# 226-09-78
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## Luce Quenette
**20 juin 1904 -- 13 juin 1977**
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-- Espérez-vous encore voir vous-même, en ce monde, l'Église militante rayonner de toute sa splendeur ?
-- Non. Le désordre est trop profond désormais, il est comme entré dans les vaisseaux capillaires des membres de l'Église. Si celle-ci n'était pas l'œuvre surnaturelle du Dieu tout-puissant, je rappellerais simplement que le désordre est un phénomène prodigieusement irréversible. Mais nous parlons ici de la plus merveilleuse des créations divines. Et ce qui paraît impossible à l'homme reste toujours possible à Dieu.
Notre espérance théologale ne nous oblige point cependant à attendre forcément en ce monde quelque miracle que ce soit. Du point de vue qui est le mien, je ne peux espérer, par la miséricorde de Dieu et le Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le bonheur de voir bientôt de mes yeux l'Église du Ciel dans toute son éternelle splendeur, hors d'atteinte de nos calamités.
Gustave Corçâo.
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### Les deux héritages
par Jean Madiran
LA MORT DE GUSTAVE CORÇAO est venue nous atteindre, la nuit du 6 au 7 juillet, dans le temps même où nous préparions ce numéro à la mémoire de Luce Quenette : nous plaçant une fois encore devant le mystère de la mort, qui est le sens de la vie. Ceux qui nous quittent sont en cela l'instrument d'une grâce qui nous rappelle avec force la présence déjà, encore qu'intentionnelle, de notre fin dernière. Et puis le 6 août, d'autre part, ce fut la mort de Paul VI, la fin d'un règne depuis longtemps espérée, la porte ainsi ouverte peut-être au miracle d'une renaissance de l'Église militante. Les souvenirs, les réflexions, la tristesse, les espoirs qui nous viennent à l'esprit tous ensemble ne peuvent être dits que les uns après les autres. Pour l'heure, c'est en faisant principalement mémoire de Luce Quenette que nous avons à poursuivre notre chronique d'une titubante actualité.
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On a coutume d'affirmer que personne n'est irremplaçable. De fait, la Péraudière continue, la revue ITINÉRAIRES continue, la vie continue. Mais une voix s'est tue en France, une voix s'est tue au Brésil, qui n'ont pas été remplacées et qui jamais ne le seront sur cette terre pour ceux qui les ont aimées. Il y a une catégorie de sentiments et de pensées où l'on était sûr de rencontrer Luce Quenette, elle était toujours là, elle comprenait du premier coup et même avant, elle ne faisait jamais défaut. Plutôt qu'une explication je vais donner un exemple. Quand Gustave Corçâo fit sa première apparition dans ITINÉRAIRES en novembre 1973, avec la traduction d'un extrait de son livre *O século do nada*, l'un ou l'autre de nos collaborateurs me questionnait sur ce grand écrivain de renommée internationale qui n'était inconnu qu'en France. A Luce Quenette je dis seulement :
-- Dans notre prochain numéro, voyez la page 31.
C'était le numéro 178 de décembre 1973. Et la page 31 du premier article écrit par Corçâo pour ITINÉRAIRES racontait « ...un dialogue que j'ai eu, en mai 1968, avec mon ami Fernand Carneiro », un dialogue de vie et de mort, de vie offerte et donnée, en mai 1968, pour la France :
« Souvent, pour taquiner ma vive aversion à l'égard de toutes les formes de socialisme, il se disait ami des gens de gauche. Ce soir-là il entra chez moi, comme toujours pressé, on eût dit prêt à s'envoler, et me lança à brûle-pourpoint cette question :
« -- Corçâo, est-ce que vous pouvez vous représenter un monde avec une France communiste ?
« Feignant un air maussade, pour le taquiner à mon tour, je lui répondis que je croyais avoir donné mes preuves... Mais Carneiro, d'un ton grave qui annonçait une disposition d'esprit plus profonde, répéta la question :
« -- Corçâo, je vous le demande : est-ce que vous pouvez vous représenter un monde avec une France communiste ?
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« J'observai alors que, de ses yeux rougis, les larmes coulaient ; -- et il ajouta, baissant la voix :
« -- Ce matin, à la messe, j'ai communié en offrant ma vie pour la France.
« C'était en mai 1968 ; deux mois après, Fernand Carneiro mourait à Porto Alegre... pour la France. »
C'était cela aussi, c'était cela surtout, l'*actualité* concernant la France, en mai 68. Luce Quenette habitait cette région-là de l'esprit et du cœur : celle des vertus militaires, de l'héroïsme chrétien, de la disposition permanente à donner sa vie, sous l'invocation quotidienne de Notre-Dame des martyrs. Cette page 31, qui ne parla guère à d'autres âmes, légères ou distraites, ou occupées d'autres choses, il suffisait de la désigner à Luce Quenette sans rien ajouter : on le savait d'avance et là-dessus on ne se trompait jamais.
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Sa fonction, comme celle de l'abbé Berto, fut de gouverner des âmes d'enfant pour y cultiver les vertus. Cela expliquait, chez l'un et chez l'autre, dans la crise religieuse contemporaine, une analogue qualité de prévision et d'intransigeance, une extrême promptitude. Ils étaient aux avant-postes véritables, les premiers à ressentir l'attaque, les premiers à en discerner toute la portée. A la place où ils se trouvaient, avec la responsabilité qui était la leur, ils sentaient tout de suite qu'une concession à l'adversaire, qu'un compromis avec le monde, qu'une innovation impie, d'apparence anodine, *on ne* POUVAIT *pas les expliquer aux enfants*, on ne pouvait pas les leur imposer, on ne pouvait pas les leur tolérer sans démentir et détruire tout ce qu'on s'efforçait de leur inculquer. Le nouveau catéchisme de 1967-1968, celui qui est toujours en vigueur, paraissait vaguement absurde et vide à ceux qui le feuilletaient d'un doigt distrait, une sottise épiscopale de plus en un siècle qui n'en est pas avare.
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Mais l'abbé Berto, mais Luce Quenette ressentaient immédiatement ce que cette sottise contenait de criminel : ils avaient aussitôt devant les yeux l'*impossibilité morale* d'introduire le nouveau catéchisme épiscopal dans leurs catéchismes catholiques. Du même coup ils savaient dans l'instant même que l'épiscopat français n'en était donc plus aux médiocrités et lâchetés habituelles, mais qu'il en était à la prévarication majeure, à la prévarication maudite, à la prévarication inexpiable. Et encore du même coup, et non moins immédiatement, ils savaient que le Saint-Siège, en laissant s'établir et se prolonger une telle abomination, manifestait une défaillance terrible, qui finissait à la longue par ressembler à une sorte de vacance. Par leur fonction et parce qu'ils le vivaient chaque jour, l'abbé Berto et Luce Quenette savaient mieux que personne et ils surent avant tout le monde que les détenteurs actuels de la succession apostolique en étaient au plus grand crime, celui que l'esprit mondain méconnaît, que l'aveuglement ignore, que la foi tiède ne comprend pas. Et ainsi, mieux que personne et avant tout le monde, un abbé Berto, une Luce Quenette étaient au cœur des réalités les plus réelles de notre époque, aux prises avec cette forme de subversion qui existait avant de recevoir de Mao son nom véritable de « révolution culturelle » : elle s'attaque comme on l'a vu en Chine, comme on n'arrive pas à le comprendre en France, directement à l'innocence et à la formation des enfants. La culture, qu'est-ce à dire, sinon l'acte de cultiver, et que cultive-t-on sinon, d'abord chez les enfants, les vertus intellectuelles et morales. La soi-disant culture qui a honte de cultiver les vertus, par le fait même laisse croître les vices. Tout conspire dans le monde moderne à le faire oublier, mais comment pourrait-on l'oublier quand on dirige, comme l'abbé Berto, comme Luce Quenette, une maison d'enfants, une école véritablement, intégralement chrétienne ?
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Tout au long de l'année 1969, avec une terrible impatience, Luce Quenette nous pressait de faire le possible et l'impossible pour écarter la menace de la nouvelle messe annoncée. On verra, lui disions-nous, attendez, il y aura une lettre des cardinaux (on en espérait huit, ou douze, pour commencer, et pour entraîner le ralliement d'une quarantaine ou d'une soixantaine d'autres ; il y en eut deux en tout et pour tout, Ottaviani et Bacci, honneur à eux). -- Je ne peux pas attendre, répondait-elle ; les enfants ne peuvent pas attendre : c'est maintenant, c'est aujourd'hui qu'il faut leur dire, pour la vie entière, où est la vraie messe. C'est tout de suite qu'il faut les protéger, qu'il faut les tenir rigoureusement à l'écart d'eucharisties dérisoires, qu'on dirait calculées pour inculquer les réflexes et les attitudes de l'impiété...
Une responsabilité analogue, une responsabilité de formation et d'éducation fera dire un peu plus tard à Mgr Lefebvre :
-- Je ne *peux* pas faire un séminaire, je ne *peux* pas former des prêtres avec la nouvelle messe...
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Si Luce Quenette s'est trouvée, comme l'abbé Berto, à l'avant-garde de la résistance spirituelle, c'est bien parce que le modernisme, ayant été décisivement empêché par saint Pie X d'imposer sa révolution dogmatique, a changé de terrain et de stratégie, et fomenté une révolution culturelle. Les écoles sont alors au premier rang de la bataille.
Supposons que, par impossible, un concile moderniste se soit triomphalement tenu au début du siècle, vers 1905 ce concile aurait ouvertement modifié la formulation et l'interprétation des dogmes catholiques. L'astuce moderniste de Vatican II est de n'avoir, le P. Congar le souligne assez, mis à mal aucun dogme en particulier. Il n'y a eu aucune révolution explicitement dogmatique.
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Mais la révolution culturelle a consisté, laissant les dogmes intacts, à les laisser au grenier, à la cave ou à la poubelle ; à ne plus s'en occuper ; à en détourner l'attention ; à en vider l'enseignement ; à remplacer le catéchisme par une catéchèse qui parle de tout sauf des connaissances nécessaires au salut. Car les dogmes ne sont rien d'autre ; rien de moins. Tout dogme est une connaissance nécessaire ; toute connaissance nécessaire est un dogme. Dans l'ordre de la connaissance, c'est le dogmatique et seulement le dogmatique qui est nécessaire au salut éternel. Vatican II n'a réformé aucun dogme, il les a tous dévalorisés en situant son pastoral au-dessus du dogmatique des autres conciles. Paul VI a reconnu à Vatican II *autant d'autorité et plus d'importance* qu'au concile de Nicée, il a fait de cette reconnaissance indue la marque indispensable de l'obligatoire soumission au concile. Il est possible que des évêques médiocres, principalement occupés d'administration financière et de mondanités syndicalo-publicitaires, n'aient pas bien aperçu où les conduisait un tel changement culturel dans les perspectives, les critères, les valeurs. Mais un abbé Berto, mais une Luce Quenette voyaient aussitôt, par fidélité à leur grâce et à leur métier, que ce nouveau modernisme instaurait l'impossibilité mentale d'enseigner la religion aux enfants. La vérification est d'ailleurs faite, c'est la principale carence de l'Église post-conciliaire : elle n'a plus d'écoles et plus de séminaires ; elle ne sait plus, elle ne peut plus en avoir. Elle se vante d'émouvoir, de comprendre, d'écouter, mais elle n'enseigne plus rien.
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Pour la première fois il me semble dans toute son histoire, la direction de l'Église militante est occupée par des gens qui d'une manière ou d'une autre, le voulant ou non, en fait l'amènent à croire que la sanctification des âmes par la transmission des connaissances nécessaires au salut n'est pas sa fonction essentielle. Pour la première fois, l'Église militante est gouvernée par des gens qui disent ou laissent dire à jet continu que jusqu'ici l'Église avait tort et que le monde a raison : que le monde a raison spécialement contre ce que l'Église a enseigné à l'encontre du monde jusqu'à la mort de Pie XII. Alors qu'il s'agit au contraire de toujours convaincre le monde d'injustice et d'erreur ; et plus encore le monde moderne. Chesterton disait : « *Il me fallut beaucoup de temps pour découvrir que le monde moderne avait tort. *» Il précisait : « *J'ai appris graduellement les choses que j'aurais pu apprendre dans mon catéchisme -- si je l'avais appris. *» Mais tous les enfants ne seront pas des Chesterton. Il leur vaut mieux apprendre le catéchisme et savoir tout de suite en quoi et pourquoi le monde a tort. Sans quoi la plupart d'entre eux ne seront jamais capables de le découvrir par eux-mêmes. Cependant, qu'il y ait de temps en temps un Chesterton capable de rendre un tel témoignage au catéchisme catholique, c'était encore trop pour le modernisme. Pour plus de sûreté on a donc supprimé le catéchisme lui-même. Cette suppression extraordinaire, étendue plus ou moins aux dimensions de l'Église universelle, résultat d'une révolution non pas explicitement dogmatique mais insidieusement culturelle, demeure le plus caractéristique héritage du règne de Jean XXIII, du règne de Paul VI et de leur concile. Qu'ils n'aient pas personnellement et consciemment voulu cela est bien possible mais ne m'intéresse que subsidiairement. S'ils ne le voulaient pas, ils auront du moins été singulièrement inattentifs ou inefficaces devant ce naufrage universel ; ils en auront singulièrement méconnu la dramatique importance. Et en tous cas il faut bien que quelqu'un l'ait voulu. Jean XXIII, Paul VI ont pu être ou ne pas être les chefs ou les complices, ou les jouets et les victimes de la faction moderniste.
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En tous cas ils en furent les élus et les instruments. De quelque manière qu'on l'examine et de quelque côté qu'on le retourne, leur exemple malheureux n'est pas un exemple à suivre.
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Et c'est justement cet exemple que l'on nous réitère et réingurgite jusqu'à la nausée. L'exemplarité de la religion catholique, sa substance même, ou sa meilleure incarnation depuis deux mille ans, se limiterait donc à l'héritage de Jean XXIII, de Paul VI, de leur concile, seule référence désormais décisive. Voilà le système que nous n'acceptons pas. Et c'est trop peu dire. Pour parler exactement, voilà le système que nous vomissons. Nous renouvelons le ferme propos de continuer jusqu'au bout, comme Luce Quenette l'a fait, à porter témoignage contre cette réduction, contre cette torsion, contre cette falsification du catholicisme. L'héritage du concile, de Paul VI, de Jean XXIII, s'il n'est pas distinct de l'héritage catholique, s'il n'est pas distinct de ce qui nous importe par-dessus tout : le dépôt révélé, -- alors pourquoi s'obstiner à le nommer toujours ainsi maintenant, de ce nom particulier, limitatif, réducteur, discriminatoire ? comme si le véritable christianisme n'était apparu qu'à partir de 1958 ? Et si l'héritage de Jean XXIII, de Paul VI, du concile est distinct de l'héritage purement et simplement catholique, pourquoi veut-on le faire passer avant, comment ose-t-on le mettre à la place ? C'est la question cardinale, c'est toute la question et en somme la seule question depuis la mort de Pie XII. Question posée d'autant plus qu'il y a en tout cela des aspects non négligeables de conjuration et de complot. Ce n'est pas nous, c'est au contraire la presse libérale et moderniste qui dévoile de mieux en mieux, avec des clins d'œil de plus en plus appuyés, comment depuis 1958 se règlent les successions, élection de Jean XXIII pour préparer celle de Paul VI, mainmise envahissante des montiniens sur les organes directeurs, conjonction organisée avec le pluralisme maçonnique, compromis historique avec le communisme.
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Ceux qui maintenant dirigent l'Église tiennent à se distinguer de la tradition catholique pure et simple, la tradition de tous les papes et de tous les conciles ; ils se réclament d'une tradition particulière, celle d'un seul concile et de deux papes seulement. Une singularité aussi obstinée doit bien avoir une cause, répondre à une intention. Cette singularité se pique visiblement, à l'égard de l'être historique de l'Église, de *cultiver une différence* plutôt que d'*approfondir une communion.* Pour voiler un peu cette impiété, pour cacher cette rupture, on nous amuse avec les diversités anecdotiques entre Paul et Jean, et avec l'opportunité de réaliser maintenant une synthèse entre eux deux : faux-semblant construit pour détourner l'opinion publique d'apercevoir la véritable alternative, qui est entre la tradition catholique et la nouvelle religion moderniste. On fournit à la place une fausse alternative : entre Paul et Jean. Ainsi il y aurait deux formes de pensée, deux systèmes du catholicisme, deux tempéraments et deux manières d'être chrétien, ces deux-là seulement ; la manière de Jean XXIII et celle de Paul VI ; c'est entre ces deux-là qu'il faudrait choisir ou plutôt faire une synthèse. De cette façon on nous fait le coup du choix prédéterminé, comme le monde moderne quand il nous propose comme alternative unique l'alternative entre le libéralisme et le socialisme (entre la « gauche socialiste » et la « droite libérale »), dissimulant l'alternative réelle qui est, jusque dans le domaine de l'économie, entre le désordre moderne de l'autonomie morale et l'ordre naturel du décalogue. Pareillement, on nous donne à croire que l'éventail des possibilités catholiques irait désormais de Jean XXIII à Paul VI, de Paul VI à Jean XXIII, point c'est tout ; l'idéal étant de trouver une synthèse qui unisse Jean et Paul.
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Cette synthèse tant annoncée entre l'héritage de Jean XXIII et celui de Paul VI est une synthèse déjà faite. Déjà faite par leur commune appartenance à un même projet, disons dans la meilleure hypothèse à une même utopie, celle de l'adultère entre le monde et la foi, celle de l'alliance du moderne et du chrétien. L'un et l'autre règne manifestent une continuité parfaite en ce qui concerne les résultats inévitables d'une telle utopie, la destruction progressive de l'Église militante, destruction qualifiée d'autodestruction : destruction du catéchisme, destruction de la messe, destruction des livres sacrés. -- Mais leurs intentions, objecte-t-on, leurs intentions ce n'était pas cela. -- Leurs intentions au for interne, Dieu les connaît et les a jugées. Leurs intentions manifestées et déclarées par eux-mêmes, à supposer qu'il faille les tenir pour merveilleuses, n'ont cependant apporté aucune merveille à l'Église ni au monde. Ou plutôt, précisons-le, si l'un et l'autre règne ont apporté ou annoncé quelque merveille, l'ouverture à gauche, le pluralisme, le culte de l'homme, c'était une merveille selon les critères mondains et non point selon les critères catholiques. Précisons davantage encore : l'héritage le plus certain de ces deux règnes, l'héritage commun de Jean XXIII et de Paul VI est d'avoir installé, dans les pensées et les mœurs de l'Église même, *le modernisme à la place de la tradition.* Les auteurs et complices de cette substitution en ont dissimulé, différé ou récusé la constatation publique aussi longtemps qu'ils l'ont pu. Mais c'est bien cette substitution qui constitue l'héritage le plus net, le plus cohérent, le plus dense de Jean XXIII, de Paul VI et de leur concile. Un observateur méthodique et sûr, maître reconnu du téléobjectif historique, du microscope sociologique, de la tomographie idéologique, en a établi le constat, qui maintenant fait irrécusablement partie de l'état de la question :
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« Un processus est désormais engagé dont on voit mal qui pourrait l'enrayer, et comment ; dont on mesure mal l'étendue réelle (...) ; dont se cherchent encore les formes, les formules, la légitimité. Mais comment n'y pas reconnaître la diffusion dans le domaine public de ce que Pie X dénonçait en 1907, sous le nom de *modernisme* et dont il fit tout pour préserver l'Église catholique ? Ce qu'il condamnait comme aberration prend de plus en plus caractère d'évidence collective. » ([^1])
Oui, c'est cela, c'est essentiellement cela qu'ont mis en marche le règne de Jean XXIII, celui de Paul VI et leur concile. C'est cela qu'ils ont opéré ou toléré, et ce qui nous importe le plus n'est pas de déterminer dans quelle mesure ils l'auraient toléré davantage qu'opéré. Quelle que soit la part de leur dessein volontaire dans ce qu'ils nous laissent en héritage, l'important est de bien discerner que leur héritage est exactement cela. Avec des nuances, des restrictions, des prudences constamment inopérantes, leur héritage c'est la revanche du modernisme, c'est son triomphe humainement aussi total qu'il peut l'être. Se réclamer de leur héritage, fût-ce avec la circonstance atténuante de ne pas bien discerner ce qu'il est, fût-ce dans une autre intention, contribuera toujours, qu'on le veuille ou non, à authentifier ce modernisme et à consolider son empire sur les esprits. L'héritage de Jean XXIII et de Paul VI comporte essentiellement une rupture. Pour restaurer la tradition, il faut une rupture avec cette rupture.
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Il y a maintenant deux traditions dans l'Église, il y a deux héritages se disputant le nom catholique. Ils n'ont pas les mêmes titres, la même valeur, la même authenticité. L'un tire sa légitimité du système de valeurs reconnu par le monde contemporain, l'autre du témoignage de l'Église jusqu'en 1958. C'est que la révolution s'est faite tradition, la révolution a créé sa propre tradition, mais non plus à l'extérieur de l'Église ; à l'intérieur.
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L'impiété filiale s'y transmet maintenant comme une sorte de piété. A l'extérieur de l'Église, c'était par exemple le protestantisme. -- *Pourquoi êtes-vous protestant ?* demandait un jour saint Pie X. -- *Parce que c'est la religion de mes ancêtres, dans laquelle mes parents m'ont élevé,* répondait son interlocuteur. -- *C'est la meilleure des raisons que vous puissiez me donner,* reconnaissait le saint pape. Mais aujourd'hui la tradition révolutionnaire a droit de cité à l'intérieur même de l'Église. On mobilise la piété filiale au profit de l'exemple et du souvenir du saint-père Jean XXIII et du saint-père Paul VI, alors que ce souvenir, que cet exemple sont ceux de l'impiété filiale à l'égard de l'être historique de l'Église : l'impiété énorme et scandaleuse d'avoir imaginé, d'avoir raconté, d'avoir fait croire que les hommes l'Église d'aujourd'hui sont plus charitables, plus humbles, plus évangéliques, plus lucides que ceux d'hier et d'avant-hier à qui nous devons pourtant de nous avoir transmis la foi chrétienne, tandis que ceux d'aujourd'hui ne savent même plus quoi au juste ils veulent transmettre. Impiété incroyable de deux papes qui ont le premier insinué et le second décrété que *leur* concile était plus épatant et plus important que tous les autres. Cet esprit d'impiété, c'est bien sous les règnes de Jean XXIII et de Paul VI et c'est bien par eux qu'il s'est répandu et installé en maître dans l'Église. Quand nous dénonçons cette impiété, c'est nous que l'on soupçonnerait volontiers de manquer en cela à la piété filiale, -- à celle qui est due à ces deux pontifes. Tel est le paradoxe d'une situation où ne se trouvent pas en présence simplement la tradition et la révolution, simplement l'héritage et le refus, mais justement deux traditions et deux héritages. Situation bien connue en France, où depuis deux siècles s'est progressivement créée une tradition révolutionnaire, nouvelle tradition nationale ennemie de l'ancienne tradition nationale, comme le manifeste notre fête nationale du 14 juillet, antithèse de notre fête nationale de sainte Jeanne d'Arc.
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Le refus de la tradition s'est lui-même constitué tradition en France. La tradition nationale (des grands ancêtres révolutionnaires) est de rejeter la tradition française (de sainte Clotilde et de saint Louis). Partout ensuite dans le monde, à l'image de la France, une tradition moderne et humaniste s'est constituée pour prendre la place de la tradition classique et chrétienne. Partout, et maintenant dans l'Église.
Parfois l'on nous oppose que, même si nous avons raison, cela ne nous dispense pas de tout devoir de piété filiale envers les deux papes Jean XXIII et Paul VI ; et que nous leur devons au moins le manteau de Noé. A leurs personnes, je n'y contredis pas. Seulement le manteau de Noé c'est le manteau de Noé ; ce n'est pas faire de l'intempérance un modèle de tempérance. La connivence au moins apparente que Jean XXIII et Paul VI ont eue avec l'impiété moderne à l'égard de l'être historique de l'Église, on ne nous demande pas de fermer les yeux sur elle, on la brandit ostensiblement sous notre nez comme l'exemple obligatoire et définitif du progrès religieux. Le subir en silence serait être complice.
Mais ne pas le subir en silence fait une dispute qui ruine l'unité de l'Église : ceux qui l'assurent croient donc que l'unité de l'Église est de ne pas se disputer. Bien entendu il vaut mieux qu'il n'y ait pas de disputes ; il vaut mieux qu'il n'y ait pas deux ou trois papes en même temps, se disputant le pouvoir suprême. Cela pourtant n'est qu'un aspect en quelque sorte mineur de l'unité de l'Église. Leur impiété filiale cache aux puissants du jour la vérité sur le passé de l'Église, sur son être historique, sur ce qui lui est essentiel. Lorsqu'il y avait deux ou trois papes concurrents, c'était sans doute un grand malheur, mais beaucoup moins grand qu'aujourd'hui : car ces deux ou trois papes, rivaux pour le pouvoir, avaient cependant tous la même religion. C'était et c'est cela l'indispensable fondement de l'unité de l'Église.
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Sur ce fondement s'édifie plus ou moins imparfaitement, plus ou moins misérablement l'unité d'amour de la communauté chrétienne. Sans ce fondement, l'unité et l'amour ne sont que verbiage ou despotisme : Quand deux ou trois papes se disputaient la tiare, non seulement ils avaient la même religion, mais tout le monde le savait, et savait clairement en quoi elle consistait. Le même Credo, le même Pater, les mêmes commandements, dans le même sens et la même interprétation, *eodem sensu eademque sententia.* Aujourd'hui on ne sait jamais plus si l'on a la même religion les uns et les autres, et à l'intérieur de l'Église conciliaire hiérarques, théologiens et fidèles ne sont pas près de tomber d'accord pour dire clairement en quoi consiste leur religion. Car s'il est une chose absente de l'héritage de Jean XXIII, de Paul VI et de leur concile, c'est bien une religion clairement définie.
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Certes, il n'y a pas lieu de se plaindre d'avoir à se battre. Le combat spirituel, « plus rude que la bataille d'hommes », est pour chacun et il est de tous les temps. En outre, de tout temps ou presque, il y a dans l'Église militante la contradiction injuste et la persécution, comme l'ont connue saint Jean de la Croix et saint Grignion de Montfort, saint Alexis et saint Herménégilde, sainte Thérèse de Lisieux et sainte Jeanne d'Arc. Et puis encore, de tout temps ou presque, la guerre religieuse, celle que firent à l'Église du Christ les Juifs persécuteurs, comme saint Paul avant sa conversion, celle des communautés de la diaspora à travers l'empire romain, dénonçant efficacement les chrétiens aux magistratures persécutrices, comme Notre-Seigneur lui-même avait été dénoncé ; la guerre religieuse que firent à la chrétienté les musulmans ; et les luthériens ; et les calvinistes ; en France, les « quatre états confédérés » analysés par Charles Maurras dans *La démocratie religieuse* ([^2]) ; et en ce siècle, partout dans le monde, les communistes.
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Mais la guerre *dans* l'Église, c'est autre chose encore. Ce n'est plus la bataille rangée ni la persécution de l'extérieur, c'est l'ennemi qui s'empare de la tour de contrôle, c'est l'Église occupée par un ennemi qui déclare : -- *La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir* ([^3]). C'est le pape lui-même condamnant Athanase mais cela ne s'est pas vu souvent, et surtout l'on n'avait pas vu la condamnation d'Athanase devenir héritage et tradition à l'intérieur de l'Église. Guerre totale. De l'intérieur même de l'Église, un despotisme, le pire de tous les despotismes, un despotisme spirituel, veut contraindre les âmes à lâcher prise, à renoncer aux vérités et aux pratiques religieuses telles qu'elles nous ont été transmises par nos ancêtres dans la foi :
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et cette contrainte s'exerce sous le nom catholique, c'est pourquoi l'apostasie imposée par voie d'autorité est dite une apostasie immanente, une apostasie qui conserve l'apparence extérieure de la société ecclésiastique, de la hiérarchie ecclésiastique, mais qui en vide la substance.
L'actuelle guerre dans l'Église contre la religion traditionnelle a été menée (et provisoirement gagnée) par trois alliés :
-- L'humanisme, que par abréviation nous disons maçonnique. C'est l'humanisme du XVI^e^ siècle, passé au conformateur luthérien, et cetera, aujourd'hui philosophie commune des quatre états confédérés qui gouvernent les nations d'Occident : a) la fortune anonyme et vagabonde, b) la caste des technocrates libéraux, c) le show-bis des intellectuels cosmopolites, et bien entendu d) le foisonnement maçonnique.
-- Secondement, la dialectique communiste, philosophie et surtout pratique la plus cohérente, aboutissement le plus logique des mythes humanistes et évolutionnistes.
-- Troisièmement, ce que je ne puis appeler autrement que l'œcuménisme montinien, attitude d'ouverture syncrétique envers la *modernité* dans son ensemble beaucoup plus qu'à l'égard de chaque religion en particulier. Sous ce rapport, l'héritage de Jean XXIII, de Paul VI et de leur concile peut se caractériser comme la précaution systématique de ne mettre l'accent que sur la part (voire l'interprétation) du catholicisme qui est acceptée ou tolérée par l'humanisme maçonnique et par la dialectique communiste. L'œcuménisme montinien développe à l'intérieur de l'Église et encourage à l'extérieur un pluralisme où la religion catholique ne figure que sous le couvert de cette part acceptée ou tolérée. Cette part ainsi promue, isolée, utilisée, est-elle encore catholique 2 Non, précisément dans la mesure où elle a été isolée et promue, pour être utilisée.
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Quant au pluralisme en lui-même, tel qu'il est prôné et pratiqué par l'œcuménisme montinien, il est substantiellement identique dans la tradition maçonnique et dans le livre *Démocratie française* du président Giscard d'Estaing.
Le monde politique, moral et culturel qui gouverne en Occident est celui où les protestants n'ont droit de cité que dans la catégorie de la technocratie libérale et de l'humanisme maçonnique, et les catholiques seulement dans la catégorie connexe de l'œcuménisme montinien. Les religions sont admises, à la condition de converger en la religion de l'homme.
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*Ce désordre est irréversible,* annonçait Gustave Corçâo dans l'un de ses derniers articles ; *humainement irréversible.* La restauration de l'Église militante est de l'ordre du miracle. Un miracle que nous devons demander et que nous pouvons espérer, encore que l'espérance théologale ne soit pas exactement cette espérance-là. Demandons à Dieu ce miracle, disait et répétait le P. Calmel. -- Quelle attitude confortable et démobilisatrice, bougonnent à la cantonade les calculateurs : vous attendez le miracle sans rien faire ! -- Ni le P. Calmel, ni Gustave Corçâo, ni Luce Quenette n'ont passé leur vie à ne rien faire et à attendre. Le miracle se prépare, la préparation passe par les hommes de bonne volonté, comme aux noces de Cana où il faut aller puiser de l'eau ; comme à Domrémy où Jeanne, par ses parents, par son curé, par les mœurs de la communauté avait d'abord été baptisée et élevée en bonne chrétienne ; comme sur le chemin du Calvaire, où Simon de Cyrène aide le Seigneur à porter la croix. Ni le P. Calmel, ni Gustave Corçâo, ni Luce Quenette n'auront vu de leurs yeux de chair le miracle d'une Église militante rétablie dans son entière splendeur.
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Mais ils y ont travaillé sans répit, sachant pourtant que ce serait un miracle. Sachant aussi que ce miracle ne passerait point par de simples cataplasmes de confiture doucement appliqués sur une gangrène galopante.
Jean Madiran.
23:226
### La Rose d'or
par Antoine Barrois
*A l'ombre du frêne*
CETTE ANNÉE-LÀ, la distribution des prix se faisait dans la cour de La Péraudière. Une estrade, une table, quelques sièges, à l'ombre d'un frêne, et des rangées de bancs dans la cour poussiéreuse, le soleil tapait dur, étaient tout l'apparat de cette cérémonie.
Car c'en était une. Des tout petits aux aînés, tous savaient que la distribution des prix était un jour de jugement public : devant les camarades, les maîtres et les parents assemblés, l'année de chacun serait jugée. A l'ombre du frêne Mlle Luce rendait la justice : louanges et blâmes, à chacun selon ses mérites. Et chacun, humblement, recevait son dû. Lorsque les éloges étaient grands -- ce qui arrivait -- une taquinerie, aiguë parfois, rabaissait le brillant sujet ; lorsque les réprimandes étaient sévères -- ce qui arrivait aussi -- une note de drôlerie les adoucissait au besoin et même, si les sanglots montaient, une marque de tendresse particulière permettait au réprimandé de se reprendre.
24:226
On ne sait plus la place capitale de l'éducation de l'humilité aujourd'hui. Si l'éducation de cette vertu n'avait pas occupé à La Péraudière la place qu'elle occupait de fait, la petite cour de justice chrétienne dont je parle n'aurait pas été possible. Certes, il faut former les enfants à toutes les vertus. La réforme nécessaire de ce temps n'aboutira que si une élite a été éduquée, dès son plus jeune âge, dans la pratique de toutes les vertus, intellectuelles et morales. Mais, si l'humilité ne vient pas au premier rang des vertus chrétiennes, elle n'en occupe pas moins une place fondamentale. Car, vertu opposée à l'orgueil, l'humilité exerce son influence sur toute la conduite de l'homme. Elle lève les obstacles à l'action divine d'abord et aussi à celle des hommes. L'éducation des enfants passe nécessairement par leur humiliation. Autrement l'orgueil détourne toutes les vertus à son profit.
A la gravité de cette cérémonie, toute imprégnée d'humilité et de simplicité, se mêlaient hardiment les gaîtés d'une fête. Et quelle fête ! La fête de fin d'année que tous avaient préparée pendant de longues semaines. Fête familière et inattendue où le juge se muait en présentateur d'un concert de flûte et de tambourins, avant de donner la réplique dans une histoire contée à plusieurs ou de remercier gracieusement les plus petits d'avoir si bien chanté une vieille chanson française. Heureuse fête qu'animait Mlle Luce ! Mais ce trésor de gaie simplicité, de vivacité et d'ironie légère, appartient aux écoles ; il fait partie de leur héritage le plus intime, qu'on ne peut dire.
*La sainte pureté*
La sainte pureté, enseigne le P. Emmanuel, est un baume céleste pour le salut des âmes et des corps. C'est dans cette perspective que Luce Quenette s'est placée dans son livre *L'éducation de la pureté.*
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Il faut se pénétrer de cette idée que la pureté est un baume céleste. A l'effroyable dérèglement charnel de notre temps, à l'incitation publique à la luxure, ce n'est pas d'abord une initiation au mystère de la génération, aussi honnête soit-elle, qu'il faut opposer, mais l'initiation à la vertu chrétienne de pureté. La pureté, remède divin, pacifie et fortifie le corps, conforte et élève l'âme. Cet enseignement certainement catholique, on ne le connaît pas, on ne le sait pas par cœur (le Père Emmanuel en donne un résumé très simple et court dans le Catéchisme de la famille chrétienne au chapitre du sixième commandement).
Nombre de maux découlent de cette ignorance. Le plus grave est l'affaiblissement général de la résistance chrétienne à la curiosité sexuelle. «* C'est une vraie marque d'un esprit truand, vilain, abject, et infâme, de penser aux viandes et à la mangeaille avant le temps du repas, et encore plus quand après celui-ci on s'amuse au plaisir que l'on a pris à manger, s'y entretenant par paroles et pensées, et vautrant son esprit dedans le souvenir de la volupté que l'on a eue en avalant les morceaux, comme font ceux qui devant dîner tiennent leur esprit en broche, et après dîner dans les plats ; gens dignes d'être souillards de cuisine, qui font, comme dit s. Paul, un dieu de leur ventre. *» Ainsi parle s. François de Sales au sujet de l'honnêteté du lit conjugal. Il n'y a pas besoin de considérations développées pour comprendre ce qu'il enseigne par le biais de cette comparaison. Le doux docteur de Genève est sans complaisance pour le dieu ventre. Le livre de Luce Quenette est dans le droit fil de la doctrine claire et ferme du saint évêque.
Il faut redonner force et vigueur à la contestation chrétienne de l'idolâtrie sexuelle du monde moderne. Il y faudra avec l'éducation de la vertu de pureté, le rétablissement de l'estime de la virginité.
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C'est une vérité capitale de la révélation évangélique que l'état de chasteté consacrée au Seigneur est absolument supérieur à l'état de mariage. C'est un enseignement du Seigneur : « Ses disciples lui dirent : Si la condition d'un homme est telle à l'égard de sa femme, il n'est pas avantageux de se marier. Il leur dit : Tous ne sont pas capables de cette résolution, mais ceux à qui il a été donné d'en haut. Car il y a des eunuques qui sont nés tels dès le ventre de leur mère ; il y en a que les hommes ont faits eunuques ; et il y en a qui se sont rendus eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume des cieux. Qui peut comprendre ceci le comprenne. » (Matth. 19, 10-12.) Saint Paul a développé cette doctrine au chapitre sept de sa première Lettre aux Corinthiens. Et tout l'enseignement de l'Église est là pour nous aider à le comprendre. L'encyclique *Sacra Virginitas* de Pie XII en offre un exposé facilement accessible.
*Maternelle et féconde virginité*
Aux dernières pages du seul livre qu'elle ait publié et seulement sous l'injonction énergique de Jean Madiran, Luce Quenette écrit :
« Jamais la virginité n'apparut plus féconde, plus urgente, plus nécessaire pour réhabiliter, sanctifier, honorer la famille, pour réhabiliter la sainteté du mariage, pour démontrer que la chair ne doit jamais commander la destinée, mais la seule Volonté divine. »
La virginité est féconde ; la virginité est maternelle. Ce n'est pas un paradoxe. C'est une vérité chrétienne qui a son modèle en Marie, Mère féconde, très pure, très chaste et toujours vierge.
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Marie est la Mère du Christ et la Mère du corps mystique du Christ. Car dès le premier instant de l'Incarnation dans le sein de Marie, le Christ s'est uni en tant que chef à son corps mystique, qui est l'Église. Parfait modèle de virginité et parfait modèle de maternité, en tant que Mère du Fils unique de Dieu, la Sainte Vierge est aussi la Mère de tous les enfants d'adoption. Sans doute cette fécondité est unique dans l'histoire du salut ; mais tous ceux qui consacrent leur virginité à la Sainte Trinité participent à l'engendrement spirituel, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, d'une manière éminente même si elle est cachée. Le patronage de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus sur les missions en est un exemple frappant.
Que cet engendrement spirituel soit d'une qualité proprement maternelle, Dom Guéranger en était persuadé qui recommandait à un jeune prieur d'être non pas paternel, mais *maternel* avec ses fils. Telle est la grandeur de la virginité qu'elle fait participer dès ici-bas, de façon imparfaite mais réelle, à la vie du Royaume des cieux où il n'y aura plus ni hommes ni femmes.
Pour spirituel qu'il soit, cet engendrement des fils de Dieu se fait aussi dans la souffrance. Nous sommes nés à la vie de la grâce par la Croix. Et c'est au pied de la Croix que la Mère de Dieu a reçu le titre de Mère de l'Église. Le lien mystérieux de la virginité, de la fécondité et de la souffrance est un secret. Mais nous ne devons jamais oublier que ce secret est un mystère essentiel de la maternité de l'Église. Et que chrétiens nous devons le méditer pour en vivre. A l'école de Luce Quenette qui annonçait : *voici le temps de la virginité.*
*La Rose d'or*
« La clairvoyance est un état terrible qui élève l'âme, la remplit de force et parfois enlève la vie du corps.
28:226
« Quel que soit le prix de la clairvoyance, voyons clairement le pire. Le pire c'est la messe attaquée, -- le sang viendra après. » (Luce Quenette, Votre foi devra suffire, ITINÉRAIRES, numéros 141 et 146.)
-- *Le pire c'est la messe attaquée.* Le pire parce que le Saint-Sacrifice est le fondement de notre religion. Et c'est pourquoi, catholiques, nous devons rendre témoignage à la messe certainement catholique. Ce témoignage, les maîtres et les élèves de La Péraudière comme de La Providence savent que Mlle Luce l'a rendu. Et nombre d'autres le savent, parce que la lecture de ses écrits les ont éclairés, réconfortés et remplis d'ardeur militante.
Ce qu'il a fallu de force à tous ceux qui, comme elle, se sont engagés, pour la messe, dans un combat sans retour, on ne le mesure pas. La force de ceux qui n'ont reculé devant aucun danger, dont celui de voir leur œuvre humaine durement attaquée et même anéantie, s'il plaisait à Dieu ; la force de ceux qui ont surmonté tous les obstacles, dont ceux de l'incompréhension, parfois des prochains les plus proches ; la force de ceux qui ont été courageux jusqu'à la mort, Dieu la connaît.
L'Esprit Saint allume le feu sacré dans l'âme de ceux qui combattent sans défaillance ; il leur inspire une énergie quasiment surhumaine et qui ne connaît point de repos. Aux portes de la mort, comme l'Abbé Berto, comme le P. Calmel, Luce Quenette a combattu sans trêve pour l'honneur de Dieu. Et la force qu'elle montrait dans les combats quotidiens, cachés ou publics, nous a beaucoup instruit sur ce que réclame le service de Dieu.
-- *Le sang viendra après. Nous* sommes dans les temps où il commence à couler à Rome même. Et le sang des hommes ruissellera, si le sang du Christ ne les protège plus. Malheur aux hommes de ce temps-là s'ils ne se sont pas convertis.
\*\*\*
29:226
Au dimanche de Laetare, une antique coutume faisait bénir par le pape une Rose d'or. Signe de joie spirituelle, cette fleur mystérieuse, symbole mystique du lis des champs, était ensuite offerte par le pape à un prince, à une ville ou encore à une église qu'il voulait honorer. Prions que vienne le temps où Pierre fera déposer une Rose d'or sur la tombe des saints qui auront combattu, jusqu'à la mort, pour que l'Église maternelle et virginale ne cesse d'offrir à Dieu le Sacrifice parfait.
Antoine Barrois.
30:226
### Sa correspondance m'a appris
*Lettre à Jean Madiran*
par Pierre Tilloy
Cher Monsieur,
Quand vous aurez lu cette lettre, vous garderez la liberté de la publier ou non, dans la mesure où vous jugerez qu'elle peut apporter sa pierre, sans le déparer, au monument que vous érigez à la mémoire de Luce Quenette.
Puisque vous me faites l'honneur de me demander mon témoignage soit sur sa personne, soit sur ses écrits, je prends la liberté d'éliminer d'emblée ces derniers, même s'il doit m'arriver d'y faire quelque allusion, me sentant dans l'impossibilité matérielle de relire ses articles d'ITINÉRAIRES, depuis le numéro 120 de février 1968 où parut le premier d'entre eux : « Ceux qui massacrent l'école chrétienne. »
31:226
Parlerai-je de sa personne ? Encore moins, si j'ose dire, puisque la Providence n'a pas permis que nous nous voyions de nos yeux de chair. Non que le désir ne m'en fût jamais venu, bien au contraire ; mais la maladie l'a obligée à décommander le séjour que je devais faire à La Péraudière, au mois de juillet d'une année que je n'arrive plus à bien situer. Je l'ai si peu connue même, permettez-m'en l'expression, dans son état civil, que pendant près de quatre ans je libellais mes lettres à « Madame Luce Quenette ». S'en est-elle aperçue ? A-t-elle cru que je le faisais à dessein ? Je ne sais. Toujours est-il qu'elle ne m'a jamais repris à ce sujet, pas plus d'ailleurs que je n'ai, je crois, songé à m'en expliquer et excuser, lorsque, renseigné par l'un de ses anciens élèves, je l'ai par la suite appelée : « Mademoiselle... » Non par diminution de mon respect ; tout simplement parce que l'appellation de ses enfants : « *Mademoiselle Luce* », m'était devenue familière.
Ce n'est donc ni de ses écrits ni de sa personne que je parlerai : mais de son âme, telle que me l'ont révélée les vingt et une lettres que j'ai reçues d'elle, du 2 août 1969 au 7 janvier 1977. Des lettres de un ou deux feuillets en général, encore que les quatre dernières, toutes d'ailleurs écrites au crayon, en comptent quatre, cinq et même jusqu'à dix.
Son âme ? C'est, à mes yeux, une âme née, bien née, Mère et Maîtresse, enfantant les âmes autant par ses souffrances que par ses soins didactiques. Souffrances morales, de l'âme et de l'esprit, dans l'agonie d'un présent douloureux et d'un avenir pressenti, -- au sens de devancé, -- pâti par avance, car deviné et compris comme devant être encore plus douloureux que le douloureux présent. De cela témoignent ces dernières lignes que j'ai reçues d'elle, en date du 7 janvier 1977 :
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« Je prie pour votre force : la physique, le don, la vertu. Faites bien pareil pour moi. Nous sommes si las. Les martyrs si courageux. Et ce qui nous attend... si redoutable. Il y a tous mes vœux et toute ma crainte là-dedans, cher Monsieur, et l'expression de ma profonde amitié. »
Oui, si je voulais trouver dans les Écritures le mot d'une oraison funèbre la concernant, reflétant les neuf années de notre correspondance, je prendrais volontiers ces versets de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Coepit contristari, et maestus esse... Et factus est sudor ejus, sicut guttae sanguinis decurrentis in terram. » L'angoisse de l'âme usant le corps jusqu'à l'anéantir. Agonie d'angoisse, dont l'objet fut double, liturgique et éducatif : permettez-moi, cher Monsieur, de vous en livrer les paroles abondantes, -- une analogie de plus avec le « prolixius orabat » de Gethsémani.
Son agonie pour la Liturgie. C'est en effet durant l'année 1969 que j'ai reçu d'elle le plus grand nombre de lettres, puisque j'en compte six. Et vous devinez bien pourquoi, cher Monsieur : parce que c'est en 1969, le 6 avril exactement, que fut « promulgué » le Nouvel Ordo Missae... qui tentait de substituer à la Liturgie intégralement catholique une liturgie résolument œcuménique. En ce 9 mai 1969, elle répondait à deux lettres que je lui avais écrites, entre autres sur la liturgie des Rameaux : je la cite, en notant chie le terme d'ANGOISSE est venu spontanément sous sa plume en évoquant la révolution liturgique :
« Et moi aussi je bénis Notre-Seigneur de ces persécutions qui nous font nous désaltérer avec plus d'avidité à ces sources vives... Moi aussi j'ai goûté de toutes mes forces la méditation de l'Abbé XXX et pleuré avec Jérémie sur notre Jérusalem dévastée.
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Aujourd'hui, mon angoisse est au plus haut point. La conduite de Paul VI est effrayante. On nous annonce le bouleversement de la Messe, la disparition de nombreuses fêtes, la suppression des plus vénérables prières. Qu'allons-nous devenir, les prêtres fidèles vont-ils se croire obligés de suivre ? Ce sera la destruction définitive du trésor de la liturgie, de la Foi, la subversion légalisée jusque là. J'attends avec tremblement ce que va dire l'Abbé XXX (...)
C'est tellement effrayant que je ne sais pas vous parler d'autre chose. (...)
Union d'angoisse et d'espérance, cher Monsieur... »
Cette réponse douloureuse m'ayant amené à lui mettre un mot pour lui confier ma pensée, à savoir que « Paul VI, -- qu'entre nous j'appelle le « Tombeur de l'Église », -- vient d'achever la « mue conciliaire » : commencée par la Liturgie, elle se termine par la Liturgie », elle me répondit le 7 juillet, revenant sur son angoisse :
« Ah ! Monsieur, que votre lettre du 12 mai répond à toute notre angoisse ! Que je sens, que je pense comme vous. Je redirais tout ce que vous m'écrivez. C'est exactement comme cela que je vois l'horrible situation. Paul VI non seulement permet, soumet le Corpus Christi aux caprices sacrilèges d'évêques hérétiques, mais encore nous impose cet effroyable Ordo Missae. Je tremble avec vous pour nos prêtres fidèles. Enfin ! vont-ils refuser ! Qu'il y a longtemps qu'ils n'ont plus reparlé du pape : messe le samedi, Eucharistie dans la main, Genève, Ordo Missae. Seul le *Courrier de Rome* semble dire NON. S'ils transigent en effet, ce sera la prédication de l'hérésie. J'ai espoir en leur sainteté, en leurs souffrances. Je suis bien prête à vivre de la Foi seule, mais les enfants, les familles ! (...) Oh ! oui, c'est l'heure de la persévérance finale... et de l'amitié dans la grande peine de l'âme. »
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La grande peine de l'âme ! encore un écho, n'est-ce pas ? de l'Agonie du Jardin Vieux : « tristis est anima mea... »
Pourtant au sein de cette angoisse, l'Ange Consolateur est venu : après le Non de la fidélité du « Courrier de Rome », vint celui du Père Calmel, digne frère en religion de saint Pie V. Car ce feuillet que je viens de recopier était accompagné d'un second, que voici :
« 7 juil. dernière minute.
Voyez que j'ai juste pensé à vous répondre d'urgence quand vous m'envoyez votre « Apostasie ». Merci, merci. Oui les âmes fidèles s'entendent pour de bon.
Et en même temps que votre envoi, je reçois une excellente lettre du Père Calmel. Refus absolu de l'Ordo Missae. « Si Paul VI ne change pas d'idée, écrit-il, je suis persuadé que son précepte serait nul et non avenu... Le refus du *Courrier de Rome* est la seule attitude chrétienne et sacerdotale et ses arguments irréfutables. » Le P. Calmel ajoute : « Rome est bien trop affaiblie pour porter sanctions canoniques contre les tenants de l'ancien Ordo et le nouvel Ordo se détériorera vraisemblablement... »
Je n'ai point permission de faire état de ces paroles du P. Calmel, mais je vous les transmets comme une assurance sur la fermeté de ceux qui lui ressemblent. (...) »
Il ne m'appartient pas, cher Monsieur, dans le cadre de ce témoignage, de faire l'historique de « l'immédiat et absolu refus » que les prêtres fidèles ont apporté à la suite du « Courrier de Rome » au Nouvel Ordo Missae pour en savoir les dates exactes et l'exacte succession, les historiens n'auront qu'à consulter les numéros successifs d'ITINÉRAIRES où ces refus ont été publiés. J'ai tout simplement voulu montrer l'agonie d'angoisse que cette révolution liturgique de 1969 avait fait vivre à Luce Quenette. Agonie qui, loin de la paralyser et écraser, l'appela au combat public des articles confiés à votre Revue. Chacun pourra s'y reporter...
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Permettez-moi cependant d'ajouter ceci sur l'angoisse liturgique qui la tourmentait, ... en espérant que ses craintes que je vais rapporter se révéleront vaines.
Dès juillet 1973, je lui avais écrit le trouble que faisait naître en mon âme la perspective de la Semaine Sainte 1974 où, pour la première fois, du moins dans la région parisienne, les décrets apostats de l'Éducation Nationale allaient nous imposer de travailler durant les trois Grands Jours. Et je lui disais mes craintes de voir l'Église conciliaire fixer la fête de Pâques sans plus tenir compte, si j'ose dire, de l'ordo lunaire, de droit historique et divin, de la lune de Nisan. Ce témoignage touchera d'autant plus les lecteurs de votre revue que vous leur avez permis par deux fois de lire la profonde méditation de Henri Charlier à ce sujet.
« Chez nous, m'écrivait-elle, depuis toujours, les vacances sont après la Semaine Sainte. Le Vendredi Saint est le sommet de l'année, la haute Croix où vont tous les efforts d'amour de tous. Du mercredi au Vendredi soir, c'est la retraite dans les merveilles de la Liturgie (...).
Pour Pâques selon l'homme, comme vous dites si bien, j'en tremble depuis des années. Ce sera en effet l'asservissement du divin par le monde. Ce sont les orthodoxes qui empêchent, sinon ce serait déjà fait. Mais alors, nous fidèles à la Tradition, nous continuerons à suivre la Pâques de la lune de Nisan. Nous ne pouvons changer. Ce sera une séparation... sociale complète. Est-ce bien votre pensée ? Ce sera le coup de nous accuser de schisme... eux séparés de l'Église éternelle. De toutes parts, montée de la souffrance.
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Pour obtenir au milieu de tant d'angoisses le repos de l'âme en N-S et N-D, comme il faut prier, apprendre à endurer sans se laisser envahir. C'est ce que je demande pour les miens, pour vous, cher Monsieur, pour ma grande faiblesse. » (9-VIII-73)
Sur cette apostasie ultime de l'Église de la novation conciliaire d'avec l'Église de la Tradition, elle revint dans une lettre de janvier 1974 :
« ...L'horreur du monde et de l'Église pousse en nous des grâces d'union dans la Foi que nous ne connaissions pas. L'absolu révèle une parenté merveilleuse... avec la crainte, la crainte que vous dites si justement, pour la persévérance finale. Mon Dieu qu'il faut la demander dans notre faiblesse. Et je suis de votre avis, avec une grande appréhension, pour cette épreuve de la date de Pâques, quand ils trahiront la lune de Nisan. Ce sera en effet le petit reste du petit reste. Manquerions-nous de confiance en Celle dont nous avons pris le Saint Esclavage ?... » (10-1-74)
Fasse le Ciel que nous n'en manquions pas, cher Monsieur : et nous pouvons, je crois, en demander la grâce à Luce Quenette que l'Immaculée est venue chercher en ce 13 juin de mariale mémoire, puisque ce jour-là, en 1917, « Notre-Dame du Rosaire » venait pour la seconde de ses six apparitions à la Cova da Iria, dont les derniers mots de la dernière, du 13 octobre 1917, sculptent si bien la figure spirituelle de Luce Quenette. Vous les connaissez : « Qu'ils n'offensent plus Notre-Seigneur qui est déjà trop offensé... » « Ces paroles, note l'historien de Fatima, frappèrent l'esprit des voyants ; ils gardèrent un profond souvenir de l'expression de douloureuse tristesse qui avait paru sur le visage de la Dame quand elle les prononçait... Ce furent les derniers mots ; ils renferment l'essentiel du Message de Fatima. »
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Et ce sont, me semble-t-il, les paroles qui résument le mieux la correspondance que j'ai reçue de Luce Quenette si douloureusement atteinte par les « offenses faites à Notre-Seigneur dans son Divin Sacrement », et dans sa présence répandue et communiquée qu'est son Corps Mystique.
\*\*\*
Mais il me faut montrer qu'une autre angoisse avait envahi l'âme et le cœur de la Directrice de La Péraudière, la tourmentant nuit et jour : son angoisse du salut des âmes, des âmes des enfants, particulièrement traquées pour être violées par l'ennemi du genre humain et ses suppôts ici-bas.
A vrai dire ce sont les enfants, leur éducation et leur instruction, qui ont été l'occasion de notre premier échange épistolaire, au sortir de ce funeste mai 1968 qui aurait dû révéler l'Œuvre de la Révolution à ceux qui ne la voulaient pas voir. A la suite de ses articles parus dans ITINÉRAIRES et des « vigilate et orate » pressants qu'elle lançait aux familles, aux pères et mères de famille, je lui ouvris mon cœur et mon esprit... J'éprouve quelque scrupule à me citer, cher Monsieur, mais je le crois nécessaire pour qu'on comprenne bien la teneur exacte de l'intime union de pensée qui nous réunissait quand ; dans nos échanges, nous parlions d'école catholique, d'enseignement catholique. C'est d'ailleurs l'un des deux seuls doubles que je garde des quelque quarante ou cinquante lettres que je lui ai envoyées en neuf ans !... Je cite donc la première lettre que je lui écrivis :
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« Pourquoi vous écrire cela (au sujet de ses lettres et articles) ? Je ne sais en vérité, mais je m'y sens intérieurement poussé. Sans doute est-ce parce que dans les « événements » que nous allons vivre et où nous allons voir passer la Justice de Dieu réalisant, -- bracchio extento, -- les œuvres de la Miséricorde Infinie, et pour cela nous abandonner pour un moment, aux puissances des ténèbres, angéliques et humaines, car les hommes, s'ils ne sont pas fils de Dieu, ont pour père, qu'ils le veuillent ou non, le Diable ; durant ces heures, il sera sans doute nécessaire que nous unissions nos forces, celles de nos âmes dans une commune adoration et une commune attente, et, s'il plaît à Dieu, celles de nos volontés peut-être.
« Pour moi, je ne vous le cache pas, il n'est qu'un seule solution : les catholiques doivent demander et réclamer l'École de l'Église, ne vouloir qu'elle, n'accepter qu'elle : celle des écoles épiscopales d'Alcuin et de Charlemagne, celle des Universités médiévales de Cologne et de Paris, celle des derniers papes, de Pie IX jusqu'à (inclus) Jean XXIII ; École de l'Église pour un enseignement catholique : de la philosophie, fille et servante de la théologie, de l'histoire telle que l'ont écrite saint Augustin et Bossuet, c'est-à-dire Jésus-Christ remplissant toutes choses, de la vie des hommes et des empires, de la littérature qui ne saurait être, ne devrait être que l'écho du Verbe Divin Créateur, Rédempteur et Glorificateur ; enseignement catholique dont la charte serait les Messages de Noël de Sa Sainteté Pie XII, le dernier surtout de décembre 1957. Et je sais que réclamer cet enseignement, c'est, dans l'immédiat, accuser la carence de l'enseignement catholique depuis, mettons, l'apostasie humaniste des collèges jésuites des XVI^e^, XVII^e^, XVIII^e^ et XIX^e^ siècles, d'où sont sorties, sans toujours hélas ! rompre avec l'enseignement reçu, les « Lumières » du monde moderne. Ah ! il nous faudrait l'humilité du Prodigue et dire le « Peccavi » du retour à la Maison Paternelle, à l'Église notre Mère et Maîtresse Mater et Magistra. Vous voyez ce que je veux dire. »
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Et j'accompagnai cette lettre de trois études, -- sur l'enseignement du français, sur le mystère actuel de l'aveuglement de l'âme et sur saint Hilaire, -- « dans le seul but de nous trouver unis et réunis sur l'unique nécessaire : la gloire de Dieu et le salut des âmes, là où la Providence Divine nous a placés, chacun d'entre nous, dans la sainte liberté des enfants de Dieu, dans la miséricordieuse diversité des dons et des vocations ».
Permettez-moi, cher Monsieur, de citer sa réponse à cette lettre du 29 juin 1968, dont vous comprendrez que je retire ce qui concerne les personnes.
La Péraudière 2 août 1968
Monsieur,
Vous avez peut-être cru que j'étais indifférente à votre grande lettre du 29 juin et à l'envoi de vos écrits à la même date. Il n'en est rien, mais je suis tombée malade et avec les Prix et la rédaction de ma *Lettre de La Péraudière,* j'ai dû négliger tout le reste. Dans la convalescence qui vient maintenant, j'ai pris votre lettre, je l'ai relue avec attention puis je me suis plongée dans votre conférence à (...) sur l'éducation, la formation de la jeunesse, l'esprit des humanités et je suis dans l'admiration (...). Je n'ai pas votre pratique de Saint-Exupéry (l'écrivain) et je me demande pourquoi une pensée si ferme ne s'éclaire pas directement à la Foi et n'y jette pas promptement les âmes. Mais ce que vous dites de l'enseignement de la poésie, de cette incarnation continuelle de la Vérité qui est le Verbe bien-aimé, c'est vraiment l'essence de tout enseignement de l'Art. Ah que nous sommes seuls, « pusillus grex »*,* à nous occuper de l'infinie Beauté dans les chefs d'œuvre humains ! Je fais tout mon possible pour clamer leur devoir aux parents et certes il y a un courageux (ou peureux !) mouvement vers la vie chrétienne en famille.
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Nous, dans notre petite Péraudière (60 garçons), nous obtenons maintenant une collaboration plus étroite, bien plus intelligente et chrétienne des Parents. Et je vois que vous pensez comme moi de cette aurore, de cette apparition de la Vérité que doit être l'adolescence... Nous devons les préparer à souffrir, étant donné les menaces de l'heure, et je comprends que nous soyons tous portés à exprimer notre Foi -- pour nous unir et souffrir la même chose à travers le monde (...).
Il est tout simple que nous priions les uns pour les autres, tant notre tâche est semblable (...).
Dans le même combat in Corde Jesu et Mariae,
L. Quenette.
Je dois rester discret, cher Monsieur, sur les preuves innombrables de cette prière promise et si souvent assurée en neuf ans ; car mis en confiance par cette réponse si engageante, je n'ai jamais manqué de faire appel à La Péraudière tout entière *multis in diebus necessitatis.* A ce sujet, la compassion de Luce Quenette était sans bornes, et elle ne cessait de m'en assurer ; je n'ai qu'à la citer pour vous le montrer :
« Vous pouvez croire que je prie pour vous. Union de consolation dans les Cœurs très saints de N.-S. et de la Mère de l'Église » (28-IX-69) ; « Je sais que vous êtes très souvent fatigué et souffrant (je venais de subir une opération). C'est donc entre nous confraternité double : de métier et de souffrance... » (13-XII-70) ; « Je sens, j'éprouve avec vous la terrible souffrance des ricanements et blasphèmes que vous avez reçus de certains de vos garçons » (26-V-71) ; « Je vous promets de prier pour votre pauvre révolté » (29-XII-72) ; « Comme je remercie N. S. d'avoir été, de mon côté, consolation pour votre cœur dans l'épreuve. Cette grande persécution est une grâce sans mesure pour nous.
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Pour mon compte, jamais je n'aurais vu si clair qu'en Lui nous respirons, nous nous mouvons, nous sommes et par là, la force invincible des biens surnaturels, cette communication aisée des pensées dans la Foi » (9-VIII-73) ; « De toutes manières je fais prier dur pour vous tous les enfants » (10-I-74) ; « ...votre classe m'intéresse comme directement » (21-VII-74) ; « Nous souffrons. Il faut courir au Ressuscité, pleurer les larmes de Madeleine, y trouver la merveilleuse douceur, le soulagement absolu. Je sais, je sais et je vois se lever tant de jeunes vocations ! Mon Dieu, donnez-nous la force de « *vacare dulciter Deo *» comme cite de st. Thomas André Charlier dans ITINÉRAIRES. Ai-je besoin de vous dire autre chose ? » (8-IV-75) ; « Je prie notre Sedes Sapientiae, boni consilii (pour vous)... : semitas tuas edoce illi... » (1^er^ dimanche de l'Avent 75) ; « Vos lettres ne me fatiguent pas du tout. Elles m'intéressent à fond, elles me font du bien » (7-1-77).
Cette dernière assurance était d'autant plus charitable que vous aurez deviné, cher Monsieur, que chacune de mes lettres lui découvrait une souffrance : elle m'en remerciait comme « d'une confiance qui me donne du courage », selon un mot de février 74, où elle m'assurait de sa peine si elle devait renoncer « aux bonnes lettres simples (pessimistes, si ce n'est en Dieu...) » qu'elle recevait, disait-elle, de mon amitié.
Ma consolation, je ne vous le cache pas, était de la retrouver dans ce pessimisme tout de même plein d'espérance. Et ce que je voudrais, cher Monsieur, c'est glaner les preuves de son angoisse, de sa tristesse, -- qui devint mortelle, -- devant le nouveau massacre des enfants de Rachel. Angoisse qui culmine dans cette lettre du 29 décembre 1972 où elle invoquait pour mon « pauvre révolté » l'intercession du petit Herman et de Léon De Corte :
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« Sommes-nous d'accord ? Je l'espère en toute amitié in Corde Jesu. Qu'ils sont heureux les Innocents égorgés. Vous en êtes aussi persuadé que moi, L. Quenette. »
Pour ces Innocents que sont les enfants, elle mena, vous le savez, le bon combat, le dur combat contre le Nouvel Ordo Missae et pour la fidélité absolue à l'Ordo traditionnel. Ses articles dans ITINÉRAIRES sont là pour en témoigner, entre autres celui du numéro 146 de septembre-octobre 1970 : « Le temps où votre foi devra suffire. » Certains l'ont trouvée, dans ce combat, brutale, tranchante, trop absolue. Et pourtant, à moi qui me montrais partisan de l' « immédiat et absolu refus », elle m'écrivait le 29-XII-72, les lignes suivantes :
« Ce que vous dites est très bien. Mais je vous dis qu'il est à peu près impossible de trouver un prêtre et des familles vraiment au point. Faut-il que je laisse partir mes petites filles (ce qui arriverait, me disait-elle, si elle imposait ce refus clair et absolu) ?... Bientôt le scandale sera visible. Mais je VISE A L'ABSOLU. Vous le savez bien. Seulement la *Lettre de La Péraudière* fait lettre d'ami, de direction intime et il faut amener les cœurs progressivement. Du moins je le crois -- sans certitude, dans une peine terrible, avec les visages d'enfants devant moi, d'enfants que je dois sauver et qui appartiennent à leurs parents. Voyez et souffrons. Que la Sainte Vierge nous prenne en pitié. »
Combat douloureux, dans un difficile équilibre, visant à l'absolu sans éblouir ni aveugler les âmes qui ont leurs lenteurs...
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« Je vois que vous me comprenez, m'écrivait-elle le 6-XII-70, en réponse ([^4]) à ma lettre du 30-XII-69, que je vais aussi loin que possible dans la *Lettre.* Cependant à l'École, les grands sont mis sans peine en face de la réalité. Cela ne craint rien pour leurs familles, les unes parce qu'elles sont résolues et éclairées, les autres parce que les jeunes gens disent sagement ce qui convient. »
Combat douloureux, mais que la Sainte Vierge prit en pitié, puisqu'il valut à La Péraudière de voir l'un de ses enfants réalisant le vœu de son enfance : « Introibo ad altare Dei. » Il est vrai que c'était plus de quinze jours après le dies natalis de Luce Quenette. Dure loi que celle de la Croix, mais si féconde ! le grain doit mourir pour porter ses fruits.
Combat pour garder aux enfants les sources vives et pures de la Sainte Messe, mais combat aussi, également douloureux, pour la défense de leur pureté, de l'âme et du corps. Ce second combat devait aboutir le 14 septembre 1974, en la Fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, où fut achevé d'imprimer son livre : *L'Éducation de la Pureté.* Vous savez, cher Monsieur, la part que vous avez eue à cette publication et elle a dit elle-même l'épreuve que, sans manquer à la charité, vous lui avez, par là, comme imposée. -- ... Ce livre est né de sa douleur de voir la corruption légalisée et didactiquement organisée, et sa peine le porta de longs mois : « matri longa decem tulerunt fastidia menses »... Car si le 10 janvier 1974 elle m'écrivait : « J'ai terminé cette étude par cet appel à la virginité consacrée... », je savais quelle « délivrance » cela représentait pour elle, qui m'en avait écrit les lignes suivantes le 9 août 1973 :
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« Je suis tourmentée sans cesse de l'horreur qui s'étend sur nos enfants. L'impureté enseignée ne semble plus émouvoir même les meilleurs. Cet enseignement sexuel, c'est le chef d'œuvre de Satan. Il faut que j'arrive à soulever les parents. Et je ne suis pour rien pour la propagande, les tracts, les pétitions. »
Au moins, sous votre « injonction énergique », cette publication lui aura-t-elle permis d'indiquer à tous la « voie droite », « initiation toute renouvelée à la sainteté des enfants », dont elle confiait l'efficacité à l'Immaculée, au terme de son premier chapitre : « Que la Mater Dolorosa, Mater Ecclesiae, daigne éclairer les mères douloureuses de notre temps, et, par elles, ÉCLAIRER LES MÈRES QUI SONT COUPABLES D'ÊTRE RASSURÉES. »... Nouvel écho, n'est-ce pas ? de l'Agonie : « Vigilate... ! » Bien que je me fusse empressé de me procurer son livre, elle m'honora d'un exemplaire dédicacé, en une formule où sa charité laissait voir son cœur douloureux : « J'avais hâte de répondre à votre précieuse et généreuse amitié par ce témoignage de la même douleur, de la même Espérance au soin des âmes. » Vous devinez de quel cœur je l'en remerciai ! tout en prolongeant ses réflexions... Cela me valut cette douloureuse confidence :
« Vous voulez que je parle des cheveux longs. Tout ce que vous en dites pour filles et garçons est parfaitement juste. MAIS JE SUIS TRÈS LASSE ET DÉGOÛTÉE DE L'IMPURETÉ. Ce livre m'a été très dur et tout ce que j'ai travaillé sur l'enseignement sexuel. Je sais bien, comme vous, et je l'ai dit, que lorsque l'orgueil s'empare de l'impur, c'est fini. Et c'est ce qui se passe partout, partout » (8-IV-75).
Nul doute, n'est-ce pas ? que son livre fut son martyre, au sens d'un témoignage sanglant : le sang de l'âme ; martyre du cœur. Et vous avez remarqué l'emprunt littéral qu'elle a fait au récit de l'Agonie : « Coepit contristari, et maestus esse... ». « Je suis lasse et dégoûtée... ! »
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Quand vint pour elle le moment de passer des ténèbres de cette vallée de larmes à l'admirable lumière de la Jérusalem d'En Haut, elle s'apprêtait à livrer un troisième combat pour « sauver les enfants », et les arracher à l'orgueil de l'intelligence que la réforme de l'enseignement impose désormais : épreuve dernière pour les Parents qui ont arraché leurs enfants à la déformation du nouveau catéchisme et de la liturgie nouvelle, comme à la perversion de l'initiation sexuelle, mais qui ne se résolvent pas à les arracher au laminoir pédagogique scolaire qu'impose l'obtention des diplômes de l'État... Je cite sa dernière lettre, dont je retire noms et indications trop précises, pour n'en livrer que le sens de portée générale :
« L'étude que vous avez eu la bonté de m'envoyer sur (l'école X.) est remarquable. On ne peut mieux en préciser les caractères. (Sa direction) énergique et, d'intention, -- si indépendante, est fille de l'État, et, contre-révolutionnaire résolue, mais sur leur terrain, elle veut faire réussir ses candidats dans cet État qu'elle combat. Elle le dit clairement, mais toutes les écoles intégristes qui se fondent, réclament des capitaux, laissent aller discipline et piété, ont la même ambition moins franche. Les familles que j'appellerai « familles Saint. Pie V » ont la vénération de ce Bachot C, rêvent de situations de robots. Je prépare une longue étude là-dessus, mais il faut se débattre contre tant d'arguments DE CE MONDE que c'est un travail difficile et étonnamment ingrat. Les Parents avalent d'abominables profs marxistes d'histoire très facilement « si le prof de maths est formidable ». Ne tiennent jusqu'au bout à La Péraudière que les adolescents résolus, absolus et encore, si les parents (les mères surtout) ne sont pas fanatiques de ces maths auxquelles elles ne comprennent rien.
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« (...) Que vous avez raison, et qu'il y aurait à écrire sur l'orgueil dans la déséducation actuelle. Mais il faut des forces, du temps, je suis de toutes parts bornée par la faiblesse. Et je ne suis pas à plaindre moi (...), car l'école est UNE dans la vérité. Il y a entre Malvières et ici, beaucoup de jeunes à former, pleins d'élan, venus par vocation, mais ayant subi lycée et libéralisme ; il faut refaire, avec leur ardeur et leur bonne volonté, toute l'éducation de l'intelligence. Les choses ont tourné de telle façon que nous sommes maintenant un peu école normale. Je suis accablée intérieurement, par cette charge d'âmes. » (7-I-77)
Je ne sais, cher Monsieur, ce qu'est devenue cette étude que préparait Luce Quenette. Vous aurez cependant reconnu ce persistant écho de l'Agonie de Gethsémani, l'aveu de son accablement et de sa tristesse. Mais vous aurez aussi remarqué comment cette dernière lettre que je reçus d'elle, rejoint étrangement la première que je lui écrivis sur le point précis de l'apostasie des intelligences qui, depuis le XVI^e^ siècle, a substitué aux formules médiévales de la Chrétienté : « Fides quaerens intellectum ; Credo ut intellegam », les formules humanistes de Rabelais : « Sois toi-même l'interprète de ton entreprise », ou de Montaigne : « Je propose des fantaisies humaines et miennes (...), ce que je pense selon moi, non ce que je crois selon Dieu. »
De cette apostasie humaniste, j'ai souvent entretenu Luce Quenette, ne fût-ce qu'en lui envoyant les conférences qu'il me fut donné de faire à ce sujet. Et je lui ai souvent confié ma conviction que c'était elle qui, avec l'influence du christianisme pascalien, expliquait la mue conciliaire chez ceux qui, dans le clergé ou parmi les anciens élèves des Écoles libres, paraissaient les meilleurs et les plus sûrs. Elle m'a toujours assuré de sa parfaite identité de vues.
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« Je vous rassure pour Blaise Pascal, m'écrivait-elle en décembre 1972 \[alors que je lui avais dit mes réserves sur celui que *L'Osservatore romano* de l'époque avait choisi pour illustrer, de son portrait, la mue conciliaire de *Gaudium et Spes*\]. Je ne le regarde pas du tout comme un oracle. A mon avis, beaucoup de pensées sont entachées de jansénisme -- il a subi sans le savoir l'influence du scepticisme de Montaigne et douté de la valeur de la raison faite pour la vérité, -- la foi, le cœur, le sentiment, notions confuses. Les Provinciales ! preuve qu'il ne savait pas son catéchisme. Les Jésuites avaient raison, mais je monde admirait l'esprit, la gaminerie. Cependant, il y a du grand et du juste, mais je ne comprends pas pourquoi l'intégrisme actuel le loue sans aucune réserve » (29-XII-72).
Et elle me suivait même dans mes réserves sur un classicisme qui, avec Boileau, admettait que l'art et la littérature ne pouvaient, ne devaient traiter des mystères chrétiens, ouvrant ainsi les voies à une morale humaine et rationaliste, se coupant de plus en plus de leur source religieuse. Je la cite à nouveau :
« (...) Je continue à travailler mon « orgueil ». Je dis « mon » à double titre, car il faut bien commencer par le sien et remercier N. S. des grâces par lesquelles il a été un peu maté. Mais aussi mon deuxième travail pour les enfants. Vous me dites de remonter à la Renaissance. Bien sûr, vous avez raison. C'est Luther qui fait voir l'action du Diable dans le retour faussé à l'Antiquité. Mais on se heurte au XV^e^ siècle qui ne vaut pas mieux. Siècle effroyable qui brûla tranquillement Jeanne, sans souci de Rome, du Roi, et de l'heureux Cauchon qui mourut « aimé tranquille » à Lisieux après avoir glorifié la Sainte Vierge par une ravissante chapelle qui l'emporte sur toutes les horreurs consacrées à notre grande sainte Thérèse française, laquelle se savait la sœur et l'émule de Jeanne.
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« Quant à l'orgueil du Classique, je le sais bien, la raison française a été touchée par l'hérésie, mais il y a la Contre-Réforme de Trente, notre Saint Pie V, tout un grand mouvement de fédération catholique de l'Europe et que nos alliances avec les Turcs et les plus horribles des princes luthériens ont anéanti. L'amiral Auphan le montre bien et il suffit d'être chrétien pour juger qu'il y avait après Trente et au début du XVII^e^ de grandes et saintes ressources pour une résurrection chrétienne. Elles ont été gaspillées. Je ne le cache pas aux élèves et je crois que nos leçons sur les œuvres de Corneille, Molière, Racine, Bossuet ne leur inculquent pas d'orgueil : La plaie qui va s'étendre au XVIII^e^ est visible, mais il apparaissait encore possible d'y échapper.
« Hélas !
« Le livre de Barruel fait mal. » (8-IV-75)
Maintenir les enfants près des sources pures de la vie sacramentelle, les garder de l'impureté et les protéger de l'orgueil de l'intelligence : voilà donc le programme du triple combat, -- combat exténuant d'agonie permanente, -- que Luce Quenette a livré et dont elle a offert la leçon vivante aux intelligences, aux cœurs et aux âmes des éducateurs dont elle rêvait, que la vocation, d'une virginité consacrée, dévouerait à la formation et au salut des âmes.
Me permettrez-vous, cher Monsieur, de dire ce dont m'a convaincu cette correspondance de neuf années avec la Directrice de La Péraudière ? Alors je dirai que la crise de l'École ne sera résolue que lorsque l'Église retrouvera ses ordres enseignants, de religieuses pour les filles, de prêtres ou de frères pour les garçons, dont la vie, le mouvement et l'être se trouvent dans la formation et l'éducation des enfants.
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Pour les filles, voyez : il y a déjà Saint-Cloud et Pontcalec et Nantes, et il y a aussi Fanjeaux, Brignoles et Pouilly, et Malvières, toutes écoles tenues par des ordres religieux ou de pieuses unions dont la vocation est d'éduquer et enseigner. Mais pour les garçons ! Certes les dévouements ne manquent pas, ni les sacrifices, Dieu le sait qui les récompensera ; cependant quelle disette d'ouvriers entièrement disponibles ! Il n'y a guère que La Péraudière pour n'en pas manquer, où les professeurs trouvent une école normale aux allures et réalités d'un noviciat ou, si l'on veut, d'un tiers-ordre. Luce Quenette aborda la question dans ITINÉRAIRES en novembre 1971, en donnant ses « Conseils pour une École » ; et ceux qui voudraient y enflammer leur zèle devront se reporter à cet article. J'en retiens ce passage : « J'ai dit qu'il fallait des jeunes, des célibataires qui ne demandent pour leur dévouement que leur entretien, qui ne se soucient ni d'assurances, ni de vieillesse, ni de vacances et qui cependant tiennent en ordre leur livre de comptes, et bouclent humblement leur budget. Ces conditions restent vraies, mais pour être réalisées dans l'épreuve d'aujourd'hui, demandent aux fondateurs une vocation que je ne crains pas de qualifier de religieuse. » (ITINÉRAIRES, numéro 157, page 75.)
Mais mon rôle, dans cette lettre-témoignage, n'est pas d'analyser les articles de Luce Quenette ; il est de dire ce que sa correspondance m'a appris. Or de ce dévouement de vocation religieuse, de cette abnégation dans l'humble confiance à la Providence pour le matériel, toutefois bien géré, dans le souci exclusif de l'absolu à vivre, Luce Quenette m'a par deux fois rappelé l'impérative nécessité. Une première fois c'était en 1971 où de faux bruits, dénués de tout fondement, lui faisaient écrire : « Je sais que vous voulez fonder avec X et X une BONNE école... » Et elle ajoutait aussitôt :
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« Je ne peux que vous encourager... mais à la pauvreté et simplicité des commencements. La « réclame » même la plus chrétienne me semble toujours imprudente, mais je comprends bien qu'on utilise des moyens humains plus riches que ceux que j'aime. Je prie pour vous de toute mon amitié » (21-V-71).
Et la seconde fois c'était en... mais mieux vaut ne pas donner de précisions, la leçon seule important dans sa portée générale :
« ...si le bruit qui m'en est venu est vrai, m'écrivait-elle cette fois avec quelque précaution \[en quoi elle avait raison car la rumeur était à nouveau sans fondement\] : vous auriez décidé d'aller à X pour le collège qui va s'ouvrir en septembre (...) Dites-moi ce qu'il en est. Avec ma manie de la pauvreté, je vous avoue que les 100 millions, *Match* et les deux cents chambres m'effraient. »
La leçon de ces avertissements est claire : une fondation d'école exige la volonté de vaincre toutes les difficultés, matérielles et morales, par l'absolu seul, en s'en remettant pour le matériel à la Providence, comme le faisait le Curé d'Ars, pour le moral et le spirituel à la virginité consacrée d'une vie offerte et sacrifiée au salut des enfants en qui il faut voir Jésus répandu et communiqué. Car l'enseignement est moins affaire de métier que de vocation.
\*\*\*
Mon témoignage, cher Monsieur, touche à sa fin. Je n'ai plus qu'à glaner dans les lettres de Luce Quenette les preuves que cette double angoisse, pour la liturgie et pour l'éducation, angoisse d'agonie, a été pour elle une angoisse mortelle, qu'elle a produit sa mort.
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C'est en décembre 1970 qu'elle me parla pour la première fois de sa maladie... et depuis lors les confidences se firent de plus en plus poignantes. Je les recopie simplement, avec d'autant plus d'émotion qu'elles vont nous faire revivre la lente, mais inexorable effusion de sa vie.
« Je vous écris par la main de ma secrétaire car je suis de nouveau assez malade et je l'ai été presque continuellement depuis cet été ; c'est pourquoi j'ai laissé vos si bonnes lettres sans réponse. Le maximum de mes efforts c'est de rédiger la *Lettre* et d'assurer mes leçons aux grands, une réunion aux petits, par semaine, et de supporter les soucis et les angoisses qui nous viennent de prêtres peut-être fidèles mais si divers et aux caractères si originaux. » (17-XII-70.) « Je lance les miens sur la route de Rome avec appréhension ; ils sont pleins de ferveur. Moi, toujours très faible. Je ne peux pas dire que je reprends vraiment des forces. MAIS DE TOUTES FAÇONS LE CŒUR EST SOLIDE. Ce qui veut dire que l'amitié bien fondée tient bon. » (21-V-71.) « Ne croyez jamais que mon silence a d'autres causes que mon extrême faiblesse physique. Je pense que nous travaillons profondément dans le même sens. La Sainte Vierge le sait bien. » (7-IV-72.) « Vous n'avez pas pensé que j'ai lu avec indifférence votre lettre du mois d'août. Notre foi est trop UNE pour que vous pensiez cela. Heureusement que cette foi tient lieu de tout... Je suis soumise à des intermittences de demi-santé et de jours de vrai anéantissement ; plus la moindre force devant une tâche qui se lève tous les jours et une ignorance totale des médecins qui n'y comprennent rien, sinon qu'on ne peut remédier à un certain degré de faiblesse. Et puis, brusquement, trois jours durant, je crois que je ressuscite, etc. Je vous reparlerai un jour du problème du mal où vous avez tant souffert en classe. Mais ma main ne vaut plus que pour vous dire tous mes vœux et que la grâce nous trouve fidèles... Et sauver les enfants ! » (10-I-74.)
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« J'ai confiance en votre intuitive charité pour comprendre que ce n'est pas l'indifférence qui a reçu vos lettres et votre beau livre, mais une faiblesse physique que je suis contrainte d'économiser pour la terrible tâche de chaque jour, et les épreuves auxquelles il faut faire face dans la vie d'une école, quand on veut garder intactes, à tout prix, la sainte doctrine et son application à la conduite des âmes. Et je me permets de vous écrire au crayon, parce que ma main droite est toujours douloureuse et la position du stylo m'est très difficile... Vous avez supporté mon crayon qu'il me faut poser ; cette main droite est une petite épreuve qui me tient bien compagnie. » (21-VII-74.) « Puisque votre charité supporte le crayon, j'en profite ; sinon, je suis obligée de dicter. Je suis tellement en retard avec vous. Je n'ai presque pas pu faire de correspondance depuis des mois, la faiblesse était si grande qu'il me fallait économiser des demi-heures d'arrêt dans la journée pour faire face régulièrement à ce que je ne veux pas lâcher : mes trois heures de cours et les soucis, les difficultés sans cesse renaissantes de notre pauvre bateau : équipage uni, fervent, mais combat pour l'âme, la paix, la force des enfants. Et puis je dois être inexorable sur la loyauté, disons le loyalisme de tous les membres petits et grands, d'où huit renvois, dont chacun m'est un drame intérieur. » (8-IV-75.) « Voici... que j'ai... un peu de force pour tenir le crayon. Car les forces ne reviennent guère et il faut bien m'habituer à de vrais calculs de ménagements auxquels ma nature était réfractaire. L'ÉGLISE ET LA PATRIE FONT TROP SOUFFRIR. Garder la forteresse demanderait la sainteté. Hélas ! priez pour moi... » (1^er^ dimanche de l'Avent 75.) « Vous supportez mon crayon, n'est-ce pas ! La main ne va pas mieux. Vous supportez aussi que juillet réponde à votre avril.
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Vous avez ma prière et ma pensée, mais tant que je suis, jour par jour, sur la brèche de l'école, je suis contrainte d'économiser de pauvres petits restes de force qui font encore, par les grâces actuelles, quelque effet -- à condition que je n'ajoute rien à la bataille quotidienne. Cependant vos lettres et votre méditation me sont présentes et, comme si elles étaient d'hier, j'y réponds aujourd'hui... » -- Réponse de dix feuillets : au haut du huitième, elle avait écrit : « Je dicte maintenant, la main ne va plus. » (21-VII-75.) « J'ai tant de regret de répondre si loin de vos lettres qui me sont un bien profond, important. Je ferai mieux désormais : après une de ces grandes lettres d'été ou d'hiver, je vous dirai vite : je l'ai reçue, j'en suis bien contente, elle m'est utile et bonne. Et puis vous attendrez comme d'habitude la vraie réponse, parce que je ne peux pas faire autrement. Mes forces sont petites, petites ; il me faut, MAINTENANT QUE LE CŒUR EST MENACÉ, faire de vrais calculs pour le combat de chaque jour. Mais aussi, jamais je n'ai mieux compris la fatigue de ceux qui souffrent dans l'âme comme moi et dont le corps n'est pas bon serviteur. » -- Ultime lettre où sa délicate politesse s'excusait encore au-dessus de la date : « Vous savez que je ne peux écrire au stylo. »
« Mais de toutes façons le cœur est solide (mai 75)... L'Église et la Patrie font trop souffrir (Avent 75)... Maintenant que le cœur est menacé » (janvier 77) : il y a dans ces trois mots l'écho du *quotidie morior* de l'apôtre saint Paul ; le témoignage émouvant du martyre quotidien du bon combat que Luce Quenette a mené *pro aris et focis...* Vous comprendrez, cher Monsieur, qu'à cette évocation, je cherche le silence, non sans avoir repris les derniers mots de sa dernière lettre, mots que j'ai déjà cités, mais que je reprends comme une consigne : « Je prie pour votre force : la physique, le don, la vertu. Faites bien pareil pour moi. Nous sommes si las. Les Martyrs si courageux. Et ce qui nous attend si redoutable. Il y a tous mes vœux et toute ma crainte là-dedans, cher Monsieur, et l'expression de ma profonde amitié. »
54:226
Vous comprendrez également que j'adresse ces vœux à mon tour, à vous-même, cher Monsieur, et aux Professeurs et Élèves, aux Anciens Élèves aussi de La Péraudière dont Luce Quenette m'a si souvent assuré les prières. Qu'elle leur mérite toutes les grâces nécessaires de la Lumière où certainement elle est : *in lumine Sanctorum*, elle qui en portait déjà le nom.
Veuillez croire, cher Monsieur, à ma vive et reconnaissante considération in Sanctissimo Corde Jesu et Mariae.
Pierre Tilloy.
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### Mademoiselle Luce
par La Péraudière
« *Pour qui veut fonder, le pauvre\
début doit être trouvé charmant. *»
MADEMOISELLE LUCE nous a raconté plusieurs fois comment, en 1946, elle acheta la ferme de Lahiel, lieu dit du Proust, commune de Montrottier-Longessaigne, pour y installer une petite école.
Le téléphone fut le premier instrument utilisé, puis la bicyclette. De notaire en notaire, la région lyonnaise fut examinée. Les propositions n'étaient pas très nombreuses, la plupart inacceptables, Mlle Luce allait voir les vendeurs et les maisons : trop grande, trop chère, trop près d'un village, trop petite ou mal entourée, sans jardin, sans espace, près d'une route ou de mine antipathique. Oui, la maison !
Après des kilomètres bien fatigants, toujours à bicyclette, sous un soleil à peine supportable, le découragement venait : « Nous ne trouverons rien, il faudra faire construire, mais nous n'avons pas l'argent nécessaire et faire des dettes, je ne le veux pas du tout ! » disait-elle à Bernard son neveu (l'actuel directeur de La Péraudière) qui l'accompagnait dans ses recherches. « Essayons encore le téléphone ! »
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Cette fois, « le » notaire qui répondit avait une charmante voix de dame, douce, modulée, aimable. C'était la belle-sœur de Maître B., elle s'occupait de tout dans l'étude sise à Saint Laurent de Chamousset. -- « Mais oui, nous aurions peut-être quelque chose, il y a deux maisons ici, venez demain ! » Les bicyclettes, le pique-nique dans un sac et de nouveau la route ensoleillée qui conduit les chercheurs au beau milieu d'une « vogue » ([^5]) et d'un orage tonitruant. Averse énorme, ils sont trempés quand ils se présentent à cette dame-notaire digne, bonne, très capable et très poète. Elle se hâte de fournir les serviettes nécessaires et les introduit dans l'étude où règne, dans plusieurs pièces sombres, le désordre apparent d'innombrables dossiers et paperasses entassés, et l'ordre profond que préside un grand portrait du maréchal Pétain, resté à la place d'honneur malgré la libération, témoin du courage tranquille du notaire, de sa belle-sœur et de leurs aides.
L'orage n'a pas changé grand'chose à la chaleur, on étouffe, même sous les ombrages du jardin où Mlle B. offre maintenant du vin blanc et des biscuits. Mlle Luce nous l'a décrite si minutieusement, cette réception de son amie notaire que nous la voyons, sans pourtant l'avoir jamais vue : la petite table sous les arbres, la chaleur, la fatigue et cette aimable personne en longue robe de voile noir, ses beaux yeux sombres pleins d'accueillante sympathie, s'avançant avec un plateau chargé de verres.
Et puis il y eut la visite d'une belle demeure aux portes du village de Brullioles, à deux pas de l'église, séparée de la route par une étroite terrasse. « C'est trop peu campagnard pour nous » disent-ils.
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-- « Eh bien, il y a une autre maison, sur la colline d'en face, mais elle est très, très rustique, pourtant je suis sûre que vous en feriez quelque chose ! » dit Mlle B.
On remonte en voiture car, pour cette visite, on a pris l'auto de l'étude, une « petite citron » si vous savez ce que c'était, ou un « hanneton » comme elle fut aussi appelée. Un tout petit bout de voiture dont l'arrière évoquait bien la tarière d'un insecte ou l'avant pointu d'un canot à moteur. Il y avait là une place en creux et, dans ces temps de transports difficiles, on pouvait tenir à quatre dans ce minuscule appareil sans faire sensation.
De Brullioles, on fut donc à 5 kilomètres de Montrottier, tout au bout d'une petite route charmante bordée d'arbres et de haies, dans un coin sauvage où bien peu de gens du village étaient venus, ne serait-ce qu'une fois.
Cette ferme, petite, basse et perdue, adossée à la colline et présentant sa façade au midi, fit sur les visiteurs deux effets bien différents :
Mlle Luce pensa tout de suite : « Le paysage est beau, ordonné, humain, classique même, mais cette maison ! quel travail de géant pour rendre cela habitable, pour en faire une demeure et surtout une école ! »
Et le neveu pensait : « Quelle situation de rêve ! Cet horizon, ces collines qui s'étalent, se croisent, se déplient, s'estompent jusqu'à l'horizon ! Et ce château même, au loin, pour donner au tableau comme le sceau du passé, quelle merveille ! »
La merveille, pourtant, paraît étrange, vue de près comme maintenant ils la voient.
Toutes les fermes de ce pays étaient autrefois, sinon fortifiées (quelques-unes en portent des traces certaines) du moins solidement établies et closes pour éviter toute surprise. Une grande, importante et majestueuse maison couronne quelquefois une colline de son quadrilatère : trois ailes construites et le quatrième côté fermé par un grand mur où s'ouvre le portail. Mais les petites se nichent à flanc de coteau ce qui modifie leur construction.
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Telle celle-ci : deux corps de logis, placés à angle droit. On arrive par un portail carré, un peu tordu et très vétuste dans la cour qui semble faire suite à la route. L'aile la plus importante est à notre droite, gardant le niveau horizontal naturel. En face, au fond, un passage sous le fenil pour les chars qui, par le deuxième portail aussi vieux et plus délabré, viennent des près. A gauche, dans ce passage, quelques marches de bois montent à une pièce indépendante assez vaste, quelques autres marches de terre et de rondins descendent à une cave.
La cour, hélas ! est tristement close par un mur haut et laid qui empêche toute vue sur la campagne. Dans un coin une cabane à porcs, dans un autre le four à pain et le bûcher. On ne peut contempler que le sol cabossé, en pente, rongé par la pluie qui s'y creuse des canaux, gonflé ça et là de tas qui défient l'analyse.
« On abattra ce mur, dit tout aussitôt Bernard, et on aplanira tout cela. Ce sera bien, ce sera très bien, vous verrez ! »
Ce qui se voit, pour le moment, ce sont les deux fenêtres et la porte d'entrée dont les arcs bombés et très certainement anciens s'ornent d'encadrements... orange ! De quoi crever les yeux ! C'est de toute évidence le chef-d'œuvre du propriétaire qui vient de surgir, petit, maigre, sans âge, l'œil mobile, l'air peu aimable, assez méfiant. Il enlève et remet un vieux feutre noir-vert, l'enlève et le remet, peut-être par politesse, peut-être pour se donner une contenance.
« M. Pinaton, voici des personnes qui voudraient voir votre maison ! » Un silence, puis un marmottage où l'on distingue :
« Oui, oui, je pourrais peut-être bien vendre, mais faudra voir, et faudra pas que je sois à la rue, moi ! Faut que je reste par là encore au moins jusqu'à l'hiver ! Enfin, entrez si vous voulez ! »
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La salle sur laquelle ouvre l'unique porte est assez basse et sombre. Le sol est une sorte de ciment qui ressemble fort à celui des trottoirs, mais de bien plus mauvaise qualité. Des trous se sont formés par-ci par-là. Une cheminée, une porte de placard dans un coin, une table, quelques tabourets, très peu. La porte de la chambre à une extrémité, à l'autre bout, la porte de la « boutique ». N'allez pas croire que le bonhomme vendait quelque chose, mais dans la campagne, la « boutique » est une sorte de réduit où l'on fait les fromages, où se trouve le tonneau de piquette et où s'entassent les choses les plus étranges. Ici s'entasse surtout une saleté épaisse qui élève le sol à un demi-mètre au-dessus du niveau de la cour. Dans la chambre, les choses sont un peu plus décentes.
Ces pièces, malgré leur pauvreté et leur crasse, montrèrent tout de suite d'agréables proportions et Mlle B. installée, en sa qualité de doyenne, sur la seule chaise disponible, prenait des yeux de rêve et prophétisait : « Il faudra, comme vous le disiez, transformer le fenil qui tient toute la maison, au-dessus de nous, en chambres. Et vous ferez ici, dans cet angle, un joli petit escalier de bois qui grimpera en tournant. Je le vois déjà. Ce sera ravissant ! »
Elle le voyait, mais il n'y était pas !... et les chambres n'étaient que projet... et le propriétaire ne voulait pas s'en aller ! L'avenir n'était pas très rose !
Cependant le courage de Mlle Luce ne faiblissait pas.
Pensait-elle à la première fondation, dix ans plus tôt, à Grenoble, de la toute petite école, dans un clair et bel appartement, à l'essor rapide qu'elle avait eu, à l'installation dans le grand mas de Saint-Ferjus, au nombre d'enfants que la Libération lui avait arrachés : 250 qui étaient inscrits pour la rentrée de septembre 44 et qui, disséminés maintenant, avaient été remplacés dans la belle maison par... 7 anormaux que soignaient 10 personnes !...
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Elle pensait sans doute à eux et priait pour leurs âmes, mais elle repartait avec énergie pour édifier à nouveau, ayant acquis dans les épreuves plus de profondeur encore, sans perdre le moindre enthousiasme.
L'achat se fit donc et quelques temps après, le contrat fut signé, dans cette salle où le propriétaire dut, selon la coutume, offrir le repas aux acheteurs. La mère de Mlle Luce était là. Il y eut d'abord une salade, puis M. Pinaton dit : « Maintenant, c'est l'omelette ! » et chacun pensa qu'il allait tirer une poêle et faire cuire des œufs bien battus. Mais non, il se leva et ouvrit le petit placard à côté de la cheminée d'où il sortit une espèce de grande galette plate, sèche et dure qu'il posa sur la table. Les invités eurent le loisir d'observer dans leur assiette le curieux assemblage de morceaux blancs et de morceaux jaunes, bien cuit d'avance et presque froid qu'il leur fallait avaler, sous peine de faire injure au seigneur des lieux.
Et le travail commença, un travail démesuré, presque désespérant et qui semblait ne devoir jamais finir. Mais pour le faire, quelle ardeur, quelle gaieté, quel entrain ! L'été se passa à abattre le mur, nettoyer et débarrasser, enlever, éloigner... les blocs, les cailloux, les vieilles briques, les tessons et tout ce qu'on trouvait dans les murs. La cabane à cochons, en particulier, fournit matière à des rires sans fin quand un coup de pioche faisait sortir les baleines d'un parapluie ou celles d'un corset !
Il fallut aussi écarter les souris, les rats, les puces et les vipères. Les puces étaient d'une insolence inconcevable. Un, jour, devant le maître maçon, Bernard tira son mouchoir bien blanc dont jaillit une puce, tout simplement...
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Car les maçons furent nécessaires, évidemment, mais les ouvriers bénévoles, c'est-à-dire deux élèves qui avaient suivi de Grenoble et Monsieur notre actuel directeur, se relayaient aux travaux simples qui prennent beaucoup de temps. Mlle Luce veillait à tout, en particulier à ce qu'aucun ne portât une charge trop lourde, au chandail qu'il faut vite enfiler quand on est en sueur, à la prudence, à la santé, à la nourriture. Car elle faisait tout puisque les professeurs n'avaient pas encore rejoint. Et avec quels moyens ! Un petit fourneau de cuisine avait été acheté au village. Jamais on ne vit plus rustique et plus drôle ! Sur quatre pieds un peu courtauds, une plaque de fonte, au-dessus de laquelle le foyer était un simple cylindre avec une porte minuscule et le four : une boîte rectangulaire posée à côté. C'est là et sur un réchaud à alcool que se faisaient les repas !
Nourrir ces garçons n'était pas une petite affaire, car les denrées étaient encore rares, les cartes d'alimentation toujours en vigueur. On mangeait des pâtes grises, très grises et peu savoureuses, de l'orge perlé, de la semoule de maïs assez douteuse. Et pour assaisonnement, le peu d'huile attribué, le peu de sucre, je peu de beurre, le peu... de tout. La campagne fournissait les légumes que l'on achetait chez les voisins ; le terrain autour de la maison, soi-disant jardin potager, n'avait de longtemps pas reçu de fumure et contenait plus de mauvaises herbes que de carottes. C'est ainsi qu'arriva l'aventure de l'oseille.
A ce moment, vers septembre ou octobre, nous étions un peu plus nombreux : sept ou huit. Nous avions trouvé au jardin beaucoup d'oseille : larges feuilles d'un beau vert sombre agréables à voir, donc sûrement, bonnes à manger. Nous en faisons un plat copieux et, l'appétit aiguisé par une saveur piquante et nouvelle, chacun en prend une bonne part. Hélas ! L'après-midi fut pénible, très pénible. L'un rencontrait l'autre, au hasard du travail et lui trouvait une mine... une mine... : « Mais qu'avez-vous ? » -- « Mal, bien mal ! » -- « Ah, vous aussi ! » Quant au professeur de mathématique, une jeune fille aussi originale que super-calée en algèbre, elle avait disparu.
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On la chercha vaguement, mais étant donné ses goûts pour la botanique et les promenades, on ne s'inquiéta pas trop. Pourtant, Mlle Luce commençait à projeter une mission de recherche quand elle apparut : « Où étiez-vous ? Que faisiez-vous ? » Elle répondit, sublime : « Je me sentais très malade, j'ai pensé que j'allais mourir et qu'il valait mieux ne pas vous embarrasser ! » L'aventure nous servit de leçon et nous ne prîmes plus jamais l'oseille sauvage pour de l'oseille de jardin.
La maison se transformait peu à peu. A la place de la « boutique » une salle à manger naissait, l'unique chambre devenait cuisine avec un évier sans robinet, mais, commodément rapprochée, une chaise portait un seau d'eau pure et une louche. L'étage devenait habitable, une grande pièce à l'extrémité où, autrefois, entraient les récoltes, allait devenir la « chambre du plain pied » ; puis, au centre de la maison : quatre petites chambres.
Mais la grande pièce séparée était toujours occupée par cet inexpugnable Pinaton. Il allait, il venait, prenait de temps en temps sa mobylette et revenait après quelques jours d'absence. Son plaisir était de faire la causette avec Mlle Luce qui le prêchait un peu et l'endurait avec patience et gaieté. Il lui racontait ses ennuis de famille, les vrais et les imaginaires, les chagrins de la guerre pendant laquelle « ma femme avait entièrement déporté mes enfants de moi », les affaires de la campagne. Il prenait envers cette auditrice distinguée des précautions de style et de manières dont il n'avait certes pas l'habitude. De lui, elle reçut, un jour, un compliment qu'elle tenait pour la plus pertinente des louanges : « Vous êtes ben une bonne et honnête femme ! »
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Nous étions presque en plein désert. Les cinq kilomètres qui nous séparent du village et les 45 qui séparent le village de la ville de Lyon paraissaient bien le double à ce moment-là. Avez-vous remarqué l'élasticité des kilomètres selon que la route est connue, fréquentée, habituelle, ou toute neuve à notre regard ? Ce qui était alors une longue étape est devenu promenade, petit déplacement de rien du tout. Il est vrai que les moteurs ont envahi toutes les routes, même la très petite route qui mène au Proust.
Dans ce temps, l'essence manquait et il n'entrait d'ailleurs pas dans les projets de Mlle Luce de se servir d'engins si peu paysans. Elle acheta donc un cheval, un cheval ravissant, qui avait un nom ravissant et que nous aimions tous, en le craignant comme il se doit.
« Plaisir » était de taille moyenne et n'avait rien du long et haut cheval anglais. Trois quarts de sang de couleur baie, il portait fièrement une étoile blanche sur le front et une balzane au pied arrière gauche ; Mlle Luce le montait ou l'attelait à une charrette légère qui suffisait pour les petits transports. Chaque matin Plaisir était attelé pour conduire deux personnes à la messe, le reste allait à pied. Car nous assistions tous les jours à la messe du village. La messe était la messe, bien que le curé ne nous fût pas du tout sympathique. En passant par les « coursières » (lisez les raccourcis) nous avions une demi-heure de promenade à pied au milieu des près, le long des champs et des haies et l'on voyait de loin Plaisir trotter sur la route, tirant allègrement sa charrette.
Quelques accidents marquèrent le règne de Plaisir. Vu matin où une barrière tombée au travers de la route lui fit peur et l'entraîna en un galop effrayant jusque dans le champ en contre-bas. Tout fut renversé : les occupants et les emplettes, les missels échouèrent au milieu du boudin et les souliers furent jetés à travers pré, introuvables. Un soir où Mlle Luce partait pour conduire sa mère et un jeune neveu au village, Plaisir avait sagement pris la route, mais une averse d'orage venait de semer des miroirs dans tous les trous de la chaussée et le cheval, voyant brusquement à ses pieds un morceau de ciel bleu, fit une volte-face si brusque que la carriole et ses occupants s'envolèrent littéralement en une courbe inattendue.
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Le gamin, plus léger, fut déposé premier sur un tas de cailloux, puis sa pauvre grand-mère, et plus bas, Mlle Luce, tandis que voiture et cheval roulaient plus bas encore. « C'est la force centrifuge ! c'est la force centrifuge ! » criait le neveu, heureux de comprendre scientifiquement le pourquoi de la chose et indifférent, sur le moment, aux ennuis qui suivaient l'application de cette loi naturelle quelque peu brutale ce jour-là : il y eut beaucoup de contusions, un brancard fut cassé et le cheval passablement assagi et humilié, fut au repos pour quelques jours, le temps de réparer les dégâts.
Il y eut d'autres chevaux, il y eut d'autres accidents, plus graves, et mille autres choses et beaucoup de personnes dans ces années héroïques où le travail matériel quoique indispensable et très lourd, n'empêchait jamais l'étude, l'art, la culture de l'esprit.
Presque chaque jour, Mlle Luce nous lisait... il semble qu'il n'y ait pas besoin de complément à ce verbe quand il s'agit de ces lectures. Elle avait choisi ce qu'elle allait lire pour instruire et pour élever, et elle le rendait si animé, si vrai, que le souvenir en est encore chaud après tant d'années. Les cours de littérature et les cours de religion, nombreux, étaient souvent donnés dans une pièce à peine habitable. Les professeurs pouvaient assister, les élèves étant encore rares. Tout était pauvre et presque misérable autour d'une richesse artistique et spirituelle débordante, trésor amassé dans un but unique : le bien des enfants présents et de ceux qui viendraient.
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La sainte Luce, le 13 décembre, trouva la maison « en cérémonie ». On avait balayé, ce qui s'appelle balayé ! le sol de la salle. Celui de la salle à manger était sans histoire : ciment neuf qui ne donnait pas de peine, mais avec le ciment Pinaton, il fallait une solide résolution : à chaque coup de balai, un peu de matériau se détachait, formant une traînée de sable et attestant le peu de chaux qu'il avait acquise pour le confectionner. Il fallait y revenir à deux ou trois fois pour enfin faire place nette. On avait dûment bourré et allumé d'avance les poêles à sciure et orné avec le plus d'ingéniosité notre pauvre maison. Le charmant escalier rêvé par Mlle B. était encore... un rêve et l'échelle, la grosse et lourde échelle, l'échelle utile mais désagréable (enfin, pour qui n'aime pas les échelles !) était là, dans l'angle, appuyée sur le petit côté du trou rectangulaire ménagé dans le plancher de l'étage. Que faire ? On ne pouvait pas offrir des vœux, dire un compliment, avec cette échelle pour témoin. On fit donc quelque chose. Il y avait dans le « trésor » de belles tapisseries appartenant à Mlle Suzanne. Elles furent suspendues au bord du plancher, tombant jusqu'au sol, de manière à former une cage somptueuse autour de la misérable échelle.
Et c'est après des préparatifs aussi enfantins que, les élèves groupés devant nous, cours battants, nous attendons l'entrée de Mlle Luce... Elle est en toilette de velours noir, un col de belle dentelle et un collier de saphirs précieux, elle sourit en entrouvrant la tapisserie comme un rideau de théâtre. Elle cache sa fatigue, elle ne montre que son bonheur de recevoir notre tendresse et notre cadeau : cette Somme de saint Thomas qui ne la quittera pas, avec laquelle elle travaillera jusqu'à la fin... jusqu'à la fin.
« *Inveniar consummatus apud te*. »
Ce dimanche, 8 mai 1977, fête de sainte Jeanne d'Arc, fut le dernier dimanche où Mlle Luce assista à la messe dans la chapelle de La Péraudière, entourée de ses enfants bien-aimés.
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La messe s'achevait, Monsieur l'abbé lisait la dernière oraison, quand Mlle Luce se retourna et pendant quelques instants regarda longuement, profondément tous les enfants placés derrière elle. Je saisis ce regard et j'en restai inquiète et bouleversée. N'était-ce pas un pressentiment ?
Après la messe, les enfants, selon la coutume dominicale, se pressèrent autour d'elle. Malgré ses forces défaillantes, chaque dimanche, elle leur parlait ; et parfois longtemps, trop longtemps pour sa faiblesse : événements de la semaine, nouvelles politiques, exhortations qui s'achevaient souvent sur une note gaie.
Les petits, les grands, tous attendaient donc l'entretien habituel. Et c'était la fête de sainte Jeanne d'Arc, pour Mlle Luce, sainte de prédilection :
*Virilis pectoris Virgo...*
*Tormenta dura sustinens*
*Christi refers imaginem.*
Mlle Luce ne pouvait jamais parler du martyre de Jeanne, l'émotion l'étreignait.
Or ce jour-là, elle parla peu. A tous les enfants attentifs, elle adressa ces quelques mots : « Vous avez bien chanté, j'aime ce cantique « Simple et pieuse pastourelle », le couplet est assez long et permet de penser davantage les paroles. »
Après une pause elle ajouta : « Quand j'arriverai au ciel, la première sainte que je voudrais voir après la Sainte Vierge, c'est sainte Jeanne d'Arc. »
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La semaine s'écoula. Mlle Luce donna ses cours au prix d'une intense fatigue. Elle nous répétait souvent : « Priez le bon Dieu de m'accorder un peu de forces ! » Enfin, le samedi 14, malgré son épuisement, elle tint à faire un cours de philosophie aux jeunes filles de la Providence de Malvières qu'elle avait fait venir. Elle les reçut dans sa chambre. Le cours dura plus de deux heures et quand on vint la supplier de s'arrêter, elle dit : « Oui, oui, c'est la fin. Et cette fois-ci, c'est vraiment la fin ! » Ce fut là, en effet son dernier cours.
L'après-midi fièvre, angoisse, toux déchirante, la grande épreuve, le dernier assaut commençait. La semaine fut très mauvaise. Nous étions dans la plus grande inquiétude, l'une de nous couchait dans sa chambre. Le dimanche 22 vit une légère, très légère amélioration qui alla en s'accentuant et dura quelques jours. Ce mieux permit à Mlle Luce de dicter une lettre pour les enfants qu'elle n'avait pas revus depuis le 8 mai et qui s'occupaient des foins. « Je suis bien faible de corps, mais mon cœur est bien vivant ! » disait-elle et elle leur parlait de la Communion des Saints.
Sachant notre inquiétude, le docteur W. de Lausanne qui la soignait depuis 1964 avec tant de compétence, de bonté, de respect affectueux avait accepté, malgré son travail intense, de venir l'examiner. La veille de la Pentecôte, il vint, elle le reçut avec reconnaissance et animation. Et le docteur, après l'examen, nous dit : « Il y a une telle volonté, de telles ressources que j'ai encore de l'espoir ; mais il faut des examens et des soins que je ne puis faire qu'à Lausanne, dans ma clinique. » Mlle Luce accepta mais quel tourment à la pensée de nous laisser quelques jours avant les Prix !
Le dimanche et la semaine de la Pentecôte, ainsi que la semaine suivante, le mieux persista. Un jour, elle me dit sans raison apparente ces paroles qui me firent monter les larmes aux yeux : « Quand on commande, on est seul ! »
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Le mercredi 8 juin, elle reçut un de ses anciens élèves, séminariste à Écône, elle lui parla assez longuement, l'après-midi, après avoir fait quelques pas au soleil, dans la prairie.
Enfin, le samedi 11, son neveu et filleul vint la voir et cette visite lui fit un vif plaisir. La conversation avait été profonde, intéressante. Après son départ, elle sortit pour la dernière fois, appuyée sur le bras de Bernard, elle vint jusqu'à la petite chapelle qu'elle avait elle-même arrangée et décorée, où nous avons le Saint-Sacrement depuis 1957... La dernière visite à Notre-Seigneur !
Le soir de ce samedi, je rentrai de La Péraudière où s'achevaient les préparatifs des cérémonies du lendemain confirmation, communion solennelle, procession de la Fête-Dieu. Je la trouvai avec un de ses grands élèves et elle m'interrogea avec son habituelle sollicitude : « Où en sont les travaux pour la messe en plein air ? N'avez-vous pas trop de peine ? Ces répétitions sont tellement fatigantes ! »
Le dimanche matin, en entrant dans sa chambre, je lui vis un visage altéré, tourmenté et elle me dit aussitôt avec angoisse. « J'ai passé une très mauvaise nuit, oh oui, une mauvaise nuit ! » Et la veille elle paraissait si calme. Nous ne saurons jamais ce qui s'est passé cette nuit-là, un avertissement mystérieux ?
Mais il fallut la quitter pour s'occuper des enfants.
Après la messe et la confirmation, elle reçut dans sa chambre Mgr Lefebvre accompagné de quelques prêtres, de M. l'abbé Bouteille et de l'abbé Philippe Guépin, son ancien élève, qui serait ordonné prêtre le 29 juin. Cette visite la bouleversa profondément, et dans son entretien avec Monseigneur, elle donna le reste de ses forces. Pendant que se déroulait la procession de la Fête-Dieu, en ce bel après-midi ensoleillé et chaud, elle souffrait beaucoup, beaucoup. Elle acceptait. Au dernier reposoir, dans la cour du Proust, les communiants firent leur profession de foi. On l'en avertit, mais elle ne parut pas l'entendre : elle n'était plus sensible aux choses de la terre. A la fin de la cérémonie, bien des yeux amis se fixèrent sur la fenêtre de cette chambre où elle menait le plus dur combat.
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On ne la quitta pas de toute la nuit, nuit de douleur, où elle comprit qu'elle allait mourir. Le matin, son état était si alarmant qu'on fit demander le docteur L., père d'un des élèves, présent justement à La Péraudière.
Elle nous regarda et dit : « Cette fois, c'est la fin ! »
Le Père Gérentet, qui avait passé la nuit chez nous, alla chercher les saintes huiles à la chapelle et donna l'Extrême-onction. Le docteur arriva au moment où il achevait.
Il était 9 heures, le ciel s'était chargé de nuages et un vent violent s'était levé. L'examen médical fut minutieux le pouls était normal et assez bien frappé, la tension 13. Il fit même une prise de sang et ordonna l'oxygène mais pour cela, il voulait l'avis du docteur W. et alla téléphoner. Le docteur et Mme L. furent pour nous les amis les plus dévoués, dont la présence et le secours furent providentiels.
Après le départ du docteur, Mlle Luce me dit d'une voix très faible : « le docteur est très adroit » puis, quelques instants plus tard : « je souffre, c'est affreux ! » Je crois qu'elle n'a plus rien dit.
A partir de cet instant, tout alla très vite : à midi, nous étions réunis près d'elle, et voyant la vie décliner si rapidement, le Père alla chercher le viatique.
La tempête se déchaînait, c'est sous une pluie battante que le Père traversa la cour avec le Saint-Sacrement. Bruno le précédait avec la clochette. Après cette dernière communion, le Père commença les prières de la Recommandation de l'âme, ces prières qu'elle avait méditées si profondément pour elle, pour nous ses enfants, pour ses lecteurs. En bas, dans la grande salle, les enfants récitaient le chapelet.
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Au dehors la tempête continuait, les arbres étaient secoués, pliés, sous la rafale, une branche du vieux noyer s'abattit devant Pierre qui accourait.
Et nos prières montaient toujours, mêlées de larmes, nos regards fixés sur ce cher visage. Alors ce fut le dernier soupir. Le petit crucifix qui ne la quittait jamais, qu'elle tenait serré, la nuit même en dormant et qu'elle avait réclamé au début de l'agonie, glissa de sa main et vint tomber à nos genoux.
La Péraudière.
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### Le souci de perfection
par La Péraudière
LE SOUCI DE LA PERFECTION, nous ne disons pas la recherche de la perfection, car il n'est pas besoin de la chercher, elle se trouve en Dieu, donc en Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre parfait modèle. Il nous a dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ! » Nous savons où se trouve la perfection.
Notre-Seigneur nous dit aussi de la mettre dans notre vie : « en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux ». Voilà le but et le résumé de la vie d'un chrétien. Et c'est le résumé de la vie de Mlle Luce. Le souci de perfection accompagnait chacune de ses actions, non pas qu'elle l'ait dit, ou fait remarquer. Elle aimait, au contraire, la simple parole du Curé d'Ars : « Un bon chrétien ne dit pas cela... un bon chrétien fait ceci... » Elle répétait très souvent : « Mais comment ferons-nous, mes enfants, pour gagner le même ciel que les saints, les martyrs, les persécutés ? Comment ferons-nous ? »
Elle exigeait la vérité, le culte de la vérité, la perfection de la vérité : l'enseignement classique authentique, le catéchisme de saint Thomas, la fidélité absolue à la sainte Église parfaite dans sa doctrine, à la sainte messe, parfaite dans sa liturgie. Tout ce qui est faux lui répugnait et, plus que tout, les hérésies du cloaque moderniste.
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Savoir une âme de bonne volonté hors de la véritable foi catholique lui était un tourment. Elle cherchait en chaque enfant ce qui était vraiment lui et de chacun elle savait éclairer la conscience. Jamais elle ne se contentait de quelques paroles banales, insignifiantes. Tous ses propos étaient savoureux, parce que tous étaient vrais.
Ils partaient du cœur et atteignaient le cœur. Car sa bonté ne peut se dire. Il faudrait les confidences de tous ceux qui l'entouraient pour savoir combien et combien de fois elle a pardonné, non seulement les mauvaises humeurs et les vivacités, mais les manquements graves, et cela dès le plus petit signe de repentir. Un regard, un geste, un soupir obtenait son pardon. Elle souriait, c'était fini. Aucun prochain ne lui était indifférent, elle s'inquiétait de tous. « Il faut téléphoner au docteur, ce soir, pour lui demander des nouvelles du malade qui l'inquiétait tant, mardi. » Alors qu'elle était elle-même à souffrir tous les instants. Ou bien : « J'ai toussé cette nuit, pendant une grande heure, mes pauvres voisins n'ont pas dû dormir, c'est si pénible d'entendre quelqu'un tousser ainsi ! » Elle disait toujours en demandant un service : « Voulez-vous avoir la bonté de... » et comme, ces dernières années, elle était bien faible et obligée d'en demander beaucoup, elle répétait cette phrase très souvent dans la journée, mais c'était toujours avec goût, sans monotonie, à croire que se servir de la formule de Notre-Dame à Bernadette était devenu une joie pour elle. Sans cesse, elle cherchait à faire plaisir. Nous l'avons vue, malade déjà et dans la plus grande fatigue, parcourir à Genève l'interminable rue de Lausanne pour y trouver la boutique où l'on vendait un objet qui lui avait été demandé. Combien de fois faisait-elle, en s'épuisant, le même récit (le même dans son fond, mais la forme variait pour chacun) afin que nous soyons tous bien au courant de ce qui concernait nos écoles, ou Monseigneur, ou nos amis.
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Et elle a donné la grande preuve de sa bonté, elle a offert sa vie pour ceux qu'elle aime : les enfants, leur âme, leur intelligence et nous tous, ses amis, pour qui elle a usé ses dernières forces.
Elle était bonne pour tous et pour les animaux. Son regard sur eux était tout d'indulgence : « Ils n'ont jamais offensé Dieu » disait-elle. Les deux chattes de la maison du Prou sont des bêtes privilégiées. Mlle Luce s'en occupait souvent dans la journée et, le matin, partageait avec elles son petit déjeuner. Zélie était servie première ; dès que le plateau arrivait, elle était sur le lit, attendant les tout petits morceaux de pain grillé, un peu beurrés, qui venaient, l'un après l'autre, à la rencontre de son fin museau, dans l'angle qui lui était réservé. Le chien, les poussins, les poules, les vaches avaient leur place dans ses préoccupations. Les hirondelles, il y a deux ans, avaient abandonné leur nid de l'écurie et nous avons entendu plusieurs fois ce printemps : « J'ai bien demandé au Bon Dieu que des hirondelles reviennent loger chez nous ! » Elles sont revenues... c'est elle qui est partie.
Elle adorait, contemplait et enseignait la beauté parfaite de Dieu en Notre-Seigneur Jésus-Christ et la Très Sainte Vierge Marie. Elle en découvrait ensuite le reflet dans toute la création. Voyez ce qu'elle disait aux enfants il y a si peu de temps à propos de la fenaison. Aussi la laideur, le mauvais goût n'avaient aucune chance de lui plaire : « Qu'est-ce que ces vilaines bottes, ma pauvre enfant ? » -- « Oh, elles sont très bien, tout cuir, solides et confortables, ma sœur vient de me les donner, elle les a très peu portées. » -- « Oui, mais elles sont au moins de deux pointures trop grandes pour vous. Il ne faut pas les mettre, mais les donner à votre tour ! » De même pour une coiffure, négligée ou peu seyante. « Il faut tresser vos cheveux et les relever ; tombant le long des joues, ils vous donnent un air triste. »
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Chaque détail de la maison était sous son regard, et les : fleurs « un peu fanées » ôtées des vases dans l'instant. Les fleurs, elle les aimait toutes (à l'exception peut-être des grands glaïeuls et des gros chrysanthèmes qu'elle trouvait prétentieux), mais elle préférait les fleurs des champs. Elle vous a parlé, autrefois, des bois de hêtres qui s'étendent derrière la clinique où elle a séjourné en Suisse. Elle s'y promenait un peu chaque jour et revenait avec de petits bouquets cueillis sur les talus qui faisaient l'admiration des infirmières.
Mais la beauté exprimée par l'art, voilà ce qui l'occupait surtout. Tous ses cours étaient des leçons d'esthétique, sinon par le sujet, du moins par la forme. Nous lui avons entendu faire des réunions à tous les élèves rassemblés, le mercredi soir, après la messe, qui étaient des réussites de bon goût et, dirons-nous, « de mise en scène ». Cela, c'est perdu, aucun de nous n'a pensé à les enregistrer.
Surtout, elle faisait découvrir aux élèves la beauté des œuvres classiques, des chefs-d'œuvre du théâtre français, si proches de la perfection. Elle leur « jouait » les tragédies, elle tenait tous les rôles de Molière, elle pénétrait, incarnait et faisait aimer les héros de Corneille, et Racine dans sa forme inégalable.
Les représentations données, surtout autrefois, aux fêtes des prix, étaient l'expression de cette pénétration de la culture. Là aussi, le souci de la perfection demandait parfois des efforts héroïques. Nous avons encore tous en mémoire « les salades du frère Joseph » d'il y a deux ans. Saint Joseph de Cupertino, le pauvre, est accusé par son compagnon de travail au jardin, de ne pas savoir repiquer les salades. Mais ce malheureux accusateur ne pouvait saisir l'intonation et comme, d'autre part, son physique comique et dégingandé était dans la note voulue, il fallait lui inculquer le vrai son de la phrase : « les salades du semis ». Si ce n'est pas mille fois, c'est 856 fois qu'elle fut répétée, cette phrase, mais elle arriva exacte à la représentation.
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Le choix des acteurs et les détails de leurs costumes, pas plus que chaque nuance de leur rôle n'étaient trouvés négligeables. De même la tenue habituelle des enfants, leur uniforme, leur maintien.
Ce souci, ce besoin de faire le mieux possible trouvait sa plus haute satisfaction dans les cérémonies liturgiques. Le Père Gérentet nous l'a rappelé : c'est ce qui donnait à Mlle Luce ses plus grandes joies. Elle aimait voir évoluer dans le calme parfait des cérémonies, les enfants raisonnables, maîtres de leur corps dont les attitudes dictées avec minutie par le rite traditionnel expriment si bien l'adoration de l'âme. Jamais rien n'était trop beau pour entourer Notre-Seigneur sur l'autel.
Son enseignement, ses goûts, ses exemples nous maintiendront, si nous savons les écouter et les suivre, dans un constant effort, humble et sage vers l'accomplissement de l'ordre donné par Notre-Seigneur : « Soyez parfaits ». Nous saurons éviter de nous contenter, de nous reposer dans les résultats acquis, de ralentir le pas.
Et nous pensons, pour notre consolation et notre encouragement, que Mlle Luce, en voyant évoluer les chœurs des anges et en contemplant la face auguste de Dieu, goûte maintenant le bonheur que donne la Perfection si ardemment désirée, et possédée enfin, dans le souverain repos du ciel.
La Péraudière.
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## Textes de Luce Quenette
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Avertissement
Extrait d'ITINÉRAIRES, numéro 215 de juillet-août 1977
Nous ne verrons plus Luce Quenette en ce monde, nous ne l'entendrons plus nous donner des avis d'une sévère tendresse sur notre tenue au combat. Nous ne saurons plus de quel regard elle juge l'événement, l'imprévisible, l'épreuve toujours nouvelle, de plus en plus complexe, des contradictions dans la confusion qui, sous le règne de l'apostasie immanente, sont notre croix quotidienne. Nous n'aurons plus pour les décisions à prendre la lumière de cette intelligence droite et prompte, de cette âme de gouvernement, de ce chef de guerre. Luce Quenette, c'était l'école de guerre chrétienne au temps de la guerre dans l'Église.
Elle est morte le 13 juin 1977, presque au terme de sa soixante-treizième année, ayant véritablement tout donné, tout épuisé de ses forces et de sa vie. En 1971 son médecin lui avait offert le choix : six mois de vie sans intervention, ou bien cinq années au prix d'une intervention chirurgicale qui serait terrible.
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Elle avait accepté les cinq années de souffrance et d'affaiblissement continuel, et il y en eut six, pour continuer à guider « les siens », cela désignait toujours ceux de La Péraudière, sa famille spirituelle, l'œuvre qu'elle avait fondée pour l'instruction chrétienne des enfants il y a trente et un ans (...).
Depuis notre premier numéro elle était avec nous, y mettant une intensité d'amitié que je n'ai découverte que par la suite. Avec « les siens » elle était venue faire une rapide visite à la direction de la revue, simplement pour s'assurer, en quelque sorte, que nous n'étions pas un rêve ou une illusion, que nous existions bien, et que nous marchions comme nous le disions ; et ils étaient repartis dans leurs monts du Lyonnais, nous invitant sans faire de phrases à venir les voir à notre tour. Il m'a fallu une dizaine d'années pour comprendre quel écrivain elle était, quel devoir nous avions de l'imprimer et de la faire connaître au public ; et pour que je l'en persuade. Je ne sais pas si je l'en ai jamais véritablement persuadée ; mais elle consentit à une collaboration régulière quand je lui donnai l'assurance expresse que cette collaboration servait le bien commun intellectuel et moral des lecteurs de la revue. De tous les auteurs qui écrivent ici, elle a été assurément l'un des plus contestés ; ce qui est bien la preuve qu'elle n'écrivait pas pour ne rien dire, et que ce qu'elle disait ne passait pas inaperçu.
J. M.
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### TABLE DES ARTICLES
Il y a deux catégories dans les ÉCRITS de Luce Quenette : ses écrits PUBLICS, ses écrits PRIVÉS.
Les ÉCRITS PRIVÉS comprennent évidemment sa correspondance, mais aussi sa LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE, adressée aux parents d'élèves et aux anciens : celle-ci en effet appartient à la catégorie qu'elle appelait « lettre d'ami, de direction intime ». La relative publicité donnée parfois, en fait, à la LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE était subie, mais non recherchée ni prévue. Luce Quenette avait toujours refusé la « réclame » pour la LETTRE, autant que pour l'école, fût-ce la plus discrète et convenable, que j'aurais très volontiers faite dans ITINÉRAIRES, elle l'avait refusée parce que la LETTRE, dans son intention, ne s'adressait pas « au public ».
Le COMBAT PUBLIC de Luce Quenette, son combat public d'écrivain catholique, n'a donc pas été dans la LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE, mais dans la revue ITINÉRAIRES et dans son livre : L'ÉDUCATION DE LA PURETÉ.
Que ce livre et ces articles aient été le plus souvent composés de textes plus ou moins remaniés qui avaient d'abord paru dans la LETTRE DE LA PÉRAUDIÈRE ne change rien à la distinction entre ses ÉCRITS PRIVÉS, d'une part, et d'autre part ses ÉCRITS PUBLICS, quelquefois les mêmes, mais alors voulus comme tels, et éventuellement revus et remaniés pour cette destination.
J. M.
\[Cf. Table.doc\]
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### Trois pèlerinages en 1972
« NON MORIAR, SED VIVAM » ... encore un peu de temps, avais-je pensé l'an dernier en sortant de la clinique chirurgicale suisse. De chères amitiés promirent donc à la Sainte Vierge, sur ce « non moriar », un pèlerinage à Lourdes. Nous l'avons accompli au début de septembre. Mais, évitant la dangereuse facilité des nationales et des autoroutes, pour diminuer la fatigue et ménager recueillement et prière, nous avons pris les plus petites routes à travers le Massif Central, l'Auvergne, la Lozère, le Languedoc. Ce que le « voyageur fiévreux » appelle l'arrière pays parce que, lui, le pressé, ne connaît toujours que la devanture des choses, l'arrière pays qui est le pays réel lui-même, nous est apparu dans sa grandeur, dans son charme encore inviolé. L'amour désolé de la France criait dans nos cœurs.
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C'est ainsi que, par un doux soleil, dans la Haute-Garonne, le fertile et boisé Comminges, à 25 km environ de Saint-Gaudens, sur la petite route qui va de Martres à Aurignac, nous arrivons sur la place de l'église du petit village d'Alan.
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Oh, ces nobles églises de village, maîtresses de foi, rigoureuses et dignes, qui font croire que rien ne peut changer à l'exhortation éloquente de leur portail, de leur clocher, de leurs voûtes et de leurs autels. Hélas, ne pensons plus aux deux tables sinistres : celle qui se moque de l'autel et prétend le remplacer ; celle de la porte, près du bénitier sec, qui offre ses immondices de Vie, de Rallye, de Panorama, etc., qu'il faut racler pour le prochain dépotoir.
Devant cette noble petite église, au soleil, ce jour-là, trois belles cloches anciennes, admirablement refondues et moulées, attendaient de remonter dans les airs. De les toucher seulement du doigt faisait jaillir des notes merveilleuses, profondes, résonnantes comme de lointains angelus épars dans la campagne.
Je ne sais quoi de majestueux, de grand siècle, se respirait sur cette petite place ensoleillée. C'était un présage, qui se fit bientôt comprendre. Nous voilà sur la route qui d'Alan va à Aurignac. C'est 13 heures, l'heure de la halte. A 1 km du village, à gauche, s'ouvre une petite prairie, un bosquet, mais nous aimons les retraites cachées, loin de toute trace de pique-nique et de papiers gras, on avance sur un sentier herbu et, tout d'un coup, à nos yeux, une belle chapelle de la pierre jaune du pays, élevée en forme de trèfle, un sanctuaire et deux absidioles latérales de même proportion, une tige qui est la nef, terminée d'un vaste porche ouvrant sur le Midi ; le chœur et la chapelle de droite flanqués d'un joli clocher carré.
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Ainsi apparaît à nous tout seuls, en ce beau jour de septembre, l'église de Notre-Dame de Saint Bernard, détachée, toute dorée au milieu des arbres dans sa charmante prairie... En avant de l'abside, une petite enceinte de pierres rustiques, à hauteur d'appui, délimite un tout petit enclos fleuri ; au fond, une grotte surmontée d'une blanche statue et, au pied de la grotte, une petite Pietà très ancienne, et les deux robinets de la source miraculeuse. Tout autour, sur les pierres, les ex voto, surtout des soldats des deux guerres. Une grande paix, une inexprimable douceur, une vision du Lourdes de Bernadette. L'église est fermée, bien entendu, mais la petite enceinte extérieure appelle la prière, la confiance. Avant d'avoir lu le petit livre qu'on achète sous le porche, nous savons que la Sainte Vierge est apparue là, ses pas ont touché cette aimable prairie, Elle aime toujours ce lieu de campagne française. Ah qu'un bon prêtre eût bien fait notre affaire, avec la clé pour ouvrir la belle chapelle et une bonne messe sans défaut, en l'honneur de Notre-Dame. Cependant, tout en prenant notre repas, apprenons du petit livre ce que la Sainte Vierge a fait sous ces grands arbres, pour y avoir un sanctuaire.
C'est au mois de mai 1682. Ce lieu s'appelle Lareu, c'est un pâturage, trois bergers, trois bergères, entre 8 et 13 ans. Ils ramènent leurs vaches à l'étable ; les filles sont les plus petites. Tout à coup, Madeleine Serre tombe dans un trou caché par les ronces, Jeanne Teulé court à elle, Madeleine se relève sur les genoux, elle voit quelqu'un. Je vais au fait tout de suite. C'est la Sainte Vierge. Les autres voient Madeleine immobile, fixe. Ils ont peur, et passe à leurs yeux, devant leur compagne à genoux, puis devant eux, une lumière blanche qui se dessine en forme humaine et disparaît. La terreur les prend, ils fuient, sauf Jeanne qui reste près de Madeleine, et Madeleine entend la belle dame ineffablement belle lui dire de prier, de dire son chapelet, de faire prier les autres, et puis :
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« *Je suis la Vierge Marie,*
« *Tu iras trouver les prêtres de la paroisse,*
« *Tu leur diras de me bâtir ici une chapelle,*
« *Quelqu'un viendra de loin pour la construire.*
« *Il y aura une fontaine. On y boira, on s'y lavera.*
« *Les malades y seront guéris ou au moins soulagés.*
« *C'est pour qu'on prie davantage que je demande tout cela. *»
Le radieux visage de Notre-Dame resplendit, puis lentement s'efface. Jeanne rejoint Madeleine, elles descendent vers le vallon. Soudain, la lueur blanche reparaît et Jeanne aussi voit la belle Dame. Elle la voit, mais elle a peur ; quand Madeleine se relève, Jeanne lui dit : « Vite, partons. » Mais, tout près du ruisseau, la Dame reparaît pour la troisième fois. Jeanne s'enfuit, Madeleine reste seule devant l'ineffable vision. Elle restera seule devant sa mission, sa Croix et sa vocation.
Suit le récit aimable du bonheur populaire. Les parents, les voisins croient aux dires des enfants. Les garçons ont fui, ils ne savent rien par Madeleine, or tous les témoignages concordent, et la peur de Jeanne, séparée de Madeleine, confirme les paroles de sa compagne. On vient de tous les villages prier sur le lieu béni, les gens de Montoulieu érigent une croix. Un jeune homme y passe la nuit en prière. C'est Pierre Cathiény. La Sainte Vierge avait allumé en lui le désir de construire la chapelle. Mais Pierre ne croyait pas lui-même à son saint désir. Il y pensa six ans et, pendant ce temps, il entra à l'Abbaye de la Trappe fondée et dirigée par l'Abbé de Rancé.
L'évêque de Comminges était un grand seigneur et un bon évêque : Monseigneur Louis de Rechignevoisin de Guron résidait dans son beau château d'Alan. L'Abbé de Rancé lui envoya son jeune trappiste inspiré. Il y avait six ans que l'évêque résistait à la petite voyante et à l'enthousiasme populaire. Pourtant l'enquête avait été menée sérieusement par ses soins et concluait à la véracité des témoins, à l'authenticité de l'apparition et des miracles à la fontaine.
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En particulier, le procès-verbal donnait de la bergère ce témoignage qui la fait à nos yeux sœur de Jeanne d'Arc et sœur de Bernadette :
« Que c'est une fille humble, sage, pieuse, sensée, en rien disposée ni à des hallucinations ni à des mensonges, en excellente santé et qui accomplit avec ses parents les travaux de la ferme. »
Depuis la Nuit Sainte où, dans l'étable, un âne, un bœuf, ... et sous le ciel du berger David, des bergers et leurs troupeaux reçurent le Verbe fait chair, Notre-Dame ne se lasse plus des pasteurs, de leurs vaches, des chiens, des chèvres, des moutons, des pâturages. Elle vient et, en s'en allant, de son pied virginal fait jaillir ce que, tous, nous aimons aux champs, une source d'eau vive.
Mais de tous les événements qui survinrent, je ne cite, pour nous édifier, qu'une lettre et qu'un discours.
Monseigneur était encore indécis quand il eut l'idée de demander conseil à l'Abbé de Rancé lui-même. Et voici la lettre que le saint supérieur de la Trappe lui répondit. Lisez-la avec de bonnes dispositions, vous y verrez toute l'Église, la beauté de la raison, de la foi et de l'art, c'est-à-dire : un avis ferme et libre, sans flatterie, un respect humble et digne qui en réfère à la légitime autorité en lui rappelant son devoir. Quel devoir ? -- Suivre l'appel du Ciel, prononcé authentiquement par *l'humble inspiration des petits et la piété du peuple.*
Quant au style ! ... le style, c'est l'ordre !
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Et vous mesurerez les trésors perdus par nos « princes » de l'Église qui se font appeler « pères ».
« Monseigneur,
« Je m'estime tout à fait heureux de ce que vous vous souvenez de l'amitié dont vous m'avez honoré il y a si longtemps. C'est une grâce que je ne saurais assez reconnaître.
« Le frère Dosithé \[nom de Pierre Cathiény à la Trappe\], puisque vous m'ordonnez de vous en dire des nouvelles, est un bon garçon qui a beaucoup de piété. Il a été ici près d'un an dans l'habit de la religion ; il me parla, quelques mois après y être venu, du dessein qu'il avait pour l'établissement d'une chapelle dans le diocèse, sous l'invocation de la Sainte Vierge.
« Je regardai d'abord sa pensée comme une imagination frivole ; mais il m'en parla tant de fois et il m'en parut si prévenu, il me fit voir tant de facilité dans l'exécution et m'assura d'une manière si positive que tous les habitants étaient disposés à y contribuer, que je crus qu'il fallait le laisser faire, et que souvent Dieu a pris plaisir à faire des grandes œuvres par de petits commencements et qu'il pouvait bien lui avoir inspiré de l'appliquer à cela.
« C'est à vous, Monseigneur, qui voyez les choses de plus près, qui connaissez parfaitement l'état du pays, qui avez la lumière plus que personne, à juger de ce projet et à voir ce qui se peut et ce qui ne se peut pas.
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« Si les gens s'y portaient avec ardeur et que leur dévotion parût s'échauffer, il y aurait raison de la seconder et de leur donner la consolation qu'ils vous demandent, supposé que la révélation soit réelle et que la relation de la paysanne soit véritable et sincère.
« Je pense que c'est sur cela, Monseigneur, qu'il faut se déterminer et prendre ses résolutions.
« Pour ce qui est du lieu, il me semble que ce doit être l'endroit où l'événement s'est passé. Pour la grandeur de l'édifice on pourrait se régler sur le concours et la charité : se mesurer en sorte qu'on n'entreprît rien qu'on ne pût facilement exécuter.
« Cette dévotion est bien capable d'attirer des bénédictions très abondantes sur votre diocèse et une protection spéciale sur votre personne.
« Il ne me reste plus, après avoir fait ce que vous commandez, qu'à vous supplier de me donner votre bénédiction, de me conserver toujours vos bonnes grâces et d'être persuadé qu'on ne peut rien ajouter au profond respect avec lequel je suis, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. »
« Frère Armand Jean, abbé de la Trappe. »
Cette lettre détermina l'évêque... à une nouvelle et générale enquête... à un examen sévère de la vie, des paroles, des vertus de Madeleine et du frère Dosithé.
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Celui-ci s'engagea à rentrer à la Trappe aussitôt la chapelle construite, et enfin, enfin, le 12 septembre 1688, le prudent évêque, devant la Croix érigée par les gens de Montoulieu, prononça le petit discours suivant, que vous écouterez comme on doit écouter la parole d'un évêque très savant qui parle très simplement comme un évêque doit parler aux fidèles, et vous admirerez avec quel bon sens et quelle sagesse il remplit son rôle et assigne le sien au peuple catholique. C'est un divin respect réciproque :
« Depuis longtemps, mes bien aimés frères, vous veniez de vous-mêmes prier en ce lieu ; je devais de mon côté observer la prudence, car je ne dois pas engager l'Église à la légère. Mais l'épreuve du temps a été favorable. Je suis donc heureux de vous annoncer qu'à partir de ce jour, le culte est autorisé sur ce coteau, et singulièrement au pied de cette Croix.
« Il faudrait construire une chapelle ; j'autoriserai cette construction quand j'aurai la certitude qu'elle est utile et même nécessaire, c'est-à-dire quand je verrai de grandes foules se succéder ici. « D'ores et déjà, j'ai la grande joie de vous annoncer que j'ai donné un nom à cette chapelle et à cette dévotion.
« En raison de la grande piété que saint Bernard avait pour la Vierge Marie et parce que c'est un fils de saint Bernard dont la foi a déterminé ce mouvement, la chapelle et la dévotion s'appelleront Notre-Dame de Saint Bernard. »
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Les fidèles comprirent, et la Sainte Vierge leur inspira un zèle magnifique et une tendre piété. Aussi Monseigneur permit la chapelle et elle fut construite sous les ordres du frère, par le courage des gentilshommes, des paysans, des femmes, des enfants, des bœufs et des chevaux. Il ne fallut que dix mois, un vrai miracle, et ce fut un Lourdes pendant cent ans. Les processions se succédaient, les guérisons éclataient, les prêtres confessaient de jour et de nuit, il y eut maison de chapelain et quelles que fussent les épreuves du temps, des récoltes, des guerres, les aumônes restaient nombreuses et surabondantes. Monseigneur venait souvent célébrer la messe en grande cérémonie et les conversions ne se comptaient plus.
Mais aussi : à peine la chapelle terminée, Frère Dosithé partit au Ciel.
Madeleine Serre était sainte religieuse à l'abbaye de Fabas où elle était régulièrement persécutée ; l'Abbé de Rancé avait refusé au nom de la règle cistercienne tout ministère extérieur à la Trappe pour le nouveau pèlerinage...
Pas d'intrigue, l'humble sainteté, bref les bons fruits du bon arbre.
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La Révolution ne laissa pas pierre sur pierre, l'église d'Alan devint temple de la Raison par l'abdication de son curé « qui se mit à la hauteur des circonstances » (document) et reçut les félicitations du district avec un certificat de civisme.
Quant à Notre-Dame de Saint Bernard, les « patriotes », par un reste bizarre de crainte superstitieuse y firent un dernier pèlerinage « en l'honneur de la divinité ».
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La chapelle fut mise aux enchères, ce qui n'empêcha pas la Convention d'en ordonner la destruction : les tuiles et les pierres d'angle furent enlevées, le squelette s'effondra et les ronces le recouvrirent.
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Et il en fut ainsi jusqu'en 1912, mais le peuple n'oubliait pas. Il fallait un saint prêtre. Ce fut l'abbé Amédée Guiard qui fit dégager la fontaine et ériger la jolie enceinte que j'ai dite. Immédiatement, les pèlerinages et les miracles revinrent. Mais la guerre arrêta la reconstruction.
Elle fut reprise par un vénérable jeune curé, Jean Danos, curé de Montoulieu, et par le maire de Montoulieu. Le mouvement fut unanime et populaire comme en 1688 ; les charrois, les déblais, la construction, tout marchait, et les miracles aussi.
Mais en 1927, le curé d'Alan intrigua à l'archevêché et, malgré les gens de Montoulieu, le pauvre abbé Danos se vit enlever tout pouvoir sur le pèlerinage ; et l'autre arrêta les travaux, et laissa les murs sans couverture, les ronces et les acacias ruiner de nouveau le fruit de tant de peine. C'est Monseigneur Saliège qui permit nettement la reprise de la reconstruction. Et les gens de Montoulieu, de Benque, d'Alan, de Terrebasse, de Cassagnabère répondirent avec ardeur. Une grâce extraordinaire fut alors octroyée à la gloire de Notre-Dame. La voici : l'architecte qui conduisit les travaux dans les années douteuses de 1950 à 57, et qui s'appelle M. A. Callebat, n'eut pas d'autre ambition que de *retrouver et ressusciter le noble et simple plan du Frère Dosithé,* avec la même pierre dorée du pays. Miracle inouï ! comprenez bien : *pas d'autre ambition !* Ainsi l'harmonie de la simple beauté d'origine revêtit l'œuvre sage. Le trèfle s'inscrivit de nouveau dans la prairie.
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Pas de néo-gothique. Pas de boursouflure. Pas d'abstraction. Pas la moindre épate, aucun désir forcené de spectaculaire. Noblesse et fidélité. De tous les miracles qui signalent ce saint lieu, c'est le plus fort. Ajoutez qu'il fut consacré par Mgr Garonne, alors évêque de Toulouse. Le tout en 1957, enfin exactement sur le bord de l'abîme, juste, sans y tomber...
Vous comprenez la tentation qui nous vint en ce dimanche après-midi : accomplir là notre vœu, échapper aux tristesses de Lourdes, plus que prévisibles.
Nous avions promis Lourdes. Nous y entrâmes à 6 heures du soir.
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Lourdes, dimanche soir, rue du Commerce ; je ne peux la nommer autrement, avec cet air de kermesse dans les gaz d'échappement. Vendre, acheter, toute la brinquetaille pseudo-pieuse, tremblotant aux devantures ouvertes, avec une fille en cuisses, l'air absent au milieu des ignobles « souvenirs ». Et, débordant le trottoir, les plus braves pèlerins de toujours, rien de riche, ni d'insolent, d'excellentes gens venus pleins de conviction, joyeux de déambuler, certes, mais prêts à la procession des flambeaux, à l'Ave, Ave, Ave Maria fervent, prêts à donner des messes plus chères qu'ailleurs au bureau préposé, sans s'inquiéter du mode où elles seront dites, sympathiques familles de toutes nations que de saints prêtres n'auraient qu'à exhorter, prêcher, confesser, convertir, hélas ! saints prêtres ! les clercs sont discernables de cette honnête foule par leur air insolent et dégagé. De très loin en très rare, une soutane, des cheveux blancs, une dignité.
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Nous cherchons un hôtel un peu en dehors de cette cohue, près du Gave. Nous en avisons un, fort vaste, près de la maison de Bernadette. Pauvre petite maison en contrebas, noyée dans les avancées des hôtels, un affreux balcon de ciment surplombe même l'humble toiture. On sent que le mètre carré, ici, vaut plus que de l'or, les reliques sont encombrantes. La créature qui tient la réception de ce vaste hôtel serait mieux à sa place à « l'accueil » d'une gospelnight ; un tableau automatique signale deux chambres au prix très chaud, d'une parcimonie d'espace vital à faire rire, le mur extérieur n'a pas l'épaisseur de la fenêtre, il faut enjamber les valises pour gagner le lavabo. Tout suinte le prix de revient, le rapport, la trayeuse mécanique de la piété.
Cependant, la nuit, parmi les flambeaux, marchaient de bonnes soutanes et, après les flambeaux, devant la grotte silencieuse, presque déserte, avec quelques-uns qui ne veulent que la Vierge Marie, sa force et sa consolation, on pouvait oublier la trahison permanente de la foi.
Hélas, au matin, les messes à la grotte ! Je veux bien que nous soyons très mal tombés, sur des hurleurs anglais et des concélébrants de je ne sais quoi, déguisés en « ornements » jaunes, avec un distributeur de communion à tête d'hippie, tandis que brancardiers, malades et pèlerins gardaient seuls cette expression de charité, de résignation et de confiance qui bouleverse. Mais c'était le troupeau sans pasteur ; ou plutôt : si seulement il n'y avait pas eu les faux pasteurs, et la grotte seule avec l'humble statue, le silence comme cette nuit.
Mais il y a un lieu de consolation ineffable, un lieu de paix et de pénitence où le miracle permanent de Lourdes est conservé. Ce sont les piscines. Cette rude et douce et pure pénitence est repos de l'âme. Allez là aux sources du Sauveur.
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Rien, rien n'a changé. Ce sont les mêmes dalles grises, froides et mouillées, le même rideau de coton qui va s'écarter pour votre tour, pendant que vous frissonnez en pensant à l'eau bénie et glacée. Mais surtout, c'est le même dévouement absolu des baigneuses. Une, qui a fait cela toute sa vie, au visage buriné, étonnamment digne, règle les arrivées, veille à la décence et, le chapelet en main, dit Mystères, puis Pater et Ave en latin, prononcé, fervent, tranquille, ininterrompu. Toutes les nations lui répondent. Je ne me lassais pas de la regarder et, en sortant de la merveilleuse pénitence, je demeurai exprès en contemplation dans cette étroite antichambre où cette vieille maîtresse de piété menait sans faiblesse une à une ses brebis pitoyables aux yeux du monde, chères aux yeux de Notre-Dame. On introduisait, sur sa civière, une énorme hydropique, deux mains délicates découvraient les membres monstrueux, une jeune aide toute fraîche se penchait, baisait en souriant la joue enflée : « C'est pour les jambes, n'est-ce pas ? » disait-elle tendrement. Et, souriante aussi, la pauvre infirme répondait : « Oui, pour mes jambes. » Quatre jeunes bras se bandent, le rideau de coton va s'ouvrir, l'énorme poids vivant sera plongé avec amour. La vieille sainte articule toujours : *Sancta Maria...* Il me faut sortir. Je prends dans mes deux mains cette tête sculptée de solidité, de foi, de sagesse, je l'embrasse, nous nous regardons, elle me rend un chaud baiser, ne nous connaissons-nous pas depuis aujourd'hui pour l'éternité ? Je dis : « *Ici, ici seulement, Lourdes est intact. Si je n'étais pas venue ici, je partais en pleurant. *» Encore le regard énergique et doux, indiciblement triste : « *Je sais, dit-elle, je sais, hélas, c'est vrai ! *» Je dis : « *Merci, oh merci ! *» La voix ferme reprend : « *Premier mystère douloureux, l'agonie de Notre-Seigneur au Jardin des Oliviers, Pater noster... *»
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#### Martel
Un grand désir d'espérance, un besoin d'âme de croire en la patrie, de plonger dans l'honneur de France, aimée de Dieu, voilà je pense ce qui nous a pressés le long de l'admirable Dordogne jusqu'à Martel, en plein Quercy, le Martel de Charles de Poitiers. L'inspiration devint pèlerinage, le troisième pèlerinage, et l'épopée de 733 nous versa tant de fières consolations que je veux, comme je peux, vous les donner à mon tour.
Tout est histoire, tout est souvenir dans ce royaume de la plus poétique, paresseuse et vive rivière, la Dordogne forêts, taillis, échancrements vertigineux et imprévus de ce rocher gris, rose jaune que les flots patients ont, en millénaires, sculptés, effondrés, ou bien garnis, adoucis, aimablement arrosés. Les plus majestueuses forteresses et les plus gracieux châteaux dominent, ou se cachent dans des sites à la fois sauvages et humains ; un village se révèle soudain, en gradins, entre futaie et rochers, avec ses petites maisons couvertes de douce ardoise bleue, autour d'une église charmante où, comme je l'ai dit, on a peur de retrouver l'air de révolution. Or rien n'est plus contraire à la nature de cette belle campagne que l'esprit de progressisme et de subversion.
Ce qui s'est passé là en 733 a fait l'âme du pays. Tout rappelle ce Lépante de terre française qui arrêta et chassa la Barbarie. Qu'on y pénètre par Saint-Front sur Lémance, Prats, la magnifique petite ville fortifiée de Domme et puis Montfort, au-delà de Souillac ! Les noms des moindres villages, depuis douze cents ans, rappellent cette délivrance du monde chrétien.
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A la fin du VII^e^ siècle, l'Islam avait pris l'Aquitaine, franchi la Loire avec son prodigieux chef de cruauté Abderame. Le joug atroce s'établissait dans l'horreur : les hommes déportés jusqu'en Asie, les vieillards et les petits enfants égorgés, les femmes vendues, les adolescents élevés comme bétail pour l'esclavage.
C'est alors que Charles d'Héristal, maire du palais de Neustrie... étudia la tactique offensive de l'Arabe. Et l'ayant comprise avec un génie de prudence et d'indomptable résolution, il fixa enfin l'ennemi insaisissable devant Poitiers. De Charles, nous savons la victoire, mais non pas la manière et l'incroyable persévérance *après Poitiers*.
Ce Héristal, fils de Pépin, aïeul de Charlemagne, était de race franque. Son grand ancêtre, c'était saint Arnoulph qui, puissant feudataire des rois mérovingiens, s'était retiré du monde avec le consentement de sa sainte épouse, et saint lui-même, grand politique chrétien, devenait l'évêque défenseur de la cité de Metz.
La race franque qui gouverne s'est mêlée, incorporée, soudée, depuis Clovis et saint Rémi, aux Gaulois, aux Celtes, aux Gallo-Romains, aux Romains. L'homme du Rhin se bat aux côtés de l'homme de la Loire. C'est une coalition de chrétienté que le futur Martel oppose au monstre musulman. J'ai bu le courage et l'espoir dans sa stratégie intelligente. Je crois que, si vous voulez y prêter attention, vous aurez, en cette méditation, même grâce que nous.
Les Sarrasins se dérobaient à tout combat qui n'était pas en rase campagne : à cause de leurs coursiers prodigieusement rapides, et à cause du « grappin ». C'est ainsi que le Curé d'Ars désignait le démon. Nos ancêtres de Poitiers n'y contrediraient pas.
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Le *grappin,* énorme crochet, était rattaché par une longue corde au poitrail du cheval. Avec une habileté terrifiante, le cavalier harponnait ainsi le fantassin gaulois armé de sa francisque et de son pieu. Si le grappin manquait sa prise, le barbare, au trot de son cheval, et en tirant sur la corde, le ramenait entre ses mains. Au grappin, aux coursiers, à la rase campagne, Charles opposa le courage et la ruse.
D'abord un jet de flèches surprit la cavalerie, un seul, mais général, et puis, l'armée franque, disposée le dos à une futaie, sous un mur de boucliers, recula *exprès* dans les arbres et les cépées. Les grappins s'y prenaient et, accrochés, faisaient renverser chevaux et cavaliers. Mais quand un chrétien était harponné, son camarade se jetait entre lui et le Sarrasin pour, de la hache, couper la corde.
Combat terrible, d'épouvantables souffrances et d'héroïsme, le Sarrasin avait devant lui l'ennemi résolu, adapté, intelligent... Au cri de « Montjoie », Charles fit donner l'assaut final, Abdérame, en déroute, se retira dans le Quercy.
On parle de Poitiers, mais on n'apprend pas aux écoliers que le vainqueur pensa n'avoir rien fait tant que les mécréants n'auraient pas repassé les Pyrénées.
Après Lépante, saint Pie V ne put obtenir la poursuite de la victoire. Notre Lépante de Poitiers fut suivi d'une union fortifiée, d'un courage affermi, de résolution sans retour. Gloire française de chrétienne persévérance ! Le chef efficace a fait ses preuves, il est indiscuté, aimé, obéi, il poursuit et harcèle un ennemi repris en main et augmenté de nouveaux esclaves. A Charles, de toute la France, viennent des volontaires. Un an après Poitiers, le musulman, sans cesse attaqué, avait fait retraite sur 300 kilomètres.
103:226
C'est alors qu'eut lieu la bataille dernière, entre ces villages et ces bois et ces champs dont l'aspect et les noms depuis 1200 ans n'ont pas changé. Nous les avons étudiés, repérés, visités avec piété.
A vingt kilomètres de Saint-Géré à l'ouest et de Rocamadour au sud, non loin du château des Alix qu'il conquit autrefois, Abdérame croit avoir trouvé le champ de bataille idéal pour sa cavalerie. Des cultures qui ne peuvent arrêter ni coursiers ni grappins, un gros village où dissimuler la réserve, une voie romaine bien entretenue pour de rapides mouvements, et enfin, à l'orée des bois, un autre petit village qui permet la première surprise. Charles *étudie* à fond tout ce plan, clair à son expérience, et, en une nuit, déploie secrètement une partie de son armée en éventail pour qu'elle puisse attaquer à la fois de tous côtés, mais en resserrant son étau. Et il dispose, bien dissimulés dans la combe boisée qui pourrait couvrir une retraite, des soldats paysans, connaisseurs du terrain, chargés d'obstruer le chemin de fuite.
Charles, cependant, feint d'abord de n'opposer à l'ennemi que ses phalanges d'élite, archers, porteurs de haches et de boucliers. Il y eut trois charges terribles, mais la résolution des chrétiens était farouche, inspirée, irrésistible. Nous avons vu le champ de bataille de Louptcha où le choc fut le plus effrayant. Ce village, en 732, s'appelait Piloup « parmi les loups » (qui peuplaient les bois). Après la bataille de 733, on l'appela en souvenir *Louptcha,* châ « bataille, choc des loups ».
A la troisième charge, soudain, les ailes de Charles serrent les cavaliers épuisés. Abderame doit appeler toute sa réserve. Alors ces monstres crurent paralyser l'adversaire chrétien par la cruauté, arme ordinaire de leur barbarie et de leur religion. La réserve égorgea, écorcha les enfants et les femmes prisonniers dans le village et jeta leurs peaux sur les chevaux affolés.
104:226
L'horreur décuple le courage de nos ancêtres. La peur n'existe plus. Oui c'est le combat pour Dieu, pour les foyers, les enfants, la patrie. Le combat pour tout l'avenir chrétien de la France. Les fantassins se ruent sur les cavaliers au cri répété par l'écho de : « Aie no von » en avant ! Le lieu sacré d'horreur et de victoire porte depuis ce jour le nom sinistre de *Barbarou.* Plus jamais on ne le cultiva, il fut abandonné à la nature, car la vision épouvantable se transmit aux générations.
De là, nous nous rendons sur le chemin de la retraite des monstres. C'est la « combe Sangui », la combe des Saignés, car l'armée en déroute y trouva sa fuite obstruée par les soldats paysans ; les cavaliers mettent pied à terre, ce que déteste l'Arabe, et, en corps à corps, le soldat quercynois prend tout l'avantage. Charles était là, au cœur de la mêlée, magnifique, partout présent ; soudain, dans sa main, casse le manche de sa francisque. Rapide comme l'éclair il arrache à l'ennemi qu'il vient d'abattre un gros marteau pendu à la selle et le marteau tournoyait avec tant d'efficace qu'en pleine mêlée, les soldats éblouis crièrent : « Vive Martel ! » C'est là et non pas à Poitiers que Charles reçut le titre immortel.
Cependant, quelques fuyards se frayent passage à travers les troncs entassés, c'est alors qu'une compagnie d'éclaireurs paysans se jette sur eux en criant : « Lo mort oi chi », en langue d'oc : « la mort ici ». Un village fut construit plus tard sur le lieu, le joli village du cri terrible : « Lamorétie » où nous allons en quittant Barbarou. Enfin, deux centaines de cavaliers à peine entourent encore Abderame qui tente de gagner un mamelon de refuge.
105:226
Les soldats, paysans quercynois, dirent leur idée à Charles : presser le chef sanguinaire et ces derniers vaincus vers les marais qu'ils ignorent, au-delà du mamelon. Et d'abord, on les poussa sur une falaise rocheuse de dix mètres de hauteur. Nous l'avons vue, c'est le joli village de « Sangou », en langue d'oc : « boudin de sang », parce que l'ennemi y fut tué comme ficelé.
Abderame s'échappa vers l'est. C'était prévu : poussé par les Quercynois, les derniers barbares s'engloutirent silencieusement dans les marais mouvants...
Alors Charles Martel fut hissé sur le bouclier franc jusqu'au point du camp d'où il avait donné ses ordres pour la victoire ; c'est là que s'élève le ravissant hôtel de ville de Martel, car la ville fut construite d'enthousiasme par tous les survivants. Mais Charles fit élever d'abord à Louptchac une église d'actions de grâces à l'honneur de tous les héros de la hache et du pieu. Au bord de la combe Sangui, sous deux grands tumulus que nous avons vus, on les avait ensevelis. A Louptchac, *pendant des siècles,* les pèlerinages gardaient le souvenir vivant de ces premiers chevaliers.
\*\*\*
C'était la dernière étape de notre troisième pèlerinage.
Louptchac : le choc des loups mécréants ;
Lamorétie : de la mort donnée à la barbarie ;
Le Sangou : de la falaise fatale ;
La combe Sangui : de la retraite saignante ;
Les marais de la disparition ;
106:226
et dans la victoire, la jolie ville de Martel pour le Chef martelant, persévérant, intelligent, inspiré, indomptable, notre sauveur à tous.
Le VIII^e^ siècle, à travers les futaies, les collines, les champs et la Dordogne du Quercy nous était devenu présent.
Comprenez que nous en rapportons une sévérité plus exigeante, une fermeté plus résolue à l'éducation de nos enfants. Nous sommes les fils et les héritiers de ces hommes forts qui ont fait l'histoire. Le pays où ils nous ont sauvés s'est baptisé et marqué dans leur sang, et en garde les noms, la trace et la forme, comme si rien ne s'était passé après. Je parle de la campagne, non pas des petites villes orgueilleuses et modernisées comme Souillac.
Mais justement, dans cette campagne si marquée de grâce et d'histoire, nous avons vu d'admirables maisons, des manoirs charmants, de petits châteaux d'une élégance souveraine, ruinés, abandonnés, toitures effondrées, fenêtres crevées. Le taillis gagne les champs, comme au temps des Arabes. Et nous pensions, devant des gentilhommières, des fermes enfoncées dans les arbres, encore belles, à peine touchées de ruine : qui se lèvera, quelle jeunesse avide de beauté et d'apostolat ; quelle jeune famille qui veut vivre de campagne paysanne viendra arrêter la nouvelle tyrannie ?
Comme une école vivrait pauvrement et tranquillement dans une de ces belles demeures abandonnées dont il ferait si bon de réparer les blessures ! Quelle liberté, quels beaux horizons, quel courage répandu dans l'air pour ceux qui diraient :
107:226
« Mon Dieu, mon pays est livré à la barbarie, j'arracherai les enfants aux monstres, je couperai la corde du Grappin. Je veux, j'exige, je réclame l'absolue bonne messe, le catéchisme de la foi, l'Écriture sans une ombre. Je serai, sans concession, votre pieu, votre hache, votre marteau infatigable et martelant. »
\(1972\)
108:226
### Passons-nous des prêtres
*Les Parents sont seuls.* ([^6]) Ils doivent se méfier des prêtres. La chose est démontrée. Ils doivent apprendre aux enfants à se méfier, ce qui est beaucoup plus triste et entretient le cœur dans une agonie habituelle. Certains parents m'ont dit :
« Eh bien, passons-nous des prêtres -- puisque les prêtres ne sont plus éducateurs chrétiens et qu'on parle tant de la promotion des laïcs -- allons-y sans regret, luttons sans plus tenir compte de ces clercs qui nous trahissent. »
En effet, les Parents et les maîtres dignes d'être appelés éducateurs chrétiens devront marcher seuls, et défendre l'âme de leurs enfants. C'est entendu, c'est évident. On ne peut plus supporter. Chaque jour apporte sa turpitude nouvelle : il faut maintenant mener nos filles aux films érotiques pour qu'elles en admirent la technicité ([^7]), un jeune prêtre recommande aux petits de la Première communion privée de ne pas se gêner pour « mâcher, l'hostie », etc., etc., nous n'y reviendrons pas.
La marée d'horreur monte à l'assaut de leurs âmes. Il faut nous débrouiller, seuls. Mais se débrouiller le cœur à l'aise ? Non ! Se dire : nous nous passerons aisément du prêtre ? Non ! Ou : nous serons bien plus libres sans les prêtres, ce qui est vrai. Mais le dire de gaîté de cœur ? Non !
109:226
*Nous sommes plus libres sans les mauvais prêtres, mais nous sommes très malheureux sans de bons prêtres.* Le catholique a besoin du prêtre, là famille catholique a besoin de la vertu du sacerdoce. Le prêtre est irremplaçable. Ceux qui voient enfin l'abomination et la désolation dans l'école chrétienne -- et qui voient comment le prêtre en fut, en est une des principales causes, sont tentés par leur clairvoyance même de passer outre, de mépriser la fonction enseignante du prêtre à l'école et de croire que la famille chrétienne se suffit à elle seule.
C'est retrouver une des erreurs les plus virulentes du progressisme -- celle qui fit fureur au misérable Congrès pour l'apostolat des laïcs -- c'est croire que la communauté laïque secrète l'Église, secrète le Saint-Esprit. « Vous êtes nombreux, vous avez le Saint-Esprit », comme le répètent ces clercs hérétiques. Nous ne sommes pas protestants, bien que nous soyons entourés de prêtres pour qui le protestantisme est la première étape vers la totale infidélité. Les Pasteurs, pour les théologiens protestants, ne sont en effet que des mandataires interchangeables et sans caractère sacerdotal. Ils ne sont pas Jésus parmi les hommes, ils ne sont pas un ordre, ce ne sont pas des oints. Nos prêtres sont des oints.
Nous ne pouvons nous passer des prêtres. Toute la doctrine des Sacrements le proclame. Le prêtre, c'est la Messe -- et la Messe, c'est notre Divin Sacrifice. Mais, direz-vous, ce n'est pas l'école ? Assurément.
110:226
Démontrerai-je que la vraie école chrétienne est toute « trempée » de vie sacramentelle -- que rien n'est plus faux, que cet enseignement de tout, séparé du prêtre, et que rien n'est plus piteux que ce prêtre aumônier, étranger aux études, qui vient une fois par semaine et fait (pardon ! faisait) le catéchisme, au lieu de « l'heureuse division du travail entre le maître et le prêtre : le maître est le tuteur des faiblesses naturelles de l'intelligence et de la volonté... le prêtre juge le mérite... et fait l'éducation de la conscience » (Henri Charlier : *Culture, École, Métier,* page 122). Et il s'agit, maintenant, de ne plus compter du tout sur lui.
Il le faut, puisque l'hérésie commande ; nombreux ou non, les prêtres progressistes ont tous les leviers, leur presse, leurs carrefours, leurs rencontres, leurs conseils, leur tenue, leurs allures, leurs sarcasmes détruisent, détruisent. Alors, comprenons bien la seule position catholique, la position de la Foi : *Passons-nous du prêtre en gémissant.*
Certes le pouvoir temporel du père de famille est réel. Son droit est sacré. Le droit de quoi ? d'élever, de faire élever son enfant chrétiennement. Le prêtre ne peut rien contre ce droit. Seulement, ce droit de gouvernement temporel, ce droit d'éducation ayant pour dernier but le salut des âmes ne peut s'exercer totalement sans le prêtre.
Alors, direz-vous, vous nous conseillez de nous passer du prêtre en nous convainquant que nous ne pouvons nous en passer : Exactement ! *C'est le cas de nécessité.*
C'est comme cela qu'on reçoit le baptême de désir et même le baptême de sang. Quand il y a impossibilité de recevoir le baptême d'eau -- le vrai -- celui qui donne leur sens aux autres, l'Église nous ouvre le Ciel par le désir et par le sang -- mais, si revient la paix et la possibilité, on court au baptême ordinaire, et s'il y a un prêtre, au baptême par le prêtre ordinaire, par l'*Ordinaire.*
\*\*\*
111:226
Il faudra bien nous passer du prêtre en éducation, si l'hérésie galope ; si nous sommes soumis à une liturgie évolutive comme ils nous le font prévoir. Sans doute la famille exercera ses pouvoirs d'enseignement, elle enseignera la religion quand elle la saura bien (ce qui est urgent), quand père et mère l'auront étudiée dans le *Catéchisme de Pie X* réédité en ce cas de nécessité par le laïc Jean Madiran. Ils s'éclaireront de leur foi ravivée, pour protéger leurs petits enfants contre le catéchisme faux et tronqué des mauvais prêtres. Mais ils souffriront, ils gémiront devant Dieu, ils soupireront de ce martyre de l'âme pour une mère, un père catholique : remplacer l'irremplaçable prêtre ! Ils supplieront Dieu : «* Donnez-nous des prêtres, donnez-nous de bons prêtres, ayez pitié de nous ! Ne nous laissez pas ainsi abandonnés. Notre famille a besoin d'aimer le prêtre, de recevoir le prêtre, d'aller au catéchisme de Monsieur le Curé, de sentir combien notre école est chère à notre Curé, comme il tremble pour elle, comme il la voudrait indépendante et vigoureuse. Notre famille a besoin de la bonté, de la fréquentation, de l'honneur, de la dignité, de la chasteté du prêtre. *»
Voilà donc la règle -- se débrouiller sans le prêtre, mais avec une telle douleur, une telle foi dans le sacerdoce, une telle supplication pour la sainteté du prêtre, pour l'apparition d'un bon prêtre, que ce sera agir avec héroïsme, dans ce cas de nécessité où nous jette la persécution actuelle, que ce sera agir dans l'humilité, attendant en espérant ; méfiants, inquiets, sur le qui vive, vérifiant ou refusant le faux catéchisme, mais priant, faisant prier les petits, et guettant le vrai prêtre avec ferveur.
112:226
Cette disposition, je vous l'assure, se cache dans nos cœurs, elle nous est surnaturellement toute naturelle. Il faut que la famille souffre courageusement de la carence du prêtre et qu'elle le demande à Dieu sans se lasser, sans cela elle fera fausse route, ce sera présomption et suffisance.
Je connais des familles où l'on a horreur des hérésies actuelles, où chaque soir père et mère interrogent les enfants pour redresser un enseignement funeste, et qui, en même temps, cherchent dans l'angoisse la rencontre d'un bon prêtre. *Et elles le trouvent, car il y en a beaucoup*. Ordinairement, il porte la soutane, il est découragé, abattu, solitaire, surtout solitaire, parfois dans la misère, bref, il est de « *ces prêtres qui souffrent *». Alors la famille se précipite vers lui, le soutient, l'admire, le gronde un peu, exige son courage, sa foi, sa doctrine, sa bénédiction, son autorité, sa place.
Cette position de méfiance, de douleur et d'espérance n'est possible que par la Grâce et d'abord par la Foi. Nous verrons tout le long de cette étude que ce qui nous est demandé en ce temps effroyable, à nous parents et maîtres chrétiens, est très, difficile, impossible à la nature ; et par conséquent possible seulement dans une vie chrétienne authentique. Les Parents ne sauveront l'éducation de leurs enfants que par la fidélité constante à la grâce. L'éducation par la famille sera surnaturelle ou ne sera pas. Le temps n'est plus aux petites mesures, tout est épineux, difficile, délicat, dangereux, il faut l'attention continue de l'état de grâce.
\(1968\)
113:226
### Cruauté de l'enseignement obligatoire
*Situation et vocation*
ON INSTALLE L'ENFANT dans une carrière d'inquiétude ([^8]). Tout petit on lui enseigne qu'*il faut arriver*. A sept ans, c'est déjà l'angoisse : « Pourvu qu'il ne redouble pas sa classe ! » Cela, c'est la hantise. Mon amie, professeur à Lyon qui a été chargée cette année des 40 petits de 5 ans, c'est-à-dire la 12^e^, fait la chasse aux mères resquilleuses, d'une année : « Mais, Madame, Christian a 4 ans, il est pour le jardin d'enfants. »
-- « Mademoiselle, il a quatre ans et trois mois, il peut bien suivre et gagner un an » -- « Madame, il dort de tout son cœur à son banc. » Après deux jours, la maîtresse retrouve Christian sur ce même banc. « Madame, je vous ai dit de mener Christian au jardin d'enfants ! » -- « Mais, Mademoiselle, je lui ai fait prendre des « avances de sommeil » pour qu'il puisse suivre ! » C'est désarmant. On a déjà calculé pour les Christian l'âge d'entrée à l'HEC !
114:226
« Mon Dieu, Mademoiselle, ces résultats d'examens de passage me mettent malade, Jeanne va perdre un an, elle a raté son problème. » Pauvre Jeanne, où court-elle ? au diplôme !
Le préjugé des enfants voués au bachot par la naissance pousse aux études secondaires des esprits qui s'ouvriraient bien mieux devant l'établi que devant le livre. Dans telle famille, tous doivent marcher au bac, même ce Roger éminemment bricoleur, même Alain qui dessine « à temps perdu » furtivement, car il sait déjà que cela ne le mènera pas en terminale. Que de fois, quand j'entends un médecin, un magistrat trembler pour la « situation future de tel fils réfractaire au secondaire, ai-je envie de dire « faites-en un menuisier, un forgeron d'art, un électricien, un plombier (ce métier si difficile) », mais alors, il faudrait doser l'enseignement secondaire avec l'apprentissage pour ne pas faire des « bourrés » de 17 ans qui ont perdu tout contact avec l'expérience particulière du métier où tout leur cœur les appelait. Là-dessus encore, lire Henri Charlier, s'en pénétrer.
\*\*\*
Mais on est loin de là. Seules, quelques familles de paysans admettent cette distinction entre enfants. Je connais un paysan, père d'un jeune professeur de La Péraudière, qui a vu dès leur petit âge où marchait chacun de ses fils : « Celui-ci est pour les études, le second c'est la campagne, il sera avec moi, le troisième veut être boulanger, le quatrième pâtissier. » Pâtissier ? boulanger ? Comment saviez-vous ? « Ça se voit bien à la maison en les regardant faire, c'est pas les mêmes dispositions ! »
115:226
Voilà l'exception sage, chez le paysan. Mais pour la grande majorité, il est admis que les études sont affreusement ennuyeuses, austères, contraignantes, indispensables et pour d'excellents esprits touchés par la beauté d'un artisanat, un vrai supplice.
C'est la cruauté de l'enseignement.
On sourirait des parents qui croiraient encore que la poésie, l'art, la contemplation et l'amour de la Beauté sont les formateurs par excellence *des âmes.*
« Louis veut être marin, n'est-ce pas ? » dis-je à un père très soucieux. Immédiate, la réponse : « Alors, avant tout, les mathématiques ! » -- « Assurément, Monsieur, mais enfin, il y a le cœur, l'enthousiasme, l'amour du métier, Louis aime tant la mer ! » Deuxième réponse dans un rire désenchanté : « Vous, savez, Navale et la mer... la mer, l'eau, pour Navale... ce n'est pas grand'chose !! »
Au lycée, le passionné de beauté, celui qui dans la version latine « entend le pas des légions », l'amoureux secret d'Andromaque à qui elle a soupiré :
*Captive toujours triste, importune à moi-même,*
*Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime.*
ou de Nausicaa :
« *Jamais je ne vis plus beau surgeon de palmier. Immortelle ou mortelle, heureuse ta mère, heureux ton époux. *»
Celui qui laisse chanter en soi un lyrisme indiscret, c'est l'oiseau rarissime, chassé et pourchassé, la race s'en éteint, ce n'est pas l'espoir d'une exacte « terminale » (« terminale » ! -- la fin provisoire de la course harassante pour une tête trop pleine, qui va se hâter d'oublier.)
116:226
Puisqu'il faut leur inculquer cette inquiétude « de percer », toute paix, toute gratuité est donc enlevée à leurs années de classe. La beauté, s'ils la goûtent par hasard, je dirais par effraction, bientôt ils apprendront à la regarder comme *valeur relative*. En effet, on les livre sévèrement à une formation scolaire approuvée du monde, c'est-à-dire où l'absolu du Religieux, du Bon, du Vrai devient un pauvre facteur très relatif, très peu apprécié, du succès. Relativité ! Tout est relatif au Diplôme, seul absolu.
Alors, pourquoi s'étonner que, dans ce rythme cruel, les Lettres, la Poésie, la Musique, la Foi qui est beauté suprême soient peu de chose aux yeux de cet adolescent qui se définit lui-même par ce seul titre : *Candidat*.
Candidat à être accepté dans le cycle barbare.
Candidat à la *Situation.*
Voilà le mot clé, le mot fatal !
Pourquoi s'étonner que les pensionnats religieux renvoient systématiquement tous les bonshommes de troisième jugés inaptes à l'absorption de la classe terminale, aux colles, donc au diplôme, non pas inaptes à la vérité, au goût, au bon jugement dont personne n'a cure, mais au « bougre de programme » (évolutif par essence).
On entend des voix fraîches de dix ans, de douze ans, parler sérieusement de DÉBOUCHÉS et dire avec tristesse mais résolution : « Il faut que je fasse des maths, il faut que je sois fort en chimie car c'est là maintenant qu'on peut « avoir des débouchés »...
117:226
Hélas, cet affreux mot et l'autre plus distingué « situation », c'est-à-dire place, rang dans l'appareil social inhumain de notre temps, ont remplacé : VOCATION.
L'horrible débouché, la sèche situation ont étouffé *la voix divine*, poétique, merveilleuse, qui dit au jeune cœur Viens, suis-moi... dans le *métier* où tu me serviras !
Ne me dites pas que ces mots-là sont interchangeables.
Où va le « Débouché », qu'y a-t-il de désirable dans la « Situation » ? Ne cherchez pas, c'est l'Argent. Une belle situation, pour une maison, c'est face au Mont Blanc, ou aux flots bleus ou « sur le penchant de quelque agréable colline », mais pour un homme racheté de Jésus-Christ, une belle situation, ce n'est que la galette, la grosse galette.
\*\*\*
Les pauvres parents crient : « Voilà bien le mépris de ceux qui n'ont pas à pourvoir à l'établissement de leurs nombreux enfants. Il en faut tellement, de l'argent, etc., etc. » Je vous arrête, parce que vous démontrez ainsi que vous ne cherchez pas avant tout le royaume de Dieu et sa justice et que vous ne comptez pas que TOUT LE RESTE vous sera donné par surcroît.
Vous dites qu'on ne peut penser « Royaume de Dieu avant tout » dans ce monde-ci où nous sommes, cela était bon autrefois, c'est devenu impossible. Vous voyez bien que nous croyons tous que la parole de Jésus a évolué, et que nous n'emmenons plus depuis longtemps nos filles et nos garçons à l'école libre en disant aux maîtres : formez avant tout de bons chrétiens, des esprits justes, des cœurs épris de beauté, des jugements éclairés, pour qu'ils puissent répondre à l'appel de Dieu, à *leur vocation.*
118:226
Pour plus de clarté, je vous donne un petit discours paternel, courant, comme vous avez pu en lire, dire, écrire, entendre. La voilà, cette exhortation contemporaine qui date étrangement dans le temps de persécution où nous allons vivre :
« Mon petit ! travaille ! comme *arriveras-tu ?* Pense à l'avenir. Crois-tu que ce soit facile à l'heure qu'il est de gagner sa vie ? Les places, on se les arrache. C'est dur, crois-le, *de percer*. Il faut être bien armé. Combien, pour n'avoir pas travaillé en classe, *végètent toute leur vie*, tandis qu'ils voient leurs condisciples *réussir*. Vois-tu, mon ami, il *faut avoir les pieds sur terre*. C'est très joli d'aimer la musique, l'art et tout cela, mais ce n'est pas la vie. La vie : une lutte terrible. Je dois te mettre en face de la *réalité. Il en faut de l'argent* actuellement, sais-tu ? Vois les sacrifices que nous avons consentis, Maman et moi. Il faut que ça serve, que tu parviennes le plus tôt possible à une *situation rémunératrice*, une bonne situation. Que tu sois à l'abri *du besoin*, et *mieux*, si c'est possible. Ainsi tu auras fait *ton devoir*, comme nous l'avons fait. »
Si nous avons bonne conscience après cette belle exhortation, nous méritons que l'adolescent nous réponde :
« Écoutez, papa, écoutez, maman, j'ai horreur du travail, j'ai horreur des programmes, je n'ai que peur de percer, je demande à ne pas percer du tout, je veux *végéter,* vivre médiocrement ; comme Horace, je tiens la médiocrité loin des palais pour dorée. Les vieux poètes, en ce temps de bavardage, seuls m'ont enivré, je les trouve jeunes. Je verrai avec plaisir tous les camarades *réussir*.
119:226
« Pour moi j'appelle réussir : ne pas s'en faire, vivre ignoré, chantant des vers, et élevant, par exemple, quelques moutons, pour ne pas mourir de faim, payer peu d'impôts, m'acheter un violon et quelques beaux livres que l'homme qui *réussit* n'a pas le temps de lire. Je ne veux pas de situation, un petit gagne-pain tout petit. Ne faites plus de sacrifice, ça me désole, je n'en ferai pas non plus, car il y a des moments où je ne désire qu'être clochard. »
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Vous vous moquez, parce que vous croyez que s'il existe des adolescents avides, mûris par le gain, âpres, énervés, exigeants, et d'autres soumis, résignés aux lois affreuses de ce monde, vous ne pensez pas qu'il subsiste des « je m'en foutistes » capables à douze ans de se rebeller dans un discours de ce genre.
Eh bien, vous oubliez les troupes lamentables de beats, de hippies qui roulent sur nos places leurs cheveux longs, leur ennui, leurs vices, et... leur désespoir. Nous savons bien qu'il y a dedans des fils de famille et des filles, lesquels ont certainement entendu plusieurs discours paternels sur la nécessité d'une situation ; on les a certainement suppliés de déboucher dans le cycle infernal de la productivité. Ils connaissent le vide de cette invitation, ils s'en sont foutus, et ils voient aussi le vide de leur triste révolte, de leurs drogues et de leur total ennui.
Mais ils n'ont jamais entendu parler de Vocation, ils ignorent pourquoi ils sont sur terre, leurs parents ne le leur ont pas dit, leurs parents croient qu'on est sur terre pour travailler, pour produire, et que du moment qu'on travaille et que ça rapporte, Dieu est content. C'est du Teilhard pratique, mais c'est de l'impiété.
\*\*\*
120:226
Cependant, vous ne voulez pas que nous parlions davantage de ces malheureux enfants « dévoyés » Parce que toute société a ses tares et qu'au moins, les nôtres n'en sont pas là. Il faut alors que je vous raconte une histoire, pour que vous touchiez du doigt l'ineptie des discours sur le travail, la situation et les débouchés. C'est une histoire absolument authentique.
Christophe a dix ans. C'est un rêveur, on a beau lui faire peur d'un avenir sans situation, il ne fait rien en classe, il y souffre et compte les heures. Son grand-père est directeur d'une usine. Dans les mois récents où les porte-clefs tournaient les têtes, il fait cadeau au petit-fils d'un porte-clef rarissime, que peuvent seuls posséder les grands chefs d'industrie : « Voici, Christophe, un porte-clefs qui vaut 250 NF, trouve un amateur, tu pourras acheter un vélo. » Christophe se saisit de ce faux objet précieux sans philosopher sur le snobisme invraisemblable des grandes personnes. Il fréquente un collège libre dont le directeur est un ecclésiastique. Christophe n'est pas un hardi, mais avec un tel porte-clefs, il ne doute de rien et va frapper au bureau directorial :
-- « Monsieur le Directeur, dit-il sans hésiter, voici un porte-clefs qui vaut 250 NF, c'est mon grand-père qui me l'a dit, c'est sûr. Je vous le donne tout de suite si vous voulez bien, en échange, me dispenser de toutes les compositions pendant toute l'année. »
121:226
Le Directeur a beaucoup ri, et il a raconté cette insolite démarche en riant au père et à la mère. Moi, je dis que c'est un poème et une terrible leçon.
C'est un poème : Christophe a vu la liberté dans ce porte-clefs stupide qui n'est rien pour lui, mais apprécié des gens à situation. Lui, son trésor, son bonheur, c'est de se retirer de la course aux armements, loin des compétitions. Puisque les gens sérieux donnent du prix à ces sottises, pourquoi, avec, ne pas leur acheter la paix.
C'est une terrible leçon : de magnifique mépris : le directeur, semble corruptible à un gamin de dix ans, pour 250 NF de porte-clefs. C'est logique. Ne travaille-t-on pas pour l'argent, or, aux yeux de dix ans, 25 000 anciens francs, c'est le Pactole, c'est le bonheur pour un directeur d'école libre. Chacun son bonheur. Celui de Christophe n'est pas plus moral que celui des gens dits sérieux mais le leur est sordide, le sien est poétique.
Je dis bien, ni l'un ni l'autre n'ont aucune valeur morale. L'exhortation paternelle, (supposée) ci-dessus n'a aucune valeur morale, *rien* de chrétien, rien pour l'âme, elle est *de chair*, née de la volonté de l'homme, non de Dieu, elle est desséchante, et seul l'abrutissement, la routine, l'irréflexion ou la crainte (s'il en reste) empêchent de raisonner, comme le fils qui préfère végéter, ou comme Christophe qui propose la galette à l'autorité en échange de loisirs définitifs.
Dans la proposition de Christophe, lisez ce que nous avons tous contribué à faire de l'École libre. Nous avons sacrifié au monde, nous avons demandé à l'école de nous frayer, selon le monde, une place matérielle pour nos enfants, non une révélation de la volonté de Dieu sur eux, mais une « orientation » toute pratique où ils serviront le monde.
122:226
Mais, direz-vous, les orientateurs tiennent bien compte des dispositions, des inclinations des enfants. Oui, ils en tiennent compte, selon les objectifs du monde, non selon la loi, l'appel de Dieu. Car il est une distinction que seule la doctrine chrétienne permet de faire : la vocation ne coïncide pas forcément avec les attraits, « les inclinations ». Cette distinction sévère a été exposée à des écoliers par un maître qui en savait personnellement l'âpre vérité. Ils me l'ont répétée et en ont été marqués pour la vie. La Grâce de Dieu mord dans l'homme bien plus profondément que les dispositions et les orientations spontanées. La Loi de Dieu exprimée habituellement, l'amour de Jésus-Christ enseigné sans cesse par l'éducateur, éveille dans l'âme de l'enfant des résonances autrement profondes, puissantes, inattendues que la simple tumeur des dispositions psychologiques, sollicitées par des motifs tout charnels ; le grand appel au dévouement, au sacrifice, à l'abnégation totale ne se fait que par l'éducation surnaturelle de la Grâce ; la Grâce baignant, trempant toute la poésie, toute la paix, je dirai la retraite des études classiques faites par amour de leur beauté, gratuitement, sans autre souci que de les aimer, pour aimer la beauté divine qu'elles représentent.
C'est là l'idéal obligatoire de l'École chrétienne. Et c'est cet idéal obligatoire qui doit inspirer la digne exhortation du Père chrétien, l'exhortation à laquelle l'adolescent formé à la vertu, mais aussi le fantaisiste et aussi le coupable ne peuvent rien rétorquer :
« Mon enfant, l'essentiel de ta vie, c'est de trouver, puis de remplir la fonction pour laquelle Dieu t'a créé. Tu dois faire partie de la Cité de Dieu. Le but, pour toi, n'est pas d'être heureux, ni riche, mais de préparer l'accomplissement de ta VOCATION. Travaille donc afin que les ressources de ton âme se montrent et te servent de points de lumière.
123:226
Déclare tout de suite à la Vierge Marie que tu ne t'inquiètes pas d'autre chose. Ta Mère et moi, c'est pour ce Royaume que nous nous sommes mariés, pour que vous, nos enfants, y preniez votre place. Nous avons souffert et travaillé, mais rien ne nous a manqué, car Dieu donne le reste, par surcroît Élance-toi donc joyeusement dans le devoir quotidien, cherche dans tes études le goût de la Vérité et de la Beauté. Ce goût, fruit savoureux et principal du labeur. Travaille avec le seul souci de *servir Dieu* et par conséquent la civilisation chrétienne, bien des hommes. Tu trouveras par là sans le chercher, « le seul bonheur permis sur la terre. »
\*\*\*
Seulement, il faut des familles et des écoles où ces choses seront dites. Des écoles que feront les familles. S'il n'y en a pas -- si personne ne parle ce langage, nous sommes perdus.
Mais souffrir intelligemment, c'est espérer.
L. Quenette.
124:226
### Minettes, gaminettes
*Les laides. --* « Laides, elles consternent ! » ([^9]). Laides -- les jambes laides, et laides dans cette mode. C'est l'immense *majorité !* D'une laideur que nous nous plairons à analyser.
Une seule fois, j'ai vu une jeune femme impressionnée par un jugement sur la mode. Ce n'était pas un jugement moral (ce jugement-là, je l'ai dit, l'immense majorité s'en moque). C'était un jugement esthétique et physiologique. « Très peu de femmes, lui dis-je (exprès), ont les membres parfaitement droits. C'est invisible pour les bras. La plupart ne s'en doutent pas pour les jambes. Mais si l'on étend un bras nu comme pour un serment, on peut s'apercevoir du désaccord relatif des os. » Ma jeune femme étendit le bras nu. Elle rougit et dit : « En effet, si c'est pareil pour les jambes ! »
Je me souviens qu'à treize ans, j'assistai pour la première fois à un ballet classique... je trouvais le spectacle bien beau. Or un vieux Monsieur, prés de moi, dit « Il n'y a pas une jambe droite sur dix », et je vis aussitôt qu'il avait raison.
125:226
Ce qui est apparu depuis la mini-jupe (pardons, prenons garde : depuis le compromis que font les dames catholiques avec la mini-jupe) est inimaginable. C'est le défilé des horreurs. La jupe verticale et plissée, ou même droite, couvrant jusqu'à un cinquième du mollet, cette jupe était d'une exquise charité -- elle laissait venir en la démarche, même celle des jambes les moins bien faites, une certaine grâce, car on ne pouvait en évaluer la verticale -- surtout, *on n'y pensait pas.* Non seulement les « mauvaises pensées » d'impureté n'étaient point excitées, mais les supports bénéficiaient d'une bienveillante estimation ; et pour les plus laides, d'une large indifférence.
Relevée, la jupe impose aux yeux toutes les disgrâces de la nature. Au-dessus du genou, en effet, malformations, déformations, cagnes et arcatures sont évidentes. Grosse victoire sur « l'hypocrisie » ! Tout se prépare, pour les deux supports du corps humain, à l'endroit où la cuisse rejoint le genou. C'est là que s'amorce la laideur de toute la construction, comme sa beauté.
Vraiment, avant cette tempête, l'œil n'avait point aperçu, chez les femmes, une certaine forme de misère humaine.
Virgile dit bien cela : Quand une tempête exceptionnelle fait rage, les flots retirés avec force font entrevoir d'horribles rochers, inconnus des navigateurs, *miserabile visu*.
Jamais l'on n'aura plus d'occasions de comprendre que l'habit que veut la pudeur était destiné aussi à voiler, atténuer, arranger les suites déformantes des péchés universels.
D'abord les *jambes* grosses : elles sont légion, même chez les jeunes : graisse et cellulite bien plaquée sur la cuisse, genou à fossettes adipeuses où s'amorce une colonne sans galbe qui suffisait bien, auparavant, à blesser la vue. Mais la graisse, et l'épaisseur, ne sont rien à côté de l'architecture.
126:226
Nous ne savions pas que tant de cuisses, fatiguées de porter le corps, formaient avec le reste un losange lamentable -- les genoux surchargés s'écartent, les tibias rachètent comme ils le peuvent, et voilà pourquoi ces pieds-là marchent tellement en dehors ! On ne l'aurait jamais su.
Vous n'allez pas dire que je manque de charité, que je ris des infirmités, des torsions que la fatigue, la maladie, la maternité ont infligées aux deux colonnes de l'être féminin. C'est la Mode qui est cruelle, ce n'est pas moi ! La Mode dont l'indécence détruit cette charité élémentaire, ce respect tout instinctif qui voile d'invincibles et innocentes déformations.
Moi je ris en effet, avec dégoût et amertume. C'est bien fait ! Qui vous oblige à montrer tout ça ?
L'ignominie de la mode seule ? Alors, c'est bien fait !
J'entendis un jour une femme de 45 ans, assez élégante et déjà court vêtue, annoncer dans un grand dîner « qu'elle aussi, bientôt, adopterait la mini-jupe. -- Tu verras... » disait-elle, mignarde, à son mari. « Moi, dit-il, sombre, j'ai vu -- les autres verront ! »
Il avait vu, je veux bien, cependant je prétends que beaucoup de maris ne savaient pas, avant de les voir trotter dans la rue, que leur femme était tordue. C'est qu'il faut voir marcher les genoux et les cuisses, les voir trotter d'ici de là, pour se rendre compte du port défectueux de la plupart des femmes. Car beaucoup de jambes paraissent droites tant qu'elles n'ont pas chargé leur fardeau, et, découvertes, révèlent à tout œil ce qu'il leur en coûte.
Que de cagneuses et déportées ! que de poils et de varices ! que de bâtons ! que de piliers !
Je vais vous dire une effrayante exhortation que m'a rapportée celle qui en fut l'objet. Elle refusait de raccourcir ses jupes. Alors, sa sœur aînée, jeune mère de quatre enfants : « Si tu crois, lui-dit-elle, que cela ne m'a pas coûté, avec mes varices, de montrer mes jambes. Les premiers temps, ça me faisait vraiment de la peine, -- mais j'ai été courageuse. Tu verras, fais effort, on s'y habitue très bien ! » Langage chrétien, hein !
La mode, pour les dames catholiques, voyons, c'est un devoir de charité. Et pour les yeux du prochain, s'il a un peu de goût, quelle avantageuse mortification !
127:226
C'est que, avant, il y a très longtemps, (bien que ce fût en 1956) on faisait encore attention au visage. En gros, on n'était pas trop distrait du visage, et le visage, c'est l'âme. Ça valait la peine, si l'on n'était pas très bien bâti, d'avoir un gai, aimable, voire joli visage. Aujourd'hui, toute femme, dans la rue -- peu ou prou -- vous invite à la regarder d'abord en « en bas ». Ça va venir, le dégarnissage de l'en haut, ça va sûrement (c'est déjà fait à tout soleil) se faire. Pour le moment, il y a encore des centaines de ces coquines de petites robes serrées, à col presque monté, avec, en bas, des cuisses signalantes qui appellent intensément le regard. Oui, la femme se rend intéressante par là...
Et par là détruit son visage ; je m'explique : Cette tenue, en en bas, de petite girl dévergondée, appelle un visage frais, insolent, provocant. Les pauvres filles aux visages maussades, l'infortunée jeunesse elle-même, droguée, ne le sait pas plus que les dames catholiques quand on va cuisses au vent, il faut rigoler.
Or les dames ont, par là-dessus, leur air de tous les jours. Rien n'est plus grotesque que cette gravité soucieuse de mères de famille au-dessus de ces chairs exposées de l'étage inférieur. Mais l'infortune sans nom, c'est l'âge. De dos : regardez la grosse gamine. Ciel ! elle se tourne : 55 ans sont inscrits sur ses traits, 55 ans indélébiles, définitifs, à cause du contraste, de la déception, si vous voulez. Je vous dis que cela ne s'est jamais vu : une matrone en jupettte, de brusques cheveux gris montés sur cuisses -- l'effet est immanquable -- il faut encore un lustre pour que l'œil s'y fasse.
« Des Mémés court vêtues » c'est affolant. Et rien ne fait vieillir brusquement, je le répète, comme le contraste.
Ces deux moitiés en combat surprendraient un Romain de la Rome d'Auguste, comme s'il voyait pour de vrai un Centaure, homme de torse, cheval de croupe -- une sirène, femme d'en haut, poisson de queue.
128:226
On a envie de leur dire, à ces chères femmes au cœur sérieux dont apparaissent les genoux : « Mon Dieu, mon Dieu, vous que les maternités ont appesanties ou épuisées, dont le visage reflète les vertueuses fatigues et la noblesse d'une vie de dévouement, comprenez, mais comprenez la silhouette qui vous convient ! Respectez ces rides que vos grands fils doivent baiser, ces cheveux gris que vous décolorez au recolorez et qui, naturels, mettraient tant de douceur à votre regard. Ah, que flottent autour de vous, quelques plis descendants, quelque majesté discrète qui appelle « l'affection respectueuse ». Vous perdez, vous gaspillez l'unique et rare beauté des ans sur un visage aimé. Comment peut-on sacrifier de tels biens, pour faire la gamine, pour exposer à tous les yeux vos incapacités à ce rôle infâme... C'est à pleurer ! »
Cette mode perverse est faite, en effet, pour défigurer toute distinction, pour rendre grotesque toute dignité, pour mettre en relief toute infirmité, pour avilir toute expression morale -- pour ravaler tout ce qui n'est pas gamin, voyou, né d'hier, pour classer les générations à l'envers. Le modèle, c'est la gamine, que la grand-mère s'y conforme !
La jupe remontée signale les « croulants » aux rires des « dans le vent ».
\*\*\*
« *Leur impudeur trouble... quand elles sont jolies. *» ([^10]) Mais enfin (c'est vous qui parlez, vous qui m'en voulez) puisque vous le prenez par là, par l'élégance, la grâce, oublions la luxure, la tentation, les mauvaises pensées, suggérées par tant de cuisses trottantes, posées, exposées, mutine en un mot ; ne parlons que beauté, beauté du diable si l'on veut, beauté quand même.
129:226
Eh bien, c'est cela, ne parlons que beauté.
Car enfin, il est de jolies femmes aux jambes ravissantes, aux cuisses longues, juste rondes à point, et quelle grâce dans cette ligne exquise qui, révélée presque de la taille, file jusqu'au bout du pied ; surtout avec le bas nylon, transparent, juste destiné à polir tout en expliquant.
Eh bien oui (parlons en folles) c'est galant, une jolie femme habillée haut.
Bon, vous admettez que cette mode sans charité est abominable pour les mûres, les vieilles, les lourdes, les déviées, mais au moins qu'elle est le fripon triomphe de la perfection physique. Et même que par la saturation oculaire des jolies cuisses, le « trouble » dont parle Jean Ousset se dilue tranquillement.
Autrefois, du temps de Balzac ou de Renoir, alors, oui, le trouble, le choc existait, quand la Parisienne, d'un geste qu'on eût cru éternellement féminin, soulevait (au moyen de la ganse passée à son bras) la longue jupe à tournure et à volants et qu'apparaissait une cheville de déesse et la naissance d'un mollet roulé -- alors, oui, la rareté de ce délicat spectacle, chez des gens frustrés, causait le trouble et le choc. Mais l'indigestion actuelle, loin de troubler les entrailles, les a délivrées. Beau résultat, en effet, que la satiété ait détruit la pudeur ! Que dirait-on d'une langue assez infectée pour ne plus sentir les aliments pourris -- d'une oreille tellement gâtée qu'elle ne réagit plus à la cacophonie. Quand le choc et le trouble disparaissent, le chrétien a renié son baptême, l'homme civilisé a rejoint le barbare, la chair a saturé l'esprit.
130:226
Mais revenons à nos « jolies », aux cuisses impeccables.
Analysons bien soigneusement, au fer rouge.
Dans le hall du bel hôtel Méditerranée à Genève, je vois soudain du bureau de réception sortir une créature de rêve : jeune, les jambes longues, admirablement faites, le bord de jupe à 15 cm du genou... je décris par en bas, en montant, car c'est instinctif, c'est la méthode « d'abord les cuisses », une jupe rouge vif « en forme », juste de quoi voler à chaque mouvement, le corsage ajusté, un amour de petit col -- un visage frais -- la chevelure légère. -- Je somnolais (faites bien attention, j'analyse) et soudain, dans ce décor officiel, à cette apparition, une idée s'impose à moi : cette petite vient faire « son numéro ». Elle est en tenue pour cela. C'est charmant, elle va sauter, virer, s'élancer dans les airs -- je ne somnole plus -- la fille s'approche et sèche, sérieuse, terre à terre, contredisant toute sa tenue de bayadère, elle me dit : « Madame, voulez-vous faire votre fiche ! » -- J'étais si frappée que je me dis : il y a là une révélation -- je la gardai dans mon inconscient.
Elle s'illumina : ce fut un soir d'automne, dans un grand salon familial. La conversation, sérieuse, ménagère, allait bon train. Soudain, à la porte, des voix. « Ce sont les X », dit la maîtresse de maison et me glisse à l'oreille : « Vous ne les connaissez pas, ELLE est superbe. » Alors les X firent leur « entrée ». ELLE était superbe, en effet. Robe rouge encore, la jupe découvrant les plus belles jambes du monde, encore une jupe « en forme » faite pour voler ; des bras de Minerve, nus.
Un Monsieur sérieux, habillé en manager, conduisait cette belle créature. Alors mon pressentiment devint hallucination : Il l'amenait pour un numéro sensationnel, elle allait nous régaler de danse, plutôt de sauts inoubliables -- et je m'avançai pour mieux la voir « travailler ».
131:226
Hélas la belle acrobate tendit la main à la ronde en disant, de l'air le plus pot au feu : « Je suis en retard, ma belle-mère n'en finissait pas de m'expliquer ce point de tricot que... qui... dont... ». Le manager qui l'avait épousée ratifiait sans un sourire. J'étais encore frustrée, mais j'avais compris : *ce costume n'est légitime que pour faire* « *un numéro *». C'est la tenue permise, agréable, légale des histrions, des danseuses, des acrobates et des écuyères de cirque.
C'est aussi, en plus audacieuse, la tenue dégagée de la Diane rapide, la main sur la licorne.
*Mais il faut faire un numéro !*
Le droit de découvrir les cuisses, c'est le devoir de démontrer leur force et leur agilité.
Ce costume, pour les jolies, est donc un costume professionnel. Et voilà pourquoi l'entrée des jeunes couples de ce temps est désopilante, surtout aux enterrements !
Alors j'évoque l'Étoile classique, laborieuse, de Degas, avec le tutu rigoureux, qui cerne d'un cercle pur la verticale sévère des jambes, et le sourire imperturbable appris à la barre, en mesure, au métronome.
Le vieil André Levinson, ce « choréologue », ne s'en laissait pas imposer. A la ballerine charmante, il ne passait rien. Son principe était absolu, je le traduis ainsi : la danse révèle, par une géométrie mécanique exacte, la domination de l'intelligence sur le mouvement. Aussi, après le ballet, impitoyable : « Mademoiselle, disait-il à la plus applaudie, vous nous avez supprimé un battu et volé d'un entrechat. Ce n'est pas sérieux ! »
Quand j'étais petite, on me menait au cirque, nous grimpions sur ces bancs de bois qui sentent la bohème et les gens du voyage, sous le chapiteau de la « Maison » Napoléon Rancy, et là, j'admirais ardemment l'écuyère et la trapéziste.
Cette petite personne, l'écuyère, paraissait justement dans le costume de Madame X, sans cravache, souriante ; et le manager, en habit noir comme Monsieur X, par le couloir qui donne sur la piste, tendu de drap rouge et or, faisait pénétrer la monture magnifique. Alors, évidemment, éclatait la nécessité du costume de Diane.
132:226
Je me souviens surtout d'un merveilleux exercice sur un gros trotteur pommelé : il parcourait la piste avec une régularité parfaite ; l'écuyère bondissait, légère, sur la croupe luisante et dans l'accompagnement du trot régulier, dansait, gracieuse, sur les reins complaisants -- soudain s'immobilisait, posant un seul pied, attentive, rose, toujours souriante, tandis que l'animal continuait imperturbable son rythme pacifique. C'était un déchaînement de jeune enthousiasme tant l'accord de cet esprit et de cette bête était satisfaisant, aisé, reposant.
Justement, l'énergique et courageuse personne, d'une seule détente, assise, puis couchée, semblait dormir sur l'encolure, puis debout, inlassable, en un dernier tour de piste, nous disait adieu.
Venait la trapéziste. Elle se présentait vêtue d'un long péplos de Troyenne. Les machinistes achevaient de fixer là-haut deux trapèzes légers, frémissants -- une échelle de corde les unissait au sol. Alors la chère créature laissait tomber le manteau antique, et elle paraissait en costume de travail : corselet étincelant, chausses collantes, et, au-dessus des genoux : petite jupe rouge. Elle grimpait comme un joli chat jusqu'au trapèze. Quelquefois un filet rassurait la vue, -- mais hélas, la pauvre petite risquait souvent sa vie sans filet pour un gain plus élevé, -- j'étais tremblante et éblouie. La frêle balançoire la recevait deux lignes verticales, une ligne horizontale servaient alors la gloire de ce corps humain maîtrisé, lumineux. Pas un instant le sourire ne quittait le visage, droit, renversé, tournant, pendant. On la voyait, suspendue juste par les pieds nerveux sur les deux extrémités de la barre, imprimer son mouvement à la périlleuse nacelle, et soudain retournée, d'un seul pied elle donnait un certain élan au deuxième trapèze vide.
133:226
Simplement retenue par les mains, l'artiste attendait une mystérieuse synchronisation, alors, les deux poignets délicats et si vigoureux quittaient volontairement leur point d'appui (je priais pour elle). C'était le vide, l'imprévisible, une fraction de seconde, et fidèle, le deuxième trapèze recueillait les deux mains tendues. En un clin d'œil assise, victorieuse, elle lançait un baiser et glissant sur l'échelle, redescendait chez les humains. Les membres merveilleux animaient de nouveau le peplos retrouvé... elle s'en allait, hélas, la belle travailleuse !
Qu'eussions-nous dit si, prenant Maman à témoin de notre enthousiasme, nous l'eussions vue soudain, horreur ! vêtue comme la trapéziste ! Les pauvres enfants d'aujourd'hui ne voient que des mamans trapézistes, qui ne font jamais de trapèze. Car le plus grand malheur, maintenant, le plus profond -- l'inconsolable, c'est que les petits enfants ne *voient* plus de mamans chrétiennes. Chrétiennes, elles le sont, ou croient l'être, elles vont à la messe et même elles prient, et même, maintenant, elles déplorent la Révolution dans l'Église, elles, ont l'horreur des messes casse-croûte et elles en sont pour le célibat ecclésiastique, mais ça ne se voit ni dans leur silhouette, ni dans leur démarche, dans « leur apparition » ;
C'est qu'avec la Mode -- la Dame, la vision de la Dame a disparu, vous comprenez à qui je pense -- à la Dame par excellence, la Mère par excellence, la belle Immaculée, la Dame de Lourdes, la Dame de la Salette, la Dame de Fatima, la Dame Annonciation, la Dame Piéta, le modèle de toutes les mères chrétiennes, l'Élégante souveraine, la silhouette céleste dont la robe atteint les pieds ornés de roses, dont les étoiles et « le croissant fin et pur » de la lune achèvent la toilette -- celle qui apparaissait familièrement au Curé d'Ars et que d'aucuns ont vue, à la sacristie, une dame très distinguée, qui n'était pas entrée et qu'on n'a pas vu sortir -- bref la Dame qui écrase le serpent, -- Celle à qui toute mère baptisée doit obligatoirement ressembler.
134:226
La grande Dame.
Les enfants ne voient plus de « dames ». Pourquoi dit-on encore « Madame » aux jeunes mariées, servantes de la Mode. « Citoyenne » serait mieux ou « Minette ». Gaminette, par exemple.
Mais pas ce nom sacré.
\*\*\*
Les Anciens, les païens aussi, savaient qu'une Mère, une Matrona, une dame, marche dans les plis d'une longue tunique. Je vais encore vous citer Virgile.
Vénus est mère d'Énée. Vous savez que la mythologie sert tantôt le diable, tantôt le pressentiment du Dieu véritable. Ainsi Vénus est démon d'impureté, ou bien mère très digne du Pater Aeneas. C'est à ce titre qu'elle vient au secours de son infortuné fils, après la tempête, quand il erre dans des bois redoutables.
Pour rester inconnue, elle paraît en chasseresse de Sparte ([^11]), je traduis : *suspenderat arcum Venatrix...*
Sa mère vint à lui, marchant dans la forêt,
Avec le port, l'habit d'une vierge spartiate,
Car, selon leur usage, elle avait à la hâte,
Pendu l'arc à l'épaule, à la taille les traits
Et laissé dans le vent flotter sa chevelure.
De Diane chasseresse, elle imitait l'allure
*Et retenait d'un nœud, au-dessus du genou,*
*La grâce de sa robe aux plis flottants et doux*
*Nuda genu, nodoque sinus collecta fluentes...*
135:226
Mais voici quelle simple merveille la fait reconnaître ([^12]) : et avertens rosea cervice refulsit...
Elle détourne alors un visage de roses,
De ses cheveux s'exhale une suave odeur,
*Son vêtement divin reprend sa noble ampleur*
*Les longs plis déroulés jusqu'à ses pieds reposent.*
Elle avance, et son pas nous la fait voir déesse,
Le héros dit « ma Mère » à l'ombre qui s'enfuit,
Puis il la perd des yeux, sa voix seule la suit.
*ille ubi matrem agnovit...*
Le vêtement, abri et chaleur du pauvre corps, le vêtement, voile de pudeur, le vêtement voile d'infirmité, est encore *commentaire de beauté.* Dire qu'il faut rappeler ces choses aux femmes du christianisme, enté sur la dignité gréco-romaine ! La vie de l'esprit qui anime le corps passe dans l'étoffe, fait vivre les plis, fait tressaillir de grâce une écharpe et surtout une longue jupe.
*Et vexa incessu patuit dea...*
*Sa démarche la révèle déesse...*
Il est vrai qu'on ne regarde plus la taille, le port, la démarche. Les jeunes filles se déhanchent et se roulent, plus soucieuses de montrer le nu, quel qu'il soit, que de spiritualiser le mouvement par « la tombée » vivante d'une belle toilette. Elles ignorent cette révélation.
136:226
On le voit quand, pour une comédie, pour une fête, on met une jeune fille dans la noble parure d'Angélique ou de Célimène. C'est un ravissement, elle se regarde entraîner cette gloire charmante en chacun de ses gestes, pourvu que la nature (rarement) ou un dur apprentissage lui permette de « savoir la porter ». J'en ai vu auxquelles la longue robe ou seulement un modeste costume régional enseignait d'emblée une fugitive dignité.
\*\*\*
#### La robe de Jaconas rose
Extrait des « Simples Tableaux d'éducation » de Mlle Monniot (1858)
Ne voilà-t-il pas qu'une fillette dont les dix ans viennent à peine de sonner, ma petite Marie, s'avise, elle si naturelle et si simple jusqu'ici, de prendre... certaines petites manières prétentieuses ! Et pourquoi ? Pour une robe neuve *une robe de jaconas rose* qui lui sied à merveille, et dont chacun lui a fait compliment. Moi-même, j'avais eu la faiblesse, en lui essayant cette robe, il y a huit jours, de m'applaudir tout haut de l'avoir si bien réussie...
Vanité d'ouvrière, vanité de maman. La robe était bien faite, et ma fille me semblait jolie.
La vanité engendre la vanité...
137:226
Le jour où Marie a mis cette robe pour la première fois lui a paru un jour de fête. Elle était d'une gaîté, d'un entrain !... Elle se regardait, du coin de l'œil, dans toutes les glaces -- ce que j'ai feint tout d'abord de ne pas remarquer. Je craignais de *donner corps à ces impressions fugitives, en l'obligeant à* *se les avouer* (Ô FREUD, GRAND IMBÉCILE !). J'espérais d'ailleurs que la réflexion triompherait du premier mouvement... ([^13])
Point ! Ma fille a pris de plus en plus plaisir à contempler et la jolie toilette et la petite personne qui s'en montrait parée (ADMIREZ LA PURETÉ ET LA GRÂCE DU STYLE). Ses amies étant absentes, elle s'est retournée, pour un épanchement insolite, du côté de notre vieille négresse Judith.
-- « N'est-ce pas que cette couleur me va bien ? » lui demandait-elle avant-hier, au moment où j'entrais dans la chambre. Judith commençait un éloge hyperbolique, lorsque, sur un signe de Marie, elle s'est arrêtée court. Ma fille était devenue soudain plus rose que sa robe (PRÉSENCE DE LA MÈRE, RAPPEL DE LA CONSCIENCE).
-- « Que disiez-vous donc à Marie, Judith ? » ai-je demandé.
La bonne négresse a recommencé sa tirade.
-- « Je pense, ma fille, ai-je repris, que tu en sais assez maintenant, sur cette toilette. Nous t'avions tous dit qu'elle est fort jolie ; tu as voulu aussi l'opinion de Judith. Tu vas cesser, sans doute, de t'en occuper ? »
-- « Oui, Maman ! »
Mais les coups d'œil au miroir n'ont pas diminué, non plus que l'air suffisant et les poses maniérées... (CELLES QUE PRENNENT, SOUS L'ADMIRATION GÉNÉRALE, NOS FUTÉES *de quatre ans*).
Mes paroles n'avaient frappé que la surface sans pénétrer dans le jeune cœur où travaille le démon de la frivolité.
J'ai compris que j'userais inutilement mon influence contre le mur d'enceinte -- si promptement élevé parce que l'ennemi trouve toujours, hélas, des intelligences dans la place.
138:226
(QUELLE GRAVITÉ, QUELLE VUE DE FOI ! LÀ OÙ LES « ÉDUCATEURS » 1969 TROUVENT GAMINERIE, MATIÈRE A RIRE ET A EXCITER « L'ENNEMI »).
Et je me suis dit : « employons une ruse de guerre... » (L'ÉDUCATION = GUERRE AU DÉMON. QUI Y PENSE ?) Ne prononçant plus un mot contre la vanité, je laisse ma fillette se pavaner -- secrètement troublée par les observations qu'elle a rejetées et par la gêne de sa conscience ; un peu blasée sur le plaisir, dont la nouveauté s'émousse -- et cependant étonnamment satisfaite encore. (QUELLE ANALYSE, QUELLE VUE de l'âme ! QUEL ART de *comprendre pour veiller !*) J'aurais pu faire mettre de côté la robe ; à quoi cela eût-il servi ? *Ce n'est pas au prétexte, mais à la cause que doivent s'attaquer mes efforts*. J'attendrai... une occasion propice, puis, *Dieu aidant, je tenterai l'assaut*. (ASSAUT, GUERRE, ENCEINTE : LE SÉRIEUX TRAGIQUE DE L'ÉDUCATION... POUR UNE ROBE DE JACONAS ROSE ! MESURONS L'EFFONDREMENT DE NOTRE « PÉDAGOGIE »).
Ce 19 mai. -- Il n'est venu qu'hier, le succès désiré. L'eussé je jamais pu croire, qu'une robe de jaconas me serait un rempart presque inexpugnable ! (MUSIQUE D'UNE LANGUE FERME, CLASSIQUE, HAUTEMENT DISTINGUÉE !) Chaque jour, depuis le commencement de mai, je fais faire à Marie une petite lecture dans « un mois de la Sainte Vierge » ; j'ai l'habitude d'ajouter quelques réflexions qui rendent plus personnelle et plus pratique pour ma chère enfant, l'impression produite. (MÉTIER DE MÈRE, QUI PARLE DE LA MÈRE PARFAITE.) Jusqu'ici, j'avais soigneusement évité toute allusion au but que je souhaitais poursuivre. Mais hier, *l'occasion* s'est présentée d'elle-même. *Nous avions à contempler* la divine Mère sur le Calvaire. Je me suis emparée, pour mon commentaire accoutumé, du texte sacré : « Ils prirent aussi sa tunique ; et comme elle était sans couture et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas, ils se dirent : ne la partageons point, mais tirons au sort à qui l'aura... »
139:226
J'ai dit à ma fille que cette tunique avait été filée -- la tradition l'affirme -- par la Sainte Mère du Sauveur, dans la paisible solitude de Nazareth. « Avec quel amour elle avait dû se livrer à cet ouvrage ! Une mère n'est jamais plus heureuse qu'en s'occupant de ses enfants. Et la Vierge Marie voyait son Dieu dans son Fils... Le respect, l'admiration, l'amour remplissaient on cœur, tandis que travaillaient ses doigts agiles : (ALLEZ, LAISSEZ VOUS EMPORTER, MÉDITEZ, C'EST LE DEVOIR). Ce vêtement, pensait-elle, couvrira mon Fils pendant ses courses fatigantes... Je n'ajouterai pas un seul ornement à cette robe sans couture, mon Jésus ne le voudrait pas. Lui qui prêche aux hommes l'humilité, l'obscurité, qui leur recommande de ne pas plus s'inquiéter de leur parure que les modestes fleurs des champs...
« Ô pauvre tunique dont va se revêtir le Dieu fait homme, si tu pouvais apprendre aux hommes à chérir la simplicité !... Le monde recherche ce qui brille, et mon Jésus passe inconnu. Il est né dans une étable... il cache sa Majesté sous de grossiers vêtements, il se cachera plus complètement sous les ombres de l'Eucharistie. Mon Jésus vit de souffrances, d'humiliations. *De ses vêtements, à Lui, l'on ne parlera que le jour où sa mort* leur aura donné le prix qu'ils n'avaient point. Ma petite Marie, je comprends ton émotion. Telles devaient être les pensées de l'auguste Mère... *Nous avons entendu parler de cette tunique sans couture, parce que le sang de Jésus-Christ l'a rendue plus précieuse que la pourpre des rois.* Quel profit retirerons-nous, ma fille, de ces grandes leçons ? Voulons-nous être les disciples du monde, ou ressembler au divin Jésus ? » (TRIOMPHE DE LA FOI, DE L'ART, DE LA GRÂCE SURNATURELLE !)
Ma fille chérie, hors d'état de me répondre, appuyait son visage sur ma poitrine en suffoquant.
140:226
(AH QUE NOUS LES AVONS DURCIES, NOS FILLES, L'INDÉCENCE LES REND PIERREUSES.)
Enfin, l'explosion s'est faite :
-- « Maman, Maman, vous aviez deviné que je devenais vaniteuse et coquette (CE GRAND MALHEUR DONT SOURIENT AUJOURD'HUI LES DURS CŒURS MATERNELS).
-- « Oui, Maman, j'aurais voulu montrer ma robe à tout le monde... Et pourtant j'avais honte de moi... j'avais de mauvais sentiments : je ne pouvais m'empêcher de penser qu'Émilie et Zoé n'ont pas de robe rose, et d'en être contente tout bas. A l'église, j'ai eu des distractions tout le temps... Vous m'avez avertie, et je n'ai pas suivi vos conseils. (CLAIRVOYANCE ET VIGUEUR DE LA CONSCIENCE.) *Je crois que cette robe me rendait sourde.* (C'EST CELA, *la mode :* MÊME LA PLUS HORRIBLE LES REND SOURDES.) *Si je l'avais eue sur moi aujourd'hui,* Maman, *je n'aurais pas compris* ce que vous venez de dire de la tunique de Notre-Seigneur (ILS ONT FAIT QUE, DÉVÊTUES COMME ELLES SONT, *elles ne peuvent plus* REGARDER JÉSUS-CHRIST).
« Que faut-il que je fasse ? Est-ce que vous ne voudriez pas me reprendre ma robe ? Mais c'est vous qui l'avez faite, je ne peux la mépriser... Quel malheur que vous n'en ayez pas choisi une autre, Maman ! »
A ce débordement d'aveux, de regrets et de reproches, j'ai répondu :
« J'étais fort éloignée de supposer, ma chère enfant, que cette robe produirait sur toi de si fâcheux effets -- je l'ai choisie parce que je la trouvais jolie et que je pensais qu'elle t'irait bien ! »
-- « Mais Maman, a-t-elle interrompu vivement, c'est juste ce que j'ai pensé moi aussi. Alors ce n'est donc pas mal, puisque vous-même... (*tout ce qui suit est pour la jolie et décente robe de jaconas rose ; ce n'est pas pour ces pagnes que je n'ose qualifier entre ces lignes si pures*)*.*
141:226
*--* « Écoute-moi, ma fille. Il n'est pas défendu à une mère de soigner la toilette de ses enfants. C'est même une obligation... je vous habille toujours simplement. Une robe de jaconas n'a rien d'extraordinaire... »
-- « Ce n'est pas le jaconas, Maman, a-t-elle balbutié, c'est *le rose. *»
-- « Le rose était nouveau pour toi... j'ai trouvé naturel le premier mouvement de plaisir. Tu es une enfant... Mais, ce que je blâme, c'est l'excès de ta joie pour si peu de chose. Notre-Seigneur a dit : « Où est votre trésor, là est votre cœur ». Ton trésor serait donc une robe de jaconas rose ? »
-- « Oh Maman, non ! »
-- « Non, ma fille. Ton trésor est placé ailleurs, dans l'amour du bon Dieu, la tendre affection pour tes parents, pour ton frère, ta sœur, tes jeunes amies... Mais alors, *pourquoi tant de pensées à ce que tu n'aimes point* (PUISQUE VOUS HAÏSSEZ LES ERREURS DE CE TEMPS, POURQUOI PORTER SA LIVRÉE AVEC TANT DE SOUMISSION ?)
-- « Je ne comprends pas d'où cela peut venir, Maman. »
-- « Je vais te l'apprendre. (ÉCOUTONS BIEN !) Ce n'est vraiment pas la robe que tu aimes : une futilité qui pare ton corps et ne peut rien pour le bien de ton âme. (NON, CE N'EST PAS CETTE MODE, FEMMES CATHOLIQUES ET SÉRIEUSES, QUE VOUS AIMEZ.) Ce que tu aimes trop, *c'est toi.*
-- « Moi, Maman, oh je vous assure que je me déteste, parce que je vois comme je suis méchante ! »
-- « Si tu te détestais, ma fille, tu ne serais pas enchantée que l'on te trouvât bien. Tu ne ferais pas mille efforts pour obtenir des éloges... Tu n'aurais pas tant de plaisir à te regarder. » (S'AIMER DANS UNE JOLIE ROBE ! MAIS S'AIMER DANS UNE MODE INFÂME !!)
-- « Maman, reprenez ma robe, je vous en prie. Faites en une robe pour Hélène. »
142:226
-- « Je ne suis pas de ton avis, ma fille, ce serait un triomphe du démon... tu t'avouerais vaincue, n'ayant pu porter ta robe de jaconas rose sans que la tête t'en tournât. Je veux que tu t'habitues à mettre une toilette *sans y attacher d'importance.* Prends ce que je te donne. Le mal est dans *l'amour déréglé de soi-même. *»
-- « Maman, j'ai peur de moi. Le moyen le plus sûr, ce serait de me faire porter des robes laides. »
-- « Le moyen le plus sûr, le voici, ma chérie : *dans chacune de tes toilettes, laide ou jolie, rappelle-toi la pauvre tunique du Sauveur.* »
\*\*\*
Heureuse robe de jaconas rose : jolie et décente. Jusqu'où a été *l'amour déréglé de nous-mêmes* de porter le laid et l'indécent par soumission au méprisable.
Respirons le parfum de cette éducation chrétienne !... Je le sais ! Je sais d'où vient notre malheur. Les consacrés dont la chasteté garde nos foyers, les prêtres, ont renié la sainte tunique. Un prêtre qui dépouille la livrée de Jésus-Christ, qui prend pour modèle la livrée du monde, c'est par un mystère poignant, une victoire de l'antique serpent sur la décence et la grâce des mères et des filles.
Mais enfin, dans la trahison multipliée, il faut bien nous sauver. Alors prenez le moyen le plus sûr : en pensée, près de la Mère des douleurs, devant la glace, interrogez-vous durement : « Puis-je, *avec cette robe,* « depuis le haut jusqu'en bas », *honorer la sainte tunique de Jésus-Christ ? *»
\(1970\)
143:226
### « Les Malheurs de Sophie »
*Un véritable traité de pédagogie*
Nous allons partir dans le monde des enfants ([^14]), *la réalité des enfants de toujours*. Avant de vous y faire entrer, je vous prie de lire ces lignes écrites toutes fraîches, dans le chapitre sur l'Éducation du VI^e^ plan, rapportées par l'*Écho de la Liberté de l'Ouest*, janvier 1972 :
« Selon beaucoup (?) la pédagogie pourrait évoluer *d'une façon assez décisive pour que celle de 1985 paraisse plus éloignée de la pédagogie actuelle que cette dernière de la pédagogie d'il y a un siècle. *»
Suivent, commentées respectueusement par H.M. Houard, secrétaire général de l'Université catholique de l'Ouest, les extravagances envisagées pour cette ère glorieuse, les dépenses somptuaires aux intentions d'un enseignement gangrené par la contestation, la marxisation, l'engorgement, la démission des maîtres, le dégoût public et « la centaine d'aumôniers qui se livrent à une action subversive », centaine avouée par M. Marcellin, mal renseigné, car c'est une demi-douzaine de centaines qui œuvrent dans ses lycées ([^15]) sans compter les instituteurs en dépression et en tentation de suicide. « parce qu'ils ne réussissent pas à dominer les maths modernes ». ([^16])
144:226
On rit devant la candeur de l'interprète catholique de ce VI^e^ plan prestigieux qui écrit pieusement : « *Il va de soi* (comment donc !) *que pendant toute cette période, l'enseignement catholique devra s'imposer les efforts correspondants. Le pourra-t-il ? Quand on sait que la participation des familles a atteint le point de saturation... *»
Eh oui, l'esclave n'est pas encore entretenu convenablement par son maître... l'esclave « enseignement libre » prend conscience que ses lendemains ne sont pas gras. Pensez donc l'État envisage un équipement actuel « *qui représentera la somme des dépenses d'équipement de 40 années *». Il a déjà dépassé le budget de 20 années. Quelle manne d'ordinateurs et de télés circuits fermés indispensables pourra-t-il répandre sur les écoles de son fidèle Mgr Cuminal, qui culmine la mendicité pour l'entretien du cadavre confessionnel ?
C'est que, s'il s'agit de parcourir un siècle en 13 ans, il ne faut pas lésiner sur la galette. Nous sommes donc avertis : les enfants des vingt ans d'aujourd'hui seront aux mains (très provisoires) de parents nés 120 ans avant eux, exactement comme si les enfants 1972 étaient brusquement confiés à Mme de Ségur, née Rostopchine...
Pénétrons-nous de la parole prophétique, c'est bien cela « Selon beaucoup, la pédagogie pourrait évoluer d'une façon assez décisive pour que celle de 1985 paraisse plus éloignée de la pédagogie actuelle que cette dernière de la pédagogie d'il y a un siècle. »
\*\*\*
145:226
J'ai pensé qu'il fallait vous emmener pour de bon dans *la réalité* des enfants, dans l'univers où croît l'éternel animal raisonnable, essentiellement le même, l'enfant des hommes, élevé dans les principes chrétiens de la seule civilisation chrétienne.
Il nous faut voir la grâce au travail au sein de la société naturelle des « bonnes familles » où se forment les « bons enfants ». Et justement, je vous prie de me suivre dans le monde équilibré de la Bibliothèque Rose. Oui, c'est bien Madame de Ségur 1860, d'il y a 112 ans, qui nous fera faire une cure de désintoxication.
Je pourrais arrêter les objections, les refus, les plaisanteries sur mon dessein d'archaïsme par quelque démonstration de psychologie rationnelle qui prouverait que : crinolines, calèches, valets, institutrices, bonnes empressées, châteaux, tapisseries, diligences... arithmétique élémentaire, romances et piano n'ont pas produit une génération imperméable à celle de nos enfants. Mais on sourirait, tant est répandue l'absurde théorie que radio, cinéma, télévision, moteurs, informations, lune et ordinateurs nous ont fait concevoir des enfants prodigieux, « enfants de la mathématique moderne qu'on filme avec amour dans leurs écoles bien nettes, couveuses d'une génération qui descend du ciel pour renouveler la face de la terre. » (Marcel Signac.)
Ma démonstration, je la prends justement chez les merveilleux enfants d'aujourd'hui eux-mêmes, dans ce trésor d'expérience où je puise sans cesse et qu'ils enrichissent chaque jour. Les livres de Madame de Ségur font le *bonheur des enfants, filles, et garçons, de 1972.* Ils en écoutent la lecture avec ravissement, l'interrompant par des exclamations qui veulent toutes dire : -- *C'est bien cela, c'est bien nous, c'est bien moi, voilà mon amour-propre, mes mensonges, ma vanité, mes repentirs, mes résolutions, mes jeux, mes joies, mes peines, mes sacrifices, mes vertus, ma vie tout entière*.
146:226
Transmission impressionnante d'émotions, de révélations sur les caractères et sur les âmes, depuis plus d'un siècle. Je trouve dans un enfant d'aujourd'hui mon plaisir ressuscité. Ils choisissent, chérissent et relisent les mêmes épisodes. Et, vérité incroyable pour nos psychologues diplômés, *ils jugent comme nous les jugions la valeur pédagogique des éducateurs :* papas, mamans, bonnes et institutrices, oncles et tantes qui président à la vie de Sophie, de Gisèle, de Paul, d'Auguste, de Léonce, de Camille, de Madeleine.
Mais ce n'est pas les enfants que j'invite aujourd'hui à se plonger dans toute cette collection assainissante, revigorante, salvatrice, c'est vous, Parents. Achetez donc à la Guilde internationale du Disque, Cercle du Bibliophile, 22, rue Cocherel, 27 Evreux, toute la Collection authentique, de rose devenue bleue, et faites une retraite, régalez-vous. Moi je vais m'efforcer maintenant d'exciter votre appétit, de déterminer votre résolution ; j'irai jusqu'à vous dire, en parlant du petit volume des *Malheurs de Sophie* ce que Musset disait du fablier de La Fontaine :
*Ouvrez-le sur votre oreiller*
*Vous verrez l'Aurore se lever...*
*Comme l'antique, il est nouveau.*
Mon attention, en vous conseillant ce bain de jouvence, comprenez-la bien. Vous allez mesurer *en deux temps* les vertus qu'on peut, qu'on doit cultiver dans les enfants *jusqu'à la sainteté.*
Le *premier temps*, ce sera, en effet, les livres vivants de cette éducation chrétienne de bon sens que la Comtesse de Ségur et quelques autres auteurs ont admirablement exprimée au siècle dernier, quand se développait un relèvement chrétien opposé à la voltairienne bourgeoisie Louis-Philipparde, aux années d'Ars, de Lourdes, de la Salette, de la Mère Sophie Barat, de Solesmes et des Buissonnets de Thérèse Martin.
147:226
Mais les familles à tradition chrétienne étaient trop contemporaines de Bernadette, Mélanie, Thérèse, Dominique Savio, pour en ressentir directement l'influence. Elles appliquaient en éducation *un idéal raisonnable de piété équilibrée,* où des pointes d'héroïsme, cependant, dépassaient... C'est le « premier temps », celui qu'aujourd'hui, je veux vous faire goûter.
Et puis, un saint enfant de cette première époque, Beppo Sarto, est devenu saint Pie X. La révélation de la sainteté des enfants, de la sainteté par les enfants s'accomplit en lui. Il est infailliblement inspiré : *c'est l'Eucharistie* qu'il faut donner aux enfants avec l'exemple des saints de leur âge du siècle précédent. L'Eucharistie aux tout petits. La Croisade eucharistique. Alors fleurit dans les familles une sainteté, familière justement, d'un héroïsme simple et quotidien, avec ses merveilles : Lucie, François, Jacinthe de Fatima et ces fleurs de grâce et de sagesse comme Anne de Guigné et Louis Vargues, Roger Pallier, Angèle, Marguerite, etc., etc., tous Croisés d'Eucharistie, qui nous font atteindre 1917, 1928, 1935, 1948, 1950...
Enfin, c'est la troisième période, la nôtre, la Révolution, la croisade diabolique contre les enfants, arrachés à la Messe et à l'Eucharistie par l'hérésie, l'impureté et la profanation. Et notre mission à nous, à vous : former, forger des saints, dans le dur creuset de la persécution, faire étinceler la sainte Messe, la sainte Eucharistie, et par la sainteté, fortifier en pureté intelligente l'immuable nature humaine nourrie de grâces permanentes et nouvelles. Diriger fermement, malgré notre indignité, l'héroïsme latent aux cœurs des enfants dans la voie qui convient à nos cruelles années.
#### Sophie.
Dans une petite préface exquise, Mme la Comtesse de Ségur nous laisse voir que Sophie, c'est elle, et que « les Malheurs » sont une autobiographie d'enfance de l'aïeule.
148:226
« *Grand'Mère, dit-elle, n'a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des histoires vraies d'une petite fille que Grand'Mère a beaucoup connue dans son enfance :*
*Elle était colère, elle est devenue douce,*
*elle était gourmande, elle est devenue sobre,*
*elle était menteuse, elle est devenue sincère,*
*elle était voleuse, elle est devenue honnête,*
*enfin elle était méchante, elle est devenue bonne. *
*Grand'Mère a tâché de faire de même. Faites comme elle, mes chers petits enfants, cela vous sera facile, à vous qui n'avez pas tous les défauts de Sophie.* »
Peut-on plus clairement marquer un dessein pédagogique, en faire valoir la loyauté, et, d'une manière plus humble, l'utilité. Cette enfant supérieurement intelligente a su apprendre, dans sa propre éducation, les vrais principes et la bonne méthode. Nous y reviendrons, mais retenons déjà que l'éducateur apprend à élever dès son enfance, dans sa propre éducation. Corollaire l'enfant mal élevé est en puissance et en expérience un mauvais éducateur.
Donc, le traité de pédagogie intitulé « les Malheurs de Sophie » a une valeur d'authenticité remarquable. Il s'oppose à l' « Émile » de Jean-Jacques, avant tout par le réalisme. Ce n'est point une construction extravagante, gratuite, c'est une réussite vécue. Et ce livre que je dédie aujourd'hui aux grandes personnes, l'auteur l'a modestement *dédié aux enfants* pour leur plaire, et, par noble plaisir, leur apprendre patiemment le gouvernement chrétien de soi-même. Je dis « chrétien ». Je ne dis pas « pieux » et « surnaturel » avant tout. J'ai caractérisé la période.
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Mais c'est bien la morale du catéchisme, la référence à la foi par une autorité maternelle qui vient d'en haut et n'admet ni doute, ni hésitation, base indispensable pour une ferveur plus tendre, pour l'héroïsme des jeunes saints.
La Sainte Vierge interviendra Elle-même dans les foyers prédestinés du petit Jean Bosco, de Thérèse Martin, Dominique Savio, Lucie, Jacinthe, François. Aujourd'hui, nous constatons la solidité du terrain, la netteté des fondements. Exactement ce qui est d'abord et presque définitivement méconnu dans la famille contemporaine.
En effet, j'ai vu plusieurs fois des élans mystiques, des enthousiasmes religieux intenses autour de petits enfants qu'on me disait prédestinés par quelque grâce de choix, dont je ne discute pas l'authenticité, obtenue dans une maladie, un pèlerinage, une neuvaine. Mais je constatais tristement que ces sortes de faveurs s'accompagnaient de faiblesses et de complaisances sur les principes. Il est difficile, de nos jours, de gifler un prédestiné, de traiter d'égoïste et de menteur un petit enfant qui répète (sincèrement) en vous embrassant qu'il veut être le prêtre de Jésus.
Erreurs graves sur les bases, romanesque dangereux. Surtout si l'appel divin est véritable. Il faudrait à ces mamans un stage chez Mme de Réan.
Voici donc notre Sophie, nature riche, comme on dit, d'intelligence, d'imagination, d'orgueil et de convoitises. Les passions germent dru dans *son cœur de trois ans.*
C'est exactement le sujet qui devient un monstre s'il n'est gouverné. Mme de Ségur ne travaille pas dans l'eau de rose. Cependant, Sophie est incroyablement jeune. Elle aura quatre ans à la page 100.
150:226
J'ai lu et entendu beaucoup de faits de cette époque. Ma grand-mère avait trois ans en 1848. Elle m'a souvent raconté qu'elle écoutait passionnément ce qui se disait des batailles de rues et que, grimpée sur une chaise, elle se haussait pour regarder derrière le matelas dont on avait garni la fenêtre par crainte de la mitraille. Son père l'y surprit et la fessée prit place dans ses souvenirs historiques.
Thérèse Martin écrit : « Depuis l'âge de trois ans, je n'ai rien refusé au bon Dieu. »
Impossible de ne pas songer à la petite Immaculée montant résolument les degrés du Temple de Jérusalem : trois ans, dit la Tradition. On sourit : c'est la Sainte Vierge. Mais la petite Thérèse ? Je ne parle pas ici de la sainteté en tant que telle, mais du développement de l'intelligence. Et pour en revenir à la méchante Sophie, je rappelle cette affirmation par le prédicateur d'une retraite de mon enfance, au sermon indispensable sur l'Enfer : « Une révélation, disait-il, apprit à un saint prêtre qu'une petite fille de quatre ans était en Enfer. » Mme de Réan ne craint point d'en menacer Sophie, sans aucune précaution.
Vous voyez bien que, d'emblée, vous entrez dans un monde oublié, où les petits enfants sont traités en humains responsables, dès l'âge de trois ans trois quarts.
En traitant nos petits enfants en *merveilles irresponsables,* nous utilisons deux moyens (« merveille » et « irresponsable ») d'abrutir leur intelligence, de fermer leur cœur, de durcir leur sensibilité.
\*\*\*
151:226
Je crois que le péché principal de Sophie est *l'orgueil.* Toute son éducation sera une *remise en place* continuelle de sa petite personne en face du bon Dieu, du devoir, de l'autorité, de la nature des choses, et de la supériorité des enfants de son âge, plus humbles et plus vertueux qu'elle. L'humiliation, l'abaissement, *les leçons de la vie* lui viendront de toutes parts, le plus naturellement du monde.
C'est que Sophie, pour nourrir son orgueil, possède une imagination étonnante. Elle a « des idées ». Si petite, il lui semble qu'elle raisonne mieux que tout le monde, que ses inspirations, en dépit de tous les conseils, sont infaillibles, et que, si elle va au bout de son désir, chacun rendra hommage à *son idée* du jour.
Ses malheurs, c'est l'histoire de *ses idées*.
Tous les enfants intelligents et gais ont des idées... qui leur paraissent porteuses de bonheur, sources des plus doux plaisirs. Le devoir des enfants, c'est d'aller confier leurs idées à leur maman pour demander la permission de les exécuter. Il ne leur est pas demandé d'en découvrir par eux-mêmes les dangers et les illusions, mais de *croire sans raisonner* l'avis de maman, même s'il apparaît incompréhensible à leurs désirs trop ardents. Sophie ne croit qu'elle-même, tant que le malheur n'est pas arrivé. Devant le malheur, elle s'humilie et croit sa maman. Maman n'obéit point à Jean-Jacques qui dit de laisser Émile à ses « idées » sans un ordre, sans un conseil, jusqu'à ce que le *malheur seul* lui prouve, non sa faute, son péché, mais sa maladresse. Résultat : Émile ne fait pas un seul acte moral. Il expérimente *les choses* à ses dépens, non l'obéissance au devoir. A Sophie, le devoir est ordonné, la défense morale est faite, *indépendamment de toute expérience.* Elle passe outre, l'événement la punit, mais c'est la *désobéissance* qui apparaît grave et d'un autre ordre, bien supérieur *à la mésaventure.*
152:226
Par exemple, Sophie accompagne maman vers les maçons qui construisent un mur. Elle voit « le grand bassin à chaux tout plein ». Une idée germe : « Maman, pourquoi ne voulez-vous pas que j'aille voir les maçons sans vous ? » Et la suite... raisonneuse... : « Mais Maman !... » etc. « La maman l'interrompant : « Voyons, ne raisonne pas tant et tais-toi. Je ne veux pas que tu ailles dans la cour sans moi ! » Sophie baissa la tête et ne dit plus rien. »
C'est à ce moment-là qu'elle commet *le péché :* attachement à l'idée, désobéissance consentie : « Elle prit un air maussade et se dit tout bas : J'irai tout de même, cela m'amuse et j'irai. » Netteté du péché, éblouissante pour les jeunes lecteurs. La suite est exquise. Une image montre Sophie posant, à l'insu des maçons, son petit pied sur le bassin de belle chaux vive bien blanche : « Comme cette chaux est blanche et jolie... Maman ne me laisse jamais approcher. Comme c'est uni... Comme ce doit être... je vais traverser... »
« Le pied enfonce, pour ne pas tomber, elle pose l'autre pied... elle enfonce jusqu'à mi-jambes...
Cris, bonne accourue, les souliers, les bas, les picotements, la fille qu'on emporte en larmes, maman qu'on rencontre, le tablier brûlé de la bonne...
« *Mademoiselle,* je devrais vous fouetter pour votre *désobéissance,* mais le bon Dieu vous a déjà punie par la frayeur que vous avez eue... » Un châtiment, par ce « Mademoiselle, vous... je devrais vous fouetter... ». Maman offensée qui marque froide distance, ne fait pas de sentiment, ne demande pas si « petite chérie, ça pique bien ? ». Un univers de dignité. Mademoiselle, je devrais vous... mais le bon Dieu... Cependant, l'expérience ne suffit pas. Pour que ce « malheur » de Sophie soit éducateur, Maman ajoute :
153:226
« Vous n'aurez donc d'autre punition que de me donner, pour racheter un tablier neuf à votre bonne, la pièce de cinq francs que vous avez dans votre bourse et que vous gardez pour vous amuser à la fête du village. » -- « Sophie *eût beau pleurer, demander grâce* pour sa pièce de cinq francs, la maman la lui prit... ». -- Il n'y a pas *une mièvrerie* dans tout le livre.
#### L'enivrement.
Les enfants se montent la tête et la perdent, en des errements qui peuvent aller loin. Les jeux non surveillés sont terrain d' « idées » à enivrements... Cette griserie aveugle est peinte dans Les Malheurs avec un « mouvement » digne de Balzac. C'est l'histoire barbare des petits poissons. L'occasion en est : un petit couteau, un peu de sel et la surveillance négligente de la bonne. Les animaux jouent un rôle important de victimes dans Les Malheurs. On ne tient pas assez compte de l'attrait qu'ont tous les enfants pour les bêtes. C'est aussi profitable que dangereux. L'animal attire, d'une part, la curiosité, la tendresse, les soins, les caresses, l'engouement des petits -- mais en même temps, leur « volonté de puissance » ([^17]). Après que le bambin a caressé, nourri le chat, le diable lui souffle que cet être *vivant* est à sa merci. Il suffit : le despotisme est en branle vers la cruauté...
Les titres de chapitre sont éloquents : les petits poissons, le poulet noir, l'abeille, l'écureuil, le chat et le bouvreuil, l'âne, la tortue.
154:226
« Sophie aimait les bêtes », assure l'auteur, et pourtant, toutes les histoires de bêtes finissent mal, parce que s'éveille dans la concupiscence une *idée de tyrannie.*
Généralisons : toute faiblesse inspire à l'enfant une « idée de tyrannie » et « libère » (pas besoin de Freud pour le comprendre) une volonté coupable de puissance. Devant les enfants, on peut être tendre, mais on doit *toujours être fort.* « *Cet âge est sans pitié. *»
\*\*\*
« Mme de Réan avait de petits poissons pas plus longs qu'une épingle et pas plus gros qu'un tuyau de plume de pigeon... » On nourrissait les petits poissons. Sophie les aimait beaucoup. Mais papa avait donné à Sophie un petit couteau d'écaille... Elle était tourmentée de couper, couper, avec son joli petit couteau.
Elle coupe amandes, pain, feuilles de salade et obtient du sel pour que la salade soit complète.
Mais, après ce jeu, il lui reste « beaucoup de sel ».
Sophie *n'a plus rien à couper et il lui reste beaucoup de sel.* L'idée fatale apparaît. Or, la bonne, au fond de la chambre, est absorbée dans son ouvrage. Toute l'horrible épopée se passera dans le silence extérieur et le bouillonnement de la cervelle enivrée. Je cite cette page d'anthologie : on admirera l'étonnante progression du drame, dans la pureté et la simplicité du style. C'est une campagne de Russie : un départ de folie, un massacre, la déroute sauve qui peut, la sinistre retraite...
1 -- L'Idée
« Si j'avais quelque chose à saler, je ne peux pas saler du pain... Il me faudrait de la viande ou du poisson... »
155:226
« *Oh la bonne idée !* Je vais saler les petits poissons de maman : j'en couperai quelques-uns en tranches avec mon couteau, je salerai les autres tout entiers ; que ce sera amusant ! Quel joli plat cela fera ! »
2 -- Le crime
« Et voilà Sophie qui ne réfléchit pas que sa maman n'aura plus les jolis petits poissons qu'elle aime tant, que ces pauvres petits souffriront beaucoup d'être salés vivants ou d'être coupés en tranches. Sophie court dans le salon où étaient les petits poissons, elle s'approche de la cuvette, les pêche tous, les met dans une assiette de son ménage, retourne à sa petite table, prend quelques-uns de ces pauvres petits poissons, et les étend sur un plat. Mais les poissons qui ne se sentaient pas à l'aise hors de l'eau, remuaient et sautaient tant qu'ils pouvaient. Pour les faire tenir tranquilles, Sophie leur verse du sel sur le dos, sur la tête, sur la queue. En effet, ils restent immobiles : les pauvres petits étaient morts. Quand son assiette fut pleine, elle en prit d'autres et se mit à les couper en tranches. Au premier coup de couteau les malheureux poissons se tordaient en désespérés ; mais ils devenaient bientôt immobiles, parce qu'ils mouraient. »
3 -- La déroute
Sophie coupe et sale, sale et coupe, elle est grisée, elle ne sait ce qu'elle fait. Je connais un petit garçon qui s'étant enivré ainsi d'un joli couteau neuf coupait, coupait, tailladait, et pour finir, lui, très douillet, coupait d'une large estafilade son propre mollet : le sang coule.
156:226
Sa sœur le voit, sanglote, va supplier la maman ; le coupeur dérouté, dégrisé, accuse la sœur. Maman fait justice, on enlève le couteau cause de folie...
Soudain « Sophie *s'aperçut qu'elle tuait les poissons en les coupant en morceaux ;* (ce qui lui donne l'idée *de regarder* les poissons salés) *elle regarda avec inquiétude les poissons salés,* ne les voyant pas remuer... elle les examina et vit qu'ils étaient tous morts ». Alors, les yeux dessillés devant le désastre, c'est la déroute : « Sophie devint rouge comme une cerise. Que va dire maman ? se dit-elle. Que vais-je devenir, moi, *pauvre malheureuse ? *»
4 -- La sinistre retraite
Aucun repentir, Sophie n'a point alors de lumière morale. Sa conscience est endormie, d'où la piteuse retraite.
« *Comment faire pour cacher cela *?
« Sophie réfléchit un moment. Son visage s'éclaircit, elle avait trouvé un moyen excellent pour que sa maman ne s'aperçût de rien. Elle ramassa bien vite tous les poissons salés et coupés, les remit dans une petite assiette, sortit doucement de la chambre, et les reporta dans leur cuvette.
« Maman croira, dit-elle, qu'ils se sont battus, qu'ils se sont tous entre-déchirés et tués. Je vais essuyer mes assiettes, mon couteau, et ôter mon sel ; ma bonne n'a heureusement pas remarqué que j'avais été chercher les poissons ; elle est occupée de son ouvrage et ne pense pas à moi. »
157:226
Le mensonge, auxiliaire de tout péché ! Les malheurs de Sophie, à tous les chapitres, montrent que les enfants, dans leurs fautes, passent par un aveuglement, une cécité morale qui ne laisse visible que le dégât temporel et la nécessité toute matérielle de le cacher. Le mensonge : refuge.
De cette analyse si lumineuse d'une folie enfantine *coupable,* passons un instant à notre propre cœur. Reconnaissons loyalement les étapes de tout péché, depuis celui du Paradis terrestre : l'idée du plaisir -- la hâte de l'aberration -- la catastrophe temporelle -- le mensonge pour la dissimuler aux autres et à soi-même -- et, si l'on en reste là, l'état de péché peu à peu inconscient.
Je dis qu'un père et une mère qui, dans cet esprit humain-chrétien, méditent les malheurs de Sophie, font en psychologie et donc en *crédit* auprès de leurs enfants, en pénétration de leur conscience, des progrès qui les délivrent, sans qu'ils s'en doutent, de l'immoral fatalisme freudien, dont les quelques remarques justes sont des vols à la psychologie rationnelle, noyés dans le sensualisme révolutionnaire.
Revenons aux pauvres enfants, en pleine déroute, les yeux ouverts sur la catastrophe. Autant ils ont été stupides dans la faute, autant ils deviennent ingénieux dans la dissimulation.
C'est pourquoi *il ne faut pas être absent* au moment où germe l'Idée et sa griserie. La bonne ne pensait pas à Sophie ! C'est qu'elle avait un ouvrage intéressant, et que Sophie *ne faisait point de bruit.* Je déplore, je l'ai dit, que, maintenant, on envoie jouer les enfants seuls, et qu'on ne s'inquiète que des cris, des chutes, des bosses et en général de la casse. Autrefois, c'était un véritable adage : « Plus de bruit, sottise commencée ! »
158:226
Ne croyons pas que le mensonge inventé par Sophie, si petite, fût trop naïf et facile à déjouer. Les dissimulations des enfants sont très ingénieuses ; y aident leur air de candeur naturelle, leurs protestations et, de nos jours surtout, le stupide préjugé qu'ils sont trop petits pour... bien incapables de... etc. Et pourtant, quel éducateur n'a pas connu ces situations où un bambin, par ses mensonges, met l'aréopage des juges dans un inextricable embarras ?
Sophie avait *un alibi.* La bonne témoignera qu'elle n'a pas bougé de sa chambre. Carence de la surveillance.
Je résiste au plaisir de vous citer la page inoubliable où Sophie entend, le nez dans un livre d'images, sa mère rentrer, les allées et venues, la voix qui interroge et qui gronde -- tempête dans son cœur -- La bonne, curieuse, va aux nouvelles. Rapport de la bonne : « Votre maman m'a demandé si vous aviez été dans le salon, j'ai heureusement pu lui répondre... -- « C'est singulier, a-t-elle dit, j'aurais parié que c'est Sophie qui a fait ce beau coup... » -- « Oh Madame, ai-je répondu, Sophie n'est pas capable d'avoir fait une chose si méchante. » etc. « Sophie ne disait rien, elle restait immobile et rouge, la tête baissée, les yeux pleins de larmes. Elle eut envie un instant d'avouer à sa bonne... mais le courage lui manqua... La bonne la voyant triste » multiplie les propos stupides : « Comme vous avez bon cœur !... les poissons s'ennuyaient dans la cuvette... ils ne souffrent plus... etc. ». C'est une bonne négligente et flatteuse qu'on renverra bientôt.
159:226
5 -- Le repentir
La maman a donc l'intuition que Sophie est la coupable. Mais l'intuition se heurte à l'alibi. L'aveu qui marquera le repentir ne peut jaillir que du *fond moral,* vivant dans le cœur de Sophie, de la *formation morale* de Sophie. Il faut donc réveiller l'intelligence par la suite logique de la situation. Si l'alibi est réel, il y a un autre coupable. Le mensonge officieux (pour éviter d'être puni) par sa logique, devient mensonge pernicieux (qui fait punir un innocent). C'est une déduction qu'il faut toujours faire en examen de conscience du mensonge devant les enfants.
Madame de Réan annonce donc à Sophie qu'en dehors d'elle, elle ne voit de coupable que « le domestique Simon, chargé de changer chaque jour l'eau et le sable de la cuvette et qui aura voulu se débarrasser de cet ennui... Aussi, je le renverrai demain ».
« Sophie *effrayée :* « Oh Maman, ce pauvre homme ! Que deviendra-t-il avec sa femme et ses enfants ? »
Si Sophie avait été élevée selon les principes de l'Émile, une telle réaction morale, chrétienne, selon la justice et la charité, n'aurait pas eu lieu...
Voir le fameux épisode « du ruban volé » dans les Confessions de Jean-Jacques... « le ruban me tenta, je le volai... on voulut savoir où je l'avais pris... je dis que c'est Marion qui me l'a donné... Marion, jolie... modeste, douce, bonne fille, sage et d'une fidélité à toute épreuve... je la charge effrontément... elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon cœur barbare résiste... etc. J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie, mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait, après cela, trouvé facilement à se placer... Souvenir cruel... reproche de mon crime... insomnie !... etc. » Malheureux Jean-Jacques, sentimental et perverti. -- Sophie est chrétienne ; l'ivresse du péché dissipée, sa conscience est éloquente, c'est un pécheur chrétien, dirait Péguy.
160:226
« Mais ce n'est pas lui, Maman ! je vous assure que ce n'est pas lui. »
Et Maman, partagée entre l'horreur de voir confirmer son intuition et l'incrédulité :
« Comment sais-tu que ce n'est pas lui... ? Dès demain je le ferai partir. » Sophie, pleurant et joignant les mains : Oh non, Maman, ne le faites pas. *C'est moi* qui ai pris les petits poissons et qui les ai tués. -- Toi ? quelle *folie...* Toi qui aimais tant ces petits poissons, tu ne les aurais pas fait souffrir et mourir ? Tu dis cela... »
Et c'est le merveilleux réquisitoire de Sophie contre Sophie, éclairée sur elle-même. Le moment où il faut que l'éducateur écoute le pécheur, qu'il soit confesseur, ou papa ou maman, ou maître. Moment où il contemple la grâce de pénitence illuminant les profondeurs de la malice humaine. Ces moments-là font pleurer de joie ; le juge chrétien admire la lumière de Dieu dans l'âme et s'humilie intérieurement avec le petit pécheur.
Quelle analyse :
« Non, Maman, je vous assure que c'est moi -- oui c'est moi, je ne voulais pas les tuer, je voulais seulement les saler, et je croyais que le sel ne leur ferait pas de mal. Je ne croyais pas non plus que de les couper leur fit mal, parce qu'ils ne criaient pas. Mais, quand je les ai vus morts, je les ai reportés dans leur cuvette, sans que ma bonne, qui travaillait, m'ait vu sortir ni rentrer. »
Vraiment, les enfants sont inconnus, il faut qu'à la lumière de Dieu, ils s'expliquent eux-mêmes pour que nous sachions dans quelle misère leur faiblesse malicieuse les peut conduire.
161:226
« Madame de Réan resta quelques instants si étonnée » (« je croyais que le sel... je ne croyais pas non plus que de les couper... parce qu'ils ne criaient pas ! »), -- si étonnée fut la maman *qu'elle ne répondit pas.* Elle pense, elle plonge dans le mystère de l'éducation, elle mesure la faute, le « ils ne savent pas ce qu'ils font » et *la réparation* sans défaut de l'aveu absolu.
« Sophie leva timidement les yeux, *et vit ceux de sa mère fixés sur elle,* mais sans colère, ni sévérité...
« Sophie, dit *enfin* Madame de Réan, si je l'avais appris par hasard, je veux dire *par la permission de Dieu* qui punit toujours les méchants je t'aurais punie *sans pitié... *»
Quand l'enfant n'est pas formé chrétiennement et que son cœur s'est durci comme celui de Jean-Jacques, il reste à lui inspirer la terreur d'un châtiment *sans pitié* par une *fonction policière* de découverte que Dieu inspire. Pas de rééducation sans police.
Pour Sophie, il faut seulement recueillir les lumières et les mettre en relief :
« Mais le bon sentiment (expression bien faible, Madame de Ségur l) qui t'a fait avouer... te vaudra ton pardon... tu sens combien tu as été *cruelle* pour ces pauvres petits poissons *en ne réfléchissant pas* d'abord que le sel devait les tuer, ensuite qu'il est impossible de *couper et de tuer n'importe quelle bête sans qu'elle souffre. *»
Pauvre vérité qui vous maudit, vivisecteurs !
\*\*\*
Je laisse aller vos méditations tout le long de ce livre excellent. Peut-être aurai-je eu le bonheur de vous en donner le goût. Allez, parents, humblement votre chemin, dans le bon sens, le long « des idées » et des malheurs de Sophie.
162:226
Arrêtez-vous à l'image prodigieuse de la page 53 où l'art délicieux de Castelli a placé la « coquette » Sophie : « Sophie était coquette, elle aimait à être bien mise et à être trouvée jolie. Et pourtant, elle n'était pas jolie », dit Sophaletta Rostopchine les yeux fixés sur son miroir et sur ses propres portraits d'enfant : « elle avait une bonne grosse figure bien fraîche, bien gaie, avec de très beaux yeux gris, un nez en l'air et un peu gros, une bouche grande et toujours prête à rire, des cheveux blonds, pas frisés, et coupés court, comme ceux d'un garçon »... Balzac, vous ne faites pas mieux en donnant à David Séchard votre grosse tête et vos beaux yeux dorés.
Donc Castelli a gravé notre coquette dans l'enivrement de sa nouvelle idée, sous la gouttière, pendant l'orage, pour faire friser les rebelles cheveux blonds. Cette image mérite l'amour des lecteurs : la grosse gouttière, près du toit, qui gicle en rayons sur le sommet de la tête ronde, cheveux renversés, soumis au brutal traitement de beauté ; les deux pieds sur le bord du caniveau d'écoulement, les deux bras raidis sur la robe un peu retroussée, dans une conviction qui mesure la violence d'une idée, parmi les éléments déchaînés ; on aperçoit, au second plan, une ombre cachée sous parapluie qui fuit l'averse... ombre du banal instinct de conservation. Seul, un petit cocker (race qui, comme chacun sait, n'a pas besoin de vouloir friser pour aimer les douches) tombe en arrêt devant la victime volontaire.
Et l'autre image ! *celle de l'humiliation,* page 57 ([^18]), en deux parties : à droite, Maman en grande toilette, Papa tiré à quatre épingles et le cousin Paul, trois figures égayées pour l'accablement du petit corps trempé, à gauche, en face, cheveux ébouriffés et vêtements collés.
163:226
Regardez-la bien, cette deuxième image, vous qui êtes persuadé qu'il ne faut jamais *humilier* un enfant en public... et aussi l'image du chapitre suivant (p. 66) avec les têtes cocasses des domestiques qui se gaussent de la figure aux sourcils coupés de Mamzelle Sophie (nouvelle idée !). Attention ! Si l'humiliation fait chaque fois grand bien à Sophie, c'est que son cœur, en dépit de ses sottises, est *formé à l'humilité* par l'examen de conscience chrétien, parce qu'elle n'a d'autre mouvement intérieur, au sein de ses malheurs, que cette disposition de bon sens chrétien : « C'est bien fait, je paie ! » La flatterie et l'arbitraire, l'aveugle colère, les compliments du monde n'ont pas touché son cœur. Hélas, le vrai malheur atteindra Sophie quand elle perdra son excellente Maman pour une marâtre imbécile. Elle connaîtra alors la révolte, la contestation et même la rage. (Voir « Les petites filles modèles ».)
La leçon est aisée à tirer. Un enfant chrétiennement élevé, dans une charité ferme, connaît la honte salutaire et, s'il faut la lui mesurer, il ne faut jamais l'en préserver complètement.
\*\*\*
Dans une analyse sérieuse de ce traité d'éducation, je devrais parler de Paul, le compagnon ordinaire des jeux, des idées et des malheurs de l'imaginative Sophie. Paul est un enfant d'élite, étourdi, railleur, taquin, mais un petit héros cornélien d'honneur et de bon sens. Je parlerai donc de lui en même temps que des très naturelles, très édifiantes et très charmantes « petites filles modèles » : car nous allons vers les sommets des enfants et bientôt à leur sainteté.
\*\*\*
164:226
Mais pour vous inciter à méditer ce premier et fondamental chef-d'œuvre, je termine par le plus profond chapitre, le plus chrétien et presque le plus mystérieux. Et il y faudra bien parler un peu de Paul. *Les fruits confits...* Voici donc que vient de Paris par la diligence et par un commissionnaire, un gros colis de « fruits confits et de pâtes d'abricots ». C'est écrit sur le paquet, Sophie est très excitée... « Mais les enfants furent tout attrapés quand ils virent Madame de Réan poser le paquet sur la table et retourner à son bureau pour écrire. »
Éducatrice.
« Demande à Maman de l'ouvrir, dit tout bas Sophie à Paul. « -- Je n'ose pas », répond le bon sens de Paul, « *ma Tante n'aime pas qu'on soit impatient et curieux. *»
Mais, l'incorrigible Sophie :
« Demande-lui si elle veut que nous lui épargnions la peine... etc. »
Oh rouerie féminine !
La Maman :
« J'entends très bien ce que *vous* dites, Sophie, c'est très mal de faire la fausse... quand c'est par curiosité et par gourmandise que... Si *tu* m'avais dit franchement : Maman j'ai envie... je t'aurais permis. Maintenant, je te défends... »
C'est Paul qui tirera, loin du salon, la sage conclusion de cette première étape :
« Voilà ce que c'est que d'avoir voulu *faire des finesses...* Tu fais toujours comme cela et tu sais que ma Tante déteste les faussetés. »
A cette remarque d'or, Sophie éclate de colère :
« Tu veux toujours faire le sage et tu ne fais que des bêtises ! »
165:226
Et le clairvoyant taquin :
« Je ne fais pas de bêtises ; ensuite je ne fais pas le sage. Tu dis cela, *parce que tu es furieuse* de ne pas avoir les fruits confits ».
Psychologie spontanée de l'enfant qui ne ment jamais, comme c'est le cas de Paul : une lucidité que notre mièvre temps appellerait « peu charitable », et je connais des pseudo-éducateurs qui feraient taire Paul en l'honneur de la menteuse gourmande, et qui éteindraient peu à peu cette droiture cornélienne (j'y reviens) de jugement.
Silence, bouderie. Cependant Paul n'en veut plus à Sophie. Il sait que c'est à lui de rompre la brouille. En garçon avisé, sans plus gratter l'amour-propre de sa cousine, il se balance exprès de sa chaise, et tombe exprès par terre.
« Tu t'es fait mal, pauvre Paul, lui dit Sophie.
« Au contraire, répond Paul... puisqu'en tombant, j'ai fait finir notre querelle. »
Voilà Sophie émue, réconciliée. On s'entend, on joue, puis, après le dîner, enfin, Maman ouvre le fameux paquet : douze boîtes de fruits confits. Dans la première boîte, chacun en prendra deux à son choix. Suivons bien, désormais, la passion, tourment de Sophie. Elle hésite, évalue les plus gros : abricot et poire. Maman referme la boîte et la place dans sa chambre sur le dernier rayon d'une étagère... et puis part en visite...
Les enfants jouent devant la maison. Mais Sophie est obsédée par les fruits confits : « *Je suis fâchée,* dit-elle, de n'avoir pas pris d'angélique, ni de prune (envieuse ! c'est ce qu'avait pris Paul), ce doit être très bon.
« Oui, c'est très bon, dit Paul, tu en prendras demain. N'y pense plus », ajoute le perspicace psychologue, « *crois-moi,* et jouons. »
166:226
Le jeu consiste à remplir d'eau un bassin fait de leurs mains. La terre boit, il faut en remettre toujours. Paul glisse, renverse l'arrosoir, doit aller se changer. Voilà Sophie toute seule, le diable avec elle. Et voilà Mme de Ségur dans un souvenir qui a marqué ses quatre ans. L'accent d'authenticité en est saisissant. C'est le début d'un grand événement moral : « Sophie resta près du bassin, *tapotant l'eau avec sa petite pelle,* mais ne pensant ni à l'eau, ni à la pelle, ni à Paul. Hélas, Sophie pensait aux fruits confits. » La tentation était là. Ah, comme les enfants sont captivés quand la lectrice en arrive à ce fatal moment, ce fatal moment humain ! « Elle pensait à l'angélique, aux prunes, elle regrettait de ne pas pouvoir en manger encore, de n'avoir pas goûté à tout. Demain, pensait-elle, maman m'en donnera encore, je n'aurai pas le temps de bien choisir... » L'idée, nourrie de gourmandise, se lève comme une flamme. « Si je pouvais les regarder d'avance, je remarquerais ceux que je prendrais demain... » Le mouvement d'ivresse est né, rien ne l'arrêtera. Mais il est comme retenu, mesuré, dans ses premiers temps. « *Je ne veux que regarder* pour choisir »... jusqu'à ce que la vue entraîne le goût et fasse tout perdre. Sophie est d'une nature *dont les appétits sont puissants et tenaces.* « Quand elle voyait quelque chose qui lui faisait envie, elle demandait, redemandait... Si sa Maman, toujours refusant, la renvoyait, elle y pensait toujours et répétait :
« *Comment faire pour avoir ce que je veux ? j'en ai envie,* il faut que je tâche de l'avoir. » (chap. XVIII : la boîte à ouvrage, p. 173) De là viendra, pour aujourd'hui, notre conclusion générale.
Revenons à notre Sophie seule avec l'image lancinante des fruits confits et le démon :
« Si je pouvais les regarder d'avance, je remarquerais ceux que je prendrais demain... *Et pourquoi ne pourrais-je pas les regarder ? *»
167:226
Comprenez-vous que lorsque la *curiosité*, la *convoitise* est ainsi allumée dans un enfant, *le pire des procédés est de la satisfaire*, soit en le fournissant de friandises, soit en le fournissant d'explications embarrassées à partir des graines de platanes ou de haricot. Méconnaissance complète de l'ascèse et de la concupiscence. Légitimer la gourmandise, ou la sensualité, c'est mettre les âmes dans le feu. Que faire alors ? dites-vous. Prenez patience. Pénétrez-vous de ce premier manuel de gouvernement que je vous propose aujourd'hui. *Pour diriger le cœur des enfants, il faut le recueillement d'une méditation quotidienne.* L'improvisation est catastrophique.
« Voilà Sophie, bien contente de son idée (le péché du plaisir est précédé d'exaltation).
« Voilà Sophie... qui court à la chambre de sa maman et qui cherche à atteindre la boîte... ne peut... pense au fauteuil... le pousse, grimpe dessus, atteint la boîte, l'ouvre et regarde avec envie les beaux fruits confits. Lequel prendrai-je *demain ?* dit-elle. Elle ne peut se décider, c'est tantôt l'un et tantôt l'autre. Le temps passait pourtant, Paul allait bientôt revenir... »
Vous admirez la fluidité exquise de style si simple, qui suit le mouvement même de l'âme... je n'ose plus dire de l'âme enfantine, tant c'est l'âme humaine de tous les âges.
Le diable a fourni à Sophie *un passeport légitime* au péché. Elle ne veut, croit-elle, que regarder, *se renseigner pour plus tard,* au cas où... pour être plus à même de... En plein péché où elle est maintenant, l'illusion de son « intention » l'aveugle encore.
« Que dirait-il (Paul) s'il me voyait ici ? *Il croirait que je vole* les fruits confits, et *pourtant, je ne fais que les regarder... *»
168:226
Et c'est la débâcle... dans ce mouvement de désagrégation de la conscience auquel les enfants assistent, palpitants, parce qu'ils s'y reconnaissent acteurs, victimes, roulés par l'esprit mauvais. Même s'ils rient, c'est en témoignage que c'est trop vrai.
« J'ai une bonne idée : si je grignotais *un tout petit morceau* de chaque fruit, je *saurais le goût* qu'ils ont tous, je saurais quel est le meilleur, et personne ne verrait rien, parce que j'en mordrais si peu que cela ne paraîtrait pas. » (page 131)
« Et Sophie mordille un morceau d'angélique, puis un abricot, puis une prune, puis une noix, puis une poire, puis du cédrat, mais elle ne se décide pas plus qu'avant.
« Il faut recommencer, dit-elle.
« Elle recommence à grignoter, et recommence tant de fois qu'il ne reste presque plus rien dans la boîte. Elle s'en aperçoit enfin : la frayeur la prend. »
Scherzo classique de la troisième partie : la naïve déroute, sans alibi, sans chance, cette fois. Panique plutôt que retraite.
« Mon Dieu, mon Dieu ! qu'ai-je fait ? dit-elle. Je ne voulais qu'y goûter, et j'ai presque tout mangé. Maman va s'en apercevoir dès qu'elle ouvrira la boîte ; elle devinera que c'est moi. Que faire, que faire ? Je pourrais bien dire que ce n'est pas moi ; mais maman ne me croira pas... Si je disais que ce sont les souris ? Précisément, j'en ai vu une courir ce matin dans le corridor. Je le dirai à maman ; seulement je dirai que c'était un rat, parce qu'un rat est plus gros qu'une souris, et qu'il mange plus, et, comme j'ai mangé presque tout, il vaut mieux que ce soit un rat qu'une souris. Sophie, enchantée de son esprit, ferme la boîte, la remet à sa place et descend du fauteuil. Elle retourne au jardin en courant, à peine avait-elle eu le temps de prendre sa pelle, que Paul revint. »
169:226
Présence de Paul, comme on dit, après présence de Satan. Le bassin est vide.
« Donne-moi ta pelle... Ta pelle est toute poissée, elle colle aux doigts. Qu'est-ce que tu as mis dessus ? »
« Rien », répond la pécheresse, « rien, je ne sais pas pourquoi elle colle. » Et Sophie court plonger ses mains dans l'arrosoir. Étonnement de Paul. Les yeux de Paul :
« Quel drôle d'air tu as... *On dirait que tu as fait quelque chose de mal. *»
Sophie troublée, furieuse.
Paul : « Comme tu te fâches !... »
Lucidité enfantine de Paul : transparence rationnelle de l'âme à souhaiter à tant de parents distraits !
C'est, à mon avis, du livre, l'épisode majeur. La solution en sera prise d'en Haut, surnaturelle, par une grâce de choix, cependant toute simple pour qui sait le racinement de la foi dans un cœur d'enfant chrétien.
Sophie s'endort sur son péché. Et elle eut un rêve que nos gens d'aujourd'hui appelleraient mystique et que je définirai positivement : grâce actuelle de la bonté divine quand l'âme sait bien son catéchisme. Elle vit un jardin riant, plein de fleurs et de fruits merveilleux où, malgré son ange gardien, elle entra pour voir qu'en effet, les fleurs et les fruits de belle apparence étaient empoisonnés. L'ange, un ange énergique, aux muscles solides, l'attend à la porte, car il faut qu'elle renonce librement aux charmes trompeurs du mauvais jardin, enfin, elle consent et, d'une poigne ferme, l'ange l'entraîne au chemin escarpé, âpre, montant, rocheux, qui conduit au Ciel.
« Les premiers pas lui parurent difficiles, mais plus elle avançait, plus le chemin devenait doux... »
170:226
Mme de Ségur se plaît à décrire en détail l'une et l'autre démarche, parce qu'elle connaît les enfants et qu'elle sait que ces descriptions ne leur paraissent jamais longues.
\*\*\*
Sophie, au réveil, est tellement frappée, qu'elle court chez sa maman, lui raconter son rêve et lui en demander l'explication. Tellement frappée, dit la connaisseuse de l'enfance, qu'elle en a oublié les fruits confits.
Mais maman y pense.
Elle explique : *Il faut, le bon Dieu le veut,* prendre le chemin raboteux où *l'on se prive* des choses agréables *qui sont défendues,* sinon *c'est l'Enfer.* Mais le chemin dur devient plus doux à mesure qu'on marche, c'est-à-dire *qu'à force* d'être obéissant, doux, bon, on s'y habitue tellement que cela ne coûte plus d'obéir, « *de ne pas se laisser aller à toutes ses volontés *»*.*
Mme de Réan fera notre conclusion. Mais, avec elle, délivrons Sophie de ses remords réveillés :
« Tu as quelque chose à avouer, Sophie... »
« D'une voix tremblante... Sophie avoua à sa maman... » Elle dit aussi l'invention du rat. Et maman lui demanda si les rats poussaient les fauteuils, ouvraient et fermaient les boîtes... Elle lui montra l'avantage d'un aveu bien complet. Et ainsi, ne la fouetta pas. Elle ne lui infligea « d'autre punition que de ne pas manger de fruits confits tant qu'ils dureront ». Et il y en avait encore onze boîtes ! Mais la tentation était partie, restait le goût du repentir et de la pénitence.
(1972-1974)
171:226
### Le Rosaire de "Laetitiae sanctae"
*Prière pour la France\
et pour toutes les patries menacées*
*En 1974, nous avions publié* « *l'encyclique sociale de septembre *»*, sans autre précision chronologique, en ajoutant qu'elle était complètement passée sous silence et oubliée. Nos lecteurs la trouvèrent parfaitement actuelle. Ils l'auraient regardée d'un œil plus blasé si nous avions annoncé tout de suite que c'était l'encyclique* « *Laetitiae sanctae *» *de Léon XIII, datant du 8 septembre 1893, sur le Rosaire comme source des remèdes aux maux dont souffre la société moderne. Les plus anciens et les plus attentifs de nos lecteurs la reconnurent, car nous l'avions déjà publiée une première fois dans notre numéro 38 de décembre 1959. Les autres, l'ayant lue avec une curiosité entière, comme si elle était nouvelle, découvrirent eux-mêmes qu'il s'agissait bien d'une* « *encyclique sociale *» *d'une importance majeure ; d'un ton et d'une substance fidèles à la tradition chrétienne, mais inconnus dans les textes* « *sociaux *» *officiels de l'Église post-conciliaire.*
*J. M.*
COMBIEN IL FUT OPPORTUN de rappeler brusquement cette encyclique LAETITIAE SANCTAE du 8 septembre 1893 sur le Rosaire de Marie, remède aux maux qui sévissaient alors et qui nous tuent maintenant ! Quand ITINÉRAIRES a publié cette encyclique que nous avions oubliée, il est bien vrai que « nous l'avons reçue comme la source inattendue rencontrée au milieu du désert ».
172:226
C'était la semaine de l'élection présidentielle : le désert, en effet, aux cœurs français.
Nous voulions supplier pour la patrie. Nous préparions avec les enfants deux nuits d'adoration. Je tenais cette source fraîche et ardente à la fois. Vite, les yeux sur le texte, je tirai pour notre Rosaire nocturne une petite méditation de chaque mystère afin de soutenir la ferveur, devant l'ostensoir, des petits et des grands. Tout dans cette *Laetitiae sanctae* répondait aux besoins de nos âmes angoissées. C'était exactement ces grâces-là que nous demandions pour la France et pour toutes les patries menacées.
Je pense, aujourd'hui, que la modeste « mise en chapelet » de cette encyclique indispensable pourrait rendre service aux familles qui, chaque jour en vacances, égrènent au moins cinq dizaines du Rosaire de Marie.
Je laisse à mon texte l'actualité d'inquiétude de ces semaines de mai dont les menaces, à peine conjurées, ne font que se préciser aujourd'hui.
\*\*\*
Nous devons supplier Notre-Seigneur Jésus-Christ pour la France, par l'intercession de la Sainte Vierge Marie.
Le péril est très grand. C'est la révolte contre l'autorité de Dieu pour faire l'homme dieu et obéir à la parole de Satan : vous serez dieux ; c'est-à-dire esclaves du démon, sous le gouvernement communiste.
173:226
Mais la France est fille aînée de l'Église. Elle fut patrie d'innombrables saints. Maintenant encore, beaucoup de saints inconnus se sacrifient pour elle. Elle peut être sauvée par les mérites de Notre-Seigneur et de sa Sainte Mère, si nous adorons et supplions avec fidélité.
\*\*\*
Nous prions pour que le gouvernement de la France n'arrache pas à Dieu les familles, les pères, les mères et les enfants. Le gouvernement et les lois d'un pays doivent obéir au Décalogue. Les meilleurs citoyens doivent s'unir pour donner et maintenir le véritable bien commun de tout le peuple.
Demandons à Dieu des hommes qui comprennent ces vérités. Demandons de les comprendre nous-mêmes de tout notre cœur.
Je crois en Dieu ; -- Pater ; -- 3 Ave ; -- Gloria ; -- la prière de Fatima.
#### MYSTÈRES JOYEUX
Trois grands malheurs, dans les esprits et dans les cœurs, détruisent le bien commun temporel :
1\) la répugnance pour une vie modeste et laborieuse ;
2\) la haine de la souffrance ;
3\) l'oubli des biens futurs, objet de notre espérance.
Nous allons demander la guérison de ces maux par le Rosaire de la Très Sainte Vierge.
174:226
Les Mystères joyeux nous apprendront comment il faut aimer une vie modeste et laborieuse.
PREMIER MYSTÈRE : l'Annonciation. La Sainte Vierge, toute pure, dans la pauvre maison de Nazareth, accepte avec une sainte obéissance d'être la Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole ! »
Aujourd'hui, nous déplorons une affreuse maladie sociale : le mépris des devoirs et des vertus qui honorent une vie simple et ordinaire. De là vient dans les familles que l'obéissance naturelle est effrontément refusée par des enfants qui ne supportent plus aucune discipline austère et ferme.
La Sainte Vierge, élevée au-dessus de toutes les créatures, ne considère que le devoir de l'humble servante sans réclamer le *moindre avantage personnel* pour une si haute dignité.
La simple vie de Nazareth, voilà sa vie, sans étonnement et sans réclamation.
DEUXIÈME MYSTÈRE : le Magnificat de Notre-Dame. Aujourd'hui, la France et le monde entier sont dans le danger le plus grand parce que chacun réclame un rang supérieur à sa condition. C'est la tyrannie de l'envie. C'est le bien du prochain que l'on désire jusqu'à vouloir le partage de toute propriété et la haine entre les classes sociales. On bouleverse tout ordre, toute harmonie. Les cœurs sont tourmentés de discordes et de jalousie ; chacun se croit injustement traité, s'en prend à la paix par la révolte et résiste à toute autorité.
175:226
La Sainte Vierge, près de sainte Élisabeth, chante le bonheur des humbles, des petits dont toute la joie est d'être serviteurs de la volonté de Dieu, aimés de Lui, enfants d'un Père plein de miséricorde, et descendants de pieux ancêtres et de parents fidèles à la Tradition.
TROISIÈME MYSTÈRE : la naissance de Jésus et la vie de la Sainte Famille.
Que l'on contemple la crèche de Bethléem, ce lieu trois fois saint de la pureté, de la sagesse et de la simplicité, recevant Dieu incarné dans notre malheureux monde. Regardons Nazareth, ce domicile naturel et surnaturel de la sainteté. Quel exemple pour la vie quotidienne ! Quel modèle parfait de la société familiale ! C'est le règne, en effet, de la simplicité et de la pureté des mœurs, la permanente union des cœurs, point de désordre, des égards mutuels ; enfin l'amour, non point un amour de grimaces et de mensonge mais l'amour attentif à rendre service.
QUATRIÈME MYSTÈRE : le travail dans la Sainte Famille, la Présentation au Temple.
Nazareth, c'est l'application à subvenir aux besoins de la vie, mais « à la sueur du front » comme ceux qui, sachant se contenter de peu, travaillent davantage à diminuer leur pauvreté qu'à augmenter leur avoir. Sur tout cela règne une parfaite paix du cœur, une joie de l'âme : l'une et l'autre accompagneront toujours la conscience du devoir accompli.
Mais il faut obéir aux lois traditionnelles de la religion et aux coutumes légitimes. La Sainte Famille ne s'y dérobe pas. Les plus pures, les plus saintes des créatures saint Joseph et sainte Marie, l'Enfant Divin nous donnent l'exemple de la modestie et de l'effacement, de l'exactitude dans l'accomplissement des devoirs et peu à peu la méditation de leurs vertus réforme notre intelligence et notre volonté.
176:226
CINQUIÈME MYSTÈRE : le recouvrement au Temple ; les épreuves et les joies dans la volonté de Dieu.
Toute la vie familiale en chacun de ses membres doit être regardée comme une sainte charge de la volonté de Dieu. Chacun en effet doit être « aux affaires de son Père céleste » comme Notre-Seigneur Jésus-Christ et « conserver sa sainte parole dans son cœur » comme Notre-Dame. Alors les charges de chacun n'apparaissent plus méprisables et ennuyeuses, on s'y intéresse et on s'y attache, on y trouve une joie, et la conscience en sera plus forte pour faire le bien. Les mœurs s'adouciront à tous égards ; l'intimité familiale connaîtra l'amour et la paix ; les relations avec le prochain auront beaucoup plus de déférence et de charité. Et si cette réforme s'étend aux cités, au peuple tout entier et aux institutions, quel profit manifeste pour le bien commun !
#### MYSTÈRES DOULOUREUX
PREMIER MYSTÈRE : l'Agonie.
Le deuxième grand malheur de notre société qui pervertit de plus en plus les âmes consiste à *refuser la souffrance*, à écarter avec colère les contradictions et les difficultés. La plupart des hommes ne regardent plus la paix et la liberté de l'âme comme la récompense de celui qui accomplit son devoir sans se laisser abattre par les périls ni les peines ; ils se représentent une société où il n'y aurait que des plaisirs. Désirer ainsi le plaisir à la place du bien et de la volonté de Dieu, c'est anéantir les caractères, au moins les affaiblir et les livrer au péché.
C'est cet esclavage affreux qui a produit l'Agonie de Notre-Seigneur, la sueur de sang et la sainte acceptation de la Passion et de la Croix : « Que Votre Volonté soit faite et non la mienne. »
177:226
DEUXIÈME MYSTÈRE : le jugement, les soufflets, les crachats, la flagellation.
Le plus grand secours pour raffermir les âmes et auquel il faut s'appliquer dès le plus jeune âge, c'est la contemplation silencieuse et, douce de la sainte Passion. Nous y...voyons Notre-Seigneur « l'auteur de notre foi, qui la mène à la perfection » joindre l'action à la parole, afin que nous trouvions en Lui des exemples de son enseignement sur la patience dans les épreuves et les souffrances. Il a voulu endurer Lui-même les peines les plus difficiles à supporter : l'angoisse qui Lui donne une sueur de sang ; nous Le voyons enchaîné comme un malfaiteur, subissant le jugement des plus mauvais, cruellement outragé, -- accusé de crimes qu'Il n'a pas commis. Nous Le voyons flagellé...
TROISIÈME MYSTÈRE : le couronnement d'épines.
Celui qui donne à de tels exemples non pas un simple coup d'œil mais une méditation fréquente, brûle du désir d'imiter notre Roi couronné d'épines.
Que la terre soit maudite au chrétien, couverte de ronces et d'épines, que son esprit soit accablé de misères et son corps de maladies ; il n'y aura rien, ni la méchanceté des hommes, ni la colère des démons, il n'y aura aucun malheur privé ou public dont sa patience ne finira par triompher.
178:226
QUATRIÈME MYSTÈRE : le Chemin de Croix.
Notre-Seigneur est jugé indigne de vivre, condamné à mort sur les clameurs de la foule ; et à la mort de la Croix. Le propre du chrétien est de faire et de supporter beaucoup, *facere et pati fortia christianum est,* car personne ne saurait être vraiment chrétien en se dispensant de suivre Jésus dans sa Passion.
La vertu de patience n'est pas la vanité d'une âme endurcie à la douleur ; la vertu de patience prend modèle sur Jésus qui « au lieu de la joie qui lui était promise, endura une croix dont Il méprisa l'infamie ».
CINQUIÈME MYSTÈRE : *Jésus meurt sur la croix.*
Il est cloué à la Croix et un glaive de douleur transperce le cœur de Sa très sainte Mère, afin qu'elle devienne et qu'elle soit appelée la Mère des Douleurs.
Le chrétien, après avoir demandé à Dieu le secours de Sa grâce, ne récuse aucune souffrance mais, si grande soit-elle, la considère comme profitable.
Le catholicisme a toujours eu et a toujours, en tous lieux et dans toutes les classes de la société, des hommes et des femmes qui, mettant leurs pas dans ceux du Christ Notre-Seigneur, supportent avec un courageux esprit surnaturel les injures et les amertumes, redisant avec l'apôtre Thomas, en acte plus encore qu'en paroles : « allons, nous aussi, et mourons avec lui ».
Que de tels exemples se multiplient pour le bien de la société, pour la vertu et la gloire de l'Église.
179:226
#### MYSTÈRES GLORIEUX
PREMIER MYSTÈRE : la Résurrection.
Le troisième malheur de la société auquel il faut porter remède est celui qui est le plus visible, le caractère même des hommes de notre temps. Dans les siècles précédents, même quand on aimait trop passionnément les choses de la terre, on n'avait cependant point un mépris total pour les choses célestes : les plus sages des païens regardaient la vie présente comme un lieu de passage et non comme une demeure définitive.
Aujourd'hui, bien qu'ils aient été formés par le christianisme, les hommes poursuivent les biens périssables de la vie présente comme s'ils voulaient non seulement écarter mais bien effacer tout souvenir d'une patrie meilleure dans le bonheur éternel.
La Résurrection de Notre-Seigneur, gage et promesse de la nôtre, révèle les biens que notre œil ne peut apercevoir, mais dont nous savons par la foi que Dieu les a préparés pour ceux qui l'aiment. Nous y apprenons que la mort n'est pas l'entrée dans le néant, mais le passage d'une vie à une autre.
DEUXIÈME MYSTÈRE : l'Ascension.
« Nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, mais nous recherchons celle qui est à venir » (Hebr. XIII). Beaucoup s'imaginent que la préoccupation des choses futures détruit l'amour de la patrie terrestre et arrête le progrès politique et social. C'est tout à fait absurde. La nature des biens que nous espérons ne détourne pas l'esprit humain du souci des choses présentes.
180:226
Jésus lui-même nous a ordonné de chercher le royaume de Dieu en premier lieu, mais non point de mépriser tout le reste. L'usage des biens présents et les satisfactions honnêtes qu'ils procurent en récompense de la vertu, -- et surtout la civilisation chrétienne qui entre en communion avec la cité céleste, -- tout cela n'a rien de contraire à la raison et au dessein de Dieu. Dieu est l'auteur de la nature et de la grâce. Il veut qu'elles soient unies pour nous conduire plus aisément au bonheur éternel pour lequel nous sommes nés.
TROISIÈME MYSTÈRE : la descente du Saint Esprit.
Le Saint Esprit, par son Église, nous instruit de tout ce que Notre-Seigneur est venu enseigner. Il nous rappelle sa promesse : quand Jésus est monté au Ciel, Il a dit : « Je vais vous préparer une place ». Ceux qui n'aiment qu'eux-mêmes et leur plaisir perdent leurs pensées dans les choses périssables, perdent l'éternité de vue et tombent au dernier degré de l'ignorance et de l'indignité. Il en est d'eux comme si Jésus-Christ n'était pas venu, et que l'Église n'ait rien enseigné. Dieu ne saurait infliger à l'homme un châtiment plus grave que de le laisser toute sa vie poursuivre les plaisirs dans l'oubli des biens éternels.
QUATRIÈME MYSTÈRE : l'Assomption de la Sainte Vierge. Mais nous, nous savons que notre Maître et notre Sauveur nous attend au Ciel, et que la Sainte Vierge, près de-Lui, intercède pour nous. Nous sommes consolés : nous pensons qu' « une tribulation passagère et superficielle nous charge d'une gloire éternelle ». En vérité, telle est la seule manière d'unir le temps présent et l'éternité, la cité terrestre à la cité de Dieu, telle est la seule manière de former des âmes fortes et nobles.
181:226
CINQUIÈME MYSTÈRE : le couronnement de la Sainte Vierge.
Un temps viendra où « Dieu sèchera toute larme de nos yeux, où il n'y aura plus de deuil, ni de gémissement, ni aucune douleur » mais où nous serons toujours avec Dieu, semblables à Dieu, parce que nous Le verrons tel qu'Il est, rassasiés de Sa joie, concitoyens des saints, en communion avec la Reine du Ciel, la bienheureuse Mère de Dieu.
Ces méditations donnent à l'âme une sainte flamme et lui font répéter : « Que la terre me paraît vile quand je regarde le ciel. »
Si les chrétiens unissent ainsi la terre au ciel, si beaucoup d'âmes chrétiennes s'élèvent dans cette foi avec force, la société retrouvera sa dignité et sa grandeur : le vrai, le bien et le beau y fleuriront, à l'image et ressemblance de Celui qui est le principe et la source éternelle de toute vérité, de toute bonté, de toute beauté.
\(1974\)
182:226
### Dernière lettre à un ami
La sévère intervention chirurgicale de 1971, qui lui donna six années de survie, était risquée et pouvait lui être fatale. C'est pourquoi c'est en 1971 que Luce Quenette écrivit son testament, que l'on trouvera plus loin. Elle prépara aussi quelques lettres pour être postées après sa mort. Ces lettres de 1971 ne furent donc envoyées qu'en 1977. En voici une, que son destinataire a communiquée à ITINÉRAIRES.
... Ami, ces lignes que si je suis morte, pour vous remercier de la lumière de votre intelligence, de votre fidélité à votre grâce qui a nourri mon esprit, et de cette amitié, trésor de force et de charme, que j'ai reçue avec étonnement, savez-vous, une jolie merveille de Dieu, imprévue.
183:226
Dans le désir effrayant de vivre et que la grâce a vaincu, il y avait une bonne place pour cette amitié d'or. Puisque je suis morte, je vous dirai que, tout d'un coup, quand je n'y comptais plus, c'est vous qui avez réveillé une voix de poésie, quelque chose sacrifiée dont j'étais capable, et que je croyais perdue.
J'y ai puisé un fameux courage et je rêvais de travailler beaucoup, de chanter *non moriar, sed vivam et narrabo opera Domini...* dans le combat où vous me montriez ma petite place.
Alors, je vous lance mon sacrifice, puisque c'est cela que Notre-Seigneur voulait. Qu'il serve un peu à cette dure vocation, à cette flamme qui est en vous et que la souffrance peut lasser... Tout faible devant la Sainte Vierge allez, mon pauvre fortissime, il me sera sans doute permis de vous envoyer un affectueux secours, jusqu'au bout.
184:226
### Testament
*Le Proust-Montrottier 2 février 1971\
La Présentation de Notre-Seigneur\
La Purification de la Sainte Vierge*
Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit,
Je soussignée, Luce Clotilde Quenette, née le 20 juin 1904, déclare faire ici mon testament.
Nos Parents nous ont transmis la foi et la morale chrétienne comme le plus grand des biens. Grand-Mère a écrit, dans son testament précieux : « Faites grande attention à vos âmes. » Il est de mon devoir de le dire à mon tour, mais dans une angoisse plus grande à cause du malheur de l'Église et de l'apostasie presque générale. Je déclare donc que seule la Tradition régulière de l'Église fondée par Notre-Seigneur Jésus-Christ il y a deux mille ans et parvenue jusqu'à nous représente la religion catholique dans laquelle nous avons été baptisés et dans laquelle nous pouvons faire notre salut avec la messe traditionnelle en latin, le catéchisme authentique transmis aux enfants et la sainte Écriture sans les falsifications d'aujourd'hui. ([^19])
185:226
Voilà les garanties précises sur lesquelles nous devons assurer notre foi. C'est pourquoi, en tant que simple fidèle, et sœur, et tante, et amie, et prête à paraître devant Dieu, je me crois obligée de déclarer à mon frère et à ma belle-sœur, à mes neveux et à leur famille, à mes collaborateurs dans mon œuvre d'enseignement, qu'il n'est pas de devoir plus urgent que de préserver les enfants en refusant l'altération de la sainte messe, du catéchisme et de la sainte Écriture telle que, avec notre intelligence éclairée par la foi, nous la voyons se poursuivre dans la néfaste évolution actuelle à l'intérieur même de l'Église catholique.
Je fais cette même déclaration aux élèves très chers de l'École de La Péraudière et de l'École de la Providence de Malvières ainsi qu'à leurs Parents.
Nous ne sommes pas chargés de rétablir l'exercice régulier de l'autorité enseignante dans l'Église. Ce sera l'œuvre d'un pape et d'évêques que nous devons demander à Dieu.
186:226
Mais nous sommes chargés chacun par notre vocation d'un petit groupe d'âmes dont il nous est demandé un compte rigoureux dès notre dernier soupir. Faillir à cette mission, c'est mettre notre salut en danger. Il ne faut pas que le souci de la situation temporelle nous aveugle sur l'essentiel. Il vaut mieux accepter tout de suite cette responsabilité à la lumière de la foi que d'attendre pour être convaincus les grands malheurs qui nous menacent.
C'est la tendre, immense affection que je porte à tous les membres de ma famille naturelle et spirituelle qui me dicte ces graves et sévères paroles.
J'ai donné ma vie à l'enseignement de la jeunesse et je désire que tous mes biens soient employés, autant qu'il est possible, à son instruction et éducation chrétiennes, tant en famille qu'en école (...).
Enfin je vous dis avec Grand-Mère : *Priez chaque jour la Sainte Vierge,* confiez-lui vos enfants et vos intérêts.
(...)
*Pour les maîtres et maîtresses de nos deux écoles.*
(...)
*...* Ces dispositions sont prises certainement par affection pour vous, mes chers professeurs, mais aussi dans l'intention de vous inspirer la résolution et de vous donner les moyens de continuer l'œuvre d'enseignement où vous avez montré tant de valeur professionnelle, de courage et de piété.
187:226
Sauver les âmes des enfants, les préparer à transmettre à leur tour ce que vous leur avez donné avec intelligence, doit être votre mission bien-aimée jusqu'à épuisement de vos forces. Du moins, je le souhaite pour la gloire de Dieu et la sainteté de votre vie. *L'intelligence* doit présider à tous vos efforts, à tous vos sacrifices, à tous vos travaux. La foi y trouve sa base ; la peine, son allègement. C'est la bêtise dans l'éducation qui a permis l'invraisemblable démission actuelle de l'autorité. Je prie la Sainte Vierge de vous garder un tel zèle au service de Dieu que vous sachiez toujours vous préserver avec liberté de toute servitude du monde, même masquée de dévotion. Je vous recommande aussi de fortifier vos cœurs dans l'intelligence et la foi pour une amitié et une estime réciproques inaltérables. Cette union si charmante a fait la force de notre œuvre commune, je l'ai voulue et entretenue. Vous avez la grâce, le but surnaturel. Croyez qu'il faut y mettre plus encore de bon sens, de finesse et de persévérance que d'abnégation, parce qu'une amitié chrétienne qui ne laisse passer ni plainte ni amertume au dehors de cette petite forteresse d'union est une barrière infranchissable pour l'ennemi.
(...)
Je suis remplie de reconnaissance et d'une affection que je ne saurais exprimer pour vous qui m'avez aimée, soignée, encouragée, aidée, remplacée, bien au-delà de ce que je méritais et qui avez tant souffert de nos épreuves communes. Je vous demande pardon de tous les mauvais exemples que je vous ai donnés et de mes vivacités.
188:226
Mais nous avons livré la direction de nos Maisons à la Très Sainte Vierge Marie. Je lui renouvelle solennellement cette consécration, la suppliant de vous conserver la foi inaltérable, l'espérance paisible du Ciel où nous serons réunis et le lien divin de la charité.
*Ipsa propitia, pervenis.* Elle vous garde, vous ne craignez rien.
Je veux être enterrée *dans le cimetière de Longessaigne ;* je demande, j'exige une messe de funérailles selon le rite de saint Pie V en entier en latin et en chant grégorien, chantée par nos élèves. Cette messe sera dite par un prêtre ami, de votre choix, qui s'engage à cette messe traditionnelle. Si, par une trahison imprévisible, on se permettait de contrevenir à cette volonté expresse, je veux qu'en pleine église même, vous fassiez enlever mon corps et le porter en terre sans entendre cette messe nouvelle que je refuse. Des messes traditionnelles seront dites ensuite chez nous pour le repos de mon âme.
Écrit tout entier de ma main ce 2 février 1971 au Proust.
189:226
\[Le calendrier liturgique -- L'année liturgique 1979\]
250:226
**RECTIFICATIFS**
Le canon d'Hippolyte
Dans notre article paru dans ITINÉRAIRES, numéro 224 de juin, nous avons traduit : *extendit* *manus, cum pateretur, ut a passione liberaret eos qui in te crediderunt* par : « il étendit les mains lors de sa passion pour délivrer de la (mauvaise) passion ceux qui ont cru en vous ».
Louis Salleron et Madame Nicole Gotteri Grambert nous ont objecté que ce sens était bien peu probable et qu'il fallait comprendre : *il étendit les mains lors de sa passion pour délivrer par sa passion* *ceux qui ont cru en vous.* Ce sens est, en effet, de beaucoup le plus plausible, et nous remercions Louis Salleron et Madame Gotteri de nous l'avoir signalé.
Jean Crété.
Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus\
patronne secondaire de la France
Une erreur de date à propos du pèlerinage national du 15 août au Mesnil-Saint-Loup sous la présidence de Mgr Lefebvre.
251:226
(Parenthèse. Comme on le sait, Mgr Lefebvre, hospitalisé d'urgence pour une intervention chirurgicale pendant la seconde semaine de juillet, a dû annuler tous ses engagements pendant un mois, y compris sa présidence du pèlerinage national du 15 août. Mais il a tenu expressément à ce que le pèlerinage national ait lieu sans lui, et il s'y est fait remplacer par l'un de ses plus proches et plus distingués collaborateurs, l'abbé Tissier de Mallerais, directeur du séminaire d'Écône. Tous ceux qui s'étaient inscrits, comme nous l'avions recommandé, auprès du secrétariat du pèlerinage furent avertis en temps utile de ces changements.)
Donc, à propos de ce pèlerinage
Dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 59 du 15 juin (p. 5) et dans la revue ITINÉRAIRES numéro 225 de juillet-août (p. 117), nous disions que Pie XI, par la lettre apostolique Galliam du 2 mars 1922, avait confirmé le patronage principal de Notre Dame de l'Assomption sur la France, et institué le patronage secondaire de sainte Jeanne d'Arc, -- ce qui est vrai, -- et de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, ajoutions-nous, ce qui était bien impossible, et plusieurs lecteurs nous ont écrit pour nous. tirer de notre distraction.
En effet, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ne fut canonisée qu'en 1925.
Son patronage secondaire sur la France a été institué par Pie XII en 1944, comme Jean Crété le précisait avec raison en la page 122 du même numéro d'ITINÉRAIRES.
L'acte de Pie XII est la lettre apostolique *Sanctae romanae Ecclesiae* du 3 mai 1944. Le texte mentionne la requête formulée-à, cet effet par le cardinal Suhard, archevêque de Paris, parlant au nom de tous les autres cardinaux, archevêques et évêques. de France.
L'un de nos correspondants nous assure que cette requête des évêques français avait été présentée au saint-siège par le maréchal Pétain. Nous n'avons ni document ni référence sur ce dernier point et nous serions reconnaissant aux lecteurs qui pourraient nous en indiquer.
J. M.
252:226
Avis pratiques \[...\]
============== fin du numéro 226.
[^1]: -- (1). Émile POULAT dans *Le Monde* du 26 août 1978.
[^2]: -- (2). Ouvrage réédité en juillet 1978 par les Nouvelles Éditions Latines.
[^3]: -- (3). Sur ce chapitre, je ne voudrais pas priver mes lecteurs du souffle ou plutôt de l'haleine d'un texte paru dans *Le Monde* du 25 août, sous la signature d'un Xavier Grall, réclamant du pape : « *Il lui faudra trancher. Et d'abord dans le vif d'un misérable schisme dont le crime n'est pas de vouloir garder faste et beauté à un rite qui assurément se dégrade, mais de cacher sous de vénérables surplis des cœurs noirs et si malfaisants qu'ils délèguent leur évêque -- celui d'Écône -- en Amérique du Sud afin de bénir des tyrans infâmes qui passent sans sourciller de l'office du matin à l'officine de torture* (*...*)*. Il faudra bien qu'un jour le successeur de Pierre retranche de la communauté des fidèles ces hommes de sang qui, de Santiago à Buenos Aires, se réclament du catholicisme pour asseoir leur pouvoir. Il y a là une nécessité urgente, etc. *» L'auteur est un tenant de la pureté évangélique, version modernisée, au nom de laquelle on *juge* désormais non plus les *actes* mais, comme Dieu, les *cœurs :* les « cœurs noirs et si malfaisants ». Quant aux actes, il les invente : que Mgr Lefebvre aurait été « délégué » par qui que ce soit en Amérique du Sud, et qu'il y aurait « béni » des « tyrans infâmes » supposés ou réels. Les premiers chrétiens semblablement furent accusés de l'incendie de Rome. Aujourd'hui on peut aussi, même dans *Le Monde,* écrire n'importe quoi, quand c'est avec l'excuse absolutoire de la bonne cause. Quelle bonne cause ? Ici, celle non pas seulement de discréditer par la calomnie, mais encore de « *retrancher de la communauté catholique *» les chrétiens restés fidèles à ce que furent officiellement l'héritage et la tradition de l'Église jusqu'en 1958.
[^4]: **\*** -- *Sic *: 6-XII-70 et 30 XII-69.
[^5]: -- (1). Une vogue, dans le Lyonnais, c'est la fête patronale du village.
[^6]: **\*** La situation des Parents, 120:121
[^7]: -- (1). Voir *Défense du Foyer*, décembre 1967.
[^8]: **\*** -- Cf. « La situation des Parents », It. 121-03-68.
[^9]: -- (1). Jean Ousset.
[^10]: -- (1). Jean Ousset.
[^11]: -- (2). Énéide I, 319 etc.
[^12]: -- (1). *Énéide* I, 402 et suiv.
[^13]: **\*** Les réflexions entre ( ) sont de moi. (mention de Luce Quenette, It. 139, p. 103)
[^14]: **\*** Cf. *Les bons enfants *: 96:162, « Préambule à une éducation de la pureté ».
[^15]: -- (1). *Rivarol,* 20 janvier 1972 (Édith Delamare).
[^16]: -- (1). *Rivarol,* 20 janvier 1972 (Marcel Signac).
[^17]: -- (1). Claude Elsen, *Écrits de Paris*, mars 1969.
[^18]: -- (1). Nous donnons les pages de l'édition bleue.
[^19]: **\*** -- Notes d' « *Itinéraires *»*.*
Les passages omis, signalés par : (...), concernent les dispositions matérielles prises par Luce Quenette pour l'usage de ses biens.
Les bâtiments principaux de l'école de La Péraudière sont sur la commune de Montrottier. Le Proust est deux ou trois kilomètres plus loin que La Péraudière, au bout du même chemin sans issue (voir plus haut l'article « Mademoiselle Luce ») ; c'est le plus ancien bâtiment, le premier occupé ; Luce Quenette y habitait et y donnait des cours aux plus grands élèves.
Le Proust est à cheval sur Montrottier et Longessaigne. Mais pour aller du Proust au cimetière de Longessaigne, à moins de couper à travers bois et champs, il faut faire le détour par Montrottier. \[figure en encadré p. 185 dans l'original\]