# 224-06-78 1:224 ## Rencontres au Chili *Par Hugues Kéraly* 2:224 ### Préface *Il faut juger le gouvernement du général Pinochet à ses actes ; il faut le juger sur les principes, les applications et les résultats de sa poli­tique intérieure depuis le 11 septembre 1973, car tout le reste est fiction ou mensonge délibéré. -- C'est dans cet esprit que nous sommes parti visiter le Chili de 1978, mesurant le chemin parcouru en cinq ans par ce régime, le plus nouveau peut-être, et certainement le plus calomnié du monde.* *Voici donc la chronique de ce voyage dans l'autre bout du monde, où il nous fut donné de vivre à peu près le contraire de ce que la feuille de route pré­voyait... Nous avions pensé, mon magnétophone et moi, céder la première place de l'enquête à quatre ou cinq ministres, et bien sûr au général Pinochet. Mais les services de la Présidence, dans une intention qui m'échappe* ([^1])*, retinrent jusqu'à la veille du départ la demande d'audience que j'avais formulée. Quant aux ministres, deux d'entre eux se trouvaient à Paris* (*sic*)*, et les trois autres dans les affres profondes d'un chan­gement de Cabinet, qui accouchait d'une minute à l'autre chaque fois qu'on téléphonait !* 3:224 *Ayant lutté plus de cinq jours avec la standardiste de l'hôtel, les secrétaires de la fonction publique, atta­chés de presse, vice-ministres, chefs de cabinet, et toutes les déficiences d'un système de communications où ac­crocher la voix de son correspondant relève d'un décret spécial de la Providence, -- j'ai retrouvé dans les rues de Santiago le soleil qu'il n'aurait point fallu quitter, et découvert enfin au hasard des rencontres le Chili du général Pinochet. Les rendez-vous officiels sont arri­vés plus tard, quand je n'y songeais plus.* *Si vous passez un jour pour affaires dans ce beau pays, téléphonez le moins possible et n'écrivez jamais. La condition nécessaire et presque suffisante pour être bien reçu partout est de tomber du ciel* (la France), *à l'improviste, sur les gens.* 4:224 ### Premiers pas dans la ville CALOMNIER ne pose aucun problème au voyageur de presse tant soit peu rodé : celui-là connaît d'avance ce qu'il doit voir, découvrir, inventer, sans risque d'égra­tigner au passage la moindre de ses convictions... A un ami du régime, désireux d'enquêter honnêtement, il était difficile au contraire de débarquer au Chili sans une sorte d'appréhension de ce qu'il allait rencontrer. On nous a trop longuement, trop universellement menti sur le pays du général Pinochet. En eux-mêmes, rapprochés des sour­ces dont nous disposions, ces mensonges restent ce qu'ils sont, c'est-à-dire de faux procès et de mauvaises actions. Leur accumulation systématique finit néanmoins par laisser l'esprit sans défense contre certaines préventions aussi obscures qu'irrationnelles ; car c'est le propre de la haine d'assourdir et d'aveugler, sur un registre qui échappe aux catégories du vrai et du faux. -- Le despotisme militaire du régime chilien n'est qu'un mythe, nous l'avons dit, nous le savions... Ce mythe pourtant devait servir à quelque chose puisqu'en approchant de Santiago, il nous montait en tête d'incoercibles frappements de bottes, et comme un vieux cauchemar cinématographique de matraques et de sang. Les premières images de la réalité chilienne ont tôt fait de nous rasséréner. Après avoir frémi pour un instant de faiblesse d'atterrir au Goulag, je pénétrais presque comme chez moi sous un soleil d'automne dans une grande capitale accueillante, laborieuse et gaie. Le Chili du général Pinochet était délicieusement semblable à l'Espagne de mon enfance, la gravité en moins. 5:224 Il en parlait la langue avec douceur, escamotant dans un sourire toutes ses diffi­cultés (*ere, jota*)*.* Il en avait l'odeur, les couleurs, l'hospi­talité... Je « sublimais » bien sûr, et la comparaison peut-être est injuste pour les deux pays, mais comment l'éviter ? La chaude humanité espagnole attendait là au pied de mon boeing de se faire reconnaître elle aussi, et d'abord, comme partie intégrante des réalités nationales du Chili. -- Pas question de réduire a cette seule découverte l'es­sence complexe de la « chilénité » ([^2]) ; mais pour le voya­geur, la découverte commence par là... Et pour moi, ce fut pousser la grille aimable et familière d'un premier jardin, comme sous l'effet d'une merveilleuse complicité des temps. Le soir même, je pus formuler sans crainte cette pre­mière conclusion : le simple visiteur, n'aurait-il à con­naître que la surface des choses, doit rendre grâce au Chili pour la beauté de sa nature, la courtoisie de sa police et l'amabilité de ses vins. La police, comme dans tous les pays du monde, est la première à vous souhaiter la bienvenue. Elle s'en acquitte ici plutôt de bonne grâce, et sans curiosité déplacée : point de fouille, deux ou trois questions précises, bien articulées, et des formalités dont le président Giscard pourrait envier la simplification. Moi-même, comme journaliste français, j'aurais pu passer à l'aéroport pour le plus suspect de tous les passagers ([^3]). Il n'en a rien été. Les prétendus « tortion­naires » de la Gépéou chilienne, au contraire, m'ont fait gagner du temps : quelques heures plus tard, j'étais muni d'une carte ad hoc de la *Junta de Gobierno,* c'est-à-dire libre de circuler, d'interroger et d'enquêter partout. Cette carte en effet devait m'ouvrir les portes des universités, des rédactions de la grande presse et d'une façon générale de tous les services publics chiliens : bibliothèques natio­nales, ministères, administrations. J'ajoute qu'elle est remise, sans condition à chacun des journalistes profession­nels opérant sur le territoire (autrement dit, neuf fois sur dix, à un ennemi déclaré du régime...) Inimitable totali­tarisme chilien. Comme on voudrait le rencontrer partout. 6:224 Je fus frappé aussi par la gentillesse et l'efficacité de presque toute la gent fonctionnaire de Santiago. Leur gendarmerie municipale, formée au sein d'un corps qui respecte encore ses traditions ([^4]), a bien l'honneur de vous servir et de vous indiquer le chemin ; on ne la déran­ge jamais en l'interrogeant, assurance précieuse dans un pays où la police a (chez nous) la réputation de tirer quoti­diennement à vue sur des milliers d'innocents... Aux carre­fours de moindre importance, de splendides auxiliaires féminins en armes règlent paisiblement la circulation : beautés un peu froides sans doute, mais en parfaite harmo­nie avec les exigences de l'emploi. Un Français m'a révélé que les Chiliens plus malicieux nommaient ces filles « les Amazones de Pinochet ». En les contemplant je l'avoue, si joliment sanglées dans leur uniforme gris-vert, l'idée m'est venue que les exigences esthétiques de la sélection militaire avaient du bon, puisqu'elles participaient ici au charme de la rue. -- Mais je devais m'interdire de sombrer dans le fascisme sur d'aussi romantiques considérations, et hâtai le pas vers le lieu d'un premier rendez-vous à l'édifice Diego Portales, siège du gouvernement ([^5]). \*\*\* L'édifice Diego Portales est une forteresse ultramo­derne de vingt-trois étages, mais j'y pénétrai ce jour-là comme dans un moulin, sans fouille ni contrôle d'iden­tité. Pour tout dire, le garde de service s'entretenait avec quelque supérieur au moment où j'entrais, et il me parut expédient de profiter de l'occasion. La suite devait m'ap­prendre que j'étais le premier être humain en cinq ans de gouvernement militaire à réaliser ce modeste exploit. Mon hôte, « chef de presse internationale » auprès de la *Junta,* ému autant que diverti par l'incongruité de ces façons ([^6]), dut me faire reconduire sous bonne garde jus­qu'à la sortie après l'entretien. Ceci pour dire qu'il ne convient pas d'exagérer, au Chili, la vigilance de l'État-policier. 7:224 A la bibliothèque du *Congreso Nacional*, où je me ren­dais un jour pour consulter quelques revues, le contact fut encore plus surprenant. On y rencontre, à chaque étage, ce qui passerait en France pour une véritable contra­diction dans les termes : des fonctionnaires aimables et diligents. Sitôt informée de l'objet de ma recherche, une bibliothécaire me pria poliment de m'asseoir au frais ; cinq minutes plus tard, la table se couvrait comme par miracle de tous les ouvrages et recueils désirés... Je son­geais avec amertume aux trois jours pleins perdus à notre Bibliothèque Nationale de Paris, il y a quelque temps, pour une démarche du même genre. (Il avait fallu : 1° -- obtenir une lettre de recommandation signée d'un pro­fesseur titulaire de la Sorbonne ; 2° -- établir un dossier auprès des services administratifs de la Bibliothèque Na­tionale pour accéder aux salles de lecture, à titre de con­sultant passager ; 3° -- remplir cinq ou six formulaires, puis attendre trois heures en salle sans même le droit de fumer une cigarette les documents recherchés !) Mon expérience du « fascisme » chilien se précisait, sur le tas, avec un bonheur dont je n'avais même pas rêvé. -- J'étais parti fort de quelques préjugés favorables difficiles à dissimuler. De certaines craintes aussi, que j'ai racontées. Il fallait bien maintenant tirer la leçon des premières rencontres in vivo : le Chili du général Pinochet vit aujourd'hui pacifiquement sa vie de nation civilisée ; il respire, bavarde, travaille, dans l'ordre et la douceur, avec une conscience aiguë d'avoir traversé et finalement vaincu de très grands malheurs pour le pays tout entier. \*\*\* Nous ne parlons ici que du pays réel, et de la conscience populaire. Le Chili légal, sociologique et culturel, abrite hélas bien d'autres visages que celui de l'ordre et de la civilité... Mais les gens les plus simples que j'ai pu ren­contrer, de Santiago à Valparaiso, échappent encore aux servitudes du modernisme triomphant. Gais et plutôt polis de nature, ils s'appliquent aussi à ser buenos comme le dit l'espagnol, dans cette idée qui sous-tend d'autres exi­gences que la simple bonté. 8:224 Cela signifie que la plupart d'entre eux s'acquittent de leur tâche avec générosité, sou­vent même au-delà du règlement, et qu'ils tiennent d'ins­tinct l'intérêt général pour supérieur au profit particulier. -- Dans l'avenue principale de Santiago, pour la première fois de ma vie, un chauffeur de taxi a refusé le billet que je lui abandonnais, car nous étions l'un et l'autre sans monnaie (moi en retard, et lui en stationnement interdit). Il s'est contenté, sachant que j'étais Français, de me poser sur le mode ironique une question qui lui tenait à cœur depuis le début : « *Señor Francès*, en débarquant chez nous, vous attendiez-vous à découvrir ce que vous voyez ? » J'ai compris qu'il sollicitait comme tant d'autres Chiliens de rencontre mon avis sur le vrai visage de la « dictature » militaire ; et devant l'assurance de ma réponse, qui ne laissait place à aucun doute, il s'est jugé payé. On dira qu'un chauffeur de taxi ne fait pas le peuple, et que les tortionnaires de la police chilienne ne sont pas de ceux qui règlent la circulation. Mais je n'avais pas non plus la vanité, en parcourant les rues de Santiago, de dé­couvrir tout seul la cache des dirigeants du M.I.R. ([^7]), ni celle de leurs « tortionnaires » présumés. J'étais venu ren­contrer dans sa vie quotidienne cette petite nation, et lire éventuellement sur son visage, dans ses rues, si cent mille bourreaux en uniforme règnent ici en maîtres sur dix millions de braves gens. Un peuple joyeux, fier de son destin national, conscient même de vivre chez lui une expé­rience historique décisive pour l'avenir de tout le conti­nent, et soucieux en outre de vous le faire comprendre à chaque instant, -- un peuple comme celui-là ne saurait être persécuté à mort par son gouvernement... Si le Chilien ordi­naire se sentait menacé dans sa vie de chaque jour par les militaires au pouvoir depuis septembre 1973, j'aurais bien d'autres images, bien d'autres rencontres ici à vous raconter. 9:224 ### Un poète nommé Jonas Des rencontres ? En voici une néanmoins qui sort un peu de l'ordinaire. -- Je travaillais tranquillement, dans la salle de lecture de la bibliothèque du *Congreso Nacional*, quand un homme grave et beau, tout de noir vêtu, s'inclina devant ma table avec le plus profond sérieux. Comme cette table n'abritait rien de plus important que moi, et que la manière sérieuse n'entre pas dans les qualités habi­tuelles du Chilien, j'en restai réellement surpris. -- Señor Hugo Kéraly ? -- Mais... pour vous servir. Qui donc vous aura dit mon nom ? (A dix mille lieues de la rue Garancière, c'était tout de même étonnant.) -- Fort simple. Je travaille ici, à la Bibliothèque du Congrès, où nous disposons d'une collection presque com­plète de votre estimable revue *Itinerarios*... Pouvons-nous parler un instant ? -- *Hombre, como no*. Je ne nous savais pas tant de lecteurs, au Chili. -- C'est-à-dire que, si vous permettez... pas ici. Je suivis donc le mystérieux visiteur jusqu'à son bu­reau, dont il ferma la porte avec beaucoup de soin. L'hom­me paraissait trente-cinq ans. Il s'appelait Jonas, sans plus, pseudonyme dont il me priait d'avance de bien vouloir respecter le biblique anonymat. Comme il regardait partout avec des yeux brûlants, inquiets, je crus avoir affaire à un opposant plus ou moins déclaré du régime chilien. Illusion d'optique. L'attitude de Jonas n'était point celle du conspirateur, lequel au demeurant n'aurait pas de­mandé à me rencontrer. L'étrange Jonas vivait comme à perpétuité un orage intérieur beaucoup plus difficile encore que celui des passions politiques... 10:224 -- Voici, dit-il, *je suis poète.* Jonas, poète. Nul n'aurait pu se présenter avec plus de simplicité. Je l'examinai attentivement. Mon interlo­cuteur avait bien en effet les manières pensives et som­bres de l'emploi, telles que la tradition romantique les fixe dans notre imagination. Mais le poète, dans la tradition de gauche, c'est le proscrit des régimes forts. Il fallait en savoir plus long. -- Vous êtes poète... professionnel ? (C'était une imper­tinence, involontaire, mais Jonas tout à sa fièvre ne se trou­blait de rien.) -- Non. J'ai par bonheur trouvé ici un petit poste qui me permet de lire beaucoup, de méditer, et de converser librement à cette heure avec vous... Est-ce que vous aimez les vers ? -- Énormément. Lorsqu'ils sont bons. Cette réponse un peu facile plongea Jonas dans le ra­vissement. Il partageait tout à fait l'idée que la poésie ne souffre pas longtemps le mensonge, et qu'aucun poète n'est assez sot pour ignorer dans ses propres créations l'instant fatal où le divin bascule en direction du médiocre. Jonas se disait lui-même partisan farouche de l'auto-censure litté­raire. Il le prouva sur-le-champ en arrachant trois feuillets d'un recueil de poèmes encore inédit, avant de me le tendre pour examen. -- Par chance, je n'eus rien besoin de dissi­muler, car les premiers vers étaient bons ; ces choses-là se perçoivent tout de suite ou jamais. En voici cinq, en forme de *Canto breve,* dont je renonce d'avance à traduire ici le triste enchantement : *Solo es también el mar que nace* *crece, se agiganta y vuela* *como un pajaro,* *levanta su cabeza bajo el sol y galopando* *deja caer sus brazos, solo, solo.* ([^8]) 11:224 Et ce morceau encore, je n'y résiste pas, extrait d'une « Ronde sous la lune » que Garcia Lorca sans doute n'au­rait pas désavouée ([^9]) *Pasan niños con rosas en la mano,* *mujeres pequeñas como arbustos preñados,* *y hombres ligeros, agudos, como flautas.* *En ronda de amor bajo la luna cantan* *y se toman las manos y giran los fantasmas* (...) *Lenta pasa la luna, los ojos llenos de agua*. (**8**) Jonas donc écrivait lyriquement, à la Pablo Neruda (première manière, et la politique en moins), des choses secrètes et douces sur un amour à jamais enfui... Mon propre amour pour la langue espagnole étant sans limite ni discernement, la musique de ces vers suffisait à ma joie. Tout de même, il fallait revenir au sujet de l'enquête­. -- Dites-moi, Jonas, vous publiez tout cela sans pro­blème au Chili ? Pas de censure préalable ? de difficultés avec les éditeurs ? -- Non, du tout. A condition bien sûr d'avoir quelque chose à dire, et d'en convaincre son éditeur, chacun est libre ici de publier ce qu'il veut. Quant à notre « censure », pour les livres, c'est une formalité à peu près équivalente à celle de votre dépôt légal. Sauf qu'au Chili l'auteur s'en acquitte lui-même, en personne, auprès du gouvernement. Moi, je dépose toujours mes exemplaires en retard, exprès. On ne m'a jamais rien dit. -- Le 11 septembre n'a rien changé à vos manières de vivre, de travailler ? -- *Claro que si. Hemos tenido que lograr un rigor mas grande en et trabajo propio de la creacion literaria :* nous avons dû nous astreindre à une plus grande rigueur dans le travail spécifique de la création littéraire... C'était là une belle réponse, digne et prudente à la fois, que je feignis de trouver obscure pour en savoir plus long. 12:224 -- Vous voulez dire que quelque chose vous force à dissimuler ? Jonas se tut, regarda une nouvelle fois en direction de la porte, et m'entreprit furieusement sur François Villon. Je lui récitai la *Ballade des dames du temps jadis* sans trop de conviction. Il était visible que le journaliste n'en tirerait rien de plus en ces lieux... Sur ma proposition d'aller dîner ensemble, le poète nous conduisit dans un petit restaurant du centre en prévenant qu'il avait coutume de sauter des repas. C'est dire que, ce soir-là, Jonas soupait pour trois jours à nos frais, liquidant à lui seul deux bou­teilles de *Casillero del Diablo* ([^10])*.* Ce vin, comme le nom l'indique, en dépit de sa caresse gouleyante et légère, exerça sur mon poète d'étranges séductions. Il vacillait littéralement en direction des confidences, au point qu'il n'était plus nécessaire de l'interroger. Vers minuit, préci­sant qu'il ignorait s'il se livrait à un confrère ou à un agent de la C.I.A. (propos que je lui fis immédiatement rentrer dans la gorge), Jonas passait devant moi aux aveux complets : -- Sous Allende, j'étais professeur de lettres dans les classes terminales, et à l'Université du Chili. J'ai renoncé à l'enseignement pour les mêmes raisons que vous : il devenait de plus en plus difficile de penser, dans ce métier de fou... Et puis, j'entendais bien me consacrer entièrement à la poésie. Mais j'avais gardé de nombreuses attaches, *vinculos*, avec mes amis de l'Université ; c'est-à-dire, vous me comprenez, de la gauche révolutionnaire... C'est pour­quoi, en septembre 1973, j'ai dû subir comme tout le monde, sinon même un peu plus, les « inconvénients » de la crise et du *pronunciamiento* militaire. -- On vous a arrêté ? 13:224 -- Pas tout à fait. Contrairement à mes amis, je ne militais moi-même dans aucun parti politique. Toutefois, comme enseignant, et à cause de la plupart de mes rela­tions, j'étais doublement suspect aux yeux des nationaux... Un jour, la police m'a emmené en voiture vers une desti­nation inconnue. On m'avait collé deux grosses bandes de scotch sur les yeux, et j'avais peur à chaque instant de ce qui pouvait arriver. Mais il ne se passa rien de parti­culier. On m'a retiré le scotch, et j'étais devant un jeune officier de renseignements, qui me demanda sur le ton de la courtoisie si je connaissais Mlle X, militante du M.I.R. Je n'ai pas voulu dissimuler que cette personne était de mes amies ; mais, depuis le 11 septembre, j'ignorais tota­lement où elle pouvait bien se trouver. C'est tout. Je fus presque aussitôt libéré... Depuis, voyant que l'adversaire me respectait, en dépit de mes convictions (et de mes relations), j'ai conçu pour lui une certaine estime, et à mon tour je respecte ce qu'il est. -- Vos amis du M.I.R., que sont-ils devenus ? -- Tous à l'étranger... Quant à moi aujourd'hui, malgré les difficultés, *estoy contento de ser Chilino *: je suis content d'être Chilien. \*\*\* Voilà. J'ai rapporté un peu longuement la rencontre avec Jonas parce que cet homme, enseignant, poète, et fervent disciple de Pablo Neruda, est le disparu-type des listes d'*Amnesty International*, des *Amitiés franco-chilien­nes* ou du *Comité de défense des prisonniers chiliens...* On devine aisément pourquoi. Dans un régime authentique­ment totalitaire, et les exemples ne manquent pas, tout le désignait à la misère sociale ou à la réclusion. Au Chili cependant, Jonas bénéficie aujourd'hui d'un emploi tran­quille dans les services de la Bibliothèque du Congrès National, il publie de temps à autre une tribune libre sur ses passions littéraires dans les quotidiens de Santiago, et liquide deux ou trois bouteilles de *Casillero del Diablo* en causant avec un chroniqueur français du bon et du mauvais vieux temps. -- Si tel est le « fascisme » du général Pinochet, on en souhaite de semblables, par le monde, à beaucoup de jeunes écrivains. \*\*\* 14:224 Quelques jours plus tard, grâce à Jonas, j'assistais à la réunion hebdomadaire de la S.E.C.H., *Société des Écri­vains du Chili.* Cet honorable syndicat national abrite sous divers prétextes plus ou moins crédibles une mer­veilleuse taverne : un des rares endroits de Santiago où l'on puisse s'asseoir entre amis, autour d'une bouteille de vin... Nombre de romanciers, chroniqueurs et poètes chiliens se retrouvent là le mardi soir, pour une petite *fiesta* amicale et rituelle dont la bonne humeur ne semble point forcée. On y échange tour à tour confidences ou bou­tades -- en vers -- sur de vieux cahiers. Chacun aussi peut décider d'imposer sa parole, pour vraiment rien, avec la miraculeuse certitude qu'il sera écouté, repris, discuté. Comme Français, je ne pus retenir un certain étonnement : tous gens de lettres... et ils ne se boudent jamais ? Ma voi­sine alors eut ce mot charmant : -- Comprenez, Hugo. Chacun ici déteste l'autre un brin (*un rato*)*,* mais une fois par mois seulement. En semaine, la règle veut que nous soyons amis. La romancière Maria Flora Yañes, *prima inter pares* par l'âge et la chilénité, garantit de sa noble présence le bonheur des réunions. Personne ne songerait à s'asseoir avant de l'avoir reconnue et tendrement embrassée... Je dus lui avouer qu'on ignorait très largement son œuvre, au pays, -- ce dont Maria Flora nous absolvait tous sur l'heure dans un impeccable français. Nous avons longuement par­lé. Fille du fondateur de *La Nacion,* qui fut ambassadeur à Paris, elle en savait plus long que quiconque au Chili sur les traditions de notre littérature. Et sa passion pour la France, ce soir-là, n'eut d'égale que mon admiration pour les mœurs courtoises, joyeuses et chrétiennes de la chilé­nité. Est-il besoin d'ajouter ici que l'ombre du terrorisme intellectuel propre aux régimes policiers (j'y étais atten­tif) n'obscurcit à aucun moment cette réunion d'écrivains. -- Mon enquête sur la barbarie militaire du Chili s'enlisait à chaque coin de rue dans les joies de la libre découverte et de la fraternité littéraire, car Jonas aimablement me conduisait partout... Nous allions ensemble visiter ses amis, peintres, sculpteurs, artisans, qui gueulaient bien fort contre le régime dans le riche désordre de leurs ate­liers. 15:224 Mais ceux-là non plus n'avaient rien à me dire sur les prisons du général Pinochet ; ils ignoraient tout de la censure, des hôpitaux psychiatriques, de la relégation. Je n'avais aucune chance fût-ce après trois bouteilles de faire des découvertes en leur compagnie. Il fallait d'urgence modifier la méthode, ou se résigner à revenir bredouille au pays. 16:224 ### A la rencontre... des disparus *ou les onze mensonges d'Amnesty* UN JOUR, à une réception du journal *El Cronista*, on me présenta sans rire plusieurs « disparus » notables du régime chilien. De fait, leur réincarnation offrait en ces lieux toutes les apparences de la vérité... Je félicitai ces veinards de leur belle santé, et me gardai avec soin d'en conclure quoi que ce fût : *El Cronista* en effet est un quotidien qui ne cache pas sa sympathie pour le gouverne­ment du général Pinochet ; il en est même, de notoriété publique, le porte-parole officieux. Mais j'admirais qu'on paraisse si bien renseigné à Santiago sur mon intention alors secrète d'y rencontrer le plus grand nombre possible de disparus, pour les interroger. Ceux que j'avais devant moi semblaient se réveiller en pleine forme de leur atroce destin, sur les listes noires d'*Amnesty International* et de la commission des « droits de l'Homme » à l'O.N.U. En outre, détail troublant, je de­vais revoir par la suite l'un d'entre eux : celui-là donc en principe ne sortait point du bagne pour la circonstance. -- J'en conclus que la police du général Pinochet est vrai­ment la mieux renseignée du monde, puisqu'elle régit même le hasard des rencontres, ou que l'on nous ment sur toute la ligne au chapitre des « disparus », « torturés », « enle­vés » et autres assassinés du régime chilien. 17:224 Des preuves, sérieuses, concrètes, circonstanciées ? En voici. Délaissant les disparus trop officiels des rédactions de la presse chilienne, j'ai enquêté à Santiago sur la situa­tion des onze dernières personnes arrêtées, torturées et (ou) assassinées par la police, d'après les accusations toni­truantes d'Amnesty International à Paris... J'avais pu ob­tenir avant mon départ la copie de plusieurs circulaires internes d' « Actions urgentes » de la campagne mondiale d'Amnesty pour l'abolition de la torture. Il n'y a aucune indiscrétion à révéler le contenu de ces documents qui sont résumés, avec renvoi aux sources, dans un article de l'hebdomadaire Télérama ([^11]). En voici le passage impor­tant : pour la première fois en effet, un organe de la presse française consent ici à dévoiler des dates, et des noms. « Santiago, 16 janvier 1978, vers 15 h 30, Hay­dée del Carmen Palma Donoso est arrêtée à son domicile du 1414 Calle San Isidro par les policiers de la CNI (la Centrale Nationale de Ren­seignement qui remplace depuis quelques mois la INA d'abominable mémoire). Trente-deux ans, pédiatre et militante du MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire), Haydée se ca­chait depuis le 11 septembre 1973. « Même jour, même adresse, Guillermina Fi­gueroa Duran, 59 ans, femme de ménage, et son fils, Dinko, sont arrêtés. « Même jour, 17 h, Calle Pablo Goyenechea, Olo Deto, Sofia Haydée Donoso Quevedo, 54 ans, mère de Haydée, et Sara Eliana Palma Donoso, 29 ans, sœur de Haydée, sont arrêtés. Le mili­tant du MIR, Gabriel Octavio Riveros Ravelo, à qui elles louaient une chambre, est assassiné. « Même jour, au 9192 Calle Estados Unidos, à La Florida, province de Santiago, German Cortès Rodrigues, membre de la Commission Politique du MIR, est arrêté... Il sera torturé et assassiné. Arrêtées également Bernarda Santeli­ces, 27 ans, et sa fille Alejandra. 18:224 « Précision : Alejandra a huit mois. Ce qui n'est pas une excuse. Donc, comme tout le monde, elle va se retrouver dans un centre de torture de la CNI, la fameuse Villa Grimaldi, semble-t-il. Comme Isabel Margarita Wilk Gon­zales, 22 ans, militante du MIR, arrêtée le lende­main matin à 7 heures. Isabel est la dernière personne à pouvoir témoigner de la disparition de Haydée del Carmen Palma Donoso. « Voilà. C'est une histoire banale. Une affaire de routine dans le Chili de Pinochet. Arrestation, torture, assassinat ou « disparition »... Le sché­ma est de rigueur. Maintenant, imaginez les raf­finements les plus sadiques, greffez-les sur le processus et vous serez encore bien au-dessous de la vérité des voyages au bout de l'horreur que des milliers d'hommes et de femmes font chaque jour au Chili. » Passons sur l'exagération manifeste des « MILLIERS » les accusations d'*Amnesty International* portent aujour­d'hui sur onze personnes, en tout et pour tout, nommément citées. Si seulement mille personnes disparaissaient chaque jour à Santiago, le centre de la ville serait désert en moins d'un an... Notre grand Inquisiteur ajoute un peu plus loin. « Là où, exceptionnellement, l'ONU condam­ne, quotidiennement *Amnesty International* dé­montre. L'évocation, dans son contexte, de la « disparition » de Haydée del Carmen Palma Donoso n'est qu'un résumé du document *Action urgente* diffusé par nos amis d'*Amnesty*. « On connaît leur méthode : chaque section prend en charge un prisonnier d'opinion et part en campagne avec une ferveur militante qui n'a d'égale que la rigueur du dossier. » Le lecteur donc a bien compris. Cette « histoire banale » ne reflète qu'un aspect de la barbarie officielle du régime chilien, selon les convictions d'*Amnesty International* et de M. Jacques Marquis. L'instantané du 16 janvier 1978 : deux assassinats assortis de neuf enlèvements, aux seules fins de la torture policière, dont six femmes et un nouveau-né ! -- Si toutefois ces convictions s'avéraient sans fonde­ment, d'un bout à l'autre, pour les onze cas cités, il faudrait bien s'interroger sur l'origine et la nature des « informa­tions » plus ou moins confidentielles dont ces gens-là se nourrissent et nourrissent l'opinion mondiale tout au long de l'année. 19:224 Voici maintenant, cas par cas, les résultats de notre enquête à Santiago. (Il va de soi qu'à notre tour nous ne faisons ici que résumer une recherche qui s'étendait parfois sur plusieurs jours, pour une seule des onze per­sonnes « disparues ».) **1. **-- Haydée del Carmen PALMA DONOSO, née le 10 février 1946, est répertoriée au Chili non comme pédiatre mais comme neurochirurgien. Elle appartient sous le régime d'Allende à une organisation officielle de médecins socia­listes (Medicos Patriotas), et milite activement au sein du M.I.R. depuis le 11 septembre 1973. Son dernier domicile connu à Santiago ne se situe pas Calle San Isidro mais à Santa Julia Block 135, appartement 11. Au numéro 1.414 de la rue San Isidro le M.I.R. disposait seulement d'une cache, louée par Haydée del Carmen à Mme Figueroa Duran ; la terroriste elle-même, d'après le témoignage que nous avons recueilli en prison auprès de sa logeuse ([^12]), n'y habitait pas... Mais laissons là ces moindres détails. Haydée del Carmen a-t-elle été arrêtée le 16 janvier 1978 par les agents du C.N.I., torturée, puis libérée au mois de mars sur les interventions pressantes d'*Amnesty Inter­national*, comme le prétendent les dirigeants de cet orga­nisme ([^13]) (?) Rien n'est moins sûr, et voici pourquoi : a\) Toutes les personnes impliquées dans l'affaire du 16 janvier 1978 (y compris les complices de moindre im­portance) se trouvaient encore détenues au mois d'avril dans les prisons de Santiago, où j'ai pu les visiter. Com­ment n'aurait-on « libéré » que la plus importante, com­promise depuis le début dans l'organisation clandestine du mouvement ? 20:224 b\) Le 28 février 1978, le nom du Dr Palma Donoso est cité par une radio chilienne dans une information sur les militants du M.I.R. activement recherchés par toutes les polices. S'il s'agit d'un mensonge, à quoi est-il destiné ? c\) Le même jour, sa mère la déclare « enlevée » ou « disparue », et présente en sa faveur une demande d'ha­beas corpus (*recurso de amparo*) auprès des autorités. Mais la mère de Haydée del Carmen, que j'ai également interro­gée (voir le cas de la disparue numéro 5), est internée depuis le 20 janvier 1978 à l'unique prison des femmes de Santiago : preuve du moins que la fille ne s'y trouvait pas. d\) Le 9 mars 1978, la revue péruvienne *Marka* publie l'information suivante : « La camarade Haydée del Carmen Palma Donoso, 32 ans, militante du M.I.R. chilien et médecin en chirurgie, est actuellement détenue au secret dans l'état de Lima. » e\) Confirmation : Le 20 mars 1978, les services d'*Inter­pol* la localisent au Pérou. « Haydée del Carmen Palma Donoso a déposé le 8 mars 1978 auprès des autorités péru­viennes une demande officielle d'autorisation de résidence, formulée dans les termes suivants : sans papiers d'identité, sans domicile, chilienne, originaire de Conception, céliba­taire, État Civil n° 4.417.123 de Santiago et 244.675 de Conception, fille de Gregorio et Sofia, médecin en chirur­gie (...) » f\) *Solidaridad,* bulletin d'information du « Vicariat de la Solidarité » mis en place par l'archevêché de Santiago, publie dans son numéro 40 du 15 avril 1978 le propre témoignage de l'intéressée. Il s'agirait d'une lettre, reçue de Lima : « Je fus arrêtée le lundi 16 janvier à 15 heures... Le 16 février, la police m'a emmenée jusqu'à Arica ([^14]) dans une Peugeot 504 couleur moutarde. Je reste détenue à Ari­ca du 18 au 20 février. A Tacna, sur la recommandation de l'évêque, je me présente de moi-même à la P.I.P. (*policia de Investigaciones Peruanas*). Je suis emprisonnée alors 15 jours à Tacna puis une semaine à Lima, où, grâce aux interventions de l'A.C.N.U.R. ([^15]), je suis mise enfin en li­berté le 14 mars 1978. » Signé Haydée del Carmen Palma Donoso, Lima, 17 mars 1978. 21:224 g\) Enfin, le 24 avril 1978, le responsable de la *Vicaria* de Santiago (dépendance de l'archevêché) m'informe officieusement que Palma Donoso est réfugiée à La Havane, Cuba, depuis plus de deux semaines. La Vicaria passe à Santiago pour bien renseignée. Le projet d'installation à Lima aurait donc été rejeté par les autorités de ce pays... Il n'est pas nécessaire de conclure longuement. La pré­sence vivante et agissante de Haydée del Carmen PALMA DONOSO à l'extérieur du territoire chilien est suffisamment établie. Sur son arrestation du 16 janvier à Santiago et son expulsion clandestine dans une 504 « couleur moutarde », il reste encore bien des raisons de douter. Voici en tout cas une première *torturée-disparue* du régime qui sait fai­re parler d'elle à travers le monde, et ressuscite en quelques semaines dans les meilleures conditions ! ([^16]) **2.** -- Guillermina FIGUEROA DURAN n'est point « femme de ménage », mais mère de famille et employée. C'est elle, et non Haydée del Carmen, qui habite à Santiago le numéro 1.414 de la rue San Isidro. Elle est arrêtée en effet le 16 janvier 1978 pour avoir loué une chambre aux militants du M.I.R. et, loin d'avoir « disparu », attend actuellement dans la prison des femmes de Santiago son jugement de­vant le tribunal de la 2^e^ *Fiscalia Militar*. J'ai pu l'interroger directement, sans témoins, le dimanche 23 avril 1978. C'est une femme simple, vive, et presque enjouée. -- Vous êtes ici pour complicité de terrorisme ? -- Si l'on veut. En réalité, je me suis contentée de louer une pièce à Haydée del Carmen, qui disait s'en servir comme garde-meubles. Elle ne faisait d'ailleurs qu'y pas­ser, comme ça, pour déposer ou retirer des choses... Malheureusement, la police a découvert dans cette chambre quan­tité d'armes et du matériel de propagande appartenant au M.I.R. 22:224 -- Vous ne saviez pas que le propriétaire a sa part de responsabilité, devant la loi, dans l'utilisation des lo­caux ? -- Hé non... -- Entre le 16 janvier et le jour de votre arrivée ici, la police vous a-t-elle bien traitée ? -- Mais bien sûr. Je ne compte pas, moi. Est-ce que j'ai seulement milité dans un parti politique ? (Suit un entretien sur la vie quotidienne dans la prison des femmes de Santiago, dont il sera question plus loin.) La culpabilité de Mme Figueroa Duran, ce n'est certes pas à nous d'en juger. Il nous suffit ici d'avoir pu causer avec cette autre « disparue » d'*Amnesty*, constater sa bonne mine, et nous réjouir avec elle que le regrettable incident du 16 janvier n'ait rien terni de sa bonne humeur. De son propre aveu, Guillermina en effet a trouvé dans le cadre étroitement communautaire de la petite prison un terrain à la mesure de son maternel dévouement. Et sans risque, cette fois, de contrevenir aux articles du Code pénal chi­lien : ce sont des religieuses, et elles seules, qui adminis­trent l'établissement. Nous y reviendrons. **3.** -- Dinko GIADROSIC FIGUEROA, fils de Guillermina Figue­roa Duran, est arrêté lui aussi le 16 janvier 1978 à San­tiago. La police le défère au Parquet -- c'est-à-dire à la Justice militaire -- le 20 janvier 1978, au titre de la loi sur la Sûreté intérieure de l'État, et il attend aujourd'hui sa sentence dans un établissement pénitentiaire de San­tiago. Je n'ai pas eu le temps de le rencontrer, mais la mère atteste qu'il se porte bien et c'est un témoignage suffisant ([^17]). 23:224 **4.** -- Le personnage présenté sous le nom bien peu chilien d'Olo DETO dans l'article de M. Jacques Marquis est inconnu des rédactions de la grande presse, du ministère de l'Intérieur, de celui de la Justice, de la *Vicaria* archi­épiscopale, et enfin (le cas s'aggrave) des cinq autres in­culpées de l'affaire du 16 janvier 1978 interrogées par moi-même dans la prison des femmes de Santiago... S'agirait-il d'une invention pure et simple des rédacteurs d'*Amnesty,* anxieux de faire bonne mesure au gouvernement du géné­ral Pinochet ? A ceux qui mentent, rien d'impossible. **5.** -- Sofia Haydée DONOSO QUEVEDO est bien la mère de Haydée del Carmen Palma Donoso ([^18]). Elle reçoit ré­gulièrement en prison des lettres de sa fille, toutes en provenance de l'étranger... Mme Donoso Quevedo fut arrê­tée le 16 janvier 1978 par les agents du C.N.I. (*Centro Nacional de Investigaciones*) pour, la même raison que Guillermina Figueroa Duran : elle est propriétaire à San­tiago d'un appartement où le M.I.R. avait installé ses quartiers généraux (cas numéro 7 ci-dessous). Et la proprié­taire ici ne pouvait rien ignorer, ses deux filles militant depuis 1973 au sein du mouvement. Sofia Haydée a donc été mise à la disposition des tribunaux militaires le 19 janvier, et attend elle aussi d'être jugée. -- J'ai dû la visiter dans sa chambre, le dimanche 23 avril, car elle souffrait de maux de tête et d'insomnies. Sans être médecin, je crus comprendre que le syndrome général était plutôt celui d'une crise de dépression. Nous avons longue­ment parlé de toute la famille, avant d'en venir au nœud de l'entretien. -- La police, Madame, vous aura beaucoup malmenée ? -- *Si Señor*. Vous ne pouvez pas savoir. Ils me giflaient au visage ; je suis sortie de là avec un œil noir et une dent abîmée. A la fin, on devait aussi m'entourer la tête d'une serviette trempée, avec l'eau qui tombait... -- Et ici, vous êtes bien traitée ? -- Comme vous voyez... (Voir plus loin.) 24:224 Les brutalités policières décrites par Mme Donoso Que­vedo peuvent passer pour véridiques, car toute police au monde finit par y tomber ([^19]). Elles sont totalement ima­ginaires si l'on en croit le service médical et les Sœurs qui veillent sur la prison. -- Pour moi, ayant interrogé et visité tout à loisir les deux « parties » en cause, j'ai tendance à suivre le témoignage des infirmières et des religieuses plutôt que celui de la malheureuse détenue. Son accablement de femme (et de mère) est bien compréhen­sible. Mais encore une fois, le Chili ne connaît pas de régime policier : les avocats, la Croix-Rouge internationale, les médecins extérieurs aux administrations pénitentiaires accèdent ici librement à l'intérieur des prisons, sur simple requête de l'intéressé. En cas de « tortures » médicalement établies, rien n'empêche de faire un scandale, voire même un procès aux fonctionnaires du gouvernement. La juri­diction spéciale existe, et il y a des précédents... Mais l'af­faire Donoso Quevedo c'est à Londres, au siège d'*Amnesty International*, qu'elle devait être jugée : sans enquête, sans preuves et sans témoins, comme pour les condamnations du Chili devant la commission des « droits de l'Homme de l'O.N.U. ([^20]) **6.** -- Sara Eliana PALMA DONOSO, sœur de Haydée del Car­men, est détenue depuis le 20 janvier 1978 à la *Casa Correccional de Mujeres,* dans le même pavillon que la maman. Son cas paraît tout simple à résumer : infraction aux lois numéros 12.927 sur la Sûreté intérieure de l'État et 17.798 sur le Contrôle des armes. Elle doit être bientôt jugée par la 2^e^ *Fiscalia Militar* du pays. -- Dans le parloir de la prison, je me préparais à affronter quelque terrible passionaria. Ce fut une petite brune, douce et jolie, qui souriait avec d'exquises réserves au visiteur étranger... Nous avions finalement peu de choses à nous dire, et l'en­tretien fut paisible, jusqu'au moment où j'entrepris la militante du M.I.R. sur la conduite de l'interrogatoire policier. Le regard de la jeune femme brillait soudain de mille feux, ses joues prirent de la couleur, et elle eut vers moi ce mouvement caractéristique de l'interlocuteur qui se décide à plaider. 25:224 Nous avons eu droit alors, le plus crûment du monde, au récit complet d'une journée de tortures sadiques (principalement sexuelles), avec une précision et un luxe de détails qui exclut d'en rapporter ici quoi que ce soit... La Mère supérieure, charitable, m'avait prévenu de ce à quoi l'enquête m'exposait. J'avais cru facile de la rassurer : un journaliste doit pouvoir tout apprendre sans sourciller. Je fus remué pourtant d'entendre parler cette fille comme un roman de Sade ou les histoires de la Gesta­po, dans un cadre qui offrait peu de prise à la fiction romanesque ; et Sara, le voyant, eut à cœur de n'épargner aucun détail de l'atroce boucherie. -- Témoignage absurde au demeurant, car le traitement décrit avec science par l'intéressée ne pardonnait pas. Et j'avais devant moi cette jeune Chilienne pleine de vie, troublante et fraîche comme une fiancée... Si vraiment la militante a subi des « tor­tures », c'est d'une autre manière, qui n'aura pas laissé de traces ; et nous devons féliciter le gouvernement chilien d'avoir autorisé un journaliste étranger à l'interroger seul à seul sur un pareil sujet. (Le service médical de la prison ne signale dans son cas rien de particulier. Mais je n'ai point consulté le psychiatre, qui aurait sans doute quelque chose à dire sur la pauvre Sara.) **7.** -- Gabriel Octavio RIVEROS REVELO (et non Ravelo), alias *El Laucha,* n'a pas du tout été « assassiné » dans sa chambre comme un simple bourgeois, plus ou moins opposé au régime de son pays. Principal dirigeant de la commission politique du M.I.R. sur le territoire chilien, il est mort le 16 janvier 1978, vers 18 heures, l*es armes à la main*... La police encerclait sa maison, au 10 de la rue Pablo Goye­neche Iver ([^21]), où le M.I.R. avait monté une sorte de P.C. clandestin. Tous les voisins témoignent que le terroriste ouvrit aussitôt le feu sur les forces de l'ordre, et que, pen­dant plusieurs minutes, il fut le seul à tirer. La police s'efforça d'en venir à bout au gaz lacrymogène, mais Gabriel Riveros continuait d'arroser. Au terme de l'assaut, soutenu une demi-heure, l'homme gisait mort au pied de son lit d'une balle dans la tempe. (C'est alors seulement que la logeuse et sa fille furent appréhendées.) 26:224 La presse chilienne des 17, 18 et 19 janvier publie les photos de tout cela, et émet généralement l'hypothèse que Gabriel Riveros a pu se suicider. De toutes façons, dès l'instant où le terroriste ouvrait le feu sur la police chilienne, il renonçait à la vie. -- Voici ce qu'on découvrit dans son appartement : une carabine 22 long rifle, trois revolvers de différents calibres avec leurs munitions, un matériel d'intervention chirur­gicale complet ([^22]), un laboratoire de développement photo­graphique, 400 fiches de renseignements individuels sur diverses personnalités chiliennes proches du gouvernement, et une abondante documentation du M.I.R. sur les prati­ques du terrorisme en milieu urbain... Cette innocente gar­çonnière servait aussi de refuge aux militants ([^23]). **8.** -- German de Jesus CORTEZ RODRIGUEZ (et non Cortès), alias *El Cura Luis, Jeronimo, Bascur* et encore *Atrala*, appartenait lui aussi à la nouvelle génération du M.I.R. opérant sur le territoire chilien. (Les chefs suprêmes sont tous à l'étranger.) Responsable de l'organisation militaire du mouvement, German Cortez passait au sein de sa com­mission politique pour un des plus importants. Il fut abattu le 18 janvier 1978 à 0 heures 20 dans son apparte­ment de La Florida (*gran Santiago*), ... après avoir déchargé son revolver sur un officier de police. Telle est ici encore, au Chili, la version des témoins. Et *Amnesty International* devra en trouver d'autres pour accréditer la thèse de « l'assassinat ». Suspecter un témoignage est toujours lé­gitime, lorsqu'on avance des raisons (comme nous l'avons fait à propos des « tortures ») ; le dissimuler au public, quand on a la réputation d'établir des dossiers *rigoureux*, c'est une pure et simple malhonnêteté. -- Au domicile de German Cortez, les enquêteurs découvrirent plusieurs faus­ses pièces d'identité, à des noms différents ; un Colt calibre 45 ; deux fusils soviétiques AKA avec leurs chargeurs res­pectifs ; des caisses de munitions de divers calibres ; 27:224 enfin un abondant matériel de propagande subversive, dont la presse publie les photographies. Les Brigades Rouges euro­péennes, comme on voit, ne sont guère mieux équipées. Mais personne chez nous ne s'épouvante que la police veuille mettre hors d'état de nuire ses militants ; et morts ou vifs qu'importe, s'il s'agit du bien commun de toute une société. La « bande à Baader » chilienne succombe avant d'avoir réussi ? Tant pis pour eux. Tant mieux pour nous ([^24]). **9.** -- Bernarda Nubia SANTELICES DIAZ, née le 11 août 1950, domiciliée à Santiago (Andes, 3.872), fut arrêtée non le 16 mais le 21 janvier 1978, et transférée à la prison des femmes le 26 du même mois. De toutes les militantes révo­lutionnaires rencontrées au cours de mon enquête au Chili, c'est la plus impressionnante et la plus déterminée. Sans famille, selon sa propre expression, elle resta jusqu'au bout la compagne de German Cortez, l'assistant dans l'or­ganisation clandestine et militaire du mouvement. Avec eux vivait en effet un tout petit enfant, fille naturelle de Ber­narda, qui participait sans le savoir au combat pour la Révolution : la police découvrit en perquisitionnant que les caisses de munitions et tous les explosifs de German Cortez avaient été dissimulés sous le berceau du nouveau-né ([^25]). -- J'ai demandé, comme pour les autres, à ren­contrer sans témoin cette héroïque maman. Le visage et les manières de la jeune femme démentirent une fois de plus ce que j'avais imaginé. Bernarda avait le teint et la douceur apparente des blondes, mais c'était toute la diffé­rence avec Sara ; car on les prendrait facilement toutes deux au pair dans sa propre maison... Nous avons parlé de l'enfant, qui fêtait au mois de mai son premier anniver­saire. J'appris qu'il avait été baptisé à l'initiative des Sœurs dans l'enceinte de la prison, avant d'être envoyé dans un grand hôpital de Santiago pour traiter une affec­tion des reins. 28:224 Mais Bernarda a fini par évoquer elle aussi les « tortures » subies dans les locaux du C.N.I. ([^26]). Tortures psychologiques essentiellement : on lui égorgeait sa fille, si elle ne parlait pas. Rien de moins. La mère rangeait tranquillement ses bombes sous le berceau, entre deux biberons, et c'est la police chilienne qui se voit accusée ici d'infanticide prémédité avec commencement d'exécution. **10.** -- Alejandra Isabel SANTELICES SANTELICES est le nom de l'enfant torturé à mort par les agents du C.N.I. (chilien), d'après les informations d'*Amnesty International* et du sieur Jacques Marquis. Voici donc à ce sujet le té­moignage que j'ai recueilli auprès de Mère Maria del Rosario, Supérieure de la *Casa Correccional de Mujeres* de Santiago : « Bernarda Santelices et sa *guagua* (bébé, au Chili) sont arrivées ici en parfaite condition ([^27]). Natu­rellement, nous n'avons pas voulu les séparer... Le jour suivant, le frère de Bernarda Santelices s'est présenté au parloir en compagnie d'un médecin : ils avaient lu dans la presse que l'enfant était malade ([^28]), et demandaient à le voir ainsi que la maman. Redoutant quelque piège familial pour lui soustraire l'enfant, Bernarda ne voulut pas les recevoir (c'est le droit au Chili de tous les prison­niers), et nous comprenions fort bien cette attitude ; mais elle fit savoir aux visiteurs qu'Alejandra avait été bien traitée par la police et ne manquait de rien. A cette époque, notre Bernarda n'avait pas rejoint encore le quartier où résident les autres détenues « politiques » de la prison, et elle ne parlait jamais de tortures ni de mauvais traite­ments... 29:224 Alejandra Santelices est un adorable bébé, *una guagua monissima*, dont nous avions plaisir à nous occuper personnellement. Le docteur Williams Cortez ([^29]) découvrit plus tard que l'enfant souffrait, non d'une « infection des bronches » ([^30]), mais d'une grave affection congénitale aux reins. C'est pourquoi nous avons dû la confier, avec l'accord de Bernarda, à l'hôpital Roberto del Rio de Santia­go. Alejandra y est bien soignée aujourd'hui, et attend la sortie de sa maman. » -- Le témoignage de la Supé­rieure recoupe et confirme celui de la propre mère de l'enfant. Il n'y a donc qu'*Amnesty International* pour ima­giner que la police chilienne ait laissé sans vêtements ni nourriture un bébé de huit mois ; si les enquêteurs de cet organisme connaissaient le travail, ils seraient au moins capables de faire la différence entre une « infection des bronches » et une « affection congénitale aux reins » : par définition, une affection congénitale ne saurait être la conséquence de mauvais traitements. Mais la simple vérité, ici, ne payait pas. **11.** -- Isabel Margarita WILK GONZALES, arrêtée le 17 jan­vier 1978 à Santiago, est donc la dernière de nos disparues sur la liste de M. Jacques Marquis. Elle serait restée près de trois semaines entre les mains de la police (du 17 janvier au 7 février), mais il ne m'a pas été possible de le vérifier en toute certitude : les informations exté­rieures manquent à son sujet, ce qui donne de la vrai­semblance à l'accusation (il s'agirait alors d'une infraction policière au Code pénal chilien). -- « Torturée » elle aussi, d'après ce qu'elle m'a expliqué dans le parloir de la prison. Il faut avouer que je ne suivais plus le détail des atrocités policières avec autant d'attention, pour l'avoir entendu deux fois dans les mêmes termes (sadico-sexuels) de la bouche des compagnes qui l'avaient précédée... Militante de la base, Isabel n'occupait au M.I.R. que des postes de transmission et de propagande. 30:224 Ce jour-là elle reprenait du service en me récitant la leçon de la baignoire et des électrodes, telle qu'elle figure sur les circulaires du M.I.R. (et dans bien des mauvais romans)... Mais Isabel Wilk a vingt-deux ans, beaucoup de sang, une belle santé. Et j'étais triste de découvrir cette jeunesse perdue dans des visions de vengeance et de mort, au cœur d'un pays qui renaît. \*\*\* Supposons maintenant que les accusations des filles rencontrées à la *Casa Correccional de Mujeres* soient vraies, -- en dépit de leur joli teint, et contre les dénégations formelles des gardiennes, des religieuses et des médecins ; supposons tout ce petit monde de l'univers carcéral vendu au régime, bonnes Sœurs en tête, moyennant bien entendu finances et promotions... Cela ne changerait rien à la conclusion principale de notre enquête, que les informa­tions scandaleuses d'*Amnesty* répercutées en France par *Le Monde* ou *Télérama* sont fausses absolument : *aucun* militant du *Mouvement de la Gauche Révolutionnaire n'a été secrètement* « *assassiné *» *ni* « *enlevé *» *les 16, 17 et 18 janvier 1978 à* Santiago. Ou alors, c'est tout le pays qui ment : les journaux, les ministères, les administrations civiles et religieuses. Et j'aurais dû, moi, rêver dans ma chambre d'hôtel les cinq rencontres de la prison. Le « dévouement » d'*Amnesty* à travers le monde n'est pas ici en cause, mais les priorités qu'il assigne à ses militants, et la partialité incroyable de ses « informa­tions ». Notre enquête sur les onze derniers « disparus » chiliens montre que cet organisme est capable de colporter, susciter ou inventer des mensonges, pour faire choc, dans ce qu'il croit être l'intérêt supérieur des « opprimés ». Et il faut reconsidérer aujourd'hui sa réputation de rigueur dans l'établissement des dossiers. Les correspondants d'*Amnesty International* en Amérique latine (Mexico) au­ront enquêté ici sans sortir du bureau. 31:224 ### Dimanche à la prison des femmes Au Chili, les autorisations les plus étonnantes s'ob­tiennent avec une grande facilité. Il m'a semblé que la condition principale était d'être là, c'est-à-dire de ne rien solliciter par écrit. Car si les administrations savent se montrer aussi indolentes, elles sont beaucoup plus ouvertes que chez nous : frappez, on vous ouvre ; expliquez-vous, on vous écoute ; questionnez, on vous répondra. Les per­sonnes contrairement aux lettres sont toujours prises en considération. Et l'on s'étonne que les journalistes du monde entier, si prompts à condamner ce régime dans leurs salles de rédaction, soient si lents à exploiter sur le terrain l'extraordinaire perméabilité humaine du Chili et de ses institutions. \*\*\* C'est ainsi que j'ai pu pénétrer à la *Casa Correccional de Mujeres*, dans la proche banlieue de Santiago ; et y conduire mon enquête sur les dernières « torturées-dispa­rues » du régime, avec des facilités réservées chez nous au juge d'instruction. L'attaché de presse du ministère de la Justice m'a obtenu (sans peine) l'entrée dans les lieux ; mais il l'eût fait aussi bien pour le représentant de n'im­porte quel autre organe de presse qui l'aurait demandée ([^31]). 32:224 La suite ne dépendait plus de lui, car les maisons de détention de femmes sont administrées au Chili, depuis 1863, par les Sœurs du Bon Pasteur ([^32]) : mais oui, la police ici est au service de l'Ordre ; sortie du poste de garde, elle abandonne ses armes au vestiaire, et n'entre pas sans frapper. -- « Ma Sœur, sans vouloir vous dé­ranger, il y a là un caballero journaliste qui... » Je n'en reviens pas, aujourd'hui encore, du spectacle qui surgit devant moi lors de mon premier passage dans l'établissement. C'était samedi, jour de visite, et les déte­nues déambulaient ou reposaient sous le soleil en compa­gnie de leurs familles, dans une sorte de grande cour boisée ; deux gardiennes se profilaient à l'écart, hors jeu, dans des attitudes de surveillant général en récréation. Et tout ce petit monde causait, fumait, riait, par petits groupes, comme s'il s'était donné rendez-vous au couchant sur l'esplanade du Trocadéro... ! Cinq années de visite, dans les années soixante, à la division politique de La Santé, se bousculèrent au por­tillon de ma mémoire subitement excitée. Je n'avais rien fait pour raviver leur souvenir, mais les temps se rencon­traient ici malgré moi. Et je me surpris à regretter un instant pour toute la famille que les officiers de l'O.A.S. n'aient pas eu le bonheur de naître Chiliens... On se serait promené avec eux sous les arbres, avant de faire signer en douce le carnet de notes, et c'eût été moins triste assu­rément que ces kilomètres de grilles et de couloirs, le bureau des permis, les haut-parleurs du rond-point central, la fouille, les sept contrôles, pour retrouver les siens dans une cellule de deux mètres sur trois, quand ce n'était pas la sinistre cabine aux triples verres avec ses petits trous. -- Mais je m'égare, et la comparaison ne tient pas : le général De Gaulle aurait manqué de juges et de prisons, si la V^e^ avait offert à ses propres dissidents le régime que la *Junta* assure ici aux voleurs et aux assassins. Mère Maria del Rosario accueillit avec un bon sourire l'idée de mon enquête sur le système répressif et carcéral de l'État chilien. Elle m'encourageait à exposer sans détour le véritable motif de mon intrusion. -- « Monsieur vous êtes le bienvenu dans cette maison, car elle n'a rien à cacher. » Puis, découvrant sur ma liste les personnes que je recherchais : 33:224 -- Vous avez bien fait de venir : elles sont toutes ici... Désirez-vous les voir ? -- Je n'osais pas vous le demander. -- Mais si. Il serait bon, même, que vous puissiez leur parler. La presse américaine accuse nos religieuses d'auto­riser des tortures dans cet établissement, sous le regard de Jésus crucifié ! Certaines de nos « politiques », quand elles sortent, fournissent en effet des précisions épouvan­tables aux journalistes étrangers. Comme cette histoire de rat affamé, pardonnez-moi, que les policiers chiliens leur introduiraient de force dans l'organe génital pour provo­quer d'irréparables lésions... Ici naturellement, personne ne peut les croire. Nous avons des visites médicales régu­lières et obligatoires, dont une au moment de l'entrée dans l'établissement. Et puis, je vais vous raconter une chose nous voyons souvent nos « politiques » embrasser les gen­darmes qui viennent les chercher pour l'instruction ; ce sont des *caballeros,* et il y a entre eux de petits flirts innocents... Je sais bien que tout le monde s'embrasse au Chili ; mais dites-moi, est-ce qu'une suppliciée embrasse son bourreau ? La Sœur qui était partie quérir mes disparues revint bredouille à ce moment. Les douze « politiques » de la prison avaient décrété soudain la grève des visites, elles ne se montreraient pas d'aujourd'hui... La Supérieure de choc ne parut pas troublée par l'incident, où tous mes plans néanmoins menaçaient de sombrer. -- Ça ira mieux demain. Revenez sans prévenir à l'heure que vous voulez. Je vous ferai visiter toute la maison, après quoi... vous pouvez être tranquille que nos filles voudront vous rencontrer. Les nouvelles circulent vite en prison. On ne boude pas deux jours de suite un journaliste français. \*\*\* La prison des femmes de Santiago s'est construite au­tour d'un couvent, dans un parc qui n'a rien à envier aux plus beaux collèges français : neuf hectares de verdure et de potagers. 34:224 Le corps principal de bâtiment, dont la construction remonte au début du siècle dernier, ressemble à n'importe quelle maison religieuse de chez nous. Il abrite un grand cloître débordant de fleurs, la communauté des religieuses, les services administratifs de l'établissement et enfin une vaste nursery : le parvulario ; chaque année, on enregistre en effet de nombreuses naissances dans cette prison. Mère Maria del Rosario suggère de commencer par là notre tournée d'inspection. Quatorze bambins de deux à quatre ans s'égayaient sous les saules d'un ravissant jardin quand nous sommes entrés, tyrannisant sans façons une « Amazone de Pino­chet » ([^33]) qui officiait ici sans armes et sans chapeau. La religieuse dut m'abandonner pour les embrasser tous, à l'exception d'une petite gitane que la mère promenait farouchement sur son épaule, loin des rires et des jeux. (Victor Hugo eût trouvé là un bon début de roman.) -- Où sont les mères des autres enfants ? -- Deux aux cuisines, les autres dans leurs chambres ou à l'Office. Mais suivez-moi plutôt. Je la suivis dans un pavillon qui respirait davantage la pension de province que la prison : dès l'entrée, ça sentait bon la cire et le pot-au-feu. Pas une seule cellule, et j'ai tout visité. Dans les chambres, spacieuses, un lit d'adulte sépare le berceau de chaque enfant. A dix heures, ce dimanche, certaines détenues finissaient tout juste de retaper les lits. Ma présence ne semblait pas les surprendre, et nous nous saluâmes très simplement. Parole, on aurait pu croire que j'étais venu chercher ici la petite cousine, pour déjeuner avec elle hors du couvent. Le règlement n'interdit pas aux mères de sortir du *parvulario*, mais c'est là normalement qu'elles vivent, de jour comme de nuit, auprès de leurs enfants. Un atelier « pluridisciplinaire » est à leur disposition pour les heures creuses de la journée ; pour le soir, une salle de lecture avec un grand crucifix, un petit bouquet de fleurs, et l'inévitable télévision. (Sous clé, à l'heure de la messe.) 35:224 Mon hôtesse s'enquit plus loin de ce qu'on préparait aux cuisines pour le déjeuner. -- « Venez donc dire bon­jour à nos Marthe », lança-t-elle en riant. Je m'étonnai des dimensions modestes du fourneau : il y a deux cent soixante détenues dans la prison. -- C'est que vous êtes ici dans la cuisine du *parvulario*. La maison a renoncé depuis belle lurette aux grandes soupes collectives, qui manquent trop de saveur et de subtilité. Ici, chaque pavillon prépare lui-même ses repas comme il l'entend. Les volontaires se succèdent, à tour de rôle, dans des cuisines « à visage humain ». Cette solution est bien supérieure... et beaucoup plus joyeuse comme vous pouvez le constater. Lorsque nous quittâmes le pavillon des mères, en tra­versant le jardin, la religieuse dut embrasser de nouveau trois enfants qui barraient énergiquement le passage pour forcer l'attention. Mère Maria del Rosario était incapable de résister plus de dix secondes à l'innocence de leurs appels. -- La petite Alejandra Santelices ne devait pas garder un trop mauvais souvenir de son passage dans cette maison. \*\*\* Nous longions maintenant une allée bordée de grands jardins potagers. La profondeur du parc ne permettait pas de discerner les limites, c'est-à-dire les murs, de la prison. Je songeais une fois de plus au témoignage des détenus de Fresnes et de la Santé : pour eux, les limites constamment infligées au champ visuel, c'était bien la plus grande souffrance physique de la détention... D'aper­çus sur la droite un petit ensemble de bâtiments scolaires bien caractérisés. Mais la Supérieure devançait mes ques­tions : -- Nos détenues se lèvent à sept heures un quart. (Couvre-feu à dix.) Elles travaillent le matin dans des ateliers de couturé ou d'artisanat. L'après-midi, elles peu­vent suivre les cours assurés dans cette école par des professeurs du ministère de l'Éducation. Nous assurons ici même tous les niveaux d'enseignement, et pour beau­coup, l'apprentissage d'un métier. C'est une école spéciale pour adultes. Je ne voudrais pas me vanter, mais elle a très bonne réputation. -- Vous avez beaucoup de pavillons ? -- Autant que de catégories différentes de détenues. 36:224 Notre principe, contrairement à beaucoup d'autres mai­sons ([^34]), est de ne pas faire cohabiter les délinquantes primaires avec les autres détenues, les criminelles avec les filles coupables de délits mineurs, les *procesadas* avec les *condenadas,* etc. Notre prison ne doit pas être une école du crime. -- Pas de régime spécial pour les « politiques » ? -- Non. La loi qui les condamne est la même pour tous. D'ailleurs ce serait difficile : elles ne sont que douze, ici, pour toute la province de Santiago. J'ai donc visité l'un après l'autre tous les pavillons de l'établissement. La Mère était saluée partout avec un sourire qui vraiment n'avait rien de forcé. J'étais frappé de découvrir en ces lieux davantage de tableaux noirs et de crucifix que de grilles ou de cadenas. Et pas la moindre pièce, encore une fois, qui ressemble de près ou de loin à une cellule d'isolement : la vie ici s'organise en dortoirs, réfectoires, chapelle, salles de travail et de détente, tout comme un internat. Avec plusieurs supériorités notables sur les deux ou trois collèges que nous avons pu connaître autrefois... Les salles d'eau, par exemple, sont spacieuses et bien équipées : j'ai inspecté jusqu'au système de douches pour m'en assurer. La plupart des dortoirs restent limités à une dizaine de lits, ce qui diminue d'autant les risques du voisin ronfleur, maniaque, insomniaque, mystique ou mal intentionné. La bibliothèque de prêt semble bien four­nie, et personne ici qui vienne brimer vos goûts au nom d'une prétendue responsabilité éducative où se dissimule­ront les siens. Le « pensionnaire » enfin peut commander à l'extérieur toutes les publications de son choix, sans au­cune censure, ce qui est sidérant ([^35]). Seules les lettres sont lues, mais c'est le cas partout ; et pour les communications confidentielles, la prison des femmes de Santiago organise deux visites par semaine au grand air, avec le soleil pour témoin. 37:224 J'ai parcouru aussi tous les ateliers de fabrication. Les détenues y disposent d'un outillage fort complet, qui va de la machine à coudre (ou à filer) à d'imposants métiers en bois pour tissages de deux mètres sur trois... Mère Maria del Rosario me fait tâter non sans fierté le beau tissu d'un survêtement de sport noir résistant et mousseux à souhait, qui est une exclusivité intégrale de la maison. -- Ce vêtement-là, je vous le garantis : il a été filé, tissé, conçu, coupé et monté dans nos ateliers ! Ce fut moins surprenant tout de même que la visite, au fond du jardin, du service médical de la prison, où se relaient quatre infirmières et cinq ou six médecins. J'y découvris, outre les équipements habituels à tous les dispensaires de soins, pas moins de trois cabinets médi­caux : médecine générale, gynécologie et chirurgie den­taire. Chaque spécialité a ici ses jours dans la semaine. Je me suis précipité sur les registres, puisqu'on me laissait libre de tout regarder. -- *No vino* (« ne s'est pas présen­tée ») est la mention qui revient le plus souvent. Le reste paraît sans importance, les cas difficiles étant traités hors de l'établissement. Mais on relève avec surprise plusieurs régimes amaigrissants et, au cabinet dentaire, la mise en place de bridges et de prothèses aussi classiques qu'inat­tendus : de ces soins que le civil hésite souvent à entre­prendre, à cause du coût de l'opération... « *La peine de prison,* déclarait en 1974 Valéry Giscard d'Estaing, *c'est la détention, et ce n'est donc pas plus que la détention.* » -- En soi, la détention ne constitue peut-être pas la meilleure forme de châtiment : il en existe de moins ruineuses et de plus efficaces, comme la mort, ou l'exigence d'une réparation proportionnée à la nature du crime commis contre la loi. Mais si le propos du Président se justifie, dans le cadre d'un système pénal où les barreaux sont rois, il faut aller jusqu'au bout de ce que sa remarque suggère ici : notre V^e^ République paraît moins « avancée » que la *Junta de Gobierno Militar* du Chili, en ce qui con­cerne l'organisation humaine de la détention. \*\*\* Mère Maria del Rosario ne m'avait pas trompé. J'ai pu rencontrer l'une après l'autre les cinq détenues que je recherchais, et les interroger seul à seul tout le temps requis. On a lu plus haut, cas par cas, le compte rendu souvent instructif de ces entretiens. 38:224 Mais je n'ai pas quitté la prison des femmes de San­tiago sans interroger aussi quelques détenues de droit commun. La bibliothécaire, en m'ouvrant ses rayons, m'a confié sa lutte de chaque jour contre les méfaits de la télévision. Nous étions tout à fait d'accord là-dessus. La voyant bien disposée, il m'est venu de lui demander com­ment les choses se passaient avec les douze « politiques » de la prison. -- Les politiques ? Des bêcheuses. A part Guillermi­na ([^36]), elles restent tout le temps entre elles à se chuchoter des choses, et participent le moins possible à la vie de la prison. C'est tout juste si nous avons le droit de leur adresser la parole... Au début, nous attendions avec impa­tience de les voir arriver, parce qu'elles luttaient pour le Peuple et la Révolution. En fait, ce sont de petites bour­geoises, ulcérées d'avoir à partager aujourd'hui notre condition. Il est clair hélas que nous les dégoûtons. 39:224 ### Contre-face Crépuscule à Cuba *Une occasion aérienne m'a permis d'entrevoir le visage de La Havane, Cuba, en rentrant de Santiago. L'escale imposait de se morfondre trois heures dans les trente mètres carrés sans fenêtres du hall de l'aéroport, avec un bon de soupe qui nous donnait droit chacun à une tasse de café... Mais devant le nombre et la qualité des voyageurs* ([^37])*, les autorités de l'île mirent au pro­gramme un petit tour en ville dans l'intention à pre­mière vue honnête de nous désennuyer. Cette invitation réunit des Russes, des Allemands* (*de l'Ouest*)*, des Pé­ruviens et un Français, tous ravis de l'aubaine et comme excités d'avance par son extrême rareté.* *Seule la réalisation du* « *tour *» *laissa un peu à désirer. Le système de gouvernement communiste s'ac­compagne en effet d'un certain nombre de limites et d'exigences, peu compatibles avec les lois ordinaires de l'hospitalité. -- Nous fûmes donc tous comptés une première fois, divisés en plusieurs groupes, recomptés avec soin, et dirigés enfin entre deux patrouilles de gendarmes vers de grands cars Pullman ultra-sophis­tiqués.* 40:224 *On comptait encore quand chacun de nous fut assis, surpris du courant d'air glacé qui lui tombait soudain sur le dos : la climatisation, poussée au maxi­mum, transformait ces véhicules en autant de réfrigé­rateurs ambulants. Le régime nous offrait ce qu'il sa­vait de plus luxueux, le froid, sans voir combien ce détail ajoutait au caractère déjà frisquet de notre en­cadrement policier.* *Quand les gardes furent bien certains entre eux d'avoir fini de nous compter, et que les cars Pullman s'ébranlèrent en direction de la capitale, la nuit tombait sur l'île du commandant Castro... Je ne vis donc rien, que la magnificence d'un crépuscule tropical qui incen­diait de rouge autour de nous une abondante végé­tation. Des arbres immenses, fantastiques, perchés très au-dessus de terre sur d'énormes racines, furent es seules âmes cubaines à nous souhaiter la bienvenue.* *Un quart d'heure plus tard nous descendions, tou­jours sous bonne escorte, dans un somptueux casino-restaurant national en bois d'ébène massif entouré de jardins. L'établissement semblait interdit aux pauvres, aux quémandeurs et à tous les curieux du voisinage, c'est-à-dire aux Cubains. Tout de même, ceux-ci avaient le droit de respirer, au niveau de la porte, le même air socialiste que nous... Nous fûmes servis comme des prin­ces, gratis, dans la tiédeur du couchant. Un orchestre impeccablement sonorisé déversait entre les tables son meilleur répertoire, et le moins qu'on puisse dire est qu'il n'avait rien de cubain. Je reconnus* Malagueña*,* Cielito lindo *et bien d'autres chansons du continent sud-américain, qui ont fait le bonheur rue Monsieur-le-Prince de plusieurs générations d'étudiants.* 41:224 *Avec la meilleure volonté du monde, l'intendance de Fidel laissait voir qu'elle n'était pas au point. Sa police non plus, car nous avons croisé à la sortie* (*tandis que l'on nous re-comptait*) *des regards d'enfants solitaires qui démentaient à eux seuls la mise en scène un peu ridicule du céleste casino... Il est vrai qu'à Cuba, le tourisme ne fait que commencer. Dans quelques années, moyennant dollars, l'illusion du bonheur y sera plus complète. L'or américain aura tôt fait d'arranger tout ça.* (*Il existe déjà deux ou trois centres, à Cuba, pour les milliardaires que Caracas ne parvient plus à amuser.*) *Je pensais avec tristesse, en regagnant l'avion, aux 50.000 prisonniers politiques du régime cubain* ([^38])*. En voilà que l'on aurait plaisir à interviewer, en grande première mondiale, pour la revue* ITINÉRAIRES... *Et pour­quoi pas ? Il me suffisait de manquer l'avion, et j'avais droit le plus naturellement du monde à une semaine de séjour forcé. Un hôtel en ville, et le tour était joué. Mais comment faire, entre deux gendarmes, pour pé­nétrer dans les prisons autrement que comme prison­nier ? Cuba hélas ne connaît pas le régime* « *fasciste *» *du général Pinochet, à ce point sanguinaire aujourd'hui qu'il n'a rien à cacher. Il m'a donc bien fallu renoncer la mort dans l'âme à cet absurde projet.* Hugues Kéraly*..* La seconde partie de ce reportage au Chili paraîtra dans notre prochain numéro**.** 42:224 ## CHRONIQUES 43:224 ### Le retour de Dom Helder par Gustave Corçâo DANS LA RETRAITE UN PEU SPÉCIALE où j'ai passé la Semaine Sainte, il me fut impossible de prêter toute l'attention convenable aux nouvelles du monde et de ses divers dérangements ; mais quelques rumeurs ont pu cheminer jusqu'à mes oreilles. L'une d'elles soutenait que le pape avait fait savoir ou suggéré à Dom Helder de voyager un peu moins, pour s'occuper enfin de son vaste diocèse. Aujourd'hui, par les coupures de jour­naux, je vois bien en effet que quelque chose s'est passé, mais pour observer aussi­tôt que les informations provenant de Ro­me et de l'archevêque concerné sont loin d'être aussi directes et limpides que la rumeur venue jusqu'à moi. Elles me pa­raissent bien au contraire obscures et si­nueuses, comme presque tout ce qui con­cerne le monde ecclésiastique d'aujour­d'hui. \*\*\* 44:224 Voici donc pour commencer l'informa­tion de la Cité du Vatican, parue dans le Globo du 23 février : « Le père Romeo Panciroli, porte-parole officiel du Vatican, a démenti hier les affirmations de plusieurs journaux italiens selon lesquelles le Saint-Siège aurait demandé à Dom Helder de renoncer à ses voyages et à toute activité hors de son diocèse. Une telle demande aurait bien été formulée, mais à l'initiative personnelle d'un autre évêque dont le nom ne fut pas révélé. » -- Voici maintenant le texte du communiqué lu aux journa­listes par le père Panciroli : « Le Saint-Siège n'a jamais conseillé à Dom Helder, et pas plus ces jours-ci que dans le passé, de renoncer à ses voyages ou à toute activité hors du territoire de sa juridiction ecclé­siastique. Il est vrai toutefois qu'un de ses confrères, voici quelque temps, l'a in­vité confidentiellement à s'occuper davan­tage comme il est de son devoir des né­cessités pastorales de son vaste archidio­cèse ([^39]). Il l'a exhorté aussi à réduire le nombre de ses engagements à l'extérieur, en accord avec les devoirs prioritaires de sa charge et les graves responsabilités de pasteur de l'Église qui lui furent confiées. » Mais un peu plus loin, dans la même édition du *Globo*, j'apprends que Dom Hel­der en personne confirme l'information ini­tiale de notre rumeur : « Un ami de toute confiance », dont il ne dévoile pas le nom, « lui a transmis un message oral du pape ». Et Dom Helder ajoute qu'il accomplira la demande du pape... parce que, venant du pape, « je la considère comme un ordre, même si cet ordre m'est donné, et c'est le cas, sans la moindre explication ». 45:224 Comme on voit, Dom Helder ne confirme en rien les déclarations du père Panciroli ; c'est tout juste s'il ne les dément pas ex­plicitement... Ce que nous pouvons con­clure de tout ce baragouin, c'est que quel­qu'un a coupé les ailes de Dom Helder Camara. Il me semble que la voix d'un lecteur vient de souffler, dans un murmure : « Les ailes ou la langue ? » A vrai dire, toute cette histoire n'a peut-être comme explication que la lassitude ou l'épuisement financier des bonnes poires qui commanditent les vols de Dom Helder. Auraient-elles enfin réalisé à quel point leur investissement était peu rentable ? Dans un article récent, j'exprimais d'al­lègres convictions sur la mince intelligence de ces adversaires qui sont restés si long­temps dans l'illusion au sujet des capa-cités révolutionnaires de Dom Helder Ca­mara. Selon moi, qui le connais depuis de longues années, Dom Helder est un pauvre exhibitionniste qui fait beaucoup de gri­maces pour dire très peu de chose. Pour avancer, par exemple, que « nous devons ouvrir aux jeunes un crédit de confiance *illimité *». Ou encore pour proclamer, dans sa sinistre interview au journal *L'Express,* qu'il aimait passionnément les terroristes, surtout quand ils enlèvent les gens : « Je les aime, je les z-aîî-meuh... » La monotone rhétorique de Dom Helder aura prêté main forte à toutes les campagnes de diffamation contre le Brésil. 46:224 Mais voici que le père Helder, qui jadis fut léger, courbe et dégingandé, aura com­mis une erreur fatale : il a pris du ventre. Ce qui devrait suffire à expliquer la lassi­tude et l'épuisement de ses divers financiers. Toutefois, pour le bien de la cause révolutionnaire, communiste ou philocom­muniste, il était nécessaire d'assurer à ce personnage une retraite honorable. Grâce à leurs excellentes relations dans l'appa­reil ecclésiastique, les philocommunistes n'eurent point de mal à arranger une ver­sion, un *laissons-dire* parti du Vatican. La suite, nous l'avons vu, est dans les nou­velles publiées partout. Dom Helder retour­ne l'oreille basse à son antique insigni­fiance, humble et respectueux comme il n'est pas permis. \*\*\* Mais je relève dans toute cette histoire une sinistre omission : personne ne s'est souvenu des pauvres âmes qui peuplent au Brésil le vaste diocèse de Olinda et Recife ! Personne, un seul instant, n'a pris le temps de considérer le triste sort de ce troupeau qui survivait beaucoup mieux sans son pasteur qu'il ne pourra le faire aujour­d'hui, sous la houlette de Dom Helder. Mon Dieu. N'est-il pas évident que Dom Helder faisait infiniment moins de mal au Palais des Sports de Paris, où devant dix mille nigauds déjà super-recyclés, un cardinal Marty s'extasiait au premier rang des gri­maces et des grognements de l'artiste. 47:224 Là, au Palais des Sports, ou ailleurs, no­tre Dom Helder arrosait du déjà mouillé. Il serait bien aventuré de prétendre qu'il convertissait quiconque aux particuliers préceptes de sa religion. En ces lieux Dom Helder battait très fort à la grosse caisse, pour faire éclater un vacarme que des milliers d'oreilles pré perverties n'aspiraient qu'à entendre. Mais ici, dans notre malheureux nord-est, Dom Helder va continuer de répéter les mêmes choses -- ne serait-ce que parce qu'il ignore toutes les autres -- aux per­sonnes humbles et pauvres de son diocèse. Continuera ainsi le plus grand scandale du siècle : les pauvres perdent la foi ! Et les âmes se perdent... Gustave Corçâo. (*Traduit du portugais\ par Hugues Kéraly*) 48:224 ### Essai sur le génie français *La Fontaine et Couperin* par André Charlier *Inédite à ce jour, voici une confé­rence* (*avec audition de clavecin*) *qu'André Charlier avait faite en avril 1962. Les titres sont de l'au­teur.* *J. M.* IL FAUT CONVENIR que ce qu'on appelle l'art classique, dans son expression la plus achevée, c'est-à-dire au XVII^e^ siècle, est une forme d'art typiquement française. Il y a bien une période classique dans les autres pays eu­ropéens, mais on ne peut guère dire qu'elle soit authen­tique : elle est généralement une imitation de ce qui avait ébloui les étrangers dans les œuvres de nos artistes. C'est en vérité un beau spectacle que de voir la France pendant des siècles au travail pour arriver à produire une expression d'elle-même aussi complète et aussi parfaite que possible. Qu'on me comprenne bien. Je ne veux pas dire que le classicisme soit tout l'esprit français : il n'y a pas de siècle où le génie français ne nous ait réservé des sur­prises et où il n'ait produit quelque œuvre absolument inattendue et originale ; et notamment il a révélé depuis le XVII^e^ siècle de quoi il était capable sur un plan où on lui contestait la suprême fécondité : celui de la poésie lyrique -- et même sur un autre plan, celui de la musique (car le Romantisme a voulu nous persuader qu'il n'y avait de vraie musique qu'allemande). 49:224 Mais enfin l'âge classique a opéré une construction de la France dont on ne peut contester l'harmonie et la ri­chesse : et c'est d'abord une construction politique, œuvre d'une volonté patiente, passionnée pour l'édification d'un ordre raisonnable. C'est aussi une construction de toute la vie, ardente, violente même, car les hommes de ce temps n'eussent pas été Français s'ils n'avaient été violents, mais contenue par la volonté de l'ordre -- et quel décor de demeures privées et de monuments publics elle a su édifier où elle a inscrit l'expression de sa noblesse intérieure, quelles villes, et notamment Paris, composées comme des œuvres d'art ! Construction de la langue, qui est peut-être son plus grand chef-d'œuvre, et qu'il faut prendre dans son point suprême de maturité, c'est-à-dire dans Pascal et dans Bossuet, parce qu'elle est une langue de prose plutôt que de poésie (mais quels poètes que les prosa­teurs !). Langue forgée depuis longtemps par tant d'habiles ouvriers au nom illustre, mais aussi par tant d'obscurs forgerons qui avaient la passion de bien dire, les Voiture ou les Conrart ou les Vaugelas. Langue qui va, c'est vrai, vers une abstraction de plus en plus grande, mais il y a un très beau moment où elle garde son lien avec le concret, et alors quelle force elle trouve dans sa justesse ! 50:224 Cons­truction d'une littérature dont le plus grand éloge qu'on en peut faire consiste en ce que jamais l'effet à produire n'entre en considération, que toute sa beauté réside dans son souci de vérité et de soumission à l'objet. Construction de tous les arts, parmi lesquels une place de choix revient à la musique parce qu'il faut savoir que Louis XIII était compositeur et Louis XIV excellent musicien. Voilà en raccourci ce qui atteint son point d'achèvement au cours du XVI^e^ siècle et que Ramuz a si heureusement nommé « cette parfaite éclosion du génie français vers le général et l'universel ». Je suis frappé par ce qu'il y a de volontaire dans cette construction. Cela est profondément français, bien plus que classique. Ce n'est pas un classique, c'est Baudelaire qui a écrit : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. » Au XVII^e^ siècle il y a une poésie qui meurt et une poésie qui naît. Celle qui meurt est celle des Précieux. Les Précieux ne sont point des gens si ridicules, car ils ont pris le parti de vivre poétiquement. Ce sont des aristocrates, qui ont le temps d'organiser leur vie comme une féerie pastorale ou burlesque. Ils ont entre eux un langage secret. Ils se donnent des noms poétiques. Ils ont deux occupations, c'est la guerre ou c'est l'amour, mais l'amour pour eux serait fade s'ils n'en tiraient point poésie, drame ou roman. Ils en font un roman c'est l'Astrée. Ils ont un charme que l'ordre classique fera parfois regretter. Mais le germe qu'ils portent en eux, ce n'est pas eux qui l'amèneront à matu­rité : c'est cette extraordinaire bourgeoisie qui se pousse alors sur le devant de la scène et qui fournit à la France ses grands commis, son haut clergé, ses commerçants, ses industriels, et aussi ses penseurs et ses poètes drama­tiques. Ils ont le goût du beau métier et l'amour des comptes justes ; ce sont des hommes de raison et de calcul -- point trop de fantaisie sauf -- mais c'est une fantaisie raisonnable -- La Fontaine et Molière -- et j'allais oublier l'incomparable Corneille. 51:224 On dit souvent, par manière de critique, que l'art classique est abstrait, par quoi on donne à entendre qu'en évoluant vers l'abstrait, il s'est séparé de la vie. Le miracle est que, justement, dans sa volonté d'atteindre une vérité universelle, ce qui entraîne inévitablement simplification et abstraction, il demeure constamment nourri de concret ; et d'ailleurs s'il ne l'était pas, il serait, en tant qu'art, un pur néant. Les étrangers sentent bien qu'il y a quelque chose de particulier dans l'art français, qu'ils retrouvent à toutes les époques et qui les séduit, sans qu'ils le comprennent tou­jours. Ce « quelque chose », ils ne sauraient le définir. N'est-il pas téméraire de m'y essayer ? Il le faut bien puisque c'est l'objet même de mon propos. Je prendrai pour exemple un sonnet fameux de Ron­sard, celui de la mort de Marie : *Comme on voit sur la branche au mois de may, la rose* *En sa belle jeunesse, en sa première fleur,* *Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,* *Quand l'aube de ses pleurs au point du jour l'arrose :* *La grâce dans sa fleur et l'amour se repose,* *Embaumant les jardins et les arbres d'odeur,* *Mais battue, ou de pluie, ou d'excessive ardeur,* *Languissante, elle meurt, feuille à feuille déclose.* Il y a là deux quatrains admirables où par la métaphore le poète exprime à la fois ce qu'il y a de fragile et d'éternel dans la beauté. Ronsard évoque un jardin de mai à l'aube. Il évoque et ne décrit pas, et son évocation est telle que ses vers nous font respirer tous les jardins de la création, tous ceux que nous avons vus et tous ceux que nous ne verrons jamais. A travers des objets fugitifs, c'est plus qu'un univers qui nous est donné : nous atteignons une sorte de beauté qui demeure. Ainsi les éléments d'un ta­bleau peuvent être aussi banals qu'on voudra, ils peuvent nous proposer un spectacle que nous avons vu des milliers de fois, par le mystère de l'art il nous semble que nous découvrions un objet d'une nouveauté *absolue :* l'impres­sion qui nous pénètre est celle d'une *fraîcheur* inhabituelle, comme si nous assistions à la création d'un être. Et c'est pourquoi les arts nous introduisent à la contemplation : ils nous font passer au-delà des sensations pour atteindre l'être même des choses. 52:224 Ils nous introduisent à un état de connaissance intime et profonde qui n'a que faire d'expli­cations et de commentaires, parce que, ce qui est touché en nous, ce n'est ni le sentiment ni l'émotion ni la raison, mais cette région secrète de l'âme où nous descendons rarement, et qui est le lieu des grandes révélations. Nous y pénétrons par l'admiration qui à son tour, si elle est assez pure, nous ouvre la porte de l'adoration. C'est dire que cette forme de connaissance est presque inexprimable et qu'il n'y a rien qui lui soit plus ennemi que les procédés de la rhétorique. Et n'est-ce pas la seule connaissance qui soit essentielle ? Car en quoi nous im­portent toutes ces choses qui passent, tous ces reflets d'un instant, alors que nous sommes faits pour ce qui ne passe pas ? Or je trouve dans les œuvres du génie français, qu'il s'agisse de poésie, de peinture ou de musique, une particu­lière obstination à renouveler le miracle que j'admirais à l'instant dans un sonnet de Ronsard : prendre l'objet le plus simple et en donner une image telle qu'elle suffit à nous suspendre hors du temps et à fixer notre regard intérieur sur le principe qui soutient les choses dans l'Être. Aucun jeu de l'esprit dans cet art. Un sentiment très fort que l'univers n'est pas un songe créé par notre imagination ou une illusion, mais au contraire une réalité inépuisable dont le sens ne peut nous échapper si nous la regardons avec une âme attentive. Cette âme douée du pouvoir de pénétrer par la connaissance jusqu'à l'essence des choses. D'où cette application chez l'artiste, non pas du tout à nous encombrer de son intéressant personnage et de ses émotions, mais au contraire à s'effacer devant l'objet. Cet art ne va pas sans une extrême pudeur. L'artiste nous in­troduit doucement dans son univers au moyen de ces signes qui nous parlent un langage mystérieux et pourtant clair, puis disparaît, nous laissant poursuivre seuls le chemin commencé et nous savons que cet univers n'est pas une fantasmagorie mais qu'il est *vrai*. Nous recevons un certain choc au cœur qui ne trompe pas, le choc d'une âme comblée parce qu'elle a trouvé la nourriture faite pour elle. 53:224 Il y a dans le génie français un art extraordinaire de la *justesse.* Il dit juste ce qu'il faut, avec les moyens les plus simples mais les plus propres à suggérer l'indicible. Les Romantiques ont cédé avec excès au besoin de se raconter avec abondance et de célébrer leurs passions ; ils y ont dépensé beaucoup de génie, -- dépense vraiment folle qui leur laissait manquer le but, parce que malgré ce génie, sans doute audacieux, ils n'osaient pas conduire l'art assez loin et le maintenaient dans une région qu'il n'est pas fait pour habiter, mais guidés par un instinct secret, il leur arrivait de prendre conscience de leur erreur. De là l'avertissement de Baudelaire, qui sonne en plein XIX^e^ siècle comme un réveil de l'esprit français : « La passion est chose *naturelle,* trop naturelle même, pour ne pas intro­duire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la Beauté pure, non familière et non violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la Poésie. » Je disais à l'instant : *justesse,* pour tenter de définir cette forme d'art. J'ajouterai un autre mot, et c'est *pureté.* Mais pureté pourrait risquer d'être indigente, alors qu'il n'y a ici que plénitude. Sans doute cet art s'est dépouillé de tout ce qui serait redondance, ornement un peu factice, développement conventionnel, c'est-à-dire de tout ce qui pourrait affaiblir l'expression, mais il ne s'est privé de rien, parce qu'il est remonté à la source de tout. On a souvent envie de dire à certains artistes : -- Vous êtes trop riches. Apprenez à vous dépouiller de vos richesses et laissez-nous le soin de les découvrir nous-mêmes. Vous n'avez que faire de vouloir épuiser le réel, épuiser votre inspiration même à force de vouloir tout dire. Il vous faut descendre plus profond. Nous ne vous demandons pas une copie de la nature. Il vous appartient de donner le branle qu'il faut à notre imagination pour lui permettre de redécouvrir dans la fraîcheur de leur création première ces choses devenues si familières que nous ne les voyons plus. Ramuz écrit ceci qui est profondément juste : « La conception de la forme, telle que nous la découvrons en France dès le Moyen Age, est une des plus hautes qu'il soit. Dès le XIII^e^ siècle intervient cet effort de dépouillement, en vue de n'exprimer que l'essentiel et de lui conférer par là une intensité nou­velle, qui va distinguer l'art français de siècle en siècle dans ses belles époques... Nul art plus éloigné que l'art français, dès ses débuts, de l'anecdote. Je le caractériserais de l'épithète d'*humain*, qu'est-ce à dire sinon que cet art entend envisager dans l'homme, non les aventures parti­culières qu'en tant qu'individu il peut avoir vécues et qui n'intéressent que lui, mais les sentiments essentiels qu'il assume dans la vie ? » ([^40]). 54:224 Mais il vaut mieux élucider ces considérations un peu abstraites sur le génie français au moyen d'exemples, et j'ai choisi un poète, La Fontaine, et un musicien, François Couperin le Grand, parce qu'il y a une correspondance étonnante entre ces deux hommes quant à l'esprit qui a présidé à la conception et à la réalisation de leurs œuvres. Nous mettrons en parallèle les Fables et les Pièces de clavecin, qu'interprètera l'incomparable talent de Mme Aimée van de Wiele. Sans être de la même génération, puisque, quand naît François Couperin en 1668, La Fon­taine publie à 47 ans son premier recueil de Fables, leur inspiration jaillit de la même source et ils jettent sur le monde un regard analogue. Il faut dire qu'il y a un certain décalage du développement de la musique par rapport à celui de la poésie : le grand siècle musical est à cheval sur le XVII, et le XVI^e^ siècle. Couperin publie son I^er^ *Livre de Pièces de Clavecin* en 1713 et c'est en 1733 seulement que Rameau aborde l'opéra avec *Hippolyte et Aricie,* où il fait passer, dans ce siècle sceptique, le grand souffle qui animait la tragédie de Corneille et de Racine. Aussi ne faut-il point s'étonner que Rameau, ce grand génie soli­taire, n'ait été compris qu'à moitié par ses contemporains. La Fontaine et Couperin sont d'ailleurs extrêmement différents l'un de l'autre quant au caractère. Il y a de La Fontaine une célèbre épitaphe -- que d'ailleurs Couperin a mise en musique : *Jean s'en alla comme il était venu,* *Mangea le fonds avec le revenu* *Tint les trésors chose peu nécessaire* *Quant à son temps, bien le sut dispenser* *Deux parts en fit, dont il soulait passer* *L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.* Cette épitaphe, dite du paresseux, risque de nous abuser sur le caractère du poète. Il n'y a pas de poète plus sou­cieux de son métier et plus exigeant sur la beauté du style que La Fontaine. 55:224 Disons qu'il était la nonchalance même, sauf pour son art ; mais en dehors de son art, il ne voyait aucune raison de résister aux plaisirs que la vie pouvait lui offrir. Il était purement poète, étant incapable d'être autre chose, par exemple époux ou père, incapable d'exercer une profession. Il s'est séparé de sa femme et on ne voit pas qu'il se soit soucié de son fils. S'il avait vécu au XIX^e^ siècle, il aurait été un poète maudit, comme Verlaine ou Baudelaire. Mais il a vécu en un temps où la noblesse considérait que la protection des artistes faisait partie de ce qu'on pourrait appeler son devoir social, ainsi Fouquet, Mme de la Sablière, les d'Hervart lui ont permis de faire dans le monde une figure fort digne, et de laisser mûrir son génie à loisir (car ce n'est que tardivement qu'il a trou­vé sa vraie forme). La Fontaine s'est fréquemment confessé, soit dans ses vers, soit dans sa correspondance : il l'a fait d'une façon particulièrement charmante dans son Discours de réception à l'Académie Française, qu'il dédie à Mme de la Sablière : *Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsi,* *Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles* *A qui le bon Platon compare nos merveilles ;* *Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;* *Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet ;* *A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire ;* *J'irais plus haut peut-être au temple de Mémoire ;* *Si dans un genre seul j'avais usé mes jours ;* *Mais quoi ? je suis volage en vers comme en amours,* *En faisant mon portrait, moi-même je m'accuse,* *Et ne veux point donner mes défauts pour excuse.* *Je ne prétends ici que dire ingénument* *L'effet bon ou mauvais de mon tempérament.* *A peine la raison vint éclairer mon âme,* *Que je sentis l'ardeur de ma première flamme.* *Plus d'une passion a depuis dans mon cœur* *Exercé tous les droits d'un superbe vainqueur ;* *Tel que fut mon printemps, je crains que l'on ne voie* *Les plus chers de mes jours aux vains désirs en proie.* La Fontaine se peint ici au naturel. Il y avait chez lui une capacité inépuisable de s'émerveiller devant la beauté, que ce fut celle de la nature ou celle des femmes. 56:224 On conserve de La Fontaine déjà vieux un très beau portrait peint par Largillière, au bas duquel j'aurais envie d'écrire ces vers de Psyché : *J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,* *La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien* *Qui ne me soit souverain bien,* *Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique...* En effet, dans ce beau visage plein de noblesse, où les yeux poursuivent leur vision poétique des choses, on lit une grande mélancolie, mélancolie de l'artiste qui a me­suré combien l'art est difficile. On sait que La Fontaine se convertit dans ses dernières années et que, quand il fut mort, on trouva sur lui un cilice. Son vieil ami Maucroix a fait de lui la plus belle oraison funèbre : « C'était, a-t-il écrit, l'âme la plus sincère et la plus candide que j'aie jamais connue : point de déguisement : je ne sais s'il a jamais menti de sa vie. » Et l'Abbé d'Olivet nous le montre « vrai dans sa pénitence comme il l'avait été dans toute sa conduite, n'ayant jamais songé à tromper Dieu ni les hommes ». Nous sommes beaucoup moins bien renseignés sur François Couperin, dont nous n'avons conservé ni correspondance ni manuscrits. Les musiciens, à moins d'être romantiques, sont ordinairement avares de confidences. En tout cas Couperin fut le contraire d'un nonchalant et d'un paresseux. Fils d'un père musicien, neveu de Louis Couperin, mort très jeune, mais qui avait du génie, il fut comme Mozart un enfant prodige puisqu'à onze ans on lui promettait par acte notarié la succession de son père à l'orgue de Saint-Gervais. A 17 ans il entrait en fonction et à 21 ans il était nommé organiste en titre ; l'année suivante il publiait ses deux messes d'orgue. Dès lors son ascension vers la gloire sera rapide. Il est discerné par Louis XIV lui-même qui le nomme organiste de la chapelle royale à 26 ans. Il de­viendra très vite maître de clavecin des enfants de France et particulièrement du Duc de Bourgogne qui était fou de musique. Il écrira dans la Préface en 1713, il a 45 ans, aux Pièces de clavecin : « Il y a vingt ans que j'ai l'hon­neur d'être au Roi et d'enseigner presque en même temps à Monseigneur le Dauphin et à six Princes ou Princesses de la Maison Royale. 57:224 Bientôt il donnera concert chez le Roi tous les di­manches et c'est pour Louis XIV qu'il a écrit les *Concerts royaux.* On voit que Couperin, malgré une santé débile, fit un métier écrasant auquel il associa sa famille, ses deux filles étant musiciennes. Il fut, jeune encore, le premier claveciniste de France, dont la renommée passa nos fron­tières. Il y a un portrait très expressif de Couperin, où il est représenté la main posée sur le manuscrit d'une pièce de clavecin, dont on lit le titre, les *Idées heureuses.* La phy­sionomie est volontaire, sévère même ; il a le regard in­telligent d'un artiste attentif à toutes les délicatesses de son art ; regard profondément méditatif aussi : comment pourrait-il en être autrement ? La sensibilité se lit dans la bouche sinueuse et un peu épaisse. Dans ce siècle féru de psychologie, on aimait faire des portraits, et on faisait volontiers son propre portrait. C'est ainsi que Couperin s'est peint lui-même dans la pièce intitulée *la Couperin,* qui est une de ses plus belles pièces, où la noblesse du son s'allie à une grande subtilité de l'harmonie. Dans le portrait auquel je faisais allusion, le graveur a représenté le musicien la main posée sur la pièce les *Idées heureuses.* Il semble difficile de croire que ce ne soit pas là une intention précise de Couperin lui-même, comme s'il voulait nous livrer quelque chose de son âmes la plus secrète. Veut-il nous dire ici qu'un artiste ne trouve vraiment le bonheur que dans les idées jaillies de son génie ? Je serais tenté de le croire. En tout cas cette pièce dégage une grande impression de paix, d'une paix grave et mélancolique. Il y a toujours quelque chose d'inaccessible dans la méditation d'un grand artiste. Je ne pense pas qu'un génie comme Couperin puisse être comblé par autre chose que la musique. Apparemment donc il ne semble pas qu'il y ait de res­semblante entre Couperin et La Fontaine. Couperin a vécu dans la plus haute société de son temps ; ses élèves ont été surtout des jeunes femmes et des jeunes filles, parmi lesquelles il dut y en avoir de charmantes. Il n'est pas interdit de penser que le cœur du musicien a pu être touché et peut-être souffrir, mais on ne discerne absolument rien qui rappelle la grivoiserie licencieuse des Contes de La Fontaine. La pièce qu'il intitule la *Voluptueuse* n'est rien d'autre qu'un rêve tendre. 58:224 Mais si on essaye de pénétrer l'esprit de leur art, alors on découvre une étroite parenté. L'un et l'autre se sont placés en face du spectacle du monde avec l'intention d'en donner une image aussi juste que possible. Dans la Préface des Pièces de clavecin, Couperin s'exprime ainsi : « J'ai toujours eu objet en composant toutes mes pièces, des occasions différentes me l'ont fourni : ainsi les titres ré­pondent aux idées que j'ai eues, on me dispensera d'en rendre compte : cependant, comme parmi ces titres, il y en a qui semblent me flatter, par exemple *l'Exquise, l'En­chanteresse, les Grâces Incomparables* ou *la Conti,* il est bon d'avertir que les pièces qui les portent sont des espèces de portraits qu'on a trouvé quelquefois assez ressemblants sous mes doigts, et que la plupart de ces titres avanta­geux sont plutôt donnés aux aimables originaux que j'ai voulu représenter qu'aux copies que j'en ai tirées. » Comment ne pas songer en lisant ce texte aux vers de La Fontaine : *J'oppose quelquefois, par une double image,* *Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,* *Les Agneaux aux Loups ravissants,* *La Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage,* *Une ample comédie à cent actes divers* *Et dont la scène est l'univers* *Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle* (Le bûcheron et Mercure, V, 1.) Le goût du portrait, et spécialement du portrait moral est un goût très français, que le XVI^e^ siècle surtout a illustré, puisque presque toutes les œuvres littéraires sont morales en ce sens qu'elles peignent les mœurs de l'homme dans ce qu'elles ont de plus général. On voit que ce goût s'exprime même dans la musique et on le retrouve jusque dans la musique contemporaine : c'est à lui qu'a cédé Francis Poulenc en écrivant les *Soirées de Nazelles.* 59:224 Les titres de Couperin évoquent quelques-uns des grands per­sonnages de son temps, la Princesse Marie, qui n'est autre que Marie Leckzinska, le Roi Jacques II vivant en exil au château de Saint-Germain, la Princesse de Chabeuil fille d'Antoine Grimaldi, la Princesse de Conti, mais ils évoquent aussi bien les personnages rencontrés dans la rue, comme les *Petites Crémières de Bagnolet, le Petit Deuil ou les Trois Veuves, la fine Madelon* et *la douce Jeanneton.* Mais bien qu'il y ait beaucoup de portraits dans l'œuvre de Couperin, son inspiration lui dictait aussi des idées musicales qui n'étaient liées à aucun spectacle, ni à aucun personnage. Dans ce cas Couperin en faisait des danses, allemandes, menuets ou gavottes ; ou bien il leur donnait des titres fantaisistes, car il était plein d'ironie et il ne lui déplaisait pas de mystifier son public : on trouve dans les Pièces de clavecin *le Petit Rien,* dans les Goûts Réunis le *Je ne sais* quoi et l'*Et coetera.* Souvent encore c'est l'idée musicale elle-même qui par son rythme suggère une image, parfois cocasse. Il ne faut pas chercher d'autre explication à des titres comme *les Barricades Mys­térieuses, la Drôle de Corps, l'Anguille, le Croc en Jambe, les Tours de Passe-Passe, les Culbutes.* Vous allez entendre ces *Barricades Mystérieuses,* si souvent jouées, qui ne sont pas mystérieuses seulement par leur titre. Quiconque pénètre le secret du rythme, qui est le plus grand secret de la musique, n'aura pas de peine à en découvrir le mystère. La Fontaine a dit très finement dans la Préface des Fables qu'il a voulu donner à ses histoires « un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux ». Ce charme, cet agré­ment propres aux Fables, est le même que nous découvrons dans les pièces de clavecin de notre musicien. La poésie a peut-être ici quelque supériorité sur la musique, c'est qu'elle est plus directement expression, quand le poète est La Fontaine : elle dépeint l'attitude, la démarche, le geste, elle imagine les discours des personnages et par là elle nous fait pénétrer dans les caractères. Mais La Fon­taine sait très bien qu'il y a un mystère poétique qui s'ouvre au-delà des mots et il excelle à nous y faire pé­nétrer, seulement les mots des discours sont inséparables d'une image précise, qui lie notre imagination, tandis que la musique par sa nature même est installée dans le mys­tère : par là le secret de l'âme est son domaine de choix et sa puissance d'évocation suggère ce que les mots ne sauraient dire. Couperin a un art merveilleux pour peindre la délicatesse des sentiments : c'est même dans la peinture morale que son charme est le plus subtil. 60:224 Mme de Sévigné pleine d'enthousiasme pour la Fable *le Singe et le Chat* l'apprend par cœur, et elle exprime son admiration en trois mots qui disent tout ce qu'il faut dire : « Cela est peint. » Nous n'aurions que l'embarras du choix si nous voulions citer d'autres textes pour illus­trer cet art de peindre. Voici le lièvre, méditant sur son naturel peureux : *Un lièvre en son gîte songeait,* (*car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?*) *Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait,* *Cet animal est triste et la crainte le ronge.* *Les gens de naturel peureux* *Sont, disait-il, bien malheureux :* *Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite,* *Jamais un plaisir pur, toujours assauts divers,* *Voilà comme je vis : cette crainte maudite* *M'empêche de dormir, sinon les yeux ouverts.* *Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.* *Et la peur se corrige-t-elle ?* *Je crois même qu'en bonne foy* *Les hommes ont peur comme moi.* *Ainsi raisonnait notre lièvre* *Et cependant faisait le guet* *Il était douteux, inquiet :* *Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.* Voici les souris qui se laissent abuser par une ruse de chat. Celui-ci s'est pendu par la patte au plancher et contrefait le mort : *Toutes, dis-je, unanimement* *Se promettent de rire à son enterrement* *Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête,* *Puis, rentrent dans leurs nids à rats* *Puis ressortant font quatre pas* *Puis enfin se mettent en quête.* 61:224 Et enfin le Héron : *Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,* *Le héron au long bec emmanché d'un long cou.* Je m'en voudrais de ne pas citer en entier quelques chefs-d'œuvre. En voici trois parfaits. C'est *le Jardinier et son Seigneur* où je trouve un art prodigieux de la mise en scène et du dialogue et *la Vieille et les Deux Servantes* qui illustre admirablement le don qu'avait La Fontaine de dessiner en quelques vers les attitudes et les gestes de ses personnages. Voici enfin une satire étonnante de la vanité, c'est *le Rat et l'Éléphant,* où il y a une peinture cocasse du pro­digieux chargement que porte sur son dos l'Éléphant. Parallèlement vous entendrez de Couperin *les Fastes de la grande et ancienne Ménestrandise,* qui est une comé­die burlesque en cinq actes. Il faut savoir que les compo­siteurs de musique demeuraient théoriquement rattachés, à l'époque de Couperin, à la corporation des ménétriers, aussi bien que les bateleurs, les jongleurs, et les montreurs d'ours. Un beau jour les ménétriers voulurent soumettre les compositeurs et les exécutants d'une façon plus effec­tive aux règlements de la corporation. On imagine le tollé général dans le monde des musiciens. Couperin se vengea par la comédie que voici qui est une sorte de ballet bur­lesque et grotesque en cinq actes. Le premier acte c'est la marche des notables et jurés de la Ménéstrandise. Le deuxième acte, sur un air de vielle, fait entrer les vielleux et les gueux. Le troisième acte présente les jongleurs et les saltimbanques avec leurs ours et leurs singes. Au quatrième acte entrent en scène les invalides ou gens estropiés au service de la grande Ménéstrandise (Couperin attribue la main droite aux dis­loqués et la main gauche aux boiteux). Enfin le cinquième acte voit la déroute de toute la troupe, causée par les ivro­gnes, les singes et les ours. La Fontaine s'est prodigieusement amusé au spectacle du monde. Il est peu de pages où ne perce l'ironie. Mais il était capable de dépasser l'ironie pour exprimer dans ses vers les sentiments les plus intimes et les plus profonds, encore qu'il eût la pudeur de les laisser voir. 62:224 Un poète capable d'écrire les vers qui servent de conclusion à la Fable *les Deux Amis* n'a pas dû être lui-même un ami quelconque : *Qu'un ami véritable est une douce chose !* *Il cherche vos besoins au fond de votre cœur* *Il vous épargne la pudeur* *De les lui découvrir vous-même* *Un songe, un rien, tout lui fait peur* *Quand il s'agit de ce qu'il aime.* Par ailleurs, qui ne connaît la fable des *Deux Pigeons ?* *Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre.* Elle se termine par une exhortation émouvante aux amants : *Amants, heureux amants...* Le respect de l'amour n'a jamais trouvé d'expression aussi mélancolique et cette mélancolie du poète se lit clai­rement dans le portrait de Largillière. C'est au point qu'on se demande si dans ces vers La Fontaine ne rêve pas d'un amour qu'il n'a jamais rencontré. Nous retrouvons avec la même délicatesse la même mélancolie dans Couperin. Voici d'abord la *Reine des Cœurs,* qui se doit jouer « lentement et très tendrement ». Il est hors de doute que c'est là un portrait de femme, le plus exquis des portraits. On pourra y remarquer l'im­portance des agréments, ces petites notes qui viennent souligner l'accent d'une mélodie et le raffinement qu'ils ajoutent au style. Et voici deux grands chefs-d'œuvre, qui ne compren­nent chacun qu'une page de musique. Je les dédie aux fabricants d'interminables symphonies. Dans un cadre aussi bref, tout ce que le musicien avait à dire se trouve dit avec une perfection de forme inégalable. C'est *l'Âme en peine,* où un commentateur ami de la musique imitative montrerait la mélodie interrompue par les sanglots et les soupirs et *l'Attendrissante* où les dissonances traduisent le déchirement d'une âme en proie à la douleur. 63:224 Nous ferons ici entendre une suite de pièces, les *Folies françaises* ou *les Dominos,* qui est susceptible d'une figu­ration dramatique. Couperin fait passer devant nous, sous des dominos de couleur différente, des personnages qui incarnent chacun une qualité morale. Il y a douze couplets, qui sont tous construits sur le même schéma harmonique et ils ne comprennent chacun que trois ou quatre lignes de musique. On notera la grâce un peu précieuse et ironique des titres. 1\) la Virginité, sous le domino couleur d'invisible ; 2\) la Pudeur sous le domino couleur rose ; 3\) l'Ardeur sous le domino incarnat ; 4\) l'Espérance sous le domino vert ; 5\) la Fidélité sous le domino bleu ; 6\) la Persévérance sous le domino gris de lin ; 7\) la Langueur sous le domino violet ; 8\) la Coquetterie sous différents dominos ; 9\) les Vieux Galants et les Trésorières surannées sous les dominos pourpres et feuilles mortes ; 10\) les Coucous bénévoles sous les dominos jaunes ; 11\) la Jalousie taciturne sous le domino gris de maure ; 12\) la Frénésie ou le Désespoir sous le domino noir. Enfin, je joindrai aux pièces à caractère moral, une autre pièce admirable, un des chefs-d'œuvre de Couperin, la *Ténébreuse,* parce qu'elle est la peinture d'un état d'âme. C'est tout le tragique de la vie qui se trouve ici exprimé avec une puissance sombre et presque farouche. La Fontaine et Couperin sont deux admirables peintres de la nature. Leur peinture n'est point subjective comme celle des Romantiques. Ceux-ci personnifient la nature et lui attribuent leurs propres émotions et leurs passions. Ainsi ils en font une sorte de projection de leur moi. Sous le nom de la Nature, c'est un être animé de leurs mélan­colies et de leurs souffrances qu'ils chantent et qu'ils font compatissante ou indifférente. Pour La Fontaine comme pour Couperin, la nature est un objet, une réalité située en dehors d'eux et dont il s'agit de saisir le sens par le moyen de l'art. Il s'agit pour eux moins de décrire que d'évoquer. Pour La Fontaine, la Nature est le cadre d'une action dramatique et il lui suffit de quelques vers pour nous en suggérer l'image. 64:224 Écoutez encore le début du *Chat, la Belette et le Petit Lapin :* *Du palais d'un jeune lapin* *Dame Belette un beau matin* *S'empara : c'est une rusée* *Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée :* *Elle porta chez lui ses Pénates un jour* *Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour* *Parmi le thym et la rosée.* Mais je crois que l'évocation la plus charmante que La Fontaine ait faite de la Nature est *le discours au Duc de La Rochefoucauld* où il se peint lui-même avec quelque ironie à l'heure de l'affût et grimpé dans un arbre. Et je m'en voudrais de ne pas lire l'admirable con­clusion du *Songe d'un Habitant du Mogol,* hymne à la solitude, confession de ce que La Fontaine avait de plus secret dans son cœur, symphonie des vers les plus beaux qui aient été écrits en français. Couperin répond ici de la façon la plus mélodieuse à La Fontaine, car la nature pour ce dernier est un décor, l'essentiel demeurant l'action dramatique et la peinture des personnages. Pour Couperin, le spectacle de la Nature suffit à faire naître le chant. Qu'il assiste au lever du jour, qu'il écoute le ramage des oiseaux ou le murmure des eaux, qu'il admire les lys à leur éclosion ou les arbres en fleurs dans les vergers, l'imagination de Couperin lui ins­pire les pages les plus charmantes et les plus nobles à la fois. Voici d'abord les *Fauvettes Plaintives* où le chant de l'oiseau est transposé presque littéralement, après quoi il est émouvant de voir comment la mélodie sort du cri même de la fauvette et cette mélodie est comme la plainte d'un cœur désemparé. Puis voici les *Roseaux* doucement agités par les mouvements de l'eau où ils baignent. N'est-ce pas le commentaire le plus délicieux pour la fable de La Fontaine : *Le chêne un jour dit an roseau :* *Vous avez bien sujet d'accuser la nature :* *Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau,* *Le moindre vent qui d'aventure* *Fait rider la face de l'eau* *Vous oblige à baisser la tête,* *Cependant que mon front au Caucase pareil,* 65:224 *Non content d'arrêter les rayons du soleil,* *Brave l'effort de la tempête.* *Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.* *Encore si vous naissiez à l'abri du feuillage* *Dont je couvre le voisinage,* *Vous n'auriez pas tant à souffrir,* *Je vous défendrais de l'orage.* *Mais vous naissez le plus souvent* *Sur les humides bords des Royaumes du vent.* Voici les *Vergers fleuris,* où la deuxième partie, dans le goût de cornemuse, évoque les cloches de Pâques à tra­vers les jardins. Il est à noter ici le goût qu'a Couperin pour le registre grave de son instrument : les deux mains sont ici en clé de fa comme dans *l'Attendrissante.* J'introduirai ici une des plus exquises pièces de Cou­perin, *les Ombres errantes,* qui peut avoir une double signification : ou bien ce sont les ombres de la nuit qui envahissent la nature au crépuscule ou bien ce sont les âmes qui errent à la recherche d'un passage pour entrer dans le royaume de la félicité éternelle, j'incline plutôt vers le sens mythologique. Il y a un dernier point sur lequel je voudrais insister, c'est la parenté très profonde qu'il y a entre notre fabu­liste et notre claveciniste, quant à l'art de traiter la ma­tière sonore, pour le premier celle des mots, pour le second, celle des rythmes et des accords. Il y a en effet un art de faire résonner les mots d'une manière inattendue qui donne à ces mots une sonorité toute nouvelle et qui crée véritablement un autre univers, l'univers poétique. La Fontaine possède cet art comme Racine, que l'on veuille bien savourer la qualité de vers comme ceux-ci : *Sur les humides bords des Royaumes du vent...* *Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe...* *Dans le courant d'une onde pure...* ou encore le détail exquis de la fable *le Cerf se voyant dans l'eau :* 66:224 *Dans le cristal d'une fontaine* *Un Cerf se mirant autrefois,* *Louait la beauté de son bois* *Et ne pouvait qu'avec peine* *Souffrir ses jambes de fuseaux* *Dont il voyait l'objet se perdre dans les eaux.* C'est là proprement le charme le plus mystérieux de La Fontaine, celui que Valéry avait subtilement décelé dans le Conte d'Adonis, où on trouve des vers musicaux comme ceux-ci : *Les Nymphes, de qui l'œil voit les choses futures,* *L'avaient fait égarer en des routes obscures,* *Le son des cors se perd par un charme inconnu,* *C'est en vain que leur bruit à ses sens est venu,* *Ne sachant où porter sa course vagabonde,* *Il s'arrête en passant au cristal de cette onde.* Vous allez entendre maintenant la pièce de Couperin qui porte pour titre *les Pavots* et vous admirerez l'effet qu'il tire des accords les plus simples légèrement arpégés. Le pavot est l'attribut de Morphée, dieu du sommeil, cette pièce est donc un songe où le rêve prend le pas sur la réalité sensible qui s'estompe et meurt. \*\*\* Nous venons de parcourir suffisamment de poèmes et de pièces musicales pour sentir qu'il y a un charme commun aux uns et aux autres, ce charme qui est pro­prement la magie de l'art et qui naît seulement lorsque l'artiste est descendu assez avant dans le réel, pour n'en garder que l'essentiel, qu'il s'agisse du monde extérieur ou du monde des sentiments. Peut-être est-ce là qu'il faut voir ce qu'il y a de plus original dans le génie français, cet approfondissement par lequel l'art réduit les objets sensibles et les mouvements de l'âme à leur forme la plus pure. 67:224 Il y a sans doute des formes d'art qui sont plus étin­celantes, plus dramatiques que l'art français -- mais ce qu'il a d'unique, c'est l'impression qu'il donne d'épouser intimement la pensée profonde qui appelle les êtres à l'existence : c'est là que réside sa grandeur, grandeur qui se trouve à l'opposé du grandiose, parce qu'elle n'a que faire de l'ampleur des dimensions, mais consiste unique­ment dans la justesse des proportions. C'est une grandeur intérieure, où l'art refuse les moyens trop grossiers pour être parfaitement adapté à l'extrême simplicité de sa re­cherche. C'est sur cette idée d'une grandeur assez insolite à cause justement de cette simplicité que je voudrais vous laisser et une dernière fois je ferai appel à nos deux ar­tistes. A l'un je demanderai la conclusion du Chêne et du Roseau, d'un sublime tout virgilien, qui résume tous les grands drames de la nature : *Comme il disait ces mots,* *Du bout de l'horizon accourt avec furie* *Le plus terrible des enfants* *Que le Nord eût portés jusque là dans ses flancs.* *L'Arbre tient bon, le Roseau plie,* *Le Vent redouble ses efforts,* *Et fait si bien qu'il déracine* *Celui de qui la tête au ciel était voisine,* *Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.* A l'autre j'emprunterai cette grande *Passacaille* qui est une de ces inspirations qu'un artiste rencontre rarement dans sa vie, où il réussit à exprimer avec bonheur toutes les voix qui chantent dans son âme. Dans une résonance tragique nous touchons là ce qu'il y a à la fois de serein et de tourmenté, de délicat et d'héroïque dans l'âme de Couperin. C'est un des sommets de la musique française. André Charlier*.* 68:224 ### Le cours des choses par Jacques Perret La campagne électorale m'a renvoyé plus d'une fois sur le terrain de manœuvre où le sous-officier conduisait à la voix les exercices en rangs serrés : gauche ! droi­te ! gauche ! droite ! gau­che ! droite ! etc. Après quoi, faisant l'économie d'un temps sur deux, il obtenait le même résultat en se bor­nant à scander : gauche ! ... gauche ! ... gauche ! Je pense que peu d'élec­teurs dits intégristes, autre­ment dit éclairés, ont pu voter pour la droite sans savoir qu'ils votaient pour la gauche. On peut même se deman­der comment un homme de gauche, doublé d'un honnête homme, ayant suivi la campagne a pu résister à la ten­tation de voter pour la droite. Une droite qui jamais ne s'est voulue héritière plus jalouse et gardienne plus farouche des bienfaits de la Révolution. Candidat à la Présidence Valéry Giscard d'Estaing pro­clamait déjà sa volonté de continuer, de parachever l'œuvre des grands ancêtres. Moyennant quoi, sensible à tout ce qui est tradition, la droite comme un seul homme votait pour lui. Elle aurait d'ailleurs sa récompense le jour où ce même Giscard devenu chef de l'État viendrait en personne inaugurer l'exposition Louis XV à la Monnaie. Témoignage de piété filiale aussi émouvant que discret, l'aïeul ne serait-il que présumé. Il est vrai qu'ici même Hervé Pinoteau nous expliquait l'autre jour de quelle façon notre Giscard peut se dire descendant du Bien-Aimé, de la main gauche. Et dans cette main-là nous voyons assez le doigt d'une Providence démocratique. Il va de soi que l'admiration manifestée par le Président au cours de cette inauguration ne pouvait en rien concerner la fonction royale, il ne s'agissait que de meubles et pendules. N'empêche qu'au dire des connaisseurs le Président de la République a bel et bien les dehors et manières d'un aristocrate, enfant gâté de l'aristocratie économique et financière. Il serait alors de l'espèce bien connue des patriciens démagogues et des marquis rouges, victimes pri­vilégiées des révolutions qu'ils auront inspirées ou fomen­tées. De toute façon, le mot Révolution étant le nom propre de notre mère à tous, il ne convient pas d'en user à tort et à travers. C'est pourquoi chez Marchais comme chez Giscard on ne parle jamais que de changement. 69:224 Quant aux masses chiraquiennes c'est la conscience républicaine chevillée dans une droite populaire et jacobine toute émoustillée à l'idée d'un 18 Brumaire à l'horizon. Vous les avez vus à leur congrès, dans quelle tenue ils sont arrivés, ces dindons en bonnet rouge de papier. Je veux bien croire, pour sa réputation, que l'idée de cette masca­rade est venue de M. Chirac lui-même à seule fin de prouver aux électeurs jusqu'à quel point ils pouvaient compter sur le sens politique d'une droite vraiment démocratique et constructive, insurrectionnelle de vocation et rêvant des pleins pouvoirs au service de l'humanité. Ont-ils seulement rigolé de ces bonnets entre deux portes et compères, je n'en suis pas sûr : M. Chirac est certainement capable de se présenter aux foules en homme du monde et bonnet rouge, peut-être même est-il né de la sorte. Même à la tribune, coiffé lisse, impec et boutonné, il fait sentir le rouge. Son éloquence emphatique, avec ses trémolos de tragédien est bien celle du Montagnard ; tout le charme rétro du Conventionnel impatient de ses lende­mains consulaires. Malheureusement il doit lire ses discours et ce n'est pas de l'éloquence. Rappelons-nous bien que nous sommes ici dans la droite gaulliste, celle du gaullisme politicien, une formation hy­bride cimentée par d'ineffables complicités. Il leur faut encore et toujours faire beaucoup de volume et de musique pour étouffer le tintement de leurs casseroles tramées. Ba­rons en foire, baronnets gourmands et godillots piétinants, hâtez-vous dans l'ombre auguste et tutélaire de celui qui vous a choisis et promus et qui bientôt ne sera plus qu'une vapeur de naphtaline impuissante à vous servir. Vous en êtes sans doute aux derniers sursauts, aristocratie éphé­mère née dans les pompes et chienlits de la Libération cependant que les tueurs à croix de Lorraine massacraient en silence les notables provinciaux, espèce dangereuse, et parcouraient nos campagnes en fusillant n'importe qui au nom des lois sacrées de l'épuration. Cent dix mille morts célébrés à la tribune comme record battu de la Terreur. Telle est bien l'origine de cette droite gaulliste, bardée de privilèges inavouables, cuirassée de raisons d'État, or­gueilleuse de ses parjures. 70:224 La même qui plus tard, avec le soutien massif de toutes les gauches, politiques artistiques littéraires et religieuses et les très vifs encouragements du Kremlin gaulliste, se fit gloire de lever les bras com­me son patron pour capituler en rase campagne, larguer le pavillon en fanfare et se vanter d'une Algérie perdue qu'ils avaient juré pour la frime de garder française. Cette même aristocratie prêcheuse de patriotisme et cajoleuse d'égorgeurs arabes, celle qui dépêchait ses enfants dans les manifs cocos pour gueuler sous nos fenêtres à mort les paras ! et qui bientôt, soit dit en passant, allait beurrer ses baronnies dans la promotion immobilière. Je veux bien m'excuser de rabâcher ces vieilleries, mais enfin c'est la même droite bidon qui vient encore de se payer une victoire sur le dos de la réaction et si la gauche lui a fait un cirque ce n'est pas à l'étourdie. Et quand même le serait-ce ne doutons pas que les intérêts supérieurs de la stratégie soviétique n'aient été bien servis. \*\*\* La stratégie en question est par ailleurs occupée d'af­faires beaucoup plus sérieuses que nos comédies gauloises. Il ne s'agit pas de soupçons ; nous la voyons élaborer je ne sais quel programme commun avec ses confrères de Washington. C'est ainsi qu'à la faveur des accords d'Helsin­ki, les pays soviétiques ont fait leur entrée dans l'économie capitaliste. Plus de quatre-vingt-dix sociétés multinationa­les ont leur siège en URSS et la flotte commerciale sovié­tique est aujourd'hui la plus grosse du monde. C'est elle qui va ramasser dans les pays en voie de développement des monceaux de marchandises pour les décharger dans les ports de l'Europe sans tracasser pour autant les sus­ceptibilités nationales. Bizarrement les milieux syndica­listes eux-mêmes ne semblent pas tellement s'inquiéter de ce phénomène économique à base de tarifs préférentiels et de bas salaires, sans parler de l'inexistence du droit de grève. 71:224 Cette concurrence n'est sans doute pas pour contrarier la fameuse Trilatérale, trinité matérialiste (États-Unis, Eu­rope de l'Ouest et Japon), qui s'est donné pour première tâche de mettre fin aux souverainetés nationales « en les grignotant morceau par morceau ». M. Raymond Barre, premier ministre du gouvernement français, ne craint pas d'adhérer à cette coterie de suprême intelligence et dont l'idéal discrètement avoué est le bonheur de l'humanité, cela va de soi. A la Russie qui déjà se nourrissait à nos frais, sera fourni éventuellement ce qui lui manque encore pour se joindre à l'internationale capitaliste, et l'ordre enfin règnera sur le monde. Voilà tout ce que j'ai retenu d'une lecture un peu légère des revues *Permanences* et *ITT*. Il n'y est pas dit mais probablement sous-entendu que ce beau programme est toujours à la merci d'un mouvement d'hu­meur qui ferait sauter la baraque ou plutôt la boutique. A mon avis nous n'y couperons pas. Nous ne croyons pas au bonheur de l'humanité matérialiste. Déhiscence ou ex­plosion, l'alternative est de nécessité scientifique : il faudra bien que le Diable l'emporte. Tout étranger que je suis au fonctionnement de ces genres de combines visant au plérôme économique et financier enrobé de philanthropie, j'ai l'impression que notre Valéry, grosse tête et cœur innombrable, aurait déjà com­me un pied dans la hiérarchie de ces physiocrates plané­taires. Visiblement très à l'aise au conseil des neuf il ne refuserait pas la présidence de l'Europe-Unie en attendant de s'installer Grand Kaddoch au 133^e^ et sublime degré de l'Unilatérale sublunaire et démocratique. Il n'est pas insi­gnifiant de constater au passage que notre postulant pos­sible aux honneurs suprêmes a nettement raccourci la gar­niture de frisettes qui hier encore lui tombaient sur la nuque en preuve de sympathie pour l'électorat juvénile et chevelu dont il souhaitait la clientèle. Il a bien fait je crois de renoncer à ce témoignage de complaisance, un peu désuet déjà et probablement indigne des augustes fonc­tions qui lui seraient éventuellement confiées. En revanche il cultive avec beaucoup de minutie et surveille attentive­ment cette longue mèche pommadée d'une oreille à l'autre où d'aucuns ont pu voir le modeste diadème convenable aux princes démocratiques. A mon avis et sur ce point la coquetterie n'est pas en cause mais la seule angoisse de paraître chauve et de s'entendre dire qu'il y a du César dans Giscard. \*\*\* 72:224 La nouvelle que voici m'est communiquée par un ami très sûr et témoin oculaire de la chose. Il y avait à Stras­bourg une rue Saint-Thomas. Elle s'appelle aujourd'hui la rue Martin Luther. A côté de la plaque neuve l'ancienne est annulée par deux coups de peinture en croix de Saint-André sur saint Thomas. Telle est l'abondance et le poids des conjectures et explications immédiatement suggérées par un tel escamo­tage que ma plume se raidit de circonspection. Le plaisir que je prendrais immédiatement à broder sur les hypothèses et me répandre en commentaires à propos d'une pareille substitution ne pourrait qu'être un malin plaisir et four­miller de jugements téméraires. J'aurai donc la sagesse de m'abstenir jusqu'à plus ample informé. Ne refusons pas la possibilité d'une justification acceptable. \*\*\* Une enquêteuse de la télé interroge une voyante noire, Ouolof, Toucouleur ou Bambara, peu importe, mais fran­cophone de naissance. Elles ont paraît-il un certain succès auprès des amateurs de voyance. Je vous laisserai le plaisir de restituer à haute voix l'exquise prononciation muscadine qui caractérise nos populations d'outre-mer, noires ou mu­lâtres, et figure en bonne place au catalogue des variétés phonétiques du parler français. -- Les noirs, dit l'enquêteuse, font-ils le plus gros de votre clientèle ? -- Non madame, et d'ailleurs je préfère deviner pour les blancs. Sursaut de l'enquêteuse : -- Oh ! pourquoi donc ? -- Sans plaisanter, madame, j'y vois plus clair. Mais les nègres ont maintenant presque tous un complexe de supériorité qui est agaçant et contrariant pour mon travail. -- Alors quoi ? ! fait l'enquêteuse toute raidie d'indi­gnation, *vous êtes raciste !* 73:224 C'est l'intonation des gens qui ne ratent pas l'occasion de réagir comme le chien de Pavlov. Nous constatons en effet tous les jours à tout propos que des vocables comme fascisme, démocratie, racisme, antiracisme sont installés au premier rang des maîtres-mots de la bêtise régnant, jusqu'à nouvel ordre, à tous les échelons supérieurs et moyens de la société blanche occidentale. Je crois en effet que M. de Guiringaud, Mgr Marty, MM. Lecanuet, Soisson, tous les pharmaciens de la politique, les académiciens Con­court, les illuminés de la tolérance, les maniaques des droits de l'homme, les fanas de l'égalité, les péronnelles du MLF, un caissier de la HSP, un secrétaire baladeur de l'ONU auraient eu la même réaction que notre enquêteuse télé. \*\*\* Un jeune homme que je connais fait l'acquisition d'un transistor dans un de ces magasins réputés pour l'avantage de leurs prix. Arrivé chez lui il constate que l'appareil ne fonctionne pas et, par hasard, lui découvre une minuscule étiquette « *made in Hong-Kong *». Il va retrouver son vendeur qui, nullement ému, fait l'échange en vérifiant le bon fonctionnement de l'article remplaçant. Curieux ce­pendant, le client s'informe : -- Tous vos appareils de ce genre viennent-ils de Hong-Kong ? -- Certes non, monsieur, nous en avons qui viennent de Tokyo, Calcutta, Téhéran, Séoul, Haïderabad et Batavia. -- Et n'auriez-vous pas, par hasard, un appareil ana­logue *made in* Courbevoie, Saint-Étienne ou Picardie, par exemple ? -- Vous n'y pensez pas monsieur, la fabrication fran­çaise est beaucoup trop chère pour notre clientèle. Je n'ai jamais entendu dire d'aucun porte-parole officiel ou officieux que nous ayons équipé le Tiers-Monde à seule fin d'en recevoir des marchandises bon marché défiant toute concurrence, fabriquées par une main-d'œuvre à bas salaire et plein temps, ce qui nous engageait à stimuler notre économie en décidant de relever les salaires, de réduire les heures de travail, de payer les jours de grève et d'ajouter une semaine au mois de congé. De telles mesures en effet, comme l'expérience le prouve, ne peuvent que favoriser l'expansion des fortunes établies et contribuer à l'enri­chissement culturel par l'abondance des loisirs, tandis qu'ailleurs on cultive l'esprit de sacrifice comme condition préalable et nécessaire à la jouissance des loisirs. 74:224 Dans quelle mesure et à quel moment l'esprit de sacrifice, carac­téristique des sociétés de morale oppressive, devra-t-il in­tervenir pour maintenir à son niveau la quantité de loisir indispensable aux sociétés libérales avancées ? Ainsi posé le problème ne trouvera pas de solution utilisable. Il faut à mon avis traduire la donnée de telle sorte que nous n'ayons plus qu'à résoudre un problème de robinets. Je m'en occupe. \*\*\* Il paraît qu'au bout de cinq ou six ans de travail en France un ouvrier portugais peut s'acheter une petite ferme au pays. Tel est le cas de celui-ci qui vient trouver son patron pour lui expliquer gentiment qu'il n'a pas l'inten­tion de renouveler son contrat : -- Une bonne occasion, dit-il, se présente pour moi aux environs de Porto. De toute manière je vois venir le jour où il faudra que les Français se remettent au travail et je prends mes précautions. \*\*\* Le conseil régional d'Île-de-France s'est ému d'un son­dage effectué dans la population de son ressort. On dit qu'à la question posée la quasi totalité des réponses est dans le genre que voici : -- Île-de-France ? Connais pas. Kékséksa ? -- Paris est dans l'Île-de-France ? Ah bon, savais pas... Afin de remédier à cette regrettable insuffisance cul­turelle une campagne d'information est ouverte et pour lui donner toutes ses chances il est décidé que cette région sera dotée d'un emblème populaire et comme on dit sécurisant : le trèfle à quatre feuilles. Je ne lui ferai sans doute pas injure en rappelant ou révélant à ce comité que le symbole millénaire de la pro­vince en question est tout bonnement celui d'une certaine France qu'il a peut-être reniée ou simplement oubliée, à savoir la fleur de lys et plus précisément : d'azur à trois fleurs de lys d'or. Il est arrivé à cet emblème de porter bonheur. Au moins fut-il respecté, honoré, envié par toutes les nations pendant neuf siècles. 75:224 Objectivement parlant c'est une réussite admirable qui, avec le concours de toutes les élites républicaines, a pu faire du Français commun, pour le principal de son his­toire, un amnésique heureux. M. Giscard d'Estaing se fait d'ailleurs, en tant que président de la République, un devoir d'entretenir et confirmer ce résultat. Que de fois, répétons-le, n'a-t-il pas fait entendre que la nation fran­çaise, née le 14 juillet 89, a pour idéal, mission, rôle et destin de continuer la Révolution jusqu'à épuisement de ses principes ; autrement dit jusqu'à ce que mort s'en suive. \*\*\* Je ne sais quelle société savante, officiellement invitée à tenir congrès en Argentine, a répondu qu'en son âme et conscience elle ne pouvait hélas que repousser l'idée même de poser un pied dans ce beau pays sur invitation d'un gouvernement dictatorial, impérialiste et tortionnaire. Dans le même temps un grand gros barbu et journa­liste interroge l'entraîneur de notre équipe nationale de fouteballe. Il s'inquiète de savoir si, à Buenos Aires, il osera serrer la main que lui tendra le représentant du gouver­nement. -- Pourquoi pas ? -- Vous savez bien que là-bas c'est des fascistes ! -- Et alors ? Je refuserais de serrer la main de mon hôte ? Il faut dire que ce directeur sportif s'appelle Hidalgo. Devant le nombre et la qualité de ces gens qui, par principe et le crâne bourré, rougissent, pâlissent, crachent, serrent les dents, se signent ou tombent dans les pommes au seul mot de fasciste ou de raciste, comment ne pas témoigner, au moins faire semblant, d'un rien de sym­pathie et même d'admiration pour les Pinochet et Ian Smith. \*\*\* 76:224 *Jardin des Plantes* (suite). Le bassin de feu l'éléphant de mer a été rempli. Les visiteurs habitués qui, depuis trois mois, commençaient à passer outre, affligés par le vide et le souvenir du disparu, se reprennent à stationner dans l'espoir de découvrir le remplaçant. Espoir déçu, rien ne bouge dans cette eau limpide et la margelle est déserte, c'est le suspens, le mystère du décor planté qui attend son personnage. De jour en jour on s'interroge sur les raisons du remplissage, on se perd en conjectures mais on constate que la petite grotte artificielle où le cher phocidé allait digérer ses harengs est en réfection. L'espoir renaît. On commence d'imaginer quel hôte amphibie, quelque part dans un baquet, se languit de paraître en public. Pour faire patienter celui-ci deux gros canards ont été lâchés dans l'enceinte et vont barboter dans le bassin, pour eux c'est une aubaine, ils font les intéressants : un peu comme au cirque où des clowns ordinaires sont lâchés sur la piste pour amuser le public en attendant l'homme serpent. Pour tout dire : offrir aux Parisiens une entrée de palmipèdes indigènes quand ils attendent un pinnipède antarctique, c'est se moquer du monde. Je vous tiendrai au courant. En revanche nous saurons gré au Muséum de pro­longer jusqu'en juillet l'exposition de *La sexualité dans le monde.* Répondant à un besoin du public on en pré­voyait le succès. Un homme de sagesse et de vertu me recommande particulièrement les conférences proposées aux visiteurs sur le même sujet. Il me dit qu'à propos des insectes, entre autres, on y apprend des choses extraordinaires, extravagantes et même des plus cocasses. Je le crois volontiers. Pour ce qui est du sujet une telle exposition est parfaitement à sa place au Muséum et on n'oblige personne à y aller voir, pas même les enfants. Le scandale à mon avis serait que des catholiques, et parisiens de surcroît, se voulussent héritiers d'une pudibonderie que les protestants ont abandonnée à corps perdu. Par ailleurs, dans cette même discipline, le Muséum nous propose, dans le grand amphithéâtre, un film tiré d'un ouvrage de Jean Rostand intitulé *Le Bestiaire de l'Amour.* L'affichette qui en fait publicité est, à mon avis, un vrai bonheur de suggestion : exemplaire s'il en fut, pédagogique à ravir, ce couple de crapauds tendrement enlacés nous exalte et nous enchante par la richesse des symboles et l'hommage enfin rendu à l'universel amour. Je n'ai pas vu le film ; à mon âge à quoi bon, hélas, c'est trop tard, je laisse la place aux enfants. Il est temps que par ces chers petits soient vengées toutes les générations d'enfants si honteusement laissés dans l'ignorance de ces merveilles. 77:224 On me verrait plutôt ces jours-ci au pied du versant Nord du Labyrinthe où certaines gens du troisième ou quatrième âge et de conditions diverses ont coutume de rôder, stationner, à l'heure crépusculaire et calme où les gardiens se préparent à siffler la fermeture. Elles sont là pour des raisons sentimentales et entièrement détachées de toute préoccupation charnelle. Sans participer à leurs petites affaires mais sensible à l'innocence de leurs émois je m'attarde volontiers en leur compagnie délicieu­sement intemporelle et marginale. Je vous en dirai plus long la prochaine fois. Il faut d'abord vous annoncer que des bouleversements sont prévus dans le Jardin des Plantes. On va dégager enfin des crédits pour les restaurations indispensables à la dignité de ce jardin unique au monde. Il y aura du neuf et même un gros changement au bénéfice de la qualité de vie. Que soit décidé l'aménagement d'un grand parking souterrain, il faut bien se rendre à la nécessité où se trouve notre économie de nourrir les grandes pelleteuses et buldo­zaires, créatures fouisseuses et goulues qui commenceraient à dépérir d'inaction. Mais il y a aussi le projet d'évacuer la ménagerie de ses grosses bêtes pour les expédier dans les zoos campagnards. Je veux bien qu'elles s'en réjouissent et qu'à ce moment-là tous les visiteurs n'auront plus qu'à chercher leur automobile dans le souterrain pour aller voir l'éléphant, les bisons et les tigres dans leurs villégia­tures excentriques. Personnellement je n'aurai toujours pas d'automobile mais nous aurons encore, sur place, cher lecteur, une quantité de petites bêtes à découvrir ensemble ; et rappelez-vous que les joueurs de dames sont définitive­ment adaptés, retenus dans cette écologie polyvalente et néanmoins foncièrement citadine qui règne en ces lieux depuis Buffon. Réflexion faite je ne vous laisserai pas dans l'équi­voque ou l'ignorance quant au motif qui rassemble au pied du Labyrinthe entre chien et loup ces vieilles gens un peu zombies et discrètement émues de sentiments indis­tincts. Or ils viennent ici au rendez-vous des chats dont les maîtres se sont dépris qui, nuitamment, furtivement, sont venus les jeter dans le jardin à travers les barreaux : 78:224 chats perdus, affamés, rêveurs de foie de veau, quêteurs de lardons, têtes d'harengs, caresses et grattouillis affec­tueux. Le minou de la concierge et le matou de la veuve qui jamais n'avaient perdu de vue les droits de leur espèce féline et qui, se voyant élargis tout soudain, s'en promet­taient mille joies, m'ont paru plutôt vexés, déçus, éprouvés par leur expérience de la liberté. A quoi bon en effet la liberté du prédateur si toutes les proies sont encagées, même les plus petites. Jacques Perret. 79:224 ### Pages de journal par Alexis Curvers DIEU répond tellement à une nécessité de la nature que ceux qui cessent de croire en Lui, loin de ne plus croire en aucun dieu, cherchent aussitôt quel­que autre objet d'adoration, qu'ils ne chercheraient pas s'ils ne l'avaient déjà trouvé. On voit alors que ce qu'ils avaient envie de trouver n'était autre chose qu'eux-mêmes, qu'ils adorent en effet sous le nom de l'Homme (avec majuscule). \*\*\* Il est naturel qu'entre matérialistes on s'entende com­me larrons en foire, larrons capitalistes et larrons commu­nistes ne rivalisant que par les méthodes mais se trouvant en parfait accord sur le principe et l'objet du marché. \*\*\* La presse conformiste affecte de réprouver également le fascisme et le stalinisme. Cette terminologie est tendancieuse et funeste par elle-même. Elle suppose une fausse symétrie entre les vices d'un système et les crimes d'un homme, alors qu'il faudrait, pour avoir une commune me­sure, comparer l'hitlérisme au stalinisme, ou le fascisme au communisme. 80:224 On suggère que les malheurs et atrocités des pays communistes ne sont dus qu'à un homme, tandis que ceux des pays fascistes seraient inhérents au système. \*\*\* A la conférence de Belgrade, le représentant de la Belgique affirme, comme les autres, que l'opinion publique de son pays « attache une importance primordiale à tous les principes énoncés dans l'acte final d'Helsinki », et qu'elle est « particulièrement attentive à celui des droits de l'homme ». Il conclut néanmoins : « Certes, l'acte final dans lequel nos engagements sont consignés n'est pas un traité dont les dispositions, de caractère juridique, lieraient leurs si­gnataires ; et la réunion de Belgrade n'est pas non plus un tribunal chargé de condamner ou d'acquitter, mais notre tâche est d'examiner avec soin les moyens qui nous permet­tront d'assurer une meilleure application de l'acte final. » C'est le même refrain que reprennent en chœur tous les États représentés à Belgrade. On se demande pourtant à quoi servent des engagements qui n'obligent pas leurs signataires ; et quels moyens per­mettront de mieux assurer le respect des droits de l'homme, si les États qui s'en proclament les défenseurs « parti­culièrement attentifs » commencent par s'interdire toute critique à l'égard des États qui les violent -- tout au moins de certains d'entre eux, car les condamnations, menaces et représailles pleuvent sur la Rhodésie, l'Afrique du Sud, le Chili et autres boucs émissaires, tandis que le Cambodge entre à l'O.N.U. couvert de fleurs. On voit bien que le concile fait école. Lui aussi préten­dait ne rien condamner, et c'est à son exemple que la conférence de Belgrade se veut pastorale et non dogma­tique. L'un et l'autre condamnent cependant avec la plus grande rigueur tout ce qui ne se plie pas aux dogmes nouveaux que leur pastorale épargne avec la plus grande complaisance. \*\*\* 81:224 S'occuper de mille choses qui ne les regardent pas et négliger la seule qui ne regarde qu'eux, c'est chez les gens d'Église une étonnante manie, nullement assagie par de continuels désastres. On se demande s'ils font plus de mal quand ils ne réussissent pas à régler la politique sur la religion, ou quand ils réussissent à trahir la religion pour la politique. \*\*\* Ni le bien ni le mal ne demeurent toujours du même côté. Le mensonge comme la vérité change parfois de camp, ou plutôt les camps changent de place. Dieu prend ses serviteurs partout où il les trouve, et les trouve partout où il les cherche. C'est pourquoi il est moins utile de polémiquer avec le camp adverse que d'honorer ce qu'on a de précieux dans le sien. Saint Pierre Canisius disait qu'il ne faut pas disputer avec les hérétiques. Le regretté Père Sirot, dans son beau petit livre à la louange de la vraie messe (*Par-delà le voile*)*,* ne laisse rien transparaître de la fausse. Le grand peintre Michel Ciry montre Dieu dans son œuvre plus efficacement qu'il ne combat le diable dans ses écrits. A la veille de mourir, en pleine Église post-conciliaire, mon très cher chanoine Dumora fêta son jubilé sacerdotal en adressant aux séminaristes d'Aire-sur-l'Adour le même tranquille discours qu'il aurait prononcé cinquante ans plus tôt, discours d'espérance et de foi plus que d'adieu. La moindre mélodie grégorienne met à néant les inep­ties que la liturgie nouvelle nous serine en guise de musique. La moindre fable de La Fontaine suffit à volatiliser l'amas d'insanités que l'industrie de la littérature moderne se fait gloire de vomir chaque jour. Une seule phrase de Chateaubriand ou de Bossuet flanque par terre toutes les sophistications de la linguis­tique structuraliste. \*\*\* 82:224 Henri Heine (cité par André Glucksmann, cité par l'abbé de Nantes) l'avait bien vu, bien avoué : « Notre philosophie allemande n'est rien d'autre que la révolution française -- mais en rêve. » Oui. Le fait est que cette philosophie et cette révolution doivent avoir en commun quelque chose de très profond, si j'en crois le sentiment d'horreur que l'une et l'autre indistinctement m'ont toujours inspiré. J'ai pris conscience de cette répulsion dès mon adolescence, quand je lisais dans Musset : ... *Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand* *Qui, du philosophisme achevant la ruine,* *Déclare le ciel vide et conclut au néant.* Le ciel vide, le néant, tel a bien été l'objet de toutes les révolutions successives qui aujourd'hui touchent à leur but unique : la mort de Dieu, comme prix de leur victoire finale. Heine, s'il vivait encore, serait flatté de voir sa prophétie se confirmer en sens inverse : la Révolution universelle qui s'accomplit au XX^e^ siècle n'est rien d'autre que la phi­losophie allemande du XIX^e^ -- mais en réalité. \*\*\* La liberté n'est pas une valeur en soi. Elle ne vaut que selon l'usage qu'on en fait. Tous les partis, fussent-ils les plus antagonistes et les plus oppresseurs, inscrivent son nom en lettres d'or dans leurs programmes. Avec plus de raison encore, un poète qui fut à la mode l'écrivait jusque sur les nuages. Il n'aurait pu choisir véhicule plus adéquat. Le propre des nuages est de se déformer et de se déplacer au gré du vent, à moins qu'ils ne portent l'orage ou ne retombent sur la terre en averse, grêlons, neige et tempête. Cette liberté qui n'est qu'un mot en l'air mérite la place d'honneur au magasin des farces et attrapes. C'est le plus bel attrape-nigauds du siècle. \*\*\* 83:224 Non sans raison sur bien des points, M. Thierry Maulnier (dans *Le Figaro* du 30 avril 77) prend à partie les « écologistes » adversaires du progrès technique, du ma­chinisme, du pétrole, de la pollution, du béton, des pro­duits chimiques, des centrales nucléaires, des barrages, etc. Il est vrai que ces nostalgiques de l'âge d'or (dont je suis en principe) ne manquent pas non plus de quelques raisons assez solides. Mais M. Maulnier leur demande en substance : êtes-vous prêts à vivre dans les mêmes condi­tions que nos ancêtres et selon les lois de la seule mère Nature, c'est-à-dire à vous passer de voitures, d'appareils ménagers, d'éclairage électrique, d'abondance alimentaire, de confort moderne et de toutes les commodités exclues du régime patriarcal auquel vous prétendez revenir ? La question est très pertinente et la conclusion ne l'est pas moins : « S'il faut jeter la malédiction ou l'interdit sur les moyens que l'homme a découverts au cours de sa séculaire histoire pour affronter la nature ou pour ruser avec elle, la seule énergie non polluante qui restera à notre disposition sera celle de l'homme lui-même. » Ce serait parfait si, à cette réflexion de bon sens, M. Maulnier n'ajoutait une dernière petite question : « Faut-il rétablir l'esclavage ? » Et voilà qui me stupéfie. Où voit-il donc, dans le monde actuel, que l'esclavage ne soit pas déjà mieux établi, mieux organisé, plus étendu, plus florissant, plus en honneur, plus insidieux, plus meur­trier, plus écrasant et, brochant sur le tout, plus hypocrite qu'il n'a jamais été ? Et ne voit-il pas que l'esclavage universel ainsi de plus en plus perfectionné est précisé­ment une conséquence de ce même Progrès qui se faisait fort de nous en affranchir ? \*\*\* #### *De la science* (*moderne*) Bossuet, parlant de Descartes : « ...Pour les autres opinions de cet auteur, qui sont tout à fait indifférentes, comme celles de la physique particulière et les autres de cette nature, je m'en amuse, je m'en divertis dans la con­versation ; 84:224 mais, à ne vous rien dissimuler, je croirais un peu au-dessous du caractère d'un évêque, de prendre parti sérieusement sur de telles choses. » (Lettre à P. Daniel Huet, du 18 mai 1689. On me dit que cette lettre est peut-être apocryphe. Si elle l'est, le faussaire qui en est l'auteur a, dans ce passage, égalé son modèle.) \*\*\* Les méthodes qu'on dit scientifiques n'ont pas plus de rapport à la nature des choses que les règles du jeu de l'oie aux réalités de la basse-cour. \*\*\* Il y avait très certainement de bons médecins au temps de Molière, comme il y en a toujours eu. Molière n'a mis sur le théâtre que les charlatans et les grotesques. Mais cette engeance a tellement prospéré, les progrès de la technique ont tellement développé son orgueil et sa puis­sance qu'elle donne aujourd'hui le ton et fait la loi par­tout, et non plus seulement en médecine. Tant il est vrai que la littérature ne sert à rien et que le ridicule ne tue pas. Ce qui tue, c'est la peur du ridicule, sentiment qui paralyse les sages mais ne refrène jamais l'arrogance des sots. Il nous faudrait plusieurs Molières, au moins un par spécialité. Mais à quoi bon ? Les plus réputés de nos savants dans toutes les disciplines jouent eux-mêmes du Molière à la ville, et ne font plus rire personne. \*\*\* Où donc Gide met-il en scène un personnage qu'on dit *très fort dans sa partie, mais on ne sait pas au juste laquelle ?* Le scientifique, c'est le contraire : il est très fort dans sa partie, on ne sait que trop précisément la­quelle. \*\*\* 85:224 Il y a presque autant de contre-vérités que de mots dans cette note que Joubert jetait dans ses *Carnets* (10 décembre 1819) : « Les anciens étaient éloquents parce qu'ils parlaient devant des hommes qui avaient beaucoup de goût et point de savoir. Mais qu'espérer d'apprendre et de persuader à des hommes qui croient tout savoir ? C'est à des critiques armés que nous parlons et non pas à des amateurs. » Non seulement les anciens en savaient plus que nous, mais surtout ils savaient des choses plus profondes et ils les savaient mieux. Accorder que leur prétendue igno­rance ne les empêchait pas d'avoir « beaucoup de goût », c'est marquer autant de mépris pour le vrai que pour le beau, et supposer sottement que l'un puisse aller sans l'autre. Tel est justement le vandalisme moderne, qui tient pour seul sérieux ce qui est « scientifique », et pour frivole le vrai qui s'exprime par le beau. On attendrait du moins que Joubert, pour la symétrie de sa phrase, con­vienne que les modernes manquent de goût. Mais non, il n'ose pas le dire. Il se risque pourtant à dire que ses contemporains, et les nôtres à plus forte raison, « croient tout savoir », ce qui revient à mettre en doute qu'ils sachent réellement quelque chose. Et voilà le trait de lumière, qui nous assure que Joubert, loin d'être lui-même un sot, parle avec ironie de ces modernes dont il feint de redouter le jugement. Aussi devons-nous entendre son propos tout au rebours du sens apparent. A des hommes qui croient tout savoir, rien de plus facile que d'apprendre et de persuader absolument n'im­porte quoi. La suite de l'histoire le démontre assez dans notre siècle. Et quant à nos critiques, gens plus à craindre que jamais, armés qu'ils sont pour la plupart d'une fatuité qui n'a d'égale que leur incompétence universelle, ces maîtres de l'opinion publique ont depuis longtemps décliné le beau nom d'amateurs pour se rabattre avec modestie sur le titre d'*intellectuels,* néologisme ou éclate un surcroît de ridicule que Joubert n'avait pas prévu. \*\*\* 86:224 Lorsque la Commune lui eut ouvert enfin les yeux sur les bienfaits de la démocratie, Renan reporta ses espoirs sur la science. « Le grand œuvre, dit-il, s'accomplira par la science, non par la démocratie. » Il se trompait encore. La science, dans le sens ratio­naliste où l'entendait Renan, est et reste organiquement liée à la démocratie, dans le sens matérialiste où tout le monde l'entend. L'une ne va pas sans l'autre, et elles vont ensemble vers la même fin : barbarie, esclavage et règne du mal imposés à toute la terre. Vivant aujourd'hui, Renan verrait que le concours des deux idoles qu'il avait adorées est nécessaire pour que s'accomplisse en effet « le grand œuvre », qui est le pseudonyme officiel de l'œuvre diabolique. Alexis Curvers. 87:224 ### ... de pavillons blancs ! par André Guès LA LECTURE du dernier opuscule de Mgr Marcel Lefeb­vre, *Le coup de maître de Satan,* m'a fait sauter aux yeux qu'en matière de religion aussi il y a une obéissance intelligente et conséquemment efficace. Car pour ce qui est des choses humaines, je le savais de reste, ayant depuis longtemps en tête ce parallèle entre Suffren et Spee. Ce me fut l'occasion de le présenter aux lecteurs d'ITINÉRAIRES (n° 222 d'avril 1978), interrompant ma série des vilainetés jacobines pour leur dire une belle histoire advenue sous le pavillon blanc. La généreuse hospitalité de Jean Madiran pour les choses qui me tiennent à cœur et font partie du trésor que je présenterai au seuil de l'éter­nité, m'encourage à leur en dire une autre, du même Suffren, avec le même pavillon, et comment ! J'ai laissé Suffren au Cap savourant, avec le demi-tour de Johnstone, l'heureux effet de son coup de génie à la Praya. Les ordres pour la suite étaient de rallier à l'Ile-de-France (Maurice) l'escadre de M. d'Orves qui doit opérer aux Indes. Suffren arrive à Port-Louis le 25 octobre 1781 et tout le monde appareille le 7 décembre. Le 9 février 1782, Thomas d'Orves fait ce qu'il a de mieux à faire : il meurt, laissant le commandement à Suffren qui com­mence cette campagne navale et d'opérations combinées avec l'armée de terre qui l'a immortalisé. 88:224 Combats de Sadras dès le 17 février, de Provédien le 12 avril, de Négapatam le 6 juillet, de Trinquemalé le 29 août, contre l'escadre de Hughes, aussi grand marin que Suffren, aussi gros, aussi tenace, aussi brave au feu, mais aussi flegmatique que le nôtre est soupe au lait. La langue française veut l'expression, mais pour Suffren soupe au poivre rouge serait plus exact. Et aussi soigné que l'autre est débraillé. Deux ennemis dignes l'un de l'autre, et qui s'estiment. C'est à Trinquemalé que s'est passé ce que j'ai à dire. Le tir a affalé le pavillon du *Héros* sur lequel est Suf­fren. Les Anglais croient que « *l'amiral Satan *» se rend -- il se bat alors seul contre cinq et « *la mitraille entre à pleins sabords *»*,* suspendent le feu et poussent des hur­lements de joie, à pleines gorges. Alors Suffren, qui d'ha­bitude expectore ses fureurs en abominables jurons, non pas de charretier mais de calfat puisque nous sommes dans la marine, obscènes comme il faut, mais en provençal qui, autant que le latin, brave l'honnêteté, Suffren cette fois donne un ordre d'une voix de bronze plus sonore que celui de ses canons : « COUVREZ MON VAISSEAU DE PAVILLONS BLANCS ! » \*\*\* Voici ce que je sais, les faits d'histoire, et ce que je crois, leur interprétation. Les régiments avaient tous alors des drapeaux différents. Le pavillon de la flotte de haute mer -- celui des galères, disparues au siècle suivant, était autre, fixé par l'ordonnance de 1661, était le même pour tous les bords, et blanc, intégralement blanc. On ne hissait le pavillon blanc avec « en abîme » (au milieu) les armes de France -- d'azur aux trois fleurs de lys d'or -- que lorsqu'il y avait à bord le roi ou un prince du sang. Or tandis qu'en 1789 les partisans des « idées nouvelles » montrent d'autres couleurs, dont le vert et le noir, comme signe de ralliement, le blanc demeure à la marine, intact de longs mois encore, jusqu'au décret du 25 décembre 1790, et est adopté par les contre-révolutionnaires. Il l'est, spontanément, par les Vendéens : ce sont eux qui, par leur sacrifice, en ont fait à jamais le drapeau de la Monar­chie traditionnelle, la couleur de la contre-révolution, et quand on dit de quelqu'un : « C'est un Blanc », on sait bien à qui l'on a affaire. Monarchie *catholique,* comme la rébellion vendéenne, et c'est pourquoi, alors que l'on dit toujours du pavillon de la flotte : « Blanc comme une serviette » -- « *Quoi, pour oune serviette *»*,* dira même Pie IX du comte de Chambord --, il faut dire : blanc comme un linge d'autel. L'emblème est religieux autant que national. 89:224 Les Vendéens chargèrent le blanc de l'écu fleurdelisé, sommé de la couronne royale, entouré de lauriers et de devises : *Dieu et le Roi, Vive Louis XVII* et *Pro Aris Rege et Focis* (La Rochejaquelein), *Vive le Roi* (Bonchamps, drapeau de François Couvreur qui m'est l'occasion de remercier, trente ans après s'il est encore en vie, M. Valéry chez qui je l'ai vénéré à Saint-Étienne-du-Bois). De l'Ouest rebelle à la République, le blanc avec les armes de la France est tout naturellement passé aux drapeaux des régiments de la Monarchie légitime. Son abolition, tout aussi spontanée, par la Monarchie de Juillet, l'a confirmé dans son symbolisme contre-révolutionnaire. Et dès lors, il fit le drapeau auquel le comte de Chambord fut irréfra­gablement attaché parce que c'était le symbole de son Principe, ce principe sans lequel il disait qu'il n'était rien, qu'un gros homme boiteux. Henri V sous le tricolore, ce serait comme le pape sous les cornes du diable, voilà une chose simple dont l'évidence n'est apparue qu'à un petit nombre, et le comte de Chambord est demeuré géné­ralement incompris. Même de beaucoup de ses fidèles. Le Blanc est venu tout droit de la marine royale, et c'est ce qui me rend encore plus émouvant l'ordre de Suffren : « COUVREZ MON VAISSEAU DE PAVILLONS BLANCS ! » \*\*\* Et de tendre le premier la serviette dont il torchait ses bajoues, ruisselantes de son agitation. Et timoniers, ga­biers, canonniers, arrimeurs, fusiliers ferlent de blanc vergues, étais, haubans, drisses, écoutes, sabords, pavois, mains-courantes, tout ce qui permet de capeler une étoffe, et tout ce qu'il y a de blanc à bord y passe, des grandes nappes damassées du service de gala de l'amiral aux li­quettes, comme le dernier drapeau blanc sur une place prise d'assaut sera la chemise d'un soldat sur la Casbah d'Alger. 90:224 On se bat de près, à quelques dizaines de mètres, le Héros opposé au *Superb* de Hughes. L'épaisseur de la fu­mée diminue, car les Anglais ne tirent plus, et ils voient en émerger, dressée sur l'eau au vent à eux, une apparition fabuleuse, mais bien réelle car elle crache des boulets, un édifice de blancheurs qui palpitent aux vents de la mer et des canons, une cathédrale toute blanche. Sur le gaillard d'arrière du *Superb,* Hughes met chapeau bas, dignement salue, et désignant à ses officiers sur celui du *Héros* un gros homme dépenaillé qui va et vient pres­tement, car sa masse ne l'empêche pas d'être leste comme un matelot : « *Messieurs, regardez cet homme et ne l'ou­bliez pas* *: vous n'en trouverez jamais qui soit plus brave.* » Puis il ordonne de reprendre le feu. \*\*\* Je ne rapporte cet hommage d'un Anglais, pourtant ennemi de l'emphase, que pour dire la bravoure de Suffren. Il n'est rien au regard de la louange que lui vaut sa réaction magnifique : « COUVREZ MON VAISSEAU DE PAVIL­LONS BLANCS ! » « *Le plus beau cri de l'Ancien Régime* »*,* écrit La Varende qui l'a placé en épigraphe et deux fois dit dans son texte (*Suffren et ses ennemis,* Éditions de Paris, 1948), ému « *à un point indicible et sans doute ridicule *», non pas, et c'est fausse pudeur, respect humain mal venu car on n'a pas à craindre le jugement des cœurs placés bas et des esprits débiles. Le commandement de Suffren, venu de l'ancien régime, traverse les siècles pour faire vibrer les fils de bonne mère, et ESPÉRER. Car viendra bien un jour qu'un Ca­pétien ordonnera : « Couvrez mon pays de pavillons blancs ! » -- et sera obéi. André Guès. 91:224 ### Suite des aventures de mer... et autres par Bernard Bouts #### La Perla Certainement, l'*Étoile* du Jour mise à part, l'*Élisabeth* est le plus beau bateau qu'il m'ait été donné de voir ; et pourtant, remontant les années, je me souviens d'une superbe coque, la *Perla,* goélette d'une centaine de tonnes qui avait navigué sur les côtes de l'Amérique du Sud jusque dans les années 1945-46. Pendant la guerre de 39 elle avait fait régulièrement la route fatigante de Como­doro Rivadania, en Patagonie, et même plus au Sud, jus­qu'à la Terre du Feu ([^41]), puis son propriétaire la mit au transport du sable dans le Rio de la Plata et enfin elle prit sa place dans la file des bateaux retraités, aux rives du Rio Lujan. Elle ne mourut qu'en 1961 de la façon très banale que je vais raconter. D'où vient qu'un bateau a des profils de carène plus beaux qu'un autre ? Le constructeur est parfois le même, les dimensions sont les mêmes, c'est un mystère. Malgré tout, rien, dans cela, n'est subjectif : il y a des connais­seurs, ils ne se trompent pas. Bien entendu il s'agit d'un prototype. Les copies exactes sont aussi très belles et pourtant on dit qu'il n'y a pas deux bateaux pareils. 92:224 Mais on dit tant de choses ! Or, même pour les grands navires et malgré toute la science des architectes navals il y a des surprises : un certain paquebot allemand vibrait tellement à l'arrière qu'il ne put jamais donner sa vitesse de croi­sière. Tel autre, le Queen Mary si je ne me trompe, re­tourna en chantier aussitôt après son premier voyage pour remodeler ses formes. On parle d'un grand quatre-mâts de l'époque 1900, apogée de la voile, qui ne put jamais virer de bord ! Pour les petits voiliers il y a d'autres considérations : l'amour-propre de l'armateur qui ne permet pas de reco­pier exactement le même dessin, les exigences d'une cer­taine charge à laquelle le bateau est plus spécialement destiné, et puis des questions économiques. Nous ne parlons ici que de la coque, mais si nous voulions éplucher les détails du gréement, il y a tant de concepts, et ne m'en­levez pas le mot concept, S.V.P., j'y tiens à cette place, de problèmes de forces et de grosseurs et de finesses que nous n'en finirions pas. *Perla,* quand je l'ai connue, posée sur l'eau d'une ri­vière comme une belle demoiselle au milieu d'un salon, semblait abandonnée. Nous montâmes à bord, Olav et moi. Le pont, de sapin, était pourri mais le reste semblait en bon état. Son avant était comme une forteresse ; l'élance­ment ni trop ni pas assez, avait une forme unique, avec une étrave d'une rare élégance. Les sorties d'eau merveil­leuses, la plage arrière, avec sa barre franche, un rêve d'harmonie et de grâce. Les épaules étaient robustes. La taille de sa muraille, légèrement courbe, s'adaptait parfai­tement aux fesses. En un mot elle était harmonieuse de bout en bout. A l'intérieur, la main courante de la descente était joli­ment sculptée à ses extrémités et quelques boiseries avaient encore leur vernis. Nous remarquâmes que la cabine du capitaine était *plus grande à l'extérieur qu'à l'intérieur*. Olav, l'ancien gabier, en savait long sur ces différences : il alla droit au placard qu'il ouvrit facilement. C'était une penderie à double fond ; la deuxième partie, qu'entre nous on appelle « le coffre à Louise » sans doute pour ne pas dire « le coffre aux Louis », était habilement dissimulée par douze petits panneaux dont dix fixes et deux à glis­sière. Dieu sait ce que cette cachette avait pu abriter ? Affaires personnelles du capitaine, papiers confidentiels de l'armateur ou plus simplement la petite contrebande ? 93:224 Comme Olav voulait refermer, l'une des glissières lui resta dans la main ; il nous fut impossible de la remettre en place. Je l'emportai sans scrupule et j'en fis par la suite un petit tableau qui doit encore se trouver dans ma collection. J'étais si enthousiasmé par les belles formes de *Perla* que je pensai à l'acheter ; mais d'abord elle était vraiment trop grande pour moi et puis il y avait de gros frais : le pont, les mâts, toute la voilure étaient à refaire. Enfin son propriétaire était en voyage et j'avais déjà des vues sur l'*Étoile du Jour.* Auparavant j'avais visité tous les fonds de ports, tous les cimetières de bateaux ; j'avais écrit à des amis aux quatre coins du monde et reçu les offres les plus bizarres : les uns étaient pourris, d'autres trop grands ; d'autres, vilains à faire peur. Un moment je fus tenté par un trois mâts ! La plupart étaient bourrés de dettes : l'un servait de restaurant depuis un demi-siècle ; un autre avait été, à San Francisco, Californie, le domicile du fondateur des Hippies, il ne flottait que de l'avant, l'arrière reposant sur le bord de la route, ouvert comme une porte cochère. Un autre était prisonnier de la douane à Ushuaia et quelques « Motor Sailers » pour touristes, en bon état mais guère de mon goût et trop chers, étaient en vente aux Antilles ou à Miami. Quand j'entrai dans le Rio de la Plata pour la première fois avec l'*Étoile du Jour,* je remontai le Rio Negro jusqu'à la ville de Mercedes. Un peu à l'écart, non loin d'un pont, sous les grands arbres d'une île sableuse, je reconnus la *Perla*. La pauvre semblait à bout de forces : plus un cordage, plus un hauban. Les mâts à moitié tombés. Peut-être y avait-il eu quelques velléités de réarmement, puis l'on en était resté au désarmement. Mais la coque aux formes pleines était toujours altière, superbe dans sa vétusté. Les bateaux ne vieillissent pas comme les dames, ils gardent les formes de leur jeunesse même sans fard et sans orne­ment. On me dit que son propriétaire et capitaine l'avait ramené ici l'année précédente, à son port d'attache, dans son pays, et qu'il y habitait, tout seul. On me dit aussi qu'il traversait tous les matins le bras de rivière dans son youyou pour acheter son pain et quelques aliments aux plus proches magasins du quai. 94:224 Mais, ce jour-là, je l'attendis vainement. Il ne vint pas. J'appris l'après-midi qu'on l'avait trouvé mort dans son bateau. C'était un très vieil homme. Je ne l'ai jamais vu mais j'ai pour lui le plus grand respect : il a toujours refusé de mettre un moteur à son noble voilier, il l'a accompagné jusqu'à la limite du possible, jusqu'à la mort, sans amertume, m'a-t-on dit, sans se plaindre jamais. La *Perla* ne lui survécut que quelques jours : pendant que le conseil municipal et le capitaine du port discutaient de sa démolition, elle s'enfonça doucement dans l'eau, légè­rement inclinée vers l'île, ses mâts mélangés aux arbres, et comme, dans cette position, elle ne gênait ni le trafic fluvial ni le tourisme, ces messieurs l'oublièrent. Je ne fréquente guère les épaves. Je sais seulement que ses membrures et ses bordés étaient en bois durs, rivetés en cuivre. Peut-être retrouvera-t-on un jour la *Perla* à demi ensablée, dans cent ans, dans quatre cents ans, qui sait, dans mille ans ? Y aura-t-il alors quelqu'un pour dire : « Bon Dieu quelles formes ! Ils s'y connaissaient dans ce temps-là ! #### Mirages L'*Étoile du Jour* allait entrer dans le port de La Plata, en Argentine, mais on ne voyait pas encore la côte. Nous avions passé la journée, par faible brise, sur ce fleuve aux eaux mauves ou ocres, selon la lumière, et qui a près de soixante kilomètres de large en cet endroit. Vers le soir, avant le coucher du soleil, le vent tomba tout à fait. Alors on vit la ville de La Plata qui venait à notre rencontre, resplendissante de blancheur, mais à l'envers, la tête en bas et très au-dessus de la ligne d'ho­rizon. Elle disparut peu à peu, en même temps que le soleil, dans un ciel limpide, et le rayon vert brilla un ins­tant d'un étrange éclat, comme une grosse étoile. 95:224 L'équipage regardait sans rien dire. On dîna tranquille­ment. Plus tard, vers neuf heures, le vent se leva du Nord, par notre travers tribord, selon notre route. *L'Étoile du Jour* approcha rapidement du but. A minuit nous mouil­lions en face de La Plata, au milieu d'une dizaine de cargos et d'une quantité d'autres feux, sans doute des remor­queurs attendant le jour pour reprendre le travail. Nous n'osions nous enfiler de nuit dans le long canal de ce port artificiel, tout encombré de vase. Nous craignions l'inter­vention des gabelous et autres « autorités » qui avaient la réputation d'être plus bêtes et donc plus terribles ici qu'ailleurs. Il y avait un peu de clapot par cette belle brise chaude. Le bateau tanguait et roulait à la fois. Après avoir établi les feux réglementaires, et un peu plus, je m'endormis sur le pont et fis un rêve. Je me trouvais dans une campagne verdoyante traversée par une ligne téléphonique. Pas un village, pas une mai­son. Je devais suivre cette ligne, poteau après poteau, pour arriver enfin, m'avait-on dit, au Paradis. Je marchai toute la journée, non sans penser que là-haut, dans les fils, les gens parlaient. « Allô... Comment allez-vous ? ... 17,95 est mon dernier prix... je n'ai pas de rabais... elle va bien aussi, merci... douze vaches... le dollar a monté... Il s'est cassé la jambe... » Je riais en pensant aux conversations là-haut, dans les fils. Parfois je mettais mon oreille contre un poteau pour entendre le murmure du vent. Et je marchai toute la nuit aussi. Le plus surprenant du rêve c'est que je ne me fatiguais pas et que je n'avais pas faim ; dans les rêves on ne s'aper­çoit pas de ces détails. Peu à peu la campagne verdoyante fit place à une brousse sèche. Je marchais toujours, espérant voir enfin le bout de la ligne, et le Paradis. A la brousse succéda le désert. Des dunes et des dunes de sable dur. Je marchais aisément. La ligne des poteaux escaladait les dunes, tout droit, toujours tout droit. A chaque hauteur je perdais l'espérance du creux précédent, car dans les creux on s'imagine qu'il y aura quelque chose derrière la hauteur suivante ; mais rien, rien. Après des kilomètres et des kilomètres de sable dur, je trouvai du sable mou. La marche devint pénible. Je me couchai au pied d'un poteau pour dormir, mais le vent se leva si furieux que le sable me fouettait et je dus me lever. Alors j'aperçus au loin un village blanc. Oubliant aussitôt la ligne téléphonique, et le Paradis, je marchai contre le vent et le sable vers ce village, mais à mesure que j'avançais il reculait. 96:224 Il se perdit dans un nuage de sable volant. Je voulus retourner à ma route, mais je ne voyais plus les poteaux. Or là, devant moi, tout près, une oasis. Je marchai vers l'oasis. J'avais soif. L'oasis disparut comme le village. C'était un autre mirage. Au loin, sur les crêtes où le sable courait, la ligne des poteaux m'apparut soudain. Je me dirigeai de ce côté mais les poteaux devenaient de plus en plus petits, jusqu'à n'être plus que des brins d'herbe. Hélas ! cette herbe elle-même était encore un mirage... Alors je me mis à crier : « N'y a-t-il personne ici ? » et j'entendis une voix qui répondait : « N'y a-t-il personne ici ? » Le vent tomba. Je me réveillai au pied du poteau où je m'étais endormi. « Le poteau étant rond, je me dis, il n'a pas de nord » et je ne savais plus dans quel sens reprendre la ligne. J'étais là, en train d'hésiter, le soleil juste au-dessus de moi, quand un oiseau passa comme une flèche. Il suivait les poteaux, je suivis dans le même sens... Peu à peu je vis que je ne marchais plus sur le sable mais plus haut, de plus en plus haut, à la hauteur des fils, plus haut que les fils, et pendant que les fils et les poteaux continuaient au sol je continuais en l'air et me disais : « Tu as pris la tangente. » Alors, devant moi, il y eut une grande lumière. Un halo de lumière blanche aveuglante, si, belle, si belle que j'oubliai toutes mes fatigues, les dunes, les poteaux, et je me mis à courir... Sur le pont de l'*Étoile*, le jour commençait à poindre. Je dormais encore malgré le bruit du clapot, le vent, les sirènes des cargos, et tout en dormant je me disais « Pourvu que je ne me réveille pas, elle est si belle cette lumière. » 97:224 #### Contrebandes Il y a partout, dans tous les ports, des histoires de contrebande plus ou moins vraies, toujours les mêmes, d'une déconcertante banalité. Viande de vache pour les Guyanes ; ressorts de montre vers Santos ; sans compter la toute petite contrebande à l'échelle « bas de femmes » ou « carton de cigarettes » passant, la nuit, d'un cargo panaméen aux mains d'un inoffensif pêcheur à la ligne... Quelques-uns de mes compagnons auraient bien voulu en faire, mais ils ne savaient qu'acheter, où, quand, com­ment, et surtout à qui revendre. Quant à moi j'avais bien assez de faire passer mes tableaux : marchandise, pour­tant, on ne peut plus légale. Mais c'était une nouveauté pour les douaniers : « Des tableaux ? » Je voyais leurs yeux se perdre dans l'infini. « Ah ! vous voulez dire des « câ­dres » ? » Du coup ils avaient compris. « Mon oncle, qui était marin, a rapporté d'Italie un cadre qui représentait « le bain des nymphes », une vraie photo, je vous le dis. » Et mes tableaux passaient sans plus de mal. Par contre ils reniflaient mon whisky. J'achetais, cha­que fois que je passais à Montevideo, c'est-à-dire tous les ans, la caisse de whisky à laquelle on a droit dans cet unique port franc de l'Amérique du Sud. On a droit aussi à quelques boites de lait en conserve et autres bricoles, mais, évidemment, il est défendu de les revendre. Or, un jour, mes amis décidèrent d'acheter deux caisses de whisky, moyennant je ne sais quelles manigances, dans le but d'en revendre une en Argentine. Mais le shipchandler leur livra une caisse de whisky et une de vin du Vésuve, invendable, ou si mal... Finalement c'est moi qui payai la caisse et elle resta à bord. Mais d'autres bateaux, qui avaient également com­mandé du whisky virent avec stupeur arriver du vin du Vésuve, à croire que la douane avait mis la main sur toute une cargaison de Lacrima Christi. Chacun de mes quatre compagnons en acheta en douce une caisse et c'est ainsi que nous eûmes cinq caisses du bon vin italien. Il s'en alla, ma foi, assez vite, à la régalade. \*\*\* Il y avait aussi, entre l'Uruguay et l'Argentine, des ba­teaux spécialisés. Je n'ai jamais bien compris ce que ces pauvres bougres pouvaient transporter, oignons, piment ou parfums, dans ces petites péniches reconnaissables à trois milles de distance mais qui avaient un talent extraordi­naire pour disparaître subrepticement. 98:224 Un jour je mouillai à l'entrée de l'un des bras du delta du Parana dont j'ai parlé, mais dans les eaux argentines. En face, l'immense Rio Uruguay avec ses bancs de sable, ses îles plates, son canal dragué et balisé pour les navires. C'est la frontière entre les deux pays. J'étais, pour une fois, seul à bord. Tout à coup je vis sortir des joncs une vedette de la police. Une petite vedette montée par quatre hommes armés de carabines et un officier. Ils visitèrent mon bateau, s'étonnèrent des tableaux, et deux d'entre eux s'installèrent à bord cependant que les autres retournaient se cacher dans les joncs. « Voici, me dit l'officier. Nous attendons un bateau chargé de contrebande. Nous allons l'attendre à votre bord, ils se méfieront moins. » Je compris qu'ils me croyaient de connivence avec les contrebandiers. Le soir vint. Je voulus, comme c'est la règle, hisser mon feu de mouillage. L'officier me l'interdit formellement. Que faire ? Je n'avais nulle envie de voir ma coque percée comme une écumoire ; il ne me restait qu'à prier tous les saints patrons protecteurs des contrebandiers -- ils sont nombreux -- d'écarter ceux-ci de notre route. Hélas, notre route était la leur. La police savait très bien ce qu'elle faisait ; ses renseignements étaient bons. Le bateau attendu arriva. Nous le vîmes de loin qui venait droit d'en face en passant par-dessus les bancs. C'était une plate, réellement très plate. Décidé à tout faire pour l'empêcher d'approcher, je profitai de ce que mes deux gardes, accroupis derrière le pavois de bâbord, avaient les yeux fixés sur l'ennemi, pour aller à l'avant ; je me penchai par tribord et j'allumai trois fois ma lampe torche. Le contrebandier stoppa immédiatement. Il se trouvait à peu près sur le banc qu'on appelle du « naufragé », avant le canal dragué et par conséquent encore dans les eaux uruguayennes. Malgré la distance on l'entendit mouiller à grand bruit de chaîne, mais on ne le voyait plus, parce qu'il faisait maintenant tout à fait nuit. Et sans lune. Ils établirent leur feu blanc réglementaire. Mon officier rageait. 99:224 Je m'en fus dormir, mais depuis bien des années je ne dors que d'un œil et une oreille. L'officier et son homme se relevaient à la veille : « Il y est toujours ? » « *Si comandante. *» J'entendais, et je riais sous cape car je sa­vais bien ce qui allait se passer : pour cette fois, les balles ne perceraient pas ma coque ! Le jour vint lentement, comme se traînant dans les brumes. Le fanal du contre­bandier était toujours là... au bout d'un espar fiché dans le sable, dans l'eau peu profonde, mais il y avait belle lurette que la péniche était partie... à la gaffe. Les joncs qui s'ou­vrent se referment aussi, sans laisser de trace. #### La navigation « Ah ! nous disaient nos visiteurs, comme cette vie sur l'eau doit être agréable ! » A quoi je répondais inva­riablement : « Excusez-moi, Monsieur, Madame, ça n'est pas « agréable ». C'est le cadre qui convient à notre con­ception de la vie, c'est le moyen de nous introduire dans la civilisation maritime, mais « agréable » n'est pas tout à fait le mot. Au port, avoir à surveiller incessamment le bateau devient une obsession : un bateau de cette taille ne doit pas rester seul. Il y a le travail du bord qui n'arrête jamais. Coudre les voiles, peindre, poncer, calfater, nettoyer, chan­ger les filins, mettre la voilure à sécher, arranger quelque chose dans la mâture, vider la sentine... » Revenant de terre, la nuit par exemple, on trouve par­fois le canot à sec, collé dans la vase, ou bien rempli d'eau de pluie ; ou bien un « voisin » l'a emprunté et oublié de le remettre à sa place. Une fois, j'avais été invité à une soirée dans un club. Je ne vais jamais à ces choses mais il y a parfois des obligations. C'était à Rio de Janeiro. Je mis un costume propre, cravate, souliers, parfait. Or une houle arrondie s'insinuait jusqu'au fond de la baie. Peu de chose. Je n'avais jamais cru qu'elle pût grossir au point de déferler ! Sautant dans le youyou j'ai ramé vivement vers le petit bassin mais, tout à coup, j'ai vu à côté de moi une vague énorme qui se dressait... ! 100:224 J'ai fait face comme j'ai pu mais le canot a été rempli aux trois quarts. Une seconde vague m'a mis cul par-dessus tête. Je me trouvais donc à l'eau, en face de la pointe du môle où je risquais d'être écrasé : le ressac était devenu violent. Je rattrapai mes avirons et poussai le canot le plus rapidement possible vers le bassin où j'arrivai sans casse, mais épuisé. Que faire ? Aller à la fête dans cet état ? Retourner à bord contre les vagues ? Non, la « vie sur l'eau » n'est pas toujours *agréable.* En mer, tout va bien tant qu'il fait beau ; mais nous savons que le temps changera. Même sans mauvais temps, une forte brise rend pénibles les manœuvres les plus simples. Par gros temps, alors, cela devient très dur ; mais c'est, au fond, ce qui nous plaît : triompher de nous-même et des éléments. Essayer de rester aussi calme, aussi précis que par beau temps ; avoir beaucoup de patience. Prévoir. Ah ! savoir prévoir ! Et, comme il s'agit d'un travail d'équipe, être à la place qu'il faut au moment opportun. J'ai vu entrer au port, une nuit, le bateau de course réputé le plus rapide du monde. Il y avait cinq hommes à l'avant, en train d'en regarder un sixième occupé à préparer l'an­cre. Et tous discutaient... Ceci n'est pas bon. A bord de l'*Étoile,* on ne discutait pas. Ni politique, ni religion, ni manœuvre, ni argent ; et nous avions un truc : aussitôt que l'un d'entre nous donnait des signes de vouloir discuter on lui disait : « t'as bom » ce qui veut dire à peu près : « C'est bien, c'est bon, t'as raison. » S'il récidivait je me trouvais obligé de le débarquer au prochain port. C'est arrivé deux fois. A chacun de savoir ce qu'il avait à faire et d'obéir à sa discipline personnelle. Car la discipline, à bord d'un voilier, commence par soi-même. J'avais deux manières : celle du beau temps et celle du mauvais temps. Par beau temps je laissais à celui qui se trouvait à la barre le soin de prendre toutes les décisions, par exemple tirer un bord, hisser une voile, prendre des ris, border, filer, etc. Et pour la nuit il y avait un tube acoustique de mon lit à la chambre à cartes, à portée de l'homme de barre, pour qu'il puisse m'avertir de ce qui se passait là-haut, sans avoir à monter inutilement sur le pont. 101:224 Il ne faut pas se laisser surprendre par le mauvais temps. Il faut prévoir et prendre d'avance les mesures nécessaires. Une fois dans la bagarre il n'y a généralement plus rien à faire qu'à aller dormir, cuisiner ou prendre son quart à la barre. Mais si, par hasard, il est nécessaire de réduire encore la toile ou réparer quelque chose ou modifier la route, alors le « mestre » doit dire : « Faites comme ceci et comme ça. » Un point. Tout le monde a compris. Au fond, le capitaine, à bord d'un voilier, est comme un chef d'orchestre. Il bat la mesure. Bien entendu les loups de mer savent tous que le moment va venir de virer de bord ; mais il faut quelqu'un qui donne le top. Les jeunes, les novices, n'ont qu'à suivre le mouvement. On raconte qu'au temps des grands « clippers », un beau quatre mâts, vers le Cap Horn, se trouva dans l'obligation de virer de bord, sous peine d'aller à la côte. C'était au début d'un coup de vent. Le capitaine prit les dispositions qu'il jugeait nécessaires et donna l'ordre de virer. A ce moment le second se précipita presque à genoux, le sup­pliant d'établir une certaine voile sans laquelle « le navire ne virerait pas ». Le capitaine lui répondit : « Le bateau a déjà viré dans des circonstances analogues, il faut virer immédiatement. » Il s'en suivit une petite discussion pen­dant laquelle la mer grossit très vite. Enfin le capitaine tint bon et donna de nouveau l'ordre de virer. Or le bateau ne vira pas. Il retomba du même bord. Une vague balaya le pont et enleva trois hommes dont le capitaine. Le second prit le commandement, fit établir la voile en question, recommença la manœuvre et le bateau vira. Donc, apparemment il avait raison. Rentré en Angleterre, le second passa en jugement, comme toujours dans ces cas-là. Le jury, composé de vieux capitaines ; donna *tort* au second. Voilà qui paraîtra bien injuste, et pourtant : « Si vous n'aviez pas discuté, lui dit-on, il ne pouvait se passer que deux choses : ou le bateau virait et le capitaine avait raison, ou il ne virait pas et vous aviez raison. Mais nous sommes en droit de penser que le bateau aurait pu virer sans établir cette voile quand la mer était encore maniable. C'est votre discussion qui a retardé la manœuvre. » 102:224 En général il n'y a aucun intérêt, pour le bien commun, à ce qu'un équipier donne une opinion différente : il contrarie les autres, il contrarie la manœuvre, et il est bien probable qu'il se trompe. Il est rare, au contraire, que le « mestre » se trompe. Il en a vu d'autres ! Mais dans le cas, très rare, où il y aurait deux solutions, il vaut mieux laisser faire le patron que de troubler « l'harmonie » d'une manœuvre. Un matin, de très bonne heure, l'un de nos jeunes com­pagnons, inexpérimenté mais tout plein d'idées, établit je ne sais quelle bouline ou retenue de son invention. Du fond de la cale j'entendis quelque chose d'anormal. Je passai la tête et je lui dis : « Non, on ne peut pas faire ça. » Le jeune garçon alla confier à mon ami Alvaro : « Sur ce bateau, on ne peut pas avoir d'initiative ! » J'essayai de lui expliquer qu'il en est ainsi dans tous les métiers : il est très rare qu'on invente quelque chose, parce que toutes les possibilités ont été étudiées depuis longtemps ainsi que les meilleures manières d'agir dans tel ou tel cas, et que, justement, le fin du fin est d'ap­prendre à connaître *toutes* ces possibilités et *toutes* ces manières et savoir s'en servir adéquatement et rapidement. Mais il était de ces garçons qui sont vieux avant d'avoir été jeunes, comme certains vins ; ils se croient capitaines avant d'avoir été mousses. La vanité ne mène pas loin. Voilà l'une des raisons de la séparation, souvent très arti­ficielle, entre « jeunes » et « vieux ». La vanité. Si tout le monde avait à lutter contre les éléments à bord d'un voilier, on verrait les différences s'amenuiser comme par enchantement. Il ne faut jamais dire « de mon temps » et je n'approuve pas les personnes qui se croient obligées de vous infliger les avantages de « leur temps », c'est-à-dire probablement leur jeunesse, par comparaison avec les inconvénients du temps présent. « De mon temps il pleuvait moins. » Eh bien, tant mieux. Le temps de chacun est l'instant ; mais il s'agit de faire, de ces instants, une vie ! A bord de l'*Étoile du Jour*, je n'ai que très rarement remarqué de ces différences. Au point de vue de l'aspect physique, oui, bien sûr, quoique les « jeunes » -- pas toujours -- soient plus lestes et plus forts, les « vieux » étaient plus endurants. Ceux qui manquaient d'expérience avaient recours aux plus expérimentés, quel que fut l'âge des uns et des autres. 103:224 Jeunes et vieux, à la barre, deve­naient presque majestueux. Par contre ils s'amusaient des mêmes choses et je ne vois aucune raison pour qu'un vieil homme ne s'amuse pas ! Le Joao qui fut notre compagnon le plus âgé (Joao de Albuquerque junhor, je dis, non Joao Vasconcellos) était très agile. Un jour il monta au grand mât par le transfilage de la voile et, se cachant derrière le pic, il criait : « Houhou ! Alvaro, tu me vois ? » Il ne nous est jamais venu à l'idée d'établir deux clans, à quelque point de vue que ce soit. Il n'en est pas toujours ainsi à terre, ce me semble ! A qui la faute ? à ceux qui se croient vieux à trente ans ? ou à ceux qui répètent dix fois par jour « de mon temps » ? Les uns et les autres sont sclérosés moralement. Moi je vous dis : si un homme, malgré une vaste expérience de la vie et des tempêtes, ne sait pas rester un gamin, par­donnez-moi, il est foutu ! Je ne veux pas dire qu'il faille, pour « être de son époque », suivre toutes les modes et sauter sur toutes les innovations ! Mais je ne crois pas non plus qu'il n'y ait aucun « choix » à faire parmi les traditions dont quelques-unes -- très rares il est vrai -- n'ont pas de raison d'être. Quelques personnes ne comprenaient pas notre point de vue. Un jeune homme me dit un jour. -- « Si vous aimez les vieilles choses, pourquoi avez-vous une montre de bord dernier cri, des jumelles dernier modèle, pourquoi au lieu de votre sextant moderne n'avez-vous pas un astrolabe du temps des Arabes, pourquoi avez-vous un moteur ? » -- « Si je n'aimais que les vieilles choses, lui répondis-je, vous ne seriez pas à bord. Le mât d'avant, il est neuf, lui aussi... » Nous nous servions du moteur pour certaines entrées de port, pour remonter des rivières ou, parfois, en mer, par manque de brise. Mais sa seule présence invitait à s'en servir inutilement, au détriment du « sens marin ». Il est plus facile de presser le bouton de la radio que d'apprendre à jouer de la guitare, pas vrai ? Nous avions une radio, un poste récepteur, dont nous nous servions surtout pour prendre l'heure de Greenwich ou de Washington, c'est-à-dire bien rarement. Nous écou­tions aussi parfois de la musique, mais nous avons souvent parlé de gréer des sortes de harpes éoliennes : des Gables fins raidis comme des haubans, pour qu'ils vibrent au vent. Seul le problème de la sourdine nous empêcha de mettre ce projet à exécution ! 104:224 Confessons qu'aucun d'entre nous n'aimait le bruit. Passe encore celui de la mer et du vent, qui est comme un silence. Mais la plus fatigante et bruyante des musiques était celle du moteur. Nous comptions sur lui pour-nous faire remonter les quelque 3 000 kilomètres du Rio Parana et du Paraguay, de Buenos Aires à Asuncion, mais trois jours de ce bruit et des nuées de moustiques nous firent vite redescendre le fleuve. Tant pis pour nos illusions. Comment faisaient donc, autrefois, les voiliers venus d'Europe, pour remonter ces fleuves tel le Parana et le Paraguay, sans vent, contre le courant et même contre quelques rapides ? Les rives étaient le plus souvent inhos­pitalières, couvertes d'arbres qui rendaient le halage im­possible. La technique traditionnelle était la « Pia ». En fran­çais, la « Toue » : cela consiste à porter, avec un canot de quatre ou six avirons, une ancre et une aussière à mille mètres en amont. Le canot revenait à bord et l'équi­page virait au cabestan. Ils remorquaient ainsi plusieurs bateaux à la fois. Arrivés au-dessus de l'ancre ils en mouillaient une deuxième et recommençaient la manœuvre et même, quand le courant n'était pas trop fort, ils avaient plusieurs canots pour faire le va-et-vient. Les personnes pressées auront du mal à comprendre, mais tout est relatif : les passagers et les équipages sa­vaient qu'il leur faudrait, par exemple, trois mois. Ils organisaient leur vie en conséquence. Je donne à parier qu'ils ne se faisaient pas autant de bile que nous, aujour­d'hui, en dix heures d'avion. Dans le Nord du Brésil, au contraire, où règnent les Alizés, on navigue beaucoup et très loin, à la voile, sur les fleuves. Mais ne croyez pas que l'Amazone, avec ses cou­rants rapides, ses coudes brusques, ses bancs de sable, soit agréable à la voile. 105:224 Et il arrive un moment où la « Toue » est nécessaire. L'aviron, le « touage », la voile, le moteur, à votre choix. Nous avons choisi le vent. Nous allons où va le vent et, même, il nous est arrivé de rester longtemps en mer, sans but ni raison. Cela rendait perplexe le capitaine de port : « Un rôle pour l'Est ? Quel est ce port ? » -- Nous allons vers l'Est pour le plaisir de naviguer, mais nous reviendrons dans quinze jours. Le pauvre homme nous regardait d'un air soupçonneux : -- Vous allez à la pêche ? -- C'est cela. Nous allons à la pêche. Véritable histoire de sourds. « Ah ! je croyais que vous alliez à la pêche ? -- Non, nous allons à la pêche. » Ce genre de quiproquo n'est pas réservé à la navigation La peinture s'y prête aussi : -- Vous êtes peintre ? -- J'essaye de peindre des tableaux. -- Quel est votre genre ? -- Voyez. -- Je vois. Mais moi je vois les yeux du critique se perdre dans l'infini, comme j'ai vu se perdre dans l'infini les yeux du capitaine de port et ceux du douanier... Bernard Bouts*.* 106:224 ### L'œcuménisme de Chantilly par Louis Salleron CURIEUX, ce « sommet œcuménique » qui s'est tenu pendant quatre jours au Centre culturel et religieux des Fontaines, à Chantilly, vers la mi-avril. D'où est venue l'initiative ? Nous ne le savons pas. Mais la réunion était composée des représentants du Conseil des Conférences épiscopales d'Europe (C.C.E.E.) que préside Mgr Etchegaray et de la Conférence des Églises européen­nes (KEK) que préside le pasteur Appel, président de la Confession d'Augsbourg d'Alsace. Il y avait 80 partici­pants : 40 évêques catholiques et 40 évêques, pasteurs ou théologiens anglicans, protestants et orthodoxes, tous euro­péens de l'Atlantique à l'Oural, c'est-à-dire d'en deçà et d'au-delà du rideau de fer. On notait l'absence des repré­sentants de l'Espagne et du Luxembourg (catholiques), de l'Albanie (sans Église) et de la Lituanie (catholique). Thème de la réunion : l'Unité et la Paix. Un message aux chrétiens de l'Europe exprima les idées communes des participants. Trop long pour être reproduit ici, le dernier paragraphe en indique suffisamment l'orien­tation : « Nous demandons à tous ceux qui s'engagent sincèrement au service de la paix et de la dé­tente, de la sécurité et de la coopération en Europe, de ne pas se résigner devant les difficultés du chemin, et d'entreprendre de nouvelles démarches faisant suite aux démarches déjà faites à Helsinki et à Belgrade. 107:224 Poursuivons pa­tiemment l'exploration de nouvelles possibilités de nous engager davantage encore pour les droits de l'homme. Encourageons surtout ceux qui cherchent à obtenir des solutions non violentes dans les situations où la violence est pratiquée sous prétexte d'antagonismes confessionnels. « *Que le Seigneur de la paix vous donne en tout la paix de toute manière* » (II Thess. 3. 16). » On voit que la politique n'était pas oubliée. Le jeu de cache-cache continue entre communistes et occidentaux autour d'Helsinki et des droits de l'homme. L'unité dans l'ambiguïté semble satisfaire tout le monde. L'œcuménisme ajoute à l'ambiguïté politique l'ambiguïté religieuse. Les seuls excommuniés demeurent les catholiques fidèles à Rome et les orthodoxes fidèles à l'orthodoxie. Chantilly, haut lieu de la Compagnie de Jésus, rivalise désormais avec Taizé. Quatre jours, c'est long. Que s'est-il passé pendant les quatre jours du sommet de Chantilly. Nous ne le saurons que plus tard. La conférence de presse tenue à Paris le 14 avril par le docteur Williams, pasteur baptiste, pour la KEK, et le Père Huot-Pleuroux pour le C.E.E.E. nous laisse sur notre faim. Selon *Le Monde* des 16-17 avril : « A la grande surprise de tous, le message aux chrétiens d'Europe a été accepté à l'unani­mité, sans poser de difficultés, *a déclaré le pas­teur gallois,* et, s'il ne contient pas de grandes vérités nouvelles, il indique néanmoins que quel­que chose d'extraordinaire s'est passé. » « *Ce* « quelque chose » *a consisté d'abord, selon le pasteur Williams, à se regarder, à as­sister aux liturgies réciproques -- souvent pour la première fois -- pour se rendre compte fina­lement qu'* « un évêque catholique peut avoir la foi » *et qu'* « un pasteur protestant n'est pas forcément le diable incarné ». » Reconnaissons qu'effectivement il y a là quelque chose d'extraordinaire et qu'il ne fallait pas moins qu'un sommet œcuménique pour parvenir à un tel résultat. Nous-mêmes, loin du sommet, nous nous ébaudissons de cette décou­verte : un évêque catholique peut avoir la foi. Le pasteur baptiste s'en porte garant. 108:224 Cependant, sous la plume de M. François Simon qui semble avoir assisté au sommet, *le Monde* du 15 avril nous apporte quelques informations complémentaires. Son article se termine par le paragraphe suivant, réplique précise au dernier paragraphe du Message aux chrétiens d'Europe : « Décourager le commerce des armes, aider à surmonter les inégalités existantes, plaider pour un nouvel ordre économique, s'opposer aux abus de pouvoir, telles sont les grandes lignes d'un programme approuvé par la conférence de Chantilly et que l'évêque allemand \[Werner Krusche, protestant est-allemand\] conclut en ces termes : « *La paix sur la Terre est quelque chose qui coûte très cher. Aussi, dans l'intérêt de cette paix, celui qui a reçu la paix du Christ doit-il y mettre le prix.* » Quel prix ? Sans doute la soumission à l'ordre soviéti­que. En tout cas, le « politique d'abord » est à l'honneur. L'œcuménisme proprement dit n'a pas été oublié pour autant. Selon M. Simon, le professeur Zabolotsky a tenté d'esquisser les grandes lignes d'un minimum doctrinal ac­ceptable à tous, mais sans recueillir « semble-t-il » l'assen­timent complet de l'assemblée. « Sans doute est-il trop tôt encore pour définir ce Credo œcuménique dont M. Jean Delumeau parlait dans son livre *Le christianisme va-t-il mourir ? *» Butant sur les problèmes « du magistère et de la primauté du pape », les congressistes « ont plutôt mon­tré la volonté d'aborder le problème de l'unité selon un mouvement ascendant qui partirait de l'échelon local avant d'atteindre le grand rassemblement international ». Là est bien, en effet, la grande idée de l'œcuménisme actuel. Les réunions de théologiens sont dans l'impasse. Il est temps de relayer la doctrine par l'action. C'est l'heure de la *praxis.* Faites donner les communautés de base ! 109:224 Mgr Elchinger s'en cache moins encore aujourd'hui qu'hier. Dans *Les dernières nouvelles d'Alsace* du 19 avril, Jean-Louis English a recueilli ses confidences, ainsi que celles du pasteur Appel, l'un et l'autre étant strasbourgeois. Bornons-nous à notre évêque : « La grande découverte de l'évêque de Stras­bourg fut d'une part « *la foi profonde *» de ses frères-évêques des Églises de autre côté du ri­deau de fer, et d'autre part « *la pédagogie de la foi des orthodoxes *». « *Nous avons une caté­chèse et une liturgie trop cérébrales. Les ortho­doxes ont gardé une pédagogie plus incarnée qui saisit l'homme complètement. Ils vont à l'essen­tiel. *» « Mais la grande conclusion de l'évêque de Strasbourg sur le fond du problème -- au vrai, le seul -- c'est que la réconciliation des minis­tères (actuelle pierre d'achoppement) « *ne peut se faire qu'au niveau des Églises locales. Quand on voit cette multitude d'Églises non catholiques, comment voulez-vous arriver à quelque chose ? Des pas effectifs vers l'unité se feront entre les Églises locales car sur le plan universel les variétés sont trop grandes *». Songe-t-il à la me­sure de l'Alsace ? En tout cas, il ne cache qu'à peine que Rome n'y est pas hostile. » Voilà qui est clair. Mgr Elchinger admire la « foi pro­fonde » des évêques orthodoxes, c'est-à-dire celle des évê­ques nommés ou agréés par les gouvernements commu­nistes. On aimerait savoir ce qu'il pense de la foi de ceux qui ont été exécutés, ou qui sont dans les camps de concen­tration, ou qui exercent leur ministère dans la clandesti­nité. On aimerait savoir également ce qu'il pense de l'ab­sence de la Lituanie à Chantilly. Notons que la presse ne nous a pas donné la liste des participants. Y avait-il des évêques catholiques de Pologne ? Qui, catholiques, ortho­doxes, ou protestants, représentait la Hongrie, la Tché­coslovaquie, la Roumanie et toutes les autres démocraties populaires ? D'autre part, Mgr Elchinger « ne cache qu'à peine » que Rome « n'est pas hostile » à l'œcuménisme local le plus avancé. Lequel donc ? Devant aller au-delà des ac­cords au sommet, ce ne peut être que l'intercommunion. Mieux vaut le laisser entendre que de le dire. 110:224 Bref le sommet de Chantilly constitue, sur les chemins de l'unité (œcuménique), une étape dont Mgr Elchinger et Mgr Etchegaray se sont montrés fort satisfaits. Au lendemain du concile, Paul VI avait spécialement chargé les Jésuites de la lutte contre le communisme athée. Contre le communisme orthodoxe, c'est peut-être autre chose. On voit mal le P. Arrupe en lutte ouverte contre Paul VI. Aussi bien, le supérieur général de la Compagnie de Jésus nous a livré naguère sa pensée sur la catéchèse dans ses rapports avec le marxisme. Ce n'était pas une vague interview, mais une intervention écrite à l'occasion du Synode d'octobre 1977. « *Rendre,* disait-il, *le chrétien libre et non pas peureux devant le marxisme. Le rendre capable de franche et claire collaboration dans la mesure et les limites où elle s'impose pour le bien commun mais non moins capable de critiquer et de prendre ses distances là où la conscience chrétienne l'impose. *» (*D. C.* n° 1730, 20 nov. 1977) -- Où donc et dans quels domaines cette « franche et claire collaboration » a-t-elle été possible dans les régimes communistes ? La Pologne tient par la foi et le monde des catholiques. Ailleurs, les chrétiens sont dans les catacombes. Helsinki, Belgrade, Chantilly... On ne voit vraiment pas en quoi tous ces sommets font avancer les chrétiens sur la voie de l'Unité. On voit seulement le dommage qu'ils font subir à la foi catholique. Louis Salleron. 111:224 ### Le canon d'Hippolyte par Jean Crété LE CANON D'HIPPOLYTE, *dont on nous a tant parlé depuis dix ans sans jamais nous le montrer, n'est aucunement hérétique. Mais-il ne soutient pas la comparaison avec le canon romain : il suffit d'en reproduire le texte pour le voir, tout de suite. En revanche il est bien meil­leur, et pour cause, que les nouvelles prières eu­charistiques fabriquées depuis 1968 en se récla­mant effrontément de lui.* Voilà bientôt un siècle qu'on a découvert une anaphore ancienne, qu'on a appelée *canon d'Hippolyte,* parce qu'elle figure dans une compilation que nous a laissée saint Hippolyte, martyr romain, qui fut un moment antipape. Il est impossible de savoir si saint Hippolyte en est l'auteur, ou s'il a simplement reproduit un texte plus ancien. Le texte original du « canon d'Hippolyte » est grec ; une traduction latine en a été découverte sur des palimpses­tes ([^42]), à Vérone. Voici ce texte latin et sa traduction en français : 112:224 *...* Episcopus... imponens manus in (oblationem) cum omni presbyterio, dicat gratias agens : *Dominus vobiscum. Et omnes dicant :* *Et cum spiritu tuo.* *Sursum corda. -- Habernus ad Dominum.* *Gratias agamus Domino. -- Dignum et justum est.* Et sic jam prosequatur : *Gratias tibi referimus, Deus, per dilectum puerum tuum Jesum Christum ; quem in ultimis temporibus misisti nobis salvatorem et redemptorem, et angelum voluntatis tuae, qui est Verbum tuum inseparabile, per quem omnia fecisti et beneplacitum tibi fuit ; misisti de coelo in matricera Virginis, quique in utero habitus incarnatus est et filins tibi ostensus est ex Spiritu Sancto et Virgine natus ; qui voluntatem tuam complens et populum sanctum tibi adquirens, extendit manus, cum pateretur, ut a passione liberaret eos qui in te crediderunt ;* ([^43]) *qui, cumque voluntariae traderetur passioni ut mortem solvat et vincula diaboli dirumpat et infernum calcet et justos iliuminet et terminum figat et resurrectionem manifestet, accipiens panem, gratias tibi agens, dixit :* *Accipite, manducate : Hoc est corpus meum quod pro vobis confringetur.* *Similiter et calicem dicens : Hic est sanguin meus qui pro vobis effunditur ; quando hoc facitis, meam commemorationem facitis.* *Memores igitur mortis et resurrectionis ejus, offerimus tibi panem et calicem, gratias tibi agentes quia nos dignos habuisti adstare coram te et tibi ministrare.* *Et petimus ut mittas Spiritum tuum Sanctum in oblationem sanctae Ecclesiae ; in unum congregans des omnibus, qui percipiunt, sanctis in repletionem Spiritus Sancti ad confirmationem fidei in veritate, ut te laudemus et glorificemus per puerum tuum Jesum Christum.* *Per quem tibi gloria et honor Patri et Filio cum Sancto Spiritu, in sancta Ecclesia tua et nunc et in saecula saeculorum. Amen.* Voici la traduction de ce texte : *L'évêque imposant les mains sur* (*l'oblation*) *avec tous ses prêtres dira, en rendant grâces :* Que le Seigneur soit avec vous. *Et tous diront :* Et avec votre esprit. Élevons nos cœurs. -- Nous les avons vers le Seigneur. Rendons grâces au Seigneur. -- Cela est digne et juste. *Et l'évêque poursuivra ainsi :* 113:224 Nous vous rendons grâces, ô Dieu, par votre fils bien-aimé Jésus-Christ ; que vous nous avez envoyé dans les derniers temps comme sauveur et rédempteur et messager de votre volonté ; qui est votre Verbe inséparable de vous, par qui vous avez fait toutes choses, et qui vous a été agréable ; vous l'avez envoyé du ciel dans le sein de la Vierge ; il s'est incarné dans son sein et s'est manifesté comme votre fils, né du Saint-Esprit et de la Vierge ; accomplissant votre volonté et vous faisant don d'un peuple saint, il étendit les mains lors de sa passion pour délivrer par sa passion ceux qui ont cru en vous. Alors qu'il était livré à une passion volontaire, pour détruire la mort, briser les liens du démon, fouler aux pieds l'enfer, illuminer les justes, achever son œuvre et manifester sa résur­rection ; il prit du pain et, vous rendant grâces, il dit : Prenez, man­gez, ceci est mon corps qui sera broyé pour vous. Semblablement, il prit le calice, en disant : Ceci est mon sang qui est répandu pour vous. Quand vous faites cela, vous faites mémoire de moi. Nous souvenant donc de sa mort et de sa résurrection, nous vous offrons le pain et le calice, vous rendant grâces de nous avoir considérés comme dignes de nous tenir en votre pré­sence et de vous servir. Et nous vous demandons d'envoyer votre Saint-Esprit sur l'oblation de la sainte Église. Vous qui nous réunissez en un seul (corps) ; accordez à tous vos saints, qui reçoivent ces dons pour être remplis du Saint-Esprit en vue d'être confirmés dans la vérité de la foi, de vous louer et de vous glorifier par votre fils Jésus-Christ. Par qui gloire et honneur à vous, Père et Fils avec le Saint-Esprit, en votre sainte Église maintenant et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. \*\*\* Tel est donc ce fameux « canon d'Hippolyte », dont on a beaucoup parlé depuis tantôt un siècle, mais qu'on a rarement mis sous les yeux des fidèles. 114:224 On remarquera tout de suite qu'il est totalement dif­férent du canon romain. Même les paroles de la consécration se présentent sous une forme beaucoup plus courte et nota­blement différente de celle du canon romain. Or nous savons par le *Liber pontificalis* que le début, au moins, de la formu­le consécratoire du canon romain a été fixé par le pape saint Alexandre I^er^ au II^e^ siècle. On ne peut donc voir dans le canon d'Hippolyte une forme primitive, d'où le canon romain serait ensuite sorti. Les deux canons sont, au con­traire, totalement différents. Le canon d'Hippolyte est d'une seule pièce et a probablement un auteur unique ; le canon romain est constitué de quatorze prières différentes, qui ne sont ni du même auteur, ni de la même époque. Les commentateurs les plus critiques reconnaissent la haute antiquité des trois prières qui suivent la consécration *Unde et memores, Supra quae, Supplices te rogamus.* Elles existaient bien avant le canon d'Hippolyte. Celui-ci est une anaphore orientale, qui fut en usage en Italie, à une certaine époque, concurremment avec le canon romain...Le caractère oriental est marqué notamment par l'épiclèse, c'est-à-dire l'invocation du Saint-Esprit sur les dons, après la consécration. Or le canon romain n'a pas d'épiclèse ni rien qui y ressemble. Au plus tard à la fin du IV^e^ siècle le canon romain était constitué à peu près tel que nous le connaissons, à part quelques additions faites au V^e^ siècle et une dernière faite par saint Grégoire le Grand. Dès lors, il fut seul en usage dans la liturgie latine. La découverte du canon d'Hippolyte ne manqué pas d'intérêt. Le malheur est que, depuis la fin du XIX^e^ siècle, les modernistes s'en sont emparé et en ont fait un cheval de bataille contre le canon romain. On avait là une prière eucharistique qu'on déclarait plus « pure », plus « ancien­ne » que le canon romain ; celui-ci n'était donc pas intou­chable, ni irremplaçable... Ces idées étaient soutenues par certains experts de la commission de réforme du Missel romain instituée par saint Pie X en 1912. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cette commission n'aboutit à rien. L'insistance des experts modernistes à vouloir imposer une réforme outrancière contraignit la majorité de la commis­sion à renoncer à toute réforme. 115:224 Et puis, saint Pie X qui avait guidé, avec une ferme vigilance, les travaux des deux commissions successives chargées de la réforme du bré­viaire, n'était plus là pour guider, à partir de 1914, la commission de réforme du Missel. Benoît XV et Pie XI se désintéressèrent de la question. L'œuvre de réforme du Missel ne fut reprise que sous Jean XXIII, on sait dans quel esprit. En un demi-siècle, l'audace des réformateurs s'était singulièrement accrue : au lieu de restituer le canon d'Hippolyte, comme le voulaient les experts les plus hardis de la commission de saint Pie X, on en a fait un plagiat très médiocre : la prière eucharistique n° 2, la plus usitée, parce que la plus courte. En même temps (1968), deux autres compositions, tout aussi médiocres, étaient intro­duites. Déjà fort graves en soi, ces innovations ont engendré une prolifération de prières eucharistiques, approuvées ou non. Le futur pape qui entreprendra de remettre de l'ordre dans la liturgie fera ce qu'il pourra. Mais il sera urgent de remettre l'ordre, avant tout, dans la partie cen­trale de la messe ; et nous ne voyons pas qu'on puisse le faire autrement qu'en rétablissant le canon romain comme seule prière eucharistique en usage dans l'Église latine. L'expérience aura été faite : dès lors qu'on autorise la pluralité des prières eucharistiques, on tombe dans l'anarchie et l'on expose la messe aux pires inconvenances et même à l'invalidité. L'Orient a toujours eu plusieurs anaphores, mais fixées depuis longtemps et en nombre, limité. L'Occident, depuis quinze siècles au moins, a em­ployé exclusivement le vénérable canon romain, qui assure une célébration absolument sûre et parfaitement digne de la messe. Ceux qui contribuent à le garder dans les mau­vais jours préparent la restauration de demain. Jean Crété. 116:224 ### Troisième note sur la pastorale par Marcel De Corte DANS UN DES CAHIERS où je note mes lectures, j'ai retrouvé un texte du cardinal Garrone qui interprète dans un sens traditionnel la pastorale de Vatican II dont nous contemplons les résultats néfastes : « S'efforcer de mettre *la doctrine* en état de répondre à sa destination divine qui est de nourrir le fidèle -- c'est ce que signifie le mot *pastoral --* ce n'est pas renoncer à *la doctrine,* c'est en dégager *le vrai sens. *» N'en déplaise à Son Éminence, la pastorale conciliaire et postconciliaire qui est en train de pulvériser l'Église ne répond en aucune manière à cette définition ni à l'intention qu'elle exprime. *Nourrir* signifie « entretenir, faire vivre une personne en lui procurant les aliments nécessaires à sa subsistance », en l'occurrence à sa vie surnaturelle et aux vertus théologales qu'elle doit pratiquer. La première de ces vertus, la première *per se,* en fonction de la Vérité première qui en est le principe et la substance, est, selon saint Thomas, *la foi :* « Par soi, il est certain qu'*entre toutes les vertus la première est la foi.* Étant donné qu'en matière d'action la fin est le principe, nécessairement les ver­tus théologales, parce qu'elles ont pour objet la fin ultime, possèdent la priorité sur toutes les autres vertus. Or cette vérité ultime elle-même il faut qu'elle soit dans l'intelligence avant d'être dans la volonté : celle-ci ne se porte à quelque objet qu'autant qu'il est saisi dans l'esprit. Dès lors, comme la fin ultime est dans la volonté par l'espérance et la charité, dans l'intelligence par la foi, nécessairement la foi est la pre­mière entre toutes les vertus : c'est un fait que la connaissance naturelle ne peut s'élever jusqu'à Dieu sous l'aspect où il est objet de béatitude, selon que tendent à lui l'espérance et la charité ([^44]). » 117:224 Cette primauté de la foi est absolue ici-bas : elle n'est pas seulement d'ordre chronologique comme on pourrait le croire, elle est d'ordre ontologique. Elle relève de la causalité première qu'est la Vérité première et, de ce point de vue, elle est anté­rieure à la charité elle-même, forme de toutes les vertus surna­turelles, « car la volonté ne peut tendre vers Dieu d'un amour parfait -- c'est-à-dire atteindre pleinement sa forme et sa fin -- si l'intelligence ne possède pas une foi droite en ce qui con­cerne Dieu » ([^45]). \*\*\* En un temps où, depuis plusieurs siècles, et davantage au nôtre, la foi est battue en brèche de toutes parts, de l'extérieur comme à l'intérieur du catholicisme, on aurait pu espérer -- et ce que nous savons de ses schémas préparatoires le font croire -- que le concile réaffirmerait, au moins en prologue, les données fondamentales de la foi telles que l'Écriture et la Tradition nous les ont transmises, et signalerait avec fermeté et clarté les principales erreurs de notre siècle dont il n'est point difficile de montrer qu'elles se ramènent toutes au sub­jectivisme et à son inévitable comparse le collectivisme. Le concile, comme on sait, fut manœuvré dès ses premières séan­ces par une maffia de cardinaux progressistes ([^46]) et s'abstint *délibérément* de rappeler l'immuable doctrine de la foi et de s'opposer aux mensonges dont fourmille notre époque et qui dérivent tous, *sans exception,* d'un christianisme sécularisé. Tous les schémas préparatoires furent jetés aux oubliettes et le concile dut repartir de zéro. C'est pour dissimuler cette volte-face que Vatican II, à l'encontre des conciles antérieurs, *tous dogmatiques,* fut baptisé concile *pastoral.* Mais qu'est-ce qu'un concile pastoral qui ne s'adosse pas explicitement à la foi, à ses énoncés, à son Symbole, à ses dog­mes, à ses définitions inaltérables ? Ce ne peut plus être qu'un concile tel que Vatican II apparaît nettement à un esprit objec­tif : un amas d'opinions entachées comme telles d'incertitude et dont un patient travail d'expression a tenté en vain d'atténuer les désaccords et les antagonismes ([^47]). 118:224 Il suffirait qu'un logicien mît en forme les textes promulgués pour les voir s'éparpiller en blocs disparates, ne laissant subsister de cette théologie *pastorale* animatrice du concile que quelques pans solides que les architectes de la reconstruction de l'Église devront étayer au plus tôt. Comment expliquer cet extraordinaire tête-à-queue ? Je sais bien que, selon l'inoubliable formule du P. Congar, « la Révo­lution d'Octobre, y compris les cinquante minutes de la messe, orienta Vatican II vers *le dynamisme pastoral *»*.* Je sais aussi que *toutes* les révolutions se produisent en quelques jours, voire en quelques heures, sous le coup de boutoir d'une petite *mino­rité* agissante. Mais encore faut-il que cette minorité ne ren­contre devant elle qu'une majorité amorphe et elle-même divisée, pour que son succès soit assuré, comme ce fut le cas. Il me paraît évident que si la majorité des Pères n'a pas résisté au complot de la minorité, c'est en raison de la dégradation de *la foi objective* dans l'intelligence et dans le cœur de la plupart d'entre eux. Nul ne met en cause *la foi subjective* du très grand nombre, mais cette foi est visiblement tributaire chez eux d'une théologie et d'une philosophie qui n'ont plus rien de commun avec la vertu de foi telle que saint Thomas, le théologien et le philosophe par excellence pour l'Église, du moins en paroles, en sonde le mystère dans toute son œuvre. Du moment qu'on « vit » sa foi sans se soucier d'en mesurer la pureté à son objet, n'est-on pas aujourd'hui un « bon chrétien », un « bon catholique » pour des centaines de milliers de fidèles que l'es­prit subjectiviste de l'époque a pénétrés jusqu'à l'ossature intel­lectuelle ? Somme toute, pour nombre d'évêques, les questions de foi sont imperméables à « l'esprit moderne » et, dès lors, il faut faire reposer tout l'édifice de la religion, non plus sur *la pre­mière des vertus théologales,* mais sur *la pratique* de manière à ce que l'Église, qui a perdu la direction *intellectuelle* de l'humanité ([^48]), garde au moins une certaine direction *pastorale* des *conduites* humaines. Il en est d'eux comme de ce hiérar­que auquel on montrait que la substitution de la formule « de même nature » au « consubstantiel » du *Credo* signifiait un changement de foi, et qui répondit avec superbe : « Cela n'a aucune importance ! » On en est persuadé lorsqu'on s'aperçoit que, parmi les 100.000 mots des Actes du concile, le vocable *Symbole,* au sens du Symbole de Nicée que nous entendions na­guère encore intégralement à la sainte messe, n'apparaît à ma connaissance qu'une seule fois. Les tripatouillages du *Credo* aux­quels se livre impunément un certain clergé confirment cette interprétation : la vertu de foi n'a guère « d'importance » au regard de la pratique pour un pasteur qui essaie de ramener ses ouailles, afin de les conduire par le bout du nez, le plus souvent. 119:224 Il est une autre raison (au reste assez peu différente de la première dont elle est l'application) qui a fait virer le concile du dogmatique au pastoral : c'est l'intention même du promo­teur du concile, le pape Jean XXIII, dont on sait que la théo­logie dogmatique l'intéressait beaucoup moins que la théologie pastorale, sinon que « la pastorale » tout court au sens indé­fini. Dans le discours où il annonce son intention de réunir un concile, Jean XXIII insiste, sans en prononcer le mot, qui n'était point encore à la mode, sur l'importance qu'il faudra y réser­ver *à la pastorale et à l'œcuménisme.* Que l'œcuménisme ait préoccupé un pape plus pasteur que docteur n'a rien d'éton­nant. Dès le 5 juin 1960, par un *motu proprio : Superno Dei nuto,* il crée le Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens qui allait jouer dans le concile un rôle plus important que les dix commissions instituées par lui et que la commission centrale dont le rôle était de préparer les schémas à soumettre à l'as­semblée. L'invitation adressée à des observateurs non catholi­ques de participer aux travaux du concile est significative de l'intention pontificale. Que cet œcuménisme soit très différent des tentatives d'union qui s'étaient naguère effectuées à un niveau inférieur et de par­ticuliers à particuliers est encore confirmé par le fait que les représentants des religions non chrétiennes, voici peu encore anathématisées par les conciles et par les papes qui précédè­rent Vatican II, seront rapidement accueillis à bras ouverts. Toutes les condamnations prononcées par le concile de Trente sont pratiquement levées par des gestes sans précédent : le pape déclare expressément, comme s'ils avaient été répréhen­sibles, qu' « il n'y aura plus d'anathèmes », contrairement à saint Paul qui n'hésita pas à les lancer avec force contre tous ceux qui, par leurs enseignements et par leurs conduites, bri­saient la cohésion doctrinale et l'unanimité rituelle des mem­brés de l'Église naissante ([^49]). S'il n'y aura plus d'anathèmes, il n'y aura plus désormais de propos « maudits », déclarés mauvais, ni d'hommes « maudits », dont la parole et les actes s'opposent à la Parole et aux actes du Christ et de son Église. Tout le monde, il est beau ; tout le monde, il est gentil. 120:224 Est-il alors étonnant que Jean XXIII le Débonnaire ait vu sans sourciller l'élimination par le concile, ou plutôt par sa majorité manipulée par sa minorité, d'un schéma aussi impor­tant pour un vrai œcuménisme, pour un œcuménisme tel que l'Église catholique l'a toujours proposé aux Églises dissiden­tes, et qui s'intitulait : « La garde du dépôt de la foi », ainsi qu'un autre encore sur « l'autorité et l'obéissance dans l'Église » ([^50]). Paul VI reprendra la même conception libérale de l'œcuménisme lorsqu'il avouera que « l'œcuménisme est la grande et mystérieuse pensée de son pontificat » tout pastoral, où, selon ses propres paroles, « le magistère a cédé la place au ministère ». Est-il alors étonnant de voir depuis lors l'Église se pénétrer du même laxisme que la société civile -- si l'on peut encore parler de société -- à l'égard de ceux qui violent ses lois : s'il y a des délinquants, c'est parce que la société est mal faite ; s'il y a des dissidents, c'est la faute de l'Église dont la doc­trine rigide est restée inaccessible à leurs revendications légi­times. Un complexe de culpabilité malsain, -- qui dénote déjà à quelle profondeur le rapport de la doctrine à l'institution dont le rôle est d'adosser l'immutabilité de la foi à la solidité de ses murailles, s'était affaibli dans l'esprit des Pères : l'anti-juridisme et l'anti-institutionnalisme sont depuis lors endémi­ques dans le clergé. On supplie désormais les Églises dissiden­tes de pardonner à l'Église catholique son attitude passée envers elles. \*\*\* Lorsque la Constitution dite « dogmatique » de la Révéla­tion fut publiée le 18 novembre 1965, le pasteur Max Thurian put y voir « une étape décisive vers l'unité des chrétiens ». Les Églises protestantes pouvaient en accepter le contenu tel qu'il était présenté non seulement à l'approbation officielle des Pères, mais à leur assentiment officieux : le mot *dogme* dis­paraissait même du texte. En formulant la substance du dépôt de la foi d'une façon nouvelle (agréable aux oreilles protestan­tes) selon le vœu de Jean XXIII dans son discours d'ouverture au concile, on en modifiait subrepticement le sens de manière à satisfaire le nouvel œcuménisme. Selon la constitution conci­liaire, en effet, la révélation ne se présente plus comme coulée en quelque sorte en propositions dogmatiques objectives qui empêchent sa substance d'être diluée selon l'interprétation subjective d'un chacun, mais consiste uniquement en actions de Dieu dans l'histoire et en paroles qui les expriment (art. 2) ([^51]). 121:224 De quelles paroles s'agit-il ? Est-ce des paroles de Dieu lui-même dans la Bible selon l'exégèse qu'en effectue chaque fidèle en sa subjectivité ou des mêmes paroles telles que les inter­prète l'Église catholique depuis ses origines sans y apporter le moindre changement objectif, nul ne sait : le silence est d'or. Les théologiens protestants ne s'y sont pas trompés : « Parce que la révélation est centrée sur des événements et non sur des propositions, les formulations dogmatiques ne peuvent plus être considérées comme des déductions ou des abrégés de son contenu. Elles doivent être comprises de préférence comme des efforts nécessairement inadéquats et partiels pour saisir et interpréter les mystères de la foi. Même un dogme infaillible peut être pauvrement exprimé et incomplet dans sa formula­tion. Il peut donc être en fait trompeur ([^52]). » Le Décret sur l'Œcuménisme du 21 novembre 1969, signalait déjà qu' « on -- qui est ce « on », sinon l'Église elle-même ? -- s'est parfois montré trop peu attentif dans la manière d'énoncer la doctrine de la foi et qu'il faut y remédier en temps opportun et de manière appropriée » (art. 6). Or qu'est-ce qu'énoncer sinon, selon tous les dictionnaires : « *exposer, formuler, exprimer en termes nets et sous une forme arrêtée ce que l'on a à dire *» ([^53])*.* Si les dogmes proclamés infaillibles peuvent être rectifiés, sur quel critère s'appuyer sinon selon la subjectivité d'un chacun ou selon la subjectivité et la manière de voir de l'époque, dif­férentes des époques antérieures ? C'est la porte ouverte lar­gement à l'évolution du dogme conçue, non à la manière orga­nique et homogène de Newman ou de Martin Sola, mais selon le relativisme protestant et moderniste. La rédaction définitive de la Constitution « dogmatique » de l'Église ([^54]) avait du reste été précédée d'un incident extrê­mement symptomatique de la nouvelle pastorale finalisée par le nouvel œcuménisme et par la dépréciation de la doctrine. Lorsque les Pères abordèrent l'examen du schéma sur la Révé­lation élaboré par la commission théologique, la Révolution d'Octobre faillit bien échouer : 122:224 une puissante minorité de 822 voix approuvait le schéma, tandis qu'une majorité de 1368 voix le refusait. Or le règlement officiel du concile publié par Jean XXIII lui-même stipulait qu'une majorité *de plus de deux tiers* était requise à cette fin. Le schéma présenté selon les nor­mes classiques de l'Église et des conciles antérieurs devait donc être discuté comme tel. Un débat public aurait ainsi révélé explicitement les intentions cachées des conjurés. Ceux-ci manœuvrèrent le pape en coulisse, et Jean XXIII, passant allègrement outre à la clause susdite du règlement, ordonna de renvoyer le schéma à une commission mixte composée des membres de la commission théologique *et des membres du Secrétariat pour l'Unité* ([^55]). C'était bien manifester sa volonté -- si l'on peut dire ! -- de subordonner le jugement de la première à celui de la secon­de ou, à tout le moins, d'effacer, au bénéfice simultané de la « pastorale » et du nouvel œcuménisme, les divergences essen­tielles qui séparent l'Église catholique des Églises dissidentes, et de mettre au contraire en relief les points de convergences qui, paraît-il, les « unissent ». L'évêque de Bruges, Mgr De Smedt, aux applaudissements de l'assemblée, avait pourtant lancé un appel « pathétique » : « Ayant reçu du Saint-Père le mandat de travailler en ce concile à l'heureux établissement d'un dialogue avec nos frères non catholiques, nous vous sup­plions, Vénérables Frères, d'entendre ce que le Secrétariat pour l'union des Chrétiens pense du schéma proposé. Tel que nous le voyons, le schéma manque de façon notable d'esprit œcu­ménique. Il ne constitue pas un progrès dans le dialogue avec les non-catholiques, mais un obstacle. J'irai même plus loin, et dirai qu'il est nuisible ([^56]). » Comme l'écrit le R.P. Wiltgen, « la victoire des conserva­teurs avait fait long feu. Les libéraux avaient gagné la bataille des élections ; ils avaient gagné lors du débat sur la liturgie ; et maintenant ils avaient gagné dans le débat sur la Révélation » où, malgré quelques précautions de pure forme relatives à la tradition sacrée destinées à contenter les opposants et à rallier leurs suffrages, la Constitution tout entière passa, à la quasi unanimité des voix, dans une perspective acceptable pour les protestants qui n'admettent pas que les actions et les paroles du Christ soient transposées en propositions dogmatiques : La doc­trine de la foi s'estompait à l'arrière-plan comme chose secon­daire et « sans importance » par rapport à la *Sola Scriptura* chère au protestantisme, à l'union des Églises et à leur « action commune » dans le monde moderne. 123:224 Il faut noter au surplus que la discussion du schéma sur la Révélation divine s'étendit sur l'ensemble des quatre sessions du concile et que les réserves du Cœtus Internationale patrum, groupement traditionaliste, sur les rapports entre Écriture et Tradition (art. 9), sur l'inerrance des Écritures (art. 11) et sur le caractère historique des Évangiles (art. 19) dont la rédaction lui paraissait insuffisamment précise, ne furent pas acceptées, nous dit le R.P. Wiltgen, en raison notamment des « inciden­ces œcuméniques » ([^57]) ruineuses que toute explicitation plus formelle pouvait avoir. De fait, la rédaction du paragraphe 9 relatif aux rapports mutuels de la Tradition et de l'Écriture fut conçue en termes tellement larges qu'ils pouvaient satisfaire toutes les opinions. Cette manière de penser et de s'exprimer qui laisse à chacun la possibilité d'interpréter subjectivement les textes a imprégné tous les Actes du concile. Il faut bien se l'avouer : la Constitution dite « dogmatique » sur l'Église (sans que le mot *dogme* apparaisse dans le texte) et le Décret sur l'Œcuménisme ne laissent pas d'inquiéter un esprit soucieux des vérités objectives et immuables de la foi. En effet, *Lumen* Gentium est à cet égard plus important encore que la Constitution « dogmatique » sur la Révélation divine. La théologie dans laquelle elle baigne n'a plus rien à voir avec celle des conciles antérieurs toujours axés sur la catégorie du *surnaturel.* Le mot *surnaturel* ne se trouve que deux fois dans le texte de cette constitution (art. 12 et 61) qui ne comporte pas moins de cent et six pages, et encore dans une signification banale. Son corrélatif *nature* ne s'y découvre qu'une fois (art. 13) dans un sens également ordinaire. C'est sur une théologie de l'histoire que tout son texte est axé avec l'appui en sous-œuvre d'une philosophie du devenir parallèle, mais étrangère à toutes les conceptions qui avaient cours hier encore dans l'Église. La philosophie de *Gaudium et Spes* aux dires de laquelle « le genre humain passe d'une notion plutôt statique de l'histoire à une conception plus dynamique et évo­lutive », avec l'obligation subséquente pour les fidèles, la hié­rarchie, le clergé, le pape (qui font, j'imagine partie eux aussi du genre humain) d'adopter une « problématique nouvelle », de « nouvelles analyses », de « nouvelles synthèses », dans leur interprétation de la foi (art. 5), est déjà présente ici l'Église n'est plus la communauté des fidèles rassemblés dans la même foi objective, qu'on nous définissait jadis et naguère, mais un « peuple pérégrinant », un peuple -- sous-entendu bien sûr ! -- qui n'est pas encore parvenu à s'unir, et dont les vérités qu'il détient sont par conséquent éparpillées et relati­visées un peu partout en son sein. 124:224 Bien que la constitution en cause nous parle des évêques, du pape, des prêtres et des religieux, la notion d'institution en est complètement et radicalement absente. On y fait silence sur le mot, encore une fois, parce qu'il désigne un organisme juri­diquement constitué, de structure autoritaire, qui est destiné à durer indépendamment des volontés particulières de ses mem­bres, qui implique dès lors fermeté, stabilité, constance, perma­nence, fixité et consistance, dont l'effet est de le placer, en ses principes essentiels, au-dessus des variations que toute histoire comporte. Il n'est pas davantage d'institution sans un ordre et une subordination des divers degrés qui la composent, sans une série ascendante de pouvoirs et de situations, sans une suite de termes supérieurs et inférieurs ([^58]). Il est à noter que les articles de la Constitution sur l'Église qui ne connotent aucune allusion à son caractère institutionnel pourtant exigé par le Christ, les Apôtres et toute la Tradition, ne comportent pas davantage d'indication quant à la priorité de cette pro­priété, pourtant essentielle à l'immutabilité de la foi par rap­port à la conception de l'Église comme peuple messianique et comme signe sacramentel du Royaume de Dieu, et qui s'y trouve juxtaposée sans que rien ne révèle leur liaison. On doit voir dans cette omission typique une marque sup­plémentaire de la prédominance du pastoral sur le doctrinal destinée à ouvrir la voie à un nouvel œcuménisme où catholi­ques, protestants, schismatiques et même non-chrétiens colla­boreraient sur un pied d'égalité, sans renier leur appartenance à leurs Églises et à leurs croyances respectives. La distinction capitale entre l'*Institution divine* -- l'Église une, sainte, catho­lique et apostolique -- et ses *membres individuels* qui peuvent être pécheurs ou qui répondent insuffisamment aux qualités surnaturelles exigées par l'Institution, est absente du texte : *c'est l'Église elle-même,* en tant qu'organisme surnaturel, qui est « toujours à purifier » (*semper* *purificanda*) (art. 8), ce qui implique qu'elle est ici considérée à la manière nominaliste et protestante comme une communauté non-institutionnelle et comme une collection pure et simple d'individus. Or sans ins­titution, l'Église catholique se dissout à son tour en une mul­tiplicité inorganique de sectes, ainsi qu'en témoigne l'expé­rience postconciliaire. Il en est ainsi de toute société dont les membres responsables n'entretiennent plus les fondations. \*\*\* 125:224 Le principe fondamental sur lequel repose toute société vivante est la distinction entre « ceux qui sont dedans » et « ceux qui sont dehors », entre ceux qui, par leur naissance, leur vocation ou pour des raisons *exceptionnelles,* participent effectivement à sa destinée et bénéficient de ses lois, et ceux qui n'y coopèrent point et se situent dans une autre orbite sociétaire. Appliqué à l'Église catholique, ce principe vital (dont la méconnaissance entraîne la disparition de toute société ainsi qu'en témoigne l'Empire romain envahi par les Barbares, par les étrangers), se formule dans l'adage célèbre : *Hors l'Église point de salut,* que l'Église a proclamé *sans réserve* dès le IV^e^ concile de Latran : « L'Église catholique établit ses fidèles dans l'unité et en dehors d'elle personne (*nullus*)*,* sans aucune exception (*omnino*)*,* ne peut être sauvé ([^59]). » Comment l'Église catholique, gardienne vigilante de « la foi sans laquelle per­sonne ne peut être sauvé » ([^60]), ne serait-elle pas le seul moyen de salut, la seule institution qui en établit les règles ? L'expres­sion : « ceux du dehors » (*qui foris sunt*) qu'utilise saint Paul marque bien le caractère institutionnel et circonscrit qu'il attri­bue à la société ecclésiale ([^61]). 126:224 A l'inverse des sociétés natu­relles soumises à l'érosion du temps et à la négligence de leurs membres, contrairement à « la figure de ce monde qui est déjà en train de passer » ([^62]), l'Église est *éternelle :* elle *réalise* en elle la forme idéale de toute institution. L'institution est l'*es­sence* même de l'Église catholique et les variations qu'elle subit au cours des âges ne peuvent être qu'accidentelles. On est donc en droit de s'étonner que la notion d'institution soit passée sous silence dans la Constitution « dogmatique » de l'Église, alors qu'elle est un dogme de l'Église : les notes *une, sainte, catholique, apostolique* ne sont-elles pas les analogues suprêmes, les traits caractéristiques de toute société parfaite, mais ici portés à l'absolu ? Une telle omission ne peut être qu'intentionnelle. Elle est la conséquence d'une pastorale qui ne s'arc-boute plus à la doctrine de la foi et au *Credo* (dont Paul VI a effectué le rappel après le concile, mais en prenant la précaution assez grosse d'affirmer qu'il en donnait une inter­prétation *personnelle*)*.* On peut donc dire, sans crainte de se tromper, que l'Église conciliaire (et postconciliaire) a renoncé au *monopole du salut.* Dans la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions bon chrétiennes, le concile ira jus­qu'à estimer que ces religions « apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes » ([^63]). Cet effacement délibéré de la notion et du mot qui auraient axé les esprits sur l'essence objective de l'Église et donné un sens exact aux images et aux circonlocutions, toujours sujettes à des sollicitations subjectives, dont le concile a usé abondam­ment pour abandonner, sans l'abandonner entièrement, le pri­vilège exclusif du catholicisme, a eu pour conséquence *inévi­table* l'impression (étudiée et préméditée) que le lecteur éprouve en lisant les textes, que l'Église ne se trouve pas seulement « liée avec ceux qui, baptisés, portent le nom de chrétiens, mais ne professent pas l'intégrité de la foi ou ne conservent pas l'unité de la communion sous le successeur de Pierre » ([^64]), mais aussi, en tant qu'institution de salut, avec les autres Églises chrétiennes elles-mêmes prises en tant qu'institutions por­teuses à leur tour du salut. L'esprit humain est en effet ainsi fait qu'en pensant aux individus membres d'une société insti­tutionnelle, il pense infailliblement aux institutions dont ils font partie. Le bon sens même l'indique, comme la structure du langage ([^65]). 127:224 « Le dialogue » œcuménique ne s'établit donc pas entre l'Église catholique, seule institution de salut, et des hommes, individuellement aussi nombreux qu'on voudra, qui, par un vœu ou désir implicite ou explicite, n'appartiennent déjà plus à leurs Églises non-catholiques ou à leurs religions non-chrétiennes, mais avec ces Églises et ces religions institution­nelles, *sur un pied d'égalité* puisque l'Église catholique aban­donne tacitement son monopole. C'est ainsi du reste que les théologiens protestants l'ont compris ([^66]). Le paragraphe 8 de *Lumen* *Gentium* l'avoue précautionneu­sement : « Cette Église une, sainte, catholique et apostolique existe dans l'Église catholique, bien qu'en dehors de son orga­nisme visible se trouvent de nombreux éléments de sanctifica­tion et de vérité. » Si elle existe dans l'Église catholique, ne peut-on pas sous-entendre qu'elle existe aussi dans les autres Églises chrétiennes, au moins à l'état latent. Il aurait convenu pour marquer la continuité avec l'*Extra Ecclesiam nulla salus* traditionnel, d'employer la tournure restrictive : « n'existe que dans l'Église catholique ». Les rédacteurs du texte, expérimen­tés dans l'art de l'équivoque, s'en sont bien gardés. Mais en suggérant que l'Institution surnaturelle qui est l'Église déborde au-delà de ses limites romaines, il fallait que le concile en donnât quelques raisons plus ou moins admissibles. La plus importante revient constamment dans les textes : ce sont les « éléments de vérité », les pierres d'attente qui se trou­vent « nombreuses » dans les Églises séparées, voire dans les religions non chrétiennes. Le Décret sur l'Œcuménisme ne les découvre pas seulement dans les chrétiens séparés « pris un à un », mais « dans les chrétiens réunis en communautés où ils ont entendu l'Évangile et qu'ils appellent leur Église et l'Église de Dieu », et donc leur Église surnaturellement institutionnalisée au même titre que l'Église catholique ([^67]). Ce texte est un chef-d'œuvre d'ambiguïté. On y passe cons­tamment du fait au droit ou mieux du fait que *des* individus qui sont membres de communautés dissidentes peuvent par­faitement recevoir (à titre personnel) des grâces éminentes de la part de Dieu, à leurs institutions ecclésiales elles-mêmes considérées *expressément* comme « moyens de salut ». « Ces Églises et Communautés séparées... ne sont nullement dépour­vues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L'Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d'elles *comme moyens de salut* dont la force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l'Église catholi­que ([^68]). » 128:224 Une fois de plus, le principe selon lequel l'Église catholi­que est *l'unique moyen de salut* se dissout dans le brouillard d'une pastorale doctrinalement informe. Les éléments ne man­quent pas aux Églises dissidentes : la Sainte Écriture, la vie de la grâce, la foi, l'espérance et la charité, les dons du Saint-Esprit, certains sacrements, un ministère régulier, parfois des évêques, la liturgie eucharistique, etc., qui font d'elles des institutions, incomplètes sans doute, imparfaites, mais des ins­titutions surnaturelles quand même ([^69]). La nouvelle pastorale et le nouvel œcuménisme (lequel est « un des buts principaux de Vatican II ») ([^70]) ont supprimé la distinction ontologique et qualitative qui permet à l'Église catholique de ne point s'identifier même partiellement avec les autres communautés chrétiennes, pour faire place à une distinction purement quan­titative qui autorise tous les élargissements et toutes les confu­sions. Rappelons que la Constitution sur l'Église ne dit pas que l'Église est l'Église catholique, mais qu'elle existe en elle ([^71]). De 1964 à 1965, le bout de l'oreille n'a cessé de percer. \*\*\* On croit par là éviter de dangereux écueils. Par malheur, comme il arrive toujours lorsqu'on renonce aux principes, on tombe de Charybde en Scylla, ou, selon les croyances grecques, de « celle qui aspire par le fond » en « celle qui déchire ». De fait, c'est l'unité *intrinsèque* de la foi qui est désormais menacée par cette conception *numérique* et, n'hésitons pas à l'écrire, *matérialiste* de son contenu. Sur ce point, comme sur tant d'autres, le concile s'est inspiré de la nouvelle théologie élaborée par Karl Rahner. Ce théolo­gien catholique, dont on a pu dire qu'il est très proche du pro­testantisme, enseigne en effet qu'il faut « voir presque toujours dans les hérésies des reflets de la vérité ; mal assises et fissu­rées, elles ne s'effondrent pourtant pas dans le vide en une pous­sière d'étoiles : leur rôle est homologue et correspond en quel­que sorte *à celui que jouent les* « *écoles* » *au sein du catholicisme*. Ces dernières ont dans l'Église et dans sa théologie une fonction durable et y trouvent logiquement leur place. ([^72]) » On ne pourrait plus effrontément affirmer qu'il n'y a pas d'hé­résies, mais des « écoles », sans doute quelque peu marginales, qui doivent désormais se situer « dans l'Église » et y détenir une place analogue à celle des théologies accréditées. 129:224 Or toutes les écoles théologiques jusqu'à Vatican II refusent de considérer les hérésies sous l'angle quantitatif et numérique. Selon saint Thomas qui était naguère encore le théologien par excellence et le Docteur commun de l'Église, ceux qui n'adhè­rent pas à *tous* les éléments de la foi catholique ne peuvent en posséder des parties ou des éléments, pour la bonne, la simple, l'éclatante raison de bon sens qu'une partie enlevée du tout n'est plus *objectivement* et *réellement* une partie, et qu'elle ne peut l'être encore que si l'on présuppose *subjectivement, indû­ment, faussement,* à l'encontre même du principe de non-con­tradiction, qu'elle l'est alors qu'elle ne l'est plus, surtout s'il s'agit d'une réalité *vivante* comme la foi : si l'on a retiré le cœur du corps d'un homme, comment fonctionnerait-il encore comme cœur et parviendrait-il encore à irriguer l'organisme ? Un enfant comprendrait cela. Ce n'est qu'à titre individuel, par une grâce spéciale, et dans la mesure où l'individu en cause a, secrètement et de ma­nière accessible à Dieu seul, le désir du salut par une foi totale en Dieu et en ce que Dieu lui révèle personnellement de Lui, sans que nous puissions en sonder le mystère, qu'il appartient effectivement à ce qu'on appelait naguère si justement l'âme de l'Église, sans être pourtant intégré en son Corps visible. Il n'y a point ici infraction au principe de non-contradiction selon lequel *extra Ecclesiam catholicam nulla salus*, comme dans le Décret sur l'Œcuménisme où ce privilège ne l'est plus puisqu'il est partiellement accordé aux Églises dissidentes comme Églises : toujours cette obsession du quantitatif ! Qu'y lisons-nous en effet : « Beaucoup d'actions sacrées de la religion chrétienne s'accomplissent chez nos frères séparés, et, de manières diffé­rentes, *selon la situation diverse de chaque* *Église ou Commu­nauté,* ils peuvent *certainement* produire *effectivement* la vie de la grâce, et l'on doit reconnaître qu'ils ouvrent l'entrée de la communion de salut. ([^73]) » Ce sont donc bien leurs Églises et leurs Communautés qui leur communiquent la grâce. Saint Thomas et l'Église préconciliaire pensaient et s'expri­maient différemment : « La foi... prise du côté de l'objet, *est une* (*sic est una fides*), car son objet formel est la Vérité pre­mière et c'est en adhérant à cette vérité-là que nous croyons *tout ce qui peut se trouver contenu dans la foi *». Sans doute la foi se différencie selon le nombre des individus qui y adhè­rent objectivement. Mais même sous cet angle, « si l'on prend la foi pour *ce qui est cru* (*quod creditur*)*,* alors aussi *elle est bien une,* car *c'est la même chose qui est crue par tous,* et s'il y a une grande diversité dans les choses à croire, même dans celles que tous croient universellement, *cette diversité n'est pas telle que toutes ne se ramènent à une seule *» ([^74])*.* 130:224 « Le Symbole des Apôtres est le rassemblement de toute l'Église dans l'unité de la foi. Des multitudes s'y donnent ren­dez-vous dans la même croyance. Il est aussi la réunion des Saints Apôtres qui ont été les prédicateurs de la foi. Tous y ont contribué : chacun y a mis du sien. Il est un recueil des Sain­tes Écritures : les faits et les textes les plus révélateurs y sont mis à la portée de tout le monde. Enfin, c'est un résumé des grands mystères et des grands bienfaits de Dieu. » ([^75]) Et saint Thomas d'ajouter, avec son génial bon sens, que « les choses de la foi doivent être distribuées (*distinguenda*) en certains articles », car « l'article, selon Isidore, est une façon de percevoir la vérité qui nous oriente vers cette vérité même ». « Or la vérité divine ne peut être perçue par nous que suivant une certaine division : ce qui en Dieu est un, dans notre intelligence devient multiple. Les choses à croire doivent donc se distribuer en articles », c'est-à-dire en articulation et en « coadaptation de parties distinctes » qui sont appareillées et correspondent organiquement et synergiquement les unes aux autres, « comme les parties du corps qui sont coadaptées entre elles et forment ce qu'on appelle les articulations des mem­bres » ([^76]). Ces articles distincts sont *inséparables les uns des autres.* Le Symbole des Apôtres « n'a rien en lui qui ne soit comme il faut » (*inconveniens*) et dont les parties ne concor­deraient pas entre elles et ne formeraient pas un tout, « de manière à ce que personne ne soit en défaut par ignorance à l'endroit de ce qui est vérité de foi » ([^77]). C'est pourquoi l'hérésie est une espèce de l'infidélité prise comme genre ([^78]). Alors que « celui qui a correctement (*recte*) la foi chrétienne adhère au Christ dans ce qui fait vraiment partie (*vere pertinent*) de l'enseignement du Christ », c'est-à-dire en acceptant *tous* les articles du Symbole des Apôtres, l'hérétique en dévie *par le choix* (hérésie vient du grec : choix) qu'il opère « dans les moyens qu'il choisit pour adhérer à ce Christ, parce qu'il ne choisit pas ce qui est vraiment (*vere*) de la tradition du Christ, mais ce que son propre esprit lui suggère (*sed ea quae sibi propria mens suggerit*)*.* 131:224 Sa façon de voir en corrompt les dogmes (*sed ejus dogmata corrum­punt*) » ([^79])*,* autrement dit en rompt, en sépare les uns des autres les enseignements, si bien que ceux-ci ne participent plus à l'unité organique de l'ensemble, s'affaiblissent et dispa­raissent. On ne saurait mieux dire que la foi catholique est objective et intégrale et que toute exclusion d'une de ses parties est révocation de l'ensemble. Il ne s'agit pas ici d'une adhésion partielle à telle ou telle partie du *Credo* ou d'un refus partiel de tel ou tel article de la foi, mais d'une résistance à « la pleine révélation de la vérité » (*in* IPSA *manifestatione verita­tis*)*,* c'est-à-dire à la Vérité première qui est *une* et qui se réfracte en aspects organiquement joints les uns aux autres dans l'esprit humain ([^80]). Refuser explicitement et volontairement un seul point de la foi, par exemple l'*unam, sanctam, catholi­cam et apostolicam* qui est la seule Église institutionnelle ment fondée par le Christ, c'est refuser tous les autres. Le protestantisme qui rejette la notion d'Église, rejette la notion de Corps Mystique. Il la rejette également par sa théo­logie de la justification extrinsèque. En ce sens, il est parfaite­ment logique avec lui-même : que sont encore en effet les mem­bres du Corps du Christ, si l'Église, quant à son *être* même et à l'*institution* qui le traduit dans l'invisible et dans le visible, n'est pas Jésus-Christ « répandu et communiqué », c'est-à-dire Jésus-Christ devenu en un sens sublime et mystérieux, Institu­tion et Société surnaturelles ? Il n'y a plus en l'occurrence qu'une tête sans corps, mais une tête sans corps est-elle encore une tête ? Pour le protestantisme le corps reflue pour ainsi dire dans la tête : il n'existe plus que d'insondables décrets divins particuliers. Tout se transpose en un Dieu devenu l'Autre, l'In­connaissable. Comme l'écrit Luther, « de même qu'Adam nous a faits pécheurs sans que nous n'ayons rien fait, de même le Christ nous a faits justes sans que nous ne fassions rien » ([^81]). Nous ne sommes que des canaux, des vases, des réceptacles inertes. Le Corps Mystique n'est plus qu'un cadavre. Seul le Christ vit en moi qui ne suis plus rien. Mais ce néant devient aussitôt l'Être par excellence, Jésus-Christ, Dieu Lui-même. Je ne suis rien, le Christ est tout. Or, comme *je* subsiste au moins en tant que support des phénomènes religieux de conscience dont *je* suis le siège, ce support, ce siège, ce *Moi* devient Dieu. La position luthérienne, en se laïcisant, devait aboutir à celle de Marx (et de tant d'autres !) qui tient « la conscience humaine pour la plus grande divinité ». « Il est Fils de Dieu, nous le sommes aussi. Il est prêtre et roi juste, nous aussi. Il vit, nous aus­si ([^82]). » 132:224 On retrouve la même idée chez Calvin, lorsqu'il affirme avec saint Paul que ce n'est plus le fidèle qui vit, mais le Christ dans le fidèle. Il ne s'agit pas pour lui de la vie surnaturelle du chrétien, mais de sa vie propre et personnelle ([^83]). En déniant à l'Église catholique *d'être une institution divi­ne,* le protestantisme verse nécessairement dans ce subjectivisme où saint Thomas voit à bon droit la source du refus de la foi totale par refus d'une seule des vérités que la foi contient. Au lieu de s'articuler au Corps Mystique de l'Église parce qu'il adhère vitalement à *tous* les articles de la foi en la Vérité une et première, le protestant, d'accord avec l'enseignement que lui transmet sa communauté, n'adhère plus qu'à lui-même et, à la limite, se confond mystiquement avec Dieu, source de l'univers. Le hégélianisme, philosophie transposée de la théo­logie protestante, en est la preuve. Nathaniel Hawthorne a décrit admirablement cette attitude propre à quiconque, se laissant tenter par le subjectivisme, rejette l'objectivité de la foi qui ne peut être que totale et sans exception : « Cet homme, resté longtemps replié sur lui-même, a pu devenir *à ce point préoccupé de lui-même qu'il ne trouve que lui-même dans l'univers entier* ([^84])*. *» En s'interdisant de souligner l'importance de l'*Institution organique* qu'est l'Église catholique, gardienne, *comme telle,* des relations vitales que soutiennent entre eux, de manière qualitative et ontologique, *tous* les articles de la foi en la Vérité une et première, le concile Vatican II, sous prétexte d'œcumé­nisme nouveau, a inauguré une pastorale nouvelle qui n'est plus soutenue par la doctrine que l'Église a toujours enseignée et qui est désormais condamnée, comme le protestantisme, à tous les changements et à toutes les variations, ainsi que ses suites le font voir. \*\*\* Sans doute, le Décret sur l'Œcuménisme assure qu' « il faut absolument exposer clairement la doctrine intégrale », mais, comme nous venons de le montrer, il ne s'agit là que d'une incise qui a pour but de regrouper les traditiona­listes réfractaires. Elle est en effet immédiatement suivie d'un correctif dont il est impossible de minimiser l'importance : 133:224 « En même temps, il faut expliquer la foi catholique de façon plus profonde et plus exacte, utilisant une manière de parler et un langage qui soient facilement accessibles même aux frè­res séparés » et « se rappeler qu'il y a un ordre ou une « hié­rarchie » des vérités de la foi catholique en raison de leur rapport différent avec le fondement de la foi catholique » ([^85]). Que veut dire « expliquer la foi catholique de façon plus profonde et plus exacte » ? Ce comparatif appelle de toute évi­dence un complément introduit par la conjonction que (*quam*) et que le texte officiel ne formule pas. Intentionnellement. Car ce complément ne pourrait être qu'*auparavant*, que dans *les périodes antérieures de l'histoire de l'Église* et, en fin de comp­te, que dans le *Symbole des Apôtres* dont le nom apparaît, rap­pelons-le, une seule fois parmi les cent mille mots déversés par le concile sur la tête des fidèles. En outre, qu'il y ait un *ordre* ou, selon tous les dictionnaires, une « relation intelligible entre une pluralité de termes » dans les vérités à croire, il suffit de contempler l'admirable architecture du *Credo* pour en être convaincu. Mais que cet *ordre* soit une *hiérarchie,* « une orga­nisation d'un ensemble en une série où chaque terme est supé­rieur au terme suivant par un caractère de nature normative », selon les mêmes lexiques, il est permis d'en douter d'après le même *Credo :* la Résurrection du Christ n'est point « hiérar­chiquement » inférieure à sa Passion et à sa Mort, et celles-ci ne le sont point à son Incarnation. « Depuis le moment où la grâce a été révélée, écrit saint Thomas, tant les grands que les petits -- les enseignants et les enseignés -- sont tenus d'avoir une *foi explicite* à l'égard des mystères du Christ, principalement quant à ceux qui sont com­munément solennisés dans l'Église et publiquement exposés » dans le Symbole des Apôtres dont tous les articles ont la même valeur ontologique et qualitative ([^86]). Ils ont tous un même rapport avec le fondement objectif de la foi chrétienne puis­qu'ils se rapportent tous également à l'*objet* même de cette foi : la Vérité première une et immuable. Or, en demandant qu'on « utilise une manière de parler et un langage qui soient facilement accessibles à nos frères séparés », le concile renonçait implicitement au langage tradi­tionnel des autres conciles où les mots, étant les signes des choses immuables qu'ils expriment, participent, non point acci­dentellement, mais quant à leur essence même de signes, à leur immuabilité. 134:224 Il n'y a pas plusieurs façons d'exprimer les vérités éternelles. On dira toujours que deux et deux font quatre. Les principes de la philosophie et des sciences se for­mulent de la même manière à travers la diversité des siècles et des cultures. Ce qui est parfait est accompli, achevé, on n'y ajoute, on n'en retranche rien. Les vérités exprimées et conte­nues dans le Symbole des Apôtres où la Vérité une, première et toujours identique à elle-même se prismatise, sont dans ce cas. On ne peut en ôter le moindre iota, tant il est sans défaut. Il en est du vrai comme du beau : on n'imagine pas un seul instant la cathédrale de Chartres ou *la Ronde de Nuit* de Rem­brandt autrement qu'elles ne sont. La Bruyère l'avait remar­qué : « Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. » Il en est de même dans le langage qui appartient à l'ordre naturel, surtout lorsqu'il se réfère à l'ordre surnaturel. On ne peut « exposer clairement la doctrine intégrale » en « utilisant une manière de parler et un langage » qui ne lui soient point strictement adaptés, à plus forte raison lorsque le discours employé est à double sens. Que notre analyse des textes relatifs à la nouvelle pastorale de l'œcuménisme soit exacte, cela est confirmé par les faits. Nous avons dit, avec saint Thomas, que « l'hérétique qui refuse un seul article de foi n'a pas l'*habitus* de la foi : ni de foi formée, ni de foi informe, car ce qu'il y a de formel en l'objet de foi, c'est la Vérité première telle qu'elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l'enseignement de l'Église ». « Dès lors, quiconque n'adhère pas, comme à une règle infaillible et divine à l'enseignement de l'Église qui, lui, découle de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures n'a pas l'*habitus* de la foi. S'il soutient des choses qui sont de foi, *c'est autrement que par la foi.* Comme si quelqu'un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen de preuve qui sert à la démontrer, il est clair qu'il n'a pas la science de cette conclu­sion, mais seulement *une opinion*. En revanche, il est clair que celui qui adhère à l'enseignement de l'Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à *tout* (*omnibus*) ce que l'Église enseigne. Autrement, si de ce que l'Église enseigne il retient ce qu'il veut, et ce qu'il veut ne pas retenir, ne le retient pas, à partir de ce moment-là, il n'adhère plus à l'enseigne­ment de l'Église comme à une règle infaillible, *mais à sa propre volonté.* » ([^87]) Combien de « fidèles », de prêtres, d'évêques, de hiérarques ne sont-ils pas en ce cas ? En ce début de l'année 1978, n'ai-je pas entendu à la télévision française Mgr Riobé avouer, lui, gardien de la foi, qu'il y avait en son esprit « des zones d'incroyance » ? Citons, au hasard de la cueillette dans nos lectures, d'autres faits patents. 135:224 Le R.P. Villain remarque avec sérénité que « les thèses maîtresses de Luther, en toutes leurs valeurs authentiques, réap­paraissent et s'imposent en ce nouveau tournant de l'histoire qu'est l'âge œcuménique. Ainsi, la liberté chrétienne, la justi­fication par la foi, le sacerdoce des fidèles ont trouvé leur place vitale dans la synthèse de Vatican II à tel point que *Luther, s'il revenait parmi nous*, *se reconnaîtrait plus aisément dans les nouvelles orientations de l'Église catholique* que dans les déri­vés multiples du protestantisme issus plus ou moins directe­ment de sa pensée. Il fut à coup sûr un éveilleur génial pour aborder les temps modernes en même temps qu'un véritable homme de prière » ([^88])*.* Son confrère, le R.P. Varillon, déclare tout crûment que « la foi d'aujourd'hui à l'état adulte peut se passer des dogmes ; elle est assez grande pour découvrir mien par contact personnel... La foi ne doit pas se fonder sur les vérités révélées, mais à travers les événements de l'histoi­re » ([^89]). On ne pourrait mieux avouer qu'on passe au protes­tantisme ! Quant au cardinal Willebrands, responsable du Secré­tariat romain pour l'unité des Chrétiens, il proclame sans bar­guigner devant l'Assemblée de l'Alliance Luthérienne mondiale que Luther est « le maître commun de la chrétienté dans les questions centrales de la foi », attribuant ainsi au Réformateur le titre d'honneur reconnu par le pape Léon XIII à saint Tho­mas d'Aquin ([^90]). Paul VI ne bronche pas devant cette assertion fracassante. On doit dire, avec irénisme, que « dans la théologie actuelle Luther est plus présent qu'on n'en a conscience » ([^91])*.* On pour­rait accumuler ici citations sur citations des théologiens « ca­tholiques » conciliaires et postconciliaires ([^92]). *Sat prata bibe­runt...* « On pourrait faire une impressionnante liste de thèses enseignées à Rome hier et avant-hier comme seules valables et qui furent éliminées par les Pères conciliaires », conclut le cardinal Suenens avec satisfaction -- et avec l'aval de Paul VI --, tout en dévoilant la source de ces aberrations : les Pères eux-mêmes pour la plupart naïfs, espérons-le charitablement. 136:224 Le pape avait d'ailleurs pris la précaution de chausser ses lunettes noires pour ne point les remarquer. Déjà, dans sa let­tre pastorale aux Milanais, datée du Carême de 1962, il souli­gnait, à propos du concile, qu' « il n'y a pas aujourd'hui dans l'Église, grâce à la miséricorde divine, d'erreurs, de scandales, de déviations, d'abus tels qu'ils réclament des mesures excep­tionnelles ». Il récidivait, du haut du trône de saint Pierre, le 6 août 1964, dans *Ecclesiam suam* *:* « Maintenant il ne s'agit plus d'extirper de l'Église telle ou telle hérésie déterminée on certains désordres caractérisés. Grâce à Dieu, il n'en règne point dans l'Église. ([^93]) » Un peu plus tard, en 1965, dans une inter­view accordée au journaliste romain Cavalleri, il insistait à nouveau : « Après tout, justement le concile a prouvé qu'à côté de la crise de la foi dans le monde, il n'y a heureusement pas de crise dans l'Église. ([^94]) » Qui dit mieux en fait de clairvoyance ? \*\*\* Comment avoir confiance en un pape qui, fanatique de pas­torale et d'œcuménisme, *signe de sa propre main* une défini­tion de la « Nouvelle Messe » dont tous les termes sont notoire­ment protestants ([^95]) et qui en donne une autre apparemment plus catholique dans une édition ultérieure du texte, mais sans rien changer au nouvel *Ordo Missae* dont il est l'instigateur ? Selon les cardinaux Ottaviani et Bacci, cette nouvelle messe « s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail » du rite traditionnel fixé par le concile de Trente qui « éleva une barrière infranchissable contre toute hérésie qui pourrait porter atteinte a l'intégrité du mystère » ([^96]). Les théologiens protestants ne s'y sont pas trompés en l'accueillant avec faveur et en y assistant, alors qu'ils considèrent avec une sorte d'horreur sacrée la sainte messe de saint Pie V. Il n'est pas douteux que l'*Institutio generalis* et la « Nouvelle Messe » dûment approuvées par le pape font virer à angle droit la messe que nous avons connue, que la Constitution *Quo Primum* de saint Pie V déclare « valable à perpétuité » et à laquelle « rien ne peut être ajouté, retranché, modifié sous peine de malédiction ainsi que du courroux du Dieu tout puissant et des Bienheureux Apôtres Pierre et Paul », vers l'office protestant où la Présence *réelle* par la transsubstantiation du pain et du vin qu'effectue un prêtre validement ordonné, a fait place à une présence dite spirituelle du Christ au sein de l'assemblée réunie en une cène fraternelle. Il suffit tout de même d'assister à ces « nouvelles messes » pour en être convaincu. 137:224 Le pape n'est pas opposé à cette évolution préparée par les textes du concile qui affirment que les « *eucharisties *» pro­testantes -- le mot est accrédité aujourd'hui dans la liturgie catholique en remplacement de la messe *bannie* du vocabu­laire -- « n'ont pas conservé la substance propre et intégrale du mystère eucharistique » ([^97]), mais dissimulent avec astuce ce qui leur manque exactement et, confondant, ainsi que nous l'avons dit, la partie détachée du tout et qui n'a plus la valeur ni la fonction de partie, avec une partie vivante parce qu'elle est reliée à l'ensemble, permettent tous les embrouillements et favorisent un œcuménisme méli-mélo. Paul VI n'a-t-il pas accordé gracieusement à une presbyté­rienne, miss Barbara Olsen, qui, épousait le 21 septembre 1966 un catholique, de communier sans abjuration ni confession avec son mari à la « nouvelle messe » ? N'est-ce point là un symbole de sa volonté « pastorale » de procéder à l'amalgame œcumé­nique dont nous savons aujourd'hui quelle sera « la partie » principale ? « Le 6 septembre 1968, à Melbourne, le cardinal Samoré donne l'Eucharistie à une brochette de protestants divers qui n'étaient pas d'accord entre eux » sur la réalité du symbole. « Paul VI, outré à juste titre... déclare dès le 18 septembre qu'il déplore des « actes d'intercommunion contraires à la juste ligne œcuménique ». « Après quoi, deux mois plus tard, il nomme cet affreux sacripant de Samoré Préfet de la Congrégation pour la discipline des Sacrements » ([^98]) ! Paul VI n'a-t-il pas, au mépris de la lettre du 13 septembre 1896 de Léon XIII déclarant invalides les ordinations anglicanes et les consécrations épis­copales de cette Église, passé son propre anneau d'évêque au doigt de « l'archevêque de Westminster » ? Est-il interdit de prononcer ici le mot de *machiavélisme* et -- c'est le cas de le dire : de passe-passe ? On sait du reste que les intercommunions sont assez répan­dues en Hollande et ailleurs sans que le pape prononce contre leurs auteurs souvent mitrés la « *suspense a divinis* » dont il a accablé Mgr Lefebvre. Paul VI dirige fermement la barque pastorale de Vatican vers un nouvel œcuménisme d'où les di­vergences doctrinales sont effacées au profit d'une action com­mune de toutes les religions -- chrétiennes ou non -- et dont le résultat prévisible et déjà présent est le syncrétisme propre à toutes les époques de décadence religieuse. \*\*\* 138:224 A la racine de cette « mutation » qu'on nous annonce impé­rieusement irréversible, on trouve le subjectivisme propre à la philosophie moderne dont nous avons maintes fois dit qu'elle n'est qu'une sécularisation du message évangélique et le fruit talé du christianisme. La Nouvelle Alliance substitue à la con­ception du salut collectif caractéristique de l'Ancienne Alliance la promesse du salut personnel où les différences de nations, de races, de familles, etc. ne comptent plus : le Christ nous appelle chacun par notre nom. *Mais cette promesse est surna­turelle* et elle nous introduit par le baptême, par les sacrements, par l'acceptation de la doctrine totale du salut, dans une société surnaturelle : *l'Unam, sanctam, catholicam et apostolicam Eccle­siam* chargée de veiller à la Vérité une et immuable, à la Foi intégrale, rectrice de l'action. Elle suspend notre intelligence à la transcendance de Dieu devant la Révélation de laquelle nous nous inclinons avec amour. Elle nous fait participer à la Vie éternelle de l'Être en qui n'est aucune ombre de change­ment ni de vicissitude : « Tu restes le même », chante le psal­miste ([^99]). Par la foi, l'intelligence s'élève au-dessus du temps -- *intellectus supra tempus*, elle échappe totalement au devenir dont elle ne se détache que péniblement en sa quête méta­physique naturelle de la Cause première. Ce n'est point sans raison, sans raison surnaturelle, que le *Credo* commence par *in unum Deum* et sa Vie trinitaire pour s'achever par la *vita venturi saeculi *: la boucle mystérieuse de la grâce et de la condescendance divine est bouclée. Le Christ ne s'est incarné dans *l'histoire --* dont on nous fait aujourd'hui un plat sans cesse resservi -- que pour nous sauver de l'histoire. Mais si le lien *surnaturel* de l'intelligence au Dieu de la Révélation vient à se rompre, l'intelligence ne participe plus à la Vérité une, première, immuable, indépendante du temps et *objective* parce qu'elle ne doit *rien* au sujet humain. Elle sombre dans un devenir qui, par dérision, est perpétuel. Or le seul domaine où règne incessant le devenir est celui de l'action, de la praxis amputée de sa fin surnaturelle : avoir la vie éternelle en partage. Toute la philosophie moderne et toute la théologie chrétienne qui en dépend sont fondées sur « le nouveau principe de la vérité définie comme *praxis *» ([^100]). Il en est ainsi depuis Descartes et surtout depuis Kant. 139:224 La vérité n'est plus *reçue* dans le sujet. Elle est *faite* par le sujet. Toute vérité de­vient subjective, car toutes les actions ont le sujet pour source et pour source unique si le sujet ne met pas intégralement en pratique la doctrine que Dieu lui a par grâce révélée : *actiones sunt suppositorum*. Si le pape et les pères conciliaires avaient eu dans la tête un brin de philosophie appelée sarcastiquement scolastique et qui n'est que la mise en forme du bon sens, ils se seraient aperçu aussitôt qu'une pastorale qui ne s'enracine pas profondément dans la totalité de la doctrine révélée, ne peut être que subjective, individualiste, « personnaliste » et qu'elle provoque, comme le protestantisme qu'elle inocule au catholicisme, l'éclatement, « l'autodémolition de l'Église » dont les débris retombent autour d'eux sans que s'ouvre leur intelli­gence à cette terrible réalité objective et sans qu'ils portent promptement remède à cette effarante « pastorale œcumé­nique ». Tout change. L'Église *doit* donc changer. L'Église est en devenir perpétuel jusqu'à la fin des temps. L'Église et l'Histoire majusculaire du monde coïncident. Tout changement est relatif à un autre changement, lequel l'est par rapport à un troisiè­me. La doctrine *est par elle-même* évolutive. SEULEMENT, ON A PRIS SOIN DE LE CACHER. Parfois, tout de même, une démangeai­son d'aveu chatouille l'un ou l'autre. « La mutation de civilisa­tion que nous vivons entraîne des changements, non seulement dans notre comportement extérieur, *mais dans la conception que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ *», écrit sans hésiter l'évêque de Metz à ses ouailles ([^101]). Et le pape abonde en ce sens un peu plus tard : « *L'Église est entrée dans le mouvement de l'Histoire qui évolue et qui change. *» ([^102]) Le cardinal Kœnig en déduit la conséquence, sans doute en se frottant les mains : « Il n'y a plus ni Église enseignante ni Église enseignée, ni celle qui commande ni celle qui obéit. Prêtres et laïques, marqués d'une vraie égalité et d'une dignité commune, ne font qu'une organique unité ([^103]). » La pastorale œcuménique séparée de la doctrine, c'est une variété du pro­testantisme. -- L'Église change. Elle change en profondeur au point de rejoindre nos frères séparés dans la confusion doctri­nale où ils se débattent depuis le XVI^e^ siècle. 140:224 L'unité organique, où est-elle encore ? Ce qui s'étale sous nos yeux, c'est un fatras inorganique, conséquence de discours entortillés et de tolérance envers tous les cynismes. Dès 1936, avec un regard aigu et un sens profond de la véri­table pastorale œcuménique, Étienne Gilson nous indiquait déjà la voie : « Puisque nous avons perdu ce grand bien -- l'unité de la foi --, il nous faut nous contenter provisoirement d'un moindre mal, qui est, protestants, de penser en protestants, et, catholiques, *de penser vraiment en catholiques*. Telle est du moins *la condition fondamentale pour que* *nous nous compre­nions les uns les autres* et par conséquent aussi *pour que nous puissions nous entendre à défaut de nous unir*. Car l'union ne peut en aucun cas se faire *dans la confusion* et, en attendant que l'union se fasse, rien ne peut en hâter l'avènement plus que *la clarté et la droiture. *» ([^104]) Clarté et droiture. Retenons ces termes. L'avantage de bon nombre de protestants sur les « catholiques » en proie à la « pastorale œcuménique » est qu'ils n'en sont point dépourvus. Marcel De Corte. *Professeur émérite à l'Université de Liège* 141:224 ### Le Sacré-Cœur « *Accedite ad eum, et illuminamini* »\ (*psaume 33*) A LA FOIS SIGNE, EMBLÈME ET RÉALITÉ, le Sacré-Cœur imprime dans l'âme fidèle un double mouvement intérieur d'amour. Le premier mouvement va de Dieu à l'homme pour le séduire et l'attirer. (« Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi. ») Le second mou­vement achève le premier et conduit l'homme dans les profondeurs de Dieu. (« *Demeurez dans mon amour.* ») Première évidence, pour nous la plus visible et la plus immédiate, Dieu se penche vers l'homme : un de la Tri­nité ([^105]) est venu, il est né, il a grandi, il a exercé un métier d'artisan, il a posé son regard sur les beautés de la terre. Il a posé ses pas sur les routes poudreuses de la Pales­tine ; il a mangé et bu à la table des hommes ; il s'est réjoui de nos joies (*per gaudia tua !*) ; il s'est reposé de nos peines. Il a ouvert son cœur. 142:224 Depuis la création du monde qui, elle aussi, est un mystère d'amour, l'incarnation du Verbe est le plus grand événement de l'histoire, la phase la moins prévisible du plan rédempteur. Trois fois par jour la piété chrétienne remémore l'événement inouï : *Et verbum caro factum est !* Et pour inscrire ce mystère d'amour dans la mémoire oublieuse des humains, Jésus nous montre son Cœur. Il dit à sainte Marguerite-Marie : « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes... Vous mettrez l'effigie de mon Cœur sur vos maisons, sur les étendards, aux frontons des pa­lais. Donc, dans un premier mouvement, il y a ce signe comme à la portée de la main ; il faut que l'homme *re­garde,* il faut qu'il ne puisse se dérober à l'attraction puissante, au réalisme à la fois épouvantable et doux de l'amour de Dieu. Ce Cœur qui saigne et qui flambe signifie qu'il a tout donné, tout payé, tout obtenu. En retour, il a droit à tout l'amour de nos cœurs : adoration, confiance éperdue, consécration totale : « Mon fils, donne-moi ton cœur ! » ([^106]) C'est un pacte entre lui et nous ; parce qu'il a tout donné, il a droit à tout ; il faut qu'il règne : *oportet illum regnare,* dit saint Paul. Alors, pour que l'homme ne se dérobe pas à cette exigence suprême, sachant qu'à la fin, la charité d'un grand nombre sera refroidie, Dieu a inventé cet ostensoir vivant, l'effigie sacrée, si populaire dans le catholicisme. *Tu vois mon Cœur qui rayonne et qui saigne.* Il faut que l'âme soit comme saisie et interdite pour toujours de désespérer. Apercevant ce signe souverain qui barre la route au désespoir, à tous les échecs, à toutes les défail­lances de la foi, elle s'écrie : -- Si j'oublie ce qu'il a fait pour moi, voici la blessure, le sang qui coule, et l'apostrophe brûlante à sainte Angèle de Foligno : *Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée !* Si je désespère de mon salut, voici les flammes qui consument tout. Et ce sont les mêmes flammes qui purifient et qui divinisent car il n'y a pas deux amours en Dieu, l'un qui serait pour les pénitents, et l'autre pour les parfaits. 143:224 Il y a l'Amour qui tout uniment purifie et désaltère et transforme. C'est l'honneur de la pénitence chrétienne que celui qui est relevé est transformé. Si je cède à une tentation de révolte, je regarde la couronne d'épines qui enseigne l'humilité de Dieu. Et si le spectacle d'une France apostate et prostituée soulève mon âme de dégoût au point qu'elle vacille et cède à la tentation du mépris, je me souviendrai que le Cœur de Jésus veut régner sur cette nation avilie. Fasse le ciel que naisse alors dans cette âme un grand désir de sacrifice et de réparation. Seulement, Seigneur, il n'était pas très prudent de proposer pour emblème ce cœur que d'autres amours gra­vent sur les platanes au bord des routes. Vous auriez dû vous méfier des esthètes, des jansénistes et des commer­çants qui vivent bien grâce aux statues de plâtre éclaboussé de sang frais ; des cantiques inspirés de ces mêmes statues, et par-dessus tout des sentimentaux, tous gens qui abusent de vous et déforment la sainte réalité. C'est comme si vous mouriez une deuxième fois. La scène aux outrages se poursuit, et rien n'est plus émou­vant que de savoir votre Cœur entre les mains de cette génération perverse. C'est peut-être cela qui vaincra sa résistance, car le scepticisme qui fait douter de la Vérité fait aussi douter de l'Amour. Le drame de l'intelligence consiste à se demander périodiquement, surtout aux heures de décadence, « y a-t-il une vérité ? », ce qui, par rapport à l'interrogation de Pilate, marque un degré de plus dans la décomposition de l'intelligence. Il y a de même un pessimisme de l'amour. Quand une civilisation saccage l'amour, torture la notion d'amour au simple plan naturel, quand elle tue la piété conjugale et la piété filiale, l'amour humain vidé de sa propre substance rend impossible l'expression de son analogue supérieur. « Quid est amor ? » se demande l'homme moderne. Et vous lui montrez votre Cœur percé dont la blessure visible est le signe de l'amour invisible ([^107]). Et nous chantons avec la sainte liturgie : « *Quis non amantem redamet ? *» 144:224 Celui qui nous a aimés, qui ne l'aimerait en retour ([^108]) ? Car l'amour appelle l'amour. Qui dira la somme de générosité dépensée par vos enfants depuis la révélation que vous fîtes à sainte Marguerite-Marie ? Cela compense le ridicule jeté sur les *cordicoles* et les ricanements de Voltaire. Le père Muard, fondateur de la Pierre-qui-Vire, vou­lait que ses moines s'appellent bénédictins du Sacré-Cœur. Il leur avait demandé d'en porter l'effigie en pleine poi­trine, sur leur coule noire. Ainsi du père de Foucauld. Aujourd'hui, les jeunes du Mouvement de la Jeunesse Française en portent l'insigne pour s'éveiller et s'exercer à l'amour missionnaire, un amour que rien ne rebute, parce que l'amour croit tout, il espère tout, il supporte tout, *même la mort,* à cause de cette parole de Jésus : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » \*\*\* Mais cet appel à l'amour que nous adresse le Sacré-Cœur ne suscite pas seulement l'élan missionnaire et le goût du sacrifice. Il incline aussi notre âme à l'oraison et à la vie intérieure. Ce deuxième mouvement *qui est le premier dans l'âme de Jésus,* les saints du Moyen Age l'ont très bien mis en lumière. Sainte Gertrude, la moniale d'Helfta, au cours de merveilleuses visions, est amenée, par union très suave au Cœur de Jésus, à goûter l'étreinte paternelle de Dieu. L'épouse couronnée par le Christ de­vient plus parfaitement la fille bien-aimée du Père et dis­paraît dans le secret de sa face. « Seigneur, dit le psaume XXX, quelle douceur vous avez cachée pour ceux qui vous aiment. Eux-mêmes, vous les avez cachés dans le secret de votre face, loin de l'agitation des hommes. » Saint Bonaventure, après saint Augustin fait remarquer l'expression employée par l'évangéliste pour décrire le coup de lance du centurion. Saint Jean en effet rapporte qu'après la mort de Jésus, un soldat lui *ouvrit* le côté avec sa lance et qu'il en sortit du sang et de l'eau. Il y a bien *aperuit* et non *perfodit ;* il lui *ouvrit* (et non lui *perça*) le côté. 145:224 Cela signifie que désormais l'accès au sanctuaire de la vie intime de Dieu est ouvert « comme un lieu de repos pour les âmes ferventes, et pour les pénitentes un refuge de salut » (préface du Sacré-Cœur). Au même moment où s'ouvre le flanc de l'homme-Dieu, le voile du temple se déchire. Il s'agit là du même mystère, car le temple, c'est Jésus-Christ, et le voile déchiré la plaie ouverte de son Cœur sacré. Voici donc la deuxième mouvance que le Sacré-Cœur exerce sur l'âme fidèle : demeurez en moi, dit Notre-Seigneur, *manete in me et ego in vobis.* Jésus veut nous en­traîner et nous faire communier à l'amour de son Père. C'était là le secret de son âme. L'amour secret, l'élan secret d'amour filial qui fuse par instant dans le quatrième évangile, c'était toute la vie intérieure de Jésus de Naza­reth. La vie qui battait au Cœur de l'homme-Dieu, le sang généreux que ce cœur propulsait dans les artères, l'orien­taient d'abord vers la Première Personne de la Sainte Tri­nité. Respectons l'ordre : le Sacré-Cœur est pour Dieu avant d'être pour les hommes. Et il n'est pour les hommes que parce qu'il est pour Dieu. Si nous réduisons le Sacré-Cœur à n'être qu'un éten­dard qui claque au vent, nous aurons beau protester que nous n'avons d'autre roi que Jésus, cette royauté n'aura pas pris réellement possession de notre âme. Alors, com­ment prétendre l'instaurer dans les familles et dans les nations ? Il faut d'abord épouser cette face cachée qui est la plus divine dans l'âme de Jésus, cette hantise d'amour filial, cette mutuelle inhésion (*ne savez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ?*) pour devenir parfaitement conforme à l'image du Fils et rendre un clair témoignage à la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Ce Cœur nous apparaît ouvert ; que notre regard donc pénètre à l'intérieur, et nous serons illuminés. « Videbunt *in* quem transfixerunt*. *» Ludolphe le chartreux traduit ainsi : « Ils regarderont *dans* celui qu'ils auront trans­percé. » Et que verront-ils sinon ces flammes d'amour perçues à la lumière de la foi, qui à leur tour illuminent la foi ? 146:224 Ô merveilleux échange entre l'intelligence et l'amour ! Celui qui consent à l'amour est illuminé. « *Unde ardet inde lucet *» dit saint Bernard. Là où flambe l'amour, il y a une lumière pour l'âme, et cette lumière nous fait pénétrer plus avant dans le mystère de l'amour. \*\*\* La double attirance qu'exerce le Sacré-Cœur sur l'âme fidèle se résume en une phrase que nous empruntons à saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait (déjà) la vie éternelle. » Les anciens ont donné à cette phrase le nom plaisant d'*Evangelium in nuce* (l'évangile dans une noix), parce qu'on y trouve, ra­massés à l'extrême, le mystère de l'Incarnation, la vertu de foi, la vie éternelle, le tout suspendu au décret initial de l'amour divin. Une carmélite nous disait y trouver depuis longtemps une nourriture *suffisante* pour sa vie d'oraison. Le Sacré-Cœur nous enseigne tout cela. *Sic Deus dilexit.* C'est ainsi que Dieu a aimé. « *Unde ardet inde lucet *»* :* là où il y a du feu, il y a une lumière. Allons-y, mon âme ! Benedictus*.* 147:224 ## NOTES CRITIQUES ### Christianisme, Autorité et Pouvoir Voici quelques années, je posais la question : un catholique peut-il être un chef ? Je répondais que, selon la doctrine aujour­d'hui communément reçue dans l'Église, il ne le pouvait pas. Être un chef, c'est exercer un Pouvoir. Or le Pouvoir est dé­noncé comme un mal en soi. Assumer ce mal, c'est s'installer dans le péché. Nul ne peut éviter de pécher ; mais accepter délibérément l'état de péché permanent, c'est se mettre hors de l'Église. Le péché est d'autant plus grave que le Pouvoir est plus grand. Un caporal pèche moins qu'un général ; un contre­maître moins qu'un patron. Le plus grand péché est celui du chef de l'État, le Pouvoir politique se confondant presque avec la notion même du Pouvoir. Boutade ? Réfléchissez-y, vous devrez convenir que c'est bien effectivement la doctrine immanente de l'Église officielle. Quelle était la doctrine traditionnelle ? Elle était que l'hom­me est un animal à la fois individuel et social ; qu'en tant que social il appartient à d'innombrables communautés dont les plus importantes, les plus permanentes et les plus nécessaires exigent, pour fonctionner, d'être réglées par des Pouvoirs ; que le Pou­voir est donc une réalité naturelle, étant conforme à la nature de l'homme. Cependant l'homme est libre. Selon la conception qu'il se fera de sa propre nature et de la nature de la société, le Pouvoir se manifestera diversement. Toute politique, disait Valéry, im­plique une certaine idée de l'homme. Le christianisme voit dans l'homme un être libre créé à l'image de Dieu. Sa liberté, c'est-à-dire sa capacité de se déterminer, trouve en tout sa réfé­rence à Dieu. Socialement, cette liberté est autorité, c'est-à-dire puissance de rayonnement, d'influence, d'accroissement de soi-même et des autres, qui s'incarne dans le Pouvoir quand l'Au­torité a ou prend en charge des fonctions concrètes de respon­sabilité dans l'organisation de la Cité. Pour le chrétien donc, tout Pouvoir vient de Dieu -- *Omnis potestas a Deo.* Il vient de Dieu et il est orienté ultimement à Dieu. Il s'efforce de réaliser un ordre temporel qui soit le plus possible conforme au plan du Créateur, c'est-à-dire orienté au Bien commun. 148:224 Quand l'homme nie Dieu et qu'il se veut principe et fin de la société, le Pouvoir qu'il conçoit est, au sens précis du mot, absolu. Selon qu'il met l'absolu dans l'individuel ou clans le social, le Pouvoir tend à se dissoudre en anarchie ou à se durcir en totalitarisme. Mais comme il ne peut y avoir société sans Pouvoir et que la complexité du progrès technique rend le Pouvoir de plus en plus nécessaire, c'est le totalitarisme qui l'emporte constamment. Une lutte s'engage alors entre les forces spirituelles de l'homme, dont l'individu est naturellement le porteur premier, et les forces matérielles du Pouvoir, incarné dans l'État. Le dogme humaniste ne cesse d'arbitrer ce conflit par la référence à l'Homme-nombre, à l'Homme-masse, à l'Homme-vie. On entre dans l'Apocalypse. Après la dissolution de l'empire romain, l'Église avait recons­truit la société en fondant sur l'autorité de son Fondateur les libertés personnelles et les Pouvoirs sociaux. Elle-même jouis­sait d'un Pouvoir considérable, mais malgré des abus ne glissa jamais dans le totalitarisme, grâce à ses saints d'une part, grâce ensuite au caractère intangible de sa doctrine qui distinguait fondamentalement le Royaume de Dieu du royaume de la terre. Avec l'avènement de l'humanisme au XVI^e^ siècle, la liberté commença à enivrer l'homme. La Révolution détruisit le principe d'autorité. Le libéralisme envahit l'Occident. Pendant tout le XIX^e^ et la première moitié du XX^e^ siècle, l'Église lutta pied à pied contre le libéralisme, affirmant sans cesse les droits de Dieu et de la vérité. Mais n'embrayant plus que de manière infime sur les Pouvoirs sociaux, elle décida d'effectuer sa « ré­volution d'octobre » en se ralliant, dans l'équivoque, au libéra­lisme pour mieux défendre les libertés personnelles contre l'ensemble des Pouvoirs temporels à commencer par le Pouvoir politique. Ce fut Vatican II. L'Église conciliaire se débat depuis lors dans la contradic­tion. En son propre sein, elle se fait libérale avec tous les courants progressistes, mais tyrannique avec la résistance inté­griste ou traditionaliste. Prenant ses distances avec tous les Pouvoirs « établis », elle est d'une complaisance infinie avec le Pouvoir totalitaire des régimes communistes qu'elle considère comme porteurs d'un avenir qui n'attend plus que d'être baptisé. Son embarras, son irritation et sa rigueur se manifestent en présence des rares régimes politiques qui se réclament encore du catholicisme. Les jugeant condamnés d'avance parce qu'op­posés au sens de l'Histoire, elle a hâte de les transformer selon les canons de la démocratie et du pluralisme afin de ne pas se sentir solidaire d'un Pouvoir, pécheur public par nature. 149:224 Il y a moins d'un demi-siècle, Pie XI bénissait la « croisade » de Franco. Aujourd'hui la diplomatie vaticane s'acharne à effacer tout ce qui pourrait rappeler le franquisme dans les structures, laïques et ecclésiastiques, de l'État espagnol. En Amérique latine, où les principaux pays sont catholiques et gouvernés par des catholiques, on sait l'attitude de l'Église. J'y pensais en lisant les extraits du document épiscopal chilien cité par M. Julio Fleichman dans ITINÉRAIRES d'avril dernier. M. Fleichman a parfaitement raison de souligner ce qui le vicie à la racine. C'est au nom de la « majorité » et du « pluralisme » que parlent les évêques chiliens ; et c'est au nom du mouvement de l'Histoire. La doctrine qu'ils proclament, c'est celle d'Humanisme intégral. Maritain l'eût contresignée des deux mains. C'est pourquoi je pose la question, aux évêques chiliens, à tous les évêques, au pape lui-même ; existe-t-il un catholique au monde qui, dans un pays en proie au terrorisme et à la sub­version, craquant d'autre part sous la pression du capitalisme américain et du communisme international, pourrait assumer la responsabilité de gouverner ce pays avec la bénédiction de l'Église ? Il est bien évident que non. Alors ne peut-il plus y avoir de théologie que de la Révolution ? L'exercice du Pouvoir damne-t-il ? Je me suis bien amusé, au début d'avril, à entendre Lucien Barnier répondre aux questions de Jacques Chancel dans une émission de Radioscopie. Lucien Barnier est un chroniqueur scientifique qui a longtemps milité au parti communiste et s'est converti au catholicisme après un long et douloureux chemi­nement. Chancel lui disait (je cite de mémoire) : « Vous avez été longtemps stalinien. Ne croyez-vous pas que, d'une certaine manière, vous l'êtes encore, par votre rigueur de conviction, au sein du catholicisme ? » Réfléchissant, et parlant lentement, Barnier répondit (toujours en substance) : « Peut-être, en effet. Quand je vois, par exemple, l'Italie, je pense qu'elle souffre d'une sorte d'anémie pernicieuse, de nature sociale, qui ne peut être guérie que par une thérapeutique chirurgicale. La restauration de l'autorité est nécessaire. Si c'est cela être stali­nien, je le suis sans doute. On pourrait d'ailleurs dire aussi bien fasciste. » L'écoutant, je me disais qu'il avait de la chance d'avoir été communiste. Sa légitimité originelle lui permettait de dire tran­quillement, sans la moindre provocation, ce qu'il pensait et que ne pourrait dire, sans faire hurler tous les gens de l'Église conciliaire, un catholique traditionnel. 150:224 Faut-il pour autant imposer aux consciences catholiques, aux pays catholiques, aux gouvernements catholiques, de se convertir *d'abord* au libéralisme, au socialisme et au commu­nisme, pour retrouver *ensuite* la vérité naturelle et catholique ? Une reconversion de l'Église à elle-même après un tel voyage au bout de la nuit risquerait d'être aussi tardive que peu cré­dible. La vérité libère. La liberté, même suivie de la dictature, ne fait pas nécessairement la vérité. Louis Salleron. ### Le ralliement de Philippe Ariès au conformisme anti-chrétien ● Philippe Ariès : *L'homme devant la mort* (Seuil). Il y a trois ans, Philippe Ariès publiait ses *Essais sur l'his­toire de la mort en Occident* (Seuil), livre d'un grand intérêt (voir ITINÉRAIRES, n° 200). *L'homme devant la mort* développe et complète ces analyses, et leur donne en même temps une couleur nouvelle, qu'on essaiera de montrer. Pourtant, l'auteur reprend ici son premier schéma : il distingue une façon de mourir très ancienne, la mort « apprivoisée » : le mourant est averti de sa fin, parents et voisins l'assistent, aucune angoisse n'affleure, aucune question ne se pose. La société a une réponse (il y a une survie) et chacun tient cette réponse pour sûre. Contraste total avec la mort d'aujourd'hui, « ensauvagée » ou « inversée », où l'on cache au mourant sa fin prochaine, où l'on a honte du deuil. Un véritable escamotage de la fin est de règle. Les enfants en particulier ne sont pas tenus au courant. D'ailleurs, de plus en plus, on meurt à l'hôpital. Entre ces deux attitudes, Ariès indique deux étapes : vers la fin du XI^e^ siècle apparaît « la mort de soi ». La conscience d'une destinée per­sonnelle devient plus forte, ce qui modifie, dit l'auteur, l'idée que l'on a de la survie (l'importance du jugement, et de l'âme, grandissent). Avec le romantisme, nouvelle métamorphose : c'est « la mort de toi ». Une affectivité nouvelle s'attache à la mort des êtres proches. La séparation paraîtrait insupportable s'il n'y avait l'espoir d'être bientôt réunis. L'au-delà devient essentiellement ce nouveau foyer. L'idée d'un jugement, la pos­sibilité d'un enfer qui rendrait la séparation définitive, s'affai­blissent et selon l'auteur, s'effacent. 151:224 Au cours du temps, on peut observer l'évolution de quatre variables : 1. La conscience de soi. 2. La défense de la société contre la nature. 3. La croyance dans la survie. 4. L'existence du mal. La conscience de soi n'a cessé de grandir. La défense de la société contre la nature est le ressort, dit Ariès, des règles et rites dont toute communauté s'entoure contre les forces qui la mettent en péril : mort et sexe. Cette défense est détruite quand on arrive à la mort « ensauvagée ». La société ne sait plus que fermer les yeux sur un phénomène qu'elle voudrait nier. La croyance dans la survie est d'abord croyance au repos, à une vie fantomale, limbaire. Avec « la mort de soi » apparaît la survie de l'âme immortelle. Avec « la mort de toi » ce qui compte c'est la réunion de ceux qui s'aimaient ici-bas. Dans la dernière étape, la croyance en une survie disparaît généralement. Enfin la quatrième variable, l'existence du mal, après s'être affaiblie dans la troisième étape, s'efface elle aussi. Ainsi peut-on résumer les grandes lignes de cet ouvrage volumineux et dense, riche de faits et d'analyses souvent fines. Ce qui frappe, c'est que, tant de savoir et de subtilité s'allient à des affirmations déconcertantes. L'histoire des sensibilités est évidemment d'une grande difficulté, quand ce ne serait qu'à cause de nos œillères, de la sensibilité propre à notre temps, qu'il faut en quelque sorte traverser et écarter avant d'atteindre celle des temps plus anciens. On a parlé d'une *couleur* gênante qui marque ce livre. Quelques exemples permettront de mon­trer de quoi il s'agit. On trouve p. 20 cette déclaration étonnante : « La mort commune et idéale du haut Moyen Age n'est pas une mort spécifiquement chrétienne. » Que veut-il dire ? Qu'on est en face de la mort « apprivoisée » telle qu'on l'a connue avant le Christ ? La foi chrétienne n'aurait rien changé ? Mais Ariès cite aussitôt des morts des romans de la Table ronde, plus loin celle de Roland, ou celle d'un sacristain de Narbonne, et toutes sont des morts chrétiennes, avec recommandation à Dieu, communion (sauf pour Roland, bien sûr, qui comme les autres guerriers a été absous avant la bataille) et prière. Alors ? Reste que l'affirmation que la mort dans le haut Moyen Age n'est pas chrétienne a déjà été reprise comme un point acquis. C'est cela qu'on souligne. Autre question : l'opposition que définit Ariès entre le repos dans la mort et la survie de l'âme participant à la vision béa­tifique. « On croyait que les morts dormaient », écrit-il p. 30. Et il note que dans les adieux de Roland à Olivier il n'y a pas d'allusion « à quelque retrouvaille céleste ». C'est un point fon­damental : « La survie est essentiellement une attente (*et expecto*) et une attente dans la paix et le repos... 152:224 Les morts vivent d'une vie atténuée dont le sommeil est l'état le plus sou­haitable... » Ariès cite les Actes des apôtres (saint Étienne *obdormivit* *in Domino*) ou des formules comme *hic requiescit, hic dormit.* La liturgie a continué à dire : *requiescat in pace.* Mais aux yeux d'Ariès ce *repos* s'oppose vraiment à l'immor­talité bienheureuse. Citant des épitaphes américaines du XIX^e^ siècle, il note qu'on y parle de mourir dans le triomphe de la foi sans parler du lieu où l'on irait : « Cela peut étonner le chrétien d'aujourd'hui ou l'observateur qui confond le chris­tianisme et ce qu'il est devenu après les réformes protestante et catholique du XVI^e^ et XVII^e^ siècles. Mais nous ici nous ne serons pas surpris. Dans les mentalités traditionnelles, il n'est rien de plus naturel, de plus banal, que l'indétermination de l'état qui suit la mort... » Et plus bas, dans la même p. 442 : « Le fait nouveau sera justement, aux XVIII^e^-XIX^e^ siècles, le rem­placement des idées anciennes de l'au-delà (celle du repos, si générale et si populaire ; celle plus tardive de l'accès de l'âme à la vision béatifique, qui mit beaucoup de temps à s'imposer et n'y parvint jamais tout à fait dans les grandes masses popu­laires) par une représentation nouvelle et anthropomorphique, transfert des exigences affectives de la vie terrestre. » C'est au point que citant une lettre d'Albert de La Ferronnays, en 1834 ou 35, où le jeune homme (très cultivé et d'une piété ardente) écrit. « Si dans le tombeau on sent qu'on dort, qu'on attend le jugement de Dieu... » Ariès note triomphalement qu'on a là « un curieux retour à la croyance en une période d'attente ». Les faits constants (les mots de la liturgie, l'exclamation si commune et qu'il note comme toujours employée : « on dirait qu'il dort », mille traits analogues à cette lettre du XIX^e^) ne comptent pas. Ariès ne veut pas voir qu'il y a dans cette idée du repos, une image, une allégorie toute naturelle et nécessaire. Il invente l'opposition, la rupture entre deux sentiments. Que ferait-il du vers de Villon : *Repos aient en paradis ?* Il faut pour Ariès que l'idée de l'âme *succède* à celle du repos. Mais quand ? Il écrit, p. 600 : « L'idée d'une âme im­mortelle, siège de l'individu, déjà cultivée depuis longtemps dans le monde des clercs, s'étendit de proche en proche, du XI^e^ au XVI^e^ siècle, gagna à la fin presque toutes les mentali­tés... » Ailleurs, il est encore plus désinvolte : « Il est proba­ble qu'en France cette croyance a été répandue dans les cam­pagnes par les grandes missions catholiques de la première moitié du XIX^e^ siècle, qui aidaient les curés à apprendre aux paysans les vérités du catéchisme, et parmi celles-ci, l'existence de l'âme immortelle. » Quant à la résurrection, elle est « admise comme un dogme imposé, mais étranger à la sensibilité com­mune » (p. 600). 153:224 Ariès résume d'ailleurs sa savante conviction dans cette for­mule : « La société n'était pas plus chrétienne au Moyen Age qu'à la Renaissance, et sans doute moins qu'au XVII^e^ siècle. » Voilà donc la foi chrétienne qui semblait avoir si fortement marqué la France, y laissant tant de signes et de témoins, ra­menée à sa juste importance, qui n'est pas grande, Ariès le *sait.* Elle n'a vraiment touché les esprits qu'au XVII^e^, avec la Contre-Réforme, et même, si l'on y regarde de près, au début du XIX^e^, sous la Restauration, et pour une brève période puisque le rationalisme et les lumières prirent le dessus ; et pendant des siècles auparavant la foi avait glissé sur les « mentalités » comme l'eau sur un canard. Pour établir des hypothèses si rassurantes, la méthode est simple. D'abord, on montre qu'il y a une distance énorme, une discordance, entre ce que pensent les lettrés et ce que pense le peuple, (par exemple, ce sont les moines qui inventèrent l'angoisse de la mort, au VIII^e^ siècle (p. 160) ; jusqu'au XVII^e^, l'idée du purgatoire n'est pas « populaire », ni même, on l'a vu, celle de l'âme, et la résurrection ne fut jamais crue). Le Moyen Age n'est que superficiellement chrétien. Sans doute, il faut accorder que le XVI^e^ l'est (mais heureusement, arrive le XVIII^e^, qui est libertin, -- chez les lettrés, bien sûr, mais là qu'importe la différence entre eux et le peuple). En somme l'Église n'a jamais beaucoup compté, et sa foi n'a marqué qu'une minorité. J'ajouterai, pour montrer la méthode, quelques exemples d'analyse littéraire. Aux yeux d'Ariès, qui jamais ne se trompe, le Lamartine de l'*Immortalité* (*Méditations*) « oppose l'immor­talité du déisme des Lumières à celle de la superstition clé­ricale ». Et il cite : *Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste...* (*...*) *Au secours des douleurs un Dieu clément te guide.* C'est l'idée que la mort délivre. Est-elle impie ? Et je continue de citer à la place de l'auteur : ... *Et l'espoir près de toi, rêvant sur un tombeau* *Appuyé sur la foi m'ouvre un monde plus beau.* A mon sens, la « superstition cléricale » a plutôt la bonne part dans ce poème. Et en 1820, les libéraux athées ne s'y trom­pèrent pas. Moins habiles qu'Ariès, ils ne devinèrent pas dans les *Méditations* l'héritage de Voltaire. 154:224 Un peu plus loin, sous le titre *Vers le spiritisme,* Ariès ana­lyse un autre poème de Lamartine : *Apparition* (*Nouvelles méditations*). C'est, selon lui, un symptôme de la mort roman­tique (« la mort de toi »), moment où domine l'idée de la réu­nion avec les êtres chers, où naît aussi l'idée de leur possible retour sur terre, près de ceux qui les ont aimés, ou savent les invoquer (les mediums). Ariès cite : *Oui, c'est toi, ce n'est pas un rêve,* *Anges du ciel je la revois...* *Ton âme a franchi la barrière* *Qui sépare deux univers.* *Sa grâce a permis que je voie* *Ce que mes yeux cherchaient toujours.* En fait, Lamartine a écrit : *Oui, c'est toi, ce n'est pas un rêve !* *Anges du ciel, je la revois !...* (puis commence une autre strophe :) *Ainsi donc l'ardente prière* *Perce le ciel et les enfers !* *Ton âme a franchi la barrière* *Qui sépare deux univers !* *Gloire à ton nom, Dieu qui l'envoie* *Ta grâce a permis que je voie* *Ce que mes yeux cherchaient toujours...* Ce n'est pas tout à fait la même chose, n'est-ce pas ? Le poème est nettement plus chrétien, quand on ne le tronque pas. C'est une prière entendue par Dieu qui obtient ce retour sur terre (ou cette illusion de retour). Il y a : *Ta* grâce a permis (celle de Dieu), et non *Sa* grâce (laquelle, d'ailleurs, celle de l'âme défunte ?). Je ne dis pas que le poème de Lamartine soit d'une orthodoxie rigoureuse, -- j'y vois surtout une rêve­rie sentimentale, plus que la relation d'une expérience, -- mais sa couleur n'est pas celle, plus profane, plus « spirite », que lui donne le livre. 155:224 Ailleurs, Ariès analyse avec une ironie (peu admissible chez un historien) des lettres laissées par la famille du comte de La Ferronnays, dans le premier tiers du XIX^e^ siècle. Albert, le fils, comme plusieurs de ses sœurs, meurt de la tuberculose. Tous ont montré durant leur vie une foi fervente et même exaltée. Ils ont envié la *beauté de la mort*, rêvé de finir jeunes. Cela arrive à Albert d'abord. Il recommande vivement à sa femme de ne pas retourner au protestantisme. Il avait offert sa vie à Dieu pour la conversion de son épouse. « *On reconnaît là,* écrit Ariès, la *face agressive et fanatique du catholicisme du XIX^e^ siècle. *» Eugénie, Pauline, les sœurs, meurent elles aussi assez vite. « Le bonheur, c'est de mourir », écrit Eugénie, qui fut la mère d'Albert de Mun. Tous ces élans romantiques ressemblent bien aux vers lamartiniens cités plus haut (« *Je te salue, ô mort... *»). Ariès devrait se contenter de le noter, mais il lui faut juger, et il juge : « *Élucubrations morbides de femmes dominées par des prêtres, dans un climat exalté de Sainte-Alliance. *» Or il est bien clair que la Sainte-Alliance n'y est pour rien ! Notre hon­nête historien, qui a rapporté la mort toute semblable d'Albert, a précisé qu'il n'a aucune passion légitimiste, qu'il est « péné­tré d'un romantisme fraternel et un brin saint-simonien ». Enfin, je ne voudrais pas terminer sans citer ce que l'auteur dit de Léon Bloy. Il en parle pour illustrer l'importance, récente et très vive au XIX^e^ siècle, des tombeaux et cimetières : « ...Les personnages de Léon Bloy séjournent une partie de leur vie au cimetière \[il s'agit de *La Femme pauvre*\]. Certes, ils ne passent pas pour très équilibrés. » (p. 520). J'ai relu cette phrase trois fois avant d'y croire. L'équilibre consiste-t-il à passer une partie de sa vie dans des bibliothèques ? Mais cette incongruité ne suffi­sait pas sans doute. Ariès écrit un peu plus bas : « Ils sont pourtant des catholiques d'une orthodoxie absolue et agressive qui croient à la résurrection des morts ! » On saura désormais qu'il suffit de dire le *Credo* en pensant à ce qu'on dit pour être « agressif » aux yeux d'Ariès. Il y a bien (car on pourrait citer d'autres exemples) tout au long de ce livre, une teinte d'hostilité au christianisme, qui n'est en rien « scientifique », mais qui répond à la sensibilité régnante. La valeur de l'ouvrage en est diminuée. Pas éton­nant si, en contre-partie, il apparaît pénétré d'un esprit, d'une idéologie qui pour paraître conforme aujourd'hui à la sensi­bilité générale (ce qui se fait, ce qui est convenable) n'est pro­bablement qu'éphémère, et *datera* bientôt de façon choquante. Je pense à cette phrase de la dernière page, où Ariès expliqué que psychologues, médecins (et prêtres) sont inquiets de la mort « ensauvagée », qu'ils voudraient trouver des moyens de l'humaniser, de la faire accepter. Comme s'il s'agissait, au fond, d'autre chose que du sens du divin, et de la capacité des hommes à retrouver leur place dans un univers réordonné. 156:224 Mais non, on reste bien en deçà : « Même s'ils recourent à l'expérience des anciennes sagesses, il n'est pas question de revenir en arrière, de retrouver le Mal aboli une fois pour toutes. » Le simplisme d'une telle expression -- « le Mal aboli une fois pour toutes » -- est à hausser les épaules. Inutile de la commenter longuement. Elle est pourtant bien curieuse dans la bouche d'un historien. Elle confirme aussi ce que l'on a essayé de montrer de la soumission de l'auteur aux plus fragiles des idées reçues. Georges Laffly. ### Les diableries d'André Frossard ● André Frossard : *Les trente-six preuves de l'existence du Diable*. Édi­tions Albin Michel. André Frossard publie 36 lettres qu'il a reçues du dia­ble. On pense d'abord que ce sont ces lettres qui constituent les 36 preuves annoncées par le titre du livre. Mais non. Le diable prend la peine de les énumérer lui-même dans ses dix dernières. Nous n'allons pas les repren­dre une par une. Elles s'iden­tifient au spectacle du monde. Le diable les expédie des vil­les les plus diverses : de Ge­nève pour commencer, de Ge­nève pour terminer, en pas­sant par Paris, Princeton, Helsinki, Cap-Kennedy, Reyk­javik, Rome, Moscou, etc., et un mystérieux (pour moi) Vil­lars-sur-Odon. Le Prince de ce Monde est partout chez lui. Alors, quoi ? Tout. Mais j'avoue que, quand il aborde les questions religieuses, je préfère personnellement le Frossard de *Dieu existe* et d'*Il y a un autre monde.* Reste sa plume. On se doute qu'elle fait merveille dans ces dia­bleries. Louis Salleron. 157:224 Trente-six fois, André Fros­sard fait parler le diable avec malice, avec élégance. Mais c'est *son* diable (il faut sup­poser que les écrivains (de talent) ont chacun le leur, ce­la expliquerait bien des cho­ses) et qui sait très bien de quelles victoires il doit se vanter pour que Frossard le reconnaisse, y reconnaisse les plus grands crimes. Par exem­ple, le puant se félicitera de la mort de Jeanne d'Arc et de la condamnation de Dreyfus, mais il sent bien que parler de la décapitation de Louis XVI ne lui servirait à rien. Il n'en dit donc rien. Autre point. Ce diable fait de l'Église d'aujourd'hui un tableau tout à fait véridique, hélas : Il se réjouit (Frossard se lamente) des messes dou­teuses, du refus du surnaturel, des prières falsifiées, du cler­gé socialiste et freudien etc. Mais c'est le diable de Fros­sard : au dernier moment il dit : « la pierre de base de l'édifice est à moitié déchaus­sée, grâce aux efforts conju­gués des progressistes et des intégristes... » Le tour est joué. Les « intégristes » déplorent dans l'Église tout ce que dé­plore Frossard, ils aiment et respectent tout ce qu'il aime et respecte. Alors, la différen­ce ? C'est que Frossard n'est pas « intégriste », il sait que ce n'est pas bien. Heureux homme. Georges Laffly. L'idée de faire intervenir le Diable dans une création littéraire, en soi, n'a rien d'une idée nouvelle. On pour­rait mentionner ici un grand nombre d'œuvres romanesques où la personne du Démon tient, sinon le premier rôle, du moins un premier plan. Ces œuvres cependant, comme le souligne à la première person­ne le Diable de Frossard, pè­chent toutes par le même dé­faut ; plus précisément, elles pèchent toutes par défaut : le commerce diabolique y reste l'obscur privilège d'alchimis­tes et de sorciers, comme si le Prince des ténèbres était de ces créatures qui se dérangent au coup de sifflet, à condition seulement qu'on le module dans les formes... D'une fa­çon plus générale, le Diable apparaît dans ces œuvres comme un personnage du pas­sé, brodé en lettres de feu sur toile de fond médiévale et clé­ricalisante. Toutes choses qui tendent à estomper dangereu­sement dans l'esprit du lec­teur l'actualité et, si l'on peut dire, les mérites du Malin. Le trop célèbre *Faust* n'échappe pas à la règle. Mikaïl Boulgakov fut à ma connaissance le premier écri­vain à restaurer les terribles pouvoirs du Démon dans la littérature contemporaine au premier degré, -- je veux dire dans un roman écrit pour no­tre époque et inspiré par cel­le-ci. Boulgakov, ce grand aîné des dissidents soviétiques, lais­se en effet une œuvre capitale qui est le livre et d'une cer­taine manière l'histoire même de sa vie. Il devait y travail­ler douze ans, de 1928 à 1940, sans le moindre espoir bien sûr de la voir publiée. 158:224 Ce grand'œuvre s'intitule *Le Maî­tre et Marguerite* ([^109])*.* Il nous est présenté et se présente au lecteur comme un roman d'imagination, quoiqu'il sem­ble tout à fait impossible d'y voir un simple divertissement. Ce n'est pas non plus une auto­biographie, mais tout ce qu'a vécu Boulgakov dans la Russie des années trente s'y retrou­ve en forme de paraboles et de personnages à peine trans­posés. Boulgakov d'ailleurs au­rait pu écrire *Le Maître et Marguerite* comme Soljénitsy­ne a conçu *Le chêne et le veau ;* car c'est exactement la même histoire -- l'histoire de la révolte d'une âme face au mensonge officiel -- qui s'y trouve contée. Mais les deux génies sont différents, leurs conceptions littéraires aussi, et Boulgakov confie à la fic­tion romanesque ce dont Sol­jénitsyne témoignera plus tard à la première personne. La parabole du « roman » de Boulgakov (par quoi le lec­teur comprend que nous ne sommes pas sorti du sujet) est d'une remarquable simplicité : *Le Maître et Marguerite* racon­te à la russe, avec force dé­tails, l'histoire d'une visite du Diable et de sa suite dans le Tout-Moscou des années tren­te. Telle est la trouvaille lit­téraire de Boulgakov, trouvail­le précisément parce qu'elle brise un usage mal fondé en raison, et qu'elle n'est pas que littéraire... Satan donc se pro­mène comme chez lui à Mos­cou. Dans la fiction de Mikaïl Boulgakov, qui transpose, exorcise ici le cauchemar d'une réalité vécue, il est venu dans son dessein habituel d'y se­mer le trouble, et accessoire­ment de s'y désennuyer. -- Mais quel esprit émouvoir da­vantage par son apparition, dans ce Moscou des années trente, que celui de l'imbecil­lentsia servile et pontifiante qui fait profession de ne croi­re qu'aux progrès de la Scien­ce, et à la Sagesse souveraine du Parti ? C'est donc aux journalistes et aux écrivains soviétiques que, diabolique­ment, le Prince des ténèbres va d'abord rappeler sa néfaste existence. En voici deux justement qui discutent dans l'ombre, sur un banc, d'un article à paraî­tre dans le prochain numéro d'une « épaisse revue littérai­re » ; il s'agirait d'un grand poème anti-religieux, destiné a établir une fois pour toutes que Jésus-Christ, comme Dieu, existait seulement dans l'ima­gination de ses disciples (si même son existence terrestre peut être démontrée). Celui qui parle est le directeur de la revue, et il accable savam­ment son malheureux collabo­rateur de trente-six arguments supplémentaires auxquels ce­lui-ci, dans sa fougue, n'avait pas songé... Satan, sous les de­hors d'un magicien étranger de passage à Moscou, se mêle courtoisement de la conversa­tion. -- « Permettez, affirme-t-il sans rire aux deux hommes stupéfaits, permettez, j'y étais, moi, à Jérusalem, au moment de la condamnation du Christ : et les choses ne se sont pas du tout passées ainsi que vous le dites. » On s'apprête déjà à confier cet aliéné aux bons soins de la milice, mais voici que l'étranger raconte, avec un luxe de détails tout à fait inouï, tout ce qui s'est dit ou fait entre Pilate et Jésus dans le palais d'Hérode, le vendredi 11 du mois de Nizan ; un Ponce-Pilate, soit dit en passant, qui fait irrésistiblement pen­ser à Staline... Et l'étranger de leur confier encore, à mi-voix, le mal qu'il a eu à convaincre Kant, un soir qu'il dînait avec lui, de remplacer par une au­tre les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu. 159:224 Que ceux qui n'auraient pas lu encore cette admirable fan­tasmagorie se rassurent : nous ne dévoilerons pas la suite, d'ailleurs indescriptible, de ce magnifique roman. Sachez seu­lement que le Belzébuth de Boulgakov introduit dans les cercles culturels de Moscou un désordre (c'est le cas de le di­re) tout à fait dément. -- Le Diable comprenez-vous accep­terait sans peine qu'on vienne à douter sur terre de l'exis­tence de Dieu, quoique la cho­se pour lui soit à jamais ex­clue. Mais il se fâche tout rou­ge à l'idée proprement absurde que quiconque puisse s'inter­roger un instant sur la sienne propre. Et il n'aura aucun mal à en imposer la funeste évi­dence à ces intellectuels sovié­tiques ignorants et stupides qui sont aussi ses créatures, comme Satan éprouve un ma­lin plaisir à le leur rappeler. Remarquons que Boulgakov manifeste à toutes les pages du roman une parfaite intui­tion des limites de la puis­sance démoniaque sur notre pauvre monde ([^110]). Satan est bien le plus grand des illu­sionnistes, pour ceux du moins qui en subissent ou devan­cent la suggestion, mais il ne peut faire que les choses créées par un Autre que lui soient autrement qu'elles sont. Il voit dans l'avenir, sait comme tous les anges du ciel l'heure exac­te de notre mort, mais lui-même n'a pas ici le pouvoir de trancher. Il lit comme dans un livre nos plus secrètes pen­sées, et la pensée cependant reste toujours en notre seul pouvoir, jusqu'au fond de l'épreuve ou de la tentation. Bref, le Maître du mensonge n'a pas d'autre crédit dans l'âme que celle-ci n'accepte de lui en céder ; il n'a aucun em­pire sur les forces profondes de la Vie et de la Vérité. Sa seule ressource, mais ce n'est pas rien, est de conduire dou­cement tous ceux qui l'écou­tent à leur préférer la mort, et la nuit. La signification de cette al­légorie, dans la Russie des an­nées trente, est parfaitement lumineuse, et la leçon vaut aussi bien pour nous : le mo­yen d'échapper à la servitude, dans l'univers du totalitaris­me sociologique et culturel d'un Parti, c'est de refuser toute participation au men­songe que le système finit tou­jours par exiger de nous ; et d'en préserver l'âme, qui est divine, seule capable de résis­ter, et nous appartient. Frossard, dans *Les 36 preu­ves de l'existence du Diable,* s'il le dit sous une tout autre fiction, ne dit pas autre chose que Mikaïl Boulgakov dans son génial roman. Les temps seuls ont changé. Le Diable se pro­menant comme chez lui dans les cercles littéraires de Mos­cou, voilà certes une grande vérité, mais qui reste aujour­d'hui très en dessous de la vé­rité. A lire l'état de la ques­tion sous la plume d'André Frossard, ce sinistre personna­ge se sentirait chez Lui désor­mais, et de plus en plus, dans les capitales du monde entier. 160:224 Il serait même venu installer à Rome une sorte de centre opé­rationnel tous azimuts, et je cours de ce pas vérifier le renseignement... Donc, quand Messire le Dé­mon s'ennuie, parce que ses affaires ici-bas marchent en somme trop bien (c'est-à-dire sans lui), il inspire de gran­des œuvres aux vrais auteurs chrétiens. -- J'ai relu *Le Maître et Marguerite* avec un indicible plaisir juste après le dernier Frossard, qui devait heureusement m'en rappeler l'existence. Les lecteurs qui voudront bien se livrer eux-mêmes à cette expérience n'en seront pas déçus. Nous tenons là une veine littéraire de tout premier ordre, dont les subti­les, amères et sombres réso­nances ne sont pas près de nous lâcher. Hugues Kéraly*.* *Post-scriptum. -- Le Maître et Marguerite* est passé à l'écran il y a quelques années, sans le moindre succès, dans une réalisation franco-yougos­lave. Le film est à la hauteur du roman, c'est-à-dire admira­ble. Tout le recommande à l'attention des lecteurs d'ITI­NÉRAIRES si par extraordinai­re il venait à sortir de l'oubli. (Mais compte tenu du sujet, les divertissements du Diable à Moscou, on comprend qu'il ne s'agit pas ici d'un specta­cle pour enfants.) H*.* K*.* Puisque c'est le Diable qui parle, puisque c'est le Menteur qui raconte ses exploits, sa *tactique* comme disait C.S. Le­wis, et son jugement sur tou­tes choses, il faut prendre le contre-pied de ce qu'on lit pour saisir ce que pense An­dré Frossard. C'est tout à fait simple : quand André Fros­sard fait écrire au Diable (p. 131) que « Dieu » est un « hi­deux vocable », c'est que lui, André Frossard, le proclame un Nom adorable. Quand la lettre du Démon parle de « sornettes mystiques » (p. 14), il s'agit de mystiques vérités. Quand le Diable écrit (p. 157) que les clochers « empruntent la forme de l'éteignoir » et que « là-dessous toute pensée fu­me et s'éteint rapidement sans qu'il soit nécessaire de souf­fler dessus », il faut entendre exactement le contraire. Et ainsi de suite. Ne pas attri­buer à André Frossard les opi­nions qu'il met sous la plume du Diable, mais lui attribuer les opinions inverses : cette interprétation va de soi. Elle ne va pas sans difficul­té. Le Diable écrit p. 207 que « la démocratie repose sur la sainteté » : en conséquence il faudrait entendre que pour Frossard la démocratie repose sur l'impiété. Le Diable écrit p. 76 que *Les Misérables* de Victor Hugo sont « le seul ro­man français » qui lui ait causé du souci, « tous les au­tres », tous sans exception, « ayant bénéficié » de la col­laboration satanique. Que faut-il entendre ? Nous sommes en présence d'une proposition universelle qui n'a pas plus de sens sous sa forme néga­tive que sous sa forme affir­mative. Autre exemple de la même étrangeté p. 28 quand le Diable déclare qu'il se « rap­pelle fort distinctement avoir vu la moitié » des intellectuels français « révérer Hitler, et l'autre moitié Staline ». 161:224 Ce genre littéraire a pour règle du jeu que dans les lettres qui lui sont attribuées le Diable dise la vérité quant à ses desseins (« j'ai mis un terme à ses activités en la li­vrant à vos abbés psychanalystes », p. 35), et le contraire de la vérité quant aux juge­ments de valeur (« une petite erreur judiciaire de rien du tout », p. 84). Ce qui est poser en principe que les confiden­ces supposées du Diable sont des confidences sincères. Et si elles ne l'étaient pas ? Si le Diable, même dans ses con­fidences, mentait de temps en temps ? Pour éviter de tomber dans une aporie analogue à celle d'Épiménide le Crétois, le mensonge alors ne consiste­ra pas à énoncer le contraire de la vérité (puisqu'on s'y at­tend), mais à machiner un em­brouillamini qui provoquera la confusion et vous laissera désorienté. Exemple (p. 27) : « *La justice sociale a fait le tour de l'Europe avant d'en­trer timidement dans votre pays en 1936*. » Ni cet énoncé ni son contraire ne correspon­dent à la réalité. Simplement, le Diable aura insinué sour­noisement dans l'esprit du lec­teur que la justice sociale com­mence avec le Front popu­laire de 1936 (bien que le 1936 français n'ait eu aucun précé­dent en Europe). En vérité je crains qu'un certain nombre d'opinions bi­zarres, biscornues, offensan­tes, soient bien, malheureuse­ment, celles qu'André Fros­sard tient pour vraies et veut soutenir. Sur 1936 précisé­ment. Sur Maurras aussi (p. 202), quand par une incroyable méchanceté il fait écrire au Diable : « J'avais eu bien du regret à me séparer de Charles Maurras, qui sur la fin de sa vie m'avait lâché pour faire sa soumission défi­nitive à l'Église. » C'est in­digne ; c'est outrageant. Com­ment essayer de le lui faire comprendre, sinon en lui fai­sant remarquer qu'en raison­nant de cette manière on de­vrait aussi faire écrire au Dia­ble, parallèlement -- « Je n'ai pas eu à me séparer de Ludovic Oscar Frossard qui même sur la fin de sa vie ne m'a pas lâché pour faire sa soumis­sion définitive à l'Église. » -- Je crains bien en outre que ce soit André Frossard qui pense que le « politique d'abord » a été « le motif principal de la condamna­tion » de Charles Maurras : or le motif principal de cette condamnation fut qu'il ait vou­lu « rétablir l'esclavage », di­viser l'humanité en « deux classes », les lettrés et les illet­trés à leur service, et quel­ques autres contre-vérités aussi scandaleuses, assurément dia­boliques, inventées dans la let­tre d'accusation du cardinal Andrieu et solennellement ra­tifiées par le pape Pie XI. -- Autre chose. Il est stupéfiant que Frossard fasse écrire au Diable (p. 193) : « Dans la philosophie que je vous ai enseignée, la connaissance pré­cède logiquement l'amour », car c'est la philosophie de saint Thomas, et l'on se de­mande par quelle inadvertan­ce, ou par quel sombre mou­vement de l'âme, Frossard en fait une philosophie satanique. 162:224 Il y a dans ce livre nombre d'aiguës et attachantes beau­tés, touchant à la vie spiri­tuelle, et des vérités fulgu­rantes, fruits d'un regard mé­ditatif et intérieur : « Orgueil­leux comme il convient de l'être, c'est-à-dire sans motif » (p. 133) ; « pour la première fois au monde, une civilisation a perdu la mémoire » (p. 165) ; et beaucoup d'autres traits d'une qualité analogue. Un livre de qualité n'est ja­mais sans importance et ja­mais médiocre. Mais ce regard profond, chaleureux, lumineux, par moments se fige inexpli­cablement, se retranche dans un mépris glacé, dépourvu de compréhension et de miséri­corde. Nous avons alors ces jugements biscornus et offen­sants dont j'ai relevé quelques exemplaires. Devant de telles éclipses on reste interdit com­me devant un mystère. Il y a bien parfois le coup d'aile donné en passant par quelque chose de mystérieux et froid comme un désespoir. Et, vous prenant à la gorge, les douze mots que l'on sent d'un poids terrible, d'une portée tragique, au milieu de la p. 130, sans arriver à en saisir l'exacte si­gnification : « Vous n'aurez jamais l'occasion d'en parler avec un autre. » Jean Madiran. ### Bibliographie #### Roger Caillois Le fleuve Alphée (Gallimard) Le fleuve Alphée, après avoir traversé la mer, gardant intactes ses eaux, aborda à un nouveau rivage, son estuaire débouchant vers l'intérieur. C'est à ce mythe des Grecs que se réfère Caillois dans ce livre étonnant, réflexion sur son œuvre et sa vie, et pour une part répudiation de ce qu'il fut. Jamais il n'avait au­tant parlé de lui. Cet homme que ses livres montraient im­passible et rigoureux (mon­traient si peu), s'abandonne ici à une confidence sur son esprit. Né près de Reims en 1913, il est pris comme tous les enfants de notre monde par le monde des livres, qu'il a connu et illustré éminem­ment. Aujourd'hui il se détour­ne et s'effare. Il appelle *paren­thèse* ce monde des pensées de tous les hommes, dans le­quel il s'est baigné comme le fleuve Alphée dans la mer, et il désirerait y échapper. Cu­rieuse et impossible tentation. 163:224 Les sujets qui l'ont occupé (pendant la *parenthèse*) sont divers à l'extrême : la fête et la guerre, mais aussi le mimé­tisme, les jeux, la dissymétrie, le rêve -- tant d'autres. Un dénominateur commun : « les miracles et pouvoirs de l'ima­gination ». Sa quête l'a mené peu à peu à concevoir la fini­tude et l'unité de l'univers, où, de quelque façon, matière et esprit se répondraient, où il n'y aurait nul fait qui, dans un domaine tout étranger, n'eût son *répondant,* son rap­pel. Il rapprocha ainsi le mas­que de crocodile qui surmonte le fulgore porte-lanterne (un insecte de deux centimètres) des masques construits par les hommes. Il osa écrire : « la peinture continue autrement les dessins des agates et les ailes des papillons ». C'est le contraire de l'anthropomor­phisme : l'homme n'est due agent accidentel d'expression d'une fonction dont l'univers garde d'autres traces, indéfi­niment répétables, ou infini­ment plus durables. Cette re­cherche, c'est ce que Caillois a appelé les *sciences diago­nales,* réservant toujours l'hy­pothèse qu'il n'y ait là qu'une rêverie, persuadé en fait que cette rêverie correspond à l'univers tel qu'il le conçoit, avec ses redondances, ses nœuds, ses rappels. Ces recherches, ces livres, ont été édifiés sur d'autres li­vres. Comment alors oser ré­cuser cette mer où il s'est tant baigné ? Voilà pourtant le cen­tre de cette réflexion. On ima­gine mal une telle lassitude chez un homme qui montra tant d'appétit. Il est probable qu'y joue un rôle ce qu'il ap­pelle la prolifération des idées, des *cogitations,* qu'il compare à un cancer. L'allure prise par la production intel­lectuelle est évidemment folle. Systèmes succédant aux sys­tèmes, vocabulaires imposés, et choisis sur mesures, le cri­tère de l'originalité, si péris­sable et si dangereux, régnant sur les esprits : la description est exacte. Il y a là les effets d'une mode et d'une commo­dité (celle des moyens d'ex­pression), qui ne mettent pas vraiment en cause le jeu de l'esprit. Mais Caillois passe ou­tre. Il ressent une nausée. Mo­raliste, il constate : « Une mesure politique qui ne pa­raissait pas mettre en péril les institutions, un changement dans les mœurs qu'on estimait anodin aboutissent à long ter­me à la chute d'un empire. Une décision monétaire fâ­cheuse ouvre une cascade d'é­checs, puis de désastres, qui conduit à l'écroulement d'une économie. Dans le domaine de l'art une innovation estimée seulement plaisante ou ingé­nieuse amène, de surenchère en surenchère, la ruine de l'idée même de l'art. » Sans doute, et la réussite est toujours fragile, menacée. Mais n'y aurait-il pas des conditions ou des lois qui permettent de se garder du chaos ? Et l'hom­me est-il cette espèce « épiso­dique » qui, favorisée d'abord par certaines conditions, peut disparaître sans traces par l'ef­fet d'autres circonstances, au début à peine perceptibles ? Roger Caillois refuse ces questions. Il lui reste la dé­lectation du spectacle des pierres, avant la fin prochai­ne, celle du fleuve Alphée ab­sorbé par une source qui le fera disparaître, épongé. Georges Laffly*.* 164:224 #### Henri Jacquin La guerre secrète en Algérie (Olivier Orban) Voici un livre très impor­tant, je dis cela en pesant mes mots. Très important sur un aspect mal connu de la guerre d'Algérie (guerre sur laquelle on triche tellement, qui est devenue si « mythologique » que son image chez la plupart n'a plus aucun lien avec la réalité). Le général Jacquin, chef du 2^e^ bureau à Alger, puis, jus­qu'en 1961, chef du B.E.L. (Bu­reau d'études et de liaison) a connu cette guerre secrète comme personne. Il a vu sous un jour peu commun un cer­tain nombre de ses acteurs. Son livre rapporte d'abord un certain nombre de ruses assez extraordinaires : celle qui fit du B.E.L., depuis Alger, le véri­table poste de commandement de la willaya V, pendant plu­sieurs mois de 1960 (Logti, le véritable commandant, tué dans une opération) ; celle qui fit placer un de nos agents dans l'école des radios du FLN, au Maroc. Tout cela est bien plus passionnant que je ne saurais le dire et très ins­tructif. Il y a aussi un autre as­pect de ce livre : l'auteur mon­tre très bien qu' « une subver­sion est avant tout un système hautement policier ». Rien de la spontanéité, du romantisme dont tout le monde parle. Une organisation rigoureuse, avec ses purges, ses méfiances, avec aussi ses agents doubles etc. Enfin ; on s'apercevra en li­sant *La guerre secrète* que pendant toute la guerre d'Al­gérie (avant de Gaulle, et peut-être encore plus après) c'est contre un État français divisé, pour une part solidaire de l'ennemi, que doit être me­née la lutte, autant que contre le FLN et ses alliés dans le monde. Exemples : plusieurs récits d'arraisonnements de ba­teaux chargés d'armes (desti­nées au FLN). Avant 58, sous la IV^e^ Chaban, ministre de la Défense, accueille très fraîche­ment la nouvelle de l'arraison­nement du « Slovenice ». Sa­lan suggère de distribuer les armes saisies à des musul­mans qui veulent se battre pour la France. Chaban refuse. Après l'arrivée de De Gaulle, c'est pire. Notre Quai d'Orsay intervient pour avertir les pays d'où partent les armes ! Pense-t-on que l'État s'est unifié depuis, et qu'on n'y trouverait plus de tels sabo­tages -- pour ne pas employer de terme plus dur ? Il est clair, au contraire, que la lutte des clans y est plus importante que jamais, et que le sens de l'unité, du bien commun, s'y estompe chaque année un peu plus. G. L. 165:224 #### Essai de catéchisme pour adultes selon Vatican II (Desclée de Brouwer) Si ce livre anonyme m'a été envoyé, c'est, j'imagine, parce que les auteurs ont pensé que je n'aurais pas lieu de le des­cendre en flammes au nom de mon intégrisme ou de mon traditionalisme. Je vais répon­dre, partiellement, à leur at­tente. Mais quels sont les auteurs ? Une note au dos de la cou­verture nous informe que « *Source de vie,* qui a élaboré ce catéchisme, est une revue mensuelle de formation chré­tienne pour tous. Animée par des Pères jésuites, elle pour­suit, sous une forme renouve­lée, l'effort de publication de l'Apostolat de la Prière ». C'est un livre court. 148 pa­ges en gros caractères, avec des titres importants, de nom­breux sous-titres et de larges blancs. Un catéchisme non-officiel, et « pour adultes », n'est sou­mis à aucune règle impérati­ve. J'admets donc, quant à moi, que les auteurs choisissent leur mode de présentation. Il faut savoir le public qu'ils vi­sent. Ce livre, précise la note de la couverture, « sera ex­trêmement utile à tous ceux, catéchistes et parents, par exemple, qui se posent ou à qui on pose les questions reli­gieuses de toujours... ». C'est donc à un public d'adultes catholiques et suffisamment instruits qu'il s'adresse. On s'en doute en le lisant. Il sup­pose une connaissance nota­ble de la religion catholique et est plutôt fait pour répondre à des questions qu'on se pose dans le climat actuel de dé­christianisation. Prenons-le donc tel qu'il se veut et tel qu'il se présente. Dans l'ensemble, pour ce qui concerne l'essentiel de la foi, il est catholique. C'est en quoi il surprend agréablement. Certes l'expression est souvent enveloppée, mais elle incline l'esprit à la vérité, non pas à l'erreur comme dans la caté­chèse officielle. On se deman­de comment il a reçu l'impri­matur. Une seule « bavure », de taille : « Le « péché origi­nel » est le péché commis dès l'origine par les premiers hommes » (p. 30). Ce qui est négligemment corrigé quel­ques lignes plus loin par l'as­surance que la « solidarité hu­maine » nous fait « cohéri­tiers du Christ, nouvel Adam, comme elle a fait de nous les héritiers du premier pé­cheur », avec la citation de saint Paul selon qui l'obéis­sance « du seul Jésus » nous a rachetés de la désobéissan­ce « du seul Adam ». N'ou­blions pas que les auteurs sont des jésuites. La « soli­darité jésuitique » n'est pas moindre que la « solidarité humaine » ; et Teilhard, mê­me non nommé, doit avoir sa petite place dans un coin de catéchisme. La « christogénè­se », évoquée en passant (p. 36), plaira aux plus savants des lecteurs. 166:224 Les questions disputées, cel­les qu'on se pose de nos jours, sont également présentées, en règle générale, d'une manière catholique, parfois même avec fermeté, notamment dans le domaine moral. Cependant certaines opinions sont discu­tables, voire inacceptables. Au total, si vous connaissez des « catéchistes et parents » qui, demeurés bons catholi­ques, soient déjà fortement in­toxiqués par l'enseignement de notre collégialité bureau­cratique, vous pouvez leur don­ner ce livre qui les fera peut-être réfléchir utilement. Aux autres, à ceux qui connaissent leur catéchisme, c'est inutile. Ceci dit, j'aurais mille cri­tiques et observations à faire sur ce catéchisme. D'abord, pourquoi un catéchisme « selon Vatican II » ? Il faudrait au moins s'expliquer là-dessus. Les citations du Nouveau Tes­tament sont souvent approxi­matives ou télescopées. Paul VI a-t-il vraiment dit que « l'action politique est la for­me éminente de l'amour des autres » ? etc. etc. Mais, je le répète, ce catéchisme, par rapport au très officiel *Fonds obligatoire* et à tout ce qui s'en est suivi, paraît un monument d'orthodoxie. Il ne se pré­sente, d'ailleurs, que comme un « essai ». Tout essai peut être transformé. Louis Salleron. Sur ce même ouvrage, on lira d'au­tres remarques à la fin du présent numéro, dans la « Petite chronique » de Jean Madiran. #### Paul Sérant René Guénon (Le courrier du livre) Paul Sérant réédite le livre qu'il avait publié, il y a vingt-cinq ans, sur René Guénon. Il y ajoute une postface d'une trentaine de pages qui font le point, notamment, des juge­ments portés sur l'auteur de *La Crise du monde moderne,* et du *Règne de la quantité* par les catholiques, les francs-ma­çons et divers spiritualistes. Aujourd'hui où le matérialisme commence à être sérieusement contesté, René Guénon attire de nouveau l'attention. Il est bien le précurseur qu'avaient célébré ses premiers admira­teurs. Paul Sérant, qui est de ceux-là, présente son œuvre avec une mesure remarquable. Il ne dissimule ni les lacunes ni les contradictions de cet étrange traditionaliste, mais il souligne ses intuitions génia­les dont l'écho devrait aller s'amplifiant à mesure que le progrès technique fait peser de plus lourdes menaces sur le destin de notre planète. L. S. 167:224 #### Toujours Chesterton C'est par erreur que nous avons indiqué comme traduc­teur de *Ce qui cloche dans le monde* le nom de Massip. Le traducteur était en réalité Jean-Claude Laurens. Depuis que le numéro spécial a paru, les éditions Retz ont publié un petit ensemble de nouvelles de G.K. Chester­ton sous le titre. *L'œil d'Apollon.* G. L. 168:224 ## DOCUMENTS ### Les « trois points » mortels de la politique française *Contraception, avortement, euthanasie* Le président de la République, on le sait, se déclare « spiritualiste ». Ce que l'on sait moins, par distraction, par paresse, c'est ceci : le spiritualisme dont il se réclame n'est pas, en réalité, le spiritualisme chrétien de notre tradition nationale ; c'est un spiritualisme ma­çonnique, animé par un anti-christianisme plus ou moins sournois ou masqué mais résolu. Les réformes à tous égards les plus impor­tantes et les plus caractéristiques du règne giscardien sont celles qui organisent officielle­ment une incitation générale à la luxure, pour la première fois dans toute l'histoire de l'hu­manité ([^111]) : par l'information sexuelle publi­que et obligatoire culminant dans la distri­bution gratuite, avec la manière de s'en servir, de la pilule contraceptive aux fillettes de treize ans, à l'insu de leurs parents (point décisif de la « politique familiale » giscardien­ne) ; et par le crime abominable de l'avorte­ment, rendu légal, honoré comme un signe de démocratisation supérieure et de libéralisme avancé. 169:224 Pour tout cela déjà, qui est sans précédent, les noms de Giscard et de Veil ont leur place retenue, ils sont assurés de passer à la posté­rité, aussi durablement ou plus durablement que ceux d'Hérode ou de Néron. Mais nous ne sommes pas au bout. Joignant un sarcasme in­fâme à son aveugle cruauté, M. Giscard d'Es­taing a nommé Mme Simone Veil, oui, celle de l'avortement, il l'a nommée ministre de la fa­mille. En attendant sans doute que, dans le même esprit du même spiritualisme, Jean Ge­nêt devienne ministre des armées ; et Sartre, de l'éducation nationale. \*\*\* Dans la même paroisse du spiritualisme gis­cardien, nous avons un autre grand spiritua­liste, le sénateur Caillavet. Ses plus récentes propositions ont été l'occasion d'un article important de MARCEL CLÉMENT dans *L'Homme nouveau* des 16 et 23 avril. En voici les principaux passages. Le début est bon mais connu (ou devrait l'être) ; le plus important est à la fin : « *Comment on fait voter une loi permis­sive *»*.* Je prie le lecteur d'y fixer son attention. J*.* M*.* Le plus déplorable, ce n'est pas cette proposition Caillavet d'un droit à la mort. C'est davantage la naïveté avec laquelle d'aucuns instituent, dans l'heure, un « grand débat » sur cette nouvelle vieillerie. C'est, surtout, l'inconsidération commune qui ne voit pas que toutes ces lois « modernes » nous font reculer de cinq mille ans environ. On nous ramène à l'époque où « Tu ne tueras point » n'avait pas encore été proclamé par Moïse, au nom du Créateur des hommes. De fait, on tue chaque jour davantage. Si un point unique n'indique presque rien, deux points déterminent une droite ; une série de points successifs révèlent une direction ! Cette fois, l'évolution sociale que l'on voit se dessiner, sous l'action de groupes de pression assez connus, est claire. #### I. -- La contraception C'est au long des années soixante que fut institué le débat sur la contraception. 170:224 Il fut porté davantage dans l'Église que dans l'État, car le centre principal de décision était dans les consciences avant que dans les lois. C'était, quoiqu'encore péri­phérique, la première agression contre le droit à la vie. Beau­coup ne l'ont pas compris. Des épiscopats entiers se sont, en 1968, dressés contre l'encyclique « Humanæ vitæ », au nom, ici de la liberté de conscience, là des conflits de devoirs, et d'autres arguties encore. Il est douloureux de songer que, le 28 juin 1975, à l'Assemblée Nationale, il n'y a eu qu'un seul député, Emmanuel Haine\], pour s'opposer à la loi autorisant la contraception en France, et organisant la distribution gratuite de pilules anovulantes aux mineures de treize ans à l'insu des parents. Ce jour-là était affirmé par la loi française, encore que de façon implicite et comme honteuse, que c'est la femme et l'homme, et non pas le Seigneur, qui ont le droit éminent, la suzeraineté suprême sur la vie humaine à naître. #### II. -- L'avortement Dès lors, la voie était relativement dégagée pour imposer à une opinion publique, au vrai assez peu éclairée, la bataille principale : celle de l'avortement. La préparation psycholo­gique, puissamment concertée, fut longue, et multiforme. Il y eut d'abord la proposition de loi Peyret. Le général de Gaulle ne la laissa point venir en discussion. Sous la présidence de Georges Pompidou, un projet de loi fut élaboré. Il y avait eu un matraquage sans précédent de l'opinion publique, tant à la radio qu'à la télévision, et dans les revues. Mais le Président de la République mourut alors même que la loi allait être dis­cutée. Finalement, un troisième texte, plus libéral (comme on dit), que les deux précédents, fut proposé par le gouvernement et voté, au terme de débats que j'ai suivis de bout en bout : ils furent atroces. Ici encore, il faut le dire, la décision prise le fut dans le clair-obscur des consciences. On mit en lumière « la détresse de la mère » et on laissa entendre aux députés qu'étant de sexe masculin, ils ne pouvaient pas savoir de quoi ils allaient légi­férer. On fit appel à l'évolution sociale, à la nécessité de ne plus laisser bafouer la loi, on affirma qu'il valait mieux autoriser ce que l'on ne pouvait pas empêcher ; on invoqua même la charité chrétienne. Tant qu'on y était ! 171:224 Le vrai débat, que plusieurs députés exposèrent, ne fut pas vraiment pris en considération (...). La science est formelle : l'enfant conçu est un être humain. Il est vivant. Son individuation est contemporaine de sa con­ception. Le fait qu'il est tout petit et qu'il est protégé pendant neuf mois dans l'organisme maternel ne change absolument rien à son existence et à sa nature. Donc la destruction de l'enfant conçu est un crime. Il est même, de tous les crimes, le plus grave : celui que l'on assas­sine ainsi est à la fois innocent et sans défense. Il n'est cou­pable de rien, et il n'a aucune puissance pour se soustraire à la mort. La loi Veil a établi, dans la société française, le règne de l'arbitraire pur sur la vie et la mort de l'innocent. Actuellement, on s'efforce de camoufler les conséquences. L'effondrement de la natalité n'en est pas moins spectaculaire. Mais la décadence des mœurs n'a pas tardé à s'accélérer. La loi a été votée en décembre 1975. C'est en décembre 1975 que le petit Christophe Mérieux a été enlevé, puis rendu à ses parents contre une rançon de vingt millions de francs. C'était la première prise d'otage moyennant rançon, en France, dans les temps modernes. Depuis, il y a eu celle de Revelli-Beau­mont, celle du baron Empain. On peut maintenant couper un morceau de doigt à un homme, pour négocier plus efficacement. Il y a, avec ce qui se passe dans un avortement, une diffé­rence de degré. Mais non pas de nature. Allons plus loin. Dans un faubourg d'Auxerre, le 5 avril, quatre garçons et trois filles, de 9 à 13 ans, ont lapidé un clochard. En revenant, ils ont dit qu'ils « avaient joué à tuer ». Aucun rapport ? De fait, le rapprochement est gênant. Que la loi permette que l'on détruise la vie d'enfants conçus, encore inconnus et invisibles, est une chose. Que des gangsters tuent des otages connus, ou que des enfants tuent un clochard visible doit en être une autre. Hélas non ! C'est la même. Il faudrait être très ignorant du dynamisme de l'exemple, du phénomène de la contagion, du raisonnement par analogie, des excuses que l'on se donne quand on veut faire le mal, pour ne pas comprendre que quand la loi dévalue le prix de la vie de l'enfant, c'est toute la mentalité collective qui dévalue le prix de toute vie humaine. Les truands de naguère ne tuaient pas. Aujourd'hui, ils commencent par là. Ou ils torturent. Pour­quoi ? Parce que notre société elle-même obscurcit le caractère sacré de la vie. La loi nie ce caractère chez l'enfant conçu. Pourquoi le truand le respecterait-il chez l'enfant ou chez l'adulte autonome ? 172:224 De même à Auxerre ! Les enfants savent, aujourd'hui, bien avant la puberté, ce qu'est la contraception. Ils savent ce qu'est l'avortement. C'est la nouvelle pédagogie. Une société barbare façonne des enfants barbares. Et je n'évoque que pour mémoire la prolifération des films de violence et de pornographie qui exaspèrent le mimétisme des passions en même temps que les lois déracinent le sens moral. #### III. -- La nouvelle proposition Caillavet Nous semblons loin des initiatives du sénateur Caillavet. Non, elles viennent compléter la panoplie. La contraception implique que ce n'est pas Dieu qui est le maître de l'apparition de la vie humaine, mais l'homme, l'hom­me seul. L'avortement implique que ce n'est pas Dieu qui a droit de vie ou de mort sur l'être humain conçu et vivant, mais l'homme et l'homme seul. La proposition Caillavet implique que ce n'est pas Dieu qui décide de l'heure de ma mort, mais moi, et moi seul. Sous le nom de « droit à la mort », le sénateur Caillavet propose en effet le texte suivant : « *Tout majeur, ou mineur émancipé, sain d'esprit, a la faculté de déclarer sa volonté qu'aucun moyen spécial ou chirurgical autres que ceux desti­nés à calmer la souffrance, ne soit utilisé pour prolonger arti­ficiellement sa vie s'il est atteint d'une affection accidentelle ou pathologique incurable. *» Il peut le faire « *par un acte authentique dressé par trois médecins en présence de deux témoins *» alors qu'il est en pleine santé. On nous explique que ce n'est pas là l'euthanasie « pro­prement dite ». Non. Mais cela y mène... On nous assure que ce n'est pas là une sorte de pré-suicide légal. Non. Mais cela y fait penser... C'est une loi subtile. Elle ne fait pas sauter la porte de l'euthanasie. Mais elle l'ébranle. Sous ce rapport, elle complète l'intention matérialiste de la loi instituant la contraception et de la loi autorisant l'avorte­ment. Elle met sous la domination de l'homme (société et indi­vidu) une décision de mort qui n'appartient qu'à Dieu. Car si la loi permet à l'homme, fût-ce dans une circonstance parti­culière, d'être maître de l'heure de sa propre mort, c'est bien que ce droit lui appartient. Tôt ou tard, il faudra donc le lui reconnaître en toutes circonstances. C'est une affaire de quel­ques années. 173:224 Comment on fait voter *\ *une loi « permissive » Je puis certes me tromper : je ne pense pas que la « pro­position Caillavet » soit votée. Elle n'est pas faite pour ça. Elle n'est qu'un ballon d'essai ! Caillavet lui-même l'a déclaré au *Figaro* (14 avril) : « Ma loi *DOIT* faire scandale. Il faut qu'elle oblige les gens à s'interroger. » C'est là son rôle. Car *la loi qui sera votée, dans dix-huit mois ou dans quatre ans, sera autrement radicale.* Elle sera une vraie loi instituant l'euthanasie. Le schéma pour faire voter les lois permissives est main­tenant connu. Je le résume : *a*) On lance un ballon d'essai. Neuwirth s'en est chargé pour la contraception. Peyret pour l'avortement. Caillavet pour le divorce par consentement mutuel (en 1970)... *b*) Un « grand débat » s'instaure. La proposition de loi est lancée en première page du *Figaro*, longuement présentée sur les chaînes de télévision, débattue s'il se peut dans les émissions religieuses. C'est, d'une certaine manière, l'étape la plus importante. Peu importe que les lecteurs ou les auditeurs soient convaincus ou non du projet permissif. L'essentiel est qu'ils en viennent à admettre qu'un principe jusque là absolu, « Tu ne tueras point », est en réalité discutable. Et il l'est, puisqu'on en discute par­tout, tous les jours, et que les deux partis s'expriment « avec la plus entière liberté ». Il est significatif, par exemple, de constater que *Le Figaro* du 14 avril publie en première page « Dangereuse euthanasie » sous la signature de Thierry Maulnier... et en page 14 « Ma loi va faire scandale », par Henri Caillavet. Dès le lendemain, un article rassurant de René Lau­rentin, mais avec, en surtitre : « Le grand débat sur l'eu­thanasie ». Ainsi, les lecteurs du *Figaro* sont-ils en même temps « sécurisés » par les arguments qu'ils attendent, et « ouverts » à accepter la loi qu'ils redoutent. *c*) Après quoi, le temps passe. On parle d'autre chose. Cela peut durer quelques mois. Si les résistances ont été très fortes, un peu plus longtemps. *Mais on habitue les esprits à concevoir que ce qui était un absolu soit, de gré ou de force, quelque chose de relatif.* C'est toute la technique de la « dynamique de groupe » qui est appliquée à la manipulation de l'opinion publique. 174:224 *d*) Soudainement, *le projet de loi définitif, le vrai, celui qui doit être voté,* apparaît. Lors du matraquage de la France en novembre 1972, à l'occasion du procès de Bobigny, on avait attendu près d'un an avant de sortir le projet de loi. Le 11 mai 1973, un groupuscule annonce qu'il va procéder à un avor­tement public. Le 11 mai au soir, comme s'il cédait à un im­mense mouvement d'opinion, le ministre de la Santé annonçait au Sénat l'élaboration d'une loi légalisant l'avortement. Elle eût été votée dans la hâte de la fin de session et les premières chaleurs de l'été, n'eût été la publication, le 5 juin 1973, de la « déclaration des médecins de France » signée par plus de dix mille médecins. Il fallut encore dix-huit mois pour les bâillonner... démocratiquement. Dans le cas de la contraception, de la majorité civile à dix-huit ans, c'est le coup de la « fin de session parlementaire » qui a été utilisé : la majorité civile a été votée le 23 juin 1974, la contraception le 28 juin. La récente loi Caillavet autorisant sur les morts les prélè­vements d'organes de plein droit, sans autorisation, dans l'inté­rêt de la science, a été votée dans les mêmes conditions. Déposée par son auteur le 18 septembre 1976, elle a été adoptée, sans aucun débat, le 22 décembre suivant, dernier jour de la session. Depuis, silence : à cause des élections ! Et le 19 mars passé, on publie, au « Journal Officiel » des 3-4 avril un décret d'ap­plication daté du 31 mars dernier ! Les Français apprennent avec stupeur qu'une loi d'il y a dix-huit mois vient d'être ren­due applicable et qui fait que chacun d'eux peut être utilisé, immédiatement après sa mort, non seulement pour une greffe d'organe, mais, plus universellement, « pour les progrès de la science ». S'ils ne le veulent pas, qu'ils le disent d'avance ! Il est aussi un bon moyen pour faire voter un train de lois « réformatrices » : c'est de profiter des bonnes dispositions d'une Assemblée toute neuve. La majorité ne peut, sans être dis­gracieuse, refuser au Président de la République et à son gou­vernement de lui accorder, comme don de joyeux avènement, un train de mesures préparées à couvert, et transformées en lois, sans que les électeurs risquent de s'en souvenir trop... cinq ans plus tard. Cela pourrait bien arriver sans tarder. *e*) Dès que la loi est votée, et les décrets d'application pu­bliés, on lance une nouvelle réforme. Ainsi, on efface un scan­dale en organisant le suivant. On sait que la nouvelle propo­sition Caillavet sur « le droit à la mort » a été déposée le jour même où le ministre de la Santé rendait public le décret d'application de la loi Caillavet sur le droit à l'expérimentation sur les Français dès leur mort légale. 175:224 On me dira que je ne puis être sûr que les choses soient préméditées, concertées, organisées comme je l'expose. Il y a, dans tous les cas, des constantes. Et comme ce sont les fonde­ments même de la dignité de la personne humaine que l'on fait actuellement voler en éclats en France, il est au moins légitime d'observer avec quelque soin comment les choses se passent. Je suis étonné, je dois l'avouer, de constater que les princes qui nous gouvernent refusent, avec une remarquable obstination, de prendre en considération les réalités suivantes : a\) L'effondrement rapide de la natalité des Français de souche devrait être le premier souci d'hommes simplement doués de raison. Lorsqu'un Alfred Sauvy nous prévient que, d'ores et déjà, les naissances ne permettront pas de payer les retraites à ceux qui cotisent actuellement, il faudrait y prendre garde. Lorsqu'un Pierre Chaunu consacre toute sa vie pour que les évidences de sa discipline atteignent les responsables de l'État et qu'ils pressentent que c'est un déclin mortel qui menace tout l'Occident ex-chrétien, il faudrait s'arrêter et comprendre. Ce n'est même plus de la morale. C'est un pro­blème de simple survie. b\) Le développement de la mise à mort des bébés dans le ventre de leur mère n'est pas sans user peu à peu le respect de la vie sous tous les rapports. Par la simple contagion de meurtre, on voit une évidente escalade de l'horreur en matière de délinquance juvénile, de prise d'otage, d'attentats aux per­sonnes privées et publiques. Est-il vraiment impossible d'au moins faire l'hypothèse que des enfants qui savent que des mères ont avorté respectent moins la vie humaine des autres ? Est-il vraiment impossible d'au moins faire l'hypothèse que des truands tuent d'autant plus facilement que le gouvernement qui les fera juger a lui-même fait voter un permis légal de tuer ? \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'article de Marcel Clément paru dans *L'Homme nouveau,* numéro 716 des dimanches 16 et 23 avril 1978.\] 176:224 ### Le chanoine Vancourt Paru dans « Permanences », numéro 149 d'avril 1978 : IN MEMORIAM. -- Le chanoine Vancourt est décédé le 26 janvier dernier. Prêtre avant tout, ses vertus sacerdotales ont brillé tant auprès des malades dont il a été l'aumônier pendant trente-cinq ans, qu'auprès des étudiants auxquels il a dispensé pendant quarante ans un enseignement théologique et philosophique à l'Institut catholique de Lille. Excellent pédagogue, il a publié aussi une douzaine d'ou­vrages, dont l'un fut traduit en japonais, ainsi que de très nombreux articles. Plusieurs années collaborateur de la revue « Itinéraires » et de l'hebdomadaire « La France catholique », il a publié dans « Permanences » (n° 37, février 1967) une étude claire et nuancée sur « la loi naturelle », en prélude au congrès de Lausanne qui se déroulait la même année sur le thème « politique et loi naturelle ». Nos amis ne manqueront pas de prier à l'intention de ce serviteur de l'Église et de la pensée chrétienne. Paru dans « La Croix-Dimanche du Nord », numéro des 4 et 5 février 1978 : Lundi dernier, de nombreux amis, collègues et anciens élèves, ont rendu un dernier hommage au chanoine Raymond Vancourt, éminent professeur honoraire de la Faculté libre des lettres, décédé à l'âge de 75 ans. 177:224 A sa demande expresse, la messe de funérailles fut célébrée en français, témoignage qu'il avait voulu donner ainsi, semble-t-il, de sa fidélité à l'Église conciliaire... Alors que certaines attitudes et certaines publications avaient pu laisser croire, de sa part, à un refus de l'évolution de l'Église. « Croire c'est sans doute s'abandonner à Quelqu'un mais aussi admettre quelque chose. » Cette phrase de M. Vancourt, citée par M. le doyen Spanneut lors des funérailles, évoque par­faitement le chrétien, le prêtre qui vivait sa foi « en Quel­qu'un », et, par ailleurs, le philosophe, le théologien, le maître admiré par des générations d'étudiants qui a tenté toute sa vie d'identifier « l'objet doctrinal de sa foi et de le définir en face des idéologies et des cultures ». La solidité de sa pensée, son intuition pénétrante « allant droit à l'essentiel », ses qualités d'ordre et de clarté caracté­risent une œuvre considérable : douze livres et d'innombrables articles et chroniques. « De tous les courants de pensée qui imprègnent notre monde, dit M. Spanneut, le marxisme est assurément celui qui le retient le plus. Il l'aborde avec bienveillance dans la géné­rosité de l'après-guerre et en fait l'objet de deux livres. Déçu il prend du recul et lui consacre une série d'articles critiques... » Le philosophe qui avait noué des amitiés avec les plus grands esprits ne trouvait pas indigne de lui de mettre son ensei­gnement à la portée du grand public. Il fut tout un temps chroniqueur dans *La Croix du Nord* quotidienne où ses articles étaient très appréciés. L'homme était « bonhomme », malicieux, plein de gen­tillesse. Et ses qualités de générosité et de cœur étaient grandes. On sait qu'il accueillit et cacha pendant la guerre des juifs et des résistants qui lui ont dû la vie. On sait aussi que, pen­dant trente-cinq ans, aumônier des cliniques Saint-Camille et Saint-Philibert, il visita et réconforta inlassablement les malades à qui il consacrait un temps précieux sans jamais le compter. Cet esprit libre, indépendant, était un chrétien d'une foi profonde et sereine, par-delà les inquiétudes de l'esprit. Il a vu venir la mort dans la paix et sans se départir de son hu­mour. Le « sage » savait qu'il allait enfin entrer dans la Lumière. *Si iniquitates observave­ris, Domine,* *Domine, quis sustinebit.* 178:224 ## Informations et commentaires ### Petite chronique catéchistique et post-conciliaire Nous ne l'avons pas cherché. Mais nous y sommes contraints depuis plus de dix ans. Les circonstances nous y conduisent. Les circonstances, qui sont d'anarchie et de despotisme dans l'Église, nous conduisent à juger nous-mêmes, pour autant que nous le pouvons, des *catéchismes* qui nous sont proposés par n'importe qui. Celui-ci tout à fait anonyme, *Essai de catéchisme pour adultes selon Vatican II*, paru en février aux Éditions Des­clée de Brouwer. Louis Salleron en a dit plus haut quelques mots. Nous ne prétendons pas en juger avec autorité. Nous constatons simplement que la carence de l'autorité nous met dans la nécessité d'avoir à juger par nous-mêmes : à juger des catéchismes, nécessité incroyable, nécessité lamentable, mais il nous faut bien juger, décider et trancher, au moins pour notre propre usage, puisqu'aucune magistrature spirituelle n'a plus l'autorité morale de le faire. « Comme si »\ elle n'existait plus La carence épiscopale est quasiment universelle ; avec des hauts et des bas, des plus et des moins ici ou là. En France elle est fondamentale et sans exception connue : depuis dix ans au moins, les catéchismes et catéchèses officiellement imposés dans tous les diocèses n'enseignent plus les trois connaissances nécessaires au salut : soit qu'ils les contredisent, soit qu'ils les ignorent. 179:224 Après avoir protesté, supplié, réclamé de toutes les manières, nous en avons pris acte, devant Dieu et devant les hommes, de la manière la plus solennelle qu'il nous était pos­sible, par une lettre au souverain pontife en fonction, le pape Paul VI : « Les nouveaux catéchismes officiels n'en­seignent plus les trois connaissances néces­saires au salut ; prêtres et évêques en viennent, comme on le constate en les interrogeant, à ne même plus savoir quelles sont donc ces trois-là... « Les enfants chrétiens ne sont plus édu­qués, mais avilis par les méthodes, les pra­tiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésias­tique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexua­lité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à de­main s'entre-tuer aveuglément. » ([^112]) Assurément rien n'a été amélioré par cette ultime récla­mation. Son utilité toujours actuelle est d'avoir confirmé que nous ne rêvions pas. L'état de fait qu'elle dénonçait n'a pas été corrigé, mais son existence n'a pas été contestée. Il ne nous restait donc qu'à tirer les conséquences pratiques d'une situation exactement repérée. La première conséquence fut l'affermissement méthodique d'une *suspicion légitime* à l'encontre des actuels détenteurs de la succession apostolique. Avec une persévérance qui est malheureusement sans faille depuis dix années, l'épiscopat fran­çais prive les enfants des connaissances nécessaires au salut. Et le Saint-Siège n'apporte aucun remède à cette dévastation. Au contraire. A toutes les réclamations qui lui parviennent, depuis dix ans il fait la même réponse effroyable : -- *Obéissez à vos évêques.* Dans ce cas précis, une telle réponse est criminelle. 180:224 La vérité certaine, que le Saint-Siège omet aujourd'hui d'en­seigner, est qu'*on ne doit pas obéir aux évêques* quand ils commandent un péché, quand ils imposent le mensonge, la falsification, le blasphème, la TOB, quand ils privent le peuple chrétien des connaissances nécessaires au salut, quand ils agencent l'apostasie immanente. La hiérarchie ecclésiastique s'est endurcie dans cette prévarication. Elle s'est humainement disqualifiée. Elle a perdu toute autorité morale. Dans quelle mesure conserve-t-elle néanmoins une autorité canonique, on le discerne de moins en moins. Le Saint-Siège dit en substance à Mgr Lefebvre : -- *Vous vous comportez comme si la hiérar­chie ecclésiastique n'existait plus*. Il y est bien obligé. Il ne peut pas faire autrement. Et chacun de nous, chacun à sa place, doit bien faire de même. Car en ce qui concerne le caté­chisme (et pour s'en tenir au seul catéchisme) tout se passe en effet comme s'il n'y avait plus de hiérarchie ecclésiastique : comme s'il n'y avait plus d'autorité spirituelle assurant l'ensei­gnement des connaissances nécessaires au salut. Une éclipse de dix années est beaucoup plus qu'une défaillance acciden­telle ; c'est autre chose qu'une simple éclipse. Et aujourd'hui, s'il y a encore en France une transmission des connaissances nécessaires au salut, c'est dans la mesure où des prêtres, des familles, des écoles ont, en matière de catéchisme, résolument agi comme si la hiérarchie ecclésiastique n'existait plus. En revanche, les prêtres, les fidèles, les écoles qui sont doci­les aux orientations et consignes actuelles de l'épiscopat ne transmettent plus les connaissances nécessaires au salut. Un catéchisme\ doit être sans erreur Un nouveau catéchisme qui, en France, se présente revêtu de l'imprimatur épiscopal est donc, de ce fait, certainement suspect. Il faut le savoir et le faire savoir. Ceux qui n'ont pas le temps ou la compétence de l'étudier en détail peuvent s'en tenir là et s'abstenir. Quant à ceux qui ont la compétence et le temps, ils devraient se souvenir, à ce qu'il me semble, que nous ne sommes pas ici dans le domaine *littéraire*, où la vie de l'esprit, pour ne pas s'arrêter tout à fait, se poursuit par des créations continuelles et les accepte, faute de mieux, même modestes ou médiocres, elles comptent dans le mouvement des idées et servent de relais dans l'attente d'éventuelles renaissances : on n'a aucun besoin de catéchismes médiocres, ils ne servent qu'à faire oublier qu'on en a de très bons. 181:224 Nous ne sommes pas non plus dans le domaine *politique*, où la fuite du pire et le choix du moindre mal sont le plus souvent la seule possibilité : il n'y a pas de moindre mal en matière de catéchisme, le catéchisme doit être sans aucun défaut moral ou religieux. Il suffit d'une seule er­reur dans un catéchisme pour qu'on doive le proscrire abso­lument, au moins *donec corrigatur*. Il suffit même d'une seule ambiguïté grave, surtout concernant une vérité actuellement méconnue ou contestée. L'Essai de catéchisme pour adultes se­lon Vatican II, en sa page 30, définit le péché originel comme « le péché commis dès l'origine par les premiers hommes ». On ne saurait être plus malencontreux. Le titre lui-même ne va pas de soi. Ou plutôt, il devrait aller de soi qu'il est irrecevable. Il y a un catéchisme « du » concile de Trente parce que le concile de Trente avait ordonné de faire un catéchisme. Mais il n'avait pas ordonné de faire un catéchisme « selon » le (seul) concile de Trente. Il avait ordonné de faire un catéchisme selon tous les conciles, selon toute la doctrine commune et traditionnelle de l'Église. Cette considé­ration mérite réflexion. Elle fait apparaître combien il est choquant et inacceptable de prétendre fabriquer un catéchisme « selon » le seul. Vatican II. Doublement choquant ; doublement irrecevable. Premièrement parce que le concile Vatican II n'a pas ordonné la confection d'un catéchisme nouveau : il ne faut pas nous raconter d'histoires, Vatican II en a fait bien d'autres, il n'a pas fait cela ; ni Paul VI. Cette initiative, par­faitement anonyme, est parfaitement arbitraire. Secondement, Vatican II n'a rien décrété qui doive ou puisse figurer dans un catéchisme. On peut si l'on veut composer une *pastorale selon Vatican II*, mais pas un catéchisme. Un catéchisme n'est pas un manuel de pastorale. Et Vatican II eût-il été un concile dogmatique, même dans ce cas il serait scandaleux, il serait inacceptable de limiter le catéchisme à la doctrine d'*un seul* concile. Cette limitation arbitraire est le principe même, le diabolique principe destructeur de la religion chrétienne, tel qu'il est mis en œuvre un peu partout, toléré ou encouragé par l'aveuglement d'un épiscopat en décomposition. (Périodiquement reparaît à ce propos l'impudent sophisme selon lequel le titre de concile dogmatique convient tout de même à Vatican II, puisque parmi les constitutions qu'il a décrétées, il en est deux qui s'intitulent « constitution dogma­tique ». -- Elles sont *matériellement* dogmatiques, comme un traité de théologie ou un sermon du dimanche peuvent l'être eux aussi, sans constituer davantage une référence infaillible : car c'est être « dogmatique » par la matière traitée, non par l'autorité avec laquelle on la traite. Quelques dogmes de la religion chrétienne sont mentionnés ou exposés dans les constitutions de Vatican II : ces dogmes sont des dogmes, obli­gatoires et irréformables, non point parce qu'ils ont été men­tionnés ou rappelés dans les textes d'un concile uniquement pastoral, mais parce qu'ils ont été antérieurement définis par les actes infaillibles d'un pape ou d'un concile. 182:224 Donc, non seulement Vatican II ne saurait être *la seule source* doctrinale d'un catéchisme, mais encore il n'en est même pas une parmi d'autres.) #### A propos de la liberté religieuse Je me demande si ce qui domine finalement en ces matières, ce n'est pas une épouvantable légèreté, analogue à celle du cardinal Joseph Lefebvre, tête supposée doctrinale de l'épisco­pat français dans les années cinquante et soixante, qui suppri­mait le *consubstantiel* du Credo en disant qu'à notre époque cela n'avait plus guère d'importance. De la même façon, les autorités de l'Église conciliaire qui ont donné le *nihil obstat* et l'*imprimatur* à ce « catéchisme selon Vatican II » semblent ne l'avoir même pas lu, ou n'avoir attaché aucune importance à ce qu'elles lisaient. Le *nihil obstat* est du jésuite André Cos­tes, l'*imprimatur* de l'archevêque André Collini, coadjuteur de Toulouse depuis 1972 mais natif de Tunis et ancien vicaire général de Carthage. Ce *nihil obstat*, cet *imprimatur* sont don­nés à une définition de la LIBERTÉ RELIGIEUSE (p. 12) qui est très différente de celle formulée par Vatican II. Je cite en entier le catéchisme : « Dans quel sens peut-on parler de liberté religieuse ? -- On peut et on doit parler de liberté religieuse. Non pas au sens d'une « li­bre pensée » individualiste et relativiste, mais pour exprimer que l'Église n'a pas le droit de contraindre personne à se convertir (quoiqu'il ait pu en être des erreurs du passé). Pour dire aussi que l'État n'a le droit de contraindre personne à sortir de l'Église ou d'interdire personne d'y entrer -- et encore moins le droit de supprimer l'Église ou de la con­traindre de se plier à son point de vue. » On se moque de nous. Si la liberté religieuse décrétée par Vatican II était cela, précisément cela, seulement cela, Mgr Marcel Lefebvre en aurait signé le décret, l'abbé Georges de Nantes n'aurait pas élevé contre elle de justes clameurs et d'ardentes réfutations. *L'Église n'a pas le droit de contraindre personne à se convertir, l'État n'a ni le droit de contraindre à sortir de l'Église, ni celui d'empêcher d'y entrer.* 183:224 On l'a toujours dit, c'est la doctrine catholique de toujours, ce n'est pas une innovation ou un aggiornamento, à s'en tenir là il n'y aurait eu aucune contes­tation traditionaliste. On ne voit pas en quoi cela pourrait être *matériellement le contraire* du Syllabus, comme le P. Congar le concède. Cet énoncé du « catéchisme selon Vatican II » omet l'essentiel de la nouvelle liberté religieuse décrétée par « le concile ». Non seulement il l'omet. Il l'exclut. Il déclare « dans quel sens » on peut et on doit parler de liberté reli­gieuse : omettre le sens du concile, c'est le rejeter. L'archevêque André Collini et le jésuite André Costes ont été bien distraits. A moins que ce soit une autre manière de se moquer de nous ? Ce « catéchisme selon Vatican II » serait-il destiné à persuader les « traditionalistes » -- mais au prix d'un mensonge -- que « le concile » et sa liberté religieuse sont parfaitement tradi­tionnels ? Ce que « le concile » a décrété en réalité, un auteur sérieux et méticuleux, Michel Martin, le rappelle justement dans le *Courrier de Rome* du mois de mars : *La liberté de pratiquer publiquement n'importe quel culte est un droit naturel fondé sur la dignité de l'homme ; un droit naturel à l'exercice duquel les autorités publiques ne peuvent s'opposer que si cet exercice menace l'ordre public.* Ce n'est donc pas du tout le simple droit, toujours proclamé par l'Église, de n'être *ni contraint ni em­pêché de pratiquer la religion catholique ;* c'est bien autre chose. Michel Martin insiste et précise. Vatican II a décrété : *La liberté religieuse au for externe est un droit* (*mais les États peuvent limiter son exercice si celui-ci menace l'ordre public*)*.* Principe tout à fait contraire à celui que la doctrine commune de l'Église reconnaissait antérieurement : *La liberté religieuse au for externe n'est pas un droit* (*mais les États peuvent tolé­rer l'exercice d'un faux culte lorsque son interdiction menace l'ordre public*)*.* Le « catéchisme selon Vatican II », voilà qui est fort curieux, escamote la véritable substance de la proclamation du concile. Hypothèse : il s'applique ainsi à semer la confusion, par une manœuvre hautement concertée et autorisée ; il supprime (pro­visoirement) ce que Vatican II avait énoncé de contestable, afin de désorienter la contestation. Autre hypothèse, à vrai dire moins vraisemblable : ce sont des résistants, ce sont des catholiques clandestins qui ont fait ce catéchisme, et sous le pavillon déployé de « Vatican II », ils s'efforcent en réalité de ne donner que la doctrine traditionnelle. Bref, on ne sait plus si l'on se trouve en présence d'une entreprise qui veut nous faire passer la mauvaise doctrine sous le couvert de la bonne, ou bien maintenir la bonne sous le couvert de la mauvaise. Dans la meilleure hypothèse, il s'agit de ruses impropres à l'enseignement du catéchisme. 184:224 #### Une philosophie religieuse naturelle à la place de la religion révélée Le décret lui-même de Vatican II, c'est-à-dire la « décla­ration *Dignitatis humanae* sur la liberté religieuse », a fait l'objet d'études récentes du même auteur, Michel Martin, c'est l'occasion de les signaler à nos lecteurs, dans les numéros 157, 162, 172 et 180 du *Courrier de Rome* ([^113])*.* Ces études traitent directement du « droit » qu'esquive le « catéchisme selon Vatican II ». Elles font très utilement le point actuel de la con­troverse à ce sujet. En y réfléchissant, il me semble avoir dé­couvert quelque chose qui, à ma connaissance, n'a pas été suffisamment discerné : *la liberté de l'avortement est une consé­quence logique de la liberté religieuse selon Vatican II :* « nul ne doit être empêché d'agir selon sa conscience, en privé com­me en public, seul ou associé à d'autres », dit la déclaration conciliaire ; les individus et les groupes doivent avoir la liberté de « se régir selon leurs propres normes » (paragraphe 2 et paragraphe 4). C'est la doctrine même que le président Giscard d'Estaing applique au cas de l'avortement : « J'estime qu'en un tel domaine la loi n'a pas à se substituer à l'appréciation personnelle des intéressés » ([^114]). J'y reviendrai sans doute un jour ou l'autre. Mais je voudrais faire maintenant une autre observation. D'une autre manière en effet, le « catéchisme selon Vatican II » correspond tout de même à l'esprit et à la lettre de la déclaration sur la liberté religieuse ; en tout cas à ce passage mirifique de son paragraphe 3, lui aussi trop peu remarqué, et qui mérite cependant de retenir l'attention : « ...Chacun a le devoir, et par conséquent le droit, de chercher la vérité en matière religieuse afin de se former prudemment un jugement de conscience droit et vrai, en em­ployant les moyens appropriés. « Mais la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre re­cherche, avec l'aide du magistère, c'est-à-dire de l'enseignement, de l'échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu'ils ont trouvée, afin de s'aider mu­tuellement dans la quête de la vérité ; la vé­rité une fois connue, c'est par un assentiment personnel qu'il faut y adhérer fermement. » 185:224 Ce texte conciliaire navigue à pleines voiles dans l'imagi­naire. On ne connaît aucun cas où l'assentiment personnel à la foi catholique ait été provoqué par une telle procédure in­tellectuelle. La plupart des croyants depuis deux mille ans, le plus grand nombre assurément, ont été fermement et fidèle­ment chrétiens parce que leurs parents les avaient fait bap­tiser, leur avaient appris le Notre Père, le Je vous salue, le Je crois en Dieu et les Commandements. C'est clairement le cas de sainte Jeanne d'Arc ; elle n'avait pas fait cette « libre recherche » que l'on nous raconte avant de se déclarer chré­tienne ; mais ce grand discuteur de saint Thomas d'Aquin non plus. La description conciliaire ne vaut pas pour les chrétiens. « de naissance ». Elle ne vaut pas non plus pour les « conver­tis ». La conversion de saint Paul n'est pas du tout conforme à la description ; ni celle de Clovis ; ni celle de Ratisbonne ; ni aucune conversion connue, dans les évangiles, les actes des apôtres, l'histoire de l'Église. Ce qu'énonce Vatican II est parfaitement *irréel.* L'adhésion à la vérité religieuse ne se fait pas ainsi. Ce n'est pas ainsi que les évêques et le pape eux-mêmes, auteurs et signataires de cet incroyable morceau, sont devenus chrétiens et catholiques. Mais s'ils l'ont écrit et signé, c'est au moins parce qu'ils imaginent qu'il *devrait* en être ainsi ; que ce serait plus beau, plus digne, plus moderne. Il est tout de même saisissant que pour eux la vérité religieuse soit obligatoirement une vérité *trouvée,* « les uns exposent aux autres la vérité qu'ils ont trouvée », et jamais une vérité *reçue.* Ils ont donc oublié leur propre histoire spirituelle. Ou plutôt, elle leur est devenue inintelligible, avec tous ces recyclages...Et ils ont confondu. Ils ont confondu la « vérité religieuse » avec ce qui n'est pas elle. Si l'on examine aussi attentivement qu'elle le mérite cette description conciliaire de la « libre recherche », on s'aperçoit en effet qu'elle correspond à une *autre* réalité : à la recherche *philosophique,* ou éventuellement *scientifique.* Les pères du concile Vatican II ont installé, d'abord sans doute dans leur esprit, en tous cas dans leur texte, l'exercice de la raison naturelle *à la place* des actes de la foi théologale. Et les catéchèses explicitement ou implicitement « selon Vatican II » en font autant. C'est pour cela qu'elles nous racontent si sou­vent que désormais il faut enseigner -- ou plutôt faire décou­vrir -- la vérité religieuse aux enfants et aux adultes « à partir de leur expérience quotidienne ». A partir de l'expérience de chacun on peut, avec quelque talent, faire découvrir n'importe quelle vérité de la philosophie naturelle, mais aucune de la religion révélée. Cette nouvelle pédagogie, cette nouvelle men­talité religieuse, issue de Vatican II, est philanthropique, ma­çonnique, humanitaire, spiritualiste et tout ce que l'on voudra elle n'est pas surnaturelle. 186:224 La recherche philosophique est une activité digne d'estime et nécessaire ; mais nécessaire seulement pour ceux qui en sont capables, et qui sont l'exception parmi le peuple de Dieu. Même pour eux, elle ne doit jamais s'installer à la place de la vie religieuse. -- Quant à la « libre recherche de la vérité religieuse » telle que la décrit Vatican II, elle est le propre de ceux qui n'ont pas reçu la foi ; et à elle seule, elle ne la fera jamais trouver à personne. Systématiquement imposée, elle la fait perdre à beaucoup. Dans les leçons de catéchisme, à beaucoup d'enfants, crime inexpiable. Le « catéchisme selon Vatican II », le catéchisme anonyme dont nous parlions, édité par Desclée de Brouwer, garanti par le jésuite Costes et le coadjuteur Collini, nous invite initialement à suivre la voie nouvelle, la voie philosophique à la place de la voie religieuse (p. 11) : « Si l'un des signes les plus décisifs de la vérité d'une religion est la promotion de l'hom­me, le christianisme qui, en Jésus-Christ, di­vinise l'humanité, est une religion particuliè­rement digne d'intérêt. » Dans la meilleure hypothèse, c'est là de l'apologétique ; certainement pas du catéchisme. Mais quelle apologétique. Quel saint, quel converti, je le demande, a jamais suivi cette dé­marche, a jamais désigné cette considération comme « déci­sive », a jamais confessé qu'au regard de la *promotion de l'homme* il avait, tout bien pesé, finalement estimé que le christianisme est une religion *particulièrement digne d'intérêt*... Il y a ensuite de meilleures choses dans ce catéchisme, et en somme le contraire de ce mauvais début. Je le vois bien. Mais la nouvelle mentalité religieuse issue de Vatican II est greffée en quelque sorte sur la religion catholique ; elle n'apparaît donc point à l'état pur, ou seulement par instants. L'*Essai de caté*­*chisme selon Vatican II* est un exemple de cette greffe : presque tout y est vaguement orthodoxe, matériellement orthodoxe, mais la perspective imposée dès le début est de rechercher dans le christianisme une religion « particulièrement digne d'in­térêt », du point de vue de la « promotion de l'homme » comme critère « décisif »... La greffe est plus dangereuse que la substitution brutale, parce que moins perceptible. Par la greffe, le catéchisme le cède doucement à l'apologétique, et dans l'apologétique post­conciliaire, la religion révélée s'efface au profit d'une philo­sophie religieuse. 187:224 #### Réapparition du cardinal dérisoire Un ou deux mots d'un autre « catéchisme » : *L'enseignement du Christ*, sous-titre : *catéchisme catholique pour adultes*, pré­face du cardinal Wright (mais oui 1), édité au début de l'année par la Librairie Téqui (maison d'édition d'ancienne et bonne réputation, mais récemment rachetée par Pierre Lemaire). Il s'agit de l' « édition française », c'est-à-dire de la « traduction en langue française » d'un ouvrage publié en 1975 aux États-Unis. Il y aurait beaucoup à dire sur ce livre. Déjà il est décon­sidéré par la caution que lui apporte le cardinal Wright, personnage suspect, à l'autorité morale égale à zéro. Rappelez-vous : c'est lui le *cardinal dérisoire,* c'est lui l'*ombre dérisoire d'un cardinal de la sainte Église romaine,* dont le masque est tombé lors de l'affaire Jamin ([^115]). C'est lui encore qui fut l'un des trois cardinaux félons de 1975 : ceux qui ont convoqué à Rome Mgr Lefebvre en lui dissimulant qu'ils le faisaient comparaître en tant que juges, par ordre du pape ; lui racontant au contraire qu'il s'agissait simplement d'un amical échange de vues ([^116]). Ce personnage misérable est depuis je ne sais combien d'années l'inamovible préfet de la congrégation ro­maine pour le clergé, donc responsable direct de la décom­position mentale à laquelle le clergé est aujourd'hui abandonné sans secours ni réaction. Cette dernière responsabilité, s'ajou­tant aux précédentes, devrait lui interdire de se mêler en quoi que ce soit des affaires religieuses et surtout du catéchisme. Il est l'exemple parfait du hiérarque disqualifié. Mais passons. De ce catéchisme sur lequel il y aurait beaucoup à dire, je retien­drai un seul point : l' « édition française » s'aligne explici­tement sur la TOB. #### Téqui installe la TOB dans le catéchisme Quel est le coupable ? Qui porte la responsabilité intellec­tuelle, morale, religieuse d'un tel alignement ? Cette « édition française » est anonyme ; on ignore qui a traduit, adapté, décidé. 188:224 Mais l'éditeur lui-même en prend la responsabilité (p. 9) : l'éditeur, c'est-à-dire la Librairie Téqui (nouvelle direc­tion). Dans cette édition française « les citations de l'Écriture sainte ont été, sauf exception, reprises d'après la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) » (p. 8). *Sauf exception ?* On se demande quelle exception. Car l'on n'a point excepté, on a au contraire repris, reproduit, adopté, officialisé la falsification de la première ligne de la Bible : « *Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre... *» Nos lecteurs connaissent l'existence et la portée de cette falsification ([^117]). Téqui aurait été bien inspiré de l' « excepter », et d'imprimer la vérité : « *Au commencement Dieu créa le ciel et la terre... *» Il ne l'a pas fait. -- On pourrait en citer bien d'autres. Par exemple page 115, la Salutation angélique (Luc, I, 28) : « AVE GRATTA PLENA : *je vous salue, pleine de grâces... *», est défigurée par Téqui, conformé­ment à la TOB détestable, en : « *Sois joyeuse, toi qui as la faveur de Dieu... *», manipulation impie et perfide. Ici encore, Téqui n'a point « excepté » de s'aligner sur cette manipulation. Bien entendu, cette promotion de la TOB comme version officielle de l'Écriture, comme version de référence, a reçu un premier *nihil obstat* à Solesmes, signé par le moine Jean-Phi­lippe Lemaire, tiens, quelle coïncidence, un second *nihil obstat* à Paris, et l'*imprimatur* de Berrar (non, non, pas le danseur ; le danseur c'est Béjart ; lui c'est Berrar, le vicaire épiscopal). Faut-il préciser que ce poison tobard, lorsqu'il est englué dans la confiture téquienne, est destiné spécialement aux « tradi­tionalistes » ? C'est eux que visent en général les opérations franco-vaticanes de la Librairie (nouvelle) Téqui. Avec cette grosse ficelle : s'intituler « catéchisme », revêtu de l'impri­matur épiscopal, alors que l'épiscopat supprime partout ailleurs l'emploi de ce terme anachronique (anté-conciliaire). Le catéchisme Téqui, dans sa bibliographie (p. 627) s'ex­plique en ces termes sur son utilisation de la TOB (je cite intégralement le morceau) : « Traduction assez nouvelle mais fidèle qui a été utilisée pour les citations scripturaires de ce catéchisme. Les notes sont bien docu­mentées mais elles ne font qu'indiquer l'in­terprétation catholique, à côte de l'interpré­tation protestante, lorsqu'il y a divergence. Le lecteur catholique non averti a donc besoin d'un supplément d'information pour bien con­naître la véritable interprétation donnée par la Tradition de son Église. » 189:224 Deux mots : 1\. -- Ce ne sont pas les notes seulement, mais c'est bien la traduction elle-même de la TOB qui appelle un... « supplé­ment d'information ». La Tradition de l'Église catholique, le catéchisme Téqui l'invoque sans la connaître, sinon il aurait su qu'elle ne peut accepter que l'on manipule la Salutation an­gélique au point d'en faire : « *Sois joyeuse, toi qui as la faveur de Dieu... *», et la première ligne de la Bible au point d'en faire : « *Lorsque Dieu commença la création... *» 2\. -- Quant aux notes elles-mêmes, il n'est pas vrai qu'elles *ne font qu'indiquer l'interprétation catholique.* En vérité il arrive trop souvent qu'*elles ne l'indiquent pas,* comme l'a mon­tré Antoine Barrois dans ITINÉRAIRES de décembre 1977 et de février 1978 : elles l'omettent. Si les responsables du catéchisme Téqui croient voir l'interprétation catholique là précisément où elle n'est pas, c'est qu'ils l'ont perdue, ne la connaissent plus, et acceptent autre chose à sa place. #### Farouchement : la fidélité Je disais tout à l'heure que la première conséquence pra­tique de la situation actuelle bien analysée est l'obligation morale d'une suspicion légitime à l'encontre des catéchismes qui nous sont actuellement présentés avec l'imprimatur de la hiérarchie ecclésiastique. Les deux exemples mentionnés, l'ano­nyme de Desclée de Brouwer et l'anonyme de Téqui, nous confirment dans notre nécessaire méfiance. Méfiance qui grandit encore en raison du fait, dûment constaté, qu'à côté de la catéchèse ouvertement débridée, permissive et politico-sexuelle de la nouvelle religion, on nous fabrique maintenant, pour nous tromper, de soi-disant « catéchismes » recouverts d'une pein­ture quasiment « traditionnelle ». Demeurons sur nos gardes. La seconde conséquence, non moins importante, non moins prioritaire, est de nous rappeler les uns aux autres qu'il existe des catéchismes vrais, bons, sûrs, auxquels on peut faire une confiance absolue : le *Catéchisme du concile de Trente* (pour les adultes), le *Catéchisme de S. Pie X* (pour tous), *le Petit Caté­chisme de S. Pie X* (pour les enfants), le *Catéchisme de la famille chrétienne* (pour le catéchisme en famille). Depuis plus de dix années nous invitons nos lecteurs à s'en tenir à ces catéchismes absolument sûrs. Nous en avons, au cours des années, à grand ahan, mais avec la grâce de Dieu, nous en avons nous-même assuré l'édition ou la réédition. 190:224 Ils sont maintenant tous chez DMM, renseignez-vous. Nous nous y tenons fermement. Nous nous y tenons farouchement. Farouchement nous repoussons la turlutaine de l' « adaptation ». Le caté­chisme aujourd'hui ne souffre pas d'une crise d'inadaptation, il meurt d'une crise d'infidélité. C'est pourquoi il faut être farouche et sans nuances superflues. Il y va de tout. Prenez le *Petit catéchisme de S. Pie X,* expliquez-le oralement, faites-le apprendre par cœur et réciter. Il est par excellence, pour notre siècle, le rempart de la fidélité. J. M. ============== fin du numéro 224. [^1]:  -- (1). Sait-on jamais ? L'idée d'obtenir audience en passant par eux me classait peut-être d'entrée de jeu dans la catégorie des doux-dingues, à tenir à l'écart des affaires de l'État. [^2]:  -- (1). *Chilenidad,* comme *hispanidad.* Les Chiliens chics et cultivés usent dix fois par jour de cette expression. [^3]:  -- (2). La presse de Santiago ce jour-là ne parlait que de nous, et des torrents de mensonges déversés par la deuxième chaîne de télévision française sur le gouvernement chilien (« *Impressions du Chili *»*,* A2, avril 1978). [^4]:  -- (1). Les *Carabineros.* [^5]:  -- (2). Le palais de *La Moneda,* demeure traditionnelle du Pré­sident chilien, est en cours de restauration. Les travaux doi­vent prendre un en 1979. [^6]:  -- (3). Le bureau du général Pinochet se trouve juste au-dessus du sien. [^7]:  -- (1). M.I.R. : *Movimiento de Izquierda Revolucionario.* [^8]:  -- (1). Inédit. Jonas est l'auteur de plusieurs autres recueils en vers intitulés *Dialogo para dos Movimientos, La Fuga de San Sebastian, Oracion del Nirio que crecia y El Jardin de las palabras.* Quand par hasard il écrit en prose, c'est encore pour parler de poésie. [^9]:  -- (2). Voir *Romance de la luna, luna* dans le Romancero Gitano. [^10]:  -- (1). *La boîte aux lettres du Démon !* Il existe quantité d'au­tres bons vins au Chili, rouges ou blancs, comme les *Macul,* élevés par un Français, et certaines productions de la Viña Undurraga. Il en est aussi de très médiocres, comme le *Gato Negro* (ou *Blanco*) de la Viña San Pedro, et autres saints du calendrier... Dans tous les cas, le touriste devra se méfier des serveuses qui, avec un bon sourire, vous précipitent tout ça dans le verre comme on le ferait d'un vulgaire Coca-Cola. [^11]:  -- (1). Jacques MARQUIS** :** « La barbarie à visage chilien », Télérama n° 1.472 du 29 mars 1978, page 20. [^12]:  -- (1). Voir le cas numéro 2 : Guillermina FIGUEROA DURAN. [^13]:  -- (2). *Section française d'Amnesty,* circulaires internes SF 78-207 du-9 mars et SF 78.267 du 30 mars 1978. [^14]:  -- (1). Port chilien, situé à la frontière du Pérou. [^15]:  -- (2). Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. [^16]:  -- (1). La photographie parue dans le bulletin de la Vicaria nous montre une belle jeune femme aux joues fermes, un regard décidé, des lèvres plutôt épaisses et bien dessinées : les tor­tionnaires de la police chilienne auraient-ils, dans un sursaut de galanterie, respecté cela ? [^17]:  -- (1). Les lettres et visites sont nombreuses, dans les prisons du général Pinochet. [^18]:  -- (1). La tradition espagnole veut que chacun porte le nom de ses deux parents. (Ce qui ne simplifie pas les recherches.) [^19]:  -- (1). Mais la serviette mouillée est une thérapeutique qu'on applique parfois aux enfants, pour les calmer. [^20]:  -- (2). Voir « Les droits de l'homme au Chili », ITINÉRAIRES numéro 215 de juillet-août 1977. [^21]:  -- (1). Quartier de La Cisterna, à Santiago. [^22]:  -- (1). Nous avons vu que le M.I.R. ne manquait pas de mili­tants capables de s'en servir. [^23]:  -- (2). *La Tercera,* 17 janvier 1978 ; *El Cronista,* 17 et 19 jan­vier 1978 ; *El Mercurio,* 17, 19 et 20 janvier 1978 ; *Que pasa,* 26 janvier -- 1^er^ février 1978. [^24]:  -- (1). *El Cronista,* 19 janvier 1978 ; *El Mercurio,* 19 et 20 jan­vier 1978 ; *La Tercera,* 19 janvier 1978 ; *Que pasa,* 26 janvier-1^er^ février 1978. [^25]:  -- (2). Hebdomadaire *Que pasa,* numéro cité. [^26]:  -- (1). Le service de renseignement chilien, bien entendu. Ce même sigle en France (voir notre enquête du numéro de jan­vier) n'éveille pas les mêmes suspicions. [^27]:  -- (2). Circulaire interne d'*Amnesty*, 1^er^ mars 1978 : « Elles furent envoyées devant un Tribunal militaire et emprisonnées à la Maison Correctionnelle de Femmes, où elles seraient arri­vées en très mauvais état physique. » [^28]:  -- (3). Un bruit court « dans les journaux » : l'enfant serait malade, on ignore encore de quelle maladie. *Amnesty* aussitôt s'enrichit à Londres et Paris d'une nouvelle circulaire : la poli­ce chilienne l'aurait cruellement malmené ! [^29]:  -- (1). Frère du terroriste dont il est question ci-dessus. [^30]:  -- (2). Circulaire d'*Amnesty*, 3 mars 1978 : « A l'arrivée à la prison, le bébé dut être transporté dans un service spécial, à cause d'une infection *des bronches ;* en effet, pendant ces quel­ques jours, il n'aurait pas été vêtu et nourri convenablement. » [^31]:  -- (1). La télévision française par exemple avait trop à faire avec la villa du général et le bal des pompiers pour s'occuper du sort des prisonniers. [^32]:  -- (1). C'était le cas autrefois en France (dont l'Ordre est issu). [^33]:  -- (1). Auxiliaire féminin de la gendarmerie. (Voir plus haut, « Premiers pas dans la ville ».) [^34]:  -- (1). C'est le cas dans toutes les maisons d'arrêt françaises, et aussi dans un grand nombre de nos centrales.. [^35]:  -- (2). On suppose tout de même que *Mensaje,* la revue pro­communiste des Jésuites chiliens, doit être mal reçue dans l'éta­blissement. Mais avec les Sœurs, sait-on jamais ? [^36]:  -- (1). Guillermina FIGUEROA DURAN, notre « disparue » numéro 1 (voir plus haut). [^37]:  -- (1). De grosses huiles communistes qui passaient par là sur Aéroflot. [^38]:  -- (1). D'après l'International Rescue Committee de New-York­ [^39]:  -- (1). Mgr Helder Camara est archevêque du diocèse d'Olinda et Recife, dans le nord-est du Brésil. (*Note du traducteur.*) [^40]:  -- (1). RAMUZ *: Les grands moments du XIX^e^ siècle français,* p. 23. [^41]:  -- (1). *Tierra del Fuego,* Terre du Feu et non Terre de Feu. [^42]:  -- (1). Palimpseste : parchemin déjà utilisé, dont on a effacé le texte primitif pour y écrire de nouveau. [^43]: **\*** Cf. It. 226-09-78, p. 250. [^44]:  -- (1). *S. Th.,* 2-2, qu. 4, art. 7 ; cf. qu. 1, art. 1 : « L'objet de la foi est-il la Vérité première ? » où il est répondu que la Vérité divine est en même temps l'objet (*quod*) de la foi et sa raison formelle**,** le moyen (*quo*) sur lequel s'appuie cette foi**.** [^45]:  -- (2). *Ibid.,* ad 5 : *nisi intellectus rectam fidem habeat circa ipsum Deum.* [^46]:  -- (3). Cf. le beau livre de Ralph H. WILTGEN, *Le Rhin se jette dans le Tibre, Le Concile inconnu,* trad. franç., Paris, Éd. du Cèdre, 1973. [^47]:  -- (4). Cf. S. Th., 2-2, qu. 4, art. 8. [^48]:  -- (5). Rappelons que, pour saint Thomas, la foi est une vertu de l'intelligence, 2-2, qu. 4, art. 2. [^49]:  -- (6). I Cor. 5, 1-5, 1 Tm. 1,18 ; Ti 3,9., [^50]:  -- (7). Cf. *Le Courrier de Rome,* 10^e^ année, n° 164, 15/12/1976. [^51]:  -- (8). Avec une conséquence infaillible : l'absolutisme, le cléricalisme, le des­potisme feutré, car là où l'institution se lézarde, fait défaut ou n'est plus que le paravent d'inavouables intentions, César surgit et le *sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas* a force de loi. Les catholiques traditionnels en savent quelque chose. A cette époque de libéralisme dans l'Église (cf. l'audience générale accordée par Paul VI le 9 juillet 1969 : « Nous allons avoir une période de plus grande liberté dans l'Église... Tout arbitraire sera aboli »), les coups de crosse pleuvent sur le dos des fidèles qui regimbent contre « l'esprit de nouveauté » honni par l'Église depuis ses origines. [^52]:  -- (9). Cf. George A. LINDBECK, *La catholicisme a-t-il encore un avenir ?* Paris, 1978, p. 1545. [^53]:  -- (10). Cf. le *Robert*, p. 580 b. [^54]:  -- (11). Ce titre officiel montre bien que la pastorale nouvelle qui ne dérive plus essentiellement de la doctrine de foi, engendre infailliblement (au sens logique du terme) un autre dogme : celui du relativisme des dogmes, et une autre foi celle de l'évolution indéfinie de la croyance. [^55]:  -- (12). Notre ancien ambassadeur au Vatican, M. Paternôtre de la Vaillée, dont la carrière diplomatique avait été parallèle à celle du nouveau pape dans la plupart des pays, nous disait qu'a il était toujours de l'avis de celui qui lui parlait le dernier ». [^56]:  -- (13). R**.**H**.** WILTGEN**,** *op. cit.,* p. 49. [^57]:  -- (14). *Ibid.,* p. 176. [^58]:  -- (15). Même en démocratie, dès qu'elle tente de s'organiser plus ou moins dura­blement. [^59]:  -- (16). DENZINGER, 802, cf. 792, 870, et le concile de Florence : « L'Église catholi­que croit fermement que nul ne peut être sauvé en dehors d'elle, qu'il s'agisse d'un païen, d'un juif, d'un hérétique ou d'un schismatique, ... à moins qu'il ne lui ait été agrégé avant sa mort. » Léon XII, dans son encyclique *Ubi primum* du 5 mai 1824 condamne l'indifférentisme qui professe que n'importe qui peut faire son salut en n'importe quelle religion. Grégoire XVI dans l'encyclique *Mirari vos* du 15 août 1832 condamne à son tour quiconque professe qu'on peut faire son salut dans n'importe quelle religion « pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la règle de la rectitude et de l'honnêteté ». Le *Syllabus* de 1864, art. 17, confirme cette disposition, ainsi que l'encyclique *Satis cogniturn* de Léon XIII du 29 juin 1896. L'encyclique *Mystici Corporis* de Pie XII (29 juin -- 1943) « invite tous ceux qui n'appartiennent pas à l'organisme (*compagem*) de l'Église catholique à s'efforcer d'échapper à cette situation dans laquelle ils ne peuvent être assurés de leur salut éternel ». Il ne faut pas confondre le principe institutionnel : *Extra Ecclesiam nulla salus*, avec la proposition de Quesnel con­damnée en 1713 par Clément XX : *Extra Ecclesiam nulla conceditur gratis*, car la grâce de Dieu est toujours personnelle. Personne du reste ne peut être sûr de son salut, mais c'est dans le cadre *institutionnel* de l'Église catholique que sont régulièrement dispensées les grâces qui permettent ordinairement de l'obte­nir. En dehors de ce cadre, il est impossible d'affirmer *en général* que le salut sera accordé à des *individus* dont le sort dépend, pour chacun en particulier, de la volonté divine qui sonde les reins et les cœurs. Aussi bien la lettre du 8 août 1949 adressée par Pie XII au cardinal archevêque de Boston, qui réprouve l'interprétation étroite et rigoureuse -- de l'adage traditionnel du St Benedic's Center et du Boston College ; ne laisse pas de réaffirmer que « l'Église catho­lique est le *moyen* de salut sans lequel personne ne peut entrer dans le Royaume de la Gloire céleste » (Dz 3868), et dès lors que les autres Églises ou les autres religions qui se réclament de ce titre de *medium* en usurpent l'autorité. L'Église catholique n'a jamais, jusqu'à Vatican II, varié sur ce point. [^60]:  -- (17). *Rom*., 10, 9-13 ; cf. *Jn.,* 3, 15 et 36 ; *Act.,* 16, 31 ; 26, 18, etc. [^61]:  -- (18). 1 *Th.,* 4, 12 ; 1 *Co.,* 5, 12 ; *Col.,* 4-5. Cf. *Jn.,* 17, 11 et 14-16. [^62]:  -- (19). 1 *Co.,* 7, 31. [^63]:  -- (20). Art. 2 ; cf. le Décret sur l'activité missionnaire de l'Église, *Ad gentes,* art. 9, 11, 21 ; la Constitution « dogmatique » sur la Révélation divine, art. 3, 14 ; *Lumen Gentium,* art. 16, 17. [^64]:  -- (21). *Lumen Gentium,* art. 15. [^65]:  -- (22). Mais les théologiens progressistes sont habiles à le torturer. Faute de réalité à se mettre sous la dent, ils broient, malaxent, digèrent et expulsent des *mots.* C'est le propre des sociétés déclinantes de se nourrir de *signes porteurs* (lorsqu'ils sont isolés de la réalité objective qu'ils signifient) d'une charge subjective intense. [^66]:  -- (23). Cf. LINDBECK, *op. cit.,* p. 74. [^67]:  -- (24). Art. I. [^68]:  -- (25). Art. 3. [^69]:  -- (26). Art. 4 et 14 à 23. [^70]:  -- (27). Art. 1. [^71]:  -- (28). Art. 8. [^72]:  -- (29). Cité dans *Enc. de la Foi catholique,* t. II, p. 203. [^73]:  -- (30). Art. 3 et passim. [^74]:  -- (31). S. Th., 2-2, qu. 4, art. 6, c. Cf. Eph. 4,5 : *unus Dominus, una fides.* [^75]:  -- (32). Sent. III, dist. 25, qu. 1, art. 1, questioncula 3, conclusio, traduction du R.P. Bernard dans son Commentaire des tomes de la *Somme Théologique* consa­crés à la Foi, édition du Cerf. [^76]:  -- (33). S. *Th.,* 2-2, qu. 1, art. 6. [^77]:  -- (34). *Ibid.,* qu. 1, art. 9. [^78]:  -- (35). *Ibid.,* qu. 11, art. 1. [^79]:  -- (36). *Ibid*., corpus. [^80]:  -- (37). *S. Th.,* 2-2, qu. 10, art. 5, c. [^81]:  -- (38). Sermon pour la Saint Barthélemy, du 24 août 1516 : [^82]:  -- (39). Sermon prononcé en I523, dans les *Œuvres complètes,* V. t. XI, p. 61. [^83]:  -- (40). *Comm in Epist. ad Gal*., IV, 15 et 19. [^84]:  -- (41). Dans *La Lettre Écarlate.* [^85]:  -- (42). Art. 11. Les guillemets qui entourent « hiérarchie » ne sont pas de nous, mais se trouvent dans le texte de la traduction française effectuée sur le texte latin officiel. [^86]:  -- (43). *S. Th.,* 2-2, qu. 2, art. 7. [^87]:  -- (44). Qu. 5, art. 3. cf. le texte plus net encore de la solution 1 et de la solu­tion 2 : « Celui qui s'écarte du seul moyen (qui consiste à adhérer à tous les articles de foi que l'Église nous propose) est *totalement* (totaliter) privé de la foi. » [^88]:  -- (45). *Figaro,* 10-11 mai 1969. [^89]:  -- (46). *Abrégé -- *ô combien ! -- *de la foi catholique,* dans *Études,* oct. 1917. [^90]:  -- (47). D'après F. FEINER et L. VISCHER, *Nouveau livre de la Foi, La Foi commune des Chrétiens,* Paris, 1976, p. 12, en note. Cet ouvrage a été publié avec l'*Imprimatur* de l'évêché. [^91]:  -- (48). Cf. Paul TOINET, « Luther parmi nous »*,* dans *Revue Thomiste,* avril-juin 1977, p. 207. [^92]:  -- (49). Une des plus nettes se trouve dans D. OLIVIER, *Le Procès de Luther,* Paris, 1971, où la dialectique du Pontife, « tâcheron de l'ordre et de l'institu­tion » renvoie au Prophète Luther, révélateur du « non-encore-vu ». « L'Église en bonne santé n'est-elle pas celle où le prophète peut bousculer les habitudes (p. 7-8) » En fait de prophètes nous sommes gâtés dans l'Église catholique : il en surgit de tous les coins. [^93]:  -- (50). *Doc. cath.,* 1964, p. 1071. [^94]:  -- (51). Dans *Il Vaticano cambia*, 1965. [^95]:  -- (52). C'est le célèbre article *7* de l'*Institutio Generalis.* [^96]:  -- (53). Cf. le livre définitif de Louis SALLERON, *La Nouvelle Messe,* Paris, Nou­velles Éditions Latines. [^97]:  -- (54). *Décret sur l'Œcuménisme,* art. 22. [^98]:  -- (55). H. MONTEILHET, *Rome n'est plus dans Rome,* Paris, 1977, p. 89. [^99]:  -- (56). Ps. 101, 27-28. [^100]:  -- (57). Cf. l'admirable étude de G. CORÇÂO (ITINÉRAIRES, numéro 217 de novembre 1977) sur un certain Cantalamessa, auteur d'un article paru récemment dans l'*Osservatore Romano* qui célèbre l'abandon par le récent concile du primat qui revient à la Vérité. [^101]:  -- (58). *Bulletin diocésain,* 1-10-67. Le 15 août 1976, au micro de France-Inter, l'évêque met les pieds dans le plat et fait ensuite avaler le morceau aux fidèles médusés : « Les intégristes n'ont pas compris que la théologie antéconciliaire, celle de Trente, était désormais terminée. » Le ban n'est pas fermé. On en enten­dra d'autres : « Les intégristes n'ont pas compris que la théologie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle des Évangiles, était désormais périmée. » [^102]:  -- (59). Allocution du 28.9.71. [^103]:  -- (60). *Wiener Kirchenzeitung,* 24.10.76. [^104]:  -- (61). *Christianisme et Philosophie,* Paris, 1936, pp. 41 sq. [^105]:  -- (1). « *Unus de Trinitate *», expression splendide due à saint Athanase, permise par la communication des idiomes. [^106]:  -- (2). « *Fili, præbe mihi cor tuum *», cinquième antienne des vêpres de la fête du Sacré-Cœur. [^107]:  -- (3). Homélie de saint Bonaventure, pour la fête du Sacré-Cœur. [^108]:  -- (4). Hymne des laudes du Sacré-Cœur. [^109]:  -- (1). Texte intégral chez Robert Laf­font, Paris, 1968. [^110]:  -- (1). André Frossard aussi, mais il y a moins de mérite, puisque c'est le Diable en personne qui tient la plume dans son roman. [^111]:  -- (1). Voir sur ce point ITINÉRAIRES, numéro 219 de janvier 1978, pp. 90 à 94. [^112]:  -- (1). Lettre de 1972 ; dans *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome II : *Réclamation au Saint-Père* (Nouvelles Éditions Latines). [^113]:  -- (2). Publié 25, rue Jean-Dolent à Paris XIV^e^. [^114]:  -- (3). Déclaration de M. Giscard d'Estaing au *Nouvel Observateur,* numéro 472 du 26 novembre au 2 décembre 1973. Reproduite et commentée dans ITINÉRAIRES, numéro 179 de janvier 1974, p. 181-184 ; et numéro 183 de mai 1974, p. 20-21. [^115]:  -- (4). Sur le cardinal Wright, voir notre article : *Rome occupée,* dans ITINÉRAIRES, numéro 190 de février 1975, p. 64-69. [^116]:  -- (5). Tous les documents sont reproduits et commentés dans notre numéro spécial : *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre.* [^117]:  -- (6). Voir Antoine BARROIS, *La détestable TOB,* dans ITINÉRAIRES, numéro 218 de décembre 1977, p. 9 à 19 : « A propos du premier récit de la création, Gen. I, 1-2 ».