# 220-02-78
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**Avez-vous lu\
"l'exécrable petit bouquin"\
de Jean Madiran**
**LA DROITE ET LA GAUCHE**
(*Nouvelles Éditions Latines*)
• **« Exécrable petit bouquin. »**
(CRC d'oct. 77, p. 2.)
• **L'auteur est un « salopard »** (sic) ; **il « justifie la gauche contre la droite »** (sic) ; **il est « un rallié à la gauche »** (sic).
(Déclarations faites par **l'abbé de Nantes** au congrès de la CRC, 3 oct. 77, et diffusées par la CRC.)
*Bizarre... Bizarre...*
« *Il y a assez d'injustice dans le procédé des hommes, assez d'inégalités et de* BIZARRERIES *dans leurs humeurs incommodes et contrariantes.* » (Bossuet.)
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Depuis bientôt deux ans, la France vit sous le régime de la falsification de l'Écriture sainte, imposée à tous les catéchistes et à tous les catéchismes.
La plainte et la réclamation incessante des fidèles ont été ignorées du Saint-Siège et n'ont pas eu accès au cœur du Saint-Père.
Le système de la falsification, toujours impuni, toujours imposé, par un nouveau progrès s'introduit maintenant dans la « liturgie de la parole ».
Jean MADIRAN, *Lettre à Paul VI,* 11 juin 1970.
Rendez-nous l'Écriture sainte : maintenant falsifiée par les versions obligatoires que prétendent en imposer le nouveau catéchisme et la nouvelle liturgie... Faut-il citer encore, parmi cent autres, l'effronterie libertine qui fait liturgiquement proclamer, en l'attribuant à saint Paul, que pour vivre saintement, il faut prendre femme ? Très Saint Père, c'est sous votre pontificat que les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine. Rendez-nous l'Écriture, intacte et authentique. Nous vous la réclamons.
Jean MADIRAN, *Lettre à Paul VI,* 27 octobre 1972.
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DEPUIS DIX ANS maintenant, l'Église de France vit sous le régime de la falsification de l'Écriture, imposée par le noyau dirigeant de l'épiscopat. C'est en effet aux environs de la Noël 1967 que fut discrètement mais officiellement publié le *Fonds obligatoire* de la falsification, toujours en vigueur aujourd'hui : un fascicule de la revue *Catéchèse* portant la date théorique d' « octobre 1967 ». Nom de l'auteur en page 1 : « *Assemblée plénière de l'épiscopat de France. *» Titre complet : « *Fonds obligatoire à l'usage des auteurs d'adaptations. Catéchisme français du cours moyen.* »
Les falsifications de l'Écriture imposées par le *Fonds obligatoire* passèrent dans les catéchismes à partir de l'année scolaire 1968-1969. Elles y sont toujours. Elles n'ont été ni rétractées ni corrigées. Les principales, nous les avons rassemblées dans une brochure : *Le catéchisme sans commentaires* ([^1])*.*
Deux ans plus tard, en 1970, les mêmes procédés de falsification étaient introduits dans la liturgie française. Il s'agit d'un phénomène sans précédent. Non pas une divergence d'interprétation comme il y en eut toujours.
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Non pas une erreur accidentelle dans la transcription d'un texte. Mais un épiscopat qui, d'abord dans son catéchisme, ensuite dans sa liturgie, impose comme obligatoires, à l'exclusion de toutes autres, des versions tronquées et dénaturées de l'Écriture sainte. Cette forfaiture inouïe, la revue ITINÉRAIRES l'a mise en accusation dans son numéro de mars 1968, et sans cesse depuis lors. Rien n'y a fait. Le noyau dirigeant de l'épiscopat s'est enfoncé chaque jour davantage dans son endurcissement et dans sa prévarication.
Il s'y est enfoncé au point d'encourager et favoriser la diffusion de la Tob à des centaines de milliers d'exemplaires parmi les catholiques français. Les versions authentiques de l'Écriture sainte deviennent introuvables.
Devant cette situation religieuse de plus en plus dégradée, Mgr Marcel Lefebvre a lancé dans ITINÉRAIRES de décembre son appel au ZÈLE DES CATHOLIQUES POUR L'AUTHENTIQUE PAROLE DE DIEU : appel pour riposter à la DIFFUSION MASSIVE DE BIBLES DÉNATURÉES par un concours encore plus actif et plus intense A L'ÉDITION ET A LA DIFFUSION DE LA VULGATE.
Relisons les principaux passages de cet appel :
« *C'est rendre un service inappréciable pour les clercs et pour les fidèles que de rééditer la Vulgate afin d'en diffuser la lecture, d'en faciliter la connaissance pour l'approfondissement de leur foi et de leur vie surnaturelle.*
« *Nous ne pouvons que féliciter l'éditeur M. Antoine Barrois de s'attacher à cette tâche considérable et combien précieuse. Quel service rendu à l'Église que ces rééditions des livres qui sont des trésors de vie spirituelle* *: les catéchismes et en particulier celui de Trente et maintenant les Saintes Écritures.*
« *Tout fidèle et à plus forte raison tout clerc devraient acquérir ces ouvrages et les considérer comme indispensables à l'entretien de leur foi. Quel cadeau plus précieux et plus utile à offrir aux adolescents* !
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« *Quand on songe à la diffusion massive de Bibles œcuméniques, donc dénaturées, qui est faite par tous ceux qui n'ont pas la foi catholique, on ne peut que souhaiter que le zèle des catholiques pour l'authentique parole de. Dieu dépasse celui des non-catholiques.* « *Que Dieu bénisse, par l'intercession de la Vierge Marie et de saint Jérôme, tous ceux qui contribuent à l'édition de cette* « *Biblia Sacra* » *ou à sa diffusion. *»
Il faut savoir et faire savoir que la Vulgate latine de saint Jérôme est la seule version de l'Écriture sainte qui ait été solennellement *déclarée* par l'Église version authentique. Il faut connaître et faire connaître la Vulgate. Il faut la diffuser.
Il faut connaître aussi, il faut faire connaître la nature et la gravité du péril véhiculé par la Tob : soi-disant « traduction œcuménique » de l'Écriture, mais d'un œcuménisme qui n'exclut que la tradition et l'interprétation catholiques. C'est pourquoi, juste après les pages immédiatement suivantes contenant le bulletin de commande de la Vulgate, nous publions le *second article* d'Antoine Barrois sur « la détestable Tob ». Le premier a paru dans notre numéro de décembre. Pour l'un et pour l'autre nous réclamons la plus grande attention du lecteur.
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DIFFUSEZ LA VULGATE
\[...\]
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### La détestable Tob
par Antoine Barrois
*Second article*
RÉSUMÉ :
I. -- Comme le lectionnaire français, la Tob fait enseigner par s. Paul que, pour vivre saintement, il faut prendre femme. Mais, à ce qui est en passe de devenir un lieu commun de la nouvelle religion, la Tob ajoute une nouveauté. C'est dans son commentaire du verset falsifié. Et cela ne révèle pas une très haute estime du mariage.
II\. -- Là-contre, nous relisons au Livre de Tobie, le récit de l'entretien de l'ange Raphaël avec Tobie au sujet de son mariage avec Sara.
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III\. -- Il existe aujourd'hui un fort penchant au scientisme en matière d'exégèse. La Tob en est un exemple type.
IV\. -- La tradition en exégèse selon le magistère tobard.
#### I. A propos de I Thess. 4, 4 : mariage et maîtrise de soi.
La traduction de la Tob n'est pas nouvelle. Les lecteurs d'ITINÉRAIRES la reconnaîtront au premier coup d'œil. Car elle est inoubliable :
la volonté de Dieu c'est...
4 que chacun d'entre vous sache prendre femme (i) pour vivre dans la sainteté et l'honneur.
« *Pour vivre* »
*Pour vivre,* on le sait, est une invention pure et simple. Saint Paul n'a pas écrit *pour vivre.* Les Thessaloniciens n'ont jamais lu *pour* vivre. Ni s. Jean Chrysostome, ni s. Augustin, ni s. Thomas d'Aquin, dont les avis diffèrent sur le sens de ce verset, n'ont jamais trouvé trace de *pour vivre.*
Et pourtant les tobards l'ont mis. Les cent vingt-neuf savants chrétiens qui ont fait la Tob ont emboîté le pas aux savants, dont nous ignorons le nombre et les croyances religieuses, qui ont établi le « Lectionnaire férial » de langue française.
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Or les tobards étaient prévenus. Lorsqu'ils ont publié leur traduction en 1972, Louis Salleron et Jean Madiran avaient déjà dénoncé ce *pour vivre.* Il n'y a donc aucun doute. Lorsque nos savants ont résolument fait dire à s. Paul que pour vivre saintement, il faut prendre femme, ils se sont obstinés. Endurcis.
On trouvera dans les études de Jean Madiran ([^2]) les indications nécessaires à la bonne compréhension de ce verset. Rappelons seulement qu'il a recensé trois interprétations types :
La volonté de Dieu c'est que chacun de vous sache :
1\. garder son corps en toute sainteté ;
2\. posséder sa femme en toute sainteté ;
3\. prendre femme en toute sainteté.
La question de savoir quelle interprétation on doit préférer est libre. La troisième cependant n'est pas la plus probable. Mais, quoi qu'il en soit, jamais l'Église n'a enseigné qu'il fallait ajouter ici *pour vivre.* Ajoutons qu'aucun manuscrit ne comporte, ni de près ni de loin, les mots *pour vivre,* ni quoi que ce soit qui y ressemble.
Ceci dit, qui fut longuement et clairement expliqué en 1971, avant la publication de la Tob, et qui ne fut jamais réfuté, voyons un peu le commentaire des exégètes tobais.
Nous le donnons en entier. Il est long. Mais il est épatant.
Note *i* sur I Thess. 4, 4.
*i*) Litt. que chacun d'entre vous sache acquérir son vase à lui dans la sanctification et l'honneur. En grec, *skeuos* signifie ustensile, vase. Mais ici, ce mot est employé comme une image, dans laquelle les traducteurs voient :
-- soit le *corps,* comme souvent en grec (cf. 2 Co 4, 7). Dans ce cas, on traduit par *posséder son propre corps,* c'est-à-dire en acquérir une parfaite maîtrise.
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-- soit la *femme,* comme en 1 P 3, 7 ([^3]) (cf. Pr. 5, 15) et dans certains textes rabbiniques. Cette signification n'est, en fait, qu'une précision apportée à la première image *vase = corps :* en effet, en milieu sémitique, la femme est considérée par l'homme comme *sa propre chair* ou *son propre corps,* en dépendance de Gn. 2, 23. Le mari a, pour ainsi dire, deux corps, le sien et celui de son épouse. Ce sens nous semble préférable, non seulement à cause du verbe *acquérir* et de l'expression *acquérir une femme* employée pour *prendre femme,* (cf. 1 Co 7, 2), mais encore à cause du contexte. Comme en 1 Co 7, Paul oppose à la licence sexuelle des païens (en grec *porneia,* que nous avons traduit par *débauche*) non la maîtrise de soi (posséder son corps), mais le mariage, grâce auquel le chrétien peut maintenir et sanctifier son appartenance à Dieu. Au sein d'une ville païenne, le choix d'une épouse, pour un converti au Christ, était un problème grave sur lequel saint Paul est obligé d'attirer l'attention.
Ouf ! En ont-ils à dire, les tobards, quand ils s'y mettent.
Remarque sur un silence.
On l'aura remarqué, ils n'en disent pas un mot. C'est tellement plus simple. Nos exacts annotateurs n'ont pas éprouvé le besoin d'expliquer pourquoi ils avaient, eux aussi, corrigé s. Paul. Leur longue note *i* ne dit pas un mot de *pour vivre.* Et pourtant le mot à mot qu'ils donnent eux-mêmes ne comporte rien qui y ressemble. Et pourtant, nous l'avons vu ; la première introduction de ces deux mots n'était pas passée inaperçue. Et pourtant, quand Louis Salleron et Jean Madiran dénoncent une falsification de l'Écriture, il en est parmi les savants tobistes qui ne sont pas très patients, n'est-ce pas M. Grelot ? Et pourtant, ils feraient bien de faire attention, ces savants. Car c'est la Parole de Dieu qu'ils trafiquent.
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C'est pour cela que nous insistons tant. C'est si grave et tellement scandaleux.
Le coup du vase
Non contents de ne rien dire de la vraie difficulté qu'offre leur traduction, les cent vingt-neuf se moquent du monde. Ils utilisent d'ailleurs toujours le même tour. Ils n'expliquent pas ce qui est à expliquer. Et quand ils expliquent, ils escamotent la moitié des questions.
Cette fois nous avons droit au coup du vase. C'est un remarquable tour de passe-passe œcuménique. Un tour de passe-passe est, on le sait, une adroite fourberie, qui consiste à donner l'illusion que l'on assiste à une chose, alors qu'en fait il s'en passe une autre ; ou plusieurs autres. Dans le présent tour, on nous embarque dans d'érudites considérations, linguistiques et sociologiques, sur le sens du mot vase. Au détour d'une phrase, le verbe « acquérir » apparaît, tout aussitôt noyé dans « le contexte ». Or le verbe « acquérir » peut signifier aussi « prendre » ou « posséder ». Et selon que les commentateurs choisissent l'une ou l'autre des interprétations citées plus haut, ils choisissent le vocabulaire correspondant. On peut relire la note tobaise. On n'y trouvera point mention de cet état de la question. Pas plus d'ailleurs que des différentes interprétations catholiques. Nous rappelons qu'on peut les trouver avec les élucidations nécessaires dans l'article de Jean Madiran déjà cité. Une nouvelle fois donc, les virtuoses tobesques sont pris en flagrant délit. Leur baratin est étourdissant, c'est vrai. Mais le truc est connu. Quand ils se lancent dans des considérations apparemment exhaustives, il y a quelque chose de louche, c'est sûr. Et plus c'est savamment barbouillé de grec et de contexte, et plus c'est louche. Louis Salleron en a fait la démonstration implacable et d'une impayable courtoisie, à propos précisément de la traduction tobarde de ce verset et de la note qui l'accompagne ([^4]).
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Mais ils ne pourront pas deviner comme l'on se moque d'eux, ceux qui connaîtront cette lettre de s. Paul aux bonnes gens de Thessalonique par l'intermédiaire de la seule Tob.
La nouveauté
Les tobeurs, en traduisant ce passage de s. Paul, sont en dépendance directe, comme ils disent, du texte du Lectionnaire français. Mais en commentant, ils n'ont pas hésité à montrer qu'ils étaient grands, que l'indépendance ne leur faisait pas peur. La note *i* est un festival d'œcuménisme tobèque. On nous dit, par exemple, qu'en milieu *sémitique* « la femme est considérée par l'homme comme son propre corps ». On aurait pu, peut-être, s'apercevoir qu'en milieu *chrétien,* la réciproque est vraie. Et que s. Paul justement l'enseigne : « La femme ne s'appartient pas, mais elle appartient à son mari ; et l'homme ne s'appartient pas, mais il appartient à sa femme. » C'est dans la première lettre aux Corinthiens, chapitre sept, verset quatre. Apercevant cela, on aurait peut-être vu que l'explication par le milieu *sémitique* n'expliquait rien. Mais quand il s'agit de justifier un choix, les cent vingt-neuf ne s'embarrassent pas de tels détails. Au reste, ceci n'est que broutille. Il y en a d'autres, mais nous ne nous y attarderons point. Car nous allons nous attarder au clou du festival, à la phrase pénultième de la note i.
Relisons :
« Comme en 1 Co 7, Paul oppose à la licence sexuelle des païens (en grec *porneia*, que nous avons traduit par *débauche*) non la maîtrise de soi (posséder son corps) mais le mariage, grâce auquel le chrétien peut maintenir et sanctifier son appartenance à Dieu. »
Voilà où ils en sont. Voilà ce qu'ils croient. Ils s'y sont mis à cent vingt-neuf. Ce sont des savants. Ils se déclarent chrétiens. Parmi eux il y a des catholiques. Et voilà ce qu'ils enseignent :
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*Paul oppose à la licence sexuelle non la maîtrise de soi mais le mariage.*
Faut-il le dire ? S. Paul n'a jamais rien écrit de tel. C'est tout le chapitre sept de la 1^er^ Épître aux Corinthiens qu'il faudrait examiner à ce sujet. A la licence sexuelle des païens, s. Paul oppose la vie selon le Christ, dans l'état de célibat comme dans l'état de mariage. Cette vie est une vie de sacrifices, d'oubli de soi au profit des autres, pour la plus grande gloire de Dieu. S. Paul établit l'excellence absolue du célibat et il établit la grandeur et les bienfaits du mariage. Il célèbre la virginité et la continence, sans dire que tous y puissent prétendre : il vaut mieux se marier que brûler. Mais nulle part s. Paul n'enseigne que le mariage s'oppose au célibat en ce qu'il ne suppose pas la maîtrise de soi. Si l'on veut trouver une réponse de s. Paul à cette misérable manière de considérer les choses, on peut la trouver, par exemple, dans ce verset déjà cité (1 Cor. 7, 4) où l'Apôtre enseigne que chacun des époux appartient à son conjoint ; ou encore dans les considérations sur la pratique de la continence dans le mariage. Mais on ne trouvera rien qui autorise le dévergondage nuptial proposé par la Tob.
Quelle idée se font-ils du sacrement de mariage ceux qui professent pareille doctrine ? Une manière de bénédiction sur des vipères lubriques ? Belle estime du sacrement qui unit les époux à l'image de l'union du Christ et de son Épouse, notre mère l'Église.
Mais c'est assez. Quittons cette triste note de la détestable Tob et relisons l'un des plus fameux enseignements que Dieu ait donné aux hommes touchant le saint usage du mariage.
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#### II. Le mariage de Tobie
Tobie a été chargé par son père de recouvrer une dette. Il est parti en voyage accompagné de l'ange Raphaël. L'ange, dont personne ne sait la véritable identité, a été envoyé par Dieu pour éclairer et éprouver Tobie. A l'une des étapes de leur voyage, ils s'arrêtent ensemble chez un parent de Tobie, Ragouël. Raphaël conseille à Tobie d'épouser la fille de Ragouël qui lui revient de droit selon les coutumes juives du temps. Tobie répond :
VI, 14 J'ai entendu dire qu'elle a épousé sept maris, et qu'ils sont tous morts, et l'on m'a dit aussi qu'un démon les avait tués. 15 Je crains donc que la même chose ne m'arrive aussi, et que, comme je suis fils unique, je ne cause à mon père et à ma mère une affliction capable de conduire leur vieillesse jusqu'au tombeau.
16 L'ange Raphaël lui répond :
Écoutez-moi et je vous apprendrai qui sont ceux sur qui le démon a pouvoir. 17 Lorsque des personnes s'engagent dans le mariage de manière à bannir Dieu de leur cœur et de leur esprit, et ne pensent qu'à leur passion, comme le cheval et le mulet qui sont sans raison, le démon a du pouvoir sur ceux-là. 18 Mais pour vous, lorsque vous l'aurez épousée, étant entré dans la chambre, vivez avec elle dans la continence pendant trois jours, et ne pensez à autre chose qu'à prier avec elle. 19 Cette même nuit, mettez dans le feu le foie du poisson, et le démon s'enfuira. 20 La seconde nuit, vous serez admis dans la société des saints patriarches. 21 La troisième nuit, vous recevrez la bénédiction de Dieu, afin qu'il naisse de vous des enfants en parfaite santé. 22 La troisième nuit passée, vous prendrez cette jeune fille dans la crainte du Seigneur, et guidé par le désir d'avoir des enfants plutôt que par la passion, afin que vous obteniez la bénédiction de Dieu, en ayant des enfants de la race d'Abraham.
Ce texte dit nettement la place que doit tenir la chair dans le mariage chrétien. Ce n'est pas la première. Il serait difficile d'accorder une place plus grande à la « maîtrise de soi ».
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Sur ce, le bataillon des cent vingt-neuf arrive au grand complet, en ordre de bataille, pour nous pulvériser :
-- Amateur ignare, non pas même torquemada de sous-préfecture mais torquemada de village, comment pouvez-vous appuyer vos dires sur cette leçon de la Vulgate, ici plus douteuse que jamais ? Ne savez-vous point qu'il existe deux autres versions du Livre de Tobie, d'une valeur scientifique tout autre que la version de s. Jérôme.
-- Mais, pardonnez-moi de vous interrompre...
-- Pas de pardon. Taisez-vous. Apprenez qu'il y a un texte long, qui figurait dans l'ancienne version latine, antérieure à s. Jérôme, et que les manuscrits de Qumrân renforcent sa valeur. Apprenez qu'il y a un texte court, qui figure dans la plupart des manuscrits grecs et que les Grecs utilisent encore. Apprenez pour finir que l'on doit se servir de ces deux textes, en les complétant l'un par l'autre selon les lois les plus récentes de l'harmonie exégétique et archéologique. Quant au Livre de Tobie dans la Vulgate, si vous tenez à savoir exactement ce que nous en pensons, lisez donc la préface que nous lui avons donné dans notre Tob.
Ayant dit, les cent vingt-neuf se retirent, considérant qu'ils en ont assez fait. Que nous sommes écrasés. Remercions tout de même ces savantissimes docteurs et courons lire. C'est aux pages 1952 et 1953 de l'Ancien Testament, édition intégrale de la Tob :
« Une dernière forme enfin mérite d'être signalée parce que c'est celle qu'a connue toute la tradition de l'Église latine à partir du V^e^ siècle et que les catholiques utilisent encore dans la liturgie. C'est la Vulgate latine, traduction effectuée par s. Jérôme d'après un original araméen, travail hâtif, qui nous renseigne autant sur la personnalité ascétique du traducteur et sa conception du mariage que sur les nuances du texte original. »
Donc, une fois au moins, les sourcilleux savants tobois considèrent que la Vulgate mérite d'être signalée. Non pas au même titre que le « texte court » et le « texte long », bien sûr, parce que le travail hâtif de s. Jérôme d'après un original araméen ne vaut pas cher.
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Mais parce que « toute la tradition de l'Église latine » s'en sert depuis bientôt quinze siècles (Tob dixit). « Toute la tradition de l'Église latine », cela fait un certain monde. Et parmi cet innombrable peuple chrétien, cela fait quelques docteurs et quelques saints de première grandeur, escortés d'un nombre assez considérable de savants et saints commentateurs et traducteurs de l'Écriture. Or tous ceux-là, la Tob nous le dit, n'ont connu que ce « travail hâtif ». Et ils l'ont connu par la liturgie. Autrement dit, l'Église, en faisant proclamer liturgiquement cet ouvrage bâclé, a laissé perdre le sens du texte original au profit de la conception hiéronimienne et ascétique du mariage. On le voit, ils n'y vont pas de main morte au chapitre du mariage, les exégètes tobous. Dès qu'il est question d'ascèse, de maîtrise de soi, de continence, ils voient rouge.
Revenons au texte. Certes le problème n'est pas simple. Au dire des orfèvres, il est même douteux que l'on puisse, aujourd'hui encore, se faire une idée exacte du texte original du Livre de Tobie. Et les orfèvres en sont d'accord, la version que donne la Vulgate n'est pas incontestable quant à la lettre du texte ; mais cela ne touche en rien sa conformité substantielle avec l'original, qui est garantie par l'Église. Forts de cette garantie nous recevons en héritage la version du Livre de Tobie « qu'a connue toute l'Église latine et que les catholiques utilisent encore dans la liturgie ». Et c'est pourquoi nous tenons, face aux experts de toute sorte, que cet extrait du Livre de Tobie peut être cité dans la version de la Vulgate. Ainsi ont fait les rédacteurs du Catéchisme du concile de Trente au chapitre des motifs et des fins du mariage. Et nous citons ces versets à leur exemple, en toute quiétude, ignorants de la science tobique, mais certains de lire et de comprendre avec l'Église.
Pour qu'on ne croie pas que nous dissimulons quelque preuve éclatante de la nullité scientifique de s. Jérôme, voyons un peu à quoi ressemble ce texte quand il n'est pas traduit d'après la Vulgate.
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On nous permettra d'écarter la Tob dont la traduction risquerait de nous renseigner davantage sur la doctrine tobale du mariage que sur « les nuances du texte original ». Nous lirons la traduction de Clamer qu'il donne dans le Commentaire publié sous sa direction :
VI 14 Tobie répondant dit à Raphaël : « Frère Azarias, \[c'est sous ce nom qu'il le connaît\] j'ai appris qu'elle avait déjà été donnée à sept hommes et qu'ils moururent dans leur chambre nuptiale la nuit où ils allèrent vers elle. J'ai aussi entendu que certains disaient qu'un démon les avait tués. 15 Et maintenant, moi aussi j'ai peur du démon car il l'aime. A elle-même il ne fait aucun mal, mais si quelqu'un d'autre veut s'approcher d'elle, il le tue. Je suis l'unique enfant de mon père, et si je venais à mourir, je ferais descendre au tombeau la vie de mon père, et de ma mère, par suite de leur chagrin à cause de moi. Ils n'ont aucun autre fils qui pourrait les ensevelir. » 16 Raphaël lui répondit : « Ne te souviens-tu plus de l'ordre de ton père lorsqu'il te prescrivit de prendre une femme de la maison de ton père ? Et maintenant écoute-moi, frère, n'aie point d'inquiétude à cause de ce démon, mais prends-la. Je sais que cette nuit même elle te sera donnée pour femme. 17 Lorsque tu entreras dans la chambre nuptiale, prends du foie du poisson et le cœur et mets-le sur les charbons ardents du brûle-parfums. Lorsque la fumée s'élèvera et dès qu'il l'aura flairée, le démon prendra la fuite et jamais plus dans tous les siècles ne paraîtra auprès d'elle. 18 Et lorsque tu voudras te trouver avec elle, veillez tous deux, priez et suppliez le Seigneur du ciel que viennent sur vous miséricorde et salut. Ne crains pas car elle t'est destinée de toute éternité, tu la sauveras et elle te suivra, je crois que tu en auras des enfants qui devront être pour toi comme des frères. N'aie donc pas d'inquiétude. »
Il est clair que ce texte est différent de celui de la Vulgate. Il est aussi clair que, pour ce qui nous occupe, l'enseignement est formel, quoique moins explicite : les époux doivent prier avant de s'unir.
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Ce n'est point la passion qui doit gouverner le mariage béni de Dieu, mais « la maîtrise de soi » dans la prière commune l'un pour l'autre, forme la plus parfaite du secours mutuel. « *Avis aux gens mariés :* C'est la plus grande et la plus fructueuse union du mari et de la femme, que celle qui se fait en la sainte dévotion, à laquelle ils se doivent entreporter l'un l'autre à l'envi. » Ainsi parlait s. François de Sales en son *Introduction à la vie dévote.* Et ce saint docteur terminait comme suit son chapitre *De l'honnêteté du lit nuptial :* « C'est le grand mal de l'homme, dit saint Augustin, de vouloir jouir des choses desquelles il doit seulement user, et de vouloir user de celles desquelles il doit seulement jouir : nous devons jouir des choses spirituelles, et seulement user des corporelles ; desquelles quand l'usage est converti en jouissance, notre âme raisonnable est aussi convertie en âme brutale et bestiale. »
#### III. Exégèse scientiste
Revenons-y. Les savants chrétiens qui ont concocté la Tob et notamment la version tobique du Livre de Tobie sont assurés de leur savoir. Ils ne sont pas les seuls. C'est une maladie actuellement répandue parmi les exégètes et les théologiens. Ils font sonner bien haut, et avant toutes les autres, la qualité scientifique de leurs travaux. Minimes entre les minimes, nous osons cependant faire remarquer que l'ordre où il s'agit d'être le plus fort n'est pas l'ordre de l'exactitude scientifique. Cette qualité doit être mise à sa place de servante. Elle n'a d'autre raison d'être que le service de l'orthodoxie.
Nous l'avons noté déjà, les cent vingt-neuf scribes tobistes savent qu'ils savent. De plus, ils ne s'entendent pas trop mal à faire savoir qu'ils savent. Mais surtout, ils savent que leur savoir est scientifique. C'est-à-dire soumis seulement aux lois et aléas de la recherche scientifique, et par ailleurs irréfutable.
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Il n'y a pas de magistère ni de tradition qui tiennent contre leurs conclusions scientifiquement élaborées. Qu'est-ce que peut faire le pape contre des certitudes scientifiques, on vous le demande ? Si la tradition scripturaire catholique est (scientifiquement) ruinée par les conclusions des exégètes, tant pis pour elle. Hé bien, ces savants ont tort ! Mille fois tort ! Non, la Bible ne tourne pas en trois cent soixante-cinq jours autour du nombril des exégètes.
Le plus dangereux en cette affaire, c'est que l'affirmation de ces savants paraît juste, et qu'elle l'est en un sens. Effectivement, comme un fait est un fait, un texte est un texte. Si l'on démontre absolument qu'en tel passage, telle version ou telle interprétation est fautive ou douteuse, il est clair qu'il faudra le corriger. Mais la seule inscription C.Q.F.D. en bas d'une thèse savante, même si elle fourmille de considérations scientifiques exactes, ne lui donnera pas d'autre autorité qu'une autorité d'ordre intellectuel. Aussi grande qu'elle soit, cette autorité demeurera soumise au magistère de l'Église ; à son jugement.
Le scientisme exégétique n'est pas une spécialité tobasse. *Ils n'en mouroient pas tous, mais tous étoient frappés.* Que le soin le plus grand soit attaché à l'étude des originaux, il est évident que c'est une bonne chose. Que toutes les sciences soient mises à contribution pour s'assurer la meilleure compréhension possible de ces textes, nul n'y trouve à redire qui aime vraiment l'Écriture. Mais ces travaux ainsi conduits ne constituent pas la seule source d'une juste et sainte interprétation de l'Écriture. Dans cette question fort délicate, les papes ont multiplié les enseignements depuis un siècle. Il n'est pas question d'entrer ici dans le détail des questions abordées. C'est là affaire de spécialistes. Et, il faut le savoir, dans l'art de montrer les dents, le préhistorien qui défend son os est encore battu par l'exégète qui défend sa thèse. Cave canem !
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Prenant donc garde au chien, rappelons fermement qu'il en est des travaux des exégètes (et des théologiens) comme de tous les travaux humains. Ils ne sont pas exempts d'erreur. Il arrive qu'ils en comportent d'éléphantesques. Il n'est pas rare que les modifications ou les corrections un jour assurées indispensables, soient le lendemain reléguées au rang des travaux dépassés. Disons aussi que la science (grande) des exégètes modernes ne leur garantit pas de comprendre mieux que quiconque les Saintes Écritures.
« Les saints Pères, les docteurs de l'Église et les plus illustres exégètes des temps passés, bien que parfois leur érudition et leurs connaissances linguistiques fussent moins poussées que celles des exégètes modernes, excellent, en vertu du rôle que Dieu leur a attribué dans l'Église, par un discernement tout suave des choses célestes et par une admirable puissance d'esprit, *grâce auxquels ils pénètrent plus avant dans les profondeurs de la parole divine* ([^5]) et mettent en lumière tout ce qui peut servir à illustrer la doctrine du Christ et à faire progresser la sainteté de la vie... » (Pie XII, encyclique *Divino afflante Spiritu.*)
Disons enfin que personne ne doit se flatter de bien comprendre toute l'Écriture, comme l'enseignait Léon XIII. Et Bossuet, que nous citions naguère, insistait sur la nécessité de s'attacher à ce qui est clair et de passer, en l'adorant, sur ce qui est obscur quand on lit l'Écriture. Parce qu'ainsi on tire autant profit de ce qu'on comprend que de ce qu'on ne comprend pas. « Parce qu'on se nourrit de l'un et on s'humilie de l'autre. »
Cette humilité nous paraît faire bigrement défaut par les temps qui courent. Autant, si cela se peut, que la piété envers l'héritage des géants que furent les Pères. Il est vrai qu'eux ne manquaient point de prudence, ni de mesure. Témoin s. Augustin : « Mieux vaut sentir peser sur soi des signes inconnus mais utiles que, par des interprétations inutiles, de retirer sa tête du joug de la servitude et de l'envelopper dans les filets de l'erreur. »
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#### IV. Tradition et magistère tobard
L'interprétation catholique traditionnelle de l'Écriture fait habituellement défaut dans l'opération tobarde. On n'en parle point du tout, ou bien on la présente de telle façon qu'il n'en reste rien de substantiel. Mais nos cent vingt-neuf experts ont plus d'un tour dans leur sac. Ils ont une autre façon, tout aussi scandaleuse, de faire injure à la seule tradition qui compte. C'est d'en faire une tradition parmi d'autres. Tout aussi scandaleuse, disais-je, et peut-être faudrait-il dire plus gravement scandaleuse. Parce que mettre « la tradition catholique » sur le même pied que « la tradition orthodoxe » et « la tradition protestante », c'est démolir d'un coup ce qui constitue la tradition au sens où l'Église l'entend.
Or la Tob n'hésite point à procéder ainsi. On lit au fil des notes que la tradition orthodoxe considère tandis que la tradition catholique se réfère (Matt. 16, 18, note f) ; ou bien que la tradition catholique et la tradition orthodoxe pensent une chose alors que la tradition protestante en pense une autre (Jn 20, 23, note p). Ce langage tobal n'est pas catholique. Car le terme « tradition catholique » a une portée et un contenu que n'a pas le terme « tradition protestante », par exemple, lequel, soit dit en passant, ne manque pas d'humour. Si Philippe parle de la tradition française et Honoré de la tradition romanesque, on comprend qu'ils se réfèrent l'un à l'autre à un héritage reçu, que l'on doit transmettre. Mais ni Philippe ni Honoré ne croient ni ne disent que ces traditions ont leur source dans la Révélation. Or, ce qui caractérise la tradition catholique, c'est qu'elle a sa source dans la Révélation. « On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu, écrite ou transmise, et que l'Église propose à croire comme divinement révélé. » (1^er^ Concile du Vatican. Const. dogmatique sur la foi, chop. III.) On n'a jamais entendu dire, même par le père Congar, que Dieu ait dicté à Luther ses œuvres complètes.
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Et lorsque Michel Cérulaire consacra la rupture avec Rome, il ne déclara point que Dieu lui avait dicté un XI^e^ commandement : « A Rome, point ne seras soumis. » La « tradition protestante » comme la « tradition orthodoxe », en tant qu'elles sont séparées de la tradition catholique, ne sont que transmissions d'héritages humains.
En ce sens l'abus tobuesque est donc énorme de citer pêle-mêle l'interprétation catholique et les interprétations orthodoxes et protestantes, en les baptisant chacune « tradition ». Mais la tromperie est grossière encore si l'on entend tradition au sens humain. Pour les textes des saintes Écritures qui sont fondements scripturaires de points de doctrine, il existe une tradition d'interprétation catholique attestée et définie. On ne voit pas que les différentes sectes nées de la Réforme, ni les églises autocéphales dérivées du schisme byzantin, puissent en dire autant. Peut-on dire qu'il existe une tradition exégétique commune aux anglicans et aux anabaptistes ? C'est fort douteux. Sans doute le schisme byzantin présente-t-il apparemment une unité plus grande. Mais les querelles -- qui ne méritent pas toutes d'être dites byzantines -- entre églises orientales, faute de pouvoir être portées devant un siège dont l'autorité soit reconnue par tous, n'aboutissent jamais à une décision ferme et stable.
Employer aussi légèrement le mot tradition, précisément dans un commentaire de l'Écriture, c'est faire preuve d'un mépris cynique à l'égard de la tradition catholique. Et encore les maîtres tobards ne s'en tiennent pas là. Le micmac de traditions informes dont ils font état est complété d'une tradition toute nue qui n'est ni catholique, ni protestante, ni orthodoxe. Cette tradition, cela va tobiquement de soi, c'est la tradition. Celle dont les savants chrétiens œcuméniquement assemblés reconnaissent « la fidélité » dans les cas où le texte leur paraît obscur ou contredit par les faits : il en est question, par exemple, en Marc 9, 1 note y et 13, 30 note n. Cette tradition tobouse n'explique rien, mais elle garantit (scientifiquement) l'exactitude du texte. Nouvelle preuve de l'existence d'un nouveau magistère, indépendant et souverain.
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Qui se place au-dessus des traditions, des doctrines dont font état ou que professent « les églises ». Qui propose l'interprétation des Pères latins ou de Luther, de s. Thomas ou de Barth, de Calvin ou de Tertullien, comme on peut le voir en Rom. 1, 17 note x ; 5, 12 note j. Si cela lui convient, ce nouveau magistère fait un pas de plus et expose la traduction et l'interprétation tobiquement œcuméniques. Fausses et scandaleuses. Nous en avons vu plusieurs exemples de la Genèse à l'Annonciation et d'Isaïe à s. Paul. A la détestable Tob, à l'exécrable fruit du travail du magistère nouveau, nous opposons résolument la Vulgate que nos pères dans la foi nous ont transmise. Et nous réclamons de toutes nos forces que le Pontife romain nous rende : « l'Écriture, intacte et authentique, dans sa version et son interprétation traditionnelles ».
Antoine Barrois.
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## CHRONIQUES
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### Les élections
*et après ?*
par Louis Salleron
CE QUI M'ÉTONNE -- sans vraiment m'étonner, on s'en doute -- c'est qu'aucun parti politique n'ait affiché le programme qui correspond aux besoins de la France et qui est aussi celui qui correspond aux désirs secrets des Français. Ç'eût été prendre une bonne option pour après-demain.
Tout le monde, en effet, est maintenant convaincu que « la crise » n'est pas une affaire passagère et qu'il faudra tôt ou tard se soucier de mesures propres à la surmonter. Si le nœud gordien, évoqué naguère par Pompidou, n'est pas tranché par quelque dictateur ou, pis, par quelque puissance étrangère, il ne le sera que par le consensus d'une opinion portant au pouvoir un homme et une équipe dont l'autorité se sera affirmée par l'expression de la vérité et la volonté marquée d'agir selon cette vérité.
On dit le pays coupé en deux parce que l'électorat est divisé, à peu près également, entre la majorité et l'opposition. Mais il en va de même dans tous les pays où joue l'alternance. On dirait aussi bien que le pays est unanime, car il l'est dans le double vœu qui est le sien, celui, pour l'immédiat, d'obtenir les plus grandes satisfactions possibles (qui le divisent en deux camps) et celui, qui l'unit dans les profondeurs pour l'avenir, même proche, de voir un gouvernement doué d'assez d'autorité pour remettre de l'ordre dans les affaires de la France.
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Un plan de redressement devrait être à cinq ans, à dix ans et à vingt ans, chaque étape comportant des solutions propres et l'amorce des solutions à venir.
Si nous prenons les problèmes en cours -- inflation, chômage, déficit de la balance extérieure --, il n'est pas douteux que la démagogie, voire l'ignorance, fait obstacle aux solutions qui s'imposent. L'étatisme et le néo-corporatisme bloquent tous les mécanismes. Le pouvoir gouvernemental est mis constamment en échec par les pouvoirs parallèles -- argent, syndicalisme, mass media -- qui sont autant de féodalités ne laissant au Prince que le loisir d'écrire ses rêves sur la démocratie française.
Propos réactionnaires ? Si l'on veut, mais propos de plus en plus partagés, et même exprimés dans tous les milieux. L'économie française est vraiment *l'économie du diable,* comme l'appelle Alfred Sauvy qui devrait être écouté puisqu'il se dit socialiste. Mais le Front populaire de 1936 s'était bouché les oreilles à ses avertissements, et ce qui en constitue la réplique en 1978, à droite comme à gauche, veut d'autant moins l'entendre aujourd'hui qu'il va vers ses 80 ans. Place aux jeunes ! A défaut de ses livres, qu'on lise donc seulement la conférence qu'il a donnée au C.E.P.E.C., en mars 1977 sur « l'inflation et le chômage ». On s'y instruira de beaucoup de choses, aussi simples à vérifier qu'à comprendre ([^6]). En gros, ce qu'il préconise c'est presque exactement le contraire de ce qu'on fait depuis trois ans. Il a le droit de parler, et les vieux s'en souviennent, car c'est lui qui remit le train sur ses rails en 1938. Il l'évoque brièvement dans sa conférence : « Après Munich, je me suis trouvé pendant quinze jours en France, sur le plan économique, avec des pouvoirs supérieurs en fait à ceux qu'a M. Barre actuellement. Pour rédiger les décrets-lois dans le domaine économique, Paul Reynaud m'avait en effet donné carte blanche. Pour prendre les mesures, j'ai pris le contre-pied de ce qui avait été fait jusqu'ici. Dans la presse de tous bords, du *Capital* à l'*Humanité,* l'unanimité a été faite, annonçant l'échec certain de cette politique. Les textes sont là, les faits aussi. Dans les mois qui ont suivi, l'économie française a connu la reprise la plus brillante de toute son histoire. En huit mois, la production a augmenté de 20 %, la hausse des prix a été presque arrêtée et le chômage a profondément diminué. »
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La situation n'est pas la même aujourd'hui, mais elle n'est pas tellement différente. Aussi bien l'Allemagne, avec une inflation inférieure à 4 %, une balance extérieure excédentaire et une monnaie inébranlable nous prouve que des solutions sont possibles. Son chômage, équivalent au nôtre, est son seul point faible. Du moins est-il compensé par le reste, tandis que nous cumulons toutes les faiblesses.
Aux remèdes que réclament nos maux actuels doivent s'ajouter ceux qui auront à prévenir les maux prévisibles dont les premiers sont à nos portes. La crise naissante du textile, après celle de la sidérurgie, les résume. L'Occident vend ses machines et la manière de s'en servir aux pays du Tiers-Monde. Ceux-ci qui ont les matières premières et une main-d'œuvre presque gratuite, vont nous inonder de leurs produits. Ce sont les structures de nos industries et celles de nos échanges extérieurs qui sont à refaire. Tâche énorme, mais non pas impossible et qu'on ne pourra mener à bien qu'en renonçant aux privilèges des situations acquises. Quant aux problèmes de l'énergie, on ose à peine en parler tant il semble admis que le silence doit suffire à les conjurer. Que l'industrie de l'automobile soit la seule à être protégée et encouragée montre que la question de l'essence ne *doit* préoccuper personne, ni quant au prix, ni quant au transport, ni quant à la source. Nous vivons dans les nuages, les réveillons de fin d'année nous ont rassurés sur la solidité de la société de consommation, honnie mais adorée.
\*\*\*
A plus long terme encore -- mais un long terme qui commence dès avant l'an 2000 --, nous devons penser aux menaces qui pèsent sur la société occidentale en général et sur la société française en particulier. De l'extérieur, nous allons être assiégés par la démographie galopante du Tiers-Monde. Les chiffres sont simples. Il y a aujourd'hui un milliard d'Occidentaux en face de trois milliards de non-occidentaux. Dans 20 ou 25 ans, il y aura encore un milliard d'Occidentaux ; il y aura six milliards de non-occidentaux.
29:220
Qu'on prenne le problème par un bout ou par un autre, le problème existe. Mais nous serons aussi assiégés de l'intérieur par le développement de la science et du progrès technique qui pousse au renforcement des pouvoirs supérieurs nécessaires à l'organisation d'une complexité croissante. La *diffusion de la propriété mobilière* et la *décentralisation des pouvoirs* de décision et de gestion sont la seule manière d'échapper au totalitarisme du socialisme. Vouloir défendre les libertés individuelles sans souci des libertés collectives est un leurre. Or nous nous enfonçons dans le socialisme étatique et bureaucratique sans y opposer aucune doctrine. Nous sommes à la veille de ne plus avoir à choisir qu'entre la collectivisation totale d'un communisme plus ou moins barbouillé d'humanisme et l'alliance, plus probable, de la ploutocratie internationale et de la « statocratie » démocratique -- autrement dit entre les conséquences de la logique d'un Mitterrand et celles de la logique d'un Giscard d'Estaing.
Qui pensera à tout cela en mars 1978 ?
Louis Salleron.
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### La condamnation sauvage... de Jean-François Revel
par Hugues Kéraly
LES LECTEURS de Jean-François Revel ont dû faire, en l'espace de deux années, deux formidables découvertes : le système de gouvernement communiste est totalitaire par essence et définition (*La tentation totalitaire,* Robert Laffont 1976) ; les lois non écrites de l'intelligentsia française n'autorisent pas l'illustration et la discussion publique de cette simple vérité (*La nouvelle censure,* Robert Laffont 1977)... Que si l'année soixante-dix-huit devait tenir ses sombres promesses, nous serions peut-être en droit de redouter un troisième volet -- sur l'accession des censeurs idéologiques au pouvoir policier --, mais celui-là, même signé Revel, aurait bien peu de chance de se voir édité.
*La nouvelle censure,* sous-titre : « un exemple de mise en place de la mentalité totalitaire », contient tout le dossier de l'accueil réservé à *La tentation totalitaire* par la presse française, dès sa parution (en janvier 1976). Censure assez peu « nouvelle » en vérité, puisque ce dossier est tout à fait comparable à celui que nous avions voulu dresser nous-même, dans ces pages, sur le sort réservé à Alexandre Soljénitsyne par les grands media de l'Occident. Car c'est bien l'irruption d'Alexandre Soljénitsyne qui a bouleversé et mûri en profondeur la pensée politique de Jean-François Revel, en même temps qu'elle touchait le cœur des Glucksmann et Lévy issus de mai 68.
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C'est elle qui arrache à ce journaliste *La tentation totalitaire ;* elle qui force cet intellectuel à comprendre et à croire, pour de bon, ce qu'il se contentait jusque là comme la plupart d'entre nous de savoir un peu trop abstraitement. Mais le disciple n'est pas au-dessus du maître, et il n'était guère difficile de prévoir en 1976 que *La tentation totalitaire,* pour s'en être pris au mirage de l'alliance avec les communistes, allait s'aliéner la gauche, toute la gauche au pouvoir dans l'information, au même titre que *L'Archipel du Goulag* ou la *Lettre aux dirigeants* d'Alexandre Soljénitsyne.
« Le livre de Jean-François Revel a fait parler de lui pendant plusieurs semaines, pour des raisons qui tiennent surtout à la personnalité de son auteur, philosophe et chroniqueur politique d'un hebdomadaire dans le vent. Mais *La tentation totalitaire* était condamnée d'avance par son contenu. Car Jean-François Revel y redécouvre pour son compte, non sans mérite ni courage, à peu près tout ce que l'anticommunisme systématique, viscéral et primaire de la *réaction* exprime sur ce sujet depuis cinquante ans. Il va y perdre, d'ailleurs, l'essentiel de sa crédibilité mondaine et journalistique, victime d'un mécanisme qu'il a lui-même fort bien démonté. » -- Voilà ce que nous écrivions, dès avril 1976, dans ITINÉRAIRES ([^7]). Si bien que *La nouvelle censure* aurait pu voir le jour en librairie avec cet autre sous-titre : *Un exemple du bien-fondé des prévisions de la* « *droite* » *en matière de terrorisme intellectuel.* La censure idéologique en effet, la subissant nous-mêmes sans cesse et de partout, nous finissons par être bien placés ici pour l'apercevoir, et en formuler les lois.
La censure idéologique, ou loi non écrite de l'intelligentsia, est celle que la gauche universitaire et journalistique exerce d'abord sur elle-même, contre elle-même, puis sur tous ceux qu'elle domine cérébralement par l'école ou l'information, au bénéfice principal des mythes de la propagande communiste, et par les méthodes spécifiques de cette propagande : le mensonge, à condition d'en faire un usage constant et assuré, l'intimidation, le discrédit jeté sur la personne pour détourner l'attention du contenu de l'œuvre, le mépris systématique des faits et des arguments invoqués.
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Ce terrorisme intellectuel, Revel a pu le voir à l'œuvre dans la plupart des articles que ses confrères du *Monde* ou d'ailleurs lui consacraient, et dans tous les débats « contradictoires » auxquels la radio et la télévision françaises le conviaient ; il a pu voir Jacques Fauvet condamner publiquement son œuvre avant de l'avoir lue ; Jacques Delors seconder contre lui René Andrieu lors d'un débat télévisé, surpassant même en mauvaise foi et en violence le rédacteur en chef de *L'Humanité, --* comme nous avions vu Jean Daniel remplacer devant Soljénitsyne les communistes absents, à l'émission du 11 avril 1975 ([^8]).
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Bref, Revel a dû constater douloureusement sur lui-même qu'il ne se trompait pas, en dénonçant comme principal danger du siècle l'incroyable docilité au communisme de la classe informante, et d'une façon générale de toute l'intelligentsia. Avoir raison, sur ce plan-là, c'est accepter de perdre aussitôt tout crédit auprès des puissances misérables qui nous fabriquent l'opinion.
La mise à l'index d'un Jean-François Revel, par ses propres confrères de la gauche française non communiste, est bel et bien à inscrire au crédit de la seule propagande communiste, sociologiquement la plus volumineuse et la mieux organisée. -- Mais ici, il faut s'entendre. La presse du Parti est une chose ; sa propagande en est une autre, qui s'accommode d'ailleurs de tous les sujets, et de bien des étiquettes ; l'écho de cette propagande, son vocabulaire spécifique, une troisième, qui ne semble plus connaître de limites. Les communistes sont parvenus à faire sonner l'écho de leur haine et de leur violence partout où ils ne pouvaient s'introduire directement. Et cela seul suffit à leur assurer toute la soumission, toute la mobilisation périodique de la classe informante : au premier coup de sifflet, c'est Fauvet, Delors et Daniel, tous socialistes, qui exécutent sans examen *La tentation totalitaire* plutôt que Max-Pol Fouchet ou René Andrieu. Le Parti en effet a moins besoin de nos votes que de ces voix autorisées et de leur magique répercussion pour renforcer son pouvoir sur les esprits.
Encore une fois, le vocabulaire communiste suffit. Car il est le fidèle miroir de leur violence. Le courant mobilisateur de la légion d'esclaves qui peuple aujourd'hui notre « tribu instruite ». Le système nerveux central de la Révolution. Et peut-on rêver d'un moyen plus efficace, quand il s'agit de décourager ou d'abattre un ennemi, que d'en faire un proscrit parmi les siens ?
Hugues Kéraly.
D'UNE CENSURE L'AUTRE. -- La presse de gauche, de *La Croix* au *Nouvel Obs,* n'a pas l'exclusivité des méthodes de terrorisme intellectuel et de relégation sociologique dénoncées dans cet article. Jean-François Revel, s'il veut pousser plus loin l'analyse des « nouvelles censures » contemporaines, pourrait bien un jour prendre conscience que ce qui vient d'être fait contre lui, c'est très exactement ce que *L'Express* et lui-même font chaque semaine contre nous, contre les auteurs et les idées qui s'expriment dans ITINÉRAIRES : et par exemple contre Mgr Lefebvre, et les raisons catholiques de sa résistance à l'autodémolition. Les lecteurs de *L'Express,* comme ceux du Point, n'ont pu découvrir dans leurs hebdomadaires respectifs ni les déclarations écrites du principal intéressé, ni aucune des pièces essentielles du dossier ; ils ont dû se contenter d'insinuations ou de condamnations sans appel, en forme de venimeux billets.
Nous pourrions en dire autant à cet égard de *France catholique-Ecclesia* et de *L'Homme Nouveau,* qui ne passent pas non plus pour des journaux communistes... Les arguments de Jean-François Revel sont discrédités et caricaturés par la presse de gauche acquise à la propagande de l'ennemi. Les nôtres et ceux de Mgr Lefebvre, dans une presse catholique ouvertement hostile aux méthodes du totalitarisme, c'est à peu près comme s'ils n'existaient pas. Je laisse à chacun le soin de juger où se situe le plus grand mensonge, et le plus scandaleux mépris.
H. K.
34:220
### Rencontre en Malaisie
*Le curé de Kuantan m'a raconté*
par Francis Bergeron
*J'AI rencontré à Kuantan, ville côtière de Malaisie, un prêtre catholique français dont le témoignage importe plus ici que le nom. Comme je l'interrogeais sur le sort des réfugiés vietnamiens en Malaisie, il m'a raconté cette histoire, qui plaide mieux la cause de ces malheureux que la fausse compassion gênée dans les colonnes de nos grands quotidiens.*
*Emmenant avec lui sa femme, son fils et vingt-trois de ses compatriotes, un jeune Vietnamien a traversé la mer de Chine sur une barque de pêcheur pour retrouver le monde* « *libre* »*. Et il raconte :*
Auparavant j'étais comptable dans une grande banque du Sud-Vietnam. Dans les derniers jours d'avril 1975, ma famille avait fait le projet d'émigrer aux USA, mais les roquettes communistes détruisirent l'aéroport et ruinèrent nos plans. Je me suis marié le 28 avril 1975. A cette période le peuple était terrifié par le Vietcong. Le désordre régnait dans la ville.
J'avais déjà fui le Nord-Vietnam en 1954 à cause des communistes, et en avril 75 le Vietcong était à nouveau à ma porte.
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Ma femme et moi avons pensé au suicide ; mais étant catholiques tous les deux, nous y avons renoncé. Alors j'ai tenté d'organiser notre fuite.
Avec l'argent que m'avait donné mon beau-père pour mon mariage, j'avais acheté un bateau ; je l'avais réparé et j'appris à le piloter. Je n'avais aucune expérience de la navigation, et je me mis donc à étudier la météo, la mécanique, la navigation.
Nous gardions un œil vigilant sur les mouvements des officiers de la Sécurité. Je quittais la maison tôt le matin, et revenais à minuit sale et fatigué. Je gardais mon nouveau travail secret. Je ne pouvais en parler ni à ma femme, ni même à ma mère. Je me sentais très seul, malgré la naissance d'un fils, en juin 1976. C'était notre premier enfant et cet événement me força à hâter mes plans de fuite. Cet enfant était tout mon espoir, et je ne voulais pas qu'il devienne communiste.
Saïgon était livré aux Vietcongs qui pratiquaient un bourrage de crâne brutal et continuel. Un travail pénible nous fut imposé, et nous fûmes contraints au service militaire. « La Thaïlande et la Malaisie nous attendent pour les libérer », disaient les Vietcongs. Ils avaient mainmise sur tout ; ils suspectaient tout le monde ; et ils n'hésitaient pas à tuer pour la moindre offense.
Les enfants étaient les instruments des communistes ; ils les utilisaient dans leur réseau de renseignement. La classe privilégiée était le Vietcong. Le prolétariat, c'était tout le reste de la population. Nos vies valaient moins cher que celles des animaux. La dignité humaine n'existait plus. Leur politique était de garder le peuple dans l'ignorance. Les citoyens étaient épuisés et attendaient encore les armées alliées qui les libéreraient.
Pour ma part, je commençais à faire des stocks en prévision du voyage. Je prétendais être pêcheur. Le jour, j'apportais de l'huile et des sacs de riz que je cachais dans le bateau. C'était risqué ; aussi je faisais de grands détours lorsque je me rendais au bateau, pour ne pas attirer l'attention. Si mes préparatifs avaient été surpris, j'aurais été immédiatement condamné à mort, ainsi que ma famille.
Je m'étais donné quatre objectifs :
1\) vérifier entièrement le bateau ; faire le plein d'essence et de nourriture ;
2\) faire monter clandestinement ma femme, mon fils et 23 autres personnes sur le bateau et les cacher ;
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3\) conduite à tenir avec les officiers de Sécurité le long de la rivière ;
4\) affronter la mer et la météo.
Lorsque tout fut prêt, je choisis le meilleur jour pour fuir : le lundi, car les officiers sont généralement fatigués après les fêtes du dimanche, et parce qu'il n'y avait pas de lune cette nuit-là.
Mes compagnons s'étaient divisés en petits groupes ; partant de cachettes différentes, chaque groupe s'est glissé furtivement jusqu'au bateau. Le dernier groupe, qui portait des meubles, est monté à bord juste avant le poste des officiers placé sur une des rives.
A peine l'embarcation avait-elle quitté le quai qu'un coup de feu retentit : je tremblais de crainte car une douzaine de policiers se tenaient sur un embarcadère longeant la rivière. Ils me crièrent : « Approchez. Vérification des papiers et de votre bateau. » Je murmurai une réponse, pour ne pas alarmer ceux qui, cachés dans la cale, avaient été paralysés par le coup de feu. Les eaux étaient trop basses pour pouvoir accoster à cet endroit. Mes papiers étaient faux, et ne pouvant me permettre de les présenter aux autorités, je sautai du bateau en faisant semblant de tomber à l'eau pour les mouiller et les rendre illisibles.
Je marchai dans la boue jusqu'au poste, le cœur battant. Je priai Dieu de m'aider.
Un policier me demanda :
-- Où est-ce que vous allez ?
-- Je vais au village de X pour m'y réinstaller avec ma famille.
-- Qui est le responsable du village ?
-- C'est monsieur A.
-- Il me posa encore d'autres questions pièges ; une erreur de ma part pouvait nous mettre tous en danger.
-- Avez-vous quelque chose dans votre bateau, pistolet, hommes, femmes, or, riz ? Je suis sûr que vous voulez fuir.
-- J'ai beaucoup de meubles, lits, tables, qui appartiennent à ma famille, lui répondis-je. Pourquoi devrais-je fuir ? Je ne désire pas partir. De toute façon, on ne peut s'enfuir sur un tel bateau. Il est bien trop petit. Si vous nous suspectez, emmenez-nous tout de suite en prison.
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-- Nous allons contrôler votre bateau.
L'un des policiers sauta dans le bateau. Il avait le physique d'un fermier, et on pouvait lui donner 23 ans. Il entra dans la cabine et fouilla les bagages. Son inspection était très difficile car j'avais tout installé de manière très compliquée pour empêcher une fouille complète.
Chacun de ses gestes m'effrayait. Il risquait en effet d'un moment à l'autre de découvrir les hommes et les femmes cachés dans la cale du bateau.
Il se dirigea vers l'arrière, et fut très intéressé par les livres posés sur le plancher qui servait de plafond au réservoir avant. Sous le plancher, se trouvaient les 23 réfugiés. Je l'avais recouvert de meubles lourds pour cacher les deux entrées qui conduisaient au réservoir.
-- Est-ce que ces livres ont été examinés par la censure du nouveau gouvernement ?
-- Il n'y en a que quelques-uns qui ne l'ont pas été, répondis-je.
-- Il faut les mettre en prison jusqu'à ce qu'ils soient censurés.
Sur le coup, je crus qu'il voulait nous mettre en prison. J'eus la présence d'esprit de dire que ces livres n'étaient pas importants et qu'il pouvait les brûler ;
Il répétait : -- D'accord, d'accord, je mettrai ces livres en prison.
Je réprimai un sourire de soulagement en l'entendant s'exprimer de façon aussi maladroite.
Soudain le chef de la police, qui nous regardait depuis la rive tira un coup de feu en l'air, qui me cloua sur place : peut-être venait-il de recevoir des informations à notre sujet, et allait-il nous arrêter ?
-- Eh, reviens. Laisse-les passer ! ordonna le chef.
-- Laisse-moi contrôler encore un peu, répondit le policier.
-- Non, laisse-les partir maintenant. Ne leur fais pas d'histoires, ça suffit, cria le chef.
Le policier obéit et retourna sur son mirador.
Je venais de passer un grand danger, mais rien n'était encore joué.
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Le bateau descendait tranquillement vers l'embouchure de la rivière. A l'horizon le soleil couchant dispersait ses derniers faibles rayons sur les toits des maisons pauvres des deux rives. Mes compagnons et moi prenions la fuite vers la mer avec très peu d'espoir. Nous n'avions eu que deux possibilités continuer à vivre dans l'enfer rouge comme des esclaves, la honte au cœur, ou bien tenter la chance en cherchant la liberté par la mer.
L'écho des vagues nous parvenait au loin et nous encourageait à oublier la peine et les dangers de notre condition.
A 10 h, ce soir-là, je perdis ma direction. Il faisait trop sombre pour voir quelque chose. Nous heurtâmes un filet de pêcheur tendu dans la rivière. Le pêcheur nous éclaira et poussa des cris. Je n'y pris pas garde, virai de bord, et pris de la vitesse.
Saïgon était derrière nous. Ses lumières faiblissaient à l'horizon. Tout le monde dormait. Nous entendions le bruit des vagues de plus en plus clairement. Le bateau naviguait, paisible et tranquille. Il était extrêmement difficile de voir devant soi. Par sécurité, il n'y avait aucune lumière sur mon bateau. Rien que le bruit des vagues et du moteur. L'eau devenait salée. Nous arrivions enfin en pleine mer. Le vent, chargé de sel, soufflait de plus en plus fort. Les vagues devenaient plus hautes, éclaboussant les flancs du bateau.
Quand les lumières de la côte ne furent plus qu'un point, je donnai l'ordre à mes compagnons de jeter les meubles à la mer, et de sortir de leur cachette.
Ils sautaient, criaient, hurlaient joyeusement : « Liberté ! ». Ils riaient jusqu'aux larmes. Je pris un moment de repos après cette période de tension... Je m'allongeai sur le pont...
Les deux jours suivants se passèrent sans problème. Nous avons aperçu quelques bateaux à une vingtaine de miles. J'avais accroché un filet au-dessus de ceux qui étaient assis sur le pont. Je désignai certains de mes compagnons pour surveiller la mer. Le quatrième jour, à deux heures du matin, le bateau s'immobilisa, alors que le moteur tournait. Tout le monde se réveilla et fut pris de panique. Je les rassurai puis partis examiner ce qui n'allait pas. J'ôtai mes vêtements et sautai dans l'eau glacée. Je plongeai sous le bateau et examinai l'hélice : elle tournait dans le vide car l'axe du gouvernail était cassé. J'en avais heureusement emporté un de rechange. J'ai donc demandé à tout le monde d'aller se coucher en assurant que tout allait bien.
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Il n'était pas facile de changer l'axe en pleine mer. Si le nouvel axe glissait hors des cordages et disparaissait au fond de l'eau, c'en était fini de notre voyage et nous étions tous condamnés à mort.
J'ai prié toute la nuit, et, dès le matin, nous avons commencé la réparation, malgré les requins que j'avais repérés non loin de là. Il nous fallut une demi-journée pour remplacer l'axe. J'étais fatigué mais très heureux lorsque le bateau se remit en route. Ma fatigue elle-même s'envola lorsque mon fils me sourit.
Le sixième jour, vers 11 h du soir, je vis plusieurs lumières à l'horizon. Le bateau mit le cap dessus. Amis ou ennemis ? Il était de toutes façons trop tard pour rebrousser chemin. C'étaient des bateaux de pêcheurs. Ces hommes à la peau foncée nous regardaient avec surprise.
Je criai : -- Qui êtes-vous ? Pas de réponse. -- Êtes-vous Malais ? L'un d'eux répondit oui. A cette réponse mes compagnons se mirent à sauter, rire et crier de joie. Nous avions atteint les eaux malaises. Merci mon Dieu !
Je sautai sur le bateau le plus proche. Ils me questionnèrent et me donnèrent des cigarettes. Je n'avais pas fumé de « 555 » depuis deux ans. Au Vietnam, un paquet de « 555 » se vendait 15 dollars US au marché noir.
Nous avons passé le reste de la nuit à parler de la Malaisie, de sa beauté, de ses habitants. J'espérais que le gouvernement malais nous aiderait à contacter nos parents vivant aux USA.
Le 7^e^ jour, à trois heures de l'après-midi, nous sommes arrivés à Kemaman, en suivant l'un des bateaux. Kemaman est un village de pêcheurs sur la côte Est de la Malaisie. Je jetai l'ancre à proximité d'un camp de réfugiés vietnamiens. Ceux-ci se précipitèrent vers nous et nous submergèrent de questions sur la situation au Sud-Vietnam. Ils nous conseillèrent de couler notre bateau : le gouvernement malais n'accepte les réfugiés que si leur bateau est endommagé. Ne voulant pas précipiter les choses, je refusai.
Quelques heures plus tard un officier malais suivi de deux policiers gagna notre bateau à l'aide d'un canoë. Ils procédèrent à une fouille et nous interrogèrent. Je demandai de l'essence et de l'eau potable. Je fus approvisionné en eau, riz, conserves de poisson ; on me donna en outre 50 gallons d'essence, et l'on m'ordonna de reprendre la mer dans les trois jours.
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Au matin du troisième jour, un petit bateau de la marine malaise nous a escortés jusqu'au dehors des eaux territoriales. Puis la police maritime nous laissa aller librement.
Je mis le cap sur Singapour. Mais le bateau se mit bientôt à faire eau. Notre pompe était hors d'usage, nous étions obligés d'écoper toutes les heures. Dans la nuit du 9 au 10, jour l'hélice se cassa et le bateau commença à dériver. Sans tarder je me mis à fabriquer des avirons. Soudain ce fut la catastrophe : maladroitement je fis une chute sur le pont du bateau et me brisai un os. Je souffrais tellement que je pouvais à peine respirer. Mais il m'était impossible de m'allonger, ayant la vie de 25 personnes entre les mains.
Nous avons dérivé pendant trois jours avant d'apercevoir une terre. La nuit du 13^e^ jour, un bateau passa non loin de nous. Je lui envoyai un message de détresse à l'aide d'une torche et d'un feu. Le bateau inconnu s'approcha de nous, regarda... et s'éloigna.
La situation était désespérée : notre stock d'eau touchait à sa fin. La peur s'empara de moi. Je ne pouvais confier à personne mes appréhensions, de peur de créer un mouvement de panique. Mais je savais que notre bébé ne pourrait survivre sans eau. Il me fallait cependant paraître confiant, et encourager mes compagnons à lutter pour leur vie.
C'est le 14^e^ jour, à trois heures du matin, qu'un bateau de pêche nous aperçut dérivant sans but, et nous aida à pousser notre bateau jusqu'à la côte de Kuantan.
Je mis dix jours à effectuer les réparations, puis repris la direction de Singapour. Je m'arrêtai trois jours à Rompin (à mi-chemin entre Kuantan et Singapour) pour nous abriter d'une très forte pluie. De là je retournai à l'île de Perhentian sur les conseils des habitants de Rompin : ceux-ci nous avaient en effet avertis que le gouvernement de Singapour n'accepte aucun réfugié. Les pêcheurs se montraient très inquiets pour notre sécurité à cause de la mer qui était déchaînée. Combien de réfugiés ont péri en mer au large des côtes malaises ? Les pêcheurs nous ont fait le récit de ces tragédies.
Alors que nous remontions vers l'île de Perhentian, nous fûmes pris, au niveau de Kuantan, dans une violente tempête. Les vagues atteignaient 5 pieds de haut. Nous en étions à notre 27^e^ jour de navigation. Tout le monde était à bout et avait le mal de mer. J'étais inquiet pour mon fils, et pour une jeune femme qui était enceinte.
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Je décidai de regagner le rivage dès que je verrais des lumières. Je mis donc le cap sur la côte, et ordonnai à tout le monde de sauter dans l'eau et de marcher vers le rivage dès que le bateau toucherait le sable. Tout se passa bien. Peu de temps après, des policiers arrivèrent cependant et nous ordonnèrent de reprendre la mer. Je refusai, à cause de la mer mauvaise, de la vie de mon enfant et de la Jeune femme enceinte. Ils nous menacèrent.
Nous avions échoué dans le nouveau port en construction de Kuantan. Les ouvriers nous aidèrent à transporter nos bagages hors du bateau et nous donnèrent à boire et à manger.
Le matin du 28^e^ jour, le personnel du nouveau port vint nous voir et nous réconforta. Puis nous eûmes la visite de policiers et d'officiers du service de l'immigration qui nous sommèrent, une fois de plus, de nous en aller. Ils menacèrent de nous tirer dessus si nous n'obéissions pas.
La mer n'était pas calmée et la marée était descendante. Le bateau était échoué à 70 pieds environ du rivage.
La police maritime vint également. Je refusai de bouger et leur dis que nous étions prêts à mourir s'ils nous tiraient dessus comme ils nous en menaçaient. Furieux, ils s'en allèrent à leur tour, Auparavant l'un d'eux m'avait demandé pourquoi nous avions poussé notre bateau sur le sable. En riant je lui dis que les vagues s'en étaient chargées. Le policier voulut me frapper pour cette « impertinence », mais le personnel du sport, qui nous écoutait, s'interposa.
A 20 h, la police nous ordonna une nouvelle fois de nous en aller. Je priai le directeur du port en construction d'intercéder en notre faveur : « Nous avons fui le Vietnam ; nous avons tout perdu, nous espérions qu'en arrivant dans n'importe quel pays nous serions secourus. Mais maintenant, devant l'attitude du gouvernement malais et de sa police, je suis désespéré. Vous ne pouvez pas nous abandonner, nous laisser perdre cette liberté que nous avons tant cherchée, nous laisser mourir ! »
On nous rassura et on promit de nous aider à nous installer. Certains se chargèrent des négociations avec les officiers de l'immigration. Grâce à leur aide et à celle du prêtre français de Kuantan, le 28^e^ jour à 6 h, nous étions emmenés dans un camp de réfugiés vietnamiens à Kuantan.
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*Chaque jour des bateaux de la dernière chance quittent ainsi les nouveaux pays de goulag du Sud-Est asiatique. A Singapour, récemment, ce sont des* « *pirates de l'air* » *qui ont détourné un avion vietnamien pour demander l'asile politique. La guerre du Vietnam est finie ; le calvaire du peuple vietnamien se poursuit.*
Francis Bergeron.
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### La mentalité américaine
*ou le libéralisme à visage... humain ?*
par Thomas Molnar
NOUS SAVONS que l'Église condamne le libéralisme, théorie et pratique, mais dans les milieux de droite il arrive qu'on ait tendance à le défendre car il est tellement plus évident que son concurrent, le socialisme, est « intrinsèquement pervers » et qu'il est, de loin, le plus grand danger. Une autre raison vient s'ajouter à notre défense du libéralisme : la mode insensée chez les évêques et théologiens de ne pas seulement faire l'éloge du socialisme, mais de le substituer à la doctrine catholique en matière sociale et communautaire. D'où l'apparition du libéralisme comme complice secret de l'orthodoxie, adopté par les « bons » contre les « méchants ».
Mon intention ici est bien plus modeste que de refaire l'analyse de Pie IX sur la perversité intrinsèque du libéralisme en tant que théorie et principe d'action. Je constate seulement un certain nombre d'évidences en ce qui concerne la civilisation érigée à l'aide de la pensée libérale depuis le XVIII^e^ siècle : conception de l'homme en tant qu'individu acharné à satisfaire ses intérêts ; accent mis sur le droit positif aux dépens de la loi naturelle, étant donné la supposition qu'à chaque époque les contemporains savent mieux que quiconque (tradition, nature humaine, corps constitués, autorité religieuse) les données sur lesquelles doit reposer la tranquillité collective ;
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l'État au service exclusif de ceux qui ont travaillé à l'agrandissement du bien national ; la concurrence économique non-mitigée et qui bientôt empiète sur le domaine moral -- car si un produit quelconque *se vend :* instruments anticonceptionnels, revues pornographiques, propagande athée, eh bien c'est que l'ultime souverain, c'est-à-dire l'ensemble des consommateurs, veut s'en procurer ; le passage graduel du commerce libre des marchandises (« fétichisme de la marchandise », selon l'exacte expression de Marx), au commerce libre des idées-marchandises, c'est-à-dire de n'importe quelle absurdité ou poison ou immoralité.
Voilà un échantillon. La raison pour laquelle les méfaits du libéralisme sont généralement cachés c'est qu'en même temps que le socialisme (modèle suédois), le libéralisme lui aussi baigne aujourd'hui encore dans un climat chrétien et pénétré de la pensée gréco-classique. Jusqu'à hier, les libéraux, et d'ailleurs les socialistes aussi, furent des gentlemen, gens instruits, de familles décentes et entourés d'institutions solides. De nos jours, nous avons affaire à une troisième, quatrième génération de libéraux (et de socialistes), déjà beaucoup moins « gentlemen » et férocement attachés au projet de démolition entrepris par leurs grands-pères, peut-être en partie inconsciemment. J'ose dire ces choses car j'ai rencontré, notamment en Amérique du Sud, des gentlemen, que dis-je, des hidalgos, de la catégorie des businessmen, personnes à tout point de vue charmantes, élégantes, d'une culture raffinée, dont le seul défaut est l'attachement excessif à la « libre entreprise » en tant qu'*idéologie.* Encore une fois, leur culture, leurs manières, leur tradition catholique, leurs épouses encore pénétrées de la civilisation chrétienne, faisaient que l'entretien avec eux fait regretter la nouvelle donnée de l'histoire, la montée de masses aux slogans primitifs. Mais l'aspect favorable de ces businessmen (beaucoup parmi eux diplômés de la Harvard Business School et autres écoles prestigieuses des USA) dissimule mal l'acharnement idéologique de la poursuite du bonheur individuel, bonheur qui se résume dans la réussite économique et la suprématie du marché (free market economy).
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L'un d'eux, avocat mexicain, chercha pendant des heures à me prouver que l'Évangile n'est compatible qu'avec l'économie capitaliste ; d'autres, en Argentine, au Guatemala, au Brésil, me parlaient en termes d'admiration illimitée de « l'école de Ludwig von Mises », économiste autrichien, émigré aux USA, mort récemment, chef de file et prophète de la religion dérivée d'Adam Smith. C'est von Mises qui a eu ces propos terrifiants dans leur simplisme après la deuxième guerre mondiale, propos rapportés par un autre économiste, chrétien celui-là, Wilhelm Roepke : « Si chacun des belligérants avait adhéré au système de l'économie du marché, la guerre n'aurait pas eu lieu. » Autrement, et pis que chez Marx, la seule dynamique de l'histoire et des hommes est l'organisation économique.
D'autres amis sud-américains exprimaient leur enthousiasme pour pire que L. von Mises, notamment pour l'israélite russo-américaine, Mme Ayn Rand, chef de « l'école objectiviste », très populaire par ses essais et livres exaltant l'égoïsme (esprit soi-disant individualiste), et plus encore par ses romans best-sellers, espèce de nietzschéisme primaire où le héros, « James Bond » de l'économie du marché, a le beau rôle à la fois du mâle à succès féminins et de l'anti-altruiste.
\*\*\*
Comment se présente l'ethos libéral lorsqu'il est dépouillé de l'élégance latino-américaine, c'est-à-dire aux États-Unis ? Voici une civilisation déjà quasi-entièrement désacralisée, connaissant depuis les débuts de la République la séparation de l'État et des Églises, ensuite peuplée de gens de provenance hétérogène (pluralisme) où chacun est invité à « poursuivre son bonheur » comme il l'entend ; un pays où tout est logiquement réduit au dénominateur commun, donc à une sécularisation où l'athée (« l'agnostique », comme on dit avec pudeur) a le dernier mot, étant le plus radical dans le rappel des stipulations de la Constitution. C'est dire que les réalités sacralisées de l'Amérique latine (réalités à la fois autochtones, indiennes, et hispaniques ou lusitaniennes), n'existent quasiment pas aux États-Unis pour faire contre-poids au libéralisme victorieux.
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Bien entendu, cela n'a pas que des désavantages : les éléments (latins) d'une civilisation chrétienne sont ici remplacés par un civisme plus solide, lui-même fondé sur l'esprit encourageant le consensus, les compromis, les tractations relativement aisées entre partenaires rompus au principe de donnant-donnant, du quid pro quo. Il y a également le vieux fonds fondamentaliste d'inspiration (trop littérale) biblique qui non seulement interdit l'immoralité découlant (logiquement) du « tout est permis », mais qui facilite aussi l'autonomie locale et de groupe, le refus d'être embrigadé.
Cela dit, et dans l'ensemble, la civilisation américaine ne peut résister que très insuffisamment à l'idéologie libérale sortie des mains de penseurs comme Adam Smith, Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Herbert Spencer -- noms auxquels s'ajoutent ceux des juges suprêmes (de la Cour Suprême) depuis le début et ceux des immigrants économistes, dont le déjà nommé Mises, ainsi que leurs disciples : Milton Friendman, Henry Hazlitt, Hans Sennholz, S. Demsetz et autres. On notera que l'idéologie libérale est ainsi patronnée en Amérique par les catégories de gens qui, de toute façon, emportent le respect de leurs concitoyens : *political scientists* (les premiers nommés), juges, économistes et, bien entendu, hommes d'affaires de l'envergure de Rockefeller, Carnegie, Morgan, Vanderbilt, etc. Les USA se présentent donc, avant même que nous fassions nos observations sur le libéralisme, comme le milieu par excellence favorable à cette mentalité, milieu peu ou point influencé par les lettres, les arts, la philosophie, la spiritualité. Bref, le libéralisme économique y trouve les conditions favorables à son épanouissement, le plus complet qu'on ait jamais vu. Croire que cet épanouissement de la liberté est compatible avec la culture largement définie selon la pensée classique et celle de l'Église serait une erreur car il s'agit moins de liberté et d'un état d'équilibre que d'une idéologie, c'est-à-dire de la promotion d'un certain type d'individu et de société. Ce qui se passe, et ce qui s'est passé depuis la fin du XVII^e^ siècle dans la direction d'une civilisation libérale (et avec cela capitaliste et démocratique) est bien résumé par un publiciste américain, Jeffrey Hart : « Le grand projet de l'homme moderne depuis la fin du XVII^e^ siècle n'était pas de comprendre la réalité mais de se débrouiller en son sein, d'y gagner sa vie. L'intérêt se tourna du côté du monde physique.
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La métaphysique de saint Anselme ne contribue aucunement au commerce des épices et du tabac, tandis que la navigation y contribue directement. De plus en plus, les données ultimes de la métaphysique semblaient de peu d'importance en face de l'entreprise économique. Les philosophies utilitaristes et empiriques reflétant la nouvelle civilisation ont été façonnées moins pour comprendre le monde que pour le contrôler. Elles ont ainsi assuré leur triomphe. »
Ce triomphe se manifeste à travers l'élément majeur constituant « l'Américan way of life », la présence partout et toujours du *business* qui façonne non seulement le monde des affaires et ses participants, mais aussi la mentalité nationale. Cela, dès le berceau. La publicité s'adressant déjà aux enfants, publicité en tant que telle mais aussi publicité faite par les écoles et universités elles-mêmes, ne vante jamais l'acquisition des connaissances, de la culture, du savoir qui pénètre dans l'essence des choses, comme objectif suprême des études, mais seulement la voie royale en vue d'un job. Quatre années de collège, et vous améliorez vos chances de trouver un travail bien rémunérateur ; quatre années de high school (école moyenne) et un job autre que manuel l'attend, sans parler de la possibilité d'épouser quelqu'un de bien. Voilà la teneur des annonces sur les panneaux, à la radio, dans le métro -- dans les brochures distribuées par les autorités scolaires. Dans le métro justement, où tout est badigeonné, défiguré, vandalisé, et jusqu'aux cartes du réseau métropolitain -- seules les affiches publicitaires se révèlent intouchables, car le dernier voyou est conscient que même si le drapeau est impunément traîné dans la boue, les annonces du business sont considérées comme sacro-saintes.
\*\*\*
Le diplômé du high school ou du collège entre, enfin, dans les affaires comme auparavant et dans d'autres pays on embrassait la carrière ecclésiastique ou on était adoubé chevalier. Le business est l'activité centrale et à son tour il pénètre dans les derniers recoins des mentalités. Voyons de plus près ce *business* se dérouler dans deux entreprises majeures, le collège et la corporation, bien nommée car ce n'est pas une simple compagnie de fabrication ou de commerce, c'est l'incarnation d'une activité communautaire vénérée, en dehors de laquelle il n'y a point de salut.
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Je dis bien collège car malgré la fondation presque toujours religieuse de ces petites institutions (entre 600 et 2000 étudiants) dont le territoire des USA est parsemé, leur souci principal est l'efficacité du point de vue d'une opération commerciale. On a beaucoup écrit -- et satirisé -- de ces collèges, situés le plus souvent dans une petite ville et offrant aux étudiants entre 18 et 22 ans d'âge un curriculum dont la facilité et le peu d'exigence combleraient d'aise un étudiant européen habitué à un autre fardeau intellectuel. Si le lecteur parlant anglais réussit à se procurer deux romans sur ces institutions : *Pictures from an institution* du poète R. Jarrell et *Pnin* de Nabokov, il comprendra ce mélange extraordinaire d'études (limitées), de potins féroces entre membres de la Faculté, de naïveté et d'immoralité parmi les étudiants qu'est un collège américain. A côté de ces institutions le *Nœud de Vipères* de Mauriac montre presque une assemblée de saints. Mais passons sur cet aspect de la chose et adressons-nous au côté affaires dont les participants ne se rendent même pas compte car il serait proprement inimaginable d'administrer un collège autrement que dans l'esprit business.
D'abord, l'étudiant entre au collège pour en ressortir sur le marché du travail. Les cours qu'il suivra, il les choisit avec cet objectif dans la tête -- mais de toute façon ces cours, pour la plupart, sont conçus en vue des activités pratiques. En fait, quel est le curriculum et comment l'organise-t-on ? Le président (recteur) du collège est d'habitude un personnage encore jeune, jovial et qui serre les mains avec le sourire obligatoire d'un Jimmy Carter. C'est que ce n'est pas un érudit parmi les autres savants de la faculté, mais un businessman (pourvu d'un doctorat, noblesse oblige) que le comité directeur où les businessmen et les pasteurs prédominent, choisit non pas pour ses vertus académiques mais pour ses qualités de *fund raiser,* donc quelqu'un sachant impressionner les hommes d'affaires sur l'excellence (efficacité) de son collège. Car ces collèges existent grâce aux fonds que les businessmen consentent à leur allouer et qui sont déductibles de l'impôt.
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Alors le président du collège est un as (autrement on le renvoie) qui sait faire la collecte (souvent auprès des vieilles veuves richissimes qu'il faut flatter) et faire vivre son institution (entreprise). Aussi est-il le plus souvent en voyage, en quête d'argent de l'Atlantique au Pacifique, car il a de nombreux agents qui lui signalent ici un héritage, là une Fondation cherchant à écouler ses fonds.
La Faculté comporte une centaine de professeurs et ayants droit. Un bon nombre est engagé beaucoup moins pour ses services devant l'autel du savoir que pour son utilité pour le collège ; il s'agit de rendre celui-ci attrayant pour les étudiants et leurs parents : psychologues, conseillers, organisateurs de programmes, instructeurs de sports. Il y a certes un petit nombre d'érudits qui ne se laissent pas accabler par le lourd fardeau administratif qu'on leur demande, mais leur présence est surtout symbolique : ils sont là pour être montrés aux inspecteurs régionaux qui viennent tous les deux ans veiller au niveau du collège. En vérité, ces inspecteurs ne s'intéressent qu'à la bonne marche de l'administration, mais il faut leur présenter la bibliothèque à raison de 50 à 100 000 livres pour un collège aux dimensions données, peu importe la qualité des ouvrages eux-mêmes. Il est alors utile de pouvoir leur présenter également quelques érudits (scholars) plus ou moins bien connus -- et d'ailleurs cela rehausse le prestige aux yeux des parents aussi.
Il faut voir au début de l'année (et pendant l'année, dans les commissions nommées dans ce but) la Faculté, les membres de l'administration, et le président, réunis anxieusement, délibérer de la baisse des inscriptions courantes, -- pour se rendre compte à quel point il s'agit d'une entreprise de business. Pendant des heures, et avec un air de détachement qui dissimule mal les angoisses, on examine les raisons probables de cette baisse de popularité qu'on attribue aux facteurs suivants : mainmise, de l'État sur les universités, donc la gratuité des études dans les universités d'État ; une vie sociale plus intense dans les grands centres urbains, laissant les collèges lointains et donc mal situés dans un état défavorable ; des trucs inventés par les autres collèges de la région pour mieux attraper les étudiants : piscine, bal de samedi soir, programme sportif plus intense, publicité mieux élaborée, etc.
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Le président est alors invité à combler les lacunes, opération qui revient finalement à ceci : rassembler les fonds nécessaires en vue de programmes plus brillants, matchs de football plus fréquents pour attirer les parents et sympathisants, parmi eux de gros bonnets, sénateur local, hommes d'affaires, personnalité de la télévision, etc. Également : suppression, à titre d'épargne, de tels cours (latin, littérature étrangère, histoire ancienne) et leur remplacement par ce qui fait moderne : cours sur le racisme, sur la libération des femmes, sur les voyages interplanétaires -- et toujours : la dernière mode en matière « culturelle », par exemple les romans de Boris Pasternak lorsqu'il fut persécuté (à des étudiants sans préparation quant à la littérature russe), l'histoire de l' « holocauste » (des juifs aux mains de Hitler) dans les high schools de New York, etc.
Parmi toutes ces préoccupations et activités extra-curriculaires, voire anti-curriculaires, le souci principal et essentiel est la survie de l'institution au gré des compromis consentis par une Faculté toujours aux abois, à moins que cette survie ne soit garantie (cas rare) par une abondance de fonds. Mais jusqu'aux derniers étudiants tout le monde comprend et considère comme normal que les études soient subordonnées aux intérêts somme toute financiers. Cela donne au collège un caractère équivoque car le budget est un sujet de discussion au moins aussi important que la qualité des cours. Aussi, à peu d'exceptions près, les étudiants et le personnel administratif (celui-ci étant plus important que les membres de la Faculté après tout interchangeables, renouvelables et corvéables car ils craignent surtout la réduction du budget donc leur renvoi) regardent la Faculté et ses activités, je ne dis pas comme secondaires, mais au fond comme pas plus essentielles que les autres manifestations de la vie universitaire. Voilà donc une institution à but académique où l'on complimente théoriquement l'excellence intellectuelle, mais où les considérations économiques, sans l'avouer publiquement, l'emportent sur les autres. Le collège se définit avant tout par ses données statistiques : combien d'entrants ? combien de diplômés ? augmentation ou restriction budgétaire ? nombre d'événements importants pendant l'année qui a attiré le public ? etc. Cela exige une attitude favorable, de déférence même, à l'égard de la mentalité d'affaires.
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Que de fois n'ai-je pas entendu tel businessman ou tel président de collège, voire tel professeur s'exclamer : « Les administrateurs de collèges devraient apprendre des directeurs d'entreprises comment gérer les universités. » Le grave c'est qu'étant donné le caractère de celles-ci, caractère mi-figue mi-raisin, le conseil est fort à propos.
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Si c'est déjà le cas des collèges, quel ne pourrait être celui des entreprises elles-mêmes où la sainteté du business est bien plus légitime ? Considérons le cas d'une entreprise demi-géante, fonctionnant avec un budget et un chiffre d'affaires de plusieurs milliards par an, en l'occurrence une entreprise de produits pharmaceutiques et de droguerie, bien en dessous du niveau d'activité d'un véritable géant de l'industrie lourde, Bethlehem Steel, General Motors, IBM, etc. Malgré ses dimensions modestes (?), l'entreprise dont je parle mobilise de nombreux sous-contractants et agences, et emploie des milliers d'ouvriers, agents de vente, contrôleurs, commis voyageurs, chefs de bureau, etc. Elle a un réseau aux dimensions du pays, et, comme le monarque (collégial) d'un empire universel, les patrons, s'il est vrai qu'ils existent « quelque part », ne connaissent du personnel que les plus efficaces.
Au niveau de ce personnel efficace, donc ayant une certaine responsabilité et un salaire au-dessus de la moyenne mais enfin point fabuleux, la journée de travail est littéralement de 24 heures, sept jours par semaine -- ce qui entraîne un horaire presque identique imposé aux strates inférieures des secrétaires et autres amanuenses ([^9]). Pourquoi 24 heures, donc l'état d'alerte permanent qui peut vous faire lever de votre dîner en famille, de votre lit au milieu de la nuit, vous faire interrompre vos vacances ? Parce que l'existence de l'employé d'une entreprise géante appartient à celle-ci -- tout comme (ou davantage) l'existence d'un moine appartient à l'Église -- sauf que dans ce cas les heures de prière et de méditation n'appartiennent qu'au moine lui-même et à Dieu. A l'instar d'une bataille qui doit être gagnée, le produit, quel qu'il soit, doit être écoulé. Ce premier commandement en entraîne d'autres : jour et nuit on doit réfléchir à de meilleures méthodes commerciales ;
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étudier et analyser le marché et ses possibilités cachées aux yeux du concurrent ; se déplacer aux points chauds de la vente ou aux points de risque ; relancer les hésitants, les moins actifs, les querelleurs qui ralentissent ou bloquent l'écoulement du produit ; assurer l'implantation régionale dudit produit ; enseigner aux nouveaux agents de vente comment il faut vanter le produit (*sales talk*)*,* comment jauger la psychologie des gérants à séduire, qui inviter à déjeuner et comment le ou la flatter ; comment résoudre les difficultés de famille de ceux dont dépend la distribution du produit.
A noter que dans ce réseau extraordinaire la production en tant que telle joue un rôle relativement minime : l'élément solide, c'est les machines et les ouvriers qui les desservent. Le tout est une question de public-relations, de psychologie élémentaire, de relations humaines, comme on les appelle. Voilà le sens véritable du slogan « époque post-industrielle ». Ce sont désormais les êtres humains qui deviennent *produits,* c'est eux, au lieu des objets inanimés, qu'on façonne, manipule, achète, vend, déplace sur l'échiquier qui s'appelle Sales Territory (territoire de vente), Organisation, Business Activity et cent autres noms, slogans, étiquettes. Car pour mieux accaparer le personnel, pour l'écerveler encore davantage sous prétexte de le distraire, les grandes entreprises -- goulags à l'eau de rose -- pénètrent jusque dans la vie privée et la vie de famille des employés. Les *office parties* sont déjà une vieille institution : on invite le mari (employé) à participer à la *party* de Noël, etc., mais il est entendu que ni lui ni son épouse ne pourraient se dérober à cette occasion soi-disant de s'amuser. Ce serait aussi mal vu qu'une absence au lever de Louis XIV. Plus vaste est l'entreprise, et plus fréquentes les occasions de se réunir -- « rien que pour nous amuser et pour remercier nos collaborateurs des efforts fournis » -- mais ces occasions, loin de permettre la détente, ne servent qu'à la surveillance mutuelle, au contrôle de l'esprit de coopération de tous par tout le monde. Aussi ces occasions sont-elles détestées sauf par deux catégories : les vieilles filles à la chasse d'une rencontre débouchant sur le mariage, et les directeurs cherchant à s'assurer les faveurs d'une jolie secrétaire qui est bien entendu libre de « refuser », mais...
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Ce genre de réunions amicales dépasse souvent le cadre d'une *party ;* l'entreprise, ou une branche de celle-ci, organise une période de délassement sous un climat clément (disons en Floride) qui consiste en délibérations le matin et l'après-midi et en distractions le soir. Là encore si ce n'était que business pur ; mais l'équivoque, déjà observée à propos des collèges, persiste : les « contacts sociaux s'établissent obligatoirement entre collègues qui ne se connaissent guère autrement et n'ont aucune envie de se connaître. Gare à celui qui voudrait se cantonner au business : il finirait par être renvoyé car corps et âme il appartient à l'entreprise, il doit se distraire en compagnie des autres : boissons, flirts, conversations idiotes. Voilà les interludes de délassement entre deux délibérations sérieuses comme la mort de l'écoulement du chewing-gum.
Les rapports humains sont donc entièrement faussés, chacun est accaparé par une machine anonyme, chacun fait semblant de trouver « marrants » les copains et d'avoir un *wonderful tune.* Et je parle ici d'une existence déjà établie, d'un enracinement. Mais que dire des cas se chiffrant par millions où l'Entreprise, ce Grand Frère bienveillant, déplace les familles d'un bout du pays à l'autre car on a besoin de tel employé dans un tel point de chute ? Alors déménager, vendre et acheter la maison, l'appartement, retirer les enfants de l'école où ils ont déjà formé des liens et les replacer ailleurs ; de nouvelles habitudes, une nouvelle existence -- quitte à recommencer dans quelques années. C'est l'intérêt de l'Entreprise qui le dicte... On appartient, corps et âme, à l'Entreprise comme on avait appartenu au seigneur féodal, à la tribu -- sauf que dans ces deux derniers cas les liens sont plus existentiels que dans celui de l'Entreprise qui reste, après tout, une organisation d'affaires et d'affaires seules.
\*\*\*
Précisons quelques points : ce que nous venons de décrire n'est pas le fruit d'une quelconque malveillance, ou d'un complot : cela fait corps avec la mentalité américaine, l'ethos de la nation, la structure du pays. Si l'on disait à un Américain qu'il s'agit de la négation de la liberté et du sens humain des choses, que partant l'American way of life n'est pas nécessairement le sommet des réalisations humaines, il ne serait point perplexe, simplement il ne saurait de quoi on parle.
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Le business est l'air qu'on respire, l'expression de la liberté garantie dans la Constitution, la belle conséquence de l'épanouissement de la nature humaine dans ce qu'elle a de digne et de généreux. L'Entreprise américaine c'est le Parthénon, la cathédrale de Chartres, elle est l'aboutissement de l'œuvre de tous les Léonard et de tous les Michel-Ange.
Deuxième point : à un moment j'ai écrit que l'accaparement de la vie du personnel de l'Entreprise est une espèce de goulag. C'était une exagération, mais consciente et voulue. Il n'y a pas de torture dans ce « goulag », pas de séparation des familles, pas de condamnation. Mais il y a lavage du cerveau, mode de vie apporté à l'autel d'une activité somme toute moins qu'essentielle, et sentiment qu'on est lié, pieds et poings, à un système inhumain malgré ses efforts maladroits et pesants pour avoir un « visage humain » -- comme le socialisme de Prague ou de Lisbonne.
Finalement, il s'agit non pas d'une série d'actes au hasard, il s'agit d'une idéologie au plein sens du terme. C'est celle du libéralisme, dépouillé de ce qui un moment l'adoucissait, au temps d'une civilisation faite de fibres multiples, le tout baigné dans la lumière d'une civilisation gréco-chrétienne. Répétons que le libéralisme dans son quant-à-soi est une conception unilatérale, donc brutale, de l'homme, et que la tolérance qu'il affiche ne lui est pas propre, elle est le fruit d'une véritable pluralité culturelle, désormais à l'agonie. Voilà par où le libéralisme est indissolublement apparenté au socialisme, mais lui est supérieur par l'efficacité ainsi que par l'habileté à embrigader les hommes par ce qui les attire, leur intérêt particulier.
Entre socialisme et libéralisme même le chrétien se doit de choisir le second, aussi longtemps du moins que les lueurs du christianisme l'éclairent encore -- ce qui n'est pas le cas du socialisme inspiré par la doctrine marxiste. Mais réfléchissons sans cesse à ce que le libéralisme lui aussi est une idéologie avec un visage hideux s'il est laissé à ses propres ressources, à sa vision d'une humanité spirituellement appauvrie.
Thomas Molnar.
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### La Révolution et les États-Unis
par André Guès
J'EN SUIS BIEN FACHÉ pour la mémoire des Grands-Ancêtres : l'opinion communément répandue qu'ils ont donné au monde l'exemple d'une révolution démocratique, ou d'une constitution, est tout à fait fausse. Genève et les *vonckistes* de Belgique se sont essayés à la révolution avant 89, les colonies anglaises d'Amérique révoltées se sont pourvues de constitutions démocratiques et les révolutionnaires français se sont davantage inspirés de l'étranger qu'ils ne lui ont donné l'exemple. Mathiez écrit sans apparemment s'émouvoir de la contradiction : « *Le parti des Américains, des anglomanes ou patriotes* »*,* et encore : « *Les nationaux ou patriotes ont les yeux fixés sur l'Angleterre et sur l'Amérique *»*.* (*La Révolution française,* Armand Colin.) C'est seulement oublier la Prusse (cf. ITINÉRAIRES, numéro 184 de juin 1974).
M. Godechot le nie en ce qui concerne les États-Unis (*Les institutions de la France sous la Révolution et l'Empire,* P.U.F., 1951). Cette assertion est psychologiquement incroyable. Il est incroyable que l'enthousiasme des Français pour la guerre d'indépendance d'une République ait épargné une *intelligentsia* qui se distingue par son libéralisme politique ; que le séjour de milliers de Français aux États-Unis, dont ils sont revenus vainqueurs, ne les ait pas marqués d'admiration pour les libertés américaines qu'ils ont contribué à fonder ;
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que ni l'une ni les autres n'aient versé au dossier où les constituants puiseront leurs idées, les textes les plus fameux de la jeune République et de chacune des Treize Colonies érigées en États libres et librement fédérés. Mais M. Godechot veut bien admettre que le mot de « convention » est américain. Or il n'apparaît pas soudain en 92 : « *Nous sommes une convention nationale *» dit Camus à la Constituante le 31 mai 90, et Camus ne s'est pas distingué par son américanisme.
Et puis il y a les faits en nombre qui m'autorisent à m'inscrire en faux contre M. Godechot. L'ambassade de Franklin en France est au début de leur série, et le fait est volumineux. Par le canal de la maçonnerie qui lui fournit le réseau du Grand Orient -- en 1776, 32 loges à Paris, 126 en province et 23 loges militaires -- il fait sa propagande pour la révolution américaine. « *Installé au centre de la maçonnerie intellectuelle et élégante *»*,* je veux dire avec. M. Bernard Faÿ l'illustre loge des *Neufs Sœurs* dont il devient le Vénérable en 79, il « lance » la révolution d'Amérique comme un produit sur le marché, et les loges répercutent sa réclame, distribuent les caricatures, dessins, peintures et cartons de tapisserie qu'il a commandés aux artistes, répandent les constitutions des treize États qu'il a fait traduire par son frère maçon La Rochefoucauld. La *Déclaration d'Indépendance* que le duc a de même traduite sur sa demande connaît trois éditions rapidement enlevées. Franklin lui-même est fort populaire : Robespierre lui dédie son plaidoyer sur le paratonnerre et quand Paris apprend sa mort le 17 avril 90, le café Procope est tendu de noir, ses lustres voilés de crêpe.
Autre personnage important, populaire et influent sur les débuts de la Révolution, Lafayette se proclame dans l'intimité citoyen américain déjà avant son départ pour l'Amérique et l'on peut penser que ce qu'il y a fait et vu l'a plutôt confirmé dans cette citoyenneté étrangère et « patriotique ». Il appelle l'Amérique « *la patrie de son cœur *»*.* La Déclaration américaine des droits est affichée dans son salon, un cadre vide lui fait pendant, et il explique à ses visiteurs : « *C'est là que figurera la Déclaration des droits du peuple français. *» A cet effet, il dépose à l'Assemblée le 11 juillet 89 un texte inspiré de la Déclaration de Jefferson. Le soir même et le lendemain, ce texte est répandu à profusion dans Paris. A cette époque il est, pense-t-on, en passe de devenir « *le Washington français *»*.*
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Le 17 août Mirabeau proclame la filiation de la Déclaration des droits de l'homme aux constitutions des États de Virginie et de Massachusetts et à la Déclaration américaine d'indépendance. Quand elle vient en discussion à la Constituante, le rapporteur Champion de Cicé constate : « *Cette noble idée conçue dans un autre* hémis*phère... *» Dumont, nègre de Mirabeau et rédacteur du dernier projet : « *C'était une idée américaine. *» Condorcet : « *L'Amérique vous a donné cet exemple.* » Dans son *Plan d'exécution des jurés au* civil, imprimé par ordre de l'Assemblée, Duport écrit : « *Les Américains, ces premiers modèles dans l'art d'acquérir la Liberté, ont établi dans leur Déclaration des droits le droit d'être jugés par jurés.* » La clef de la Bastille est envoyée à Washington « *parce que c'étaient les États-Unis qui en avaient ouvert les portes *» (Maurois, *Histoire des États-Unis,* Albin Michel 1948).
A l'automne de 89, les chefs du parti « patriote » se réunissent régulièrement de quatre à dix chez le ministre des États-Unis, Jefferson, pour discuter de la constitution il y a là Mounier, Lally-Tollendal, Rabaut Saint-Étienne, Duport, Lameth et Barnave. Jefferson a sans doute poussé Noailles à son initiative de la nuit du 4 août. Paine, rédacteur de la constitution de Pennsylvanie et l'un des fondateurs de la République américaine, fréquente chez Condorcet depuis 1787, la marquise traduit ses ouvrages et proclamations. Avant d'être élu à la Convention, il a fait à Paris cinq séjours qui l'ont mis en relations avec tous les « patriotes ». Son auréole de co-fondateur d'une République en fait un oracle auprès de constituants admiratifs qui le consultent sur les articles de la constitution venant en délibération. Au printemps de 91, les articles de son ami Bonneville dans la *Bouche de fer* paraissent traduits de ses ouvrages. En juillet, il rédige la pétition pour la déchéance du roi qui sera à l'origine du massacre du Champ-de-Mars. Elle est traduite par Achille du Chastelet, il est aussi en relations avec Danton, et il est probable que si Condorcet est républicain de bonne heure, le proclame en 91 et fonde un journal intitulé le *Républicain,* c'est à Paine qu'il le doit. Les activités de celui-ci en faveur de la Révolution sont si notoires qu'il figure dans la fournée d'étrangers que la Législative fait citoyens français *honoris causa* et il est porté à la Convention par cette manière de candidature officielle.
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Les constitutions des États américains issus des Treize Colonies sont traduites et éditées dès 78 sous le titre *Recueil des lois constitutives des colonies anglaises confédérées,* et deux autres traductions suivent. Dans les milieux « patriotes », on « *raffole *» de celle de Pennsylvanie. Condorcet publie la traduction de la constitution fédérale américaine dans son ouvrage bien nommé *Influence de la Révolution d'Amérique où il* se montre « *tout pénétré des théories américaines *»*,* écrit son commentateur Alengry. Dans la *France libre* Desmoulins se déclare pour la constitution de Pennsylvanie qu'il « *admire exclusivement *»*,* répète-t-il dans son journal. L'ordre des Cincinnati a essaimé en France où il constitue une noblesse républicaine : il a pour but de « *conserver inviolables les nobles droits et libertés de l'humanité pour lesquels les Américains et les Français ont combattu et versé leur sang *»*,* écrit Philippe Sagnac. En 87 est fondée par Brissot et Clavière la *Société gallo-américaine :* les échanges intellectuels entre les deux nations sont un des moyens qu'elle se propose d'utiliser au bien des citoyens de l'une et de l'autre. A titre de propagande pour la société, ses fondateurs publient cette année-là un livre de 416 pages : *De la France et des États-Unis.*
A divers titres sont aussi propagateurs en France des idées américaines Voltaire, l'abbé Raynal, l'abbé Genty, censeur royal, Roland dans une communication à l'Académie de Lyon et l'abbé Fauchet, qui célèbrent à l'envi les qualités du peuple américain, de sa constitution et de ses institutions. Le résultat de tout cela est donné par le gouverneur Morris écrivant à Washington dès le 29 avril 89 : « *Les meneurs sont nos amis* *; beaucoup d'entre eux en ont pris les principes en Amérique et ont été échauffés par notre exemple.* »
André Guès.
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### Une classe sociale à l'abandon
par Louis Salleron
LA NOTION DE CLASSE est sujette à controverse. C'est qu'on peut classer les éléments de la société de bien des façons selon le critère retenu. Quand nous parlons ici d'une classe sociale à l'abandon nous visons un ensemble très difficile à cerner car il est composite. Disons tout de suite que nous songeons à une *certaine droite traditionnellement catholique.* Deux éléments donc caractérisent cette classe : un élément politique et un élément religieux. Chez les individus qui la composent, l'un des deux éléments peut l'emporter sur l'autre, voire être exclusif de l'autre ; mais ils sont normalement conjoints.
Si nous parlons d'une classe « à l'abandon », c'est parce que nous pensons à une réalité essentiellement *spirituelle.* La classe en question n'est pas seulement limée, érodée, écrasée, elle éprouve le sentiment d'être abandonnée, d'être rejetée et condamnée par les instances supérieures auxquelles elle donnait sa confiance et qui la représentaient dans les institutions politiques et religieuses. Les valeurs auxquelles elle croit ne sont plus reconnues. Bref elle se sent politiquement et religieusement excommuniée.
*Politiquement,* il y a et il y aura toujours une droite -- aussi longtemps du moins qu'il y aura un régime électoral avec quelque liberté de vote. Cette droite est simplement celle que désigne ainsi la gauche, seule détentrice en France de la vérité politique.
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Je renvoie là-dessus au petit livre de Jean Madiran ([^10]). Ombre éternelle de la gauche éternelle, cette droite a donc un contenu éternellement variable, n'étant en somme qu'une gauche à la traîne. Cependant, au sein de la droite, il y a toujours eu un noyau de résistance absolue qui se caractérisait par l'affirmation de *valeurs positives* auxquelles électeurs et élus étaient également fidèles. Ce noyau existe encore chez les électeurs ; il n'existe plus chez les élus. M. Giscard d'Estaing est aussi étranger à cette droite que M. Mitterrand ; et aucun parti de droite n'incarne les valeurs de cette famille de la droite. Ce sont surtout les questions religieuses et morales qui séparent cette droite de la base de la droite au sommet, mais il n'y a pas qu'elles. Aucun parti de droite n'a plus de doctrine de la propriété, ni de doctrine financière, ni, pour tout dire, de DOCTRINE POLITIQUE. Prenons un exemple : la paysannerie, depuis trente ans, a été sacrifiée. Sacrifiée en tant que paysannerie. Plusieurs millions de paysans ont été déracinés pour être jetés dans les usines. Quel parti politique a défendu les valeurs paysannes ? Aucun. Au mieux, ce sont les prix agricoles qu'on défendait. Mais l'exploitation familiale et l'état paysan étaient ignorés. Les paysans, du coup, sont devenus, en grand nombre, socialistes ou communistes. Des valeurs traditionnellement de droite sont devenues, bafouées, des ferments révolutionnaires qui se trouvaient ainsi rejoindre la gauche. Quant aux paysans, écrasés, qui se battent encore pour survivre, et restent fidèles à leurs valeurs propres, celle de l'enracinement, ils se sentent abandonnés. Ils font partie, catholiques ou non, de cette droite à l'abandon.
*Religieusement,* une certaine classe sociale était définie par le catholicisme lui-même. La morale de l'Église, la doctrine sociale de l'Église, la liturgie, le catéchisme, les sacrements de l'Église créaient entre les évêques et les fidèles un lien communautaire puissant. Quand la communauté catholique était politiquement écrasée, elle subsistait socialement. Ce « lambeau de chrétienté », comme dit le cardinal Marty, pouvait être malheureux, il n'était pas abandonné. Ses rares représentants politiques, la quasi-unanimité du magistère épiscopal, et Rome en tous cas, l'assuraient de son existence et de son « identité ».
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Aujourd'hui la communauté catholique est rompue. N'énumérons pas toutes les causes de cette rupture ; ce serait faire, une fois de plus, l'analyse de la crise de l'Église. Il suffit de constater un fait. L'Église, en France du moins, ne défend plus les valeurs qu'elle défendait naguère. Quand elle le fait, c'est du bout des lèvres, pour pouvoir prétendre qu'elle le fait. Mais son attitude globale est celle d'un ralliement aux valeurs du monde. Parmi les catholiques du rang, nombreux sont ceux qui se réjouissent de cette évolution, plus nombreux ceux qui en souffrent. Et parmi ces derniers, une nouvelle division apparaît entre ceux qui s'efforcent de suivre les réformes et les orientations conciliaires en tâchant d'y préserver leur foi, et ceux qui refusent, en bloc ou en détail, réformes et orientations. Nous ne parlons pas de ceux, plus nombreux peut-être que tous les autres réunis, qui, catholiques d'appartenance et d'intuition profonde, désertent complètement une Église qu'ils ne reconnaissent plus au moment même où elle déclare ne changer que pour leur être plus proche. Quoi qu'il en soit c'est bien toute une classe de la société catholique qui se sent à l'abandon. On donne ordinairement à cette classe l'épithète *traditionaliste.* S'il n'en faut qu'une, celle-là est sans doute la plus exacte. Car la *tradition,* avec toutes les connotations de continuité, de transmission, d'enracinement, que le mot signifie, et avec toutes les structures spirituelles, mentales, sociales, politiques, juridiques qu'il implique, est en effet ce qui est premièrement en cause. L'éventail de cette classe est très ouvert, comme on le voit en observant autour de soi et comme le révèlent enquêtes et sondages si on sait les lire. Le noyau de cette classe se trouve chez ceux qui sont fidèles à la messe de saint Pie V. Les noms de Mgr Lefebvre et de Mgr Ducaud-Bourget le recouvrent. Mais il n'y a qu'à énumérer les noms de Jean Madiran, de Pierre Debray, de Michel de Saint Pierre, du P. Bruckberger, de l'abbé de Nantes et de tant et tant d'autres pour s'apercevoir qu'un phénomène au premier abord assez limité est en réalité très étendu. Et l'ébranlement d'une certaine extrême-gauche, parfois croyante (Maurice Clavel), plus généralement incroyante (les nouveaux philosophes) éclaire sa consistance.
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Si nous nous en tenons à ceux qui sont à l'abandon à la fois au plan politique et au plan religieux, les plus durs ne sont que quelques dizaines de mille, les moins durs sont plusieurs millions. Quel est leur avenir ?
Leur avenir passe par l'Église, parce que, même au plan politique, leurs idées ont été liées par l'Histoire à l'Église. Prenons ici l'exemple de la liberté de l'enseignement. C'est une idée politique, qui pourrait et devrait être défendue par des raisons politiques. C'est d'ailleurs grâce au libéralisme qu'une boiteuse liberté d'enseignement a pu être établie au XIX^e^ siècle et maintenue vaille que vaille jusqu'à nos jours. Mais le libéralisme révolutionnaire a évolué en socialisme et en communisme. La liberté de l'enseignement ayant surtout été utilisée par les catholiques, elle n'est plus vue par la gauche que comme une atteinte au laïcisme. Le jour donc où l'Église reconnaît le libéralisme, elle livre l'enseignement au socialisme, et cela d'autant plus qu'elle admet politiquement le socialisme. Certes des hommes politiques d'envergure pourraient revendiquer la liberté de l'enseignement au nom de la liberté. N'est-ce pas au nom de la liberté que la presse, la radio, le cinéma et la télévision sont intouchables ? De tous les pays occidentaux échappant à l'emprise soviétique la France est celui où l'enseignement est le plus asservi à l'État. Chez les autres le principe de liberté bénéficie à l'école et à l'Université dans une large mesure. La gauche, chez nous, entend garder le monopole de l'enseignement pour que la liberté, dans les autres secteurs, ne puisse s'exercer qu'en conformité au credo laïque inculqué dès l'enfance à la population. L'Église qui, pendant près de deux siècles, avait résisté vigoureusement, ne résiste plus que mollement. Les catholiques qui veulent un enseignement catholique pour leurs enfants sont livrés à eux-mêmes. Comment pourraient-ils tenir ?
Ce n'est là qu'un exemple. Le plus important, sans doute. On peut l'étendre à toutes les institutions, à toutes les structures où le Droit permettait à l'Église de maintenir des asiles de liberté pour les fidèles les plus attachés à leur foi. L'Église nouvelle se désintéresse de ces asiles, ou les condamne. C'est dans les institutions de l'État, dans les structures de l'État, dans l'esprit de l'État que les catholiques doivent maintenant témoigner de leur foi. Comme dans les régimes communistes.
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Les plus durement et directement touchés par cette conversion sont ceux qui constituaient l'armature du secteur catholique institutionnel : enseignants, syndicalistes, « militants » et « permanents » de toutes sortes d'associations, de mouvements, de groupements et d'œuvres où leur activité qui s'exerçait généralement dans des conditions matérielles extrêmement précaires se trouvait soutenue par l'assurance que leur vie de sacrifice était bénie par l'Église. S'ils n'ont pas la possibilité de se « reconvertir » dans les structures nouvelles, ou s'ils ne s'y résolvent pas, ayant l'impression de trahir, leur détresse est totale, à la fois financière et morale. Ils sont ainsi des milliers à être abandonnés, rejetés, exclus, excommuniés.
La classe sociale dont nous parlons est à l'abandon. Est-elle à l'agonie ? L'avenir, imprévisible, ne permet pas de répondre avec certitude à cette question. Au plan politique, la mutation générale de la société affecte également le libéralisme et le socialisme sans qu'on puisse savoir quel régime en sortira. La pente est à l'anarchie, à la bureaucratie et à la dictature ; contradictoirement et simultanément. Toutes les classes sont affectées par ce désordre, même si certaines d'entre elles, et bien évidemment la droite traditionnelle, le sont plus que d'autres. Si un ordre social authentique doit réapparaître, la droite traditionnelle s'y retrouvera (si elle n'est pas morte), puisque ses valeurs propres définissent politiquement cet ordre. Mais au plan religieux ?
Tout sera, semble-t-il, fonction du temps écoulé. Invisible à l'horizon, l'ordre nouveau est presque inconcevable sans le passage d'une longue dictature qui en serait momentanément la contradiction au moins partielle. Les blocages religieux sont donc vraisemblablement appelés à durer fort longtemps ; et l'évolution de la situation se ferait alors selon les lignes de force qui existent présentement.
La population catholique se divise, globalement, en quatre fractions qu'on peut affecter, hors sondages, d'un coefficient arbitraire mais (grossièrement) probable.
1\) La première fraction est celle qui lutte ouvertement contre l'autodestruction de l'Église. L'éventail en va de ceux qui se regroupent autour de la messe traditionnelle à ceux qui, dans les paroisses, contestent expressément les réformes conciliaires dans leurs abus, leurs excès, leurs sectarismes et leurs illégalités. Soit 20 %.
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2\) La seconde fraction est celle qui continue dans l'Église d'aujourd'hui la vie qu'elle menait dans l'Église d'hier, les uns avec zèle et piété, les autres avec indifférence. Soit 25 %.
3\) La troisième fraction est celle qui se considère comme « l'aile marchante de l'Église », soit dans l'Église, soit hors de l'Église, et qui est protégée, ou admise, ou tolérée par le magistère. Soit 20 %.
4\) La dernière fraction est celle qui a définitivement quitté l'Église ou qui n'entretient plus avec elle que de rares relations. Soit 35 %.
Cette répartition, encore une fois, n'est qu'approximative. Les éléments en sont mobiles et hétérogènes. Par exemple, la « religion populaire » dont il est beaucoup question est très extensive. On pourrait hésiter à en classer certains de ses éléments dans la quatrième fraction ou, paradoxalement, dans la première, sans parler de ceux qui trouveraient leur place dans la seconde.
Si le pape qui succèdera à Paul VI manifestait vigoureusement son autorité et signifiait nettement ses intentions en reconnaissant la légalité de la messe de saint Pie V et en acceptant ou exigeant la démission des rares évêques qui s'opposeraient à lui, une remise en ordre s'ensuivrait presque automatiquement dans tous les domaines. Mais une telle hypothèse est presque de la nature du rêve.
Quant aux autres hypothèses, elles laissent l'œil le plus perçant devant la nuit.
La droite traditionnellement catholique est donc vouée à l'avenir le plus sombre. Mais les milieux sociaux sont faits d'hommes, de familles, de petits groupes. La charité chrétienne peut relier cette diaspora à une Église en état de vacation de forme ; et le lien peut être rendu sensible par l'autorité de quelques saints, véritables « pontifes » -- faiseurs de ponts, et ponts eux-mêmes entre les membres rompus d'une Église mi-visible, mi-invisible. L'espérance est la vertu théologale privilégiée pour les temps de crise absolue. Il n'est pas interdit d'associer à un pessimisme radical une espérance indéfectible.
Louis Salleron.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
L'OCCIDENT déchristianisé pourra se vanter d'avoir livré le monde et lui-même au diable, sans nécessité aucune, par trahison pure. Tout est perdu, surtout l'honneur.
\*\*\*
Je n'ai jamais rien compris à Malraux, ni à l'homme, ni à l'œuvre derrière laquelle il se cachait sans y mettre en scène que lui-même. Quelques passages de ses romans m'ont cependant paru assez beaux, quand il consent à l'existence d'un monde où il oublie de jouer le premier rôle. Ainsi le chant des rossignols dans les jardins d'Aranjuez : je m'en souviens comme du seul chapitre de *L'Espoir* qui ne m'ait pas désespéré. Mais c'est peut-être qu'en mai 1940, perdu dans la foule des voitures qui attendaient que s'ouvre la frontière française, au plus noir et sous les bombes d'une des premières nuits de la guerre, j'ai entendu, moi aussi, la symphonie solennelle des oiseaux invisibles préluder comme si de rien n'était à l'aurore d'une journée dont elle conjurait les désastres imminents.
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Pour le reste, je ne trouve rien qui me soit reconnaissable, rien qui me touche ou me concerne dans les écrits de Malraux, pas plus dans les théories révolutionnaires qui encombrent ses romans que dans les extrapolations qui embrouillent son Musée, ni en général dans la transe verbale qui lui tient lieu de style. J'en suis à regretter sincèrement qu'un auteur si prestigieux n'ait rencontré personne d'assez intrépide pour le traduire en français, lors même que tout le monde se pique de le déchiffrer à vue. Telle est peut-être sa réussite majeure d'avoir forcé tout le monde à faire semblant de le comprendre.
\*\*\*
Parmi beaucoup d'industries subventionnées par nos gouvernements, le cinéma et la télévision ne sont autre chose que l'école de la sottise, de la vulgarité, du mensonge et du crime.
\*\*\*
Une économie que ne gouverne pas un principe moral entraîne les peuples, dans les années de vaches grasses, au matérialisme jouisseur, et, dans les années de vaches maigres, au matérialisme révolutionnaire ; c'est-à-dire dans les deux cas, lesquels d'ailleurs ne s'excluent pas l'un l'autre, à la corruption de l'esprit public et au désastre économique qui en résulte nécessairement.
\*\*\*
Le « redressement économique », espoir suprême et suprême pensée : on ne parle que de ça. Or c'est mettre la charrue devant les bœufs. Remettez donc les bœufs devant, la charrue suivra. Commencez par redresser l'esprit public, l'économie se redressera d'elle-même.
\*\*\*
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Le baron de Charlus dînant chez Mme Verdurin, loin de se fâcher qu'elle plaçât les convives tout de travers, lui disait galamment : « *Ici*, ça n'a pas d'importance. »
Et moi de même, au point où en sont les choses, il n'est désordre, il n'est sottise, il n'est scandale à quoi je ne me résigne en me disant que, maintenant, ça n'a plus d'importance. Qu'importe un malheur de plus ou de moins dans le malheur universel qu'une humanité dégradée s'emploie à rendre inévitable ?
Je pousse même l'optimisme jusqu'à m'étonner que tout n'aille pas encore plus mal, aussi mal qu'on serait logiquement en droit de s'y attendre. Il semble que les effets, si terrifiants qu'ils soient déjà, restent par miracle en retard sur les causes.
\*\*\*
Le roi Ferrante envoie son fils « en prison pour médiocrité ». Montherlant a fait là un joli mot d'auteur, mais c'est contre toute vraisemblance qu'il l'attribue à un personnage historique. Dans la réalité, la médiocrité seule obtient louange, récompense et honneurs. Le succès ne va pas toujours à des hommes médiocres, mais toujours à ce qu'ils ont de médiocre. Tandis que la non-médiocrité est de tous les crimes le plus inexpiable, celui qu'il faut le moins avouer.
\*\*\*
Un partisan de l'Ancien Régime dénonce fort bien, et non sans raison, les horreurs de la Révolution. Mais un partisan de la Révolution ne montre pas moins bien, ni avec moins de raison, les horreurs de l'Ancien Régime. La vérité n'y trouve jamais son compte. L'un et l'autre mentent par omission.
La vérité ne se fixe ni à droite ni à gauche, ni au milieu. Elle est au-dessus, comme il n'y a de salut qu'en Dieu. ([^11])
\*\*\*
68:220
J'ai l'impression que le bon Dieu doit souvent se faire à lui-même cette prière : « Seigneur, délivrez-moi de mes amis ! » Mais je ne vois pas qu'il s'exauce autant qu'il en aurait le droit.
Peut-être même dit-il ensuite : « Quant à mes ennemis, je m'en charge. » Et, sur ce point aussi, il tarde beaucoup à tenir parole.
Alexis Curvers.
69:220
### Le cours des choses
par Jacques Perret
LES JOURNAUX ANNONCENT UNE NOUVELLE PIÈCE D'ANOUILH. Vous m'excuserez si je courbe un peu le dos. Du temps que j'allais au théâtre je faisais volontiers la queue pour voir Anouilh, démarche un peu vicieuse dans la certitude où j'étais que tôt ou tard une scène, un dialogue, une tirade m'étalerait d'un croc-en-jambe. Mon admiration pour Anouilh n'est donc pas sans limite. Son talent nous réjouit d'abord et bientôt c'est la pirouette ou le repentir qui nous laisse le derrière entre deux chaises. Peut-être ne s'agit-il que d'un truc de métier ou s'en fait-il un devoir d'artiste ou de conscience, peu importe ; je ne suis pas envieux d'un coup de main qui fait la balance égale et renvoie dos à dos les contraires, et nullement assuré qu'on ne veuille ainsi très soigneusement plaire ou déplaire à tout le monde.
N'empêche que nous fûmes heureux naguère, pour lui et pour nous, des échos transmis de bouche à oreille et nous révélant qu'Anouilh avait horreur du général de Gaulle. Et, cela dans les années où il n'était plus permis d'être à la fois honnête homme et gaulliste. Tandis qu'en Algérie s'accomplissaient les ignominies consécutives au gigantesque mensonge, il était bon d'entendre dire qu'Anouilh était des nôtres. On savait que le général s'informait tous les matins de l'attitude et opinion des Arts et Lettres à son égard. On savait aussi que les célébrités militaires, civiles et religieuses favorables au nom français de l'Algérie se comptaient sur les doigts. Si discrets fussent-ils dans leur profession de foi, et même secrets pour la sécurité de la cause, c'était bon à prendre. On épiloguait sur le poids tactique de leur silence. On se dopait de leur caution tacite et morale en attendant qu'ils prissent les armes ou vociférassent leurs justes imprécations. Ennemis en puissance et de tout repos dont néanmoins disait-on s'irritait le général. A vrai dire faire un éclat par voie de presse, article ou interviou ce n'était pas bien dans le genre d'Anouilh.
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On imaginait plutôt qu'il rédigeait en secret ses *Tragiques,* sa *Ménippée,* ses *Châtiments* pour les filer à Gallimard et se faire traîner en correctionnelle avec cent cinquante témoins de moralité. Mieux encore, tandis que Jean Genêt, l'existentiel et sublime pourceau, nous préparait ses *Paravents* on murmurait que notre ami et dramaturge en était au troisième acte d'une comédie fumante intitulée *On peut jurer de tout.* Nous rêvâmes d'assister à la première au théâtre de l'Athénée, avec intermède historique, horions, lacrymogènes, panier à salade et sirènes d'ambulance. Plus simplement on se fût contenté dans une pièce rose, noire ou bleue de quelques scènes ou répliques à défoncer l'auguste gidouille. Ça il sait le faire, et nous attendîmes qu'il le fît. En attendant, soyons juste, il nous composait, en Suisse disait-on, un petit recueil de fables dont quelques-unes furent publiées dans *Minute,* antigaulliste à cette époque. Effectivement le lecteur de ces fables, étant prévenu, n'avait plus qu'à deviner l'animal qui portait le képi. Pas de quoi fouetter un chat, mais quand même, de la finesse, du piquant, et le petit côté clandestin toujours flatteur.
Ne serait-ce là de ma part qu'ironie gratuite, partialité flagrante et jugement téméraire ? Il faut avouer que tout ce qui tient à l'affaire Algérie-De Gaulle me trouvera toujours de plus en plus partial. Ne serait-il pas proprement insensé de vouloir à la fois prendre parti, passer pour impartial et rester honnête. Pour ce qui est d'Anouilh, dont je ne douterai pas qu'il fut de cœur avec nous, je veux bien croire qu'à ses yeux tout événement traité à chaud et porté tout fumant au théâtre ne fera jamais qu'une pièce de circonstance, fragile, éphémère comme un spectacle de revue, un genre qui d'ailleurs n'est pas dans ses cordes. Il a donc pu loyalement s'y refuser. Ce n'était pas le moment de faire un bide. Il manquait à nos histoires la distance historique indispensable aux chefs-d'œuvre.
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Si je courbe un peu le dos à l'annonce de *Vive Henri IV !* c'est d'abord au souvenir de son *Charlemagne* à la télé. Il n'est pas défendu à l'artiste et même au plus grand de vouloir épater son public et je me demande quel pauvre public il a pu séduire ou seulement contenter avec ce *Charlemagne-là.*
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Bien sûr, chacun son Charlemagne comme à chacun son de Gaulle, mais ceux qui ne savaient rien du personnage n'ont pu que ricaner aux exploits d'une espèce d'agité malabar, égrillard et calotin, tantôt Astérix, King Kong et Pinochet. Les temps carolingiens ne m'étant pas familiers je suis curieux de savoir quel témoignage nous autorise à reconnaître un Charlemagne dans ce paltoquet sublime et capricieux, paranoïaque et paramystique. Si l'auteur a voulu le hisser au niveau mythologique et nous y convier, c'est raté. S'il est vrai qu'en plus l'émission a souffert de l'étourderie d'un technicien qui aurait sauté un épisode, le spectateur ne l'a pas su ni supposé. Quoi qu'il en soit ce que nous avons vu n'en faisait pas désirer davantage.
Que va-t-il nous faire d'Henri IV ?
De toute manière, dans l'entreprise hygiénique et nationale visant à parachever simultanément et au trot D'épuration et rénovation intégrales de la chose et de l'âme française, la contribution du théâtre est dérisoire à côté du pilonnage télé. Il faudrait pour en parler sérieusement consacrer un trimestre entier d'assiduité à tous les programmes. Or le psychologue attaché à la famille m'interdit plus d'une demi-heure par jour, et je suis raisonnable. A tel point raisonnable que cette demi-heure extrapolée suffit à me renseigner sur le processus de destruction accélérée de cet appareil de croyances, mœurs et coutumes appelé civilisation.
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Soyons juste et disons que de loin en loin nous sommes honorés d'une émission historique plus ou moins réactionnaire, je veux dire par là s'éloignant tant soit peu des salades et tromperies habituelles. On nous donne ainsi par coquetterie un témoignage d'impartialité reconnu anodin. L'histoire de France est falsifiée depuis trop longtemps pour qu'elle soit à la merci d'une lueur de vérité. Au demeurant le public n'y verra qu'une tentative de réhabilitation à peine décente et par trop puérile. « Il ne faudrait tout de même pas, dit-il, nous faire un conte de fées avec l'histoire des rois. » Effectivement il ne s'agit pas d'un conte de fées mais d'une histoire sainte, comme a dit quelqu'un dont le nom m'échappe.
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Je n'ai pas vu le *Louis XI* annoncé au programme et empêché par la grève. Le propos de ce film serait la remise en cause de l'image convenue de Louis XI, félon, cruel, avare et pourvoyeur de gibet, un des rois les plus précieux pour entretenir nos écoliers en haine de l'Ancien Régime. Or si telle était la très louable intention des auteurs il paraît que le personnage ainsi renouvelé n'y gagne pas grand chose, pas plus qu'il ne met en danger les bienfaits de la Révolution.
Il s'agit pourtant d'une adaptation filmée du livre de Paul Murray Kendall intitulé *Louis XI.* C'est un gros travail très fouillé, très vivant. Il a donc fallu qu'un Américain nous révèle un grand roi méconnu, non seulement plus efficace et consciencieux que les historiens les moins malveillants nous l'ont décrit mais plus sympathique encore et bienfaisant et courageux que certains d'entre nous se plaisaient à l'imaginer en dépit de quelques vilenies au service du royaume dont il avait à répondre, et que Dieu seul jugerait. Pour peu qu'elle en eût connaissance l'éducation nationale n'aura vu dans cet ouvrage qu'un paradoxe inoffensif sans espoir de diffusion massive ni persuasive, même en livre de poche. Tous les Capétiens seraient-ils édités en français par l'*American Historical Pocket Society of Glorious French Kingdom,* la nation française n'en restera pas moins convaincue d'être née des entrailles de la Révolution. Et M. Kendall s'étant permis de découvrir des sources ignorées jusqu'ici de nos historiens, les Affaires Culturelles n'ont pas rougi de l'affront. Tout au plus un chef de cabinet aurait-il haussé les épaules en grognant : « De quoi se mêle-t-il ce quaker ? »
Une chose pourtant m'étonne et me peine dans l'ouvrage de M. Kendall : il ne fait pas mention de l'épisode Louis XI-Villon. Comment a-t-il pu échapper à ses recherches, je lui poserai la question. Il est vrai aussi que nos milieux pédagogiques font mine d'ignorer, mais sans doute ignorent-ils, que François Villon, condamné à pendaison par les juges de Blois fut gracié et libéré par Louis XI qui passait par là. On peut voir du poète une statue très discrète et convenable dans le square pelé, délabré qui fait le coin des rues Monge et des Écoles sur les derrières de Polytechnique. Or en face de la statue se trouve un socle disponible, style Renaissance-Napoléon III, et sur lequel on voyait jadis un Voltaire « érigé par souscription populaire ».
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Pourquoi n'y est-il plus, vandalisme calotin, remous de Mai 68, peu importe, le socle est disponible. Je suggère alors la réouverture d'une souscription populaire, stimulée par le syndicat des poètes et largement honorée par les communautés religieuses consacrées à la vierge Marie, pour élever une statue à Louis XI, protecteur oublié du poète. L'ennui c'est que Villon était royaliste, comme tout le monde, et que trop souvent, comme tout le monde à commencer par Louis XI, il invoquait la mère de Dieu. Il n'aura pour lui que son petit côté anticlérical, ayant eu maille à partir avec les clercs ; il fut même soupçonné d'en avoir tué un.
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Toujours pas de nouvelles du *Vive Henri IV !,* mais tout compte fait mon inquiétude est mal fondée. Je serais étonné qu'Anouilh en fît une pitrerie. Il découragerait ses plus fidèles admirateurs. Henri IV est protégé depuis toujours par l'histoire officielle. La république ayant définitivement installé tous les rois de France au pilori a eu le beau geste et l'astuce d'en excepter un et rien qu'un qui serait Henri IV. Il est devenu le chouchou de nos manuels d'Ancien Régime. Il a pour lui en effet d'avoir été protestant, autrement dit rebelle à la religion du royaume et ensuite promoteur de la poule au pot populaire, assez révélatrice de ses convictions démocratiques pour le démarquer avantageusement de sa lignée capétienne et le célébrer comme un précurseur de nos libérations. C'est pourquoi nos pudibondes républiques, impitoyables aux amours de Louis XIV, n'ont pu que sourire au dévergondage ininterrompu du bon roi Henri qui pour une flamme contrariée eût mis l'Europe à feu et à sang. Oui, c'était là son faible. Bon roi quand même et bel et bien sauveur du royaume, empressons-nous de le dire, et qui n'a pas rêvé de servir un tel homme. Que tout lui soit pardonné pour son entrée à Paris. La ville épuisée de massacres et pillages grouillait de ligueurs, pillards et gibiers de potence tout tremblants à l'approche des représailles inévitables. Or le roi avait dépêché devant lui ses hérauts d'armes avec mission de crier dans tout Paris : « Le Roi n'a rien vu rien entendu... Le Roi n'a rien vu rien entendu ! » On m'assure que le général de Gaulle restaurateur de la République, n'a rien fait de pareil pour son entrée à Paris, et j'ai peine à le croire.
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Ou alors sachant qu'il était quand même un peu plus qu'Henri IV il aura choisi quelque autre façon de publier sa clémence. Peut-être aurons-nous la surprise de voir utiliser ce trait dans la comédie d'Anouilh, car enfin le cri d'Henri IV c'est la raison des vivats.
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Le marathon des phraseurs, aboyeurs et rhéteurs n'est pas loin de son paroxysme à l'approche des grandes journées électorales. Grandiose mêlée qui fait l'honneur et la raison de la république française, mère et maîtresse de toutes les démocraties. Il est permis dès maintenant d'avancer une opinion sur la qualité des chefs désignés pour conduire à la victoire une majorité un peu sénile quoique rajeunie. Rassemblement stratégique pour la défense et illustration d'une assiette au beurre qui menace de fondre et commence à rancir.
Pour ma part je m'intéresse particulièrement aux candidats les mieux placés pour décrocher l'Oscar de la fatuité dans le minable. A vrai dire ils sont nombreux à concourir pour ce trophée. Mon choix est fait, je parie à dix contre un pour celui qui porte le nom d'un évêché d'Ile de France et d'une variété de haricot. Imbattable à mon avis. Jamais vu plus beau parleur parler de si haut pour lâcher tant de bulles avec tant de gravité. Plus gonflé de soi-même et plus vide, plus magistral et plus creux, c'est pas possible. Avec ça toilette impec, le cheveu grand coiffeur, la joue pleine, la bouche gourmande, le nez creux respirant tous les parfums du fromage en péril, le sourire extra-fin et des sous-entendus plein les fossettes, la voix sévère du mentor et la sentence infantile, les silences lourds et caves, le regard opaque du fascinateur de lapins. Tout cela ne serait-il que ruse et tactique, raison de plus pour lui décerner l'Oscar de la suffisance dans la médiocrité. Réjouissons-nous, frottons-nous les mains à l'idée que ces gens-là vont peut-être demain nous gouverner. Nous fêterons alors le couronnement prévu du système et l'héritage mérité du Général.
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*Jardin des Plantes* (*suite*)*.* A première vue, mauvaise nouvelle : l'éléphant de mer a disparu depuis trois semaines. Vous savez toute l'estime et la sympathie que je témoignais à ce phoque et de quel regard entendu il me payait de retour. A l'heure où j'écris rien ne transpire encore des circonstances de la disparition. Les autorités responsables font seulement courir le bruit de sa mort ; c'est trop facile.
Un matin je passais devant le bassin vide, rien d'extraordinaire, nettoyage de routine, la bête est dans sa grotte pendant qu'on pulvérise un liquide jaunâtre et hygiénique sur les parois de la baignoire et à midi c'est terminé, on la remplit, le phoque s'y traîne comme une limace et plonge avec bonheur. Repassant par là une semaine plus tard je constate que le bassin est encore vidé, je m'étonne ; je regarde dans la grotte, pas de phoque, je m'inquiète. Avisant un gardien qui, songeur, fait le pied de grue devant les autruches, je m'approche. Le temps est humide, frisquet, maussade, le gardien aussi.
-- Excusez-moi de vous déranger, lui dis-je, mais je ne vois plus le phoque. Lui serait-il arrivé quelque malheur ?
-- Sais pas.
-- Malade ? Infirmerie ?
-- Sais pas.
-- Vous n'allez pas me dire qu'il est mort ?
-- Sais pas.
Agacé de mon insistance le gardien fait demi-tour et se dirige lentement vers le hêtre pourpre en direction du sous-sol chauffé de l'hôtel de Magny où se tient le corps de garde. Un contact humain de ce genre-là me laisse toujours comme désemparé deux ou trois minutes. Voyant venir le préposé aux soins des deux nandous que nous appelons autruches et dont le parc est à deux pas du bassin, j'accoste :
-- Excusez-moi de vous déranger mais voilà bientôt quinze jours qu'on ne voit plus le phoque.
-- Ah ? Et alors ?
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-- Alors je m'inquiète un peu, c'est tout.
-- Bah ! à chacun ses tracas, comme on dit.
-- Vous ne savez pas ce qu'il est devenu ?
-- On ne peut pas tout savoir. Demandez-moi si le nandou se déplume ou si la femelle fait des œufs et je vous répondrai.
Je ne lui en demande pas tant et je rattrape un jardinier qui pousse une brouette assez lourdement chargée en direction de la botanique. C'est un jeune homme à cheveux longs et barbe à l'islandaise, blougine et blouson de cuir largement ouvert sur amulettes en pendentifs. Un de ces étudiants qui jardinent à mi-temps pour les sciences naturelles. J'emboîte le pas et lui pose la question. Il répond très gentiment :
-- Première nouvelle, mais ce n'est pas mon rayon. Le fumier de pinnipède c'est pour la recherche, ça va au labo des oléagineux, moi c'est du fumier de plantigrade, pour les phanérogames. A chacun son fumier, comme on dit. Je regrette.
Bon, j'ai compris, c'est la conspiration du silence, blakaoute sur le phoque et le personnel coopère. Mais les femmes sont curieuses et bavardes, allons voir la tenancière du guichet à l'entrée de la ménagerie et nous saurons bien lui tirer ces vers du nez qu'on appelle ici des rhinominthes. Du fond de sa guérite une exquise indochinoise me répond dans un sourire phosphorescent :
-- Le phoque, monsieur ? Il est mort.
-- Ah ! Et comment est-il mort, et de quoi ?
C'est terminé pour les paroles mais le sourire continue. Inutile d'insister je n'aurai d'elle que le sourire asiatique derrière lequel un occidental ne peut imaginer que traquenards indicibles ou félicités horrifiques. Demi-tour : allons réfléchir posément à tout ça dans l'allée aux dames, déserte à cette heure mais toujours propice, comme vous savez, au raisonnement discursif. Si l'aimable indochinoise m'a dit en souriant que le phoque était mort, c'est qu'il n'est pas mort. En revanche la disparition est une certitude. Trois explications possibles : vol, rapt, évasion. Le vol par amour est exclu car nul jamais n'a pu jouir de la possession exclusive d'un phocidé de jardin public, la preuve étant faite que ce genre d'animal ne peut survivre plus de vingt-quatre heures dans un enclos qui n'aurait pas à longueur de journée sa garniture d'admirateurs.
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Pareillement exclue l'hypothèse d'un vol mercantile vu que l'éléphant de mer du Jardin des Plantes, comme la Joconde ou le Sphinx, est invendable. Quant au rapt, il n'existe pas de ravisseur assez naïf pour attendre rançon d'un Muséum dont l'indigence est de notoriété mondiale. Ne reste plus que l'hypothèse de l'évasion, nécessairement la bonne. Suivez-moi bien, laissez-vous conduire : le bassin est alimenté par les eaux canalisées de la Bièvre et je connais mon phoque, malléable à merci, la peau suiffée comme une coque de trirème, il renifle un bon coup et se glisse dans le conduit, à contre-courant bien sûr, mais tous ceux de sa race en ont remonté bien d'autres, et les plaisirs de l'aval ne sont pas loin. Il va donc déboucher dans la Bièvre et cinq minutes après dans la Seine qui débouche dans la Manche qui se donne à l'Atlantique et mon phoque entraîné de surcroît par son tropisme sudiste va tout bonnement retrouver ses eaux antarctiques et natales du côté des Kerguelen où les pinnipèdes éléphantins sont encore francophones à l'heure où j'écris. Souhaitons-lui, à ce vieux célibataire, d'être en mesure de fonder une famille. A ses petits phoqueteaux qui n'en croiront pas leurs oreilles il racontera les longues années d'exil enchanteur et les fabuleux rivages où tous les matins sous les coups de dix heures un domestique lui fourrait dans la gueule trois douzaines de harengs. (*A suivre*.)
Jacques Perret.
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### L'Étoile du Jour
*Suite des aventures de mer... et autres*
par Bernard Bouts
#### Robinson
Dans l'une de ces petites rivières, presque à l'embouchure, nous avons fait la connaissance d'une sorte d'ermite assez rare. Une légère fumée nous avertit de sa présence et nous vîmes entre les arbustes sa cabane minuscule, à peine un mètre de haut, peut-être un mètre vingt, construite en *adobe* qui est de la terre crue, et couverte de joncs.
Nous sommes allés le voir. Il s'est montré d'abord très méfiant. Ses trois chiens voulaient nous avaler. Nous avons donc écourté cette première visite mais nous n'avons pas éloigné l'ÉTOILE DU JOUR pour qu'il puisse à loisir observer nos faits et gestes, à travers les branchages.
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Or le rio avait beaucoup grossi et le temps menaçait. Le lendemain il se mit à pleuvoir à torrents. Le niveau du fleuve monta tellement qu'à la fin l'homme vint dans son canot, avec ses chiens, nous demander l'hospitalité, pour n'avoir pas à remonter loin à contre-courant...
Il était le fils d'un Anglais, Robertson, et d'une métisse moitié indienne, nous dit-il. Son père étant mort jeune, la mère fit la fête et le petit aussi. Bref, ils vendirent peu à peu leurs terres, leur maison ; puis la mère mourut à son tour et le fils se retrouva, à 22 ans, sans un sou, sans métier, et naturellement, sans ami. L'histoire est triste et banale. Il ne lui restait qu'un canot plat avec une paire de rames et quelques outils. Un soir il quitta la ville et descendit le fleuve jusqu'au delta, jurant de ne plus jamais revenir. Il tint promesse vingt-cinq ans, et plus encore peut-être, car nous ne sommes jamais retournés dans cette région.
Robertson fils troque son nom pour celui de Robinson, à cause de son genre de vie. Il était chasseur professionnel, trappeur, braconnier, si l'on veut. Il chassait principalement le ragondin, mais aussi le sanglier quand il avait besoin de viande. Ses procédés de chasse primitive ne lui permettaient pas d'attraper les cerfs.
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\[Voir 220-80.jpg\]
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Quand les eaux étaient basses, des hommes venaient à cheval de la ferme la plus proche, à quelque quatre lieues, et lui échangeaient les peaux contre du sel, du tabac, quelques fruits parfois, du sucre et du maté. Mais quand le fleuve débordait il restait longtemps sans voir personne. Il posait ses pièges à ragondins le soir, des pièges faits de baguettes flexibles. Quant à sa manière de chasser le sanglier, elle vaut la peine d'être contée.
Les premiers sangliers de cette région avaient été importés d'Autriche par Don Aron de Anchorena. Ils s'étaient multipliés de façon inquiétante. Nous, les soi-disant civilisés, avec nos puissantes carabines à télescope nous visons de loin, sous l'épaule, de profil, et nous prenons toutes sortes de précautions pour ne pas rater, mais Robinson ne faisait pas tant d'embarras. Il lançait ses roquets sur une foulée et suivait de loin, dans son canot. De flaque en bourbier et en sables mouvants les chiens se fatiguaient. Ils revenaient souvent bredouilles, couverts de boue et s'endormaient aussitôt. Mais s'ils arrivaient à forcer l'animal, celui-ci finissait toujours par se jeter à l'eau pour traverser la rivière. Alors Robinson ramait le plus vite possible, le rejoignait, lui passait un crochet sous une patte de devant et avec l'autre main lui assénait, han ! un grand coup de hache sur la tête.
A première vue le lecteur pacifique pensera beaucoup de mal de ce faux ermite, « ce tueur sanguinaire ». Attention, pas si vite !
-- « J'aime ces bestioles, moi, Monsieur, je connais toutes les familles et si je les tue, croyez-moi, c'est à regret, pour survivre. » Il parlait un peu du nez avec une voix de tête.
-- Et le soir, que faites-vous ?
-- Je vais poser mes pièges et puis je me couche tôt, il y a tant à faire le matin de bonne heure.
-- Donc, pas le temps de vous ennuyer ?
-- Si, parfois, mais je parle avec les chiens, avec les plantes, et je chante.
-- Les plantes ?
-- Oui Monsieur, elles me répondent à leur manière. Il faut de la patience.
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-- Et que chantez-vous ?
Il eut un air de ragondin pris au piège, se leva et s'étirant :
-- Ben, figurez-vous ; j'ai oublié les chansons du bar des Deux Amis au coin de la rue de l'Écouteur et de la rue du Mal Rasé, vous savez ? J'y allais tous les soirs quand j'étais jeune mais il y avait tant de bruit, on buvait tant... J'ai oublié ! Par contre je me souviens des cantiques de l'école des Frères. Pourtant j'étais pas trop dévot.
-- Votre père n'était-il pas protestant ?
-- Si, mais il m'avait mis chez les Frères parce qu'il disait qu'il y avait plus de moralité. Vous voyez le résultat !
-- Mais, le résultat n'est pas si mauvais !
C'était le soir, à bord de l'ÉTOILE DU JOUR, le poêle à bois chauffait la cale au point de faire gonfler la tente de Dacron. Robertson, alias Robinson, monta trois marches de l'échelle, passa la tête dans la nuit et entonna :
*Salve Regina, Mater misericordiae...*
Le cantique même que chantaient tous les soirs les équipages de Christophe Colomb et après lui, bien d'autres de la marine en bois...
\*\*\*
Ermite à mes heures, j'ai parfois pensé aux liens qui unissent, par-dessus les bois et les champs et les océans, d'autres ermites plus hermétiques, plus vrais, plus saints, car il y a des degrés entre grands et petits mais des ondes mystérieuses les unissent.
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L'un des plus mystérieux, parmi ceux que j'ai connus, était le plus grand physiquement. Un géant à l'aspect homme des cavernes. Nous l'appelions King-Kong.
Il s'était fait une cabane loin de tout, dans la forêt, et il allait de temps en temps au village pour vendre des balais de *piaçaba* assez bien faits. Il ne buvait pas mais sa femme, une vieille sorcière acariâtre, traînait dans les bistrots, au retour. Peu de temps avant sa mort il me vida son sac, heureux, semblait-il, de livrer son secret avant le dernier voyage.
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C'était un ancien médecin ou étudiant en médecine belge, d'une force herculéenne et d'un caractère emporté. Un jour, il avait étranglé l'un de ses collègues. Il s'était fabriqué des faux papiers, avait fui, traversé les océans, essayé divers métiers dans les villes mais, toujours poursuivi par le remords... et par la police, il était devenu mendiant, puis bûcheron. Son caractère ne s'améliorant pas, d'autres bûcherons le chassèrent, il passa de la futaie au taillis puis en lisière et c'est là qu'il commença les balais. La braconne aussi, bien sûr, et la fille qui avait quitté sa famille et son village « par amour », pour partager sa vie sauvage, et le torturer. On devine le cours de leurs pensées, le soir, au coin d'un feu discret.
Ils n'eurent pas d'enfant.
Ils vécurent très longtemps et moururent à quinze jours d'intervalle, elle à 85 ans, lui à 80. Il paraissait beaucoup plus avec ses cheveux longs et sa barbe blanche, en collier, étalée sur sa poitrine. Je prévins les gens du village mais cette fois les autorités ne s'intéressaient plus à eux. C'est lui qui creusa la tombe de la vieille. Il y planta une petite croix en bois dur.
Quelques amis et moi, nous allâmes le visiter avec l'idée bien arrêtée de le tirer de là pour le mettre dans un asile de vieillards. Nous le trouvâmes mort sur sa couchette, les mains croisées. Nous lui fîmes un enterrement familial et détruisîmes ses faux papiers. Avec un fer rougi au feu j'écrivis sur la croix : PAX.
Bernard Bouts.
J'ai fait la connaissance de Bernard Bouts à Rio en 1975 ; trois rencontres inoubliables. C'était quatre mois seulement avant la mort d'Henri Charlier : nous ne le savions pas, nous le savions... A cette époque Bouts avait déjà écrit et nous avait déjà envoyé son article : « *L'apprentissage chez Henri Charlier* »*,* qui finalement ne paraîtra que dans notre numéro 216 de septembre-octobre 1977. Je l'avais gardé en réserve ; j'attendais une occasion pour le publier...
Le peintre Bernard Bouts est aussi un bon écrivain. Ces histoires vécues pendant les années de peinture et d'aventure passées a bord de son bateau ont une qualité d'art et une qualité d'âme qui ne leur a point fait trouver un éditeur en France, mais qui leur assure de plein droit leur place dans ITINÉRAIRES.
*J. M.*
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### Les martyrs de Lyon
*suite et fin*
par Alexandre Troubnikoff
De nombreuses lignes sont ensuite consacrées à la vie vertueuse des confesseurs en prison. Elles ne se trouvent que dans l'édition de 1963 (troisième édition revue) de la lettre des chrétiens lyonnais par le doyen honoraire de la faculté de théologie de Lyon, G. Jouassard, accompagnée d'une note indiquant qu'il est « introduit ici des fragments conservés par Eusèbe dans son chapitre II. On ne saurait assurer d'une façon formelle que ce soit bien ici leur place, mais en toute hypothèse ces fragments visent la conduite des confesseurs durant leur incarcération et les vertus dont ils ont fait preuve dans cette circonstance ». Comme les autres éditions, dont la dernière en date, celle des *Sources Chrétiennes* (Lyon, décembre 1976), mentionne une coupure et poursuit la publication de la lettre en indiquant que le texte est repris après « quelques détails à ce qui précède », nous estimons que ces détails sont effectivement à leur place. Car c'est bien durant la période d'accalmie qui s'étend sur le mois de juin qu'ont pu se manifester pleinement les vertus des confesseurs et leur influence sur ceux « qui en avaient particulièrement besoin », c'est-à-dire ceux qui « étaient tombés ».
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« Les confesseurs en prison grandissaient dans l'ardeur à imiter le Christ... Eux, en dépit de la gloire qui les irradiait et du témoignage par eux rendu non pas une fois ni deux, mais à de nombreuses reprises, en dépit de leurs premières rencontres avec les bêtes, des brûlures et des meurtrissures et plaies dont ils étaient couverts, ils ne se proclamaient pas eux-mêmes martyrs, ni ne nous permettaient de les saluer de ce nom ; mais si quelqu'un d'entre nous, soit dans une lettre, soit oralement, les appelait martyrs, ils nous reprenaient vertement. Leur joie était, en effet, d'attribuer ce titre de martyr au Christ, le témoin fidèle et véridique par excellence, le premier né d'entre les morts et le principe de la vie divine. »
L'auteur de la lettre connaît parfaitement les Saintes Écritures, comme le montrent ces lignes. Jésus-Christ est « le témoin fidèle, le premier né des morts » d'après l'Apocalypse (chapitre I, verset 5). Le terme de « témoin fidèle » se retrouve aussi au chapitre III, verset 14. Le « principe de la vie » est pris dans le chapitre III des Actes, verset 15.
« Ils faisaient aussi mention comme martyrs de ceux qui déjà s'en étaient allés : « Ceux-là, disaient-ils, sont désormais martyrs, eux que le Christ au cours de leur confession a jugé dignes d'appeler près de Lui, eux dont Il a marqué d'un sceau par leur trépas la confession, en lui conférant ainsi le caractère de martyr. Quant à nous, à peine sommes-nous des confesseurs et bien misérables. »
« Ils invitaient avec larmes les chrétiens, et en insistant, à prier pour eux assidûment afin qu'ils arrivent au terme. »
Cette conscience d'être « bien misérables » malgré les victoires remportées sur le diable est caractéristique de tous les saints, quels qu'ils soient : martyrs, confesseurs, anachorètes des déserts, bienheureux ayant vécu dans le monde. Les écrits qu'ils ont laissés ou les vies rédigées par leurs disciples expriment tous leur profonde humilité, leur conviction profonde d'être de pauvres pécheurs, les plus grands même de tous, et tous sollicitent des prières pour leur salut.
Grâce à cette humilité,
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« ils se faisaient les défenseurs de tout le monde, jamais les accusateurs de personne ; ils déliaient chacun, sans lier personne. Pour ceux-là mêmes qui leur infligeaient leurs tourments, ils priaient, à l'instar d'Étienne, le martyr parfait : « Seigneur, ne leur impute pas cette faute » ([^12]) ».
L'influence de ceux qui vivent saintement, l'intercession des saints en faveur de leurs frères dans la foi, comme de ceux qui tombaient, tout cela est nettement exprimé par la suite de la lettre :
« Voilà le combat suprême qu'ils engagèrent contre le Diable, à la faveur d'une authentique charité combat, afin que, saisie à la orge et étouffée, la Bête rendît vivants ceux que déjà elle croyait avoir absorbés. Ils n'inclinaient pas en effet à la jactance à l'endroit de ceux qui étaient tombés. Au contraire, des trésors dont ils abondaient personnellement, ils se servaient pour venir au secours de ceux qui en avaient particulièrement besoin. Pour ces derniers ils avaient des entrailles de mère, et a leur intention versaient d'abondantes larmes à l'adresse du Père céleste. Ils demandaient à.Celui-ci la vie ; et Lui la leur donnait... La paix, ils l'avaient toujours aimée, cette paix, ils nous la communiquaient ; et avec elle ils s'en allaient vers Dieu, ne laissant derrière eux ni douleur pour leur Mère, ni dissensions ni lutte pour leurs frères, mais joie et paix et concorde et charité. »
Par leurs combats victorieux les martyrs
« ont tressé une couronne unique pour l'offrir au Christ... »
Ici la lettre reprend la description des combats des martyrs :
« Or donc Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent amenés à l'amphithéâtre pour être exposés aux bêtes et servir de spectacle à la foule inhumaine des païens. Il y avait précisément ce jour-là combat de bêtes ; ce furent les nôtres qui le donnèrent. »
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Il s'agit des fêtes solsticiales du 24 juin. Indiquons ici que les Lyonnais n'avaient très probablement pas la possibilité de faire venir des fauves -- lions, tigres. Le coût en était trop élevé. De plus l'examen de l'amphithéâtre des trois Gaules indique que les murs séparant les gradins de l'arène n'avaient pas les dimensions mettant les spectateurs à l'abri d'une attaque de grands fauves. Les bêtes étaient donc des animaux sauvages des forêts gauloises : sangliers, loups, aurochs. Ce qui d'ailleurs aggravait le supplice : un lion pouvait d'un coup de patte ou de croc faire mourir sans trop de souffrances, tandis que les coups de défenses d'un sanglier, les coups de cornes des taureaux et les morsures des bêtes de petite taille prolongeaient longuement le supplice.
« Pour ce qui est de Maturus et Sanctus, de nouveau ils passèrent dans l'amphithéâtre par le cycle entier des tourments, comme s'ils n'avaient rien enduré au préalable, alors que dans le fait ils avaient déjà, en plusieurs rencontres, eu raison du Démon et n'avaient plus à combattre que pour la couronne finale. Ils endurèrent donc, une fois de plus, les séries de coups de verges qui sont en usage dans ces lieux, et les sévices des bêtes féroces, et tout ce qu'un peuple en délire criait ici et là et ordonnait ; pour mettre un comble, la chaise de fer rougie au feu, sur laquelle leur corps grillé se consumait au milieu d'une fumée graisseuse qui les enveloppait. Les païens n'avaient pas de cesse pour autant ; leur fureur s'exaspérait plus encore ; ils voulaient avoir raison de la constance des nôtres. De Sanctus ils n'obtinrent rien d'autre que ce que, depuis le début, il n'avait cessé de dire, les mots de sa confession : *Je suis chrétien.* En dépit de l'intensité de l'épreuve, le souffle leur restait encore. Pour en finir, on les mit à mort. Durant cette journée-là ils avaient joué le rôle des différents gladiateurs qui défilent dans ces sortes de spectacles ; ils avaient a eux seuls tenu la scène devant la foule. »
Le même jour Blandine est présentée pour son premier combat.
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« Blandine cependant était demeurée suspendue à un poteau, exposée en pâture aux bêtes qu'on lançait. A la voir ainsi comme fixée à une croix, à l'entendre prier à voix haute, un grand réconfort en venait aux deux combattants ; au cours de leur combat, ceux-ci, à travers leur sœur, entrevoyaient de leurs yeux Celui qui pour eux a été crucifié, le Christ, crucifié afin de convaincre ceux qui croient en Lui, que quiconque souffre pour la gloire du Christ, entre à jamais en communion avec le Dieu vivant. Aucune des bêtes ne toucha Blandine ce jour-là.
« Elle fut détachée du poteau et ramenée dans la prison. On la réservait pour un nouveau combat. Ainsi victorieuse après une série d'épreuves, elle devait rendre inéluctable le châtiment du serpent tortueux ; elle allait être une prédication pour ses frères, elle, toute petite, faible et méprisée, mais cuirassée par le Christ, le grand et invincible athlète. En de multiples rencontres elle vaincrait le Démon, et recevrait en fin de combat la couronne d'immortalité. »
Le fait que les bêtes n'aient pas touché Blandine est typique. De nombreuses vies des saints mentionnent des faits semblables.
On sait l'intimité de François d'Assise avec les oiseaux, de saint Séraphin de Sarov avec l'ours, de saint Gérasime avec un lion ([^13]). Dans la vie courante chacun a pu observer que les animaux domestiques -- chiens, chats -- vont facilement vers certaines personnes et s'écartent d'autres.
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Et chacun sait qu'ils s'ouvrent spontanément à telle personne, même peu connue, et ressentent des réticences envers telle autre. La bonté intérieure, sans se manifester extérieurement en aucune façon, dégage invisiblement une atmosphère de spiritualité que même les animaux, avec leur sixième sens, ressentent. Nous pouvons voir là un reflet de l'époque de la vie paradisiaque de l'homme.
Mais revenons à la lettre. Le même jour, après Maturus, Sanctus et Blandine, Attale fut présenté à la foule excitée.
« Attale à son tour fut vivement réclamé par la foule ; c'était un homme bien connu. Il entra dans l'arène tout préparé à la lutte, car habitué à se bien conduire. Il s'était de fait assoupli à la discipline chrétienne et avait toujours chez nous témoigné en faveur de la vérité. On le fit tourner autour de l'amphithéâtre, cependant que sur une tablette portée devant lui, était écrit en latin : *Celui-ci est Attale le chrétien.* Le peuple manifestait violemment contre lui. Ayant appris sa qualité de Romain, le gouverneur le fit sortir et remettre en prison avec les autres qui s'y trouvaient. A leur sujet, il écrivit à César, et attendit la réponse de celui-ci. »
Cette exposition à la foule d'un condamné avec une tablette au cou, ou portée devant, se pratique couramment de nos jours en Chine ([^14]).
Quant au renvoi en prison d'Attale, la chose s'explique par un point de droit romain, selon lequel un accusé et condamné ayant la qualité de citoyen romain ne pouvait pas être soumis à certains supplices. Qu'Attale les ait néanmoins subis peut s'expliquer par le fait qu'il avait caché sa qualité pour ne pas se séparer de ses frères dans la foi.
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Nous n'avons aucune indication sur la personne qui a révélé au légat la qualité privilégiée d'Attale, mais en bon Romain, respectueux du droit, le légat, imitant Pline le Jeune, s'empresse de demander à l'Empereur, le sage Marc-Aurèle, ce qu'il doit faire de ce chrétien. La lettre indique que le légat demanda à l'Empereur que faire « à leur sujet », ce qui montre que d'autres détenus avaient eux aussi la qualité de citoyens romains. Nous verrons que le nombre de ceux qui eurent la tête tranchée par le bourreau a été de 10 hommes et 12 femmes.
Nous avons vu qu'un délai d'au moins 30 jours était nécessaire pour recevoir la réponse impériale. De là un nouveau répit pour les détenus et la lettre mentionne que « ce délai ne fut pas vain pour eux, ni stérile ».
Et à nouveau nous allons voir comment la victoire remportée par les uns concourt au salut de ceux qui étaient « morts » -- c'est-à-dire qui avaient apostasié -- et « reprirent vie ».
« Leur endurance fut l'occasion pour le Christ de manifester sa miséricorde. Par le ministère des vivants les morts reprenaient vie ; les confesseurs subvenaient à ceux qui ne l'avaient pas été. Il en revint grande joie à l'Église, cette Vierge Mère, qui recouvrait vivants ceux qu'elle avait rejetés de son sein comme morts. Grâce à ces confesseurs la plupart des renégats reprenaient la lutte, régénérés et revivifiés ; ils apprenaient à confesser leur foi. C'est bien en vie désormais, et en forme, qu'ils s'avancèrent vers le tribunal pour être à nouveau interrogés par le gouverneur. Dieu leur facilitait cette démarche, Lui qui ne veut point la mort du pécheur mais se montre plein de bonté pour obtenir que celui-ci se convertisse. »
Celui qui pèche est rejeté par l'Église ([^15]), car « celui qui commet le péché est du diable, car le diable est pécheur dès l'origine » (I Jean, 111, 8). Saint Jean explique au pécheur : « Vous avez le diable pour père » (Jean, VIII, 44). Hermas ([^16]) montre dans sa vision l'érection d'une tour qui symbolise l'Église.
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Le constructeur examine chaque pierre et en rejette certaines. De ces pierres rejetées les unes ne seront jamais utilisées et resteront hors de la tour, et certaines par l'intervention de l'Église, blanchissent, reprennent forme et sont réadmises dans la tour (3^e^ vision, et 9^e^ parabole). Cette possibilité de reblanchir et reprendre forme est maintes fois affirmée dans les Saintes Écritures, dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le roi David souligne dans les psaumes 31 et 50 que la confession de la faute amène la rémission du péché. « Celui qui confesse ses crimes obtiendra miséricorde », écrit Salomon dans ses Proverbes (XXXIII, 11). Saint Luc nous fait savoir « qu'il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent » (Luc, XV, 10). Comme nous l'avons déjà souligné, les hauts faits des saints concourent au salut des pécheurs.
Et nous arrivons à la dernière étape du combat des chrétiens lyonnais :
« La réponse de César avait été qu'on punît sans quartier les uns, les obstinés, et qu'on relaxât les autres, ceux qui auraient renié, s'il y en avait. Comme la solennité commençait justement, qui attire ici un grand concours de monde de toutes les tribus, le gouverneur fit monter les bienheureux à son tribunal pour les donner avec pompe en spectacle à la foule. Conformément aux ordres reçus, il les interrogea de nouveau ; à tous ceux qui parurent en possession du titre de citoyen romain, il fit trancher la tête ; les autres, il les destina aux bêtes. »
La liste de ceux qui ont été décapités varie selon les auteurs. Chagny cite 10 hommes et 12 femmes, tout en indiquant que cette liste ne comporte « qu'une partie de ces nobles victimes ». Nous reproduisons celle donnée par Jean Colson, qui se réfère à Dom Quentin qui l'a publiée dans Analecta Bollandiana (vol. XXXIX, 1921) : « Vettius, Zacharias, Macharius, Alcipiades, Silvius, Primus, Vulpius, Vitalis, Comminius, October, Filominus ; Geminas, Julia, Albina, Grata, Æmilia, Potomène, Pompeia, Rodana, Biblis, Quarta, Materna, Helpis et Amnas. » (Soit 11 hommes et 13 femmes.)
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« En cette circonstance », lisons-nous dans la lettre, « la gloire du Christ éclata hautement à l'occasion de ceux qui primitivement avaient renié. A ce moment-là, contre toute attente des païens, ils confessèrent leur qualité de chrétiens. C'est cependant à part qu'on interrogeait ces renégats, comme pour leur rendre aussitôt la liberté. Puisque confesseurs maintenant, on les adjoignit au groupe des martyrs. Il ne resta en dehors de ce groupe que ceux qui n'avaient jamais eu ni atome de foi, ni compréhension de ce qu'est la pureté baptismale, ni sens de la crainte de Dieu, autrement dit « les fils de la perdition », leur volte-face constituant comme un blasphème envers le christianisme. Quant aux autres, tous se rallièrent à l'Église. »
Ainsi, malgré l'astuce du légat qui interrogea les renégats à part, pour les soustraire à l'influence des confesseurs, il semble que la majorité de ces renégats se dirent chrétiens, redevenant de la sorte membres de l'Église, pierres reblanchies et retaillées de la Tour. Quant à l'expression « fils de la perdition », elle est prise dans l'Évangile selon saint Jean, XVII, 12. La lettre continue en nous faisant savoir qu'un médecin, lui aussi venu d'Orient, assistait à l'interrogatoire et encourageait les chrétiens à se reconnaître tels. Sa conduite le mena au martyre.
« Au cours de leur interrogatoire intervint un certain Alexandre, Phrygien de naissance, de sa profession médecin. Depuis nombre d'années il était établi dans les Gaules et connu de presque tout le monde à raison de sa charité envers Dieu et de l'assurance de ses discours en faveur de la religion ; il n'était pas, en effet, sans participer à la grâce des apôtres. Debout près du tribunal, il exhortait par signes les chrétiens à se reconnaître tels. A ceux qui entouraient ce tribunal, il faisait l'effet d'une mère qui a un enfant. La foule s'indigna de voir les renégats d'antan se rétracter ; elle se mit à crier contre Alexandre qu'elle tenait pour l'auteur de ce changement. Le gouverneur manda le personnage devant lui et l'interrogea : -- *Qui es-tu ? -- Chrétien,* déclara-t-il. Pris de colère, le gouverneur le condamna aux bêtes. »
93:220
Les vies des saints martyrs comportent plusieurs cas où des chrétiens en liberté se sont ouvertement manifestés devant les injustices, les manquements au droit, la rigueur des interrogatoires auxquels se livraient les magistrats. Tel fut à Lyon, dès le début de la persécution, Vettius Epagathus. On connaît aussi les cas de païens qui, impressionnés par la fermeté des confesseurs et martyrs, se déclaraient chrétiens et recevaient le baptême du sang. Ce fut le cas de sainte Alexandra, qui s'est déclarée chrétienne devant le courage de saint Georges ; tels furent les gardiens de saint Victor ([^17]), centurion à Marseille, Alexandre, Félix et Longin. De nos jours il est commun de penser que chacun est libre de ses actes, car il en répond lui-même. On perd de vue qu'en plus de nos qualités individuelles, nous avons des qualités « sociales », communautaires. Chacune de nos paroles, chaque écrit et chaque acte se répercutent d'une façon ou d'une autre sur ceux qui nous entourent. Une action mauvaise, une parole grossière, une pensée sale, mettent leur ombre, non seulement sur celui dont cette parole, cette idée, cet acte émanent, mais aussi sur ceux qui l'entourent. Bien plus, cette chose mauvaise aura son influence sur celui qui en aura entendu dire. Il en est de même pour tout acte, toute pensée et toute parole bonne ou vertueuse. Et c'est ainsi que les saints influençaient les cœurs des hommes.
Alexandre n'attendit pas longtemps pour souffrir :
« Le lendemain, Alexandre entra dans l'arène, de concert avec Attale ; car pour faire plaisir à la foule, le gouverneur avait de nouveau réservé Attale pour les bêtes. Celui-ci donc et Alexandre, après être passés par tous les instruments inventés pour la torture et en usage dans l'amphithéâtre, après avoir soutenu un combat très rude, furent mis à mort en fin de compte eux aussi. Alexandre n'eut ni un gémissement, ni le moindre murmure ; il s'entretenait dans son cœur avec Dieu. Pour ce qui est d'Attale, lorsqu'il se trouvait assis sur la chaise de fer et qu'il grillait, tandis que de son corps montait une fumée de graisse, il dit en latin à la foule :
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*Ce que vous faites, c'est de l'anthropophagie ; nous, nous ne mangeons pas d'hommes et ne faisons rien de mal non plus*. On lui demande : -- *Quel nom a Dieu ? -- Dieu n'a pas de nom comme un homme,* répondit-il. »
On voit que le légat cède devant la foule réclamant Attale, « homme bien connu », et malgré le droit et l'ordre impérial, lui fait subir des supplices qui ne devaient pas être appliqués à un citoyen romain.
Il restait deux chrétiens : Blandine et un jeune garçon de quinze ans, Pontique. C'est avec eux que s'achève la geste des Lyonnais.
« Comme bouquet, le dernier jour de la fête, on introduisit de nouveau Blandine dans l'arène, et de concert Pontique, jeune garçon de quinze ans. On les avait eux-mêmes amenés à chaque séance pour voir comment les autres étaient traités. On les pressait de jurer par les idoles. Comme ils demeuraient inébranlables et manifestaient leur mépris pour ces idoles, la foule entra en fureur contre eux au point de n'avoir ni compassion pour l'âge de l'enfant ni retenue devant la jeune fille. On les fit passer par toutes les tortures et par le cycle au complet des supplices, les prenant chacun à son tour pour les forcer à jurer. On ne parvint pas à l'obtenir. Car Pontique était tellement encouragé par sa sœur ([^18]) que les païens se rendaient compte que c'était elle qui l'exhortait et l'assurait. Après avoir généreusement tenu bon devant tous les supplices, il rendit l'âme.
Restait la dernière de tous, la bienheureuse Blandine. Telle une mère au grand cœur qui a su de ses exhortations soutenir ses enfants et faire qu'ils la devancent en vainqueurs près de Dieu, elle passa à son tour par tous les combats auxquels ses enfants avaient été soumis, se hâtant pour aller les rejoindre, pleine de joie et d'allégresse devant ce départ, comme si elle était conviée à un festin de noces et non point jetée aux bêtes. Fouet, bêtes, gril se succédèrent, après quoi on la mit en fin de compte dans un filet pour l'exposer à un taureau.
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Lancée à maintes reprises en l'air par l'animal, elle n'avait plus aucun sentiment de ce qui lui arrivait, tendue qu'elle était vers ces biens que sa foi lui faisait espérer et captivée par un entretien qu'elle poursuivait avec le Christ. On l'immola elle aussi. Les païens reconnurent eux-mêmes que jamais chez eux femme n'avait souffert de tels tourments ni en aussi grand nombre. »
Ici se termine la description du martyre des Lyonnais en 177. Les noms de ceux qui furent exposés aux bêtes sont : Sanctus, Maturus, Attale, Alexandre, Ponticus et Blandine. Nous avons donc :
-- morts en prison : 9 hommes et 10 femmes,
-- ont eu la tête tranchée : 11 hommes et 13 femmes,
-- mis à mort par les bêtes : 5 hommes et 1 femme ;
soit 25 hommes et 24 femmes.
Il est plus que probable que le nombre total des victimes est supérieur au total de 49 que nous avons énuméré. Certaines éditions du texte de la lettre, dont celle des *Sources Chrétiennes* et le texte russe que nous avons, citent à la fin de la lettre le cas survenu en prison à un certain Alcibiade (qui peut être rapproché d'Alcipiades, cité au nombre des décapités). Cet Alcibiade « menait une vie tout à fait austère », mais « il ne prenait absolument rien, sinon du pain et de l'eau ; il s'efforçait de continuer à vivre ainsi même dans la prison. Mais Attale, après le premier combat qu'il avait soutenu dans l'amphithéâtre, eut une révélation lui disant qu'Alcibiade n'agissait pas bien en n'usant pas des choses créées par Dieu, et qu'il donnait occasion aux autres de se scandaliser ».
Il y a eu en effet une secte qui interdisait à ses fidèles de manger de la viande et du poisson. Des conciles y ont fait écho en condamnant cette pratique. Grâce aux remontrances d'Attale, « Alcibiade se laissa persuader de manger de tout, sans réticences et il en remerciait Dieu. Car il n'était pas inattentif à la grâce de Dieu et l'Esprit Saint était leur conseiller ».
La haine des païens contre les chrétiens ne s'est pas calmée par les supplices qui leur avaient été appliqués. La fureur des persécuteurs va se tourner contre les cadavres des martyrs, fureur très bien décrite dans les dernières lignes de la lettre :
96:220
« Ce n'est pas cependant que par là ait pris fin leur folle cruauté à l'endroit des saints. Il y avait de fait une bête féroce, le Démon, pour exciter ces tribus sauvages et barbares ; aussi avaient-elles du mal à se calmer. Leur emportement prit une autre direction, visant ce coup-ci les cadavres. Leur défaite ne les amenait aucunement à baisser pavillon, car ce n'étaient plus des hommes qui raisonnaient. Tant s'en faut, cette défaite échauffait plutôt leur colère, comme il arrive pour un fauve. Gouverneur et peuple rivalisaient de la sorte dans l'animosité qu'ils manifestaient contre nous. Ainsi l'Écriture trouva-t-elle son accomplissement : *Le pervers croîtra en perversité, et le juste en justice* ([^19])*.* Aussi bien, ceux qui étaient morts d'asphyxie en prison étaient-ils jetés aux chiens, avec cette précaution qu'une garde, de nuit comme de jour, empêchât que l'un d'eux fût enseveli par nous. On exposa à son tour ce que les bêtes et le feu avaient laissé subsister de fragments, soit déchirés, soit carbonisés. Les autres, qui avaient été décapités, gisaient pareillement sans sépulture, la tête et le tronc sous la garde de soldats qui veillèrent avec soin, de longs jours durant.
« Parmi les païens, les uns frémissaient de rage et grinçaient des dents contre les suppliciés, cherchant quelque vengeance supplémentaire à tirer d'eux. D'autres ricanaient et raillaient, tout en exaltant leurs idoles, auxquelles ils attribuaient le châtiment des chrétiens. D'autres enfin, plus réservés, jusqu'à se croire une certaine sympathie pour ces malheureux, ne les en blâmaient pas moins... *Où est leur Dieu,* disaient-ils, *et que leur a servi de l'honorer, en y sacrifiant leur vie même ?*
« Telle était, de la part des païens, la diversité des propos. De la nôtre, la peine était grande que nous avions au cœur à nous trouver dans l'incapacité de confier ces cadavres à la terre. La nuit ne nous était d'aucun secours pour cela, ni l'argent un moyen de persuasion, ni les supplications une possibilité d'obtenir un fléchissement. Ils prenaient au contraire toutes précautions utiles pour assurer leur garde, comme s'il y avait pour eux un gain considérable à écarter l'éventualité d'un ensevelissement.
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« Les cadavres des martyrs furent donc exposés à toutes sortes d'outrages et laissés à l'air libre pendant six jours. Après quoi, on les brûla et réduisit en cendres, balayures que les impies jetèrent au Rhône, le fleuve qui coule près de là. Ils voulaient qu'aucun vestige ne subsistât sur terre des cadavres. Ce qu'ils firent, comme s'ils pouvaient triompher de Dieu et enlever aux chrétiens la possibilité de revenir à la vie. Pour expliquer leur but, ils disaient : *Qu'ils n'aient plus l'espoir de ressusciter, espoir sur lequel ils ont eu appui pour introduire chez nous un culte étranger et nouveau, et pour mépriser les supplices en se montrant prêts à aller spontanément et avec joie à la mort. Voyons maintenant s'ils ressusciteront et si leur Dieu les pourra secourir en les arrachant de nos mains. *»
Ainsi se termine ce que nous possédons de la lettre.
L'acharnement contre les restes des victimes trouve son explication dans les croyances païennes. D'après celles-ci, le défunt dont le corps n'était pas mis en terre ou dont les cendres n'étaient pas déposées dans une urne errait sans trêve ni repos à la recherche d'une sépulture. Ainsi, privés de tombeaux, les martyrs devenaient des âmes à jamais malheureuses dans le royaume des ombres. De plus, les païens croyaient bafouer la foi chrétienne qui enseignait la résurrection des morts. Puisque rien ne subsistait des martyrs, la résurrection affirmée par les chrétiens était impossible.
Comment ne pas rapprocher les gallo-romains se moquant des chrétiens (« Où est leur Dieu ? ») des injures des juifs assistant au supplice de Notre-Seigneur : « Il s'est confié en Dieu, que Dieu le délivre maintenant, s'il l'aime » (Matthieu, XXVII, 43). « Sauve-toi toi-même » (Marc, XV, 30). « Il a sauvé les autres, qu'Il se sauve lui-même » (Luc, XXIII, 35).
La réaction des soldats romains de Lyon, comme de ceux présents au pied du Golgotha, atteste le même acharnement envers le Supplicié et les suppliciés.
Le Moyen-Age a connu les fêtes des Merveilles, qui se déroulaient sur la Saône, ainsi que la vénération des reliques de saint Pothin en l'église Saint-Nizier, et des reliques -- cendres et os des martyrs à l'église de Saint-Martin d'Ainay. Or nous avons lu dans la lettre que les cendres des martyrs furent jetées « au Rhône, le fleuve qui coule près de là », c'est-à-dire près de l'amphithéâtre situé sur les flancs de la Croix Rousse. Nous devons à Monsieur A. Audin l'identification de l'endroit probable où s'est faite l'immersion des cendres :
98:220
« Le point de la rive du Rhône aujourd'hui le plus proche de l'amphithéâtre est à chercher quai Saint-Clair, au débouché de la rue Royale (...). On admettra que l'immersion eut lieu aux environs de notre place Saint-Clair (...). Ce lieu était, dans l'antiquité, réservé aux morts (...). De là, des fondations et des abords de la chapelle Saint-Clair, proviennent plusieurs cippes et sarcophages. De là doit également provenir l'autel qui au XVI^e^ siècle servait de socle à une croix érigée sur le chemin de Saint-Clair ; cet autel avait été voué par le gladiateur Callimorphus à Mars (...). Callimorphus avait une raison pour dresser son autel en ce lieu ; sans doute représentait-il quelque chose de précis pour ceux qui faisaient métier de péril de mort (...). On se demande si l'autel n'était pas érigé près d'une sorte de *Charonia* où l'on détruisait les cadavres des gladiateurs, le jour où la protection de Mars leur avait fait défaut. Et l'on en vient à voir en ce lieu celui de l'immersion habituelle, rituelle et parfois symbolique, des victimes des jeux de l'amphithéâtre (...), gladiateurs vaincus, criminels du droit commun. »
Nous avons vu que les chrétiens faisaient partie de cette dernière catégorie.
Il est un fait que ce lieu ne fut pas oublié des chrétiens. Un sanctuaire -- *martyrium --* exista là, voué successivement à sainte Blandine, à saint Irénée et à saint Clair. Une procession traditionnelle y venait lors de la fête des Rogations, pour adresser des prières aux victimes de la persécution.
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#### *Les chrétiens de France face aux martyrs lyonnais*
Si les Lyonnais honoraient au Moyen-Age leurs martyrs par les fêtes des Merveilles, et si le Bréviaire lyonnais leur consacre un office, il semble que le reste de la France les ait ignorés. Lyon n'a pas été un centre de pèlerinage. Sauf erreur, les églises dédiées à saint Pothin, sainte Blandine au diacre Sanctus et aux martyrs de 177 sont plus que rares.
Ayant eu de nombreux contacts avec des religieuses catholiques de France, celles des écoles libres, des hospices et hôpitaux, nous n'avons jamais rencontré de sœur Blandine. Par contre, il y avait une Mère Blandine dans un des monastères féminins orthodoxes de France.
Il est vrai que l'enseignement dispensé dans les établissements libres ou de l'État ne réserve pas à ces héros de la foi la place qu'à notre avis ils méritent d'avoir.
Du livre d'Histoire ([^20]), que nous avons eu en mains il y a soixante ans, il nous est resté en mémoire la francisque, le vase de Soissons, Charlemagne et les enfants pauvres qui travaillaient bien, Philippe à la bataille de Poitiers, mais rien des martyrs lyonnais, dont d'ailleurs le résumé du 1^er^ chapitre ne parle pas.
Dans l'*Histoire de la Civilisation dans l'Antiquité jusqu'au temps de Charlemagne,* de Ch. Seignobos (Masson et Cie, Paris 1900), on trouve quelques lignes consacrées aux Lyonnais au chapitre « La Religion Chrétienne -- les martyrs » (pages 338-339) : « Dans la grande exécution faite à Lyon en 177, les chrétiens, après avoir été torturés et enfermés dans une étroite prison, furent amenés dans l'arène. Les bêtes les déchirèrent sans les tuer, on les assit alors sur une chaise de fer rougie au feu. Une jeune esclave, Blandine, qui avait résisté à tous ces supplices, fut mise dans un filet et exposée à un taureau furieux. »
100:220
*L'Histoire de France,* éditée en 1958 par Guillemain et Le Ster (Édition de l'École, Paris) ne comporte que deux lignes au paragraphe 4 du chapitre VII consacré au christianisme en Gaule. Après avoir indiqué que les empereurs romains persécutaient les chrétiens, on peut lire : « C'est ainsi que périrent à Lyon saint Pothin et sainte Blandine, cette courageuse jeune fille que les bêtes elles-mêmes respectèrent. » Une gravure représente une femme liée à un poteau et deux lions face à face auprès d'elle (page 67). Les ouvrages importants ne donnent -- s'ils en donnent -- pas plus de détails.
*L'Histoire Générale* de Lavisse et Rambaud (A. Colin, 1893) n'en dit absolument rien.
*L'Histoire de la Nation française* de Gabriel Hanotaux (15 volumes in 4° de 550 à 600 pages, *op. cit.*)*,* dans son tome VI d'*Histoire religieuse* par Georges Goyau (1922), consacre trois pages à l'Église de Lyon qui « se parait comme d'une gloire des sanglants souvenirs », mais ne parle pas de la lettre. (Nous y relevons que G. Goyau écrit que Ponticus était le petit frère de Blandine.) Ces trois pages s'expliquent probablement par le fait que G. Hanotaux et G. Goyau étaient tous deux catholiques.
Enfin le manuel que nous avions en faculté des Lettres (collection *Peuples et Civilisations,* 1938, *op*. *cit.*) expose en trois lignes, sans citer la lettre, que « l'Église qui s'était formée à Lyon... fut victime d'une persécution très cruelle » (p. 240).
Les Histoires de l'Église elles aussi sont très sobres au sujet de la persécution de 177 à Lyon. Ainsi l'*Histoire de l'Église* de David et Lorette (Blond et Cie, 1910) décrit cette persécution en quatre lignes (page 28) : « beau contingent au martyrologe... saint Pothin... saint Irénée (?)... sainte Blandine... ».
*L'Histoire de l'Église* de L. Marion, revue par V. Lacombe (Téqui 1942) donne enfin des détails en se référant à la lettre. La persécution y est décrite sur deux pages et demie.
101:220
Enfin la dernière en date, l'*Histoire de l'Église* du chanoine Rolin (que nous avons en mains), conforme au programme national d'enseignement religieux (Paris 1951), consacre aux Lyonnais deux lignes (page 17) : « La quatrième persécution s'est accomplie sous Marc Aurèle en 177... A Lyon fut martyrisé l'évêque saint Pothin, âgé de 90 ans et une jeune esclave du nom de Blandine. »
Les chrétiens de France, de quelque génération qu'ils soient, ne peuvent donc pas être accusés de méconnaître leur gloire, les hauts faits de leurs frères dans la foi. Le sang par eux versé étant la source dont doivent s'abreuver les chrétiens d'aujourd'hui.
Notre modeste ouvrage a justement pour but de ramener les chrétiens à cette source, car, comme l'écrit saint Jean de Damas ([^21]) :
« Il faut vénérer les saints ; ce sont des amis du Christ, des enfants, des héritiers de Dieu... Comment ne vénérerait-on les serviteurs devenus amis et fils de Dieu ? Car vénérer ces co-serviteurs pour leurs bienfaits, c'est montrer ses dispositions envers leur maître commun... Quelles peines n'endurerais-tu pas pour trouver un protecteur qui te recommande à un roi mortel et prononce à ta place les paroles convenables ? »
Ces saints, comment ne pas les vénérer, « eux qui protègent toute la race des hommes, qui pour nous font à Dieu les demandes ? Oui, certes, il faut les vénérer, en élevant à Dieu en leur nom des églises, en apportant nos dons, en honorant leur mémoire et en puisant en elle notre joie spirituelle, afin que cette joie à laquelle ils nous convient devienne la nôtre... Par des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels, du fond du cœur et par pitié pour ceux qui souffrent, nous, croyants, servons les saints, eux surtout qui ont servi Dieu.
102:220
Élevons-leur des stèles, des icônes, devenant en les imitant nous-mêmes leurs stèles et icônes vivantes (...) Honorons les martyrs appelés de toutes classes sociales, soldats du Christ, ayant bu son calice et baptisés alors du baptême vivifiant de sa mort, unis à lui dans ses souffrances et dans sa gloire ; leur digne chef est le proto-diacre et l'apôtre du Christ, le proto-martyr Étienne »*.*
*Terminé à Meudon le 30 avril 1977,*
*jour où nous faisons mémoire*
*du saint hiéromartyr Siméon,*
*archevêque de Séleucie-Ctésiphon*
*en Perse,* *341.*
Alexandre Troubnikoff.
Ami lecteur, si cette chronique, malgré ses imperfections, a provoqué chez toi un élan envers les martyrs de Lyon, souviens-toi dans tes prières de l'auteur, le prêtre Alexandre, ainsi que du sous-diacre Germain, du serviteur de Dieu Jacques, et des servantes de Dieu Marie, Catherine et Olga qui, à divers titres, ont aidé à la réaliser.
A. T.
Annexe I
LETTRE DE PLINE LE JEUNE A L'EMPEREUR TRAJAN AU SUJET DES CHRÉTIENS (111-113)
J'ai coutume, Seigneur de m'en référer à toi, pour tout ce qui soulève quelque doute. Qui pourrait mieux diriger mon hésitation ou éclairer mon ignorance ? Je n'ai jamais eu affaire aux chrétiens. Aussi ignoré-je si et jusqu'à quel point il faut les châtier ou les poursuivre.
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Je me suis demandé s'il fallait distinguer leur âge, agir à l'égard des jeunes comme avec des adultes, s'il fallait accorder le pardon à ceux qui se repentaient ou tenir compte de ceux qui renon aient a devenir chrétiens ; si le seul nom chrétien sans autre crime exigeait châtiment ou s'il fallait punir les crimes attachés au nom. En attendant voici la règle que j'ai suivie à l'égard de ceux qui m'ont été déférés comme chrétiens.
Je leur ai posé la question, s'ils étaient chrétiens. Ceux qui ont passé aux aveux, je les ai interrogés une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice. Ceux qui ont persisté, le les ai fait conduire à la mort. Un point est hors de doute pour moi, quelle que fut la nature du délit avoué, l'entêtement, l'obstination inflexible devaient absolument être punis. D'autres atteints de la même folie exhibaient leurs titres de citoyens romains ; je les ai assignés pour être renvoyés à Rome.
Puis au cours de la procédure, l'accusation prenant des formes diverses, plusieurs cas se sont présentés. On déposa un libelle anonyme, contenant beaucoup de noms. J'ai cru devoir faire relâcher ceux qui niaient être ou avoir été chrétiens, quand ils invoquaient après moi les dieux, qu'ils suppliaient par l'encens ou le vin ton image que j'avais apportée à cet effet avec les autres statues des divinités, ou s'ils maudissaient Christus, ce que la force elle-même ne peut arracher, dit-on, à ceux qui sont vraiment chrétiens.
D'autres, dénoncés par le délateur, ont d'abord affirmé qu'ils avaient été chrétiens, mais bientôt le nièrent, avouant qu'ils l'avaient été, mais qu'ils avaient cessé de l'être, les uns depuis trois ans, d'autres depuis plus longtemps encore, l'un ou l'autre depuis vingt ans. Tous ceux-là ont vénéré ton image, les statues des dieux, et maudit Christus.
Ils affirmaient que toute leur faute ou toute leur erreur se serait bornée à se réunir habituellement à jour fixe, avant l'aube, pour chanter en chœurs alternés des hymnes au Christ comme à un Dieu ; à s'engager par sermon non à quelque crime, mais à ne pas commettre de vol, de brigandage, d'adultère, à ne pas manquer à la foi jurée, à ne pas nier un dépôt, puis de se retrouver pour prendre ensemble un repas, mais un repas ordinaire et inoffensif. Et même ils avaient cessé cette pratique depuis l'édit par lequel, conformément à tes ordres, j'avais interdit les hérésies.
Il m'a paru nécessaire de recourir à la torture pour savoir le vrai à deux servantes de celle qu'on appelle diaconesse. Je n'ai trouvé qu'une superstition pernicieuse et démesurée. J'ai donc suspendu l'instruction afin de te consulter. L'affaire m'a paru le mériter, surtout à cause du nombre de ceux qui sont en péril. Un grand nombre de personnes de tout âge et de toute condition, des deux sexes, sont ou seront appelées en justice. Ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que cette superstition contagieuse a gagnés. Je crois qu'on pourrait l'arrêter et y porter remède.
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De fait, on a déjà pu constater que les temples, qui étaient à peu près abandonnés, ont recommencé à être fréquentés ; les fêtes solennelles longtemps interrompues ont été reprises ; on remet en vente des viandes sacrifiées qui ne trouvaient plus que de rares acheteurs. Il est donc facile de concevoir le nombre de personnes que l'on pourrait ramener si on laissait la place au repentir.
Annexe II
RÉPONSE DE L'EMPEREUR TRAJAN A PLINE :
Tu as suivi la marche que tu devais, cher Secundus, dans l'examen des causes de ceux qui ont été déférés à ton tribunal comme chrétiens. En pareille matière, en effet, on ne peut établir une règle fixe pour tous les cas. Il ne faut pas les rechercher ; si on les dénonce et qu'ils passent aux aveux, il faut les punir. Celui toutefois qui nie être chrétien et qui prouve son affirmation par ses actes, c'est-à-dire en adressant des prières à nos dieux, obtiendra le pardon comme récompense de son repentir, quels que soient les soupçons qui pèsent sur lui pour le passé. Pour ce qui est des dénonciations anonymes, dans quelque accusation que ce soit, il n'en faut pas tenir compte ; c'est un procédé exécrable, indigne de notre temps.
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### Rectifications
par Paul Bouscaren
L'entourloupette dialectique : « L'adhésion au P.C. ou le refus d'y entrer ne sont pas des questions religieuses, ce sont des problèmes politiques. Il faut les traiter en termes politiques. » (*Témoignage chrétien,* cité par *Le* *Figaro* du 10 juin 1976, page 2.)
1°) Outre l'adhésion au P.C. et le refus d'y entrer, il y a lieu, -- et comment ! -- de se proposer la guerre au P.C. en guerre contre toute société non communiste.
2°) De façon générale, si adhérer ou non à *un* parti politique est affaire de politique, rien n'empêche *tel* parti d'être autre chose que politique, -- supposé même que ce ne soit pas le cas de tous nos partis démocratiques en tant que démocratiques.
3°) Le pouvoir politique a de plus en plus, et déjà intolérablement, toute la vie sociale à sa discrétion, pour le mal sinon pour le bien ; aider ou non un parti à prendre le pouvoir intéresse donc l'entière vie sociale, donc, la religion.
4°) Enfin et surtout, si un choix politique doit avoir ses raisons politiques, sous peine évidente de se dire politique sans l'être, le chrétien qui rend de la sorte à César ce qui appartient à César doit aussi rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, en cet acte-là comme en tout autre ; et ce christianisme vécu est d'Église, il faut que le citoyen catholique y consente, comprenne que pourra le concitoyen qui ne l'est pas.
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5°) A pareille manière dialectique, on pourrait dire ceci : administrer ou non tel remède à tel malade est un problème médical, qu'il faut traiter en termes de médecine ? Sans doute ; mais humainement, que faudra-t-il en faire ou ne pas faire, si, par exemple, il y a volonté contraire du malade, avec plus ou moins de raisons de circonstance ?
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Autres entourloupettes, pour ou contre le plaisir, pour ou contre le profit ; quelles sottises ce sont là, et quelle sottise il y a là ! L'homme ne peut vivre sans plaisir, ni la société sans le profit, on devrait en avoir l'évidence ; mais le seul plaisir pour fin détruit la vie des hommes, heureusement, et non moins heureusement, le seul profit pour fin détruit la vie sociale. Impossible de vivre sans plaisir, impossible aussi de vivre pour le plaisir ; est-ce donc trop difficile à comprendre ? De même quant au profit. Heureusement, si l'animal raisonnable n'est pas un pur animal, si l'animal politique n'est pas pour autant un mangeur d'hommes en liberté. La sottise est de faire aux humains l'excès d'honneur et l'indignité de les suivre dans leur vie pour ou contre n'importe quel faux dieu, alors que le seul vrai Dieu nous impose réellement d'être pour ou contre lui.
« Cette étrange matière » (Alfred Kastler) ... de la science matérialiste, matière qui n'est que *matière* pour être quelque *corps* au monde que ce soit ; aux yeux ouverts d'Aristote, tout corps est matière et forme, principe matériel et principe immatériel ; et en quoi avons-nous plus de « contradiction » avec les corpuscules discontinus et les ondes continues ?
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Il est humain de se faire une idée de ce qui nous intéresse, -- la France, entre autres, -- inhumain de réduire la réalité en cause à l'idée la plus belle du monde ; au service de la révolution ; à la manière de la gauche.
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Faire voir que son nez n'est pas le sien, liberté démocratique où dominent à l'envi, grâce à la même information, le communisme dans le monde et le gaullisme en France.
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Toute mon activité libre doit être théologale pour être chrétienne, et, à mesure, elle est sacrée pour moi, sans différence de la prière et de l'action, ni de telle action avec telle autre. (Ainsi Louis de Gonzague a-t-il pu jeter la réponse justement célèbre : « Je continuerais à jouer à la balle au chasseur. » Il s'agissait de lui !) Mais la prière est théologale et sacrée *ou elle n'est pas,* nullement le travail, qu'il soit professionnel ou de service bénévole. Faute de maintenir cette distinction de l'activité, sacrée ou profane, est-ce que l'on ne demande pas trop à beaucoup de chrétiens ?
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« Ce que je crois » : les hommes peuvent tout croire, vivant comme ils vivent, et en particulier leurs refus de croire, mais comment chacun se permet-il de croire ce qu'il croit ? « Liberté, égalité, fraternité » : quelles conséquences tirez-vous de vos principes, voilà ce qui en juge comme vos principes. Manière de croire et conséquences reçues, il est joli, l'homme moderne ! « Ces incroyants se fient à leur raison » : le savant Robert Debré semble ignorer que le croyant, lui aussi, pour croire de foi catholique, se fie à sa raison ; ignore-t-il aussi ce qu'en dit Pascal : « Rien de plus conforme à la raison que ce désaveu de la raison. »
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Classe de Seconde, « Initiation aux faits économiques et sociaux ». Un amoncellement de faits à écraser de si jeunes esprits, et si incultes. « Économiques et sociaux » : la société pour et par les besoins économiques, c'est du marxisme. Les hommes : en masse ; l'homme démographique, l'homme statistique. « La statistique, cette forme très élaborée du mensonge » et « qui permet de dire n'importe quoi ». Section II, la famille, -- et ça commence bien ! N.B. la photo sympathique de Moscou ; et toutes les autres photos U.R.S.S. ou Chine sont aussi sympathiques, au contraire de plusieurs photos de France. Il est inhumain de parler de faits humains où l'on ne regarde qu'aux faits *scientifiques,* sans vouloir en juger par le rapport des faits *réels* à la vie humaine réelle.
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« Obligé, pour peu qu'on vive en société, de subir une tutelle, on devrait mettre sa gloire à ne pas la choisir. Se choisir un maître !... » (Jacques Laurent, cit. *La revue universelle.*) Attention, attention, il y a maître et maître, et de plusieurs sortes, pour l'animal obligé de vivre en société qu'est l'homme (et non seulement obligé pour vivre en société). S'il ne s'agit pas d'un maître selon notre besoin social, d'un maître pour le bien commun social, disons alors un tyran ; et c'est le cas démocratique, avec son volontarisme de liberté, d'égalité, etc. ; alors, oui, on doit se récrier avec Jacques Laurent. Mais un prince pour le bien commun est le maître-serviteur de la société, ce n'est pas un maître pour les hommes, à proprement parler, mais pour leur milieu social. On peut et l'on doit, à proprement parler, donner toute sa force à la parole de Notre-Seigneur : « Vous n'avez qu'un maître qui est le Christ », -- *vous*, les humains que l'Évangile regarde personnellement.
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Le libéralisme, ou la liberté sans la vérité, le totalitarisme, ou l'unité sans la vérité ; libéralisme ou totalitarisme, l'homme sans Dieu, l'homme qui est Dieu pour l'homme. A qui, ou plutôt à quoi, le Concile et son esprit ont ouvert l'Église.
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Ce n'est pas le monde que Dieu a fait à son image et à sa ressemblance, en le créant, c'est l'homme ; non pas l'homme spécifique, mais l'être humain personnel, qui est Adam et qui est Ève. Pour sauver le monde, Dieu a donné son Fils unique fait homme entre les hommes ainsi que tout homme est un homme, et non pas l'homme, derechef. C'est en la vie de chacun des hommes que Dieu est présent au monde, c'est en la vie et la mort de l'homme Jésus-Christ que Dieu s'est réconcilié le monde. Il y a inversion de la foi chrétienne à vouloir ce monde tout en Dieu fût-ce évolutivement et au terme de l'histoire, à mettre le salut du monde dans la gloire du Christ, comme si le Christ n'avait pas dû souffrir notre esclavage et mourir sur la croix pour entrer dans sa gloire divine.
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Je ne vois pas que la doctrine de saint Thomas (II. II. 47, II, ad 3) permette la formule habituelle, en deux coups de rasoir : « ce n'est pas l'homme qui est pour la société, mais la société pour l'homme » ; l'homme est pour Dieu comme sa Fin dernière, le bien commun de la société n'est pas moins une fin pour le bien particulier de chacun ; être pour Dieu comme il appartient à Dieu ne dispense pas l'homme d'être pour la société comme à la société il appartient, par nécessité qui fait loi, c'est-à-dire qui oblige en conscience.
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« On ne peut devoir à Dieu que tout soi-même, y compris sa liberté », très bien à Maurice Clavel de le dire (*Dieu est Dieu...* page 200), et très bien de vomir l'hypothèse « pastorale », celle « des hommes existant par eux-mêmes, librement rassemblés autour d'un certain Jésus, avec une existence, une humanité, une liberté qui ne lui devraient rien au préalable, avec une humanité jugeante et la liberté d'un choix révocable » (page 202) ; mais quel rapport de cette hypothèse avec la foi, la théologie, la liturgie, la prédication traditionnelles de l'Église catholique, sinon par mutation pastorale post-conciliaire, amorcée avec *Pacem in terris ?* La foi chrétienne et la culture moderne sont incompatibles, et par la transcendance de Dieu en la première, et par l'homme suffisant à l'homme en la seconde, c'est la thèse présentée comme sienne d'origine par Maurice Clavel ; illusion peu cohérente avec son grief de lâchage du Christ par l'Église de Paul VI. La vérité de l'Église traditionnelle, c'est la transcendance absolue de Dieu, et la transcendance relative de la créature faite à son image et à sa ressemblance ; le mensonge moderne de la transcendance absolue de l'homme en sa liberté, en effet incompatible avec l'Évangile, se contrebat lui-même par la rétention de la science galiléenne à la vérité du monde, la vérité de l'homme à la suite comme un produit du cosmos scientifique. Rien de tout cela, pour aveugle qu'y soit le modernisme, n'a dû attendre Clavel pour être dit et répété parmi les chrétiens ; il faut conseiller à cet homme de gauche quelques lectures de droite qui lui manquent, semble-t-il.
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« Tertullien écrivant « On naît païen, on devient chrétien », pose la question à merveille. Si le paganisme est naturel, le christianisme n'est-il alors qu'accidentel ou artificiel ? » (Ibid., page 241.)
1°) Ce que je trouve aussitôt chez Tertullien, c'est : « De vestris sumus. Fiunt, non nascuntur christiani » (Apologet. 18) -- nous sommes des vôtres ; on ne naît pas chrétien, on le devient.
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2°) « On naît païen, on devient chrétien », il y a deux sens possibles : ou bien, la naissance humaine est païenne, tout homme naît païen ; ou bien, on naît païen comme l'on naît athénien ou romain, tandis que chrétien, il y faut une nouvelle naissance, non de nature, mais de grâce.
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« Non, Jésus-Christ n'a pas fondé le christianisme... » (Ibid., page 259), pour la bonne raison que le christianisme, c'est Jésus-Christ lui-même, cru, aimé, suivi, selon que lui-même nous donne de croire en lui, de l'aimer, de le suivre ; n'empêche que cela en nous n'est pas identiquement le Fils de Dieu fait homme, mais « Jésus-Christ répandu et communiqué », mais l'Église, mais la religion chrétienne en sa vérité incomparable, et pourtant comparable, de religion entre les religions, selon que les chrétiens sont des bommes entre les hommes, non les créatures de la foi rêvées par M.C. Ce rêve ignore-t-il la parabole sur la parole de Dieu comme une semence, et les hommes les différents terrains où tombe la semence, pour s'y perdre ou y terrains selon que les terrains demeurent ce qu'ils sont, la bonne terre comprise, qui rapporte trente, soixante, ou cent pour un ?
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« ...L'Église...qui n'est pas le moyen de la vie surnaturelle des hommes ensemble, mais cette vie elle-même. » (Ibid., page 266.) L'Église est Jésus-Christ vivant en nous la vie qui est sa vie à lui, mais cette vie de Jésus-Christ n'est vécue par chacun de nous que comme membre de l'Église, donc, moyennant l'Église. Cette vérité sociale de la vie chrétienne redouble et consacre la vérité sociale de la vie humaine, les hommes ne pouvant vivre chacun sa vie humaine que dans le milieu social, qui est naturel et qui est historique, avant le milieu de grâce divin et temporel. Pas plus dans l'Église que dans la société, les individus humains ne peuvent identifier le milieu interne de leur vie avec son milieu externe, pour dire avec M. C. : « Je dois tout à l'Église, et n'ai pas de « gratitude » envers elle, puisque j'en suis et qu'elle est moi. » (p. 268). Jésus-Christ est la vraie Vigne dont nous ne sommes que les sarments. Il est la Voie, la Vérité, la Vie ; que la Vie soit notre vie à chacun, et la Marche notre marche, ça ne doit pas faire illusion, aucun de nous ne peut être, ni pour lui-même, ni pour autrui, ni le Chemin, ni la Lumière, mais le seul Christ en son Église.
Paul Bouscaren.
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### Mgr Dupanloup
par Jean Crété
*L'année 1978 est celle du centenaire de la mort de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, qui fut, avec le cardinal Pie -- et parfois, en opposition avec lui -- un des plus illustres évêques français du XIX^e^ siècle.*
DANS SES CARNETS INTIMES, Mgr Dupanloup fait parfois -- rarement -- une allusion douloureuse à l' « opprobre » de sa naissance, antérieure au mariage de sa mère avec François Dupanloup. D'origine savoyarde, Félix Dupanloup deviendra prêtre à Paris. Il lui sera donné d'assister Talleyrand à son lit de mort (1838). Mais ce qui valut à l'abbé Dupanloup une véritable notoriété, ce fut son succès sans égal dans l'enseignement du catéchisme aux enfants. Il a été, sur ce point, non un novateur, mais un rénovateur.
Depuis le XVII^e^ siècle, nous avions, en France, des catéchismes, par questions et réponses, à l'usage des enfants. Chaque diocèse avait le sien ; et trop souvent l'évêque en fonction éprouvait le besoin de publier un nouveau catéchisme ; ceux du XVIII^e^ siècle étaient plus ou moins teintés de jansénisme ; en outre, les réponses étaient d'une longueur et rédigées dans un style qui les rendaient inapprenables ; les questions elles-mêmes étaient parfois imprécises et propres à égarer l'enfant.
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Napoléon avait fait publier un *catéchisme impérial* unique pour toute la France ; ce texte était bien mieux rédigé, bien plus accessible aux enfants que les catéchismes du XVIII^e^ siècle ; il avait l'inconvénient d'être publié et imposé par une autorité incompétente ; le pouvoir civil, fût-il impérial, n'a pas la mission de publier un catéchisme. En outre, Napoléon n'avait pas manqué de faire ajouter au chapitre sur le quatrième commandement de Dieu quelques réponses, dont l'une rédigée de sa propre main, sur les devoirs envers Sa Majesté impériale. A la Restauration, les évêques réintroduisirent purement et simplement les catéchismes du XVIII^e^ siècle. Ce fut le mérite de l'abbé Dupanloup de sortir de l'ornière : les pauvres enfants s'embrouillaient dans des questions qui parfois revenaient en termes identiques pour des sujets totalement différents, bafouillaient, trébuchaient sur des tournures de phrase trop compliquées. L'abbé Dupanloup rédigea un catéchisme simple, clair, avec des questions précises, et en reprenant toujours mot à mot les termes de la question dans la réponse ; en outre, il veilla à faire des réponses aussi courtes que possible, et élimina totalement le venin janséniste qui infectait les catéchismes en usage.
Devenu évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup fit imprimer son catéchisme, qui devint le *catéchisme à l'usage du diocèse d'Orléans,* tel que nous l'avons connu et appris dans notre enfance. Dans les années qui suivirent, tous les diocèses de France adoptèrent des catéchismes qui, sans copier servilement le catéchisme d'Orléans, étaient composés selon les mêmes principes et la même méthode. Pendant environ quatre-vingts ans, les diocèses de France eurent des manuels de catéchisme authentiquement catholiques et bien adaptés à l'usage des enfants du peuple. Après 1870, on ajouta une question et sa réponse sur l'infaillibilité du pape. A la fin du siècle, il fallut, hélas, ajouter une question, et sa réponse, sur le divorce. Lorsque en 1939, Mgr Courcoux, sans enthousiasme et avec deux ans de retard, imposa le *catéchisme des diocèses de France,* adopté en 1937 par l'assemblée des cardinaux et archevêques, ce fut, dans le clergé, une consternation dont nous gardons un très vif souvenir. Nous-même, pour nous être évertué à enseigner les rudiments à des enfants du peuple, pouvons témoigner que le texte de 1937 était rigoureusement inapprenable.
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Nous ignorions alors jusqu'à l'existence du catéchisme de saint Pie X, et les prêtres l'ignoraient tout autant que nous. Aussi, eux et nous, avons-nous continué à faire usage, tant qu'on put en trouver des exemplaires, du catéchisme du diocèse d'Orléans.
C'est essentiellement au succès éclatant de ses catéchismes parisiens que l'abbé Dupanloup dut d'être appelé par M. de Falloux, ministre des cultes, à occuper le siège d'Orléans, rendu vacant par la mort de Mgr Fayet, victime du choléra (avril 1849). Pie IX était alors réfugié à Gaète. Les bulles d'institution, datées de Naples, ne furent délivrées qu'en septembre. Mgr Dupanloup se fit sacrer en décembre 1849 et fit quelques jours plus tard son entrée à Orléans.
Le clergé orléanais s'aperçut tout de suite que le nouvel évêque avait du caractère. Le doyen de Beaugency avait profité de la vacance du siège pour rendre publique son adhésion à une secte hérétique de très bas étage, et les vicaires capitulaires avaient fermé les yeux. Mgr Dupanloup s'occupa tout de suite de cette affaire, qui fut rapidement réglée sans aucun ménagement pour la personne du délinquant. Mgr Dupanloup se montra toujours intraitable sur les questions de foi, de morale, de discipline ecclésiastique. Son grand mérite est d'avoir travaillé avec ténacité pendant plus de vingt ans à la conversion de son diocèse et avant tout, à celle de son clergé. Il commença son épiscopat par une vaste enquête sur les paroisses. La situation n'était pas brillante. Mgr Dupanloup se montra frappé surtout par la désaffection des fidèles à l'égard de la sainte eucharistie. « Il y a des paroisses, note-t-il dans son carnet, où il n'y a plus aucune communion depuis des années ; il y en a une, où la fabrique a vendu la table de communion parce qu'elle ne servait à rien ; il y en a une où il est convenu que le curé ne parlera jamais des pâques. » C'était vrai. Dans notre paroisse d'origine, qui comptait alors douze cents habitants, il n'y avait, en 1836, que deux vieilles femmes qui faisaient leurs pâques. Trente ans plus tard, la paroisse comptait cent soixante pascalisants, dont quelques hommes. Cette remontée, due au zèle de deux jeunes curés, était en partie antérieure à l'épiscopat de Mgr Dupanloup. Mais un peu partout, dans le diocèse, on note des remontées analogues.
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Mgr Dupanloup ne cessait de stimuler le zèle de ses curés, exigeait d'eux l'application assidue à toutes les œuvres du ministère : catéchismes, prédication, visite régulière des paroissiens, tenue exacte des registres, notamment du status animarum. Les prêtres étaient surveillés de près, et quiconque s'écartait de la droite ligne était assuré d'avoir, dans l'année, une mutation qui ne serait pas une promotion ! Au contraire, les meilleurs prêtres, ceux qui avaient fait leurs preuves, étaient placés aux postes les plus importants. « Nommer le plus digne ; sinon, péché mortel » : cette brève note, inscrite par Mgr Dupanloup sur son carnet à la veille de son sacre, commanda toujours sa conduite. Trop vif, Mgr Dupanloup fut parfois injuste envers certains prêtres, quitte à racheter plus tard son injustice s'il s'en apercevait. Mgr Dupanloup eut, au plus haut degré, le souci du recrutement et de la bonne formation du jeune clergé. Le petit séminaire de La Chapelle Saint-Mesmin, fondé par Mgr Fayet, fut réorganisé, le corps professoral en fut entièrement renouvelé, et il devint un des établissements les plus célèbres de France. Sans doute, ce n'était pas un petit séminaire tel que Rome l'a toujours demandé, ne recevant que des enfants se destinant au sacerdoce. Un tel établissement n'eût pas été viable dans le diocèse d'Orléans ; des impératifs financiers obligeaient à admettre au petit séminaire des élèves ne se destinant pas au sacerdoce ; les pensions payées par leurs parents permettant d'admettre gratuitement les enfants pauvres qui donnaient des signes de vocation. Le niveau des études était tel que les élèves pouvaient jouer de mémoire, devant un parterre d'évêques, de prêtres et de parents, les pièces des auteurs grecs.
Le grand séminaire, restauré au début du siècle par Mgr Bernier, confié de nouveau aux sulpiciens par Mgr de Beauregard, n'eut pas besoin de grandes transformations. A un vieux supérieur, un peu tatillon, succéda vers 1865 un jeune sulpicien, M. Branchereau, en pleine communion d'idées avec Mgr Dupanloup. Celui-ci poussa les jeunes prêtres les mieux doués à préparer le doctorat en philosophie ou en théologie. Le diocèse eut alors une pléiade de jeunes docteurs. L'un d'eux, l'abbé Baunard, dont l'auteur de ces lignes est un lointain cousin, devait faire par la suite une carrière éclatante aux facultés catholiques de Lille. Mgr Dupanloup lui avait confié l'aumônerie du lycée d'Orléans, poste considéré alors comme très important.
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L'abbé Baunard était ultramontain, avec autant de discrétion que de fermeté ; cela lui valut parfois quelques difficultés avec son évêque, et il n'était pas le seul à en avoir. Mgr Dupanloup, en effet, prit, dans les affairés politiques et religieuses de son temps, des positions qui ne varièrent jamais : il était libéral modéré, gallican modéré ; mais il le fut avec obstination et affirma ses positions avec une vigueur qui entraîna souvent de très vives controverses. En politique, il était partisan résolu du régime parlementaire et des « libertés publiques » affirmées par la révolution française. Ce fut au nom de ces principes qu'il revendiqua la liberté de l'enseignement, se heurtant vivement aux catholiques qui la demandaient au nom des droits de l'Église ; il contribua beaucoup à faire adopter la loi Falloux qui assura la liberté à l'enseignement secondaire, et il a laissé son nom à la loi qui, après 1870, accorda une possibilité d'existence à l'enseignement supérieur libre.
Mgr Dupanloup, très jaloux de l'indépendance des évêques à l'égard du pape, n'en défendit pas moins Pie IX contre la politique italienne de Napoléon III. Un journaliste ayant eu l'imprudence de lui objecter le « loyalisme » de son lointain prédécesseur, Mgr Rousseau, envers Napoléon I^er^, Mgr Dupanloup fit rechercher les mandements de Mgr Rousseau qui, effectivement, louaient, encensaient, exaltaient le grand empereur, au plus fort de son conflit avec Pie VII. Aussitôt, Mgr Dupanloup rédigea une lettre dans laquelle il stigmatisait sans aucun ménagement la servilité de son prédécesseur. Le gouvernement persuada les héritiers de Mgr Rousseau d'intenter un procès en diffamation à Mgr Dupanloup. Mgr Pie et un grand nombre d'autres évêques se portèrent solidaires de l'évêque d'Orléans. Le procès eut un grand retentissement et tourna à la gloire de l'accusé. La Cour impériale ([^22]) rendit un arrêt, qui fait jurisprudence, déclarant que la loi française n'admet pas qu'il puisse y avoir diffamation à l'égard d'un mort.
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Dès l'annonce du concile du Vatican, Mgr Dupanloup engagea le combat par un écrit anonyme déclarant qu'il était inconcevable que les États généraux de l'Église en arrivent à proclamer la monarchie absolue. La comparaison était on ne peut plus malheureuse. Mgr Dupanloup dont le style était très reconnaissable, s'attira de vives répliques, dont une de Louis Veuillot. Bien avant l'annonce du concile, Mgr Dupanloup et Louis Veuillot s'étaient opposés dans de vives controverses. Mgr Dupanloup avait interdit à ses prêtres la lecture de *L'Univers.* Naturellement, l'interdiction n'était pas respectée, étant sans fondement. Quelques prêtres courageux et malicieux poussaient même l'audace jusqu'à mettre *L'Univers* sous les yeux de l'évêque en lui disant d'un ton innocent : « Tenez, Monseigneur, il y a un article très intéressant de Louis Veuillot aujourd'hui. » Mgr Dupanloup avait bien trop d'esprit pour s'en fâcher ; sans dire un mot, il lisait avidement l'article de son rival ! La politique italienne de Napoléon III avait momentanément réalisé l'unité des catholiques ; le concile les sépara. La polémique fut très vive avant et pendant le concile. Mgr Dupanloup, qui faisait profession de ne combattre que l'*opportunité* de la définition de l'infaillibilité du pape, fut amené, dans l'ardeur de la lutte, à accepter des alliés ayant des positions beaucoup plus radicales : Mgr Darboy, Mgr Maret, le Père Gratry, le Père Hyacinthe. Au cours même du concile, Mgr Dupanloup eut pour principal compagnon de combat le très jeune évêque de Dräkovar, Mgr Strossmayer qui, lui aussi, avait une position très radicale. Les principaux défenseurs de l'infaillibilité étaient Mgr Pie, évêque de Poitiers, et Mgr Deschamps, évêque de Malines. Leurs exposés doctrinaux, d'une parfaite clarté, emportèrent l'adhésion d'un grand nombre d'évêques arrivés au concile sans avoir d'idées bien nettes sur la question. L'opposition avait joué son rôle normal : elle avait rendu nécessaire la définition qu'elle déclarait inopportune ; elle avait contraint les rédacteurs du texte au maximum de clarté et de précision. A la veille du vote définitif, plus de cinquante évêques opposants se réunirent : ils avaient décidé de voter : *Non placet,* quand Mgr Dupanloup arriva, un peu en retard. Il prit la parole pour combattre la résolution : « Nous ne pouvons pas voter : *Placet ;* on ne nous croirait pas. Nous ne pouvons pas voter : *Non placet ;* l'univers chrétien ne nous comprendrait pas et serait peut-être scandalisé ; il faut nous abstenir. » Tous les évêques présents se rallièrent à son avis et votèrent une adresse à Pie IX, expliquant que, ne pouvant pas dire oui et ne voulant pas dire non à leur père dans une question qui le touchait de si près, ils prenaient le parti de s'abstenir et de quitter Rome.
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Le lendemain, la constitution dogmatique était votée à l'unanimité, moins deux voix. Mgr Dupanloup avait rendu un immense service à l'Église : l'opposition de plus de cinquante évêques à la définition aurait troublé bien des âmes, et les schismes vieux-catholiques, qui se déclarèrent en Allemagne, en Suisse et ailleurs, auraient peut-être pris beaucoup plus d'ampleur si les évêques opposants avaient voté *Non placet.*
De retour en France, Mgr Dupanloup dut affronter la guerre. A la fin de l'année, Orléans fut occupée, libérée, puis de nouveau occupée. Un discours patriotique prononcé par Mgr Dupanloup lors de l'éphémère délivrance de la ville, le mit en posture fort délicate lors de la seconde occupation ; les Prussiens n'osèrent toutefois pas l'arrêter. A l'armistice accordé à la France pour lui permettre d'élire une assemblée nationale, des notables orléanais vinrent supplier Mgr Dupanloup de se présenter. Il hésita un peu, puis accepta. Élu sur la liste conservatrice, il siégea dans la majorité, qu'on pourrait appeler catholique libérale, de l'assemblée ; il aurait accepté aussi bien une république conservatrice qu'une royauté parlementaire : ni l'une ni l'autre ne purent être instaurées, et l'on eut, en 1876, la république anticléricale. Mgr Dupanloup, devenu sénateur inamovible, la combattit vivement. A partir de 1871, il résida à Viroflay beaucoup plus qu'à Orléans ; il finit même par accepter un coadjuteur, Mgr Coullié ([^23]). Il ne se désintéressait pourtant pas de son diocèse. Les difficultés qu'il eut alors avec les ultramontains furent aggravées par les maladresses de certains prêtres de l'évêché, qui profitèrent des absences de l'évêque pour faire du zèle. Il faut l'avouer : Mgr Dupanloup gardait de l'amertume de la définition de l'infaillibilité pontificale : sincèrement soumis au dogme ainsi défini, il s'irritait fort de l'avantage que les catholiques ultramontains en tiraient inévitablement. D'où sa mauvaise humeur à l'égard des prêtres -- ou des journalistes -- qu'il savait être du sentiment opposé au sien.
118:220
Il faut dire, à sa décharge, que le plus bruyant des ultramontains d'Orléans, Mgr Pelletier, chanoine titulaire, passait toutes les bornes de l'insolence envers son évêque et inondait Louis Veuillot d'informations plus ou moins exactes. Heureusement Louis Veuillot connaissait son homme et il se garda bien de lui ouvrir les colonnes de *L'Univers.*
L'année 1878 était celle du centenaire de la mort de Voltaire. Les anticléricaux entreprirent de le célébrer bruyamment. Mgr Dupanloup fit front et publia une lettre dénonçant l'écrivain impie, adulateur de la Prusse, insulteur de Jeanne d'Arc ; de Jeanne d'Arc, dont le procès de béatification allait s'ouvrir à Rome ! Il ne devait aboutir qu'en 1909.
La lutte contre la glorification de Voltaire était la dernière bataille qu'il était donné à Mgr Dupanloup de livrer. Très fatigué, il partit se reposer dans sa Savoie natale et y mourut à l'âge de 76 ans. Son corps fut ramené à Orléans et inhumé dans la cathédrale. Au lendemain de la mort de Mgr Dupanloup, *L'Univers* paraissait en deuil, et Louis Veuillot y rendait un émouvant hommage à l'évêque qui avait été, tour à tour, son compagnon de lutte ou son adversaire. Avec une belle loyauté, le grand publiciste rendait justice au grand évêque d'Orléans.
Un siècle a passé. Le recul du temps ne peut que nous confirmer la justesse du jugement final de Louis Veuillot s'il se trompa parfois, Mgr Dupanloup n'en fut pas moins un grand évêque.
Jean Crété.
119:220
### Il y a dix ans mourait Dom Aubourg
par Louis Salleron
DOM AUBOURG est mort dans la nuit du 10 au 11 décembre 1967. J'ai dit qui il était dans le numéro 120, février 1968, d'ITINÉRAIRES. Au dixième anniversaire de sa mort je m'interroge une fois de plus : que penserait-il, qu'écrirait-il, que dirait-il *aujourd'hui ?* Sur le fond, je le sais bien ; et tous ceux qui l'ont connu ou qui, simplement, ont lu ses *Entretiens sur les choses de Dieu* ([^24])*,* le savent également. Mais sur le détail ?
Son immense culture exégétique, théologique et liturgique nous a manqué au moment même où elle aurait eu à éclairer des esprits mieux armés par leur baptême que par leur science pour s'opposer aux experts. Je me souviens qu'au moment de la publication de la Constitution conciliaire sur la liturgie, comme je lui disais la bonne impression que j'en avais, il hocha la tête : « Attendons de voir ce qu'on va en faire », me déclara-t-il, prudent. Il est mort avant de pouvoir le voir, mais je me souviens encore de mon étonnement quand il me dit : « Je me demande s'ils toucheront au canon. » Je n'eus pas la présence d'esprit de l'interroger. Il n'est pas question du canon de la messe dans la Constitution liturgique et je ne voyais pas à quoi il faisait allusion.
120:220
La conversation continua sur d'autres sujets, mais sa réflexion m'avait frappé et j'y ai pensé bien souvent depuis lors. Je regrette vivement de ne pas savoir ce qu'il m'aurait dit si je lui avais demandé de m'expliquer son propos. Sans doute était-il en défiance contre la subversion qu'il voyait venir et dont ses vastes connaissances lui permettaient de discerner l'orientation. Mais je n'exclus pas qu'il ait considéré comme possible l'addition de tel ou tel canon au canon romain dans des circonstances déterminées. Sa science m'eût été précieuse. Je sais bien, évidemment, de quel côté il eût été, et qu'il m'aurait donné sa bénédiction pour ce que j'ai été amené à écrire sur la messe, puisque je me suis borné à faire l'analyse des textes pour montrer comment la Constitution conciliaire a été violée, et à montrer l'absence de fondement légal aux prescriptions et aux interdictions qui nous ont été assenées, mais lui eût été de taille à pourfendre les experts sur le terrain de la théologie, de l'exégèse et de l'histoire ([^25]).
Pauvre Père Aubourg ! Je devrais avoir du remords à son égard car j'ai été à l'origine de tous ses malheurs. Voici dans quelles conditions.
En janvier 1927, après les mesures prises par Pie XI contre l'Action française, j'écrivis une « lettre de fidélité » à Maurras, conjointement avec mon ami Rémy Rousseau, président des étudiants d'A.F. de l'Institut catholique, moi-même étant président de l'association des étudiants. La lettre fut, naturellement publiée dans le journal. Mgr Baudrillart, recteur de l'I.C., me convoqua, me tança et me mit à la porte. J'ai déjà raconté la scène. Comme je lui disais que toutes ces mesures étaient dénuées de signification puisqu'elles se fondaient sur une lettre du cardinal Andrieu qui était un tissu de sottises et de mensonges, il se tourna vers sa bibliothèque et me dit : « Mais, mon pauvre Salleron, c'est toute l'histoire de l'Église -- toute l'histoire de l'Église ! » Je riais, n'osant lui dire : « Elle est belle, l'histoire de l'Église ! » Cependant, dans la conversation, je lui déclarai qu'au surplus j'étais sûr de ne pas errer, ayant Solesmes pour moi. Je lui parlais d'autant plus librement que j'étais dans les meilleurs termes avec lui et qu'il était ami de ma famille. Ô naïveté ! Il n'eut rien de plus pressé que de mettre le nonce au courant.
121:220
L'opposition de Dom Delatte aux mesures prises contre l'A.F. était notoire. Il n'était plus abbé en exercice, ayant dû résigner ses activités par suite d'une paralysie des jambes, mais son autorité était considérable à l'extérieur comme à l'intérieur du monastère. De toute part, on venait le consulter. Ne lui ayant jamais parlé, je ne sais pas avec certitude les conseils qu'il donnait. Je crois que son attitude était la suivante : « Vous pouvez, disait-il aux militants catholiques d'A.F., refuser de vous « soumettre » aux injonctions qui vous sont faites, car elles ne sont pas fondées en justice, mais l'Église est maîtresse de ses sacrements et vous devez alors vous abstenir des sacrements, ce qui est, pour votre vie chrétienne, un danger grave que vous ne pouvez courir que sous votre responsabilité personnelle, en attendant que les mesures soient rapportées. »
Pie XI était si courroucé de la résistance de Solesmes que, selon ce que j'ai appris bien plus tard, il envisagea un moment de fermer l'abbaye et d'en disperser les moines dans des monastères divers.
Quand l'affaire des étudiants de l'Institut catholique intervint, elle permit une diversion. (Je ne dis pas que ce fut la seule cause.) Comme je n'étais pas en rapport avec Dom Delatte, mais avec Dom Aubourg, c'est lui qui devenait le coupable. En fait, il n'avait été pour rien dans mon geste, qu'il ne m'avait nullement conseillé et pour lequel je ne l'avais pas consulté. Mais je lui avais communiqué mon projet de lettre, craignant quelque bévue formelle d'expression. Il y avait porté quelques modifications et additions dont le total devait être léger, car la lettre n'est pas bien longue. Quoi qu'il en fût, on avait sous la main un bouc émissaire. Il fut donc le bouc émissaire. On voulait l'expédier en Angleterre. Il refusa. On transigea sur Hautecombe, abbaye située en France mais bénéficiant du privilège d'exterritorialité parce qu'appartenant, sauf erreur, à la maison de Savoie. Il allait partir quand, sa mère étant tombée gravement malade, le nouvel abbé Dom Cozien, charitablement, l'autorisa à aller s'installer chez sa mère, dans l'attente de jours meilleurs. La maladie se prolongea, les jours, les mois passèrent. Un indult d'exclaustration laissa Dom Aubourg en Normandie, où il resta jusqu'à sa mort, s'occupant de communautés religieuses et conseillant Mgr Picaud, l'évêque de Bayeux, qui avait pleine confiance en lui et qu'il aida notamment pendant la guerre, face aux Allemands à qui son autorité naturelle (et surnaturelle) en imposait.
122:220
A la mort de Mgr Picaud, son successeur invita aussitôt (impérativement) Dom Aubourg à quitter la communauté de religieuses dont il était l'aumônier et à aller prendre une retraite à laquelle il avait bien droit dans une maison de vieux prêtres, dont il lui donnait l'adresse, hors du département du Calvados. Agé de plus de 70 ans, Dom Aubourg ressentit durement le choc, tant moralement que physiquement. Quelques-uns de ses amis, qui étaient aussi les miens, tentèrent d'arranger les choses. Ils me demandèrent de ne pas m'en occuper, craignant un éclat de ma part. Cependant ils n'avançaient pas, s'enfonçant dans tous les maquis civils et religieux de la procédure. Je décidai de m'en occuper moi-même. (Je me vante, comme dirait saint Paul, mais je dis la vérité.) Peu importe la manière dont je m'y pris, qui laissait de côté les voies contentieuses. Quand le terrain m'apparut déblayé, j'allai voir Dom Prou, déjà abbé de Solesmes. Je ne le connaissais pas, mais je lui expliquai toute l'affaire, depuis les origines. Il m'écouta attentivement, alla voir Dom Aubourg et régla tout en un tournemain. C'est un titre à ma reconnaissance, que je n'oublie pas. (Ce qui ne change pas mon opinion sur le livre de Dom Oury.) Je dis un jour à Dom Aubourg :
« Il faut avouer que le Père Abbé a été gentil avec vous. » Dom Aubourg me répondit : « Ce n'est pas de la gentillesse, c'est de la charité, de la pure charité chrétienne. »
Dom Prou avait laissé à Dom Aubourg le choix de rentrer à Solesmes ou de rester en Normandie. Il inclinait, je crois, à la seconde solution, qui me paraissait aussi, pour beaucoup de raisons, la meilleure. Dom Aubourg, de son côté, la préférait, redoutant, ne fût-ce qu'à cause de sa santé fragile, la difficulté d'une réadaptation à la vie monastique. Mais ses dernières années furent adoucies par cette réintégration à Solesmes, dont il n'avait jamais quitté l'habit et dont il s'était toujours considéré comme membre. Quand il mourut, ses funérailles eurent lieu à Solesmes. Il repose dans le cimetière de l'abbaye, à côté de Dom Frénaud qui l'avait précédé de peu dans la tombe.
\*\*\*
123:220
J'espère que, du ciel, Dom Aubourg veille sur mes enfants, qu'il a tous baptisés. Mais quand je pense à lui, ce qui m'arrive souvent, je médite sur l'étrangeté du destin. Il était moine de la tête aux pieds. Normalement, il aurait dû rejoindre un jour à Rome Dom Quentin qui l'y appelait pour poursuivre avec lui, puis après lui, les travaux du cardinal Gasquet et de Mgr Duchesne. Pascal dit que rien n'est plus important que le choix d'un métier ; « le hasard en dispose » ajoute-t-il. Que dire alors d'une vocation ! Fait pour suivre la règle de saint Benoît dans le cadre immuable d'un monastère, Dom Aubourg s'est trouvé aumônier de bonnes sœurs, correspondant d'une foule de laïcs disparates, convertisseur d'incroyants et rebâtisseur de centaines de maisons dans sa Normandie ravagée. « Bâtir, me disait-il, c'est aussi faire œuvre monastique. »
J'ai lu, un jour, je ne sais où, cette réflexion de l'abbé d'une Trappe : que la tâche la plus difficile et la responsabilité la plus lourde d'un supérieur de communauté est de veiller chez ses moines au respect de la Règle sans pour autant faire obstacle à l'épanouissement de personnalités fortes qui peuvent requérir un traitement particulier. Dom Aubourg eût été aussi bien un abbé de grande classe qu'un exégète de premier ordre. D'une certaine manière, les circonstances lui ont fait une vie qu'on peut dire insignifiante. Sorte de Monsieur Pouget sans biographe, il a simplement passé sa vie à faire le bien au niveau le plus humble ; et s'il a beaucoup souffert du gauchissement que, bien malgré lui, sa vocation avait subi, il n'en a jamais éprouvé la moindre amertume. Pour lui, Dieu faisait bien ce qu'il fait, et il n'y avait qu'à s'accorder à sa volonté. Aussi bien, le sacrifice est l'essence même du christianisme. Cependant quand on voit l'immense gaspillage de forces qui a lieu aujourd'hui dans l'Église, comme en France, on en vient à se demander si la substance même de la chrétienté y résistera. Sans doute le « printemps » tant annoncé viendra-t-il. Mais il semble plus assuré dans les continents étrangers que sur nos vieilles terres épuisées.
Louis Salleron.
124:220
## NOTES CRITIQUES
### Double lecture de Bruckberger
• R.L. Bruckberger : *Toute l'Église en clameurs* (Flammarion).
Première
Ce recueil de chroniques publiées dans l'*Aurore* en 76 et 77 est précédé d'un essai qui en définit l'esprit. Le père Bruckberger, selon son habitude, va droit au but : « ...qu'est-ce qui intéresse les hommes dans l'Église, sinon Jésus-Christ ? Tout le reste, ils le trouvent ailleurs et mieux que chez elle. » C'est toute la question. L'Église s'est *rendue* au monde (selon le mot de Clavel) au moment même où ce monde desséché, acculé au désespoir, était sur le point de se tourner vers elle, si longtemps dédaignée. Il suffit de voir comment une interrogation métaphysique se forme à nouveau chez les plus savants, ou l'appétit de foi qui perce dans la jeunesse, quelquefois de la façon la plus déréglée. Et quand bien même ce monde n'aurait pas été aux abois, l'Église n'avait pas le droit de lui offrir autre chose que la vérité qu'elle porte : le rachat des hommes par le Christ.
Bruckberger revient sur la phrase effrayante : « La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu. » (Le pape Paul VI, au Concile.) C'est le signe de la confusion. A partir de là, tout s'embrouille et se perd. Il faut donc se réfugier « dans la coutume vivante de l'Église, expression permanente de sa tradition et de son identité ». Mais cette coutume était affaiblie par un juridisme « impérial » que l'auteur fait remonter au Concile de Trente.
125:220
Le refus de ce juridisme paraît légitime au père Bruckberger -- sauf s'il conduit à la table rase et aux ravages que nous voyons. Des maux très réels, condamnés, ont été remplacés par des maux pires, telle est notre triste aventure. L'auteur trouve de même normale la revendication d'autonomie des évêques, mais non qu'elle aboutisse à la désastreuse collégialité. Partout, on oscille entre l'anarchie et la dictature, sans trouver, sans même chercher, le régime vivant et souple que l'Église a connu pourtant jusqu'à la fin du Moyen-Age.
Je me demande si, disant cela, l'auteur n'est pas trop sympathique au mépris dont on accable l'âge classique. C'est de bon ton aujourd'hui. Et l'on en vient à affirmer que Richelieu ou Louis XIV, c'est exactement la même chose que le centralisme jacobin. Il y a pourtant une différence de *nature,* et la France de la monarchie absolue ne visait même pas à obtenir ce qu'obtiennent nos régimes à haut rendement : nous sommes beaucoup plus *assujettis* que les sujets de Louis XIII ou de son fils. Mais laissons cela. Pour en revenir à l'Église, ne sous-estimons pas l'œuvre immense, bienfaitrice, salutaire, de la Contre-réforme, et n'oublions pas que Port-Royal fut grand, mais grand aussi par ses erreurs.
Reste que le mouvement de l'auteur est sain : il faut rester fidèle sans idolâtrie, nous garder dans « la coutume vivante », tout en essayant, s'il nous est possible, de la renforcer et de la vivifier. Pour chaque génération, la révélation est toute fraîche, inédite. Et chaque génération doit y répondre avec ses forces et son ton propres, attitude exactement opposée à celle qui consiste à abandonner le trésor transmis depuis deux mille ans.
On lira, ou on relira, après cet essai, ces articles si forts, si nets, que l'on attend chaque jeudi. Voyez ici ceux sur le sacerdoce, sur Marie-Madeleine, sur la Noël, tant d'autres où l'on entend le son clair, la note juste de la foi.
Georges Laffly.
Seconde
Chaque jeudi dans l'*Aurore* et de temps en temps dans le *Journal du Dimanche,* le P. Bruckberger écrit sur l'actualité religieuse. Dans *Toute l'Église en clameurs* il réunit ces chroniques (des années 1976-77) dont il donne l'éclairage général dans une longue introduction (70 pages) qu'il intitule « La franchise finale ».
126:220
Pascal disait : « Il faut crier d'autant plus haut qu'on est censuré plus injustement et qu'on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu'à ce qu'il vienne un Pape qui écoute les deux parties et qui consulte l'Antiquité pour faire justice. Aussi les bons Papes trouveront toute l'Église ([^26]) en clameurs. »
D'où le titre du livre. Mais non seulement le P. Bruckberger se fait l'écho de l'Église en clameurs, il se fait aussi l'écho de Pascal et de Port-Royal dans le combat que les jésuites menèrent contre les jansénistes et qui aboutit à l'écrasement de ces derniers.
En bon dominicain, le P. Bruckberger n'aime pas les jésuites. Il pense que sans eux « il n'y aurait jamais eu le jansénisme ». C'est probable, ou à tout le moins plausible. Nous sommes bien placés pour le comprendre. Sans les Bureaux de la Collégialité épiscopale française, il n'y aurait jamais eu d'Écône, ni de Saint-Nicolas du Chardonnet. Toujours est-il que l'Église tridentine a été marquée par la puissance des jésuites ; au point que Sainte-Beuve pouvait écrire, au XIX^e^ siècle : « C'est presque une seule et même chose en France, maintenant, de penser comme un jésuite ou comme un catholique. »
Le Concile de Trente serait-il responsable de cette confusion ? Dans son aspect doctrinal, certainement pas. Dans son aspect disciplinaire peut-être. En mettant « un accent très aigu sur l'uniformité et la centralisation » il rendait possible le phénomène jésuite. L'idée centrale du P. Bruckberger me semble être bien résumée dans les lignes suivantes : « Pascal était un précurseur. On sent bien aujourd'hui que cette bataille engagée par lui doit être reprise et gagnée. On sent bien que ce qui a détourné les peuples de l'Église catholique latine, c'est son visage impérial et impérialiste, son visage de ruse et d'autoritarisme, et que, pour qu'elle regagne le cœur des peuples, elle doit redevenir exclusivement l'humble Royaume de la vérité selon l'Évangile. Au XVII^e^ siècle, la tentation était trop grande, pour l'Église, de cette ambition d'Empire, à laquelle les jésuites s'étaient donné pour but de la faire succomber » (pp. 47-48).
Mais, dira-t-on, cette idée n'est-elle pas celle de Vatican II ? N'est-elle pas aussi celle de Jean Delumeau dans *Le christianisme va-t-il mourir* et d'Alain Peyrefitte dans *Le mal français ?* N'est-elle pas, d'ailleurs, celle de toute « l'Église conciliaire » qui, de la base au sommet, se veut évangélique et missionnaire, au service des pauvres et contre tous les Pouvoirs ?
127:220
On pourrait s'y tromper. C'est que tout est emmêlé dans l'Histoire comme dans la réalité contemporaine. La politique s'est aujourd'hui réfugiée dans l'appareil de l'Église, celui des Bureaux et de la Collégialité. C'est le processus classique de la révolution. On fait une révolution pour se débarrasser d'un Pouvoir jugé tyrannique ; et on met en place un nouveau Pouvoir plus tyrannique que le précédent. La « Révolution d'Octobre » que fut, selon le P. Congar, Vatican II, était dirigée contre la Curie romaine ; le résultat est sous nos yeux : « chaque nation, chaque diocèse a maintenant sa curie romaine, pire en tyrannie, en inefficacité et en bureaucratie que la Curie romaine d'avant le Concile. La Curie romaine est devenue l'hydre à mille têtes » (p. 271). Les évêques, qui semblaient devoir être les grands vainqueurs du combat conciliaire, en sont les grands vaincus. La collégialité les asservit : « Elle marque, pour chaque évêque, une démission éclatante de son autorité apostolique. En dénonçant ouvertement cette démission, c'est nous qui sommes les véritables défenseurs de l'autorité épiscopale et du mandat inaliénable que le Christ a confié à ses Apôtres. » (p. 63.)
De toute manière, les papes vont être bientôt acculés à l'alternative suivante : « ou bien abjurer le Christ et passer à l'ennemi pour garder les défroques du césarisme ; ou bien rejeter définitivement tout rôle politique, pour assurer uniquement, fût-ce par le martyre, la fonction de Vicaire du Christ et de pasteur des âmes » (p. 68). Le choix ne sera d'ailleurs pas nécessairement délibéré ; il sera aussi bien imposé par le triomphe provisoire du Malin. Le P. Bruckberger cite, à ce sujet, des pages prophétiques de Dostoïevski : « le monde, disait celui-ci, ne sera sauvé qu'après avoir été visité par l'Esprit mauvais. Et l'Esprit mauvais est proche : nos enfants peut-être le verront » (p. 66). Peut-être, effectivement, le voyons-nous, sans le reconnaître avec certitude. Nous n'y verrons parfaitement clair que dans quelques années.
L'Église en clameurs nous évitera-t-elle l'Église des catacombes ? Ce n'est pas certain. Peut-être n'est-ce pas souhaitable. En tous cas, comme dit Pascal, « il faut crier ». Parce qu'il est encore en mesure de « crier », le P. Bruckberger s'y emploie. L'immense troupeau des fidèles réduits au silence lui en sont reconnaissants. Il crie pour eux, comme d'autres roulent pour nous. Le cri parviendra bien à quelque tribunal suprême.
Louis Salleron.
128:220
### Les sacres de Reims
• Jean-Pierre Procureur : *Reims royale* (Éditions Libro-Sciences S.P.R.L., Bruxelles 1976).
Il s'agit là d'un album in-folio reproduisant en offset quelques dizaines de gravures représentant les sacres des rois de France de Louis XIII à Charles X. Un avant propos de M. Jean Taittinger, alors maire de Reims (que les temps sont changés...), une préface de M. Michel Devèze, alors président de l'université de cette ville, un préambule et un grand texte de présentation des cérémonies par M. Procureur, maître-assistant à la faculté des lettres et sciences humaines de la même université, une brève histoire des sacres par M. l'abbé Jean Goy, accompagnent ce pot-pourri de gravures et de lithographies, d'un style bien disparate, encore qu'utile dans toute bibliothèque. Je n'hésite pas à le dire et quoique j'ai bien des critiques à formuler, c'est là un ouvrage que tout Français aimant la tradition royale et très chrétienne, se doit de posséder : à travers les cérémonies rémoises, c'est l'évocation de la plus ancienne et plus glorieuse tradition politique de l'Occident qui se fait jour, celle des rois très chrétiens, qui va du baptême de Reims à la prise d'Alger, de Clovis à Charles X, de 496 à 1830 !
Ayant moi-même publié en 1969 *Le sacre de S.M. l'empereur Napoléon,* fameux album du sacre de 1804, augmenté du *Recueil des décorations exécutées dans l'église de Notre-Dame de Paris* par Percier et Fontaine et de la gravure du couronnement italien de Napoléon en 1805, je n'en suis que plus à même d'apprécier l'œuvre de MM. Procureur et Goy, qui viennent en quelque sorte résumer le travail que l'on avait en perspective aux défuntes Éditions du Palais Royal, c'est-à-dire la publication des diverses gravures des sacres royaux (le *Sacre de... Napoléon* était ainsi le premier volume de la collection « Sacres et couronnements des souverains français » comme le montre sa cote à la B.N.).
129:220
Pour commencer par la partie iconographique, fondement de l'ouvrage, on commence par des médailles de Louis XV, la carte de la route de Paris à Reims, la façade de la cathédrale de Reims sous Louis XV, la sainte ampoule (d'après une mauvaise lithographie, donnant une forme circulaire au reliquaire du XII^e^ siècle, alors qu'une excellente gravure du XVIII^e^ me montre qu'il est elliptique : elle a été copiée par une lithographie donnée dans le livre de Prosper Tarbé, *Trésors des églises de Reims,* Reims, 1843, planche 24), la cavalcade de l'abbé de Saint-Rémi qui apporte cette sainte ampoule à la cathédrale, les décorations intérieures de la cathédrale sous Louis XVI et Charles X, une planche du sacre du roi Louis XIII, les trois planches du sacre de Louis XIV (publiées en 1655), la médaille du sacre de ce roi, les neuf tableaux en planches doubles, avec explications, du sacre de Louis XV (1722), une gravure relativement récente d'après le tableau de Jean-Baptiste Martin montrant la cavalcade de Louis XV à Reims, la médaille du sacre de Louis XV, quelques planches sur le sacre de Louis XVI, dont la gravure de Jean-Michel Moreau le Jeune montrant le serment de Louis XVI (certains esprits curieux vont jusqu'à trouver des sujets érotiques dans les dessins ornant les vitraux de la cathédrale, mais ce ne doit être qu'une graveleuse légende d'auteur ancien !), les costumes du sacre de Louis XVI (copiés sur les planches de celui de Louis XV, soit 32 compositions gravées par Pattas dans l'ouvrage de Gobet et Pichon, qui est d'ailleurs plus complet), la médaille du sacre de ce roi, des planches enfin du livre (non officiel) du sacre de Charles R, publié par C.J.Ch. Siret, et du recueil officiel qui ne fut jamais publié (pour cause de révolution et d'Orléans !) ; pour terminer la médaille du sacre de Charles X...
Cette énumération montre la richesse de l'ouvrage mais aussi son côté disparate. On ne sait pourquoi n'ont pas été montrées les gravures du sacre d'Henri IV et des rois précédents : on peut en effet remonter jusqu'au début du XVI^e^ siècle, sans pour cela avoir tous les souverains. On s'étonnera aussi de constater que l'auteur n'ait pas trouvé de gravure contemporaine au toucher des écrouelles ! Il en existe pourtant une excellente par P. Firens montrant Henri IV en costume de cour, orné du collier du Saint-Esprit, la main sur la tête d'un malade ; ce document a été plusieurs fois publié (en particulier par Marc Bloch, *Les rois thaumaturges...,* voir dans la dernière édition, 1961, pl. III face p. 344 -- livre classique inconnu de l'auteur ? -- et moi-même, *Monarchie et avenir,* 1960, pl. IV, face p. 81). Avant que de quitter l'iconographie, il me semble indispensable d'indiquer aux amateurs de vérité, que les images des sacres des rois n'indiquent ce qui fut qu'avec une certaine approximation : l'espace sacré à l'intérieur de la cathédrale est distordu selon les besoins (?) ou les lubies de celui qui exécute le dessin de base. Dans cet espace plastique sont disposés des personnages portant souvent des costumes fantaisistes et dans des attitudes contraires à l'*ordo,* au cérémonial suivi ou encore aux relations précises.
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Si on prend par exemple la gravure du sacre de Louis XIII (où deux scènes sont figurées puisque la cavalcade de l'abbé de Saint-Rémi se voit à travers une fenêtre de fantaisie), on constate avec stupeur que le chancelier porte une épitoge ahurissante, que le roi a déjà la tunique fleurdelisée alors qu'il ne devrait être qu'en camisole, etc. qui plus est, les couronnes posées sur l'autel sont étrangères à la réalité (aussi bien celle « de Charlemagne » qui doit couronner le roi que celle close par arceaux qui doit le coiffer lors de la sortie et du festin), etc.
On y voit donc de tels détails extraordinaires qu'on ne sait plus s'il faut alors accepter le court sceptre et la main de justice similaire posés eux aussi sur l'autel : s'ils sont véridiques, le témoignage serait du plus grand intérêt, car cela prouverait que le petit roi de neuf ans aurait reçu des insignes faits pour son père, sacré à Chartres, alors que le trésor de Saint-Denis était à Paris, dans les mains de la Ligue (et l'on sait que les relations du *Cérémonial françois* de Théodore et Denys Godefroy, Paris, 1649, t. I, ne parlent pas du long sceptre « de Charlemagne » pour ce petit roi, auquel on fit porter une épée plus légère, donc de remplacement, cf. p. 449 ; le roi ne resta pas non plus longtemps coiffé de la lourde couronne « de Charlemagne »). Ceci prouve combien doit être soupesé tout témoignage iconographique et je tiens pour assuré qu'il n'existe aucune bonne représentation d'un souverain ou d'une souveraine de France en tenue de sacre du début de la monarchie jusqu'aux figurations du XIX^e^, à l'exception, sans doute, d'un tableau de Gérard représentant Napoléon I^er^, ce qui est maigre, convenons-en ! Cette proposition fait généralement sursauter les érudits plus ou moins patentés, mais l'expérience prouve qu'ils sont par trop confiants dans les sceaux (qui n'ont jamais représenté le roi de France en tenue de sacre, fait affirmé dès le XIV^e^ siècle), les miniatures, vitraux, gisants, tableaux, etc. Le tableau de Rubens sur le couronnement de Marie de Médicis, la tapisserie du couronnement de Louis XIV dans la série de l'*Histoire du Roi,* le sacre de Napoléon de David (à vrai dire couronnement de Joséphine par son époux) et celui de Charles X par Gérard (à vrai dire l'hommage prêté par le dauphin Louis-Antoine à son père), ne sont que des approximations plus ou moins fantaisistes et j'ai l'impression d'avoir écrit un jour que ce n'étaient que de joyeuses farces artistiques. Il y a là une tradition qui vient du Moyen Age : les artistes ont toujours très librement interprété la réalité, à croire qu'ils n'ont jamais vu le sacre de Reims. J'ai déjà évoqué pour les lecteurs d'ITINÉRAIRES le problème de la véritable tenue de sacre de saint Louis (n° 162 d'avril 1972, p. 120-166), la suite d'images contemporaines figurant dans le manuscrit latin 1246 de la Bibliothèque nationale, datant de vers 1250, démentant tout au long le texte de *l'ordo* qu'elle doit illustrer !
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Cette façon de faire entraîne de multiples réflexions et indique pour moi la liberté laissée à l'artiste qui ne fait que suivre des modèles anciens, et peut-être les dessins qu'on lui a enseignés quand il commença son métier. Il est manifeste que la représentation a parfois un considérable décalage par rapport à la réalité ; un exemple entre tout ce qui serait à dire : le roi Louis X le Hutin est le premier à tenir un court sceptre sommé d'une main (la future « main de justice ») sur son sceau de majesté ce « monument » est de 1315 (et sans doute 1314, date d'accession au trône) ([^27]), alors que l'*ordo* du sacre de vers 1200 ([^28]) fait mention de cet objet que l'on suit à la trace, dans les textes des oraisons des autres *ordines,* jusqu'à vers la fin des Carolingiens. Sans vouloir disserter sur un sujet aussi précis (j'en ai parlé au colloque de symbolique capétienne qui a eu lieu dans le château d'Angers les 2 et 3 avril 1977) ([^29]) on constatera qu'à vouloir se fier au seul sceau de majesté, on a un retard de plus d'un siècle entre l'annonce d'un objet ou la certitude de son existence d'une part, et sa représentation d'autre part ! Et quand je dis un siècle, il est probable qu'il y en a bien trois (les derniers Carolingiens !). Autre exemple facile à commenter : les médailles du sacre de Louis XV ou de Charles X : à l'avers, le roi est coiffé d'une couronne purement héraldique (elle ne correspond à aucun objet réalisé dans toute l'histoire de notre monarchie, ce qui s'en approche le plus étant des couronnes funéraires de Saint-Denis au XIX^e^ siècle) ; son épitoge d'hermine est ornée du collier du Saint-Esprit alors qu'il ne porte pas cet ordre le jour du sacre ! Au revers, le roi reçoit l'onction sur la tête en manteau royal (orné du Saint-Esprit) alors qu'il ne devrait pas encore le porter, de même que les tunique et dalmatique : lors des onctions le roi n'est qu'en camisole (sauf quand on lui oint les deux mains, car alors il a reçu tous ses vêtements). Charles X est même montré avec chaussures, bas et culotte de fantaisie sous le manteau et c'est là, pour l'artiste, le souvenir de ce costume de chevalier novice du Saint-Esprit que l'on attribue parfois au souverain sous le manteau du sacre, depuis au moins Louis XIV (cf. tableau par Rigaud, ce qui n'empêche pas les multiples commentateurs analphabètes de dire que le roi est figuré en tenue de sacre !).
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C'était d'ailleurs une bien difficile tâche que de représenter le souverain en train de se faire oindre, environné qu'il était par beaucoup de gens et quant au couronnement, il faut bien le dire, il était totalement irreprésentable. Qu'on s'imagine un « tas » d'hommes en hermine et velours violet constellé de fleurs de lis d'or, ou en chasubles dorées et brodées, environnant de leur stature (mitrée pour les six prélats, couronnée pour les six laïcs) un homme, parfois petit, à genoux devant l'archevêque de Reims... Tous ces pairs, le bras droit étendu pour toucher la lourde couronne médiévale « de Charlemagne », environnaient et même recouvraient complètement le roi qui disparaissait ainsi aux yeux des assistants. De loin, ceux-ci ne pouvaient donc voir que ce « tas » d'où émergeait à peine le long sceptre « de Charlemagne » (près de deux mètres), sommé de l'image du saint empereur à la barbe fleurie, totem de la monarchie française (Charlemagne est l'auteur de la loi de succession pour Charles V qui fit faire le sceptre), véritable antenne idéologique de nos souverains et axe de leur royaume (le céleste prototype préside à la chute des grâces, bénédictions et fécondités sur la France)... La main de justice elle-même, trop courte, ne pouvait être vue, sauf sous Charles X, qui tenait alors un insigne monté assez long du temps de Napoléon I^er^ (il serait vain d'étudier les insignes des rois sans s'occuper de ceux de l'empereur, car les « insignes de Charlemagne » tenus par Charles X furent mis en ordre par l'équipe aux ordres de Napoléon I^er^). Les artistes s'en tirèrent de diverses manières au cours des siècles, ouvrant le cercle d'une façon ou d'une autre pour montrer le souverain, au prix de grandes libertés. Tout ceci dit pour éveiller les soupçons, les dessinateurs de notre époque ayant tendance à continuer les mêmes errements, à la suite des mêmes problèmes et obnubilés qu'ils sont par l'œuvre de leurs prédécesseurs (le bel album de M. Boutet de Monvel sur *Jeanne d'Arc,* qui vient d'être réédité, est hélas un festival d'erreurs, pour le sacre de Charles VII comme pour le reste). Pour passer au texte des présentateurs, voyons tout d'abord la bibliographie : elle est visiblement restreinte à quelques grands titres et des articles consultables à Reims : elle tient d'ailleurs en une page (il est vrai que le sujet est immense : Gaston Saffroy en sa monumentale *Bibliographie généalogique, héraldique et nobiliaire de la Fronce des origines* à *nos jours, imprimés et manuscrits,* Paris, 1968, t. I, donne dans les 700 titres et il ne mentionne pas les manuscrits de la B.N. comme les cartons et les registres des A.N.). On s'étonnera cependant de ne pas voir mentionnés des auteurs comme Marlot, Menin, Bévy, Clausel de Coussergues pour les anciens, Péré, Schramm, Jean de Pange, Oppenheimer, etc. pour les modernes ([^30]).
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L'abbé Jean Goy, qui est l'auteur d'une brochure sur *Le sacre des rois de France, saint Louis, Jeanne d'Arc* (Reims, 1976) ([^31]) où se trouve un premier aperçu sur l'histoire des sacres, donne ici une « Brève histoire des sacres » qui mériterait d'être revue soigneusement. Outre que cet auteur n'a pas l'air de comprendre tous les problèmes soulevés par le baptême de Clovis à Reims en 496 ([^32]), il passe sur les premiers siècles des sacres (Carolingiens et Capétiens directs) en accomplissant de grandes simplifications.
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J'avais déjà été étonné à Reims, lors de l'excellent Colloque international d'histoire sur les sacres et couronnements royaux (9-12 octobre 1975) ([^33]) de constater qu'il n'y avait aucune communication donnant une bonne liste des sacres : elle manque encore ([^34]). Signalons aux lecteurs que le roi Hugues Capet ne fut pas sacré à Reims, comme l'assure M. l'abbé Goy et qu'il y a tout lieu de penser que la cérémonie eut bien lieu à Noyon comme le montre M...le professeur Jean-François Lemarignier en son article « Autour de la date du sacre d'Hugues Capet » (paru dans les *Miscellanea mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermeyer,* Groningen, 1967, p. 125-135). Mais dans ce domaine de pure chronologie il y aurait trop à dire. Les impropriétés de termes sont nombreuses et on se demande où l'éditeur a la tête quand il imprime l'ordre du « saint-Esprit » chez l'abbé Goy et « Saint-esprit » chez M. Procureur... De ce dernier on a quelques bonnes pages sur « Les sacres, préparatifs et cérémonies ». On y relèvera cependant pas mal d'erreurs. La partie IV, sur les *ordines* n'est pas au point et il est bien aventuré d'avancer que Suger pourrait être l'auteur de l'*ordo* de 1179 ; à la même page on trouve un ouvrage cité comme *Le cérémonial de France* de O. Godefroy, quand il s'agit du *Cérémonial françois de* Théodore et Denys Godefroy ! A la partie V, « Les joyaux de la couronne », une bonne partie des renseignements viennent d'un article cité dans la bibliographie, lequel dépend de quelques travaux miens antérieurs, ce qui entraîne que l'on voit maintenant traîner à droite et à gauche, sans sources, des renseignements fort précis qui découlent de découvertes que j'ai pu effectuer il y a dix ou vingt ans... (j'écris sur les questions héraldiques capétiennes depuis 1954 et dès 1956 je publie le résultat de mes recherches dans le domaine des insignes du pouvoir, le plus beau étant que les rares erreurs que j'ai pu commettre ont été elles aussi pieusement répertoriées et diffusées). Je renonce à inventorier les erreurs commises dans cette partie, un ouvrage en cours de rédaction devant automatiquement remettre les choses en place. Quant aux vêtements, énumérés partie VI, je ne puis que renvoyer ici à l'article d'*Itinéraires* sur la tenue de saint Louis.
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Ce qui est dit sur la décoration de la cathédrale, par trop théâtrale, sur le rôle de la ville de Reims, sur l'assistance, la route du sacre, etc. est de grand intérêt pour le lecteur actuel qui ne connaît pas les anciens livres et les archives dont on peut tant tirer. La partie X parle des « grands tableaux du sacre » et en retrace les épisodes. Pour le lever du roi je renvoie l'auteur à l'article du professeur Richard A. Jackson, « *The sleeping king* » (paru dans la *Bibliothèque d'humanisme et de Renaissance, travaux et documents,* Genève, 1969, t. XXXI, p. 525-551) ; le roi faisait oraison dans la cathédrale lors de la nuit précédant la cérémonie, puis il fut cherché par des évêques qui le trouvaient sur son lit, en train de se lever ; Charles IX fut le premier roi à dormir fictivement. On lit ensuite avec intérêt le détail des cérémonies (p. 36, ligne 1 : Charles VIII au lieu de Louis VIII). La dalmatique ne date pas du XVI^e^ s. (p. 37) car elle figure dans les vêtements de sacre de Charles V en 1364 (Blaise de Montesquiou-Fezensac, Danielle Gaborit-Chopin, *Le trésor de Saint-Denis, inventaire de 1634,* Paris, Éds A. et J. Picard, 1973, t. I, n° 124 bis) ([^35]) et même dans ceux de son père Jean II le Bon en 1360 (l'*Inventaire* susdit ne le dit pas, mais dom Jacques Doublet déclare en avoir vu une dans le dernier inventaire, cf. son *Histoire de l'abbaye de S. Denys en France,* Paris, 1625, p. 369). Si le garde des sceaux de France, Armand-Thomas Hue, marquis de Miromesnil appela bien les pairs de France au sacre de Louis XVI, son successeur le chancelier de France Charles-Henri Dambray (et non d'Ambray) appela le Dauphin, le duc d'Orléans et le duc de Bourbon, les trois seuls Capétiens de nationalité française et d'âge adulte ; les pairs de France habituels avaient été balayés par le vent de l'histoire (il aurait été d'ailleurs difficile de régler la question des pairs ecclésiastiques, des sièges n'existant plus) ([^36]).
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Sans suivre longuement les détours du sacre, je signale aussi que le roi est chef et souverain grand maître des ordres (son titre exact n'est jamais donné dans *Reims royale...*)*.* Déparé par quelques erreurs et même des fautes d'orthographe, ce livre imprimé sur beau papier et dans une agréable reliure de toile violette, n'en reste pas moins un régal pour les yeux ; il est rempli de renseignements utiles et il serait bon qu'il se vende bien rapidement pour qu'un nouveau tirage puisse paraître, amendé cette fois-ci. Je suis certain de son succès et j'en félicite les Éditions Libro-Sciences SPRL de Bruxelles. Par les temps qui sont les nôtres, c'est un acte de courage que de publier de tels monuments.
Hervé Pinoteau.
### Bibliographie
#### Aldous Huxley L'Éminence grise (La Table Ronde)
L'éminence grise est restée dans l'ombre, et la légende l'a même recouvert de nouvelles ténèbres. Il peut paraître paradoxal qu'un des rares livres qui tentent d'éclairer la figure de François du Tremblay -- le père Joseph, conseiller et collaborateur de Richelieu -- ait pour auteur un écrivain comme Huxley, pénétré de l'esprit moderne, rationaliste, éloigné du monde chrétien.
En fait cela s'explique par le souci d'Huxley à ce moment-là (il publie son livre en 1941) de réfléchir sur la mystique et la politique. Le père Joseph représente un des rares points d'intersection de ces deux droites, dont le croisement paraît improbable. François du Tremblay naît en 1577, dans une famille de noblesse de robe. Il reçoit une excellente éducation, qui pourrait faire de lui un des hommes de cour les plus lettrés de son temps. Il écrira dans sa vie, non seulement de multiples ouvrages de direction spirituelle, mais des milliers de vers, dont une épopée en latin, la Turciade. Certains de ces vers, cités par Huxley, sont beaux :
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*J'ignore où mon dessein, qui surpasse ma vue,*
*si vite me conduit ;*
*Mais comme un astre ardent qui brille dans la nue,*
*Il me guide en la nuit.*
Or le jeune homme ne désire qu'une chose, entrer en religion. Depuis l'enfance, il a une dévotion particulière pour la Passion du Christ. Il deviendra capucin. Il courra le monde pieds nus, dans la pauvreté et les macérations. C'est un mystique authentique, dit Huxley. Il connaît des illuminations, des unions à Dieu. C'est pourtant ce personnage complexe qui va devenir le premier diplomate de son temps, négociant d'abord entre la reine-mère, les grands, et Louis XIII, puis lâché par Richelieu sur l'Europe ensanglantée par la guerre de Trente ans. Le père Joseph continuera, par un labeur prodigieux, de s'occuper de ses Filles du Calvaire, une congrégation qu'il a fondée, de ses capucins dispersés dans le ronde (il en est le commissaire apostolique), et cela jusqu'à son dernier jour.
Richelieu l'appelait *Ezechiely,* ou *Tenebroso-Cavernoso,* et le père Joseph était bien tout à la fois un homme de Dieu, au sens le plus vrai et un politique capable des intrigues les plus retorses. Pour Huxley, c'est clair : Satan s'est servi pour tenter le capucin, et l'ôter à Dieu, d'une tendance noble, non personnelle, son patriotisme et son dévouement aux Bourbons. Et l'on sait par le père Joseph lui-même que l'union à Dieu lui devint de plus en plus difficile. Ce qui paraît plus grave que les condamnations d'Huxley, c'est que Charles de Condren, une des grandes figures, avec Bérulle, de la foi dans cette période, refuse de prononcer l'oraison funèbre du capucin.
Disons-le, ce livre est en bien des points admirable et irremplaçable. Le sujet en est un des personnages les plus extraordinaires de l'histoire, et tel, comme le dit Huxley, qu'aucun romancier n'oserait en inventer. Et ce sujet, l'auteur le traite avec toutes les ressources d'une érudition remarquable et d'une intelligence qui fut, on le sait, une des premières de son temps. On reste pourtant insatisfait. Il est trop clair que traitant de politique et de mystique, Huxley n'aime ni cette politique, ni cette mystique.
Il écrit des pages enflammées pour décrire les horreurs de la guerre de Trente ans, et il affirme : voilà pourtant l'œuvre de cet homme qui avait un rapport authentique avec Dieu. Sans doute. Mais il semble que dans l'esprit d'Huxley la situation se présente ainsi : si l'on ôte le père Joseph et ses abominables intrigues, c'est la paix en Allemagne, et c'est la paix partout.
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Il est bien question en passant de l'hégémonie des Habsbourg, mais Huxley ne semble pas se représenter les tensions de l'histoire. Il n'imagine pas que ces forces qui se heurtaient en Allemagne auraient pu, avec une politique différente, se jeter sur la France. L'Espagne avait joué un assez grand rôle dans nos guerres de religion au siècle précédent. N'aurait-elle pas à nouveau soulevé les grands contre le roi, tandis que les princes protestants auraient aidé nos huguenots -- et d'ailleurs, cela ne fut-il pas tenté ? « L'idolâtrie » patriotique du père Joseph a eu ce triste résultat que l'Allemagne fut ravagée, mais ce résultat heureux que la France ne le fut pas. Nous pouvons toujours en être reconnaissants au capucin, même si l'on comprend qu'Huxley condamne tout cela depuis la Californie. Pour lui, l'histoire est un tissu de crimes et de folies, où les hommes recommencent toujours les mêmes erreurs. Eh bien, la définition convient à toute vie, mais la notion de péché originel paraît sans doute à notre homme un dogme arbitraire.
Car à cette époque de sa vie, l'auteur de Contrepoint n'est plus le sceptique, le brillant négateur, de ses premières années. Il a découvert le fait religieux, et quand il parle de mystique, il en parle comme d'un fait. Rationaliste, il respecte ce fait, il l'étudie. Il s'agit dès lors d'en connaître les techniques, plus ou moins bonnes. Mais la religion, et surtout la religion catholique, lui paraît toujours étrange et rebutante. Ce gentleman rationaliste, aseptique, imbu de la supériorité de l'esprit scientifique, considère de haut tout ce qui lui paraît sentir le Moyen-Age. Ici, son troisième chapitre « l'arrière-plan religieux », est d'un grand intérêt : il montre comment l'instructeur spirituel du père Joseph, Benoît de Canfield, fut aussi celui de Bérulle, et par là l'origine d'une école qui s'épanouit durant tout le XVII^e^ siècle. Mais Huxley intervient, pédagogue irrité : cette école est selon lui une déviation. Au lieu de fixer la prière sur la réalité ultime, sur le Dieu sans image, elle propose avec prédilection de méditer sur le Christ, sur le Sacré-Cœur, sur la Vierge.
Rupture avec la tradition denisienne, tonne le pédagogue, déclin et perdition. Voilà donc l'autre limite d'Huxley. Qu'il n'y ait aucun épuisement de la mystique chrétienne, depuis le XVII^e^ siècle, on pourrait le montrer. Citons plutôt un texte signé par un écrivain peu suspect de « particularisme », mais qui connaissait bien la tradition religieuse de l'humanité. René Guénon écrivait en 1926 : « Alors que dans le monde catholique par une invraisemblable et trop réelle aberration tout ce qui est Sacré-Cœur est par là même catalogué simple dévotion, nous sommes persuadés, nous, que le Sacré-Cœur apporte à la pensée humaine le mot du salut, le mot que nous devons inlassablement redire, le dernier mot de l'Évangile... »
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Ces quelques lignes d'un homme qui ne se plaçait pas à l'intérieur du catholicisme, suffisent à montrer que la question n'est pas aussi simple que l'auteur de l'Éminence grise semblait le croire.
Pour la politique comme pour la mystique, l'erreur d'Huxley n'est-elle pas de se placer à un point de vue trop facilement angélique ?
Georges Laffly.
#### Armel Guerne : L'âme insurgée, Le jardin colérique, Rhapsodie des fins dernières (Phébus)
« L'âme insurgée » est une suite d'essais sur le romantisme, les deux autres volumes des recueils de poèmes. Triple manifestation, inattendue chez un écrivain discret jusqu'à la hauteur, et dont l'œuvre propre risque d'être cachée par son activité multiple et remarquable de traducteur.
Les « écrits sur le romantisme » groupés sous le titre de « l'âme insurgée » sont une bonne introduction à cette œuvre grave. Ce ton impérieux, absolu, on le reconnaît tout de suite c'est celui de ceux qui s'engagent tout entiers dans leur écriture. Pour Armel Guerne, la poésie est « l'activité la plus haute et la plus essentielle de l'esprit humain ». Elle est un combat spirituel, aussi dur que la bataille d'hommes, pour reprendre le mot fameux. Et s'il s'intéresse au romantisme, c'est en un sens qui n'a rien à voir avec notre école de ce nom. Romantiques, pour lui, ceux qui au début du XIX^e^ siècle, eurent une mystérieuse prescience de la chute accélérée où nous sommes en train de culbuter, celle de notre monde « sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes ». Le romantisme est un moment capital de l'esprit, où devant l'erreur moderne, quelques-uns sont encore assez forts pour rêver et montrer l'âge d'or possible. Éloigné des vertus théologales, sans doute, mais de « sens essentiellement religieux ».
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C'est dans cette perspective qu'il faut lire ces essais sur des poètes prophètes. Le génie ne s'explique pas par des *antécédents* (comme les criminels) mais « par les causes et avec les raisons que fournit la suite des temps ». Et tout particulièrement, il faut s'attacher aux magnifiques pages sur Hölderlin. Chez lui, Guerne voit un double drame. D'abord celui de la lutte contre la langue. Toute langue est faite pour l'ineffable, « mais l'allemande véritablement, ne l'est pas ». Et sa langue a fait courir au poète un risque spirituel constant. A propos de Novalis, dans l'essai suivant, on lira encore : « ...le mysticisme peut être n'importe quoi, donc allemand ; mais la vie mystique, qui est la vie authentique, la vie par excellence, ne s'habille pas indifféremment de n'importe quel langage et elle a une préférence radicale pour le latin ».
L'autre drame d'Hölderlin, c'est d'avoir mésusé de ses dons pour ressusciter une Grèce éblouissante et son Olympe, *oubliant* le Christ, ne l'accueillant qu'entre les autres dieux (voir l'*Unique*)*.* Il y a là des pages capitales.
Les poèmes du « jardin » et des « Rhapsodies » sont autant de jalons d'une marche à travers l'invisible. Si nous voyons « dans un miroir », l'œuvre du poète est de dire ce qu'est l'objet en réalité. On sent cette quête à travers ces pages. J'oserai dire pourtant que l'on se trouve parfois devant un « journal de marche », trop elliptique -- inutilisable. Mais par bonheur, d'autres fois, l'évidence éclate, le poème est accompli. Celui-ci, par exemple, qui a pour titre « l'âge d'or » :
*Un jour jadis quand le ciel reposait sur la terre*
*En faisant d'elle, à cet endroit, un paradis*
*Dont personne en vivant n'a perdu la mémoire,*
*Avec l'arbre debout, le serpent et le fruit*
*Qui n'a cessé, depuis, de tomber à l'abîme*
*Et de le recreuser : un jour jadis, la terre*
*Avait le ciel pour capitale et pour maison.*
*Nul ne l'oublie et nul pourtant ne le sait plus*
*Car en voulant, par sûreté, se faire un toit*
*Du monde où l'on vivait, on a fait un tombeau.*
G. L.
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#### Camille Bourniquel Tempo (Julliard)
Le roman, en proie à l'inflation et de plus en plus incertain sur sa véritable nature, va-t-il rechercher dans les symboles de type poétique un remède à ses maux ? L'œuvre de Camille Bourniquel, couronnée par l'Académie Française, et celle de Didier Decoin, prix Goncourt, semblent traduire cette tendance et en avoir tiré les éléments d'une incontestable réussite.
*Tempo* se situe dans un milieu révélateur des vanités du siècle : celui des grands hôtels internationaux. La décadence et la ruine des prétentions humaines, les illusions sur les plaisirs et particulièrement sur ceux des grands voyages, sont présentées dans une situation historique précise, celle des années que nous vivons. Les somptuosités théâtrales et flatteuses parvenues au stade de l'usure et de la nostalgie prolongent et peut-être achèvent une lignée d'œuvres variées, depuis Paul Morand jusqu'à *l'année dernière à Marienbad* : le moraliste et l'historien peuvent déjà découvrir dans cette filière une matière importante pour leurs analyses et leurs bilans. Les palaces dépeints par Bourniquel, de la Suisse à l'Égypte, offrent le tableau rigoureux des fausses élites désormais sans patrie, des voyages sophistiqués déterminés par les seuls conformismes de la mode, des promiscuités nées des rencontres fortuites, des mécanismes publicitaires déversant dans des halls grandioses leurs cargaisons de voyageurs comme des arrivages de marchandises. Cette vision des destinées multiples, inconscientes et incohérentes se concentre dans le personnage d'un ancien champion d'échecs, Aram Mansour, enfant trouvé, déposé dans un panier à l'étage d'un palace de Suisse, devenu l'héritier du magnat d'une chaîne hôtelière, un vieil homme qu'il avait en son enfance battu aux échecs, premier succès dans la pratique de ce jeu. Mansour lui-même perdra une partie devant une petite fille orientale et y verra l'annonce de sa propre fin. Le thème du joueur est classique ; il symbolise en même temps les rythmes inéluctables de la destinée, et comme disait Bossuet « les enfants qui naissent... qui semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : Retirez-vous, c'est maintenant notre tour ». On retrouve aussi un symbole directeur dans le thème de l'oiseau de proie, marque de la chaîne hôtelière : à la fin un faucon véritable au cours d'une chasse en Égypte ne revient pas vers les chasseurs, et sa disparition est pour Mansour l'intersigne de la mort.
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*Tempo* illustre le thème de la destinée avec le style poétique et altier du mystère, mais nulle présence divine et providentielle ne donne un sens visible à cette destinée qui se perd dans un désert où ne résonne aucun appel. Nous sommes tentés de voir en Aram Mansour l'homme moderne, joueur finalement dédaigneux du jeu, à l'heure où amour, réussite, fortune se retirent lentement loin de lui. A-t-il jamais participé authentiquement à ce monde où il a vécu ? « Né enfant trouvé et mort célibataire », disait Renan du Français défini par les lois modernes : il semble que, sur le plan mondial et dans une perspective métaphysique négative, cette conception de l'homme soit en passe de prévaloir, sans que rien ne vienne rompre l'emprise d'un somnambulisme glacé.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Didier Decoin John l'Enfer (Seuil)
Le symbolisme de Bourniquel concernait davantage la notion de la destinée individuelle, celui de Decoin s'applique plutôt aux destinées collectives. Le premier et véritable héros du roman, le « roi qui se meurt », c'est la ville de New York, elle-même représentative de tout un monde sournoisement attaqué par des maux avant-coureurs de ruine ; et l'impression qui nous est laissée ressemble plus à quelque justice immanente ou, châtiment céleste qu'à la conséquence des déterminismes matériels. On discerne souvent en filigrane dans les œuvres de Decoin des réminiscences ou des transpositions bibliques : la lèpre qui ronge le béton lui-même, les chiens désertant tout à coup la cité puis revenant avec la même agressivité que ceux qui déchirèrent Jézabel, le serpent échappé d'un élevage de laboratoire et surgissant à mi-hauteur du gratte-ciel devant le laveur de carreaux, voilà autant de signes prophétiques pour notre temps : Les trois personnages essentiels de l'intrigue, John l'Indien, le nettoyeur de vitres, le marin polonais, la jeune femme professeur de psychologie sociale et frappée soudain de cécité sont plus que des témoins : des prophètes spontanés, élus par les desseins obscurs de la Providence pour annoncer le malheur de la ville.
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L'ambiance générale est caractérisée par la brutalité foisonnante et désordonnée des comportements humains à l'intérieur d'une jungle urbaine où les efforts individuels ont un aspect fruste et infantile. Dans le domaine de la sexualité, le lecteur pouvait facilement supposer les effets d'une telle psychologie sans qu'on lui ouvrît trop largement le dossier ; mais il est admis qu'un roman d'aujourd'hui ne saurait se dispenser d'un minimum de cochonneries moroses : Decoin, comme Bourniquel, a le mérite relatif de n'avoir pas fait là-dessus de développement excessif... disons « excessif » par rapport à la moyenne et non par rapport à nos principes. Le sujet étant devenu lieu commun, le critique aura désormais à signaler plutôt les romans exempts de ce caractère Quoi qu'il en soit, la grandeur pathétique née d'une sorte d'effroi sacré assure ici le prestige d'une construction romanesque qui est à notre sens un mythe, une sorte de parabole. Est-ce aussi un document ? Là-dessus on a le droit d'être plus réticent. Les déplorations et malédictions babyloniennes déversées sur l'Amérique présentent quelque équivoque. Certes nous souffrons de la contagion de ce monde-là parce que, chez nous, on a encouragé à en copier les naïvetés, les balourdises, les inconséquences et les incohérences ; mais aux États-Unis ces éléments comptaient au nombre des données initiales de leurs problèmes, alors qu'en France certaines de ces manières de vivre correspondent à des dégradations, des décadences et des perversions. Au terme de l'action, les personnages fuient New York comme une autre Sodome biblique pour gagner une solitude primitive et « écologique » où John l'Indien retrouvera -- peut-être -- la vie et les cultes élémentaires de ses ancêtres. Cette fin spectaculaire a sa valeur esthétique ; mais nous n'y découvrirons pas une leçon : elle ne serait en fait que diversion et dérision. Si nous voulions transposer à notre usage cette idée d'un « retour », elle prendrait une tout autre forme que la fuite vers le primitivisme illusoire de Rousseau ou de René.
J.-B. M.
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#### Alphonse Boudard Les combattants du petit bonheur (La Table Ronde)
Un conformisme atavique, mêlé d'une dose importante de lâcheté, exige de l'esprit français un préjugé favorable à l'égard des écrits goguenards, obscènes et cyniques. Le « langage poissard » était en vogue dans les salons à la fin de l'Ancien Régime, de nos jours l'argot est sacré. Il faut se résigner à encourir les reproches de pudibonderie ridicule et de purisme démodé si l'on ne veut pas se laisser ligoter par une « indulgence souriante » qui, chez certains, tient du réflexe conditionné. Même si l'Académie Française, dans un moment de faiblesse sénile que l'on souhaite seulement passager, décide d'inclure en son dictionnaire le mot « emmerdant » et sa nombreuse famille de dérivés, on se reconnaît encore le droit de s'interroger sur les intentions profondes des jurys quand ils déposent leurs couronnes de lauriers sur des paniers de crottin. On devine bien les motifs de certaines complaisances inattendues à l'égard de ces miteux « Combattants du petit bonheur ». Il y a d'abord les remarques satiriques sur la nouvelle morale et ses supports ecclésiastiques ; mais nous serions étrangement naïfs si nous imaginions là les saines réactions d'un esprit de bonne volonté. Ces frocards ne tendent qu'à jeter un discrédit supplémentaire et définitif sur les institutions concernées, les stupidités scandaleuses d'aujourd'hui devant apporter une preuve de plus à l'inanité des rigueurs d'hier, démenties par ceux qui se devaient d'en être les héritiers et les serviteurs. On s'est également délecté à la peinture caustique et irrévérencieuse des maquis et de la « résistance » parisienne ; regardons-y de plus près et nous verrons que les cibles de prédilection sont les résistants encore « bien-pensants » et soucieux de quelque tradition militaire. J'entends des gens s'exclamer : « On n'aurait pas osé dire cela il y a vingt ans ! » Demandons-nous alors pourquoi certains auteurs le disent seulement aujourd'hui, et ont droit à des prix littéraires... C'est qu'en fait ils jugent que les carottes sont cuites et que l'affaire est dans le sac : le processus révolutionnaire étendu à la littérature, à la culture, à toute la psychologie française est supposé avoir définitivement refoulé dans le monde des fantômes les formes de pensée considérées encore comme vivantes et gênantes il y a trente ans. Maintenant qu'elles ont été exécutées, on peut exécuter les exécuteurs.
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Le bénéfice est acquis, les subversions brutales ont fait place nette pour le triomphe des Boudard. Notre mémorialiste en langue verte peut alors s'offrir le luxe des trémolos nostalgiques, s'interroger anxieusement sur les chances d'accueil à la narration d'événements désormais oubliés ; le styliste de l'argot prend le violon de Chateaubriand, sans crainte du grotesque. Son langage sans-culotte fait penser à du Céline poussif ; l'emploi constant et fastidieux des points de suspension ne réussit pas à suggérer des mystères subtils dans la pensée sous-jacente. Tel est le « Prix Renaudot » de 1977 : on peut renoncer à l'acquérir sans avoir à écraser la moindre larme de regret.
J. B. M.
#### Denis de Rougemont L'avenir est notre affaire (Stock)
Comme disait à peu près Rivarol, c'est un grand avantage d'être Suisse, mais il ne faut pas en abuser.
Denis de Rougemont dresse un réquisitoire contre le monde moderne, dont les maux se résument pour lui dans la croissance et l'État-nation. La croissance nous entraîne au pillage des richesses naturelles, à la pollution, à l'énergie nucléaire et à ses dangers. Or la cause en est dans la volonté de puissance des États, qui signifient asservissement et guerre. Que sera l'avenir ? Les prospectivistes se trompent toujours, parce qu'ils ne tiennent pas compte de l'âme : « Ce qui va se passer dans le monde s'annonce au cœur de l'homme et peut s'y lire d'abord. » Ils ne le savent pas, et n'ont prévu ni l'auto, ni Hitler, deux grandes catastrophes. Pourtant, il peut y avoir des prophètes : Tocqueville, Burckhardt, Nietzsche ont deviné quelques-uns de nos malheurs, et Rougemont lui-même n'a pas été aveugle, confie-t-il. Il nous propose même des solutions : revenir à de petites communautés, susciter des régions, une fédération européenne, où périrait le virus de la puissance. Ce serait la paix.
L'ennui est qu'il est difficile d'acquiescer à ce rêve idyllique. Rougemont finit par consentir que les peuples ont adoré la croissance, qu'ils ont désiré ce qu'ils prétendent subir. Mais s'il confesse cela p. 203, il n'en tient aucun compte dans le reste de son livre. La croissance est une perversion du « progrès », mais c'est aussi une intoxication dont il est bien difficile de guérir, et l'auteur n'indique nul remède.
146:220
On reste aussi perplexe devant ce qu'il dit des États-Nations. Il affirme à plusieurs reprises qu'ils sont nés de la Révolution, mais il est assuré en même temps qu'ils n'ont fait qu'accomplir les rêves de la monarchie, en particulier de la française. Il se sert assez souvent de Jouvenel pour montrer la croissance du pouvoir. Il sait que les Bourbons ne pouvaient imposer le service obligatoire. Il n'en tire aucune conclusion raisonnable, et ne voit pas que la forme du pouvoir a changé du jour où tout citoyen a été mobilisé (mobilisé même dans la paix, employé dans l'entreprise Nation pour son double objectif de solidarité et de puissance, et dans les deux cas, de contrôle). Il reste attaché à « la grande tradition démocratique qui est anglo-saxonne et calviniste française ». Il ne voit pas du tout que les nations, si envahissantes et despotiques qu'elles soient devenues -- puisque presque plus rien de notre vie ne leur échappe -- sont encore un obstacle à une robotisation, à une massification totale.
Décentraliser, multiplier les centres de responsabilité et de décision, c'est sûrement une bonne chose. Mais Rougemont n'imagine pas que dans ces petits cercles, les idéologies, les volontés de puissance pourraient prospérer, et qu'il est donc nécessaire d'inventer ou de retrouver un pouvoir régulateur qui soit au-dessus de ces groupes. Il présente comme exemple de démocratie la télévision par câbles, qui permet aux habitants d'une cité de communiquer et de discuter. Il refuse de voir que cette télévision peut être manipulée par quelques militants, et devenir agent d'intoxication et de mobilisation.
Son modèle est bien la Suisse, mais les cantons, parenthèse entre des États puissants, ne se sont maintenus que par la permission de leurs voisins tant que ceux-ci gardaient un peu de mesure, de sens de l'équilibre, (puis, dans la dernière guerre, parce que la parenthèse suisse était utile).
Ce n'est donc pas encore là que nous irons chercher des leçons de sagesse : les parcelles de vérité qu'on l'un en bon nombre sont d'un métal trop mêlé.
Georges Laffly.
147:220
#### Benoist-Méchin L'empereur Julien (Librairie académique Perrin)
Notre littérature comporte une belle galerie de portraits de Julien l'apostat. Montaigne en parle avec amitié (il refuse l'accusation d'apostasie, l'empereur n'ayant jamais été vraiment chrétien). Voltaire en fait un de ses héros, et chaque trait qu'il dessine est un coup de griffe contre l'Église. Il y eut Chateaubriand, Vigny, et de nos jours le fulgurant chef-d'œuvre d'André Fraigneau (*Le songe de l'empereur,* à la Table ronde, introuvable actuellement).
Le personnage est séduisant. Vaillant et heureux guerrier, sage administrateur des Gaules, puis de l'Empire, lettré, généreux, moins célèbre cependant pour ses vertus que par sa volonté de restaurer les anciens dieux et de refouler le Christ choisi par son oncle Constantin le Grand. C'est bien cet aspect qui inspire Benoist-Méchin. Dans un récit d'ailleurs vif et plaisant, il montre en Julien l'anti-Christ, décrit cruellement l'Église et les fidèles. Un tel livre comprend une part d'histoire et une part de roman. Ce n'est pas, évidemment un témoignage historique qui nous donne la scène du début, où Julien, à neuf ans, est ravi, en extase, emporté au-dessus de la terre par son père Helios. Pas plus historique, le mot prêté par l'auteur à Julien mourant : « Soleil, pourquoi m'as-tu abandonné. » Benoist-Méchin ajoute gravement en note que le fameux « Tu as vaincu, Galiléen » est apocryphe. Il n'est pas sérieux de le remplacer par un autre apocryphe volontairement sacrilège, mais la couleur et le venin, l'exigeaient.
A chaque pas, la partialité éclate. On nous assure, avec un brin de dédain, que le Christ recrutait ses fidèles parmi les humbles et les esclaves, sans se soucier d'avoir dit plus haut que les chrétiens tenaient la cour et l'administration. Qu'il s'agisse de sainte Hélène ou du culte de Mithra, les détails sont toujours disposés pour éveiller la méfiance à l'égard du christianisme. En somme, Julien fait encore des disciples, seize siècles après sa mort, et Benoist-Méchin est l'un d'eux. Il doit chaque matin aller tirer son chapeau au soleil. Reste que cet homme intelligent trouve surprenant que ces croyants vermineux et leurs prêtres indignes, avec leur culte morbide (p. 398) aient pu l'emporter sur des cultes lumineux et exaltants (p. 399). C'est un mystère qu'il s'attache à éclairer. Le christianisme, dit-il, a triomphé parce que l'Empire était oppresseur et ses habitants malheureux. Ce qui a vaincu, c'est une religion née de la souffrance humaine.
148:220
Joli coup d'archet qui, à mes faibles yeux, n'explique rien. Les Barbares étaient-ils plus heureux que les Romains ? Beaucoup pourtant cherchaient à se réfugier dans la paix impériale. Il y eut des conversions de Barbares en dehors du Limes. Et Byzance ne fut sans doute pas moins oppressive que l'Empire du IV^e^ siècle. Par quelque bout qu'on la prenne, l'explication ne donne rien.
Ce volume fait partie d'un ensemble qui, d'Alexandre à Lyautey, raconte « le plus long rêve de l'histoire » : l'union de l'Orient et de l'Occident. Ce thème me fait penser à une belle page de Larbaud (*Sous l'invocation de saint Jérôme*) qui évoque ce Dieu qui n'acceptait pas qu'on le mît sur le même rang que les autres dieux : « Il scandalisera Rome par son refus de prendre place dans les panthéons. Parce qu'il a voulu Rome de toute éternité pour lui seul. Il fut l'invité qui reste sur le seuil. Et quand il entre enfin -- Ulysse au milieu des Prétendants, -- c'est pour déclarer qu'il est le seul maître légitime. Les noces ; la conclusion des longues fiançailles de l'Orient et de l'Occident ; médiatrice la Grèce ; et Rome la maison des époux. »
G. L.
#### Hippolyte de Guibert Écrits militaires 1772-1750 (Copernic)
Hors quelques militaires, on s'est surtout occupé du comte de Guibert à cause de l'amour qu'il inspira à Julie de Lespinasse. On oubliait le réformateur de l'armée, le théoricien de la tactique qui eut grand succès sous Louis XV et Louis XVI, et dont les leçons furent appliquées par les armées de la Révolution.
Il faut nuancer pourtant. Roger Caillois qui consacre un chapitre à Guibert dans son *Bellone ou la pente de la guerre,* le voit partagé entre ses préjugés de caste qui lui font préférer tout ce qui garde un caractère chevaleresque, et ses intuitions qui le poussent à imaginer les guerres de masse. Il voit en Guibert un prophète malgré lui. C'est exact. Je corrigerai pourtant le portrait de Caillois. Préjugé de caste ?
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Messire Guibert, père de notre auteur, fut pourtant le premier de sa famille à porter le titre de comte (donné par l'empereur d'Autriche). Et dès son *Essai général de tactique* (1772), Hippolyte de Guibert apparaît comme républicain, et d'un type assez rousseauiste. Dans son Discours préliminaire il rêve au vertueux passé (antique), il condamne la barbarie du Moyen-Age, les vices politiques des monarchies, le goût du luxe, l'amollissement des Européens. Il verse dans le délire utopique (ce qui est bien un signe d'époque) et imagine une nation de citoyens égaux, où régnerait un roi philosophe, nation qui serait pacifique, mais capable de tous les sacrifices si on l'attaquait. Rien de bien neuf. Mais c'est dans cette perspective qu'il faut considérer son éloge du courage, et du combat à l'arme blanche (la supériorité des armes à feu est un indice de décadence), et aussi son goût des armées peu nombreuses.
Il y revient sans cesse, et près de vingt ans après dans son livre *De la force publique* (1790), il écrira encore : « ...ce fléau des armées gigantesques, créé par l'ambition de Louis XIV ».
Et c'est bien là sa contradiction majeure, puisqu'il disait également dans son premier livre : « Mais qu'il existe un État libre, un peuple qui ait des mœurs, des vertus, du courage, du patriotisme ; un peuple qui fasse la guerre à peu de frais parce que tous les citoyens s'armeront pour la défense commune sans exiger de salaire ; un peuple qui se gouverne par lui-même et qui par conséquent dans les temps de crise mette nécessairement à sa tête l'homme le plus éclairé et le plus digne. Je dirai qu'un tel pays peut se passer de places \[fortes\], qu'il doit même s'en passer, afin de conserver sa liberté... Où sera l'ennemi, là sera la frontière, parce que, si je peux m'exprimer ainsi, l'État ne fera que se replier sur lui-même et que partout où il restera de la terre et des hommes, l'État subsistera encore. »
C'est cette leçon qui sera retenue ; aux guerres de professionnels vont succéder les guerres des citoyens-soldats, et l'on verra s'évanouir peu à peu la notion de civil. La guérilla, le terrorisme sont en germes dans ces phrases, et la mobilisation totale.
Guibert, pour sa part, restera partagé jusqu'au bout, et même, consciemment hostile. Il ne cessait de refermer les portes qu'il venait d'ouvrir. Il y avait en lui un militaire d'ancien régime et un philosophe qui haïssait l'état de choses établi. Ils s'entendaient mal. L'histoire a écouté le second. Le premier ne cessait pourtant d'avertir. En 1790, il imagine qu'il faut créer à côté de l'armée (et très nettement contre elle, et contre le trône, seuls ennemis possibles des libertés publiques), une milice nationale. Mais il s'insurge à l'idée que cette milice puisse aller renforcer l'armée : « si vous faites participer les milices nationales, c'est-à-dire le fond de la nation à la guerre, alors la guerre changera de nature ». Et plus loin : « ...quand les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera de face. Les habitants d'un pays devenus soldats, on les traitera comme ennemis. La crainte de les avoir contre soi, l'inquiétude de les laisser derrière soi les fera détruire... »
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Et Guibert concluait ainsi son essai :
« Plus une nation se donne une forme de gouvernement populaire, où les hommes s'assemblent souvent, où les opinions se choquent, où les intérêts se croisent, où toutes les passions enfin sont en mouvement ; plus il faut apporter en contrepoids tous les sentiments doux et paisibles. Sans eux, un tel peuple deviendrait dangereux dans ses plus simples discussions, injuste dans ses inimitiés et atroce dans ses vengeances (...)
Voyez l'indifférence avec laquelle on laisse aujourd'hui vendre et afficher toutes sortes d'écrits incendiaires et qui invitent encore le peuple à verser du sang (...)
Ainsi se dépraverait insensiblement le caractère d'un peuple. Alors il n'y aurait bientôt plus ni lois, ni magistrats, ni force publique qui pussent lui en imposer. Tous les gens de bien fuiraient sa dangereuse confiance et le funeste honneur de le gouverner ; la liberté déserterait une terre toujours tremblante et toujours ensanglantée. »
Guibert est mort en 1790. Sur le danger d'exciter les passions publiques, l'avenir n'a cessé de lui donner raison.
G. L.
#### Frédéric Deloffre Guide pratique du programme commun (Pauvert)
Universitaire de grand renom, spécialiste du XVIII^e^ siècle, F. Deloffre est aussi un citoyen actif. Il joint ces deux qualités dans cette analyse, à la fois combative et d'une rigueur irréprochable, du programme commun. On y notera particulièrement ce qui est dit du projet d'une école « inégalitaire », chère paraît-il aux esprits de progrès : il s'agirait de rogner chez les plus doués tout ce qui *dépasse.*
Une seule chose superflue dans ce livre, la préface. Elle est d'Alain Peyrefitte.
G. L.
151:220
#### Litchfield et Kentish Bébés au feu (Apostolat des éditions)
Michael Litchfield et Susan Kentish sont deux jeunes journalistes anglais. En novembre 1973, ils décident d'ouvrir ensemble une enquête sur le fonctionnement de la « loi » qui régit chez eux, depuis 1967, l'interruption volontaire de grossesse. Leur but était plutôt d'en établir le bien-fondé, mais ces deux-là sont honnêtes, et les matériaux accumulés par chacune de leurs visites aux industriels de l'avortement ne pouvaient que les horrifier.
« Nous avons commencé nos recherches là où la plupart des filles commencent lorsqu'elles se trouvent enceintes contre leur gré, c'est-à-dire dans les centres de conseils et d'examens pour femmes enceintes. » -- Michael et Susan mènent donc l'enquête « en situation », sous de fausses identités : un couple anonyme et plutôt misérable, parmi tant d'autres, qui vient demander conseil au médecin. C'est ici que commence la découverte, car l'accueil réservé à la jeune femme sera exactement le même partout : 1 -- *Vous êtes enceinte.* 2 -- *Ça n'a pas d'importance.* 3 -- *Payez tout de suite* (en espèces) *et nous intervenons demain.*
Dans les centres de conseils (!) pour femmes enceintes, le droit à la « sécurité matérielle » du couple, à la « sécurité psychologique » de la femme, est toujours préférable au simple droit à la vie de l'enfant : cela est sous-entendu dans toutes les conversations enregistrées par nos deux journalistes, on n'en discute même pas, et d'ailleurs nous le savions déjà. Mais que ces conseillers du crime soient d'abord et aussi de vulgaires escrocs, voilà qui éclaire sinistrement le dossier... Car Susan, on l'a compris, n'était nullement enceinte au moment de l'enquête, elle ne l'avait d'ailleurs jamais été. Ce qui n'a pas empêché les innombrables médecins consultés dans les centres de lui diagnostiquer une grossesse en bonne et due forme, après « examen », de confirmer celle-ci dans l'imagination de leur cliente par un prétendu « test », pour lui proposer l'avortement dans les plus brefs délais. (Les auteurs de l'enquête précisent qu'ils tiennent leurs preuves, certificats gynécologiques et bandes enregistrées, à la disposition de qui voudrait les consulter. Écrire aux bons soins de l'éditeur : 48, rue du Four, 75006 Paris.)
152:220
Il n'est guère difficile sans doute de tromper et voler sans scrupules, par-dessus le marché, quelques filles désemparées, -- quand on a pris sur soi de donner la mort, chaque jour, à plusieurs dizaines d'innocents. Mais je songe à ces milliers de crimes supplémentaires que de jeunes femmes se condamnent à commettre en esprit, depuis dix ans, pour arrondir des deux côtés de la Manche le compte en banque des avorteurs.
Hugues Kéraly.
Il existe en France une véritable organisation d'assistance et de conseil, dans le respect de la vie, aux femmes enceintes « contre leur gré ». Ce sont les centres S.O.S. Futures Mènes, qui disposent déjà de 217 permanences téléphoniques et d'une cinquantaine de boîtes postales à travers le pays. Ces centres sont l'émanation concrète de l'Association LAISSEZ-LES VIVRE.
Voici quelques-unes de ces permanences téléphoniques, à Paris : 873.38.39 -- 783.59.26 -- 548.54.00, et l'adresse principale où l'on peut se renseigner par correspondance : B.P. 111.10, 75463 Paris Cedex 10. Nous nous proposons d'en parler prochainement plus en détail.
#### Louis Jugnet Doctrines philosophiques et systèmes politiques (Cahiers du Présent)
« Toute politique implique quelque idée de l'homme et de l'esprit, et une représentation du monde », écrivait Paul Valéry. Voilà qui définit, très exactement, une *philosophie.* Implication si nécessaire que même le parti de Giscard a la sienne, comme nos lecteurs ont pu le voir dans l'enquête politique du numéro de janvier. Cette vérité devait conduire Louis Jugnet à professer à l'Institut d'Études Politiques de Toulouse un cours sur les fondements philosophiques des principales conceptions de l'État, qu'éditent aujourd'hui nos amis du journal *Présent* (B.P. 64, 81102 Castres).
153:220
On serait tenté de comparer ce cours, vu d'avion, aux *Grandes œuvres politiques* de Jean-Jacques Chevallier, s'il ne s'agissait d'une entreprise beaucoup plus vivante, parce qu'il n'est point d'abord question ici de textes, mais de vérités. Des vérités de l'ordre politique : celles qu'enseigne si bien au véritable philosophe la nature spécifique du lien social et de ses hiérarchies ; et que réalise si mal l'histoire récente de notre pays. La connaissance ou, du moins, l'intuition de cet ordre n'est qu'une préface à la politique, mais une préface nécessaire pour ne pas sombrer dans le subjectivisme où s'alimente toute subversion. Il est urgent de la restaurer d'abord, comme l'entendait Louis Jugnet, dans les esprits.
H. K.
La revue ITINÉRAIRES a consacré un article à l'œuvre de Louis Jugnet dans son numéro 181 de mars 1974, pages 198 et suivantes.
#### Les chants de Saint-Nicolas
Les voici enfin en disque, les chants de Saint-Nicolas du Chardonnet. N'y cherchez pas la perfection professionnelle des chœurs de Versailles ou de Port-Marly. Cette chorale-là est prise sur le vif, en flagrant délit de restauration parisienne des droits du chanter chrétien, d'occupation populaire et joyeuse dans la maison de Dieu. Qui entend juste n'y entendra que l'émotion spirituelle des grandes heures de la foi. Qui croit chanter faux s'y surprendra à chantonner quand même, absout d'avance par le culot de trois mille voisins.
Si les vagissements humanitaires de la liturgie recyclée, si le grand tam-tam tribal de la radio-télé, vous ont fait oublier à quel point le chant chrétien peut toucher l'âme et l'élever, il faut vous procurer ce disque. Et laisser éclater chez vous, en famille, la foi de Saint-Nicolas occupé.
H. K.
CHANTS CATHOLIQUES TRADITIONNELS, par la chorale et les fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet (avec les grandes orgues). Un disque 33 tours à la SERP : 6, rue de Beaune, 75007 Paris. Tél. 261.09.73.
Chez le même éditeur, dans la même collection : *Messe à Écône, -- Mgr Lefebvre parle, -- Ordinations d'Écône, -- Noëls du pays de France, -- Florilège pascal, -- La messe, les vêpres, le salut, -- Les processions, et L'office de Noël à Saint-Louis de port- Marly.*
154:220
#### Luigi Bader Les Bourbons de France en exil à Gorizia (Librairie académique Perrin)
Habitant à Gorizia (Italie), l'ancien Goritz de l'empire d'Autriche, le docteur Luigi Bader a consacré une bonne partie de sa vie à faire connaître le Saint-Denis de l'exil. C'est là le sujet de l'ouvrage qui vient de paraître et que les amis de la tradition se doivent de lire. Abandonnant Prague, le vieux roi Charles X recherchait un lieu ensoleillé ; Goritz fut choisi, mais notre dernier souverain sacré devait rapidement y mourir de choléra, le 6 novembre 1836. Où fallait-il l'inhumer ? Il fut décidé à la « cour » royale qu'on déposerait les restes du roi dans une crypte de l'église des franciscains, au sommet d'une colline dite de la Castagnavizza, autrement dit de la châtaigneraie.
Depuis la dernière guerre mondiale et le traité de paix de 1947, la frontière passe entre Gorizia et la Castagnavizza : l'église des franciscains est ainsi dans le territoire de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, la partie de ville yougoslave portant le nom de Nova-Gorica, le lieu même se nommant Kostanjevica...
Le 3 juin 1844 c'était au tour de Louis XIX de mourir à Goritz. Né Louis-Antoine d'Artois, duc d'Angoulême, devenu Louis-Antoine dauphin de France à l'avènement de son père Charles X, puis roi Louis XIX à la mort de ce dernier, ce prince assez libéral et modeste vivait comme simple comte de Marnes, du nom de la commune de Marnes-la-Coquette où sa femme possédait le château de Villeneuve-l'Étang. Roi dans sa maison et sa famille pour protéger « Bordeaux », trop jeune et destiné à tomber dans les mains d'intrigants, le comte de Marnes avait changé sa signature (il n'était plus que Louis) et s'était contenté de faire un chevalier du Saint-Esprit, ce que je montrerai par ailleurs. A sa mort, son neveu Henri d'Artois, duc de Bordeaux devint roi Henri V et annonça l'événement aux cours en se déclarant chef de la maison de Bourbon, tout en continuant à se servir du titre de comte de Chambord pour couvrir un théorique incognito. Henri V accompagna les restes de son oncle à la Castagnavizza. Morte à Frohsdorf le 19 octobre 1851, Marie-Thérèse-Charlotte de France, fille de Louis XVI et comtesse de Marnes fut elle aussi inhumée à la Castagnavizza. Morte à Venise le 1^er^ février 1864, Louise d'Artois dite de Bourbon ou de France depuis 1844 vint l'y rejoindre ;
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sœur du comte de Chambord et veuve du duc de Parme, exilée de son duché par la Révolution, Louise de France fut la mère de Robert de Bourbon, duc de Parme, l'ancêtre de tous les princes de Parme et de Luxembourg de notre époque. Mort à Frohsdorf le 24 août 1883, Henri V fut conduit au même endroit par ses successeurs dans l'ordre de primogéniture des mâles, ces Bourbons carlistes, exilés d'Espagne mais ayant à leur tête un prince libéral nommé don Juan. N'aimant que la vie calme, les voyages incognitos et la photographie, don Juan résidait souvent en un lieu inconnu des membres de sa proche famille, laquelle comportait la comtesse de Chambord puisqu'il en avait épousé la sœur. Ce prince devait mourir à Brighton où il vivait comme M. Montaigu (1887) et il avait abandonné toute prétention carliste à son fils don Carlos duc de Madrid (mort en 1909), après s'être déconsidéré aux yeux de tous en reconnaissant même un moment sa cousine Isabelle II ! Devenu aîné des Capétiens et ainsi chef de la maison de Bourbon, notre don Juan était quand même là, ayant refusé de signer la veille, à Goritz, un renouvellement des renonciations d'Utrecht, texte qui lui était tendu par M. de Bellomayre, ancien conseiller d'État devenu émissaire des princes d'Orléans. Don Juan avait d'ailleurs été soutenu par ses fils don Carlos et don Alfonso (ce dernier mort dernier roi carliste en 1936) et l'on devrait savoir que don Carlos, qui n'aimait cependant pas beaucoup les méthodes d'Henri V (voir ses mémoires) avait réservé dès 1868 ses droits à la couronne de France. Il suffit de lire l'œuvre de Melchor Ferrer, *Historia del tradicionalismo español,* Séville, t. XXIII, vol. 1, p. 28 et t. XXIII, vol. 2, p. 9, doc. n° 1 : à Paris, dans sa résidence de la rue Chauvau-Lagarde, 3 octobre 1868, don Carlos communique à son conseil la renonciation de son père, sa prise du titre de duc de Madrid et la maintenance de ses droits français : «* Entendo asimismo mantener pur este acto todos mis derechos al trôno de España y los eventuales al de Francia, si la rama primogénita representada hoy por mi augusto Pio Enrique V llegara a extinguirse *», document officiel qui relativise la fameuse lettre de don Carlos à son ami Nocedal, dans laquelle il exposait brièvement qu'il n'aimait que l'Espagne, ce qui était son droit après avoir fait s'entretuer les Espagnols, et, il faut bien le dire, avoir ressenti l'hostilité d'une bonne partie des Français assemblés à Goritz, en pleine ébullition politique et ce à un point tel que les autorités civiles autrichiennes durent intervenir pour les calmer dans leur volonté de manifester leur attachement aux princes d'Orléans absents. Il faudrait lire tous ces témoignages, plume à la main.
Quoi qu'il en soit don Juan conduisait donc le deuil, avec ses fils et son seul petit fils, don Jaime (mort en 1931), filleul d'Henri V et qui sera le plus Bourbon, le plus français de tous les souverains carlistes.
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Devant le résultat des ordres de la comtesse de Chambord, fidèle interprète des volontés de son mari (Henri V le disait : « Je ne veux pas que mon cercueil serve de pont aux d'Orléans », témoignages du comte Maurice d'Andigné, du comte de la Viefville, etc.), les orléanistes s'ingénieront à mettre sous le boisseau cette vérité protocolaire et la lecture d'un ouvrage comme *La maladie, la mort et les obsèques de monsieur le comte de Chambord,* recueil d'articles et de documents publiés par la *Gazette de France* dès 1883, est révélatrice d'un curieux état d'esprit : « Les plus proches parents du roi marchent à la place d'honneur... » est déjà trop précis et on oublie de les nommer dans les listes de présents. Les témoignages à sens unique, les tableaux généalogiques truqués, les pressions opérées sur les uns et les autres, l'exacerbation de la xénophobie contre les aînés espagnols... tout fut employé en 1883 et dans les années suivantes.
C'est à Goritz que mourut le 25 mars 1886 Marie-Thérèse archiduchesse d'Autriche-Este, princesse de Modène, comtesse de Chambord, qui sut maintenir le drapeau blanc et les grandes traditions incarnées par son époux ; lors de ses obsèques à la cathédrale de Goritz et à la Castagnavizza, le drapeau blanc fut porté par le général Henri de Cathelineau, héros des zouaves pontificaux, des volontaires de l'ouest et n'ayons pas peur de le dire, de la légitimité à laquelle il fut toujours fidèle (cf. à son sujet : Victoire de Kermel, comtesse de Cathelineau, sa femme, *Le général comte de Cathelineau, sa vie et ses mémoires,* Rome, Paris, Lille, Bruxelles, vers 1900, ouvrage qui n'est pas à la B.N.). Ainsi reposent côte côte, à une centaine de mètres derrière les miradors du rideau de fer et symboliquement sous le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge, mais les bandes horizontales et chargé de l'étoile rouge, les derniers Bourbons incontestés des légitimistes et des orléanistes, Charles X, Louis XIX et sa femme, fille de Louis XVI, Henri V, sa femme et sa sœur... Peu de Français viennent jusque là rendre hommage aux paladins du drapeau blanc, le symbole multiséculaire d'une tradition politique qui va du baptême de Clovis à la prise d'Alger, celle des rois très chrétiens dont nous devons tous être fiers et qui pour moi, comme pour nos antiques légistes, ne peut continuer à s'incarner que dans les aînés des Bourbons.
Mais l'auteur s'emploie à faire connaître l'importance de cette nécropole par des articles, par ce ivre et par la présentation de documents au musée historique de Goritz. M. Bader a recherché dans les archives locales les pièces officielles relatives aux séjours des « reali di Francia », interrogé les familles issues des témoins de cette époque et rassemblé des souvenirs émouvants.
Certes, on peut ne pas être d'accord avec quelques phrases de M. Bader relatives aux questions dynastiques ni avec celles du préfacier, M. Jacques Ploncard d'Assac, mais il n'en reste pas moins que nous avons là un livre utile et honnête. Avec lui nous sommes loin des ouvrages orientés et même sectaires d'un comte Pierre de La Blanchetaie dit Pierre de Luz (*Henri V,* Plon, 1931) et d'un « duc » de Castries (*Le grand refus du comte de Chambord,* Hachette, 1970) ;
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par contre nous sommes plus proches de l'ouvrage de l'ambassadeur Jean-Paul Garnier (*Le drapeau blanc,* 1971) publié, lui aussi par la Librairie académique Perrin que l'on peut féliciter, ce qui ne veut certes pas dire que l'adhère à tous les propos de ces derniers, mais c'est un fait, on est sur la voie de la vérité. Et cette vérité est bien simple : Henri V ne pouvait changer l'ordre de succession, il ne voulait pas, servir de transition aux princes d'Orléans dont il était séparé par les idées, les méthodes, le drapeau, il ne pouvait désigner le successeur obligatoire qui n'était qu'un pauvre libéral déconsidéré et, il savait qu'à trop parler il contribuerait à embrouiller les choses, tout particulièrement à D'assemblée nationale issue des élections de 1871... Pour lui il ne pouvait y avoir qu'un objectif : monter sur le trône et régler toutes choses dans l'éclat de la majesté : la consécration au Sacré-Cœur, le drapeau, la succession et le reste, tout particulièrement la responsabilité des ministres devant lui et non devant l'assemblée. Dans l'attente de ce moment il ne fallait pas diviser les forces vives des royalistes... On pourra longtemps disserter sur cette façon de faire en pensant qu'Henri IV aurait agi autrement, en montant à cheval et en conquérant son royaume, encore qu'Henri V essaya jusqu'au bout des combinaisons militaires. A vrai dire, en son exil autrichien, le comte de Chambord était très renseigné sur toutes choses et savait combien la France était sous l'emprise de la Révolution. Les libéraux étaient maîtres de tout et les réticences à l'égard de ses idées catholiques et de son drapeau (pourtant celui de la France depuis le XVII^e^ siècle, d'abord sur les vaisseaux du roi, puis sur les marchands et enfin à terre) lui indiquaient clairement que la partie était plus complexe que prévue. Le futur cardinal Pie, partisan du drapeau blanc, était l'un de ses conseillers et il est plus que probable qu'il lui montra le peu d'hommes assez chrétiens en France pour lui assurer un régime catholique et royal. Le parti des ducs libéraux empêcha une restauration qui n'aurait pas duré longtemps selon Louis-Édouard Pie... « Comme Mac-Mahon, Henri V aurait eu son *Seize mai...* avec ce qui suivit, et la chute eût été plus lourde » (chan. Étienne Catta, *La doctrine politique et sociale du cardinal* Pie, Nouvelles éditions latines, 1959, p. 345).
Pour en revenir à la Castagnavizza, il faut signaler que l'on y trouve aussi le cercueil du duc de Blacas, ministre de l'exil, mort en 1839 et que tous les cercueils furent évacués à Vienne lors de la première guerre mondiale démolie par les obus italiens et autrichiens, la Castagnavizza était en ruine quand l'impératrice reine Zita de Bourbon Parme fit venir les cendres de ses aïeux en un endroit plus calme (1917). Il fallut attendre 1932 pour que les cercueils reprennent leur place et ils y sont donc sous la garde de franciscains slovènes, en provenance de Laybach/Ljubljana.
On a souvent pensé en France à faire revenir les corps mais il est évident que leur inhumation à Saint-Denis poserait bien des problèmes.
158:220
On voit difficilement un environnement tricolore pour des princes ayant refusé le bleu, le blanc et le rouge sur leur drapeau (et en réaction contre 1830 la livrée tricolore de nos rois a été changée à Frohsdorf en bicolore, par enlèvement du rouge, cf. comte René de Monti de Rezé, *Souvenirs sur le comte de Chambord,* Paris, 1930, p. 30), environnement qui fut largement développé pour les obsèques du dernier Condé à Saint-Denis en 1830, Louis-Philippe régnant, véritable injure pour un prince qui n'aimait que le blanc...
Quant au problème des honneurs militaires à rendre, il est facile à résoudre pour les hommes : Charles X et Louise duchesse de Parme furent souverains ; or on vient de voir l'armée française saluer la momie de Ramsès II ! Louis XIX fut amiral de France, colonel-général des carabiniers, des cuirassiers et des dragons, Henri V colonel-général des Suisses, or dans l'*Almanach royal* (éd. 1830, p. 572) les trois colonels-généraux (dauphin, duc de Bordeaux et duc d'Orléans, colonel-général des hussards) passent en tête, avant les dix maréchaux de France. Restent les comtesses de Marnes et de Chambord, mais nul doute qu'on trouverait bien une solution honorable...
Hervé Pinoteau.
159:220
## DOCUMENTS
### La partie « la plus mystérieuse » du pontificat de Paul VI
L'œcuménisme est la partie la plus importante et la plus mystérieuse du pontificat de Paul VI. Ce n'est pas nous qui le disons, c'est Paul VI lui-même. Les *Dernières nouvelles d'Alsace* nous en font la confidence dans leur numéro du 11 décembre 1977. La veille, Mgr Elchinger avait tenu une conférence de presse pour informer les journalistes des résultats de la visite *ad limina* des évêques de l'Est de la France.
Le compte rendu signé J. L. E. se termine par le paragraphe suivant :
« Enfin, sur les problèmes de l'hospitalité eucharistique entre protestants et catholiques qui avait valu à l'évêque de Strasbourg d'être traité -- dans une formule très raccourcie -- « *d'évêque protestant *» par les amis du R.P. Bruckberger, Mgr Elchinger fit observer « *qu'il y avait eu des progrès depuis que j'ai publié le texte* (sic)*. Nous avons eu des discussions théologiques, mais l'ouverture est beaucoup plus grande *». Et de reprendre une phrase de Paul VI qui pourrait être, aussi, une conclusion : « *L'œcuménisme est la partie la plus importante et la plus mystérieuse de mon pontificat. *» En Alsace, une telle phrase n'est pas vide de sens. »
Que l'œcuménisme soit la partie *la plus importante* et *la plus mystérieuse* du pontificat de Paul VI pouvait être l'opinion de tel ou tel. Que le pape lui-même le proclame change cette opinion en certitude. Mais où est le *mystère ?* quel est le *mystère ?* Nous ne nous aventurerons pas à tenter d'expliquer une parole dont son auteur seul pourrait nous révéler le sens.
Louis Salleron.
160:220
### L'aveu d'un expert allemand
Wolfgang Waldstein, professeur à l'université de Salzbourg, dans son ouvrage, *Hirtensorge und Liturgiereform* (Pastorale et réforme liturgique) ([^37]), reproduit à la page 73 un extrait hautement révélateur d'un article de E.-J. Lengeling, important personnage postconciliaire. C'est, dit W. Waldstein, « sans aucun doute l'expert n° 1 pour la Réforme liturgique dans les pays de langue allemande, collaborateur du Consilium de 1964 à 1969 et expert de la Conférence épiscopale allemande ». Lengeling sait donc de quoi il parle. Son article, *Tradition und Fortschritt in der Liturgie* (Tradition et progrès dans la liturgie), a paru dans le *Liturgisches Jahrbuch* n° 25, 1975, p. 201 à 223.
Voici l'extrait de l'article cité par le professeur Waldstein :
« *Aus der Allgemeinen Einführung zum Messebuch von 1969 sei die schon in der Liturgiekonstitution* (*47*) *und in der Eucharistieinstruktion* (*1967*) *sich abzeichnende, ökumenisch tragführige sakramentale Theologie der Messefeier herausgehoben. Trotz der von reaktionären Angriffen erzwungenen, dank des Geschicks der Redaktoren Schlimmeres verhütenden Neufassung von 1970 führt sie -- ganz im Sinn Odo Casels -- aus Sackgassen nachtridentinischer Opfertheorien heraus und entspricht dem Konsens, der sich in manchen interkonfessionellen Dokumenten der letzten Jahre abzeichnet. *» (p. 218.)
« Dans la présentation générale (*Institutio generalis*) du Missel de 1969, il faut souligner la théologie sacramentelle de la célébration de la messe ; cette théologie est porteuse d'œcuménisme ; elle se dessinait déjà dans la constitution conciliaire sur la liturgie (§ 47) et dans l'instruction sur l'eucharistie de 1967. Malgré la nouvelle rédaction de 1970, que des attaques réactionnaires ont fini par obtenir, mais qui évite le pire grâce à l'habileté des rédacteurs, cette théologie sacramentelle permet -- tout à fait dans le sens indiqué par Odon Casel -- de sortir des impasses des théories post-tridentines du sacrifice, et elle correspond au consensus qui se dessine dans maints documents interconfessionnels des dernières années. »
161:220
### L'épée d'académicien de Christian Langlois
Christian Langlois, architecte en chef du Sénat, qui s'est récemment illustré par sa belle restauration de l'entrée de la rue Garancière (côté rue de Vaugirard) est aussi notre (trop rare) collaborateur. On aime relire de temps en temps ses Mémoires d'un gendre (dans notre numéro 173) et ses Faits divers (dans notre numéro 189).
A la suite de son élection à l'Académie des Beaux-Arts, ses amis ont formé un comité pour lui offrir l'épée traditionnelle au cours d'une réunion d'hommage. Une souscription est ouverte pour assurer la réalisation de ce projet. Les personnes qui le désirent peuvent adresser leur participation, en indiquant leur nom et leur adresse, à Madame Pierre Thiriot, secrétaire-trésorier du comité, 4, rue Théodule Ribot, 75017 Paris, par chèque bancaire à l'ordre du « Comité pour l'épée d'académicien de Christian Langlois » ...La liste des donateurs sera remise au destinataire avec son épée lors d'une cérémonie dont la date et le lieu seront fixés ultérieurement ; les donateurs en seront personnellement prévenus.
162:220
## INFORMATIONS ET COMMENTAIRES
### Petite chronique
N'écoutant que leur bon cœur, le P. Bruckberger dans *L'Aurore* et à sa suite Édith Delamare dans *Rivarol* et dans *Monde et Vie* se sont réjouis trop vite du discours où Paul VI, le 5 décembre dernier, résumait ses « impressions générales sur le catholicisme français ». Non, ce n'était point « un rude savon aux évêques français ». Il y avait sans doute des observations, des critiques que les évêques ne tiennent évidemment pas à souligner. Mais il y avait dans ce discours, affirme Mgr Pierre Boillon, évêque de Verdun, une « *approbation des orientations fondamentales de la pastorale française *» ([^38])*.* A la lecture du texte en son entier, je suis de cet avis, je l'ai été dès le premier moment. Mais les évêques, nous l'apprenons maintenant, n'en étaient pas réduits à la seule lecture du texte. Ils ont eu en outre un commentaire par Paul VI en personne : celui-ci a lu le texte du discours que nous connaissons, puis il en a improvisé un commentaire qui n'a été publié ni par *L'Osservatore romano,* ni par la *Documentation catholique,* ni à ma connaissance par aucun autre organe officiel ou officieux. L'existence de ce commentaire est attestée par Mgr Elchinger ([^39]) qui n'en cite que quelques mots, notamment ceux-ci :
« ...J'aime votre pays qui est un peu comme ma patrie spirituelle : mes principaux maîtres à penser furent des Français. »
163:220
Ces maîtres à penser ne sont pas nommés. On ne s'aventure pas beaucoup en supposant que ce ne sont ni Bossuet, ni Dom Guéranger, ni le cardinal Pie, ni Maurras, ni Péguy, ni les Charlier. Mais revenons à l'effet produit par le commentaire oral du discours écrit. Mgr Elchinger était à l'audience du 5 décembre, il assistait au commentaire, il n'a aucun doute sur la bonne interprétation du discours : « *Certains ont dit que Paul VI avait été sévère pour les évêques et pour l'Église de France. Ceux qui ont vu son regard et entendu l'intonation de sa voix ne peuvent pas le penser. *» Forts des explications et confidences que Paul VI leur a chaleureusement distribuées en privé, les évêques sont bien assurés de l'interprétation véritable, de l'exacte intention : ils savent qu'elle ne leur est pas contraire, ils le tiennent de l'auteur lui-même. La *pastorale française,* comme dit très exactement Mgr Boillon, n'est pas condamnée mais, une fois de plus, approuvée, confirmée, encouragée. Les critiques accidentelles que lui adresse Paul VI appartiennent à la célèbre catégorie des critiques « positives », visant non à la renverser mais à la renforcer. Cette *pastorale* a en France un certain nombre d'excès grotesques, d'affirmations imprudentes, de démarches prématurées qui la desservent. Paul VI demande aux évêques français d'éviter les malfaçons de cette sorte. Les exagérations ridicules ou odieuses qu'ils tolèrent habituellement apportent des fidèles supplémentaires à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, c'est de quoi Paul VI les gourmande. Mais il ne leur a nullement ordonné de nous rendre la messe traditionnelle ; ni de remettre en vigueur le petit catéchisme de saint Pie X ; ni de mettre les fidèles en garde contre la Tob. Il a bien effectivement prononcé, au contraire, une APPROBATION DES ORIENTATIONS FONDAMENTALES DE LA PASTORALE FRANÇAISE : une « *somme,* a-t-il dit, *de recherches bénéfiques, d'expériences intéressantes *»*.* Merci pour le bénéfique, merci pour l'intéressant de ces expériences et recherches sous lesquelles succombe le catholicisme français...
Bref, le discours du 5 décembre n'a aucune importance pratique. Il ne se distingue pas de l'habituel discours montinien, mélange de chaud et de froid, de pour et de contre, de oui et de non, mais toujours finalement orienté dans le même sens. Il n'apporte aucun changement, aucun ralentissement au catastrophique cours des choses dans l'Église. Pas plus que l'exhortation sur l'évangélisation du 8 décembre 1975 qui avait tant séduit Marcel Clément à l'époque, et dont il ne reste rien. Ces textes surprennent, agréablement au désagréablement, seulement ceux qui n'ont qu'une connaissance superficielle de la manière, du style, du langage de Paul VI. On y voit chaque fois l'annonce, espérée ou redoutée, d'un revirement, d'une reprise en main, d'un cours nouveau. Il en est ainsi depuis dix ans et davantage. N'avait-il pas déploré l'*autodestruction* de l'Église ? C'était en 1966 ou en 1968, je n'ai même aucun désir d'en rechercher la date exacte et de faire le compte précis des années écoulées, cela ne m'intéresse plus, ni personne. Au centre de la barque sans gouvernail de l'évolution conciliaire, emporté par un courant furieux, Paul VI demeure sans mouvement.
164:220
#### L'Action française
La seule nouveauté notable du 5 décembre concerne l'Action française ; encore que cette nouveauté elle-même n'en soit point une : simplement, elle rend explicite ce qui était la maxime implicite du parti au pouvoir dans l'Église. J'ai cité le texte et son contexte ici même le mois dernier. L'ignorance de l'histoire religieuse est devenue telle que personne ne semble s'être aperçu de l'innovation doublement insolite. Paul VI a parlé de l'Action française comme s'il allait de soi qu'elle est toujours condamnée ; comme si sa condamnation n'avait jamais été levée ; comme si Pie XII n'avait pas existé. Et secondement, il en a parlé avec une violence qui dépassait de beaucoup celle même du terrible Pie XI au moment de la condamnation. Arrêtons-y un peu notre réflexion.
La condamnation de l'Action française par Pie XI en 1926 et 1927 était injuste : je n'entends point par là que l'Action française était au-dessus de tout reproche, mais je constate que cette condamnation de Pie XI a été levée par Pie XII sans aucune condition. Pie XI lui-même, les derniers temps avant sa mort, avait préparé cette levée de la condamnation. Déjà saint Pie X avait déclaré que, lui vivant, l'Action française ne serait pas condamnée, malgré les requêtes forcenées de ceux qui « venaient comme des chiens », ce sont ses propres mots, lui réclamer la condamnation de Charles Maurras. De telles constatations ont du poids. Elles ne dispensent personne, bien entendu, de se mettre à l'école des qualités de l'Action française plutôt que de ses défauts, et de recevoir la tradition d'Action française comme Maurras voulait qu'on reçût toute tradition nationale : « la vraie tradition est critique » disait-il, sans quoi « le passé ne sert plus à rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons ». Mais enfin, avoir eu pour soi et saint Pie X et Pie XII, tous deux considérant comme injuste une condamnation de l'Action française, cela, pour n'être pas un jugement infaillible, n'en constitue pas moins un témoignage d'une singulière autorité morale.
165:220
Là-contre, le 5 décembre 1977, soudainement, sans préparation, sans explication, Paul VI se met à parler de l'Action française comme s'il était bien entendu qu'elle ne peut être qu'une dénomination gravement péjorative. Il ne dit pas qu'il veut remettre en vigueur la condamnation de Pie XI levée par Pie XII. On dirait qu'il considère, comme son parti l'a toujours fait dans l'Église depuis 1939, que la levée de la condamnation est nulle et non avenue.
Il fait plus encore. Il déclare que la mentalité d'Action française, et même toute mentalité « comparable », est *stérile et périlleuse.* Rien d'autre. Uniquement *stérile ;* uniquement *périlleuse.* Dit comme si cela allait de soi ; avec l'autorité de la chose jugée, du jugement reçu, de la vérité tenue et transmise dans l'Église.
Pie XI au contraire ne méconnaissait pas à ce point les hauts services rendus par l'Action française à la religion et à la patrie. Autoritaire, brutal, du moins il n'était pas l'impitoyable sectaire hissé au pouvoir par l'intrigue d'un parti haineux. Au moment même où il prononçait sa condamnation injuste et cruelle, Pie XI n'omettait pourtant point de déclarer qu'il n'avait *ni méconnaissance ni insuffisante estime des bienfaits* dispensés à la société et à l'Église par l'Action française ([^40]). Comment une action, comment une « mentalité » qui serait uniquement *périlleuse,* uniquement *stérile,* aurait-elle donc pu rendre à l'Église et à la société des services tels que Pie XI ne voulut pas se dispenser de les reconnaître publiquement ? Ah ! comme les « principaux maîtres à penser » de Paul VI, qui « furent des Français », on entrevoit lesquels, lui ont appris à détester l'Action française et à la pourchasser jusque dans toute « mentalité comparable »...
#### Les pires ennemis
Prenant son désir, son juste et légitime désir pour la réalité, le cher P. Bruckberger a cru voir dans le discours du 5 décembre un « savon » aux évêques français, « non pas même à l'eau de Javel mais à l'acide sulfurique » ([^41]). Mais qu'il considère ceci. Évêque ou pas, il n'y a personne, absolument personne qui soit dans ce discours traité avec une rigueur aussi grande, une détestation aussi sensible, une aversion aussi violente que l'Action française. La « mentalité comparable à celle de l'Action française » est désignée, en substance et en fait, comme le pire ennemi de l'Église.
166:220
A cela on reconnaît l'influence, l'action, la tactique subversive du parti moderniste, toujours occupé depuis 1907 à faire croire que le « pire ennemi », ce n'est pas lui.
En 1907 en effet, au début de son encyclique *Pascendi,* saint Pie X a désigné les modernistes comme LES PIRES ENNEMIS DE L'ÉGLISE, constitués en société secrète AU SEIN MÊME DE L'ÉGLISE. Depuis lors leur tromperie principale est constamment de désigner *un autre* pire ennemi, afin de faire oublier que le pire ennemi c'est eux.
Leur tactique est analogue à celle du communisme, déclaré « intrinsèquement pervers ». Tout l'effort du parti communiste est de désigner *un autre* intrinsèquement pervers, le fascisme ou n'importe quoi, afin de n'être plus lui-même tenu pour le pire. Et partout où le communisme n'est pas traité comme l'ennemi principal, il avance.
La subversion ecclésiastique, le parti ennemi qui tient l'Église militante sous la botte de son occupation étrangère, agit pareillement. Il maintiendra sa domination aussi longtemps que, par complicité ou par aveuglement, les évêques, pape en tête, continueront à mobiliser les consciences contre un *autre* ennemi, supposé *à sa place* pire ou principal.
J. M.
167:220
## AVIS PRATIQUES
### Annonces et rappels
#### Note de gérance
Au mois d'octobre 1974, le prix de l'abonnement à ITINÉRAIRES était porté à 300 F.
-- *Nous vous demandons un franc par jour, comme les journaux,* vous disions-nous alors.
Ce sera toujours un franc par jour. Mais chaque jour de l'année.
Soit 365 F par an ; provisoirement.
\*\*\*
Depuis octobre 1974, le prix de vente des journaux est passé de un franc à un franc quarante (certains sont déjà à un franc soixante). Soit une augmentation de 40 %.
Dans le même temps, nos frais d'impression et de papier ont augmenté de 43,70 %.
Mais dans le même temps, les traitements et salaires de l'ensemble de la population française augmentaient de plus de 50 %.
Si bien que, lorsqu'on a l'air d'augmenter le prix de l'abonnement, en réalité on ne l'augmente pas du tout ; on ne fait que corriger la dévaluation constante de la monnaie. On ne demande pas davantage aujourd'hui qu'hier, puisque les traitements et salaires ont augmenté au moins aussi vite que les prix.
168:220
Cela est vrai pour tout le monde, à l'exception des *véritables* catégories sociales « défavorisées », qui *ne sont plus* les salariés, mais tous ceux qui ne touchent pas de traitements et salaires. L'inflation suit son cours catastrophique, vampirisant et tuant l'épargne. Les traitements et salaires suivent le même cours, ou même le devancent plus ou moins. Ce qui fait qu'en réalité, 420 F aujourd'hui ne vous *coûtent* pas plus que 300 F en octobre 1974.
Toutefois le prix de l'abonnement ne sera porté pour le moment qu'à 365 F (pour la France). Nous en sommes encore et toujours à *un franc* par jour.
Je remercie à nouveau ceux qui, souscrivant un ABONNEMENT DE SOUTIEN (ou *la moitié* d'un abonnement de soutien) apportent à la gestion de la revue un précieux concours : une marge de liberté.
J. M.
============== fin du numéro 220.
[^1]: -- (1). Voir aussi ITINÉRAIRES, numéro 217 de novembre 1977, pages 22 à 30.
[^2]: -- (1). Notamment : *Une autre falsification de l'Écriture,* ITINÉRAIRES, n° 157, pp 286-290 ; *Réclamation au Saint-Père,* pp. 13, 26-28, N.E.L., Paris, 1974.
[^3]: -- (1). La Tob renvoie, par erreur, au verset *5.*
[^4]: -- (1). *La Pensée catholique,* mars-avril 1975.
[^5]: -- (1). Souligné par nous.
[^6]: -- (1). Cahier n° 49 du Centre d'Études politiques et civiques, 39-41, rue de la Chaussée d'Antin, 75009 Paris. -- T. 285.47.77.
[^7]: -- (1). « La tentation de Jean-François Revel », dans notre numéro 202 d'avril 1976, pages 68 à 73.
[^8]: -- (1). Voir dans notre numéro 194 de juin 1975 les trois chroniques inspirées par cette émission, pages 41 à 69.
[^9]: **\*** -- amanuensis, n. pl. amanuenses, \[L. fr. (*servus*) *a manu* slave with secretarial duties\] : one employed to write from dictation or to copy manuscript : secretary. (Webster's Seventh New Collegiate Dictionary, G. & C. Merriam Cy, Springfield, Mass. U.S.A., 1965) \[2002\]
[^10]: -- (1). *La droite et la gauche* (Nouvelles Éditions Latines).
[^11]: **\*** -- Original : « La vérité ne se trouve ni à droite ni à gauche. Elle est au-dessus... » Voir « Une correspondance exemplaire », It. 222, p. 252.
[^12]: -- (70). Actes, VII, 60.
[^13]: -- (71). François d'Assise, 1181-1226, saint catholique. Gérasime, mort en 475, saint commun à l'Orient et l'Occident. Cf. *Dict. historique des saints* publié sous la direction de John Coulson, Sté d'édit. de dictionnaires et encyclopédies, Paris 1964. -- En français une bibliographie assez nombreuse existe concernant saint Séraphin de Sarov : *Essai de la sainteté en Russie,* par le R.P. Kologrivof, S.J., Beyaert, Bruges 1953. -- *Prière et sainteté dans l'Église russe,* par E. Behr-Sigel, Cerf, Paris 1950. -- *Quand la Russie avait des Saints,* par C. de Grunwald, Fayard, Paris 1950. -- *Moines de la Sainte Russie,* par I. Smolitch, Mame, Paris 1967. -- *Monachisme et Monastères russes,* par R. de Journel, s.j., Payot, Paris 1952. -- Tous ces ouvrages comportent des chapitres consacrés à saint Séraphin. -- En français spécialement consacrés à saint Séraphin de Sarov, nous avons : *Saint Séraphin de Sarov,* par V. Zander, Troyes 1958. -- *Séraphin de Sarov, sa vie,* par I. Gorainoff, Textes monastiques, Abbaye de Bellefontaine, Maine et Loire 1973.
[^14]: -- (72). Il existe une bibliographie abondante sur le calvaire des chrétiens dans la Chine nouvelle. Signalons en particulier : *Derrière le rideau de bambou* de S. Grossu, et surtout *L'enfer chinois,* écrit et illustré par le peintre Yung Sheng. Ces deux ouvrages aux éditions des Catacombes : B.P. 98, 92405 Courbevoie Cedex.
[^15]: -- (73). Nous avons longuement expliqué le péché et la pénitence dans nos *Commentaires sur les Sacrements, op. cit.,* pages 21 à 30.
[^16]: -- (74). Hermas vécut au début du II^e^ siècle. Auteur d'un ouvrage, *Le Pasteur,* qui durant les premiers siècles de la chrétienté avait joui d'une grande autorité, il fut parfois considéré comme entrant dans l'Écriture. *Le Pasteur* a paru dans le 1^er^ volume de la collection « Naissance des Lettres Chrétiennes », édit de Paris 1957 et la collection « Sources Chrétiennes », vol. 53, édit. du Cerf.
[^17]: -- (75). Nous avons exposé l'histoire du martyre de saint Victor de Marseille dans un article publié par la revue mensuelle pour les chrétiens orthodoxes d'Europe occidentale : *Dans l'Esprit et la Vérité,* n° 4-6, août-octobre 1954. Cette revue ne paraît plus depuis 1955.
[^18]: -- (76). Il faut comprendre que l'auteur de la lettre use d'un terme courant entre chrétiens, sans qu'il y ait aucun lien de parenté entre Blandine et Pontique.
[^19]: -- (77). Apocalypse, XXII, 11.
[^20]: -- (78). *Histoire de France* par E. Lavisse, Cours élémentaire, Armand Colin.
[^21]: -- (79). Saint Jean de Damas, fêté le 17 décembre selon le comput julien, est très honoré dans l'Église d'Orient. Ses compositions liturgiques sont fréquemment utilisées par les orthodoxes. Le VIIe concile œcuménique fit de lui le plus grand éloge en tant que « héros de la vérité ». Le pape Léon XIII l'a proclamé docteur de l'Église. Mgr Joseph Nasrallah, vicaire du Patriarcat melkite et supérieur de la paroisse grecque-catholique de Saint Julien le Pauvre à Paris, lui a consacré une importante monographie en français. Quant à nos citations, elles sont prises dans *La Foi Orthodoxe* de saint Jean Damascène, traduction, introduction et notes du Dr E. Ponsaye, Institut orthodoxe de théologie Saint Denis, Paris 1966, livre V, chapitre XV.
[^22]: -- (1). C'était sous l'empire le nom de la Cour d'appel ; et, dans le cas d'un évêque, elle jugeait en première instance.
[^23]: -- (1). Mgr Coullié succéda à Mgr Dupanloup en 1878. Quinze ans plus tard, il devint archevêque de Lyon et cardinal.
[^24]: -- (1). Publié en 1965, dans la « Collection Itinéraires », aux Nouvelles Éditions Latines. -- Je profite de cet anniversaire pour remercier Jean Madiran d'avoir publié ce livre qui réunit les principaux textes de Dom Aubourg. Il ne s'agit là que d'une petite partie de ce qu'il a écrit, mais le reste est dispersé dans des milliers de lettres et de notes qui sont vouées à la disparition.
[^25]: -- (2). Cf. des textes de lui dans les numéros 70, 76 et 84 d'ITINÉRAIRES.
[^26]: -- (1). Le manuscrit des *Pensées* semble devoir être lu : « *encore* l'Église... », au lieu de « toute ». Le sens ne change pas !
[^27]: -- (1). Par erreur mise à 1310 dans mon article « La tenue de sacre de saint Louis »*,* p. 156, n. 81, ligne 9.
[^28]: -- (2). Conservons-lui encore cette date approximative, encore que mon ami M. le professeur Richard A. Jackson, de l'université de Houston su Texas, soit tenté de rajeunir légèrement ce texte dans le XIII^e^ siècle, allant jusqu'à le permuter dans le temps avec celui dit de vers 1270, beaucoup plus ancien qu'on ne le pense (vers 1215 ?). Quoi qu'il en soit, ces deux *ordines,* sont le reflet de ce qui existait au XIII^e^ siècle et même, sans doute, dès le sacre de Philippe II Auguste en 1179.
[^29]: -- (3). Le recueil des actes du colloque doit être édité par les Nouvelles Éditions Latines ; on trouvera des renseignements utiles dans le catalogue ronéotypé de l'exposition qui eut lieu dans le même château pendant avril de cette année *La symbolique capétienne reconnue dans ses monuments, enseignes, blason* (*sic*)*, etc.,* Paris 1977.
[^30]: -- (4). L'ouvrage fondamental de Percy-Ernst Schramm, *Der König von Frankreich, das Wesen der Monarchie vom 9. zum 16. Jahrhundert,* Weimar, 1960, 2 vol. pour la seconde édition, n'a jamais trouvé en France d'éditeur pour être traduit *Le roi très chrétien* du (comte) Jean (Thomas) de Pange fut édité par Fayard en 1949 et n'a jamais été réédité.
[^31]: -- (5). Ce texte devrait être amélioré par la suite, car il renferme quelques inexactitudes (jusqu'à dire qu'on a enregistré un *ordo* à la cour -- sic -- des comptes de Paris en 1179...) et il fait quelques fâcheuses confusions, sans compter des rectifications abusives. Mais c'est le signe que la question intéresse toujours.
[^32]: -- (6). L'affaire a été exposée d'intéressante façon par sir Francis Oppenheimer dans son livre *Frankish themes and problems,* publié en 1952 par Faber and Faber Ltd à Londres : pour cet auteur, le baptême par saint Rémi n'a pu avoir lieu qu'à la cathédrale de Tours lors de la Noël 508 ; son argumentation originale a été vue par feu Georges Tessier dans *Le baptême de Clovis,* Paris, Gallimard, 1964 (coll.. Trente journées qui ont fait la France, n° 1), p. 132 mais en une simple note, cet auteur a montré qu'il n'avait pas assimilé la démonstration... car, qu'on le veuille ou non, le plus ancien historien relatant la vie de Clovis, saint Grégoire de Tours, ne dit pas où eut lieu le baptême, ce qui est déjà étrange, et n'en donne pas de date précise, alors qu'il découpe toute l'histoire du roi en périodes de cinq ans pour des motifs symboliques. Oppenheimer en arrive donc à prétendre que saint Grégoire n'a pu dire que le baptême eut lieu à Reims, car c'était faux, mais il ne pouvait écrire qu'il avait eu lieu à Tours à l'époque indiquée, car cette ville était dans la main des Visigoths, et cette époque était capitale, car il fallait que Clovis soit baptisé à trente ans comme le Christ et au milieu de son règne, commencé à quinze ans, terminé à quarante cinq ans... Notons que l'on doit à Oppenheimer le seul ouvrage moderne sur la sainte ampoule : *The legend of the Ste Ampoule* (Londres, Faber and Faber Ltd, 1953) qui apporte là encore du nouveau. Sans partager toutes les vues de cet auteur, surtout dans ses idées erronées su sujet de la naissance des fleurs de lis et des armes de France, constatons cependant son apport original (une critique par J. Van der Straeten dans les *Analecta Bollandiana,* Bruxelles, t. LXXII, 1954, pp. 271-280 indique les réserves à faire ; l'article du chanoine F. Baix, *Les sources liturgiques de la* Vita Remigii *de Hincmar,* paru dans les *Miscellanea historica in honorem Alberti De Meyer* (Université de Louvain, *Recueil de travaux d'histoire et de philologie,* 3^e^ série, 22^e^ fasc.), Louvain-Bruxelles, 1946, t. 1, pp. 211-227 prouve qu'Hincmar n'est pas l'inventeur du récit légendaire de la sainte ampoule, car il existait déjà dans la liturgie rémoise). Il y a beaucoup à travailler dans toutes ces questions : on ne connaît que depuis 1942 le véritable sens des paroles de saint Rémi à Clovis lors du baptême, l'évêque lui demandant tout d'abord d'enlever son collier fétichiste (cf. Jean Hoyoux, *Le collier de Clovis,* dans la *Revue belge,* Bruxelles, t. XXI, cité par ce maître des études mérovingiennes qu'est le professeur. J. M. Wallace-Hadrill en son ouvrage *The long-haired kings,* p. 172, n. 2. paru chez Methuen & Cie Ltd, à Londres, 1962 ; cet auteur croit au baptême rémois).
[^33]: -- (7). Organisé par l'université de Reims, dont le président était alors M. Devèze, le colloque réunit plus de trente orateurs, certains étant déjà de l'Institut. On espère que les actes seront un jour publiés...
[^34]: -- (8). La liste des sacres rémois peinte sur une plaque à l'entrée du Palais du Tau n'est qu'une première approximation de ce travail ; elle est largement inspirée d'une liste que j'ai fournie aux Monuments historiques. Autant le dire ici, car cela ne transparaît nulle part.
[^35]: -- (9). Je souligne que ce livre est capital pour l'histoire de l'art français et de la symbolique royale capétienne. Œuvre de feu Blaise de Montesquiou-Fezensac, il a été mis au point et publié par Mme Gaborit-Chopin, conservateur au Louvre. J'espère pouvoir revenir ici même un jour sur cet ouvrage. D'autres tomes sont à paraître.
[^36]: -- (10). Si on peut avoir le livre de Jean-Paul Garnier, *Le sacre de Charles X et l'opinion publique en 1825,* Paris, 1927, on y trouvera de nombreux renseignements précis sur cette cérémonie. L'auteur a mis en italiques toutes les parties de prières supprimées en 1825. Cet auteur a cependant tort de dire que le roi est couronné assis (p. 92) car il est à genoux en France. Le livre que je critique ici ignore cet ouvrage de Garnier, lequel auteur écrira pas mal d'ouvrages historiques d'intérêt ; il deviendra aussi ambassadeur de France.
[^37]: -- (1). Éd. Fondation Lumen Gentium, Schaan, Liechtenstein, 1977.
[^38]: -- (1). *Église de Verdun,* bulletin diocésain officiel, numéro du 23 décembre 1977.
[^39]: -- (2). *L'Église en Alsace,* bulletin officiel du diocèse de Strasbourg, numéro de janvier 1978, pp. 3 et 4 : « *Son discours était continuellement entrecoupé de commentaires qui précisaient et nuançaient sa pensée. *»
[^40]: -- (1). Pie XI, allocution consistoriale du 20 décembre 1926. *Actes de S.S. Pie XI,* Bonne Presse, tome III, p. 295.
[^41]: -- (2). *L'Aurore* du 5 janvier 1978.