolétariat et ont maintenant les réflexes des classes moyennes. Elles aspirent à consolider leur statut dans un patrimoine. Rien n'est plus facile, techniquement, que de répondre à leur aspiration. Il en résulterait une pression anti-inflationniste et le dégagement de sommes considérables pour les investissements. En peu d'années, nous retrouverions l'équilibre économique, dans la liberté.
M. Barre a raté le coche. Mais qui osera faire la politique que la vérité économique commande, tout autant que la vérité sociale ? On cherche en vain le successeur.
Louis Salleron.
105:219
### Le cours des choses
par Jacques Perret
JARDIN DES PLANTES (suite). -- Du temps que l'Église n'abordait les sciences qu'avec mille précautions la botanique était justement réputée la moins dangereuse d'entre elles. Ainsi le jardin du roi prospérait-il honnêtement dans ce quartier Saint-Victor, non seulement un des plus ecclésiastiques de tout Paris mais des plus dissipés, conjoncture assez fréquente alors, et tout à fait justifiable. Il est bon que l'absolution soit à proximité du péché si la présence d'un saint homme sollicite le repentir. On voyait en effet à toute heure aller venir liseurs de bréviaire, moines et frères lais que saluaient avec respect les accortes pécheresses habituées du versant sud de la Montagne et descendues se purifier dans les chastes parfums de l'angélique et du romarin si favorables à la contrition. Ces rencontres-là ne sont plus remarquables aujourd'hui, les clercs se font rares, leurs habits sont banalisés et les courtisanes plus ou moins libérées de la notion de péché sont vêtues comme gentes demoiselles. En revanche les passants et les habitués de ce jardin n'ont guère changé ; ce sont les bourgeois d'alentour, les bandes de gamins, les étudiants et docteurs de toutes sortes, les bébés en lisière, les vieillards en rond et les écoliers en rangs. Si l'Espagnol abondant vous agace, rappelez-vous l'irritation des Parisiens devant les vagues d'Italiens attirés par nos reines Médicis et la vogue des Castillans suscitée par nos reines espagnoles et gonflée par le théâtre de Corneille. Mais où sont nos joueurs de dames ?
106:219
Une fois de plus je rappellerai que sous ma plume aucun jeu de mots n'est à soupçonner à propos du jeu de dames. Cela dit et sauf erreur le choix fait de ce jardin par les amateurs d'échecs et de dames n'a rien de séculaire. En tous cas mes confrères anciens, que je sache, n'en font pas mention dans leurs chroniques et je ne me souviens pas, enfant, les avoir remarqués. Même dans les années 20-25 où le meilleur, je veux dire le plus innocent, de mes temps perdus se donnait au jeu de dames en compagnie d'un ancien condisciple extraordinairement doué pour ce jeu, même en ce temps-là pas de damistes au jardin. Je dois dire au passage qu'en dépit des leçons d'un tel ami et de mes propres efforts je ne serai jamais qu'un médiocre damiste à peine digne de ce nom. Il est bien rare qu'on soit doué pour tous les genres d'efforts et la réflexion, la concentration, l'abstraction ne sont pas mon fort. On peut très bien comprendre l'esprit d'un système, la finesse d'un jeu, la subtilité de ses calculs, son génie enfin et néanmoins dans la pratique se conduire, peut-être pas comme une savate, mais en apprenti sans avenir. Il y avait à Paris, dans lesdites années, deux sociétés de damistes : *Le Damier Parisien* et *Le Damier Notre-Dame.* Et trois lieux de fréquentation habituels : un café qui se trouvait devant la bouche de métro Étienne Marcel, un autre au coin des rues d'Arcole et du Cloître Notre-Dame, et le *Ludo,* fameuse taverne du Quartier Latin, billards et jeux savants, deux entrées qui, soit dit entre nous, faisaient deux sorties, l'une patente et honorifique rue de la Sorbonne, l'autre discrète, rue Champollion. Cette venelle un peu chaude ignorait encore le cinéma mais se flattait d'un cabaret bien connu : *Les Noctambules,* où chansonnait Vincent Hyspa. Toujours est-il qu'en ce temps-là on ne jouait pas aux dames sans café-crème. L'idée même d'une partie en plein air avait quelque chose de puéril et de choquant. Les Parisiens laissaient volontiers le grand air aux péquenots et l'hygiène aux riches. N'empêche que les garçons de café ont tenu leurs quatre ans de guerre y compris les intempéries, ni plus ni moins que les paysans. Toujours est-il que je n'ai pas souvenir de damistes au Jardin des Plantes avant la fin de la deuxième mondiale.
107:219
Mieux encore je crois pouvoir préciser que l'innovation eut lieu dans les commencements du deuxième règne du général de Gaulle, pure coïncidence. Nous savons d'ailleurs que les jeux solitaires avaient sa préférence ; il faisait des patiences, il avait ainsi le destin pour adversaire, le seul à sa mesure ; il mourut dit-on d'une patience ratée.
J'ai fait plusieurs fois allusion ici même à une certaine allée du Jardin partiellement occupée à certaines heures par la pratique des deux grands jeux se jouant sur quadrilatère quadrillé, à savoir les dames et les échecs, soixante quatre cases pour celui-ci cent pour celui-là. Ayant déjà beaucoup parlé de cette allée aux dames je la laisserai en toile de fond en lui tournant le dos comme le conférencier sur scène dans un décor de square Louis XV.
Avant tout, exposer sinon régler la situation des dames par rapport aux échecs. Les échecs se jouent avec des *pièces,* figurines tournées ou sculptées, au pire moulées, chacune se déplaçant d'une manière différente. Aux dames il n'y a que des pions qui vont tous en diagonale et du même pas, sauf capture d'un ou plusieurs pions ; tout le monde sait ça, et par là même que le jeu d'échecs est plus compliqué que les dames. Il est très important de noter tout de suite que la complication d'un système, et surtout d'un système qui a sa fin en soi, n'en fait pas obligatoirement sa supériorité. Elle ne peut d'abord inspirer l'admiration et le respect que d'un esprit naïf et superficiel ; le même pour qui le compliqué implique nécessairement le difficile. En conséquence, présumer à première vue que le simple est plus facile que le compliqué c'est encourir les plus graves déboires. Ce n'est pas dire que les échecs soient un jeu facile, loin de là, mais que les dames n'en sont pas moins difficiles Le tout est de savoir en quoi et pour qui c'est plus facile ou plus difficile. Admettons, hypothèse de travail, deux parties, échecs et dames, à la même heure au même endroit, chacun des quatre joueurs disposant d'une cervelle équivalente à celle de son adversaire. Supposons les quatre joueurs à égalité d'effort dans leur application à gagner, les résultats ne seront pas égaux pour autant : la partie d'échecs sera nulle, pas forcément la partie de dames. Notez qu'un joueur d'échecs vous dira le contraire. Chacun veut pour son camp la liberté, elle n'est sûrement pas dans les deux. D'autre part, combien de joueurs d'échecs éprouvés n'ont-ils pas tenté vainement de réussir aux dames, et inversement.
108:219
La bivalence est exceptionnelle. Or le jeu de dames est généralement traité en parent pauvre, c'est agaçant. La vérité est à l'inverse. Mais l'opinion vulgaire, éblouie par le pittoresque des pièces, la diversité de leurs pouvoirs et démarches persiste à voir dans la complication des échecs un très noble divertissement réservé aux princes de l'intelligence, et dans la simplicité des dames un jeu de nursery et d'hospice. Je ne trouve d'explication à cette immémoriale injustice que dans l'extraordinaire et traditionnelle modestie des joueurs de dames à commencer par les champions.
La bibliographie des échecs est d'une richesse insoupçonnable. Pour les dames elle est franchement dérisoire. Rien que des opuscules et par-ci par-là quelque bulletin plus ou moins trimestriel et toujours éphémère. En général, une fois rappelé les règles du jeu et traité sommairement de son histoire on en vient tout de suite à nous montrer et commenter une quantité de coups classiques ou inventés en cours de partie. C'est passionnant mais nous restons émerveillés par des actions et rien n'est dit sur le ressort. Il doit sans doute exister un ouvrage, une étude, un article, ayant creusé la question mais je ne le connais pas. Je commence à croire qu'il est suffisant et nécessaire d'avoir lu ce qu'en dit le merveilleux Edgar Poe dans une de ses *Histoires extraordinaires.* De même qu'il nous fait entrevoir à propos de *La Lettre volée* le calcul gagnant au jeu de billes à main fermée « pair ou impair », de même à propos du *Double assassinat de la rue Morgue,* il s'ingénie à nous démontrer la supériorité des dames sur les échecs, vrai morceau de bravoure dans la mesure où il chamboule une idée reçue, tellement stupide à ses yeux qu'il en arrive à prendre un ton d'impatience et d'acrimonie. Son indignation devant l'ineptie d'une telle fable le conduit à définir pour les opposer les structures mentales du joueur d'échecs et dix damiste. Bien qu'objective et scrupuleuse l'argumentation philosophique prendra par moment tournure de polémique. Voici par exemple un trait qu'il vous sera permis de retenir comme abrégé ou conclusion de sa théorie vengeresse. Il figure d'ailleurs au départ de son exploration analytique. On y reconnaît bien l'accent du raisonneur excédé par avance d'avoir à démontrer la raison d'une vérité d'évidence :
109:219
-- Je prends donc, dit-il, cette occasion de proclamer que la haute puissance de la réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs.
Dans l'allée aux dames cependant tout est calme. Les joueurs d'échecs y sont, comme d'habitude, plus nombreux. Due ou indue la notoriété fait le nombre. Si les deux coteries bien sûr ne se mélangent pas, elles se côtoient de près et parfois coude à coude pour cause d'ombrage ou de pluie, mais jamais d'étincelles aux points de contact. Rien ne laisse deviner ni mépris ni jalousie, ni complexe d'infériorité ou de supériorité. C'est la coexistence pacifique de l'esprit de finesse et de géométrie, chacun gardant pour soi la conviction de son excellence propre. Pour ce qui est de savoir qui nous rangerons à gauche et qui à droite nous en reparlerons, quitte à surprendre et contrarier les uns et les autres. Mais nous dirons d'abord, la prochaine fois, quelques mots sur la situation ethnologique des deux partis. (*A suivre.*)
\*\*\*
A propos d'ethnologie nul n'ignore que cette science est la plus engagée qui soit et parfois la plus inquiétante. Même au féminin l'ethnologue est l'homme qui connaît l'homme dans tous les racoins de sa ténébreuse histoire. C'est apparemment une des raisons pour lesquelles la retenue de Mme Claustre en otage a provoqué et entretenu de longs mois l'émotion du public français, élites et masses. Rappelez-vous : l'intrigue se noue, s'effiloche, se renoue, s'emmêle, s'endort et se réveille, tandis qu'aux trafics les plus louches se mélange un curieux parfum de galanterie frottée de raison d'État : on se passionne, on pleure, on s'étonne, on s'effraye, on s'attendrit, on halète, on se fâche, on s'impatiente, on ricane, on tremble, on s'émerveille. C'est la nouvelle Antinéa, la mystérieuse ethnologue enfermée dans les secrets de l'Atlantide et qui resteront secrets. C'est l'enlèvement d'Hélène, Pâris est voilé jusqu'aux yeux, du fond de son palais Agamemnon Teknocratos en appelle à Jupiter qui bientôt fait pleuvoir sur le désert des paquets de glaives et javelots pour d'ineffables rançons, et la guerre de Troie n'aura pas lieu.
110:219
Les vrais dessous de l'affaire ne seront pas publiés mais nous aurons en supplément de suspens les raisons cachées de l'affaire et le petit jeu des conjectures. Ce mélodrame étiré mais tapageur n'a pu intéresser que le public français. Retentissement très modéré chez les puissances étrangères.
Peu après on nous apprend qu'une demi-douzaine de promeneurs présumés français, vagues cheminots en vadrouille se sont fait ramasser par une bande de nomades, en quête d'otages eux aussi, et emmener on ne sait où. Bon, c'est déjà un *remake,* et au rabais ; on abuse un peu du public, ça ne prend pas, aucun succès. Quinze lignes en page intérieure et vingt secondes d'émission. Elles seront quand même renouvelées de mois en mois, communiqué de routine, tout le monde s'en fout.
C'est pourquoi, dans le dernier numéro, à propos des cinquante otages libérés à l'esbroufe par un commando allemand dénué de scrupules, je donnais ici le contenu d'un factum dénonçant l'ignominie d'une pareille atteinte au droit des gens. J'en profitais pour attirer l'attention du cher Valéry, comme dirait Helmuth, sur l'existence présumée des huit otages supposés français, discrètement capturés dans le Sahara mauritanien, emmenés à toutes fins utiles en un lieu inconnu et gardés par les soldats de notre ami Boumedienne. Il y avait là de ma part, je l'avoue, un rien d'amertume, un rien d'ironie, voire de malveillance. Je pouvais donner l'impression de mettre en cause les gardiens de l'honneur français en les soupçonnant de s'aplatir une fois de plus devant l'arrogance du dey d'Alger.
Or, à peine envoyée ma copie, un démenti punitif me tombait dessus. La justice immanente, administrée par le cours des choses, réduisait à néant les insinuations du chroniqueur téméraire. Voici l'abrégé du processus.
Le ciel de l'Europe des Cinq vibrait encore aux clameurs d'enthousiasme et de gratitude soulevées par l'exploit miraculeux d'une poignée de Fritz. On célébrait partout l'honneur vengé des nations démocratiques, et la non-violence outragée glorifiait les chevaliers teutoniques de la sainte violence. C'est alors que le président Giscard nous fait la révélation suivante : au plus serré, au plus urgent des discussions sur la qualité de vie du citoyen français et l'accession du troisième âge à tous les plaisirs d'une société libérale avancée, jamais le sort inconnu de nos otages n'a cessé de le tourmenter. Sur ce enfin il proclame son intention d'engager les négociations avec Boumedienne en vue de leur libération.
111:219
Pour obtenir du lecteur pardon de mes soupçons infâmes j'irai jusqu'à flétrir tous ceux qui ont osé ricaner d'une décision qui n'était bien sûr que fortuitement consécutive au fait accompli par Helmuth.
Or, voilà déjà plus d'un mois que les envoyés de la République française poursuivent leurs négociations avec les délégués d'une tribu passionnée d'autonomie ; brûlant de se promouvoir à l'appellation d'État, francophone au demeurant vu que naguère sujette de la République et bénéficiaire de la paix française. En toute sincérité je comprends fort bien la situation pénible de nos ambassadeurs et l'indulgence longanime dont ils témoignent à l'égard de ces populations que nous abandonnâmes ignominieusement aux chienlits de la décolonisation, à la merci des sollicitudes et ambitions rivales, ici du gros gourmand soviétique, ailleurs du grand glouton capitaliste.
Hier encore les porte-voix de l'Élysée nous invitaient à prévoir une solution positive, exemplairement négociée dans un esprit de concertation démocratique et de compréhension mutuelle. Autrement dit nous allons mettre les pouces. Tel est le sort d'une grande vieille et secondaire puissance devant les menaces d'une tribu que Moscou protège par l'intermédiaire du redoutable Boumedienne. En résumé on n'est pas de taille à faire les braves et nos cocoricos seront moderato.
Et voilà que ce matin, plus forts à eux huit que tous les prestiges de l'ethnologie, ces travailleurs du désert, otages anonymes sans autre mystère que l'inconnu de leur séjour, font soudain trembler l'univers. A leur insu mais à cause d'eux la guerre mondiale peut éclater demain, la véritable der des der, la catastrophe globale. On en vient alors dans un instant d'égarement à se demander si l'honneur de la France n'aurait pas avantage à se perdre plutôt que périsse l'humanité tout entière.
Au lever, un demi-setier de ouiski-maxiton, c'est le démarrage en rose, l'euphorie et bientôt l'hébétude. Mais la lecture du journal avec le café au lait est un dopant de qualité supérieure et longue durée.
112:219
Il se recommande par la dignité de ses manifestations, la noblesse et le dynamisme des propos, mimiques et interjections qu'il inspire sur les malheurs de la république, le crétinisme ou la malignité de ses hauts fonctionnaires, et les sanctions immédiates qui s'imposent. On s'exclame, on se fâche, on s'esclaffe, on stigmatise, on se tape sur les cuisses, on postillonne de mépris, on rougit de honte. Réactions d'autant plus méritoires et tonifiantes qu'on ne sait même pas le pourquoi ni le comment, autrement dit le fond des choses. Mais attention : peut-être bien que les choses n'ont pas de fond, ou qu'insondable est leur fond. Dans les deux cas il faudra bien nous en tenir à la surface. Et si vraiment elles ont un fond, l'expérience nous prouve assez qu'on peut très bien juger du fond par la surface. Et si le cours des choses bouillonne et se précipite, le fond remonte en surface, on peut alors s'émerveiller ou se voiler la face. Les apparences vraiment trompeuses, en fin de compte, sont très rares elles n'ont jamais trompé que ceux qui le désiraient. Les Français ont trop longtemps désiré que de Gaulle les trompât.
\*\*\*
S'il est digne de son rang le pédégé multinational comme le plombier du coin ne se contentera pas de juger le demandeur d'emploi aux certificats, recommandations et diplômes excipes. Dès l'entrée il se fait un commencement d'opinion au vu des apparences. C'est ce qu'on appelle le coefficient binette. Il en poursuivra l'examen tout au long de l'entrevue et l'effet ressenti emportera sans doute la décision. Il observera discrètement la tenue de la tête aux pieds, s'attardera plus facilement sur le visage, les yeux, la voix. Il aura tendance à insister sur le regard généralement tenu pour révélateur du fond des choses. C'est un peu vrai, mais l'autre, aussi bien averti, peut se connaître un regard de faux-jeton et lui façonner un instant de droiture. De même pour la voix, il peut corriger ce qu'elle a de caressant ou de pointu pour lui donner un moment d'énergie ou de rondeur. Je conseillerais alors à l'observateur de s'intéresser non seulement à la voix mais à la bouche. Le plus malin des simulateurs n'y pense pas toujours. Il va surveiller ses paroles sans se douter que la bouche le trahit par le mouvement des lèvres, le pli des commissures, la courbure du sourire.
113:219
Tout cela est de bon conseil. Le beau conseilleur qui vous parle ici même se fait généralement posséder par le premier venu des beaux parleurs de qualité moyenne. C'est tout à fait normal. Tous les moralistes sont là pour attester qu'il n'est pas nécessaire de pratiquer pour conseiller.
\*\*\*
Pour offrir au public sa tête en jugement, la télé bien sûr est un merveilleux présentoir. Plus exactement un faire-valoir à la disposition du client qui en usera plus ou moins naïvement, pour la réputation de sa personne. S'il n'est là qu'au hasard d'une enquête il peut d'abord se verrouiller mais sera tenté de se composer un personnage en prenant des airs de suffisance ou même de modestie. S'il est déjà un personnage il va renchérir dessus, et croyant s'avantager s'endommagera. Conscient ou non il y a donc présomption de trucage. Mais de leur côté les techniciens, truqueurs de professions et arrangeurs d'effets, n'hésiteront pas d'en jouer selon la sympathie ou l'animosité qu'ils éprouvent à l'égard du patient. Et celui-ci viendrait-il à se fâcher :
-- Ne pleurez pas, lui dira l'opérateur, la vraie sale gueule, authentique, nature, comme vous avez, à tous les coups ça crève l'écran. De toute façon le palais des mirages, c'est pas ici.
En effet, les studios d'actualités, intervioux et débats n'ont pas les moyens et n'auraient pas la permission de changer n'importe qui en n'importe quoi comme on peut le faire pour les dramatiques d'épouvante et fiction, ou les dessins animés. C'est pourquoi l'opérateur n'ayant ici d'autres ressources que l'éclairage et les gros plans baladeurs il ne peut obtenir qu'un supplément ou même un excès de ressemblance, autrement dit un surcroît de vérité. Nous verrons alors le m'as-tu-vu tel qu'en lui-même enfin la télé le change. Rien que la vérité, toute la vérité, à tel point que souvent le spectateur se frotte les yeux en murmurant : c'est pas vrai !
114:219
De l'avis général, parmi tous les gens plus ou moins importants qui passent et repassent au petit écran, de loin les plus doués pour ces genres d'aveux et professions de foi ronronnés, trombonés, vociférés, clamés, mimés, gesticulés, c'est l'homme politique, autrement dit le racoleur de suffrages, le souffleur et ressouffleur des vents historiques issus de la grande dépression mentale de 1789. En concurrence ou en querelle, tous du même bord et coiffés du même bonnet, larrons et barons en foire, gagne-pain pour les uns, coquetterie pour les autres. Nous sommes et serons gouvernés par ces gens-là.
\*\*\*
SAINT-NICOLAS DU CHARDONNET. -- *La nef tient bon. La météo, bien sûr, conseille de veiller au grain mais pour l'heure c'est grand largue et tribord amure, sous jolie brise force 8. Bien que n'ayant cure désormais que de Saint-Séverin, l'abbé Bellego ne semble pas à court de besogne. On raconte qu'aux paroissiens qui lui demandent un prêtre pour la consolation d'un malade ou les derniers sacrements il dit :* « *Adressez-vous donc à Saint-Nicolas, c'est pareil. *» *La fraternité sacerdotale n'est donc pas entamée gravement.*
*Ayant exécuté courageusement le baroud d'honneur exigé par l'occupation d'une paroisse qu'il desservait, il semble bien que son curé légal se soit fait une raison. Après tout Mgr Ducaud-Bourget n'est pas un conquérant cruel, ni pillard ni profanateur. Le peuple conquis n'a jusqu'ici souffert ni brutalité ni exaction. On peut même dire que jamais depuis longtemps son âme n'avait connu tant de soins. Par l'importance, la piété, la fidélité de son troupeau la paroisse en tant que telle n'arrête pas d'impressionner les uns, d'édifier les autres. Un tel voisinage, temporaire bien sûr, peut avoir des avantages. Après tout Mgr Ducaud-Bourget n'est qu'un rival heureux. J'imagine que le Père Bellego pourrait sans déchoir considérer son voisin comme un vicaire officieux, mais diligent, instruit, éventuellement serviable.*
115:219
*S'il nourrit encore un peu d'inquiétude et d'amertume devant le succès d'un ministère parfaitement licite mais exercé dans des conditions discutables, les sentiments de l'abbé Bellego n'ont rien de commun avec l'animosité que nous devinons chez le cardinal Marly. Animosité d'autant plus vive qu'il sent venir, dit-on, le jour qui le laisserait tout seul à dénoncer le scandale et réclamer châtiment.* « *Je suis conscient, dit-il, de l'enjeu. J'en connais la dimension nationale, voire internationale. J'entends prendre en mains, directement, l'avenir de l'action juridique engagée. *» *Attention : L'idée seule de dimension prend aujourd'hui de telles dimensions que si l'enjeu en question, comme je le suppose, est la religion catholique nous acceptons en effet de la situer dans un complexe dimensionnel où elle ne pourrait que régner en tant que quatrième dimension. En ce cas les cotes relevées de la dite religion telle qu'elle se pratique à Saint-Nicolas nous révélerait une dimension bel et bien internationale voire universelle. A condition bien sûr que l'unité de mesure ne soit pas truquée au bénéfice d'un de ces micmacs pluridimensionnels dont nos prédicateurs font leur miel.*
\*\*\*
*Pour bien comprendre l'affaire de Saint-Nicolas en tant que révélatrice de nos discordes, il est bon de se reporter à la correspondance de Marty et Ducaud récemment publiée par M^e^ Desmure-Moscet, avocat de celui-ci* (*Édit. Chiré en Montreuil*)*. Inutile d'insister sur les sentiments coléreux qui, sous la plume du cardinal, transpirent peu à peu dans ces formules paternelles et charitables dont nous admirons les intentions modératrices.*
116:219
*Retenons seulement que Mgr Ducaud-Bourget ne se lassera pas d'exposer les arguments théologiques et pastoraux dont il fortifie sa position et que Mgr Marty de plus en plus bref se contentera de répéter : Obéissez ! C'est bien là l'inflexible autorité, la sommation sans phrases, la nécessaire intransigeance d'un évêque de haute époque. On est content de savoir que l'Église ne se reconnaît plus aujourd'hui qu'un seul ennemi ; on suppose qu'il est flétri, honni, puni en tant qu'ultime et vivant reproche.*
\*\*\*
AUTRES SOUCIS. -- *Les experts sociaux du conseil épiscopal ont quelque peine à se débrouiller dans le projet de loi concernant l'accès du clergé au bénéfice de la Sécurité Sociale. L'État lui-même ne cache pas son embarras. La question est très compliquée à tous égards, l'absence de revenus entre autres et surtout le célibat. Et celui-ci en effet, que l'État veut ignorer, se verrait pour la première fois impliqué dans les conséquences d'une loi profane. On me dit en effet sur ce point que les clercs canonistes, rompus aux analyses juridiques en seraient venus à retenir l'hypothèse où le système ferait entrevoir aux ecclésiastiques l'avantage qu'ils auraient à prendre femme et fonder une famille. Éventualité qu'il y aurait lieu d'envisager librement* sub specie historiae ventus.
*De toute manière l'extension, un peu hardiment promise, de la Sécurité Sociale à l'ensemble de la population laborieuse touchant à son terme, se heurte aux cas les plus marginaux et vasouillards, sauf le respect qui leur est dû. Il ne reste plus en effet qu'à intégrer dans le système les ecclésiastiques en même temps que les six catégories suivantes qui se languissent elles aussi de sécurité :*
*Cartomanciennes*
*Lycéens âgés de plus de vingt ans*
*Concubins et concubines*
117:219
*Sourciers*
*Conférenciers*
*Péripatéticiennes.*
*Je me doutais bien qu'on trouverait Aristote quelque part en queue de série pour y mettre un peu d'ordre et rassurer les impétrants ecclésiastiques.*
\*\*\*
BOUQUET. -- *Vue à la vitrine d'une librairie pédagogique la présentation en éventail d'une collection intitulée* Premières Questions. *Le dernier volume paru et mis en évidence a pour titre* Les Races. *Couverture cartonnée, imagée, pimpante : on y voit en bouquet une dizaine de visages plus ou moins typés, la couleur de leur peau allant du noir à l'olivâtre, du safran au jaune pâle et du rouge brique au saumoné, tous jeunes, gais, souriants, affables, on les embrasserait. L'image de l'homme blanc, nettement plus grande et placée au milieu nous montre le visage d'un individu d'âge mûr, sexagénaire au moins, cheveux en brosse et moustache de même, col cassé, sourcils froncés, regard énergique, la vraie gueule de vache, la tête de lard, le faciès à claques. On me dirait qu'il y a là un rien de fanatisme que je ne serais pas étonné.*
Jacques Perret.
118:219
### L'Étoile du Jour
*Suite des aventures de mer... et autres*
par Bernard Bouts
#### L'Uruguay
Cette année-là nous ne sommes restés que quelques jours à Rio de Janeiro : juste le temps de nettoyer la coque et faire de l'eau et des vivres ; je voulais passer l'hiver en Uruguay pour peindre mes tableaux dans un climat froid. Le climat de l'Uruguay est chaud en été et frais en hiver. Il y a souvent de la gelée blanche sur les herbes au petit matin. Ces températures sont inconcevables pour les Brésiliens du nord, accoutumés à ce que le thermomètre ne descende jamais au-dessous de 18°.
Mes compagnons m'abandonnèrent, sous divers prétextes : l'un avait de la famille à visiter à Joinville, l'autre des intérêts à Porto Alegre, le troisième voulait développer ses photos dans son laboratoire de Victoria et notre nouveau marin-cuisinier Antonio, pris de panique et de subites douleurs d'estomac, déserta subrepticement, de nuit.
119:219
Je restai seul à bord ; mais je découvris trois jeunes gens, des Uruguayens justement, qui couraient l'aventure en auto-stop à travers le Brésil et furent très heureux de pouvoir rentrer chez eux gratis. Ils prétendirent qu'ils avaient déjà navigué, sur le Rio de la Plata, se vantèrent de toutes manières et je faillis les croire ! Cependant je vis bien, dès la première manœuvre de port, qu'ils n'étaient pas des loups de mer. Heureusement je trouvai un nouveau marin-cuisinier en la personne d'un jeune étudiant argentin, Horacio, qui, lui, avait réellement couru la régate de Buenos Aires à Rio.
Ah ! ça n'a pas été drôle : nos trois Urubus ([^2]) ne savaient pas tenir la barre. D'ailleurs ils disparurent dans les profondeurs de la cale car ils n'avaient ni l'endurance ni les habitudes de discipline personnelle indispensables pour naviguer.
120:219
\[Voir 219-120.jpg\]
121:219
J'ai remarqué que ce genre demi-hippies, soi-disant épris d'aventures au Grand Large ou dans la Forêt Tropicale, ne sont heureux, en fait, qu'aux plus épais grouillements des grandes villes et sur les plages à la mode. Ils ont peur de l'effort.
Bref, nous fîmes tout le travail, Horacio et moi. Des quarts de trois heures, deux heures, huit heures, selon l'état de « l'autre », et nous étions bien fatigués.
Les Uruguayens restaient cachés entre les sacs de voiles, à l'avant. L'un d'eux allait de temps en temps, presque en cachette, à la cambuse, chercher une boîte de pêches en conserve ; je crois qu'ils n'ont rien mangé d'autre pendant cette traversée, qui dura dix-sept jours.
Nous avons eu du mauvais temps et des vents contraires avec une très grosse mer au large de Santa Catarina. Il fallut prendre des ris. Nous le fîmes à nous deux, peu à peu, et enfin, la voilure réduite à son minimum, le petit navire se mit à capeyer très joliment.
Les vagues étaient énormes, un peu confuses. Elles déferlaient ; mais, à l'approche du bateau, elles se taisaient pour passer sous la quille et ressortir avec bruit de l'autre bord. L'Étoile tenait fort bien la cape, quoique dérivant très vite à cause de son faible tirant d'eau.
Cette cape dura vingt et une heures.
Après avoir dormi tout notre soûl nous nous retrouvâmes au carré pour manger -- du riz avec des œufs sur le plat et du jambon fumé, le tout arrosé d'une vieille bouteille de vin portugais, la circonstance en valait la peine ; comme dessert, des poires cuites en conserve -- et puis, bien calés chacun dans un coin, nous avons regardé quelque temps les vagues par la petite fenêtre de la cuisine.
Entraîné par mes rêves, je me mis à parler d'art sans me demander si le brave Horace goûterait mon discours. « L'art de peindre, dis-je, est comme l'art de naviguer, faut le goût. S'agit d'inventer des rythmes et des mouvements analogues à ceux de l'esprit, qui sont imprévisibles. Non des mouvements fugitifs comme la vague agitée par le vent. Mouvement des formes. On dit : la forme de l'étrave de l'Étoile est belle. C'est le mouvement de croissance comme l'arbre fait un mouvement pour grandir. C'est le mouvement de la vie. Un mystère. »
122:219
Le pauvre Horace, un verre à la main, le petit doigt levé, me regardait avec surprise. Je continuai : « Le dessin, il faut qu'il soit spontané et comme facile ; il faut avoir tellement de technique que c'est comme si on n'avait pas de technique. Mais aujourd'hui, la nature de la vie et la nature de l'art sont méconnues. Entreprises commerciales et entreprises de démolition. Les farceurs ! C'est à qui sera le plus original ! Ils cherchent la personnalité ! Mais toute œuvre grande est sensationnelle, originale, personnelle par elle-même. Il n'y a pas à se gratter ! »
Horacio s'endormait. Le vin du Portugal et l'étrangeté de mon discours produisaient leur effet. Quant à moi je m'enthousiasmais : le bruit du vent et des vagues, les mâts battant la mesure, je crus le moment propice pour une tirade sur l'orchestration : « Il s'agit de choisir ses instruments, avec leur timbre, leur volume, leur couleur et les faire entrer dans un ensemble ; comme dit Pascal *Ramener le divers à l'unité.* C'est l'harmonie. En peinture l'harmonie est tout aussi subtile parce que toutes les couleurs doivent entrer dans une même lumière. C'est le ton local. Ce qu'en musique on appelle le mode. Je n'entends parler que des contrastes et je ne vois que des couleurs acides, comme un plat dans lequel on mettrait plus de sel et de piment que de viande. »
Peu à peu mon cuisinier s'était laissé aller à plat sur la banquette. Il ronflait. Mais je continuai : « Le vent, les courants, les vagues, on ne les changera pas. Il y a une nature des choses ! » Horacio n'entendait plus rien. J'essayai de le réveiller en le prenant à témoin : « Une œuvre d'art est semblable à un navire toutes voiles dehors, par belle brise ! » Je criais : « Convenez que capeyer n'est pas naviguer ! En peinture, prendre la cape c'est se laisser dériver au gré du vent. Ha ; ha ! Ceux qui se croient *dans le vent... !* »
Pendant ce temps nos trois lascars ne parlaient sûrement pas d'art dans le fond de la cale. J'allai les chercher parce que le vent passait à l'Est. Bonne affaire pour nous : il fallait reprendre la route. Ils parurent sur le pont, pâles et les traits tirés. Horacio sortit du carré. « A hisser la misaine ! » je dis, et on s'y mit tant bien que mal. Le grand air semblait les ranimer. « O, Hisse ! Encore un peu ! Allez les gars ! Souque ! Souque ! »
123:219
L'Étoile commença à faire de la route avec le vent par le travers et les vagues debout. C'était magnifique. On établit encore un foc et un bon bout de la grand'voile. Alors l'Étoile du Jour se mit à bondir au milieu de gerbes d'écume, cognant dur contre le clapot mais remontant suavement la houle. J'étais si content que je restai à la barre tard dans la nuit et je me surprenais à rire tout seul. Horacio vint me remplacer vers les deux heures du matin et je remontai à cinq heures pour faire le point avec les dernières étoiles.
Le mauvais temps semblait terminé pour cette fois. Nous étions sur la latitude de Rio Grande do Sul mais très au large et nous sommes entrés le lendemain à Maldonado, qu'on appelle aussi Punta del Este, en Uruguay.
\*\*\*
Nous avons débarqué nos trois explorateurs, non sans les avoir lestés d'un bon dîner et de quelque argent. Je ne laissai rien voir de cette envie qui me démangeait de leur donner un grand coup de pied au derrière.
Puis... nous sommes restés deux ans du côté de l'Uruguay et de l'Argentine, principalement à l'embouchure de ces charmantes rivières qui se jettent dans l'immense Rio de la Plata : 50 km de large en face de Buenos Aires et 250 km à son embouchure, si l'on compte, comme les géographes, de Puntal del Este à Mar del Plata.
En réalité il ne s'agit pas d'un seul delta mais de plusieurs les uns à côté des autres : celui du Parana de las Palmas, du Parana Mini, du Parana Guassu et du Rio Uruguay, qui laissent entre eux quelques centaines de bras, sans compter les petites rivières indépendantes. Tout cela parsemé d'une immensité de marais et d'îles couvertes d'arbres ou de buissons à perte de vue. On y trouve quelques cabanes, construites sur pilotis à cause des inondations, mais les villes et les villages sont loin, vers les hauteurs. C'est le règne des joncs et du vent...
Nous passâmes de longs mois dans ces régions, changeant de mouillage toutes les semaines ou toutes les deux semaines. Il m'arrivait de rester seul à bord mais, généralement, je trouvais des cuisiniers bénévoles, pour qui c'était une véritable aventure :
124:219
un architecte en mal de solitude ; un peintre en bâtiment, joyeux compagnon, qui aimait la pêche à la ligne ; un jeune vagabond, poursuivi par la police pour quelque larcin et qui fut, ma foi, l'un des meilleurs cuisiniers ; un Swami de l'Inde, venu en Amérique du Sud pour faire des conférences, et à qui le médecin avait conseillé une cure de repos. Il me disait : « Peignez vos tableaux ; moi, je m'occupe de la cuisine. » Il me préparait toujours du riz à l'Hindou, très cuit et sucré. Il lavait consciencieusement le pont, tous les matins, le torse nu malgré le froid. Vers le soir, à l'heure du thé, nous avions une conversation sur des sujets mystiques.
De temps à autre j'allais à Buenos Aires et, naturellement, à la voile, pour remettre quelques tableaux à la galerie qui me représentait. Il fallait un jour de travail pour parer le bateau (retirer la tente en Dacron qui couvrait la grande écoutille, remettre les écoutes à leur place, enverguer les voiles et hisser) et de deux à quatre jours de voyage aller et retour.
Et puis la vie reprenait son cours volontairement monotone : levé avant le jour j'allais étudier les « foulées » des sangliers, des cerfs, des « carpinchos » qu'on appelle aussi « capivaras » ou « cabiais » et des « nutrias » qui sont des ragondins. Dans ce temps-là j'aimais la chasse, mais à ma manière : je ne tuais un animal que lorsque nous avions besoin de viande. D'ailleurs, si l'on veut étudier les mœurs des animaux, connaître leur gîte et leurs mœurs, il faut être silencieux. Un coup de fusil de temps en temps est déjà de trop.
Je revenais vers 10 heures du matin pour peindre mes tableaux, dessiner, graver, écrire ; vers le soir il m'arrivait de repartir, la carabine sous le bras, lorsque l'état de la lune et la brise se présentaient comme il faut. Je me postais à un endroit soigneusement choisi et j'attendais excellent exercice de patience. J'entendais les animaux avant de les voir : d'abord les jeunes, qui faisaient beaucoup de bruit dans les herbes sèches, puis les femelles, famille par famille ; puis les mâles, qui, à cette époque, ne se disputent pas et enfin, parfois, un grand mâle, le patriarche, le plus méfiant de tous. Cet ordre était, à peu de variantes près, le même pour les cerfs et pour les sangliers, mais les passages se trouvaient à des endroits différents.
125:219
Avec le télescope je voyais très bien, et je tirais à coup sûr, appuyé, car je savais que tout animal blessé est perdu. Je m'en allais et ne revenais qu'au jour pour dépouiller la bête et rapporter la viande. Il me fallait faire parfois plusieurs voyages, par des chemins très incommodes : il y a, dans ces deltas, des sentiers qui suivent les arêtes de sables et d'alluvions couverts d'arbres. Ils séparent des marais, invisibles sous une couche d'humus d'une palme ou deux d'épaisseur, mais suffisante pour que des arbustes y poussent. Des arbustes peu touffus. Dessous il y a deux mètres d'eau. Tout cela bouge sous les pas et il faut marcher avec une extrême attention pour ne pas passer au travers. La viande, pendue à la hune de grand, voile, se conservait longtemps grâce au froid et le soleil la séchait. C'était en somme de la viande boucanée.
De temps en temps nous remontions la rivière jusqu'au village le plus proche pour acheter des légumes et des fruits. Nous échangions aussi un cuissot ou un cuir contre des vivres en conserve ou un sac de pommes de terre.
\*\*\*
Les histoires de chasseurs sont innombrables et toujours vraies, bien entendu. Mon ami le Dr Diaz Castro est, à ma connaissance, l'un des rares qui n'ait jamais exagéré, encore moins inventé. Il venait de temps en temps passer quelques jours dans la région, il sortait seul lui aussi. Cependant, une fois il dut inviter deux amis. Il les emmena sous le sapin qu'il avait choisi, une nuit de pleine lune et de brise contraire, pour essayer de voir passer un vieux solitaire qu'il connaissait depuis des années ([^3]). L'attente fut longue ; les deux autres commençaient à s'impatienter quand ils entendirent le sanglier patauger dans le marais, puis il sortit vers la dune. Les trois coups de feu partirent presque en même temps, si bien qu'il leur fut impossible de dire qui avait tiré le premier. Ils avaient des armes semblables et des balles de même calibre. Le sanglier tomba mort. Une seule balle, au cœur, et aucune autre blessure.
126:219
« Mon cher Bernard, me dit le lendemain Diaz Castro, de sa voix posée, je crois que je me suis un peu pressé de tirer... » Les amis se disputaient l'honneur de cette balle au cœur. N'empêche que Diaz Castro avait tiré quarante sangliers en dix ans et n'avait jamais raté. Enfin, la vraie modestie consiste à croire que les autres ont raison...
Quelques années auparavant j'étais en promenade, à cheval, avec deux amis, dans la « Sierra Grande de Cordoba » en Argentine. Ce sont des montagnes très solitaires, loin de tout, arrondies, avec quelques pâturages à moutons et d'énormes rochers, à perte de vue, entre lesquels on se faufile comme on peut. Au-dessus de nous planait un condor. Les condors suivent les pumas pour s'emparer des restes de leur déjeuner. Les chasseurs suivent les condors pour savoir où est le puma. Nous suivions le condor.
Nous vîmes, un peu en contrebas, dans une passe étroite, un homme armé seulement d'un revolver, qu'il tenait à deux mains devant un puma, lequel n'avait pas l'air content. Tout à coup le puma fit un bond par-dessus le bonhomme et entra dans un trou, une grotte, derrière lui. Nous nous approchâmes : « Heureusement que vous n'avez pas tiré » lui dit l'un de mes compagnons. « Eh ! dit l'homme, je me répétais : n'aie pas peur, Pedro, n'aie pas peur Pedro, mais je ne pouvais pas tirer ! »
C'était une femelle qui avait sans doute des petits dans la grotte. Pedro voulait y entrer. Nous lui prêtâmes notre lampe-torche et nous le suivîmes.
Le couloir était d'abord bas et étroit, puis plus haut mais encore plus étroit. Nous arrivâmes à une sorte de salle d'où partaient deux autres couloirs.
Nous restâmes figés en apercevant, au milieu, un puma et quelque chose devant lui... Le puma était mort et sec depuis longtemps. Ce qu'il avait devant lui était un homme, également mort et sec : « Francisco » murmura Pedro.
On nous avait parlé de lui : c'était un demi-fou ; il avait l'habitude d'aller attaquer les pumas dans leur antre avec un sabre, le poncho enroulé autour du bras. Cette fois-ci, de toute évidence, il avait tué le puma, mais le puma l'avait égorgé d'un coup de griffes.
127:219
Je m'étonne que les deux corps n'aient pas été mangés par d'autres animaux mais ils étaient là, l'un près de l'autre, secs comme des momies. Les ongles du puma se détachaient facilement. J'en pris quatre. J'en conserve un parmi mes souvenirs, je l'ai fait sertir d'or, témoin d'un drame dont Pedro fit ainsi le résumé : « Francisco n'avait vraiment pas peur, et il l'a payé. Moi j'ai eu peur et ça m'a sauvé la vie. »
Bernard Bouts.
128:219
### Pages de journal
par Alexis Curvers
M. CLAUDE MAURIAC, dans le *Figaro Littéraire* du 10 avril 1976, emprunte au dernier livre de M. Maurice Clavel deux citations remarquablement concordantes.
L'une de Proudhon : « Votre pensée, monsieur Marx, me fait peur pour la liberté des hommes. »
L'autre de Nietzsche : « Le socialisme se prépare en silence à la domination par la terreur. »
Le moins qu'on puisse dire est que Proudhon et Nietzsche en l'occurrence ont été bons prophètes, ce qui d'ailleurs n'était pas difficile. Aussi énoncent-ils sur le ton le plus simple une prévision qui dans leur esprit n'avait absolument rien de sorcier. Ils avaient lu Marx, et personne en ce temps-là, ni eux ni sans doute Marx lui-même, n'ignorait que les effets sortent généralement des causes. Vivant jusqu'un peu après 1917, loin de douter ou de s'étonner du régime de terreur instauré d'emblée par Lénine et Trotski, loin surtout de le nier, ils auraient considéré comme allant de soi, telle exactement qu'ils l'avaient supputée, cette suite immédiate, logique et nécessaire des principes marxistes une fois mis en pratique.
129:219
Mais il a fallu quelque soixante ans d'expérience ininterrompue du marxisme et de ses applications constamment attestées, chaque jour plus évidentes, plus étendues et plus atroces, il a fallu Budapest et Prague, et le Cambodge après le Tibet, il a fallu que Soljénitsyne lançât le mot Goulag et que sa voix troublât enfin le silence le mieux organisé du monde, pour que M. Mauriac, tremblant également de ne pas suivre à temps et de suivre trop tôt l'impétueux exemple de M. Clavel, se risque à écrire : « Nous sommes de plus en plus nombreux à le craindre : les camps ne sont pas un accident du marxisme, mais sa conséquence peut-être inévitable. »
Ô circonspection ! ô prudence ! Le cher enfant n'est sûr de rien. Il ne fait encore que *craindre* ce qui depuis soixante ans ne cesse de crier vengeance à la face du ciel et de la terre, et l'inévité n'est encore pour lui que *peut-être* inévitable.
Par surcroît de précaution, plutôt que de parler en son nom personnel, il emploie un pluriel qui est ici de modestie. Nous, c'est le troupeau rassurant, innombrable en effet, de nos penseurs à la mode, fantoches sans entrailles ni conscience mais toujours dans le beau rôle, toujours prêts, selon que la mode change, à imiter le bêlement des agneaux après qu'ils ont fait la fortune des loups.
\*\*\*
Ces grands esprits n'avaient jamais remarqué que le marxisme, sous quelque forme qu'il se présente, porte partout avec lui la tyrannie, le mensonge, la misère et le crime. Ils n'ont commencé à s'en apercevoir qu'au moment où il a fait des victimes parmi les communistes. Leur pitié ne s'est émue qu'en faveur des loups mangés par d'autres loups. Jusque là, comment pouvait-on ne pas être marxiste ?
\*\*\*
Il paraît que M. Léonid Pliouchtch, miraculeusement réchappé de l'enfer soviétique, se proclame toujours marxiste impénitent, bien que faisant autorité en mathématiques. D'où son succès auprès de la gauche, trop heureuse d'avoir à chercher dans cet étrange exemple la preuve qu'il est scientifiquement possible de renier les effets sans démordre des causes.
130:219
On veut espérer que le mathématicien a plus de suite dans les idées que n'en montre ici le politique, et que le moraliste ne s'intéresse pas moins au salut de l'humanité qu'au sauvetage de sa propre personne.
\*\*\*
Que le marxisme puisse aller sans la terreur, voilà qui ne s'est jamais vu ni ne se voit nulle part. On nous promet cependant que cela se verra demain sans faute, et cette promesse est justement le meilleur moyen d'étendre au monde entier l'empire où le marxisme ne peut régner que par la terreur.
\*\*\*
On fête Pliouchtch, on boude Ionesco. Celui-ci n'était subversif que dans son théâtre, et c'est trop peu. Il ne l'est plus dans ses doctrines, et c'est ce qui rend son cas pendable.
\*\*\*
Grotesque et sinistre inconscience de ces « intellectuels » qui d'une main signent des manifestes contre certaines atrocités des régimes communistes, et de l'autre font ce qu'ils peuvent pour instaurer partout un régime de cette sorte.
Ils peuvent peu, dira-t-on, et leurs manifestes sont inutiles.
Erreur. Ils sont impuissants pour le bien, très puissants pour le mal. La main qui signe les manifestes ne veut rien savoir de ce que fait l'autre, laquelle au contraire sait très bien à quoi servent les signatures.
Inutiles en effet, puisqu'ils n'empêchent aucune des quelques atrocités qu'ils dénoncent quand tout le monde les connaît, les manifestes sont très utiles à laisser dans une ombre propice la masse infinie de celles qu'il est encore possible de tenir cachées. Regretter que tout ne soit pas parfait en tel ou tel point de l'empire communiste, c'est sous-entendre que tout va pour le mieux dans l'ensemble. Ainsi les signataires de manifestes concourent-ils à accréditer la fable d'un communisme qui ne serait atroce que par accident.
\*\*\*
131:219
Presque tous les chrétiens que j'ai vus épouser des femmes juives sont devenus communistes, lors même que leur femme ne l'était pas. L'influence qu'elles ont exercée sur eux n'est donc pas de nature politique. Mais elles leur ont communiqué en toutes matières un certain tour d'esprit dialectique dont un chrétien ne trouve politiquement l'emploi que dans le marxisme. C'est un peu comme l'hémophilie qui se transmet aux hommes par les femmes, lesquelles pourtant n'y sont pas sujettes.
\*\*\*
Les vrais fauteurs des révolutions n'en sont jamais les témoins, encore moins les victimes. Les Voltaire, les Rousseau, les Encyclopédistes, les philosophes, les curés francs-maçons meurent ou se retirent à temps pour n'être pas éclaboussés du sang qui coule des guillotines. La même bonne fortune qui leur prodiguait les agréments du régime qu'ils ont détruit leur épargne les inconvénients de celui qu'ils ont inspiré.
Nos bien-aimés intellectuels de gauche, pas plus qu'ils ne se donnent présentement la satisfaction de vivre au Cambodge ou en Algérie, n'assisteront à l'écroulement de cette Europe où ils se prélassent et qu'ils détraquent, en attendant de couronner leur œuvre par une fuite aussi éperdue qu'opportune. Dès la première alerte, ils partiront par le premier avion. Soyez persuadés qu'ils y ont déjà leurs places prêtes. Une fois à bon port, ils disposeront d'assez de microphones pour continuer, mais de loin, à nous endoctriner et à nous trahir, en se lavant les mains du malheur où ils nous abandonneront après nous y avoir conduits. J'entends d'ici ; par exemple, Mme Simone de Beauvoir ou le cardinal Suenens, bien au chaud dans quelque Amérique, nous prêcher d'une voix sereine à la fois résistance et résignation au règne de leurs amis cosaques, non sans rassurer ceux-ci, à toutes fins utiles, par quelques précautions oratoires, clins d'œil et autres signes de bonne intelligence.
\*\*\*
132:219
D'après le P. Arrupe, parlant à Rome le 6 février 1975, le jésuite serait « un homme dont la mission est d'être totalement au service de la foi et de la promotion de la justice ». Définition intrinsèquement absurde, car nul ne peut servir deux maîtres. Surtout quand ils sont aussi inconciliables entre eux que sont la foi chrétienne et cette révolution marxiste que le P. Arrupe baptise gentiment « promotion de la justice ».
\*\*\*
Paul VI n'en rate pas une. Ce 27 janvier 77, recevant le vice-président des États-Unis, c'est avec optimisme, lui déclare-t-il, qu'il approuve le président Carter de s'être engagé à réduire les armements américains et en particulier les armes nucléaires. Qu'attend-il pour féliciter pareillement M. Brejnev de la supériorité chaque jour plus inoffensive, encore que chaque jour accrue, des armements soviétiques, nucléaires et autres ?
Alexis Curvers.
133:219
### Rectifications
par Paul Bouscaren
La paix du Christ n'est pas celle que peut donner le monde, en quoi cela ? Réponse de saint Thomas (II. II. 29,1) : c'est la paix de l'homme, et non seulement la paix entre les hommes, c'est-à-dire leur concorde, qui peut être dans le mal. Il ne peut y avoir de paix véritable que des hommes bons, d'accord sur ce qui est véritablement le bien.
\*\*\*
-- Pendant des siècles, l'Église a eu partie liée avec le pouvoir...
-- ... avec le pouvoir catholique. Et c'est-à-dire le pouvoir lié à la doctrine de l'Église, ayant donc besoin de son aide. Il faut comprendre les catholiques de ce temps, incapables avec lui de pareil regard ; ils aiment mieux un pouvoir sauvagement ennemi des chrétiens qu'un pouvoir dont l'amitié, n'étant pas toute pure, compromet le christianisme, disent-ils, -- mais en quoi, et aux yeux de qui, cette compromission ?
\*\*\*
Le mensonge ahuri des prétendus tabous d'intraitable anti-sexualité de la morale judéo-chrétienne : qui ne sait la tolérance de la prostitution, la bâtardise publiquement déclarée, les favorites des rois sans préjudice pour leur autorité etc. ? La chair était faible, voilà tout, -- non pas même triste d'autant, mais au contraire, selon saint Thomas, prenait son plaisir pour remède aux tristesses de la vie.
\*\*\*
134:219
C'est la foi qui sauve, non les œuvres : pour la bonne raison que le salut, c'est l'union à Dieu opérée par la foi, non par des œuvres susceptibles de toutes sortes de motivations ; mais ces œuvres sont requises par l'union à Dieu, d'une part, et elles sont, d'autre part, et bien entendu, de bon comportement de l'homme selon sa nature, puisque commandées par Dieu. Les dehors des chrétiens veulent leur intérieur chrétien, leur amour de Dieu en vérité, pour qu'il s'agisse en effet de l'Évangile de Jésus-Christ, mais il faut l'inhumaine bêtise de l'idéologie pour faire « la religion sociologique » bonne à extirper radicalement.
\*\*\*
L'homme ne tient sa consistance, ouvert à l'infini comme il est, d'intelligence et de vouloir, qu'avec Dieu, qui lui est transcendentalement Autre ; en ce sens, l'aliénation de la créature humaine en Dieu est aussi pour l'homme la seule véritable possession de soi. Possession de soi de l'homme concret, -- non le quiproquo de l'humain abstrait, désaliéné par abus de mot du marxisme, et seulement arraché (selon la théorie) à un extérieur asservissant.
\*\*\*
Changer la vie ? Apprenez une chose à fond. Et demandez-lui ce qu'elle peut pour votre vie. Tout au contraire de papillonner. Qui est le contraire de l'Évangile « Qui n'amasse pas avec Moi dissipe. » Malédiction du train moderne.
\*\*\*
Quiproquo du libre-examen : il ne peut être rien de plus que la raison exercée par chacun pour arriver à la lumière, on en fait la lumière en chacun, sa liberté disposant de son examen comme étant elle-même, sans examen, au-dessus de tout, n'y ayant pour elle rien d'adorable, au ciel non plus que sur la terre, sinon la liberté.
\*\*\*
« Moderne, au bon sens du mot » : le malheur veut que ce bon sens ne soit pas le sens moderne, lequel n'est pas : ce qui est d'à présent, mais : ce qui a la supériorité incomparable d'être d'à présent.
\*\*\*
Le cardinal Marty respecte l'objection de conscience, « peut-être prophétique », mais il appartient à la génération « qui a fait la guerre contre Hitler » ; salade bien digne de celui qui la touille ! La guerre *contre* est la guerre idéologique, la guerre qui oblige la conscience est la guerre *pour,* soit pour son pays, soit pour le Christ aussi bien (Matthieu, 10) ; c'est, bien entendu, à la guerre *pour* qu'en a l'objection de conscience moderne.
\*\*\*
135:219
Le péché originel auquel croit l'homme moderne, c'est dans la société qu'il le situe, et c'est comme un zéro de justice sociale, et la société même réduite par là même à zéro de ce que ce nom doit signifier d'humain. Or autant vaudrait de dire la vie corporelle réduite au zéro de la mort par la maladie dès que maladie nous avons, alors que la maladie est la vie au combat non seulement pour ne pas mourir, mais pour retrouver la santé. De même, s'il y a des hommes vivant en hommes, et qui voient la société malade d'injustice, où et comment cela se peut-il, sinon grâce au milieu social, qui n'est donc pas la société à zéro ?
\*\*\*
L'homme naît bon, c'est vrai (Ia IIae, 85, 1 et 2) ; la société le déprave, c'est vrai, l'histoire n'en témoigne pas à la charge de la seule démocratie ; l'erreur énorme, c'est :
1°) de faire consister le péché originel, selon la foi, en ce que l'homme naisse mauvais ;
2°) d'expliquer historiquement par la seule dépravation sociale que les hommes abusent de leur liberté ;
3°) de réduire l'influence sociale à la dépravation, alors que cet air pollué n'en est pas moins l'air indispensable à la vie humaine, d'abord, et qui, en fait, rend possible à chacun sa respiration humaine, la société demeurant autre chose que ses maladies les plus pestilentielles.
\*\*\*
« Que faut-il pour être heureux », c'est la question que l'on pose et à laquelle chacun veut répondre, alors que rien ni personne au monde n'est capable de faire notre bonheur ; mais on ne s'inquiète pas de savoir *si quelque chose rend impossible d'être heureux,* et, précisément, il y a cette première condition négative du bonheur de ne pas coller sa vie, de ne pas laisser coller sa vie aux biens de ce monde. Et c'est la première Béatitude : « Heureux les pauvres en esprit », -- heureux ceux qui ne sont pas empêchés d'être à leurs propres yeux les pauvres de Dieu et du bonheur.
\*\*\*
Il n'y a pas de recette pour amener à dire oui à l'Évangile, mais il doit y en avoir pour guérir l'esprit faux qui fait lui dire non, qui lui est non comme il est oui au salut de Dieu en Jésus-Christ crucifié.
\*\*\*
136:219
« Ce qui nous arrive n'est pas ce que nous voulons, mais les conséquences inéluctables de ce que nous avons voulu. »
1°) Jean Fourastié redécouvre le bon sens de Jacques Bainville : « On aura les conséquences », et de toute l'Action française : l'empirisme organisateur ? Allons, tant mieux !
2°) Est-ce bien sûr ? Parler de la sorte n'est-il pas à désespérer de la volonté ? Notre réelle expérience n'est-elle pas, heureusement, ce qu'il faut dire ainsi : ce qui nous arrive n'est pas ce que nous voulons *librement, au sens moderne et magique,* mais les conséquences de ce que nous avons voulu au même sens *volontariste,* au lieu d'user de véritable et raisonnable volonté humaine ? Maurras ou Bainville tenait à jet continu ce langage antimoderne, il est doublement impossible au libéralisme et au scientisme de Jean Fourastié.
\*\*\*
La mentalité moderne est-elle ivre de progrès scientifiques, ou est-ce l'ivresse progressiste qui rend mes contemporains aveugles aux limites de la science expérimentale ? Comment apercevoir ces limites, lorsque le respect des opinions fait tout crever d'opinionisme encore plus que des opinions les plus stupides ? J'appelle opinionisme le droit de chacun à son opinion, et c'est-à-dire le « droit » de faire supporter, à l'air et au papier, que l'on voit de ses yeux ce qu'on n'a aucunement regardé, ou même ce qu'on était dans l'impossibilité de regarder. Opinionisme du citoyen dont l'épidémie frappe aujourd'hui les petits enfants.
\*\*\*
L'homme en lui-même et par lui-même, le monde en lui-même et par lui-même, qui qu'en grogne, méritent que nous les aimions ; il n'est pas moins certain que la charité chrétienne consiste à aimer Dieu seul pour lui-même et à aimer pour Dieu tout ce qui n'est pas Dieu, mais de Dieu ; faute de quoi, le plus bel amour du monde est contre le Christ, bien loin d'être son Évangile. Est-on fanatique à parler de la sorte, ou le fanatisme est-il de ne rien entendre à ce langage ?
\*\*\*
137:219
C'est la tolérance définie par M. Jean Guitton « l'intolérance de l'intolérance », *la tolérance droit de l'homme,* qui ne permet pas à Paul VI de tolérer chez Mgr Lefebvre la volonté de maintenir l'intolérance de l'Église traditionnelle ; mais cette intolérance-là n'empêchait pas *la tolérance droit de la société,* (celle qui tolérait les maisons de tolérance ; dans ITINÉRAIRES de novembre, mon texte fait cette distinction nécessaire en son paragraphe 8°) ; il est desservi par le titre : « Pourquoi la tolérance ne peut pas tolérer la tradition. » Un peu d'analyse éclairera utilement cela :
Partons de cette remarque du bon sens de saint Thomas, que la prière mérite la béatitude éternelle, mais autre chose fait l'objet ordinaire de sa demande, et ce peut être contrairement au salut, de fait accidentel ou essentiel (II.II. 83,15, ad 2). Pensons alors à la liberté, comme elle porte la dignité de l'homme par la disposition responsable de soi, mais cette disposition de soi peut, en fait, être indigne. Et maintenant, braquons le projecteur sur la tolérance, -- ou le pluralisme, ou l'œcuménisme, -- et sur la tradition, qu'y voyons-nous ? Il s'agit d'un désaccord surmonté par un plus haut accord ; bien, mais voilà, parlant de droit, une dualité du droit et du fait déjà glissante, insidieuse autant qu'il plaira, n'importe à quelle déraison raisonnante. Or, poursuivons l'analyse, quel plus haut accord ? Pour la tolérance, le pluralisme et l'œcuménisme, ou bien la charité chrétienne, ou bien le droit de chacun à respecter dans sa liberté ; pour la tradition, l'accord de ceux qui nous ont précédé dans la foi, ayant autorité divine pour arbitrer les divergences actuelles. Ici, une dernière fois, ouvrons bien les yeux : ni le droit divin de la charité, ni le droit humain de la société, ne font aucune opposition à la tradition, mais le seul droit de l'homme à sa liberté moderne, cette disposition de soi comme appartenant à soi seul.
Paul Bouscaren.
138:219
### Les martyrs de Lyon
*suite*
par Alexandre Troubnikoff
#### La geste des chrétiens lyonnais en 177
Gloire de la chrétienté, joyau de la vie des saints, fierté de Lyon, premiers martyrs de la Gaule entière, ils acquirent le royaume céleste en 177. Nous en savons tous les détails grâce à la lettre qui commence ainsi :
« Les serviteurs du Christ en séjour à Vienne et à Lyon en Gaule, aux frères d'Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance que nous en la Rédemption : paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus notre Seigneur. » ([^4])
Le texte de la lettre nous est parvenu grâce à Eusèbe de Césarée qui la produit dans son *Histoire Ecclésiastique* au livre V. Son authenticité ne fut jamais mise en doute et Renan lui-même la considérait comme un document d'une autorité irréfragable, la perle de la littérature chrétienne du II^e^ s. (Chagny).
139:219
Qui en est l'auteur ? Depuis le XVII^e^ siècle, lorsque Henry Valois publia le texte d'Eusèbe (Paris 1659), en passant par l'abbé Migne et de nos jours André Chagny (1936), tous s'accordent sur saint Irénée, à cette époque prêtre à Lyon. Le fait seul qu'il n'y soit pas parlé de lui est déjà un argument en faveur de cette thèse. De plus il est un nouveau venu en Gaule, venant justement de Phrygie où il a été disciple de saint Polycarpe de Smyrne.
D'autres questions peuvent se poser ici : pourquoi « les serviteurs du Christ en séjour à Vienne et à Lyon », ceux de Vienne avant les lyonnais, sachant que la communauté lyonnaise, ayant à sa tête un évêque, était nettement plus importante que celle de Vienne ? La réponse qui vient tout naturellement à l'esprit est qu'il faut voir là une formule de politesse et de discrétion de la part de l'auteur lyonnais de la lettre.
On peut aussi se demander : pourquoi les Lyonnais écrivent-ils à leurs « frères d'Asie et de Phrygie » plutôt que d'informer ceux qui sont à Marseille et surtout à Rome ? C'est que Marseille et peut-être Arles ne comptaient, comme on l'a vu, que de très petites communautés chrétiennes. Mais surtout il faut avoir en vue que la chrétienté lyonnaise avait avec l'Asie mineure des affinités beaucoup plus étroites qu'avec leur métropole, Rome. En effet, la communauté chrétienne de Lyon comptait de nombreux Grecs et Orientaux : marchands, artisans et professions libérales. Le nonagénaire évêque saint Pothin était de Smyrne comme d'ailleurs son successeur saint Irénée. Parmi ceux qui subirent les supplices, on relève de nombreux prénoms d'origine grecque ou orientale. Saint Attale était de Pergame et saint Alexandre de Phrygie.
« La grandeur de la persécution qui s'est produite ici, la violente colère des païens contre les chrétiens, tout ce qu'ont supporté les bienheureux martyrs, nous ne sommes pas capables de le dire et il n'est pas possible de le décrire en détails. Car c'est avec toutes ses forces que l'adversaire s'est jeté sur nous, préludant déjà au déchaînement qui marquera son avènement. Il a passé partout en préparant les siens, en les exerçant d'avance contre les serviteurs de Dieu. »
140:219
Les chrétiens d'aujourd'hui doivent savoir, comme le savaient leurs frères dans la foi du II^e^ siècle, que les attaques contre l'Église du Christ, qu'elles résultent d'un mouvement populaire ou du fait de l'État, sont toujours des entreprises du Démon. On peut relever dans le texte de la lettre que ceux qui reniaient tombaient dans le sac du Diable, que la Bête s'apprêtait de les absorber.
« La Bête », le dragon prêt à engloutir le chrétien défaillant, étaient des expressions courantes. De nos jours, dans la huitième prière du soir lue dans l'Église d'Orient, on trouve ces paroles : « ...fais-moi éviter les filets du Malin et le dragon qui cherche à m'engloutir... » Il est probable que le dragon figurant sur les icônes de saint Georges et de plusieurs autres saints symbolise la victoire des saints martyrs sur la Bête. Parlant de Biblis -- une des femmes arrêtées qui avait renié sous la torture --, la lettre dit :
« Parmi les renégats, il y avait eu Biblis, que le Diable croyait avoir engloutie... »
Ce thème a été exploité par l'art du Moyen Age ([^5]) et c'est ainsi que l'on peut voir dans certaines sculptures, entre autres à Autun, Charlieu, Moissac et sur les icônes orthodoxes, le Diable sous l'aspect d'un monstre ou d'un dragon engloutissant les damnés.
La persécution débuta par des mesures de restriction vexatoires imposées aux chrétiens :
« Non seulement nous étions écartés des maisons, des bains, du forum, mais encore on défendait à n'importe lequel d'entre nous de paraître en quelque lieu que ce fut. »
Après quoi :
« Ils endurèrent généreusement les sévices que la foule ameutée multipliait... Hués, frappés, traînés à terre, dépouillés, lapidés, séquestrés, ils subirent tout ce qu'une population enragée se plaît à infliger à des adversaires et à des ennemis. »
141:219
Plusieurs remarques s'imposent ici. La persécution à Lyon est déclenchée par la masse, par un mouvement de foule ; elle est absolument illégale car il n'existait aucun édit impérial autorisant la foule à exercer des sévices envers les chrétiens. Bien plus, la lettre de Trajan à Pline prescrit à ce dernier de veiller à ne pas permettre que les citoyens soient victimes des personnes privées. Seul un tribunal est compétent. Mais à Lyon comme à Smyrne (en 155), les autorités locales ne peuvent résister et se laissent forcer par la populace. Les mesures interdisant de fréquenter les bains étaient non seulement vexatoires mais aussi pénibles à supporter car les salles d'eau ou les salles de bains privées étaient extrêmement rares. Les personnes adultes à l'époque de l'occupation de la France (1940-44) se souviennent certainement à quel point les juifs étaient gênés dans leur vie quotidienne du fait de l'interdiction de fréquenter les lieux publics.
La lettre indique que :
« La grâce de Dieu prit la tête de notre combat : elle mit à l'abri les faibles et rangea face à l'ennemi des piliers solides capables d'attirer sur eux par leur endurance tous les assauts du Malin... »
On peut voir là la modestie de l'auteur qui se classe parmi « les faibles ».
« Puis on les fit monter au forum. Interrogés devant le peuple par le tribun et les premiers magistrats de la ville, ils confessèrent leur foi ; ils furent ensuite enfermés dans la prison jusqu'à l'arrivée du légat. »
Mais pourquoi soudain cette fureur de la foule à laquelle le tribun et les magistrats n'osent s'opposer ? Comme l'indique M. Audin, des lézardes apparaissaient dans l'Empire : En Espagne apparaissaient les Maures, les Lusitains se soulevaient, les Pictes (en Bretagne) s'agitaient, en Germanie les Chattes débordaient les frontières romaines, les Parthes pénétraient en Arménie.
142:219
D'autre part des calamités publiques comme l'inondation du Tibre et la famine à Rome ou la peste à l'autre bout de l'Empire en 166, ou encore la révolte d'Avidius Cassius en Orient (en 175), tous ces faits provoquèrent une mobilisation de la piété populaire et appelaient à des manifestations de loyalisme envers l'Empire et l'Empereur. Or, c'est à Lugdunum, « colline de la lumière », centre politique des « Trois Gaules », que se trouvait l'autel sur lequel était rendu le culte spécial à César, chef suprême et pontife de la religion d'État. Ce culte était une manifestation de loyalisme envers Rome ([^6]). Or, c'est la déesse Cybèle qui est la protectrice de César. Nous avons vu que cette déesse, accompagnée de son fils et amant -- Athis --, arrivait du plateau d'Anatolie en passant par la Grèce, et la fête marquant la renaissance d'Athis débutait en cette année 177 fin mars, un vendredi qui chez les chrétiens était le Vendredi-Saint. On peut croire que cette déesse, mère des dieux et protectrice de la maison impériale, est décrite dans l'Apocalypse (XVII-5-7) : « Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la Grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre. Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. Et, en la voyant, je fus saisi d'un grand étonnement. Et l'ange me dit : Pourquoi t'étonnes-tu ? Je te dirai le mystère de la femme et de la bête qui la porte, qui a les sept têtes et les dix cornes. »
La non participation des chrétiens à ces fêtes, bien plus, le mépris qu'ils montraient vis-à-vis d'Athis et de Cybèle, étaient interprétés comme un blasphème et un manque de loyalisme envers l'État. Les païens se devaient de conjurer le sort, de venger leurs dieux ouvertement méprisés, et naturellement, seule la mort des coupables pouvant effacer l'offense faite aux dieux et à César.
Lorsque le légat revint :
« Ils furent conduits devant le légat et cet homme usa de toute la cruauté habituelle à notre égard. »
C'est alors que :
« Vettius Épagathus, l'un des frères, possédait la plénitude de l'amour envers Dieu... Malgré sa jeunesse, il méritait lui aussi le même témoignage que le vieillard Zacharie. Il avait, en effet « marché dans les commandements et les volontés du Seigneur d'une manière irréprochable ». »
143:219
Cette comparaison est tirée de saint Luc, chapitre I verset 6, où il est parlé de Zacharie et Élisabeth, parents de saint Jean-Baptiste.
Vettius fut outré de la manière dont était mené le procès et :
« Il prend la défense des frères et affirme qu'il n'y a chez nous ni athéisme ni impiété. Ceux qui entouraient le tribunal se mirent à le huer. C'était en effet un homme en vue... Le légat... lui demanda seulement s'il était lui aussi chrétien. Épagathus confessa sa foi d'une voix forte et il eut l'honneur de partager le sort des martyrs... ayant jugé bon, pour la défense de ses frères, de risquer jusqu'à sa propre vie. Il était en effet, et il est un authentique disciple du Christ, accompagnant l'Agneau partout où il va. »
Cette référence à ceux qui suivent l'Agneau est prise dans l'Apocalypse (XIV, 4 et suivants) où il est parlé de personnes qui ont été comme des prémices pour Dieu et pour l'Agneau, des « heureux morts qui meurent dans le Seigneur ». La lettre ne dit pas formellement que ce courageux chrétien, qui a voulu servir d'avocat à ses frères, fut mis à mort. Ainsi Renan lui refusa la couronne des martyrs. Mais le fait que l'auteur de la lettre se rapporte au XIV^e^ chapitre de l'Apocalypse qui décrit la cour de l'Agneau composée de ceux qui, entre autres, se refusent à adorer la Bête, démontre que Vettius Épagathus a bien subi le martyre. Il fut même un des premiers sinon le premier des martyrs lyonnais. Un tri s'opéra parmi les chrétiens arrêtés.
« ...On distingua ceux qui étaient visiblement prêts à être les premiers martyrs ; avec toute leur ardeur ils confessèrent leur foi et rendirent témoignage jusqu'au bout. Mais on en voyait aussi qui n'étaient pas prêts ni exercés ; ils restaient encore faibles, incapables de soutenir l'effort d'un grand combat. Pour une dizaine d'entre eux, ce fut même une défaite : ils nous causèrent une grande tristesse, une douleur immense ;
144:219
de plus ils brisèrent l'ardeur de ceux qui restaient et n'avaient pas encore été arrêtés. Ceux-ci, malgré toutes sortes d'épreuves, assistaient les martyrs et ne les abandonnaient pas... »
Il s'agit là d'un certain nombre de chrétiens qui, devant les menaces, ont renié le Christ. Toutes les persécutions ont connu des cas semblables et les conciles des siècles suivants eurent à examiner et définir la position ([^7]) de l'Église vis-à-vis des « faibles, incapables de soutenir l'effort d'un grand combat ». Les prises de position des Pères de l'Église, Hermas, Le Didaché, saint Irénée, saint Cyprien, Clément d'Alexandrie, Origène, saint Basile le Grand, sont nombreuses et varient d'une extrême rigueur à une large clémence. Soulignons que l'Église a toujours su distinguer les conditions dans lesquelles le chrétien avait apostasié. Ainsi pour avoir simplement renié la foi, le II^e^ canon du concile de Nicée imposait 12 ans sans participation à l'Eucharistie. Mais le fait d'avoir renié sous la torture n'imposait une non participation à l'Eucharistie que de 8 ans (81^e^ règle de saint Basile). Il faut aussi faire remarquer l'originalité du droit romain : les accusés de pires crimes peuvent recevoir l'assistance de leurs amis, sans que ces assistants soient eux aussi arrêtés. Devant l'ampleur du mouvement populaire, le légat donna l'ordre de rechercher les chrétiens, chose illégale car Trajan avait bien précisé dans sa lettre ([^8]) à Pline, qu'on n'avait pas à rechercher les chrétiens. A la suite de la décision prise par le légat :
« ...Chaque jour on en arrêtait encore d'autres, ceux qui en étaient dignes... Si bien que furent réunis tous ceux qui dans les deux Églises étaient fervents et sur qui reposaient principalement la vie de ces Églises. »
Ces deux Églises sont celles de Lyon et Vienne. Le terme « d'Église » était généralement appliqué aux communautés locales ayant un évêque à leur tête.
145:219
C'est ainsi que saint Jean ([^9]) écrit « aux sept Églises qui sont en Asie » : celles d'Éphèse, de Smyrne, de Pergame, de Thyatire, de Sardes, de Philadelphie et de Laodicée.
Selon une technique bien connue :
« On arrêtait aussi certains païens, domestiques de nos chrétiens. Ces gens-là, pris au piège de Satan, effrayés par les tourments qu'ils voyaient infliger aux saints, sous la pression des soldats, nous accusèrent faussement de festins de Thyeste, d'incestes dignes d'Œdipe et de tout ce qu'il ne nous est pas permis de dire ou d'imaginer, ni même de croire que cela se soit jamais produit parmi les hommes. »
Thyeste, personnage de la mythologie grecque, dévorait ses enfants. Quant à Œdipe, il avait tué son père et épousé sa mère. On voit très bien comment les domestiques païens interprétaient les paroles eucharistiques : « Prenez, mangez, ceci est mon corps, et buvez-en tous : car ceci est mon sang » (Math. XXVI 26-28), comme il était facile d'accuser les chrétiens de cannibalisme, d'être des disciples de Thyeste. Quant à l'accusation d'inceste, elle devait découler du nom de frères et de sœurs que se donnaient les chrétiens, de l'appellation « mes fils, mes filles » appliquée par le chef de la communauté à ses fidèles.
« Les déclarations ayant été divulguées, tous devinrent furieux contre nous. C'est pourquoi certains qui auparavant, à cause de leurs relations familières avec nous, étaient restés modérés, furent très irrités et grincèrent des dents contre nous. Ainsi s'accomplissait la parole du Seigneur : « Un temps viendra où celui qui vous aura tués croira rendre un culte à Dieu. » (Jean, XVI-2.)
« Dès lors, les saints martyrs supportèrent des traitements qu'il est impossible de décrire. Satan mettait son point d'honneur à leur faire dire quelque blasphème. Chez les gens du peuple, chez le légat et les soldats la colère atteignit son plus haut point contre Sanctus, le diacre de Vienne, contre Maturus, un nouveau baptisé mais courageux athlète, contre Attale de Pergame, qui avait été pour ceux-ci une colonne et un appui, et enfin contre Blandine.
146:219
« En Blandine, le Christ donna cet enseignement ce qui aux yeux des hommes est méprisable, vil et laid, Dieu peut le juger digne d'une grande gloire, à cause de l'amour qu'on Lui porte, l'amour qui s'exprime dans les actes et ne se satisfait pas des vaines apparences.
« Nous avions tous peur pour Blandine. Sa maîtresse selon la chair, qui faisait partie du groupe des martyrs, une athlète de la foi, redoutait que la jeune fille ne pût même pas affirmer franchement sa profession de chrétienne, tellement elle était chétive. »
Sur Sanctus et son rôle dans la communauté chrétienne, nous n'avons aucun renseignement, sinon qu'il était diacre. Comme nous apprennent les Actes des Apôtres, les diacres avaient dans l'Église primitive des fonctions qu'on pourrait appeler d'assistants sociaux. En effet les apôtres ont procédé à leurs élections pour se dégager du service aux tables (Actes, VI, 2) c'est-à-dire des soins d'assistance aux nécessiteux et veuves. Et les apôtres déclarèrent que « nous, nous continuerons à nous appliquer à la prière et au ministère de la parole » (Actes, VI, 4). Ainsi on peut déduire que les diacres à cette époque, comme d'ailleurs aujourd'hui, dans l'Église d'Orient, n'ont aucune fonction sacerdotale ou sacramentale.
La comparaison de l'athlète et du martyr ou confesseur est courante chez saint Paul et les Pères.
Quant à l'expression « maîtresse selon la chair » appliquée à la maîtresse de Blandine, elle signifie que Blandine était une esclave. La chose ne doit pas nous étonner. Les chrétiens avaient des esclaves, eux aussi chrétiens, à leur service. On connaît l'exhortation de saint Paul au « bien-aimé et compagnon d'œuvre » Philémon (Épître à Philémon, 8, 11), l'incitant d'être indulgent envers son esclave fugitif Onésime, que saint Paul décrit comme étant « son enfant... qu'il a engendré... ses propres entrailles ».
La lettre continue en nous apprenant que Blandine
« épuisa et fit capituler tous ceux qui successivement la torturèrent de toutes les façons du matin au soir... Ils (les tortionnaires) avouaient qu'une seule espèce de ces tortures était suffisante pour arracher la vie à quelqu'un... »
147:219
A toutes les épreuves Blandine répondait : « Je suis chrétienne et chez nous il n'y a rien de mauvais. »
En même temps les bourreaux s'acharnaient sur le diacre Sanctus. Avec une « énergie indomptable » ; il résistait, répondant « à toutes les questions, en latin : je suis chrétien ».
Comme la lettre précise que Sanctus répondait en latin tandis que la langue courante dans l'Église était le grec, nous pouvons supposer que le diacre de Vienne était lui-même latin. La consonance de son nom confirme d'ailleurs cette supposition.
Sa persistance « échauffa le gouverneur et les bourreaux contre lui » ; on lui brûla les parties les plus sensibles du corps, qu'on réduisit à un aspect « tout disloqué et n'ayant plus forme humaine ». Et en fin de la journée tous furent remis en prison.
Ces interrogatoires et supplices devaient se dérouler sur le forum, c'est-à-dire sur la colline de Fourvière. La prison devait se trouver à proximité. On vénère à Lyon la crypte de l'hôpital de l'Antiquaille, construit sur les ruines de divers édifices romains. Dans le prolongement de la crypte se trouve une cave creusée dans un terrain caillouteux. Elle est petite et obscure. Or la lettre précise que les chrétiens ont été, à l'instigation du Diable, enfermés collectivement « à l'étroit, dans l'obscurité d'un endroit très malsain ».
Quelques jours plus tard Sanctus fut à nouveau extrait de la prison et ce corps tuméfié,
« ne supportant même pas le contact des mains... ce pauvre corps se releva et se redressa au milieu de nouvelles tortures. Sanctus retrouva son ancienne beauté et l'usage de ses membres, en sorte que cette seconde épreuve fut pour lui non pas un mauvais traitement, mais sa guérison par la grâce du Christ ».
Jean Colson décrivant ces faits conclut en laissant aux médecins le soin d'expliquer ce cas. Indépendamment des explications « médicales », signalons ici que de nombreuses vies des saints martyrs citent des cas semblables. Saint Paul et Silas « chargés de coups » de verges, enfermés dans la prison de Lydie, chargés de chaînes et les pieds enserrés dans des ceps (Actes. XVI, 21-30), en sortent la nuit sans traces des supplices subis.
148:219
Nous avons vu que des renégats s'étaient manifestés parmi les chrétiens arrêtés. La lettre mentionne une femme, Biblis, que « le démon croyait déjà (la) tenir », -- (selon certaines traductions « engloutir »). On la conduisit à la question :
« pour la forcer de confirmer les impiétés qu'on nous imputait. Jusque là elle s'était montrée faible et lâche. Mais une fois à la torture, elle revint à elle, et sortit comme d'un profond sommeil. Elle osa contredire en face les blasphémateurs... A partir de ce moment elle s'avoua chrétienne et partagea le sort des martyrs ». Dans le cas de Biblis nous voyons l'influence sanctifiante des saints sur les faibles : « Sauve-toi et mille autour de toi seront sauvés. » Cet adage a été bien des fois confirmé.
Concernant Biblis on peut encore relever un manquement au droit. Ayant apostasié elle aurait dû être relâchée. Nous verrons plus loin que la lettre consacre un long passage aux renégats.
N'ayant pas pu faire apostasier définitivement Biblis,
« le Diable se mit à inventer d'autres stratagèmes promiscuité dans l'obscurité d'un très dur cachot, mise aux ceps avec écartement des pieds jusqu'au cinquième trou et tout le reste des atrocités dont usent habituellement, à l'égard des détenus, des gardes-chiourmes furibonds, et qui plus est, dans le cas, gardes-chiourmes ensorcelés par le Diable ».
Le supplice des ceps était particulièrement pénible. Les pieds étaient serrés dans des pièces de bois munies d'échancrures et trous. L'écartement au 5^e^ trou en était le maximum et pouvait provoquer la mort. « Ainsi un très grand nombre de chrétiens périrent-ils d'étouffement dans la prison. »
La crypte de l'hôpital de l'Antiquaille comporte des mosaïques représentant les martyrs morts en prison, décapités, livrés aux bêtes. D'après ces mosaïques, que nous complétons par les prénoms cités par ([^10]) Grégoire de Tours et Adon, les morts en prison s'appelaient :
149:219
Arestius, Pothinus (il s'agit de l'évêque saint Pothin), Cornelius, Zozimus, Titus, Zoticus, Julius, Apollonius, Geminianus ; et pour les femmes : Antonia, Gamnita, Julia, Aemilia, Pompeia, Alumna, Mamilia, Justa, Trophima, -- soit en tout 18 chrétiens.
J. Colson indique à propos de cette liste des morts, qu'elle a été établie dans l'ordre chronologique des décès. C'est pourquoi le nom de l'évêque Pothin ne vient qu'en deuxième place. Les chefs de l'Église locale en liberté notaient les noms des martyrs décédés ainsi que les dates de leurs décès, cela pour pouvoir commémorer les saints le jour de leur anniversaire.
La lettre explique que :
« Parmi les détenus... les uns qui avaient été torturés au point de paraître inguérissables et inaptes à vivre, survécurent dans la prison ; ils étaient prives de tout secours humain, mais réconfortés par le Seigneur et revivifiés corps et âme ; ils servaient aux autres de soutien et de stimulant. Les nouveaux arrivants au contraire, qui venaient à peine d'être arrêtés, n'avaient pas leurs corps endurcis ; ils ne supportaient point la rigueur de cette geôle ; ils y moururent. »
Et les arrestations continuent. C'est ainsi que :
« Le bienheureux Pothin, à qui le ministère avait été confié de l'épiscopat à Lyon, avait dépassé les quatre-vingt dix ans. Il était d'une grande faiblesse corporelle ; il avait de la peine à respirer avec pareille faiblesse du corps. Mais l'impulsion de l'Esprit lui redonnait de la force, en lui mettant au cœur le désir ardent de rendre témoignage. Lui aussi, on le traînait jusqu'au tribunal, le corps brisé par la vieillesse et la maladie, mais l'âme tenue en éveil à l'intérieur pour le triomphe à procurer du Christ.
« Tandis que les soldats l'emmenaient au tribunal avec tout un cortège autour de lui des magistrats de la cité et du peuple entier, au milieu de clameurs de toutes sortes, lancées comme s'il était le Christ, il rendait un magnifique témoignage. Sur cette question que lui posa le gouverneur : « Qui est le Dieu des chrétiens ? » -- il répondit : « Si tu en es digne, tu le sauras. » Après quoi sans pitié on le traîna et on lui infligea mille coups ;
150:219
ceux qui étaient près de lui le malmenaient de toute façon avec les mains et les pieds, sans respect pour son âge ; ceux qui étaient loin se servaient de ce que chacun avait à sa disposition pour le lancer sur lui. Tous auraient tenu pour faute grave et impiété de s'abstenir de grossièretés à son endroit. Aussi bien croyaient-ils par là leurs dieux vengés. A peine Pothin conservait-il le souffle, quand il fut jeté dans la prison. Deux jours après il expire. »
Dans cette description des épreuves subies par saint Pothin nous relevons d'abord les clameurs de la foule, comme si Pothin était le Christ. Comme l'ignorance de la foule concernant. le christianisme était, ainsi qu'on l'a vu, totale, cette foule s'imaginait que le chef de cette « secte » qu'étaient les chrétiens était un personnage déifié, comme se déifiaient les chefs de certaines sectes païennes orientales. Lors du martyre de saint Polycarpe à Smyrne, on a entendu les mêmes cris, la même confusion d'un évêque chrétien avec la personne du Christ.
On pourrait aussi juger impertinente la réponse du saint évêque au légat demandant qui est le Dieu des chrétiens, -- « Si tu en es digne, tu le sauras ». Mais il faut savoir que les chrétiens se gardaient de s'étendre sur les noms sacrés de Dieu et du Christ devant ceux qui a priori ne voulaient et ne pouvaient les comprendre et les admettre.
Racine fait dire à peu près la même chose à Polyeucte, interrogé par Félix (*Polyeucte,* acte V, sc. II). On peut retrouver cette méfiance des chrétiens envers les non baptisés dans la Liturgie (messe) des Églises d'Orient -- aussi bien catholique-melkite que grecque-orthodoxe. D'abord le renvoi des catéchumènes qui a lieu avant le chant des Chérubins, le Credo et la bénédiction des Saints Dons :
« Tous les catéchumènes, sortez.
Catéchumènes sortez.
Tous les catéchumènes, sortez.
Pas un catéchumène ici. »
Et avant de recevoir la Sainte Communion, le fidèle disant une prière de saint Jean Chrysostome, la termine par ces paroles ([^11]) :
« Car je ne dirai pas le secret à Tes ennemis. »
151:219
Après la description du martyre de saint Pothin, la lettre va longuement décrire le sort des renégats et la vie des confesseurs en prison pour reprendre ensuite la description de nouveaux supplices infligés aux chrétiens. On peut discerner trois périodes dans la mise à mort des chrétiens :
La première période, résultant d'une explosion de haine populaire, débute dans la première quinzaine du mois d'avril et se termine le 2 juin, date de la mort de saint Pothin. Le déroulement chronologique en est le suivant :
En 177, la date de Pâques selon le comput occidental tombait le 31 mars. Le Vendredi Saint correspondait au 29 mars. Or les fêtes de Cybèle se déroulaient du 22 à la fin de mars. L'explosion de colère populaire a donc dû se manifester dès le début d'avril et les premières arrestations ont pu avoir lieu vers le milieu d'avril. Arrestations, tortures, nouvelles arrestations durent ainsi d'avril à fin mai.
La deuxième période de mise à mort se situe le 24 juin, lorsqu'étaient célébrés les jeux solsticiaux, comportant des combats de bêtes dans l'amphithéâtre. C'est donc le 24 juin que furent amenés à l'amphithéâtre Maturus, Sanctus, Blandine et Attale. Comme nous le verrons, la lettre, sans indiquer aucune date, précise qu' « il y avait précisément ce jour-là combat de bêtes ».
Le légat constata qu'Attale était citoyen romain. Il est probable que d'autres citoyens romains se sont manifestés. Un courrier est dépêché auprès de l'Empereur pour solliciter son avis sur le sort à réserver à cette catégorie de chrétiens. La distance de Lyon à Rome par la route des Alpes est de 1000 km. Comme l'indique M. Audin, un courrier abattait près de 80 km par jour. Il lui fallait donc 13 jours pour aller et autant pour revenir, soit 26 jours, auxquels il faut ajouter une semaine, nécessaire à la chancellerie impériale pour présenter la requête du légat et rédiger la réponse. Ainsi tout le mois de juillet s'est passé dans l'attente du courrier.
152:219
Les derniers martyres eurent lieu le 1^er^ août, date de la fête annuelle de Rome et de l'Empereur. Le 1^er^ août de l'an 12 avant Jésus-Christ, les Celtes inaugurèrent un sanctuaire fédéral dédié à leurs suzerains, Rome et Auguste ([^12]). Quoique la lettre ne donne aucune date, elle précise qu'après le retour du courrier apportant la réponse de l'Empereur « commençait justement la solennité qui attirait un grand concours de monde de toutes les tribus ». Cette solennité ne pouvait être autre que celle qui rassemblait les délégués des trois Gaules, venant rendre hommage à leurs suzerains, solennité comportant nécessairement des « jeux ».
Comme le courrier était parti fin juin et qu'une trentaine de jours lui était nécessaire pour apporter la réponse impériale, nous obtenons la date du 1^er^ août. Ainsi les dates sûres concernant les fins glorieuses de certains martyrs lyonnais, sont :
2 juin -- mort en prison de saint Pothin ;
24 juin -- mise à mort de Maturus et du diacre Sanctus ;
1^er^ août -- supplice d'Attale, d'Alexandre et de ceux qui possédaient le titre de citoyen romain, ainsi que de Blandine et Pontique.
Ces repères établis, revenons à l'analyse de la lettre. Un chapitre est consacré au sort des renégats :
« A ce moment-là se réalisa un dessein tout à fait providentiel de Dieu et se manifesta la miséricorde infinie de Jésus... Ceux qui, en effet, au cours de l'incarcération, avaient d'abord renié leur qualité de chrétien demeuraient enfermés avec les autres et partageaient leurs tourments, sans que dans la circonstance leur reniement leur ait dans le fait servi à rien. Au contraire, ceux qui avaient confessé ce qu'ils étaient, s'ils demeuraient prisonniers au titre de chrétiens, n'étaient l'objet d'aucune autre accusation infamante, tandis que les premiers étaient retenus à titre d'homicides et de dépravés, si bien qu'ils étaient frappés deux fois plus que les autres. Les seconds trouvaient, en effet, un soulagement dans la joie d'avoir rendu témoignage, dans l'espoir des biens à eux promis, dans leur amour pour le Christ, dans l'Esprit qui vient du Père.
153:219
Les premiers avaient la conscience en grand tourment, si bien qu'à côté des autres, quels qu'ils fussent, leur seul aspect, dans les déplacements, les dénonçait aux regards. Les seconds de fait s'avançaient, le visage épanoui, avec un mélange de gloire et de grâce sur les traits ; leurs chaînes elles-mêmes les entouraient d'une parure magnifique, comme feraient pour une mariée des ornements à franges rehaussées d'or ; ils exhalaient au passage le parfum suave du Christ, tellement que certains les imaginaient vraiment oints de ces parfums dont on use dans le monde. Les premiers, à l'inverse, s'en allaient tête basse, pas fiers du tout, ni beaux à voir, tout pleins qu'ils étaient de multiples laideurs, et qui plus est, en butte aux invectives des païens, car accusés de manquer de noblesse et de virilité, inculpés d'homicide, privés d'autre part de cette qualité de chrétiens, qui était leur honneur, leur gloire, leur vie.
« Devant un tel spectacle, le reste des nôtres étaient raffermis, et ceux qu'on arrêtait confessaient sans hésiter leur foi, sans plus avoir l'idée de faire un calcul diabolique. »
On peut se demander pourquoi celui qui a apostasié n'a pas été relâché conformément aux indications de Trajan à Pline et celles données au légat : « punir sans quartier les obstinés et relâcher ceux qui auraient renié ». Le fait est qu'à Lyon le juge devait obtenir du prévenu chrétien une profession de foi païenne, car le chrétien était accusé d'impiété envers les dieux, c'est-à-dire d'athéisme et de lèse-majesté impériale.
Si le prévenu persistait à se dire chrétien, l'enquête s'arrêtait là, car le seul fait de faire profession de foi chrétienne était punissable de mort « sans quartier ».
Mais nous avons montré que les chrétiens étaient accusés non seulement d'athéisme, mais aussi de nombreux crimes d'impudicité, de meurtres rituels, d'orgies crapuleuses et de cannibalisme. Conformément à l'adage du droit romain « ce qui n'est pas formulé, n'est pas », le chrétien qui s'est confirmé chrétien ne s'entend pas formuler les autres accusations d'ordre moral, car sa « faute » est de toute façon punissable de la mort. Quant à celui qui a apostasié, il se voit accusé de la deuxième série de crimes.
154:219
Et si sous la torture ou la menace de la torture il avait accusé les chrétiens de ces crimes crapuleux, le voilà accusé de complicité -- crime de droit commun.
C'est pourquoi, la conscience torturée, les renégats « allaient tête basse, pas fiers du tout », se distinguant nettement lors des trajets de la prison au tribunal et s'attirant les injures de la foule, qui méprise les lâches et les poltrons, tout en admirant les pires criminels, lorsqu'ils ont du panache.
(*A suivre*.)
Alexandre Troubnikoff.
155:219
### Chantons un peu moins haut
par Georges Laffly
IL EST COURANT de voir les morts parés de toutes les qualités. Notre système d'information accuse ce trait : un mort, c'est de l'actualité, et le prestige du trépas est un bon facteur de choc. De plus, comme il s'agit de donner des émotions, on ne lésine pas sur les adjectifs et les fanfares. On peut forcer la note : il ne s'agit pas d'être vrai, mais de créer du sensationnel. On l'a vu en novembre avec la mort de René Goscinny, scénariste de bandes dessinées. Les éloges les plus somptueux, ceux qui servent pour les grands hommes, sortaient des tiroirs. Occasion de constater, une fois de plus, que l'on n'a jamais autant parlé de culture, et qu'on ne s'est jamais contenté à si peu de frais.
Pour l'auteur de *Lucky Luke* et d'*Astérix*, personnages que tout le monde connaît, silhouettes drôles et faciles, ce tintamarre était disproportionné. De ses histoires, on notera aussi la part de plus en plus grande qu'elles faisaient à la dérision. La légende du Far-West est (on n'y peut rien) la dernière école de courage et d'aventure pour les enfants d'aujourd'hui -- la seule chanson de geste qu'ils puissent connaître. Avec *Lucky Luke,* cela devenait un monde cocasse et ridicule, plein de sottise, une maison de fous où se promène un vengeur désabusé. Spectacle qui tire un sourire (un fou rire, si on veut) mais ce sourire tend au ricanement. Ce genre de grimace s'accentue avec Astérix, le petit Gaulois toujours vainqueur des lamentables Romains. Et il y a toujours de la bassesse dans le ricanement.
156:219
On me répondra que je manque à l'humour, crime impardonnable. Il est vrai que j'accepte de moins en moins l'humour fondé sur la dérision, et tout ce qui tend à ronger l'esprit de générosité, qui est d'abord ce qu'on doit respecter chez l'enfant. Mais l'éloge d'Astérix qu'on a lu partout ne se référait pas d'abord à l'humour. M. Alain Peyrefitte parlait gravement de nationalisme. De quoi rire, pour le coup.
#### Mon café du commerce
Quand on parle politique aujourd'hui, c'est tout de suite les grands chevaux, le choix de société, l'avenir de l'Homme. Hier, les grands principes entraient aussi en jeu, mais ils n'étaient pas vraiment au premier rang. Les détails pratiques jouaient : l'adduction d'eau, un scandale local, le sort d'un club sportif portaient ou noyaient les bulletins de vote. Notre manière de faire donner la garde à chaque rencontre prouve surtout que nous ne sommes plus d'accord sur grand chose. Le terrain de « ce qui va de soi » se rétrécit.
Les évidences qui suivent relèvent, par suite, de la discussion électorale. Rien de neuf : ce sont les propos du café du commerce -- les bons candidats en ont toujours tenu compte.
1\. On met sur le compte d'une querelle de générations, du conflit de l'ordre et de l'aventure, qu'on dit tout naturel, ce qui est en fait un changement d'identité. Comme au fond presque personne ne consent à se perdre ainsi, il est impossible de faire avouer ce point.
2\. L'idée de croissance a remplacé l'idée de progrès. Nous ne sommes plus du tout sûrs d'aller vers le meilleur, mais toujours persuadés et enragés d'un mouvement inéluctable sur une route toute tracée.
157:219
3\. A la limite, tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire. Il y a de moins en moins d'actes indifférents.
4\. Nous vivons sur un capital moral qu'on ne remplace pas et qui s'use plus vite que les mines et les sols dont l'épuisement nous effraye. Allergie au travail, refus du risque, de la responsabilité, etc. Nous allons manquer d'énergie.
5\. De plus en plus d'informations, cela veut dire que l'expérience et la réflexion personnelles sont diminuées et dépréciées au regard de ce qu'apporte la voix commune du journal et de la télé.
6\. La dénonciation de maux très réels, comme la pollution, devient prétexte à tout rejeter, machine de guerre contre ce qui est.
7\. Surpopulation ? Les peuples d'Europe ont plus de morts que de naissances, ou à peine un léger excédent de naissances, dans les meilleurs cas.
8\. Il y a trop d'État et pas assez. Nous sommes contrôlés dans tous nos actes par des ordinateurs, mais on assomme les gens dans les rues. On interdit plus de 110 km/heure sur les routes, mais on laisse le public se gaver de sottise et de porno. Etc.
9\. Les peuples aiment leurs maîtres, et se frotter au prestige du pouvoir. On s'en arrache les reflets, au besoin en se jetant sur le livre d'une ancienne ministre, avec ses ragots d'employée mise à la porte.
10\. On rêve au bon sauvage, mais les ex-civilisés font des sauvages très méchants. Le barbare d'après est loin de valoir le barbare d'avant.
L'information apprend au sauvage qu'il est bon : il le croit et se dépouille de ce qui lui reste de civilisation. Urbanité : le mot dit que l'on était plus policé dans les villes. Mais c'est dans nos villes que renaît la sauvagerie, que sous l'homme reparaît la bête.
11\. Un supplément d'âme ? On se contenterait de ce qu'il y avait d'âme aux bonnes époques.
12\. D'abord, peu de lois, les mœurs suffisent (appuyées sur la foi). Puis les lois se multiplient. En même temps, elles sont méprisées. C'est le moment des policiers.
Il n'y a pas de vol en Chine, dit-on (ou disait-on quand Mao vivait). C'est parce que tout le monde est policier, et tout le monde délateur.
158:219
13\. La République (III^e^) a détourné les colères et les envies du peuple sur l'Église : anticléricalisme. Nous avons trouvé une diversion qui a les mêmes effets avec la religion du sexe. Et en plus elle rapporte.
14\. La gauche aime le peuple. Elle le représente. Et elle *est* le peuple, à ce qu'elle dit. Mais elle ne supporte ni ce qu'il est, ni ce qu'il pense, ni ce qu'il aime. La gauche aime le peuple à condition de le refondre entièrement. Parasite qui veut à toute force transformer son support.
15\. Plus le pouvoir est ancien, moins il a besoin de la force. Ou la durée, ou le gendarme.
16\. Il faut tout détruire. Quand on dit cela, c'est que tout est déjà détruit, qu'il ne reste que des fantômes et les façades des ruines.
17\. L'histoire finit toujours mal.
18\. La seule idée vraie, et qui passe pour neuve en Europe, c'est celle-ci que Soljénitsyne a eu le courage d'exprimer :
« Je suis l'adversaire de toute révolution et de toute secousse violente en général, y compris de celles à venir, que vous les appeliez de vos vœux (hors de chez nous) ou que vous les redoutiez (chez nous). J'ai acquis la conviction en étudiant ces phénomènes que les évolutions sanglantes, les révolutions de masse sont toujours meurtrières pour les peuples chez lesquelles elles se produisent. » (Lettre aux dirigeants de l'Union Soviétique.)
#### Borges est mauvais juge
Jorge Luis Borges a séjourné récemment à Paris. On a fêté cet Argentin ingénieux, subtil et élégant. Il a même été qualifié d' « immense » dans le *Figaro* (je ne suis pas sûr que ce soit par M. d'Ormesson). Je crois qu'on a eu tort d'insister sur sa culture française et le goût qu'il porte à nos lettres. Borges est beaucoup plus imprégné de littérature britannique, et sur les écrivains français, il a toujours eu les sentiments les plus bizarres.
159:219
Il trouve que Montaigne écrit mal (*Discussion,* p. 22). Il note avec dédain : « Valéry transcrit quelques lignes oubliables et oubliées de La Fontaine et affirme : ces plus beaux vers du monde. »
Or, il s'agit de l'*étude sur Adonis* où Valéry cite ces vers, vraiment inoubliables :
*Les nymphes de qui l'œil voit les choses futures,*
*L'avaient fait égarer en des routes obscures.*
*Le son des cors se perd par un charme inconnu...*
Passe que Jules Verne soit traité de « tâcheron laborieux » (*Enquêtes,* p. 117) pour mieux exalter Wells. Mais il est enfantin de reprendre aujourd'hui le cliché romantique sur Pascal et d'écrire : « ...Pascal avait horreur de l'univers. Il aurait voulu adorer Dieu » (*Enquêtes,* p. 20). C'est un autre malheur quand Borges parle d'écrivains plus proches : « ...l'œuvre de Fargue est assez moche, je crois, non ? Et l'œuvre de Larbaud n'a aucune importance ? » (*Entretiens avec Jean de Milleret*)*.* Les points d'interrogation sont de pure courtoisie et n'impliquent aucun doute. Quant à Drieu qui fut son ami, Borges en parle bassement.
Le talent précieux et piquant de l'auteur de *Fictions* n'est pas en cause. Mais l'engouement et la vanité, péchés français, nous exposent trop facilement au ridicule de reconnaître un juge dans un amateur incertain.
#### La parole gelée
« La parole s'envole, les écrits restent. » Sage proverbe qui n'est plus vrai, avec les magnétophones et l'enregistrement des paroles à la portée de tous...
Les reproches antiques faits à l'écrit n'ont jamais cessé d'être vrais. L'écrit est infirme : il dit toujours la même chose et ne peut répondre à qui l'interroge ; il s'adresse à tous de la même façon ; il est incapable de répondre aux critiques qu'on lui fait. L'écrit est une parole figée, morte.
160:219
Mais la parole des cassettes est tout aussi figée, tout aussi morte. Elle est là, capable elle aussi de se répéter tant qu'on voudra, inapte à changer, ou à répondre. Elle encourt les mêmes reproches que l'écrit, présentant les mêmes défauts.
De plus, elle garde le défaut propre à la parole. Elle est approximative, imprécise, bredouillante. L'écrit, avant d'être livré, peut être corrigé, raturé. La parole conservée en cassette reste un produit brut.
Sans doute, entendre le timbre de voix, la production spontanée de tel homme admirable est un grand avantage pour notre curiosité, mais c'est bien le seul gain à attendre.
On peut se demander s'il compense l'inconvénient de favoriser l'à-peu-près, de conserver l'improvisation de gens qui parlent aussi mal que possible, et dont la faiblesse éclaterait si elle était transcrite sur le papier, mais qui s'autorisent du caractère « direct » de la communication pour faire passer leur incapacité à être clair et net. Et il y a évidemment tricherie quand on dit que la communication est directe alors qu'elle reste à sens unique.
On accumule des quantités énormes de ces enregistrements. Nous léguerons nos brouillons, dont heureusement, personne ne voudra.
Georges Laffly.
161:219
### Diffusez la Vulgate
par Jean Madiran
- Article paru dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 53 du 15 décembre 1977.
Le moment est venu, il faut maintenant que nous passions tous à une plus grande mise en œuvre pratique de notre troisième réclamation.
Depuis dix ans nous faisons valoir dans l'Église une réclamation triple, bien connue, qui est un triple témoignage et que peu à peu tous les « traditionalistes » ont adoptée. Quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux anges et à Dieu :
-- *Rendez-nous la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture.*
Ce que nous réclamons, nous travaillons aussi, autant qu'il est en nous, à nous le procurer ; à nous-mêmes et à notre prochain.
162:219
Pour le catéchisme et pour la messe, on le sait, beaucoup a été fait. Il fallait en montrer la désintégration organisée, il fallait en dénoncer les contre-façons. Cela ne suffisait pas. Il fallait simultanément en assurer la survie.
Mais dans ce combat nécessaire, et qui doit continuer, la troisième réclamation, celle qui concerne l'Écriture sainte, a été relativement négligée. L'appel que Mgr Lefebvre vient de lancer ([^13]) au *zèle des catholiques pour la parole de Dieu* doit nous mobiliser maintenant pour ce troisième combat, qui est aussi vital que les deux autres.
Non seulement des falsifications de l'Écriture ont été introduites dans le nouveau catéchisme et dans la nouvelle liturgie, nous leur avons fait chaque fois une opposition énergique : mais, en outre, il faut constater qu'on ne sait plus désormais où trouver le texte authentique et intégral de la sainte Écriture. Mgr Lefebvre a sonné l'alerte : nous subissons actuellement *la diffusion massive de Bibles dénaturées ;* cette diffusion massive est organisée *par tous ceux qui n'ont pas la foi catholique ;* Mgr Lefebvre demande que *le zèle des catholiques pour l'authentique parole de Dieu dépasse celui des non-catholiques.* Il faut répondre à cette pressante adjuration.
De l'Écriture sainte, il existe de multiples versions et traductions plus ou moins anciennes, plus ou moins originales, plus ou moins scientifiques. Elles ont plus ou moins de qualités (ou de défauts). Mais *une seule,* Mgr Lefebvre le rappelle avec gravité, a été solennellement *déclarée* par l'Église version authentique, absolument exempte d'erreurs sur la foi ou les mœurs : et ce n'est pas une version savante, c'est une version populaire, comme son nom l'indique, c'est la version du simple chrétien, c'est la Vulgate de saint Jérôme.
163:219
Il faut le savoir. Il faut le faire savoir. Le concile de Trente, le concile du Vatican, les papes, notamment Léon XIII et Pie XII, ont jugé, prononcé, confirmé. Il n'est nullement question par là d'empêcher les savants d'étudier les originaux grecs ou hébreux, au contraire, cela leur est très recommandé ; d'autant plus que ces originaux sont multiples, divers, dissemblables aucun d'entre eux jamais n'a reçu de l'Église la même garantie solennelle que la Vulgate. Que les savants travaillent, très bien : ils ont en effet de quoi faire. Mais *l'usage quotidien de l'Église,* pour l'oraison, pour la liturgie, pour l'instruction des fidèles, c'est la Vulgate.
Introuvable, la Vulgate, en édition « vulgaire » précisément, en édition courante, en édition usuelle ! Nos seigneurs et maîtres avaient réussi ce chef-d'œuvre là aussi, d'enlever la Vulgate au peuple chrétien, pour qui elle est faite, et de l'enfermer en des bibliothèques accessibles seulement aux érudits, qui d'ailleurs, par orgueil scientiste, crachent dessus.
Ce scandale, nous y mettons fin.
La Vulgate latine de saint Jérôme, accompagnée d'une traduction française parfaitement sûre, une traduction reçue dans l'Église depuis trois siècles, voilà l'œuvre en cours de publication, pour vous, lecteurs, pour vous, chrétiens, et Mgr Lefebvre vient d'appeler la bénédiction de Dieu *sur tous ceux qui contribuent à l'édition et à la diffusion* de cette réimpression de la Vulgate.
164:219
C'est un combat de plus. Mais il n'est pas possible de s'y dérober. La Vulgate de saint Jérôme est odieusement attaquée, même dans nos rangs, ou dans notre voisinage, par des préjugés, par des ignorances, par d'incroyables confusions et sophismes que distille l'Ennemi du genre humain. Dans cette nouvelle bataille, la revue ITINÉRAIRES fait front, réfutant chaque erreur, éclairant les doutes, répondant aux objections.
Mais il en est de l'Écriture comme de la messe et du catéchisme.
Défendre la messe par arguments n'aurait rien été, ou peu de chose, s'il n'y avait plus eu de prêtres pour la célébrer. Défendre le catéchisme n'aurait rien été non plus, s'il était resté introuvable. Nous avons réédité les catéchismes : celui de saint Pie X, celui du concile de Trente. Nous avons apporté notre soutien aux prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain. Il en est de même pour la Vulgate. La défendre théoriquement ne serait pas grand chose si elle n'existait plus. La rééditer ne serait quasiment rien si vous n'en faisiez pas usage.
Je vous appelle donc à ce nouveau combat. Je vous demande d'écouter, de comprendre, de transmettre ce mot d'ordre -- DIFFUSEZ LA VULGATE*.*
Jean Madiran.
- Voir pages suivantes : pour diffuser la Vulgate.
\[...\]
167:219
« La Vulgate, approuvée dans l'Église par le long usage de tant de siècles, doit être tenue pour authentique dans les leçons publiques, les discussions, les prédications et les explications. Personne ne doit avoir l'audace ou la présomption de la rejeter, sous quelque prétexte que ce soit. » (Concile de Trente.)
« La Vulgate est la version que le concile de Trente a désignée comme authentique et comme devant être employée dans les lectures publiques, les discussions, les prédications et les explications ; c'est elle que recommande aussi la pratique quotidienne de l'Église. » (Léon XIII.)
« Que personne ne voie dans le recours aux textes originaux, conformément à la méthode critique, une dérogation aux prescriptions si sagement formulées par le concile de Trente au sujet de la Vulgate (...). Le concile de Trente a voulu que la Vulgate fût la version latine que tous doivent employer comme authentique (...). La Vulgate est absolument exempte de toute erreur en ce qui concerne la foi et les mœurs ; si bien que, comme l'Église elle-même l'atteste et le confirme, on peut la citer en toute sûreté et sans péril d'erreurs dans les discussions, dans l'enseignement et dans la prédication. » (Pie XII.)
168:219
## NOTES CRITIQUES
### L'obéissance dans l'Église et le cardinal Journet
• Lucien Méroz : L'obéissance dans l'Église. Éditeur : Claude Martingay à Genève. Diffusion en France : Office général du livre, 14 bis, rue Jean Ferrandi, 75006 Paris.
Le titre du livre dit bien ce dont il traite : *l'obéissance dans l'Église.* Mais le sous-titre -- *aveugle ou clairvoyante ? --* en précise l'objet. De même l'épigraphe :
« La foi ne doit jamais être *aveugle.* (*...*)
« Pareillement, l'obéissance ne doit jamais être *aveugle.* Elle peut être souvent très obscure, mais elle demande toujours à être sage, prudente, donc *éclairée :* il faut savoir au moins que le supérieur est légitime, qu'il agit dans la ligne de son autorité, qu'il n'y a pas *hic et nunc* interférence d'un ordre supérieur.
« Nous ne voudrions pas qu'on voie dans cette remarque une simple question de vocabulaire. C'est, à nos yeux, une question de vie ou de mort spirituelle. »
Ces lignes sont empruntées au cardinal Charles Journet (Revue *Nova et Vetera,* année 1954, n° 2, p. 92). Ancien protestant, Lucien Méroz a été reçu dans la foi catholique par le cardinal Journet, à la doctrine duquel il demeure fidèle. C'est à cette doctrine qu'il se réfère pour éclairer le problème de l'obéissance, tel qu'il se pose dans l'Église depuis Vatican II.
Une distinction capitale s'impose entre le magistère infaillible et le magistère « canonique ». Le magistère infaillible a pour tache de conserver, déclarer et définir le dépôt de la révélation divine. « C'est la voix de l'Époux, *non sa propre voix à elle,* que l'Église fait alors entendre », écrit le cardinal Journet. Dans le magistère canonique « c'est sa propre voix d'Épouse que l'Église fait alors entendre ».
169:219
Tandis que « le pouvoir magistériel déclaratif est assisté d'une manière *absolue, irréformable, infaillible *» (c'est la voix de l'Époux), le « pouvoir magistériel canonique est assisté d'une manière seulement *relative, prudentielle *» (c'est la voix de l'Épouse). Tenant fermement les deux bouts de la chaîne, le cardinal Journet accorde la plus grande importance au pouvoir magistériel canonique, mais déclare cependant qu'entre la parole de l'Épouse parlant au nom de l'Époux (voix de l'Époux) et la parole de l'Épouse, accordée à l'Époux, mais parlant en son nom à elle (voix de l'Épouse) « la coupure est *profonde,* en un sens elle est *infinie *»*.* En conséquence de quoi, écrit Lucien Méroz, « plus on s'éloignera de la doctrine de foi proprement dite, plus l'enseignement de l'Église pourra souffrir de certaines défaillances humaines ». (Nous résumons ici ou citons d'après le ch. V, p. 51 à 61.)
A cette distinction essentielle entre le magistère infaillible et le magistère qu'il appelle « canonique », Lucien Méroz, suivant toujours l'enseignement du cardinal Journet, en ajoute une autre, sous forme de « remarque ». C'est que, si l'autorité de l'Église est diversement engagée selon le niveau de l'autorité personnelle ou collégiale qui se prononce, elle l'est bien davantage par la matière dont elle traite. Fondamentalement, « ce qui détermine le degré de l'autorité, c'est la gravité du sujet dont on parle » (p. 63).
Dans « la majorité des cas », les mesures législatives, les verdicts judiciaires, les décisions prises, les jugements portés ne peuvent engager que partiellement le pouvoir canonique, « *même,* écrit le cardinal Journet, *quand ils seraient portés par le souverain pontife ou un concile œcuménique *» (p. 66). Le cardinal va beaucoup plus loin dans l'expression qu'aucun de nous n'oserait le faire. « Il se pourra, écrit-il, que le magistère canonique soit égaré par de faux témoignages, par l'ignorance, la paresse ou la passion de ses dépositaires, par exemple quand il attribuera telle charge à un sujet qu'il en croit digne, quand il se prononcera sur l'annulation ou la validité d'un mariage, quand il portera une sentence d'excommunication » (p. 66). A la limite, selon le cardinal, on peut imaginer que le magistère, fût-il au plus haut niveau de la hiérarchie, « prescrive, croyant bien faire, un acte qui serait en réalité contraire à la loi naturelle ou à la loi évangélique : l'obéissance alors serait impossible, et il faudrait plutôt, c'est l'enseignement même du pape Innocent III et des grands théologiens médiévaux, supporter l'excommunication avec foi et humilité » (p. 66).
170:219
Mais alors, dira-t-on, puisque l'infaillibilité magistérielle ne s'exerce que dans des cas rarissimes, c'est la porte ouverte à la contestation permanente et dans tous les domaines ! Telle n'est pas, on s'en doute, la pensée du cardinal Journet. Les textes que cite Lucien Méroz ne concernent que l'*obligation d'obéissance inconditionnelle ;* et Lucien Méroz les cite pour dénoncer le véritable viol des consciences qui est constamment exercé par les bureaux et hélas ! par la hiérarchie elle-même, au nom de l'obéissance qui serait due dans tous les cas au Concile, au pape et aux évêques en communion avec le pape. Il donne plusieurs exemples des « défaillances » du pouvoir canonique, et notamment celui de l'article 7 de l'*Institutio generalis* qui n'a été corrigé que grâce à la protestation d'innombrables fidèles. Or l'article 7 était bien couvert par l'autorité du pape qui avait ratifié l'*Institutio generalis* dans sa première version. Mais n'entrons pas dans le détail de cet exemple et des autres, que nos lecteurs connaissent bien.
On se posera cependant une question : comment le cardinal Journet -- qui n'était que le très humble (et très célèbre) abbé Journet avant d'être fait cardinal par Paul VI -- a-t-il appliqué ses propres principes et son propre enseignement pendant toute la période post-conciliaire ? Disciple et ami du cardinal, Lucien Méroz garde une piété filiale à son maître et s'abstient de la moindre critique à son égard. Il proteste contre ceux qui invoquent l'autorité du cardinal pour justifier leur « esprit conciliaire ». Le cardinal a voulu faire « un acte d'obéissance héroïque » en acceptant le nouvel *ordo,* mais « il ne le disait qu'en latin, même en public, et seulement en utilisant le canon romain... ». Lucien Méroz écrit : « ...si l'on veut faire état de correspondances privées, nous pourrions nous aussi transcrire des enregistrements que nous avons et citer, par exemple, cette terrible parole du cardinal Journet qu'il a dite en public, et qu'il nous a répétée, nous en témoignons, non une seule fois mais plusieurs : « *La liturgie et la catéchèse sont les deux mâchoires de la tenaille avec laquelle on arrache la foi *» (p. 104). Était-ce suffisant ? Du moins le livre de Lucien Méroz mettrait-il un frein au zèle de ceux qui ont tout le temps le nom du cardinal Journet à la bouche pour présenter leurs silences et leurs abandons comme autant d'actes d' « obéissance au Concile ». L'abbé Journet, selon nous, aurait mieux fait de rester le saint prêtre et le grand théologien qu'il était, sans accepter un chapeau de cardinal qui l'associait, malgré qu'il en eût, à l'autodestruction de l'Église. Ou bien et mieux encore, il aurait dû accepter ce chapeau pour mettre son autorité cardinalice au service de la vérité, non plus seulement dans des correspondances privées mais dans des articles et des discours publics.
171:219
Quoi qu'il en soit, le petit livre (150 pages) de Lucien Méroz sert heureusement la mémoire du cardinal. Il sert aussi et surtout l'Église. Venant d'un homme qui fut, pendant un quart de siècle, l'éditeur de la revue *Nova et Vetera,* il sera lu par les fidèles de cette revue. Il leur redonnera courage -- un courage dont tout le monde aura bien besoin pour affronter les épreuves de plus en plus grandes auxquelles l'Église devra faire face.
Louis Salleron.
### M. Paul Vigneron intégriste malgré lui
Le 17 mars 1977, le P. Bruckberger faisait, dans *L'Aurore,* l'éloge du livre de M. Paul Vigneron, *Histoire des crises du clergé français,* qu'il citait longuement. Malgré cette enviable publicité, M. Vigneron n'a pas été satisfait. Il a dit pourquoi au P. Bruckberger dans une lettre dont celui-ci cite d'importants passages dans *L'Aurore* du 24 novembre 1977. Retenons-en les deux principaux paragraphes :
« 1) J'affirme dans mon ouvrage -- et je le prouve par les documents que je cite -- que le deuxième concile du Vatican n'est en rien dans la crise du clergé, la cause de cette crise étant ailleurs, à savoir dans une défaillance de la spiritualité commencée vers 1945, et dans une déviation des méthodes apostoliques également issue de la très trouble période de l'immédiat après-guerre. Ceci m'oppose absolument à la thèse la plus chère aux milieux intégristes.
« 2) J'affirme également que les causes de la crise du clergé ne sont qu'*internes* et, dans mon ouvrage ainsi que dans la préface que J.-B. Duroselle a bien voulu lui accorder, il est dit avec la plus grande netteté qu'on ne saurait invoquer des causes externes, c'est-à-dire faire appel à l'histoire-complot (complot maçonnique, complot d'extrême-gauche), si chère à Mgr Lefebvre et a de nombreux intégristes. »
172:219
Placidement, le P. Bruckberger note que M. Vigneron « semble redouter par-dessus tout de passer pour un « intégriste », sans qu'il définisse d'ailleurs ce qualificatif ».
J'ai personnellement consacré une longue chronique au livre de M. Vigneron dans le numéro 211 (mars 1977) d'*Itinéraires*. J'ai dit tout le bien que j'en pensais, non sans en signaler les lacunes ou les erreurs. Comme j'imagine que, pour M. Vigneron, *Itinéraires*, son directeur et ses collaborateurs constituent un « milieu intégriste » caractérisé, je confirmerai brièvement ce que j'ai déjà dit dans ma chronique sur les deux points de sa lettre au P. Bruckberger.
1\) Il affirme, et pense prouver, que « le deuxième concile du Vatican n'est en rien dans la crise du clergé ». Cette crise, pour lui, est très antérieure au concile. Je lui rétorquais que s'il est « incontestable » que la crise a commencé bien avant Vatican II, « le concile l'a amplifiée à l'infini parce qu'il a paru mettre le sceau de l'Église sur les nouveautés subversives ». Je m'étonne que M. Vigneron puisse contester une évidence aussi massive.
2\) M. Vigneron tient que « les causes de la crise du clergé ne sont qu'internes ». Là encore, je lui faisais observer qu'une cause est toujours, à certains égards, externe. Lui-même écrit dans le premier paragraphe de sa lettre au P. Bruckberger que la cause de la crise est « dans une défaillance de la spiritualité commencée vers 1945, et dans une déviation des méthodes apostoliques *également issue de la très trouble période de l'immédiat après-guerre *». Si une cause « interne » est issue d'événements extérieurs, ceux-ci sont bien une cause « externe » de la cause interne. Dans mon livre sur *La Nouvelle Messe* je consacre un chapitre à « la guerre cause de la subversion ». J'engage M. Vigneron à le lire. Il y verra la part des causes externes et internes dans la crise actuelle de l'Église.
Il est vrai que, pour M. Vigneron, les causes externes se réduisent aux complots : « ...invoquer des causes externes, écrit-il, *c'est-à-dire* faire appel à *l'histoire-complot... *».
Je ne sais si l'histoire-complot (complot, maçonnique, complot d'extrême-gauche) est chère à Mgr Lefebvre et à de nombreux intégristes, mais ce que je sais, c'est que M. Georges Bidault n'hésite pas à écrire : « Quiconque constate la cabale qui, dès avant le Concile, pendant le Concile et depuis le Concile, est évidemment à l'œuvre contre le pape, successeur de Pierre et chef visible de l'Église, ne peut que constater l'existence d'une société secrète dans l'Église contre l'Église » (*Carrefour*, 24 décembre 1969). Ce que je sais également, c'est que les influences maçonniques et marxistes qui s'exercent dans l'Église contre l'Église sont visibles à l'œil nu, et que les nier est nier l'évidence. Complot ? ou pas complot ? Ce n'est qu'une question de mot. Si M. Vigneron préfère « cabale », avec Georges Bidault, ou « conjuration », ou « intrigue », son choix de vocabulaire est libre, mais non son choix de faire fi de la réalité.
173:219
Aussi bien, M. Vigneron devrait se rendre compte qu'en refusant toute cause externe à la crise de l'Église, il porte contre l'Église la plus terrible des accusations, car il l'accuse de se renier elle-même, sans qu'on puisse lui trouver aucune excuse. Sans doute en a-t-il secrètement conscience, car dans son livre il couvre de fleurs les évêques et écrit : « Sans trêve, Paul VI lutte, presque seul, au milieu des forces déchaînées. » Bref, il n'y a que les maîtres de spiritualité (lesquels ?) qui sont responsables. A trop s'écarter de la réalité, on s'écarte de la vérité, comme de la justice, car finalement les prêtres sont seuls coupables dans l'analyse de M. Vigneron, à l'exclusion de la Hiérarchie.
\*\*\*
Visiblement, dès son livre, on avait le sentiment que M. Vigneron avait le plus grand souci de n'être pas catalogué parmi les intégristes. Sa lettre au P. Bruckberger le confirme. Mais l'accueil fait à son livre ne peut plus lui laisser d'illusion. On est toujours l'intégriste de quelqu'un, et on l'est *urbi et orbi* quand on montre, comme il l'a si bien fait, la profondeur de la crise où l'Église est plongée. Pour dire la vérité dans la présentation de la « défaillance de la spiritualité » et de la « déviation des méthodes apostoliques », il a cru devoir s'en écarter ou la taire dans l'analyse des causes. C'était céder, bien inutilement, au terrorisme intellectuel des maîtres du Pouvoir dans l'Église. Son livre est, caractéristiquement, celui qui appelait la consécration du Grand Prix Catholique de littérature. C'est au livre de M. Delumeau qu'a été le prix. Un jury comme celui qui décerne le Grand Prix Catholique de littérature ne se trompe pas sur le véritable esprit conciliaire. Intégriste malgré lui, M. Vigneron était condamné d'avance.
On ne peut que le regretter ; car ce sont quelques centaines, peut-être quelques milliers de catholiques de plus qui liront le livre néfaste de M. Delumeau, et ce sont quelques centaines, peut-être quelques milliers de lecteurs catholiques perdus pour le livre salubre de M. Vigneron.
Louis Salleron.
174:219
### Sur une enquête de « La France catholique »
L'hebdomadaire La *France catholique* qui s'appelle depuis quelques années FRANCE *catholique-*ECCLESIA (ah ! ces noms impossibles) lance une grande enquête auprès de ses lecteurs sur le thème « *Que croyez-vous ? *»*.* Cette enquête « a pour but de clarifier l'attitude des catholiques, et de donner de leur pensée une image cohérente, ferme, au milieu de la confusion qu'entretiennent, soit les courants extrémistes, soit les informations dont nous sommes « bombardés » jour après jour ». (Notons qu'il est assez contradictoire d'interroger des gens pour savoir ce qu'ils pensent et d'annoncer à l'avance que le but est de donner de leur pensée « une image cohérente, ferme, etc. ».)
Les réponses seront analysées « avec le concours du Père Jules Gritti, sociologue ». Regrettons, s'il est expert, que son concours n'ait pas été sollicité pour l'établissement des questions.
Tout sondage présente deux difficultés : la formulation des questions et l'échantillonnage des questionnés. La seconde difficulté n'existe pas ici, puisqu'il ne s'agit pas d'un sondage mais d'une enquête auprès d'un public déterminé. Reste la formulation des questions.
Un questionnaire est bien établi quand les questions sont honnêtement et clairement posées. Honnêtement, pour qu'elles ne constituent pas des pièges. Clairement, pour qu'on sache exactement ce qu'elles signifient et qu'on puisse y répondre d'une manière qui traduise parfaitement ce qu'on pense.
A cet égard, le questionnaire est très mal établi. Dix-huit points ont été retenus, donnant lieu à deux ou plusieurs questions appelant une réponse par oui ou par non. Pas de nuances donc. « Si certaines réponses plus développées nous parviennent en même temps que les réponses aux questionnaires (*sic*), est-il précisé, *FcE* pourra les publier. » Ces « réponses plus développées » seront sans doute assez nombreuses et c'est grâce à elles que les analystes dégageront les résultats de l'enquête ; mais celle-ci perd du coup une grande part de son intérêt.
Donnons quelques exemples des questions posées :
175:219
I. Dieu
La révélation chrétienne :
est-ce l'affaire du prêtre ? Oui Non
est-ce la vôtre ? Oui Non
Il est bien évident que neuf lecteurs sur dix penseront c'est d'abord l'affaire du prêtre, mais c'est aussi la nôtre (à la mesure de nos possibilités, de nos convictions, etc.). Vont-ils répondre par *Oui* aux deux questions, ou par *Oui* à la première et par *Non* à la seconde ? Ils seront bien embarrassés.
Il n'est pas impossible, cependant, que de nombreux lecteurs se disent que, puisque c'est tout le « peuple de Dieu » qui doit être « missionnaire », ils doivent répondre *Oui* à la seconde question. Devront-ils alors répondre Non à la première ? Nouvel embarras.
Bref, ceux qui dépouilleront l'enquête et l'analyseront vont être obligés de se livrer à une interprétation subjective. Cette interprétation sera sans doute correcte. Mais l'enquête perd toute signification. En tous cas, au lieu de « clarifier l'attitude des catholiques et de donner de leur pensée une image cohérente, ferme », elle révèlera au contraire la « confusion » qu'elle a pour objet de dissiper.
Cette observation vaut pour toutes les questions posées autour des 18 points de l'enquête.
II\. La catéchèse
doit-elle s'appuyer :
sur l'énoncé de la doctrine ? Oui Non
sur la réflexion à partir de la vie quotidienne ? Oui Non
Même embarras. Neuf lecteurs sur dix tendront spontanément à répondre *Oui* à la première question et *Non* à la seconde. Puis, ils se demanderont ce que signifie exactement le mot « catéchèse » : s'agit-il du catéchisme, ou de l'apostolat, de l'évangélisation, etc. Ils se diront que les évêques insistent beaucoup sur la nécessité d' « adapter » la catéchèse aux différents milieux, en partant de leur « vie quotidienne », etc. Alors ils hésiteront à répondre par deux *Oui*, ou même par inverser les *Oui* et les *Non*, en répondant *Non* à la première question et *Oui* à la seconde. Bref, confusion et non pas clarification.
176:219
III\. L'œcuménisme
consiste-t-il à accueillir les autres confessions
chrétiennes pour les convertir au catholicisme ? Oui Non
est-il le rassemblement des autres confessions sur
un credo commun, dans le respect de leurs diversités ? Oui Non
Quoique les deux questions soient mal formulées, même pour signifier ce qu'elles veulent signifier, il est bien évident que la réponse ne peut être que *Oui* à la première question et *Non* à la seconde. Le décret conciliaire sur l'œcuménisme, Unitatis redintegratio, ne permet pas d'autre réponse. Néanmoins la mauvaise formulation des deux questions et la caution apportée au livre de M. Jean Delumeau par l'Association des écrivains catholiques, le P. Riquet, Jean de Fabrègues et tant d'autres peuvent brouiller les réponses.
IV\. L'Église catholique doit-elle être
une pyramide hiérarchique où l'autorité se délègue ? Oui Non
une assemblée horizontale où l'autorité vient de la base ? Oui Non
une communion où l'autorité du Christ s'exerce comme un service ? Oui Non
Toujours la même confusion dans les notions et les formulations. Il serait intéressant de poser ces mêmes questions à dix théologiens en leur disant « Vous ne pouvez répondre que par *Oui* ou *Non *». Que diable répondraient-ils ? A part le *Non* à la seconde question, ils seraient bien en peine de répondre par *Oui* ou *Non* aux deux autres questions, comme s'il s'agissait d'un ou bien..., ou bien...
VII\. Le Christ
vous aimez le Christ :
1\. D'abord dans sa personne humaine ? Oui Non
2\. D'abord dans sa personne divine au sein du mystère de la Trinité ? Oui Non
177:219
Il sera curieux de compter le nombre de ceux qui répondront : Le Christ est une seule personne, avec deux natures. Piège ? Ou ignorance du catéchisme ? ([^14])
VIII\. La messe
La liturgie, sous ses formes actuellement les plus répandues en France\
est-elle assez significative du caractère sacré de la messe ? Oui Non
L'accentuation du sacré est-elle dans le retour à des rites traditionnels,\
tels que l'usage du latin ou le chant grégorien ? Oui Non
Est-elle dans la recherche d'une liturgie à la fois moderne et plus ferme dans ses formes ? Oui Non
Triste charabia pour éviter de parler de la messe traditionnelle dite de saint Pie V.
\*\*\*
Résumons-nous.
L'enquête de *FcE* est à elle-même sa propre réponse, en ce sens qu'elle exprime à merveille la confusion dans laquelle est plongé le catholicisme français.
La « synthèse générale » des réponses obtenues sera présentée en février-mars 1978. Nous en prendrons connaissance avec curiosité. Non que nous en attendions quelque lumière sur la pensée des lecteurs de *FcE*. Comment pourraient-ils exprimer cette pensée à travers un questionnaire pareil ? Mais à travers « certaines réponses plus développées » et à travers les « analyses » faites par les dirigeants du journal et le Père Jules Gritti, nous serons peut-être à même de mieux mesurer ce qui, sous le matraquage de la Bureaucratie ecclésiastique, subsiste d'inentamé dans la foi d'un milieu traditionnellement catholique. Nous sommes certain qu'aussi enfoui soit-il, un « petit reste » apparaîtra.
Louis Salleron.
178:219
### La transition socialiste
• Serge-Christophe Kolm : La transition socialiste (Cerf).
Ce livre a paru au printemps, avant qu'éclatent les querelles actuelles autour du « programme commun ». Son intérêt reste entier : il s'agit ici de bien autre chose que du programme commun.
Mais pour la clarté de l'exposé, il est préférable de partir de ce point. L'auteur en dit :
« 1°) C'est le meilleur projet d'ensemble proposé au peuple par la classe politique, de tout le monde capitaliste. Chacune de ses mesures est une amélioration de ce qui existe.
« 2°) Il y a en gros deux interprétations possibles du programme commun (il n'est pas assez précis pour qu'on puisse trancher). L'une minimaliste, l'autre maximaliste. Elles se distinguent notamment par l'intensité de la hausse des salaires (qui est la première mesure du programme).
« 3°) L'interprétation minimaliste est viable, mais elle ne change pas fondamentalement la société.
« 4°) L'interprétation maximaliste n'est pas possible. C'est-à-dire que, si on essaie de l'appliquer, l'inflation vient, dans le moyen terme au plus tard, faire retomber les salaires moyens au-dessous de leur niveau d'origine. Conséquence politique : la petite bourgeoisie, frustrée, lâche la gauche et celle-ci échoue. L'interprétation maximaliste peut fort bien être imposée par des revendications salariales puissantes, type 1936 ou 1968.
« 5°) La cause fondamentale en est une tentative de forte redistribution dans le cadre des phénomènes marchands...
« 6°) Les traits du bon programme en résultent : distribuer plus et plus vite selon les besoins, pouvoir dès travailleurs actif et non seulement défensif comme dans le programme commun, résolution du problème de la coordination économique par moins de marché et moins de plan grâce à la production plus autonome et à l'information directe. »
Voilà qui est clair. L'auteur démontre l'échec certain de l'hypothèse maximaliste par l'analyse de ce qui s'est passé au Portugal et au Chili (tous deux pays industriels, dit-il, auquel le cas de la France est comparable). Le délai : deux ans, deux ans et demi.
179:219
Ce n'est pas une raison, à son avis, pour renoncer à la « transition socialiste ». Au contraire, il faut aller plus vite et plus fort (voir son sixième point). Pour commencer, donner le pouvoir aux travailleurs : « A la fois l'autogestion et l'autonomie seront au premier rang de la transition. » L'autonomie, c'est l'idée d'Illich ; la vie en circuit fermé de petites communautés, de villages à la rigueur ; tout le monde se connaît et les relations économiques sont fondées sur le don.
Selon Kolm, il y a trois formes de transferts économiques le vol, le troc et le don, qui donnent trois types de sociétés celle des marchands, celle des fonctionnaires, celle des frères. Et pour lui, une des erreurs des économistes de « gauche », c'est d'attribuer au capitalisme des maux qui sont en fait ceux du marché. Pas de socialisme tant qu'on n'aura pas supprimé le marché. Et cet homme qui souhaite une révolution sans violence, note que le seul pays où l'on se soit débarrassé du marché est le Cambodge. Fameux exemple ! Notons aussi comme il est curieux de voir ce démocrate soucieux des masses, aller chercher son modèle chez des marginaux, qui sont en nombre infime, et dont on pourrait montrer qu'ils ne vivent que dans le parasitisme de la société qu'ils refusent. Mais il s'agit de faire le bonheur des gens, au besoin malgré eux.
On le voit bien quand on passe à la refonte de la consommation. L'échec du Portugal et du Chili vient pour une bonne part du déséquilibre du commerce extérieur. On a augmenté la capacité de consommation des gens. Ils se sont jetés sur les biens disponibles. Les importations se sont accrues, sans contrepartie. La ruine suit.
Eh bien, le remède est de modifier la consommation. Dans une société libérale, elle est dictée par « l'imitation, la mode, la réclame, des parents idiots, etc. ». Interviennent le respect de ce qui se fait, le goût de ressembler aux classes « supérieures ». La société libérale part du principe qu'entre plusieurs choix possibles, chacun fait celui qui le rend le plus heureux. Mais cela est souvent trompeur, s'il y a imitation, etc. Une autre façon d'agir est de savoir ce qui rend les gens vraiment heureux, et de le leur imposer (voir p. 100) : « La structure de la consommation, comme celles de la production et des échanges extérieurs doivent nécessairement changer. » Un des buts à atteindre est « davantage d'autarcie ». Moins de bien-être, mais plus d'indépendance. C'est le chien et le loup, dit Kolm, qui a lu La Fontaine.
Signalons aussi que l'auteur envisage une extension des services consommés collectivement : « les unités sociales bénéficiant de revenus et de transferts seront souvent des groupes plus larges que le « ménage » familial habituel ». D'autre part, la démocratie devra être réelle dans la vie quotidienne, à l'entreprise et dans l'immeuble ou le quartier. Il y aura des comités pour cela.
180:219
A ce prix, nous aurons la transition socialiste et nous entrerons dans un monde neuf.
On peut remarquer à quel point cet amoureux du peuple en refuse la volonté et les désirs tels qu'ils sont. C'est que l'utopiste pense toujours à un peuple idéal, le seul digne. Ici, les votes pour le « programme commun » ne sont utiles que parce qu'ils permettront de passer à une tout autre société, qui ne recueillerait guère de suffrages si on en présentait le projet aux voix.
Toute la « transition » proposée prétend se faire dans le respect des libertés. Mais il s'agit de contraindre (modification de la consommation), et plus gravement, de dissoudre les familles et leur autonomie.
Enfin, il est bien vrai qu'une forme de consommation de notre société est stupide. Kolm en somme, réclame un certain esprit de sacrifice, contre l'esprit de jouissance (pour reprendre un langage ancien). Bien, mais au nom de quoi ? Il prétend s'appuyer sur des forces, un esprit, pour lesquels reste toujours vrai le mot de Danton : « Vous nous proposez une république de Sparte, et c'est une république de Cocagne qu'il nous faut. » Ce n'est pas la moindre de ses contradictions.
Le livre n'en est pas moins passionnant, et révélateur d'une gauche moins « politicienne » que celle qu'on entend tous les jours.
Georges Laffly.
### La vision mensongère de Maurice Druon
• Maurice Druon : *Les rois maudits*, t...7 : Quand un roi perd la France, Plon 1977.
Il est probable que nos lecteurs n'iront pas se précipiter sur le dernier « roman historique » (ainsi il se présente) de M. Druon mais, la curiosité étant parfois un bien vilain défaut, certains iront, comme moi, jusqu'à y jeter un coup d'œil.
181:219
A ceux qui ne sont pas spécialisés dans l'étude de l'histoire et plus particulièrement dans celle du mayen âge, il faut dire que cet ouvrage est digne de ses prédécesseurs.
M. Druon, de l'Académie française, continue tout bonnement d'exposer sa vision mensongère de notre histoire nationale et va jusqu'à laisser entendre qu'il est aidé en cela par la Bibliothèque nationale et les Archives nationales, lui servant ainsi de caution dans son œuvre de destruction. Pour M. Druon, toujours aussi égal à lui-même, c'est-à-dire l'esprit bas, Jean II le Bon, car il s'agit de ce souverain, est un crétin orgueilleux, de tendance invertie, environné de gens stupides, l'ensemble n'étant pas digne du dernier grand roi qui trouve grâce à ses yeux, Philippe IV le Bel, qui, entre nous soit dit, est une énigme, cette statue n'ayant point livré ses états d'âme à la postérité. Les âneries (restons polis !), les anachronismes (du genre le Prince *Noir*, Charles *le Mauvais*, etc.), les erreurs de symbolique (bannières et armes fausses) défilent au cours des pages en rangs serrés.
L'historien de métier ne peut être que consterné devant une histoire défigurée, car le Français moyen qui lit ces élucubrations ne peut penser qu'une chose, c'est que notre pays a été bien mal gouverné dans les temps anciens ! Il ne suffit pas à la bande qui règne sur la France depuis quelques dizaines d'années de saccager ce qui reste du saint royaume, il faut encore qu'elle piétine les lis, salisse le passé et crache sur les tombes de ceux qui ont fait l'authentique gloire de notre nation. Car, en fin de compte, ce Jean II le Bon, c'était un roi de chez nous et il faudrait a priori lui laisser des circonstances atténuantes avant que de le condamner. De toutes façons il n'était pas seul et comme tout souverain il était le reflet de son époque. Certes, je n'ai pas à montrer ici comment la France beaucoup plus peuplée que l'Angleterre en vint à être vaincue : il y a là des questions techniques de structures de l'armée, de finances, d'État pour être bref, mais je tiens à montrer que les historiens contemporains ne partagent pas les vues du romancier. M. le duc de Lévis Mirepoix en des termes mesurés (il est vrai qu'il est de l'Académie et qu'il ne peut tout dire) règle son compte à M. Druon dans un tout récent article que l'on doit lire : « *Jean le Bon fut-il vraiment un mauvais roi ? *» paru dans *Historia*, n° 367, de juin 1977, pp. 66-75. S'il y avait quelqu'un capable de juger son père c'était bien le grand roi Charles V le Sage et j'ai montré tout l'attachement qu'il pouvait avoir pour l'auteur de ses jours, en répétant inlassablement qu'il était son fils sur les manuscrits, dans des lettres patentes, sur des objets, sur son tombeau même : *Icy gist le roy Charles le Quint sage et éloquent fils du roy Jehan...* nous nous trouvons devant une litanie d'affirmations de filiation presque unique dans notre histoire (voir mon article *Tableaux français sous les premiers Valois* dans les *Cahiers d'héraldique,* n° II, Paris, 1975, publié par le C.N.R.S., 15 quai Anatole France, Paris 7°).
182:219
Dans son ouvrage remarquable, *La bataille de Poitiers* (*1356*) *et la construction de la France,* Paris, 1940, J.-M. Tourneur-Aumont a montré tout ce qu'il y avait de politique et de grand chez Jean II le Bon : ce souverain était tellement admiré de toute l'Europe, même après Poitiers où il fut un héros et un exemple pour toute la chevalerie française, que l'on vit le pape lui offrir de conduire la croisade ! Autrement dit, après la défaite et la captivité, c'est encore vers lui que se dirigeaient les regards et non pas vers son vainqueur théorique (car Édouard prince de Galles et d'Aquitaine ne fit pas grand chose, mais il était admirablement secondé), ni même vers le roi Édouard III son père, le vainqueur de Crécy ! Cela mérite quand même réflexion et si dans les plus humbles hameaux de notre France on garda une sérieuse dent contre des chevaliers qui lâchèrent un peu facilement pied (tout se savait !), on n'en voulut point au roi d'avoir fait son devoir.
Le plus beau est que M. Druon fait parler le cardinal de Périgord sur des centaines de pages : Jean II y est donc vu à travers le bavardage de ce prélat plein de lui-même, traversant la France pour aller à Metz, rejoindre le dauphin en visite chez l'empereur. Or, ce cardinal n'est pas un inconnu, c'est même en quelque sorte l'un des artisans du désastre de Poitiers : voulant la paix à tout prix, se haussant du col et véritable mouche du coche, ce Talleyrand de Périgord brisa l'élan des chevaliers et laissa aux Anglais la possibilité de se fortifier pendant qu'il faisait la navette entre les deux camps ! Autrement dit, M. Druon laisse détruire l'image de marque de Jean II le Bon par le crétin de service, ce Périgord de malheur, bénisseur et pacifiste, qui sous un pieux prétexte repoussa la bataille du dimanche au lundi : pouvait-on combattre un dimanche, n'était-ce pas offenser Dieu ? Renforçant les mouvements de sa sensibilité par de vaines considérations, le cardinal de Périgord prouvait qu'il ne connaissait rien à l'histoire du royaume, car nous combattîmes à Bouvines le dimanche 27 juillet 1214 avec le succès qui est encore inscrit dans le cœur de tous les bons Français. Certes, le Moyen Age et la royauté sont un monde totalement étranger au nôtre, si barbare, car coupé de ses sources de vie, mais établir sa réputation sur la destruction de notre passé, voilà qui ne peut que peiner les Français encore fiers de leur histoire.
Pour relever la tête il leur suffira de lire l'excellent article de M. Raymond Cazelles *Jean II le Bon ; quel homme ? quel roi ? *paru dans le numéro 509 de janvier-mars 1974 de la *Revue historique* (éditée par les Presses universitaires de France). Cet éminent spécialiste des premiers Valois règle en quelques pages (5-26) leur compte à bien des billevesées druonesques.
183:219
Roi bon, bienveillant, sage, cependant trop coléreux et porté sur la chasse, Jean II fit son possible pour réorganiser l'armée -- son ordre des chevaliers de la noble maison de Saint-Ouen, ou de l'Étoile, était en avance de plusieurs siècles sur les mœurs de l'époque ([^15]) --, de culture étendue, de grande curiosité intellectuelle, véritable créateur de la librairie de son fils Charles V, entouré d'artistes connus -- et bénéficiant ainsi du premier véritable portrait peint dans l'histoire de l'Occident ([^16]) --, innovateur, tout particulièrement dans le domaine politique, sensible à l'opinion, interdisant les guerres privées, libéral sur le plan commercial, protecteur des juifs qu'il autorisera à résider en France, de tendance pacifique mais véritable découvreur de Bertrand du Guesclin (Cocherel est victoire posthume de Jean II le Bon), proche des humbles et des pauvres, tel paraît le roi sali par M. Druon !
Hervé Pinoteau.
184:219
### Bibliographie
#### Jacques Vier Littérature à l'emporte-pièce *huitième série *(Éditions du Cèdre)
La littérature se reconnaît le droit de parler de tout : et l'on pourrait lui accorder ce droit pourvu qu'elle acceptât d'abord d'être reprise si elle parle à tort et à travers, et ensuite de jouer loyalement le jeu en n'ensevelissant pas dans un silence définitif les sujets qui la gênent ou lui déplaisent. Comme la littérature de notre temps ne manifeste pas une loyauté véritable devant ces deux exigences pourtant naturelles, il faut bien que le critique soit résolu à ne pas entrer dans un système à la fois captieux et intellectuellement déficient. Jacques Vier est un des rares esprits qui luttent pour conserver une notion vitale et une perspective totale du domaine littéraire, en rétablissant la hiérarchie et les proportions des problèmes, quitte à apporter les compensations nécessaires en cas de lacunes évidentes. Ce n'est point un désir, de mélange et de bigarrure pittoresque qui fait coexister dans le même volume les auteurs du Grand Siècle et ceux du nôtre. Quand la doctrine salutaire est reléguée dans l'oubli, il faut que Bossuet reparaisse ; on doit évoquer Flaubert et Giraudoux si la jeunesse présente est en passe de croire que la littérature française commence avec Sartre, Eluard et Aragon. La littérature à la mode tente de régir les âmes et les existences d'après le code d'une « morale » romanesque aberrante : alors le critique fera revivre des personnalités fort réelles, d'une beauté plus prenante et certainement plus imprévue que les ectoplasmes des fictions dites existentialistes, et nous serons invités à retrouver le Curé d'Ars et Dom Guéranger. Des œuvres servantes de l'éternelle subversion révolutionnaire cherchent à « tuer par les mots » : les réflexions d'un La Harpe sur le temps de la terreur jacobine rappelleront opportunément qu'une telle perversion n'est pas neuve, et qu'elle a toujours été ignoble. Le monde des écrits est devenu, sous les influences que l'on sait, la chasse gardée de la révolution : il est nécessaire de faire connaître les écrivains de la contre-révolution, Maurras comme Marcel De Corte, René Malliavin comme Virgil Gheorgiu.
185:219
On ne s'interdira pas le plaisir de relire les portraits que Saint-Simon traça des cardinaux de son siècle, car les humeurs et l'humour concourent à la participation vivante que nous prenons aux œuvres de tous les siècles ; et pour la même raison, nous avons droit, à titre de récréation salutaire, aux spectacles offerts involontairement par quelques cuistres actuels fort bien en cour. Ainsi en est-il de l' « explication de texte » consacrée aux divagations d'un ecclésiastique déchaîné contre les sanctuaires illustres : « Pardonnez-moi, si quand vous demandez comment « adapter » les vieilles églises aux modes d'aujourd'hui, vous me rappelez le fameux Grock essayant de combler la trop grande distance entre son tabouret et son piano à queue, en déplaçant celui-ci plutôt que celui-là. » L'auteur de la « Littérature à l'emporte-pièce » nous donne à penser que c'est sans doute l'étude approfondie des sujets les plus sérieux qui pourra nous rendre la faculté de sourire, dont nous sommes trop souvent privés.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Pierre Andreu Le Rouge et le Blanc 1928-1944 (La Table Ronde)
Dans la tresse de ce livre de souvenirs, le fil rouge est plus épais que le fil blanc, et, en retombant dans une terminologie insensée, on dira qu'Andreu est un homme de « gauche ». Ce n'est pas vrai en ce sens qu'il n'a jamais cru incarner le bien face aux forces du mal ; il écrit avec bonhomie : « si je crois avoir, toujours, assez bien pensé, j'ai souvent mal choisi : mendésien avant tout le monde, doriotiste, pour un communisme national, pétainiste, gaulliste en 58 et même avant, mitterandien, écologiste aujourd'hui ». On ne pourrait lui reprocher que cette vertu propre au bon militant : l'excès de bonne volonté.
A mon sens, c'est moins ce trajet qui fait l'intérêt de ces mémoires que leur rigoureuse honnêteté. Andreu ne reconstitue pas le passé en magnifiant ses choix. Il le regarde se dérouler, avec le même étonnement que l'on a devant ce qui survient, il rétablit les conditions réelles, les tâtonnements. Il connaît et réprouve « l'éternelle erreur de lire l'histoire du passé avec les lunettes du présent » ; cette erreur, il l'évite toujours, exemple remarquable de bonne foi. *Le Rouge et le Blanc* n'est pas un plaidoyer ou un éloge de soi-même, comme il arrive si souvent dans ce genre d'écrits, c'est une œuvre qui aide à comprendre des temps déformés par les préjugés reçus.
186:219
Pierre Andreu est le fils d'un médecin parisien qui n'était pas riche. Il aime les lettres, écrit des poèmes, devient l'ami de Max Jacob. L'autre grande amitié de sa vie sera celle de Drieu la Rochelle (il a consacré un livre à chacun d'eux). Il milite dans de petits groupes révolutionnaires, participe à la bouillonnante activité intellectuelle des années trente, si riche et qui fut si peu féconde (l'esprit de la France était toujours vivant, nom sa volonté). Mounier, *Esprit,* Dandieu et *l'Ordre nouveau*, Jouvenel, Th. Maulnier, *Combat,* Roditi : les courants les plus divers paraissent alors moins opposés que convergents. On y voit côte à côte des gens qui nous semblent aux antipodes.
Andreu, alors, est occupé par la méditation de Sorel. Il va lire aussi Maurras, sans jamais le suivre vraiment. Il lit aussi La Tour du Pin (il parle d'un essai qui a pour titre *Du capitalisme,* qui doit être bien intéressant), dont il dit que l'A.F. a déformé l'enseignement. Point à examiner. Il cherche toujours un socialisme national, qu'il ne trouvera pas au P.P.F. La guerre approche. Faisant au moment de Munich une période militaire, Andreu constate l'effrayante impréparation morale et militaire de notre pays. Il notera ensuite, avec consternation, mais toujours lucide, les détails horribles de la défaite. Prisonnier, libéré en 1942, il découvre l'égoïsme de la France occupée : on pense d'abord à survivre, et même certains vivent très bien. Disant cela, il heurte encore une légende, comme lorsqu'il écrit : « Les prisonniers, avant les Résistants et les Déportés, étaient alors les héros de la France. On a oublié aujourd'hui, où livres et films, sous le prétexte de corriger l'image d'Épinal gaulliste, tracent une peinture si fausse de ces années, la place que les prisonniers ont tenue dans la conscience française. » (J'ai mon idée sur cette image : si mesquine qu'ait été la France de 42, pour une grande part, si on en donne une peinture pire, c'est que nous sommes pires.) Redisons-le : c'est le goût de la vérité qui fait l'intérêt, et la grandeur, de ce livre. Il refuse toute complaisance.
Ces souvenirs s'arrêtent en 1944, Andreu a été épuré (pour un propos anticommuniste en 1943, et une allusion dans une lettre à son amitié avec Marion). Il s'est même retrouvé sur la liste des écrivains interdits par le C.N.E.
On souhaite vivement que l'auteur publie la suite de ses mémoires. On ne quitte pas volontiers ce témoin nuancé, véridique, désabusé mais ferme dans ses fidélités. On n'oublie pas cette petite musique, discrète et poignante.
Georges Laffly.
187:219
#### Bernard Ponty Un enfant vêtu de noir (Gallimard)
Ce roman prétend évoquer le déchirement de l'Église. Il n'en est rien, d'abord parce que les personnages sont en carton découpé, trop vaguement coloriés pour qu'on les distingue. Un seul résiste, la vieille Marthe, rigide bigote, que l'auteur condamne, craint et admire sans doute plus qu'il ne croit. Sur ces êtres réunis dans un vignoble bordelais, M. Ponty ne semble pas s'être posé beaucoup de questions. En tous cas, il n'y répond pas. Quant au drame de l'Église, on en parle ici comme dans les journaux, avec frivolité. De ce roman « religieux », Dieu s'est absenté.
G. L.
#### Jean Dutourd Mascareigne ou le schéma (Julliard)
Voulant s'amuser à raconter notre avenir proche (que se passera-t-il après les élections de mars 1978) Jean Dutourd a pris la seule voie possible : essayer d'imaginer l'incroyable. Il a raison : l'histoire et le roman vivent d'improbable. Et puis il s'amuse et il amuse, tandis que dans six mois les autres livres de politique-fiction, comme on dit, seront bons pour le pilon. D'ailleurs, ils le sont déjà.
L'incroyable, ici, c'est qu'un petit député communiste aux allures de Robespierre, arrive rapidement au pouvoir. Ce Mascareigne s'impose à son parti, à Giscard, à tout le monde. Nommé sous-secrétaire d'État à la défense par hasard, il crée une armée d'un million d'hommes, résorbant le chômage. Nommé premier ministre par un de ces calculs absurdes qui enchantent les subtils avant de leur retomber sur le nez, il prend le pouvoir. C'est la Terreur, à la lettre, et les conquêtes : l'Algérie, la Suisse, la Wallonie, le Québec. Des députés libéraux et humanistes finissent par assassiner Mascareigne.
188:219
On voit bien le modèle qu'a en tête Jean Dutourd : c'est 93, la « grande révolution », qui est pour lui une sorte de cauchemar (car il est bon) exaltant (car il est cocardier). Son livre est très drôle et très logique. Il décrit très bien les gens de gauche effarés devant ce révolutionnaire sérieux qui tord le cou à leur éloquence et les envoie casser des cailloux.
G. L.
#### Gilbert Comte Jacques Chirac (Régine Desforges)
Si l'indifférence envers nos hommes politiques est une faute, j'en suis coupable. Pourtant, ce pamphlet mérite de retenir l'attention, par sa fougue, son manque de précaution et de mesure, phénomène rare dans un temps gourmé qui pratique plus volontiers la perfidie enveloppée dans le style du *Monde.* Plus encore, ce livre tranche par son esprit : l'indignation ne court pas les rues.
Que reproche Gilbert Comte à l'ancien premier ministre ? D'avoir une ambition, mais pas de projet, de vouloir le pouvoir sans penser à l'œuvre à y accomplir. Et aussi de s'appuyer sur la droite en la reniant. Cette droite, ce « parti des sangliers », qui maintient ses fidélités contre le courant du siècle, il n'est pas de bon ton de s'en réclamer, même si l'on empoche volontiers ses suffrages. L'excuse des politiciens, c'est que les sangliers se font rares. Beaucoup sont devenus des cochons domestiques. C'est pour plaire à ce troupeau, sans doute, que Chirac formule sur mai 68 l'étonnant jugement rapporté ici : « ...c'est un événement positif de notre histoire contemporaine. Regrettable dans sa forme, mais positif quant au fond ».
Ce genre de frivolité paraît à Comte insupportable.
G. L.
189:219
#### François Sentein Minutes d'un libertin (1939-1941) (La Table Ronde)
Pour commencer, sur belle page blanche, quelques définitions de dictionnaires qui nous invitent à ne pas nous tromper sur le sens du titre. « Minutes » ne prête guère à confusion, même pour ceux qui ne sont pas notaires. Pour « libertin », il est bon de savoir qu'un certain Vïon d'Alibray « est l'exemple parfait de ce que l'époque appelait un libertin, c'est-à-dire un homme sans ambition, occupé de cultiver son esprit et de se connaître soi-même » (Grand Larousse encyclopédique).
Va donc pour « Minutes d'un libertin » ; mais le titre eût-il été « les riches heures d'un ingénu libertin », il eût été aussi exact. Quoi qu'il en soit, Sentein nous livre son journal de l'immédiat avant-guerre et des deux premières années de la guerre. D'un autre que lui on pourrait parler de provocation. Le libertin, en effet, se déclare indifférent à une guerre qui ne concerne ni les libertins ni les gens d'oc (dont il est), mais l'ingénu désarmerait n'importe quel ennemi. De fait, il désarme tout le monde. Maurrassien, il est le parfait hérétique du maurrassisme, mais ne faisant pas schisme on ne l'excommunie pas. Comment excommunier l'ingénuité, le pacifisme et le talent ? Il a vingt ans en 1940 et tout ce qui touche aux lettres ou à l'intelligence est séduit par ce garçon que sa timidité promène dans le feu sans qu'il s'y brûle jamais.
Je l'ai connu à l'époque et je le retrouve tel que je l'ai connu et tel qu'il est certainement resté. Ses amis sont Laudenbach, Laurent-Cély (Jacques Laurent), Thierry Maulnier, Pierre Boutang, Claude Roy, puis Cocteau, Montherlant, maints et maints autres. Les anciens retrouveront dans son livre le Saint-Germain des Prés de naguère avec les hauts-lieux de Lipp et du restaurant Blaizac de la rue du Dragon. Ils y retrouveront aussi et les jeunes y découvriront une certaine image, limitée mais exacte, des commencements de l'occupation -- à Paris, à Vichy, à Lyon, à Montpellier. Paresseux comme un loir (c'est moi qui le dis), Sentein travaille comme un bœuf, pour vivre. Insoucieux de tout, il trouve toujours, à l'improviste, le « job » qui lui assure le vivre et le couvert pendant quelques mois ou quelques semaines. Il finit par échouer à la « Jeunesse » comme professeur dans un centre situé à la porte Maillot, ce qui lui permet d'assouvir au Bois de Boulogne sa passion de la course à pied qu'il inocule à des apprentis entre deux leçons de culture générale.
190:219
Aujourd'hui où les moins de 40 ans -- comme le temps passe ! -- essaient, à travers les films, les débats télévisés et les livres, de se faire une idée de ce qui se passait en France au temps de Munich et de Montoire, les « minutes » de Sentein les feront rêver. Un pareil anarchisme, et monarchiste de surcroît, pouvait-il exister ? Mais tout existait, et coexistait, et jusque dans le cœur et la cervelle du même individu, en ce temps-là. Ceux qui auront 20 ans en 1978 me semblent d'ailleurs être en situation de le comprendre parfaitement.
(Inutile de dire, car on s'en doute, que le livre de Sentein est immoral -- ou amoral -- et plus généralement scandaleux sous tous les rapports. Tel quel, il me plaît, parce qu'il me remémore un milieu qui fut celui de mon petit doigt à cette époque. J'ai toujours eu une complaisance infinie pour l'intelligence, même quand elle se meut dans des paysages qui ne m'attirent pas. Si j'avais connu J.-J. Rousseau à vingt ans, je n'aurais jamais pu être sévère pour lui, tout en admettant, voire en proclamant, qu'il est objectivement condamnable, voire damnable.)
Louis Salleron.
#### Michel Ciry Détruire la nuit (Journal 1974-75) (Plon)
Surtout connu comme peintre, Michel Ciry est aussi musicien et écrivain, Depuis 1968 il tient son journal. Quatre volume ont déjà paru. Voici le cinquième.
J'ai ouvert avec curiosité ce livre d'artiste qui est l'un des rares, avec Henri Sauguet, à signer les suppliques au pape pour la restauration de la liturgie et la lutte contre l'autodestruction de l'Église. Je n'ai pas été déçu. Effectivement Michel Ciry est un écrivain né. Il dit quelque part dans son journal que tout travail lui est un effort, mais que d'écrire lui est naturel. On le lit, si je puis dire, de la même façon. Si ses travaux et ses jours nous introduisent dans la familiarité d'une existence où tout ne nous intéresse pas, ses jugements sur les personnages rencontrés, ses réflexions sur l'actualité, ses récits de voyage retiennent l'attention en nous faisant revivre, à certains égards, notre propre vie.
191:219
Il n'est jamais neutre. S'il n'est pas « engagé » en ce sens qu'il ne milite nulle part, il dit ce qu'il pense avec une entière liberté d'esprit. La politique l'intéresse peu, mais ses positions sont nettes et ne peuvent que le faire classer à droite par ses adversaires. « J'enquiquine la gauche prétendument pensante qui, elle, m'ennuie d'une façon insurpassable. » Il le dit chaque fois qu'il en a l'occasion.
De même, il est catholique et ne s'en cache point. Le 12 février 1975, il note : « Commencé le Carême par un dîner en ville ; pas très heureux. Afin de racheter un peu mon inconduite, je m'offre le luxe de laisser sur mon front la trace des cendres, ce qui finit par intriguer nos amis non pratiquants, au point de provoquer une question à laquelle je me fais un plaisir de répondre. Point de commentaires, et heureusement aucun sourire. » Simple anecdote, mais qui donne une bonne image de l'auteur. Aussi bien parle-t-il rarement de religion. Ce n'est qu'incidemment qu'apparaissent ses convictions et ses inclinations. Quelques mots y suffisent. Par exemple, sur un buste de Jean XXIII qu'il voit à Venise : « J'avoue avoir regardé sans tendresse cette médiocre effigie d'un pape qui fut peut-être bon, probablement de bonne foi (ce qui est la moindre des choses pour un souverain pontife), mais certainement désastreux » Le 23 mars 1975, dimanche des Rameaux, il écrit : « Tant qu'il sera possible de ne pas recevoir la communion des doigts d'un laïc, je prendrai toujours la file qui monte vers le prêtre afin que l'hostie me soit donnée par des mains consacrées. Qu'on ne voie pas là un conservatisme étroit mais tout simplement un bien naturel respect des symboles qu'une Église en sinistre goguette se plaît à piétiner sans vergogne, au nom d'une évolution prétendue salutaire et en laquelle je ne vois qu'effrayante marche à l'abîme, imbécile goût du changement à tout prix, très inquiétant déboussolage dont il est permis d'appréhender qu'Elle ne se remette jamais. » Pour lui, il trouve son « repos et son ressourcement » à l'abbaye du Bec-Hellouin.
Si nous disons que dans les pages de ce journal on rencontre, morts ou vivants, Céline, Jean Dutourd, Françoise Giroud, Julien Green, Anna Magnani, Michel de Saint Pierre, Pierre de Boisdeffre, Olivier Messiaen, Georges Auric, Gustave Thibon, Jouhandeau, Maurice Druon, Lacan, Arthur Rubinstein, Blaise Cendrars, le commandant Cousteau, John Lewis, Darius Milhaud, Michel Droit, Paul Guth et des dizaines d'autres, c'est autant de portraits esquissés ou de jugements portés dont on profite. On est d'accord (souvent) ou pas d'accord (parfois). Peu importe. Ce qui importe, c'est le trait, ou le coup de patte, ou le coup de dent. Et sa dent est féroce. Il met parfois les bouchées doubles : « Plus je vais et plus Xénakis m'apparaît comme étant, par rapport à la musique, ce qu'est, à l'égard de la peinture, l'ineffable Miro. » Cela pourrait s'entendre de deux manières. Il précise : « Du point de vue esthétique, sans doute les deux plus scandaleux abus de notre temps. »
192:219
Mais c'est dans ses voyages que l'on suit Michel Ciry avec le plus d'agrément. En France, en Belgique, à Venise, en Égypte. On découvre des lieux qu'on ignore ; on revoit ceux qu'on connaît. Et on confronte ses souvenirs aux siens, partageant ou non ses goûts et ses dégoûts. Ayant passé jadis quelques jours au Caire, je les ai revécus, dans le grouillement d'une misère insondable et jusque dans les maux d'entrailles qui font aspirer au retour. Lui ne leur sacrifie aucun sphinx, aucune momie, aucun musée. Je l'admire.
L. S.
#### Sébastien Brant La nef des fous (Éd. de la Nuée-Bleue)
Qui connaît « la nef des fous » ? C'est un nom qui dit quelque chose, -- un livre probablement, mais que nul n'a lu. Eh ! bien oui, c'est un livre. L'auteur en est Sébastien Brant, un savant strasbourgeois qui l'a publié à Bâle en 1494. Le succès fut immédiat et durable. Les éditions se succédèrent, en allemand d'abord, puis dans une traduction latine qui rendait le poème, car il s'agit d'un poème accessible à tous. Das Narren Schiff devenait *Stultifera* navis, autrement dit « la nef des fous ». C'est une satire des vices de l'époque, pourfendus dans un contexte religieux qui lui donne une singulière actualité. L'auteur, savant humaniste et canoniste, est de surcroît bon catholique, avec certaines idées théologiques précises qui font notamment de lui un champion décidé de l'Immaculée Conception.
Traduit librement en vers de six pieds, sans rimes, par Mme Horst, le livre se lit sans ennui -- par petites tranches. La reproduction de 112 gravures ajoute à l'agrément de l'ouvrage : elles illustrent les 112 parties du poème, traitant chacune d'un sujet différent -- par exemple : des livres inutiles, du mépris des Saintes Écritures, des noceurs et buveurs, des mariages d'argent, de la garde des femmes, du remue-ménage à l'église etc., etc. Une préface de Philippe Dollinger situe le livre et son auteur.
Citons quelques lignes du chapitre sur l'Antéchrist.
*La barque de saint Pierre*
*ballotte sur les flots*
*et j'ai peur d'un naufrage*
*là-bas en pleine mer,*
*les vagues déchaînées*
*battent contre ses flancs,*
*la tempête et l'orage*
*grondent tout à l'entour.*
193:219
*On n'entend aujourd'hui*
*la voix de vérité*
*que des plus faiblement,*
*les Saintes Écritures*
*sont toutes déformées*
*et disent autre chose*
*que lorsqu'elles proviennent*
*de lèvres véridiques.*
*Que les gens concernés*
*veuillent me pardonner !*
*Et voici l'Antéchrist*
*qui arrive en bateau,*
*il a déjà largué*
*ses messagers à terre*
*et propagé l'erreur*
*à travers le pays,*
*car les fausses croyances*
*et les fausses doctrines*
*pullulent dans le monde*
*chaque jour davantage,*
*à quoi les imprimeurs*
*travaillent hardiment...*
Nous sommes en 1494. C'est en 1517 que Luther affichera ses propositions à la porte de l'église de Wittenberg. La « nef des fous » était prophétique. Elle l'est toujours.
L. S.
#### Raoul Auclair Mystère de l'Histoire (Nouvelles Éditions Latines)
Raoul Auclair, qui se meut dans la prophétie comme le poisson dans l'eau, nous donne aujourd'hui la synthèse même de la totalité historique à la lumière de la Bible. On s'essouffle un peu à le suivre dans la course des nombres qui éclairent le mystère de l'Histoire. Mais quand on pense que son livre a paru à la veille de l'entrevue de Sadate et Begin à Jérusalem, on le soupçonne d'être lui-même un peu prophète. Tant l'actualité rencontre toujours l'éternité !
Le livre s'ouvre, en effet, par la citation biblique : « Car Israël est un peuple mis à part, qui ne sera pas compté parmi les nations » (Nb 23, 9), citation qui revient plus d'une fois et se retrouve au dernier chapitre expressément consacré à « l'État d'Israël ». Raoul Auclair y rappelle le premier congrès sioniste qui se tint à Bâle en 1897. Théodor Herzl écrivait : « Si je devais en un mot résumer le Congrès de Bâle, ce serait ainsi : à Bâle j'ai fondé l'État juif. » Et le fondateur du sionisme ajoutait : « L'État, certainement dans cinquante ans, tout le monde le verra » (p. 280). En 1947, l'État d'Israël venait au jour. Israël, ainsi, ne trahit-il pas sa vocation de peuple élu « qui ne sera pas compté parmi les nations » ? Le temps des lamentations n'est pas fini, ni pour Israël, ni pour les nations. Mais le temps de se réjouir arrivera à la fin. Le temps seul en est inconnu.
L. S.
194:219
#### Antoine Delestre 35 ans de mission au Petit-Colombes Préface d'Émile Poulat (Cerf)
Un document. Le plus révélateur sans doute de la crise de l'Église, du moins pour la France. On pourrait l'appeler : l'autodestruction d'une paroisse. C'est l'avantage des monographies. Pas ou peu de considérations générales, pas d'interprétations sujettes à contestation. Rien que des faits, des témoignages, des chiffres.
Au départ donc, il y a une paroisse, le Sacré-Cœur du Petit-Colombes, qui est tenue par les Fils de la Charité, congrégation fondée en 1918 par le Père Anizan pour évangéliser « ces masses qu'on appelle populaires, qui peuplent les usines, les ateliers et qui occupent les situations inférieures des bureaux et des maisons de commerce ». La paroisse est considérée comme le lieu par excellence de l'évangélisation, puisque « baptêmes, catéchismes, premières communions, fiançailles, mariages, maladies, épreuves, morts, et mille autres circonstances sont autant d'occasions providentielles pour atteindre une foule d'âmes qui sans elle (la paroisse) échapperaient entièrement à l'action du prêtre ».
En 1939, le père Michonneau est nommé curé du Petit-Colombes d'où il passera, en 1947, au Grand-Colombes, comme curé de la paroisse Saint-Pierre Saint-Paul. C'est un prêtre zélé, ardent, pénétré de l'esprit missionnaire, et qui ne songe qu'à faire de sa paroisse « une communauté chaude, vivante », susceptible de « faire choc ». Pour ce faire, car il a ses idées à lui, il commence à réformer la liturgie, célébrant la messe face au peuple, et substituant progressivement le français au latin. Soucieux surtout des milieux ouvriers, il veut l'union des classes et organise des fêtes sur le thème évangélique « Aimez-vous les uns les autres ». Il infléchit le catéchisme pour le rapprocher de la vie. Il supprime progressivement les classes de mariage et d'enterrement. Il développe l'Action catholique. Il axe son action extérieure sur le quartier, en accord avec le père Loew pour lequel « la vraie communauté naturelle se révèle celle du quartier et non celle du travail ». L'ensemble de ses idées est présenté dans le livre *Paroisse communauté missionnaire*, publié en 1945.
Au total, son apostolat peut être considéré comme un succès, favorisé d'ailleurs par la guerre et les épreuves subies en commun qui rapprochent les hommes. Mais on pressent déjà ce qui à travers des idées justes -- la paroisse, le quartier -- amorce les déviations à venir. Le thème communautaire, notamment, va être exploité peu à peu dans le sens d'un renversement hiérarchique où le « peuple de Dieu » va se faire législateur, en détenteur de la vérité qu'il est dans la théologie nouvelle, dont le P. Congar est le représentant.
195:219
Le père Rétif, qui succède au père Michonneau en 1947, privilégie l'évangélisation « collective » sur l'évangélisation « directe » et pousse à l'engagement « social-syndical-politique ». A la mission « dans le monde populaire » il substitue la mission « dans le monde ouvrier ». La création de la Mission de France, en 1941, et de la Mission de Paris, en 1944, a sa répercussion sur le Petit-Colombes. En 1949, deux de ses prêtres se mettent à travailler en usine. Un troisième les rejoint en 1951. La paroisse du Sacré-Cœur en est fortement secouée. Elle le sera de plus en plus, en symbiose avec l'histoire des prêtres-ouvriers, puis avec celle du Concile.
En 1964, le père Leroy succède au père Rétif, dont il est le vicaire depuis 1962. Il accentue la politisation, en plein accord avec l'Institut des Fils de la Charité dont les chapitres de 1967 et de 1971 encouragent ses membres à « un engagement total aux côtés du monde ouvrier ». L'Institut invite ses prêtres ouvriers à prendre « une part active à la lutte des classes ». A des élections municipales, en 1971, « le père Paul Bardin, premier assistant des Fils de la Charité, câbleur chez Schlumberger, et connu dans le quartier du Petit-Colombes », appelle officiellement à voter « pour le candidat du Parti communiste ».
Au plan purement religieux, il faut noter que l'Institut des Fils de la Charité opère un tournant capital, en 1971, par la remise en question de la paroisse comme instrument privilégié de l'évangélisation ouvrière. Il déclare que la communauté pourrait « se situer autrement en plus grande vérité avec le monde et le mouvement ouvrier pour une meilleure évangélisation ». La politisation devient totale.
Glanons maintenant quelques faits rapportés par Antoine Delestre :
« Commençons par la messe du dimanche. Il y avait plus de 1400 présences en 1962 et 300 en 1974 » (p. 176).
« En quelques années, le clergé du Petit-Colombes avait supprimé beaucoup de choses dans sa paroisse. Les ex-voto, les statues avaient été retirés de l'église (...) Le matériel pour la messe était simplifié : plus de chasuble, ni d'étole. Plus d'autel non plus, auquel on substituait une table de salle à manger. L'ordo était ignoré. Le sermon traditionnel était remplacé (à la messe du samedi soir) par un débat ouvert, entre les participants et le prêtre officiant » (p : 177).
« De toute façon le clergé du Petit-Colombes répète à qui veut l'entendre que la messe dominicale n'est plus obligatoire (...). Pour continuer la liste des suppressions dans la paroisse, signalons encore la disparition, depuis 1969, de la permanence, autrement dit de l'accueil, dont était chargé un prêtre ou une secrétaire, du comité de gestion, du congrès paroissial, des retraites pascales, des visites à domicile des paroissiens et plus particulièrement des malades. En 1971, les prêtres supprimaient la confirmation et, en 1972, la communion solennelle » (p. 178).
196:219
On oppose de plus en plus la « foi » (qui est ce qui compte) à la « religion ». La foi « implique un engagement politique ou syndical ».
Le baptême est rendu compliqué. Le nombre des baptêmes passe de 337 en 1957 à 108 en 1972 et à 7 en 1974 (avec 70 inscriptions, préalables à un éventuel baptême).
Pour le catéchisme, le clergé demande que l'enfant « soit libre de se faire inscrire ou non. C'est lui qui est juge de son attitude ». Moyennant quoi, la moitié des enfants « juge » le catéchisme inutile.
Les chiffres des mariages sont difficiles à interpréter, parce qu'on peut se marier ailleurs. Si les mariages sont passés de 65 en 1939 à 107 en 1950, ils ne sont plus que 90 en 1966, 74 en 1970, et 50 en 1974.
On se noie un peu dans le détail de ce qui se passe de 1970 à nos jours, d'autant qu'en 1974 les deux paroisses du Petit et du Grand Colombes étaient plus ou moins fusionnées sous l'autorité d'un « coordinateur-doyen ».
« En 1977, nous dit A. Delestre, Saint-Pierre Saint-Paul et le Sacré-Cœur constituent une seule et même paroisse, celle de Colombes, dont le curé est le père Delepoulle. Permanent dans la paroisse, il est aidé au Petit-Colombes par deux prêtres dont l'un travaille à mi-temps à l'hôpital Beaujon et assure sa part de ministère, l'autre (ouvrier à plein temps) dit la messe paroissiale un week-end par mois et s'occupe en particulier du Centre de préparation au mariage » (p. 202).
Imperturbable, A. Delestre conclut : « Le culte, non seulement n'a pas cessé au Petit-Colombes, mais il y est aussi « très vivant et en lien avec les désirs et suggestions des fidèles » et de l'évêché de Nanterre. » A. Delestre ne nous dit pas de qui sont les mots qu'il met entre parenthèses -- « très vivant etc. »
« L'évêché de Nanterre » n'y est probablement pas étranger. Terminons par où nous avons commencé. Ce livre, un peu confus mais honnête, constitue un document exceptionnel dont la leçon se tire d'elle-même. C'est pourquoi nous nous abstiendrons de tout commentaire. Une enquête sur place serait d'ailleurs nécessaire pour répondre à certaines questions qu'on se pose à la lecture. Tel quel, le livre ne peut être ignoré pour l'étude de la crise de l'Église de France. Il complète admirablement celui de Paul Vigneron sur l' « Histoire des crises du clergé français contemporain ».
L. S.
#### Bernard Halda Thématique phénoménologique et implications Husserl, Édith Stein, Merleau-Ponty (Éditions Nauwelaerts)
Un ouvrage de 70 pages ne saurait se proposer de familiariser avec la pensée de Husserl et de Merleau-Ponty un lecteur superficiellement initié à ces aspects de la métaphysique contemporaine ; il n'est pas non plus possible de modifier le vocabulaire ordinairement utilisé. Aussi l'exposé de B. Halda est-il clairement présenté et cependant accessible seulement à un public déjà quelque peu spécialisé. L'orientation maîtresse concerne les cheminements de ce type de philosophie vers la spiritualité chrétienne. Le cas d'Édith Stein, assistante de Husserl, juive convertie, devenue carmélite et morte en déportation, est certes le plus convaincant. Ceux de Husserl et de Merleau-Ponty vous laissent plus perplexes. Retenons ces propos de Husserl à Édith Stein : « La vie de l'homme n'est rien d'autre qu'un chemin vers Dieu. J'ai essayé de parvenir au but sans l'aide de la théologie, ses preuves, ses méthodes ; en d'autres termes, j'ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissent pas, comme vous, la route sûre de la foi passant par l'Église. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du risque que j'aurais moi-même encouru si je ne m'étais pas senti profondément lié à Dieu et chrétien au fond du cœur. » Ma foi, s'il ne s'agissait pas d'un penseur aussi consacré, je crois bien que je serais tenté d'émettre quelques gloses assez amères sur la cohérence intellectuelle d'une telle déclaration... Pascal eût sans doute approuvé le désir de renouveler l'itinéraire vers Dieu pour aider des esprits qui peuvent en être éloignés ; mais je crois que l'auteur des « trois ordres » eût refusé en la matière le terme de « pensée scientifique », et trouvé fort malencontreuse la formule « atteindre Dieu sans Dieu ». Montaigne lui-même a pittoresquement raillé cette prétention dans les dernières lignes de l' « Apologie de Raymond Sebonde ». Quant à Merleau-Ponty il n'a fait qu'approcher du seuil : s'il avait vécu plus longtemps, aurait-il accompli le pas décisif ? Nous n'avons point à juger des consciences ; il est pourtant permis de remarquer, à propos de cette époque philosophique, d'abord : qu'elle a manifesté une excessive délectation, dans les recherches indéfiniment prolongées, ensuite que le caractère abstrus de ses spéculations paraît souvent de nature à dégoûter une jeunesse intellectuelle tentée alors de se replier vers le matérialisme.
198:219
Je me rappelle que Roland Dalbiez, thomiste, avait une grande considération pour Husserl ; mais, n'étant moi-même qu'un philosophe insuffisant et un métaphysicien vite essoufflé, je ne souhaiterais pas à des esprits situés au départ dans la perspective chrétienne les détours laborieux et, de l'aveu même de Husserl, périlleux d'une aventure intellectuelle cherchant Dieu sans Dieu. Le recours à la théologie traditionnelle et son approfondissement leur procureront un profit bien plus grand, et il serait risible de croire qu'ils n'y trouveront que la satisfaction immédiate et définitive d'esprits inertes et vite repus.
Jean-Baptiste Morvan.
199:219
## DOCUMENTS
### Saint-Nicolas du Chardonnet devant la Cour de Cassation
MÉMOIRE AMPLIATIF
POUR : Monsieur l'abbé Louis Coache et autres
CONTRE : Monsieur l'abbé Pierre Bellégo et autres
EN PRESENCE de :
1°) Monseigneur Germain Ducaud-Bourget
2°) Monsieur l'abbé Vincent Serralda
*à l'appui du pourvoi n° 77-14.244*
Ce mémoire à la Cour de Cassation est offert en hommage par leur ancien élève reconnaissant à deux prêtres admirables du Collège Sainte-Croix de Neuilly, les abbés Gauvin et Bastier, docteurs en humilité.
#### FAITS
I. -- Il n'y a pas de crise de l'Église Catholique. Il n'y en a pas encore eu, il n'y en aura jamais. A l'image de son Fondateur, l'Église est signe de contradiction. Pour cette raison, elle est, elle a été et sera toujours persécutée : plus elle est persécutée, plus elle est l'Église, abhorrée du Monde.
200:219
Par contre, il existe une crise du clergé, comme il y en a toujours eu et comme il y en aura encore : on la retrouve à toutes les époques à des degrés divers.
Ce qui caractérise la nôtre, c'est la phase aiguë, jamais atteinte auparavant, dans laquelle elle est entrée. Jamais la persécution de l'Église Catholique par ses propres clercs n'aura été aussi implacable. Pour la première fois de l'histoire, tous sont atteints : ceux qui en sont la cause comme ceux qui la subissent, de l'échelon le plus bas de la hiérarchie jusqu'à la fonction la plus élevée.
Celui qui a fondé en France l'histoire quantitative et sérielle, l'historien Pierre Chaunu, au terme d'une analyse érudite, a, en quelques phrases, dressé ce constat du clergé en même temps qu'il dénonçait les causes : « Avant le tarissement quantitatif du recrutement, c'est un tarissement intellectuel et spirituel des vocations qui affecte l'Église en France depuis en gros 1930 ([^17]). La médiocrité intellectuelle et spirituelle des cadres en place des églises occidentales au début des années 1970 est affligeante. Une importante partie du clergé de France constitue aujourd'hui un sous-prolétariat social, intellectuel, moral et spirituel ; de la tradition de l'Église, cette fraction n'a souvent su garder que le cléricalisme, l'intolérance et le fanatisme. Ces hommes rejettent un héritage qui les écrase, parce qu'ils sont, intellectuellement, incapables de le comprendre et, spirituellement, incapables de le vivre. De toutes les crises que l'Église a traversées depuis 2.000 ans, celle-ci n'est pas la première, elle est peut-être la plus grave. Il est peu vraisemblable que la génération des responsables des églises, aujourd'hui en place, fasse marche arrière. On peut donc prévoir que l'évolution engagée dans d'importants secteurs s'accomplira jusqu'au terme logique ; le processus s'arrête de lui-même quand il n'y a plus rien à renier. Ce terme aujourd'hui est proche. » (Pierre Chaunu, de l'Histoire à la Prospective, p. 395, Éditions Laffont 1975.)
Ceux qui comprennent, comme le Professeur Chaunu, que les hommes d'Église rejettent actuellement un héritage qui les écrase parce qu'ils sont, intellectuellement, incapables de le comprendre et, spirituellement, incapables de le vivre, trouvent dans cette effroyable constatation l'explication de tout ce qui se passe dans l'Église Catholique depuis un certain nombre d'années.
Il devient en effet chaque jour un peu plus évident que le manque de formation doctrinale, depuis plusieurs décades, a engendré un clergé de mauvaise qualité qui n'a même plus conscience le plus souvent, non seulement de ses divagations et de ses écarts, mais aussi de ses reniements et de ses trahisons.
201:219
II\. -- Alors que dans ce contexte, il était « urgent d'attendre », de temporiser, de gagner du temps en reconstituant d'abord une élite, c'est au contraire avec un tel clergé que s'est réuni le Concile Vatican II qui allait être à l'origine de bouleversements désordonnés au sein de l'Église Catholique.
D'aucuns prétendent qu'il y a eu deux conciles : celui de l'Esprit Saint et celui des hommes, baptisé souvent -- sans jeu de mots -- « l'esprit du Concile ». Il est tout à fait souhaitable que le premier ait bien eu lieu, mais le catholique du rang attend toujours d'en voir les fruits. Il espère qu'ils viendront... plus tard.
Hélas, l'existence du second fut, par contre, une certitude immédiatement tangible. L'impatience était telle qu'on a pu cueillir les fruits de celui-là bien avant la fin de la durée du Concile, fruits amers et décevants.
En effet, ceux qui avaient espéré pendant un temps que le récent Concile allait s'attaquer victorieusement au cléricalisme, véritable cancer qui ronge progressivement l'Église, sont bien vite revenus de leurs illusions.
En réalité, en le dissimulant sous le vocable bucolique et paternaliste de « pastorale », le clergé en place a trouvé dans le Concile Vatican II l'occasion de donner une nouvelle jeunesse et une nouvelle virulence en même temps qu'une nouvelle couleur au vieux cléricalisme qui avait déjà fait tant de mal à l'Église.
Le cléricalisme, nouvelle formule, ne doit pas être compris seulement dans son sens étroit de « soumission de la société civile à l'influence des hommes d'Église » mais également dans le sens large qu'il a plus communément aujourd'hui de « volonté de puissance », d' « autoritarisme » et d' « intolérance » des clercs dans le domaine temporel et même dans le domaine spirituel lorsqu'ils commettent des abus de pouvoir manifestes.
Or, plus le clergé perd d'influence spirituelle à cause de sa médiocrité, plus il désire pallier cette carence en cherchant à étendre son influence d'une autre manière. Le cléricalisme joue un rôle compensatoire. Sa virulence est donc inversement proportionnelle à l'influence spirituelle du clergé. Ainsi, le cléricalisme dit « de droite » s'est transformé, au nom du Concile, en un cléricalisme « de gauche » beaucoup plus autoritaire et intolérant que le précédent.
III\. -- Le lieu n'est pas ici d'énumérer toutes les manifestations de cléricalisme depuis Vatican II dont la liste serait d'ailleurs trop longue et toujours incomplète, depuis le coup de pied du dernier vicaire dans les genoux du communiant jusqu'à l'intervention... verbale du Pape dans une prise d'otages aérienne. Une seule, de loin la plus importante, concerne directement la présente affaire.
202:219
Le 3 avril 1969, la Constitution apostolique Missale romanum promulguait le nouvel Ordo Missae sans abroger l'ancien. La messe, selon le rite immémorial romain latin tridentin pouvait encore être dite par des prêtres âgés ou malades offrant le sacrifice divin sine populo (Instruction du 14 juin 1971).
Ainsi, se trouvait discrédité et supprimé, non pas en droit, mais en fait, « l'ancien Missel promulgué par saint Pie V (Bulle Quo Primum, 19 juillet 1570) -- mais qui remonte en grande partie à Grégoire le Grand et même à une antiquité encore plus haute -- (et qui) fut pendant quatre siècles la norme de la célébration du Sacrifice par les prêtres de rite latin ».
(Cardinaux Ottaviani et Bacci, Bref examen critique de la nouvelle messe, p. 6, Revue ITINÉRAIRES, mars 1970.)
Pourtant, « le Synode épiscopal (convoqué à Rome au mois d'octobre 1967) avait refusé une « messe normative » qui est aujourd'hui reprise en substance et imposée par le nouvel Ordo Missae. Celui-ci n'a jamais été soumis au jugement collégial des Conférences épiscopales. Jamais le peuple chrétien n'a voulu une quelconque réforme de la Sainte Messe. On ne parvient donc pas à discerner les motifs de la nouvelle législation qui ruine une tradition dont la Constitution Missale romanum elle-même reconnaît qu'elle est inchangée depuis le IV^e^ ou le V^e^ siècle. Par conséquent, les motifs d'une telle réforme n'existant pas, la réforme elle-même apparaît dépourvue du fondement raisonnable qui, en la justifiant, la rendrait acceptable au peuple catholique. Le Concile avait bien exprimé, au numéro 50 de sa Constitution sur la liturgie, le désir que les différentes parties de la Messe fussent réordonnées, « de telle sorte que la raison propre de chacune de ses parties ainsi que leurs connexions mutuelles apparaissent plus clairement ». Nous allons voir comment le nouvel Ordo Missae répond à ces vœux, dont nous pouvons dire qu'il ne reste, en fait, aucun souvenir ». (Idem, p. 7 et 8.)
Aussi, peut-on affirmer, avec les cardinaux Ottaviani et Bacci, que la mise au rancart de la Messe traditionnelle et l'introduction du nouvel Ordo Missae ont été imposées ; par voie d'autorité et en fait seulement, sans que cela ait été souhaité, sans qu'il ait été procédé, à une consultation quelconque et surtout sans aucun motif raisonnable.
Cette manière de procéder, particulièrement caractéristique du cléricalisme régénéré et officialisé, issu de Vatican II, justifie déjà la défense par les catholiques de la Messe traditionnelle.
203:219
IV\. -- Mais ce n'est pas tout car, en réalité, l'office dit messe de Paul VI, « s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu'elle a été formulée à la XX^e^ session du Concile de Trente, lequel, en fixant définitivement les « canons » du rite, éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte à l'intégrité du Mystère.
« Les raisons pastorales avancées pour justifier une si grave rupture, même si elles avaient le droit de subsister en face de raisons doctrinales, ne semblent pas suffisantes. Tant de nouveautés apparaissent dans le nouvel Ordo Missae et en revanche tant de choses éternelles s'y trouvent reléguées à une place mineure ou à une autre place, -- si même elles y trouvent encore une place --, que pourrait se trouver renforcé et changé en certitude le doute, qui malheureusement s'insinue dans de nombreux milieux, selon lequel des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourraient changer ou être passées sous silence sans qu'il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l'éternité ». (Idem, p. 2 et 3.)
Puis les cardinaux Ottaviani et Bacci examinant point par point l'office dit messe de Paul VI, sont conduits à formuler les appréciations suivantes.
Tout d'abord, en ce qui concerne sa définition : « En un mot, cette nouvelle définition ne contient aucune des données dogmatiques qui sont essentielles à la Messe et qui en constituent la véritable définition. L'omission, en un tel endroit, de ces données dogmatiques, ne peut être que volontaire. » (Idem, p. 9.)
Ensuite, en ce qui concerne ses finalités : « Si l'on détruit ainsi la clef de voûte, on est bien forcé de fabriquer des échafaudages de remplacement : si l'on supprime les finalités véritables de la Messe, on est bien forcé d'en inventer de fictives. Voici donc des gestes nouveaux pour souligner l'union entre le prêtre et les fidèles, et celle des fidèles entre eux ; voici la superposition, destinée à s'effondrer dans le grotesque, des offrandes faites pour les pauvres et pour l'église à l'offrande de l'Hostie destinée au Sacrifice. Par cette confusion, la singularité primordiale de l'Hostie destinée au Sacrifice est effacée ; en sorte que la participation à l'immolation de la Victime deviendra une réunion de philanthropes ou un banquet de bienfaisance. » (Idem, p. 16.)
En troisième lieu, en ce qui concerne l'essence du Sacrifice : « le mystère de la Croix n'est plus exprimé de manière explicite. Il est dissimulé à l'ensemble des fidèles... Le changement de formule révèle le changement de doctrine (p. 17).
204:219
Toutes ces suppressions ne font qu'accentuer de façon provocante la répudiation implicite du dogme de la présence réelle (p. 19). La conséquence de tout cela est d'insinuer un changement du sens spécifique de la Consécration (p. 23). Un peu partout, diverses omissions avilissent le mystère de l'Église en le désacralisant (p. 28). L'unité de l'Église est compromise... Le nouvel Ordo Missae porte encore atteinte au dogme de la communion des saints (p. 29). La désacralisation est portée à son comble par les nouvelles et parfois grotesques modalités de l'offrande (p. 30) ».
Les éminents cardinaux romains concluent finalement : « Il faudrait un plus vaste travail pour établir une évaluation complète des embûches, périls et éléments spirituellement et psychologiquement destructeurs que contient le rite nouveau (p. 31). Il est évident que le nouvel Ordo Missae renonce en fait à être l'expression de la doctrine que le Concile de Trente a définie comme étant de foi divine et catholique. Et cependant la conscience catholique demeure à jamais liée à cette doctrine. Il en résulte que la promulgation du nouvel Ordo Missae met chaque catholique dans la tragique nécessité de choisir (p. 33). En revanche, le nouvel Ordo Missae aura la faveur des groupes proches de l'apostasie qui, s'attaquant dans l'Église à l'unité de la doctrine, de la liturgie de la morale et de la discipline, y provoquent une crise spirituelle sans précédent (p. 34). Aujourd'hui, ce n'est plus à l'extérieur, c'est à l'intérieur même de la catholicité que l'existence de divisions et de schismes est officiellement reconnue. L'unité de l'Église n'en est plus à être seulement menacée : déjà elle est tragiquement compromise. Les erreurs contre la foi ne sont plus seulement insinuées : elles sont imposées par les aberrations et les abus qui s'introduisent dans la liturgie. L'abandon d'une tradition liturgique qui fut pendant quatre siècles le signe et le gage de l'unité de culte, son remplacement par une autre liturgie qui ne pourra être qu'une cause de division par les licences innombrables qu'elle autorise implicitement, par les insinuations qu'elle favorise et par ses atteintes manifestes à la pureté de la foi : voilà qui apparaît, pour parler en termes modérés, comme une incalculable erreur (p. 37). »
Le cardinal Ottaviani a été, de 1953 jusqu'au Concile et sous les pontificats de Pie XII, Jean XXIII et Paul VI, Pro Préfet du Saint-Office, c'est-à-dire le chef du plus grand dicastère romain (le Préfet en étant le Pape lui-même). Le cardinal Bacci membre d'un dicastère.
205:219
V -- Que deux dignitaires de la Curie Romaine aient pu porter un tel jugement, autorise les catholiques à rejeter l'office dit messe de Paul VI, et à s'en tenir de plus fort à la Messe traditionnelle, celle de toujours, momentanément proscrite par abus d'autorité, mais contre laquelle depuis plus de quatre siècles il n'a jamais été formulé la moindre critique à l'intérieur de l'Église.
JAMAIS, les catholiques n'accepteront qu'on leur impose de force de remplacer ce que les temps immémoriaux ont consacré sans interruption comme bon par une nouveauté qui a déjà fait elle-même la preuve qu'elle était éphémère, parce que déjà démodée et « dépassée ».
En effet, les conséquences désastreuses dénoncées par les cardinaux Ottaviani et Bacci dès la promulgation du nouveau rite, ont été confirmées dans les faits car les cérémonies sacrilèges se sont multipliées. L'office dit, messe de Paul VI, a porté une atteinte incommensurable à la définition et aux finalités de la Messe Catholique, comme à l'essence et à l'accomplissement du Sacrifice et, par voie de conséquence, à la foi et à l'unité catholiques.
Non seulement par les déviations de toutes sortes auxquelles il incite, mais aussi par lui-même, il vide de toute substance la théologie de la Messe Catholique. Le nouvel Ordo Missae ne remplace pas une messe catholique par une autre ; tout au contraire, il est le premier acte destructeur de la Messe Catholique.
C'est bien d'ailleurs la raison pour laquelle les deux rites n'ont pu subsister ensemble. Ils sont essentiellement antinomiques. Ils s'opposent comme des contraires. Ils sont exclusifs l'un de l'autre. « *Chaque catholique* (*est*) *dans la tragique nécessité de choisir. *» (Idem, p. 33.)
VI -- Abusée et trompée, incompétente et habituée à faire confiance et à obéir, la grande majorité des catholiques n'a tout d'abord pas mesuré l'importance de ce qui était en cause. Le recours au Pape des cardinaux Ottaviani et Bacci, rejeté et étouffé, ne fut connu tout d'abord que d'un petit nombre d'initiés.
Mais, peu à peu, des yeux chaque jour plus nombreux se sont ouverts, sous l'effet de la généralisation d'un cléricalisme de plus en plus arrogant et de la multiplication de cérémonies profanatrices « autorisées implicitement » parla liturgie obligatoire.
Grâce aux efforts de quelques catholiques lucides et courageux, mais écartés et discrédités, la plainte des cardinaux romains put être diffusée ce qui, l'expérience aidant, permit d'en vérifier, hélas, le bien-fondé.
206:219
La Messe traditionnelle n'ayant jamais cessé d'être célébrée un peu partout par des prêtres persécutés, mis à la retraite d'office ou privés de leurs fonctions et, bien sûr, de leurs traitements, des fidèles de plus en plus nombreux, fuyant le clergé officiel, se réunirent autour d'eux et installèrent, dans des hangars, des garages et des caves, des chapelles provisoires pour la célébration du culte catholique traditionnel.
VII -- A Paris, un vieillard intrépide, Monseigneur Ducaud-Bourget, mis à la porte de la chapelle de l'hôpital Laënnec où il était aumônier, dut se réfugier, d'abord dans un entrepôt du quartier des anciennes halles et de la prostitution toujours actuelle de la rue Saint-Denis, puis dans le sous-sol de la salle Wagram où chaque dimanche, à l'aube, après le match de boxe de la semaine et le bal du samedi soir, de dévoués fidèles dressaient l'autel.
Les messes se succédaient toute la matinée sans interruption et le nombre des assistants augmentait à tel point qu'il fallait encore arriver avant l'heure pour, après avoir pris la file d'attente, trouver une place debout dans le fond de la salle ou dans l'escalier d'accès.
L'existence, dans la capitale, d'églises désertées tant par les fidèles que par le clergé, n'était pas faite pour apaiser la juste colère de ces incorruptibles catholiques.
Aussi, devant le refus opiniâtre mais, hélas, trop logique, de leur archevêque, ils décidèrent cependant de faire célébrer le culte traditionnel dans une de ces églises pratiquement inutilisées.
C'était le cas de Saint-Nicolas du Chardonnet dans le 5^e^ arrondissement de Paris où, pour faire croire à un semblant d'activité paroissiale, un office avait lieu le dimanche devant quelques personnes, l'église n'étant ouverte que pendant la durée de cet unique office hebdomadaire.
VIII -- Le dimanche 27 février 1977, un nombre impressionnant de catholiques, qui s'étaient donné rendez-vous devant la salle de la Mutualité toute proche, pénètrent dans l'église au grand étonnement de l'officiant plus habitué à ce qu'elle se vide progressivement qu'à la voir se remplir si soudainement.
Dès la fin de l'office, cette foule, privée de lieu de culte digne de ce nom depuis plusieurs années, se précipite vers l'autel abandonné, comme un affamé sur un morceau de pain, puis s'écarte pour laisser Mgr Ducaud-Bourget, assisté de M. l'abbé Coache, exposant, et de l'abbé Serralda, y célébrer la messe otique de toujours.
207:219
La grand'messe traditionnelle est alors chantée par toute l'assistance débordant sur le parvis avec une ferveur toute particulière.
Depuis cette date, ces catholiques se trouvent en permanence dans l'église et veillent constamment à ce que la liturgie soit conforme au Missel promulgué par le pape saint Pie V. (Bulle Quo Primum du 19 juillet 1570.)
Saint-Nicolas du Chardonnet, à Paris, comme Écône, en Suisse, sont des coups d'arrêt historiques de la France, fille aînée de l'Église, au cléricalisme dévastateur.
IX -- Mais ceci a pour conséquence d'empêcher le desservant, nommé par l'archevêque de Paris, de procéder chaque dimanche à l'heure habituelle à l'unique office de la semaine. Cela gênerait aussi quelques personnes désireuses d'assister à cet office et qui trouvent l'église voisine de Saint-Séverin trop éloignée de leur domicile.
C'est pourquoi ledit desservant, l'abbé Pierre Bellégo, soutenu par cinq habitants du quartier, a demandé au Président du Tribunal de Grande Instance de Paris, statuant en référé, « l'expulsion » de l'église Saint-Nicolas du Chardonnet et de ses dépendances, des abbés Ducaud-Bourget, Coache et Serralda ainsi que de « tous occupants de leur chef »*.*
Par ordonnance en date du 1^er^ avril 1977, le juge des référés a fait droit à cette curieuse demande.
M. l'abbé Coache, qui avait fait défaut en première instance, interjeta appel de cette décision et trente et un paroissiens de Saint-Nicolas du Chardonnet intervinrent à ses côtés.
Dans leurs conclusions d'appel, l'appelant et les intervenants ont fait valoir notamment que le litige était de la seule compétence de la juridiction administrative devant laquelle existe également une procédure de référé et qu'en toute hypothèse, il était impossible de prononcer des expulsions d'un lieu public, chaque fidèle et chaque ministre du culte ayant un droit direct qu'il tient de la loi à avoir accès à une église, que l'abbé Bellégo ne pouvait que s'adresser au maire de la ville de Paris à qui appartient le pouvoir de police dans les lieux publics, en particulier dans les églises, et qu'en conséquence il était dépourvu de toute qualité pour agir lui-même personnellement devant quelque juridiction que ce soit.
La Cour d'Appel a statué par arrêt en date du 13 juillet 1977 et, contre toute attente, elle a confirmé l'ordonnance entreprise en accordant cependant un délai expirant le 31 août 1977.
C'est l'arrêt attaqué.
208:219
#### DISCUSSION
*PREMIER MOYEN DE CASSATION :* Violation des articles 808 à 811 du Code de Procédure Civile, R 102 du Code des Tribunaux Administratifs, des lois des 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907, des articles 7 de la loi du 20 avril 1810, 455 et 458 du Code de Procédure Civile, incompétence, défaut de motifs et manque de base légale,
*en ce que* l'arrêt attaqué a confirmé une ordonnance de référé prononçant l'expulsion d'une église catholique de trois ministres de ce culte et de tous occupants de leur chef,
*aux motifs que* les tribunaux de l'ordre judiciaire sont compétents pour statuer sur toute réclamation relative à l'exercice du culte dans un édifice affecté à cet usage et que le seul fait que le trouble se soit produit dans un lieu public et dans un édifice faisant partie du domaine public de la commune ne saurait entraîner la compétence administrative,
*alors que* la demande tendant à l'expulsion des occupants du domaine public relève de la seule compétence du juge administratif, en l'absence de toute voie de fait administrative.
X -- L'église Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris est un édifice construit avant la loi du 18 germinal an X, et qui, en vertu de cette loi, sert à l'exercice public du culte catholique.
En conséquence, par application de l'article 12 de la loi du 9 décembre 1995, cette église appartient à l'État et à la ville de Paris.
Mais, aux termes de l'article 5 de la loi du 2 janvier 1907, « à défaut d'associations cultuelles, les édifices affectés à l'exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant, continueront... à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ».
Ainsi, en raison de leur affectation, non seulement les édifices cultuels, comme Saint-Nicolas du Chardonnet, appartiennent au domaine public, mais ils sont aussi des lieux publics.
Le double caractère de dépendance du domaine public et de lieu public des églises appartenant aux collectivités publiques est reconnu par une jurisprudence constante tant administrative que judiciaire, depuis l'arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 18 novembre 1949, Carlier (Lebon p. 490, R.D.P. 1950 p. 178, concl. Gazier, note Waline, J.C.P. 1950.11.5335, note Vedel et S. 1950.3.49, note Drago).
209:219
En l'espèce, l'arrêt attaqué relève que l'église Saint-Nicolas du Chardonnet est « un édifice faisant partie du domaine public « de la commune », et qu'une église est « un lieu public ».
En définitive, il n'est ni contesté ni contestable que *Saint-Nicolas du Chardonnet est une de ces églises qui, appartenant au domaine public, sont des lieux publics affectés à l'exercice du culte catholique et laissés à la disposition des fidèles et des ministres de ce culte.*
XI -- Lorsqu'il est prétendu qu'une partie du domaine public est occupée sans droit ni titre, seule la juridiction administrative est compétente pour examiner la demande d'expulsion.
C'est ainsi que le Conseil d'État est compétent pour prononcer l'expulsion d'un casino dont un kiosque empiétait sur un square qui, bien que n'ayant pas le caractère d'une voie publique, faisait cependant partie du domaine public communal (C.E. 13 juillet 1961, Compagnie fermière du Casino municipal de Constantine, Lebon p. 487 et R.D.P. 1961 p. 1807, conclusions A. Bernard) et pour prononcer l'expulsion d'un gardien de la paix, chargé de la surveillance du Bois de Vincennes, occupant sans titre un pavillon dans ce bois depuis la cessation de ses fonctions (C.E. 14 juin 1972, Eidel, Lebon p. 442 et A.J.D.A. 1973 p. 495, note Dufau).
Cette jurisprudence du Conseil d'État est parfaitement logique car la notion de domanialité publique relève spécifiquement du droit public. D'autre part, la compétence administrative étant prévue pour la quasi totalité des procès domaniaux, « de ce fait, on s'est tellement habitué à une compétence « de la juridiction administrative dans les litiges intéressant le domaine public que l'on en est venu à penser que... le contentieux du domaine public devait être administratif par nature (Nicolay, Cours de droit administratif, tome I, p. 97, Éditions Eyrolles, Paris, 1976) ».
Enfin, la juridiction administrative possédant, elle aussi, une procédure rapide de référé, rien ne saurait justifier la compétence judiciaire que la jurisprudence de la Cour de Cassation ne revendique d'ailleurs pas.
XII -- La Cour d'Appel a cru pouvoir justifier sa compétence en se fondant sur l'existence, en l'espèce, d'un trouble manifestement illicite constitutif d'une voie de fait rendant le juge des référés compétent en vertu de l'article 809 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Mais les dispositions de cet article 809 ont pour objet de rendre le juge des référés compétent lorsque la juridiction civile est d'abord elle-même compétente.
210:219
Elles ne peuvent porter atteinte aux principes régissant la compétence des deux ordres juridictionnels et ceci d'autant plus que l'article 810 précise qu'elles ne concernent pas les matières où il existe une procédure particulière de référé, ce qui est le cas en matière administrative.
Quant à la voie de fait susceptible de rendre compétentes les juridictions de l'ordre judiciaire à propos d'un litige relevant normalement de la compétence administrative, il s'agit bien évidemment de la voie de fait de l'Administration, c'est-à-dire celle commise par une personne publique (Tribunal des Conflits, 2 décembre 1902, Société Immobilière de Saint-Just, Lebon p. 713, 21 juillet 1949, Wolff, Lebon p. 614 ; 27 juin 1966, Guigon J.C.P. 1967 II 15135, conclusions Lindon et Civ. 1^e^, 9 octobre 1974 B. n° 263, p. 226).
La Cour d'Appel devait donc se déclarer incompétente pour prononcer les expulsions, comme le lui demandaient les exposants.
Pour ne pas l'avoir fait, son arrêt encourt inévitablement l'annulation.
*SECOND MOYEN* (*subsidiaire*) *DE CASSATION :* Violation du principe de la séparation des pouvoirs, de l'article L 131-2, 3° du Code des Communes, des lois des 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907, des articles 7 de la loi du 20 avril 1810, 455 et 458 du Code de Procédure Civile, excès de pouvoir, défaut de motifs, contradiction entre les motifs et entre les motifs et le dispositif et manque de base légale,
*en ce que* l'arrêt attaqué a confirmé une ordonnance de référé prononçant l'expulsion d'une église catholique de trois ministres de ce culte et de tous occupants de leur chef,
*aux motifs contradictoires que* le desservant de l'église était en droit de demander leur expulsion à la juridiction civile compétente, sans être tenu de provoquer préalablement l'intervention du maire de Paris, seul chargé du maintien de l'ordre dans les églises, et qu'une église est un lieu public qui doit rester accessible à tous les catholiques, prêtres ou laïques, paroissiens ou non, pour la pratique de leur religion,
*alors qu'*une église, lieu public, doit, par définition même et comme le reconnaît la Cour en se contredisant, rester accessible à tous, qu'il est donc impossible d'en prononcer l'expulsion de droit de quiconque, que chacun tient directement de la loi et non d'un tiers le droit de s'y trouver présent et que le pouvoir de police n'appartient dans les églises, comme dans les autres lieux publics, qu'au seul maire de la commune.
211:219
XIII -- Avant d'aborder la discussion de ce moyen, il convient de bien préciser les fonctions du demandeur à l'expulsion.
L'abbé Bellégo a allégué qu'en qualité de « responsable de l'équipe pastorale de Saint-Séverin-Saint-Nicolas avec les pouvoirs de curé » (sic), il était « affectataire légal et exclusif » de l'église et le premier juge, accueillant cette prétention, l'avait qualifié de « légitime affectataire ».
Ces affirmations sont tout à fait erronées.
En réalité, la loi du 2 janvier 1907 n'affecte les églises à personne. Elle confirme une *affectation :* l'exercice du culte, et elle maintient une mise à la *disposition des fidèles, d'abord,* et des ministres du culte, ensuite, pour la pratique de leur religion.
Il n'y a donc pas un affectataire mais seulement une affectation. Si l'on tient, à tout prix et par extension, à parler d'affectataires, alors, il n'y en a pas qu'un seul, ils sont légion ce sont tous les fidèles et tous les ministres du culte visés par le texte même de l'article 5 de la loi du 2 janvier 1907.
Cependant, il n'en résulte pas pour autant que l'abbé Bellégo, nommé par l'archevêque de Paris « curé responsable... », n'a pas une qualité particulière.
La jurisprudence lui reconnaît en effet les pouvoirs de « desservant ». De nombreuses décisions ont accordé au desservant des pouvoirs d'organisation interne de l'église. C'est à lui qu'il appartient de fixer les heures d'ouverture ou de fermeture de l'église (C.E. 24 février 1912, abbé Sarralongue, Lebon p. 250 ; 11 avril 1913, abbé Sommé, Lebon p. 392), de déterminer les heures des offices et des cérémonies (Trib. Corr. Montpellier 19 mars 1930 : D. 1931, II, 133, note Waline), d'organiser les services religieux et de régler l'utilisation du mobilier (C.E. 4 août 1916, abbé Prudhommeaux, Lebon p. 354 ; 15 janvier 1937 : D. H. 1937, p. 225).
Mais il ne dispose pas du pouvoir de police qui, dans les églises comme dans les autres lieux publics, appartient au maire de la commune, en vertu de l'article L 131-2, 3° du Code des Communes et de l'article 25 de la loi du 9 décembre 1905. (A ce sujet, voir Daniel, *Les pouvoirs de police des maires,* p. 121 et 122, Librairies Techniques, 1968.)
XIV -- Ceci étant et si l'on admet maintenant, pour les seuls besoins de la discussion, que le juge des référés civils était compétent pour connaître de la demande, il est manifeste qu'il ne pouvait y faire droit et que sa décision d'expulsion ne peut qu'être censurée.
212:219
En effet, la mesure d'expulsion qui était sollicitée et que seule l'autorité judiciaire a le pouvoir d'ordonner est une mesure d'expulsion juridique et définitive. Le juge des référés et la Cour d'Appel ont d'ailleurs bien prononcé et confirmé des expulsions de cette sorte. Si ces décisions pouvaient être maintenues et exécutées, les trois ministres du culte nommément désignés et « tous occupants de leur chef » (sic) seraient chassés définitivement de l'église Saint-Nicolas du Chardonnet sans qu'ils puissent jamais y revenir, personne n'étant habilité à les y autoriser.
Or, l'église Saint-Nicolas du Chardonnet est un lieu public et il n'y a pas d'expulsion juridique possible d'un lieu public, comme il peut y avoir expulsion d'un lieu privé ou d'une dépendance du domaine public qui n'a pas le caractère de lieu public.
Le fidèle ou le ministre du culte qui rentre dans une église catholique pour y pratiquer sa religion, n'y rentre pas en vertu de la permission du desservant. Il y rentre, comme ce dernier, en vertu de la loi. Il a autant que lui le droit de s'y trouver et aucune décision de justice ne peut retirer à quiconque un droit que la loi lui donne.
Si on pouvait expulser de jure et définitivement d'un lieu public, le lieu ne serait plus public : l'expulsion d'un lieu public est un non sens, c'est une négation du caractère public du lieu. En l'ordonnant, l'autorité judiciaire excède ses pouvoirs et porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.
XV -- En réalité, de quoi se plaint l'abbé Bellégo et pourquoi agit-il ?
Il n'a jamais prétendu, ni même allégué, que les demandeurs au pourvoi auraient affecté l'église Saint-Nicolas du Chardonnet à autre chose qu'à l'exercice du culte catholique et qu'ils auraient porté atteinte à son caractère de lieu public.
Bien au contraire, il est mondialement connu que, d'une église pratiquement inutilisée, ceux-ci ont fait un resplendissant lieu de culte où chaque jour et surtout le dimanche des foules entières, venues de partout, célèbrent la magnifique liturgie de la religion catholique.
Ce qui ennuie l'abbé Bellégo, c'est d'avoir été empêché de fermer l'église le dimanche 27 février 1977 en fin de matinée et de ne pas pouvoir, depuis cette date, procéder chaque dimanche à son unique office hebdomadaire dit messe de Paul VI : il ne peut plus remplir son rôle de desservant, comme il l'entend.
Que devait-il donc faire pour voir cesser ce mesquin petit trouble dont il se plaignait, compte tenu de ce qu'il est par ailleurs responsable-curé d'une autre très belle église toute proche : Saint-Séverin ?
213:219
La réponse est évidente : il ne pouvait que s'adresser à l'autorité chargée de la police des lieux publics pour, non pas faire expulser de jure les occupants, mais faire évacuer de facto Saint-Nicolas du Chardonnet à l'heure de la fermeture de l'église, sans qu'il puisse être interdit à tous ceux qui s'y trouvaient d'y revenir dès la prochaine ouverture, car, comme le dit fort bien la Cour d'Appel, il n'est pas possible d'interdire l'accès d'une église, lieu public, à qui que ce soit aux heures normales d'ouverture.
C'est pourtant ce qu'a fait la Cour par une singulière contradiction, puisque l'expulsion qu'elle a ordonnée n'est évidemment pas une mesure de police mais une décision juridique définitive et son arrêt, si il était maintenu et exécuté, interdirait pour toujours à tous ceux qu'il vise de revenir à Saint-Nicolas du Chardonnet.
Comment la Cour a-t-elle pu à la fois admettre « que l'église est un lieu public qui doit rester accessible à tous » et en même temps prononcer l'expulsion de trois ministres du culte et, qui plus est, « de tous occupants de leur chef » ?
XVI -- En l'occurrence, cette dernière expression ne signifie rien du tout. Les fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet ne sont pas entrés dans l'église avec la permission des trois ministres du culte nommément assignés et désignés dans les décisions de justice. Ils sont rentrés dans l'église munis d'un droit propre qu'ils tiennent de la loi puisque le lieu est public. On s'introduit dans un appartement privé du chef de son propriétaire, de son locataire ou d'un occupant, mais on rentre dans une église de son propre chef avec la seule permission de la loi. Par conséquent, aucun des fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet ne se trouve dans l'église du chef de l'un des trois ecclésiastiques en cause mais de son propre chef, si bien que l'arrêt ne pourrait être exécuté, en toute hypothèse, qu'à l'encontre de ces trois personnes seulement.
C'est pourquoi la force publique ne peut pas prêter son cours à de telles décisions qui violent le principe de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif ne peut pas expulser définitivement d'un lieu public, même sur l'ordre de l'autorité judiciaire qui excède ainsi ses pouvoirs.
XVII -- En définitive, les juges du fond ont voulu, sans en avoir ni les pouvoirs ni les moyens, exercer le pouvoir de police à la place de celui qui en est légalement investi. C'est en réalité une mesure de police qui devait être prise et c'est bien elle qu'ils ont voulu prendre. Ils se sont substitués au maire de la commune qui est seul habilité par le Code des Communes à maintenir le bon ordre dans les églises ou autres lieux publics et, en particulier, à faire respecter les pouvoirs du desservant.
214:219
Ils ne pouvaient même pas reprocher au maire de Paris de n'avoir pas agi puisqu'ils constatent que l'abbé Bellégo, comme celui-ci l'a d'ailleurs toujours reconnu, n'a demandé ni au maire de Paris ni au préfet de police d'intervenir.
L'excès de pouvoir, la violation du principe de la séparation des pouvoirs et de la loi, la contradiction interne de la décision des juges du fond sont manifestes.
En conséquence, sur ce second moyen, l'arrêt attaqué ne pourrait donc qu'être énergiquement censuré, s'il ne l'était pas déjà sur le premier.
PAR CES MOTIFS, et tous autres à produire, à déduire ou à suppléer, même d'office,
les exposants concluent à ce qu'il plaise à la Cour de Cassation,
CASSER et ANNULER l'arrêt attaqué avec toutes conséquences de droit et dépens.
#### PRODUCTIONS
1°) Bref examen critique de la nouvelle Messe des cardinaux Ottaviani et Bacci ;
2°) Ordonnance de référé du 1^er^ avril 1977 ;
3°) Conclusions d'Appel de M. l'abbé Coache ;
4°) Conclusions d'intervention des consorts André et autres.
Hubert Le Griel.
Avocat à la Cour de Cassation
215:219
## CORRESPONDANCE
### Une lettre ouverte
M. P. Geaix, président de l'Association familiale et culturelle du Bourbonnais (siège social : 28, place de la Liberté à Moulins ; oratoire : 23, rue du Vert Galant) a écrit le 2 décembre 1977 la lettre suivante à Jacques Perret :
*Monsieur,*
*En ma qualité de président d'un groupe traditionaliste de Moulins je viens par cette lettre vous demander justice au sujet de votre article paru dans* ITINÉRAIRES *de novembre intitulé :* « *Hommage à l'abbé Lhuillier *»*.*
*J'ai connu et apprécié l'abbé Lhuillier et m'associe de tout cœur aux éloges que vous lui décernez et certainement très mérités, mais vous continuez en écrivant* « *qu'il était le seul dans la région à refuser les caprices du vent... et que ses derniers fidèles n'auront plus sa consolation *».
*J'ose espérer que vous ignorez notre existence ce qui me paraît anormal alors que nous avons un oratoire où se célèbre la messe de saint Pie V célébrée par M. l'abbé Guillaume resté fidèle à la tradition et cela depuis plus de quatre ans, de plus soyez rassuré les enfants de Moulins ne sont pas privés de catéchisme chaque mercredi nous en groupons un bon nombre de tous âges. Tous les jours se dit la sainte messe à 8 h 30, le dimanche et les jours fériés messe basse à 7 h 30, grand messe à 10 h 30, messes où se retrouvent une bonne centaine de fidèles, vous pourrez donc avec ces précisions rassurer les personnes inquiètes sur la vie traditionnelle catholique de la ville de Moulins.*
*Y aurait-il un ostracisme quelconque sur notre oratoire ? Y aurait-il un blâme sur notre desservant, en quoi aurait-il démérité ?*
*A toutes ces questions je vous serais très obligé de vouloir répondre et ne mettant pas en doute votre bonne foi je compte sur vous pour rétablir la vérité et porter notre existence à la connaissance des lecteurs d'*ITINÉRAIRES.
*Avec mes remerciements anticipés, Veuillez croire, Monsieur, etc.*
216:219
Jacques Perret remercie ce correspondant de toutes les précisions qu'il nous communique. Les voici portées à la connaissance des lecteurs d'ITINÉRAIRES.
Remarquons que ces lecteurs n'étaient pas dans l'inquiétude où l'on se plaît a les imaginer au sujet de « la vie traditionnelle catholique de la ville de Moulins ». Ils lisent dans chacun de nos numéros que chaque dernier vendredi du mois, à 18 h, une messe est célébrée « aux intentions d'ITINÉRAIRES » à la chapelle Saint-Louis-de-Gonzague (château Normazy) ; et qu'en cette même chapelle il y a messe tous les dimanches à 10 h et tous les jours de semaine à 18 h.
Mon opinion personnelle, que je ne songe à imposer à personne, est que notre correspondant n'est ni aimable ni même convenable quand il écrit à Jacques Perret : « J'ose espérer que vous ignorez notre existence ce qui me paraît anormal. » Jacques Perret n'a ni pour vocation principale ni pour activité annexe de parcourir la France en recensant les célébrations traditionnelles : grâce à Dieu elles se sont multipliées et sont maintenant presque innombrables. Ceux qui en sont les promoteurs et les organisateurs ont toujours, par principe et sans exception, notre estime et notre soutien. Parfois certains d'entre eux, c'est ici le cas, manifestent une sensibilité extraordinairement ombrageuse, pour ne pas dire plus, ce qui risque de provoquer des tensions regrettables, des suspicions extravagantes, un climat peu respirable d'inextricables disputes. Disons-leur simplement, dans le cas présent, que l'on peut faire célébrer régulièrement une messe à Moulins sans que la notoriété de la chose soit telle qu'il devienne « anormal » qu'il y ait homme en France pour l'ignorer.
Pour sa part, la revue ITINÉRAIRES mentionne à la fin de chacun de ses numéros les lieux de culte où une messe mensuelle est célébrée de préférence le dernier vendredi du mois, « aux intentions d'ITINÉRAIRES ». Ou du moins, elle mentionne ainsi ceux qui désirent être ainsi mentionnés. Quant à connaître pour son usage personnel les lieux de culte où est célébrée la messe traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain, l'association des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES est en mesure de renseigner ses adhérents sur ce point. La revue, elle, n'assume point cette fonction de renseignement individuel.
J. M.
217:219
## INFORMATIONS ET COMMENTAIRES
### Petite chronique
Le départ du nonce apostolique est annoncé dans *La Croix* du 30 novembre 1977 en ces termes :
CHILI. -- LE DEPART DU NONCE. -- Paul VI a nommé délégué apostolique au Mexique (45 millions d'habitants) Mgr Sanz Villalba qui était jusqu'à ce jour nonce au Chili (8 millions d'habitants). On sait le rôle humanitaire important qu'a joué, avec Mgr Sanz Villalba, la nonciature apostolique à Santiago du Chili depuis 1973, date de la prise du pouvoir par la junte militaire.
La nonciature apostolique à Santiago du Chili a donc « joué un rôle humanitaire important », mais seulement *depuis la prise du pouvoir par la junte militaire.*
Auparavant, sous la domination marxiste du gouvernement Allende :
-- *ou bien* la nonciature a joué aussi, et plus encore, un « rôle humanitaire important », mais La *Croix* le cache, parce qu'il lui paraîtrait inconvenant de le rappeler ;
-- *au bien* il est vrai que la nonciature a refusé d'assister les persécutés, quand les persécutés n'étaient que des chrétiens rétrogrades, anti-communistes arriérés, victimes de la juste sévérité du progrès en marche.
Des deux suppositions, laquelle est la bonne ? Vous pouvez le demander à *La Croix.* Il est fort improbable que vous obteniez une réponse.
\*\*\*
218:219
D'ailleurs, sur le Chili, *La Croix* se distingue souvent par la démesure inhabituelle de son langage. Le 25 novembre, un article de Christian Rudel parle d' « *un peuple réduit en esclavage *»* :* ce n'est point le peuple d'aucun régime communiste, oh non, *La Croix* ne se permettrait pas ; ce n'est pas le peuple chinois ; ni le peuple russe ; ni le peuple cambodgien. « Un peuple réduit en esclavage », de tels termes ne seraient pas de mise, ce serait une offense à la démocratie marxiste.
Le peuple actuellement réduit en esclavage, c'est le peuple chilien, selon le jugement objectif, pondéré, impartial de Christian Rudel dans *La Croix.*
Cette objectivité, disons même cette parfaite honnêteté intellectuelle de Christian Rudel, nous pouvons la mesurer mieux encore, la saisir sur le vif quand il raconte :
« Récemment ont été arrêtés plusieurs dirigeants démocrates-chrétiens qui tenaient une réunion clandestine, ce qui a amené un échange de lettres entre Pinochet et le cardinal Henriquez qui ne cesse de demander le retour à une situation normale. »
La dépêche de l'A.F.P. (cf. *Le Monde* du même jour) précisait que cette réunion politique illégale avait été tenue le 16 novembre *dans un couvent de religieuses dominicaines.* L'honnête informateur Christian Rudel a préféré ne pas faire connaître cette curieuse information aux lecteurs de *La Croix.*
#### Une première messe en latin selon le rite de Paul VI à Paris en octobre 1977
En septembre 1976, dans la première édition de son opuscule *La crise de l'Église,* le P. Congar affirmait cette contre-vérité :
« *On célèbre une messe en latin chaque dimanche dans vingt paroisses de Paris *» (p. 27 ; contre-vérité maintenue dans la seconde édition, janvier 1977, pp. 28-29). Bien entendu, le P. Congar n'avait pas inventé lui-même ce mensonge, il l'avait reçu de confiance ; il n'avait pas couru les églises de Paris, dimanche après dimanche, pour faire le compte de celles qui célébraient une messe en latin. Il avait cru sur parole le mensonge de l'archevêché.
219:219
Voici maintenant ce que l'on peut lire dans la *Documentation catholique* du 4 décembres 1977, se référant à *La Croix* des 23-24 octobre :
« Le dimanche 23 octobre, à 15 h 45, a été célébrée à Saint-Roch, par Mgr Gilson, la première messe en latin, selon « la sensibilité des traditionalistes », et le rite de Paul VI. C'est ce qu'avaient annoncé, au cours d'une conférence de presse à l'archevêché de Paris, Mgr Gilson, évêque auxiliaire, et le chanoine Hiret. Cette messe hebdomadaire -- d'autres sont envisagées d'ailleurs -- entre dans le cadre de la politique d'accueil des catholiques -- notamment de certains fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet -- mal à l'aise dans l'Église d'aujourd'hui. »
Donc, la *première messe en latin selon, le rite de Paul VI* a été célébrée à Paris le 23 octobre 1977. Avant ce 23 octobre, il n'y en avait *aucune.* Depuis, il y en a *une* chaque dimanche ; on nous a annoncé qu'il y en aurait peut-être trois.
Les « vingt » messes en latin chaque dimanche à Paris n'étaient donc pas en latin ; ou elles n'étaient pas selon le rite de Paul VI. Nous laissons au P. Congar le soin de débrouiller cette énigme pour une prochaine rectification.
\*\*\*
Le plus important n'est pas là. Les mensonges de notre épiscopat, nous y sommes habitués, ce n'est pas une nouveauté, ça ne fait pas à soi seul une information.
Le plus important est la réapparition, ou plutôt l'apparition occasionnelle d'une *messe en latin selon le rite de Paul VI.* Je rappelle que cette messe, et elle seule, est « la » messe nouvelle ; celle que critiquait le *Bref examen* des cardinaux Bacci et Ottaviani ; celle qui a été jugée « équivoque » ; bref celle du nouvel ORDO MISSAE publié le 3 avril 1969.
C'est bien cette messe dont le P. Calmel disait dès le premier jour, dans sa DÉCLARATION de décembre 1969, en quel sens elle *n'existait pas*
220:219
« ...En réalité, cet ORDO MISSAE n'existe pas. Ce qui existe, c'est une Révolution liturgique universelle et permanente, prise à son compte ou voulue par le pape actuel, et qui revêt pour le quart d'heure le masque de l'ORDO MISSAE du 3 avril 1969 (...). Commencée par le pape, puis abandonnée par lui aux églises nationales, la réforme révolutionnaire ira son train d'enfer.
De fait, dès janvier 1970, l'épiscopat français rend « obligatoire » non point cet ORDO MISSAE, non point donc *la nouvelle messe en latin selon le rite de Paul VI,* mais une *messe française* qui en est une « traduction » déjà sensiblement différente. Les messes nouvelles qui se développent dès lors en tous sens sont sans doute issues du rite de Paul VI : celui-ci n'est pas lui-même entré en vigueur.
En réalité, l' « obligation » nouvelle est de célébrer n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le Missel romain traditionnel.
La *nouvelle messe en latin selon le rite de Paul VI* a eu pour fonction de motiver, machiner, couvrir, opérer l'élimination de la messe traditionnelle ; mais elle n'avait pas pour fonction d'être elle-même célébrée en tant que telle ; et donc elle ne fut pas beaucoup célébrée ; ou pas du tout.
Si aujourd'hui on l'installe à Paris, c'est pour qu'elle y remplisse précisément cette même et unique fonction : c'est *contre* la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V célébrée (principalement) à Saint-Nicolas du Chardonnet. On ne cache même pas l'intention et le motif ; on les publie. On ressort des oubliettes ce *rite de Paul VI* que l'on *ne célébrait pas,* on le ressort non point parce qu'on en serait partisan, mais parce que c'est une machine de guerre. Il s'agit, par la messe de Paul VI, d'assurer une transition vers les liturgies indéfiniment nouvelles qui en sont issues. En soi, la messe de Paul VI telle qu'elle a été promulguée le 3 avril 1969 n'existe pas ; elle n'existe que comme un lieu de passage ; comme un premier pas ; le premier pas d'une révolution qui est ensuite « abandonnée aux Églises nationales », selon la juste prévision du P. Calmel.
#### Le nouveau missel de quelle religion ?
Nouveau missel des dimanches pour 1978, celui de l'épiscopat et des messes nouvelles : avec 10 (dix) prières eucharistiques officielles, déclarées « approuvées par Rome » ; dont une en ces termes (p. 317) : « approuvée par Rome pour un synode suisse le 8 août 1974, cette prière a aussi été permise à plusieurs régions limitrophes ».
221:219
En feuilletant au hasard :
-- Page 61. Reproche est fait au pape Pie XI d'avoir, il y a 50 ans, par son encyclique *Mortalium animos,* « ralenti le mouvement œcuménique chez les catholiques ». Si Pie XI mérite vraiment un tel reproche, un missel est-il le lieu convenable pour l'exprimer ?
-- Page 75 : célébration du 50^e^ anniversaire du « premier enregistrement de sons sur bande magnétique ». Célébration liturgique ? du culte de l'homme ?
-- Page 221 : « de la condamnation au dialogue », il faudrait tout citer, on y reviendra si l'on en a le temps.
-- Page 254 : Le Christ « vient à nous dans sa parole, *avant de le faire* dans le sacrement de l'eucharistie ». Toujours cet effort persistant pour insinuer que la présence, dans les deux cas, est de même sorte : « avant de le faire ».
-- Page 328. Célébration (liturgique ?) de la chienlit de mai 1968, appelée « expérience », et magnifiée en ces termes (religieux ?)
« Ce qui a marqué l'expérience française fut la liaison, éphémère mais réelle, que les étudiants établirent avec les travailleurs de la base, malgré les réticences et même l'opposition des centrales ouvrières. »
C'est donc un dogme : « les » étudiants (tous), « les » travailleurs de la base (tous).
Quant aux Français qui n'ont pas la religion de mai 1968, ils sont ipso facto excommuniés, ou même réduits à néant, par le missel de l'épiscopat.
#### Le coup de la « mentalité comparable »
Le discours prononcé le 5 décembre par Paul VI à l'adresse des évêques français de l'Est, où il a voulu « résumer (ses) impressions générales sur le catholicisme français », a paru dans *L'Osservatore romano* des 5 et 6 décembre. Les extraits donnés par la presse française, y compris *La Croix,* sont nettement insuffisants pour s'en faire une idée exacte.
222:219
Mais presque tous les journaux ont plus ou moins exactement donné ou évoqué, bien sûr, la phrase contre l'Action française.
La voici, mais dans son texte exact et son contexte :
« ...Le risque existe de voir se développer encore des positions extrêmes qui ne servent pas la cause du Royaume. Certains adoptent en effet un esprit critique d'avant-garde, même dans des revues catholiques ou d'origine chrétienne, qui bouleverse parfois les données certaines de la théologie, de la spiritualité, de l'éthique, de l'apostolat. D'autres se raidissent, mais pour faire revivre, de façon stérile et périlleuse, une mentalité comparable à celle de l'Action française. Tout ceci ne saurait faire oublier la somme de recherches bénéfiques, d'expériences intéressantes, qui témoignent d'une générosité évidente et de la santé foncière du peuple de Dieu. »
Le P. Bruckberger ([^18]), dans *l'Aurore* du 8 décembre, croit que ce « coup d'éventail », comme il dit, ne l'atteint pas lui-même :
« Alors là, je suis d'Auriol, comme disait ce Provençal qui assistait dans une paroisse de Marseille à un sermon plein de foudres qui émouvait tout l'auditoire sauf lui. Je n'ai jamais été, ni de près ni de loin, un fidèle de l'Action française. »
Le P. Bruckberger a bien tort de se croire à l'abri. Ce ne sont pas, ou pas seulement, les fidèles de l'Action française qui sont visés, mais ceux qui ont une « mentalité » ; non seulement la mentalité d'Action française, mais tous ceux qui ont une « mentalité comparable ». Cela va loin. Cela va où l'on veut et n'importe où. Mais non pour la première fois. La condamnation à coulisse de l'Action française avait déjà servi à condamner ou disqualifier aussi ceux qui n'en étaient pas.
Cette condamnation fut prononcée par Pie XI en 1926 et 1927. Elle était injuste : elle fut levée sans conditions par Pie XII en 1939. Pendant treize ans, elle servit à suspecter et liquider les catholiques accusés, selon le procédé de l'amalgame, d'avoir des idées voisines ou des positions analogues à celles de l'Action française. Mais nous faire maintenant le coup de la « mentalité comparable », c'est une trouvaille.
223:219
Expliquons. Un parti ecclésiastique (qu'il n'est malheureusement point trop inexact d'appeler montinien) s'était arrogé le droit de considérer comme nulle et non avenue la levée de la condamnation, décrétée par Pie XII en 1939. Pour ce parti, maître de l'Église de France avant de l'être de l'Église de Rome, les fidèles d'Action française demeuraient « les pires ennemis de l'Église » ; l'assimilation à l'Action française était le dernier recours contre qui que ce soit, l'arme suprême, le verdict sans appel.
Souvenez-vous. Maritain n'était pas contre « le concile ». Il était même, le malheureux, enthousiaste de *Gaudium et spes.* Mais quand il publia en 1966 *Le paysan de la Garonne,* où il entreprenait de « nommer les choses par leur nom » et de dénoncer l'agenouillement ecclésiastique devant le monde, le parti montinien décréta que Maritain faisait en sa personne revivre les abominables pensées, méthodes et procédés de... l'Action française ! On l'imprima dans les journaux et ce fut contre lui aussi efficace qu'une inscription à l'Index ou qu'une excommunication.
Plus récemment : Maurice Clavel s'en prend carrément, lui, à l'évolution conciliaire. Grande émotion dans le parti montinien, comment discréditer Clavel sans lui répondre, selon la tactique habituelle ? C'est un gauchiste, c'est un collaborateur du *Nouvel Observateur,* on ne peut pas le faire passer pour un intégriste ? Mais si. Il est accusé du crime mental... d'Action française, oui, d'Action française en propres termes ; et il ne s'en tire, à peine, qu'en se mettant à lancer toutes sortes d'injures contre la personne de Mgr Lefebvre et contre celle de Michel de Saint Pierre.
A ces deux exemples hors série, on pourrait en joindre beaucoup d'autres, plus courants, plus quotidiens. Tel était l'usage avant l'invention merveilleuse du 5 décembre 1977 la « mentalité comparable ». C'est la mise en formule de ce qui était pratiqué un peu à tâtons ; c'est un perfectionnement de première grandeur. « Mentalité comparable » est une création verbale dont l'efficacité sera prodigieuse. Ou plutôt, dont l'efficacité *serait* prodigieuse, -- si les évêques français à qui est remis ce poignard à pointe chercheuse avaient encore le minimum d'autorité morale nécessaire pour l'utiliser.
J. M.
============== fin du numéro 219.
[^1]: -- (1). Cette « réflexion » ne répond à aucune des questions posées par Hugues Kéraly, et nous aurions apprécié que le CNI en accepte la suppression. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^2]: -- (1). Urubus (prononcer Ouroubous) : ce sont des vautours qui mangent les charognes sur toutes ces côtes. En langue Tupi-Guarani « Uru » veut dire oiseau et « bu » veut dire noir ; « URU-HUA-Y », la rivière des oiseaux qui chantent (Uruguay).
[^3]: -- (1). Ce solitaire devait avoir douze ans et plus. L'une de ses canines était si longue qu'elle décrivait un cercle presque complet et retournait dans la gencive où elle avait provoqué une blessure infectée.
[^4]: -- (61). Il existe plusieurs textes en français et en russe de la lettre des chrétiens lyonnais à leurs frères d'Asie. Nous avons pris dans ce chapitre le texte présenté par G. Jouassard, doyen honoraire de la faculté de Théologie de Lyon (3^e^ édition revue, Lyon 1963), tout en le comparant aux autres textes pour certains termes ou expressions.
[^5]: -- (62). *Le Diable dans la Cathédrale* par l'abbé Denis Grivot, Édit. Robert Morel, 1960, vol. 13 19,5 de 256 pages, 55 illustrations. Étude sur le Diable à l'époque médiévale par J. P. Bayard : notes, tables, bibliographie. On peut voir des icônes au Musée du Louvre, Paris, section antiquités chrétiennes. Nous les avons signalées dans les journaux russes de Paris « Pensée Russe » et « Résurrection Russe », en avril 1958.
[^6]: -- (63). V. Colson, *op. cit.,* pages 25 et suivantes.
[^7]: -- (64). Nous avons développé cette question dans nos *Commentaires sur les Sacrements,* pages 30 à 35, et cité une nombreuse bibliographie.
[^8]: -- (65). Cette lettre est reproduite en annexe à la fin de notre étude.
[^9]: -- (66). *Apocalypse,* chap. I à IV.
[^10]: -- (67). Chagny, op. cit. p. 58.
[^11]: -- (68). Ces deux citations sont prises dans le « Liturgicon », missel byzantin à l'usage des fidèles grecs-melkites-catholiques. Édit. du Renouveau, Beyrouth 1960. Nous avons pris ces citations dans un missel catholique pour souligner la similitude dans le domaine liturgique des Églises d'Orient.
[^12]: -- (69). Audin : *Légende et histoire des martyrs de Lyon, op. cit.* p. 9.
[^13]: -- (1). Dans son article d'ITINÉRAIRES, numéro 218 de décembre 1977.
[^14]: -- (1). Le mot « personne » a été remplacé par celui de « nature » dans les éditions postérieures.
[^15]: -- (1). Sur l'ordre de l'Étoile : J. TOURNEUR-AUMONT, « La Première Légion d'honneur, la chevalerie de l'Étoile », article paru dans le *Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de la faculté des lettres de Paris,* Paris, octobre 1937 : essai d'organisation de la chevalerie et de la guerre dans une période trouble, l'Étoile était une compagnie d'élite consacrée à Notre-Dame, fondée sur le mérite et apportant aux chevaliers les avantages d'un cercle militaire avec maison de retraite, invalides, mutualité, etc. La chose était fastueuse comme tout ce qu'entreprenait le roi Jean Il et elle ne put vivre longtemps. Plus complet : Yves RENOUARD, « L'ordre de la Jarretière et l'ordre de l'Étoile. Étude sur la genèse des ordres laïcs de chevalerie et sur le développement progressif de leur caractère national », paru dans *Le moyen Âge,* Bruxelles, t. LV, 1949, pp. 281-300, article que l'on peut compléter par les pp. 15-18 d'un autre excellent texte du professeur Jean DAUVILLIER, « Le système des récompenses publiques dans notre ancienne France : ordres de chevalerie et marques de distinction » paru dans le *Recueil de l'Académie de législation,* 6^e^ série, t. 2, Toulouse, 1963, p. 13-106. Si on a de la chance, lire les pages relatives à l'ordre dans l'ouvrage de Léopold PANNIER, *La noble maison de Saint-Ouen, la villa Clippiacum et l'ordre de l'Étoile d'après les documents originaux,* Paris, 1872 : l'auteur apporte quelques informations d'intérêt, mais ne comprend pas l'esprit de l'ordre.
[^16]: -- (2). Je l'ai écrit dans les *Cahiers d'héraldique,* II, il ne m'est pas possible de partager les vues iconographiques de M. Raymond Cazelles. Le portrait de Jean II le Bon qui est au Louvre représente bien Jean II le Bon et non pas son fils. Je renvoie à l'œuvre de Galienne et Pierre FRANCASTEL, *Le portrait, 50 siècles d'humanisme en peinture,* Paris, 1969, p. 76 : « Le portrait libre le plus ancien qui nous soit parvenu de l'Occident est celui d'un roi. C'est ce même Jean le Bon qui a déjà figuré dans la *Présentation par le saint* à laquelle on n'a pas donné d'autre sujet qu'elle-même, et, comme dans cette *Présentation*, le caractère frappant du tableau est que ce portrait du roi n'est point un portrait royal. Aucun insigne, pas même une couronne, n'y indique la royauté du modèle ; seule une inscription nous renseigne sur son identité. Jean II se veut comme il est : non le roi, mais l'homme. » Il s'agit là effectivement d'une véritable révolution dans l'histoire de l'art.
[^17]: **\*** -- Voir plus bas, page 222, dernier paragraphe. \[2002\]
[^18]: -- (1). Qui par ailleurs vient de faire paraître chez Flammarion un fameux bouquin : *Toute l'Église en clameurs.* Nous en parlerons.