# 223-05-78 1:223 ## Enquête à Garabandal par Hugues Kéraly Les faits et les paroles consignés dans les pages qui suivent restent soumis au jugement de la véritable Église. Ils ne prétendent à aucun moment affranchir le jugement du lecteur des règles et précautions com­munes, en matière de révélations privées. Ce disant, l'auteur a bien conscience qu'il ne s'ex­pose pas à reconsidérer les conclusions de son texte avant longtemps. *H. K.* Table des matières I. -- Notre-Dame de Garabandal et la pédagogie des apparitions 2 II\. -- De Santander à Garabandal : trois visages de Mgr del Val 14 III\. -- Notes Critiques et documentaires : 1\. -- Chronologie des principaux événements sur­venus à Garabandal 24 2\. -- Texte espagnol des deux messages. Traduc­tion et observations 28 3\. -- Les trois annonces prophétiques et le « pre­aviso » 31 4\. -- Treize questions aux nouveaux commissaires de Garabandal 35 2:223 ### I Notre-Dame de Garabandal et la pédagogie des apparitions Jusqu'à l'été de 1961, Saint-Sébastien de Garabandal est un village espagnol bien proche de ressembler à n'importe quel autre. A y regarder de plus près, cette petite montagne encore inconnue de tous vit pourtant au-delà des Pyrénées un état d'exception. La grâce d'un sévère isolement géogra­phique et culturel préserve en Garabandal un coin de chrétienté plus qu'ante-conciliaire : toute une petite société, un véritable microcosme de mœurs et de piété chrétiennes privilégiées, très en retard sur l'Espagne de son époque. Les nombreux visiteurs et pèlerins du village en resteront frappés. On peut supposer que dans le plan de Dieu, cette circonstance-là n'était pas fortuite. Garabandal, qui n'a même pas de curé à demeure, vit tout entier en ce début des années soixante, joies et peines mélangées, aux rythmes de la prière et de la foi. C'est l'Angelus qui donne l'heure au village, et personne alors n'y manquerait. Chaque jour, dans l'après-midi, la vieille église se remplit pour la récitation commune du Rosaire ; quand le curé du village voisin n'est pas là pour conduire cette prière, la maîtresse d'école n'a aucune peine à le rem­placer. A la tombée de la nuit, une clochette promenée de maison en maison invite les habitants de Garabandal à se souvenir de leurs morts, et conclure sur l'espérance du Royaume l'œuvre de la journée... On pense au Mesnil-Saint-Loup, du temps d'Henri Charlier. 3:223 « Les gens vivaient plus chrétiennement à Garabandal, *con mas religiosidad,* que dans tous les monastères et les couvents du diocèse... La foi de Garabandal même était si grande que l'évêque de Santander ([^1]), il me l'a souvent dit, aurait voulu la donner en exemple à toute l'Espagne. En montant au village, vous verrez d'ailleurs que ça n'a pas changé. » -- Ce témoignage, c'est celui du curé de Cosio, à six kilomètres de Garabandal. Il connaît le village mieux que personne, pour en avoir baptisé tous les habi­tants, jusqu'à ce que l'Ordinaire lui retire sa charge. A l'époque dont nous parlons, il y montait presque tous les soirs, à pied ou à dos de mulet, par un sentier où chaque pas compte double. L'histoire de Garabandal, Don Valentin l'a vécue jour après jour, dans l'intimité du village, elle n'a pas de meilleur témoin que lui. Si vous allez à Garabandal, arrêtez-vous comme moi à Cosio, et demandez-lui tout simplement de vous la racon­ter. Sa maison jouxte l'église, bien en évidence au sommet d'une petite colline ; lorsqu'il ne s'y trouve pas, Don Va­lentin cause sur un banc du village avec ses paroissiens. Mais commençons par le commencement. \*\*\* Le dimanche 18 juin 1961, peu avant dîner, quatre petites filles du nom de Conchita, Jacinta, Loli et Mari Cruz se dirigent vers un champ situé à la sortie du village, dans le dessein bien arrêté d'y dérober des pommes. (Ce champ-là, nous y sommes allé bien sûr, c'est un peu le bout du monde ; au-dessus de lui, on peut encore monter cent mètres vers un bosquet de pins ; après, il n'y a plus de chemin décemment praticable pour le citadin.) L'opération réussit, parmi les rires, et déjà l'on cherche un autre jeu car l'Espagne en juin ignore l'heure de ren­trer. Mais dans l'âme de l'aînée, Conchita, le choc du repentir surgit aussi vif que l'idée du larcin ; elle entraîne sans peine les trois compagnes dans la ferveur de son propre sentiment, et les voilà qui jettent avec force sur leur gauche toutes les pierres du chemin, en signe d'auto­défense et de réparation. (En Espagne, dans l'esprit des enfants de Dieu, les choses sont bien réparties : l'ange gardien se tient penché juste au-dessus de l'épaule droite, tandis que le Malin sans cesse vous tire sur la gauche et plutôt vers le bas. D'où les jets de pierre.) 4:223 « *Soudain,* écrit Conchita ([^2]), *une personne très belle m'est apparue, toute resplendissante, et cette lumière n'em­pêchait pas de la regarder. Les autres filles, me voyant dans cet état, crurent que j'avais une attaque parce que j'étais là à répéter, les mains jointes :* Ay... ! Ay... ! ([^3]) *Elles se préparaient déjà à appeler ma mère, quand elles virent et se retrouvèrent dans le même état que moi, s'excla­mant :* Ay, c'est l'Ange ! » On connaît la suite. Les apparitions de saint Michel et de la Vierge à Garabandal, attestées pour les témoins par de nombreux miracles, se renouvelleront pendant quatre ans et demi, jusqu'en décembre 1965 ([^4]), date de clôture du concile. Ensuite, les voyantes ne recevront plus du ciel que des locutions intérieures, destinées à éclairer le sens des deux messages au monde ou à les aider dans leur propre conduite. Nous possédons sur tous ces événements, en espagnol et en français, des témoignages directs innom­brables et extrêmement précis ([^5]). -- Pour moi, je n'en connais pas d'aussi complet, limpide et probant que celui de Conchita Gonzales elle-même dans son merveilleux petit *Journal* d'écolière. 5:223 Les bons spécialistes de la question s'y réfèrent constamment, et celui qui en ignore tout ne trou­vera pas de meilleure porte que celle-là. Pour connaître ce que fut la sainteté de Jeanne d'Arc, il faut se pencher sur les *Minutes* du procès ; pour les apparitions de Gara­bandal, en attendant le procès qui peut-être ne viendra pas, ce ne peut être que le *Journal de Conchita*. La lecture en est plus instructive que celle de toutes les publications « pastorales » de l'Église post-conciliaire réunies. Disons les choses autrement : si l'on veut reconsidérer aujourd'hui avec profit le sens des débordements et des renversements eschatologiques de « l'après-concile » à l'intérieur du monde chrétien, il ne faut pas craindre de se référer d'abord au jugement de la Vierge dans le *Journal de Conchita.* \*\*\* Car enfin, l'histoire des petites filles de Garabandal est surnaturellement belle, comme toute intervention du ciel dans l'histoire des hommes ; mais, à s'en tenir aux textes, elle est aussi d'une étonnante simplicité : Notre-Dame de Garabandal apparaît pendant le concile, à des enfants qui en ignorent tout, pour leur révéler ce que l'Église conciliaire fait des sacrements, à commencer par celui de son Fils, des prières que le chrétien adresse au Seigneur, et de la foi des plus petits. Ce n'est pas une interprétation. Il suffit d'embrasser dans un même regard ce que dit, laisse dire ou prépare au monde l'Église « du concile », et ce que fait la Vierge tout au long de cette même époque dans l'âme des quatre enfants. A Rome, on met en marche ou en forme le pro­cessus qui -- *nolens, volens --* aboutit partout dans le monde au sabordage progressif de l'Écriture, du caté­chisme et de la messe. A Garabandal, Notre-Dame enseigne aux enfants l'importance de la prière, le sens du mystère eucharistique et le bon usage de la communion. En outre, pour que la leçon soit bien comprise par tous, elle met ses filles en garde à plusieurs reprises contre l'incroyance grandissante du haut et du bas clergé ! 6:223 Tout le monde connaît la bombe du deuxième et dernier message (18 juin 1965) : « *Beaucoup de prêtres marchent aujourd'hui sur le chemin de la perdition, entraînant avec eux un grand nombre d'âmes. L'eucharistie est chaque jour plus maltraitée... *» ([^6]) L'affirmation parut hautement scandaleuse à l'époque dans l'entourage des voyantes, et beaucoup préférèrent les dire folles que d'entendre, fût-ce de la bouche de saint Michel, pareille énormité. Conchita pourtant n'en démordait pas. Longuement interrogée par les prêtres sur cette phrase du message, elle apporta elle-même sans aucune hésitation toutes les précisions désirées, répétant à qui voulait l'entendre : « L'Ange m'a dit que *beaucoup de cardinaux, d'évêques et de prêtres* marchent aujourd'hui sur le chemin de la perdition, entraînant avec eux de plus en plus d'âmes. » (...) « Quand l'Ange m'a dit d'annoncer cela, poursuit la pieuse Conchita, j'en ai éprou­vé une grande honte (*a mi me daba mucha verguenza*)*,* et l'Ange m'a répété pour la seconde fois : *Oui, Conchita, beaucoup de cardinaux, d'évêques et de prêtres... *» -- 18 juin 1965. Nous étions à six mois du discours de clôture de Vatican II. Notre-Dame de Garabandal était bien consciente de la dureté, des difficultés extrêmes du message qu'elle faisait porter à l'enfant. Dans le *Journal de Conchita*, au 13 novembre 1965, elle s'explique elle-même là-dessus : « Sais-tu, Conchita, pourquoi ce n'est pas moi qui suis venue le 18 juin te donner le message pour le monde ? Parce que cela me faisait de la peine de vous le dire moi-même (*me daba pena deciroslo*)*,* mais je devais pourtant le faire pour votre bien, et la gloire de Dieu. » Ce trait tout délicat de l'amour maternel n'est pas le seul ni peut-être le plus émouvant de la pédagogie des apparitions de Garabandal. Chaque fois qu'elle se mani­feste, et c'est presque chaque jour, la Vierge est merveilleu­sement présente, attentive, prévenante même à l'égard des enfants. D'abord, parce que Mère, elle les écoute. Elle les écoute comme jamais dans le village on n'aura su les écou­ter ; et le visage des enfants face à l'apparition s'illumine d'une douceur, d'un sourire, d'une grâce visiblement par­faite pour l'entourage, mais qui reste comme au-delà des mots. 7:223 Les pauvres mots de Conchita, à leur manière, nous en disent néanmoins quelque chose : « *Dimanche 2 juillet 1961, six heures du soir. --* Ce jour-là nous avons beaucoup parlé avec la Vierge et elle avec nous. Nous lui disions tout : que nous allions tous les jours aux champs, que nous étions bronzées comme il est pas permis, que nous met­tions le foin en tas, etc. Elle, elle riait : comme nous lui en racontions, des choses ! Nous avons récité le Rosaire en la regardant et elle le récitait avec nous pour nous ap­prendre à bien le faire. Quand nous avons terminé le Ro­saire, elle nous a dit qu'elle partait. Alors nous autres on lui a dit de rester encore un tout petit peu (*un poquitin mas*)*,* parce qu'elle était vraiment restée très peu de temps. Cela la faisait rire. Elle nous a dit qu'elle reviendrait lundi. » Ce jour-là, les gens du village ont demandé aux petites voyantes si Notre-Dame avait eu le temps de placer un mot, tant elles lui avaient parlé... (Ces merveilleux docu­ments sont conservés, par quelques fidèles, sur magné­tophone. On n'y retrouve bien sûr que les interrogations et les paroles des enfants.) La Vierge s'amuse souvent dans les apparitions de Gara­bandal, et les enfants aussi. Le rire, parfois même le jeu, font partie intégrante, quatre années durant, de cette re­lation pédagogique privilégiée : « Elle apportait à notre âme une paix, une joie très profonde, et une grande envie de l'aimer encore plus ; sa parole et son sourire nous font vouloir et aimer (*querer y amar*) davantage la Vierge, et nous confier à elle complètement. » Parmi les plus belles photographies que nous possédons ([^7]), il en est une où Loli et Conchita rient presque aux éclats, comme témoins de quelque merveilleuse drôlerie. Nous en avons cherché l'explication. Conchita avait eu l'idée d'entonner un chant avec ses compagnes pour l'offrir, en Sa présence, à leur Mère des cieux. L'intention était pure et touchante et Notre-Dame l'aurait reçue comme telle, avec une grande tendresse. 8:223 Après quoi, les remerciant, elle n'a pu retenir cet autre compliment : -- *Mes pauvres enfants, comme vous chantez faux !* (Les enregistrements conservés à Ga­rabandal attestent que c'était bien le cas.) \*\*\* Chantez faux mais priez bien, et gardez le cœur pur, tel est le premier message de la Vierge aux enfants de Garabandal. Car prier aussi s'apprend. En un sens, toute l'éducation chrétienne se ramène à cela. La chronique de Garabandal ne l'a pas assez ou pas du tout souligné, parce que c'était moins remarquable à l'époque qu'aujourd'hui il y a tout une série d'enseignements et de leçons concrètes, tout une progression pédagogique dans les paroles de la sainte Vierge à Garabandal ; et cette progression, j'en ai eu la merveilleuse surprise dans le *Journal de Conchita*, est celle-là même qu'enseigne aux petits chrétiens le caté­chisme traditionnel. Les enfants apprennent d'abord de l'Ange ou de la Vierge à faire comme il doit être fait le signe de la croix. Elles se signaient lentement, gravement, majestueusement, m'ont dit les gens du village. Ce geste large et solennel est ici d'autant plus frappant que l'Espagnole, habituée à se signer cent fois par jour dès la petite enfance, l'aurait plutôt rapide et presque savaté. On sait que Bernadette, à la grotte, avait (ré)appris elle aussi de la Vierge à faire le signe de la croix, dans un mouvement qui corresponde à sa véritable pensée. La Vierge ensuite, avec une émouvante application ma­ternelle, leur enseigne à prier en détachant les phrases, comme si c'était pour elles la première fois ; comme si, dans la prière, ce devait toujours être une première fois : « Quand nous sommes arrivés à l'église, raconte Conchita, la Vierge est partie pour nous trois, mais Mari Cruz qui ne l'avait pas vue depuis plusieurs jour la suivit en extase et entra dans l'église près de l'autel de la Vierge du Rosaire et de saint Michel, commençant à réciter le Credo tout doucement (*todo muy despacio*) avec la très sainte Vierge. Mari Cruz elle-même nous a dit que la Vierge le récitait devant elle (*iba rezando delante*), pour lui ap­prendre à prier doucement, très bien. » Une autre parole de la Vierge, rapportée par Conchita, précise bien la méthode : 9:223 « *Yo le dirigiré, y vosotras lo seguireis *: Je récite devant vous et vous reprenez »... Encore une fois, c'est la méthode et la manière du catéchisme traditionnel, portée par la Vierge aux enfants de Garabandal dans les années même où de savants pastoralistes décident à Rome qu'il est grand temps de balayer tout cela. Enfin, Notre-Dame explique longuement aux enfants dans quel esprit ils doivent s'approcher de la sainte com­munion. C'est encore un point qui ne prend toute sa valeur pédagogique qu'aujourd'hui. La Vierge donc prépare les enfants à l'eucharistie par l'enseignement du mystère de son Fils, l'apprentissage de la pénitence et du sacrifice, l'esprit de foi, et -- *attention, nous y sommes* -- elle les fait communier presque chaque jour à genoux dans l'herbe, de la main du prêtre, après la récitation du Confiteor ! *Journal* de Conchita : « L'archange saint Michel au début des apparitions nous donnait des hosties non consacrées. Nous avions déjà mangé mais il nous les donnait quand même puisqu'elles n'étaient pas consacrées pour nous ap­prendre à communier comme il faut. Un jour il nous demanda de nous trouver très tôt aux pins sans avoir rien mangé, et qu'une autre petite fille vienne avec nous. Nous fîmes donc ce qu'il avait commandé. Quand nous sommes arrivées aux pins, l'Ange nous apparut avec une sorte de ciboire en or et il nous dit : -- *Je vais vous donner la communion, mais cette fois-ci les hosties sont consacrées. Récitez le Confiteor.* Nous l'avons récité. Ensuite il nous a donné la communion en nous demandant de rendre grâce à Dieu. Après avoir rendu grâce, il nous a dit de réciter avec lui l'Anima Christi. Nous l'avons fait. Cette prière achevée, il nous a dit : -- *Je reviendrai demain vous porter la communion. *» Vous avez bien lu : la préparation au mystère, le jeûne eucharistique, la communion fréquente à genoux de la main du prêtre, l'action de grâce et même la récitation du Confiteor, oui tout ce que l'Église du concile a voulu ou laissé perdre, tout cela, la Vierge l'enseigne pendant le concile aux enfants de Garabandal. Tels sont les faits, dans leur surnaturelle et merveilleuse simplicité. \*\*\* 10:223 Mais ce qui m'émerveille le plus, dans la pédagogie de Notre-Dame, c'est son respect des médiations et des réalités essentielles du monde où nous vivons. La Vierge ne s'arroge pas le droit de communier de sa main les enfants de Gara­bandal, comme on le voit faire aujourd'hui dans l'église par des femmes qui n'ont pas sa sainteté : elle a recours au sacerdoce céleste de l'archange saint Michel ([^8]). Il ne lui vient pas non plus à l'idée d'imposer sa propre vision, pourtant sublime et miraculeuse, comme suffisante par elle-même à nourrir la foi des enfants. La vie de la foi se nourrit chaque jour par la méditation, la pénitence, la prière et la pratique des sacrements : la Vierge ne dit pas autre chose dans le *Journal* de Conchita, et c'est ce qui nous vaut de trouver sous cette plume enfantine de si beaux traits d'élévation spirituelle. « Si nous réalisions un peu qui est Jésus, écrit-elle le 2 mai 1965, et ce qu'il a souffert pour nous, nous ne le laisserions pas si abandonné dans le tabernacle, et saurions nous sacrifier davantage par amour de lui. » Notre-Dame respecte à ce point l'esprit et le cœur de ses petites privilégiées qu'elle se retire elle-même sur la pointe des pieds dans les périodes où le doute et la révolte l'emporteront sur la foi. Comme pour mieux leur signifier que ce n'est pas au miracle de trancher dans ces affaires-là, elle se garde alors d'intervenir plusieurs jours de suite dans l'itinéraire spirituel des enfants. Elle les laisse faire en ces jours-là, et ce silence mieux que toute parole leur apprend ce que c'est que le *don* de la foi. Mari Cruz : « Voici maintenant dix-huit jours que je ne l'ai vue, parce que je ne l'aime que lorsque je la vois. » -- L'apôtre saint Thomas connaissait le Seigneur mais, comme Mari Cruz, il demandait à voir pour garder foi en lui. *Heureux ceux qui ont cru,* dit l'Évangile... Mari Cruz ne sera pas la seule à rencontrer l'épreuve du doute. Les quatre enfants la connaîtront, au point de signer de leur main, à l'évêché de Santander, d'énergiques et solennelles rétractations. Mais cela même, Notre-Dame le leur avait prophétisé dans les premiers jours des appa­ritions. D'ailleurs, c'est aussi dans l'Évangile : -- *Pierre, cette nuit même, avant le chant du coq, tu m'auras renié trois fois.* \*\*\* 11:223 Il faudrait relever bien des choses encore dans la péda­gogie des apparitions de Garabandal qui, en 1978, semblent plus spécialement destinées à notre réconfort, ou à notre édification. La Vierge apparaît dans un petit village montagnard de l'Espagne du général Franco, un petit village aux mœurs chrétiennes qui n'a même pas de curé, comme pour mettre le plus de distances possibles entre son geste et tous les « progrès », toutes les divinités mensongères qui dominent cérébralement le monde d'aujourd'hui. Elle apparaît à quatre enfants chrétiens, c'est-à-dire aux principales vic­times, depuis 1960, de l'assassinat spirituel secrété dans l'Église aussi bien que dans l'État par les délirants phan­tasmes de l'idéologie humanitaire. Elle apparaît pour leur enseigner le Credo, le Confiteor, le Rosaire, la dévotion au Saint-Sacrement et d'une façon générale tout ce que l'Église aujourd'hui juge indigne des enfants de Dieu. Elle leur apparaît dans ce village sans curé et, ce symbole-là n'est pas le moins frappant, la plupart des extases se terminent pour les petites voyantes à genoux dans la nuit, *devant la porte close de la vieille église.* (Le premier soin de l'Ordi­naire du lieu, en effet, avait été d'ordonner qu'on interdise sévèrement l'entrée de l'église aux voyantes pendant la durée des extases.) A l'heure où la religion conciliaire commençait d'en­gendrer dans le monde chrétien ses épouvantables désordres, Notre-Dame vient donc bénir quatre enfants de Garabandal de vivre leur foi simple et pure dans les inten­tions, les gestes et la manière de l'Église de toujours. Loin de moi la prétention de réduire l'histoire de Garabandal à cette seule réalité. Le plus important, dans l'histoire de Garabandal, c'est ce que la Vierge dit et demande au monde par l'intermédiaire des deux messages confiés aux enfants. Le plus important, dit Conchita elle-même, ce n'est pas de croire aux apparitions, mais bien de « faire ce que le message nous dit » (*es que cumplamos el mensaje*)*.* Il reste que si les messages de la Vierge sont donnés au monde pour son salut, les apparitions, elles, sont données pour le leur à quatre petits enfants chrétiens. Ceux-là, pendant près de cinq ans, seront restés jour après jour à l'école de la sainte Vierge. Et ils témoignent sans le savoir, dans le *Journal* de Conchita, que la pédagogie de Notre-Dame à Saint-Sébastien-de-Garabandal est celle de la véritable Église aimante, souffrante et militante de Jésus-Christ : mater­nelle et lumineuse, certes, mais aussi ante, anti-conciliaire d'un bout à l'autre, comme nous n'avons pas eu de mal à le souligner. 12:223 Voilà ce que j'ai trouvé à Garabandal. J'aurais pu d'ailleurs le trouver à Paris, si j'avais connu plus tôt le *Journal* de Conchita. Aux heures les plus sombres de l'his­toire chrétienne, quand l'Église est mise à sac par ses propres pasteurs, quand tout nous trahit et nous aban­donne, la Vierge Mère parle toujours à ses enfants le langage du concile de Trente et du saint curé d'Ars. C'est, plus qu'un réconfort, un très puissant encouragement dans le combat que nous menons. Une simple et merveilleuse confidence, en forme de parabole. Comme un clin d'œil en somme, qui nous viendrait du ciel. \*\*\* Gustave Corçâo écrit dans son savant langage qu'expri­mée à vue humaine, en termes de physique, la probabilité d'un retour à l'ordre dans l'Église ne trouverait à s'ex­primer qu'en valeurs négatives ([^9]) proches de l'infini, comme *un sur dix à la puissance mille*... On peut rêver longtemps devant cette abstraction effroyable, impossible à consigner ici par les moyens traditionnels tant elle comporterait de zéros, et qui correspond pour le véritable scientifique à un seuil d'impossibilité. C'est pourtant l'observation de la nature -- physique mais aussi bien humaine -- qui oblige à cette conclusion : « Le désordre, écrit Corçâo, est tou­jours un phénomène prodigieusement irréversible. » Phé­nomène monstrueux de surcroît, qui s'alimente en quelque sorte de lui-même, croît dans des proportions géométriques et, comme le cancer, comme la bombe atomique, géomé­triquement accélérées. La trahison des clercs est tombée sur le siècle à la manière d'un véritable cancer psycho-social. Elle y sera entrée comme le détonateur de toutes les potentialités de désordre qui couvaient en lui, rongeant cellule après cel­lule, corps après corps, nation après nation, et les plus chrétiennes sont les moins épargnées. L'érosion, la pression, la vitesse acquise dans les nouveaux systèmes de références et les mentalités, jusqu'au cœur des familles chrétiennes, tout cela désormais paraît terriblement au-dessus de nos forces ; 13:223 et les meilleurs se contentent de résister pour eux-mêmes à l'appel du néant, épouvantés chaque jour davantage de se découvrir si faibles, et si seuls, au milieu du courant... A vue humaine donc, contre les théologies misérables qui déchirent ce siècle, avec la collaboration des clercs, le grand tam-tam tribal de nos radios-télés, et la complicité ou l'impuissance de l'État, il n'est plus d'espoir aujourd'hui de préserver sociologiquement du désastre le moindre lambeau de chrétienté. A Dieu, tout est possible. Une parole, un vouloir, un regard même Lui suffit. La mort est abolie au tombeau de Lazare, et le soleil suspend sa course dans le ciel jusqu'à la victoire des armées. -- Pour les quatre petites filles de Garabandal, c'est déjà un grand miracle, pendant quatre ans et demi l'abominable impiété des trahisons de l'Église « conciliaire » n'aura pas existé. Elles auront vécu à l'heure de la sainte Vierge quand le monde entier s'enivrait à celle de Vaticandeux, avec les funestes conséquences que l'on sait. Il est d'ailleurs à peu près certain que la Vierge elle-même a averti les voyantes de ce qui se tramait alors « au concile ». Nous avons recueilli à ce sujet le témoignage décisif d'un Français qui a là-bas (à Garabandal) son cœur et sa maison : « En août 1969, Loli et l'une de ses tantes étaient venu nous rendre visite à la maison. Nous avons voulu faire parler Loli sur les apparitions, mais elle ne réagissait pas. La conversation glissa vers un autre sujet, la crise de l'Église, qui commençait à peine d'être visible en Es­pagne, et pour ainsi dire pas du tout à Garabandal. Tout d'un coup, Loli parut se réveiller, regarda au plafond (com­me au temps des apparitions) et, avec un ton d'autorité qui ne lui était pas habituel : -- *Nous allons devenir protes­tants* (*hay que ser protestantes*) ; *on nous apprend à lire les textes à l'église parce que bientôt il n'y aura plus besoin de prêtres : c'est nous qui serons les prêtres !...* Ces paroles surprirent tellement toutes les personnes pré­sentes qu'il y eut comme un moment de gêne, et la tante prit congé rapidement. » Cette parole est celle d'une enfant ; mais, dans l'Espa­gne catholique et combien cléricale de 1969, elle ne sau­rait être la réflexion propre d'une enfant. Si les appa­ritions de Garabandal sont soumises un jour au jugement de la véritable Église, il faudra bien demander aux voyantes ce que la Vierge leur a dit du concile, entre 1961 et 1965, dans ce village du bout du monde. 14:223 Les propos de Notre-Dame de Garabandal, *Nuestra Señora aparecida en los montes,* sur un pareil sujet, cela avancerait bien les choses, n'est-ce pas ? ### II De Santander à Garabandal : trois visages de Mgr del Val Avant d'atteindre Garabandal, je suis passé à Santander pour connaître avec le plus de certitude possible la position actuelle de l'Ordinaire du lieu. L'évêché, une grosse bâtisse ancienne verrouillée de toutes parts, m'a semblé à peu près aussi accueillant et ouvert sur le monde qu'une prison : à cinq heures de l'après-midi, le 2 mars 1978, pas moyen d'entrer, de sonner ni de manifester sa présence à qui­conque, il n'y a âme qui vive ou dorme en ces lieux. Grand seigneur, et compatissant, le clochard de la cathédrale m'a conseillé de revenir au matin, à neuf heures précises. On a plus de chances paraît-il de trouver quelqu'un dans ces bureaux à l'heure du courrier. Le tuyau du clochard était bon. Le 3 mars à 9 heures, je fus reçu en effet par une sorte de père qui expédiait là les affaires courantes. J'avais dû faire état de ma qualité de journaliste pour arriver jusqu'à lui, et l'homme se montra d'abord plutôt aimable à mon endroit. L'évêque, Mgr Juan Antonio del Val, se trouvait à Madrid pour cause de conférence épiscopale, mais si l'on pouvait ré­pondre à sa place... 15:223 Je sortis alors le nom magique du village où je me rendais, qui propulsa mon interlocuteur hors de sa chaise, comme sous l'effet d'une piqûre, lui arrachant ce formidable cri : -- *Garabandal, nada !* *-- *Comment cela, *nada ?* *-- Nada,* s'échauffait-il, *nada de nada !* (C'est-à-dire « rien, moins que rien ».) Une invention de *gringos.* Des histoires pour faire venir là-bas les touristes du monde entier, et financer le goudronnage de la route qui mène au village. Ce sont les Américains qui ont manigancé tout cela, dans un but commercial. -- Ah, je croyais qu'il s'agissait plutôt d'un lieu de pèlerinage... -- Des pèlerins (sourire horrible) ? Vous plaisantez. Des fanatiques oui, des fanatiques qui viennent du monde entier pour s'exciter là-bas. D'ailleurs vous n'y rencontrerez aucun prêtre : c'est interdit. -- Interdit ? -- Oui. L'évêque de Santander interdit formellement à tous les prêtres du diocèse de se rendre à Garabandal, et plus encore bien sûr d'y célébrer la messe. -- Donc, il ne faut pas croire à toutes ces histoires de miracles et d'apparitions ? -- Mais non. Histoires de fous je vous dis, de fa-na-tiques, d'exaltés... *Fantasias, nada mas, elucubraciones !* Et puis tenez, puisque vous voulez savoir, voici la position officielle de l'évêché de Santander sur les prétendues « ap­paritions » de Garabandal... (Le bon père farfouilla dans les tiroirs de son bureau et me tendit une luxueuse plaquette, imprimée de 46 pages *Declaraciones oficiales de la Jerarquia sobre Garabandal,* qui développait en langage plus ou moins jésuite une argu­mentation en effet semblable à la sienne.) -- Cette brochure est de 1970, me précisa-t-il, mais la position de l'évêché à cet égard n'a pas changé. Vous lirez ça tranquillement ce soir après dîner. Je vous en fais cadeau. (Sourire engageant.) -- Si je comprends bien, bafouillai-je, je n'ai plus qu'à vous remercier... -- *Hombre, vous* allez à Garabandal ? vraiment ? -- *Padre,* je ne voudrais pas vous faire de peine, mais on n'a jamais empêché un journaliste d'aller voir sur place ce qu'il en était. 16:223 -- D'accord, d'accord. L'interdiction concerne les prê­tres, pas vous. Bon, finissons-en : vous prenez la route d'Oviedo jusqu'à Cabezon de la Sal. Là, à gauche, direction Reinosa. Au valle de Cabuerniga, à droite vers Carmosa, Puentenanza, Cosio. Garabandal est à 6 kilomètres de ce dernier village. Il n'y a pas de panneau indicateur mais la route s'arrête aux premières maisons du *pueblo, vous* ne pouvez pas le rater. Attention, ça monte dur. *Garabandal nada,* mais ce bon fonctionnaire ecclésias­tique savait par cœur l'itinéraire le mieux recommandé, le nom de chaque village à traverser, et le nombre exact de kilomètres à parcourir depuis Santander (90). Une véri­table agence de renseignements... Je quitte mon interlo­cuteur avec le sentiment très net de l'avoir dérangé, et aussi que je ne suis pas le premier. A vrai dire, c'est plutôt la sainte Vierge ici qui aurait commencé. \*\*\* *San Sebastian de Garabandal* est un fort beau village d'une cinquantaine de toits, tout entourés de monts, à quel­ques cinq cents mètres d'altitude. Il ne faut pas chercher à y pénétrer au volant d'un quelconque véhicule si celui-ci n'a pas dans son moteur l'équivalent de deux ou trois mulets andalous, car la roche y affleure partout en dents de scie. Pas de rues, et encore moins de trottoirs. Des torrents de poussière ou de boue, selon la saison, dévalent entre les fermes des pentes incroyablement aiguës : les *callejuelas.* Pour moi ce fut la boue, car la neige tient encore en mars sur les sommets tout proches, qui vient fondre au village en direction des pieds. L'aspirine, le Toni­grippal, les chaussures de montagne sont recommandés, et la berline quatre roues motrices si par malheur vous êtes chargé ([^10]). Prévoir aussi en toute saison une bonne réserve de couvertures et de tricots. Les habitants de Gara­bandal ne connaissent le froid que par récits touristiques interposés, qui généralement les amusent beaucoup. 17:223 Je me suis précipité à l'unique auberge du village, dans l'espoir vite déçu d'y trouver du feu : les lieux sont d'une simplicité proche du dénuement ; et je puis assurer ici le lecteur que « l'hôtel » de Garabandal, depuis la visite de Louis Salleron en 1,9,65, n'a pas fait fortune. -- *Froid ici ?* s'exclama joyeusement le patron (et tandis qu'il pro­nonçait ces paroles la buée lui sortait de la bouche en grosses vagues à couper au couteau). *Hombre, vous avez froid parce que vous venez de la ville. Nous, on a trop de travail dehors avec les bêtes. Pas le temps d'avoir froid vous pensez...* Le sujet me parut propice à commencer l'enquête, et nous eûmes alors ensemble une longue conversation sur le fondement véritable, *moral,* de tous les maux dont nous nous plaignons. J'étais venu l'interroger ([^11]) mais, mysté­rieusement, c'est lui qui conduisait l'entretien. Je fus surpris de trouver chez ce vrai dévot de Notre-Dame une élévation, une subtilité, une distinction même dans la pensée la plus abstraite, qui faisait aussitôt justice des insinuations venimeuses de l'évêché. Naturellement, nous en sommes venu à parler des apparitions. Pour n'être pas en reste, et le mettre lui-même en confidence, je lui ai raconté telle qu'on vient de la lire ma visite à l'évêché de Santander. -- Vous avez bien entendu : *Garabandal, nada ?* *--* Mais oui. -- En ce cas on se demande pourquoi Mgr del Val est venu ici, lui-même, nous annoncer enfin qu'il rouvrait le dossier. -- Ah, l'évêque est venu ? -- Le 21 décembre 1977, à l'occasion de sa tournée pastorale. Bien sûr, personne ici ne s'attendait à ce qu'il parle des apparitions. Mais à la fin de la cérémonie, il s'est mis debout devant l'autel et nous a dit : « *Pour finir, quelques mots sur les événements de Garabandal. Vous savez que les évêques qui m'ont précédé ont déclaré que ce qui s'est passé ici n'était pas d'origine surnaturelle. J'ai respecté l'opinion de mes prédécesseurs.* 18:223 *Toutefois, je veux vous annoncer que le Saint-Siège nomme une commission officielle pour étudier sérieusement tout ce qui s'est passé ici. Moi-même, je recevrai avec chaleur et respect tous les témoignages sérieux, concrets, responsables, sur les évé­nements de Garabandal pour les transmettre au Saint-Siège. Je fais appel à votre prière, afin que Dieu nous aide. *» (Serafin citait de mémoire les paroles de l'évêque, mais j'en retrouvai le texte dans toutes les langues d'Europe sur des sortes de tracts, au coin du comptoir.) Ainsi, sur les apparitions de Garabandal, l'évêché de Santander aurait mis au point aujourd'hui deux positions formellement distinctes : l'une tonitruante et publique, à l'usage des journalistes et des étrangers, qui maintient à grands cris toutes les condamnations et les interdits du début ; l'autre discrète et presque privée, à l'intention des habitants de Garabandal, qui prétend « rouvrir » à la demande de Rome le dossier des apparitions ([^12]). Et sans doute une troisième enfin, secrète à l'origine dans son intention, à l'usage des voyantes aujourd'hui retirées aux États-Unis : nous savons en effet, par une indiscrétion de Conchita elle-même, que Mgr del Val a écrit à Jacinta qu'il levait toutes les mesures, tous les « interdits » portés contre Garabandal ; les termes de cette lettre ne laissent aucun doute à ce sujet : « *Je suis allé au village pour annoncer à tous que j'avais levé l'interdit pour les prêtres de se rendre à Garabandal. Désormais ils sont libres d'y monter et de célébrer la sainte messe à l'église. *» *--* Nous avons donc bien là trois positions différentes, à usages distincts : la publique, la semi-privée et la top secret... Façon comme une autre de se vouloir bien avec tout le monde, et qui est bien en effet dans les manières du nou­veau clergé ! J'attire donc l'attention des garabandalistes au cœur pur qui bombardent actuellement de lettres l'évê­ché de Santander sur la vanité de leurs espérances ter­restres, et l'inutilité hélas absolue de toutes les démarches entreprises en direction de l'épiscopat. 19:223 Mais revenons à Garabandal. M'ayant raconté la courte homélie prononcée par l'évêque en décembre 1977, Serafin, le patron du café, n'a pu retenir devant moi ce judicieux commentaire : -- Déjà, on trouvait ici que l'évêque de Santander a une drôle de façon de « respecter l'opinion de ses prédécesseurs » en rouvrant un dossier que tous avant lui avaient tenu soigneusement fermé, ceci pour cause d'une « explication naturelle » qu'on a toujours refusé de nous donner. Et voici qu'à l'évêché, deux mois après la visite pastorale de l'évêque, on raconte aux jour­nalistes : *Garabandal, nada !* Il faudrait bien qu'ils se mettent enfin d'accord avec eux-mêmes, en haut lieu. Gara­bandal est quelque chose ou bien n'est rien. Si c'est quel­que chose, qu'ils y viennent voir sérieusement : pour l'heure, de l'évêché, nous n'avons reçu ici que des aveugles, résolus d'avance à ne pas voir ce qu'ils voyaient. Si c'est rien (*nada*)*,* on ne comprend pas ce que la nouvelle « com­mission d'étude » pourrait bien avoir à étudier ! Sa femme, de la cuisine : -- *De nada no se puede sacar nada !* (Ce qui en bon français veut dire : ex nihilo, nihil...) Voilà bien l'appréciation la plus sage qu'il m'ait été donné d'entendre, au cours de mon voyage en Espagne, sur la philosophie actuelle du haut et bas clergé. Au demeurant, à Garabandal, on ne se préoccupe guère aujourd'hui des positions officielles ou clandestines de l'épiscopat au sujet des apparitions. Interrogeant là-dessus le plus de monde possible, par curiosité, j'ai obtenu de tous une réponse identique, et qu'on dirait sortie tout droit des *Actes des Apôtres : --* Pour nous, on ne nous empêchera jamais de croire ce que nous avons vu, pendant cinq ans, et que ce que nous avons vu n'a pas d'explication naturelle. \*\*\* Mgr del Val tient donc aujourd'hui à la disposition du public trois visages, trois positions simultanées et néan­moins distinctes, sur l'affaire des apparitions de Notre-Dame à Garabandal. Il faut dire à sa décharge que le siège épiscopal de Santander, depuis 1961, n'assure pas aux princes de l'Église conciliaire une position particulièrement confortable. Le siège épiscopal de Santander est même à n'en point douter le plus brûlant de toute l'histoire con­temporaine. Les évêques, depuis 1961, s'y succèdent en effet à une cadence d'enfer, sans précédent sur tout le territoire de la catholique Espagne. 20:223 En voici l'exacte succession (avec, pour chaque cas, les quelques précisions qui s'imposent) : 1\. -- Mgr Doroteo FERNANDEZ, 1961-1962. Créateur de la « commission canonique chargée d'étudier les faits ». Cette commission, nous l'avons dit, n'a jamais valablement enquêté sur les apparitions de Garabandal. Sa partialité dès le départ fut si évidente qu'elle devait être dénoncée ensuite par plusieurs des médecins et théologiens qui la composaient, et s'en retirèrent épouvantés. -- Mgr Doroteo FERNANDEZ est aujourd'hui évêque de Badajoz, loin de Garabandal. 2\. -- Mgr Eugenio BEITIA ALDAZABAL, 1962-1965. Celui-là se contente de réitérer les positions de son digne prédé­cesseur. Il renouvelle notamment l'interdiction pour les prêtres de monter au village et d'y célébrer la messe. -- Mgr Eugenio BEITIA ALDAZABAL vit aujourd'hui retiré dans une sage retraite, à Bilbao. 3\. -- Mgr Puchol MONTIS, qui vient ensuite (1965-1967), reste dans la mémoire du diocèse comme le plus violent détracteur des apparitions de Garabandal. C'est lui qui destitue l'abbé Marichalar (*Don Valentin* dont nous avons parlé plus haut) de la charge de Garabandal pour lui substi­tuer un progressiste, incroyant notoire de Notre-Dame. Lui encore qui viole l'interdiction formelle d'interroger Con­chita dans son couvent de Pampelune, la « charcute » sept heures durant sans la moindre pitié, et proclame en­suite dans une note officielle envoyée aux évêques du monde entier : « *Garabandal est d'ordre naturel, c'est une invention plus ou moins innocente de quatre fillettes. *» *--* Mgr Puchol MONTIS devait mourir accidentellement, le 8 mai 1967, en la fête des apparitions de saint Michel Archange au monte Gargano. 4\. -- Pas de candidat au poste. Mgr Henrique DE CABO est nommé administrateur apostolique de l'évêché de San­tander pendant plus d'un an (mai 1967 -- juillet 1968). -- Celui-là meurt subitement devant son poste de télé­vision, comme le général De Gaulle, en 1972. 21:223 5\. -- Mgr José Maria CIRARDA LACHONDO (1968-1971) il confirme la position de ses prédécesseurs et s'acharne lui aussi par une impressionnante série de lettres-circu­laires à discréditer les apparitions de Garabandal dans le monde entier. -- Mgr CIRARDA LACHONDO est aujourd'hui évêque de Pampelune, et secrétaire général de la conférence épiscopale espagnole. 6\. -- L'évêque actuel, Mgr Juan Antonio DEL VAL, prend possession du siège de Santander en janvier 1972. Il faut savoir qu'en 1961-1962, le père del Val faisait partie comme expert théologien de la « commission canonique chargée d'étudier les faits », commission qu'il avait du quitter nous dit-on à cause de sa propre « partialité ». En outre ; pour que nul n'en doute, le commissaire plus ou moins démissionné devait déclarer un jour dans l'église même de Garabandal que jamais, quoi qu'il arrive, il ne pourrait croire aux apparitions. *Quoi qu'il arrive...* Il n'y a vraiment que le clergé conci­liaire pour se proclamer ainsi à jamais infaillible, contre le surnaturel ! \*\*\* Voici pour le siège de Santander. Revenons à l'immé­diate actualité, qui devait soulever tant d'espérances chez les garabandalistes fervents, de fraîche ou de plus ancienne date ([^13]). Le 24 octobre 1977, Mgr del Val a reçu une longue visite de Loli, venue spécialement d'Amérique pour le rencontrer. La Vierge avait prophétisé aux voyantes que l'évêque de Santander recevrait quelque jour un « signe », *una prueba,* concernant les apparitions de Garabandal, et qu'il lèverait alors toutes les interdictions. Serait-ce ce « signe » que Loli est venu porter spécia­lement d'Amérique, à la fin de l'année dernière, à Mgr del Val ? Nous ne le saurons sans doute pas de si tôt. L'évêque de Santander a peut-être déjà accompli, dans son cœur, la moitié du chemin. C'est du moins la grâce que nous lui souhaitons. Mais, nous l'avons vu, il n'a pas levé officiellement les mesures disciplinaires injustes et scanda­leuses qu'il était en pouvoir d'abroger. 22:223 Il n'est jamais trop tôt pour croire, surtout ce que la sainte Vierge promet. Humainement, pour ce qui touche à la conversion des clercs, il me paraît bien tôt encore pour s'emballer. \*\*\* Ce matin, à la sortie de la messe, j'ai interrogé Don. Juan, le nouveau curé desservant de Garabandal. Il s'est excusé tout de suite de ne pouvoir répondre à aucune de mes questions. Je ne pus m'empêcher de lui manifester un certain étonnement. -- Vraiment, vous ne pouvez rien dire ? -- *Absolutamente nada* ([^14]) : tous les prêtres du diocèse ont reçu en haut lieu l'ordre formel de se taire sur le sujet. (Il venait tout de même de me dire une chose, et plutôt énorme, sur la doctrine véritable de l'évêché concernant les apparitions : *tout ce qui s'est passé à Garabandal a une explication naturelle, donc, si l'on vous interroge, taisez-vous*.) Je tentai une diversion, les Espagnols goûtent tou­jours la plaisanterie : -- *Padre,* ce que vous me dîtes est bien ennuyeux, parce que j'ai reçu en haut lieu l'ordre absolument con­traire de vous faire parler. (Ce n'était pas seulement une plaisanterie ; à l'évêché de Santander, on m'avait dit : *si vous cherchez quelqu'un qui connaisse bien la question, voyez Don Juan, le curé du village.*) Ce propos a fait tomber un peu de sa réserve. J'ai su qu'il était natif de Garabandal, qu'il y était revenu presque chaque jour au moment des apparitions, qu'il avait lui-même été témoin de tout. -- Mais, à chaque fois que je lui demandais de me préciser un peu son avis personnel, mon interlocuteur était au désespoir d'avoir à me rappeler... la consigne du silence ! 23:223 Résumons : *Nous savons tout, nous avons tout vu nous-mêmes de nos propres yeux, l'explication en est toute na­turelle, mais il est formellement interdit à tous les prêtres du diocèse de vous la donner.* Non vraiment, il n'y a pas de quoi crier au miracle et à la résurrection. L'Ordinaire du diocèse de Santander continue bel et bien de se moquer de nous. \*\*\* Pendant que j'achevais ces lignes, dans la maison de l'ami français, trois petites filles de Garabandal sont venues toquer gaiement à la fenêtre avec de grands signes rieurs pour manifester la bienveillance de leurs intentions. Elles avaient parié je ne sais quoi à propos de la France qu'il me fallait trancher. Ma réponse d'ailleurs fut annulée sur place en conseil restreint parce que j'avais répondu en espagnol, et qu'on ne voulait plus me croire Français ([^15]). -- Et si je vous avais répondu en français, vous auriez compris quelque chose, peut-être ? -- Non, mais on aurait su alors que vous êtes Français, tandis qu'il est sûr maintenant que vous ne l'êtes pas. C'est bien ce qu'on voulait savoir. Les petites filles de Garabandal... Elles sont d'une ado­rable vivacité, si leur logique parfois surprend. On ne croise pas leur regard sans une certaine émotion. Quelque tristesse aussi : à la messe, elles n'ont plus guère l'occasion de faire le signe de la croix ; chez elles non plus sans doute, car la télévision est partout... Notre-Dame de Garabandal, si la foi quittait les maisons de ce village comme elle a quitté déjà le cœur de votre clergé, qui leur parlera de vous ? 24:223 ### III Notes critiques et documentaires 1\. -- Chronologie des principaux événements survenus à Garabandal 2\. -- Texte espagnol des deux messages au monde, traduction et observations 3\. -- Les trois annonces prophétiques et le « pre-aviso » 4\. -- Treize questions aux nouveaux commis­saires de Garabandal. #### 1. -- Chronologie des principaux événements survenus à Garabandal Dimanche 18 juin 1961 : Apparition de l'archange saint Michel à Conchita (Gonzalez Gonzalez), Mari Loli (Mazon Gonzalez), Jacinta (Gonzalez Gonzalez) et Mari Cruz (Gonza­lez Madrazo) sur le chemin qui mène aux « pins », à la sortie du village. -- Malgré l'homony­mie, les quatre petites filles ne sont pas parentes. 25:223 Dimanche 2 juillet 1961, fête de la Visitation Première apparition de la Vierge aux quatre enfants, un peu plus haut sur le même chemin. 8 août 1961 Extase du père Luis Maria An­dreu aux pins. A 22 heures, il voit la Vierge et le grand mi­racle prophétisé par elle aux enfants. 9 août 1961 Mort du père Luis Maria Andreu à 4 heures du matin, sur la route d'Aguilar del Campo. (Il s'en retournait chez lui.) Dimanche 12 octobre 1961, fête de Nuestra Señora del Pilar : Pendant une extase, les enfants discernent une sorte d'étoile rouge, « avec une longue traî­née », sous les pieds de la Vierge. Cette étoile devait être aperçue aussi par de nombreux témoins. 18 octobre 1961 Promulgation à Garabandal du premier message au monde de la sainte Vierge. Ce message avait été révélé aux enfants dès le 4 juillet par Notre-Dame, et mystérieusement annoncé par l'ange dès le 24 juin. 19 juin 1962 Extase « des cris » ou « du châtiment ». Cette nuit-là, No­tre-Dame a prophétisé aux en­fants que « l'Église donnera l'impression de périr », ce sera même « comme si elle avait dis­paru », et que « le monde pas­serait par une terrible épreuve : le communisme ». 18 juillet 1962 Miracle de la *Forma*, annoncé par Conchita 15 jours aupara­vant. L'hostie portée par l'ar­change saint Michel reste visible plusieurs minutes sur la langue de Conchita. 26:223 8 décembre 1962, fête de l'Immaculée Conception Importante extase de Conchita à l'occasion de sa fête (Conchita est le diminutif de Maria Con­cepcion). Il est longuement par­lé du grand miracle à venir. 20 juillet 1963 Locution de Notre-Seigneur Jé­sus-Christ à Conchita. 8 décembre 1964 La sainte Vierge annonce à Conchita qu'elle lui enverra l'archange saint Michel le 18 juin 1965. 1^er^ janvier 1965 Notre-Dame confirme qu'un deu­xième et dernier message sera donné au monde le 18 juin. Elle demande aussi à Conchita de ne révéler la date du grand miracle que huit jours auparavant. Elle rappelle qu'un châtiment aura lieu, « d'intervention directe de son Fils », si le miracle ne con­vertissait pas le monde. 18 juin 1965 Promulgation du deuxième et dernier message par l'archange saint Michel. 30 octobre 1965 Locution de la sainte Vierge à Conchita, lui annonçant sa ve­nue le 13 novembre aux pins, où elle lui fera ses adieux. 13 novembre 1965 Dernière apparition de Notre-Dame à Garabandal. 13 février 1966 Importante locution de Notre-Seigneur à Conchita, dans son couvent de Pampelune. Il lui prophétise de grandes souffran­ces jusqu'à la date du miracle : « Peu de gens te croiront, ta famille même pensera que tu l'as trompée... » L'enfant deman­de alors au Christ si *Rome aussi ne croirait plus *: « Il ne m'a pas répondu. Puis Il m'a dit : *Ne te préoccupe pas de savoir s'ils te croiront ou non. C'est moi qui ferai tout. *» 27:223 17 mars 1967 Note officielle de l'évêché de Santander annonçant que les quatre voyantes sont passées aux aveux complets : « Il résul­te de leurs déclarations : « 1°) Qu'il n'a existé aucune apparition, ni de la sainte Vier­ge, ni de l'archange saint Mi­chel, ni d'aucun autre personna­ge céleste. « 2°) Qu'il n'y a eu aucun mes­sage. « 3°) Que tous les faits surve­nus à Garabandal ont une expli­cation naturelle. » ([^16]) Les quatre voyantes reviendront bien vite sur ces « dé­clarations » si peu spontanées. Mais d'ores et déjà, dès 1967, les prophéties de la Vierge à Garabandal avaient commencé de se réaliser. « Dès les premiers jours des apparitions, écrit Conchi­ta ([^17]), avant tout autre chose, la sainte Vierge nous avait dit à toutes les quatre que nous allions nous contredire les unes les autres, que nos parents ne se comporteraient pas bien ; elle nous a même dit que nous en arriverions à *nier* de l'avoir vue, elle et l'ange aussi. Cela nous étonnait beaucoup, bien sûr, qu'elle nous dise une chose pareille ! » 28:223 #### 2. -- Texte espagnol des deux messages au monde, traduction et observations Message du 18 octobre 1961 : « Hay que hacer muchos sacrificios, mucha penitencia, visitar al Santisimo ; pero antes tenemos que ser muy buenos, y si no lo hacemos nos vendra un castigo. Ya se esta llenando la copa y si no cambiamos nos vendra un cas­tigo muy grande. » « *Il faut faire beaucoup de sacrifices, beaucoup péni­tence, visiter le Saint-Sacrement ; mais avant tout nous devons être très vertueux : si nous ne le faisons pas, il nous viendra un châtiment. Déjà la coupe est en train de se remplir ; et si nous ne changeons pas, il nous viendra un châtiment très grand. *» Le texte que nous traduisons ici est tiré sans aucune modification du *Diario* de Conchita. Son authenticité ainsi ne fait pas de doute (pour autant qu'on puisse se fier au témoignage humain ; mais toute apparition se subordonne d'elle-même, dès le départ, aux fragilités du témoignage humain). Le contenu de ce premier message ne fait que résumer à l'intention du monde ce que la Vierge elle-même enseigne aux enfants depuis le début des apparitions : esprit de sacrifice et de pénitence, dévotion au Saint-Sacrement, de­voir du perfectionnement dans la vie chrétienne (l'idée de *ser bueno* est plus riche de contenu moral, plus immédia­tement pratique en espagnol qu'en français le terme « bon »). Pour le châtiment annoncé par la Vierge -- « si nous ne changeons pas » -- voir la note suivante numéro 3 : « Les trois annonces prophétiques et le *pre-aviso. *» 29:223 Message du 18 juin 1965 : « El Mensaje que la Santisima Virgen ha dado al mundo por la intercesion del Angel San Miguel : « El Angel ha dicho : Como no se ha cumplido y no se ha hecho conocer al mundo mi Mensaje del 18 de octobre, os diré que este es et ultimo. « Antes la copa estaba llenando, ahora esta rebozando. « Los sacerdotes van muchos por et camino de la per­dicion y con ellos llevan a muchas mas almas. « A la Eucaristia cada vez se le da menos importancia. Debemos evitar la ira de Dios sobre nosotros, con nuestros esfuerzos. « Si le pedis perdon con vuestras almas sinceras, El os perdonara. Yo, Vuestra Madre, por intercesion del Angel San Miguel, os quiero decir que os enmendeis. Ya estais en los ultimos avisos. Os quiero mucho y no quiero vuestra condenacion. « Pedidnos sinceramente, y Nosotros os lo daremos. « Debeis sacrificaros mas. Pensad en la Pasion de Jesus. » « *Message que la très sainte Vierge a donné au monde par l'intermédiaire de l'ange saint Michel :* « *L'ange a dit : Puisqu'on n'a pas accompli et que l'on n'a pas fait connaître au monde mon message du 18 oc­tobre, je vous dirai que celui-ci est le dernier.* « *Avant la coupe était en train de se remplir, voici maintenant qu'elle déborde.* « *Beaucoup de prêtres s'engagent sur le chemin de la perdition, entraînant avec eux un grand nombre d'âmes.* « *L'eucharistie est chaque jour plus maltraitée. Nous devons tout faire pour écarter de nous la colère de Dieu.* « *Si vous Lui demandez pardon, dans la sincérité de vos âmes, Il vous pardonnera. Moi, votre Mère, par l'in­tercession de l'ange saint Michel, je viens vous dire de vous corriger. Vous êtes entrés dans les derniers avertissements. Je vous aime beaucoup, et ne veux pas votre condamnation.* 30:223 « *Adressez-vous à Nous sincèrement, et Nous vous exau­cerons.* « *Il faut vous sacrifier davantage. Pensez à la Passion de Jésus. *» La lettre de ce second message est également tirée telle quelle du *Diario* de Conchita ; il s'agit donc bien ici du texte que l'enfant a rédigé de sa main, dans la nuit du 18 au 19 juin 1965, après la visite de l'ange, à l'intention du monde entier. Mais il faut savoir que l'extase du 18 juin 1965, com­mencée vers 23 heures 45, devait se prolonger jusqu'à mi­nuit. Prévue et annoncée depuis plusieurs mois, cette ap­parition eut beaucoup de témoins. Or, tous ces témoins affirment que la conversation de Conchita avec l'ange fut plus riche de contenu que ce que le seul texte du message aurait permis ensuite de supposer. La jeune fille en effet réagissait très vivement aux paroles de l'ange ; en bonne Espagnole, elle lui posait des questions. Don Valentin, à l'époque curé de Garabandal, nous a raconté qu'il se trou­vait tout à côté de Conchita au moment de l'extase, et qu'elle s'exclamait, épouvantée : -- *Como ! obispos tam­bien ? y cardenales ?* (Comment, les évêques aussi ? et les cardinaux ?) « Cette enfant, explique Don Valentin, portait alors aux prêtres une telle vénération qu'elle les croyait sincèrement incapables du moindre péché véniel. C'est pourquoi, quand le message du 18 juin a dénoncé l'incroyance d'évêques et de cardinaux -- car il l'a fait --, ma Conchita a réagi selon son cœur d'enfant, et l'ange a dû lui répéter à plu­sieurs reprises le terrible contenu du message. » Conchita elle-même, on l'a vu, confirme ce témoignage du curé de Garabandal : l'ange a bien parlé d'évêques et de cardinaux. Que s'est-il passé entre le 18 et le 19 juin pour que le message lui-même ne mentionne plus que les *prêtres* au chapitre de la perdition ? Don Valentin, on le comprend, hésite à répondre trop nettement là-dessus. Il me fait seule­ment remarquer qu'il y avait abondance de « prêtres » justement, cette nuit-là, autour de Conchita... Pour nous, il n'est pas du tout indifférent qu'à quelques mois de la clôture du concile Vatican II, le message de la Vierge ait mis explicitement en cause la responsabilité d' « évêques » et de « cardinaux » dans la démolition de la foi -- et spécialement de la foi en l'eucharistie... 31:223 Conchita se défend d'avoir cédé à toute influence ou contrainte mo­rale extérieure en rédigeant sur son cahier le texte du message, amputé comme on vient de le lire des deux paroles les plus explosives de l'ange : « *C'est moi qui l'ai fait,* écrit-elle un jour ([^18]). *Car j'ai pensé qu'ils étaient tous prêtres et ne faisaient qu'un. *» *--* On peut la croire sin­cère : il arrive, à chacun d'entre nous, d'imaginer faire librement une chose que quelqu'un d'autre nous aura ins­pirée. Mais la raison alléguée, de toute évidence, n'est pas la bonne. Conchita a transigé, composé avec les paroles de l'ange parce que ces paroles lui faisaient peur, comme sa réaction première en témoigne assez. Et peut-être aussi qu'on s'est appliqué autour d'elle à cultiver et augmenter cette peur, pour la conduire plus sûrement à dissimuler. (Il y eut bien des prêtres, à Pampelune, pour lui refuser l'absolution sa­cramentelle si elle ne se rétractait pas.) De toute façon, ce n'est pas Conchita que juge la parole de l'ange ; et ceux-là, un jour, la peur de Conchita aussi les jugera. #### 3. -- Les trois annonces prophétiques et le « pre-aviso » En dehors des deux messages au monde qu'on vient de lire ci-dessus, Notre-Dame a laissé aux enfants de Gara­bandal trois prophéties distinctes par leur nature et leur contenu : la première annonce un *avertissement,* qui doit être donné individuellement à tous et chacun d'entre nous ; la deuxième un grand miracle, « plus grand même que celui du soleil à Fatima », qui aura lieu ensuite à Gara­bandal ; 32:223 la troisième enfin un châtiment, qui viendra si le monde ne se convertit pas. \*\*\* L'avertissement (en espagnol : *aviso*) est prophétisé par la Vierge le 1^er^ janvier 1965, aux pins. Conchita : « J'écris fidèlement la chose telle que je l'ai reçue de la très sainte Vierge : l'avertissement que la Vierge doit nous envoyer est comme un châtiment (*un castigo*), pour rapprocher davantage les bons du Seigneur et servir aux autres d'aver­tissement. En quoi il consiste, je ne peux le révéler. La Vierge ne m'a pas chargée de le faire. Mais Dieu veut que par la grâce de cet avertissement, nous nous corrigions et commettions moins de péchés contre lui. » (19 juin 1965) -- « L'avertissement est une chose qui nous vient directement de Dieu ([^19]). Il sera visible pour je monde entier, en quelque lieu que chacun se trouve (...) Ce sera comme la révélation, intérieure à chacun d'entre nous, de nos péchés. Les croyants aussi bien que les incroyants, et les personnes de toutes les nations, le verront et le senti­ront. » (14 septembre 1965) -- « L'avertissement est très redoutable. Mille fois pire qu'un tremblement de terre (...). Personne n'y échappera, et les incroyants eux-mêmes con­naîtront alors la crainte de Dieu. » (22 octobre 1965) -- « Chacun verra alors ce dont il a été la cause par ses propres péchés. » (10 décembre 1965) -- Quand aura lieu cet avertissement terrible ? nous n'en savons rien, sinon bien sûr que ce sera *avant* (et peut-être juste avant) ce grand miracle que Conchita a mission d'annoncer au monde entier, huit jours à l'avance. Pour ce qu'il est, mieux vaut s'en tenir aux paroles de la voyante : une intervention directe et fulgurante de Dieu, dans l'âme de chacun d'en­tre nous, qui nous révèlera enfin la nature et la consé­quence profonde de nos péchés. Tout le reste est inter­prétation. 33:223 Le grand miracle public (*milagro*) interviendra ensuite, à Garabandal même : « Ce sera un jeudi, écrit Conchita, à vingt heures trente de l'après-midi ([^20]), le jour d'un grand événement dans l'Église et de la fête d'un saint martyr de l'eucharistie. Il sera visible pour tous ceux qui se trou­veront au village et dans les montagnes des environs. Les malades seront guéris, et les incroyants se convertiront. Ce sera le plus grand miracle que Jésus ait jamais fait dans le monde. Il ne subsistera pas le moindre doute que ce miracle vient de Dieu, pour le bien de toute l'humanité (...) Ce miracle, la Vierge me l'a révélé à moi seule, m'in­terdisant de dire en quoi il devra consister (...) Du miracle, il restera un signe pour toujours aux pins, que l'on pourra filmer et photographier. » -- Le secret du miracle de Gara­bandal est bien gardé, la Vierge elle-même y veille avec le plus grand soin. Témoin cette petite anecdote rencontrée dans les annexes de l'édition française du *Journal de Con­chita* (page 104) : « (...) Il existe une autre entrevue de Conchita avec l'évêque, mais cette fois à l'évêché de San­tander même. Conchita raconte qu'à cette occasion, elle eut l'intention (la tentation ?) de dire au prélat la date du miracle à venir. Mais elle l'oublia totalement, dès qu'elle eut gravi les marches du palais épiscopal. A la sortie de l'entrevue, elle en retrouva la mémoire brusquement... » Un secret que Notre-Dame ne désire même pas voir confier à l'Ordinaire du lieu, est-ce bien à nous de nous en préoccuper ? Des trois prophéties de Garabandal, seule la dernière, celle du châtiment (*castigo*), reste entièrement condition­nelle : c'est d'ailleurs le cas de toutes les promesses de châtiment, depuis Moïse, dans le plan de Dieu... Ce ter­rible châtiment purificateur viendra donc achever le cycle, si par la grâce de la double intervention divine (avertisse­ment et miracle) le monde ne se convertissait pas. J'ai vu le châtiment, dit Conchita. Et je peux vous assurer que s'il vient, ce sera pire que si nous étions entraînés dans le feu, pire que si l'on nous allumait des flammes par en haut et des flammes par en bas. J'ignore le temps qu'il faudra pour que Dieu l'envoie, après l'avènement du mi­racle. » -- C'est tout. \*\*\* 34:223 Plusieurs signes ou *pre-avisos* doivent précéder de peu la réalisation des trois annonces prophétiques de Gara­bandal. « *Avant l'avertissement,* dit Conchita, *monseigneur l'évêque recevra lui-même un signe* (una prueba personal), *et il lèvera l'interdiction pour les prêtres de monter à Garabandal. *» Nous avons montré plus haut, avec les trois visages de Mgr del Val, dans quelle mesure ce pré-aver­tissement pouvait être considéré comme acquis : secrète­ment acquis sans doute dans le cœur du prélat, mais publiquement et grossièrement contredit par les déclara­tions officielles de son administration. Pour les prêtres du diocèse de Santander, les interdits sont toujours en vi­gueur, assortis des mêmes menaces officielles de suspense *a divinis* ([^21])*.* Seuls ceux qui ne croient pas aux apparitions ont tout le loisir de parler. Parmi les autres signes donnés par la Vierge pour marquer « l'approche des temps », les petites voyantes avaient rapporté : « *Les communistes reviendront. *» Mais ce signe-là présente les mêmes difficultés d'interprétation que le précédent. En Espagne, devant l'évolution de la situation politique du pays, personne ne s'avise de mettre en doute qu'il ait déjà été donné ; car les commu­nistes sont bel et bien *revenus* en force sur tout le terri­toire, politiquement au lendemain de l'intronisation du nouveau « monarque », et sociologiquement (au début de cette année) par leur imposante victoire aux premières élections syndicales du nouveau régime... Mais il est encore une autre prophétie de la Vierge à Garabandal, complémen­taire de celle-là : « Le monde passera par une terrible épreuve : le communisme. » Faut-il comprendre *le monde entier ?* Faudra-t-il attendre jusque là ? 35:223 #### 4. -- Treize questions aux nouveaux commissaires de Garabandal Les événements de Garabandal ont une explication, et cette explication est « naturelle » : il s'agissait bel et bien d'attirer dans ce petit village, à des fins purement com­merciales, les fanatiques et les curieux qu'une invention pareille ne manquerait pas d'abuser. -- Telle est aujour­d'hui encore, nous l'avons vu, la thèse officielle de l'évêché de Santander sur les apparitions. Sur ce plan, il n'y a rien de substantiellement nouveau à ajouter en 1978 au *rappel documentaire* fourni dès le mois de décembre 1965 par l'enquête de Louis Salleron ([^22]). Dans l'affaire de Gara­bandal, la ligne de l'épiscopat espagnol est celle de l'im­mobilisme absolu. Jusqu'à présent, personne toutefois ne s'est préoccupé d'étendre l'explication « naturelle » des commissaires épis­copaux à l'impressionnante série de tours et de trucs machinés de toutes pièces par les paysans-sorciers de Ga­rabandal pour tromper (cinq ans de suite) les crédules que la Vierge suscite dans je monde entier. Mais puisque Rome ou Santander en sont à rouvrir les commissions d'en­quête et d'examen, on peut s'attendre à tout... Y compris à recevoir enfin d'une bouche compétente la solution direc­te, rationnelle et suffisante des mystères de Garabandal celle-là même que le clergé espagnol n'a pas trouvé moyen de nous faire entendre, en quinze ans, à cause de l'exal­tation, de l'obscurantisme cérébral extrême où végètent la plupart des garabandalistes fervents. Cette solution finale du problème des apparitions, si elle est digne d'examen, il faudra bien l'examiner. Mais elle ne sera digne d'examen que si elle porte sur ce qui s'est vraiment passé à Garabandal entre 1961 et 1965, d'après les témoignages innombrables que nous possédons. -- L'explication « naturelle » des événements survenus à Garabandal, pour être enfin crédible, doit cesser de se payer notre tête ; 36:223 elle doit cesser aussi de se payer de mots comme les médecins de Molière. Et elle devra notam­ment rendre compte des *treize catégories de phénomènes* suivants, qui sont autant de questions posées par les faits eux-mêmes aux nouveaux commissaires de Garabandal. \*\*\* 1\. -- Conchita, Jacinta, Loli et Mari Cruz habitent à Garabandal quatre maisons distinctes. Au moment des ex­tases, qui surviennent à toute heure, de jour comme de nuit, elles se retrouvent infailliblement toutes les quatre dans les rues du petit village, sur les pas de leur « vision ». On les isole, flairant la supercherie, on les sépare, on les enferme, rien n'y fait : elles trouvent toujours moyen de répondre ensemble à l'appel de l'apparition (chacune reçoit trois appels intérieurs successifs, où qu'elle soit). -- Trans­mission de pensée ? Certainement. Mais qui transmet quoi à qui, et comment ? Le mot n'apporte encore à la chose aucun commencement d'explication « naturelle », selon la thèse de l'évêché. 2\. -- Pendant toute la durée des extases collectives, les voyantes sont en état réciproque d'apesanteur : à ge­noux, du bout d'une seule main, ces fillettes peuvent faci­lement se soulever l'une l'autre très au-dessus du sol pour se rapprocher de l'apparition, lui tendre un objet, etc. Par contre, pour les assistants, elles présentent un état de rigidité presque impossible à vaincre : deux forts paysans du village ont toutes les peines du monde à déplacer d'un mètre une petite voyante de 35 kilos ! -- Magie noire ? Comment donc. Mais ceci encore, il faudra l'expliquer. 3\. -- Les voyantes en extase sont totalement insensi­bles à la douleur : piqûres, brûlures, coups, les médecins de la commission officielle d'examen auront en vain tout essayé. -- Jusqu'au jour où les garçons du village, jugeant dans leur cœur que « les expériences avaient assez duré », organiseront spontanément autour des petites filles un ser­vice de protection. -- Sorcellerie ? Bien sur, nous nous en doutions. Mais puisqu'il y a un truc, on attend toujours que les experts de la commission épiscopale veuillent bien nous le révéler. Et de préférence, sur eux-mêmes : on les croira mieux. 37:223 4\. -- Au moment des marches « extatiques » à travers le village, les voyantes parcourent des kilomètres à genoux, à reculons, parfois même dans ces deux postures à la fois, et sur la roche (il n'y a pas un centimètre carré d'asphalte à Garabandal), sans jamais se blesser ni s'érafler la peau. De même elles montent et descendent aux pins, la nuit, à des vitesses vertigineuses, qu'il pleuve ou qu'il glace, par des versants qu'aucun montagnard n'oserait emprunter. Et tout cela, le regard constamment fixé sur l'apparition. -- Il serait plaisant que les nouveaux commissaires nous administrent eux-mêmes la preuve, sur le terrain, du ca­ractère banal, et « naturel » de ces marches extatiques. Là encore, ce serait bien la meilleure démonstration. 5\. -- Au sortir des plus longues extases (l'une d'elles devait durer 10 heures sans interruption), les quatre en­fants sont toujours merveilleusement fraîches et disposes pour les travaux du jour : elles n'ont aucun besoin de som­meil. -- Potion magique ? On ne demande qu'à le croire. Sur pièces bien entendu. 6\. -- Les enfants tombent à genoux sur le sol devant l'apparition dans un mouvement dont tous les observateurs ont souligné l'incroyable brutalité : « On entendait les os craquer avec force sur la pierre du chemin », disent les villageois. Mais peut-on même ici parler de « mouve­ment » ? Plusieurs témoins plus curieux que les autres ont voulu fixer cet instant sur la pellicule de leurs caméras. Au développement, ils ont dû constater que l'image des voyantes à genoux suivait immédiatement sur le film, sans aucune transition, l'image des voyantes encore de­bout, attendant l'apparition. -- On ne peut tout de même pas supposer ces caméras si défectueuses ou entichées de surnaturel qu'elles aient manqué toutes ensemble l'enre­gistrement du moment crucial. Alors, illusion d'optique ? sur la pellicule d'une caméra ? 7\. -- Les voyantes lisent dans la pensée des assistants, dès lors que cette pensée est en rapport avec l'apparition, avec une étonnante facilité. C'est ainsi que de nombreux prêtres sceptiques et malheureux de l'être furent convertis à Notre-Dame de Garabandal, parce que celle-ci leur portait par l'intermédiaire des enfants des signes répétés, incon­testables, de l'authenticité des apparitions. -- Télépathie ? Voyance ? Expliquez-nous cela aussi, sur examen des té­moignages : depuis le temps qu'on s'interroge, c'est im­portant. 38:223 8\. -- Le 4 août 1961, Mari Loli, à la demande d'un spectateur avide de sensationnel, tend à l'apparition le micro d'un magnétophone et lui demande en somme d'y faire une déclaration. « S'il vous plaît, supplie-t-elle gen­timent, pour que les gens croient. » A l'écoute de l'enre­gistrement, juste après cette demande de l'enfant, toutes les personnes présentes ont la surprise d'entendre une voix ineffablement douce, qui répond avec humour : -- *Non, je ne parlerai pas.* On fait aussitôt repasser l'enregistre­ment : plus rien ; seule la voix des enfants reste gravée. (Sept personnes différentes ont témoigné par écrit de cet événement.) -- Hallucination collective ? Naturellement. Mais dans l'explication cléricalement « naturelle » de Garabandal, une hallucination collective, c'est quoi ? 9\. -- Les voyantes retrouvent les médailles et les chapelets perdus, dans la pierraille des pins, et jusqu'au milieu de la nuit, sans la moindre hésitation. Elles savent aussi rendre à chacun de leurs propriétaires, étrangers au village, les innombrables objets réunis entre leurs mains pour être présentés au baiser de la Vierge. Parfois, elles y ajoutent un message, toujours en étroite coïncidence avec l'histoire et quelquefois le drame spirituel de son destina­taire. -- Sorcellerie encore ? Mais quel est le nom du grand sorcier de Garabandal, comment s'y prend-il pour ne se tromper jamais ? 10\. -- Le 12 août 1961, au cours d'une extase collec­tive, les voyantes ont une longue conversation avec le père Luis Maria Andreu de la Compagnie de Jésus, mort à Garabandal trois jours plus tôt. C'est Don Ramon Andreu lui-même, le propre frère du défunt, qui en témoigne : il a surpris dans les propos des enfants en extase quantité de détails intimes sur le disparu, de choses que lui seul et son frère connaissaient. -- Messieurs les commissaires, où est le truc ? S'il est possible, s'il est bien naturel en somme d'avoir ici bas de longues conversations avec nos morts, nous sommes tous impatients d'en faire enfin l'ex­périence, grâce aux fabuleux secrets détenus par la commission. 39:223 11\. -- A chacune des extases, on avait pris l'habitude d'interroger les voyantes sur le nombre exact de prêtres présents au village de Garabandal, nombre qui changeait constamment. Les petites répondaient à cette question sans jamais se tromper, quel que soit ce nombre (cela pouvait aller jusqu'à quarante), et... l'uniforme (les aumôniers militaires n'étaient pas oubliés). Lorsqu'il arrivait qu'un prêtre se présente en civil pour passer inaperçu, elles le comprenaient aussi bien dans le calcul, et même dési­gnaient à l'assistance, de la part de la Vierge, sa véritable qualité. -- Voilà encore un fort bon truc, plutôt divertis­sant, dont nous serions un certain nombre je crois à avoir l'utilité. 12\. -- Après le récit des communions mystiques que leur portait l'archange saint Michel, les petites voyantes furent une fois de plus accusées de comédie et de mise en scène par le clergé qui se pressait en foule aux apparitions. Conchita demanda alors à Notre-Dame un miracle spécial, à la mesure de cette incroyance-là, et il lui fut même accordé d'en annoncer la date : le 18 juillet 1962. Ce soir-là, l'hostie resta visible deux minutes sur la langue de Conchita, on put la filmer et la photographier à l'aide de torches électriques. Les personnes placées « au plus près », c'est-à-dire à cinquante centimètres de l'enfant, ont toutes témoigné qu'il n'y avait rien sur la langue de Conchita jusqu'à ce que l'ange lui porte la communion. Et les docu­ments filmés disent la même chose que les témoins. -- Tout « naturel », le miracle de la *Forma ?* Cela aussi il faudra bien nous l'expliquer, et avec d'autant plus de soin que le mystère eucharistique est au centre de toutes les appa­ritions de Notre-Dame à Garabandal. 13\. -- Avec tous ces « phénomènes », nous n'avons rien dit encore des guérisons, conversions et vocations multi­ples accordées à Saint-Sébastien de Garabandal pendant les cinq années des apparitions. Il serait cruel, et d'ailleurs assez vain, d'allonger la liste : la nouvelle commission d'examen, si elle se réunit jamais, aura déjà bien assez de fil à retordre dans le sens de l'explication « naturelle » avec les douze premiers points. 40:223 Croyant bien faire, j'ai parlé de tout cela avec un prêtre français qui n'en est pas encore à éclater de rire devant l'idée d'une intervention directe du Ciel dans l'his­toire des hommes. -- « Garabandal ? » m'a-t-il répondu, « attention ! Les choses ici semblent vraiment fort mé­langées. Il y a du démoniaque là-dessous... » Pauvres de nous, comment n'y avions-nous pas songé ? La thèse naturaliste de l'incroyance conciliaire n'est qu'un grossier et venimeux mensonge, bien entendu, mais le Démon, voilà l'affaire, et la réponse à tout... Le Démon, qui vient enseigner le Credo, le Confiteor et le Rosaire aux enfants de Garabandal ; et le sens du mystère eucharis­tique ; l'esprit de pénitence et de sacrifice ; le signe de la croix. Voyez comme tout s'éclaire enfin lumineusement. Les laïcs sans culture religieuse devraient toujours s'en remettre aux bons pères pour ce qui touche aux appa­ritions. Ils cesseraient de grelotter pour rien dans leurs faibles cervelles, devant ces mirages célestes que les vilains de l'univers fabriquent partout dans le monde pour les abuser. Hugues Kéraly. 41:223 ## ÉDITORIAL ### Comment fut imposé le nouveau Notre Père L'ABBÉ JEAN CARMIGNAC, maître de conférences à l'Ins­titut catholique de Paris, a comme on le sait publié en 1969 un gros volume de 600 pages intitulé *Recherches sur le Notre Père ;* deux ans plus tard, il en a donné un condensé de 120 pages : *A l'écoute du Notre Père.* Nous avons eu l'occasion d'en parler à propos de l'usage malheureux qu'en fit un malheureux Oration­naire ([^23]). L'abbé Carmignac a le mérite d'avoir toujours combattu la nouvelle version française du Notre Père, imposée par l'épiscopat depuis une douzaine d'années dans les nouvelles messes. En 1973, le 20 mai, il a écrit dans *L'Homme nouveau* que cette version officielle du Notre Père, prononcée à chaque messe en français, est une « in­jure envers Dieu », une « insulte à Dieu ». Et puis l'on n'a plus entendu parler de rien. Nous ignorons quelle messe célèbre l'abbé Jean Carmignac. Nous croyons savoir que les dirigeants de *L'Homme nouveau* n'ont depuis lors nullement cessé de participer hebdoma­dairement, voire quotidiennement, à ce qu'ils ont dénoncé comme « insulte à Dieu » et « injure envers Dieu ». Une aussi grave accusation, est-ce sans y croire qu'ils l'ont imprimée ? ou bien n'ont-ils pas la fermeté de conformer leur conduite à ce qu'ils croient ? Nous ne connaissons pas la réponse à cette interrogation qui nous préoccupe et nous inquiète. 42:223 Mais cinq ans plus tard, revoici l'abbé Carmignac, dans une lettre à la revue *Foi et langage* ([^24])*,* numéro de janvier-mars 1978 : « Dans les études que j'ai publiées sur la traduction actuelle du Notre Père, j'ai eu soin d'éviter toute polémique et de rester sur le plan scientifique. Je me suis donc toujours abstenu de parler de la façon dont la regrettable tra­duction actuelle a été faite et imposée. » La traduction a été faite et imposée d'une façon scan­daleuse, la postérité le saura en détail, toutes preuves à l'appui : « Bien que je sache beaucoup de choses sur les dessous de cette malheureuse affaire, je n'ai ja­mais consenti à divulguer mes renseignements par respect pour les personnes qui seraient com­promises. Après ma mort, un volumineux dos­sier sera remis à la Bibliothèque Nationale et ainsi les historiens de l'avenir seront ample­ment documentés. » Donc, par respect pour des personnes qui ne sont pas respectables, -- des personnes qui sont auteurs ou com­plices, avec une diabolique persévérance, de *l'injure envers Dieu* et de *l'insulte à Dieu, --* l'abbé Carmignac n'a rien dit jusqu'ici. 43:223 Mais trop d'inexactitudes ont été mises en circulation. Il tient tout de même à préciser quelques points à ce sujet. Les voici : 1\) Ce n'est pas sur mandat des évêques de France que certains catholiques ont pris l'ini­tiative de former, avec des protestants, une com­mission pour rédiger une nouvelle traduction du Notre Père. 2\) Parmi les catholiques de cette commission ne figurait aucun exégète. 3\) Cette commission n'a consulté ni le pro­fesseur d'exégèse du Nouveau Testament de l'Institut Catholique de Paris, ni celui de l'Ins­titut Catholique d'Anvers, ni celui de l'Univer­sité de Fribourg, ni celui de l'Institut Catholique de Lille, ni celui de l'Université de Louvain, ni celui de l'Université de Strasbourg, ni celui de l'Institut Catholique de Toulouse. Le professeur de l'Institut Catholique de Lyon a, certes, été consulté, mais il n'a pas donné de réponse en ce qui concerne la sixième demande du Notre Père. 4\) C'est pour des motifs non scientifiques et non exégétiques que la traduction actuelle de la sixième demande a été adoptée. 5\) Après l'adoption de cette traduction, on a consulté un exégète catholique, mais qui n'était nullement mandaté par ses collègues ; d'abord réticent, il a fini par ratifier la traduction qu'on lui soumettait. 6\) Plusieurs évêques ont voulu s'opposer à cette traduction : on leur a dit qu'elle repré­sentait « le sentiment des exégètes ». 7\) Après la promulgation de cette traduction, une lettre de protestation a été envoyée le 19 janvier 1966 à tous les évêques de France ; deux seulement ont répondu. 8\) Un groupe de 29 exégètes français a pré­senté une supplique collective aux évêques de France, où ils leur demandaient « d'adopter le principe d'une révision et de constituer à cet effet une commission d'exégètes spécialement qualifiés dans l'étude du Nouveau Testament » ; cette supplique est restée sans effet. 44:223 9\) Jamais il n'a été possible d'obtenir que la traduction du Notre Père, et spécialement celle de la sixième demande, soit soumise à l'examen d'une vraie commission formée par des exégètes compétents et dûment mandatés. Tel est donc le témoignage que l'abbé Carmignac rend public en 1978. Nous ne disons pas que l'abbé Carmignac nous paraît avoir pleinement raison dans sa manière, implicite mais manifeste, d'envisager le rôle des exégètes. Nous disons que voilà son témoignage sur les faits. Il en ressort qu'il n'y a pas actuellement en France de fonctionnement normal de l'épiscopat. Ni les règles tradi­tionnelles (et sûres), ni les règles nouvelles (et suspectes) de la collégialité ne sont respectées ; non contents de rejeter la tradition, les novateurs intempérants violent aussi leur propre légalité. L'Église de France est gouver­née par l'abus de pouvoir et le mensonge ; elle sombre à la fois dans l'anarchie et le despotisme. D'où notre requête permanente : -- *Nous réclamons d'autres évêques !* Sur la nouvelle traduction du Notre Père, nos lecteurs peuvent consulter : -- L'étude d'Alexis CURVERS, parue dans notre numéro 103 (mai 1966) et notre numéro 104 (juin 1966) sous le titre : « Le nouveau Pater ». -- Le chapitre V : « A chaque messe » de l'ouvrage de Jean MADIRAN : *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome II : *Récla­mation au Saint-Père* (Nouvelles Éditions Latines). 45:223 ## CHRONIQUES 46:223 ### L'Autre par Gustave Corçâo UN LECTEUR qui se dit assidu, au cours d'une longue conversation téléphonique, s'étonne auprès de moi des scandales de l'*après-concile.* Il comprend le mot comme si celui-ci dési­gnait l'Église catholique elle-même, dans le monde d'après le concile. Je sais bien qu'en ces temps de trouble l'Église catho­lique dite militante n'en continue pas moins sur terre d'exister. Mais ma ferme et tenace conviction, tant de fois soutenue ici, là-bas et ailleurs, est qu'entre la reli­gion catholique professée il y a quelques années encore dans tout le monde catho­lique et cette religion ouvertement impo­sée au siècle comme « nouvelle », « pro­gressiste », « évoluée », il existe une diffé­rence d'espèce, ou différence par altérité. Nous avons donc actuellement deux Églises, gouvernées et servies par une même hiérarchie : l'Église catholique de tou­jours, et l'*Autre.* 47:223 Notez bien, lecteur, que lorsqu'il m'arrive de donner à cet Autre le nom d'Église « post-conciliaire », ce n'est aucunement pour insinuer dans les esprits l'idée malheureuse qu'après le concile l'Église de Jésus-Christ elle-même se serait trans­formée, au point de devenir méconnais­sable, ni que les fidèles de bonne doctrine catholique devraient se soumettre par pure discipline à cette nouvelle forme visible de l'Église, bien que la majorité de ses prédications et nouveaux enseignements soient radicalement étrangers et parfois contraires à la doctrine catholique. Non, l'Église catholique, apostolique et romaine continue d'exister dans le monde d'après le concile, soumise à de dures épreuves, mais toujours permanente et fidèle dans la garde du dépôt sacré. Si le lecteur me demande maintenant quelles différences essentielles séparent ces deux religions, je réponds : une diffé­rence d'esprit, une différence de doctrine, une différence de culte et une différence de morale. Comment suis-je parvenu à me forger une conviction aussi effrayante ? Eh bien, comme tous les catholiques qui la partagent avec moi : par des années de souffrance et de réflexion. Nous avons d'abord confronté les nouveaux textes, les nouvelles allocutions, les nouvelles publi­cations pastorales avec la doctrine ensei­gnée dans l'Église jusqu'à... avant-hier. A commencer par les textes émanant des plus hauts échelons, dont l'examen dou­loureux nous force à conclure qu'ils s'ins­pirent d'un autre esprit, s'enracinent dans une autre doctrine. Citons-en quelques uns : *Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps* (*Gaudium et Spes*) ; *Décret sur l'œcuménisme* (*Unitatis Redintegratio*) ; 48:223 *Déclaration sur la liberté religieuse* (*Dignitatis Humanae*) ; *Discours de clôture du concile*, le 7 décembre 1965 ; *Institutio generalis* du *Novus ordo Missae*, article 7 (dans sa première rédaction, de 1967, et aussi dans la seconde de 1970). Outre les documents du sommet, nous pourrions bien remplir toutes les pages de ce numéro des œuvres et déclarations d'archevêques, cardinaux, évêques ou sim­ples bons pères qui se montraient fort sages, retirés et discrets quand ils gar­daient encore une vague conscience de leurs déficiences philosophiques et religieuses, pour découvrir soudain que dans la « nou­velle Église », ils peuvent dire et écrire impunément tout ce qui leur passe par la bouche ou surgit sous la main. On n'ignore rien autant, aujourd'hui, que la théologie ; et jamais le monde n'a connu pareille abondance de théologiens « de la libération ». Nous devons considérer tout spécialement les déclarations des confé­rences épiscopales, où il devient de plus en plus difficile de découvrir quoi que ce soit qui rappelle la sainte religion ensei­gnée par Jésus-Christ. Il suffit ici de lire avec attention, et de rapprocher la pro­digieuse logorrhée des nouveaux réforma­teurs de ce que nous avons appris des saints docteurs, des saints papes, et de toute la tradition catholique. Les réfor­mateurs ne parlent pas le même langage que notre mère l'Église, ils ne se servent jamais des mêmes notions, ils ne suivent pas le même esprit. On réalise alors avec une brutale et douloureuse évidence que l'Église est sous le coup d'une occupation étrangère, ou -- ce qui revient au même -- qu'elle s'est laissée séduire par ceux-là mêmes qu'elle combattait comme ennemis. 49:223 Un des traits les plus caractéristiques de ce nouvel esprit est celui de la tolérance érigée en vertu cardinale, avec sa corréla­tive horreur de toute espèce de lutte ou de combat. Les agents de l'Autre corrompent notre jeunesse, détruisent les familles chré­tiennes, mais lorsqu'une voix s'élève pour réclamer le châtiment exemplaire des pre­neurs d'otages ou des trafiquants de dro­gue, on les voit aussitôt s'égosiller comme des poules : *Surtout, pas de violence... Pas de violence *! \*\*\* Et j'en viens ici à la réponse précise qu'attend toujours mon lecteur scandali­sé : ce fut l'observation attentive de ces faits, la lecture méritoire et patiente de ces himalayas de médiocrité, le contraste criant entre ce qu'on enseigne aujourd'hui et ce que les saints nous ont pendant vingt siècles enseigné, et surtout je crois ce fut la grâce de Dieu implorée chaque jour, chaque heure, dans cette spéciale et très grave intention, qui devait nous conduire à de telles conclusions sur la nature véri­table de l'Autre église. S'il faut absolument recourir aux cris dont tant de gens usent aujourd'hui, je crierai moi aussi, et dirai ce que fut ma réaction, en 1965, à la pre­mière lecture de la *Constitution sur la sain­te liturgie :* je courus au téléphone de l'ami le plus proche, pleurant, hoquetant, san­glotant de tout mon corps, et me mis à crier dans l'appareil à l'intention du mon­de entier : *Aux fous ! Aux fous ! --* pour ne pas dire plus ([^25]). 50:223 J'assiste aujourd'hui, dans les milieux catholiques, à un déluge d'épouvantables calamités. Dans les meilleures familles chrétiennes, traditionnellement chrétien­nes, les jeunes, pervertis par les profes­seurs de collèges chrétiens, se transfor­ment en anormaux, communistes, preneurs d'otages, quand ce n'est pas en toxico­manes bons à rien. Mon Dieu mais com­ment, comment tout cela a-t-il pu arriver ? L'éternel mystère de la permission divine nous donne le vertige, quand nous son­geons à tous ces pères chrétiens si cruelle­ment atteints. Mais quand nous pensons plutôt que cet effondrement des mœurs chrétiennes, qui dissout toutes les valeurs morales d'une civilisation, est commandé au premier chef par l'impiété et l'orgueil des hommes qui revendiquent pour eux tous les droits, toutes les libertés ; quand nous pensons surtout que c'est précisément à cette heure sombre de l'histoire que nos hommes d'Église estiment avoir fait la découverte très intelligente, très opportune, de *s'ouvrir au monde,* pour y puiser jusqu'à l'inspi­ration suprême du nouvel humanisme qu'ils nous prêchent aujourd'hui ; 51:223 -- alors, oui, avec crainte et tremblement, nous comprenons que cette mystérieuse permis­sion divine est celle-là même qui nous fut prophétiquement révélée dans l'Écriture, et qu'elle durera jusqu'au jour où les hommes découvriront épouvantés qu'ils ont méprisé le Seigneur, qu'ils ont déchaîné contre eux Sa colère, qu'ils se sont moqués de Lui. En ce jour de terrible désolation, ils con­naîtront enfin « qu'ils ne sont que des hommes », et que le seul Seigneur est Dieu. \*\*\* A ce point de la conversation, le lecteur me lance une question très sérieuse et sans doute même décisive : -- Quel est pour vous le trait principal, le contenu essentiel de cette Autre religion que vous voyez croître au cœur même de l'Église catholique ? -- J'ai insisté plus d'une fois là-dessus : le désordre qu'on observe aujourd'hui dans les milieux ecclésiastiques, désordre cou­pable de tant de maux, ne saurait être un pur et simple désordre comparable aux autres. La *défiguration* de l'Église du Ver­be incarné, oui, de la religion du Dieu qui se fait homme, a elle-même un visage : celui de la religion de l'homme qui se fait Dieu. Voilà bien le visage, la figure même de cette défiguration. -- N'est-ce pas le pape Paul VI qui dé­clare dans le discours de clôture du concile : « L'Église, du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée au concile avec la religion de l'homme qui se fait Dieu. » (?) 52:223 -- Exactement. Et si vous voulez bien poursuivre attentivement la lecture de ce discours, vous serez convaincu que je n'in­vente ni n'exagère rien en affirmant que la figure essentielle de l'Autre est celle d'un humanisme érigé en nouvelle religion, re­ligion qui se situe d'elle-même aux anti­podes du christianisme par son naturalis­me désespérant, autrement dit par l'absen­ce ou le rejet de la plus belle de toutes les œuvres de Dieu : l'ordre de la grâce et du salut. Triste disgrâce en vérité, et si­nistre platitude. Les nouveaux clercs ten­tent bien de la dissimuler sous les derniers lambeaux d'un christianisme sans vie, mais l'anémie profonde du corps vidé de son sang transparaît visiblement chez l'Au­tre, qui n'est là que pour éclipser à nos yeux la véritable Lumière de l'Église de Jésus-Christ. -- Mais comment l'Église catholique pourrait-elle se débarrasser de tant d'équi­voques, pour redevenir elle-même à nou­veau : visible, dorée, un peu plus aujour­d'hui, un peu moins demain, mais tou­jours annonçant, aux hommes emprison­nés dans l'éphémère, le Royaume qui n'est pas de ce monde ? Espérez-vous encore voir vous-même, en ce monde, l'Église mili­tante rayonner de toute sa splendeur ? -- Non. Le désordre est trop profond désormais, il est comme entré dans les vaisseaux capillaires des membres de l'Église. Si celle-ci n'était pas l'œuvre sur­naturelle du Dieu tout-puissant je rappelle­rais simplement, en termes de sciences physiques, que le désordre est toujours un phénomène prodigieusement irréversible. 53:223 Dans le cas présent, l'improbabilité d'un retour en arrière ne trouverait à s'exprimer que par des nombres effrayants, comme 10 à la puissance moins 1.000, nombres qui, en réalité, n'expriment rien : il ne s'agit plus ici de nombres concrets, ni mê­me d'êtres de raison ; tout au plus pour­rions-nous dire qu'il s'agit d'êtres de craie sur le tableau noir. Émile Borel avouait franchement que, devant des improbabi­lités aussi énormes que celles-là, mieux vaut parler d'impossible tout simplement. Mais nous parlons ici de la plus mer­veilleuse des créations divines : « *Deus qui humanae substantiae dignitatem mirabili­ter condisti, et mirabilius reformasti... *» Et ce qui paraît impossible à l'homme reste toujours possible à Dieu. Notre espérance théologale ne nous obli­ge point cependant à attendre forcément en ce monde quelque miracle que ce soit. Du point de vue qui est le mien, je ne peux qu'espérer, par la miséricorde de Dieu et le Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le bonheur de voir bientôt de mes yeux l'Église du Ciel dans toute son éternelle splendeur, hors d'atteinte de nos calamités. C'est la joie de cette espérance théolo­gale qu'en ces jours de Pentecôte, je sou­haite à mes lecteurs et compagnons de travail. Gustave Corçâo. (Traduit du portugais\ par Hugues Kéraly) 54:223 ### A la santé du peuple français par François Brigneau Comme on le sait, un « déjeuner » est chez François Brigneau tout à la fois un exploit culinaire et un genre littéraire. Voici, en exclusivité pour la revue ITINÉ­RAIRES, celui d'après les élections législatives de mars 1978. J. M. -- Excusez-moi, ma chère Charlotte, mais je ne résiste pas au plaisir d'ajouter à votre grand chagrin, dit le com­mandant. Je ne puis vous cacher plus longtemps que la défaite de vos amis de la gôôche ex-unie me remplit de bonheur. Depuis qu'elle était arrivée à la maison pour notre dé­jeuner mensuel, le premier après les élections de mars, il était sensible que la tante Charlotte s'attendait à cette attaque frontale. Elle avait préparé, avec sa réplique, l'at­titude qu'il convenait d'observer. Souriant pointu, et d'une voix que le souci de rendre perfide faisait trembler un peu, elle dit : 55:223 -- Vous voyez bien que vous aviez tort de vitupérer le suffrage universel. Qui l'eût crû ? Il peut même vous don­ner du bonheur ! Vous ne cesserez de me surprendre. Ce n'est pas tout. Outre ce satisfecit à la vox populi, voici que vous vous réjouissez de la victoire de Giscard. A me sou­venir de certains de vos propos j'aurais été tentée de penser le contraire. Le commandant, qui faisait dans le goguenard, s'as­sombrit brusquement. Comme chaque fois qu'il accuse le coup, il fronça les sourcils. On vit frissonner ses oreilles. Ça promettait. -- Ce n'est pas la victoire de la majorité qui me satis­fait, dit-il. C'est l'écrasement de vos amis qui m'enchante. Nuance. Depuis quatre ans ils nous rebattaient les oreilles et vous faisiez chorus. La gôôche allait prendre le pouvoir. On allait voir ce qu'on allait voir. La semaine des quatre jeudis. Le baccalauréat distribué par les mairies avec le certificat de naissance. On ferait payer les riches pour en­richir les pauvres. Prodigieuse invention, qui permettrait très vite de faire payer les anciens pauvres devenus les nouveaux riches pour enrichir les anciens riches devenus les nouveaux pauvres. Et ainsi de suite, jusqu'à la fin des temps, sans qu'il soit jamais besoin d'alimenter la machine. La gôôche avait découvert le mouvement perpétuel. Tous les problèmes d'énergie se trouvaient résolus. M. Mitterrand, votre fiancé démoniaque, salivait déjà en papillotant des paupières. Avec ses incisives qui lui descendaient jusqu'au menton, sa joue creusée, son teint pâle d'arriviste, il fi­nissait par ressembler à Dracula. C'est cela qui aura fait peur. Et quant au suffrage universel, son vote heureux prouve seulement que malgré vos écoles Cornec, malgré vos curés punk, malgré l'omniprésence de votre parti intellectuel, malgré la radio, la télé, les journaux, malgré la mode, le show politique permanent, le star-system qui oblige les nouveaux hommes d'État à sortir du Cours Si­mon ou du Petit Casino, -- quand j'imagine un débat à la télé entre Richelieu et Marchais sous la direction d'El­kabbach, j'en ai pour la soirée à rigoler tout seul, -- mal­gré tout cela et le reste, le peuple français a résisté. C'est la « divine surprise ». On l'a dit. Vous n'avez pas réussi dans votre gigantesque entreprise d'abêtissement et de perversion. Ne souriez pas. Je suis très sérieux. Contraire­ment aux estimations des politologues, sondeurs associés et autres farceurs, le serpent à sornettes n'a pas fasciné le peuple. Il n'a pas coupé dans vos balivernes. Quelle santé ! 56:223 Tiens, c'est à elle que je vais boire. A la santé du peuple français. -- C'est cela, buvons, dit Sabine. Et j'espère que pour ce qui est de la politique nous allons en rester là. -- Parfaitement, dit le commandant qui dissimulait mal sa jubilation. Nous parlerons du baron Empain dans le métro. Ce sera plus gai. Et au moins on se chicanera pas. -- Ça ce n'est pas prouvé, dis-je, pour montrer que malgré la réserve qui sied au maître de maison je n'étais pas devenu un témoin totalement muet. Je n'avais pas fini de servir le muscadet de Mme Bran­ger, le plus joli muscadet qui se puisse trouver dans tout le pays nantais, que la tante Charlotte repartait à l'assaut. -- Je suis prise au piège, dit-elle. Si je ne bois à la santé du peuple français je me range définitivement dans le camp des buveurs-du-sang-de-l'ouvrier aux côtés de Dracula-le-Vampire, le nouveau chef historique de la Gau­che. Si je bois, je rejoins le commandant, je souscris à son analyse de vieux réac ranci pour qui rien n'a changé depuis Maurras et Mathusalem. -- Rien n'a changé depuis, confirma le « vieux réac ranci ». Je précise : d'essentiel. -- Eh bien je vais quand même boire à la santé du peuple français, dit tante Charlotte. A la vraie santé, à la bonne santé du peuple français en souhaitant que la clique pseudo-majoritaire qui gouverne actuellement (grâce aux voix pipées des Français de l'étranger) ne continue plus très longtemps à la détruire systématiquement par les cadences infernales de ses usines, l'inconfort de ses trans­ports, l'inhumain de son habitat et toute sa politique d'aus­térité, d'inégalité, de misère et d'abaissement du pouvoir d'achat. -- Ça vous fait combien de quotient intellectuel actuel­lement, ma chère Charlotte ? demanda le commandant dont l'irritation épointait la moustache. Je vous ai connue en meilleure forme. Je vous avais prévenue de vous méfier de vos fréquentations. Elles finissent toujours par marquer. J'ai connu, au Congo, retour de brousse, un explorateur qui marchait le nez à hauteur des genoux. C'était un spé­cialiste des pygmées. En tout cas sur le fond, vous n'avez pas tort. Nul n'ignore que depuis la victoire de 1918 (pour ne pas remonter plus avant) tous les gouvernements qui se sont succédés ont activement travaillé à l'accroissement de la mortalité française... 57:223 Exception, naturellement, de celui du regretté Léon Blum, le tailleur de Lacouture. Malheureusement le Front Popu n'a tenu le pouvoir que 13 mois sur 60 ans. On mesure donc l'étendue du désastre. Rassurez-vous. Il touche à son terme. La venue à la santé de M. Fabre, le potard magnifique, est imminente. Que ce soit Giscard qui lui fasse la courte-échelle ou Mitterrand, son ascension est inéluctable. Le génocide va cesser. L'arrivée de Mme Henriette bloqua le duel, d'autant qu'elle était porteuse, non de message, mais d'un plat d'asperges admirables, blanches et vertes, qui fumaient à peine sur leur lit. Mme Henriette assure le service lors des repas de gala. C'est une personne dans la soixantaine avec du port, une poitrine à l'ancienne mode et une certaine tendance au langage solennel. Elle vous donne dans l'im­parfait du subjonctif aussi bien que M. Brunetière. Si je suis en retard, elle me dit : -- Rapport au feuilleté de saumon il eût été préférable que vous arrivassiez à l'heure. Ce goût du français drapé a nui à la carrière de Mme Henriette. Elle occupait une place en or (et même avec débouché possible sur un compte en Suisse) chez les Lévy de Kersallic, une vieille famille bretonne recyclée dans l'immobilier. Malgré les avantages, Mme Henriette ne put se faire au dialecte tribal, trop moderne à son goût, com­posé pour le principal de mots de trois et cinq lettres, agré­mentés d'onomatopées, outre que dans les discussions la sodomie constituait la seule référence au système de va­leurs morales sans lesquelles les communautés humaines sont condamnées. Mme Henriette se plaît chez nous parce que, la cuisine rangée, je lui prête le Robert en six volumes. Elle lit au coin de la fenêtre, droite sur sa chaise. Il y a sur son visage une lumière qui ressemble à celle de la félicité. -- Des asperges ! dit le commandant, illuminé. Ce sont les premières que je mange cette année. Elles sont super­bes. Et avec deux sauces, une vinaigrette, pour vous Char­lotte, et une mousseline pour moi. Elle conviendra parfai­tement au velouté de mon tempérament. -- Écoutez-le, dit la tante Charlotte. Ce Tartuffe... 58:223 Le commandant négligea la pointe. Il demanda : -- Et à qui devons-nous cette faveur princière ? A François ? -- Non, dis-je. A Sabine. Depuis l'offensive du féminisme je n'ose plus dire « ma » femme. Le possessif fait mauvais genre : rétro, phallo, macho, sado, facho, proprio. Comme il est difficile de parler de sa compagne en disant : *celle-qui-dans-les-années-50-eut-la-bonté-de-répondre-*« *oui *»*-quand-il-lui-fut-demandé :* « *Sabine Forestier voulez-vous prendre pour époux, etc. *»*,* je me contente de l'appeler par son prénom. En souhaitant qu'aucune autre Sabine ne se trouve dans l'assistance. On ne gagne jamais à prêter au soupçon. -- Oui, dit Sabine. Les asperges, dans un repas comme celui-ci, François hésite toujours à les ordonner pour cinq raisons qui montrent toutes son super-égoïsme. (1) Il a le manger avide, glouton et il le sait. Il roule des yeux en les enfournant. On croit qu'il va avaler ses doigts, à la suite. Très vite la sauce lui lustre les babines. Ce n'est pas un spectacle pour des invités de choix. (2) Il se réserve donc de les manger en solitaire, sans témoin. Ce qui lui offre en supplément la possibilité d'en bâfrer davantage. (3) Les asperges lui donnent de la goutte. (4) Faisant mal chanter le vin, elles ne lui permettent pas de faire apprécier sa cave. (5) En revanche le poisson lui procure l'occasion de faire valoir son tour de main. Et croyez-moi cet homme qui a passé sa vie dans les journaux n'est jamais plus gonflé de vanité satisfaite que lorsqu'on lui fait compliment de son bateau, de son vélo et de sa cuisine. Tel est mon mari. Depuis l'offensive du féminisme, le possessif, chez les femmes, a pris de l'importance. -- Bravo, dit tante Charlotte. Bravo, bravo, bravo. Voilà ce que j'appelle une analyse. Subtile. Aiguë mais juste. Sans agressivité mais sans complaisance. Et dire qu'avec ces qualités-là, vous n'êtes pas des nôtres ! Voulez-vous que je parle de vous à Gisèle ? -- Parce que François hésite à servir des asperges à ses amis vous me voyez chez la mère Halimi ? Vous allez vite, tante Charlotte. -- Bravo, dit le commandant Bravo. Bravo. Bravo. 59:223 Vous voyez ma petite Sabine, c'est ça la gauche. L'amal­game, le racolage, avec l'art de parler pour ne rien dire, et surtout de ce que l'on ne connaît pas. Que vous soyez en désaccord sur les asperges avec François c'est possible. Mais de là à l'abandonner, à quitter la maison pour vous en allez crapahuter avec Halimoche, la môme Cresson, pourquoi pas Larguillier et demain les Brigades Rouges, on croit rêver. On est en plein délire, ma pauvre Charlotte. Les tourments de votre fiancé, blackboulé à perpète, vous font monter les humeurs. Remettez-vous. Tout n'est pas fini pour les enfants de Karl Marx et de Rosa Luxembourg. Vous avez perdu les élections. Vous n'avez pas perdu la législature. Le peuple souverain vous a foutu dehors par la porte. Vous reviendrez par la fenêtre. Pour ce qui est de sauter les haies de jardin, M. Mitterrand en connaît un rayon. Il sera accueilli à bras ouverts. C'est la logique du régime : pas d'ennemi à gauche. N'allez pas détruire un foyer pour vous consoler de vos infortunes électorales ! Mme Henriette parut dans l'entrebâillure de la porte : -- Madame, dit-elle, la selle d'agneau aux petits légu­mes est limite. Si vous continuez à faire le forum autour des asperges nous aurions intérêt à la diligenter chez le savetier. Elle pourrait servir pour le ressemelage des gamins. -- Voilà qui est parlé, dit le commandant. Tout cela c'est de la faute à Charlotte. A-t-elle été battue, oui ou non ? Oui. En conséquence, démocratiquement, a-t-elle droit à la parole ? Non. Nous l'aurait-elle d'ailleurs don­née si nous avions été vaincus ? C'est encore non. Alors qu'elle se taise et faites sonner le boute-selle. -- C'est bien. J'ai compris. Je suis de trop. Je m'en vais, dit la tante Charlotte. Sabine la rattrapa de justesse -- de justice, dit le commandant -- alors qu'elle avait déjà son chapeau sur la tête, de guingois il est vrai. Elle revint en se mouchant. -- Parce que j'aime l'agneau dit-elle. Et plus encore le dessert qui va suivre : un gâteau meringué avec de la mousse au chocolat. Le reste du déjeuner fut plus calme. Il y eut un brutal retour de flamme cependant avec l'arrivée de la marée noire dans le salon. 60:223 La tante Charlotte accusait les capita­listes et la loi du profit ; le commandant, les Arabes et la démission de la Marine. Je calmai définitivement les esprits en parlant de la navigation à voile, de la mer qui n'est plus ce qu'elle était et en servant un doigt de la grande chartreuse verte que je venais de recevoir. François Brigneau. 61:223 ### Des printemps à n'en plus finir par Louis Salleron IL Y EUT le printemps de Prague, qui sombra dans l'hiver sans même avoir dansé tout un été. Il y a, depuis le concile, le printemps de l'Église dont la permanence nous est attestée par d'incessantes giboulées. Il va y avoir enfin ce « long printemps pour la France » souhaité par Valéry Giscard d'Estaing, le 22 mars dernier, au dixième anniversaire, jour pour jour, du printemps de Nanterre déclenché par Daniel Cohn-Bendit et qui devait connaître son apogée à Paris en mai et juin. Quel sera le printemps 78 ? Selon les augures, il aurait, dans son futur, les couleurs de la social-démocratie. Valéry Giscard d'Estaing ne prononce pas le mot. On le prononce pour lui. Mais nul ne doute que telle soit bien sa pensée. Ce qui nous invite à quelques réflexions. Tout d'abord, le vocable est étranger. Social-démocratie veut dire démocratie sociale, comme « national-socialis­me » veut dire socialisme national. Dans leur composition linguistique les deux expressions sont identiques, si les réalités politiques qu'elles recouvrent sont opposées. Y a-t-il un inconvénient à prendre à l'étranger un modèle politique pour la France ? A priori, on peut répondre non. On peut même dire que c'est la tradition française depuis la perte de la monarchie. Pendant cent cinquante ans, nous avons essayé du modèle anglais -- le modèle parlementaire. De­puis, la dernière guerre nous tâtons du modèle américain -- le modèle présidentiel. Jusqu'à présent, ces importa­tions constitutionnelles n'ont pas été couronnées de succès, mais elles ont créé une coutume qui a pris consistance de loi fondamentale de la République. En principe donc, rien ne s'oppose à ce que le « long printemps » giscardien incarne le rêve d'une « social-démocratie ». 62:223 Cependant le modèle étranger est, cette fois-ci, alle­mand. Est-ce un avantage ou un inconvénient ? L'avantage est multiple : nous montrons notre indépendance en chan­geant de modèle. Nous poursuivons l'œuvre de la réconci­liation franco-allemande en favorisant de surcroît la cons­truction d'une Europe européenne. Nous jetons du même coup les bases d'une politique mondiale qui, bonne pour nous, pour l'Allemagne et pour l'Europe, le serait égale­ment pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, sans parler de l'U.R.S.S. qui, à la réflexion, aurait sans doute de quoi s'en satisfaire. L'inconvénient est, en chacun de ses aspects, le risque inhérent à cet avantage. Autrement dit, cette poli­tique ne serait-elle pas, comme le Traité de paix dénoncé par Bainville en 1919, trop faible pour ce qu'elle a de fort, trop forte pour ce qu'elle a de faible ? On peut le craindre. Le socialisme, pour les uns, la référence allemande pour les autres, susciteraient une opposition active. Certes il n'y a pas lieu d'identifier le social au socialisme, mais la Majo­rité a toujours fait cette identification. En 1974, M. Le­canuet déclarait : « Je combattrai jusqu'à ce que les socia­listes entrent dans cette majorité, et je vous fiche mon billet que cela se fera. Je suis entré au M.R.P. à 25 ans avec cette idée-là et je l'ai gardée (...). D'ailleurs nous sommes en train de vider la gauche de tout son program­me » ([^26]). M. Barre lui-même a revendiqué le mot « socia­lisme » dans la campagne électorale ([^27]). Bref le communis­me seul est refusé. Mais M. Mitterrand le refusait aussi. Quant à la référence allemande on peut répondre qu'elle n'est pas la seule et que tous les gouvernements étrangers de gauche sont du type « social-démocrate », quelle que soit leur étiquette. Oui, mais leur politique socialiste est précisément ce qui ruine leurs pays respectifs, le seul pays échappant au socialisme réel étant précisément l'Alle­magne dont on entendrait bien se démarquer pour ne pas avoir l'air de se mettre à sa remorque. Surmonter toutes ces contradictions n'est pas facile. 63:223 Une autre difficulté est la suivante. Dans tous les pays occidentaux où existe un gouvernement de type social-démocrate, l'alternance existe. En Grande-Bretagne, les conservateurs peuvent succéder aux travaillistes ; en Alle­magne, la démocratie chrétienne peut remplacer la social-démocratie. Et inversement. Pourquoi ? Parce que le socia­lisme n'est pas un dogme, qu'il est un système parmi d'autres et qu'on peut lui en préférer un autre fût-ce pour développer le progrès social. La tradition est là-dessus fortement établie en Grande-Bretagne et en Allemagne. Dans ce dernier pays on se souvient que c'est Bismarck qui créa les assurances sociales et nul ne penserait aujour­d'hui que la démocratie chrétienne y est moins sociale que la social-démocratie. Enfin le communisme est rejeté. Même en Grande-Bretagne où, à la faveur de la démagogie travailliste, il a réussi à pénétrer assez profondément l'in­telligentsia et le syndicalisme, il n'est pas capable de faire élire un seul député au Parlement. En France, au contraire, la (pseudo) légitimité républicaine est incarnée par la Gauche, et plus un parti est à gauche plus, si l'on peut dire, il est légitime. A la Libération, le général de Gaulle, qui se considérait comme la personnification même de la légitimité nationale, crut bon de renforcer sa propre légi­timité par l'assimilation de la Droite à la trahison. Le parti communiste, le parti socialiste et le M.R.P. constituaient un tripartisme de gauche, légitimé par de Gaulle et le légitimant. Les alternances anarchiques de gouvernement sous la IV^e^ République ne furent que la conséquence lo­gique de cette supra-constitutionnalité, devenue boiteuse du fait de l'absence de son fondateur. Tout rentra dans l'ordre avec la V^e^ République. Mais celle-ci, ne pouvant vivre de la pensée du général aussi facilement qu'elle vécut de sa personne, cherche aujourd'hui sa formule dans la nuit. « L'ouverture » ne peut être la mise au point d'un système rétablissant les conditions de « l'alternance ». Elle ne peut que déboucher sur un « compromis historique » qui serait la synthèse de tous les courants que l'histoire et la géographie font se rencontrer sur notre hexagone national, -- le Nord et le Sud, l'Est et l'Ouest, le continent et le grand large, le christianisme et l'athéisme, le catholicisme et le protestantisme, le libéralisme et le socialisme, le présidentialisme et le parlementarisme, etc. Plus que Giscard d'Estaing, c'est Robert Fabre qui semble symboliser cette VI^e^ République à naître, comme de Gaulle symbolisait la V^e^. Mais quel art royal construirait cette République républicaine et suranarchique ? 64:223 Mes chères Françaises, mes chers Français, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Le communisme est là, dont personne ne veut, et c'est sa faiblesse, mais qui est la logique de notre socialisme et finalement la quintessence de la (pseudo) légitimité natio­nale. On en vient à rêver du compromis historique italien. Catholicisme et communisme. C'est l'anarchie. C'est clair. Chez nous, c'est le crépuscule à perpétuité, sans que dans notre assoupissement nous sachions si c'est le crépuscule du soir ou le crépuscule de l'aube. Pensons donc saisons de préférence -- un long printemps pour la France. Louis Salleron. 65:223 ### L'Angleterre, la Prusse et la Révolution par André Guès AVEC celle des États-Unis (ITINÉRAIRES, numéro 220 de février 1978) l'influence de l'Angleterre est no­table dans la Révolution. Elle se voit dans le voca­bulaire : le mot de Communes désigne l'assemblée du Tiers aux États-Généraux. Mirabeau le 10 juin : «* Les Communes ne peuvent différer plus longtemps... *» Le 23, il commence ainsi son apostrophe à Dreux-Brézé : «* Les Communes de France ont résolu... *» Sieyès dépose un pro­jet de résolution : «* L'Assemblée des Communes délibé­rant... *» Dans le résumé des séances du Tiers le mot est constamment utilisé et a fourni le titre de sa publication par Aulard. La Noblesse refuse de recevoir les notes du Tiers où le mot est employé car elle y voit la volonté de sa part d'être considéré comme un Parlement à la manière anglaise. En 88, Mirabeau a publié sur la liberté de la presse un pamphlet constitué en grande partie par des ex­traits d'un discours de Milton aux Communes en 1646 l'anglomanie cherche ses sources loin dans le passé. Le terrain est préparé pour l'Angleterre qui emploie en France deux moyens d'action : la franc-maçonnerie et la « cavalerie de Saint-Georges ». La maçonnerie, qui est en Angleterre «* une société patriotique *», est hors d'An­gleterre «* une organisation internationale qui répand les idées, le prestige, les produits intellectuels de l'Angle­terre *», en bref « *un des instruments de sa politique *»*,* écrit M. Bernard Faÿ. 66:223 Or en 89 la maçonnerie n'est pas rien en France : 63 loges à Paris, 442 en province, 18 aux colonies et 69 loges militaires où sont inscrits 18.000 officiers. Quant à l'efficacité de ces nombres, il faut la de­mander à un orfèvre, Gaston Martin : « *Sa pression habile, discrète, efficace, due à l'importance de ses ressources,* (*elle groupe la plupart des notabilités commerciales et fi­nancières françaises*) *est d'autant plus persuasive qu'elle entretient dans tous les milieux des informateurs ignorés ; elle a toujours cette habileté qui est peut-être le meilleur de sa force, de faire prendre ses volontés pour leur libre décision par ceux à qui elle a su insidieusement les im­poser. *» L'argent anglais seconde l'action de ce groupe de pression pour payer les trahisons et les agents révolution­naires. Quand Mathiez dit que les « patriotes » ont les yeux fixés sur l'Angleterre, il passe un aveu qu'il croit favorable à Robespierre dénonciateur de l'activité révolu­tionnaire de l'Angleterre en France. Robespierre en effet, dans son grand discours du 17 novembre 93, a montré la main de Pitt dans les troubles de 89. Mais que serait Ro­bespierre sans ces troubles ? On peut récuser Robespierre, atteint comme son maître Rousseau du délire de la persé­cution. Mais Condorcet, le « *sage *»*,* le « *philosophe *» de la Révolution, est de son avis : c'est probablement dans sa cachette de hors-la-loi qu'il rédige la *Lettre de Junius à William Pitt* où*,* écrit son commentateur Alengry, « *il ap­précie en termes sévères la politique anglaise qui a fo­menté les troubles qui déchirent la France *». Robespierre ni Condorcet ne se trompent : Bedford, Chatham, Mansfield et Pitt l'ont dit, les uns aux Lords, les autres aux Communes, et Grenville, ministre des Af­faires étrangères, l'a écrit à Stadion, ambassadeur d'Au­triche. Mansfield en 90 : « *J'affirme au Gouvernement de Sa Majesté que l'argent dépensé pour fomenter des insur­rections en France sera bien employé. *» Grenville à Stadion la même année : « *Pour créer d'utiles mouvements, le gouvernement britannique, a l'habitude d'exciter et de sou­tenir en territoire français des désordres intérieurs. *» L'ambassadeur d'Espagne avertit le roi : des fonds desti­nés à provoquer des mouvements dans l'armée et des émeutes sont distribués par son collègue anglais. 67:223 En juin 89 La Luzerne, ambassadeur à Londres, signale le départ pour la France d'un agent bien monté en cavalerie de Saint-Georges, Parker Forth : « *Quelques millions de livres ster­ling ne sont pas grand chose pour l'Angleterre pour ache­ter, par des voies indirectes, quelques boutefeux. *» Forth n'est pas un agent dernier du rang : en 77 Georges III l'a envoyé à Versailles comme son agent personnel ; connu donc de Louis XVI, il a porté à Vergennes en 82 les pro­positions anglaises de paix. « *Il voit souvent M. Pitt *», rap­porte encore La Luzerne. Sa mission de juin 89 doit être importante. Le 26 novembre 89 l'ambassadeur rappelle au ministre la présence à Paris d'un nommé DANTON et d'un nommé PARÉ qu'on tient pour agents de l'Angleterre. C'est un rappel, car l'ambassadeur ajoute : « *Je vous ai parlé précédemment de ces deux particuliers *» dans une corres­pondance qui n'a pas été retrouvée. Ce qui rend l'accu­sation irréfutable, c'est qu'à l'époque Danton est inconnu dans le monde politique au point que l'ambassadeur ortho­graphie son nom comme il l'a entendu prononcer à Lon­dres : DANTONNE. Quant à Paré, il est plus mince person­nage encore, mais c'est le clerc de Danton : l'association machinée de ces deux noms est impossible. Émile Dard écrit : « *Danton, son ami Paré, Camille Desmoulins et bien d'autres grands révolutionnaires ne furent, à leurs débuts, que des agents payés de l'Angleterre. *» Au printemps sui­vant quand Pitt entreprend pour dissocier le Pacte de Famille d'envenimer une mince affaire coloniale avec l'Es­pagne, la cavalerie de Saint-Georges donne encore à plein (ITINÉRAIRES, numéro 217 de novembre 1977). Mathiez cite cette lettre du Foreign Office au banquier suisse Perrégaux, du 13 septembre 93 : il est chargé de répartir 43.000 livres entre trois membres, désignés par leurs initiales, du Club des Jacobins, « *pour les services essentiels qu'ils nous ont rendus en soufflant sur le feu et en portant les Jacobins au paroxysme de la fureur *»*.* C'est une semaine après la folle séance de la Convention qui, sous la pression d'une émeute de la faim bien prise en mains, a mis « *la Terreur à l'ordre du jour *»*.* Quelques semaines auparavant, on a saisi à Lille le courrier d'un espion anglais contenant un plan pour incendier la plupart des établissements militaires, rafler les denrées de nécessité et organiser des famines, avec énumération des sommes envoyées aux agitateurs de Lille, Dunkerque, Nantes, Thouars, Rouen, Arras, Saint-Omer, Boulogne, Tours et Caen. 68:223 L'action de l'Angleterre par l'intermédiaire de la jacobinière centrale n'est pas la seule, quelque importante qu'elle soit, et l'on notera que ces villes sont judicieusement choisies sur les arrières de l'armée du Nord opposée à l'armée anglaise, au centre du mouvement girondin en Normandie et aux abords de l'insurrection vendéenne. L'An­gleterre est en train de réaliser la prophétie qu'à la fin de son ambassade à Londres l'Autrichien Mercy disait à Barthélemy qui le consigne dans son rapport du 2 sep­tembre 91 : « *J'ai toujours été d'opinion que l'Angleterre avait la main dans toutes les malheureuses divisions de votre patrie...Je pars d'ici plus convaincu que jamais de cette triste vérité et que l'Angleterre continuera à chercher à la miner sourdement pour opérer une ruine totale, et se frayer ainsi les voies vers la monarchie universelle. *» A la Rochelle, un drapeau anglais flotte à côté du français sur l'arbre de la liberté. On l'enlève en cérémo­nie au moment de la guerre contre l'Angleterre. De l'autre côté de l'eau, Saint-Pierre aux mains des « patriotes » est bloqué par une division navale « aristocrate ». Les « patriotes » prennent liaison avec les Anglais à la Domi­nique, leur demandant secours et offrant en paiement de leur livrer les forts de la colonie. Les sections girondines de Marseille et Toulon feront quelque chose de semblable l'été 93. Quand Chemin-Deforgues quitte les Affaires étran­gères le 3 avril 94, l'espionnage anglais s'inquiète de savoir s'il pourra avoir son successeur aussi bien en mains. L'Angleterre, est en matière d'émigration, dans la même situation que l'Autriche vis-à-vis de la France. Il y a des émigrés français aux Pays-Bas autrichiens et sur les bords du Rhin, terre d'Empire : on comprend l'animo­sité des Jacobins contre l'Empereur qui leur donne asile. Il y en a aussi un fort contingent en Angleterre et celle-ci est plus généreuse dans son hospitalité, même pour les prêtres « papistes ». Or tout se passe comme s'il n'y avait pas d'émigrés de l'autre côté de la Manche : ceux-là, les « patriotes » les exceptent de leurs indignations. Cela doit avoir un sens. Ce peut être que les émigrés ne sont qu'un prétexte contre l'Autriche. Ce peut être que l'argent anglais oriente les vues politiques de la jacobinière. Ce peut être l'ensemble des deux. Un des résultats des activités anglaises en France sur un fonds d'anglophilie, et caractéristique du « patriotisme », c'est la candidature avancée du duc d'York au trône de France (ITINÉRAIRES, numéro 165 d'août 1972). 69:223 La Prusse profite des bonnes dispositions qu'ont les « patriotes » à se soumettre aux vues de l'étranger, et le travail de ses agents dans ce sens est facilité par l'affection qu'ils rencontrent chez eux (ITINÉRAIRES, numéro 184 de juin 1974). En 87, le ministre de Prusse à Paris, Goltz, a reçu mission de « *se mettre en rapport avec les opposants, de flatter leurs illusions sur l'alliance prussienne, de les exciter contre l'Autriche, en un mot de travailler sourde­ment contre l'État et de l'isoler en Europe *». Le moins qu'on puisse dire est que la réussite de Goltz fut parfaite. Pour ce travail, facilité par les dispositions conformes des « patriotes », il utilise à partir de 90 le juif autrichien Benjamin Éphraïm et sa femme. Éphraïm est, écrit Albert Sorel « *l'agent des basses œuvres de la diplomatie berli­noise, l'homme d'intrigues et d'agiotage qui se rencontrait partout où la Prusse ourdissait secrètement quelque trame inavouable *», et « *le plus insidieux courtier d'affaires in­terlopes dont disposât la chancellerie de Berlin *». Les re­lations de la première génération jacobine avec le couple Éphraïm font penser à celles de Gambetta et ses amis avec les Donnersmarck après la guerre de 70. Goltz ménage à son sbire ses entrées chez La Fayette, Barnave, Pétion, Lameth, Brissot, Gensonné et leurs amis. Le « *conseiller de commission *» Éphraïm les trouve disposés pour la Prusse, animés contre l'Autriche -- on s'en serait douté -- et « *le cynisme de son langage à l'égard de la Reine parut un sûr garant de sa sympathie pour la France *». Ainsi, en ces temps déplorables, le « patriotisme » des Français se mesurait à l'intérêt qu'ils prenaient à entendre un juif, agent du roi de Prusse, baver sur la Reine de France. Encore Sorel a-t-il usé d'un euphémisme en parlant de cynisme : Éphraïm fournissait les « patriotes » en im­mondices et doit être compté parmi les sources d'une abon­dante littérature qui les ravissait. Éphraïm fréquente les clubs « patriotiques » et les arrose en deniers de Judas venus de Berlin : 1.200.000 livres, assure son collègue russe Simolin, distribuées dans Paris par l'intermédiaire du banquier La Borde. Son acti­vité est notoire : après la pétition pour la déchéance du roi et la fusillade du Champ-de-Mars, il est arrêté sur rapport du Comité des recherches de l'Assemblée. 70:223 Mal­donne : son ambassadeur proteste et il est élargi avec des excuses officielles parues au *Moniteur :* la Révolution n'a rien à refuser à son auguste employeur et, mieux encore, son arrestation sera un des griefs qui conduiront le mi­nistre Montmorin à la mort. Goltz et Éphraïm font auprès des « patriotes » du bon travail « pour le roi de Prusse » au propre comme au figuré : en mai 90, celui-ci demande à son ambassadeur s'il ne serait pas opportun « *tout en maintenant en haleine *» ce « *bon serviteur *», d'exprimer sa satisfaction à Pétion par une pension, et le 22 avril Éphraïm assure à Sa Majesté Prussienne que le Club des Jacobins est « *tout à fait dévoué à la Prusse *». Je croyais qu'en français on appelle patriote un bon serviteur de sa patrie, non le serviteur dévoué d'un pays étranger. Rencontrant de nouveau Éphraïm sous le Directoire, Sorel écrit qu'il « *connaissait beaucoup de financiers et de journalistes et s'entendait à manier l'opinion *». Il « *l'avait montré au début de la Révolution, mais il n'aurait pas réussi, malgré tout son savoir-faire, sans le préjugé philo­sophique que Voltaire et les encyclopédistes avaient répan­du en faveur de Frédéric ; sans la haine persistante de l'Au­triche qui transformait aux yeux des badauds -- les Jaco­bins -- les ennemis de l'Autriche -- la Prusse -- en amis de la France ; enfin et surtout sans la conviction que l'alliance prussienne était la seule capable de procurer à la France la rive gauche du Rhin *» *:* le résultat de cette politique jacobine, ce fut précisément la Prusse sur la rive gauche du Rhin. André Guès. 71:223 ### Voltaire et Rousseau deux siècles après leur mort par Jacques Vier RÉSUMÉ. -- *L'idolâtrie des* «* lumières *» *réconcilie cette année Voltaire et Jean-Jacques Rousseau à l'occasion de l'anniversaire de leur mort, sur­venue la même année 1778. A supposer qu'il y ait une justice à leur rendre, les dévastations intellectuelles et morales de notre fin de siècle ne doivent pas en gêner l'expression. Inversement, le même souci d'équité nous invite à leur demander compte de l'usage que peuvent faire de leur héritage la sottise, la méchanceté, la bassesse dont regorgent aujourd'hui quelques nouveaux clercs d'Église et d'Université*. L'ANTAGONISME survivant de Voltaire et de Rousseau pour­rait être recherché de nos jours à travers les variations infinies de la politique et jusque dans le *bon choix* de M. Giscard d'Estaing affronté à la séduction hyper-romantique du *programme commun.* Despotisme éclairé et volonté générale... Même si nous ne lisons pas, nous savons que Voltaire en 1978 est tout entier dans *Candide* ([^28]) et Jean-Jacques dans les *Confessions ;* auxquelles l'on peut adjoindre les *Dialogues,* et les *Rêveries du promeneur solitaire* ([^29])*.* 72:223 Tel est, à parler sommai­rement, le tri de la postérité, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que l'œuvre considérable de l'un, colossale de l'autre, n'offre pas d'abondants surgeons ([^30]). Chose étonnante, entre les deux ouvrages capitaux qui singularisent les deux ennemis, il n'est pas impossible de surprendre un trait de ressemblance. Les deux auteurs sont, en effet, matières de leurs livres, Vol­taire à travers son personnage, Jean-Jacques tout masque rejeté. En 1759, confortablement et luxueusement installé, ayant renoncé aux voyages et aux séjours à l'étranger, la soixantaine largement dépassée, Voltaire établit son bilan et conte l'histoire d'un jeune homme, Candide, qui, à travers les persécutions et les massacres, poursuit une jeune Cunégonde passionnément aimée et toujours perdue. Candide n'est pas Voltaire, sinon que devient la candeur ? Mais il y a eu un Voltaire jeune, aux yeux ensorceleurs, profondément amoureux, qui a uni un moment la justesse d'esprit et l'ingénuité morale. Vertu que l'auteur perd très tôt mais que Candide garde. Pourquoi refuser à l'écri­vain le droit de s'embellir ? Candide est disponible, loyal et charitable. On lui ajoute le courage physique que Voltaire n'eut jamais, mais qu'il connut par procuration en le donnant à ses héros favoris ([^31]). De guerre en guerre, de prison en prison, Candide n'accomplit pas ses exploits que dans la fuite. Il paie de sa personne, affronte la cruauté des hommes et des éléments, et se défend par l'offensive jusqu'à tuer trois adversaires, dont un jésuite. Ce qui lui paraît œuvre pie. Il fait le bien et se rési­gne d'autant plus à n'entrevoir sa bien-aimée qu'entre deux catastrophes, que celle-ci enlaidit et épaissit. Il retrouve son maître Pangloss avec d'autant plus de plaisir qu'on lui a arra­ché la langue, ce qui interrompt ses rapsodies sur le meilleur des mondes, et il forme avec Cacambo et Martin une petite cour des miracles, qui écourte le séjour dans l'Eldorado, car les Paradis sont faits pour être perdus, les délices plus ou moins frelatées de Paris et de Venise, l'hospitalité orientale, pour échouer dans un modeste jardin où Cunégonde et sa camé­riste Paquette abriteront aussi, dans la paix du troisième âge, le souvenir de leurs infortunes prénuptiales. Telle est la *Bible* de Voltaire, qui se donne les gants de pasticher la *Bible* ortho­doxe, laquelle, après le Paradis terrestre, obligeait l'humanité désobéissante a fertiliser le sol de sa sueur. Ainsi se relève en homme digne de ce nom, c'est-à-dire trempé par les vicissitu­des et les épreuves mêmes, le vieillard impatient, rageur, tré­pignant et coliqueux qu'était en train de devenir le seigneur de Ferney, comte de Tournay et autres lieux. 73:223 Ce n'est pas Vol­taire qu'il faut affronter à Jean-Jacques, car alors il est permis de se demander comment le défenseur de Calas, de Sirven et du chevalier de la Barre a pu détourner contre Rousseau, avec le même résultat prévisible du châtiment capital ([^32]), l'hostilité retrouvée des juges de Calas, de Sirven et du chevalier de la Barre. C'est dans la sérénité, plus souvent atteinte par les marionnettes que par leurs montreurs, que Candide nous fait leçon, et que nous apporte-t-il, sinon comme l'a depuis long­temps suggéré Maurras, *l'hygiène mentale ?* Il faut savoir découvrir dans Candide, qui ne parle guère, ouvre de beaux yeux étonnés sur les horreurs de l'univers, s'instruit peu à peu à mettre entre le mal et le bien quelques règles de sagesse pratique, un *dissolvant de l'outrecuidance.* Quand notre espèce se laisse dominer par les exagérations de l'optimisme et du pessimisme, elle proteste ou bien que notre monde est le meilleur possible, ou bien « un sauve-qui-peut général » ([^33]). Mais de l'Enfer au Paradis, quand l'impiété de Voltaire daigne maîtriser sa fureur, elle ira jusqu'à concevoir un Purgatoire ou des Limbes habitables sous la forme d'un modeste enclos. A l'homme de le découvrir. La naïveté qui lui permet de croire que les Goulags et les Eldorados sont des lieux de passage s'explique par la modestie du but à atteindre, qui garantirait à lui seul la certitude de l'évasion. Quand, interrogé sur ce qu'il avait fait pendant la Terreur, l'abbé Sieyès répon­dait : *J'ai vécu,* il répondait en parfait Candide. Lequel pour­tant n'était pas aussi responsable des hommes de 93 que ce défroqué et sans doute que Voltaire lui-même. Candide, plus que Voltaire, assagit et raisonne la passion des lettres, des sciences et des arts, fait vivre en bonne entente toutes ces puissances, et entretient en elles, sans fanatisme, l'inclination à connaître toujours davantage qui est l'une des rares noblesses de l'homme. Si l'on quitte l'Eldorado, qui n'est qu'un Paradis déchristianisé, c'est qu'il n'y a ni jardins en fri­ches, ni jardins de l'âme à cultiver. Cultiver tout est là, et si l'on fuit aussi les pays de Shéhérazade, c'est parce que l'absorp­tion continue de confiture de rose devient à la longue écœu­rante. Fort discrètement, et c'est le sens de la conversation avec le sénateur Pococurante à Venise, Candide conseille aussi d'éviter la satiété intellectuelle et de conserver une fraîcheur capable d'inspirer l'offensive du blâme ou de l'admiration. Pococurante étale avec une négligence étudiée des splendeurs bibliophiliques ; les chefs d'œuvre mêmes ne trouvent pas grâce devant lui. Ici encore Candide assouplit Voltaire, lequel lisait avec une telle concupiscence qu'il criblait les pages d'injures ou d'éloges, quand, sous le coup de l'indignation ou de l'émer­veillement, il n'allait pas jusqu'à les arracher. Aussi prompt à applaudir qu'à invectiver, il battit et il embrassa la littérature comme la seule femme qu'il eût vraiment aimée. 74:223 Il y a enfin dans Candide, mais débarrassée de l'emphase et de la fadeur féneloniennes, surtout de l'intolérable rhétori­que de l'*Encyclopédie,* la conviction que le pouvoir est à civi­liser chaque jour et à toute heure. Il faudrait que les hommes en finissent avec les formes frustes de l'Histoire, les guerres, les attentats, l'esclavage. Rescapé des feux croisés de la bar­barie, Candide, en achevant sa vie avec Cunégonde qui tourne à la virago, et en trouvant un emploi pour chacun de ses com­pagnons d'infortune, du philosophe bredouillant au capucin épanoui, incarne au lieu de la sempiternelle tolérance, quelque chose qui ressemble à la charité. Lui-même ne possède qu'un jardin, mais Ferney était une seigneurie dont le suzerain pro­clamait à son de trompe qu'il affranchissait les serfs. Cultiver c'est aussi supporter et pourtant Voltaire n'endura ni Fréron ni Jean-Jacques. Or il se trouve que les trois leçons de Candide sont bafouées par le XX^e^ siècle, le nôtre, à l'heure même où j'écris. L'outrecui­dance déborde les frontières du petit écran quand c'est un technocrate de ce qu'on nomme l'*informatique* ou de n'importe quoi, qui prend la parole. Nouvelles venues dans nos lycées et dans nos universités, les *sciences humaines* ont consommé le massacre des lettres ; les arts se détruisent eux-mêmes dans des expositions-suicides et le théâtre sophistiquerait la vertu s'il n'avait d'abord à sophistiquer la fange. Alors Voltaire est vain­cu ? Pas tout à fait puisqu'il nous a laissé l'ironie au fond de sa propre boîte de Pandore. Reine de la vitesse, sourire à peine esquissé, connivence furtive, égratignure veloutée elle s'amoin­drirait jusqu'à disparaître si l'intelligence dominait le monde. Or, en 1978, précisément, l'ironie n'a jamais eu autant de rai­sons de se bien porter. Ce qui me conduit à penser que Vol­taire eût modéré son allégresse s'il avait retrouvé sous la plume de M. Mandouze, professeur à la Sorbonne et prédicateur de carême, quelques uns des sarcasmes qu'il prodiguait à l'Église, mais empêtrés et alourdis de poncifs post-conciliaires. Ne déplo­rait-il pas déjà que le *Testament du Curé Meslier,* qu'il tenta d'ex­purger d'innombrables sacrilèges grammaticaux eût été rédigé par un cheval de labour ? Le nouvel orateur sacré, à l'heure même de Soljénitsyne, dénonce ce qu'il appelle le Goulag de l'Église catholique ([^34]). Si opportune et délicate que soit la coïncidence, elle dénote un excès de zèle que Talleyrand lui-même, le plus voltairien des évêques, eût désapprouvé. Et s'il est vrai que Voltaire ait aussi inventé Candide pour se moquer un peu de lui-même, il eût certainement refermé la porte de son jardin au nez du plagiaire vociférateur. 75:223 Plus complexe est l'héritage de Jean-Jacques Rousseau. Son tour de phrase volontiers oratoire, pâtit du discrédit actuel de l'éloquence au profit de la logomachie. Très sensible à l'exalta­tion du moi, la littérature intimiste du XX^e^ siècle retrouve dans le Jean-Jacques des *Confessions,* des *Dialogues,* des *Rêveries,* une âme à la recherche de Dieu en dehors des chemins tradi­tionnels et souvent contre eux. Il y a plus. On sait que le moder­nisme religieux, né au début du siècle, et fortement encouragé par les séquelles de Vatican II, se définit dans son essence par la valeur insigne, et sans doute unique, conférée au témoignage de la vie individuelle, quand elle n'obéit qu'aux lois de la conscience. La certitude de découvrir Dieu au bout d'une route d'abord consacrée à la recherche de l'homme, dicte ce genre de cheminement qui exclut d'avance le secours et à plus forte raison la tutelle d'une Église que l'inénarrable Légaut ([^35]), par exemple, piétine à plaisir en la ramenant aux proportions d'une simple idéologie. En religion comme en sociologie et comme en politique, on retrouve cette nostalgie de l'origine, maladive­ment cultivée dans le *Contrat social --* l'homme est né bon, c'est la société qui le corrompt, l'homme est né libre et partout il est dans les fers -- et qui n'a pas cessé d'étendre sa végéta­tion monstrueuse. Et s'il se trouve des gens pour nous dire qu'il y avait, qu'il y a beaucoup à réformer dans l'Église, ils reculent comme Jean-Jacques aussi loin que possible, en se configurant eux-mêmes en Église, à l'image du Vicaire Savoyard, les limites du sentiment individuel. Pourtant Jean-Jacques demanda un jour, dans d'étranges circonstances, il est vrai, le ministère de l'Église. Désespérant, dans la solitude de ses dernières années, de toucher le cœur de ses semblables, il vint déposer le manuscrit des *Confessions* sur le maître-autel de Notre-Dame de Paris. C'était, quand même, pour faire appel à Dieu, choisir l'intermédiaire qu'il estimait le plus qualifié, Voltaire en usa d'autre sorte et alla plus loin. Au fronton de l'Église qu'il fit édifier à Ferney, il demanda que l'on gravât : *Deo erexit Voltaire.* La concision latine rend seule compte de la passivité sacrilège que le bâtis­seur entendait établir entre Dieu et sa créature. 76:223 La haine du prêtre, quand elle passe du folliculaire au des­pote, éclairé ou non, fait des bourreaux et des martyrs. C'est la faute à Voltaire. La dégradation du prêtre, quand elle plaide par le canal du Vicaire Savoyard l'avilissement de la foi, rame­née aux soubresauts de la conscience, fait des défroqués. C'est la faute à Rousseau. Il est dommage mais significatif que les divagations post-conciliaires réconcilient de nos jours, contre l'Église éternelle, les deux irréconciliables. Jacques Vier. 77:223 ### Suite des aventures de mer... et autres par Bernard Bouts #### Intermède du « Suda » Avez-vous jamais vu un bateau qui ne transporte que des fruits, des fleurs, des oiseaux et des maîtresses d'école ? Il s'appelait le « Sudamérica » ; diminutif Suda. Ça n'est pas un joli nom. Le bateau n'était pas joli non plus. Il partait tous les dimanches à minuit de Ilhabela da Prin­cesa pour Santos. A minuit, sur le petit quai, tout dormait. Le « Suda » était là, enveloppé de parfums de fruits : bananes, ananas, mamaoes, jacas... J'attendis un peu. Le « mestre » arriva : immense noir aux yeux bleus, habillé tout en blanc, la tête couverte d'un large chapeau de paille à haubans (oui, des haubans tressés qui soutiennent les bords). L'unique matelot alluma une lampe à pétrole puis la lampe à souder pour chauffer la tête de son vieux demi-Diesel. Ensuite il alluma le réchaud à charbon de bois pour préparer le café. Le mestre alluma son cigare. Deux maîtresses d'école, très jeunes, pimpantes et bien habillées, montèrent à bord. Elles s'assirent l'une contre l'autre sur l'écoutille, à l'abri de la tente, comme deux oiseaux. Un enfant, l'air endormi, apporta un toucan dans une cage, et nous sommes partis. 78:223 Le mestre se tenait tout droit dans la timonerie devant la roue du gouvernail qui ressemblait à un volant d'auto. Je lui demandai : « A quelle heure pensez-vous arriver à Santos ? » -- Plus ou moins, me dit-il, ça dépend. D'abord on va s'arrêter à la pointe de Pequéa où nous chargerons des fleurs et des oiseaux et on nous dira : « Bom Dia », bon­jour, malgré que ça sera encore de nuit. Ensuite on s'arrê­tera sur la plage de Perequê ; on nous dira « Bom Dia » et on chargera des bananes, des fleurs et des oiseaux. En­suite, à Ilha das Cabras on laissera un baril d'essence et on embarquera une maîtresse d'école. On nous dira « Bom Dia ». Ensuite ça sera la Praia Grande, après la pointe Urubu ; on nous dira « Bom Dia » et nous chargerons beaucoup d'oiseaux. A la pointe Figueira on nous dira « Bom Dia ». Il fera jour et on passera vers le continent... On laissera une maîtresse d'école à la plage de Guaeca et un baril de gasoil pour leur générateur de lumière. On nous dira « Bom Dia ». A la plage de Toque Toque on nous dira encore « Bom Dia ». On débarquera deux maî­tresses d'école et une ou deux monteront à bord. De même à la plage de la Baleine -- *Praia da Baleia --* et quand on commencera à nous dire « Boa Tarde » (bon après-midi), alors on ne sera pas très loin d'arriver ! » Ainsi fut fait. De forts rameurs debout dans leurs « cannas » apportaient des cages d'oiseaux multicolo­res ([^36]), des gerbes de fleurs, des ananas, des régimes de bananes et débarquaient des sacs de farine de manioc ou des bidons de gasoil. Les maîtresses d'école descendaient dans les cannas avec de petits cris ; elles s'asseyaient au milieu, posées comme des fleurs et ne bougeaient plus jusqu'à l'arrivée. De la côte on lançait des fusées en signe de joie. La canna s'éloignait : on la voyait de loin disparaître derrière la vague déferlante de la plage pour reparaître, glissant jus­qu'au sable où des bandes d'enfants couraient les em­brasser... La route qui dessert ces villages de pêcheurs n'existait pas encore. Les montagnes, toutes proches, et les éboule­ments de terrains en rendaient la construction difficile. Tous les transports se faisaient par mer. 79:223 Après avoir longé encore quelques plages nous entrâmes dans le sinueux « canal de Bertioga », bordé de palétuviers, qui sépare la grande île plate « Guaruja » du continent. A ma surprise, le marin rasa le pont : démonta l'espèce de cabine du mestre ; rentra la roue qui fut remplacée par une barre franche ; rabattit les pavois, et le « Suda », transformé en ponton, s'enfila dans un tunnel bas et sombre qui passe sous les quais, sous les rails des grues, sous les hangars et magasins, pour, enfin, revoir le grand soleil dans le bassin du marché aux fruits... #### Fideles Lorsque, sur le chemin, je rencontre quelqu'un que je ne connais pas, j'ai l'habitude de dire : « Bonjour mon ami. » Mais à mon matelot Fideles ([^37]) je ne dis pas « Bonjour mou ami. » Veuillez sentir la nuance. Je lui dis : « Comment ça a été, Fideles, ce quart de huit heures ? » Il me répond : « J'ai vu un navire très loin sur tribord, feu vert. » Ou encore : « Le phare des Abro­lhos est apparu il y a une demi-heure. » Ou bien : « La route est Nord, quart Nord-est, bonsoir, Monsieur. » Et il va se coucher. Comme je le comprends ! Et comme il me comprend ! C'est le bateau qui fait l'union voyez-vous. Mais allez donc expliquer à Fideles qu'il est semblable au « mestre ». Il rirait, car il sait bien que si nous sommes égaux devant la mer et devant la mort, nous ne le sommes pas devant la montre. -- La montre ? -- Oui, j'ai voulu lui apprendre à lire l'heure. Je lui ai donné quelques leçons. Il a presque failli se gratter, mais il baillait ! 80:223 De temps en temps je lui désignais la montre d'habitacle : « Quelle heure est-il, Fideles ? » -- Cinq heures, monsieur. -- Mais non, voyons, Fideles, il est cinq heures vingt. -- Ah, monsieur, les minutes, c'est si peu dans la vie d'un homme ! J'ai renoncé parce qu'après tout il savait toujours l'heure, sans montre, à vingt minutes près. J'ai voulu aussi lui apprendre à lire et à écrire. Rien à faire, il bâillait. Il me regardait de côté, l'air de dire : « Chacun la sienne, mon vieux. Toi tu sais lire, pêcher le soleil, faire la route, mais moi je lave le pont, j'astique les cuivres comme personne et je sais faire des nœuds avec les pieds. » Oui : vous savez qu'il existe à peu près trois mille cinq cents nœuds. La plupart des gens de mer en savent cinq ou six, les plus usuels. Surtout ils savent *où* et *quand* il faut les faire, et comment les défaire ; ce n'est pas le plus facile, croyez-moi. Lui, Fideles, il en savait une centaine et il s'exerçait à les faire avec les pieds. Il y a des gens qui jouent aux cartes ou aux dominos, n'est-ce pas ? Lui, il faisait ça. Il n'avait aucun semblable, que je sache, pour cet art. D'ailleurs il en tirait une certaine fierté. \*\*\* Un jour, nous entrions, je crois, dans le port de Belem do Para. Il pleuvait, c'était un dimanche. Sur les quais nous vîmes un cirque annonçant : « Ce soir, grand spectacle. » Je dis à Fideles : « Pourquoi n'allez-vous pas au cirque, ce soir, au lieu de vous ennuyer à bord ; vous me raconterez comme c'était et j'irai à mon tour, demain. » Fideles revint du cirque enthousiasmé par l'éléphant. Il me demanda : « Comment ça s'écrit, éléphant ? » Je lui écrivis en lettres bien lisibles : ÉLÉPHANT sur un bout de papier. En majuscules et en minuscules. 81:223 Le lendemain Fideles passa l'après-midi enfermé dans sa cabine, à écrire une lettre pour sa fiancée. Il me la montra. C'était le mot « éléphant » mille fois répété sur cinq pages. D'abord un énorme ÉLÉPHANT, avec des fiori­tures. Puis une quantité « d'éléphants » très petits comme parlés à l'oreille : puis en ligne ondulante comme les vagues de la mer, ou traînant en longueur, ou au con­traire serrés les uns contre les autres et brusquement très hauts, ou retombant tristement. Entrecoupés : élé­phant, él-éphant, ou encore élé-phant, ou illisibles ; de nouveau très grand et le reste du mot se terminant en queue de poisson ; en forme de carré, comme un jardin ou une maison ; en forme d'arbre ; en rond comme le so­leil... La lettre se terminait par une série d'éléphants précipités suivis d'une signature « éléphant », magistrale, paraphée à côté de l'empreinte de son pouce. Tout y était, l'amour lointain, le désespoir, l'espérance, les projets, la résignation, l'amitié, l'orgueil, exprimés seu­lement par la calligraphie. C'était bien trouvé, avouez ! Après avoir « lu » je lui dis : « Et votre fiancée va comprendre ? » -- Bien sûr, Monsieur, puisqu'elle *aussi* est analpha­bète ! » \*\*\* Fideles a passé trois ans à bord. Nous ne lui connais­sions pas d'autre nom et j'avoue que je ne demandai pas à voir ses papiers. D'ailleurs il est probable qu'il n'en avait pas. Lorsqu'il embarqua il était très compétent pour tout ce qui touche à la « petite pêche », c'est-à-dire dans la baie ou très près de la côte, en canoa. Par exemple il savait reconnaître ce frémissement de l'eau, qui se produit même au large, par calme, au moment du renversement de la marée et qu'on appelle « ondas » en espagnol comme en portugais. Ce phénomène se produit probablement aussi dans la Méditerranée où il n'y a guère de marée, car les Romains disaient *ante mare ondae,* ce qu'il ne faut pas traduire par « avant la mer les ondes » mais par « avant la marée, les ondes », ces *ondes* étant spécifiquement les vaguelettes du renversement de la marée. Or c'est Fideles qui nous enseigna ces choses, avec quelques autres tout aussi mystérieuses sur la petite pêche et les mœurs de certains poissons. 82:223 Par contre il n'avait jamais navigué à la voile ni en haute mer. Son baptême eut lieu une nuit que nous conduisions tous les deux le bateau à une trentaine de milles au Sud de Rio, pour le mettre à terre. A Marambaia. Nous sommes donc sortis au moteur et puis, la nuit étant belle, avec un joli « terral » portant, nous avons établi une seule voile, la misaine. Mais après trois heures de navigation sans histoire je vis des éclairs devant. Était-ce un orage au loin ou bien un front froid ? Dans le premier cas nous pouvions passer au travers ; dans le se­cond, il fallait immédiatement revenir. Je me précipitai dans la chambre aux cartes : le baromètre avait baissé de onze millimètres depuis notre départ. Il n'y avait plus aucun doute. Nous avons pris les deux grandes bandes de ris dans la misaine. La brise du Nord-est tomba peu après, remplacée aussitôt par une rafale du Sud-ouest. A la lueur des éclairs on voyait arriver les gros nuages et les rideaux de pluie. La mer se mit à bouillonner, car ce vent lève tou­jours du clapot. J'étais à la barre, naturellement. J'avais perdu de vue Fideles quand je l'aperçus, à côté de moi, un pied en avant, l'autre en arrière, une main sur le toit de la cabine, l'autre accrochée au hauban. -- « Que regardez-vous Fideles ? » -- « Je regarde en avant ! » Mais on ne voyait rien ! J'étais même un peu inquiet à cause des îles entre lesquelles je devais passer mais je savais que, après la première grosse pluie, une éclaircie me laisserait voir les lumières de la côte. Nous avons bien dansé pendant une heure (moitié moins de temps qu'à l'aller) et une fois dans le calme de la Baie, Fideles me dit : *Quase que gos­tei !* -- « J'ai presque aimé ça ! » Il était très fier et je compris, de ce jour, qu'il serait un bon matelot. #### Marées Les marées sont, pour moi, un mystère. Fideles disait « le mystère de la Sainte Obscurité ». Nos professeurs nous expliquaient les effets de la lune et du soleil, la plate-forme continentale, la déclivité du fond, les profils de la côte, je n'y comprenais rien. On nous disait, en classe, que la Méditerranée n'a pas de marée parce que c'est une mer fermée. 83:223 Or, dans quelques ports de l'Atlantique Sud il y a dix mètres de marée. Ailleurs vingt centimètres ou bien quatre-vingts centimètres. A Bahia nous mettions le bateau à sec sur n'importe quelle plage ; à Rio c'est impossible. Certains endroits ont une marée par jour, d'autres en ont deux et même trois, -- deux grandes et une petite, -- sans parler de l'Amazonie où le « pororoca », ou mascaret, fait monter le niveau de douze mètres en douze minutes. Nous avions soigneusement repéré, sur cette côte im­mense, les plages, les baies abritées où nous pouvions caréner, selon des manœuvres et des techniques spéciales, très intéressantes. Je n'ai jamais été gêné par l'heure de la marée, ayant appris à calculer les « vents » du soleil et de la lune dans un livre espagnol datant de 1586, avec un nombre d'or, le calcul de l'Épacte, les signes du Zo­diaque et trois chiffres marqués sur le pouce de la main gauche. Ce procédé, que l'on porte toujours sur soi et dans la tête, n'a rien à envier aux tables modernes. Ces tables ne donnent les heures et hauteurs des marées que pour les ports. Il nous intéressait de les connaître aussi pour une quantité de mouillages sans port. Nous ne pouvions savoir la hauteur de la marée que par l'expérience. Il était parfois nécessaire de mettre le bateau en cale sèche ou le monter à terre, généralement sur des chantiers pour pêcheurs. C'était toujours une dure épreuve, que nous cherchions à écourter autant que possible en travaillant dur. L'atmosphère des chantiers n'est pas agréable. Fideles ne savait pas calfater mais c'est lui qui peignait tout le bateau, tout seul ; à peine avais-je à lui faire la ligne de flottaison, et pour le reste, il était capable de rester des heures sous la coque mais il ne voulait aucune aide. Quand la marée montait, il continuait, les jambes dans l'eau, pes­tant contre les crabes qui lui mordillaient les pieds. Nous ne pouvions plus cuisiner à bord : plus d'eau douce, le bateau tout incliné, et puis nous n'avions pas le temps. J'allais dîner dans un bistrot des environs, mais je n'ar­rivais pas à deviner où Fideles dînait lui-même. Je me demandais s'il n'allait pas dans l'autre rue, où se trou­vaient des bars plus grands et plus illuminés, lui qui aimait le « mouvement ». Ces travaux de carénage sortant de l'ordinaire, j'avais l'habitude de le payer double. 84:223 Un soir je le trouvai, en effet, non pas dans un bar mais à la terrasse de l'unique « restaurant » de l'endroit, l'air satisfait devant les restes d'un poulet. Il en était au café : une petite tasse de café et une bouteille d'eau de vie. Quand il me vit il leva son verre en mon honneur : « Servi ! Monsieur : c'est la double marée. » #### Fideles (suite) Fideles assurait la routine du bord. C'est le nettoyage. Un peu par ci, un peu par là, parlant tout seul de la pluie et du beau temps, par mots entrecoupés. Il avait sa philosophie, résumée en quelques phrases lapidaires : « J'aime le travail, disait-il, mais... peu. » Ou encore « Une seule casserole, pas deux », entendez : ne vous compliquez pas la vie. Il est vrai que nous en avions beau­coup trop à bord. Et aussi : « Moins on en sait, plus on est heureux. » De fait, il était toujours gai. Quand il ne com­prenait pas quelque chose il ne faisait pas le moindre effort. Il disait : « C'est scientifique » et il tournait les talons. Dans les ports, lorsqu'il allait à terre, il aimait rester assis sur un petit mur ou sur une bitte d'amarrage pour regarder passer les gens. Au retour il me disait : « Aujour­d'hui c'était bien, la rue était mouvementée » ou au contraire : « Cette ville est triste, la rue n'est pas mouve­mentée. » Il aimait la foule, mais ne causait avec personne. Je crois avoir été son seul confident. Cette mentalité est très courante au Brésil : on aime la vie, les fêtes, la foule, mais on aime aussi à rêver, on admire passionnément les beautés de la nature et on n'a aucune ambition, tel ce pêcheur de crabes qui me disait : « J'en pêche un kilo par jour. Je les vends au restaurant du coin. C'est pas beau­coup ! » 85:223 -- Mais, pourquoi n'en pêchez-vous pas deux kilos ? -- Eh, Monsieur, il faut bien en laisser pour demain ! » Fideles avait un sens aigu de la courtoisie, des nuances et des hiérarchies : on sait qu'une vieille coutume mari­time veut que le bâbord, la gauche, soit le bord de l'équi­page, et tribord, celui des officiers et des visites. Les mauvais esprits ou, simplement, les ignorants, verront là une discrimination sociale. C'est tout le contraire : il s'agit de l'une de ces habitudes basées sur le respect du prochain et des libertés, car il y a dix raisons pour que tout le monde ne monte pas à bord n'importe où... Je n'en parlai jamais à Fideles. Il le comprit vite et seul. Il fit rapidement de bâbord son domaine. C'est là qu'il lavait la vaisselle, épluchait les légumes, jetait les ordures, se cachait pour se raser. C'était toujours par là qu'il mon­tait à bord. Quand il allait chercher ou reconduire des visites, ou quand j'allais à terre, avec mon costume numéro un et mes souliers, il sautait dans la chaloupe, qui était amarrée à bâbord, faisait le tour par l'arrière du bateau et se présentait, tout souriant, à l'échelle de coupée qui se trouve sur tribord. Par contre, quand il était bien fringué, les jours de fête, il aimait à faire gravement les cent pas sur *tribord.* Faut-il que je donne des explications ? Fideles savait aussi qu'on ne s'approche pas d'un ba­teau à moins de trois ou quatre brasses et que l'on ne doit appeler personne par son nom. Cela pourrait être in­discret. Un soir, j'étais seul à bord, Fideles était de sortie. Il revint tard et, de loin, je m'aperçus que la bouteille avait été généreuse. Je me cachai derrière la cabine de l'arrière. Je l'entendais qui chantait en cadence : O ! mon fils ! (c'était moi) O ! mon père ! O ! mon frère ! O ! mon voisin ! O ! mon cousin ! O ! mon neveu ! O ! mon ami ! 86:223 Aux quatre brasses réglementaires il s'arrêta et se dressa debout dans le youyou. Je me gardai de me montrer. -- « Y a personne dans ce bateau de m... », et il retourne d'où il venait en ramant et chantant beaucoup plus vite : Y a personne à bord ! Y a personne à bord ! Y a personne à bord ! Y a personne à bord ! Ces petits accidents étaient rares. Au surplus je savais que tout en sirotant sa « cachaca » sur le petit mur ([^38]), en face du bistrot, il surveillait *L'Étoile* d'un regard paternel. De temps en temps nous recevions des visites impré­vues (par contre les visites « annoncées » ne venaient pas toujours). Fideles les avait parfois en horreur et je dois dire que sa courtoisie avait des manques. Un jour nous reçûmes à bord un monsieur, une madame et la « ma­moiselle », cette dernière très court-vêtue. Fideles voyait pour la première fois une « mini-jupe » : -- « Nossa Sen­hora da Conceieâo ! s'écria-t-il, et ma mère qui avait besoin de quatre mètres pour se faire une jupe et encore elle trouvait que c'était peu ! » D'autres fois il s'amusait à leurs dépens ; par exemple quand des terriens lui demandaient : « A quoi servent les mâts ? » (sic) -- A monter en haut. -- Où est l'avant ? Fideles montrait l'arrière. -- A quoi sert ce filet (celui sous le beaupré). -- A pêcher, répondait Fideles. -- Il y a combien de salles de bains ? -- Trois, mais deux sont fermées. -- On dirait un bateau pirate ! -- Mais, nous sommes des pirates ! répondait Fideles, ravi de les voir s'esquiver, la mine inquiète. 87:223 Il y avait aussi les personnes du genre « je sais tout ». En un rien de temps ils nous expliquaient la navigation, les bateaux, l'art, la peinture et nous donnaient des conseils par-dessus le marché comme on saupoudre de poivre un plat cuit à point. En général je ne répondais pas, je sou­riais avec l'air le plus niais possible, secouant la tête de haut en bas, ainsi que m'avait appris mon ami le Chinois. Mais un jour, après leur départ, Fideles s'exclama, les bras écartés : « C'est le progrès ! » -- Le progrès, Fideles ? -- Oui, monsieur, le progrès. -- Et qu'appelez-vous le progrès ? -- Eh bien, monsieur, ces gens-là voivent toutes sortes de choses dans les journaux, le cinéma, la radio, la télé­vision, alors y croivent qu'y savent tout ! » C'était une longue phrase pour Fideles mais elle me donna beaucoup à penser. Au fond, nous étions, lui et moi, complètement d'accord sur la manière de conduire la vie et sur la nature des choses. Car il y a une nature des choses et tant que le monde est monde on ne la changera pas. Le malheur est que l'on confond souvent le progrès matériel, qui s'ajoute, avec les valeurs spirituelles et morales *qui ne changent* pas, quoi qu'on fasse. Rien n'étant parfait sur cette terre, nous procédons par analogies. On dit que les circonstances, en mer, ne sont jamais tout à fait les mêmes. Donc nous ne pouvons procé­der que par analogies ; non par égalités entre circons­tances différentes mais analogues. On s'acharne à vouloir que le progrès matériel ait fait « progresser » les choses de l'esprit. Bien au contraire, il nous sépare du réel. Tout le monde parle d'adapter notre vie morale au progrès. Nous pensions, nous, qu'il faudrait adapter le progrès à notre vie morale et spirituelle. Car la seule réalité est l'Esprit et il est éternel. A propos du progrès matériel, Fideles et moi consi­dérions certains aspects de la vie actuelle comme vétustes, arriérés, comiques, illogiques. Par exemple nous ne com­prenions pas -- et je continue de ne pas comprendre -- que nous en soyons encore au moteur à essence pour les automobiles, et au piston. Nous en critiquions aussi les formes et jusqu'au matériau (la tôle). 88:223 J'attribue à la vanité humaine ces retards du progrès matériel et cette paralysie du progrès moral (rétrograde), cependant que, dans d'autres domaines, les humains sont complètement dépassés par leurs inventions. Fideles disait : « Aujourd'hui, tout est tordu. » Mais le sillage de *L'Étoile du Jour* est droit. -- « Fideles, allez donc fermer l'écoutille, voilà encore du gros temps. » #### L'esclave du Cap'taine Six Après avoir parlé de ce bon Fideles, et peut-être y re­viendrai-je au cours de ces récits, je revois en esprit Alexandre, « l'esclave » du Cap'taine Six ([^39]). Vous êtes trop jeunes pour savoir qui était le Cap'taine Six et moi-même je ne le connaîtrais peut-être pas si je n'avais navigué dans les mêmes eaux. Il était alors très âgé. Tout le monde connaissait sa fameuse goélette « Éli­sabeth » sur les interminables côtes et chapelets d'îles qui s'étirent entre le Tropique du Cancer et le trente quatrième parallèle Sud. Une goélette vraiment magnifique, avec des mâts immenses. Elle transportait, comme vous savez, de la poudre à pétards (et à fusils), des fusées, des feux de Bengale, jusqu'au jour où elle sauta, peut-être par l'imprudence d'un fumeur ou du cuisinier ?... Le Cap'taine Six n'allait jamais à terre mais nous nous rendîmes à son bord une fois, à Rio Grande qui était sa dernière escale vers le Sud. Dans l'après-midi nous avions vu ce beau voilier passer devant nous, à vive allure, toute la toile dessus, alors que nous nous préparions à entrer au port. Elle était deux fois plus longue et moitié plus large que *L'Étoile du Jour.* En tonnage cela fait beaucoup. « Connaissez-vous ce bateau ? » me demanda Francisco. 89:223 -- Oui, le bateau oui, j'en ai entendu parler ; quant à son capitaine, qui le connaît ? C'est un Allemand, dit-on ; on raconte qu'il fut probablement le dernier corsaire à la voile pendant la « Grande Guerre ». On ne sait rien de plus. Pour entrer à Rio Grande do Sul il n'y a qu'un passage, entre deux digues qui s'avancent de neuf kilomètres en mer. Toute l'eau de l'immense « Lagoa dos Patos » et des fleuves qui l'alimentent s'écoule par là. Par conséquent, si le courant descendant rencontre la marée montante, cela produit une « barre » très haute un peu avant l'entrée des digues. Il est bon de faire un crochet vers la plage, et revenir passer le musoir derrière la barre. C'est ce que fit *L'Élisabeth,* et nous à sa suite. Nous la retrouvâmes loin déjà en amont, encalminée. Nous avions un moteur mais elle n'en avait pas car on sait que pour les charges inflammables ou explosives, les primes d'assurances sont infimes s'il n'y a pas de moteur. Nous lui criâmes en passant : « Voulez-vous un bout de remorque, *Élisabeth ? *» Elle accepta et nous envoya une aussière. Le soir, mouillés tous les deux devant la ville de Rio Grande, un peu à l'écart, après la visite des « autorités », le Cap'taine Six vint à notre bord pour remercier. C'était un hercule qui paraissait soixante-dix ans, por­tant une barbe blanche en collier, vêtu un peu à la manière d'un planteur du siècle dernier, tout en blanc, même les souliers, mais tout de même sans casque colonial. Il était suivi d'un grand nègre aux cheveux grisonnants, souriant et muet. Il le présenta : « Alexandre, mon valet de pied ». C'était, de toute évidence, son garde du corps, qu'on appelle en portugais « guarda costas ». Garde-côtes. En avait-il besoin ? Nous nous installâmes sur l'arrière de la grande écou­tille, dans les fauteuils placés en demi-cercle, sous la tente, et je servis une bouteille de Lacrima Christi que nous avions... Mais je vous raconterai une autre fois l'histoire des cinq caisses de Lacrima Christi. Le Cap'taine Six s'intéressa beaucoup à notre genre de navigation, puis posa quelques questions sur le temps que nous avions rencontré dans Santa Catarina et enfin bâilla à se décrocher la mâchoire. Il allait partir quand j'eus l'idée saugrenue de dire à Alexandre : « Vous en avez de la chance de servir sur un tel bateau et avec un tel capitaine ! » 90:223 Le Cap'taine Six prit un air indifférent, regardant le fond de son verre, et Alexandre sortit de son mutisme pour nous tenir le surprenant discours que voici : « Je suis l'esclave, dit-il. Depuis onze ans je suis l'es­clave volontaire de M. Ludwig Six von Essen. Peut-être croirez-vous que j'ai une dette de reconnaissance parce qu'il m'a autrefois sauvé la vie, ou qu'il me paye un salaire princier, ou que j'ai une part dans le bateau ? Il n'en est rien. J'étais débardeur au port de Salvador. Un jour je vis arriver *L'Elisabeth,* je la vis manœuvrer pour accoster ; eh bien je vous le dis, cette manœuvre, messieurs, pas un seul des trente ou quarante voiliers qu'il y avait à cette époque dans la Baie de Tous les Saints n'était capable de la faire. Je pensai : voilà un bateau qui a un sortilège, ou alors le capitaine est né sur une hune. Alors je suis allé voir ce capitaine et je compris tout de suite qu'il était d'un autre monde ou d'une autre époque et que je n'avais rien à faire comme débardeur. Il me dit : -- *Mon fils, on a besoin par ici d'un homme solide au moral et au physique. En êtes-vous ? --* Alors je restai à bord. Je n'ai jamais dormi ailleurs qu'en travers de la porte du Capitaine et j'y suis très bien. Il ne me l'a pas demandé, remarquez, mais je sais que ma place est là et que personne ne peut la tenir mieux que moi. Sans lui, messieurs, que serais-je ? Mais sans moi, que ferait-il ? Les gens de terre ont du mal à comprendre mais c'est ainsi, à bord de *L'Élisabeth,* pour tous les membres de l'équipage, depuis le bosco jusqu'au cuisinier et depuis le cuisinier jusqu'au mousse. Quand le Cap'taine me dit : faites ceci, je le fais, faites cela, je le fais. Ainsi j'apprends beaucoup de choses. Plusieurs d'en­tre nous seraient capables de faire la route et de com­mander la manœuvre s'il le fallait. Et quand il me de­mande conseil je dis clairement mon avis, sans détours. Si je l'appelle, il sait bien que je ne le fais pas venir inutilement et si je me trompe dans mon travail -- c'est rare, remarquez -- il me regarde de travers mais il ne dit rien parce qu'il sait que je ne l'ai pas fait exprès. Il ne s'agit pas de savoir rester chacun à sa place ; on y est. Il s'agit de savoir la remplir. » Le Cap'taine Six souriait en regardant le fond de son verre. Il se pencha pour dire quelque chose à l'oreille d'Alexandre. Celui-ci se leva et vint me dire à l'oreille : 91:223 « Le capitaine prendrait bien un autre verre de Lacrima Christi ; non, pas pour moi, merci, ça me tourne la tête. » Le lendemain nous visitâmes *L'Élisabeth.* Nous ne la revîmes que beaucoup plus tard, dans l'état, hélas, où peut se trouver un bateau qui a explosé, sur le banc des coraux rouges, entre Caravelas et Porto-Seguro, là même où l'ami­ral Cabral et ses compagnons découvrirent le Brésil, dans leur voyage d'Europe aux Indes par le Cap de Bonne Espérance, en l'an 1500. #### L'expérience Vous connaissez comme moi des jeunesses endormies et des « vieux » qui ne le sont pas. Ce qu'on appelle la sclérose est très variable et n'affecte pas toujours la mé­moire ou l'imagination créatrice : le cerveau de Charlier, à 90 ans, fonctionnait à une telle vitesse qu'on avait peine à le suivre. Une certaine lenteur de la compréhension, de l'ima­gination ou de l'élocution n'est pas forcément un signe de faiblesse mentale. Quel que soit l'âge, nous ne sommes pas toujours lents dans les mêmes domaines : un homme de métier, très rapide à comprendre les problèmes, est parfois lent à les résoudre. On comprend même qu'il soit d'autant plus lent à s'exprimer qu'il connaît mieux la multiplicité des solutions et des techniques, car il s'agit toujours d'un *choix.* Écrire n'est pas mon métier, on s'en aperçoit. Je fais cet effort parce que je vois que l'expérience personnelle, si nécessaire, peut se repasser, au moins en partie : la partie de la mise en garde ou de l'éveil. D'une part des « trucs » de métier et d'autre part des « attitudes » devant des faits de la vie sont transmissibles sans retouche, à ceux qui viennent après nous, à ceux qui font confiance. La pratique se charge du polissage. 92:223 Lorsque je mettais un homme à la barre pour la première fois, je me gardais de le laisser faire à sa guise : ç'eût été trop dangereux pour tout le monde à bord. Je lui enseignais ce qu'il ne faut pas faire, sans qu'il soit besoin, sans qu'il soit souhaitable de lui en laisser faire l'expé­rience. Je lui laissais le soin de découvrir ce qu'il faut faire, quitte à apporter ensuite des retouches. Mais je donnais rarement des explications : « On coud la voile de droite à gauche et on ralingue de gauche à droite. » C'est en le faisant que l'on comprend les raisons. La tra­dition repasse les principes et concepts ; l'explication vient avec la pratique. Il vaut parfois mieux faire confiance aux principes que d'essayer des expériences nouvelles : l'un de nos amis affectait de plonger, avec le harpon, sans le traditionnel couteau à la ceinture. Un jour tout l'équipage, terrifié, l'a vu passer à grande vitesse sous la quille, re­morqué sans doute par un gros poisson. Il n'est jamais revenu. N'y aurait-il pas un peu de vanité dans le désir, si commun aujourd'hui, d'étaler un savoir mal appris ? Avec l'ignorance et sa sœur la vanité on ne va pas loin. Avant d'inventer un nœud, voyez donc s'il n'existe pas déjà et apprenez à le faire vite et bien. Vous ne réinventerez ni la physique ni la peinture, croyez-moi, vous leur ajouterez peut-être un chaînon, une goutte d'eau, et ce sera beaucoup. Toute expérience refaite sous le prétexte de nouveauté est du temps perdu. On ne le rattrape pas. La plus belle pierre subit l'érosion, mais la pierre corrodée n'est pas forcément plus moche ? On parle de la vieillesse du monde mais n'est-il pas toujours jeune pour celui qui le découvre ? Ainsi, on parle du deuxième âge, et du troisième et du quatrième... C'est vrai, matérielle­ment, mais ne pourrait-on pas dire que le premier âge est aussi bête que le dernier ? Ne pourrait-on dire : la deuxième jeunesse, la troisième, la quatrième ? Mais non, je me trompe ; l'âge de la pierre polie n'est pas un progrès sur la pierre taillée ; l'âge du bronze était l'âge d'or avant l'âge de la rouille. Vous êtes rouillés, les gars, attention ! Vous rouillez avant l'âge, le rhumatisme intellectuel est devenu endémique, la sclérose vous gagne de vitesse et ni vos recyclages ni vos lavages de crânes n'arrêteront la maladie. Quand je vous vois déambulant et trottinant par les rues j'ai envie de vous dire : « Venez donc m'aider à brasser la grand voile, il y a de la place là-haut, sur les mâts ! » 93:223 Je rêve, comme vous, d'un monde meilleur, et ce monde c'est vous, c'est nous ; toute réforme commence par soi-même et avec l'aide de Dieu. Seul, tout seul, mon fiston, croyez-en le vieux capitaine, on né fait rien de bon. #### Inexpériences Mon incompétence et le moteur provoquèrent une fois l'admiration des badauds. J'ai dit que *L'Étoile du Jour* manœuvrait mal au moteur : il lui fallait une certaine vitesse et puis... ne pas confondre la marche avant et la marche arrière ! Je n'étais pas encore familiarisé avec le levier quand j'arrivai, presque à la nuit, perpendiculairement à un wharf auquel il fallait accoster. La manœuvre normale était de battre en arrière au dernier moment, dans l'espoir que, vu le sens du pas de l'hélice, le bateau tournerait à droite. Mais au lieu d'arrière-toute, je mis avant-toute. Denis, prêt à lancer l'amarre, sur bâbord, vit l'extrémité du beau­pré décrire un cercle à toute vitesse au ras du quai. A ce moment je m'aperçus de mon erreur et j'appuyai le levier brutalement dans l'autre sens. Le bateau s'arrêta juste à l'endroit voulu. Je pris un air aussi dégagé que possible et un vieux pêcheur me dit : « Je n'ai jamais vu une manœuvre d'accostage aussi rapide ! » C'est parfois sur l'inexpérience que s'établissent les réputations : beaucoup plus tard, à plus de mille deux cents milles de là, le capitaine d'un petit cargo argentin, le « Trébol », m'a demandé : « Est-il vrai que votre bateau est le plus manœuvrant de la côte ? On dit que vous le conduisez comme un vélo. » \*\*\* 94:223 *Dona Petrona* était une patache très lourde, construite en une sorte de bois de fer, presque entièrement couverte par une immense cabine avec des fenêtres comme les vitrines d'un magasin. Environ quinze mètres de long par cinq de large. Elle avait autrefois transporté du sable, mais, par la suite, « élevée » au rang de « House Boat », on lui avait rajouté cette fameuse cabine, un mât rabat­table, une quille de fonte et enfin, telle qu'elle était, le moindre courant, la moindre brise lui faisait prendre une position dite d'équilibre, d'où rien ni le diable ne pouvait la faire sortir. Une nuit d'hiver, *L'Étoile* se trouvait à l'embouchure de l'une de nos rivières favorites, mouillée de l'avant, amarrée à des arbres par l'arrière. J'allais m'endormir quand j'en­tendis le bruit d'un moteur. Et puis je ne l'entendis plus... Au bout d'un moment je sentis que quelque chose s'ap­prochait. Quelqu'un semblait faire de grands efforts sur une gaffe. Il reniflait. Tout à coup, un bruit effroyable de vitres cassées, suivi d'un juron comme il n'y en a qu'en espagnol. D'un bond je sautai sur le pont : *Dona Petrona* était empalée sur mon avant ! Mon beaupré passait au travers de son salon ! Or l'extrémité de mon beaupré est à trois mètres au-dessus de l'eau ; c'est dire la hauteur du salon de *Dona Petrona.* Que s'était-il passé ? Panne de moteur, dérive, résis­tance héroïque de l'homme, injustice du destin. Ce sont de ces choses contre lesquelles il faudrait réagir en dé­truisant la tradition, pas vrai ? Le lendemain, avec la renverse du courant, *Dona Petrona* s'en fut comme elle était venue, non sans quelques nouveaux éclats. \*\*\* Et l'art ? Vous est-il arrivé, ouvrant la radio, de penser : « On dirait du Beethoven raté. » Je connais des dessins si simples, par exemple des dessins chinois du VI^e^ siècle, on croirait que c'est pas fait exprès, et pourtant, de toute évidence, ils ne sont pas ratés. 95:223 Aujourd'hui on ne s'y reconnaît plus, tant la peinture a souvent l'air ratée. Je sais que beaucoup de peintres le font exprès. Jugeant qu'il ne faut pas « donner des perles aux cochons », ils gardent le meilleur dans leur for inté­rieur, pour ne pas donner l'impression de Matisse au carré, de Braque au cube. En somme ils font plutôt le contraire : de la racine de Picasso ; racine carrée d'un Picasso cubique. Imaginez ! Si peu que ce soit, c'est assez pour ébaudir le public. Le pluriel, en ce cas, indique une quantité moindre que le singulier : « Traces de Sodium ! » Quel titre pour un tableau où l'on verrait deux seins publics louchant sur la perspective du Corcovado, ou un chapeau melon, transparent et pointu, résurgence d'une époque à venir, coiffant un bonnet phrygien à faire pâlir le blason colombien. C'est facile ! La prochaine fois qu'un ami mal intentionné me traî­nera dans l'une de ces expositions que l'on appelle « expé­riences » mais qui sont plutôt des « inexpériences », je choisirai un tableau particulièrement vide, un soupçon de rien entouré d'infini. Je choisirai aussi le moment, au milieu des « intellectuels » et des « femmes fatales », la seconde de silence que l'on provoque, par exemple, en montant sur une chaise, et je crierai, montrant le tableau du doigt : « Traces de Sodium ! » Vous me direz qu'ils ne comprendront pas. Pas plus que les toiles et les « vistemboirs » exposés. Qu'importe, un cri de guerre dans une sotte assemblée fait toujours son petit effet et si je passe pour un fou, tant mieux, cela me permettra d'ajouter quelques incongruités, par exemple, je réciterai un ou deux morceaux choisis des *Châtiments*, jusqu'au moment où la police, appelée en hâte, me fera descendre de ma chaise. Bernard Bouts. 96:223 ### Pages de journal par Alexis Curvers C'ÉTAIT BIEN LE MOMENT de congédier saint Christophe. Depuis, les accidents de la route n'ont cessé de s'aggraver, et les pirates de l'air en ont même inventé un de plus, dont l'inauguration a très exactement coïncidé avec la date où le patron des voyageurs s'est vu retirer son permis de conduire. C'était bien le moment de congédier sainte Cécile. Nous avons la musique moderne et les opérettes liturgiques. C'était bien le moment de congédier sainte Catherine d'Alexandrie, patronne des philosophes chrétiens. Nous sentons assez le prix des lumières dont nous inondent par compensation les philosophies modernes, et des bienfaits dont elles nous comblent : clarté des idées, bon ordre in­tellectuel et moral, pureté du vocabulaire, droiture dans les jugements, formation de la jeunesse, etc. Détrônée aussi du monastère d'où elle régnait abusivement sur le Sinaï, la même sainte Catherine laisse enfin toute la pres­qu'île environnante jouir de la paix admirable qui présen­tement y règne. C'était bien le moment de congédier saint Georges, avantageusement remplacé par la chevalerie de la drogue et du crime. C'était bien le moment de congédier sainte Marguerite, protectrice des femmes enceintes. Nous avons la pilule en vente libre et l'avortement en série. Il est vrai qu'en Suède les autorités espèrent au moins diminuer la fréquence des avortements de mineures : à cette fin, des infirmières distribueront gratuitement des contraceptifs dans certaines écoles. 97:223 C'était bien le moment de congédier Marie Immaculée, Mère de Dieu, toujours Vierge. Nous y gagnons la psycha­nalyse, l'érotisme et le cinéma cochon dans des collèges catholiques. C'était bien le moment de supprimer les crèches de Noël, où les droits de la Vie naissante resplendissaient dans une lumière sacrée. Depuis, dans des pays qui pas­saient pour civilisés, fœtus et bébés handicapés, quand ils ne vont pas à la poubelle, servent à des expériences de laboratoire, ou pire encore ([^40]). C'était bien le moment de mettre le Saint-Sacrement au rancart. Nous célébrons l'adoration perpétuelle de Cali­ban, d'Ubu-Roi et de Satan. Pour qui ne croit pas au surnaturel, force est de re­noncer à rien y comprendre. Tout rapport de cause à effet s'évanouit. *Oculos habent et non videbunt.* Ce que du moins tout le monde peut voir, c'est que les règnes des deux derniers papes -- si « humains », n'est-ce pas ? -- auront drôlement porté bonheur à l'humanité adulte enfin démystifiée, marchant au pas de l'oie vers la termitière, les camps de concentration et, dans l'aujourd'hui de plus en plus sinistre, vers le point oméga et les lendemains qui chantent. \*\*\* Lois divines et lois humaines sont aussi inséparables dans la réalité que dans la belle prose de Cicéron, qui les invoque toujours ensemble. Ce juriste savait que les ra­cines du droit sont au ciel et nulle part ailleurs. A moins de s'autoriser de Dieu, la loi humaine perd toute créance, tout fondement, toute légitimité, toute sanction et même toute justice. Car en vertu de quoi, sur la terre, décider du juste et de l'injuste ? et qui en décidera ? 98:223 Non seulement le pire criminel est en droit de suspecter, mais il a parfai­tement raison de récuser un législateur, un juge qui ne valent pas mieux que lui, du moment que ceux-ci ont eux-mêmes coupé le lien organique par où pénètre et s'exerce en eux une autorité qui vaut mieux que celle de l'homme. Cette autorité déléguée ne peut venir que de Dieu. Et cette source dont elle émane est bien la seule où elle trouve à puiser, en même temps que sa force, la vertu d'employer sa force avec charité, prudence et modération. La rupture d'avec Dieu est ce qui rend si vains, si dérisoires, si absurdes, souvent si néfastes et si cruels tant d'efforts dépensés par les gouvernements, les partis poli­tiques, l'O.N.U., les ligues des Droits de l'Homme, Amnesty International, églises désacralisées et autres organismes acéphales du même genre, qui s'acharnent à traiter les effets par le mépris des causes. Plus ils répudient les causes, plus aussi aggravent-ils l'incohérence et la malignité des effets successifs. Cherchant proprement la quadrature du cercle, ils n'affectent d'y réussir que par des mensonges, des tricheries et des violences qui ne font que déformer à la fois le rond et le carré, sans que l'enlaidissement croissant de l'un et de l'autre laisse entrevoir entre eux la moindre chance de conciliation future. Ces gens ressemblent à des enfants amateurs de « pa­tiences », mais qui joueraient avec des cartes dont ils auraient commencé par éliminer l'as de cœur ; ou à des amateurs de puzzles, qui auraient délibérément égaré la pièce principale et centrale sur laquelle tous les autres morceaux devaient s'ajuster pour prendre consistance, figure et signification. Ces architectes ont beau assister au continuel écroulement des systèmes qu'ils échafaudent l'un après l'autre dans les nuées et sur le vide, le spectacle des ruines qu'ils accumulent ne les instruit pas plus que l'expérience des tempêtes qu'ils déchaînent. \*\*\* Brochant sur le tout, voilà que nous entrons, paraît-il, dans l'Année des Droits de l'Animal, inconsidérément cal­qués sur ces fameux Droits de l'Homme qui, depuis deux siècles qu'on les promulgue, ont eu les suites que nous voyons. 99:223 A la place des animaux, je me méfierais de ces ligues et de ces chartes qui vont en leur faveur un peu partout sortir de terre, -- oui vraiment, c'est le cas de le dire, sortir de terre et non pas du ciel. Le malheur est que ces initiatives certainement généreuses, inspirées de senti­ments que partage tout cœur bien né, se vouent à l'échec le plus fatal par le titre même qu'elles se donnent, dans l'ignorance des désastres que les Droits de l'Homme n'ont cessé de coûter aux hommes. L'animal n'est pas sujet de droit, rétorqueront irréfutablement tous ceux *qui sur les animaux se font un chimérique empire.* Mais toute créature qui n'est pas sujet de droit peut être et est objet de devoir. Ce sont les Devoirs de l'Homme envers les animaux, comme aussi bien envers les hommes, qu'il aurait fallu proclamer. Et comment observer aucun devoir envers la créature, à moins de reconnaître et de respecter d'abord les droits du Créateur ? C'est-à-dire de Celui-là seul dont l'empire sur la création tout entière ne soit pas chimérique. \*\*\* Il est difficile de faire le bien. Dans le bulletin d'une très méritante Société protectrice des animaux, je trouve d'ex­cellents conseils sur les soins à donner aux petits oiseaux tombés du nid. Les vers de farine sont la nourriture qui leur convient le mieux ; aussi faut-il en tenir prêt un élevage à toutes fins utiles. Ce que lisant, je ne vois rien de plus urgent à mettre sur pied qu'une Société pour la pro­tection des vers de farine. \*\*\* Entre époux, entre frères, entre amants, entre amis, entre homme et animal, quels que soient le genre d'amour et la nature du lien qui réunit deux êtres, la question qui à partir d'un certain âge tourmente chacun et dont aucun ne parle, ne sachant quelle réponse du destin sera la plus cruelle, est qui des deux va mourir avant l'autre. Cette question insoluble, une vieille servante, qui avait partagé presque toute la vie de sa maîtresse non mariée, la tranchait par un mot admirable : « Aucune de nous deux ne peut mourir la première. » 100:223 Elle devait mourir la seconde et, qui plus est, survivre sans que son malheur tournât au drame qu'elle avait craint. Par chance inespérée et vertu bien rare, la famille héritière de la défunte honora décemment la dette de reconnaissance que celle-ci avait contractée envers la seule compagne de ses vieux jours. Et du moins la servante en deuil n'échoua point à l'asile. \*\*\* On reproche aux Pères de l'Église d'avoir réduit l'hé­résie au silence en vouant à la destruction les écrits des hérétiques, alors que, tout au contraire, ils ont perpétué jusqu'à nous la mémoire de leurs adversaires par les ana­thèmes dont ils les ont nommément marqués, et la con­naissance des doctrines hérétiques par les formulations et citations souvent textuelles qu'ils en ont faites pour les réfuter. A telle enseigne qu'aujourd'hui encore les ennemis de la vérité chrétienne ne trouvent à chercher que dans l'œuvre des Pères de l'Église les objections, arguments et titres d'ancienneté dont ils ont besoin pour donner quelque semblant d'autorité à des élucubrations qu'ils prétendent cependant modernes. On peut dire que les hérétiques de jadis doivent aux Pères de l'Église de jouir parmi nous de plus de célébrité, d'influence et de prestige qu'ils n'en eussent conservé par leurs propres mérites. \*\*\* Comme il arrive fréquemment, les hérétiques modernes retournent contre ce qui reste de l'ancienne Église, enfin détruite par eux, le grief qu'ils savent encourir eux-mêmes au premier chef. Ce sont eux qui censurent, étouffent, ignorent et relèguent dans l'inexistence le peu qui s'obstine à leur résister. Le silence imposé par la terreur est entre leurs mains l'arme suprême de la haine triomphante. Ja­mais l'universelle conspiration du silence n'a été mieux organisée que par les partisans déclarés de la liberté d'expression. \*\*\* N'a pratiquement plus droit ni moyen d'existence au­cun livre, périodique, spectacle, chansonnette, œuvre d'art ou navet qui ne véhicule d'une manière ou d'une autre la propagande de la laideur, de la sottise, de l'imposture, de la débauche, du crime, en un mot de la Subversion. 101:223 Aucune mesure de salut public ne serait donc plus urgente que l'instauration de la censure, s'il n'était probable que les censeurs seront trop bêtes pour comprendre qu'il faut tout censurer, et trop lâches pour le faire. \*\*\* Pour Jean Raspail, auteur du *Camp des saints,* du *Jeu du roi,* etc. Quand il a perdu tout soutien, le roi blanc ou noir qui reste seul à se défendre sur l'échiquier s'appelle un « roi dépouillé ». Invaincu encore mais certain de sa défaite, cerné de toutes parts et incapable de se déplacer de plus d'un pas sous les feux croisés de l'ennemi, il refuse de capituler, aussi longtemps qu'il trouve auprès de lui une case où esquiver le coup fatal. Frappé enfin inévita­blement, il meurt debout, couronne toujours en tête. Et le jeu finit avec lui. Sur l'échiquier secret où les dernières âmes dignes de ce nom s'obstinent à jouer aujourd'hui, chacune en soli­tude, une partie désespérée, il n'y a plus de rois que dépouillés. Tels les « fils de roi » de Gobineau. Tel aussi votre roi, cher Jean Raspail, de plus en plus royal à mesure que dépossédé de tout lambeau de royaume. \*\*\* Les évêques français se déclarent un peu tard contre la peine de mort. Ils l'auraient fait plus à propos, avec plus de compétence et de courage, aux temps de l'Inquisition et de Jeanne d'Arc. Mais est-il jamais trop tard pour bien faire ? J'apprends en même temps et par le même journal (*Figaro* des 21-22 janvier 78) qu'un chauffeur soviétique vient d'être condamné à mort pour avoir tué sept personnes et blessé huit passants le 7 juin dernier à Moscou, s'étant mis au volant de son camion après avoir bu trop de vodka. Non seulement « le camionneur ivre finira devant le pe­loton d'exécution », assure le journal *Troud,* mais « dans son entreprise un certain nombre de cadres dirigeants ont été sévèrement punis pour avoir toléré un relâchement inadmissible de la discipline du travail ». 102:223 Nul doute que nos évêques, de concert avec le patriarche Pimène et le métropolite Nikodim, n'adjurent M. Podgorny d'user de son droit de grâce, et de hâter, en Russie comme en France, la réforme du code pénal. \*\*\* D'autre part, on apprend tous les jours que de libres gouvernements africains ou asiatiques procèdent réguliè­rement à des exécutions massives. Récemment encore, une princesse arabe dut assister sur la place publique à la mise à mort de son amant, puis elle-même eut la tête tranchée séance tenante. (Je le crois bien. En Égypte où je vécus dans les années 1931-32, ces mœurs avaient à peu près disparu, sous l'exécrable empire du colonialisme occi­dental. Mais je me souviens de certain mari musulman qui, témoin des libertés qu'une dame européenne prenait avec la morale conjugale, soupirait : « Si ma femme se conduisait de la sorte, son père, ses frères et moi, nous la tuerions. ») Il n'est pas jusqu'au pieux président Anouar el-Sadate qui ne vienne de rétablir la peine du fouet : en seront désormais passibles, comme au bon vieux temps de l'Islam, tous ceux qui, au mépris du Coran, boiront ne fût-ce qu'un verre de vin ou d'alcool. Qu'attendent les évêques, qu'attendent les défenseurs attitrés des Droits de l'Homme -- et de la Femme -- pour réprouver hautement ces suites normales d'une décoloni­sation si conforme à leurs vœux ? \*\*\* « *Il y a là beaucoup de bonnes choses... *» Ainsi com­mencent maints écrits ou discours destinés pourtant, semble-t-il, à dénoncer des choses mauvaises. C'est par exemple dans le programme de la gauche ou dans tel projet de loi scélérate, dans les nouveaux catéchismes ou dans les nouvelles messes, dans tels décrets conciliaires, mandement épiscopal ou politique vaticane des plus utiles à la Révolution qu'il y a, nous dit-on d'emblée, « beaucoup de bonnes choses ». 103:223 Précaution oratoire, concession habile ou *captatio benevolentiae,* la formule est devenue rituelle dans la bouche de plusieurs qui font mine de combattre les erreurs, les mensonges et les trahisons perpétrés par de hauts personnages d'autant plus redoutables qu'indignes. Mais ce prudent calcul se retourne et contre ses au­teurs, timides opposants qui par tant de révérence annu­lent d'avance les objections qu'ils ont à s'excuser de ha­sarder ensuite ; et contre la cause qu'ils croient ainsi dé­fendre, car les bonnes choses qu'ils approuvent, n'étant là que pour mieux faire passer les mauvaises qu'ils dé­plorent, sont en réalité les pires. Il y a beaucoup de bonnes choses dans les bagages dont les terroristes confient le soin à des « porteurs de valises » plus ou moins bénévoles. A peine si l'on ose en fouiller le contenu d'une main rapide et respectueuse. Bonnes choses assurément que ces vêtements de rechange, linge propre, souvenirs de voyage, cadeaux de Noël et passeports en règle, qui servent si bien à dédouaner les bombes. \*\*\* C'est loin d'être entièrement leur faute. Ils n'ont pas reçu du ciel assez d'intelligence pour s'apercevoir qu'ils sont bêtes, de leurs maîtres d'école assez de rudiment pour le devenir un peu moins, de leur éducation assez d'étoffe morale pour se sentir ignobles, ni des prêtres assez de religion pour suppléer à leur manque de jugement, de sa­voir, de conscience et d'honneur. En dernière analyse ils n'ont reçu de personne, hormis Dieu seul, assez d'amour pour en concevoir quelque respect d'eux-mêmes. Le comble de leur infortune, mais aussi leur excuse, est que leur imbécillité naturelle, leur ignorance crasse, leur mauvaise éducation et leurs prêtres sans foi, tout concourt à les em­pêcher de croire en Dieu, c'est-à-dire à leur ôter l'espoir et jusqu'à la connaissance de l'unique secours qui leur serait utile dans leur épouvantable disgrâce. \*\*\* 104:223 Pour rabattre le caquet aux hommes qui se croient plus malins que lui, le bon Dieu garde à sa disposition le vieux truc, simple comme bonjour, dont l'efficacité ne s'est jamais démentie depuis la tour de Babel : « Allons, descendons, et là même confondons leur langage, de sorte qu'ils n'entendent plus le langage les uns des autres. » A vrai dire, Dieu n'a besoin, de faire alors aucun mi­racle. Il laisse l'homme fabriquer à sa guise les jargons babéliens dans lesquels seuls peut s'exprimer l'extravagant projet de bâtir une tour aussi haute que le ciel. A peine au pied du mur, les spécialistes requis pour cet ouvrage ne se comprennent plus entre eux et bientôt cessent de se comprendre soi-même. Chaque fois qu'un mot de jargon vient à troubler l'hon­nête langage, soyez sûrs qu'il y a quelque Tour dans l'air. Et chaque fois qu'une Tour est en chantier, prêtez une oreille attentive aux jargons qui en préparent l'écroulement. \*\*\* Madrid, mars 1978. -- Dans la chapelle d'un de ses palais, la duchesse d'Albe, grande d'Espagne, épouse un prêtre défroqué ; ce roturier ci-devant jésuite portera le titre ducal. Une aristocratie authentique se presse en nombre à la cérémonie ; au premier rang, la mère et l'une des sœurs de Sa Majesté Juan Carlos, héritier des rois catholiques. La presse internationale, photos à l'appui, publie la nouvelle à son de trompe. Il y a de quoi : l'évé­nement par lui-même est une « première mondiale ». Les communistes espagnols n'ont plus guère à se tracasser. Voilà leur révolution faite. Je doute que même le XVIII^e^ siècle français ait espéré pareil spectacle. Ce fut assez pour lui d'applaudir au libertinage des clercs, à l'encanaillement intellectuel des princes, au bon exemple donné par le cousin du roi et l'amie intime de la reine -- tous deux élus grands-maîtres dans la franc-maçonnerie avant de périr sous les couteaux qu'ils avaient apprêtés pour d'autres. Telles sont pourtant les mœurs habituelles des « anciens régimes » pourrissants, dont quelques lecteurs inat­tentifs m'ont reproché d'avoir déploré les horreurs ([^41]). 105:223 J'ai pour caution Joseph de Maistre, qui n'a pas craint d'écrire : « De quoi pourriez-vous vous plaindre ? Vous avez dit à Dieu : « Sortez de nos lois, de nos institutions, de notre éducation ! Nous ne voulons plus de vous. » Qu'a-t-il fait, Il s'est retiré, et il vous a dit : « Faites ! » Il en est résulté notamment l'aimable règne de Robespierre. Votre révo­lution n'est qu'un grand sermon que la Providence a prêché aux hommes. Il est en deux points : Ce sont les *abus qui font les révolutions*. C'est le premier point, et il s'adresse aux souverains. Mais les abus *valent infiniment mieux que les révolutions *; et ce second point s'adresse aux peuples. » En d'autres termes, pour que les peuples ne se laissent pas égarer jusqu'à préférer les révolutions aux abus, la première condition serait que les « souverains » ne s'égarent pas eux-mêmes jusqu'à préférer les abus à la contre-révolution, laquelle, toujours selon Joseph de Mais­tre, « n'est pas une révolution en sens contraire, mais le contraire d'une révolution ». Alexis Curvers. 106:223 ### Ce qu'est le mystère à l'intelligence par Georges Laffly ● Louis SALLERON : ... *ce qu'est le Mystère à l'Intelligence*, propos sur la foi. Préface du P. Bruckberger. Éditions du Cèdre. « Le livre de Louis Salleron est un baptême de lu­mière », dit le père Bruckberger dans sa préface, où il donne aussi ce beau portrait : « J'étais avec Bernanos. Salleron qui le connaissait depuis longtemps est venu le saluer et s'asseoir à notre table. Avec Malraux, Salleron est le seul homme qui fût capable de faire barrage à ce torrent verbal qu'était Bernanos. A la vérité, Bernanos était subjugué. Et moi je regardais, médusé, cet homme jeune alors qui avait un des alliages les plus précieux et les plus rares qui soient : infiniment d'esprit et encore plus d'âme. » On pense à ce que put être ce dialogue en lisant ce livre où l'on trouve tant de flamme et tant de lumière (il réunit ce qu'opposent les vers fameux : Car on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens/Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière). Le titre est emprunté à une note de Simone Weil : « Le mal est à l'amour ce qu'est le mystère à l'intelligence. » Salleron écrit : « La Foi répond au Mystère, sur lequel bute l'intelligence. L'Amour répond au Mystère, qui écrase la vie par le Mal. » 107:223 Mais cette foi, aujourd'hui, qu'est-ce exactement ? Elle est rongée par la présomption de l'intelligence, qui fait confiance à la science, qui dédaigne les « images » tradi­tionnelles du ciel, de l'enfer, du péché originel. Or, remar­que Salleron, cela signifie seulement qu'à la foi chrétienne se substitue une autre foi (dans l'homme et dans la Science). Il ne peut y avoir de vie sans foi -- réponse au mystère qu'est le monde, ou négation de ce mystère (con­viction qu'il sera un jour ou l'autre élucidé). Nous sommes envahis de fois inconscientes*,* ou qui ne se reconnaissent pas pour telles, mais très vivaces. « La foi chrétienne consiste à croire que le Christ est le Verbe incarné. Elle est en quelque sorte la foi portée à son niveau de pureté essentielle par la tension maximale qu'elle institue entre la reconnaissance pleine et entière de la capacité de l'intelligence et la reconnaissance égale de l'intégrité du Mystère. » Bien. Mais là, on se heurte disions-nous, à la difficulté d'accepter, selon certains, des « images » qui semblent contredites par les acquits de la science. La création de l'homme, par exemple. La conviction généralement répan­due est plutôt celle de l'évolutionnisme que celle de la Bible. Et, sans reproche, je suis surpris de trouver sous la plume de Salleron, p. 161 « la lueur de la conscience chez l'homme primitif ». Car il dit très bien, auparavant, qu'il faut penser, ici, en termes de discontinuité. Et il s'appuie de façon très originale sur un texte de Lévi-Strauss : « quels qu'aient été le moment et les circons­tances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que tout d'un coup ». (Il ne s'agit pas, on s'en doute, de *christianiser* Lévi-Strauss mais de rappeler que selon la raison seule, il n'est pas possible de concevoir une gradation insensible). Le langage paraît tout d'un coup, et la conscience de même. N'est-il pas légi­time, alors, de continuer à employer cette autre « image » (l'apparition du langage) pour représenter la chute, le péché originel, mystère qui gêne tellement nos clercs qu'ils l'esca­motent ? La chute pourrait être comprise comme une perte partielle, un oubli, du langage et de l'ordre du monde. Et la confusion des langues, après Babel, serait une rechute, un reflet de cette perte. Mais il faut s'arrêter sur ce sujet : je suis en train de forcer un peu le texte de Salleron. 108:223 Le refus des « images », leur épurement abusif, aboutit à l'athéisme chrétien. Pour ne pas tomber dans un chris­tianisme « puéril », on finit par vider le christianisme de toute réalité. Et sans doute, de saint Paul à saint Thomas d'Aquin, et à tous les mystiques, il y a affirmation constante de l'incapacité humaine à enfermer Dieu dans nos concepts et nos images. Mais cette insuffisance humaine est le contraire de « l'athéisme chrétien » d'aujourd'hui qui tend à l'élimination de Dieu. Ce que Salleron résume dans une formule admirable : « L'athéisme chrétien n'est que la singerie rationaliste du mysticisme chrétien. » Cette idée de singerie, d'analogie inversée, est extrêmement précieuse pour comprendre le monde où nous vivons. Le sacrifice est essentiel au christianisme -- comme il le fut d'ailleurs à toutes les religions. Et ce qu'il exprime d'abord, note l'auteur, c'est *le rapport de dépendance* de l'homme envers Dieu. N'est-il pas remarquable qu'on insiste tant, de nos jours, sur le caractère *adulte* que doit avoir la foi, et ce caractère n'implique-t-il pas la notion d'*indépen­dance,* le refus de tout rapport « opprimant » ? Et en même temps, on évacue le caractère de sacrifice de la messe, ou soyons modérés, on l'atténue, on l'esquive. C'est sur la question de ce que l'Église exige comme foi que se termine ce livre. Que doit-on croire pour être fidèle ? On n'en sait rien. Et tout se passe comme si l'on était importun en po­sant cette question. « Juridisme » comme ils disent. Sal­leron cite une remarque d'Étienne Gilson, au moment, déjà lointain, où on supprima « consubstantiel » dans le *Credo :* « L'abandon de la consubstantialité serait une monstruosité théologique si ceux qui le favorisent ne pensaient pas qu'*au fond cela n'a pas d'importance. *» On peut méditer sur cette phrase. Ces quelques remarques sont insuffisantes pour donner une idée juste de ce livre excellent et admirable. Et je n'ai même pas parlé des deux beaux poèmes qui encadrent ces notes. Voilà un ouvrage qui accompagnera longtemps ses lecteurs. Georges Laffly. 109:223 ### Seconde note sur la pastorale par Marcel De Corte DANS UNE PREMIÈRE NOTE ([^42]), nous nous demandions ce que signifie cette pastorale nouvelle dont nous sommes les victimes depuis Vatican II et qui exige de nous, en raison même de son décrochage des réalités de la foi, une trans­formation complète de notre catholicisme traditionnel. Nous citions les paroles de Paul VI qu'il faut avoir toujours présentes à la mémoire pour expliquer les causes du désastre que nous traversons et dont ses auteurs tentent en vain de dissimuler l'ampleur : « Pourquoi le Concile s'est-il attardé à considérer les valeurs modernes plutôt que les vérités à connaître et à croire ? Pour deux raisons : la première est de *s'approcher davantage de la mentalité moderne...,* la seconde qui a conduit le Concile à l'estimation de ces valeurs plutôt qu'aux recherches objectives et aux définitions dogmatiques est *son but pasto­ral. *» ([^43]) Que l'on subordonne ces deux raisons l'une à l'autre ou qu'on les coordonne, on arrive au même point : on s'approche davantage de la mentalité moderne, afin de la ramener à l'Église, ou bien on élabore une nouvelle pastorale afin de se rap­procher davantage de la mentalité moderne et ainsi de la faire rentrer dans l'orbite de l'influence du catholicisme. Dans les deux cas, c'est l'adaptation à la mentalité moderne qui réglera l'action de la Hiérarchie et des clercs, et bien entendu le com­portement des simples fidèles. 110:223 Accordons au pape que des explications, si succinctes fus­sent-elles, nous étaient dues. Nous ne sommes pas sans savoir, nous la piétaille de l'Église, que tous les conciles antérieurs à Vatican II furent des assemblées qui statuèrent en matière dog­matique au sujet des « non-valeurs » qui leur étaient « moder­nes » et des dangers dont l'Église était menacée à leur épo­que. Des condamnations étaient prononcées. Les principes fon­damentaux du catholicisme étaient proclamés, enrichis, revi­gorés face à l'épreuve. Des règles de morale et de discipline s'en déduisaient. Leur application engendrait une pastorale adossée à une foi ragaillardie. Au lieu de « l'autodémolition » à laquelle nous assistons aujourd'hui, de l'aveu même du principal coupable, l'Église reprenait son essor interrompu, s'envo­lait plus haut et plus loin. On ne connaît aucun concile qui se soit tourné vers les « valeurs » qui lui étaient contemporaines pour « se rapprocher » d'elles et pour provoquer la création d'une « pastorale nouvelle » impliquant elle-même « une autre mentalité » ([^44]), c'est-à-dire, selon le commentaire de Paul VI lui-même, « une attitude spirituelle *nouvelle *» ([^45])*,* autrement dit et pour recourir en l'occurrence aux dictionnaires : « une attitude spirituelle qui apparaît pour la première fois ou qui apparaît après une autre qu'elle remplace dans notre vision des choses et dans nos préoccupations ». Aucun des Conciles du passé n'a prétendu incarner « les valeurs » de son temps, comme Paul VI l'a exigé de Vatican II. La pastorale que cha­cun d'eux a préconisée ne visait qu'à raffermir la foi tradition­nelle et immuable devant l'esprit de nouveauté et à développer, d'une manière appropriée aux circonstances du moment, une action ferme contre les facteurs de dissolution qui minaient l'Église. L'Église n'a jamais proclamé, au cours de son histoire, que sa pastorale devait se déployer « aux confins de l'orthodo­xie » ([^46]), voire même en franchir les bornes, pour « construire un monde où tout homme, *sans exception de religion,* de race, de nationalité, puisse vivre une vie *pleinement humaine,* affran­chie des servitudes » dues à la présence des autres hommes et à la nature résistante du monde extérieur ([^47]). Tous les conciles se sont vivement et exclusivement préoccupés de l'orthodoxie, des erreurs et des errements de leur époque, de la participa­tion effective de l'homme à la vie divine par le truchement d'une pastorale cuirassée contre les dangers qui menaçaient la foi, et radicalement inspirée par le surnaturel. Ils ont tous été *théocentriques.* 111:223 Pour la première fois depuis vingt siècles, par la voix impérieuse de celui qui l'a dirigé, un concile a proclamé que « *tout* y a été orienté », non point vers Dieu et vers les vérités de la foi abandonnées à l'arrière-plan, mais « à l'utilité de l'hom­me » ([^48]). *Gaudium et Spes,* cet « essai », « qui ne ressemble à rien », comme l'avouait naguère Mgr Garrone en un moment d'abandon aussitôt repris, va même jusqu'à nous en intimer l'ordre : « TOUT sur terre » -- y compris donc l'Église -- « doit être *ordonné à l'homme* comme à *son centre* et à *son sommet* » ([^49])*.* Telle est la nouvelle pastorale : il ne s'agit plus de conduire la multitude des hommes vers Dieu, mais d'épouser « la men­talité moderne » de manière à réaliser « au-delà de toute reli­gion, de toute race, de toute nationalité » le vœu intime qu'on lui suppose : la philanthropie planétaire, le baiser-amourette cosmique : « Au fond, UNE SEULE idée est vraie et bonne -- nous lisons bien : UNE SEULE idée --, celle de *l'amour univer­sel *» ([^50])*...* Que peut bien vouloir dire une telle expression, sinon un amour de tête, un amour d'imagination, un amour dont le siège est dans la cervelle de celui qui l'éprouve et qui porte sur une « idée » abstraite et non sur une réalité, puisque le seul amour qui soit « vrai et bon » a pour objet des êtres concrets en chair et en os, que nous pouvons connaître parce qu'ils nous sont proches ? « L'amour universel » n'est que le déguisement de l'amour de *soi-même* se complaisant dans « l'idée » qu'il s'en fait. C'est bien là le seul amour qu'une « mentalité moderne » puisse éprouver. Quelle est donc cette « mentalité moderne » que la pas­torale nouvelle est invitée à prendre en charge et à conduire vers sa fin ? Comment ne pas voir qu'elle se caractérise par *le subjecti­visme,* par la rupture du pacte nuptial que la nature humaine a conclu, dès sa création, avec Dieu qui la transcende et avec l'univers qui l'entoure ? Tous les facteurs qui interviennent dans la constitution de l'animal raisonnable et de l'animal poli­tique sont affectés de ce mal qui réduit l'individu à une mona­de de plus en plus repliée sur elle-même. Le bon sens, cette vive et directe perception du réel, le réalisme qui en découle et qui définit la vérité comme correspon­dance de la pensée à l'être extramental sont en train de dispa­raître. La philosophie n'est plus que l'histoire personnelle, la biographie de l'esprit qui la conçoit, exprimée en termes abs­traits, ses mémoires, ses confessions devant un monde extérieur qu'il ne saisit jamais et dont il gratte désespérément l'image réfléchie dans son miroir intérieur. 112:223 Philosopher, c'est monologuer et tenter de communiquer en termes hermétiques à autrui la substance incommunicable de ce soliloque sans fin. La plupart des philosophes d'aujourd'hui sont des malades mentaux, il ne faut pas hésiter à le dire. Dès que se casse le lien qui unit le sujet à l'objet, il ne reste plus que le sujet lui-même -- un tableau sur lequel rien n'est écrit, disait Aristote --, son effroyable vide intérieur, son angoisse devant un néant qui l'accuse, sa culpabilité secrète qui l'obsède, l'absurdité fonda­mentale de son existence et de toute existence. Le marxisme qui se targue d'être la seule philosophie digne de ce nom et, d'après je ne sais plus quelle mitre écervelée, « le seul instru­ment d'analyse sociale dont nous disposions, jouit de cette sin­gulière propriété de n'exister nulle part, en aucun pays com­muniste, sauf dans l'esprit des individus qu'il a envahi de ses songes et de ses mensonges. « Le communisme, écrivait Marx sans rire, rendra impossible tout ce qui existe en dehors des individus » qu'il verrouille dans la subjectivité la plus radicale qui soit. Il n'est qu'un individualisme camouflé. L'abstraction dont veulent relever la peinture et la sculpture contemporaines dit bien ce qu'elle est : elle ne réside comme telle qu'au sein de l'esprit qui la pense et sa projection sur une toile ou dans un matériau quelconque n'en change pas la nature et l'existence subjective. La musique actuelle n'est que vacarme qui hébète ou gargouillis viscéral. Le chef-d'œuvre de l'archi­tecture moderne est le monceau d'entrailles métalliques du déli­rant Centre Pompidou. La poésie sibylline de notre temps n'est sensible et intelligible qu'au devin qui se la dit à lui-même. Quant au roman, il n'est plus guère que le fruit blet de la con­ception subjective que son auteur se fait du monde et de la société. Nulle part ou à peu près, la littérature contemporaine ne franchit l'étroite enceinte de la subjectivité. Quant aux sociétés, où sont-elles ? Ne basculent-elles pas tou­tes dans *la dissociété *? La démocratie, sous sa forme de Janus à deux fronts, l'un « libéral », l'autre « socialiste », n'a aucune existence réelle. Georges Burderu, l'un de ses thuriféraires, la baptise congrûment : « l'idée que s'en font les hommes lors­qu'ils placent en elle leur espérance d'une vie meilleure ». C'est le régime le plus mérovingien qui soit où il faut chercher ail­leurs les survies du palais. Son existence est mentale, imagi­naire. Il ne peut en être autrement : il est impossible de faire communiquer entre eux les individus qui la composent, sinon dans la fiction, la supercherie, le mirage des lendemains qui n'arrivent jamais. 113:223 C'est en raison de son caractère irréel et subjectif que la politique démocratique cède de plus en plus la place à l'écono­mie et va même jusqu'à se confondre avec elle. Toutes les dis­sociétés modernes évoluent vers un même type dit de « société industrielle » qui leur donne une cohérence épidermique sous laquelle grouille une désorganisation congénitale dont la crise actuelle n'est qu'un des symptômes. On ne fait pas une société avec des individus (même si on les appelle « personnes ») cons­titutivement séparés les uns des autres et rigoureusement inconductibles M. de la Palisse le proclame avec une sereine can­deur : on fait une société avec des êtres *sociables* avant tout autre chose, biologiquement disposés à *vivre* les uns *par* les autres et *avec* les autres, enclins par leur intelligence et leur volonté spécifiques à *bien vivre*, à *vivre selon le bien* en sa plus haute forme terrestre : le BIEN COMMUN, l'union dans l'es­pace et dans le temps, la concorde citoyenne, et à entourer celle-ci des institutions qui la sauvegardent le mieux. C'est pourtant simple comme bonjour ! Il suffit que quelques animaux raisonnables développent en eux et autour d'eux par des *stimulus* appropriés les réactions *latentes* dans la nature humaine et les canalisent vers leur fin sociale, pour obtenir un résultat la plupart du temps passable. Après tout, c'est parce qu'elle a vécu en société depuis qu'elle existe, que l'humanité a survécu. C'est parce qu'elle a résisté à la tentation du subjec­tivisme, qu'elle peuple encore la terre. Mais allez demander ce modeste exercice de l'esprit, que d'innombrables ancêtres ont accompli pour que nous existions, à nos psychologues, sociologues, épistémologues, et modernes coupeurs de cheveux en quatre ! Ce sont eux qui représentent « la mentalité moderne » à son plus haut exposant d'insanité. Et c'est sur leurs ruminations interminables, sur leur logoma­chie, sur leurs discours à peine intelligibles, plus vains que les syllogismes de la scolastique décadente, et qui attendent encore un Molière, que se fondent les prêtres, les évêques, le pape, pour diriger « pastoralement » l'Église, alors qu'ils disposent des moyens *surnaturels* qui ont fait leurs preuves jusque dans le temporel ! En dépit d'un dynamisme flagrant qui exige l'étroite com­plémentarité de toutes ses parties et un champ d'action très vaste, aussi homogène et unifié que possible, une « société indus­trielle » ne peut être une société véritable. L'essence d'un être est sa fin. La fin de « la société industrielle » n'est pas la pro­duction, mais la consommation ou, plus exactement, car ces mots abstraits trahissent le processus essentiellement concret de l'économie : les consommateurs. On produit pour les consom­mateurs en chair et en os, les seuls qui, pourvus d'un corps, ont besoin de biens matériels fabriqués par l'ingéniosité humai­ne, pour subsister. On produit pour des individus, pour satis­faire les besoins de chacun d'eux, lesquels sont nécessairement affectés d'un indice élevé de subjectivité. La science et la techni­que, aujourd'hui inséparables, ont en dernière analyse pour fin d'assouvir cette subjectivité. 114:223 Or les consommateurs n'ont aucun lien entre eux, aucun intérêt commun, aucun même dénominateur. Comment composer une société avec des élé­ments aussi disparates ? Une société purement économique est un rond-carré : c'est là, à notre sens, la cause profonde de la crise où nous nous débattons. De quelque côté qu'on l'observe, la « société » actuelle est une *dissociété.* Elle est agitée de saccades analogues au mou­vement brownien propre à l'état colloïdal de la matière. A cette différence près que ses particules vagabondes sont parfois figées à plus ou moins long terme par les manipulateurs des méca­nismes et de réflexes de *l'animal* humain. Leur cohue est en ce cas réduite à une masse amorphe, prête à prendre n'importe quelle forme artificielle de « société », rendue pareille à une fourmilière, dès que son anarchie parvient à son point culmi­nant. Il suffit alors d'un catalyseur pour la figer comme un cristal. C'est que l'égoïsme est une attitude intenable : la nature humaine est si profondément imprégnée de sociabilité qu'au moment même où elle en est sevrée, elle se précipite vers n'im­porte quel succédané qui en tient lieu. L'homme souffre moins de l'esclavage que de la licence universelle. Mais cette pseudo-société inorganique privée de vie ne tarde pas, quels que soient les moyens puissants mis en œuvre par les Conquérants du pouvoir pour la maintenir en congélation, à se détraquer. La dissociété libérale et le monolithe marxiste sont livrés au mê­me destin : la décomposition, l'éclatement. La fameuse « per­sonne humaine » incommunicable sur laquelle on a prétendu, depuis trois ou quatre siècles, fonder la société des hommes, est vouée à disparaître. L'animal *politique* qui survit encore et qui s'entête à poursuivre le bien commun, essaimera lente­ment. Aucune prévision ne va plus loin. Et pourtant, c'est avec cette « mentalité moderne » indi­vidualiste, personnaliste, socialiste, communiste ou communau­taire, que la pastorale montinienne de Vatican II prétend frayer « fraternellement » ! Autant s'accoupler à un cadavre, avec la « généreuse » intention d'en faire naître « un monde nouveau » confondu avec une « Église nouvelle ». Relisons la formule de *Populorum Progressio :* elle est la clef de la pastorale dont les ravages se répandent sous nos yeux : « Il s'agit de *construire un monde,* où tout homme, *sans exception de religion,* de race, de nationalité, puisse vivre une vie *plei­nement humaine,* affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d'une nature insuffisamment maîtrisée. » ([^51]) C'est exactement le programme et la finalité du marxisme badi­geonné de libéralisme, comme il se doit pour happer le chaland. Foin donc de ce monde ancien, définitivement périmé, tissu d'engagements, de fidélités, de serments, de nécessités physi­ques, de liens historiques, qui font devenir l'homme ce qu'il est par nature : un animal politique ! 115:223 Marx, prophète et thau­maturge, proposait aux hommes le même mirage : « la conscience humaine » libérée de toute entrave, maîtresse de l'uni­vers, et « tenue pour la plus haute divinité ». Il n'est pas étonnant de voir tant de prêtres, de hiérarques, de théologiens dits « catholiques », pactiser avec le marxisme, dans le secret espoir d'en supplanter les champions. Pour en arriver là, il a fallu que l'Église se désacralise et se sécularise à l'unisson de « la mentalité moderne » *qui en est la fille bâtarde.* Nous ne cesserons pas de répéter, au cours des années -- ou des jours -- qui nous restent à vivre, que la « mentalité moderne » est *l'héritière du christianisme, mais d'un christianisme dans lequel la foi surnaturelle,* reçue per­sonnellement par chacun de nous au baptême et axée sur Dieu qui nous accorde personnellement gratuitement le salut, dans la mesure où nous restons fidèles à l'Institution qu'Il a fondée pour nous maintenir dans la voie, la vérité, la vie, *s'est dé­tachée de son Objet divin transcendant et s'est tournée vers l'Homme,* chaque sujet humain se considérant désormais nanti de tous les droits et libéré de tous ses devoirs. L'Église des Droits de Dieu s'est muée, depuis une décennie, dans toute sa pastorale, en Église des Droits de l'Homme, autrement dit en *dissociété.* De l'immense Atlantide qu'elle était, il ne reste plus, *objectivement parlant,* qu'un archipel d'îles et d'îlots. Le reste se protestantise à toute allure ou chavire dans une anarchie révolutionnaire endémique. La pastorale nouvelle, décalque de « la mentalité moderne » est devenue, par une aberration non­pareille, *le sosie de son sosie, l'ersatz de son ersatz.* Entre d'autre nombreux signes, la disparition de toute dis­tinction *visible* entre le clerc et le laïc est le symptôme d'une absence plus profonde, abyssale : *l'absence d'une foi objective en Dieu,* en Dieu tel que l'Église nous le proposait depuis deux millénaires dans sa pastorale traditionnelle. Cette *foi objective* est la seule dont on puisse dire qu'elle est une *foi vivante,* une foi soumise humblement à un Objet surnaturel qui lui commu­nique Sa propre Vie : ce n'est plus moi qui vis, nous dit saint Paul, c'est le Christ qui vit en moi ; non pas le Christ variable selon les cultures (selon les masques sociologiques du subjec­tivisme) comme on nous Le présente dans la pastorale nouvelle, mais « Jésus-Christ, le même hier et aujourd'hui et qui le sera à jamais » ([^52]). 116:223 Si affreuse qu'en soit la constatation, bon nombre de prêtres, à tous les niveaux de la Hiérarchie, ne croient plus qu'en un dieu qu'ils se sont fait avec les débris de leur foi macérés dans la « mentalité moderne » qu'ils ont adoptée, en un dieu qui, à la limite, n'est plus que leur Moi lui-même. Contaminés par cette « mentalité moderne » subjectiviste, privés de Celui au­quel ils ont été ordonnés, ils sont, selon le mot prodigieux de Tertullien, « retombés sur eux-mêmes ». Comment une pastorale liée à une telle mentalité pourrait-elle être féconde ? Elle est partout en échec. Là où elle n'avorte pas, elle fait lentement et infailliblement passer les fidèles, cler­gé en tête, du catholicisme au protestantisme. L'Église catho­lique régresse partout, sauf là où elle se garde comme de la peste de tout subjectivisme. Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège 117:223 ### La messe est essentiellement un sacrifice par Dom Édouard Guillou LA MESSE est essentiellement un sacrifice. Parler pre­mièrement de « repas », (de quelque épithète qu'on le décore), c'est faire passer l'effet avant la cause ; c'est bouleverser l'ordre catholique et par voie de consé­quence l'ordre du monde. Or nous assistons à cette véritable révolution. Les res­ponsables n'essaient même plus de le cacher comme nous le rappelait encore ITINÉRAIRES (n° 220, p. 160), publiant l'appréciation, difficilement récusable, d'un docteur émé­rite de la subversion liturgique. On sait que l'article 7 de l' « Institutio generalis », présentant en 1969 le nouvel ordo missae, a fait l'objet en 1970 d'une seconde rédac­tion... D'après notre néo-liturge, la correction, formulée par ruse de façon descriptive plutôt que définitoire, n'a été faite que pour parer aux « attaques réactionnaires » ; et « l'habileté du rédacteur » y a « évité le pire » ; « le pire », ç'eût été de changer de cap, de ne pas « sortir des impasses des théories post-tridentines du sacrifice », de ne plus « correspondre au consensus qui se dessine dans maints documents interconfessionnels des dernières an­nées ». Voilà ce qu'écrivait en 1975 un des responsables de la déviation actuelle, et pas n'importe lequel, à en croire W. Waldstein, professeur à l'Université de Salzbourg (Hirtensorge und Liturgiereh form, 1977) : E. J. Lengeling, car tel est son nom, fut « sans doute l'expert n° 1 pour la réforme liturgique dans les pays de langue allemande, collaborateur du « Consilium » de 1964 à 1969 et expert de la conférence épiscopale allemande ». 118:223 Mgr Marcel Lefebvre, que Hans Kung lui-même consi­dère comme rigoureusement fidèle à la doctrine tradition­nelle définie dogmatiquement au concile de Trente, n'exa­gère donc pas quand il repousse la messe nouvelle et qu'il fait de ce refus, en même temps que de celui, connexe, d'une nouvelle conception du sacerdoce, le nerf de la maintenance catholique. Son génie concret de grand mis­sionnaire ne pouvait que l'amener à une pareille résistance. L'importance capitale qu'il attache à la liturgie rejoint la constatation de l'historien : Cyrille Vogel, professeur à la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, n'hésite pas un instant : « La communauté se définit mieux et plus spécifiquement par le culte qu'elle pratique que par la croyance qu'elle professe », croyance que ce culte exprime concrètement. On peut mesurer dès lors la gravité de déclarations telles que celle de Lengeling, qui se multiplient de nos jours impunément. Ce sont des professeurs catholiques en vogue qui n'ont pas craint d'écrire dans la revue « Conci­lium » (8^e^ fasc. 1976) : « La théologie de la liturgie de Vatican II et les réformes qui ont été réalisées selon son esprit » montrent « que les exigences de Luther sont pré­sentes dans l'Église catholique dans une mesure tout à fait surprenante ». (Prof. Brosseder, de Munich). -- « Dans la théologie et dans la liturgie le caractère sacrificiel de la messe est devenu un *adiaphoron* (*=* une chose indifférente et non essentielle) ; en conséquence les reproches décisifs (sic) de Luther n'ont plus aucun objet. » (Prof. Otto Her­man Pesch.) Nul doute que nous soyons ici à la source de l'erreur fondamentale qui mine aujourd'hui l'Église. Il est exact que Mgr Lefebvre s'en prend aussi au libéralisme sous toutes ses formes. Mais rien de plus normal si l'on veut bien se souvenir de ce qu'affirmait avec une rare justesse le cardinal Pie, ami de Dom Guéranger : « La question sociale ne sera dénouée que par la question religieuse, et la question religieuse tient surtout à une question de culte. » 119:223 #### Le caractère sacrificiel de la Passion Ce qui distingue, pour saint Thomas, le sacrifice de la simple oblation, c'est qu'il obéit à des règles, à des rites fixés par Dieu qui lui confèrent un caractère sacré, qui le font entrer dans le domaine divin, qui lui donnent une efficacité agréée. Le sacrifice est donc par sa spécificité même, une obéissance ; c'est un acte qui se conforme à une volonté divine, et qui prend, par le fait même, une dimension sans aucune mesure avec l'initiative humaine ([^53]). La pensée nous vient alors d'un texte célèbre entre tous le début du II^e^ chapitre de l'Épître aux Philippiens. Il est précisément le leitmotiv et le refrain grandiose de la liturgie des Jours Saints. Le Sauveur mourant sur la croix nous y est présenté comme accomplissant, librement, la volonté de son Père des cieux, comme se conformant avec amour à ce que l'on peut appeler une liturgie voulue de Dieu, un plan depuis longtemps préparé et annoncé : factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. Il s'est fait obéissant, il s'est fait toute obéissance jusqu'à la mort ; une mort totale qui n'a pas été seulement la séparation de son âme d'avec son corps, mais de sa chair même d'avec tout son sang, sur l'arbre d'igno­minie. Impossible d'aller plus loin dans le don de sa vie, mais il n'y a eu proprement sacrifice que par l'obéissance stricte à un rite, à une volonté du Père. Par là le Christ Jésus a mani­festé son amour filial, son humilité parfaite ; il a parachevé cet anéantissement que fut l'incarnation. Par là, il a manifesté, en tant qu'homme, ce qu'Il est de toute éternité en tant que personne divine au sein de la Trinité, c'est-à-dire ce qui le constitue Fils, dépendant du Père, continuellement engendré par lui et la splendeur de sa gloire... Nous voilà aux antipodes de la sottise des nouveaux catéchistes craignant de traumatiser l'enfance par l'évocation d'un « Père bourreau ». Quelle pré­tention, chez ces gens-là, de mesurer l'amour trinitaire, abso­lument indicible, à leur aune inexacte et trop humaine ! Ont-ils perdu à ce point, aussi, le sens du péché, c'est-à-dire de la désobéissance et de l'orgueil, pour s'imaginer que le Sauveur veuille le réparer autrement que par l'humble soumission dont nous parle saint Paul ? ([^54]) 120:223 #### La Messe Désormais le Christ est ressuscité, il ne meurt plus, l'im­molation sanglante ne se renouvelle plus. Mais il n'en est pas ainsi de cette oblation que le Seigneur a faite de lui-même à son Père dans les conditions qui avaient été prévues par les prophètes et que Dieu leur avait révélées (Saint Luc XVIII, 38). Ce qui est achevé, « consommé », c'est ce mode-là seule­ment. Mais aucunement la manifestation extrême de la dépen­dance du Fils de Dieu incarné ; le besoin de son cœur au ciel est le même que celui qui lui faisait sur terre désirer d'un grand désir sa donation sacrificielle ; cette oblation est l'occu­pation même, dans le Saint-Esprit, de sa filiation, sa raison d'être, son expression. Le contraire serait invraisemblable ; or quand rien n'est impossible à sa puissance, rien de plus cher à son amour indicible, un rite nouveau pouvait permettre au Fils de perpétuer l'acte de son oblation parfaite à son Père. Il l'a institué ; il a commandé à ses prêtres de l'observer : « Faites ceci », ceci exactement, littéralement, « en mémoire de moi ». 121:223 Dès lors qu'il se rend présent sur les autels, le pain se changeant en son corps, et le vin en son sang, il est clair que toutes les conditions sont remplies pour qu'il y ait renou­vellement de son sacrifice ; et d'un sacrifice rappelant celui de la croix par la consécration distincte du pain et du vin, représentation sensible de cette séparation du corps et du sang opérée sur le Golgotha. La « mémoire » de sa Passion est là, dans cette relation sensible de la messe et de l'immolation du Calvaire. Mais ceci n'est pas une pure image, cela signifie une réalité profonde. Chaque fois que la messe est célébrée, chaque fois le Fils rend plein honneur et toute gloire à son Père, en renouvelant l'acte suprême d'amour dépendant et filial qu'il a fait dans sa « bienheureuse passion ». Pour cette raison, le véritable acteur de la messe est le Christ lui-même, en même temps prêtre et victime, irremplaçable médiateur entre le Père et nous. Le prêtre humain qui célèbre la messe joue la fonction d'un autre Christ en pleine dépendance du Prêtre éternel ; il est un « alter Christus » : ses paroles sont celles mêmes de Jésus ; et grâce à cette réactualisation, désormais, hic et nunc, générations après générations revivent la divine oblation dans un contexte vraiment sacrificiel ; tous les fils de l'Église, à jamais, peuvent unir leur sacrifice à celui du Sauveur ; ils sont certains que, porté, sublimé, divinisé par celui de Jésus, il est assuré de l'agrément de Dieu, de sa pleine efficacité aux yeux de Dieu. Notre-Seigneur est, en effet, le Fils bien-aimé l'Unique en qui le Père met toutes ses complaisances ; par Lui, tout est rapporté au Père tout-puissant ; grâce à Lui, en Lui, par Lui, des fils nouveaux, participant à ses sentiments et à sa vie et à son action même de Fils, sont procurés au Père. Cette filiation adoptive de grâce ne dépend plus de la chair, ni du sang ni de la volonté de l'homme. Per­sonne ne peut de lui-même, quelque amour qu'il ait, rendre à Dieu un hommage égal à ses bienfaits, à sa grandeur. Or cela nous est donné par la messe. Là l'impossible devient réalité. Si misérables que nous soyons, si impuissante que soit notre louange ; c'est à la sainteté du Fils de Dieu, c'est à son Eu­charistie que Dieu le Père mesure tout désormais. Oui, la messe est le sacrement des sacrements ; c'est pour vivre et développer notre filiation de grâce, celle que nous avons reçue au baptême, que la messe a été instituée ; elle est au cœur de notre exis­tence comme le foyer qui l'anime ; jusqu'à ce qu'il nous soit donné d'accéder à la pleine filiation du Ciel ; elle est, au cours des âges, l'incessante réalisation de tout salut, jusqu'à ce que le nombre des élus soit complet, jusqu'à ce que le Christ soit tout en tous, et qu'Il remette au Père tous ceux qu'Il lui a confiés. Telle est la logique de l'incarnation et de la rédemption. Elle implique le réalisme du sacrifice de la messe. En dehors de là, il ne saurait y avoir que parodie d'eucharistie, qu'une cérémonie commémorative, abandonnée, d'ailleurs aux fantaisies de l'infirme créativité humaine, aux élans de piété subjective, aux « revivals » de groupes. 122:223 A la messe authentique, il y a vraiment « action sacrée » comme s'exprime le langage liturgique, et cette action est très exac­tement sacrificielle. Elle accomplit dans le monde ce qui peut s'y produire de plus grand, de plus beau, de plus nécessaire. #### La communion sacramentelle Quant à la communion sacramentelle, elle ne peut être que la conséquence et l'achèvement normal du sacrifice ; même administrée en dehors de la messe, elle y reste essentiellement liée ; elle rentre comme le sacrifice sous la règle du rite et de l'obéissance qui spécifient le sacrifice. Le simple bon sens suffirait d'ailleurs à le suggérer : est-il possible d'être uni à Dieu sans faire sa volonté ? La communion rend manifeste notre association à l'oblation sacrificielle du Christ. La nourri­ture que nous y recevons est, à la vérité, ce que saint Thomas appelle le « pain des fils » : panis filiorum. Si la communion est le sacrement de l'amour fraternel entre chrétiens, c'est que le sacrifice de la messe fait de nous les fils d'un même Père dans le Christ Jésus, son Fils unique, nous méritant par son sacrifice, celui qu'il renouvelle à la messe qui est le même que celui qu'il opère sur la croix, nous méritant le pardon de nos fautes et nous rendant aptes à vivre une vie toute nouvelle, sa vie même, plus forte que la mort et destinée à s'épanouir dans la gloire. Cette vie-là entraîne la résurrection même de notre corps, car le sien a été ressuscité, et que c'est, déjà, corporellement qu'il descend en nous pour nous trans­former tout entier en Lui. Par la communion nous savons que, dans la logique de notre messe, toute notre vie doit être conforme à celle de Jésus, appliquée sans cesse à faire la vo­lonté divine, à se soumettre filialement à ses desseins. Elle doit normalement nous aider à faire rayonner autour de nous la charité, la sainteté, la beauté du Seigneur. Elle doit aussi nous plonger dans son extrême humilité, car la grandeur qui nous est octroyée, les forces qui nous sont accordées, tout cela ne vient pas de nous, mais du Fils qui nous rend fils de Dieu. Oui, la formule traditionnelle de la communion est parfaitement exacte : « Que le Corps de N.S.J.C. garde votre âme *pour la vie éternelle *», c'est l'écho précis du VI^e^ chapitre de saint Jean : Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang aura la vie en lui, une vie qui n'est pas celle que nous tenons de la nature mais de notre adoption filiale surnaturelle. 123:223 #### L'incomparable canon romain Que la messe soit un sacrifice, par tout ce qu'elle est, la communion y comprise, qu'elle ait bien ce caractère de rite et par suite de sacré, par l'association à l'obéissance et à l'humble dépendance filiale du Verbe incarné, du Christ Ré­dempteur, rien ne le souligne mieux que l'insistance, inten­tionnellement juridique, du QUAM OBLATIONEM précédant la con­sécration ; il faut, pour cette action sublime, que tout soit conforme aux décisions et aux vouloirs divins : Dieu ne peut accepter qu'une offrande BENEDICTAM, RATAM, RATIONABILEM AC­CEPTABILEMQUE. Ces prétendues « redondances » relèvent d'une haute raison. Elles nous mettent dans l'atmosphère spécifique du sacrifice. Aucune des « prières eucharistiques » ne le fait comme le canon traditionnel. Cette atmosphère est si impor­tante que dès l'offertoire, la liturgie traditionnelle nous y pré­pare. L'offertoire n'y est pas une simple présentation d'of­frande : il est orienté vers le sacrifice ; il nous y achemine en voulant que notre oblation à nous soit très exactement faite à travers les éléments rituels du sacrifice, afin que nous soyons prêts à l'unir à celle que renouvelle le Christ Jésus. De même, en notre incomparable canon romain traditionnel et en lui seul, le SUPRA QUAE possède l'avantage, tellement sa­crificiel, d'évoquer les oblations pré-mosaiques d'Abel, d'Abra­ham et de Melchisédech. Abel immolait de ses agneaux, alors que Caïn n'offrait que « le fruit de la terre et du travail de l'homme ». Ceci ne pouvait suffire. Dieu ne regarde et ne bénit que le sacrifice d'Abel, car il comporte l'effusion du sang et que le sang est le symbole de la vie ([^55]). 124:223 C'est de notre vie même que nous sommes redevables à Dieu, tout d'abord elle lui appartient ; rien ne peut mieux le signifier que l'im­molation, substituée à la nôtre, d'un animal vivant. Qu'il en soit bien ainsi, apparaît dans le sacrifice d'Abraham, notre « père dans la foi » ; le patriarche doit accepter de sacrifier en holocauste et sur la montagne que le Seigneur a choisie entre toutes, son propre fils, son unique. Si au dernier moment Dieu substitue à Isaac un bélier, c'est qu'auparavant il y a eu obéissance et obéissance héroïque : voilà ce qui compte, voilà ce que la soumission aux rites divins veut obtenir de l'homme ; aucun effet magique des rites, ils ne sont que des moyens et des signes qui précisent et accentuent le caractère obédientiel de l'oblation demandée par le Seigneur. Aussi, maintenant que le Christ s'est immolé sur l'autel de la croix, dans le parfait accomplissement des desseins paternels. Il ne peut plus y avoir de sacrifice comparable à celui-là. Toutes les immolations figuratives de la loi mosaïque sont abolies et dépassées. Et la simple offrande du pain et du vin qui a été celle de Melchisédech est devenue maintenant le rite de la messe où le Prêtre éternel, « selon l'ordre de Melchisédech », opère l'Alliance nouvelle et éternelle, selon un mode nouveau mais lui-même auparavant prévu, préfiguré, comprenant tout ce qui constituait le sacrifice d'Abel et d'Abraham, mais in­comparablement sublimé : SANCTUM SACRIFICIUM, IMMACULATAM HOSTIAM. Nous avons maintenant le sacrifice parfait d'insur­passable sainteté ; nous avons la victime par excellence, abso­lument pure et sans tache. Tout cela est d'une plénitude merveilleuse. Nous y sommes à cent lieues du simple « repas » commémoratif, du « par­tage » fraternel, dont on nous rebat les oreilles dans la ligne de « l'anti-liturgie » protestante, génialement stigmatisée par le grand DOCTOR LITURGICUS que fut Dom Guéranger. #### Une curieuse préface La nouvelle liturgie abonde en paroles... Mais combien d'omissions calculées ! L'une des plus étonnantes se rencontre dans la préface commune n° 1. On croit y retrouver le grand texte de saint Paul évoqué plus haut, mais une bifurcation sou­daine escamote l'essentiel au profit d'autres considérations éga­lement pauliniennes. L'essentiel de ce qui fait et de la messe et de la croix un sacrifice est l'obéissance à la volonté du Père ; l'obéissance est ce qui fait du Christ le Sacrificateur et la Victime par excellence, le Liturge du Ciel et de la Terre, le grand « religieux de Dieu », comme disait M. Olier... 125:223 Après l'omission d'une aussi importante précision scripturaire, la dite préface revient au texte des Philippiens... Voici comment le tour est joué (nous soulignerons les emprunts au grand re­frain de la Semaine Sainte) : « *Lui qui est vraiment Dieu, il s'est anéanti* pour donner la paix au monde par le sang de sa croix ; *élevé au-dessus de toute créature,* il est maintenant le salut pour tous ceux qui entendent sa voix. » Saint Paul écri­vait que vraiment « il s'est anéanti, *il s'est fait obéissant jus­qu'à la mort et la mort sur la croix.* Voilà pourquoi il a été exalté, etc. ». L'apôtre veut que nous tournions les yeux vers cette humilité et cette obéissance du Christ afin d'avoir en nous les sentiments qui ont été ceux de Jésus. Certes l'obéis­sance n'est pas une vertu très démocratique, mais la liturgie n'a pas à se plier aux sentiments du monde. La nouvelle pré­face pouvait échapper à l'orientation générale de la néolitur­gie ; or elle ne pense qu'à ce que la mort sur la croix a procuré aux hommes ([^56]). Toujours l'homme ! Alors que c'est le *com­ment* qui nous intéresse dans la perspective sacrificielle de la messe traditionnelle. C'est de nous rappeler la très grave indi­gnité de notre désobéissance et de notre orgueil pour en pren­dre, par l'union à l'humble soumission du sacrifice du Christ, l'exact et nécessaire contre-pied. C'est de nous inculquer le sen­timent de notre dépendance. C'est d'exalter par-dessus tout et avant tout l'Auguste Majesté devant laquelle tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers. D'où le caractère général de révérence sacrificielle qui imprègne, dans ses paroles, dans ses gestes, dans la beauté mystérieuse de ses cérémonies, la liturgie authentique, profondément adorante, essentiellement orientée vers Dieu, toute ruisselante de ce qu'elle aime appeler, combien justement, sa Miséricorde. Dom Édouard Guillou. 126:223 ### La bénédiction des malades par Jean Crété LE RITUEL ROMAIN contient, à l'intention des mala­des adultes qui ne sont pas en danger de mort, et ne peuvent donc recevoir l'extrême-onction, une magnifique formule de bénédiction, dont la plupart des prêtres et des fidèles ignorent jusqu'à l'existence. Cette bénédiction ne figure en effet que dans le rituel romain complet, que bien peu de paroisses possèdent. La plupart des rituels diocésains ne contiennent que les bénédictions les plus usuelles. La bénédiction des ma­lades adultes est pratiquement, en France tout au moins, tombée depuis longtemps en désuétude. C'est pourquoi nous donnons ici le texte latin de cette bénédiction et sa traduction : Bénédiction d'un adulte malade *Le prêtre entrant dans la chambre du malade dit :* *--* Pax huic domui. -- R. Et omnibus habitantibus in ea. *Et aussitôt il s'approche des malades et ajoute :* *--* Adjutorium nostrum in nomine Domini. -- R. Qui fecit coelum et terram. 127:223 -- Domine, exaudi orationem meam. -- R. Et clamor meus ad te veniat. -- Dominus vobiscum. -- R. Et cum spiritu tuo. Oremus Introeat, Domine Jesu Christe, domum hanc ad nostrae humilitatis ingressum pax et misericordia tua : effugiat ex hoc loco omnis nequitia daemonum, adsint Angeli pacis, domumque hanc deserat omnis maligna discordia. Magnifica, Domine, su­per nos nomen sanctum tuum : et benedic nostrae conversa­tioni : qui sanctus et pius es, et permanes cum Patre et Spiritu Sancto in saecula saeculorum. R. Amen. Oremus Respice, Domine, famulum tuum (famulam tuam) in infirmi­tate corporis laborantem, et animam refove quam creasti : ut castigationibus emendatus (emendata), continuo se sentiat tua miseratione salvatum (salvatam). Per Christum Dominum nos­trum. R. Amen. Oremus Misericors, Domine, fidelium consolator, quaesumus immen­sam pietatem tuam, ut ad introitum humilitatis nostrae hune famulum tuum (banc famulam tuam) super lectum doloris sui jacentem, visitare digneris, sicut socrum Simonis visitasti propitius adesto ei, Domine, quatenus pristina sanitate recepta, gratiarum tibi in Ecclesia tua referat actiones. Qui vivis et regnas, Deus, in saecula saeculorum. R. Amen. *Puis le prêtre étend la main droite au-dessus de la tête du malade en disant :* Dominus Jesus Christus apud te sit, ut te defendat ; intra te sit, ut te conservet ; ante te sit, ut te ducat ; post te sit, ut te custodiat ; super te sit, ut te benedicat : qui cum Patre et Spiritu vivit et regnat in saecula saeculorum. R. Amen. 128:223 Benedictio Dei omnipotentis, Patris et Filii et Spiritus Sancti descendat super te et maneat semper. B. Amen. *Enfin, le prêtre asperge le malade d'eau bénite.* Voici la traduction de la bénédiction des malades : Paix à cette maison. -- Et à tous ceux qui l'habitent. -- Notre secours est dans le nom du Seigneur -- Qui a fait le ciel et la terre. Seigneur, exaucez ma prière. -- Et que mon cri parvienne jus­qu'à vous. Que le Seigneur soit avec vous. -- Et avec votre esprit. Prions Seigneur Jésus-Christ, qu'au moment où notre humble per­sonne entre en cette maison, votre paix et votre miséricorde y entrent aussi. Que toute malice des démons s'enfuie de ce lieu ; que les anges de paix y viennent ; que toute discorde maligne s'en éloigne. Seigneur, glorifiez votre saint nom à nos yeux, et bénissez notre démarche : Vous qui êtes saint et pieux et demeurez avec le Père et le Saint-Esprit pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Prions Regardez, Seigneur, votre serviteur (servante) éprouvé(e) dans son corps par la maladie, et réconfortez cette âme que vous avez créée ; afin que, purifiée par cette épreuve, elle se sente sans retard guérie par votre miséricorde. Par le Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il. Prions Dieu de miséricorde, consolateur des fidèles, nous supplions votre infinie piété de daigner, à l'entrée de notre humble per­sonne, visiter votre serviteur (servante) gisant sur son lit de douleur, comme vous avez visité la belle-mère de Simon. Soyez-lui propice, Seigneur, afin qu'ayant retrouvé sa santé pre­mière, il (elle) vous rende grâces en votre Église. Vous qui, étant Dieu, vivez et régnez dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. *Le prêtre prononce cette dernière formule en étendant la main au-dessus de la tête du malade :* 129:223 Que le Seigneur Jésus soit auprès de vous, pour vous défendre ; en dedans de vous, pour vous conserver ; devant vous, pour vous conduire ; derrière vous, pour vous garder ; au-dessus de vous, pour vous bénir : Lui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Que la bénédiction du Dieu tout-puissant, Père, et Fils et Saint-Esprit, descende sur vous et demeure toujours. Ainsi soit-il. *Le prêtre termine en aspergeant le malade d'eau bénite.* Jean Crété. 130:223 ### Notre Père qui êtes aux cieux *Qucerite faciem ejus semper.* (*Ps. 104*) UN JOUR, les apôtres virent Jésus en prière, immobile, les yeux levés vers le ciel. Ils lui demandèrent : « Maître, apprenez-nous à prier. » Et le Seigneur leur répondit : « Quand vous voudrez prier, dites : « Notre Père qui êtes aux cieux... » Qui d'entre nous n'aurait aimé voir et entendre avec les apôtres le Fils de Dieu, les yeux levés au ciel, comme le prêtre au très saint sacrifice, prononcer lentement, avec vénération, les mots les plus neufs, les plus considérables de l'histoire humaine ? Heureux, pensons-nous, les premiers disciples qui répé­tèrent après le maître, les yeux fixés sur lui, (*Philippe, qui me voit, voit le Père*) les sept demandes et l'invocation initiale toute neuve qui les précédait. 131:223 On savait bien en Israël que Yahweh était le Père de son peuple, mais jamais l'invocation *Notre Père* n'était montée aux lèvres d'un personnage de l'Ancien Testament. On disait de lui *Adonaï* (Seigneur), *El* *Shaddaï* (Dieu puis­sant), et le tétragramme désignait le nom imprononçable. Mais qui aurait osé employer pour invoquer le Dieu trois fois saint le nom familier d'*abba,* qui servait aux petits hébreux pour désigner leur papa de la terre ? Heureux les disciples qui ont entendu Jésus prononcer les deux premiers mots du Pater avec le sentiment de ten­dresse et de respect infini qui était le sien. Plus heureux, plus sûr, plus avancé que les premiers disciples l'enfant de sept ans qui récite son *Notre Père,* parce que il appar­tient à l'âge de l'Esprit qui, répandu dans nos cœurs, clame en nous avec la souveraine puissance de l'amour, *Abba !,* c'est-à-dire Père ! L'Esprit lui-même, dit saint Paul aux Romains, rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu et nous introduit au cœur de la vie trini­taire. Écoutons ce que disent les mystiques, ces parfaits en­fants mus par l'Esprit de Dieu : « Ô mon Seigneur, s'écrie sainte Thérèse dans le *Che­min de la perfection,* comme il paraît que vous êtes le Père d'un tel fils, et comme votre Fils manifeste bien qu'il est le fils d'un tel Père ! Soyez béni à jamais !... Notre en­tendement devrait être rempli et notre volonté tellement pénétrée qu'il nous soit impossible de proférer une parole. Ô mes filles, que ce serait ici bien le lieu de traiter de la contemplation parfaite ! Oh comme il serait juste que l'âme entrât au-dedans d'elle-même ! » Remarquons au passage que le dogme de la paternité divine est mis ici en relation immédiate avec la contem­plation parfaite. La contemplation parfaite est celle du Fils unique, tourné vers celui dont il procède dans un mouve­ment de reflux, qui est l'action de grâces éternelle du Verbe. La contemplation chrétienne ne va pas s'abîmer dans le grand Tout vague et impersonnel des religions panthéis­tes. Elle propose à notre intelligence éclairée par la foi le mystère du Père révélé par le Fils, *rayonnement de sa gloire et l'empreinte de sa substance.* Sainte Thérèse d'Avila, dans le même passage invite les religieuses du Carmel Saint-Joseph à rechercher le visage de Dieu dans le sanctuaire de l'âme. 132:223 « Considérez ce que dit saint Augustin. Après avoir cherché Dieu en beaucoup d'endroits, il le trouva au-de­dans de lui-même. Croyez-vous qu'il importe peu à une âme qui se distrait facilement de comprendre cette vérité, et de savoir qu'elle n'a pas besoin, pour s'adresser à son Père éternel et se réjouir avec lui, de le chercher par tout le ciel ? Non, inutile de pousser des cris pour lui parler, car il est tellement près que, si bas qu'on lui parle, il en­tend. A quoi bon avoir des ailes pour aller à sa recherche ? Elle n'a qu'à se retirer dans la solitude et à le considérer au-dedans d'elle-même sans s'étonner qu'un hôte sem­blable lui rende visite. » C'est la doctrine traditionnelle de l'inhabitation divine dans l'âme des baptisés. Nous y *pensons* parfois, les mysti­ques en *vivent* toujours. Ce sont eux qui sont normaux, c'est-à-dire conformes à la norme. Et nous autres, selon le degré de notre infirmité, nous sommes plus ou moins malades. Pour faire saisir à la fondatrice du Carmel le mystère de l'union de l'âme fidèle à la Première Personne de la Très Sainte Trinité, Notre-Seigneur usa d'un procédé déli­cat : il la gratifia d'une vision de sa sainte humanité, vision intellectuelle très haute qu'il lui offrit comme un terme de comparaison : « J'étais très troublée de cette vision, qui se manifes­tait bien évidente et tellement rapprochée de moi que je me demandais si ce n'était pas une illusion. Le Seigneur me dit : Ne t'étonne pas de cela, car l'union de mon Père avec ton âme est incomparablement plus grande. » Hélas, il y a peu d'âmes *intérieures*. Rares sont celles qui se doutent seulement qu'il existe une vie intérieure où il se passe quelque chose entre Dieu et l'âme. Rares sont celles qui ont le bonheur de tendre à l'union divine, qui prêtent une oreille attentive au reproche de Jésus à la samaritaine : « Vous adorez ce que vous ne connaissez pas : le Père cherche des adorateurs en esprit et en vérité. » Peut-être y a-t-il dans la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus un aspect qui n'est pas suffisamment mis en lu­mière : c'est son *pouvoir révélant.* 133:223 On a fait du Sacré-Cœur un emblème. Quand on aime quelqu'un, on désire en avoir l'image continuellement sous les yeux. Fort bien. Le signe est éloquent ; il nous rappelle l'amour infini dont nous sommes aimés, et l'amour appelle l'amour. Il est le remède à la froideur des derniers temps annoncée par l'Écriture : la charité d'un grand nombre sera refroidie. Mais il ne faut pas s'arrêter à l'image. *Accedet homo ad Cor altum *: l'homme pénétrera jusqu'au fond de ce Cœur divin. Qu'y trouvera-t-il ? Il y trouvera la volonté du Père, piété, dévotion, obéissance filiale. Le cœur de Jésus de Nazareth brûlait d'amour pour la loi de Yahweh « Ta loi est au milieu de mon cœur » dit le psaume 39. La sensibilité religieuse de l'Enfant Jésus comme celle de tout pieux israélite a été forgée par l'étude de la loi et le chant des psaumes. A la synagogue, il a chanté avec sa mère, son oncle Cléophas, ses tantes et ses cousines le psaume 118 qui célèbre l'amour de la sainte Torah : « Je lève mes mains vers vos commandements que j'aime. La loi de Yahweh fait mes délices. Elle est plus précieuse à mes yeux que l'or et la topaze ; plus douce que le miel à ma bouche. » Qu'y a-t-il encore dans le Cœur de Jésus, dans ce Sacré-Cœur que nous invoquons comme le refuge des âmes péni­tentes ? Il y a inscrit au plus profond le mouvement de retour éternel du Verbe refluant vers son principe, la rela­tion éternelle du Fils « *ad Patrem *» par quoi la Deuxième Personne est distinguée des deux autres et constituée dans son être propre. Cela fuse par endroits dans l'Évangile de Saint Jean, qui est une sorte de grande montée vers le Père. En voici la progression. Au puits de Jacob : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » Au Cénacle : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; de nouveau, je quitte le monde et je vais vers le Père. » Après la résurrection : « Ascendo ad Patrem meum et Patrem vestrum. » Lorsqu'approche l'heure de la Passion, le Fils se fait plus humble, plus dépendant, plus que jamais tendrement épris de sa source : « Si vous m'aimiez, vous vous réjoui­riez de ce que je vais vers mon Père, car le Père est plus grand que moi. » Il convient de relire l'admirable prière sacerdotale du chapitre XVII de Saint Jean qui fera tou­jours la consolation des âmes saintes. Jésus s'adresse alors à son Père sur un ton empreint de douceur et de majesté. 134:223 Le Jeudi saint, au moment de sortir dans la nuit, juste avant d'affronter le drame sinistre, un sentiment de mé­lancolie l'envahit : « Je ne m'entretiendrai plus guère avec vous, car voici le prince de ce monde. » Puis, bien vite, il les rassure : « Certes, contre moi il ne peut rien. » Et voici dans tout son éclat le témoignage de sa piété filiale : « Afin que le monde voie que j'aime mon Père et que je fais com­me il m'a ordonné ; levez-vous et partons d'ici. » Cette détermination virile après la douceur des derniers entre­tiens est un des plus beaux traits de l'Évangile. Nous savons que du haut de la Croix, les dernières paroles de Jésus sont adressées au Père, et le matin de Pâques, la liturgie obéissant à une inspiration admirable met sur les lèvres du ressuscité ce verset du psaume 138 : « Je suis ressuscité et je suis de nouveau avec vous. Votre science est admirable à mon sujet. Vous avez posé sur moi votre main. » Pour la Vigile de l'Ascension, l'office liturgique utilise en les déplaçant les paroles de Jésus pendant la dernière Cène : « En ce temps là, levant les yeux au ciel, Jésus dit Père, voici l'heure, Glorifiez votre Fils afin que votre Fils vous glorifie... Père, rendez-moi la gloire que j'avais au­près de vous avant que le monde fût. » Il n'y a là aucun anachronisme, aucune confusion. Passion et Ascension ne sont que la continuation d'un unique mystère d'amour. La sainte liturgie exprime par­faitement cette unité du mystère du Christ sous l'apparente diversité des grandes phases de sa vie. Comment en serait-il autrement, puisque la liturgie est la voix de l'Épouse ? Qui mieux qu'elle connaît le mystère de l'Époux ? Mais tandis que les saints étaient ravis en extase pour avoir à peine prononcé les deux premiers mots de l'oraison dominicale, nous restons sans goût devant les splendeurs de ce mystère de l'adoption divine *dans lequel les anges désirent plonger leur regard.* \*\*\* Pourtant, nous ne sommes pas sans recours. 135:223 Trois provisions spirituelles s'offrent à l'âme désireuse de rencontrer le visage du Père : la tradition patristique, l'orientation des prières de la messe, l'exemple des saints. La tradition des pères de l'Église nous offre la voie la plus sûre pour diriger nos pas vers le ciel. La piété moderne a parfois cédé à la tentation d'isoler le mystère de l'homme-Dieu. L'*Action catholique,* croyons-nous, a causé un grave dommage à l'esprit de la génération précédente en faisant du Christ un compagnon de route et un modèle pour les militants. Au contraire, les pères de l'Église comme la sainte liturgie nous dévoilent essentiellement un Christ éternel, Lumière née de la Lumière, splendeur du Père, révélation de celui que nul ne peut voir sans mourir et qui habite une lumière inaccessible ; un Christ objet de con­templation et de connaissance avant d'être un modèle d'action. Saint Clément de Rome, martyr en l'an 101, écrit dans son épître aux corinthiens : « Par lui (Jésus), nous aper­cevons la hauteur des cieux ; par lui, nous voyons comme dans un miroir le visage immaculé et plein de noblesse de Dieu ; par lui, nos yeux s'ouvrent et notre âme obscurcie par l'ignorance s'épanouit comme une fleur à la lu­mière ; par lui, Dieu a voulu nous faire goûter à la con­naissance immortelle. » Saint Ignace d'Antioche, martyr en l'an 107, disait de Jésus qu'il était la connaissance du Père, « fou Patros hê gnômê ». Il écrivait quelque temps avant sa mort : « J'en­tends une eau qui murmure en moi : Viens vers le Père. » Pour les Pères Grecs, le Christ est essentiellement le Verbe illuminateur et divinisateur, chargé de rayons et d'énergies, transfigurant ce qu'il sauve. La sainte liturgie, disait dom Guéranger, n'est que la Tradition à son plus haut degré de puissance et de solennité. Remarquons d'abord que nos admirables collectes, si fines d'architecture, si riches de doctrine enseignent à prier en s'adressant au Père -- par le Fils -- dans l'Esprit. Cette « règle de prière » ne souffre aucune exception avant le XVI^e^ siècle et s'accorde à la structure même du sacrifice eucharistique. A la messe, depuis la prière de l'offertoire *Suscipe sancte Pater* jusqu'au solennel *Per ip­sum* qui est la conclusion du Canon, tout monte vers le Père. 136:223 Et les paroles de la Consécration elles-mêmes doivent être précédées d'un regard vers le Père, auquel on voudrait que le prêtre se rende présent tout entier : « et elevatis oculis in caelum *ad te Deum, Patrem suum omnipotentem,* tibi gratias agens, benedixit, fregit deditque... » Les saints par leur exemple répandent la bonne odeur du fils, « odor filii » dont parle le vieil Isaac bénissant son fils Jacob. Cette « odor filii » signifie l'esprit de con­fiance amoureuse, l'abandon filial entre les mains de Dieu, l'esprit d'admiration et d'action de grâces que rien ne rebute, parce que « Dieu est amour », parce que « tout est grâce », parce que « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu ». Une longue file de saints depuis Paul de Tarse jusqu'à Thérèse de l'Enfant Jésus chante à Dieu le Père un can­tique d'amour, prolongement ravissant et multiforme de l'extase du Fils. C'est saint Paul qui « fléchit les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ » et qui « surabonde de joie dans ses tribulations ». C'est saint François d'Assise, déshérité par son père, qui abandonne jusqu'à ses vêtements pour dire plus parfai­tement « Notre Père qui êtes aux cieux ». Quant à sainte Thérèse d'Avila, expliquant les premiers mots de l'Oraison dominicale, elle écrit d'une plume enjouée : « Quel bon Père vous donne le bon Jésus ! N'en recon­naissez pas d'autre ici, puisque c'est de lui seul que vous devez vous entretenir. Appliquez-vous, mes filles, à devenir telles que vous méritiez de vous réjouir auprès de lui et de vous jeter dans ses bras. Vous le savez déjà, il ne vous éloignera pas de lui, si vous êtes de bonnes filles. Et qui de nous ne travaillerait à ne perdre jamais un tel Père ! Ô grand Dieu ! Que de motifs de consolation j'aurais à vous exposer ici. Pour ne pas m'étendre plus longuement, je les laisse ici à vos réflexions. « Si instable que soit votre pensée, tenez-vous entre un tel Fils et un tel Père, et vous trouverez forcément le Saint Esprit. Qu'il daigne lui-même embraser vos cœurs et les enchaîner par les liens tout-puissants de sa charité, dès lors que le si grand intérêt que nous y avons n'y suffit pas ! » 137:223 Voilà, semble-t-il, qui peut nous aider à bien dire : « Notre Père qui êtes aux cieux » et à bien chanter « Gloria Patri, et Filio et Spiritui Sancto ». ... *Encore que ce soit de nuit !* Benedictus. 138:223 ## NOTES CRITIQUES ### Vérité et propagande dans l'Église Quel titre donner à ces réflexions ? J'ai d'abord pensé à « doctrine et gouvernement », puis à « enseignement et gou­vernement », puis à « doctrine et politique », puis à « doctri­nal et pastoral », puis à « dogme, doctrine et politique »... Finalement, je me résous à « vérité et propagande » qui me semble mieux cerner la difficulté qui m'occupe. Toute l'ère post­conciliaire est agitée par cette difficulté. Les aspects les plus graves concernent la foi elle-même. Jésus-Christ est-il le Verbe incarné ? Le sacrifice de la messe prime-t-il la mémoire de la cène et l'assemblée des fidèles ? La Sainte Vierge est-elle la mère de Dieu ? etc. etc. Je laisse ces questions essentielles pour mettre la difficulté en lumière sur deux exemples touchant à des points très secondaires par rapport à la foi, mais révé­lateurs en ce qu'ils ont justement de secondaires. #### 1^er^ exemple : Jésus et César Dans « France catholique-Ecclesia » du 24 février 1978, le Père J. Lœw consacre un article à « Jésus et César ». On voit le sujet. Le P. Lœw écrit : « Tout d'abord une évidence s'impose : tout au long de sa vie publique Jésus a dû s'affronter au problème de ce que nous appellerons aujourd'hui « rapports Église-État, Foi-Gouvernement, Autorité. 139:223 D'ailleurs, c'est comme révolutionnaire qu'il a été crucifié par les Romains. S'il avait été condamné à mort en tant que Fils de Dieu, il aurait été lapidé par les Juifs. Il a été condamné parce qu'il s'est dit « Roi des Juifs » et chaque fois qu'en réci­tant le Credo nous répétons la formule « crucifié sous Ponce-Pilate », nous rappelons cette raison de la mort de Jésus. » Un peu plus loin le P. Lœw précise : « ...Or, c'est comme Zélote que Jésus a été condamné par les Romains à la mort de la croix. » Le P. Lœw nous informe en note qu'il s'inspire pour nous exposer ses idées de « deux livres du grand exégète Oscar Cullman ». Je n'ai pas lu ces livres, dont je n'ai nul besoin pour la question qui m'intéresse. Sur le fond, d'ailleurs, aucune difficulté : Jésus ne fut ni zélote (c'est-à-dire « militant » révo­lutionnaire anti-romain), ni antizélote. Il annonçait le Royau­me de Dieu, et rien d'autre. Cela, le P. Lœw le dit. Mais ce qui me gêne dans son article c'est qu'il ne fait même pas allusion à la responsabilité des Juifs dans la mort de Jésus. Qu'on se refuse à attribuer, humainement, une responsabilité *collective* à la nation juive, soit à perpétuité, soit à l'époque, c'est le bon sens. Mais qu'on se refuse à admettre cette responsabilité pour un petit clan très puissant, c'est nier l'évidence ou le témoi­gnage des Évangiles. Pour des raisons politiques, Pilate a lâ­chement cédé à la pression qui s'exerçait sur lui, mais -- à moins encore une fois, de dénier toute valeur aux récits évan­géliques -- il ne croyait pas à la culpabilité de Jésus, en qui il ne voyait nullement un conspirateur contre le Pouvoir ro­main. Apparemment, il n'avait même jamais entendu parler de lui, ce qui s'expliquerait mal si Jésus avait eu la réputation d'un révolutionnaire. Outre les centurions et les publicains, Pilate avait certainement assez de mouchards à sa solde pour l'alerter sur un personnage dangereux. Alors pourquoi le P. Lœw écrit-il ce qu'il écrit ? Je le dis avec d'autant plus de regret que j'admire beaucoup le P. Lœw pour la manière exemplaire dont il fut le premier prêtre-ouvrier. Jamais, quand il était docker à Marseille, il ne mêla la politique à l'Évangile ; et c'est de manière non moins exem­plaire qu'il cessa d'être docker quand Jean XXIII supprima les prêtres-ouvriers. Le P. Lœw dit très bien que Jésus ne se souciait que du Royaume de Dieu. C'est l'essentiel. Si donc la responsabilité de certains Juifs dans la mort de Jésus le gênait (pourquoi ?), il n'avait qu'à ne pas parler de cette mort. Du moment qu'il en parle, pourquoi déformer la vérité ? 140:223 Dans le même ordre d'idée, dans un domaine qui a en soi, peu d'importance, le P. Lœw écrit : Les premiers chrétiens attendaient une fin prochaine du monde, aussi se contentaient-ils de rechercher les conversions individuelles sans pousser à la réforme des structures sociales. Pour nous il n'en va pas ainsi. Nous avons découvert l'importance de structures sociales plus justes qui peuvent favoriser les conversions individuelles. » Les premiers chrétiens attendaient-ils une fin prochaine du monde ? Je le lis partout. Certes il y avait une croyance diffuse en ce sens. Mais ce n'était pas une croyance foncière, sans quoi les Évangiles, les Actes des Apôtres et les Épîtres en seraient pleins. Or où voit-on, dans le Nouveau Testament, la foi de l'Église se bâtir sur l'annonce de la fin du monde pour l'immédiat avenir ? A supposer que cette croyance fût vive dans le petit peuple, elle ne devait pas être très différente de la croyance contemporaine dans les prédictions de La Salette, de Lourdes et de Fatima. Ni les quatre évangélistes, ni saint Paul ne sont suspendus à la fin du monde, contre la proximité de laquelle ils mettent en garde dans les rares oc­casions où ils en parlent. Quant à penser que les premiers chrétiens « se contentaient » de rechercher les « conversions individuelles », « sans pousser à la réforme des structures sociales » parce que la fin du monde était pour demain, c'est une proposition audacieuse. On ne signale même pas -- du moins dans le Nouveau Testament ; j'ignore dans les apocry­phes -- de ces mouvements de foules qui eurent lieu souvent dans l'Histoire, y compris au XX^e^ siècle, quand la fin du monde était crue imminente. La primitive Église n'a duré qu'un temps très court. Est-ce aujourd'hui que nous découvrons l'importance de structures sociales plus justes ? Il me semble que c'est toute l'histoire de la chrétienté -- dénoncée justement à ce titre. Il est vrai que le P. Lœw précise « ...des structures sociales plus justes qui peuvent favoriser les conversions individuelles ». L'Église de jadis (de toujours) cherchait des structures sociales justes pour satisfaire à la justice, et non pas pour favoriser les conversions individuelles. En cherchant le Royaume de Dieu et sa justice, le christianisme obtenait « par surcroît » une certaine justice dans le royaume de César. Espère-t-on favo­riser les conversions individuelles par la réforme des struc­tures sociales ? Quelle confusion des deux royaumes ? 141:223 Bref, à lire le P. Lœw je ne peux échapper à l'impression qu'il n'hésite pas à gauchir l'Évangile pour se mettre à l'unisson des « orientations conciliaires ». La propagande politico-sociale serait-elle plus évangélique que la vérité ? Le P. Lœw dirige, à Fribourg, une « École de la foi ». Tout ce que je connais de sa vie passée m'est une école de la foi. Il « faisait » la vérité. Lui est-il plus difficile, aujourd'hui, de la « dire » ? #### 2^e^ exemple : le communisme intrinsèquement pervers Dans *La Croix* du 16 février 1978, René Coste, sur quatre colonnes, pose la question : « Le communisme est-il intrinsèquement pervers ? » René Coste est professeur à l'Institut catholique de Toulouse. Il est, je crois, le Père Coste, mais je ne peux l'appeler que René Coste, puisque c'est ainsi qu'il signe tout ce qu'il écrit. Sa spécialité est le marxisme et plus généralement le socialisme et le communisme. Il a publié là-dessus des livres que je n'ai pas lus. Mais je connais bien sa pensée par ses articles qui, depuis de longues années, paraissent dans de nombreuses publications catholiques. Cette pensée me semble avoir légè­rement évolué, dans le bon sens d'ailleurs, c'est-à-dire avec des réserves plus marquées. Il n'en reste pas moins très sensible à l'attraction communiste, distinguant éternellement entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas dans le marxisme. Dans son article du 16 février, René Coste rappelle l'ency­clique *Divini Redemptoris* (19 mars 1937) et la célèbre phrase de Pie XI : « Le communisme est intrinsèquement pervers et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chré­tienne. » Faut-il s'en tenir à cette condamnation sans appel ? « Ce serait, répond René Coste, oublier que les encycliques sont à interpréter d'après les circonstances historiques précises qui les ont provoquées. » Or « c'est l'évolution même de l'enseigne­ment officiel de la papauté » qui impose cette interprétation. Nous devons donc suivre la « nouvelle orientation de la pa­pauté » et éviter de nous contenter « d'une phrase d'un pape, sortie de son contexte historique », en nous refusant ensuite « à toute étude sérieuse et à toute ouverture ». 142:223 On se demande comment un système qui est « intrinsèque­ment pervers » peut l'être en 1937 et ne l'être plus en 1978. Quant aux « circonstances historiques » qui illustraient le jugement de Pie XI en 1937, elles l'illustrent bien davantage encore quarante ans plus tard. Il est tout de même effarant de constater que tandis que Soljénitsyne a ébranlé toute l'in­telligentsia marxiste et marxisante, que les « nouveaux philo­sophes », qui avaient cru au marxisme, l'ont abandonné pour la raison très précise qu'ils ont découvert que le communisme est effectivement « intrinsèquement pervers », un professeur catholique demeure séduit par certains de ses aspects et croit devoir faire de la propagande pour une collaboration entre catholiques et communistes. Bien sûr René Coste protestera qu'il ne fait aucune propagande de ce genre. Mais son article est de la propagande pure. Intituler un article : « Le commu­nisme est-il intrinsèquement pervers ? » répondre qu'il s'agit là d'un jugement qui ne vaut que pour l'époque où il a été prononcé, écrire cet article dans un quotidien catholique, et l'écrire à la veille d'élections législatives, c'est sacrifier la vérité à des options tactiques dont les effets sur la foi catho­lique des lecteurs sont connus d'avance. \*\*\* J'ai pris, je le répète, deux exemples relativement bénins, justement parce qu'ils me paraissent très significatifs. Le *sens* de la vérité se perd avec la perte du *goût* de la vérité. La crise actuelle de la foi est à bien des égards une crise de l'intelli­gence. Ni la foi ni l'intelligence ne retrouveront leur intégrité sans l'attention la plus grande portée à la vérité, jusque dans les petites choses. Louis Salleron. ### Bibliographie #### Paul Sérant Les dissidents de l'Action française (Copernic) La longue histoire de l'Ac­tion française -- un demi-siè­cle, en somme, si on l'arrête à l'interdiction du journal, en 1944 -- comporte un certain nombre de ruptures éclatan­tes. A distance, elles sont d'a­bord le signe de la fécondité d'une école qui sut attirer tant de disciples différents. 143:223 Les sept cas étudiés ici n'ont que peu de points communs. Ce qu'il faut dire d'abord, c'est le souci de sérieux, de justice, de Paul Sérant. Il me semble que son livre restera comme l'un des plus sûrs ef­forts d'historien pour traiter un sujet encore brouillé par les passions -- amitié recon­naissante ou haine. Et ces sept chapitres deviennent des biographies intellectuelles, nuancées, replacées avec beau­coup de finesse et d'érudition dans leur cadre. Si un futur Sainte-Beuve tente d'écrire l'histoire de l'*Action française* comme celle d'un autre Port-Royal, il s'attachera à ces por­traits. Louis Dimier rejetait avec horreur le paganisme de Maurras. Mais s'il se sépare de lui, c'est à cause de l'ineffi­cacité d'un mouvement qui n'agit jamais, et parle d'ac­tion. Il y avait des intuitions ex­traordinaires chez Georges Va­lois, le livre d'Yves Guchet (éd. *Albatros*) le montrait. Il avait deviné les transformations de la société technique, la néces­sité de trouver à la classe ou­vrière, aux populations amas­sées dans les grandes villes, une place stable dans la société réorganisée. Après vingt ans de travail aux côtés de Maurras, il rompit. Avant de mourir héroïquement dans un camp allemand, il alla d'es­sai en essai, d'échec en échec. Il vérifiait ainsi le mot de Bernanos : « qui a été maur­rassien et ne l'est plus, risque de n'être plus rien ». Et Ber­nanos, quand il écrit cela a déjà dit « A Dieu » à Maurras. Il lui a jeté des injures fu­rieuses. Voilà sans doute le chapitre le plus tragique de ce livre. Trente ans après, il est assez facile, je crois, d'écouter Maurras *et* Bernanos, et il me semble même nécessaire de les écouter tous les deux. C'est un des grands moments du « dialogue français » dans no­tre siècle. Un enfant d'au­jourd'hui, s'il n'est pas indif­férent au pays dont il est issu, doit savoir entendre ces deux voix que tant de vacarme cherche à étouffer (même cel­le de Bernanos). J'avoue que les autres cha­pitres palissent un peu à côté de celui-là. Jacques Maritain apparaît politiquement d'une légèreté, d'une inconsistance consternantes. Quand on pense que c'est Bloy qui l'a converti, on imagine comment le Vieux de la montagne aurait secoué ce disciple, devenu un dévot ahuri de la démocratie *made in U.S.A.* Brasillach fut maurrassien, mais non doctrinaire, et quand il choisit la collaboration, le vieux maître ne le reconnut plus. Dureté de cœur, insinue Sérant. Je ne crois pas. In­transigeance, plutôt, d'un hom­me tout entier voué au souci public. Thierry Maulnier, lui, fut doctrinaire, mais peu maurrassien. Quant à Claude Roy, il avait essentiellement une vocation de poète de cour (et là, tant vaut la cour, tant vaut le poète). 144:223 Le chapitre de conclusion « un demi-siècle avec Maur­ras » me paraît dresser un bilan contestable. Porter au débit de l'Action française tout ce qui contredit l'orientation de notre époque, et oublier, au crédit, ce que l'histoire a vérifié (personnalisation du pouvoir, déclin du parlemen­tarisme) ou des soucis très ac­tuels : la question de l'égalité, ou celle des régions, c'est in­juste. Sur les régions, l'auteur affirme que Maurras était de­venu un « jacobin de droite ». Chez un homme qui avait de la suite dans les idées (on le lui a assez reproché) il fau­drait y regarder de plus près. Georges Laffly. En passant en revue les cas de sept « dissidents » de l'Ac­tion française -- Georges Va­lois, Louis Dimier, Jacques Maritain, Georges Bernanos, Robert Brasillach, Thierry Maulnier, Claude Roy --, c'est une précieuse contribution à l'histoire des idées, dans la première moitié de ce siècle, que nous donne Paul Sérant. C'est aussi une vive lumière jetée sur la personnalité de Charles Maurras. C'est peut-être enfin une leçon sur quel­ques traits permanents du tempérament français où nous pouvons trouver de quoi mieux comprendre la situation ac­tuelle et à venir de notre pays. Valois et Dimier ont en com­mun d'avoir, l'un et l'autre, compté au nombre des diri­geants de l'Action française et d'avoir, l'un et l'autre, rom­pu avec elle quand il leur est apparu que Maurras n'envisa­geait pas, ou n'envisageait plus de prendre le pouvoir, du moins à brève échéance, pour rétablir la monarchie. A part cela, tout les oppose, ou les différencie. Disciple de Georges Sorel, Valois est liber­taire, socialiste et syndicaliste. Proudhon est son maître loin­tain. Dimier est profondément catholique, mais pas du genre bêlant. Dans la volonté d'éta­blir un régime populaire et anti-ploutocratique, Valois et Dimier se rejoignent facile­ment. Leurs caractères bouil­lants ne s'accommoderont pas d'une temporisation qu'ils re­prochent à Maurras. Valois créera « Le Faisceau » sur le modèle italien. Pendant la se­conde guerre, il entrera dans la Résistance et mourra en déportation, à Bergen-Belsen. Dimier se consacrera aux Beaux-Arts, étudiant particu­lièrement le Primatice. Paul Sérant m'apporte une petite lueur sur un point qui m'est toujours resté mystérieux de la pensée de Maurras. Avant la guerre 14, celui-ci a certai­nement pensé à restaurer la monarchie « par tous les mo­yens, même légaux ». Après la guerre, il semble prendre du champ. N'est-ce pas pourtant le moment de profiter du pres­tige dont jouit l'Action fran­çaise ? Dimier en est convain­cu. Maurras lui dit son désac­cord. Il estimait « que la guerre avait reculé notre ob­jet... Quatre années passées dans les camps avaient été pour tous l'occasion de réflé­chir : le soldat dans les tran­chées avait discuté de toutes choses et du gouvernement ; une restauration ne pouvait plus espérer passer dans l'in­différence, elle serait discutée et partout combattue. Il fallait donc, avant de la faire, re­commencer à la prêcher ». 145:223 Maurras pensait aussi que l'Al­lemagne restait menaçante « Le pays avait besoin de nos forces ; s'en resservir pour la guerre civile eût été le tra­hir et nous abandonner. » Telle était l'opinion de Maur­ras, selon ce qu'en rapporte Pierre Andreu que cite Paul Sérant (pp. 43 et 44). Il est probable que ce sont bien des propos de ce genre que Maur­ras tenait à Dimier (et à Va­lois qui n'était pas moins im­patient ni moins irrité que Dimier) ; mais était-ce toute la pensée de Maurras ? Quoi qu'il en soit, tout au long de l'entre-deux-guerres, l'Action française connut de « peti­tes » dissidences dont les rai­sons furent analogues à celles de Valois et Dimier, ce der­nier ayant résumé sa critique dans le propos suivant « Maurras, en possédant les aptitudes du maître, aura man­qué de celles du chef » (p. 54). La dissidence de Maritain, d'une nature très différente, est probablement la plus im­portante si on situe le problè­me de l'Action française au plan des rapports du catho­licisme et de la politique. Né en 1882, Jacques Mari­tain, petit-fils de Jules Favre, s'était converti au catholicis­me vers sa huitième année. Sous l'influence du P. Cléris­sac, il s'intéressa aux idées de Maurras qui s'accordaient avec les siennes dans leur condam­nation du monde moderne. Comme chrétien et comme philosophe il est alors politi­quement maurrassien. En 1927, la « condamnation » de l'Ac­tion française par Pie XI le trouble profondément. Chré­tien avant tout, il se soumet. Mais il ne se contente pas d'o­béir au pape, il se convertit à ce qu'il pense être la pensée profonde de celui-ci et ac­quiert l'esprit démocratique. Sa femme, Raïssa Oumansoff, jeune juive d'origine russe qu'il avait épousé en 1904 et qui s'était convertie au chris­tianisme en même temps que lui, fut vraisemblablement à l'origine de cette seconde « conversion », philosophico-politique celle-là ! Il est dif­ficile d'en douter quand on a lu son livre *Les grandes ami­tiés*. La levée de la condam­nation de l'Action française par Pie XII n'ébranla pas Ma­ritain dans ses nouvelles con­victions. Jusqu'à sa mort, en 1973, il resta démocrate com­me il resta chrétien. Jusqu'à sa mort également, il se posa en champion du thomisme sans que le titre lui en ait été jamais contesté. On peut pour­tant se demander en quoi sa philosophie est thomiste. Si, en effet, la philosophie tho­miste est avant tout celle du réalisme ontologique, on voit mal comment l'idéalisme de Maritain peut s'accorder avec elle. En fait, son œuvre est celle d'un philosophe engagé -- dans le sens de l'Histoire. S'il condamne l'athéisme du communisme, il considère que celui-ci est porteur d'avenir (étant dans le sens de l'His­toire). La mission du christia­nisme est de le baptiser pour le récupérer. Maritain est en somme le doux rêveur révolu­tionnaire dont les milieux po­litiques et philosophiques of­frent tant d'exemples. Il vit candidement dans ses contra­dictions internes sans les apercevoir et sans qu'elles af­fectent son christianisme per­sonnel. Ce christianisme lui vaut de temps à autre des sursauts quand ses idées sont exploitées au-delà de ses in­tentions. 146:223 Après Vatican II, dont il apparaît comme le grand inspirateur, il écrit *Le Paysan de la Garonne* pour dénoncer le néo-modernisme, auprès duquel le modernisme de 1900 fait figure de pâle « rhume des foins », mais ses amis religieux se gaussent de sa sénilité. Alors il se réfugie dans l'oraison, non sans se demander si au fond ce ne sont pas ses amis qui ont rai­son. A sa mort, on retiendra surtout son maître livre, *Hu­manisme intégral* (1936), qui fut celui où s'affirma sa phi­losophie nouvelle dont le ca­tholicisme actuel nous donne les fruits. C'est en quoi la « dissidence » de Maritain est, historiquement, si impor­tante. Le jour où la discipline maurrassienne lui manqua, il fut vraiment le « bateau ivre » de l'intelligence chré­tienne. Après les *Trois Réfor­mateurs,* Luther, Descartes et Kant, dont il avait si bien parlé dans sa jeunesse, il de­vint le quatrième. Ces quatre « maîtres penseurs » ont été, au monde chrétien, ce qu'ont été les quatre « maîtres pen­seurs » Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche, au monde païen. La « dissidence » de Ber­nanos a aussi pour origine la Condamnation de l'Action française. Mais elle est d'une coloration toute différente de celle de Maritain. C'est en Don Quichotte chrétien que réagit Bernanos et non en démocra­te. Ainsi réagira-t-il toute sa vie, de la manière la plus dé­sordonnée ; et, toute sa vie, il sera « récupéré » par des milieux avec lesquels il est, au fond, en désaccord pro­fond. L'ultime paradoxe de son existence tourmentée est d'avoir été assisté, à sa mort, par l'abbé, futur Monseigneur, Pézeril et d'avoir eu pour exé­cuteur testamentaire Albert Béguin. Les trois derniers dissidents dont parle Paul Sérant -- Ro­bert Brasillach, Thierry Maul­nier et Claude Roy -- sont des écrivains. Le premier, tenté par le fascisme, fut condamné a mort et exécuté à la Libé­ration. Le second entra au *Figaro* et à l'Académie fran­çaise. Le troisième égara son dilettantisme dans les sentiers du communisme : mais tan­dis que Brasillach et Maulnier conservaient une sorte de fi­délité personnelle à Maurras, Roy s'en détachait complète­ment. Après ses sept chapitres consacrés aux sept dissidents de l'Action française, Paul Sérant en consacre un huitiè­me, *Un demi-siècle avec Maur­ras,* à l'examen du maurras­sisme, à son impact historique et à sa signification actuelle. C'est une synthèse puissante qui sera vraisemblablement contestée mais qui est remar­quablement objective. Maurras, qui alliait à un pessimisme foncier sur la nature de l'hom­me social une égale confiance dans sa capacité à triompher de l'anarchie par l'intelligence et la volonté, écrivait, de sa prison, à Pierre Boutang, en 1951 : « même si cet optimisme était en défaut et si, comme je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter, la démocratie étant devenue ir­résistible, c'est le mal, c'est la mort qui devaient l'emporter, et qu'elle ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco-catho­lique soit construite et mise à l'eau face au triomphe du pire et des pires. Elle attestera dans la corruption éternelle et universelle une primauté de l'Ordre et du Bien. Ce qu'il y a de bon et de beau dans l'homme ne se sera pas laissé faire. 147:223 Cette âme du bien l'au­ra emporté, tout de même, à sa manière, et persistant dans la perte générale, elle aurait fait son salut moral et peut-être l'autre. Je dis *peut-être* parce que je ne fais pas de métaphysique et m'arrête au bord du mythe tentateur, mais non sans foi dans la vraie co­lombe, comme au vrai brin d'olivier, en avant de tous les déluges... » (p. 303). Cette ultime parole de Maur­ras résume bien toute sa pen­sée et le sens de son combat. Ce n'est pas la mode rétro qui la rend aujourd'hui terri­blement actuelle. Louis Salleron. #### Robert Poulet J'accuse la bourgeoisie (Copernic) Un pamphlet. Dont je con­testerai principalement le ti­tre. Aussi bien Robert Poulet l'écrit lui-même : « Le règne de la vraie bourgeoisie est fini, malgré le soin qu'elle a pris, au cours du dernier siè­cle, de professer des théories anti-bourgeoises » (p. 20). C'est donc un mort qu'accuse Poulet. Ou bien c'est tout le monde, car qui n'est bour­geois aujourd'hui ? Au fond, c'est bien l'idée de Poulet qui accuse une bourgeoisie défun­te d'avoir engendré une sous-bourgeoisie plus médiocre en­core que ses géniteurs. A partir de quoi son pam­phlet redevient parfaitement fondé. Dans la civilisation ac­tuelle, ce que déplore Poulet c'est la perte de l'honneur et de la beauté, comme assises de la société. Où est l'archi­tecture ? demande-t-il ? Effec­tivement, il n'y a plus d'archi­tecture, parce que l'architec­ture est l'art social par excel­lence, celui qui reflète l'âme d'une société. Nous avions Notre-Dame de Paris. Nous avons eu le Grand Palais au XIX^e^ siècle ; nous avons Beau­bourg au XX^e^. Société bourgeoise ? Je di­rais : société démocratique, celle de l'égalité, du nivelle­ment, de la platitude. Celle du suicide collectif de l'Occi­dent, à travers la destruction progressive de la planète et la menace d'une explosion finale. Poulet dit tout cela avec sa dent dure et (on le sent) son cœur tendre. Moins un pam­phlet finalement qu'une criti­que lucide tempérée par la sérénité d'un esprit qui reste ouvert à l'espérance. L. S. 148:223 #### François Houang, Roger Mouton Les réalités de Vatican II et les désirs de Monseigneur Lefebvre (Fayard) Je me doutais bien de l'orientation de ce livre ; mais le nom de François Houang -- que je pense être le Père Houang -- me laissait espérer une présentation intelligente et honnête de la question trai­tée. Il me faut déchanter. Nous sommes en présence de la en­nième resucée du procès fait à Mgr Lefebvre et aux tradi­tionalistes, dans la plus par­faite indifférence aux faits, aux textes et à la bonne foi. Inutile donc d'y revenir. No­tons seulement, à propos de la « querelle des rites » dans la Chine du XVII^e^ siècle -- les missionnaires d'alors, par obéissance à Rome (ce que les auteurs oublient de dire) ayant renoncé à intégrer les rites chinois à la liturgie catholi­que -- les lignes suivantes « (Si les missionnaires avaient passé outre) la Chine aurait peut-être été chrétienne. -- Qu'elle ne le soit pas aujour­d'hui comble sans doute les vœux de Mgr Lefebvre. Car le fondateur d'Écône, qui repro­che à Vatican II de faire du syncrétisme en enseignant que toutes les religions se valent, peut en somme se réjouir de ce que la Chine, devenue of­ficiellement communiste et athée, coupée du monde exté­rieur et de l'Église vivante, soit le seul pays où se perpé­tue dans les communautés ca­tholiques la messe de Pie V. » (p. 141). Sans commentaire. L. S. #### René Griard avec J.-M. Ougourlhian et Guy Lefort Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset) Il faudrait être ethnologue, sociologue, psychologue, théo­logien, exégète et je ne sais quoi encore pour parler sa­vamment de ce gros livre, de près de 500 pages in 8°. Le contenu en est si foisonnant que je préfère, pour le présen­ter, copier simplement sur la note qui figure sur la couverture : 149:223 « On savait, depuis « la vio­lence et le sacré », (livre pré­cédent de l'auteur) que toute société humaine est fondée sur la violence, mais une violence tenue à distance et comme transfigurée dans l'ordre du sacré. Dans ce nouveau livre, René Griard applique cette in­tuition originaire au grand recueil mythique de la mémoi­re occidentale, c'est-à-dire la Bible qui est tout entière, se­lon lui, le cheminement inouï vers le Dieu non-violent de notre civilisation. Il s'ensuit une relecture critique et pro­prement révolutionnaire du texte évangélique qui apparaît du coup comme un grand tex­te anthropologique, le seul à révéler pleinement le mécanis­me victimaire. Il s'ensuit aussi la fondation d'une nouvelle psychologie, fondée sur un mécanisme simple et universel que Griard appelle la « mi­mésis » et qui permet de fai­re le partage entre les proces­sus d'appropriation généra­teurs de violence et les antago­nismes, producteurs de sacré (...) C'est pourquoi il nous donne là peut-être un des li­vres-clés pour comprendre les mystères de notre monde et de ses plus lointaines, de ses plus archaïques généalogies. » Une vaste entreprise, on le voit. Elle est menée donc par René Griard, sous forme de dialogue avec deux interlocu­teurs, médecins et psychiatres de leur métier, J. M. Oughour­lian et Guy Lefort. Le texte de la présentation suffit à nous révéler que la psychanalyse n'est pas absente de la dé­marche de l'auteur. Celui-ci ne cache pas son admiration pour Freud, mais ne le suit pas pour autant, contestant no­tamment son pansexualisme. D'une manière générale, d'ail­leurs, tous les « dogmes » des scientismes du XIX^e^ et du XX^e^ siècle sont radicalement refu­sés, dans le langage le plus « décontracté » qui soit. Venons-en au point central du livre, pour en indiquer le vrai et le faux, ou si l'on pré­fère le fort et le faible. Le vrai, c'est la thèse mê­me -- pardon ! l'hypothèse scientifique vérifiée par les faits -- : qu'on explique mieux par la Bible l'histoire des re­ligions et de l'humanité jus­que et y compris l'époque actuelle que l'on n'explique la religion étude par une étude comparative des structures de toutes les reli­gions. D'où le titre du livre. Ces « choses cachées depuis la fondation du monde » sont celles dont parle le psaume 78, évoqué souvent dans le nou­veau Testament, et parfois tex­tuellement, comme dans Mat­thieu 13, 35 : « Ma bouche prononcera des paraboles, elle clamera des choses cachées depuis la fondation du mon­de. » L'Évangile nous donne donc l'ultime révélation du mystère de la création et, com­me on dit, du « sens de l'His­toire ». Bien d'accord. Le faux, c'est l'interpréta­tion du Nouveau Testament par rapport à celle de l'Ancien. R.G. considère, en effet, que la lecture « sacrificielle » de l'Évangile est une erreur. Pour lui, le sacrifice est l'élé­ment essentiel de la religion vétéro-testamentaire, alors que la révélation spécifique de l'Évangile est le « Tu aimeras ton prochain comme toi-mê­me » qui efface l'idée même de sacrifice, jusque dans la passion de Jésus et sa mort sur la croix. 150:223 « Il n'y a rien, dans les Évangiles, pour sug­gérer que la mort de Jésus est un sacrifice, quelle que soit la définition qu'on donne de ce sacrifice, expiation, substitu­tion etc. Jamais, dans les Évangiles, la mort de Jésus n'est définie comme un sacri­fice » (p. 203-204). Il pense que la lecture sacrificielle de la passion doit être « criti­quée et révélée comme le ma­lentendu le plus paradoxal et le plus colossal de toute l'his­toire ». En fait de paradoxe, on est servi ! Dire que, dans les Évangiles, la mort de Jésus n'est pas « définie » comme un sacrifice est une curieuse « lecture ». Elle me rappelle celle de Robinson sur la divi­nité du Christ. Dans *Dieu sans Dieu* (*Honest to God*)*,* il souligne que jamais Jésus n'a dit qu'il était Dieu. Donc... Donc le reste ne compte pas. R.G. voulait-il que Jésus « dé­finisse » sa passion et sa mort comme un sacrifice ? Jésus scelle la Bonne Nouvelle qu'il apporte au monde en termi­nant l'ère des sacrifices am­bigus de l'Ancien Testament par le sacrifice parfait de lui-même. C'est à la fois l'achève­ment et le renversement de la religion judaïque (et de tou­tes les religions du monde). L'ultime et radicale Kénose de la croix complète celle de l'in­carnation. L'épître aux Hé­breux (qui gêne un peu R.G.), tout saint Paul, tout saint Jean, l'Apocalypse précisent indéfiniment cette théologie. On ne peut même pas arguer que ces textes sont postérieurs aux Évangiles puisqu'ils leur sont contemporains, voire an­térieurs. Alors il y a un « malenten­du ». Je n'en vois qu'une ex­plication. R.G. donne au mot « sacrifice » le sens qu'il a dans l'Ancien Testament et dans les religions en général -- c'est-à-dire le sacrifice d'au­trui ou d'autre chose. Quand R.G. dit que la lec­ture sacrificielle du Nouveau Testament est responsable des crimes de la chrétienté, il confond le péché originel avec le sacrifice. Il nie du même coup la nature humaine, telle qu'elle est, historiquement viciée, et telle qu'elle sera jus­qu'à la fin du monde. L'incon­vénient, c'est qu'on débouche ainsi dans l' « évangélisme », oscillant entre une non-violen­ce équivoque et un révolution­narisme parfaitement clair. L'Église est abolie. C'est donc une contestation de taille qu'appelle ce livre im­portant. Ses mérites n'en sont pas moins grands. Allègrement écrit, se moquant éperdument du conformisme et du terroris­me de l'intelligentsia, il abon­de en notations fines et en ana­lyses pénétrantes. Dommage... L. S. #### Marquis de La Franquerie Le caractère sacré et divin de la royauté en France (Éditions de Chiré) Les nombreux ouvrages du marquis de La Franquerie tendent tous à replacer l'His­toire de la France dans le ca­dre du plan divin. C'est en quelque sorte leur conclusion qu'il nous donne avec ce petit livre de 204 pages qu'il con­sidère lui-même comme son « testament ». 151:223 Même ceux qui ne partagent pas la foi catho­lique et royaliste de l'auteur doivent lire cette étude histo­rique et mystique qui rappelle tant et tant de faits sans les­quels on ne peut rien com­prendre à quinze cents ans de notre histoire nationale. Aux renseignements très complets sur le rite et le sens du sacre des rois s'ajoutent nombre de documents importants qui ne sont nullement inédits mais qu'on n'a jamais sous la main, tels que le texte de la consé­cration de la France à la Sainte Vierge par Louis XIII, le discours du cardinal Pacel­li, futur Pie XII, à Notre-Dame de Paris le 13 juillet 1937, la lettre apostolique de Pie X (1922) proclamant Notre-Dame de l'Assomption patronne principale de la France et sainte Jeanne d'Arc sa patron­ne secondaire, etc. L. S. #### Jean-Claude Racinet Bonsoir, je suis votre chef de bloc (Fayolle) Ce qu'on appelle « politi­que-fiction » est un genre où les écrits sont rapidement pé­rimés, dans la mesure où ils sont fondés sur une situation, un ensemble de données qui, six mois après, a disparu. Ce n'est pas du tout le cas ici, et le résultat des élections de mars ne change rien, au ro­man de Racinet, justement parce qu'il n'est pas lié à des circonstances particuliè­res, mais à une figure cons­tante de la politique au XX^e^ siècle : la menace du totali­tarisme, (La seule allusion à l'actualité semble être le per­sonnage anecdotique du géné­ral Gibert, un moment prési­dent de la république, « une voix de camelot dans un mas­que d'empereur romain », dans lequel on pourra s'amu­ser à retrouver un ancien pa­ra élu député.) La scène est en France, dans un des prochains jours. Guil­laume Guillery, ingénieur, as­sez indifférent à la politique, a voté « à gauche » parce qu'il trouvait cela séduisant. Il est tout surpris de la suite, et bientôt enragé. Ce chef de bloc, par exemple, dont parle le titre, est le signe qu'une or­ganisation de contrôle se met en place. A l'usine, la compé­tence compte moins que l'allé­geance politique : Guillery perd son poste. Sa femme, ses enfants sont endoctrinés. La délation s'organise. 152:223 L'auteur montre avec un art solide la progression de l'an­goisse, le sentiment de réclu­sion, et de culpabilité, qui s'empare peu à peu des esprits les plus libres. Cela finit mal, comme l'an­nonçait le perroquet dans le conte de Bainville. On aurait tort de croire que cette fin est écartée définitivement pour nous. Voilà deux bonnes rai­sons pour lire ce livre : il est bon, et il permet de réfléchir aux risques que comporte no­tre société. Georges Laffly. 153:223 ## DOCUMENTS ### Trois observations sur les « nouveaux philosophes » Sur les « nouveaux philosophes » Glucks­mann et Bernard-Henri Lévy, les trois obser­vations que nous jugeons essentielles ont été faites par Maurice Bardèche. En substance, et en résumé : 1\) Ces anarchistes sont des *conformistes,* car : 2\) Même dans leurs plus justes protestations anti-marxistes, ils demeurent *des gauchistes qui parlent à des gauchistes avec les livres permis aux gauchistes et seulement ceux-là.* Leur ignorance (probablement volontaire) est immense : en effet : 3\) Ce qu'ils ignorent, ce n'est rien de moins que la *nature humaine* et le *péché originel.* Ils connaissent par cœur tous les philosophes, surtout modernes et allemands, ils ont lu tous les auteurs, *sauf* saint Thomas et Pascal. Ces trois observations décisives, peu ou mal faites jusqu'ici, ou plus souvent pas du tout, ont été énoncées par Maurice Bardèche à pro­pos du livre de Glucksmann : *Les maîtres-penseurs,* et de celui de Bernard-Henri Lévy : *La barbarie à visage humain.* Nous reproduisons ci-après les principaux passages de l'étude de Maurice Bardèche, parue dans sa revue *Défense de l'Occident,* numéro 156 de mars 1978. Cette étude est intitulée : « *Notre ami Glucksmann et notre ami Lévy *»*.* 154:223 Glucksmann parle avec ses mains, Lévy est un archange furieux. Ils sont passés tous les deux par la rue d'Ulm, ce qui ne signifie plus grand chose, ils sont tous les deux agrégés de philosophie, ce qui est plutôt une tare, mais ils ont pris leurs grades dans une carrière bien plus brillante : ce sont tous les deux des publicitaires éminents. Reconnaissons-le, c'est un génie propre aux gauchistes. Mais, tandis que leurs petits ca­marades s'épuisaient à s'indigner d'une actualité ennuyeuse dans de petits journaux presque aussi ennuyeux qu'elle, bataille où l'on prend des coups sans en recevoir beaucoup de gloire, ils ont choisi la grande route du défi intellectuel qui leur a rapporté un notable succès sans qu'ils aient pris beaucoup de peine. Saluons leur baraque devant laquelle se presse la jeu­nesse. Elle est surmontée d'une banderole sur laquelle est inscrit en lettre d'or qu'on se trouve devant « un moment de la conscience morale et littéraire », inscription qui est une sorte de prix Goncourt de la littérature politique qu'on décerne tous les cinq ans. Et entrons. Notre ami Glucksmann parle avec les mains et d'abord il irrite. Il jongle avec les mots et les paradoxes, il abuse des contrepèteries, il invente des symboles, en fait des bulles de savon, il est souple et retors comme un sophiste et se donne beaucoup de mal pour être illisible. Moitié chiqué moitié pil­pul : il a eu des maîtres qui lui ont appris l'art de mal écrire et des ancêtres qui lui ont donné le goût atavique de la subtilité et de l'ingéniosité dialectique. Montaigne appelait cela du « pédantisme à la cavalière », affectation de débutant qu'il faut négliger. Cet agrégé veut surtout faire oublier qu'il l'est. Après quoi, il écrit un livre fort sérieux auquel on donnerait volontiers le nom rébarbatif de « thèse », très clairement composé malgré des titres baroques choisis pour déconcerter, solidement documenté, vigoureusement pensé, et qui débouche sur des vérités scandaleuses que la respectueuse philosophie universitaire s'était bien gardée de dévoiler. *Les maîtres penseurs,* c'est tout simplement un panorama de la philosophie allemande du XIX^e^ siècle étudiée chez ses quatre représentants les plus illustres : Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche. Quatre conceptions de l'homme et de l'État qui sortent l'une de l'autre comme des tubes d'une longue vue quatre analyses brutales illustrées de citations perfides, qui prouvent qu'on retrouve à chaque fois la même préoccupation et qu'on aboutit à chaque fois au même régime. Il s'agit toujours, au nom des pensées les plus hautes, d'affirmer la suprématie et par conséquent le pouvoir de l'État, grâce au consentement des consciences : l'unité de toutes les consciences étant la défi­nition suprême de la liberté, proclamée et aussitôt remise en bonnes mains. Au sommet, dans tous les cas, l'ordre, au termi­nus, le lavage de cerveau. 155:223 Le ballet des « maîtres penseurs » décrit par Glucksmann est peut-être la plus pénétrante, en tout cas la plus frappante de ces analyses. Ils se dépassent tous, dit-il, ils sont tous plus « révolutionnaire » que celui qui les a précédés, plus « démo­cratique » que le perfide qui a oublié dans une zone mal éclairée de son panorama ce « prolétariat » qui souffre et dont la souffrance va servir de piédestal au juste qui postule la royauté philosophique de son devancier. La poutre dans l'œil du maître penseur voisin est vue, bien vue. La tactique des successifs déboulonnages marque deux temps : d'abord, tu ne mérites pas ta couronne, tout ce que tu proposes se révèle État policier. Citations à l'appui et commentaires, éclairants. Ensuite : tu en es venu à faire appel à la police parce que tu as « oublié » cette large fraction de la population qui reste opprimée et au nom de laquelle je parle... Chacun renverse bruyamment son prédécesseur, chacun parle au nom des ou­bliés... Mais c'est pour leur faire énoncer la même scientifique programmation. Recette du progrès philosophique et politique que notre ami Glucksmann résume en ces termes : « Tu croises l'État policier, tu prends sur ta gauche, et tu t'installes à ton tour maître penseur pour un temps *extrémiste. *» Tous fascistes, Hegel, fils de Fichte, libéral bourgeois, Marx, fils de Hegel, père des consciences en uniforme, au sommet Nietzsche, cynique, dévoilant le vrai visage de la « consoli­dation » des rapports de la plèbe et de l'État, l'élitisme, sous quelque nom qu'on le présente, pour briser la révolte de la plèbe et des esclaves qui ne comprendront jamais rien. « Maî­tres penseurs passant la main aux maîtres purgeurs », toujours au nom de l'unanimité des consciences garante de la vraie liberté, opération dont l'Europe libérale n'est pas exclue par l'auteur, son système de normalisation étant seulement plus sournois et « substituant le génocide culturel au génocide physique ». Tout cela est un peu systématique et, pour Nietzsche, en tout cas, assez court. Il y a, assurément, quelques points de vue sur la vie qui échappent à notre ami Glucksmann. Malgré sa pétulance et son instinct de l'analyse, il manque d'esprit cri­tique. Et l'on s'étonne un peu qu'après s'être montré si perspi­cace et si sévère sur les épigones du jacobinisme, il gobe sans réticence Michel Foucault et les petits maîtres de la pensée gauchiste. On s'en étonne, puis on cesse de s'étonner en re­gardant ces mains qu'il agite comme un jeune apprenti rabbin. Car ces marginaux oubliés par les maîtres penseurs, éliminés si énergiquement par les maîtres purgeurs, ces « gueux », ces épaves, cette lie de la terre, cette population des bidonvilles, ces ivrognes et ces demi-fous qui ne font partie d'aucune nation ni d'aucun prolétariat « conscient », ces cloportes, ces hôtes de la nuit, qui deviennent pour lui « le sel de la terre », il les résume, il les personnifie dans un de ces symboles qu'il aime tant et qui sont des points d'appui si fallacieux du raisonnement, ils sont incarnés pour lui par « le Juif, comme eux rebut des nations, comme eux, perpétuel proscrit, comme eux, sel de la terre ». 156:223 Ce couronnement un peu trop attendu met le lecteur en garde. Pas seulement parce que cette notion, même symbolique, manque singulièrement de rigueur, mais parce que tout d'un coup nous sommes sur un sable mouvant qui révèle tout ce qui manque à la thèse, et probablement aussi à notre ami Glucksmann. Où allons-nous, où mettons-nous les pieds, que nous propose-t-on ? Cette déification vague du *lumpenproletariat,* du contestataire, de l'ilote ivre, à quelle forme de tyran­nie ne risque-t-elle pas de nous faire aboutir, plus redoutable encore que celle qui est si énergiquement dénoncée ? Vide de cette pensée « gauchiste », pas seulement vide mais fondrière, gouffre, saut hystérique dans la nuit. Tant de citations ingé­nieuses, tant de lectures, tant de culture n'étaient-ils donc qu'un trompe l'œil ? Est-ce seulement l'évangile d'une secte qu'on entend ? Est-ce pour cela que sur les démocraties, sur l'impos­ture, sur le mensonge le livre est si pauvre et si mal docu­menté ? Les gauchistes parlent aux gauchistes. Avec les livres permis aux gauchistes. N'est-ce que cela ? \*\*\* Il y a entre Glucksmann et Bernard-Henri Lévy la distance qui sépare l'historien de la philosophie, humble nomenclateur, du seigneur philosophe lui-même, guerrier armé de son cimeterre. Ils se livrent toutefois à la même besogne Glucksmann décapitait les statues, Bernard-Henri Lévy décapite les idées. Ainsi tous les deux contribuent à faire place nette, résultat dont il faut les remercier. Le carnage est grand de part et d'autre. Glucksmann enseignait que tous les Pères vénérés dans l'Église marxiste menaient au stalinisme et à l'hitlérisme qui sont, affirmait-il, la même chose. Cette équation fondamen­tale se retrouve chez Bernard-Henri Lévy, mais ce sont les idées qui, cette fois, sont condamnées au nom de ce dénoue­ment : le marxisme, le socialisme, le communisme, le « gaucho gauchisme », le progressisme, lesquels se livrent autour du capitalisme à une danse qui ressemble à celle des médecins dans les comédies de Molière à la fin de laquelle les figurants entonnent ensemble un cantique à la barbarie industrielle et aseptique qu'ils nous préparent tous par des itinéraires diffé­rents. 157:223 Glucksmann ne concluait pas : l'abattement règne après son jeu de massacre. Bernard-Henri Lévy conclut en levant un drapeau noir qui me rappelle quelque chose. La route qui mène à cet anarchisme du non espoir passe par des cités détruites que nous connaissons bien. Mais il est intéressant que ce voyage soit fait par un navigateur solitaire qui n'a rien de commun avec nous, ni son port d'attache, ni ses cartes, ni son compas. La révolte des marxistes contre le marxisme n'est pas neuve. C'est une hérésie dont les docteurs sont bien connus, qui, surtout depuis dix ans, pullulent autant que les sectes au temps des Églises d'Orient. Nourri dans le sérail, Bernard-Henri Lévy ne fait donc rien de bien neuf en mettant le feu à l'établisse­ment. Mais le produit qu'il utilise pour cela est original pour un gauchiste. Il se sert de l'anathème jeté par Jean-Jacques Rousseau contre la civilisation, mais en le transcrivant ingé­nieusement en langue politique. Ce n'est pas seulement la ci­vilisation qui est mauvaise, c'est ce qui préexiste à la civili­sation et qui la crée, c'est l'ordre, que notre anarchiste, par un subtil coup de pouce, appelle le pouvoir. L'ordre, devenu le pouvoir, est consubstantiel à toute société, qui ne peut exister sans ordre, il la modèle, et il modèle même tout autre chose que la société, il baptise et définit ce qui existe et qui est le présent, il normalise et ordonne aussi le passé de la tribu qu'on ne peut plus connaître qu'à travers sa lecture, enfin il suggère à l'individu, il fait surgir devant lui, il installe même dans son inconscient l'image à laquelle il doit se con­former, il l'envoûte. Ainsi l'ordre, ou autrement le pouvoir, qu'il soit stalinien, hitlérien, maoïste ou démocratique, fabrique toujours par des méthodes différentes des vêtements de confec­tion. Il développe, faut-il dire *des* religions, plutôt en réalité *une* religion, qui est celle de l'ordre, car tous les conformismes se ressemblent, toutes les pistes qui mènent à l'uniformité sociale se rejoignent, qu'elles soient sournoises ou directes, qu'elles incitent ou dissuadent, qu'elles aient recours à la con­trainte ou à l'imposture. Après avoir parcouru ces déserts que quelques-uns d'entre nous, nomades, connaissent bien, Bernard-Henri Lévy tire les conséquences de son périple. Les démocraties, royaumes où règne le capitalisme, nous conduisent tout doucement vers leurs paradis nouveau style, l'immense empire des robots. Mais le socialisme, avec son tambour, mène ses légions vers la même destination. Il y ajoute seulement des nuées qui empêchent de reconnaître la route. Là, notre anarchiste devient un peu plus neuf, au moins pour nous. La divinité appelée prolétariat, ex­plique-t-il, n'existe pas : cette idole creuse n'est qu'un *double* marxiste de la bourgeoisie, construit d'après celle-ci, privé par cette projection inconsciente de son originalité, de sa spontanéité, de ce qui faisait en somme sa culture propre. 158:223 Les divinités du socialisme, la nationalisation, l'autogestion, la par­ticipation, ne sont en fait que des accélérateurs de la produc­tion qui reste, avec d'autres formes, avec d'autres contremaîtres, l'objectif final de la construction marxiste. La résistance du socialisme contre le capitalisme n'est qu'une fausse résistance : elle sert surtout à resserrer les écrous. Les syndicats, exemples typiques d'hostilité apparente au capitalisme, sont en réalité « des gérants et courtiers du travail, des propriétaires privés, non plus du capital mais du prolétariat ». Le socialisme n'est qu'une « encyclopédie du mensonge », une mythologie qui scande joyeusement l'hymne du rendement. Le progrès même, son chant national, est une escroquerie qui contient en elle-même un germe criminel : car le progrès consiste à nous faire devenir « autres », à nous dépouiller par persuasion de notre responsabilité, et, au bout du progrès, comme au bout du socia­lisme, il y a l'efficace, le salutaire, l'indispensable lavage de cerveau qui permet seul de *ressentir* la beauté de cette per­fection qu'on nous fait ingurgiter. Le progrès devient alors « une machine réactionnaire qui mène le monde vers l'unifor­me, l'étiage et la moyenne ». En conclusion, notre anarchiste regarde comme un devoir de « se proclamer anti-progres­siste » : nous ne pouvons que l'approuver. La « barbarie à visage humain » sera donc cette société industrielle à laquelle nous conduisent inexorablement toutes les formes modernes du pouvoir, qu'elles soient staliniennes, socialistes, ou plouto-démo­cratiques. Dépassant la critique gauchiste du marxisme qui, après avoir condamné Staline, accuse Lénine d'être la source impure où Staline a puisé, sans accepter toutefois, de mettre en cause les Tables de la Loi que Marx a révélées aux hommes, notre intrépide iconoclaste met le comble à son blasphème en s'écriant : « Il n'y a pas de ver dans le fruit, pas de péché tard venu, car le ver c'est le fruit et le péché c'est Marx. » Saluons les ouvriers de la onzième heure quand ils ont fait un long chemin. Les pieds poudreux et la robe souillée, le pèlerin du haut de la montagne découvre la terre des vérités premières. Il voit alors le véritable visage de l'Union de la Gauche (...). Être anti-marxiste aujourd'hui, ce n'est pas seule­ment une obligation, c'est l'expression d'un dégoût. Ici fureur de l'archange à qui il ne reste plus que *l'éthique* (il n'ose pas dire : *l'honneur*) et le devoir moral et qui réclame pour finir, anarchiste du dernier jour, « une morale du courage et du devoir face à la morne lâcheté du fatalisme ». Non, cette dernière phrase n'est pas de moi : elle est bien de Bernard-Henri Lévy, héros déçu des barricades de mai 68. Nous battons-nous de chaque côté d'une barrière de mots ? Ce n'est pas cela. C'est plus grave. Il faut le dire ici dans l'intérêt de tout le monde : et parce que cette détresse, après tout, attire la sympathie. Ce ne sont pas seulement des mots qui nous séparent : c'est que nous marchons les uns et les autres sur deux côtés opposés de la terre et que nous ne nous reconnaissons pas quand nous prononçons les mêmes mots. 159:223 Le jeu de massacre de Bernard-Henri Lévy a une particu­larité : c'est une révolte à *l'intérieur* du marxisme. Il brise les idoles, mais il est dans le temple. C'est un monde fermé qui a ses grands prêtres et ses sacristains. Et c'est entre eux et entre eux seuls que le combat a lieu. Dans la bibliothèque de cet agrégé de philosophie, il y a tous les livres du gauchisme mais il n'y a que ceux-là. Comme Glucksmann, il démolit les monstres sacrés avec un arsenal complet de sophismes et de lectures. Mais c'est une querelle religieuse. Il est pire qu'héré­tique, il est apostat, mais dans les règles, avec le latin du sémi­naire. On ne sort pas de la boutique. Et alors on s'aperçoit que pour cet agrégé de philosophie qui a beaucoup lu, qui connaît très bien les matières au programme du concours de l'École Normale ou de l'agrégation, il y a d'immenses territoires inconnus qui ressemblent à ce qu'on nommait sur les cartes anciennes « terra ignota » et qui sont au milieu de son information non seulement de larges taches d'ignorances, mais, ce qui est plus grave, des secteurs entiers dans lesquels règne le refus de s'informer et même, pourrait-on dire, la crainte superstitieuse de détruire des croyances sacrées. Ces grands déserts d'ignorance volontaire protègent une citadelle du parti pris et très exactement du conformisme chez ce destructeur impitoyable des idées toutes faites. Il a des sujets *tabous :* zones de silence, zones de non-être intellectuel devant lesquelles l'esprit critique, si vigoureux partout ailleurs, s'arrête et se cabre comme un cheval effrayé. Ainsi passent l'un près de l'autre, comme des bateaux fan­tômes, deux sphères de langage imperméables l'une à l'autre, paroles gelées qui s'éloignent dans la nuit. Discussions des mar­xistes d'un côté, information des fascistes de l'autre, ratioci­nations ici, rectifications là, toutes vaines. Chacun récite sa sourate dans son coin. L'ignorance totale, granitique, du jeune archange agrégé sur le fascisme, sur les différents fascismes, sur la différence entre le fascisme et l'hitlérisme, est pour lui une manière de s'ancrer avec force dans une opinion qu'il refuse non seulement de discuter, mais même d'examiner : le fascisme est monstrueux. Dans son univers intellectuel où tout s'écroule cette seule certitude lui reste. Elle est le *cogito ergo sum* de sa nouvelle philosophie. Il tient à son cauchemar, au schéma simpliste qu'on lui a appris. Sur sa carte du monde, il y a là un continent inconnu peuplé de cannibales et de sorciers que les navigateurs évitent comme les détroits maléfiques d'Ulysse. 160:223 Cette lacune dans le « savoir » fausse sa vision politique et surtout place un maillon faible dans la chaîne de son raison­nement. Car un de ses postulats est l'assimilation du stalinisme et du fascisme. Or c'est une fausse symétrie, sophisme grave en raison de sa préoccupation principale. Car la barbarie nou­velle, selon lui, est le nivellement total par le matérialisme. Ce dénouement est évident pour le stalinisme, il ne l'est pas pour le fascisme qui, non seulement, ne repose pas sur le matéria­lisme, mais qui est en réalité tout le contraire et qui, même si on le regarde comme une aberration, n'est aberrant que par l'exaltation d'un certain idéalisme et aboutit à instituer une différence, celle de la nation ou de la race et, à l'intérieur même de cette différence, une hiérarchie (...) Cette lacune n'entraîne pas seulement une falsification du planisphère politique, on s'aperçoit qu'elle révèle aussi un *no man's land* philosophique tout aussi embarrassant. Notre néo-anarchiste le signale lui-même en s'empêtrant dans une contradiction. Pourquoi, philosophiquement, l'hitlérisme est-il barbarie ? Parce que, dit l'accusateur en montrant le bout de l'oreille, il est fondé sur « un attachement paranoïaque à l'ori­gine et à la demeure ». Bien. On doit donc renoncer à cet attachement ou du moins le regarder comme une incidence secondaire. Mais pourquoi, philosophiquement, la société sans classes est-elle barbarie ? Parce que, dit notre philosophe, mon­trant un autre bout de l'oreille, elle forme « le projet inouï d'arracher un peuple à son ancrage, à son lignage, à sa géo­graphie. » Alors quoi ? L'ancrage, le lignage, la géographie, c'est une part paysanne, biologique de la définition de l'homme qu'il est criminel d'effacer, mais l'attachement à l'origine et à la demeure est un sentiment paranoïaque, surtout s'il devient une obsession, c'est-à-dire une exigence. On ne comprend plus. On ne comprend plus pour des raisons que je laisse à chacun le soin de deviner. Mais on ne comprend plus égale­ment, parce qu'à cet endroit, notre philosophe esquive un problème capital. Sur lequel il s'empêtre dans une contradiction parallèle. Car, d'une part, il affirme qu'il n'y a pas, qu'il ne peut pas y avoir de « nature des choses » et qu'il n'existe jamais qu'une « nature sociale », imposée, mise en scène et définie par le pouvoir lui-même (comme dans la Chine de Mao), et d'autre part il désigne comme un des fondements de la barbarie technicienne la « dénaturation » de l'homme devenu un matri­cule et un objet. Par rapport à quoi l'homme peut-il être « dénaturé », sinon par rapport à une définition de l'homme primitive, antérieure à toute manipulation ? ......... Alors, cette construction si brillante et, apparemment, si pleine, elle n'est pas si solide qu'elle semble l'être. On peut même se demander si, à cause de ces lacunes et de ces coups de pouce, elle n'est pas fallacieuse. On s'en persuade par un détail. 161:223 On constate un vide singulier dans les rayons de cette belle et savante bibliothèque dans laquelle notre agrégé puise si ingénieusement. Deux absences, deux noms illustres qui ne sont jamais prononcés : saint Thomas d'Aquin et Pascal. Bien sûr. Car il aurait fallu prendre corps à corps, il aurait fallu rencontrer, comme disent les sportifs, les deux adversaires redoutables, la fameuse « nature des choses » et le « péché originel ». Deux beaux obstacles sur la route du pessimisme absolu dont notre pessimiste patenté préfère ne pas se souvenir. Toutes les lacunes se tiennent. Toujours les royaumes de l'autre monde. Finalement ce grand destructeur est un Strabon timide qui ne sort pas d'un périple bien jalonné. Respectueux, bien respectueux des décerveleurs modernes, croyant à Freud et à Foucault, croyant à la propagande de guerre : gobeur, au fond, malgré son héroïsme, et allumant un cierge à saint Antoine en même temps qu'il saccage l'autel. Pareil à ces marins de l'antiquité qui ne dépassaient qu'avec effroi les colonnes d'Hercule. \*\*\* Rencontre dans le désert ? Soyons conscients qu'elle est sans lendemain. Nous ne cultiverons pas l'esthétisme hippie que les néo-anarchistes nous offrent comme dernier recours. J'aime bien les hippies, c'est ma faiblesse, mais je ne les confonds pas avec la légion thébaine. \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'étude de Maurice Bardèche parue dans sa revue *Défense de l'Occident,* numéro 158 de mars 1978.\] 162:223 ### Les catholiques américains se prononcent pour le retour à la messe traditionnelle L'organe du *Catholic Traditionalist Movement,* dirigé par le Père de Pauw, a publié les résultats d'un sondage effec­tué par l'Institut Gallup parmi les catholiques américains sur le retour à la messe traditionnelle. Ce sondage a été effectué le 2 mars 1978. Voici les principaux passages de l'article du Père de Pauw. Après quinze ans de la plus importante et coûteuse entre­prise de lavage de cerveau jamais vue dans l'histoire moderne des religions, ce dernier sondage Gallup indique qu'une im­portante majorité de catholiques américains aspire encore au retour de la messe traditionnelle en latin dans leurs paroisses respectives. Non pas simplement à quelque nouvel ordo plus ou moins récité en latin, mais bien à la véritable messe latine traditionnelle, inadéquatement désignée par certains comme messe « tridentine » ou messe « de » saint Pie V, et correc­tement appelée *the old-style Latin Mass* par les enquêteurs de l'Institut Gallup. Les résultats d'ensemble de ce sondage sont les suivants. Pour le retour à l'*old-style Latin Mass :* 64 % ; contre : 26 % ; sans opinion : 10 % ([^57]). 163:223 -- Comme le plus grand nombre de partisans du retour à la messe traditionnelle en latin se situe parmi les gens qui n'ont pas dépassé dans leurs études le stade du *College education,* et dans la tranche d'âge des 30 à 49 ans, le bruit mensonger s'est répandu partout dans la presse catho­lique que seules « les vieilles dames en baskets » réclamaient encore le retour à la liturgie traditionnelle. Voici donc les résultats détaillés du sondage : *Retour à l'* « *old-style Latin Mass *» *dans les paroisses :* ------------------------------------------------------------ ------------- ----------- -------------- POUR CONTRE SANS OPINION College education : (niveau d'enseignement supérieur) 73 % 20 % 7 % High School education : (niveau d'enseignement secondaire) 61 % 29 % 10 % Grade School education : (niveau d'enseignement primaire) 56 % 29 % 15 % De 18 à 29 ans : 59 % 31 % 10 % De 30 à 49 ans : 69 % 23 % 8 % 50 ans et plus : 64 % 24 % 12 % ------------------------------------------------------------ ------------- ----------- -------------- (Le siège du Catholic Traditionalist Movement est : 210 Maple av. -- Westbury, New-York 11590, U.S.A.) 164:223 ### L'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet demeure ouverte à tous L'association des « Amis de Saint-Nicolas du Chardonnet » ont publié un tract qui contient plusieurs observations par­faitement fondées. Nous les reproduisons ici afin que nos lecteurs puissent les faire connaître autour d'eux et ainsi éclairer sur cette affaire les esprits de bonne foi. Un certain nombre de feuilles paroissiales ont parlé des « vandales », des « pillards », des « violents », des « voleurs » qui occupent Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Il convient de remarquer : a\) Que les quelques « indigènes » de Saint-Nicolas, poussés sans violence hors des murs de leur église par des « colonialis­tes impérialistes », se sont réfugiés dans un préau d'école alors qu'ils ont à leur disposition « leur » église de Saint-Séverin, à 400 m de là, et au moins quatre-vingt dix-neuf églises de leur culte « officiel » à Paris. Les « étrangers envahisseurs », eux, viennent de tous les coins de Paris, de la banlieue et de la grande banlieue pour avoir une messe catholique à la seule église dont ils dispo­sent (...). b\) Que Saint-Nicolas-du-Chardonnet est un *lieu public* et non pas privé. *Tout le monde peut venir y prier,* même les « autochtones » de Saint-Nicolas, à la condition d'être vêtus correctement et de ne pas faire de scandale. D'ailleurs les observateurs qui viennent nous écouter chaque dimanche ont pu le remarquer. 165:223 c\) Que *l'entrée de cette église est libre* et ne comporte au­cun versement à la porte. Si les paroissiens indignés de Saint-Nicolas se sont réduits à un état qui en somme est bien meilleur que n'était le nôtre avant notre venue à Saint-Nicolas, il faut bien croire : -- qu'ils pensent n'être plus dans la foi qui est la nôtre, et que leur « eucharistie » n'est plus notre messe, -- ou alors qu'ils n'ont pas la force matérielle de faire à pied 400 m pour accomplir dans « leur » église Saint-Séverin leur culte « officiel ». \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages du tract édité par l'association Les Amis de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.\] ============== fin du numéro 223. [^1]:  -- (1). Nous sommes en 1960, avant les apparitions. [^2]:  -- (1). Toutes les citations de Conchita sont traduites directe­ment par nos soins de son *Diario,* ou journal personnel, paru pour la France aux Nouvelles Éditions Latines sous le titre *Journal de Conchita.* [^3]:  -- (2). Prononcez *Oiii*..., et même, dans les cas de grande émo­tion, *Ouyouyouye.* [^4]: **\*** -- « Ce n'est pas en décembre, mais le 13 novembre 1965 ... » cf. It. 153:227. \[Les deux autres corrections signalées là ont été faites ici.\] [^5]:  -- (3). Dans l'ouvrage : *Garabandal, hier et aujourd'hui,* écrit en collaboration avec Antoine Barrois, Jean Madiran et Louis Sal­leron (ouvrage qui va paraître prochainement chez DMM), nous avons établi l'imposante *bibliographie* de Garabandal. [^6]:  -- (1). Voir le texte intégral des deux messages, leur traduction française et nos remarques dans les *Notes critiques et docu­mentaires,* troisième partie de la présente enquête. [^7]:  -- (1). Nombre de ces photographies figurent en hors-texte dans le *Journal de Conchita* paru aux Nouvelles Éditions Latines. Celle dont nous parlons ici est entre les pages 64 et 65. [^8]: **\*** -- Il s'agit là d'une expression métaphorique... (cf. It. 227, p. 154) [^9]: **\*** -- *Sic *; mais voir p. 53. [^10]:  -- (1). Par mégarde, je me suis engagé moi-même dans un véritable escalier de roc au volant d'une banale Renault. Cet inci­dent devait d'ailleurs me faciliter la prise de contact, car au about de quelques mètres... la moitié du village poussait ! [^11]:  -- (2). Le patron de l'auberge est le frère aîné de Conchita. [^12]:  -- (1). Mais celle-là n'aura point de suite : aucun habitant de Garabandal n'oserait plus aujourd'hui témoigner de quoi que ce soit devant un officiel en soutane. Je l'ai compris très clai­rement en causant un peu avec tout le monde à Garabandal. [^13]:  -- (1). Voir par exemple l'éditorial de M. l'abbé Richard dans *L'Homme Nouveau,* numéro 711 du 5 février 1978. [^14]:  -- (1). Il est remarquable que, dans la bouche du clergé conci­liaire, les mots *nada* (rien, néant) et *fanaticos* reviennent sans cesse à propos de Garabandal. [^15]:  -- (1). *Pour comprendre tout à fait cet épisode, il faut savoir que notre ami Hugues Kéraly a vécu en Espagne ses années d'enfance et que l'espagnol est sa langue maternelle autant que le français. Non seulement, donc, ce n'est pas en français qu'il a répondu, mais ce n'est pas non plus dans un espagnol tel que le parlent les Français.* (*Note de Jean Madiran.*) [^16]:  -- (1). *Declaraciones oficiales de la Jerarquia sobre Garabandal, op. cit.,* p. 27. [^17]:  -- (2). Page 60 du *Diario,* écrit en 1963. [^18]:  -- (1). Lettre du 3 février 1966, citée dans la traduction fran­çaise du *Journal de Conchita,* p. 86. [^19]:  -- (1). Cette phrase est à rapprocher de la locution de Notre-Seigneur à Conchita, le 13 février 1966 : « C'est moi qui ferai tout. » [^20]:  -- (1). L'après-midi, la *tarde,* prend fin en Espagne avec le dîner, c'est-à-dire jamais avant neuf ou dix heures du soir, pour ceux qui dînent tôt. [^21]:  -- (1). *Declaraciones oficiales de la Jerarquia sobre Garabandal, op. cit.,* pages 17, 24, 26 et 28. [^22]:  -- (1). *Voyage en Espagne : visite à Garabandal,* dans ITINÉ­RAIRES, numéro 98 de décembre 1965. [^23]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 161 de mars 1972, pages 1,10-132). [^24]:  -- (2). *Foi et langage* est une revue trimestrielle dirigée par Alain Guillermou et publiée 4, bd de la Bastille, 75012 Paris. [^25]:  -- (1). Pour bien goûter ce passage, il faut sa­voir que notre éminent collaborateur Gustave Corçâo, père des télécommunications sur tout le continent brésilien, ne conçoit pas de vivre une heure isolé de ses amis ou du téléphone. Son bureau de la rue Pires Ferreira est une véritable permanence, royaume de la parole et de l'amitié. On peut l'y déranger à toute heure, quelle que soit la température, c'est un principe établi. Et sous sa main deux télé­phones attendent (pas longtemps) les questions ou les arguments oubliés ; avec, virtuellement, plusieurs millions de lecteurs brésiliens au bout du fil. (*Note du traducteur.*) [^26]:  -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, n° 187, nov. 1974, p. 28. [^27]:  -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, n° 221, mars 1978, pp. 196-198. [^28]:  -- (1). 1759. [^29]:  -- (2). Tous ces ouvrages autobiographiques ont fait l'objet d'une publication pos­thume. [^30]:  -- (3). Un exemple entre beaucoup d'autres. Voltaire, avec tout le siècle des « lumières », s'est beaucoup inquiété de savoir si la matière est capable de penser. Naguère, Teilhard de Chardin enseignait que les corpuscules de la matière sont la poussière *primordiale des consciences* (*Le Phénomène humain*)*.* [^31]:  -- (4). Cf. en particulier Zadig. [^32]:  -- (5). Cf. de VOLTAIRE, le *Sentiment des citoyens,* 1764. [^33]:  -- (6). Expression de Voltaire lui-même. [^34]:  -- (7). Cf. *Le Nouvel Observateur,* 25-12-77. [^35]:  -- (8). Cf. le dernier produit de cette firme : *Intériorité et engagement,* 1977. [^36]:  -- (1). Ces oiseaux étaient vendus clandestinement à Santos pour l'Europe. Ce commerce est interdit par la loi mais... [^37]:  -- (1). En réalité c'est « Fidelis » mais nous prononçons *Fideles.* [^38]:  -- (1). C'est sur ce mur que le pauvre Fideles s'endormit, un soir de fête ; il tomba de deux mètres de haut la tête entre les rochers et mourut sur le coup. [^39]:  -- (1). Prononcer Sixe. [^40]:  -- (1). Voir les révélations de la doctoresse londonienne Mar­garet White (*La Meuse-La Lanterne* du 30-XII-77, et *Vox Vitae* de février 78, bulletin mensuel de *Pro Vita,* rue du Trône 89, B 1050 Bruxelles). Lire aussi *Bébés au feu,* de M. LITCHFIELD et S. KENTISCH (Apostolat des Éditions, 48, rue du Four, 75006 Paris). [^41]:  -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 222 d'avril 1978, pages 252-254. [^42]:  -- (1). ITINÉ­RAIRES, numéro 222 d'avril. [^43]:  -- (2). Allocution du 28 juillet 1971. [^44]:  -- (1). *Gaudium et Spes,* n° 42. [^45]:  -- (2). 3 juillet 1974. [^46]:  -- (3). A Milan, en 1958, cité par M. WINOWSKA, *Le Pape de l'Épiphanie,* Paris, 1964, p. 198. [^47]:  -- (4). *Populorum Progressio,* n° 47. [^48]:  -- (1). 7 décembre 1965. [^49]:  -- (2). Ch. I, n° 12. [^50]:  -- (3). 4 janvier 1970. [^51]:  -- (1). N° 47. [^52]:  -- (1). Hebr., 13, 8. [^53]:  -- (1). Summa IIa IIae q. 86 art. 1 : OMNE SACRIFICIUM EST OBLATIO SED NON CONVERTITUR. Dans le sacrifice, tout est fixé par une loi positive : la manière, l'objet, l'auteur, le destinataire, la fin. C'est le summum de l'ordre. -- Sur la Passion comme liturgie sacrificielle, cf. le P. MENESSIER, « La Religion », fasc. de la Revue des Jeunes, pp. 368-369. [^54]:  -- (2). Ce texte capital, déformé par les néo-liturges, comme ITINÉRAIRES a su victorieusement le démontrer, s'explique par l'antithèse évidente à la désobéis­sance et à l'orgueil du premier homme. A la différence de Notre-Seigneur, Adam, lui, n'était qu'une simple créature ; il ne pouvait que prétentieusement se penser égal à Dieu... C'est pourquoi l'amputation subie par la prière accompagnant le versement de la goutte d'eau dans le vin du calice, révèle l'incompréhension de la messe de la part des « réformateurs » actuels : Aucune allusion n'y est plus faite à la faute originelle, chose nécessaire pour remettre dans son contexte cette restauration, plus merveilleuse encore que la création, par laquelle en nous associant à l'humilité et à l'obéissance de l'oblation sacrificielle du Christ, Fils unique de Dieu nous sommes exaltés, par miséricorde, jusqu'à « partager la divinité de Celui qui a assumé notre humanité. » Donc, nous y accédons en prenant la voie inverse de celle que nos premiers parents ont suivie... Et il est juste et bon de s'en persuader, dès l'offrande des dons qui signifient nos propres et nécessaires dispositions au sacrifice du Christ qui va se renouveler à la messe. -- Faut-il penser que c'est dans la même ligne diabolique de cette omission que les. réformateurs » n'ont pas craint par ailleurs de retirer de leur missel l'oraison pour demander l'humilité ? L'humilité leur eût été pourtant nécessaire pour ne pas bouleverser la liturgie traditionnelle comme ils l'ont fait. On reste ébahi en voyant dans « 101 réponses à un chrétien » l'abbé Berthier citer Hölderlin : Dieu fait l'homme comme la mer les continents, en se retirant... » [^55]:  -- (3). Le cardinal Knox (préfet de la Congrégation pour la liturgie) complai­samment reproduit par Dom Oury, prétend que le caractère sacrificiel n'a jamais été mieux assuré que dans la nouvelle messe, sous prétexte que l'on dit mainte­nant la formule attribuée à saint Paul : HOC EST CORPUS MEUM QUOD PRO VOBIS TRA­DETUR (Ceci est mon corps qui *sera* livré pour vous, traduit d'ailleurs non littéra­lement : « Ceci est mon corps livré pour vous », pour cacher peut-être qu'on emprunte à Luther). Il serait souhaitable que ledit cardinal ait le même sens scripturaire que saint Paul pour lequel, précisément, il n'y a pas de rédemption sans effusion de sang. Saint Thomas d'Aquin explique pourquoi le canon romain s'en est tenu à la brève formule de saint Matthieu et de saint Marc, dont le caractère déclaratoire est d'ailleurs à lui seul, particulièrement heureux, et, de nos jours, opportun (Sent. IV. dist. 8, 9-2, sol. 2 et 3) : « Dans la consécration du Corps du Christ, on ne représente que le sujet de la Passion... Les conditions (le sacrifice par l'effusion du sang) sont exprimées par les paroles qui suivent, plutôt dans la consécration du sang que dans la consécration du corps. » [^56]:  -- (4). On voit, ici, pourquoi la tendance anthropocentrique de la néo-liturgie (même en latin) ne peut imposer clairement à l'esprit le renouvellement du sa­crifice du Christ par la messe : elle oublie le principal. Bien évidemment le Christ s'est offert pour nous sur la croix (et il pourrait suffire d'une fois) mais ce n'est pas à nous qu'il s'est offert : ce n'est pas par obéissance à l'homme ! Dans la prière liturgique, d'ailleurs, cette orientation vers le Père est constante. Certes les néo-liturges l'ont accentuée en éliminant les oraisons directement adressées au Christ, bien que certaines raisons ou certaines périodes (comme l'Avent) y invitaient. Mais alors, que signifie cette inutile insistance ? Auraient\--ils été plus ou moins piqués par la mouche arienne ? [^57]:  -- (1). Soit, en faveur du retour à la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V, 71 % des suffrages exprimés. (Note d' ITINÉ­RAIRES.)