# 221-03-78 1:221 ## CHESTERTON 3:221 NOUS N'AVONS *vraiment pas besoin d'une religion qui ait raison quand nous avons raison. Nous avons besoin d'une religion qui ait raison quand nous avons tort. Dans ces modes courantes, il n'est pas vraiment question d'une religion qui nous permette la li­berté, mais* (*au mieux*) *d'une liberté qui nous permette une religion. Ces gens prennent simplement l'humeur moderne, avec tout ce qu'elle contient d'aimable, d'anarchique, d'insignifiant et d'évident, et exigent que chaque croyance s'y ajus­te. Mais l'humeur existerait même sans la croyance. Ils disent qu'ils veulent une religion sociable, alors qu'ils seraient sociables sans aucune religion. Ils disent qu'ils veulent une religion acceptable à la science, alors qu'ils accepteraient la science même s'ils n'acceptaient pas la religion. Ils disent qu'ils veulent une religion comme cela parce qu'ils sont déjà comme cela. Ils disent qu'ils la veulent, ils veulent dire qu'ils pourraient s'en passer.* 4:221 *La question est très différente quand une religion, au sens réel d'une chose qui oblige, permet aux hommes de se confor­mer à leur morale même quand celle-ci ne correspond pas à leurs tendances. La question est très différente quand les saints prêchent la réconciliation sociale à des factions féroces et enragées qui ne peuvent guère supporter la vue les unes des autres. La chose était très différente quand on prêchait la charité à des païens qui n'y croyaient vraiment pas ; exacte­ment comme la chose est très différente maintenant, quand la chasteté est prê­chée à des néo-païens qui n'y croient guère. C'est dans ce cas que nous nous rendons compte de la lutte réelle que soutient la religion ; et dans ce cas aussi, nous nous rendons compte du triomphé particulier et unique de la foi catho­lique.* Chesterton. *L'Église catholique et la conversion *; traduit de l'anglais par Robert Aovad, Bonne presse, 1952. Édi­tion américaine The Mac Millan Company, New York, sous le titre : *The catholic Church and Con*­*version.* 5:221 ### DÉDICACE *A tant d'autres petits garçons solennels* VOICI UN NUMÉRO SPÉCIAL sur Chesterton. Pourquoi Ches­terton ? Parce qu'il est l'antidote. Il nous dégage, il nous libère, il nous a été donné pour nous affranchir du faux devoir de révérence et de docilité à l'égard des dogmes modernes. En principe il est déjà connu en France, mais connu comment, connu par qui ? Le dernier état (et le sommet) de sa pensée est dans *L'Homme éternel* et dans le *Saint Thomas,* qui n'avaient été traduits que partiellement, avec de graves mu­tilations : ils ont pour la première fois été publiés l'un et l'autre en traduction française intégrale par les soins de notre ami Antoine Barrois, aux éditions Dominique Martin Morin. C'est un événement de portée durable. Occasion et raison de ce numéro spécial. \*\*\* Je ne sais ce qu'il en est en anglais. Dans les traductions françaises comme celle de Charles Grolleau, et c'est notamment *Orthodoxie,* il y a parfois des difficultés de vocabulaire. On lit « loi naturelle », et justement ce n'est pas de la loi natu­relle que l'on parle ; « libéralisme », et justement ce n'est pas du libéralisme qu'il est question ; on lit « révolution », mais c'est pour nous dire qu'une révolution véritable « est une restauration ». En philosophie morale et sociale, ce n'est donc pas le vocabulaire catholique ordinaire, avec la stabilité, avec la fixe identité qu'on lui voit par exemple dans les documents pontificaux depuis Benoît XIV au XVIII^e^ siècle jusqu'à Pie XII en notre temps. La difficulté est mineure si l'on est attentif à suivre la pensée de Chesterton ; elle risque de demeurer infranchissable pour ceux qui pensent seulement par vocables et par étiquettes. 6:221 Et puis on y trouvera de la démocratie : une démocratie qui n'est nullement moderne, nullement religieuse, nullement montinienne, qui ressemblerait plutôt à la république de Péguy. Pour Chesterton la démocratie est la même chose que la tra­dition, « une seule et même idée ». Et pourtant, elle y est autre chose aussi, elle est l'idée d'un peuple se gouvernant lui-même. Peindre sur vélin, nous dit-il, jouer de l'orgue à l'église, être astronome, découvrir le pôle nord, ce sont là des choses que nous ne désirons pas qu'un homme fasse à moins qu'il ne les fasse bien. Mais se moucher, écrire ses lettres, se marier, voilà des choses que nous voulons qu'un homme fasse personnelle­ment, même si un autre que lui serait plus compétent : une infirmière pour le moucher, un agrégé des lettres pour sa correspondance, et ainsi de suite. Chesterton range le gouver­nement parmi les choses de la seconde catégorie. J'ai enfin retrouvé le passage, à la page 59 d'*Orthodoxie.* L'aspiration est légitime : par sa nature l'homme est en effet appelé au gou­vernement de soi-même, il en a la charge quel que soit son degré de savoir et d'intelligence, et ce gouvernement n'est pas une illusion, il est une réalité morale, avec une responsabilité personnelle. Il en va autrement quand le gouvernement est celui non plus d'une personne par elle-même, mais d'un « groupement humain ». On peut trouver souhaitable que les peuples soient invités à se gouverner eux-mêmes : on ne nous dit pas comment un tel gouvernement pourrait devenir possible. Je ne vois pas qu'en régime démocratique un peuple se gouverne davantage lui-même que dans les chrétientés médiévales, la monarchie capétienne ou l'aristocratie vénitienne. Que ce soit le régime démocratique de l'URSS où le parti unique est installé au pouvoir avec miraculeusement 99 % des suffrages ; que ce soit la démocratie française, où la moitié de l'électorat couronne un Giscard ou un Mitterrand contre l'autre moitié ; que ce soit le système américain ou n'importe quel autre ; on aperçoit toujours une oligarchie, une classe politique, une ou plusieurs castes dirigeantes, recrutées par cooptation, et non point le gouvernement du peuple par lui-même. 7:221 La démocratie au sens étymologique du terme est (au mieux) une illusion d'optique. Si l'on cherche une signification politique au gouvernement de soi-même, on se rend compte que la seule qui ait une réalité consiste, pour une nation, à tenir d'elle-même et non d'une domination étrangère ses institutions, ses lois et ses gouvernants. Mais cela même n'est pas une valeur absolue ou suprême. Il a mieux valu, pour eux et pour nous, que les Gaulois aient été gouvernés par les Romains. \*\*\* Plusieurs opinions particulières de Chesterton peuvent ainsi être discutées. Ce n'est pas un recueil d'opinions diverses que principalement nous recevons de lui. C'est une démarche. C'est un itinéraire. C'est une découverte. Chesterton avait commencé par longuement confesser et professer les contresens intellectuels qu'il appelle « toutes les ambitions idiotes de la fin du XIX^e^ siècle ». L'intéressant est que ces ambitions idéologiques n'ont pas substantiellement changé. On peut les parcourir et les reconnaître l'une après l'autre dans son œuvre ; toutes ensemble elles constituent la philoso­phie générale qui est commune aux Giscard et aux Mitterrand, aux Peyrefitte et aux Rocard, aux évêques post-conciliaires et aux 80 % d'enseignants publics qui sont socialistes. Car il y a une philosophie commune aux uns et aux autres ; commune aux rédacteurs du journal *La Croix* et à ceux du journal *Le Monde ;* qui consiste à vouloir épouser son temps tout en pre­nant de l'avance sur lui et sur soi-même. « J'ai essayé, comme tant d'autres petits garçons solennels, d'être en avance sur mon époque. Comme eux j'ai essayé d'être de quelque dix minutes en avance sur la vérité. » Mais voici ce qui distingue Chester­ton : « J'ai trouvé que j'étais de dix-huit cents ans en arrière. » Sa démarche intellectuelle, son long itinéraire l'avaient conduit à une découverte : « Il me fallut beaucoup de temps pour découvrir que le monde moderne avait tort. » 8:221 C'est la découverte la plus importante, la seule importante, celle qui manque si totalement aux montiniens, aux conciliaires, aux libéraux avancés. Savoir et comprendre ce qui se passe réellement aujourd'hui, c'est savoir et comprendre que le monde moderne a tort, et qu'il en crève. Non pas électroniquement tort, bien entendu, ni astronautiquement. Tort intellectuel et moral. Tort d'avoir méprisé la tradition intellectuelle et morale de l'humanité ; tort de l'avoir renversée au point de ne même plus savoir maintenant en quoi elle pouvait bien consister. Telle est la découverte de Chesterton. Il a découvert la tradition intellectuelle et morale de l'humanité : « Je suis l'homme qui avec la plus grande audace a découvert ce qui avait été découvert avant lui. » Il n'a pas inventé ou construit une philosophie : « La philosophie à laquelle je suis arrivé, je ne l'appellerai pas ma philosophie, car je ne l'ai pas faite ; Dieu et l'humanité l'ont faite et elle m'a fait moi-même. » Tant d'autres petits garçons solennels, aujourd'hui, sont en somme sur la même ligne de départ que l'était Chesterton. Ils ont intellectuellement à se déprendre des mêmes « ambitions idiotes ». Ils croient avoir déjà fait beaucoup de chemin. Le plus gros leur reste à faire. « J'ai appris graduellement les choses que j'aurais pu ap­prendre dans mon catéchisme, -- si je l'avais appris. » \*\*\* La rédaction de ce numéro spécial sur Chesterton a été dirigée par Georges Laffly. J. M. 9:221 ### Les trois grottes par Roger Judrin Roger Judrin a publié depuis 1955 une vingtaine d'ou­vrages. Conteur, (*Boa-Boa, Lampes de prison, Discords*)*,* critique (*La vocation transparente de Jean Paulhan, Bous­soles*) il est essentiellement moraliste : qu'on lise *Goûts et couleurs,* ou *Journal d'une monade.* Il excelle dans la remarque brève, la maxime. Il a le don de la formule et de l'image. C'est un des écrivains les plus originaux et les plus classiques en même temps qu'on puisse lire aujourd'hui. *G. L.* ON CONNAÎT LE DESTIN des tableaux à volets et des paravents. L'ENSEIGNE DE GERSAINT raconte en ses morceaux les malheurs d'un chef-d'œuvre et l'impiété des adorateurs. L'HOMME ÉTERNEL n'eut pas, du moins en français, un sort meilleur. On traduisit en deux fois, dans une parenthèse de vingt ans, les moitiés d'un livre où Chesterton n'avait mis qu'un visage. Par les soins de Dominique Martin Morin et d'Antoine Barrois, voilà réunis enfin les profils d'un grand ouvrage. Le dessein de l'auteur était pourtant aussi clair que son esprit est lumineux. Il s'agissait de montrer que, si l'homme est une bête, il est aussi d'une tout autre essence, et que, si le Christ est un homme, il est aussi non pas un dieu, mais Dieu, non pas Moïse ou Mahomet, Confucius ou Gau­tama, mais sans pareil. Or le discernement, dont La Bruyère a dit qu'il est plus rare au monde que les diamants et les perles, est le propre du génie, et du génie de Chesterton. Cependant quelle musique est plus rude aux oreilles du siècle ? Il a pris la confusion pour un accroissement, la connivence pour la tolérance, la capitulation pour une ouverture, les brouillards de Malraux pour les foudres de Jupiter, la matière pensante de Teilhard pour l'amour transformant de Jésus-Christ. Jamais l'intelligence n'eut de faux nez plus luisants. On affiche partout des sottises. On ne se formalise que sur le bon sens. 10:221 Il fut l'arme très anglaise de Chesterton. Voyons, dit-il, les faits. On nous parle beaucoup, depuis Darwin, de nos ori­gines. D'ambitieux fouilleurs, fils présomptueux et bruyants du téméraire Lamarck, ont juré de trouver dans le singe l'homme qu'ils y fourrent. Ces chiffonniers du crâne de Yorrick nous ont persuadés à tant la page, dans nos ma­nuels d'écoliers, que nous étions des babouins un peu rhabillés. Remarquez toutefois que nous n'en sommes pas humiliés. Peu importe que Dieu ait soufflé sur la glaise ou sur la guenon. Nous consentons même que les enfants d'Adam aient eu des chauves-souris pour grand-mères. Ce qui nous embarrasse, c'est que nul honnête observateur de la nature n'ait décelé sous l'ambre immémorial où sont gardées les mouches, ou dans les coquilles des charbons fossiles, un témoignage de la variation des espèces. Supposons pourtant que la chimie tienne lieu de palla­dium à des imposteurs, dont les conjectures sont d'autant plus décisives qu'elles sont plus hasardeuses, et qu'elles ont usurpé l'autorité scientifique ; contentons-nous d'aller trouver où elles sont les traces irréfragables de nos an­cêtres. 11:221 Certaines cavernes de la France et de l'Espagne ont été peintes à la fresque, en des époques très reculées, par des gens dont l'art émerveillait l'orgueil de Picasso. Là, plus de chicots, d'esquilles, de criblures, plus de systèmes forgés de bric et de broc par des charlatans garnis de principes, mais la splendeur présente et mûre, sur la paroi des roches, d'un bestiaire. Si l'homme est un animal qui figure des animaux, un ver de terre qui regarde la terre du haut du ciel et qui a foulé les cailloux de la lune, un mortel qui a l'idée de sa mort et qui la nie dans ses tombeaux, comment dis­convenir qu'il y a de l'animal dans l'homme, et qu'il n'y a pas de l'homme dans l'animal ? Nous voilà donc pour jamais à part dans un monde que nous partageons. Or la sublime équivoque du Christ répond, du cœur du Royau­me, à notre ambiguïté surprenante, et la grotte de Lascaux à celle de Bethléem, et celle de Bethléem à celle de la Résurrection. Le Christ n'est pas moins différent des autres fondateurs de religions que Pascal n'est distinct d'un gorille. Jésus de Nazareth n'est pas un législateur d'Israël, ni le prophète arabe de la simplicité triomphante, ni le moine-philosophe de la délivrance parfaite. Semblable à nous, il n'a parlé comme aucun de nous. Sa racine juive a l'uni­vers pour feuillage. La langue de feu des Évangiles se souvient à peine de l'araméen. Elle ne s'applique ni aux héritages ni aux patries. Elle se tait devant Pilate, et elle rend à Tibère la monnaie de sa pièce. La montagne des Béatitudes n'est pas l'affaire des géographes. Ce n'est pas un charpentier qu'on a cloué sur la Croix. Cette histoire tragique, dont l'exactitude saute aux yeux, relève des éplu­cheurs d'archives, et leur échappe. Avant qu'Abraham fût était le Christ, et, hors du temps, nos calendriers marquent deux mille ans. Mais la chaîne sans rouille, comme l'attache d'une âme à son corps, nous presse entre ses deux bouts. Il faudrait être un ange pour être un chrétien, et pourtant les saints, qui n'étaient pas des anges, ont été des chré­tiens. 12:221 Par quels prodiges est-il arrivé que des paradoxes incroyables et des préceptes inexécutables se sont appelés François et Thérèse, Catherine et Vincent, puis tant d'in­connus que brûle sur leur chemin le passant d'Emmaüs ? Ce qui nous divise nous a réunis. Si l'œil était la lumière, nous ne verrions pas la lumière. L'hérésie n'est, au bout du compte, que cette maladie de l'entendement qui consiste à simplifier trop. Akhen Aton est absorbé dans le Soleil. L'Asie se mord la queue ; son supplice tranquille est celui de la roue, et la vie songe qu'elle vit dans l'absurde tourbillon qui la ressasse. Si le dos de Dieu a ébloui Moïse, le dos du Christ ne permet à Mahomet d'apercevoir que les créatures prosternées devant la solitude sans image d'un Dieu sans ombre. Et quel amour ne suppose une échelle ? Albi, qui fut la rinçure de Manès, coupait l'homme en deux pour en tuer une moitié. Quant à Marx, comme le Satan des tentations, il change les pierres en pains et le paradis en pétrin, selon la maxime épaisse des empereurs de Rome. Mais dans leurs cirques, il y avait aussi des martyrs, c'est-à-dire des témoins d'un autre monde dans notre monde même. Car le chrétien ne déserte pas. Son cœur n'abolit pas sa raison, ni le Verbe la chair, ni les cinq sens le bons sens, ni la liberté la vigilance, ni le savoir l'humilité, ni la graine l'arbre, ni l'émulation l'amitié, ni la santé les infirmités. Mon corps, a dit Saint-Cyran, est le premier des pauvres auquel je dois la charité. C'est par un miracle continué que l'Église a préféré la Trinité mystérieuse et difficile d'Athanase à l'unicité claire et commode d'Arien. Le même Évangile qui érige le mariage en sacrement loue, dans le célibat du prêtre, la perfection de l'eunuque volon­taire. Ici les extrêmes se touchent sans brouiller leurs frontières. Les vertus les plus proches, comme, dans la nature, le zèbre et l'âne, restent pures et singulières. Par l'imitation du Christ, l'étendue de l'amour n'ôte rien à sa jalousie. Les dévots insipides des panthéons à l'indienne s'enivrent de ripopées fabuleuses. Car tous les dieux sont faux, mais tout est vrai en Dieu. Ce que l'amour rassemble ne se ressemble pas. François d'Assise et Thomas d'Aquin sortent, comme le feu et l'eau, du même Père. 13:221 Et Chesterton fut leur rendez-vous. Voilà quarante ans qu'il est mort, et aussi jeune, ce matin, qu'au jour où, des yeux de l'esprit, nous nous sommes pour jamais rencontrés. Les porteurs de flambeaux, qui courent devant, la Vérité, sont de deux sortes. Les uns en apprivoisent la flamme et la défendent, du vent, comme dans les tableaux qu'a peints La Tour ; les autres en secouent fièrement la lumière, aussi cruelle et crue qu'au chemin de Damas. Jongleur de Dieu, comme saint François, Chesterton n'aime pas le dieu des jongleurs. Poète du septième ciel, il marche solidement sur la terre. Ni l'amour intellectuel de Spinoza, ni les dogmes à quatre pattes des marchands de soupe, ne tiennent contre la santé ailée de Chesterton. Sa foi, toute romaine, a des balances fermes où les con­traires se font contrepoids sans trouver leur assiette dans une médiocrité sans jeu et sans feu. La plupart des auteurs paient de leur platitude l'effort de leur sagesse. Leur modé­ration les affadit et nous endort. C'est du centre de sa force que Chesterton met à l'index les faiblesses de l'héré­tique. Dieu est géomètre, dit Platon. Dieu est insondable, dit Luther. Mais l'entendement pur et les pures ténèbres se trompent, car Dieu est esprit. Ce n'est pas trop pour approcher de Lui que d'user à la fois du cœur et de la raison. Certains lecteurs sont effarouchés par L'HOMME ÉTERNEL ou par ORTHODOXIE. Accoutumés aux plumes suaves et au sucre du macaron, ils redoutent la gaieté héroïque d'un écrivain ardent à pousser sa pointe et à préférer toujours à la rondeur du bouclier le javelot de l'ironie. Mais les verves sacrées de Chesterton désobéissent-elles au Maître qui commença par changer en vin l'eau de Cana, et qui finit par chasser du Temple, à coups de fouet, les changeurs de monnaies et les vendeurs de colombes ? Ne séparons pas d'avec le Christ au glaive le Jésus de Malchus. 14:221 Quant aux âmes débiles qui reprochent à l'Anglais le goût des paradoxes, ont-elles lu les béatitudes de ce Sermon sur la Montagne, qui est l'abrégé du christianisme ! An vrai, c'est un paradoxe que toute réflexion, vu que le commerce ordinaire des conversations et des livres est le répertoire des phrases faites qu'enfilent Bouvard et Pé­cuchet. Or, dit Chesterton, le sel conserve le bœuf parce qu'il n'est pas du bœuf. Roger Judrin. 15:221 ### Le Père Brown « détective du Bon Dieu » *ou l'anti-Sherlock Holmes* par François Brigneau CONTRAIREMENT à ce qui se passe dans la réalité, la qualité première d'un policier de roman n'est pas son efficacité mais son originalité et la singularité de ses méthodes. Maigret -- par exemple -- retient parce qu'il est un policier professionnel qui se comporte comme un amateur. Il perd son temps à boire de la bière et à manger des fricandeaux à l'oseille dans des bistrots où la cuisine est faite par le patron. Après quoi il devine l'assassin plus qu'il ne le découvre et souvent par pitié. Tout à l'opposé, Sherlock Holmes est un amateur qui se comporte comme un professionnel. Vêtu d'un macfarlane à carreaux, il se rend sur les lieux du crime. Il observe l'orientation nord-nord-ouest du mégot et le reflet du soleil dans la vitre à 5 h 37 P.M. Il en déduit que la victime est un bègue de 34 ans, retour des Indes où il s'était marié avec une jeune personne rousse nommée Cecilia. 16:221 Ce premier point établi Sherlock Holmes prend un cab, envoie un billet par porteur et rentre au 221 B. Baker Street. Il joue un peu de violon, fume son mélange spécial dans sa pipe recourbée et demande au Dr Watson s'il a compris. Naturellement le Dr Watson n'a pas compris. C'était pourtant élémentaire. La preuve c'est qu'il n'y a plus qu'à arrêter le sinistre professeur Moriartry qui se cachait dans une maison des docks, déguisé en chinois. Pour Hercule Poirot c'est encore différent : Poirot se contente d'être belge, fat, sensible au sexe et gourmand. Pour le reste il laisse faire Agatha Christie dont la tech­nique ne varie jamais : le coupable est toujours le seul personnage qu'on ne pouvait suspecter. On pourrait encore citer Javert ; ou Porphyre, tapi au cœur de son interrogatoire comme l'araignée au centre de sa toile et qui voit les choses qui sont derrière les mots ; Nat Pinkerion, le premier « privé » grand public ; Charlie Chan, ou l'enquête immobile ; Émile (dans « Émile et les détectives ») sans que soit jamais infirmé le souci d'originalité du policier de roman et de sa démarche. Or, par un de ces paradoxes qui enchantaient tant Gilbert Neith Chesterton, si son personnage dépasse tous les autres en originalité, il est loin d'être le plus connu. Qui connaît, qui pratique encore Father Brown, -- ce prêtre romain en pays anglican, devenu le « détective de Dieu », parce qu'il réussissait à démêler les intrigues les plus embrouillées grâce à la Grâce, à l'innocence de son cœur, à l'observation malicieuse des choses et des êtres et à un bon sens exceptionnel, tout empreint des leçons et du respect du passé. \*\*\* 17:221 Cette originalité pourtant n'a fait que croître et se bonifier, comme le vin de qualité. Lorsque Father Brown parut, au début du siècle, dans de courts récits que publiaient les magazines londoniens, un détective en soutane, ça ne courait déjà pas les rues. Mais aujourd'hui, c'est autre chose que « pas banal ». C'est d'une audace explosive. D'un non-conformisme réjouissant et merveilleux. D'abord parce que les prêtres ayant trouvé plus pratique, plus « relax », et « cool » et fonctionnel de dire la messe en pantalon, on les voit mal revêtir la soutane pour démasquer les gredins. Et ensuite, et surtout, parce que saisis par les idéologies à la mode, les ecclésiastiques se sentent plus près des voleurs que des détectives. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls. Ce qui explique la disgrâce dont souffre actuellement le roman policier. C'est un genre qui meurt, sacrifié sur l'autel du sentimentalisme bêta, -- et même bébête à bon Dieu. Montée au fouet dialectique comme une crème chantilly, frisée au petit fer par des générations de ligueurs de l'Enseignement, la sensibilité de gauche ne peut tolérer qu'un policier, fût-il marginal, soit sympathique, courageux, intelligent et utile tout à la fois. Elle ne l'admet qu'intelligent *mais* pervers. Courageux *mais* benêt. Et encore ! Elle s'exaspère qu'on s'intéresse à ses exploits. A le voir percer le jeu du mal, déjouer les pièges du malin, arrêter les malfaiteurs, elle en arrive à préférer le mal, les malfaiteurs et le malin. Quelque soin qu'elle prenne à le dissimuler, les victoires de la police, la gauche les reçoit comme autant de défaites personnelles. Pour elle le flic -- en univers bourgeois, bien entendu -- est toujours suspect. Borné, grossier, cruel, il symbolise la société, l'autorité, la loi, tout ce que détes­tent les gauchos. En librairie, ne s'achètent que les héros auxquels rêvent de s'identifier les lecteurs. Le roman policier disparaît donc faute de policiers-lecteurs, les chasseurs de bandits étant mis à l'*index.* Lasse d'attendre son commissaire, Mme Maigret milite maintenant au M.L.F. et les écolo­gistes défilent dans Baker Street en criant : « Sherlock, Shylock, même combat », puisque M. Holmes a osé s'atta­quer au chien des Baskerville. Devant le discrédit du policier laïque, on comprend mieux celui du policier curé, traditionaliste de surcroît. \*\*\* 18:221 On le comprend, mais on le regrette, au nom même du plaisir. Celui que l'on trouve au Père Brown ([^1]) est d'une rare qualité. Le talent de G.K.C. (il signa ainsi beau­coup de ses articles) et son esprit, si singulier, en font un divertissement plein de charme où se mêlent, sans que rien n'apparaisse rapporté, la fantaisie et l'observation, l'hu­mour et le respect, la rapidité du trait, le goût du décor et du portrait, l'art d'abstraire sans mutiler, dessécher ou réduire, l'impertinence des remarques faites en passant, comme sans y toucher, et qui ravissent, tant elles sont vraies et d'une actualité éternelle, comme la sottise : « M. Brun était devenu célèbre par la pro­position de bannir l'expression courante : « Adieu » de tous les classiques français et d'im­poser une amende pour son emploi dans la vie rivée. M. Armagnac était plutôt spécialisé dans antimilitarisme et désirait voir changer le re­frain de la *Marseillaise :* « Aux armes citoyens » en « Aux grèves citoyens » ([^2]). « Lord Pooley était un gentleman et comme la majorité de cette race qui s'éteint, il se tour­mentait surtout pour l'argent. » ([^3]) « Même un homme d'une grande intelligence ne peut pas être aussi abruti. » ([^4]) 19:221 « Si le diable vous dit que quelque chose est trop horrible pour la regarder, regardez-la. S'il parle de quelque chose de trop terrible à en­tendre, entendez-la. Si vous croyez une vérité insupportable, supportez-la. » ([^5]) « Flambeau avait gardé, comme nombre d'au­tres latins, ce qui manque par exemple à beau­coup d'Américains : l'énergie de se retirer, celle que l'on trouve chez maint grand hôtelier, dont l'ambition est de se transformer en humble paysan, celle d'un boutiquier quelconque de la province française, qui renonce à son métier, au moment même où il allait devenir un odieux millionnaire possesseur d'une rue entière de magasins, pour tomber doucement et conforta­blement dans la vie domestique et les domi­nos. » ([^6]) « Aucune machine ne peut mentir, dit le Père Brown. Ni dire la vérité, d'ailleurs. » ([^7]) Ce genre d'histoires rapides et bien ficelées, où le même héros revient pour élucider les mêmes mystères, font évi­demment penser aux grands succès de Conan Doyle et à son célèbre personnage. G.-K. Chesterton ne l'ignore pas et s'en moque, en écrivant : « Une série de nouvelles dont il était le héros -- à l'instar de Sherlock Holmes -- furent pré­sentées au Père Brown par l'intermédiaire de M. Snaith qui lui demanda aide et encourage­ment. Comme le prêtre s'aperçut qu'elles avaient commencé de paraître, il ne put offrir d'autre conseil que celui de les interrompre aussitôt. Ce qui fut pris par M. Snaith comme texte d'une délibération, en vue de décider si le Père Brown devait disparaître momentanément en tombant d'une falaise, à la manière du héros du Dr Watson. » ([^8]) 20:221 Mais la ressemblance se limite à la parenté du genre. On peut même dire, sans forcer, que le Père Brown est l'anti-Sherlock Holmes. Physiquement le détective de Conan Doyle se présente sous les traits d'un grand sifflet, osseux et maigre. Doué d'une force nerveuse à éclipses, à laquelle succèdent parfois de longs moments de langueurs et d'ab­sences, il est affligé d'une médiocre santé. Sous sa casquette à visière et couvre-nuque, il montre un visage chevalin et sans couleur, aux yeux enfoncés, aux lèvres minces et au nez busqué. Le Père Brown est tout à l'opposé. Chesterton qui s'amuse beaucoup à tracer les portraits des personnages épisodiques qui passent dans son feuilleton, décrit rare­ment le « détective du Bon Dieu » et jamais plus qu'en quelques lignes : « Pour dire la vérité, il avait un air tout à fait quel­conque, une tête ronde et un nez camus, tout rond. » ([^9]) Il est de taille moyenne, plutôt petit, trapu, vêtu comme un prêtre romain, avec « un grand chapeau à bords roulés » et porte un parapluie. On ne peut mieux se distinguer du magicien de Baker Street. Dans l'esprit le fossé se creuse encore plus profon­dément. Sherlock Holmes croit à la science. Il ne sort pas sans sa loupe et utilise, dans son appartement un petit laboratoire de chimiste. Son intelligence mécanique et dé­sincarnée, la morphine l'aiguise et la rend plus inhumaine encore. Le Père Brown ne croit qu'à la nature et particulière­ment à la nature humaine. Il juge « d'après les yeux et la voix » ([^10]). Il est poli, réservé mais inflexible et attentif. Sauf quand il navigue à la voile et que le mal de mer lui donne du vague à l'âme ([^11]) il est doué d'un sens dyna­mique de l'observation. Il ne craint pas l'irrationalisme dans le raisonnement ni l'illogisme dans la déduction. 21:221 Il sait la vérité des paradoxes et que l'on montre toujours ce que l'on veut cacher, comme l'on ne voit pas ce qui vous saute aux yeux. Sherlock Holmes est un solitaire, qui vit de thé noir et de tabac. Le Père Brown aime la compagnie. Il fréquente un petit bistrot de Kensington. On le trouve volontiers dans les tavernes : « A une des tables du centre était assis un petit prêtre trapu ; il s'attaquait avec une joyeu­se gravité à un plat de poisson. Comme sa vie quotidienne était très simple, il avait un goût particulier pour les orgies soudaines et soli­taires ; c'était un sobre épicurien. Il ne quittait pas son assiette des yeux. » ([^12]) Le compagnon de Sherlock Holmes, le brave Dr Watson, est un homme effacé, un faire-valoir, qui vit dans l'ombre et pour la gloire du héros. Le second du Père Brown est une sorte de Vidocq, nommé Flambeau, un « fameux criminel français » devenu détective, un colosse (« une énorme carrure » dit G.K.C.), mais d'une perspicacité et d'une sagesse presque aussi grandes que celles du prêtre. Enfin chez Conan Doyle le mystère est sans mystère. Il n'y a rien derrière l'histoire, pas d'ombre à la lumière que projette Sherlock Holmes. Le crime n'est qu'un pré­texte à la virtuosité. Chez Gilbert Keith Chesterton, au contraire, l'intrigue compte moins que les personnages, et la morale de l'histoire vaut plus que son dénouement. Incarnés les mystères ont la complexité et les prolongements des choses humaines. La lumière que projette la lanterne sourde du Père Brown souligne l'épaisseur des ténèbres qui demeurent. L'humour marche au pas de la charité. L'immense pitié des hommes ne va pas jusqu'à se faire la complice ou la dupe de leurs mensonges et de leurs erreurs. 22:221 La sagacité du Père Brown permet à G.K.C. de régler le compte du scientisme, du matérialisme, du conformisme et autres calembredaines. Nous sommes les spectateurs admiratifs de Sherlock Hol­mes. Nous sommes les enfants émus, émerveillés, attendris, réjouis et reconnaissants du Père Brown. François Brigneau. 23:221 ### Philosophe du bon sens par Marcel De Corte JE N'INFLIGERAI PAS AU LECTEUR une dissertation philoso­phique sur le bon sens dont cet écrivain, un des plus grands que l'Angleterre connaisse, est pourvu à un degré non pareil, et dont la manière de penser et d'agir s'écarte du commun des mortels par son étourdissante fantaisie. Je dirai simplement du bon sens qu'on l'a ou qu'on ne l'a pas. Dans le premier cas, il est inutile d'en parler : on sait ce qu'il est. Dans l'autre, il est superflu d'en citer même le nom : on n'en comprendra jamais la nature simple, ingénue, sans façon, et, lâchons le mot qui le caractérise : *rustique.* L'intellectuel peut se lancer « à la recherche du sens », comme on dit dans le charabia d'au­jourd'hui, prouvant ainsi qu'il ne l'a pas et, moins encore, le bon. Le paysan ne le peut : s'il sème, contre tout bon sens, en hiver, il ne récoltera rien en été. Ruiné, il en sera réduit à vivre aux crochets d'autrui : il n'est plus rien de ce qu'il est. A la limite même, il disparaît de la scène de l'histoire. Disons tout de go que le bon sens est ce qui nous constitue foncièrement, ce qui fait corps avec notre essence et notre existence d'homme, ce sans quoi on n'est pas un homme. Le bon sens, c'est la racine de l'être humain l'intelligence en son état natif, dans son élan naturel vers son objet propre : *la réalité extramentale.* 24:221 Un homme hors de son bon sens, ou qui n'a pas le sens commun, ne con­naît pas le monde qui l'entoure et ne se connaît pas lui-même. Colloqué dans un vide intérieur parfait, dans des temps plus heureux que le nôtre, on l'y laissait, en bref : on « l'enfermait ». C'était son destin. Qui n'a pas de bon sens n'en aura jamais. Et c'est là le point final. En dépit de Descartes, le bon sens n'est point la chose du monde la mieux partagée. Car si tout homme est nanti d'intelligence, tout homme n'exer­ce pas cette faculté, tout homme ne la braque pas correc­tement vers son objet : le réel. Une faculté qui ne se transforme pas, grâce à une répétition attentive de son impulsion initiale, en *habitus, en qualité stable toujours à la disposition de celui qui la possède, s'atrophie ou se gauchit* (dans tous les sens du mot) *rapidement.* L'homme qui exerce son bon sens va au contraire de merveille en merveille : il découvre peu à peu le champ infini de l'être, de la nature et du surnaturel. Ce prodigieux créateur d'aventures fantasques et fantas­tiques, cet étourdissant peintre du monde extérieur -- voyez la description de ses couchers de soleil --, cet éton­nant manipulateur de mots dont le vocabulaire est un fabuleux trésor, cet extravagant humoriste qu'est Ches­terton est un homme d'un inconcevable bon sens. Il n'a rien de l'homme de lettres : « La gent littéraire laisse les mots se mettre entre eux et les choses. Nous du moins nous regardons les choses et pas leur nom. » ([^13]) Il n'a rien du rêveur romantique : « Le véritable grief de George Moore contre la vie, écrit-il justement, c'est qu'elle n'est pas un rêve que le rêveur peut façonner. Ce n'est pas le dogme de l'existence d'un autre monde qui le tourmente, mais le dogme de la réalité de ce monde-ci. » ([^14]) 25:221 Il n'a rien de l'homme compliqué qui crochète perpé­tuellement en esprit des serrures imaginaires avec des clés fantomatiques, et qui se penche sur le puits sans fond de sa propre immanence. Il reproche précisément à Robert Browning sa prétention à « sonder le mystère des choses complexes » d'une vie intérieure évanescente, mais il loue en lui sa vie et son mariage avec Élisabeth Barreth qu'il appelle « le mystère bien plus profond des choses simples » ([^15]). Chesterton n'a rien de l'illuminé, du « pentecôtiste » : « Si je m'avisais de dire que le Christianisme est venu dans le monde spécialement pour détruire la doctrine de la Lumière intérieure des Quakers, ce serait une exa­gération, mais ce serait très près de la vérité... De toutes les formes concevables d'illumination, la pire est celle que ces gens nomment la Lumière intérieure. De toutes les religions horribles, la plus horrible est le culte du dieu intime. Que, Jones adore son dieu intime, cela finit par signifier que Jones adorera Jones. Que Jones adore le soleil ou la lune, n'importe quoi plutôt que la Lumière intérieure. » ([^16]) Chesterton est tout simplement l'homme de bon sens pour qui le monde extérieur et son Principe transcendant existent. C'est pour lui ce qu'il appelle un *dogme,* une vérité incontestable, flagrante, étincelante, contre laquelle vient mourir l'impétueuse obscurité du doute : « On pourrait définir l'homme un animal qui fait des dog­mes » ([^17]), mais qui se trouve continuellement tenté par le parti pris, l'opinion préconçue, le quant-à-soi : « L'esprit humain a le choix entre deux choses et deux seulement : le dogme et le préjugé » ([^18]), autrement dit entre *le bon sens* et *le sens propre,* entre la réalité objective et les élucubrations subjectives qui le travaillent. 26:221 Là-dessus, Chesterton n'éprouve aucune hésitation, au­cune perplexité. Il se situe aux antipodes du pyrrhonien et du sceptique. Son bon sens inné le dirige droit vers le réel, vers l'affirmation fondamentale sans laquelle l'univers et l'homme ne sont plus qu'un monstrueux chaos : *Ce qui est, EST.* « Tel est le maximum de crédulité superstitieuse, nous dit-il avec son humour insolite, que saint Thomas exige de nous pour commencer. Bien peu d'incroyants nous demandent de croire si peu de choses. » ([^19]) Homme de bon sens, et donc homme tout d'une pièce, rien ne le heurte davantage que le balancement du *oui* et du *non*, et que cette perversion suprême de l'esprit qui prétend saisir un moyen terme entre les deux : « Ce moyen terme, le prononce-t-on *oui non ? *» ([^20]) Entre M. Ouine, dont on sait qu'il représente pour Bernanos André Gide, et lui, il n'y a pas le moindre atome crochu. C'est pourquoi le paysan est pour Chesterton l'homme représentatif du pur bon sens : pas de chimères en son esprit, point de mots substitués aux choses, pas de tergi­versations en face du travail, il est -- parce qu'il doit l'être -- tout entier en proie au réel. Dans son admirable roman métaphysique -- une sorte d'Anticandide -- intitulé *Le nommé Jeudi,* Chesterton fait entrer les protagonistes « dans une clairière baignée de lumière qui, aux yeux de Syme -- l'un d'eux -- symbolisait son retour au bon sens de la façon la plus auguste. Bronzé par le soleil, ruis­selant de sueur, grave de cette gravité infinie des petites gens qui s'acquittent des besognes indispensables, un lourd paysan avec une hachette coupait du bois... » ([^21]) Soumis au rythme inéluctable des saisons, obéissant aux décrets insondables de la Providence qui les règle, le paysan est l'homme du bon sens *parce qu'il est humble,* enraciné dans la terre commune des hommes, les yeux levés vers le ciel commun des hommes. ([^22]) 27:221 Il est l'homme normal, l'homme plein de santé physique, morale, intellectuelle, spirituelle, tant que la civilisation moderne ne l'a pas perverti. Il ne se rebelle pas contre *ce qui est,* contre l'ordre de l'être. « Qu'y a-t-il de poétique dans la révolte, s'écrie Syme ? Autant dire que le mal de mer est poétique ! La maladie est une révolte... Que je sois pendu si j'y vois la moindre poésie ! La révolte elle-même est révoltante. Ce n'est qu'un vomissement... *C'est le cours normal des choses qui est poétique !* La digestion, par exemple, qui s'accomplit dans un silence sacré, voilà le principe de toute poésie. Oui ! la chose la plus poétique, plus poétique que les fleurs, plus poétique que les étoiles du monde, c'est de n'être point malade. » ([^23]) L'homme le plus cher aux yeux de Chesterton est cet homme-là, l'homme du commun qu'il a chanté dans toute son œuvre, « vieux buveur de bière, faiseur de religion, batailleur, pécheur, sensuel, respectable, car les choses qui furent fondées sur cette créature demeurent éternelle­ment » ([^24]). Le type en est Noé, l'homme de toutes les créatures de toute la création qui hurle, dans un des plus beaux poèmes de Chesterton, *La Ballade du Déluge,* face aux vents tumultueux : *Ça m'est égal où va l'eau* *Pourvu qu'elle n'aille pas dans le vin !* L'homme qui possède ce bon sens joyeux, radieux, est pareil à l'enfant qui s'ouvre avec ravissement au monde et à Dieu ([^25]). La réalité ainsi perçue cache d'innombrables, d'inépuisables trésors. « Ce qui est subjectif ne peut être que banal », puisqu'il révèle partout le même vide, « c'est ce qui est objectif qui surprend » ([^26]). 28:221 A chaque intuition, réflexion ou déduction du bon sens, c'est une nouvelle naissance, un nouveau surgissement dans un monde nou­veau. « L'aventure suprême » est cette naissance première de notre « venue au monde » que le bon sens répète inlas­sablement. « C'est alors que nous tombons soudain dans un piège étonnant et merveilleux... Nous entrons dans un monde incalculable, dans un monde qui pourrait se passer de nous, dans un monde que nous n'avons pas fait... Nous entrons dans un conte de fées. » ([^27]) Enchantement *réel,* spectacle splendide et merveilleux que cet univers où transparaissent les *magnalia Dei,* où « un brin de paille est le lien qui rattache saint Thomas d'Aquin au Seigneur » ([^28]), où « le monde du plein jour est comme une sorte de débris divin, les fragments épars de la première vision » ([^29]), où « les attaques du bon sens sont en même temps des intuitions poétiques » ([^30]), où, dans « ces choses populaires que nous remettons à la mode, danses, cortèges, etc. des milliers de gens voyaient que *Quelqu'un* vivait là, *Quelqu'un* qu'ils aiment » ([^31]), où l'homme de bon sens se mue instantanément en poète et, comme le prouve l'histoire même de la poésie, toujours religieuse et paysanne à l'origine, en poète « qui ne de­mande qu'à mettre sa tête dans les cieux » tandis que le froid logicien moderne « cherche uniquement à mettre le ciel dans sa tête, et que sa tête éclate » ([^32]). « Ma pre­mière et dernière philosophie, celle à laquelle je crois avec une certitude invincible, nous révèle Chesterton, je l'ai apprise à la nursery : le pays des fées n'est pas autre chose que la patrie ensoleillée du sens commun. » ([^33]) Le Psalmiste ne nous dit pas autre chose : *Coeli et terra enarrant gloriam Dei.* 29:221 Aussi, pour le bon sens comme pour le christianisme qui ne s'est pas aigri en puritanisme austère, gourmé et puritain. « le paganisme est la plus grande chose qui fut au monde avant que naisse le christianisme qui fut plus grand encore » et « tout le reste est par comparaison petit » ([^34]). S'étonnera-t-on alors d'entendre Chesterton proclamer avec superbe que « saint Thomas faisait la chrétienté plus chrétienne en la rendant plus aristotélicienne » ([^35]) ? La nature est naturellement païenne, au sens religieux du terme. Mais le surnaturel n'est point pour le Docteur Angélique -- mais un ange fait homme -- l'opposé du surnaturel, qu'il faudrait détruire comme les faux mysticismes l'exigent diaboliquement, il en est l'ef­florescence *gratuite : gratia perfectio naturae,* formule thomiste incomparable. « Nul n'approchera jamais de l'in­telligence de la philosophie thomiste ou de la philosophie catholique, qui ne comprenne *d'abord* qu'elle se fonde *entièrement* sur la glorification de la vie, la glorification de l'être, la glorification du Dieu Créateur de l'uni­vers. » ([^36]) « Dieu regarda son œuvre et vit qu'elle était bonne... Ce verset affirme que rien n'est mauvais en soi, *mais seulement par l'usage qu'on en a fait. Il n'y a pas de choses mauvaises, mais des pensées mauvaises et des intentions mauvaises. *» ([^37]) Le païen et le chrétien communient dans la même évidence, à des degrés différents de clarté : la connaissance de Dieu, premier Principe du réel. D'où, pour l'un et pour l'autre, « la première conséquence de la négation de Dieu *vous perdez votre sens commun et vous ne pouvez plus voir les choses telles qu'elles sont *» ([^38]). Le psychologue moderne répliquera sèchement à l'auteur d'une telle as­sertion : « Vous n'avez jamais eu l'occasion d'étudier la psychologie », la psychanalyse, la sociologie, le structu­ralisme, etc. 30:221 Et Chesterton de lui rétorquer avec allé­gresse : « En effet, mais j'ai eu l'occasion d'étudier les psychologues », les psychanalystes, les sociologues, les structuralistes, etc. ([^39]). Paganisme et christianisme s'accordent en un point de bon sens, précis, ineffable, divin. Le premier a beau être « un pécheur public », « il ne s'est pas trompé en étant aussi charnel que l'Incarnation » ([^40]). « La Foi catholique accomplit la mythologie... car elle en propose une explication... La Foi est la justification de cet instinct populaire qui a donné tant de contes et de légendes et qui est négligé par toutes les philosophies, *sauf une --* la phi­losophie d'Aristote et de saint Thomas -- : la vision de la réalité », la Foi en l'Incarnation *historique* du Fils de Dieu, « la conviction que la vision est réelle. C'est ce qui fait la différence entre une vision et un songe » ([^41]). « Tout est plein de dieux », enseignait Thalès, le pre­mier des philosophes grecs. *Omnia per ipsum facta sunt... in ipso vita erat, et vita erat lux hominum, et lux in tenebris lucet... et Verbum taro factum est et habitavit in nobis*, prolonge saint Jean dans l'irradiation de la Grâce. Le Christ porte le nom de Celui « qui se tient au-dessus du gouffre » séparant le christianisme du paganisme, « ce­lui dont le nom est plus grand que le nom du prêtre et plus vieux que le nom de chrétien : le Jeteur de Pont, *Pontifex Maximus *» ([^42]). La nature est divine, au sens que lui donne le Christ qui l'a créée, sauvée, restaurée, non point seulement la nature du sujet humain, mais la nature de la réalité extramentale objective qui en est inséparable. La nature prise en ce sens est *sacrée.* Elle est intangible, inviolable, vénérable en ses profondeurs. L'homme en use, mais s'il en abuse, c'est la catastrophe de *la désacralisation* du monde, doublée par la catastrophe d'une sacralisation nou­velle, abjecte, satanique, par la soumission au Prince de ce monde : la sacralisation de l'homme. *Eritis sicut dei.* 31:221 L'auteur de la désacralisation de l'être est le philosophe moderne qui renonce à l'objectivité du bon sens « pour ne penser qu'à soi ». Or « ne penser qu'à soi amène à vouloir être l'univers, et vouloir être l'univers, c'est cesser d'être quelque chose » ([^43]). « Nous prétendons, dit un policeman (que Chesterton qualifie de « pilier du sens commun » dans *Le nommé Jeudi*) que le criminel le plus dangereux par excellence, c'est le criminel bien élevé. *Nous préten­dons que le plus dangereux des criminels, aujourd'hui, c'est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois, et de la plus haute d'entre elles : celle de l'objet.* « Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d'une parfaite moralité. Combien mon cœur les préfère ! Ils ne nient pas l'essentiel de l'homme -- l'intelligence --, leur tort est de ne point savoir le chercher où il est -- dans son rapport au réel qui le transcende --. Le voleur respecte la pro­priété ; c'est pour la respecter mieux encore qu'il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi ; il veut détruire l'idée même de la propriété indi­viduelle. Le bigame respecte le mariage, et c'est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. L'assas­sin même respecte la vie humaine ; c'est pour se procurer une vie plus intense qu'il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui », il hait la réalité qui ne dépend point de son moi, et il la hait jusqu'en la racine. Il veut recréer le monde. Il est le singe de Dieu ([^44]). Sous son influence et sous l'influence des « intellec­tuels » modernes qui le suivent, « il est en train de deve­nir évident que *le XX^e^ siècle est l'ère de l'absurde sans frein *» ([^45]). 32:221 « Nous sommes plongés dans une guerre, de religion universelle » ([^46]) où toutes les valeurs d'être sont inverties et perverties en valeurs mentales, où « le bon sens, âme de la civilisation » s'évanouit en fumée ([^47]). C'est le cas de répéter le mot fameux, le mot définitif de Chesterton que je citais à satiété naguère à mes élèves : « Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison, il est l'homme qui a tout perdu, sauf la raison. » L'homme moderne ne dispose plus que d'une raison pareille à un filet qui laisse passer l'immensité de la mer du réel et dont il rend désespérément les mailles de plus en plus serrées, mais en vain, pour la capter *du dehors,* à son profit. Il est clos sur lui-même et « sur sa cellule -- la cellule hermétique de son *Moi* -- il est écrit cette vérité terrible : *Il croit en lui *» ([^48]). Tous les penseurs modernes sont affligés de « la combinaison d'une raison expansive et épuisante *avec un sens commun très borné *» ([^49]). Les répercussions d'un tel état d'esprit sur la société sont énormes : elles entraînent la ruine des institutions qui prolongent et protègent la vie éphémère des individus, elles couronnent prince du désastre le Moi camouflé en Nous socialiste. Chesterton les a dénoncées avec une verve intarissable. Il n'est pas question de les parcourir toutes et d'en enlever à sa suite les masques : progrès, évolution, libre épanouissement de l'homme, fraternité humaine, État universel, monde sans limites ni frontières, suppression de la propriété privée, pédagogie nouvelle, fusion des religions, etc. Ce qui les rassemble, c'est leur caractère amorphe, leur absence de tout contour dans le temps et dans l'espace. Les modernes ne savent plus que si une chose va de plus en plus dans le même sens (comme eux-mêmes !), elle finit par mourir. Ils ignorent qu' « un monde sans limita­tions est un monde sans formes et qu'il n'y a rien de plus bas que cette infinité » ([^50]). Ils ignorent que « dès l'instant où vous faites un pas dans le monde des faits, vous vous trouvez dans un monde de limites, et que, si vous pouvez délivrer un tigre des barreaux de sa cage, vous ne pouvez le délivrer des rayures de sa robe »*. L'essence de l'être créé est la limite :* « L'essence de la peinture, c'est le cadre. » ([^51]) 33:221 Plus une société s'étend, plus elle est contraignante. Les institutions font place à des administrations tracas­sières, anonymes, qu'aucune révolution ne peut plus ren­verser, que toutes les révolutions renforcent. « Toute grande société existe à la seule fin de former des cliques -- des partis, des groupes de pression, dirions-nous au­jourd'hui --. Une grande société est faite pour propager l'étroitesse... L'homme qui vit dans une petite communauté se meut dans un monde beaucoup plus vaste... Tout l'effort de l'individu moderne consiste à s'échapper de la rue où il demeure... Il dit qu'il fuit sa rue parce qu'elle est morne. Il ment. La vérité, c'est qu'il la fuit parce qu'elle est pleine d'exigences, et elle est pleine d'exigences parce qu'elle vit. » ([^52]) Aussi la société doit-elle ressembler le plus possible à la famille, seul foyer de libertés, alors que le palace est le rendez-vous des marionnettes assujetties aux règles ty­ranniques de ce genre d'endroit. C'est dans les sociétés restreintes où chacun connaît le voisin que Dieu lui a donné, que « se développe la faculté de s'accommoder à la diversité commune des humains ». « C'est quand vous avez des groupes d'hommes constitués par la nature sans choix rationnel, que vous avez des hommes. » La véritable société est « une chose qui nous choisit et non pas une chose que nous choisissons ». « Telle est la sublime et particulière caractéristique de la famille : elle est une *aventure* qui vous survient... Quand vous avez des groupes d'hommes constitués par choix rationnel, vous avez une atmosphère spéciale, une atmosphère de secte » ([^53]), et vous êtes dans une prison. Dès lors, selon une formule célèbre de Chesterton, qui n'a malheureusement pas fait fortune : 34:221 « Le plus grand bonheur qui puisse arriver à un grand État est de devenir un petit État. » Le bon sens, le sens de la réalité des autres, le sens social ne s'exerce que dans des sociétés de format restreint. Partout ailleurs, privé de son objet, il est manipulé par les idéologies les plus aberrantes. Comment renverser ce renversement des valeurs d'être ? Comment restaurer l'ordre ? Avec bon sens, Chesterton ré­pond : « *par la rébellion contre la rébellion *»*,* par la contestation de la contestation. « Les modernes disent tou­jours : on ne peut pas retarder la pendule... La réponse est simple et claire : *on le peut...* La société, objet de construction humaine, peut être reconstruite dans n'im­porte quelle forme *déjà éprouvée. *» ([^54]) « Contre les préjugés modernes, il n'est pas d'autre arme qu'une santé rigide comme de l'acier -- le bon sens inflexible dont la santé de l'esprit est l'effet --, une résolution de ne pas écouter les sornettes et de ne pas attraper les mala­dies. » ([^55]) *Combattre.* L'homme de bon sens est un guerrier ([^56]). Chesterton n'a jamais cessé d'être un ardent polémiste. Il est inutile d'insister là-dessus ni sur l'arme constante qu'utilise l'écrivain : dégager de l'argumentation de l'ad­versaire les éléments incompatibles qui le mettent en con­tradiction avec lui-même, en utilisant les premiers principes du réel et de la pensée : principe d'identité, principe de contradiction, principe de causalité, principe de finalité, dont le bon sens est le détenteur s'il a été exercé de ma­nière à devenir un *habitus* de l'esprit. Les principes pre­miers du réel et de la pensée, parce qu'ils sont premiers, sont indéfinissables et, pour s'en servir comme pour les défendre, Chesterton, dialecticien redoutable, escrimeur in­vincible, emploie la même méthode qu'Aristote inventa contre les sophistes de son temps et il y ajoute une ironie acérée : aller contre le bon sens n'est-il pas grotesque ? Fénelon nous le dit gravement : « Le sens commun rend l'examen même de certaines questions ridicule. » ([^57]) 35:221 Il est plus important de souligner ici combien l'énorme et subtil bon sens de Chesterton l'a conduit à la foi catho­lique, tout en renforçant son don naturel. « Chaque pas sur le retour au bon sens, déclare-t-il sans ambages, est un pas sur le chemin de retour au catholicisme » et, réciproque­ment, « l'Église catholique » est la seule chose qui fortifie le bon sens, apanage de l'homme éternel, parce qu'elle est « la seule chose qui épargne à l'homme l'esclavage dégra­dant d'être un enfant de son temps », de flotter au gré des circonstances et de « s'adapter uniquement aux cir­constances » ([^58]). Paroles d'or à répéter sans cesse aux clercs progressistes et délirants qui sévissent aujourd'hui de haut en bas dans l'Église ! « Tous les lieux communs modernes sont en effet autant de ruses pour éluder le problème du bien » ([^59])*,* le pro­blème du vrai ([^60]), le problème de Dieu et du surnatu­rel ([^61]). Le catholicisme est au contraire la religion du bon sens poussée jusqu'à la pointe enflammée du mysticisme, parce qu'il est fondé sur des faits, sur l'histoire. Ce n'est point un paradoxe, « c'est plutôt le sens commun, conve­nablement entendu », nous dit le Père Brown, « car il est beaucoup plus naturel de croire une histoire surnaturelle qui raconte des faits que nous ne pouvons comprendre, qu'une histoire terre-à-terre contredisant ce qui est à notre portée » ([^62])*.* « Le christianisme se réclame d'une réalité qui lui est extérieure, qui est non seulement extérieure, mais éternelle. Autrement dit, il affirme que les choses sont et qu'elles sont vraiment des choses. Le christianisme dit comme le bon sens, mais toute l'histoire des religions le montre, ce bon sens meurt là où le christianisme ne le protège pas. Le bon sens ne peut exister sans ce bouclier. » ([^63]) 36:221 A l'œil droit et surtout à l'œil *gauche* de la plupart des théologiens qui inspirèrent Vatican II ! Il en est ainsi parce que le bon sens sait qu'il n'y a pas d'effet sans cause et qu'une Cause suprême est requise « Là où il y a n'importe quoi, il y a Dieu. » ([^64]) « La foi chrétienne est une sorte de bon sens » ([^65]) parce qu'elle nous révèle non seulement l'existence de Dieu, comme le fait le sens commun, mais Son intimité, l'éloignement où nous sommes de Lui à la suite du péché originel, la pitié qu'Il éprouve néanmoins pour notre espèce déchue et le Miracle des Miracles qu'Il accomplit en respectant notre bon sens incarné dans un corps : l'Incarnation de son Fils unique, dispensateur de Sa Grâce. Si le bon sens est la droite raison, « il n'y a pas d'ab­surdité dans le christianisme, mais bon sens, celui de la droite raison -- accordée à la nature de notre intelligence et à la bonté surnaturelle de Dieu -- contre toutes les déraisons » ([^66]). « Pourquoi accepter cette croyance ? Je réponds avec des millions de chrétiens : elle va dans la serrure -- dans la serrure du bon sens --, elle va comme la vie. Elle est une histoire parmi d'autres, il se trouve qu'elle est une histoire vraie. » ([^67]) « Le prêtre catholique » -- le *vrai* prêtre catholique -- « nous remet le message tel qu'il l'a reçu » -- sans le tripoter selon son humeur et selon les humeurs du temps --. « Ce n'est pas un système ni une fantaisie : *C'est un fait.* Les porteurs de ce message se conduisent comme les hommes -- les hommes de bon sens, avides de réalité -- en face d'un fait. » ([^68]) Sans ce bon sens, la Révélation n'est plus guère que mythologie. 37:221 Il convient donc de dire, de redire, de clamer, avec Chesterton, que « l'esprit de chrétienté, engendré par le Christ incroyable, est le bon sens... la lumière éclatante d'un éclair éternel », l'éclair du bon sens naturel et du bon sens surnaturel désormais indivisibles ([^69]). Chesterton va jusqu'à dire, avec un grain d'excès dans la forme, que « la *théologie* de saint Thomas » -- celle qu'il prise le plus -- « est *la philosophie* du bon sens », parce que « le surna­turel est plus raisonnable que le naturel, étant un message vivant de Dieu, et Dieu étant la raison » ([^70]). Après tout, est-ce vraiment excessif ? Il en résulte que « l'homme qui commence à penser sans les premiers principes convenables -- tant dans l'ordre surnaturel que dans l'ordre naturel -- devient fou, il devient l'homme qui commence à penser dans le mau­vais sens »*. Orthodoxie* est à cet égard l'ouvrage capital de Chesterton, celui où il se pose la question qui l'a hanté toute sa vie : « *Quelle est la manière de penser qui garde les hommes sains d'esprit ? ... :* La réponse est : le mysticisme -- le mysticisme chrétien *tel que le définit et le règle l'Église catholique --.* Tant que vous avez du mystère -- le mystère de la réalité à tous les niveaux --, vous avez la santé. En détruisant le mystère, vous créez l'état morbide. L'homme ordinaire a toujours été bien portant, parce que l'homme ordinaire a toujours été un mystique. *Il a toujours eu un pied sur la terre et l'autre dans le pays des fées. *» « La philosophie moderne, au contraire, est la vieillesse et la dissolution finale de la pensée, et la ruine mentale qu'elle provoque est l'œuvre, non pas de l'imagination déréglée, mais de la raison déréglée », privée du bon sens, du sens du réel qui la guide en sa marche. 38:221 Lorsqu'on exige de Chesterton de définir sa philosophie, il déclare avec une fière humilité : « Je ne l'appellerai pas ma philosophie, car je ne l'ai pas faite. Dieu et l'huma­nité l'ont faite et elle m'a fait moi-même. » ([^71]) C'est à cette philosophie du bon sens que nous puise­rons encore et toujours pour dissiper les préjugés de notre temps et pourfendre les divagations que subit notre foi théologale de la part des clercs déboussolés, privés de sens commun, soûlés de « vérités chrétiennes devenues folles ». Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège 39:221 ### Du bon usage de G. K. Chesterton par Jacques Vier L'HOMME QUI, dans *Orthodoxie* (1908) signalait ses progrès vers la foi catholique, déplorait quatre ans plus tard que l'Angleterre offusquât de ses fumées la splendeur du ciel. Son héros, Manalive ([^72]), passait à chevaucher les toits le plus clair de son temps et s'effor­çait de dépenser en un itinéraire insolite un supplément de forces physiques visiblement représentatives d'un sup­plément d'âme. Saisi par Dieu selon ses aptitudes insignes pour l'escalade, il entendait conformer sa marche à celle de l'Église, à qui il arrive de prendre la vitesse et de brû­ler du feu d'un cheval qui charge. Accusé, comme elle le fut, au long des siècles, de toutes sortes de crimes, non seulement il contraint ses juges, sans avoir lui-même ouvert la bouche, à reconnaître son innocence mais à convenir, malgré ses diverses métamorphoses, et de son inflexible unité et de sa rigoureuse identité. 40:221 Il n'est ni assassin ni polygame ; ses meurtres et ses infidélités présumés n'expri­ment, d'assez étrange sorte, à vrai dire, que son respect des lois divines et humaines. Toute révolution, en effet, ne sert qu'à rétablir ce qui était avant, une fois vaincues les scléroses humaines. A moins d'un décret spécial de la Providence, qui après l'exécution de Charles I^er^, priva à jamais l'Angleterre de roi ([^73]). Chesterton eût pu étendre la remarque à la France, après l'assassinat de Louis XVI. En somme le catéchumène entrait en tempête dans l'Église pour vérifier la solidité de la mâture. Il se rendait avec armes et bagages mais à la condition d'obtenir, puis­qu'il jouissait d'une liberté totale, de la part des hommes de science, d'hérésies, de parlements et de salons, qu'ils respectassent, jusque dans ses foucades, l'expression loyale de ce qu'il tenait pour absolument indubitable. Dans la dissolution de l'outrecuidance, Chesterton bat Voltaire, notre meilleur spécialiste, et de plusieurs longueurs. Lequel inféodé à la cabale philosophique, même s'il s'en croit le patron, n'est, après tout, qu'un moucheur de « lumières », donc inférieur au clown, maître de la piste. Dans la mesure où celui-ci a Dieu pour public, quelques saints illustres pour machinistes, et pour Augustes les délégués des corps constitués, il rehausse l'emploi. Son tableau des origines préhistoriques suppose peu d'accessoires. Pour déranger l'apparition de l'homme sur la terre, à l'image de son Créateur et dans la totalité de ses prérogatives ; que fau­drait-il ? Un oiseau modelant des statuettes ([^74]), ou ne refaisant jamais le même nid, ou, plus grande merveille encore, ne construisant rien, car l'on pourrait alors sup­poser qu'il appartient à l'espèce bouddhiste, attentif à la seule vie de l'esprit. Naturellement les préhistoriens goû­tent peu ce genre de remarque et Chesterton nourrit un faible pour la pirouette. Qui sait mieux que lui découvrir le défaut de cuirasse par où s'écoule la hargne ? Alors il triomphe et sans excès de modestie. 41:221 « Il peut arriver qu'un préhistorien défendant son os devienne aussi mauvais qu'un chien qui ronge le sien. Mais le chien au moins ne montre pas les dents pour défendre sa conception de la façon dont l'esprit vient aux chiens -- ou dont il est venu d'eux. ([^75]) Il est vrai qu'il panse les blessures et rend grâce aux évolutionnistes les plus farouches de ne point s'aventurer à édifier sur le pithécanthrope les origines de la religion. Courage, ils y viendront et c'est à se demander si quelque pressentiment de Teilhard n'affleure pas ici. Contre ce péril qu'il ne pouvait connaître, Chesterton brandissait du moins le préservatif de la Trinité. Puis il passait à l'Incarnation et à la Rédemption pour arriver à ceci : « Aucun chef mystérieux dirigeant une campagne cosmique depuis un poste de commandement interplané­taire ne ressemblera jamais à ce chevalier aux cinq plaies, Capitaine céleste, qui commande sur le champ de batail­le. » ([^76]) Ces postes de commandement, Chesterton les a tous visités et s'est installé comme chez lui dans l'Histoire. Il la trouve dominée par la *Croix*, justicière de la *Sphère* et qu'annonçait à travers les Prophètes et le Livre de Job, le don du Dieu jaloux qu'Israël fit au monde. Le profes­seur Lucifer caresse une géométrie de perfection, au lieu que le moine Michel exalte la forme irrationnelle de la Croix qui opère le salut de l'homme, voulu et accompli par Dieu, mais dans un ordre, qui est celui de l'humanité : « Vous dites que la Croix est un quadrupède dont un membre dépasse les autres. Je dis que l'homme est un quadrupède qui se sert seulement de ses deux jambes. » ([^77]) Qui dit paganisme dit nostalgie. Le Père Brown évoque moins la splendeur de l'Olympe que les dieux perdus. Troie pourtant survécut et, dans la postérité, Hector efface Achille, car l'Hellade et, Rome, cette nouvelle Troie, créent une tradition méditerranéenne, qui permettra au christia­nisme de ne pas s'immerger aux brumes des autres conti­nents ([^78]). 42:221 La tristesse de Virgile, qui à l'exemple des païens cultivés de son temps, avait conscience de la chute, prépare la joie de saint François. Et voici l'un des plus beaux coups de filet portés, dans la maffia moderniste, par ce rétiaire virevoltant : « Le monde subsisterait tel que nous le connaissons, rien d'essentiel ne disparaîtrait, si n'en demeurait que ce qui fut dit et fait, écrit et construit aux bords du bassin méditerranéen. » ([^79]) Chesterton n'igno­re pas le paganisme ténébreux, inféodé aux démons, ceux auxquels sacrifiait la civilisation des empires du Mexique et du Pérou, ces États-Moloch, ramifiés jusqu'à Carthage et que la mauvaise foi ne cesse de faire servir à la honte des Latins ([^80]). Fidèle à ces transpositions d'humour gour­mé renouvelé de Swift, le commentateur explique : « Pour bien comprendre la chose, il faut imaginer le Tout-Man­chester, sur son trente et un, se rendant à l'église, tous les dimanches matin, sur les onze heures, pour voir brûler un nourrisson. » ([^81]) Carthage, structure économique, versait du côté beaucoup plus contemporain que ne pou­vait l'imaginer Chesterton, disparu en 1936, de la société libérale avancée, c'est-à-dire de la mort. Rome avait un bien meilleur emploi à faire de son temps. Pourtant, elle crut un moment que son panthéon s'adjoindrait sans heurt le nouveau dieu dont le culte se propageait. Malgré Celse et ses disciples d'aujourd'hui ([^82]), le refus des chrétiens est le pivot de l'histoire. « Si les chrétiens avaient accepté, ils auraient été bons, et le monde avec eux, pour la refon­te. » ([^83]) Pourtant, à en croire le menu fretin de l'héré­sie contemporaine, le chaudron ne serait qu'ajourné. Du moins, Chesterton a-t-il bel et bien entrevu que le ving­tième siècle risquait de s'endormir sous le mancenillier asiatique, alors qu'aucun monde pré-chrétien ou païen n'a constitué d'Église militante et que, si l'Islam n'a cessé de brandir le glaive, c'est qu'il est un produit détestable du christianisme. 43:221 Au reste, l'auteur de *l'Auberge volante* se doutait-il de la forme que prendrait, sous la houlette d'un prélat marseillais, le désaveu des croisades ? Chesterton est mort trop tôt pour imaginer les conditions dans les­quelles se livrerait la nouvelle bataille de Dieu ; mais il est bien vrai que Karl Marx, qu'il ne connaît pas dans ses abominables héritiers, a pris la place de l'ottoman sem­piternel et qu'aucun Charles Martel ni don Juan d'Autri­che ne sont encore sortis des coulisses. D'innombrables combats jalonnent l'histoire de l'Église, fille à quelques égards de cette Rome antique, qui proposait la paix au monde et nourrissait en son sein une guerre perpétuelle. Les hérésies furent combattues sans relâche et exterminées. De toute évidence, Chesterton s'enivre de tant de victoires et devient sans difficulté le contemporain de saint Athanase ou de saint Thomas, pour ne citer que les athlètes les plus illustres. Car le christianisme ne cesse pas d'être défi et combat. Or le propre des hérésies est de renaître pour alimenter périodiquement la sottise et l'inculture d'une race intolérable, mais précieuse pour l'en­tretien et l'exercice des poings, celle des intellectuels et des libéraux. De nos jours le pugiliste y ajouterait un cer­tain pourcentage de clercs plus ou moins haut placés. Jus­que dans le sein de Dieu, oserait-on dire, Chesterton pour­chasse leur illogisme. Car il est impossible de proclamer que Dieu est Amour, sans admettre la co-éternité du Fils de Dieu. En plein triomphe d'un nouvel arianisme, et quand les larves de phylloxéra sont soigneusement entre­tenues pour la reproduction, veuillez apprendre du patriar­che d'Alexandrie comment on désinfecte la vigne du Sei­gneur : « En vérité, jamais la sonorité du christianisme vrai ne s'est fait entendre aussi clairement que par la voix d'Athanase refusant le froid compromis des ariens. C'était lui, Athanase, qui se battait vraiment pour l'Enfant-Dieu, contre la divinité poussiéreuse des Pharisiens et des Sad­ducéens. Il se battait pour cette merveille d'équilibre et d'interdépendance au sein même du Dieu Trine et Un, qui conduit nos cœurs à la trinité de la Sainte Famille. Sa doctrine, si on la comprend bien, enseigne que Dieu est une Sainte Famille. » ([^84]) 44:221 Mieux encore ; il est possible de saisir Chesterton sur le vif, dans sa manière à lui de fourbir une auréole : Saint Thomas ne sentait pas le fagot, parce qu'il sentait le tison. » ([^85]) Lequel ne fut pas seulement brandi contre la prostituée déléguée par les tentateurs, mais, servant de torche à l'illumination et à l'intégration d'Aristote, éclaira, dans la personne de Sigier de Brabant, quelques-unes des sources des perversions intellectuelles modernes ([^86]). Sur­tout il alla débusquer les réformateurs, infidèles légataires de l'augustinisme ; dans les profondeurs de l'avenir. Du moins, s'ils devaient jusqu'à un certain-point l'emporter et hâter le déclin de la scolastique, prouveraient-ils leur totale inaptitude à comprendre l'exubérance : du grand dominicain, sa ferveur pour l'Être, et sa glorification de l'Éternel en toutes créatures. Sous l'invocation de saint Thomas du Créateur, Chesterton sert la messe du Docteur angélique. Lequel avait d'avarice condamné à se terrer tous les Hamlet de la théologie. Toutes les comparaisons tirées de la nature et des arts seraient incapables d'épuiser ce *Manalive* de cellule et de chapelle, mais qui ne méconnaît pas les grands espaces, le nez à terre comme un chien de chasse à la trace des tours et détours de l'hérésie, mais aussi puissant guetteur de vérité. Architecte, jardinier, organiste d'un plain-chant colossal, saint Thomas du Créa­teur fait appel à la poigne d'Aristote pour maintenir dans un juste équilibre le char platonicien. Découvrir et rendre accessibles à tous les fontaines de joies humaines et de délices spirituelles, telle fut l'ambition de l'humble inven­teur d'un Versailles de la métaphysique, qui, à la dif­férence du Roi-Soleil, s'obscurcissait lui-même afin de n'éclairer qu'autrui. 45:221 Célébrer saint Thomas du Créateur *in hymnis et can­ticis* c'était armer d'avance notre génération contre les ineptes apostasies de la nouvelle église. Mais, dans l'ordre des futurs destins, c'était d'abord justifier le Concile de Trente d'avoir voulu limiter les dégâts de la Renaissance, cette *Rechute,* et de la Réforme, ce brigandage théologique. Littérairement parlant, c'est une excellente chose, comme le souhaitait l'école de la Pléiade, que de « convertir les Grecs et les Latins en sang et nourriture » ([^87]). Mais les premiers se complaisaient dans l'abstrait, tandis que les seconds, fameux ingénieurs, réussissaient dans la voirie. Chesterton déplore qu'un platonisme exsangue offusquât l'Incarnation et qu'un logos desséché prît la place du Verbe fait chair. Correctement dallées, les routes romaines, Bos­suet l'a dit, permirent l'apostolat, mais s'ouvrirent aussi largement aux hordes mahométanes. Luther parut, dont le souffle empesté racornit le monde. Sans philosophie, mais non sans carrure, il eut le pouvoir de masquer pen­dant quatre siècles la lointaine montagne de l'Aquinate. Avec une théologie « qui puait la charogne » il vint à bout d'inaugurer l'ère moderne, et, ce que saint Thomas ne fit naturellement jamais, il imposa le culte de la personna­lité ([^88]). Jusqu'à susciter de nos jours les zélateurs de sa canonisation prochaine. Vit-on jamais viande vivante à ce point possédée de l'amour du boucher ? Le bilan de la catastrophe philosophique et théologique, clairement établi par Chesterton, devient aujourd'hui charte d'église. Elle lui apparaît, après que Calvin lui eût imprimé sa mar­que, comme une scolastique en creux. Tout se passe com­me s'il avait deviné qu'autour de l'augustinisme dépravé se préparait une formidable revanche qu'un concile fana­tisé serait incapable d'endiguer. Pourtant, il revenait volontiers sur le palmarès du Saint-Siège : « Il y eut une fois l'Arianisme, puis une autre fois les Albigeois, puis il y eut l'humanisme sceptique, et encore une fois après Voltaire et Darwin, donc cinq fois au moins où la Foi parut tout juste bonne pour les chiens. Cinq fois ce fut le chien qui creva. » ([^89]) 46:221 Quand surgis­sent de pareils pères fouettards, l'hérésie n'a plus qu'à ser­rer les fesses. Dans l'héritage de Manalive, subsistent, on le voit, quelques poignées d'orties encore parfaitement utili­sables. Au reste, saint Thomas du Créateur ne décroît qu'avec l'intelligence et la liberté. La prospérité de Luther et surtout d'un Luther réintroduit dans l'Église qu'il dis­loqua suppose, en effet, le *no man's land* de l'intellect : « On peut définir l'homme un animal qui fabrique des dogmes. Quand, par un scepticisme de plus en plus raf­finé, il laisse tomber les doctrines les unes après les autres, il rétrograde lentement... vers la vague mentalité des ani­maux errants, vers l'inconscience de l'herbe. » ([^90]) Où le guident les loups devenus bergers. Or nous y sommes. Tout se passe pour Chesterton comme si l'orthodoxie introduisait à la prophétie. Nous avons déjà surpris Mana­live sur le trépied. Regardons-le s'y établir en prenant tou­tes ses aises. « Nous vivons à une époque où les hommes en viennent de plus en plus à comprendre que les trésors des différentes croyances peuvent échanger leurs richesses, que la foi peut parler à la foi et une Église enseigner une autre Église. » ([^91]) Ce n'est que lord Ivywood généralisant sa turcophilie. Mais le langage est déjà épiscopal. Le même haut personnage rêve à un étendard intermédiaire entre la Croix et le croissant ; cela s'appelle prendre le contre-pied des *Exercices de saint Ignace.* Mais où en sont aujour­d'hui quelques-uns des meilleurs sujets de « nos mai­sons ». Et où sont « nos maisons » elles-mêmes ? Cons­tantin a beau faire horreur, la recherche d'un *labarum* continue à passionner les foules. On sait comment de nos jours le programme commun tranche la difficulté. Comme le croissant, la faucille s'incurve et le marteau servit à la crucifixion. Il faut convenir que Léon Bloy fut plus explicite : « J'attends les Cosaques ou le Saint-Esprit. » 47:221 Croi­rait-on que Chesterton ait pu connaître Marc Oraison avant nous ? Un tel nom, associé à la découverte de la solution-miracle des miracles du Christ l'eût fait bondir d'allégresse. Car si ce prêtre passe à la postérité ce ne sera ni comme urologue, ni comme psychanalyste, ni même comme chanteur de charme, mais en qualité d'exégète, à condition que l'on se souvienne de sa manière d'expliquer la multiplication des pains : un pique-nique monstre, où chacun avait apporté son manger et que le Christ se con­tenta de présider ([^92]) ? Devant le miracle, explique l'un de ces cuistres que l'appétit de Manalive dévore à chaque repas, il n'y a que deux interprétations possibles : l'apo­cryphe ou la prestidigitation : « Si nous appliquions cette alternative à la prétendue pêche miraculeuse, nous devrions soit soutenir avec Gilp que les poissons étaient des pois­sons empaillés, disposés à l'avance dans le lac (Voir le Rév. Y. Wyse : *Le végétarisme chrétien en tant que sys­tème cosmique,* où cette hypothèse est vigoureusement pré­sentée), soit, suivant l'autre hypothèse, dénier au récit piscatorial entier toute authenticité. » ([^93]) Ces prêtres effrontés, qui recommandent de ne plus s'agenouiller et qui restent confortablement assis pen­dant la lecture de l'Évangile bredouillé par un laïque, qui distribuent ou font distribuer la communion dans la main, ne savent visiblement plus adorer. Les voici mouchés d'avance par Chesterton à l'époque où Dieu avait encore droit à la politesse : « L'homme se sent plus libre en s'abaissant et il se tient réellement plus grand en se pros­ternant. Tout ce qui l'écarte de l'adoration le diminue et plus, l'estropie à jamais. Tout ce qui le laïcise l'aliène. Si l'homme ne peut prier, il est rendu muet ; s'il ne peut s'agenouiller, il est privé de liberté. » ([^94]) Une vraie prescience permit à Chesterton de conjecturer ce que chan­teraient les « fidèles » de la nouvelle église devant des autels désaffectés : 48:221 « Un recueil de cantiques d'une société de morale humanitaire, composé selon le double principe suivant : éliminer tout le divin, exalter tout l'humain, donnait en conséquence un cantique célèbre ainsi corrigé : Plus près de toi, Humanité, plus près de toi. Ce qui me fait irrésistiblement penser aux heures d'affluence dans le métro ; et Dieu sait qu'alors, si les corps sont proches, les âmes paraissent lointaines. » ([^95]) Ici, comparaison et prophétie ne s'accordent pas. Par exemple l'église Saint-Nicolas du Chardonnet est comble si Mgr Ducaud-Bourget et l'abbé Coache y officient et y prêchent. Quand le curé Bellego aura recouvré son sanctuaire par C.R.S. interposés, il est douteux que la vigueur physique et intellectuelle du vicaire-assistant ([^96]) Armogathe suffise à y ramener la foule. A coup sûr, Syme a dévoré d'avance Sade et sa pos­térité sodomite et gomorrhéenne en livres de poche, et le Père Brown, qui n'ignore pas que le recours aux péchés capitaux suffit à débrouiller les hideurs les mieux machi­nées, en a prévu les conséquences sur la *mass media* des spectateurs de cinéma et de télévision ([^97]). Quant à Syme, « c'était un de ces hommes qui sont sujets aux influences psychologiques les plus obscures, à un degré qui ne va pas sans quelque danger pour la santé de l'esprit. Inaccessible à la peur physique, il était beaucoup trop sensible à l'odeur du mal moral. Plusieurs fois déjà, pendant cette nuit, des choses insignifiantes avaient pris à ses yeux une impor­tance capitale, lui donnant la sensation qu'il était en route vers le quartier général de l'enfer » ([^98]). L'intraitable adversaire du manichéisme se confie au bon plaisir de Dieu quant à l'épaississement croissant des fumées sataniques. « Le diable ne peut pas rendre les *choses* mauvaises ; elles demeurent ce qu'elles ont été créées au premier jour. L'opération divine seule est maté­rielle, qui crée un monde matériel. L'œuvre de l'enfer est purement spirituelle. » ([^99]) 49:221 De toute évidence, Chester­ton sentait qu'un univers de fantasmes prévalait de plus en plus sur le réel. C'est devenu l'une des caractéristiques les plus évidentes de cette fin de siècle et de millénaire. Il avait été aisé, selon lui, de devenir arien ou « de tomber au puits sans fond de la prédestination ». L'hérésie n'était que la voie large et le modernisme une forme de perdition beaucoup plus simple qu'on ne croit. D'où l'actuelle ruée sur l'autoroute de l'erreur, avec, au bout, l'amoncellement des cadavres. Tandis que l'orthodoxie cahote dans les che­mins de terre mais au contact du vrai froment et de la vraie vigne. Un geste des plus simples suffit parfois à ras­surer le petit troupeau. « On voyait venir avec crainte, un petit nombre avec sympathie, la révolution jacobine qui guillotinerait l'archevêque de Cantorbéry ou l'émeute libertaire qui pendrait les curés aux lampadaires. Mais cela fit l'effet d'un prodige contre nature, lorsque l'Arche­vêque, qui devait perdre la tête, DÉCIDA DE METTRE SA MITRE. » ([^100]) Cela ne vous rappelle rien ? Et le jour où vous en aurez assez de l'hypocrisie de certaines larmes ou du tumulte des apostasies jusqu'au sein du sanctuaire, imaginez alors les renégats de la Présence réelle et de la Résurrection, gisant enfin confondus comme autant de gardiens de sépulcre sous les rayons de l'aurore : « Ces gens qui sont tout à fait prêts à pleurer pieusement, com­me il convient, la mort du Fils de l'Homme, ne le sont pas du tout à Le voir se promener de nouveau parmi les collines du matin. » ([^101]) Jacques Vier. 50:221 ### Le crime d'orthodoxie par Antoine Barrois PARLONS CHRONOLOGIE. C'est une bonne farce à faire à Chesterton qui n'aimait point les dates ; qui n'en donnait jamais ni à ses lettres, ni à ses tra­vaux ; qui « refusait méchamment -- ce sont ses termes -- les plus élémentaires données de la chronologie » aux grands hommes dont il était le biographe. Chesterton naît en 1874, le 22 mai. Il a huit ans de moins que Wells et neuf de moins que Kipling. Il est de vingt ans le cadet de George Bernard Shaw. Hilaire Belloc, qui sera son ami le plus cher, est de quatre ans son aîné. Depuis 1850, la hiérarchie catholique est rétablie en Angleterre. Celui qui sera en 1875 le cardinal Manning succède au cardinal Wiseman (l'auteur de *Fabiola*) sur le trône épiscopal de Westminster, avant la naissance de Chesterton. Lorsque Newman reçoit à son tour la pourpre, Chesterton a cinq ans. Il en a dix-sept quand Léon VIII publie *Rerum novarum ;* vingt-deux quand les ordinations anglicanes sont déclarées nulles. Pendant l'enfance et l'adolescence de Chesterton, l'An­gleterre est au sommet de sa puissance. C'est le temps du glorieux règne de la reine Victoria. Sa Majesté est le chef d'un immense empire où l'Irlande catholique trouve mal sa place, où le libéralisme économique fait loi, où le natio­nalisme insulaire triomphe. \*\*\* 51:221 Chesterton est un petit garçon. Il se promène, main dans la main, avec son père. S'amuse de voir un attroupe­ment. S'amuse plus encore de voir la foule tomber à genoux. Mais ne s'amuse plus de voir jaillir d'un fiacre un fantôme vêtu de flammes. Ce fantôme au visage d'ivoire, aux mains d'os et de nerfs, fait le signe de la croix sur les têtes baissées. Il avance vivement. Disparaît. Le petit garçon a lâché la main de son père. Tellement ému qu'il est presque maussade. Lorsqu'il interroge son père du regard, il s'entend répondre : « C'était le cardinal Manning... Comme modèle pour les peintres, il aurait fait fortune ! » Étonnante présentation ! Mais, de fait, le point de vue de l'enfant est un point de vue de peintre : ce qu'il a vu, c'est une immense tache d'écarlate et la tête cireuse d'un vieillard. Cette vision, il ne l'oubliera pas. Et le por­trait du fantôme vêtu de flammes sera dans le bureau de l'écrivain Chesterton devenu catholique. \*\*\* 1905 : publication d'*Hérétiques.* Chesterton y a ras­semblé plusieurs études sur des écrivains contemporains. Pourquoi *Hérétiques ?* Parce que, dit Chesterton, ces écri­vains errent tous, en raison d'une erreur fondamentale, ou mieux finale, de nature religieuse. De Shaw, brillant et astucieux, il épingle l'impitoyable shaw-centrisme ; de Kipling, il attaque l'impérialisme, certainement poétique mais par trop militariste ; de Wells, il vante la vive ima­gination et raille le progressisme. Quelques autres sei­gneurs de moindre renommée reçoivent aussi leur paquet. En bref, Chesterton fait le tour de ce lot d'hérésies. Mon­tre qu'il s'agit de baudruches. Et d'un grand coup fait tout péter. 52:221 Quel boucan ! Le Landerneau journalistique et littéraire s'amuse ; puis s'émeut. Chesterton est prié de s'expliquer sur le fond. Quelle est donc la vision du monde, la théo­logie si l'on veut, qui lui permet d'être si dogmatique ? L'orthodoxie, répond Chesterton. \*\*\* Montrer avec esprit que dans le monde moderne, c'est le moderne qui ne tient pas debout, est une chose. Qui peut se pardonner. Déclarer que la vie vaut d'être vécue et la création d'être aimée, c'est friser le blasphème. Or Chesterton ne s'en tient pas là. Il expose dans *Orthodoxie* les raisons qu'il a de croire que la théologie chrétienne, telle que les Actes des Apôtres la présentent, c'est encore ce qu'il y a de mieux. Autrement dit, il s'engage dans la voie du crime. *Orthodoxie* n'est pas la seule réponse de Chesterton aux questionneurs. En 1909, il publie aussi une parabole, *La sphère et la croix,* qui conte la fantastique histoire d'un impossible duel. Deux manières de fous, métaphysiciens, militants, veulent se battre. L'un, athée et provocateur, vomit ses blasphèmes ; l'autre, catholique et vengeur, entend le faire taire. Mais le monde (moderne) ne veut pas de ce duel. La défense de l'honneur de Dieu ne doit pas troubler la paix publique. Car le prince de ce monde veut la paix comme il l'entend, qui n'est pas la paix comme le Christ l'entend. Dès que l'on se fut assuré que les éblouissants para­doxes de Chesterton étaient autre chose que les pitreries d'un farceur plein d'esprit, le ton changea. De Shaw, ou de n'importe quel imbécile de grand talent, on peut goû­ter les tours. Mais avec ces animaux fabuleux qui se récla­ment de l'orthodoxie, on ne peut pas plaisanter. Leur hérésie est impardonnable. Ce sont des pécheurs publics. Ils méritent la relégation. Le goulag. Le crime d'orthodoxie, c'est la faute inexpiable aux yeux des tenants de l'hérésie du XX^e^ siècle. \*\*\* 53:221 Après 1909, Chesterton s'endurcit dans le crime. La suite de son itinéraire intellectuel et religieux est d'ailleurs marqué par un grand nombre de meurtres. Il n'en commettra pas moins de cinquante-trois, tous soigneusement prémédités et d'une fantaisie féroce. Ces nouvelles policières -- puisqu'il s'agit d'homicides litté­raires -- ont beaucoup contribué à faire connaître Ches­terton. Bien qu'entièrement imaginaires et souvent loufo­ques, elles ont leur point de départ dans la rencontre que fit l'écrivain d'un prêtre catholique tout à fait réel : le Père O'Connor, qui servit de modèle pour le fameux *Father Brown.* Mais Chesterton lui doit bien autre chose. Le pour­fendeur d'hérétiques doit au vicaire papiste de pousser jusqu'au bout la logique de son orthodoxie. Tant et si bien qu'il se trouve conduit au seuil de l'Église catholique. Un beau jour de 1922, Chesterton s'agenouille devant le Père O'Connor pour le prier d'entendre sa confession géné­rale. \*\*\* Chesterton était combatif. La polémique -- hé oui ! et même, pour tout dire, la polémique religieuse, tint une grande place dans son œuvre. En un sens la plus impor­tante. De la réfutation des hérésies sur la nature des cho­ses à la réfutation des hérésies sur le sens de l'histoire, Chesterton ne chôme jamais. Après sa conversion, sa médi­tation s'approfondit, ce qui ne diminue point sa pugnacité. C'est alors qu'il écrit *L'homme éternel.* Ce livre est une des plus profondes réponses données aux questions que nos contemporains se posent sur le sens de l'histoire, sur *cet animal qu'on appelle l'homme* et *cet homme qu'on appelle le Christ.* 54:221 On s'aperçoit aujourd'hui que proclamer la mort de Dieu est un exercice oratoire ou littéraire qu'il n'est pas très facile de faire entrer dans les faits. On s'apercevra bientôt que l'Église militante, pour moribonde qu'elle puisse paraître, a gardé la force de ressusciter. Après quels châtiments, Dieu le sait. Les puissants, les savants et les grands de ce monde préparent l'avènement d'un monde nouveau comme d'un homme nouveau. Mais ils ne sont pas préparés à ce qui se prépare. Seuls, ceux qui savent la seule nouvelle qui compte depuis deux mille ans, sont prêts. Comme les vierges sages qui veillèrent toute la nuit. Ces choses, et bien d'autres encore, Chesterton les dit avec génie. On insiste beaucoup en France sur ses para­doxes, reconnus étincelants mais parfois déroutants. Il se peut que certains le soient. Mais il est sûr que le plus déroutant pour nos contemporains, c'est que Chesterton ne se considère point comme quelqu'un qui aurait à rendre compte d'une idée fixe, d'une croyance farfelue, d'une habitude vicieuse. Chesterton, enraciné dans l'orthodoxie, regarde en riant les fous qui s'agitent en tout sens. Il rit fraternellement et ne ricane jamais. Il rit et tend la main aux imbéciles désespérés qui doutent de tout. Il est vrai, celui qui prend sa main peut se retrouver, l'instant d'après, pressé de faire le cochon pendu pour mieux s'émerveiller d'une pâquerette ; ou de s'installer sur la plus haute che­minée de la maison pour mieux voir les étoiles. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de retrouver le sens du réel ; de la splendeur des créatures. Il est vrai, en ser­rant cette main fraternelle, on est parfois conduit au bord du gouffre ; mais c'est pour constater que c'est un gouffre et mieux apprécier la terre ferme. Aux hommes perdus dans les sables mouvants du scep­ticisme, Chesterton propose d'abord un carré de terre fer­me. S'il leur propose ensuite d'y faire le poirier ou la galipette, c'est pour qu'ils constatent que ce sol est dur. Ne serait-ce qu'en se cognant. Ce carré de terre reconquis, Chesterton s'amuse tout aussitôt à faire remarquer qu'il est rond. Et d'en donner pour preuve que l'on peut sortir de chez soi par la porte de derrière et y rentrer par la porte de devant, en faisant le tour, non de la maison, mais de la terre. 55:221 Pourquoi cette extravagante invitation au voyage ? Pour rendre évident que les sables mouvants où les hommes s'engluent, n'existent que dans leur esprit. Qu'ils ne se perdent point dans le vaste monde, mais dans leur minuscule cervelle. Qu'ils s'égarent, non parce qu'ils se promènent trop, mais parce qu'ils ne sortent jamais de cette étrange boîte en os, percée de quelques trous, qu'est leur tête. Chesterton donc tend une main fraternelle aux hommes qui s'égarent. Et qui oserait se plaindre que cette chaude main d'homme soit remplie de fleurs et d'étoiles, de rêves et de joies ? S'il ne bronche jamais, c'est qu'il est sur la terre ferme. C'est surtout qu'il ne lâche pas la croix. Enfon­cée dans la terre ferme, mais élevée jusqu'au ciel et les bras ouverts aux quatre vents, la croix, dit Chesterton, est le symbole du seul salut qui vaille. Celui qui prend l'homme tout entier et, d'où qu'il vienne, l'expédie au ciel, sa vraie patrie. La croix est la seule clef qui ouvre la porte du ciel ; et le seul pont jeté sur l'abîme qui sépare la créa­ture de son Créateur. Chesterton n'enseigne pas que la sphère et la croix se conquièrent sans combat contre le monde et contre soi. De sa longue lutte avec l'ange, nous ne savons presque rien. C'est le secret du Roi. Mais nous savons comment il a remporté sa plus grande victoire : en rendant les armes à celle qui l'attendait les bras ouverts : notre mère, l'Église. Antoine Barrois. 56:221 ### Le « Saint François de l'amitié » par Hugues Kéraly IL FAUT LIRE le *Saint Thomas* de Chesterton pour entre­voir ce que peut dans l'Église la charité intellectuelle servie par la lumière d'un grand esprit ; et pour comprendre ce que veut l'amour des hommes, la charité tout court, comme la foi l'a toujours compris, son *Saint François d'Assise* ([^102])*.* Au physique, au mental, au moral, peu de saints sont aussi différents l'un de l'autre que ces deux-là. Pourtant, à eux deux, ils auront davantage œuvré pour la réforme du monde chrétien que toutes les univer­sités d'Europe réunies. Mais à lire les portraits de Ches­terton, on comprend de l'intérieur à quel point il était alors nécessaire au monde chrétien lui-même que ces deux grands saints humainement ne se ressemblent pas. *Mutatis mutandis,* et sans vouloir canoniser personne, la leçon vaut toujours aujourd'hui. 57:221 L'aristocrate sicilien nous est décrit comme un indi­vidu pesant, réfléchi, et silencieux dans le monde jusqu'à l'incivilité : ses condisciples, on le sait, le regardèrent longtemps comme un esprit borné ; le fils du drapier d'Assise, agile, bon causeur, impétueux en toute chose jus­qu'à la témérité, passait au contraire pour avoir un « grain », c'est-à-dire de l'esprit en excès : Chesterton écrit qu'il « supportait les fous d'un cœur gai », ce qui n'est pas donné à tout le monde. -- L'apprenti-philosophe était formidablement armé pour l'étude : il a pu dévorer l'une après l'autre les meilleures bibliothèques de son temps, et rien qu'il n'ait pesé, compris, retenu « à la pre­mière lecture », selon son propre aveu ; le petit Frère mendiant, dont le vrai poème fut la vie, ignore seulement ce que c'est qu'un livre et ne rêve pas plus d'en écrire que d'en posséder : il n'est bien doué que pour la route et l'aventure, le chant, le feu, et l'amitié. -- Saint Thomas enfin ne rumine que sur les hauteurs des principes uni­versels et de leurs conséquences obligées, fût-il à la table du grand roi Louis ; saint François, fût-ce dans le camp des Sarrazins, ne médite hic et nunc que des conversions individuelles, toujours à son irrésistible manière, qui con­siste par les seules puissances de la grâce à se faire des amis pour l'amour de Dieu. Saint François s'est découvert un beau jour une « dette infinie » à l'égard du Créateur, il a vu comme en songe « le monde entier suspendu à un cheveu de la miséricorde divine », sentiment qui est à la source de toute sainteté, et il a consacré sa vie entière à s'acquitter de cette impos­sible dette au moyen des seules espèces dont Dieu l'avait pourvu, c'est-à-dire en amour du prochain. « Quelque chose dans cette attitude, écrit Chesterton, désarma le monde comme il n'a jamais plus été désarmé. François était meilleur que les autres hommes, il était un bienfai­teur pour les autres hommes, et pourtant il n'était pas haï. Le monde entrait dans l'Église par une nouvelle et plus proche porte, et *par l'amitié il apprenait la foi. *» (p. 158.) 58:221 François d'Assise, « le seul démocrate parfaitement sincère en ce monde », était né pour l'amitié comme Tho­mas pour l'étude et la controverse. Une vie entière d'er­rance et de pauvreté ne lui enseignera sur les hommes ni prudence ni mépris. Quelque chose en lui de généreux et d'enfantin le pousse au contraire à se jeter brusquement sur les choses et sur les gens, « comme s'ils venaient juste de lui apparaître ». Sa charité ne sait pas attendre, elle va toujours au-devant : « Une certaine précipitation formait l'équilibre même de son âme. » Sa courtoisie est légen­daire : « Il eût fait à la lettre des excuses au chat. » Et le don de son amitié irrésistible, parce qu'il est visible au premier regard que ce don sans calcul est une grâce que Dieu nous fait dans l'âme de saint François. Le regard de saint François sur le monde et les gens n'est pas seu­lement celui du poète chrétien ; s'il ne laisse indifférent aucun de ceux qui eurent le bonheur de le rencontrer, c'est qu'il porte en lui tout le mystère de la charité ; il est de ceux qui réveillent le plus misérable à l'amour de la vie et au sentiment de sa propre dignité devant Dieu, de ceux qui parviennent à faire exister l'autre, pour lui-même, avant soi : saint François vous regarde, de ses yeux clairs, et c'est bien vous que ce regard interroge, vous qu'il approche, vous qu'il regarde en regardant. « Il honorait tous les hommes, c'est-à-dire qu'il ne les aimait pas seulement, mais aussi qu'il les respectait tous. Ce qui lui donnait son extraordinaire pouvoir personnel c'était que, du pape au mendiant, du sultan de Syrie sous sa tente aux voleurs déguenillés qui se glissent hors du bois, jamais un homme n'avait rencontré le regard de ses yeux brûlants sans recevoir la certitude que François Bernardone s'intéressait véritablement à lui, à sa vie inté­rieure unique et particulière, depuis son berceau jusqu'à sa tombe, qu'il était en personne évalué, pris au sérieux, et non pas simplement ajouté aux rafles de quelque poli­ce. » (pp. 144-145.) -- Comme chacun, j'ai rencontré dans ma vie deux ou trois hommes visiblement charitables et soucieux du voisin : ils avaient tous le regard et les manières que Chesterton prête à saint François ; ils don­naient tous le sentiment, quelle que soit la dignité de l'interlocuteur, de s'adresser à des égaux. 59:221 C'est cette véri­table courtoisie chrétienne que les mœurs démocratiques achèvent de détruire aujourd'hui sous nos yeux, faute d'avoir su fonder l'égalité des hommes sur autre chose que des abstractions. (*Parenthèse. --* On aurait bien surpris saint François en lui expliquant qu'un chrétien doit se garder comme la peste des mauvaises rencontres, spécialement avec les hérétiques endurcis et les mécréants. « François eut toute sa vie un grand faible pour les gens qui s'étaient mis jus­qu'au cou dans leur tort. » (p. 51.) Et sa vie n'est qu'une suite de mauvaises rencontres, acceptées ou provoquées avec joie au détour du chemin, qui tournèrent générale­ment à bien. Tous dans l'Église ne reçoivent pas les grâces d'état acrobatique de ce vagabond qui s'est nommé lui-même le *jongleur de Dieu ;* mais il faut avoir une bonne dose de catharisme anti-franciscain pour vouloir imposer à chacun comme une exigence du temps de rayer toute l'humanité souffrante et mécréante du champ potentiel de ses relations. Si les relations d'amitié, voire de « pure amitié », n'entraient pas d'une façon ou d'une autre dans les mœurs chrétiennes, et les instruments de la conversion, l'aventure d'un saint François n'eût même pas mérité de nous être contée.) On peut lire tout le *Saint François* de Chesterton com­me un éloge de l'amitié, à travers une vie dont les moin­dres développements devaient en effet incarner cette vertu. A mon sens, c'est même dans cet esprit qu'il faut le lire pour en tirer le plus grand profit : aux temps de déca­dence intellectuelle et morale, un certain culte de l'amitié chrétienne, tour à tour fraternelle et conquérante, reste aussi nécessaire à la survie de l'âme que la lumière d'un saint Thomas. Nous ne pouvons haïr que les théologies misérables qui se partagent le siècle ; et si leurs victimes sont légion, c'est une raison de plus pour les chrétiens de ne pas refuser autour d'eux les réponses de la foi et de la charité. 60:221 Notre cause d'ailleurs serait bien inhumaine et bien étroite, elle ne serait plus nôtre, si elle devait exclure parmi nous l'amitié comme on chasse une mauvaise pas­sion. L'esprit de notre résistance appelle au contraire les mystérieux pouvoirs de cette vertu à renforcer ici-bas, sur les chemins du monde, les autres nourritures spiri­tuelles. Seuls les cœurs étroits et secs croiront pouvoir s'en passer. Hugues Kéraly. 61:221 ### Un bon géant par Georges Laffly C'ÉTAIT UN BON GÉANT, plein de malice, généreux et bruyant, comme Pantagruel. Bavard qu'on ne se lasse pas d'écouter, toujours surprenant, toujours prêt à s'égarer dans une forêt ou un labyrinthe, mais en ressor­tant triomphal car il n'a jamais perdu le fil solide de la vérité, lumineux jusqu'à être éblouissant, couvant toute une nichée d'idées fixes (la supériorité des tavernes, du Moyen-Age ou de la démocratie) et l'esprit le plus libre de son temps, G. K. Chesterton, sorte de sirène à tête de bouledogue, est un maître charmeur. Il peut être déroutant si on lui refuse ce qui me paraît être au centre de sa pensée, et qu'on pourrait résu­mer ainsi : le monde qui nous entoure est une énigme dont le dessin nous offre et nous dérobe sans cesse la vérité. Il peut y avoir plus de sens dans une devinette que dans un théorème. La tradition des oracles peut nous éclairer à ce sujet. Un exemple célèbre est la question posée par Crésus à la pythie de Delphes : doit-il ou non attaquer la Perse ? L'oracle, comme on sait répond : « Si tu fais la guerre, tu détruiras un grand empire. » Crésus n'hésite plus. Mais c'est lui qui est défait, son empire qui est détruit. L'oracle a l'air d'une mauvaise plaisanterie. Si l'on regarde mieux, Apollon n'a pas à savoir qui pose la question (il le fait expliquer à Crésus, ensuite). 62:221 Il a répondu. Moins présomptueux, Crésus aurait vu l'ambi­guïté de la réponse et aurait posé une nouvelle question quel est l'empire qui doit être détruit. Il avait l'esprit pré­venu, comme c'est le cas lorsqu'on demande conseil, et il a précipité son jugement. Ici, l'ambiguïté du langage de l'oracle ne fait que reproduire l'ambiguïté du réel, dont le tissu comprend une infinité de nœuds du type de cette énigme. Apollon a l'air de bouffonner. C'est peut-être parce qu'il ne peut parler aux hommes sur un autre ton. Non par mépris, mais parce qu'il est obligé de tenir compte de la situation monstrueuse de l'humanité. L'énigme est dans notre contexture même, elle fait partie de notre con­dition : nous voyons, mais nous ne savons pas voir les pétards et pièges à loup partout présents. Nous appelons simples des choses très complexes, nous ignorons que les plus subtiles, les plus difficiles en apparence sont d'une *divine* simplicité (les mystères de la foi, par exemple). Chesterton perçoit tout cela comme d'instinct, et s'ébat joyeusement dans ces faux-semblants. Ce qu'on vient de dire ne signifie pas que notre raison est inutile, au contraire. Nous avons besoin de toute sa force pour n'être pas submergés, et de quelque chose en plus -- la poésie, le sens du jeu ou de l'humour -- pour flotter et nous diriger. Comme dit le père Brown : « La sagesse doit tenir compte de l'invisible. » Qu'on lise justement les nouvelles dont il est le héros. Ces énigmes policières partent de données fantastiques ou inexplicables. Elles se résolvent toujours selon la raison, et bien des gens ont abandonné en cours de route, donné leur langue au chat, tandis que le prêtre persiste à chercher, justement parce qu'il sait que Dieu ne nous trompe pas et qu'il y a un ordre du monde. Mais il sait aussi que l'évidence est toujours vraie et tou­jours fausse, qu'il faut regarder jusqu'à ce que le dessin caché apparaisse, et qu'au zigzag confus des lignes se substitue une figure cohérente. Elle doit y être, la raison nous le dit. 63:221 Pour la trouver, il faut aussi ce quelque chose en plus dont on parlait, et qui se manifeste par l'humilité (ne pas se croire infaillible, ne pas s'en croire), la patience (l'attention portée au détail que négligent les compétents, imbus de leur compétence) et une part raisonnable faite à l'extravagance du réel. Ajoutez à cela que si nous sommes dans un monde trompeur, l'état avancé de la civilisation ne fait que renforcer et multiplier la tromperie, au point d'égarer de braves gens. Par exemple (c'est une histoire du *Livre maudit*) ils ont tellement fixé les yeux sur l'hé­résie du communisme, qui refuse le vieil ordre, qu'ils ne voient plus que cet ordre est bafoué par l'hérésie du capitalisme. Dans *Un nommé Jeudi,* on entend un anarchiste, Gré­gory, proclamer : « Le poète est l'éternel révolté » (et tout le monde semble d'accord là-dessus, aujourd'hui plus en­core qu'en 1905). Mais il y a Syme pour lui répondre : « Qu'y a-t-il de poétique dans la révolte ? Autant dire que le mal de mer est poétique ! La maladie est une révolte... C'est le cours normal des choses qui est poétique. » Voilà un autre aspect de l'énigme du monde. Une faible vraisem­blance (la poésie s'opposant à ce qui est ordinaire, prati­que) suffit à nous égarer, et nous oublions l'extraordinaire somme d'efforts, d'esprit, de chance, que représentent l'ordre, la paix, la santé. Chesterton ne l'oublie jamais. J.-L. Borges fait à son sujet une hypothèse curieuse. Notant la facilité qu'a l'auteur du *Poète et les lunatiques* à inventer des monstres, à imaginer un univers déréglé, Borges estime que c'est en lui la faculté majeure, un foyer central, tou­jours allumé, que Chesterton a passé sa vie à contenir, à maîtriser, en utilisant l'énergie. Il serait ainsi comparable à ce personnage de Marcel Aymé, dans *Uranus.* Toutes les nuits, il se retrouve sur cette planète vide et désolée, il ressent sa masse écrasante de noir, de négatif. Au matin, quand il sort de ce cauchemar, il s'émerveille de la Terre, si plaisante et surprenante, avec ses sauterelles, ses élé­phants, ses communistes et ses nuages. Je crois que Borges force la note, mais il est vrai que Chesterton met une inépuisable fraîcheur à regarder le monde qui l'entoure, à s'en étonner, à s'en réjouir. Il a toujours le regard neuf. 64:221 De là ce qu'on appelle ses paradoxes, qui sont le constat d'évidences, mais surprenantes. C'est la vérité même, débar­bouillée. On ne résistera pas au plaisir d'en donner quel­ques exemples : « Une certaine connaissance des mouvements modernes du genre dit « avancé » m'a conduit à la conviction qu'ils sont généralement fondés sur une expérience propre aux riches. » « Les riches sont toujours modernes : c'est leur truc. » « L'homme vraiment courageux est celui qui brave des tyrannies jeunes comme le matin et des superstitions fraîches comme les premières fleurs. » Ces trois-ci sont extraits de *Ce qui cloche dans le monde* (1911). On voit que nous clochons toujours de la même façon. « C'est toujours au début plutôt qu'à la fin d'un raison­nement que craque la philosophie allemande » (*La Barbarie de Berlin*)*,* résume tout l'apport des nouveaux philosophes. Parlant des romans « préhistoriques », il écrit : « Ils ne mettent jamais rien de jeune dans leurs récits de l'en­fance du monde. » Ils se complaisent « à faire des primitifs des êtres rampants, remplis de terreur et grouillants de vermine. Cela vient de ce que les hommes sont gouvernés par leurs croyances religieuses ; surtout quand ils n'en ont pas. Ils veulent alors que tout ce qui est primitif ou élémentaire soit bas et malsain ». (*L'Homme éternel.*) C'est dans ce livre aussi qu'il rapporte l'histoire de son ami Louis de Rougemont, savant comme on en fabrique aujourd'hui en série dans les écoles. Rougemont et Ches­terton se promènent : « Mon compagnon me demanda : « Savez-vous pour­quoi le clocher de l'église se dresse ainsi ? » Comme je lui répondais évasivement, il poursuivit tranquillement : « Oh ! c'est toujours la même chose : le culte antique du phallus, comme les obélisques. » Je le regardai soudain, allongé, ricanant dans sa barbe de bouc ; un instant je crus qu'il était, non le dieu Pan, mais le diable. 65:221 Il n'est pas de mots pour dire l'invraisemblance, la perversité, l'incongruité d'une pensée pareille, exprimée par de tels mots, à un tel moment, en un tel lieu. Je me sentis alors d'humeur à allumer le bûcher destiné aux sorcières ; mais, comme une aurore, se leva en moi le sentiment que c'était parfaitement absurde : « Bien entendu, lui dis-je, sans le culte phallique, on aurait construit le clocher dans l'autre sens, reposant sur la pointe de son toit. » J'en aurais ri, là, assis dans un champ, pendant des heures. » Car Chesterton s'amuse volontiers, et il arrive à ce vir­tuose de se payer notre tête, quand il affirme au passage que Burke n'était sans doute pas athée, « bien qu'il n'eût pas une foi en Dieu précise et ardente comme Robes­pierre ». C'est pour embêter les buveurs de thé, on suppose. On comprendra mieux ce démocrate convaincu quand il dit : « La démocratie, au sens humain du mot, n'est pas l'arbitrage de la majorité -- elle n'est même pas l'arbitrage de tout le monde. On la définirait plus exactement en disant qu'elle est l'arbitrage de n'importe qui. » C'est le refus du spécialiste, qui veut fermer la bouche au bon sens, avec sa compétence. Idée qui a fait son chemin, chez Paulhan, par exemple ([^103]). 66:221 Notre esprit redresse les images qui s'impriment à l'en­vers sur la rétine. Chesterton soupçonne que, pour com­prendre l'ordre du monde, il faut opérer un semblable redressement, car pour notre malheur, nous avons tendance à interpréter cet ordre à l'envers, et il nous reste énig­matique. Bull, un des personnages d'*Un nommé Jeudi*, s'exclame : « Je vais vous dire le secret du monde ! C'est que nous n'en avons vu que le derrière. Nous voyons tout par derrière et tout nous paraît brutal. Ceci n'est pas un arbre, mais le dos d'un arbre ; cela n'est pas un nuage, mais le dos d'un nuage ! Ne comprenez-vous pas que tout nous tourne le dos et nous cache un visage. » C'est tout le sens de ce livre-parabole, où l'on confond presque jusqu'au bout Dimanche, chef mondial des anarchistes, avec le Diable, quand il est en réalité la Paix du Seigneur ([^104]). Ces espions qui se font anarchistes, envoyés pour « noyauter » par un mystérieux chef de la police qu'ils ont entendu, mais jamais vu, passent leur temps à se jouer, à se déjouer. Image de l'homme, qui ne sait ce qu'il fait, croit travailler pour un certain but, et qui est mené, à travers son effort, sans savoir qui le mène. Mais il n'est pas en son pouvoir, ici-bas, de voir le visage des choses et le bon côté de la tapisserie. Il travaille *à l'envers.* 67:221 Tout se passe comme si nous ne savions pas voir, et Chesterton, par ses paradoxes, ses énigmes, s'emploie à créer le choc qui nous donnera une vision meilleure. Mais qu'est-ce qui, d'ordinaire, s'oppose à cette vision ? L'habitude, d'abord, le renoncement paresseux qui fait que nous avons toujours quelque chose de plus urgent et de plus pratique à faire que de voir ce qui est. Encore plus, sans doute, la présomption. Il ne nous arrive jamais de penser que notre regard est étroit et incomplet. On naît, on meurt autour de nous, tandis que nous nous occupons d'un embouteillage ou d'un timbre qui ne colle pas. « Lors­que nous consentons à faire l'effort d'imagination néces­saire pour voir comme de l'extérieur, nous voyons ce qu'on nous avait toujours dit que nous verrions » (*L'Homme éter­nel*, p. 7). C'est à ce propos que Chesterton raconte l'apo­logue du géant. Un bonhomme qui habitait une ferme sur un coteau entreprend un voyage pour rechercher un gisant et la tombe d'un géant. S'éloignant, il lui arrive de se retourner, pour découvrir que sa ferme s'inscrivait à l'in­térieur de la silhouette gigantesque qu'il partait chercher. Pour que les hommes consentent à voir tout simple­ment ce qui est, ce qui est le plus proche, le plus familier, il faut créer ce choc du jamais vu. C'est en appliquant cette méthode que Chesterton a écrit *L'Homme éternel,* le plus indispensable de ses livres : « Je tiens que, mises au grand jour, deux choses sont tout ensemble extraordinaires et exceptionnelles ; qu'il faut, pour trouver qu'elles ressemblent à quoi que ce soit d'autre, vivre dans la fantasmagorique pénombre de l'évo­lutionnisme : la première est l'animal qu'on appelle l'hom­me, et la seconde l'homme qu'on appelle le Christ. » Toute la pensée moderne, et qui finit par contaminer jusqu'à l'Église, consiste au contraire à réduire l'homme à un animal, et le Christ à un homme. Rien de plus simplet, finalement, et de plus faux que ce type de pensée qui consiste à répondre « c'est trop beau pour être vrai ». En fait, c'est l'incroyable qui est vrai ; ce qui semble « trop beau » est exactement ce qui est. 68:221 Pour le faire entrevoir à qui se bouche les yeux et les oreilles, il fallait « un enfant, un grand enfant » -- je reproduis les termes du portrait de Dimanche -- « si gros et si léger, tout comme ce ballon », un enfant qui sache qu' « une force suprême se manifeste par la légèreté » et qu'une chiquenaude bien placée suffit à mouvoir les masses les plus lourdes. Georges Laffly. 69:221 ### Repères biographiques 1874\. Naissance à Londres de Gilbert Keith Chesterton. 1887-1892. Brillantes études au collège Saint-Paul. Il a écrit qu'il était « païen à dix ans, agnostique à seize ». Sa famille était assez indifférente en fait de religion. « Si je suis né loin de l'Église romaine, du moins je ne suis pas né dans le côté perdant de la querelle antipapiste, et si je n'héri­tai pas d'une foi pleinement civilisée, je n'héritai pas non plus d'une hostilité barbare. Les gens au milieu desquels je suis né désiraient être justes envers les catholiques... » (*L'Église catholique et la conversion.*) Après 1892, fait des études de lettres à l'Université de Lon­dres. Il étudie également la peinture à la Slade School of Arts. Vers sa vingtième année commence à se rapprocher du christianisme : « Je n'avais pas plus l'idée de devenir catho­lique que de devenir cannibale. J'imaginais que je faisais sim­plement observer que justice devrait être rendue même aux cannibales... Il me semble que quelque chose de subconscient me travaillait déjà et faisait que je m'intéressais davantage aux mensonges se rapportant à ce sujet particulier \[la foi\] qu'aux mensonges relatifs à la liberté du commerce, au suf­frage des femmes ou à la Chambre des Lords. Quoi qu'il en soit, cela fut la première étape de mon propre cas et, je pense, de beaucoup d'autres cas ; je désirais simplement défendre les papistes des calomnies et de l'injustice, non pas (consciem­ment du moins) parce qu'ils détenaient une vérité particulière quelconque, mais parce qu'ils étaient victimes d'une accumu­lation particulière d'erreurs. La seconde étape est celle pen­dant laquelle le converti commence à devenir conscient non seulement des erreurs, mais des vérités, et s'intéresse énormé­ment à en découvrir beaucoup plus qu'il ne l'aurait jamais soupçonné. » (*L'Église catholique et la conversion.*) 70:221 Il se lie avec Hilaire Belloc, qui restera son ami toute sa vie. Belloc, catholique, a sans doute joué un rôle dans la con­version de Chesterton. Bernard Shaw les considérait comme une sorte d'être unique qu'il appelait Chesterbelloc. 1899\. Premières critiques littéraires de Chesterton. Il publie également un recueil de poèmes : *L'impétueux chevalier.* 1900. Second recueil de poèmes : *Les vieillards s'amusent.* C'est la guerre avec l'Afrique du Sud. Chesterton prend parti pour les Boers, au nom du patriotisme et de l'anti-impé­rialisme. En quelques semaines, il devient célèbre. « Son apparence personnelle aidait à la diffusion rapide de sa célébrité. C'était un jeune géant, si vaste que Bernard Shaw disait que, lorsqu'on parlait avec Chesterton, la moitié du corps de celui-ci était toujours hors du champ de la vision de son interlocuteur. Il portait un grand chapeau de feutre, une cape romantique ; il avait un rire spontané, presque enfan­tin. Très romanesque et pensant, comme Dickens, que l'aven­ture guette le passant à chaque coin des rues de Londres, il ne se promenait dans Fleet Street qu'armé d'une canné à épée et d'un revolver. Fût-ce pour aller d'une maison à la maison voisine, il prenait un cab. Enfin ses distractions, sa gaieté, ses éloges des tavernes, son goût pour les romans policiers, mille autres traits encore, faisaient de lui un personnage légendaire. » (André Maurois, *Magiciens et logiciens.*) 1901\. Épouse Frances Blogg, fille d'un diamantaire de Lon­dres. 1903\. Publie : *La vie de Robert Browning.* 1904\. Publie *Dickens,* et son premier roman : *Le Napoléon de Notting Hill.* 1905 : *Hérétiques,* essais sur trois écrivains alors dans toute leur gloire : Kipling, Shaw, Wells. 1907\. *Orthodoxie.* Pendant du livre précédent. Chesterton y expose sa propre philosophie. 71:221 Dès ce moment, on voit mal ce qui le sépare du catholicisme, et certains le croient complètement converti. 1908\. *Un nommé Jeudi,* roman policier et conte métaphy­sique. 1909\. Il s'installe à Beaconsfield, dans la grande banlieue de Londres. Il y restera jusqu'à sa mort. Il fait la connaissance du R.P. O'Connor (qui sert peut-être de modèle au père Brown, héros de tant de nouvelles « policières »). Publie *La Sphère et la Croix* (roman). 1910\. *Ce qui cloche dans le monde* (essais). *L'innocence du père Brown* (nouvelles). 1912*. Supervivant* (roman). 1914*. La Sagesse du père Brown* (nouvelles). *L'Auberge volante.* 1915*. Les crimes de l'Angleterre. 1917. Petite histoire d'Angleterre.* 1918*.* Devient rédacteur en chef de *The new Witness,* qui deviendra, à partir de 1925, *G. K's Weekly.* 1922\. Conversion au catholicisme. Comme le note Maurois : « La logique même de sa pensée le conduisait à Rome ; il y a peu de différence entre les livres antérieurs à sa conversion et ceux qui ont suivi celle-ci. » (*Magiciens et logiciens.*) Chesterton écrira de son côté : « A la dernière minute, le converti a souvent la sensation de regarder à travers une fenêtre de lépreux. Il regarde par une petite crevasse ou un trou tortueux qui semble devenir plus petit quand il le fixe ; mais c'est une ouverture qui mène à l'autel. C'est seulement quand il a pénétré dans l'église, qu'il découvre que l'église est beaucoup plus vaste au dedans qu'au dehors. » (*L'Église catho­lique et la conversion.*) 1923*. Saint François d'Assise.* 1925*.* Première partie de *L'Homme éternel : Cet animal qu'on appelle l'homme.* 1927\. Deuxième partie de *L'Homme éternel : Cet homme qu'on appelle le Christ.* 72:221 > *Le retour de Don Quichotte.* > > *Le jugement du Dr Johnson* (théâtre). > > *R. L. Stevenson* (critique). > > *Le secret du père Brown* (nouvelles). 1933\. *Saint Thomas du Créateur.* Dans les dernières années de sa vie, il fait des causeries à la B.B.C., des conférences en Europe et en Amérique du Nord. 1936\. Publie son autobiographie : *L'Homme à la clef d'or*. Il meurt à Beaconsfield. G. L. 73:221 ### Œuvres de Chesterton traduites en français - *Dickens,* traduction Achille Laurent et L. Martin Dupont, éd. Delagrave, 1909, repris ensuite chez Gallimard, épuisé. - *Les paradoxes du christianisme,* chapitre d'*Orthodoxie* traduit par Paul Claudel (N.R.F. du 1-8-1910). - *Le nommé Jeudi,* trad. Jean Florence, Gallimard 1911. - *Le Napoléon de Notting Hill,* trad. Jean Florence, Gallimard 1912, épuisé. - *La Barbarie de Berlin,* trad. Isabelle Rivière, Gallimard 1915, épuisé. - *Les crimes de l'Angleterre,* trad. Charles Grolleau, Grès 1916, épuisé. - *La sphère et la croix,* trad. Charles Grolleau, Crès 1921, épuisé. - *Petite histoire d'Angleterre,* trad. Anne Osmont ; Crès 1922, épuisé. - *Orthodoxie,* trad. Charles Grolleau, éd. Rouant 1923, épuisé. - *Saint François d'Assise,* trad. Isabelle Rivière, Plon 1925, épuisé. - *La nouvelle Jérusalem,* trad. J. Fourrier-Pagoire, Librairie Perrin 1926, épuisé. 74:221 - *Le retour de Don Quichotte,* trad. non mentionné, Blond 1928, épuisé. - *Vie de William Cobbet,* trad. M. Agobert, Gallimard 1929, épuisé. - *Vie de Robert Browning,* trad. L. Guilloux, Gallimard 1930, épuisé. - *Hérétiques,* trad. Jenny S. Bradley, Plon 1930, épuisé. - *Divorce,* trad. Jeanne Fournier-Pagoire, Sorlot 1931, épuisé. - *Lumières sur deux villes,* trad. Tlies, Gallimard 1932, épuisé. - *Le poète et les lunatiques,* trad. J. Fournier-Pagoire, Gallimard 1934. - *Supervivant* trad. Maurice Ronneau, Desclée de Brouwer 1936, épuisé. - *L'auberge volante,* trad. non mentionné, Gallimard 1936, épuisé. - *Chaucer,* trad. Bourdariat, Gallimard 1936, épuisé. - *Le club des métiers bizarres,* trad. Saint-Clair Gray, Gallimard 1937, épuisé. - *Ce qui cloche dans le monde,* trad. J.-C. Laurens, Gallimard 1940. - *Le défenseur,* trad. G. A. Garnier, Librairie de l'Université Fri­bourg 1946, épuisé. - *Le livre maudit,* trad. J. Fournier-Pagoire, Le bateau ivre 1946 ; épuisé. - *L'Église catholique et la conversion,* trad. Robert Aovad, Bon­ne presse 1952. - *Father Brown.* Gallimard 1954, réédité en 1975, re­prend - *Le secret du Père Brown,* trad. Maury, Gallimard 1929 ; - *L'incrédulité du Père Brown ;* trad. Maury, Gallimard 1932 ; - *La sagesse du Père Brown,* trad. Y. André, Gallimard 1936. 75:221 - *La clairvoyance du père Brown,* Julliard 1970 (reprend la traduction de Cammaerts parue chez Perrin en 1919). - *L'Homme éternel,* traduction Antoine Barrois, Domini­que Martin Morin 1976, reprend et complète la traduction d'une œuvre parue précédemment en France sous deux titres : 1\. *L'Homme éternel,* trad. Maximilien Vox, Plon 1927 : ce volume ne contenait que la première partie : « cet animal qu'on appelle l'homme ». 2\. *L'Homme qu'on appelle le Christ,* trad. Louis-Marcel Gauthier, Nouvelles éditions latines 1947 ce volume constituait la deuxième partie de *L'Homme éternel.* - *Saint Thomas du Créateur,* trad. Antoine Barrois, Do­minique Martin Morin 1977. (Une précédente tra­duction, due à Maximilien Vox, et incomplète, avait paru en 1935, chez Plon, sous le titre : *Saint Thomas d'Aquin.*) \[Depuis que le numéro spécial a paru, les éditions Retz ont publié un petit ensemble de nouvelles de G.K. Chester­ton sous le titre. *L'œil d'Apollon.* Cf. It 224, p. 167 et It 225, p 154)\] 76:221 Texte de G. K. Chesterton ### Les paradoxes du christianisme *présentés par Valery Larbaud\ \ traduits par Paul Claudel* *En 1910, Gide demande à Valery Larbaud de présenter Chesterton aux lecteurs de la Nouvelle revue française. Le texte paraîtra dans le numéro du 1^er^ août 1910, en tête d'une traduction par Paul Claudel d'un chapitre essentiel d'Orthodoxie.* *Larbaud avait soumis sa notice à Claudel en lui demandant modestement d'y changer tout ce qu'il voudrait. Il lui signalait aussi une erreur : Mercie, dans le texte, est l'ancien nom de la province de Birmingham, et n'a rien à voir avec la Murcie espa­gnole. Claudel répondit :* « *Votre notice est excel­lente et je ne vois rien à y changer. J'ignorais tout de mon auteur. Êtes-vous sûr qu'il soit catholique ? Je l'ai vu costumé en Dr Johnson pour un pageant anglican *» (*un pageant est un défilé costumé*)*.* G. L. 77:221 Plusieurs études d'ensemble ont déjà fait connaître aux lecteurs français la personnalité de Gilbert Keith Chesterton ([^105]). En Angleterre, il est aussi célèbre que G. B. Shaw, son aîné de vingt ans, et presque aussi populaire que G. H. Wells. Natu­rellement, il est encore très discuté par le gros public, et sa grande valeur, comme artiste et comme penseur, n'est pleine­ment reconnue que d'un petit nombre de lettrés. Il commença, comme Thackeray, par étudier le dessin et la peinture et il débuta dans les lettres en qualité de critique d'art. Les premiers écrits où G. K. Chesterton exposa sa pensée, -- des poèmes, -- nous montrent d'où est parti l'écri­vain qui devait donner, après un petit nombre d'années de vie littéraire, les ouvrages d'apologétique chrétienne les plus hu­mains qu'on ait produits à notre époque. Comme la plupart des hommes qui eurent vingt-cinq ans vers 1895, Chesterton, élevé dans l'incroyance, adopta successivement toutes les doctrines de son temps : il fut tour à tour évolutionniste en philosophie, anarchiste en politique, ibsenien en morale. Ce­pendant sa vie intellectuelle devenait plus large et plus vigou­reuse, et déjà il tentait, par un chemin nouveau, la découverte de la vérité. En 1900, il fut à la fois Pro-Boer et Patriote, -- et seul de son opinion en Angleterre. Bientôt il s'aperçut qu'il était en désaccord complet avec la pensée moderne : il l'avait devancée, et maintenant il s'écartait d'elle. L'expression littéraire de ce grand divorce fut une série d'articles, réunis sous le titre de Heretics (1905) dans lesquels toutes les croyances et toutes les affirma­tions de ceux qu'il appelle « les vagues modernes » étaient attaquées avec une violence extraordinaire. Tous les autres ouvrages de Chesterton publiés de 1904 à 1908 (romans allégoriques, essais de critique littéraire, etc.) concouraient au même but et renforçaient l'assaut. Ce n'étaient pas les vaines protestations d'un réactionnaire : c'était la fureur d'un démolisseur forcené ; l'anarchiste dynamitait l'anarchie. 78:221 On lui demanda de reconstruire. Au nom de quelle certitude raillait-il le scepticisme d'autrui ? au nom de quelle doctrine prétendait-il anéantir toutes les doctrines de son temps ? -- Orthodoxy est la réponse de G. K. Chesterton. C'est au nom des dogmes fondamentaux de l'Église Catholique qu'il attaque la pensée moderne : seule l'Église lui a proposé un système complet du Monde. Il raconte donc comment il a été amené, peu à peu, et à son insu, à cette conclusion. C'est que les « hérésies » qu'il avait embrassées tour à tour, ne lui donnaient qu'une explication partielle de l'univers, et ne par­venaient pas à concilier les contradictions qu'il découvrait à chaque pas. Or, justement, les dogmes chrétiens réunissaient en un faisceau ces contradictions, et les expliquaient. Donc, ils étaient vrais. C'est ce qu'il expose dans les pages qu'on va lire. C'est le chapitre sixième de *Orthodoxy* ([^106])*,* le centre et comme la moelle de ce grand livre, autour duquel rayonne toute l'œuvre de Gilbert Keith Chesterton. Valery Larbaud. A DIRE LE VRAI, l'ennui avec ce monde-ci, ce n'est pas qu'il soit déraisonnable, ni même qu'il soit raisonnable. C'est qu'il est tout près d'être rai­sonnable, mais pas tout à fait. La vie n'est pas illogique, mais elle est une attrape pour les logiciens. Elle a l'air un petit peu plus mathé­matique et régulière qu'elle ne l'est : son exactitude est obvie, son inexactitude est occulte ; ses fantaisies ont la sournoiserie d'une embuscade. 79:221 C'est cette insensible déflexion de la forme exacte qui est l'élément troublant en toute chose. Il y a dans l'univers comme une secrète trahison. Une pomme, une orange est assez ronde pour se faire appeler ronde, et malgré tout elle n'est pas ronde. La Terre elle-même a la forme d'une orange, rien que pour induire quelque simple homme d'astronome à l'appeler un globe. Par­tout dans la nature, il y a cet élément du tacite et de l'incalculable. Il échappe au rationaliste, mais non pas jusqu'au dernier moment. Or, qu'une intuition pure, qu'une inspiration soit correcte, la meilleure épreuve pour s'en assurer est de voir si elle rend compte de ces malformations et de ces surprises cachées. Si un mathématicien lunaire voyait nos deux bras et nos deux oreilles, il pourrait en déduire les deux omoplates et les deux hémisphères de la cer­velle. Mais s'il devinait le cœur de l'homme à sa place propre, je dirais qu'il est quelque chose de plus qu'un mathématicien. Or telle est la proposition que j'avance pour le compte du christianisme. Non seulement il dé­duit les vérités logiques, mais quand on vient à l'illo­gique voici qu'il a découvert, pour ainsi dire, une vérité illogique. Il a non seulement raison avec la raison, mais quand la réalité a tort, si l'on peut dire, il a tort avec elle. Son plan s'accorde avec les irrégularités les plus secrètes, il s'attend à l'inattendu. Il est simple avec la simple vérité ; mais il est obstiné dans les vérités com­plexes. Il admettra qu'un homme a deux mains, il n'ad­mettra pas (en dépit de tous les Modernistes), la déduc­tion évidente qu'il a deux cœurs. Le propos de cet essai est de montrer que lorsque nous trouvons quelque chose de singulier dans le christianisme, c'est finalement qu'il y a quelque chose de singulier dans la vérité. J'ai cité, ailleurs, cette phrase dénuée de sens : que tel ou tel article de foi ne peut être cru de notre temps. Naturellement tout peut être cru en tout âge. Mais, chose curieuse, on peut vraiment dire en un certain sens que telle doctrine, si on y croit, peut être crue de façon plus ferme dans une société complexe que dans une société simple. Si un homme trouve le christianisme vrai à Birmingham, il a de sa foi des raisons plus claires que s'il l'avait trouvé vrai autrefois dans la Mercie. 80:221 Plus compliquées sont les coïncidences, moins elles peuvent être de simples coïncidences. Si des flocons de neige en tombant couvrent un espace de terrain ayant la forme, par exemple, du « Cœur-du-Midlo­thian » ([^107]), cela peut être un accident. Mais si elles tombent dans la forme exacte du labyrinthe de Hamp­ton Court, on peut appeler cela un miracle. Ce miracle, c'est la philosophie du christianisme. C'est pourquoi la foi se plaît à cette élaboration de doctrines et de dé­tails qui embarrasse tellement ceux qui admirent le christianisme sans y croire. Quand on croit en une doctrine on est fier de sa complexité, comme les savants sont fiers de la complexité de la science : elle montre la richesse de ses découvertes. Si elle est vraie, c'est un compliment de dire qu'elle est vraie avec luxe. Un bâton peut remplir exactement un trou, une pierre, un creux, par accident. Mais une clef et une serrure sont toutes deux complexes. Si la clef va à la serrure, c'est que vous avez la bonne clef. Mais c'est justement ce détail dans l'exactitude qui me rend difficile la tâche que j'ai devant moi. Il est très difficile à un homme de défendre ce dont il est entièrement convaincu. Son œuvre est plus facile s'il n'est que partiellement convaincu. Il est partiellement convaincu parce qu'il a trouvé telle ou telle preuve, et il peut la développer à son aise. Mais un homme n'est pas réellement convaincu d'une théorie philosophique, tant qu'il voit qu'il y a quelque chose à dire pour la prouver ; il n'est vraiment convaincu que s'il a décou­vert que tout la prouve. Et plus il trouve de raisons convergentes à sa conviction, plus il est embarrassé si on lui demande tout à coup d'en rendre compte logi­quement. Ainsi, si l'on demande à brûle-pourpoint à un homme d'intelligence moyenne : « Pourquoi préférez-vous la civilisation à la sauvagerie ? », son esprit pas­sera en désordre d'un objet à l'autre et il ne pourra que balbutier : « Eh bien, c'est à cause de cette bibliothèque, -- et du charbon dans le seau, -- et des pianos, -- et des policemen »... Le meilleur argument pour la civili­sation est sa complexité. Elle a fait tant de choses ! Mais cette complexité même qui devrait rendre la ré­ponse écrasante la rend impossible. 81:221 Toutes les convictions complètes souffrent donc d'une espèce d'impuissance énorme. La doctrine est si vaste qu'il faut du temps pour la mettre en mouvement. Et cette hésitation provient surtout, chose curieuse, d'une indifférence relativement au point par où com­mencer. Tous les chemins mènent à Rome : c'est pour­quoi tant de gens n'y arrivent jamais. Dans cette défense du christianisme, je pourrais commencer par n'importe quoi, par un navet ou un taximètre. Je commencerai par mes expériences personnelles. Tout ce que j'avais entendu dire de la théologie chrétienne m'en avait éloigné. J'étais un païen à douze ans et un agnostique complet à seize. Je gardais, il est vrai, une sorte de révérence vague pour une déité cosmique et un grand intérêt historique dans le Fonda­teur du Christianisme. Mais je le regardais certainement comme un homme ; bien que d'ailleurs, touchant ce point même, il eût à mon avis l'avantage sur plusieurs de ses critiques modernes. Je lus toute la littérature scientifique et sceptique de mon temps, -- toute celle du moins que je pus trouver en anglais et à ma portée. Je ne lisais rien d'autre, jamais une ligne d'apologétique chrétienne. Aujourd'hui même j'en lis aussi peu que possible. C'est Huxley et H. Spencer et Bradlaugh qui m'ont amené à la théologie orthodoxe. C'est eux qui ont semé dans mon esprit les premiers doutes sur le doute. Nos grand-mères avaient bien raison de dire que Tom Paine et les libres-penseurs inquiétaient l'esprit. C'est vrai : ils inquiétèrent le mien horriblement. Le rationaliste me fit mettre en question s'il y avait un usage au monde pour la raison ; et quand j'eus fini Herbert Spencer, je me mis à douter pour la première fois de la réalité de l'évolution. Quand j'eus reposé la dernière conférence sur l'athéisme du Colonel Ingersoll, cette terrible pensée me vint à l'esprit : « Tu me per­suades presque d'être un chrétien. » J'étais dans un état désespéré. 82:221 Cet effet bizarre produit par les grands agnostiques en soulevant des doutes plus profonds que les leurs pourrait être illustré de bien des manières. J'en prends une. En lisant tous les exposés non chrétiens ou anti­chrétiens de la foi, de Huxley à Bradlaugh, cette im­pression peu à peu s'imposa à mon esprit, que le chris­tianisme devait être vraiment une chose bien étrange. Car non seulement, à ce qu'on me disait, le christia­nisme avait les vices les plus éclatants, mais il jouissait d'une espèce de talent mystérieux pour combiner des vices qui paraissaient inconciliables. On l'attaquait de tous les côtés et pour des raisons contradictoires. Un rationaliste n'avait pas plus tôt démontré qu'il était trop à l'Est qu'un autre démontrait avec une clarté égale qu'il était trop à l'Ouest. Mon indignation ne s'était pas plus tôt éteinte de son angulaire et agressive quadra­ture, que l'on me sommait de condamner sa molle et sensuelle rondeur. Je donnerai quelques exemples au hasard de ces contradictions dans les attaques des scep­tiques. J'en donnerai deux ou trois. Mais il y en a je ne sais combien d'autres. Ainsi, par exemple, j'étais très remué par ces accu­sations qu'on dirigeait contre le christianisme comme une doctrine de ténèbres inhumaines ; car je pensais (et pense encore), que le pessimisme sincère est le péché impardonnable. Quant au pessimisme non sincère, c'est un talent de société, plutôt agréable qu'autre chose ; et heureusement presque tous les pessimismes sont de cette espèce. Mais si le christianisme était vraiment, comme on me le disait, une doctrine purement pessi­miste et opposée à la vie, j'étais prêt à faire sauter la cathédrale Saint-Paul. Or voici la chose extraordinaire. On me prouvait dans le chapitre 1 (à ma complète sa­tisfaction), que le christianisme était trop pessimiste ; après quoi, dans le chapitre 2, on me prouvait qu'il était infiniment trop optimiste. 83:221 Une accusation contre le christianisme était qu'il empêchait les gens par des larmes et des terreurs morbides de chercher la joie et la liberté dans le sein de la nature. Mais une autre ac­cusation était qu'il réconfortait l'humanité par l'inter­vention d'une providence imaginaire et la logeait dans une chambre de bébés blanche et rose. Un grand agnos­tique me demandait si la nature n'était pas assez belle et si vraiment il était difficile d'être libre. Un autre grand agnostique objectait que l'optimisme chrétien, « ce tissu d'illusions fabriqué par de pieuses mains », nous cachait le fait que la nature était laide et qu'il est impossible d'être libre. Un philosophe avait à peine fini d'appeler le christianisme un cauchemar, qu'un autre l'appelait le paradis des imbéciles. Cela m'intri­guait ; les accusations paraissaient inconciliables. Le christianisme ne pouvait être à la fois le masque noir d'un monde blanc et le masque blanc d'un monde noir. L'état du chrétien ne pouvait être à la fois si confor­table que ce fût une lâcheté de s'y asseoir, et si incon­fortable que ce fût une folie de s'y tenir. S'il falsifiait la vision humaine, il devait la falsifier dans un sens ou dans un autre ; il ne pouvait à la fois porter des lunettes vertes et des roses. Je roulais sur ma langue avec une joie terrible, comme tous les jeunes gens de mon temps, les insultes que Swinburne lance contre la tristesse de la croyance : « Tu as vaincu, ô pâle Galiléen, le monde est devenu gris sous ton haleine. » Mais quand je voyais dans Atalante l'idée que ce même poète se faisait du paganisme, je concluais que le monde était encore, si possible, plus gris avant que le Galiléen n'eût soufflé dessus. En fait le poète mainte­nait que théoriquement la vie était aussi noire que de la poix. Et pourtant le christianisme l'avait encore obscurcie ! L'homme même qui dénonçait le christia­nisme pour son pessimisme était lui-même pessimiste. Il y avait là certainement quelque chose d'étrange. Et pour un moment cette pensée traversa mon esprit que ceux-là n'étaient peut-être pas les meilleurs juges des relations de la religion avec la joie qui de leur propre aveu ne possédaient ni l'une ni l'autre. 84:221 Je ne tirais pas cependant cette conclusion hâtive que les accusations étaient fausses ou bien que les accusateurs étaient des sots. Je me disais seulement que le christianisme devait être quelque chose de plus bizarre encore et de plus pervers qu'on ne me le repré­sentait. Une chose peut avoir deux vices opposés, mais pour cela il faut que ce soit une drôle de chose. Un homme peut être trop gras à un endroit et trop maigre à un autre ; mais alors c'est un drôle de corps. A ce moment je ne voyais la bizarrerie que du côté de la religion chrétienne ; je ne la voyais pas du côté de l'esprit des rationalistes. Autre cas : je sentais qu'un solide argument contre le christianisme est qu'il y a quelque chose de faible, de timide, de « pas-homme », dans tout ce qui porte le nom de chrétien, spécialement en tout ce qui regarde la résistance et le combat. Il me semblait que dans les conseils évangéliques il y a quelque chose de faible et de trop patient. Le paradoxe de l'autre joue, le fait que les prêtres ne se battent pas, cent choses rendent vrai­semblable l'accusation que le christianisme est une tentative pour faire ressembler l'homme à un mouton. Je le lus, je le crus, et, si je n'avais rien lu d'autre, j'aurais continué à le croire. Mais ce que je lus ensuite avait un bien autre son ! Je tourne la page de mon manuel agnostique, et c'est ma cervelle qui se retourne sens dessus dessous. Je vois en effet qu'il me faut maintenant haïr le christianisme non parce qu'il ne se bat pas assez, mais parce qu'il se bat trop. Le christia­nisme est le père des guerres. Il a inondé le monde de sang. Je m'étais fâché avec lui de ce qu'il ne se fâche jamais ; et voilà que sa colère avait été le fait le plus énorme et le plus horrible de l'histoire. Elle avait im­bibé la terre, elle avait fumé jusqu'au firmament. Les mêmes gens qui reprochaient au christianisme la dou­ceur et la non-résistance des moines lui reprochaient maintenant la violence et la valeur des Croisés. 85:221 C'était la faute (d'une manière ou de l'autre) de ce pauvre bon vieux christianisme qu'Édouard le Confesseur ne se battît pas et que Richard Cœur de Lion se battît trop. Les Quakers, me disait-on, étaient les seuls chrétiens typiques, et cependant les massacres de Cromwell et du Duc d'Albe étaient des crimes chrétiens typiques. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ? Qu'est-ce que ce christianisme qui toujours défendait la guerre et tou­jours la produisait ? Quelle était la nature de cette religion que l'on réprimandait, d'abord parce qu'elle ne voulait pas se battre, et ensuite parce qu'elle se battait toujours ? La forme du christianisme devenait de plus en plus bizarre. Troisième cas, le plus étrange de tous, parce qu'il met en jeu la seule objection réelle contre la foi. La seule objection réelle contre la religion chrétienne est simplement que c'est une religion. Le monde est grand, rempli de gens très différents. Le christianisme est une seule doctrine confinée chez une seule espèce de gens. Il a commencé en Palestine, il s'est en fait arrêté avec l'Europe. Cet argument m'avait fait une forte impres­sion dans ma jeunesse et je m'étais senti attiré vers la doctrine souvent prêchée dans les « Ethical Societies », -- savoir : qu'il y a une grande église inconsciente de toute l'humanité fondée sur l'omniprésence de la conscience humaine. Les dogmes divisent les hommes ; mais à tout le moins la morale les unit. L'âme peut recher­cher les pays les plus étranges et les plus lointains, elle retrouve toujours un certain sens commun de la morale. Si elle aborde Confucius sous un arbre de l'Orient, il est en train d'écrire : « Tu ne voleras pas. » Si elle déchiffre les plus obscurs hiéroglyphes du plus prime­val ([^108]) des déserts, le sens de ce qu'on lit est cette phrase : « Les petits garçons doivent dire la vérité. » Je croyais à cette doctrine de fraternité et j'y crois encore, -- entre autres choses. Et j'étais très en colère contre le chris­tianisme de ce qu'il suggérât (à ce que je supposais) que des âges entiers, des races entières avaient été soustraites à cette lumière de la justice et de la raison. 86:221 Mais alors, ô surprise ! je découvris que les mêmes gens qui déclaraient que l'humanité n'était qu'une seule église, de Platon à Emerson, étaient ceux-là mêmes qui prétendaient que la moralité avait changé du tout au tout et que ce qui était noir dans un siècle était blanc dans l'autre. Si je réclamais, disons, un autel, on me répondait qu'il n'en était pas besoin, car les hommes nos frères nous donnaient de clairs oracles et une foi unique dans l'universalité de leur idéal et de leurs cou­tumes. Mais si je me permettais de remarquer que l'une de ces coutumes était précisément d'avoir un autel, mes maîtres agnostiques faisaient une conversion complète et me disaient que l'humanité avait toujours été dans les ténèbres et dans les superstitions de la sauvagerie. Leur injure contre le christianisme était, il est vrai, qu'il n'était que la lumière d'un seul peuple et qu'il avait laissé tous les autres dans la nuit. Mais d'autre part, c'était leur titre de gloire personnel que la science et le progrès fussent la découverte d'un seul peuple et que tous les autres restassent dans la nuit. Leur insulte principale au christianisme était leur principal compliment pour eux-mêmes. Si nous considérions un païen ou un agnostique, nous devions nous souvenir que tous les hommes n'ont qu'une religion ; si nous considérions un mystique ou un spiritualiste, nous avions seulement à considérer quelles religions absurdes certains hommes possèdent. Nous pouvions avoir confiance dans la mo­rale d'Épictète, parce que la morale ne change jamais ; mais non pas dans celle de Bossuet, car la morale change. Elle change en deux cents ans, mais elle ne change pas en deux mille. Ça commençait à prendre une tournure alarmante. Ce n'était pas comme si le christianisme était assez mauvais pour inclure tous les vices, mais comme si tous les bâtons étaient bons pour taper sur le christianisme. Quelle était donc cette chose étonnante que les gens fussent si anxieux de la contredire au prix de leur propre contradiction ? De toutes parts je voyais le même phénomène. Je donnerai encore quelques exemples pour qu'on ne me soupçonne pas de déloyauté. 87:221 Ainsi certains sceptiques écrivent que le grand crime du christianisme a été sa destruction de la famille : il attire les femmes dans la solitude et la contemplation des cloîtres, loin de leurs foyers et de leurs enfants. Mais d'autres scep­tiques (un peu plus avancés), soutiennent que le grand crime du christianisme a été de nous imposer la famille et le mariage, qu'il a condamné les femmes au train­train du foyer et des enfants et qu'il leur a interdit la solitude et la contemplation. Ou encore, on dit que certaines phrases dans les Épîtres montrent du mépris pour l'intellect féminin. Mais elles n'en montrent pas autant que les anti-chrétiens eux-mêmes qui raillent ces églises que « les seules femmes » fréquentent. Ou en­core : on reproche à l'Église ses habitudes ascétiques et ses jeûnes, ses cilices et ses pois secs. L'instant d'après on lui reproche ses pompes et son ritualisme, ses autels de porphyre et ses vêtements d'or. Elle est trop pâle à la fois et trop colorée. Encore : on avait toujours reproché à l'Église de trop restreindre la sensualité, jusqu'au jour où Bradlaugh le Malthusien lui reprocha de ne pas la restreindre assez. On l'accuse dans la même phrase de rigueur pédantesque et d'extravagance dé­bridée. Sous les feuillets d'un même opuscule matéria­liste, j'ai vu qu'on lui reprochait à la fois sa désunion : « Car l'un pensait une chose et l'autre une autre », et son union « car c'est la différence des opinions qui permet le progrès ». Dans la même conversation un libre-penseur de mes amis reprochait à la religion de mépriser les Juifs, après quoi il la raillait d'être elle-même une superstition juive. Réellement j'étais surpris. Il peut arriver qu'un même homme soit avare et prodigue, sensuel et ascé­tique, mais le cas est rare. Mais qu'une telle masse de contradictions insensées existât réellement, pacifiste et sanguinaire, luxueux et avare, austère et tirant l'œil, ennemi des femmes et leur stupide refuge, solennelle­ment pessimiste et sottement optimiste : si un tel mons­tre existait, il était vraiment suprême et unique. 88:221 Chez mes maîtres agnostiques je ne trouvais aucune explica­tion d'un pareil phénomène : car à leurs yeux, théori­quement, le christianisme n'était qu'un des mythes ordi­naires, une des erreurs de l'humanité. C'était aussi surnaturel que l'infaillibilité du Pape. Une institution historique qui n'a jamais bien fonctionné est en réalité un aussi grand miracle qu'une institution qui ne peut pas fonctionner mal. La seule explication possible était que si le christianisme ne venait pas du ciel il venait de l'enfer ; si Jésus de Nazareth n'était pas le Christ c'est qu'il était l'Antéchrist. Et puis une autre pensée me frappa comme un éclair. Une autre explication me vint à l'esprit. Suppo­sez que nous entendions parler par plusieurs personnes du même individu. Les uns disent qu'il est trop grand et les autres trop petit : les uns trop gras et les autres trop maigre ; les uns trop blond et les autres trop brun. Une explication, nous l'avons vue, serait que nous avons à faire à un drôle de corps. Mais une autre explication serait qu'après tout sa forme serait une forme normale. Les gens trop grands l'estimeraient trop petit, et les petits trop grand. Les barbons qui prennent du ventre le jugeraient efflanqué, les vieux beaux estimeraient que sa taille dépasse les étroites limites de l'élégance. Peut-être cette chose extraordinaire n'est-elle qu'une chose ordinaire : la chose normale par excellence, le centre. Peut-être après tout est-ce le christianisme qui est sain et ses critiques qui extravaguent en divers sens. Je me demandai donc s'il y avait parmi ses accu­sateurs un élément morbide qui expliquerait leurs dé­viations. La clef entrait. Par exemple, il est parfaite­ment vrai que le monde moderne accuse à la fois le christianisme d'austérité corporelle et de pompes artis­tiques. Mais il est singulier d'autre part que le monde moderne combine un extrême luxe corporel avec une extrême absence de pompes artistiques. L'homme mo­derne trouve que les vêtements de Becket sont trop riches et ses repas trop pauvres. Mais c'est que l'homme moderne est réellement exceptionnel dans l'histoire : 89:221 jamais on n'a mangé de repas si recherchés en vête­ments si vilains. L'homme moderne trouve l'Église trop simple là où la vie moderne est trop complexe ; et trop fastueuse là où la vie moderne est trop terne. L'homme qui n'aime pas les maigres et le jeûne aime les parties fines. Celui qui n'aime pas la soutane porte un grotesque pantalon. Et sûrement s'il y a folie, c'est dans le panta­lon, non dans la robe aux simples plis, dans les menus extravagants et non dans le pain et le vin. En repassant tous les exemples, je vis que ma clef était partout la bonne. Si Swinburne était irrité du malheur des chrétiens et de leur bonheur encore plus, ce n'était pas le résultat d'une complication morbide dans le christianisme, mais d'une complication morbide chez Swinburne. La discipline du christianisme l'attris­tait simplement parce qu'il était un dévot du plaisir plus qu'un homme sain ne doit l'être. La joie du chris­tianisme l'irritait parce qu'il était plus pessimiste qu'un homme sain ne doit l'être. De même les malthusiens par instinct attaquent le christianisme, non pour ce qu'il y a d'anti-malthusien dans le christianisme mais pour ce qu'il y a d'anti-humain dans le malthusianisme. Néanmoins je sentais que le christianisme n'était pas simplement le bon sens et le juste milieu. Réelle­ment il y avait en lui un élément d'exagération et même de frénésie qui justifiait les gens du siècle dans leurs critiques superficielles. Il pouvait être la sagesse ; je sentais de plus en plus qu'il était la sagesse, mais ce n'était pas une sagesse mondaine ; il n'était pas simple­ment modéré et respectable. Ses croisés belliqueux et ses saints débonnaires pouvaient se faire contre-poids ; mais les croisés étaient ultra-belliqueux, et les moines ultra-débonnaires, débonnaires au-delà de toute dé­cence. C'est à ce point de mes réflexions que je me rappelai mes idées sur le martyre et le suicide. Là aussi s'était montrée cette combinaison entre deux positions presque folles qui ensemble faisaient du bon sens. C'était une contradiction du même genre, et j'y avais trouvé la vérité, un de ces paradoxes où les sceptiques trouvent que la religion a tort et où j'avais vu qu'elle a raison. 90:221 Si follement que les chrétiens pussent aimer le martyre ou haïr le suicide, ils n'avaient pas ressenti ces passions plus follement que moi-même avant que je ne songeasse au christianisme. Alors s'ouvrit pour moi la partie la plus difficile et la plus intéressante de mes démarches mentales, et je commençai à suivre mon idée au travers des énormes conceptions de la théologie. L'idée était celle que j'avais exprimée touchant l'opti­miste et le pessimiste ; que nous ne voulons pas un amalgame ou un compromis, mais les deux choses à l'extrémité de leur tension, l'amour et la haine, tous deux en flammes ! Je me bornerai ici au domaine de la morale. Mais l'idée de cette combinaison est un fait central dans la théologie orthodoxe. Car la théologie orthodoxe a toujours maintenu que le Christ n'était pas un être à part de Dieu et de l'homme comme les fées, ou mi-partie comme les centaures, mais les deux à la fois et les deux à fond, *très* homme et *très* Dieu. Tous les hommes sains savent que la santé est une espèce d'équilibre ; que de manger trop ou trop peu implique quelque dérangement. Certains modernes sont apparus qui avec de vagues notions et de progrès et d'évolution ont essayé de ruiner le *meson* ou balance d'Aristote. Ils semblent suggérer que nous sommes faits pour manger de moins en moins, ou de plus en plus, dans les siècles des siècles. Mais le grand truisme du *meson* demeure vrai pour tous les penseurs sérieux, et ces gens n'ont dérangé de balance que la leur. Pour­tant, posé que nous avons une balance à garder, il s'agit de savoir comment. Tel est le problème que le paga­nisme essaya de résoudre, et que le christianisme a ré­solu, et résolu d'une manière bien étrange. Le paganisme avait déclaré que la vertu consiste dans une balance ; le christianisme déclara qu'il est dans un conflit : le conflit de deux passions apparem­ment opposées. Naturellement non pas réellement in­conciliables, mais difficiles à tenir simultanément. Pre­nons le cas du courage. Le courage est presque une contradiction dans les termes. 91:221 C'est un grand désir de vivre qui prend la forme d'une promptitude à mourir. « *Celui qui perd sa vie la sauvera *», ce n'est pas une sentence mystique pour les saints et les héros : c'est un avis pratique pour les marins et les alpinistes. On pour­rait l'imprimer dans un guide ou dans une théorie mili­taire. Ce paradoxe est le principe même du courage, le plus matériel et le plus brutal. Un homme surpris par la mer peut sauver sa vie s'il la risque au-dessus d'un précipice. Il ne se sauvera de la mort qu'en marchant continuellement à son côté. Un soldat entouré par les ennemis doit combiner une grande envie de vivre avec une étrange insouciance de la mort. S'il se cramponne simplement à la vie, c'est un lâche, et il ne se sauvera pas. S'il n'y tient pas, il se suicide, et ne se sauvera pas. Il faut qu'il cherche à vivre dans un esprit de furieuse indifférence ; il faut qu'il désire la vie comme de l'eau et qu'il boive la mort comme du vin. Aucun philosophe ne peut expliquer ce problème avec une suffisante luci­dité, et moi moins que tout autre. Mais le christianisme a fait bien davantage : il en a marqué les limites dans les sépultures solennelles qu'il donnait au héros et au suicidé, par la distance qu'il place entre celui qui meurt pour vivre et celui qui meurt pour mourir. C'est lui qui au-dessus de toutes les lances de la Chevalerie euro­péenne élève ce pennon : le courage chrétien, qui est le mépris de la mort, et non pas le courage chinois, qui, est le mépris de la vie. Et voici que cette double passion était la clef de toute la morale chrétienne. Partout la religion fait une certaine modération du choc de deux émotions impétueuses. Prenons le cas de la modestie, de la ba­lance entre l'orgueil pur et la pure prostration. Le païen ordinaire, l'agnostique ordinaire, dit simplement qu'on peut être content de soi-même, mais sans insolence, qu'il y a autour de nous beaucoup de gens meilleurs ou pires, que nos mérites sont limités, mais que pourtant ils sont à nous. Ils marchent la tête en l'air ; mais non pas né­cessairement le nez en l'air. C'est une position virile et rationnelle, mais elle s'expose à cette objection que nous avons faite à ce compromis entre l'optimisme et le pessi­misme, -- la « résignation » de Matthew Arnold. 92:221 Un mélange est une dilution : aucun des deux éléments n'a sa pleine force et sa pleine couleur. L'orgueil qui est convenable n'érige pas le cœur comme le langage de la trompette, il ne va pas vêtu d'or et d'écarlate. D'autre part, la timide modestie rationaliste ne rince pas l'âme avec du feu, elle ne la rend pas nette comme du cris­tal ; elle ne fait pas de l'homme, comme la stricte et inquisitrice humilité, un petit enfant qui pourrait s'as­seoir au pied d'une tige d'herbe. Elle ne lui permet pas de regarder en haut et d'attendre des merveilles : car Alice doit devenir toute petite pour être « *Alice au Pays des Merveilles *». Elle ôte à la fois la poésie de l'orgueil et celle de l'humilité. Le christianisme les a préservés par le même étrange expédient. Il a séparé les deux idées et les a exagérées toutes les deux. D'un côté l'homme a pu être plus altier qu'il ne l'avait jamais été auparavant : d'un autre, plus humble. En tant qu'homme je suis la première des créatures ; en tant qu'un homme, le premier des pé­cheurs. Toute l'humilité qui était du pessimisme, tout ce qui signifiait pour l'homme une vision vague ou basse de sa destinée, tout cela devait disparaître. L'homme était une statue de Dieu au milieu d'un jardin. L'hom­me avait la prééminence sur toutes les bêtes ; il était triste non parce qu'il était une bête, mais parce qu'il était un Dieu endommagé. Les Grecs avaient parlé de l'homme comme d'une bête rampante qui s'attache à la terre. Voici maintenant que l'homme foule la terre aux pieds comme pour la subjuguer. Le chrétien se fait une idée de la dignité de l'homme qui ne peut être exprimée que par les rayons du soleil autour de sa tête, et par des *flabella* de plumes de paon ; mais en même temps il se fait une idée de sa petitesse abjecte qui ne peut être exprimée que par des jeûnes et des soumissions fantas­tiques, par les cendres grises de sainte Claire et la neige blanche de saint Bruno. Quand on vient à penser à soi-même, il y a assez de vide et de perspective pour toute quantité d'amère vérité et de compointe abné­gation. 93:221 C'est là que Monsieur le Réaliste peut se donner du champ. La carrière est ouverte à l'aimable pessi­miste. Qu'il dise contre lui-même tout ce qu'il voudra, sauf de blasphémer le but originel de son être : qu'il s'appelle imbécile, ou mieux, damné imbécile (bien que ceci soit calviniste) : mais qu'il ne dise pas que les imbéciles ne peuvent être sauvés. Il ne peut dire qu'un homme en tant qu'homme soit sans valeur. Ici encore le christianisme a surmonté la difficulté de concilier des termes furieusement opposés en les conservant in­tacts, et en les conservant furieux. Il affirme les deux points : On ne peut penser de soi-même ni trop ni trop peu. Prenons un autre cas : la question compliquée de la charité que certains idéalistes, éminemment dépourvus de charité estiment si simple. La charité est un para­doxe comme la modestie et comme le courage. A parler sommairement, la charité signifie certainement l'une de ces deux choses : pardonner des actes impardonnables, aimer des gens qui ne sont pas aimables. Mais si nous nous demandons (comme dans le cas de l'orgueil) ce qu'un païen judicieux penserait de la question, nous trouverons un bon commencement. Le païen judicieux nous dirait qu'il y a des gens à qui l'on peut pardonner et d'autres non pas : on peut rire d'un esclave qui vole du vin ; mais un esclave qui assassine son bienfaiteur, qu'on le tue, et qu'on le maudisse encore après sa mort ! Si l'acte est véniel, l'homme est pardonnable. Cela en­core est raisonnable et même rafraîchissant : mais c'est une dilution. Aucune place n'est laissée à cette horreur pure de l'injustice qui est une grande beauté de l'inno­cent ; ni à cette simple tendresse pour l'homme en tant qu'homme qui est la fascination des gens charitables. Le christianisme intervient ici comme auparavant. Il intervient avec une épée et il coupe, il sépare le crime du criminel. Le crime, nous ne pouvons plus le pardon­ner. Le criminel il faut lui pardonner soixante-dix-sept fois sept fois. Ce n'était pas assez que le voleur de vin nous inspirât à la fois de la colère et de l'indulgence. 94:221 Il faut être bien plus en colère contre le vol qu'au­paravant et bien plus indulgent au voleur qu'aupara­vant. Toute carrière est donnée à la colère et à l'amour. Le christianisme est ce qui permet à toutes les choses bonnes en nous de prendre le mors aux dents. La liberté de l'imagination et de l'émotion n'est pas une chose si simple qu'elle en a l'air. En réalité elle exige une balance aussi délicate de lois et de conditions que la liberté sociale et politique. L'anarchiste esthé­tique ordinaire qui se met en tête de donner toutes libertés à ses sensations, s'empêtre dans un paradoxe qui ne lui permet plus de rien sentir du tout. Il s'échap­pe des bornes de la famille pour trouver la poésie. Mais en cessant de sentir la famille, il cesse de sentir l'Odys­sée. Il se libère des préjugés nationaux et du patrio­tisme ; mais restant hors du patriotisme il reste hors de « Henri V ». Un littérateur de ce genre est simple­ment en dehors de toute littérature ; il est plus captif qu'un bigot. Car s'il y a un mur entre vous et le monde, peu importe si vous vous considérez comme dedans ou comme dehors. Ce que nous voulons, c'est une univer­salité qui ne soit pas au dehors mais au dedans de tous les sentiments normaux. Toute la différence est de sa­voir si on est libre, comme on est franc de la prison, ou comme on a franchise d'une cité. Je suis libre du château de Windsor (en ce sens que je n'y suis pas enfermé de force), mais cela ne veut pas dire que j'ai un libre usage de cet édifice. Comment se libérer d'une noble émotion sans se faire tort à soi-même ? Ici est le succès paradoxal du christianisme. Le dogme une fois accordé de la guerre entre le divin et le diabolique, de la révolte et de la ruine du monde, l'optimisme et le pessimisme dans leur pure poésie peuvent se déverser comme des cataractes. Saint François, louant tout bien, peut être un opti­miste plus truculent que Walt Whitman. Saint Jérôme, dénonçant tout mal ; peut peindre le monde d'un noir plus foncé que Schopenhauer. Les deux passions sont libres parce que chacune a sa place. 95:221 L'optimiste peut chanter à gorge déployée la gaie fanfare de l'armée en marche, et les trompettes d'or et les étendards de pour­pre : mais non pas dire que le combat est inutile. Le pessimiste peut faire la plus sombre peinture des mar­ches abrutissantes et des blessures envenimées : mais non pas dire que le combat est désespéré. Ainsi de tous les autres problèmes moraux, l'orgueil, la com­passion, la résistance. En définissant sa doctrine princi­pale, l'Église non seulement maintient côte à côte les propositions d'apparence contradictoire, mais bien mieux, elle leur permet de faire éruption avec une espèce de violence artistique qui ailleurs n'est possible qu'aux anarchistes. La douceur est devenue plus dra­matique que la rage. Le christianisme apparaît comme un drame de la vertu à tout casser. Sa sainteté est à la vertu ce que les crimes de Néron sont au vice. L'esprit de l'indignation et celui de la charité ont pris des formes terribles et attrayantes depuis la violence du moine qui fouette à tour de bras comme un chien le plus grand des Plantagenêt jusqu'à la sublime pitié de sainte Ca­therine, qui dans l'abattoir officiel vient baiser la tête sanglante du criminel. La poésie alors n'était plus en paroles, mais en acte. Aujourd'hui ces formes héroïques de la morale ont pris fin. Les humbles peuvent marcher en triomphe, mais nous, sommes trop orgueilleux pour nous permettre d'être voyants. Nos moralistes écrivent sur la réforme des prisons ; mais nous ne verrons pas M. Cadbury entrer dans la prison de Reading et serrer dans ses bras le corps d'un pendu avant qu'on le jette dans la chaux vive. Nous ne verrons pas fouetter publi­quement dans l'Abbaye de Westminster M. Rockefeller ou tout autre tyran moderne. Ainsi l'acte d'accusation en partie double des in­croyants, tout en ne jetant sur eux-mêmes que ténèbres et confusion, jetait une vraie lumière sur la foi. Il est vrai que l'Église historique a à la fois exagéré le célibat et exagéré la famille ; qu'elle a conseillé avec le même feu d'avoir des enfants et non pas. 96:221 Elle a gardé côte à côte deux couleurs énergiques, le rouge et le blanc, com­me le rouge et le blanc sur l'écu de saint Georges. Elle a toujours eu une salutaire horreur du rose ; elle hait cette combinaison de deux couleurs qui est le faible expédient des philosophes. Elle hait cette évolution du noir au blanc qui aboutit au gris sale. Toute la théorie de l'Église sur la virginité peut être symbolisée dans cette affirmation que le blanc est une couleur et non pas seulement l'absence d'une couleur. L'Église a tou­jours cherché à garder deux couleurs coexistantes et pures. Ce n'est pas un mélange comme le brun ou le ponceau : c'est plutôt une soie chatoyante, dont la trame est en croix sur le fil. De même encore les accusations contradictoires des anti-chrétiens sur la soumission et les massacres. Il est vrai que l'Église a recommandé à la fois de se battre et de ne pas se battre. Et il est vrai que ceux qui se battaient étaient comme le feu de Dieu, et ceux qui ne se battaient pas, comme des statues. Cela veut dire simplement que l'Église réserve un usage à ses surhom­mes comme à ses tolstoïens. Il faut qu'il y ait tout de même du bon dans la guerre, puisque tant d'hommes bons ont aimé le métier de soldat ; et du bon dans l'idée de non-résistance, puisque tant de saints ont été des moines. Tout ce que fit l'Église fut d'empêcher une de ces bonnes choses de chasser l'autre. Le monde à cause des moines ne perdit ni la dernière charge de sir James Douglas, ni la bannière de Jeanne d'Arc. Et parfois cette pure douceur et cette pure prouesse se rencontraient et justifiaient leur rencontre. Dans l'âme de saint Louis, le lion était couché près de l'agneau. Mais souvenons-nous de ne pas interpréter ce texte à la légère. Que les tolstoïens ne nous induisent pas à penser que ce lion était devenu comme un agneau. Ce serait de la part de cette bête-ci un esprit brutal d'an­nexion et d'impérialisme. Ce serait l'agneau absorbant le lion au lieu du lion mangeant l'agneau. Le problème réel est celui-ci : le lion peut-il se coucher près de l'agneau et cependant conserver sa royale férocité ? 97:221 Tel est le problème avec lequel l'Église se mesure, tel est le miracle qu'elle a consommé. Voilà ce que j'appelle deviner les excentricités se­crètes de la vie : deviner que le cœur de l'homme est un peu à gauche et non pas au milieu ; et non seule­ment que la terre est ronde, mais par où elle est plate. La doctrine chrétienne dépiste les fantaisies de la vie. Elle ne découvre pas seulement la loi, elle prévoit l'ex­ception. C'est peu de dire que le christianisme a décou­vert la pitié. Tout le monde pouvait découvrir la pitié, et tout le monde l'a découverte. Mais découvrir un plan pour être à la fois pitoyable et sévère, c'était là antici­per un étrange besoin de la nature humaine. Car per­sonne ne veut qu'on lui pardonne un gros péché comme si c'était un petit. Tout le monde peut dire qu'il ne faut jamais être trop misérable ni trop heureux. Mais trouver le moyen d'être tout à fait misérable sans ces­ser d'être tout à fait heureux, cela, c'était une décou­verte en psychologie. Tout le monde peut dire : ne soyez ni abject ni glorieux ; mais nous dire : ici vous pouvez être abject et ici glorieux, là était l'émancipa­tion. Tel fut le grand fait nouveau de la morale chré­tienne, la découverte du nouvel équilibre. Le paganisme était comme une colonne de marbre, tout droit dans sa symétrie. Le christianisme fut comme l'ogive dans son effort contrarié. Les accidents apparents se balancent. Becket portait un cilice sous l'or et la soie, et c'est une combinaison qui avait bien des avantages. Car le béné­fice du crin était pour lui et celui de l'or et de la soie pour les gens de la rue. Cela vaut mieux que la com­binaison des millionnaires de nos jours qui montrent au dehors du noir et du marron, et qui gardent l'or près de leur cœur. Comme sur le corps de Becket, l'équilibre s'étendait à toute la chrétienté. C'est parce qu'un homme avait jeûné et prié dans les neiges du Nord, que des fleurs à sa fête jonchaient les villes du Sud ; c'est parce que des fanatiques ont bu de l'eau dans les déserts de Syrie que l'on peut boire du cidre dans les vergers d'Angleterre. 98:221 C'est ce qui rend la chré­tienté tellement plus complexe et plus intéressante que l'Empire païen ; comme la cathédrale d'Amiens n'est pas plus belle que le Parthénon, mais elle est plus intéressante. Voyez comme l'Europe chrétienne s'est brisée en nations individuelles. Le patriotisme est l'exemple parfait de cet équilibre d'une exagération contre une autre. L'instinct de l'Empire païen aurait été de dire : vous serez tous citoyens romains et tous pareils : que les Germains deviennent moins lents et moins révérends ; et les Français moins inquisiteurs et moins vifs. Mais l'instinct de l'Europe chrétienne nous dit : « Que les Allemands restent lambins et révérends pour que plus sûrement les Français puissent être vifs et inquisiteurs. Nous contrepèserons ces excès. L'absur­dité appelée Allemagne corrigera l'insanité appelée France. » Dernière remarque et la plus importante : ainsi s'explique ce qui est inexplicable à tous les cri­tiques modernes de l'histoire du Christianisme. Je veux dire les guerres monstrueuses pour de petits points de théologie, les cataclysmes d'émotions pour un geste et pour un mot. Il ne s'agit que d'un seul pouce : mais un pouce est tout lorsque vous êtes en équilibre. L'Église ne pouvait se permettre d'aberrer de l'épaisseur d'un cheveu si elle voulait continuer sa grande et audacieuse expérience de l'équilibre instable. Qu'une idée devien­ne moins puissante, et l'autre le deviendra trop ; ce n'est pas un troupeau de moutons que le Pasteur chré­tien poussait devant lui, mais une horde de tigres et de taureaux, de terribles idéals et de dévorantes doctri­nes, dont chacune était assez puissante pour mettre bas une religion neuve et pour ravager l'univers. Souve­nons-nous que l'Église se donnait pour vocation spéciale les idées dangereuses : c'était un dompteur de lions. Les idées d'une naissance par le Saint-Esprit, de la mort d'un être divin, du pardon des péchés, de l'ac­complissement des prophéties, n'ont visiblement besoin que d'une touche légère pour se changer en monstres de férocité et en noms de blasphème. 99:221 Que le plus mince anneau fut lâché par les ingénieurs de la Médi­terranée, et le lion du pessimisme ancestral, cassant sa chaîne, bondissait dans les forêts du Nord. De ces contrepoids théologiques, j'aurai plus tard à parler. C'est assez de dire ici que la plus légère erreur de doc­trine pouvait résulter en une énorme conséquence pour le bonheur de l'humanité. Une phrase mal rédigée sur la nature du symbolisme pouvait briser les plus belles statues de l'Europe. Un lapsus dans une définition pou­vait arrêter toutes les danses, dessécher tous les arbres de Noël et casser tous les œufs de Pâques. Les doctri­nes devaient être définies en de strictes limites pour que l'homme pût jouir des libertés générales de l'hu­manité. L'Église devait être soucieuse, s'il fallait que le monde fut insouciant. Tel est le roman palpitant de l'orthodoxie. Les gens ont pris la sotte habitude de parler de l'orthodoxie comme d'une chose plate, ennuyeuse, et de toute sécu­rité. Mais il n'y a jamais rien eu de si excitant et de si périlleux. C'est la santé ; et il est plus dramatique d'être sain que d'être enragé. C'est l'équilibre d'un homme emporté derrière des chevaux emballés, qui semble ici se pencher et ailleurs s'effacer, mais qui garde dans chacune de ses attitudes la grâce de la sta­tuaire et la précision de l'arithmétique. L'Église des premiers jours allait à l'allure furibonde d'un cheval de guerre, et pourtant ce serait une insulte à l'histoire de dire quelle se soit jamais emballée sur une seule idée comme un vulgaire fanatisme. Elle obliquait à droite ou à gauche, toujours à temps pour éviter d'énormes obstacles. Elle laissait d'un côté la masse énorme de l'arianisme, arc-bouté sur toutes les puissan­ces de ce monde qui voulaient rendre le christianisme mondain. L'instant après elle rasait un orientalisme qui l'aurait exclue du monde. L'Église orthodoxe n'a jamais pris la route bourgeoise, elle n'a jamais accepté les conventions, elle n'a jamais été respectable. Il aurait été facile d'accepter des Ariens la puissance terrestre. Il aurait été facile dans ce dix-septième siècle calvi­niste, de tomber dans le puits sans fond de la prédesti­nation. 100:221 Il est facile d'être un fou ; il est facile d'être un hérétique. Il est facile d'être un moderniste ; il est facile d'être un snob. Il est facile de laisser le siècle faire à sa tête : il est difficile de garder la sienne. Il était facile de tomber dans l'un de ces pièges béants qui, secte après secte, mode après mode, ont été semés le long de la route historique du christianisme. -- C'était si simple. Il est toujours simple de tomber. Il y a une infinité d'angles sous lesquels on peut tomber, il n'y en a qu'un pour rester debout. Il aurait été tri­vial et commode de tomber dans l'une quelconque de ces modes d'un jour, depuis le Gnosticisme jusqu'à la « Science Chrétienne ». Mais de les avoir évitées tou­tes, là est l'étourdissante aventure ! Et dans ma vision le char céleste vole en foudre au travers des âges, les stupides hérésies épandues et vautrées par terre, la folle vérité chancelante, mais debout ! G. K. Chesterton. 101:221 Texte de Valery Larbaud VALERY (LARBAUD) SANS ACCENT « *Jean* a sa *Jeanne,* et même *Paul* a sa *Paule* et sa *Paulette.* Mon prénom, -- avec un égoïsme masculin qui me désole, refuse de se mettre au féminin. Pour tant de *Valéries* qu'il y a dans le monde, pas une *Valerie* (sans accent sur l'e). Condamné au célibat à perpétuité. *Valery* ne trouvera jamais sa « moitié d'orange ». Mais *Gaston* (Gallimard) et quelques autres lui tiendront compagnie. » (Valery Larbaud : *Jaune Bleu Blanc.* Des prénoms féminins p. 888, éd. Pléiade.) ### Portrait de G. K. Chesterton *Dès 1908, Larbaud étudie et traduit Chesterton. Pendant un de ses séjours en Angleterre, il visite l'écrivain. La lettre qu'on va lire, adressée à Paul Claudel qui lui aussi s'intéressait à l'auteur d'Or­thodoxie, constitue un remarquable portrait de Chesterton a trente-sept ans. Elle a été publiée dans la biographie de G. Jean Aubry : Valery Larbaud, la jeunesse* (*éd. du Rocher 1949*)*.* G. L. Peel, 22 juin 1911. Cher monsieur, J'ai fui la foule et le bruit intolérables d'un couronnement et je suis venu passer cette semaine dans l'antique Mona qui est une des plus belles îles du monde. Peel, où je suis, et toute cette côte occidentale, sont restées jusqu'ici à l'abri des touristes et sont d'une extraordinaire sauvagerie. J'ai attendu, pour vous écrire, d'avoir atteint ces régions de calme, et d'avoir revu Mrs. Meynell. Je lui ai lu la partie de votre lettre qui la concerne. 102:221 Elle comprend et approuve votre traduction de lash par « pau­pière ». Elle va lire *L'Arbre* qu'elle a demandé à son libraire de Paris. On se réunit chez elle le dimanche soir et on lit à haute voix des vers. J'apporterai vos *Odes,* je suis sûr que l'auditoire sera attentif, et digne de vous. Elle connaît -- et tous les gens de lettres que je fréquente à Londres connais­sent -- Algar Thorold, mais je ne l'ai pas encore rencontré. G. K. Chesterton est revenu de Besançon le 1^er^ ou le 2 juin, et je suis allé le voir la semaine dernière. Il habite, depuis un an et demi, une villa neuve à Beaconsfield, à quarante minutes de Londres. Le village est un très vieux petit village anglais (Edmund Waller, le poète -- ami de La Fontaine -- est enterré dans l'église) ; mais tout autour de la gare du Great Western des spéculateurs ont bâti des villas et Beaconsfield est devenu une banlieue du Greater London. Je ne croyais pas que Chesterton s'était peint lui-même dans le personnage principal de son roman allégorique *The Man who was Thursday ;* c'est pourtant la vérité ; au premier abord, il est repoussant ; son obésité est une réelle infirmité et lui donne l'apparence d'un glouton et d'un crétin. Sa figure ressemble à la fraise la plus grosse et la plus difforme du panier. Les journalistes anglais qui n'ont vu que son ventre et sa masse, le comparent au Dr Samuel Johnson ; en réalité, il a le front de Thackeray, mais avec trois couches de graisse superposées. Enfin, au fond de ces bourrelets et de ces cornes, on trouve deux bons yeux bleus intelligents et dès lors tout va bien. 103:221 Je suis le seul de ses introducteurs en France qu'il ait encore vu. Il m'a dit qu'il avait trouvé votre traduction admi­rable, « meilleure que son texte » (il le pensait, il est trop naïf pour faire le modeste). Nous avons fait une promenade en voiture (visite à la première « Maison d'Amis des Quakers », rachetée par eux et restaurée récemment). Sa femme était avec nous. Il parle tout le temps et parle *comme il écrit :* c'est du G. K. C... tout le temps. Pour parler il lutte contre une sorte d'essoufflement. Mais il rit de tout ce qu'il dit -- même quand ce n'est pas tellement drôle -- paraît constamment satisfait de lui-même, et, parfois, comme beaucoup d'hommes de génie, semble complètement idiot et enfantin. Seulement un mot çà et là montre qu'il est allé très loin dans une région qu'on lui croyait inconnue dix secondes auparavant. Il est plus que négligé dans sa tenue. Je suis sûr qu'on l'habille ; et je suis sûr qu'on devrait le faire manger comme un bébé, car, en prenant son thé, il inondait son gilet. Ses cheveux blonds, très longs, paraissent n'être jamais peignés ; il en tombe des allu­mettes quand il baisse la tête. Il porte constamment une vieille canne à épée et ne résiste pas à en montrer la lame à ses invités. Il nous a tenus (un jeune prêtre anglican et moi) près d'une demi-heure dans la chambre de bain, avant le thé, pour nous dire de dix façons différentes que tout ce qu'il avait écrit lui paraissait mauvais, que ça ne vivrait pas, que parfois, bien sûr, il avait des mouvements d'enthousiasme où ses ouvrages lui paraissaient vraiment admirables et comparables aux plus grands livres de la littérature anglaise, mais qu'en somme, tout bien considéré et de sang-froid, cela ne valait pas grand'chose. Je lui ai parlé de vous : je lui ai dit (ce que je pense) que vous êtes le meilleur de nos poètes et comparable seulement aux plus grands des autres nations ; à Cervantès, à Dante et à Shakespeare. Mais il paraissait distrait, et je me demande même s'il a entendu. Il lit le français et les quelques mots qu'il a dits devant moi étaient correctement prononcés ; mais je crois qu'il ne parle français que lorsqu'il y est obligé, en France, où il va dès qu'il peut se donner quelques jours de vacance. 104:221 En somme j'ai l'impression que c'est un homme resté enfant -- comme tous les hommes de génie -- ou comme tous les poètes de génie, peut-être ? -- et qui ne vit que pour sa pensée et pour l'expression de sa pensée comme un enfant ne vit que pour ses jouets. C'est pourquoi l'expression en est si forte et si belle. Les autres journalistes de Londres l'imitent et tâchent de faire mieux, et croient faire mieux ; mais ils le font en hommes du monde, en hommes qui tiennent compte d'autrui, des bavardages des clubs, d'un fonds commun d'idées, et du ridicule ; toutes choses que G. K. Chesterton ignore com­plètement. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un de plus *naïf*, au sens absolu du mot. Oui, G. K. C... appartient à l'Église d'Angleterre, mais il est *high church* et comme tous les *High Church people,* il se dit *catholic,* et repousse l'épithète de protestant. Il admet la con­fession, la considère comme indispensable ; prévoit une fusion de l'Église d'Angleterre et de l'Église romaine, mais ne croit pas qu'il soit nécessaire à un anglican d'abjurer rien pour entrer dans l'Église ; il en fait partie. Je n'ai pas eu ces détails de Chesterton lui-même, mais d'une dame que j'ai rencontrée chez lui et qui le connaît bien -- et qui est elle-même *High Church.* La plupart des anglicans sont persuadés qu'ils ne sont pas sortis de l'orthodoxie, et que la succession des évêques-primats n'a pas été interrompue depuis saint Augustin de Cantorbéry. (C'est ce que Coventry Patmore appelle : « Le mensonge dans la main droite. ») Pour moi je suis persuadé qu'il est impossible de modifier les opinions de Chesterton : il faut attendre le développement de sa pensée. Il fait beaucoup pour la cause de la vérité en faisant douter du sérieux des grandes idées modernes. Je dois le revoir : il m'a invité à dîner sans fixer de date. Sa femme s'en souviendra pour lui ; et alors je lui porterai un exemplaire de *L'Arbre* ou de *L'Otage.* Il n'écrit jamais de lettre, et je suis persuadé qu'il n'en peut pas écrire et que sa femme et sa secrétaire se chargent de tout le côté matériel de son existence de journaliste et d'écrivain. 105:221 Voilà, monsieur, tout ce que, je puis vous dire de G. K. Chesterton après une première entrevue de trois ou quatre heures. Si jamais je pénètre assez avant dans son amitié, j'abor­derai la question religieuse, et vous en parlerai. Excusez la longueur de cette lettre. Je voulais vous parler de la première version de *Tête d'or !...* Je vous serre affectueusement la main. Valery Larbaud. 106:221 Texte de Charles-A. Cingria Charles-Albert Cingria est mort en 1954, après avoir répandu, pendant un demi-siècle, des chefs-d'œuvre dans des revues souvent inaccessibles. Ce n'est qu'en 1970 que les éditions de l'Age d'homme ont réuni ces pages introuvables dans les dix volumes de l'œuvre complète. Et si notre temps était le moins du monde attentif à la littérature, on saurait désor­mais que Cingria, ce Suisse, est un grand écrivain français, et non pas une figure « pittoresque » (amateur de vélo, de vin, d'épinette, et savant connaisseur de musique ancienne et de la littérature des Troubadours). Il est savant, savoureux, inclassable, merveilleux. *G. L.* ### Chesterton et les peuples latins *Cette étude de Charles-Albert Cingria, publiée dans les œuvres complètes* (*éd. de l'Age d'homme*) *après avoir paru dans les Lettres françaises, de Buenos Aires, en 1942, reprend des articles publiés dans la N.R.F. en 1934. Elle révèle l'intérêt porté à Ches­terton par le grand écrivain suisse. C'est en somme l'image de l'auteur du* Saint Thomas, *telle qu'elle se présentait en France, vers la fin de sa vie. Paulhan l'agnostique et Cingria le catholique lui vouaient la même admiration.* *G. L.* CHESTERTON n'a pas chez les peuples latins ni même chez des Irlandais de trop d'acuité -- terriblement indivi­dualistes et sur la défensive en ce qui concerne l'adhé­sion des autres à ce qui est à eux -- l'accès plein qu'il devrait avoir. Il faut essayer d'expliquer cela en pensant qu'il n'y a pas eu de Réforme en France, et c'est à une contre-réforme qu'est dévolue l'orgiaque activité chestertonienne. Ce qu'il y a eu en France et chez les autres peuples de langue latine qui s'orientent comme vers La Mecque vers le Grand Opéra de Paris, c'est un libéralisme, un rationalisme, un anticléricalisme. 107:221 Il y a eu cela aussi en Italie, au Brésil, au Portugal, en Espagne au temps des grands contrats de gaz avec les compagnies. Puis est venu le contraire ou plus ou moins le contraire, donc l'activité chestertonienne qui pouvait aussi concerner ces peu­ples, et il aurait pu y avoir un grand mouvement conjugué. Eh bien non. Le mysticisme esthétique de Huysmans et le tho­misme de Maritain n'ont pas favorisé une rencontre suffisante. Chesterton, c'est bien du thomisme, mais inséré, tissé dans l'actuelle vie qui est celle-là tout humble et pleine de poésie de choses et d'espaces et de buée vraie de ses prodigieux héros ; et cela exclut, on le comprend, toute particularisation du genre de ce que représente l'Université catholique parisienne ou le mysticisme grégorianiste bénédictin. Ce n'est guère la vie, ça. C'est peut-être la vie de l'âme et la plus ardente, et celle-là aussi de l'esprit la plus diserte, et la reconstitution rituelle la plus esthétique. Cependant c'est particulier, *privé* presque (un genre chapelle alors dans des chapelles) et la grande masse n'y est pas engagée. La vie continue, mais sans ressaisissement. L'église de la place -- celle qui marie et enterre les gens -- aussi continue mais dans ce qu'elle était, sans désarmer d'un galli­canisme acide et d'une redondance oratoire que ne peuvent pas supporter les jeunes. Ceux-ci incluent dans cette aversion Clau­del, Chesterton, tout ce qui se fait de bien dans le clergé n'a pas davantage tenu compte que si ça n'existait pas, et ils définissent un surréalisme encore plus anticlérical que tout ce qui avait pu se concevoir jusqu'alors. Il y a ceci de bien que personne ne s'en aperçoit. 108:221 Un courant de droite insistant est pourtant discernable dans la petite et grande bourgeoisie, mais il ne produit rien parce que rien n'éclate. Il ne produit que des primaires -- des pri­maires de droite au lieu de primaires de gauche -- : des gens qui préconisent l'ordre, la tradition, sans savoir exactement ce que c'est, qui disent du mal du pittoresque, célèbrent le Midi et le bleu fou au détriment du Nord, le classicisme au détriment du romantisme, etc., mais cela est froid, bassement truculent, et les jeunes, ces jeunes que j'ai dits qui n'en peuvent plus, font le contraire avec une talentueuse acuité folle. Ce qu'il y a alors dans cette élite, ces jeunes, c'est un ton de gauche qui sert de fond obligé à un sadisme, à un tic blasphématoire contre la famille et la patrie, à un schématisme en peinture, à mille impertinences de la poésie et des musiques. L'accès à Chesterton est impossible. En effet, que représente Chesterton ? Une remise en valeur puissamment orchestrée et partout imprégnée de sa marque -- c'est le moment je crois de dire « originalité » -- du *sens commun* thomiste. Les foules anglo-saxonnes y sont disposées : pas les latines. Il y a non accès pour les raisons que j'ai dites : et dans la bourgeoisie, à cause de ce réactionnarisme froid, et dans l'élite qui fait avec trop de talent trop exactement le contraire. Cependant la France ne représente pas l'aptitude latine in­tégrale. Il s'en faut même de beaucoup. D'autres peuples d'une étendue démesurée -- je pense au Brésil qui va d'un océan à l'autre -- sont davantage latins. Mais avant, disons, l'Italie, où la latinité, sans contredit, est indigénale. Très bien, mais en Italie, il y a une vie du peuple surtout. Elle est superbe, mais il n'y a pas de bourgeoisie -- c'est-à-dire que le bourgeois est peuple et le peuple bourgeois et même aristocrate -- et l'indice d'une élite non inféodée à quelque mouvement de l'ex­térieur y est difficilement discernable. Là il est incontestable que l'ancien libéralisme -- mais c'était plus intéressant, c'était l'anarchie pure -- a dû le céder complètement à un retour de droite qui fut obligé, et, par-delà, qui fut total. Nous ne sommes plus alors en présence d'une opinion. 109:221 On lit Chesterton en Italie et même on le dévore, c'est à cause des histoires. Son retour au sens commun n'est pas ressenti ou il ne l'est que d'une façon obligée, très dangereuse pour le développement naturel des sentiments. Un Romain de Rome -- Cardarelli par exemple, qui est de Corneto Tarquino -- est *du ciboire.* Il est difficile de lui rendre de nouveau ce qu'il a toujours possédé. Ce qu'il faut, pour accéder à Chesterton dans ce qu'il signifie, c'est une opinion libre, massivement inquiétée par le ravage d'un microbe, et il n'y a que l'opinion britannique ou celle-là d'autres cultures et d'autres peuples qui la sent à travers des frontières -- comme les modes passent à travers les frontières -- qui soit monde à ce sens-là. C'est au monde que s'adresse Chesterton. Oui, de même que la mode est monde, l'attention qu'il requiert est monde. Qu'est-ce qu'il résume ? Voilà qui n'est pas difficile à dire. Il résume l'antimarxisme, en premier lieu, l'antipanthéisme allemand. Mais ceci est inutile à dire. Il vaut mieux laisser s'en dégager la certitude devant les réactions qu'il oppose au sot avachissement esthético-intellectuel qui en est la consé­quence. Il est indéniable qu'il y a maintenant partout une méchanceté qui est des sophistications de l'esprit : oui, par­tout, un tic de se situer et de gronder comme un chat qui tient un poisson pour des acquisitions de parvenus qui sont le vestige d'un ancien paradoxe. Ce paradoxe fut une élégance : eh bien elle passe à l'usage courant et il faut en endurer le renvoi dans le spectacle d'affreuses masses tout adonnées à des éclairages coupables et à des théosophies, cela ensemble avec la psychanalyse -- bien entendu -- et avec le sport -- soleil païen, neige impudique -- et le pacifisme et le féminisme et l'anti-alcoolisme et le folklorisme et l'exotisme et la et les maigreurs physiques et cérébrales, bref l'encan à bon marché de toute une esthétique d'incursion et d'inversion unie à la plus triste idéologie de révolte. Ce sont des dames qui sont ainsi mais surtout des messieurs amenés à leur genre et à leurs infusions par elles. Et ils admettent tout, admirent tout, même saint Thomas à condition qu'il soit ogival faisant alors cette concession de dire du mal de la raison, du progrès, de la photographie... 110:221 C'est là que le petit Père Brown entre en scène. *Je suis un partisan fervent du jour... et la photographie a l'avantage de servir le grand jour. Si vous ne savez pas que je réduirais volontiers en poudre toutes les arches gothiques du monde afin de préserver la raison d'un seul être humain, c'est que vous ne connaissez pas aussi bien ma religion que vous le pensez.* Je crois que j'ai bien choisi. C'est dans *L'Incrédulité du Père Brown.* Dans une autre nouvelle, *La Malédiction de la Croix d'Or,* une mise en scène mystico-rocambolesque qui est le théâtre supposé d'un crime, n'a non plus pas le droit de l'étourdir. On va voir là le sens que les gens du monde confèrent au mot paradoxe. Précisons en passant que ce que Chesterton résume le plus spécifiquement et à la perfection la plus entière c'est l'antiparadoxe. Mais pour le comprendre, il faut des sens nouveaux, ou plutôt -- je m'exprime trop vite donc mal -- une réadaptation au *sens commun* qui est nouvelle et jette le scandale. Dites par exemple, si l'on vous demande quelle est la plus grande peinture, que c'est celle-là probable­ment de Raphaël Sanzio -- dites ce qu'il y a dans le dic­tionnaire et pas à côté du dictionnaire -- les gens croiront que vous vous moquez, qu'il y a quelque chose à lire entre les lignes. En d'autres termes, pour n'être pas paradoxal, il faut l'être, comme à vrai dire ils sont tous. Mais laissons le Père Brown, aux prises avec une dame, formuler cela mieux dans le dialogue même. « -- Je suis exactement dans la situation de celui qui a dit : *Je puis croire à l'impossible, mais non pas à l'improbable.* *--* C'est ce que vous nommez un paradoxe, n'est-ce pas ? -- Non, mais plutôt le *sens commun* convenablement en­tendu. Il est beaucoup plus naturel de croire à une histoire surnaturelle qui relate des faits que nous ne pouvons com­prendre, qu'à une histoire terre à terre contredisant tout ce qui est à notre portée. 111:221 Si vous me racontez que le grand M. Gladstone, à ses derniers moments fut hanté par l'esprit de Parnell, bien que je n'en sache rien, je ne mettrai pas cette assertion en doute. Mais si vous m'affirmez que M. Gladstone lorsqu'il fut présenté à la reine Victoria, entra dans son salon, le chapeau sur la tête, lui tapa dans le dos et lui offrit un cigare, là je ne suis plus un agnostique. Car ce n'est pas impossible, ce n'est pas croyable... Pour qui connaît un peu le Moyen Age, ce conte est aussi improbable que celui de Gladstone offrant un cigare à la reine Victoria. D'abord possé­dons-nous vraiment le Moyen Age ? Savez-vous ce que c'est qu'une *Guilde, ?* Avez-vous entendu parler du *salvo managio suo *? Êtes-vous informés des sortes de gens qu'étaient les *servi regis ?* *-- *Non, naturellement, je l'ignore, réplique la dame plutôt fâchée. Quel fatras de mots latins ! -- Évidemment, reprit le Père Brown. S'il s'agissait de Toutankhamon ou d'une collection d'Africains séchés et bien conservés, le ciel sait pourquoi, à l'autre bout du monde, s'il avait été question de Babylone et de la Chine, s'il s'était agi d'une race aussi ancienne, aussi mystérieuse que l'Homme de la lune, vos journaux vous en auraient immédiatement avisés et tenus au courant, en même temps que des toutes dernières découvertes d'une brosse à dents ou d'un bouton de faux col. Mais les hommes qui ont construit vos propres églises et qui ont donné des noms à vos villes, à leurs industries, aux routes même que vous foulez, *vous n'avez jamais songé à apprendre ce qui les concerne. *» Il faut comprendre, Chesterton n'est pas simplement tra­ditionaliste ou positiviste (néo-positiviste à la manière de Barrès). Il fait en cette occasion de l' « occidentalisme », si on veut, mais son critérium est spirituel. Ce contre quoi il s'insurge présentement est la vulgarité, la malauthenticité et la sottise. Il ne faut pas qu'une petite dame puisse dire : *Quel fatras de mots latins !* alors que je ne sais quel galimatias de mots sanscrits au bénéfice d'un exotisme et d'un ésotérisme qui offense l'Orient -- avant même de nous offenser nous-mêmes -- aurait ouvertement droit de cité chez nous. 112:221 Un autre ouvrage de cette série, *Le Secret du Père Brown,* rend hommage à la plus essentielle bien que la plus inactuelle des qualités humaines qui est l'effacement. Le Père Brown est une compréhension logée dans une tête d'épingle. Cette fois cela se passe en Espagne. Flambeau, qui s'est marié (v. *La Clairvoyance du Père Brown*)*,* s'est acheté un réel petit châ­teau en Espagne. Le Père Brown arrive de très loin dans la poudre jaune et les petits arbres et Flambeau et ses enfants le regardent monter en l'espèce d'un point qui disparaît et reparaît et grossit progressivement. Chaque fois que l'auteur l'introduit, il est ainsi décrit comme s'il s'agissait d'un person­nage nouveau. Son parapluie produit toujours le même attendrissement. C'est donc le préambule, Flambeau a un petit tonneau de vin ferme d'Espagne. Le père lève son verre, regarde. Il voit dans le beau cordial la quintessence entière et le mouvement de toutes ses histoires. Et il en choisit une. En France, il est difficile de mettre un prêtre en scène. Ou alors on s'imagine qu'il est bassement pittoresque ; bref qu'il est gras ou maigre, et que maigre, il est encore plus tru­culent dans ses réserves. On ne situe pas un prêtre au cristal pâle qui fait chuter le prêtre d'Apollon du haut de ses échafau­dages. C'est que l'Angleterre est davantage dantesque que la France dans une aptitude aux théurgies dont le sacerdoce est le centre. Je comprends très bien que Claudel n'ait point de public. Du théâtre au trottoir -- si un inconcevable motif comme le sacerdoce anime le théâtre -- il n'y a pas de corres­pondance. Le Père Brown résume entière cette correspondance qu'il y a et peut y avoir dans les pays britanniques entre le théâtre et le trottoir. Nous n'en avons pas fini avec le *sens commun.* Un livre capital dans la production chestertonienne, le *Saint Thomas d'Aquin,* nous y ramène : 113:221 *Depuis la naissance de l'époque moderne, depuis le XVI^e^ siècle, on ne trouve aucun système philosophique qui fasse état du simple sentiment de la réalité : de ce que les personnes du commun appellent le sens commun... Ils ont tous un paradoxe pour point de départ : une assertion qui exige le sacrifice préalable préjudiciel de quelque donnée immédiate du bon sens. C'est le seul trait qui unisse Hobbes et Hegel, Kant et Bergson, Berkeley et William James : mais il les unit bien. Tous et chacun ils nous demandent, avant de commencer, de renoncer à quelque évidence palpable, moyennant quoi ils se font fort de nous révéler toutes sortes de merveilles. Exacte­ment... comme l'escroc qui demande d'abord notre portefeuille en nous promettant de nous enrichir.* Ce qu'il dit, un peu avant, de relatif au physique de saint Thomas est aussi bien remarquable. Saint Thomas était grand et gros -- oui, gros, car c'est un très nécessaire coefficient de spiritualité et de beauté que l'ampleur -- et il avait le visage sain, c'est à savoir rouge et agréablement rectangulaire. C'était un Napolitain du Saint Empire, nationalité un peu disparue, comme tant d'autres, hélas, au bénéfice d'intervalles faux sou­vent que représentent les nationalités modernes. Mais Chester­ton a là-dessus ses idées, et je suis heureux de constater à quel point elles se rencontrent avec celles de Joseph de Maistre et de Dante que j'ai toujours faites les miennes. C'est bien sûr un internationalisme d'empire -- la chrétienté -- qu'il formule avec regret. Une unité très grande laissant souples et en compétition d'autres infiniment nobles plus petites et même très petites et ne contrariant jamais ce qui de nos jours -- mais on ne s'entend pas très bien -- s'appelle un régionalisme. Bref une sorte de Suisse en immense, ce qui existait au Moyen Age, époque sous ce rapport et tant d'autres infiniment supérieure à la nôtre. Chesterton est anglais -- personne ne l'est plus que lui -- mais il n'est pas nationaliste. Voilà une façon de con­cevoir la droite plus sainement qu'on ne le fait (il est vrai que ce reproche tombe à faux puisque ce sont les gauches actuel­lement qui donnent la mesure du plus farouche nationalisme). Enfin voici ce qu'il dit : *Une influence internationale coïncidait avec une sorte de nationalité internationale : les beaux noms des villes, des pro­vinces et des peuples ne constituaient point, selon le régime idéal de la chrétienté, ces divisions tranchantes et ces frontières abruptes que nous vaut le siècle présent.* 114:221 Il y avait des armées -- le Moyen Age ne fut, Dieu merci, jamais antimilitariste -- mais ces armées n'opposaient pas des nations (c'est cela qui est insensé dans les temps actuels, car les nations ne représentent ni des idées, ni des principes, ni des races ni même des langues). *La guerre qui divisait les chrétiens n'était* « *internatio­nale *»*... que dans le sens spécial où nous parlons aujourd'hui de paix internationale. Elle n'opposait pas deux nations, mais deux organismes supérieurs aux nations, supranationaux, comme l'on dirait au bord du lac de Genève : l'Église catholique et le Saint Empire... A ce compte-là, Frédéric II est de la croisade, non de la croix. C'est un politique international, ou mieux, ce qu'un bon internationalisme déteste plus que tout : un soldat international, de la race des Charlemagne, des Charles Quint et des Napoléon, à laquelle ils ne pardonneront jamais d'avoir manqué de réaliser ce dont ils ne font que parler : le Super-État.* Voilà pour sa pensée politique et c'est très curieux, très fortifiant. Cependant revenons au mot réel qui motive cette joie fraîche qu'est la nôtre dans le retrouvement du sens commun. Réel entraîne réaliste. Malheureusement réaliste dans les langues modernes, mais surtout dans l'usage qui en est fait chez les peuples latins, a pris une acception déprimante. École *réaliste,* roman *réaliste,* propos *réaliste.* Ce mot est dit ici comme pour dire « terre à terre ». C'est par opposition à idée, idéal, idéa­lisme, qui, si l'on continue à descendre dans le fait d'expri­mer, ne signifie non plus pas grand-chose -- n'a-t-on pas décou­vert à ce terme, ces dernières années, dans les discours et la presse, une acception franchement péjorative ? Oui quand par opposition à une politique scélérate qu'on appelle « réaliste » on s'est mis à dire « idéalisme », comme pour se moquer. Mais *vérité* aussi au sens où l'employait Renan. Quand il ose dire : « Il se pourrait que la vérité fût triste. » 115:221 Là contre, Chesterton réagit de toutes ses forces. Et il n'a pas beaucoup à faire. La vérité est ce qui est vrai. Il se peut, dit-il en substance, qu'une catastrophe de chemin de fer soit avérée, il se peut qu'elle soit la réalité : il n'en est pas moins certain, plus que certain puisque cela se produit tous les jours, et plusieurs fois à toutes les heures du jour et de la nuit -- *que le train arrive.* Voilà comme sens commun réaliste et thomiste qui est beaucoup plus confortant. Zola ou une nature morte inerte -- de fruits que nul ne mange -- ou Proust encore et sa terrible odeur. On a voulu faire un surréalisme. Il ne contre­balance pas la dépression : bien au contraire il l'affirme dans un satanisme élancé et vermicelé encore plus froid. La réalité est déjà suffisamment surréaliste. Être c'est déjà croire et croire c'est croître. Le grain de sénevé n'est pas une nature morte. Il n'y a rien que du sens commun de la plus belle eau dans ce que déclenche aux yeux un film américain décidément extraordinaire. Il est extraordinaire -- extra-habi­tuel -- mais pas invraisemblable (rappelons-nous la distinction chestertonienne) puisqu'il secoue chez les gosses et les simples une fibre biologique purement récupérative. C'est ce qui a été, qui devrait être, qu'on voit. C'est cet art-là, l'équivalent en effets de cet art-là, que met en action le fort rouleau pâteux chestertonien. Accédons alors aux pièces massives : *Le Nommé Jeudi, La Sphère et la Croix, L'Homme éternel, Le Napoléon de Notting-Hill.* Eh bien il faut les lire (je ne vois pas d'autre façon d'y accéder). Ce n'est que de la littérature attrayante du genre que définit une irrésistible faim d'événements bien ménagés qui se continuent, donc rien de différent du roman, quelquefois de qualité basse, qui se dévore, mais qui sans la faire haïr -- sans faire haïr l'art -- se révèle à un tel point supérieure qu'on ne peut que s'écrier que le plus difficile prodige a été réalisé. C'est de l'épaisse littérature géniale, et géniale pas comme Beethoven (pas avec une mèche qui se promène) : géniale au sens de génies quand ils sont peints sur des plafonds représentant bien bleus et bien roses et bien jaunes -- jaunes comme l'œuf -- les flots qui s'ouvrent et des chars et des chevaux qui gagnent les nuées. Il y a une contexture adonaïque dans ce brassement. Mais Chesterton rit un peu plus que Dieu (c'est compréhen­sible). 116:221 Je ne l'ai jamais vu, ne m'étant jamais rendu en Angleterre ni dans aucun pays britannique ; et maintenant il est mort. C'est Claudel qui me l'a signalé quand j'étais neuf et timide et que je ne savais rien. Claudel avait traduit à la perfection un chapitre d'*Ortho­doxie* qui parut dans la *Nouvelle Revue française* en août 1910. Claudel non plus ne le connaissait pas à cette époque. Il lui avait écrit pour lui soumettre son idée de traduire *Orthodoxie* entièrement de cette façon-là. Mais Chesterton ne savait pas qui étaient les gens, et, la France, il se la représentait à peu près comme un romaniste allemand ou suédois se représente la Provence : de très loin... Par sa secrétaire, il lui fit donc ré­pondre que sa proposition ne le laissait pas insensible, mais qu'il avait une traductrice pour ses ouvrages à rendre en fran­çais et que personne jusqu'ici ne s'en était plaint, donc qu'il n'entendait pas cette fois-ci et pour ce livre-là se dispenser de ses services. Il y a de cela quelques années -- disons sans crainte de se tromper trop en 29 -- une jeune dame à jupe écossaise que je connais et qui est maintenant à Paris se trouvait résider en Angleterre dans le même village que Chesterton. C'était dans les environs de Londres et elle prenait le train souvent, et dans la petite gare ornée de pâle vigne rosâtre à tristes petits fruits noirs, elle voyait quelquefois un monsieur qui lui aussi atten­dait le train. Un monsieur de bel âge, assez gros, avec une ou plusieurs pèlerines superposées. Il avait des lunettes, non tant pour voir que pour modérer le pétillement incessamment vif de son regard. Enfin sa tête répondait absolument au portrait de Chesterton tel que l'ont répandu à l'envi les éditoriaux de la capitale. Quelqu'un de médiocrement instruit -- disons le petit pâtissier -- l'aurait immédiatement reconnu. Je suis heureux par conséquent, d'avoir, même d'une façon indirecte et si lointaine, un contact avec cet homme étonnant. Cependant était-ce lui ? Voilà qui n'est pas d'une certitude inéluctable. Souvent on s'imagine pendant longtemps, surtout par ces contacts occasionnés par des convois -- trams, trains, pyro­scaphes de fjords ou lacustres -- que telle tête répond à telle identité, et, de fait, comme de contacts réels (heureusement) il n'y en a jamais, cela devient une acquisition définitive. 117:221 Eh bien c'est tant mieux. Il est certain que, sans dommage aucun, un portrait que l'on imagine à peu de chose près vraisemblable est amplement suffisant pour l'usage que nous en faisons dans une identification de visage à écrit ou de visage à action. Celui de Pasteur est sur les timbres en France. Eh bien, si ce n'est pas tout à fait Pasteur, celui qu'ont connu ses proches dans sa calorie propre -- les lettres partent quand même. Ajoutons à ceci que dans une localité et même dans une officine, il est fréquent que des gens se ressemblent. Si encore ce n'était que cela ! Il arrive que ceux-là mêmes qui boitent du même pied et de la même façon, sont encore affectés à une ou deux lettres près d'une homonymie. Oui, Nicolai et Nicolas, Rocco et Rocca (qui était son secrétaire et lui ressemblait), etc. Hâtons-nous de dire que rien dans le cas présent ne peut laisser présu­mer que le personnage en question n'ait pas été Chesterton. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il habitait ce village. Il y avait une fort jolie maison pas trop grande -- rose, en brique poreuse, de style hollandais XV^e^ siècle usuel, donc neuve -- directement posée sur l'herbe. Et ceux qui de loin par un vagabond sentier de terre foulée traversaient la pelouse, enten­daient par intermittence de grands rires. C'était lui qui par son tour irrefrénable faisait rire sa dactylographe et sa femme. Il dictait, elles écrivaient, et c'était pour un instant le silence, et puis, n'y tenant plus elles éclataient. A la radio on l'a sou­vent entendu, même en France, si les appareils étaient bien réglés (s'il n'y avait pas trop de remorqueurs de viande beu­glant dans la Tamise). Il répondait à Bernard Shaw, lui asse­nant à dose intarissable l'imprévu pimenté. Shaw, certainement inférieur (mais il ne s'en est jamais douté) répondait, et Chesterton répliquait encore. Toute l'Angleterre s'amusa à ce jeu-là pendant des années. Vers 1920, il y eut à Londres un dîner où étaient réunis G. B. Shaw, de vingt ans plus âgé que lui, puis G. H. Wells, puis lui, donc Gilbert Keith Chesterton puis sir Charles Ram Kennedy, puis cinq ou six personnes dont il est inutile de rappeler le nom parce qu'il n'évoquerait pas grand-chose. Seul Chesterton sut se conduire comme il convient dès qu'il s'agit de boire et de manger en compagnie depuis que la Chrétienté, dont l'An­gleterre fait partie, existe. 118:221 Wells s'abstenait de tout liquide. Shaw est sottement végé­tarien. Les autres mangeaient du bout des lèvres et comme contraints devant une abominable pratique. Chesterton était la première réaction contre un genre papil­lon rare qui à titre de nouveauté -- avec un retard de soixante ans -- sévit actuellement chez nous. Charles-Albert Cingria. 119:221 ## **Correspondance avec le P. Congar sur « la crise dans l'Église » et l'évolution conciliaire** 121:221 *Table des matières* - Avant-propos : 123 - Première lettre de Jean Madiran au P. Congar : 125 - Réponse du P. Congar : 138 - Billets : 144 - Seconde lettre de Jean Madiran au P. Congar : 145 - Billet : 156 - Troisième lettre de Jean Madiran au P. Congar : 157 - Réponse du P. Congar : 176 - Quatrième lettre de Jean Madiran au P. Congar : 177 - Derniers billets : 190 123:221 **AVANT-PROPOS** *QUAND nous publierons en volume cette correspondan­ce, nous y ajouterons une préface et une postface de quelque dimension. Car des réponses faites ou omises par le P. Congar, nous avons beaucoup à dire et beaucoup à conclure. Pour aujourd'hui, un mot suffira.* 124:221 *Ce mot est un constat de carence, qui concerne moins la personne de notre interlocuteur que la cause in­défendable qui est la sienne. Avec le P. Congar, ce n'est certainement pas le plus bas niveau intellectuel et théologique de l'évolution conciliaire que nous avons exploré. Il en ressort que cette cause de l'évolution conci­liaire est une cause sans arguments. Entendons-nous : elle a des argu­ments mondains. Elle n'a pas d'argu­ments religieux. Le parti au pouvoir dans l'Église sait, dans une certaine mesure, parler un langage profane, érudit, scientifique, humaniste, il ne sait plus tenir un discours catholi­que. Les principes et critères catho­liques lui donnent tort : il lui faut avoir plus ou moins subrepticement recours à d'autres critères, à d'autres principes, démocratiques sans doute, modernes merveilleusement, mais qui ne proviennent ni du décalogue ni de la révélation chrétienne.* *Cette constatation, contradictoire­ment établie, n'est pas sans portée.* J. M. 125:221 ### Première lettre au P. Congar \[*sur la tradition, la messe, le concile et le catéchisme*\] ([^109]) 25-31 mars 1977. Révérend Père, Ayant considéré et médité à loisir, depuis sa parution à l'automne dernier, votre opuscule : *La crise dans l'Église et Mgr Lefebvre,* je vous apporte quelques observations, objections et questions. La présente lettre n'est pas destinée à n'être jamais publiée ; mais elle ne le sera pas avant plusieurs semaines au moins. Vous fixerez vous-même le statut public ou privé de votre réponse, si vous m'en faites une, et bien entendu je le respecterai. Il y a beaucoup de politique dans votre livre ; fort agressive à notre endroit ; se fondant souvent sur des informations erronées, sur une documentation systémati­quement unilatérale et sur des interprétations naïvement malveillantes : bref, ce que vous nommez « une passion politique non critiquée » (p. 32). Je vous en parlerai si vous le désirez, mais une autre fois. Je veux vous contredire et vous interroger sur la tra­dition, sur la messe et sur le concile ; et sur le catéchisme. 126:221 #### I \[Le concept de tradition\] Vous avez beaucoup écrit sur le concept de tradition. Il ne me semble pas que vous ayez donné les éclaircisse­ments décisifs réclamés par l'opinion singulière que l'on voit dresser la tête au bas de votre page 35. Elle n'est pas imprévue sous votre plume, elle n'en demeure pas moins étrange. Vous approuvez la réforme liturgique d'avoir exhumé une tradition plus ancienne que celle du Moyen Age et de l'époque moderne. Nous connaissons votre goût pour un « ressourcement » de cette sorte et je ne viens pas vous interpeller sur l'essence d'une attitude et d'un dessein qui n'offre plus beaucoup matière à question, toute votre œuvre ayant déjà répondu. Je conteste seulement que ce dessein puisse se dire traditionnel, se prétendre plus traditionnel, je conteste que ce soit à une « tradition » qu'il se réfère. Une tradition plus ancienne ? On peut dire d'une tradition qu'elle est plus ancienne qu'une autre quand elles sont toutes deux vivantes. Vous invoquez au contraire non pas une tradition plus ancienne, mais une tradition morte : une tradition qui n'était plus transmise, une tradition qui n'était plus tradition. Vous glissez en douceur jusqu'aux abords du sophisme où l'on a vu tant d'évêques tomber avec fracas : le sophisme selon lequel le plus ancien serait le plus traditionnel. Si vous voulez pour la messe la langue traditionnelle, nous ont-ils dit avec la suffisance de leur grossièreté d'âme, alors vous devez prendre le grec, ou mieux encore, l'araméen, qui sont, sachez-le donc, plus anciens. Ils imaginaient que nous pouvions l'ignorer, sans doute parce qu'eux-mêmes ve­naient tout juste de l'apprendre. Mgr Elchinger, de Stras­bourg, est coutumier de cette épaisseur dans ses impré­cations contre les traditionalistes. Vous pourtant vous le savez : le traditionnel n'est pas l'ancien, le plus traditionnel n'est pas le plus ancien, mais l'ancien transmis. 127:221 Un certain nombre de choses anciennes, et par exemple des « prières eucharistiques », n'ont plus été transmises dans l'Église, ou n'ont été transmises que précisées, ordonnées, émondées, à partir du IV^e^, du V^e^ ou du VI^e^ siècle. Il n'est pas forcément illicite de vouloir en restaurer quelques-unes : mais ce ne peut être au nom de la tradition, puisque justement la tradition les a écartées. Relever des traditions mortes n'a rien de scandaleux : nous-même avons passé notre vie dans l'espoir de contri­buer à relever des traditions françaises assassinées aux environs de 1789, selon Maurras, ou, de 1880, selon Péguy. Seulement l'éclipse ou la mort d'une tradition temporelle, fût-elle temporelle chrétienne, n'oppose aucun interdit de principe au dessein de la faire revivre. Ou du moins, cet interdit de principe n'existe qu'à l'intérieur de la religion, car c'en est une, de l'évolution et du progrès, qui croit que le nouveau est toujours moralement meilleur que l'ancien. En revanche il n'est pas évident qu'il soit bon, qu'il soit meilleur, qu'il soit licite de reprendre des inspi­rations et des éléments écartés par la tradition dans l'Église depuis quinze siècles. Ces « éléments », ces « inspirations », tombés en désuétude, ne doivent pas de ce fait être consi­dérés comme nécessairement mauvais ; mais il est indu de leur consentir, en raison de leur ancienneté, une im­portance et une autorité prioritaires ; il est sophistique de le faire au nom de la tradition. Prétendre comme vous le faites, ou comme vous l'insinuez, ou comme votre lecteur y est inévitablement conduit, que la tradition de l'Église a eu tort pendant mille cinq cents ans de ne plus trans­mettre certains « éléments et inspirations » antérieurs au V^e^ siècle, c'est faire acte non plus de tradition, mais d'anti-tradition ; de révolution. Et votre pensée paraît plus cohé­rente dans une perspective révolutionnaire que dans une perspective traditionnelle. 128:221 #### II \[L'obligation prétendue de la nouvelle messe\] J'apprends de vous qu'en France la nouvelle messe est obligatoire depuis *le premier dimanche de l'Avent 1974* (p. 34). Au premier dimanche de l'Avent 1974 (soixante-qua­torze), nous luttions depuis quatre années pleines contre la prétendue obligation déjà établie et partout imposée en France. C'est à partir du *1^er^ janvier 1970* (soixante-dix) qu'une ordonnance de l'épiscopat français, constamment contestée par moi-même comme juridiquement schismati­que, a rendu obligatoire « le nouveau missel de Paul VI », et obligatoire en français, disait son article 2 : ordonnance du 12 novembre 1969. Nous avons été quelques-uns, peu nombreux au début, à déclarer que cette obligation était une fausse obligation, ni légale ni légitime, et que nous ne la reconnaissions pas. Ce furent quatre années de résistance harassante et de drames entre frères. Je pensais que vous pensiez que nous avions tort. Mais vous pensiez donc que nous avions raison. La nouvelle messe n'est obligatoire, selon vous, que depuis le premier dimanche de l'Avent 1974 : on nous a donc pendant quatre ans, selon vous, imposé une obligation arbitraire. Selon l'épiscopat français, la nouvelle messe est obli­gatoire en France depuis le 1^er^ janvier 1970. Selon le P. Congar, cette obligation n'était pas valable ; elle ne l'est devenue qu'en 1974. Veuille le P. Congar nous dire au moins ce qui s'est passé en 1974, selon lui, pour conférer tardivement à cette obligation édictée en 1969 une validité qu'elle n'avait pas. Et si nous avions raison pendant qua­tre ans, pourquoi pendant ces quatre années de persécu­tion le P. Congar n'est-il jamais venu essuyer sur notre face les crachats reçus pour avoir eu raison ? L'obligation imposée par l'épiscopat français était donc despotique et fausse de 1970 à 1974. Qu'elle soit devenue moins fausse et moins despotique à partir de 1974, voilà qui n'est pas démontré. Vous avez attendu l'automne 1976 pour reconnaître l'invalidité de cette obligation avant 1974. Dans trois ou quatre années, tout bien pesé, vous allez semblablement reconnaître son invalidité après 1974 com­me avant. Nous pouvons au moins l'espérer fermement. 129:221 Sauf si vous nous disiez tout de suite *sur quoi se fonde* l'obligation en vigueur, selon vous, à partir du premier dimanche de l'Avent 1974. Vous qui êtes d'ordinaire, dans vos références, si précis et en même temps si abondant, ici vous n'en donnez aucune. Dans l'attente de votre réponse, la teneur de votre page 34 ne peut que nous renforcer dans la conviction qu'après 1974 comme avant, le nouveau missel de Paul VI n'est pas obligatoire d'une obligation strictement juridique impo­sant son usage et excluant celui de saint Pie V. La ques­tion que nous avons posée à d'autres est posée aussi à vous : par quel *acte,* à quelle *date,* en quels *termes* cette obligation aurait-elle été promulguée ? #### III ##### 1 \[Vatican II mieux « garanti » que les autres ?\] La question centrale qui nous sépare est bien celle du concile. Et ce n'est pas une question pratique de plus ou de moins, qui pourrait se résoudre par un compromis. C'est une question de principe, implicitement posée depuis le début, mais explicitement depuis la lettre pontificale à Mgr Lefebvre du 29 juin 1975, où il est affirmé de Vatican II qu'il « *ne fait pas moins autorité *»*,* qu'il « *est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée *»*.* Telle est la sorte de « soumission au concile » qui est réclamée de Mgr Lefebvre. Une exigence analogue en substance avait été présentée à l'abbé Georges de Nan­tes, mais plus masquée, plus confuse, comme à moi-même dans la condamnation d'ITINÉRAIRES par l'épiscopat français en 1966. A ma connaissance, la lettre du 29 juin 1975 est la première qui manifeste sur ce point une assurance et une netteté sans défaut, ne laissant place qu'à une réponse par oui ou par non. 130:221 Vous dites parallèlement. (p. 16) que Vatican II a, « *plus qu'aucun autre concile œcuménique de l'histoire, toutes les garanties d'authenticité *»*.* En ce cas, bien sûr, il faut lui reconnaître au moins autant d'autorité et plus d'importance qu'à n'importe quel autre. En quoi consistent ces *garanties d'authenticité ?* Nous pensions le savoir. Nous tenions que la principale est l'usage du pouvoir infaillible de définir une vérité : ce que vous appelez un « dogme formel », dont vous précisez que « Vatican II n'en a pas formulé » (p. 18). Vatican II a ainsi refusé pour ses déci­sions la principale garantie catholique d'authenticité. Vous le déclarez néanmoins plus authentiquement garanti qu'au­cun autre : c'est une affirmation catholiquement inexpli­cable. Je vous entends et je précise. Vous n'avez nullement dit que les définitions dogmatiques ne sont pas authenti­ques ; vous avez dit que les décisions pastorales de Vatican II sont plus *authentiquement garanties* que les défini­tions dogmatiques de tous les autres conciles. Par voie de conséquence nécessaire, et d'ailleurs vérifiée dans les pro­pos et le comportement des évêques, la communion post­conciliaire devient communion dans la pastorale de Vatican II *davantage* que communion dans la foi aux dogmes révélés. Ne vous mettez pas en colère, ne nous injuriez pas, comme en votre page 62 : « Il est malhonnête... » (vous avez bien écrit : malhonnête ; même pas : intellectuelle­ment malhonnête ; mais bien : malhonnête, tout court) « il est malhonnête d'abuser du fait que le concile s'est voulu et s'est déclaré « pastoral » pour l'accuser de n'avoir pas été doctrinal ». Voulez-vous avoir la patience et l'hon­nêteté d'entendre exactement ce que l'on vous dit ? On vous dit qu'il est merveilleux, et qu'il demeure inexpliqué, qu'un concile qui s'est voulu et déclaré *pastoral* puisse avoir autant d'autorité et plus d'importance qu'un concile *dogmatique.* On vous dit que l'on attend encore, dix ans après, l'énoncé des raisons qui pourraient justifier une prétention aussi contraire aux habitudes et aux pensées catholiques. Et subsidiairement, qu'il serait honnête de retirer votre accusation de malhonnêteté. 131:221 La page 89 serre les choses d'un peu plus près : « Vous arguez souvent, nous dit-elle, du fait que le concile a été pastoral pour conclure qu'il n'a pas été doctrinal et qu'on peut donc le récuser. Cela ne tient pas. » Mettons de côté la conclusion qu'il « n'a pas été doctrinal ». Ce *doctrinal-là*, nous y reviendrons, si vous le voulez, un autre jour. Nous n'arguons ni ne concluons. Nous disons COMME VOUS que ce concile « s'est voulu et déclaré pastoral », qu'il n'a « pas formulé » de « dogme formel ». Mais nous disons CONTRE VOUS que la communion catholique est *davantage* communion dans la foi aux « dogmes formels » infailli­blement définis que communion dans la discipline envers les innovations pastorales du moment. Pour vous au con­traire, la communion catholique est *davantage* communion dans les inventions circonstancielles de Vatican II, elle l'est forcément, puisque Vatican II, selon vous, est revêtu plus qu'aucun autre concile œcuménique de toutes les garanties d'authenticité. Pour nous, malgré votre accusa­tion téméraire de malhonnêteté, nous maintenons que le « caractère pastoral » que vous reconnaissez à Vatican II fait que ses décisions n'ont ni autant d'autorité, ni autant d'importance, ni autant d'authenticité que les définitions dogmatiques. ##### 2 \[Deux critères insuffisants\] Vous invoquez deux arguments pour placer le pasto­ral de Vatican II au-dessus du dogmatique de tous les autres conciles (p. 17). Premièrement, « il a comme nul autre réuni l'Église entière en la personne de ses pas­teurs » ; secondement, « il a été plus que Vatican I atten­tif à sa minorité ». Ces deux considérations ne me parais­sent pas sans importance. Je nie seulement qu'elles soient, en doctrine catholique, supérieures à toutes les autres : suffisantes pour établir qu'un concile a davantage de garan­ties d'authenticité. A la place suprême où vous les mettez, ces deux critères ne sont plus catholiques. L'Église entière rassemblée à Vatican II davantage qu'en nul autre concile, cela ne peut être vrai que *numériquement,* et cette consi­dération numérique n'a point, dans la doctrine et la tra­dition catholiques, la portée décisive que vous lui donnez. Moins encore ce que vous appelez l'attention à la minorité. 132:221 Ces deux critères sont déterminants dans un certain idéal aristocratiquement démocratique, humaniste, libéral : où d'ailleurs ils supposent exclue toute idée d'infaillibilité venue d'en haut. Ils peuvent trouver une place moins arro­gante, moins exclusive, dans le fonctionnement catholique des conciles œcuméniques, précisément en devenant secon­daires et subordonnés par rapport à la garantie d'infailli­bilité. Mais vous les faites supérieurs à l'infaillibilité, assu­rant mieux qu'elle la garantie d'authenticité d'un concile. Cela n'est pas acceptable. Vous ajoutez, pour montrer à quel point Vatican II fut « attentif à sa minorité », que dans ce sens « le saint-père a tout fait, jusqu'à courir le risque d'impopularité » (ris­que suprême ?) « pour créer des conditions telles que les inquiétudes de la minorité reçoivent apaisement et que le vote final de l'assemblée approche au maximum de l'una­nimité. D'où, par exemple, la Nota praevia... » Voilà bien ce que nous avions pressenti. La Nota praevia explicative n'avait pas une fonction de vérité : corriger ou prévenir de fausses interprétations concernant le corps épiscopal. Elle avait une fonction tactique : apaiser les inquiétudes de la minorité, obtenir un vote unanime. C'est pourquoi elle n'a eu aucun effet correcteur ni préventif. Il est vain de s'y référer contre les fausses notions de la collégialité presque partout en vigueur : chacun sait, et Congar con­firme, qu'elle était seulement à l'intention de la minorité, pour l'anesthésier et la rallier. Une fois le tour joué, elle ne compte plus. Révérend Père, il faudra bien qu'un jour vous vous expliquiez enfin, publiquement et clairement, sur cette prestidigitation insupportable : les textes conci­liaires ont été rédigés (ou complétés) d'une manière suffi­samment traditionnelle pour pouvoir être votés par une quasi-unanimité, et cependant d'une manière suffisamment astucieuse pour permettre des développements ultérieurs qu'à l'époque les pères conciliaires auraient refusés. Ce fut un venin, jusqu'ici sans antidote connu, introduit dans l'évolution conciliaire. Désormais toute tentative de l'au­torité pour modérer le torrent des bouleversements anar­chiques est considérée comme ayant même valeur et même portée que la Nota praevia, c'est-à-dire comme grimace et clause de style destinées seulement à tranquilliser les attardés. 133:221 Et chaque fois maintenant que le Saint-Siège dit *non* pour l'avortement, l'ordination des femmes, le ma­riage des prêtres ou n'importe quoi, les post-conciliaires, évêques en tête, comprennent et traduisent : *pas encore.* Il faudra de rudes travaux pour sortir de cette situation ingouvernable. ##### 3 \[L'argument « dogmatique »\] Vous n'avez pas été net. Vatican II n'a pas « formulé » de « dogmes formels », page 18, bon. Mais en la page anagramme 81, nuance bizarre, Vatican II n'a pas « pro­duit de dogmes proprement dits ». Il aurait donc produit des dogmes improprement dits ? des quasi-dogmes ? nou­veaux ? lesquels ? Vous avez énoncé : « Quand un texte conciliaire est voté, puis approuvé et promulgué par le pape, il devient normatif pour l'Église, de façon différenciée selon son caractère : dogme formel (Vatican II n'en a pas formulé), doctrine commune, simple loi... » (p. 18). Ayant verbale­ment concédé : « *de façon différenciée selon son carac­tère *»*,* d'ailleurs en évitant de préciser les dimensions de cette « différenciation », vous n'en tenez plus aucun comp­te dans la suite de votre discours ; vous raisonnez comme si le refus d'une « simple loi », quand il s'agit d'une loi de Vatican II, était un acte schismatique ; vous vous expri­mez comme si le « consensus ecclésial » faisait de tous les textes de Vatican II des conditions nécessaires de l'ap­partenance à la communion catholique. Nous disons au contraire qu'aucun décret de Vatican II n'étant infaillible, aucun n'est irréformable, aucun n'est interdit à la critique sous peine d'excommunication. Tous peuvent être licite­ment discutés. Réserve faite, cela va sans dire, des allu­sions aux dogmes antérieurement définis. Les évêques nous jettent dans les jambes que plusieurs constitutions conci­liaires sont des constitutions « dogmatiques ». Vous-même avez évité d'utiliser contre nous ce grossier calembour théologique. 134:221 Les constitutions de Vatican II qui sont dog­matiques le sont matériellement, elles évoquent ou invo­quent des dogmes antérieurement définis, ce sont les défi­nitions antérieures qui sont infaillibles et non pas les cons­titutions qui en (re)parlent sans rien définir infaillible­ment. Le sermon d'un prédicateur peut parler autant qu'il le voudra des dogmes définis, jamais son sermon, si exact soit-il, n'en deviendra infaillible. Je ne dis pas bien sûr qu'une constitution conciliaire n'a pas plus d'autorité qu'un sermon : mais que l'un et l'autre peuvent être dog­matiques sans l'être infailliblement. Quand on consulte là-dessus votre opuscule, quand on y recherche l'indication précise de ce qu'il est permis de discuter, selon vous, dans les textes de Vatican II, on n'appréhende que du brouil­lard. Vous admettez « la discussion », mais seulement « de ce qui demeure discutable » et qui n'est pas autre­ment délimité. Vous permettez que l'on discute « tel ou tel point, laissé en effet à la discussion » (p. 18), sans dési­gner aucun de ces points. Pratiquement quoi ? Pratique­ment, il semble que vous ne considériez comme licite au­cune des critiques élevées par les dénommés intégristes contre les textes conciliaires tels qu'ils ont été promulgués. Que ces critiques soient justes ou injustes, c'est une autre question, qui demanderait examen et argumentation : on esquive cet examen, on esquive cette argumentation par l'objection préalable que toute critique traditionaliste d'un décret de Vatican II est en soi schismatique. Je ne dis pas que cet abus de l'argument d'autorité soit explicitement le vôtre. Je dis qu'on ne voit pas nettement ce que vous en pensez. Vous y revenez pages 89-90, c'est toujours aussi brumeux : « Il est vrai qu'on peut discuter ou mieux éclai­rer tel ou tel point particulier, mais il existe un enseigne­ment du concile ; le refuser d'ensemble, ou même en refu­ser des parties importantes, reviendrait à se mettre en position douteuse par rapport à la communion catholi­que. » Vous vous enfoncez dans l'équivoque en parlant d' « enseignement du concile » et de « parties importan­tes » de cet enseignement. On en conteste les *nouveautés pastorales,* et on les conteste *toutes*, non point qu'aucune d'elles, considérée isolément, ne puisse être acceptée, mais parce qu'elles sont enrôlées toutes ensemble dans une évo­lution conciliaire qui est un mouvement général d'aposta­sie immanente. 135:221 Cette contestation, vous pouvez la juger erronée (en fait), mais vous inclinez, semble-t-il, à trouver bon qu'on la déclare illicite (en droit). De toutes façons, vos « points particuliers », vos « parties importantes » et votre « enseignement du concile » sont d'un vague trop inadéquat pour ne pas réclamer une clarification. Dans l'Église de Vatican II, toute critique, du moins quand elle est traditionaliste, est assimilée à une déso­béissance ; et toute désobéissance est assimilée à un schis­me. Ce télescopage systématique de trois niveaux distincts serait simplement dérisoire si les ignares et les furieux qui le font ne détenaient entre leurs mains les plus terribles pouvoirs. ##### 4 \[Le Syllabus contredit\] Vous invoquez contre nous 700 millions de catholiques, 400.000 prêtres, 2.550 évêques en union avec Paul VI. Pour ne pas plier sous le poids, il nous faut donc un argu­ment grave, une raison proportionnée. Vous l'apercevez, mais il semble que vous n'en saisissiez pas la portée. Ce concile contredit ce que l'Église nous avait enseigné avant lui. Pour avaliser, pour légitimer une aussi incroyable contradiction, un concile qui s'est voulu et déclaré sim­plement pastoral ne nous paraît pas avoir une autorité suffisante. De la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, vous écrivez page 51 : « On ne peut nier qu'un tel texte ne dise *matérielle­ment* autre chose que le Syllabus de 1864, et même à peu près le contraire des propositions 15, 77 à 79 de ce docu­ment. » Je ne perçois pas quelle valeur restrictive ou arran­geante vous attribuez au terme *matériellement.* Il y a contradiction. 136:221 Plus généralement, il y a contradiction entre l'article 80 et toute l'évolution conciliaire qui recherche avec le progrès, avec le libéralisme, avec la civilisation moderne, la réconciliation et la transaction condamnées : *cum pro­gressu, cum liberalismo et cum recenti civilitate sese reconciliare et componere*. Cette évolution conciliaire est animée par un mépris explicite, de plus en plus ostensiblement affiché, de plus en plus officiellement enseigné, pour l'Église du Syllabus ; mépris étendu à toute l'Église tridentine ; mépris englobant l'Église médiévale. En somme, concer­nant l'attitude du chrétien à l'égard du monde, l'Église se trompe et nous trompe depuis quinze siècles, mais voici enfin une exceptionnelle génération de théologiens et d'évê­ques, éclairée par les progrès de la science, de la démo­cratie et de la conscience, pour retrouver la signification authentique du message évangélique. Une aussi massive impiété filiale envers l'être historique de l'Église, nous n'y entrerons jamais. Je voudrais, Révérend Père, que vous en sortiez, vous et les vôtres, pour votre bien et pour le nôtre. #### IV \[Un catéchisme sans Pater ni Credo\] Je vous en donne acte : vous n'entendez rien au caté­chisme. Mais la conséquence en est que vous ne pouvez rien entendre à « la crise de l'Église » dont vous traitez. Car tout est venu de la mise en place d'un nouveau caté­chisme qui ne contient plus les connaissances nécessaires au salut. « Je regrette de n'en point parler mais je suis vraiment incompétent », écrivez-vous page 73, note 33, et ce n'est pas la première fois. Il y a pourtant quelque appa­rence de dérobade dans votre modestie. On vous parle *du catéchisme*. Vous répondez que vous ne connaissez rien à *la catéchèse*. Celle-ci en effet, ainsi rebaptisée, peut se pré­senter comme affaire de spécialistes, et vous, vous l'êtes ailleurs, par exemple en *ecclésiologie*, je sais. Mais est-ce affaire de spécialistes, ou de généralistes, l'officialisation d'un catéchisme désormais sans Pater et sans Credo ? 137:221 Ne me dites pas qu'ils y sont toujours. S'ils y sont encore, c'est sans explication. Vous ne le savez pas, étant ignorant en catéchèse, mais peut-être le savez-vous tout de même par l'histoire et par l'ecclésiologie : l'enseignement des vérités nécessaires au salut, depuis une quinzaine de siècles, était procuré fon­damentalement par l'explication du Credo (ce qu'il faut croire, vertu théologale de foi), l'explication du Pater (ce qu'il faut désirer, vertu théologale d'espérance), l'expli­cation des Commandements (ce qu'il faut faire, vertu théo­logale de charité). Sans doute, il est intellectuellement pos­sible d'enseigner les vérités nécessaires au salut par une autre voie pédagogique, notamment dans la catéchèse des adultes. Mais choisir une autre voie et la rendre obliga­toire, comme le fait avec une obstination mortelle le nou­veau catéchisme français depuis dix ans, c'est priver les enfants de la connaissance du Pater et du Credo (et des Commandements). Ou, au mieux, c'est les leur faire réci­ter sans les leur expliquer jamais. Voilà dix ans que nous protestons, réclamons et lut­tons. Vous n'êtes pas compétent. Vous n'êtes pas au cou­rant. Vous dites qu'il n'y a nulle part, aujourd'hui, d'évê­ques qui soient hérétiques ; il y a seulement des « mal­façons » (note 40). Les malfaçons les plus énormes, les plus déterminantes, vous ne les connaissez pas. Ce sera votre meilleure excuse. Ou bien vous ne voulez pas les connaître, et alors ce sera votre plus grave condamnation. Mais Dieu merci je n'ai point à en juger. Je vous ai posé quelques questions, choisies parmi toutes celles que suscite votre livre. Je crois qu'elles se posent d'elles-mêmes. Vous pouvez éviter de répondre au questionneur. Pourrez-vous vous dispenser d'apporter, d'une manière ou d'une autre, une réponse aux questions ? Veuillez, je vous prie, Révérend Père, agréer mes res­pectueuses salutations et l'expression de mes sentiments très attentifs. Jean Madiran. 138:221 ### Réponse du P. Congar *Paris, le 18 avril 1977.* *Cher Monsieur,* *Voici mes réponses à vos questions.* *Ad primam, j'ai parlé d'* « *une reprise d'inspirations et d'éléments d'une tradition plus ancienne que celle du Moyen Age et de l'époque moderne *» (*p. 35*)*. Vous citez exactement ma phrase, mais vous passez de là à me faire dire que* « *le plus ancien serait le plus traditionnel *». *Ce n'est pas la même chose. On entend par* « *tradition *» *la transmission, acte et contenu. Mais on emploie aussi sou­vent le mot pour désigner l'état des doctrines professées, des célébrations et de la discipline à un moment ou en un lieu donné, chez des auteurs donnés, tel que nous les font connaître* « *les témoins de la tradition *»*. C'est dans ce sens-là que j'ai parlé d'une tradition plus ancienne. Une telle* « *tradition *» *demande évidemment à être appréciée. Elle n'est pas nécessairement meilleure que celle d'une autre époque ou d'un autre milieu. Cependant, tous ceux qui fréquentent les Pères ou les liturgies anciennes témoi­gnent qu'on trouve chez eux une richesse, un équilibre incomparables dans l'intelligence du mystère chrétien. L'idéal de* l'Ecclesia primitiva *a inspiré toutes les époques. Il est clair qu'un texte liturgique du début du III^e^ siècle a une valeur incomparable* (*étant reconnu qu'il est catholi­que*) *comme témoignage de la foi de* « *l'Église de tou­jours *». \*\*\* 139:221 *Vous trouverez la réponse à votre deuxième question dans le livre de Dom Guy Oury, que je cite :* La Messe de S. Pie V à Paul VI. *Solesmes, 1975, pp. 21-24. Il y a eu deux ordonnances des évêques de France, une le 12-XI-1969 qui,* « *par mandat apostolique *» *fixait l'obligation générale de suivre le nouvel Ordo Missae au 1^er^ janvier 1970, et d'user des textes du Missel à partir du premier dimanche de l'Avent 1970. Mais la traduction de ces textes n'était pas achevée alors. Lorsque cette traduction eut été entièrement achevée, les évêques de France ont confirmé leur décision antérieure en ces termes :* « *A partir du 1^er^ dimanche de l'Avent 1974, dans la célébration en français, les traduc­tions contenues dans l'édition officielle en français du Mis­sel romain promulgué par Paul VI* devront *remplacer tou­tes les traductions provisoires antérieures. *» *C'est à cette confirmation que je me suis référé. Cela n'implique abso­lument pas que je pense et insinue que l'obligation pro­mulguée le 12-XI-1969 n'était pas valable ou qu'elle fût invalide. Je récuse absolument l'interprétation que vous donnez à ma page 34* (*37 dans la 2^e^ édition augmentée*)*. Si je publie une 3^e^ édition, je formulerai ce point d'une manière plus complète et qui ne donne pas lieu à contes­tation.* \*\*\* *Votre troisième question passe d'un plan à un autre. J'ai expliqué pourquoi Vatican II a, plus qu'aucun autre concile œcuménique de l'histoire, toutes les garanties d'au­thenticité, par deux faits : 1°*) *une représentation beau­coup plus effective de toute l'Église catholique : par exem­ple, nombre des évêques noirs des jeunes Églises d'Afri­que, alors qu'à Vatican I il n'y en avait pas ; ou épiscopat des U.S.A. ; ou rôle qu'ont joué les évêques de rite orien­tal, sans commune mesure avec celui qu'ils ont eu à Vati­can I.* 140:221 *Pensez qu'au concile œcuménique de Constantinople de 381 il n'y avait pas un seul évêque d'Occident... Ce n'est pas une pure question numérique, il s'agit d'une expres­sion de l'unanimité morale de l'Église : c'est qualitatif, non purement quantitatif. 2°*) *l'attention à la minorité en vue d'arriver à la plus large unanimité. Je donne l'exem­ple de la Nota praevia mais suggère qu'il y en a bien d'autres, par exemple les 19 modi apportés au* De œcume­nismo (*20-XI-1964*) *ou la rédaction des § 2 et 3 du n° 1 de* Dignitatis humanae personae (*qui est de moi, pour répon­dre à un souhait du Saint Père transmis par Mgr Carlo Colombo*)*. Avec votre propos de critique et d'opposition, vous interprétez polémiquement : donc, c'était purement tactique et, le résultat tactique obtenu, on peut ne tenir aucun compte de ce qui était en réalité correction du con­tenu. Non ! La Nota praevia ne change absolument pas le contenu du ch. III de* Lumen Gentiuni : *voyez le témoi­gnage du principal rédacteur des deux, Mgr G. Philips :* « *D'autres pensent plutôt que la* Note *annexée contient effectivement une restriction du texte. Ainsi le Card. Jour­net et le P. Schillebeeckx. Cette dernière opinion est sans fondement ; il suffit, pour s'en rendre compte, de comparer les expressions de la* Note *avec celles qui se rencontrent dans les célèbres questions interlocutoires* (*du 30 octobre 1963*)*. Entre les deux documents, on ne remarque vrai­ment aucune différence. *» (L'Église et son mystère au deuxième Concile du Vatican. *Desclée, 1967, t. I, p. 283.*) *S'il y a une différence, elle est dans le style. Celui de la* Note *est plus scolastique, plus juridique, en ce sens plus précis ; par son allure plus dogmatique, il a satisfait des esprits qui aiment ce ton et sont mal à l'aise dans le style plus descriptif de l'ensemble du Concile. Et c'est cela qui a permis à tant de membres de la minorité de donner leur accord à Lumen Gentium.* 141:221 *Vous écrivez, à mon adresse :* « *Vous avez dit que les décisions pastorales de Vatican II sont plus* authentique­ment garanties *que les définitions dogmatiques de tous les autres conciles...Par voie de conséquence nécessaire... la communion post-conciliaire devient communion dans la pastorale de Vatican II* davantage *que communion dans la foi aux dogmes révélés. *» *Je n'ai jamais pensé ni dit cela. C'est vous qui passez de l'idée de Concile ayant plus qu'au­cun autre les garanties d'authenticité,* au sens que j'ai dit et viens de rappeler, *à l'idée saugrenue que les décisions pastorales du Concile seraient plus importantes pour la fidélité catholique que les définitions dogmatiques. Au sujet de celles-ci, je vous le demande, lesquelles Vatican II a-t-il niées ou méconnues, ou simplement écorchées ?* *Quand, une page plus loin, vous écrivez :* « *Nous disons* COMME VOUS *que ce concile* « *s'est voulu et déclaré pas­toral *»*, qu'il n'a pas formulé de* « *dogme formel *»*. Mais nous disons* CONTRE VOUS *que la communion catholique est* davantage *communion dans la foi aux* « *dogmes for­mels *» *infailliblement définis que communion dans la discipline envers les innovations pastorales du moment. *» *Cela tombe dans le vide, car je n'ai pensé ni dit cela.* *Vous me reprochez de ne pas préciser mieux le carac­tère* « *normatif pour l'Église, de façon différenciée selon son caractère : dogme formel* (*Vatican II n'en a pas for­mulé*)*, doctrine commune, simple loi *» *des documents du Concile, et, à la faveur de cette imprécision, de traiter le refus d'une* « *simple loi *» *comme un acte schismatique. Je ferai à ce sujet deux réponses : 1°*) *La question a été posée très tôt de l'autorité des textes du Concile. Un grou­pe de travail dirigé et présidé par Mgr Parente, et dont j'ai fait partie, a répondu le 6 mars 1964 :* « *Compte tenu de l'usage des conciles et de la fin pastorale du présent Concile, celui-ci propose comme* « *défini *»*, à tenir par l'Église en matière de foi et de mœurs, uniquement ce qu'il a ouvertement déclaré comme tel. Les autres points pro­posés par le Concile, étant donné qu'ils sont la doctrine du Magistère suprême de l'Église, tous et chacun des fidè­les doivent les recevoir et s'y attacher selon l'esprit même du Concile, qui ressort soit de la matière en cause soit de la façon dont il s'exprime, selon les normes de l'interpré­tation théologique. *» *Ces normes sont bien connues. On peut voir à ce sujet tout traité de critériologie théologi­que et le livre classique du P. Choupin.* 142:221 *2°*) *Là où il n'y a pas de répétition d'un dogme formel* (*=* défini *par un concile ou par le magistère pontifical*) *ou d'un dogme au sens large* (*par ex. celui de la Rédemption, qui n'a pas fait l'objet d'une définition formelle*)*, il est loisible de poser des questions. Lesquelles, demandez-vous ? Je ne peux qu'évoquer des* exemples. *Y a-t-il un seul sujet col­légial, ou deux sujets inadéquatement distincts du pouvoir pastoral suprême ? Le diaconat est-il le sacrement de l'Or­dre ?* (*je tiens que oui*)*. On peut aussi discuter sur la tra­duction de* « *consubstantialis *» *par* « *de même nature *» *et sur bien des points analogues, ou sur la nature exacte du Synode des évêques, ou sur la qualité et le caractère adéquat de* Persona humana. *Bien des points de* Gaudium et spes *peuvent être aussi discutés, améliorés, par ex. sur l'objection de conscience. Etc. Mais c'est tout autre chose d'opposer un refus global au Concile ou de jeter une sus­picion globale sur lui, sur les réformes qui en sont issues, sur le pontificat de Paul VI. Le P. Billot écrivait :* « *Rien dans la foi catholique n'est plus clairement établi depuis le début que le dogme de l'autorité de l'épiscopat pris dans son ensemble, soit réuni en concile œcuménique, soit répan­du à travers le monde entier. *» (De Ecelesia Christi, *4^e^ éd., Rome, 1921, t. I, thèse 27.*) *Alors, je ne peux pas ergoter dans un esprit disputeur : la communion concrète de l'Église admet quelques discus­sions mais non une crispation dans un soupçon général, une opposition globale, une fronde chicanante comme a été le jansénisme monté en graine. Il y a une santé de la vie dans la communion concrète de l'Église qui veut une cer­taine simplicité, un fond de confiance.* *Pour ce que vous dites du Syllabus, j'ai donné l'indi­cation d'une étude de J. Courtney Murray. J'ai relu récem­ment la totalité des documents auxquels renvoie le Sylla­bus. La plupart sont des allocutions consistoriales. Il m'est clair qu'il s'agit d'un enseignement pastoral, à com­prendre en référence à la conjoncture de l'époque, parfois même de l'Italie. Il y a, dans ces documents, un principe de fond que nous devons toujours honorer, à savoir l'auto­rité de Dieu, médiatisée par l'Église, et la liberté aposto­lique et juridique de cette Église pour l'exercice de sa mission.* 143:221 *De plus, je me reconnais solidaire de l'Église qui a, alors, donné cet enseignement dans les conditions qui étaient les siennes, sans être obligé pour autant de tenir que Pie IX a fait pour le mieux. Mais nous avons à hono­rer le principe susdit dans de tout autres conditions que celles de* 1864. *Le Syllabus défendait aussi un pouvoir temporel auquel, prenant acte d'une situation nouvelle, la papauté a renoncé le 11-2-1929, en honorant autrement le principe de l'indépendance du Saint-Siège.* \*\*\* *Catéchisme, catéchèse. Je sais quel est le principe qui a présidé à la rédaction de nouveaux catéchismes. Il est péda­gogiquement juste. A-t-il été bien mis en œuvre ? N'y avait-il pas d'autres principes à honorer ? Je répète que je ne suis pas assez informé pour en parler. Vous avez naguère réclamé un retour au catéchisme de S. Pie X. Je l'ai lu. Il y a des termes qui ne sont pas pédagogiquement heureux, par exemple parler du* « *caractère *» *de l'Ordre, car le mot a un autre sens pour les enfants. Bien sûr, on peut expli­quer. Mais permettez-moi de garder ici la réserve que j'ai manifestée dans mon petit livre. Ce n'est pas manque d'in­térêt pour une chose si importante. Mais on ne peut pas tout faire. Je suffis déjà avec peine à ma tâche. Le Sei­gneur est servi par bien des voies. Qu'il le soit selon sa sainte volonté !* fr. Yves Congar. 144:221 ### BILLETS *De Jean Madiran au P. Congar* 5 mai 77\ S. Pie V Révérend Père, Étant en voyage, c'est seulement hier que j'ai été rejoint par votre lettre du 18 avril. Je vous en remercie. Avant toute autre considération, je remarque que vous n'avez pas précisé, comme je vous le demandais, le statut (public ou privé) de votre réponse. Je puis le présumer ? Je préférerais une indication à une présomption. Veuillez agréer, Révérend Père, mes respectueuses saluta­tions, Jean Madiran. *Du P. Congar à Jean Madiran* 10 mai 1977 Si vos questions sont publiées (et il me semble que tel était le propos) il est normal que mes réponses le soient aussi. ([^110]) fr. Yves Congar. 145:221 ### Seconde lettre au P. Congar \[*sur les mêmes questions*\] 8 juillet 1977 Révérend Père, Vous avez répondu à mes questions comme si elles étaient une demande de renseignements adressée par mon ignorance à votre érudition. Cette attitude, cet artifice, il ne serait pas convenable de vous y tenir dans un tel débat ; sans parler de l'imprudence : vous laisseriez supposer que ni votre personne, ni votre cause n'étaient capables de mieux. #### I \[L'obligation prétendue de la messe nouvelle\] Voyez votre réponse sur la messe. Vous m'expliquez que la nouvelle est obligatoire en vertu de deux ordonnan­ces de l'épiscopat français. Comme si vous supposiez que leur existence nous avait échappé. Comme si vous avait échappé ce que nous leur avons objecté. Comme si, pour vous, un épiscopat avait pouvoir d'abroger la messe tra­ditionnelle. Comme si, enfin, vous ne sentiez guère la pro­fondeur crucifiante d'un tel drame. 146:221 Vous tenez donc la messe dite de saint Pie V pour licitement et légitimement interdite depuis 1970. C'est une sorte de lapsus qui vous avait fait écrire qu'elle ne l'était que depuis 1974. Dont acte. On tournerait sans plus cette page, si la manière de votre dénégation n'était curieuse­ment instructive quant à un aspect de votre méthode intellectuelle dans ce débat. Vous aviez assuré que l'obligation de la nouvelle messe était entrée en vigueur *à partir* du premier dimanche de l'Avent 1974. Dire cela, c'est dire qu'avant cette date la nouvelle messe n'était pas encore obligatoire. Il ne s'agit pas de *récuser,* astuce, mon *interprétation :* il n'y avait aucune interprétation de ma part dans le fait de compren­dre, selon le sens obvie et inévitable, que déclarer une chose obligatoire « à partir » d'une date, c'est déclarer qu'elle ne l'était point auparavant. Vous aviez donc non point à récuser mon interprétation mais à rectifier votre affirmation. Là-dessus vous vous employez à me procurer des références bibliographiques comme si elles m'avaient manqué, et comme si leur ignorance était la cause évidente de l'interprétation récusable dont vous me créditez. Je le note au passage parce que le procédé se déroule ici en toute clarté : plus loin vous le réitérez, mais dans le brouil­lard, on s'y laisserait peut-être prendre si l'on n'était aver­ti par l'exercice préliminaire que vous en avez fait. J'ajouterai, par parenthèse, que sur cette question si controversée (et si centrale) de la messe, vous paraissez presque entièrement dépourvu d'information et de réfle­xion personnelles. Vous suivez Dom Oury d'une manière manifestement non critique. Vous ignorez, dirait-on, qu'il existe des motifs juridiques de ne pas admettre l'ordon­nance épiscopale de 1969. On pouvait supposer au con­traire que vous les connaissiez, et que c'est à dessein que vous taisiez l'ordonnance de 1969 et n'invoquiez que celle de 1974. Voyez, c'est ce qu'a fait LA CROIX du 26 mai 1977, répondant à Michel de Saint Pierre qu'en déclarant arbi­traire l'obligation de la messe nouvelle, il « semble oublier que l'ordonnance des évêques français du 15 novembre 1974 est conforme à la loi de l'Église. Elle a été soumise à la congrégation pour le culte divin qui l'a publiée dans ses Notitiae, etc. ». 147:221 LA CROIX sait très bien qu'elle peut le dire en effet de l'ordonnance de 1974, mais point de celle de 1969. Vous m'assurez, avec des guillemets trop distraits ou trop habiles, que cette première ordonnance de 1969 avait été prise « par mandat apostolique ». Ces trois mots ne sont pas une citation de l'ordonnance elle-même, qui justement n'invoque aucun mandat, mais de l'affirmation toute gratuite de Dom Oury. Vous n'auriez pas dû la rece­voir sans vérification. Fin de la parenthèse. ([^111]) #### II \[Le concept de tradition\] Sur la *tradition,* vous vous moquez pareillement, je passe encore plus vite. Vous ne répondez pas à la diffi­culté soulevée : une tradition non transmise, une tradition écartée par la tradition de l'Église, comment est-il possi­ble de la proposer au titre de la tradition, -- au titre de « tradition plus ancienne » ? #### III \[La Nota praevia et l'alibi du « style des­criptif »\] **1. -- **La Nota praevia. Vous assurez qu'elle ne « change » pas le contenu de Lumen gentium. Je n'ai pas dit qu'elle le changeait. Elle le précise : je vous ai dit qu'elle corrigeait et prévenait de fausses interprétations, ce qui est le rôle ordinaire d'une précision plus grande. Entre *chan­ger* et *ne pas changer,* il y a comme un intermédiaire, qui est *préciser,* et vous ne l'apercevez pas, ou vous n'en aper­cevez pas la portée. Vous m'écrivez à ce sujet des choses véritablement singulières : qu'il n'y a aucune différence entre la constitution et la note, ou, ce qui revient au même, que la seule différence est dans le style, ou dans le ton, plus scolastique, plus juridique, plus précis. 148:221 Plus précis ! Vous n'apercevez pas que ce qui est plus précis diffère de ce qui l'est moins par autre chose que le ton et le style. Les précisions, pour vous, servent seulement à satisfaire l'humeur de ceux qui se sentent mal à l'aise dans le style descriptif. Telle fut donc « l'attention à la minorité en vue d'arriver à la plus large unanimité »... A travers vos propres imprécisions elles-mêmes des­criptives, vous voulez dire, je suppose, qu'on ne se trouve pas en présence d'une constitution qui dit *blanc* suivie d'une note qui dit *noir *; celle-ci ne vient pas substituer un *non* au *oui* que disait celle-là. Bien sûr : qui le prétend ? Toute l'évolution conciliaire manifeste la même atti­tude d'esprit, qui affecte de tenir les précisions (dites juri­diques ou scolastiques) pour affaire de tempérament (de tempérament archaïque). Il lui suffit par exemple de par­ler de *présence réelle* dans l'eucharistie, en omettant désor­mais de préciser : *transsubstantiation*, comme le catéchis­me : après la consécration il ne reste rien du pain et du vin sauf leurs apparences. Quand on ajoute ces précisions, on ne « change » pas ce qui avait été dit par « présence réelle » ; on dit la même chose ; mais en manifestant davantage le contenu de ce que l'on dit, on prévient la fausse interprétation qui verrait dans la réalité de la pré­sence une présence spirituelle, « quand deux ou trois sont réunis en mon nom... », comme l'insinuait la première ver­sion de l'article 7 signée et promulguée par Paul VI. De même pour le *sacrifice* de la messe, et le mot « sacrifice » dont on nous fait *observer* que la nouvelle liturgie l'a laissé subsister ici ou là. Ce n'est pas simple affaire d'hu­meur, de ton, de style, de tempérament, que de préciser renouvellement non sanglant du sacrifice du calvaire, avec le même prêtre et la même victime. Ne chipotez pas sur le terme « renouvellement » : on n'a pas entendu dire que ni vous ni personne en ait trouvé un meilleur en français. Il y a dix ans au moins que nos évêques omettent de dire : *il ne reste rien du pain et du vin sauf leurs appa­rences*, et omettent de dire : *renouvellement non sanglant du sacrifice du calvaire avec le même prêtre et la même victime*. 149:221 Leur omission ne peut plus être supposée simple­ment accidentelle. Elle dure depuis trop longtemps, avec trop d'obstination, malgré la persistance de nos suppli­cations, de nos réclamations, de nos sommations. Nos évê­ques ont subrepticement fait disparaître l'année dernière, avec sept années de retard, leur fameux « rappel de foi indispensable » selon lequel à la messe « il s'agit simple­ment de faire mémoire » : cet unique exploit, longuement médité, ne donne pas le change. Ce que vous appelez le *style plus descriptif* est devenu dans l'évolution conciliaire la sémantique d'une religion énervée par la disqualification pastorale des définitions. Pour absoudre ou excuser la première version de l'article 7, on a semblablement pré­tendu qu'elle était non une définition mais une description (sans d'ailleurs jamais nous expliquer par quel prodige le simple changement de genre littéraire pouvait suffire à transformer une définition fausse en une description juste). Dans l'Église de l'évolution conciliaire tombent en désuétude, systématiquement esquivées, les « précisions » indispensables pour discerner et déclarer notre identité religieuse. Je me demande si vraiment vous ne le voyez pas du tout, ou si votre distraction est en réalité un consen­tement. Regardez donc L'OSSERVATORE ROMAND du 19 mai. Sous la photographie de Paul VI, cette explication : « Le pape, à genoux, adore la présence réelle du Christ en un petit garçon handicapé. » (« *Il papa, in ginocchio, adora la presenza reale di Cristo in un piccolo bambino handi­cappato*. ») On attend la nota praevia qui viendra endormir nos sensibilités archaïques. Vous pourriez vous en charger. **2. -- \[La question que Taizé a laissée sans réponse\]** Quand des protestants adoptent le nouveau rite de Paul VI pour célébrer leur cène eucharistique, cela vous inspire de suggérer que dans un rapprochement on ne sait pas lequel des deux se rapproche ; et qu'il serait généreux de supposer, plutôt qu'une protestantisation du rite, une catholicisation des protestants. 150:221 Vous mettez en cause (comme lorsque vous « récusiez » mon « interpré­tation ») la nature ingrate de ceux qui font des suppo­sitions désobligeantes ou pessimistes. Les réalités objec­tives sont ainsi estompées par vos appréciations gratuites sur les subjectivités. Nous avons posé une question simple. Nous avons remarqué que les protestants qui se rappro­chent en adoptant la messe de Paul VI ne se rapprochent pas du tout de la messe dite de saint Pie V. Nous avons donc demandé quelle différence théologique ils voient entre les deux, différence telle qu'ils estiment pouvoir en conscience célébrer l'une et ne pouvoir en conscience célébrer l'autre. La question est publiquement posée depuis sept ans, notamment à Taizé. L'absence de réponse sur le fond depuis sept ans est un fait significatif. On peut cacher cette signification (mais non la supprimer) en faisant mine de tenir hors de l'état avouable de la question la substance véritable de nos arguments. On dirait que vous n'avez jamais entendu parler, par exemple, du livre de Louis Salleron sur la nouvelle messe. Je ne suis pas inattentif à l'article de Max Thurian dans LA CROIX du 15 juin. Mais justement. Il admet tout, sauf le missel de saint Pie V. Et il ne dit toujours point pourquoi. **3. -- \[Une supercherie conciliaire\]** A propos des descriptions, des imprécisions, des omissions, vous avez rencontré une question capitale et vous n'y avez rien répondu. Je vous ai dit, je vous redis qu'il faudra bien qu'un jour enfin vous vous en expliquiez publiquement et clairement. Ou alors il demeurera défini­tivement établi devant l'histoire que vous, le théologien le plus directement concerné, je dirai le plus suspecté à cet égard, vous n'avez pas voulu ou pas pu vous expliquer sur cette prestidigitation insupportable, je répète : les textes conciliaires ont été complétés (dans le cas de la Nota praevia) ou même rédigés d'une manière suffisamment tra­ditionnelle pour pouvoir être votés par une quasi-unani­mité, et cependant d'une manière suffisamment astucieuse pour permettre, comme la suite l'a montré, des développe­ments ultérieurs qu'à l'époque les pères conciliaires au­raient refusés. 151:221 **4. -- \[Les dogmes : laissés intacts ; mais laissés au grenier\]** Vous me demandez quelles définitions dogmatiques Vatican II aurait « niées, ou méconnues, ou simplement écorchées ». Cet argument vous paraît péremptoire. Vous l'avez repris dans LA CROIX du 5 juillet : dire qu' « on n'enseigne plus la foi est », pour vous, « une contre-vérité d'une énormité frisant l'inconscience ». Et vous réitérez l'interrogation que vous croyez décisive : « Je le demande quel dogme le concile et nos évêques ont-ils trahi ? » En cela vous déplacez la question. Vous la déplacez telle­ment que l'occasion est bonne de lui rendre sa place. Ne plus enseigner la foi peut se faire et se fait effecti­vement aujourd'hui par simple omission, sans nier ou écorcher aucun dogme. Le plus grave, le plus atroce est que le catéchisme nouveau, officiellement enseigné aux enfants, ne contient plus les trois connaissances nécessaires au salut. Dans le meilleur des cas, ils n'apprennent plus rien au catéchisme. Souvent ils y apprennent des insanités politiques ou sexuelles. Depuis plus de dix ans, et de plus en plus, les familles s'organisent entre elles pour compléter ou pour remplacer le catéchisme officiel de la paroisse, du collège, du diocèse. Quand on vous en parle, vous répondez par une déclaration d'incompétence en matière de caté­chèse. Fort bien. Mais cette déclaration d'incompétence vous interdit de contester le reproche le plus fondamental qui est adressé à l'épiscopat de l'évolution conciliaire. Car c'est avant tout de cela que l'on parle quand on dit que la foi n'est plus enseignée : on parle du catéchisme. Je ne vous ai pas dit que Vatican II avait nié ou écor­ché les définitions dogmatiques. Je vous ait dit autre chose : que les définitions dogmatiques, laissées intactes, sont laissées au grenier ; elles sont dévalorisées, rétrogra­dées, estompées par le fait de donner autant d'autorité et plus d'importance aux décrets de Vatican II. Je vous ai dit là une chose que vous avez fort bien entendue, que vous qualifiez ici de *saugrenue,* et de *stupide* dans la RSPT, page 180 de janvier 1977. ([^112]) 152:221 Stupide, saugrenue, c'est à voir, mais alors voyons-le, ne glissez pas aussitôt à une autre, toute différente, qui consisterait à débattre s'il faut prétendre ou s'il faut nier que Vatican II ait écorché des dogmes définis. **5. -- \[Communier davantage dans le pastoral que dans le dogmatique ?\]** Vous n'avez pas « pensé ni dit » que la communion catholique est davantage dans la discipline pastorale que dans la vérité dogmatique. Bon. Votre démenti inno­cente votre intention, que je ne mettais pas en cause ; il n'innocente pas plus que votre intention ; il n'est donc pas ad rem lui non plus. Ce que vous déclarez n'avoir ni pensé ni dit, je ne vous accusais point de l'avoir pensé et dit : je vous faisais observer que c'est une conséquence néces­saire de votre affirmation sur les garanties d'authenticité. Votre affirmation est que Vatican II a « *plus qu'aucun autre concile œcuménique de l'histoire, toutes les garanties d'authenticité *» (p. 16 de votre première édition, p. 18 de la seconde). Contre cette affirmation, je vous ai rappelé que la principale garantie d'authenticité d'un concile est l'usage qu'il fait du pouvoir infaillible de définir une vérité. Cette garantie vient d'en haut, ce qui est insuppor­table à l'esprit de la démocratie moderne. Pour cette raison peut-être, Vatican II a refusé de donner cette principale garantie à aucun de ses décrets, fussent-ils (matérielle­ment) dogmatiques. Une telle remarque suffit selon moi à ruiner votre affirmation, elle suffit à montrer que Vatican II n'a pas eu, *plus* qu'aucun autre concile, *toutes* les garan­ties d'authenticité. Vous n'avez pas contesté ma remarque, mais vous n'avez pas non plus corrigé votre affirmation. Je prends donc votre affirmation maintenue, non plus pour la discuter en elle-même (ma discussion demeure, jusqu'à éventuelle réfutation), mais pour en examiner la consé­quence. Si nous admettons que Vatican II a plus qu'aucun autre concile toutes les garanties d'authenticité, nous de­vons nécessairement admettre que les décrets pastoraux de Vatican II sont plus authentiquement garantis que les définitions dogmatiques ; et donc qu'ils sont plus impor­tants, plus sûrs, plus décisifs comme critères d'apparte­nance à la communion catholique. 153:221 Vous n'avez pas énoncé cette conséquence. Vous dites que vous ne l'avez même pas pensée. Mais la conséquence suit d'elle-même, et que vous ne vous en soyez point avisé ne fait nullement obsta­cle à cette nécessité objective. Ce qui ne va pas, c'est que maintenant mis en présence de cet enchaînement logique auquel vous assurez que vous n'aviez pas pensé, vous n'y pensiez pas davantage, vous l'écartiez d'un revers de main, comme si un revers de main pouvait suffire à écarter un raisonnement. Vous dites que c'est moi et non vous qui passe d'une idée à l'autre : vous me refaites en substance le coup de « récuser » mon « interprétation ». La question n'est pas de savoir si c'est moi ou vous, mais si la consé­quence est nécessaire. Elle est, aussi, vécue. Toute l'évolution conciliaire, à cet égard, consiste à trouver Vatican II tellement authen­tique, tellement moderne, tellement inégalable, que ses innovations pastorales prennent le pas sur les définitions dogmatiques. Et même prennent leur place. Psychologi­quement. Pédagogiquement. **6. -- \[Le critère d'appartenance à la commu­nion catholique\]** Ne vous échappez pas, vous êtes en parfaite cohérence, et connivence, avec l'étrange sorte de « soumission au concile » que Paul VI réclame à Mgr Lefebvre dans sa lettre du 29 juin 1975, quand il lui impose de reconnaître que le concile Vatican II « *ne fait pas moins autorité *» et qu'il « *est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée *»*.* Cette prétention exorbitante, je vous en ai dit qu'elle résume toute la question, question de principe (et non question de plus ou de moins d'ouver­ture et de modernité), qui nous sépare au sujet du concile. Vous n'y faites pourtant aucune allusion dans votre réponse. A vous lire dans la RSPT, il me semble entrevoir que la phrase de Paul VI vous gêne, bien qu'elle dise en substance comme vous ; moins prudemment il est vrai. Vous mettez en relief la clause : « sous certains aspects ». 154:221 Mais elle ne concerne que l'importance, et non l'autorité ; vous esquivez ainsi l'autorité, c'est peut-être ce terme qui vous paraît imprudent. Vous assurez que la phrase de Paul VI « vise en premier lieu l'ampleur de la représen­tation ecclésiale », mais c'est de votre part une supposition gratuite, Paul VI n'a aucunement précisé quels sont ces « certains aspects », et justement, cette absence de précision supprime en fait toute la portée éventuellement res­trictive de l'expression. Surtout, vous bronchez devant l'évidence. Quand Paul VI demande à Mgr Lefebvre, com­me condition nécessaire de la communion catholique, de reconnaître à Vatican II autant d'autorité et plus d'impor­tance qu'aux autres conciles, il ne s'agit pas d'une autorité poétique ou géographique, d'une importance numismatique ou décorative. Il s'agit forcément de l'autorité religieuse, de l'importance religieuse des décrets conciliaires. Ces dé­crets sont pastoraux. La pastorale décrétée par Vatican II, c'est bien à elle qu'il est conféré autant d'autorité et plus d'importance religieuses qu'aux définitions dogmatiques. Et si cette pastorale a plus d'importance, c'est nécessaire­ment à elle surtout que l'on demandera les critères d'ap­partenance à la communion catholique : comme on le voit faire chaque jour, de plus en plus, au fil de l'évolution conciliaire. Répondre que cela est seulement une invention de ma part, saugrenue ou stupide, c'est n'avoir pas répondu. **7. -- \[Suite du précédent\]** Le caractère normatif du concile ? Vous esquivez en­core une fois la question posée, qui est ici de savoir pourquoi et comment l'adhésion à tous les textes pasto­raux de Vatican II serait une condition nécessaire de l'ap­partenance à la communauté catholique. Une cascade de termes péjoratifs, « ergoter », « disputeur », « crispa­tion », « fronde chicanante », sert à masquer votre déro­bade. Car enfin, assurément, il est désagréable et désolant d'être chicanant ; frondeur, crispé, disputeur : mais cela n'est pas un motif d'excommunication. 155:221 **8. -- **\[Encore le Syllabus\] Le Syllabus. Relisez aussi son titre (complet). Il re­pousse comme *erreurs* des idées qu'aucune magie ne transformera en vérités. Ces idées sont les vôtres, je le crains ; celles de Paul VI et de Vatican II, à ce qu'il semble : faire obligation à l'Église de transiger et de se réconcilier avec le progrès moderne, le libéralisme mo­derne, la civilisation moderne. Il vous plaît de prétendre que le Syllabus répondait (seulement) aux circonstances particulières de 1864. Mais il vous resterait à expliquer comment le changement de circonstances a eu le pouvoir de transformer les *erreurs condamnées* de 1864 en *vérités obligatoires* de 1962-1977. Plaisant : vous alléguez Choupin comme une autorité en « critériologie théologique ». Vous l'alléguez au profit de Vatican II, alors qu'il n'a visiblement jamais imaginé un concile aussi atypique ; mais vous ne l'alléguez plus pour le Syllabus, dont il a pourtant étudié de près l'inécartable autorité. Frappant : pour renoncer aux vérités du Syllabus, vous invoquez le renoncement au pouvoir temporel. Justement l'Église peut renoncer à un pouvoir temporel, non à une vérité. \*\*\* Vous estimez m'avoir répondu (sauf sur le catéchisme). Je vous remercie de cette intention, de la peine que vous y avez prise, du temps que vous y avez passé. J'estime, je vous ai dit pourquoi, que vos réponses sont les unes sans substance, les autres sans valeur. Mais il se peut que, même en y pensant de nouveau, elles vous paraissent suffi­santes : alors nous pouvons en rester là si vous voulez ; pour moi je n'y verrai pas d'inconvénient. L'insuffisance de vos réponses, telle du moins qu'elle m'apparaît et telle que j'ai tenté de vous la faire apparaître, confirme le bien-fondé de la résistance que nous opposons à l'évolution conciliaire. Veuillez agréer, Révérend Père, mes respectueuses salutations, Jean Madiran. 156:221 ### BILLET *Du P. Congar à Jean Madiran* En voyage, 14 juillet 1977. Monsieur, Pour le moment tout au moins, j'en reste là. fr. Yves Congar. 157:221 ### Troisième lettre au P. Congar \[*sur la politique de l'évolution conciliaire*\] 24-27 oct. 1977. Révérend Père, Puisque vous avez cessé plus ou moins provisoirement de me répondre sur les affaires religieuses, je voudrais en profiter pour vous parler de votre politique, qui n'est pas sans influence sur le comportement de votre religion. Le statut de cette lettre est le même que celui des précéden­tes : elle est publique par nature, elle sera publiée à mon gré dans quelques semaines ou dans quelques mois, accom­pagnée d'une réponse de votre main si vous le désirez. #### I \[Tricherie politique : « formellement maur­rassien »\] Il m'apparaît que votre passion politique offusque jus­qu'à votre jugement religieux ; et qu'elle se nourrit d'une information inexacte. « Je demande seulement, écrivez-vous à l'intention de vos adversaires intégristes, qu'on soit in­telligemment critique à l'égard de ses conditionnements » (p. 15-16). C'est ce que je viens à mon tour vous demander. Et d'abord parce que je suis un interlocuteur que vous avez courtoisement mais certainement maltraité. 158:221 Me désignant comme « opposant aux réformes conci­liaires », vous me cataloguez à ce sujet, en compagnie de l'abbé de Nantes, comme « formellement maurrassien ». Eh bien, Révérend Père, voilà le procédé pris sur le vif, et vous la main dans le sac, voilà le procédé que je ne dirai pas « ignoble », n'exagérons rien, mais tricheur : en tous cas un *procédé intégriste* tel que vous l'entendez, « attacher une étiquette dépréciative à ses adversaires », dites-vous. Et une étiquette inadéquate. Assurément je suis maurrassien et cette étiquette à mes yeux n'est nullement dépréciative. Mais vous l'allez chercher pour me déprécier plutôt que pour me valoriser, ne niez pas ; pour me déprécier auprès d'un public religieux conditionné à se scan­daliser du « maurrassisme » sans le connaître. Et vous l'allez chercher pour insinuer que je suis seulement « maurrassien », rien d'autre ; que si je m'oppose aux réformes conciliaires, c'est par politique maurrassienne. L'expression bizarre qui me dénonce comme « formelle­ment » maurrassien ne peut avoir d'autre sens et en tout cas d'autre portée dans un contexte, dans un chapitre dont l'intention déclarée est de montrer que l'opposition au concile procède d'une « inspiration politique », d'une « position expressément politique » (p. 12 à 16). Par quoi vous manifestez l'absence de respect des personnes que vous reprochez, comme une caractéristique de l'intégrisme, aux seuls intégristes. Je ne suis pas seulement maurras­sien. Maurras ? Je ne renie certes pas ce maître, mais je ne renie pas les autres. Dans l'unique biographie intellec­tuelle qui, à ma connaissance, ait jamais été publiée sur moi, il est dit : « Se reconnaît plus ou moins disciple de Boèce ; et de saint Thomas, Bossuet, Péguy, Chesterton, Maurras, Charlier. » Oui, je me reconnais tel ; à ceci près qu'il faudrait ajouter mon compatriote, le théologien laïc saint Prosper d'Aquitaine ; et dire les Charlier plutôt que Charlier. S'agissant du concile et s'il faut me cataloguer, il est plus directement adéquat de me cataloguer thomiste ; ou chestertonien ; bossuettiste ou boécien. 159:221 Vous vous en gardez. « Formellement maurrassien » : vous pre­nez l'air de donner une information objective, un simple renseignement ; et c'est de la triche. Ma théologie vaut ce qu'elle vaut, il est bien impossible qu'elle soit tirée de Maurras, qui n'en a pas. « Formellement maurrassien » est une finesse qui s'en va doucement nuire sans qu'il y pa­raisse, avec une habileté telle qu'il m'a fallu deux pages pour montrer la filouterie de ces deux mots en la place qu'ils occupent. Et montrer leur filouterie ne suffit ni à supprimer ni à réparer leur effet diffamateur parfaitement calculé. Par vous ? Probablement point. Vous suivez en cela une coutume, un conformisme, une facilité ; avec bonne conscience sans doute. J'aimerais vous avoir inquiété. #### II \[Le monde clos du mensonge officiel\] On lit en votre page 16 : « Les témoins qui ont assisté à la messe du 29 août, au Palais des Sports de Lille, les six journaux et les deux hebdomadaires que j'ai lus, sont unanimes à dire que cette manifestation a eu un caractère politique appuyé : journaux vendus à l'entrée, service d'ordre, discours de Mgr Lefebvre, applaudissements étaient significatifs. » Vous avez donc procédé à une enquête. Vous avez consulté jusqu'à six journaux et deux hebdomadaires. Vous avez interrogé des témoins. Ils ont été unanimes. Mais una­nimes à vous mentir. Ils appartiennent à un même monde, le monde clos du mensonge officiel, du pouvoir culturel en place, où vous êtes vous-même enfermé. Ils mentent sur les faits et ils mentent sur leur interprétation. Et vous répétez après eux : *des applaudissements ! un service d'ordre !* Des applaudissements, il y en a au concert, il y en a au Vatican lorsque paraît Paul VI. Un service d'ordre, on en a vu un, et de quelle importance, à Marseille autour de Mgr Etchegaray, président du noyau dirigeant de l'épis­copat français. 160:221 Ceux-ci ne vous paraissent point « poli­tiques ». Les applaudissements de Lille, j'y étais, se déclenchèrent spontanément pour couvrir les cris d'un ou deux perturbateurs pendant le sermon. L'assemblée des fidèles n'avait pas d'autre moyen de leur imposer silence. Mais enfin passons. Ce qui mérite qu'on s'y attarde davan­tage, c'est la présence de journaux politiques à l'entrée, vendus à la criée. Deux fois, juste avant la messe, les organisateurs protestèrent au micro contre cette présence non demandée et qu'il n'était pas possible d'empêcher (elle était à l'extérieur de l'entrée). Tous les assistants l'ont entendu, sauf ceux qui sont arrivés en retard. Tous les témoins vous le diront, sauf justement les vôtres, unani­mes avec le mensonge de la presse unanime, deux hebdo­madaires et six journaux qui ne sont sans doute, eux, aucunement « politiques » ? Je trouve fort remarquable, et je pense que vous le trouverez comme moi, qu'aucun de vos témoins et aucun de vos journaux ne vous ait informé de cette déclaration, décisive pour le point sur lequel vous les avez interrogés ou consultés. Ils ont été unanimes à vous mentir par omission. Vous pensiez avoir effectué une enquête auprès de sources diverses, vous n'étiez pas sorti de la classe politico-journalistique, du puissant petit monde qui correspond aujourd'hui à ce que Péguy nommait « le parti intellectuel ». Vous avez été trompé, mais facilement, parce que le mensonge allait dans le sens de vos préjugés politiques, qui sont violemment passionnés. Violemment passionnés, oui : car enfin, cette erreur de votre page 16, vous l'avez maintenue dans la page 17 de votre seconde édition, où vous déclarez connaître, où vous citez quand ça vous arrange la grande conférence de presse tenue par Mgr Lefebvre le 15 septembre 1976. Puisque vous la connaissez, vous avez donc pu y lire ceci : « QUESTION. -- A Lille il y avait des partis politiques d'extrême-droite qui assistaient à votre messe, est-ce que vous pensez vous en désolidariser ? 161:221 « MGR LEFEBVRE. -- Oui, absolument. Je n'ai pas été satisfait de voir qu'à l'entrée de la salle de Lille on distribuait ASPECTS DE LA FRANCE. Je ne vois pas pour­quoi. Je ne suis pas *Action française.* Je ne les méprise pas. Au contraire, dans une certaine mesure, je pense qu'ils essayent de défendre une bonne cause. Mais j'ai regretté qu'ils soient là parce que je ne veux pas qu'on me lie à des choses auxquelles je ne suis pas lié du tout. Je ne suis pas abonné à ASPECTS DE LA FRANCE et je ne connais même pas ceux qui le rédigent. « QUESTION. -- Est-ce que c'est Maurras qui forme vos idées politiques ? « MGR LEFEBVRE. -- Non, pas du tout. Je peux dire que je n'ai pas connu Maurras, je n'ai même pas lu ses œuvres : je suis peut-être un ignorant à ce point de vue-là. « QUESTION -- Pie XI avait condamné Maurras. « MGR LEFEBVRE. -- Oui, je sais, mais je vous dis que je ne suis pas maurrassien. Vous ne connaissiez pas ce texte lors de votre première édition. Vous l'avez connu pour la seconde. Pourtant vous n'en avez pas donné acte à Mgr Lefebvre. Vous n'avez rien rectifié. Vous avez continué à le présenter comme « un homme de droite accordé aux positions de l'ancienne Action française » et à incriminer le « caractère politique ap­puyé » de la messe de Lille. Vous ne voyez ni n'entendez les faits qui contredisent les conditionnements non criti­qués de vos préventions politiques. Ces préventions étaient bien antérieures à votre enquête. Vous n'avez cherché dans les six journaux et les deux hebdos que ce que vous aviez trouvé de longue date. Je dis *de longue date* parce que je dis comme vous, nous l'allons voir. Depuis longtemps vous saviez (vous pensiez savoir) que les chrétiens sont trompés par Mgr Lefebvre. Sour­noisement il dissimulait sa politique sous un prétexte reli­gieux. Vous reprenez à votre compte le titre affreux du journal LE MONDE : « Le masque est jeté. » Jeté à Lille, par les applaudissements (politiques), le service d'ordre (politique), la présence de journaux (politiques). 162:221 Et vous précisez : « Cela nous était de longue date assez clair. » *De longue date* vous considériez l'intégrisme ou traditiona­lisme catholique comme ayant une inspiration, un carac­tère essentiellement politiques ; et comme exploitant au profit de sa politique la crédulité religieuse des braves gens. Donc, si vous avez été victime d'une information mensongère, vous étiez une victime d'avance consentante, jamais rebelle, parce que cette information va dans votre sens. Dans votre sens politique. Et ainsi vous allez, vous allez. Vous assurez que Mgr Lefebvre a présenté à Lille l'Argentine comme « modèle concret » du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ (alors qu'il a dit de ses progrès économiques ce qu'en disait L'EXPRESS du lendemain, numéro 1.312 du 30 août) c'est de votre part pire qu'une exagération et pire qu'une caricature, mais ce n'est même pas à cela que je veux m'arrêter. C'est à ceci. Vous ajoutez aussitôt (p. 55, et p. 59 de votre seconde édition) « Or, en Argentine, un pouvoir à la poigne sanguinaire supprime physiquement ceux qui le contrarient. Qui est d'accord ? » Vous êtes donc bien ignorant de ce qui se passe en Ar­gentine ; et vous auriez mieux fait vous aussi de n'en point parler. Définir l'Argentine de 1976 comme le pays où « un pouvoir à la poigne sanguinaire supprime physique­ment ceux qui le contrarient », c'est un raccourci menteur. Nous comprenons bien qu'il s'agit moins pour vous de donner une idée juste de la réalité argentine que d'accabler Mgr Lefebvre sous un coup mortel. Mortel en effet si l'on en croit le P. Congar qui, après avoir assuré que le dessein réel de Mgr Lefebvre est politique et non religieux, déclare maintenant que le « modèle concret » de ce dessein consis­te, exactement et seulement, en l'instauration d'*un pouvoir à la poigne sanguinaire qui supprime physiquement ceux qui le contrarient.* Voilà donc démasquée la véritable, l'uni­que préoccupation d'Écône. L'autorité morale du P. Congar l'aura fait croire aux lecteurs qui n'ont aucun moyen de s'informer sérieusement sur Mgr Lefebvre ni sur l'Ar­gentine. 163:221 Sur l'Argentine... Il y a en Argentine une sorte de guerre civile, et l'assassinat quotidien installé à chaque coin de rue plusieurs années avant que les militaires ac­tuels soient conduits par l'anarchie grandissante, et contre leur gré, à prendre le pouvoir. C'est le 22 décembre 1974, avant le « pouvoir à la poigne sanguinaire », que notre ami Carlos Sacheri fut assassiné par un terroriste, à l'âge de 41 ans, d'une balle de pistolet en pleine tête, au retour de la messe, devant la porte de sa maison, sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Professeur de philosophie bien connu en Amérique, élève de Charles De Koninck, docteur de l'Université Laval à Québec, auteur de plusieurs ou­vrages, il avait présidé l'une des séances au congrès de Lausanne en 1968. Ce meurtre exemplairement « sangui­naire », semblable à ceux que commettaient chaque jour communistes, anarchistes et gauchistes, semble vous avoir laissé, Révérend Père, complètement froid ; nous n'avons pas entendu l'écho de votre émotion ; il est même probable que, dans votre monde clos, vous n'en avez jamais entendu parler. Il y a deux et trois ans, notre Jean-Marc Dufour exposait dans ITINÉRAIRES que la moyenne des assassinats politiques perpétrés en Argentine par les guérilleros et terroristes était de un toutes les 19 heures. Vos témoins, vos journaux, vos hebdos vous ont laissé ignorer cette situation. Situation bien acceptable puisque c'était seule­ment des gens « de droite » que l'on assassinait. Situation qui s'est constamment aggravée depuis la mort du triste Peron. Il n'y avait plus rien que les militaires, qui ne voulaient pas du pouvoir, mais qui n'ont pu se dérober indéfiniment. Qu'ils aient aujourd'hui la main lourde contre les terroristes, c'est évident, ce n'est pas sans raisons ; et l'on peut discuter dans quelle mesure leurs rigueurs sont justifiées ou excessives. Mais définir la situation argentine comme un pouvoir à la poigne sanguinaire qui, comme cela, sans motifs, par simple cruauté, par pur despotisme, supprime physiquement ceux qui le contrarient, non, cela ne relève pas de l'honnêteté intellectuelle que l'on vous reconnaissait habituellement. 164:221 #### III \[L'ennemi est à droite\] C'est donc bien une partialité que je vous reproche. Une partialité temporelle. Une partialité politique. Elle éclate dans ce trait : à aucun moment vous ne protestez contre l'injustice de la procédure ; contre le fait que Mgr Lefebvre ait été condamné sans avoir été entendu. Sa « condamnation sauvage », d'où tout a découlé (et d'où le pire continuera à découler tant que l'autorité responsable n'opérera pas un juste renversement de cet affreux cours des choses), -- sa condamnation sauvage de mai 1975 a été prononcée sans qu'il ait pu *auparavant* se défendre, et l'on n'a jamais voulu revenir sur cette condamnation, fût-ce pour en refaire et en régulariser la procédure. Les car­dinaux chargés de le juger lui ont dissimulé qu'ils étaient des juges ; ils ont instruit son affaire en lui cachant qu'il s'agissait d'une instruction judiciaire ; ils l'ont convoqué à de simples conversations amicales ; ils l'ont trompé d'un bout à l'autre ; et finalement ils lui ont fait tenir une sen­tence de condamnation dont aujourd'hui encore l'état des documents notifiés ne permet pas de discerner avec certi­tude quel est juridiquement l'auteur. Vous n'avez pas bou­gé, Révérend Père. Vous n'avez rien dit. Pas même après coup dans votre livre. Il apparaît une fois de plus que votre cœur sensible ne reconnaît la qualité publicitairement ef­ficace de « victime d'une injustice » qu'aux victimes qui remplissent la condition préalable d'être des victimes de gauche ; tandis qu'être de droite est un empêchement diri­mant. Je dis bien droite et gauche, je ne dis pas intégriste ou moderniste, car ces préventions, ces partialités, telles que je les vois orienter votre jugement et diriger votre comportement, ne sont pas théologiques : elles sont poli­tiques. 165:221 Vous êtes plutôt bienveillant ou indulgent, d'ordi­naire, pour ceux qui vous contredisent en théologie. Vous êtes impitoyable pour ceux en qui vous voyez des adver­saires politiques. J'ajoute que l'on, ne vous voit jamais vous reconnaître aucun adversaire à gauche, fût-ce la gauche socialiste, fût-ce la gauche communiste, où vous n'apercevez que démocrates sincères, cours généreux et pionniers de la justice, entachés tout au plus de quelques ambiguïtés. Pas d'ennemis à gauche. L'ennemi est à droite. Oui, vous avez des convictions politiques violentes et tranchées. Vous pensez que l'Église aurait dû, au siècle dernier déjà, effectuer son « passage -- non encore achevé aujourd'hui ! -- de la démocratie politique à la démocratie sociale ». Vous pensez que les « socialistes chrétiens » du XIX^e^ siècle étaient purement et simplement des « pionniers de la justice ». On le lit sous votre signature, dans LA CROIX du 17 mai 1977 : dans une recension, mais c'est dans vos recensions, j'ai eu plusieurs fois l'occasion de le remarquer, que plus volontiers vous découvrez un instant la pointe la plus agressive de votre pensée politique. Vous savez pourtant que la *démocratie sociale,* et précisément celle du XIX^e^ siècle, est incompatible avec la doctrine chré­tienne, comme l'ont exposé en détail Léon XIII et saint Pie X. Vous savez aussi que le *socialisme,* même « modé­ré », est condamné par l'Église, et encore par « le bon pape Jean », par Jean XXIII dans son encyclique *Mater et Magistra.* Si vous estimez que le concile (peut-être dans *Gaudium et spes ?*) aurait aboli jusqu'aux enseignements catégoriques du bon pape Jean, il faudrait nous le dire en clair, noir sur blanc, et non en insinuantes suggestions. Il faudrait nous le dire pour votre défense. Car dans l'état actuel des choses connues et des documents du magistère ecclésiastique, vos idées politiques sont chrétiennement beaucoup plus suspectes que celles d'un « maurrassien ». Le jour où la condamnation du Sillon, celle de la démo­cratie sociale, celle du socialisme même modéré, celle du communisme seront levées comme l'a été en 1939 celle de l'Action française, veuillez avoir l'obligeance de m'en aviser. Si cela devait se produire, il est sûr que vous n'y auriez pas été pour rien, même si vous ne le laissez point trop paraître ; vous auriez droit à un télégramme de félici­tations. 166:221 Votre passion politique : je n'ai pas trouvé d'autre raison, d'autre motif, d'autre cause à votre silence consen­tant et complice sur le fait que Mgr Lefebvre ait été condamné sans avoir été au préalable entendu. #### IV \[La bibliographie unilatérale\] Quand votre politique est en cause, même votre érudi­tion s'y trouve sacrifiée. Vos références ne donnent plus l'état de la question, le pour et le contre, comme vous le faites en d'autres matières. Votre note 3 indique à quels ouvrages doivent se reporter ceux qui voudraient « pousser plus loin l'étude » de l'intégrisme. Vous ne mentionnez pas un seul titre exposant le point de vue « intégriste » ou présentant sa défense ; vous renvoyez unilatéralement à des ouvrages hostiles. Ce n'est pas une attitude d' « étu­de », c'est une attitude de combat. Vous recommandez même l'article d'ESPRIT de novembre 1959 sur le « natio­nal-catholicisme », c'est un pamphlet plein de fausses accusations, vous n'indiquez l'existence d'aucune des ré­pliques qu'il a provoquées. « Étudier » l'intégrisme selon vos indications, ce sera donc lire seulement ce que l'on a écrit contre lui. Même unilatéralité passionnée dans les références concernant la « messe de saint Pie V ». Le débat public à ce sujet dure depuis maintenant huit ans. Vous n'en voulez connaître, vous n'en mentionnez que deux moines de Solesmes et le pauvre abbé André Richard (qui s'était enthousiasmé pour la première version de l'article 7), ce sont vos pages 25 et 26, et votre note 10. Pages 27 et 28 de la seconde édition. Et Mgr G. Martimort. Tous partisans des messes nouvelles. Contre qui, contre quoi écrivent-ils donc ? En face de leurs livres, vous n'en citez aucun, et je crois volontiers que vous n'en avez lu aucun. 167:221 Pas même *La nouvelle messe* de Louis Salleron ; pas même mon opuscule : *La messe, état de la question.* Chez un auteur comme vous, d'une érudition si abondante en réfé­rences et bibliographies, ce serait scientifiquement mal­honnête, s'il ne s'agissait plus probablement, et plus inno­cemment, d'un effet déplorable de la passion politique, du procédé politique, de la querelle politique que vous trans­portez ainsi jusque sur le terrain religieux. Autre exemple. Page 30, vous dites des opposants à la messe de Paul VI (et vous le répétez page 33 de votre seconde édition) : « Ils n'ont cessé de citer un propos du fr. Max Thurian, de Taizé, disant que des protestants pourraient célébrer selon le nouveau rite catholique. Ils interprètent spontanément en ce sens qu'on aurait pro­testantisé la croyance de l'Église *sans se demander* si certains protestants au moins n'auraient pas ressourcé la leur au-delà du XVI^e^ siècle et ne l'auraient pas, pour autant et en ce sens, catholicisée. » *Sans se demander !* Non seulement nous nous le sommes demandé, mais nous l'avons demandé au frère Thurian de Taizé. Cette interro­gation a une histoire, assez rocambolesque, et un état de la question, que vous ignorez tout à fait, et tranquillement, comme si vous nous supposiez (et nous réputiez) inca­pables d'interrogation. Louis Salleron a demandé, et nous avons demandé avec lui, *quelle est donc, précisément selon la croyance de ces protestants, la différence qui leur rend théologiquement possible de célébrer la cène selon le rite de Paul VI et théologiquement impossible de la célébrer selon le rite de saint Pie V.* Non seulement ils n'ont fait aucune réponse, mais le supérieur hiérarchique de Taizé s'est autoritairement substitué au principal interrogé afin d'interdire qu'il y ait réponse. C'est ce que j'ai appelé le côté rocambolesque de l'histoire. Tout est rapporté, sur pièces, dans ITINÉRAIRES, numéro 143 de mai 1970, pp. 182-201 : voilà une bonne référence que vous pourriez utile­ment introduire dans vos nomenclatures. Je n'y compte pas. Vous pourriez peut-être aussi répondre vous-même à la question posée. Après plus de sept ans d'attente, je n'y compte pas davantage. 168:221 #### V \[L'aveuglement passionné\] Votre détestation de « la droite » est une passion si intense qu'elle vous aveugle jusque sur des réalités obvies. Exemple. Vous dénoncez comme « caractéristique » d'une attitude de droite le fait d' « attacher, sans se corriger jamais, une étiquette dépréciative à ses adversaires » (p. 13). Ainsi donc vous allez jusque là. Comme si c'était « la droite » qui avait, avant-hier, surnommé Marie-Antoinette « l'Autrichienne », ou au XX^e^ siècle inventé le sobriquet d' « intégriste » pour la personne, la pensée, l'œuvre, le pontificat de saint Pie X, et pour tout ce qui s'en réclame, s'y rattache ou en découle. Comme si vous n'aviez aucune connaissance de la propagande et de la polémique telles que les ont pratiquées Robespierre ; Marat ; les anticléri­caux de la III^e^ République. Comme si vous n'aviez jamais vu la presse communiste invectiver les « agents de l'impé­rialisme » et les « valets du capitalisme ». Comme si depuis trente ans, mais il est vrai que c'est avec votre complicité passive, vous n'entendiez pas traiter les fidèles du maréchal Pétain de « serviteurs du nazisme ». Quand vous trouvez quelque chose d' « ignoble » dans la presse, c'est dans MINUTE ou dans IL BORGHESE, jamais dans L'HUMANITÉ ou le NOUVEL OBSERVATEUR. Vous dénoncez comme « caracté­ristique » de la mentalité de droite le fait d' « amalgamer ce qu'on déteste dans la globalité d'un terme qui fait l'objet d'une répulsion affective sans nuance » : si cela vous paraît caractéristique de la droite, c'est donc que vous trouvez innocentes et exactes les campagnes de gauche contre l' « impérialisme », le « capitalisme », le « colo­nialisme », le « fascisme ». Vous allez même jusqu'à écrire que « maintenir qu'on a raison » est également caractéristique des attitudes et procédés de droite. Si la gauche ne reconnaît pas davantage ses torts, c'est sans doute qu'elle n'en a jamais. 169:221 Les hommes de droite vous paraissent caractéristique­ment méchants et bêtes. C'est aux hommes de droite, non aux hommes de gauche, que vous posez et imposez deux conditions préalables, la première étant de « l'être intelli­gemment », la seconde de « faire dominer sur les réflexes du groupe un sens de l'Église et un esprit évangélique vivants ». Vous attendez normalement à gauche le sens évangélique, le sens de l'Église, l'intelligence. Normalement vous ne les attendez point à droite. Le miracle pourtant n'est pas impossible : vous connaissez « au moins trois » hommes de droite, mais il est vrai qu'ils ont cette circons­tance favorable d'être « de vos amis », vous en voyez donc au moins trois, mais guère plus, qui aient le minimum requis d'intelligence et de sens évangélique ; ce qui n'est pas le cas des malheureux « formellement maurrassiens » que vous venez de nommer : « Jean Madiran, Georges de Nantes ». -- Vous relisant pour la seconde édition, votre pensée spontanée, votre pensée réelle, qui est de n'exiger un minimum d'intelligence et de charité qu'à droite, puis­que cela va automatiquement de soi à gauche, vous a paru un peu trop grosse ; un peu trop sommaire. Donc à votre page 15, devenue page 17, à l'endroit où vous écriviez : « on peut être de droite à condition de... », vous avez ajouté : « ou de gauche ». Cependant vous l'avez ajouté pour la frime. Sans rien changer. Et sans apercevoir qu'il était visible que vous introduisiez par convenance une clause de style qui restait un corps étranger, nullement intégré au mouvement de votre pensée, mais seulement destiné à en voiler un peu la tranchante violence. Voyez en effet. Quand il était bien clair qu'il s'agissait des hommes de droite, page 15 de votre première édition, vous n'en connaissiez que trois qui aient le quotient minimum. Vous y ajoutez la gauche, page 17 de votre seconde édition, et vous n'en connaissez toujours que trois ; les trois de droite, donc ; aucun à gauche ? Mais c'est que la gauche est et demeure bien réellement hors de votre pensée quand vous énoncez vos deux conditions. 170:221 #### VI \[Le communisme entre parenthèses et l'Église à l'école du monde moderne\] En quoi consiste votre politique ? A vous lire, vous n'en auriez aucune qui vous soit personnelle. Vous n'auriez que celle de l'Église, qui « doit défendre et promouvoir le parti de l'homme » ; car « dans l'éventail des analyses ou options possibles, toutes ne sont pas de la même valeur au regard de l'Évangile ». « En prenant le parti de la personne humaine, ce qu'elle fait aujourd'hui de façon très onéreuse, l'Église la plus engagée rencontrera fatalement l'opposition de ceux qui maintiennent des structures d'ex­ploitation et d'oppression » (p. 78-79 ; seconde édition p. 82). Autrement dit, votre « Église la plus engagée » est à gauche, comme le cœur de Françoise Giroud. Comme votre Église vous êtes et vous faites mais, à la différence de Françoise Giroud, sans trop le dire. Car se dire du « parti de l'homme » et du « parti de la personne hu­maine », se dire contre l' « exploitation » et l' « oppres­sion », c'est dire comme tout le monde et c'est dire à peu près rien. Vous commenceriez à dire quelque chose si vous indiquiez où sont les « structures d'exploitation et d'op­pression ». En notre siècle, ce sont celles du communisme. L'oppression communiste, l'exploitation communiste dépas­sent et déclassent immensément les formes anciennes, très modérées par comparaison, d'exploitation et d'oppression dites capitalistes (en réalité ploutocratiques, ce qui n'est pas la même chose, et libérales, selon le libéralisme du renard libre dans le poulailler libre). Le premier acte politique contre les « structures d'exploitation et d'oppres­sion », le plus modeste, l'indispensable commencement, est de les désigner : ce sont les structures du parti commu­niste. Mais ici, plus de Père Congar. Le parti de l'homme et de la personne humaine, oui, mais pas contre le commu­nisme. Comme le concile : qui, voulant ostensiblement traiter des « problèmes actuels du monde contemporain », a parlé un peu de tout, mais du communisme, rien. 171:221 Ce vain langage qui ne dit rien, ce « parti de l'homme » ou « parti de la personne humaine », a tout de même une signification de remplacement. Il manifeste que la termi­nologie et l'idéologie de gauche ont pris chez vous la place du vocabulaire chrétien et de la doctrine chrétienne. La doctrine politique qu'enseigne l'Église et le parti politique qu'elle prend, c'est la doctrine et le parti du bien commun, fondement, règle et fin de toute vie sociale, en vertu de la nature humaine. Parler d'homme et de personne humaine au lieu de nature humaine et de bien commun, c'est parler un langage qui ne vient pas de l'Évangile, ni des Pères de l'Église, ni des grands docteurs et des grands saints du catholicisme, c'est parler un langage qui vient du monde moderne. « On dira ce qu'on voudra, il existe un monde moderne » (p. 63). Mais ce n'est pas son existence que nous nions. Ni celle du communisme. Ni celle du péché. Ni celle du Diable ; et de l'Enfer. Nous ne reprochons point à l'évo­lution conciliaire de considérer, examiner, analyser, écou­ter, mesurer, peser attentivement le monde moderne ; nous le faisons nous-même, à la suite de Péguy, de Chesterton, de Bernanos. Nous reprochons à l'évolution conciliaire de s'être mise à l'école du monde moderne. Nous vous repro­chons de faire à l'Église un devoir de composer et de se réconcilier avec ce monde, selon un dessein naïf ou pervers mais mortel, condamné par le Syllabus. Et pourtant vous ne vous trompez pas sur le monde moderne quand vous le caractérisez par une sentence de Kant : « La sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'au­trui. » Formule admirable par sa juste ambiguïté, expri­mant exactement l'ambiguïté moderne, qui sous prétexte d'autonomie rejette ce qui est supérieur. Il y a bien une autonomie naturelle de l'esprit humain, mais sa vocation, sa raison d'être est de reconnaître librement les supériorités temporelles et éternelles et de librement s'y soumettre. Le monde moderne au contraire est celui où l'homme se re­tranche dans l'autonomie intellectuelle et morale par le refus et la révolte. 172:221 Il s'y retranche d'abord par le mépris de tout ce qui l'a précédé de bon et de grand. L'homme sort enfin de sa minorité : avant lui il n'y eut que puérilités pré-scientifiques et pré-critiques. Saint Augustin, saint Bernard, saint Thomas sont réputés n'être pas sortis de cette minorité, ils en demeurent prisonniers ; et Pascal et Aristote ; Eschyle et Homère ; Virgile et Platon ; et les Grégoire et les Pie, la sainte cohorte des docteurs, des confesseurs, des martyrs. Impiété filiale, âme du monde moderne. L'homme moderne a donc voulu sortir de sa minorité comme Adam l'avait voulu en se fixant à lui-même sa loi morale ; comme Lucifer, qui fut le premier à vouloir « se servir de son entendement sans la direction d'autrui ». Vous-même, Révérend Père, vous servez-vous de votre entendement en refusant toute direction qui lui soit supérieure ? #### VII \[La démocratie religieuse, nouvelle loi morale universelle\] Vous concédez qu' « un catholique peut certainement être contre la démocratie comme régime politique » (p. 14). Mais la véritable question est de savoir s'il est possible qu'un catholique soit pour la démocratie comme système -- moral, comme fondement des droits de l'homme, comme philosophie et religion. C'est toute la question de la démo­cratie moderne ; de la démocratie religieuse. Il n'apparaît pas que vous en ayez rien vu. Vous n'avez rien vu (ou alors vous avez tout caché) de votre contradiction interne : votre politique contredit ce que devrait être votre religion. Votre politique est celle de la démocratie religieuse, rivale de la religion chrétienne. 173:221 Le christianisme a toujours été indifférent à la dési­gnation des gouvernants par les gouvernés. Il n'est ni pour ni contre. Mais la démocratie moderne fait de cette dési­gnation un droit fondamental, le plus fondamental des droits de l'homme, à la limite le seul fondamental, en tout cas le fondement et la garantie de tous les autres droits ; le droit qu'il faut révérer comme souverain, même si on ne respecte pas sa souveraineté. Qu'on la respecte en fait est moins important que de lui reconnaître une valeur morale supérieure à toute valeur. Le monde moderne tout entier, le monde officiel, qu'il soit libéral ou marxiste, lui reconnaît une valeur suprême ; une valeur unique. C'est la nouvelle loi morale universelle. Peu et mal observée, comme toute loi morale, mais énoncée, professée, imposée comme telle. Ce qui est bien autre chose que « la démo­cratie comme régime politique ». Le régime politique de la démocratie, avec des élections libres, une pluralité de partis et de candidats, la possibilité constamment assurée à l'opposition de devenir le gouvernement par des voies légales, n'existe pas du tout dans les États communistes. On leur reconnaît pourtant une légitimité démocratique que l'on a refusée à Franco et que l'on refuse à Pinochet. C'est que les États communistes, comme les autres, mieux que les autres, adorent le dogme du monde moderne, son dogme unique et dénégateur : aucun individu ni aucun corps ne doit pouvoir exercer une autorité si elle n'émane pas expressément de la souveraineté populaire. L'autorité du père sur la famille, des parents sur les enfants, du maître sur l'élève, l'autorité économique du chef d'entre­prise, l'autorité professionnelle d'un corps de métier, l'au­torité spirituelle de l'évêque sur son diocèse et celle du pape sur l'Église sont implicitement abolies par le dogme de l'article 3 (déclaration des droits de 1789). Je dis que cet article 3 est le dogme unique du monde moderne ; et je dis que ce dogme est dénégateur parce que sa dénéga­tion lui importe davantage que son affirmation. Établir un régime où la désignation des gouvernants par les gou­vernés fonctionne effectivement d'une manière tout à fait légale, régulière, satisfaisante n'est pas l'essentiel du dog­me. L'essentiel est négatif et destructeur, il est de contes­ter et d'abolir toutes les autorités qui prétendent avoir un autre fondement : les autorités dont le pouvoir vient d'en haut (de l'ordre naturel et donc de la volonté du Créateur de la nature). 174:221 La démocratie moderne est la traduction politique du *ni Dieu ni maître.* Sa réalisation la plus cohé­rente est le communisme. Car les autorités naturelles, le communisme les supprime plus radicalement que le libé­ralisme qui ne les sape qu'à petits coups sournois : le communisme est donc plus démocratiquement moderne et plus modernement démocratique que toute autre démo­cratie moderne. Il est finalement le plus conforme à la sentence kantienne qui ordonne de s'affranchir de la direc­tion d'autrui. Parce qu'il s'agit toujours, en réalité, de s'affranchir des directions, des supériorités, des contrain­tes antérieures à l'ère moderne, supérieures à l'homme individuel ou collectif, inscrites dans l'ordre naturel et dans la nature humaine. Ce qui laisse bien sûr le champ libre à d'autres contraintes, d'autres supériorités, d'autres direc­tions : mais elles viennent désormais d'en bas au lieu de venir d'en haut ; elles n'offensent plus l'orgueil métaphy­sique. Voilà ce qui est au fond de la conception moderne des droits de l'homme ; voilà le grand progrès moral de notre temps, voire la grande révélation morale de tous les temps. C'est plus qu'une erreur. C'est une imposture. Mais votre cœur en est captif. Telle est l'origine de la contradiction interne de l'évo­lution conciliaire ouverte au monde moderne. La démocratie moderne, celle du dogme unique et dénégateur de l'article 3, n'est pas une fille du christia­nisme. Le christianisme, tout au long de son histoire, a méconnu qu'il existait un droit imprescriptible, fondement et garantie des autres droits, le droit démocratique de l'article 3. Si la démocratie moderne a raison, le christia­nisme est disqualifié, il a perdu toute crédibilité, pour avoir 1° ignoré le plus fondamental des droits de l'homme, et pour l'avoir 2° doctrinalement contesté quand il a été découvert et instauré par d'autres que par lui. Le chris­tianisme n'est pas anti-démocratique : il ne s'oppose pas à la démocratie politique. Mais il est anti-démocratique beaucoup plus gravement : il s'oppose à la démocratie morale et religieuse. 175:221 Sans doute le christianisme peut recevoir l'autorisation de survivre dans le monde de la démocratie moderne. Il peut recevoir cette autorisation au prix d'un aggiorna­mento qui le placera au rang subordonné de disciple, de bon élève, ayant à apprendre et recevoir de la démocratie le principe désormais directeur de la morale et de la jus­tice. A ce principe directeur qui n'est plus apporté par le christianisme, le christianisme aura licence d'adapter son langage, ses rites, ses mythes. Mythes et rites peuvent don­ner une incarnation au dogme démocratique auprès des masses arriérées qui ont encore besoin d'une religion popu­laire. Les maîtres du monde seront, à cette condition, tolérants et libéraux à l'égard des survivances ecclésiasti­ques. Une seule chose est moralement nécessaire au mon­de moderne, la reconnaissance de son droit fondamental, de son unique dogme, et tout le reste en découle par surcroît. \*\*\* Si je vous ai suivi dans les soubassements et implica­tions de votre politique, ce n'était pas principalement pour rectifier quelques-unes de vos erreurs de fait ou de métho­de. C'était pour aller jusque là ; jusqu'au principe. Sur ce principe de la démocratie religieuse, pas plus que sur mes précédentes observations, je ne cherche à vous imposer contre votre gré un dialogue ou une dis­cussion qui vous demeurent offerts mais pour lesquels vous ne manifestez, c'est votre droit, aucun empressement. Je porte témoignage devant vous ; sur votre évolution conciliaire ; et, j'en suis fâché mais il le faut, contre vous. Non pour vous accabler. Pour, Dieu aidant, vous réveiller. Je vous prie d'agréer, Révérend Père, mes salutations toujours respectueuses et attentives, Jean Madiran. 176:221 ### Réponse du P. Congar *4 nov. 77* *Monsieur,* *Je retiens ces deux points de votre lettre.* *1°*) *En écrivant :* « *La démocratie moderne est la tra­duction politique du ni Dieu ni maître *» (p. 19) *vous vous* *exprimez polémiquement sur une réalité que les analystes de tous bords estiment bien plus complexe. Comment dès lors discuter sur ce registre ?* *2°*) *Et ceci est plus grave pour moi : en écrivant p. 15* « *Comme votre Église vous êtes et vous faites... sans trop le dire. *» *J'avais cru jusqu'ici que nous appartenions à la même et unique Église. Allez-vous constituer une Église à vous ? La pensée même m'en fait souffrir.* *Pour le reste, mon travail me place à un autre plan que celui de votre lettre. J'en reste et en resterai donc là. Je suis votre dévoué dans le service de l'Évangile de paix du Seigneur Jésus.* fr. Yves Congar. 177:221 ### Quatrième lettre au P. Congar \[Récapitulation : les cal­culs humains davantage que la révélation divine ; le pastoral plus précieux que le dogmatique ; le politique l'emporte sur le religieux ; le monde compte davantage que le ciel\] 21 nov. 77 Révérend Père, Vous ne me devez rien, pas même une explication. A mon avis vous en devez plus d'une à l'Église, aux fidèles, au public, je vous les ai demandées et vous ne les avez pas produites. Mais ce n'est pas à moi personnellement que vous les devez. Rassurez-vous, je ne suis pas de ceux qui s'en vont prétendre qu'il suffit d'écrire à quelqu'un pour avoir droit à une réponse ; et qui viennent la récla­mer comme un dû. Vous étiez, vous restez libre de me répondre ou de ne pas me répondre. Vous ne me devez même pas les raisons de votre abstention. Vous n'avez pas à vous en justifier. Pourtant vous me deviez tout de même quelque chose : si vous choisissiez de me donner des rai­sons, vous me deviez de ne pas me les donner mauvaises. La première de vos mauvaises raisons consiste à m'ac­cuser d'avoir commis en somme l'équivalent d'un sacri­lège, et d'un sacrilège « polémique », à l'encontre de la démocratie moderne, qui vous est chère infiniment. La discussion avec moi vous en est rendue moralement impos­sible. Vous pouvez discuter paisiblement avec ceux qui n'offensent que le dogme de l'Assomption ou celui de l'in­faillibilité. Mais offenser le dogme de la démocratie moder­ne, la disqualification est sans recours. 178:221 Je vous avais dit que la démocratie moderne est la tra­duction politique du *ni Dieu ni maître,* je vous avais indi­qué, en résumé, les raisons d'une telle affirmation. Cette affirmation, ces raisons, vous auriez pu les juger selon les catégories du vrai et du faux. Non point. Vous les éti­quetez selon d'autres catégories. Vous déclarez que je m'exprime « polémiquement » ; et vous invoquez contre mon simplisme la luxuriante complexité inventoriée par « les analystes de tous bords » : de tous bords sauf du mien, toutefois ; et sauf moi, qui probablement suis à vos yeux incapable d' « analyse ». Supposons pourtant que cela soit vrai, admettons par hypothèse qu'effectivement je me sois « exprimé polémiquement » et que j'aie trop simplifié. Mon Dieu, cela peut arriver à tout le monde, et souvent à vous-même. Cela est arrivé à Luther, mais c'était contre l'Église romaine, vous ne lui en tenez pas rigueur, vous ne l'en avez pas moins réhabilité comme l'un des plus grands génies religieux de tous les temps. Précisé­ment au chapitre du monde moderne et de la démocratie à la moderne, je présume qu'il vous faudra pareillement réputer trop simplistes et trop polémiques Léon Bloy, Péguy, Chesterton, Bernanos : leurs analyses, à eux non plus, ne leur permettent pas de prendre rang au nombre de ceux que vous appelez « les analystes de tous bords ». Révérend Père, vous renoncez à discuter, mais vous ne renoncez pas à me donner la comédie. Vous me la donnez plus encore quand vous faites mine de croire que je vais *constituer une Église à moi* et quand vous vous mettez à « souffrir » de cette « pensée » gra­tuite dont vous êtes l'arbitraire inventeur. De quoi en effet était-il question ? De *votre* texte ; de *votre* distinction entre une Église et une autre ; de *votre* formule : « l'Église la plus engagée ». C'est vous qui distinguez entre « l'Église la plus engagée » et celle qui l'est moins ou pas du tout. Voilà de quoi je vous parlais : de *votre* Église, la plus engagée, dont vous êtes, dont je ne suis pas. C'est vous, ce n'est pas moi, c'est bien vous qui avez écrit, p. 78-79 de votre première édition, p. 82 de votre seconde édition : 179:221 « En prenant le parti de la personne humaine, ce qu'elle fait aujourd'hui de façon très onéreuse, *l'Église la plus engagée* rencontre fatalement l'opposition de ceux qui maintiennent des structures d'exploitation et d'oppression. » Moi je vous écoute, je prends note de votre distinction, oh ! incidente, mais combien nette, qui met en relief une certaine Église qui est d'aujourd'hui et non d'hier, et qui est « la plus engagée ». Vous ne voulez pas vous expliquer sur cette Église-là, sur *votre* Église, et sur la fable et la terminologie et l'écrin marxistes qui vous servent à la pré­senter : l'opposition que *votre* Église rencontre n'est pas religieuse, selon vous, elle n'est pas philosophique, elle n'est pas morale, elle n'est pas le fait d'une conviction, mais d'intérêts sordides et criminels, elle est le fait de « ceux qui maintiennent des structures d'exploitation et d'oppression ». Ce n'est pas là seulement du simplisme polémique, ni seulement de la calomnie, c'est la calomnie, la polémique, le simplisme typiquement fabriqués en série par le parti communiste. Vous ne voulez donc pas vous expliquer sur ce cri du cœur qui vous a échappé. Fort bien. Mais ne faites pas comme si c'était moi qui avais tout inventé. Et comme si vous souffriez à me regarder là en train de « constituer une Église à moi ». Il ne vous restait plus qu'à conclure, comme vous l'osez, mais vous ne pouviez plus ne pas l'oser : « Mon travail me place à un autre plan que celui de votre lettre. » Votre travail, selon vous, place votre personne à un autre plan, en toute religieuse modestie. Vous voulez croire (et me persuader ?) que votre « tra­vail » pourrait s'échapper et s'en aller se « situer à un autre plan » que celui des implications et conséquences que l'on vous montre être celles de vos assertions. \*\*\* 180:221 Dans mes lettres précédentes, j'ai voulu mettre à votre portée l'abrégé d'une pensée dans laquelle vous n'entrez pas, retranché comme vous l'êtes dans le conformisme intellectuel de l'évolution conciliaire. Ces observations, ces objections, ces réclamations réputées « anti-conciliaires » et laissées sans réponse depuis dix et quinze ans, c'était par incompréhension et mépris, mais c'était d'abord par ignorance. Vous n'avez rien lu des ouvrages majeurs où s'exprime de manière discursive la pensée du catholicisme traditionnel d'aujourd'hui (ou si vous en avez parcouru quelques-uns, vous le cachez bien, et vous censurez avec soin vos bibliographies). Mais cela ne vous a pas empêché de vous mêler d'en juger dans votre opuscule sur *La crise dans l'Église* à l'occasion du bruit fait autour de Mgr Lefebvre. J'ai donc tenté d'aller à votre rencontre et de vous apporter à domicile de significatifs morceaux d'une pensée qui ne vous est pas du tout familière. C'était pour que vous fassiez connaissance. Et pour que, ayant fait connaissance, vous fassiez droit, au moins en partie, aux requêtes les mieux fondées de cette pensée. Cela pouvait avoir quelque importance pour le soulagement des âmes fidèles qui souffrent persécution dans l'Église. Cela pou­vait aussi avoir quelque utilité pour la santé temporelle et le salut éternel des générations présentes écrasées sous l'erreur et le mensonge. Vous étiez, vous êtes en situation de faire à vos contemporains une insigne charité : celle de soulever, un peu, la pierre du tombeau sous laquelle, depuis le concile, étouffe l'Église militante. Il suffisait pour, cela qu'enfin vous écoutiez ce que l'on vous crie, que vous compreniez ce que vous auriez écouté, que vous portiez témoignage de ce que vous auriez compris. Il n'était pas dit d'avance que vous en seriez incapable. Même aujour­d'hui, il ne m'apparaît pas fatal que vous en demeuriez incapable toujours. Mais le soir s'avance, depuis longtemps vous vous endurcissez, l'improbabilité augmente. La situation qui est la vôtre sous le présent règne, situation d'influence au centre hiérarchique de l'évolution conciliaire, situation d'autorité morale dans ce qu'est deve­nue la société ecclésiastique, situation de conseil et d'ora­cle, c'est le *plan,* comme vous dites, c'est l' « autre plan » où vous êtes établi. 181:221 Mais ce n'est pas votre « travail » qui vous y a placé. C'est la prépotence de votre parti. Ce sont vos relations sociales. C'est une installation mondaine. Votre « travail » n'avait pas ébloui Pie XII. La revanche prise sur Pie XII, après sa mort, par votre clan théologico-politique vous a porté où vous êtes. Cette situation émi­nente qui vous a été donnée par des circonstances et pour des motifs bien étrangers aux mérites intellectuels de vos travaux, elle vous a été donnée pour en faire quoi ? Dans l'intention des hommes, pour servir de caution savante à l'évolution issue du concile. Néanmoins il est peut-être encore temps que vous l'utilisiez pour essayer de faire entendre à l'intérieur de l'Église post-conciliaire une paro­le de vérité, qui serait une parole de délivrance. Je vous le redis une fois encore ; mais entendez-le, ne l'entendez pas, je n'ai pas le dessein d'insister davantage et c'est, je pense, la dernière fois que je vous le redis. Dans l'immense conformisme anonyme, collégial et automatique qui caractérise l'évolution conciliaire, vous êtes par exception un repère, une voix, un babil un peu moins impersonnel. Ce n'est pas à votre personne que l'on en a (encore que l'on n'ignore pas toujours vos actes et res­ponsabilités propres), c'est à ce conformisme lui-même, à ce conformisme dont par vos écrits vous êtes l'expression, il me semble, la plus distinguée, la plus exacte, la plus sé­rieuse. J'ai même pensé un moment que vous étiez davan­tage : la source, ou une source, l'inspirateur, ou l'un des inspirateurs. Il y a quelques années, ce devait être aux environs de 1970, les Éditions du Cerf mirent en souscrip­tion vos œuvres complètes en dix volumes cartonnés de vert : j'ai souscrit de mes deniers, je les ai là tous les dix, depuis *Chrétiens désunis* réimprimé dans l'édition origi­nale de 1937 jusqu'au dernier, *Au milieu des orages,* en passant par *Vraie et fausse réforme,* seconde édition revue et corrigée de 1968, mais d'autre part j'ai aussi, bien sûr, l'édition de 1950. J'avais déjà lu l'un ou l'autre sans en faire véritablement un objet d'étude. J'ai acheté d'un coup toute la série des dix parce que je me proposais de recher­cher dans votre œuvre les motivations intellectuelles les plus fondamentales de ce qui a inspiré le concile et de ce qui en est sorti. 182:221 C'est-à-dire les jugements-clés, les rai­sonnements décisifs sur les hommes et les choses, les idées et les institutions. Quelle déception. Tout cela m'est tombé des mains comme un fatras sans âme. Assurément, une formidable érudition livresque, qui donne l'apparence et l'illusion que sur chaque question vous ne vous prononcez qu'après avoir exposé, comparé, pesé les arguments de toutes les doctrines et de tous les docteurs depuis deux mille ans. Mais ce n'est qu'une juxtaposition. Quand on cherche méthodiquement à cerner le lieu où vous énoncez les motifs de votre propre jugement, on en découvre le vide, l'inexistence. Votre présente correspondance avec moi est une image assez exacte de la manière la plus fré­quente dont, tout au long de votre œuvre, vous vous pro­noncez : par préjugé, par conformisme, par arbitraire. En substance : -- *On pensait cela autrefois, maintenant les analystes de tous bords pensent autrement*. Ou bien : *L'environnement culturel ayant changé, les concepts chan­gent eux aussi*. Ou bien : *A notre époque on ne peut plus faire comme si le monde moderne n'existait pas*. Ou bien : *Il est normal que les pionniers de l'avenir l'emportent sur les survivances du passé*. Ou bien : *Il fallait enfin sortir du ghetto et ouvrir les fenêtres*. Oui, c'est à ce niveau, c'est à cet « autre plan », à ce plan de molles banalités (d'ailleurs vaguement erronées) que se déterminent vos convictions, dans votre œuvre en dix volumes comme dans votre cor­respondance à éclipses. Vous êtes un savant, au sens où l'érudition est une science ; vous êtes un écrivain clair et agréable ; mais on n'aperçoit presque jamais chez vous un acte personnel et motivé de la faculté de jugement, c'est-à-dire du sens direct des réalités naturelles ou mysti­ques. Il est ordinairement recouvert par ce conformisme dont j'ai tenté de vous réveiller. De vous réveiller en vous plaçant devant ce que j'ap­pelle les implications et conséquences de vos affirmations. Vous vous dérobez à une confrontation. Vous ne voulez pas livrer à la discussion publique l'âme de votre pensée. Elle ne s'exprime, furtivement, que lorsque votre propos s'adresse à un petit cercle d'initiés et que vous imaginez qu'il n'en sortira pas. 183:221 En sortirait-il par accident, il de­meurerait masqué par le genre littéraire de la recension, qui vous permet de dire que l'on se méprend, vous n'énon­ciez pas votre opinion, vous exposiez la pensée de l'auteur recensé. Le direz-vous aussi, contre l'évidence, pour cet alinéa, je le cite en entier, de votre page 460 dans la RSPT, numéro de juillet 1977 ; c'est moi qui souligne en capita­les : « Avec A. Franzen, K.A. Fink, W. Brandmüller, R. Baümer, H. Riedlinger, et même I. Pichler (chez qui cependant Sch\[neider\] relève de menues erreurs et un peu d'esprit d'accommodation) nous sommes sortis des schèmes tout faits et entrés dans une inter­prétation véritablement *historique* qui, du reste, demeure en delà de conclusions théologiques pro­conciliaristes. Riedlinger, en particulier, esquisse en 1965 une HERMÉNEUTIQUE des propositions DOGMATI­QUES qui assume LA VÉRITÉ DÉGAGÉE PAR L'HISTOIRE, c'est-à-dire honore l'HISTORICITÉ des énoncés de vé­rité. IL Y A LÀ UN PROBLÈME CAPITAL. Les fidèles et les théologiens catholiques ont à assumer UNE CERTAI­NE VÉRITÉ NON PÉRIMÉE D'ÉNONCÉS CEPENDANT DÉPAS­SÉS. Nous pourrions apporter à ce sujet d'autres exemples : *Quanta cura* et le Syllabus, *Mortalium animos* (dont on va fêter le cinquantenaire), peut-être *Humanae vitae*. Comme le dit Riedlinger, le sujet porteur de tels énoncés, éventuellement de tel­les DÉFINITIONS, est l'Église totale qui vit dans le temps et comprend ce qu'elle porte en elle (« omne quod credit, omne quod ipsa est », dit *Dei verbum* n° 8) de façon historique, successive, vraie d'une vérité liée au temps et à la vie. Cela s'opère, A NOTRE AVIS, dans des RELECTURES ET UNE « RE-RÉCEPTION » DONT VATICAN I FAIT ACTUELLEMENT L'OBJET A LA LU­MIÈRE DE VATICAN II, des études historiques de l'ex­périence d'une Église qui cherche à rejoindre, dans l'histoire, sa vérité et sa mission. » Vous consentez que les « énoncés » doctrinaux et les « définitions » dogmatiques soient désormais tenus, ce qui ne s'était jamais fait dans l'Église, pour essentielle­ment relatifs aux changements historiques. Définitions, énoncés sont inévitablement « dépassés » quand le temps a passé. 184:221 Fort peu de temps parfois : l'encyclique *Humanae vitae* de 1968, qui par sa condamnation maintenue de la contraception déplaît au conformisme mondain de l'évo­lution conciliaire, se trouve dès maintenant au nombre des anachronismes emportés par le temps ; en moins de dix ans ; d'ailleurs elle l'était déjà, ô miracle, souvenez-vous, le jour même de sa parution. Quant au Syllabus, c'est une autre sorte de prodige qu'il manifeste : le temps ne s'est pas contenté d'atténuer ou de ruiner ses rigueurs, il a simultanément suspendu son effet, par une agile dis­crimination il n'a porté aucune atteinte aux erreurs qui y étaient dénoncées, puisque ces erreurs, sans prendre une ride, restant telles qu'elles étaient, sont devenues les mer­veilleuses vérités d'aujourd'hui. Le même temps qui érode les canons du concile de Trente épargne le génie religieux de Luther. J'ai oublié en effet de mentionner, parmi vos qualités les plus certaines, celle du prestidigitateur. Ce que vous admettez aussi, dans l'alinéa cité de l'éso­térique RSPT, et ce qui m'importe surtout, c'est ce que vous vous gardez d'avouer dans vos écrits exotériques *la relecture de Vatican I à la lumière de Vatican II ;* et non seulement la relecture, mais la « re-réception ». Je tiens au contraire que le devoir catholique était de lire et de recevoir Vatican II à la lumière de Vatican I ; et d'une manière générale, d'interpréter le dernier concile dans la ligne, dans je contexte, dans la continuité, dans la cohé­rence de tous les conciles antérieurs, disons de la doctrine commune de l'Église telle qu'elle est reçue et transmise spécialement dans l'Église romaine, *mater et magistra om­nium ecclesiarum.* La pastorale d'aujourd'hui, celle de Vatican II, ne me paraît pas bien fameuse, mais serait-elle géniale, elle serait toujours calcul humain et non révéla­tion divine. C'est la pastorale qui doit s'accorder, qui doit se soumettre à la révélation et non l'inverse. L'inverse, c'est ce que vous caressez à la dérobée : réformer la dog­matique d'hier selon la pastorale d'aujourd'hui. \*\*\* 185:221 Cette inversion radicale est au cœur de votre pensée, elle est le cœur même de l'évolution conciliaire. Ordinai­rement inavouée mais intensément vécue. Dans son expres­sion exotérique elle n'insiste pas sur la relecture des dog­mes anciens, il lui suffit de réduire implicitement la reli­gion catholique à ce qu'en énonce le dernier concile. Exemple : l'eucharistie, dans la *France catholique* du 11 novembre. On y annonce que l'on va nous « exposer exactement la pensée de l'Église » : la pensée de l'Église sur l'eucharistie, s'il vous plaît. C'est un de vos confrères dominicains qui officie, le frère Jérôme Hamer. Il est même évêque, et même « archevêque titulaire de Lorium ». Et surtout, il est en outre chargé de mission : « secrétaire de la congrégation pour la doctrine de la foi ». C'est donc un officiel du Vatican, spécialement officiel en matière de doctrine, nommé par Paul VI pour y pourvoir. Eh bien, « pour être sûr d'exposer exactement la pensée de l'Église », comme il le dit en commençant, il s'est reporté à Vatican II : à Vatican II seulement, à nul autre concile. Sur l'eucharistie, oui. Comme si Vatican II avait eu pour dessein et pour fonction de nous enseigner, d'une manière dogmatique et infaillible, la pensée de l'Église sur l'eucha­ristie. Cet enseignement infaillible existe pourtant, mais ailleurs que dans « le concile », ailleurs que dans les tex­tes promulgués par Vatican II : puisque c'est ailleurs, puisque c'est avant, ça ne compte pas, ça ne compte plus. Le secrétaire romain chargé de la doctrine, par définition fonctionnaire fidèle au pape et au concile, enseigne la pen­sée de l'Église sur l'eucharistie sans faire à aucun moment référence au concile de Trente. La pensée de l'Église sur l'eucharistie est aujourd'hui officiellement enseignée com­me si le concile de Trente n'avait jamais existé, ou comme si désormais il ne pouvait plus nous servir à rien ; comme si la pastorale de Vatican II avait, *même en matière dog­matique,* autant d'autorité et plus d'importance, selon la formule de Paul VI, que les dogmes définis par les conci­les antérieurs. 186:221 Volontiers vous esquivez la nature exacte et précise de cette remarque, vous vous en détournez en parlant d'autre chose : en me mettant au nombre des adversaires de Vatican II ; au nombre de ceux qui selon vous auraient, bête­ment, par routine et par égoïsme, *refusé le concile.* Mais je n'ai pas refusé le concile ; c'est une méprise de votre part, qu'il vous est commode de conserver intacte à l'abri de toutes les rectifications. Comme la plupart, comme la quasi-totalité de ceux que vous dénommez « traditiona­listes » et « intégristes », je n'avais pas refusé Vatican II. J'en avais *reçu* tous les textes promulgués. Je les avais reçus non point avec des réserves qui m'eussent été per­sonnelles, mais à deux conditions explicites, qui étaient et qui sont deux conditions catholiques qu'il n'est pas permis d'esquiver : 1° Que l'on ne fasse pas de la religion catholique une religion qui serait désormais la religion d'un seul concile (comme on vient de voir aujourd'hui s'y illustrer le frère archevêque Jérôme Hamer, secrétaire de la doctrine). Au­trement dit, que l'enseignement de l'Église ne soit pas ramené, limité, réduit aux seules assertions énoncées par Vatican II. 2° Que les énoncés du concile pastoral Vatican II soient interprétés et reçus selon les enseignements anté­rieurs de l'Église ; qu'ils n'aient aucun pouvoir de fonder au contraire une réinterprétation de ces enseignements anté­rieurs. C'est *pour cela,* c'est pour avoir déclaré ces deux condi­tions en décembre 1965 et janvier 1966, que dès le mois de juin 1966 la revue ITINÉRAIRES fut condamnée par l'épiscopat français comme rebelle au concile ; rebelle au « renouveau entrepris » selon l'esprit du concile. C'était une révélation : dans la pensée de ceux qui avaient été les législateurs du concile et qui étaient chargés d'inter­préter et d'appliquer la législation conciliaire, Vatican II avait bien la portée *réformatrice* que nous lui contestions. Nous la lui contestions parce qu'il ne se l'était point attri­buée de manière explicite et officielle ; nous la lui contes­tions surtout parce qu'aucun concile ne peut légitimement s'ériger en *réformateur* de ce que l'Église a défini comme étant d'institution divine ou de révélation divine. 187:221 Ici inter­vient votre question, je sais : -- *Quel dogme défini le concile a-t-il donc mis à mal ?* La réponse est : -- *Tous*. *Aucun en particulier, mais tous ensemble dans leur principe même.* D'une manière oblique, la vôtre, celle que vous reconnaissez, admettez, approuvez à la page 460 de la RSPT : *la relecture et la* « *re-réception *» *des conciles dogmatiques à la lumière pastorale de Vatican II.* En 1965, en 1966, loin de *refuser le concile,* j'avais reçu en catholique tous les textes promulgués de Vatican II, aux deux conditions catholiques qui m'ont fait condamner par l'épiscopat recyclé. Ces textes promulgués, je ne les avais pas encore tous étudiés personnellement. J'avais eu communication en son temps, pour avis à un père conciliaire qui me l'avait demandé, du texte encore secret du schéma XIII, il était bien mauvais ; en 1966 je n'avais pas encore analysé point par point la version défi­nitive de *Gaudium et spes,* dont au demeurant l'épiscopat français n'avait pas encore décrété qu'il fallait la tenir pour le fondement nouveau d'une nouvelle théologie, dite des réalités terrestres. J'étais très peu entré dans la con­troverse sur la liberté religieuse, j'ignorais que Mgr Lefeb­vre avait refusé de la voter et de la signer. De toutes manières, même aujourd'hui je pense que les équivoques, les omissions, les malfaçons (voire les erreurs) des textes promulgués par Vatican II ne sont pas le point le plus décisif, lequel est dans *l'autorité* que l'on reconnaît à ces textes, dans *l'importance* qu'on leur donne et dans *l'usage* que l'on en fait. Je ne dis pas, comme l'abbé de Nantes, que ces textes conciliaires sont intrinsèquement pervers : sur leur teneur, sur leur contenu, qui manifestement ap­pellent de ci de là une suspicion légitime, je m'en remets au jugement ultérieur de l'Église, qui aura à les complé­ter, à les remanier, à les interpréter, à les corriger ou à les abolir, comme elle peut le faire sans difficulté ni obstacle de principe, puisque aucune des assertions de Vatican II n'a été énoncée comme infaillible. Ou peut-être les oublier, je n'en sais rien, je n'anticipe pas. 188:221 Je ne dis pas non plus, comme Marcel Clément ou Michel de Saint Pierre, que le concile et le pape sont au-dessus de tout soupçon et que nos malheurs présents, décomposition et apostasie, vien­nent d'interprétations erronées, de déviations, de trahi­sons qui seraient étrangères aux intentions et à l'œuvre des législateurs conciliaires et qui se situeraient seulement au niveau des bureaux et de l'exécution. Je dis que le mal dont nous souffrons est essentiellement, en ce qui con­cerne le concile et son utilisation, de lui avoir donné une autorité religieuse pratiquement égale à celle des conciles dogmatiques ; de lui avoir reconnu une importance reli­gieuse sans précédent ; d'en avoir fait l'usage d'une révé­lation nouvelle établissant une nouvelle religion. Les tex­tes pastoraux de Vatican II seraient-ils meilleurs qu'ils ne sont, rien n'en serait fondamentalement amélioré, car tout est dans cet usage abusif, dans cette importance exagérée, dans cette autorité indue, qui sont la condition suffisante du renversement de la religion chrétienne. Les faillibles calculs humains prennent autant d'autorité et plus d'im­portance que l'infaillible révélation divine. Le pastoral devient plus précieux que le dogmatique. Le politique l'emporte sur le religieux. Le monde compte davantage que le ciel. Non, Révérend Père, ce ne sont pas des simpli­fications polémiques. Ce sont des implications logiques. Parce que l'esprit humain a une grande capacité d'aveu­glement et d'illogisme, beaucoup d'évêques, de docteurs, de fidèles engagés dans l'évolution conciliaire n'ont pas conscience de ces implications et, individuellement, ne se soumettent pas pleinement à leur cohérence. Vous-même, sans doute. Mais le poids propre de telles implications finit toujours par se faire sentir, conduisant à l'apostasie col­lective sous anesthésie. \*\*\* 189:221 Pour ce qui est du dialogue entre nous, c'est donc raté. Je n'en serai pas éternellement inconsolable. Je n'ai pas comme vous et les vôtres le fétichisme du dialogue. Féti­chisme surtout théorique il est vrai ; vous serez vite con­solé vous aussi, vous l'êtes déjà, tant mieux. Mais il est dommage pour l'Église que décidément vous n'ayez rien entendu de ce que je vous ai dit. Et puis j'ai peur pour vous que de cette surdité vous ne soyez pas parfaitement innocent. Adieu, Révérend Père, et à Dieu. Jean Madiran. 190:221 ### DERNIERS BILLETS *Du P. Congar à Jean Madiran* 25 novembre 1977 Monsieur, Je ne m'attribue pas à moi-même l'importance que vous m'attribuez. Je tâche, en usant des « talents » limités que j'ai reçus, de répondre à ma vocation de frère-prêcheur et de théologien et à ce que les fidèles et leurs pasteurs me deman­dent à ce titre. C'est assez lourd et, bien que ne ménageant pas ma peine, je ne puis y suffire comme je le souhaiterais. J'ai répondu à votre premier envoi. Je ne puis m'engager dans les discussions que vous prolongez. Vous connaissez mon adresse. Si vous voulez parler avec moi comme nous l'avons fait une fois, je vous recevrai volontiers. ([^113]) fr. Yves Congar. 191:221 *De Jean Madiran au P. Congar* 12 déc. 77 Révérend Père, Vous êtes disposé, me dites-vous, à me recevoir, si je le désire, pour une conversation. Je suis sensible à cette aimable attention et je vous en remercie. Mais en ce moment je n'ai à vous demander ou à vous faire connaître rien qui soit d'ordre personnel et privé. Une conversation avant la publication de votre opuscule *La crise dans l'Église et Mgr Lefebvre* m'aurait permis, si vous m'en aviez parlé, de vous expliquer quelques points que vous ignorez ou méconnaissez. Maintenant que l'opuscule est publié, c'est publiquement qu'il convient de le discuter. Je vous en ai d'abord écrit personnellement pour que vous soyez le pre­mier à connaître mes objections, et que vous puissiez si vous le vouliez y apporter vos réponses. Je n'y étais pas obligé. Vous n'êtes nullement obligé de me répondre davantage. Je vous souhaite respectueusement de bonnes et saintes fêtes de Noël. Jean Madiran. 192:221 ## Informations et commentaires ### Petite chronique marginale Vous l'avez sans doute noté : le président Giscard d'Estaing veut étendre sa majorité, en quoi il n'a pas tort, car s'il ne l'étend pas elle risque de n'être même plus une majorité lorsque se feront les comptes du 12 et du 19 mars. Mais vous l'avez également noté : il veut l'étendre sur sa gauche ; seulement sur sa gauche. Voyez son discours de Verdun-sur-le-Doubs, le 27 janvier, et tous autres semblables. Rien, ni un demi-mot, ni un quart de geste, pas même l'ombre d'une promesse, rien pour l'étendre sur sa droite. Il ne désire pas gagner nos suffrages. Je ne sais pas s'il y arriverait, mais il ne fait rien pour les obte­nir. S'ils lui font défaut, c'est donc lui qui en portera la principale responsabilité. La France, dit le président, est divisée en quatre ; elle est divisée entre le parti communiste, le parti socialiste, le parti (ou plutôt, dirons-nous, le conglomérat) giscardo-centriste, et le parti gaulliste ; point c'est tout. Telle est en effet la situation officielle des candidatures, tel est bien sans doute le pays légal, comme disait Maurras, la « classe politique », comme on aime à dire aujourd'hui, bref, la ou les castes dirigeantes de notre démocratie. Ce n'est pas une représentation exacte du pays réel. Prenez le cas des très nombreux Français qui, politique­ment, ont par-dessus tout en horreur le mensonge de gauche (plus haineux et plus vil que tout autre mensonge politique) : un grand nombre ne sont ni gaullistes ni centristes. Ils sont tout à fait disposés à voter contre la gauche, mais pour voter contre la gauche il leur faudrait au second tour, et souvent déjà au premier, voter gaulliste ou voter centriste. Beaucoup d'entre eux n'ont aucune envie de le faire. En tous cas, ils n'ont pas envie de le faire sans quelque honnête compensation politique ou morale. 193:221 Quel genre de compensation ? Par exemple l'abolition de l'avortement volontaire ; la remise des églises inoccupées aux catholiques traditionnels ; l'instauration de la proportion­nelle scolaire ; l'indexation de l'épargne ; et autres choses semblables, dont nous saurions dresser un ample catalogue si on nous le demandait, et où les partis anti-marxistes, le centriste et le gaulliste, pourraient choisir les compensations à rions promettre, compensations propres à nous convaincre ou au moins nous consoler de voter pour eux. Mais ni le parti gaul­liste ni le parti centriste n'entendent nous proposer aucune compensation. Nous appartenons à la seule catégorie d'électeurs à laquelle on ne fasse aucune avance, aucun sourire, aucun baratin. On escompte que notre vote sera automatiquement acquis. On risque de se tromper quand on traite avec autant de mépris une partie de la population française aussi diverse, aussi étendue, aussi importante : il y a bien 25 % de l'électorat, et peut-être bien davantage, qui est vivement hostile à la gauche tout en n'étant ni gaulliste ni centriste ; n'y en aurait-il que 4 ou 5 %, leur abstention aux scrutins de mars, abstention pro­voquée par le mépris giscardien, serait plus que suffisante pour donner la victoire à la gauche marxiste. Je ne sais pas si cela se produira. Ce que je veux dire c'est que, si cela se produit, le président Giscard d'Estaing l'aura bien cherché. Qu'on ne vienne donc pas, avant ou après les scrutins, nous faire les gros yeux en nous suspectant d'abstention coupable. Nos responsabilités politiques, en cette occurrence, auront été infimes. Le voudrions-nous, ce n'est pas nous qui aurions le pouvoir de faire sortir de l'abstention, au profit d'un candidat gaulliste ou d'un candidat giscardien, des électeurs que le gis­cardisme et le gaullisme continuent à mépriser et à tromper. Il appartient aux candidats de trouver eux-mêmes les paroles, les gestes, les assurances, les garanties qui pourraient éventuel­lement obtenir de ces électeurs, à défaut d'une adhésion enthou­siaste, un consentement résigné. Mais non. Gaullistes et giscar­diens travaillent à s'étendre sur leur gauche et non pas sur leur droite. Ils n'ont pas renoncé à se montrer davantage antifascis­tes qu'anti-communistes. Ils ne sont pas disposés à pratiquer ouvertement le « pas d'ennemis à droite » qui pourtant est le plus sûr moyen de n'être pas électoralement submergé par l'as­saut de ceux qui pratiquent le « pas d'ennemis à gauche ». Ils subissent, sans oser la contredire, la croyance selon laquelle ce qu'ils nomment le fascisme, la droite, la réaction, est un mal aussi grand ou plus grand que le communisme : cette croyance, quand elle n'est pas combattue, finit tôt ou tard, mais imman­quablement, par porter le parti communiste au pouvoir. 194:221 #### Le parti communiste : un État dans l'État déjà sous le régime giscardien Mais justement, dira-t-on. Il faut voter, même gaulliste, et même centriste, parce qu'il y a la menace communiste. Certes, la menace existe. Elle est même beaucoup plus réelle, beaucoup plus grave que ne l'imaginent ceux qui l'évoquent seulement lors des consultations électorales, pour capter nos suffrages. Devrions-nous cependant, par anti-communisme, voter pour le parti giscardien et pour le parti gaulliste, l'un et l'autre res­ponsables de l'implantation sans précédent, déjà réalisée, du parti communiste dans la société française ? Il a dès maintenant la puissance énorme et scandaleuse d'un État dans l'État. Il l'a acquise ces dernières années, spécialement sous la présidence Giscard d'Estaing, sous le gouvernement du parti giscardien et du parti gaulliste. Ces deux partis vont-ils se ressaisir et enfin mettre en œuvre une véritable résistance politique à l'im­plantation communiste ? Ce n'est pas impossible. Ce n'est guère probable. On peut assurément concevoir, en théorie, que la nécessité d'un vote anti-communiste passe avant les autres considérations que nous inspire le lourd passif politique du parti gaulliste et du parti giscardien. Il faudrait alors que la portée réellement anti-communiste d'un tel vote soit garantie ou au moins imagi­nable. Comment omettre de remarquer que gaullistes et giscar­diens nous refusent, même sur ce chapitre, le minimum ? Qu'on se reporte à l'enquête politique que nous avons publiée dans notre numéro de janvier. Ni le parti giscardien ni le parti gaulliste n'ont pu donner l'assurance qu'ils supprimeraient les subventions gouvernementales à la CGT, principale courroie de transmission du parti communiste. Il est vrai que s'ils nous avaient donné cette assurance, nous leur aurions demandé pour­quoi ils n'avaient pas déjà opéré cette suppression, depuis le temps qu'ils sont au pouvoir. Mais ils ne nous l'ont pas donnée. Ils nous ont même, en substance, donné l'assurance contraire : à savoir que s'ils restaient au pouvoir, ils continueraient à verser à la CGT les habituelles subventions. Bien sûr nous ne prétendons pas qu'il suffirait de supprimer les subventions allouées à la CGT pour que la société française soit libérée de l'implantation communiste. Une telle suppression est un minimum non certes suffisant, il s'en faut de beaucoup, mais préalable, indispensable et significatif. C'est le plus facile : il y faut seulement appliquer la loi sur la représentativité syn­dicale. Nos candidats gaullistes et giscardiens n'osent même pas envisager ou promettre ce minimum. 195:221 Incapables du moins, comment seraient-ils capables du plus ? La CGT est non la seule, mais la principale place de sûreté, la principale force d'occupation et de colonisation qu'utilise le parti communiste pour fonctionner avec la puissance d'un État dans l'État. Un long, un rude combat politique, civique, social sera nécessaire pour desserrer son emprise, pour la faire reculer. Nos candi­dats giscardiens et gaullistes ne font pas le poids, de très loin. Cette implantation communiste, d'une part, cette non-résistance, d'autre part, voilà qui est plus important que la péripétie élec­torale, qui pourtant n'est pas elle-même sans gravité. Comment va-t-on arriver à nous faire voter, par anti­communisme, en faveur de partis qui maintiendront (qui aug­menteront, on peut leur faire confiance) les subventions officielles à la CGT ? Mais rassurez-vous : nos suffrages, on ne nous les demande même pas. #### Le passage du libéralisme au socialisme Les sociétés occidentales, depuis qu'elles ont atteint un stade avancé -- je veux dire un stade avancé de déchristianisation -- ne sont, en politique, occupées qu'à une chose : à organiser leur grand passage mental, culturel, économique : leur passage du libéralisme au socialisme. C'est la seule chose qu'elles sa­chent faire. Et cela ne veut pas dire qu'elles quittent le libéra­lisme pour aller au socialisme ; cela veut dire que c'est le libé­ralisme lui-même qui passe au socialisme, qui se fait socialiste, en douceur, par son propre pourrissement. En France la « majorité » et l' « opposition » s'accordent à jouer le même jeu, avec la même règle, selon la même mise en scène : qui consiste à faire croire que l'unique problème politique est dans le choix, le « bon choix » des modalités du passage. « Majorité » et « opposition » s'accordent à poser le problème politique comme s'il consistait en une seule alterna­tive : entre le passage progressif et le passage brutal, étant entendu que le passage du libéralisme au socialisme est de toutes façons tôt ou tard inévitable. Il est d'ailleurs fortement commencé. Le libéralisme avancé propose de continuer d'avan­cer pas à pas vers le socialisme ; les socialistes voudraient tout le pouvoir tout de suite. 196:221 Situation analogue dans l'Église post-conciliaire, qui pour cela s'est libérée de la « doctrine sociale de l'Église ». Cette doctrine rejetait le capitalisme libéral et le socialisme étatiste, la perversité finale de celui-ci étant désignée comme une con­séquence de la perversité initiale de celui-là. Mais dans le monde moderne, s'opposer à la fois au socialisme et au libéra­lisme, c'était s'exposer à être « marginalisé » par les puissances temporelles, -- aussi marginalisé que le furent les premiers chrétiens dans l'empire romain, -- et l'évolution conciliaire s'applique par tous les moyens à éviter la marginalisation, suspecte d'être l'antichambre du martyre. Désormais, dans la société ecclésiale issue de Vatican II, la réflexion, la prospec­tive, la pastorale se limitent à explorer le passage inévitable du libéralisme au socialisme ; et la politique montinienne *couvre* à la fois les deux branches de l'alternative, le passage progressif et le passage brutal. Peut-être effectivement est-il inévitable que le libéralisme passe au socialisme. Mais cette problématique ne concerne que les libéraux ; et les socialistes. Pas les chrétiens. #### Le premier ministre est déjà passé Le libéralisme avancé s'avance donc jusqu'au passage, et les libéraux les plus avancés sont déjà passés. Demi-page d'an­thologie, le premier ministre Raymond Barre psalmodie « le socialisme du quotidien, le socialisme du possible, le socialisme européen », car il ne veut plus « laisser à d'autres le monopole du mot socialisme ». Je recopie un échantillon de sa musique dans *Le Monde* du 31 janvier. « Aucun d'entre nous, quelle que soit sa tendance politique, ne peut renier ce que le socialisme fran­çais a apporté à la pensée sociale de notre pays et à sa politique. Je tenais à le dire sans ambages. Peut-on ignorer Proudhon et Jaurès ? Pouvons-nous igno­rer ce qu'a fait Léon Blum ? « Mais ceux-là ne séparaient pas le socialisme de la France, et dans tous les éléments (*sic ?*) qui furent décisifs pour notre pays, ils surent faire les choix qui s'imposaient dans le seul intérêt de la na­tion. » 197:221 Nous n'avons pas le privilège de connaître la personne du premier ministre Raymond Barre. Nous ne le connaissons que par ses discours publics. Celui-ci est un exemple peu ordinaire de débilité mentale en matière politique. Faut-il commenter ? Laissons de côté Proudhon, cité ici comme otage, Proudhon qui n'a rien de commun avec le marxisme de Jaurès et de Léon Blum. « Quant à ce qu'un homme comme Proudhon aurait fait d'un misérable comme Jaurès si le volumineux poussah lui était tombé entre les mains, il vaut mieux ne pas y penser. » (Péguy, *L'Argent, suite.*) Blum et Jaurès ont étouffé, ont liquidé la tradition proudhonienne, c'est-à-dire non marxiste, du socia­lisme français. Les voici érigés en maîtres penseurs de la ma­jorité giscardienne que le premier ministre conduit au combat électoral. Nous dire qu'ils se sont déterminés en considération du *seul intérêt de la nation* est digne de la foire aux cancres : car « faire les choix qui s'imposent dans le seul intérêt de la nation », cela est le principe et le critère du nationalisme, et non point du socialisme internationaliste de Jaurès et de Blum. Ce principe nationaliste, ce critère nationaliste, Jaurès et Blum l'avaient en détestation absolue. Qu'on veuille les honorer l'un et l'autre ou les déboulonner, qu'au moins ce soit pour ce qu'ils furent et non pour le contraire de leur pensée. Le socialisme, s'il le désire, peut honorer Blum et Jaurès comme de grandes figures de son histoire, c'est son affaire. Mais de son histoire à lui. Autre chose est d'en faire de grandes figures de l'histoire de France ; de grands serviteurs du pays ; qu'ils ne furent justement point. Léon Blum se fit élire en 1936 à la tête d'une majorité de Front populaire qui avait pour pro­gramme : « Pain-Paix-Liberté ». Cette majorité nous valut la guerre, la défaite, l'occupation allemande, la misère, le ration­nement. Et quand on y fut arrivé par sa faute, cette même ma­jorité abandonna tous ses pouvoirs au maréchal Pétain. Ah ! monsieur le premier ministre, ne nous induisez pas en tentation, ne nous parlez plus de Léon Blum. Ni d'ailleurs de Jaurès. Péguy a un peu plus d'autorité morale que vous-même en ce qui concerne « la pensée sociale de notre pays et sa politique ». Or Péguy réclamait pour Jaurès la guillotine, avec un roulement de tambour pour couvrir sa grosse voix : « Pour Jaurès l'expli­cation est extrêmement simple. Il est pangermaniste. (Il faudrait l'en féliciter s'il était né sujet allemand.) Il est un agent du parti allemand. Il travaille pour la plus grande Allemagne. » (*L'Argent, suite.*) En vue de nous intéresser à la « pensée socia­le » de son socialisme, le premier ministre Raymond Barre aurait pu invoquer, à côté du socialiste Proudhon, le socialiste Péguy, le socialiste Sorel : nous n'aurions pas marché aveuglément, mais nous aurions un peu dressé l'oreille. Point ; ce n'est pas cela du tout. Quand le libéralisme giscardo-barrien passe au socialisme, c'est au socialisme de Jaurès et de Blum qu'il passe. C'est complet. Sa seule circonstance atténuante serait qu'il ne croit peut-être pas un mot de ce qu'il dit, simple pantalonnade à destination électorale. En ce cas il s'y prend mal, il en fait trop. 198:221 La pantalonnade à destination uniquement électorale est un genre littéraire qui demande plus d'aisance, plus de désin­volture, plus de bonne humeur implicite, moins de laborieuse solennité. Voilà donc au contraire que le premier ministre Ray­mond Barre se met à nous parler de « la pensée ». Jusqu'ici nous ne lui connaissions de prétention qu'aux prévisions con­joncturelles et météorologiques, il nous annonçait régulièrement « temps variable avec averses passagères et éclaircies locales », c'était en substance l'alpha et l'oméga de son discours gouver­nemental. Passant du discours gouvernemental au discours électoral, brusquement il devient « sans ambages » l'héritier de la pensée socialiste dans la ligne de Jaurès et de Léon Blum. -- Or il s'agissait initialement, l'aurait-il en chemin perdu de vue, il s'agissait initialement de voter, le 12 et le 19 mars, contre le socialisme. Le premier ministre aura bien travaillé lui aussi à augmenter le nombre des abstentions. #### A propos du choix de société La « majorité présidentielle » s'est mise à nous avertir qu'un choix de société est en question, et que l'arrivée au pouvoir de l'actuelle « opposition » serait un bouleversement et une catas­trophe. Il fallait y penser avant l'approche des élections, et y penser plus sérieusement que dans une perspective électorale. Oui, les partis marxistes, celui de Marchais, celui de Mitterrand apportent avec eux non pas une simple « alternance » comme entre les conservateurs et les travaillistes en Angleterre, entre les républicains et les démocrates aux USA : ils apportent une terrible révolution. Un grand nombre de Français ne peuvent pas le croire. Ils voient à la télévision Mitterrand et Marchais faire partie de la même société que Giscard et Chirac : la même société, l'actuelle, le même régime, le même monde. Les actes, les gestes, les spectacles comptent davantage que les mots. Si les marxistes représentent non point une réforme de la société où nous vivons, mais la fin de cette société, pourquoi y sont-ils installés au même titre que nous, ou plutôt bien mieux que nous ? Un numéro très bien fait d'*Initiative nationale*, magazine publié par le PFN, a démontré avec une documentation précise ce que l'on pressentait ou devinait : les meneurs socialistes de la révolution anti-capitaliste vivent sur le même pied, de la même manière, avec les mêmes moyens démesurés que les pro­fiteurs et privilégiés de la société actuelle. A leur situation ma­térielle éminente dans cette société vient s'ajouter leur situation morale non moins pharamineuse. 199:221 Non seulement Marchais et Mitterrand disposent des radio-télés pour leur propagande, mais encore, mais surtout *c'est le marxisme qui constitue la principale philosophie morale* du régime giscardien. Quatre-vingts pour cent des enseignants publics sont marxistes. La pensée affichée ou sous-jacente de la plupart des émissions et manifestations culturelles est une pensée marxiste (ou freudo-marxiste). La présidence giscardienne n'a pas fait reculer ce phénomène ; elle l'a au contraire officialisé sous le nom de pluralisme : pluralisme à sens unique, comme dans l'Église post-conciliaire. Le premier ministre Barre, nous l'avons vu, au chapitre de la « pensée sociale » invoque le marxiste Jean Jaurès et le mar­xiste Léon Blum. Le président Giscard a fait un livre qui s'ap­pelle *Démocratie française :* on n'y trouve aucune allusion, pas même voilée ou implicite, à la loi naturelle, à la tradition na­tionale, à la civilisation chrétienne. Il les ignore autant que les ignore le cardinal Marty. Quand on n'a plus du tout le sens, ni même le souvenir de la civilisation chrétienne, de la tradition nationale, de la loi naturelle, on n'est plus séparé du marxisme par rien de réel ; par rien de consistant ; par rien d'important. La moitié de l'électorat français qui se prépare à voter pour la gauche ne veut pas voter pour le goulag, mais elle ne peut pas croire que Mitterrand va nous précipiter dans une société très différente ; très inférieure à celle où nous vivons actuelle­ment. Elle se trompe en ne le croyant pas. Mais si elle ne le croit pas, c'est parce qu'elle ne peut pas croire qu'il y ait une différence fondamentale entre la philosophie morale d'un Gis­card et celle d'un Mitterrand. Et en effet il n'y en a pas. Pour éviter que la gauche marxiste gagne irrésistiblement les prochaines élections ou les suivantes, c'est tout un univers mental qu'il faut renverser : l'univers mental d'une certaine démocratie qui reconnaît comme démocratiquement légitimes le marxisme en général et spécialement le parti communiste. Dans cet univers mental, Brejnev, Tito, Fidel Castro, Kadar sont légitimes, et même Staline l'a été jusqu'à sa mort, tandis que Pétain, Franco, Salazar, Pinochet sont moralement hors la loi. La démocratie giscardienne n'est pas marxiste ? Elle l'est du moins en ceci, qui est décisif, qu'elle reconnaît au marxisme, et spécialement au parti communiste, une fréquentabilité dé­mocratique, une authenticité démocratique, un droit de cité démocratique qui sont la condition nécessaire et suffisante pour qu'une démocratie libérale devienne une démocratie commu­niste. Ce que notre société comporte encore de vivable, mais que nous perdons peu à peu chaque jour sous le régime giscardien, et que nous risquons de perdre tout à fait et tout d'un coup si la gauche gagne, c'est ce qui survit, dans nos lois et dans nos mœurs, de la civilisation chrétienne et de la tradition nationale qui ont fait jadis la grandeur, le charme, la noblesse de la France. 200:221 Cette tradition nationale, cette civilisation chrétienne sont aujourd'hui « marginalisées » ; elles sont entièrement ignorées par les détenteurs de tous les pouvoirs, politiques et religieux, économiques et culturels. C'est donc une reconquête de la France par elle-même qu'il faut préparer. #### Dans l'odieux aussi il y a une hiérarchie Une chose pourtant sauvera peut-être cette majorité giscar­dienne et gaulliste : elle est la gauche libérale, et les discours de la gauche marxiste sont encore plus violemment répugnants que les siens. Il y a une hiérarchie dans l'odieux. Les quatre partis sont haïssables, les quatre partis sont de gauche, mais ils le sont plus ou moins. Plus ou moins repoussants. Davantage à mesure qu'ils sont davantage à gauche. Faites l'expérience, re­gardez-les, écoutez-les quand ils comparaissent ensemble, dans les débats et confrontations organisés pour nous séduire. Les gaullistes, du moins à la mode chiraquienne, finissent par paraître quasiment acceptables quand ils voisinent assez long­temps avec le repoussoir du libéralisme avancé, Giscard et Barre, Lecanuet et Servan-Schreiber. Et pourtant ceux-là même sont moins repoussants quand on les compare au repoussoir Mitterrand, Mauroy, Claude Estier et consorts. Il n'est pas jusqu'à ces derniers affreux qui n'arrivent à revêtir, par con­traste, une sorte de visage humain quand ils sont affrontés à l'incomparable flot de haine et de mensonge que déversent sans trêve ni répit les représentants de l'intrinsèquement pervers. J. M. ### Pour lire l'heure... ... en Italie Giorgio Almirante, secrétaire national du M.S.I. (*Mouvement Social Italien*)*,* est venu rencontrer ses amis français le 25 jan­vier 1978 à Paris. Son mouvement, né en 1946, représente deux à trois millions de voix en Italie. 201:221 Pour nous, il est d'abord le parti dont les militants se font tuer aujourd'hui dans la rue par les communistes, avec la complicité tacite de l'État ; et le dernier obstacle à la victoire des coalitions électorales de la « gauche » dans cette partie du monde occidental. A ce titre, Giorgio Almirante a droit à l'expression de notre sympathie et de notre soutien. C'est pourquoi nous sommes allé l'applaudir et l'interroger, pour ITINÉRAIRES, au restaurant de la tour Eiffel où se tenait la réunion. M. Almirante nous a confié que sa première visite à Paris avait été pour Mgr Lefebvre, de passage à Saint-Nicolas du Chardonnet. Cette rencontre devait lui réserver une petite sur­prise, bien dans la manière du prélat : « Mgr Lefebvre ne m'a dit qu'un seul mot, mais je retournerai en Italie plus fort de l'avoir entendu : -- (mezzo voce) *Vous êtes encore au monde, Almirante, c'est un miracle... *» Le mot atteste, si besoin était, que Mgr Lefebvre sait mieux s'informer des situations politiques dans le monde que ne le laissent régulièrement entendre les colonnes de nos grands quotidiens. Dans l'Italie de 1978, l'al­liance ou la collaboration tacite avec le pouvoir communiste passe en effet chez les professionnels de la politique pour une question de simple survie. Hors le M.S.I., précisément, il n'est plus un parti italien pour imaginer encore de gouverner sans lui. La funeste *Démocratie Chrétienne* a donné en juillet 1977, avec son « programme commun », le signal de la reddition à tout l'électorat catholique du pays. Aujourd'hui, les socialistes montiniens peuvent se vanter d'avoir relevé chez eux de toutes pièces le mirage du Chili d'Allende. Et déjà, comme au temps du Chili d'Allende, comme au temps de l'Espagne rouge et de José Antonio, on assassine dans la rue des militants réfractaires de dix-sept ans. C'est Jean-Louis Tixier-Vignancour qui présidait la réunion. Il y a tenu le langage que Jean Madiran lui-même aurait pu tenir en la circonstance, avec cette profonde sensibilité oratoire, ce parfait instinct du public et du sujet qui n'appartient qu'à lui : « Almirante, vous êtes l'homme qui s'est levé avant l'aube ; mais quand viendra l'aurore ? Votre cri, nous l'atten­dons comme celui du pays le plus menacé d'Europe. (...) Car c'est un grand pan de mur qui s'est écroulé en la personne du Vatican. La plus grande victoire du communisme, c'est celle que le Kremlin a remportée contre le Vatican. Contre notre allié naturel dans le combat politique ; contre ce roc spirituel et surnaturel indispensable pour entraîner le peuple profond : l'Église. » Ce langage, c'est aussi celui de son dernier ouvrage, *Le Contre-Mal français* (Albin Michel), dont Tixier-Vignancour me confiait en aparté l'étonnant succès de librairie. Pour le tenir, et le recevoir, il faut placer les exigences de la vérité au-dessus même de la politique. Honneur à l'homme qui n'a tant aimé l'une que pour mieux servir l'autre aujourd'hui. 202:221 Peyrefitte et ses dégoûts du jour ont enfin trouvé à qui parler dans un grand cœur national, un vrai cœur français, et la réponse assu­rément est à la hauteur de l'insulte. ([^114]) Giorgio Almirante est des nôtres par le patriotisme et par la foi, sa visite à Mgr Lefebvre nous renseigne assez là-dessus ; il l'est aussi pas sa conception de la chose publique, qui refuse à la « partitocratie » en place dans son propre pays le droit de se substituer aux intérêts et aux volontés du « peuple pro­fond » : « Je suis venu vous porter le témoignage émouvant de nos usines, de nos places, de nos rues, d'où s'élève un seul cri : *le communisme ne passera pas.* Non grâce à l'argent du patronat (qui va, comme partout ailleurs, aux socialistes et aux libéraux), mais par le courage de nos militants : ceux qui attendent en prison, parfois depuis plusieurs années, un impos­sible jugement ; et ceux qu'on enterre aujourd'hui en cachette, parce que le gouvernement redoute des manifestations hostiles aux assassins. » -- Singulier courage en effet que celui de ces garçons qui unissent contre eux la presse, le clergé, l'intelli­gentsia, la police souvent et jusqu'à la magistrature, mais n'en continuent pas moins de manifester dans les rues de Rome ou de Milan, au péril de la vie, leurs convictions nationales. Le communisme n'aurait-il que cela à redouter, chez nous, nous saurions sans nul doute à qui porter nos voix. \*\*\* Quelques jours après la visite de Giorgio Almirante à Paris, un *Comité pour la défense des droits de la jeunesse non com­muniste* est venu présenter à la presse son premier livre blanc sur la répression de la jeunesse nationale italienne ([^115]). Giovani Volpe, éditeur à Rome, assisté de plusieurs avocats, répondait aux questions des rares journalistes présents à cette conférence. Nous avons reçu là des précisions étonnantes sur ce qu'il faut bien appeler le *goulag judiciaire* italien : un goulag sans majus­cule ni système de camps, puisqu'il n'embrasse encore que les délits d'opinion politique, mais qui, à la veille des élections, aurait dû faire chez nous la « une » de tous les quotidiens. 203:221 Le militant anticommuniste italien vit aujourd'hui dans son pays une situation d'une extraordinaire violence ; d'abord parce qu'il se voit aussitôt (comme partout) accusé de fascisme, et que, selon le cri du cannibale entendu au procès pour l'assas­sinat d'un jeune nationaliste, « *tuer un fasciste n'est pas un crime *»* ;* mais plus encore parce qu'en Italie tout prétendu « fasciste », même si c'est sa concierge qui le prétend, tombe sous le coup d'une législation qui lui retire depuis 1952 les droits d'expression et les libertés reconnus aux autres, sans définir autrement ce qui l'a distingué du simple citoyen : le juge instruit -- quand il instruit -- sur l'adjectif réputé en soi honteux et criminel, il traduit le sentiment présumé de l'aver­sion « populaire », il ne lui est pas demandé de désigner le crime. Pour plus de commodité dans cette répression idéologi­que, un arrêté du 22 mai 1975 étend les dispositions de la loi « anti-maffia », qui permet l'arrestation et la détention des prévenus sans preuves judiciaires, au domaine de la lutte contre la « réorganisation du Parti National Fasciste » mussolinien. Mais encore une fois, deux ou trois lignes malveillantes sous la signature d'un journaliste de gauche suffisent à vous faire tomber là-bas sous le coup d'une pareille accusation. -- Le com­munisme impose en Italie l'essentiel de son pouvoir, comme chez nous, comme partout ailleurs dans le monde « libre », par les mensonges et la violence de ce vocabulaire de classe qui précède toujours les exécutions. L'anti-communisme est donc désormais hors-la-loi en Italie, et cette fois la Justice ne plaisante pas : plus de trois cents jeunes gens attendent aujourd'hui leur procès d'hostilité au communisme dans les prisons de cette parfaite démocratie, sans visites, sans lettres, sans avocats. Les plus « coupables », selon les critères du pouvoir socialo-communiste, ne voient même pas la lumière du jour : supplice bien connu de l'am­poule électrique, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour seule compagnie. Appliquée plusieurs mois de suite, cette tor­ture parvient à rendre fous les plus résistants ; à Brescia, dans le Nord, un prévenu a dû être transféré d'urgence dans un hôpital psychiatrique et soumis au traitement de la drogue : il n'avait pas supporté le régime d'isolement absolu, et tentait de se suicider. Il faut lire et peser dans l'effroi, un à un, les dix cas de répression présentés avec tous les détails dans le livre blanc de notre ami Giovani Volpe. Celui du colonel Spiazzi, interné depuis quatre ans sous l'inculpation grandguignolesque « d'avoir organisé une association de civils et de militaires visant à établir une dictature de classe », et en réalité pour convictions anticommunistes incurablement communicatives, n'est pas le moins stupéfiant. Arrêté le 13 janvier 1974 à Padova, il est d'abord maintenu au secret treize mois de suite dans un cachot non chauffé de deux mètres sur trois, meublé d'un lit, d'une chaise et d'un seau. 204:221 « Lorsque le colonel Spiazzi refusait de répondre aux interrogatoires, on le menaçait d'inculper sa mère, souffrant d'une maladie de cœur. Presque tous ces interroga­toires se déroulaient la nuit, sous forme de « confrontations » pour éviter la présence des avocats de l'inculpé. Pendant les périodes d'isolement, on refusait au colonel Spiazzi la permis­sion d'assister à la sainte messe. Après son séjour dans la prison de Padova, il est resté encore trois ans dans des établissements pénitentiaires de droit commun, mêlé à des éléments d'extrême-gauche et mis dans l'impossibilité de se défendre par lui-même contre leurs agressions. Il est interné aujourd'hui à l'hôpital militaire de Rome, où un sous-officier et huit gendarmes le surveillent en permanence. » ([^116]) Le cas du colonel Spiazzi est loin d'être un cas isolé. D'au­tres officiers italiens, dont plusieurs généraux, attendent au­jourd'hui encore d'être jugés sur leurs opinions nationalistes et contre-révolutionnaires. Mais les chefs d'inculpation accu­mulés contre eux s'effondrent les uns après les autres au moment d'ouvrir l'enquête. Le ministère public en est venu à accuser ces dignes soldats d' « incitation au meurtre » et de « complicité morale d'assassinat », -- argument tout à fait irréfutable en un temps où il suffit d'avoir gardé le sens de l'ordre et de l'hon­neur pour déchaîner la haine sanglante des nouveaux bolchéviques dans le monde entier. On est toujours le fasciste de quelqu'un. Pour Marchais, le danger commence avec Mitterrand ; mais le Parti Communiste français n'a pas encore tous les moyens de sa politique. En Italie, il suffit désormais de crier devant témoins « A bas le communisme » ou « Vive la nation » pour se réveiller enchaîné sur un lit à l'hôpital le plus proche, ou dans un cachot. Pendant ce temps, les innocentes victimes de l'ignoble provocation réac­tionnaire continuent de poser leurs bombes et d'assassiner les gens, avec la bénédiction du juge et du curé. Après cela, il importe peu en vérité que les communistes en Europe gagnent *ou* perdent des voix aux prochaines élections. Hugues Kéraly. 205:221 ### De la saint Joseph en 1978 à Notre-Dame de Garabandal La campagne électorale et les scrutins se déroulent pendant le carême. C'est notre meilleure chance, si nous nous appliquons aux saintes observances quadra­gésimales. Certains ont cru pouvoir remarquer que le second tour aura lieu le 19 mars, en la fête de saint Joseph : proclamé protecteur de l'Église universelle par Pie IX en 1870, et par Pie XI, dans l'encyclique Divini Redemptoris, patron de la résis­tance universelle de l'Église au communisme. Mais cette année le 19 mars est le dimanche des Rameaux, on applique la règle qui veut que si la fête du 19 mars tombe dans la Semaine Sainte, elle soit transférée au mardi après le dimanche in albis. Donc, selon les normes du calendrier liturgique traditionnel, la fête de saint Joseph, époux de la T.S. Vierge, protecteur de l'Église universelle et patron de la résistance universelle de l'Église au communisme sera célébrée cette année le 4 avril. -- Mais le nouveau calendrier ? -- Le nouveau calendrier et le nouveau missel des dimanches ont fixé cette année une « solennité » (?) de saint Joseph au samedi 18 mars, ce qui est absurde. Le nouveau calendrier et le nouveau missel sont ceux de la nouvelle religion, qui ne connaît plus aucune fête de saint Joseph au titre de protecteur de l'Église universelle, et encore moins, si possible, au titre de patron de la résistance universelle de l'Église au communisme. Pendant ce temps les prédictions de Garabandal commencent à se réaliser, avec la levée des interdictions par le nouvel évêque de Santander et la réouverture de l'enquête canonique. J. M. #### Précision Une mise à jour concernant la nomenclature de notre enquête politique (dans notre numéro 219 de janvier 1978) : L'écrivain François Brigneau n'est plus membre de la direction collégiale du PFN depuis mars 1977 ; et il a quitté ce parti en décembre dernier. 206:221 ## **Correspondance** M. Jean-Thomas Nordmann, vice-président du parti radical de la rue de Valois (le parti présidé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et illustré par Fran­çoise Giroud), nous adresse la lettre que voici, à la suite de la publication de ses réponses à notre enquête dans ITINÉRAIRES de janvier. Cette lettre déclare être destinée « à nos lecteurs ». Nous ne la leur refuserons pas. Notons toutefois qu'elle est sans fondement, et désagréable sans juste motif. *Monsieur le Rédacteur en Chef,* *J'ai pris connaissance avec intérêt de l'enquête publique publiée par votre revue et des* *développements consacrés à notre formation dans lesquels j'ai retrouvé le contenu de l'entretien que j'avais eu avec votre collaborateur* M*.* KÉRALY*.* *Permettez-moi de formuler deux observations :* *1° -- Contrairement à ce que votre présentation d'ensemble indique et, au moins, dans le cas du Parti Radical, les questions formant la trame de l'interview ne nous avaient point été communiquées à l'avance. Cela n'a d'ailleurs pas d'importance, sinon pour expliquer le caractère impro­visé des réponses, caractère que j'ai tenu à conserver quand vous nous avez transmis le texte pour vérification et révision.* *2° -- Il ne m'appartient pas de mettre en cause les commentaires que vous avez jugé bon de tirer des réponses formulées. Je tiens néanmoins à apporter une précision que votre collaborateur ne semble pas avoir eu totalement présente à l'esprit et qui l'a conduit* (*page 67*) *à faire état d'une contradiction -- à vrai dire totalement inexistante -- entre ma déclaration et le programme du parti. Il n'y a en effet aucune différence à évoquer le droit naturel et à affirmer, comme le fait le Manifeste radical,* « *la nature des choses, voilà l'ennemi *»*. Qu'est-ce en effet que le droit naturel sinon l'affirmation d'une norme distincte de toute législation positive, de toute soumission du droit au fait. Or la phrase citée contre la* « *nature des choses *» *replacée dans son contexte signifie précisément le refus de toute fatalité et l'affirmation d'un volontarisme réformateur récusant tout laisser-faire. La référence au droit naturel n'est rien d'autre que le refus de s'en tenir* à *la nature des choses. Cette préci­sion est toute scolaire mais je pense la devoir* à *vos lecteurs.* *En vous remerciant de l'attention que vous voudrez bien porter à ces remarques, je vous prie de croire, Monsieur le Rédacteur en Chef, à l'assurance de toute ma considération.* Jean-Thomas NORDMANN, 207:221 La *première observation* de M. Nordmann est inexacte. Nos questions avaient été communiquées par lettre d'Hugues Kéraly en date du 3 octobre 1977, adressée au service de presse du parti radical. L'interview a eu lieu le 26 octobre. M. Nordmann avait donc le temps de préparer son « improvisation ». Bien entendu, les questions subsidiaires, annexes ou complémentaires provoquées par les pre­mières réponses ne pouvaient pas, elles, être communiquées à l'avance. Cela est parfaitement conforme à notre « présentation d'ensemble », et spécialement au paragraphe n° 4 de notre page 4. Tous nos interlocuteurs ont été traités de la même façon. La *seconde observation* appartient à la catégorie de commentaires que, déonto­logiquement, M. Nordmann avait à publier chez lui et non à réclamer de voir paraître chez nous. Cette observation est d'ailleurs inconsistante. Le droit *naturel* est ainsi nommé parce qu'il se fonde sur la *nature* de l'homme et non sur sa *volonté.* Il fait partie de *la nature des choses et des êtres*, que l'on appelle en abrégé : « nature des choses » ; il ne relève pas d'un volontarisme, fût-il réfor­mateur. (Et s'il se fonde quand même en dernière analyse sur une volonté, c'est sur celle du créateur de la nature, c'est-à-dire Dieu.) Le droit se fonde sur la loi : le droit positif sur la « législation positive », le droit naturel sur la loi naturelle. « *Mais l'homme, à la différence du minéral, du végétal et des autres animaux, est une créature douée d'intelligence et de volonté, qui atteint sa fin naturelle en s'y déterminant par son propre consen­tement, ayant la redoutable faculté de pouvoir s'y refuser : pour cette raison sa loi naturelle est une loi morale ; elle ne l'oblige pas physiquement, elle l'oblige en conscience. *» (Note sur le décalogue, *ITINÉRAIRES,* numéro 219 de janvier 1978, p. 97.) ============== fin du numéro 221. [^1]:  -- (1). Sous le titre *Father Brown* (détective du Bon Dieu) il existe un recueil de trente nouvelles en trois parties (*La sages­se du Père Brown ; L'incrédulité du Père Brown ; Le secret du Père Brown*) paru en 1954 aux éditions Gallimard. Parfois pesante et incorrecte, la traduction de Françoise Maury et Yves André rend mal l'allégresse de G. K. Chesterton. [^2]:  -- (2). *Le duel du Dr Hirsch.* [^3]:  -- (3). *Le Dieu des Gongs.* [^4]:  -- (4). *Le Dieu des Gongs.* [^5]:  -- (5). *La perruque pourpre.* [^6]:  -- (6). *Le Secret du Père Brown.* [^7]:  -- (7). *L'erreur de la machine.* [^8]:  -- (8). *La résurrection du Père Brown.* [^9]:  -- (9). *La perruque pourpre.* [^10]:  -- (10). *Le duel du Dr Hirseh.* [^11]:  -- (11). *Les naufragés du Pendragon.* [^12]:  -- (12). *Le duel du Dr Hirsch.* [^13]:  -- (1). *Le Club des Fous,* ch. I. [^14]:  -- (2). *Hérétiques,* p. 117. [^15]:  -- (3). *Vie de Robert Browning,* p. 7. [^16]:  -- (4). *Orthodoxie,* p. 48. [^17]:  -- (5). *Hérétiques,* p. 268. [^18]:  -- (6). *Ce qui cloche dans le monde,* p. 22. [^19]:  -- (7). *Saint Thomas du Créateur,* dans l'admirable et récente traduction d'Antoine Barrois, Éditions Dominique Martin Mo­rin, p. 122. [^20]:  -- (8). *Ibid.,* p. 123. « Les Ariens », écrit-il dans *L'Homme* Éter­*nel,* p. 224, sans doute en prévision de l'arianisme actuel, « étaient en quelque sorte des modérés, partisans d'un compro­mis raisonnable dont la civilisation pourrait s'accommoder ». [^21]:  -- (9). *Ibid.,* p. 167. [^22]:  -- (10). *Autobiography,* traduit sous le titre *L'homme à la clef d'or,* pp. 355 et 424. \[manque l'appel de note dans l'original.\] [^23]:  -- (11). *Le Nommé Jeudi,* p. 14. [^24]:  -- (12). *Hérétiques,* p. 55. [^25]:  -- (13). *L'homme a la clef d'or,* pp. 56, 66, 74, 94, 141, 144, etc. [^26]:  -- (14). *Saint Thomas du Créateur,* p. 136. [^27]:  -- (15). *Hérétiques,* p. 177. Bien autre chose que « l'être-au-monde de Heidegger, ce fumeux fumiste ! » [^28]:  -- (16). *Saint Thomas du Créateur,* p. 132. [^29]:  -- (17). *La Sphère et la Croix,* p. 68. [^30]:  -- (18). *Le Nommé Jeudi,* p. 145. [^31]:  -- (19). *Le Retour de Don Quichotte,* p. 233. [^32]:  -- (20). *Orthodoxie,* p. 39. [^33]:  -- (21). *Ibid.,* p. 110. Cf. « la clairière ensoleillée du bon sens » dans le texte cité, note 9. [^34]:  -- (22). *Hérétiques,* p. 77. [^35]:  -- (23). *Saint Thomas du Créateur,* p. 25. [^36]:  -- (24). *Ibid.,* p. 73. [^37]:  -- (25). *Ibid.,* p. 75. [^38]:  -- (26). *Father Brown,* p. 228. [^39]:  -- (27). *Ibid.,* p. 254. [^40]:  -- (28). *L'Homme Éternel,* p. 168, dans la parfaite traduction d'Antoine Barrois. [^41]:  -- (29). *Ibid.,* pp. 242 et 245. [^42]:  -- (30). *Ibid.,* p. 247. [^43]:  -- (31). *Hérétiques,* p. 120. [^44]:  -- (32). *Le Nommé Jeudi,* p. 56. [^45]:  -- (33). *Saint Thomas du Créateur,* p. 10. Le texte anglais date de 1932 ! [^46]:  -- (34). *L'Homme Éternel,* p. 8. [^47]:  -- (35). *Ibid.,* p. 226. [^48]:  -- (36). *Orthodoxie,* p. 43. [^49]:  -- (37). *Ibid.,* p. 35. [^50]:  -- (38). *Hérétiques,* p. 188. [^51]:  -- (39). *Orthodoxie,* p. 181. [^52]:  -- (40). *Hérétiques,* pp. 167-168. [^53]:  -- (41). *Le Nommé Jeudi,* p. 50. [^54]:  -- (42). *Ce qui cloche dans le monde,* p. 34. [^55]:  -- (43). *Ibid.,* p. 24. [^56]:  -- (44). *L'homme à la clef d'or,* p. 368. Cf. pp. 207 et 334 et « Une philosophie de la santé consiste à diminuer l'erreur », dans *Orthodoxie,* p. 23. [^57]:  -- (45). *Traité de l'Existence de Dieu,* 2° partie, ch. 2. [^58]:  -- (46). *L'Église catholique et la Conversion,* pp. 69 et 79. [^59]:  -- (47). Hérétiques, p. 21. [^60]:  -- (48). *Ce qui cloche dans le monde,* p. 13. [^61]:  -- (49). *Saint Thomas du Créateur,* p. 62. [^62]:  -- (50). *Father Brown,* p. 268. [^63]:  -- (51). *L'Homme Éternel,* p. 129. [^64]:  -- (52). *L'homme à la clef d'or,* p. 197... [^65]:  -- (53). *L'Homme Éternel,* p. 226. [^66]:  -- (54). *Ibid.,* p. 228. [^67]:  -- (55). *Ibid.,* p. 248. [^68]:  -- (56). *Ibid.,* p. 268. [^69]:  -- (57). *Ibid.,* p. 272., [^70]:  -- (58). *Saint Thomas du Créateur,* p. 104. Cf. p. 16, p. 39, p. 55, p. 84, p. 137. Cf. *L'Homme Éternel,* pp. 117, 180, 185, 186, 188, 189, 190, etc. J'ai relevé des centaines d'appels au bon sens, au sens commun, à l'intelligence de l'homme ordinaire ou d'allusions manifestes à ces facultés dans l'œuvre de Ches­terton. [^71]:  -- (59). Dans *Orthodoxie* Cf. la préface d'Henri Massis à la traduction française d'Hérétiques. [^72]:  -- (1). *Supervivant* (Manalive), 1912. [^73]:  -- (2). *L'Auberge volante, *XXIV. [^74]:  -- (3). *L'Homme éternel* (The Everlasting man, 1925) Éditions Dominique Martin Morin, 1976, pp. 29-30. [^75]:  -- (4). *Op. cit.,* p. 33. [^76]:  -- (5). Op. cit., p. 241. Il est intéressant de noter que Bossuet appelle le Christ : Capitaine Sauveur. [^77]:  -- (6). *La Sphère et la Croix* (The Bail and the Cross, 1909). [^78]:  -- (7). *L'Homme éternel, op. cit.,* pp. 71-72. [^79]:  -- (8). *Op. cit.,* p. 70. [^80]:  -- (9). *Op. cit.,* pp. 112-113. [^81]:  -- (10). *Op. cit.,* p. 139. [^82]:  -- (11). M. Pierre DE BOISDEFFRE, par exemple, dans sa *Foi des anciens jours,* 1977*.* [^83]:  -- (12). *L'Homme éternel, op. cit.,* p. 172. [^84]:  -- (13). *Op. cit.,* p. 225. [^85]:  -- (14). Saint *Thomas du Créateur,* Éditions Dominique Martin Morin, 1977. [^86]:  -- (15). Saint *Thomas du Créateur, op. cit*., p : 101 : [^87]:  -- (16). Joachim nu BELLAY, *Défense et illustration de la lan­gue française,* 1549. [^88]:  -- (17). *Saint Thomas du Créateur, op. cit.,* pp. 145-146. [^89]:  -- (18). *L'Homme éternel, op. cit.,* p. 255. [^90]:  -- (19). *Heretics,* passage cité par le P. DE TONQUÉDEC, *G.K. Chesterton,* 1920, p. 16. [^91]:  -- (20). *L'Auberge volante, op. cit.,* chap. I. [^92]:  -- (21). Marc ORAISON, *Jésus-Christ, ce mort vivant,* 1973. [^93]:  -- (22). *L'Auberge volante, op. cit.,* chap. IX. [^94]:  -- (23). *L'Homme éternel, op. cit.,* p. 103. [^95]:  -- (24). *Op. cit.,* p. 74. [^96]:  -- (24 bis) Pas au trône pontifical, mais à la Sorbonne. [^97]:  -- (25). Détective amateur, le P. Brown s'ébat, on le sait, dans maintes nouvelles policières de Chesterton : *Incrédulité, Inno­cence, Clairvoyance, Sagesse du Père Brown. Cf.* Père DE TON­QUÉDEC, *op. cit.,* pp. 62-63. [^98]:  -- (25). \[*sic*\] *Le nommé Jeudi* (The Man who was Thursday, 1908). [^99]:  -- (26). *Saint Thomas du Créateur, op. cit.,* p. 75. [^100]:  -- (27). *L'Homme éternel, op. cit.,* pp. 255-256. [^101]:  -- (28). *L'Homme éternel, op. cit.,* p. 258. [^102]:  -- (1). Traduit de l'anglais par Isabelle Rivière (Plon, 1925). [^103]:  -- (1). « Je crois seulement -- si du moins je suis démo­crate -- que là où techniciens et savants sont en dispute (comme ils ont coutume) le dernier mot doit revenir -- plu­tôt qu'à un accord nègre-blanc entre spécialistes qui satisfait apparemment chacun, et nuit à tous -- à l'Arbitrage, à l'Arbi­traire de qui n'est ni savant, ni astucieux, ni génial, ni parti­culièrement doué d'éloquence, ni fort en thème, ni champion d'aucun sport. De qui ne tient sa fonction ni de ses mérites éclatants, ni de son charme, ni d'un plébiscite. Du premier venu, j'y reviens. » (Œuvres complètes, tome V.) Ce que Pierre Boutang commente ainsi (*La Polilique*) : « Il y aurait un domaine de la vie (qui va du mariage à la politique) où l'hom­me habile ou compétent doit être tenu à l'écart. C'est même par ce biais, et le refus de la technocratie, que M. Jean Pau­lhan pourrait s'affirmer « royaliste ». Le roi avec l'hérédité, c'est le premier venu. Il fournit avec le tirage au sort, la solu­tion au problème : comment se gouverner, tout en évitant la tyrannie des habiles. » [^104]:  -- (1). Cette interprétation paraissait inconvenante au père de Tonquédec, mais il n'y a guère moyen d'y échapper. Cf. Joseph DE TONQUÉDEC : *G.K. Chesterton,* éd. G. Beauchesne, 1920 : « Le roman serait une allégorie, un « conte philosophique » ou mieux un « conte métaphysique » qui symboliserait la conduite de Dieu dans le monde, sa bonté et ses caprices. Nous y verrions à l'œuvre cet arbitraire divin, cette fantaisie sou­veraine, cet « humour » suprême que la philosophie des contes de fées nous invite à constater dans l'univers... Voilà une inter­prétation qui ne pèche point par défaut d'ingéniosité. Peut-être bien est-elle exacte, car avec Chesterton tout est possible. En tous cas, cette intention profonde n'est pas claire. Et l'in­vention est tellement invraisemblable que ce ne sont pas seu­lement les Latins que nous sommes qui restent bouche bée devant elle, mais encore, nous venons de le voir, les propres compatriotes de l'auteur. Pour moi, je l'avoue, l'accouplement de ces bouffonneries avec l'idée auguste de Dieu me paraît, je ne dis pas seulement l'inconvenance suprême, mais l'incohé­rence absolue. » [^105]:  -- (1). Signalons en particulier l'étude de M. Chevillon dans la *Revue des Deux-Mondes.* [^106]:  -- (1). *Orthodoxy,* chez John Lane, 1909. [^107]:  -- (1). La Toibooth, ou « Cœur du Midlothian », la vieille prison d'Édimbourg, est une construction massive, sans formes régu­lières. [^108]: **\*** -- primeval adj. \[L. primaevus, fr. primus first + aevum age : of or relating to the earliest ages : primitive. (Webster's.) \[2002\] [^109]: **\*** -- Les intertitres sont indiqués ici (entre crochets) d'après la table analytique du n° 296, pp. 168-170. \[2003\] [^110]:  -- (1, It. 296-09-85, p. 50) Ces « billets » comme tous les suivants sont reproduits dans leur teneur intégrale, c'est-à-dire salutations comprises (quand il y en a). (Note de 1985). [^111]:  -- (1, It. 296, p. 55) L'intérêt d'une telle discussion sur la date peut paraître estompé. Elle demeure pourtant d'actualité, elle a même pris une plus grande dimension. Elle ne concerne pas seulement la « légalité » française, mais aussi la « légalité » romaine. En effet voici que, pour désigner la nouvelle messe, on ne parle plus désormais à Rome que du « *missel romain promulgué par le pape Paul VI en 1970 *». C'est la formule officielle employée par la circulaire romaine du 3 octobre 1984 autorisant sous conditions la messe traditionnelle : « ...*missalis romani anno 1970 a Paulo VI romano pontifice promulgati... *». En 1970 ! *Anno 1970 !* Le nouveau missel romain avait pourtant été promulgué par Paul VI non point en 1970 mais l'année précé­dente : par la constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969. Cette constitution s'intitulait en effet : « *Constitutio aposiolica qua missale romanum ex decreto concilii œcumenici Vaticani II instauraium promulgatur *». Il y eut ensuite, le 20 octobre 1969, la circulaire du Saint-Siège aux évêques sur la progressive entrée en vigueur du missel nouvellement promulgué ; et, le 12 novembre 1969, une ordonnance de l'épiscopat français déclarait obligatoire la version française de ce nouveau missel. Il n'y eut par la suite aucune autre constitution apostolique de Paul VI promulguant un missel nouveau. Tout fut en 1969. En 1970, rien : ou presque rien : aucun autre acte personnel et solennel de Paul VI mais, le 26 man 1970, un simple décret de la congrégation romaine du culte, promulguant une (nouvelle) édition « typique » de la nouvelle messe de 1969. On y avait introduit subrepticement diverses modifications : on y avait notamment corrigé quelque peu le fameux article 7 de l'introduction, qui dans sa version de 1969 donnait de la messe une définition ouvertement hérétique. C'est pourtant cette version hérétique que Paul VI avait solennellement promulguée par sa constitution apostolique *Mis­*sale *romanum* du 3 avril 1969 : dans l'hypothèse la plus bienveillante il l'avait donc *signée sans lire,* ou bien il l'avait *lue sans comprendre.* Aujourd'hui le Saint-Siège semble vouloir oublier, effacer ou ignorer les hontes de 1969 en ne connaissant plus que « le missel promulgué par Paul VI *en 1970 *»*.* (Note de 1985.) [^112]: **\*** -- (It. 296-09-85, Postface, Précisions bibliographiques, pp. 146-147) \[2003\] : Le sigle « RSPT », plusieurs fois mentionné, a pu intriguer le lecteur qui ne serait pas un familier des publications spécialisées : il s'agit de la très orientée *Revue des sciences philoso­phiques et théologiques* publiée par les profes­seurs aux facultés de philosophie et de théolo­gie du Saulchoir dominicain ; elle est éditée par la Librairie Vrin. Son caractère délibérément « scientifique » ne la met nullement à l'abri d'énormités et d'ignorances comme celles du Père A.-M. Dubarle, qui firent l'objet du rafraî­chissant chapitre « Yahweh et les grammai­riens » dans l'ouvrage posthume d'Étienne Gil­son : *Constantes philosophiques de l'être. --* Aux textes déjà cités du P. Congar sur une « relec­ture et re-réception de Vatican I » (et en géné­ral de tous les conciles dogmatiques) « à la lumière de Vatican II », on peut ajouter, allant dans le même sens, plusieurs autres de ses « bulletins d'ecclésiologie » ou de ses « recen­sions d'ecclésiologie conciliaire » parus depuis lors dans la même RSPT, notamment : -- Numéro de janvier 1978, pp. 85-88. -- Numéro d'octobre 1979, p. 621. -- Numéro d'octobre 1980, p. 591. -- Numéro de juillet 1984, pp. 449 et suiv. [^113]:  -- (1). C'était en 1966, et l'accueil du P. Congar y fut d'une rare et parfaite courtoisie. (Note de 1985.) [^114]:  -- (1). Sur *Le mal français* d'Alain Peyrefitte, voir notre éditorial du numéro 214 de juin 1977. [^115]:  -- (2). Italie 1978, Giovani Volpe, (51 via Michele Mercati, 00197 Rome). [^116]:  -- (1). Italie 1978, livre blanc déjà cité, pages 17-18.