# 225-07-78 1:225 ## ÉDITORIAUX ### Contre l'Amérique latine : la haine et le mensonge Non, Hugues Kéraly, envoyé spécial de la revue ITINÉRAIRES au Chili, n'y était point parti avec le dessein principal de disqualifier l'organisme dé­nommé *Amnesty International*, qui raconte et fait raconter partout qu'à Santiago (comme à Rio, comme à Buenos Aires) on emprisonne, on torture, on *fait disparaître* des innocents par centaines ou par milliers, pour le seul motif d'une divergence d'opinion avec le pouvoir. Hugues Kéraly était parti à la rencontre du peuple chilien, et il a trouvé, il le dit comme il l'a vu, « un peuple joyeux, fier de son destin national, conscient de vivre une expérience historique décisive pour l'avenir de tout le continent ». Mais, chemin faisant, les prétendus *disparus*, Kéraly en a pourtant retrouvé onze. Ce n'est pas beaucoup ? Atten­tion, c'est onze sur onze, proportion : 100 %. Et onze qu'il n'avait pas choisis. Il avait pris la dernière liste, pour se faire une idée, la liste la plus récente au moment de son départ, les onze derniers arrêtés en un seul jour, et dispa­rus depuis leur arrestation, selon les informations d'*Am­nesty*. 2:225 C'étaient onze contre-vérités, onze sur onze, un record. Vous l'avez lu dans notre numéro précédent. Vous avez peut-être aussi entendu quelques échos de l'énorme émotion provoquée par cette découverte. C'est qu'*Amnesty Inter­national* jouit d'une autorité morale quasiment religieuse plus grande, dans les bulletins officiels des évêques fran­çais, que celle du Vatican, ils reproduisent de confiance ses communiqués. Mettre en cause la véracité d'*Amnesty International*, c'est déranger des intérêts idéologiques et des pouvoirs considérables, puissamment installés et dé­fendus. Mais aucun Goliath jamais, si fortement armé soit-il, n'est à l'abri de trois pierres choisies avec soin dans le lit d'un torrent, et d'une fronde maniée d'une main sûre. *Amnesty International* atteint d'un coup, et une fois pour toutes, dans l'autorité morale dont cet orga­nisme abusait, tel est l'exploit d'Hugues Kéraly. \*\*\* Il ne s'agit pas de confondre le Brésil avec le Chili, et encore moins de les confondre tous deux avec l'Argentine. Il ne s'agit pas pour nous d'y trouver un « modèle », com­me le prétend l'insolente calomnie du P. Congar. Il ne s'agit pas d'imaginer que, dans des situations très diverses, ces trois régimes fort différents les uns des autres seraient tous trois également sans reproche. Il s'agit de savoir qu'à leur sujet *on nous ment*, et si l'on nous ment c'est *pour nous asservir *: pour nous conditionner au « compromis historique » avec le communisme. Car notez-le bien : c'est dans l'exacte mesure où des États résistent au communisme -- résistent politiquement à sa guerre politique, et résistent par les armes à ses agressions armées -- qu'ils sont accusés pari la presse démo­cratique internationale d'être des tortionnaires et des fascistes. Et dans cette exacte mesure, les témoignages, on les trouve, ou on les invente. La morale léniniste fait un *devoir de mentir* aux militants communistes, pour le service du parti et de sa politique : ce n'est pas un secret, c'est le léninisme le plus classique et le plus connu, c'est écrit partout dans les œuvres de Lénine. 3:225 Un chrétien, un « fasciste » peuvent mentir eux aussi, mais avec cette différence que lorsqu'ils mentent, ils manquent à leurs principes, ils se déshonorent à leurs propres yeux et aux yeux de leurs amis. Un communiste, quand il ment, est fidèle à la théorie léniniste, il s'approuve lui-même et il est honoré par son parti. Cette différence, il semble qu'*Amnesty International* n'en ait jamais entendu parler. Elle est capitale en ce qui concerne la critique des témoignages, et notamment des témoignages de tortures. A quoi il faut ajouter que les communistes entraînent les autres, leurs compagnons de route, à mentir avec eux et comme eux, pour la bonne cause de la révolution. Le mensonge sur la torture n'est que l'aspect le plus spectaculaire du mensonge mondial -- sur le Chili, sur le Brésil, sur l'Argentine. C'est un mensonge communiste dans son origine et dans son essence, même si beaucoup de ses acteurs et de ses victimes n'aperçoivent rien de la manipulation léniniste dont ils sont les jouets. La finalité de ce mensonge est de faire croire à l'univers que le com­munisme n'est pas le pire, et pour cela, conditionner les esprits à voir le pire ailleurs que dans le communisme. C'est en ce sens que Soljénitsyne disait : -- *Si le Chili n'existait pas il leur faudrait l'inventer*. A quoi nous avons répondu : -- *Mais justement, ils l'ont inventé*. Le Chili de la propagande démocratique internationale n'existe pas. Il a été inventé par la haine et le mensonge. Si le pire est ailleurs que dans le communisme, si le pire est le « fascisme », il s'ensuit que l'on peut s'allier avec les communistes et gouverner avec eux pour échapper au pire et se défendre contre lui. Le compromis historique avec le communisme a besoin d'un fascisme à combattre, dans la plus pure tradition de « la gauche » qui n'existe qu'en désignant une « droite », en la dénonçant comme criminelle, en appelant à la combattre. Sans la priorité donnée à l'anti-fascisme, le communisme perd ses chances, il redevient l'ennemi numéro un. \*\*\* 4:225 Nous ne prétendons nullement décider si, dans cette campagne mondiale, un organisme comme *Amnesty Inter­national* est utilisé contre son gré, manipulé de l'intérieur, auxiliaire inconscient ou complice conscient. Nous consta­tons les contre-vérités de fait : onze sur onze. La conclusion de Kéraly est prudente et irrécusable : il est maintenant prouvé qu'*Amnesty International* est capable ou bien de colporter, ou bien de susciter, ou bien d'inventer des men­songes. Inventer ou susciter, nous ne savons pas. Colporter, c'est démontré. J'ajoute cependant qu'outre les contre-vérités de fait, il y a le mensonge moral d'*Amnesty International*, qui est le même mensonge que celui du P. Congar : le mensonge qui consiste soit à insinuer, soit même à énoncer carrément que la « répression », dans les pays catholiques d'Amérique latine, frappe *des innocents*. Le P. Congar, on s'en souvient, caractérise l'Argentine comme un pays où « un pouvoir à la poigne sanguinaire supprime physiquement ceux qui le contrarient ». Ce n'est point pour quelque bon ou mauvais motif politique ou moral, c'est parce qu'il est sanguinaire, c'est parce qu'il est Dracula ou Frankenstein, que le pouvoir, en Argentine, supprime physiquement... Il supprime non pas des terroristes, non pas des assassins, non pas des criminels, non, jamais, il supprime ceux qui le « contrarient ». Il ne supporte pas la contrariété. *Amnesty International*, de son côté, est un organisme qui se définit lui-même comme « mouvement impartial d'in­terventions directes pour la libération des *prisonniers d'opi­nion* dans le monde, l'abolition de la torture et de la peine de mort ». C'est moi qui souligne : « prisonniers d'opi­nion ». Donc, quand *Amnesty International* donne des listes et des statistiques de prisonniers à délivrer, ce « mouve­ment impartial » se porte garant, sur son honneur, que ce sont bien tous uniquement des prisonniers d'opinion ; qu'ils n'ont rien *fait *; commis aucun crime, aucun délit ; bref, qu'ils sont *innocents*. Ils n'ont rien fait d'autre que d'avoir (et éventuellement d'énoncer) une simple « opinion », une opinion qui contrarie le pouvoir sanguinaire en place, comme dit le P. Congar. 5:225 Le mensonge moral du P. Congar et d'*Amnesty* est répercuté au niveau de la presse démocratique internatio­nale sous les espèces d'une campagne « contre la répres­sion ». La répression de quoi ? Il est constamment sous-entendu et insinué, ou même affirmé, qu'il s'agit de la répression de justes libertés, la répression d'opinions légi­times, la répression d'innocents. On parle de la cruauté de la répression, pour émouvoir les consciences ; on tait la cruauté de ceux que frappe la répression, guérilleros, ter­roristes, assassins, tortionnaires. On s'en prend en réalité non point aux excès de la répression, mais à son existence. Cette campagne internationale s'applique à disqualifier toute espèce de répression dès lors qu'elle s'exerce contre les crimes de sang des communistes et de leurs alliés. Parmi les « victimes » de cette répression, il y a aussi, bien sûr, des gens qui ne sont ni des assassins, ni des terroristes, ni des guérilleros, mais les membres de leurs réseaux logistiques, parmi lesquels se trouvent sans doute quelques « innocents », civils et ecclésiastiques, que l'on utilise comme relais, boîte aux lettres, porteurs de valises, en leur cachant le sang versé et en leur donnant à croire qu'ils servent la cause des pauvres, des malheureux, des opprimés. Innocents ceux-ci, mais coupables d'irresponsa­bilité et de sottise, ayant les circonstances atténuantes de l'aveuglement. Quant au P. Congar lui-même, est-ce par malignité, est-ce par légèreté qu'il apporte au mensonge des assassins le renfort de son autorité morale, comment le savoir, puisqu'il s'abstient de répondre aux questions qu'on lui pose quand il est pris, comme nous l'avons pris, en flagrant délit ([^1]). \*\*\* 6:225 Le continent sud-américain tout entier est frappé, aux yeux du monde moderne, d'une malédiction inexpiable : à travers ses gloires et ses hontes, ses hauts et ses bas, et toutes les aventures de son histoire, ce continent demeu­re ce qu'il est : un continent catholique. Les nations qui le composent doivent leur existence politique aux Portugais d'un Portugal catholique, aux Espagnols d'une Espagne catholique. Elles sont plus ou moins fidèles à leur origine, mais elles en portent la marque. Pour l'effacer, on les livre­ra au communisme le temps qu'il faudra ; comme Cuba. \*\*\* La *haine politique,* non pas celle qui est accidentelle et qui peut s'allumer un peu partout, mais celle qui est systématique, organisée, inextinguible, c'est la haine pour la nature humaine ; la haine pour la *révélation de Dieu sur la nature humaine,* qui est le décalogue ; la haine pour la religion coupable de conserver cette révélation, et c'est la religion catholique. Cette haine est venue d'ailleurs, elle n'a pu commencer à s'implanter dans la trame de notre histoire temporelle chrétienne qu'en renversant le constantinisme et la chré­tienté. Elle a toujours eu pour arme principale le mensonge, qui capture l'esprit, tandis que le meurtre risque de n'at­teindre que le corps ; et elle a trouvé au XX^e^ siècle la forme la plus efficace de mensonge qui ait jamais existé, le men­songe de la gauche, déjà ignoble et perfide en lui-même, mais horriblement perfectionné en mensonge communiste. Tels sont la nature et le motif sous-jacents de la haine et du mensonge contre le continent sud-américain. \*\*\* 7:225 Depuis trente ans le règne du mensonge sur le monde s'est appesanti. Sans doute le monde est toujours plus ou moins le royaume du mensonge, le prince de ce monde est le père du mensonge. Mais depuis trente ans comme jamais auparavant nous sommes enfermés dans le monde clos du mensonge, d'une manière qui ne connaît aucun précédent ni en quantité ni en qualité dans l'histoire, parce que de­puis trente ans, à travers les idéologies et les procédures de la démocratie internationale, LE COMMUNISME participe à la direction des affaires mondiales. Il est depuis trente ans devenu un interlocuteur, un partenaire, un complice des dirigeants politiques, économiques et culturels de l'Occident. Les USA recherchent sa connivence. L'Italie ne se gouverne pas sans lui. En France c'est lui qui vient d'assu­rer, en machinant la division de la gauche, le maintien d'une majorité parlementaire chiraquo-giscardienne. Par­tout il coopère, il collabore, il partage, il assiste, il manœu­vre, il intrigue, il oriente, il dialogue, il négocie. Le concile Vatican II s'est tenu aux conditions qu'il avait posées, et qui étaient qu'on n'y parlât point de lui en mauvaise part dans les textes promulgués. Il est la puissance du mensonge à un degré qui jamais encore n'avait été atteint. Et dans cet univers de complicité universelle, le Chili et le Brésil, et même l'Argentine, sont une éclatante exception. Ils ont un anti-communisme que même le Vatican n'a plus. On le leur fait bien voir. \*\*\* Malédiction particulièrement inexpiable sur le Chili. On lui avait installé un gouvernement de « compromis historique », le premier gouvernement d'esprit post-conci­liaire, le gouvernement de la triple réconciliation : catho­liques, francs-maçons, communistes. Ce fut le gouverne­ment Allende, partout présenté dans le monde comme le gouvernement de l'avenir, le nouveau prototype politique. Les plus grandes puissances morales du monde moderne y étaient intéressées. Le gouvernement Allende était le lieu géométrique de la triple convergence qui associait -- l'humanisme maçonnique, -- la dialectique communiste, -- l'œcuménisme montinien. Une ère nouvelle s'ouvrait. 8:225 L'ère nouvelle se révéla une abomination, absurde, im­morale et sanglante. Le peuple et l'armée du Chili l'ont jetée bas. Ni l'œcuménisme, ni la dialectique, ni l'huma­nisme ne le lui ont pardonné. \*\*\* C'est donc une part importante de l'histoire contempo­raine et de l'avenir de l'humanité qui se joue en cette partie du monde. Pour toutes ces raisons, trop brièvement évo­quées, nous avons depuis longtemps dans cette revue voulu donner à nos lecteurs une information et des commentaires suivis sur ce qui se passe en Amérique latine, principale­ment au Brésil, en Argentine, au Chili. Il ne suffisait pourtant pas de le vouloir. Nous avons eu la chance immense de la collaboration, jusqu'à sa mort, de Jean-Marc Dufour. Nous avons eu la chance et la grâce de connaître Gustave Corçâo, son groupe de Rio, ses disciples, ses amis, Dona Graça et Julio Fleichman, et les autres, et leur représentant mystique en France, moine brésilien qui est bénédictin au pied du Mont Ventoux. Unanimement sur­nommé le Chesterton de l'Amérique latine, Gustave Corçâo est le plus grand écrivain brésilien vivant. Depuis plusieurs années, il nous fait l'honneur d'apporter à ITINÉRAIRES le renfort militant de son infatigable entrain, de sa lucidité catholique, de son indomptable espérance, de ses hautes leçons. Nous lui devons beaucoup. Nous portions aux con­tre-révolutions catholiques et militaires du Brésil et du Chili un intérêt intellectuel, politique, religieux, dans un esprit en quelque sorte scientifique. Et puis nous nous sommes aperçus que nous les aimions. Les liens du com­pagnonnage à distance, de la connivence spontanée dans un même travail, liens du cœur et de l'âme, se sont tissés ou plutôt se sont révélés comme si mystérieusement ils avaient existé déjà sans que nous le sachions, avant même nos rencontres. 9:225 Les peuples du Brésil, de l'Argentine, du Chili ont été livrés aux démons du monde moderne par ceux qui avaient vocation de les protéger : par leurs pouvoirs politiques, par leurs pouvoirs religieux. Leurs chefs militaires n'ont pas toujours une entière compétence politique ou religieuse eux, du moins, n'ont pas trahi. Ils se battent pour la foi et pour la patrie. Ils ont gardé l'honneur. Daigne Dieu leur faire aussi les grâces de la science et de la sagesse politiques. Jean Madiran. 10:225 ANNEXE I ### Le communiqué d'*Amnesty International* *Amnesty International*, « mouvement impartial d'inter­ventions directes pour la libération des prisonniers d'opi­nion dans le monde, l'abolition de la torture et de la peine de mort », a publié le 2 juin 1978, en réponse aux révé­lations d'Hugues Kéraly dans ITINÉRAIRES, un « communi­qué de presse » étiqueté « pour diffusion immédiate ». En voici le texte intégral : A la suite d'accusations portées récemment contre l'authenticité des informations diffusées par *Amnesty International*, la Section Française juge nécessaire la mise au point suivante : En se fondant sur des informations diffusées par *Amnesty International* à propos des prison­niers politiques au Chili, une certaine presse a cru bon de les utiliser pour tourner en dérision le sort tragique des « disparus » au Chili. En ce qui concerne les 1.500 disparus qui ont fait l'objet d'un rapport d'*Amnesty Internatio­nal* et dont on est toujours sans nouvelles, toute enquête est légitime. Elle ne donne pas pour autant à ses auteurs le droit d'insulter des hom­mes, des femmes et des enfants torturés et assassinés. Par ailleurs, la rigueur du travail d'*Amnesty International* ne saurait être mise en cause par une présentation des faits où le procédé classi­que de l'amalgame aboutit à une savante distor­sion de la réalité. 11:225 C'est ainsi qu'un certain nombre de personnes, dont l'emprisonnement avait été signalé par *Am­nesty International* seraient devenues grâce à ce procédé des « disparus retrouvés ». Quelques (*sic*) soient la nature et l'origine des attaques portées contre elle, *Amnesty Interna­tional* continuera, avec la même insistance et la même impartialité, à dénoncer les violations des Droits de l'Homme, partout dans le monde. Ce communiqué omet complètement de mentionner de quoi il s'agit. Même le chiffre *onze* en est prudemment sup­primé, remplacé par la circonlocution : « un certain nombre ». *Amnesty International* ne conteste ni ne discute aucun des onze cas de contre-vérité établis par Hugues Kéraly dans notre numéro précédent (numéro 224 de juin 1978, pages 16 à 30). Donc, la cause est entendue sur la question de fait *Amnesty* est CAPABLE soit de susciter, soit d'inventer, soit de recueillir, en tout cas DE COLPORTER DES MENSONGES. \*\*\* Tout le monde peut se tromper. Quand on vous repro­che une erreur de fait, il convient ou bien de la reconnaître et de la rectifier, ou bien, s'il y a lieu, de montrer que le reproche n'est pas fondé. Le communiqué d'*Amnesty* ne fait ni l'un ni l'autre. Mais il fait autre chose. Il dénonce à la vindicte générale ceux qui ont osé lui apporter une contradiction publique. Il les désigne comme ayant *tourné en dérision le sort tragique des disparus*, et comme ayant *insulté des hommes, des femmes et des en­fants torturés et assassinés*. Grosse manœuvre d'intimi­dation, tentative de terrorisme psychologique ; excitation à la vengeance ; calomnie particulièrement efficace, propre à susciter et à excuser d'avance toutes les violences contre les ignobles « insulteurs ». Procédé qui n'est pas nouveau, le parti communiste le pratique avec un art étudié. 12:225 Mais nous prenons acte du fait qu'un tel procédé -- qui est un procédé de combat politique, et un procédé de spadassin -- soit employé aussi naturellement par un organisme qui se présente comme humanitaire, philanthropique et impartial. Car il se présente aussi comme *impartial* dans la pro­pre définition qu'il donne de lui-même. On peut mesurer cette impartialité à son comportement et son communiqué en cette affaire. -- Ce qui laisse rêveur, c'est l'insistante impudeur avec laquelle ces gens s'attribuent eux-mêmes cette qualité d' « impartialité », qualité qui pourtant, par nature, ne peut être décernée que par le jugement d'autrui... Ce dernier trait, qui vient utilement compléter le tableau, achève de légitimer la méfiance. J. M. 13:225 ANNEXE II ### Le P. Congar et l'Argentine *Notre interpellation du P. Congar sur l'Argentine n'ayant provoqué aucune contradiction ni suscité aucun éclaircis­sement demeure donc telle qu'elle est. Elle figure dans notre troisième lettre au P. Congar* (*24-27 octobre 1977*)*. Son actualité n'ayant pas diminué, au con­traire, nous la remettons sous les yeux du public -- et du P. Congar.* *J. M.* ......... Et ainsi vous allez, vous allez. Vous assurez que Mgr Lefebvre a présenté à Lille l'Argentine comme « modèle concret » du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ (alors qu'il a dit de ses progrès économiques ce qu'en disait L'EXPRESS du lendemain, numéro 1.312 du 30 août) c'est de votre part pire qu'une exagération et pire qu'une caricature, mais ce n'est même pas à cela que je veux m'arrêter. C'est à ceci. Vous ajoutez aussitôt (p. 55, et p. 59 de votre seconde édition) « Or, en Argentine, un pouvoir à la poigne sanguinaire « supprime physiquement ceux qui le contrarient. Qui est « d'accord ? » 14:225 Vous êtes donc bien ignorant de ce qui se passe en Ar­gentine ; et vous auriez mieux fait vous aussi de n'en point parler. Définir l'Argentine de 1976 comme le pays où « un pouvoir à la poigne sanguinaire supprime physique­ment ceux qui le contrarient », c'est un raccourci menteur. Nous comprenons bien qu'il s'agit moins pour vous de donner une idée juste de la réalité argentine que d'accabler Mgr Lefebvre sous un coup mortel. Mortel en effet si l'on en croit le P. Congar qui, après avoir assuré que le dessein réel de Mgr Lefebvre est politique et non religieux, déclare maintenant que le « modèle concret » de ce dessein consis­te, exactement et seulement, en l'instauration d'*un pouvoir à la poigne sanguinaire qui supprime physiquement ceux qui le contrarient.* Voilà donc démasquée la véritable, l'uni­que préoccupation d'Écône. L'autorité morale du P. Congar l'aura fait croire aux lecteurs qui n'ont aucun moyen de s'informer sérieusement sur Mgr Lefebvre ni sur l'Ar­gentine. Sur l'Argentine... Il y a en Argentine une sorte de guerre civile, et l'assassinat quotidien installé à chaque coin de rue plusieurs années avant que les militaires ac­tuels soient conduits par l'anarchie grandissante, et contre leur gré, à prendre le pouvoir. C'est le 22 décembre 1974, avant le « pouvoir à la poigne sanguinaire », que notre ami Carlos Sacheri fut assassiné par un terroriste, à l'âge de 41 ans, d'une balle de pistolet en pleine tête, au retour de la messe, devant la porte de sa maison, sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Professeur de philosophie bien connu en Amérique, élève de Charles De Koninck, docteur de l'Université Laval à Québec, auteur de plusieurs ou­vrages, il avait présidé l'une des séances au congrès de Lausanne en 1968. Ce meurtre exemplairement « sangui­naire », semblable à ceux que commettaient chaque jour communistes, anarchistes et gauchistes, semble vous avoir laissé, Révérend Père, complètement froid ; nous n'avons pas entendu l'écho de votre émotion ; il est même probable que, dans votre monde clos, vous n'en avez jamais entendu parler. Il y a deux et trois ans, notre Jean-Marc Dufour exposait dans ITINÉRAIRES que la moyenne des assassinats politiques perpétrés en Argentine par les guérilleros et terroristes était de un toutes les 19 heures. Vos témoins, vos journaux, vos hebdos vous ont laissé ignorer cette situation. 15:225 Situation bien acceptable puisque c'était seule­ment des gens « de droite » que l'on assassinait. Situation qui s'est constamment aggravée depuis la mort du triste Peron. Il n'y avait plus rien que les militaires, qui ne voulaient pas du pouvoir, mais qui n'ont pu se dérober indéfiniment. Qu'ils aient aujourd'hui la main lourde contre les terroristes, c'est évident, ce n'est pas sans raisons ; et l'on peut discuter dans quelle mesure leurs rigueurs sont justifiées ou excessives. Mais définir la situation argentine comme un pouvoir à la poigne sanguinaire qui, comme cela, sans motifs, par simple cruauté, par pur despotisme, supprime physiquement ceux qui le contrarient, non, cela ne relève pas de l'honnêteté intellectuelle que l'on vous reconnaissait habituellement. ......... 16:225 ### La révolution nationale au Brésil *Ce que nous ne devons pas oublier* par Gustave Corçâo *LES jeunes gens d'aujourd'hui savent peut-être encore deux ou trois choses sur la dé­couverte du Brésil ou les guerres du Pélo­ponnèse, mais ils ignorent tout de l'histoire la plus contemporaine ; ou alors, et c'est pire, ils n'en retiennent que les versions les plus aberrantes et les plus falsifiées. Je crois que le monde n'a jamais connu une aussi grande densité de mensonges que celle qui aura pesé sur les deux dernières géné­rations. Disons depuis la deuxième guerre mon­diale, parce que la troisième, la guerre mondiale non conventionnelle dont parle Soljénitsyne, guerre déjà gagnée par les forces de l'inhumanité, et moins peut-être par ces forces que par la fai­blesse même des défenseurs de la dignité humaine et des droits de Dieu, -- cette guerre-là, on préfère en ignorer jusqu'à l'existence. Mais sur la dernière guerre conventionnelle, dite deuxième guerre mondiale, le peu que tout le monde croit savoir est faux ou déformé.* 17:225 L'*Encyclopédie Britannique,* par exemple, toute an­glaise qu'elle soit par son origine et sa destination, con­fesse modestement à l'article *World War II* que le « virage décisif » de cette guerre fut « la victoire de Stalingrad » ; d'où il suit en bon droit que le véritable vainqueur de la guerre est le pays qui, de fait, devait recueillir tous les fruits de sa complicité avec Hitler : l'Union soviétique. La vérité, c'est qu'à un certain point de l'évolution du rapport des forces, après la phase de résistance du Royau­me-Uni, l'initiative changea de camp, passant aux Anglais et aux Américains réunis. L'Allemagne nazie, bombardée nuit après nuit sur le front occidental, était alors un pays exsangue, virtuellement vaincu et livré aux caprices d'un fou. Ce fut pourtant ce pays exsangue et vaincu qui trouva la force incroyable d'envahir l'U.R.S.S., d'ouvrir un « front de l'Est » de Saint-Pétersbourg à Rostov, et de pénétrer 4.500 kilomètres dans les terres molles de la vieille Russie. La folle avance des troupes nazies devait bien s'arrêter quelque part. Elle s'arrêta devant Stalingrad. Elle se serait arrêtée devant Irkoutsk que l'*Encyclopédie Britannique* signalerait aujourd'hui la « victoire d'Irkoutsk » comme le « virage décisif » de la deuxième guerre mondiale. Mais je n'ajouterai rien sur ce sujet tant de fois abordé dans mes articles, en gémissant, comme gémit Soljénitsyne sur le désastre de la troisième guerre mondiale déjà perdue par ce qui reste au monde d'hommes humains. Je n'y ajouterai rien, parce qu'il est au-dessus de mes forces de vaincre l'*Encyclopédie Britannique,* et plus encore la som­me d'âneries et de perversités déversées sur un pareil sujet par les enseignants de tous niveaux dans le monde entier... 18:225 Faut-il absolument ouvrir ici la parenthèse des « hono­rables exceptions » ? Mais comment donc. Je suis bien persuadé en effet qu'un professeur sur dix mille ou sur un million est encore capable d'enseigner l'histoire du monde contemporain sans se soumettre au mensonge des esprits mauvais, puissances que Dieu semble avoir tolérées sur terré pour châtier l'orgueil des humains. L'autre grande imposture de ce siècle est celle qui de­vait surgir *intra muros Ecclesiae.* Le lecteur d'ITINÉRAIRES n'ignore pas que ce sujet fait partie de mes obsessions. Et qu'il le restera, certes, tant que ma plume aura la force de courir sur le blanc du papier -- mon plus fidèle secrétaire, comme disait Camôes. *Mais l'obsession qui m'anime aujourd'hui est celle de l'histoire récente de notre pays. Tout le monde semble avoir oublié ce qui s'est passé ici, au Brésil, pendant les premiers mois de 1964. Avec crainte et tremblement, je vois le souvenir de cette terrible histoire se dissoudre cha­que année davantage, autour de moi, dans les nuées du temps.* C'est pourquoi je me suis réjoui d'entendre le beau dis­cours que notre Président Geisel prononçait le 31 mars au Club de l'Aéronautique pour fêter l'anniversaire du grand miracle civique et patriotique qui, voici maintenant quatorze ans, devait sauver le Brésil de l'esclavage commu­niste. Dès les premiers mots de ce discours, le Président dé­clare : « Quatorze ans déjà ont passé. Il est bien temps de raviver en nous le souvenir de cette époque, obscurci par la propagande et la comédie de tous ces mystificateurs qui ne rougissent pas aujourd'hui de se proclamer authen­tiquement démocrates ou progressistes ; et ce sont ceux-là qui cherchaient alors au su et au vu de tous, par les armes du mensonge, de la démagogie, de la corruption, voire de la violence toute crue, à instituer la dictature per­sonnelle ou partisane de leurs rêves sous la bannière, d'une République Syndicaliste qui n'aurait pas été la république, et n'aurait jamais rien fait de syndical dans notre pays. » 19:225 Le Président de la République fait bien de dénoncer la campagne qui s'emploie à abrutir aujourd'hui les consciences, et obscurcir la mémoire du Brésil. Nous connais­sons assez la principale technique des agents de la sub­version : imposer à travers tous les moyens de commu­nication sociale la parole magique qui, par sa répétition massive et implacable, engendre l'abrutissement intellec­tuel et moral des nations. \*\*\* La parole magique d'aujourd'hui est celle de ces fumeux *droits de l'homme,* dont personne ne peut dire ce qu'ils représentent, où ça commence et où ça finit. Est-elle alliée, amie ou maîtresse ? Et à quoi sert-elle objectivement ? -- Elle sert à remplacer les intelligences individuelles suffi­samment abruties par une sorte d'hypnose collective. En ces jours de mars où le gouvernement brésilien préparait la célébration du 14^e^ anniversaire du soulèvement patriotique et militaire qui sauva le Brésil de la dégra­dation communiste, M. Jimmy Carter, le Président nord-américain, se trouvait en visite officielle dans notre pays. Ayant rendu visite pour la forme à notre Président de Brasilia, il se programma lui-même à Rio de tout autres rencontres. Dans celle de Gavea Pequena avec M. Evaristo Arns, cardinal-archevêque de Sâo Paulo, le Président Carter fit soudain cette question : -- Et comment vont les droits de l'homme ? Le sieur Evaristo Arns, comme tous les autres person­nages qui l'entouraient, répondit alors sur le ton conven­tionnel des rencontres de Brasilia : -- *Os direitos humanos vâo bem, obligado* (« les droits de l'homme se portent bien, merci »), ajoutant pour son compte que l'Église y veillait. Si Monsieur le cardinal-archevêque avait gardé le moindre petit souvenir de ce que fut Léon XIII, et de ce que dit au monde l'encyclique *Immortale Dei* à propos de ces « nouveaux droits », dénoncés dès l'origine comme anti­chrétiens il aurait peut-être hésité quelques secondes avant de prétendre s'exprimer ici au nom de l'Église. 20:225 Quant à M. Carter, s'il avait pu avoir ne fût-ce qu'une lointaine idée de ce que tous les papes catholiques ont dénoncé dans leurs discours, on l'aurait bien vu répliquer au cardinal de Sâo Paulo : -- Mais quelle Église, s'il vous plaît ? Entendu, entendu. N'en demandons pas trop tout de même à ces deux figurines du brave monde moderne. \*\*\* J'aimerais bien cependant demander au sieur Evaristo Arns si par hasard, dans sa mémoire de cardinal-archevê­que de Sâo Paulo, il aurait gardé quelque souvenir du manifeste publié par les femmes de sa ville, après le mee­ting du 13 mars 1964 à Rio. Rappelons brièvement les faits. Le meeting du 13 mars s'inscrivait dans la logique d'une dégradation accélérée de toutes les valeurs nationales brésiliennes. Ce fut comme une injure, un outrage pour toutes les consciences droites de notre pays ; outrage dirigé contre la dignité et l'honneur de tous les hommes de bien, mais qui, par une intuition propre à leur sexe, fut plus directement et plus vivement ressenti comme tel par les femmes. Le jour suivant, à Sâo Paulo (Sâo Paulo, M. Evaristo Arns !), les maîtresses -- de maison, mères, jeunes filles et dames de toutes condi­tions entreprirent par téléphone et autres moyens d'orga­niser la riposte nationale du Brésil à l'injure du 13 mars. C'est ainsi que le 19 mars à Sâo Paulo, les larges ave­nues du centre étaient toutes embouteillées par ce que nos femmes appelèrent la *Marcha da Familia com Deus pela Liberdade* (la « marche de la famille avec Dieu, pour la liberté »). Serrant des livres de prières et des rosaires contre leurs poitrines, plus de 600.000 personnes défilèrent d'un pas solennel et rythmé sous un flot de pancartes anti­communistes. 21:225 Tandis qu'elles marchaient, on vendait à la criée sur le trottoir, par centaines de milliers, des journaux reproduisant in extenso une proclamation de plus de 1.000 mots préalablement rédigée par les femmes. En voici un magnifique extrait : « *Cette nation que Dieu nous a donnée, immense et belle comme nous la voyons, est en grave danger de mourir. Nous tolérons que des hommes d'une ambition sans fin, dénués de foi chrétienne et de tout scrupule, précipitent aujourd'hui notre peuple dans la misère, dé­truisent notre économie, perturbent la paix de nos foyers, engendrent partout la haine et le désespoir. Ces hommes se sont infiltrés dans notre pays, notre gouvernement, nos forces armées et jusque dans nos églises, comme au­tant de serviteurs d'un totalitarisme étranger conçu pour tout détruire dans notre pays... Mère de Dieu, épargnez-nous le sort et la souffrance des femmes martyrs de Cuba, Pologne, Hongrie, et autres nations réduites en esclavage ! *» Mais toute cette démonstration de dignité et de patrio­tisme était vouée d'avance à l'échec, elle n'aurait pu au mieux que basculer dans la guerre civile si, par la grâce de Dieu et l'intercession de Notre-Dame, le Brésil de 1964 n'avait pu compter comme il l'a fait sur l'intelligence et le patriotisme de ses forces armées. Je ne résiste pas au plaisir de reprendre ici quelques points saillants de l'ex­cellente brochure éditée par la Bibliothèque de l'Armée, sous le titre : LA NATION QUI SE SAUVA ELLE-MÊME. Voyez comme ce texte nous décrit sur le vif, et de belle façon, l'entrée des forces armées dans le mouvement de sauve­garde nationale : 22:225 « (*...*) *Castello Branco, le général nouvelle­ment promu, observait les événements avec inquiétude de son cabinet de travail de Rio ; il avait sondé déjà sa conscience légaliste et s'était résolu à agir. *» \*\*\* Après le meeting du 13 mars 1964, Castello Branco rédi­gea une note véhémente. Quand un Président de la Répu­blique se propose ouvertement de dissoudre le Congrès et de renverser la Constitution, expliquait-il, l'intervention militaire en défense de la légalité non seulement se jus­tifie en droit, mais, s'impose comme un devoir. Ce mémoire secret fut communiqué à plusieurs généraux de confiance. Comme toute la correspondance des officiers anticommu­nistes était lue, et leurs téléphones surveillés, la circu­lation du manifeste de Castello Branco posa bien des pro­blèmes. Ceux-ci furent résolus par des hommes d'affaires anticommunistes, qui transportaient les exemplaires sous le manteau et les remettaient en main propre aux officiers dont on était sûr ; ils fournirent aussi des hommes de confiance pour la transmission rapide des nombreux messages qui devaient s'échanger entre les généraux. Au manifeste de Castello Branco, qui circulait secrè­tement, plus de 1.500 officiers de la Marine en ajoutèrent alors un autre de leur cru. Adressé à toute la population brésilienne, il déclarait que « l'heure de se défendre » avait sonné pour la nation entière. L'Armée se déclara prompte­ment « solidaire de la Marine », le gros de la presse suivit et, dans la lointaine Brasilia, plusieurs membres du Con­grès embrassèrent la cause des officiers. La nation entière était-elle en train de se soulever ? Goulart lui-même parut stupéfait par l'ampleur de la réaction populaire. Ayant convoqué en toute hâte son nou­veau ministre de la Marine, « l'amiral rouge » Aragâo ([^2]), le Président tenta une manœuvre de recul : l'État ouvrait une enquête sur cette affaire, annonça-t-il, et, en attendant, « l'amiral du peuple » était déposé de son commandement. 23:225 La manœuvre du Président vint trop tard. -- L'avalan­che avait commencé à travers tout le pays. La nuit du 30 mars, dans une tentative ultime et déses­pérée pour retrouver quelque appui auprès des militaires, Goulart se rendit au siège de l'Automobile-Club du Brésil à Rio, où une grande foule de sergents et de caporaux avait été convoquée pour l'applaudir. Mais il était trop tard. Au moment même où Goulart se réchauffait le cœur aux ovations de ses sergents et condamnait bien haut les « go­rilles » du régime, notre révolution préventive était déjà en marche. Le premier à réclamer la déposition de Goulart fut le gouverneur des *mineiros* ([^3]), Magalhâes Pinto. Des mani­festations eurent lieu aussitôt dans la rue en faveur de cet appel, et le 31 mars, une division de l'armée qui sta­tionnait à Minas sous les ordres du général Olympio Mou­râo Filho se mit en marche vers Rio. Quelques heures plus tard on apprenait que le général Amaury Kruel, com­mandant la II^e^ Armée à Sâo Paulo, lançait lui aussi ses hommes dans la lutte pour la liberté : il dépêchait un fort contingent vers le Nord, destination Rio. La IV, Armée stationnée à Pernambouc, commandée par le général Jus­tino Alves Bastos, vint renforcer à son tour le camp de la rébellion. Au bord de la panique, le Président Goulart prit l'avion pour Brasilia, où il fit aux journalistes cette étonnante déclaration : « Je suis venu ici pour gouverner le pays, et j'ai bon espoir que le peuple restera de mon côté. » Goulart découvrit rapidement que les représentants du peuple, au Congrès, ne l'avaient pas attendu, et que les troupes en garnison à Brasilia faisaient mouvement pour attaquer le palais présidentiel. Ayant passé trois heures à peine dans sa bonne capitale, le voici donc déjà de retour dans l'avion, en vol vers son État natal de Rio Grande do Sul. La III^e^ Armée, stationnée à Porto Alegre, ne s'était pas encore prononcée : son général en chef, Ladario Pe­reira Telles, sans être gauchiste, restait fidèle au Président. Mais à son arrivée Goulart apprit que Ildo Meneghetti, le gouverneur du Rio Grande, avait rejoint le soulèvement militaire. 24:225 La grande inconnue résidait alors dans la I^re^ Armée, stationnée à Rio de Janeiro. Virtuellement prisonnier dans le palais de Rio dont il avait fait son dernier retranche­ment, le gouverneur de Guanabara, Carlos Lacerda, enne­mi déclaré de Goulart, aurait bien voulu proclamer son soutien aux insurgés. Mais comment faire ? Le gouverne­ment fédéral contrôlait encore toutes les stations de radio de Rio, et une grève générale de soutien à Goulart bloquait toute la cité. Les seules forces dont disposait Lacerda étaient celles de la Police Militaire ; ses seules armes blindées, les camions de la voirie municipales stationnés dans les rues qui conduisaient au palais pour en interdire l'accès. A ce qu'il savait, la I^re^ Armée recevait toujours ses ordres de Goulart. Découragé, le gouverneur de Rio apprit que Goulart expédiait une colonne blindée en direction de Sâo Paulo, avec mission d'intercepter les troupes rebelles qui s'approchaient. (Ce que lui et la population de Rio ne pouvaient pas savoir est que, quand les deux unités mili­taires furent au contact, la colonne prétendument « pro-Goulart » se jeta aussitôt dans les bras des insurgés.) Finalement, sur la dernière ligne téléphonique qui fonctionnait encore dans le palais, le gouverneur Lacerda réussit à établir le contact avec une station rebelle de la lointaine Belo Horizonte, station que l'on pouvait recevoir de Rio. C'est alors seulement que les habitants de Rio l'entendirent proclamer sur les ondes sa solidarité avec les forces de la Révolution ([^4]). 25:225 Il parlait encore que lui parvint ce communiqué : les chars de combat de la I^re^ Armée s'avançaient sur les belles avenues ombragées de Rio ; en direction du palais du gouverneur ! Et quand les chars furent devant le palais, Lacerda comprit que les militaires de la I^re^ Armée étaient venus non pour le massa­crer, mais pour le rejoindre et assurer sa protection. Victoire. Au milieu de l'après-midi, le mercredi 1^er^ avril 1964, tout était terminé ; et les leaders de la classe moyen­ne saluaient à tous les micros du Brésil la déroute finale du communisme. Aux fenêtres de Rio, des foulards, des serviettes, des nappes flottaient dans le vent pour célébrer la victoire. Et les rues de toutes les grandes capitales bré­siliennes se remplissaient d'une foule joyeuse, dansante, comme aux plus beaux jours du carnaval. De Rio Grande do Sul parvint la nouvelle que Jango Goulart était parti chercher refuge en Uruguay. Brizola, l'ambassadeur cubain, et tous les gradés communistes avaient disparu également vers les frontières ou dans les ambassades des pays voisins, ... amis du rideau de fer. Des navires en provenance de Tchécoslovaquie, remplis d'armes pour les révolutionnaires communistes, furent signalés, virant de cap en direction de La Havane. Pendant ce temps, à Rio, d'épais nuages de fumée montaient des incinérateurs spéciaux de l'ambassade soviétique : on brûlait à la hâte une énorme quantité de documents secrets. \*\*\* Comment une nation divisée, de 80 millions d'habi­tants ([^5]), a-t-elle pu s'engager dans une mutation politique aussi radicale sans perdre une seule vie, tout au rebours des guerres civiles de Cuba ou d'Espagne, et des bouche­ries de cirque romain dont elles avaient donné le spectacle, dans les deux camps, pendant tant d'années ? 26:225 Le mérite en revient pour une grande part aux cadres supérieurs de l'Armée brésilienne, fleur de notre civili­sation, qui surent agir avec tant de loyauté et d'efficace pour empêcher les Rouges de s'emparer du pouvoir, juste avant qu'ils n'en arrivent au massacre généralisé. Mais, nos généraux sont les premiers à le reconnaître, c'est aux civils que revient ici le mérite principal ([^6]) ; à ceux-là qui, instruits par les événements de Cuba, alertaient le peuple depuis plus de deux ans, et surent donner au bon moment le signal de l'insurrection militaire. Deux jours après sa Révolution Nationale, le Brésil fit la démonstration de ce qui réellement était devenu possible dans le pays. La date du 2 avril 1964 avait été retenue par les femmes du mouvement patriotique pour leur *Marcha da Familia com Deus pela Liberdade* à Rio de Janeiro. Or, depuis les événements de mai, et la liberté conquise, pourquoi se déranger ? Les femmes de Rio, ce­pendant, n'écoutaient personne : elles faisaient le siège de tous les téléphones, comme avant la Révolution leurs sœurs des autres cités brésiliennes. Et la grande marche fut main­tenue à la date fixée. Elle changea seulement de nom : ce serait une « Marche d'action de grâces à Dieu ». Lorsque le général Castello Branco lui-même, redoutant quelques violences dans la rue, recommanda instamment d'annuler l'opération, Dona Amelia Bastos lui fit porter cette répon­se : « Notre marche démontrera au monde que la Révo­lution brésilienne est celle du peuple -- un plébiscite en marche, pour la vraie démocratie ! » 27:225 Et ainsi fut fait. Une incroyable marée humaine, tota­lisant plus d'un million de personnes, se mit en marche sous une tempête de confettis qui tombait des gratte-ciel, à travers les immenses avenues de Rio : une armée de la paix, un océan de drapeaux, affirmant avec force et dignité à toute l'Amérique du Sud que les Brésiliens restaient décidés à vivre libres dans leur pays. Gustave Corçâo. (Traduit du portugais par Hugues Kéraly) 28:225 ### Comment renaît le Chili *Les trois contre-vérités\ de la propagande révolutionnaire internationale* par Hugues Kéraly ● Seconde partie de l'enquête au Chili dont la première partie a paru dans notre numéro pré­cédent (numéro 224 de juin). #### I IL FAUT RENONCER A L'IDÉE QUE LE CHILI EST GOUVERNÉ PAR DES MILITAIRES, CONTRE LES FORCES VIVES DE LA NATION*. --* La *Junta Militar de Gobierno* s'est consti­tuée le 11 septembre 1973 sous la pression des syndicats ouvriers et d'un petit peuple affamé qui manifestait dans la rue, souvent même au péril de sa vie. Non pour donner le pouvoir aux généraux (ceux-ci n'en voulaient pas), mais pour le retirer de force à un chef d'État qui ne connaissait depuis le début que les intérêts d'un Parti, et méprisait la souffrance des pauvres autant que la Constitution. 29:225 On oublie aisément, aujourd'hui, ce qu'a vécu le Chili d'Allen­de. A l'heure où le pays entier faisait la queue devant les magasins d'alimentation, le Président de la République se livrait au marché noir et au trafic d'armes pour le compte d'une milice personnelle qui préparait déjà dans le sang sa dictature absolue. Les soviets, les tribunaux révolution­naires, le massacre généralisé, n'étaient plus alors des hy­pothèses de réflexion : le régime entier ne tendait qu'à cela. Jean-Marc Dufour avait su nous renseigner sur ce processus, cinq ans de suite, avec une étonnante précision ([^7]). Ce n'est pas une conspiration de généraux, mais un vaste soulèvement syndical et populaire, qui a sonné le glas des « expériences socialistes » de Salvador Allende. L'armée ne se reconnaissait pas le droit de décider elle-même d'un changement de régime pour la nation chilien­ne ; jusqu'aux dernières semaines, elle assista l'arme au pied aux inquiétudes et aux colères du peuple, sans aper­cevoir qu'elle s'indignait en silence des mêmes choses que lui. Si l'armée a suivi, et c'est à son honneur, c'est qu'au mois de septembre 1973 les communistes disposaient déjà de vingt-cinq mille hommes en armes sur le territoire chilien, et qu'elle était seule à pouvoir leur opposer d'au­tres réponses que celle de la grève ou des manifestations de rue. Il faut dire aussi que le plan *Zeta* ([^8]) prévoyait « l'arrestation et l'élimination immédiates », à partir du 19 septembre, de tous les éléments fichés comme anti­communistes au sein des Forces Armées... L'armée chi­lienne, qui est peut-être la plus légaliste du monde ([^9]), n'avait plus le temps ni le droit d'hésiter : il lui fallait assumer la révolte du peuple en passant aux actes, ou subir avec lui, et pour combien de temps, l'esclavage de la domination communiste. 30:225 Elle a choisi de se résigner au pouvoir suprême plutôt qu'au Goulag et, tant qu'à faire, d'en assainir les mœurs pour longtemps. J'ai rencontré au Chili de nombreuses personnes, c'est amusant, qui se plaignent aujourd'hui de la modération des actions militaires de septembre 73 contre les vingt-cinq mille terroristes en armes de Salvador Allende. « -- *Si Pinochet s'était appelé De Gaulle,* m'a confié l'un d'eux, *il n'aurait pas hésité une seconde à faire fusiller tous ces Mexicains, tous ces Cubains des milices soi-disant popu­laires recrutées par Allende, qui venaient faire la loi chez nous avec les armes de Moscou ! *» Mon interlocuteur se trompait sans doute de général, car le régime gaullien est mieux connu dans notre histoire pour avoir permis ou organisé lui-même à deux reprises l'exécution de milliers de Français : l'assassinat de Ben Barka figure déjà dans le dictionnaire ; mais pour un Ben Barka, combien de harkis, d'enfants, de résistants anonymes sont tombés, dans les territoires français d'Algérie ? Il est vrai pourtant que la figure et la carrière du général Pinochet n'évoquent en rien celles de De Gaulle ; Pinochet avait peu d'ambition personnelle : il y a seule­ment cinq ans, le public chilien ignorait tout de lui ; et son curriculum vitae est aussi vierge que parfaitement honorable, pour le journaliste ou l'historien. Vrai aussi que l'insurrection civique et militaire du 13 septembre 1973 s'est conclue en moins de trois jours, avec une admirable économie de moyens. Le nombre des communistes fusillés ou morts au combat s'élève à quelque 500 selon les sources officielles, 800 pour les amis du régime que j'ai pu rencon­trer, et « moins de 2.000 » selon l'estimation certainement maximale qui fut donnée en son temps par le président de la Démocratie Chrétienne Eduardo Frei ([^10]). 31:225 Dans la « pire » des hypothèses, le total des exécutions de septembre n'excéderait donc pas le *douzième* des effec­tifs recrutés au sein des milices de l'Occupation « popu­laire » du pouvoir par le président Allende. Il me semble que le régime gaullien évoqué plus haut, dans l'immédiate après-guerre, peut se vanter d'avoir fait beaucoup mieux. L'armée chilienne a prouvé qu'elle avait le goût de l'ordre, bien davantage que celui du sang. Mais que sont devenus les 23 ou 24.000 autres révo­lutionnaires de septembre 1973 ? Beaucoup ont quitté le pays, sans demander leur reste, qui servent aujourd'hui de « disparus » aux propagandes de la *Vicaria* épiscopale ou d'*Amnesty* ; la France en aurait accueilli à elle seule plus de cinq mille, d'après une estimation officielle de notre gouvernement. D'autres, pris les armes à la main, furent jugés par les tribunaux militaires en vertu des dispositions constitutionnelles de l'état de siège, puis graciés par va­gues successives jusqu'à ce que l'amnistie générale du 18 avril 1978 vienne effacer devant la loi le souvenir de leurs tristes forfaits... (Le ministère de l'Intérieur, heureuse­ment pour le pays entier, garde tout cela en mémoire dans ses fichiers.) La presse française, dans sa malveillance habituelle, n'a évoqué que par allusion ce décret-loi n° 2.191, qui tourne une page importante dans l'histoire de la renais­sance du Chili. Voici donc ce que dit le texte, signé pendant notre séjour par le général Pinochet : « Considérant : « 1°) La tranquillité générale ; -- la paix et l'ordre dont jouit actuellement tout le pays, qui ont permis déjà de mettre fin à l'État de Siège et au couvre-feu ([^11]) sur toute l'étendue du territoire national ; 32:225 « 2°) L'obligation morale qui ordonne de tout faire pour renforcer les liens qui unissent la nation chi­lienne, imposer silence à des sentiments de haine aujourd'hui dépourvus de signification, et consolider durablement la réunification des Chiliens ; « La Junte de Gouvernement a résolu de décréter ce qui suit : « *Article 1*. -- Amnistie de toutes les personnes qui, en qualité d'auteurs, de complices ou de rece­leurs se seraient livrées à des faits délictueux durant la situation d'État de Siège, en vigueur depuis le 11 septembre 1973 et jusqu'au 10 mars 1978, pourvu que ces personnes ne se trouvent pas actuellement en cours de procès ou déjà condamnées. « *Article 2*. -- Amnistie, également, des personnes qui, à la date d'entrée en vigueur du présent décret, ont été condamnées par des tribunaux militaires de­puis le 11 septembre 1973. « *Article 3*. -- Sont exceptées du bénéfice de l'am­nistie décrétée à l'article 1 les personnes contre les­quelles une action pénale aurait été entreprise pour les délits suivants : parricide, infanticide, vol avec effraction, violence physique ou intimidation des per­sonnes, fabrication ou trafic de drogue, enlèvement et corruption de mineurs, incendie volontaire, viol, stupre, inceste, détournement de fonds publics, fraude fiscale ou contrebande. (...) » La rédaction des articles 1 et 3 soulève sans doute bien des difficultés ; et le collège des avocats chiliens n'a pas manqué de les relever. Pris au pied de la lettre, le décret d'amnistie éteint en effet l'action publique pour de nombreuses catégories de crimes dont les magistrats pour­raient n'avoir connaissance qu'aujourd'hui. 33:225 Et même en trafiquant un peu les dates d'ouverture de dossier, si -- par hypothèse -- j'avais assommé la standardiste de mon hôtel à Santiago avant la fin de « l'état de siège », celle-ci n'étant ni ma mère ni ma fille (exceptions prévues à l'article 3), ce geste pourtant abominable ne saurait être poursuivi par aucune juridiction chilienne, en vertu du décret-loi n, 2.191 du 18 avril dernier ! Quoi qu'il en soit des crimes et criminels impunis, cette amnistie plus que générale n'intéresse au Chili qu'un petit nombre de gens : 2.071 personnes en tout et pour tout, condamnées par l'ensemble des tribunaux militaires pendant les quatre ans et sept mois d'une situation d'ex­ception (un Chilien sur six mille, 0,015 % de la population, aurait donc eu affaire à la Justice du général Pinochet). Et plus de la moitié des amnistiés, 1.121 personnes, se trouvent aujourd'hui en exil loin du Chili, à la suite d'une commu­tation de peine ([^12]) : ceux-là peuvent donc revenir au pays, sous réserve d'en aviser préalablement les autorités consu­laires de leurs lieux de résidence. Les 950 autres personnes amnistiées, en chiffres ronds, se répartissent ainsi ([^13]) -- 800 étaient en liberté surveillée à la date de parution du décret. -- 100 autres condamnés avaient obtenu des tribunaux leur mise en liberté conditionnelle. Les 50 restant furent libérés le 20 avril dernier, dans des circonstances qui méritent d'être rapportées. Des voitures de la fraternelle *Vicaria* archiépiscopale, et autres organisations catholiques amies, les attendaient à la porte du pénitencier de Santiago pour les conduire jusqu'à leurs foyers. 34:225 Elles durent attendre plus longtemps que prévu, les amnistiés refusant d'abandonner les lieux avant d'avoir pu se regrouper au grand complet dans la rue pour une manifestation « d'adieu ». Le lendemain, toute la presse de Santiago publiait l'incroyable photographie des cin­quante amnistiés du régime qui entonnent l'Internationale, le poing levé, face aux *carabineros* du poste de garde de la prison. Les reporters ne signalent aucun autre incident. A plus d'un titre, c'est inquiétant. On comprend que nos amis chiliens vraiment soucieux de l'unité nationale aient reçu cette image comme une provocation, où le gouvernement hélas avait sa part de responsabilité. Les libérés du 20 avril, en effet, ne sont pas de vulgaires gauchistes plus ou moins militants, raflés au hasard d'une manifestation : ils purgeaient de lourdes peines au Chili pour terrorisme et crimes de sang. Ce sont ces crimes précisément qui les avaient tenus à l'écart des grâces accordées depuis plus de trois ans aux autres pri­sonniers ([^14]). Le gouvernement chilien, sans doute, va prier les étrangers de cette dernière vague d'aller voir chez eux comment le socialisme fleurit. C'est son droit. Mais après ? J'eus moi-même la surprise et le choc de découvrir sur les listes publiées le 21 avril par les journaux de la capi­tale deux noms que Jean-Marc Dufour avait fait connaître, en 1974, aux lecteurs de la revue : celui de Jorge Albino SOSA GIL, Mexicain, et du Chilien David Heriberto QUIN­TANILLA BUGUENO. Ces deux hommes avaient été (si l'on peut dire) condamnés à mort par *Le Figaro* du 4 janvier 1974, « *pour avoir tenté de s'emparer de l'arme d'un sous-lieutenant *» ! En réalité, explique Jean-Marc Dufour, ils faisaient partie tous deux d'un groupe spécial d'interven­tion qui « récupérait » des armes pour le compte des milices du régime en délestant les passants attardés : « C'est ainsi qu'ils voulurent, le 29 août 1973 -- c'est-à-dire *sous le gouvernement Allende --,* débarrasser un sous-lieutenant de son revolver. 35:225 Ce sous-lieutenant ne fut pas d'accord ; il résista ; *Sosa Gil le tua de quatre balles de revolver. *» ([^15]) Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Jean-Marc Dufour découvre quelques mois plus tard dans un journal équatorien que la Cour Martiale de Santiago commuait en détention perpétuelle la condamnation à mort des deux criminels... « Car tels sont les horribles militaires chiliens dont on nous raconte chaque matin qu'ils ont mangé la veille un petit enfant à leur déjeuner et assassiné la grand-mère en guise de pousse-café. » ([^16]) Cher Jean-Marc Dufour. Comment ironiserait-il aujour­d'hui sur la barbarie insondable du régime chilien, consta­tant que ses deux assassins exécutés presque sans procès dans *Le Figaro* du 4 janvier 1974 sont tout bonnement *mis en liberté* par la Junte Militaire le 20 avril 1978 ; qu'on vient les chercher en voiture comme des héros ; qu'ils lèvent ensemble le poing devant la porte de la prison, chantent l'Internationale en compagnie des camarades et des curés, et s'en vont aux ambassades étrangères prendre les nouvelles consignes du véritable patron ? (Quant à nos excellents confrères du *Figaro,* nous attendons toujours quatre ans et demi après les faits qu'ils veuillent bien démentir pour l'information de leurs lecteurs la nouvelle de l'exécution.) La liberté d'action des assassins professionnels, et de la pire espèce, ceux qui tuent froidement en pleine rue pour semer la terreur dans l'imagination des gens, était-ce vrai­ment encore une condition de « l'unité nationale » et de la réconciliation des Chiliens ? Sosa Gil et Quintanilla Bugue­no avaient été condamnés pour vol et homicide volontaire sur la personne d'un officier de police dans l'exercice de ses fonctions ; ils avaient été condamnés à mort, pour un crime antérieur au 13 septembre 1973, en vertu des articles du Code de Justice Militaire en vigueur dans le Chili d'Al­lende ([^17]) ... 36:225 A qui fera-t-on croire qu'il eût été contraire aux « droits de l'homme » ou à l'intérêt supérieur de la nation de leur appliquer l'une des dispositions restrictives du décret d'amnistie -- par exemple : « vol avec violence physique ou intimidation des personnes » --, afin d'épar­gner aux Chiliens honnêtes et plus encore à la famille du sous-lieutenant assassiné la nouvelle scandaleuse de leur libération ? Soyons sérieux. Même en République libérale avancée, pour un assassinat de cette nature sur la personne d'un policier, on ne s'en sort jamais avec quatre ans et demi de prison. #### II IL FAUT RENONCER AUSSI A L'IDÉE QUE LE CHILI NE SERAIT GOUVERNÉ QUE PAR SES MILITAIRES, devant douze mil­lions de civils au garde-à-vous. -- La *Junta Militar de Gobierno* s'est mise à l'œuvre dans toutes les administra­tions publiques avec la préoccupation de comprendre, de servir, et nullement de transformer le pays en caserne comme Allende peut-être l'avait rêvé... On pénètre dans les ministères, je l'ai dit, avec une grande facilité. L'attaché de presse est toujours un homme qui a pratiqué le métier de journaliste pendant de longues années, et vous intro­duit sans perdre de temps auprès de la personne la mieux désignée pour répondre à vos questions. 37:225 Il s'agit, générale­ment, d'un avocat : les juristes sont beaucoup plus abon­dants que les militaires, dans le gouvernement chilien. Pour rencontrer quelques gradés, il faut souvent monter jusqu'aux ministres ou aux secrétaires d'État. Encore n'est-ce pas garanti. Le ministre de la Justice, Monica Madariaga, est une charmante jeune femme de trente-six ans ; le nouveau ministre de l'Intérieur, Sergio Fernandez, responsable à trente-neuf ans de tout le Cabinet devant la *Junta,* appartient lui aussi au pléthorique collège des avo­cats. Au total, sur les quinze ministres de l'actuel gou­vernement, on ne relève pour onze civils que quatre mili­taires. Et, parmi les ambassadeurs, les secrétaires géné­raux, les chefs de cabinet, une imposante majorité de qua­si jeunes gens, bourrés de diplômes, mais vierges de tout passé militaire comme de décorations. Les quatre généraux de la *Junta* ([^18]) auraient-ils renon­cé aujourd'hui à l'exercice solitaire du pouvoir ? Il semble bien plutôt qu'aucun d'entre eux n'y ait jamais songé. Les Forces Armées gouvernent depuis le début avec la participation active et constante des compétences civiles, chaque année plus nombreuses à tous les niveaux. Le fait qu'elles aient su incarner au Chili une nouvelle idée de l'État -- une idée enfin chrétienne, sociale et nationale de l'État -- ne signifie pas qu'elles s'arrogent en public ou en secret le monopole de la vertu politique. Si les militaires ont chassé du pouvoir la classe des politiciens, vendue à toutes les idéologies de l'Histoire, c'est au contraire pour remettre aux mains de ceux qui en étaient dignes les af­faires de la nation. Le général Pinochet non seulement le prouve par ses actes, mais ne perd pas une occasion de raviver cette idée-force du régime dans l'esprit de ses concitoyens : « *Le gouvernement ces derniers jours s'est encore modifié. Il ne s'est pas ouvert aux politiciens. Ceux-là, Messieurs, ont fini de faire la loi chez nous.* 38:225 *Il s'est ouvert exclusivement à ce que les citoyens prennent une place plus importante au sein du gouvernement, supportent avec nous le poids des affaires du pays, et ne se retirent pas dans leur coin en imaginant que ces questions seraient la propriété personnelle des militaires. *» ([^19]) \*\*\* S'il est une chose que la gauche ne pardonne pas au Chili du général Pinochet, c'est bien d'avoir réussi sans l'aide des féodalités politiques et culturelles de la nation sur le terrain où Allende venait d'échouer, malgré le sou­tien du monde entier... Allende, du curé de paroisse au président de l'O.N.U., avait tous les media pour lui. Pinochet aujourd'hui encore les a tous contre sans aucune excep­tion : la presse crypto-communiste est disponible en plein cœur de Santiago dans les bureaux de la *Vicaria épisco­*pale, qui dispose aussi d'une station de radio ; les grands quotidiens nationaux, il importe de le savoir, font six jours par semaine la morale au gouvernement, sur un ton qui serait chez nous celui des éditoriaux du *Monde,* de *L'Ex­press* ou du *Point ;* les partis politiques, en principe hors-la-loi, retrouvent régulièrement la parole au Chili sous le couvert de « l'information objective » des citoyens ([^20]). Le petit peuple enfin cause librement dans la rue des opi­nions bombardées par chacun, et -- c'est ici que la gauche enrage de n'y comprendre rien -- il continue cinq ans après à donner raison aux militaires d'avoir pris le pays en main. 39:225 Pour comprendre, il suffit pourtant de se reporter cinq ans en arrière, dans le Chili exsangue, terrorigène et patho­logique de Salvador Allende : d'imaginer un instant ce que pouvait être la vie quotidienne des habitants de ce petit pays au terme d'une « expérience » comme celle-là, avec ses millions de chômeurs et ses 3 % d'inflation *par jour* dans les derniers mois. Mais cet effort, une mentalité de gauche ne peut pas le fournir, parce que son image du « Chili d'Allende » reste aussi mythique que celle dont elle crédite aujourd'hui sans rien voir le Chili du général Pinochet. La gauche française, spécialement, est incapable de corriger en elle ce réflexe qui lui fait préférer (pour les autres) n'importe quelles formes de misère dans le socialisme à la prospérité crois­sante d'un État fort, où les idéologues n'auraient plus la parole que dans les églises et quelques journaux. Et, pru­dente, elle se protège avec soin contre toute tentation d'évo­luer : d'après la statistique personnelle de l'attaché de presse internationale du général Pinochet, « *95 % des journalistes qui condamnent le Chili n'ont pas mis une seule fois les pieds chez nous depuis le 11 septembre 1973, fût-ce pour une petite tournée d'inspection ; on leur offri­rait l'hôtel et le billet qu'ils refuseraient encore de se déranger *». Le Chili donc a réussi son redressement politique, éco­nomique et moral contre toutes les puissances qui croyaient chez lui fabriquer « l'opinion », et la fabriquent encore contre lui dans le monde entier. -- Il a réussi son redresse­ment politique en substituant la *république* à la *démocratie* ou, si l'on préfère, la préoccupation du pays réel aux rêve­ries suicidaires du pays légal, sociologique et culturel en­voûté par Salvador Allende. La dissolution de tous les partis politiques liés par leur nature même *à* l'ancien système de gouvernement s'inscrit comme le mal thérapeu­tique nécessaire de cette évolution : « *Dans notre nouvelle* institucionalidad, *les partis politiques ne sauraient être autre chose que des courants d'opinion dont l'influence sera strictement mesurée par la qualité morale de leurs protagonistes et le sérieux des projets avancés, et non plus des groupes organisés pour la conquête du pouvoir ou des bénéfices particuliers* (*...*) 40:225 *Cet objectif suppose d'abandon­ner l'idée que les partis seraient des personnes morales de droit public qui, grâce aux monopoles que leur assure sur l'opinion des citoyens le système d'élection des gou­vernants, finissent par se transformer en gigantesques ap­pareils de pouvoir politiques, bien souvent inspirés ou di­rectement financés de l'étranger. *» ([^21]) \*\*\* Le Chili de même a réussi son redressement économi­que, en appliquant un principe de gouvernement *naturel* et (si l'on veut bien le rapprocher de ce qu'enseignent les encycliques) *chrétien*. -- Le nouveau régime héritait en 1973 d'une situation d'impasse, que trois chiffres suffisent à caractériser : 1 % de croissance économique globale par an, 1.100 % d'inflation monétaire, et 523 entreprises natio­nalisées, dont dépendait d'une manière ou d'une autre toute l'activité du pays. Il ne fut pas nécessaire de méditer longtemps là-dessus pour comprendre que les deux pre­miers chiffres exprimaient une conséquence de la troisiè­me donnée : l'extension aveugle du secteur public avait radicalement débilité, déboussolé l'économie nationale du Chili. Des entreprises conçues pour tourner avec 800 per­sonnes vinrent à en abriter 5.000, car c'est ainsi qu'Allende luttait contre le chômage dans son pays, et la nation entière s'appauvrissait pour donner l'illusion du plein emploi à l'État-patron. Il fallait donc agir par priorité sur les dépenses du secteur public, et veiller à la rentabilité de ses investissements. En d'autres termes, cela impliquait de remettre 500 entreprises hypertrophiées par diktat poli­tique, puis maintenues en vie grâce à d'exorbitants pri­vilèges bancaires et fiscaux, dans les circuits moins indul­gents d'une économie de marché. Ce qui fut fait. Pour la première fois dans l'histoire contemporaine, un pays *déna­tionalisait* sans retour les secteurs-clés de son économie. L'État gardait seulement le contrôle de 23 entreprises, sur des considérations de sécurité nationale (énergie) ou de juste développement (les infrastructures économiques du pays). 41:225 « -- *Notre gouvernement a voulu considérer ce qui définissait les fonctions essentielles de l'État dans le do­maine de la production et de la répartition des biens,* m'a expliqué le colonel Perez, secrétaire d'État à l'Économie*. C'est ainsi que nous contrôlons aujourd'hui le prix d'une vingtaine d'articles, dans le cadre de la lutte contre les monopoles, là où le gouvernement de l'Unité Populaire en contrôlait 3.200 : autant dire la totalité des services et des produits... Pour le reste, nous avons appliqué le principe de subsidiarité. C'est-à-dire que nous avons fourni le cadre juridique, posé les conditions sociales de la croissance et du développement, sans intervenir autrement dans les déci­sions... Le pays a repris confiance, et s'est mis à travailler pour de bon. *» On aurait pu se croire au cours des cadres de la rue des Renaudes ([^22]). Vraiment, je n'en revenais pas. -- *Mais, mon Colonel, vous n'étiez pas tout seul... Que faites-vous des capitaux américains ?* Le colonel Perez émit en tirant sur sa pipe une sorte de grognement. -- *Bonne question. Nous nions catégoriquement tout soutien extérieur de quelque type que ce soit au redresse­ment économique du Chili. En ce qui concerne les Améri­cains, ils menaçaient plutôt, au nom des* « *droits de l'hom­me *», *de nous couper les vivres. D'ailleurs, voyez les chiffres et les statistiques bancaires : entre 1973 et 1976, le total des investissements au Chili n'atteint pas 300 millions de dollars U.S. Cent millions par an, c'est vrai­ment une misère si vous songez qu'en 1977, la situation étant redevenue normale, les investissements de capitaux étrangers se montent à plus d'un milliard, et que nous en attendons trois milliards de mieux dans les six mois à venir, sans danger perceptible pour la balance des comptes et paiements. La confiance donc est revenue, mais nous l'avons attendue quatre ans, dans une situation très diffi­cile où les Chiliens ont dû se sacrifier... pour payer les dettes de notre prédécesseur ! * 42:225 *-- Allende avait du crédit, aux États-Unis ?* *-- Oui. En chiffres ronds, pendant ses trois années de gouvernement, la dette extérieure du Chili a augmenté de 800 millions de dollars. Voyez-vous, si vraiment les ban­ques américaines avaient voulu renverser Allende, elles n'auraient pas investi autant dans le régime de l'Unité Populaire, ni attendu quatre ans pour aider le pays à s'en relever.* » Il faut savoir aussi que le Chili est sorti en 1976 du « *pacte andin *» qui imposait une sévère discrimination fiscale, dans six pays d'Amérique latine, entre les investis­seurs étrangers et nationaux : pour les capitaux en prove­nance de l'étranger, 14 % seulement des bénéfices obtenus pouvaient passer dans l'autre sens la frontière du pays. Cette portion congrue décourageait bien des bonnes volon­tés. Le Chili a décidé de la porter à 51 %, après impôts, sans aucune distinction d'origine. Ici encore le vrai bon sens politique, qui est le sens du bien commun national, l'a emporté dans le Chili de Pinochet sur les idéologies pla­nétaires et les coalitions. Quant au redressement moral, il aura consisté d'une certaine manière à remettre les volontés en place dans toutes les familles sociales de la nation : les enseignants enseignent, les étudiants étudient et les métiers travaillent, chacun selon sa vocation et ses spécialités. Les seuls au Chili qui n'aient guère eu besoin de réviser trois ans de mauvaises habitudes, parce qu'elles font partie désormais de leur profession, sont les journalistes et les curés. La presse est libre en effet de tout contester, pourvu qu'elle respecte « l'honneur des personnes et des institutions » (autrement dit les formes), et le clergé de prêcher la lune, tant qu'on ne l'a pas pris les armes à la main. La grande question est donc de savoir combien de temps *la paix de l'ordre,* meilleur soutien du régime dans l'opinion des gens, résistera aux professionnels de la subversion par le men­songe, qui reste l'arme de Satan. 43:225 #### III IL FAUT RENONCER ENFIN A L'IDÉE QUE LE CHILI SERAIT GOUVERNÉ PAR LES MILITAIRES AU PROFIT DES CLASSES PRIVILÉGIÉES. -- Nous avons vu que le premier geste du général Pinochet fut d'abolir l'énorme privilège que la classe des politiciens s'arroge au sein de nos démocraties, de poursuivre jusqu'au pouvoir suprême, dans la conduite des affaires du pays, un dessein aveugle et partisan ; qu'il fut de substituer à la prééminence sociologique des propa­gandes et des partis la primauté fondamentale des corps naturels de la société ; de remettre à l'honneur notamment, dans les préoccupations de l'État, la notion de *bien com­mun* des familles et des métiers. C'est en cela surtout que la contre-révolution chilienne reste catholique autant que militaire, et qu'elle eût mérité dès la publication de sa charte, la *Declaracion de Principios* ([^23])*,* la sympathie des autorités catholiques dans le monde entier. Mais les privilèges économiques eux-mêmes étaient liés, dans le Chili d'Allende, à la stratégie du Parti présidentiel pour la conservation du pouvoir. Allende ne « contrôlait » pas seulement (en hausse) l'ensemble des prix -- jusqu'au jour où les marchandises vinrent à manquer dans les magasins ([^24]). Son gouvernement décidait aussi sans appel de tous les salaires, et les formations syndicales favorables au régime n'avaient pas de souci à se faire pour leurs aug­mentations... Tout augmenta si bien que le salaire mini­mum lui-même fut rapidement hors de portée des petites et moyennes entreprises du secteur privé. Or il arrivait chaque année, en moyenne, 50.000 demandeurs nouveaux sur le marché de l'emploi. 44:225 Il est facile de comprendre que dans ces conditions, les « lois sociales » d'Allende rédui­saient de force au chômage une partie importante de la population. Ainsi, en 1973, le Chili ne connaissait plus que deux catégories de travailleurs : les ouvriers du régime, assurés de ne manquer de rien, et les autres, promis à la misère, aux petites combines du travail noir et aux mani­festations de rue. C'est cette injustice de fond que le gouvernement du général Pinochet doit redresser aujourd'hui, et redresse en effet lentement, sans remettre en cause les apparences de conquêtes syndicales accordées à son aristocratie ou­vrière par Salvador Allende. Un vaste plan social est en cours, nous en reparlerons, pour venir en aide et trouver de l'emploi aux innombrables laissés-pour-compte de l'ancien régime. Il y a encore beaucoup d'indigents véritables au Chili. Mais les militaires s'y entendent très bien à dépis­ter l'un après l'autre les monopoles et les privilèges qu'abrite encore la valse silencieuse des capitaux dans l'économie de marché. Ils veulent lui substituer à terme une *economia social de mercado,* qui serait comme la « voie chilienne vers le juste profit », aux antipodes des deux grands modèles existants. Le plan sera peut-être jugé trop audacieux par les économistes et les politologues d'Oc-cident. Au moins, on ne l'accusera pas d'être russe, ni américain. Hugues Kéraly. 45:225 ### Le Chili d'hier et d'aujourd'hui *plus de 400 pages\ de documents et commentaires* La revue ITINÉRAIRES a publié sur le Chili, depuis le mois de décembre 1971, un total de trente-six chroni­ques, notes, enquêtes et documents, qui représenteraient bout à bout un fort volume in-80 carré de quelque 460 pages. En voici les références complètes, à l'intention des histo­riens, chercheurs et autres curieux. - 1\. *Ce qu'on ne vous a pas dit sur le Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 158 de décembre 1971. - 2\. *Une année à puces au Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 160 de février 1972. - 3\. *Le Chili résiste,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 161 de mars 1972. - 4\. *Deux documents sur le Chili socialiste,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 162 d'avril 1972. 46:225 - 5\. *Dans les mines du Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 163 de mai 1972. - 6\. *De la Colombie au Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 167 de novembre 1972. - 7\. *Chili : la fin du voyage,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 168 de décembre 1972. - 8\. *Ce qui pour vous est une crise,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 169 de janvier 1973. - 9\. *Portrait du général Prats,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 170 de février 1973. - 10\. *Le Chili ravagé par le socialisme,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 171 de mars 1973. - 11\. *Après les élections du Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 173 de mai 1973. - 12\. *L'affaire de la Controlaria,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 175 de juillet-août 1973. - 13\. *Pourquoi le Chili s'est libéré,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 177 de novembre 1973. - 14\. *La face cachée du Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 178 de décembre 1973. - 15\. *Au Chili : par Dieu, la patrie et la justice,* numéro 178 de décembre 1973 (Documents). - 16\. *L'exemplaire Ancel et le Chili,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 179 de janvier 1974. - 17\. *Pourquoi le Chili,* Jean MADIRAN, numéro 180 de février 1974 (Éditorial). - 18\. *Précisions chiliennes,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 180 de février 1974. - 19\. *Au Chili : menteurs et témoins,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 181 de mars 1974. - 20\. *Régis Debray confirme,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 182 d'avril 1974. 47:225 - 21\. *Chili : une histoire et deux documents,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 184 de juin 1974. - 22\. *La politique ecclésiastique du Chili à Cuba,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 185 de juillet-août 1974. - 23\. *Chili : menteurs et témoins suite,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 188 de décembre 1974. - 24\. *Le Chili et Cuba,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 189 de janvier 1975. - 25\. *Les prisonniers politiques au Chili, Le Chili et le Mexi­que, Les éclats de voix de Raul Roa,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 190 de février 1975. - 26\. *Le cas de la doctoresse anglaise, Un pays et ses voisins,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 202 d'avril 1976. - 27\. *Le régime chilien et le respect des droits de l'homme,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 203 de mai 1976. - 28\. *Le Chili d'Allende fut une base russe et cubaine pour exporter la Révolution,* Jean-Marc DUFOUR, numéro 205 de juil­let-août 1976. - 29\. *L'armée en Amérique latine,* Julio FLEICHMAN, numéro 210 de février 1977. - 30\. *Chili : le visage des prisonniers,* Julio FLEICHMAN, nu­méro 213 de mai 1977. - 31\. *Les droits de l'homme au Chili : un procès sans enquête, sans preuves et sans témoins* (toutes les pièces du dossier), Hugues KÉRALY, numéro 215 de juillet-août 1977. - 32\. *Chili,* Julio FLEICHMAN, numéro 217 de novembre 1977. - 33\. *L'anti-communisme catholique : réponse à un contra­dicteur à propos des évêques chiliens,* Julio FLEICHMAN, numéro 222 d'avril 1978. - 34\. *Chili,* Julio FLEICHMAN, numéro 222 d'avril 1978. 48:225 - 35\. *Rencontres au Chili* (enquête), Hugues KÉRALY, numéro 224 de juin 1978. - 36\. *Comment renaît le Chili* (suite de l'enquête), Hugues KÉRALY, dans le présent numéro. 49:225 ## CHRONIQUES 50:225 ### Qu'y a-t-il à la télé ce soir ? *Scènes de la vie quotidienne* par François Brigneau LUNDI. Quoique ayant la chance de n'être pas chô­meur, je rentre du bureau pas plus gai que ça. Le 121 est en grève. Je dois prendre le R.E.R. Dans le compartiment, à l'exception d'une petite brune et de moi, il n'y a que des Arabes, des Nègres et une quinzaine d'in­dividus de couleurs indéterminées. On se serait cru à Zanzibar avant l'arrivée des Portugais. -- Ça c'est Paris, dis-je dans ma moustache. La petite brune me glisse un regard de connivence. Elle descend malheureusement à la prochaine. -- Qu'est-ce qu'il y a ce soir à la télé, dis-je en arri­vant. Sabine n'aime pas la télévision. Elle préfère la conver­sation à l'ancienne, la gazette du quartier, le cambriolage chez les Hilaire, l'épicerie de la rue Gounod qui a été ra­chetée par des Ben couscous, les voisins du 39 qui sont venus râler parce que Jabadao aboyait (« -- Mais ne t'en fais pas, je les ai envoyés au bain, je leur ai dit : « -- C'est un schnauzer, les schnauzers aboient, je ne peux pas l'en­fermer dans la cave, lui entourer la gueule de sparadrap, vous me dénonceriez à la S.P.A. » 51:225 Mais ils n'ont pas tout à fait tort), bref les petits potins qui font la trame de nos jours avec quelques débouchés fulgurants sur les grands problèmes : Le combat de Super-Babarre et des prix, raconté à la Hugo, comme Giliat et sa pieuvre ; Maître Cornec, sur son arbre perché, qui tient dans son bec un fromage en forme de parent d'élèves ; Chaban qui res­semble maintenant à grand papa Kruchen, en moins leste, etc. L'improvisation est d'une grande richesse, tous azimut, inépuisable. De sorte que les programmes de la télé­vision... -- Bof, dit Sabine. -- Mais encore ? Sabine consulte le magazine spécialisé. -- Sur la première tu as « Fallait-il fusiller Pétain ? » avec Mendès-France, Ivan Levai, Maurice Schumann, Vi­dal-Nakache et Daniel Mayer. Sur la deux, « Léon Blum au temps de l'affaire Dreyfus », avec des documents d'épo­que. Sur la trois, « Assise, couchée, debout », un psycho­drame de Gisèle Halimi. -- En voiture, dis-je. Je téléphone aux Machu. Depuis le temps qu'ils nous tannent pour que nous passions boire un verre... \*\*\* Étienne Machu voulait être dentiste. Trois semaines après avoir ouvert son cabinet, il renonçait. Passer sa vie penché sur la bouche amère de clients lui paraissait insup­portable et d'horizon limité. Il se lança dans l'import-ex­port de gadgets. Vingt ans dans le laser pour œuf coque ou le verrou mou lui ont apporté une fortune considérable. Il a un duplex à Passy, un chalet californien à Megève, un yacht à Saint-Tropez, une fermette dans l'Eure, deux Mercedes 290 SL, quatre enfants qui ne font rien d'autre que de lutter pour le Tiers-Monde en fumant du H et un hobby ruineux : il entretient une équipe de footballeurs amateurs dont il est le Président. 52:225 Jamais titre ne lui a apporté plus de satisfaction et il entend qu'on le lui serve même en dehors du ballon. Cha­que année ses déplacements et villégiatures sont annoncés dans la rubrique sportive. « Le Président Machu au Népal (ou au Zipangu) en quête de talents nouveaux. » C'est justement la cause de l'affliction dans laquelle nous le trouvons. L'an dernier à Ferkessedougou, en Côte d'Ivoire, il avait découvert un prêtre, de race Jacks-Jacks, qui était un fantastique avant-centre, doué d'un shoot meurtrier (des deux pieds) et d'une fabuleuse détente ver­ticale. Étienne l'avait acheté à prix d'or à son évêque et ramené sur le chaud à Paris. D'où il vient de disparaître en emmenant Bérengère, 17 ans, blonde comme un lys, la benjamine de Machu. Il y a de quoi être ébranlé dans ses convictions et ses hobbies. -- D'autant que dimanche nous jouons contre Châte­nay-Malabry, en finale de la Ligue. Tu te rends compte d'une poisse, dit Étienne. Avec Gaston -- c'est le prénom du prêtre-footballeur -- c'était in the pocket*.* Même si on lui remet la main dessus, dimanche, il ne sera pas en forme. Simone Machu se montre moins affectée. -- Dans un sens je suis plutôt rassurée, dit-elle. On a beau dire, malgré les changements, la Nouvelle Église, etc., un prêtre ça a toujours un fond de moralité. Il y en a d'autres dans l'équipe avec lesquels je me serais fait du souci. Tiens le petit Camus, je suis certaine que c'est un vicieux... 53:225 -- Un imbécile oui, dit Étienne. Dimanche dernier, contre Massy-Palaiseau, à huit minutes de la fin, nous étions à égalité, deux à deux, et ce crétin-là, il fait le plus difficile, il passe sur l'aile, il revient au centre, il feinte Larnicol, le libéro de Massy, et Larnicol c'est quelqu'un, il a joué en réserve du Red Star, voilà mon Camus, tout seul, il n'y a plus qu'à pousser, et ce crétin frite comme une bête, une patate terrible, mais dans le décor. Un vicieux... Ma pauvre Simone. Un maladroit, oui. Avec Gaston, à tous les coups, ça allait au fond. Quel malheur !... Nous sommes revenus à la maison en parlant du prin­temps qui est tardif, cette année. \*\*\* MARDI le commandant vient dîner. C'est donc pour la forme que je demande à Sabine : -- Qu'est-ce qu'il y a, ce soir, à la télé ? -- Bof dit-elle, toujours la même chose. Sur la pre­mière, : « La nuit des longs couteaux », avec des docu­ments d'époque. Sur la deux, des Dossiers de l'écran, un film : « Je vous schalom, Marie », suivi d'un débat sur « Faut-il réhabiliter Judas ? » avec Mendès-France, Mau­rice Schumann, Ivan Levaï, Vidal-Nakache et Daniel Mayer. Sur la trois : « Dreyfus à l'Ile du Diable ». Comme dit Emmanuel, mon fils cadet, ce n'est pas le super-pied. Heureusement le commandant arrive, toujours ponc­tuel, toujours briqué comme un vaisseau amiral, le poil d'un blanc brillant, le regard bleu, la peau rose, soixante-dix carats aux vendanges mais allègre comme un quadra­génaire amoureux, du nerf, de la dent, du feu. Nous lui avons-préparé un repas tout simple, un poulet de Bresse cuit à la vapeur d'un bouillon de poule, servi avec un très léger beurre blanc, des petits légumes, et une boule de riz. Plus une romaine prodigieuse, achetée à cinq heures chez le maraîcher, douce-amère, craquante, à l'huile d'olive et aux fines herbes. Le tout arrosé d'un frais Chinon, plein de gentillesse et de charme et suivi d'une tarte aux fraises comme Sabine les réussit à merveille, avec juste un fond de chantilly sur la pâte bien dorée : 54:225 -- J'ai compris pourquoi Mitterrand était contre notre intervention au Katanga, dit le commandant. Excusez-moi si je dis Katanga, à l'ancienne mode, et non pas Shaba. Shaba ça ressemble au repos des Juifs évoqué par un auvergnat. C'est comme le Zaïre, ça ne ressemble à rien, tandis que Congo, ça roule comme le fleuve, ça résonne comme des tambours de guerre, c'est plein de mystère et de majesté... Congo... Congo... Il répète le nom en en faisant chanter la sonorité si bien que l'on s'attend à voir des Balubas entrer dans la salle à manger, avec leurs sagaies, leurs boucliers de fibre, peints pour la bataille, la narine traversée d'une dent de tigre. -- Oui j'ai compris pourquoi Mitterrand n'avait pas apprécié l'envoi de paras français à Kolwezi, poursuit le commandant. C'est qu'on ne lui a pas demandé son avis. Pour la guérilla, depuis l'embuscade de l'Observatoire, il se prend pour un technicien. Un spécialiste. Les guet-apens, les pièges, les coups fourrés, il connaît. Il a donc été vexé qu'on ne fasse pas appel à lui. Les grandes attitudes ont souvent de petites causes. -- Moi je crois qu'il a agi une fois de plus selon sa pente naturelle qui le pousse à la maladresse par préci­pitation, dit Sabine. Comme en mai 68. Il veut se montrer, faire l'important, le magistral, le donneur de conseil et de leçon. Et il met à côté de la plaque. Finalement malgré des dons incontestables et la conviction de sa supériorité -- si sensible que finalement ses échecs en deviennent pathétiques -- il aura toujours raté l'essentiel. -- Très juste, très finement vu, dit le commandant. Et pourtant, malgré sa balourdise finale, il ne manque pas de lucidité notre Franciscain. 55:225 Mon frère Paul a le même coiffeur que lui. Trois semaines avant le premier tour, paraît que Mitterrand lui avait annoncé la défaite de la gauche. Il lui aurait dit : « Jusqu'ici j'avais gardé un peu d'espoir. Je n'en ai plus. Mendès-France nous a apporté publiquement son soutien. C'est irrémédiablement fichu. » -- Mendès est à la gauche ce que Ponia est à la ma­jorité, dis-je. -- Exact, dit le commandant. Il m'aura beaucoup déçu Ponia. Ceux qui l'approchaient vantaient ses vertus. Il avait du caractère, de l'autorité, beaucoup de finesse, le sens de la manœuvre, le goût de l'intrigue et il poussait la franchise jusqu'à s'empourprer lorsqu'il mentait, com­me pour prévenir de la fable. Eh bien, malgré toutes ces qualités, il s'est embourbé dans ses pataquès. Il a été de pépins en catastrophes, si bien que son copain Giscard a été contraint de le renvoyer dans ses foyers. Et depuis, il faut le reconnaître, Valéry gouverne sur un petit nuage rose. Tout lui réussit. Il gagne les élections avec 0,7 % des voix seulement mais 90 députés de majorité. Super-Babarre peut décréter la hausse immédiate des prix pour ne pas la faire plus tard, personne ne bouge une oreille. La gauche se déchire que c'en est un bonheur. On voit les francs-maçons du M.R.G. rendre leurs tabliers. Au P.S. Rocard commence à jouer les Déat. Même les cocos se disent les cinq lettres. Ils s'insultent sur la place publique. Ils se démasquent. En signant des pétitions, on s'aperçoit qu'en dépit de l'antisémitisme d'État, pardon, de l'antisionisme d'État de l'Union Soviétique, il y a dans leurs rangs une pâtée d'Hébreux. Ce qui explique peut-être la zizanie ac­tuelle, la chicaya et le pil-poul verbal. Ce n'est pas tout. Côté majorité Giscard aussi n'a qu'à se féliciter. Chirac pédale dans la luzerne. Super-Babarre lui fait le coup que Pinay avait fait à De Gaulle dans les années 50, au temps du R.P.R. : il débauche le parlementaire. En outre J.J.-S.S. a quasiment disparu de la circulation, ce qui est un vrai miracle. 56:225 Bref, pour Giscard d'Estaing tout baigne dans l'huile. Il va en toute quiétude pouvoir se remettre à l'accordéon pour lequel il n'a pourtant que très peu de dispositions, si j'en crois du moins ce que raconte dans le privé Marcel Azzola son professeur... Nous continuons ainsi jusqu'à minuit passé et lorsque nous revenons d'accompagner le commandant à la porte du jardin, Sabine dit : -- Quelle bonne soirée. Le commandant avait la pêche. S'ils n'étaient pas des ânes, à la télévision, ils lui donne­raient une émission. \*\*\* QU'Y a-t-il à la télé ce soir, dis-je en rentrant le MERCREDI. -- Bof dit Sabine. Comme d'habitude. Sur la pre­mière il y a « le Ghetto de Varsovie », un film, suivi d'un débat avec Mendès, Ivan Levai, Vidal Nakache, Maurice Schumann et Daniel Mayer. Sur la deux, « Zola dans l'af­faire Dreyfus », avec des documents d'époque. Sur la trois : « Nous sommes tous des assassins », un portrait d'Andrieu, le rédacteur en chef de *L'Huma.* *-- *Ça tombe bien, j'ai beaucoup de bouquins en retard, dis-je. Mais comme le fond de l'air est doux nous restons sous le bouleau à parler du passé, lorsque le jardin était plein d'enfants. Jabadao veille à mes pieds, la moustache sur les pattes et les oreilles dressées. Izichia la petite siamoise, blanche avec des taches de pain grillé, dort sur les genoux de Sabine. Nous laissons la nuit venir sans allumer. Bientôt nous nous taisons. A un moment je prends la main de ma femme. Comme elle aura passé vite, la vie... \*\*\* 57:225 LE JEUDI SOIR, à la télé il y a « Dreyfus, cet inconnu » avec des documents d'époque, sur la première. Sur la deux : « Rescapée de Treblinka » un film suivi d'un débat avec Gisèle Halimi, le Grand rabbin Kaplan, Ivan Levai, Daniel Mayer, etc. Sur la trois « Les Paras dans la Casbah », un film de Mohamel ben Chemoun, sur un scénario de l'abbé Davezies consacré à la torture. -- Si Mitterrand avait gagné, ce n'aurait pas été mieux, dit Sabine. Sur quoi nous allons au théâtre voir Feydeau. \*\*\* LE VENDREDI je ne consulte pas les programmes. Nous partons pour Concarneau où notre bateau nous attend. Nous n'y avons pas de télévision. -- Tu te rends compte dit Sabine. Une semaine sans télé. C'est Madiran qui sera content. François Brigneau. 58:225 ### Le tombeau d'Aldo Moro par Louis Salleron C'EST un étrange tombeau ([^25]) qu'ont édifié à Aldo Moro nos hommes politiques, au lendemain même de sa mort. Un acte « injustifiable » a déclaré M. Giscard d'Estaing. « Inexcusable » a dit M. Mitterrand. Que lui a-t-il donc manqué pour être justifiable, ou excu­sable ? « Vous isolez l'épithète », me dira-t-on. Bien sûr ! Je l'isole à dessein parce qu'elle se suffit à elle-même. C'est l'adjectif qui qualifie le substantif, non l'inverse. Mais quoi, voulez-vous la phrase entière ? Présentant ses condoléan­ces à M. Leone, M. Giscard d'Estaing écrit : « L'acte *injus­tifiable* qui vient de priver l'Italie de l'un de ses hommes d'État les plus respectés suscite l'horreur et la condam­nation générale. » Si les mots ont un sens, « injustifiable » en a un. Lequel ? Les grands dirigeants politiques ont l'art des formules nuancées. Quelle nuance exprime cet « injus­tifiable » ? De son côté, M. Mitterrand déclare : « L'assas­sinat d'Aldo Moro est un acte *inexcusable.* Ceux qui l'ont commis se réclament d'une idéologie confuse, mais avant tout sont guidés par un goût de la violence qui les rap­proche des méthodes fascistes. » Ici, nous disposons d'un commencement d'explication. 59:225 Les assassins d'Aldo Moro ont commis un acte « inexcusable », 1°) parce qu'ils se réclament d'une « idéologie confuse » -- évidemment bien différente de l'idéologie socialiste dont chacun sait l'éblouis­sante clarté, 2°) parce que, surtout, ils sont guidés par un goût de la violence qui les rapproche des « méthodes fascistes ». De toutes les déclarations que j'ai lues (mais beaucoup ont dû m'échapper), celle de M. Mitterrand est la seule où apparaisse le mot « fascisme ». Le premier secré­taire du parti socialiste chausse habituellement de moins gros sabots. Est-il hanté par le spectre de Mussolini qui, socialiste militant, puisa dans son socialisme les éléments de sa doctrine fasciste ? Se souvient-il du néo-socialisme français de l'entre-deux-guerres dont les chefs de file, Marquet, Déat et Montagnon, « épouvantaient » Léon Blum ? Est-il conscient que si son parti devait un jour accéder au pouvoir, il n'aurait que l'alternative du fascis­me ou du communisme pour gouverner avec autorité, sans renier le socialisme, ou que, ne se résignant pas à l'auto­rité, il n'aurait plus qu'à se dissoudre définitivement dans le libéralisme avancé de M. Giscard d'Estaing ? Quoi qu'il en soit, si l'assassinat d'Aldo Moro est apparu comme un acte « injustifiable » ou « inexcusable » aux deux leaders, en France, de la Majorité et de l'Opposition, c'est bien évidemment parce que la politique y était inté­ressée. M. Barre, flétrissant le crime, a rendu hommage à l'homme « dont tous les efforts ont tendu au maintien de la *démocratie* en Italie » ; l'épreuve « atteint, à travers l'Italie, toutes les *démocraties *»*.* M. Lecanuet, démocrate chrétien, voit dans ce crime « un avertissement pour toutes les *démocraties *»* ;* la France donc, « comme toutes les *démocraties *»*,* doit se préparer à faire face à la tragédie du terrorisme. Bref, Aldo Moro a été tué ; mais du même coup la dé­mocratie a été blessée. Le crime de la blessure rend injus­tifiable et inexcusable le crime du meurtre. L'assassinat d'un chrétien est indifférent, puisque le chrétien a vocation au martyre. L'assassinat d'un fasciste est normal, puisqu'il est fasciste. L'assassinat d'un démocrate chrétien est in­justifiable et inexcusable puisque le démocrate chrétien est, tout de même, aussi, démocrate. 60:225 Les conditions affreuses dans lesquelles Aldo Moro fut enlevé, détenu et exécuté appelleraient des commentaires de tous ordres. Je veux m'en tenir à leur seul aspect poli­tique, et du point de vue catholique. Toutefois je ne m'écarte pas de mon sujet en citant d'abord les quelques lignes suivantes de M. Jean d'Ormesson, qui y introduisent de manière pertinente (*Le Figaro* des 13-14 mai 1978) « ...Car les Brigades rouges, dans l'ignominie, ont perfectionné le système. L'otage n'est plus l'*objet* de la négociation, il en devient le *sujet* par une monstrueuse comédie et par une mani­pulation sans précédent de la personne humaine, il se fait le négociateur de sa propre libération et, du même coup, l'avocat de ses adversaires. Jamais le mépris de l'homme n'a été poussé à de telles extrémités. Jamais, en tout cas, il faut bien le reconnaître, avec un tel succès : puis­que le Saint-Père s'est jeté à genoux et que le secrétaire général de la plus haute instance internationale a traité d'égal à égal avec les assassins. » Les écrits d'un prisonnier n'ont de signification que si on est sûr qu'il dispose de sa pleine liberté d'écrire. Ceux d'un otage n'en ont aucune, en aucun cas. On n'en peut rien retenir, ni contre lui, ni en sa faveur ; à plus forte raison s'ils constituent des messages le concernant et trans­mis par ses ravisseurs. Que le gouvernement italien les ait publiés n'est qu'un signe supplémentaire de sa fai­blesse. A tout le moins eût-il dû indiquer chaque fois que c'était uniquement pour répondre à l'inquiétude du peuple italien qu'il lui en donnait connaissance et qu'à supposer qu'ils fussent authentiques ils ne témoignaient que de la torture morale, voire physique, à laquelle était soumis l'otage. A défaut encore de cette mise en garde, les commentateurs auraient dû la faire à chaque fois, ce qu'ils n'ont pas fait, ou pas suffisamment. Dans « Le Monde » (mai 1978), M. Jacques Ma­daule écrit : « (Aldo Moro) n'a pas été choisi par ses bourreaux parce qu'il était personnellement ceci ou cela, mais comme président de la démocratie chrétienne et, à ce titre, symbole de ce parti. *C'est la démocratie chrétienne tout entière qui a été condamnée à mort et exécutée en la personne d'Aldo Moro* ([^26]). Voilà tout ! » 61:225 Ainsi donc, selon M. Jacques Madaule, la démocratie chrétienne est morte. Quelle est l'essence de la démocratie chrétienne ? C'est l'alignement des vérités chrétiennes sur les dogmes démocratiques, dans un accord ambigu sur les vocables sacrés de la Révolution : liberté, égalité, fraternité, personne humaine, droits de l'homme, etc. Tant que les mœurs et les institutions sociales demeurent chrétiennes, le Pouvoir catholique se maintient, soit de manière diffuse dans la population, soit en disposant des responsabilités politiques suprêmes. Mais quand les mœurs se corrom­pent et que les institutions se dissolvent, la légitimité démocratique l'emporte sur la légitimité catholique. La souveraineté populaire prend alors tout son sens. Le Pouvoir ne vient plus de Dieu, il vient du peuple. Les catholiques, s'ils s'en trouvent investis, ne peuvent plus l'exercer que dans les limites de leur accord avec la méta­physique démocratique, c'est-à-dire au bénéfice de la li­berté, de l'égalité, etc., qui excluent l'usage de la force. Serait-ce à dire que les grands principes de la démo­cratie interdisent l'emploi de la force ? Certes non ! La Révolution tue et massacre sans complexe. Mais elle le fait au nom du peuple, contre ceux qui sont déclarés par elle ennemis du peuple, contre ceux qui prétendent tenir leur autorité d'une autre source que le peuple. Un Pouvoir catholique sera toujours censé trahir le peuple si la néces­sité l'oblige à prendre des mesures rigoureuses pour assu­rer le bien commun. Ces mesures seront considérées com­me attentatoires à la souveraineté populaire. Le peuple, alerté par les grands-prêtres de la démocratie, les condam­nera. Il n'aura plus qu'à subir la dictature de ses manda­taires légitimes, après la démission du Pouvoir catholique. Le marxisme a poussé à sa conclusion logique la légi­timité démocratique. Il y a désormais deux classes, celle des exploiteurs et celle des exploités. Ceux-ci seuls cons­tituent le peuple. Seuls leurs représentants ont droit à l'usage de la force. Les dirigeants catholiques n'ont le choix, pour rester démocrates, que de devenir eux-mêmes marxistes de manière non équivoque ou de laisser s'ins­taller l'anarchie qui se terminera par une dictature mar­xiste. 62:225 Si cependant, parmi eux, il s'en trouvait un ou quel­ques-uns pour rétablir l'ordre, cet ordre sera déclaré « fasciste » et fera contre lui l'unanimité des « vrais » démo­crates, ceux qui se réclament de la Révolution française et ceux qui se réclament de la Révolution russe. De toute façon, la légitimité est « de gauche ». L'ordre ne peut plus être chrétien, s'il comporte des mesures d'exceptionnelle contrainte. Pinochet est un tyran. Staline le fut, mais post mortem, et ses successeurs sont légitimes, même s'il faut parfois les blâmer. Telle est la religion démocratique. Le drame est que cette religion a envahi le christia­nisme. La doctrine catholique du *bien commun* et du *fon­dement divin de l'autorité* n'est pratiquement plus qu'un souvenir. Le Pouvoir est identifié au Mal, parce qu'il est par nature contrainte et oppression, contre les faibles, contre les pauvres. La pratique évangélique ne saurait être que lutte contre le Pouvoir, à moins que ce Pouvoir ne bénéficie de la légitimité démocratique, c'est-à-dire qu'il soit installé et exercé par ceux qui professent que tout Pouvoir vient de l'Homme, lequel par définition ne peut s'opprimer lui-même. Cet évangélisme démocratique, véritable théologie de la Révolution, a trouvé son plus illustre doctrinaire mo­derne dans Jacques Maritain. *Humanisme intégral* -- titre révélateur ! -- est un véritable manifeste en faveur de la légitimité socialo-communiste. Légitimité virtuelle, parce qu'il y manque le christianisme, mais légitimité parce que la base historique en est vraie. « Nous croyons, écrit-il, que ce que nous appelons l'humanisme intégral est capable de sauver et de promouvoir, dans une synthèse fondamen­talement différente, toutes les vérités affirmées ou pres­senties par l'humanisme socialiste, en les unissant d'une manière organique et vitale à beaucoup d'autres vérités » (p. 98). Il écrit encore : « Le communisme apparaît com­me un système erroné qui stimule et déforme à la fois un processus historique positivement donné dans l'existence : le processus de « génération et corruption » historique en vertu duquel une civilisation nouvelle (...) sera posée hors des cadres -- brisés -- de la civilisation bourgeoise. Au contraire, c'est comme un réflexe de défense contre ce processus existentiel et contre le communisme à la fois que les diverses sortes de « fascisme » se sont constituées dès l'abord... » (p. 295). 63:225 Ou encore : « Si le prolétariat demande à être traité comme une personne majeure, par là même il n'a pas à être secouru, amélioré ou sauvé par une autre classe sociale. C'est à lui, au contraire, et à son mouvement d'ascension historique, que revient le rôle principal dans la phase prochaine de l'évolution » (p. 250). On pourrait multiplier indéfiniment les citations de ce genre. C'est toute la thèse du livre : le communisme est dans le sens de l'histoire, il ne faut pas lutter contre lui (ce qui est du fascisme), il faut épouser son « ascension historique », en reconnaissant sa « mission historique », et le convertir (le récupérer) au moment de son succès pour en faire la société chrétienne ([^27]). Jacques Maritain est resté jusqu'au bout fidèle à sa philosophie politique -- historiciste, vitaliste, activiste, immanentiste. Le merveilleux est qu'il n'a jamais cessé de se croire thomiste et que c'est le champion du tho­misme qu'on a loué ou critiqué à sa mort. La guerre et l'après-guerre n'ont pas modifié ses idées. Sans doute y trouvait-il la confirmation de son diagnostic : le commu­nisme est dans le sens de l'Histoire, la preuve en est qu'il couvre maintenant le tiers ou la moitié de la planète. Quand il aura étendu son empire à la planète entière, quel printemps de l'Église ! Ce renversement dialectique se fera de lui-même. Au fond, Maritain n'a pas tant élaboré une philosophie qu'une théologie politique ; et c'est tout simplement la théologie de la révolution permanente. Un trotskisme chré­tien, en quelque sorte. Vers la fin de sa vie, en 1966, il tient dans *Le paysan de la Garonne* ces propos significatifs : « ...je ne connais qu'un exemple de « révolution chré­tienne » authentique, c'est celle que le Président Eduardo Frei tente en ce moment au Chili et il n'est pas sûr qu'elle réussisse. (C'est vrai aussi que parmi mes contemporains encore en vie tandis que j'écris ces lignes je ne vois guère dans les pays d'Occident que trois révolutionnaires dignes de ce nom -- Eduardo Frei au Chili ; Saul Alinsky en Amérique, et moi en France, qui compte pour du beurre, puisque ma vocation de philosophe a tout à fait obnubilé mes possibilités d'agitateur...) » (p. 41). 64:225 Maritain est trop modeste. Pouvait-il ignorer qu'en chaise longue ou sur un prie-Dieu les intellectuels sont les plus grands agitateurs du monde ? Il en a suffisamment donné la preuve lui-même. Alinsky nous est moins connu. C'est sur le terrain post­conciliaire qu'il semble exercer son talent. Quant à Eduar­do Frei... J.-M. Dufour a raconté un jour dans *Itinéraires* -- mais j'ai perdu la référence -- que Fidel Castro, inter­rogé sur Frei qui venait d'arriver au pouvoir : « Il va faire la révolution ? » -- « Pas encore lui, répondit Castro ; son successeur. » Je cite de mémoire. ([^28]) Le successeur, Al­lende, engagea résolument le processus qu'il poussa jus­qu'au chaos. Il n'y avait plus que la dictature pour en sortir -- communiste, ou anti-communiste. Pinochet coupa l'herbe sous le pied des communistes. Général, et catholique, il est l'objet de la haine universelle, à quoi s'ajoute la honte chez tous les chrétiens démocrates et socialistes. On ne lui sait gré que de fournir un nom à opposer à celui de Staline et le nom d'un pays à mettre en balance avec le Cambodge. Comme disait Soljénitsyne à la télévision : « Si Pinochet n'existait pas, il aurait fallu l'inventer. » L'imposture est la loi de notre époque. \*\*\* Aldo Moro est mort. Un martyr ? On peut le dire ; mais de quoi ? S'il est le martyr de la démocratie chré­tienne, son sang devrait faire germer des moissons de dé­mocratie chrétienne. Chacun sent qu'à terme du moins cela est exclu. La démocratie chrétienne est morte avec Aldo Moro. Elle ne ressuscitera pas plus que lui. L'anarchie peut durer longtemps, s'amplifier et prendre des formes imprévisibles. Mais si l'Italie s'en sort par ses propres moyens, les hommes qui referont l'ordre public devront asseoir leur autorité sur des principes et donner une structure juridique à leur pouvoir. Ils devront simul­tanément justifier leur force et fortifier leur justice, com­me disait Pascal. Or les deux seules familles spirituelles qui pourraient gouverner autoritairement en vertu de leurs propres principes sont trop faibles pour pouvoir s'en ré­clamer. 65:225 Les communistes ne sont pas assez forts pour mettre en place la dictature du prolétariat. Les catholiques ne peuvent installer sur les ruines de la démocratie chré­tienne et avec la bénédiction de l'Église conciliaire un gouvernement autoritaire. Il va donc falloir trouver autre chose. Quoi ? Nul n'en sait rien. On doit noter cependant que, dans l'opposition qui existe entre les traditions récentes du Nord et celles du Sud -- ce Nord et ce Sud couvrant d'ailleurs une géogra­phie tantôt planétaire, tantôt continentale, tantôt nationale -- le Nord européen cherche la solution de ses problèmes du côté de l'*alternance* et le Sud du côté du *compromis*. Actuellement le fameux « compromis historique » est blo­qué. Il ne peut que l'être à perpétuité puisque les principes du christianisme et ceux du communisme sont radicale­ment inconciliables. Mais le génie italien de la *combina­zione* n'est peut-être pas incapable de frayer une voie nou­velle à l'autorité unificatrice. L'Italie, dans ses profondeurs, n'a pas l'esprit démocratique ; elle a l'esprit républicain, ce qui est très différent. D'autre part, elle a des dons excep­tionnels d'improvisation, de créativité, d'empirisme, d'adap­tation. Ce qu'elle a d'excessif ou de violent est le fruit de la passion plus que du sectarisme. Elle a inventé le fascisme, qui devait bien être quelque chose d'original puisque le nom en a été retenu pour désigner mille formes de gouvernement qui ne lui ressemblent en rien. Le nazisme et le communisme sont infiniment plus proches l'un de l'autre qu'ils ne le sont, l'un et l'autre, du fascisme. On peut donc espérer que l'Italie inventera encore, -- au-delà du fascisme, du communisme et de la démocratie (chré­tienne ou pas). L'assassinat d'Aldo Moro a touché les fibres les plus secrètes de la sensibilité du peuple italien. Celui-ci, finalement, n'a pas tant retenu les fautes, les faiblesses et les contradictions de l'homme politique que ses vertus privées et la sincérité de son christianisme. L'image qu'il lui reste du crime odieux est celle du défi porté par la barbarie absolue au catholicisme désemparé. Cette image peut favoriser l'avènement d'une forme politique neuve. La vivace Italie saura-t-elle la trouver ? C'est la grâce que nous lui souhaitons -- pour elle, pour nous, pour la civi­lisation, pour l'Église elle-même. 66:225 Si cette chance, presque impossible à imaginer, doit survenir un jour, alors le sacri­fice d'Aldo Moro n'aura pas été vain. Responsable et vic­time du destin final de la démocratie chrétienne, c'est à la victime que les Italiens pourront ériger un tombeau. Louis Salleron. 67:225 ### Tintin chez les Cathares par Jean-Pierre Brancourt LE NUMÉRO 114 du « Nouveau Tintin » comporte un article intitulé « *Ils ont brûlé les Cathares *». Il s'adresse aux adolescents évolués, et il revêt, à leur échelle, un aspect de sérieux historique. Il s'agit de modeler l'esprit du lecteur par des images frappan­tes et de compléter sa formation ébauchée par la pro­pagande télévisée et les films qui la portent. Le carac­tère dominant de cet article, consacré à la croisade contre les Albigeois, est une volonté manifeste de déni­grer le catholicisme ainsi que les règnes de Philippe Auguste, de Louis VIII et de saint Louis qui fut le modèle éthique de la monarchie française jusqu'en 1789. En trois pages et demie de texte que suit une bande dessinée d'un certain Coria-Stephen, l'auteur réussit à concentrer les lieux communs les plus éculés des ma­nuels scolaires anticléricaux. Pareille démarche sur­prend dans les pages d'un journal acheté en très grande partie par des familles catholiques ([^29]). Les deux angles d'attaque sont, d'une part, les motifs de la croisade et, d'autre part, sa conduite. 68:225 Les raisons de la croisade sont présentées de la façon la plus puérile. Les Cathares paraissent des êtres purs, idéalistes, égarés, certes, mais « chrétiens ». Le vocabulaire utilisé à leur propos révèle à lui seul les sentiments de l'auteur : les Parfaits, l'élite de la secte, les initiés, sont « austères ». Ils sont pauvres, maigres, « ils prêchent sans relâche », mais « ils font preuve d'une grande tolérance, ce qui n'est pas le cas de l'Église de Rome ». Au con­traire, les clercs catholiques symbolisent, dans leur per­sonne même, l'abjection : ils sont « gras, riches, corrom­pus et paresseux ». La haine viscérale, quasi biologique, de l'auteur éclate sous chaque mot. Comme ils croient en la métempsycose, les Cathares sont végétariens. Ils ne font de mal, ni aux hommes ni aux animaux. Ce n'est pas la doctrine des Cathares qui inquiète Rome, mais leur souci « de retourner à la sagesse simple et humble de l'Église primitive, en faisant appel à la compréhension et à l'interprétation intelligente et per­sonnelle des textes ». En un mot, le catharisme a repré­senté une sorte d'Église conciliaire intelligente, persécutée par des traditionalistes capitalistes. Si le pape, en effet, veut combattre l'hérésie, c'est uniquement parce que les Albigeois cherchent à renverser l'édifice social où « les mots terres et domaines sont tout-puissants ». Le grand cou­pable est en réalité le pape Innocent III : il a tenté vaine­ment de faire intervenir Philippe Auguste ; et sa mal­veillance, face aux apôtres radieux du catharisme, est évidente. L'auteur ne peut pas dissimuler l'assassinat, en 1208, du légat pontifical Pierre de Castelnau, mais le crime est présenté comme un mouvement d'humeur d'un cheva­lier, exaspéré par la mauvaise foi dont la victime avait fait preuve lors de sa négociation avec Raymond VI, comte de Toulouse. Une fois encore le véritable responsable de ce geste inconsidéré est la victime qui a placé sa poitrine sous la lance de l'Albigeois Ce gredin de pape était com­plice ! Il s'est emparé du « prétexte » avec un empressement gourmand. 69:225 Ce déferlement pitoyable de mensonges s'inscrit dans une tradition qui trouve ses racines dans le XVIII^e^ siècle « philosophe », mais qui fut puissamment vivifiée par les auteurs de manuels de la France anticléricale de M. Com­bes. On suggérait volontiers que les Cathares restaient des chrétiens et qu'à tout prendre la différence entre leur doc­trine et la foi catholique était légère. La répression n'en paraissait que plus odieuse. En réalité, il ne s'agissait même pas d'une hérésie mais d'une autre religion. La croyance des Albigeois était une véritable fricassée de toutes les vieilles hérésies, dégageant des effluves de manichéisme et de gnosticisme : elle n'avait rien de commun avec le catholicisme. L'Église enseigne que Dieu est un, les Cathares qu'il y a un Dieu bon et un Dieu mauvais, tous deux éternels, également puissants et en conflit permanent. Pour le christianisme, le monde a été créé par Dieu par amour et l'homme a reçu l'existence pour son bien. Les Cathares professent au contraire que la nature et l'homme sont l'œuvre du Dieu du Mal et qu'ils en sont le jouet. Pour les chrétiens, le Christ est Dieu ; pour les Cathares, Il est une émanation lointaine de la divinité ; Il n'est pas venu dans le monde pour le racheter, mais pour apporter à l'homme la science de ses origines et le soustraire ainsi, par la force de sa doctrine, à sa misérable servitude. La morale qui résultait de ces concep­tions était évidemment en totale opposition avec l'idéal chrétien. L'homme procédant à la fois du Bien et du Mal est une contradiction vivante : l'âme et le corps ne peuvent pas se concilier et il est absurde de vouloir les mettre en harmonie. L'âme est prisonnière du corps ; elle ne retrouvera la paix que par sa séparation. La mort est le premier pas vers le bonheur. La conséquence de ces principes était l'apologie du suicide : certains initiés se lais­saient mourir de faim, d'autres s'empoisonnaient et tous le présentaient comme une marque de sainteté. La théorie qu'ils avaient établie à propos du mariage découlait de leur vision pessimiste de l'existence. On ne devait pas se contenter de détruire la vie, il fallait aussi éviter de la communiquer. Lorsque les Cathares recevaient l'initiation, le « Parfait » devait souscrire un engagement de chasteté perpétuelle. Dans cette perspective, le sacrement de mariage était regardé comme la légalisation et la régu­larisation d'un vice. On considérait même que la franche débauche était préférable à la vie conjugale en raison de son caractère passager. 70:225 Les « Parfaits » fuyaient toute occasion d'impureté, mais ils affectaient une condescen­dance surprenante pour les désordres des « croyants » dont ils admettaient les concubines. Raymond VI avait trois femmes et un harem comme les princes musulmans. L'au­teur de l'article s'indigne néanmoins de l'excommunication prononcée par Pierre de Castelnau. Dans les réunions te­nues à Montségur, les documents révèlent la présence de nombreux croyants accompagnés de leur « *amasia uxor *»*.* Le corollaire de cette théorie était la suppression pure et simple de la famille, en attendant celle de l'ensemble de l'humanité. Avant cette époque bénie, les « Parfaits » bri­saient peu à peu les liens familiaux déjà formés. Ceux qui voulaient être sauvés devaient se soumettre à la loi de la chasteté la plus rigoureuse, indispensable pour passer de la catégorie des croyants à celle des « Parfaits ». Les époux se séparaient et les familles se dissolvaient car « personne ne saurait se sauver en restant avec son père et sa mère ». A une époque où le serment était l'un des liens les plus solides de la société, les Cathares interdisaient enfin à leurs adeptes de le pratiquer : « *juramentum non debet fieri *». En un mot, ces doctrines devaient engendrer un retour *pur* et simple à la sauvagerie avant d'aboutir à l'anéantissement de l'espèce. L'inquiétude de l'Église était pleinement fondée : pourtant, pendant de longues années, elle choisit le moyen de la prédication. Saint Bernard et saint Dominique prêchèrent des missions ; il est mensonger de prétendre « qu'ils parlèrent devant des chaises vides » saint Bernard fut insulté et molesté, et l'accueil réservé à saint Dominique par ces anges de douceur comporta plu­sieurs tentatives d'assassinat. Innocent III persista dans la voie de la persuasion, -- jusqu'au jour où son légat, le moine cistercien Pierre de Castelnau, fut assassiné par un officier du comte de Toulouse. Pour punir ce crime, le pape fit prêcher la croisade. Celle-ci était justifiée et par la subversion des Albigeois, et par les crimes qu'ils avaient accumulés contre les catholiques. A ce moment, les Albi­geois avaient pillé des églises dans tout le midi, transformé en temples les églises de Castelnaudary et contraint les chanoines de Saint-Nazaire, à Béziers, à s'enfermer dans la cathédrale et à la fortifier. Tout cela est passé sous silence par l'honnête Tintin. Il indique simplement, à tout hasard, que pendant cette période « les catholiques tuent des hérétiques à tour de bras et en profitent pour se débar­rasser de quelques juifs » : ses sources sont mystérieuses ; il est seul à les connaître. 71:225 Un point est certain cependant les juifs de la région n'avaient pas été assez terrorisés par les exactions des catholiques de Béziers pour s'exiler lorsque Simon de Montfort mit le siège devant la ville, un nombre très important d'entre eux profita de l'autorisation des assaillants pour quitter la place les premiers. La conduite de la croisade est l'occasion de nouvelles calomnies. L'auteur s'épanche et inonde sa prose d'une compassion partisane. Il a le mérite de n'avoir oublié aucun des slogans de l'anticléricalisme, sans préjudice, bien sûr, des mots d'ordre du gauchisme « occitan ». Si­mon de Montfort ([^30]), une fois de plus, est présenté comme « un sinistre personnage, ambitieux et sans scrupules » qui partage avec l'abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric, une cupi­dité insatiable et une attirance irrésistible pour des passe-temps sadiques. Le lecteur ne se voit épargner ni l'arrache­ment des yeux albigeois, ni les mutilations du nez et de la bouche, ni les crépitements des bûchers, ni le massacre de Béziers, ni « le brasier de Montségur ». En revanche, pour éviter sans doute des cauchemars aux jeunes lecteurs, M. Coria-Stephen a l'extrême délicatesse de passer sous silence le massacre par le comte de Toulouse des croisés établis au château de Pujol (1213) et l'assassinat de leur chef Simon de Lisesne, malgré le serment de leur laisser la vie sauve. De même néglige-t-il de rapporter les décla­rations enthousiastes du comte de Foix, l'un des chefs cathares : « Ceux-là, traîtres et parjures, aucun n'a été pris par moi et par les miens qu'il n'ait perdu les yeux, les pieds, les poings et les doigts. » Il rappelait ainsi le traitement évangélique qu'il avait réservé à 6.000 croisés allemands. Pourquoi aussi avoir dissimulé le joyeux en­train d'Arnaud de Villemur, qui regrettait de n'avoir pas multiplié « les croisés sans yeux et sans narines » ([^31]) ? 72:225 La prise de Béziers par Simon de Montfort fait naturelle­ment l'objet d'un paragraphe spécial. La population tout entière aurait été anéantie. On se demande, dans ces condi­tions, comment la ville a pu se réorganiser aussitôt après et préparer de nouvelles résistances. Afin de compléter cette fresque, l'auteur reproduit la phrase attribuée au légat Arnaud Amalric : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. » Il faut avouer qu'elle constitue une illustration exceptionnelle aux propos de Coria-Stephen. Malheureuse­ment, aucun des témoins oculaires ou des écrivains con­temporains ne la mentionne ([^32]). Depuis le début du siècle, d'ailleurs, aucun historien, même anticlérical, n'ose plus la citer et Auguste Molinier lui-même remarquait, malgré ses préjugés : « On doit déclarer absolument apocryphe ce mot barbare. » La bande dessinée qui suit l'article est animée du même « esprit ». Elle évoque en termes héroïques une prouesse de « la résistance cathare » : l'assassinat par des Albigeois déguisés en clercs d'un groupe d'inquisiteurs. Pour frapper plus sûrement les esprits, l'inquisiteur est dessiné près d'un grand four d'où s'échappent des flammes rougeoyantes destinées à dévorer les malheureux hérétiques. Bien en­tendu, l'affreux inquisiteur est lui-même projeté dans le feu et le lecteur est invité à s'en réjouir. Sans insister sur l'ingénieuse trouvaille du four crématoire qui, en fait, ap­paraît pour la première fois dans l'histoire de France dans l'arsenal des « bleus » de Vendée ([^33]), on doit reconnaître à l'auteur une part de vérité : les Cathares ont bel et bien assassiné un groupe de prêtres de l'Inquisition, à Avignon­net en Lauraguais, mais les circonstances étaient un peu différentes : 73:225 le frère prêcheur Guillaume Arnaud de Mont­pellier, le frère mineur Étienne de Narbonne, Raymond l'Écrivain, archidiacre de Lezat, le prieur d'Avignonnet de l'ordre des Bénédictins s'étaient rendus à Avignonnet sans gardes et sans escorte. Pierre-Roger de Mirepoix, qui oc­cupait le château de Montségur avec des chevaliers ca­thares, organisa une expédition militaire avec la garnison, renforcée de Pierre de Mazerolles, Jordan de Villars et de vingt-cinq hommes de Gaillac. Ils joignirent à cette troupe d'une centaine d'hommes, trente habitants de la ville armés de haches. Leur exploit consista à se jeter, la nuit, sur les quatre prêtres et à les assassiner avec leurs domes­tiques, alors qu'agenouillés, ils chantaient le *Te Deum.* Ce haut-fait accompli, les preux banquetèrent. La dernière scène manque au récit de *Tintin*. L'image d'Épinal de *Tintin* présentait ainsi les Albi­geois comme de doux rêveurs persécutés par un pape fanatique et par des guerriers barbares et avides. En fait, les inoffensifs Cathares menèrent une guerre impitoyable et cruelle. Le pape ne décida la croisade qu'en dernier recours, mais en 1215, lorsque Raymond VI implora sa protection. Innocent III l'accueillit chaleureusement et s'ef­força de défendre ses droits en réduisant le butin des vain­queurs. Il surveilla les mesures prises contre les chefs albigeois et son successeur Honorius III adopta la même politique pacificatrice en s'acharnant à ménager un accord entre Raymond VII et Amaury de Montfort. Par l'inter­médiaire de son légat, il prépara des négociations qui abou­tirent à la paix de Meaux, en 1228. L'Inquisition, c'est vrai, a cherché à extirper l'hérésie mais la procédure qu'elle suivait, contrairement à la légende, constituait un progrès considérable sur le droit laïc. En outre, les registres de l'Inquisition du Midi révèlent les enquêtes, les interroga­toires et les sentences. De l'aveu même de l'historien pro­testant Lea ([^34]), « les condamnations capitales furent ra­res ». La légende anticléricale élaborée dans *Tintin* ajoute aux élucubrations habituelles le souci de mettre en évi­dence l'oppression de l' « Occitanie », à un moment où ce thème s'alourdit d'une signification subversive. 74:225 Le catho­licisme d'Innocent III, le royaume de Blanche de Castille et de saint Louis, la France elle-même sont ainsi associés en une même condamnation à laquelle les jeunes lecteurs de *Tintin* sont invités à souscrire ([^35]). Tintin titube chez les Cathares. Jean-Pierre Brancourt. 75:225 ### Introduction à l'histoire du jacobinisme par André Guès DES LECTEURS se plaignent de ce que je ne donne pas de références ni d'indications sur ma méthode et mes sources d'information. Ils me demandent d'en écrire : il faut donc que je commence en parlant de moi, mais qu'on se rassure, cet exorde sera bref. Je suis né amoureux de l'histoire, comme on naît rou­quin ou pied-bot, et je n'y suis pour rien. Je me suis tou­jours livré à cette passion, d'abord avec autant d'ardeur que de désordre, lisant tout ce qui me tombait sous la main, pour faire bientôt la constatation qu'il n'y avait que des rapports très lâches entre ce que je lisais et ce qu'on m'avait enseigné sur les bancs de l'école à la gloire de trois républiques, dans la haine de la religion et de l'ancien régime. Un peu de sagesse venant avec l'âge sans diminuer l'ardeur, je me suis limité à une période où cet exercice sorbonnard, scolaire et officiel m'apparaissait parti­culièrement scandaleux : de 1756 qui, avec le renverse­ment des alliances, marque un tournant dans l'histoire de notre pays, jusqu'en 1919 qui, avec les traités de paix, voit le couronnement de la politique jacobine sur l'orga­nisation de l'Europe, si l'on peut dire. 76:225 Ma première constatation fut alors que le « patriotis­me » né aux alentours de 1756 et qui sera, un tiers de siècle plus tard, celui des jacobins, n'est pas celui qui a cours dans notre langue et qu'il n'est autre que l'attache­ment aux « idées nouvelles », ce qui ne pouvait manquer d'avoir des conséquences d'autant plus volumineuses qu'il s'agit d'un mot chargé de «* puissances de sentiment *». Je me suis donc attaché à étudier la naissance, les déve­loppements et les caractères fonciers de ce néo-patriotisme, les premières conséquences nationales et internationales de son accès au pouvoir en 1789, la manière dont il s'est dès lors chargé de mythes et de légendes, et comment il s'est maintenu en état de tradition dans les générations successives de jacobins jusqu'à Clemenceau qui en contient merveilleusement toutes les tares. Depuis bientôt quatorze ans que je suis à la retraite, je n'ai plus guère fait que cela, si bien que, sur cette période, je dois bien avoir épluché la plume à la main 5.000 ouvrages imprimés et dossiers d'archives. Cette masse permet de faire une classification de mes sources et d'indiquer une méthode qui, par la multitude de ses points d'application, peut être appelée statistique sans que pour autant je verse dans l'histoire récemment née, dite quantitative. Cette statistique porte sur le nombre et le volume des faits qui contredisent l'histoire officielle, sorbonnarde et scolaire : la proportion de 92 % des géné­raux de la Révolution et de l'Empire venus de l'ancien régime dément la légende des généraux « sortis du peu­ple » et celle des 130.000 victimes des *Colonnes infernales* condamne les silences de l'histoire officielle à leur sujet. La principale source doit demeurer l'archive, avec d'au­tant plus d'exigence que les historiens généralistes se ré­pètent indéfiniment les uns les autres et sont encore loués, comme si l'histoire n'avait rien dit de neuf et la critique historique rien fait depuis un siècle et demi : le centenaire de Michelet a produit il y a quatre ans un concert de louanges, M. DUROSELLE conseille aux étudiants pour la Restauration la lecture de VAULABELLE (1844) qui ne vaut guère -- c'est fâcheux pour Mlle de Beauvoir qui y a appris l'histoire de France de 1814 à 1830 -- et M. GODE­CHOT, s'érigeant en juge d'*un jury pour la Révolution* (Robert Laffont 1974), décerne à MICHELET, QUINET, Louis BLANC, AULARD, JAURÈS, MATHIEZ et LEFEBVRE de vifs élo­ges à peine nuancés de quelques réserves. 77:225 Pour la Révolution, nombre d'archives ont été impri­mées : procès-verbaux des séances et correspondances du Club des Jacobins, du Conseil exécutif, du Comité de dé­fense générale, du Comité de salut public, correspondances de Carnot, des représentants en mission et des agents de l'exécutif, actes du gouvernement et du tribunal révolution­naires, actes du Directoire, sommiers des biens nationaux forment une énorme masse dont les sorbonnards paraissent avoir oublié l'existence. Des centaines de textes permettent d'établir les caractères de la pénurie aux armées : massi­ve en quantité, n'exceptant que les armées révolutionnaires de l'intérieur, armées « *de luxe *», instruments de la Terreur, qui ne se battent pas, et intéressant tous objets et matières, avec des courbes de fréquence qui, atteignant un maximum pendant l'an que dura le Comité de salut public robespierriste, ou Grand Comité, qui a la faveur des sorbonnards, permettent de s'inscrire en faux contre cette affirmation de M. BOULOISEAU que, sous son règne, « *les besoins énormes des armées furent satisfaits *». Par certains de ses arrêtés, le Comité déclarait même forfait, remplaçant les rations alimentaires par une allocation d'assignats inutilisables -- les armées étaient donc dans l'obligation de piller --, envoyant les soldats se faire soi­gner chez eux faute de place dans les hôpitaux, et rem­plaçant « *avantageusement *» l'avoine des chevaux par de la paille. Les mêmes documents et ceux de la *Société d'étude et de publication de documents relatifs à la* *vie économique sous la Révolution* permettent de faire une semblable étude sur la famine dans la population civile, contraire à la thèse de l'école historique socialiste que, grâce à la loi du maximum général des prix et des salaires bien garanti par la Terreur, « *il n'y eut pas de famine, il n'y eut même pas, à proprement parler, de pénurie *» (JAURÈS) et le gouvernement assura au peuple français « *son pain quo­tidien *» (SOBOUL). Cette école ne consent à voir de crise alimentaire que lorsque la Convention thermidorienne eut supprimé le *maximum*. De même elle ne voit de braderie des biens nationaux qu'après la Terreur : l'analyse de la législation sur leur vente, assortie des courbes de dépréciation de la monnaie et d'un sondage sur le rendement effectif des ventes, fait apparaître au contraire que c'est sous le Comité que ces opérations ont été le plus désas­treuses pour l'État. Voilà un domaine, et volumineux, où l'on ne peut suivre M. SOBOUL écrivant que le Comité a « *tout subordonné aux exigences de la défense nationale *». 78:225 Il faut suivre les affaires jusqu'au bout : remise en état des routes dans la zone des armées du nord-est pen­dant l'hiver 93-94, législation sur les étrangers, amalgame des bataillons de la garde nationale avec ceux de l'ancienne armée, plan de reconquête de la Corse, ravitaillement de la flotte, projets d'opérations maritimes pures ou combinées avec l'armée, programmes de constructions navales et de réparation des navires, crise des effectifs à l'automne de 92, organisation du ministère de la guerre, levée de 300.000 hommes au printemps de 93, renvoi du ministre de la guerre Bouchotte, levée en masse l'été suivant, réquisition des chevaux et des avoines, levée des armées révolution­naires de l'intérieur, établissement de la loi du *maximum,* définition de la responsabilité des représentants en mission dans les opérations militaires et navales, balancement des effectifs entre les armées, et j'en passe, autant de sujets qui montrent, contrairement à la légende, les hommes de la Révolution paresseux à décider des grandes affaires, puis décidant sous l'inspiration du moment et sécrétant alors, sans souci d'aucune contingence, un ukase immé­diatement exécutable sur lequel il faudra revenir à plus ou moins longue échéance et un plus ou moins grand nombre de fois pour donner des précisions, définir des ex­ceptions, fournir des moyens, établir des règles adminis­tratives, s'aviser d'un obstacle, repousser l'exécution, voire simplement tout annuler et reprendre à zéro ou, plus sim­plement encore, ajourner *sine die.* C'est niaise hagiographie d'admirer le Conseil exécutif décidant énergiquement que les routes du nord-est seront remises en état dans le délai d'un mois, sans suivre la question pour s'apercevoir ensuite qu'il avait oublié les ingénieurs nécessaires, puis l'argent, et finalement trois mois plus tard que l'état des routes faisait encore obstacle aux mouvements des armées. Les journaux de l'époque considérée rentrent dans la catégorie des archives et éclairent bien les activités d'un homme ou d'un parti. Ainsi le *Courrier de Provence* de Mirabeau dévoile le boutefeu et l'homme foncièrement malhonnête ; ainsi le *Correspondant* montre, voire dans un même numéro, les catholiques libéraux, puis démo­crates, tiraillés entre leur religion qui leur inspire de solides critiques de la Révolution, et leur libéralisme, puis leur démocratisme, qui en fait des thuriféraires : « *le P.D. *», écrivait Maurras pour désigner le Parti Démocrate (chrétien), non qu'il en suspectât les mœurs, mais pour en dire l'ambiguïté foncière ; 79:225 ainsi encore tout au long de l'Empire et davantage après Sadowa, la chronique de la quinzaine de la *Revue des deux mondes* et ses articles sur l'Allemagne s'évertuent à endormir les Français sur le danger prussien, dans la tradition jacobine de prussolâtrie. Après le désastre auquel ils ont collaboré, ces sinistres libéraux auront le toupet d'écrire : Ah ! nous avions bien prévenu... De même les correspondances tant officielles que privées et les journaux intimes maintenant publiés entrent dans la catégorie des archives. L'échange de lettres entre le mi­nistre de la Guerre, Servan, et le commandant en chef, Dumouriez, à l'automne 92, montre l'indiscipline et la couardise des volontaires tant vantés, si bien que le second s'est arrangé pour qu'il n'y ait que *deux* bataillons de la garde nationale sur la butte de Valmy où l'histoire officielle voit une victoire de la nouvelle armée, et que le premier n'a rien compris à la manœuvre du second, alors que M. J.-P. BERTAUD est bien près d'en faire un génie militaire. Je fais grand cas des correspondances privées et en particulier familiales : les hommes politiques y montrent souvent des figures assez différentes de celles qu'ils se sont données en public et que leur donne l'histoire sorbonnarde. Écrivant à son père sous l'Empire, le jeune Gambetta apparaît patriote, mais patriote italien : il n'avait pas encore coupé le cordon ombilical avec sa pre­mière patrie. En considération de cette masse -- les seuls *Actes du Comité et correspondances des Représentants* font 30 volu­mes in 4° de chacun 6 à 800 pages -- et du fait que je n'étudiais pas le menu peuple des jacobins mais les principaux, responsables des idées et des événements, j'aurais pu me dispenser d'archives manuscrites. J'y ai cependant mis le nez et ma quête anti-sorbonnarde y fut fructueuse au point de s'alimenter de dossiers consultés pour des études différentes. C'est ainsi qu'à propos d'un foyer de Petite Église anticoncordataire fondé par une famille pro­vençale, ce qui me reposait des affreux jacobins, j'ai été amené à étudier la *Commission temporaire de défense républicaine* de Lyon en 1793, un des commissaires avant arrêté le chef de famille ensuite expédié se faire guilloti­ner à Marseille pour ses activités de prévôt-général de la Maréchaussée l'été de 1789. 80:225 La Terreur passée, un agent national qui avait du temps de reste et le goût des chiffres, a essayé à partir du monceau de ses archives d'établir la comptabilité en deniers et matières de cette commission qui ne s'était jamais souciée de la tenir, et les travaux de ce brave homme montrent que les commissaires ont mis au pillage les biens de la République. Or ce n'était pas là du tout-venant de jacobinière : arrivant dans la ville re­belle reconquise où ils ne connaissaient personne et où les plus fanatiques jacobins pouvaient être suspectés par leur ardeur même de vouloir se refaire une virginité, les repré­sentants en mission s'étaient constitué avec cette commis­sion un état-major de 24 « purs », les uns amenés par Fouché qui les avait connus dans la Nièvre, les autres en­voyés par le Club parisien. Les voleries de ces gaillards s'ajoutent à d'autres sources pour permettre de qualifier hagiographes sans critique MALET, le P. COMBLIN, MM. RÉMOND et BOULOISEAU qui, s'en tenant à leurs déclarations vertuistes, célèbrent à l'envi la pureté de mœurs, l'honnête­té, voire le puritanisme et le caractère spartiate des ja­cobins. Un jour, je ne sais où, je trouve mon nom patrony­mique parmi ceux des comploteurs du Midi en 1813. L'ho­monymie m'amusant, je consulte le dossier de l'enquête faite par la police impériale : à part Barras, alors en résidence à Marseille, qui d'ailleurs regardait faire sans s'engager, tous ces comploteurs républicains étaient de petites, voire de très petites gens. Les fortes têtes du libé­ralisme qui devaient sous la Restauration se poser en champions se tenaient alors coites ou étaient aux ordres. L'ineffable M. DEBU-BRIDEZ a écrit une biographie de La­fayette sous le titre : *Une vie au service de la liberté.* Il y a eu une quinzaine d'années où le héros de la liberté dans les deux mondes plantait ses choux, avant de re­prendre du service sous la Monarchie, couvert par le secret de la Charbonnerie, mais en s'engageant juste assez pour que d'autres s'engagent à fond. J'ai naturellement étudié la guerre de Vendée, événe­ment énorme en soi, de conséquences politiques et reli­gieuses durables, non traité, sous-traité ou maltraité par les sorbonnards. A cette occasion, je suis entré en relations avec le cher Père Huchet dont on a vu la belle barbe et entendu la voix à la télévision pour *La bataille de Cholet.* 81:225 Il se dévoue à la cause des Innocents des Lucs-sur-Bou­logne, son village, les 110 enfants massacrés le 28 février 1794 par la *colonne infernale* du général Cordellier. Les circonstances du massacre sont mal connues, et de même celles d'une défaite de Cordellier en cet endroit et en ce même jour, que d'aucuns ignorent (CHASSIN), d'autres da­tent du 5 mars (LENÔTRE) et même transforment en vic­toire (DUBREUIL). Or Cordellier a rendu responsable de sa défaite un de ses subordonnés, le chef de bataillon Martin­court, et l'on vient de trouver aux archives de la Loire-Atlantique le dossier de sa comparution devant le tribunal militaire, de sorte que l'on est bien renseigné sur l'aspect militaire de cette journée doublement inglorieuse pour la République. Martincourt était certes coupable de déso­béissance, mais son général n'était guère moins fautif : ordre d'opérations gravement incomplet, lourde faute pro­fessionnelle ayant entraîné dès le départ un cafouillage auquel il ne s'est pas soucié de porter remède, pas d'emploi de sa cavalerie demeurée inutile, erreur de jugement dans l'appréciation de la situation ; mais le tribunal ne l'a pas convoqué pour le mettre sur le banc des accusés ni même lui demander la moindre explication et quant à Martincourt il l'a absout sur témoignages de moralité relatifs à son « patriotisme ». Voilà qui contribue à détruire la légende de la Révolution intraitable avec les vaincus, ne distri­buant les promotions que « *sur le champ de bataille *» (Gaston MARTIN), et Cordellier va s'ajouter à la liste des généraux battus qui n'ont pas été sanctionnés, si même ils n'ont pas eu de l'avancement. Les mémorialistes sont utilisables, mais avec précau­tions, leurs Mémoires étant souvent des plaidoyers *pro domo* ; le plus bel exemple étant ceux de Turreau, l'im­mortel organisateur des *Colonnes infernales,* qu'il rédigea précisément pendant qu'il était en prévention : CHASSIN ne s'en est pas avisé, qui en fait grand cas, quitte au besoin à caviarder avec précision une phrase du général contredisant sa thèse. Mais il est toujours intéressant de trouver un homme qui dit : J'étais là, telle chose survint. Les Mémoires des maréchaux de Napoléon, jeunes officiers sous la Révolution, témoignent de l'épaisse sottise de Car­not, comme sa correspondance, et celle-ci en outre de sa barbarie, et de la sottise prétentieuse des représentants en mission aux armées, en particulier de celle de Saint-Just, contre LAVISSE et Albert OLLIVIER. 82:225 Le témoignage d'un mince personnage peut être massif. Le capitaine Lau­gier, se rendant en permission de l'armée d'Italie dans sa ville d'Apt (Vaucluse) pendant les troubles de la réaction thermidorienne, se déguise en soldat déserteur : la déser­tion est donc telle que c'est le moyen de passer inaperçu. En route il est sollicité d'entrer dans leur entreprise par un groupe de montagnards : la réaction des « patriotes » n'est pas de remettre un déserteur aux autorités mais de l'embaucher pour la guerre civile. Enfin il constate que l'agent aptésien du représentant en mission est Duprat, ancien lieutenant du terroriste Jourdan-coupe-têtes : allons, cette « terreur blanche » de 95 n'est pas tellement royaliste et catholique comme l'enseigne l'histoire sorbonnarde. Les vides même pratiqués dans certains Mémoires portent té­moignage : rien dans ceux de Rossignol sur son activité de septembriseur ; le chapitre sur son passage à la préfec­ture de la Seine a été extrait de ceux, posthumes, d'Odilon Barrot, car cette période vit le sac de l'archevêché organisé par le premier ministre Laffitte. Chez les historiens, je mets à part les étrangers dont je fais grand cas quand ils ont l'avantage d'un recul par rapport à nous, qui risquons que les arbres nous cachent la forêt, disposent d'archives que nous n'avons pas et se dégagent des dispositions hagiographiques envers la Révo­lution. Ferrero a ouvert la trace qui aboutit à la responsa­bilité des Grands Ancêtres dans le rapide processus *huma­nitariste* qui est parti de la « guerre en dentelles » du XVIII^e^ siècle, ridicule, je le veux, mais économe de sang humain, pour aboutir à la guerre de destruction totale : la destruction de l'ennemi est la manière la plus barbare de lui imposer sa volonté, et accessoirement celle qui demande le moins d'intelligence. Il fut une heureuse époque où la stra­tégie considérait la bataille comme le recours des mauvais généraux. M. Rihs, étudiant les idées et sentiments des com­munards, n'y a pas vu le patriotisme contrairement à la thèse officielle, encore proclamée pour son centenaire, que la Com­mune fut un sursaut du patriotisme parisien et socialiste contre un gouvernement capitulard. L'Allemand Fisher a établi dans un gros livre la responsabilité de son pays dans le déclenchement de la guerre en août 14 : 83:225 de son pays, et non pas seulement de Guillaume II et du Grand État-Major, tous les groupes sociaux d'Allemagne étant imbibés de pangermanisme, même la social-démocratie chère au cœur de Jaurès, comme son ami Andler avait fini par s'en apercevoir en 1913, mais sans le dire trop fort pour ne pas faire de peine au parti socialiste. Le livre de M. Fisher a été violemment critiqué en Allemagne. Or le gouverne­ment fédéral a financé ces attaques : va-t-il chausser les bottes de Guillaume ? Les grandes éditions historiques qui florissaient encore il y a un quart de siècle, du genre de celles dirigées par Lavisse, Hanotaux ou Parias ne sont guère utilisables que pour rappeler un nom ou une date, et encore pas toujours car elles présentent de curieux vides. J'ai en revanche beaucoup utilisé les historiens spécialistes que je divise en deux catégories : les historiens locaux et les historiens techniques. Les premiers, historiens d'une province ou d'un village de quelques feux, ou d'une période de l'his­toire locale, sont précieux par les renseignements qu'ils fournissent en abondance contre l'histoire officielle. Voici par exemple, pour changer de sujet, Gustave Lambert, his­torien des guerres de religion en Provence. Tout le monde sait qu'avant le 18 mars 1562 il n'y avait eu que des échauf­fourées sporadiques entre catholiques et réformés, et que ce jour marque le début des guerres de religion à l'initiative catholique avec le massacre de protestants perpétré à Vassy par la garde militaire du duc de Guise, et c'est tout à fait faux. Trois ans auparavant presque jour pour jour, le traité de Cateau-Cambrésis entre la France et l'Empire a renvoyé dans leurs provinces un certain nombre de gen­tilshommes huguenots qui, à leur arrivée, organisent mili­tairement des bandes dont ils prennent la tête. C'est ce que font en Provence à Castellane les deux frères de Mau­vans qui, à partir d'août 1569, entreprennent des expé­ditions armées à travers la province, et que ce soit le fait de militaires apparaît dans l'installation qu'ils font à Pertuis : c'est une bonne place stratégique protégée au sud par la Durance, adossée au nord sur le Luberon peu­plé de Vaudois favorables chez qui on se réfugiera en cas de coup dur, d'où l'on peut correspondre par la vallée du Rhône avec la principauté d'Orange infectée de pro­testants, par celle de la Durance avec le Dauphiné qui l'est de même, et au-delà avec Genève. De Pertuis on menace la capitale de la Provence, Aix, à 20 kilomètres à peine. Deux ans et demi sont ainsi remplis d'entreprises mili­taires à l'initiative des réformés, jusqu'au grand massacre de catholiques qu'ils font à Barjols (Var), cinq jours après celui de Vassy. 84:225 L'aide des historiens techniques est rigoureusement né­cessaire : l'histoire, en effet, est celle de toutes les activités humaines qui réagissent les unes sur les autres et sont de plus en plus diversifiées à mesure qu'augmentent les possibilités de produire, se déplacer, communiquer, etc. de sorte que l'historien est de moins en moins capable de savoir, comprendre et juger par soi-même. Encore faut-il prendre garde que l'historien d'une technique a tendance à en exagérer l'importance historique, à l'exemple extrême et évidemment absurde de cet économiste qui voyait dans le prix du blé la seule cause de la chute de l'Empire romain, ou de Marx ouvrant le *Manifeste communiste* par cette affirmation que l'histoire n'a jamais été que celle de la lutte des classes : l'analyse marxiste de l'histoire est un peu simplette. Sous cette réserve, voici les historiens de l'économie et des finances qui témoignent de la démagogie et de l'impé­ritie des gouvernements révolutionnaires. Leur utilisation est d'autant plus nécessaire que ces questions sont sous-traitées par les historiens marxisés quelque convaincus qu'ils soient de la prééminence de l'économique sur le poli­tique. CHASSIN, historien socialiste et conséquemment imbu de cette prééminence, constate en 1791-92 un net ralentisse­ment du commerce alimentaire en Vendée : c'est parce que les paysans vendéens font des stocks en vue de leur insurrection et c'est bien une preuve de sa préparation. Le malheureux ne s'est pas avisé que ce ralentissement n'est pas seulement celui des denrées mais de tous objets du commerce, et n'a pas lieu seulement en Vendée mais dans toute la France, qu'il a pour cause la disparition de la monnaie métallique devant l'assignat -- une mauvaise monnaie fait disparaître la bonne suivant la loi de Gresham (1519-1579) ignorée de Chassin mais peut-être déjà connue au temps de Charles V -- et la répugnance de tous les Français, et pas seulement des paysans vendéens, à être payés en monnaie de singe. Voici les historiens militaires -- et navals -- que j'ai utilisés non pas dans leurs récits de batailles, mais pour connaître la politique militaire des jacobins, leur politique de guerre et la conduite de la guerre par ces humanitaristes sanguinaires. 85:225 Ces historiens témoignent tous de la sottise hagiographique de JAURÈS : « *L'organisation, la discipline, voilà les chefs-d'œuvre de l'idée révolutionnaire *» et de BOULOISEAU : l'armée fut « *la réussite du régime *»*.* Ce fut la chienlit et pendant des années il n'y eut de valable que les bataillons de l'ancienne armée royale. Autre élé­ment d'appréciation, alors que la situation militaire ne le postulait pas, on a d'avril 92 à septembre 93 fait des levées d'hommes poussés au combat sans instruction. L'instruc­tion militaire comprend deux parties : elle enseigne à ne pas se faire tuer autant qu'à se servir de son arme. J'en atteste n'importe quel biffin : envoyer au combat des hom­mes sans instruction, c'est les conduire à la boucherie. J'en atteste les historiens militaires : si la France ne succomba pas à la coalition, ce fut pour d'autres motifs que cette politique barbare de levées successives reprise par Gambetta en 1870 et qu'il n'a pas tenu aux partis radical et socialiste qu'on ne reprît en 1914. L'histoire officielle méprise superbement ces considérations élémen­taires. L'histoire diplomatique, l'histoire religieuse, l'histoire parlementaire, l'histoire judiciaire, l'histoire sociologique, l'histoire des lettres et des arts, en particulier celle du théâtre, l'histoire de la presse, l'histoire de l'instruction pu­blique, l'histoire coloniale, l'histoire du droit, l'histoire de l'administration, les biographies, etc. et l'histoire des techniques, de plus en plus importantes dans la vie des hommes, sans oublier les dictionnaires spécialisés, si l'on prend soin de quelques précautions critiques propres à chaque matière, viennent de même à l'appui de l'histoire contre-révolutionnaire. 86:225 C'est-à-dire de l'histoire anti-sorbonnarde. L'histoire sorbonnarde, scolaire et officielle, en effet, fait métier de magnifier la Révolution. La lecture de quelque 170 his­toriens de cette obédience me permet d'en indiquer les méthodes trompeuses : euphémismes, exagérations dans les termes, statistiques fausses, manipulations de nombres, législation édulcorée ou même ignorée, faits changés de sens, idées trahies, politiciens changés de parti, événements inventés, témoignages admis sans critique, assertions sans preuves, exceptions généralisées, explications fausses, man­que d'examen critique des faits, citations tronquées, té­moignages pris en sens contraire, anachronismes, faits mas­sifs diminués ou passés sous silence, morceaux de bravoure, mensonges purs qui éclatent à la contradiction, faits sans explications, faux parallèles, dénis de responsabilité, tous les moyens de tromperie sont employés, jusqu'au refus avoué d'écrire l'histoire et à l'astuce de présentation typographique. André Guès. 87:225 ### Suite des aventures de mer... et autres par Bernard Bouts #### José MA MÈRE ne disait jamais « de mon temps ». Mais elle disait bien d'autres choses, en choisissant son moment. Voilà le mot : le moment est un temps très court, un instant, et comme tous les temps sont courts dans le souvenir je ne vois aucune raison d'arrêter une période de notre vie et n'en parler que comme si c'était l'unique. « De mon temps » ne signifie rien. Il est indispensable de qualifier ce temps, de le limiter par une épithète : « Combien je plains le temps de ma jeunesse... » Ou bien : « La Ballade des Dames du Temps jadis. » Nous ne disons pas « de mon temps jadis » ou « de mon temps des dames » encore moins « de mon temps tout court » ! Mais souvenons-nous du temps jadis, de notre jeunesse, de nos parents... Ce bord que nous courons sur le temps me fait penser au gros José ([^36]), retraité de la marine. (Ma mère l'appelait « mon ange sans ailes » car il réparait tout ce qu'on vou­lait à la maison.) Il avait passé une bonne partie de sa vie sur les grands voiliers, soit sur la route d'Europe, soit sur celle du Chili. Or José ne disait pas « de mon temps ». Il disait « du temps que je naviguais » ou « du temps du Cabo Roca » qui avait été « son bateau ». 88:225 Comme beaucoup de matelots José savait tout faire, avec ses énormes pattes, et bien, et fin, et délicat : je l'ai vu dessiner des portraits au fusain, qu'on aurait dit des photographies ! Il faisait aussi des portraits de bateaux, à l'huile : « Tu peux y aller, mon gars, la couleur de la coque est exacte, c'est fait avec la peinture du nord. » Le « Cabo Roca » dans les alizés, toute la voile dessus. Le « Cabo Roca » au port de Valparaiso. Le « Cabo Roca » par gros temps, en vue du feu des « Abrolhos », sous basses voiles. Avec toutes les poulies, tous les cordages, et les vagues taillées au canif dans les épaisseurs de peinture superposées, une bleue, une verte, une blanche : on passe le canif selon la forme, on soulève et hop ! le blanc qui reste fait l'écume. Ça sèche en soixante quinze jours et ça ne craquelle pas. José ne m'a pas livré son secret... Un jour on le vit dans sa jolie maison tirée à quatre épingles comme toutes les maisons de marins, en train de *broder* une grande bannière. Cela surprit le voisinage car il avait la réputation de passer le temps de la messe au bistrot. Aux questions qu'on lui posait il répondait : « C'est pour Nossa Senhora da Gloria » ([^37]) et il retournait sa pipe. Il fumait une pipe en terre dont le tuyau était fourré avec du fil à voiles, pour la prise des dents. Il la tenait habituellement le fourneau à l'envers « rapport au tirage » mais quand il considérait que la conversation était termi­née, il retournait le fourneau en l'air d'un coup de mâ­choire en vous regardant du coin de l'œil d'un air triom­phant, puis il reprenait son travail, le fourneau en bas. Mais José n'avait pas tout dit : le Quinze Août arriva ; grand tralala dans le village, procession avec la statue de Notre-Dame, et qu'a-t-on vu ? là-bas, en tête, devant les mu­siciens, devant M. le Curé, devant les filles de l'école, devant les enfants de chœur, juste après la croix, José, brandissant sa superbe bannière. Il était rouge comme un codinde ; pour une fois il n'avait pas sa casquette à visière de cuir bouilli ; son crâne brillait au soleil, sa démarche voulait être majestueuse mais il titubait un peu, cause la chaleur et le poids de la bannière. Depuis le bar, les amis le regar­daient hébétés. 89:225 Le lendemain, il me dit : « Mon gars, j'ai bien cru que j'allais avoir l'apoplexie, mais j'avais confiance, c'était en service commandé », -- et du pouce avec la pipe il mon­trait le ciel. Voyez-vous, les vieux marins, c'est comme ça. Des fois. Voilà que j'ai encore dérivé. On tire des bords plus longs que prévu ; je me suis attendri sur les souvenirs de José et son changement de gréement mais, permettez que je m'y attarde encore un peu, histoire de causer... José avait été mousse, comme tout le monde, puis ap­prenti charpentier dans un chantier, puis charpentier à bord. Pouvez-vous me dire quel était le privilège ou, si l'on préfère, la charge exclusive du charpentier en dehors de tous les travaux de menuiserie ? Eh bien, c'était lui, et lui seul qui devait, au moment de mouiller, faire sauter à grands coups de maillet les coins qui bloquaient les engrenages du guindeau pour laisser tomber l'ancre. Pour­quoi ? Parce que ces coins étaient en bois et tout ce qui était en bois, à bord d'un navire en fer, regardait le char­pentier. Ce sont de ces coutumes, pas du tout arbitraires, qui se forment, par la pratique, à l'intérieur des métiers. En effet, les coins de bois peuvent casser. Si on laisse à n'im­porte quel matelot le soin de les décoincer, le charpentier est porté à se plaindre. Si c'est lui qui fait le travail il ne peut s'en prendre qu'à lui. C'est, naturellement, lui aussi qui les remet quand, l'ancre à son poste, le navire reprend la mer... \*\*\* Tant que je suis amusé sur la politesse, je vais vous étonner sans doute si je vous dis que les hommes les plus polis que j'ai connus ont été des matelots brésiliens. N'ayant pas l'habitude d'écouter aux portes je ne sais comment étaient leurs manières dans le privé, mais avec moi, devant moi, je ne les ai jamais entendu dire un mot plus haut que l'autre. D'ailleurs les Brésiliens sont géné­ralement « educados ». C'est seulement depuis peu de temps, parmi cette jeunesse dorée et les play-boys vautrés sur les plages à la mode ou dans les fauteuils inconfor­tables des brasseries, leur sabretache traînant à terre, qu'ont apparu quelques gros mots, toujours les mêmes, très gros mais dénués de grâce, qu'ils répètent à tout moment et hors de propos, pour boucher les trous de leur voca­bulaire enfantin et dissimuler leur ignorance. 90:225 Par contre les pays de langue espagnole ont à leur dis­position une série d'ordures et de blasphèmes incroyables, dont ils usent généreusement. Ces insultes ne tirent géné­ralement pas à conséquence, mais il arrive que, les plai­santeries ayant passé les limites, les couteaux sortent de leur gaine. Il y a aussi la colère froide, bien plus grave que les insultes crachées nez contre nez. L'air figé, le regard en dessous, l'un des interlocuteurs dit calmement : « *Don Julio ! me extraña... *», *--* « il m'étonne que... ». A ce moment Don Julio fera bien de reculer de quelques pas... Mon ami Henri P. prétendait que les Uruguayens avaient un formidable arsenal de mots injurieux mais un vocabu­laire réduit, pour le langage courant. « En bref, disait-il, on pourrait ne parler qu'avec un seul mot : *hum ! *» C'était le cri des « Carpinchos » qu'on appelle aussi « Cabiais », les plus gros des rongeurs, gros comme des cochons. Ils étaient nos voisins dans les marais et sur les rives du delta et, très curieux de nature, ils s'alignaient la nuit, à cinq, à six, près de *L'Étoile,* pour nous examiner, le nez en l'air. « Hum ! » c'était leur cri, mais avec des nuances dans le ton, qui pouvaient signifier toutes sortes de choses. Un soir que j'avais à bord mes amis Tito, Aldo, Harry, Carmelo et Henri, celui-ci proposa d'essayer une conver­sation rien qu'avec le « mot » Hum ! Tel mon matelot Fideles qui avait écrit une lettre à sa fiancée, rien qu'avec le mot « Éléphant ». Je donne à penser le résultat : « C'est comme le chi­nois, disait Henri, Hum, Hum, tout dépend de l'intona­tion. » La voix percutante de Harry dominait l'ensemble ; Aldo n'arrivait pas à se faire entendre et nous renonçâmes rapidement. Cependant « Hum » est longtemps resté le cri d'appel, l'annonce de celui qui arrive à bord ; l'invitation à entrer, à s'asseoir ; l'exclamation devant mon dernier tableau ; le grognement de contentement devant un bon plat, etc. Encore aujourd'hui, quand un tableau me semble réussi, il m'arrive de murmurer. Hum ! Hum ! Mais les « locos » ne sont plus là pour me répondre d'un air entendu : Hum. 91:225 L'*Étoile du Jour* alors ne s'ennuyait pas. D'abord c'était mon atelier, je l'ai dit. Et puis nous passions des heures à l'arranger, à la peindre, à l'astiquer. Les cuivres du bord brillaient, le vernis de la roue du gouvernail était impec­cable ; mon matelot et moi nous ne chômions pas. Vers la fin de la semaine elle s'ébrouait : les amis arrivaient Hum ! Hum ! v'là les « locos ». A retirer la tente, à gréer les écoutes ! à hisser la voilure. Hum ! et vogue la galère ! Nous passions deux jours à faire dire à notre bateau tout ce qu'il pouvait en fait de manœuvre et de course, par tous les temps, comme nous avions fait avec Edward Allcard. #### Intermède du pêcheur de crabes Vous rappelez-vous l'homme qui ne voulait pas pêcher plus d'un kilo d'étrilles, chaque matin, disant : « Il faut en laisser pour demain » ? J'en ai connu un autre, sur l'une de ces rivières de Bahia que les cartes marines appellent « bras de mer ». Nous avons fouillé tous ces recoins de la fameuse Baie depuis Aratu jusqu'à Camamu, loin de toute civilisation mécanique. Cette côte est si variée par son aspect, sa végé­tation et même ses habitants qu'on aurait pu se croire tour à tour en Inde, en Indonésie, en Afrique, sans cette odeur particulière au Brésil, indéfinissable, persistante. La pauvreté, ici, reste bien en deçà de la misère. Sur la côte il y a toujours les cocotiers, beaucoup d'autres fruits et les produits de la mer. Généralement chacun possède sa maison, bien située et très propre, son canot, son indépendance, sa philosophie et d'innombrables fêtes dans l'année. C'est là que nous vîmes un homme couché dans son canot, le ventre au soleil. Il pêchait de ces crabes qu'on appelle « siris », immergeant une douzaine de « balances », petits filets ronds avec un peu de viande au milieu. 92:225 Un bouchon en indique l'emplacement. De temps en temps l'homme les relève, laisse les crabes en liberté dans le fond de sa « canoa », s'étend à l'une des extrémités et se replonge dans son rêve. Notre pêcheur, un très vieil homme, ne rêvait pas. Il lisait dans un gros livre. Je lui demandai en passant où nous pourrions trouver de l'eau douce. « Plaît-il ? » Il était sourd comme une trappe. Enfin il comprit et, montant à bord, il nous conduisit près d'une falaise, ou plutôt un mur immense de rocher d'où sortait, à mi-hauteur, un jet d'eau de la grosseur du bras. « De l'eau minérale naturelle », dit-il. Une eau merveilleuse, en effet, pétillante, cristalline. Nous avons tout bonnement placé *L'Étoile* dessous, pour laver le pont, remplir nos réservoirs et nous laver nous-mêmes. Le vieil homme nous offrit des crabes et nous demanda la remorque jusqu'au village, à deux milles en amont. Il paraissait à peu près 80 ans. Il nous montra son livre. Un très vieux livre tout usé, tout sale, un dictionnaire des plantes médicinales du Brésil. Dans la canoa, un petit coffre recouvert de toile était prévu, pour mettre le livre à l'abri de la pluie et des crabes. « Mon docteur, dit-il, c'est ce livre. Je lui dois la santé. Ah ! je le lui disais bien à ma bonne femme : avec tes médecins et leurs remèdes, tu iras en terre avant moi ! Eh bien, monsieur, elle est morte voici plus de trente ans, d'un rhumatisme, et moi je suis toujours là avec mes 114 ans ! Mais le livre ne me quitte pas ! Moi aussi j'ai eu des rhumatismes ! J'ai mis des cataplasmes tenez, c'est ici, à la page 220, et ils ont disparu ; pas complètement, bien sûr, avec la vie que je mène ! J'ai aussi, parfois, des migraines. Eh bien, avec la plante de la page 108, ça passe ! La vue, monsieur ! c'est si important ! Autrefois je devais porter des lunettes ; mais, un jour, elles sont tombées à l'eau. Ah ! monsieur, j'avais pas d'argent pour en acheter d'autres ! Je me suis soigné avec le livre et maintenant, voyez, je lis sans lunettes, d'un seul œil il est vrai, mais l'autre va s'améliorer aussi, soyez sûr ! » 93:225 Ce discours nous avait plongés dans l'admiration. J'es­sayai de lui poser quelques questions sur les plantes, mais il n'entendait pas : « Tenez, dit-il, une fois, il y a bien dix ans, je ne pouvais plus pisser, sauf votre respect. J'ai eu du mal à trouver parce que ça n'est pas à la lettre P, c'est à la lettre D, diurétique, et voilà, je me suis guéri ! Pas tout à fait, mais, en général, je peux dire que je suis très soulagé ! Voulez-vous lire vous-même ? » Il me tendait le livre. J'essayai de lui poser encore une question : « Et les oreilles, lui dis-je en hurlant, vous n'avez pas trouvé une plante qui vous fasse entendre ? » Car, malgré tout l'inté­rêt que je porte aux plantes médicinales, je commençais à avoir quelques doutes quant aux recettes thérapeutiques du vieil homme. Il n'entendit qu'à moitié : « Attendez », dit-il avec un geste qui signifiait : « Vous n'avez pas tout vu ! » Il fallait le voir pour le croire, en effet ! Il retira du bord intérieur de son chapeau une branchette avec une petite feuille sèche : « Voilà, dit-il, se la fourrant dans l'oreille, allez-y maintenant, je vous écoute ! » Le fait est qu'il semblait entendre mieux ! Je le saluai avec une certaine déférence et lui promis d'acheter un livre analogue pour mon usage personnel car je commençais à ressentir, moi aussi, des bourdonnements dans les oreilles... #### Iles Je ne crois pas exagérer en disant que nous avons vu des milliers d'îles au cours de nos croisières. Depuis les îles plates des deltas du Nord et de l'Amazonie jusqu'aux montagneuses de Santa-Catarina, au Sud ; les unes cou­vertes d'arbres, d'autres de granit rose, d'autres de lave noire, d'autres de corail blanc ; généralement inhabitées à cause du manque d'eau. 94:225 Nous avions pris l'habitude de les « acheter » en imagi­nation. Le premier d'entre nous qui disait « J'achète celle-ci ! » en devenait le propriétaire. Nous tenions chacun notre liste d'îles et il nous arrivait de faire des échanges. J'ai connu une vingtaine de personnes qui ont réelle­ment acheté une île dans l'illusion d'y venir habiter. Cela présente finalement plus d'inconvénients que d'agréments et, si l'on excepte quelques vocations d'ermites, la plupart de ces « Robinsons » se lassent vite de faire le tour de leur propriété. Quelques personnes, cependant, s'habituent à leur île, généralement assez grande pour pouvoir y remuer, souvent très près de terre ou séparée de la côte par un modeste canal... L'une des plus merveilleuses qu'il nous ait été donné de visiter est « Ilha do Francés ». Son nom suggère qu'elle appartenait autrefois à un Français. Quand nous l'avons vue elle était à un Argentin richissime. Il y avait passé quelques vacances, puis il s'en était fatigué. Un paradis sur terre... et sur mer, à un mille environ au nord de la grande île Santa-Catarina. Sertie de gros blocs de granit rose, remplie d'arbres et de fleurs magni­fiques ; on y découvre un port naturel entre deux avancées de rochers et une plage entièrement couverte par les branches d'un énorme « gommier ». La maison est invi­sible de la mer. L'unique avantage d'un tel ermitage, la beauté de la nature mise à part, est l'isolement ; loin du bruit, à l'abri des foules. C'est idéal pour la méditation, pour un écrivain, un savant, un artiste. Mais, hélas, ces endroits privilégiés ne servent souvent qu'à faire la fête ! Par contre. « Quemada Pequena », c'est l'enfer. Cette île se trouve au sud de Santos, à une dizaine de milles de la côte, et à côté de sa sœur « Quemada Grande ». Nous nous sommes trouvés encalminés à côté de la petite. Elle est charmante à voir. Je criai aussitôt : « Je l'achète ! » Je ne savais pas le prix de mon acquisition, elle grouillait de serpents : des crotales ou serpents à sonnettes, *Crotalus terrificus *! Nous les appelons « Cascavel ». Quemada Pequena est l'une des venimeuses réserves du fameux Institut de Butanta ([^38]). 95:225 Comme ces charmants reptiles n'ont rien à se mettre sous la dent, ils se mangent entre eux. A la jumelle j'en ai compté plus de vingt sur la petite plage et il devait y en avoir beaucoup plus entre les rochers. Vers le haut de l'île, j'en ai vu deux qui se battaient, la tête en l'air, la gueule démesurément ouverte. Le premier qui attrape l'au­tre par la tête le mange ou, si l'on préfère, le premier qui se laisse attraper par la tête est mangé, car une fois entrée, la tête ne peut plus ressortir ; le reste doit suivre peu à peu et est digéré à mesure. On dit qu'ils ont beaucoup de petits et qu'ils les mangent aussi. Mais il faut croire que ce n'est pas systématique, puisque la race se perpétue. En un mot, un endroit où il vaut mieux ne pas débarquer. A quelque 20 milles au nord-est on voit de loin une île conique assez haute. Elle s'appelle « Montas de Trigo », « Tas de Blé ». Nous y avons passé l'après-midi et la nuit. Il n'y a pas de port. Un village de pêcheurs regarde vers les brumes bleues de la côte. Un capitaine de mes amis s'est retiré là. Nous sommes allés le voir et lui racontâmes aussitôt les serpents de Quemada Pequena. A son tour il nous rapporta l'affreuse histoire que voici : « Il y avait, dans les marais de Santos, une sorte de « Caboclo pêcheur », c'est-à-dire un paysan, métis d'un Indien et d'une blanche, qui se prétendait insensible à la morsure des serpents. Il attrapait vivants des serpents venimeux, pour le compte de Butanta. L'Institut fournit, je crois, des caisses spéciales, paye le transport et le chas­seur. Le bonhomme déclara un jour à sa femme qu'il allait capturer quelques crotales dans l'île Quemada. Il avait entendu dire que s'y trouvait une magnifique réserve, mais n'y était jamais allé. « Il partit donc, seul dans sa pirogue, armé d'un bâ­ton. Il ne revint pas. D'abord, il n'avait jamais ramé dix milles en mer. Il dut arriver fatigué. Il poussa droit sur la plage et sauta à terre avec, à la main, la bosse, c'est-à-dire l'amarre, et une grosse pierre en guise d'ancre. Les serpents durent l'attaquer aussitôt ; sans doute essaya-t-il de se défendre avec son bâton... Le fait est qu'il était reve­nu mourir dans son canot, n'ayant déjà plus la force de reprendre l'amarre et la pierre pour pousser au large. 96:225 « Une nuit passa, puis un jour, et le troisième jour un sardinier à moteur aperçut la canoa, le nez sur la petite plage. Il s'approcha autant que possible et l'équipage vit une quantité de crotales qui se disputaient les restes du malheureux étendu au fond de son canot. Naturellement, personne à bord du sardinier ne voulut débarquer. D'ail­leurs le patron se refusait à prendre en remorque une canoa remplie de serpents et d'un cadavre. Il fit approcher son bateau à quelques mètres et jeta une bouteille emplie d'alcool dans le canot. Il y mit le feu avec un tampon d'étoupe au bout d'une gaule... » Ce drame est-il vrai ? Je n'ai jamais rencontré des spécialistes en serpents pour leur demander des expli­cations. Mais les histoires courent vite ! Celle-ci nous fut contée plusieurs fois par la suite, avec quelques variantes, dans la région de Santos et jusqu'à Ilhabela da Princesa. \*\*\* Le même soir, dans l'île « Montâo de Trigo », nous fîmes la connaissance d'un vieil homme -- on disait qu'il était centenaire -- aveugle depuis vingt ans et muet depuis dix ans. Mais il n'était pas sourd. Le cas est assez rare pour que nous nous y arrêtions : la cécité lui était venue avec l'âge, mais le mutisme était volontaire. Simplement, il avait décidé de ne plus parler. Il trouvait que la parole, la sienne au moins, ne valait pas la peine. Il supportait celle des autres... jusqu'à un certain point, mais il lui arri­vait de passer des heures à écouter de près le bruit des vagues... Nous le trouvâmes assis sur le pas de sa porte, entouré de quelques pêcheurs et de trois jeunes citadins -- deux garçons et une fille -- venus jusqu'à l'île dans un canot rapide. Ils parlaient ou plutôt jacassaient, conscients de leur supériorité, faisant étalage de leurs études, de leur « culture », qu'ils opposaient sans vergogne à l'état des « pauvres pêcheurs, ignorants et misérables ». Mon vieil ami Joâo de Albuquerque, après avoir écouté quelque peu, se leva et leur dit calmement, gentiment même : « Toutes les personnes que vous voyez ici sont des pê­cheurs ou des marins professionnels. Vous, vous êtes des étudiants en sociologie. Bien. Avons-nous disserté sur la sociologie ? Non. Pratiquez donc la pêche à la sardine avant d'en parler et, je vous en prie, laissez en paix les hommes de métier, vous qui n'en avez pas. » 97:225 Les jeunes gens bredouillèrent je ne sais quoi et se replièrent vers leur embarcation. A ce moment, l'aveugle qui ne parlait pas, parla. Il se dirigea la main tendue, vers l'ami Joâo : « *Falo-bem-o­-homem. *» -- Il a bien parlé, l'homme ! #### Abrolhos Le petit archipel des « Abrolhos » a une personnalité, une ambiance particulière, qu'on ne trouve pas ailleurs. C'est indéfinissable, n'essayons pas de faire de la poésie peut-être y a-t-il tout au fond de moi-même un souvenir des îles bretonnes, et pourtant c'est autre chose ; ne serait-ce qu'à cause du climat. Abrolhos, refuge rond, gris-rose et bleu pâle -- elles sont cinq îles, presque en rond -- à quarante milles de la côte, en face de Caravelas, ne sera jamais visité par le grand tourisme ; « Abre Olhos » : « ouvrez l'œil », « atten­tion » ! Les cartes marines indiquent des bas-fonds et des dangers tout autour, sur une longueur de 150 milles et une largeur variant entre 5 et 15 milles. Sur la mer on ne voit rien, mais il y a par-ci par-là des têtes de rochers immergés. Un chenal passe entre les îles et les récifs qui s'étendent très loin de la côte. Les cargos de moyen ton­nage peuvent l'emprunter, mais les grands navires font leur route très au large. Pour nous, petit voilier, pas de problème : nous y entrions, de jour comme de nuit, chaque fois que nous passions par là. De nuit c'est plutôt plus facile que de jour, pour qui connaît, à cause du phare qui se trouve sur la plus haute des îles et permet de prendre des angles de très loin. Il indique, de très près, l'endroit précis où il faut virer pour trouver la passe, juste au moment où sa lumière disparaît derrière la crête de l'Ile Ronde. Les autres sont des îlots assez plats dont un seul est couvert de cocotiers. Tout le reste : buissons, herbe rase et cailloux... 98:225 Des nuées d'oiseaux nichent un peu partout, princi­palement sur l'Ile Ronde : des frégates, des fous, des sternes et des grosses mouettes très semblables aux goé­lands des côtes bretonnes. Nous avons trouvé l'une de ces mouettes, à peu près de la taille d'une oie, seule sur le haut de l'Ile Ronde. Elle ne pouvait pas voler parce qu'elle avait une aile atrophiée, de naissance. Vu sa taille et la couleur de son plumage, elle n'était pas jeune. Comment se nourrissait-elle ? De temps en temps, une ou deux fois par jour, pas plus, elle descendait à grand peine le sentier abrupt jusqu'à l'eau. Elle se baignait longuement, nageotait sans presse à droite et à gauche et, si la mer était assez basse pour laisser à découvert la frange des mollusques, elle mangeait quelque peu. Cependant elle n'avait pas l'air de connaître l'heure des marées ; elle n'en avait pas besoin, comme on va voir. Le bain terminé, la mouette restait quelques minutes au bord de l'eau à s'ébrouer comme un canard, se plumer, se sécher, puis elle remontait à pas comptés jusqu'à la plate-forme qui semblait être son domicile, pour le moins la salle à manger. Alors elle entreprenait une mimique à la manière des jeunes réclamant leur nourriture : frétille­ments des ailes, piétinements, la tête levée, le bec ouvert. Les autres mouettes qui, jusque là, ne s'étaient pas occu­pées d'elle, lui apportaient des sardines. Elles les laissaient tomber sur le terre-plein mais se posaient rarement et ne lui donnaient jamais la nourriture directement, de bec à bec. Il ne nous a pas été possible de savoir s'il y avait une ou plusieurs nourricières. Cependant, il semble que s'il s'était agi de plusieurs, la nourriture serait tombée du ciel à chaque instant. Ce n'était pas le cas : la mouette nourricière, une fois lâchée sa proie, disparaissait très longtemps. Elle allait vers le large, nous la perdions de vue... Les sternes nichent dans des trous, terriers peu pro­fonds. Je ne sais pas s'ils les creusent eux-mêmes. Ils poussaient des cris aigus quand nous nous approchions. 99:225 D'ailleurs ils crient tout le temps, sauf quand ils couvent. Ce sont de très jolis oiseaux blancs, avec une longue queue fourchue ; le bec et les pattes sont rouge vif en été, noirs en hiver. Ils ont perpétuellement l'air de s'amu­ser. En réalité ils cherchent des bancs de sardines ou de sprats. Ils se laissent tomber dans l'eau d'une hauteur assez grande, les ailes semi-fermées, mais ils plongent à peine et ressortent aussitôt avec le poisson. Ils l'avalent immédiatement et reprennent leur vol. Les fous sont très faciles à apprivoiser... provisoire­ment : il leur suffit d'une planchette sur un haut piquet. Ils y restent si on leur donne à manger. Cela ne les em­pêche pas d'aller loin, sur les plages, nager au milieu des baigneurs ; ils reviennent à leur planchette. Mais, à l'épo­que des mariages, ils disparaissent définitivement. Aux îles, leurs nids sont de simples dépressions dans la terre, non abritées. Ou même le rocher nu. Pour chercher leur nour­riture ils décrivent des cercles à moins de 100 mètres de hauteur et, quand ils voient une proie, ils font un piqué spectaculaire, plongent profondément, et ressortent avec le poisson dans le bec. Ils ne l'avalent jamais par la queue ; ils le lancent en l'air plusieurs fois jusqu'à ce qu'il retombe la tête la première. Un fou apprivoisé joue de la même manière avec une boulette de papier que l'on jette au-dessus de son bec. Il la fait sauter dix ou quinze fois, puis il la laisse tomber. Les frégates ne pourraient pas faire leur nid dans une plaine. Leurs immenses ailes les empêcheraient de s'en­voler. Il leur faut un rocher, la crête d'une grande vague ou le bord d'une falaise. S'il arrive qu'une frégate se pose ou tombe sur une eau calme, elle ne peut plus décoller. Les autres viennent autour d'elle en poussant des cris et essayent de la soulever avec leur bec. Nous avons trouvé les nids des frégates sur une sorte de balcon, au flanc d'une falaise. N'ayant aucun ennemi, même pas l'homme, elles ne s'effrayent pas. Nous avons pu les approcher pres­que à les toucher. Les mâles ont une poche rouge sous le cou, qu'ils gonflent comme un ballon ; ils restent ainsi longtemps, face au soleil. Il y avait beaucoup de petits, de toutes les tailles. Ils sont blancs et se tiennent verti­calement alors que les parents sont noirs et se tiennent horizontalement. 100:225 Étant donné que les frégates ne peuvent pas amerrir, elles repèrent de très haut un poisson à la surface, même et surtout un poisson mort, puis elles descendent, d'un vol impressionnant, passent au ras de l'eau et happent leur proie d'un rapide mouvement de tête. Mais elles ont un autre système : c'est de poursuivre les sternes et leur tirer les plumes de la queue. Le sterne, alourdi par les poissons qu'il vient d'avaler, les vomit pour fuir plus rapidement et la frégate les rattrape avant même qu'ils n'arrivent à l'eau. Les sternes étaient les seuls à s'effrayer de notre ap­proche. Ils poussaient des cris perçants, du fond de leur trou et, si nous insistions, ils s'envolaient, non sans avoir rejeté rapidement leur nourriture au bord du terrier. \*\*\* Un matin, de bonne heure, nous vîmes la chose la plus surprenante du monde : un paquebot se préparait à passer entre les îles. Nous étions occupés à la pêche « dehors », heureusement, car si nous nous étions trouvés à notre mouillage habituel, « dedans », il n'aurait pas pu passer. Le *Comandante Capela,* c'était son nom, faisait la côte du Brésil en touchant tous les ports : charge générale, pas­sagers de première classe et « passagers de pont ». Silen­cieux et confortable, c'était vraiment le bateau de rêve pour les « lunes de miel » et quelques touristes initiés. Je re­grette que ces beaux bateaux aient été remplacés par des « motonaves » beaucoup plus gros, qui ne peuvent entrer que dans les principaux ports. Celui-ci n'était pas très grand mais, entre les îles, il nous parut énorme. Il fit le tour de Santa-Barbara, donna quelques coups de sirène pour saluer les gardiens de phare, évita habilement les deux ou trois écueils qui se trouvent de l'autre côté, et disparut vers le nord. J'avais rencontré le *Comandante Capela,* l'année pré­cédente, au port de Ilheus. Nous nous trouvions le long d'un wharf, prêts à appareiller, quand il vint accoster derrière nous. Ses « gardes-montantes », c'est-à-dire ses amarres de l'avant, nous empêchaient de passer. Je fis une visite au capitaine pour lui demander de bien vouloir faire baisser les amarres un instant, dans l'eau ; nous passerions par-dessus. Je trouvai un gros homme jovial, très aimable : 101:225 « Où allez-vous maintenant ? » me demanda-t-il. « Aux Abrolhos. » Alors il me donna quelques trucs pour éviter les principaux écueils ; il me parla de la hauteur du soleil et de celle du phare, aux heures probables de notre atter­rissage, et il me raconta l'histoire suivante : « Un jour que je passais, à dix ou quinze milles de la côte, dans les eaux jaunes du Rio Doce ([^39]), j'avalai un tronc d'arbre. Mon hélice se mit à vibrer d'une façon inquiétante. Vous savez qu'il suffit d'une légère déformation ou même une différence de poids entre les pales pour provoquer des vibrations à croire que tout va casser. Je fis vider les ballasts de l'arrière pour faire sortir l'hélice de l'eau dans toute la mesure du possible, mais nous ne voyions rien. J'entrai dans les Abrolhos et je fis asseoir le bateau sur la petite plage de Santa-Barbara, avec une ancre mouil­lée loin sur l'avant et une aussière à terre. Nous avons pu réparer nous-mêmes à marée basse... Depuis ce temps j'ai pris l'habitude de passer entre les îles. Cela distrait les passagers et il me plait de réveiller les gardiens de phare à coups de sirène ! » \*\*\* Les amis lecteurs conviendront que ces petites his­toires, anecdotes banales, comme le récit qui précède, font tout de même rêver. Vous voyez d'ici, aujourd'hui, un pa­quebot, si petit soit-il, aller mettre son derrière sur une minuscule plage pour réparer lui-même son énorme hélice ? C'est impensable, c'est même probablement défendu par les règlements ! Un cargo, un paquebot, de nos jours, res­semble à une usine, une fabrique, avec un conseil d'admi­nistration ! Ces temps sont révolus. Il faudra trouver autre chose. 102:225 Je songe pour le Brésil, pour la France, pour tous les pays, non pas à deux ou quatre, mais cinquante, cent, savez-vous quoi ? Allons, messieurs, soyons sérieux, est-ce trop demander cent beaux et nobles voiliers avec, chacun, trente hommes d'équipage, tous décidés à n'accomplir au­cun autre exploit que d'acquérir sa discipline personnelle en s'acquittant proprement de son boulot, sous la baguette de chef d'orchestre d'un capitaine de vingt-six ans d'âge, doublé d'un autre, ou deux, plus un Bosco de cinquante ans ? Ces frégates à moteur qui font les cent pas par-ci par-là dans le monde, pour la météo, seraient-elles pas bien à la voile, pour qui, je dis, n'a pas envie de voyager, mais de naviguer ? \*\*\* #### « Le vieil homme et la mer » Le « Caboclo » dévoré par les serpents avait présumé de ses forces et de son savoir. Il l'a payé de sa vie. Les jeunes futurs sociologues aussi présumaient de leur capacité : ils se sont fait remettre en place. Par contraste, ceci me fait penser au vieil homme d'He­mingway ([^40]). Je ne sais s'il a existé ni s'il a réellement pêché cet énorme poisson. Il est possible de n'y voir que fiction littéraire. Mais l'histoire elle-même est probablement vraie car nous en avons vécu une autre presque semblable. Le port de Recife est, comme on sait, formé par un immense brise-lames dressé sur le corail qui longe toute cette partie de la côte brésilienne. Un pêcheur était allé relever son filet, le soir, à l'extérieur du récif, et ne revint que le lendemain matin ! Pourquoi ? Prenant l'air, au petit jour, sur le pont de L'*Étoile,* je vis apparaître, à l'extrémité du long môle, quelque chose qui ressemblait à une baleine. Je finis par distinguer un canot, avec ses deux avirons et une masse indistincte sur le côté. L'homme ramait de toutes ses forces mais sans résultat. J'ai appelé du monde et nous sommes allés lui donner un coup de main : ce qu'il remorquait était une tortue géante. 103:225 L'homme avait lutté toute la nuit. D'abord, le soir, il avait commencé à relever son filet et le remettre à l'eau, comme d'habitude. Il n'y avait pas de vent, la mer était lisse. Tout à coup voilà qu'il découvrit un gros trou dans le filet : « Ah ! non ! pensa-t-il, je ne peux pas le réem­ployer dans cet état » et il lança quelques mots sonnants à l'adresse du requin, responsable de ce trou. Ce n'était pas un requin, c'était la tortue. Elle avait tout déchiré, mais finit, malgré tout, par s'empêtrer là-dedans. Furieux, il essaya de l'assommer à coups d'aviron. Mais l'eau amortissait le choc ; et puis ces bêtes-là ont la tête dure ! Alors il ramena le reste du filet dans le canot. La tortue se débattait. Il l'amarra, d'abord par un aileron, puis par la tête : cela lui prit des heures parce que, entre temps, le vent s'était levé, il embarquait des paquets d'eau, il fallait écoper. La brise de terre l'avait fait dériver assez loin vers le large, sans qu'il s'en rendît compte tant il était occupé. Mais il pensait : « Si je le dis on ne me croira pas. Une tortue si grosse, ça ne s'est jamais vu ! » En effet, cette espèce de tortue ne dépasse guère cinq à six cents kilos mais celle-ci pesait *une tonne !* Et il marmonnait, tout en essayant pour la dixième fois de lui passer un nœud cou­lant à l'autre nageoire : « Une tortue, c'est bien plus fort qu'un homme, mais bien plus bête ; donc, c'est moi qui gagnerai la partie. » Ensuite il se mit à ramer, doucement, à petits coups. Il avait contre lui la brise nocturne et le courant. Il a « nagé » comme ça jusqu'au matin. « Le plus dur, nous a-t-il dit, ce fut de passer la pointe du môle. J'en pouvais plus. Alors j'ai mouillé mon grappin pour me reposer, mais il dérapait. Je n'avais pas assez de filin à lui donner. A la fin, il a croché, sans doute dans une pierre, et je me suis reposé. Puis, quand j'ai voulu re­monter le grappin, eh bien, ouiche ! il est resté au fond. J'ai coupé la corde et j'ai recommencé à ramer... » Cette tortue Luth ou Sphargis n'a pas d'écaille appa­rente. Sa carapace est recouverte d'une peau épaisse et noire. On l'emporta dans un camion à la ville pour la montrer et la peser à la balance municipale. Je ne sais pourquoi nous étions tous très fiers d'avoir vu un si gros animal... 104:225 Cet homme-là, du moins, n'avait présumé ni de ses forces, ni de sa capacité. La tortue donnait de terribles coups de nageoires : s'il n'avait eu le sang-froid, la pa­tience, la force et surtout l'habileté nécessaires, il aurait chaviré. Il aurait pu aussi, direz-vous, couper le filet et la laisser aller ; mais alors, qui l'aurait cru ? #### Intermède du Silencieux Un soir, à Valença, petite ville au fond du « Recon­cavo da Bahia », nous étions mouillés juste au milieu de la rivière, un peu en aval du pont. La ville semblait endormie. Mais à la Préfecture, nous voyions de loin les fenêtres grandes ouvertes et illuminées. Une réception, sans doute. Nous devinions les tentures rouges, les lustres étincelants, les fauteuils rococo, les mes­sieurs et les dames échangeant des saluts, mais de notre trou d'ombre on ne pouvait rien entendre. A quelque vingt brasses, près du pont, quatre ou cinq grands « Saveiros » étaient amarrés au quai. Les mâts se profilaient sur le ciel étoilé. Nous étions tous assis, comme d'habitude, sur nos chaises-longues, sans parler. L'un des Saveiros a hissé sa grand'voile sans aucun bruit et, tout doucement, s'est dé­taché des autres. Pas un souffle de brise ; il venait vers nous, porté par le courant, dans un silence absolu. Quand il fut presque à nous toucher, quelqu'un de chez eux dit à mi-voix : « *Boa noite *»*.* A mi-voix quelqu'un de chez nous répondit : « *Boa noite *» (Bonne nuit). Et ils passèrent. Je me penchai pour lire le nom sur son tableau arrière « *Si-len-cio-so *»*.* Bernard Bouts. 105:225 ### Journal logique par Paul Bouscaren *Nous sommes tous des assassins,* thèse fort contestable, beaucoup moins de nous dire tous meurtriers, encore moins et pas du tout de rappeler que nous sommes tous des condamnés à mort de naissance, -- les mortels et non les Immortels, disait le paganisme antique, en sa vérité reli­gieuse. Dans la Bible, avant le « tu ne tueras pas », que l'on oppose par quiproquo aux sentences capitales, il y a le très biblique *morte morieris :* il faudra mourir, tu n'y couperas pas. Mais plus encore, et qui invoque la Bible devrait le savoir : tu n'y couperas pas, *ayant mérité de mourir* (Genèse, 2/17). La contestation de la peine de mort fait un absolu du droit de vivre (en ce monde) que le péché originel relativise radicalement, selon l'esprit tra­ditionnel ; à quoi bon y fermer les yeux ? *En fait,* l'homme doit mourir ; *en droit,* il le mérite ; telle est la vérité pour la raison et pour la foi, nargue à la soif de mensonge moderne. \*\*\* *Sauver les hommes est-il chrétien ?* « Sauver les hom­mes », ou « le monde », le « salut du monde », ou « des hommes » : langage tout profane, sans rien de chré­tien, à moins du sophisme selon quoi, Jésus-Christ étant *le salut du monde,* lui seul *le seul salut des hom­mes en Dieu* (Actes, 4/12), réciproquement, parler « sa­lut du monde » parle chré­tien. 106:225 Au contraire de quel so­phisme, s'il y a quelque réa­lité des hommes et du mon­de, et, bien plus, quelque idée que l'on s'en fait, où puisse briller par son ab­sence (osons le dire de la sorte), le Christ dont témoi­gnent les Évangiles, alors, quoi de chrétien à sauver les hommes et le monde, soit de propos ou d'action ? Quoi de chrétien, et pourquoi pas l'Antéchrist, dans un salut du monde sans le Christ, dans un salut des hommes sans leur retour à Dieu ? Le Sauveur du monde et le sa­lut du monde, c'est un dans la foi, mais le monde n'a pas la foi. \*\*\* *Christianisme social* sup­pose que l'on puisse parler de christianisme humain ; est-ce possible sans équivo­que, voire sans contradic­tion ? La vie sociale est-elle matière (au sens où elle est matière de l'action sociale), ou forme que doit prendre le christianisme ? Forme so­ciale de droit humain, ou de fait historique, multiforme et défectueuse ? Humain en tant qu'humain, ou selon l'ordre surnaturel de la grâ­ce, en Adam puis en Jésus-Christ ? Le christianisme en for­me sociale, c'est l'Église ; la vie sociale matière d'action chrétienne, il s'agit de la société politique, où l'on veut des relations accordées aux exigences de l'Évangile. Mais cela, en principe ; en prati­que, il peut y avoir christia­nisme social en sens inverse, et c'est-à-dire un christianis­me prenant, de la société politique sur laquelle on veut agir, forme d'idéologie humanitariste ou nationali­tariste. Quant à un ordre humain, l'ordre surnaturel de la grâce le suppose com­me premier, puisque la grâ­ce vient à la nature ; mais encore faut-il connaître la nature créée par Dieu, ne pas la méconnaître, voire la nier, selon les idées que s'en font les hommes ; et bien plus, idées fausses inévita­bles selon que la nature pri­vée de la grâce se montre incapable d'elle-même, d'ac­tion et de pensée. \*\*\* 107:225 *Est-il chrétien de lutter pour un monde meilleur,* en quel sens, de quelle manière, à quelles conditions, et sous quelles réserves indispensa­bles s'agira-t-il de combattre avec Jésus-Christ, et non pas contre son Évangile ? *a*) La mentalité démocra­tique fait un scandale de pa­reille question ; mais : 1°) elle a cru qu'il suffi­sait de passer à la démocra­tie, à la souveraineté du peu­ple par le suffrage univer­sel, force lui est de constater qu'il faut lutter de bien au­tre sorte contre l'injustice ; 2°) précisément parce qu'il y a préjugé collectif dé­mocratique, gare à ne pas en faire un tabou à l'encontre de cette question ! *b*) Que la vie chrétienne doive lutter, l'Évangile en parle assez clair. *c*) Quant à un monde meilleur, l'Évangile même en est évidemment la Bonne Annonce de salut divin. *d*) Quel rapport de cette vie en lutte à ce bonheur en Dieu ? Les Béatitudes peu­vent-elles s'accorder avec un terrestre monde meilleur ? L'Évangile en parle-t-il ? S'il est humain de lutter à cette fin, quel rapport de l'hu­main au chrétien ? Mais d'abord, est-il hu­main de ne voir qu'un sens à être humain ou chrétien ? Est-ce une chose humaine qui fait l'humain, une chose chrétienne qui fait le chré­tien ? Il est humain de man­ger pour vivre, inhumain de vivre pour manger ; s'il est humain de lutter pour un monde meilleur, n'est-il pas inhumain d'en faire la vie humaine, et la vie chrétien­ne ? *Rien n'est humain ni chrétien qui se donne seul pour être humain ou chré­tien ;* rien n'est vraiment hu­main qu'à sa place dans la vie humaine, rien n'est vrai­ment chrétien qu'à sa place dans la vie chrétienne ; quelle est donc la place de la lutte pour un monde meilleur dans la vie humai­ne et dans la vie chrétienne de chacun ? Allons plus loin, logique­ment : cette lutte a-t-elle place indispensable en toute vie, ou le vouloir ne relève­rait-il pas de quelque qui­proquo, -- du genre « avoir faim et soif de la justice » ? Un monde meilleur : s'agit-il de faire chacun son possible pour qu'il s'y trouve, de sa part, plus de bien et moins de mal, alors, sans aucun doute, c'est oui ; mais s'agit-il d'une révolution qui dé­truise le monde actuel pour un monde futur à l'abri des maux présents, alors, autre histoire ! 108:225 Et quel rapport à l'Évangile, sinon celui de messianisme temporel à messianisme éternel ? \*\*\* « Le pape Paul VI n'est certainement pas imprégné de l'idéologie démocratique, comme l'en accusent à tort certains esprits excessifs. » (Paul de Lubac, in *La Revue universelle* n° 16, p. 59-60.) En réalité, de même que l'organisme des humains mo­dernes est chargé de toxines par une alimentation insen­sée, voué de la sorte à des infirmités de l'âge qui sont bel et bien le poids des pre­mières années sur les der­nières ; de même, il y a l'idéologie démocratique, et il y a le fait que la menta­lité démocratique fausse le jugement ; d'où résulte une pensée moderne dont le propre est de s'inscrire en faux, par le droit de l'évo­lution universelle, contre tout le passé, où l'on voit le temps qui a fait tout son temps pour que notre temps soit tout le nôtre. Idéologie démocratique, équivoque du peuple se gou­vernant lui-même, équivoque de la disposition de soi-même par la liberté de cha­cun : *chacun suppose son unité,* laquelle ? le peuple, selon quelque unité, obtenue de quelle sorte, -- ou selon la multitude, qui n'a rien d'un peuple ? Ouverture de l'Église à quel monde, s'il s'agit d'un monde moderne anti-monde réel, réalité qui ne peut être zéro de son passé ? \*\*\* L'hypothèse d'un régime démocratique est la même que celle des autres régimes politiques : pas de société sans un pouvoir souverain qui la gouverne ; la démo­cratie partage ce pouvoir en­tre tous ; reste alors à faire le partage de façon que le pouvoir soit respecté, le gou­vernement assez obéi pour obtenir en effet le bien com­mun social. Oui ou non, le pouvoir politique doit-il être d'abord efficace, en ce sens-là, -- ou d'abord partagé par tous ? Telle est la question posée par la démocratie à tous les citoyens dignes de ce nom, et si le nom même de la démocratie n'est pas un leurre, voilà tout, afin que le pouvoir soit impuis­sant et les exploiteurs du peuple à l'aise. \*\*\* *Homme d'abord, le chré­tien ?* Oui et non. Oui, selon qu'il s'agit d'un individu de l'espèce humaine, qui doit vivre en homme, et n'est pas incapable par nature de sa vie naturelle, vérité de La Palisse ; mais non pas en ce sens que la grâce du Christ vienne à une nature qui n'a pas besoin d'elle pour sa vie propre, et vien­ne, moins encore, à des hom­mes vivant en hommes sans avoir besoin du Christ pour le bien faire. 109:225 Il est bien vrai que Dieu veut le salut de tous les hommes, et le salut consiste en la bienheureuse éternité avec lui ; mais cela, non point par notre nature, même fidèle à soi-même par la grâce surnaturelle que Dieu veut nous donner, d'une part, mais que, d'autre part, nous n'avons pas toute facilité à recevoir en l'être que nous sommes, de source et de course. Peut-être né­gligeons-nous ces précisions désagréables sur la vérité chrétienne (II.II. 24, 2). \*\*\* *La science détruit-elle la religion ?* Titre d'un volume de l'encyclopédie « Je sais, je crois » ; demandons qu'appelez-vous « la scien­ce », sinon la science expéri­mentale ? Que signifie de l'appeler « la science », si­non que, pour l'homme mo­derne, ou bien c'est elle, ou c'est l'ignorance, comme le professait en Sorbonne le lo­gicien Edmond Goblot ? Mais alors, quelle place laissée à la religion ? Cette dernière question n'a-t-elle pas la ré­ponse des faits ? \*\*\* -- Dieu n'a pas fait les belles filles pour qu'elles pourrissent dans les cou­vents. -- Non, sans doute, puis­que, assez clairement, il les a faites belles pour la même raison qu'il a donné à l'hom­me une aide semblable à lui, et c'est-à-dire pour la conti­nuité de l'espèce humaine. Mais celle-ci exige-t-elle que tous les humains y pour­voient, nullement ; et quelle finalité naturelle, d'ailleurs, voyons-nous exiger de la sor­te, par tout ou rien ? Belles filles et beaux garçons étant aussi autre chose que chair bien balancée, à quoi ne les réduit pas de les appeler ainsi, Dieu n'a pas à se con­tredire pour les vouloir au couvent ; et quant à pourrir la belle jeunesse... Je pense à sainte Catherine de Sienne comme elle fut ce qu'elle fut, et à sa réponse au prêtre es­sayant de lui faire écouter un peu plus certaines da­mes : « Si vous sentiez la puanteur que m'exhalent ces belles bouches, vous vomi­riez tout ce que vous avez dans le ventre ! » \*\*\* Le monde a toujours été contraire à Dieu, le monde moderne est la contradic­tion de Dieu ; premièrement, par la démocratie, la liberté de l'homme souveraine ab­solue ; deuxièmement, par la science expérimentale, tout principe de vérité exclu au profit des postulats de l'axiomatisme. De la sorte, l'Église ouverte au monde (moderne) tolère d'être dite en elle-même, sinon faite par elle-même, la contradic­tion de Dieu. 110:225 Tout soudain, je me trouve à me deman­der s'il nous est permis de nous étonner si fort de voir l'Église catholique en ruptu­re de tradition ; certes, voilà un scandale qui ne passera point, qui doit être bouté de­hors et le sera ; mais enfin, l'Église a toujours eu maille à partir avec le monde tel qu'il fut le monde à chaque époque, et Dieu sait si elle en a souffert toutes sortes d'infections ; or, aujour­d'hui, qu'est-ce que le mon­de, sinon une rage frénéti­que d'anti-tradition, d'anti-passé, d'un humain voulant vivre à présent, et alors, pou­vait-il en être ainsi du mon­de sans que l'Église, pour énorme que ce soit, s'in­fecte d'anti-tradition catho­lique, et, bref, d'anti-catho­licisme ? Paul Bouscaren. Ouvrages de Paul BOUSCAREN, que l'on peut se pro­curer chez l'auteur (Beausoleil-Haut, 82000 Montauban) : -- *Travail numéro un.* *-- Les logia de Monsieur Pouget, ou l'intelligence en flagrant délit.* *-- La République absolue* (1958-1959). *-- La guerre de l'école* (1960). *-- Dieu seul est bon.* *-- L'absurde, comme il est fin.* -- « Service de critique thomiste », 71 *notes,* de novem­bre 1961 à novembre 1969. 111:225 ### Le combat spirituel « *J'ai combattu le bon combat* »*.\ *(*Saint Paul,* II Tim. 4 ; 7.) PAR une sorte de ministère diabolique dont il s'ac­quitte fort bien, l'esprit du monde, docile à l'em­pire de son prince, souille et corrompt tout ce qu'il touche, même ce qu'on appelle aujourd'hui *les vacances,* cette détente heureuse qui devrait être un repos et un ra­fraîchissement du regard dans la douceur de l'été ; quel­que chose qui rappelle à l'homme le mystère de son enfance. Hélas, il lui faudrait pour *cela* chasser de son champ de vision le déferlement de vulgarité, d'irrespect et d'ava­chissement dont les Français donnent le spectacle pendant deux mois de l'année. Délivré pendant un temps des con­traintes que lui impose l'humble soumission à son devoir d'état, le peu d'ordre et de décence qui lui reste s'étant vola­tilisé, l'*homo vacans* n'est plus retenu par rien. 112:225 Pendant cette saison, qui risque pour beaucoup d'être une saison en enfer, le soldat chrétien ne désarme pas. Il se souvient de cette grande et mystérieuse parole de l'Écriture empruntée au livre de Job : « *Militia est vita hominis super terram *» (Job 14 ; 1). (La vie de l'homme est milice sur la terre.) Il incombe à celui que saint Paul appelle *bonus miles Christi,* le bon soldat du Christ (II Tim. 2 ; 3) de livrer bataille au sein de l'*Ecclesia militans,* non point contre la chair et le sang, mais, nous dit l'apôtre, « contre les puis­sances des ténèbres qui sont répandues dans les airs » (Eph. 6 ; 12). Et parce que cette guerre nous est déclarée *ab origine mundi,* saint Paul dresse, une fois pour toutes, devant sa recrue la liste des armes dont il devra faire usage en per­manence : le casque, le bouclier, l'épée ; c'est proprement l'armure d'un centurion de l'époque romaine (Eph. 6 ; 13). Quelle chose étonnante que le grand apôtre, assoiffé d'une paix intérieure qu'il éprouve comme un avant-goût du ciel, soit si enclin à se référer à l'état de guerre, aux vertus militaires, au vocabulaire du soldat et de l'athlète. « Et c'est bien ainsi que je cours, moi, non à l'aventure, c'est ainsi que je cogne (*sic pugno*)*,* mais sans frapper dans le vide ! Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir servi d'instructeur pour les autres, je ne sois moi-même disqualifié. » (I Cor. 9 ; 26.) « Mais si c'est dans une vue humaine que j'ai combattu contre les bêtes à Éphèse, que m'en revient-il ? » (I Cor. 15 ; 32.) : La vraie nature de ce combat ne doit pas nous échapper. Elle apparaît plus clairement dans le fameux passage de la deuxième épître aux Corinthiens où il est question d'un ange de Satan qui frappe Paul au visage pour qu'il ne tombe dans l'orgueil : 113:225 « A ce sujet, par trois fois j'ai demandé au Seigneur qu'il s'écarte de moi. Mais il m'a déclaré : « Ma grâce te suffit, car c'est dans la faiblesse que se déploie ma force ». » (II Cor. 12 ; 7-9.) Cette dernière parole de l'apôtre indique le lieu vérita­ble où se livre la bataille de la sainteté, qui est non pas l'aire extérieure des prouesses visibles, mais cette zone pro­fonde et ignorée où l'âme consent à n'être rien pour que Dieu soit tout. Le lieu du combat spirituel, c'est l'intérieur de l'âme, et les deux belligérants sont l'orgueil et l'humilité. Il y a en chacun de nous un vieux fond imperméable qui ignore ou qui refuse la grâce, et il y a l'homme nouveau, Jésus-Christ, en dehors duquel il n'y a pas de salut. Ce dualisme tragique dont notre âme est *chaque jour* le théâtre, saint Paul en a fait une ample description dans le chapitre VII de son épître aux Romains. Jean Racine a transposé cette doctrine en des vers admirables qui sont l'honneur de notre poésie religieuse : *Mon Dieu, quelle guerre cruelle !* *Je trouve deux hommes en moi :* *L'un veut que, plein d'amour pour toi,* *Mon cœur te soit toujours fidèle ;* *L'autre, à tes volontés rebelle,* *Me révolte contre ta loi.* *L'un, tout esprit et tout céleste,* *Veut qu'au ciel sans cesse attaché,* *Et des biens éternels touché,* *Je compte pour rien tout le reste ;* *Et l'autre, par son poids funeste,* *Me tient vers la terre penché.* *Hélas ! en guerre avec moi-même,* *Où pourrai-je trouver la paix ?* *Je veux, et n'accomplis jamais.* *Je veux, mais, ô misère extrême,* *Je ne fais pas le bien que j'aime,* *Et je fais le mal que je hais.* 114:225 Le ton si juste, l'émotion contenue et si parfaitement mesurée de ces strophes s'achèvent sur une véritable prière d'une douceur toute racinienne : *O grâce, ô rayon salutaire !* *Viens me mettre avec moi d'accord,* *Et, domptant par un doux effort* *Cet homme qui t'est si contraire,* *Fais ton esclave volontaire* *De cet esclave de la mort.* ([^41]) Ceci nous place au centre d'un conflit essentiellement intérieur et spirituel. On comprend dès lors comment combat et contemplation, loin de s'opposer ne sont que les deux aspects d'une même exigence. Tout contemplatif est tenu de conquérir de haute lutte cette paix et cette unité intérieure, objet de son désir et de sa vigilance. Dans le cas de sainte Jeanne d'Arc, la nécessité du combat pour Dieu répondait à une triple exigence qui donne à sa vie quelque chose d'harmonieux et de rayon­nant. Elle a combattu à la fois au plan temporel, au plan ascétique, au plan de la vie intérieure. Le combat temporel requiert pour ceux qui y sont ap­pelés par état l'usage des armes, l'acceptation des con­traintes de la guerre, le sacrifice de la vie. Jeanne a accepté l'affrontement sanglant des batailles non point malgré sa sainteté, mais à cause d'elle. Elle a rehaussé le caractère sacré des vertus guerrières aux­quelles le trésor de la vie divine est lui-même redevable. Ceux qui récusent le bien-fondé de cette proposition sont de faux spirituels, comme étaient de faux historiens et de faux intellectuels les ingrats détracteurs de l'armée que Charles Péguy naguère prenait à partie : 115:225 « Comme si leur propre enseignement et leur propre rayonnement, pour ainsi parler, n'était pas mesuré d'abord, n'était pas constamment mesuré par la quantité de terre temporelle où on parle français... Il n'y a rien à faire à cela. Et il n'y a rien à dire. Le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race... Le légionnaire, le lourd soldat a mesuré la terre à ce qu'on nomme si improprement la douceur virgilienne et qui est une mélancolie d'une qualité sans fond. « Il faut aller plus loin. Non seulement c'est le soldat romain qui a porté la voûte romaine et qui a mesuré la quantité de terre, mais il a été le temple et il n'a pas seulement mesuré la terre pour la mélancolie virgilienne, il a mesuré la terre pour les deux grands héritages de l'homme ; pour la philosophie et pour la foi ; pour le monde antique et pour le monde chré­tien ; pour Platon et pour les prophètes ; pour la pensée et pour la foi ; pour l'idée et pour Dieu. » (*L'Argent, suite.*) Jeanne, ensuite, comme une bonne chrétienne fidèle, a livré une autre sorte de combat : celui de l'ascèse et de la pénitence, celui de la modestie dans les propos, de l'austère vigilance, la garde des yeux et la garde du cœur. Les témoins rapportent que, dans les débuts surtout, elle s'obligeait au soir des batailles à coucher dans son armure, à même le sol, afin de protéger sa vertu. Enfin, Jeanne d'Arc, on l'oublie souvent parce que sa vie est d'une qualité poétique extraordinaire, a été plus encore le soldat d'un royaume invisible où nul regard ne pénètre. 116:225 Elle s'est conduite comme une grande mystique mue par le Saint Esprit, guidée par « ses frères du paradis » qui parfois la laissaient seule, sans visite, dans la nuit de la foi. Alors elle ne faisait rien d'elle-même ; elle atten­dait communication, faisant mourir son impulsivité naturelle, comme tous les grands saints, comme saint Paul, vou­lant suivre Jésus-Christ dans le renoncement d'une mort quotidienne, « quotidie morior » (I Cor. 15 ; 31). Elle a mené ce combat à la fine pointe de l'âme, passant par des épreuves sans nom, allant jusqu'à renier ses voix car Dieu la voulait sans secours, livrée à sa conduite jusqu'à la mys­térieuse transformation de l'âme qui échappe au regard des hommes : « Passez outre. Je m'en remets à mon sauveur » disait-elle pendant son procès. Le voile qui nous cache les splen­deurs de la vie divine dans l'âme des saints ne se lèvera que dans l'éternité, où Dieu sera tout en tous. En attendant, nous mènerons le bon combat avec Paul de Tarse, avec Jeanne de Domrémy, avec Thérèse de Lisieux, et aussi -- pourquoi pas 2 -- avec les légionnaires du 2^e^ R.E.P. qui délivrèrent Kolwesi. Benedictus. 117:225 ## La principale fête patronale de la France ### Une fête nationale *Notre-Dame est la patronne principale de la France au titre de son Assomption. Ce patronage, qui remonte au vœu du roi Louis XIII en 1638, a été confirmé par le pape Pie XI dans sa lettre apostolique* «* Galliam *» *du 2 mars 1922 : elle est citée plus loin sous le titre :* «* La consécration de la France à Marie *». *Cette même lettre apostolique établissait comme patronnes secondaires de la nation française sainte Jeanne d'Arc et sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.* ([^42]) *La fête de sainte Jeanne d'Arc, que nous avons célébrée par le pèlerinage national du 7 mai dernier à Notre-Dame de la Garde, est en même temps une* «* fête nationale *» *au sens légal du terme : établir une fête nationale appartient au pouvoir politique et non à l'autorité religieuse.* *Sans doute y a-t-il, pour l'Assomption, l'acte du roi Louis XIII. Mais ce serait un anachronisme d'y voir l'institution d'une fête nationale. La notion et l'expression de fête nationale semblent bien ne dater que de la révolution, pour désigner le 14 juillet.* 118:225 *La légalité actuelle de la république française reconnaît :* *-- une* « *fête nationale *»*, celle du 14 juillet ;* *-- une* « *fête nationale de Jeanne d'Arc *»*, au mois de mai ;* *-- une* « *fête de la victoire *»*, le 11 no­vembre ;* *-- une* « *fête du travail *»*, le 1^er^ mai.* *L'Assomption n'est pas une fête natio­nale au sens strictement juridique de la loi civile. Elle est une fête exclusivement religieuse : une* « *fête patronale *»*, la principale fête patronale de la France. Cependant les catholiques peuvent bien la considérer, la célébrer, la vivre comme une véritable fête nationale, plutôt que le 14 juillet, anniversaire et célébration d'un hideux massacre révolutionnaire.* *En pèlerinage le 15 août avec Mgr Lefeb­vre, nous prierons pour que, par l'inter­cession de la T.S. Vierge, la France puisse retrouver sa santé civique, son ordre poli­tique, sa foi religieuse.* 119:225 ### Brève histoire de la fête de l'Assomption en France par Jean Crété LA TRÈS SAINTE VIERGE MARIE est honorée en la fête de son Assomption comme patronne principale de la France. Bien entendu l'Assomption est, avant tout, une fête catholique qui appartient à l'Église uni­verselle ; elle remonte au moins au V^e^ siècle, et elle atteste la croyance antique des pasteurs et des fidèles à la glori­fication en corps et en âme de la très Sainte Vierge Marie, croyance qui est devenue un dogme de foi solennellement défini par Pie XII le 1^er^ novembre 1950. Cette définition a entraîné la composition d'une nouvelle messe qui exprime plus clairement la foi de l'Église en l'Assomption corpo­relle de Marie. Notre pays, comme d'ailleurs beaucoup d'autres, a tou­jours eu une vénération spéciale pour la Sainte Vierge on en trouve des traces dans la Chanson de Roland et dans bien d'autres écrits. Parmi les reliques contenues dans son épée Durandal, Roland mentionne une dent de sainte Ma­rie : une dent, parce qu'il ne peut exister d'autre relique du corps glorifié et élevé au ciel de la Sainte Vierge. 120:225 Mais le patronage de la Sainte Vierge sur la France résulte du vœu fait par le roi Louis XIII en 1637, pour obtenir la naissance d'un dauphin. En effet Louis XIII, né en 1601, roi en 1610, arrivait à l'âge de 36 ans sans avoir de fils. Pour en obtenir un, il consacra solennellement son royaume à la Sainte Vierge, en faisant vœu, entre autres choses, de rappeler cette consécration par une procession qui se ferait chaque année le 15 août dans toutes les paroisses de France. La naissance, en 1638, du dauphin qui devait être Louis XIV, fut la réponse du ciel à ce vœu. Depuis lors, la Sainte Vierge a constamment été ho­norée comme patronne de la France en sa fête de l'Assomp­tion. Vint la révolution. Au lendemain du concordat de 1801, Bonaparte fit savoir au cardinal-légat Caprara qu'il ne voulait pas plus de quatre fêtes d'obligation en France, en dehors du dimanche : Noël, l'Ascension, l'Assomption, la Toussaint. Pourquoi Bonaparte, qui avait ainsi supprimé des fêtes aussi importantes que l'Épiphanie (fériée aujour­d'hui encore dans tous les pays chrétiens) et la Fête-Dieu, très populaire, a-t-il conservé l'Assomption ? Tout simple­ment parce que lui-même était né le 15 août ! C'était son anniversaire, et, dans son esprit, anniversaire et fête étaient synonymes. Devenu empereur, en 1804, il décréta que le 15 août serait la *fête de l'empereur* ou *saint Napoléon.* Et il enjoignit au cardinal Caprara d'introduire une fête de saint Napoléon à la date du 15 août. La demande était un peu embarrassante, car la place était prise et, de sur­croît, on ne connaît pas de saint Napoléon. Mais un Italien trouve toujours une combinazione pour se tirer d'affaire. Le cardinal Caprara, tout en maintenant, bien sûr, l'As­somption à la date du 15 août, y ajouta une mémoire et une leçon historique du martyr saint Neapolis ; il suffisait de faire commencer la leçon par : *Neapolis seu Napoleo,* et l'empereur obtenait satisfaction. On a reproché cette petite ruse à Caprara. C'était bien moins grave que d'avoir donné l'institution canonique à dix évêques constitutionnels qui, au dire de Bernier, avaient *reçu* la bulle du pape : *reçu,* en ce sens qu'ils en avaient entendu lecture et qu'ils avaient tenu le document dans leurs mains ! On ne précisait pas qu'ils l'avaient rejeté avec de violentes protes­tations ! 121:225 Le 15 août pouvait devenir la saint Napoléon, il restait avant tout la fête de l'Assomption, qu'il redevint exclusivement en 1814. En 1852, Napoléon III rétablit la *fête de l'empereur* à la date du 15 août, mais sans trop parler de saint Napoléon ; en tout cas, la mémoire de saint Neapolis ne fut pas rétablie. Qu'était devenue la procession du vœu de Louis XIII sous la Révolution et l'Empire ? Nous ne le savons pas. En tout cas, elle fut célébrée avec éclat sous la Restauration et, avec plus de discrétion, par la suite. Certains diocèses adoptèrent même, sous la Restauration, une *fête de la bien­heureuse Vierge Marie en mémoire du vœu de Louis XIII,* fixée au dimanche dans l'octave de l'Assomption. Cette fête a été supprimée en 1913 en vertu de la règle établie par saint Pie X interdisant l'assignation perpétuelle d'une fête au dimanche. La messe de cette fête était celle de l'As­somption, avec des oraisons propres, dont voici la tra­duction, d'après le *paroissial des fidèles* de Mgr Marbeau (édition 1910), qui n'en donne pas le texte latin : *Oraison :* Ô Dieu qui, après avoir élevé au-dessus des chœurs des anges la T.S.V. Marie votre Mère, l'avez don­née pour patronne à vos fidèles, daignez jeter des regards de miséricorde sur la France que la piété d'un de ses rois a mise, par un vœu perpétuel, sous la protection de cette puissante Vierge. Vous qui vivez... *Secrète :* Ô Dieu à qui un pieux roi de France s'est consacré, lui et son royaume, daignez par cette hostie que nous vous immolons, et par l'intercession de la bien­heureuse Vierge, Mère de Jésus-Christ, protéger toujours notre pays. Par le même Jésus-Christ... *Postcommunion *: Ô Dieu qui ne cessez de nous forti­fier par vos saints mystères, faites qu'avec la bienheureuse Marie toujours Vierge, nous ayons part aux joies éter­nelles, nous qui sincèrement dévoués à son culte, l'hono­rons comme la patronne de notre nation. Par Jésus-Christ... 122:225 La très Sainte Vierge est donc, par la volonté du roi Louis XIII, la patronne ou protectrice de la France. Au XX^e^ siècle, on a précisé : *patronne principale,* pour bien marquer la préséance de ce patronage marial sur les patro­nages secondaires de sainte Jeanne d'Arc et de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, institués l'un en 1922, l'autre en 1944. On remarquera que l'oraison citée plus haut parle de *vœu perpétuel.* En quoi consiste ce vœu perpétuel ? Avant tout, il consiste à considérer la Sainte Vierge comme étant irrévocablement la patronne de la France. En second lieu, il consiste à rappeler chaque année ce patronage, en la fête de l'Assomption, par une procession. Cette procession s'insère normalement entre les vêpres et le salut du Saint-Sacrement. S'il n'y a pas de vêpres, on peut placer la procession avant ou après la messe ; et si le prêtre, contraint d'assurer plusieurs messes, ne peut s'attarder, rien n'empêche les fidèles de faire la procession entre eux. L'intention de Louis XIII était d'instituer une procession extérieure ; il est donc bon de la faire hors de l'église, si c'est possible. Le cérémonial de la procession varie selon les diocèses. On chante toujours, en premier lieu, les litanies de la Sainte Vierge ; si la procession est longue, on peut y ajouter d'autres chants en l'honneur de la Sainte Vierge, même des cantiques en français, puisqu'il ne s'agit pas d'une action strictement liturgique, ou quelques dizaines de cha­pelet. Au retour de la procession, on fait une station à l'autel de la Sainte Vierge, au chant du *Sub tuum praesi­dium,* avec un verset et une oraison. En certains diocèses, on chante aussi le psaume 19 *Exaudiat te Dominus in die tribulationis,* choisi à cause de son dernier verset : *Domine, salvum fac regem : et exaudi nos in die qua invocaverimus te.* (Seigneur, sauvez le roi, et exaucez-nous au jour où nous vous invoquons.) On trouvera ce psaume au 2^e^ nocturne des matines du Saint-Sacrement ; il semble qu'il fasse partie du cérémonial primitif, voulu par Louis XIII. D'après une tradition qui paraît sérieuse, c'est pour le chant de ce psaume que Louis XIII aurait composé lui-même le célèbre *ton royal,* très souvent employé depuis pour le chant du Magnificat ; c'est donc le cas de l'employer. 123:225 Certains diocèses ont pour la messe de l'Assomption une prose *Plaudamus cum superis,* dont les deux dernières strophes rappellent le vœu de Louis XIII : *Te tota gens obsecrat,* *Tibi se rex consecrat,* *Consecrat imperium.* *Salva regem Galliae,* *Ama dici patriae* *Tutum patrocinium.* « La nation entière vous implore ; à vous le roi se consacre, il consacre son royaume. Sauvez le roi de France, aimez à être appelée notre sûr patronage. » Nous souhaitons qu'un effort soit fait pour rétablir cette procession votive dans les lieux où elle a disparu. De toute façon, nous devons toujours nous souvenir que la Sainte Vierge est la patronne principale de la France et l'invoquer comme telle. Au jour de l'Assomption, tout en honorant en premier lieu, avec toute l'Église, le mystère de la glorification de Marie en corps et en âme dans le ciel, nous l'invoquerons aussi, selon le vœu du roi Louis XIII, comme la protectrice de notre patrie. Jean Crété. 124:225 ### Une statue d'Henri Charlier par Antoine Barrois L'Assomption à Notre-Dame de Lumière\ 10, rue des Terrasses, Troyes LE CHRONIQUEUR. -- Nous n'en sortirons pas si nous entreprenons de tout regarder en même temps. LE COMMENTATEUR. -- C'est bien mon avis. Aussi je vous propose de nous en tenir à une œuvre et de nous essayer à la regarder attentivement. Vu que la sténographie de notre entretien paraîtra dans le dernier numéro d'ITINÉ­RAIRES avant le 15 août ; il me semble que nous pourrions commencer par *l'Assomption de Notre-Dame.* C'est une des dernières œuvres de Charlier et, à mon humble avis, l'une des plus achevées. LE CHRONIQUEUR. -- Accepté. OREMUS. -- Oui mais... LE CHRONIQUEUR. -- Flûte ! Pas de politique. LE COMMENTATEUR. -- Si vous permettez, la visite com­mence. 125:225 OREMUS. -- Je voulais dire qu'avant de commencer la visite comme vous dites, j'ai besoin d'une introduction. Je crois que cette statue fait partie d'un ensemble... LE CHRONIQUEUR. -- Du plus grand ensemble décoratif­. Charlier ait eu la possibilité de mener à bien : la Chapelle Notre-Dame de Lumière -- quelle invocation ! -- à Troyes. OREMUS. -- ... D'autre part je connais mal l'œuvre plas­tique de Charlier. Mais je connais bien les méditations de son alter ego, Minimus, que j'ai longuement fréquenté, avec grand profit. LE CHRONIQUEUR. -- Cela vous aidera. Mais tenez, je vous ai ouvert l'album de ses œuvres à la page cinquante et un. -- Oui, c'est la bonne. La reproduction en couleurs est honorable. LE COMMENTATEUR. -- La photographie de sculpture, c'est de la trahison organisée. On ramène à deux dimen­sions ce qui, précisément, a été conçu en trois. Avec les couleurs, c'est encore pis, car il s'y ajoute la trahison chromatique. LE CHRONIQUEUR. -- Pas de gros mots, s'il vous plaît...Cela permet tout de même de savoir de quoi on parle. Es­sayez donc de vous figurer une statue d'après une descrip­tion ! LE COMMENTATEUR (sur le ton ad hoc). -- Par ici, Mes­sieurs, Dames. *L'Assomption de Notre-Dame,* telle que l'a sculptée Hen­ri Charlier, mesure un mètre soixante quinze (sans son piédestal) et pèse environ une tonne. Cette œuvre fait par­tie d'une décoration monumentale complète. Elle est, plas­tiquement et spirituellement, inséparable de l'arc triomphal, appliqué au mur du fond, qui centre l'édifice et dirige l'attention vers l'essentiel : l'autel et le tabernacle. LE CHRONIQUEUR. -- Vous ne pourriez pas parler comme tout le monde ? 126:225 LE COMMENTATEUR. -- On peut toujours essayer. (Nor­mal.) Un grand Christ en croix apparaît dans cet arc triomphal, ouvert sur le ciel. De chaque côté du Christ, taillés en bas-relief dans l'arc lui-même, Moïse et Élie ; au sommet l'Esprit Saint. Le Fils de Dieu s'entretient avec Moïse et Élie de sa mort prochaine sur la croix. C'est la Transfiguration. OREMUS. -- La Transfiguration, c'est la manifestation mystérieuse de la gloire du Fils de l'Homme crucifié et glo­rifié de toute éternité dans la pensée divine. LE COMMENTATEUR. -- Si vous permettez, nous en res­terons là, car il est convenu que c'est la statue de l'Assomp­tion que nous regardons. Et donc regardons-la. D'abord le mouvement intérieur : il y a une flexion générale mais légère du corps, il y a une certaine cambrure (fréquente chez Charlier) et il y a une rotation marquée de la tête à peine relevée. C'est ce mouvement interne qui donne à l'œuvre sa qualité la plus frappante : la légèreté. Il s'agit d'un envol... OREMUS. -- D'un passage à l'éternité. Marie quitte notre vallée de larmes. Elle est tournée vers son Fils et s'élève vers son Créateur. Elle ne pèse plus sur ses pieds. On la dirait comme transportée par ce qu'elle voit. LE COMMENTATEUR. -- Mais plastiquement, ce qui per­met de le sentir, c'est cette flexion interne tour à tour légère et brusquement accentuée. Car je vous assure qu'elle pèse toujours son poids de pierre. N'oubliez pas de méditer cela aussi : que cette œuvre qui suggère immédiatement l'envol a nécessité le renforcement du sol où elle repose, sur plusieurs mètres carrés. LE CHRONIQUEUR. -- J'ajoute pour la petite histoire que la statue n'est pas tout à fait à l'emplacement prévu par Henri Charlier. Si elle avait été à l'angle du mur qui est sur sa droite, sans doute aurait-on mieux vu cette cambrure dont vous parliez ? 127:225 LE COMMENTATEUR. -- Bien sûr. Et d'autre part, elle aurait occupé un meilleur emplacement du point de vue de la décoration de la chapelle. Là où elle est, elle flotte un peu le long du mur. On ne voit pas très bien pourquoi elle est à cet endroit plutôt qu'un peu plus à gauche ou à droite. LE CHRONIQUEUR. -- Cependant Charlier a accepté le déplacement. Et l'invention décorative de cette sorte d'écu rayonnant qui est derrière, lui fixe fort heureusement un emplacement sur le mur. LE COMMENTATEUR. -- Oui et non. L'écu, comme vous dites, décore un emplacement décidé un peu arbitrairement. C'est du rattrapage. La conception initiale de Charlier n'était pas celle-là : on fera bien d'y revenir, le jour où ce sera possible. A la condition de respecter exactement ce qu'il avait prévu. La statue comme la chapelle y gagne­raient, tant du point de vue de la logique plastique que de la valeur décorative. LE CHRONIQUEUR. -- Quésaco ? LE COMMENTATEUR. -- La chapelle est un tout. La statue de la Vierge devait occuper un volume déterminé à un emplacement déterminé. Elle a été conçue en fonction d'une harmonie générale, où elle devait tenir sa place. D'un autre côté, nous l'avons vu, son mouvement la dirige vers le centre de l'édifice : l'arc de triomphe qui encadre l'autel et le tabernacle. Ce mouvement tient sa logique de cet emplacement. Certes, on le voit encore nettement, la statue de la Vierge contribue à diriger l'attention vers son Fils. Tout n'est donc pas perdu... OREMUS. -- Oh non ! Je resterais des heures à méditer sur cette Assomption si j'avais la grâce d'habiter Troyes. Regardez ! Depuis que son Fils lui a confié en Jean l'hu­manité tout entière, la Vierge ne cesse d'enfanter Dieu dans l'âme des enfants d'adoption. Aujourd'hui Dieu l'ap­pelle à poursuivre cet enfantement dans l'éternité. Mais elle n'en est pas moins notre Mère, attentive à nous con­duire à son Fils. 128:225 LE CHRONIQUEUR. -- C'est du Minimus que vous nous donnez là ! OREMUS. -- Mais oui. Figurez-vous que je découvre la vérité de ce que je vous ai souvent entendu répéter : que les propos de Minimus et les statues de Charlier ne sont pas autres choses, bien souvent, que les traductions diffé­rentes d'une même méditation. Écoutez ! En voici encore : « Comment mieux connaître Jésus que par sa Mère ? L'âme maternelle de Marie s'évanouit d'amour dans la lumière divine et Dieu accomplit tous les désirs de cette âme pour notre conversion. Instrument privilégié de la grâce divine, Marie continue de remplir sa tâche providentielle et d'atti­rer par son amour le Saint Esprit en ses enfants. » LE COMMENTATEUR. -- Marie est comme transportée par ce qu'elle voit, disiez-vous. Il me semble que votre citation permettrait de préciser : transportée d'amour... OREMUS. -- Et c'est sans doute la raison de ce symbole du Saint Esprit, colombe aux ailes déployées, que Charlier a posé sur la poitrine de la Vierge. LE COMMENTATEUR. -- Un mot là-dessus. Ce n'est pas que je veuille vous empêcher de méditer, mais je sais qu'il est arrivé à Charlier de déclarer qu'il avait mis là cette colombe parce qu'il fallait bien mettre quelque chose. OREMUS. -- C'est paradoxal. Il faudrait savoir quelle remarque maladroite a déclenché cette riposte. LE COMMENTATEUR. -- Il ne s'agissait pas d'une riposte et je ne crois pas qu'on puisse qualifier cette remarque de paradoxe. C'est plutôt une boutade. J'imagine que Char­lier a dû l'accompagner d'un sourire d'homme de métier, qui s'entend. LE CHRONIQUEUR. -- Il me semble que j'y suis. (Imitant.) « Ça vous étonne, hein ? C'est pourtant comme ça, la sculpture. » 129:225 LE COMMENTATEUR. -- Si je crois utile de rapporter ce mot, ce n'est pas sa malice que je veux souligner ; pas plus que l'aveu qu'il contient. Car il me paraît clair que Charlier a reconnu ainsi s'être cassé la tête sur une difficulté plas­tique. Or, remarquez-le, c'est à la résolution de ce casse-tête que nous devons l'heureuse invention que vous admi­rez et moi aussi. OREMUS. -- Heureuse invention, c'est le moins qu'on en puisse dire. Mais si je vous suis bien, vous pensez que c'est uniquement en termes de métier que la question s'est posée à Charlier : savoir quoi mettre ? LE COMMENTATEUR. -- Je ne dirais pas uniquement. Car je ne crois pas que le chrétien Charlier, votre Minimus, si vous aimez mieux, soit parti se promener pendant ce temps-là. Certes Charlier était tout entier mobilisé, l'artiste com­me le chrétien, l'ouvrier comme le penseur. Ne me faites pas dire que sa prière était superflue ou parallèle à son travail. Je voudrais prendre la chose autrement. Ce que je crois, c'est que sa boutade éclaire la question, si difficile, de la fidélité à l'inspiration. OREMUS. -- A neglectu inspirationum tuarum, libera nos Jesu. LE CHRONIQUEUR. -- Belle invocation ! OREMUS. -- Alexis Curvers l'a tirée des litanies du Saint Nom de Jésus. LE COMMENTATEUR. -- Elle va droit au vif de mon affaire. L'inattention à l'inspiration, quelle qu'en soit la cause, est une des premières sources, j'oserais presque dire la pre­mière, du très petit nombre des chefs-d'œuvre accomplis. Je ne sais pas si Charlier avait été ou non inattentif à son inspiration première. Cela m'étonnerait, car ce n'était guère son genre. Ce n'est d'ailleurs pas l'important. L'important est que, par la mise en œuvre de ses ressources d'artiste, il a trouvé la solution qui nous paraît nécessaire, car elle est parfaitement juste et d'une admirable convenance spi­rituelle. OREMUS. -- Qu'il a trouvé, comme vous y allez ! J'in­cline à croire, moi, qu'il l'a reçue. 130:225 LE COMMENTATEUR. -- Je ne dis pas non, car le mot de Charlier ne m'y autorise pas. Mais reçue ou trouvée, cette solution s'est imposée au terme d'un travail consi­dérable dans l'ordre du faire. Et c'est là que je veux en venir. Ma seule conclusion ferme à ce propos, c'est que l'exercice consciencieux du métier, pratiqué selon de jus­tes règles, peut mettre, et met plus souvent qu'on ne croit, sur le chemin de la fidélité à l'inspiration. OREMUS. -- Vous jugez donc que l'œuvre de Charlier est fidèle à une inspiration première. Je ne vois pas ce qui vous y autorise ? LE COMMENTATEUR. -- Rien. Aussi n'est-ce point ce que je fais. Je constate que Charlier, au terme de son travail, a jugé que l'ensemble de son œuvre était conforme à son inspiration : ce qu'il avait conçu d'entrée de jeu comme ce qu'il avait conçu ensuite. Et je constate, avec vous, que l'œuvre achevée paraît nécessaire et convenable en toutes ses parties, sans aucune de ces jointures où le métier se fait parfois péniblement sentir même dans les chefs-d'œuvre. LE CHRONIQUEUR. -- Nous voilà bien loin de l'Assomp­tion de Notre-Dame. OREMUS. -- Je n'en suis pas si sûr. Car la parfaite fidélité à toutes les inspirations divines n'est pas le moindre élément de la sainteté de la Mère de Dieu. LE CHRONIQUEUR. -- Ce ne sont pas des inspirations du même ordre que les inspirations naturelles données aux hommes pour les éclairer ou les guider dans leurs travaux. OREMUS. -- Je vous l'accorde. Mais elles n'ont toutes qu'un seul Auteur. LE COMMENTATEUR. -- J'ai, moi aussi, un rapprochement à proposer. Il est né, si je puis dire, des ailes déployées de la colombe... LE CHRONIQUEUR. -- Ça ne me dit rien qui vaille. Je vous préviens que je vous ai à l'œil... 131:225 LE COMMENTATEUR. -- ... et c'est sous le signe de l'envol que je vous le présenterai... LE CHRONIQUEUR. -- ... et si vous faites votre petit Mal­raux je vous arrêterai tout net. Je ne peux pas supporter cet esthète fumeux ni ce qui s'en rapproche. LE COMMENTATEUR. -- Vous n'êtes pas très encourageant. Mais n'ayez crainte, je serai bref. LE CHRONIQUEUR. -- Ne vous gênez surtout pas. LE COMMENTATEUR. -- Je pense à la *Victoire de Samo­thrace...* LE CHRONIQUEUR (entre ses dents). -- Ça commence bien. OREMUS. -- Ah mais ! allez-vous le laisser parler ! Vous êtes assommant à la fin. Je dois l'avouer, la *Victoire de Samothrace* n'évoque pour moi que des souvenirs scolaires et je crains de ne l'avoir jamais regardée. Ça ne m'empêche pas d'attendre avec intérêt ce que notre ami veut nous dire. LE CHRONIQUEUR. -- Résignons-nous donc. LE COMMENTATEUR. -- C'est le sort des œuvres univer­sellement applaudies de n'être plus jamais regardées. On se contente d'en faire des photos et d'en dire du bien. C'est moins fatigant. Or, je crois que la *Victoire de Samo­thrace* mérite d'être regardée. Et qu'elle est une très belle réflexion sur la pensée humaine livrée à ses propres forces... LE CHRONIQUEUR. -- Parce qu'elle n'a pas de tête ? LE COMMENTATEUR. -- Je regarderais volontiers l'ab­sence de tête comme un intersigne. Mais l'élan prodigieux du corps, le déploiement aérien et puissant des ailes dit très bien l'immense effort de la pensée humaine, privée de la Révélation. La *Victoire* aspire à s'envoler vers l'Être pressenti. Et pourtant, malgré son élan triomphal, malgré les magnifiques victoires qu'il suggère, je vois bien qu'elle est comme blessée. Elle demeure un arrachement. LE CHRONIQUEUR. -- Il est vrai qu'elle ne décolle guère. 132:225 LE COMMENTATEUR. -- Chroniqueur, mon ami, vous ne pouvez pas voir un derrière sans donner un coup de pied dedans. Méfiez-vous. Un jour, ce sera le derrière d'un ogre et il vous bouffera tout cru. Au demeurant, je ne suis pas sûr que votre raillerie ait un sens. Diriez-vous que le *Scribe accroupi* n'écrit guère ? Je vous répondrais qu'il attend de savoir ce qu'il doit écrire. Or, en un sens, la *Victoire de Samothrace* attend aussi. Tout en elle est prêt pour l'envol. Et cela déjà est un triomphe de l'esprit. Mais elle attend qu'un autre Esprit la porte. LE CHRONIQUEUR. -- C'est bien ce que je disais : son appareillage ne lui sert pas à grand-chose. Ses ailes toutes plumes dehors et ce grand drapage mouvant que vous célébriez tout à l'heure, je n'ai jamais pu les regarder plus de dix secondes sans me dire qu'en guise de Victoire, j'avais une magnifique Défaite sous les yeux. LE COMMENTATEUR. -- Voilà maintenant que vous me volez mes idées. -- Mais cette défaite est tout l'honneur de l'esprit humain. C'est même sa seule victoire. OREMUS (tout bas) : *Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage* *Que nous puissions rendre de notre dignité* *Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge* *Et vient mourir au bord de votre éternité.* LE CHRONIQUEUR (marmonnant). -- Il ne manquait plus que celui-là. (Brusquement.) Alerte ! Branle-bas de com­bat ! Malraux droit devant ! Aux armes ! LE COMMENTATEUR. -- Aux armes, c'est beaucoup. Au chat suffirait. -- J'achève rapidement. Il me semble que l'*Assomption de Notre-Dame* telle que l'a sculptée Charlier donne la réplique chrétienne à la *Victoire de Samothrace.* L'envol de la Vierge est sans effort. Elle est comme trans­portée, selon le mot de notre ami, par cet oiseau posé sur son cœur. OREMUS. -- On ne peut qu'y revenir. Elle est transportée d'amour. La colombe divine qui a toujours embrasé son cœur, l'élève aujourd'hui jusqu'au pied du Trône de la Sagesse. 133:225 LE COMMENTATEUR. -- Vous noterez que l'appareillage de plumes est réduit au minimum. Plastiquement, c'est une pure merveille. Et que dire du geste des mains... OREMUS. -- Rien surtout ! Excusez-moi d'être si vif, mais je crois qu'il vaut mieux se taire. Le secret de l'habi­tation du Saint Esprit en Marie est ici évoqué. Mystère insondable de fécondité qui a fait de l'Immaculée, la Mère de Dieu, la Mère de l'Église et la Reine des Anges. LE CHRONIQUEUR. -- Si vous continuez de la sorte, tout l'enseignement de l'Église sur la Sainte Vierge va y passer. Pour ma part, je crois cela un peu abusif. OREMUS. -- Pardonnez-moi, à votre tour. A mesure que j'avance dans la considération attentive de cette œuvre, il est de fait que cet enseignement se présente à moi dans son entier et tous ces sujets de méditation se bousculent dans ma pauvre cervelle. -- Mais peut-être y a-t-il encore à regarder ? LE COMMENTATEUR. -- J'allais vous le proposer. Je m'avi­se que je n'ai point attiré votre attention sur le mouvement de corolle de la robe et du manteau de la Vierge. Ce magni­fique drapé, comme gonflé, accentue, par son dessin et son volume, l'effet d'envol. Dans sa grande simplicité, ce dessin est extrêmement savant. Autant le drapé de la Victoire est compliqué de mille accidents parce qu'elle court, autant celui de la Vierge est simple parce qu'elle n'est pas la source de son mouvement : elle est élevée par son Créateur. Je n'ai rien dit, non plus, du nimbe rayonné d'or qui sert d'arrière-plan au visage. On se rend mal compte de son importance plastique en raison de la décoration murale elle-même rayonnée dont j'ai parlé. Cependant c'est un élément décoratif audacieux et fort réussi. Son rôle aurait été plus évident si la statue avait été placée en angle, car il aurait fait plan derrière la tête. 134:225 LE CHRONIQUEUR. -- Et les couleurs ? N'avez-vous rien à en dire ? Elles sont pourtant surprenantes, non qu'elles paraissent déplacées, mais elles sont assez inhabituelles. LE COMMENTATEUR. -- Ces roses et ce vert rehaussé d'or me plaisent. J'ajouterai qu'ils sont bien appropriés à la lumière de l'édifice et aux tonalités de la décoration. Au reste la couleur de la pierre, assortie aux parements de l'édifice, a dû jouer un rôle déterminant dans ces choix. OREMUS. -- C'est bien possible. Mais je ne puis m'em­pêcher de songer aux couleurs de l'aurore. On chante aux premières vêpres de l'Assomption : « Où allez-vous, Vierge très prudente, comme l'aurore empourprée ? » N'avez-vous jamais vu de ces nuances d'or, de rose et de vert au lever du soleil ? J'aime à associer l'aurore et l'Assomption. Quelle autre heure conviendrait mieux à l'entrée dans la béatitude éternelle de celle en qui nous saluons l'Aurore du Salut ? LE COMMENTATEUR. -- Cette salutation m'éclaire sur une idée qui m'est venue l'autre jour en préparant notre entretien. Cette Assomption de Charlier, c'est Marie figure de proue. OREMUS. -- Figure de proue ! LE COMMENTATEUR. -- En tournant autour de ces trois mots, je me suis rendu compte que le mouvement général de l'œuvre de Charlier me rappelait celui des figures de proue. Depuis, l'image a fait son chemin, et aujourd'hui, c'est avec ces trois mots que je résumerais le mieux ce que je puis dire de cette statue. LE CHRONIQUEUR. -- Votre résumé m'inquiète et je préfère vous en laisser la paternité. Encore que l'idée me paraisse féconde, je ne la ferais mienne que sous réserve. OREMUS. -- Vous voilà bien circonspect ! Auriez-vous peur de passer pour complaisant ? Vous étiez plus animé tout à l'heure en marquant votre désapprobation. LE CHRONIQUEUR. -- Je l'avoue. J'ai peur de ces sortes de sous-titres. Une fois lâchés, on ne peut plus les rattra­per et Dieu sait les ravages qu'ils font parfois. L'œuvre de Charlier s'appelle l'*Assomption de Notre-Dame,* pourquoi s'en aller lui coller un surnom ? 135:225 OREMUS. -- J'y vois plutôt un compte rendu. C'est ainsi que notre ami rend compte de sa connaissance plastique de l'œuvre. Chacun est libre de se servir de l'aide qu'il propose. Je suis de ceux que son point de repère aide. Il m'a tout de suite frappé. Marie est en effet la figure de proue d'un vaisseau à nul autre pareil, l'Église. Oui, déci­dément, l'image me plaît. Figure de proue de l'Église, Marie est dans l'Église. Ce n'est pas elle qui pilote le navire. C'est son Fils. Ce n'est pas elle qui le fait avancer. C'est le souffle de l'Esprit. Mais c'est elle que Dieu a choisie pour être toujours au point le plus avancé du vaisseau. Dans la tem­pête, elle est la première. Et elle est aussi la première à connaître le port du salut. LE COMMENTATEUR. -- Voilà pourquoi je vous ai dit tout à l'heure que vous m'ouvriez des horizons en rappelant le titre traditionnel d'Aurore du Salut. LE CHRONIQUEUR. -- Je n'arrive pas à me persuader que ces repères soient bien nécessaires. Je redoute les mots déposés au pied des statues et vous conjure de garder l'œil simple. OREMUS. -- A mon tour de vous entendre. Tout cet appa­reil n'est pas nécessaire pour regarder. Mais ne vous fâchez pas. Lorsqu'on commente il faut bien user de points de repères. -- Quant au recours à la prière de l'Église, il me paraît bien naturel. C'est que, mon ami, la statue que nous regardons est elle-même une prière d'un membre de l'Église qui, comme nous, a tout appris d'elle. LE CHRONIQUEUR. -- J'aime votre œil liturgique. Et je crois qu'ici nous allons nous trouver d'accord. Car, si je vous entends bien, ce que nous pouvons faire de mieux en regardant l'*Assomption de Notre-Dame,* c'est de méditer les prières de la fête. OREMUS. -- Justement. 136:225 LE CHRONIQUEUR. -- Finissons donc sur l'une d'entre elles. OREMUS. -- Je vous propose l'antienne du Magnificat aux secondes vêpres : *Hodie Maria Virgo caelos ascendit :* *Gaudete quia cum Christo regnat in aeternum.* Tous. -- Amen. Antoine Barrois. 137:225 ### La consécration de la France à Marie QUINZE AOÛT : aujourd'hui, dans toutes les églises de France, a lieu la procession solennelle instituée en souvenir et confirmation du vœu par lequel Louis XIII dédia le royaume très chrétien à la Bienheureuse Vierge. Par lettres données à Saint-Germain-en-Laye, le 10 février 1638, le pieux roi déclarait consacrer à Marie sa personne, son État, sa couronne, ses sujets. « Nous enjoignons à l'archevêque de Paris, disait-il ensuite, que tous les ans, le jour et fête de l'Assomption, il fasse commé­moration de notre présente déclaration à la grand'messe qui se dira en son église cathédrale, et qu'après les vêpres dudit jour il soit fait une procession en ladite église, à laquelle assis­teront toutes les compagnies souveraines et le corps de ville avec pareille cérémonie que celle qui s'observe aux processions les plus solennelles. « Ce que nous voulons aussi être fait en toutes les églises tant paroissiales que celles des monastères de ladite ville et faubourgs, et en toutes les villes, bourgs et villages dudit dio­cèse de Paris. « Exhortons pareillement tous les archevêques et évêques de notre royaume, et leur enjoignons de faire célébrer la messe solennelle en leurs églises épiscopales et autres églises de leurs diocèses ; entendant qu'à ladite cérémonie les cours de parle­ment et autres compagnies souveraines, les principaux officiers des villes y soient présents. 138:225 « Nous exhortons lesdits archevêques et évêques d'admo­nester tous nos peuples d'avoir une dévotion particulière à la Vierge, d'implorer en ce jour sa protection, afin que sous une si puissante patronne notre royaume soit à couvert de toutes les entreprises de ses ennemis ; qu'il jouisse longuement d'une bonne paix ; que Dieu y soit servi et révéré si sainte­ment que nous et nos sujets puissions arriver heureusement à la fin dernière pour laquelle nous avons tous été créés. » A nouveau donc, le royaume de France s'affirmait le royaume de Marie. Moins d'un mois après la première fête célébrée con­formément aux prescriptions royales, le 5 septembre 1638, nais­sait d'une union vingt ans stérile celui qui fut Louis XIV. Lui-même devant renouveler la consécration à Marie de la couronne et du sceptre de France (25 mars 1650). L'Assomption demeura, elle est toujours, pour ceux que ne séduisent pas des dates de révolte et d'assassinat, la fête natio­nale du pays. (*L'Année liturgique* par Dom Prosper Guéranger, quatrième volume de la continuation.) IL EST CERTAIN QUE, selon un ancien adage, « le royaume de France » a été appelé « le royaume de Marie », et cela à juste titre. Car, depuis les premiers siècles de l'Église jusqu'à notre temps, Irénée et Eucher de Lyon, Hilaire de Poi­tiers, Anselme qui de France passa en Angleterre comme arche­vêque, Bernard de Clairvaux, François de Sales et nombre d'au­tres saints docteurs ont célébré Marie et ont contribué à pro­mouvoir et amplifier à travers la France le culte de la Vierge gère de Dieu. A Paris, dans la très célèbre université de la Sorbonne, il est historiquement prouvé que dès le XIII^e^ siècle la Vierge a été proclamée conçue sans péché. 139:225 Même les monuments sacrés attestent d'éclatante manière l'antique dévotion du peuple à l'égard de la Vierge : trente-quatre églises cathédrales jouissent du titre de la Vierge Mère de Dieu, parmi lesquelles on aime à rappeler comme les plus célèbres celles qui s'élèvent à Reims, à Paris, à Amiens, à Chartres, à Coutances et à Rouen. L'immense affluence des fi­dèles accourant de loin chaque année, même de notre temps, aux sanctuaires de Marie, montre clairement ce que peut dans le peuple la piété envers la Mère de Dieu, et plusieurs fois par an la basilique de Lourdes, si vaste qu'elle soit, paraît incapable de contenir les foules innombrables des pèlerins. La Vierge Mère en personne, trésorière auprès de Dieu de toutes les grâces, a semblé, par des apparitions répétées, ap­prouver et confirmer la dévotion du peuple français. Bien plus, les principaux chefs de la nation se sont fait gloire longtemps d'affirmer et de défendre cette dévotion en­vers la Vierge. Converti à la vraie foi du Christ, Clovis s'em­presse, sur les ruines d'un temple druidique, de poser les fondements de l'église Notre-Dame, qu'acheva son fils Childebert. Plusieurs temples sont dédiés à Marie par Charlemagne. Les ducs de Normandie proclament Marie Reine de la nation. Le roi saint Louis récite dévotement chaque jour l'office de la Vierge. Louis XI, pour l'accomplissement d'un vœu, édifie à Cléry un temple à Notre-Dame. Enfin Louis XIII consacre le royaume de France à Marie et ordonne que chaque année, en la fête de l'Assomption de la Vierge, on célèbre dans tous les diocèses de France de solennelles fonctions : et ces pompes solennelles, nous n'ignorons pas qu'elles continuent de se dé­rouler chaque année. ...... 140:225 Après avoir pris conseil de nos vénérables frères les cardi­naux de la sainte Église romaine préposés aux rites, motu proprio, de science certaine et après mûre délibération, dans la plénitude de notre pouvoir apostolique, par la force des présentes et à perpétuité, nous déclarons et confirmons que la Vierge Marie Mère de Dieu, sous le titre de son Assomption dans le ciel, a été régulièrement choisie comme patronne principale de toute la France auprès de Dieu... ...... Que la France catholique, ses espérances rendues vers la vraie liberté et son antique dignité, soit vraiment la fille pre­mière-née de l'Église romaine ; qu'elle réchauffe, garde, déve­loppe par la pensée, l'action, l'amour, ses antiques et glorieuses traditions pour le bien de la religion et de la patrie. (Extraits de la lettre apostolique *Galliam* du pape Pie XI, 2 mars 1922.) 141:225 ### Le pèlerinage du 15 août avec Mgr Lefebvre *Le pèlerinage national du 15 août 1978 avec Mgr Lefebvre aura lieu au Mesnil-Saint-Loup, l'humble et célèbre paroisse convertie au XIX^e^ siècle par le P. Emmanuel, la paroisse de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, à une vingtaine de kilomètres de la ville de Troyes* (*Aube*). *Voici le programme et l'horaire de la journée :* *--* 10 h 15 : chant de tierce. -- 10 h 30 : grand messe célébrée par Mgr Lefebvre. -- Après la messe : chant de sexte. -- Temps libre. Déjeuner. -- 15 h 30 : vêpres. -- Procession du vœu de Louis XIII. -- Lecture de l'acte de consécration de la France à la Sainte Vierge. -- Salut du Saint-Sacrement. -- Vers 17 h : fin du pèlerinage. Les pèlerins qui le désirent peuvent rester pour : -- Chapelet. -- 19 h : collation pour ceux qui assisteront à com­plies. -- 20 h : complies. 142:225 Entre les cérémonies religieuses, les pèlerins auront le temps de visiter librement : -- au cimetière, les tombes du P. Emmanuel, d'Henri Charlier, de Claude Franchet, d'André Charlier, de Claude Duboscq ; -- dans la maison d'Henri Charlier, l'oratoire qui a été installé selon son vœu après sa mort, avec présence du Saint-Sacrement et chant quotidien de l'office ; cet ora­toire est ouvert en permanence aux fidèles. \*\*\* \[...\] 143:225 ## NOTES CRITIQUES ### Un nouveau livre de John A. T. Robinson On se souvient du livre de John A.T. Robinson, alors évêque (anglican) de Woolwich : *Honest to God* (1962) que nous avons traduit en français sous le titre *Dieu sans Dieu* (1964, Nouvelles Éditions Latines, « Collection Itinéraires »). Devenu Dean (doyen) de Trinity College, Cambridge, John A.T. Robinson publie aujourd'hui un petit livre, de la même dimension : *Can we trust the New Testament ?* -- Pouvons-nous croire le Nou­veau Testament ? Suite du précédent ? Oui et non. Oui d'abord ; le seul fait que l'éditeur mette sous le nom de l'auteur : *Author of* « *Ho­nest to God *» signifie que si vous avez lu *Honest to God* vous devez lire *Can we trust...* qui traite du même sujet. Oui encore en ce sens que si vous voulez présenter *statiquement* les idées de l'auteur, c'est toujours de modernisme que vous devez parler. Oui enfin, mais en même temps non, en ce sens que si ce nou­veau livre se situe bien dans le prolongement du premier, c'est dans une perspective *dynamiquement* différente, pour ne pas dire contraire. En effet, le savant exégète qu'est John A.T. Robinson, ayant repris l'examen de la datation des livres du Nouveau Testa­ment, est arrivé à la conclusion que l'hypothèse la plus pro­bable est que tous ces livres, sans exception, sont antérieurs à l'année 70 (date de la destruction du temple de Jérusalem). Il s'en est expliqué dans un gros livre, publié en 1976 : *Redating the New Testament.* Du coup le témoignage des évangélistes, et notamment celui de saint Jean, prend une valeur historique et théologique nouvelle. D'un point de vue strictement scientifique on est obligé d'attribuer plus d'importance aux faits et aux paroles rapportés par des auteurs qui ont été les témoins per­sonnels ou qui ont recueilli des témoignages directs de tout ce qu'ils racontent. La marge d'*interprétation* du savant se trouve réduite par la réalité qui s'impose à son investigation. 144:225 Entre le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi la distance reste entre ce qui est du domaine de la science et ce qui est du domaine de la foi, mais l'objet de la science étant désormais beaucoup plus certain, il faut reconnaître qu'on ne peut plus facilement opposer le Jésus de l'histoire au Christ de la foi. La concordance entre les deux s'établit beaucoup mieux. Autre­ment dit, la foi se renforce aujourd'hui du progrès de la science. John A.T. Robinson confesse honnêtement qu'à cet égard ses idées ont changé et qu'on va probablement le traiter de conservateur (pourquoi pas d'intégriste ?). En fait, théologique­ment, sa position est à peu près toujours la même (moderniste) ; mais l'expression de sa foi personnelle est devenue beaucoup plus proche par le ton, par l' « intention » -- de la foi tra­ditionnelle. Espérons (sans beaucoup y croire) que son évolu­tion se poursuivra et qu'il mettra ses pas dans les pas de Newman. En tout cas, ce qu'il est intéressant de souligner pour le moment c'est qu'en quinze ans la courbe de cette évolution est exactement inverse de celle de nos théologiens officiels. Louis Salleron. ### Encore plus tard ● Ernst JÜNGER : *Eumeswil*. (Édi­tions de la Table Ronde.) Eumeswil est une cité méditerranéenne, qu'on peut situer dans un avenir assez lointain. Le maître du moment se nomme Le Condor. Un jeune historien, Martin Venator, en rupture avec son père et son frère, des libéraux, s'est mis au service du Condor : il est barman de nuit, par curiosité. Narrateur, Martin décrit le petit groupe de l'équipe au pouvoir, la situation de la ville, et réfléchit sur l'histoire -- des cités grecques à nos révo­lutions -- comme un naturaliste réfléchit sur la flore. Sa double vie lui donne le recul nécessaire, et son poste lui permet l'ob­servation sur le vif. Un retour des Tribuns, des démagogues, est toujours possi­ble. Martin prévoit donc une retraite sûre, un fortin abandonné qu'il aménage. Son destin sera différent. Séduits par un vieux professeur, Attila, Le Condor et les siens organisent une expé­dition vers la forêt, territoire où vivent des espèces mal con­nues et lieu mythique de la liberté et des renaissances. Martin part avec eux. Aucun ne reviendra. Les Tribuns reprennent Eumeswil, et c'est le demi-frère de Martin qui publie les notes laissées par son frère, ce roman. 145:225 A peine un roman, comme on voit. Une méditation sur l'his­toire et sur l'homme, plutôt. La fin est une fuite, mais aussi une issue hors du temps de l'infamie. Il y a trois romans « politiques » dans l'œuvre de Jünger *Les Falaises de marbre, Héliopolis,* et celui-ci. D'œuvre en œuvre, on voit s'aggraver le diagnostic, le tableau noircir. La nuit avance. Les *Falaises* sont une fable de la destruction de l'ordre ancien (le temps de l'action est indéterminé ; le machi­nisme n'intervient pas). *Héliopolis* est situé dans l'avenir. On y parle comme d'un lointain passé des révolutions du XX^e^ siè­cle et des grands embrasements. Il y a une sorte d'équilibre dans la lutte pour le pouvoir entre les tenants de la légitimité et les démagogues qui meuvent les masses. Dans le premier livre, le prince de Sunmyre se sacrifie dans la lutte contre le grand Forestier. Dans *Héliopolis,* l'aristocratie du pays des Castels résiste, et se réfère au Régent, arbitre lointain, mais qui porte un reflet encore puissant du pouvoir légitime. Avec *Eumeswil,* on se situe encore plus tard. Le « Domo », l'adjoint du Condor, est un aristocrate, mais n'est plus utilisé que pour ses talents de diplomate. En fait, on est sorti de l'histoire. Eumeswil est un État de fellahs, au sens de Spengler. Il n'y a plus d'armée, et la cité est tolérée comme une paren­thèse entre de puissants voisins. Les valeurs y sont « objet de scandale ». Le narrateur regrette « l'absence d'un centre auquel se rapporte toute fonction, et qui seul donnerait un sens à tout acte. Ici, il n'y a plus ni serment, ni sacrifice qui vaillent ». Plus rien n'est sérieux. « Le monde se décolore. » Une telle époque manifeste plusieurs traits. D'abord, la désin­tégration du langage, profané par l'argot et l'ordure : « quand quelqu'un apprécie la bouffe et s'en vante, il se blanchit du soupçon de voir dans le pain une substance miraculeuse, dont il célèbre le culte au repas. » Ensuite, l'exploitation (comprise dans un sens où on l'aper­çoit encore mal, généralement) : « L'obligation scolaire est, en gros, un moyen de châtrer la force de la nature et d'amorcer l'exploitation. C'est tout aussi vrai du service militaire obliga­toire, qui est apparu dans le même contexte. » Ce qui évidem­ment ne signifie pas le mépris du savoir ou des vertus guerriè­res. Le point important est que ces deux faits, reçus comme progrès, ont servi à accroître le poids de l'État. 146:225 Enfin, il n'y a plus de pouvoir digne de ce nom. Alternent démagogues et tyrans, qui tous trichent dans leurs mots, dans les valeurs qu'ils invoquent. On est devant « une réalité obli­que », un jeu d'échecs où l'on joue avec les mêmes pièces sur un autre échiquier : celui qui suit les règles est trompé. Face à cette situation, où il n'y a plus « ni roi ni patrie », Venator refuse la partie. Il ne sera pas, avec son père, du côté des libéraux, qui feignent de croire leurs idéaux intacts, et trichent aussi (et d'ailleurs, il dit qu'il n'a pas connu le *père,* mais seulement un géniteur). Il ne sera pas non plus du côté du Condor. Il a un contrat avec lui, mais il reste libre. Indépen­dant. Anarque, dit-il, en prétendant que c'est le contraire de l'anarchiste. (« Le suffixe -- *isme* a une acception restrictive, il accentue le vouloir aux dépens de la substance. ») Anarchiste c'est une opinion, une façon d'entrer dans le jeu, anarque, une manière d'être, à l'écart. C'est une autre forme du « recours aux forêts », et de la figure du « rebelle » (voir l'*Essai sur l'homme et le temps*)*.* On regrette un peu, quand même, que Martin montre de la sympa­thie pour Stirner (l'unique et sa propriété !). Il vaut mieux que cela. Il a la nostalgie d'un temps où une autre attitude était possible. Il faut noter que Jünger se montre ici profondément étran­ger au Christ -- ce n'était pas le cas dans Héliopolis -- et s'il parle « des dieux », c'est pour constater qu'ils se sont retirés « Que donne au misérable le tintement de l'or qu'il entend de l'autre côté du temps ? C'est leur présence qu'il convient d'exi­ger. » Et c'est l'éloignement « des dieux » qui fait que le monde se décolore. Il y a plusieurs chambres, et plusieurs clés, dans ce monu­ment : Il y est question à plusieurs reprises de deux puissances qui échappent aux États, sortes de groupes mystérieux qui font leur course à part : d'un côté, les technocrates et le savoir phy­sicien. Ils vivraient dans des catacombes, et leur technique est *magique.* C'est vers eux que penche Bruno, un des pères spi­rituels de Martin, tandis qu'un autre, Vigo, est attiré par les bio­logistes, qui font confiance aux forêts et à l'animal. Nouvelle opposition des titans et des dieux ? C'est en tout cas vers la forêt que s'en vont Martin et les autres. Reste à savoir comment il faut prendre la description de Jünger. *Eumeswil,* est-ce une image de notre monde d'aujour­d'hui ? C'est ainsi qu'on le présente généralement, tenant pour simple commodité l'éloignement dans le temps choisi par l'au­teur. Le monde a-t-il aussi radicalement vieilli depuis vingt ans (l'époque où paraissait Héliopolis) ? 147:225 Jünger, comme d'habitude, décrit une tendance, une pente, et se garde de montrer un chemin : cartographe, et non pas guide, selon sa formule. Reste que l'étrange figure de l'anarque vaut ce que vaut l'homme. Elle pourra séduire certains comme un refuge facile, elle peut aussi répondre à l'exigence de ceux pour qui les mots ont gardé une valeur-or, et qui ne veulent pas s'engager sur des parties de tripot. Georges Laffly. ### Pouvoir et légitimité « La lutte pour le pouvoir est la loi effrénée des sociétés où l'État n'est pas constitué dans la tranquillité de l'ordre ; cette lutte est un paradoxe ; il est en effet de la nature de la souveraineté qu'elle ne soit pas à prendre. » ● Pierre BOUTANG : *Reprendre le pouvoir*. Éditions du Sagittaire, collection « Contre-Type ». Du meilleur au pire de la pensée heureuse en sa richesse, positivement et négativement, « et pour autant que je le com­prenne » (p. 148), le livre de Pierre Boutang intitulé, je ne sais pourquoi, « Reprendre le pouvoir », -- parce que « il est en effet de la nature de la souveraineté qu'elle ne soit pas à pren­dre » (p. 78), mais ne s'agit-il pas, réellement, de retrouver, de réinventer le vrai pouvoir, *n'importe qui le prenne ? --* ce livre difficile vaut la peine de le lire, aussi sûr que peine s'y trouve. Son lecteur a dû peiner, il croit utile de s'en expliquer de prime abord, pour plusieurs raisons, les voici. Non seulement Pierre Boutang voit les choses en poète, mais en poète leur demande de se faire connaître, prenant son intuition d'amour, c'est-à-dire *lui-même* davantage que *les choses,* comme les choses mêmes, et menant de la sorte l'analyse « là où l'imagination seu­le, avec les « universaux fantastiques », est capable de mettre le prix aux choses » (p. 183). Et quelle savante analyse, où il faudrait le lecteur aussi familier de Platon, mais aussi de Kant, de Hegel mais surtout de Vico. 148:225 Des pages à désespérer de lire, est-ce par la faute du lecteur ? Mais les textes ne manquent pas, où, clairement, c'est la pensée que l'on ne peut faire sienne. « ...au-dedans de frontières, absur­des certes, (« pourquoi me tuez-vous » et « ce côté de l'eau ») mais nécessaires aussi, et signalant notre finitude originelle » (p. 132) -- voilà qui est clair, tout à fait clair, et, à mes yeux, tout à fait stupide ; et alors, quand j'ahane pour trouver un (bon) sens, peut-être n'y en a-t-il pas ? Ou bien : « De sorte que l'on serait en droit de dire -- aujourd'hui plus encore -- que l'Église catholique est l'Église du désordre » (p. 235). Ou encore : « ...comme la fourmi tenace qui, depuis dix minutes,... circule sur ma table,... elle *sait* bien que je ne l'écarterai pas de force, puisque *je* ne sais pas pourquoi elle est là, ce qu'elle veut ou tente de signifier. » (p. 151) Que *veut* dire cette phrase ? Que peut-elle vouloir dire ? Et ça revient à la page suivante. Même page : « si l'homme était im­mortel, rien n'empêcherait de se rêver libéral, ou marxiste » -- cela peut-il s'affirmer sans aucun examen ? Ne faut-il pas relever (si l'on n'a pas soi-même la berlue) l'illusion quatre fois déclarée (pages 140, 142, 161, 233) que la bonne combinaison des éléments du pouvoir doit s'opposer à la factorielle des mauvaises, au lieu de faire nombre avec les mauvaises dans la factorielle des permutations possibles ? Ceci dit pour la peine à lire, reste que ce livre vaut la peine de le lire, même si le temps se dérobe à plusieurs lectures que l'on voudrait ; car il pleut ici des vérités tout autres que moder­nes, un éclair venu de loin (« ce qui est sage vient de loin ») n'arrête pas d'illuminer cette pluie antimoderne : *on ne sortira pas du puits en y laissant la vérité ;* -- bravo, mais pour être à la hauteur, levons notre parapluie critique vert acide. \*\*\* Pierre Boutang nous dit lui-même en deux endroits le but de son ouvrage. « Voici donc l'ordre de cette tâche : après les considérations actuelles, ci-dessus, une seconde partie, du pou­voir légitime, avec, si l'on veut, une phénoménologie du pou­voir, où la légitimité s'éprouve et se décrit, et une dialectique de ses éléments. ... Le modèle et l'ontologie idéale du pouvoir, très directement platoniciens... Une analyse du Pouvoir, reliée exprès à une ontologie -- et très précisément à ma lecture de celle du *Philébe --* 149:225 *...* Tâcher de retrouver comment, en fait et en droit, cette « théorie » du Pouvoir, issue d'une telle onto­logie... pouvait et devait être modifiée et métamorphosée par la réalité supérieure de l'Évangile et du Christ, là était le second versant, et le seul décisif, de l'entreprise. » (Pages 35 et 36.) « ...C'est... avec Giambattista Vico qu'il nous a semblé utile d'opérer la confrontation du dernier chapitre » (ajoute la page 199). Sans doute les pages 24 et 27 à 31 sont-elles à lire et relire comme le cœur de tout le livre, -- mais hélas, comme un témoi­gnage involontaire de la pauvreté moderne du sens social, gardé par Maurras en la pleine vérité du sens d'un humain qui est personnel, certes, mais qui *n'existe* pas sans être social, ceci en réelle composition avec cela, contre l'aberration idéologique du sens divisé. Il ne va être question pour cet article que de quelques-unes des notes en marge provoquées à plaisir par la libre opulence de l'œuvre ; faut-il en faire l'aveu expressément, pareille lec­ture compte sur quelque autre dans ITINÉRAIRES, moins pares­seuse qu'elle-même pour la besogne de résumer le livre en ju­gement. \*\*\* « Première partie : Sauve qui peut. -- Ce que sauver veut dire. -- Sur Soljénitsyne et le bon Pasteur. » Impossible de ne pas dire non, non, et non ; quel salut, et en quelle sorte, le Bon Pasteur ? *Sauve qui peut :* s'agit-il de maintenir la vie en son principe même, ou en quelqu'une des conditions de son milieu, -- ou fait-on équivoque du principe et du milieu ? Il y a, et il faut, deux regards sur l'homme vivant, pour ne pas le réduire fût-ce à une juste idée de l'homme, au mieux, ce qui ne vaut rien pour sa vie. Deux regards selon Pascal : « La nature de l'homme se considère en deux manières : l'une selon sa fin, ... l'autre selon la multitude... » (Br. 415). Deux regards selon saint Thomas : ou la personne en sa singularité incommu­nicable, ou le membre de quelque corps social. (De malo, q. 4. a. I ; S. Th., I-II, 81, I.) Deux regards, et selon la Genèse, et selon l'Évangile : la personne qui est Adam et la personne qui est Ève, la même nature créée à l'image de Dieu. Par la définition même de la personne, deux regards : *rationalis natu­rae individua substantia*, -- le moi, tant qu'il plaira, mais d'une âme qui se fait toute chose, d'une part, ouverte d'autre part à l'infini absolu, pour s'y voir obligée. La personne en sa réalité concrète, à qui s'adresse continuellement l'Évan­gile comme seule responsable de son salut ou de sa perte, mais dans une existence à responsabilité commune, de là notre obli­gation au Décalogue et à César. 150:225 Dualité de bon sens, du moment que parler de *l'homme* est un langage abstrait, n'y ayant au monde que *les hommes ;* et leur vie ensemble à travers les temps ; et qui sont des hommes au monde, en fait, du degré zéro à la perfection des saints. Cela vaut pour *la* société, s'agissant *des* sociétés, -- mais celles-ci toujours imparfaites... Partage de l'homme, qui *est* une personne, liberté oblige (Évangile), -- qui *existe* en société, nécessité fait loi (politique). Nécessité absolue de l'existence sociale comme coexistence des hommes ; nécessité relative de tel régime d'existence sociale de fait. *Connaître le Partage, et qu'au monde où nous sommes* *Nul ne peut se vouloir un homme sans les hommes.* « ...Chez l'homme créé mais oublieux de l'être... » (p. 116). Mais ne suffit-il pas à une politique naturelle de constater qu'il *n'est pas le créateur* de la nature des choses, et doit lui obéir pour ne pas en être esclave ? « ...Transcendance du pouvoir... elle est sous notre regard... » (p. 117). Transcendance de la société sur les hommes : elle existe avant eux pour être le milieu indispensable à l'existence personnelle. L'existence est bonne si l'homme peut y devenir ce qu'il est ; ce n'est possible qu'en société, il faut donc en premier les conditions de l'existence sociale. S'il faut vivre pour bien vivre, être en vie est déjà un bien nécessaire ; de même, s'il faut vivre en société pour le bien commun, c'est déjà un bien commun que de vivre en société ; et l'autorité, condi­tion sine qua non de l'existence sociale, non point « fatalité », mais bien commun par là même. Dès lors est dû le *consentement* à ce que le besoin pour chacun de vivre en société fasse besoin pour chacun d'obéir à l'autorité. Ma vie avec les autres ne peut pas disposer de la vie des autres, en disposant d'elle-même, ainsi qu'elle peut et doit disposer d'elle-même, que moi seul peux et dois rendre à Dieu. La vie sociale est bien commun de tous, en quoi chacun appartient aussi aux autres et non seule­ment à sa personne ; il y faut donc l'accord de tous, d'obliga­tion envers soi-même et envers les autres. « ...Assimiler le pouvoir à n'importe quelle contrainte... » (p. 120). Non pas, si l'existence sociale en résulte, impossible dans l'anarchie, réelle sous un tyran. -- « ...La détermination par le bien commun, hors de laquelle l'autorité est inavoua­ble... » (p. 122). Mais le bien commun est d'abord l'existence sociale même, et si le tyran la rend possible... Bien commun premier, l'existence sociale ; bien commun second, la paix de cette existence par la tranquillité de l'ordre en toutes ses condi­tions de droit et de fait ; un État est tyrannique faute du second bien, il n'est pas moins de bien commun premier ; 151:225 c'est le cas en France 1978, et même en URSS ! « Les cités sont filles de l'amour » (p. 151) : oui, si l'on entend : non le seul amour d'amitié, mais aussi, et d'abord, le pauvre amour de concupis­cence pour ce qui satisfait à nos besoins. La société actuelle « désolante pourriture » (p. 241), -- oui, comme la lèpre, qui n'empêche pas le lépreux d'être un homme ; « il n'y a, d'elle proprement dite, rien à conserver » (p. 243), -- rien de ses formes ou décompositions modernes, mais la forme de vie ensemble, *de se parler*, qui est la société première, celle du milieu humainement respirable, fût-ce héroïquement ; le fait est là, tandis qu'il n'y aurait pas de héros isolé. La liberté emporte-t-elle par définition d'exclure la contrain­te ? Oui, dans le concret de tout acte accompli, on le fait ou non sous la contrainte, par exemple sortir d'un lieu, ou y res­ter ; mais si l'on parle de la vie comme elle doit être humaine, pouvant l'être à ses conditions, alors, il n'y a pas pour elle de liberté par exclusion de toute contrainte, elle implique, au contraire, toutes sortes de dépendances et de contraintes, y compris la contrainte sur soi-même, le renoncement à soi-même. Il y a donc équivoque de la liberté à l'encontre de la contrain­te, -- *la liberté, qu'il faut, érigée en critère moderne de ce qu'il faut,* -- et il y a équivoque symétrique du pouvoir, de l'autorité. (Cf. ITINÉRAIRES d'avril, p. 174.) \*\*\* « ...Un saut, dialectique et pratique, dont le ressort ne sera trouvé, comme d'ordinaire, que dans l'enfance » (p. 125). Comme d'ordinaire ? Cela est pour beaucoup dans ce livre, mais de quelle valeur ? « Proposant l'expérience enfantine, son apprentissage, son regard vers le haut, pour exemples originels de la souveraineté » (pages 221, 50, 57). L'expérience enfantine vaut pour le Père du ciel et pour le Sauveur Jésus, mais le Prince a pouvoir sur la société, dont l'enfant ne sait et ne sent rien, même dans l'apprentissage (?) de la parole, où le père, en parlant, agit en organe de la société dont il est mem­bre. Le « regard montant » de l'enfant à son père est le regard de la faiblesse enfantine au *pouvoir vivre,* le regard au sou­verain est le regard au *pouvoir vivre avec les autres,* quoi qu'il en aille des rapports de force ; au lieu du besoin de fait de la faiblesse, le besoin de droit, de la force aussi bien, pour la vie sociale hors de quoi pas de vie humaine. \*\*\* 152:225 « Mais, depuis le Christ... N'importe quelle doctrine du pou­voir est par *lui* mise en cause... » (p. 28). L'ordre de la grâce ne met pas en cause l'ordre de la nature (le plus ancien et le plus stable de tous, dit saint Thomas) ; or celui-ci est social, la nature humaine est celle de l'animal social ; or dire société humaine dit pouvoir souverain ; donc... rendez à César ce qui appartient à César selon la nature des choses, selon l'ordre de la Création. Quant aux deux souverainetés de Dieu et de l'État, réfé­rence au texte évangélique sur le mariage indissoluble plutôt qu'à celui sur le tribut à César (pages 55-56) ? Il y a les deux ; et supposé qu'il n'y ait ni l'un ni l'autre, l'intention du salut personnel qui est celle de l'Évangile n'a rien pour la réduc­tion humanitariste des hommes vivants à l'homme universel, ensuite seulement de quelle insanité philosophique la société, avec la souveraineté qu'il y faut, peuvent faire besoin de par­tir en quête d'existence et de droit davantage que les hommes mêmes. Chacun de nous appartient à Dieu, a soi-même, à la société ; l'Évangile suppose l'appartenance personnelle et lui impose l'appartenance à Dieu ; il pourrait ne rien dire de l'ap­partenance sociale sans la nier pour autant, il la reconnaît de fait, non seulement avec le tribut à César et le mariage indisso­luble, *mais avec l'obligation du Décalogue.* Langage tradition­nel, nullement moderne, le moderne seul réduisant les hom­mes à l'homme. L'Évangile suppose l'existence personnelle dis­posant de soi pour le salut de Dieu ; cette existence person­nelle est inséparablement sociale, par condition sine qua non, l'Évangile l'implique et en fait obligation explicite. « La théo­logie chrétienne du pouvoir est donc, pour une part, néga­tive... » (p. 181) : *oui,* si le chrétien y était regardé par abstrac­tion de l'homme ; *non pas,* puisqu'il s'agit d'un homme, avec ses obligations d'homme, regardé ainsi par l'Église pour en exiger l'observation des commandements. Le pouvoir qui est légitimité, consentement, autorité, est celui qui commande la conduite (gouvernement), il vient après le pouvoir de commander l'existence et l'action, sans besoin du consentement, qui est en Dieu et en Jésus-Christ, -- qui est aussi dans la patrie (« nobis quoddam essendi principium », II-II, 101, 3, ad 3), non dans l'État, à l'encontre de la préten­tion totalitaire. Au pouvoir de commander l'existence répond la piété, irremplaçable pour le consentement à obéir. Je vou­drais citer ici, de Charles Maurras, le poème *Croix des routes.* Autre le libre-arbitre, autre la franchise de toute servitude ; désirer l'indépendance nous est naturel, non y prétendre en droit moderne de la liberté ; l'Évangile s'adresse au libre-arbitre (au choix du vouloir par la volonté même) pour le salut de l'âme, vouloir le salut politique par la liberté d'indépendance (de la vie chacunière) fait équivoque du consentement ici et là. 153:225 On est chrétien par le consentement intérieur à Jésus-Christ que suit le consentement extérieur de l'obéissance aux commandements ; l'obéissance aux lois, ce consentement exté­rieur suffit pour l'existence sociale qui est le bien commun premier, légitimité du pouvoir politique et d'y consentir. Les trois sortes d'eunuques de l'Évangile (Matt., 19/12), les trois conditions de la condition humaine. Folie de vouloir oppo­ser ou composer le divin et le social sans compter avec l'ani­mal ; *on ne doit pas traiter les humains comme des bêtes, pas davantage comme si ce n'était pas des animaux :* qui peut com­prendre comprenne, dit l'Évangile. Absolue selon le divin, la dignité du consentement à obéir est relativisée par l'animal, quant à précéder ou non l'autorité (selon Boutang ou selon Salazar, dit et incrimine la page 140). Pouvoir politique, pouvoir de faire vivre les hommes en société, qui est la seule façon pour l'homme de vivre en homme, voilà le droit, mais pouvoir en exercice selon le fait de la plu­ralité des sociétés politiques ; donc, faire vivre en société poli­tique les membres de telle société politique entre les autres. Mystère de la raison d'État, mystérieuse pour l'illusion huma­nitariste ? Mais surtout, le salut politique incomparable au salut en Jésus-Christ, puisque celui-ci est de droit absolu pour tous les humains nonobstant leurs partages et divisions, qui ne font pas différence au pouvoir divin du seul Sauveur des hommes (Romains, 10/12, Galates, 3/28). « Le bon Pasteur, le vrai berger... » pour « la conversion des politiques temporelles » (pages 29-31) Jésus-Christ nous *sauve* en donnant à chacun de nous sa propre Vie à vivre (vie éternelle, grâce et vérité, grâce sur grâ­ce) et en nous commandant de vivre comme il a vécu (le sui­vre, aimer comme il a aimé) ; deux pouvoirs distincts. Et Jésus a *mérité* notre salut par son Sacrifice. Quoi de compara­ble chez le Prince pour le salut du peuple ? C'est la société qui nous donne la vie humaine, à la façon du milieu propre à cette vie, -- alors que Jésus-Christ est pour nous la Vie en son Principe, en sa Fin, en sa réalité entre deux. L'État ne conditionne la vie humaine que par le pouvoir de commander les condui­tes *pour qu'elles soient sociales,* à la manière du chef d'orches­tre d'obtenir le *concert* de musiciens qu'il ne fait pas musiciens. Jésus-Christ n'est pas un roi de ce monde ; sa *légitimité* est d'être lui-même, le Fils de Dieu fait homme ; de là, immédia­tement, son *autorité* sur tout homme, qui se sauve par son *consentement* au seul Prince qui soit le Principe de la com­munauté, ou se perd, était contre Jésus-Christ s'il n'est pas avec lui. Tout ici est sans limite. Rien de tel chez César, ni même dans le corps social, que sous réserve expresse de l'ap­partenance à Dieu et à soi-même des personnes. 154:225 Mérite infini de notre salut à tous par l'Incarnation même, puis par le Sacrifice de l'obéissance jusqu'à la mort sur la croix. Le prince politique doit procurer, pour sa part, le salut du peuple en son ensemble, sans devoir le « mériter » que par son action efficace. Au Bon Pasteur (et non au troupeau) chaque brebis appar­tient personnellement (comme le sarment à la vigne), et a besoin d'être sauvée par lui personnellement ; César, lui, est pour le corps social, et si chaque membre de ce corps en a besoin, il n'est pas vrai que chacun a besoin personnellement de César pour être un tel membre en esprit et en vérité ; aucun ne relève de César que par son appartenance à la société, tout au rebours du salut de chacun par Jésus-Christ. Salut en Jésus-Christ, salut rédempteur de la perdition native, salut de libération ; Jésus-Christ est la Porte des brebis, c'est par lui que l'on a la Vie ; il est le Pain de vie. Alors que le salut par César ne donne pas la vie, ne tire pas de perdition, n'a pas à racheter, n'est pas cause mais condition de la vie sociale, condition de la liberté par son autorité. Le Christ est pour les chrétiens la Voie, la Vérité, la Vie ; l'Église est son Corps mystique ; il en est le Chef, non comme la tête est un membre du corps, mais comme la Vigne où les chrétiens ne sont les sarments que par la vigne ; alors que la société transcende les personnes moyennant son immanence aux personnes, faute desquelles il ne reste rien de la société comme le milieu de la vie des hommes, -- transcendance rela­tive, ou abstraite. Transcendance du Christ dans l'Église cons­tamment sous nos yeux, jusqu'à la révolution conciliaire, avec le pape dans la catholicité, l'évêque dans son diocèse, le prêtre à l'autel, faisant comme Jésus-Christ en personne ce que ne peut faire un simple membre de la communauté, au contraire d'une présidence d'assemblée, ou de république. Du seul fait de l'existence de Jésus-Christ Fils de Dieu fait homme, il y a, comme le chantent les Anges de Bethléem, « gloi­re à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », c'est-à-dire le salut des hommes qui ne font pas obstacle à ce divin salut. Si le Christ nous sauve en Église, ce n'est pas nécessité, mais conformité à notre nature sociale, conformité de la Rédemption à la Création ; absolument, l'In­carnation est notre Rédemption. Évidemment, rien de sembla­ble, dans un salut politique et un sauveur politique (sinon par jeu de mots sur les deux vocables salut et pouvoir). Le salut du corps, le salut de l'âme, le salut social : non le premier, mais les deux autres exigent la souveraineté, celle de Dieu, celle de César ; faut-il alors parler du pouvoir souverain comme s'il n'y avait pas les deux pouvoirs irréductiblement divers du divin Sauveur de l'âme et d'un humain sauveur de la société ? 155:225 « ...Comment faire pour que quelque pouvoir, effectif et incarné, exprime la transcendance, la relation au divin... ? » (p. 28). Comment faire pour que le milieu social soit lui-même la vie humaine ? Pour que le salut social soit le salut de pâme ? Pour que l'existence commune soit l'être personnel ? Pour que le Christ cède à la tentation de Satan et que le mes­sianisme temporel nous libère ? La condition humaine est per­sonnelle moyennant la société, il faut se tenir à cette dualité de notre vie, jusqu'à la mort. Ainsi ont vécu Antigone et Socrate leur vie humaine, et Notre-Seigneur Jésus-Christ a confirmé, a consacré, de la Crèche à la Croix, ce qui est la raison, et l'his­toire, et la victoire des hommes vivants. Quoi donc ? Un pouvoir de salut peut faire mourir les per­sonnes qu'il doit mettre à même de vivre, et les faire mourir à cause du plus beau de leur vie ? Mais cela empêche-t-il que la mort des martyrs ne soit, pour finir l'humaine vie ensemble avec les autres hommes grâce au souverain, la même vie en son plus beau, en son plus puissant pour aider les autres à bien vivre ? Alors, quel scandale insupportable, et quelle « légitimité révolutionnaire » ? Vienne du Ciel au livre de Pierre Boutang le *pouvoir* de faire travailler beaucoup de lecteurs autant que celui-ci. Paul Bouscaren. « Reprendre le pouvoir » : il ne faut pas se tromper sur ce titre en apparence belliqueux. Il ne s'agit pas d'un plan pour s'emparer de l'Élysée, mais de restituer l'idée d'un pouvoir juste, mesuré, *légitime* en un mot. Boutang écrit, pourrait-on dire, pour donner une politique aux nouveaux philosophes, qui jurent que le pouvoir, c'est le mal, c'est la mort (d'un côté, le capitalisme, qu'ils trouvent toujours aussi pervers, de l'autre, le Goulag). Mais Lévy, Glucksmann et les autres ne sont pas les seuls à avoir oublié jusqu'à l'idée d'un pouvoir légitime. Toute démocratie en est là. Boutang commence par dire que « la nature du pouvoir est de sauver ». L'image à laquelle il se réfère est évidemment celle du prince chrétien. Avant le christianisme, pas de dis­tinction vraie entre le roi et le tyran, et sans reconnaissance du divin, pas de garantie qu'un ordre temporel soit possible. 156:225 Mais il sait bien à quel moment il parle. D'où la question : « Allez-vous dire que le divin ne s'improvise pas, ne se res­taure ni ne se reconstitue lorsqu'il s'est éloigné ou qu'il est mort ? Du moins la condition de l'homme n'en devient pas tout à fait « naturelle », et le pouvoir, lui, ne s'éloigne pas, ni ne dépérit : il persiste sur le mode du cauchemar. » La première image de la souveraineté, pour chaque enfant, ce sont les parents, qu'il imite et qui l'initient au langage, -- c'est ce regard de bas en haut qu'il jette vers eux, et principa­lement vers le père. Il y a confiance, dans ce regard, il y a un oui approbateur, mais aussi un soupçon naturel : le modèle est-il exemplaire ? Ce qu'il apprend, ce qu'il imite est-il bon ? Cette situation sera aussi celle du peuple vers le prince, ou si l'on préfère un langage plus neutre, des « gouvernés » vers le « gouvernant ». Ainsi sont posées les conditions d'une politique (conditions que Boutang a bien souvent développées) : la reconnaissance d'un ordre divin -- avec l'Église posée comme souveraineté supérieure -- et du rapport de filiation. Que ces deux condi­tions soient attaquées, rongées, dans le monde d'aujourd'hui, que l'image de l'Église et du père soient affaiblies, Boutang n'en est pas à le découvrir, évidemment, mais il est trop lié aux choses anciennes et à celles d'après-demain pour s'en inquiéter vraiment. A partir de là, il est possible de parler d'un pouvoir légi­time, l'adjectif étant défini par le dictionnaire de Trévoux « ce qui est selon les lois divines et humaines » et « ce qui a les conditions requises par les lois, et qui est juste, équitable, fondé en raison ». Trois éléments déterminent le pouvoir : « La *légitimité,* qui coïncide avec la souveraineté, avec l'existence même du souverain ; le *consentement populaire* dont l'absence radicale ne permet pas de définir un pouvoir humain, mais autre chose que le pouvoir, disons une contrainte ; de même toute action humaine consciente est volontaire, et la contrainte physique en efface l'humanité ; enfin l'*autorité* qui est le carac­tère d'acte, le résultat de droit et de fait auquel il est consenti. » Si la fin qui détermine l'État, le but qu'il se propose, est le bien commun, la légitimité, ce qui détermine le peuple est l'au­torité. L'État peut s'interroger sur le consentement populaire, avoir un doute, auquel répond le soupçon du peuple sur la légitimité. Le résultat heureux (quand le dialogue tourne bien) est l'autorité de l'État et le consentement du peuple. Maurras disait : « Pour le succès d'un commandement, il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin. » 157:225 Boutang appuie cette dialectique sur le *Philèbe,* et après avoir défini le bon fonctionnement -- celui qu'on vient de voir -- signale non sans sourire un brin qu'il s'ensuit, en fai­sant permuter ces éléments, qu'il y a 719 (*sept cent dix-neuf*) formes de mauvais gouvernement. Nous n'avons que le choix. Je laisserai de côté les considérations qui suivent à propos de diverses réflexions sur le pouvoir, de Vico à M. Foucault. La conclusion est un appel, en particulier aux nouveaux philosophes, pour demander si ne s'impose pas « quelque atten­tion à des formes de pensée étrangères à celles dont on a souf­fert ». Un appel aussi, car tout est possible, et tout recommence à chaque naissance, à l'issue hors de notre désordre : « Notre société n'a que des banques pour cathédrales ; elle n'a rien à transmettre qui justifie un nouvel « appel aux conservateurs » ; il n'y a, d'elle proprement dite, rien a conserver. Aussi sommes-nous libres de rêver que le premier rebelle, et serviteur de la légitimité révolutionnaire, sera le Prince chrétien. » Tels sont, maladroitement indiqués, quelques-uns des traits de ce livre foisonnant d'intelligence, de culture et d'humeur. Boutang ne m'a pas attendu pour mesurer à quel point une légitimité fondée sur le divin et l'image du père est antipathi­que au monde moderne, ni combien il est difficile de faire réfléchir les intellectuels hors des ornières consacrées. Il passe un peu sous silence, ici, la part d'*habitude* qu'il y a dans le consentement à l'ordre, et la vertu qu'il y avait dans cette habitude, rompue depuis deux siècles. (Dans la *Politique,* il parlait très bien de ce sommeil dont nous avons été réveillés, et que nous ne connaîtrons plus. Il est difficile d'être sage et prudent, de retrouver l'ordre juste, après cette sorte de réveil.) Georges Laffly. ### Bibliographie #### Colonel Château-Jobert Feux et lumière sur ma trace (Presses de la Cité). Prodigieuse histoire que celle de ce soldat, simple « troufion » en 1936, colonel en 1956, compagnon de la Libé­ration, condamné à mort en 1965, commandeur de la lé­gion d'honneur, baroudeur dans l'âme, indomptable, in­crevable. 158:225 Partout où l'on se bat, il est là avec ses paras. D'abord, pendant la guerre, en Érythrée, en Syrie, en Libye, en France. Puis en Indochine. Enfin en Algérie, avec l'inter­mède de Port-Fouad. Le 6 juin 1958, de Gaulle déclare, à Mos­taganem : « Il n'y a plus ici, je le proclame au nom de la France et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent dans la vie en se tenant par la main. » Conan (son nom dans la Résistance) fait sien ce serment. Le voilà donc rebelle, O.A.S., clandes­tin, jusqu'à l'amnistie qui est la conséquence de la révolte étudiante de mai 1968. C'est tout cela qu'il nous ra­conte dans une langue simple et savoureuse. Pas d'amertu­me, mais une réflexion serei­ne sur les leçons à tirer d'une expérience singulièrement vas­te. Déjà le colonel Château-Jobert avait mis à profit ses années d'inaction pour écrire trois livres de doctrine contre-révolutionnaire. J'ai lu (ou feuilleté) ces livres. Ils sont intéressants, mais à mon avis trop analytiques, trop foison­nants et, pour tout dire, trop longs. Celui-ci, presque unique­ment mais pas exclusivement narratif me paraît plus ri­che d'enseignement parce qu'il s'enracine dans l'exemple. Son auteur parle cependant d'un « petit livre » qui « reste en­core à écrire ». Je crois qu'il devrait l'écrire. Non pas donc une somme, mais au contraire 120 pages qui seraient la syn­thèse d'une vie d'action et de méditation. De véritables principes d'action inspirant, pour la décision, la minutieuse pré­paration, puis la mobilité de l'improvisation dans l'éclaira­ge des vérités éternelles. Qu'il s'agisse de politique, de guer­re ou de n'importe quel com­bat, c'est toujours l' « art sim­ple et tout d'exécution » lié à un grand dessein ou à une idée directrice essentielle. Le colonel Château-Jobert le sait. Peut-être pourrait-il le dire dans une sorte de testament. Mais il est vrai que ses « Feux et lumière » le disent déjà fort bien. C'est du moins ainsi que j'ai reçu ce beau livre. Louis Salleron. #### Gustave Meyrink Le cardinal Napellus (Retz-Ricci) Meyrink, l'auteur du *Golem,* a écrit une œuvre étrange, où l'on retrouve toutes les her­bes de la marmite des sorciè­res. La magie est une décom­position de la religion, elle bé­gaie et embrouille un langage qu'elle ne comprend plus. Il y a là de quoi obtenir des effets de mystère, de pressentiment d'autre chose, de cruauté, de rêve. On le voit avec ces nou­velles, tout à fait dignes du ti­tre de la collection : « La Bi­bliothèque de Babel ». Georges Laffly. 159:225 #### G. K. Chesterton L'œil d'Apollon (Retz-Ricci) La « Bibliothèque de Ba­bel » est une collection de lit­térature fantastique, dirigée par J. L. Borgès, un connais­seur. Ce recueil de Chesterton en est le deuxième volume. On y trouvera *Le duel du Pr Hirsch,* nouvelle qui fait par­tie du recueil *Father Brown* (éd. Gallimard) et trois nou­velles extraites de *La clair­voyance du Père Brown* (L'œil d'Apollon, L'honneur d'Israël Gow, Les pas dans le couloir). Il est vrai que ce livre, réédité par Julliard il y a quelques années, commence à être dif­ficile à trouver. La cinquième nouvelle du choix de Borgès, « Les trois cavaliers de l'Apocalypse », est je crois, inédite en fran­çais. Le père Brown n'y appa­raît pas. C'est une sombre affaire prussienne, un drame de l'obéissance. G. L.. #### René Lacroix-à-l'Henri Un écrivain pour l'an 2000 : Léon Bloy (chez l'auteur, 5, rue de l'Hermitage, Bordeaux) La partie la plus importan­te de cet ouvrage groupe des lettres de Pierre Vernotte, homme de science et fervent lecteur de Bloy, à qui il donnait « l'importance d'un Isaïe, d'un saint François d'Assise ». Lettres qui appor­tent des réflexions précieuses sur l'écrivain, et un commen­taire juste sur les malheurs du temps : elles vont de 46 au concile. On trouvera à la suite une étonnante page (et inédite) de Léon Bloy, écrite en 1917. Elle se termine ainsi : « Il est donc raisonnable de croire qu'on est arrivé enfin à ces jours annoncés dans l'Écriture où tout doit être changé, où le genre humain tout entier doit être écorché vivant comme l'Apôtre Barthélemy pour se revêtir salutairement d'une peau nouvelle. » G. L. 160:225 #### Pierre Oster Soussonev Requêtes (Fata Morgana) #### Pratique de l'éloge (La Baconnière) Depuis *Le champ de mai*, sa première œuvre, Pierre Oster a joint à ses poèmes des notes qui précisent son iti­néraire, repères qui sont moins « critiques » que rap­pels de quelques exigences fondamentales. Par exception, *Requêtes* est composé unique­ment de telles notes. Pour les situer, je citerai ce passage de Mircéa Eliade (*le Chamarris­me*) qui me les évoquent assez bien : « La poésie refait et prolonge le langage ; tout lan­gage poétique commence par être un langage secret, c'est-à-dire la création d'un univers personnel, d'un monde parfai­tement clos. L'acte poétique le plus pur s'efforce de re­créer le langage à partir d'une expérience intérieure qui, pa­reille en cela à l'extase ou à l'inspiration religieuse des « primitifs », révèle le fond même des choses. » A ceci près que, s'il s'agit bien d'une « expérience intérieure », et de « prolonger » le langage, il importe que le poème re­joigne le langage de tous. « La perfection de l'œuvre est le prix de son intégration à l'intelligible », note Oster. D'entrée, il évoque « la pré­cieuse diversité qui affecte les mouvements communs de l'es­prit et du corps ». C'est que le poète est à la jointure : le poème est chant, mouvement du gosier et du corps, autant que création de l'esprit. Et encore : « Par le corps, nous atteignons peut-être à quelque point de rencontre entre les totalités parallèles du langage et de l'univers. » Le poète doit pouvoir faire fond sur le langage. D'où une exigence *classique* -- toute contraire au mouvement de méfiance si commun aujour­d'hui. Exigence qui s'exprime par autant de défis, de *déci­sions* qui sonnent insolem­ment : « Ne pas s'enfermer dans cette métaphysique de fami­ne qui suit un usage timide ou incomplet de la langue. » « Par chance, il n'est de parole juste que dans le droit fil du langage commun. » 161:225 Et cette déclaration d'une modestie scandaleuse (mais l'orgueilleux Malherbe l'au­rait trouvée naturelle) : « La vérité du poème est suspendue à l'adhésion d'autrui. Autrui seul fait autorité. » Mais pour quelle œuvre, ce langage. ? Une contemplation émerveillée, toujours recom­mencée de l'univers toujours changeant, et pourtant révéla­teur de l'Unité. « Rien qui sous notre re­gard ne soit une autre leçon ou lecture de l'Unité. » « La poésie est un éloge de ce qui change... Elle est le chant des formes qui se trans­muent sous notre regard grâce à notre fidélité. » Une poésie qui est célébra­tion de l'univers, c'est bien celle que nous donnent *Soli­tude de la lumière* ou *la Gran­de année* (Gallimard). C'est une autre forme de cé­lébration que manifestent les textes critiques réunis sous le titre *Pratique de l'éloge.* Os­ter ne parle que de ceux qu'il admire, et il en parle admira­blement : qu'on lise son étude sur Paulhan. G. L. #### Jean-Edern Hallier Chaque matin qui se lève est une leçon de courage (Éditions libres Hallier) Hallier en est déjà à ses œuvres complètes, dont voici le premier tome, et frappe à la porte de l'Académie. Pied de nez au sérieux, ou souci de l'affecter ? Les deux. Ce gros volume (non, on ne dira pas ce pavé) contient des articles, une pièce, un témoi­gnage au tribunal, une plaidoirie de son avocat, des ar­ticles de critiques amis sur ses romans. C'est un dossier auto­biographique et justificatif, surplombé de titres emprun­tés au Nietzsche d'*Ecce homo* (Pourquoi je suis si sage, pourquoi je suis différent). On y retrouve Hallier direc­teur de l'*Idiot international,* Hallier « nouveau partisan » etc., tous les certificats de gauchisme possibles. A vrai dire, le charme l'em­porte sur la révolution. C'est à Cocteau que fait penser ce goût de la parade (Cocteau a passé la moitié de sa vie à annoncer ce qui se passait à l'intérieur, à présenter le spectacle), et cette rapidité à changer de position, d'attitu­de. C'est Aragon qu'évoquent cette violence verbale et ces coups de fièvre. Signes de fa­mille : une agilité étourdissan­te, l'art de courir plus vite que la nouveauté, le plaisir de la provocation. (Et derrière, tout au fond, en filigrane, on voit la silhouette maigre de Barrès, parfaitement.) 162:225 On n'ira pas lui reprocher ses confusions, ses contradic­tions (« la démocratie dont je vous entretiens ne devra être qu'invention : la vraie démo­cratie par l'aristocratie uni­verselle ») ou de parler, après Boutang, de « socialisme féo­dal » -- mais Boutang est chrétien et n'a pas oublié l'ordre ancien. Je crois vrai­ment que la confusion, chez Hallier, vient du souci d'é­chapper, à tout prix, aux clas­sements faux, figés, d'un temps d'imposture. Et ce qu'il y a de plus vrai en lui, c'est l'an­goisse d'être né dans un pays qui a démissionné (« France, objet de ma plus grande pas­sion et du seul, du plus tena­ce chagrin d'amour de ma vie... »). Horreur d'être né trop tard, dans un pays qui ne fait plus l'histoire. Hallier y est d'autant plus sensible qu'il est de cette famille d'esprits on l'on sacrifie tout pour être « où ça se passe ». Ce qu'il a de frivole renforce ce qu'il a de plus profond. C'est aussi un écrivain, plein d'éclat et de dons, dans la lignée qu'on évoquait plus haut. G. L. #### Philippe Ariotti et Philippe de Cornes Arletty (Henri Veyrier) Malgré le cinéma, le dis­que, certains arts restent éphé­mères (les films s'usent, se per­dent). Évoquer une carrière d'actrice, c'est fixer un papil­lon sans qu'il perde la poussiè­re colorée qui fait sa beauté. Ici, la réussite est parfaite, d'art, de tact, et ce bel album contient de plus, pour les ama­teurs, mille renseignements in­trouvables. Philippe de Comes ne peut s'empêcher de regretter que le talent irremplaçable d'Arletty ait si souvent servi à des au­teurs médiocres. « Grâce à elle, ils avaient du talent ; enfin une fois au moins, certains auront eu l'air d'en avoir. Le plus grand miracle de l'art dramatique, ou cinématogra­phique, c'est celui-ci : le gé­nie de l'acteur. » Merveille qui fait prendre pour astres des lampions. Mais deux ou trois fois, il y a eu accord entre une silhouette, une voix, et une œuvre. C'est arrivé avec « les Enfants du paradis », par exemple. G. L. 163:225 ## DOCUMENTS ### Les deux interprétations du concile Reproduction intégrale de l'ar­ticle publié par le Père R. L. BRUCKBERGER dans *L'Aurore* du 1^er^ juin 1978. Aujourd'hui en 1978, et compte tenu que je suis loin d'avoir la connaissance directe de bien des pays, il n'y a que deux peuples au monde pour lesquels mon admiration est pleine et entière : ce sont le peuple israélien et le peuple polonais. Ces deux peuples ne traversent aucune crise d'identité, ils sont ce qu'ils sont sans réticences, bien décidés à demeurer ce qu'ils sont sans peur et sans honte, déterminés à faire les sourds à toutes les raisons qui s'offrent de devenir autres que ce qu'ils sont. La dernière lettre pastorale des évêques polonais, datée du 15 mai dernier, se termine ainsi : « Au temps les plus dif­ficiles de notre existence, nous avons chanté : « *Nous n'abandonnerons pas la terre de nos ancêtres !* « *Nous ne permettrons pas que disparaisse notre langue maternelle !* « *Nous ne délaisserons pas, ô Christ, tes églises !* « *Nous ne permettrons pas qu'on ensevelisse notre foi !* Cet appel, répétons-le encore aujourd'hui ! » Et toc, A bon entendeur, salut ! 164:225 Du 18 au 23 mai, j'étais donc en Pologne avec le pèlerinage CREDO ([^43]). Nous y étions allés pour confesser la foi, en com­munion avec l'Église de Pologne, nous en sommes revenus grandement confirmés dans notre foi par la vivante, l'unanime, la rayonnante profession de foi de ces catholiques polonais qui sont 95 % de la nation. Tout de suite, je veux déclarer la grande surprise que me réservait le catholicisme polonais : l'Église polonaise tout en­tière, sans réticences et dans la joie, applique la réforme litur­gique conciliaire. Cela, je l'ai vu et je l'ai vécu ; je ne me suis pourtant pas senti dépaysé. Est-ce à dire que toutes mes objec­tions contre la liturgie conciliaire soient tombées d'un coup ? Aucunement, mais je les ai situées différemment et mieux. \*\*\* La vérité est qu'il y a deux manières d'appliquer le concile Vatican II et particulièrement la réforme liturgique issue de lui. Il y a une manière polonaise et une manière française, il y a une manière bonne et acceptable, et une manière qui est à vomir. La manière polonaise de pratiquer le concile est de le placer à l'intérieur de toute la tradition catholique, de l'inter­préter à la lumière de cette tradition, selon la maxime énoncée au IV^e^ siècle par saint Vincent de Lérins, et universellement admise à l'intérieur de l'Église : « Les conciles confirment ce qui a toujours été enseigné. » Pour peu qu'ils s'en écarteraient, ils deviendraient schismatiques ou même hérétiques, ils per­draient toute autorité sur les consciences : c'est arrivé à plu­sieurs d'entre eux. Et puis, il y a une seconde manière d'appliquer le concile Vatican II, une manière condamnable, c'est hélas ! la manière française : elle consiste à saisir l'occasion des réformes conciliaires pour rompre avec la tradition, pour introduire dans la doctrine, dans la morale, dans le catéchisme, dans la liturgie, des nouveautés détestables, inassimilables à l'orthodoxie, qui éprouve pour elles une réaction de rejet. Henri Fesquet a bien caractérisé pour la France l'esprit du concile quand il a parlé de « chambardement ». Au lieu qu'on interprète, qu'on juge, qu'on corrige éventuellement Vatican II à la lumière de toute la tradition (qui remonte par les précé­dents conciles, par les Pères, aux Apôtres et à Jésus-Christ) on fait le contraire, on interprète, on juge, on corrige toute la tradition de l'Église à la seule lumière du dernier concile et de tous les sous-entendus qu'il charrie avec lui. ([^44]) 165:225 La loi fut jadis donnée à Moïse. Il semble désormais en Fran­ce que la grâce, la vérité, la révélation plénière nous viennent de Vatican II. C'est une usurpation qui fleure l'apostasie et le sacrilège, car il n'y a pas d'autre nom sous le ciel, d'où puisse nous venir le salut, que celui de Jésus-Christ. En Pologne, j'ai eu des conversations avec des prêtres et des laïcs, bien placés pour me renseigner. Ils me parlaient de la Pologne et je leur parlais de la France. Je les ai vus scandalisés quand je leur ai appris -- car ils l'ignoraient -- toutes les impostures auxquelles les réformes conciliaires donnent lieu dans notre pays. J'en ai cité quelques-unes : l'abandon du mot « consubstantiel » pour désigner la filiation du Verbe et sa divinité ; le reniement du mot « transsubstantiation » pour définir le miracle eucharistique ; la traduction impie du *Notre Père* qui fait de Dieu l'artisan de notre tentation ; la rature faite, dans le récit évangélique de l'annonciation, de la virginité de Marie ; l'omission du péché originel dans l'enseignement chrétien ; l'anarchie des célébrations eucharistiques qui jette le doute sur la validité du sacrement et sur le caractère sacrificiel et rédempteur de la messe ; et enfin les complicités de tout notre épiscopat aux entreprises les plus louches de sabotage de notre religion. Je leur disais : « Mgr Lefebvre est notre Wyszynski ! » \*\*\* 166:225 J'apprenais en effet que, en Pologne, le catéchisme reste ce qu'il a toujours été ; que dans les séminaires la théologie est enseignée selon Thomas d'Aquin ; que la piété mariale reste populaire et que les prêtres la favorisent ; que la récitation du rosaire est en grand honneur. De ce dernier fait, nous avons été les témoins : visitant Cracovie, un jeudi après-midi, nous avons vu, à l'heure où les gens quittent leur travail, toutes les églises se remplir subitement dans cette ville aux cent clochers : des foules empressées venaient réciter le rosaire à genoux devant l'ostensoir exposé et chanter à pleine poitrine les litanies de la Sainte Vierge : en France, le clergé dans le vent traite tout cela de « folklore ». Pour ce peuple, si contraint de toutes parts, si dépourvu de biens matériels, la source inépuisable de la joie, c'est l'Église. En Pologne, c'est Dieu qui réjouit la jeunesse. En Pologne, ce ne sont pas les lendemains qui chan­tent, c'est le jour d'hui qui chante la gloire de la mère de Dieu. Je me souviens d'une maxime de Pasteur, qui est devenue un axiome de la médecine moderne : « Le microbe n'est rien, le terrain est tout. » Nous sommes tous porteurs de milliards de virus nocifs, nous hébergeons tous quelque cancer ; mais ces germes maléfiques ne prolifèrent que si le terrain leur est propice. L'Église de France est un organisme affaibli, ané­mié, asthénique, le terrain y est appauvri par le rationalisme et le doute ; ravagé par les modes intellectuelles et les scolas­tiques absurdes ; pourri par les concupiscences : c'est un ter­rain préparé à l'apostasie. En Pologne, l'orthodoxie catholique est en pleine santé, elle a un estomac d'autruche : elle avale tout, elle assimile tout, tout ce qu'elle digère, elle en fait de l'orthodoxie. C'est Bossuet qui me donnera la conclusion de ce parallèle entre deux nations catholiques : « Distinguez donc la multitude abandonnée à elle-même et livrée à son ignorance par un juste jugement de Dieu, de la multitude choisie, de la multitude sé­parée, de la multitude promise et bénie, conduite par consé­quent avec un soin spécial de Dieu et de son esprit ; ou, pour parler avec saint Athanase : « *Distinguez la multitude qui défend l'héritage de ses pères d'avec la multitude qui est éprise de l'amour de la nouveauté,* et qui porte par ce moyen sa condamnation sur son front. » \[Fin de la reproduction intégrale de l'article du Père R.-L. Bruckberger publié par le quotidien *L'Aurore* du 1^er^ juin 1978.\] 167:225 *La semaine suivante, le P. Bruckberger donnait la précision que voici,* *qu'il nous paraît important de connaître :* *...* Dans les couvents dominicains de Cracovie et de Varso­vie, dans le sanctuaire de Czestochowa, quand j'ai voulu célé­brer la messe, on m'a offert le missel de saint Pie V sans la moindre difficulté. En présence du secrétaire de l'épiscopat polonais, Michel de Saint Pierre a annoncé que le pèlerinage CREDO célébrerait la messe de saint Pie V, et l'évêque en est tombé d'accord. Tout cela prouve bien que chez nous, les difficultés que l'on fait à la messe traditionnelle sont artificiel­les, ne proviennent que de la haine de la tradition qui anime nos nouveaux évêques et nos nouveaux prêtres ([^45]). \[Fin de la citation d'un extrait de l'article du Père R.-L. Bruckberger paru dans l'*Aurore* du 8 juin 1978.\] 168:225 ### La fête nationale de Jeanne d'Arc Le pèlerinage de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc, le dimanche 7 mai à Notre-Dame de la Garde, a comme on le sait rassemblé près de 4.000 personnes sur la colline du sanctuaire. Nous donnons ci-après les deux ser­mons prononcés en cette occasion par l'abbé Olivier de Blignières. Voici d'abord le sermon à la grand messe du matin, à laquelle assistaient 1.500 fidèles, dans la grande salle du Pa­lais des Congrès. L'amour de l'Église et la piété envers notre patrie nous ont réunis, aujourd'hui, en la solennité religieuse et la fête natio­nale de sainte Jeanne d'Arc, aux pieds de notre Bonne Mère. De tous les horizons de notre vieux pays, nous sommes venus, dans cette cité mariale, pour prier Marie, notre Reine, et Jeanne, notre héroïne. Nous sommes venus pour témoigner qu'au cœur des fils de France brûlent encore le culte de leur Mère et l'amour de leur sainte. Cet après-midi, le rosaire à la main, nous gravirons la sainte colline qui protège cette cité. Notre prière sera un témoignage et une protestation. Nous té­moignerons pour *la catholicité* et nous protesterons contre « *l'œcuménisme *»*.* Nous témoignerons de notre foi en la catho­licité de l'Église et nous protesterons contre le prétendu « œcu­ménisme » qui en est la contrefaçon. 169:225 L'amour de Marie est en nos âmes comme l'amour de la mère est au cœur des fils. Ce qui est pour elle un outrage, nous le ressentons comme une atteinte à notre bien propre. Or, vous le savez, on a voulu, on veut encore, en dépit de démentis léni­fiants, attenter à la nature propre du lieu sacré qui domine cette ville. On a voulu, on veut encore, dans la ligne d'un « plu­ralisme » apostat, diluer la catholicité dont la Vierge Imma­culée est la gardienne, dans un prétendu « œcuménisme » qui en est la parodie. Avec la calme assurance et l'intrépidité de la foi, nous affirmons donc que Marie est la Mère de la catho­licité. Cette vérité est l'âme du témoignage que nous portons aujourd'hui. De sa divine et paisible lumière, elle éclaire et justifie le refus que nous opposons à tout ce qui viendrait l'obscurcir. Marie est *Mère de la catholicité* parce qu'elle est *Mère de la chrétienté* et *Mère de l'Église.* Ce matin, dans le rayonnement de la sainte de la patrie, nous nous efforcerons de contempler la première facette de ce mystère. Marie est la Mère de la chrétienté parce qu'elle est la *Porte de l'Histoire,* parce qu'elle est *la Reine du Monde,* et aussi parce qu'elle est *la Reine de France.* #### Marie, porte de l'histoire Le mystère de la maternité de la Vierge Sacrée est unique c'est celui de sa *maternité divine.* Celui auquel le « fiat » de la Vierge fidèle a donné entrée en ce monde, elle en connaissait l'identité par le prophète Isaïe (Is IX, 6) : « Son Nom est Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir, Prince de la Paix ; son empire sera multiplié, et sa paix n'aura pas de fin. » Au jour de la création le « fat » divin ouvre l'histoire ; au jour de l'Incarnation, le « fiat » de Marie en marque le sommet. A la parole divine, les temps ont pris leur cours ; à la voix de Marie, ils ont atteint leur plénitude. C'est par Marie que nous entrons dans cette « plénitude des temps » où Dieu fait luire sur le genre humain la lumière de sa face. L'Incarnation de la deuxième personne de la Sainte Trinité est donc le centre de l'histoire. Y a-t-il un événement compa­rable à l'Assomption d'une nature humaine dans la personne du Verbe divin ? Mais cette Assomption prend Marie pour instrument. Par elle, Dieu est descendu au cœur de l'histoire humaine. Par le jour de l'Incarnation où Marie conçoit Jésus, l'histoire humaine est reliée au jour immuable de l'Éternité où le Père engendre le Fils « dans la splendeur du sanctuaire céleste » (Ps CIX, 3). 170:225 Si donc le Christ est le *Centre de l'His­toire,* « l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier » (Apoc. XXII, 13) de toute la suite des temps, alors Marie est la *Porte de l'Histoire.* Si le temps ne prend sa signification qu'au re­gard de l'éternité, alors le « sens de l'histoire » ne peut se com­prendre que dans la lumière de Marie. #### Marie, reine du monde Le regard de notre foi discerne dans la maternité de Marie une seconde vérité, conséquence de la première. Celui que Marie a engendré dans son humanité, des hommes de tous les temps et de tous les lieux se tourneront vers Lui et L'invoqueront comme leur Dieu et comme *leur Roi :* « l'Empire repose sur ses épaules » (Is IX, 6), « il porte écrit sur son vêtement et sur sa cuisse : Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs » (Apoc. XX, 16). Le Fils de Marie en a témoigné, et son témoignage a été scellé de son sang et de celui de millions de martyrs. Ce témoi­gnage a résonné, formidable, aux oreilles du représentant de la plus haute puissance politique de l'histoire. Malgré le bruit de fond de l'agitation profane, il atteint au plus intime de sa conscience le cœur de « tout homme venant en ce monde » (Jean I, 9) jusqu'à la fin des temps. Ce témoignage dit ceci : « tu l'as dit, je suis Roi (...) quiconque est de la vérité entend ma voix » (Jean XVIII, 37). Ainsi le Christ, « qui est dans l'essence divine » (Phil. II, 6), revendique la Royauté Universelle. Et c'est juste, car elle est son bien propre. « Tout pouvoir m'a été donné, au Ciel et sur la Terre » (Matth. XXVIII, 18). Si le Christ distingue donc les pouvoirs qu'il délègue aux hommes, il ne les sépare pas. Tout pouvoir vient de Lui, parce que « tout pouvoir vient de Dieu » (Rom. XIII, 1) et qu'Il est Dieu. En son humanité même le Père l'a constitué sur tout son héritage. Si donc le Christ est Roi en son Humanité, Celle qui a donné le jour à cette humanité est Reine. Si la civilisation temporelle doit se soumettre au Roi Universel, elle doit le faire dans la lumière et sous la tutelle de Marie. Marie est donc *la Reine du Monde* parce que le Monde est à son Fils. Marie est la *Mère de* la *chrétienté* parce que celle-ci est l'héritage du Roi des Siècles. 171:225 #### Marie, reine de France Ces vérités prennent en ce jour, mes frères, un éclat singulier. Ce n'est pas par hasard que nous venons témoigner notre dévotion mariale *en la fête de sainte Jeanne d'Arc.* Quel témoi­gnage plus autorisé de la Royauté du Christ sur la France, que celui de la vierge martyre ? Quelle manifestation plus éclatante de la France, Royaume de Marie, que l'étendard de l'héroïne nationale ? La piété populaire comprend instinctivement cela. Jeanne a eu la mission miraculeuse « de faire valoir, dans un cas éminent, les droits du Seigneur Jésus sur une patrie » (Père Calmel). Son épopée, inscrite dans la mémoire de notre peuple, est un en­seignement vivant. Le Christ a des droits particuliers sur notre pays. Il est notre « *souverain et droiturier Seigneur *». Mais comme la Mère a en garde tous les trésors du Fils, Marie est notre Reine. Il est donc juste qu'elle porte, en terre de France, le titre souverain de *Notre-Dame.* « En vérité, nous dit Pie XII, personne ne peut mettre en doute que ce soit sous les auspices de la Vierge que (Jeanne) ait reçu et rempli la mission de sauver la France » (Bulle Galliam Ecclesiae). C'est Marie qui a obtenu à Jeanne la fidélité héroï­que à sa mission, qui était d'écrire parmi les hommes l'histoire de Dieu. Par la vierge lorraine, elle montre que « le Christ est chez Lui dans l'histoire » (Dom Guéranger). Le sens de l'histoire, le vrai, est manifesté en Jeanne d'Arc. La glorifi­cation du Christ en son Église, voilà la fin première de l'histoire humaine. Le Christ veut que les cités terrestres soient comme *l'escabeau temporel* de la cité divine. Il veut que la France, qu'il s'est choisie spécialement au jour du baptême de Clovis, soit le héraut du Roi céleste, le missionnaire de ses droits à la face des peuples, et le jardin de prédilection de Marie. C'est ce que Jeanne grave sur son étendard, en un programme d'une simplicité céleste qui tient en ces deux mots : « Jésus, Marie ». La société du libéralisme avancé, avancé dans la décadence, avancé dans l'obscurantisme religieux, avancé dans la régression morale, cette société peut-elle comprendre ces choses ? Peut-elle comprendre la simplicité du message de la bergère de Domrémy, que le cœur de tout chrétien français saisit d'emblée ? 172:225 Nous l'ignorons. Mais ce que nous savons, c'est que le Christ n'a pas abdiqué. C'est que Marie est toujours Reine de France et qu'elle y garde les droits royaux de son Fils. Aucune légis­lation, aucun état de fait, aucun prétendu « consensus » ne saurait prescrire contre ces droits, parce qu'ils sont divins. Contre les gouvernants qui tentent de substituer le culte de l'Homme et les droits de l'homme au culte de Dieu et au décalogue, notre foi et l'histoire de notre pays témoignent. Nous ne fléchirons pas le genou devant leurs idoles. #### Conclusion L'étendard de Jeanne n'est pas relégué -- il ne le sera ja­mais -- dans les oubliettes de l'histoire. Comme au temps jadis, Marie est Porte de l'Histoire, Reine du Monde et Reine de France. Elle est Mère de la catholicité *jusque dans son prolon­gement temporel* qui est la chrétienté. Ces vérités, nous les affirmons d'autant plus fort qu'il appa­raît chaque jour plus nettement que des autorités religieuses les ont effacées de leur cœur. Comment expliquer autrement qu'elles veuillent transformer nos sanctuaires mariaux en « Cen­tre de la Solidarité Humaine », en « Centre Monothéiste » ou en Panthéon de toutes les hérésies ? « Que Dieu les juge » (Jude, 9). Pour nous, nous n'imiterons pas leur agenouillement servile devant un monde moderne affranchi du joug divin. Pour ramener notre patrie à sa véritable tradition nationale, nous témoignerons de la vérité, nous prierons Marie et nous combattrons. Nous *témoignerons,* parce que « aujourd'hui plus que ja­mais -- selon le mot de Dom Guéranger -- la société a besoin de doctrines fortes et conséquentes avec elles-mêmes. Au milieu de la dissolution générale des idées, l'assertion seule, une assertion ferme, nourrie, sans alliage, pourra se faire accepter (...). Il y a une grâce attachée à la confession pleine et entière de la foi ». Nous *prierons* Marie afin que se réalise bientôt la prophétie de saint Pie X : « Le peuple qui a fait alliance avec Dieu, aux fonts baptismaux de Reims, se repentira et retournera à sa première vocation... Les fautes ne resteront pas impunies, mais elle ne périra jamais, la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes. » Nous *combattrons,* chacun selon notre vocation propre, pour le rétablissement d'un pouvoir temporel chrétien. Cela est difficile ? Assurément, mais cela n'est pas plus impossible à la force divine que ne l'était le rétablissement du royaume de France par une bergère de 17 ans ! 173:225 La « geste de Dieu » doit reprendre par les Francs ! Alors les « hommes d'armes com­battront et Dieu donnera la victoire ». Notre-Dame de la Garde, convertissez-nous et sauvez la France ! \[Fin de la publication intégrale du sermon de l'abbé Olivier de Blignières à la grand messe du pèlerinage national.\] Voici maintenant le texte du sermon prononcé par l'abbé Olivier de Blignières avant la bénédiction du Saint-Sacrement qui a terminé le pèlerinage national. Nous venons de prier en Marie *la Mère de la catholicité.* Arrivés à la porte de la basilique, nous nous tournons vers elle pour lui demander de garder à ce sanctuaire *son caractère marial et catholique.* Le catholicisme est un tout organique et parfait. C'est lui, *et lui seul,* qui constitue la société définitive, divinement éta­blie, pour que les hommes y trouvent la réponse véritable à leurs besoins religieux. Il nous dit ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut faire pour parvenir au Ciel. Il nous en donne les moyens en nous enseignant la prière et en nous dispensant les sacrements. C'est le catholicisme qui déverse sur l'humanité les trésors de la grâce que Dieu a réservés aux hommes par le Fils dans lequel il s'est complu. La catholicité est donc *l'Universalité de la Vérité,* elle est la lumière de Dieu sur le monde. Dans l'Église, Corps Mystique du Christ, elle est la beauté de Dieu rayonnant sur nos ténèbres. Ainsi la catholicité est-elle un don divin. Porter la main sur ce don en le rabaissant au rang des œuvres humaines, c'est l'anéantir. Retrancher quelque chose à l'institution divine, ajouter quelque chose au Corps Mystique du Christ, ou le lier aux inventions des hommes, c'est « dissoudre Jésus-Christ » (1, Jean IV, 3), c'est nier que le catholicisme soit la seule religion divinement voulue pour le Salut des hommes. Or, Mgr Etchegaray déclarait aux protestants en 1975 : « Il ne suffit pas de clarifier nos divergences ou de souligner nos convergences, nous devons tendre *coûte que coûte* à une unité organique dans une église respectueuse des traditions particu­lières. » 174:225 Le président de l'épiscopat français veut donc, coûte que coûte, dissoudre l'Église Catholique *dans une unité orga­nique avec l'hérésie*. Il veut lier la Vérité divine aux erreurs humaines, et marier la lumière avec les ténèbres. C'est dans la ligne de ce dessein qu'il laisse en place des responsables qui se proposent d'aménager ici, dans la crypte de Notre-Dame de la Garde « une chapelle dédiée « au Dieu Un et Miséricordieux » où tous les croyants dans le Dieu Unique, tous fils d'Abraham, pourraient venir prier ». Il envisage donc froidement d'établir, en ce haut lieu de Marie et de la catho­licité, un lieu de culte où ne serait pas adoré le Christ, vrai Dieu et vrai Homme. Voilà le visage de l' « œcuménisme », voilà le visage de ces pasteurs qui prétendent bouleverser nos églises, après avoir saccagé notre liturgie. Eh bien, aujourd'hui, à l'appel de l'Association des Amis de Notre-Dame de la Garde, nous sommes venus dire *non !* Le peuple chrétien a construit cette basilique parce qu'il avait la foi, la foi véritable et catholique. Le peuple chrétien veut que ce sanctuaire reste *le lieu du culte de Jésus par Marie,* et rien que cela. Le peuple chrétien dit oui au trésor divin de la catho­licité et non à l'invention humaine de l' « œcuménisme ». Dé­laissé et trahi par beaucoup de ses pasteurs, il en appelle à Marie, forte comme une armée rangée en bataille, victorieuse de tous les combats de Dieu. Et prêtant sa voix à toute la Tradition de notre Église et de notre patrie, il dit à ces pasteurs comme Jeanne à son juge : « Évêque, c'est par toi que je meurs. » Mais si Jeanne est morte, son martyre a réveillé la foi de notre pays. Cette foi ne peut mourir et les loups déguisés en brebis ne l'étrangleront pas ; le Christ n'est pas avec eux, car le Christ n'est pas divisé contre lui-même. Le Christ garde ses brebis dans la vérité de la Tradition. Hors de la Tradition, il n'y a pas de catholicité, il n'y a pas d'Église Catholique, il n'y a que les « tentatives sans cesse renouvelées de l'erreur et de l'impiété ». Elles crouleront, ces tentatives, le vent de l'histoire les emportera, comme il a emporté toutes les hérésies qui se sont succédées. L' « œcuménisme » qui met l'Église de Dieu sur le rang des sectes humaines, le modernisme, qui vide les dogmes de la foi de leur contenu surnaturel, seront balayés, et l'Église restera debout sur leurs ruines, rayonnante de sa catholicité, belle de la beauté même de Dieu. Nous demandons donc *le classement de ce sanctuaire* afin de le soustraire aux mutilations profanes dont il est menacé. Pour nous, nous prierons afin que la Sainte Vierge le garde à la seule Église Catholique. Afin qu'elle garde sa ville de Marseille et ce pays de France dont elle est la Reine. Et afin que le Pasteur éternel nous délivre de l'oppression que les pasteurs d'un jour font peser sur nos églises et sur notre culte. 175:225 Ainsi Marie, qui à elle seule a vaincu toutes les hérésies, nous délivrera de l'équi­voque et du mensonge, et par elle, nous retrouverons la vérité de notre religion. La nouvelle religion Mes chers frères, les tentatives contre lesquelles nous mani­festons ici, à Notre-Dame de la Garde, ne sont en effet que l'aboutissement logique d'*une nouvelle religion.* On veut avilir nos églises en y installant des centres de rencontre entre toutes les sectes religieuses. On a dégradé la liturgie pour lui substituer de nouvelles formes de culte ac­cueillantes aux erreurs protestantes. On a changé nos caté­chismes en atténuant ou en supprimant toutes les grandes vérités de notre foi : le péché originel, les peines de l'enfer, l'Église comme seule Arche de Salut, la présence réelle de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie. Eh bien, tout cela exprime simplement une nouvelle religion. De nouveaux *sanctuaires* pour un nouveau culte. Un nouveau culte pour de nouveaux catéchismes. Et de nouveaux *catéchismes* pour une nouvelle religion. Cette religion -- il faut en prendre conscience -- n'est plus celle de la catholicité, c'est celle de l' « œcuménisme », c'est celle du culte de l'homme. Où sont les cantiques populaires que nous chantions et qui exprimaient naïvement la foi du peuple chrétien ? Où sont les processions de la Fête-Dieu, où nous manifestions notre ado­ration au Saint-Sacrement ? Où est notre clergé, dont nous vénérions l'habit parce qu'il traduisait la présence de Dieu parmi les hommes ? Où sont nos œuvres paroissiales, la vie de nos communautés chrétiennes qui manifestaient activement la charité divine à l'œuvre dans nos cités ? Où sont nos congré­gations religieuses, si florissantes à Marseille, les sœurs de nos hôpitaux, qui adoucissaient nos souffrances à l'approche de la mort ? Où sont les saints confesseurs qui nous réconciliaient avec Dieu au tribunal de la pénitence ? Où est le sens de la loi morale que l'on nous apprenait au catéchisme ? Les barbares sont passés par là, et au nom de la dignité de l'homme, ils ont détruit tout cela. Ils ont atténué le sens de la grandeur de Dieu, ils ont oublié que les hommes étaient pé­cheurs et ils nous ont parlé de nos *droits* sans nous dire nos devoirs. Eh bien, le résultat est là : le « printemps de l'Église », la « nouvelle Pentecôte » que l'on nous promettait, a vidé nos églises, ébranlé la foi, diminué la charité. 176:225 Les pasteurs ont douté, ils n'ont plus confirmé le peuple dans la foi, ils n'ont plus enseigné la loi morale, fondement principal de l'ordre social. Les pasteurs ont douté et toute la société a été ébranlée. Au lieu d'ouvrir le monde à Dieu, ils se sont ouverts au monde, et le monde les a méprisés. Ils ont oublié les fortes paroles de Dom Guéranger, le cham­pion de la liturgie qui était présent à la dédicace de cette basi­lique le 5 juin 1864 : « (Les chrétiens) n'ont rien à emprunter à ce chaos de négations et d'essais de tout genre qui atteste si haut l'impuissance de la société présente. Elle ne vit plus, cette société, que de rares débris de l'ancienne civilisation chrétienne que les révolutions n'ont pas encore emportés et que la miséricorde de Dieu a préservés jusqu'ici du naufrage. » Et c'est pour cela que si les hommes se retrouvent entre eux, dans une cité où le règne du Christ n'est plus enseigné, ils sont voués au malheur parce que leur vie n'a plus de sens. Le sens du temps, c'est l'éternité. La signification de ce qui change, c'est de nous conduire à l'immuable. Le but de l'hom­me, c'est Ira Béatitude de Dieu. Sans Lui tout est absurde ! Il n'y a plus qu'une vallée de larmes sans espérance et sans vérité. Le bonheur est une illusion et la vertu une tromperie. Ne le voyons-nous pas sous nos yeux ? Particulièrement de­puis 15 ans, l'immoralisme de nos cités croît à la proportion de l'oubli de Dieu. La pornographie sous toutes ses formes, la contraception gratuite, le meurtre des enfants dans le sein de leur mère, l'autorité ébranlée, la violence croissant, le doute et la révolte enseignés dans nos écoles ; et tout cela avec le silence complice ou même la lâche approbation de nombreux pasteurs. Voilà, nous n'hésitons pas à le dire, les fruits de leur nouvelle religion. Les hommes n'ont pas besoin que les prêtres les flattent. Ils n'ont pas besoin qu'on leur enseigne un humanisme et une solidarité purement humaine. Ils n'ont pas besoin du messia­nisme temporel de clercs dévoyés. Ils ont besoin de Dieu. Ils ont besoin du sang du Christ et de la Rédemption. Ils ont besoin de l'éternité. Aussi, mes chers amis, il nous faut réagir, et réagir vigou­reusement. Ce qui ne réagit plus est mort. Mais la foi du peuple chrétien est vivante. Le peuple chrétien n'accepte pas qu'on lui arrache ce que Dieu lui a donné. « Les dons de Dieu, nous dit l'apôtre saint Paul, sont sans repentance. » (Rom XI, 29) C'est pourquoi il refuse, ce peuple, qu'on le prive de son bien, qu'on lui change sa religion. « Les oreilles du peuple ont été plus chastes que la bouche des prêtres. » 177:225 Et c'est pourquoi, partout, la résistance s'organise. Partout des prêtres sont restés fidèles. A Marseille, à Aix, à Toulon, à Nîmes, à Avignon, à Bollène et partout en France, la sainte messe, telle que l'ont dite les saints, et telle que nos pères l'ont aimée, est maintenue. Les communautés religieuses refleurissent dans la fidélité à la règle de leurs fondateurs. En Provence même, les Bénédictins et les Dominicains renaissent dans l'obéis­sance à leur tradition. La Tradition n'est pas morte, elle ne saurait mourir parce que c'est elle seule qui nous donne le Christ qui a promis d' « être avec nous jusqu'à la fin des temps » (Mt XXVIII, 20). Des pasteurs égarés n'empêcheront pas l'éternelle jeunesse de la Tradition qui est la vie de la catholicité. S'ils veulent vous troubler en faisant appel à quelque aveugle obéissance ou au prétendu dogme d'une évolution inéluctable, ils se condamnent eux-mêmes et vous les jugerez de leur bouche. Il vous suffira de leur répondre : « Si la religion change, eh bien, nous attendons que celle du jour soit remplacée par celle de demain. Et si vingt siècles de chrétienté ont été dans l'er­reur, comment vingt ans de nouveautés seraient-ils dans la vérité ? » Non, la Tradition n'est pas morte ! Elle revient même au grand jour, et elle revient en France, sous l'étendard de Jean­ne d'Arc ! La sainte de la patrie vous appelle aujourd'hui pour rendre la France au Règne du Christ, par Marie. Groupez-vous autour des prêtres fidèles ! Soutenez les com­munautés traditionnelles ! Étudiez le catéchisme de vos pères ! Témoignez de votre foi dans la catholicité ! Vous avez pour vous toute l'histoire de cette ville, toute la tradition de notre pays, et ces pierres elles-mêmes témoignent contre la folie d'un jour. « Christus, heri, hodie, et in saecula ! » Le Christ est hier, aujourd'hui et demain. Vive le Christ qui est le Roi des Francs Vive Marie qui est Reine de France ! \[Fin de la publication intégrale du sermon de l'abbé Olivier de Blignières avant la béné­diction du Saint-Sacrement qui a terminé le pèlerinage national.\] 178:225 ### Sur un pèlerinage à Lourdes Reproduction intégrale du comp­te rendu, rédigé par l'abbé Louis COACHE, du pèlerinage qu'il avait organisé à Lourdes pour la Pen­tecôte 1978, ainsi que nous l'a­vions annoncé dans un précédent numéro. Nous étions 620 inscrits, par les soins de Mme Buisson (dont 475 ont pris le train spécial Paris-Lourdes). En réalité, un grand nombre de pèlerins sont venus directement à Lourdes sans pas­ser par le Secrétariat puisque nous avons compté souvent plus de 1000 participants ou même près de 2 000 comme vous le verrez par la suite, la région du Sud-Ouest et même l'Espagne ayant fourni un certain nombre, de ces pèlerins de dernière heure. Le train spécial partit de Paris après 10 h du soir le vendredi 12 mai, pour arriver à Lourdes le lendemain avant 7 h du matin. A 9 h, arrivé à mon hôtel le Commissaire de Police de la ville de Lourdes me fit part de ses inquiétudes en raison des communiqués publiés les jours précédents par le Recteur des Sanctuaires et l'Évêque de Lourdes. Je rassurai ce fonctionnaire en lui disant que nous étions décidés à ne faire aucune polémique et même à ne prendre aucun Sanctuaire cou­vert pourvu que l'on nous laisse la paix, mais qu'il était into­lérable que le Recteur m'ait écrit que je trouverais devant moi la « résistance la plus décidée » si nous organisions dans le Domaine de la Grotte, et donc en plein air, le moindre défilé ou la moindre célébration (le Recteur m'avait écrit plusieurs fois en m'assurant qu'il ne tolérerait jamais qu'une messe de saint Pie V soit célébrée à l'intérieur du Domaine ; 179:225 il avait en outre fait distribuer un certain nombre de circulaires dans lesquelles il reprenait tout mon curriculum vitae avec, évidem­ment, un grand nombre d'inexactitudes ou de calomnies à mon sujet). Le Commissaire de Police m'offrit même la salle des fêtes de la ville de Lourdes, offre que je refusais évidemment. Finalement, il me dit, mi-figue, mi-raisin : « Vous n'avez pas une tête d'agitateur, mais... il faut se méfier... » A 13 h 30, nous nous groupions autour de la Vierge Couron­née sans aucune difficulté. Nous étions en train de prier silencieusement, lorsque les haut-parleurs entrèrent en action de façon tonitruante et firent entendre un communiqué : « *Lourdes est une terre de fraternité, de paix et de prière qui veut rester en étroite communion avec le Saint-Père et les évêques qui lui sont unis.* « *Les pèlerins qui s'y rendent ont à cœur de respecter ce caractère d'Église...* « *Ce n'est pas le cas de M. l'Abbé Coache. Les menaces qu'il s'est permis de rendre publiques, à l'occasion du rassemblement dont il a pris l'initiative portent la marque de l'agression et de la violence.* « *Sa prétention de passer pour un* « *martyr *» *ne trompera personne. Les chrétiens fidèles et les pèlerins de Lourdes ne se laisseront pas abu­ser. Les faits sont simples. Ayant, en raison de son attitude de dénigre­ment et de désobéissance, encouru dans son diocèse une sanction d'inter­dit, confirmée dès le 18 mars 1970 par la Congrégation pour le clergé, ce prêtre n'a pas l'autorisation de célébrer la messe ni d'organiser des ras­semblements ou des processions dans le domaine des Sanctuaires.* « *Nous invitons tous ceux qui seront à Lourdes pour les fêtes de Pen­tecôte à éviter de se joindre, même par curiosité, au groupe qu'il accom­pagne ; et nous convions tous les pèlerins à prier avec une ferveur accrue le Saint-Esprit, par l'intercession de Notre-Dame, pour que se renforce la paix, l'unité et l'ardeur apostolique dans l'Église de Jésus-Christ...* » Vous devinez mon émotion de m'entendre ainsi désigner, si publiquement et dans un lieu si saint, comme rejeté de l'Église, mais je ne bronchai pas bien sûr, et aucun des pèlerins ne manifesta. Ce fut ensuite un défilé sur deux rangs, extrêmement long, jusqu'à la Grotte, avec chants, défilé précédé par une grande pancarte : « Pèlerinage Traditionnel » (trois pancartes de ce genre ont été utilisées pendant ces deux journées pour le ralliement). Pendant cette procession, les haut-parleurs répé­taient le communiqué plusieurs fois en français, et ensuite en plusieurs langues étrangères. 180:225 Arrivé devant la Grotte, je ras­semblai les pèlerins et leur fis la prédication d'ouverture. Fait amusant : lorsque je parlai de la fidélité de l'Église, le Recteur me fit une réponse par les haut-parleurs : « Mais Bernadette, elle, était fidèle ! etc. » A la Grotte, un chapelain essayait de faire réciter quelques prières par les autres pèlerins qui se trouvaient là, mais tous écoutaient ma prédication. Le défilé reprit jusqu'à l'Autel de pierre de la prairie face à la Grotte, par le pont au-delà des piscines, procession d'une impressionnante longueur et qui groupait déjà près de 1 000 fidèles. L'Autel en question se trouvant libre, nous l'occupâmes sans aucune difficulté et M. l'Abbé Saffré célébra la Sainte Messe, nos membres du service d'ordre ayant pu arriver, en rasant les murs, avec les deux énormes valises contenant tous les objets liturgiques. Très grand vent (il fallait maintenir les nappes avec de gros cailloux), mais nous étions heureux. Ensuite, nous fîmes la Procession du Saint-Sacrement dans cette prairie face à la Grotte ; nous avions un dais improvisé ; nos chants se trou­vaient dirigés par M. Rousseau et transmis par notre haut-par­leur portatif. Alors, se déchaînèrent les haut-parleurs des Sanc­tuaires pour couvrir nos voix. Nous avions rendez-vous à la Grotte le soir pour une veillée de prière. Notre projet était d'y célébrer la Sainte Messe après le départ de la procession aux flambeaux des autres pèlerina­ges. Après avoir tergiversé, nous décidâmes de ne pas entrer dans la Grotte (il y avait une dizaine de brancardiers contre les 500 que nous étions) ; en effet, il restait un certain nombre de personnes en prière devant la Vierge et nous n'avons pas voulu de « bagarre ». Très rapidement, le matériel ayant été prévu, un Autel fut préparé sur une planche et deux tréteaux, juste devant la Grotte, à quelques mètres, bien caché par notre foule. Après le dernier chant des pèlerins officiels, à 10 h du soir, le Recteur recommanda le silence comme d'habitude. Cinq minutes après, les haut-parleurs du Domaine se firent enten­dre : « Nous nous excusons de rompre le silence mais une menace grave pèse sur la Grotte et nous nous attendons à des événements dramatiques,... faites vigilance... » Quelques ins­tants après, nous commencions notre Messe, murmurée. Alors le Recteur se déchaîna et, rompant encore une fois le silence qu'il venait de recommander pour les malades, il protesta pen­dant cinq minutes contre la Messe qui commençait, furieux bien sûr qu'une Messe de saint Pie V fut célébrée juste devant la Grotte. Nous en étions au Kyrie Eleison quand, s'apercevant qu'il était ridicule, il finit par se taire. Quel souvenir émouvant que cette Messe célébrée sous le jet de lampes électriques et par moments sous les parapluies, dans l'obscurité, dans la persécution mais avec quelle ferveur. Vers 11 h 15 du soir, tous nos pèlerins quittèrent la Grotte en silence. 181:225 Dimanche de la Pentecôte. Beau temps. Rassemblement de nos pèlerins entre les arca­des et la Grotte. Défilé devant la Grotte sur deux rangs, silencieux, pour rejoindre l'Autel de pierre de la prairie par le pont du fond. Arrivé là, je fais une méditation d'une demi-heure avec notre haut-parleur pendant que les jeunes gens préparent la première Messe. Retourné à l'improviste à mon hôtel vers 9 h 30, je rencon­tre le Commissaire de Police qui me cherchait, la mine beau­coup plus réjouie que la veille. Il m'annonce que plainte a été déposée par le Recteur pour « violation de domicile » (il s'agit de la célébration de la veille à la Grotte ; nous étions pourtant là où tous les pèlerins ont le droit de circuler) ; je lui réponds que l'affaire suivra son cours sans que cela ne m'inquiète... « Où faites-vous ce matin votre manifestation ? » -- « Il ne s'agit pas de manifestation mais de la Grand Messe que nous allons célébrer dans la prairie comme hier. » -- « Je leur ai dit, répond le commissaire, de vous laisser tranquilles si vous êtes dans la prairie. » (Notons bien que cette esplanade gazon­née fait partie de la Grotte.) Le Commissaire de Police ajoute : « Je leur ai dit : vous savez, l'Abbé Coache, c'est un brave homme ! » Il me fit ensuite force clins d'œil en ajoutant plu­sieurs fois : « Bonne journée !... » La Grand Messe fut célébrée au lieu dit par M. l'Abbé Saffré, avec sermon par moi-même. Chants, grégorien et Kyriale, avec la chorale de M. Rousseau et la participation de M. Ceruti. 1 500 personnes à peu près assistaient à cette célébration. A 15 h, au même endroit, Vêpres chantées et Procession du Très Saint Sacrement. Celle-ci fut splendide. 2 000 personnes la suivaient. Précédé par un cortège interminable d'hommes, le Saint-Sacrement était suivi de toute la foule sur deux rangs. Ordre impeccable et chants bien orchestrés par notre haut-parleur que le porteur s'évertuait à manier pour qu'aucune por­tion de la Procession ne reste trop longtemps dans le silence. La tête de la Procession, après avoir fait le tour de l'immense prairie, rejoignit les derniers rangs. Les haut-parleurs des Sanctuaires furent plus discrets que la veille. De retour à l'Au­tel de pierre, le Saint-Sacrement bénit nos malades venus se placer aux premiers rangs des marches. Au-delà du Gave, les pèlerins contemplaient ! Ce soir-là, comme pendant les deux journées, nous confessâ­mes beaucoup, en plein air bien sûr et sous le grand cèdre. Je fus aidé dans ce ministère par M. l'Abbé Salabéry, M. l'Abbé Guépin, un prêtre aveugle de la région pyrénéenne, outre M. l'Abbé Saffré. 182:225 C'est au cours de cette journée que j'ai annoncé la création d'une ligue nationale de jeunes filles à laquelle je donnerai le nom d' « Union Mariale des Jeunes Filles de France » : cette union visera *uniquement le plan spirituel* et ne veut en aucun cas concurrencer les mouvements déjà existants comme le M.J.C.F ou bien les Camps du R.P. Vinson, etc. ; au contraire, la petite feuille que je pense envoyer à ces jeunes filles recom­mandera chaleureusement les quelques mouvements ou les per­sonnalités religieuses qui peuvent déjà s'occuper d'elles. Le soir, nous avions prévu une veillée de prière à la Grotte, mais en ordre dispersé. Je me tenais personnellement en ce lieu béni, vers 9 h 45 du soir, quand j'aperçus notre Commis­saire venu lui-même à la Grotte, prier sans doute mais aussi beaucoup surveiller ; il revint plusieurs fois et, lorsque je quit­tai Massabielle, je le rencontrai aux environs des Fontaines : « Ah ! Mais voilà l'Abbé ! » s'exclama-t-il en riant -- « Vous me cherchiez ? » lui dis-je. Après quelques dénégations, il s'écria : « Ah ! Mais maintenant je vous connais. Auparavant, je vous prenais pour un révolté... Mais je vois bien qui vous êtes... Depuis hier, vous avez agi dans la dignité... Tout le monde le reconnaît. » Lui qui la veille me prenait pour un dissident lorsqu'il parlait de l'Église, était prêt à reconnaître, ce soir-là, que nous avions raison. En me quittant, il me dit d'un air encourageant : « Vous revenez l'année prochaine ? » ####### Le lundi de Pentecôte, Regroupés à 8 h près des arcades, nous avons fait comme la veille une méditation dans la prairie face à la Grotte, gratifiés d'un très beau temps. Je chantai la Sainte Messe et M. l'Abbé Saffré célébra la Messe d'action de grâces. Nous avions résolu le problème du transport des objets liturgiques en les répartissant dans une douzaine de sacs confiés à des pèlerins déterminés, si bien que nous passions les portes du Domaine sans avoir à craindre d'être interpellés. Vers 10 h 15, la foule de nos 1 500 pèlerins, traversant l'esplanade du Rosaire, s'achemina par la route extérieure vers le Chemin de le Croix ; cette fois, nos pèlerins se trouvaient groupés et n'en formaient pas moins une file longue et impressionnante. Ce fut M. l'Abbé Portier qui fit le commentaire, très apprécié, des différentes stations avec les prières d'usage. Vu notre nom­bre, le début du cortège dépassait chaque station sur une très grande longueur et le haut-parleur essayait de prendre d'enfi­lade l'ensemble des participants, ce qui n'était guère facile avec les méandres du chemin. Vers 12 h 15, en file sur deux rangs, nos pèlerins regagnèrent la Grotte, par les rampes de la Basilique Supérieure, pour les adieux à la Vierge. A cette heure-là, la Grotte était presque déserte, et les brancardiers qui en barraient l'entrée laissèrent tous nos fidèles se regrouper sans difficulté. Allocution d'action de grâces, rappel des résolutions à garder après ce pèlerinage, consignes de fidélité à la Vraie Messe, défense de la Foi, force d'âme pour résister aux embûches de toutes sortes, charité... 183:225 J'annonçai que l'année prochaine, avec la grâce de Dieu, nous renouvellerions ce pèlerinage et qu'il serait excellent que nous soyons encore cinq ou dix fois plus nombreux, grâce à la collaboration et la participation de tous les chefs de file et mouvements fidèles à la Messe de toujours ; j'ajoutai que je serais très heureux, en ce cas, laissant à d'autres la direction, de limiter mes activités au ministère de la confession et à l'aide spirituelle de mes confrères. Au cours de ces deux journées, nous avons tous été frappés de l'ambiance spirituelle, de la ferveur et de l'enthousiasme de tous nos pèlerins. Je puis dire en toute vérité que, en dépit de quelques défectuosités inévitables qui auraient pu se glisser dans l'organisation matérielle, pour le voyage, pour le loge­ment, je n'ai pas entendu un seul pèlerin se plaindre ou faire une réflexion quelconque. D'autre part, nous avons été égale­ment frappés par l'intérêt qu'a suscité notre action auprès des pèlerins d'autres pèlerinages, ou tout simplement auprès des personnes rencontrées à Lourdes : l'un des porteurs de la gare fit à Mme Buisson cette réflexion au rembarquement : « Est-ce que Monsieur l'Abbé est là ? Au moins, ça c'est un prêtre, ce n'est pas comme ceux qu'on a ici ; je veux lui porter ses baga­ges comme à l'arrivée. » (Il est bien évident que ce compliment ne s'adressait pas à ma personne, mais à tout l'ensemble du pèlerinage.) L'un des garçons qui nous servait à l'hôtel me demanda des explications sur notre démarche et m'encouragea en ces termes : « Ce n'est pas comme leurs messes à eux, depuis qu'ils les disent en français, on n'y comprend plus rien. » Enfin, pour résumer, une dernière réflexion : un curieux venu assister à l'une de nos messes, s'exclama auprès de ses voisins venus également par curiosité : « Il y a drôlement plus de dignité ici qu'en face ! » Dieu soit béni et que soit toujours honorée la Vierge Imma­culée. \[Fin de la reproduction intégrale du compte rendu, rédigé par l'abbé Louis Coache, du pèlerinage à Lourdes qu'il avait organisé pour la Pentecôte 1978.\] 184:225 ### Aldo Moro est mort pour rien Reproduction intégrale de l'article de Geor­ges Albertini dans *Est et Ouest* du 16 au 31 mai 1978 : L'horrible supplice auquel Aldo Moro a été soumis pendant près de deux mois est impardonnable. Personne n'a le droit, pour quelque raison politique que ce soit, d'infliger à un être humain une telle torture (morale et physique) et jamais la condamnation d'un acte accompli dans de pareilles circonstan­ces ne sera suffisamment explicite. Cela étant écrit, et puisqu'il s'agit d'un acte dont les dimen­sions politiques sont considérables, il faut bien en venir à l'examiner sur ce terrain-là. Et cet examen, on a le regret de l'écrire, ne correspond guère à l'image que la grande presse, les radios et télévisions, la plupart des déclarations, ont donnée. En premier lieu, il est inadmissible que l'on parle d'une victoire sur les Brigades rouges remportée par la fermeté soit du gouvernement, soit du Parti communiste italien. De quelle victoire s'agit-il ? Du refus de négocier avec les Brigades rou­ges ? Mais contrairement à ce que l'on cherche à accréditer, ce n'était pas le signe d'une fermeté inébranlable, mais celui de la faiblesse et parfois de la lâcheté d'une grande partie du per­sonnel politique italien. Il était très facile d'une part de ne rien faire pendant cinquante jours (et c'est effectivement ce qu'a été l'attitude gouvernementale et celle du P.C.I.), et d'autre part de se draper dans le manteau d'une soi-disant fermeté, qui se résumait à accepter que Moro soit exécuté. La véritable fermeté aurait consisté dans la mise en œuvre de mesures effectives montrant que la résistance contre le terrorisme allait enfin commencer. 185:225 Il ne serait pas difficile de dresser une liste de ces mesures, depuis le vote d'une législation appropriée, jusqu'à la réglementation de la diffusion des nouvelles sur ce rapt, diffusion dont personne ne peut douter qu'elle est la seule grande victoire remportée par les Brigades rouges. Que l'on songe un instant à ce que cette dramatique affaire serait deve­nue, si elle n'avait pas reçu cette publicité mondiale sensa­tionnelle qui a plus fait pour faire connaître ces groupuscules révolutionnaires que toute leur action antérieure ? Quand la guerre est là, la censure existe, et tant pis si les beaux esprits se récrient ([^46]). \*\*\* C'est précisément parce que le gouvernement n'a rien fait durant cette période (sans parler des autres) que la décision prise de laisser les ravisseurs d'Aldo Moro l'exécuter est au fond inadmissible. Elle l'est d'autant plus que les hommes qui la prenaient étaient aussi responsables que lui, et parfois bien davantage, de la situation dans laquelle se trouve l'Italie, et qui a précisément été le terreau où a poussé la plante véné­neuse du terrorisme. Trente années de faiblesses, de compro­missions, de combinaisons, d'erreurs graves, parfois de mal­versations, ont fait de la démocratie italienne d'aujourd'hui un mouvement politique dégénéré. Il y a certes en son sein des hommes qui n'ont pas contribué à cette décadence. Mais le jugement d'ensemble ne peut être influencé par ces excep­tions, si importantes soient-elles. D'autre part, trente années de démagogie, de violences verbales et parfois physiques, de grèves politiques systématiques, d'acharnement à détruire l'État et toutes les valeurs sur lesquelles il pouvait se fonder, ont disqua­lifié le Parti communiste italien, et lui ont interdit en tout cas de se revêtir du manteau de défenseur de l'État. En d'autres termes, ni les démocrates-chrétiens, ni les com­munistes qui avaient partagé les illusions ou les erreurs de jugement d'Aldo Moro, n'étaient qualifiés pour adopter à son sujet l'attitude qui fut la leur ([^47]). 186:225 Reprenant le mot qui est devenu fameux d'un homme politique français, on est tenté de leur dire « Pas ça ou pas vous ». Il faut le répéter, le refus de négocier assorti d'une immobilité politique totale n'était pas un signe de force, mais la nouvelle manifestation d'une incu­rable faiblesse. Et la mobilisation de millions de travailleurs dans des grèves symboliques ou des défilés traditionnels, n'était qu'une autre preuve dérisoire de l'incapacité d'agir. \*\*\* Il est trop facile -- et l'ironie de quelques correspondants français à Rome a montré une fois de plus le côté le plus dé­plaisant d'un certain esprit de suffisance française -- de mettre en cause la police, en l'accusant de n'avoir rien fait. Ce qui serait plus utile serait d'essayer de comprendre les raisons de sa carence. Elles sont inséparables de la politique telle qu'on l'a faite en Italie depuis longtemps. La police a été l'objet des pires accusations. Les services de renseignements ont été consciemment désorganisés et l'on sait par qui. Des entraves de toutes sortes ont été mises au travail des policiers : on a même parlé de les désarmer, et en tout cas on les a empê­chés d'avoir des réactions efficaces contre les criminels dits politiques. Il en est résulté en effet de graves dommages. Nom­bre de policiers ont perdu confiance, se sont rendu compte qu'ils n'étaient ni soutenus, ni couverts, ni considérés. Ils ont vu parfois leurs meilleurs chefs sanctionnés. Comment s'éton­ner qu'ils aient perdu confiance ? Comment s'étonner qu'ils n'aient eu trop souvent que l'ambition de vivre sans histoire, ce qui était souvent la garantie de vivre tout court. Car enfin on peut demander à un policier de se faire tuer, mais il faut qu'il sache pour quoi. Quand l'État ne sait ni ce qu'il veut, ni où il va, de quelle autorité dispose-t-il pour demander à ses fonctionnaires de le servir, et s'il le faut de mourir pour lui ? Là encore, c'est bien au-dessus des insuffisances de la police qu'il faut situer le vrai débat. La police a des chefs. Ces chefs, ce sont les responsables politiques, et d'ailleurs, pas le seul ministre de l'Intérieur. C'est leur politique (et leur absence de politique) qui explique finalement ce qu'on a appelé les insuffisances de la police. Et s'il y a un Parti qui n'est pas fondé à les dénoncer, c'est bien le Parti communiste italien qui, plusieurs dizaines d'années durant, n'a cessé de la com­battre et de la discréditer dans l'esprit public. \*\*\* 187:225 Il faut enfin avoir l'honnêteté de voir la situation de l'Italie telle qu'elle est quant à la condition des Italiens. Il est certes vrai que la pauvreté y est encore trop répandue, du moins dans certaines régions. Et il est vrai aussi que le chômage de la jeu­nesse y pose des problèmes plus difficiles à résoudre que dans d'autres pays de l'Europe. Mais cela étant reconnu, qui peut nier que depuis une trentaine d'années, malgré les graves insuf­fisances du système politique, la conjonction de l'esprit d'entre­prise et le labeur parfois dur des travailleurs, ont largement élevé le niveau de vie de l'ensemble des Italiens, contribué à créer une classe moyenne, enfin fait de l'Italie un des pays économiquement les plus avancés du monde. Comment dans ces conditions peut-il y avoir la moindre justification politique au terrorisme, et d'autant moins que du point de vue de la liberté, l'Italie souffre plutôt d'un excès que d'une carence, si l'on en juge par cent exemples qui en sont donnés tous les jours. C'est la raison pour laquelle toutes les explications qui se veulent politiques, pour tenter de faire comprendre la vague de vio­lente qui submerge l'Italie ne tiennent pas, et ne ressortissent le plus souvent qu'à ce complexe de culpabilité dont tant de soi-disant intellectuels font preuve, et dont l'acharnement qu'ils mettent à rendre la société (et le régime) responsable de tout et du contraire, est la manifestation la plus insupportable. En somme la tragique mort d'Aldo Moro ne donne pas exac­tement les leçons que l'on dit. La réaction de sa famille va peut-être plus loin que celle d'une famille meurtrie à mort. Elle pourrait bien vouloir dire que n'est pas juge qui veut, et que faire payer par un seul les faiblesses et les erreurs de tous, ce n'est ni une preuve de courage, ni une preuve d'autorité. Si les hommes politiques italiens pouvaient comprendre qu'ils ont laissé mourir Aldo Moro pour rien, et qu'il faut agir pour que ce sacrifice ne soit finalement pas vain, peut-être alors -- mais comment y croire ? -- pourrait-on penser que cette fin tragique pourrait servir l'Italie. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Georges Albertini paru dans la revue *Est et Ouest,* numéro 615 des 16-31 mai 1978.\] 188:225 ## Informations et commentaires #### Deux grandes premières à la Sorbonne La chapelle de la Sorbonne, à Paris, est désaffectée depuis plus de dix ans. En pratique, compte tenu de sa situation, cela signifie qu'elle reste ouverte à n'importe qui, pour n'importe quoi : musique concrète, peinture abstraite, chants gauchards ou danses de Saint-Gui, devant le tombeau du cardinal de Ri­chelieu, qui a connu il est vrai d'autres profanations. -- Un groupe d'étudiants a prouvé qu'il suffisait d'en faire (poliment) la demande au Recteur pour ré-ouvrir aussi bien cette chapelle à la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V... Le pouvoir civil, contraire­ment au clergé, tolère que deux mille ans de christianisme puissent faire partie de la « culture » étudiante au même titre que les sortilèges de mai soixante-huit, et ses dynamiques de groupe fédératrices des invertis. Ce coup d'éclat a eu lieu le mercredi 5 avril 1978, en la fête de saint Vincent Ferrier, à l'initiative de la Fédération Catholique des Étudiants de France. La grand messe, chantée, avec diacre, sous-diacre, encensoir, lectionnaire et mobilier de chœur en velours rouge aimablement fournis par une paroisse voisine du V^e^ arrondissement, fut suivie dans l'enceinte même de la Sorbonne d'une autre grande première mondiale mise au point, toujours selon les voies légales, par les mêmes étudiants ceux-ci avaient demandé et obtenu un amphithéâtre, à seule fin d'y entendre un rédacteur d'ITINÉRAIRES sur le sujet de son choix... Étant parmi les plus faciles à mobiliser pour ce genre d'opération, c'est à moi qu'échut l'avantage de tenir le micro, devant une assistance nombreuse, bien intentionnée, qui s'amu­sait très fort de mes menus sarcasmes et posait les bonnes questions au bon moment. En milieu universitaire, n'est-ce pas, c'était stupéfiant. J'ai dû admettre ce soir-là que mon image de la Sorbonne avait vieilli de dix ans, heureusement pour tout le monde, car je n'eus pas une seule fois la tentation de m'as­surer du regard que le service d'ordre était là. Le temps fait bien les choses, quelquefois. 189:225 La Fédération Catholique des Étudiants de France se re­commande aussi à nous par la qualité, l'audace et l'adéquation de ses statuts. *Article 1 :* « La Fédération se propose de former à la foi catholique les étudiants qui le désirent et de restaurer, autant qu'elle pourra y contribuer, le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ (...). Chaque catholique se doit en effet d'acquérir un niveau de connaissance religieuse analogue a celui de ses connaissances profanes (...). Nous voulons, là ou Dieu nous a mis et en tant qu'étudiants, lutter contre l'apostasie qui nous entoure et affirmer que Notre-Seigneur ne règne pas seulement sur nos cœurs et nos intelligences, mais aussi sur nos universités et sur notre société. » -- A ces intentions, la Fédé­ration Catholique des Étudiants de France convoque ses adhé­rents à une messe, chaque mercredi à 18 heures 30, en l'église Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris. (*Fédération Catholique des Étudiants de France :* 4, avenue de la Grange, 94100 Saint-Maur. On peut aussi laisser un message en appelant le numéro suivant : 656.17.00.) Hugues Kéraly. #### Première lettre aux amis du Prieuré Notre-Dame de Fonsalette Bruno Schaeffer nous écrit du Prieuré Notre-Dame de Fonsalette, 84290 Lagarde-Paréol. Chers Amis, Vous savez sans doute que la Providence a guidé mes pas vers la Provence où je réside depuis le mois de septembre en compagnie de l'abbé de Blignières, ordonné prêtre par S.E. Mgr Lefebvre, le 25 août dernier à Chatelperron. Le R.P. Dom Gérard, Prieur du Monastère Bénédictin de Sainte-Madeleine à Bédoin, a bien voulu me prendre sous sa direction. Avec la grâce de Dieu c'est ainsi que je me prépare au sacerdoce. Dimanche dernier, j'ai reçu des mains de S.E. Mgr Lefebvre les ordres mineurs de Portier et de Lecteur. 190:225 Le Prieuré Notre-Dame de Fonsalette s'abrite dans une vaste maison heureu­sement mise à notre disposition par un ami du Vaucluse. Situé en pleine cam­pagne provençale, il est un lieu idéal pour la prière et l'étude. En même temps, la proximité de plusieurs villes moyennes nous permet un certain apostolat. Dès cette année, desserte d'un centre de messe, catéchisme et début d'une troupe scoute. A notre arrivée, en septembre, nous avons réalisé quelques travaux de première nécessité (la maison est restée inhabitée plus de 40 ans) : eau, électricité et un peu de chauffage. L'an prochain, nous donnerons l'hospitalité à *une dizaine de religieux et de novices dominicains,* soucieux de reprendre la grande tradition de l'Ordre de Saint-Dominique et actuellement sans installation suffisante. Afin de les accueillir ici nous devons préparer une douzaine de cellules, deux douches, deux lavabos, deux w.c. et prévoir quelques radiateurs électriques. La chapelle établie dans l'ancien salon demande quelques aménagements qui la rendent digne de la pré­sence de Notre-Seigneur ; il faut également y adjoindre un petit oratoire. N'ou­blions pas non plus les locaux indispensables à la vie de communauté : salle du chapitre, salle de cours, parloir, etc. Déjà nous nous employons le plus possible sur le chantier où nous aident quelques amis, mais il faut faire appel à des spécialistes pour certains travaux et acheter les matériaux. Inutile de vous dire que tout cela coûte cher ; confiants dans saint Joseph et persuadés de votre générosité, nous avons commencé les travaux. Cette simple lettre est *un appel à l'aide ;* que vos prières, vos sacrifices et vos dons nous procurent le cadre nécessaire à la fidélité à notre vocation et au ser­vice de l'unique Église Catholique. Soyez certains que vous êtes présents dans notre cœur et dans nos prières et que nous portons toutes vos intentions aux pieds de Notre-Dame de Fonsalette. Votre bien dévoué in Christo Rege. P.S. -- *Vous pouvez me faire parvenir vos dons par chèque bancaire ou pos­tal à mon nom. Cette* *lettre peut être reproduite et diffusée librement. Merci !* #### La communauté des religieuses du Clos Nazareth D'une lettre de la Mère Marie du Saint-Esprit, de la Communauté du Clos Nazareth. ... Vous connaissez les objectifs de notre communauté : adoration du Saint. Sacrement ; intercession pour les âmes du purgatoire ; accueil et soin des per­sonnes âgées ; éducation chrétienne des enfants et des familles notamment par le catéchisme. 191:225 Vous savez aussi comment tant par fidélité à la foi que pour maintenir la vie religieuse cette communauté a dû consentir à se reconstituer dans des condi­tions spécialement difficiles. Les encouragements reçus, le plus souvent assortis d'une aide matérielle secou­rable lui ont permis de faire face aux premières urgences -- à savoir l'accueil de postulantes. Mais l'effort entrepris serait vain s'il devait se borner là et puisqu'il faut impérativement poursuivre, elle se trouve à nouveau dans l'obligation de tendre la main. Certes, nous savons combien les groupes traditionnels sont sollicités et com­ment assez souvent ils ont à faire face à d'importantes charges pour S'assurer locaux et prêtres... et tel est bien l'essentiel. Cependant il demeure que l'estime, la défense, le soutien de la vie religieuse de même que l'aumône faite aux plus pauvres ont toujours été regardés comme appartenant à la plus pure tradition de l'Église. Aussi, même s'il me faut risquer de paraître importune comme le fut l'Ami dont parle l'Évangile (Luc, chapitre II) je me permets de revenir vers vous avec confiance vous demandant de présenter notre cause et d'avoir la bonté d'orga­niser quête ou collecte en notre faveur. Ne refusez pas d'aider ce groupe de religieuses fidèles dont la prière et les sacrifices appellent sur vous-mêmes et vos familles les bénédictions du Ciel. Adresser la correspondance à Mère Marie du Saint-Esprit, « Clos Nazareth », Crézan, 58220 Donzy (France). Libeller les chèques au nom de l'association « Les Amis de Clos Nazareth » (chèques postaux La Source 17.79.75 S). #### Une nouvelle publication : « Marchons droit » Marchons droit est la « revue des exercices spirituels de saint Ignace donnés par les héritiers du P. Vallet » ; publiée sous la direction du cher Père L. M. Barrielle. Le premier numéro vient de paraître. Pour l'obtenir et pour s'abon­ner : s'adresser à M. ou Mme Xavier Dietsch, à Mussey-sur-Marne, 52300 Joinville ; téléphone : (25) 95.20.40. 192:225 #### Un bulletin trimestriel « Fideliter » Déjà à son numéro 3, ce bulletin est publié par l'abbé Paul Aulagnier, qui est le supérieur de district pour la France de la Fraternité sacerdotale fondée par Mgr Marcel Lefebvre. On peut s'y abonner en s'adressant au Prieuré Notre-Dame du Pointet, Brout-Vernet, 03110 Escurolles. ============== fin du numéro 225. [^1]:  -- (1). Voir ci-après : Annexe II, le P. Congar et l'Argentine. [^2]:  -- (1). Prononcez Aragon. (Note du traducteur.) [^3]:  -- (2). Ouvriers des mines, dans l'État de Minas Gerais au Bré­sil. (Note du traducteur.) [^4]:  -- (3). La « Révolution » de 1964 au Brésil, tout le monde l'a compris, fut une authentique contre-révolution catholique, nationale et militaire provoquée par l'allégeance communiste du gouvernement de Goulart, qui se préparait à renverser la Constitution. Mais au Brésil, on continue d'appeler « Révolu­tion » l'insurrection des civils et des militaires qui mirent hors-la-loi Goulart et son Parti. Sur ce sujet, le lecteur consul­tera avec profit le premier article de Gustave Corçâo publié dans ITINÉRAIRES : « Comment le Brésil s'est libéré », numéro 177 de novembre 1973. (Note du traducteur.) [^5]:  -- (4). En 1964. Le Brésil compte aujourd'hui plus de 110 millions d'habitants. (Note du traducteur.) [^6]:  -- (5). Et d'abord à notre éminent ami, le Professeur Gustave Corçâo, qui devait former au « Centre Dom Vital » tous les cadres militaires de la « Révolution » nationale du Brésil. (Note du traducteur.) [^7]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéros 158, 160, 161, 162, 163, 167, 168, 169, 170, 171, 173, 175, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 184, 185, 188, 189, 190, 202, 203, et 205. [^8]:  -- (2). *Libro blanco del cambio de gobierno en Chile,* page 59, Éditorial Lord Cochrane, Santiago 1973. [^9]:  -- (3). J'ai découvert avec stupeur, au Chili, que le gouvernement militaire réglait ponctuellement par l'intermédiaire des familles les pensions de retraite des anciens sénateurs et fonction­naires communistes en exil dans les pays étrangers. [^10]:  -- (1). Lettre à Mariano Rumor du 8 novembre 1973, publiée dans l'édition mensuelle espagnole d'Est et Ouest, Caracas, nu­méro de mai 1975. [^11]:  -- (2). Le couvre-feu est maintenu à Santiago, de 2 à 5 heures du matin, pour les véhicules automobiles non munis de laissez-passer spéciaux. Les citadins ordinaires, de mœurs honnêtes, ne s'en plaignent pas. Quant aux noctambules, ils redécouvrent les joies de la marche à pied : j'en ai connu un (Jonas) qui ne rentre chez lui, exprès, qu'après deux heures du matin, et trouve la nuit plus douce sans les fumées d'échappement. [^12]:  -- (1). Il existe au Chili un *Comité Intergouvernemental pour les Migrations Européennes* (*C.I.M.E.*) qui visitait ces prisonniers « politiques », et se chargeait, le plus officiellement du monde, de négocier leur sortie du territoire auprès du gouvernement. (Le C.I.M.E. allait jusqu'à obtenir pour eux de *Lan Chile* d'impor­tantes réductions sur le tarif des voyages aériens.) [^13]:  -- (2). Chiffres communiqués par le ministère de la Justice à la presse chilienne. [^14]:  -- (1). Voir : *Les droits de l'homme au Chili. Un procès sans enquête, sans preuves et sans témoins,* ITINÉRAIRES numéro 215 de juillet-août 1977. [^15]:  -- (1). *Au Chili : menteurs et témoins,* ITINÉRAIRES numéro 181 de mars 1974. [^16]:  -- (2). *Chili : menteurs et témoins -- suite,* ITINÉRAIRES numéro 188 de décembre 1974. [^17]:  -- (1). La loi n° 12.927 sur la Sûreté intérieure de l'État est du 6 août 1958 ; la loi n° 17.798 sur le contrôle des armes, du 21 octobre 1972, porte la signature de Salvador Allende. (Et Sal­vador Allende est le président de la république qui utilisait la valise diplomatique pour faire entrer ses caisses de munitions au Chili, à la barbe des douaniers. Sur ce point, voir le *Libro blanco del cambio de gobierno en Chile, op*. cit.) [^18]:  -- (1). Le général Mendoza (*Carabineros*)*,* le général Leigh (*Fuerza-Aerea*)*,* l'amiral Merino (*Armada*) et le général Augusto Pinochet Ugarte, qui est à la fois président de la *Junta de Go­bierno* et commandant en chef des Forces Armées. [^19]:  -- (1). Discours au premier congrès national des Maires chi­liens, *El Cronista,* 19 avril 1978. [^20]:  -- (2). La lecture de la presse chilienne du mois de décembre 1977 montre que tous les partis politiques dissous, y compris le Parti Communiste et le Mouvement de la Gauche Révolution­naire, ont pu prendre position contre le référendum du 4 jan­vier 1978, qui donnait 75,30 % de oui à la politique du général Pinochet. [^21]:  -- (1). Général Pinochet, discours du 18 mars 1977 à la télévi­sion. [^22]:  -- (1). La rue des Renaudes est le siège, en France, de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action cul­turelle selon le droit naturel et chrétien. [^23]:  -- (1). *Declaracion de Principios del Gobierno de Chile,* signée le 11 mars 1974 par les quatre membres de la Junte. [^24]:  -- (2). La lettre à Mariano Rumor d'Eduardo Frei, citée plus haut, porte à cet égard un témoignage accablant. [^25]:  -- (1). « *Le tombeau de... :* composition poétique, œuvre musi­cale en l'honneur de (qqu). *Le Tombeau d'Edgar Poe, de Char­les Baudelaire...* par MALLARMÉ. *Le Tombeau de Couperin, par* RAVEL (Robert). » [^26]:  -- (1). C'est moi qui souligne. [^27]:  -- (1). V. notre article « Humanisme intégral ? (M. Jacques Mari­tain, marxiste chrétien) » dans *La Revue hebdomadaire* du 22 août 1936. [^28]: **\*** -- « La révolu­tion chilienne ne se fera pas avec Frei ; elle se fera après lui. » (It 139-01-70, p. 123) [^29]:  -- (1). *C'est pourquoi il faut avertir les familles catholiques. Il faut qu'elles soient mieux informées et moins passives. Qu'elles se détournent en masse du périodique. Tintin *» *et qu'elles lui fassent savoir pourquoi. C'est de la légitime défense. Nous invitons nos lecteurs à réagir avec énergie.* (*Note de Jean Madiran.*) [^30]:  -- (1). Guillaume Le Breton écrivait, lui, en 1218, à la mort de Simon de Montfort : « Ô douleur... le saint comte Simon, blessé à la tête... au siège de Toulouse qu'il assiégeait avec d'autres catholiques, pour la foi catholique, reçut la couronne du mar­tyre. » Cf. *Œuvres de* RIGORD *et de Guillaume* LE BRETON, Paris, 1882, 2 vol. [^31]:  -- (2). Cf. dom VAISSÈTE, *Histoire du Languedoc,* t. VI, p. 420. [^32]:  -- (1). Elle ne se trouve ni dans les textes de Pierre de Vaux-Cernay, ni dans ceux de Guillaume de Puylaurens, ni chez Guillaume Tudèle. Elle est le fruit de l'imagination du moine Césaire de Heisterbach qui écrivait, 60 ans après, des textes fantaisistes peuplés de diables et de poulardes changées en crapauds. (*Dialogue sur les miracles.*) [^33]:  -- (2). Les commissaires Morel et Carpenty qui suivaient les colonnes infernales s'en formalisèrent parce que les généraux Turreau et Amey ne s'en tenaient pas uniquement aux royalis­tes : il leur arrivait de griller aussi les femmes et les enfants des républicains ! Morel et Carpenty en informèrent la Conven­tion le 24 mars 1794. Voir *Le Moniteur,* t. XXV, p. 517. [^34]:  -- (1). LEA, *Histoire de l'Inquisition,* traduction S. REINACH, I, p. 489. [^35]:  -- (1). L'hérésie albigeoise et la croisade ont été traitées avec honnêteté dans des ouvrages anciens, ceux, entre autres, de Mgr C. DOUAIS, *Les Albigeois,* Paris 1879 ; *L'Église et la croi­sade contre les Albigeois,* Lyon, 1882 ; Jean GUIRAUD, *Histoire de l'Inquisition au Moyen-Age,* Paris, 1935, réédité chez Tal­landier cette année ; VACANDARD, *Vie de saint Bernard,* Paris, 1902, 2 vol. ; plus récemment, Pierre BELPERRON a publié *La Croisade des Albigeois,* Paris, Librairie Académique Perrin, 1967, qui constitue une mise au point remarquable de cette question. Il faut d'ailleurs noter que le même auteur a rédigé une étude de même qualité sur *la Guerre de Sécession,* Paris, Librairie Académique Perrin, 1974. [^36]:  -- (1). Prononcer José. [^37]:  -- (1). *Nossa Senhora da Gloria :* Notre-Dame de Gloire ; le 15 août. [^38]:  -- (1). Prononcer Boutantan. Institut pour la fabrication des sérums, près de Sâo-Paulo. [^39]:  -- (1). Les grands fleuves brésiliens, aux périodes de crue, char­rient non seulement beaucoup de sable mais des arbres et même des îles flottantes, qui sont portés, parfois, très loin en mer. [^40]:  -- (1). HEMINGWAY : *Le Vieil Homme et la Mer.* [^41]:  -- (1). Œuvres de Jean Racine, Éditions des Grands Écrivains, t. IV, p. 156-157. [^42]: **\*** -- cf. It. 226-09-78, p. 251.  [^43]:  -- (1). « Credo » est le mouvement catholique présidé par notre ami Michel de Saint Pierre. Les positions officielles de ce mouvement, on le sait, sont distinc­tes des nôtres sur plusieurs points importants comme la messe et l'obéissance. Ces divergences ne doivent pas nous empêcher de saluer l'initiative hardie du pèlerinage de « Credo » en Pologne. Si nous reproduisons l'article du cher Père Bruckberger, c'est principalement à cause de son analyse des « deux manières d'appliquer le concile Vatican II » ; mais c'est aussi pour manifester notre salut cordial au pèlerinage de « Credo ». (Note de Jean Madiran.) [^44]:  -- (2). Sur les *deux manières*, la catholique et l'autre, de comprendre et d'appli­quer « le concile », l'analyse du P. Bruckberger, on le voit, est substantielle­ment identique à la nôtre. Ajoutons seulement une remarque qui nous paraît de grande importance. La manière non-catholique, c'est au nom du pape et des évêques en communion avec lui qu'elle a été suscitée, encouragée, voire imposée. Ceux qui avaient été les législateurs du concile ont constamment donné une interprétation de l'intention du législateur conciliaire qui était bien, en fait, une « interprétation autorisée », eu égard à la qualité juridique de leurs per­sonnes : et c'était la mauvaise interprétation, l'interprétation contraire à la tra­dition catholique. Pour cette raison notre suspicion légitime met en cause non seulement « l'application » du concile, mais « le concile » en lui-même, au moins sous le rapport de l'intention du législateur telle qu'elle a été déclarée et attestée cent et mille fois, en paroles et en actes, par le législateur lui-même. Par exemple l'intention incroyable, et qui résume tout, d'attribuer au concile pas­toral Vatican II *autant d'autorité et plus d'importance* qu'au concile de Nicée. D'où la gravité particulière de la situation que nous vivons. (Note de Jean Madiran.) [^45]:  -- (3). Il faut cependant ne pas méconnaître un fait qui, sans peut-être l'excuser, du moins explique l'attitude de l'épiscopat français : en interdisant la célébra­tion de la messe traditionnelle, il exécute une volonté, -- une volonté arbitraire et injuste, mais bien réelle, -- une volonté publiquement attestée du pape Paul VI. Cette volonté, Paul VI l'a manifestée par l'intermédiaire autorisé de la secrétai­rerie d'État et des autres dicastères romains ; il l'a aussi personnellement expri­mée, notamment dans son discours au consistoire contre Mgr Lefebvre. (Note de J.M.) [^46]:  -- (1). La censure volontaire existe même en temps de paix dans les pays où le civisme n'est pas un vain mot. En Autriche, pays démocratique s'il en est, se tint en 1959 le festival mondial de la jeunesse démocratique, laquelle n'est en fait que la jeunesse communiste. Le gouvernement autrichien n'était pas en état de résister aux pressions soviétiques qui lui étaient imposées. Mais, neutre militai­rement, il n'a jamais accepté de l'être idéologiquement. Dans un grand mouve­ment de solidarité nationale, tous les journaux, des socialistes aux conservateurs (sauf celui du P.C. évidemment), toutes les radios ont fait un silence total sur ce festival communiste. Pourquoi n'avoir pas eu à Rome la même lucidité et le même langage ? (Note de l'auteur.) [^47]:  -- (2). Ajoutons que ces erreurs de jugement ont été et sont aussi celles de la politique vaticane. (Note d'ITINÉRAIRES.)