# 222-04-78 4:222 ### Pour honorer saint Jérôme par Antoine Barrois Table des matières -- Avant-propos   5 -- Étudiant dans l'empire  6 Ombres. -- Situation religieuse et politique. -- Orient et Occident. -- Virgile et Cicéron. -- Trèves. -- Départ. -- Le Songe de Chalcis  10 Le désert. -- Noviciat. -- Le songe. -- Antioche. -- Prêtre. -- s. Grégoire de Naziance.\ -- Le sens spirituel. -- Le Nouveau Testament  15 Rome. -- Biographes et polémiques. -- Latran et Aventin. -- Révision du Nouveau Testament. -- S. Damase. 5:222 -- Bethléem  21 Stes Paule et Eustoquie. -- Pèlerinage. -- Installation. -- Origène. -- Orthodoxie. -- Lucifer, Vigilance, Pélage. -- Lettres. -- Deuils et ruines. -- L'homme de la Bible  28 Premières révisions. -- Psautiers. -- Méthode. -- Vérité hébraïque. -- Commentaires.\ -- Doctrine. -- Amour de l'Écriture. -- Le Docteur très grand  34 Cardinal de Bethléem. -- Savant et saint. #### Avant-propos *Lorsque Pie XI remit en honneur le titre extraordinaire de Docteur commun, il célébrait en s. Thomas un maître à la science merveilleuse et rappelait que l'Église propose son ensei­gnement à tous, en tous temps et lieux. Parmi le très petit nombre des Docteurs de l'Église il n'en est qu'un autre dont l'œuvre ait reçu consécration aussi éclatante. C'est s. Jérôme.* *Certes, on ne peut pas comparer les travaux des deux Doc­teurs. L'immense labeur spéculatif de s. Thomas, la somme sans rivale des questions débattues, n'est pas du même ordre que le gigantesque travail scripturaire par lequel s. Jérôme nous a donné l'essentiel de la Vulgate. Mais l'Église s'est appro­priée l'œuvre de l'un comme de l'autre pour en nourrir ses enfants.* *Aujourd'hui la mode est à l'étalement d'un fier mépris pour s. Jérôme et la Vulgate. Laïcs et ecclésiastiques, soi-disant savants, rivalisent en sarcasmes. Ce n'est pas la première fois que la Vulgate est ainsi piétinée.* 6:222 *Il en allait de même avant le concile de Trente, qui pourtant la déclara solennellement, et elle seule,* « *version authentique *»*. Quant à s. Jérôme, ses bio­graphes récents donnent la pénible impression de ne pas le vénérer outre mesure. Il en est même qui paraissent ne guère l'aimer et certains sont carrément malveillants.* *C'est pourquoi j'ai entrepris ce petit essai. Il sera suivi, si Dieu veut, d'un autre sur la Vulgate. Mon propos est de retracer brièvement la vie de s. Jérôme et de donner un aperçu de son œuvre. J'espère contribuer ainsi à faire connaître et aimer le* Père de la Vulgate. #### Étudiant dans l'empire La naissance et la mort de s. Jérôme sont plongées dans une relative obscurité. Est-il né en 331 ou en 347 ? Mort en 419 ou 420 ? Des études fort savantes porteraient à adopter une chronologie courte, de 347 à 419. Mais le sentiment traditionnel va contre, qui fait parvenir s. Jérôme à un âge avancé. De sa famille on sait très peu de choses, sauf qu'elle était chrétienne. De sa mère, même le nom ne nous est pas parvenu ; de son père, le nom seul : Eusèbe. Bref, toute son enfance nous est inconnue. Une sœur qui lui aurait attiré de sérieux ennuis, une tante avec qui les rapports semblent avoir été difficiles, émergent de l'ombre pour y rentrer. De Paulinien, son cadet, on sait seulement qu'il partit avec son frère pour Bethléem où il fut ordonné prêtre. Stridon, sa ville natale, fut ruinée de son vivant ; il n'en reste pas pierre sur pierre et les érudits se disputent au sujet de son emplacement, situé sans doute dans la moitié nord de la Yougoslavie actuelle. De sa mort à Bethléem, que personne ne conteste, on ne sait pas l'année de façon certaine, si personne ne discute le jour, qui est celui de sa fête au calendrier romain. Et nous n'avons au­cun renseignement sur ses derniers moments. 7:222 Pour ter­miner cette liste d'éléments négatifs, je dois ajouter qu'on ne sait pas quand, ni par qui, il fut baptisé. Tardivement, à nos yeux surtout, cela est certain. L'usage était alors fréquent de repousser le baptême au-delà de l'adolescence. Le plus probable est qu'il fut baptisé à Rome vers la fin du pontificat de Libère ; par le pape lui-même, disent certains. Cette chronologie flottante, cette ombre au début et à la fin, n'empêchent pas que nous soyons assez bien docu­mentés, par s. Jérôme lui-même, sur sa vie, les événements et les personnages qui la marquèrent. L'époque, d'autre part, est bien connue. La paix constantinienne, c'est-à-dire la victoire des martyrs, procure à l'Église un âge d'or. Des huit Pères de l'Église qui sont aussi Docteurs, quatre latins et quatre grecs, sept vivent au IV^e^ siècle et début du V^e^. Saluons s. Athanase le premier, le Père de l'orthodoxie, qui a supporté l'essentiel de la lutte contre Arius. Puis s. Basile l'illustre Cappadocien et son ami s. Grégoire de Naziance, champions de la foi de l'Église grecque. Et avec eux s. Jean Chrysostome, le bien-nommé Bouche d'Or. De l'autre côté de la Méditerranée, s. Ambroise qui toucha le cœur d'Augustin, siège à Milan. Et s. Augustin, à Hippone, devint l'oracle de l'Occident. Enfin, il y a s. Jérôme. Deux siècles plus tard naîtra le huitième de ces géants, s. Gré­goire le Grand. Cette prodigieuse floraison de génies et de saints ne s'est pas produite dans un temps de tranquillité. Au mo­ment où s. Jérôme sort de l'enfance, Constance est seul empereur. Il travaille de toutes ses forces à imposer l'in­terprétation rationnelle du christianisme qu'a donnée Arius. Par tout l'empire, il pourchasse les tenants du consubstantiel et pousse à l'abandon d'Athanase, l'évêque d'Alexandrie. Le vieux défenseur de l'orthodoxie nicéenne résiste sans broncher et lutte sans trêve. Constance, qui ne peut obtenir du pape Libère la condamnation d'Athanase, condamne Libère à l'exil. En remplacement, l'archidiacre Félix est élu pape. Mais lorsque Libère, fort aimé du peuple, rentre à Rome, c'est, selon Jérôme, en vainqueur. 8:222 Et pourtant, en exil, il a faibli et même failli. S. Athanase, s. Hilaire, s. Jérôme, ses contemporains, le disent nette­ment. Sa réinstallation, d'ailleurs, ne va pas sans bagarre. Félix et ses partisans ne se laissent pas expulser sans résistance. Là-dessus les évêques occidentaux, en quasi totalité, se réunissent à Rimini. Quatre ans auparavant, au concile de Milan, l'abandon d'Athanase avait été le symbole du ralliement aux vues du pouvoir. Durant l'été 359, c'est pire, car on met au point la misérable formule dite de Rimini-Séleucie qui consacre l'apostasie. En Orient, la situation n'est pas plus brillante. L'arianisme est maître dit terrain. S. Athanase se cache. Mais les émeutes popu­laires qui éclatent de l'Égypte à la Gaule témoignent de la vigueur de la foi nicéenne. Ses fidèles tiennent bon face aux pontifes girouettes et à l'empereur hérétique. De ces années date l'entrée en agonie de l'Empire. Le fléchissement des provinces, sous la poussée des barbares, conduit à l'abandon de territoires. Cinquante ans après Rimini, Alaric est à Rome. Goths, Vandales, Alains, Suèves, Burgondes déferlent. La grande marée barbare monte. Ni empereurs, ni généraux ne parviennent à lutter efficace­ment contre le ferment de décomposition qu'est l'hérésie arienne. Car elle déchaîne une guerre de religion de l'Orient à l'Occident ; guerre renforcée par l'ingérence du pouvoir civil qui cherche à utiliser le pouvoir des évêques à son profit, et n'y réussit que trop bien ; guerre aggravée par l'un ou l'autre des hommes au pouvoir qui raniment périodi­quement la résistance païenne. Le plus célèbre, Julien l'apostat, aura juste le temps de constater que décidément Jupiter ne ressuscite pas ; puis il mourra. A Rome, même après la mort de Libère, la situation demeure tendue. Car s. Damase, élu pape par la majorité du clergé, a un rival, Ursin. Celui-ci est le représentant de ceux qui reprochent à Damase de s'être momentanément rallié à Félix. C'est pendant ces années agitées et inquiétantes pour l'avenir, que Jérôme est étudiant à Rome. Il est arrivé de Stridon sachant lire, écrire et compter. La grammaire puis la rhétorique et la dialectique, en somme les règles du langage et l'art de s'en servir, forment la trame de ses études. 9:222 Des autres disciplines, il n'a cure. Par-dessus tout il lit. Il ne quitte pas Virgile, ni Cicéron. Qu'il accompagne de Tite-Live et Térence, Lucrèce et Lucain, Perse et Plaute, Salluste et Sénèque, et d'autres encore : Horace, Juvénal, Pline, Quintilien. Il y a aussi les commentateurs : d'Asper sur Virgile à Vulcatius sur Cicéron. Quelle bibliothèque C'est avec Donat pour maître que Jérôme commence ses immenses lectures. Poètes, philosophes, historiens, co­miques, satiriques, orateurs, rhéteurs, traducteurs, compi­lateurs, Jérôme les dévore ; il en copie un grand nombre. Étudiant, il est aussi catéchumène. De son catéchuménat Jérôme ne nous a rien dit. Même s'il n'a pas suivi les leçons de ce Victorinus, universitaire dont s. Augustin raconte la courageuse conversion, il n'a pas pu être insensible à l'affrontement intellectuel et spirituel de l'antiquité et du christianisme. Par formation intellectuelle, Jérôme était citoyen romain. De plus il aimait passionnément Rome. Plus, tard cela vaudra à la Ville éternelle des invectives dignes des Prophètes. Pour l'heure l'étudiant romain, qui voit venir la fin de ses années d'université, se préoccupe d'être fait citoyen de l'Église romaine. Car il est né chrétien et entend le rester. Baptisé, Jérôme part pour Trèves avec un ami d'enfance, Bonose. Valentinien est empereur d'Occident. Il est venu dé­fendre le nord-ouest de l'empire contre les Germains. Sa cour est à Trèves-la-guerrière que chante Ausone. Trèves a une vie chrétienne intense. Trente ans auparavant, s. Atha­nase en exil a admiré la métropole de la Gaule. Il y a laissé son empreinte. Maximien, Paulin, vaillants évêques, ont su résister à l'hérésie et à l'empereur. Que fait Jérôme à Trèves ? L'avait-on destiné, en conseil de famille, à la carrière administrative ? ou expédié seulement faire un voyage de fin d'études ? Toujours est-il qu'il s'adonne sur­tout à la transcription de livres religieux, notamment le très beau commentaire des Psaumes par Hilaire de Poi­tiers. Il visite probablement l'une ou l'autre des écoles renommées et, avec Bonose, commence à former le projet de se consacrer, d'une manière ou d'une autre, à la vie religieuse. Au retour de ce voyage, il s'installe à Aquilée. 10:222 Là encore s. Athanase est passé. Vingt ans auparavant il a célébré la Pâques à Aquilée, et ranimé le zèle pour l'or­thodoxie que l'évêque du lieu défendait faiblement. Et là comme à Trèves, les chrétiens ont appris d'Athanase à con­naître Antoine, le grand-père des moines, si Benoît est leur père, et le premier des abbés. A ce moment, en Occident, on s'essaie un peu partout à la vie monastique. Quelques hommes voués à la recherche de la vie parfaite se réu­nissent autour de s. Eusèbe de Verceil, s. Martin de Tours, s. Paulin de Nole. C'est autour du saint évêque Chromace que se réunit le « chœur des bienheureux » d'Aquilée, cher au cœur de Jérôme. Le petit groupe d'amis qu'il fré­quente mène une vie ascétique, fervente et studieuse. Il visite aussi les chrétientés de Concordia et d'Hoemona dont il admire l'ardeur. Mais cela ne dure pas. Un beau jour, un cataclysme que Jérôme évoque, mais dont il ne dit rien, le décide à partir. Sans doute les querelles de famille, et d'autres peut-être, ne furent pas étrangères à cette fuite en avant. Il n'est pas seul à s'élancer. Rufin, l'ami très cher pour qui il a copié s. Hilaire à Trèves, part en Égypte. Bonose se fait ermite dans une île de l'Adriatique. Helio­dore embarque pour Jérusalem. Le prêtre Évagre, natif d'Antioche en Syrie, retourne dans sa patrie ; il invite Jérôme à venir le voir. Jérôme ne reverra jamais Stridon ni Aquilée. L'Église maîtresse et mère l'accueillera encore. Mais, entre temps, Jérôme aura enterré sa vie d'étudiant au désert ; et c'est à un ascète que le pontife romain révèlera sa mission. #### Le songe de Chalcis A Antioche, s. Jérôme est l'hôte d'Évagre. Il est arrivé très fatigué par le voyage et se repose. Si l'on peut se reposer dans une ville qui est encore résidence impériale et dont quatre évêques se disputent le siège. D'ailleurs Jérôme n'y reste pas. 11:222 A peine rétabli, il prend le chemin de la solitude. Au désert de Chalcis, où il se retire, il fait en somme son noviciat monastique, dans des conditions physiques et morales très dures. La souffrance, dont il avait commencé l'apprentissage à Aquilée, ne devait plus guère le quitter. Il est vrai que s. Jérôme avait une remar­quable aptitude à souffrir ; une sensibilité vive et profonde. Même en s'exposant au soleil du désert, il ne se dessécha point. Au sortir de ses années de solitude, il bouillonne encore. Il frémira toujours. Aux châtiments corporels -- pendant le carême il se nourrit exclusivement de pain et d'eau -- il joint les châ­timents intellectuels. C'est-à-dire qu'il se met à lire la Bible ; qu'il commence à apprendre l'hébreu. Nul doute, le choc fut violent, très violent même. La découverte des fulgurantes images bibliques fut une secousse brutale pour le lecteur de Virgile. Et quelle pénitence de s'écorcher le gosier sur cette langue rebutante et grinçante. Crasseux par pénitence, fiévreux souvent, de plus durement tenté, Jérôme, dans sa grotte, travaille avec acharnement. Mais il ne se débarrasse pas facilement du souvenir de sa vie estudiantine, de ses écarts et de ses travaux. La fréquen­tation des moines de son entourage, car le désert est fré­quenté par les anachorètes, ne l'aide guère dans son entre­prise. Pieux et austères, mais grossiers et ignares, ces saints hommes ne voient pas d'un très bon œil ce latin qui apprend l'hébreu et fait copier des manuscrits. Les effets de la dispute épiscopale d'Antioche parvien­nent jusqu'à lui. Il s'y ajoute une querelle de mots qui, comme toujours en pareille matière, a une réelle impor­tance théologique : peut-on dire qu'il y a trois hypostases au lieu de trois personnes dans la Sainte Trinité ? ou doit-on s'en tenir à l'usage latin qui considère hypostase et substance comme synonymes, auquel cas la formule orien­tale est hérétique ? Pour en avoir le cœur net Jérôme écrit à Rome et prie le pape Damase de trancher l'affaire. Comme celui-ci ne répond pas, il écrit une seconde fois. Peine perdue, Rome ne répond toujours pas. Il est vrai que s. Damase, lui-même en butte à Ursin, ne devait pas avoir envie de se mêler du guêpier d'Antioche, à la demande d'un franc-tireur véhément, peut-être manipulé. 12:222 Remarquons en passant que ces lettres qui réclament du pape des réponses que lui seul peut donner, sont aussi des pro­fessions de foi romaine, parmi les plus ardentes et les plus belles. Et qu'elles sont écrites à un pape contesté, succes­seur d'un pape coupable d'une grave défaillance doctrinale. Les historiens ont beaucoup disserté autour de l'événe­ment de la vie de s. Jérôme qui va maintenant nous occuper. Il est vrai qu'il est singulier. S. Jérôme lui-même, qui nous l'a rapporté, ne lui a pas toujours accordé la même importance. Mais, quoi qu'il en soit, il éclaire nette­ment son état d'esprit à ce moment. Et il est certain que la question qui se posait à lui et le troublait vivement, fut résolue définitivement. Il étudiait alors l'Ancien Testament, assisté d'un moine, juif converti, qui lui enseignait l'hébreu et le guidait dans ses lectures. Mais il arrivait que Jérôme, lassé, se repose en reprenant Cicéron ou se divertisse aux facéties de Plaute. Déjà fatigué par ses jeûnes, ses veilles et ses travaux, les rigueurs d'un carême l'affaiblirent au point qu'on le crut mourant. Soudain, il a un ravissement spirituel. Le voici au tribunal suprême. Interrogé, il se déclare chrétien. « Tu mens, lui dit le Souverain Juge, tu es cicéronien et non pas chrétien. Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Roué de coups, Jérôme, qui n'es­pérait pas s'en tirer à si bon compte, promet de ne plus ouvrir un livre profane et de consacrer désormais toutes ses forces à étudier les livres divins. Parce qu'on le date traditionnellement du séjour au désert, ce mystérieux juge­ment est connu sous le nom de *songe de Chalcis.* S. Jérôme hésitait au bord d'une réforme intellectuelle qui lui coû­tait. Pour expier ses péchés, il s'était fait ermite. Mais l'er­mite n'avait pas renoncé à ses livres. Quitter Virgile et Ci­céron, au profit d'écrits pleins d'aspérités et d'obscurités, c'était tout quitter. Difficile renoncement alors que rien n'indiquait encore, de façon positive, que Jérôme eût à se vouer exclusivement à l'étude des Saintes Écritures. Et pourtant, c'est un fait, depuis sa vision, Jérôme n'ouvre plus que par nécessité les ouvrages profanes tant aimés : par exemple, ce que Rufin, l'ami d'autrefois, lui reprochera méchamment, pour l'instruction des écoliers de Bethléem. 13:222 Donc, c'est décidé. S. Jérôme se plonge résolument dans l'étude de la littérature chrétienne. Mais il y a tant de disputeurs et d'agités au désert que la vie y est impossible. Jérôme rentre à Antioche. En Chalcide, il aura connu les tourments de la vie d'anachorète ; et les difficultés de la vie des communautés. Le futur abbé de Bethléem a fait son apprentissage. L'étudiant romain, passionné de poésie et de rhétoriques latines, cède la place au moine, éternel étudiant de la Parole divine. Antioche la séleucide, peuplée, animée, riche, était à l'abri des chocs extérieurs ; située à l'autre bout de l'empire par rapport à Trèves et, en vérité, son exact opposé. Au nord, à l'ouest, loin en tout cas, les barbares ne cessent de conquérir de nouvelles provinces, qu'on leur abandonne, avec le titre d'alliés. Vu d'Antioche, le péril, sans doute, ne devait pas paraître immédiat : périssent les provinces et que la fête continue. Vieille ville de chrétienté, patrie de s. Jean Chrysostome, Antioche, nous l'avons vu, possède quatre évêques. Il y a Euzoïus, qui est arien ; son cas est simple. Mais les trois autres se réclament de Rome. Vital est le représentant de l'évêque de Laodicée, Apollinaire, dont l'hétérodoxie n'est pas encore évidente. Méléce, élu par les nicéens et les ariens plus ou moins ralliés, succède à Eus­tathe, nicéen fervent. Mais certains, qui se disent eusta­thiens, veulent un évêque qui ne doive rien aux ariens : ils tiennent pour Paulin. C'est ce dernier que l'hôte et le guide de Jérôme à Antioche, Évagre, reconnaît pour l'évê­que en communion avec le pape. C'est lui que s. Athanase soutient ; et il est le champion officieux de Rome. Pour­tant, l'évêque de plein droit, on le verra plus tard, c'est s. Méléce pour qui milite s. Basile. Dans ces moments de grande confusion, il est quasiment impossible d'y voir clair à coup sûr. D'ailleurs l'embrouillamini d'Antioche s'aggravera encore, et ne sera démêlé que beaucoup plus tard : 14:222 Protégé d'Évagre, Jérôme est fidèle à Paulin. Mais il paraît s'être plus occupé de travailler que d'intriguer. Il suit les cours d'exégèse d'Apollinaire de Laodicée dont il apprend beaucoup et néglige les vues contestables. Et puis, il écrit. On peut dater de ces années sa vie de s. Paul, ermite et patron, en quelque sorte, de s. Antoine ; c'est sans doute son premier livre. De l'avis de l'auteur lui-même, il vaut mieux ne pas lire un petit commentaire du prophète Abdias, rédigé aussi ces années-là, car il est « creux et fantaisiste ». Fait marquant, Jérôme est ordonné prêtre par Paulin, sur les instances d'Évagre. Jérôme en effet n'y met aucun enthousiasme. Il est moine et n'entend pas être rattaché à une église. De plus la grandeur de l'ordre l'inquiète. Il ne veut pas être astreint à exercer son sacerdoce. De toute sa vie, il ne célébrera pas la messe. Inclinons-nous en silence et méditons l'exemple formi­dable de ce prêtre-docteur qui pénétra mieux que qui­conque les arcanes de l'Écriture et jamais ne fit le Corps du Christ. Fréquenter les grands maîtres chrétiens, telle est désor­mais l'unique ambition de Jérôme : les livres de ceux qui sont morts, les cours de ceux qui vivent. Le nouvel évêque de Constantinople est de ces derniers. S. Grégoire de Naziance, est, avec s. Basile et son frère s. Grégoire de Nysse, l'un des plus illustres représentants de ce qu'on appelle l'école de Cappadoce. Ce qu'on peut apprendre de tels maîtres est d'une tout autre volée que ce qu'on pouvait apprendre du moine juif de Chalcis ; et d'une orthodoxie autrement assurée que celle d'Apollinaire. La ville de Constantin, qui n'a pas soixante ans, devient capitale de l'empire d'Orient au moment où Jérôme s'y installe. Sous Théodose le grand, qui doit tant à s. Ambroise, la foi de Nicée triomphe. Non sans accroc, mais les ariens ne se remettront pas des coups portés et les dernières tentatives de restauration du paganisme avorteront. A Constanti­nople, l'affaire d'Antioche a des conséquences sérieuses. Le concile qui se tient en 381 en souffre. Présidé lors de son ouverture par s. Mélèce d'Antioche, qui meurt rapidement, il l'est ensuite par s. Grégoire de Naziance qui démissionne faute d'arriver à faire admettre Paulin à la succession de s. Mélèce. 15:222 S. Jérôme, romain et même, si je puis dire, ul­tramontain, s'est certainement trouvé pris dans le remous, mais il n'en a rien dit. Il était à Constantinople pour obéir à sa promesse : il obéissait. Tout en perfectionnant sa connaissance du grec, il se plonge dans la littérature chré­tienne. L'enseignement du Nazianzène l'enchante par la subtile et poétique profondeur de ses vues. Il fait aussi la connaissance de Grégoire de Nysse, théologien hors du commun. Mais ce dernier, comme son frère Basile, est du parti de Mélèce ; et Basile a eu des mots très durs pour le pontife romain. A Rome, en effet, on soutient toujours Paulin. La grande découverte de s. Jérôme à Constantinople c'est celle de l'interprétation de l'Écriture selon le sens spirituel. Origène, le maître du genre, est quasiment in­connu de l'Occident. Le grand alexandrin enthousiasme Jérôme qui entreprend de traduire ses homélies sur Jéré­mie et Ézéchiel. Désormais il est en possession de l'essen­tiel de ses moyens de commentateur. Plus tard, à Alexan­drie, auprès de Didyme l'aveugle, il approfondira ses con­naissances, mais il ne découvrira pas de nouveaux do­maines. Notre bourreau de travail, car c'en est un, s'est lancé également dans l'établissement d'un abrégé d'histoire universelle. Cette œuvre est, pour l'essentiel, une traduction de la *Chronique* d'Eusèbe de Césarée, amplifiée après la guerre de Troie et continuée depuis le milieu du règne de Constantin. Cette chronique hiéronimienne fut le principal manuel d'histoire ancienne du Moyen Age. Comme point final, Jérôme a choisi l'année du désastre d'Andrinople, 378. Là, les barbares ont vaincu l'empire. Et depuis, tout est incertain. #### Le Nouveau Testament Le concile de Constantinople doit se poursuivre par un concile tenu à Rome. Puisque s. Grégoire de Naziance s'est retiré en Cappadoce, rien ne retient s. Jérôme. 16:222 Il décide de partir avec l'évêque Paulin d'Antioche et son ami, l'évêque de Salamine en Chypre, s. Épiphane. Il va au devant de ses premiers grands travaux et de ses premières grandes batailles. A la demande du pape il remettra de l'ordre dans les traductions latines du Nouveau Testament, qui en ont grand besoin. A la demande de patriciennes ferventes, il donnera ses premiers cours d'exégèse. Au désespoir des clercs indignes, il proclamera avec vigueur l'idéal ascétique. Contre Helvidius, il défendra Marie et célébrera la virginité. Avant d'en venir au récit de ces années romaines, je voudrais dire quelques mots d'un trait de la plupart des biographies récentes de s. Jérôme. Certains hagiographes, il est vrai, sont exaspérants à force d'estomper tout ce qui présente quelque relief dans la physionomie du saint dont ils racontent la vie. On conçoit que ce défaut conduise à se surveiller de très près. Mais il faudrait éviter que le portrait sente le plaidoyer contraint ; ou le réquisitoire. Car il est des auteurs qui, franchement hargneux, perdent complètement le sens de la mesure. Tel est le cas de cet historien de la patristique, fort célèbre paraît-il, qui écrit froidement : « C'est se montrer injuste envers Jérôme que de vouloir le traiter et le juger comme un grand maître dans l'Église. » Soit dit en passant, on comprend mal comment un catholique qui a lu, ne serait-ce qu'une fois, la collecte de la messe de s. Jérôme peut écrire cela ; précisément cela. Mais, parmi ceux qui ne tiennent pas la canonisation de s. Jérôme pour une erreur et lui-même pour un docteur douteux, en tout cas dépassé, plusieurs paraissent mal à l'aise. Les uns l'excusent avec un sourire, les autres avec un froncement de sourcil. Tous plaident coupable. Or de quoi s'agit-il ? En bref, de la violence de ses écrits polémiques. Certes, la seule lecture de ses lettres montre que Jérôme n'y allait pas de main morte quand il donnait des coups. Et ses écrits proprement polémiques contiennent des pages qui font éclater la modération de Péguy comme de Madiran. 17:222 Première remarque : lorsqu'il se met en colère contre les clercs indignes, lorsqu'il chante l'excellence de la virginité, lorsqu'il pourfend les erreurs d'Origène, c'est lui, Jérôme, qui a raison. Secondement, Jérôme est demeuré toujours dans l'orthodoxie la plus stricte ; même lorsque, satiriste étincelant, il décrit le mariage en termes peu flatteurs. Si tel de ses propos sur la virginité nous paraît brutal, c'est peut-être que nous avons perdu l'habitude de la saine doctrine. Le Christ disait : « il y en a qui se sont rendus eunuques eux-mêmes (*qui seipsos castrave­runt*) pour gagner le royaume des cieux ». D'autre part, que de passages dans ses lettres d'une exquise tendresse : « C'est pourquoi, ô mon Eustoquie, ma fille, mon modèle, ma sœur, ma bien-aimée -- divers sont les titres que te valent l'âge, la vertu, la religion et l'affection, -- écoute les paroles d'Isaïe... ». Dans sa célèbre -- trop -- dispute avec Rufin sur Origène, Jérôme s'est durement battu et Rufin n'est pas demeuré en reste ; au point que s. Augustin s'en désolait. Mais on peut soutenir qu'il ne manque pas de grandeur ce duel de deux amis qui ne veulent pas lâcher prise dans une querelle où la foi est en jeu. De ce qu'on appelle la querelle origéniste avec Rufin, nous ne dirons rien de plus ; nous reviendrons plus loin sur la question d'Origène. Sa correspondance avec s. Augustin est d'un tout autre intérêt. Au début, une divergence d'interprétation met les deux docteurs aux prises. L'évêque d'Hippone reprend assez vivement s. Jérôme. L'abbé de Bethléem répond avec une vigueur un peu farouche ; d'autant plus qu'il est le dernier à lire une lettre, en route depuis neuf ans, qui lui était destinée. S. Jérôme fait à s. Augustin « une correction non pas petite en le flattant, mais grande et digne de la généreuse humilité du cœur d'Augustin » dira s. François de Sales à ce propos, sans s'émouvoir outre mesure. Le saint évêque de Genève signale la sévérité de s. Jérôme, mais il ne se croit pas autorisé à trancher de sa conduite. Tranchant en cela avec la familiarité déconcertante des savants biographes qui traitent Jérôme en confrère. Ce qui, quel que soit leur propre avancement sur le chemin de la perfection, paraît bien hardi. Il est à craindre que le tableau de Léonard de Vinci où l'on voit le grand Docteur se frapper la poitrine avec un caillou ait trop vivement remué l'imagination de nos auteurs. 18:222 De ce que Jérôme s'est infligé des pénitences parfois effrayantes, de ce qu'il s'est accusé de ses fautes avec force, ils ont tiré l'idée qu'il fallait l'aider à battre sa coulpe devant la postérité. Et, s'emparant du caillou, ils frappent dur sur la poitrine de l'illustre pécheur. Cette réaction, si c'en est une, contre la pieuse affectation de ne voir dans les saints que perfections épanouies et parfum de roses est au moins abusive ; et de plus dangereuse. Car on tombe facilement dans ce travers, non pas seulement exaspérant mais odieux et condamné, qui consiste à pleurer les péchés des autres. Au concile de Rome, Jérôme est quelque chose comme l'expert privé de s. Épiphane et de Paulin. S. Damase, dont le pontificat s'achève, ne tarde point à le remarquer et à se l'attacher comme secrétaire personnel. L'homme qui revient à Rome après quinze ans d'absence, l'ascète de Chalcis, le disciple de Grégoire, porte sur la Ville un tout autre jugement que l'étudiant rhéteur. Non qu'il soit moins romain ; il l'est toujours et sera jusqu'à sa mort, nous l'avons dit, un ultra-montain convaincu. Mais il voit clairement ce qui relève de Babylone et son amour blessé lui donne des accents d'une franchise terrible. Dès la mort de s. Damase, cela lui vaut une persécution en règle ; de l'espèce la plus dure, la persécution ecclésiastique. Bras droit du pape, Jérôme tombe de haut ; d'autant plus que l'on avait parlé, dans son entourage, d'une possible élé­vation au souverain pontificat. Il repart donc pour l'Orient. Il ne reviendra plus. Quelques compagnons s'embarquent avec lui, dont son frère Paulinien. Mais surtout il entraîne dans son sillage Paule et Eustoquie. Sur l'Aventin nous vénérons aujourd'hui sainte Sabine et le souvenir de s. Dominique. Au temps de s. Jérôme, la colline servait de retraite à quelques chrétiennes ferventes regroupées autour du palais d'une patricienne de haut rang : sainte Marcelle. Quelles femmes chez les chrétiens ! s'exclamait un païen. En effet. Si elles mènent une vie aus­tère où la prière et la pénitence sont en grand honneur, elles n'en apprennent pas moins le grec et l'hébreu. Mais on se tromperait en imaginant un rassemblement de doctes et pieux bas-bleus. 19:222 Ces femmes savantes, douces et chari­tables, sont fortes aussi. Ste Marcelle, lors du sac de Rome, en imposera tellement aux barbares qu'ils ne toucheront pas à sa fille. Pour elles, s. Jérôme traduit et commente l'Écriture. Il s'attache à Paule, veuve, et à ses enfants ; à Eustoquie surtout, la fille bien-aimée. Sous sa direction, on s'initie à la vie ascétique et l'ardeur est grande. Pourtant un misérable porte de graves accusations contre Jérôme et contre elles. Rapidement retirées, mais le mal est fait. On attaque les écrits du moine sur la virginité ; on reproche à l'ascète d'être « manichéen » parce qu'il ne va pas aux bains et que sa table est austère. Et comme en ces sortes de cas tous les coups sont bons, le réviseur des antiques tra­ductions latines se voit reprocher son audace sacrilège. Ces dernières attaques, du moins, ne prennent pas s. Jérôme par surprise. Lorsqu'il s'est mis au travail sur l'ordre du pape, il savait à quoi s'en tenir ; sa *Préface à Damase* en tête des Évangiles le dit expressément. Cepen­dant, au dire des experts contemporains les plus sourcilleux d'exactitude littérale, s. Jérôme a travaillé d'après les manuscrits les plus sûrs. De l'avis du P. Lagrange, ce sont scientifiquement les meilleurs. Dans son travail de révision, s. Jérôme part de la version en usage à Rome, dite Italique ou Itala, qu'il confronte avec d'autres versions latines, mais ne corrige que d'après les versions grecques qu'il juge satisfaisantes. Ses corrections ne portent que sur l'indispensable et souvent elles empruntent leurs termes aux autres versions latines. Insistons sur ce point. S. Jé­rôme, s'il était soucieux d'exactitude et de fidélité aux originaux, se préoccupait de ne pas heurter inutilement les habitudes des lecteurs chrétiens. C'est ainsi, dit le P. La­grange, qu'au verset quarante-deux du chapitre dix de s. Luc « Jérôme savait très bien que le texte était : *pauca autem necessaria sunt, aut unum* (on le voit par ses Com­mentaires) et néanmoins il a laissé : *porro unum est ne­cessarium *»*.* Nous sommes loin, on le voit, de cette rage de modifications inconsidérées, qui plusieurs fois depuis la Renaissance a mis en péril la transmission de la version traditionnelle des textes sacrés. 20:222 Qu'il soit dit ici, une fois pour toutes, que je n'entends pas reprocher aux savants de chercher. Mon propos est de célébrer s. Jérôme et non de quereller ceux qui, avec science et piété, tentent d'approfondir nos connaissances scripturaires. Mais, qu'il me soit permis de le dire, je ne crois pas que l'impiété envers s. Jérôme soit nécessaire à la santé intellectuelle des exégètes, même modernes, et je ne vois pas comment le mépris de la Vulgate pourrait servir à prouver l'excellence des traductions nouvelles. A sa révision des Évangiles Jérôme ajouta-t-il alors celle des autres livres du Nouveau Testament ? On l'a mis en doute ; et plus, on a discuté de la réalité de cette révision. Mais aussitôt exprimés ces doutes ont été mis en doute par d'autres érudits. Nous nous en tiendrons donc à l'opinion, commune jusqu'à ces derniers temps, selon laquelle tout le Nouveau Testament fut révisé à Rome par s. Jérôme ; et aussi, une première fois, le Psautier. L'intervention du secrétaire du pape fut plus limitée sur les Actes, les Épîtres et l'Apocalypse que sur les Évangiles. Peut-être parce que les synoptiques notamment avaient été plus altérés, les copistes succombant souvent à la tentation de faire concor­der les évangiles, ou de compléter les uns par les autres. C'est une tentation toujours renaissante de fondre les quatre évangiles en un seul et de substituer aux narrations inspirées un récit unique ajusté aux vues humaines. A cette révision, s. Jérôme ajoutait la traduction des dix tables de concordance d'Eusèbe de Césarée, décidément inépui­sable. Avant de quitter Rome, arrêtons-nous un moment pour saluer le grand pontife à qui nous devons cette œuvre la version romaine du Nouveau Testament. S. Damase, l'ornement et la force de Rome selon le concile de Chalcé­doine, est le successeur intrépide d'un pape persécuté, dé­faillant et contesté. Au lendemain tragique de Rimini, il s'impose alors que la quasi totalité des évêques est ralliée à l'arianisme impérial et que son rival Ursin provoque un schisme à Rome même. 21:222 Il gouverne, il construit, il légifère -- c'est à lui que nous devons de chanter le Gloria Patri à la fin des Psaumes --, il étudie l'Écriture sainte et se soucie de l'état lamentable des manuscrits latins. Sur la fin de son pontificat, il rencontre en Jérôme l'homme de la situation. Celui-là est assez saint et assez savant pour qu'on puisse lui confier la tâche délicate d'être, selon le beau mot de Léon Bloy, le notaire du Saint-Esprit. C'est-à-dire celui qui établira un enregistrement en bonne et due forme de la Parole divine. Il est dans la correspondance entre Damase et Jérôme une lettre demeurée fameuse. « Tu dors, écrit le pontife, et voici longtemps que tu lis plutôt que tu n'écris. Les petits problèmes que je t'adresse vont te réveiller ; ainsi en ai-je décidé. » Le pape ne croyait pas si bien dire. Il fixait en une image saisissante un moment décisif de la vie de l'Église. Il était celui que Dieu avait choisi pour empêcher Jérôme de dormir. Non sans doute que celui-ci ait eu des dispositions inquiétantes à mener une vie pares­seuse et somnolente. Sans Damase, certes, Jérôme aurait couru de Trèves à Antioche et de Constantinople à Rome ; peut-être même eût-il fréquenté encore plus de maîtres renommés et lu davantage d'ouvrages savants. Et l'Église aurait compté parmi ses fils un ascète érudit, grammairien itinérant, figure originale et vaguement poussiéreuse. Jé­rôme Bosch lui aurait prêté les traits de son pèlerin errant, et logé un hibou sur l'épaule. Mais avec s. Damase, s. Jérôme traduit l'Écriture. Et l'animal que la piété popu­laire associe à ce docteur de vie, c'est un lion. #### Bethléem Au moment de prendre le bateau pour Antioche, s. Jérôme écrit à l'une de ses amies de l'Aventin sans cacher sa souffrance. Il fuit Babylone, mais s'en félicite en pleu­rant. La tornade qui avait dispersé les amis d'Aquilée, une quinzaine d'années auparavant, n'était rien auprès de cette nouvelle épreuve. Comme Dieu aime ses saints, Il les taille. Jérôme était d'un bois dur ; les coups pleuvaient drus. Ainsi naissait un Père et Docteur de l'Église. 22:222 A Antioche, s. Jérôme et ses compagnons retrouvent Paule et sa fille Eustoquie, ainsi que quelques autres. La petite troupe ne reste pas longtemps chez Paulin ; malgré l'hiver, on se met en route. Voici, montée sur un âne loué au service public, l'illustre descendante des Gracques, fon­datrice et abbesse du monastère de Bethléem, sainte Paule. Femme digne des temps apostoliques, au jugement de s. François de Sales, elle est douce et humble mais érudite et ardente. Pauvre volontairement, elle n'en est pas moins patricienne. Son nom et son rang lui interdisent de voyager incognito. Le procurateur de Palestine dépêche une escorte au-devant d'elle et lui propose l'hospitalité officielle. La sainteté de sa vie lui vaudra, en Égypte, d'autres honneurs. Lors du séjour à Alexandrie, qui marque la fin du pèleri­nage, sainte Paule visite les monastères de la Thébaïde. L'évê­que Isidore, saint et vénérable confesseur, vient à sa ren­contre, accompagné d'une troupe innombrable de moines. Mais de ces honneurs, de ces marques d'estime, sainte Paule rte s'inquiète guère. Bien que de santé fragile, elle mène une vie très austère, couche sur la dure, dort fort peu et ne mange que le strict nécessaire. Un jour que, très malade, elle refuse de boire un peu de vin, même pour se soigner, s. Jérôme lui envoie s. Épiphane, alors en visite. Le vieil évêque, renommé pour son austérité, est chargé de l'inviter, au besoin de la contraindre moralement, à obéir au mé­decin. Lorsque Épiphane sort de la cellule, Jérôme l'inter­roge sur le résultat de l'entretien. « Résultat ? répond l'évêque, elle m'a presque persuadé, un vieux comme moi, de ne plus boire de vin. » Aux côtés de sainte Paule il y a sainte Eustoquie, l'enfant chérie de Jérôme, formée intellectuellement et spirituelle­ment sur l'Aventin. Très jeune, elle a consacré sa virginité au Christ. Elle prie aux heures monastiques, le matin, à tierce, sexte, none et le soir ; au milieu de la nuit, elle se lève. 23:222 Elle jeûne souvent. Ce programme, tracé par s. Jérôme, comporte aussi l'étude. Car, comme sa mère, Eus­toquie est savante ; elle arrivera, ce qui est un tour de force, à bien chanter les psaumes dans leur texte original. Des religieuses qui les accompagnent, nous ne savons rien, sauf qu'elles étaient de toutes conditions, ce dont la fonda­trice tiendra compte dans l'organisation de son monastère. Ces deux grandes figures forment avec Jérôme le trio de fondation, si l'on peut dire. Il ne semble pas qu'il y ait eu parmi les moines de personnalités aussi puissantes ; en tout cas, elles nous sont demeurées inconnues. A eux trois donc, ils sont l'âme des fondations de Bethléem qui, malgré la venue d'une petite-fille de sainte Paule, disparaîtront peu après la mort du dernier survivant, s. Jérôme. Ce pèlerinage en Terre sainte, quel émerveillement et quel enrichissement ! Un bon tiers de l'éloge funèbre de sainte Paule lui est consacré ; et encore Jérôme, vers la fin de son récit, s'écrie : « Le jour me manquera avant la parole, si je veux énumérer successivement tous les en­droits que la vénérable Paule, avec une foi incroyable, par­courut en tout sens. » Pas un coin, ni un recoin de la Palestine n'est oublié et, à chaque pas, l'Écriture est évo­quée. A Césarée, s. Jérôme consulte les Hexaples du vénéré maître Origène, c'est-à-dire la version savante des textes saints ; et il retrouve le souvenir du cher Eusèbe, si souvent traduit. Mais il faut descendre vers le sud. A Jérusalem, les pèlerins vénèrent la Croix et le Saint-Sépulcre ; à Bethléem, sainte Paule salue la grotte par une élévation ra­vissante. Puis la caravane tout entière se dirige vers le Nil. En Égypte, il y a les moines héritiers de s. Antoine et il y a aussi le maître d'Alexandrie : Didyme l'aveugle. Fort savant, doué d'une mémoire prodigieuse, Didyme a le don d'assimiler les doctrines les plus diverses et de les traduire fidèlement et brièvement ; d'où sa grande renom­mée parmi ses contemporains. S. Jérôme gardera un souve­nir très admiratif des leçons du vieil aveugle, dont il a traduit, on ne sait quand, le livre sur l'Esprit Saint. A Alexandrie aussi, ou bien plutôt directement auprès des moines de la Thébaïde, s. Jérôme se procure la règle de s. Pachôme qui eut sans doute une grande influence sur la règle adoptée à Bethléem. 24:222 De retour en Palestine, par une chaleur torride, l'ins­tallation à Bethléem est décidée. Pendant trois ans, le temps que les monastères soient construits, l'installation est précaire. Mais cela n'empêche pas Jérôme de travailler. On se demande d'ailleurs, à considérer le catalogue de ses œuvres, comment il a pu fournir pareil labeur. Et l'on partage volontiers l'émerveillement de ce Postumianus qui est venu le visiter : « Toujours il est tout entier à la lec­ture, tout entier aux livres. Ni le jour, ni la nuit, il ne se repose. Il est constamment à lire ou à écrire. » J'ai dit un mot en passant du tour de force que représente alors l'ap­prentissage de l'hébreu. C'est que tout est à faire et dans un domaine où personne ne se risque. S. Jérôme déjà passe pour un maître éminent en hébreu ; et cependant il considère qu'il n'en sait pas assez. Il achète, à prix d'or, les levons d'un Juif qui vient l'enseigner la nuit, par crainte de ses coreligionnaires. Plus tard, il se mettra au chaldéen pour traduire les livres de Tobie et Daniel. Mais sa puis­sance de travail est loin d'en être épuisée. Alors qu'il se perfectionne en hébreu, il révise la traduction latine de l'Ancien Testament d'après les Septante. En même temps, il commence la série des Commentaires qui ne s'achèvera qu'avec sa mort et entreprend la traduction de l'Ancien Testament depuis l'hébreu qui l'occupera quinze ans. Il compose aussi une vie des écrivains ecclésiastiques et ré­dige deux nouvelles vies de saint, celles de Male et d'Hila­rion. Et puis il écrit à sainte Marcelle et à son vieil ami Pam­machius, marié à l'une des filles de sainte Paule, qui sont ses informateurs romains. Il répond à s. Paulin de Nole et à s. Augustin. Il envoie une lettre de félicitations et de conso­lation à un pèlerin aveugle, venu de notre Hongrie jusqu'à Jérusalem, et qui voulait le voir. Il expose à l'évêque Jean de Jérusalem les erreurs d'Origène et expédie deux réfu­tations de Jovinien, moine scandaleux. 25:222 Mais ses premiers écrits contre les erreurs d'Origène soulèvent une tempête du côté de l'évêque de Jérusalem, soutenu par Rufin. Sans entrer dans le détail de la que­relle avec l'évêque Jean, signalons que la persécution contre les monastères de Bethléem est violente. Frappés d'interdit les moines sont sur le point d'être exilés. Pourquoi s. Jérôme, qui vénérait et célébrait en Origène un maître considérable, s'est-il mis à l'attaquer ? Parce que l'œuvre d'Origène, admirable à bien des points de vue, contient des erreurs graves. S. Eustathe d'Antioche, s. Pierre d'Alexandrie, en avaient déjà signalé. S. Jérôme, tout en admirant l'exégète et l'érudit, comme le faisaient s. Hilaire de Poitiers et s. Eusèbe de Verceil, n'entend pas plaisanter avec l'orthodoxie. Il est fils de l'Église et ne veut rien savoir d'autre que son enseignement traditionnel. Ce qui est faux doit être dénoncé comme tel. Même si cela le touche de près, Jérôme n'hésite pas. Aussi, lorsque s. Épiphane déclare la guerre ouverte à l'origénisme, se range-t-il résolument à ses côtés. Notons que, contrairement à ce que l'esprit moderne tend constamment à faire, il ne s'agit pas de faire le procès d'Origène, mais celui de son œuvre. Au­jourd'hui nous savons que s. Épiphane et s. Jérôme avaient raison. Mais alors c'était la bataille. Contre l'évêque du lieu, contre des amis très chers, et un temps contre le patriarche d'Alexandrie, Théophile, auquel Jean de Jéru­salem a fait appel. Jean introduisait ainsi dans le conflit un opportuniste qui bientôt se retournera contre lui et entraînera s. Jérôme dans sa propre campagne, passable­ment haineuse, contre les origénistes, puis contre s. Jean Chrysostome. Avant d'en finir avec cette longue et dure controverse, je voudrais souligner un trait caractéristique de s. Jérôme. Il est avant tout l'homme de l'orthodoxie et de l'orthodoxie romaine et traditionnelle ; il n'a rien d'un théologien en recherche. Nous le verrons au chapitre sui­vant, même lorsqu'il entreprend sa nouvelle traduction de l'Ancien Testament, il ne veut rien bouleverser. Il creuse son sillon, voilà tout. S. Jérôme, qui avait un tempérament de lutteur, s'est battu toute sa vie. Comme j'ai omis de le faire jusqu'à présent, je signalerai ici son petit « Dialogue entre un orthodoxe et un luciférien » bien qu'il ait été écrit à Rome ou à Antioche. 26:222 C'est un débat contradictoire entre un catho­lique et un tenant de l'évêque Lucifer de Cagliari, qui, de défenseur ardent de l'orthodoxie, était passé au schisme par détestation des ariens même réconciliés. Lucifer ne pèche pas tant par excès, comme on le dit souvent, que par défaut : il lui manque un juste sens de la maternité de l'Église. Le faux frère qui va nous occuper maintenant se nomme Vigilance. Jérôme lui a lavé les pieds lorsqu'il est venu en pèlerinage à Bethléem et lui a pardonné quel­ques sottises. Mais il ne peut lui pardonner de s'en prendre à divers points du culte et de la doctrine catholiques. « J'en avais gros sur le cœur, et si je me sens soulagé, ce n'est point histoire de rire. Car je n'y tiens plus ! Quand on injurie les apôtres et les martyrs, je ne puis faire la sourde oreille et passer outre. » Ce que Jérôme dit ici à Vigilance fut sans doute la vraie raison de tous ses écrits de combat. Mais Vigilance était un adversaire négligeable. Il n'en est point de même de celui qui s'avance maintenant. Pélage, contre qui Jérôme usera ses dernières forces, est un hérétique subtil et un dialecticien habile. Il séduira un temps s. Augustin lui-même. Il est capable d'embrouiller une question au point que même des hommes avertis ne savent plus que penser. Il en sera ainsi aux misérables synodes de Jérusalem et de Dyspolis qui se tiennent dans les dernières années de Jérôme. Pélage a d'ailleurs des ad­joints, maîtres en fourberies. Après une condamnation par le pape Innocent, ceux-ci réussiront à circonvenir son suc­cesseur. Alors tout le poids de la lutte que soutient Au­gustin en Occident retombera sur lui seul, le temps que le pontife romain revienne sur son acquittement des Péla­giens et les condamne à nouveau. Ce dont Jérôme félicitera vivement et affectueusement Augustin dans une de ses dernières lettres, peut-être la dernière. S. Jérôme, en Orient, était mal informé et ne disposait d'aucun docu­ment de première main. Et pourtant, il lutte avec bonheur. Ses écrits, en particulier sa lettre à Ctésiphon, font date dans l'histoire de la bataille. Mais lui-même proclame que tout ce qu'il peut dire « le saint et éloquent pontife Au­gustin, ce brillant génie » l'a dit d'avance et mieux que lui. Achevons ici ce survol de l'œuvre de s. Jérôme qui laisse de côté le plus important, auquel le chapitre suivant est consacré. 27:222 J'ai peu parlé de sa correspondance. Mais, en vérité, tout portrait de Jérôme doit tellement à ses lettres, qu'on ne peut les citer toujours. Interprète de l'Écriture, il écrit à s. Damase, à s. Augustin aussi bien qu'à des barbares. Directeur spirituel, il encourage s. Paulin de Nole à quitter le siècle et exalte la virginité pour Eusto­quie. Ami attentif, presque de la famille, il fixe le pro­gramme d'éducation de la petite-fille de sainte Paule. Polé­miste, il répond à Rufin, il attaque les clercs indignes, il se défend contre Jean de Jérusalem. Docteur, il sait s'in­cliner devant s. Augustin qui a raison contre lui sur un point d'interprétation ; mais il sait aussi le convaincre du bien fondé de ses vues et le faire revenir de son hostilité première à la traduction de l'Ancien Testament depuis l'hébreu. On sent que Jérôme a appris la rhétorique, mais il n'en abuse pas. Il est expert dans le maniement des mots piquants et les pointes ne lui font pas peur. Mais il peut être aussi délicat et tendre ; sa lettre à Pacatula, petite fille « qui la lira plus tard », est délicieusement détendue et bien proche de s. François de Sales. S. Jérôme est affec­tueux ; ses éloges funèbres le montrent très attaché à ceux qu'il aime. C'est d'ailleurs un de ses caractères cachés, mais très profonds, que la fidélité inébranlable à ses atta­chements et à ses amitiés ; à moins que l'orthodoxie ne soit en jeu. La mort de ses proches le crucifie. Tant il est vrai qu'il est difficile, même aux saints, de se détacher des affections humaines. Lui qui relevait avec une compassion sans faiblesse le courage de sainte Paule, lors de la mort de l'une de ses filles, fut longtemps incapable de travailler lorsqu'elle mourut à son tour. Et c'est seulement sur les instances de la bien-aimée Eustoquie que s. Jérôme se décide à composer l'éloge funèbre qu'on attend de lui. L'enterrement de sainte Paule fut grandiose. Portée par des évêques, escortée de ses religieuses, des moines de s. Jérôme, des communautés orientales environnantes, de tous les pauvres secourus, « la descendante des Gracques, de l'illustre lignée d'Agamem­non » fut inhumée dans l'église de la grotte. 28:222 Moins de quatre ans plus tard, les barbares sont à Rome ; première alerte qui ne déclenche pas encore l'exode des Romains. Mais au mois d'août 410, Rome est mise à sac sur l'ordre d'Alaric. Jérôme apprend la mort de sainte Marcelle et celle de Pammachius. Les nouvelles sont incertaines ; il espère encore. Lorsque la confirmation vient, il demeure immo­bile et muet. Que d'ombres, parmi les saintes romaines, parmi les enfants de sainte Paule, se lèvent autour de celles-là. Durant des jours et des nuits, il ne peut penser qu'à la mort de ceux qui lui sont chers. Et à Rome saccagée. Les réfugiés affluent. Les communautés de Bethléem mettent en œuvre l'Écriture tant scrutée : « au lieu de dire les choses, il faut les faire ». L'hôtellerie construite par Paule et Eustoquie, afin que « Marie et Joseph » aient un gîte, accueille des Romains illustres. Les monastères aussi sont envahis par les malheureux exilés. L'Afrique se révolte contre l'empereur. Des bannis cherchent asile auprès de s. Jérôme ; parmi eux la petite-fille de sainte Mélanie du parti de Rufin. Mais la Palestine n'est pas à l'abri des razzia. Peu après le sac de Rome, il y a eu des incursions arabes. Le calme semble revenu, lorsque, soudain, c'est l'attaque et l'incendie des monastères de Bethléem. Brigandage sans doute ; mais les Pélagiens n'ont-ils pas dirigé l'attentat ? La lutte bat son plein alors. Une fois de plus Jérôme et Jean de Jérusalem sont aux prises. L'évêque demeure étrangement indifférent à l'attentat ; peut-être même a-t-il laissé les mains libres aux pillards. Seul un diacre a été tué, mais la situation matérielle est difficile et l'avenir des fondations compromis. Eustoquie est morte. De ce nouvel arrachement, Jérôme ne dira rien. Il abrège ses dernières lettres, en raison de l'âge et de la douleur. Il dicte encore quelques pages de son commentaire sur Jérémie et meurt. #### L'homme de la Bible S. Jérôme est l'homme de la Bible. C'est à lui que nous devons, pour l'essentiel, notre Vulgate. C'est-à-dire la ver­sion latine, antique et commune de l'Écriture. 29:222 Cette version est depuis quatorze siècles « l'instrument providentiel de la diffusion de la révélation divine au sein de l'humanité, et le véhicule de la pensée du Saint-Esprit dans le monde entier ». C'est ainsi que le très érudit abbé Mangenot atteste cette vérité dont j'ai parlé dans l'avant-propos : que la Vulgate latine est universelle. L'œuvre de s. Jérôme, conservée et complétée par l'Église, devint la version com­mune. Version sacrée qui, jusqu'à Paul VI, était le texte utilisé dans tous les livres liturgiques. Longtemps avant s. Jérôme, dès le II^e^ siècle, des tra­ductions latines de la Bible s'étaient répandues tout autour de la Méditerranée. Elles n'étaient pas toutes complètes, ni parfaites. S. Augustin en témoigne : « Aux premiers âges de la foi, le premier venu, s'il lui tombait entre les mains un texte grec et qu'il croyait avoir quelques connaissances de l'une et l'autre langue, se permettait de le traduire. » Mais d'un autre côté, il ne faudrait pas sous-estimer la valeur de ces anciennes versions. En Afrique, en Espagne, en Gaule, les Pères des temps apostoliques s'en servirent. Et s. Jérôme lui-même, nous l'avons vu, utilisa constam­ment l'une d'elles, l'Itala, dans son travail sur le Nouveau Testament. Ce qui est certain, c'est qu'à la fin du IV^e^ siècle, le plus complet désordre règne dans les livres saints. Les évêques s'en plaignent amèrement ; les Juifs s'en moquent ouvertement. C'est alors que s. Damase intervient et que s. Jérôme commence ses révisions. Outre le Nouveau Tes­tament, il semble bien que Jérôme révisa aussi le Psautier latin, d'après les Septante, alors qu'il était secrétaire du pape. Ce que personne ne discute c'est qu'il en fit pres­que aussitôt arrivé à Bethléem une révision complète. Ce Psautier révisé, toujours d'après les Septante, est dit galli­can ; parce qu'il fut utilisé d'abord en Gaule, disent les uns ; parce qu'il figurait parmi les manuscrits de la célèbre abbaye de Saint-Gall, disent les autres. S. Pie V l'intro­duisit dans le bréviaire romain, et il figure dans l'édition sixto-clémentine de la Vulgate. Il est bien probable que les communautés de Bethléem chantèrent les psaumes dans cette traduction ; comme plus tard dans la traduction de l'hébreu. 30:222 En travaillant à cette révision, s. Jérôme avait constaté que les anciennes versions latines de l'Ancien Testament finissaient, d'altérations en altérations, par s'éloigner dan­gereusement du texte hébreu qu'il avait sous la main. Pour mettre au point un texte latin sûr, il fallait donc colla­tionner la révision d'après les Septante avec le texte hébreu. C'est ce qu'entreprit s. Jérôme en travaillant d'après les Hexaples. Cette célèbre édition savante, due à Origène, donnait sur six colonnes (d'où son nom) : le texte hébreu en caractères hébraïques ; le même transcrit en caractères grecs ; les versions grecques les plus connues : celles d'Aquila, de Symmaque, des Septante et de Théodotion. Le texte de base était celui des Septante, c'est-à-dire celui de la plus ancienne version grecque des Écritures, traduite bien avant l'ère chrétienne pour les Juifs d'Alexandrie. Elle différait parfois de l'hébreu et aussi des autres ver­sions ; aussi Origène mentionnait-il les variantes, omis­sions et additions, au moyen de signes conventionnels. Dans sa révision des psaumes d'après les Septante, s. Jérôme reproduisit méticuleusement ces indications. Mal­heureusement elles furent négligemment recopiées et rapi­dement perdues. Telle est la condition humaine que les travaux les mieux conduits sont abîmés par l'incurie ou la paresse. Dans les années qui suivirent, Jérôme fit encore une autre version du Psautier dite hébraïque, parce que tra­duite de l'hébreu. Aux dires des experts, c'est la meilleure mais elle est assez sensiblement différente des versions traduites du grec. Elle déroutait donc les fidèles familiers des anciennes traductions ; tant les clercs qui savaient les psaumes par cœur, que les chrétiens qui étaient habitués à les entendre chanter. La version hébraïque des psaumes ne devint donc pas d'usage courant, même lorsque le reste de l'œuvre de s. Jérôme fut adopté par tous. Et c'est aussi pourquoi, lors de la Contre-Réforme, ce fut le Psautier gallican qui fut retenu et non le Psautier hébraïque. Na­guère ce souci du bien des fidèles, souci pastoral s'il en est, s'appelait la sagesse de l'Église. 31:222 S. Jérôme étendit à d'autres livres de l'Ancien Testament son travail de ré­vision d'après les Septante. Mais, de son vivant même, ce travail fut perdu et, hormis le livre de Job, il nous est inconnu. Du reste, la traduction de l'hébreu était commen­cée et s. Jérôme ne semble pas s'être beaucoup soucié de faire connaître sa version latine corrigée sur le grec. Mais le fait est d'importance : s. Jérôme travaille en même temps sur le grec et l'hébreu. Il est maître désormais de trois langues et peut rendre en latin ce qui est propre aux génies grec et juif. Au fur et à mesure qu'il avance dans ces travaux, il tient davantage à la vérité hébraïque. Comme il est en réaction contre son temps, qui tient à la vérité grecque, il est très ferme sur son principe. C'est que la version des Septante, la vérité grecque, est tenue pour miraculeusement inspirée. De plus elle a pour elle que les évangélistes et les autres écrivains sacrés ont (presque) toujours cité l'Ancien Testament d'après elle. S. Jérôme notera soigneusement qu'il y a cinq exceptions qu'on ne peut expliquer que par un recours à la version hébraïque. Mais son but n'est pas de détrôner les Septante ; il n'en­tend pas même écarter cette vénérable version. A s. Augus­tin qui s'inquiète, il fait cette juste remarque : « Je ne prétends pas abolir les anciennes versions puisque je les ai corrigées et traduites du grec en latin pour ceux qui n'entendent que notre langue ; dans ma traduction je n'ai visé qu'à rétablir les passages altérés ou retranchés par les Juifs et à bien faire connaître aux Latins ce que porte l'original hébraïque. » En traduisant l'Ancien Testament de l'hébreu, s. Jérôme change de point de vue mais il ne change pas de méthode, à proprement parler. Quand il révise, il a sous les yeux une traduction préétablie qu'il confronte avec le ou les textes originaux dont il dispose ; lorsqu'une difficulté se présente, il examine comment elle est résolue par les autres ; enfin il corrige en se servant autant que possible des éléments qui existent. C'est ainsi, nous l'avons vu, qu'il a procédé pour les Évangiles, alors qu'il pouvait consulter de nom­breux manuscrits et qu'il avait, grâce à son poste de secré­taire archiviste, de grandes facilités de travail. 32:222 D'après ce qu'il explique lui-même dans ses différents prologues, lors­qu'il traduit l'Ancien Testament de l'hébreu, il s'attaque à l'original et s'efforce de saisir le sens du texte, puis il conforte ou rectifie son interprétation en recourant à celle des rabbins à laquelle il attache une grande importance. Arrivé à ce point, il commence l'établissement de sa tra­duction en se rapprochant au plus près des Septante, dans la mesure où leur version ne s'écarte pas trop du texte hébreu ; les autres versions, qui figurent dans les Hexaples, lui servent aussi de guide ; et, dans son texte, il reprend tout ce qui lui paraît utilisable des anciennes versions latines. Car, s'il est très attaché à l'*hebraïca veritas,* il s'ef­force de ne pas déconcerter inutilement ses lecteurs. Cet effort le conduit aussi à ne pas s'attacher systématiquement au mot à mot. Il faut parfois le respecter, même l'ordre des mots peut avoir de l'importance, mais surtout il faut faire passer l'idée. Ce qui suppose de procéder comme les évangélistes : « Lorsqu'ils interprétaient l'Ancien Testa­ment, ils cherchaient le sens, non la lettre, et ne se souciaient guère de la construction ou des termes, du moment que l'intelligence en était claire. » Comment il a réussi à suivre l'exemple apostolique, l'Église nous l'a dit, en adoptant et en conservant sa tra­duction comme un trésor sacré ; en l'utilisant dans les livres liturgiques et dans tous les enseignements officiels ; en affirmant enfin qu'elle était substantiellement conforme aux originaux et entièrement exempte d'erreurs concer­nant la foi et les mœurs. En même temps qu'il traduisait, Jérôme commentait. Les moines, les religieuses et tous ceux qui fréquentaient l'église de la grotte eurent cette grâce insigne : entendre Jérôme expliquer l'Écriture. L'abbé de Bethléem n'endor­mait pas ses moines ! « Harpe, cithare, vous avez été faites et créées pour chanter Dieu. Levez-vous, chantez, pourquoi êtes-vous inertes ? Ô moines dont les corps sont debout, pourquoi vos âmes sont-elles couchées ? Louez le Seigneur ! Maudit soit l'homme qui fait l'œuvre de Dieu avec négli­gence ! Si vous êtes harpes et cithares pourquoi êtes-vous muets ? Pourquoi ne rendez-vous pas gloire à Dieu ? » 33:222 Mais, en même temps, il les instruisait, comparant les versions et les interprétations. Ainsi nourrissait-il les siens de l'Écriture, seconde Eucharistie. Dans ses commentaires écrits, plus savants que ses homélies, tantôt il explique le livre d'un bout à l'autre, tantôt il expose quelques questions particulières ; soit il fouille le sens littéral en grammai­rien, soit il dégage le sens spirituel, à la manière des alexandrins, par allégorie. On pourrait lui appliquer mot pour mot ce qu'il disait de sainte Paule : « Elle savait par cœur l'Écriture. Elle aimait le sens littéral, qu'elle appelait le fondement de la vérité. Mais elle suivait plus volontiers le sens spirituel ; c'était le toit dont elle protégeait l'édifice de son âme. » Commentateur des textes sacrés, s. Jérôme le sera jusqu'à sa mort, alors que sa tâche de traducteur sera achevée depuis longtemps. Prodigieuse machine à moudre de l'hébreu et du grec en latin, s. Jérôme travaillait très vite. C'est-à-dire que la dictée proprement dite de sa traduction ou de ses commentaires lui prenait générale­ment peu de temps. Mais il avait parcouru les Livres saints en tant de sens, pour s'en pénétrer et les commenter, que cette rapidité s'explique. Il faut des mois au fruit pour mûrir ; mais il se détache en un instant. Ainsi la rapidité exceptionnelle de cette phase du travail succédait à une longue maturation intellectuelle ; et spirituelle. Car la prière tenait une très grande place dans l'élaboration de ses travaux. S. Jérôme, nous l'avons vu, s'en remet pleinement à l'autorité de la tradition. Rien ne lui tient plus à cœur que de ne rien changer au langage des Pères et de ne jamais perdre de vue cette foi romaine dont l'Apôtre fait l'éloge. Il affirme que les livres sacrés, écrits sous l'inspi­ration du Saint-Esprit, ont Dieu pour auteur. Étudiant la marque personnelle de chaque écrivain inspiré, il montre comment chacun d'eux a été l'instrument docile du Tout-Puissant. A la manière dont l'ouvrier choisit son outil selon le travail à faire, ainsi Dieu, pour parler aux hommes, se sert d'un homme et parle par sa bouche. S. Jérôme professe fermement que l'autorité de l'Écriture est souveraine. 34:222 Des textes saints, il tire ses arguments les plus solides ; car leurs témoignages sont irréfutables. Il est ainsi à l'école du Christ : par trois fois le Sauveur répondit au Tentateur avec les seules paroles de l'Écriture. Et dans la bouche du Verbe de Dieu « il est écrit » est un argument sans répli­que. A cet enseignement sur l'inspiration et l'autorité de l'Écriture, s. Jérôme joint, comme une conséquence évi­dente, l'absolue croyance à la vérité intégrale de toute la Parole révélée : « Personne n'a le droit de mettre en doute ce qui est écrit. » Disons à ce sujet qu'il n'est pas permis aux novateurs de prendre le Docteur de Bethléem comme patron ; qu'ils gardent sous leur responsabilité leurs élu­cubrations sur les vérités relatives, les apparences exté­rieures, les citations implicites et autres fariboles ; les savants désosseurs de texte, qui ne peuvent pas laisser intact un seul livre saint, ne peuvent pas non plus se réclamer de lui. Car il est l'homme des justes principes et de leur exacte et fine mise en œuvre. Sous certains rapports, il est vrai, certaines façons de voir récentes peuvent trou­ver un fondement dans ses écrits ; mais à la condition de ne pas être livrées à l'esprit de géométrie ; qui tient lieu bien souvent d'esprit scientifique. S. Jérôme donc est un partisan inébranlable de la véracité parfaite de la Parole divine, tant en matière profane qu'en matière religieuse. Cette doctrine hiéronimienne est toute imprégnée d'un ardent amour de l'Écriture. Dans cet amour, s. Jérôme puise la lumière qui rayonne de son œuvre ; il acquiert cet esprit de prière et de pénitence qui lui permet de péné­trer toujours plus avant dans la connaissance des mystères divins. L'amour de l'Écriture est en somme la clef de voûte de son enseignement : « Aimez l'Écriture et la sa­gesse vous aimera ; chérissez-la et elle vous gardera ; ho­norez-la et elle vous embrassera. » #### Le Docteur très grand Lope de Vega a porté s. Jérôme à la scène. En une suite de tableaux populaires, il montre les événements les plus marquants de sa vie. 35:222 L'action se déroule de Constantinople au désert, de Bethléem à Rome. On voit le saint évêque Grégoire et l'empereur apostat Julien. Les démons as­saillent le jeune ascète de Chalcis et le lion légendaire vient se faire soigner par le vieil ermite de la crèche. Quels que soient en vérité les mérites de son œuvre, le grand homme de théâtre a un titre incontestable à la reconnais­sance des chrétiens : c'est le titre de sa pièce, *Le cardinal de Bethléem,* car il résume d'un trait frappant les aspects les plus divers de la personnalité et de la vie de s. Jérôme. La croyance générale qui faisait de s. Jérôme un prince de l'Église n'a plus guère de défenseurs aujourd'hui. Et pourtant elle rendait compte du rôle romain de s. Jérôme auprès de s. Damase. Secrétaire, archiviste, bibliothécaire, interprète attitré des Saintes Écritures, il était un très proche collaborateur du pape. N'avait-on pas dit qu'il pour­rait lui succéder sur le trône de Pierre ? Quoi de plus naturel alors que de lui donner le chapeau ? La piété popu­laire franchit le pas. Au XII^e^ siècle, Nicolas Manjacoria, prêtre romain, l'attache au titre de Sainte-Anastasie. Mais ce titre ne pèse pas lourd en face de celui que lui assigne Lope de Vega : Bethléem. C'est qu'on imagine mal le moine-cardinal en vicaire de la prestigieuse paroisse des patriciens romains, sise au pied du Palatin. Ce qui lui convient c'est l'obscurité et la pauvreté de Bethléem. A Rome, Pierre et Paul, le vicaire du Christ et l'Apôtre des nations, avaient protégé le secrétaire du pape tandis qu'il donnait à l'Église son Nouveau Testament. A Bethléem, là même où s'était accomplie la Promesse antique, moine retiré du monde, s. Jérôme traduit les livres de l'ancienne Alliance pour les enfants d'adoption. Marie et Joseph, les bergers et les mages veillent sur lui. Le cardinal a déposé la pourpre en entrant dans la grotte ; il s'est mis à genoux aux pieds de la crèche. Et d'un enfant qui vagit, il apprend la Parole de Vie. S. Jérôme fut un très grand savant. J'entends qu'il eut une science humaine hors du commun. Il connaissait les trois langues sacrées, choisies de toute éternité dans la pensée divine, les trois langues du titre de la Croix. 36:222 Il a étudié et aimé passionnément les écrivains païens avant de se plonger dans la littérature chrétienne. Mais bien davantage encore il a aimé les Livres saints, déroulé et roulé les rouleaux latins, grecs et hébreux. Il a distingué la marque propre de chaque écrivain sacré ; il a pesé le poids des mots et goûté leur saveur ; il a pénétré le sens des phrases et médité leur portée. Larbaud invoque en s. Jérôme le prince des traducteurs ; Claudel chante l'hom­me au lion, patron des hommes de lettres. Il faut célébrer aussi le saint modèle des lecteurs, pieux, attentif et persé­vérant. Pourtant, si on se laisse aller à ne considérer en s. Jérôme que le puits de science et le bourreau de travail, on ne comprendra pas pourquoi l'Église célèbre en lui un Docteur de vie. C'est que ce moine très savant était un saint très humble. Savant il savait que sa science était au service de la foi ; humble, il savait que ses travaux les plus accomplis n'étaient que paille auprès des splendeurs de la lumière éternelle. Les Pères et les Docteurs antiques furent d'abord lec­teurs, commentateurs et défenseurs de la Parole écrite. D'Origène, l'auteur des Hexaples, à Augustin, l'oracle de l'Occident ; de Tertullien, le vengeur de l'Église, à Basile, la colonne de feu ; tous ont illustré la vérité catholique par des travaux magnifiques, appuyés sur la Sainte Écriture. Mais le Père de la version latine, antique et commune, que l'Église honore du titre de Docteur très grand, c'est s. Jérôme. Antoine Barrois. 37:222 ## ÉDITORIAL ### Julien Green et la messe par Louis Salleron TANDIS QUE, harcelés par les *mass media*, les Français ne peuvent s'évader de la politique qui conditionne leur avenir personnel et national, leur esprit de­meure hanté, dans les profondeurs, par le drame religieux qui sous-tend les avatars de la politique elle-même. Quel­ques Français, rectifiera-ton. Je pense : *tous* les Français. Car s'il est vrai que seul le petit nombre a une claire conscience de ce drame, les autres en pâtissent tous confusé­ment, comme on le voit à l'anarchie générale des idées, des mœurs et des existences individuelles, nul ne sachant plus à quoi se raccrocher pour mettre un peu d'ordre dans sa vie et dans sa cervelle. Les catholiques sont nécessairement les plus touchés puisque le drame religieux se confond avec la crise de l'Église. Les mieux lotis sont évidemment ceux qui nient cette crise, n'y voyant qu'une rupture de contraintes su­rannées grâce à quoi ils sont enfin libres de penser et d'agir selon leur sentiment. Mais on peut se demander s'ils ne seront pas rapidement, s'ils ne sont pas déjà les plus malheureux, à mesure qu'ils s'aperçoivent et qu'ils s'apercevront toujours davantage que l'Évangile n'est pas, comme ils l'avaient cru, le support véritable de leurs enthousias­mes du début. 38:222 Les plus mal lotis, disons plutôt les plus souffrants, les plus désolés, les plus isolés sont ceux qui s'interrogent indéfiniment sur cette Église qui semble les excommunier et avec laquelle ils ne se sentent en commu­nion qu'au-delà des prescriptions et des interdits que pré­tendent leur imposer les organes de la hiérarchie. Au cœur de leur trouble il y a la messe. Le problème de la messe est troublant à deux points de vue. En premier lieu, on ne comprend pas que la messe traditionnelle puisse être prohibée par des textes réglemen­taires qui, pour être valides, exigeraient d'avoir leur fon­dement dans la Constitution conciliaire sur la liturgie ou dans la Constitution apostolique « Missale Romanum ». Or ni l'une ni l'autre de ces deux Constitutions n'interdit la messe traditionnelle. Une telle interdiction serait d'ail­leurs contraire à la tradition de l'Église, tradition que confirme précisément la Constitution conciliaire (§ 4). En second lieu, on ne comprend pas comment a pu être promulgué un nouveau rite dont l'intention œcuménique, dans la direction du protestantisme, est si nette qu'il a fallu corriger la Présentation générale qui ne la dissimu­lait pas et que de nombreux protestants ont déclaré pou­voir l'accepter parce que la notion de sacrifice y était estompée au maximum. Quand on pense que le « sacrifice eucharistique » est « source et sommet de toute la vie chrétienne » (*Lumen Gentium,* § 11), on se casse la tête à essayer de trouver pourquoi la hiérarchie s'acharne à rejeter dans l'ombre la vérité qui a toujours été la plus chère à l'Église catho­lique, à ses saints et à son magistère. Alors les catholiques traditionnels se prennent parfois à douter. Ils se demandent s'ils ne sont pas dupes de leurs habitudes et si ces questions de mots et de rites ont vrai­ment une telle importance. Mais les objections à leurs propres doutes se dressent à leur tour, plus fortes que jamais. Car si tout cela est de peu d'importance, pourquoi l'avoir fait ? Et si c'est important, pourquoi ne pas nous dire en quoi et pourquoi ? Et si le nouveau rite est bon, pourquoi ses effets sont-ils si mauvais ? Pourquoi le droit à l'adaptation et à la créativité fait-il autant de rites qu'il y a de célébrants ? 39:222 Et, pour boucler la boucle, pourquoi cette nouvelle messe, louée, protégée, imposée, contredit-elle en permanence non seulement la doctrine du Concile de Trente, mais celle de Vatican II et du pape Paul VI lui-même ? On n'est plus dans l'équivoque et l'ambiguïté, on est dans la contradiction à perpétuité. Alors, en quoi, de quoi serions-nous dupes ? Peu de temps avant sa mort, Gabriel Marcel me disait -- à moi et à quelques amis -- qu'au moment de sa conversion au christianisme il n'eût sans doute pas choisi l'Église catho­lique si elle avait été ce qu'elle est maintenant. Il ajoutait d'ailleurs qu'il ne regrettait rien, mais marquait ainsi son inquiétude devant la situation actuelle. Quant aux anciens protestants devenus catholiques, ils se demandent ce qui se passe. Certains, probablement, se réjouissent d'un œcu­ménisme qui leur permet des réconciliations intimes ou familiales. Mais ceux qui ont connu les réflexions appro­fondies et le cheminement douloureux d'une conversion vo­lontaire et lucide éprouvent un véritable désarroi. Chacun, là-dessus, pourrait fournir des témoignages personnels. Mais le petit livre que vient de publier Julien Green, *Ce qu'il faut d'amour à l'homme* (Plon), vaut pour tous. Cer­tes, les éclats de voix ne sont pas son genre ; et le sens de la réserve qu'il tient de ses origines anglo-saxonnes garde à ses propos une parfaite sérénité. Toutefois sérénité n'est pas indifférence ; et si les blessures que l'âme peut con­naître à 78 ans ne sont pas de même nature que celles de la jeunesse, elles n'en sont pas moins vives. Dans son cas, ce qui frappe le lecteur c'est que de tous les chan­gements qui affectent aujourd'hui l'Église, c'est la nou­velle messe qui l'atteint au plus profond de lui-même. Il se remémore le texte de son abjuration, en avril 1916. « Je me souviens, écrit-il, de l'émotion avec laquelle je lus ce passage » : « Je professe qu'à la messe est offert à Dieu un sacrifice véritable, proprement dit, propi­tiatoire pour les vivants et les morts, et que dans le Très Saint-Sacrement de l'Eucharistie se trouvent vraiment, réellement et substan­tiellement le corps et le sang conjointement avec l'âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'un changement s'accomplit de toute la substance du pain en son corps et du vin en son sang, changement que l'Église catholique appelle transsubstantiation... » 40:222 Depuis lors, sa profession de foi catholique s'identifie en quelque sorte à sa profession de foi eucharistique. Assistant un jour à la campagne, avec sa sœur Anne, à une messe télévisée, il y reconnaît sans peine « une imitation assez grossière du service anglican qui nous était familier dans notre enfance » et, à la sortie, il dit à sa sœur : « Pourquoi nous sommes-nous convertis ? » La vingtaine de pages qu'il consacre à la nouvelle messe sont lumineuses. Citons-en quelques lignes : « Les évêques français laissèrent dire que la messe de saint Pie V était désormais inter­dite, ce qui était une contre-vérité formelle. Et la déchirure se fit. « Pour ma part j'en fus très affecté, car j'avais à l'âge de seize ans juré fidélité à la messe du Concile de Trente et aujourd'hui il m'était enjoint de ne plus y assister. Quelle que soit l'opinion que l'on ait de certaines prises de position de Mgr Lefebvre, nous de­vons à ce prélat français d'avoir courageu­sement réveillé la conscience de toute une partie du monde catholique en l'obligeant à s'interroger sur sa foi. Croyons-nous ou ne croyons-nous pas à la réalité du sacrifice de la messe ? Dans quelle mesure sommes-nous catholiques romains ou inclinons-nous vers une foi prête à faire des concessions au pro­testantisme ? Je reconnais l'autorité du pape et l'idée de quitter l'Église me ferait propre­ment horreur, mais je reste fidèle à ma pro­fession de foi de 1916 et n'en bougerai pas d'une ligne. Dire que préférer la messe de saint Pie V est un acte de rébellion ne peut se défendre. » 41:222 En novembre 1969 le cardinal Heenan rappelait que Thomas More et John Fisher avaient préféré mourir plutôt que de « remplacer le sacrifice de la messe par un service de communion ». L'Église les a portés sur les autels comme martyrs de la foi. Devrions-nous croire que le témoignage du XVI^e^ siècle est devenu contre-témoignage au XX^e^ ? La crise de l'Église tient tout entière dans cette interrogation. Et sur la chrétienté lézardée tout l'Occident vacille. Louis Salleron. 42:222 ## CHRONIQUES 43:222 ### Un anti-communisme catholique *Réponse à un contradicteur\ à propos des évêques chiliens* par Julio Fleichman Monsieur, J'ai découvert avec étonnement votre protestation contre ce que je dis des évêques chiliens dans un récent numéro d'ITINÉRAIRES (numéro 217 de novembre 1977, pages 64 à 68). Vous écrivez : « Je crois pouvoir dire que M. Julio Fleichman, dans son *Tour d'horizon ibéro-américain,* manipule d'une manière inadmissible le texte du docu­ment du comité permanent de l'épiscopat chilien inti­tulé *Évangile et Paix* (*Documentation Catholique,* n° 1685 de novembre 1975). Presque tout serait à reprendre du mauvais procès d'intention que M. Fleichman fait là. Les évêques du Chili indiquent très clairement l'es­prit et le fond de leur démarche en quelques phrases, dans le chapitre III : *Obstacles à la paix. *» Vous énumérez ensuite certaines des phrases qui vous semblent indiquer « l'esprit et le fond » de ce que ces évêques veulent pour le Chili. Qu'il suffise pour vous ré­pondre de citer ici intégralement, contrairement à ce que vous faites, le passage si parfaitement clair en effet auquel vous-même vous référez (page 921 du n° 1685 de la Docu­mentation Catholique) : 44:222 « Nous reconnaissons le service rendu au pays par les Forces Armées en le libérant d'une *dic­tature* marxiste qui paraissait inévitable et de­vait être irréversible. *Dictature* qui serait im­posée contre la *majorité* du pays et qui, sans tarder, écraserait cette majorité. Il est certain que, dans la situation propre au Chili, certaines caractéristiques permettaient à beaucoup d'es­pérer un consensus *majoritaire* autour de tâches communes intéressant marxistes, laïcs et chré­tiens, dans le respect d'un *sain pluralisme.* Mal­heureusement, bien d'autres faits, que les par­tisans eux-mêmes du précédent gouvernement critiquent et déplorent aujourd'hui, ont créé dans le pays un climat de sectarisme, de haine, de violence, d'inefficacité et d'injustice, qui con­duisait le pays à une guerre civile ou à une épreuve de force. Ce qui s'est passé dans tant de pays du monde où des *minorités* marxistes ont imposé ou essayé d'imposer leur *dictature* contre l'immense *majorité* de leurs habitants, et bien souvent avec l'aide de l'étranger, était un clair avertissement de ce qui pouvait se produire au Chili. » Les italiques ajoutées par mes soins font voir combien de fois, dans ce petit texte, les mots « dictature », « ma­jorité », « minorité » etc. ont été employés. Et c'est cette déclaration qui vous semble, à vous, un texte qu'on devrait applaudir, un texte catholique ? qui vous semble parfai­tement conforme à la manière dont l'Église de toujours parle aux hommes de l'organisation de la société civile ? La collaboration entre catholiques, marxistes et autres athées, dans le respect d'un « sain pluralisme », vous la croyez donc conforme à ce que Pie XI, Pie XII et même Jean XXIII ont fixé sur cette matière ? Ne voyez-vous pas qu'un texte comme celui-là peut bien être considéré com­me libéral, démocratique, laïc, maçonnique ou mondain, mais qu'il n'a rien de catholique ? Pensez-vous que ce soient d'abord les « majorités » et les « minorités » qui intéressent la pensée catholique ? 45:222 Sans entrer dans la question des principes en matière de philosophie (ou, mieux, de théologie) politique, il faut comprendre que, de nos jours, en Amérique Latine, et sans doute partout dans le monde, la manière la plus efficace d'aider la gauche à s'emparer du pouvoir, c'est encore de verser soi-même dans le langage du « démo­crate » et du « pluraliste » Si le monde entier marche vers le socialisme, comme disent les socialistes, en consé­quence de l'apostasie qui s'est produite au XVI^e^ siècle et de la décomposition universelle qui a suivi, ce « progrès » se fait à travers les étapes suivantes : 1\. -- La démocratie, le suffrage universel, ne consa­crent aux élections que la victoire d'hommes et de menta­lités collectives marqués chaque fois davantage par une plus grande stupidité, méchanceté, médiocrité et lâcheté. Telle est notre (et votre) expérience. 2\. -- Le socialisme « modéré », bien intentionné, n'est rien d'autre qu'un libéralisme sans foi et sans doctrine qui, voyant les conséquences du libéralisme sur les plus faibles, n'imagine pas d'autre remède au libéralisme qu'un renfor­cement des pouvoirs de l'État. Mais, en même temps, ce social-libéralisme se croit capable de constituer l'État fort par des élections parfaitement « libres ». Le président Carter, le pape Paul VI et M. Waldheim de l'O.N.U. me semblent relever de cette catégorie. 3\. -- Ce que vous, Européens, ne savez pas (ou avez oublié), mais dont nous avons de ce côté-ci de l'Atlantique de terribles et récentes expériences, c'est que les commu­nistes, s'ils sont plus cruels et plus durs que les socialistes « modérés » ou « libéraux », ne sont pas du tout aussi stupides que ces derniers. Et très tôt, l'euphorie de la victoire « démocratique » qui devait amener les socialis­tes modérés au pouvoir, comme on le constate partout en Europe, se voit remplacée par une autre évidence : c'est le Parti Communiste, et lui seul, qui arbitre le nouveau pouvoir. Quand donc nous voyons les évêques s'en prendre cha­que jour aux gouvernements militaires grâce auxquels nous nous défendons du communisme, ce ne sont pas des phrases comme celles que vous citez qui risquent de nous tromper. Au contraire, l'accent très peu catholique de ce texte est pour nous une raison de plus de ne pas y ajouter foi. 46:222 Quand un homme a mal agi et commence son discours par des phrases comme « je sais bien que... », « je recon­nais que... », ce qui importe, c'est le moment où il va introduire le « mais »... \*\*\* Nous nous sentons comme des fils abandonnés et trahis. La voix de nos pasteurs sonne comme la voix des loups, elle n'a plus rien de comparable aux paroles de leurs prédécesseurs. Le contexte, le ton, l'accent, la terminologie, tout nous y montre l'évidence de leur trahison. Une science un peu différente de l'esprit dans lequel vous collectionnez vos citations, la science du sens commun catholique, nous fait comprendre ici presque par connaturalité que notre cœur ne nous trompe pas... C'est la spiritualité catholique, essentiellement, qui fait défaut à ceux qui se disent encore nos évêques. La conséquence, c'est l'absence continuelle, insistante, du surnaturel dans leurs discours, malgré quel­ques allusions conventionnelles, ici ou là, à la divinité. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur... » qui ont droit au nom de fidèles. Il est vain ici d'alléguer qu'on ne découvre encore aucune solennelle confession de foi marxiste dans le discours des évêques. Aujourd'hui, les évêques qui ont perdu la foi catholique savent qu'ils font à l'Église un tort bien plus grand en ne le disant pas ; ils ne quittent plus leurs palais, leurs titres, leur position, mais les utilisent au contraire pour tout empoisonner, et perdre avec la leur l'âme des fidèles. Mais vous me faites une injure, Monsieur, en me pré­sentant comme un « manipulateur » du texte que je com­mentais dans le numéro 217 d'ITINÉRAIRES. Ce texte, le voici : § 10. -- *Sommes-nous anti-marxistes ?* Nous, chrétiens, sommes-nous anti-marxistes ? Nous savons bien que le chrétien ne lutte pas contre les hom­mes ; nous n'avons pas d'ennemis, et ceux qui nous consi­dèrent comme tels, nous avons l'ordre du Seigneur de les aimer, de les respecter et de les servir : ce sont nos frè­res. 47:222 Mais, par contre, nous luttons contre l'erreur. Et, dans la mesure où le marxisme est une erreur, nous sommes anti-marxistes. Nous le sommes dans l'exacte mesure où le marxisme est contre Dieu, l'Évangile, l'Église et l'hom­me. Du marxisme, comme économie, comme sociologie, comme philosophie de l'histoire, on pourra accepter peu ou beaucoup d'éléments, et c'est ce que font tous les jours des hommes de science qui n'ont rien de marxistes. Mais jamais nous ne pourrons accepter qu'on dise que Dieu n'existe pas, que la foi religieuse n'est qu'un produit néfaste du cynisme calculé des oppresseurs ou de l'ima­gination fiévreuse des opprimés. Jamais nous ne pour­rons accepter que le service d'une cause purement humai­ne devienne une loi et une mesure suprême de la conduite et justifie tous les abus et tous les crimes. Ni le peuple chilien, ni notre continent latino-américain ne renonce­ront jamais à la foi et à l'Évangile. Et tous ceux qui subordonnent, même s'ils ne le disent pas, la libération des hommes et l'établissement de la justice à l'athéisme et à une éthique qui est la négation de l'Évangile, por­teront une grave responsabilité devant l'histoire, pour avoir voulu écarter de cette lutte les croyants et pour avoir voulu, en définitive, conduire les hommes à une impasse. Le torrent irrésistible qui porte les hommes de ce siècle vers la justice et l'égalité s'ouvrira un chemin sous la poussée de la foi et de l'amour, non de l'athéisme et du froid cynisme de ceux qui ne reconnaissent pas la loi de Dieu. § 11. -- *Nous n'approuvons pas n'importe quel anti­marxisme*. Nous sommes anti-marxistes dans le sens bien clair que nous venons d'indiquer. Mais nous n'approuvons pas n'importe quelle forme d'anti-marxisme. Il en est certains qui se servent de l'anti-marxisme pour faire passer sub­repticement des idées et des attitudes parfois pires que celles du marxisme lui-même qu'ils prétendent combattre. La passion anti-marxiste favorise le marxisme dès lors qu'elle suppose que la lutte contre le marxisme consiste essentiellement à lutter contre les marxistes. C'est une erreur. La véritable lutte contre le marxisme consiste à éliminer les causes qui engendrent le marxisme, à chan­ger le milieu nourricier où celui-ci se développe, à offrir une alternative pour le remplacer. 48:222 Ce texte, comme chacun peut le voir, est pire encore que je n'avais pu le souligner. Presque tout, pour reprendre l'expression de mon contradicteur, serait à y reprendre pour en faire un texte catholique. Car il est faux que le commandement du Seigneur d'aimer ses ennemis équivaille à nier que nous puissions avoir des ennemis. Il est faux que les chrétiens ne doivent pas lutter ici-bas contre des hommes (nos évêques disent malicieusement « contre *les* hommes »). Faux encore que tous les jours, des hommes de science qui ne sont pas marxistes acceptent « dans l'économie, la sociologie et la philosophie de l'histoire des éléments de l'analyse marxiste. C'est même précisé­ment le contraire que nous constatons : tous les jours, de véritables hommes de science dénoncent l'ampleur des fal­sifications intellectuelles du marxisme, dans l'analyse éco­nomique précisément (la théorie de la plus-value est au­jourd'hui abandonnée), et dans l'analyse des conditions sociales de la « lutte des classes ». Quant à la philosophie marxiste de l'histoire, il ne vaut même pas d'en parler. Car les communistes eux-mêmes nous ont assez montré que, pour eux, l'histoire est un devenir qui se fabrique ou se canalise... par un certain nombre de propagandes appro­priées. Mais continuons l'analyse du texte qui réconforte tant mon contradicteur. A partir d'un certain point, les évêques semblent se mettre à parler énergiquement contre le com­munisme. Mais notre espoir est vite déçu. Car il est faux que les marxistes veuillent la « libération » de l'homme ou l'établissement de la « justice ». Et ridicule de les blâmer (au nom de l'histoire, comme si Dieu n'existait pas), non pour ce qu'ils sont réellement, mais parce qu'ils veu­lent écarter les fidèles d'une lutte qui, pour ces évêques, serait la même que la leur. Pour écrire cela, il faut vrai­ment n'avoir jamais lu ce que Pie XI dit du communisme. Ce « torrent irrésistible vers la justice et l'égalité », où le voit-on à l'œuvre ? Les devoirs de justice envers nos soldats et leur œuvre admirable, où sont-ils accom­plis ? Et l'égalité, est-ce là un idéal catholique ? Mais le pire, et j'avais déjà cherché à le souligner dans mon article, le pire, c'est que les évêques chiliens consi­dèrent et désignent le marxisme comme une simple erreur, parmi tant, d'autres, et c'est dans la mesure de cette simple « erreur » qu'ils consentent à se dire anti-marxistes. 49:222 C'est écrit en toutes lettres, personne ne peut le contester. Et plus encore, dans le paragraphe suivant (§ 11, page 925 de la *Documentation Catholique*)*,* ils ne tardent pas à nous faire comprendre qu'il est un anti-communisme morale­ment condamnable. Ne croyez surtout pas, nous disent-ils, que pour combattre le marxisme lui-même, il faille com­battre les marxistes ; il n'est qu'une manière de vaincre le mal, c'est de faire le bien. Mais à qui profite, je vous le demande, cette philosophie ramollie de l'anti-communisme, que les évêques chiliens nous présentent comme une position catholique ? Julio Fleichman. 50:222 ### Pourquoi l'Amérique latine chancelle par Julio Fleichman IL FAUT PARFOIS DU TEMPS pour mettre un nom sur la masse des informations qui nous parviennent, et en tirer le sens de ce qui se passe aujourd'hui dans la Cité des hommes. Les événements de ces derniers mois en Amérique latine semblent indiquer que les gouvernements attachés à dé­fendre leurs pays contre la corruption de la société « per­missive », et le socialisme que celle-ci nous prépare, chan­cellent sous les coups d'une triple conspiration : celle des politiciens libéraux avides de récupérer leur influence d'au­trefois ; celle des évêques, des cardinaux et du Vatican lui-même, travestis en partisans farouches du « plura­lisme », et qui osent utiliser contre ces gouvernements le nom de l'Église ; celle enfin de la prétendue. « opinion publique », surtout en Europe occidentale et aux États-Unis, que manipulent avec tant d'aisance les organismes conçus pour cela. Ceci pour ne rien dire de l'O.N.U., de­venue comme chacun sait le porte-parole des communistes dans le monde entier : organisation au service de leurs haines sanglantes et victorieuses, grâce à la paralysie in­tellectuelle de tout l'Occident. 51:222 Ceux qui, sans être nos ennemis, prêtent l'oreille à ce que disent contre nous les agents de cette conspiration, oublient généralement l'essentiel : dans nos pays du conti­nent sud-américain, les dirigeants militaires furent con­traints d'assumer la charge de l'État devant l'évolution d'une « démocratie » qui facilitait l'infiltration commu­niste dans les plus hautes sphères gouvernementales et généralisait une corruption administrative apparemment désirée par la gauche pour s'emparer du pouvoir. Les sol­dats de nos armées -- seules organisations sociales à s'être préservées pour l'essentiel de ces -- deux fléaux -- eurent donc le patriotisme d'assumer une charge dont ils ne voulaient pas. Cela ne leur valut ni la légitime collabo­ration, ni le moindre soupçon de sympathie, chez nous comme ailleurs, de la part de tous ces évêques, cardinaux, hommes politiques ou propriétaires de grands journaux qu'on appelait autrefois « hommes de bien ». N'est-il pas significatif que deux mois seulement après le soulèvement militaire qui devait déposer Joâo Goulart au Brésil, le journal *La Croix* daté du 6 juin 1964 grondait déjà contre nous. Nos militaires, malheureusement, en dépit des nobles qualités professionnelles et civiques dont ils ont su faire preuve, arrivent au pouvoir avec le souci prématuré de montrer qu'ils n'ont pas d'ambitions personnelles ; ils y arrivent aussi avec ce manque de préparation doctrinale qui les laisse sans voix quand leur insurrection est criti­quée pour avoir porté atteinte à la loi en vigueur (la loi à l'abri de laquelle gauche et corruption prospéraient), puis aboli ou provisoirement suspendu cette « démocratie » coupable de tous les désordres dont l'intervention militaire nous avait délivrés. Les sentiments de nos militaires face au pouvoir seraient une raison de plus de les honorer si, devant la tragique ampleur du drame spirituel que l'huma­nité affronte aujourd'hui, ce scrupule et ce manque de dis­cernement n'aboutissaient au désastre d'un pouvoir central constamment sur la défensive et la réserve, presque crain­tif, et incapable de faire face aux sophismes trompeurs de l'adversaire. \*\*\* 52:222 Nos officiers avaient montré, à l'époque la plus aiguë de la crise, un bon instinct qui leur venait des obligations morales de la formation militaire. Mais ce bon instinct ne suffit pas et surtout ne suffit plus aujourd'hui. Il n'a pas suffi à les délivrer de ce complexe d'infériorité abso­lument ridicule qui devait les rendre chaque jour moins capables d'affronter l'ennemi ; je veux dire ceux qui leur avaient déclaré la guerre depuis le début : évêques, cardi­naux et leurs complices, organisés en conférences épisco­pales -- véritables machines à exploiter la piété des hum­bles et des pauvres à l'égard de l'Église. Le gouvernement hésitait devant tout cela, il ne savait pas, il ne sait toujours pas quelle attitude adopter. En vérité il ignorait et ignore encore que se trame, à ce niveau, la plus importante et la plus dangereuse des batailles de la guerre spirituelle dans le monde contemporain. Nos soldats n'ont nulle part trouvé autour d'eux l'aide qui leur était due. Ils n'ont trouvé que la guerre. La guerre qui a consisté, au long de toutes ces années, à orchestrer contre eux à l'étranger, avec l'appui des organisations in­ternationales de la gauche plus ou moins dépendantes de l'Union soviétique, la campagne de diffamation violente et soutenue qui recueille aujourd'hui ses fruits. La facilité avec laquelle nos gouvernants ont cédé à la pression, non point économique ou politique, mais bien intellectuelle, de ces puissances fabricatrices d'opinion, atteste malheureu­sement un certain vide dans leurs cervelles, à moins que ce ne soit, pire encore, dans le cœur ou l'estomac. \*\*\* Qu'a-t-il manqué à nos dirigeants ? Qu'a-t-il manqué à Franco et Salazar qui avaient eu le même projet ? qui avaient compris, devant le spectacle d'un univers en décom­position, la même nécessité de gouverner en contrôlant désormais par la force, mais avec tact et discernement, les passions désordonnées qui mènent à l'anarchie de la société moralement « permissive », en attendant la camisole de force du communisme ? -- Quand nous voyons un pays relever du désastre son économie ; réorganiser ses insti­tutions sociales corrompues (au point de rendre ainsi mé­connaissables les anciens services publics) ; rétablir la confiance des entreprises ; assainir les mœurs sociales ; et, avec intelligence et fermeté, accumuler les plus hauts indices de production, de productivité, de prospérité géné­rale, de distribution sociale des richesses, de paix et d'ordre jamais atteints dans toute son histoire ; 53:222 oui, lorsqu'on voit tout cela, et en même temps que les jeunes ne sont pas prêts à mourir pour la défense d'un tel patrimoine, alors on comprend que tout cela en définitive est encore trop peu et que ce n'est pas pour ces choses qu'un homme se sacrifie. Il est clair qu'il nous a manqué, à travers tous ces temps de relative prospérité, un bien supérieur auquel chacun soit prêt à sacrifier sa vie : une foi, une spiritualité, par laquelle le vrai sens de la vie soit enfin présent au cœur des hommes. Voilà ce que les prêtres, évêques et car­dinaux avaient charge autrefois de promouvoir dans la société. C'est d'eux que Franco et Salazar attendaient qu'ils sachent faire à cet égard ce qui leur revenait. Et c'est d'eux que nous est venu le véritable échec de ces gouver­nements. Car Franco et Salazar, tout comme nos dirigeants mili­taires, se sont trompés tragiquement sur plus d'un point. La hiérarchie catholique, loin de se montrer catholique, c'est-à-dire anti-communiste et anti-moderniste, s'est avérée perméable au monde et admire aujourd'hui, n'admire rien tant aujourd'hui que le communisme. Franco et Salazar, qui comptaient sur cette hiérarchie, ont bien perçu la trahison, mais, perméables eux aussi aux idées du monde, ils en ont sous-estimé l'importance ; ils n'ont pas vu peut-être que la situation exigeait d'eux des mesures draco­niennes et exceptionnelles. Ce n'est pas à moi de dire ici ce qu'ils auraient dû faire, mais certes ils auraient dû comprendre qu'il leur devenait nécessaire de courir un risque nouveau : celui de combattre ces évêques retran­chés derrière les conférences épiscopales ; les combattre avec toute la modération possible, mais l'énergie aussi qu'impose ce grand malheur des temps ; s'entourer de conseillers qui sachent assez de doctrine chrétienne, mon­trent assez de sagesse et de prudence pour inspirer con­fiance, et les aider dans ce combat ; montrer au peuple à quel point ces évêques sont corrompus, et à quel point ils lui mentent, lorsqu'ils ne savent plus lui parler que de « démocratie » et de « droits de l'homme ». \*\*\* 54:222 Mais tout ceci, je le sais bien, est impossible quand ce n'est pas, vers Dieu que se dirige l'essentiel de nos efforts ; quand nous ne voulons pas voir que l'action sociale et politique elle-même ne tire sa légitimité que de son ordi­nation à la gloire de Dieu et au salut des âmes. En outre, JI faut le reconnaître : comment le gouvernement d'un quel­conque pays pourrait-il combattre pour la foi et l'Église de toujours contre le pape et les évêques réunis ? La défaite de Salazar et Franco paraissait donc inévitable, et c'est vers elle -- aux signes que nous voyons --, c'est vers elle que se dirige aujourd'hui notre destin. Priez pour nous. Julio Fleichman. (traduit du portugais par Hugues Kéraly) ### Tour d'horizon ibéro-américain #### Bolivie C'est la Bolivie qui chan­celle le plus fort, d'après ce qui ressort de la lecture des journaux. Son chef de l'État, le général Banzer, s'est vu pris à partie par la conférence épiscopale boli­vienne, en compagnie des autres membres de la junte militaire. Non content de fonder son intervention sur la lettre de l'O.N.U. et la *Déclaration des Droits* de la Révolution Française, ce qui est comique et tragique à la fois, l'épiscopat bolivien devait montrer son vrai vi­sage par les déclarations à la presse de Mgr Genaro Prata, évêque auxiliaire de La Paz, au sujet des infil­trations communistes dans l'Église : « Il existe malheu­reusement des cas de fidèles et de prêtres qui sont passés ouvertement au marxisme. Parfois parce qu'on aura confondu la défense des droits de l'homme, des principes de la doctrine sociale de l'Église, avec l'action marxiste (...). 55:222 Ce qui arrive, principalement, pour deux raisons : sur certains points, la doctrine sociale de l'Église et la doctrine marxiste se rejoignent ; d'autre part, dans certains milieux, on traite facilement de marxis­tes ou de communistes tous ceux qui cherchent à pro­mouvoir une action sociale profonde, inquiète, réelle­ment novatrice, et ne se con­tentent pas de soupirer in­définiment après des temps meilleurs. » L'épiscopat bolivien tient donc que la doctrine de l'Église et le marxisme peu­vent « se rejoindre » sur certains points, comme si la profonde inspiration surna­turelle dont parle saint Paul dans le fameux passage de son Épître aux Corinthiens n'avait plus la moindre importance ; comme si nous étions tous, l'évêque Prata, les catholiques et les mar­xistes, cymbale ou bronze qui tinte et sonne. Mais une curieuse faute de logique (ou de mémoire) fait oublier à l'évêque, dans la dernière partie de sa tirade, ce que la première nous dissimu­lait. Et il semble alors que ceux qui « ne se contentent pas de soupirer » mais pré­fèrent se montrer « in­quiets » de l'avenir ont, de fait, de bonnes raisons de rejoindre les rangs commu­nistes. Le « malheureuse­ment » du début était là pour la frime. Ces évêques boliviens, al­liés aux politiciens libéraux et gauchistes qui savent tout le profit à tirer d'un retour à la « démocratie », ont réussi à déclencher de l'ex­térieur, contre leur propre pays, une campagne de dif­famation. Une campagne de grèves de la faim, également déclenchée avec l'aide du clergé local, mais aussi l'in­tervention du gouvernement américain (une mission amé­ricaine des « droits de l'homme » passait là par hasard), s'est terminée en victoire : la première vic­toire effective de l'Inter­nationale libérale-catholico-communiste qui déclenchait voici dix ans sa guerre con­tre l'Amérique latine. A La Paz, seuls 1.200 ma­nifestants avaient participé à cette campagne. Mais, de­vant ses répercussions à l'étranger, au lieu d'affron­ter les grévistes par la force, le général Banzer préféra céder et décréter l'amnistie générale, libérant tous les prisonniers tenus pour « po­litiques » (hypocrisie formi­dable, qui prétend faire passer les assassins de gau­che arrêtés par la police pour des gens qui se con­tentent de penser autrement que le gouvernement). *Le jour suivant*, 21 janvier 1978, nos journaux pu­bliaient en manchette : « L'AMNISTIE RENFORCE LE FRONT UNI DE LA GAUCHE EN BOLIVIE. » Et, les gens de gauche ne perdant pas de temps en vaines hésitations, on pouvait lire : 56:222 « Moins de 24 heures après avoir ob­tenu le retour au pays des opposants exilés, les Boli­viens qui luttent pour la restauration des garanties constitutionnelles s'organi­saient déjà hier pour attein­dre leurs nouveaux objec­tifs ([^1]), à savoir l'abolition du service civique obliga­toire et le rétablissement de toutes les libertés syndica­les. » Et, trois jours plus tard : « Les leaders de la puissante Fédération Syndi­cale des Mines de Bolivie sont sortis de la clandesti­nité (...) Ils ont repris la direction des syndicats de mineurs, et occupé pacifi­quement le siège du syndi­cat principal, dont ils de­vaient pacifiquement expul­ser les représentants de l'État. » Ces leaders ne s'at­tendaient à aucune déclara­tion publique du gouverne­ment bolivien, ce qui montre bien sa libéralité. D'autres formations syndicales de gauche s'agitent dans le mê­me sens, pour s'emparer tout aussi « pacifiquement » des locaux. Comme on devait s'y at­tendre, le gouvernement américain, qui s'érige pro­moteur du libéral-socialis­me (en Amérique latine), a glorifié quatre jours plus tard ce qu'il appelle « le processus de redémocratisa­tion de la Bolivie » : ce pays est « un exemple pour toute l'Amérique du Sud », et le gouvernement améri­cain dépêche un haut fonc­tionnaire, Abelardo Valdez, pour « suivre » sur place tous les développements de l'affaire. -- Nous compre­nons bien que tout cela, compte tenu des limites de leur horizon politique, pa­raisse hautement promet­teur aux libéraux. Mais quand ce sont les évêques qui s'émerveillent, comme d'un grand signe d'espéran­ce pour le pauvre peuple, devant une telle accumula­tion de menaces pour l'ave­nir de la Bolivie, sur quel chapitre devons-nous com­mencer à tempêter contre eux ? Leur criminelle absen­ce de références surnaturel­les, ou cette absence plus cruelle encore de sens com­mun, qui les fait crier au miracle devant le processus « démocratique », ses syn­dicats, et ses fausses liber­tés ? #### Brésil Au Brésil, en termes moins dramatiques, un pro­cessus de « libéralisation » est également en cours. Si peu sectaires ou extrémistes que nous entendions être, on ne saurait impunément re­mettre le pouvoir à des gens dépourvus de tout critère de sagesse et de sainteté. 57:222 Nous payons aujourd'hui le prix de cette triste expérience. Les membres actuels du Haut Commandement des Forces Armées brésiliennes, figures généralement étein­tes, paraissent bien moins doués que leurs prédéces­seurs. L'un d'entre eux, commandant à Sâo Paulo de la II^e^ Armée, est parvenu à attirer sur lui l'intérêt et l'amitié des gauches, spécia­lement catholiques. Il se faisait passer pour l'ami du peuple, il plaisait même (ce qui est fort significatif) au cardinal Arns de Sâo Paulo. Le général Geisel commença à préparer sa succession, mais ce fut pour la confier au général Joâo Batista Fi­gueiredo, chef du Service des Informations du gou­vernement. Celui-ci avait ad­mis une « liberté de presse » qui permet aujourd'hui aux journaux de gauche comme *le Jornal do Brasil* de faire ouvertement campagne con­tre le gouvernement. La *Folha* de Sâo Paulo eut aussi l'audace de publier des articles terriblement offen­sifs contre l'Armée, qui réa­git « démocratiquement », c'est-à-dire laissa faire l'en­nemi. Le *Diario de Noticias* de Porto Alegre publiait de son côté des photographies truquées de Geisel en posi­tion délicate, assorties d'in­sinuations franchement ob­scènes : le gouvernement se contenta de faire interroger les journalistes, et saisir l'é­dition incriminée. Aujour­d'hui, des représentants of­ficiels de l'État visitent lea­ders syndicaux, évêques et cardinaux de gauche, associations d'avocats, etc., à la recherche de ce que tous ap­pellent le « dialogue ». Mais ce que nos dirigeants ne voient pas, c'est que cette campagne qu'ils tolèrent ou suscitent eux-mêmes autour des « droits de l'homme », et la candeur de leur posi­tion intellectuelle, ne ser­vent d'autre cause au Brésil que celle des socialistes, tandis que les communistes dans l'ombre attendent tran­quillement leur tour. Que penser de Joâo Ba­tista Figueiredo ? Nous ne saurions dire. C'est un hom­me très secret. Il a pour lui d'avoir participé au gouver­nement du général Medici, qui savait se garder comme de la peste des funestes chi­mères de la « redémocrati­sation » carterienne. Figuei­redo cependant a bien été désigné pour ce processus de « redémocratisation », dont les journaux le disent parti­san. Le contact personnel avec lui montre un homme extrêmement réservé, qui ne se dévoile en rien, a un point qui peut sembler in­quiétant. Il est pourtant vi­sible que cet homme est doué de qualités personnel­les supérieures à celles des autres généraux en situation de se porter candidats. Si nous considérons son passé, nous caressons quelques es­pérances, mais bien modes­tes et limitées par trop d'a­mères déceptions. 58:222 Si nous regardons le présent, nous n'avons que des motifs d'in­quiétude. Le poulain de Gei­sel, qui ne se confie pas, ne paraît cultiver en lui-même aucun intérêt véritable pour notre combat. Probablement, il ne le comprend pas com­me nous. Une raison de plus, et non des moindres, pour s'inquiéter. #### Chili Parmi tous les dirigeants militaires de nos pays d'Amérique latine, le géné­ral Pinochet, dans sa ma­nière d'affronter le problè­me politique, fait incontes­tablement figure du plus énergique et du plus intelli­gent. Au moment de dissou­dre le Congrès, il déclarait sans la moindre hésitation qu'il n'admettrait aucune intervention des politiciens professionnels dans le gou­vernement du pays pendant une période d'au moins dix ans (il eût dit cent ou mille ans que nous touchions, dans l'adéquation des mo­yens, à une certaine perfec­tion). Et il maintient dans son pays, avec calme et fer­meté, ce paternel contrôle qui limite les fantaisies des­tructrices de l'imagination politique. Attentif à répri­mer toute violence inutile chez ses subordonnés, il n'en prend pas moins toutes les mesures policières que les assassins communistes ren­dent indispensables. Il a pris sur lui, sans s'embar­rasser de scrupules inutiles, la désagréable et lourde charge de diriger son pays en sachant fort bien à quel­les amères expériences il se condamnait, -- surtout au­près de ceux qui avaient obligation de comprendre, avec les yeux de la foi, ce qui se passait au Chili, et de lui venir en aide. (Pino­chet est catholique prati­quant.) Comme tous ceux qui aujourd'hui s'opposent au libéralisme et au commu­nisme, il fut donc pris à partie par son épiscopat, qui ne se sentait à l'aise que sous le régime d'Allende. Devant l'hostilité et les mensonges de l'O.N.U., Pi­nochet fit donc organiser ce plébiscite qui devait se sol­der pour lui par une écra­sante victoire. Ce n'est pas que nous nous intéressions aux plébiscites, il s'agit là d'une tactique qui ne se justifie que par les circons­tances. Mais il est curieux de voir que cette écrasante victoire fut aussitôt contes­tée par le gouvernement américain : la consultation avait été « manipulée », osa-t-il déclarer, parce que l'op­position n'avait pas eu le temps d'organiser sa cam­pagne. 59:222 Les États-Unis et leurs sympathisants « dé­mocrates » ne comprennent-ils donc pas qu'ils se dénon­cent eux-mêmes ? Ils veu­lent à tout prix qu'une élec­tion ou consultation politi­que dépende des campagnes publicitaires de l'ennemi. Ils appellent « libre » ou « véritable » la décision d'un électorat quand la popula­tion désarmée a d'abord été livrée à l'abrutissement des propagandes et des manipulations. Il est pourtant clair que toutes ces conditions ne peuvent profiter qu'aux groupes les plus dénués de scrupules et les plus riches, ceux dont la propagande est sociologiquement la plus volumineuse et la mieux or­ganisée ; et que le contenu de cette propagande sera d'autant plus facile à faire passer dans le public s'il est trompeur et grossier, c'est-à-dire en harmonie avec les aberrations mentales de l'é­poque ; et par exemple avec cette idée, reçue sans le moindre examen, que la gauche est toujours au ser­vice du « peuple » et la droite, comme ils disent, ac­crochée aux « privilèges » de la classe dominante. Ain­si le gouvernement améri­cain favorise-t-il systémati­quement aux États-Unis les groupes de pression déjà assez puissants et dénués de scrupules pour manipuler ce qu'on appelle là-bas « l'opinion publique ». Et ce gouvernement ose dénon­cer comme *manipulateur* un chef d'État qui s'est conten­té d'expulser de son pays les criminels qui l'infes­taient, de rétablir la paix et la marche de l'économie, pour poser ensuite la ques­tion au peuple : Êtes-vous pour ou contre le gouverne­ment ? Personne, même le prési­dent Carter, n'a eu l'audace d'affirmer que les 75 % de Chiliens qui devaient le 4 janvier 1978 manifester un soutien enthousiaste au gou­vernement de leur pays, avaient voté ainsi par peur de répondre *contre,* fût-ce à bulletin secret. Ceci sans doute parce que, le 23 dé­cembre de l'année dernière, à la demande du gouverne­ment chilien, un sondage de l'institut américain Gallup avait abouti en sa faveur à des résultats semblables (68 %). Sachant les dispo­sitions américaines, person­ne ici ne pouvait plus parler de « manipulation ». Le gouvernement chilien devait publier par ailleurs le 14 décembre 1977 une note officielle qui fournis­sait des renseignements précis sur 1.200 des 1.700 per­sonnes « disparues », selon les listes d'Amnesty et con­sorts. Ce total de 1.700 « dis­parus » embrasse la période qui va de la chute d'Allende (1973) à aujourd'hui. Selon le rapport du Secrétariat Général du gouvernement, 1.656 requêtes de sortie du territoire, émanant de gau­chistes, ont été enregistrées durant cette période, et 1.077 acceptées. 60:222 Voilà déjà un bon nombre de « dispa­ritions » qui s'éclairent d'un jour nouveau. Le rapport précise aussi la situation de 276 autres « disparus » nommément cités comme tels dans les rapports d'Am­nesty : il s'agit pour le plus grand nombre d'*assassins toujours dans la clandesti­nité,* où ils organisent ce que le monde considère comme une guérilla, et que nous appelons : assassinat aveu­gle de citoyens. Mais tout cela, en vain. Les démocrates-chrétiens, Amnesty, l'O.N.U. ne cher­chent en réalité qu'à exploi­ter le témoignage des pré­tendus parents de ces pri­sonniers ou disparus si peu « politiques » pour diffa­mer le Chili. Comme l'a bien dit le général Gustavo Leieh, membre de la junte mili­taire chilienne : « Le monde sait bien en vérité que notre seul péché fut de vaincre le communisme. » #### Colombie Pays « démocratique » où chacun jouit des prétendues « garanties constitutionnel­les », pays « pluraliste », État conforme au « Droit » et autres balivernes vantées chaque jour par nos media, -- la Colombie comme on pouvait s'y attendre sombre aujourd'hui dans l'escalade infernale de l'anarchie. A tel point que le Haut Com­mandement militaire, d'a­près ce qui ressort de la lecture des journaux, en se­rait presque venu à assumer la direction politique du pays. Dévastée par ces bandes d'assassins communistes que nos journaux appellent gué­rilleros, la Colombie vit dans un état de permanent désordre. L'état de siège y est décrété depuis le mois de juillet 1976, mais il est impuissant à contenir la vague d'assauts, d'enlève­ments, assassinats et atten­tats en tous genres. Le nom­bre des enlèvements enre­gistrés l'année dernière, *quatre-vingt-douze,* a battu le record longtemps détenu par l'Italie (71 enlèvements eu 1977). En décembre 1977, 21 Colombiens attendaient encore le bon vouloir de leurs ravisseurs. Comme il est d'usage en ce genre de processus « dé­mocratique », l'infiltration gauchiste dans les organes de presse a donné naissance à une campagne haineuse visant à démoraliser les Forces Armées. Celles-ci ce­pendant, conscientes du danger, publièrent une éner­gique déclaration pour exi­ger du gouvernement civil qu'il fasse son devoir. 61:222 Autre caractéristique des régimes de cet ordre, la corruption administrative grandit et règne en maître dans les hautes sphères gouverne­mentales. Déjà le président de la Chambre des députés, et aujourd'hui le ministre des Travaux Publics, ont dû être déférés au Parquet. Le Président de la Répu­blique entend rester dans la « égalité », mais il a su déclarer, comme pour ré­pondre à l'insolence des journalistes de gauche et les mettre en garde : « La grande menace contre la liberté de la presse en Co­lombie ne vient pas du gou­vernement ou de l'armée. La grande menace est que les journalistes ne perdent cette liberté par consensus unanime, en conséquence des abus de quelques-uns. » -- Ces abus d'ailleurs ne sont pas le fait de « quel­ques-uns », ils sont géné­ralisés dans la profession. Et ce consensus unanime, contrairement à ce que feint de croire le gouvernement américain, existe déjà clai­rement dans nos pays. Quand un peuple n'a pas été déformé par des cam­pagnes idéologiques menson­gères, il *ne veut pas plus le désordre que la diffamation de son armée.* Européens anti-militaristes et Améri­cains amoureux du libre échange, dans la vente des marchandises et des idées, peuvent bien en penser ce qu'ils veulent. Mais plus en­core que la volonté d'un peuple, il revient alors à un petit groupe de personnes droites, dotées de tous les pouvoirs nécessaires, d'assumer la direction du pays qui se serait rendu lui-même in­capable de se gouverner. Le cardinal-primat de Colombie, archevêque de Bo­gota, Mgr Anibal Munoz Du­que, sans montrer le courage d'un Mgr Lefebvre ni pren­dre publiquement position contre le progressisme, est encore un de nos derniers évêques à savoir qu'on ne peut pas soutenir le désor­dre. Un évêque qui n'oserait pas exhorter les gouvernants de son pays à une « moindre énergie » dans le maintien de l'ordre public, comme le pape en juillet 1977 dans son discours de réception du nouvel ambassadeur brési­lien auprès du Vatican ([^2]). Mgr Munoz Duque a en effet exprimé la préoccupation qui hante tous les Colom­biens devant « cette atmos­phère d'insécurité et de mé­fiance, qui asphyxie le pays et peut le conduire à la ca­tastrophe ». Il a condamné aussi l'abandon de la loi divine, abandon qui « ou­vre le chemin aux enlève­ments, au trafic des drogues, à l'immoralité publique et privée », dénonçant « l'inef­ficacité totale des lois hu­maines qui, ayant perdu leur fondement en Dieu et obscurci Sa voix dans la conscience des gouvernants et des gouvernés, laisse la société sans défense et prête à l'anarchie ». 62:222 #### Venezuela Autre nation du nord de l'Amérique latine qui se targue d'appartenir à la dé­mocratie. Sous la conduite de démocrates-chrétiens ca­ractérisés, le Venezuela de­vait s'élever récemment à cette condition, après plus d'un siècle et demi de dic­tatures fiévreusement suc­cessives dans le meilleur style mexicain. Dès le lendemain de cette conversion, le Venezuela -- tel Carter aujourd'hui -- s'est érigé en juge et conscience morale des autres pays du conti­nent, parlant de leurs orga­nisations politiques comme de choix moralement con­damnables parce que... ces pays n'adoptent pas l'immo­ralisme « démocratique » qui regarde la vie politique comme un jeu au-dessus de toute loi morale. Cette conversion tardive n'a pas empêché le Venezuela de se précipiter avi­dement dans la cueillette des bénéfices inespérés dont le chantage arabe sur le pé­trole lui offrait l'occasion. Le sort des autres pays d'Amérique latine suffoqués par la crise, y compris des pays politiquement proches de lui, laissait le Venezuela parfaitement serein. Pour­tant le Venezuela, avec tou­te sa « démocratie », n'a pas échappé à la campagne de diffamation sur les « droits de l'homme » qui fait rage sur les autres pays du continent. C'est ainsi que le 8 juillet 1977, on lut dans les journaux que le gouver­nement démocrate-chrétien du Venezuela avait refusé d'accueillir sur son terri­toire quatre malheureux Chiliens : ceux-ci avaient simplement détourné un Boeing à Santiago, pour trouver enfin refuge à l'am­bassade vénézuélienne de Lima (Pérou). Un peu plus tard, le même mois, les ser­vices de répression des pré­tendus « guérilleros » -- entendez : assassins commu­nistes -- arrêtèrent 150 sus­pects. Une « Commission des Droits de l'Homme », qui se disait formée par « les parents des prison­niers politiques », accusa aussitôt le gouvernement du Venezuela de « torturer » les prisonniers. Profitant de cette vague de libéralisme « démocrate-chrétien » qui, nous le sa­vons, prépare les voies du socialisme pur et simple, Mgr Ovidio Perez Morales, évêque auxiliaire de Cara­cas, déclarait par voie de presse le 19 septembre 1977 : 63:222 « *L'heure dernière du capitalisme a sonné. Le marxisme offre un monde de plus grande égalité que le capitalisme. Marxisme et christianisme sont destinés à se fondre dans un systè­me futur.* » Ces épiscopales affirmations figurent en tou­tes lettres dans une inter­view accordée au journal *Ultimas Noticias* de Caracas. Et après avoir concédé que le christianisme cependant apporte des réponses que le marxisme ignore, Mgr Ovi­dio Perez Morales d'ajou­ter : « *En fin de compte, marxisme et christianisme poursuivent un objectif sem­blable : arriver à l'égalité sociale.* (*...*) *Le marxisme ne sera pas le premier mouve­ment historique à se rencon­trer avec le christianisme. L'Église et le marxisme sont donc en train de se ren­contrer et, sur ce point, l'Église a certainement quel­que chose à apprendre, et quelque chose à dire. *» Cette superbe collection d'évêques-auxiliaires, rappe­lons-le, réunit les dirigeants de l'épiscopat de demain. #### Panama Gouverné par un leader populaire favorable à Fidel Castro et anti-américain, le Panama bénéficie donc au­jourd'hui de la présence de Carter à la Maison-Blanche, qui réserve sa sympathie aux ennemis du monde li­bre. Et tandis que ce Carter s'efforce d'arracher son ac­cord au Congrès américain pour la signature du nou­veau traité relatif au canal de Panama, le « leader » national panaméen, son frè­re Moïse Torrijos et plu­sieurs autres membres de sa famille sont accusés de tra­fic de drogue depuis 1972, à l'échelle internationale, par le sénateur américain Robert Dole (voir les jour­naux du 16 octobre 1977). Accusations reprises par le député Lester Wolf, et con­firmées à mots couverts par Peter Besinger, le direc­teur du F.D.A. ([^3]), qui précise néanmoins : « Il n'y a pas de preuves, et aucune enquête n'est actuellement en cours. » (Ce qui est nor­mal, puisque la presse amé­ricaine ne s'intéresse qu'aux scandales anti-américains comme celui de la C.I.A., ou aux « tortures » dans les pays voisins qui luttent con­tre le communisme.) 64:222 En février 1978, le même sénateur Dole annonça qu'il avait reçu par la poste les documents confidentiels du F.D.A. relatifs aux leaders panaméens, exigeant des responsables de cette agence qu'ils confirment leur au­thenticité. L'agence répondit qu'elle se refusait à toute déclaration publique sur cette affaire, et Dole put ac­cuser formellement le pré­sident Carter d'avoir fait disparaître le dossier pour obtenir au Congrès la rati­fication de son nouveau trai­té sur le canal de Panama. De notre point de vue, il ne sera pas inutile d'ajou­ter que le général Torrijos s'est défini autrefois comme un catholique « progressis­te », grand admirateur de Dom Helder Camara, affir­mant que l'Église, -- c'est le nom qu'il donne à ses amis communistes en sou­tane --, que l'Église doit savoir s'adapter, évoluer, etc. #### Portugal Pour nous autres Brési­liens, les Portugais ont tou­jours été comme des frères aînés, mais aussi -- ils ne l'ignorent pas -- la cible d'inépuisables anecdotes et plaisanteries. Il était donc écrit, pour rester dans la note, qu'un socialiste portu­gais allait agrémenter de quelque drôlerie ce socialis­me-même qui, en règle gé­nérale, n'a rien de bien sou­riant ; et que s'il n'y avait pas les Portugais, pour éga­yer notre combat, il faudrait les inventer. -- Car voici ce que nous lisons dans les journaux du 3 février der­nier ; c'est Mario Soares, gouvernant renversé et néan­moins gouverneur, par grâ­ce spéciale des communis­tes, qui parle : « *D'abord, il nous faut sauver l'écono­mie portugaise du désastre. Le socialisme, ensuite. *» (« *Socialismo, depois.* ») Voilà donc pourquoi, mon Dieu, l'U.R.S.S. est contrain­te d'alimenter sa population avec le blé qu'elle achète chaque année au Canada et aux États-Unis, pour ne pas parler des pommes de terre. Mais voyons... dites-moi un peu. N'est-ce pas au nom de la primauté de l'économie qu'on a levé dans le mon­de la bannière socialiste ? N'est-ce pas le socialisme qui devait retirer aux capi­talistes une certaine « plus-value » pour la distribuer au peuple exploité ? N'est-ce pas le socialisme et lui seul, comme le secrétaire général du P.C. chilien eut le courage de l'affirmer... à Paris, qui assure au monde la « stabilité » de l'écono­mie ? 65:222 N'est-ce pas au nom du « pain » quotidien que le prince Kropotkine en ap­pelait contre le Tsar ? N'est-ce pas le régime communis­te qui devait transformer l'État en « simple adminis­trateur des choses », pour le plus grand bonheur de tou­te l'humanité ? J. F. 66:222 ### Le temps de mourir *Chrétiens du Liban,* par Elia Bakhos Depuis plusieurs mois, les combats ont repris au Liban. Il était facile hélas de prévoir que le cessez-le-feu de décembre 1977, faute de solution politique, n'annonçait pas la paix : tant que les puissantes organisations pro­communistes du monde arabe continuent d'imposer leur loi de haine et de violence sur tout le territoire de ce beau pays, le Liban chrétien reste un pays menacé de disparition. C'est dans cette pensée que nous publions l'émouvant récit d'Elia Bakhos, étudiant libanais, qui dut affronter lui-même sans d'abord trop y croire l'enfer du terro­risme palestinien. Ce témoignage est dédié à la mémoire d'ELIA MAROUM, martyr chrétien du Liban, dont le sacri­fice sort ici pour toujours de l'anonymat. H. K. 67:222 LES ANNALES de l'histoire enregistreront sans doute le 26 février 1975 comme le début de la guerre civile au Liban. Pourtant à cette époque j'étais convaincu qu'une guerre à caractère confessionnel était impossible, pour la simple raison que cette haine, motrice de la des­truction, n'habitait ni le cœur des chrétiens ni celui des musulmans libanais. Beyrouth néanmoins commençait à se diviser en un secteur Est, représentant le côté institu­tionnel et parlementaire du Liban, et un côté Ouest dominé par les Palestiniens. Au mois de décembre 1975, j'allais toujours à mon travail qui se trouvait dans la partie Ouest de la ville jusqu'au jour où je m'y suis trouvé pris au piège comme une souris. Quoique ce fût l'hiver, un soleil d'une netteté géométrique éclairait ce doux jeudi matin et caressait sans discrimination les différents quar­tiers de Beyrouth, qui s'enchevêtraient comme un énorme puzzle les uns dans les autres. \*\*\* Vers 10 heures une suite d'explosions secoua la ville. Je m'étais habitué aux bruits des déflagrations, puisque chaque nuit après vingt-trois heures, un je-ne-sais-quel-maniaque persistait à distribuer ses bombes sur -- paraît-il -- tous les quartiers de Beyrouth. Mais la scène qui se déroula sous la fenêtre de mon bureau me cloua de terreur. On arrêtait les voitures ; on contrôlait les papiers et tous les chrétiens, les maronites en particulier, étaient à coups de crosse emmenés dans des camions. Comme un dormeur qui se réveille en sursaut, toute l'horreur de la guerre civile, que j'avais volontairement éludée, m'écrasa. Jusqu'à cette ultime seconde, l'idée que des musulmans puissent me kidnapper parce que j'appartenais à la communauté chrétienne était inconcevable dans mon esprit. Les protes­tations, les cris et la terreur de ces pauvres gens qu'on emmenait me mit les larmes aux yeux. C'est cette seconde qui marqua pour moi le début de la guerre civile. Les journaux publiaient depuis longtemps déjà la liste des disparus et la radio annonçait quotidiennement le nombre des cadavres anonymes ramassés sous les ponts et aux coins des rues. Ayant vécu longtemps parmi les musulmans, parmi lesquels j'avais plusieurs amis, je croyais à une certaine exagération de la part des mass media. 68:222 Sur le plan des relations individuelles il n'y avait pas de litige qui séparait les Libanais. Dans la confusion et l'angoisse qui régnaient dans mon esprit, je me pressai de téléphoner à la maison pour avoir des nouvelles. Ce fut mon frère qui répondit et me demanda de ne pas tenter de passer à l'Est car les barrages mobiles étaient nombreux. Il me signala qu'il valait mieux attendre l'apaisement de cette flambée de terrorisme. Quelques minutes plus tard mon collègue Ahmed entra essoufflé dans mon bureau. -- Vite, tu dois partir, me dit-il, des miliciens progres­sistes sont en train de pénétrer dans les bureaux et ils emmènent tous les chrétiens. -- Mais où irai-je, lui dis-je, les routes sont dange­reuses, et si tu avais été là quelques minutes plus tôt, tu aurais contemplé la scène dans la rue... -- Je sais, me dit-il, j'ai été moi-même contrôlé plu­sieurs fois ce matin. Je t'accompagnerai jusqu'à la limite de la partie Ouest, tu n'auras plus qu'une centaine de mètres à faire pour atteindre la place Tabariz. -- Oui, rétorquai-je d'une voix ironique, à condition que les francs-tireurs me laissent une chance pour l'at­teindre. -- Calme-toi, me dit-il, j'ai un ami très bien informé qui m'a assuré qu'entre midi et quatorze heures il y aura une relative accalmie. En réalité je n'avais pas le choix, Ahmed était un ami sincère que je connaissais depuis dix ans ; mais au cas où la rupture serait définitive entre les deux régions, il ne pourrait pas me protéger indéfiniment sans être lui-même qualifié de traître. \*\*\* Nous sortîmes donc du bureau et prîmes l'escalier. Je savais qu'à présent ma vie était entre ses mains. Arrivés au premier étage, j'entendis la porte principale s'ouvrir d'un coup sec. Un bruit de pas résonna dans mes oreilles et je me trouvai face à face avec une dizaine d'adolescents armés de mitraillettes et de grenades. 69:222 Ahmed les aborda d'un magistral : « Salut les jeunes ! » -- Musulman ? rétorqua celui qui semblait être le chef. -- Et comment ! répondit Ahmed prenant un air in­digné. -- Y a-t-il quelqu'un dans l'immeuble ? demanda le même jeune homme. -- Je ne crois pas, en tout cas, pas au troisième. -- On jettera un coup d'œil ; les rats se cachent au­jourd'hui. Dans un vacarme d'écoliers en vacances, ils disparurent dans l'escalier. -- Hey ! les interpella Ahmed, au troisième le bureau est à nous. -- Ne t'en fais pas, on ne s'attaque qu'aux infidèles. Dans la rue presque déserte, un beau soleil brillait dans un ciel extrêmement bleu. Cette clarté métallique, si ra­fraîchissante jadis, pesait lourdement sur mon âme, comme si l'obscurité de la nuit était plus rassurante. \*\*\* Sans un mot, je m'installai près de lui dans la voiture. Le son des mortiers qui explosaient au loin ajoutait à l'inquiétude profonde qui me hantait. Cependant l'angoisse qui me tiraillait au plus profond de moi-même n'était pas due à la peur d'être arrêté par une barricade palestino-islamique, mais plutôt à l'attitude que je pourrais prendre. J'avais passé des jours et des nuits à réfléchir sur mon comportement au cas où je serais pris et jusqu'à présent je n'avais pas réussi à faire un choix. En effet, étant né en dehors du Liban, je possédais parfaitement le dialecte égyptien et j'avais toujours sur moi mon passeport sur lequel la mention de religion n'est pas inscrite. Donc, je pouvais facilement, en utilisant mon dialecte, passer pour un Égyptien. Mais l'idée de renier ma foi, mon peuple, mes amis et mon sang me faisait horreur. Je pensais toujours au vieux Mesbélté à qui on demanda sous les plus horribles menaces de cracher sur la croix, d'apostasier et de devenir musulman, et qui leur répondit tout calmement qu'il était écrit dans l'Évangile : « Ne craignez point ceux qui ne peuvent tuer que le corps mais craignez Celui qui peut précipiter le corps et l'âme dans l'enfer. » Le pauvre vieil homme fut mis immédiatement en pièces à coups de poignards et de haches. 70:222 Il ne restait plus que quelque 500 mètres à faire lorsque, soudain, une camionnette sur laquelle un arme­ment lourd avait été installé nous dépassa à vive allure et s'arrêta net en barrant le croisement de la rue. Deux autres voitures qui roulaient devant nous furent également coincées. Et voilà, pensais-je en regardant le visage d'Ahmed qui grimaçait, c'est mon tour. Et le fil atroce des enlèvements dont j'avais entendu parler me revint à la mémoire. La mitraillette en bandoulière, un milicien qui se tenait sur la marche de la camionnette nous ordonna de nous ranger derrière les deux autres voitures, puis ils sautèrent au sol. L'un d'entre eux n'avait qu'un revolver attaché à sa cein­ture. -- Vos papiers, dit-il, avec un accent nettement pales­tinien, aux quatre occupants de la première voiture. -- Ah ! Il y a un Georges ici. Eh bien descends Georges. Descends ! cria-t-il. Un homme trapu, d'une cinquantaine d'années descen­dit de la voiture. Il était livide et chauve. Son visage plein de sueur brillait aux rayons du soleil. -- Tu es un Kataëbi ([^4]), enchaîna le Palestinien. -- Non... non, je ne fais pas de politique. -- Alors puisque tu n'es pas un de ces chiens, dis merde (plutôt une injure qui n'a pas son équivalent en français) à Pierre Gemayel ([^5]). -- Merde à Pierre Gemayel, balbutia Georges. -- J'ai rien entendu, cria le milicien, plus fort ! -- Merde à Pierre Gemayel ! Là les trois miliciens éclatèrent de rire comme s'ils étaient pris subitement d'une crise de démence. Les modu­lations rythmiques de leurs éclats de rire vibraient comme une huée d'altercations violentes. Ce son lugubre et funeste dans lequel la nature humaine se soûle ne présageait que du sang. 71:222 Un silence sec succéda à ce rire et enveloppa toute la ville, même les canons s'étaient tus. -- Puisque tu n'es pas un Kataëbi, tu dois être un membre du P.N.L. ? ([^6]) -- Non, je ne fais pas de politique, je suis un homme marié ; j'ai des enfants à élever. Que Dieu te garde mon enfant je suis... -- Vide tes poches, trancha le Palestinien, on verra bien. L'homme remit aux trois miliciens tout le contenu de ses poches. Ne trouvant rien qui puisse compromettre sa victime, sauf la photo d'une sainte dans le portefeuille, le Palestinien l'arracha de son étui, prit son revolver, le bra­qua entre les yeux de sa victime et avec un grand sourire ironique lui cria : -- Tu es maronite ! -- Non, non, balbutia Georges paralysé par le trou noir braqué entre ses yeux, je suis orthodoxe, ma carte... ma carte, regardez, là, je vous jure que je ne fais pas de politique. Le milicien mit le portefeuille dans sa poche et vérifia la carte d'identité qu'il tenait toujours entre ses doigts. -- Orthodoxe ! Bon... pourquoi tu ne l'as pas dit, tu vois, on fait pas du confessionnalisme, tu peux partir, or­donna le Palestinien qui se dirigeait déjà vers la seconde voiture. -- Mes papiers, supplia le vieux, j'ai une famille et des enfants à nourrir. Cette phrase crispa le visage du milicien qui, tournant sur ses pas, gifla la grosse tête chauve, un autre coup était encore prévu, mais l'homme était déjà dans la voiture qui démarra lentement pour se perdre dans les rues désertes. \*\*\* 72:222 La deuxième voiture était une Renault. A l'intérieur je distinguais un jeune homme, les deux mains posées sur le volant. Durant toute la première scène, sa silhouette n'avait pas bougé d'un pouce ; on aurait dit une statue de bronze ou de marbre, d'une immobilité lourde qui trouble l'âme sans pourtant attirer l'attention des yeux. Je ne l'avais pas encore remarqué, je n'avais même pas eu une pensée à son égard. A présent, en l'observant à travers le pare-brise de la voiture, j'étais submergé de pressentiments. Le milicien qui dirigeait le groupe, et que ses compa­gnons appelaient Aboun-Nar, s'approcha de la voiture. Le silence fut soudain rempli par la déflagration d'un obus de mortier sur le toit d'un immeuble, à une centaine de mètres de nous. Le Palestinien s'arrêta, leva des yeux inquiets sur les toits des maisons, puis reprenant son air de chef, il posa sur le seul occupant de la voiture un regard éteint : -- Tes papiers, dit-il, du ton autoritaire qu'utilisent les hommes qui possèdent le pouvoir et les privilèges d'un instant. Dans un détachement étrange, comme si tout cela ne le concernait point, le jeune homme regarda le Palestinien, sans rien dire. J'eus l'impression qu'il cherchait au fond de lui-même quelque chose, une idée, une revanche pour Georges ou peut-être un choix, et qu'il essayait de gagner encore quelques secondes de réflexion. Ce mutisme, cette lenteur des gestes, troubla la bonne humeur que l'humi­liation de Georges avait laissée dans le cœur des miliciens. Instinctivement chacun serra son arme. Celui qui depuis un moment s'appuyait nonchalamment sur l'armement fixé à la camionnette se redressa. Moi-même, qui avais connu un moment d'espoir en voyant la première voiture partir avec tous ses occupants, je fus saisi d'une profonde in­quiétude. -- J'ai dit : tes papiers ! tonna Aboun-Nar d'une voix sourde. Mais seul l'écho d'une fusillade, à l'autre bout de la ville, lui répondit. Avec un air ostensiblement surpris, le Palestinien tour­na la tête vers ses copains comme s'il voulait leur dire Voyez ! c'est un phénomène ce gars-là. 73:222 -- Tu ne veux pas me donner tes papiers ? demanda Aboun-Nar pris d'une rage qu'il n'arrivait pas à maîtriser. -- Je n'ai rien à te montrer, répondit le jeune homme, va plutôt faire ces barrages dans ton pays occupé. Ici je suis chez moi. (Les Palestiniens, pour camoufler leur occupation du territoire libanais, se cachaient derrière ce qu'ils appelaient les revendications de l'Islam libanais.) -- Quoi ? tu oses me répondre, sale chien ! Oh ! mais... mais... C'est fini. Ce pays est à nous. Nous sommes les maîtres ici. Je suis ton maître et je te le montrerai. Des­cends ! Descends ou je ferai de ton corps une passoire, je te crèverai les yeux. Le Palestinien se déchaîna comme un cyclone. C'était le sujet le plus tabou chez les Palestiniens, le nœud de la guerre du Liban. C'est la raison qui amena, pour la première fois dans l'histoire du pays, l'armée syrienne à se retourner contre les palestino-progressistes et à s'allier aux forces libanaises. La Syrie avait reconnu que les Pales­tiniens n'avaient pas le droit de se comporter au Liban comme en pays conquis. Les Palestiniens eux-mêmes ne pouvaient renier une évidence, contraire à la lutte que les pays arabes mènent depuis vingt-neuf ans pour la Pales­tine, mais pratiquement il leur était difficile de perdre les prérogatives et les privilèges d'un pouvoir acquis par la force des armes, d'ailleurs obtenus en dupant le monde arabe lui-même. Les deux autres miliciens se précipitèrent sur la voiture, l'un d'eux arracha presque la portière tandis qu'Aboun-Nar enfonçait le canon du colt qui ne l'avait pas quitté dans la joue gauche du jeune homme. -- Descends ou je vide le chargeur dans ta gueule, cria-t-il. -- Dieu ! murmurai-je en réalisant la situation et la folle audace du jeune homme, ils vont te tuer, mon frère. Pourquoi n'es-tu pas plus patient ? On a subi les invasions les plus diverses, des Assyriens aux Romains, aux Turcs, tous sont partis et l'invasion palestinienne s'en ira aussi, : comme les autres. La terre est comme le corps humain qui rejette tout élément qui lui est étranger, elle reconnaît ses enfants. Vis seulement et tu verras. 74:222 Avant même de pouvoir sortir, il fut arraché de la voiture. Il trébucha et voulut se redresser mais déjà les Palestiniens se ruaient contre son corps avec des coups de pied et des coups de crosse de leurs fusils kalachnikof. Comme un oiseau emporté par un souffle d'air, il glissa et son corps s'étendit sur la chaussée. Il voulut encore se relever mais Aboun-Nar, plus rapide qu'une panthère, écrasa avec son gros soulier la nuque du jeune homme en lui criant de ne pas bouger. Soudain un coup assour­dissant partit du colt, la balle écrabouilla l'asphalte de la rue à quelques centimètres de la tête, qui, blessée par les éclats des cailloux commença à saigner. On entendait des gémissements étouffés sortir de la bouche du jeune homme. -- Fais quelque chose, dis-je à Ahmed qui ne pouvait plus contrôler sa main qui tremblait, peut-être t'écoute­ront-ils. -- Tu es fou ; surtout ne te mêle pas de ce qui se passe, on ne gagnera rien à ajouter deux autres victimes à cette sale guerre. -- Fouille-le, ordonna Aboun-Nar à son compagnon. En quelques secondes les poches furent vidées de leur contenu. -- *Elia Maroun,* maronite et membre des forces liba­naises. Belle prise. Mort, tu vaux déjà mille livres. Et si je t'emmène vivant, pour quelques questions, j'aurai une prime. -- Fouillez-moi la voiture, lança-t-il aux deux Palesti­niens. D'un coup de crosse de fusil automatique, l'un d'eux fit voler le pare-brise en éclats, l'autre se mit à taillader les fauteuils puis ils brisèrent les glaces, défoncèrent la carrosserie et crevèrent les pneus. -- Maronite ? Hein ! Il leva son pied qui écrasait la nuque du jeune homme et l'envoya dans la hanche. -- De­bout. Elia se leva en trébuchant comme un oiseau blessé qui n'arrive plus à s'envoler. De sa tête ruisselaient plusieurs filets de sang qui coulaient sur le col de sa chemise. -- Que faisais-tu ici ? Où étais-tu ? Chez qui ? -- Je suis ici chez moi, répondit tout simplement le jeune homme. Qu'est-ce que tu fais toi, là, chez nous ? 75:222 Fous de rage, les Palestiniens se ruèrent contre cet homme sans défense, l'injuriant par tout ce que leurs bouches pouvaient articuler. Mais Elie se mit à hurler encore plus fort qu'eux : -- Lâches ! Comme des chiens vous vous êtes enfuis de votre pays. On vous a accueillis, on vous a nourris, on a pris votre défense face au monde entier, on vous a permis d'acquérir des armes et de vous entraîner pour libérer la Palestine, vous n'êtes que des ingrats et des lâches. Il criait de plus en plus fort, et eux le frappaient de plus en plus fort. Accroupi, il essayait de protéger son visage avec ses bras, ses vêtements étaient déchirés et couverts de sang. -- Je suis ici chez moi, vous n'êtes qu'une bande d'en­vahisseurs. Je suis... Alors, j'ai vu Aboun-Nar, le bras tendu, ouvrir le feu. Le pistolet-mitrailleur détona et Maroun s'effondra le dos percé comme une écumoire. -- Ils l'ont tué, pleura Ahmed. J'ouvris la portière, j'avais perdu toute lucidité ; ce crime accompli devant mes yeux me révoltait mais Ahmed se cramponna à mes habits en m'implorant de rester calme. -- On ne sera que deux victimes en plus, répétait-il. Du calme ! Du calme ! Il le fallait bien, je n'avais aucun choix. La peur qui me terrorisait depuis ce matin s'était dis­sipée, je ne pensais plus à la mort mais à celui qui a accepté la mort pour rester fidèle à la Vie. J'avais mainte­nant une mission à accomplir. Il fallait que ses parents, ses amis sachent qu'Elie Maroun était mort pour que la vérité demeure et triomphe. Par fidélité à un homme fou, fou pour ceux qui ont peur de la vérité, fou pour les lâches comme moi, fou pour les faibles qui ne comprennent pas la noblesse du sacrifice, je n'avais plus le droit de mourir. Cette infirmité absolue qui avait permis que sous mes yeux s'accomplisse un crime féroce, injuste et sans que je puisse intervenir, remplissait mon cœur d'une infinie amertume. \*\*\* 76:222 Aboun-Nar se dirigeait maintenant vers nous, ses yeux brillaient d'une lueur de satisfaction intime ; derrière lui se détachait un paysage de fenêtres closes, d'immeubles déserts, une ville fantôme. Quelques semaines plus tôt, tou­tes ces maisons grouillaient de cris d'enfants joyeux, d'adolescents en quête d'un premier amour, d'une vie exu­bérante et ambitieuse. Que de fois avais-je pris ce chemin où le tumulte de la vie moderne se mêlait à l'indolence méditerranéenne. Que d'images vivantes chaque boutique, chaque demeure renfermait dans sa façade. Par quel mys­tère cet ordre universel, cette vie quotidienne établie a-t-elle pu, du jour au lendemain, disparaître pour céder la place à un vide immuable, à un monde où la vie s'arrêtait d'un coup. Les habitants, surpris par la férocité de la bataille qui se déroulait sous leurs fenêtres, s'enfuirent en laissant même leur lit défait. Aboun-Nar n'était plus qu'à quelques pas. Tout cela me semblait irréel et anormal. Si seulement la vie, la rue, les immeubles pouvaient redevenir ce qu'ils ont toujours été. Si c'était une pièce de théâtre, un film à suspens, que la lumière s'allume ! Que l'on rentre à la maison ! les acteurs se sont surpassés et le metteur en scène a réalisé son chef-d'œuvre. Cependant la réalité était devenue rêve et la fiction, réalité vécue. -- Vos papiers, demanda Aboun-Nar. Ahmed avait déjà ses papiers en main, Aboun-Nar les examina. -- Ah, dit-il en souriant, tu es de Basta ([^7]) et ton ami... Sa voix fut noyée par un obus qui explosa à quelques dizaines de mètres de nous. La déflagration brisa la vitre arrière de la voiture et le son des projectiles qui se disper­saient dans l'air fit plonger les trois miliciens à terre avec leurs mains sur la tête. Ahmed de même s'allongea sur le fauteuil en me de­mandant de me baisser. Un deuxième obus suivit le premier ; celui-ci, je crois, tomba encore plus près de nous puisqu'on entendit le « tic » d'un projectile dans la carrosserie de la voiture. 77:222 Aboun-Nar courut se réfugier dans le hall d'un im­meuble avec ses compagnons. Le troisième obus fracassa le balcon du quatrième étage de l'immeuble où les Palestiniens s'étaient réfugiés, suivi du chaos des vitres qui s'effondrent. Ahmed se réfugia derrière une grosse colonne de béton armé. -- Sors de la voiture, me cria-t-il, c'est dangereux de rester au milieu de la rue. -- Dangereux ? En réalité je me sentais beaucoup plus en sûreté à présent. Au moins les bombes n'ont pas de sentiments fanatiques ; c'est le destin qui choisit. Leur mort est noble, pas de questionnaire, pas d'humiliation, presque un accident, un homicide sans préméditation. Et puis, je ne pouvais abandonner Elie Maroun, étendu, endormi à ja­mais dans une grosse fleur rouge. Je ne voulais pas qu'une nouvelle fois son corps soit touché. Pour la première fois depuis ce matin je me sentais en paix. J'allumai une cigarette en regardant les Palestiniens se faire tout petits derrière un pan de mur. D'un mutuel accord, tous les trois se précipitèrent vers la camionnette ; un moment j'ai cru qu'ils allaient emporter Maroun avec eux mais ils sautèrent par-dessus son corps et la camionnette démarra à toute vitesse pour disparaître dans Beyrouth en désolation. Le pilonnage s'était déplacé vers l'Ouest, dans le sec­teur commercial. -- Ils sont partis, s'exclama Ahmed, allons ! il faut se dépêcher, Samira et les enfants doivent s'inquiéter. -- Attends, lui dis-je, j'emmène Maroun avec moi. Et je descendis de la voiture. -- Bakhos, m'implora-t-il, sois raisonnable, il est mort, tu ne peux plus rien pour lui. Comment veux-tu traverser la zone chaude en transportant un corps avec toi ; les francs-tireurs ne te rateront point. Bakhos je t'en supplie, écoute-moi... Je ramassai les papiers de Maroun qui étaient épar­pillés sur le sol, j'inspectai la Renault ; la photo d'une jeune fille était sur le cadran. Je tassai tout dans mes poches. 78:222 -- Bakhos, écoute-moi, au lieu d'un mort, il y en aura deux. Pense à ta mère, à ton père, à tes frères... Je m'agenouillai près du corps. Pour la première fois je voyais son visage de près. Ses yeux fixaient le ciel. -- Bakhos, tu devras courir les derniers cent mètres et très vite, imagine-toi, avec un corps sur le dos. -- Chut ! Regarde, murmurai-je. -- Quoi ? s'étonna Ahmed. -- Ses yeux ; il regarde le ciel. -- Bakhos, sois logique, ce n'est vraiment pas le mo­ment. Je glissai tout doucement la paume de ma main sur son front, puis je fermai ses paupières et je l'embrassai. -- Oh Bakhos ! que veux-tu que je dise à ta mère lorsqu'elle me téléphonera en me demandant où est son fils. Que veux-tu que je lui dise, que tu es mort bêtement en voulant sauver un mort ! Je glissai ma main sous son épaule et je le soulevai. -- Aide-moi Ahmed. -- Tu penses que c'est de l'héroïsme ? Ayant mis mes deux bras sous ses épaules je sentais mon cœur battre contre son dos. Une chaleur humide glissa le long de ma poitrine. Un obus explosa quelque part sur un des toits des maisons qui nous entouraient. -- A présent, tu vas nous tuer tous les deux, murmura Ahmed. Nous soulevâmes le corps et le plaçâmes sur le siège arrière de la voiture. J'avais maintenant une grosse tache sur ma chemise. La voiture glissait en silence. Ahmed ne pouvait aller plus loin, il tourna à gauche et s'arrêta. -- Laisse-le, me dit-il, tu viendras le chercher après. -- Merci, Ahmed, tu es un véritable frère. Dès que tu arriveras chez toi, téléphone à la maison et dis-leur que je ne tarderai pas. Ne t'en fais pas Ahmed, je passerai. Il me serra fort contre lui. 79:222 -- Prends garde, me dit-il. -- Dès que j'arrive, je te téléphone. Nous descendîmes de la voiture, soulevâmes le corps et je le plaçai au coin de la rue. -- Que Dieu vous protège, répéta-t-il en démarrant. Je le regardai s'éloigner puis disparaître derrière un bloc d'immeubles. J'étais seul avec Maroun. \*\*\* Des rues et des quartiers avaient changé de nom au rythme des événements. Le pont Fouad Chéhab prit le nom de « pont de la mort ». Dans cette zone qu'on quali­fiait de chaude, régnait la mort et le hasard. A cent mètres se dressait la première barricade qui protégeait les habi­tants du quartier d'Achrafieh des assauts des Palestiniens. Je devais l'atteindre. Le problème était de passer deux rues parallèles qui formaient la ligne de démarcation, sans tomber sous les balles de francs-tireurs. De ce côté-ci, le front était formé par des tireurs d'élite et des mercenaires qui s'embusquaient derrière les fenêtres des appartements et sur le toit des immeubles désertés. Ceux-ci avaient un champ de tir limité mais efficace. Ils concentraient leur feu sur les régions névralgiques du terrain. Mais les rues de Beyrouth sont étroites, avec de part et d'autre des immeu­bles de cinq à huit étages où s'attachent de larges balcons, ce qui constituait un handicap pour les francs-tireurs mais aussi un piège pour les passants : dès que le piéton quitte le rez-de-chaussée pour traverser la rue, il s'offre complè­tement au canon du fusil qui l'attendait précisément là. Le rôle des francs-tireurs était tout d'abord d'empêcher toute communication entre les deux secteurs de Beyrouth. Munis de fusils à lunette ultra perfectionnés, ils tiraient sur toute personne qui tombait dans leur champ : la mère de famille qui sèche son linge sur le toit, l'homme qui traverse une section de rue ouverte à leur tir, l'enfant qui regarde le voisinage par la fenêtre de sa chambre. La tension qu'ils entretenaient par ce massacre fut la raison pratique qui prolongea la guerre plus de dix-neuf mois. C'est ainsi que, peu à peu, les habitants d'Achrafieh reconnaissaient les régions découvertes, au téléobjectif, pour élever un mur, ou afficher une pancarte indiquant que la région est dan­gereuse. 80:222 Dans ce no man's land, j'entendais par intervalles un coup de feu ou une brève rafale de fusil, puis de nouveau le silence régnait. Or je ne pouvais savoir, ni à quel mo­ment ni à quel lieu j'apparaîtrais dans la lunette d'un fusil. Néanmoins je connaissais minutieusement cette ré­gion, j'avais vu chaque immeuble s'élever, pour devenir un centre d'activité commerciale. Je décidai, avant de tra­verser la première rue de démarcation, d'attendre. J'atten­dis que le tireur se manifestât ; lui-même devait être en train de chercher avec ses jumelles sa prochaine victime. Une demi-heure se traîna, sans qu'aucun coup de feu ne fût tiré de la façade des maisons qui pouvaient constituer un danger sur mon chemin. Je décidai de diviser mon trajet en plusieurs étapes. Mon premier objectif était d'at­teindre l'entrée de l'immeuble voisin. Je pris la main de Maroun et, frôlant le mur, je le tirai derrière moi. L'entrée était sombre et le calme m'encourageait. Je continuai vers le deuxième immeuble ; à la porte je m'arrêtai, et je tirai Maroun à l'intérieur. J'eus l'impression que le franc-tireur m'avait repéré ; cependant, je devais encore former pour lui une cible incertaine. Il se cachait sans faire de bruit, comme un chat qui guette un oiseau. Je préférais attendre. Le temps passa sans qu'aucun coup de feu ne partît. La canonnade s'était tue, à présent, mais des rafales spora­diques éclataient au loin. Je recommençai alors la même manœuvre : j'atteignis la troisième porte. Le quatrième et dernier immeuble qui composait ce bloc à l'angle droit de la première rue de démarcation, possédait une entrée sur chaque rue. J'allais juste y pénétrer lorsque les balles sifflèrent à quelques centimètres de mes pieds. Je sautai en arrière en évitant de justesse le corps de Maroun. L'en­trée du quatrième immeuble était dans son champ de tir. Les coups de feu ont dû partir d'un immeuble au fond de la rue, du cinquième étage ou du toit, car les balles se logèrent dans le seuil de la porte. Pourtant c'était l'unique passage pour accéder à l'autre porte de l'immeuble qui don­nait sur la première rue de démarcation. Si d'un coup je bondissais à l'intérieur, il ne pourrait pas me toucher. Mais le problème était de trouver le moyen de faire entrer Maroun. Je défis donc nos ceintures, les attachai ensemble et entourai son poignet ; puis je jetai le bout de la cein­ture à l'intérieur du hall. 81:222 D'un bond je fus à l'intérieur en me projetant contre le mur. Au même moment le coup de feu partit et une deuxième balle vint se fracasser contre la marche du seuil. J'eus envie de crier avec toute la force de mes poumons et de mon dégoût : « Lâche », mais cela aurait attiré l'attention de tous les francs-tireurs de la région. Puis en m'enfonçant le plus possible à l'intérieur du hall, je saisis le bout de la ceinture et je tirai Maroun à l'intérieur à toute vitesse. Mais son corps lourd s'accro­cha un moment à l'angle de la porte et la balle, avec un bruit éteint, vint se loger dans sa hanche. -- Salaud ! criai-je, emporté par une colère aveugle, c'est un mort ! Un mort ! Dans la pénombre de la salle, regardant Maroun étendu, ses habits déchirés, couverts de sang, son corps percé, j'éclatai en un sanglot étouffé par un immense chagrin. Je ressentais une vénération pour ce corps qui était devenu à mes yeux le symbole de toute une nation. J'emportais avec moi deux mille ans d'histoire, de sang, et d'une fa­rouche volonté de vivre libre. J'arrivai enfin à la porte qui donnait sur la première rue de démarcation. La meilleure façon de la traverser était de courir vers l'abri qu'offrait l'immeuble d'en face. Le champ de cette rue n'appartenant plus au premier franc-tireur, je bénéficiais donc de l'élé­ment de surprise. Celui-ci n'aurait pas le temps nécessaire pour ajuster son tir. Je soulevai Maroun sur mon dos, son poids m'écrasa ; malgré le courant d'air glacé qui soufflait à travers la porte, de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur mon visage. J'équilibrai son corps sur mon épaule gauche et fixai mon regard sur la porte d'en face. Je m'élançai à travers la rue, trébuchant sous l'énorme poids. Chaque pas que je faisais pouvait être le dernier ; j'atteignis le trottoir puis l'immeuble sans qu'aucun coup de fusil ne fût tiré. Je posai à l'intérieur d'un magasin éventré le corps de Maroun et je m'assis près de lui. \*\*\* 82:222 Un calme total dominait le front. La lumière de l'après-midi commençait à pâlir. Je me levai et, tirant Maroun derrière moi, j'arrivai au coin de la rue ; prenant ma droite, je m'engageai alors dans la rue perpendiculaire à la 2, rue de démarcation. En frôlant toujours le mur j'arrivai face à la place Tabariz. De l'autre côté de la place, à une cin­quantaine de mètres, se dressait la barricade que j'avais traversée ce matin en allant à mon travail. Cette barricade, après les premiers cessez-le-feu, avait été démantelée plusieurs fois, mais à mesure que les cessez-le-feu ne furent plus respectés, on ne déplaçait plus que quelques sacs pour ouvrir une partie de la rue à la circu­lation, pour la fermer à la première fusillade. Sur cette rue se concentrait la majeure partie du tir des francs-tireurs. Or la traverser, en portant ce corps sur mon dos, était une folie, un suicide. Je décidai d'appeler les gens de la barricade à notre secours. Cette barricade en particulier était tenue par les jeunes de mon quartier. Je devais, en principe, connaître quelqu'un là-bas. Boutros étant un prénom très courant au Liban, et au risque d'attirer l'at­tention des francs-tireurs sur ma position, je criai : -- Hey ! Boutros ! -- Qui est-ce ? répondit une voix de l'autre côté de la place. -- Pourrai-je passer ? -- Bakhos, me répondit la voix de mon ami Hanna, non, ne traverse pas. Cette phrase mit fin au calme qui régnait. La fusillade reprit, frénétique. Le bourdonnement métallique des balles devenait de plus en plus intense et meurtrier. Je tirai Ma­roun à l'intérieur de l'immeuble. Au bruit du plomb qui percutait le béton armé, se mêla celui d'assourdissantes déflagrations d'obus. Soudain je réalisai que j'avais été cette fois-ci bien repéré par les francs-tireurs. Et quoique leurs positions fussent plus ou moins retranchées de la première ligne de démarcation, ils se risquaient souvent sur la rangée d'immeubles, face à la barricade. De plus en plus je prenais conscience du danger. L'idée de me trouver face à face avec un franc-tireur me terrifia. Il fallait que je me cache avant qu'il n'arrive. Je montai les escaliers, cherchant un appartement ouvert. Au premier étage, toutes portes arrachées, les deux appartements avaient été volés et brûlés ; au second, un des deux appar­tements, déjà vidé par son propriétaire, n'avait pas trop souffert. 83:222 Il fallait trouver une place sûre où me cacher avec Maroun. Le grenier-placard, où chaque appartement au Liban possède une ou deux citernes d'eau, me vint à l'esprit. Je m'accrochai et me hissai à l'intérieur ; les deux citernes étaient vides d'eau. Je descendais à toute vitesse. Soulevant, tirant, traînant le corps, j'arrivai tant bien que mal au pied du grenier-placard. A l'aide d'un fauteuil calciné je hissai Maroun à l'intérieur. Remettant le fauteuil où je l'avais pris, à l'aide de mes bras, je me hissai à mon tour. Je cachai Maroun à l'intérieur du grenier-placard et moi-même je m'introduisis dans le second. L'idée que Hanna était dans la barricade me réconforta un peu. Je ne me sentais plus seul. Il va bientôt venir avec les copains, pensai-je. -- *Bakhos... Bakhos !* J'entendis mon nom comme un murmure ; je voulus répondre mais quelque chose de profondément bizarre me frappa dans le ton de cette voix. -- *Bakhos !* Cette fois-ci c'était plus clair, mais la voix n'était pas celle de Hanna. J'avais laissé les portes comme je les avais trouvées, ouvertes, et d'un petit trou d'où sortait un tuyau je pouvais distinguer le pan de la porte. Soudain, une silhouette appa­rut dans l'encadrement, tenant un fusil mitrailleur où de longues lunettes étaient fixées. A cette apparition mon sang se glaça dans mes veines. Je ne pouvais pas encore très bien le distinguer, la pénombre de l'après-midi as­sombrissait le couloir où il se tenait. Le franc-tireur était là, à quelques pas. Il regarda à l'intérieur, hésita puis disparut. Des minutes, longues, éternelles s'écoulaient, se­conde après seconde. -- *Bakhos !* Il continuait de m'appeler à mi-voix. A l'extérieur la fusillade s'était tue et l'obscurité du soir commençait à s'imposer. Je savais qu'à la nuit tombante les francs-tireurs se retiraient car c'est durant la nuit que les batailles les plus féroces se déroulaient. J'entendis trois coups de feu partir d'un trait puis un quatrième, isolé. Les francs-tireurs communiquaient entre eux, à l'aide d'un morse qu'ils préparaient ensemble. Ce signal devait correspondre à la sirène d'une usine qui in­dique l'arrêt du travail. 84:222 J'entendis les pas pressés du chas­seur d'homme revenir, il passa dans l'encadrement de la porte, mais s'arrêta, revint sur ses pas, regarda à l'inté­rieur, remarqua le placard, s'approcha. Trapu, court, moustachu, une kefieh rouge autour du cou, il me regarda presque. Posant son arme contre le mur il essaya d'atteindre le plancher du placard mais n'y par­vint point ; il retourna quelques pas en arrière, puis comme un acrobate courut et bondit, s'accrocha au plan­cher et se hissa, Avec la moitié de son corps suspendu en l'air et l'autre moitié cramponnée à l'intérieur du grenier-placard, ses yeux balayèrent les coins. Je n'osai plus res­pirer, fermai les yeux, je ne voulais plus regarder. Je n'avais plus rien à faire, j'étais trop fatigué ; c'est fini, j'abandonne... \*\*\* Le bruit des bottes qui heurtent les dalles me submer­gea de joie. Il s'en va. Un soulagement comme je n'en avais jamais senti l'impact envahit chaque cellule de mon corps. Je collai mon œil à l'ouverture. Il était encore là. Il me regardait toujours. Ses mains, toutes poilues, ser­raient la mitraillette braquée sur la citerne. Que fait-il ? Que veut-il ? ... Il recula son pied droit. Le double cli­quetis du chargeur grinça. -- Dieu ! Et la décharge partit, abasourdissante, haineuse, cri­minelle, injuste, lâche. Je sentis mon corps s'enfoncer dans un tourbillon de flamme. Paralysé par le choc, je luttais contre le néant qui me gagnait. Un sifflement strident écrasait mes oreilles. Dans un ultime effort de la vie contre le vide, je me jetai hors de la citerne où j'étais accroupi. Étendu sur le plancher, étranger au lieu où j'étais et aux secondes qui passaient, j'entendais dans le silence le battement tumultueux de mon cœur. -- Mon bras ! Il saigne ! Une douleur, plutôt une souffrance, crispa mon esto­mac. Je ne savais pas si j'étais en train de mourir : le fusil avait craché son feu, en plein, dans mon visage. Je m'ac­crochais à la pensée. 85:222 J'avais peur de m'évanouir, je ne voulais pas mourir. Le sang tachait le haut de ma manche. Je tâtai mon bras, le bougeai en tous sens. La balle n'avait fait qu'érafler mon épaule. Le franc-tireur avait disparu. Pourquoi avait-il tiré avant de partir ? Quel doute rongeait son cœur ? Je descendis de la cachette...Deux trous avaient percé les bords de la citerne où j'étais caché, dans l'autre, un trou au milieu. -- Pauvre Maroun ! Dehors il faisait presque nuit. Une pénombre envelop­pait l'appartement. Je me glissai le long du couloir lors­qu'une nouvelle fois, le feu des mitraillettes crépita dans l'escalier suivi du martèlement rapide des pas qui grimpent les marches. Je m'immobilisai dans un coin sombre. -- Suis-le, Khalil, on le coincera sur le toit, entendis-je crier dans l'escalier. Les coups de feu avaient l'air tantôt de discuter tantôt de se quereller. -- Appelle Bichara ! Il s'est barricadé au quatrième. On escaladait les marches. -- Sors ! Les mains en l'air, on t'a coincé, salaud ! La réponse vint sous forme d'une rafale de mitraillette. -- Pour la dernière fois si tu ne sors pas les mains en... Une nouvelle salve frénétique brouilla le sens des mots. Quelques secondes plus tard, deux explosions se succé­dèrent, l'immeuble trembla et le reste des vitres qui s'ac­crochaient encore aux fenêtres partit en éclats. A mesure que le fracas des armes s'éteignait, une voix sauvage, morne, lourde, perçait les oreilles. Un hululement terrible, guttural. Je sortis et montai les escaliers. Trois gars étaient là, debout, devant la porte arrachée. Ils me regardèrent sans rien dire. Je regardai : un homme en lambeaux ; c'était celui qui avait failli me tuer quelques minutes plus tôt. Un homme qui m'avait cherché comme le chasseur cherche son gibier. Sa bouche se tordit hideusement et le silence régna à nouveau sur le monde où nous étions debout. 86:222 -- Il est mort, murmurai-je. -- Pourriture... il a descendu un gosse, une femme et quatre jeunes en un seul après-midi, et combien en a-t-il descendu hier, et avant-hier, et avant avant-hier ? \*\*\* -- Bakhos ! Hanna m'appelait du palier. Il grimpa les quatre étages en courant. -- Bakhos, cria-t-il dès qu'il me vit, tu es blessé ? -- Ce n'est pas mon sang, j'ai juste une petite blessure au bras. -- Je téléphonais à l'ambulance, dit-il comme s'il vou­lait s'excuser de n'avoir pas été là durant le combat ; lors­que j'ai entendu les coups de feu à l'intérieur, j'ai eu très peur. A la lumière des torches électriques on fit descendre le corps de Maroun. Je voyais ses mains qui se balançaient au rythme des pas sur l'escalier. Hanna l'avait pris sur son épaule. -- Qui est-ce ? me chuchota un des gars. -- Il s'appelle Maroun, comme nous tous d'ailleurs. Elia Bakhos. 87:222 ### Considérations très actuelles en matière de religion *sur deux combats navals* par André Guès « *Si nous avons choisi la voie\ de la désobéissance apparente,\ nous avons choisi la voie de\ l'obéissance réelle.* » *Mgr* LEFEBVRE, *Poitiers,\ 2 sep­tembre 1977.* DEUX MARINS, deux chefs d'escadre, munis des mêmes ordres dans une même situation stratégique, se sont trouvés par surprise dans la même situation tacti­que qu'ils ont résolue en sens contraire. J'ai nommé Suffren à la Praya et Spee aux îles Falkland. Le premier a déso­béi et gagné, le second obéi et perdu : désobéissance et obéissance apparentes qui méritent l'analyse et que l'ana­lyse renverse dans la réalité. \*\*\* 88:222 Je ne doute pas d'être partial pour mon compatriote, au surplus mon « ancêtre de lait » -- Suffren eut pour nourrice une dame Guès --, mais les faits éblouissent et j'ai pour moi La Varende que je vais suivre au principal (*Suffren et ses ennemis,* Éditions de Paris, 1948) : homme du Ponant, il hait le Provençal et l'admire, en particulier pour la Praya. Nous sommes en mars 1781, pendant la guerre d'indé­pendance américaine. Brest finit d'armer une forte escadre destinée à l'Amérique sous de Grasse, quand on apprend par l'espionnage qu'une division anglaise sous Johnstone fait route avec un convoi de troupes pour s'emparer du Cap, colonie à-peu-près sans défense de la Hollande notre alliée. En hâte on confie à Suffren l'armement d'une divi­sion comparable de six vaisseaux et d'un convoi portant un millier de soldats. Mission, : gagner Johnstone de vitesse au Cap pour mettre la terre en état de défense avant l'arrivée des Anglais, « *rapidité avant tout *»*,* donc point de combat. Suffren appareille le 22 mars en même temps que de Grasse dont il se sépare le 29 à Madère. Le 15 avril, il met cap à l'ouest sur les îles du Cap-Vert pour y faire de l'eau douce. Le 16, l'*Artésien* envoyé en éclaireur sur la baie de la Praya y signale à 8 h 45 des navires au mouillage, puis une forêt de mâts. A 9 h 02 Suffren ordonne le branle-bas de combat. Son livre des signaux a permis à l'amiral Castex de calculer, vu les délais de lecture et de traduction, que sa décision a été prise en DEUX MINUTES. Deux minutes pour comprendre que c'est Johnstone, sa division et son convoi, pour s'adapter à la surprise car on le croyait devant, pour constater que la situation tac­tique est éminemment favorable à l'attaque d'une escadre au mouillage, états-majors et équipages largement dispersés en corvées et repos à terre, incapable de manœuvrer, pour calculer que le moyen de précéder Johnstone au Cap n'est pas de se dérober car l'Anglais, appareillant sans son lourd convoi qui le retarderait, pourra gagner de vitesse l'escadre française obligée à couvrir le sien et l'attaquer beaucoup plus favorablement en mer ; pour conclure que le bon moyen est de DÉSOBÉIR en écrasant définitivement l'ennemi, au moins en l'éreintant pour l'obliger à réparer avant de reprendre la chasse. 89:222 Johnstone n'est pas écrasé, mais il est bien malade. Après 90 minutes de combat, le Français a rompu, déradé de la Praya, faisant allées et venues jusqu'à la nuit tombée sans que l'Anglais ose l'attaquer...Reprenant la routé du Cap, il y arrive le 20 juin, Johnstone un mois plus tard : constatant l'échec de sa mission, il repart vers le nord. Suffren a gagné. \*\*\* Passons à la fin de l'année 1914. Répugnant à la guerre de course où cependant l'*Emden* qu'il a détaché dans l'Océan indien fait merveille, le vice-amiral comte von Spee, commandant l'escadre allemande de Chine basée à Tsing-Tao, a fui dès les premiers jours de la guerre la proximité de la flotte japonaise en gardant groupé tout son monde : 2 croiseurs-cuirassés, 3 croiseurs légers et son convoi de charbonniers. Traversant en diagonale le Paci­fique, il a écrasé une escadre anglaise le 1^er^ novembre sur la côte du Chili devant Coronel. Au cours d'escales dans ce pays, il a reçu, via les ambassades à New York et San­tiago, l'ordre de Berlin de rentrer en Allemagne. Exécutant discipliné, il double le cap Horn le 2 décembre, donne dans l'Atlantique et fait route vers Port Stanley, capitale de la colonie anglaise des îles Falkland, qu'on appelait autrefois Malouines, dans l'intention de s'approvisionner de nourriture fraîche, de brûler le stock de charbon et de détruire le poste de T.S.F., importante station du réseau impérial britannique de communications. Depuis le jour même de Coronel, le premier Lord Naval est Fisher, une personnalité exceptionnelle. Le 4 novembre, dès la nouvelle de la défaite, il ordonne à la Grande Flotte de détacher les croiseurs de bataille *Invincible* et *Inflexible* pour « *service lointain urgent *»*.* Le vice-amiral Sturdee en prend le commandement pour gagner secrètement les Fal­kland en prenant au passage sous son pavillon l'escadre de l'Atlantique sud. Le 7 décembre à 10 h 30, il arrive devant Port Stanley. Il était temps : le 8 au matin, c'est Spee qui se présente. 90:222 Spee a détaché en éclaireurs deux croiseurs qui lui signalent au mouillage de Port Stanley « des mâts tri­podes », caractéristiques des cuirassés et croiseurs de bataille dont un seul est plus puissant que toute l'escadre allemande. Sur ce renseignement, il ordonne de faire demi-tour. Mais voyons donc : à Coronel, l'amiral Cradock a courageusement accepté le combat dans de déplorables conditions d'infériorité ; si les « mâts tripodes » avaient été en route vers le cap Horn, Cradock se fût dérobé pour attirer Spee vers eux. C'est après Coronel que l'Amirauté les a détachés de la Grande Flotte ; donc ils viennent d'ar­river, ont mis bas les feux et charbonnent. Et de fait c'est une heure au moins après l'ordre allemand de demi-tour que Sturdee sera hors des passes de Port Stanley, ayant interrompu le charbonnage pour pousser les feux et appa­reiller. Spee n'a pas calculé que le meilleur moyen d'arriver en Allemagne n'est pas de fuir un adversaire plus rapide et plus puissant que lui, mais de l'attaquer dans la si­tuation d'infériorité où il se trouve pour sinon l'écraser, du moins lui infliger de tels dommages qu'il ne puisse entreprendre la chasse. Excellent marin et discipliné, mais chef sans imagination, Spee a perdu son escadre, rattrapée et écrasée par le feu, sans pertes pour les Anglais. A sa place, Suffren eût foncé et gagné, désobéissant en appa­rence pour obéir en réalité. André Guès. 91:222 ### La parodie par Georges Laffly SI LES ATTITUDES, les comportements, les mœurs, les croyances sont déterminés aujourd'hui par le spec­tacle, si l'homme se conduit en mime, comme on a essayé de le montrer ([^8]), le résultat en est l'imitation. Ou­trée ou ratée, l'imitation est parodie. Pourquoi imite-t-on ? Parce qu'on manque de fond, de nature, ou parce qu'on n'ose tabler sur son propre fond. On envie, on admire d'autres êtres, d'autres conduites, qui sont communément estimés admirables, ou convenables. On se fie humblement, plus qu'à soi, à ce qui a réussi. On essaye donc d'*emprunter* ces qualités, ces manières, ces voies, et généralement on n'en copie que l'apparence. Dans toute société organisée une part d'imitation est légitime et nécessaire, c'est par elle que se transmettent les coutumes, et même un peu les vertus. Mais lorsque les modèles sont perdus, ce qui est notre cas, et que règne à ce sujet la confusion, l'imitation s'égare. Et il est extraor­dinaire qu'on en vienne à imiter l'originalité, l'excentricité, qu'on se modèle sur ce qui veut échapper au modèle. N'importe, si l'imitation persiste, c'est qu'elle rassure. C'est son but lorsqu'il s'agit pour nous de mimer le mieux possible les vêtements, les conduites ou les tics de langage proposés par les modes, lorsque nous singeons « ce qui se fait ». 92:222 C'est aussi le résultat de nos représentations du passé, un passé que pourtant nous interprétons selon nos vues et nos règles, selon notre grille. Nous n'obtenons qu'une image déformée et ignorante, ce passé dont on ne garde que le costume a perdu sa vertu, mais le costume nous suffit. Une telle représentation du passé est le contraire de la tradition qui vise à perpétuer et à renouveler une réalité intérieure, un esprit qui reste constant sous des apparences qui peuvent varier. De même l'imitation de l'environnement présent, avec ses « modèles » de hasard qui ne détiennent aucun sens sacré, aucune vertu, n'a rien à voir avec l'imi­tation rituelle, ou celle de modèles vrais, force réelle de cohésion dans toutes les sociétés. #### I. -- Parodie du présent L'imitation du présent consiste à suivre les modes. Pour une part, c'est une obligation, sous peine de rejet par le corps social, puisque cette forme de mime est devenue la dernière règle de la vie commune. Le défaut du système est qu'il suppose l'égalité, ou du moins l'uni­formité. Les hommes sont interchangeables, suppose-t-on, et le ton imposé par quelques-uns, à un moment, on ne doute pas qu'il convienne à tous, et que tous s'accorderont à suivre le rythme du changement que dicte l'information. Il suffit qu'il y ait là une erreur pour que l'on tombe de l'imitation dans la parodie. Le costume proposé ne convient pas à tous, et l'écart fait naître le ridicule -- ou l'insupportable. ##### 1. -- Usurpation des rôles Pour considérer cet écart entre le modèle et son mime, un exemple simple nous est fourni au théâtre par l'oppo­sition du maître et du valet. Le cas est rare aujourd'hui, mais pendant des siècles, il y eut là un des couples fonda­mentaux de la société. La première tentation du valet était d'ériger son maître en modèle. 93:222 C'est un des traits amusants, et aussi vrais et profonds, des *Trois mousquetaires* que la ressemblance de chacun d'eux avec son valet : ceux-ci se sont modelés sur leurs maîtres qui leur paraissaient des exemplaires admirables d'humanité. On essaiera, à travers plusieurs exemples empruntés au théâtre, de montrer comment, en même temps que la différence maître-valet paraissait de moins en moins évi­dente (et supportable), la notion de modèle se vulgarisait, se brouillait, si bien qu'à la fin la parodie l'emporte n'étant plus contenue par la perception de différences réelles, d'une échelle commune de valeurs, ni même par le sens du ridicule. (Mais c'est parce qu'il n'y a plus de règles com­munes que le ridicule s'efface.) « Les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes » dit Molière dans la préface des *Précieuses ridicules.* Ce ne sont pas les « précieuses » qui sont ridicules, c'est l'imitation des précieuses. On dira qu'il s'agit seulement d'une précaution contre une coterie puissante de même que, pour *Tartuffe,* Molière précise qu'il s'en prend aux faux dévots et nullement aux vrais. Et s'il n'y avait là aucune ruse, si le ridicule (*précieuses*) ou l'odieux (*Tartuffe*) étaient véritablement dans la singe­rie, dans le mimétisme parasitique de ceux qui, sans ressource en eux-mêmes, ont besoin pour exister, de se déguiser ? Les personnages ridicules, dans la pièce, sont deux provinciales qui veulent se mettre à la mode, passer pour ce qu'elles ne sont pas, et deux laquais chargés de mimer le bon ton. Ils sont, comme on sait, envoyés par leurs maîtres, que Cathos et Madelon ont méprisés. La Grange dit de Mascarille : « C'est un extravagant qui s'est mis en tête de vouloir faire l'homme de condition. » Il « dédaigne les autres valets jusqu'à les appeler brutaux ». Ce carac­tère est nécessaire à la farce, mais il est clair que ce n'est pas comme valet que Mascarille est comique, c'est comme homme qui refuse son état, qui n'accepte pas son naturel. On lui adjoint Jodelet ; Personnage burlesque traditionnel. Le quatuor fera assaut d'esprit contourné, de jargon, de fausse délicatesse, de qualités *empruntées.* Cathos et Ma­delon prouvent qu'elles ne sont pas ce qu'elles prétendent être en prenant cette fausse monnaie pour bonne. Masca­rille et Jodelet se convainquent à moitié qu'ils sont à la hauteur de leur rôle, que le premier au moins rêvait de tenir depuis longtemps. 94:222 L'épisode ne peut être que comique. La société est assez forte et réglée pour qu'il n'y ait pas d'hésitation. Entre le modèle et le « mauvais singe », l'écart est flagrant. Le spectateur, averti au début, est placé dans la position de l'homme naturel (il est du côté de Gorgibus et de La Grange). Tout est remis en place, d'ailleurs, par le retour de La Grange et de Du Croisy, bâton en main, et qui se mettent à battre les plagiaires : « Voilà qui vous apprendra à vous connaître. » Gorgibus dénonce les vrais fauteurs du désordre : « Sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et son­nettes. » Ce n'est évidemment pas une dénonciation de la littérature, mais de son usage dévoyé : rejet des éléments qui faussent le naturel, refus des modèles extravagants et mise en garde contre l'imitation de modèles, même admi­rables, s'ils sont trop difficiles à suivre. Pas une seconde, dans les *Précieuses ridicules,* il n'est question de confondre maîtres et valets. Tout le monde (à commencer par les valets qui écoutent au parterre) rit de la prétention, dans ce monde si sensible à l'idée de rang et qui ne pensait pas qu'on puisse en changer comme de vêtements. Ce qui n'empêchait pas la mobilité sociale, com­me on dit aujourd'hui, mais c'est une autre affaire. Un siècle plus tard, Figaro estimera qu'il est tout à fait en état de tenir un premier rôle et que seule l'injustice de la naissance l'en empêche. Et c'est lui qu'on applaudit. Mais il ne parodie pas Almaviva, il veut l'écarter. Le ridi­cule n'existe que s'il y a parodie : voir les anecdotes ou contes sur l'usurpation des titres de noblesse, à commen­cer par Janot de la Janotière, dans Voltaire. \*\*\* En plein XIX^e^ siècle, dans *la Vie parisienne* on voit, (je n'ai pas le livret sous la main) des domestiques tenir salon et remplacer leurs maîtres pour recevoir un baron suédois. Tout se passe à merveille et si quelqu'un est ridicule, c'est le baron. On peut en tirer que la distinction s'efface entre maîtres et domestiques, mais il y a là, aussi, un de ces accès de chauvinisme si fréquents alors. 95:222 Paris est la capitale du monde, Hugo n'est pas le seul à le dire, et les Français, particulièrement les Parisiens, un peuple si supérieur aux autres que, de quelque condition qu'on y soit, on aura toujours assez d'esprit et de tenue pour en imposer à un gentilhomme exotique. C'est le baron qui joue ici le rôle de Cathos et Madelon. Il vient de terres lointaines pour s'initier au bon goût, à la civilisation raf­finée, et il est ravi de ce qu'on lui en montre, même si c'est une imposture. Mais ce n'est pas tout à fait une imposture : ces domestiques sont dignes d'être des maîtres, ils sont les seconds ici, à Paris, ils seraient des premiers partout ail­leurs. Là encore, le spectateur est placé flatteusement dans la position de qui voit la singerie et qu'il y a une dupe. Peut-être, en le faisant ainsi complice, moque-t-on secrè­tement son chauvinisme ? Ce qui compte surtout, c'est que la perception du ridicule et d'une parodie s'est dé­placée. On sait bien qu'il y a des « conditions », et même des « classes » mais on affirme qu'il s'agit là d'un hasard, qu'un autre hasard peut transformer. C'est du moins ce qu'on proclame. Mais il y a là une hypocrisie, et l'écart reste grand entre les principes affichés et la conduite réelle. Les spectateurs perçoivent très bien, eux, la diffé­rence entre maîtres et domestiques. C'est alors l'étranger qui devient ridicule parce qu'il n'y est pas sensible. \*\*\* Aujourd'hui, nous sommes dans une confusion com­plète. Il n'y a plus de règles, de différences, pas plus que d' « états » reconnus dans la société. Mais loin qu'on en tire la conclusion que chacun doit suivre, ou inventer, son naturel, et être son propre modèle, le trait dominant est l'émergence de modèles de hasard, éphémères, proposés par l'information et les modes. La parodie l'emporte, mais elle n'est jugée par personne -- on ne la reconnaît pas -- puisqu'il n'y a plus de points de repère. « Les Bonnes », de Jean Genet, expriment ce désordre. On y voit deux sœurs, Claire et Solange, jouer, mimer « madame », leur maîtresse « un peu cocotte, un peu bourgeoise ». Elles lui empruntent ses vêtements, son ton, ses mots. Dans leur vie terne, ces moments sont ceux où elles accèdent à un peu de couleur, d'aventure. Elles haïssent d'ailleurs cette maîtresse qui les fascine, et elles se haïssent elles-mêmes. 96:222 Leur parade nocturne est autant une punition qu'elles s'infligent que le rêve de cette richesse et de cette beauté qu'elles pensent voler en mimant « ma­dame ». Leur dénuement est extraordinaire : elles savent très bien que leur modèle est bête, futile, méchant. « Madame » finit pourtant par représenter leur vraie vie. Ce n'est qu'à travers elle qu'elles sentent, qu'elles agissent. Claire dit un moment à Solange : « Quand nous accom­plissons la cérémonie, je protège mon cou. C'est moi que tu vises à travers Madame. » C'est Claire que vise Solange, et c'est aussi elle-même, tant dans ce jeu de reflets tout est imbriqué. Les deux bonnes serviront à « madame » une tasse de tilleul empoisonnée. Elle ne la boit pas. Elle sort. La parade reprend. Claire se met à nouveau à incarner sa maîtresse et ordonne à sa sœur de lui servir le tilleul. Solange obéit. Mime jusqu'au bout, Claire a accompli sur elle-même l'assassinat rêvé. Comme on voit, la confusion est inextricable. Qu'est-ce qui pousse les bonnes à imiter leur maîtresse ? La pauvreté de leur existence. Elles vivent vraiment par modèle inter­posé, leur mimétisme est vraiment parasitique. En même temps, elles sont conscientes que leur modèle de hasard est méprisable. Et « madame » elle-même, dit l'auteur dans sa préface, ne sait pas « à quel point elle joue un rôle ». Claire et Solange sont donc reflet d'un reflet. Ici, la possibilité même d'un naturel s'est évanouie. Les deux sœurs en sont incapables : la parodie, le reflet sont tout ce qui leur est permis. Elles ne sont pas ridicules. Elles effrayent par leur solitude et leur néant. Quant au specta­teur, il ne peut être privilégié. La fausseté qu'on lui montre partout le trouble, le piège. Elle lui suggère qu'elle n'est qu'une image de sa propre fausseté. Rien n'est vrai, il n'y a que les masques -- et la mort. Les jeux de miroir gri­maçants des bonnes ne renvoient que le vide, la sottise, la dérision. ##### 2. -- Les degrés de la parodie Si les exemples qu'on vient de voir peuvent montrer les progrès de l'imitation parodique, ils sont loin d'en couvrir le champ. En fait inépuisable, ce champ n'a pas partout la même force. 97:222 Il faut y distinguer divers degrés. Involontaire, la parodie est, sous sa forme la plus anodine, perçue comme ridicule. Mais faute d'accord social, le ridicule tend à disparaître, non parce qu'il s'épuise, mais parce qu'il n'est plus reconnu. Il reste bien sensible dans un certain nombre de faits quotidiens : vieillards qui s'habillent comme les adolescents, adolescents qui imitent un peu trop naïvement tel « modèle » de l'écran ou de la chanson, jargon des sciences humaines ou des techno­crates, etc. Il apparaît dans le sacre de Bokassa I^er^ imité de celui de Napoléon, ou dans les vains efforts des chorales catholiques pour singer la passion des « blues ». Les exemples seraient infinis. Cependant le ridicule s'éteint. Il ne peut vivre que lorsque les règles sociales et les mœurs font l'objet d'un accord tacite. Les déviants alors sont moqués. Mais lorsque dix ou trente règles cohabitent, il n'y a plus d'erreur ni de comique possible. Telle page de franglais, tel propos de psychanalyste qui me feront rire seront pris au sérieux par mon voisin : l'exemple cité plus haut tombe. Un degré plus grave de la parodie mêle l'impuissance au sacrilège (non conscient). Dans cette catégorie, un Fran­çais pourra faire entrer toutes les déclarations solennelles et les serments politiques, qui ne doivent être pris que par antiphrase. L'exemple le plus frappant reste encore le pèlerinage de Paul Reynaud et de son gouvernement à Notre-Dame en juin 40, ce beau cortège implorant sainte Geneviève de sauver une patrie dont il reniait la foi depuis toujours. Il y a là un exemple de parodie tragique assez remarquable. On peut penser aussi à certains résultats du « ressour­cement » et de la « recherche » en fait de liturgie : à ces messes où l'on installe, sur une table de cuisine, le litre de rouge et la baguette de pain qui seront utilisés pour le Sacrifice. Au nom de l' « authenticité » et de la « pu­reté », et dans l'ignorance complète et béate du caractère parodique de l'opération, on croit alors imiter les chrétiens des premiers jours. Car nous sommes restés jusqu'ici dans la parodie in­volontaire, celle où l'imitateur s'imagine de bonne foi qu'il est semblable au modèle qu'il admire. Ce n'est que de l'extérieur qu'apparaît l'outrance ou l'incapacité. 98:222 L'imi­tateur est en somme une victime. Mais vient un moment où l'échec de l'imitation est patent -- moment tardif dans l'histoire -- où les modèles de hasard sont connus comme nuls, et où l'on nie en même temps, avec violence, qu'il puisse y en avoir d'autres. Il n'y a d'issue que dans la négation et le ricanement. \*\*\* La première expression de la parodie volontaire est l'humour, et plus clairement encore ce qu'on appelle l'hu­mour au second degré. Celui qui parle n'entend pas être pris au mot, et ne se situe pas en réalité à l'endroit où il feint de se placer. Il mime une autre voix que la sienne, il fait sentir une duplicité qui le met à l'abri de ce que ses paroles expriment et qui le rendent pratiquement in­trouvable, insaisissable. Il est en retrait ou au-delà de ce qu'il dit, et toute la plaisanterie est dans ce jeu où l'on ne se dévoile que pour s'enfuir. Un public non averti s'y trom­perait, et cette erreur fait partie aussi du plaisir que l'on prend à cet humour. Comme par exemple lorsque les frères Jacques s'amusaient à reprendre des chansons mélodra­matiques de 1900. De là, on passe aisément à une forme plus corrosive qui est la dérision. Arrêtons-nous. On est loin ici du sens que prend com­munément le mot de parodie. Quand Edmond Brua écrit en langage populaire algérois une « parodie du Cid », il laisse intact son modèle et peut justement dire qu'il n'éprouve pour lui que respect. Il a transcrit dans un registre trivial, avec des personnages de farce, certains sentiments, certaines situations qui basculent dans le co­mique. Mais le fond reste, car ces personnages ne sont pas étrangers, en réalité, aux vertus cornéliennes. Ils ont un vif sentiment de l'honneur, ils sont issus d'une société patriarcale où le respect du père est fort, ils aiment, ils souffrent cruellement de l'humiliation etc. 99:222 Tout au contraire, la dérision ronge le fond commun de ce qui passe pour noble et sacré. Elle tire même son énergie de la destruction de ce fond. L'admiration, le respect, la piété, l'adoration accumulés autour d'un sen­timent, d'une personne, d'un rite ou d'une institution, les ont en quelque sorte imprégnés. Ces objets sont devenus des réservoirs de force. En les attaquant, en les moquant, on libère cette force, et l'égratignure la plus superficielle, la plaisanterie la plus bête se voient dotées d'une efficacité, d'une puissance qu'elles ne doivent pas à elles-mêmes -- ou qu'elles ne doivent qu'à l'audace de leur direction. Transformer la tête d'un vieil homme en poire n'a rien de très drôle, mais si cet homme est le roi, le dessin reste longtemps célèbre. Tel est le procédé de la dérision. Elle est l'arme de ceux qui consciemment ou non, en­vient autant qu'ils la refusent cette force du sacré, souffrent d'en être exclus, et ne pouvant s'en rapprocher, veulent la détruire, la nier jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Il peut arriver que la parodie volontaire prenne la forme du sacrilège. C'est que le souvenir du sacré vit encore assez fortement pour être considéré comme un signe de foi. Sa manifestation extrême est la messe noire : l'acte sacré est retourné, inversé, pour devenir l'acte le plus démoniaque. Avec la dérision, le souvenir du sacré persiste égale­ment mais sous une forme très affaiblie (s'il était aboli, l'énergie dégagée par la dérision serait nulle). Ne reste que le besoin d'anéantir ce faible souvenir, cette vapeur ineffaçable, et donc de détruire tout ce qui le rappelle. S'il n'est plus question de foi, même inversée, il demeure encore un appétit inassouvissable, et qu'on ne peut arracher à nul homme. L'homme de la dérision se sent étranger au sacré, nettoyé, mais il ne peut s'accommoder de ce vide. C'est pourquoi il attaque ce qui peut rester de sacré au­tour de lui. Il ne peut espérer le repos que si la terre entière était aussi vide, aussi déserte que lui-même. La dérision est partout aujourd'hui, signe que l'heure est tardive. Tout respect, toute piété sont niés, bafoués, mais le besoin n'en est pas éteint. Il se satisfait pour une part dans les idéologies, qui ont capté une part des forces proprement religieuses, mais c'est insuffisant. Restent les vestiges du sacré de l'ancienne civilisation. C'est sur eux qu'on se jette. Dérision du courage et de l'honneur, déri­sion de la mort, dérision du divin, et de la Vierge et du Christ mêmes, il est inutile d'en citer des exemples. La fiction, la publicité y ont recours, et des journaux spécia­lisés distribuent cette pâture. 100:222 Et bien sûr, si l'on suit ce qui a été dit sur la parodie comme signe d'une misère fondamentale, d'une impuis­sance au naturel, on reconnaîtra que la marque de la parodie volontaire et dérisoire, dans notre société, est dans la multiplication du phénomène du travesti, qui n'est pas nouveau, mais restait caché et comme souterrain, tandis qu'il est aujourd'hui provocant, affiché et presque banal. #### II. -- Ce qu'on fait du passé La parodie s'exerce de façon active dans notre présent, mais elle contamine aussi nos représentations du passé. L'homme d'aujourd'hui passant pour être tout entier tendu vers l'avenir, on pourrait penser qu'il néglige ce qui l'a précédé. Ce n'est pas exact, et nous ne nous imaginons pas surgis, tout neufs, devant un écran opaque et vide. Mais il est vrai que notre représentation du passé est très par­ticulière. Tout homme a besoin d'habiter le temps, pour ainsi dire, de se situer dans une perspective où il n'est pas le premier, et notre société obsédée d'histoire et de chronolo­gie ne contredit pas à ce besoin, elle l'amplifie. Nous pré­tendons être héritiers de tous les passés. Rien qui nous soit lointain, et même nous avons une prédilection pour les plus cachés, les plus étrangers, plus soucieux des Aztè­ques ou des Perses que des Carolingiens. Héritiers, donc, de l'humanité entière, mais en même temps convaincus de notre supériorité absolue. Erreur dont on va essayer de montrer les conséquences. Pour nous, tout homme du passé est d'abord, à quel­que civilisation qu'il appartienne, un sous-développé. Nous avons peine à l'imaginer en égal, nous ne supportons pas de penser qu'il puisse nous être supérieur. 101:222 En même temps, nos moyens techniques nous per­mettent la représentation du passé la plus vaste, la plus variée, la plus réalistement convaincante (avec les images, les couleurs, le son, l'illusion même de la vie) qu'on ait jamais vue. Nous pouvons montrer Gengis Khan, Cléopâtre, les huttes des Mongols, les châteaux forts des temps féo­daux, le Christ, les troupeaux de bisons errants aux pieds des Rocheuses, le déluge, exactement tout ce que nous voulons. Ces deux conditions réunies ont pour résultat la parodie. \*\*\* D'abord, nos moyens nous mènent. Ils copient si bien la réalité, ils sont si persuasifs dans l'illusion que nous en oublions de nous rappeler qu'il peut entrer dans tout spectacle une part de parodie. On ne demande pas à un acteur d'avoir la vertu du Cid pour jouer *Le Cid,* mais d'avoir une belle voix et des attitudes éloquentes. Cela importe peu, si le spectacle est reçu comme tel. Le théâtre par ses artifices, la tragédie par sa structure même, et par l'emploi du vers, repoussent l'erreur de confondre ce qu'on voit avec la réalité. Mais notre spectacle refuse de toutes ses forces stylisation et épurement. Il vise au contraire à la confusion avec le réel, et les progrès des techniques lui permettent de s'en approcher. On baigne dans un double du réel, autre mais aussi fort que le rêve. Une fiction peut être aisément con­fondue avec un reportage sur un événement qui a eu lieu loin de nous, mais qu'on nous rapporte intact. Or, plus le spectacle imite la vie, plus il la parodie (ou risque de le faire). La preuve, c'est qu'il suffit alors d'une mince faille dans l'illusion : un mauvais doublage, des figurants pa­tauds dans une scène exaltante, etc. pour que le rire éclate. C'est qu'on a manqué d'être pris au jeu et qu'on se réveille. Un autre risque de parodie vient d'éléments indépen­dants du spectacle particulier auquel on assiste, mais induits par d'autres spectacles, et cette sorte de monde qu'ils constituent tous ensemble. Un acteur a sa légende, née des rôles qu'il a joués auparavant et de ce qu'on croit savoir de sa personne. Cette légende peut l'empêcher d'être *accepté* dans un nouveau rôle. Tel refusera d'aller voir dans un personnage héroïque un acteur dont il suspecte la conduite (j'ai entendu cela à propos du *Crabe-Tambour*)*.* Dans un film récent, Grégory Peck interprète le rôle du général Mac Arthur. Pour l'ensemble du public, le person­nage de l'acteur est plus présent que celui du héros. 102:222 Mac. Arthur « profitera » chez la plupart d'une contamination qui pour quelques autres (il doit exister bon nombre de gens qui ont approché Mac Arthur) interdira la crédi­bilité. Dans les deux cas qu'on vient de citer l'élément de gêne parodique n'est ressenti que par la minorité qui a quelque idée de la réalité mise en scène. Mais même si ce n'est que le petit nombre qui est sensible, cela ne signifie pas qu'il invente. L'illusion, avec volonté de tricherie, fait beaucoup de dupes, mais ne triomphe pas totalement. Un procédé très légitime dans le roman peut également brouiller les cartes si on passe du roman à l'histoire -- ou si le lecteur croit qu'on lui parle d'histoire. Par exemple, Giono a évoqué dans plusieurs de ses romans des brigan­dages de légitimistes en Provence sous Louis-Philippe. Au­cun fondement historique. Il ne s'agit pour l'auteur que d'évoquer une atmosphère de trouble, de délation, de po­lice où il peut placer ses souvenirs de la Libération. Le passé est utilisé, par précaution, comme masque du présent. Trente ans après, la fable de Giono a pris corps, et beau­coup de lecteurs jureraient que la Provence était beau­coup plus troublée sous le roi-bourgeois qu'en 1944 et 1945. Dans tous les cas, le fait gênant est qu'on passe de l'illusion du réel à la conviction qu'on est en présence de faits établis, authentiques. \*\*\* L'illusion permise par nos techniques est au service de l'esprit très particulier dans lequel nous considérons le passé. Toute notre société croit à (est prisonnière d') une his­toire linéaire, dont le mouvement est un progrès constant. Nous en trouvons la preuve dans notre supériorité tech­nique, dans notre démocratie (toute nouvelle, et qui n'a rien à voir, Madiran l'a montré, avec la démocratie classi­que), et dans l'évolution. Conséquence : nous ne pouvons concevoir le passé que comme la préparation, l'*ébauche* de ce que nous sommes, ou comme un *repoussoir.* Dans les deux cas, il confirmera notre supériorité. 103:222 Il faut préciser. Nous nous trompons dans nos repré­sentations du passé (dans les fictions qui s'en inspirent, et aussi sans doute dans une bonne part des travaux histo­riques). Nous nous trompons grossièrement. Mais l'idée que le Moyen Age se faisait d'Alexandre, ou Corneille d'At­tila, n'était pas moins erronée. Et le mépris du « gothi­que » sous Louis XIV et Louis XV prouve qu'on n'était pas plus respectueux alors que nous ne le sommes. Chaque époque a son moi, est normalement persuadée de la supé­riorité de ce moi, et ne peut même s'imaginer les autres qu'à travers lui. Le fait nouveau est que jamais ce moi n'a pu être hypertrophié comme il l'est pour nous. Long­temps l'idée commune fut que le passé était l'âge des héros, qu'il était naturellement plus grand. Même si on le déformait il restait modèle. Et pour les chrétiens, le temps culmine naturellement avec la vie terrestre du Christ. On pouvait croire qu'il avait manqué quelque chose aux plus grands hommes de l'Antiquité, non qu'un homme était, grâce à sa position dans le temps, et parce qu'il était venu après, plus grand qu'un des apôtres, qu'un des pre­miers saints. La coupure était impossible. Aujourd'hui, la coupure avec le passé est accomplie. Pour l'esprit idolâtre des sciences et des techniques, il y a un *avant* négligeable, qui n'a d'autre intérêt que d'avoir préparé notre riche présent, et il y a un avenir fabuleux (conquête des astres, création de la vie, immortalité, tous les rêves sont permis). Même sentiment de nouveauté et de supériorité absolues -- un seuil est franchi -- pour le gou­vernement des hommes. Et une idée naïve, confuse, mais puissante, de l'évolution nous fait estimer que chaque génération est un anneau qui nous rend plus pleinement hommes (et cela recoupe l'idolâtrie technique : des hom­mes qui n'avaient d'outils que de pierre nous semblent mal détachés du tronc animal). Toutes ces croyances con­courent à nous situer au-dessus des humanités anciennes. Jusqu'à nous chaque époque trouvait des modèles dans une époque antérieure. L'antiquité nourrit le Moyen Age avant d'exalter l'âge classique ; la chevalerie -- des chan­sons de geste à l'Arioste -- inspire l'Europe ancienne. Mais comment trouver des modèles pour l'ère technique ? Les seuls qu'elle puisse concevoir ne sont pas situés dans le passé mais dans l'avenir. Cela explique le triomphe de la science-fiction et d'ailleurs l'extraordinaire survie de Jules Verne. 104:222 Ses imaginations sont dépassées ou contredites par la marche réelle de la science, mais il reste le précurseur, celui dont l'attitude reste une leçon : les yeux fixés sur le prochain siècle. \*\*\* En pratique, la plus vaste entreprise de représentation du passé, techniquement la plus évocatrice, et aussi celle qui a touché le plus d'hommes, est l'histoire mondiale vue par le cinéma américain (les autres lui ont emprunté et en sont dépendants). Il nous propose un passé « ébauche » ou « repoussoir », il pratique la rupture avec rigueur. Et il emprunte à toutes les civilisations, à toutes les légendes ou épopées, réduisant ces mondes incomparables à la même plate et douceâtre unité. Sans doute, ce cinéma a créé ses propres légendes avec les mille épisodes inspirés par la conquête du Far-West ou la guerre de Sécession. Il s'agit encore d'un passé cheva­leresque, on peut le noter, comme s'il y avait une affinité entre le cheval et l'épopée. Ces récits, grâce à la puissante machine d'Hollywood -- passé maître d'histoire de la planète -- sont devenus en quelque sorte universels. De ce fond qui leur était propre, les Américains ont pu tirer, au moins un temps, des images nouvelles et dignes de rester. Cela même n'a pas duré. Et quand ils se sont atta­qués au passé de l'ancien monde, la captation d'héritage devint flagrante, et ils n'ont fait qu'établir une vision parodique. Le passé comme ébauche de notre société donnait par exemple un Robin des bois précurseur de la démocratie, et avec la même innocence, on transformait sous tous les cieux, les querelles entre un roi et son héritier en débat entre le conservatisme rigide (le roi) et l'aspiration aux réformes démocratiques (son héritier). La France a aussi pratiqué ce système, et peut-être la première. Dans les livres d'histoire d'hier, Vercingétorix, Du Guesclin, Jeanne d'Arc, héros insuffisants puisqu'il était difficile d'en faire des républicains sérieux se trouvaient malgré tout rache­tés, au titre d'ancêtres du patriotisme. 105:222 Mais ce qui domine, c'est l'histoire repoussoir. Suppôts du mal, les Pharaons, Tibère, les Borgia ou Napoléon sont chargés de signifier une barbarie ancienne et ses vices, et de faire en contrepoint l'éloge de nos temps heureux. Napoléon en particulier n'a pas de chance. Les deux grandes puissances d'aujourd'hui lui en veulent encore. Pour les États-Unis, c'est un sentiment qu'ils ont hérité de l'Angleterre (aux yeux d'un Anglo-saxon, Louis XIV, Napoléon et Hitler sont exactement le même personnage). Et l'U.R.S.S. n'oublie pas que le Corse envahit la sainte Russie. Même le fond propre aux Américains s'est dégradé. Leurs mythes se sont usés. La sensibilité a changé. L'épopée est devenue roman noir. Les éléments glorieux ont été repris un à un dans le registre de la condamnation et de la dérision. La violence tourne en sadisme, la générosité en exploitation, la loi en hypocrisie et en oppression. Pro­grès de la mauvaise conscience. Et comme elle est partout, les Américains ne sont pas les seuls, loin de là, à retour­ner sur le passé nos maux, nos péchés. C'est une manière d'en disculper notre présent. Décelant chez nos pères et nos grands-pères des crimes qui n'ont pas eu l'air de les préoccuper beaucoup, nous nous trouvons meilleurs. Nous voilà dans la confortable position du juge. Et il y a autre chose : les hommes d'aujourd'hui sont aussi mauvais que ceux d'hier, leurs mauvais instincts sont aussi actifs, et la fiction veut les employer, sachant qu'ils sont de bon rendement. Il est commode alors, et poli, de situer la peinture du mal dans un monde disparu. On aura tout le plaisir du spectacle du crime, avec la vertueuse satisfac­tion de penser que « ces choses seraient impossibles à notre époque ». De là tant de puritains féroces, tant de tyrans débauchés et sans scrupules, tant d'affreux oppresseurs. La noirceur que nous donnons au passé n'est que la nôtre, reniée, dont nous nous débarrassons sur lui. Il ne faut pourtant pas sous-estimer une part réelle d'ignorance, dans ce transfert. Les gens qui se chargent d'interpréter l'histoire la connaissent mal, et s'en soucient peu. Ils n'ont aucun lien, aucune piété, qui les retiennent, mais sont très préoccupés de flatter leur public et de lui montrer qu'il est bon. Et c'est en toute naïveté qu'ils suppriment du passé ce qui en faisait l'âme, qu'ils en excluent Dieu, l'honneur ou la fidélité au prince. Ne reste qu'une suite d'actes mal compréhensibles, qu'on essaye de justifier par les idéaux qui ont cours. Le résultat est absurde. On a perdu les clés. 106:222 Il n'est donc pas étonnant que notre amour du passé soit malheureux. Comme l'avare, comme le mourant dont les doigts accrochent les draps, nous ne cessons de rame­ner à nous, de chercher à retenir tous les restes de ce qui fut, pour nous en réchauffer -- mais rien ne peut nous rendre la chaleur perdue : nous gelons tout ce que nous touchons. Nous rêvons de résurrections, sans obtenir autre chose que des zombies, des esclaves sans âme. Pourquoi donc aller réveiller des fantômes qu'on mé­connaît et qu'on dédaigne ? C'est que nous en avons besoin pour peupler le temps, pour ne pas nous retrouver seuls, et enfants trouvés. C'est surtout que sous la conviction affichée de notre supériorité, un autre sentiment persiste. Le passé garde à nos yeux une couleur, un prestige, un secret de vie dont nous nous sentons dépourvus. On se réfère à lui, on tente, de le ranimer pour retrouver des fêtes éteintes. On regrette les temps où l'homme pouvait se sauver ou se perdre, où il ne se sentait pas *anodin.* Entreprise désespérée puisque nous en refusons la con­dition première : retrouver l'âme sous le costume, admettre que ce passé fut autre chose que notre ébauche ou notre antithèse. Quand nous le noircissons à outrance, ce n'est souvent qu'une manière d'exprimer sa grandeur. Ainsi, nos fictions rejouent l'histoire du docteur Gou­dron et du professeur Plume. Dans le conte de Poil, un voyageur décide de visiter un asile d'aliénés où l'on ap­plique des méthodes nouvelles (on soigne *par la douceur*)*.* Il est reçu par le directeur M. Maillart, qui l'invite à dîner avec tout le personnel de la maison. L'invité trouve bizarre Mme Joyeuse qui lui parle avec tant d'animation d'un malade qui se prenait pour un coq, et M. de Bock qui mime avec conviction l'aliéné qui croyait être un âne, mais il met cela sur le compte de l'exubérance méridio­nale et de la conscience professionnelle. Ce n'est qu'à la fin qu'il s'aperçoit que M. Maillart, devenu fou, et ses « assistants », sont en fait les pensionnaires de l'asile, qui ont enfermé à leur place les gardiens véritables. 107:222 Tout s'éclaire. Et s'éclairent aussi les films et les récits où nous prêtons aux siècles disparus nos forfaits, nos principes progressistes et notre mauvaise conscience. Comme le voyageur de Poe, nous sommes étonnés parfois. Nous trouvons remarquable la « modernité » qui se trahit sous le peplum ou l'armure, mais nous l'expliquons naïvement par la croyance que nos manies ont toujours agité l'huma­nité. Il n'en est rien. Quand Robin des bois se met à parler comme la déclaration des droits, quand le Pharaon despo­tique voit se lever contre lui un jeune prince ami du peuple qui en appelle au temps où fleurira l'égalité, ce n'est qu'un phénomène de ventriloquie, et la parodie triomphe. Pour récupérer le secret du passé, nous nous déguisons, comme les fous se déguisent en médecins croyant ainsi que la guérison consiste à revêtir le glorieux uniforme de la santé. Nous nous habillons donc en chevaliers, en Ro­mains, en Chinois. Peine perdue. Comme Mme Joyeuse se remettait à imiter le coq, et son voisin la bouteille de champagne, nous ne faisons que prêter à nos héros nos discours d'aujourd'hui, inchangés. Cette ventriloquie donne le spectacle le plus cocassement parodique qu'on puisse imaginer. Ce n'est plus seulement « nous autres, cheva­liers du Moyen Age », c'est « nous autres, précurseurs du XX^e^ siècle... ». La plus extraordinaire entreprise d'exploration et de mise à jour du passé se conclut par le constat de notre impuissance absolue à sortir de l'étroite prison de notre époque. L'évasion a échoué, mais, c'est ridicule, nous tournons dans l'enceinte en nous croyant à l'air libre. Georges Laffly. 108:222 ### Le « Staline » de Souvarine par Hugues Kéraly C'EST UN ÉVÉNEMENT. Le monumental *Staline* de Boris Souvarine, introuvable en librairie de­puis plusieurs dizaines d'années, revoit le jour aux Éditions Champ Libre. L'ouvrage avait paru chez Plon en 1935 ; Jean Madiran le rappelle dans notre numéro 194 à propos de Soljénitsyne, parce que Soljénitsyne découvre à cette époque que « tout avait été dit » sur la réalité criminelle du système de domi­nation soviétique : « TOUT A ÉTÉ DIT, et rien n'est entré ni resté dans les oreilles de personne. » -- Parmi ceux qui disaient, dès 1935, on trouve Boris Souvarine, le meilleur spécialiste contemporain de « l'État knouto­soviétique », et cette étonnante biographie de Staline qui le distingue à nos yeux comme un des deux ou trois plus grands de la littérature politique française au XX^e^ siècle ([^9]). 109:222 Boris Souvarine compte aujourd'hui parmi les colla­borateurs réguliers de l'excellente revue *Est &* *Ouest* ([^10])*,* indispensable à qui veut suivre l'état de la question com­muniste à travers le monde ; sa science y fortifie depuis trente ans notre connaissance des positions et des progrès de l'ennemi. Cette précision ne dit peut-être pas assez qui fut Boris Souvarine entre les deux guerres mondiales, ni le rôle essentiel qu'il devait tenir dans l'histoire du mouvement ouvrier. Pour comprendre son portrait de Staline et en goûter l'incroyable pénétration, il faut sa­voir qu'il connut intimement tous ceux par qui Staline lui-même devint possible en Russie : Lénine et Trotski, mais aussi Radek, Boukharine, Kamenev, et bien d'autres encore dont les historiens du régime, depuis Staline, n'ont plus même le droit de se souvenir. Souvarine naît sur le sol français en 1895. Il a donc dix-neuf ans en 1914. Claude Harmel écrit qu'il apparte­nait alors « à cette école de pensée socialiste où l'on était à la fois patriote et hostile à la guerre ». Fort de sa jeunesse et de cette redoutable contradiction, il adhère à la 9 section de Paris de la S.F.I.O. ([^11]). Lénine le remar­que dès 1916 pour la qualité de ses articles, car Souvarine déjà a la passion du journalisme autant que de l'action, et accumule très vite de nombreuses et prestigieuses col­laborations dans le monde entier. Après la Révolution d'Octobre, il devient correspondant à Paris de *La Vie Nouvelle,* le quotidien de Maxime Gorki, puis l'un des principaux secrétaires de la troisième Internationale, dont il suit tous les travaux à Moscou. Au congrès de Tours (1920), Souvarine rédige avec Loriot la fameuse motion qui devait transformer en S.F.I.C. ([^12]) le courant majori­taire de la S.F.I.O., donnant ainsi naissance à l'actuel Parti Communiste français. Mais sa connaissance vécue de la Révolution d'Octobre, à travers ses principaux acteurs, fait aussi de Boris Sou­varine un des tout premiers socialistes français à entre­voir dans quel sanglant abîme le marxisme-léninisme précipitait la Russie, et bientôt avec elle la moitié du genre humain. 110:222 « Commença alors pour lui l'effort -- ex­plique Claude Harmel ([^13]) --, certes douloureux, qui consista à repenser les idées qui avaient nourri sa jeu­nesse intellectuelle et militante. Effort d'autant plus rare qu'il ne s'était pas contenté de s'engager à moitié. » Au cinquième congrès de l'Internationale communiste, Sou­varine fut le seul à prendre la défense de Trotski contre les calomnies répandues par Staline pour orchestrer son exil et préparer son assassinat. C'est ainsi qu'il est lui-même exclu de l'Internationale communiste, en 1924, puis du Parti. En 1929, il va jusqu'à se détacher pour son compte des analyses trotskistes, dernière planche de salut du « socialisme véritable » face à la montée du dogme stalinien, et quitte définitivement la scène de l'action politique. En 1930, il entreprend avec une patience d'ermite -- d'un ermite fortement privilégié par l'histoire -- la ré­daction de ce fabuleux *Staline* qui paraîtra cinq ans plus tard sans trouver un seul lecteur dans la classe des poli­ticiens. « On peut se demander pourquoi un si grand livre, où tout ce qu'on a appelé ou appelle encore le léni­nisme a été si minutieusement et si justement décrit *dès 1935*, a pu n'avoir qu'aussi peu d'influence sur le cours des choses. » ([^14]) En effet, comme le souligne encore Claude Harmel dans son article, les camps, le pacte germano-soviétique, l'annexion de l'Europe centrale, la stratégie de la « détente », l'impérialisme militarisé, le XXII, Congrès, toutes ces choses qui commandent désor­mais notre triste histoire figurent déjà en acte ou en puissance dans cette extraordinaire genèse du totalita­risme en Union soviétique, -- et rien qui soit « entré ni resté dans les oreilles de personne ». Le livre de Boris Souvarine reparaît donc aujourd'hui sans qu'il soit besoin d'y changer une virgule. Les méca­niques du système de domination communiste et les cau­ses nécessaires du mal qu'il apporte avec lui, percées à jour par un observateur de génie, ont produit dans l'his­toire les effets attendus ; elles ont *produit l'histoire* de toute cette partie du monde, et continuent sous nos yeux de la produire aujourd'hui. 111:222 Il serait peut-être temps pour la « tribu instruite » d'Occident d'apprendre au moins à cette lecture ce qu'elle n'aura eu ni la force ni le courage d'empêcher. \*\*\* La vie de Staline est instructive avant même d'entrer dans l'histoire (revue et corrigée) de la grande Révolution. Si le style de tous nos commencements dessine l'éclat futur de la maturité, cet homme-là est tout entier dans les premières combines et les premiers reniements de la clandestinité. En voici deux exemples, tirés du chapitre IV, « Un révolutionnaire professionnel » : Page 113 : « Staline, en rivalité avec Chaoumian pour la prééminence dans le Parti, entreprit de l'évincer. Bien­tôt, les deux hommes furent à couteaux tirés. « Entre eux commença une longue lutte, poussée si loin que les ou­vriers de Bakou en vinrent à *soupçonner Djougachvili d'avoir dénoncé Chaoumian à la police* et voulurent le déférer à un tribunal du Parti ; l'arrestation le sauva, puis l'exil en Sibérie » : cet épisode connu d'anciens mili­tants et relaté dans l'article de *Brdzolis Khma* déjà cité n'a jamais été éclairci. Un doute subsiste sur la chrono­logie. Mais qu'une arrestation de Chaoumian ait été expli­quée dans les sphères du Parti par une dénonciation anonyme, et celle-ci attribuée à Staline, c'est un fait. » Page 115 : « D'après Verechtchak, le jeune Djougach­vili avait été exclu du séminaire comme membre et me­neur d'un cercle socialiste clandestin : ses camarades de cercle racontent que bientôt après son exclusion, ils furent presque tous exclus à leur tour. Au bout de quelque temps, on apprit que les exclusions résultaient d'une *dénonciation faite par Staline* au recteur. Dans ses expli­cations avec les camarades, il ne nia pas le procédé, le *justifia* en disant que les exclus, perdant leur droit à la prêtrise, deviendraient de bons révolutionnaires. -- Le parallèle s'impose entre les deux dénonciations, car Ve­rechtchak ignore l'affaire Chaoumian dont il ne souffle mot. S'il s'agit d'une coïncidence d'erreurs, elle est trou­blante. » 112:222 Les historiens dignes de foi peuvent raconter la Révo­lution d'Octobre sans mentionner le nom du génial « petit père des peuples », mais Staline dans l'ombre sait déjà se faire craindre, et avancer. Au besoin, il *donne* à la police du Tsar, puis au Goulag, les camarades qui font obstacle à ses desseins, ou ceux-là même seulement qu'il se voit incapable d'égaler. Et jusqu'à la mort de Lénine (page 306), Staline fait figure d'apparatchik sans éclat, qui navigue à d'obscurs emplois du haut en bas de l'orga­nisation. -- Page 106, « la ligne de conduite de Staline se dessine donc peu à peu : tantôt laisser faire pour exploiter le résultat heureux sans être compromis par un insuccès, tantôt inciter à faire sans s'exposer directe­ment (...) et surtout ne pas prendre formellement de res­ponsabilités ». -- Page 128, en pleine révolution : « Le rôle capital que lui attribue le biographe officiel est de pure fantaisie (...) Chargé de besognes subalternes, inca­pable d'écrire de façon attrayante, il a pu se rendre utile en s'occupant de la diffusion du journal (*la Pravda*)*. *» *--* Page 158, liquidation des mencheviks : « Quant à Sta­line, il est encore très difficile de lui accorder quelque place dans cette période en respectant les proportions. » Etc. Il faut attendre la fin du chapitre IX pour que cet homme, qui n'a jamais connu que des fonctions adminis­tratives, si élevées soient-elles dans la hiérarchie, réu­nisse entre ses mains tous les pouvoirs de l'appareil communiste, jusqu'à lui soumettre les hommes et la doc­trine du Parti. Staline *pourquoi* et *comment,* telle est bien la seule question qui importe aujourd'hui encore au philosophe comme au simple citoyen, puisque le système de gouver­nement mis en place avec lui sous tous les climats de l'univers communiste s'avère incapable de progresser. Et telle est, précisément, la vraie question que pose et résout le livre de Boris Souvarine. Souvarine s'est convaincu avec raison, comme d'une vérité d'expérience, que la plupart des militants du régime communiste sont moins mauvais que leur appareil. La constatation vaut d'ailleurs pour tous les régimes et tous les partis issus de 89. Mais le Parti Communiste, selon sa propre définition, « n'est pas un parti comme les autres » le pouvoir de l'appareil, des secrétariats internes à l'or­ganisation, *Outchraspred, Orgraspred* ou section spéciale du *Polit-bureau,* y détient une force et une extension in­connus des organisations traditionnelles. 113:222 Staline a com­pris l'avantage qu'il pouvait tirer d'un travail de fourmi au niveau de ces instances obscures qui décidaient déjà dans la patrie de Lénine de l'affectation et du sort de chaque militant. Il a installé ses propres créatures à tous les postes-clés du recrutement, de la police et de l'inten­dance, finissant par imposer à coup sûr ses volontés jus­qu'au Comité Central, où la fortune du moindre secrétaire dépendait d'un de ses bureaux. Lénine vers la fin avait senti le danger, et sa dernière lettre à Staline (6 mars 1923) sera pour rompre avec lui toute relation. Mais à la mort de Vladimir Illitch, il est déjà beaucoup trop tard pour opposer quoi que ce soit aux machinations du bureaucrate multipode et omnipo­tent : Staline dispose en U.R.S.S. des conditions d'exis­tence de chaque communiste et de sa famille, comme la C.G.T. tient chez nous le réseau des postes, les rotatives de presse, l'électricité du pays, et le Parti Communiste, jusqu'aux indemnités parlementaires de ses propres dépu­tés. -- La relation qui subordonnait l'appareil aux grands desseins du Parti s'est inversée au profit d'un « centra­lisme bureaucratique », praxis plus monstrueuse encore que la théorie dont elle est issue, et ce sera bien la seule idée politique du règne de Staline. Une idée qui a fait fortune, en U.R.S.S...dans le sang de soixante-six millions d'êtres humains. « Le rôle décisif des deux *raspred* ([^15])*,* écrit Boris Souvarine, a passé inaperçu d'écrivains appliqués à dé­chiffrer « l'énigme Staline ». Aussi ont-ils expliqué l'as­cension et l'omnipotence du personnage en lui prêtant divers talents imaginaires, sans voir qu'il avait surtout pratiqué le « tout est permis » qui épouvantait d'avance Dostoïevski. Dépourvu d'aucune des qualités « charis­matiques » propres à conférer du prestige à un despo­te, Staline a surpassé tous ses rivaux par ses capa-cités les plus basses, par la ruse, l'intrigue, le mensonge, la cruauté, la perversion intrinsèque, l'absence totale de principes et de sens moral. Sa force résidait aussi dans le mépris absolu de la doctrine officielle, à laquelle se cram­ponnaient les contradicteurs. 114:222 « Sans-scrupule conscient » par excellence, il a pu se servir de l'appareil hérité de Lénine et a su le perfectionner pour le soumettre à son ambition strictement personnelle avec l'aide de l'instru­ment irrésistible qu'entre ses mains devint l'*Orgraspred,* dont il est temps de montrer l'efficacité autrement qu'en notions abstraites. » ([^16]) \*\*\* Souvarine entretient aujourd'hui encore quelques il­lusions sur la « doctrine officielle » de Karl Marx ; il attribue à Plekhanov (dans la théorie) et à Staline (pour la pratique) la paternité du « socialisme à visage inhu­main » où le dessein originel du communisme se serait évanoui. C'est le seul point du livre, d'ailleurs limité aux dernières pages de l'*Arrière-propos,* sur lequel on est tenté de le renvoyer aux textes, capables ici de trancher. La thèse tient en quelques lignes, juste avant le para­graphe final de tout l'ouvrage : A la fin du siècle dernier, le « père du marxis­me russe », Georges Plekhanov, rendit un mau­vais service à ses disciples en leur enseignant que la nature humaine n'existe pas, que seules comptent les conditions économiques et sociales. Avec le temps il s'ensuivit la version desséchée du « marxisme russe » où Marx n'est plus re­connaissable et qui, niant le fait de la nature humaine, aboutit avec Staline au socialisme à visage inhumain. L'expérience contredit Plekha­nov et montre que la nature humaine existe, ainsi que l' « humaine condition » dont parle Montaigne. (p. 613.) Toute la question, que certes Staline ne se posait pas, est de savoir s'il existe ou s'il a jamais existé chez Marx un « humanisme », une morale révolutionnaire : autre­ment dit, une voie marxiste pour comprendre et servir la nature humaine, dans la « praxis » d'une révolution. Faute en effet d'avoir défini cette nature, c'est-à-dire un bien qui préexiste à l'action, et en vue duquel l'action s'ordonne, l'idée même de révolte politique conforme aux exigences d'une morale (fût-elle « marxiste ») n'a plus aucun sens. 115:222 Or les philosophies de la Révolution, précisément, *nient l'existence d'une nature humaine,* et celle de Marx sans doute plus fortement que toute autre, d'un bout à l'autre de son évolution. Dans *L'Idéologie allemande* (1845), qui marque la fin de la période idéologique dite des « manus­crits », Marx a laissé une définition de l'homme sur la­quelle ni lui-même ni ses disciples ne reviendront plus : « On peut différencier les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par ce qu'on veut. En fait, ils commencent eux-mêmes à se différencier des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens de subsistance. En produisant leurs moyens de subsistance, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle même. *Ce qu'ils sont coïncide avec leur production,* aussi bien par ce qu'ils produisent que par la manière dont ils produisent. Ce que sont les individus dépend par conséquent des conditions matérielles de leur production. » Pour Marx, il n'est pas question de reconnaître une essence ou nature humaine ontologiquement et chronolo­giquement antérieure à l'action, et d'abord aux conditions matérielles de notre existence : c'est le travail humain lui-même qui produit l'homme, au sens profond, et « la vie qui détermine la conscience » de chacun d'entre nous ; tout l'humain ici-bas se ramène au produit complexe de ses rapports économiques et sociaux. Tel est le fondement du matérialisme dialectique, et des théories de la lutte des classes. Mais à ce niveau, l'idée déjà contradictoire d'un hu­manisme révolutionnaire s'écarte d'elle-même. Car la « praxis » exprimée pour la première fois sous sa forme philosophique dans ce texte de Marx, puis reprise au fil de ses analyses politiques et sociales, débouche sur tout autre chose qu'une « doctrine » de la Révolution : un certain idéal social qui serait à réaliser, une certaine idée de l'homme que l'action révolutionnaire aurait pour but de faire prévaloir sur d'autres. « Ce n'est pas une vérité, nous dit Jean Ousset dans *Le Marxisme léninisme,* qui est appelée à régler l'action révolutionnaire du mar­xiste. C'est la pratique elle-même qui doit commander à la pratique. C'est l'action elle-même qui est, et qui doit être, la seule règle de l'action. » 116:222 Or ces théories criminelles de l'*homme-praxis* et de la *conscience-reflet,* où toute vérité, tout « humanisme », toute morale naturelle sont nécessairement exclus, Plekha­nov n'en est pas l'inventeur à l'usage du totalitarisme sovié­tique. Elles figurent déjà, nous l'avons vu, dans les écrits du grand ancêtre ; et si l'on entend par « socialisme au­thentique » quelque retour à son authentique pensée, le monde entier n'a rien de plus humain à attendre de ce côté-là. Aucun pays n'a jamais connu, ni ne connaîtra jamais, de communisme à visage *humain.* « La recherche de l'efficacité révolutionnaire par tous les moyens, y com­pris les moyens anti-humanistes, est seule dans le droit fil de la pensée marxiste (...) Ceux qui demandent à la raison pratique de justifier la conduite humaine ne peuvent le faire qu'en vertu d'une confrontation entre l'événement transitoire et la Nature durable. Aussi longtemps que l'homme est homme, les actes humains sont justifiés s'ils respectent la nature humaine, injustifiés s'ils la déna­turent. » ([^17]) \*\*\* Souvarine ne dit pas dans son livre le nombre de vic­times qu'il faut attribuer, en U.R.S.S., au système de gou­vernement porté par Staline à un si grand point de per­fection. Mais il nous renvoie lui-même, dans *Est & Ouest* ([^18])*,* aux travaux du professeur Ivan Kourganov sur lesquels Soljénitsyne avait le premier attiré l'attention. Kourganov, aujourd'hui réfugié aux États-Unis, fut pro­fesseur de statistiques à l'université de Leningrad ; à ce titre, il a eu accès aux sources officielles des recensements de population dans son propre pays, et l'idée toute simple lui est venue d'en comparer les chiffres : entre eux d'a­bord, pour en affiner la précision, puis en rapprochant toutes ces données des dates-charnières du « processus révolutionnaire de la réorganisation de la Russie ». 117:222 Les ré­sultats de cette recherche en démographie comparée se ramènent à trois chiffres, que nous publions ici avec leurs principaux considérants (pour le détail des sources utilisées par Kourganov, voir l'article d'*Est & Ouest* déjà cité). Le *premier chiffre* s'obtient par simple rapprochement des données de la science démographique avec les recen­sements effectifs de la population : a) la Russie comptait, à la veille de la Révolution d'Octobre, 143,5 millions d'ha­bitants ; b) l'accroissement global de la population entre 1918 et 1959 lui en ajoute 176 millions (on tient compte ici à la fois de l'accroissement naturel ([^19]) des populations et de leur accroissement mécanique, à la suite des an­nexions de territoire pratiquées pendant la seconde guerre mondiale) ; c) l'Union soviétique de 1959 devrait donc compter, selon les lois constantes et sûres de la démo­graphie : 143,5 + 176 = 319,5 millions d'habitants. -- Or, le recensement de 1959 n'en trouve que 208,8 millions. *Cent dix millions sept cent mille* hommes, femmes et en­fants ont donc payé de leur vie la constitution de cet em­pire soviétique, sa puissance jamais assouvie, son monoli­thisme politique et idéologique. Le *deuxième chiffre* évalue l'incidence des faits de guerre sur cette perte sèche de 110 millions de vies : a) population de l'U.R.S.S. au début de la guerre : 197,1 mil­lions ; b) accroissement naturel de la population entre 1941 et 1945 : 15,4 millions ; c) population effective en janvier 1946 : 168 millions et demi. -- L'Union soviétique a donc perdu pendant la seconde guerre mondiale (1971 + 15,4) -- 168,5, soit *quarante-quatre millions* d'hommes. (Ce chiffre comporte les hommes tués au front ou morts des suites de leurs blessures, mais embrasse aussi toutes les pertes civiles directement liées aux faits de guerre : bombardements, famines, déportations...) 118:222 Le *troisième chiffre* se profile alors dans son impla­cable logique, qui fait justice des mensonges orchestrés par la propagande soviétique autour des pertes « de la guerre » pour justifier la situation actuelle de leur démo­graphie : a) pertes totales entre 1917 et 1959 : 110,7 mil­lions ; b) imputables aux faits de guerre : 44 millions, soit 40 % ; c) imputables aux seules liquidations internes du processus révolutionnaire : 66,7 millions, soit 60 %. -- Cette seconde estimation reste de loin la plus effroyable. Elle suppose en effet l'atroce « moyenne » de 1.588.000 assassinats politiques par année au pouvoir du P.C.U.S., entre la Révolution d'Octobre et 1959 ; c'est-à-dire, dans cette catégorie de crimes, un record mondial absolu. Car *soixante-six millions* de morts, Soljénitsyne l'a plusieurs fois souligné, c'est davantage que n'en ont eu tous les pays belligérants des deux guerres mondiales pris ensemble... Après cela, pour aller mobiliser la conscience internatio­nale sur la « répression policière » aux États-Unis du Brésil ou au Chili, il faut vraiment avoir fait du mensonge une seconde nature et comme une règle de vie. Certes, ce chiffre monstrueux n'est que le résultat d'une estimation statistique, donc indirecte. Le G.P.U. -- N.K.V.D. n'aura communiqué aucun secret d'État au professeur de Leningrad. Mais, nous l'avons dit, celui-ci a eu accès dans le cadre de ses recherches à toutes les données démogra­phiques existantes. Et si le décompte arithmétique des victimes ne peut être établi, comme pour les camps d'ex­termination nazis, l'ordre de grandeur de l'estimation reste malheureusement indiscutable : en statistique, la précision des résultats croît proportionnellement au nombre des éléments embrassés dans le calcul ; c'est ainsi qu'en mars, aux élections législatives, les observateurs de la presse disposaient des résultats du scrutin en pourcentages de voix, à l'heure même où les Français des villes n'avaient pas fini de voter. Mais qui furent ces soixante-six millions d'hommes ex­terminés par le Goulag et le système stalinien ? La réponse est dans l'enquête publiée par Soljénitsyne à travers les trois tomes de *L'Archipel :* essentiellement... des ESPIONS, condamnés au titre de l'article 58 du Code pénal de l'Union soviétique, § 6 (« espionnage, présomption d'espionnage, relations donnant lieu à la présomption d'espionnage »). 119:222 « Si l'on calculait, écrit Soljénitsyne, le nom­bre de tous ceux que le paragraphe 6 a servi à condamner, on pourrait en conclure que, du temps de Staline, notre peuple ne tirait sa sub­sistance ni de l'agriculture, ni de l'industrie, ni d'aucune autre occupation, mais seulement de l'espionnage pour le compte des puissances étrangères et qu'il vivait aux frais de leurs ser­vices de renseignement. » ([^20]) \*\*\* Un million d'espions découverts chaque année, et dans le pays le plus policier du monde, bien sûr ça ne fait pas sérieux. Mais il est temps de comprendre : en régime communiste, ce qui pèse sur l'ennemi de classe présumé n'est pas tant ce que celui-ci a pu faire dans le passé que son avenir immédiat ou lointain, son « futur contin­gent » ; autrement dit, tout ce que cet homme *pourrait* faire si le régime ne le supprimait pas sur-le-champ. Le régime communiste ne reconnaît pas de droits fondés en nature, ni de personnes ou valeurs qui ne lui soient subordonnées. Il déclare sans se cacher qu'il a en lui-même son bien propre, sa fin ; et, sans se cacher, il écrase tout ce qui fait obstacle ou risque demain de faire obstacle à ses projets d'asservissement universel. Si son appétit de destruction ne connaît point de bornes, c'est que toutes les valeurs morales et spirituelles de nos civilisations sont susceptibles de faire obstacle à l'avène­ment de « la société sans personne » qu'il se propose d'édifier. Il n'y a pas d'autre fondement à l'instauration du terrorisme d'État en U.R.S.S., comme partout ailleurs dans l'univers communiste. Si le communisme ne s'épanouit qu'en donnant la mort à des millions d'innocents, c'est qu'il la porte en lui depuis le début. Il y a plus qu'une relation de simple stratégie il y a un lien parfaitement organique entre le communisme et la mort ; qui a été compris par tous les philosophes ; qui a surtout été vécu dans leur chair et dans leur âme par des millions de nationalistes ou de croyants, et qui continue de l'être aujourd'hui. 120:222 Staline n'a pas imaginé lui-même cette sanglante né­cessité, elle appartient en propre au système où il appa­raît. Mais il a su adapter chacune des institutions du régime aux finalités véritables de l'idéologie, puisant dans son propre génie du mal et de la mort toutes les solutions que le système mis en place par Lénine exigeait pour progresser. Et jusqu'à preuve du contraire, il n'est pas d'exemple que les communistes quelque part dans le monde aient trouvé à le faire plus humainement que lui. Hugues Kéraly. 121:222 ### Maurras et les « lumières » par Jacques Vier L'année 1978 va voir célébré à grand fracas le double anniversaire de la mort de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau (1778). On devine les hym­nes qui vont monter d'un peu partout à la gloire de ces deux pontifes du siècle des « lumières ». Il peut être intéressant de demander son opinion à Charles Maurras, toujours nuancé à l'égard de l'au­teur de *Candide,* toujours implacable à l'égard de l'auteur du *Contrat Social* et de la *Profession de foi du Vicaire Savoyard.* En vertu d'une confiscation onomastique sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, le XVIII^e^ siècle a acca­paré pour sa propre désignation le mot qui ma­gnifie la Création et qu'il s'est -- modestement -- con­tenté de mettre au pluriel. Dieu avait dit : « Fiat luz ». Il appartenait à d'Alembert, interprète de son temps, dans le *Discours préliminaire de l'Encyclopédie* ([^21]) de faire enfin lever le soleil sur la longue nuit du Moyen Age, tandis que, parmi les représentants les plus qualifiés de l'esprit nouveau, sévissait la démangeaison d'éclairer le despotisme. Ainsi le Grand siècle lui-même, réduit à la dignité de précurseur et au charme de l'aurore, ne comptait que dans la mesure où il s'effacerait devant le plein soleil. Une hiérarchie de ce genre ne semble guère propre à contenter Charles Maurras. 122:222 Je me suis un moment amusé à rechercher à travers son œuvre s'il lui arrive, et dans quelle acception, d'user d'un vocable qui, compte tenu de son culte pour l'antiquité et pour l'âge classique devait, quand il est appliqué au siècle de Vol­taire, qui est aussi celui de Rousseau, lui apparaître au moins présomptueux. Le 14 mai 1930, dans un article de l'*Action fran­çaise* ([^22])*,* je trouve : « L'évolution démocratique répu­blicaine a tenu à s'identifier dès les débuts avec le progrès des lumières. » Nous voilà fixés. Comme toujours Maur­ras fait la revue des *Nuées* avant de les dissiper ou sim­plement la toilette des vitres à travers lesquelles on les aperçoit. Incontestablement le mot est saisi dans son utilisation officielle, estampillée depuis, au moins, le 14 juillet 1789, par l'éducation nationale. Et le voici restauré dans la plénitude de son éclat, rendu à son propriétaire légitime, l'Église, ici représentée par l'un de ses plus grands Saints : « Je ne pouvais savoir ni certes vous, ce qu'était devenu, de nos jours, le fameux Père et Docteur, sans doute le Prince de Tous, si fort dégénéré des lu­mières qu'il avait fait briller sur les anciens âges... » C'est le Maurras proche de sa fin et prisonnier de la Terreur gaulliste qui s'exprime ainsi dans son *Pascal puni* ([^23])*.* Car il y a dans les *Pensées,* que déforme parfois un augustinisme mal compris, une pente dangereuse où risque de s'engouffrer le voltairianisme. Ce qui ne veut pas dire le moins du monde que Maurras rejette Voltaire, je vais y revenir. Il ne serait pas difficile, mais ce n'est pas exactement mon propos, de découvrir dans l'œuvre de Maurras, au long des années, un approfondissement de l'esthétique classique, née d'Athènes, mise par Rome en état d'affron­ter les siècles, et devenue capable, sous Louis XIV, de commander à l'Occident. Or, dès sa jeunesse, Maurras, qui n'a pas encore tout à fait rejeté de son Panthéon quelques divinités ou quelques démons romantiques, dé­couvre, au XVIII^e^ siècle des signes de décadence et du même coup appréhende que la digue ne puisse plus con­tenir le flot. Pourtant deux bons ingénieurs l'avaient dressée : « Le goût et l'art classique affaiblis au XVIII^e^ siècle, malgré le merveilleux effort de Voltaire dans la prose, et en vers de Chénier se perdirent au XIX^e^ siècle. » 123:222 Nous voici du coup renseignés sur les causes de la dilec­tion que Maurras conserva toujours pour des « lumières » mieux comprises. Elles lui apparaissaient produites par le Goût dont Voltaire décrivit le temple ([^24]) et à qui l'un et l'autre attribuent la propriété de révéler la perfection atteinte. On peut même se demander si cette perfection ne rassure pas contre les écarts possibles d'un génie in­domptable et indompté. Ou si l'on pense à André Chénier, seul révélateur de la personnalité poétique du siècle, il se pourrait qu'il vérifiât et illustrât la meilleure définition possible de la beauté classique : le goût c'est le génie maîtrisé ([^25]). Le but de l'art, instruire et plaire, dont Molière ou La Fontaine demeurent les plus qualifiés théo­riciens, n'est atteint que si se constitue une règle vivante, à savoir la moyenne des jugements des honnêtes gens. Lesquels ont longtemps constitué ces aréopages dont l'heureuse contrainte s'exerçait au profit de la clarté. Celle des « lumières » jusqu'à Rousseau brilla sans équivoque. Maurras tient beaucoup au maintien d'une élite dont il fait dans *Trois idées politiques* ([^26]) la description nuancée et qui put survivre à la tempête révolutionnaire, puisqu'elle dura jusqu'au milieu du XIX^e^ siècle. Son analyse corres­pond exactement à cette image du public à laquelle les auteurs classiques, dans leurs préfaces, n'oubliaient jamais de se référer. Pourtant, Maurras sait bien et Augustin Co­chin le confirme dans cette certitude, que ces compagnies de lettrés, ces sociétés de pensée ne s'occupaient pas que de saine littérature. De la république des lettres, éblouies de mirages, et leurs lanternes devenues folles, elles commen­çaient d'extravaguer à travers la république tout court. « Lorsque nous parlons du grand siècle, nous ne pourrions plus ajouter comme Michelet autrefois : C'est le dix-hui­tième ! » ([^27]) Faut-il distinguer dans ce conditionnel l'ombre d'un regret ? Car Voltaire demeure représentatif ; il eut, en effet la haine de la pose et de l'affectation, le sentiment du beau classique, du beau pur. 124:222 Il n'a pas pris sa part de l'abandon sans contrôle à l'éloquence des républiques an­tiques, si bien décantée par le filtre de Corneille ou de Bossuet, mais qui monte à la tête de Jean-Jacques Rous­seau, cet autodidacte dont l'irruption dans l'allée des phi­losophes détruit le travail des bons jardiniers. Il annonce l'obscène délectation de l'insécurité ([^28]). Si Mme de Staël découvre, après d'autres, que la litté­rature est l'expression de la société, Maurras, beaucoup plus fortement croit et enseigne que les lettres prospèrent ou déclinent selon la force ou la faiblesse des régimes. Non certes qu'il incline au dirigisme, mais pourquoi la bonne politique ne produirait-elle pas d'aussi bonne littérature que de bonnes finances ? Il peut arriver que le souverain laisse l'opinion, c'est-à-dire ceux qui la fabriquent, prendre barre sur lui. Maurras convaincra le philosophisme d'avoir pétri Louis XV et Louis XVI ([^29]). Il arriva même à Albert Thibaudet d'avoir à défendre le premier contre une telle interprétation ([^30]). Même si Maurras refuse d'aller aussi loin que Drumont dans le réquisitoire contre la haute société des « lumières », il est bien obligé de constater que le Roi et les Conseils du Roi, les chefs des ordres privilégiés avaient perdu le sens de leurs droits, la notion de l'utilité, de la bonté, de la nécessité de leur autorité, sous l'action du sophisme libéral et démocratique ([^31]). Il va jusqu'à ins­taller, sous le pseudonyme du roi-martyr, la sensibilité de Jean-Jacques sur le trône de France ! Sans jamais, à ma connaissance du moins, s'être livré à l'étude méthodique de la constitution des philosophes en corps social de plus en plus hardi et entreprenant, à laquelle il aurait été bien obligé de dénoncer l'aide apportée par Voltaire, Maurras impute au respect de l'opinion les échecs politiques de la couronne. On sent qu'il lui est difficile de pardonner à la monarchie les arguments dont peuvent se prévaloir contre elle des adversaires de la trempe d'un Barrès ou d'un Tardieu ([^32]). D'où pour l'époque des « lumières » ce double qualificatif de grand siècle embrouillé qui marque l'hésitation au bord d'un verdict de culpabilité. 125:222 Pourtant, dès qu'il le peut, Maurras redore le prestige des souverains discutés et leurs titres à la reconnaissance nationale : la diplomatie à long terme de Louis XV, ses acquisitions ter­ritoriales, et, note nouvelle pour le temps, le mécénat de Louis XVI ([^33]). Les lettres participent, bien entendu, des brouillards de la politique. Maurras se fait moins d'illusions que le Taine des *Origines de la France contemporaine* sur l'uni­formité de l'apparat classique. C'est ici qu'il faut ouvrir et, si l'on peut dire, savourer le *Pascal puni,* conte infernal, œuvre de captivité, dont Henri Massis édita d'importants fragments et qui tenait d'autant plus à cœur à Maurras qu'il en était hanté depuis plus longtemps. C'est un réqui­sitoire mené avec une conviction passionnée, que l'on sent allègre jusque dans sa férocité. Parvenu aux sombres bords, Pascal aperçoit M. de Saci qui l'attend pour prendre sa revanche de l'adhésion qu'il lui avait donnée jadis au cours d'un *Entretien* mémorable. L'amour de l'antithèse n'a pas seulement conduit Pascal au démantèlement de la sagesse de Montaigne, pourtant fort utilisable, mais prépare le règne de Victor Hugo, c'est-à-dire d'un romantisme aussi naïf que forcené. Surtout ce Pascal-là nourrit son contraire et ruinant l'ordre du monde au profit du témoignage, qui seul, d'après lui, peut se prévaloir d'une valeur apologé­tique, ouvre la voie à Spinoza, Bayle, Richard Simon, Vol­taire, Strauss, Renan, c'est-à-dire quand s'y ajoutera la vague religiosité de Kant, aux subjectivistes et aux moder­nistes. Magnanime, Maurras se contentera pour l'homme qui, de son vallon de Port-Royal, plein de scorpions et de vipères, lui gâte les perspectives de Versailles, d'un long Purgatoire. A travers le XVIII^e^ siècle, il préservera quelques paysages choisis, des rives fortunées que hantera une raison sage, celle de Montesquieu, plus sagace historien de Rome que raisonnable commentateur des *Lois,* et que la vertu, qu'il s'obstine à fournir au gouvernement républicain comme ressort principal, commence à mettre sur un mauvais che­min ([^34]). 126:222 Si confortablement qu'il s'installe dans le jardin de Candide, il avoue que ces grands écrivains du XVIII^e^ siècle sont bien sujets à caution comme philosophes de la société. Un exalté comme Diderot, un persifleur comme Voltaire n'ont rien compris au peuple russe ou prussien, encore qu'ils aimassent festoyer avec les souverains, qui, je m'empresse de l'ajouter ne faisaient rien, bien au con­traire, pour ménager à leurs hôtes l'accès de leurs sujets, qu'ils ne se souciaient pas de connaître. Depuis Maurras, des thèses ont du reste bien mis en évidence l'énormité des sottises que les philosophes ont pu accréditer sur l'Eu­rope des lumières ([^35]). Mais enfin, s'il est vrai comme l'ont cru et affirmé, déjà en plein XVIII^e^ siècle, les amis et même les ennemis de Voltaire comme les cinq Républiques l'ont rabâché sur tous les tons, et comme le ressasse de nos jours l'équipe Bestermann vouée à l'hagiographie de Fer­ney, Tournay et autres lieux, que les « lumières » se con­centrent en un vieillard statufié, qui ne distinguait plus guère les embrassades de théâtre des sueurs de l'ago­nie ([^36]), peut-on expliquer la prédilection de Maurras et qu'il relise *Candide* tous les ans, pour l'hygiène ? S'il ne reconnaît pas explicitement la souveraineté de Voltaire en son temps, du moins l'admet-il, et non sans complaisance peut-être, contre l'un de ses principaux adversaires : « On avait dit le roi Voltaire, mais personne ne dit « le roi Chateaubriand » qui ne rêva que de ce sceptre. » ([^37]) Son ironie doit être abritée de toute comparaison capable de la souiller ; rien de commun entre Heine et lui ([^38]). Maurras n'est pas éloigné de voir en Voltaire le dissolvant de l'ou­trecuidance et de l'imposture démocratiques. « Le beau voyage que ferait le Huron parmi nos affiches et nos orateurs ! » ([^39]) Candide et Martin ont pour jamais con­fondu le manichéisme naïf de ceux qui font tenir l'Histoire dans le conflit du bien et du mal. Toute la clarté et tout le poids du jugement confèrent au seul Pococurante, entre des millions d'imbéciles, le droit de parler, puisque chacun de ses mépris n'est qu'une justification de sa valeur. 127:222 Il est le goût, il est le style et voilà le définitif ([^40]). Car on n'écrit comme Voltaire qu'à la suite d'une mystérieuse et prompte genèse ou d'une espèce de miracle dont, à tra­vers les siècles, quelques rarissimes ont bénéficié. Maurras va très loin, cette fois dans ses rapprochements : « Un homme intelligent et passionné pour les idées peut leur donner un corps sensible, et s'il a autant d'imagination que d'intelligence ou de sentiment, s'il est Virgile, Dante ou Voltaire (car le conte philosophique est une forme de l'allégorie), une émotion puissante peut couler de cette source de son ouvrage. » ([^41]) On a bien lu : Voltaire après Virgile et Dante ! Voltaire prosateur, certes, et Maurras y insiste, qui élève le roman ou le conte philosophique, à la hauteur de l'épopée ! Il est vrai qu'en poésie, Voltaire, bien inférieur à Racine, garde l'avantage d'avoir transmis, très pur et très docte, le culte du dieu. Et de même que l'auteur de *Zaïre* ne pouvait entendre *Athalie* sans pleurs ni pâmoison, Maurras murmure pour lui seul des cadences tirées de *Zadig* ([^42])*.* Et c'est peut-être Voltaire qui conduit Maurras lecteur de Pascal sur le chemin des premiers soupçons : « Pascal très éloquent, mau­vais maître d'éloquence. » ([^43]) *Magister dixit,* il ne reste plus qu'à s'incliner. Comprend-on maintenant pourquoi Maurras aime à re­venir sur un autre chef-d'œuvre de l'école des « lumières », le *Discours sur le style* de Buffon ? De cette théorie ada­mantine il trouve le moyen de tirer une gemme supplé­mentaire. Écoutons-le. Buffon vient de dire : « Ces choses sont hors de l'homme ; le style c'est l'homme même. » Et Maurras de gloser sur ces « choses » en quoi il voit un monde inférieur dont progressivement l'âme se dégage, façonnant le réel au rythme de la montée spirituelle. Appe­lant *Fantaisie,* la maîtrise du chaos sous-jacent, Maurras ajoute un fronton aérien mais solide au temple d'abord élevé par Buffon : 128:222 « Dès que \[la Fantaisie\] se connaît et se juge avec les sentiments qui sont réservés à un homme raisonnable, le style manifeste ces relations de dépendance et de conséquence que l'expérience sensible ne suffisait pas à donner ; il acquiert la simplicité savante de l'Esprit. Un feu presque divin l'échauffe, qui crée, qui renouvelle, qui déplace, transporte, corrige, modifie, selon des décisions qui expriment toute sa force, les matières bril­lantes qui lui sont venues d'autre part. » ([^44]) D'où l'ac­quisition d'une liberté divine, due à la plénitude même de la Pensée, d'où pour finir la Beauté. N'en doutons pas ; ici le mot « lumières » revendique un sens immaculé et désintéressé, et si la prose voltairienne frémit autant que le vers racinien du passage du dieu, étonnons-nous un peu moins que du marbre de Houdon, cravaché par Musset : Dors-tu content, Voltaire et ton hideux sourire Voltige-t-il encor sur tes os décharnés... ! ([^45]) l'auteur du *Chemin de Paradis,* armé du ciseau de Phidias, ait pu un moment extraire un Apollon enfoui. La philosophie des « lumières » a su conduire la prose à des sommets ignorés et si un Montesquieu collectionne quelques beaux titres de gloire, le moindre n'est pas d'avoir défini la république, livrée aux appétits indistincts comme une « *dépouille *» ([^46]). Heureusement pour ces mêmes « lumières », André Chénier vint relayer Voltaire dans la sauvegarde de « l'honneur des hommes, saint langage ». Maurras, anticipant de loin sur certaines recherches ac­tuelles de l'histoire littéraire, peut constater la timidité du fils de Jean Racine ; il n'en conclut pas pour autant à la décadence de la poésie. Il lui arrive de faire l'éloge de Jean-Baptiste Rousseau et d'admettre que le goût du Vrai pur et du Beau sublime n'avait rien perdu de sa force ([^47]). André Chénier a découvert la forme et la substance de ce que l'on peut appeler la poésie originale des « lumières ». Maurras va très loin dans ce sens, -- et pourquoi pas, après tout ? -- puisqu'il suggère que si Chénier eût échappé à l'échafaud, il eût pu devenir le plus grand poète du XIX^e^ siècle, ce qui signifie qu'il contenait en lui, avec toute la nouveauté du romantisme, sa rectification et son gou­vernement. Religieux, malgré son athéisme, il avait décou­vert dans Lucrèce de quoi féconder la poésie de l'avenir. 129:222 La lumière qu'il avait reçue de la Grèce passait certes par son savant laboratoire, mais aussi par ses expériences amoureuses avant de s'empourprer au sang de l'échafaud. Poète de son temps et pour son temps, il garde aux yeux de Maurras l'inestimable mérite d'avoir ajouté à l'héritage des siècles le déshonneur de la Révolution ([^48]). Il n'appar­tiendra qu'à un romantisme dévergondé de réintégrer les chemins de la Carmagnole. Et l'on a naturellement deviné le nom du guide. A lui seul, Jean-Jacques Rousseau représente la ligne de partage des « lumières ». Tout en lui, aux yeux de Maurras est haïssable. Il y aurait du bien à dire de Diderot. Jamais de Jean-Jacques. J'irais presque jusqu'à avancer que Maur­ras n'hésite pas à épouser l'hostilité des philosophes à l'égard de celui qu'ils considéraient, Voltaire en tête et de loin le plus acharné, comme un ingrat et un renégat, qu'ils ont persécuté comme tel, infiniment plus que ne l'ont pu faire l'Église et le Parlement. Jean-Jacques, aux yeux de Maurras, représente l'erreur absolue sur la nature, le gouvernement, la religion des hommes. Les deux premiers chefs d'accusation sont ceux sur lesquels il est le plus sou­vent revenu. A propos du troisième, l'on peut se demander si le modernisme, pour lequel Maurras éprouve une hor­reur sacrée, ne tire pas de la *Profession de foi du Vicaire Savoyard* un considérable renfort de ses origines luthérien­nes. Sur les quatre États confédérés, Rousseau en repré­sente au moins deux à lui seul ([^49]) et il renouvelle avec éclat le scandale du moine augustin qui avait fomenté l'insurrection de l'individu contre l'espèce. Et puisqu'il faut toujours en venir là, son éloquente sophistique procède au rebours de Buffon. Dans son style, l'esprit est supplanté par la conscience, la pensée par le rêve, la beauté par la fausse musique. Kant et Rousseau sont les têtes principales d'une hydre aux surgeons infinis. Je soupçonne Maurras d'avoir vu dans cette jonction, beaucoup plus que dans le rassemblement encyclopédique, l'origine des malheurs de l'Occident ([^50]). 130:222 Si bien que la question des rapports de Maurras et des « lumières » demeure relativement simple. Voltaire subodorait déjà dans Rousseau un christianisme dévoyé. Maurras, dans ses dernières années, triomphait d'apprendre que la famille Arouet était d'obédience jansé­niste. Et il expliquait par là que l'élève des Jésuites se fût retourné contre ses maîtres ([^51]). Mais Jean-Jacques exsude tout le venin calviniste. L'anticlérical et l'antichré­tien Voltaire au moins ne donne pas le spectacle d'une corruption religieuse jusque dans les plus délicates fibres de son cerveau et de sa sensibilité. Peut-être y avait-il plus de chances de convaincre un Voltaire des bienfaits de l'Église catholique que de ramener Rousseau dans les che­mins d'une religion enfin purgée de tous les ferments d'a­narchie. Si Jean-Jacques plonge le monde dans la nuit, Voltaire maintient quelques clignotantes lumières dans un univers qui tourne au « sauve-qui-peut général ». En som­me Voltaire préserve ce qui peut être préservé de la cité au bord de l'abîme. Rousseau la détruit pour être plus sûr d'en bâtir une autre au son de son harmonica. Mais les pierres s'enfuient au lieu de s'entasser. Et si l'on doutait encore de la vérité et de l'efficacité de ce critérium civique et politique, il suffirait de se demander si les rescapés de la « stupidité » du XIX^e^ siècle aux yeux de Maurras, à savoir Sainte-Beuve, Auguste Comte, Renan, Taine, Fustel de Coulanges et surtout Anatole France, ne l'ont pas séduit par une restauration sage, mesurée, équilibrée d'un XVIII^e^ siècle idéal, qui, à la lumière de traditions sans doute critiquées mais raisonnablement transformées, eût fait l'économie de la Révolution, ce Cerbère à triple gueule toujours prêt à vomir la guerre, l'anarchie, le galimatias. Jacques Vier. 131:222 ### Suite des aventures de mer... et autres par Bernard Bouts #### Amaru Nous allons laisser reposer les morts de *L'Étoile du Jour* pour parler d'un ermite, solitaire d'un autre genre, que j'avais connu quelques années auparavant. Personnage presque irréel dans un paysage irréel et dont je n'ai ja­mais complètement percé le mystère. A la suite d'une série de coïncidences incroyables et après un long voyage, quarante-huit heures dans le train puis vingt-sept heures à cheval dans la Cordillère des Andes avec mon ami Werner, deux chevaux et une mule pour notre bagage, nous arrivâmes au but que nous nous proposions ou, plus exactement, qu'on nous avait proposé, car nous étions invités. Disons pour plus de précision que Werner avait fait une conférence à la bibliothèque municipale d'une petite ville sur la peinture moderne au Pérou et en Bolivie. Or j'ai voyagé dans ces pays, il y a très longtemps, et parmi les diapositives Werner montra quelques-uns de mes ta­bleaux. A son étonnement un Indien Keechua, fils de l'Empire Inca, en grand costume, entra dans la salle. Après la con­férence il demanda à Werner de le mettre en rapport avec moi pour que j'aille chez lui peindre des fresques. Mais « chez lui » c'était très loin et très haut dans la montagne. 132:222 Comment cet Indien se trouvait-il là ? Pourquoi voulait-il faire peindre des fresques ? Qui était-il ? Comment trou­ver notre chemin sur quelques indications vagues ? Com­ment Werner et moi nous sommes-nous rencontrés par hasard dans le même train ? ... Je pourrais continuer la liste des pourquoi et des comment, nous n'en verrions pas le bout. Nous n'avons pas beaucoup réfléchi aux causes ni aux conséquences, ni aux difficultés les plus immédiates comme par exemple la fatigue : nous étions dans la force de l'âge, mais nous n'avions pas grande pratique du cheval, surtout en montagne où la selle et les fesses ont tendance à glisser vers la poupe quand ça monte et vers la proue quand ça descend. A propos de fesses et pendant que j'y suis je dirai tout droit que nous les avions en sang bien avant l'arrivée. Lors d'une halte à l'ombre maigre d'un cactus géant, Werner déclara qu'il ne monterait plus à cheval et se coucha à plat ventre, pour dormir. Mais des lamelles de cactus coupées au machete ([^52]) et placées entre le der­rière et le pantalon font un bon cataplasme analgésique et cicatrisant. Werner se remit en selle presque avec le sourire. 133:222 De cactus en cactus et de crête en vallée, après avoir cru bien des fois que nous allions mourir de froid à l'ombre et de chaleur au soleil nous arrivâmes à une chaumière, une cabane en pierres sèches qu'on nous avait indiquée pour y passer la nuit. Le berger du dernier village nous avait dit : « Il n'y a pas d'eau. Devant le rancho vous trouverez de la viande boucanée pendue à un grand mât. Vous ouvrirez la porte en la soulevant. Il y a quatre lits en planches. Sur une étagère vous verrez une boîte en fer qui contient trois fromages de chèvre. Vous pouvez en manger un. De là vous suivrez demain la vallée d'éboulis avec des buissons dans le fond. Il y a de l'eau. Et puis la crevasse en terre rouge jusqu'en haut, au tas de pierres blanches. A ce moment vous verrez un glacier, loin sur votre droite. Vous prendrez à gauche en tournant le dos au glacier. Vous descendrez à flanc de coteau jusqu'à un arbre qu'on voit de loin. Un Tala. Vous verrez une longue crête circulaire, en terre jaune. Sur la crête une pierre plus grande qu'un homme. Copac Habana ([^53]). Arrivés à la pierre, vous serez sur le bord d'un grand cirque. Au milieu dans le bas il y a un piton d'où coule une source qui brille au soleil. C'est là. Je n'y suis jamais allé parce que c'est sa propriété, mais je sais que c'est là. » En effet on nous avait dit à la ville que cet Indien avait « acheté », devant notaire, une terre qui n'apparte­nait à personne. Encore une chose à ne pas essayer de comprendre. On ne l'avait vu « en bas » qu'une fois en cinq ans. Il n'allait pas à cheval mais il avait dit à Werner : « Vous aurez huit heures jusqu'au premier village qui s'appelle Volcan. Le jour suivant neuf heures jusqu'au der­nier village. Il est détruit, il n'a plus qu'une maison. Et le troisième jour dix heures jusque chez moi. » 134:222 Nous avions de bonnes provisions mais nos montures ne mangèrent que l'herbe rase à moutons, du cactus quand nous en trouvions (nous enlevions la peau qui est poison) ou encore des autres cactus qu'on appelle touna, c'est le figuier de barbarie, dont elles se régalent. Mais elles ne burent que deux fois. Enfin, depuis la fameuse pierre nous vîmes l'eau briller en haut de ce qui est en français un *puy*, piton arrondi au centre d'un immense cratère. L'eau sort presque au sommet. Plus bas il y a des arbres et même de grands arbres. L'Indien nous attendait assis à un détour du sentier. Donc il guettait notre arrivée, ou alors... \*\*\* C'était un homme de 40 à 45 ans, très grand, à peu près un mètre quatre-vingt cinq ou quatre-vingt huit, maigre mais fort, un visage typiquement Keechua, le nez aquilin et les cheveux noirs noués en chignon. Il me dit en français : « Enchanté de vous connaître, je suis Angel Amaru (Ange Amarou). » Inutile de vous dire que je fus surpris. Par la suite nous nous sommes perdus en conjec­tures sur son origine et son identité. Malgré plusieurs signes d'une certaine culture et d'une grande intelligence il parlait très peu. Quelques mots par jour. Son castillan était excellent, avec l'accent un peu chantant du Pérou. Il nous montra qu'il savait au moins quelques mots de français et d'allemand. Nous nous demandâmes s'il n'avait pas servi dans la Légion Étrangère espagnole ? Mais sa langue maternelle, de toute évidence, était le Keechua. Il est parfois difficile de savoir dans quelle mesure un Indien est ou n'est pas métissé. Amaru avait l'air d'être de race pure... Ses *maisons*, comme il disait, étaient trois : une assez grande, environ trois mètres cinquante par quatre, était en « adobe », sorte de pisé de terre mélangé de branches. Il y faisait la cuisine et nous y prenions nos repas. La deuxième, un peu plus petite, également en pisé, était évidemment neuve, peinte en blanc dehors et dedans. Le mobilier se composait de deux nattes épaisses, neuves, pour Werner et pour moi, une étagère pour poser nos affaires, avec de grosses chevilles de bois vert pour ac­crocher nos vêtements et un banc devant la porte. 135:222 Nous avions nos « ponchos » bien entendu. J'ai encore les miens, deux en alpaga, à bandes rouges et noires, et un marron, qui m'a toujours servi de couverture, à terre comme à bord. Amaru nous prêta deux autres ponchos car il faisait froid la nuit. Les toits de ces deux maisons étaient en « paja brava », une herbe à feuilles longues et coupantes. La troisième maison, un peu à l'écart des deux autres, était une demi-sphère en terre cuite. Environ 1 m 50 de hauteur au centre par 3 de diamètre. Tout céramiste con­viendra qu'il faut être un maître pour cuire un pot de cette dimension sans fêlure. Il l'avait construite comme on fait un vase à la main, en gros boudins de terre, puis lissée. La porte était en saillie vers le haut et à ras en bas, simplement fermée par un rideau. La petite fenêtre, égale­ment en saillie, était encadrée, à l'extérieur, d'ornements, à la manière des céramiques pré-colombiennes. L'extérieur de cette « maison » était vernissé genre grès de haut fois. L'intérieur, d'un blanc rosé, était poreux. Il nous expliqua qu'il avait mis du bois à l'extérieur et à l'intérieur en même temps mais qu'il avait mis le feu d'abord à l'exté­rieur, et avant que ce soit éteint il avait chauffé l'intérieur, la porte étant presque entièrement bouchée. Il ne s'en ser­vait que pour dormir. Une natte au milieu et une planche en bois de cactus posée sur deux briques, à vingt centi­mètres du sol, formaient tout le mobilier. C'était pour décorer l'intérieur de cette maison qu'il m'avait fait venir. J'avais apporté quelques couleurs en poudre, spéciales pour la fresque, mais il les examina avec méfiance. Il préférait les terres de la « Quebrada » qu'il avait broyées lui-même avec de l'eau, à la consistance voulue, et laissé reposer dans des écuelles de céramique. Une blanche, une noire (gris-noir), une ocre jaune, une « terre verte », une « terre de sienne » et une d'un ocre rouge si éclatant qu'il ressemblait à un vermillon. Ces terres ont la propriété de pouvoir être appliquées pures, sans chaux, sur une surface sèche, et elles ne sont plus sensibles à l'humidité. J'ai vu, au Brésil, des peintures rupestres qui sont ainsi, cependant que d'autres, très anciennes également, disparaissent à l'eau. 136:222 Je fis, avec du brun, une ligne en colimaçon de bas en haut formant ainsi une spirale d'une palme de large, qui fut divisée en un grand nombre de rectangles dans lesquels je dessinai les idéogrammes que me dictait Amaru. Celui de ce qu'on pourrait appeler la clef de voûte portait un œil. Je pensais qu'il aurait pu les faire lui-même, comme il avait décoré le tour de la fenêtre, mais il me dit qu'il ne savait pas peindre les personnages. Toute son affaire tournait autour des forces de la nature vues du point de vue de l'esprit. De la vie de l'esprit. Je peignis aussi à l'intérieur et à l'extérieur de la plus grande des trois maisons des figures et des lamas à peu près grandeur nature. Les journées d'Angel Amaru étaient très remplies. Le matin, avant que le soleil ne paraisse au-dessus des crêtes, il prenait une douche, assis sur une sorte de fauteuil en pierre, très ancien, sur lequel tombait, jour et nuit, la petite cascade. L'eau était glacée. Werner aimait ça mais moi je préférais l'eau chaude. Amaru nous montra, au creux de la vallée, dans une végétation dense, une source d'eau chaude et un bassin comme une baignoire, garni de sable-gravier, où il avait l'habitude de laver son linge. Sa terre devait avoir plusieurs centaines d'hectares, en pierres et éboulis vers le haut, en herbe au milieu et arbres dans la vallée. Il y avait un grand bois de pins et d'eucalyptus, de toute évidence planté de main d'homme, sur le versant d'en face, exposé au nord, c'est-à-dire au soleil. Amaru y avait des ruches. Avec la cire il faisait des bougies et il mettait le miel dans des pots en terre cuite pour les vendre à la ville. Comment les vendrait-il puisqu'il n'était allé à la ville qu'une fois en cinq ans et n'avait aucun animal de bât ? Autre mystère. Il cultivait environ un hectare, sur la pente la plus proche des maisons, seul, sans l'aide d'un cheval ou même d'un âne : pommes de terre, deux récoltes par an ; blé, deux récoltes ; légumes, fèves... Sa nourriture se compo­sait de pommes de terre, de soupe au blé ou aux légumes, galettes de pain azyme, lait et fromages de chèvres. Jamais de viande. Il avait une vingtaine de chèvres à long poil et six alpagas qui passaient toute la journée dans la montagne mais revenaient seuls le soir aux maisons. « Malgré tout, nous dit Amaru, les pumas et les jaguars sont quelquefois venus jusqu'ici manger des chevreaux. » 137:222 De temps en temps, des coups de vent tourbillonnaient dans la vallée. Nuages et éclairs mais rarement de la pluie. J'ai évité le mot « orage » parce que ces « turbona­das » ne présentent pas les caractères de vrais orages. Ni les chèvres ni les alpagas ne les sentaient venir. Ils se jetaient au dernier moment à l'abri relatif d'un gros rocher. Mais Amaru les voyait venir. S'il pensait que cela pouvait durer et que viendrait la pluie, il se plaçait à un endroit élevé et il pointait le bras vers eux. Les animaux couraient comme s'ils avaient été poursuivis par des chiens. Ils se groupaient autour de lui et revenaient avec lui aux maisons. Il n'y avait pas de corral ; les chèvres se met­taient sous un auvent dont j'ai oublié de parler, attenant à la grande maison, et les alpagas se couchaient de l'autre côté, serrés les uns contre les autres. Les boucs restaient à part. Sous cet auvent Amaru avait construit un métier à tisser, sorte de petit Jacquard très commun au Pérou...Il y travaillait les jours de pluie, confectionnant une longue bande de toile en laine d'alpaga mélangée de poil de chèvre. C'est de cette toile qu'il avait fait ses vêtements...la chemise à manches moitié courtes, le pantalon serré plus bas que la ceinture et les ponchos. Seuls venaient de la ville son bonnet à dessous blancs et noirs, le chapeau et les sandales ; une paire à semelle de cuir et une paire en pneu d'auto. Il filait aussi un peu tous les jours. Tout en marchant et chantant il faisait tournoyer la bobine jusqu'à deux ou trois mètres autour de lui et son fil était de première qualité. Nous ne mangions que le matin et le soir. Amaru faisait la cuisine sur un feu de bois, toujours dans la grande maison. Il y avait en permanence au moins une braise sous la cendre. Le matin, avant la soupe et après le bain, nous balayions soigneusement autour des maisons ces ravissants chapelets de bonbons que sont les crottes de biques, précieux fu­mier pour le potager. Amaru ne nous permettait pas de l'aider dans son jardin et quand il partait, la houe sur l'épaule, pour ouvrir ou fermer ses rigoles d'irrigation, nous nous remettions à nos ouvrages : moi à mes pein­tures et Werner à son livre sur les « manifestations dia­boliques dans le monde » : il y travaillait depuis des années, quelles que fussent les circonstances. 138:222 Durant ce mois passé à l'ermitage d'Amaru il y eut deux coups de mauvais temps. La première fois dans l'après-midi. Le ciel était si sombre que j'avais dû cesser de dessiner au pinceau mes personnages et les frises de la grande maison. Amaru fixa cinq bougies sur une tablette et il m'éclaira, suivant mon pinceau ou même prévoyant mes mouvements avec une sollicitude et un flair incroya­bles. Dehors il y eut un éclair aveuglant suivi d'un grand coup de tonnerre... Dans le silence Amaru dit : « avec S ». Werner, l'air effaré derrière sa bougie, murmura : « Mais, je ne vous ai rien demandé. » -- « Ah ? je croyais », fut la réponse. De fait Werner me dit ensuite qu'à ce moment il était, la plume en l'air, en train de douter de l'orthographe d'un mot allemand. Angel Amaru avait évidemment un don de transmission de pensée mais il n'en fit jamais étalage. Les personnes qui vivent dans la solitude et le silence arrivent à une extrême sensibilité. Il avait l'ouïe, l'odorat, la vue, d'une exceptionnelle acuité. Cependant il prenait toujours grand soin de n'avoir jamais l'air supérieur à nous en quoi que ce soit. Or il l'était, en tout. Une seule fois il proposa à Werner, l'homme à l'œil fixe, un concours à qui resterait le plus longtemps sans bouger. Ils s'assirent donc l'un en face de l'autre, sérieux comme des papes. Je m'en allai prendre mon bain chaud. Au bout d'une demi-heure je les trouvai dans la même position mais Werner me fit signe avec les doigts qu'il avait cillé deux fois. Il abandonna presque aussitôt. Amaru ne broncha pas. Il resta encore environ vingt minutes puis il s'étira : « Ceci est impossible quand il fait trop chaud ou trop froid. Mais aujourd'hui, c'est un temps idéal. » Puis il alla au pas de course prendre sa douche glacée. Le pouvoir d'Amaru sur les plantes était surprenant : une plante grimpait en spirale autour d'un poteau, près du métier à tisser. Son extrémité semblait avoir oublié le support et s'en allait à l'horizontale à quarante ou cin­quante centimètres du poteau. Amaru s'était assis au métier, y resta à peu près une heure. En une heure la plante avait décrit 180 degrés et reposait sur sa tête. Quand il partit la plante reprit, dans le même temps, sa position vers l'extérieur. « Pas compliqué, disait Werner, ce liseron cherche le soleil, mais il renonce si on lui propose un tuteur pas trop loin. » Le lendemain je me mis une heure à la place d'Amaru. La plante esquissa un mouvement d'un quart d'heure vers moi mais n'alla pas plus loin... 139:222 Une autre fois je trouvai Amaru couvrant des deux mains un pot dans lequel il avait semé du blé. « Je crois, me dit-il, que le corps humain émet des ondes bénéfiques aux plantes. Je mets les mains ainsi quelques minutes, plusieurs fois par jour, et les graines germent plus vite que dans l'autre pot. » Je n'ai pas essayé mais Werner, rentré chez lui, fit des expériences méthodiques : il m'avoua que les résultats n'étaient « pas complètement probants ». Deux ou trois fois nous essayâmes de lancer la conver­sation sur des sujets de religion, politique ou philosophie. Nous amenions notre sujet d'une façon qui nous semblait très naturelle, mais non. Rien. Notre hôte ne mordait pas. Il ne répondait pas un mot ou bien il nous posait à son tour une question comme : « Votre digestion fut-elle bonne, cette nuit ? » Cependant, un soir, j'arrivai à le faire parler. C'était pendant le deuxième « orage ». Je lui demandai brûle-pourpoint : « Connaissez-vous les grandes villes ? » Il me regarda fixement : « Quelques-unes ». -- On est mieux ici, n'est-ce pas ? Il ne répondit pas, il regarda le feu. J'essayai une autre question : -- Comment saviez-vous que nous allions venir ? -- Parce que Werner a dit : Bernard Bouts est un homme libre, il va où il veut. -- Vous pensez que la liberté c'est d'aller où l'on veut ? -- La liberté consiste à suivre l'inspiration normale de l'esprit. J'ai vu les grandes villes. J'ai vu écrit partout « LIBERTÉ ». Mais c'est la liberté d'aller contre la nature, et contre l'esprit, qu'ils veulent. Leur orgueil les aveugle. Ils se croient libres de parler d'Égalité quand tout est inégal dans la nature et d'ailleurs ils créent encore plus d'inégalités. Les vieux semblent résignés mais les plus jeunes sont devenus tout à fait tarés. Ils n'ont aucun courage, aucune discipline personnelle. Ils prennent des allures de « conquistadores », ils parlent de retour à la nature, de vie libre ! Qu'ils viennent donc ici apprendre la liberté véritable, ils verront de quel prix on la paye ! 140:222 Ils cherchent des sensations et si l'un d'eux cherche seule­ment à « faire bien », les autres l'en empêchent. C'est pour­quoi j'ai préféré m'éloigner. Je suis plus près de l'Esprit... » Nous prenions note, Werner et moi. A relire on pour­rait avoir l'impression qu'il parlait d'un ton rageur. Mais non : il parlait calmement, assez bas. Il continua : « Dans les grandes villes on respire mal et on n'a pas le temps de penser. Personne ne cherche à penser. Les autos empestent et font un bruit infernal. Elles sont dans l'enfance et ceux qui les conduisent aussi. Je crois que leurs ancêtres, à califourchon sur leurs ânes, étaient moins ânes que le chauffeur à son volant. Les humains ne retrouveront une certaine civilisation que quand ils cesseront de faire joujou... » Amaru, les coudes sur les genoux, taquinait la bûche avec le bout d'un sabre cassé. Il murmurait : « folklore, fol­klore ». Tout à coup il s'écria : « En voilà un mot qui ne signifie rien ! En somme, je serais, moi, un folklorique ! » -- Il se mit à rire aux éclats. -- « C'est une invention com­me le tourisme, ça va ensemble, ha ! ha ! le touriste cher­che le folklore, le folklore attire le touriste. Ha ! Ha ! C'est à pleurer. *Como si la musica culta no fuese popular !* -- comme si la musique cultivée n'était pas populaire ! Ha Ha ! En somme tout ce que nous faisons est folklori­que ? J'ai vu une fois une école d'art folklorique : des cuillers en bois, des boutons de porte, des poupées, des paniers, des arcs et des flèches ! et tout ça séparé du réel. Dites-moi ! Qu'ils viennent donc voir par ici comme nous faisons deux récoltes par an de blé folklorique... ! » Il termina en disant sur un ton plus bas, entre ses dents : « Mais oui, mais oui, c'est ainsi, -- *asi es*. » Un matin il m'apporta trois plaques d'argent. Dieu sait où il les avait trouvées ? Elles étaient travaillées de telle façon qu'en les plaçant côte à côte, les bords retournés de celle du milieu formaient charnière pour les deux autres. C'était un triptyque destiné à fermer la petite fenêtre de sa maison circulaire. Il me donna aussi des poudres gris bleuté, gris rosé et blanc. Je compris qu'il s'agissait de faire un émail. Un émail champlevé. Il me pria de dessiner « une Madone et des Anges ». Je fis d'abord un dessin sur un bout du rouleau de papier que Werner avait ap­porté sur son dos avec la carabine. Mais je n'avais aucun moyen de le reproduire sur les plaques d'argent. 141:222 Il me fallut graver directement, puis champlever avec des burins qu'Amaru avait forgés dans une vieille lame d'épée trouvée, disait-il, dans la terre. Le travail fut long, comme on pense. Pendant ce temps Amaru prépara un petit four. De toute évidence il n'en était pas à son coup d'essai. Les plaques furent cuites l'une après l'autre en deux fois chacune : une fois pour les rouges, une fois pour les bleus et les blancs. L'émail fut à point, joliment boursouflé en quelques en­droits. J'aurais bien voulu en faire une réplique pour moi mais nous n'avions plus de plaque. J'en fis cependant deux copies en peinture, à la détrempe, sur bois, que je vernis par la suite et que je fis encadrer, l'une en cuir rouge, l'autre en cuir bleu. Je les gardai longtemps mais fus obligé de les vendre un jour de disette. L'une fut acquise par un ami de Rio de Janeiro, l'autre se trouve sur un piano, dans un salon parisien. \*\*\* Un soir, nous étions à souper quand nous entendîmes au loin le galop d'un cheval. Nous pensâmes aussitôt à notre mule qui avait disparu dès les premiers jours (elle avait simplement pris seule le chemin du retour) ; ça ne pouvait être nos chevaux que nous savions dans le pâturage du bas. Nous vîmes un cavalier à bride abattue sur la crête vers l'Est. Puis il descendit au pas la côte et remonta jusqu'à nous. C'était un jeune Indien en costume du Cuzco à peu de chose près : veste chamarrée, culotte bleu roi, des bas blancs dépassant les bottes plissées à la manière des Gauchos du Sud, poncho rouge frangé de bleu, cha­peau à larges bords cousu au passe-montagne de laine rouge comme nous en avions nous-mêmes. Son cheval, un étalon noir, était couvert d'écume. Il est rare de voir un Indien à cheval. En général ils vont à pied derrière leurs lamas ou leurs ânes. Notre sur­prise était grande. Amaru ne sembla pas surpris. A peine un peu gêné. Le jeune homme bouchonna son cheval avec de la paille, comme on apprend à faire au régiment ; Ama­ru lui servit la soupe et ils parlèrent, par monosyllabes, en Keechua. Il resta environ deux heures et repartit dans la nuit, vers l'Ouest. Naturellement Amaru ne nous donna pas un mot d'explication. Aujourd'hui encore je ne sais rien de plus sur cette visite. 142:222 Quelques jours après nous partions à notre tour. La mule, je l'ai dit, avait disparu. Amaru nous donna pour la route six galettes de pain, deux pots de miel, quatre fro­mages de chèvre et deux sacoches à dessins de laine, divi­sées chacune en trois compartiments remplis d'herbes odo­rantes : « La première, à prendre en infusion, contre le mal de tête. On peut aussi en faire des cataplasmes sur le front. La deuxième, aussi en infusion, contre la « Pu­na », le mal des montagnes. La troisième, des feuilles de coca, à mastiquer, contre la faim. » Il me donna aussi un paquet très petit mais lourd, enveloppé d'un gros tissu de laine, disant : « Vous n'ouvrirez qu'en arrivant chez vous. » Il me dit encore : « Et merci pour la compagnie. » Je crois qu'il ne se référait pas tant à la compagnie de nos personnes qu'à celle que je lui laissais peinte sur les murs. Après nous avoir souhaité bon voyage il revint s'asseoir sur ses talons devant la porte de la grande maison. Quand je me retournai, un peu plus loin, il venait de la fermer... A vrai dire, je n'avais jamais pensé à un salaire pour mon travail. Amaru n'en avait pas parlé non plus, aussi je fus bien surpris quand, arrivé à bord, la semaine sui­vante, j'ouvris le petit paquet de laine. Il contenait cinq gros sols d'or, anciens. #### Allcard Un jour de *Pampero* ([^54])*,* j'étais sur le pont à sur­veiller la tenue des ancres quand je vis un joli ketch noir entrer dans la passe à toute allure (et Dieu sait qu'elle n'est pas facile avec son canal sinueux entre deux bancs de sable). 143:222 *L'Étoile* occupait beaucoup de place dans la partie déjà calme, à l'abri d'un bois de peupliers, mais le ketch passa aisément et mouilla à 200 brasses en amont. Il battait pavillon des Bahamas, c'est-à-dire le pavillon anglais avec un écu au milieu qui disait quelque chose comme : chassez les pirates, rétablissez le commerce. (Ces îles sont maintenant, je crois, indépendantes et doivent avoir un nouveau pavillon.) Un seul homme à bord : Edward Allcard, qui termi­nait ainsi une traversée de cent un jours depuis les Baha­mas, sans escale. Son bateau, le *Sea Wanderer,* était fort connu, mais c'était son quatorzième ou quinzième bateau et le capitaine Allcard passait pour le premier navigateur du monde. On m'a souvent demandé : comment peut-on être le numéro 1 de quelque chose ? -- Question de point de vue, naturellement, ce sont de ces choses faciles à comprendre mais difficiles à ex­pliquer. Beaucoup de gens peignent des tableaux et beau­coup de touristes naviguent ; mais, de quelle manière ? Celui-ci n'est ni un touriste ni un amateur. Capitaine au long cours, architecte naval, historien de la marine, il navigue depuis son enfance. La mer n'a probablement pas de secret pour lui. Nous sommes restés à nous observer de loin, Allcard et moi, pendant près d'une semaine. Il n'est descendu à terre que le lendemain de son arrivée. Tout de suite il est devenu l'ami et le protégé de Robinson-Robertson ([^55]), qui parlait un peu l'anglais. D'ailleurs, Allcard parle l'es­pagnol assez bien. Robinson fit les présentations ; mais, auparavant, All­card était venu, à un moment où il nous croyait à la sieste, tourner autour de *L'Étoile* dans son youyou pliant « very british », en toile rouge ; sans doute pour examiner de plus près *L'Étoile du Jour.* Par la suite, le *Sea Wanderer* dut aller en carénage ; Allcard vint quelques temps à bord de *L'Étoile.* Il habitait la cabine de l'avant et il aimait à passer sa barbiche par l'un des deux hublots, pour humer le temps. Pendant la semaine il écrivait ses livres : « Des mots ! s'écriait-il à la manière de Hamlet, combien de mots ! » 144:222 Mais quand arrivait le samedi il préparait seul le bateau pour sortir. C'est un énorme travail. Normalement il fallait deux heures, à quatre hommes, pour bien faire les choses. Je l'aidais à finir de hisser la voilure (la grand voile pesait plus de 100 kilos). Peu à peu, peu à peu, tout était paré. Il n'y avait plus qu'à larguer les amarres de terre et lever l'ancre. Une fois, Allcard devait aller à Buenos Aires pour quel­que affaire de courrier. Nous voilà partis tous les deux, de nuit, un vendredi soir, par faible brise. Quand nous arri­vâmes le lendemain, à toucher terre, sur la côte argentine, le vent se leva en sens contraire. Quelques bords pour entrer au port et déjà nous entendions le ronron des autos, l'agitation de la grand'ville. « Ah ! dit Allcard, mon courrier peut attendre ! Voulez-vous que nous reprenions le large ? » Et nous voilà qui virons de bord, vogue la galère, et prenons le chemin du retour. Mais le vent forcit : un bon vent par le travers. *L'Étoile* fonçait sans qu'aucun de nous deux voulût parler de réduire la toile. C'est l'éter­nel problème de la vie : faut-il filer de l'écoute ou rentrer de la toile ? Le vent forçait encore et le moment critique arriva. J'allais ouvrir la bouche pour proposer de prendre des ris quand la drisse du grand foc cassa. Le foc tomba tout seul et le bateau se mit le nez dans le vent. Allcard, perché à l'extrémité du beaupré, me cria : « Voyez comme il est intelligent ! Il a su lui-même ce qu'il avait à faire ! » Du coup nous décidâmes de ne pas prendre de ris mais d'amener complètement la grand voile. Il était temps. Une autre fois, nous voulions entrer dans le vieux port de Colonia. Mais il est petit, incommode, et n'a qu'un wharf en bois pourri. Je dis à Allcard : « Voulez-vous qu'on mette la mécanique ? » mais il me répondit : « Oh, non ! non ! essayons d'entrer à la voile. » « Bon, lui dis-je, restez à la barre, moi je fais le matelot, vous n'avez qu'à me dire. » Et bien, il m'a fait trimer ! Courir à l'avant, à l'arrière, « Amène le grand foc ! Pèse la balancine de misaine ! Brasse l'écoute de la grand voile ! Hisse le foc de nouveau ! ... Amène les trois focs ! » Je m'appliquai à faire tomber les trois focs bien ensemble, c'est plus beau mais je n'avais guère le temps de regarder aux alentours. Le bateau vira, je sentis qu'il pivotait sur lui-même et, alors que j'étais occupé à sortir les aussières de la petite écou­tille, je vis Allcard à côté de moi qui disait : « Je crois qu'il n'y a plus rien à faire ! » 145:222 Nous étions stoppés le long du quai, sans le toucher ! Nous passâmes rapidement une amarre à l'avant, une autre à l'arrière, avant que le courant ne nous fasse culer. \*\*\* La nuit suivante est arrivée une régate de bateaux ar­gentins. Il y en avait quarante ou cinquante. La plupart, n'ayant pas osé accoster de nuit, étaient restés mouillés dans la petite baie devant nous. Mais beaucoup se trou­vaient aussi autour de nous. Il ne nous était pas possible de virer pour sortir car nous avions la brise juste devant, venant de terre. Alors Allcard m'a proposé : -- Voulez-vous essayer de faire des « stern boards » ? Nous avons hissé toute la toile et tiré des bords *en marche arrière,* à la voile, entre les petits bateaux. Ceci se fait par un jeu alternatif des voiles de l'avant et de l'ar­rière. Ce n'est guère possible qu'avec une goélette. Ef­frayés, les uns filaient leur chaîne d'antre, d'autres fai­saient des manœuvres précipitées. Ils nous criaient des choses que je ne peux répéter ; ah, nous avons entendu parler de toute notre famille ! Mais nous n'avons touché personne. Une fois dehors, laissant abattre, nous sommes partis. \*\*\* A propos de manœuvres délicates j'ai, aussi, participé à celle-ci. Dans le vieux port de Bahia, à bord de la grosse goélette « Airton » nous n'arrivions pas, à six hommes, à arracher l'ancre. Il n'y avait pas de guindeau. Alors le mestre fit faire, *à la voile, une boucle, avec la chaîne au­tour de la patte de l'ancre :* abattre sur bâbord, un peu en avant ; abattre sur tribord, un peu en arrière ; encore une fois sur bâbord, un peu en avant ; et nous avons arra­ché l'ancre par la patte. C'est une belle manœuvre. \*\*\* 146:222 Depuis ce temps. Edward Allcard a fait beaucoup d'au­tres choses : il a passé le Cap Horn contre le vent : « Trois fois, m'écrivit-il, deux fois exprès », car une fois il avait dû être rejeté violemment dans l'Atlantique ! Il ajoutait : « Je ne vous parlerai pas de mon jeu dans le canal Lemaire. » Puis il est resté sept mois autour de la Terre du Feu pour contrôler ses études historiques sur les premiers navigateurs de ces régions, des Espagnols et non, comme on croit généralement, M. Francis Drake. Enfin il remonta la côte chilienne et de là à Auckland, Nouvelle Zélande, où il laissa son bateau pour rentrer en Angleterre à l'annonce de la mort de ses parents : « En avion, écri­vit-il. Beaucoup plus vite qu'à la voile ! » et il retourna à Auckland en jeep, traversant toute l'Europe, une partie de l'Asie, l'Iran, l'Inde, Sumatra, Java, l'Australie... il retrouva son bateau et, aux dernières nouvelles, il se trouvait à Singapour, construisant... une caravelle ! #### Vers le Sud C'est une courte histoire. Vers la fin de ces deux années passées dans le Rio de la Plata quelques amis arrivèrent à me convaincre d'essayer nos possibilités sur les côtes de Patagonie. ([^56]) 147:222 C'était une folie car un bateau qui est « bon » dans tel climat n'est pas forcément « bon » dans tel autre. *L'Étoile* n'était pas faite pour les « latitudes grondantes ». Nous l'avions chargée de quatorze tonnes de lest en sable d'eau douce pour lui donner plus de force d'inertie. Plus d'erre. Mais alors elle cognait dur contre une mer hachée ; elle fatiguait beaucoup à remonter le vent. Il y a, dit-on, des bonnes et des mauvaises années : c'était une mauvaise an­née. Les grains se succédèrent, dans un ciel gris de plomb, pendant neuf jours, et je n'en voyais pas la fin. Nos jeunes équipiers argentins n'avaient pas l'entraînement physique voulu. Moi-même, harassé de fatigue par les soins à donner au bateau et à mes compagnons, par les quarts prolongés, et avec un doigt cassé, je voyais que je ne tiendrais pas longtemps à ce train d'enfer. D'un commun accord nous décidâmes de revenir. Je fus bien aise de ce changement de route. Ah ! les délices du vent arrière ! Vous voyez ce que je veux dire ? Nous retrouvâmes donc avec joie notre petite rivière uruguayenne. Nos équipiers nous aidèrent à décharger le lest et préparèrent le bateau pour une traversée raison­nable vers Rio de Janeiro ([^57]) avec, peut-être, une escale à Ilhabela. Un après-midi, à l'heure sacrée du thé, nous vîmes entrer une grande vedette blanche battant pavillon argen­tin, avec une sorte de véranda couvrant tout l'arrière. Ce jour-là nous avions mis le nez de *L'Étoile* à terre pour réparer quelque chose à l'extrémité du beaupré. Ces ci­toyens disciplinés, croyant sans doute que tout le monde devait se mettre ainsi, comme les voitures au parc de sta­tionnement, vinrent se placer juste à côté de nous. Il ne faisait pas encore nuit. Alors ils fermèrent les rideaux de la véranda -- car il y avait des rideaux en toile cirée -- pour regarder la télévision. La grand-mère, le père, la mère, les trois enfants, les deux « marins » tout en blanc et le petit chien également tout blanc s'installèrent devant le minuscule appareil, une nouveauté à l'époque. Ils nous invitèrent à regarder aussi mais nous refusâmes poliment. -- Vous n'aimez pas la télévision ? 148:222 -- Oh si ! beaucoup ! -- Mais vous n'avez pas la télévision dans votre... (ils n'osaient pas dire « bateau » en parlant de *L'Étoile* qu'ils considéraient sûrement comme un monstre). -- Mais si ! dis-je, nous l'avons ! -- Et où donc, nous ne la voyons pas ? -- Mais, c'est vous ! nous vous regardons et nous avons le spectacle gratis ! En général *L'Étoile du Jour* n'était pas « persona grata » dans les clubs, que nous fréquentions d'ailleurs le moins possible. Quelques réflexions entendues par ci par là nous ont renseignés : « Que vient faire ici cet éléphant, ce pirate, il tient beaucoup de place ! » Nous étions at­tristés de constater que plus personne ne voyait la beauté d'un noble voilier. Là aussi le progressisme fait croire que tout ce qui est nouveau est nécessairement meilleur. Nous avions parmi nos compagnons et amis un jeune architecte que nous appelions « Fourmi noire » à cause de son inlassable activité. Nous ne savions pas qu'il avait ses entrées dans l'un des deux grands journaux d'Argen­tine. Or, un jour, il nous montra un article en double page, avec photos, plein d'humour et d'intelligence, dans lequel on pouvait lire entre autres choses : « ...Et alors, les vedettes luxueuses qui passent à côté de *L'Étoile du Jour,* LA REGARDANT AVEC PITIÉ, ne se ren­dent pas compte que la véritable culture se trouve à bord de *L'Étoile* et non du côté de la civilisation du plastique et du formica. » Nous ne savons pas l'effet qu'a pu produire cet article dans les milieux des clubs élégants car nous n'y sommes pas retournés. Nous avons appareillé directement pour le Brésil. Nos bons équipiers argentins nous quittèrent, com­me prévu, dans cette île paradisiaque que les cartes appel­lent « Sâo Sebastias » mais dont le nom véritable est « Ilha­bela da Princesa » ([^58]). Ayant récupéré nos vieux compa­gnons nous continuâmes de naviguer au gré de notre fan­taisie, jusqu'en Amazonie. 149:222 #### L'aventure A part Allcard, je n'ai pas l'intention de parler des *grands navigateurs.* Il y en a eu à toutes les époques et dans presque tous les pays. Au surplus, qu'est-ce qu'un grand navigateur ? Ne serait-ce pas simplement celui à qui il n'arrive rien, pour qui tout est normal ? J'ai toujours quelque peine à lire les récits de croisière où l'on parle de « tempêtes », des difficultés de faire le point, de mons­tres fabuleux qui soulèvent les bateaux... A mon avis le gros temps vient plus souvent qu'à son tour. Nous dirons qu'il est normal, et plus dangereux près de la côte qu'au large. Le petit temps est plutôt ennuyeux et finalement ce n'est pas tellement la navigation qu'il faut décrire, que des *caractères de marins.* Des caractères d'humains sur la mer. Le voyage, en soi, le voyage rapide en train, en autobus ou, pire encore, en avion, n'est d'aucun profit. C'est l'arri­vée qui compte, car, si beaux soient les paysages, on les entrevoit ; ils sont fugitifs, insaisissables, hors de notre portée et de notre vie, il n'y a pas de participation pos­sible. 150:222 La navigation c'est autre chose, je crois l'avoir ex­pliqué. Or beaucoup de personnes la confondent avec l'aventure, parce que, pour elles, ce n'est qu'un voyage nouveau, surprenant. C'est vrai au début, mais on s'en lasse vite : « vivre sur l'eau » n'est pas un agrément et ceux qui se font construire des maisons flottantes s'aper­çoivent rapidement que le fait de flotter n'est pas un art. « Avant d'être un bon joueur de football, disait Pelé, le fameux champion, il faut être un athlète et avant d'être un athlète il faut être un homme. » Je dirai : « Avant de naviguer il faut être marin. » Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est pourtant vrai : il faut certaines dispo­sitions morales et physiques. Le rêve d'aventure n'est pas suffisant. Un brave homme construisit, seul, en quatre ans, un voilier de douze mètres, à Asuncion del Paraguay, pour faire le tour du monde. J'ai connu une centaine de person­nes qui firent la même chose, avec les mêmes illusions, et n'allèrent jamais plus loin que le prochain port. Avec une certaine présomption de mauvais augure il emprunta les plans de deux bateaux connus, un allemand et un américain, et les mélangea selon son goût, croyant faire un chef-d'œuvre. La cabine ressemblait à un bar de Munich ; il y plaça la roue du gouvernail, face à un hublot, au ras du pont... avec vue sur le pied du mât. Accompagné de sa femme et du petit chien « Fifi », ils descendirent, au moteur bien entendu, les trois mille kilo­mètres du fleuve, d'Asuncion à Buenos Aires où ils restè­rent sept mois. Ils partirent, toujours au moteur, pour Mon­tevideo et y restèrent également sept mois. Ils se lancèrent enfin pour Punta del Este (une nuit de « voyage »). Ils y restèrent un an, après quoi le bistrot dont ils étaient pro­priétaires à Asuncion del Paraguay ne leur envoya plus d'argent. Il fallait revenir. Le moteur tournait encore mais le gouvernail, dont la mèche était en fer, donnait quelques difficultés. Ils furent jetés à la côte par un « Pampero ». Ultime illusion, le brave homme crut débarquer sur une île sauvage : c'était Carrasco, la plage élégante de l'Uru­guay... 151:222 L'année suivante l'un de nos amis le rencontra, avec sa femme et le petit chien « Fifi », dans un camion astucieusement aménagé en villa roulante. \*\*\* #### Gerônimo Ilhabela da Princesa est une grande île montagneuse avec un sommet de 1300 mètres, couvert de forêts sur un versant tandis que l'autre, en granit rose, tombe à pic dans la mer. Il y a d'autres îles et îlots qui émergent, ir­réels, dans des vapeurs bleues. Nous avons mouillé devant une plage aux eaux tranquilles. J'invitai le Préfet de l'endroit à venir prendre un verre. Il nous dit aussitôt : « Vous avez eu à bord un certain Gérônimo, n'est-ce pas ? C'est un héros ! Savez-vous ce que c'est un héros ? Pour moi un héros n'est pas un aventurier -- quoiqu'il puisse être aventureux -- ni un acrobate -- quoiqu'il puisse faire des acrobaties -- ni un génie -- quoiqu'il puisse avoir des idées géniales. Gérônimo est un héros ! » Nous avions envie de sourire d'abord à cause du ton emphatique, cher aux hommes habitués aux discours of­ficiels, et ensuite parce que, pour nous, Gérônimo n'avait rien d'un héros. C'était un homme très ordinaire : ni grand ni petit, ni blond ni brun, ni calme ni nerveux, ni bête ni intelligent, ni lent ni rapide. Il n'était pas génial mais, comme avait dit le Préfet il lui arrivait d'avoir des idées originales : par exemple, quand il « était bu » (il ne buvait pas beaucoup mais il lui arrivait de temps en temps de se laisser entraîner), il se prenait les pieds l'un dans l'autre et il tombait. Alors il avait peint une *flèche blanche au bout de sa galoche droite.* Ainsi quand il était un peu ivre, des yeux il suivait la flèche ; le pied gauche sui­vait le droit et il n'y avait plus de confusion. N'est-ce pas bien trouvé ? Il avait une manie, ou, si l'on veut, un tic : devant les situations effrayantes, ou simplement surprenantes ou difficiles, il s'exclamait : « Ah ! ve Maria ! ». 152:222 Nous l'avons eu à bord près d'un an. Il faisait bien son travail, parlait peu. Un jour il déclara qu'il voulait travailler à la pêche. Il embarqua sur le *Monte Sinaï*, un chalutier très haut et très vieux. Il partit pour la pêche au sud : quinze jours de navigation, trois jours de charge, c'était la règle. Vingt-deux hommes à bord. Le Préfet nous a raconté à peu près ceci : « Le mois dernier le Mont Sinaï revenait avec une pleine charge de corvinas » quand, vers le sud de l'Ile Santa Catarina, de nuit, par mauvais temps, le moteur s'arrêta. Imaginez ! « Le Mestre, don Miguel, un Espagnol, avait fait sa route par le large de l'Ile parce que, n'est-ce pas, l'entrée du sud est étroite et dangereuse avec vent du sud-ouest, les bancs de sable, les rochers et la grosse barre. Il se trouvait déjà près des Iles Tres Irmas (Les Trois Sœurs). » -- Trop près sans doute, dis-je, c'est une manie chez ces gens à moteur de ne pas laisser assez d'eau entre eux et les caps. -- « Bref, il était assez près des Iles, sans les voir, bien sûr, par ce temps, quand le moteur s'est arrêté. Alors ça n'a pas été long : le vent les a fait dériver sur « Irma de Fora » où les vagues déferlaient à faire peur ; ils ont été drossés sur des rochers gros comme des baleines. « Il paraît que l'équipage s'est réuni sur l'avant, qui était la partie du bateau la moins exposée. Ils ont discuté à perdre haleine sans rien faire, comme toujours. On pou­vait deviner dans la nuit, tout près, une falaise avec des racines d'arbres vers le haut. « Gérônimo trifouillait dans des filins et le câble du chalut en répétant : « Ah, -- ve Maria ». Comme qui dirait : « Quelle histoire ! » Le *Monte Sinaï* craquait sous la poussée des vagues. De temps en temps il était soulevé et retombait lourdement. D'autres fois les vagues balayaient le pont. « Tout à coup, Gérônimo sauta par-dessus bord, sur le rocher, puis dans les remous, et il disparut. En plus des paquets de mer il y avait la pluie, par moments, une pluie glacée. « Au bout de quelques minutes Gérônimo revint avec le double du filin dans la main et dit : « Allez, les gars, tous ensemble ! » et ils établirent ainsi un va-et-vient avec le câble du chalut. 153:222 « Ils sont passé les uns après les autres non sans se cogner, s'égratigner, prendre des bains complets parce que le câble n'était pas raidi. Mais ils sont passés. « Ils étaient là, serrés les uns contre les autre, tout, tran­sis. Don Miguel fit le compte, il en manquait un, le méca­nicien, qui avait dû rester dans sa machine ! « Alors ils recommencèrent à discuter inutilement. Gérô­nimo dit : « J'y vais » et il redescendit par le va-et-vient. Au bout d'un long moment, comme il ne faisait plus signe, ils se mirent tous à crier : « Ge -- rô -- ni -- mo, re -- viens ! ». Le bruit des vagues et du vent étaient assourdissants mais ils entendirent une voix lointaine qui disait : « Attendez ! » « Ils attendirent encore des minutes qui leur parurent des siècles, comme on dit, et la voix de Gérônimo cria « Vire ! » comme au cabestan et ils amenèrent le méca­nicien, ficelé tel un saucisson, blessé mais vivant. Il a dit, paraît-il : « Dépêchez-vous de ramener Gérônimo, le ba­teau va se casser... » A ce moment il y eut sans doute une vague plus grosse que les autres, un grand fracas et une voix qui criait « Ave Maria ! » ... Ils ont raconté que le ciel s'est éclairci et on a vu la lune qui courait à toute, vitesse dans l'autre sens, à travers les nuages ; vous savez. Ils ont vu aussi le *Monte Sinaï* cassé en deux et les deux morceaux chavirés la quille en l'air derrière le rocher... « Le *Monte Sinaï* a été détruit complètement et de Gérô­nimo, on n'a rien retrouvé, ou si peu : cette fameuse galoche, le talon fiché dans le sable d'une plage, avec la flèche blanche qui pointait vers le ciel ! » Bernard Bouts. 154:222 ### Centenaire de Pie IX par Jean Crété L'année 1978 est celle du centenaire de la mort de Pie IX et de l'élection de Léon XIII ; les deux Seuls papes à qui il ait été donné de dépasser les années de Pierre (vingt-cinq ans) sur le trône pontifical. En effet, Pie IX a été pape pendant trente et un ans et quelques mois ; Léon XIII, pendant un peu plus de vingt-cinq ans. ON RACONTE que, lors de la rentrée triomphale de Pie VII à Rome, le 24 mai 1814, tous les futurs papes du XIX^e^ siècle se trouvèrent réunis sur la place Saint-Pierre : Mgr della Genga (le futur Léon XII) et le cardinal Castiglioni (le futur Pie VIII) dans l'entourage immédiat du pape régnant ; dom Maur Capellari (le futur Grégoire XVI) au nombre des religieux ; le jeune abbé Giovanni Battista Mastai-Ferreti (le futur Pie IX) parmi les séminaristes ; le petit Gioacchino Pecci (le futur Léon XIII) qui n'avait que quatre ans, porté par sa nourrice. Une terrible épreuve avait déjà frappé Giovanni Battista Mastai-Ferreti : il s'était trouvé pris de crises d'épilepsie, mal généralement incurable et obstacle absolu au sacer­doce : l'Église, dans sa sagesse, n'admet pas aux ordres sacrés les épileptiques même guéris, de crainte qu'ils ne soient repris d'une crise au cours de la célébration de la messe. 155:222 A la suite d'une bénédiction de Pie VII, le jeune séminariste fut si bien guéri qu'après des années d'épreu­ve, le pape lui accorda la rarissime dispense lui ouvrant l'accès du sacerdoce. Pouvait-il prévoir que le jeune clerc à qui il accordait un tel privilège était prédestiné à devenir son quatrième successeur sur le siège de saint Pierre ? Grégoire XVI éleva Mgr Mastai-Ferreti au cardinalat ; et, tout de suite, on lui fit une réputation de libéralisme qu'il ne méritait pas. La même aventure devait arriver, moins d'un siècle plus tard, au cardinal Pacelli : Dieu donne parfois aux électeurs du pape des grâces d'aveugle­ment qui les portent à élire, pour des raisons humaines, celui que le Seigneur s'est choisi pour guider son Église dans des voies difficiles. \*\*\* Dès la mort de Grégoire XVI, en 1846, les libéraux s'emparèrent du nom du cardinal Mastai-Ferreti, faisant même sur ce nom un jeu de mots facile pour demander au futur pape la voie ferrée (ferrata via) dans les États pontificaux ; mais on lui demandait aussi l'amnistie et l'accès des laïcs au gouvernement. Le conclave élut effec­tivement le cardinal Mastai-Ferreti : et son élection souleva l'enthousiasme de tous les libéraux de la création. Ils avaient à la fois raison et tort : Pie IX devait commencer son pontificat par un essai très imprudent de gouverne­ment libéral des États pontificaux ; mais sa première en­cyclique prouve abondamment qu'il n'était nullement libé­ral en matière religieuse : elle est tout à fait dans la ligne des encycliques de Grégoire XVI qui avait si ferme­ment condamné le libéralisme ; et Pie IX n'aura rien à rectifier à ses premiers enseignements en matière reli­gieuse. Mais, en politique, il aura à tirer les leçons d'une expérience qui se révéla rapidement désastreuse. Élu le 16 juin 1846, à l'âge de cinquante-quatre ans, Pie IX, dès le 16 juillet, accordait une amnistie générale. Cela lui valut une popularité sans bornes. Les révolution­naires adoptèrent la tactique d'acclamer Pie IX et de lui arracher réforme sur réforme. 156:222 Pie IX accorda d'abord des réformes administratives et sociales raisonnables. Ra­pidement, il fut contraint d'accorder des réformes poli­tiques : liberté de presse, garde civique ; institution d'une municipalité romaine et d'une consulte d'État. Ces deux assemblées furent tout de suite dominées par les révolu­tionnaires. Les pires calomnies étaient lancées contre l'en­tourage de Pie IX. Le 11 février 1848, au cri « Plus de prê­tres au pouvoir ! », Pie IX eut le courage de répondre : « Je ne peux, je ne dois, je ne veux. » Son sort, dès lors, était réglé. Il s'efforça de gouverner avec souplesse et fermeté. Même le choix d'un ministre aussi libéral que le comte Rossi ne pouvait sauver la situation. Le 15 novembre 1848, Rossi était assassiné. Le 24, Pie IX, impuissant à juguler la révolution, s'échappait de Rome et se réfugiait à Gaète. Il fallut l'intervention armée de la France pour venir à bout de la république romaine. Le 3 juillet 1849, Rome était libérée. Pie IX n'y rentra que le 12 avril 1850, à jamais guéri de toute velléité de libéralisme politique. Il prit comme secrétaire d'État le cardinal Jacques Antonelli qui devait jusqu'à sa mort, en 1876, servir très fidèlement Pie IX. Ce choix a été très critiqué. Jacques Antonelli avait des mœurs privées fort peu ecclésiastiques ; comme Mazarin et pour les mêmes raisons il eut l'honnête­té de toujours rester simple clerc minoré. Malgré ses faiblesses intimes, il n'en fut pas moins un grand serviteur de l'Église. Exilé à Gaète, Pie IX avait conçu l'idée d'une définition, souhaitée depuis longtemps, du dogme de l'Immaculée-Con­ception de la Sainte Vierge Marie. Après consultation des évêques du monde entier et sérieuse étude de la question par une commission spéciale, Pie IX prononça solennelle­ment la définition le 8 décembre 1854. Le surlendemain, il consacrait la basilique Saint-Paul, entièrement recons­truite, à la suite de l'incendie de 1823, par les soins des quatre papes qui s'étaient succédé pendant ces trente années. Au lieu de dissoudre la commission qui avait préparé la définition de l'Immaculée-Conception, Pie IX la chargea d'une vaste étude sur les erreurs du temps. Dix ans de travail silencieux aboutirent à l'encyclique *Quanta cura* et au *Syllabus errorum* publiés par Pie IX en 1864. C'était la condamnation solennelle de toutes les erreurs alors ré­pandues. 157:222 Le Syllabus ne faisait que reprendre et résumer les avertissements prodigués par Pie IX dans de nom­breuses allocutions consistoriales et plusieurs encycliques. Il souleva la colère des rationalistes et les réserves des catholiques libéraux. La marque caractéristique du ponti­ficat de Pie IX est d'avoir toujours affirmé avec force la vérité révélée et d'avoir condamné sans ménagement les erreurs. Cela lui valut des animosités qui persistent un siècle après sa mort. Sentant encore insuffisant le grand acte de 1864, Pie IX résolut de couronner son pontificat par la tenue d'un concile œcuménique qui affirmerait avec plus de force encore les grandes vérités méconnues ou attaquées par les hom­mes de ce temps. Après plusieurs années de préparation, marquées par de vives controverses, le concile s'ouvrit le 8 décembre 1869. En sept mois de travaux, il put mener à bien deux constitutions dogmatiques : la constitution *De Fide,* votée à l'unanimité moins une voix ([^59]), qui précise à l'encontre des erreurs rationalistes la véritable nature de la foi théologale ; et la constitution *Pastor Aeternus,* votée à l'unanimité des présents, moins deux voix, en l'absence volontaire de plus de cinquante évêques oppo­sants. Cette constitution définit en termes très précis l'in­faillibilité personnelle du pape dans la définition solen­nelle ex cathedra d'une doctrine touchant la foi ou la morale, et affirme également le suprême pouvoir de gou­vernement du pape sur l'Église. Au lendemain du vote de cette constitution, le concile était contraint par la guerre franco-prussienne de suspendre ses travaux. \*\*\* Entre temps, le pouvoir temporel, restauré en 1849, s'était effrité. Napoléon III favorisait l'unité italienne, qui ne pouvait guère se concevoir sans l'annexion au royaume d'Italie de la totalité de l'État pontifical. L'empereur des Français se refusait à admettre cette conséquence ; mais les « patriotes » italiens étaient plus logiques que lui. La politique de bascule du gouvernement français con­servait encore à Pie IX, en 1870, un domaine temporel ré­duit à Rome et à ses environs. 158:222 La guerre amena Napoléon III à retirer de Rome les troupes de ligne, n'y laissant que le corps de volontaires des zouaves pontificaux. L'empire tombé (4 septembre 1870), l'Italie envahit le domaine de Saint-Pierre. Malgré l'héroïsme des zouaves pontificaux, Rome dut capituler le 20 septembre. La ruine du pouvoir temporel était totale. L'année 1870 voyait à la fois l'affir­mation solennelle de la plus haute prérogative spirituelle du souverain pontife et la disparition du domaine tempo­rel qui, pendant onze siècles, avait été la garantie de son indépendance. Dans l'esprit de tous l'année 1871 devait être celle de la mort de Pie IX. L'adage : *Non videbis annos Petri* (tu ne verras pas les années de Pierre) ([^60]), n'avait jamais été démenti. Les voies de la Providence sont insondables : le 16 juin 1871, Pie IX célébrait sont jubilé pontifical, et il devait survivre encore six ans et demi. Ce fut une émotion indicible dans tout l'univers lorsqu'on vit le pontife dé­pouillé de tout pouvoir temporel franchir une limite de temps qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait dépassée. Pendant ce surcroît de vie, Pie IX eut encore bien des luttes à soutenir. En Allemagne, en Espagne, au Portugal, les pouvoirs publics étaient hostiles à l'Église. L'Autriche elle-même dénonçait son concordat. Les grands espoirs fondés sur l'assemblée nationale, à majorité catholique, élue en France en 1871, devaient être déçus. En Italie, l'hos­tilité du pouvoir et des partis était telle qu'on pouvait redouter une invasion du Vatican ou l'impossibilité pour le futur conclave de se tenir à Rome. Ces éventualités ne se réalisèrent pas, mais Pie IX devait les envisager ; ce fut le tourment de ses dernières années. Sa trentième année de pontificat (1876) fut attristée par la mort du cardinal Antonelli, son fidèle secrétaire d'État, et par l'élection en France d'une chambre des députés à majorité anticléricale. Privé de secours humains, Pie IX mit toute sa confiance en Dieu et continua à dénoncer les erreurs, à affirmer les droits de l'Église. Cette constance inébranlable lui attira la haine des révolutionnaires romains qui, après sa mort, tentèrent de précipiter son cercueil dans le Tibre. 159:222 Mais le conclave s'était tenu bien tranquillement au Vati­can, et Léon XIII avait été élu tout à fait normalement ; il devait en être de même de ses trois successeurs ; et, en 1929, le traité du Latran devait enfin restituer au pape un très modeste domaine temporel : la Cité du Vatican. \*\*\* Outre ses qualités de chef suprême de l'Église et d'évê­que d'une Rome rebelle mais toujours aimée, Pie IX avait donné l'exemple des plus hautes vertus. Le procès de béatification fut introduit après bien des délais et fut instruit lentement parmi de graves difficultés : les catho­liques libéraux du XX^e^ siècle -- et parmi eux de nombreux évêques et cardinaux -- ont toujours été très hostiles à la glorification de Pie IX. En 1963, la cause était sur le point d'aboutir ; Jean XXIII s'y intéressait vivement et s'en inquiétait encore sur son lit de mort. Sous le présent pon­tificat de Paul VI, le silence complet s'est fait sur cette cause, et nul ne peut en être surpris. En cette année du centenaire, évoquant la vie et les vertus de Pie IX, nous redoublerons de prières pour ob­tenir de Dieu la grâce de pouvoir, dans un proche avenir, le vénérer sur les autels. Jean Crété. 160:222 ### Note sur la pastorale par Marcel De Corte Dans un de ses récents articles d'ITINÉRAIRES, Louis Sal­leron se demande à juste titre : « qu'est-ce qu'un concile pastoral ? En quoi Vatican II est-il un concile pasto­ral ? ». La réponse, nous dit-il, est toujours la même : On vous l'a répété cent fois : Jean XXIII, Paul VI, le cardinal Felici, et cent autres « autorités » ([^61]). De fait, on nous a dit cent fois que Vatican II avait été un concile pastoral. Mais ce que l'on ne nous a jamais dit, ce que l'on n'a pas dit *une seule fois,* c'est ce qui constitue spécifique­ment un concile pastoral, la nature d'un tel concile, son carac­tère propre, les principes qui le commandent, bref sa DÉFINITION*.* Ouvrons les *Actes du Concile* tels qu'ils ont été publiés à l'in­tention des prêtres et des fidèles concernés au premier chef par cette qualification *pastorale.* Nous n'en trouverons nulle part, je dis bien *nulle part* la définition, autrement dit une proposition dont le premier terme est à définir, le second étant composé de termes connus qui permettent de déterminer les caractères du premier. On nous parlera bien de la liturgie pas­torale, de la charge pastorale des évêques, des prêtres, des mis­sionnaires, de l'Église et des moyens de communication sociale, mais *jamais, au grand jamais* comme disait énergiquement ma grand-mère, on ne nous dira clairement et distinctement *ce qu'est* cette *pastorale* dont on nous bat les oreilles. Mystère ? Tout se passe comme si on nous parlait d'une chose indéterminée, et peut-être indéterminable, de manière à *faire passer sous le mot* des intentions, des calculs, des arrières-pensées que *le forma­lisme verbal dissimule.* 161:222 L'index analytique des *Actes du Concile* publié aux Éditions du Cerf à l'usage du grand public se présente à ce mot *pastoral* de façon anodine à première vue ([^62]). A le lire, sans se reporter aux textes auxquels il renvoie, on se dit : « *La Pastorale,* mais c'est ce que fait le clergé depuis toujours » : enseigner la Parole de Dieu et la Tradition ainsi que le catéchisme, célébrer le Saint Sacrifice de la messe, dispenser les Sacrements, bref nourrir *surnaturellement* les âmes des fidèles, comme un bon pasteur nourrit ses brebis de l'herbe des meilleurs pâturages. Telle était en effet la pastorale de jadis : on n'en connaissait pas le mot qui est relativement récent ([^63]), mais on en traduisait la substance *surnaturelle* conformément à son contenu et à sa finalité *surnaturelle.* L'index en question ne renvoie évidemment pas à une défini­tion quelconque de la *pastorale* qui caractérise Vatican II *essen­tiellement :* « on vous l'a dit cent fois ! ». C'est pour le moins étrange puisque ce concile s'est voulu cent fois *expressément* « pastoral » et se distinguer par là de tous les conciles *dogma­tiques* antérieurs qui proclamèrent tant de vérités de foi, autre­ment dit tant de *certitudes* surnaturelles. Pouvons-nous donc être sûrs que tous les évêques réunis en concile, en dépit de leur quasi-unanimité de surface, étaient et sont encore d'accord sur cette « pastorale » *évanescente, incertaine ?* Ce qui se passe sous nos yeux dans presque tous les diocèses du monde nous incline au scepticisme et au relativisme : « Sou­vent *pastorale* varie ; bien fol est qui s'y fie ! ». Louis Salleron a parfaitement raison d'assurer que, depuis Vatican II, concile qui se veut pastoral et rien que pastoral, « nous baignons *dans l'anarchie, au* plan des idées comme au plan des faits ». Il est en effet indubitable qu'entre Vatican II et l'anarchie qui règne actuellement dans l'Église catholique (et dont on ne voit pas la fin) il y a *une relation de cause à effet.* Sous la conduite de nos pasteurs dûment « pastoralisés », le troupeau, au lieu de se rassembler, se divise, se disperse. C'est paradoxal, mais c'est comme ça*.* Dans l'anarchie, chacun tire à hue et à dia. Anarchie signifie opposition, antinomie, incompatibilité, inconséquence. Il n'y a pas la moindre cohérence dans une pensée ou dans une situa­tion anarchique parce que le propre de l'anarchie est de nier la pertinence logique du principe de contradiction, sur lequel, repose tout l'édifice de nos connaissances, tant théoriques que pratiques, et de nos actions : « Il est impossible d'affirmer et de nier à la fois une même chose sous le même rapport ». Une « sphère cubique » est une notion contradictoire en soi. 162:222 Or le premier exemple que l'index analytique du concile nous donne du *pastoral* est relatif à la liturgie, plus précisé­ment au paragraphe 4 de la *Constitution sur la liturgie*, le pre­mier texte que le concile ait approuvé, à une énorme majorité par 2147 voix contre 4, et qui fut promulgué le 4 décembre 1963. Lisons-le posément : « Obéissant fidèlement à la Tradition, le concile déclare que la sainte Mère l'Église considère comme *égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus* et qu'ELLE VEUT A L'AVENIR LES CONSERVER ET LES FAVORISER DE TOUTES MANIÈRES ; et il souhaite que, là où il en est besoin, ON LES RÉVISE ENTIÈREMENT, avec prudence, dans l'esprit d'une saine tradition, et qu'on leur rende une nouvelle vitalité en accord avec les circonstances et les nécessités d'aujourd'hui. » Que tirer de ce texte, sinon que la liturgie pastorale, la pre­mière de toutes les pastorales, et l'exemple, la règle et l'assise de toutes les autres, *est fondée sur une contradiction éclatante,* sur deux propositions incompatibles qui affirment et nient le même élément de connaissance ? Car enfin *conserver et favo­riser de toutes manières tous les rites légitimement reconnus* et, d'autre part, *les réviser entièrement*, je dis bien *entièrement* (même avec la double restriction : « là où il en est besoin » et « avec prudence ») s*ont deux propositions qui jurent logique­ment -- et ontologiquement -- d'être ensemble :* on ne peut à la fois et sous le même rapport CONSERVER DE TOUTES MANIÈRES et RÉVISER ENTIÈREMENT quoi que ce soit. Par cette fissure -- qui allait s'élargir en faille profonde, abyssale --, tout le concile allait déverser ses flots de salive et d'encre dans « la pastorale ». Qui tient la liturgie tient tout le reste : *lex orandi lex credendi.* « Là où il en est besoin » allait devenir « partout », « universellement ». Quant à la circons­pection, on pouvait d'ores et déjà dire : « Adieu prudence ». La « grande mutation » *exigée* par « la mutation » du XX^e^ siè­cle allait commencer. Benoîtement, comme il convient. Il s'agissait pour les conjurés dont on sait maintenant qu'ils manœuvrèrent le concile et l'imprégnèrent de « l'esprit » que l'on sait, de libérer leur action -- baptisée *pastorale* -- de toutes les contraintes que lui impose une doctrine immuable depuis deux mille ans, et par là, par leur action, par LEUR *pastorale*, de « rendre » à la liturgie et, dès lors, aux vérités surnaturelles qu'elle véhicule, « une nouvelle vitalité *en accord avec les circonstances et les nécessités d'aujourd'hui *»*.* Autre­ment dit, il s'agissait de provoquer, par le biais de la pastorale, une « mutation » du contenu doctrinal de la pastorale qu'on avait toujours mise en œuvre, de manière à ce que la pastorale nouvelle, chargée d'une nouvelle teneur, désormais, puisse cor­respondre à la « mutation » du monde moderne, et permettre à l'Église « rajeunie », « renouvelée, « soulevée par l'Esprit », de s'insérer dans ce monde d'où elle était exclue depuis deux ou trois siècles d'immobilisme. 163:222 Que le pape actuel soit le principal responsable de l'orien­tation « pastorale » du concile (et des conséquences désastreu­ses qui en découlent) ne fait aucun doute. Dès 1958, il annon­ce la couleur : « L'Église cherche à *s'adapter* au langage, aux coutumes, aux tendances des hommes de notre temps, *tout absorbés par la rapidité de l'évolution matérielle et tellement* EXIGEANTS POUR LEURS PARTICULARITÉS INDIVIDUELLES. Cette ou­verture ([^64]) -- A L'INDIVIDUALISME ! -- et dans l'esprit de l'Église. LES CONFINS DE L'ORTHODOXIE NE COÏNCIDENT PAS AVEC CEUX DE LA CHARITÉ PASTORALE. La charité PASTORALE à l'égard de ceux qui sont loin s'exprime en un mot : « rapproche­ment » ([^65]). En 1962, il réitère le thème : « L'Église se propose, par le prochain concile, d'entrer en contact avec le monde... Elle tâchera d'être... aimable dans son langage et dans sa manière d'être » ([^66]). Le fameux discours de clôture du concile amplifie le sujet : « L'Église du concile s'est beaucoup préoccupée de l'homme... La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est ren­contrée avec la religion de l'homme qui s'est fait Dieu... Une sympathie sans bornes a envahi le concile tout entier. La dé­couverte des besoins humains et ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand -- a absorbé l'attention de ce Synode... Sachez reconnaître notre NOUVEL humanisme -- ajoute-t-il à l'adresse des négateurs de « la transcendance des choses suprêmes » -- est-ce Dieu rien ne nous le dit -- NOUS AVONS PLUS QUE PERSONNE LE CULTE DE L'HOMME » ([^67]). « Toute cette richesse DOCTRINALE -- nouvelle donc comme « le nouvel humanisme » et tirée de lui ! -- ne vise qu'à une chose : *servir l'homme...* Tout cela et tout ce que nous pourrions dire sur *la valeur humaine du concile* a-t-il, peut-être, fait dévier *l'Église du concile* vers les positions anthropocentriques prises par la culture moderne ? *Non, l'Église n'a pas* *dévié, mais elle* s*'est tournée vers l'homme *» ([^68])*...* « *Tout* y a été orienté à *l'utilité de l'homme...* La religion catholique, *dans sa forme la plus consciente et la plus efficace comme est celle du concile,* proclame qu'elle est TOUT ENTIÈRE *au service de l'homme *» ([^69]). La Cons­titution Gaudium et Spes, marquée d'un bout à l'autre par la pensée montinienne, le redit : « *Tout* sur terre doit être *ordonné à l'homme* comme à son *centre* et à son *sommet *» ([^70]). 164:222 Nous retrouvons ici, fulgurant à nouveau, la même contra­diction, prélude au tête-à-queue de l'Église, que nous avons relevée dans le texte de la *Constitution sur la liturgie,* élargie cette fois à la totalité de l'Église -- et du monde associés --, universalisée, et dont la déchirure va fendre d'un bout à l'autre la tunique sans couture du catholicisme : si « *tout* sur terre doit être *ordonné à l'homme comme à son ce*n*tre* et à son sommet », il est clair, à moins que les mots n'aient plus de sens, que « l'Église du concile a dévié vers les positions *anthropo­centriques* prises par la culture moderne ». Avec un seul grain de logique dans l'esprit, on le comprend tout à trac. Comment en aurait-il été autrement, lorsqu'on sait « l'admi­ration et la ferveur » que le pape éprouve pour la modernité. Jean Guitton nous l'a révélé avec une sorte d'étonnement : Jamais, avant d'avoir entendu Paul VI, je n'avais entendu parler du « monde » avec un tel accent d'admiration, de fer­veur » ([^71]). « Notre témoignage, accorde d'ailleurs Paul VI, est un signe de l'attitude de l'Église envers le monde moderne une attitude faite d'attention, de compréhension, d'admiration et d'amitié » ([^72]). Et il s'agit bien ici « *du monde tel qu'il se présente à l'Église d'aujourd'hui *» ([^73]), sans un « hormis », un « sauf », un « à part ». Tout le monde, il est si beau et si joli. « Cette attitude *caractéristique de l'Église d'aujourd'hui *», ([^74]) définit, si l'on peut dire, *la pastorale* *caractéristique du concile,* dont nous contemplons avec une sorte de terreur les dévasta­tions, dans la foi et les institutions divines de l'Église. Que cette pastorale soit différente *toto caelo* de la commu­nication des mystères du christianisme et du surnaturel qui définissait l'ancienne pastorale, dont le nom était ignoré ([^75]) et dont *toute* la finalité avait Dieu *pour centre,* le concile ne nous le cache pas : « Cela suppose *une autre mentalité* que nous pouvons qualifier de *nouvelle :* l'Église admet franche­ment les valeurs propres des réalités temporelles et reconnaît que le monde *mérite des louanges dans son propre domaine,* même s'il est profane, laïc, séculier » ([^76]). 165:222 Et Paul VI de com­menter : « La célèbre Constitution *Gaudium et Spes* est tout entière un encouragement à cette attitude spirituelle *nouvel­le *» ([^77]). Il ajoute : « Les mots importants » du concile, « ceux *qui définissent son esprit* et forment l'esprit de tous ceux qui se réfèrent à lui, *qu'ils soient ou non dans l'Église* sont : *nou­veauté* et *aggiornamento *»... « le mot *nouveauté* nous a été donné comme un ordre, comme un programme » ([^78]). Paul VI disait un peu plus tôt qu'il « tient beaucoup à ce mot » parce qu' « il répond à la caractéristique de notre temps » et parce que, « si le monde change », l'Église doit changer à son tour : « Nous sommes tous, *Églises comprises,* engagés dans la naissance d'un monde nouveau », dans le mouvement de l'histoire « pour le progrès de l'humanité », « dans une croisade pacifique pour le salut de l'homme qui consiste en l'établisse­ment d'une communauté mondiale et fraternelle » ([^79]). A cette fin, « l'Église offre son aide aux États pour promouvoir *un humanisme plénier* -- n'allons pas croire qu'il soit question d'un humanisme débouchant sur Dieu -- C'EST-À-DIRE LE DÉVE­LOPPEMENT INTÉGRAL DE TOUT L'HOMME ET DE TOUS LES HOMMES, elle se place *à l'avant-garde de l'action sociale* et elle doit ten­dre tous ses efforts pour appuyer, encourager, pousser les ini­tiatives qui travaillent à la *promotion intégrale de l'Homme *» ([^80]). « Il s'agit de *construire un monde* où tout homme, *sans excep­tion de religion,* de race, de nationalité, puisse *vivre une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes* qui lui vien­nent des hommes et d'une *nature insuffisamment maîtrisée *» ([^81]). Si la pastorale nouvelle n'occupe pas les mêmes « positions *anthropocentriques* prises par la culture moderne », et par les idéologies économiques, politiques, sociales (libéralisme, socialisme, communisme), si elle ne diffère pas totalement, radi­calement, absolument, de la pastorale dont le peuple chrétien s'est nourri pendant deux millénaires, c'est à ne plus rien com­prendre. Mais si nous mettons là à nu le très simple secret de la pasto­rale nouvelle, nous comprenons alors pourquoi celle-ci est inséparable, pour le pape, de l'œcuménisme nouveau qu'il préconise, où il ne s'agit plus de rapprocher les croyances *surnaturelles* des divers christianismes, mais de rassembler toutes les religions dans une même croisade strictement *huma­niste.* 166:222 Dans son allocution du 2 juillet 1969, Paul VI les joint : « *toutes les Églises* » sont englobées dans un monde qui évolue et qui change ; elles ont une fin commune : la réalisation du « désir légitime de tous les hommes d'aujourd'hui : faire, con­naître et avoir plus pour être plus » ([^82]). En d'autres termes, l'Église doit « assumer la gigantesque et merveilleuse civilisation de la science, de l'industrie, de la tech­nique, de la vie internationale de notre temps » ([^83]), civili­sation dont la tâche unique est la conquête, la maîtrise, la possession du monde matériel. Mais la pastorale nouvelle inaugurée par le pape et par le concile ne serait pas complète si elle n'était en outre politique et sociale, et si elle ne favorisait pas de toutes ses forces toutes les formes de la démocratie et tous les Droits de l'Homme : « L'Église croit *très fermement* que la promotion des Droits de l'Homme est une requête tirée de l'Évangile et *qu'elle doit occuper une place* CENTRALE *dans son ministère *» ([^84])*.* Des textes innombra­bles en font foi, si l'on peut dire sans jeu de mots. Parlant à la population du bidonville de Tondo, Paul VI s'exclame : « L'Église vous aime. Qu'est-ce que cela veut dire que l'Église vous aime ? ». On s'attendrait à ce qu'il dise avec tous ses prédécesseurs : « Parce que votre détachement des biens de ce monde, même forcé, même pénible, vous prédispose particuliè­rement à vous libérer du péché originel et à recevoir le message surnaturel de Quelqu'un dont le Royaume n'est pas de ce monde. » Mais non : « *Cela veut dire que l'Église reconnaît en vous votre dignité d'hommes,* de fils de Dieu, *votre égalité avec les autres hommes...* L'Église doit encourager *votre libération économique et sociale...* et *reconnaître vos droits fondamentaux dans tous les domaines...* Le Christ proclame l'égalité et la fra­ternité de tous les hommes » ([^85]). Paul VI n'hésite pas un instant à rattacher la Révolution française à l'Évangile et à proclamer une politique tirée de l'Écriture Sainte. La Révolution française n'a de laïque et d'anti­clérical que la surface et l'apparence : « Bien qu'elle fût *parée* de laïcisme et bien qu'elle *apparût* comme une protestation contre l'Église, *ses raisons étaient* PROFONDÉMENT *chrétien­nes *» ([^86])*.* 167:222 La mère de toutes les révolutions modernes et contem­poraine est la génitrice de « la société en mutation » d'au­jourd'hui, et la pastorale nouvelle se doit de s'adapter à son message. La puissance de la pastorale nouvelle est désormais mise au service de la révolution internationale, du marxisme, dont le pape ne condamne que « l'athéisme *militant --* tout est dans la nuance ! --, comme le font voir Manille, l'Amérique latine, une bonne partie de l'Afrique, le Vietnam, et tous les foyers d'incendie qui couvent et éclatent dans le monde. « Saint » Camillo Torrès a fait souche dans le clergé et dans la hiérarchie catholique. La pastorale nouvelle tourne ainsi *délibérément, sciemment, volontairement,* le dos à la pastorale traditionnelle dont les échos perçus en mon enfance retentissent encore dans mes oreilles, et qui se trouve aujourd'hui raillée, méprisée ou reléguée cyniquement aux vieilles lunes. Elle est *délibérément, sciem­ment, volontairement* tournée vers le monde en ce qu'il a de spécifiquement moderne. Paul VI, commandant et pilote du concile, ne le dissimule nullement : « Pourquoi le concile s'est-il attaché à considérer *les valeurs modernes* PLUTOT QUE *les vérités à connaître et à croire ?* Pour deux raisons : la première est de *s'approcher davantage de la mentalité moderne...* La seconde qui a conduit à *l'estimation --* évidemment positive ! -- *de ces valeurs* PLUTÔT *qu'aux recherches objectives et aux définitions dogmatiques* EST SON BUT PASTORAL*. *» ([^87]) Si nos analyses et nos rapprochements de textes sont exacts, il n'est plus question de s'appuyer sur les données objectives de la foi que SECONDAIREMENT*.* Les communiquer au peuple chrétien et aux peuples païens de manière à les faire adhérer objectivement à la lumière surnaturelle qu'elles diffusent de façon à bien diriger leur conduite, est de moindre importance. *Ce qu'on a toujours fait* doit être désormais abandonné. La règle en question ne vaut plus : *insta opportune, importune.* Ces vérités objectives sont désagréables aux gens du XX^e^ siècle. Il faut donc au contraire adopter « les valeurs » du monde moderne, les réaliser avec les croyants et les incroyants, « obéir au devoir d'évangélisation » qui détermine le pape à placer le monde moderne au-dessus du monde de la foi en exécutant ce tour de passe-passe impossible qui consiste à proclamer leurs valeurs *communes* et en fondant derechef la pastorale nouvelle *sur une contradiction* logique et ontologique. Ces valeurs du monde moderne se rassemblent dans « le progrès de l'humanité en vue d'une terre nouvelle et des cieux nouveaux où la justice sera parfaite » ([^88]). Le lecteur moderne imbibé des valeurs modernes comprendra aussitôt que cet avenir se fera *ici-bas.* 168:222 Le vieux rêve millénariste des hérésies politico-chrétiennes nous est proposé comme modèle. Ce modèle est réalisable *ici-bas.* « La paix » qui en résultera « n'est pas impossible » ([^89]), car « la paix est *la fin du* MONDE PRÉSENT, c'est le destin du progrès... Il faut *aujourd'hui, tout de suite, une éducation idéologique nouvelle --* et non point la grâce de la foi, car la foi n'est tout de même pas une idéologie pour le pape ! -- l'éducation à la paix » ([^90]), à « la sincérité, la jus­tice, l'amour dans les rapports entre les États, entre les cito­yens, ainsi qu'à la liberté des individus et des peuples *dans toutes ses expressions *» ([^91])*.* Cette clausule est énorme et ne peut être le fait que d'une suspension du jugement dans l'esprit du rêveur, de l'utopiste qui la profère. La pastorale moderne est chargée de s'adapter à la menta­lité moderne pour favoriser la liberté *dans toutes ses expres­sions.* Pourvu que l'on suive *strictement* les directives de cette pastorale, en accord du reste avec l'esprit moderne, le pape déclare dès lors généreusement « qu'il va y avoir une période de plus grande liberté dans l'Église... moins d'obligations léga­les et moins d'inhibitions intérieures... » ([^92]). « Tout arbitraire sera aboli » ([^93]), SAUF à l'égard de ceux qui refuseraient ces instructions pastorales nouvelles et s'en tiendraient à l'ensei­gnement traditionnel de l'Église, à la Sainte Messe tradition­nelle, au service des Sacrements traditionnels. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, valeur suprême du monde moderne. La nouvelle pastorale est bien la Révolution d'Octo­bre dans l'Église. Le pape le fait bien voir à Mgr Lefebvre : il ne s'agit plus -- et le ton est impératif -- d'en revenir à « l'Ancien Régime » pastoral de l'Église. Révolution copernicienne aussi dans l'Église : au lieu de passer du dogme à la pastorale qui en reçoit la régulation, on passe d'une pastorale *nouvelle* (puisqu'elle ne reçoit plus sa règle des vérités objectives qu'il faut croire) à un dogme nou­veau : celui de l'amour universel entre les hommes : « *Au fond,* UNE SEULE IDÉE EST VRAIE ET BONNE (relisons bien cette phra­se) : *celle de l'amour universel, c'est-à-dire de la paix *» ([^94])*.* Pas un mot des perspectives surnaturelles en cette pastorale. Et comme l'action ne débouche jamais uniquement sur elle-même, comme elle aboutit toujours à l'effectuation d'une chose, idée ou réalité, dans l'existence, la pastorale nouvelle mène, à travers « l'anarchie dans les idées et dans les faits », à une religion nouvelle, et le messianisme humanitaire, à travers « l'autodémolition de l'Église », à une nouvelle Église. 169:222 Comme l'écrit Jean Madiran, « *une* AUTRE *religion* est, jour après jour, mise en place un peu partout, dans l'enseignement, dans la liturgie, dans les institutions et dans les mœurs, mettant les âmes en péril » ([^95]). Tout récemment, à une « Eucharistie » de Première Communion, un vicaire général d'un diocèse que je connais, s'adressant en démagogue aux enfants qui venaient de s'approcher de la Sainte Table, leur disait : « Vous venez de suivre une « catéchèse » de deux ans. Il vous faut désor­mais oublier tout ce qu'on vous a appris là. Vous n'avez plus qu'à suivre votre conscience. » Une bonne petite religion à soi, une religion du Moi, en harmonie avec la religion indivi­dualiste et séculière de la « société en mutation » où nous som­mes, voilà le nouveau christianisme dont la pastorale nouvelle accouche. L'humanisme pur et simple de la pastorale nouvelle entraîne peu à peu l'humanisation pure et simple du christianisme, ainsi que le montre la religion nouvelle que prêchent aujourd'hui LIBREMENT *trop de prêtres et d'évêques qui ne croient plus en Dieu,* ou qui ne croient plus qu'en un dieu qu'ils se sont fabri­qué eux-mêmes, sans recourir aux vérités *objectives* de la foi, un dieu qui ne siège qu'en leur pensée, fait corps avec elle, coïncide avec leur Moi respectif : « L'Église, c'est moi, Dieu c'est moi, obéissez ! » C'est ainsi que nous apprenons de la bouche ou du porte-plume de nos nouveaux pasteurs que le Christ est un homme comme les autres ; qu'il est né comme tout homme d'un père et d'une mère selon la chair ; que les évangiles de l'enfance sont des mythes ; que le Christ a été un zélote, un agitateur social, qu'il n'est pas ressuscité en son corps mais dans l'ima­gination des apôtres (je l'ai entendu moi-même, *le jour de Pâques,* de la bouche d'un prédicateur en pleine église) ; que « son projet fut de tirer la force explosive du prophétisme judaïque, les forces de révolte qu'il y a dans l'Ancien Testa­ment, de l'isolement où elles se trouvaient reléguées, pour les lancer dans le monde contre la force de l'Empire romain » ; que « c'est par réalisme politique (*sic !*) qu'il forme son Église avec des gens simples pour les lancer à l'assaut du peu­ple romain ; que son attitude est foncièrement révolution­naire » ([^96]) ; que « l'Eucharistie » n'est qu'un « repas com­munautaire » ; que le Décalogue est un recueil de sinistres tabous périmés ; qu'il n'y a plus de commandements de l'Église ; qu'il n'y a plus de sacrements qui réalisent ce qu'ils signi­fient ; qu'on perd son temps à chercher dans l'Écriture l'ins­piration du Saint-Esprit... etc. 170:222 Cette entreprise de pastorale nouvelle, les papes antérieurs en avaient bien deviné la perversion. Elle avait été à l'avance condamnée par eux en termes qui ne se prêtent à aucune fre­laterie, à aucune entourloupette de style italien. Leur réproba­tion contredit Paul VI à angle droit : « Vouloir concilier la Foi avec l'esprit moderne, écrit saint Pie X dans l'Encyclique *Pascendi,* cela mène non seulement à l'affaiblissement de la Foi, mais à sa perte totale. » Conçoit-on une pastorale conciliante a l'esprit moderne qui décime le clergé, dépeuple les séminai­res et les couvents, vide les églises ? C'est celle que nous subis­sons. « On a récemment demandé au christianisme, s'il veut encore conserver quelque importance et dépasser le point mort, de s'adapter à la vie et à la pensée modernes... *Quelle erreur* qui cache bien l'illusion d'esprits superficiels », réaf­firme Pie XII ([^97]). C'est la très nette, l'indiscutable condamna­tion, prophétique en quelque sorte, de la pastorale montinienne. Un pape peut-il ouvertement renier un de ses prédécesseurs immédiats sans être suspect... « d'erreur » ? N'est-ce point d'un « esprit superficiel » que de déclarer qu' « à partir du concile s'est propagée dans l'Église une onde de sérénité et d'optimisme, un christianisme stimulant et posi­tif, ami de la vie, des hommes, des valeurs terrestres... débar­rassé de tout rigorisme moyenâgeux, de toute interprétation pessimiste des hommes et de leurs mœurs » ([^98]). Vraiment, il n'y a de pire aveugle que celui qui prend sa cécité pour de la clairvoyance. Et Paul VI de renchérir en 1976, le jour de la saint Jean-Baptiste, devant une cohorte au garde-à-vous de cardinaux (vraisemblablement) ahuris : « Une vague de spiritualité intense est en train de soulever le monde : il faut être aveugle pour ne pas s'en apercevoir. » La pastorale nouvelle grimpe là au point culminant de son triomphe dans les nuées. Son origine n'est d'ailleurs pas douteuse. Elle procède d'un autre prince des nuées. Nous lisons en effet tout son programme dans *Science et Christianisme* de Teilhard : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espérances célestes du Christia­nisme que si, PRÉALABLEMENT, *le christianisme se convertit* (*pour les diviniser*) *aux espérances de la terre.* » ([^99]) 171:222 Mais au-delà de Teilhard, il faudrait remonter pour la découvrir aux débuts de la pensée moderne et à sa caractéris­tique propre : le *subjectivisme,* le soliloque passionné du pen­seur enfermé dans son « poêle » ou dans la tour d'ivoire sans fenêtres de son esprit, la volonté consécutive qu'a ce penseur de construire un monde nouveau dans lequel se déploie son *Moi* autonome, et la prodigieuse volonté de puissance qui éma­ne de cette intention. Paul VI n'en est pas dépourvu. Marcel De Corte. 172:222 ### Sentinelle où en est la nuit ? par Paul Bouscaren *Custos, quid de nocte ?* Sentinelle, où en est la nuit ? Sentinelle, où en est la nuit ? Comme ce cri du pro­phète (Isaïe, 21/11) retentit redoutablement aux oreilles de notre aujourd'hui ! J'essaierai de répondre, sentinel­le entre les autres, les yeux grands ouverts sur la nuit des pauvres hommes, la foi au cœur en l'aurore de Dieu, chaque jour si nous voulons. *Sator -- Arepo -- Tenet -- Opera -- Rotas :* intra­duisible, ce carré magique ? 1°) *Hominum sator atque deorum* (Énéide, 1, 254), c'est le père des dieux et des hommes (trad. Maurice Rat, dict. Félix Gaffiot...). 2*°*) *Arepo* est l'anagramme inverse de *Opera* *;* pourquoi pas, en conséquence : le Créateur ? 3*°*) *Opera -- Rotas.* Pourquoi pas : ses œuvres, les roues, -- c'est-à-dire : les choses instables, puisque *rota,* la roue, est le symbole de l'instabilité (dict. Gaffiot) ? Sur­tout en opposition avec *Tenet,* tient fermement. 173:222 Donc, il y aurait le sens : Dieu créateur tient ferme­ment ses œuvres instables. Et pour dire amen, l'inclusion secrète : alpha Pater noster oméga, que l'on interprète : Dieu règne sur l'univers. \*\*\* La pire instabilité du monde aux mains du Seigneur Dieu, ce n'est pas, primo, sans la dignité de cause de l'hu­maine action ; mais, secundo, notre action a besoin, tou­jours, et avant tout, de notre prière, qui est notre action la plus puissante, et pour nous-même, et pour les autres. -- Ce que l'on veut, s'y mettre. Et le ciel aidera. -- D'abord y mettre Dieu. Ora et labora. Avons-nous la foi, que nous nous arrêtions si peu au fait que les Évangiles ne disent rien avec plus de force que notre besoin de prier toujours, et que nous devons tout attendre de cette toute-puissance suppliante, stupidement trouvée superstitieuse en Marie pleine de grâce ? Marie, Mère de Jésus-Christ, dites-nous que vous êtes la prière mère de notre salut. On respire ou l'on étouffe, et de même on vit libre ou l'on étouffe, tout le monde a des oreilles pour entendre cela, mais qui donc en a pour entendre la traduction chré­tienne de la même vérité : on respire ou l'on étouffe, et de même on prie ou l'on étouffe ? Avec cette précision que la prière est une respiration qui rend l'air toujours plus pur, comme l'âme s'élève. Changer la vie, quel moyen ? Prier pour que la vie change. Ma prière pour les miens, c'est qu'ils prient. Mes enfants, Dieu fasse qu'ils prient. Le monde que Dieu a aimé jusqu'à vouloir en mourir, je prie pour qu'il se mette ou se remette à prier. Je prie pour l'esprit de prière qui aimait le chant de l'Église. \*\*\* Tout le monde fait des sottises, inutilement pour les sots. \*\*\* 174:222 « L'heure de vérité », pour notre information, c'est lorsqu'il devient impossible de ne pas reconnaître que ça va mal, très mal, que l'on ne peut échapper, à quoi ? A la catastrophe contre quoi l'on ne savait d'autre ressource que de mentir, obstinément. On n'avoue rien de ce genre, et l'on parle de « l'heure de vérité ». \*\*\* L'homme n'est qu'un mot s'il n'est pas les hommes ; de l'animal raisonnable, il n'y a pas plus la vie de rai­son sans le milieu social qu'il n'y a la vie animale sans le milieu physique ; l'être arrêté à soi pour se définir, fort bien, mais l'existence veut ses causes pour l'obtenir ; que la géo­métrie tienne les propriétés du triangle rectangle de sa définition, pourquoi pas, mais l'idéologie est l'âne de la fable imitant le petit chien, avec des droits de l'homme selon son être ab­solument défini, sans égard, avant, pendant, et après, aux conditions de l'existence d'un tel être exerçant de tels droits ; si la liberté consiste à disposer de soi-même com­me en étant le seul proprié­taire, l'homme libre (comme le triangle est rectangle) est incapable et de Dieu et de César, et de religion et de politique ; voilà quelle ca­tastrophe nous avons sous les yeux, mais être moder­ne « crève agréablement les yeux », et l'âne frotte l'âne. \*\*\* L'obéissance n'en est pas une, avec le chef démocra­tique faisant voir comme lui pour vouloir comme lui ; faisant donc partager son erreur s'il fait erreur, mais d'abord sa fausse conception de l'autorité. Faire penser pour faire vouloir, le tota­litarisme est la logique du démocratique. Maurras di­sait que s'il fallait être dé­mocrate, il faudrait être communiste ; encore pis, s'il faut être démocrate, il faut être totalitaire ; peu d'es­prits le voient, mais c'est en masse qu'y vont les vies. \*\*\* Le théâtre est pour les acteurs un autre monde dans le monde ; pour tous les humains, le monde vi­sible est un théâtre dans le monde total créé par Dieu : ce n'est pas seulement ce­lui-ci, ou nous sommes ac­teurs pour gagner la vie du monde éternel. \*\*\* 175:222 L'évangélisation, de quoi s'agit-il, que sont les apôtres de Jésus-Christ ? Lui-même l'a dit : « Suivez-moi, je fe­rai de vous des pêcheurs d'hommes. » (Mathieu, 4/ 19.) L'évangélisation consis­te à jeter sur les pauvres hommes le filet de Dieu qu'est l'Évangile. \*\*\* Le passé que vous dites mort est mon pain de cha­que jour, c'est de lui que je vis ; vous faites bon mar­ché, il me semble, du vivant d'aujourd'hui que je ne suis pas moins que vous, et com­bien d'autres avec moi ? Et vous-même, à bien regar­der ? On dit familièrement qu'on ne peut pas être et avoir été, il y aurait une vérité humaine beaucoup plus profonde et plus utile à dire qu'on ne peut pas être sans avoir été. Vivre sculpte l'avenir dans le marbre du passé, pieusement, -- ou la vie n'est qu'un rêve, et tourne en cauchemar, à bon enten­deur salut ! \*\*\* Grâce à notre mère, au­cun des neuf enfants que nous étions ne croyait au Père Noël pour les jouets venus par la cheminée, mais au Petit Jésus ami des pe­tits garçons et des petites filles ; je n'ai donc jamais cru au Père Noël, et peut-être est-ce un peu pourquoi, aujourd'hui, l'ouverture de l'Église et la prostitution de la foi évangélique au monde moderne, démocratique et socialiste, m'apparaît, dans l'évidence incroyable d'un rêve, comme le Petit Jésus identifié avec un Père Noël, barbe blanche et nez d'ivro­gne. \*\*\* Comprendre les autres est équivoque : voir leurs rai­sons, fort bien, mais aussi mauvaises qu'elles sont ; mais voilà, impossible peut-être de leur ouvrir les yeux comme on les ouvre soi-mê­me ; et il faut prendre pa­tience, ou être stupide, exi­geant des autres l'impossi­ble, et tout de suite. \*\*\* Le *Figaro* du dernier jour de 1977 m'apprend que « l'intelligence de la politi­que », selon M. Jules Mon­nerot, commence par « l'hé­térotélie, qui désigne la dif­férence inévitable entre l'ac­tion *projetée* et l'action *ac­complie *»*.* Bravo, et que Dieu bénisse et l'ouvrage et l'auteur ! Je le dis d'autant plus sûrement que je re­trouve ici un lieu commun de la spiritualité chrétien­ne : « On ne sait jamais tout le bien que l'on fait en fai­sant le bien, tout le mal que l'on fait en faisant le mal. » Exactement au rebours de la sottise ordinaire : 176:222 « Tout dépend de ce que vous en­tendez par là », il n'est ja­mais vrai que tout ait à suivre de notre action com­me nous *pouvons* la voir, et moins encore comme nous *savons* la voir, le voulant as­sez, ou non, hélas ! \*\*\* Chez l'homme tradition­nel, l'intelligence humaine doit être prière à l'Intelli­gence divine pour le salut éternel de la vie en ce mon­de, créé par Dieu et aux mains de sa Providence. L'homme moderne use de méthode pour que sa raison soit la raison même, afin de « chercher la vérité dans les sciences » et « se rendre maître et possesseur de la nature ». Théoriquement, ceci pourrait avoir place en dépendance de cela ; le fait est que l'humanité s'est fai­te moderne par le passage de la prière à la méthode, irrésistiblement, avec cette explication évangélique de la catastrophe : impossible de servir Dieu et la Ri­chesse ! \*\*\* L'homme est l'animal in­accessible à l'animal, même en lui-même, par le besoin de la vérité. Inaccessible à la faim de l'homme, Dieu est le Pain de la Vérité qui peut seul se donner à nous. L'animal raisonnable, oui, si la raison ou l'intelligence dit ce besoin de la vérité, qui est concrètement le be­soin de Dieu, formellement le besoin de croire ; non pas, c'est l'aberration moderne, si la raison prétend s'accom­plir en méthode qui fasse de la vérité sa création an­ti-divine. \*\*\* *Sentinelle, où en est la nuit ?* Au plaisir de Dieu, pleine d'étoiles. Apocalypse, mais c'est-à-dire Révélation, avec cette prière de la fin qui en est le tout : Seigneur Jésus, venez ! Marana tha. Amen. #### Journal logique Si l'on peut parler d'égalité chrétienne des hommes, il faut donc que l'Incarnation du Fils de Dieu, en le faisant homme, ait fait de lui notre égal ; or c'est notre Seigneur et notre Maître ; et c'est pour être l'unique Sauveur de tous. L'égalité chrétienne des hom­mes, c'est qu'ils sont perdus, tous ayant perdu Dieu ; et que Dieu les appelle tous, de la même perdition, au même salut, -- sans un mot de l'Évangile, mais au contraire, pour dire à égalité l'entraide fraternelle des disciples du Christ dans leur marche en Église vers le Royaume. \*\*\* 177:222 L'homme est-il concevable sans la société ? Oui et non, avec et sans quiproquo du concevable ; car, autre chose, concevoir l'homme par défi­nition de son type spécifique, *s'en faire une idée ;* et autre chose, concevoir *la vie des hommes aux conditions requi­ses,* non seulement pour vivre, mais pour vivre bien : non seulement pour ne pas mou­rir, mais pour avoir bonne santé, etc. \*\*\* Plaidoyer sujet à caution pour un judaïsme antiromain (*Les années obscures de Jésus,* par Robert Aron), tirant à soi Jésus et le christianisme, c'est l'impression ordinaire, parfois plus nettement inquiétante ; avec les Pharisiens (pp. 148-169), cela tourne à l'escamo­tage dérisoire des textes évan­géliques comme ils parlent et se font entendre. « Les Évan­giles également, à les lire ob­jectivement, font la même dis­tinction entre Pharisiens bons et mauvais. » (p. 152). L'ex­ploitation ahurissante de Luc, XIII, 31-33 (ibid.). Saint Paul est venu du pharisaïsme (p. 154), oui, arraché de vive for­ce par le Christ à la persécu­tion des chrétiens, au contrai­re de Gamaliel (p. 153), ne le voit-on pas ? Il faudrait con­fronter à ces vingt pages tous les textes de l'Évangile sur les Pharisiens, -- en particulier celui sur les traditions hu­maines à quoi ils sacrifient la loi divine, ce qui tombe à pic sur le commentaire incessant du Talmud, dont s'émerveille Robert Aron. Que celui-ci plai­de pour le judaïsme, d'accord ; mais voilà un plaidoyer un peu trop dans le vent pour coller aux faits. Robert Aron plaiderait-il à l'encontre de Simone Weil ? \*\*\* La tolérance à l'imitation de Dieu (S. TH., II. II. 10, art. 11) : c'est de la politique, il s'agit du bien commun, et non d'un droit, ni d'un devoir, des personnes privées. \*\*\* -- Pourquoi l'ignorance re­ligieuse, même chez les catho­liques pratiquants, ne cède­rait-elle pas aux mêmes mo­yens qui nous valent les pro­grès de l'instruction dans les autres domaines ? -- Quels autres domaines en progrès, je vous prie ? Le français tel qu'on le parle ? L'orthographe ? L'histoire ? La géographie ? La biologie ? La physique ? La littératu­re ?... Au sujet de quoi Tristan Bernard ne demandait-il pas « Cher ami, avez-vous remar­qué les progrès de l'ignoran­ce ? » \*\*\* La charité chrétienne ne hait pas ses ennemis commu­nistes, elle hait qu'ils soient communistes ; de même pour ses ennemis d'hier, les nazis, et leur nazisme. 178:222 Laissez-vous faire par le matraquage quo­tidien, c'est le contraire : la charité envers les communis­tes vous interdit de haïr le communisme, la haine du na­zisme vous doit faire compren­dre et approuver toutes sor­tes de manifestations de hai­ne des nazis eux-mêmes (le film « Le vieux fusil », par exemple). D'où vient pareille différence ? Il y a le fait du pouvoir communiste de pres­sion au profit du communis­me, sans aucun doute ; mais il y a aussi le droit moderne de l'amour des hommes : le communisme s'en réclame, non le nazisme. Droit moderne au mépris de l'Évangile : « Gar­dez-vous des faux prophètes... Vous les reconnaîtrez à leurs fruits... Ce n'est pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur... » (Matthieu, 7/15-23). Est-il, de bonne foi, une haine des fruits communistes aussi bien, que des fruits nazis, on lui accordera, certes, la différen­ce d'intention d'aimer les hom­mes et de s'y refuser, inten­tion divine et intention sata­nique, sans aucun doute ; mais l'intention la plus réelle n'est pas l'action, l'amour le plus réel n'est pas la vie de l'être aimé ; *corruptio optimi pessi­ma*, la corruption du meilleur est la pire de toutes ; et l'amour communiste des hom­mes peut être pour l'humani­té un pire fléau que la rage nazie, précisément par l'illu­sion d'amour. \*\*\* A l'éloge de Paul VI, on pouvait lire à la une du *Figaro* (26 septembre 1975), qu'il « se bat pour la foi, et en même temps, indissociablement, pour l'homme » ; oui ou non, la foi sauve-t-elle l'homme *en étant la foi,* selon l'Évangile, -- ce pour quoi nous avons un pa­pe, -- ou s'agit-il aussi d'un autre salut de l'homme ? Ques­tion d'autant plus nécessaire que l'éloge insiste en faisant de Paul VI un prophète selon André Malraux : « Celui qui proclame ce que les auditeurs portent en eux, mais ignorent peut-être ou n'osent pas recon­naître » : et c'est-à-dire autre chose que le biblique porte-parole du vrai Dieu, trans­cendant à tout ce qu'il y a dans les hommes. \*\*\* Ni l'activité sexuelle (ou au­tre) ni le plaisir qu'on y trou­ve ne doivent faire honte à qui, chrétiennement, peut s'y reconnaître pécheur, mais le désordre spirituel d'en avoir abusé ; que l'on ait ou non le sens du péché, il semble que l'on s'y trompe aisément, et que l'on veuille mauvais le bien après en avoir fait son mal. Il y a ces deux aberra­tions : « ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair... », de telle sorte qu'il n'en ferait pas son mal en ne tenant pas compte des cir­constances ; et ceux qui se font une honte de la chair et de ses plaisirs parce que c'est la chair et ses plaisirs, que l'homme doit reconnaître pour sa nature, en réalité, mais dont il abuse, et voilà pour sa honte en la matière. \*\*\* Est-il contradictoire aux Français de vouloir que l'État ne cède pas aux bandits pre­neurs d'otages, alors qu'ils se refusent pour eux-mêmes à sacrifier les leurs en pareil cas ? 179:222 Contradiction pour l'im­bécillité démocratique, incapa­ble de distinguer les obliga­tions de l'État de celles des citoyens, et l'héroïsme d'un colonel Moscardo, de la sim­ple fermeté d'un gouverne­ment acculé à déclarer la guerre ; à quand la liberté pour tous de répondre oui ou non à l'ordre de mobilisation générale ? \*\*\* Qu'est-ce que savoir dire non ? C'est être capable de le dire, en un premier sens, mais, en un second sens non moins nécessaire, être capa­ble, aussi, de ne pas le dire pour un plus grand mal ; chose fort possible, puisque nous l'avons sous les yeux à jet continu avec le non à l'in­justice de tout le monde ; et comment cela ? Par incapaci­té générale de dire non au matraquage d'injustice, Dieu sait pourtant si tout le monde devrait voir l'urgence de dire non à pareil non ! \*\*\* Est-il possible de faire sien le propos de Dostoïevski « Je préférerais rester avec le Christ plutôt qu'avec la Vé­rité » ? C'est possible de plu­sieurs manières, en plusieurs hypothèses de la Vérité qui sont de fait moderne on ne peut plus ordinaire, et qu'il faut mettre en cause, puis­que Dostoïevski commence par dire : « Si quelqu'un me dé­montrait que le Christ est hors de la Vérité, et qu'en effet la Vérité n'est pas dans le Christ... » Je tiens *qu'il faut* préférer rester avec le Christ plutôt qu'avec la Vérité : pri­mo, si la Vérité c'est qu'il n'y a pas de Vérité ; secundo, si la Vérité, c'est la science et non la foi ; tertio, si la Vérité, c'est la foi mesurée par la science expérimentale ; toutes vérités que l'on donne pour démontrées, ou d'évidence im­médiate, désormais ; en réa­lité, avec ou sans le Christ, toutes hypothèses, non seule­ment de « vérité peut-être triste » (Renan), mais de « Vé­rité » assurément idiote. Il y a la Vérité et il y a le témoi­gnage que je lui dois ; ce té­moignage est incohérent s'il ne tient pas compte, en autrui et en moi-même, de l'homme réel sans qui point de Vérité pour moi-même, point de Vé­rité pour autrui ; mais cela, les postulats de la science l'ignorent, passe pour la sa­voir ignorante, non pour ne rien comprendre à l'homme chrétien Dostoïevski. \*\*\* Le droit de vivre a-t-il des conditions d'exercice ? Non seulement des conditions d'existence physique, mais des conditions d'existence sociale, qui en doute, et met en doute la justice due à ses membres par la société ? Fort bien, mais cela peut-il s'entendre sans conditions personnelles d'exercice, par chacun, de son droit de vivre, faute de quelles conditions le droit s'annule, et la société a le droit de vous faire mourir, messieurs, au moins autant que son injusti­ce peut lui valoir votre révo­lution pour la détruire, elle ? \*\*\* 180:222 L'amour humain de soi-mê­me exige, en tant qu'amour, et comme il est libre, que chacun soit à lui-même sujet et objet ; il s'enracine, et la liberté même, dans cette con­naissance proprement humai­ne où l'être de chacun lui apparaît comme un cas d'un certain type d'être que sa rai­son lui impose. Au rebours de quoi, « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » essaie de rendre sociable une liberté de volontarisme, déracinée de la raison, étrangère à l'amour non seulement des autres, mais de soi-même, in­capable à mesure de la véri­table et indispensable société humaine. \*\*\* Désir naturel du bonheur, c'est vrai, mais aussi de tout ce qui lui ressemble et en approche (I^a^ II^ae^, 3, 6, ad 2), -- en approche, et, pour au­tant, peut nous en éloigner ; disons ce qui se voit : éloi­gne à peu près tout le monde du bonheur aussi bien que de Dieu. \*\*\* France-Radio, la foule au faux tous les jours. \*\*\* Qui a pour Dieu l'amour de charité aime son prochain du même amour ; mais, sans avoir la charité, on peut aimer le prochain de quelque autre amour (II.II.18, 2, ad 3). Le second *commandement* est semblable au premier, autre chose, vouloir tout amour du prochain semblable à l'amour de Dieu ; autre chose, et gros sophisme. \*\*\* Mystère de Jésus, mystère de la Sainte Trinité, mystère de foi du Sacrifice eucharis­tique, mystère de l'Église Épouse du Sauveur ; tout ce que nous croyons de foi irré­formablement définie, sur l'au­torité de Dieu révélant ; quoi de commun à tous ces mys­tères, et au mystère même de Dieu ? Je voudrais l'entendre dire par ceux que scandalise la foi traditionnelle à notre époque, où tout le monde a les yeux de Renan pour « la pe­tite tour d'acier qui monte toujours et ne s'écroule ja­mais », -- faut-il nommer la science ? Quoi de commun aux mystères de notre foi, sinon précisément la foi au mystère, et c'est-à-dire à une vérité que la raison ne peut ni décou­vrir, ni comprendre étant ré­vélée, ni démontrée selon qu'elle est reçue par la foi ? Tenir pour vérité certaine ce que l'on croit impossible de comprendre, impossible par la vérité même, absolument adéquate, et, à mesure, à l'in­fini de la raison... Mais que veut la science ? N'est-ce pas, au contraire, de nous faire *comprendre,* pour tenir à me­sure, de toute chose au mon­de, la seule vérité certaine ? Pesons cela : une science dont le propre est d'exiger, pour la vérité qui est la seule certai­ne étant seule la sienne, le *comment* renoncé par la foi au mystère, renoncé selon le propre de la foi, renoncé se­lon le propre de la vérité, qui est la vérité de Dieu, non la nôtre. 181:222 \*\*\* Que nous reste-t-il à présent de l'Église de l'ordre ? Mon Dieu, l'essentiel et le tout de l'ordre qui est l'Évangile JÉSUS-CHRIST FILS DE DIEU SAUVEUR, si les hommes peu­vent le rencontrer, lui, et non pas quelque idée de lui que ce soit, comme le bien réel déclaré de cette société hu­maine, même aussi moderne et décomposée que les autres en tout le reste. Paul Bouscaren. 182:222 ### Sainte Thérèse de Lisieux *revisitée* par Louis Salleron IL Y A QUATRE ANS je rendais compte ici même du premier volume consacré au procès de béatification et de cano­nisation de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ([^100]). C'est du second volume que je voudrais parler aujourd'hui ([^101]). Ce second volume, daté de 1976, présente le texte du Procès apostolique fait à Bayeux en 1915-1916. Comme le premier, il a été préparé par des professeurs de la Faculté théologique du Teresianum, les Pères carmes, Siméon de la Sainte Famille et Valentin de Sainte Marie, avec la collaboration des P.P. Thomas de la Croix et Philippe de la Trinité. Il contient essentiellement les dépositions de vingt-cinq témoins (dont la plupart avaient déjà témoigné dans le Procès informatif). Grâce à ces témoignages, éma­nant principalement de carmélites et de prêtres ayant bien connu sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, nous som­mes mis à même de parfaire l'image que nous avons de la sainte et du milieu dans lequel elle eut à exercer ses vertus héroïques. 183:222 On sait que Thérèse -- j'emploierai désormais ce simple prénom pour faire court -- continue de dérouter bon nom­bre d'esprits. Laissons de côté les malveillants et les imbéciles ; certains se posent des questions non pas sur la sainteté, évidente, de la jeune carmélite, mais en quelque sorte, sur la valeur théologique de cette sainteté et sur la qualité ou du moins la sécurité de la voie à suivre qu'elle propose. Ces questions, ou ces doutes, ou cette perplexité se sont manifestés dès le début, et surtout alors. (Car aujour­d'hui les faits répondent). Lors du Procès, les objections ne manquèrent pas. Il serait intéressant de les connaître dans le détail de leur exposé. L'Introduction nous en parle brièvement aux pages XXIV à XXVII. Au fond, il n'y en a qu'une qui soit un peu sérieuse ; c'est celle qui tourne autour de ce qu'on pourrait appeler la *familiarité* incroya­ble de Thérèse avec le ciel, derrière quoi se profilent les mots redoutables de quiétisme, illuminisme, présomption, etc. A travers les dépositions des témoins, on s'aperçoit qu'elle-même s'en est expliquée d'une manière parfaite­ment claire. L'importance de cette question fait qu'on nous excusera de citer longuement le témoignage qui nous paraît être, là-dessus, le plus complet. On le trouve dans la déposition de sœur Marie de la Trinité, à la page 480 : « J'eus l'occasion d'entendre de sa bouche une explication importante sur ce qu'elle appelait « sa petite voie » d'amour et de confiance. Je lui avais fait part de mon intention d'exposer cette doctrine spirituelle à mes parents et amis. Oh ! -- me dit-elle -- faites bien attention en vous expliquant, car notre « petite voie » mal comprise pourrait être com­prise pour du quiétisme ou de l'illuminisme. » Elle m'expliqua alors ces fausses doctrines, inconnues pour moi. Je me rappelle qu'elle me cita Mme Guyon comme hérétique. « Ne croyez pas -- dit-elle -- que suivre la voie de l'amour, c'est suivre une voie de repos, toute de douceur et de consolations. Ah ! c'est tout le contraire. S'offrir en victime à l'amour, c'est se livrer sans réserve au bon plaisir divin, c'est s'at­tendre à partager ses humiliations et son calice d'amertume. 184:222 « Je lui dis une autre fois : « Qui donc vous a enseigné votre « petite voie d'amour » qui dilate tant le cœur ? » Elle me répondit : « C'est Jésus tout seul qui m'a instruit, aucun livre, aucun théologien ne m'a enseignée, et pourtant je sens dans le fond de mon cœur que je suis dans la vérité. Je n'ai reçu d'encou­ragement de personne, sauf de Mère Agnès de Jésus \[sa sœur Pauline\]. Quand l'occasion s'est présentée d'ouvrir mon âme, j'étais si peu comprise que je disais au bon Dieu comme Saint Jean de la Croix : « Ne m'envoyez plus désormais de messager qui ne sache pas me dire ce que je veux. » « Elle me demanda un jour si j'abandonnerais après sa mort sa « petite voie de confiance et d'amour » ? « Sûrement non -- lui dis-je --, j'y crois si fermement qu'il me semble que si le Pape me disait que vous vous êtes trompée, je ne pourrais pas le croire. » « Oh ! -- reprit-elle vivement -- il faudrait croire le Pape avant tout ; mais n'ayez pas la crainte qu'il vienne vous dire de changer de voie, je ne lui en laisserai pas le temps, car, si en arrivant au ciel, j'apprends que je vous ai induite en erreur, j'obtiendrai du bon Dieu la permission de venir vous en avertir immédiatement. Jusque là, croyez que ma voie est sûre et suivez-la fidèlement. » Les textes de ce genre abondent dans le Procès. Mais celui-là les résume tous. S'il lève sans peine l'objection du quiétisme, il pose au théologien la question de la nature exacte de ce que j'appelle la « familiarité » de Thérèse avec le ciel. Présomption ? Orgueil ? Infantilisme ? Toutes les suppositions peuvent venir à l'esprit de l'expert, ou simplement de l'homme (et de la femme) ayant l'expé­rience de la vie, et des âmes. De fait, l'embarras de cer­tains fut grand. Ils oscillaient entre le fait irrécusable de l'héroïcité des vertus de Thérèse et cette « familiarité » qui semble friser l'inconscience, si même elle n'est pas le signe de quelque mystérieux péché qui serait comme une anti-humilité radicale -- elle qui pourtant est, par ail­leurs, l'humilité absolue et l'obéissance totale. Un témoignage est, à cet égard, bien intéressant. C'est celui du R.P. Flamérion s.j. Excellent professeur et pré­dicateur, il avait dirigé pendant longtemps les retraites de la « Villa Manrèse », à Clamart, et avait été exorciste du diocèse de Paris. Tout le monde s'accordait à proclamer la qualité de sa direction spirituelle, nourrie de piété, de science et d'expérience. 185:222 Il ne connut pas Thérèse, mais lut l'*Histoire d'une âme* quand celle-ci parut en librairie. Dans sa déposition il ne cache pas la réaction qui fut la sienne. « Une première lecture me donna des impressions plutôt défavorables, tout cela me paraissant un peu miè­vre. Je regrettais, comme une imprudence, que les supé­rieurs aient encouragé la rédaction de cette autobiographie (année 1901). » Cependant il constate peu à peu l'effet salutaire des œuvres de Thérèse. Reprenant alors sa lec­ture, il change complètement d'avis et trouve chez Thé­rèse « une conformité parfaite, pour l'ensemble et les dé­tails de la doctrine, avec les écrits des saints dont la doctrine spirituelle est plus autorisée dans l'Église, com­me sainte Catherine de Sienne, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, saint François de Sales, le bienheureux Henri Suzo etc. » (p. 427). Il cite alors plusieurs témoi­gnages importants et, pour finir, le sien propre : « Oserai-je citer, enfin, le témoignage du déposant lui-même qui est un converti à sœur Thérèse, et pourrait proclamer que sa vie a été changée, retournée, par la protection et l'action de sœur Thérèse, dont il a été enveloppé, à propos de son ministère auprès des prêtres, et comme chargé de l'Œuvre des Victimes de la Mère miséricordieuse ? » (p. 430). Nombreux sont ceux qui ont été ainsi « retournés » après avoir été d'abord déçus ou indisposés par le carac­tère « enfantin » des écrits de Thérèse. **Thérèse et l'ère post-conciliaire** Le Procès de canonisation de Thérèse se lit comme une légende dorée, légende d'autant plus délectable qu'elle est authentique en ses moindres détails et toute proche de nous. Cependant je l'ai lu, pour ma part, en me posant perpétuellement la question : que penserait, que dirait, que ferait Thérèse *aujourd'hui ?* Et, puisqu'elle n'est pas là, quelle leçon pouvons-nous tirer, pour notre époque, de sa vie et de son œuvre ? 186:222 Voici donc là-dessus quelques réflexions que je pro­pose à la liberté de chacun. *Une religion populaire. --* Dès que l'*Histoire d'une âme* fut publiée, elle conquit ses lecteurs. Les éditions succédaient aux éditions, les traductions aux traductions. En quelques années, elle envahit le monde entier. Ce fut un « ouragan de gloire », selon le mot du pape -- Pie XI, sauf erreur -- qui notait que si les canonisations se fai­saient de nos jours comme aux temps anciens du chris­tianisme, elle eût été aussitôt canonisée. C'est d'ailleurs bien ce qui s'est produit. La voix populaire a canonisé Thérèse, et la procédure canonique dut être accélérée pour ratifier ce plébiscite. Aujourd'hui où le Concile définit l'Église comme « le peuple de Dieu », il faut reconnaître l'accord du Concile avec le phénomène thérésien. Il faut également reconnaître que l'Église institutionnelle a authentifié la sainteté de Thérèse et qu'ainsi la leçon de Thérèse doit être reçue dans sa totalité. La notion de « peuple » est ambivalente, dans l'Église comme dans l'État. « Opinions du peuple saines » disait Pascal, qui disait également « la force fait l'opinion ». Dans l'Église on pourrait dire « opinions du peuple de Dieu saintes », mais aussi « les bureaux font l'opinion ». En l'espèce, ce sont les bureaux, les experts et les savants qui ont dû se ranger à l'opinion du peuple de Dieu. La durée, l'universalité et les effets de l'opinion du peuple de Dieu et puis, bien sûr, la ratification cano­nique de l'Église montrent la sainteté de Thérèse. D'un mot disons que c'est la « religion populaire » qui l'a canonisée. Les petits ont reçu le message que les grands hésitaient à accueillir. Un point important à noter dans la dévotion popu­laire envers Thérèse, c'est qu'on a recours à son *inter­cession* pour tout et n'importe quoi. Par dizaines de mil­liers les témoignages lui attribuent des grâces obtenues par son intercession. Grâces spirituelles, naturellement, mais aussi, innombrables, grâces qui deviennent spiri­tuelles après l'obtention -- ou la non-obtention -- de fa­veurs temporelles. C'est le « demandez, et vous recevrez » à perpétuité. Le malheureux demande d'abord à être sou­lagé de son malheur. On est étonné du nombre des inter­ventions et même des miracles obtenus par l'intercession de Thérèse dans le domaine matériel. 187:222 On est là dans la pure légende dorée, mais outre que pour le bénéficiaire le bienfait temporel et spirituel ne fait pas de doute, il semble bien que certains miracles d'ordre matériel soient incontestables ; tel le plus extraordinaire d'entre eux, au carmel de Gallipoli, où l'argent qui faisait défaut se trou­vait mystérieusement au moment voulu dans des tiroirs et des enveloppes (Vol. I, p. 557 et s.). On n'est pas forcé d'y croire, et tout cela n'a pas été retenu pour la canoni­sation, mais les interventions de ce genre, accompagnées parfois de l'apparition de Thérèse, sont nombreuses. On obtient autant qu'on espère, aimait à dire Thérèse après saint Jean de la Croix. A ses yeux, on obtenait toujours, même quand on n'obtenait pas, parce qu'alors c'est une grâce meilleure que celle qu'on demandait qu'on obtient. Un bon truc, dira-t-on. Elle répondrait : pratiquez-le donc, pourvu que ce soit dans la confiance et dans l'amour. Sa doctrine est celle de l'espérance absolue. On a, sur ce sujet, un témoignage curieux et émouvant : celui de Mme La Néele, de son nom de jeune fille Jeanne Guérin, cousine germaine de Thérèse. « Je désire de tout mon cœur sa canonisation, déclare-t-elle. Quant à lui demander de m'obtenir des grâces, comme elle ne m'a envoyé que des croix, cela me rend hésitante. » A la fin de sa dépo­sition, elle dit qu'elle a entendu rapporter « une foule de grâces obtenues par l'intercession de sœur Thérèse » et que son mari avait lui-même « reconnu, comme médecin, la guérison miraculeuse de M. l'abbé Anne, vicaire de Pont-l'Évêque, et d'un vieillard des Petites Sœurs des Pauvres, atteint d'un cancer à la langue » ; mais elle répète ce qu'elle a dit précédemment : « En ce qui me concerne personnellement, j'ai souvent invoqué la Servante de Dieu dans mes peines temporelles, et je n'ai constaté qu'une recrudescence de croix et d'épreuves. Je lui demande de m'obtenir la grâce de les supporter chrétiennement. » Der­rière la pointe d'humour on sent une peine et une lassitude profonde. Elle souffrait de ne pas avoir eu d'enfant malgré la promesse que lui avait faite Thérèse de lui obtenir cette grâce après sa mort. Elle ne veut donc que dire, en toute vérité, ce qu'elle a connu et qu'elle sait de la sainteté de sa cousine, mais son chagrin secret est trop grand pour qu'elle s'aligne sur Thérèse et chante avec elle un cantique d'action de grâces qui supposerait chez elle un héroïsme dont elle ne se sent pas encore capable. 188:222 Quoi qu'il en soit, c'est d'abord la piété *populaire* qui a reconnu Thérèse, et c'est au niveau de la religion *popu­laire* que son message s'est d'abord répandu et qu'il con­tinue de trouver son lieu d'élection. Comme on est obligé de constater que le point de départ de la dévotion à Thé­rèse se situe au niveau des réalités les plus humbles et les plus quotidiennes tandis que son point d'arrivée se situe au sommet de la vie spirituelle et de la sainteté, on doit en tirer la leçon quant à la manière dont il faut com­prendre le christianisme en tant que religion du « peuple de Dieu ». *Une Église missionnaire. --* L'esprit conciliaire est sou­vent présenté comme essentiellement missionnaire. Le dé­cret *Ad Gentes* de Vatican II est consacré à l'activité mis­sionnaire de l'Église, mais c'est un peu tout le Concile qui est orienté à l'idée de mission. Rien là que de parfaitement traditionnel et évangélique. « Allez, enseignez toutes les nations... ». Mais il est résulté de cette orientation conci­liaire une tendance à faire prévaloir en tout et partout l'action sur la contemplation, avec les conséquences d'ac­tivisme, de politisation et de subversion qui sont une des plaies actuelles de l'Église. Le catholicisme français est profondément atteint par cette maladie et le pape s'en est montré soucieux dans son allocution du 5 décembre 1977 aux évêques de l'Est de la France. « Après le bouillonne­ment apostolique des dernières décades, leur a-t-il dit, l'Église en France a besoin d'approfondir et d'équilibrer le rapport action-contemplation. » L'enseignement de Thérèse est à cet égard, lumineux. Elle avait pensé se faire missionnaire. Si finalement elle choisit le carmel, c'est parce qu'elle estimait que c'est au carmel même que sa vocation missionnaire pouvait s'ac­complir dans une vie de parfait amour et de sacrifice héroïque. Elle ne se trompait pas ; et le peuple de Dieu ne s'y trompa pas non plus. Sa phrase fameuse, « je mar­che pour un missionnaire », dite à l'une de ses sœurs qui, la voyant se traîner, épuisée, dans le cloître, la pressait de se reposer, exprime le sens de sa vie carmélitaine. Prier, travailler et souffrir dans les quatre murs d'un couvent sont la source de l'action missionnaire. Ceux qui travail­laient « sur le tas » en étaient parfaitement conscients. 189:222 Comme les « petits » ont été les premiers à la canoniser, ce sont les missionnaires qui, les premiers, ont fait d'elle la patronne des missions. *Les prêtres. --* Thérèse dit elle-même dans l'*Histoire d'une âme* qu'elle est venue au carmel « pour sauver les âmes et principalement afin de prier pour les prêtres ». Tous les témoignages le répètent au Procès. Celui de sœur Geneviève de Sainte-Thérèse (sa sœur Céline) est particu­lièrement net : « ...le but plus spécial de la vocation de sœur Thérèse, son attrait dominant, c'était de prier pour les prêtres. Elle disait que « c'était faire le commerce en gros, puisque par la tête elle atteignait les membres ». -- Ce désir de la sanctification des prêtres et par eux de la conversion des pécheurs, fut vraiment le mobile de sa vie » (p. 283). Parmi les « prêtres tombés », il en fut un « vers lequel se dirigeaient particulièrement ses pensées et ses sacrifices : ce fut l'ex-père Hyacinthe, carme déchaussé, ancien supérieur de la maison de Paris ». Elle ne l'ou­blia jamais « et sa dernière communion ici-bas fut pour ce pauvre prodigue, le 19 août 1897, en la fête de saint Hyacinthe » (p. 284). En notre ère post-conciliaire, ce souci de la sanctifi­cation des prêtres a, chez Thérèse, quelque chose de prophétique. *L'obéissance à l'Église. --* Thérèse aimait à se dire « fille de l'Église », comme sa patronne d'Avila. Son res­pect de la Règle, son obéissance à sa Supérieure n'étaient jamais pris en défaut, même dans les plus petites choses. Tout ce qui était la Loi de l'Église était pour elle la Loi de Dieu. La Hiérarchie était sacrée à ses yeux. « Le seul fait, nous dit sœur Marie du Sacré-Cœur (sa sœur Marie), qu'elle rencontrait, dans un livre, quelques lignes de cri­tique contre le pape ou les évêques, la mettait en défiance et le lui faisait rejeter » (p. 232). Que penserait-elle au­jourd'hui de la désobéissance universelle dans l'Église ? Elle penserait évidemment que cette désobéissance est un des signes les plus frappants de la crise post-conciliaire. Mais que ferait-elle ? A la place qu'elle occupe, elle ne ferait rien qu'obéir et prêcher l'obéissance, tant qu'aucun conflit entre l'obéis­sance à Dieu et l'obéissance aux ordres reçus ne lui apparaîtrait. Mais le conflit pourrait venir, et elle pourrait l'apercevoir à l'extérieur de son carmel. 190:222 Son obéissance irait toujours aussi loin qu'il est possible d'aller, mais ce serait l'obéissance de la foi, qui l'obligerait à des choix, comme elle oblige aujourd'hui tant et tant de prêtres et de fidèles. Sa conscience ne se reposerait pas dans une obéis­sance passive, indifférente, et muette. Si elle avait à parler, elle parlerait. Si elle avait à agir, elle agirait. Il est naturellement impossible d'envisager la diversité illimitée des cas où le problème de l'obéissance se poserait à elle, mais sa vie et ses propos montrent à l'évidence que l'obéissance n'était pas pour elle le moyen de supprimer le problème. Une de ses saintes préférées était Jeanne d'Arc. Elle n'a jamais considéré que Jeanne d'Arc déso­béissait à l'Église en refusant de se plier aux injonctions de Cauchon. Le « Dieu premier servi » était pour elle la loi suprême s'il apparaissait qu'il y eût conflit entre l'obéis­sance aux hommes et l'obéissance à Dieu. La vérité lui était sacrée. A une novice elle disait : « Je vous dois la vérité ; détestez-moi, si vous le voulez, mais je vous la dirai jus­qu'à ma mort » (p. 475). Son attitude, à cet égard, était la même à l'égard de la mère Marie de Gonzague, que celle-ci fût supérieure ou maîtresse des novices. Sœur Marie de la Trinité raconte : « Elle aimait la vérité et ne subissait qu'avec peine la nécessité de certaines dissimulations im­posées par le caractère jaloux de mère Marie de Gonzague. Un jour elle ne put se retenir de protester ouvertement devant une partie notable de la communauté (environ quin­ze religieuses) contre une injustice criante de mère Marie de Gonzague, alors maîtresse des novices. » Comme une sœur observait que la maîtresse des novices a le droit d'humilier celles-ci, elle rétorqua : « Non, cela n'entre pas dans l'ordre des humiliations qu'on puisse imposer. » Elle n'hésitait pas à parler à mère Marie de Gonzague, tentant « tous les moyens pour lui ouvrir les yeux sur la vérité. Elle s'exposa ainsi bien souvent à la malveillance de cette pauvre mère aveuglée par sa triste passion de jalousie ; mais peu lui importait, elle ne visait qu'à faire du bien à cette âme malheureuse qu'elle aimait malgré tout » (p. 481). Comme Jeanne d'Arc, Thérèse est un modèle de soumission à l'Église et d'obéissance à ceux qui la représentent, mais Dieu premier servi et la vérité sauve. 191:222 Les problèmes d'obéissance se posent toujours diffé­remment, d'une époque à une autre, d'une situation à une autre. Ils se posèrent différemment à Jeanne d'Arc et à Thérèse de Lisieux. Mais l'une et l'autre les résolurent dans le même esprit : l'esprit d'une obéissance incon­ditionnelle à Dieu et d'une obéissance aussi loin qu'on peut la pousser aux autorités légitimes. L'une et l'autre sont, aujourd'hui, les modèles à imiter sans que nul puisse y trouver la réponse concrète aux questions qu'il se pose. Car ces questions ne sont jamais les mêmes, et la respon­sabilité de chacun reste personnelle. \*\*\* On pourrait étendre indéfiniment l'enseignement que Thérèse nous donne pour les temps difficiles que nous vi­vons. Mais ce n'est, en fin de compte, que l'enseignement d'une sainteté hors de pair. Dans son homélie de la canonisation, Pie XI disait « Il a plu à la divine bonté de la douer et enrichir d'un don de sagesse tout à fait exceptionnel... Elle acquit, en effet... une telle science des choses surnaturelles qu'elle a pu tracer aux autres une voie certaine de salut » (p. 574). Cette voie, c'est sa célèbre « voie d'enfance » qui « est simplement une voie d'humilité, revêtant un carac­tère spécial d'abandon et de confiance en Dieu, rappelant ce que l'on voit chez les tout petits enfants qui sont d'eux-mêmes dépendants, pauvres et simples en tout » (Mère Agnès de Jésus, p. 165 et s.). En fait, il s'agit de la plus haute doctrine spirituelle, mais présentée dans des termes accessibles à tous, en dehors des « voies extraordinaires ». D'où ce caractère de légende dorée que revêtent sa vie et ses paroles. On se promène au paradis tout au long des dépositions du Procès de canonisation. Louis Salleron. 192:222 ### Le « Louis XV » de Paul del Perugia *lu par Jacques Perret,\ Jean-Pierre Brancourt et Hervé Pinoteau* *Paru en 1976 aux Éditions Albatros, le* Louis XV *de Paul del Perugia a été beaucoup lu pendant quelques mois. Mais qu'en reste-t-il aujourd'hui ?* *Ce livre vivant, sympathique, passionné, a de grandes qualités. Il a aussi de très graves défauts, qu'il serait sans doute possible de corriger par une sévère refonte. Il est plein de traits lumineux, il est plein d'erreurs de toutes sortes. Il faut le savoir et il faut le dire.* *On lira aux pages ci-après les lectures critiques qu'en ont faites Jacques Perret, Jean-Pierre Brancourt et Hervé Pinoteau.* 193:222 #### La lecture de Jacques Perret DE MÉROVÉE A GISCARD je ne peux rien dire de la chose française qui ne soit marqué de la plus sincère et consciencieuse partialité. Tous nos rois sont nimbés par principe et nos présidents cornus. C'est pourquoi M. Paul del Perugia, apologiste exalté de Louis XV, me trouvera dans les dispositions les plus avantageuses pour dire quelques mots de son ouvrage. \*\*\* Après deux siècles de bons et loyaux services la Cour de Sûreté Historique en est encore à siéger en permanence pour condamner l'ancien régime. Maquilleurs et faux témoins n'ar­rêtent pas de se faire entendre avec complaisance, et les té­moins à décharge sont frappés de suspicion légitime, c'est la routine. De tous nos rois ainsi perdus de réputation Louis XV est le plus malicieusement défiguré. Dans le meilleur des cas nous le voyons livré aux applaudissements du Casino de Paris ou jouer les galantins de luxe dans les superproductions du cinéma. Pierre Gaxotte est encore aujourd'hui le seul historien pro­fessionnel qui ait eu le front de nettoyer la mémoire de Louis XV des badigeons d'infamie sous lesquels notre histoire officielle et populaire s'évertuait à la maintenir pour l'honneur et la sécurité des institutions démocratiques. Paul del Perugia est donc venu relayer le maître et dans les mêmes intentions mais dans un genre moins rigoureux, plutôt subjectif et qua­siment dithyrambique. Sans être expert on voit bien que son travail n'est pas d'un historien titré, respectueux de la mé­thode. Il s'agit d'un monument d'amour et de piété hardiment érigé dans l'impatience d'honorer le plus méconnu et diffamé de nos rois. 194:222 Le côté passionné de son travail ne fait en somme que répondre au fanatisme glacé ou bouillonnant des péda­gogues, romanciers et feuilletonistes pour qui le siècle de Louis XV, comme celui des Valois, se propose impunément et gratuitement à tous les scandales imaginaires qui feront du même coup la fortune de l'auteur et l'éducation du citoyen. C'est pourquoi je salue avec respect l'enthousiasme vengeur et l'indignation par instant pathétique de M. Paul del Perugia. Si parfois l'exaltation lui suggère des explications téméraires, vaut-il pas mieux après tout s'aveugler de bienveillance que de haine quand il s'agit de quelqu'un de la famille. Un certain nombre de Français ont en effet le privilège insigne de savoir que la France officielle dénommée sous Charles le Chauve mais déjà baptisée sur le front de Clovis, jouissait encore sous Louis XV, et en tant que patrie, d'une santé merveilleuse. Il y a là, quoique surveillée de près, une de ces vérités insuppor­tables dont la république, inventeuse effrontée de la patrie, ne laisse pas de s'effrayer. Il y va de son existence que l'idée seule de royaume soit tenue à la fois pour infantile, odieuse et ridicule. C'est pourquoi et tant qu'à faire Paul del Perugia n'y va pas avec le dos de la cuiller. Quand on se donne pour tâche de redresser d'un seul coup une histoire comme celle de Louis XV, tordue et maltraitée par six générations de faussaires dogmatiques ou serviles, on se permet de recourir au procédé instinctif qui consiste à forcer dans le sens inverse pour stabiliser la détente à un degré voisin de la rectitude. Il est vrai qu'on peut alors se demander si par moment notre justicier n'y va pas un peu fort. Il est à craindre en effet que, si bienvenue soit-elle à maints égards et parfois magnifique, sa réhabilitation de la personne et du règne de Louis XV n'en soit un peu compromise. Je pense entre autres à certains passages qui nous inviteraient pour ainsi dire à entrevoir une possibilité de béatification. Il me semble aller par exemple un peu loin dans l'interprétation d'un tempérament amoureux qui aurait imposé au monarque, en compensation de ses vertus, le rôle exemplaire et quasiment théologique de « pécheur public ». Je ne saurais d'ailleurs, avouons-le, même pas dire si jamais fut défini le genre de charisme impliqué dans la notion de pécheur public. Nous sa­vons bien que l'histoire fabuleusement gonflée du Parc aux Cerfs se réduit à peu de chose mais il paraît audacieux que nous soit en revanche et tant soit peu suggérée la vision de ce parc illuminé par une croix de saint Hubert dans la ramure d'un cerf. Toujours est-il que sans compter l'extraordinaire et authen­tique piété qui le desservait dans l'esprit des libertins et des mystagogues du changement, nous voyons de chapitre en cha­pitre s'éclairer les mérites et les dons que nous constations ou devinions chez ce prince que la prudence et la timidité obligeaient au secret. 195:222 Pénétré de ses devoirs d'état comme de la sainteté de la fonction royale, mais trop longtemps respectueux des institutions au point de laisser par exemple impunies l'in­solence et la cupidité des parlementaires. A part ça intelligent, courageux, travailleur infatigable et sportif increvable, modèle de courtoisie et à tel point généreux que vainqueur à Fontenoy il fait don de sa victoire au Maréchal de Saxe, personnage am­bigu. Telle était enfin sa bonté qu'il fallait bien la lui repro­cher quand il craignait d'offenser jusqu'à ses ennemis, à sa­voir : les cadets comme toujours dévorés de l'impatience du trône, les jésuites comme toujours inquiets de régner sur les âmes, la coterie des jansénistes gallicans, la tartufière des dévots, la faction des grands féodaux et les fameux penseurs qui rêvaient d'un prince philosophe contrôlé par les philo­sophes. Mais en dépit des campagnes effrénées de ragots, fausses nouvelles et calomnies que subventionnaient la fortune des Orléans, l'aristocratie agioteuse et la cavalerie de Saint-Georges, le peuple n'arrêtait pas de manifester son attachement au Bien-Aimé. Il était en effet, au sens le plus riche et le plus rare du mot, une personne fort aimable. Nous le savons par tous ceux qui l'ont approché, croquants et ducs, harengères et évêques, entrait qui voulait dans la maison du père. Cette odieuse façon de jouer la démocratie avait duré trop longtemps : on tuera bientôt le père dans la personne du petit-fils. Soit dit en passant la mémoire de Louis XVI ne manquera pas de défenseurs. Mais leur tâche étant facilitée par l'incomparable ignominie du pro­cès ils ont versé au dossier plus de larmes que d'arguments, moyennant quoi le très noble accusé fait encore figure de pau­vre type. Vu l'importance capitale de son cas nous pouvons enfin nous féliciter de quelques réhabilitations solidement éla­borées. Elles resteront sans doute ignorées des masses popu­laires et culturelles, mais enfin elles existent. Parmi les plus récentes citons les ouvrages de Bernard Faÿ et la publication entreprise depuis trois ans par M. et Mme Giraud de Coursac d'un bulletin trimestriel minutieusement documenté, bardé, cousu de références (*Découvertes,* 149, rue de Rennes, Paris). Surprenante, édifiante lecture, même pour nous chers lecteurs qui savons un peu et même avons payé pour savoir le méca­nisme et la durée d'une imposture historique. Je crois volontiers que Paul del Perugia, quelle que soit la ferveur de son imagination, ne prend son élan qu'à partir d'évé­nements incontestables ou de faits et traits dûment relatés par leurs témoins. Par ailleurs la critique honnête a convenu que cet historien amateur avait découvert un certain nombre de documents inédits. Pour le reste l'idée m'est venue que M. del Perugia aurait procédé de la manière suivante : lire atten­tivement et d'abord les plus connus des auteurs contemporains de Louis XV qui ont écrit leurs mémoires ou tenu leur journal, constater que les citations empruntées à ces ouvrages par les historiens sont presque toujours les mêmes et généralement adoptées par l'instruction publique et la littérature populaire qui ne veulent retenir que les traits de malveillance dès qu'il s'agit d'ancien régime. M. del Perugia aura donc et tout bonne­ment relevé au cours de ses lectures tout ce qui n'avait pas encore servi et qui se révélait comme par hasard avantageux pour la mémoire du roi. 196:222 Tel qu'il est, avec ses maladresses d'écriture et sa compo­sition un peu désordonnée, visiblement rédigé dans la fièvre et l'impatience de tout dire, expliquer, admirer, ce livre est passionnant, pour peu que nous sachions que la France existait avant d'être applaudie sur les terrains de fouteballe. Entre autres morceaux, et d'une vérité, je crois, difficilement contes­table, je vous recommande le saisissant parallèle des royaumes de France et d'Angleterre, mais surtout la dramatique enfance du roi et l'incroyable tragédie de sa mort. S'il est vrai que toute apogée se révèle dans un léger fumet de pourriture, s'il est vrai que non pas en province mais à la ville comme à la cour une aristocratie abusant de ses privilèges commençait à respirer une odeur un peu faisandée ou même sulfureuse, vous êtes bien en droit de vous en dire écœuré par comparaison aux vertus dont se parfument aujourd'hui les privilégiés de la V^e^ république, à seule fin de nous signifier que l'apogée n'est pas loin. Et si le traité de Paris fait la honte de Louis XV il faut bien que les accords d'Évian fassent l'hon­neur de Charles XI. Sera-ce Guéna, Soisson ou Fickelman qui tout à l'heure ose­ra dire à la Mutualité, à la Mairie, à l'École, que sous Louis XV le peuple français se portait en général fort bien, corps et âmes, et que le royaume pullulait d'honnêtes gens qui vivaient en paix dans une sécurité maintenue à si peu de frais que nos flics et gendarmes se demanderaient si vraiment nos sociétés sont en progrès. Rappelons enfin que le peuple français depuis longtemps déjà mais particulièrement en ce temps-là était réputé par ses voisins le plus heureux de la terre. Et si vous êtes sensible à la notion de grandeur sachez au moins que depuis saint Louis, de Liverpoule à Calcutta et de Narvik aux Oasis, quiconque disait « le Royaume » faisait entendre la France. Je n'aurai d'ailleurs aucun scrupule à laisser au roi de Prusse l'avantage et l'honneur de résumer ainsi la situation devant ses courtisans un jour de printemps 1774 : « Messieurs, dit-il, grande nouvelle, le Roi est mort. » Figurez-vous que personne ne lui demanda de quel roi il s'agissait. \*\*\* 197:222 Le règne de Louis XV n'est pas seulement le plus long et l'un des plus compliqués de notre histoire, mais le roi de France est généralement incompréhensible à quiconque veut ignorer sa foi dans le droit divin ou la tenir pour négligeable. D'autre part le vice étant toujours plus voyant que la vertu et les fautes que les mérites il sera toujours, aux esprits mé­diocres, plus facile et profitable d'accabler que de célébrer. Quand Louis XV, un peu tard évidemment, résolut tout soudain d'en finir avec les grands saboteurs du royaume, il n'y alla pas de main morte. C'est la réaction des timides, mais il avait son programme, il n'a pas frappé au hasard. Le premier coup serait le plus fort, le plus risqué, mais il dégageait la piste : dissolution des parlements, orgueilleuse et rebelle en­geance, calamité publique. La chose étant faite le Bien-Aimé put enfin commencer la mise en train des réformes capitales dont il avait patiemment, secrètement élaboré les projets. Il avait son peuple avec lui. Quand il mourut quatre ans plus tard je ne sais quel salonard de la faction philosophe déclarait tout crûment : « S'il avait vécu cinq ans de plus nous étions foutus, mes amis. » Pour conclure j'ai relevé le passage suivant guillemetté dans le Gaxotte à l'instant que le roi va mourir : « Il a jeté les fon­dements d'une France nouvelle. Il a été bon, juste, pacifique, tolérant, ménager du sang de ses sujets. Ah ! s'il pouvait vivre encore cinq ans, la monarchie serait sauvée ! Cinq ans seule­ment !... Cinq ans... Mais, non. Tout est fini. Il ne faut plus songer qu'à Dieu. » Ne cherchez pas de qui est la citation, quel témoin pouvait ainsi exhaler sa douleur ni quel mémorialiste nous en aurait transmis les échos. L'auteur est toujours de ce monde, c'est Pierre Gaxotte lui-même évoquant les derniers moments du roi. Cette chaleur, ces regrets, ce chagrin, cet amour, ces points d'exclamation et de suspension, voilà bien qui nous surprend et nous ravit une fois de plus sous la plume d'un historien miraculeusement agrégé du temps que les Aulard, Lavisse et Cie procédaient à la consolidation méthodique des œuvres men­songères de Michelet l'enchanteur. Et Paul del Perugia ne m'en voudra sûrement pas de cette conclusion empruntée à Gaxotte car nous retrouverons les mêmes accents, non pas échappés dans un mouvement de compassion et désespoir, mais de page en page et tout au long de ce gros livre touffu et généreux. Lisez-le. Si vous ne confondez pas les lumières et les ombres et que cette lecture vous ait laissé l'impression d'avoir vu se dérouler un des grands combats crépusculaires du bien et du mal, je pense que l'auteur se dira payé de son travail. Jacques Perret. 198:222 #### La lecture de Jean-Pierre Brancourt LONGTEMPS l'histoire libérale s'est acharnée à présenter Louis XV comme un roi égoïste et superficiel unique­ment occupé à chasser le gibier de toute nature et à jouer à la diplomatie. Pierre Gaxotte ([^102]), puis Michel An­toine ([^103]) et Jacques Levron ([^104]) ont réhabilité le roi, ses mé­thodes administratives et son œuvre politique. Le livre de M. del Perugia ([^105]) procède du même souci mais il tire son originalité de la volonté de mettre en évidence la vie spirituelle du roi laissée jusque là dans l'ombre. Cette étude n'est pas indifférente ; elle est d'une autre nature qu'une recherche pu­rement diplomatique portant sur le règne, ou que l'examen d'un aspect quelconque de la vie de Louis XV : le roi de France est sacré et très chrétien. Sa vie spirituelle devrait déterminer sa conduite. M. del Perugia est naturellement amené à traiter de la France d'Ancien Régime, de son clergé et de ses institutions. Il cherche aussi à distinguer les forces qui ont préparé la dislocation de cet équilibre harmonieux et naturel. Ancien diplomate, l'auteur connaît bien l'histoire anglaise et américaine. Il a mis cette science à profit : son apport à l'histoire du XVIII^e^ siècle touche ainsi la personnalité de Louis XV, la vie religieuse du siècle et l'effort révolutionnaire. Depuis la parution du livre de Pierre Gaxotte, les traits do­minants du caractère de Louis XV sont connus, son goût de l'effort, physique et intellectuel, sa timidité, sa patience. M. del Perugia insiste sur l'influence exercée par Fleury sur la per­sonnalité du roi. Le cardinal lui a appris, comme c'était l'usage, à se dominer. 199:222 Il lui a communiqué son aspiration à l'impassi­bilité et son style : le secret, la méditation, les préparations mystérieuses, la soudaineté de décisions impitoyables, puis le silence impénétrable qui les suivait. Au contact de Fleury, le roi a acquis un côté clérical. M. del Perugia a raison de le souligner, car le caractère royal se façonne au moment précis où le monde parisien s'entiche des abstractions de la philo­sophie des Lumières et de celles de l'athéisme anglais. L'auteur insiste aussi sur le goût du roi pour la retraite qu'il associe à son amour de la chasse. Louis XV était intelli­gent et cultivé, mais il n'avait rien d'un « intellectuel » : c'était un homme équilibré. Il aimait les joies simples et les sentiments vrais. Son équilibre physique lui venait de la pra­tique assidue d'un sport violent, la chasse. Il fut modelé par la vénerie dont il acquit les règles dès sa quinzième année. Rien de mondain dans cet exercice, mais le goût de l'efficacité et du danger. La chasse était la meilleure préparation à la guerre : il s'agissait d'exploiter sur un terrain donné les qualités des chasseurs, de l'équipage et celles du gibier. L'intelligence des participants était confrontée à l'instinct de la bête qui mettait à profit les ressources du pays et celles du climat. Louis XV fonda la doctrine de la vénerie sur l'efficacité due à la rapidité. Il connaissait la nature par des contacts réels et fréquents avec la forêt, la plaine, les champs labourés : pour lui, la nature n'était pas celle des parcs princiers où batifolait le bon sauvage des philosophes et où Rousseau herborisait à quatre pattes. Louis XV a introduit dans la chasse l'exigence de l'effort et la nécessité d'une constitution athlétique. Un entraînement poussé était indispensable. Le gibier poursuivi à Marly, Saint-Germain, Fontainebleau se composait de loups, de sangliers, de cerfs et de daims. Au contact de ses meutes et du gibier, Louis XV retrouvait le monde réel qu'il aimait. A la chasse, son entourage, comme celui de Louis XIII, était com­posé d'hommes compétents. Péteneuil de Dampierre, par exemple, vivait de la chasse ; il savait organiser les attaques mais il put aussi composer de magnifiques fanfares comme « la Royale », « l'Indiscrète », « la Fanfare du Roi », etc. Louis XV voulut des chevaux fins et résistants, capables de tenir longtemps le galop de chasse. Or, chasseur hors pair, Louis XV était en même temps un soldat à l'instinct sûr et à l'esprit de décision rapide : aussi s'empressa-t-il d'étendre à la cava­lerie ([^106]) les modifications apportées aux équipages de chasse. Il substitua aux lourds chevaux de style Louis XIV des che­vaux minces résultant de croisement de chevaux arabes, anglais et polonais. 200:222 La partie essentielle du livre est consacrée à la vie reli­gieuse du roi et du royaume. Il est certain que la piété du roi était intense. Il assistait chaque jour à la messe et au Salut du Saint Sacrement dont le concile de Trente avait souligné la nécessité. Le culte de Louis XV pour la Vierge le poussait à participer chaque année à la procession organisée, confor­mément au vœu de Louis XIII, pour la fête de l'Assomption. Cette obligation ne fut reniée en France que beaucoup plus tard et grâce aux efforts de l'Église elle-même. Louis XV accen­tua cette dévotion contre le monde des salons et des philo­sophes. Au moment où il suivait fidèlement cette conduite, l'opinion éclairée ricanait et Grimm, allemand installé en France, osait parler « de la mythologie basse et ignoble du catholicisme ». Le roi vouait aux morts de sa famille un culte qui mettait au premier rang saint Louis, Jeanne de Valois et Louis XIII. Comment cette piété était-elle compatible avec la vie personnelle désordonnée de Louis XV ? C'est sur ce point qu'il est impossible d'approuver toutes les positions de M. del Perugia. Louis XV, il est vrai, n'était pas l'homme vicieux décrit par les historiens libéraux qui, d'autre part, se montrent si indul­gents pour les orgies des grands seigneurs et les tares des philosophes. De même, la déférence des historiens modernes à l'égard de Voltaire, Diderot, d'Alembert, a quelque chose de malhonnête. L'attitude de Voltaire, qui se complaisait dans le rôle de cocu magnifique ([^107]) offert par Mme du Châtelet et qui pratiquait l'inceste avec sa nièce au milieu des sourires atten­dris de sa cour européenne, méritait qu'on s'y arrêtât : l'irri­tation de M. del Perugia est parfaitement fondée. Le déluge verbal de Voltaire sur les sentiments tendres sonne l'imposture et cache un malheur physiologique probable : Voltaire est incapable d'aimer. Quant à Rousseau ([^108]), il a confessé lui-même ses dérangements sexuels et mentaux avec une impudeur qui fait date dans l'histoire de la littérature française. Rousseau a conditionné les structures de nos cultures actuelles et, com­me le remarque M. del Perugia, tous ces philosophes, frappés d'impuissance, que Sade était seul à pouvoir émoustiller, ont bénéficié de la bienveillance illimitée des historiens, trop heu­reux de leur lancer un clin d'œil égrillard et complice. Cela ne justifie pas pour autant l'indulgence de M. del Perugia pour les frasques royales. Louis XV n'est pas un cuistre obsédé par ses carences, c'est un gentilhomme athlétique doté d'un heu­reux tempérament, mais il est plus que cela. Il est le roi. Il a été sacré. Il exerce une fonction quasi-sacerdotale. L'adultère qu'il commet est celui du Roi Très-Chrétien à qui il appartient d'ordonner le royaume à la société céleste. 201:222 L'inconduite d'Henri IV et celle de Louis XIV ne constituent pas des excuses. Face à ces exemples déplorables, le roi avait aussi les modèles de Louis IX et de Louis XIII. Il ne s'agit pas là de pruderie mais d'une idée profondément enracinée dans l'esprit des Français d'Ancien Régime : de Claude de Seyssel au duc de Saint-Simon, tous sont convaincus que l'inconduite du roi peut déchaîner la colère du Ciel et entraîner les pires calamités pour l'ensemble du royaume. M. del Perugia excuse Louis XV en faisant jouer deux argu­ments : la reine, plus âgée que le roi, n'aurait pas été dans tous les domaines en parfaite harmonie avec lui : un tel argument n'appelle pas de commentaire ([^109]). Le second point est beaucoup plus grave et touche l'une des thèses fondamentales de l'auteur liée à ses positions personnelles sur le clergé de la France du XVIII^e^ siècle. En un mot, le cardinal de Fleury aurait poussé le roi vers Mme de Mailly, sa première maîtresse, pour le sous­traire à l'influence qu'exerçaient les jésuites sur l'esprit de la reine. M. del Perugia énonce comme un postulat la volonté de puissance de la Compagnie de Jésus : il y aurait eu une sorte de complot unissant les jésuites, une fraction de l'épiscopat et une partie de la Cour pour dominer l'esprit du roi. Son rôle destructeur placerait la Compagnie de Jésus sur le même plan que les sociétés de pensée. On quitte là le portrait de Louis XV pour pénétrer dans le domaine de la vie religieuse du royaume. M. del Perugia adopte les thèses hasardeuses de l'école libé­rale à propos des jésuites et de l'épiscopat. Les jésuites consti­tuent la cible favorite de l'auteur et son hostilité sous-tend tous ses développements religieux ([^110]). « La Compagnie de Jésus, écrit-il, ne fut jamais un ordre, mais exactement une société dans l'Église... » « Le système d'organisation intérieure très secret de la Compagnie de Jésus, ses leviers de commande en Europe, l'indéniable valeur de ses membres, des réussites bril­lantes lui valaient des appuis indéfectibles et des ennemis fana­tiques »... D'après M. del Perugia, les jésuites forment en réalité une société secrète en proie à un appétit de pouvoir illimité. Dès lors, l'auteur soutient la plupart des thèmes habituels du jansénisme ; en outre, ce choix décisif le conduit à défendre certains des philosophes de l'entourage de Mme de Pompadour, et à ignorer le foyer de subversion qu'entretenait la favorite. Les jésuites auraient cherché à dominer le monde en s'em­parant de la confiance des gouvernants. Le moyen le plus sûr qu'ils auraient utilisé aurait été la confession des princes. Ils se seraient ménagé une place de choix auprès du pouvoir politique en pactisant avec les passions de leurs pénitents. Cette accu­sation monstrueuse a été formulée dans l'Encyclopédie. 202:222 Elle était de la plus haute gravité car un confesseur qui transige avec les désordres publics de son dirigé trahit Dieu, les intérêts dont il a la garde et les âmes qu'il a le devoir de guider. Si cette conduite a pour mobile de misérables questions d'am­bition, le confesseur est encore plus méprisable que le coupable. Selon l'auteur, entre 1732 et la mort de Fleury ([^111]) qui devait créer un ordre politique propice, les jésuites auraient décidé de laisser le roi afficher des liaisons scandaleuses pour le con­damner ensuite et le voir entrer, repentant et humilié, sous la direction de ses confesseurs. Hélas, cette hypothèse ne corres­pond pas à la réalité. Le premier confesseur jésuite du roi fut le père Taschereau de Linières, présenté comme un intrigant. Les témoignages des contemporains révèlent qu'il s'agissait d'un prêtre irréprochable, « doué de la vertu et de la probité que demande cet emploi important » ([^112]). Dès les premières années de sa charge, le père de Linières mit le roi en demeure de choisir entre sa passion et la pratique des sacrements. Aux ap­proches de la Semaine Sainte, régulièrement, le roi rentrait dans le droit chemin et il cherchait à se corriger avec une sincérité incontestable : entre 1732 et 1737, aux approches des grandes fêtes où il devait communier, le roi donnait des preuves éclatantes de repentir, et si en 1737 il rompit avec la pratique des sacrements, c'est parce qu'il n'avait pas trouvé dans son confesseur un directeur complaisant ([^113]). En 1742, le père de Linières fut remplacé par le père Silvain Perrusseau déjà connu à la cour comme prédicateur. C'est à ce moment que se serait développée, d'après M. del Perugia, la grande offensive du « parti dévot » : en 1744, Louis XV partit pour l'armée du Bhin en emmenant sa concubine, Mme de Châteauroux, sœur de Mme de Mailly, sa précédente maîtresse. A Metz, il eut la fièvre et en trois jours il fut à l'article de la mort. M. del Perugia ([^114]) s'indigne de voir le père Perrusseau et Mgr de Fitz-James, premier aumônier du roi, refuser à Louis XV les secours de la religion aussi longtemps qu'il gar­derait sa favorite auprès de lui. De fait, le confesseur obtint bien le renvoi de la duchesse de Châteauroux et celui de Mme de Lauraguais, sa sœur, et il fit faire au roi amende honorable pour le scandale qu'il avait causé, mais en agissant de la sorte le père Perrusseau s'en tenait strictement aux obligations de sa charge. Il lui appartenait de faire cesser le péché public du roi et d'inviter son pénitent à une réparation publique. Le peuple en était si conscient qu'il voulut insulter la favorite pendant son voyage de retour. 203:222 Les jésuites ne furent pas moins fermes à l'égard de Mme de Pompadour, mais ce serait une calomnie de prêter à la Compagnie de Jésus le désir obsédant de rechercher des appuis politiques : face à la marquise de Pompadour, le soutien du dauphin et celui de la reine étaient sans portée. Du reste, quelques années plus tard, les jésuites succombèrent sous les coups de la favorite et de son ami Choiseul. La volonté de dénigrer les jésuites conduit M. del Perugia à prononcer un plaidoyer surprenant en faveur de Mme de Pompadour et de ses amis philosophes : « Elle utilisa l'Ency­clopédie et la philosophie des Lumières comme une des pa­rures de son temps, sans doute clinquante, mais qui avait le mérite d'exister alors que rien de sérieux ne se manifestait dans la pensée chrétienne. » ([^115]) Cette parure du temps abou­tissait fâcheusement à la Déclaration des Droits de l'Homme et à la Terreur ; quant au vide prétendu de la pensée chrétien­ne, il recouvrait François Houtteville ([^116]), le père Hayer, l'abbé de Lignac ([^117]), qui réfuta le matérialisme, l'abbé Jean-Baptiste Gaultier ([^118]), qui combattit Bayle et Montesquieu, Joseph de Chaumeix ([^119]), que les encyclopédistes redoutaient, etc. L'hostilité de M. del Perugia envers la Compagnie de Jésus le porte curieusement à condamner la dévotion de Paray-le-Monial tout en vantant la piété de la famille de France. Le culte du Sacré-Cœur était ancien, mais il fut vivifié au XVII^e^ siècle par saint Jean Eudes, qui prôna la dévotion au cœur de Marie et au cœur de Jésus, et surtout par sainte Marguerite-Marie Alacoque, qui eut à Paray-le-Monial les grandes appa­ritions de 1673 et 1674 : le Sacré-Cœur se présenta à elle en­touré d'une couronne d'épines et surmonté d'une croix. Le culte se répandit grâce au père jésuite de la Colombière et à sainte Marguerite-Marie ([^120]). Les confréries se multiplièrent. La reine de France demanda à Benoît XIV l'instauration d'une fête du Sacré-Cœur et le pape lui envoya des images du cœur de Jésus, brodées d'or et de soie. Le 6 février 1765, enfin, Clément XIII reconnut le culte déjà existant et fixa une fête du Sacré-Cœur. 204:222 Les jansénistes avaient combattu bruyamment cette dé­votion et leur opposition était un aspect de leur résistance à la bulle *Unigenitus*. Certains évêques -- comme Mgr de Caylus -- qui avaient d'abord approuvé le nouveau culte lorsqu'ils étaient partisans de la bulle, le proscrivirent aussitôt qu'ils eurent changé d'avis sur la bulle. Un janséniste ne pouvait être que l'adversaire d'un culte proclamant l'amour de Dieu pour tous les hommes. Il lui était impossible de comprendre cette charité illimitée puisque, à ses yeux, la Croix rachetait les seuls pré­destinés et que le Sacrifice du Calvaire ne pouvait laver les fautes de tous les hommes. Les jansénistes étaient parfaitement logiques en refusant de croire aux révélations de Paray-le-Monial : le Christ n'avait pas pu dire : « Voilà ce cœur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour. » Les jésuites étaient logiques, eux aussi : disciples de saint Ignace, ils avaient pour vocation de maintenir dans leur inté­grité les droits de la miséricorde et de la charité ; comme frères du père de la Colombière, les jésuites avaient été choisis par le Christ, en 1678, pour faire connaître la dévotion au Sacré-Cœur. Cette seconde vocation était un moyen de mieux ré­pondre à la première. Les libertins, les sceptiques, les philo­sophes et les athées prirent part à ce conflit dans le camp jan­séniste. On est surpris de voir M. del Perugia s'en prendre aux évêques qui menèrent campagne pour la dévotion au Sacré-Cœur. Parmi bien d'autres, Mgr de Fume\], évêque de Lodève, fut un apologiste résolu de la foi catholique au XVIII^e^ siècle : il voyait dans la dévotion au Sacré-Cœur une arme contre les protestants partisans de la prédestination, contre les jansé­nistes et les incrédules. *Dans le culte de l'amour divin ou la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus* ([^121])*,* il souligne les rapports étroits de cette dévotion avec l'Eucharistie. La liturgie du Sacré-Cœur fait d'ailleurs des parts égales entre la pensée de la Passion et celle de l'Eucharistie et elle permet de comprendre avec plus de clarté les liens intimes et personnels de Jésus-Christ et des fidèles. M. del Perugia ne parle de Mgr de Fumel que pour le condamner pour avoir admonesté le roi avec une vigueur pourtant traditionnelle. Mgr de Beaumont est traité avec une égale sévérité, alors qu'il avait été l'objet de persé­cutions acharnées de la part des parlementaires jansénistes et des amis de la marquise de Pompadour. En 1764, lorsque Mgr de Beaumont voulut instituer une fête en l'honneur du Sacré-Cœur, le Parlement rendit un arrêt interdisant cette cérémonie « impie et extravagante ». M. del Perugia oublie de l'évoquer. En réalité, sans être parfaits, les jésuites furent dans leur ensei­gnement et leurs prédications de bons et loyaux sujets du roi. 205:222 Contre les philosophes, le journal de Trévoux, publié sous la direction du père Berthier, rétablit la vérité tout au long du siècle. Ils ont fourni les meilleurs orateurs : les pères Geoffroy, Griffet, Le Chapelain, Perrusseau ; des professeurs qui furent aussi des apologistes comme les pères Lafitau, Segaud, Frey de Neuville, Laguille, Yves de Valois ; des missionnaires ou des polémistes comme Barruel. S'il est vrai que les jésuites furent mêlés à un complot, ce fut à titre de victimes. Cette conspiration fut tramée au Portugal par le juif franc-maçon Carvalho, marquis de Pombal, qui reprochait aux jésuites d'avoir dénoncé les compagnies à monopoles d'où il tirait ses plus beaux revenus tout en ruinant le pays. Pombal anéantit l'enseignement portugais et fit supplicier après trois ans d'in­carcération le provincial des jésuites et ses principaux colla­borateurs. En France, Mme de Pompadour comprit que l'in­transigeance des jésuites mettrait toujours le roi en demeure de choisir entre elle et les sacrements. Elle savait que son maintien à la Cour ne serait assuré que par le renvoi des confesseurs jésuites et la suppression de la Compagnie de Jésus. Elle résolut leur mort. Bernis, lui-même, remarque à la fin de l'année 1768, qu'après l'attentat de Damiens, à la suite des efforts du père Desmarets pour la faire chasser, la marquise de Pompadour avait décidé l'expulsion des jésuites. Choiseul fut l'instrument du complot. Très intime de Mme de Pompadour ([^122]), il fut nommé, grâce à elle, principal ministre. L'athéisme de Choiseul en faisait l'ennemi du dauphin -- et l'idole des philosophes ([^123]) : lors­qu'il obtint en 1763 de chasser les jésuites hors de France il anéantit l'une des plus solides et des dernières défenses de l'ordre catholique en France. Les philosophes exultèrent. La grande loge de France s'installa dans le bâtiment du noviciat jésuite du Faubourg Saint-Germain. Le postulat du complot jésuite impose à M. del Perugia une certaine image de l'épiscopat de Louis XV. Inconsciemment sans doute l'auteur juge chaque évêque en fonction des posi­tions qu'il a prises à l'égard du jansénisme et de son hostilité aux jésuites. Il condamne ainsi « l'intransigeance » d'évêques qui, résistant à l'esprit des lumières, ont lutté le plus vigoureu­sement contre l'irréligion, l'hérésie et l'athéisme : sont frap­pés, entre autres, Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, et Mgr de Fumel, évêque de Lodève. 206:222 En revanche, M. del Perugia ne tarit pas d'éloges sur les évêques perméables au monde et fer­mement résolus à diriger leurs efforts vers la « félicité pu­blique » : ils jouissaient d'un crédit considérable à la cour auprès des amis de Mme de Pompadour ([^124]). Ils établissaient des routes, creusaient des canaux, ouvraient des chantiers certains d'entre eux allaient avoir une activité débordante au début de la révolution française. Tolérance et physiocratie do­minaient leur esprit. M. del Perugia admire ces évêques « mus­clés » qui, écrit-il, « vivaient en union avec leurs chan­tiers » ([^125]). Les prélats qui, eux, vivaient en union avec leurs fidèles et se souciaient d'abord de les évangéliser n'ont pas droit à tant d'indulgence. Pourtant, Mgr Dulau, Mgr de Fumel, Mgr de La Luzerne ont constamment protesté contre la com­plaisance du pouvoir temporel envers les philosophes. Leurs remontrances révèlent avec quelle lucidité ils envisageaient l'avenir. Leur sévérité envers le roi était justifiée et si M. del Perugia n'adhérait pas totalement au parti de Mme de Pom­padour, présentée comme une victime expiatoire des jésuites, il ne considérerait pas comme subversive la rigueur des évêques spirituels envers Louis XV. M. del Perugia est parfaitement lucide lorsqu'il traite de l'unité puis de la dislocation de la monarchie. Le peuple de France était organiquement lié au roi et il lui était, en outre, sentimentalement attaché. Par ses séjours dans l'armée et ses innombrables courses dans la campagne, le roi avait des rela­tions directes et fréquentes avec les plus humbles de ses sujets. Les pages que l'auteur consacre à cet aspect du règne sont par­ticulièrement heureuses. Les Français étaient fiers de leur prin­ce : ils partageaient sa foi, ils appréciaient son courage, sa générosité, sa magnanimité à la guerre. Ils avaient la certitude d'appartenir à la famille royale dont ils faisaient leurs les joies et les peines. Le livre de M. del Perugia fournit de nombreux exemples de cette union et il rétablit la vérité sur la douleur du peuple de France à la mort du roi. En face de cette monarchie française, vivante, cohérente, que cimentent le temps et le catholicisme, M. del Perugia décrit l'entreprise de destruction que fomente l'Angleterre avec la complicité en France de la secte philosophique. L'histoire d'An­gleterre, si souvent négligée, permet de mesurer les efforts de la subversion. La dynastie établie depuis 1688 devait son pou­voir à la révolution orangiste. 207:222 Liés à la franc-maçonnerie, do­minés par la bourgeoisie d'affaires calviniste, qui déjà exploi­tait sereinement le travail des femmes et des enfants, les rois de la famille de Hanovre résolurent la chute des Bourbons ca­tholiques. L'Angleterre allait mener une guerre totale contre ces Français dont la fierté était d'être gouvernés par la maison régnante la plus ancienne d'Europe. La conduite de la guerre, de part et d'autre, met en évidence le choc des civilisations. Louis XV fit la guerre en bon catholique : il respectait la pa­role donnée, et, lorsqu'il fit prisonnier un officier français huguenot servant dans l'armée anglaise, il le reçut à sa table et lui pardonna. L'esprit du roi était d'ailleurs marqué par ses liens étroits avec le Carmel : il faisait retraite régulièrement à Saint-Denis et toute la vie de la famille royale participait à celle du cloître ([^126]). Au contraire, l'Angleterre faisait à la France une guerre totale, parfaitement conforme aux thèses de Rousseau, véritable préfiguration des guerres révolutionnaires. Rousseau écrit : « La guerre est l'effet d'une disposition -- mu­tuelle de détruire l'ennemi par tous les moyens qu'on peut. » ([^127]) Aucun principe ne paraissait s'imposer aux Anglais. En no­vembre 1757, en pleine paix, les Anglo-Bostoniens résolurent et exécutèrent le génocide des Acadiens. A propos des opérations militaires en Amérique, M. del Perugia révèle très opportunément la teneur véritable du dis­cours du « bon sauvage » : fidèle au roi de France un chef indien du Canada s'adressait en ces termes au représentant de Louis XV : « tu sais avec quelle cruauté ils ([^128]) ont ravagé nos familles. Ainsi, hâte-toi de nous mettre à même de nous venger et de combattre les ennemis de notre père (Louis XV) en dé­truisant les nôtres » ([^129]). Ces Indiens-là n'intéressaient pas les philosophes : ils furent massacrés dans l'indifférence générale des salons parisiens et les Anglais tentèrent même de leur inoculer la petite vérole. Cette guerre d'extermination était soutenue par le fanatisme anti-papiste le plus virulent. On fit -- à Londres des processions qui, de place en place, s'interrom­paient pour fesser un gigantesque mannequin représentant Benoît XIV. Les « philosophes » français se firent les complices enthousiastes de l'ennemi : pour détourner l'attention des for­faits anglais de 1757 ils s'empressèrent de présenter comme un désastre cet engagement de troisième ordre que fut en réalité Rosbach. Egal à lui-même, Voltaire fut ignoble : il écri­vit sans retard à Frédéric II pour lui exprimer son admi­ration et lui assurer que son cœur était attaché à lui ([^130]). De même glissa-t-on pudiquement sur l'horrible répression qui s'abattit sur les Jacobites anglais après la défaite de Culloden. 208:222 M. del Perugia indique à juste titre que le châtiment infligé aux chefs légitimistes anglais n'était pas la peine encourue par de « simples » rebelles, mais le supplice prévu par le rituel ma­çonnique pour des maçons d'une obédience rivale : pendaison -- non pas jusqu'à la mort -- éventrement, puis démembre­ment. Tous les comtés de l'Angleterre « libérale » chère à Voltaire et à Montesquieu connurent de pareilles horreurs, mais les grands sensibles des salons parisiens se gardèrent bien de s'en émouvoir : ces victimes-là étaient catholiques ! M. del Perugia décrit avec talent la conspiration ourdie contre le royaume des lys par l'Angleterre, les philosophes et les salons avec la complicité active des Orléans. Il fait partager à ses lecteurs son indignation. La richesse de sa documen­tation lui permet, d'ailleurs, de donner à la « trahison des clercs » sa véritable dimension. Lorsque l'on sait quelle tra­gédie fut la chute de Québec, par exemple, on apprécie à sa juste valeur la délicatesse de Voltaire : « On dit Québec pris, M. de Montcalm tué. Je suis honteux d'être heureux parmi tant de désastres. » ([^131]) Sinistre préfiguration de l'ignominie des « intellectuels » français deux cents ans plus tard, lors des guerres d'Indochine et d'Algérie ! C'est l'un des mérites essentiels de l'ouvrage d'avoir mis en pleine lumière l'ampleur du complot tramé contre la France catholique. Il s'agissait de détruire une société organique pour en soumettre les membres à la loi de marchands convaincus que leur succès matériel prouvait à l'univers leur qualité d'élus de Dieu. On préparait la pitoyable apostasie nationale fran­çaise de 1789. La Révolution était en marche. A la fin du règne de Louis XV les manœuvres de la sub­version heurtaient l'amour que le peuple nourrissait pour son roi et dont M. del Perugia donne d'innombrables témoignages. Cette résistance intensifia la haine de l'intelligentsia pour le roi et trente ans après la mort de Louis XV les révolutionnaires cédèrent à la tentation de profaner sa tombe. Le corps était resté intact : les pillards le déposèrent près de la statue de la Vierge, mais au moment où, ce même jour, fut exécutée la reine Marie-Antoinette, il s'évanouit en poussière. Ces pages sont émouvantes. Un an avant cet événement, pourrait-on ajouter, Louis XVI avait fait le vœu de consacrer sa personne, sa fa­mille et son royaume au Sacré-Cœur qu'avait vénéré Louis XV. C'est encore sous le signe du Sacré-Cœur qu'une partie de la France se soulevait tandis qu'on éventrait la tombe du Bien Aimé. En prônant la dévotion de Paray-le-Monial les jésuites avaient été une fois de plus les combattants d'avant-garde du catholicisme. 209:222 L'ouvrage de M. del Perugia se lit facilement. Il repose sur une culture considérable. Il est riche d'idées et d'argu­ments. Il constitue pour l'étude du XVIII^e^ siècle et celle de la genèse de la révolution un apport de premier plan : on n'en regrette que plus vivement l'absence de notes et d'appareil critique. S'il suscite ici et là quelques réserves, le livre n'en est que plus vivifiant. Jean-Pierre Brancourt. 210:222 #### La lecture d'Hervé Pinoteau IL Y A DE LA GÊNE à dire ce que l'on pense d'un ouvrage rédigé et édité par des amis, mais il ne me semble pas inutile de montrer ce qu'il y a de bon comme ce qu'il y a de plus contestable dans un tel livre. Louis XV a longtemps tenu la palme du mépris chez les Français : roi débauché et stupide, bazardant les Indes et le Canada (lignes bien amères à écrire le jour où la France aban­donne Djibouti qui tombera un jour ou l'autre sous la coupe des Soviétiques au train où vont les choses), le Bien Aimé n'était digne que des lazzis de nos brillants historiens. Heu­reusement, depuis quelques années, une nouvelle tendance se fait jour, à la suite du *Siècle de Louis XV* de Pierre Gaxotte (1935). L'exposition *Louis XV, un moment de perfection de l'art français* (Hôtel de la Monnaie, Paris, 1976) a rappelé à tous les merveilles d'une époque et le beau catalogue est à conserver dans toute bonne bibliothèque : on y trouvera deux préfaces, l'une de M. Valéry Giscard d'Estaing ([^132]) et l'autre de M. Pierre Gaxotte. 211:222 M. del Perugia vient à son tour enrichir la connaissance de notre passé national avec son *Louis XV.* Avec talent il nous dépeint la vie du petit orphelin : roi à cinq ans, Louis avait perdu son père et sa mère quand il en avait deux ! On imagine sans peine le choc que fut une telle perte sur l'enfant, se trouvant rapidement souverain au milieu d'une cour énorme et probablement bien mystérieuse ! Le petit roi s'attacha donc à une maman de remplacement et vécut sous la coupe d'un duc d'Orléans, débauché, intelligent, anglophile et ainsi hispanophobe. M. del Perugia montre d'ailleurs à ravir combien l'affaire de la succession royale empoisonna long­temps la vie du roi que l'on maria en hâte avec une Polonaise exilée en Lorraine, plus âgée que lui et qu'il aima : ils eurent dix enfants, ce qui n'est pas rien, mais hélas un seul fils survécut. On sait que la reine fatiguée de couches trop nom­breuses en arriva à fermer sa porte au roi qui, bien que « saint » pour M. del Perugia (il force la dose, ce qui nuit à son livre), commença progressivement une vie amoureuse pleine de péripéties. Il est certain que l'on fut hanté en France par la question d'une mort sans postérité du jeune Louis XV. Lui disparu, à qui revenait la couronne ? Pour M. del Perugia com­me pour tous les professeurs de droit de 1977 et pour presque tous les Français du XVIII^e^ siècle, elle devait revenir à Philippe V d'Espagne qui n'attendait d'ailleurs que cela pour revenir en France et l'on sait que Saint-Simon le disait à son ami le Régent : si le roi meurt et si Philippe V se présente sans sol­dats à la frontière, il ira le rejoindre, sans hésitation aucune. Certes, quelques personnes pensaient aux renonciations d'Utrecht, mais le parlement comme le duc de Bourbon, alors premier ministre à l'époque du mariage, savaient qu'elles étaient non valables ([^133]). 212:222 Il est aussi manifeste que l'existence de princes collatéraux (Orléans, Bourbon Condé et Conti) fut par trop souvent un grand trouble pour la monarchie française, ces Capétiens ornés de riches revenus et d'une grande clientèle jouant par le fait même de leur présence le rôle d'une opposition souvent inté­ressée et déloyale... On sait ce qu'il advint des choses en 1789 et que les Condé surent, seuls, maintenir le flambeau de l'hon­neur et de la fidélité. L'auteur nous fait de Louis XV un tableau assez nouveau. Il nous présente un roi aimé de son peuple critique mais affec­tueux (même devant le problème des maîtresses), un travailleur de bureau, attaché à ses dossiers, secret bien entendu, mais efficace encore que par trop souvent muselé par les coutumes et les franchises ; on s'interroge cependant parfois devant cer­taines inhibitions qui ne paraissent pas normales. Mais com­ment comprendre un homme de l'Ancien Régime et même un roi ? Louis XV était timide, casanier, aimant une famille que l'on dressa contre lui au nom de ses mœurs volages. 213:222 Curieuse famille au demeurant, formée de pieuses personnes (le dauphin Louis eut pourtant un bâtard, l'abbé Auguste Dadonville, soldat de la Révolution exécuté à la barrière du Trône en 1794), par­fois aux confins de l'héroïsme et de la sainteté : qu'on pense à Mme Henriette et à Mme Louise qui devint carmélite à Saint-Denis, au petit duc de Bourgogne, fils du dauphin... C'est là une lignée vivant pourtant dans une cour peu propre à enfanter des élus, mais engendrant sans doute une micro-société au climat salutaire : elle donnera un Louis XVI considéré comme martyr et saint par Pie VI, une Mme Clotilde, reine de Sar­daigne, déclarée vénérable par Pie VII, une Mme Élisabeth si forte devant l'adversité et l'échafaud. Qu'on le veuille ou non, cette famille de France qui n'a jamais connu le prestigieux prédécesseur (le Roi Soleil !) découle entièrement de Louis XV et c'est à mettre au positif du bilan. Du même côté de la balance l'esprit de décision du roi, son flair de la situation quand il est sur le champ de bataille. Napo­léon l'a compris : Louis XV suivant en tout les avis du maréchal comte de Saxe à Fontenoy aurait perdu la partie, de même à Lawfeld et cela, qui le savait ou le faisait savoir ? Roi humain, déplorant les pertes, proche de son peuple, Louis XV n'en connaît cependant qu'une partie : ce Capétien se cantonne aux forêts d'Île-de-France, encore qu'il fit campa­gne dans le Nord, visita l'Est (son séjour à Strasbourg est le thème d'une belle série de gravures) et à grande vitesse la Normandie : l'auteur aurait peut-être été mieux inspiré en insistant sur le voyage du Havre, la seule fois où Louis XV vit une faible partie de sa flotte et la mer... (p. 224 le voyage du Havre est non daté). A vrai dire, l'auteur aurait pu considé­rablement diminuer son ouvrage, car il répète inlassablement que le roi chasse en Île-de-France, parle aux paysans, etc. Ce n'est plus de l'histoire, mais une incantation poétique, à la limite nuisible pour le sujet, je veux dire pour le roi ! Car enfin, pour un souverain aussi intelligent, quel manque de curio­sité, quel manque de goût pour le contact avec la terre de France, avec les populations autres que celles d'Île-de-France ! Henri IV, Louis XIII et même Louis XIV firent de longues randonnées, pour ne pas parler trop longtemps d'un Henri III connaissant l'Allemagne, la Pologne et Venise, d'un Charles IX qui fit un véritable tour de France... Louis XV ne vit jamais la Bretagne, la Provence, les Pyrénées (le Béarn !), il n'eut jamais le choc de l'Italie qui tourna la tête à Charles VIII, à Louis XII, à François I^er^... Et pourtant, Louis XV aimait les cartes (comme Napoléon), observait le ciel, s'évadait des tracas journaliers par les mathématiques et l'étude des techniques. Ils étaient nombreux ces tracas ! La France souffrait des séquelles du jansénisme qui empoisonnait les affaires religieuses et parlementaires. Louis XV se trouvait aussi face à la mise au point d'une gigantesque machine de guerre contre la Civi­lisation, la cité modelée par des siècles de christianisme. 214:222 Selon M. del Perugia, le roi comprit tout ce qu'il y avait de nocif dans l'édification de la société libérale, capitaliste et réformée qui triomphait en Angleterre : le machinisme et le charbon transformaient les hommes en esclaves et le pouvoir britanni­que devint véritablement un centre actif de la Révolution mon­diale, de fanatisme anti-papiste. Et disons-le, les réformés de Londres comme de Boston détestaient la France catholique et royale, manifestant plus d'une fois leurs sentiments par des explosions de haine à notre égard : jamais les Français n'ont traité l'étranger comme les Britanniques le firent pour nous. Civilisés les gens d'outre-Manche ? Allons donc ! On ne sait plus que les Anglais massacrèrent les Écossais et les Irlandais ! Enfantant un prolétariat malheureux et qui n'a pas fini de régler ses comptes, la société britannique donna aussi des pi­rates officiels : car ce sont ses amiraux, qui, par ordre de leur gouvernement et en pleine paix, ravagèrent notre flotte mar­chande. Le roi le sentait bien, Londres était un autre monde et il fit son possible pour défendre le Canada et les Indes de la peste protestante et anglaise. On l'oublie trop souvent, notre colonisation était avant tout apostolique (il y avait inter­diction aux réformés d'aller en Nouvelle-France) et au XVIII^e^ siècle comme au XX^e^, les peuples préféraient mille fois la souveraineté française aux autres européennes. M. del Perugia montre comment les Indiens nous aimaient et nous respectaient, encore que nous eûmes des « bavures » ; Louis XV était pour les grands chefs cuivrés le Père de Versailles, connu par les monnaies et médailles, chef lointain et prestigieux dont on implorait l'aide contre les habits rouges. Hélas, pour faire la guerre il faut de l'argent et un certain consensus social. Louis XV se trouva en face des parlements et des nantis qui ne vou­lurent jamais lui donner les moyens, ce nerf de la guerre destiné à protéger notre idéal de vie et nos foyers établis au loin : qu'on pense au génocide accompli par les Britanniques sur l'Acadie, à tous les drames de la guerre en Nouvelle-France ! Grâce à l'auteur nous vibrons enfin aux récits des combats de Chouagen, du lac Saint-Sacrement, de Carillon... magnifiques actions non exploitées en France : on préférait parler d'impôts inutiles, d'arpents de neige... Le Canada fut perdu par le mépris des beaux esprits en place, par les plu­mitifs de l'Anti-France qui encensaient l'ennemi et aussi, il faut bien le dire, par quelques Français établis en Amérique et qui ne s'aimaient point : le mal français de la mésentente fut particulièrement affligeant en Nouvelle-France. Ce pays ne fut cependant pas entièrement livré au fanatisme anti­papiste. La belle résistance de la population, sa fécondité, et les clauses du traité final (sauvant l'originalité propre des Canadiens français) firent échouer pour des siècles le plan de la subversion. 215:222 Que faire avec des Français qui prônent le seul confort matériel, arc-boutés sur des privilèges souvent désuets et qui se gargarisent des œuvres d'une bande de gredins ne sachant que flatter les passions, le roi de Prusse et l'impératrice de Russie ? La joie de certains Français (heureusement peu nombreux mais hélas diserts et dans le vent), la joie de ces messieurs devant la défaite de Rossbach est la révélation d'un masochisme, d'une perversion telle, qu'on en vient à compren­dre comment la Révolution arrivera à faire son chemin au milieu de tels esprits. Le désordre intellectuel et moral devait être un remarquable terrain pour les grandes crises névro­tiques publiques, et pour les sectes, en provenance d'Angleterre ou d'Allemagne... Il n'y a qu'à lire l'abbé Barruel pour cons­tater où en arrive une telle société malade ([^134]). M. del Perugia nous fait sentir combien cette société pou­vait être attachante et comprendre ce qu'est un État animé par une famille royale, où l'on naît, l'on vit, l'on meurt... Ce qui est sensible de nos jours en Grande-Bretagne, où la monarchie survit pour avoir abdiqué tout pouvoir et donné tous les gages voulus à la Révolution, était autrefois la trame de la vie publique française : la naissance du dauphin était une fête, la fin d'une anxiété, une perspective sur l'avenir. 216:222 Mélancolique, M. del Pe­rugia montre qu'il n'y a plus de naissance dans l'État (p. 605) lequel sait encore faire quelques beaux enterrements ([^135]). ... mais que peut-on espérer de mieux d'un organisme dont la mort est l'idéal ? La République avorteuse n'a évidemment rien à voir avec le Royaume très chrétien ([^136]). Les incontestables qualités du livre de M. del Perugia, to­nique et salubre, ne font quand même pas pardonner au sou­verain sa trop longue inhibition devant les parlements, non seulement quand il accumulait les erreurs judiciaires (alors que le Conseil d'État où le Roi était toujours moralement pré­sent, avait tout pouvoir pour « évoquer » toutes les causes de France et de Navarre, « casser » les arrêts des parlements, etc. c'est-à-dire perturber le cours normal d'une justice trop longue ou trop partisane), mais encore quand ils bloquaient toute réforme financière ou faisaient une agitation politique et religieuse tout à fait hors de leur compétence. Il faudra attendre la fin du règne pour que le roi se décide enfin à mettre en l'air des robins abusifs, à créer une justice plus moderne, une organisation judiciaire mieux structurée. C'était bien tard, mais cette œuvre devait être définitive : le roi avait ponctué son coup d'État des mots : « Je ne changerai jamais. » Gloire soit rendue à l'artisan de cette réforme, René-Nicolas de Mau­peou, ancien parlementaire mais impitoyable chancelier de France... le dernier de l'Ancien Régime, car Louis XVI désirant jouer au populaire, rappela les parlements et chassa Maupeou sur ses terres ([^137]). 217:222 On ne comprend pas non plus que Louis XV, si bien vu des papes, malgré sa vie privée discutable (encore que souvent plus discrète que celle de bien des financiers, philosophes et autres puissants du jour) n'ait pu avoir de meilleures liaisons avec Rome. Il semble qu'un Louis XIV eût été plus efficace, mais quand on voit comment les choses tournèrent à Rome lors de l'étude et de la condamnation trop tardive de la cons­titution civile du clergé on peut évidemment s'attendre à tout... \*\*\* A côté de ses évidentes qualités, le *Louis XV* de M. del Perugia offre de grands inconvénients qu'il faut objectivement exposer pour inciter l'auteur à refaire quelque chose de plus commode. Voilà un livre de plus de 750 pages, bourré de faits incontrôlables, car sans notes. Certes, une bibliographie finale est donnée, mais elle est incomplète (quelles sont les cotes des papiers de Maudoux et du journal de Hardy à la B.N. ?) et pres­que inutilisable. Il est en effet impossible de savoir où l'auteur a trouvé la plupart de ses lignes, c'est-à-dire ses assertions, souvent du plus haut intérêt. Un récent ouvrage souligne ce que je dis, et c'est le *Louis XI* de Paul Murray Kendall (Fayard, 1974), au texte bourré d'excellentes choses mais presque im­possibles à contrôler, encore qu'accompagné de notes et surtout d'un index des noms qui rend la consultation aisée (la biblio­graphie est correctement présentée). Ce qu'il nous faut, ce vers quoi il faut se diriger, ce sont des livres comme le *Charles VIII et son milieu* (*1470-1498*)*, la jeunesse au pouvoir* de Mme Yvonne Labande-Mailfert (Paris, Librairie C. Klincksieck, 1975) et com­me *La France à la fin du Moyen Age* de Peter S. Lewis (Ha­chette, 1977) ([^138]) : tout y est précis et en ordre. Pour le Louis XV en question, pas de titre courant balisant les recherches dans le monde des chapitres, parfois pas de titre de chapitre (!), l'éditeur n'hésitant pas à varier la typographie de leur annonce (bas de casse, majuscules... ou rien du tout). 218:222 Quant à la table des matières elle ne dit presque rien et on chercherait en vain un index des noms. C'est dire le désarroi du lecteur devant un texte trop long (plein de répétitions) et dans lequel la chronologie est floue, sinon fantaisiste. La reine Marie Lecksinska meurt au moins deux fois, tout comme Mme Henriette. L'auteur prend d'ailleurs beaucoup de libertés avec le temps, or la chronologie est impitoyable. Je pense qu'il est un service à rendre et c'est d'indiquer quelques erreurs, parfois occasionnelles, parfois répétées, l'auteur n'offrant d'ailleurs au­cune leçon sûre pour certains noms. #### Une interminable et navrante collection d'erreurs plus ou moins graves Qu'on en juge. P. 26 : la majorité des rois est à 13 ans et non à 12 (bon âge donné cependant p. 67). P. 31 : l'auteur mé­prise souvent le culte du Sacré-Cœur tel qu'il découle de l'en­seignement de S. Jean Eudes et de Ste Marguerite Marie. P. 33, 683 : il est question de la bienheureuse Louise de Valois, heureusement transformée en bse Jeanne de Valois p. 451 ; il s'agit de la fille de Louis XI, première femme de Louis XII, Jeanne de France, canonisée depuis peu sous son véritable nom, Ste Jeanne de France. P. 60 : le roi est dit sacré par le cardinal archevêque de Reims, ce qui est répété, mais Ar­mand-Jules de Rohan Guéméné ne fut pas cardinal ! P. 61 : Le grand maître du Saint-Esprit est le roi ; il s'agit donc du grand maître des cérémonies et quant au connétable, c'est le maréchal duc de Villars qui en faisait fonction. Pour le répons entonné par le grand chantre, il commence ainsi : *Ecce ego mitto* (oublié par M. del Perugia) *angelum meum, qui praecedat te, et custodiat semper...* Voilà que je vais envoyer mon ange devant toi pour te garder (dit Dieu, ce qui entraîne que le *te* doit ignorer une initiale majuscule !) ; cette phrase dérivée de l'*Exode,* 23, 20 se trouve déjà dans l'*ordo* de Mayence datant de vers 960 et l'on sait tout ce que les *ordines* français doivent à cet *ordo* (comme aux *ordines* anglo-saxons, les uns les autres dépendant des *ordines* francs !) ([^139]). P. 62 : la sainte ampoule vient tout bonnement de l'abbaye de Saint-Rémi ; elle est tirée du tombeau du saint (de nos jours et sous Charles X, la nouvelle sainte ampoule est dans le trésor de la cathédrale). 219:222 Corbeny (Aisne) est lié au culte de saint Marcoul donc aux écrouelles ; le roi s'y rendait en pèlerinage, mais à partir d'Henri IV le roi n'y alla plus et la châsse du saint était apportée de Corbeny à Saint-Rémi de Reims où le roi l'honorait avant de toucher les écrouelles ; les gens de Corbeny accompagnaient cette châsse ([^140]). P. 63 : « Les belles prières, reliant le royaume de France au gouvernement des étoiles... », ceci, au sujet du sacre, vaut une absolution à l'auteur. P. 64 : le sacre français est intime­ment dépendant des sacres anglo-saxons... Lire : *Vivat rex in aeternum* (non : *iternum*)*.* Ce sont les pairs ecclésiastiques et laïcs (archevêque de Reims en tête) qui embrassent le roi, et non les grands officiers de la couronne ([^141]). P. 65 : Le titre de roi très chrétien ne fut pas spécialement donné au sacre ; il dépendait de la royauté française, donc de l'avènement de Louis XV. La sainte ampoule fut brisée à Reims par Rühl le 16 vendémiaire an II ou 7 octobre 1793 (et non 13 vendé­miaire) ([^142]). Bien entendu le sacre est le 25 et non le 24 octobre. P. 66 : Lors de l'élévation, la couronne enlevée par le roi était la lourde couronne « de Charlemagne » fondue par les soins de la Convention ; le roi ne mit la légère couronne de pierreries (conservée au Louvre, galerie d'Apollon, avec de fausses pierre­ries) qu'à la sortie de l'église et pour le festin. P. 82 : Le second fils du roi fut évidemment duc d'Anjou et non d'Aquitaine (Anonyme de France, 1730-1733) ([^143]). P. 96 : A la tête de la F**.·.** M**.·.**. il y eut bien le duc d'Antin, mais ce n'était pas un bâtard royal ! Louis de Pardaillan de Gondrin, duc d'Épernon puis 2^e^ duc d'Antin, grand maître de 1738 à sa mort en 1743, était petit-fils de Louis-Antoine I^er^ duc, lui-même fils de Louis-Henri marquis de Montespan et de Françoise-Athénaïs de Rochechouart Mortemart, maîtresse du Roi Soleil... Il fut remplacé par l'extraordinaire Louis de Bourbon, titré comte de Clermont, prince du sang, abbé commendataire (et laïc) de Saint-Germain des Près, du Bec, etc. généralissime des armées du Roi (sic), membre de l'Académie française (1709-1771) où il ne parut qu'une fois : ce Condé libertin fut un mauvais grand maître à ce qu'il paraît ! 220:222 A sa mort, fut élu Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, titré duc de Chartres, prince du sang, qui deviendra duc d'Orléans, premier prince du sang, citoyen Philippe Égalité (sans tiret s.v.p.). Le prince de Conti (Louis-François de Bourbon, prince du sang, 1717-1776) ne fut pas grand maître ; généralissime lui aussi, il devint grand prieur de France dans l'ordre de Saint-Jean, ou Malte en 1749 (ce qui le fit mourir au Temple, siège de l'ordre à Pa­ris) ([^144]). P. 109 : lire grand prévôt de France (et non de Paris). P. 115 : M. del Perugia qui n'a pas accordé d'intérêt à la cérémonie du 27 octobre 1722, où dans la cathédrale de Reims le jeune Louis XV fut reçu chef et souverain grand maître de l'ordre et milice du benoît Saint-Esprit, ne prend pas garde au fait que Louis XV dut réciter tous les jours de son existence l'office de l'ordre, ainsi que c'est prévu dans l'ar­ticle 88 des statuts : voilà une importante composante de la spiritualité royale ignorée par M. del Perugia (on devait ajou­ter une dizaine de chapelet et on pouvait changer les prières en récitant les sept psaumes de la pénitence). P. 121 : M. de Meuse est un Choiseul titré marquis de Meuse. P. 136 : in fine, il s'agit de l'armée formée sous Louis XIV. P. 152 : le grand chambellan de France, duc de Bouillon, était un La Tour d'Au­vergne et non un Lorraine. P. 173 : le sacre fut en 1722. P. 194 : à Édimbourg, le prince de Galles Charles-Édouard (Stuart) proclama son père Jacques VIII, roi d'Écosse, ce qui équivalait à Jacques III en Angleterre ([^145]). 221:222 P. 206 : le dauphin était donc marié ? (oui, depuis 1745 pour la première fois, alors qu'à la p. 175 ce n'est pas dit). P. 211 : en 1746 ce n'est pas Charles III qui commence son règne en Espagne mais bien son frère Fer­dinand VI. P. 220, 221, 222 : lire Berg ou Bergen op Zoom (et non of...). P. 249 : il s'agit du duc de Montmorency-Luxembourg. P. 261 : un officier protestant ne pouvait avoir la croix de Saint-Louis. P. 267 et passim : l'archevêque de Paris Christo­phe de Beaumont du Repaire est mentionné Christophe ou Christophle ! Pourquoi lui donner du Mgr alors qu'il est mort ? P. 282 : l'infante de Saxe est une trouvaille : le dauphin épousa d'abord une infante d'Espagne puis, devenu veuf, une princesse de Saxe (fille d'un roi de Pologne, duc de Saxe, prince électeur du Saint Empire) ; en cette page meurt Mme Henriette (Mme ici fait pour ainsi dire partie du nom : ne peut être « madame » avec prénom qu'une fille de France) que l'on retrouvera ago­nisante plus loin ; le lecteur s'y perd. P. 287 : on évacue la Corse, mais quand donc y est-on allé ? (en 1748). P. 327 : lire Johannisberg. P. 333 : le duc d'Aquitaine qui meurt en 1754 est le premier prince titré tel dans l'histoire des Capétiens (hors Louis VII, mari d'Aliénor), le frère de Louis XI étant duc de Guienne ; le fils de Louis XV n'était donc pas duc d'Aquitaine et fut duc d'Anjou (cf. supra). P. 351 : Georges III (et non VII) roi de Grande-Bretagne et d'Irlande (il n'y a plus d'Angleterre depuis 1707). P. 356 : lire Washington et non Wellington (bien écrit p. 358). P. 360 : pas de roi de Saxe à cette époque (le premier date de 1806) mais bien un duc de Saxe, prince électeur du Saint Empire, roi de Pologne, etc. Ibidem : Pierre-François de Ri­gaud, dernier gouverneur général du Canada, semble bien être titré marquis de Vaudreuil et non comte, mais cela dépend des dictionnaires. P. 365 : lire Jaegerndorf ou Grossjaegerndorf (pas Jaderdorff !). Où Richelieu tailla-t-il en pièces l'armée du duc de Cumberland ? Il semble que ce soit le maréchal d'Estrées qui ait fait le gros (Hastenbeck, 26 juillet : le duc de Cumber­land est vaincu), mais il est remplacé par Richelieu qui occupe le terrain et signe à Kloster-Zeven. P. 369 : le Rohan prince de Soubise (pas encore maréchal de France !) était à Rossbach sous les ordres du maréchal impérial, Joseph prince de Saxe-Hildburghausen (1702-1787), généralissime de l'armée du Saint Empire, ce qui diminue sa responsabilité, d'autant plus qu'il n'était pas d'accord avec les dispositions qu'il ordonna ! M. del Perugia a l'avantage de montrer que Rossbach fut peu de chose mais que l'intelligentsia s'en moqua, étant de tradition du côté de l'Anti-France (en 1830 les libéraux diffusaient les dispositions de l'état-major pour la prise d'Alger et plus près de nous c'était à qui vibrerait d'affection pour les Viets ou les fellagha !). Le peuple a souvent des réactions plus saines que tous ces beaux messieurs, ne serait-ce que parce que ce sont ses fils qui périssent au loin pour défendre l'essentiel. 222:222 P. 380 on doit donner le prénom d'un Britannique quand on le qua­lifie de *sir* (ici Abercromby). P. 386 : lire Ferdinand VI et non IV (Charles III toujours pas en piste). P. 399 : le général Fitz-James ! Il s'agit du lieutenant général Charles duc de Fitz-James, commandant en Languedoc, etc. dès 1761, maréchal de France par la suite. P. 400 : Georges III semble bien avoir été sacré, quant au Royaume-Uni il ne date que de l'acte d'Union en date du 1^er^ janvier 1801 : le roi de Grande-Bretagne et d'Irlande devient roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande et c'est alors que Georges III abandonna toute sa prétention française : à partir du 1^er^ janvier 1801, le souverain de Londres n'eut plus le titre et les armes de France. Bien entendu, j'écris Georges en français, avec un *s* final ; si on écrit George (sans s), il faut mettre Friedrich, James, Carlos, Maria Theresia, etc. P. 401 : il s'agit évidemment d'Élisabeth impé­ratrice de Russie, seule de son nom en ce pays et ainsi point II. P. 402 : la chronologie est tellement floue pour M. del Perugia qu'il met Waterloo (18 juin 1815) avant le traité secret de Madrid qui est de 1814 ! P. 404 : le pacte de famille : les Deux Siciles passent avant Parme dans l'ordre de primogéniture. P. 431 : l'ordre *souverain* de Malte ! A cette époque il n'en était point question ; ordre religieux dans les mains du pape comme tout ordre qui se respecte, « Malte » (à vrai dire l'or­dre de l'Hôpital Saint-Jean de Jérusalem) était vassal du roi des Deux Siciles en son île, et le souverain en question était lui-même vassal du pape pour ce royaume napolitain... L'ordre n'a commencé à parler de souveraineté que pour essayer de sauver ses biens français convoités et annexés par la Révo­lution. L'ordre est sujet de droit international mais n'est tou­jours pas souverain, l'élection de son chef (qui n'a pas droit de vie et de mort) devant être ratifiée par le pape. P. 446 : comme la chronologie est floue on ne sait pas qui est l'infant de Parme, a priori le gendre de Louis XV, Philippe de Bourbon, infant d'Espagne, duc de Parme, mort en 1765, époux de Mme Elisabeth de France, morte en 1759 ; mais quelques lignes en dessous indiquent que c'est le petit-fils, donc Ferdinand, infant, né en 1751 et duc dès 1765. Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? P. 450 : interprétation erronée de l'af­faire des apparitions du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial : les apparitions « étroitement contrôlées par la Société (de Jésus), donnaient un tour différent à la solide doctrine de saint Jean-Eudes » (avec tiret entre Jean et Eudes)... on croit rêver, car ce serait à la limite la diffusion du récit des apparitions ! Le Christ en personne parlait à Ste Marguerite Marie et non pas au père de la Colombière (qui est au moins bienheureux à notre époque). De plus, cela a été montré, Louis XIV n'avait point « obtempéré » pour la bonne raison qu'il n'a jamais dû connaître le message (cf. infra). 223:222 P. 451 : comment Charles VII mort en 1461 pouvait-il assister au service de Louis XII mort en 1515 ? Si on met Charles VIII mort en 1498 cela ne colle pas non plus, et si on met Louis X mort en 1316 idem, car que viendrait-il faire ici ? Non, il doit s'agir de Charles VIII et de Louis XI mort en 1483... Donc, un bâton en moins à Louis s.v.p. et un en plus à mettre à Charles. P. 452 : Louis XV faisant bâtir la Madeleine, le Panthéon... La Madeleine (à vrai dire Sainte-Marie-Madeleine) a été effectivement commencée sous Louis XV, mais sur un autre plan ; les premiers murs de l'œuvre de Con­tant d'Ivry (1764) furent mis par terre dès 1777 par Couture ; ce que l'on voit en 1977 n'est que le Temple de la gloire voulu par Napoléon, devenu église en 1816 (ouverte en 1842 selon le *Guide bleu*)*.* Il est en tout cas évident que Louis XV n'a heu­reusement jamais entendu parler de Panthéon, car il ne pouvait y avoir pour lui qu'une église Sainte-Geneviève, édifice conçu par Soufflot en 1757 et terminé par Rondelet après 1780... Au fond, que voilà un excellent édifice à restituer à la sainte Église de Dieu ! Je verrais très bien Mgr François Ducaud Bourget y officier, de même que S. Exc. Mgr Marcel Lefebvre... pourquoi pas ? Livrée au culte, sa destinée première, jusqu'en 1791, puis de 1806 à 1830 (sacré Louis-Philippe !), et enfin de 1852 à 1855, Sainte-Geneviève aurait toute la place voulue pour accueillir pendant quelque temps le peuple épris de tradition, les grands hommes non-chrétiens pouvant trouver un autre endroit pour reposer. Je dis quelque temps, car il viendra bien un jour où on retrouvera nos cathédrales... et le reste. Patience. P. 453 : l'ordre du Roi tout court, c'est l'ordre de Saint-Michel, fondé par Louis XI et devenu second ordre après la création du Saint-Esprit par Henri III. P. 459 : les paroles de la Vierge en béarnais sont mal retranscrites ; il faut lire « Que soy era Immaculada Councepciou » si j'en crois de bons au­teurs. P. 463 : il n'aurait pas été mauvais de situer cette Louise-Adélaïde de Bourbon, qui est une Condé, carmélite puis bénédictine, fondatrice de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement (1757-1824) : ce fut effectivement une femme re­marquable. P. 464 : apparition de M. de Beauvais, c'est-à-dire, a priori l'évêque de Beauvais puisqu'il est question de son épiscopat, mais à la lecture d'autres pages on comprend que Beauvais est son patronyme (p. 469, 500 : Mgr Beauvais !). Il s'agit donc de Jean-Baptiste-Charles-Marie de Beauvais (1731-1790), que Louis XV fit nommer à l'évêché de Senez (pp. 679, 682) en 1774, siège qu'il abandonna en 1789, époque à laquelle il fut envoyé aux états généraux par la vicomté de Paris ! Cet obscur abbé, prêtre sans naissance, etc. (M. del Perugia dixit) était-il si bon, puisque démagogue ? (p. 682). P. 466 : en 1689, la « voyante » de Paray-le-Monial ne disait pas seu­lement que Louis XIV était un « fidèle ami » du Sacré-Cœur, mais surtout qu'il était son « fils aîné », ce qui n'est pas rien ! ([^146]) En tout cas le roi n'était plus pécheur public. P. 483 : quel était l'archidiocèse de Bernis ? Albi pour les curieux (1764). 224:222 P. 494 : pas de princesses impériales en Autriche avant la création de l'empire héréditaire d'Autriche, soit en 1804. Avant : archiduchesses d'Autriche, sans plus (mais aussi princesses royales de Hongrie et de Bohême). P. 502 : le car­dinal-archevêque de Paris, petit-fils de bourrelier pendu, est Maury si l'on en croit la p. 505 qui donne son nom. Le cardinal Fesch, archevêque de Lyon refusa Paris, ce qui était tout à son honneur car il tint tête à son terrible neveu. P. 505 : Belle­combe était effectivement dans Saint-Louis, mais il ne pouvait être alors protestant. P. 513 : dans son mépris des jésuites, M. del Perugia tend à affirmer que les religieux de la Compagnie de Jésus empêchaient toute communication entre le roi et le pape ; je n'en crois pas un mot. P. 520 : on a oublié de donner le numéro du chapitre. C'est en 1715 et non 1714 que le duc d'Orléans a donné du pouvoir aux parlements ! P. 537 : il est affirmé que la couronne de France avait une croix que Louis-Philippe ôtera. Or, la caractéristique principale de la couronne royale française est qu'il n'y a pas de croix sur un globe à son sommet ! En France, les couronnes médié­vales qui servirent à coiffer le roi au sacre n'avaient qu'une grosse pierre au sommet du bonnet conique, véritable tiare intérieure (j'ai déjà montré la chose pour les couronnes « de Charlemagne » et « de saint Louis » ou « sainte couron­ne ») ([^147]). Les rois Bourbons furent couronnés avec une cou­ronne « de Charlemagne » comblée d'un bonnet plus bas, mais timbré d'une fleur de lis pour Louis XV. Les couronnes héral­diques et les objets similaires donnés au roi lors de la sortie de la cathédrale de Reims et du festin subséquent, étaient sommés d'une fleur de lis. Le globe crucifère apparaît quelques années sur des couronnes héraldiques autour de 1500, dans une période de tâtonnement puis sur la couronne « de Charlemagne » de remplacement faite en 1804 : on la voit au Louvre et servit uniquement pour les armoiries de Napoléon I^er^ et Napoléon III. 225:222 J'ai cependant montré ([^148]) et suis le premier à l'avoir fait, que ce vilain objet de cuivre doré orné de camées avait été la couronne « de Charlemagne » pour Charles X : mais à une exception près, la gouache de Develly, le roi est toujours montré avec la couronne de diamants et saphirs faite par Bapst ! En 1830, le roi des Français timbra les armes d'Orléans de la couronne royale, identique à celle de Charles X, mais après l'émeute de février 1831, Louis-Philippe I^er^ mit une couronne d'un style nouveau, sommée d'un globe sans croix ; il plaça cependant une croix au sommet de son sceptre pour remplacer la fleur de lis ([^149]). Je me permets d'insister sur ces questions, car l'auteur répète souvent l'affaire de la croix sommant la couronne de France (p. 646, 650, 651, 657 !). P. 556 : Besenval et non Benseval (ce Suisse au service de France a laissé des mémoires, et fut lamentable d'inaction en 1789). P. 566 : lire La Vauguyon (un duc) qui est mieux inscrit plus loin (p. 582). P. 568 : Il n'est pas normal de qualifier Altesse Royale le Dau­phin, surtout sous l'Ancien Régime. P. 574 : le duc d'Antin, comme je l'ai montré, n'était pas de la famille royale et Conti ne fut jamais grand maître (cf. supra). P. 578 : la tuberculose n'est pas héréditaire. P. 579 : Mme Élisabeth est morte en 1759 et non 1752 ; nouvelle mort de Mme Henriette (cf. p. 281 s.). P. 584 : pas de date de décès de la reine Marie (24 juin 1768), déjà décédée p. 542. P. 585 : sur le duc d'Aquitaine, cf. supra, p. 333. P. 587 : jamais le roi ne nommait quelqu'un monseigneur, car il n'a qu'un seul seigneur, qui est Dieu ! P. 588 : idem. Mais p. 589, M. del Perugia rétablit la vérité en montrant que le roi lui écrit : « M. l'archevêque » (à vrai dire, sans doute : « Mons. l'archevêque »). P. 591 : M. del Perugia voit 1000 morts Capétiens inhumés à Saint-Denis ! Disons quelques dizaines et c'est bien suffisant, mais p. 712 M. del Perugia montre que Louis XV a 100 ancêtres inhumés là... et p. 744 il parle de plus de 1000 tombeaux royaux et p. 746 de 1500 morts royaux. Tout cela ne fait, hélas, pas très sérieux. 226:222 P. 594 : des bâtards de Louis XV eurent en effet les armes suivantes : de gueules au sautoir alaisé (ou croix de saint André) d'argent. P. 595 : Cadet de Gassicourt, avec un C initial majuscule ; cette tentative de suicide n'est connue que par une seule source et après le suicide manqué de Fontainebleau en 1814, on voit difficilement l'empereur réitérer. P. 599. « Mon cher Ségur », sans particule, par pitié ! Ce Ségur était Philippe-Henri marquis de Ségur (1724-1801), futur maréchal de France (1783), fils du lieutenant général comte de Ségur et d'une fille illégitime de Philippe d'Orléans, duc d'Orléans, Régent... d'où le prénom de Philippe chez les Ségur. Ce maréchal est le père de Louis-Philippe comte de Ségur, ambassadeur du roi Louis XVI puis grand maître des cérémonies de Napoléon I^er^ ; le pré­parateur du sacre de 1804 était issu de Louis XIII ! P. 602 : le roi Louis XV fut le dernier roi à tenir le sceau en remplace­ment du chancelier ou du garde des sceaux ; cette période dura du 14 mars 1757 au 15 octobre 1761 ([^150]) ; il remplaçait Jean-Baptiste Machault, seigneur d'Arnouville, ministre d'État, etc. qui était loin d'être n'importe qui et qui fut obligé d'abandonner les sceaux « par suite des intrigues de madame de Pompa­dour » ; le roi lui laissa les honneurs de sa charge et il mourut en 1794 dans la prison des Madelonnettes ([^151]). P. 608 : je pense que le nom du roi devait être dit au canon de la messe, ce qui assurait au souverain de nombreuses prières chaque jour dans tout le royaume. *Deus savum fac regem ? Domine salvum fac regem* ce me semble. « Sans pouvoir dire un mot »... je n'en crois pas... un mot ! P. 611 : le louis à 24 livres ? P. 612 : pour­quoi ne pas avoir cité le nom de Gribeauval (Jean-Baptiste Va­quette de) qui est le célèbre général d'artillerie, auteur des ca­nons dont Napoléon I^er^ se servait encore ? P. 630 : à Limoges il n'y avait que des vicomtes et point de comtes (la maison des vicomtes de Limoges, remontant au IX^e^ siècle existe toujours ; elle a pour chef le marquis de Rochechouart ; un cadet de cette maison est M. le duc de Mortemart). Henri IV en montant sur le trône de France était déjà vicomte de Limoges, puis il réunit la vicomté à la couronne. P. 640 et passim : M. del Perugia commence à nommer le duc d'Orléans : prince d'Or­léans. De toutes façons, à cette époque, il y avait des Orléans, princes du sang, mais point de princes d'Orléans (terme of­ficiel, et encore, en 1830). P. 644. de quel maréchal de Gra­mont (avec un « m ») s'agit-il ? 227:222 Probablement d'Antoine IV duc de Gramont, maréchal en 1724, mort en 1725... c'est le dernier Gramont ayant cette charge et je ne vois pas de Gram­mont (avec deux « m ») ayant été maréchal. P. 647 : l'auteur est très méprisant pour les autres monarchies, à tort semble-t-il car on ne saurait mépriser l'Espagne, l'Autriche... La maison d'Autriche était le cœur d'une Allemagne chrétienne et de pos­sessions disparates fédérées par un souverain catholique... auquel on doit bien de la reconnaissance pour la lutte qu'il mena victorieusement contre les Turcs, etc. à ne pas oublier s.v.p. P. 648 : encore une intonation pénible pour parler du Sacré-Cœur en relation avec la France. P. 651 : le cardinal Maury était si bien arriviste qu'il fut tout d'abord pour Louis XVIII exilé, lequel en avait fait son ambassadeur près de Pie VII... Ayant eu l'insigne honneur de représenter un roi très chrétien, fils aîné de l'Église, Jean-Siffrein Maury rallia Napoléon I^er^ dès 1804 et 1806 : il fut comblé de bienfaits par l'empereur qui le nomma archevêque de Paris contre la volonté formelle du pape (1810) ; il aida Napoléon dans sa lutte contre Pie VII emprisonné à Fontainebleau ! Cet homme brillant mais cra­pulard adhéra donc à la déchéance de son bienfaiteur (1814), fut obligé de se retirer à Rome où on l'emprisonna ; Louis XVIII le raya de l'Institut et ne lui pardonna jamais. On ne voit pas pourquoi les fidèles auraient été obligés d'obéir à ce cardinal en 1810-1814, car il était illégitime sur le siège de Paris (M. del Perugia ne comprend pas qu'il n'était canoniquement rien). P. 672 : Pas de tiret entre Philippe (prénom) et Égalité (nom de famille). Sur sa fortune immense et bien mal gérée, cf. l'ouvrage fondamental de Béatrice F. Hyslop, *L'apanage de Philippe-Égalité* (*sic*)*, duc d'Orléans* (resic, car il n'était plus d'Orléans quand il devint Philippe Égalité), Paris, Société des études robespierristes, 1965. P. 673 : Louis-Philippe d'Orléans, duc de Valois, futur roi des Français, naquit le 6 et non le 5 octobre 1773. P. 676 : l'architecte Claude-Nicolas Ledoux a droit à un « x » final, merci pour lui. A Arc-et-Senans ce sont les fameuses Salines de Chaux... mais le nom est donné p. 616 (avec un « x » pour Ledoux). Hélas en cette p. 676 Arc-et-Senans (Doubs) est devenu Arc-sur-Senan ! Toujours en cette page, il y a un roi d'Angleterre (titre aboli en 1707), un empereur d'Autriche (titre qui date de 1804, alors que l'archiduc d'Autri­che, chef de sa maison était empereur élu des Romains). P. 691 : Pierre-Victor de Besenval, baron de Brunstatt près Mu­lhouse, originaire d'un château près de Soleure (le Waldegg où se trouvent tant de beaux souvenirs d'antan), lieutenant général et inspecteur général des Suisses et Grisons, grand-croix de Saint-Louis, réapparaît ici comme Benzeval ! P. 696 : 21 h 45, oh ! P. 698 : le duc d'Orléans amant de la marquise veuve de Montesson ? Charlotte-Jeanne Béraud de la Haye de Rion, veu­ve du marquis de Montesson en 1769, fut amante du duc, mais elle put se marier secrètement avec lui le 23 avril 1773, avec l'autorisation de Louis XV, qui ne voulut cependant pas la voir à la cour. 228:222 Lors de la mort du roi, le couple était régulier encore que clandestin, mais si peu ! P. 701 : la fille de Louis XV, carmélite à Saint-Denis avait-elle un supérieur ? N'est-ce pas un confesseur ou un directeur de conscience 2 P. 705 : je ne vois pas le dauphin Louis-Auguste signer « Louis, Dau­phin » ; tout montre qu'il signa « Louis-Auguste » comme duc de Berri puis comme dauphin et c'est lorsqu'il devint roi, réfugié à Choisy, donc dans les tous premiers jours du règne, qu'il écrivit au duc de la Vrillière, ministre de la maison du Roi, pour lui déclarer qu'il serait Louis tout court ([^152]). P. 712 : l'épée royale était portée par le grand écuyer de France lors des obsèques à Saint-Denis ; ce personnage ne donnait pas cette arme au roi d'armes pour qu'il la donne au héraut qui la jetterait dans le caveau symbolique, mais lors­qu'il était appelé, il mettait la pointe de l'épée dans le caveau et il ne la retirait qu'après le cri de « Vive le roi ! » poussé par le grand maître de France. C'était encore ainsi pour Louis XVIII. Le grand chambellan de France faisait de même avec la bannière de France. C'étaient donc là deux objets non jetés, comme les insignes du pouvoir et de la chevalerie du souve­rain. Certains officiers brisaient leurs bâtons et les mettaient dans le caveau... mais ils étaient montés à charnières ou faits de telle façon qu'on pouvait facilement les démonter, tout comme ce bâton de grand maître de France, vendu à Paris comme sceptre royal en 1971 et ce pour plusieurs millions d'anciens francs ! ([^153]) 229:222 P. 732 : j'ai donné plus haut les indica­tions sur la fin du « style » français chez le roi de Grande-Bretagne : cet archaïsme (datant de 1340) fut balayé lors de la constitution du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Ir­lande. La paix d'Amiens est du 25 mars 1802, à la suite des préliminaires de Londres, en date du 1^er^ octobre 1801, or c'est le 1^er^ janvier 1801 que le nouveau « style » britannique vit le jour ([^154]). P. 736 : le drapeau français à terre n'existait pas, mais si on avait besoin de quelque chose pour symboliser la France ou le roi, on ne pouvait prendre que le pavillon de la marine, or, il était entièrement blanc, sans fleurs de lis. Il flottait sur les maisons des consuls français dans l'empire turc. P. 744 : le premier Mérovingien inhumé à Saint-Denis fut... une femme de Mérovingien la fameuse Arnégonde, veuve de Clotaire I^er^, en 565/570, puis leur fils Chilpéric I^er^ y déposa son petit Dagobert, fils qu'il avait eu de Frédégonde (580). Louis XV ne fut pas le dernier Capétien inhumé avant la tour­mente, car le dauphin Louis-Joseph-Xavier-François mourut à Meudon le 4 juin 1789 et fut inhumé parmi ses aïeux, son cœur étant déposé au Val-de-Grâce. P. 745 : Alexandre Lenoir (1762-1839) ne fut jamais moine, mais il sauva beaucoup de chefs-d'œuvre, les déposant dans un extraordinaire musée des monuments français, véritablement surréaliste par les amalga­mes qu'il opéra. Lenoir dessina les corps de Louis VIII, Henri IV, Louis XV et Turenne quand on les sortit de leurs cercueils : ces dessins qui sont dans une collection privée sont photogra­phiés dans un recueil des Estampes à la Bibliothèque natio­nale ([^155]). Par contre, c'est bien un ex-moine bénédictin qui relata tout au long l'effarante exhumation et il se nommait dom Pierre-Paul Druon (1745-1833) et cet ancien prieur de Saint-Germain des Près deviendra bibliothécaire du corps légis­latif en 1798. Il était accompagné d'un autre ex-moine, dom Germain Poirier (1724-1803) qui fut archiviste de Saint-Denis puis de Saint-Germain des Près avant que de terminer sous-bibliothécaire à l'Arsenal et membre de l'Institut en 1800. Ces deux gloires de l'érudition mauriste et française furent les té­moins de ce vandalisme déshonorant pour la France, mais c'est Druon qui tint la plume et non pas Lenoir. 230:222 Poirier était présent car il était chargé par la commission des monuments de veiller à la conservation d'objets précieux ou curieux pouvant être exhumés ([^156]). P. 747 : il n'y avait pas de palais des Tuileries sous l'Ancien Régime, pas plus que de palais de Versailles, du Louvre, etc. C'étaient des *châteaux.* Napoléon en fit des palais, ce qui est d'un goût italien mais pas français. P. 748 : il est manifeste que ce testament spirituel de Louis XV n'est qu'une copie faite sur l'original (cf. p. 750) et cette copie a été faite par Louis XVI dans les tous premiers moments de son règne, quand il signait encore « Louis-Auguste », donc à Versailles après la mort du roi ou mieux à Choisy. On peut encore penser que le dauphin Louis-Auguste fit la copie avant la mort de son grand-père, alors qu'il était malade et qu'on découvrit le texte de 1766 augmenté d'une prière de... Bien entendu ces textes sont d'intérêt, comme tant d'autres dans l'ouvrage de M. del Perugia, mais où en trouver la source ? La bibliographie finale est incapable de répondre à ce genre de question. Pour terminer avec la partie iconographique, celle de la 1^e^ édition est maigre. Il eût été d'intérêt de préciser les dates et les sources du « Louis XV enfant » ; le n° 4387 de Versailles prouve qu'il s'agit d'une toile d'auteur inconnu, datant de vers 1718 (lt-col. Ch. Maumené, cte Louis d'Harcourt, *Iconographie des rois de France,* Armand Colin, 1931, t. 2, p. 303, n° 27). Louis XV à la chasse découle d'une des tapisseries dont le carton est de Jean-Baptiste Oudry, entre 1733 et 1746 (*ibidem,* p. 380, n° 267 ou 272). Le buste par Edme Gois d'après un modèle de Jean-Baptiste Lemoyne date de 1770 (*ibidem,* p. 356, n° 199) est hélas contourné sur la couverture du livre... et ainsi ce n'est pas Louis XV ! La seconde édition que j'ai pu feuilleter montre d'autres planches supplémentaires. 231:222 Si j'ai pris la peine de faire une critique aussi longue, c'est que j'ai cru rendre service à tous. Ni M. del Perugia, ni son œuvre ne me sont indifférents, et je tiens pour essentiel que ce Louis XV soit transformé, structuré, référencé, réduit, in­dexé, etc. toutes opérations probablement ennuyeuses et même crucifiantes, mais le véritable et durable succès de l'ouvrage est à ce prix, tant dans le monde de l'enseignement que dans celui des traditionalistes, dans l'attente qu'ils ne fassent plus qu'un. Hervé Pinoteau. 232:222 ## NOTES CRITIQUES ### Les chiens muets « *Ses guetteurs sont tous aveugles, ils ne savent rien. Ce sont des chiens muets, incapables d'aboyer, qui ne voient que de vains fantômes, dorment, et se complaisent dans leurs songes.* » C'est la parole d'Isaïe (LVI, 10) sur les sentinelles et les pasteurs d'Israël. Mgr Paul Seitz, dernier évêque français au Vietnam, l'applique sans ménagement aux « excellents confrères » (entendez : de l'épiscopat) qui, « jouant de la cor­rection fraternelle », l'exhortent dès son retour en France à se garder comme de la peste de tout anticommunisme primaire *a priori.* « Ici j'ai suggéré que l'on veuille bien m'accorder le béné­fice de l'*a posteriori *»*,* écrit-il avec humour dans le livre qui consigne son témoignage vécu de la « libération » du Vietnam par les communistes ([^157]). En effet Mgr Seitz, missionnaire en ce pays depuis plus de trente ans, gouvernait en 1975 l'évêché de Kontum au Nord de Saïgon. Je dis *gouvernait* car il semble que le pasteur ait gardé sous ces climats lointains une haute idée des responsabilités de sa charge, doublée d'un sentiment très vif des limites que la raison impose à la « collégialité ». En assignant l'évêque à résidence dans son diocèse, les commu­nistes ne pouvaient dès lors que renforcer chez lui de saines dispositions. Kontum devait tomber presque sans combats le 17 mars 1975, un mois et demi avant Saïgon. Le 19, une cérémonie de confirmation prévue depuis plusieurs semaines a lieu dans la cathédrale ; l'évêque consigne cela comme le reste dans son journal de bord, avec cette émouvante simplicité qui fait d'un bout à l'autre tout le poids du récit : « Dans la petite cathé­drale de bois, toutes portes closes, chants et prières couvrent le bruit des explosions. La cérémonie terminée, on sort pro­cessionnellement de l'église devant les *bô-dôï* ébahis. Mitre en tête et crosse en main, je leur donne ce que j'ai : ma première bénédiction. » 233:222 Mgr Seitz sait ce qu'il fait : la plupart de ces hommes, enrôlés de force dans l'armée du Nord, ne sont pas plus communistes que lui ; certains d'entre eux ont reçu autre­fois le baptême de sa main et, sans la présence du commissaire politique, seraient déjà à genoux. (Ceux-là reviendront, en ca­chette, lui demander les sacrements.) Le 22 mars, les nouveaux maîtres de la ville ont déjà mis en place le système de propagande, délation et mensonge qui sert là-bas de gouvernement. Kontum est divisée en secteurs, sous-secteurs, quartiers, îlots. A chaque niveau : un comité, un « cours d'éducation civique », un commissaire. Nul ne peut plus circuler, respirer, travailler, parler, sinon aux heures et dans le sens qu'impose à tous le Parti. On est tenu de dénon­cer jusqu'aux propos de ses parents. Les écoles se transforment en « lieux d'exécutions » ; le personnel des hôpitaux, celui même de la léproserie du diocèse, est jeté à la brousse ou dans les camps ; les sœurs soignantes, accusées des pires méfaits imaginaires, se voient emprisonner et dépouiller de leur habit religieux. Et puis, il y a ces *quinze* catégories de citoyens, fonctionnaires de l'ancien régime ou simples adversaires « de classe » (environ trois millions de personnes au Vietnam), que les dirigeants du Vietcong tiennent pour irrécupérables et con­damnent à mort de toutes façons : cette liste est celle de la « Dette du sang », document connu dans les hautes sphères de la politique et de l'information bien avant l'invasion du Sud. Ceux qui devaient savoir, comme ceux qui pouvaient dire, ont mis un empressement servile à faire silence en eux-mêmes sur le terrible document. Et aujourd'hui le mot de *génocide,* que nos confrères du *Monde* se refusent encore à citer ici sans réserves ni guillemets, revient comme un leitmotiv dans tous les témoignages en provenance du Vietnam. Les pages les plus instructives de ce *Temps des chiens muets,* instructives pour l'avenir même de notre pays, concer­nent la façon dont les communistes appliquent au Vietnam leurs propres lois sur la liberté d'expression, de culte et de religion. Nous connaissions déjà le principe de cette masca­rade. En voici, attesté par l'évêque lui-même, le mode d'emploi détaillé : le prêtre, « libre » en principe de célébrer la messe, se voit interdire l'entrée de la paroisse par un service de police distinct de celui des cultes et religion (on fait jusqu'à 120 km à pied dans la forêt pour avoir une messe : le record français est bel et bien battu) ; les écoles chrétiennes restent également « libres » de fonctionner, mais tout le corps en­seignant doit se soumettre aux chirurgies mentales du recy­clage « pédagogique », subir en classe la présence et les arrêts du commissaire politique, suivre à la lettre les programmes et manuels édités par le gouvernement ; l'évêque enfin « libre » de garder son séminaire, mais pour la famille de chacun des candidats au suicide, ce sera sans délai le camp de rééducation. 234:222 « *Je viens vous demander où est mon devoir,* lui confie un de ces garçons : *continuer au séminaire et condamner ainsi ma famille à la misère et à la déchéance, ou rester auprès d'elle ?* (*...*) Il est revenu aujourd'hui après plusieurs semaines d'absence passées de nouveau en famille. Il m'a dit : *C'est décidé, je rentre au séminaire. Papa, maman, comme moi-même, nous nous en remettons à Dieu. *» (pages 158 -- 159.) Le 13 août 1975, Mgr Paul Seltz, dernier témoin de la longue histoire des missions au Vietnam, est expulsé du pays en compagnie de tous les autres religieux non-vietnamiens de son diocèse. « Au jour de notre expulsion, nous nous sommes posés la question : (...) ne craignent-ils pas notre témoignage ? Non, ils ne le craignent pas. Ils se savent forts de l'absence d' « idéologie » dans cet Occident vers lequel nous retour­nons. (...) Le mot du commissaire anonyme disant : PERSONNE NE VOUS CROIRA est singulièrement éclairant. » (page 259.) \*\*\* La seconde partie du livre, où l'évêque nous conte sa découverte de la France, mère patrie minée en profondeur par le mensonge et l'abondance de biens, est à la fois la plus terrible et la plus décevante. Terrible, parce qu'il est clair que Mgr Seltz a dû subir chez ses « excellents confrères » le sort d'Alexandre Soljénitsyne face aux media de l'Occident : -- Informez-vous d'abord, Monsieur le prétendu témoin, de ce que vous ne savez pas ; et si vous voulez absolument être cru contre le communisme, condamnez au même titre Franco, Salazar, Pinochet et les chrétiens du Liban ! Mais Mgr Seltz, comme Soljénitsyne, reste un témoin difficile à impressionner. Comme Soljénitsyne, il a compris que la plus grande force d'expansion du communisme ne résidait plus dans les chars de Moscou, mais bien dans la lâcheté et le silence des nations chrétiennes d'Occident. Cette participation active au mensonge général, que l'Église conciliaire et l'information libérale avancée attendaient de lui, le missionnaire a mesuré de trop près ses funestes consé­quences pour en accepter le prix. Et serein, il adresse aux bons apôtres de la presse et de l'épiscopat la réponse de saint Pierre au grand prêtre de Jérusalem : « Jugez vous-même en conscience s'il est juste de vous obéir plutôt qu'à Dieu. Car, pour nous, nous ne pouvons pas ne point parler des choses que nous avons vues et entendues. » (Actes, IV, 19-20.) 235:222 Décevant, Mgr Seltz le devient lorsque sans souci de mé­langer les genres, il nous confie ses impressions mondaines sur le séminaire d'Écône ou le dernier palmarès de Cannes. Le nom de Mgr Lefebvre n'est pas prononcé, ni celui du festival ciné­matographique, mais on perçoit derrière ces nombreuses allu­sions à la « crise » et au cinéma ([^158]) comme une volonté de se dédouaner un peu sur son centre gauche du coup formidable qu'il vient de lui asséner. Si j'avais à résumer ces pages pour les services du cardinal Marty, j'écrirais : « Mgr Seltz est d'un anticommunisme aussi incurable que certain, mais on ne relève dans le cas de ce vieux missionnaire aucune circons­tance aggravante. Son discours sur « les différends de la chrétienté » regorge de lieux communs dignes de *la France Catholique* ou de *L'Homme Nouveau.* Il a le cœur littéralement fendu à l'idée qu'une question religieuse puisse faire l'objet d'une querelle dans l'Église, entre frères chrétiens, et, cou­rageusement, refuse d'avance de s'y engager. Par ailleurs, Mgr Seltz manifeste nombre de dispositions excellentes propres au prélat moderne, qui lit *La Croix,* regarde la télévision et ne crache pas sur le dernier Oscar du cinéma. » Sur ce dernier point, n'allons pas faire reproche à l'évêque d'un goût que nous avons longtemps partagé. Mais s'il est permis d'être sensible en chrétien aux valeurs de l'art, rien n'autorise de faire dire aux œuvres le contraire de ce qu'elles ont voulu exprimer. Quand Mgr Seltz voit Pasolini touché par la grâce de l'Évangile et la « force éruptive » de sa Vérité (page 271), on se demande vraiment s'il a vu le film dont il parle, ou s'il est abusé par la lecture d'une recension quelconque dans *La Croix...* Le syndicaliste ténébreux, névrotique et tout plein de fièvres qui sert de Christ à *La Passion selon saint Mat­thieu* ([^159])*,* manifestement, n'a qu'une religion de l'Homme à offrir au monde. Sa foi, avant la lettre, est celle des étudiants de mai 68, elle ne conçoit de salut que par la Révolution ; dans l'interprétation la plus bienveillante, on reconnaîtra au « Sauveur » de Pasolini le charisme d'un chef de la résistance juive à l'Occupation. Si Mgr Seltz veut bien voir ou revoir aujourd'hui cette œuvre de Pasolini, il pourra méditer avec Fra Angelico sur la raison profonde de son nécessaire échec : « Pour peindre le Christ, il faut vivre *avec* le Christ. » Qui n'est pas avec Lui est contre Lui. -- Oui, la grâce de l'Évangile peut toucher le cœur de l'intelligentsia socialiste et athée ; mais c'est alors précisé­ment qu'elle la convertit, pour en tirer comme ce fut le cas de Chesterton de grands artistes chrétiens. 236:222 Tant que l'Évangile à l'écran restera l'apanage de réalisateurs sans foi ni loi, et de préférence communistes, il n'est pas imaginable qu'un seul de nos frères incroyants y découvre un jour le Christ vivant et vrai, venu convertir le monde à son Père par le mystère de la Parole et de la Foi. On souhaite à Mgr Seitz une nouvelle et périlleuse mission, loin du quartier latin, à la hauteur de sa véritable piété. Hugues Kéraly. Il existe un bulletin d'information et de liaison des catholiques vietnamiens réfugiés en France. MESSAGE VIETNAMIEN, 18, avenue Daumesnil, 75012 Paris (tél. 340 0184). Son directeur est M. l'Abbé Vincent Marie Dinh, également fondateur de l'association des Amis de la Communauté « Notre-Dame du Vietnam ». Le bulletin publie de nombreux témoignages en français et en vietnamien. Il orga­nise aussi le *parrainage* matériel et moral des orphelins du Vietnam abandonnés chez eux par le nouveau régime ou réfugiés dans un autre pays. Cette œuvre, placée sous la protection de Notre-Dame, Reine du Vietnam, mérite l'attention, l'estime et le soutien actif des catholiques français. ### Pierre Dudan Pierre Dudan, poète et chan­sonnier aujourd'hui soigneu­sement tenu sous le boisseau, est l'auteur d'une pléiade de succès mondiaux des années cinquante. « Un jour, je me suis mis à écrire n'importe quoi, n'importe comment... et mes chansons ont été reprises dans le monde entier. » Les *Tomates,* le *Café-au-lait au lit,* ce n'est pas en effet le meil­leur de son œuvre, mais com­ment résister à cet éclat de rythme, et de rire, qui chante l'humour du quotidien, bous­cule la Libérale Avancée, et pour une fois respecte ce qui doit être respecté. Quand je me suis enfin décidé à l'entendre, Pierre Du­dan officiait dans une salle minuscule du « Lucernaire » au quartier latin. On entre là par l'estrade, presque en lui marchant sur les pieds. Il lui arrive d'y tenir royalement deux heures pour un public de trois personnes. (« Mais quels amis on s'en fait ! ») 237:222 Et dans ce temple ultra-gau­chiste, comme en se jouant, Pierre Dudan trouve moyen de rappeler dix fois les spec­tateurs au souvenir de leur âme immortelle tout en racon­tant sa vie : l'authentique, et l'imaginaire, qui n'en a pas moins de saveur et de vérité. Russe par sa mère, Vaudois par son père, Français par les accidents de l'histoire et l'amour de la langue, Pierre Du­dan est un vagabond profes­sionnel d'une extraordinaire sentimentalité. Il se vante d'a­voir gardé quatre ans d'âge mental dans un monde en état de décrépitude accélérée, mais son expérience des vérités du cœur et son culte de l'amitié, « trésor qui rajeunit en pre­nant de l'âge », lui confèrent plus de sagesse qu'il n'y paraît : sous la caresse de ses musiques et de ses vers, on glanera souvent d'étonnantes leçons de savoir-aimer. Et par­ce que rire est le propre de l'homme, le poète ne résiste pas entre deux chansons à se faire calembourdiste, pour se moquer « au dégoût du jour » de « l'imbécillentsia » en pla­ce et des « marx-media ». Je me suis régalé dans son réper­toire d'une merveilleuse com­plainte sur le barbarisme grammatical et psychologique des *Concernés* qui suffirait à le faire interdire d'antenne sur tout le territoire de la République, s'il ne l'était déjà. Avec sa voix profonde et proche à la Montand, lorsqu'Yves Montand veut bien s'élever à la poésie, son cœur aussi grand au moins que ce­lui de Brassens, ce vengeur du verbe, des droits de l'âme et de la vie surgit à sa manière comme un vagabond de Dieu. Belle race d'artistes, pétrie de Villon et de saint François, mais qui n'est guère nom­breuse à se disputer les mi­cros. Si le hasard conduit Dudan à votre porte, ne man­quez pas d'aller vous rafraî­chir le cœur à ses chansons. Hugues Kéraly. (On peut se procurer le dernier dis­que de Pierre Dudan en lui écrivant aux bons soins de notre confrère *Monde et Vie :* 4 bis, rue Antoine Bourdelle, 75015 Paris. Mais il en reste peu d'exemplaires, et c'est sans ga­rantie.) 238:222 ### Bibliographie #### Hubert Monteilhet Paul VI (Régine Desforges) Il y a dans Hubert Mon­teilhet un dandy et un chré­tien. Écrivant sur le pape, le chrétien aurait dû envoyer le dandy se promener. Cela lui aurait évité un certain ton jubilatoire qui, décidément, ne convient pas dans un sujet aussi grave, ou de faire réfé­rence à R. Peyrefitte, même avec mépris. Avec cela il faut dire que les textes qu'il cite de Paul VI ont de quoi faire sauter tous les verrous du respect. Georges Laffly. #### Robert Poulet Dis-moi qui te hante (Nouvelles Éditions Latines) Avec ses six nouvelles de longueur très inégale, et dont les sujets sont aussi divers qu'on peut l'imaginer, le livre de Robert Poulet présente je ne sais quel air d'ironie dia­bolique. C'est peut-être parce que tous ces récits posent des questions, après qu'on les a lus : Non par un de ces arti­fices si communs, si faciles où l'auteur, par quelque omission ou embrouille, égare le lecteur sur le sens de son récit ou le sort de ses personnages. Pas de ces ruses, ici : l'histoire est toujours honnêtement propo­sée et conclue. Mais il s'agit chaque fois d'une *cause célè­bre,* pour reprendre un titre de Paulhan (le titre seulement, le registre est très différent). 239:222 Juan Hemedios, mis en pri­son pour d'obscures raisons politiques, décide de se ven­ger quand il sortira. Il se ven­ge en effet, mais ne reconnaît plus le sentiment (de soulage­ment, de justice) qu'il atten­dait. Dans *Maximilien,* une fillet­te, obsédée par une erreur in­signifiante, en lie le souvenir à la présence d'un commis de son père. Elle le contraindra au départ : il croit qu'il y va de sa vie, et il ne se trompe sans doute pas. La peinture minutieuse de cette névrose est tout à fait étonnante. Et après la sensualité et l'ambiguïté de *C'est vous et ce n'est pas vous,* on trouve avec *Un excès d'amour* le tableau glacialement féroce d'une fa­mille vulgaire qui évoque le moraliste de *Contre la plèbe.* (Pas d'erreur. Plèbe n'est pas peuple. Précisément ici, ce sont des gens qui « font des affaires ».) A chaque fois la surprise, la joie du récit, et ensuite, dura­ble, une interrogation qui re­met en cause ce qu'on croyait sûr, c'est le tour que nous joue admirablement Robert Poulet. G. L. #### Jacques Dinfreville Louis XIV ou les saisons d'un grand règne (Albatros) De Voltaire à Gaxotte, le grand roi n'a pas manqué d'historiens, mais Jacques Dinfreville a eu grandement raison de nous en proposer un nouveau portrait parce que de nos jours, Louis XIV est vraiment un méconnu. Il est sans doute antipathi­que à l'esprit du temps dans la mesure où nous faisons sé­cession d'avec notre passé, où nous refusons un héritage dont les bienfaits sont un fardeau trop lourd. Il est commun de décrire le roi en despote cen­tralisateur. Après tout cela a commencé avec Montesquieu, mais c'était le bruit de toute la camarilla féodale, que nous n'avons aucune raison de prendre au sérieux. Sans dou­te, comme le dit l'auteur dans une piquante formule : « le roi soleil a été l'astre des bu­reaux ». Mais la constance des mots nous trompe. Aucune comparaison entre les quel­ques centaines d'agents qui font mouvoir le royaume et nos millions de fonctionnaires. Si « centralisée » que soit la France d'alors, rien de com­mun avec l'État dont nous sommes à chaque instant dé­pendants. Les deux machines n'ont pas le même *rendement.* 240:222 Un Français du XVII^e^ siècle reçoit beaucoup moins de l'État -- et lui donne beau­coup moins. Dans les plus graves moments de la guerre de Succession d'Espagne, il y aura quatre cent mille hom­mes sous les armes (dont bon nombre d'étrangers). C'est ce que Guibert condamnait com­me absurde. C'est pourtant très inférieur à ce que le service obligatoire amènera à l'armée. Et comment tonner contre la centralisation louis-quatorzien­ne en oubliant -- ou en con­sidérant comme une infériori­té, ce qui est un comble -- la disparité des mesures de poids, de surface, de longueur, qui n'est qu'un des aspects d'une diversité jalousement entretenue de province à pro­vince, de ville à ville. Si mal français il y a, les inventeurs devraient regarder ailleurs. Nous jugeons ce règne à travers nos lunettes sans voir les différences de ce monde avec le nôtre (il est chrétien, d'abord, il n'est pas industriel, il n'est pas égalitaire -- ce qui n'empêchait pas une cir­culation des élites parfois ver­tigineuse : voyez Colbert) et on tombe dans l'erreur cha­que fois qu'on définit avec nos mesures une réalité qui leur échappe. Jacques Dinfreville ne ris­que pas de tomber dans ce travers. Il évolue à l'aise dans ce temps, il n'a pas coupé les ponts avec lui. C'est le grand avantage de son livre. Il parle du règne comme de vieux sou­venirs familiaux. Son tableau tient compte de ces souve­nirs, justement, d'où par exemple, l'importance qu'il attache à bon titre aux ques­tions de marine (voir son li­vre sur le chevalier d'Infre­ville). Le ton est plaisant et juste. G. L. #### Note de non-lecture Je ne lirai pas « Le grand merdier », de L. Leprince-Ringuet (de l'Académie fran­çaise), publié aux éditions Flammarion. A cause du titre, même s'il est corrigé -- ou rendu plus ridicule encore -- par ce sous-titre : « ou l'espoir pour demain ? » -- question destinée sans doute à conso­ler les personnes pâles et les cœurs délicats. Je ne lirai pas ce livre à cause de son titre, évidem­ment. Quand on fait appel ain­si à la vulgarité, à la sensi­bilité la plus grossière, il est certain que c'est parce qu'on n'a rien à dire. Quand un membre de l'Académie se prête à ce genre de calcul commercial (un titre choc, n'est-ce pas ? et qui plaira « aux jeunes ») il fait rire. Laissons ce maladroit se dé­brenner comme il pourra. G. L. 241:222 #### Jean-Bertrand Barrère Le regard d'Orphée ou l'échange poétique (Société d'Édition d'Enseignement Supérieur) Si l'on peut résumer le thè­me liminaire de ce recueil d'analyses littéraires, non sans regretter de le dépouiller par là-même de ses harmoniques suggestives, on y trouvera une interprétation personnelle et renouvelée du personnage my­thique d'Orphée, symbole éter­nel du poète ; Orphée se dé­finit par la signification de ce regard imprudemment tourné en arrière, cause de la perte irrémédiable d'Eurydice : le poète ne saurait échapper à sa loi intérieure qui est de revoir les ombres qui sont les poètes antérieurs, et de recueillir des échos de leurs chants. « Il n'y a, pour ainsi dire, de poésie que du passé. » Qu'il s'agisse de souvenirs encore conscients peut-être, ou de simples rémi­niscences, on retrouve maints accents de Virgile chez Victor Hugo, des images hollandaises léguées par Théophile Gautier à « l'Invitation au Voyage » de Baudelaire ; le cor de Vi­gny résonne encore chez Bau­delaire et Apollinaire. Celui-ci exprime le mieux le sym­bole orphique, car il a écouté Villon, Musset, et toujours Vic­tor Hugo. De ces rapproche­ments ne résulte point la dé­ception naïve que provoque­rait la croyance en une origi­nalité absolue des grands poè­tes : nous tirons au contraire un réconfort certain de l'unité profonde de la culture qui est ainsi démontrée. Elle est un des aspects vivants et sponta­nés de la notion de tradition. Nous pouvons même espérer des retours imprévus d'intérêt en faveur d'auteurs un peu oubliés, pour Banville par exemple dont on découvre l'in­fluence sur Rimbaud. Quant aux qualités d'exactitude et de sensibilité, nous les admirons dans l'exégèse de « Booz en­dormi » ou du « Sonnet des Voyelles », au point de nous reprocher à nous-mêmes, lec­teurs trop superficiels, une lé­gèreté assez béotienne. Je con­fesse pourtant que ce travail d'approfondissement si fervent ne me persuade pas toujours d'une importance égale des tex­tes considérés. Est-ce parce que la guerre et ses problèmes sont vite survenus au lendemain de mes premières admirations pour Rimbaud, entre autres ? Les fulgurations du « Sonnet des Voyelles » ne me font point consentir au magistère prééminent accordé générale­ment au poète et « Mauvais Sang » me fait l'effet d'un assez pénible fatras ; j'aime toujours Apollinaire sans me dissimuler la présence de morceaux assez décevants. Mais pour pouvoir en discu­ter, encore faut-il que nous disposions d'études comme ce « Regard d'Orphée », contras­tant si heureusement avec les vains propos et les clichés ar­bitraires trop fréquents dans l'opinion littéraire en notre temps. Jean-Baptiste Morvan. 242:222 #### Myriam Le Mayeur Le Livre du Royaume des Cieux (Éditions Points et Contrepoints) Maint passage de ce recueil nous fait bien sentir que tout aurait pu y être enveloppé d'un charme pittoresque et chantant, marqué de la spon­tanéité et de l'harmonieuse fantaisie qui pour une trop grande partie des lecteurs mo­dernes sont les seuls critères de la poésie. L'auteur y con­sent parfois, discrètement, par exemple dans « Le Matin », « Le Soir », ; mais son in­tention est plus haute et plus forte. Les poèmes sont classés en chapitres : « Le Pardon Divin », « Le Combat inté­rieur », « Mariage », « En­fance du Christ », « Les Sept Sacrements »... Chacun est précédé d'un court texte en prose pour en préciser l'orien­tation. Il s'agit donc d'une il­lustration de la foi, d'une poésie qui veut en être la ser­vante et qui s'impose la discipline nécessaire à une œu­vre didactique. Didactisme : mot scandaleux pour les déli­cats attachés à une poésie uni­quement personnelle et sou­vent tout à fait gratuite. Mais nous ne manquons pas dans notre littérature de poèmes bi­bliques emplis d'un pittores­que extérieur et de confiden­ces plus ou moins transparen­tes : voyez alors ce que de­vient Moïse sous la plume de Vigny ; et je n'ai jamais pu lire sans quelque gêne le « Booz endormi » de V. Hu­go, texte que je préfère ad­mirer de loin ! D'autres poè­tes, authentiquement chrétiens, ont pu légitimement exprimer à travers le thème religieux leurs souffrances ou leurs dra­mes ; mais cette poésie s'é­carte du contenu essentiel de la foi, même si elle n'y con­tredit pas. Que deviendront toutes ces interprétations si la matière et la base sont peu à peu oubliées ? Les récits, maximes et images de l'Écriture, autrefois connus de tous st, perdent dans une ignorance accélérée ; à plus forte raison, les variations et broderies poétiques qui s'y réfèrent ris­quent-elles fort de passer à l'état de textes hermétiques ou de propos adressés à des sourds. L'enseignement magis­tral de l'Église, rendu au point que nous connaissons, ne palliera point ces caren­ces ; de toute manière il ne dispenserait point d'une pré­sentation poétique, commen­taire, traduction ou paraphra­se, pratiquée à toutes les épo­ques et par Corneille et Racine eux-mêmes. Myriam Le Mayeur assume ici cette tâche difficile, en une versification classique conforme à une pré­sentation rigoureuse de l'idée ou de l'action. Elle rend droit de cité à tout un vocabulaire moral en voie de disparition actuellement pour le plus grand dommage de la pensée. Récemment amené à traduire une expression latine dont le seul équivalent était « pudeur virginale », je me demandais si en 1978 on pouvait encore dire ou écrire ces mots-là. On en ressent comme une humi­liation ; il faut aller à contre-courant pour reconquérir la plénitude du langage et de la pensée. 243:222 Sans doute, et même dans les stances de « Polyeuc­te », certains termes emprun­tés aux affections humaines et transférés à une signification mystique restent toujours in­suffisants et décevants ; mais c'est encore une expérience instructive et stimulante, pro­pre à briser le cercle d'un certain épicurisme poétique de la facilité. Quant au voca­bulaire moral, sa force peut bien le faire taxer de prosaïs­me par les gens qui lugent prosaïque tout ce qui ne déli­re pas : il rend le goût de la rude énergie au service de la vérité ; celle-ci fait aussi partie de l'âme humaine et par conséquent la poésie n'a pas le droit de l'ignorer. Le « Livre du Royaume des Cieux » ne sacrifie rien de tout le vocabulaire propre à suggérer l'étendue de l'amour suprême (le seul aujourd'hui qui n'ose plus dire son nom), rien de tout ce qui dans le langage transcrit la véhémen­ce de la vraie foi. Ainsi la poésie participe-t-elle à une croisade libératrice et retrou­ve-t-elle la joie de la conscience, cette joie que Myriam Le Mayeur symbolise par l'ima­ge de l'agave : « Ris, Ris sous le soleil, sous l'écume et la pluie, -- Agave, étoile verte au creux du roc d'argent... » (Dépositaire : DIFFUSION DE LA PENSÉE FRANÇAISE, CHIRÉ EN MONTREUIL, 86190 VOUILLÉ.) J.-B. M. #### Michel Butel L'autre amour (Mercure de France) A propos de ce « prix Mé­dicis » de 1977, les rares ap­préciations qu'il m'avait été donné de recueillir étaient, quant au sujet, d'une discré­tion extrême ; mais on y no­tait une poésie particulière, et je ne résiste guère aux séduc­tions de telles promesses... L'ouvrage présente effectivement de l'intérêt pour le lec­teur qui ne ressent pas une allergie naturelle et compréhensible devant les essais qui s'inscrivent dans la ligne (très flottante) du « nouveau ro­man ». « L'autre amour » évoque -- successivement trois personnages dont les aventures se recoupent parfois, dans un univers de rêve irrationnel et gratuit ; les trois suicides semblent marquer la fin de chaque rêve : rêves de l'au­teur, ou des personnages eux-mêmes. Les structures et les techniques sont assez faciles à déceler, et elles sont très représentatives du « nouveau roman ». 244:222 Tout d'abord on trouve un surréalisme oniri­que où l'écriture automatique, génératrice de visions extra­ordinaires dans le surréalisme primitif, se plierait à un effort de platitude et de banalité pour donner un faux air de réalisme, caractéristique du « nouveau roman ». Un mouvement cinématographique opère la synthèse et maintient une savante équivoque. On ajoute les éléments d'une re­lative crédibilité par des em­prunts à une ambiance poli­tique révolutionnaire pure­ment imaginaire mais située en des lieux réels et nommés. Les complots abstraits sont d'ailleurs situés dans le futur et la « politique-fiction », très en honneur actuellement, vient rajeunir les procédés. Tout cela constitue-t-il un cli­mat poétique ? Les incertitu­des désormais généralisées en cette matière et l'absence de critères permettent tout et n'importe quoi. Mais la poésie doit-elle s'identifier totalement et toujours, impérativement, au rêve ? Et à quel rêve ? Le rêve est maintenant tenu pour une valeur indiscutable, au point de devenir un prétexte ou un alibi. En fait le songe nocturne a toujours inspiré depuis la tragédie classique, des interprétations constructi­ves aboutissant à des formes littéraires très variées. Un rê­ve littéraire plus ou moins ins­piré par la psychanalyse doit-il être considéré comme plus « naturel » ? Les libérations confuses et irrationnelles du subconscient sont sans rapport avec une telle notion ; les in­terprétations qu'on en donnera se référeront à une idée de la nature humaine formulée par une certaine philosophie. Ou ne peut s'empêcher de remar­quer les schémas de l'existen­tialisme dans la création litté­raire de ces êtres embrumés, errant dans un monde tou­jours énigmatique, gratuit et en définitive absurde. Une soli­darité essentielle relie l'exis­tentialisme, la fiction surréa­liste, le climat révolutionnaire et les vestiges du réalisme na­turaliste récupérés tant bien que mal dans un univers de gratuité. La conciliation des éléments n'est pas plus assurée que dans le « programme com­mun »... mais la poésie peut-elle en profiter ? On peut en tout cas estimer que la recher­che du rêve poétique n'est pas condamnée à obéir éternelle­ment aux règles de cette al­chimie. J.-B. M. 245:222 #### P. Eusebio Garcia de Pesquera o.f.m. « Elle se rendit en hâte à la montagne » Les faits de Garabandal (1961-1965) (Centre Information Garabandal\ 4, rue Alfred-Couturier\ 78160 Marly-le-Roi) Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des « faits de Garabandal » ([^160]). La demi-douzaine d'évêques qui, depuis 1961, se sont succédés à San­tander, dont dépend le village de San Sebastian de Garaban­dal, se sont tous montrés, comme il est normal, très ré­servés à l'égard de ces faits (apparitions, locutions, pro­phéties, etc.). Un ou deux d'entre eux ont même déclaré qu'ils avaient « une explica­tion naturelle ». Rome se re­fusait à intervenir. Or voici du nouveau. L'évê­que actuel de Santander, Mgr Antonio del Val Gallo -- si c'est bien le même qui est en place depuis 1972 -- est allé à Garabandal, le 21 décembre 1977, et a annoncé que le Saint-Siège avait nommé une commission officielle pour étu­dier les « faits » de Garaban­dal. Telle est du moins l'in­formation qui circule et qui semble exacte. A ceux donc qui ne savent pas très bien de quoi il s'a­git nous signalons le livre du P. Eusebio Garcia de Pesque­ra o.f.m. qui est le plus com­plet (540 pages) et le plus ré­cent sur la question (publié, semble-t-il, en 1975 ou 1976 en espagnol et traduit en fran­çais en 1977, avec une présen­tation brève du Père J. de Bailliencourt). Si, pour l'es­sentiel, ce livre ne nous ap­prend rien de nouveau, il abonde cependant en petits faits qu'on ignorait. Très touf­fu et un peu désordonné, il est parfaitement honnête. C'est du moins l'impression (puis­qu'on ne peut rien vérifier) qu'il donne. S'il contient des erreurs, elles doivent être in­signifiantes et sans importan­ce. C'est ainsi qu'on lit, p. 522, que Jacinta et Loli (deux des quatre voyantes) ont quitté Ga­rabandal le 30 septembre 1965. Or je suis passé à Garabandal le 2 octobre. Jacinta et Loli y étaient, comme je le raconte dans mon article d'ITINÉRAI­RES. 246:222 Rappelons, pour ceux qui ignoreraient tout de l'affaire, que le 18 juin 1961, quatre petites filles, âgées l'une de il ans, les trois autres de 12, eurent, à Garabandal, dans les monts cantabriques au sud-ouest de Santander, une appa­rition de saint Michel qui fut suivie d'innombrables appari­tions de la Sainte Vierge. Ces apparitions allèrent en dé­croissant jusqu'en 1965 où elles cessèrent. Qu'y avait-il là-dedans, de vrai et de faux, d'authentique et d'inventé, de surnaturel et de naturel ? Les évêques du lieu étaient, nous l'avons dit, réticents ou hostiles. Les gens du pays et les visiteurs étran­gers qui, au total, durent être plusieurs dizaines de milliers, étaient divisés. Dans l'ensem­ble, on peut dire que le plus grand nombre croyaient à la réalité des apparitions le temps qu'ils étaient témoins des extases, et n'y croyaient plus par la suite, sauf le bloc des fidèles que rien n'entama, jamais dans leur foi. Où en est-on en 1978 ? Je ne crois pas que personne soit en mesure de le savoir certaine­ment. Comment savoir, en ef­fet, ce que pensent cette mul­titude de pèlerins qui sont ve­nus à Garabandal de tous les coins du monde et qui sont retournés chez eux, inconnus pour la plupart ? En ce qui concerne les voyantes elles-mêmes, il est au contraire évi­dent qu'un petit nombre de personnes doivent savoir ce qu'elles sont devenues et où elles en sont. N'étant pas de ce nombre, je sais seulement que telle ou telle est mariée peut-être les quatre), mais j'ignore tout de leur existen­ce et de leurs pensées. Ceux qui ne croient pas au caractère surnaturel des « faits » de Garabandal, les plus nombreux probablement, ont de solides arguments à avancer. Le plus massif, pa­radoxalement, est la surabon­dance des faits eux-mêmes, en ce qu'ils ont d'extraordinaire. On peut dire, en effet, que pendant de longs mois Gara­bandal a été un village « han­té ». Hanté par la Sainte Vierge ? Mais comment ima­giner chose pareille ? De plus, ces extases innombrables s'ac­compagnaient très souvent de déplacements -- lévitations, dans le village, si rapides que les témoins avaient les plus grandes peines à les suivre, les voyantes étant de surcroît soit debout, soit à genoux, soit assises ! Parfois les voyan­tes éclataient de rire ou cou­raient de-ci de-là ; et quand on leur demandait, sorties de l'extase, pourquoi elles cou­raient en riant, elles répon­daient tranquillement : « Nous jouions à cache-cache avec la Vierge. » Et puis il y eut quelques extases partiellement simulées. Et puis il y eut quel­ques contradictions dans leurs déclarations respectives, quel­ques petits mensonges aussi. Et puis il y eut, à la fin, des aveux : non, elles n'avaient jamais eu d'apparitions, elles avaient trompé tout le mon­de ([^161]). Et puis -- ce qui est le plus grave pour les gens sérieux -- elles ont fait des prophéties très précises, telle celle-ci : qu'après Paul VI il n'y aurait plus que deux pa­pes. Quel crédit accorder à tout cela ? 247:222 Si cependant on me deman­dait mon sentiment personnel, je dirais que je ne vois pas comment on peut refuser le caractère surnaturel de l'essen­tiel des faits de Garabandal. Pourquoi ? Pour quatre rai­sons. La première est le carac­tère même de cette manifesta­tion mariale, qui la situe -- notamment le « message » communiqué le 18 octobre 1961 -- dans la ligne des grandes manifestations précé­dentes (La Salette et Fatima en particulier). La seconde est le caractère éminemment *natu­rel* du terrain sur lequel les « faits » se sont produits. Cer­tes le surnaturel peut se ma­nifester partout, mais quand il apparaît sur le naturel, c'est un gage de son authenticité. Ma visite des lieux m'a, à cet égard, beaucoup éclairé. C'é­tait dans une période calme. Pas d'extases. Pas d'étrangers au village, sauf trois ou qua­tre. Plus que tout m'a frappé le naturel des voyantes, âgées alors de 15 et 16 ans, de leurs familles, de la population, de tout et de tout le monde. La troisième raison, c'est que ce naturel baignait dans le chris­tianisme. J'ai vu comment les femmes priaient à l'église. J'avais lu, et j'ai lu par la suite la vie de ces monta­gnards et notamment celle des voyantes qui en dehors de leurs extases, de leur tra­vail et de leurs jeux, pas­saient leur temps à dire des chapelets. La quatrième rai­son, c'est la nature, le climat de leurs visions et locutions, dans une *familiarité* totale avec la Vierge. Elles lui par­lent de n'importe quoi, lui posent des questions sur tout, jouent avec elle, lui deman­dent de leur donner l'Enfant Jésus pour qu'elles le tiennent dans leurs bras. Cette familia­rité, qui était déjà, à un autre niveau, celle de sainte Thérèse de Lisieux, me paraît s'ac­corder merveilleusement aux temps que nous vivons. Quant aux paroles que leur adresse la Vierge, ce sont, d'abord, des exhortations à la pénitence et, pour le quotidien de la vie, un rappel permanent des ver­tus élémentaires au premier rang desquelles est toujours l'obéissance (à l'Église, à leurs parents). Il y a donc, d'une part en­tre le surnaturel et le naturel, d'autre part entre l'enseigne­ment de l'Église et la « péda­gogie » de la Vierge une co­hérence et une correspondan­ce totales. Que là-dessus se greffent les défauts enfantins des pe­tites voyantes, d'extraordinai­res phénomènes physiologi­ques, psychologiques et para­psychologiques, sans parler des tentations et des interven­tions diaboliques, c'est incon­testable et je serais tenté de dire : c'est normal. Quant aux aspects les plus spectaculaires des faits : les messages et les prophéties, ils relèvent de la théologie mystique et du mys­tère eschatologique. Je les laisse à plus savants que moi. Voilà comment m'apparaît Garabandal. Mais comme je n'ai, en ces matières, aucun charisme, personnel ou fonc­tionnel, le peux me tromper et laisse à chacun son opinion. Quoi qu'il en soit, s'il est vrai que Rome ait décidé de s'oc­cuper maintenant de la ques­tion, j'estime que c'est une bonne chose. Attendons. Louis Salleron. 248:222 #### Joseph Moreau De la connaissance selon saint Thomas d'Aquin (Beauchesne) M. Joseph Moreau, corres­pondant de l'Institut, profes­seur honoraire de l'Université de Bordeaux, est le seul philo­sophe français contemporain qui ait embrassé, au cours de sa longue et fertile carrière, toute l'histoire de la philoso­phie, des origines à nos jours : Platon, Aristote, Plo­tin, Malebranche, Spinoza, Leibniz, Jean-Jacques Rous­seau, et depuis quelques an­nées la philosophie médiévale avec saint Anselme et l'ouvra­ge sur la connaissance selon S. Thomas d'Aquin que nous recensons ici, où il déploie la même profondeur de champ et la même puissance de syn­thèse que dans ses précédents travaux. Ajoutons à cela deux livres proprement philosophi­ques : *La Conscience et l'être* et *L'Horizon des esprits,* et nous aurons fait le tour d'une œuvre immense, sans commu­ne mesure avec les manipula­tions de l'histoire de la pen­sée humaine et les élucubra­tions absconses des abstrac­teurs de quintessence actuels. A l'encontre de ces cogitateurs qui torturent le réel et le lan­gage pour rompre avec la tra­dition philosophique bimillé­naire de l'Occident et qui se lancent à la recherche du nou­veau, n'en fût-il plus au mon­de, M. Joseph Moreau n'hésite pas un seul instant à se pla­cer dans la ligne de la *phi­losophia perennis* et à exploi­ter les veines ouvertes par les beaux génies qu'il ne cesse de fréquenter. En un autre temps que le nôtre où l'information déformante nous fabrique des vedettes de la philosophie com­me des stars de cinéma, à la chaîne, chacune d'elles refou­lant dans le néant celle qui l'a précédée, le nom de Joseph Moreau serait universellement connu. Le labeur probe et pa­tient, l'écriture sobre et claire, la modestie enfin sont des qualités que l'inflation n'a ja­mais menacées. M. Joseph Moreau ne cache pas sa sympathie pour le grand courant platonicien qui traverse et traversera encore, après le remugle philosophi­que actuel, l'histoire de la pensée. En métaphysique com­me en physique, il y a « le haut » et « le bas », ainsi que le symbolisent l'index le­vé de Platon et le doigt d'Aris­tote baissé vers la terre dans *L'École d'Athènes* de Raphaël. Nous qui appartenons à la li­gnée aristotélicienne, nous n'en sommes que plus à l'aise pour suivre la direction que M. Moreau nous indique. Car enfin il faut avoir les pieds sur terre pour lever notre re­gard vers le ciel. Réciproque­ment, M. Moreau avertit son lecteur que ses « prédilections platoniciennes » ne l'ont ja­mais incité à « partager le mépris » des philosophes mo­dernes pour Aristote. 249:222 Au con­traire, il a toujours cherché, -- et nous qui avons lu toute son œuvre, en portons témoi­gnage, -- « à saisir la conti­nuité du platonisme et de l'a­ristotélisme » et à professer « la concordance de ces deux grandes philosophies ». M. Moreau considère donc -- à l'opposé de tant de philoso­phes catholiques et postconci­liaires actuels -- que le tho­misme est « l'une des expres­sions capitales de la *philoso­phia perennis *»*.* Il est récon­fortant de l'entendre dire d'un universitaire aussi éminent, alors que le Docteur commun est communément raillé dans la plupart des séminaires d'au­jourd'hui -- ou dans ce qu'il en reste. Ce n'est assurément pas la théorie thomiste de la connaissance qui a été mise en pratique au récent concile. Il ne nous est pas possible dans les limites de ce compte rendu d'effectuer la critique de l'interprétation « platoni­sante » que M. Moreau nous donne de l'épistémologie tho­miste. Disons qu'elle s'appuie constamment sur des textes et, à cet égard, l'ouvrage de M. Moreau constitue, par ses no­tes au bas des pages et par les passages de S. Thomas qu'il cite *in extenso,* une admirable anthologie de la théorie tho­miste de la connaissance. Un précieux index analytique complète cette remarquable in­formation. S'il est vrai que sa­voir est savoir lire, comme nous l'enseignions naguère à nos étudiants, M. Moreau est un lecteur comme il y en a peu. Ajoutons que cette exé­gèse « platonisante » est com­mandée par une méthode qui ne l'est pas moins. Dès le dé­but de son livre, comme pour atténuer l'effet de son chapitre I consacré aux « données sen­sibles » (dont l'importance est extrême dans la théorie tho­miste) et à « la lumière intel­lectuelle », M. Moreau tente d'éclairer son interprétation en recourant, d'une manière bien originale, à la théorie des idées telle que S. Augustin l'a reprise de Platon pour la transposer dans la pensée di­vine, suivi en ce point par S. Thomas. Le Docteur commun dont la théorie de la con­naissance est éparse en son œuvre, aurait-il admis sans la nuancer très fortement par sa théorie de l'analogie (l'intel­lect humain se situant de par sa liaison au corps au plus bas degré dans l'ordre des es­prits) un éclairage aussi net ? Nous ne le pensons pas pour notre part, et il faudrait tout un livre au moins égal en den­sité à celui que nous offre M. Moreau, pour le prouver. La théorie, si aristotélicienne et thomiste, de la radicale com­plémentarité de la forme et de la matière, applicable à l'hom­me, s'y oppose. Nous nous séparerions aussi de M. Moreau lorsqu'il laisse entendre (p. 119) que « la ré­vélation de l'actualité des cho­ses qui existent en dehors de nous » par la perception sen­sible « n'équivaut pas à une connaissance ». Nous pensons au contraire, avec Aristote et S. Thomas, que la connais­sance sensible -- loin d'être « une simple rencontre de l'ê­tre impliquée en chacune de nos perceptions » -- est une véritable connaissance dans laquelle l'intellect humain dé­couvre la présence de son ob­jet propre : l'être intelligible inviscéré dans le sensible. Les deux types de connaissance renvoient sans cesse l'un à l'autre : 250:222 ce n'est pas en effet la sensation qui sent son objet sensible ni l'esprit qui atteint son objet intelligible, c'est l'homme qui, *par* ses sens et *par* sa pensée, sent et pense. Leur union s'opère dans le su­jet humain placé en face du réel qu'il essaie de connaître. Si la connaissance sensible n'était pas une véritable con­naissance, une saisie réelle du réel, comment la connaissance intellectuelle qui en dépend pourrait-elle être une connais­sance véritable ? Il n'empêche que la lecture de l'ouvrage de M. Moreau est souverainement excitante et, si notables parfois que soient nos divergences, elle force mon esprit à les atténuer, sans toutefois les faire disparaître complètement. En bref, nous dirions volontiers que S. Tho­mas nous apparaît un peu plus platonicien qu'aristotélicien dans l'étude *proprement théologique* des rapports en­tre Dieu et le monde, tandis qu'il est beaucoup plus aris­totélicien que platonicien dans sa théorie *proprement philo­sophique* des rapports entre l'intelligence humaine et la réalité. Marcel De Corte. Je ne voudrais pas laisser passer l'occasion d'ajouter un mot de sou­venir et d'hommage. J'ai eu Joseph Moreau pour professeur. Il n'avait aucun des préjugés universitaires dont le sectarisme colonisait depuis long­temps déjà l'enseignement supérieur des lettres classiques et commençait à dominer celui de la philosophie. A la différence des latinistes et des hellé­nistes, il n'exigeait pas à l'examen qu'on lui récitât son propre cours. Pour la licence j'ignorais complète­ment le sien, et aussi équitablement celui de ses collègues : les littéraires ne l'acceptaient pas. Interrogé en lit­térature latine par Boyancé sur le peu connu Caius Lucilius, je pouvais bien lui raconter tout ce que l'on en savait. -- Parfait, monsieur, c'est l'état de la question ; mais parlez-moi maintenant de ce que j'ai dit dans mon cours. Il avait entrepris des re­cherches originales sur Lucilius, il avait abouti à quelques résultats in­soupçonnés, il ne les avait pas encore publiés, ses étudiants en étaient pour le moment les seuls bénéficiaires. Je n'allais pas à son cours. Ce fut un impitoyable zéro. Je n'aimais pas ces mœurs despotiques. Chez les philoso­phes c'était tout le contraire ; et spécialement chez Joseph Moreau, dont toute la démarche intellectuelle res­pirait une véritable liberté de l'esprit. Il ne demandait pas que l'on connaisse son cours si l'on connaissait la philo­sophie des *philosophes.* J'avais à l'époque une bonne connaissance (bon­ne pour mon âge) de Platon, Descar­tes, Spinoza, Kant et Bergson. Avec cela j'ai passé tous mes certificats de philosophie ; sur n'importe quelle question, au lieu de réciter son cours à l'examinateur, je puisais (de mémoi­re) chez les philosophes susdits, j'ex­posais le déroulement de leur pen­sée, je donnais des références préci­ses à leurs ouvrages : Joseph Moreau était bienveillant et accueillant à cette manière de procéder. Il en était même très satisfait. Cet accueil, cette bien­veillance, cette encourageante satisfac­tion m'amenèrent par exception à sui­vre un cours qu'il faisait sur Aristote parce qu'il était alors au programme de l'agrégation. Il apprenait Aristote au fur et à mesure, avec une parfaite honnêteté, une grande application, beaucoup de travail exact et probe, une lecture minutieuse et exigeante. 251:222 Il était lui-même un idéaliste intégral, intrépide et militant, enfermé dans la prison sophistique du « un au-delà de la pensée n'est pas pensable » : et pourtant il s'en évadait, par curiosité intellectuelle, par liberté et ouverture d'esprit. C'est un des très rares exem­ples que j'aie connus de ce que de­vraient être les vertus universitaires. Je le choisis pour mon diplôme d'étu­des supérieures et lui demandai d'ac­cepter un sujet de mémoire sur saint Thomas. -- Je ne peux pas, me répondit-il. Il est normal, il est nécessaire que le maître précède l'élève et non pas le suive. Sur saint Thomas j'en serais réduit à vous suivre. Il ajouta : -- Je le regrette. Dans quelques an­nées il en ira autrement. Pour le moment j'ai assez à faire avec Aristote. Mais j'ai bien l'intention d'étudier en­suite la pensée médiévale, saint Tho­mas en particulier. Oui, dans quelques années j'aborderai saint Thomas. Il m'avait conseillé avec insistance d'abandonner les lettres classiques pour la philosophie. La carrière universi­taire à laquelle il me destinait n'était d'ailleurs pas ruinée par ce contre­temps : j'avais déjà ce diplôme au titre des lettres classiques, avec un travail qui s'intitulait *Description et définition du romantisme d'après l'œu­vre et la pensée de Charles Maurras ;* il existait une procédure administra­tive, m'indiqua Joseph Moreau, per­mettant en quelque sorte de le valider au titre de la philosophie. La procédure fut accomplie ; mais ma carrière universitaire en resta tout de même là, et je perdis tout à fait de vue Joseph Moreau. Un tiers de siècle a passé. Il a étudié saint Thomas com­me il me l'avait annoncé. Voici donc son ouvrage : *De la connaissance selon saint Thomas d'Aquin ;* l'avant-propos me fait l'entendre et le revoir tel que je l'ai connu, fidèle à la même dé­marche sérieuse, honnête, laborieuse avec une sûre agilité : « L'auteur de ces pages n'est pas de formation thomiste ; il a fait ses études en un temps où la philoso­phie universitaire avait pour maîtres Platon, Descartes et Kant. Hegel était en France encore inconnu, et saint Thomas, qui régnait dans les Facultés catholiques, qui était même installé au Collège de France, n'était pas admis en Sorbonne, ni dans les Universités ; il était regardé comme le représentant d'une scolastique is­sue du réalisme aristotélicien et incompatible avec l'idéalisme critique. Aristote lui-même n'était pas mieux traité ; l'épistémologie génétique ne montrait-elle pas que sa physique correspondait à la mentalité d'un enfant de neuf ans ? Ceux qui connaissent mes prédi­lections platoniciennes savent que je n'ai jamais cependant partagé ce mépris ni approuvé ces outrances ; j'ai toujours cherché, au contraire, à saisir la continuité du platonisme et de l'aristotélisme, et j'incline vers le sentiment de ceux qui, au cours des âges, ont professé la con­cordance des deux grandes philoso­phies. Dans cette perspective le tho­misme doit apparaître, au regard de l'historien de la philosophie, comme l'une des expressions capitales de la *philosophia perennis*. » On vient de publier aussi des « Mé­langes Moreau », sous le titre : *Per­manence de la philosophie* (Éditions de la Baconnière à Neuchâtel). Je vois avec plaisir que Robert Escarpit, l'au­teur non oublié des *Contes du pays gris* (sunny south, sunny south...), préside et présente cet hommage à Joseph Moreau, qu'il désigne comme un « défenseur sans compromis de l'ordre des hommes et des choses ». Oui, avec des maîtres comme Joseph Moreau, une Université eût été encore possible. Jean Madiran. 252:222 ## DOCUMENTS ### Une correspondance exemplaire Alexis Curvers avait écrit, dans notre numéro 220 de février 1978, « huit lignes » (p. 67) qui ne pouvaient évi­demment être ressenties que comme une provocation par les passions malveillantes : « Un partisan de l'Ancien Régime dénonce fort bien, et non sans raison, les horreurs de la Révolution. Mais un partisan de la Révolution ne montre pas moins bien, ni avec moins de raison, les horreurs de l'Ancien Régime. La vérité n'y trouve jamais son compte. L'un et l'autre mentent par omission. La vérité ne se trouve ni à droite ni à gauche. Elle est au-dessus, comme il n'y a de salut qu'en Dieu. » Ces « huit lignes » ont valu à Alexis Curvers de recevoir une lettre de lecteur que nous reproduisons telle qu'elle est. On pourra croire que nous l'avons inventée. On imagi­nera que nous avons voulu composer un pastiche des fureurs démesurées qui sont (parfois) celles de l'abbé de Nantes contre nous, ou encore des rigueurs aveugles, et analogues, qui sont (souvent) celles de disciples un peu bornés de Dom Sarda y Salvany. Non point. La lettre est authentique et nous n'y changeons rien, pas même une faute de français : (adressée à :) M. A. CURVERS\ Revue ITINÉRAIRES\ 4, rue Garancière\ 75006 Paris Monsieur, Pendant tant d'années nous avons admiré vos écrits et béné­ficié de leur savoureux et si logique enseignement que nous avons été péniblement surpris des huit lignes du troisième paragraphe de la page 67 du numéro 220, fév. 78, d'ITINÉRAIRES. 253:222 Une telle mise en balance de deux situations si différentes serait admissible et compréhensible de la plume de Paul VI, tant il nous y a habitués depuis quinze ans, mais pas de la vôtre. Dans l'intérêt de la revue qui s'honore de vos écrits et pour le salut de votre réputation devant la postérité, nous attendons, dans le prochain numéro, une mise au point digne de votre passé. Il me serait infiniment pénible d'être, de ce fait, obligé de modifier le haut estime que je vous portais et que je souhaite ardemment, cher Monsieur, de pouvoir vous continuer à l'ave­nir. (*La lettre s'arrête là, sans autres salutations.*) Parce que cette lettre n'est pas un pastiche de notre composition, parce qu'elle est bien réelle, elle nous paraît exemplaire. Un exemple des démesures et aveuglements de la malveillance. Pie XII disait quelque part que lorsqu'un texte que l'on critique est susceptible de plusieurs interprétations vrai­semblables, il faut s'en tenir à la plus bienveillante. Certaines fureurs et rigueurs aveugles nous donnent aujourd'hui le spectacle d'un système contraire : le sys­tème qui court chaque fois à l'interprétation la plus mal­veillante, même si elle Lest invraisemblable. (Et par parenthèse, il est invraisemblable en effet, et malveillant, pour le dire en termes mesurés, de raconter, comme le fait la CRC, numéro 127 de mars, qu'Alexis Curvers en est « *au point de ne plus distinguer saint Louis de Robespierre *»*... !*) \*\*\* Exemplaire aussi la réponse d'Alexis Curvers. L'exem­ple d'une patience que le reste de la rédaction d'ITINÉRAIRES admire sans pouvoir promettre de toujours l'imiter, avis aux malveillants : Cher Monsieur, Figurez-vous que, dès avant d'avoir reçu votre lettre, j'y avais déjà donné suite. Vous ne me croirez peut-être pas, mais le fait est : 254:222 à peine avais-je vu imprimé le texte que vous incriminez, il m'a paru presque aussi défectueux qu'à vous, ou en tout cas trop elliptique pour éviter le risque d'être mal entendu. Tellement que je l'ai aussitôt corrigé et complété, malheureusement un peu tard, par des annotations au crayon dans les marges de la revue. Pour dissiper une équivoque fâcheuse, j'espère qu'il me suf­fira de transcrire ici à votre intention, dans la forme où je souhaite les rétablir, les deux lignes en question ; je souligne les mots ajoutés ou changés dans cette version nouvelle, que voici donc : « La vérité *ne se fixe* ni à droite ni à gauche, *ni au milieu.* Elle est au-dessus, comme il n'y a de salut qu'en Dieu. » Déjà cependant le contexte avait de quoi vous rassurer sur la signification de ce propos. Relisez les six lignes qui le pré­cèdent : il est bien clair qu'elles visent uniquement les appli­cations, utilisations et déformations *politiques* de la vérité, la­quelle n'est l'apanage d'aucun des partis *politiques,* de gauche, du centre ou supposés de droite, qui la trahissent diversement, même et surtout quand ils s'en réclament. Cette vérité suprême, je la tiens comme vous pour immuable et sacrée, puisque je la définis par référence à Dieu. Elle se situe donc assurément fort au-dessus des hommes qui la mutilent et la profanent pour l'adapter à leurs fins terrestres. A plus forte raison n'a-t-elle rien de commun avec les discours mi-chair mi-poisson, sous-entendus à double sens et formules de compromis qui en effet tombent habituellement de la bouche de Paul VI. Ne me faites donc plus dire, cher Monsieur, à peu près le contraire de ce que j'ai voulu dire, l'eussé-je dit avec une mala­dresse dont je vous demande pardon. Nous reprochons avec raison aux gens de gauche de dissi­muler les horreurs de la Révolution (qu'elle soit d'hier ou d'au­jourd'hui). Mais nous pécherions également contre la vérité, c'est-à-dire contre Dieu, en dissimulant ce que j'ai nommé les « horreurs de l'Ancien Régime » : abus et relâchements de tous genres, injustices, égoïsme des privilégiés, libertinage intellec­tuel et moral, infidélité religieuse, et toutes les suites indé­niables d'une corruption généralisée qui a mené ce régime à sa perte et qui, si elle ne justifie pas les crimes de la Révo­lution, a préparé le terrain à celle-ci et lui a fourni des armes. Cela s'est fort bien vu en 1789. Et cela se voit encore mieux de nos jours. Notre chère revue ITINÉRAIRES nous démontre cha­que mois, par les preuves les plus profondes et les plus écla­tantes, que le grand péché d'une fausse « droite » (comme de l'Ancien Régime dégénéré) est de se rendre complice et co­auteur de la Révolution qui cherche à la détruire, détruisant avec elle toutes les valeurs vraies qu'elle est censée défendre. Je vous prie d'agréer, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs. 255:222 ### L'étoile ? dit l'aumônier quelle étoile ? *Pierre Gaxotte nous communique une lettre qu'il a reçue. Nous en supprimons les indications de personnes et de lieu.* Professeur de français au lycée mixte de XXX, je suis chargé d'une classe de sixième à qui, après les vacances de Noël, j'ex­plique le texte de saint Matthieu (Bible de Jérusalem) sur la naissance du Christ, texte qui figure dans leur livre de lecture (Sudel, collection R. Létoquart). Les détails et la poésie orientale du texte plaisent. J'explique que les Mages sont de savants astrologues qui, sachant lire dans le ciel, ont suivi l' « astre » jusqu'à Bethléem. Puis mes élèves vont (toujours au lycée) suivre la *catéchèse* de l'aumônier ; ce dernier, lui aussi, parle de saint Matthieu : mes élèves, heureux, lui disent leur jeune science et, encore émerveillés, lui reparlent de l'étoile de Bethléem. -- L'étoile ? dit l'aumônier, quelle étoile ? Les enfants sont interloqués. -- L'étoile ! reprend l'abbé, ridicule ! Pourquoi pas Con­corde ? Il ne faut pas tout garder dans un texte, il faut choisir pour mieux comprendre. Ces surprenants propos m'étant rapportés, la colère me saisit, je dis à mes élèves qu'il faut tout prendre dans un texte et n'en pas laisser un mot. Bref, je persiste et signe : dût-elle passer pour l'étoile de papa, je n'en démords pas, j'en tiens pour mon étoile. Les enfants, enchantés de cette divergence entre adultes, rapportent à l'aumônier que étoile il y a bien eu. Commentaire de l'abbé : « Votre professeur dit des c...ries », scandalisant ainsi des élèves qui m'aiment et me respectent. Il a eu sa lettre où je lui disais que l'Évangile devait être pris en totalité ou pas du tout, mais ce qui me fait béer c'est que ça vienne d'un aumônier ! 256:222 L'Évangile libre-service alors ? L'un est allergique à l'étoile, l'autre ne supportera pas le bœuf et dira : « Pourquoi pas une girafe ? », le troisième inventera autre chose et le dernier ne saura plus qui était dans la crèche. C'est ainsi qu'en 1978, à XXX, on annonce la Bonne Nouvelle. ### Faut-il pourfendre « Patapon » ? La *Lettre de la Péraudière* avait recommandé le mensuel pour enfants *Patapon.* Ce mensuel est passionnément aimé, loué, discuté, blâmé par les uns ou les autres. Le directeur de la *Lettre de la Péraudière,* Paul Ollion, a publié, en réponse aux critiques, la mise au point sui­vante : Nous remercions encore Mme Pierrard de sa vigilance à notre égard et de nous avoir écrit de faire quelques réserves au sujet du mensuel pour enfants PATAPON. D'autre part, une lectrice nous écrit aussi à ce sujet en exprimant une très grande indignation dont nous avons extrait deux reproches. Le plus sérieux porte sur ce passage du numé­ro d'octobre, page 13. Isolé de son contexte pieux, il ressort plus crûment. A propos de la communion debout ou à genoux, il est écrit : « Grand-Mère : Oh ! tu sais, dans l'Église, c'est comme ailleurs, il y a des modes et elles passent... Pas pour les vérités de la foi, bien sûr, ni pour les commandements de l'Évangile ; pour le mobilier de l'église, pour les gestes, cela a moins d'importance. Pourtant... » Ici Grand-Mère explique, après avoir reconnu qu'on peut communier pieusement debout, qu'elle préfère la communion à genoux parce que c'est une marque de « respect » et d' « ado­ration ». Il y a évidemment de quoi faire bondir tous les catholiques attachés à la liturgie catholique, surtout s'ils méditent dom Guéranger et se souviennent de la maxime « legem credendi statuat lex supplicandi » qu'il explique et que Madiran a si bien commentée ([^162]). 257:222 Le deuxième reproche est que la figure des personnages de la crèche sur la couverture du numéro de Noël 77 est antipathique. (Nous avons constaté que de plus grands artistes en ont fait de plus laides.) A notre avis, la Nativité des pages 8 et 9 du même numéro convient mieux aux petits enfants­. Mais est-ce là un reproche fondamental ? Nous nous excusons auprès des personnes que notre recom­mandation imprudente aura pu abuser. Il est vrai que l'ensei­gnement de PATAPON ne saurait suffire à la formation des jeunes consciences. Nous répétons donc que *toutes les lectures des enfants doivent passer sous les yeux des parents et s'accom­pagner de leurs explications et de leurs commentaires.* Cependant, même si toutes les idées de Mme Louise André-Delastre ne sont pas aussi strictement traditionalistes que nous le voulons, sa personne et son œuvre méritent notre estime, on ne peut l'accuser d'instiller perfidement le poison moder­niste à ses jeunes lecteurs, elle pense surtout à leur donner une douce piété, mais nous souhaiterions qu'elle construise cette piété sur des bases parfaitement solides : nécessité abso­lue de la vraie messe, du catéchisme parfait, de la Sainte Écriture intacte. Et puisque, lors de ses fréquents séjours à Paris, délaissant la nouvelle messe en latin de Notre-Dame du Lys, elle est main­tenant paroissienne assidue de Saint-Nicolas du Chardonnet, nous lui souhaitons d'y puiser la force et la lumière que mérite son dévouement presque héroïque. Cela se sentira tout de suite dans ses écrits. \[Fin de la reproduction intégrale de la mise au point de *Paul Ollion* parue dans la *Lettre de la Péraudière,* numéro 77 de jan­vier-février 1978.\] 258:222 ## Informations et commentaires ### Petite chronique impolitique Les deux vérités les plus importantes sur les scrutins du 11 et du 19 mars sont aussi les plus désagréables. Une : la défaite de la gauche, c'est le parti communiste qui en a été le plus efficace artisan ; c'est lui qui assure une victoire à la majorité ; il la lui assure fragile. Deux : si la gauche marxiste a été distancée, ce n'est pas la droite qui l'emporte ; la fragile victoire revient à une gauche, modérée sans doute, étrangère pourtant à la civilisation chré­tienne qui est l'âme de notre tradition nationale. #### Une Le parti communiste a fait battre la gauche. Il ne l'a pas fait par inadvertance ou maladresse ; ni non plus pour des raisons secondaires, comme la crainte ou le dépit d'être élec­toralement distancé par le parti socialiste : les considérations de cet ordre ont fort peu de poids dans les décisions communis­tes. Il l'a fait, comme toujours, pour des raisons de stratégie mondiale. La constante la plus certaine de l'action communiste dans les pays occidentaux est aussi la moins comprise : quand Moscou veut réellement renverser un gouvernement de droite, et amener au pouvoir une coalition de gauche, le parti commu­niste est le moins exigeant, le plus conciliant des coalisés ; 259:222 comme en 1936 pour le Front populaire ; à cette époque ce sont les communistes qui expliquent à leurs partenaires que dès lors qu'il s'agit de gagner les élections, il convient de ne plus parler de nationalisations ; on se présente au scrutin avec un vague programme sentimental de centre gauche : « pain-paix-liberté ». Inversement, quand Moscou a des motifs de préférer le maintien du gouvernement en place, le parti com­muniste ne va évidemment pas le crier sur les toits, ni même le murmurer en confidence, mais il développe une campagne de surenchère destinée à faire peur à la frange d'électeurs qu'il aurait fallu séduire. Dialogue bien significatif, le soir du diman­che 19 mars, à la télévision. Un socialiste dit aux « réforma­teurs » du centre gauche giscardien : -- En réalité, vous avez peur du changement. Réponse de Françoise Giroud : -- Je n'ai pas du tout peur du changement. J'ai peur des communistes au gouvernement. Une peur récente, ou récemment ranimée, car elle précise : -- Lundi dernier, quand j'ai vu sur les écrans les six mem­bres du bureau politique, et que je me suis dit : ils vont être ministres... Le parti communiste est très capable, quand il le veut, d'apaiser les craintes de Françoise Giroud. Mais cette fois, il ne l'avait pas voulu. C'est volontairement qu'il a fait peur, c'est volontairement qu'il a terrifié le cœur si fidèlement à gauche de Françoise Giroud, c'est volontairement qu'il a provo­qué les réflexes de défense anti-communiste. Volontairement, entendons-nous, c'était calculé par un ou deux dirigeants qui mènent l'affaire. Il n'est pas sûr que tout le bureau politique était au courant, il est certain que la quasi totalité du comité central ne l'était pas. Non, ce n'est pas là une théorie bizarre que j'aurais fabriquée. Cette procédure politique d'aide tout à fait indirecte, mais tout à fait efficace, au gouvernement en place a été pratiquée pour la première fois, d'ordre de Moscou, par le « groupe Barbé-Célor » il y a un demi-siècle, j'ai bien connu Pierre Célor, j'ai bien connu Henri Barbé à la fin de leur vie, ils n'étaient plus communistes depuis longtemps, ils m'ont l'un et l'autre expliqué le fonctionnement de la machinerie. Je sais bien qu'elle paraît hautement invraisemblable : elle n'est intelligible que dans le contexte d'une sérieuse connaissance d'ensemble de l'appareil communiste et de ses techniques de combat. On peut se reporter, si l'on veut y comprendre quelque chose, à *La vieillesse du monde* ([^163])*.* 260:222 Pour moi il ne fait plus aucun doute désormais que la stratégie mondiale du communis­me juge préférable -- au moins pour le moment -- qu'à Paris Giscard soit au pouvoir plutôt que Mitterrand. Ce qui reste incertain, c'est de déterminer le pourquoi d'une telle préférence. D'autant que le jugement politique de Moscou n'est pas infailli­ble. Mais il est inquiétant. Quoi qu'il en soit, une moitié désormais de l'électorat français vote avec persévérance pour les partis marxistes. Une petite moitié, 48 %, 49 % : c'est une énorme petite moitié, c'est un résultat monstrueux, obtenu par la contre-éducation permanente que distillent les organes informatifs, culturels, enseignants de la république giscardienne. Nous avons montré et répété que l'université, la télévision, la presse, la radio, en dehors de toute politique explicite, forment des *sensibilités* d'électeur de gauche ; disons des « mentalités ». Si rien n'est changé à ce conditionnement intellectuel et moral, le parti communiste pourra quand il le voudra (quand la stratégie mondiale du communisme le commandera) obtenir 51 % plutôt que 49 % pour la gauche marxiste. Plus exactement, il suffira qu'il n'ait plus de motif de l'empêcher. D'une autre manière qu'en Italie, le parti communiste est en France l'un des maîtres de la situation. #### Deux Juste formule de François Brigneau. Entre les deux tours de scrutin, après avoir invité ses lecteurs à voter contre la gauche la plus à gauche, il ajoutait : « Cette bataille terminée, je reprendrai ma place à la droite de la droite pour dire, à ma façon, l'éternelle jeunesse de la tradition française. » *A la droite de la droite,* seule place en effet, aujourd'hui marginale, officiellement laissée à la *tradition française.* La droite est une machination de la gauche. C'est la gauche qui institue le jeu gauche contre droite en désignant arbitrai­rement une droite qu'il faut abattre. A cette vérité cardinale de la vie politique depuis 1789, que j'ai à nouveau expliquée dans « l'exécrable petit bouquin » intitulé *La droite et la gauche,* voici que la revue *Item* consent enfin quatre lignes, pas une de plus, quatre lignes de sa page 183, au bout de quatorze numéros et plus de trois mille pages uniquement con­sacrées à rechercher et définir « la droite ». 261:222 Aujourd'hui la gauche poursuit son jeu infernal à l'encontre d'une droite qui n'est pas nous : une droite « au pouvoir depuis vingt ans », une droite qu'elle a elle-même inventée, comme toujours. Depuis 1945-1946, la droite ainsi qualifiée et étiquetée par la gauche est une droite que la gauche a tirée de son sein, il n'y en avait aucune autre quand eurent été politiquement liquidés les mili­tants, tenants et aboutissants de la révolution nationale du maréchal Pétain. C'est donc une droite gaulliste et c'est une droite libérale avancée, la droite du libéral-socialisme : elles sont l'une et l'autre étrangères à la tradition française ; pas toujours par leurs réflexes viscéraux ni dans leur électorat, mais essentiellement dans les idéologies affirmées par leurs dirigeants. L'avant-veille du 19 mars, pour nous rassembler autour de lui, Jacques Chirac proclamait que rien n'est au-dessus de la loi, jusque là on pourrait s'entendre, mais c'est parce que, ajoutait-il, elle est l'expression de la volonté générale. Il attri­buait d'ailleurs cette forte pensée (fausse) aux « révolutionnai­res de l'An II », on se demande pourquoi : elle est énoncée à l'article 6 de la déclaration des droits de 1789. Elle est une idée de gauche, la principale idée de gauche, le principal motif pour la gauche de combattre une droite soupçonnée de ne l'admettre point. Et c'est essentiellement le christianisme, la chrétienté, la civilisation chrétienne qui reconnaît au contraire l'existence d'*une loi morale universelle supérieure à la volonté humaine.* Cette reconnaissance est au centre de notre tradition nationale : elle est rejetée aujourd'hui par les quatre grands partis entre lesquels les suffrages des électeurs sont contraints de se distribuer. La distorsion entre le *pays réel* et le *pays légal* est fondamentalement celle-là. Beaucoup de Français estiment plus ou moins confusément qu'au dessus même de la volonté générale, il y a une loi morale qu'aucun arbitraire humain ne saurait modifier. Mais les Français ne peuvent voter que pour quatre partis qui tous professent qu'il ne doit y avoir rien de supérieur à la volonté générale. L'important n'est pas de dénombrer si ces Français sont aujourd'hui une minorité, et si cette minorité est infime ou res­pectable. L'important, le plus important est de comprendre que certaines idées, certaines mœurs, actuellement peut-être mino­ritaires et parfois presque effacées, sont en quelque sorte consubstantielles à la grandeur et même à l'existence de la nation française. On peut les exiler de la vie culturelle et poli­tique : mais alors on tue la France. Et en particulier, on se condamne à demeurer démuni, à demeurer désarmé en face de la montée du communisme, sans plus rien de consistant à lui opposer. 262:222 #### « La droite » La dénomination « de droite » étant une qualification péjo­rative inventée par la gauche pour les besoins de la gauche, il y a sans doute de la crânerie et de l'allure à se proclamer de droite comme le font par exemple Le Pen, Roland Gaucher ou, dans un autre registre, l'abbé de Nantes. Cependant le sou­haitable à nos yeux, l'utile, le nécessaire n'est point de rassem­bler ou de reconstituer « la droite ». Sémantiquement, histori­quement, politiquement, *la droite* est une notion quasiment vide, qui ne fait référence qu'à l'hostilité de la gauche, selon les tactiques, les variations, les haines de la gauche. Bien entendu, tout ce qui subit l'hostilité de la gauche appelle de ce fait un préjugé favorable : mais rien de plus, ensuite il faut voir. Plutôt que de nous définir par un concept de *droite* mal définissable, et relatif, et variable, je suggérerais qu'on se recon­naisse et se regroupe en fonction de réalités objectives et sta­bles, la loi naturelle, la tradition nationale, qui sont à retrouver, à réapprendre et à revivre. C'est pourquoi, s'il faut malgré tout se situer dans l'espace contemporain avec les étiquettes de « droite » et de « gauche », la moins mauvaise manière de nous en servir est de nous déclarer *à droite de la droite,* comme François Brigneau. On sous-estime trop l'inconvénient du terme « droite » celui d'être une notion creuse, ou malléable, manipulée par la gauche qui l'attribue arbitrairement. C'est ainsi qu'aujourd'hui le libéral-socialisme giscardien et le gaullisme sont réputés les deux partis de droite. Un second inconvénient s'ajoute à celui-là. L'étiquette « la droite », parce qu'elle est sans consistance objective, se prête à des entreprises foncièrement étrangères à notre civilisation chrétienne et à notre tradition française. On se réclame de « la droite » pour instituer *une droite anti-chré­tienne,* pour développer *un anti-christianisme explicite et mili­tant,* qui s'affirme en insultant la « droite traditionnelle », en tournant ouvertement en dérision (en anglais, par un surcroît de délicatesse) la *Joan of Arc's bigotry,* en affichant un mépris agressif à l'égard de la foi du catholicisme, de sa morale et de son histoire. On nous raconte : « Il y a toujours eu, en France et ailleurs, un anti-christianisme de droite », ce qui est une contre-vérité historique, à quelque époque que l'on prétende faire commencer ce « *toujours *» téméraire. Les gens de droite ont pu être peu chrétiens, mauvais chrétiens, ou agnostiques, ou incroyants, ce n'est pas du tout la même chose que d'être *anti-chrétien.* L'anti-christianisme militant est l'essence et la raison d'être de la gauche, libérale ou marxiste. 263:222 Semblablement Michel Déon invite la droite à ne plus supporter d'entendre « rappeler que la famille, le travail, les devoirs envers la patrie sont les vertus de base d'une société ». Il précise : « Ne nous a-t-on pas faits assez cocus avec ces idées-là ? Je ne vois pas encore qui s'y laisserait prendre. » Certes, on l'a déjà constaté, à la place de *travail-famille-patrie* l'imagination romanesque de plus en plus gluante de Michel Déon nous propose des héros d'année en année plus visqueux, ayant *paresse-adultère-inci­visme* pour règle de vie de plus en plus affichée. C'est son affaire, à la condition pourtant de ne plus se présenter comme un écrivain qui ne serait pas de gauche. Françoise Giroud, elle, ne se prétend pas de droite. A cela près, qui est beaucoup, Michel Déon c'est Françoise Giroud au masculin, le talent en moins. L'étiquette « de droite » a beau être un sobriquet infamant, électoralement mortel, inventé par la gauche pour discréditer les tenants de la loi naturelle et de la tradition nationale elle a tout de même un certain crédit moral auprès de ceux qui sentent plus ou moins que le mensonge de gauche est le plus odieux de tous les mensonges politiques. La gauche hai­neusement mobilisée en permanence contre la droite, cela rend la droite a priori sympathique aux esprits affranchis du confor­misme gaucho. Cette sympathie, ce crédit moral, ne les laissons pas utiliser par un anti-christianisme, un anti-catholicisme, un anti-traditionalisme qui, en tant que tels, sont conformes à l'essence de la gauche. J. M. 264:222 ## AVIS PRATIQUES Annonces et rappels #### Pèlerinage national Notre-Dame de la Garde le 7 mai 1978 Les Amis de Notre-Dame de la Garde, qu'anime avec in­telligence et dynamisme Daniel Tarasconi, organisent le pèle­rinage national du 7 mai. Les activités du pèlerinage occuperont toute la journée du dimanche, de 10 h à 17 h 45. En s'inscrivant auprès des Amis de Notre-Dame de la Garde, on peut se faire réserver des chambres d'hôtel à Marseille pour la nuit du samedi au di­manche et (ou) pour celle du dimanche au lundi. Demander bulletins d'inscription et tous renseignements aux Amis de Notre-Dame de la Garde, 110, rue Paradis, 13006 Mar­seille. Demander aussi le Bulletin d'information publié par cette association. 265:222 LE BUT DU PÈLERINAGE : à la suite des fidèles qui depuis huit siècles ont gravi la colline sacrée, affirmer dignement une piété filiale envers la T.S. Vierge ; la prier pour qu'elle ne permette pas que dans un sanctuaire qui lui est consacré, un autre que son divin Fils soit adoré. On sait en effet que depuis plusieurs années des projets officiels préparent une abominable évo­lution œcuménique de ce sanctuaire. Les projets impies ont été stoppés un moment par l'action efficace des Amis de Notre-Dame de la Garde : mais de nouvelles menaces apparaissent. C'est pourquoi les Amis de Notre-Dame de la Garde font main­tenant appel aux fidèles de toute la France, le jour de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. HORAIRE DU PÈLERINAGE -- 10 h : grand messe. -- 12 h : repas. -- 15 h 30 : rassemblement autour du char Jeanne d'Arc. -- 16 h à 17 h : procession jusqu'à Notre-Dame de la Garde avec méditation du chapelet. -- 17 h 15 à 17 h 30 : bénédiction du T.S. Sacrement sur la foule et sur la ville. -- 17 h 45 : fin du pèlerinage. Pour faire connaître le pèlerinage, vous pouvez demander des tracts, des affichettes (pour vitrines de magasins) et des affiches (60 80 cm) aux Amis de Notre-Dame de la Garde, 110, rue Paradis, 13006 Marseille. #### Un appel du P. Eugène « *Voici venir des jours où j'enverrai* LA FAIM *non pas une faim de pain ni une soif d'eau, mais* D'ENTENDRE LA PAROLE DE DIEU, *et on ne la trouvera pas*. » (Amos, VIII, 11, 12.) 266:222 Saint François d'Assise a lancé jadis sur le monde une armée pacifique de semeurs de la Parole de Dieu, de prédi­cateurs évangéliques. Pour dynamisme il leur a donné un amour ardent du divin Crucifié, l'admiration et le respect de la Vérité, la ténacité de la foi, pour force l'oraison et la TRÈS HAUTE PAUVRETÉ. Au XVI^e^ siècle, l'Ordre franciscain a lancé sur le champ de bataille de la vérité catholique une nouvelle armée, les FRÈRES MINEURS CAPUCINS animés d'une tenace volonté de suivre fidè­lement le séraphique François dans sa vie et son apostolat. Confiant dans le Seigneur Jésus, le Père Eugène de Villeur­banne, capucin à Verjon (par Coligny, Ain), refuse le sabordage de son Ordre qui a écrit des pages glorieuses dans l'histoire de la sainteté. Il a ouvert un noviciat pour les jeunes. Il lance un appel : 1\. *-- Aux jeunes gens* avides d'absolu et de vérité, volon­taires du don de soi, attirés par un idéal de vie évangélique selon l'esprit et la règle franciscains, selon les traditions capucines : jeunes gens capables d'une vie rude et disposés à mettre leurs aptitudes, leur prière et leur pénitence au service du Christ-Roi par le ministère de la Parole. 2\. *-- A tous les fidèles de l'immuable Église du Christ* pour qu'ils fassent monter vers Marie Immaculée, saint François et sainte Claire d'Assise une pressante et incessante prière afin que cet appel franciscain trouve écho dans les cœurs des jeunes gens. Tous, faites savoir aux jeunes qui ne se sentent pas aptes à d'interminables études, qu'ils peuvent s'engager, sous la bure capucine, dans les chemins de la sainteté et au service de Dieu, s'ils ont au cœur l'amour du travail, de l'humilité et de la pauvreté ; s'ils comprennent l'excellence de la louange de Dieu et la force de la prière pour ouvrir les âmes à la vérité et à l'amour de Dieu. -- « Vous qui aimez le Seigneur Jésus-Christ, l'Église, saint François et les âmes... commencez cette croisade de prière ! Merci. » (Fr. Eugène de Villeurbanne, capucin, à Verjon, 01270 Coligny.) ============== fin du numéro 222. [^1]:  -- (1). Ils ont déjà de « nou­veaux objectifs » ! [^2]:  -- (1). Voir « Le Vatican contre les droits du Brésil », ITINÉRAIRES numéro 217 de novem­bre 1977. [^3]:  -- (1). *Foods and Drugs Agen­*cry, la plus importante orga­nisation fédérale américaine du contrôle des aliments et des drogues. [^4]:  -- (1). Membre du Parti Kataëb de tendance nationaliste et démocratique. [^5]:  -- (2). Leader populaire libanais et chef du Parti Kataëb. [^6]:  -- (3). Parti National Libéral. [^7]:  -- (1). Quartier populaire musulman. [^8]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 217 de novembre 1977 : « Le mime ». [^9]:  -- (1). *Staline. Aperçu historique du bolchevisme,* de Boris Souvarine. 640 pages in-8, carré. 82 F. Éditions Champ Libre, Paris, 1977 (40, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, 75005 Paris). Texte intégral de l'édition de 1935, augmenté d'un im­portant *Avant-propos* et *Arrière-propos* de Boris Souvarine. [^10]:  -- (2). *Est & Ouest,* « bulletin bi-mensuel d'études et d'infor­mations politiques internationales », directeur Claude Harmel (86, boulevard Haussmann, 75008 Paris). [^11]:  -- (3). Section Française de l'Internationale Ouvrière. [^12]:  -- (4). Section Française de l'Internationale Communiste. [^13]:  -- (5). *Est & Ouest,* n° 599 du 16-30 septembre 1977. [^14]:  -- (6). Claude HARMEL, *Est & Ouest,* numéro cité. [^15]:  -- (7). *Outchraspred,* section de comptabilité et d'affectation créée en 1920. *Orgraspred.* section d'organisation interne créée en 1924 par fusion de l'Outchraspred avec l'ancienne section d'instruction. [^16]:  -- (8). *Est & Ouest,* n° 602 du 1^er^-15 novembre 1977. [^17]:  -- (9). Paul GRENET, « La philosophie de la Révolution », *L'Ami du Clergé*, n° 40 du 3 octobre 1968. [^18]:  -- (10). I. A. KOURGANOV, « Trois chiffres », *Est & Ouest*, n° 594 du 16-31 mai 1977. [^19]:  -- (11). L'*accroissement naturel d'une population* est le simple résultat, pour une période donnée, de la soustraction des nais­sances et des décès. Il ne s'agit pas ici d'imputer au régime la responsabilité des taux ordinaires de mortalité. (Dans la pratique, en l'absence de recensements réguliers, ce « taux d'accroissement naturel » n'est lui-même que le résultat d'une estimation. Les lois rigoureuses de la démographie permettent néanmoins de le calculer, quel que soit le pays, avec une éton­nante précision.). [^20]:  -- (12). *Archipel,* page 53. [^21]:  -- (1). 1750. [^22]:  -- (2). Reproduit dans le *Dictionnaire politique et critique,* V. [^23]:  -- (3). 1953. [^24]:  -- (4). 1733. [^25]:  -- (5). *Prologue d'un essai sur la critique. Revue Encyclopé­dique,* fin 1896. [^26]:  -- (6). 1898. [^27]:  -- (7). *Invocation à Minerve* in *L'Avenir de l'intelligence,* 1900. [^28]:  -- (8). *Un Débat sur le romantisme,* 1928. [^29]:  -- (9). *Dictionnaire philosophique et critique,* V, p. 329. [^30]:  -- (10). *Les Idées de Charles Maurras,* 1919, p. 244. [^31]:  -- (11). *Action française,* 3-7-12 in *Dictionnaire politique et cri­tique,* V, p. 49. [^32]:  -- (12). *Kiel et Tanger,* p. 297. [^33]:  -- (13). *Dictionnaire politique et critique,* V, p. 90. *Action fran­çaise,* 20-22 juillet 1927. [^34]:  -- (14). *Dictionnaire politique et critique,* I, p. 432. Cf. *aussi Correspondance Barrés-Maurras,* lettre du 25-5-13, p. 513. [^35]:  -- (15). Notamment l'excellente thèse d'Albert LORTHOLARY, *Le Mirage russe en France,* 1951. [^36]:  -- (16). On sait que le buste de Voltaire fut couronné sur la scène du théâtre français le 30 mars 1778 en présence de l'écri­vain. [^37]:  -- (17). *L'Avenir de l'intelligence, op. cit.* [^38]:  -- (18). *Ironie et poésie, Gazette de France,* 12-12-1901. [^39]:  -- (19). *Action française,* 11-12-18. [^40]:  -- (20). *Allée des philosophes,* 1922. [^41]:  -- (21). *Barbarie et poésie. 1925.* Cf. *Dictionnaire politique et critique,* II, p. 428. [^42]:  -- (22). *Dictionnaire politique et critique,* IV, p. 311. [^43]:  -- (23). *Débat sur le romantisme, op. cit.* [^44]:  -- (24). *Œuvres capitales,* III, *Prologue.* [^45]:  -- (25). *Rolla.* [^46]:  -- (26). *Dictionnaire politique et critique,* II, pp. 466-467. *Action française,* 17-7-1909. [^47]:  -- (27). *Débat sur le romantisme,* p. 85, *op. cit.* [^48]:  -- (28). *L'Allée des philosophes, op. cit.,* pp 166-176. Éd. de 1923. [^49]:  -- (29). L'État protestant, l'État métèque. [^50]:  -- (30). Et plus encore que dans le rassemblement maçonnique. Cf. ces lignes curieuses : « La Maçonnerie propagea Rousseau et elle l'inspira peut-être avec les encyclopédistes, mais les doc­trines de Rousseau et celles de Kant eurent une valeur destruc­tive indépendante des pouvoirs de la Maçonnerie. » En fait elles venaient de beaucoup plus haut, de la Réforme protes­tante. *Dictionnaire politique et critique,* III, p. 13. [^51]:  -- (31). A vrai dire, Voltaire n'aimait pas mieux les jansénis­tes, dont son frère aîné lui donnait, paraît-il, une triste idée. [^52]:  -- (1). Machete : sorte de sabre pour couper le bois. [^53]:  -- (2). Copac Habana : La pierre qu'on voit de loin, en Kee­chua. Nossa Senhora de Copacabana, lieu de pèlerinage au bord du lac Titicaca. Le Copacabana de Rio de Janeiro n'est qu'une « succursale ». [^54]:  -- (1). Pampero, vent qui vient de la province de la Pampa, en Argentine...C'est un front froid. Certaines années il en arrive un par semaine, en été. Il y a toutes sortes de signes pour l'annoncer. Parfois pas très fort (80 à 100 km à l'heure), sou­vent beaucoup plus fort (140 km/h), de temps en temps à tout casser (180 à 200 km/h). Il ne dure que quelques heures mais si le vent passe au S.E., cela peut donner du gros mau­vais temps. [^55]:  -- (1). Sur « Robinson » -- Robertson, voir ITINÉRAIRES, numéro, 220 de février, pages 78 et suivantes. [^56]: **\*** -- Ici et plus bas deux illustrations : voir 222-145.jpg. et 222-149.jpg. [^57]:  -- (1). Montevideo -- Rio de Janeiro = 1025 milles. [^58]:  -- (1). On prononce princêza. [^59]:  -- (1). Celle de Mgr Strossmayer, évêque de Diakovar. [^60]:  -- (1). Cet adage, qui figurait au cérémonial du couronnement du pape, en a naturellement été supprimé. [^61]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 217 de novembre 1977, p. 148. [^62]:  -- (1). Paris, 1966, p. 825. [^63]:  -- (2). Cf. plus loin. [^64]:  -- (1). Le mot-clé du futur concile. [^65]:  -- (2). A Milan en 1958. Texte cité dans M. WINOWSKA, *Le Pape de l'Épiphanie,* Paris, 1964, p. 198. [^66]:  -- (3). Le 27 avril 1962. [^67]:  -- (4). Le 7 décembre 1965. [^68]:  -- (5). *Ibid.* [^69]:  -- (1). *Ibid.* [^70]:  -- (2). Ch. I, n. 12. [^71]:  -- (3). *Dialogues avec Paul VI,* Paris, 1967, p. 297. [^72]:  -- (4). Audience du 8 juin 1964, A. A. S., n. 139, p. 21. [^73]:  -- (5). Audience du 5 mars 1969. [^74]:  -- (6). *Ibid.* [^75]:  -- (7). Il date de 1591 : *Enchiridion theologiae pastoralis*, de l'évêque allemand BINSFELD, et peut être de saint Pierre Canisius, aux débuts de la Contre-Réforme et de la primauté du surnaturel que le concile de Trente a défendue, selon la Tradition. [^76]:  -- (1). *Gaudium et Spes,* n. 42. [^77]:  -- (2). Le 3 juillet 1974. [^78]:  -- (3). Donné dans une illumination sans doute, mais par qui ? [^79]:  -- (4). Ces textes sont tirés de l'audience pontificale du 2 juillet 1969 et du dis­cours aux Australiens du 30 nov. 1970. [^80]:  -- (5). *Doc. Cath.,* 20 déc. 1970, n° 1576, p. 1112-9. [^81]:  -- (6). *Popul. Progr.,* n° 47. [^82]:  -- (1). *Popul. Progr.* n. 6. [^83]:  -- (2). Discours du 27 avril 1962. [^84]:  -- (3). *Gaudium et Spes,* n° 41 ; pour Paul VI, cf. la *Doc. Cath.* du 17 nov. 1974 ; n° 1664, p. 965 ; du 7 mars 1976, n° 1693, p. 223, ainsi que les allocutions du 1^er^ janv. 1969, du 17 nov. 1974, du 7 nov. 1975... J'en passe et des meilleures. [^85]:  -- (4). Cité par J. DUQUESNE, *La Gauche du Christ,* Paris, 1972, p. 20-21. [^86]:  -- (5). Cité par A. CHARLIER, dans ITINÉRAIRES, numéro 166 de septembre-octobre I972, p. 167. [^87]:  -- (1). 28 juillet 1971. [^88]:  -- (2). Aux Australiens, 30 nov. 1970. [^89]:  -- (1). 4 oct. 1966. [^90]:  -- (2). 30 nov. 1969. [^91]:  -- (3). 1^er^ janvier 1968. [^92]:  -- (4). 9 juillet 1969. [^93]:  -- (5). *Ibid.* [^94]:  -- (6). 4 janvier 1970. [^95]:  -- (1). *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* Paris, 1968, p. 122. [^96]:  -- (2). Joseph COMBLIN (prêtre, ultérieurement nommé chanoine ou monseigneur), *Théologie de la Révolution,* Paris, 1970, pp. 240-2. [^97]:  -- (1). Discours du 21 janv. 1947 au groupe « Renaissance chrétienne ». [^98]:  -- (2). Paul VI, le 2 avril 1969. [^99]:  -- (3). *Œuvres Complètes,* t. IX, p. 166. [^100]:  -- (1). *V. Après l'année thérésienne,* dans *Itinéraires* n° 179, janvier 1974. [^101]:  -- (2). *Procès de béatification et canonisation de sainte Thé­rèse de l'Enfant Jésus.* Vol. I, *Procès informatif ordinaire *XXVI. 727 p., 26  22 cm, 12.000 Lires. -- Vol. II, *Procès apostolique *XXXII*.* 611 p., même format, 21.000 Lires. -- Edizioni del Teresianum, Piazza S. Pancrazio, 5 A, I -- 00152 Roma. [^102]:  -- (1). Pierre GAXOTTE, *Le siècle de Louis XV,* Paris, 1933. [^103]:  -- (2). Michel ANTOINE, *Le conseil du roi sous le règne de Louis XV,* Paris, 1970. [^104]:  -- (3). Jacques LEVRON, *Louis XV, l'homme-roi,* Paris, 1973. [^105]:  -- (4). Paul del PERUGIA, *Louis XV*, éd de l'Albatros, Paris, 1976. [^106]:  -- (1). Del PERUGIA, *op. cit.,* p. 434. [^107]:  -- (1). Del PERUGIA, *op. cit.,* p. 345. [^108]:  -- (2). Cf. Jules LEMAÎTRE, *Jean-Jacques Rousseau,* Paris, 1907. [^109]:  -- (1). Voir P. de NOLHAC, *Louis XV et Madame de Pompadour,* Paris, 1948. [^110]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 52. [^111]:  -- (1). Del PERUGIA, *op. cit.,* pp. 87 sq. [^112]:  -- (2). Cf. abbé OROUX, *Histoire ecclésiastique de la cour de France.* [^113]:  -- (3). Cf. P. de NOLHAC, *Louis XV et Marie Leczinska.* [^114]:  -- (4). Del PERUGIA, *op. cit.,* p. 151. [^115]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 324. [^116]:  -- (2). Claude-François HOUTTEVILLE, *Essai philosophique sur la Providence,* Paris, 1728 ; *La religion chrétienne prouvée par les faits,* Paris, 1722. [^117]:  -- (3). Joseph LELARGE DE LIGNAC, *Lettres d'un américain sur l'histoire naturelle, générale et part*i*culière de M. de Buffon,* Hambourg, 1751, 5 volumes. [^118]:  -- (4). Jean-Baptiste GAULTIER, *Les lettres persanes convaincues d'impiété,* 1751 ; *le poème de* *Pope intitulé* « *Essay sur l'homme *» *convaincu d'impiété. Lettres pour prévenir les fidèles contre* *l'irréligion,* Paris, 1746... [^119]:  -- (5). Joseph de CHAUMETX, *La petite encyclopédie ou dictionnaire des Philoso­phes,* Anvers ; *Les philosophes aux abois. Lettres de M. de Chaumeix à messieurs les Encyclopédistes,* Bruxelles 1760 ; *Préjugés légitimes contre l'encyclopédie,* Bruxelles, 1758, 8 vol. ; *Voltaire aux Champs* *Élysiens, Trévoux,* 1773, etc. [^120]:  -- (6). Cf. Auguste HAMON, *Histoire de la dévotion de Paray le Monial,* Paris, I928. [^121]:  -- (1). Jean-Félix de FUMEL, *Le culte de l'amour divin ou la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus,* Lodève, 1766. [^122]:  -- (1). Cf. DUFORT DE CHEVERNY, *Mémoires sur les règnes de Louis XV et Louis XVI et sur la r*é*volution,* Paris, 1886, 2 vol. [^123]:  -- (2). Voltaire le tenait pour l'un des meilleurs d'entre eux : « M. de Choiseul a une belle âme... Nous ne devons point avoir de meilleur protecteur que ce ministre généreux qui a de l'esprit comme s'il n'était point grand seigneur... qui est lui-même philosophe autant que nous ; qui le paraîtrait davantage si sa place le lui permettait. » Lettre du 3 janvier 1766, *Correspondance*, Paris 1881, t. XII, p. 166. [^124]:  -- (1). Il faut citer, entre autres, Dillon, archevêque de Narbonne, Boisgelin (Aix), Seignelay-Colbert (Rodez). [^125]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 482. [^126]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 577. [^127]:  -- (2). *Écrits sur l'abbé* de *Saint-Pierre,* Pléiade, t. III, p. 607. [^128]:  -- (3). Les Anglo-Bostoniens. [^129]:  -- (4). *Op. cit.,* p. 368. [^130]:  -- (5). Lettre du 19 novembre 1757. *Correspondance,* Paris, 1880, t. VII, p. 298... [^131]:  -- (1). Lettre du 31 octobre 1759. [^132]:  -- (1). L'actuel président de la République est un descendant de Louis XV si l'on admet avec de bons auteurs que son ancêtre Louise-Françoise-Adélaïde Starot de Saint-Germain, épouse de Jean-Louis Bachasson, comte de Montalivet, était fille de Catherine-Eléonore Bénard et de Louis XV et non point du mari de cette dame, Joseph Starot de Saint-Germain, seigneur de Villeplat, fermier général qui fut guillotiné. A ce sujet : Joseph VALYNSEELE, *Les enfants naturels de Louis XV,* Paris, 1953, p. 277 ; Henri VRIGNAULT, *Les enfants de Louis XV, descendance illégitime,* Paris, 1954, p. 121, etc. Sur la famille du président de la République qui n'est d'Estaing que depuis 1922 et 1923, cf. Pierre-Marie DIOUDONNAT, *Encyclopédie de la fausse noblesse et de la noblesse d'apparence,* Paris, 1976, p. 166 ; Gérard DE VILLENEUVE, *Les Giscard d'Estaing,* Versailles, 1975. D'une famille bourgeoise qui descend par femme d'une famille d'Estaing issue par voie illégitime des grands d'Estaing ou d'une famille Bastard d'Estaing, le président de la République est donc bourgeois tout comme son épouse, née Anne-Aymone Sauvage de Brantes, issue d'un M. Sauvage autorisé à se dire de Brantes en 1863 et d'un marquis romain de 1898, c'est-à-dire d'un Français titré à l'étranger sans que cela puisse changer son statut (DIOUDONNAT, *ibidem,* p*.* 308). Par sa mère, née Aymone de Faucigny Lucinge (et belle-sœur d'Alfred Fabre-Luce), Mme Giscard d'Estaing descend de Ferdinand prince de Faucigny Lucinge et de son épouse, Charlotte-Marie-Augustine comtesse d'Issoudun, fille illégitime de Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry et de l'Anglaise Amy Brown (cf. Henri VRIGNAULT, *Légitimés de France de la maison de Bourbon,* Paris, 1965, p. 57). Le feu prince Jean de Broglie, issu lui aussi des Faucigny Lucinge, était cousin de Mme Giscard d'Estaing et ce bradeur de l'Algérie descendait ainsi comme elle, et par la main gauche, de Charles X et de Louis XV. On a publié que les Giscard d'Estaing avaient pris les armes des grands Estaing (de France au chef d'or), mais on n'ose le croire ! Quoi qu'il en soit, la noblesse française n'a jamais eu les Giscard d'Estaing en son sein, de même qu'elle n'a jamais compté dans ses fils les de Gaulle, bourgeois de Châlons-sur-Marne (cf. Ludo POPLEMONT, *La famille de Gaulle à Châlons-sur-Marne et à Paris*, Éditions Familia et Patria, Handzame, Belgique, traduction d'un article paru dans *Vlaamse Stam,* n° 2, 1966, n° 3, sept., pp. 263-266 : la lignée remonte à Claude de Gaulle, mar­chand, paroisse Saint-Loup, né vers 1630, mort en 1691), et dont on n'a jamais connu les armoiries, contrairement à ce qu'a assuré Pierre BRICRE (*Les armoiries du général de Gaulle,* dans *Archivum heraldicum,* Lausanne, a° LXXII, 1958, n° 4, p. 59, avec en fig. 9 un dessin de Robert Louis). [^133]:  -- (2). Il existe aux Archives nationales, en K 139 b - 140 tout un ensemble de pièces du plus haut intérêt sur le mariage de Louis XV. On effectua alors une enquête auprès de Français d'importance pour savoir s'il fallait que le roi se marie. Le maréchal de Villars donna son avis en déclarant que les renoncia­tions violaient la loi du royaume, la plus ancienne et la plus respectée, établis­sant la substitution perpétuelle de la couronne aux princes aînés de l'auguste maison de France... si le roi n'a pas d'enfant, et qu'il meure, on va droit vers des guerres civiles ! (K 139, n° 24^60^). Un autre mémoire, du duc de Bourbon, montre la peur du peuple devant la perte possible du roi ; on craint des trou­bles (une guerre !) et il faut des successeurs incontestables (24^68^). Un autre avis déclare qu'on trouvera des honnêtes gens dans l'un et l'autre parti (roi d'Espa­gne et duc d'Orléans) et ce sera la guerre civile, l'étranger parlera... (24^70^). Un mémoire d'une franchise désarmante assure que M. le Duc (c'est-à-dire le duc de Bourbon, premier ministre) a intérêt à marier le roi, car s'il meurt vite, la reine pourra se déclarer grosse et prendra la régence, ce qui donnera temps à M. le Duc de se retourner entre le roi d'Espagne et le duc d'Orléans et l'auteur de ces lignes envisage le retour de Philippe V (24^75^). Plus précis, un mémoire assure que le feu Régent, duc d'Orléans avait répandu partout de l'argent pour être le maître en cas de décès de Louis XV, etc. mesures « quasi toutes oppo­sées au bien et aux lois fondamentales de l'État ». Le nouveau duc d'Orléans (Louis fils du Régent Philippe) était certes moins fort et moins habile, mais il faisait figure d'héritier présomptif auprès de certains. Cependant Philippe V pouvait abandonner l'Espagne au roi de Sardaigne (l'héritier normal prévu par Utrecht en cas d'extinction des Bourbons d'Espagne) et revenir en France, avec toute sa famille : il serait alors accepté par « la partie la plus considérable de la nation française, qui dans le fond de son cœur a conservé une grande inclination pour le Roy d'Espagne », etc. (24^76^). [^134]:  -- (3). Tout traditionaliste se doit d'avoir en sa bibliothèque les *Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme* de l'abbé Augustin BARRUEL, réédités en deux volumes par la Diffusion de la pensée française, Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé. Il est de bon ton de ne pas croire à Barruel, ou à tout ce qu'il dit, mais il y a pourtant mille indices prouvant une sorte de complot, un investis­sement progressif des esprits par des idées manipulées par des organisations secrètes. Il me semble impossible de mettre Barruel entre parenthèses. A une époque comme la nôtre où les sectes pavoisent, pour ainsi dire maîtresses du terrain, folles d'orgueil avec leurs sociétés libérales ou socialisantes, leur O.N.U., leur U.N.E.S.C.O., leur permissivité, leur avortement, leur pollution des esprits et des cœurs, sachons expliquer leur origine, leur histoire et les reconnaître. A vrai dire, pour les reconnaître c'est de moins en moins difficile. La victoire fait perdre toute mesure aux maçons qui s'affichent ouvertement, allant jusqu'à orner leurs voitures ou leurs boutiques d'un cercle chargé d'un triangle portant l'année de cotisation à une amicale internationale, la couleur de l'ensemble variant avec les années. Signe des temps (signe de la Bête ?), ces étiquettes autocollantes se voient de plus en plus sur les vitres arrières des voitures. Quant à l'origine, il est manifeste qu'il s'est passé des réunions importantes en Alle­magne à la fin du XVIII^e^ siècle. La librairie historique R. Clavreuil à Paris don­nait en son catalogue de livres anciens et modernes, n° 280, le 1^er^ de 1963 (titre : *Les idées, la vie, politique, les mœurs au XVIII^e^ siècle*) toute une masse de papiers maçonniques de cette époque, en provenance des loges alsaciennes de l'orient de Strasbourg. Sous le n° V et le titre « Convent général de Wilhelms­bad. Actes des séances du convent général tenu à Wilhelmsbad depuis le 16 juillet au 1^er^ septembre 1782. Manuscrit in-folio de 323 p... », accompagné d'autres documents, on pouvait comprendre quelques préoccupations de ces brillants messieurs, 35 députés d'Allemagne et de France, groupés sous l'autorité de Fer­dinand duc de Brunswick et de Lunebourg, grand maître, en compagnie du landgrave Ch. de Hesse, etc. Je renvoie donc au catalogue qui considère ces papiers comme de grande importance et, bien entendu, aux dits papiers, passés je ne sais où. [^135]:  -- (4). Encore qu'un de Gaulle et un Pompidou aient préféré des obsèques presque familiales, se lavant d'avance les mains des fastes étatiques et archiépis­copaux de Notre-Dame de Paris, ce qui devrait être la source de quelque médi­tation. [^136]:  -- (5). Je ne résiste pas au plaisir d'indiquer quelques ouvrages utiles pour essayer de comprendre l'ancien régime. Tout d'abord du professeur Roland MOUSNIER, *Les institutions de la France sous la monarchie absolue,* Presses uni­versitaires de France (un tome paru en 1974 : *Société et État,* un autre à venir), de même que son excellent article : *Les concepts d'* « *ordres *»*, d'* « *états *»*, de* « *fidélité *» *et de* « *monarchie absolue *» *en France, de la fin du XV^e^ siècle à la fin du XVIII^e^* (paru dans la *Revue historique,* Paris, P.U.F., n° 502 d'avril-juin 1972, pp. 289-312). Dans la collection « U » d'Armand Colin, est utile de Pierre GOUBERT, *L'ancien régime* (2 t., 1969, 1973), œuvre claire, critique (en particu­lier pour les confrères historiens), assez non-conformiste ; à compléter avec les ouvrages de François LEBRUN, *Le XVII^e^ siècle* (1967), Michel DENIS et Noël BLAYAU, *Le XVIII^e^* *siècle* (1970), Georges DURAND, *États et institutions, XV^e^-XVIII^e^ s.* (1969) et ceux de Hubert MÉTHIVIER dans la collection « Que sais-je ? » : *L'ancien régime* (n° 925), *Le siècle de Louis XIII* (n° 1138), *Le siècle de Louis XIV* (n­° 426), *Le siècle de Louis XV* (n° 1229), *La fin de l'ancien régime* (n° 1411), bien utiles pour ne pas perdre pied dans des œuvres trop touffues, comme celles de M. del Perugia, et offrant un point de vue scolaire, loin de toute hagiographie (à la limite, au contraire !). [^137]:  -- (6). Ce chancelier mal embouché mais efficace mourut paisiblement en juillet 1792, s'étant vu remplacer par de simples gardes des sceaux de France (Hue marquis de Miromesnil débarqué en 1787, Lamoignon marquis de Bâville parti de même en 1788, Barentin renvoyé le 16 juillet 1789, Champion de Cicé, archevê­que de Bordeaux qui partit en 1790 après avoir avalisé la déclaration des droits et toutes les autres mesures révolutionnaires, Duport, Roland, Duranthon, Joly...) qui liquidèrent son œuvre, sa charge de chancelier de France (abolie le 27 novembre 1790) et même la monarchie. [^138]:  -- (7). La collection « Le temps et les hommes »,. Hachette-Histoire » est neuve et déjà composée de titres d'intérêt. [^139]:  -- (8). Cf. *Cérémonial du sacre des rois de France...* Paris, 1725, p. 27 pour le répons. [^140]:  -- (9). Ibidem, pp. 173 ss. La châsse est apportée en procession. Cf. aussi le clas­sique ouvrage de Marc BLOCH, *Les rois thaumaturges,* réédité (Armand Colin, 1961), passim. [^141]:  -- (10). *Cérémonial* cité, p. 125. [^142]:  -- (11). LACATTE-JOLTROIS, *Recherches historiques sur la sainte ampoule...* Reims, 1825, p. 35 : Rühl fit cela à coup de marteau en criant « vive la République ! » ; il était 2 h de l'après-midi et le bris fut fait sur le piédestal de la statue de Louis XV. Il existe un procès-verbal qui a été publié. [^143]:  -- (12). Je me refuse à donner des références bibliographiques pour des choses aussi connues. [^144]:  -- (13). Le lieutenant général prince de Conti fut un bon chef de guerre et s'opposa au maréchal comte de Saxe. Il dut quitter l'armée en 1745, victime de son indiscipline et de Mme de Pompadour. Louis XV le considérait comme un des esprits les plus éclairés de son entourage et le fit participer au « secret », de décembre 1747 à 1757 : pendant dix ans il dirigea ainsi une contre-politique « qui d'ailleurs ne pouvait aboutir à rien » (*Dict*. *de biographie française,* Letou­zey, t. 9, col. 544). D'une grande indépendance d'esprit à l'égard du roi, il fut écarté ; Mme de Pompadour le haïssait car il n'avait aucun respect pour elle... Curieux grand prieur de France de l'ordre de Saint-Jean dit de Malte (15 avril 1749) il vécut au Temple (enclave des Templiers puis des Hospitaliers de Saint-Jean ou Maltais dans Paris) et à l'Isle-Adam, au milieu d'une société libérale, mêlée et anglophile. Le prince se mit à protéger les arts, la musique, Jean-Jacques Rousseau, les parlements, Beaumarchais, Diderot, l'abbé Prévost... Athée notoire il mourut non réconcilié avec l'Église. Fut-il maçon ? Je n'en sais rien, quoi qu'il en soit, après la mort du duc d'Antin, l'abbé comte de Clermont, le futur maréchal comte de Saxe et le prince de Conti étaient trois candidats et ce fut Clermont l'élu. [^145]:  -- (13 bis) Angleterre et Écosse étaient si bien séparées dans l'affaire que le prince de Galles était proclamé régent *des trois royaumes* d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande par son père (Paris, 16 mai 1745) et qu'il protestait contre l'acte d'union de l'Angleterre et de l'Écosse (6 mars 1.707), créant le royaume de Grande-Bre­tagne. Cf. L. DUMONT-WILDEN, *Le prince errant, Charles-Édouard...,* Paris, 1934, p. 79 ss. [^146]:  -- (14). François-Léon GAUTHEY, archevêque de Besançon, *Vie et œuvres de sainte Marguerite-Marie Alacoque,* Paris, 1920, t. 2, lettre C, à la mère Marie-Françoise de Saumaise (après la fête du Sacré-Cœur de cette année-là, donc après le 17 juin I689), p. 438 : « Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur... ». Louis XIV était alors un roi bien calme sur le plan des mœurs et il était remarié avec la marquise de Maintenon depuis 1684. Pour le R.P. Georges GUITTON, s.j. (*Le père de la Chaize confesseur de Louis XIV,* Paris, 1959, t. 2, p. 163-165), le père de la Chaize a certainement connu le message mais il n'en a rien dit au roi pour éviter d'accroître à la cour le nombre des faux dévots, etc. [^147]:  -- (15). *L'ancienne couronne française dite* « *de Charlemagne *»*...*, Paris, 1972 (en vente chez Gaston Saffroy, 4 rue Clément, Paris 6^e^). [^148]:  -- (16). *Les deux couronnes françaises dites* « *de Charlemagne *», exposé du 12 janvier 1972 à la Société nationale des antiquaires de France, dont résumé sur la couronne de 1804 a paru dans le *Bulletin de la Soc. nat. des Ant. de France,* 1972 (Paris, C. Klincksieck, 1975), pp. 22-29, avec 2 planches h.t. [^149]:  -- (17). Je renvoie à ma communication *Évolution des insignes du pouvoir dans les armoiries des souverains* de *la France*, paru dans le *Recueil du II^e^ congrès inter­national des sciences généalogique et héraldique,* Liège, 1972, Bruxelles, 1973, P. 419-429 et surtout p. 428 ; voir aussi mon *Héraldique capétienne* en 1976, Nouvelles éditions latines, 1977, pp. 70-72. [^150]:  -- (18). Potier de Courcy, suite de l'*Histoire généalogique et chronologique de la maison royale* de *France, des pairs, grands officiers de la couronne...* du père ANSELME, etc.... Paris, 1879, t. 9, 2, partie, p. 467 : LE ROI, garde des sceaux de France... dit le texte qui donne l'écu aux armes de France. [^151]:  -- (19). Après avoir tenu le sceau aussi longtemps, le roi céda la place à Nicolas-René Berryer, seigneur de Ravenoville, mort en peu de mois et il fut suivi de Paul-Esprit Feydeau, seigneur de Brou qui resta peu ; René-Charles de Maupeou fut en poste quelques années, puis fut chancelier de France un seul et unique jour, la charge étant enfin donnée au grand Maupeou, son fils ! [^152]:  -- (20). Bernard Faÿ, *Louis XVI ou la fin d'un monde,* Paris, Amiot-Dumont, 1955, p. 91 : le duc de la Vrillière lui écrit pour lui demander ses ordres et il répond en marge. Cela veut dire qu'il sera Louis XVI et non Louis-Auguste I^er^, qui semble aller de soi maintenant, mais c'était la première fois depuis Char­les IX et Henri III (cas uniques) qu'un roi avait deux prénoms ! Auguste venait de son parrain Frédéric-Auguste III, roi de Pologne, duc de Saxe, qui était d'ailleurs son grand-père. Par la suite l'affaire se reproduira, non pas tellement avec Louis-Charles de France qui n'eut jamais à agir comme Louis XVII, mais bien avec Louis-Stanislas-Xavier devenu Louis XVIII, Charles-Philippe devenu Charles X, Louis-Antoine devenu Louis XIX (à la mort de Charles X, son fils l'ex-dauphin Louis-Antoine, alors comte de Marnes, changea de signature et de « Louis-Antoine » il passa à « Louis » tout court) ; Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné ne fut qu'Henri V. Question à 10 F : le comte de Provence signant » Louis-Stanislas-Xavier » ou « L.S.X. », quel était son prénom usuel ? Et comme les trois frères vivaient sur un pied de grande simplicité, dénuée de protocole, comment le roi Louis XVI appelait-il son frère ? « Louis », allons donc, il se nommait lui-même ainsi ! Alors « Stanislas » ? ou « Stanislas-Xavier », ou « Louis-Stanislas-Xavier » ? Impossible. Alors peut-être « Pro­vence » ? Ou « Monsieur » ? Mais alors comment la comtesse de Provence appe­lait-elle son époux ? « Monsieur » en public, mais dans l'intimité ? Si vous le savez dites-le moi, car je cherche depuis plus de vingt ans... [^153]:  -- (21). Il se démontait en trois parties, montées sur deux morceaux de bois assurant la cohésion de l'ensemble ; les velours violets semblaient presque neufs. [^154]:  -- (22). Mettons les points sur les « i » : en 1800 nous voyons un Georges III par la grâce de Dieu, roi de Grande-Bretagne, de France et d'Irlande, duc de Brunswick Lunebourg, etc. (pour : électeur du Saint Empire), défenseur de la foi... et en 1801 il sera roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, duc, etc. [^155]:  -- (23). Ce recueil relié en cuir violet par les soins du notaire parisien Maurice Pascal, porte pour titre : *Les corps des rois de France Louis VIII, Henri IV, Louis XV / Turenne / 1793 / basilique de St Denis* (la barre / indiquant le chan­gement de ligne dans l'inscription). Cote aux Estampes : Pe 103 / 4°, la photo­graphie du dessin relatif à Louis XV étant la 3° (ceci dit pour correctement légender la planche donnée par M. del Perugia). [^156]:  -- (24). Jacques SAINT-GERMAIN, *La seconde mort des rois de France,* Hachette, 1972, p. 183. On trouvera tout au long le procès-verbal de l'exhumation dans le *Génie du Christianisme* ou t. 2 des *Œuvres complètes de Chateaubriand,* nlle éd., avec étude littéraire par Sainte-Beuve, Paris, Librairie Garnier, s.d. (j'ai l'édi­tion de 1939 identique à celle de 1859), note XLVI, p. 627-641, le « religieux de cette abbaye, témoin oculaire de ces exhumations » n'étant point nommé. On peut encore lire du dr Max BILLARD, *Les tombeaux des rois sous la Terreur,* Lib. académique Perrin, 1907 : il dit p. 37, n. 2, que le récit donné par Alexan­dre LENDIR dans son *Musée des monuments français* est pour ainsi dire la copie du manuscrit de dom Druon, que l'on trouve aux Archives nationales en AE I, 15, 12, 8 b, etc.... en compagnie de textes similaires (cf. BILLARD, *Les tombeaux,* pp. 20-22 avec notes). Tous ces documents étant dans l'Armoire de fer, ils sont consultables en microfilms. On trouvera de nombreux rapports du « commis­saire » POIRIER aux Archives nationales et ils ont été publiés par Louis TUETEY dans les *Procès-verbaux de la commission des monuments,* 1790-1794, Paris, 1903, tout particulièrement dans le t. 2, annexes XXX, XXXI, XXXIV, L (p. 207-208, 210-212, 213-214, 240-241). [^157]:  -- (1). Mgr Paul SEITZ : *Le temps des chiens muets,* chez Flammarion. [^158]:  -- (1). Aux pages 21, 221, 264 et 271, on relève la critique de quatre films différents. [^159]:  -- (2). Que Mgr Seitz écrit : *L'Évangile selon saint Mathieu.* (On aimerait pouvoir vérifier si, à l'époque, dans *La Croix...*) \[2002 : le titre authentique du film de Pasolini est pourtant bien *Il Vangelo secondo Matteo*.\] [^160]:  -- (1). *Voyage en Espagne : visite à Garabandal,* par Louis Salleron, dans ITINÉRAIRES, numéro 98 de décembre 1965. -- Voir aussi : *Garabandal et le théologien,* par Jean Madiran, dans ITINÉRAIRES, numéro 110 de février 1967 ; et encore l'éditorial du numéro 113 de mai 1967 : *Garabandal et les imbéciles.* [^161]:  -- (2). La Vierge leur avait annoncé qu'un jour elles se contrediraient en­tre elles et déclareraient même qu'elles n'avaient jamais eu d'apparitions. Mais des milliers de témoins attestent la réalité des extases et des faits extra­ordinaires qui les accompagnaient. [^162]:  -- (1). Dans les « Avertissements » à *L'année liturgique 1978.* [^163]:  -- (1). Essai sur le communisme ; voir spécialement les pages 93 à 98 de la nou­velle édition chez DMM.