# 227-11-78 1:227 ### Pour ne plus ignorer ce qu'est la Vulgate par Antoine Barrois *LE concile de Trente a traité des Livres saints en deux décrets. Ces textes constituent* (*aujourd'hui en­core*) *la pierre angulaire de l'enseigne­ment de l'Église sur la Vulgate. Je me propose d'en tirer quelques lumières sur les points suivants :* 1\. *Ce qu'est la Vulgate : elle est la ver­sion latine, antique et commune.* 2\. *Ce qu'on doit entendre par son* « *authenticité *»* : la Vulgate est la ver­sion officielle de l'Église et doit être considérée comme ayant valeur d'origi­nal.* 2:227 3\. *La Vulgate, rempart de l'Écriture contre les assauts et les abus, le concile de Trente a dressé la Vulgate comme un rempart ; notamment en ce qui concerne le canon des Livres saints.* *Un quatrième point traite de l'édition sixto-clémentine de la Vulgate : com­ment les papes ont compris leur rôle d'éditeurs : mettant en œuvre les pres­criptions du concile de Trente, ils se sont efforcés de restituer, dans son inté­grité, le texte de la version antique et commune.* \*\*\* *En une matière aussi difficile, sur la­quelle de grands esprits ont bronché, je n'entends pas, on s'en doute, renouveler l'état de la question. Ma seule ambition est de rappeler succinctement ce que l'Église enseigne sur la version de l'Écriture qu'elle s'est appropriée. Dieu aide et Notre-Dame.* 3:227 ### La version latine antique et commune L'ENSEIGNEMENT doctrinal et disciplinaire du concile de Trente sur l'Écriture tient en deux décrets *De libris sacris et traditionibus* et *De editione et usu sacrorum librorum.* Dans le premier, il est question des livres tels que l'on a coutume de les lire dans l'Église et tels qu'ils figurent « *in veteri vulgata latina editione* ». Le second désigne la version latine que l'on doit tenir pour authentique par les mots « *vetus et vulgata editio* ». Le plus souvent, les traducteurs français des décrets mettent *édition* pour *editio* et *vulgate* pour *vulgata ;* et traduisent « la vieille version de la Vulgate » ou bien « l'édition latine ancienne et vulgate ». Je n'entrerai pas dans le détail des objections que l'on peut faire à ces trans­criptions, ni à ces traductions. Mais on est plus fidèle à la fois au sens exact et au genre solennel du décret en tra­duisant : « la version latine, antique et commune ». Certes, quelle que soit la traduction, il n'y a aucun doute sur le texte que l'on entend désigner. Mais il est vrai aussi que ces quelques mots fixent avec précision les traits essentiels de ce que nous appelons la Vulgate. A traduire négligem­ment (ou faussement) on finit par oublier que quand on dit « la Vulgate », on dit en résumé LA VERSION LATINE ANTIQUE ET COMMUNE. 4:227 Or il importe grandement de ne pas l'ou­blier ; et de savoir ce que cela implique. #### I Disons d'abord que le concile a choisi une version latine parce qu'il tranchait pour l'Église latine ; il n'a pas pré­tendu éliminer les Septante, non plus que les autres ver­sions, très vénérables aussi, des catholiques orientaux. Ceci dit, le latin est la langue de l'Église romaine, maîtresse et mère de toutes les Églises. Et, c'est un fait, Rome ayant reçu l'Évangile en grec, l'a annoncé par toute la terre en latin. Si l'on objecte que né en Chine, le Sauveur aurait parlé chinois et que les évangiles auraient été écrits en chinois, nous répondons avec Dom Guéranger que Dieu n'ayant point procédé ainsi, ce n'est pas sans raison : « Il a d'abord préparé toutes les choses en faveur des peuples qu'il voulait appeler les premiers, en les fondant tous dans l'Empire romain, précurseur de l'empire du Christ. » Ajoutons en passant qu'à l'obstacle de la langue chinoise (et laquelle ? car elle n'est pas unifiée) se serait ajoutée la difficulté considérable de son écriture. Donc la langue de l'Église romaine fut, par un décret de la Providence, la langue latine. Ce que le pape Jean XXIII rappelait dans la constitution *Veterum sapientia* s'applique particulièrement au choix opéré par le concile de Trente d'une *version latine* comme version de réfé­rence. Ce qui est dit des vérités de l'Église catholique peut se dire semblablement de la sainte Écriture confiée à sa garde : 5:227 « La langue de l'Église doit être, non seulement universelle, mais immuable. Si, en effet, les vérités de l'Église catholique étaient confiées à certaines ou à plusieurs langues modernes changeantes, dont aucune ne fait da­vantage autorité que les autres, il résulterait certainement d'une telle variété que le sens de ces vérités ne serait ni suffisamment clair, ni suffisamment précis pour tout le monde et, de plus, aucune langue ne pourrait servir de règle commune et stable pour juger du sens des autres. » Sans latin, pas de Bible *commune et stable* dont l'inter­prétation puisse être assez *claire et précise* pour servir de règle. De plus sans latin, on va le voir, pas de Bible *acces­sible à tous directement* dans l'espace et dans le temps : « Le latin, qu'on peut à bon droit qualifier de *langue catholique* (Pie XI) parce que consacrée par l'usage inin­terrompu qu'en a fait la chaire apostolique mère et éduca­trice de toutes les Églises, doit être considéré comme un *trésor inestimable* (Pie XII) ; il est comme une porte qui permet à tous d'accéder directement aux vérités chrétiennes transmises depuis les temps anciens et aux documents de l'enseignement de l'Église (Léon XIII) ; il est, enfin, un lien précieux qui relie excellemment l'Église d'aujourd'hui à celle d'hier et de demain. » Quatre papes, pas moins, attestent ici que le latin est la langue de l'Église ; et ils expliquent pourquoi. Ce qu'ils enseignent suffit à établir solidement les raisons du choix fait par le concile de Trente d'une version latine de l'Écriture. A vues humaines, on pouvait imaginer que ce choix allait entraîner l'établissement d'une version nouvelle, sa­vamment traduite d'après les originaux, dont les éminentes qualités humanistiques feraient taire les réformateurs et satisferaient les savants. Or, il n'en fut rien. Nous verrons en examinant la portée des décrets conciliaires pourquoi la version antique et commune prévalut. 6:227 #### II Saint Cyprien, mort un siècle avant la naissance du *Père de la Vulgate,* avait à sa disposition une traduction latine de la Bible que l'on s'accorde à penser complète : il cite sans cesse et dans les mêmes termes des textes tirés de presque toute l'Écriture. Tertullien avant lui discutait même des différentes interprétations latines admises à Carthage. Aux dires de saint Augustin, longtemps auparavant, c'est-à-dire longtemps avant le début du III^e^ siècle, il existait déjà des traductions en latin : « Aux origines de la foi, le premier venu, s'il lui tombait entre les mains un texte grec et qu'il croyait avoir quelque connaissance de l'une et l'autre langue, se permettait de le traduire. » Cette phrase est fameuse parmi les historiens des Saintes Écritures et elle a fait l'objet d'exégèses multiples. Ce qui est sûr, c'est qu'il y eut de nombreuses tentatives de tra­ductions dont les résultats n'étaient pas toujours satis­faisants. D'autre part, saint Augustin qui s'inquiétait vi­vement de la question des textes bibliques et de leur trans­mission correcte, recommandait une version dite *Itala* ou *Italique,* dont on croit qu'elle était en usage à Milan où il l'aurait connue à l'école de saint Ambroise. Mais était-ce une traduction parmi d'autres ou une leçon jugée par lui meilleure d'une unique traduction, c'est ce qu'on ne sait pas. Les spécialistes diffèrent d'avis sur ce point comme sur la date et le lieu de rédaction de la ou des premières traductions. 7:227 Lorsque saint Jérôme se mit au travail à la demande de saint Damase, il ne pouvait donc pas traduire comme si rien n'avait existé avant lui. Le problème était au contraire d'émonder l'arbre touffu des textes latins. C'est une idée assez répandue que l'on s'est mis à traduire l'Écriture en latin parce que les fidèles ne savaient plus le grec. Sédui­sante peut-être, cette vue historique n'en est pas moins fausse. Pour la très simple raison que, dès l'origine, un grand nombre de fidèles ne le savait point. Ni en Europe occidentale ni en Afrique le peuple ne parlait grec ; seuls les gens cultivés le pratiquaient. Cet état de choses contri­bua sans doute à faire que les premières traductions latines ne furent pas toujours fameuses ; car les lettrés, précisé­ment, ne s'en occupaient guère. Ce qui est devenu la version latine de l'Écriture est ainsi né au fur et à mesure des besoins. Et certainement le texte du Nouveau Testament sur lequel saint Jérôme travaillait, avait gardé quelque chose de son origine. On a déterminé par de savants travaux que, pour sa révision des Évangiles, saint Jérôme était parti d'un texte fort proche de l'*Italique* recommandée par saint Augustin. Ce texte fut corrigé d'après des manuscrits grecs dont nous ne possédons plus qu'une partie, l'autre s'étant perdue. Saint Jérôme fut donc l'artisan d'une *conservation* et non d'une révolution ; conservation de tout ce qui pouvait l'être du latin ancien et conservation de certaines leçons grecques que nous ne connaissons pas autrement. D'autre part, pour les autres livres du Nouveau Testament, on tend aujourd'hui à minimiser le rôle de Jérôme qui se serait con­tenté de retoucher le style. Dans ce cas le texte des Épîtres et de l'Apocalypse, tel qu'il figure dans la Vulgate, remonte vraisemblablement au-delà du III^e^ siècle. Il en va de même des livres de l'Ancien Testament que saint Jérôme n'a pas retraduits et qui sont passés dans la Vulgate tels qu'ils avaient été traduits antérieurement ; notamment le livre de la Sagesse et l'Ecclésiastique. 8:227 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici que le plus ancien manuscrit des œuvres d'Eschyle dont nous disposons date des alentours de l'an 1000. Et que les manuscrits du texte hébreu massorétique, d'après lequel sont établies la plupart des traductions modernes, dites faites sur les originaux, datent du Ix, et du xe siècles. Le caractère plus ou moins antique d'une version n'est pas en soi une preuve de son intérêt ni de sa qualité, c'est vrai. Mais il n'est pas indifférent que la version caractérisée comme ANTIQUE par le concile de Trente plonge certaine de ses racines jusqu'au II^e^ siècle. S'il s'agissait de documents cabalistiques ou hété­rodoxes, il ne manquerait pas d'experts pour souligner le nombre et l'antiquité des témoins scientifiquement irré­futables de cet enracinement. Mais il s'agit de la version COMMUNE dans l'Église catholique. Et il est écrit qu'un temps viendra où les hommes ne pourront plus supporter la saine doctrine ; et que, fermant l'oreille à la vérité, ils l'ouvriront à des fables. (II Tim. 4, 3-4.) #### III La traduction de saint Jérôme ne s'est pas imposée d'un seul coup. Elle fut progressivement adoptée parce que l'expérience montrait que l'ermite de Bethléem avait été un jardinier sans rival de la Sainte Écriture. Saint Augustin se servait en même temps de la version révisée des Évangiles et d'anciens textes africains, qu'utilisaient déjà saint Cy­prien et Tertullien. Augustin ne se rallia pas sans réticence à la nouvelle traduction de l'Ancien Testament. Mais, à la fin de sa vie, il applaudissait sans réserve aux travaux du grand docteur. Du vivant même de saint Jérôme, un évêque espagnol avait dépêché une équipe de copistes à Bethléem avec mission d'établir, sous les yeux de l'auteur, une bonne copie de sa traduction. 9:227 Cadets de saint Jérôme d'une génération environ, saint Vincent de Lérins et saint Prosper d'Aquitaine se référaient à son œuvre ; et leur contemporain le saint évêque Patrick, patron de l'Irlande, la citait aussi. Donc l'œuvre de Jérôme se répandait assez rapidement d'un bout à l'autre de l'em­pire. Mais il est vrai que d'autres versions latines étaient également citées et recopiées et qu'elles le furent encore longtemps. Au VI^e^ siècle, Cassiodore, « le dernier homme d'État romain », qui se fit moine vers la fin de sa vie, s'appliquait à établir une bonne transcription de la traduction du Docteur très grand, collationnée avec d'anciens manuscrits. A Rome, le même siècle finissant, saint Grégoire le Grand expliquait dans ses commentaires la nouvelle version, tout en recourant parfois à l'ancienne. -- Honorons à cette occasion ces deux immenses figures, Cassiodore et Grégoire, qui partagent avec Boèce, Isidore de Séville et quelques autres, la gloire d'avoir sauvé, en Occident, l'héritage in­tellectuel et moral du monde civilisé, après le naufrage de l'empire ; héritage qui permit, trois siècles plus tard, l'éclo­sion de la renaissance carolingienne. Il n'entre pas dans mon propos d'exposer comment ce que nous appelons la Vulgate devint le bien propre de l'Église. J'entends seulement montrer que la version de l'Écriture dite Vulgate est bien ce que son nom indique et que le concile déclarait : la *version commune ;* et ce depuis de très longs siècles. Du temps de Mahomet, la version de saint Jérôme était universellement reçue dans l'Église, nous le savons par saint Isidore de Séville. 10:227 Qu'elle fut, un siècle plus tard, la version commune aux yeux d'un docteur aussi éminent que Bède le Vénérable, qui la copia de sa main, ne fait aucun doute, car il en parle comme de « notre version » en l'opposant à « l'ancienne ». Et nous possédons un grand nombre de manuscrits de la Vulgate, antérieurs à Charlemagne, qui proviennent de toute l'Europe, d'Espagne en Irlande et d'Amiens à Milan. C'est d'après les meilleurs d'entre eux qu'Alcuin resti­tuait, aussi fidèlement que possible, l'œuvre de saint Jérôme. C'est en suivant ce texte que fut établie la célèbre *Glossa ordinaria,* prodigieuse compilation de commentaires bibliques, qui devint le manuel d'Écriture Sainte de la fin du Moyen Age. J'ai promis d'être bref. Mais comment taire les noms de Raban Maur et de Lanfranc, d'Anselme de Laon et de Walafrid Strabon ; ceux de saint Pierre Damien, de saint Bernard ou de saint Bonaventure ; et du Docteur commun dont l'œuvre tout entière s'appuie sur la version commune des Écritures. C'est elle encore que cite à chaque page le Catéchisme du concile de Trente, qui est devenu, par la volonté des papes successifs, le manuel classique de la religion. Et le plus grand sans doute des docteurs mo­dernes, Bossuet, n'a point cessé de la citer et de la commenter. \*\*\* Version commune aux doctes, base d'une somme d'en­seignements que plusieurs vies d'hommes ne suffiraient pas à seulement répertorier, la Vulgate est aussi la version commune à tous les fidèles. Car elle est la première source des lectures et des chants liturgiques de l'Église. Par elle, le plus savant théologien est à la même école que le plus misérable paroissien : celle de la Parole éternelle dans sa version traditionnelle. L'usage liturgique contribua certainement à rendre la Vulgate populaire, en ce sens que, par les offices, tout le monde apprenait à la connaître. La très grande difficulté de modifier le psautier en témoigne : c'est qu'on ne peut guère toucher à ce qui est dans la mémoire de tous, surtout quand il s'agit d'un ensemble aussi considérable que les cent cinquante psaumes. 11:227 Ainsi, le « psautier gallican », fruit d'une révision faite par saint Jérôme d'après le grec, et qui ne s'écartait pas trop des versions anciennes, fut adopté à peu près partout. Tandis que, seule de toutes ses traductions effectuées direc­tement depuis l'hébreu, sa traduction des psaumes n'entra pas dans l'usage liturgique car elle différait considérable­ment du texte reçu. Elle se trouva exclue de l'édition sixto-clémentine de la Vulgate pour la même raison ; et toujours pour cette raison le « psautier gallican » succéda au « psautier romain », lui-même résultat d'une toute pre­mière révision par saint Jérôme. Il y avait là, jusqu'à ces derniers temps, une limitation inscrite dans les faits et confirmée par de nombreux actes de gouvernement. Et l'échec de la tentative de renouvelle­ment radical entreprise par Pie XII, ne faisait que la renforcer. Que cette barrière de l'usage liturgique ait brusquement cédé manifestait une désaffection profonde ; qui, chez nous, s'est transformée en désertion massive. Il est encore un sens où la Vulgate est populaire. Georges Laffly l'a fait remarquer récemment : « Nous péchons par ingratitude et aussi sans doute par sottise quand nous perdons de vue que les expressions latines tirées de la Vulgate sont nombreuses à être devenues dictons ; à faire partie du fonds commun de nos pensées et de nos senti­ments, du *vanitas vanitatum* au *in terra pax hominibus bonae voluntatis. *» ([^1]) 12:227 Pour être d'aujourd'hui, l'observation ne s'applique pas seulement à notre temps ; elle était plus véridique encore aux siècles chrétiens ; il suffit de lire, par exemple, la chronique de Joinville pour s'en convaincre. Mais ce qui subsiste de ce fonds commun atteste la dette, même si nous déplorons que les fameuses pages roses du Petit Larousse y soient pour beaucoup. Reste que dans des pays où l'on ignore jusqu'au nom de notre célèbre dictionnaire, la Vulgate a fait son chemin. Car les missionnaires ont lu, médité et commenté, chanté et traduit, à la cour de l'empereur de Chine comme au fond de la savane mexicaine, chez les Papous comme chez les Bantous, la version latine des deux Testaments. Et la Parole de Dieu, franchissant les océans, fut proclamée pour la première fois tout autour de la terre dans sa version antique et commune, sous les voiles éclatantes des vaisseaux de Magellan. 13:227 ### En quel sens elle est authentique L'AUTORITÉ éminente de la Vulgate n'a pas été *in­ventée,* elle a été *constatée* et *déclarée* par le concile de Trente. Ce constat et cette déclaration conciliaires ont RESTAURÉ une autorité ébranlée par les humanistes et les novateurs. Cette autorité, la Vulgate la possède aujourd'hui comme hier, parce qu'elle est toujours ce qu'elle était : la version latine, antique et commune. #### I De ce qu'elle est une version latine, de ce qu'elle est donc rédigée dans la langue de l'Église, la Vulgate tire une universalité incontestable. Les autres versions en usage dans l'Église depuis l'antiquité, si elles ont jamais joui de cette universalité, ce qui fut le cas de celle des Septante, l'ont perdue depuis longtemps. 14:227 Version antique et commune, la Vulgate est un héritage inestimable qui appartient de droit à toute l'Église militante dans chaque instant de sa course. Elle possède l'autorité qui s'attache dans l'Église à ce qui est transmis de façon ininterrompue et qui est traditionnellement reçu par tous. Elle bénéficie de cet instinct de conservation, proprement maternel, de l'Église, à un degré exceptionnel que souligne le décret réglant l'usage des Livres saints : *la Vulgate est approuvée dans l'Église par le long usage de tant de siècles.* D'un autre côté, Léon XIII l'affirme dans l'encyclique Pro­videntissimus, *c'est elle que recommande la pratique quo­tidienne de l'Église.* Que la Vulgate soit approuvée et recommandée par l'usage quotidien et séculaire de l'Église, personne ne le discute, car il est impossible de discuter un fait aussi certain. Mais les savants modernes, qui sont des plus malins, s'ils n'ont pas réussi à embrouiller la question, savent très bien taire le fait. Ce qui est une façon efficace de lui ôter toute importance ; et qui revient à nier l'auto­rité singulière qui s'attache à la Vulgate en raison de son rôle incomparable dans la diffusion de la Parole divine. Il faut donc rappeler avec fermeté -- c'est le refrain de cet essai -- que nous tenons la Vulgate de nos pères dans la foi qui, d'héritiers en héritiers, nous l'ont trans­mise, pour ainsi dire, de la main à la main. A travers les siècles, des légions de moines et de prêtres l'ont lue et chantée tous les jours. Année après année, elle a instruit un peuple innombrable de fidèles. Des pontifes et des doc­teurs, des saints et des maîtres illustres ont travaillé à la garder intacte et à la répandre largement. 15:227 Et pourtant, à voir la froideur dont témoignent de nos jours nombre d'exacts analystes du décret conciliaire dé­clarant que l'on doit tenir la Vulgate pour authentique, on pourrait croire qu'elle est tombée de la lune au milieu du XVI^e^ siècle. Encore que, tombée de la lune, elle aurait droit, de leur part, aux égards réservés aux curiosités. Au lieu qu'ils examinent la question comme si l'appellation Vul­gate ne recouvrait aucune réalité qui mérite une considé­ration particulière ; et plus, comme si le décret qu'ils étu­dient ne comportait aucune indication sur le caractère propre de cette version ; rien qui retienne leur attention ; rien qui excite leur piété. Bref, ils dissertent comme si la Vulgate datait du concile de Trente et qu'elle tenait toute son autorité du fameux décret *Insuper* qui nous occupe. Il leur est alors impossible d'examiner sous son vrai jour le sens et la portée de la déclaration d'authenticité. Car il ressort du décret lui-même qu'il n'en va pas ainsi. Le concile statue et déclare que « *parmi toutes les versions latines des livres saints en circulation, c'est la version antique et commune, approuvée par le long usage de l'Église elle-même pendant tant de siècles, que l'on doit tenir pour authentique dans les leçons, discussions, pré­dications et expositions publiques, et que personne ne doit avoir l'audace de la rejeter sous aucun prétexte *». Notons, avant d'aller plus loin, que le mot *authentique* peut s'entendre ici, en deux sens. Juridiquement, on dit d'un acte qu'il est authentique, c'est-à-dire qu'il est revêtu des formes légales. Les canonistes définissent comme *au­thentique* tout document que l'autorité de l'Église reconnaît officiellement et qu'elle rend obligatoire. Mais le mot a une autre acception, aujourd'hui courante. Quand nous disons : c'est du Louis XIII authentique, ou encore : l'au­thenticité de ce Rembrandt n'est pas discutée, nous enten­dons affirmer que l'objet ou l'œuvre en question est bien du temps ou de l'auteur auquel on l'attribue. La signifi­cation et la portée du décret ne sont pas les mêmes, on le conçoit, selon que l'on privilégie, ou que l'on retient ex­clusivement, l'un ou l'autre sens. 16:227 Pour donner un aperçu aussi exact que possible de ce point si discuté, je continuerai d'examiner comment les choses se présentent dans les faits et selon le contenu des décrets tridentins. #### II La version déclarée authentique est, nous l'avons vu, véritablement antique, commune et approuvée par le long usage de l'Église. *Il résulte de cette approbation que la Vulgate est substantiellement conforme aux originaux.* Il est en effet impossible que la version des Saintes Écritures reçue par l'Église soit porteuse d'erreurs en matière de foi et de mœurs. Sa valeur, en tant que traduction, n'est pas discutable quant aux points essentiels. Cela, le décret conciliaire, en déclarant la Vulgate authentique, le regarde nécessairement comme acquis. S'il ne précise rien sur ce point, on doit donc s'en tenir à ce que permet d'affirmer l'usage constant de l'Église. Sans doute ce critère ne permet pas de savoir jusqu'où s'étend la conformité de la Vulgate avec les originaux. Question qui a fait l'objet de controverses fort serrées dont je ne dirai rien car elles n'ont pas trait à la question qu'entendait résoudre le concile de Trente. Et d'ailleurs, posée en ces termes, il n'est pas sûr qu'elle comporte de réponse. Le P. Lagrange l'a fait remarquer, la conformité cons­tatée avec les originaux, dont personne ne peut dire ce qu'ils sont en tous points, ne garantirait pas la conformité avec le texte inspiré qui, peut-être, ne figure plus dans l'original. 17:227 Si elle peut permettre des progrès considérables dans l'établissement des textes, la critique est impuissante à garantir la valeur autre que scientifique, des résultats auxquels elle aboutit. Il y faut le jugement de l'Église. Ajoutons qu'en supposant établi un texte original im­peccable et garanti par l'Église, il faudrait encore l'inter­préter correctement. Ce qui est une autre affaire, l'expé­rience le montre. Saint Thomas a magnifiquement com­menté l'Écriture d'après des textes latins que les historiens de la Vulgate s'accordent à dire peu sûrs. Tandis que Renan, pour ne parler que de lui, qui usait des ressources de la critique et recourait aux originaux, a sûrement dé­raillé. Les questions de critique textuelle ont pris dans les temps modernes une importance considérable. Elles n'en sont pas moins subordonnées à une autre question, celle-là primordiale. Où les enfants de l'Église peuvent-ils lire l'Écriture pour être assurés de posséder la vraie Parole de Dieu en ce qui concerne leur salut ? Question que seule l'autorité de l'Église peut résoudre et que le concile de Trente entendait trancher en désignant la Vulgate. #### III Il ressort d'autre part de la nature de cette approbation et du décret tridentin que *la garantie donnée au texte de la Vulgate, quant aux dogmes et à la morale, s'étend à toutes ses parties.* 18:227 Si, par hypothèse, la tradition a modifié le texte pri­mitif, en précisant le sens d'une prophétie ou en explicitant le sens d'un passage difficile, il est impossible que cette modification altère le texte dans un sens contraire à celui de la Parole divine. Dans ce cas, la Vulgate se trouve donner, au lieu du seul texte inspiré, l'interprétation éga­lement inspirée de l'Église. Mais cette considération, aussi juste qu'elle soit, ne doit pas servir de prétexte pour diminuer l'autorité pro­prement scripturaire de la Vulgate. D'autant que, précisé­ment, cette autorité de la Vulgate est renforcée par un autre texte tridentin : le très imposant décret *De libris sacrés et traditionibus* de caractère nettement dogmatique. Contre les erreurs des soi-disant réformateurs, il déclare solennellement quel est le vrai fondement de la confession de la foi. On le trouve, dit le concile, dans les Livres saints et les traditions non écrites. En ce qui concerne l'Écriture, afin qu'aucun doute ne subsiste, les Pères, après avoir donné la liste des livres bibliques que l'on doit recevoir, précisent qu'il faut les recevoir « *dans leur intégrité, avec toutes leurs parties, tels qu'on a coutume de les lire dans l'Église catho­lique et tels qu'ils figurent dans la version latine, antique et commune *»*.* Nul ne peut donc rejeter le texte de la Vulgate dans la mesure exacte où il est celui que l'Église lit habituellement pour enseigner à ses enfants les vérités nécessaires au salut. Mais, puisque c'est l'usage de l'Église qui est la règle, on ne peut pas constituer tel manuscrit ou telle édition de la Vulgate en unique critère de la canonicité d'un fragment de l'Écriture. A supposer, cependant, que l'on prouve avec certitude l'insertion d'une glose dans telle édition, il n'en restera pas moins que la présence ou l'absence du frag­ment contesté dans les manuscrits les plus sûrs de la Vul­gate sera, d'un point de vue critique, la manifestation la plus claire de l'usage de l'Église. 19:227 L'autorité proprement scripturaire de la Vulgate a en­core été consacrée par le premier concile du Vatican. La constitution dogmatique sur la foi catholique a repris, quasiment mot à mot, l'enseignement du concile de Trente. Avec ce changement notable toutefois que la Vulgate se trouve être *le seul* critère pratique énoncé pour la déter­mination du contenu des Livres saints : « *Les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament doivent être reçus com­me sacrés et canoniques dans leur intégrité, avec toutes leurs parties, tels qu'ils sont énumérés dans le décret de ce concile* \[de Trente\] *et tels qu'ils figurent dans la version latine, antique et commune. *» \*\*\* Après cela il paraît difficile de suivre les modernes qui réduisent la Vulgate à n'être rien d'autre que le « texte biblique officiel » des catholiques romains, imposé par un décret du concile de Trente. L'histoire de l'Église le montre, les décrets tridentins le disent expressément, la Vulgate est plus qu'un « texte officiel » qui, comme tel, pourrait être remanié selon les acquisitions de l'exégèse, les décou­vertes de l'archéologie ou quelque dessein secret. Et sur­tout elle est autre chose. Du fait que la Vulgate est la version antique et commune que recommande la pratique constante de l'Église, il résulte que son authenticité n'est pas seulement d'ordre juridique. Elle est aussi d'ordre critique. D'autre part, Trente définit que la Vulgate fait autorité dans les leçons publiques, les discussions, les prédications, les explications *et* qu'elle a valeur d'authentique. Autrement dit, le concile déclare bien que la Vulgate est la version officielle mais en même temps il déclare qu'elle vaut l'original. Nous verrons plus loin que les papes qui ont travaillé à l'établissement de l'édition typique de la Vulgate ont constamment conduit les travaux en lui reconnaissant, dans les faits, cette valeur d'original. 20:227 Avant de clore ce chapitre, j'ajouterai un mot sur le décret *Insuper.* La question de son caractère a fait l'objet de thèses nombreuses : est-il de caractère dogmatique ou juridique ? Les réponses ont beaucoup varié, les écoles se sont affrontées et la question demeure pendante. C'est pourquoi je n'ai pas abordé le difficile problème de ce qu'on appelle *l'authenticité* de la Vulgate par ce chemin. Je crois utile de le redire encore : la Vulgate ne tire pas la substance de son exceptionnelle autorité des décrets tridentins, qui en ont seulement restauré et défini certains traits, mais de l'usage séculaire et quotidien de l'Église. Récapitulons. Le concile de Trente entendait mettre fin à l'effrayant désordre créé tant par les humanistes que par les novateurs. Pour résoudre les questions si complexes que soulevaient ces hommes bien ou mal intentionnés, le concile décida de donner un principe régulateur clair et simple, en déclarant quelle version servirait à l'éducation des en­fants de Dieu. Décréter solennellement que la Vulgate devait être tenue pour authentique revenait à affirmer que l'Église ne s'était point trompée en se l'appropriant et que ceux qui, pendant tant de siècles, s'en étaient nourris, s'étaient rassa­siés à une source pure. En garantissant que la Vulgate était authentiquement la Parole de Dieu, le concile faisait œuvre de restauration. Après neuf siècles de possession paisible et cent ans de discordes et de désordres, l'Église rendait à ses enfants la version latine, antique et commune. 21:227 ### Le rempart de l'Écriture LE CONCILE DE TRENTE a dressé l'autorité restaurée de la version antique et commune contre les assauts des novateurs et les abus de certains catholiques. Notam­ment en ce qui concerne le canon des Livres saints et l'autorité propre à chacun de ces livres. #### I Lorsque se levèrent les sombres génies, initiateurs de la Réforme, l'Écriture faisait l'objet de controverses extrê­mement vives à l'intérieur de l'Église. Nombre de prédica­teurs et de commentateurs se lançaient dans des inter­prétations abusives d'où naissaient des querelles sans fin. Le texte lui-même des Livres sacrés était discuté et la Vulgate quasiment abandonnée. Déjà, un siècle avant le concile de Trente, le pape Nicolas V avait donné un exemple saisissant de la croyance générale que la Vulgate était « complètement dépassée ». 22:227 Il avait fait entreprendre une traduction résolument neuve, destinée dans son esprit à remplacer l'antique et commune. C'était, typique, une manifestation de l'esprit nouveau, humaniste, que le pontife encourageait fort. L'échec fut complet et c'est à peine si on trouve trace du travail alors accompli. Il y eut jusqu'au concile bien d'autres entreprises du même genre. Et les plus hauts personnages de l'Église, tel le célèbre cardinal Cajetan, se mettant à l'école de Ni­colas V, faisaient publier eux aussi des traductions établies d'après les originaux. Des savants de tous états travaillaient ardemment sur les textes grecs et hébreux. Théologiens et grammairiens rivalisaient dans la composition de com­mentaires inédits. Et la corporation toute récente des im­primeurs ne contribuait pas peu à augmenter le désordre en publiant à la hâte des ouvrages plus ou moins bien établis. En bref, c'était la guerre des bibles, dont la première victime était la Bible. Aussi, le seul résultat certain de ces travaux, malgré quelques réussites de haute volée, fut de multiplier à un point inouï jusque là les outrages à la Parole écrite et de déconsidérer la version traditionnelle de l'Église. Avec Luther et Calvin, pour ne nommer qu'eux, cette guerre des bibles prit un tour nettement RÉVOLUTIONNAIRE. Ces sinistres géants prétendirent édifier leur doctrine sur la seule Écriture et mépriser les traditions apostoliques. Au nom de ce radicalisme biblique ils nièrent les droits exclusifs de l'Église sur les Livres saints. C'est une idée aujourd'hui bien établie, même chez les catholiques, que les protestants sont les hommes de l'Écriture ; qu'ils sont en quelque sorte les gardiens du Livre dans une chrétienté déchirée. J'en suis fâché pour ceux de nos amis qui sont protestants mais ce n'est pas vrai. 23:227 C'est même le contraire qui est vrai. Et ce depuis le début de cette révolution fâcheusement dite Réforme. Au nom de leur doctrine, les fondateurs des différentes confessions protestantes discutèrent de l'autorité des textes reçus dans l'Église. Nombre d'humanistes catholiques étaient tentés, sinon de les suivre, du moins d'accorder quelques satisfactions aux novateurs. Des discussions de tous ces savants, qui auraient pu comme les tobards se parer du titre de « savants chrétiens », naquit la mise en doute de l'autorité de nombreux textes. Luther alla jusqu'au rejet pur et simple de plusieurs Livres sacrés. Ainsi la révolution protestante commençait son entre­prise de dévastation au nom de la défense de l'intégrité de l'Écriture. Ainsi ces prétendus hommes du Livre com­mencèrent par le dépecer. Ces novateurs furent les premiers lecteurs sauvages *systématiques.* Ils ont fondé le biblicisme moderne qui, au nom de l'étude du texte, pulvérise la Parole de Dieu. Catholiques nous devons en être certains : sans l'Église et sans la Vulgate, il n'y aurait plus aujourd'hui ni textes assurés, ni interprétations stables, ni canon défini. #### II Le concile de Trente a énuméré dans le décret *De libris sacris et traditionibus,* dont nous avons déjà parlé, la liste des Livres saints que l'on doit tenir pour *sacrés et cano­niques.* 24:227 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler cette liste. Voici donc, tel que le décret le donne, le catalogue des Livres saints : « De l'Ancien Testament, cinq de Moïse, à savoir, la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéro­nome ; Josué, les Juges, Ruth, quatre des Rois, deux des Paralipomènes, le premier d'Esdras et le second qui est dit de Néhémie ; Tobie, Judith, Esther, Job, les cent cinquante psaumes du Psautier Davidique, les Paraboles, l'Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, la Sagesse, l'Ec­clésiastique, Isaïe, Jérémie avec Baruch, Ézéchiel, Daniel ; les douze prophètes mineurs, à savoir, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie ; deux des Maccabées, le premier et le second. « Du Nouveau Testament, les quatre Évangiles, selon Matthieu, Marc, Luc et Jean ; les Actes des Apôtres écrits, par l'évangéliste Luc ; les quatorze épîtres de l'apôtre Paul, aux Romains, aux Corinthiens, aux deux Galates, aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Colossiens, aux Thessaloniciens deux, à Timothée deux, à Tite, à Philé­mon, aux Hébreux ; les deux épîtres de l'apôtre Pierre, les trois de l'apôtre Jean, une de l'apôtre Jacques, une de l'apôtre Jude et l'Apocalypse de l'apôtre Jean. » Cette énumération, reprise du concile de Florence, cons­titue ce qu'on appelle le CANON DES LIVRES SAINTS ou canon des Écritures. C'est-à-dire la collection des livres dont l'Église garantit l'inspiration et qu'elle reçoit comme règle et fondement de la foi. En promulguant à nouveau ce canon, les Pères du concile suivaient une tradition solidement établie. En guise de points de repère, je rappelle ici deux données certaines et faciles à retenir. D'une part, dès le temps du pape saint Damase, le canon du Nouveau Testament était fixé. 25:227 Et d'autre part, depuis que la Vulgate telle que nous la connaissons est devenue la version commune, c'est-à-dire depuis saint Isidore de Séville, le canon des deux Testa­ments est, au témoignage des manuscrits les plus sûrs, inébranlable. Mais comme les novateurs, s'emparant d'anciens doutes, discutaient l'autorité de nombreux livres, le concile de Trente, authentifiant le canon traditionnellement reçu et attesté par la version antique et commune, précisait en outre que tous les livres cités avaient la même autorité. Avant ce décret, l'Église n'avait pas défini explicitement la parfaite égalité de tous les textes sacrés qu'elle recevait. Certes sa pratique constante -- elle les lisait tous -- impo­sait qu'on les reçoive tous. Mais on pouvait se demander s'il n'y avait pas lieu de distinguer leur degré d'autorité, selon qu'ils avaient été reçus par tous plus ou moins tardi­vement ; ou encore selon qu'ils avaient ou non fait l'objet de discussions entre les Pères. Ces derniers critères ont servi à établir une distinction, demeurée courante, entre les textes dits *protocanoniques* et les textes dits *deutérocanoniques*. Les premiers sont les textes qui ont été constamment reçus par tous dans l'Église, les autres ceux qui ont été reçus plus tardivement ou qui, soit en Orient soit en Occident, ont vu discuter leur autorité. Mais le décret conciliaire ne tient aucun compte de cette distinction, bien qu'elle soit historiquement fondée, même lorsqu'elle a l'autorité de saint Jérôme pour elle. Plus, il affirme explicitement que l'on doit à tous les textes énu­mérés, dans leur intégrité et avec toutes leurs parties, UN ÉGAL RESPECT ET UNE MÊME VÉNÉRATION. Sur la question de l'extension ou, si l'on veut, de l'in­tégrité de la canonicité ainsi définie, je ne m'étendrai pas. Elle est connexe à celle de l'extension de l'authenticité de la Vulgate et les remarques que nous avons faites au pré­cédent chapitre s'appliquent ici, mutatis mutandis. 26:227 La règle selon laquelle on doit recevoir pour sacrés et canoniques les Livres saints est la conduite de l'Église, qui les lit, et leur présence dans la Vulgate. #### III L'enseignement du concile de Trente sur le canon des Écritures a été confirmé par le premier concile du Vatican et par Léon XIII, notamment dans la charte des études scripturaires qu'est l'encyclique *Providentissimus Deus.* Ni Benoît XV dans *Spiritus Paraclitus,* ni Pie XII dans *Divino afflante Spiritu,* ni le second concile du Vatican ne sont revenus sur le sujet. Il est vrai que d'autres questions, plus radicales que celles des novateurs du XVIE siècle, sont aujourd'hui posées. Elles portent, carrément ou insidieusement, sur l'inspi­ration divine et l'historicité de l'ensemble des récits sacrés. Le souci désordonné des « exigences de la science » a con­duit à traiter la Bible comme si elle n'était rien d'autre qu'un recueil de contes et légendes des juifs et des chré­tiens. On analyse sans amour, on dissèque sans respect, on désarticule sans même l'ombre d'une émotion le Livre de Dieu ; le livre écrit avec le sang de l'Agneau. Il est vrai aussi que ces assauts se doublent de trahison. En France, au sein même de l'Église, ceux qui ont pour mission de garder le dépôt intact et de faire connaître l'authentique Révélation falsifient ou laissent falsifier l'Écriture. 27:227 Cette trahison, non point accidentelle, mais méthodi­quement organisée, la « bataille du verset six » en a révélé les aspects exégétiques et bureaucratiques ([^2]). D'un autre côté la détestable Tob symbolise de façon permanente le reniement pratique de la tradition scripturaire catho­lique ([^3]). Mais l'imposture du « fonds obligatoire » ([^4]) qui impose, dans les nouveaux catéchismes, des versions falsi­fiées du Nouveau Testament, en demeure à ce jour la mani­festation la plus éclatante. Et la plus affreuse parce qu'il s'agit de ce qu'on enseigne aux enfants. Alois que la Parole de Dieu est bafouée comme jamais elle ne l'a été, la Vulgate est à nouveau abandonnée par (presque) tous. Mais, Dieu aidant, point par nous. Car nous savons et nous professons que la version antique et commune de­meure, aujourd'hui comme hier, le rempart de l'Écriture. 28:227 ### L'édition sixto-clémentine #### I Le décret du concile de Trente qui portait sur l'édition et l'utilisation des Livres sacrés prescrivait de donner une édition aussi correcte que possible de la Vulgate. Mais il n'indiquait pas qui serait le maître d'œuvre de cette édition, pas plus qu'il ne précisait comment on devrait établir son texte. On n'eut pas à chercher longtemps un éditeur : de toute évidence le rôle revenait au siège apostolique. D'autre part la teneur du décret permettait d'inférer quelle devait être la norme du travail à entreprendre. Puisque le concile avait restauré l'autorité de la version antique et commune, le but à poursuivre était d'en *restituer le texte aussi fidè­lement que possible ;* et cela fait, d'en réaliser une édition extrêmement soignée. Cependant quarante-cinq années passèrent et dix papes se succédèrent avant que l'Église soit en possession de cette édition typique. Il est vrai qu'au début les choses n'avan­cèrent pas vite. La nécessité de se procurer des manuscrits de grande valeur en aussi grand nombre que possible con­tribuait à donner aux révisions un rythme extrêmement lent. 29:227 C'est ainsi que les collations réalisées par une com­mission pontificale sous Pie IV furent entièrement reprises, saint Pie V régnant, pour tenir compte de nouveaux et im­portants manuscrits qui venaient d'arriver à Rome. Il est vrai aussi que le pontificat de saint Pie V vit mener à bien d'autres travaux considérables. Lors de sa dernière session, en 1563, le concile avait ordonné la publication d'un catéchisme, d'un bréviaire et d'un missel. Saint Pie V, éditeur d'une prodigieuse effi­cacité -- ce qui n'est pas son plus mince titre de gloire, je m'en assure tous les jours que Dieu fait -- fit achever la rédaction, réviser, corriger, imprimer et publier ces trois ouvrages en cinq années : le catéchisme parut en 1566, suivi du bréviaire en 1568 et du missel en 1570. Il est non moins vrai que ces délais naissaient de l'ex­trême difficulté de la tâche. Les heurts d'écoles et les que­relles d'experts, qu'on ne pouvait ni empêcher, ni négliger, la compliquaient encore. Vint alors Sixte Quint. Ce pon­tife vigoureux prit le mors aux dents, si je puis dire, et se fit une affaire personnelle de mener à bien la publication. Après avoir harcelé les réviseurs pendant deux années, il reprit lui-même tout leur travail. Achevée d'imprimer en 1590, la Bible sixtine fut mise en vente immédiatement. Et immédiatement attaquée par l'ensemble des cardinaux ; si durement que le pontife envisageait sa révision lorsqu'il mourut. La vente fut alors suspendue ; les exemplaires restants mis au pilon ; les exemplaires mis en circulation, recherchés, rachetés et détruits. Dès son élection, Grégoire XIV faisait procéder à une nouvelle révision générale. Enfin, en 1592, Clément VIII publiait une édition revue et corrigée, qui donnait le texte dit depuis sixto-clémentin. L'édition typique de la Vulgate était née. 30:227 #### II Entre l'édition sixtine et l'édition sixto-clémentine les différences sont nombreuses ; on en a recensé près de cinq mille. La chose serait troublante si les deux révisions avaient été conduites exactement de la même manière ; et si l'intervention de Sixte Quint n'avait brouillé les cartes. Non point qu'il y ait eu plusieurs conceptions générales de l'œuvre à accomplir, nous l'avons vu. Il s'agissait tou­jours de restituer dans son intégrité et sa pureté la version latine, antique et commune. Et tout le monde en était d'accord, cette version était due pour l'essentiel à saint Jérôme, qu'il ait traduit ou seulement révisé ; le complé­ment, les livres qu'il n'avait ni traduits, ni révisés, avait été conservé dans une version antérieure à saint Jérôme, l'*Italique* de saint Augustin. Il n'était pas question de corriger ce texte d'après l'hébreu ou le grec lorsqu'il était bien établi ; et encore moins d'en améliorer le style. Le *principe de l'indépendance de la version latine,* dont le texte est garanti par l'Église, est très fermement exprimé par Sixte Quint dans la constitution *Aeternus ille* et par saint Robert Bellarmin dans la *Préface* à l'édition sixto-clémentine. Mais, ces principes admis, une très grande difficulté demeure. Saint Jérôme, déjà, l'avait soulevée. Dans sa lettre à saint Damase, publiée en préface à sa révision des Évangiles, il souligne qu'il n'a modifié la traduction qu'au­tant que c'était indispensable, pour ne pas troubler inutile­ment les fidèles. Une question analogue se posait à propos de la Vulgate. Lorsqu'ils différaient, fallait-il donner la préférence aux textes primitifs de saint Jérôme et de l'Italique, ou au texte commun transmis par l'Église ? 31:227 Le programme fixé par Sixte Quint était de reproduire d'aussi près que possible l'original de la traduction, quand celle-ci était de saint Jérôme surtout. Mais le pontife ne se tint pas personnellement à cette norme. Et, en révisant selon ses lumières propres le travail préparatoire, il réintroduisit un grand nombre de leçons douteuses, de ce point de vue au moins. La révision sixtine rejetée, on commença par reprendre les choses au point où elles en étaient avant l'intervention du pape. Mais à la difficulté propre à l'ouvrage s'ajoutaient désormais les difficultés dues aux circonstances. La très grave imprudence de Sixte Quint survenait à un moment où l'Église était accusée de falsifications scripturaires. La situation parut si délicate que l'on examina la question de savoir si l'on publierait le résultat de la révision entreprise. D'un autre côté les désaccords méthodologiques, envenimés d'une rivalité entre dominicains et jésuites, menaçaient la commission pontificale d'éclatement. Une congrégation réduite fut instituée, sur la suggestion de saint Robert Bellarmin, semble-t-il. Le dessein fonda­mental demeurait inchangé. Le parti adopté fut de s'en tenir au texte latin lorsqu'il était certain et, en cas d'incer­titude, de se reporter aux textes grecs ou hébreux ainsi qu'aux commentaires des Pères. La règle de « non-correc­tion » des erreurs éventuelles de traduction demeurait fer­mement établie. Et plus, on ne retenait même pas toutes les corrections qui paraissaient devoir être faites d'un point de vue strictement critique. Le texte auquel on s'arrêta ne fut donc pas, stricto sensu, le texte primitif. Non sans doute que l'obstacle ait été jugé insurmon­table de s'assurer quel il était. Mais, d'une part, la prudence et l'exemple des anciens recommandaient de ne pas troubler inutilement l'usage lorsqu'il était solidement attesté. 32:227 Et d'autre part, retrouver, dans sa pureté critique, la tra­duction telle qu'elle jaillissait des lèvres du traducteur, ce n'était pas nécessairement restituer la version tradi­tionnellement approuvée par l'Église. Et il pouvait se faire que, là où elles différaient, l'usage eût raison contre le traducteur. Ce texte était donc le fruit d'un travail de dis­cernement extrêmement délicat. Il possédait à un très haut degré des qualités fort difficiles à concilier. #### III J'ai déjà souligné la hardiesse du programme fixé par le concile, mais il ne me paraît pas inutile d'y insister. En pleine révolution protestante, alors que l'esprit sceptique de la Renaissance triomphait, que s'affirmaient le scientisme et le mercantilisme modernes, l'Église avait affirmé dogmatiquement qu'Elle seule détenait les Paroles de Vie. Et non contente de produire solennellement cette affirmation, elle choisissait, en témoignage de ses dires, de restaurer ses trésors les plus certains et les plus atta­qués. Il en fut ainsi pour la messe, car le missel romain de saint Pie V est une restitution de la messe traditionnelle, latine et grégorienne. Il en fut ainsi pour la doctrine, car le Catéchisme du concile de Trente l'enseigne conformément à la pratique millénaire de l'Église. Et il en fut ainsi pour l'Écriture, car la Vulgate sixto-clémentine est une resti­tution de la version latine, antique et commune. 33:227 Mais la conduite de ce dessein, si prodigieusement étranger au monde moderne, supposait une rare prudence. Et l'expérience a malheureusement été faite par Sixte Quint qu'un simple défaut de rigueur dans l'application de justes règles suffisait à conduire au désastre. Une très attentive minutie et une très solide constance sont néces­saires pour bien conduire les recherches sur les manuscrits et confronter leurs témoignages cas par cas, tout en tenant compte de l'autorité propre qui est reconnue à chacun d'eux. Ces travaux critiques menés à bien avec tout le soin possible, il reste à peser leurs conclusions et à déterminer dans quelle mesure on doit y faire droit. Il y faut une grande largeur de vue qui, donnant à la science toute sa place, ne craigne point de laisser libre cours à l'instinct conservateur de l'Église, tel qu'il s'exprime, par exemple, dans l'usage liturgique. #### IV C'est dire assez que la valeur de l'édition sixto-clémen­tine ne doit pas se mesurer exclusivement à l'aune des savants, aussi savants qu'ils soient. Le scientisme, qui infecte l'esprit moderne, conduit le plus souvent à raisonner comme si la détermination du véritable sens de l'Écriture était soumise à la détermination scientifique de la lettre de son texte. En l'espèce à une déclaration de conformité de la Vulgate avec les originaux, par des savants, -- catho­liques, juifs ou baptistes, peu importe ici. Mais l'Église de Dieu n'est pas soumise aux archéologues, paléographes et autres philologues. Car l'Épouse du Christ est l'unique gardienne et dispensatrice de la Parole de Dieu. Le texte de l'Écriture qu'elle fait sien ne peut pas être considéré sous le seul rapport de la chasse aux mots. 34:227 Ce qui compte d'abord, ce qui compte par-dessus tout, c'est que le sens du texte soit absolument assuré pour tout ce qui touche au salut des hommes. Or seule l'Église peut nous donner une telle assurance ; car *seul le jugement de l'Église peut certainement garantir la conformité substantielle d'une version, originale ou traduite, avec le texte inspiré par Dieu à l'écrivain sacré.* Comme nous savons que l'édition sixto-clémentine, ré­gulièrement promulguée et paisiblement reçue, restitue fidèlement la version antique et commune ; et que, d'un autre côté, nous voyons qu'elle a fait autorité pendant trois cent cinquante ans, nous avons l'absolue garantie qu'elle ne nous trompe pas. Je n'entends pas dire par là que l'œuvre de Sixte Quint et Clément VIII soit irréformable. On sait que saint Pie X avait fait entreprendre des travaux préparatoires à une nouvelle édition de la Vulgate. Dans ses grandes lignes, ce programme ne s'écartait point de celui que fixèrent les pontifes du XVI^e^ siècle. Entendue en ce sens, une révision de la Vulgate s'inscrit dans la très longue tradition qui, d'Alcuin au P. Tolet, a permis de conserver aussi pure que possible la version commune. Il s'agit en somme de publier une nouvelle édition, rapprochée autant que les forces humaines le permettent, de la version antique. \*\*\* Tout autre était l'objectif fixé à la commission post­conciliaire de révision de la Vulgate. Je n'en dirai, pour le moment, qu'un mot. 35:227 Il ne s'agissait plus d'établir une nouvelle édition, corri­gée, de la Vulgate, mais de préparer la première édition d'une « néo-Vulgate ». Le programme prévoyait en effet une relecture complète de la traduction de saint Jérôme et sa correction d'après les originaux. Ce programme fait fi d'un usage quatorze fois séculaire ; il s'écarte radicalement de la ligne tracée par les décrets tridentins et de la fin constamment poursuivie par les papes qui se sont appliqués à la conservation, à l'amélioration et à la diffusion de la version traditionnelle. La version antique et commune n'est plus considérée comme la norme pratique de la transmission de l'Écriture dans l'Église. Et donc, quoi qu'il en soit du résultat de cette révision, il est clair qu'on ne peut pas lui donner, sans grave équivoque, le nom de Vulgate. On ne fabrique pas en quelques années, même avec beaucoup de science, une version antique et commune. Au reste, la situation, en France tout au moins, rend cette révision dérisoire. Car la Vulgate, tout le monde s'en moque et la version de l'Écriture qui se répand partout, c'est la détestable Tob. Alors ? Alors, dans l'attente confiante du jugement ul­térieur de l'Église, étudions pieusement et paisiblement l'édition séculaire de la Vulgate que nous ont léguée nos pères dans la foi. Antoine Barrois. 36:227 ## CHRONIQUES 37:227 ### Doux chaos par Louis Salleron DEVANT MOI, sur ma table, les articles s'accu­mulent -- commencés, et inachevés. Pourquoi inachevés ? Parce qu'un article n'est pas un livre et qu'il doit s'en tenir à quelque point particulier. Or on ne peut plus examiner aucun problème, ni à plus forte raison en proposer une solution, sans dé­boucher sur cette évidence : il n'y a plus de problèmes particuliers ni de solutions particulières, il n'y a plus qu'un problème : celui de l'autorité ; et il n'y a plus qu'une solution : l'autorité. Peut-être n'est-il pas inutile de le dire et le redire. Mais en indiquer les voies et moyens est vain. Ce sont les hommes d'autorité qui restaurent l'autorité. On ne peut que faire des vœux pour qu'ils la restaurent sans en faire la tyrannie. Considérez les grands problèmes actuels : l'inflation, le chômage, l'insécurité, l'amoralité, l'information, etc. ; aussi étrangers qu'ils soient en apparence les uns aux autres, ils en ont en commun d'être l'effet ou l'expression de la carence de l'autorité sociale. Le Pouvoir de l'État, bloqué par la féodalité des pouvoirs parallèles de l'argent et du syndicalisme (et des pouvoirs subalternes qui en procèdent) se défend par une politique du coup par coup qui ruine le pays, multipliant les injustices et les inégalités qu'il prétend réduire et accroissant l'anarchie où se com­plaisent les privilégiés. C'est le chaos. Un doux chaos oh la majorité trouve son compte dans l'espoir d'un miracle qui assurera à tous des lendemains chantants. 38:227 A mon âge, on relit. Je relis donc. J'ai relu tout Valéry qui, voilà un demi-siècle déjà, nous a annoncé et dépeint l'état actuel de la France, de l'Europe et du monde. En ce domaine, ce n'est pas tant l'acuité de la prévision qui est significative, car la prévision est facile : c'est le bonheur de l'expression, la qualité de la forme. *Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles...* *C'est l'heure de la jouissance et de la consommation générale...* *L'Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s'y dirige...* Ces phrases sont célèbres, à juste titre. Il y en a des milliers d'autres qui ne leur sont pas inférieures. Vous rappelez-vous celles-ci ? *La fin presque toujours somptueuse et voluptueuse d'un édifice politique se célèbre par une illumination où se dépense tout ce qu'on avait craint de consumer jusque là* (...) *Une flamme encore féerique, qui se développera en incendie, s'élève et court sur la face du monde. Elle éclaire bizarrement la danse des principes et des ressources. Les mœurs, les patrimoines fondent, les mystères et les trésors se font vapeurs. Le respect se dissipe et toutes les chaînes s'amollissent dans cette ardeur de vie et de mort qui va croître jusqu'au délire.* Qui dit mieux ? Et ceci, qu'il est inutile de commenter : *L'hypocrisie est une nécessité des époques où il faut de la simplicité dans les apparences, où la complexité humaine n'est pas admise, où la jalousie du pouvoir ou bien la stupidité de l'opinion impose un modèle aux per­sonnes. Le modèle est promptement pris pour masque.* 39:227 Faut-il craindre de semer le découragement en rappe­lant des propos de ce genre ? Je ne le pense pas. L'intelli­gence ne peut être que pessimiste ; elle *doit* être pessimiste. C'est l'espérance qui est active. Elle ne se nourrit pas de l'illusion. Chose curieuse, d'ailleurs : la froide lucidité de Valéry s'accompagne d'une véritable espérance qui s'enracine dans le sentiment assez confus mais profond que l'Europe seule, et dans l'Europe principalement la France, a vocation à se sauver elle-même et à sauver le monde. Seul l'esprit peut triompher de la matière, et nulle part tant qu'en Europe et en France l'esprit n'est vivant et agissant. On finirait presque par trouver Valéry opti­miste ! J'ai relu aussi les *Confessions* de Jean-Jacques Rousseau. Encore tout le monde moderne. Non plus comme le tableau du futur, mais comme le ver dans un fruit encore pulpeux, juteux et savoureux. La petite édition du Livre de Poche s'orne d'une préface de François Mauriac que j'ai lue en dernier. Je m'attendais à quelques réserves au sein d'une complaisance tourmentée. Jugement téméraire. J.J. Rous­seau fait horreur à Mauriac qui lui consacre treize pages si justes qu'elles pourraient être signées de Maurras, du premier Maritain, ou de Madiran lui-même. Jugez-en : *Ceux qui hésiteraient à décharger Jean-Jacques de ses crimes pour en accabler la société, il lui restera de leur persuader que ses crimes ne sont pas des crimes. Voilà le miracle du nouveau Messie, les noces de Cana où le mal se transmue en bien. Jusqu'au jour du citoyen de Genève, les assassins, les libertins ne se donnaient pas en exemple, les sodomites n'enseignaient pas la morale, les courtisanes répondaient aux injures par l'admirable mot de je ne sais plus quelle maîtresse royale à un homme qui l'insultait :* « *Puisque vous savez qui je suis, Monsieur, faites-moi la grâce de prier Dieu pour moi. *» *Jean-Jacques peut reprendre le mot du* Médecin malgré lui : « *Nous avons changé tout cela. *» *Le cœur est à droite, le foie à gauche. Rousseau a commis un attentat bien plus grave que le simple renver­sement du tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes, -- attentat après lequel Bossuet nous assure, pour­tant, qu'il n'existe presque plus de remède. Jean-Jacques n'a pas détruit la conscience, il l'a corrompue. Il l'a dressée au mensonge et à la falsification. Et c'est seulement après s'être assuré qu'elle ne rendrait plus que des oracles favo­rables à sa passion qu'il a installé cette conscience avilie sur le trône même de Dieu, qu'il l'a adorée, qu'il lui a adressé des prières :* « *Conscience, instinct divin... *»*.* 40:227 Rousseau « a toujours menti », et l'époque moderne repose toute sur « ce mensonge essentiel : la transmutation du plomb vil en or pur, du mal en bien ». Mais Rousseau, c'est aussi l'idéologie à l'état pur et Jean Lartéguy, qui a beaucoup patrouillé dans l'Asie du Sud-Est, disait récem­ment à la télévision que le maître penseur des dirigeants cambodgiens n'était pas Marx, mais Jean-Jacques qu'ils avaient connu en Sorbonne. Genève et Paris rivalisent avec Moscou pour la libération du monde. Les nouveaux philosophes qui se sont débar­rassés de Marx ont encore à se débarrasser de Jean-Jacques. Ce n'est sans doute pas pour demain. Louis Salleron. 41:227 ### Culture, rendement, problème. par Georges Laffly #### Culture A la fin du mois de juin, il y a eu un attentat au château de Versailles. Une bombe a détruit les salles « Empire » : tableaux déchirés, etc. Le *Figaro* du 1^er^ juillet a publié une interview du conser­vateur, Gérard van der Kemp. On y peut trouver quelques indications sur ce qu'on appelle la culture. A la question : « Versailles est-il un symbole à la fois politique et culturel » (c'est-à-dire : qu'a-t-on voulu atteindre en s'attaquant au château), M. Van der Kemp répond : « *Versailles aux yeux de la population française, com­me de celle du monde, n'est pas l'image du pouvoir absolu, mais d'une civilisation disparue, le centre d'un pèlerinage laïque, une de ces merveilles du monde qu'il faut avoir vues dans sa vie. *» Ce début dégage des éléments intéressants. Versailles témoigne « d'une civilisation disparue », morte, avec la­quelle nous n'avons rien de commun. C'est une merveille du monde, mais au même titre que les pyramides aztèques ou le temple d'Angkor. 42:227 Nous sommes héritiers de ces chefs-d'œuvre, et de tous au même titre. Héritiers parce que leurs créateurs, et l'esprit de ces créations, sont bien morts. L'homme moderne succède, mais il établit une bar­rière infranchissable entre lui et le constructeur d'hier. On ne considère pas que nous parlons la même langue que Mansart, Le Brun, Le Nôtre, -- et il est vrai que c'est de moins en moins la même langue, puisque la nôtre tend à se rétrécir aux onomatopées du circuit des marchandises et au jargon gréco-anglais des sciences humaines. On ne considère pas non plus que le palais fut conçu comme l'em­blème de puissance d'un pays qui reste le nôtre, dans ses frontières, dans son peuple (il est vrai que là aussi, il y a un énorme travail de modification). Non, Versailles évoque « une civilisation disparue », et on s'y rend comme à « un pèlerinage laïque ». Le touriste accomplit un acte de piété, il montre sa révérence envers « la culture », substitut d'une foi. L'art remplace Dieu, c'est la métamorphose que chantait Malraux. M. van der Kemp poursuit : « *Les gens viennent à Versailles avec le même sentiment qui m'a conduit à voir la grande place de Téhéran et ses mosquées comme une perfection de l'art musulman iranien. *» Développement de ce qui précédait. Notre interprétation est la bonne. Mais je nie que Versailles puisse être pour un Français la même chose que les mosquées de Téhéran : d'un côté il s'agit de son passé, de l'autre d'un passé étran­ger, qu'il peut approcher par une érudition particulière, mais qui ne peut soulever en lui les mêmes émotions, la même sympathie. La réduction à l'esthétique que pratique le conservateur est une opération réservée à quelques-uns, et qui ne peut acquérir une grande force pour l'ensemble d'un peuple. Le jour où ce sentiment persisterait seul, on peut prédire que les Français verraient détruire Ver­sailles avec indifférence. La « culture » profite d'un respect appris, qui n'a rien de profond. Elle porte sans doute un reflet de sacré, mais un reflet ce n'est pas grand chose. Revenons à M. van der Kemp : 43:227 « *Quand Versailles a été construit, c'était pour le roi une sorte de cathédrale de son pouvoir politique relié au pouvoir divin. Dans son esprit et dans celui des principaux artistes qui ont participé à son édification, Mansart, Le Brun, Coysevox, Girardon, Le Nôtre, il s'agissait de réaliser une sorte de symbiose entre la mythologie gréco-latine, telle qu'elle leur apparaissait dans les métamorphoses d'Ovide, et l'Histoire sainte. Tous ces artistes ont réussi à conjuguer le mythe solaire d'Apollon à celui du Christ de lumière. Mais qui, regardant aujourd'hui les statues dans le jardin, pense encore à cela ? Personne.* » C'est sans doute pour mieux montrer la coupure entre le siècle de Louis XIV et nous que le conservateur dit cela. Je crois qu'il exagère : tout Français qui va à Versailles a quelque idée du Christ, -- et d'Apollon. Il connaît un certain nombre d'épisodes de l'Histoire sainte, même s'il n'est pas chrétien, et il est un peu frotté de mythologie gréco-latine, même s'il n'a pas fait des études classiques. Certainement, pour beaucoup, cela ne subsiste qu'à l'état de traces. Mais si vraiment des gens vont là en ignorant totalement ces choses, que *voient-ils ?* Rien. On s'étonne que M. van der Kemp parle d'un pèlerinage, en affirmant aussi que le lieu du culte est vide, ne peut rien dire aux pèlerins. Il y a la beauté, dira-t-il. Versailles a perdu son sens, mais reste beau. Je crains que le sentiment esthétique isolé soit beaucoup moins répandu, et beaucoup moins fort qu'on ne le croit, et il me semble qu'il est d'autant plus sûr qu'il est éclairé (par des connaissances historiques, ou plus encore par le sens d'une familiarité : on *reconnaît* ce qui vous est proche, ce qu'on a hérité vraiment de son lignage). La « culture » paraît bien fragile, si elle se réduit à l'admiration, en troupeau, de n'im­porte quelle merveille du monde, qu'il faut avoir vue une fois dans sa vie, mais qui est le signe incompris d'une civilisation disparue, étrangère et qu'on ne connaît même pas scolairement. Que reste-t-il ? Un faux respect soutenu par la vanité (cela fait bien), un sentiment développé par une certaine société, donc par une mode. Rien de vivace, et d'ailleurs rien de vrai. 44:227 #### Rendement Une loi, due à M. Caillavet, autorise le prélèvement d'or­ganes sur tout cadavre, sauf opposition des proches. Au­paravant, on pouvait léguer son corps. Maintenant le corps mort est considéré comme propriété commune, utilisable par les hôpitaux, s'il n'y a pas refus particulier. Nous sommes poussière. Un corps amputé, ou fondu par une bombe, n'en ressuscitera pas moins. Il arrivait autrefois que l'on ensevelît dans des reliquaires différents les os et le cœur. Mais c'est le point : on ensevelissait, on recueillait les restes les plus minces pour les mettre à l'abri. Geste qui distingue l'homme. Désormais va s'en interposer un autre, qui consiste à dépouiller le cadavre de ce qui peut encore servir. Pour la plus noble raison, c'est vrai : il s'agit de sauver des vies. Il est sûr qu'il y a là un trait distinctif de notre société la mobilisation totale. Il faut élever le rendement, il faut que tout serve, il faut utiliser toutes les réserves. J'avais lu il y a quelques années (c'est une idée courante, banale) qu'il est honteux de gaspiller la matière grise : les cerveaux doivent être exploités au maximum dans l'intérêt commun. Considérer la capacité d'invention, de connaissance, la matière grise, comme une autre matière première, pétrole ou manganèse, est assez révélateur. Dans cette ligne, le cadavre lui aussi doit devenir rentable. Il le faut si l'on veut sauver des vies qui sans cela seraient perdues. Argu­ment imparable, et que je ne tente pas de parer. Mais le résultat est bien que l'on passe à d'autres règles. Le refus de laisser disséquer et amputer un mort que l'on aimait est jugé comme un gaspillage et un signe d'égoïsme. De même, est gaspillage toute activité gratuite du cerveau. Il n'y a plus de jeu possible. La mobilisation ne le permet pas. Ces règles sont pour nous une sorte d'instinct. Il m'a toujours semblé que le goût que l'on a depuis un demi-siècle pour les plages ou la haute montagne répond au besoin de ne pas laisser en friche le sable et la neige dont jusque là on ne savait pas quoi faire. Ils ont été mobilisés à leur tour, eux qui étaient restés si longtemps en réserve et stériles. 45:227 #### Problème On parle de problème pour définir une situation qui est elle-même un résultat. Par exemple, le problème de la délinquance juvénile. Cette délinquance a des causes, ce sont ces causes qui font question, qui posent un problème. On parle aussi de problème lorsqu'il s'agit de supprimer la solution admise habituellement. Par exemple : le pro­blème de l'avortement, du mariage, de l'euthanasie. Cela veut simplement dire que la solution connue est considérée comme mauvaise et qu'on veut en faire admettre une autre. Comme on rencontre des résistances, cela pose un « pro­blème ». Tant que les gens ne seront pas habitués à l'idée de faire piquer leur grand mère, décidément gênante, il y aura un problème de l'euthanasie. Le mot est très bien choisi. Qu'il y ait un problème et qu'on nous le pose, c'est flatteur, cela éveille notre esprit de discussion, et il est aisé de joindre le nouveau problème à quelques vieilles querelles, ce qui lui donne de la consis­tance. Mieux encore : c'est la solution existante qui fait problème (*on ne doit pas tuer* apparaît comme mauvaise solution, on vous montre vingt cas où il est préférable de le faire). Mais cette manière de présenter les choses suggère que jusqu'ici *il n'y avait pas de solution,* ce qui est très efficace pour la propagande. En ce sens, chaque « problème » contribue à ruiner, à -- détruire un état des mœurs, un état de civilisation. Il est pourtant bien vrai qu'une solution partout admise ne peut être considérée vraiment comme une solution. Elle est irraisonnée, hors de discussion. On n'y a pas réfléchi pendant des mois. On ne s'est pas posé la question (le problème, en français moderne). Tout simplement, il se trouve que l'on n'épouse pas sa sœur, que l'on ne mange pas de chair humaine. Cet état d'innocence prend fin avec la question : pourquoi ? et avec l'insidieux et antique pourquoi pas ? 46:227 C'est alors que naît le problème. Il se nourrit de l'attrait qu'on trouve à braver un interdit (meurtre, inceste, etc.), et de l'idée simplette mais efficace que si jusqu'ici, il n'y avait pas de problème, ce n'est pas par adéquation entre la solution adoptée et les exigences divines et humaines, mais par sauvagerie. Comme nous ne sommes plus enfants ni sauvages, nous ne tenons pas compte des exigences divines, et quant aux exigences humaines, c'est à nous d'en juger. A ce moment, le fruit de l'arbre défendu est pratiquement cueilli. Remarques. 1\. -- Du temps de la solution conforme à la Loi, il y a toujours eu des refus (privés), des évasions (privées) hors de la Loi. Cela s'appelait faute ou crime, mais ne suffisait pas du tout à poser le problème. Il ne naît pas des défaillances, même nombreuses, il naît du refus de la Loi : au moment où le bon plaisir de chacun paraît d'essence supérieure à toute loi. 2\. -- Quand un problème est posé, cela signifie que toute nouvelle solution est bonne. Mais l'ancienne devient mauvaise, inadmissible. Elle est solution de préjugé, de conditionnement, elle ne peut être considérée comme libre. Poser un problème, c'est donc finalement interdire l'ancienne solution, après un passage libéral, un moment où tout est confus. Le problème tend à établir un nouvel ordre, inverse, mais rigoureux. Georges Laffly. 47:227 ### La nouvelle constitution espagnole par Julio Garrido *Éminent biologiste espagnol, membre de l'Académie Roya­le des Sciences, Julio Garrido est aussi un penseur politi­que. Il retrace ici la genèse* (*historique et idéologique*) *de cette* «* constitution *» *qui est actuellement proposée à l'ap­probation du peuple espagnol par son nouveau souverain texte anti-constitutionnel, anti-national et anti-chrétien, qui met un comble à la destruction de l'héritage, et au mépris du serment. Le pouvoir maçonnique, favorisé par l'œcu­ménisme montinien, s'appesantit sur l'Espagne catholique à qui l'on impose présentement un carcan analogue à celui du Chili d'Allende*. J. M. IL SERAIT DIFFICILE de trouver dans l'histoire de l'humanité un exemple plus démonstratif des interférences entre le droit naturel, la philosophie de l'histoire et la loi catholique que celui qui nous est fourni par l'étude des avatars constitutionnels en Espagne. Surtout à partir du moment où le virus du libéralisme s'est introduit dans notre pays, sous des influences et des pressions venues de l'étranger. 48:227 Les perturbations introduites par le libéralisme du XIX^e^ siècle en un pays foncièrement catholique dans son esprit, dans ses mœurs et dans ses traditions ont donné lieu à la décantation et l'établissement de deux thèses dis­tinctes : la thèse officielle des libéraux « européisants », influencés par une Europe incroyante, margouline ou pro­testante, et la thèse traditionaliste représentée par les grands penseurs carlistes : Donoso-Cortès, Aparisi Guijarro, Vazquez de Mella, Ménendez Pelayo, Balmès et autres. Nous ne saurions présenter un résumé plus exact, plus vif et plus coloré que celui qui a été publié récemment par notre ami François Joseph Fernandez de la Cigoña sur la vision officielle du tréfonds de l'histoire espagnole pendant le XIX^e^ siècle, dont nous traduisons ici les principaux passages ([^5]) : « La fable libérale nous raconte à peu près ceci : le peuple espagnol, qui haïssait l'absolutisme, se leva contre les Français pour reconquérir ses libertés. Les « Cortes » de Cadix, à l'image des « Cortes » traditionnelles, donnè­rent au peuple ce qu'il demandait dans un enthousiasme général. Mais Ferdinand VII, monstre de cruauté, ami de tout ce qui peut être imaginé de pire, gouvernait sous l'influence d'une clique de serviteurs ignobles soutenue par une coterie absolutiste ; il réussit à soumettre le pays par la terreur pendant 6 ans, et le sang des patriotes abreuva largement les sillons espagnols. Des oubliettes, naturellement sombres et inhumaines, étaient remplies de pauvres et innocents citoyens sauvagement torturés par des ducs et des moines. Le peuple indigné, faisant face à d'immenses dangers, se souleva courageusement sous le commandement de Riego, mais fut écrasé par une armée française commandée par le duc d'Angoulême. Riego, Torrijos et des milliers d'honnêtes patriotes payèrent de leur vie leurs ardents désirs de liberté pen­dant l'abominable décade qui suivit le triennat libéral. Une femme belle et vertueuse, Mariana Pineda, fut même exécutée pour avoir brodé de ses blanches mains le drapeau de la liberté. Mais les ardentes aspirations du peuple ne pouvaient être dominées éternellement ; à la mort de Ferdinand VII la liberté renaît. 49:227 La coterie abso­lutiste se groupe autour du frère du roi défunt et dé­clenche une guerre civile cruelle et inhumaine contre une pauvre reine-enfant qui désire seulement que le peuple espagnol devienne seul maître de son destin. Après quelques incidents provoqués par les absolutistes qui ne se résignent pas à ne plus pouvoir opprimer le peuple, celui-ci se venge en en tuant quelques-uns, en général des moines... Le pays continue à progresser sous le règne de la liberté ; l'Église est dépouillée de ses pos­sessions dans le saint but de la rendre plus semblable à son Divin Fondateur, qui n'avait pas où reposer la tête. D'ailleurs ses immenses richesses avaient été arrachées au peuple grâce aux superstitions inculquées aux paysans par des moines rapaces qui ne croyaient pas en Jésus-Christ mais seulement en leur bien-être personnel ; et qui étaient évidemment gros et gras, aimant le vin et les fem­mes. La pauvre reine-enfant sortait petit à petit de l'at­mosphère de méchanceté et de félonie de feu son père et le peuple, en usage légitime de sa souveraineté, l'expulsa du trône. Une république que tous aimaient fut liquidée par la force brutale d'un militaire qui envahit la Chambre des députés tambour battant. L'armée, qui soutenait les privilèges d'une oligarchie contre le peuple, fit venir de nouveau sur le trône un fils de l'ex-reine ; mais les forces populaires réussirent à reprendre le pouvoir mal­gré d'injustes « pronunciamientos », comme celui de Primo de Rivera, et proclamèrent en 1931 la démocratie, la paix et la liberté, de nouveau noyées par l'action san­guinaire d'une armée oligarchique et capitaliste (...) La suite est un chapitre que nous connaissons tous... » La vision libérale de l'histoire récente de l'Espagne, vision officielle des deux côtés des Pyrénées, se réduit à considérer que le pays est scindé en deux : les libéraux, où dominent le talent, l'esprit de progrès, de bienfaisance et de travail, et de l'autre côté les absolutistes, ennemis de toute innovation, refuge de la superstition et des sordides intérêts des classes privilégiées qui oppriment le peuple. Il nous est difficile, sinon impossible, de dresser en contrepoint l'image de la vision traditionaliste de l'histoire espagnole, parce que cette vision n'est nullement fondée sur des apriorismes et des idées simplistes facilement caricaturables. 50:227 Le traditionalisme espagnol a comme fondement la connaissance des réalités nationales com­plexes, et non de schémas ; il considère les différents aspects de la réalité historique, des constantes raciales et sociologiques, et des sentiments et réactions des Espa­gnols. Un de ces aspects, et non le moindre en ce moment, tra­duit une sorte de constante propre à toutes les époques ou prédomine chez nous un gouvernement libéral (la dernière vient de commencer) : la manie *juridico-constitutionnelle.* Comme l'écrit Gonzalo Fernandez de la Mora ([^6]), il s'agit là d'une véritable psychose collective qui s'empare pério­diquement de l'Espagne ; elle consiste à imaginer que la plupart des problèmes de la société peuvent être résolus par une réforme constitutionnelle de l'État. L'Espagne a été attaquée par cette psychose au moins onze fois : 1812, 1820, 1834, 1837, 1845, 1856, 1857, 1869, 1876, 1927, 1931, sans compter les situations préconstitutionnelles, les re­tours en arrière, les modifications ; ce qui ferait au total de 1808 à 1936 vingt-huit accès de psychose constitution­nelle. Les spécialistes d'histoire constitutionnelle ont de larges possibilités d'exercer leurs talents en Espagne. Nous traversons aujourd'hui une de ces crises, où se re­nouvellent avec de tout petits changements les phases cons­tantes du développement de cet état pathologique : 1) énu­mération et critique acerbe des défauts antérieurs, 2) appel aux intellectuels, savants et esprits supérieurs, 3) diffusion d'illusions illimitées à l'usage du bon peuple ingénu, 4) ser­ments solennels pour affirmer que les erreurs du passé ne se renouvelleront jamais. 5) valse illimitée des projets pour un progrès indéfini et un bonheur universel, etc. En somme, ce qui résulte toujours quand la *res cogitans,* qui dérive facilement vers l'utopie, prime sur la *res extensa* de la dure réalité. Les beaux esprits et les savants juristes plus ou moins improvisés, qui attisent le feu de cette psychose, s'inspirent rarement des résultats de l'expérience et ne considèrent guère l'histoire comme une maîtresse de vie. S'ils font appel à l'expérience, ils réduisent celle-ci à une étude partielle d'aspects plus ou moins ésotériques sur ce qui est « mathématiquement exprimable » ; et il est bien connu que l'abus des considérations quantitatives conduit souvent à cet idéalisme désincarné qui est à l'origine des rêves futurologiques brumeux. 51:227 Cette psychose périodique, bien que ses germes patho­logiques soient d'origine étrangère, a acquis en Espagne ses caractéristiques étiologiques les plus marquées. C'est par l'étude de ces caractéristiques que nous pensons qu'un certain nombre de questions fondamentales sur le déve­loppement du libéralisme et ses rapports avec la foi catho­lique peuvent être analysées. Une étude approfondie sur cette question dépasse largement nos possibilités, mais nous voudrions attirer l'attention ici sur certaines constantes de cet état et des réactions qu'il provoque dans la partie saine du peuple. Pour fixer ces constantes, rien n'est plus profitable que de déterrer dans les vieilles archives politiques espagnoles le fameux manifeste écrit en 1814 par un groupe de députés traditionalistes contre la Constitution de Cadix (1812). On trouve là un ensemble de vues applicables sans grands changements aux différentes crises de la psychose dont nous parlions tout à l'heure. Nous disposons maintenant d'une étude détaillée sur ce document, dans la thèse de doctorat soutenue en 1966 par Maria Cristina Diz-Lois ([^7]), qui nous donne le texte complet avec des commentaires et une étude détaillée sur les circonstances et les réper­cussions de ce manifeste : celui-ci fut à l'origine de la décision de Ferdinand VII de suspendre la Constitution de Cadix qui avait été élaborée pendant son absence. Ce manifeste a été appelé en Espagne *el Manifiesto de los Persas* ([^8]) ; il donne un aperçu de la doctrine contre-révolutionnaire opposée aux idées inspiratrices de la Cons­titution de Cadix de 1812, qui sont à la base de toutes les Constitutions libérales recensées depuis dans l'histoire es­pagnole. 52:227 Les libéraux considèrent ce manifeste comme un document néfaste, et leurs rédacteurs (les « Persans ») comme des monstres absolutistes. En l'honneur de la vérité il faut faire remarquer que ces « Persans » n'étaient nulle­ment des absolutistes incapables de concevoir un autre gouvernement que celui de l'arbitraire. Ils admettent le principe fondamental que tous les gouvernements et toutes les autorités doivent se subordonner premièrement à la loi divine, ensuite à la justice (la loi naturelle), enfin aux règles fondamentales de l'État (fueros), et que cette subor­dination est applicable aussi bien au roi qu'aux nobles et qu'à tous les membres de la société. Ils énoncent un principe du plus haut intérêt : la seule différence entre le pou­voir d'un Roi et d'une République est que celui du Roi peut être limité (par la loi divine, par la loi naturelle et par les « fueros »), tandis que pour la République, si ses pouvoirs dépendent uniquement de la « volonté du peu­ple », il n'existe par définition rien ni personne qui puisse exercer une autorité sur cette « volonté » prétendument souveraine (mais manipulée par les gouvernants). Le concept même de loi a été renversé par cette consti­tution : pour les libéraux, comme pour la Révolution, la loi n'est que l'expression de la volonté populaire dont les députés sont censés être les interprètes. Pour les « Per­sans » contre-révolutionnaires, la loi ne pouvait être à la merci des caprices des députés ; elle passe par une re­cherche minutieuse et raisonnée des besoins du pays comme de leur concordance avec les commandements de Dieu et les mandats impératifs de l'expérience, compte tenu des traditions et des coutumes des différentes com­munautés qui constituent la nation. La Constitution (de Cadix), affirmaient finalement les « Persans », est d'autant plus odieuse qu'elle se rapproche de celle qui immobilisa le roi Louis XVI en France et fut le commencement du bouleversement universel de l'Europe ; d'un code qui con­duira le peuple à l'abîme. Mais ce manifeste ne dénonce pas seulement l'idée de base de la Constitution libérale : il conteste aussi la légitimité de la représentation du peuple que ses rédacteurs s'étaient attribuée, car, disaient les « Per­sans », il existe un divorce entre les législateurs et le peuple espagnol. Une minorité libérale a voulu imposer au peuple une véritable dictature idéologique. 53:227 Beaucoup de membres des Cortès qui ont suivi ce groupe de dictateurs ignoraient le dessous des affaires qui étaient traitées dans les séances pour établir une Constitution ; la plupart des Espagnols avaient été occupés principalement pour des questions autrement graves, comme la lutte contre les trou­pes de Napoléon, et s'intéressaient mollement aux questions idéologiques cuisinées par des minorités influencées par l'envahisseur ; ils ignoraient même la signification profonde et la charge subversive de notions telles que « souveraineté populaire », « liberté de presse », etc. Les « Persans » préconisaient une monarchie tempérée par les Cortès, ce qui a été toujours la thèse traditionnelle espagnole, mais ils repoussaient la monarchie parlemen­taire. Selon eux l'Espagne avait déjà une Constitution, an­térieure aux Cortès de Cadix, et qui était bien supérieure à celle élaborée par le groupe des dictateurs idéologiques. \*\*\* Les rapprochements qui peuvent être faits entre les mises en garde du « Manifeste des Persans » et les objec­tions au projet de Constitution élaboré par les Cortès ac­tuelles sont évidents. La base idéologique du projet actuel s'exprime clairement dans les termes imposés par le referendum de décembre 1976, qui était ni plus ni moins qu'une déclaration de foi démocratique rousseauiste : « l'origine du droit et du pouvoir réside dans la volonté du peuple ». Formule votée par la majorité du peuple espagnol après avoir été habilement maquillée sous des idées de continuité de l'œuvre du régime antérieur, qui jouissait d'une immense popularité, et de timides réfé­rences à des réformes et améliorations de détail. Voilà du moins ce que la majorité des électeurs a compris. Une fois admise la base idéologique, les partis gagnants ont élaboré un projet caractérisé par ses ambiguïtés, ses racines libérales et laïcisantes. Il s'agissait d'introduire les germes d'une décomposition idéologique et morale, de susciter l'éclatement du pays par le jeu des autonomies et l'affrontement entre les régions pauvres et les régions riches, entre les ouvriers et les patrons ; en un mot, d'introduire la dialectique marxiste, la rancune et les luttes internes. 54:227 Les « Persans », dans leur critique de la Constitution de Cadix, invoquaient une constitution déjà existante qui tenait compte des réalités et des coutumes du pays et affir­maient l'illégitimité de l'acte constitutionnel des Cortès de Cadix. Ces deux objections majeures peuvent être dirigées dans des termes pratiquement identiques contre le projet élaboré actuellement. Quand l'idée d'un changement né­cessaire des lois fondamentales fut insidieusement pré­sentée comme un besoin naturel du pays, il existait une. Constitution fondée sur des idées diamétralement opposées à celle de la vieille et miteuse démocratie rousseauienne. En effet les Lois fondamentales de l'État, promulguées le 17 mai 1958 et ratifiées dans leur caractère permanent et inaltérable le 10 janvier 1967 ([^9]), reposaient sur l'idée de la primauté des valeurs spirituelles et de la fidélité de l'Es­pagne à sa vocation catholique. Ce sont ces lois fondamen­tales inaltérables que S.M. le Roi a fait le serment solennel de respecter, lors de son intronisation en 1975. La Consti­tution *qui était en vigueur* possédait dans son texte l'indi­cation du chemin à suivre pour effectuer des changements et des améliorations tout en conservant l'essentiel : l'ins­piration catholique des lois, l'unité de la patrie, les valeurs morales naturelles de la famille, de l'individu, et l'invio­labilité de l'institution monarchique. Le deuxième point fondamental soulevé par les « Per­sans », l'illégitimité de l'origine juridique du texte, est exactement analogue pour les deux constitutions. Plusieurs spécialistes éminents contestent la valeur juridique du projet actuel, pour une raison très simple : les Cortès qui l'ont élaboré ont été élues comme organe législatif ordinaire, pour prendre certaines dispositions nécessitées par la mort du chef de l'État, mais *non comme une assem­blée constituante.* Les citoyens qui élirent leurs représen­tants le 15 juin 1977 ne savaient pas, *n'imaginaient même pas,* qu'ils déposaient entre les mains de quelques person­nes, en général inconnues, un chèque en blanc que celles-ci pourraient utiliser à leur guise et sans aucun contrôle postérieur pour décider de l'avenir du pays. 55:227 Le professeur Eustaquio Galan, professeur de philoso­phie du droit à l'Université de Madrid, dans un livre qu'il vient de faire paraître et qui reproduit les résultats des études effectuées par ses collaborateurs, ses élèves et par lui-même ([^10]), n'hésite pas à qualifier le projet de Consti­tution *de véritable coup d'État :* une usurpation de pouvoir et l'établissement d'une dictature, *legibus scribendis et republicae constituendae* sans aucune autorisation des in­téressés, aucune consultation des organes constitutifs de l'État ni des lois toujours en vigueur. Arguments analogues à ceux que nous avons rappelés en présentant le manifeste Z de 1814. Le professeur Galan et ses collaborateurs conti­nuent en disant : pour résoudre cette situation anormale, il est nécessaire que le Roi, comme suprême défenseur de la Constitution (qu'il a juré de maintenir), et en consi­dérant sa légitimité d'origine et d'exercice, vienne à *dis­soudre les Cortès* pour en convoquer d'autres ; car, même si celles-ci avait été élues avec un caractère constituant, elles auraient dépassé les limites de leurs attributions. « *Ne par­lons pas,* dit le professeur, *de l'attitude que le peuple devrait normalement prendre s'il se rendait compte de l'immense duperie des élections de juin 1977. Mystification que le peuple a subie en raison de son ingénuité, étant habitué, comme il l'était, à une politique d'un autre style, avec ses défauts sans doute, et non démocratique, mais plus efficace et plus opportune. *» Tromperie due aussi à la duplicité, au mensonge de ceux qui ont mené la pro­pagande des élections sur des tons doucereux et presque séraphiques. Cette circonstance serait suffisante à elle seule pour justifier un décret de dissolution. Indépendamment de ces raisons juridiques dont la va­leur ne peut être contestée, il faut reconnaître que le plus grave, dans ce projet constitutionnel, est son caractère im­manent et areligieux. Car ce code fondamental de l'État ne reconnaît *rien qui le transcende :* pas de principe d'au­torité de caractère religieux, pas d'ordre naturel, aucune considération sur la nature des choses. Les lois fondées sur ce code ne pourront avoir d'autre fondement, d'autres motifs supérieurs à la Constitution elle-même. Celle-ci étant le reflet (théoriquement) de la volonté populaire, la volonté populaire est le seul argument qu'on puisse invoquer pour décider de sa légitimité. 56:227 Or il est bien connu que l'opinion du peuple est pratiquement inconstante, impressionnable, et surtout le jouet de ceux qui organisent les campagnes de propagande pour influencer leurs électeurs. Le fait d'abandonner toute référence à la loi, à la volonté de Dieu et au droit naturel, tels qu'ils étaient reconnus dans la Constitution antérieure à la « démocratisation » de l'Espagne, peut mener le pays à des aberrations sans fin. Déjà, dans le projet de Constitution, il est parlé de la possibilité de rupture du lien conjugal. Et, ce qui est plus grave, un grand nombre d'articles ouvrent largement les portes aux changements les plus profonds, de la structure de la société et du pays. Sans changer de Constitution, ou avec des changements minimes, faciles à opérer, l'Espagne pourrait devenir un pays socialiste, un pays sans morale et sans honneur, voire une démocratie populaire. Dieu veuille que, d'une manière ou d'une autre, pour le bien de l'Espagne et de la civilisation occidentale dans les deux hémisphères, ce projet qui ne peut apporter que le malheur et la décomposition de la Patrie soit abandonné. N'oublions pas que l'Amérique latine sera profondément influencée par la voie que l'Espagne suivra dans l'avenir. Julio Garrido. Pour une étude de la pen­sée contre-révolutionnaire es­pagnole et ses rapports avec les lois constitutionnelles, on peut consulter avec profit les publications suivantes : - *Instrucción pastoral de los ilustrisimos Señores Obis­pos de Lérida, Tortosa, Bar­celona, Urgel, Teruel y Pamplona al clero y pueblo de sus diôcesis,* Mallorca, 1813. - F.J. FERNANDEZ DE LA CIGO­NA : *El Manifiesto de los Persas,* paru dans *Verbo,* N° 141-142, enero 1976, pp. 179-263. - SOTELO DE NOBOA Y NINO (B.M.) : *Que era la Consti­tuciôn ? o sea observaciones sobre la que* sancionaron *las Cortès generales y ex­traordinarias,* Publicado en Madrid, 1812. - F. CANALS VIDAL : *Politica española ; pasado y futu­ro,* Barcelona, 1977. 57:227 ### Les étrangers et la Révolution par André Gués LES « citoyens du monde » que furent les Jacobins ([^11]) n'ont pas eu vergogne que les étrangers se mêlent de la politique de leur pays : c'étaient leurs conci­toyens, même ceux des pays ennemis. Il n'est que de lire la plume à la main quelques ouvrages sur la Révolution pour en relever les noms par dizaines : anglais, danois, hollandais, belges, sujets autrichiens et liégeois, suisses, piémontais et autres italiens, espagnols, portugais, prus­siens ; il y a même un vénézuélien, Miranda, et un apatride, mais de marque, Marat, « patriote » français qui songeait à se faire naturaliser anglais en 1774, espagnol en 1783 et prussien en 1785. \*\*\* 58:227 Agitateurs professionnels qu'on voit dès les premières « journées », membres actifs des Jacobins et des Cordeliers, hauts fonctionnaires, élus aux Assemblées dites « natio­nales », membres de leurs comités voire leur président, ministres, généraux, sectionnaires de la « base », commis­saires politiques près des armées révolutionnaires de l'in­térieur, officiers dans ces armées, maire et membres de la Commune de Paris et en mai 93 du comité révolution­naire de l'Évêché où ils sont neuf sur douze, journalistes, juges aux tribunaux révolutionnaires, commissaires de l'Exécutif, agents diplomatiques officiels ou officieux, tou­tes les activités révolutionnaires publiques, discrètes ou secrètes, officielles ou privées, sont représentées, et toutes les classes sociales depuis le pauvre diable qui gagne sa vie en faisant le matraqueur aux portes de l'Assemblée jus­qu'à S.A.S. le prince héréditaire de Hesse-Rheinfels-Ro­thenburg qui signe : « *Charles Hesse jacobin. *» Deux groupes principaux peuvent être constitués à partir de cette masse : les banquiers et gens d'affaires, les « *martyrs de la liberté *»*,* certains d'ailleurs faisant partie des deux groupes. Énoncer les premiers, c'est aller contre la légende qui fait la Droite riche, alors que l'argent est à gauche depuis qu'il y a une Gauche, et cela s'explique en finançant les partis extrémistes, la fortune se met sous leur protection ; d'autre part elle prévoit que leur arrivée au pouvoir causera des remous économiques et financiers dont elle profitera d'autant plus aisément qu'elle sera dans les secrets du pouvoir. Sous la Révolution, en effet, les banquiers et gens d'affaires agiotent sur le papier, font de fructueuses opérations sur les fournitures aux armées, pro­fitent largement de la braderie des biens nationaux (cf. ITINÉRAIRES, numéro 158 de décembre 1971), souscrivent avantageusement aux emprunts-or d'un gouvernement per­pétuellement aux abois (cf. ITINÉRAIRES, numéro 193 de mai 1975), liquident fructueusement la Compagnie des Indes et administrent la Caisse d'escompte. Certains sont à l'ori­gine de ces « *dynasties bourgeoises *» dont Beau de Loménie a dit les « *responsabilités *»*.* Les plus notoires sont CLAVIÉRE, suisse qui se pousse jusqu'au ministère des Contributions ; le prussien PERRÉ­GAUX, intermédiaire entre la cavalerie de Saint-Georges et le Club des jacobins ; BIDERMANN, autre suisse, voleur no­toire dans les fournitures aux armées, plusieurs fois arrêté et aussi souvent libéré par ordre du Comité de salut public qui, pendant qu'il est sous inculpation, lui donne du ma­tériel pour armer en course ; HALLER, troisième suisse qui se distingue dans l'administration de l'armée d'Italie et en sous-estimant à son profit avec un juif du cru, son homme de paille, les objets précieux livrés par le Saint-Siège en exécution du traité de Tolentino ; l'espagnol GUZ­MAN qui, lors du coup d'État de la Montagne, distribuait ostensiblement des assignats de 5 livres aux gardes natio­naux d'Hanriot qui bloquaient la Convention ; le portugais PEIXOTTO qui achète immeubles de rapport et fermes par dizaines dans la région de Bordeaux. 59:227 Avec la *Commission nationale des subsistances,* créée par décret du 12 octobre 93, « travaillent » ABBEMA, hollan­dais, MONTS, belge, GUMPELZHEIMER, allemand associé de Perrégaux, BUSONI, GIAMBONE, CACCIA, SARTORIUS, SCHU­CHARD, DOERNER, HELVETIUS et PACHE, outre Perrégaux et Bidermann déjà nommés : c'est la famine. Huit d'entre eux figurent parmi les 42 financiers constitués en syndicat qui font à la République le 16 février 94 un prêt de 50 millions-or sur les places étrangères pour ses achats à l'ex­térieur. Le *Directoire des achats* paraît avoir été terrain de chasse ouvert aux suisses par leur compatriote Pache, ministre de la guerre pendant l'hiver 92-93. On y trouve ANSPACH, ASTRUC, DOLLFUSS, FLOURNOY, GARRIDO, HASSEN­FRATZ, LHUILLIER, OBERKAMPF, MALLET, PANCHAUD, plus Bidermann déjà nommé, MOSELMANN et PICK, de natio­nalité inconnue : grâce à quoi les armées ne touchèrent *rien,* contrairement aux agents du Directoire et aux sou­missionnaires des marchés bénéficiaires d'avances sur livraisons. Le deuxième groupe est celui des « *martyrs de la liberté *»*,* expression venue d'un incident de séance du 12 juin 1789 : Duroveray, un des trois suisses « nègres » de Mirabeau, est assis au milieu des députés du Tiers et passe un document à son patron ; protestations, le président ordonne son expulsion ; Mirabeau se dresse et d'une langue enflammée réclame le respect dû à ce « *martyr de la liberté dans sa patrie *»*,* renverse l'opinion, est acclamé et l'ex­pression entre dans le vocabulaire de la Révolution. Ces « martyrs » sont des révolutionnaires bannis ou enfuis de leur pays et, à ce titre, ils ont en France tous les droits. Toutes les nationalités de l'Europe sont représentées, mais les groupes les plus importants proviennent de la Belgique soulevée contre l'Autriche et le prince-évêque de Liège, de Genève où la Révolution a échoué en 82 et de Hollande où elle a été écrasée par la Prusse en 87. 60:227 Ces émigrés n'ont évidemment la possibilité de rentrer dans leur patrie que sous la protection des baïonnettes françaises : ils pous­sent donc à la Révolution en France en profitant de leur auréole, puis à la guerre, puis aux annexions. Il y a là de véritables groupes de pression dont les idées entrent en résonnante avec celles des jacobins, et leur ingérence orga­nisée dans la politique française est telle qu'on peut légiti­mement y voir la Première Internationale. Les Belges VONCK et DUMONCEAU organisent à Lille une petite armée de 1.500 hommes, dès avant la guerre soldée par la France, et qui opèrera en Belgique sous le nom de *Légion franche étrangère.* Son agent à Paris est le banquier WALCKIERS qui y organise le *Comité révolutionnaire des Belges et Liégeois réunis.* L'avocat bruxellois Heintje VAN DER NOOTE rédigera la proclamation de Dumouriez à son entrée en Belgique. Dans les milieux politiques, les « pa­triotes » belges se trouvent en pays de connaissance avec deux jacobins de marque qui ont participé activement à la révolution en Belgique, Desfieux, trésorier du club et un temps son président, protégé de Robespierre, et Lebrun-Tondu que le 10 août fera ministre des relations extérieures. Les hollandais sont 5.000 émigrés en France, organisés en *clubs bataves,* avec à Paris un *Comité révolutionnaire batave* qui agit auprès des organes du gouvernement. Le Comité leur diffuse à la fin de 92 un plan d'invasion de la Hollande que le gouvernement envoie à Noël, ambassadeur à La Haye, pour qu'il en discute avec les « patriotes » lo­caux, suivi par le banquier Conrad DE KOCK, agent de liaison. Le 3 février 93, le Comité pétitionne à la Conven­tion et le 7 est reçu par le Comité de défense générale, le plus haut organe gouvernemental, prédécesseur du Comité de salut public. Ses deux arguments les plus convaincants sont les richesses de la Hollande, ses ressources navales en particulier, offertes aux convoitises de la République qui en manque cruellement, et l'assurance « *que la prise de la première ville amènera une insurrection générale dans le pays *». L'expédition de Hollande, entreprise par Dumou­riez avec des effectifs rendus squelettiques par la désertion, sera au contraire à l'origine des désastres du printemps de 93 et vaudra à la France un ennemi de plus, l'Angleterre, dont la supériorité navale est écrasante et qui financera la coalition. 61:227 Les Suisses sont ceux qui ont été compromis dans la révolution genevoise de 1782, liquidée, en accord avec le Piémont et les cantons « aristocratiques », par la France co-garante de la constitution helvétique. D'autres mouve­ments révolutionnaires de 80 à 89 ont agité Fribourg et Neuchâtel, alimentant aussi l'émigration. Vergennes sur­veillait de près les choses des cantons dans la crainte, écrivait-il, que leurs mouvements ne débordassent des fron­tières et les événements devaient lui donner raison. Suisses sont les trois nègres de Mirabeau, DUMONT, REYBAZ et DUROVERAY, rédacteurs peu convaincus de la *Déclaration des droits de l'Homme ;* suisse aussi le banquier GRENUS, suppléant à la Convention, qui, déjà exilé en 82, a de nouveau tenté un coup sur Genève pendant l'hiver 91-92. RALLIER fonde le *Club helvétique* qui déclare par ses statuts vouloir « *propager la liberté dans ceux des cantons suisses où l'aristocratie a dénaturé les premières institutions du pays *»*.* L'émigré suisse le plus important est Clavière, déjà nommé : il est à l'origine de l'ordre donné à Montes­quiou à l'automne de 92 d'occuper Genève dont, ministre des Contributions, le pillage l'intéresse. Or Genève était couverte par une neutralité dont la France était garante : la Première République a pratiqué ce qu'en 1914 seulement on appellera la « *politique du chiffon de papier *» à propos de l'Allemagne violant la neutralité belge. Il faut aussi citer l'anglo-américain PAYNE, introduc­teur, *via* Condorcet et le *Cercle social,* du républicanisme en France, élu à la Convention avec son compatriote PRIESTLEY, aucun d'eux ne sachant mot de français, ce qui montre assez que ces élections ont été faites sur candidatures officielles ; MIRANDA, en qui l'historien militaire Jomini, qui ne savait pas tout ce qu'on en sait maintenant, avait su voir l'agent du Foreign Office ; les belges FLEURIOT-LESCOT, maire de Paris ; BOULANGER, deuxième personnage de l'armée révo­lutionnaire parisienne, ROBERT, conventionnel régicide et l'un des premiers républicains déclarés, VANDERMONDE, inspecteur général des usines et travaux nationaux, Anne THÉROIGNE dite de Méricourt, girondine influente avant de tomber folle pour avoir été fessée par des femmes mon­tagnardes, etc. les allemands DENTZEL, conventionnel soupçonnable d'être un agent ennemi du fait de ses activités pendant le siège de Landau, CLOOTZ, un demi-fou, membre du Comité diplomatique de la Convention et ardent pro­pagandiste de l'Internationale Démocratique, 62:227 SEIFERT, un des premiers pangermanistes connus, FORSTER, employé par Danton à d'obscures tractations avec l'Angleterre, REINHARD, qui sera ministre des relations extérieures, l'équipe de jacobins allemands qui sévit en Alsace derrière le défroqué Euloge SCHNEIDER, ELVERT, organisateur de l'armée révolutionnaire du Bas-Rhin, KLAUER, un « pa­triote » de Prusse qui voulait « *défranciser *» l'Alsace, BRENDEL, évêque-élu de Strasbourg, etc. avec une troupe de curés-jureurs venus combler les trous que l'obligation du serment a creusés dans le clergé alsacien, les italiens CERUTTI, jésuite défroqué, membre de la Législative que la Constituante avait déjà porté sur la liste des « patriotes » susceptibles d'être précepteurs du Dauphin, GORANI, aven­turier envoyé en 92 comme agent diplomatique à Londres d'où il renseigne la Prusse, BUONARROTI, qui jusque sous Louis-Philippe sera le Nestor de la Révolution et conseillera les *carbonari,* etc. Sous le régime conventionnel, il n'y eut que des velléités de législation concernant les étrangers. Le 22 février 93, Lacaze présente au Comité de défense générale un décret sur eux. Le procès-verbal porte : « *Adopté, mais ajourné jusqu'à ce que la Convention en fasse la demande. *» Le Comité ajourne une mesure de défense nationale jugée nécessaire : sans doute craint-il de se brûler à ce que Mathiez et M. Soboul appellent le « *puissant parti *» de l'étranger. Un décret préparatoire et anodin confie aux Comités de surveillance, qu'il crée le 21 mars 93, le recen­sement des étrangers : il paraît bien être demeuré lettre-morte. Un autre décret préparatoire qui prescrit le recen­sement de leurs biens est pris le 7 septembre 93, rapporté le 13, repris, puis suspendu et tombe dans l'oubli. Le désordre qui préside aux activités de la Convention avec ses décrets pris, annulés, repris, amendés après promul­gation, suspendus, rend malaisé de voir ce qu'il advint de leurs personnes sous sa législation, et il faut avoir re­cours à des recoupements. Le 29 juillet 93 aux Jacobins, une épuration générale du club est décidée, conséquence de l'éviction des Girondins par le coup d'État de la Montagne. Duhem demande alors l'arrestation de tous les étrangers. Robespierre s'y oppose avec succès : « *Il en est un grand nombre dont les lumières, les votes et le patriotisme servent utilement la chose publique. *» 63:227 L'idée est cependant dans l'air et la Convention la prend en considération le 1^er^ août, puis le 6 septembre et enfin les 9 et 10 octobre. Par un décret du 9, repris le lendemain dans une nouvelle rédaction, elle décide la confiscation des biens des Anglais, Écossais, Irlandais et Hanovriens. Ceci fait, on réfléchit pourquoi tant de précipitation à décréter et contre les seuls sujets du roi Georges ? Pourquoi ne pas légiférer sur les ressortissants de tous les pays ennemis ? La Convention se déjuge donc, annule son décret et ordonne au Comité de lui présenter un rapport d'ensemble. Saint-Just le fait le 16 et elle décrète qu'ils seront détenus jusqu'à la paix. Il est à croire que le « *puissant parti *» de l'étranger a réussi à faire éluder l'exécution de ce décret, car aux Jacobins l'épuration décidée le 29 juillet était entreprise à la fin de l'année ; le 12 décembre, le Club exclut d'un coup les prêtres, nobles, banquiers et étrangers : ceux-ci étaient encore en liberté. Encore que cette décision ait été remise en question les jours suivants, va-t-elle, comme générale­ment ce qui émane du Club, avoir sa répercussion sur les lois de l'État ? Il y a apparence, mais que cette répercussion est faible : treize jours plus tard, la Convention décide d'exclure les étrangers de toute fonction publique : ils sont donc toujours en liberté, malgré les décrets du 1^er^ août, 6 septembre et 16 octobre. Peut-être que, dans le torrent de ses textes contradictoires, il m'a échappé qu'elle les a annulés. De plus, elle ordonne le même jour au Comité de lui présenter un rapport sur les exceptions qu'il serait bon de consentir à l'exclusion des étrangers de l'adminis­tration, ce qui paraît bien avoir suspendu l'exécution de cette mesure générale. Le 11 avril 94, la Convention décide qu'il est interdit à tout ressortissant d'un pays ennemi de résider à Paris ou dans une place de guerre : ils sont donc encore en liberté... \*\*\* Pierre-Henri Simon, romancier, historien de la littéra­ture et critique littéraire aventuré dans l'histoire politique, écrivait dans le *Monde* du 26 mars 1956 à propos de la guerre d'Algérie un appel à la *tradition jacobine,* tel était son titre, où il donnait du Jacobin une définition d'un bout à l'autre erronée ; 64:227 on lisait : c'est « *l'homme de gauche qui a reconnu le fait national *»*,* ce qui ne correspond guère avec sa qualité de « citoyen du monde », et qui ne compose pas « *avec les puissances qui assaillent de l'extérieur l'in­dépendance de la patrie *»*,* alors qu'il a parfaitement admis l'ingérence étrangère dans les affaires de son pays. Je lui en écrivis ; il me répondit sèchement par le conseil de lire Mathiez, que je n'ignorais pas et qui, justement, insiste sur l'influence du « *puissant parti *» de l'étranger dans la Révo­lution. De la part de Pierre-Henri Simon, lecteur de métier, c'était une faute professionnelle. André Guès. 65:227 ### Le cours des choses par Jacques Perret *Les cloches*. Les vaga­bonds urbains vulgairement appelés clochards n'ont ja­mais constitué un ensemble cohérent. Ils n'ont guère en commun que le sentiment de leur diversité dans une catégorie arbitrairement dé­finie par les apparences d'un renoncement aux signes ex­térieurs de l'être social. On peut y voir le déchet ou simplement le surplus d'une population passée aux di­vers cribles d'un ordre convenu dont je n'ai pas l'in­tention de discuter le bien-fondé. Classés en tant que résidu inclassable ils n'en sont que plus différenciés, par­ticuliers, individuels. Il appert en effet que la personnalité se fortifie dans la cloche ; elle peut même s'y exacerber. Entre eux les rapports sont plus souvent de connivence que de sympathie, à l'occasion d'une communauté d'itiné­raire, de séjour, de combine, d'aubaine ou d'expédient. Autrement dit les manifestations d'assistance mutuelle, gratuite, à caractère affectif, ne sont ni plus ni moins abon­dantes ici qu'ailleurs. Ne pas croire non plus que par eux-mêmes haillons ou oripeaux soient agents de solidarité. C'est une vérité de foi et de fait qu'il y aura toujours des pauvres parmi nous et même dans les sociétés où l'ar­gent est facile. Que tout clochard soit un pauvre, il faut tout de suite le croire, c'est le réflexe du passant bien élevé qui juge d'abord sur les apparences. S'il est vrai que tout clochard n'est pas Job sur son fumier, ceux qui font pail­lasse sur des billets de banque pour mourir dessus sont de plus en plus rares ; c'est probablement qu'il n'y a plus de paillasses et que les banques en tiennent lieu. Aussi bien, habitués que nous sommes de qualifier clochard toute créature mal vêtue et cassant la croûte sur un banc public, est-ce un peu à la légère que nous lui prêtons le mépris de toutes institutions et bienfaits de la société. Au moins peut-on dire qu'ils ont tous leurs pièces d'identité. Beau­coup sont porteurs d'un titre de pension ou même assurés sociaux ; les cas de faux-papiers sont rarissimes, ils relè­vent d'une autre catégorie. 66:227 La condition clocharde n'est pas nécessairement un effet de la malchance ou de la ruine. Si quelques-uns y ont trouvé le bon usage de l'avarice et plus souvent de la paresse, au moins dirons-nous qu'un tel parti n'est pas à la portée du premier venu. Il n'est pas hyperbolique d'avan­cer que la plupart sont tombés en cloche par vocation plus ou moins consciente et avouée : avant tout vocation d'homme libre ! c'est une chose qu'il faut dire en hochant la tête et sur un ton pénétré de respect avec un rien de jalousie laissant deviner qu'on a déjà pour soi-même rêvé le courage d'en arriver là. Trop de bonnes âmes indécentes ayant chanté le clochard vivante allégorie de la liberté abso­lue, je préfère éluder la question. Je me suis quand même laissé dire que certains bourgeois et néanmoins spartiates vont mener leurs enfants contempler ces ilotes pour bien montrer jusqu'où peut aller un amour désordonné de la liberté. Le m'as-tu-vu de la cloche est une variété probablement immémoriale. On le voyait déjà chez les Hittites. Aujour­d'hui que la télé a vulgarisé l'histrionisme, imposé le besoin du spectacle et l'impatience de se faire voir, les cabotins de la cloche ne manquent pas d'ouvertures. Une démons­tration permanente en est offerte à la Contrescarpe. On sait que le quartier Mouffetard est presque entièrement colonisé, dénaturé, sophistiqué, pourri par le trop-plein de Saint-Germain-des-Prés. Ça sent le fric, la parodie, la fausse bohème à plein nez. Snobards et clochards, cloches ensno­bées et snobs enclochés. On y voit traînailler, pérorer, cabo­tiner dans leurs attitudes, guenilles, mimiques et accessoi­res professionnels, musette et kil de rouge, les premiers rôles et figurants de la cloche traditionnelle devenue cul­turelle et idéologique par décision de leur clientèle. Ainsi l'intelligentsia des beaux quartiers s'est-elle mis en tête que tout clochard fait recrue naturelle du gauchisme. Nous sommes donc ici dans un haut lieu de basse démagogie, et bien entendu la duperie est partagée. Nous avons au moins la satisfaction de savoir qu'en période électorale un clo­chard digne de ce nom est sensé donner sa voix pour un litron, autrement dit qu'il se fout de la politique. 67:227 De tout temps mon quartier, Saint-Victor-Maubert, fut pour la cloche un lieu d'élection, soit dit sans jouer sur le mot. C'est encore ici qu'on trouvera ses représentants les plus authentiques, originaux, dignes d'intérêt ou même de considération. Je crois en avoir déjà dit quelques mots ici même, et si je reviens sur le thème c'est à l'occasion d'un récital dont je fus seul témoin l'autre soir. Une soirée du mois d'août, au chevet de Saint-Médard, dans la petite rue Candol, déserte et sonore, un clochard était là, tout seul, franc clochard au-dessus de tout soupçon et dans l'exercice de son numéro personnel. L'espèce n'est pas si rare, vous la connaissez probablement, il s'agit du harangueur soli­taire. Solitaire dans la mesure où, même dans la foule, son public est encore imaginaire. Aussi bien l'avenue dé­peuplée lui renverra-t-elle les échos de sa voix comme les interjections d'un auditoire immense, anonyme et mépri­sable. Aux heures pleines du métro et mieux encore aux heures creuses, la redondance des couloirs lui procure les effets d'une contestation houleuse et confuse mais suffi­sante à le maintenir en verve. Il peut même en venir aux éclats, mais c'est rare. Et rare aussi que l'enchaînement des idées ne soit pas contrarié par une élocution elliptique obscurcie de suspensions. Il faut se contenter du sens géné­ral, à savoir la réprobation et malédiction de la société. Enfin le ton de son éloquence est celui de la mélopée avec parfois les accents pathétiques de l'indignation fourbue et de l'anathème fatigué. Ce soir-là j'ai tout de suite compris que la petite rue Candol s'honorait d'un harangueur de qualité exception­nelle. Il est vrai que la conjoncture atmosphérique et sai­sonnière, les façades aux volets clos sous les feux d'un crépuscule rayonnant et le grand silence de la ville vidée joints au prestige ambiant de saint Médard canonisé sous Clotaire, prêtaient à son discours les accents d'une prophé­tie désespérément clamée dans le désert urbain. Donc nous étions seuls dans la rue. Je marchais à pas comptés pour profiter plus longtemps du monologue et je feignais l'in­différence ; inutile précaution, je n'existais pas, on s'adres­sait au genre humain. Vieil homme, assez proprement vêtu, le cheveu inculte et poussiéreux, accroupi, tout rabougri sur le bord du trottoir, comme au bord d'un fleuve, les tibias dans les bras et le menton dans les genoux, il dis­courait, ou plutôt psalmodiait d'une voix aiguë et fragile mais ininterrompue. Je ne comprenais quasiment rien sauf qu'il parlait à la deuxième personne du pluriel et qu'il dénonçait, flétrissait quelque chose. S'il usait d'une articu­lation abrégée toute parsemée de pointillés économiques, c'est probablement qu'il s'agissait d'un réquisitoire indé­finiment ressassé mais quotidiennement justifié, aggravé de faits et symptômes dont il avait à cœur de porter témoi­gnage à tous les échos du monde visible et invisible. 68:227 A quelques mots attrapés de-ci de-là je découvris enfin comme prévu que l'hydre en question, là encore, c'était la société. Mais parmi ses pareils, soliloques errants trop facilement traités de bafouilleurs avinés, celui-là me semblait fonc­tionner à des hauteurs et profondeurs qui passaient l'ordi­naire. J'étais surtout impressionné par la fluidité de sa voix. Commentateur inintelligible d'une course à la mort torrentueuse et cascadeuse il m'a bien semblé en effet qu'à la longue il avait trouvé moyen de discourir sans reprendre haleine pour mieux se conformer à la continuité d'un spec­tacle uniforme et turbulent. J'ai bien compris, et vous aussi, que ces clochards-là sont les chroniqueurs forains et méconnus du cours des choses. Ce n'est pas dire que leur concurrence me décou­rage. Pour ce qui est de l'élocution j'aurais sans doute lieu d'en être jaloux mais pour ce qui est de l'efficacité immé­diate nous sommes quasiment à égalité. Mais ils donnent à rêver. Comment ne pas être ému par l'expression orale, anonyme, brute et cryptique d'une pensée tout entière et continuellement animée de la réprobation à la fois globale et circonstanciée de l'évolution des mœurs. Galvaudés com­me le sont aujourd'hui les grands mots on peut bien ris­quer celui de charisme. Rappelons-nous d'ailleurs qu'on a déjà vu, comme ça, en littérature au moins, des anges déchus de leur corps glorieux précipités parmi les hommes sans autre pouvoir que d'y manifester en vain dans un lan­gage hermétique leur pieuse indignation à l'endroit d'une société imbue de ses chimères autant qu'affolée de ses désordres. Cela dit si vous insinuez que parlant ainsi je prétends moi-même à charisme ou angélisme, que le dia­ble vous emporte. Nous passerons tout à l'heure au Jardin des Plantes où là aussi les choses ont leur cours mais sagement cyclique et quotidien. Auparavant et comme il se doit en cette chro­nique, au moins deux mots sur la chose morale et politique dont le cours persiste à se précipiter. Soit dit en passant, naguère encore on discutait sur l'identité du responsable et le point de départ non de la précipitation mais de l'accé­lération. On les situait dans la brouette de Pascal, la mar­mite de Papin ou la pile de Leclanché. 69:227 Quand survint la précipitation, la brutalité de son démarrage permit au moins de la situer dans le temps. Le phénomène s'est pro­duit sous nos yeux comme l'éclosion de papillons féeriques disent les uns, mais la fée se dérobe sous le nom de fata­lité ; comme l'ouverture d'une boîte de Pandore disent les autres, mais ce Pandore-là est un être anonyme et collec­tif, pas moyen de le décorer ni lui tirer les oreilles. \*\*\* *La croix et le pétrole.* Sincèrement, je veux bien croire que Giscard a de sérieux motifs politiques, économiques, spiritualistes et financiers pour ne pas intervenir en force dans l'imbroglio libanais. C'est aussi que l'honneur de la République n'est pas plus en cause à Beyrouth qu'il ne l'était à Bab-el-Oued. Non moins sincèrement, je croirai que le phalangiste étripé agonisant sous les ruines est en droit de s'interroger sur la trahison de son protecteur his­torique. Depuis deux ans et de massacre en massacre les chrétiens du Proche-Orient qui en sont encore à parler français depuis les croisades n'arrêtent pas de nous crier au secours. Ils le font ainsi dans un langage qui nous est trop familier pour ne pas l'entendre. Malheureusement pour eux nul n'ignore qu'ils sont les petits filleuls du royau­me très chrétien, ce qui n'est plus une recommandation. N'empêche que la III^e^ République leur avait donné maints témoignages de sollicitude, allant même jusqu'à s'engager en de sévères et lointains combats pour la sécurité de leurs frontières. Après quoi, de Londres, un général français enverrait là-bas des soldats français pour aider les Anglais à combattre et chasser d'autres soldats non moins fran­çais, mais entêtés dans une cause frappée d'anachronisme. Ce n'était pas, de la part de ce général, une erreur de jeu­nesse. Nous saurions bientôt qu'il pratiquerait et jusqu'au bout de sa carrière une stratégie fratricide. En faisait-il un principe, un idéal, une mission, une secrète vengeance, les avis sont partagés mais les psychologues bienveillants pen­chent pour la marotte. Toujours est-il qu'après ce premier exploit et sur toute l'étendue de ce qu'on appelait la Syrie, nos couleurs furent larguées. Ainsi commençait la ven­geance de Mahomet. 70:227 Elle se poursuivrait aux applaudisse­ments de la conscience mondiale comme le striptise endia­blé de l'empire français mené tambour battant par son gigantesque libérateur. C'est dire qu'aujourd'hui les petits chrétiens enfants du royaume franc rassemblés en républi­que libanaise peuvent toujours crier au secours. Et s'ils tendent l'oreille ils entendront comme un murmure loin­tain les divers accents de la charité chrétienne hébétée de pluralisme. Voici, publié en juillet dans *L'Aurore* en petite manchette à la une et en forme de refrain la réaction de trois princes de l'occident démo-chrétien à propos du cin­quante-septième bombardement de Beyrouth. Vous noterez que la force d'expression varie avec la distance : *Carter se fâche* *Giscard s'émeut* *Le pape déplore.* Moralité : que les enfants de saint Louis se convertis­sent à l'Islam et ils nous ficheront la paix. \*\*\* *Pétain*. Sauf erreur, sous Pompidou encore la question Pétain fut soulevée au moins une fois. Sauf erreur, elle obtint une fois de plus cette réponse que le peuple fran­çais n'était pas en état d'accepter le transfert à Douaumont sans que l'ordre public n'en fût troublé. Il restait convenu en effet que ce déplacement équivaudrait à réhabilitation, pour la joie des traîtres, l'humiliation des purs et le rica­nement des veaux. Sous Giscard enfin le silence est venu. A-t-il jamais reçu à ses pieds quelque supplique indivi­duelle ou collective implorant une fois de plus la présence du chef parmi ses troupes enterrées, nous l'ignorons. Tou­jours est-il qu'au sommet le silence est toujours grand, ne serait-il qu'un effet de la peur ou de la raison d'État. On dit encore que les statisticiens lui ayant ouvert les yeux sur la situation nécrologique des admirateurs contempo­rains du maréchal, il aurait supputé des chances de vie du résidu et, négligeant l'hypothèse d'une fidélité transmise, conclu en toute charité que l'affaire était quasiment réglée. 71:227 Quoi qu'il en soit il y a beau temps que le præsidium suprême du Bien et du Mal a rendu son arrêt sans appel ici-bas : de Gaulle sur son pinacle étant inamovible jamais Pétain ne sortira de son trou. Tout cela n'est pas dire que Giscard soit gaulliste. Il a même un instant jeté un coup d'œil sur l'OAS et tâté le terrain pour se trisser en vitesse et rentrer en lui-même. Il y a découvert un monde, le Mon­de. Et pour Giscard devenu mondial, toute notion de parti s'efface. Même du parti giscardien, spontanément éclos en tant qu'expédient provisoire, il ne sera ni président ni même adhérent ; n'est-ce pas assez quand on est mondial que d'adhérer à soi-même. Pour quelque temps encore, bien sûr, il a besoin des gaullistes. En général ce n'est pas rien que d'avoir besoin des gaullistes quand on ne l'est pas. Mais les gaullistes en l'occurrence ont aussi besoin de lui. Évidemment il y a des précautions élémentaires à prendre. La moindre allusion publique à la mémoire du maréchal et au sort de sa dépouille ferait un pataquès irréparable. Toute la chiraquière déjà coiffée de ses bonnets rouges est capable de passer à l'opposition. Qu'à cela ne tienne, les pétinistes prendront leurs quartiers historiques et se con­tenteront comme Louis XVI de commémorations discrètes et privées. Et pourtant je crois bien que, naguère au moins, ce président aristocratique, démocratique, universel, économi­que, financier, culturel et spiritualiste a pu caresser en secret la vision du peuple français rassemblé à Douaumont et, converti par sa voix aux douceurs de la réconciliation, courber la tête, incliner ses drapeaux sur le cercueil du grand chef injurié par erreur, acclamer enfin l'absoute pré­sidentielle et se confondre en innombrables accolades. Vision fugitive. « Et pourtant se dit Giscard, en fait d'abso­lution j'en ai célébré bien d'autres. Ne serait-ce qu'à Mos­cou ma gerbe sur la momie de Lénine et ne serait-ce qu'à Lyon, ma poignée de main au criminel de droit commun. Si la gerbe m'a rapporté tous les avantages commerciaux que j'en espérais, j'avoue que la poignée de main c'est un fiasco, le bide complet, ça me servira de leçon : fini les poignées de main et je frémis à l'idée qu'un peu plus j'allais à Douaumont absoudre Montoire. » \*\*\* 72:227 Quoi qu'il m'en coûte je reconnais que l'histoire de France elle-même a son livre noir. Il ne s'agit pas, évidem­ment, d'un de ces ouvrages où ne sont retenues que les noirceurs de l'ancien régime et les fables racontées pour sa diffamation. Le livre noir dont je veux parler est malheu­reusement difficile à trouver dans son édition complète, mais enfin qui la cherche la trouvera. Tous ceux qui ont mis le nez dedans pour la consulter de Pharamond à Gis­card vous diront que l'époque illustrée par les deux règnes de Charles de Gaulle est la plus répugnante. Et d'autant plus répugnante qu'aujourd'hui encore elle est encensée, magnifiée, bénie, universellement exemplaire. Si bien qu'à la conférence internationale de l'occident chrétien si patiem­ment différée pour le juste partage des cendres de Bey­routh, nous sentirons passer sur la délégation française l'esprit même des accords d'Évian. Et nous croirons enten­dre la grande voix du Libérateur : Françaises Français vous en faites pas pour l'honneur, les caisses en sont pleines. \*\*\* *Jardin des Plantes.* Les portes sont fermées pour les préparatifs du grand safari démocratique écologique et libéral commandé par le président de la république et honoré de sa présence pour fêter la rentrée des classes. Jacques Perret. 73:227 ### Deux contes fantastiques par Georges Laffly #### Clins d'œil Cela commença de façon modeste. Le journal *Sud-Ouest* signala, le 23 septembre, qu'on avait constaté deux jours auparavant, une affluence tout à fait insolite au cinéma « l'Artistic », à Marmande. C'est une salle de deux cents places, et plus de sept mille personnes s'étaient présentées à la même séance. D'ordinaire le gérant est très satisfait, en semaine, quand il a cinquante, soixante entrées. Le film était médiocre. On ne comprenait rien à cet élan. D'autant que le lendemain, le pli habituel était repris. Les milliers de gens qui s'étaient cassé le nez la veille sur une salle bondée ne semblaient plus si pressés d'y retourner. Le 25 septembre, la gendarmerie signala un embou­teillage monstrueux, comme on n'en avait jamais vu, au pont de Sully-sur-Loire. De toutes les routes, autos et camions arrivaient en cortège, entre dix et onze heures du matin. Tout était bloqué. La circulation ne redevint fluide que vers la fin de l'après-midi. Le lendemain, rien à Sully pas plus qu'à Marmande. 74:227 Mais on signala dans la soirée que huit fois plus de voyageurs qu'à l'ordinaire s'étaient présentés au départ du *Mistral,* gare de Lyon. D'autre part, aucun élève ne s'était présenté le matin au lycée Buffon, à Paris. Le 27, le *Mistral* partait au tiers vide, comme il est normal en cette saison, et 95 % des élèves de Buffon étaient là, excusant leur absence de la veille par les raisons les plus naturelles, rhume, fatigue, dentiste, réveil muet, etc. On fit une enquête. Il n'y avait rien de concerté. On n'était pas devant une grève inédite. On aurait préféré, ç'aurait été plus clair. On était devant un mystère. Et les incidents de ce type, inexplicables, ponctuels, uniques, se multipliaient. Il y eut le jour où 111.384 joueurs de Loto se trouvèrent avoir misé sur les sept numéros gagnants. Le gros lot que tous attendaient, divisé en autant de parts, fut réduit pour chacun à une centaine de francs. Il y eut des éclats et des larmes. Puis le jour où l'E.D.F. fut contrainte de couper l'élec­tricité dans toute la France, incapable de répondre à la demande. Un peu après minuit, pratiquement tous les Français avaient rallumé en même temps, s'étaient mis à laver du linge, à sécher des cheveux, à repasser. Inexpli­cablement, beaucoup d'usines, cette nuit-là, avaient tourné en équipe de nuit. Bref, la panne. Elle ne dura que dix minutes, mais elle jeta l'effroi. Pourquoi cette consomma­tion inhabituelle, contraire à toutes les habitudes ? Chacun avait pour lui-même une explication banale, rassurante, mais c'est la multiplication de ces causes banales qui deve­nait inadmissible. Il y eut le jour où l'on estima à deux millions le nombre des gens qui avaient demandé *L'Aurore* à leur marchand de journaux. Il y eut... mais on n'en finirait pas. C'est je ne sais plus quelle radio qui donna la formule de la situation. Interrogé sur ces coïncidences, un savant professeur avança : « On pourrait se demander si le hasard n'est pas en train de craquer. » Il se reprit aussitôt, tant la formule lui paraissait impie. Il fut moqué, contredit, sifflé, mais sa phrase fut sur toutes les lèvres. 75:227 La loi des probabilités semblait en déroute, en des points bien loca­lisés. Il y a des événements qui ne sont pas à proprement parler impossibles, mais qui ont des chances infimes de se produire. On peut imaginer de voir un homme habillé en mousquetaire sur la place de l'Opéra. Il est pratiquement exclu d'en voir arriver six cent vingt-sept. Ce fut le cas, le 3 octobre, à 6 heures du soir. Au début, on avait tourné cela en farce. Très vite, le rire le céda à l'inquiétude, à l'angoisse. Les hypothèses les plus folles circulaient. Complot mis au point à l'étranger, manifestations d'une secte ? Un journal publia « les coordonnées des failles ». Les accidents quotidiens sem­blaient en effet se placer sur certains alignements, un jour de Pont-à-Mousson à Pau, un autre de La Rochelle à Gap. On rappela aussitôt la vieille histoire des coordonnées des soucoupes volantes, telles qu'Aimé Michel a cru pouvoir les établir. Mais l'hypothèse fit long feu. On fit remarquer aussi qu'il était naïf de dire que le hasard avait « craqué » puisque justement, avec ces coups imprévisibles, c'est main­tenant qu'il établissait son règne. Jusqu'alors il était maintenu dans des normes, auxquelles il était en train d'échapper. Le ministère de l'Intérieur auscultait ses statistiques. Allait-on voir brusquement les mariages, les suicides dans la Seine ou les évasions de prisonniers se multiplier par cent, par mille ? On ricanait du malheureux ministre, en racontant qu'il avait demandé à son directeur de cabinet : -- Que disent les sondages ? L'autre avait eu un haut le corps : -- Vous n'y pensez pas, monsieur le ministre, j'ai fait tout stopper depuis le début de ces folies. Mais si sondages, statistiques, probabilités se mettent à tourner comme un vieux lait, comment mener une société, une économie ? Où aller si on ne peut s'appuyer sur des lendemains raisonnables, sur des moyennes conformes aux normes si stables que l'on a toujours constatées ? La triste, la navrante réalité s'imposait. Le président finit par l'avouer dans une intervention solennelle : « Désormais, rien n'est impossible, dit-il. Nous allons avoir besoin de beaucoup de sang-froid. » 76:227 Le curieux, c'est que de tels faits survenaient aussi dans le reste de l'Europe (moins en Espagne et en Grèce), aux États-Unis, et, on finit par le savoir, dans les pays de l'Est. Le Japon était ravagé. Mais le reste du monde était plus ou moins indemne. Ce n'était pas une consolation. Si justifiée qu'elle soit, la constatation du président souleva des remous sans fin. L'opposition éclata : retour au Moyen Age, obscurantisme, mentalité magique, refus de la mission libératrice de l'homme, asservissement à la matière dans ce qu'elle a de plus sournois, de plus réfrac­taire à l'esprit, les reproches des esprits éclairés jaillissaient en feu d'artifice. On chercha des solutions. Il y a des lois scientifiques, vérifiées. Il y a dans les faits sociaux des constantes elles aussi patentes, assurées. On ne peut sortir de là. Si ces constantes sont bafouées, c'est, ce ne peut être que selon une loi, qu'il s'agit de trouver, afin qu'elle ne nous surprenne plus. Nous avons pour cela des chercheurs, des logiciens, des physiciens, des psychologues, des socio­logues. Et des ordinateurs. Il faut établir un plan de travail. Voilà ce qu'on disait, dans les milieux responsables, et c'est ce qu'on fit partout, dans les pays développés. On se jeta à l'étude. L'ennui, c'est que cette étude n'échappait pas aux caprices monstrueux du hasard : pannes d'élec­tricité, cas d'amnésie en chaîne chez les informaticiens, épidémie de dépression chez les savants, etc. Et les phé­nomènes se manifestaient aussi n'importe où, en même temps. Comme ils étaient toujours brefs, toujours inédits, la grande machine sociale continuait à tourner. Mais un changement profond se faisait dans les peuples. Peu à peu, on s'habituait à ne pas se fier aux prévisions les plus simples. On sortait de chez soi le matin sans savoir si on arriverait à l'usine ou au bureau, si on n'allait pas éprouver, en même temps que des millions d'autres, le besoin irrésis­tible d'aller à la pêche, ou une envie de chocolat (d'où queues, embouteillages, rupture de stocks, confusion c'était le cas de Londres, le 12 octobre). 77:227 On pense bien que la presse s'en donnait à cœur joie pour faire monter cette mayonnaise. Elle interrogeait sages et fous avec l'apparence d'impartialité que lui donne l'in­conscience. Ainsi on entendit, un jour, à la télé, un ermite déniché par une équipe spéciale dans un mont du Forez. Merveille, il ignorait tout des bruits du monde. On lui apprit ce qui se passait. On lui demanda avec un sourire s'il voyait là des miracles. -- Comment parler de miracles ? répondit-il doucement. Vous ne citez que des faits très naturels. Inattendus, pres­que incroyables, mais naturels. Non, je ne crois pas du tout que l'on puisse qualifier tout cela de miraculeux. Mais ce sont des clins d'œil de la Providence, si vous voulez. Vous vous enfermez dans vos règles, vos normes, vous voulez y enfermer l'avenir. Vous vivez en cage, ver­rouillés. Dans Sa bonté, Dieu aura voulu vous aider à des­serrer un peu vos chaînes, à ouvrir la cage. Vous donner un peu de *jeu* si vous préférez. Cela fit grande impression, sauf chez ceux qui *croient savoir*, et qui sont les maîtres, de nos jours. Trois jours après cette déclaration, dans deux millions sept cent trois mille foyers français (et dans plus de quatre vingt millions de foyers sur la Terre) le lait mis sur le feu, au petit dé­jeuner, se congela et devint bloc de glace. Ce tour de magie appela des explications embarrassées sur le mouve­ment brownien, et des distinctions à n'en plus finir entre l'improbable et l'impossible, mais enfin, personne n'écoutait, car de mémoire d'homme, on n'avait jamais vu cela. Ce fut le coup de grâce. Il se fit un sorte de silence : on n'osait même plus parler de *cela.* Et ce coup suffit sans doute à ouvrir la cage pour un bon moment, ou du moins Quelqu'un dut en juger ainsi, car dès lors le hasard rentra dans son lit. Comme si de rien n'était, la norme régna de nouveau sur le monde. Mais on savait ce qu'elle valait, on ne lui faisait plus la même confiance. Et les hommes respirèrent. 78:227 #### Le service pacifique -- Savez-vous, mon cher, ce que m'a dit notre amie Tronque, cet été (décidément l'été on apprend tout, on vit enfin) ? Que le fils de sa femme de chambre est déserteur. Il a passé ses vacances chez les Tronque, au Cap-Ferrat. Voilà trois mois qu'il a quitté son régiment. La gendarmerie le recherche, mais il ne s'en soucie guère. Le personnage important écoutait en buvant une tasse de thé. Agacé. De telles choses devaient être courantes, mais il lui semblait plus raisonnable de n'y pas aller voir de trop près. Ils devaient être des milliers à ne pas rejoindre leur caserne, et cela ferait un scandale énorme et bien inutile si on leur donnait la chasse. Il commença donc, sans entrain, par arguer qu'il s'agissait d'une exception, d'un pistonné. Cela n'arrive que trop facilement avec les bour­geois, et ce garçon pouvait être classé parmi eux. -- Les privilèges se nichent partout, que voulez-vous ? conclut-il. Il reprit du thé et s'absorba dans la réflexion. En sortant du salon cet homme de ressources avait un plan. C'était son fort. Dès le lendemain, le ministre de la Défense, convoqué, se vit mettre le nez dans ses ordures et le désordre de ses services. On lui prouva qu'on était bien renseigné en lui citant au 123^e^ R.I. vingt-sept déserteurs. Le ton était gla­çant. Le ministre s'effondra. Des déserteurs, il y en avait des milliers, on ne savait plus combien exactement. Les sous-officiers devenaient professeurs de karaté ou barmen suivant leur caractère. Les officiers se désespéraient ou jouaient au bridge. -- Cette situation n'est pas supportable, dit le person­nage important. Et il se mit à se moquer de son ministre. C'était un de ses dons les mieux reconnus par ses intimes. 79:227 Nul polémiste ne le valait pour désarticuler, ridiculiser cette vieille machinerie fourbue, l'État. En petit comité, il se permettait ce plaisir. -- Et s'il y avait une guerre ? disait-il ce matin-là. Oui, je sais, nous avons les silos, les sous-marins. La dissuasion, c'est sans réplique, je veux le croire. Mais une guerre modeste, classique ? Vous n'auriez personne, mon cher, en dehors des régiments étrangers, fâcheuse survi­vance d'ailleurs. Vous seriez tout seul avec un revolver en bois. Il continua ainsi, pour finir abruptement : -- J'ai un plan. Voyez-vous, la Défense a fait son temps, et ce temps n'est plus le nôtre. Nous sommes dans une phase ultérieure. Et d'ailleurs, ce mot grotesque ne signifie rien, vous l'avez avoué. (Il appuyait la main sur un dossier comme s'il était bourré de preuves.) Je vous propose -- il parlait lentement, le sourcil gauche se fronçait -- je vous propose un ministère de la Protection, de la Protection pacifique peut-être. C'est la même chose au fond, mais ces changements de mots sont lourds de sens. Ils nous orientent vers l'avenir. Nous gar­derons un service obligatoire, c'est une bonne chose, il faut que les jeunes soient brassés ensemble. Plus d'uniformes, bien sûr, cela nous fera des économies et d'ailleurs les jeunes s'habillent naturellement tous de la même façon. Il suffira d'un insigne distinctif, un collier peut-être, ou un badge, nous verrons. Les choses allèrent rondement. On ne résistait pas aux coups de génie de l'homme important. Les Chambres ap­prouvèrent comme il se doit. Certains journaux parlèrent de « gadget ». Mais six mois plus tard le S. P. (service pacifique) était sur pied. Un grand débat à la télé, en pré­sence de deux généraux et de six objecteurs de conscience, avait passionné l'opinion. Le S. P. marcha tout de suite. Il n'y avait plus d'exemp­tion, le personnage important ayant vraiment horreur de l'inégalité. Les missions du S. P. étaient diverses. D'or­dre symbolique, la destruction des stocks d'armes périmées. 80:227 Pour les tempéraments batailleurs on créa des commandos d'élite pour le déminage, et la destruction des derniers obus des dernières guerres. On prêtait ces troupes dans le monde entier, ce qui était utile à notre rayonnement. Elles eurent vite de grosses pertes. On utilisa aussi le S. P. à démolir les monuments aux morts, si nombreux en France. Cela excita le zèle des Européens, des anars, des casseurs. En même temps, il fut décidé solennellement, pour plaire aux anciens combattants, de garder un de ces monuments à titre de témoin. Il fut transporté aux Invalides. Ce fut grandiose. Mais la plus importante des tâches du S. P. ce furent les missions psychologiques. Les missions psy, comme on disait. Il était clair depuis longtemps que la France était hors d'état d'intervenir dans les conflits, si nombreux pourtant à la surface de la terre. Mais elle pouvait protes­ter, montrer de quel côté son cœur la portait. Le S. P. fut chargé d'organiser des manifestations, avec banderoles et slogans. Dès que ça bougeait en Iran, en Namibie, au Guatemala, le S. P. défilait, dans toutes les villes, débraillé, hirsute, convaincu, magnifique. Ce fut bientôt l'arme nu­méro un de notre politique étrangère. La presse internatio­nale prit l'habitude de noter l'importance des foules dépla­cées (dans les occasions exceptionnelles, on rappelait même des réservistes), le ton des slogans, etc. Sans doute, ceux-ci, au début, avaient posé quelques problèmes. La direction du S. P. en refusait certains, et la troupe l'admettait mal. Mais on s'arrangeait, et dans les cas difficiles, le Quai d'Orsay insistait sur la spontanéité des manifs, et le fait qu'elles traduisaient l'opinion publique et éclairée d'un grand pays. Les seuls à prendre les choses avec amertume, en fait, étaient le parti communiste et le parti socialiste. Sans doute, le plus souvent, ils inspiraient les devises des ban­deroles et les cris des manifestants. Mais, habileté suprême du personnage important, les défilés du S. P. empiétaient assez souvent sur ceux que prévoyaient les partis d'oppo­sition. Ceux-ci essayèrent de se mêler aux troupes du S. P. 81:227 Ils ne firent que les renforcer. Ils protestèrent. Il n'y eut pas d'écho. La base suivait. Tout allait donc très bien, et nul ne rechignait à l'idée d'aller faire ses douze mois de S. P. Il fut même étendu aux femmes, à leur demande. C'était mieux que de l'en­thousiasme : une adhésion tranquille, décidée, profonde. Il n'y avait pas de sursis, pas d'objection. Cela aurait été mal supporté. On le vit bien quand éclata l'affaire de Jérôme Martin. Bien noté, Martin était connu dans son secteur pour avoir une des plus fortes voix du quartier. Il braillait tant qu'on voulait, et il était question de le faire accéder au service d'encadrement. Un bon élément. Pourtant, il fut porté absent le jour d'une manif décisive contre la Rhodésie, et deux jours plus tard, il était encore absent pour l'investisse­ment de l'ambassade du Venezuela. Il revint le lendemain, il expliqua que sa grand mère, qu'il aimait, venait de mou­rir, et qu'il était allé l'enterrer. Mais son absence avait été signalée, la presse s'était emparée de l'affaire. On soupçon­nait Martin de racisme et de militarisme : c'était *juste­ment* dans les sorties contre la Rhodésie et le Venezuela qu'il avait manqué. Ses anciens services ne suffirent pas à l'excuser. Il fut jugé, condamné, et par grâce du Président envoyé aux îles Kerguelen pour cinq ans. Il mourut six mois plus tard. Ainsi tout le monde comprit qu'il ne fallait pas prendre le S. P. pour une amusette. Georges Laffly. 82:227 ### Fin des aventures de mer par Bernard Bouts #### La Petite Denise A vrai dire j'en connais trois. La première m'apparut un matin d'avril, dans un rayon de soleil, aux quais du vieux port de Salvador. C'était une barque blanche à deux voiles latines ; de ces « Saveiros » qui font le ravitaillement des îles de la « Baia de Todos os Santos ». Elle attendait sans doute le Patron, déjà chargée de passagers ; surtout des passagères : une brochette de jeunes filles très belles et très sages, dans leurs jolies robes de dentelle, à la mode bahianaise. Je n'aurais guère remarqué ce bateau si ce n'était pour le nom : le « Petite Denise », en français. Le bateau d'à côté s'appelait « Sempre Unidos », « Toujours Unis ». Il était également rempli de jeunes filles (sans doute y avait-il une fête à « Madre de Deus » ou à « Itaparica »), mais celles-ci entouraient un grand âne gris aux longues oreilles velues et aux beaux yeux tranquilles. C'était touchant. 83:227 Ajoutez à cela l'ambiance, c'est-à-dire beaucoup d'autres barques, pleines de fruits et de légumes, les voiles serrées ou claquant légèrement à la brise, et puis les hommes endimanchés, costumes blancs ou rayés, les ombrelles des dames, les couleurs vives, le tout enveloppé de la courtoisie et de la bonne humeur brésiliennes... La deuxième venait souvent à bord. Elle y fit même de longs séjours mais elle est si menue, si discrète et silencieuse ! Pourtant elle ignore le mal de mer et la peur. Les dauphins et les oiseaux du large ont pu la voir, spec­tacle insolite, une main sur la barre, l'autre tenant son ombrelle, à deux cents milles de la côte. Elle barrait très bien. Par les plus mauvais temps nous la trouvions dans la cuisine, un pied sur le coffre, l'autre sur le bord de la table, cuisant des petits pains au four... Elle était un peu étourdie. Un soir, nous étions à prendre le café, nous l'entendîmes dehors qui criait : « Au se­cours ! » Qu'avait-elle fait ? Elle tendait du linge et, sim­plement, elle marcha vers l'arrière, où il n'y avait plus de bateau ! Elle ne tomba pas à l'eau, l'acrobate, elle resta accrochée des deux mains à je ne sais quoi et nous dit « Vous n'arriverez jamais à me soulever ! » Mais elle pèse quarante kilos ! Mon fils est donc aussi le sien. Quand il était bébé elle jouait avec lui. Maintenant c'est lui qui joue avec elle : il la prend dans ses bras, comme il prend aussi sa fille. C'est la troisième « Petite Denise ». « Denise Maria », mais elle est encore vraiment trop petite pour que l'on puisse parler d'elle. Non qu'elle n'ait pas d'importance, elle en a beaucoup ; elle occupe une place énorme, cette petite Brésilienne blonde et frisée. Elle sourit tout le temps, mais elle n'a pas encore d'histoire... 84:227 #### Olav Je n'aime pas à révéler la vie de mes amis. A peine puis-je livrer au « lecteur curieux » quelques aspects de nos aventures, mais si le « lecteur indiscret » me pousse à bout, qu'il sache que Olav, ancien gabier à bord du *Tijuca,* trois mâts de 1200 tonnes, sur la ligne d'Afrique du Sud, et probablement le dernier grand voilier (1944), avait armé un petit bateau pour la pêche au requin, dans le but de démontrer que l'huile de foie de requin est aussi nutritive que l'huile de foie de morue, si délicieuse au goût ! Mais il dut abandonner avant même de partir, ses calculs de probabilité lui ayant révélé que ce serait une mauvaise affaire. D'ailleurs il répugnait à gagner de l'ar­gent. Il recevait de son grand père une minuscule rente, juste de quoi ne pas mourir de faim, grâce à un emploi du temps et des vivres méticuleusement programmés et dosés. Mais, au contraire des hippies qui ne veulent rien faire, il travaillait beaucoup. Il avait pris plusieurs brevets d'invention sans jamais chercher à les exploiter... Il vivait seul dans une maisonnette de deux pièces et une minuscule cuisine, en bordure d'un canal. La pièce du fond était encombrée de livres disposés en piles à même le sol. Olav était d'origine norvégienne mais naturalisé Argentin, ou Uruguayen, je n'ai jamais su. Il parlait toutes les langues. Son lit, également posé sur des piles de livres, était cerclé transversalement d'un mystérieux anneau de cuivre « pour éviter certaines radiations maléfiques » ; il avait ménagé un trou dans le plafond juste au-dessus de sa tête « pour avoir toujours de l'air frais ». L'autre pièce est difficile à décrire : cheminée au tirage problématique, table, banc, bibliothèque encadrant un bureau de sa fabri­cation ; un tronc d'arbre percé de trous de différentes tailles pour recevoir les différents crayons, stylos, plumes d'oie, porte-mines ; sur une étagère, une collection de bouteilles miniatures de toutes marques, l'ensemble recou­vert d'une très épaisse couche de poussière à laquelle personne n'avait le droit de toucher, pour des raisons quasi mystiques. 85:227 Son régime alimentaire, savamment calculé se composait de quelques abattis plutôt carbonisés que cuits, de noix râpées et d'un certain fromage assez gros qu'il allait périodiquement acheter à l'autre bout de la ville. Avant d'en couper une languette pour vous l'offrir, à la pointe du couteau, il le mettait sous son bras et le brossait énergique­ment avec un énorme balai sans manche. C'était le meilleur garçon du monde mais nous avions le tort de ne pas toujours apprécier à leur juste valeur ses découvertes scientifiques. Je me reproche, quant à moi, de l'avoir énervé pour m'amuser et je ne sais s'il m'a par­donné les tours que je lui ai joués. Il faisait partie de mes « locos » qui ne manquaient pas de venir passer les veillées d'hiver à bord, quand j'entrais dans ce port fait à la mesure de *L'Étoile,* entre les joncs de San Fernando, sur la côte d'Argentine ([^12]). Un jour, je quittais *L'Étoile* pour aller inspecter quel­que nouveauté dans l'ermitage d'Olav, quand je rencontrai Henri, son chapeau de paille sur le nez. -- Je vais voir Olav. -- Eh bien, je t'accompagne, dit Henri. Un peu plus loin nous rencontrâmes le petit Aldo. -- Où allez-vous donc ? -- Nous allons voir Olav, viens avec nous. Notre chemin nous faisait passer devant la maison de Tito. Nous le vîmes de loin, dans son jardin, accroupi derrière un arbre, une fronde à la main. De temps en temps il lançait des petits cailloux sur les moineaux qui picoraient dans l'allée. Après avoir observé son jeu quelques instants nous nous approchâmes. La chose était bien plus machiavélique que nous n'avions cru : il ne tuait pas les moineaux avec la fronde. 86:227 -- J'ai mis, nous dit-il, du grain empoisonné pour les moineaux qui sont vraiment trop nombreux, mais d'autres oiseaux viennent aussi pour le manger, et je les chasse... Qui n'a pas vu ce géant chauve dans cet exercice n'a rien vu. Nous l'invitâmes à se joindre à nous pour la visite chez Olav. Il n'accepta qu'après avoir jeté quelques pelle­tées de sable sur le grain empoisonné puis il alla mettre son costume des dimanches et coiffer son chapeau mou. Nous parlions tous du « célèbre » chapeau de Tito mais nous étions incapables de dire en quoi et pourquoi il était célèbre ; il n'était rien d'autre qu'un chapeau par­fait, le plus parfait des chapeaux, et peut-être, après tout, était-ce la tête de Tito qui lui donnait cette perfection ; car nous l'avions tous essayé, mais l'effet n'était pas le même. Chemin faisant il nous vint l'idée de ne pas nous présenter ensemble chez Olav, mais l'un après l'autre, à quelques minutes d'intervalle, comme si le hasard seul ou quelque influence céleste avait dirigé nos pas. A cette époque-là, Olav devait avoir à peu près trente-sept ans. Très grand, extrêmement maigre, blond, la fa­meuse barbe longue et hirsute (ça n'était pas du tout la mode, il était sans doute le seul, avec les pères capucins, à porter cet ornement). La maisonnette était en retrait de la rue, à demi dissimulée derrière d'énormes tournesols qui cachaient aussi l'allée de ciment. Nous connaissions la manœuvre du fil de fer, sous une brique, à droite de la porte du jardin : on tirait de toutes ses forces et, si l'en­semble ne se décrochait pas, une clochette carillonnait à l'autre extrémité. La tête et la barbe d'Olav parurent au-dessus des tournesols : -- Qui est-ce ? -- C'est moi, Tito. -- Entre ! Et Olav se précipita dans la maison pour se recoucher car il était tout nu. Il avait l'habitude de ne se lever que vers la fin de la matinée, ayant travaillé, la nuit, à ses calculs de profils de carène réduits à une seule équation, qu'il appliqua plus tard aux fiches anthropométriques. 87:227 Comme nous l'avions prévu, le petit Aldo sonna à son tour et Tito lui cria : « Tu peux entrer. Notre maître est au lit. » Puis ce fut le tour d'Henri et j'arrivai le dernier, après leur avoir laissé le temps de s'exclamer sur l'heureux hasard qui les réunissait le même jour à la même heure chez Olav. J'entrai avec la tête d'un Diafoirus préoccupé. Les autres se tenaient debout, en demi-cercle au pied du lit : « Olav, lui dis-je, j'ai senti ton appel et il faut croire que nos amis ont également reçu le message stellaire car il est évidem­ment inadmissible que le simple hasard réunisse quatre personnes au même instant au chevet d'un malade. -- Mais je ne suis pas malade ! -- Je crains, Olav, que tu ne te fasses des illusions sur ton état. Je te trouve une pâleur lunaire et d'ailleurs j'ai eu un songe dans lequel tu nous appelais pour nous dicter tes dernières volontés... Il commençait à deviner notre machination quand il aperçut le sourire, fendu jusqu'aux oreilles, d'Henri, la tête baissée. « Bandits ! sacripants ! vous vous foutez de moi ! » et il bondit, nu comme un ver, armé d'un manche à balai... Nous n'eûmes que le temps de nous enfermer dans la cui­sine. Il était réellement furieux. « Olav, lui disions-nous à travers la porte, c'était une blague, ne te fâche pas ! -- Je n'admets pas qu'on se moque de mes études ! -- Olav, dit Tito de sa voix de basse, je mange ton fromage si tu ne nous promets pas la vie sauve ! Va t'habiller, il est midi. » Nous eûmes la vie sauve et chacun un (petit) morceau de fromage. 88:227 #### L'ambassadrice La femme de l'ambassadeur me prit par un bras et, gesticulant de l'autre, me fit un cours d'Art vu du côté whisky. Vous voyez ce que je veux dire. C'était dans un musée d'objets mayas. L'ambassadrice m'entraînait d'une vitrine à l'autre, m'obligeant à me dresser sur la pointe des pieds ou accroupir avec elle, revenir en arrière, changer de salle, bousculer des fauteuils et des dames. Elle m'en­nuyait. Des Mayas aux Indiens de l'Amazonie il n'y a qu'un pas, si l'on voit la chose entre le verre et le biscuit : « Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, me dit-elle, nous allons, mon mari et moi, descendre l'Amazone de sa source, à la mer, sur un radeau de balsa. C'est moi qui ai tout organisé, ce sera charmant et facile. Nous aurons deux moteurs de cent chevaux et des domestiques, ne dites pas non, rendez-vous le 15 à Desolacion, sur le Rio Beni. » La madame fit une pirouette et disparut dans la foule. Je savais bien que le Rio Beni est un affluent de l'Ama­zone mais je n'étais pas sûr qu'il y eût une ville du nom de Desolacion et puis, de toutes façons, il n'était pas ques­tion de me rendre à ce rendez-vous. On me dit cependant que cette madame n'avait peur de rien et l'avait prouvé par des chasses au tigre, à dos d'éléphant, en Extrême-Orient ! Mais le hasard voulut que je me trouvasse l'année suivante descendant paisiblement le Rio Beni sur une balsa, en compagnie de six Indiens Montéra. Ce genre de navi­gation, la monotonie du voyage et surtout les moustiques, qui ont toujours été pour moi, avec les Capitaines de Port, les insectes les plus pénibles, ne correspondait pas à mon tempérament et je n'avais pas l'intention de poursuivre très loin cette épreuve. Nous avions, mes Indiens et moi, à nous dépatouiller, sans moteur bien entendu, dans un dédale de rivières et de terres inondées où l'on voyait des zèbres brouter avec la tête sous l'eau, et une cabane de temps en temps. C'est dans l'une de ces cabanes que me fut contée l'histoire des Excellences. 89:227 A cette époque, je ne sais s'il en est toujours ainsi, de petits avions, qui étaient alors des DC 3, assuraient l'approvisionnement en viande de la ville de La Paz. Peu de chose en somme. Ils atterrissaient sur l'une des pistes disséminées dans les régions d'élevage, chargeaient la viande d'une ou deux vaches et revenaient. L'ambassadeur et sa femme prirent l'un de ces avions pour atteindre le point (Desolacion, avait dit l'ambassadrice), où ils devaient s'embarquer pour le grand voyage. Mais cet avion atterrit d'abord sur un autre terrain où il chargea une vache, puis sur un deuxième terrain, où il patina et entra dans l'eau quasi jusqu'aux moteurs : « Pas de problème, dirent les pilotes, nous allons appeler l'homme de la cabane, là-bas sur le monticule. » C'était au début de l'après-midi. Il faisait très chaud. L'homme de la cabane n'était pas là et l'équipage ne voulait pas se jeter à l'eau, par crainte des piranhas. La nuit vint. On installa tant bien que mal la madame pour calmer ses nerfs. La viande commençait à sentir mauvais. L'arrière de l'avion était inondé mais pas autant qu'on pourrait le croire car le terrain était en pente. Le lendemain, le soleil se leva radieux et le jour fut implacable. Pas de brise. Chaleur torride. Plus de radio. Plus rien à manger. Plus d'eau. Toujours pas d'homme dans la cabane. La vache pourris­sait, ils la jetèrent à l'eau. Alors ceci attira des milliers de piranhas et, avec eux, des dizaines de crocodiles qui don­naient des grands coups de queue dans le train d'atter­rissage. Tout cela n'avait rien de drôle... Je ne tire aucune conclusion, la morale de l'histoire va de soi : ceux qui cherchent l'aventure la subissent. Il y a des aventures de bicyclette et de métro, des aventures de coin de rue ; demandez au « pèlerin des fontaines ». Mais vous conviendrez qu'une personne habituée à chasser le tigre à dos d'éléphant ne pouvait pas se contenter d'insi­gnifiances. Il lui fallait au moins un avion, un affluent de l'Amazone et des crocodiles. C'est l'envers du tourisme. 90:227 D'autres ont des barbes et un harnachement d'explorateurs mais n'osent sortir de l'auto-stop sur la grand route. Les Excellences furent tirées d'affaire par un autre avion qui, cette fois, se posa bien. Je ne sais pas les détails mais la descente en balsa fut remise. La forêt Amazonie défend âprement sa virginité. Les avions la survolent mais on ne s'y fourvoie pas facilement. La route transamazonique pose des problèmes dont le moindre est le marais. J'ai entendu dire en Europe que le Brésil était en train de raser sa forêt. Tiens tiens, allez-y donc voir et vous comprendrez que si quelques compagnies, françaises ou autres, de ratiboisement, ont eu des velléités d'exploiter la forêt équatoriale comme on zigouille des pouilles champe­noises, on n'épuise pas l'Atlantique avec une petite cuiller. Le peuple brésilien est bon, calme et léger, il ne rase rien ni personne : ne le chatouillez pas. On ne visite pas ses immenses territoires, pas plus que le plateau bolivien, comme les châteaux de la Loire. Cela viendra peut-être. Est-ce à souhaiter ? Pour l'instant, nous sommes en mer. Les crottes de crevettes et même les excréments de baleines ne sont pas une pollution appréciable dans l'Océan ; un engrais non plus. Vogue la galère, mon fils, notre navire passe sans laisser de sillage, les oiseaux de mer ne s'occupent pas de nous, les dauphins nous précèdent un instant et puis nous abandonnent, mais le vent nous accompagne et nous dépasse. Notre science est de savoir où il souffle, le vent de l'Esprit, pour aller avec lui, au large, au grand large, au vent arrière ! 91:227 #### Le Capitaine Du temps de la marine en bois et encore sur les grands voiliers en fer à trois, quatre et cinq mâts, les capitaines n'avaient souvent que 24 à 28 ans parce qu'ils avaient em­barqué comme mousses vers les 12 à 14 ans. Ils étaient donc très experts, ayant passé plus de douze ans à la mer. La responsabilité du navire et les décisions importantes leur revenaient, mais les membres de l'équipage n'étaient pas également savants : quelques-uns avaient le sens marin et une longue pratique ; d'autres, moins doués ou moins entraînés, les novices, par exemple, suivaient le mouve­ment. Comme pour une véritable monarchie, où le pouvoir est dans les mains d'un seul homme, mais avec participation du peuple par les corporations et autres institutions élues, le Capitaine ne prenait les décisions très graves qu'avec l'avis des officiers, du Bosco, personnage important, maître d'équipage, et même de tous les hommes. On raconte l'histoire d'un trois mâts de fort tonnage qui se trouva faisant eau, par mauvais temps et tempête de neige, dans les parages des Iles Malouines. Il était imprudent de continuer le voyage pour passer le Cap Horn dans ces conditions, l'eau montant d'heure en heure dans la cale, malgré les pompes. La seule solution était d'essayer d'échouer le navire sur une plage, dans le fond de l'un des fjords, mais l'opération était très risquée par ce temps bouché. On espérait qu'une éclaircie, même provisoire, permettrait de se situer. Le capitaine réunit tous les hommes, exposa le cas, proposa la solution et fit signer le livre de bord par tout le monde avant de passer à l'action. L'éclaircie eut lieu, mais de courte durée. Il n'en fallut pas plus pour permettre au capitaine de reconnaître sa position. A partir de ce moment il fit sa navigation d'at­terrissage à l'estime, calcula ses angles, sa dérive, sa vitesse ; il fallut virer de bord plusieurs fois jusqu'à entrer dans le fjord -- sans le voir. Je donne à penser comme cet équipage devait être attentif, précis et rapide. Le bateau vira de bord une dernière fois, déjà à l'abri du gros temps, et vint s'asseoir doucement sur la plage. Il était sauvé. Un vieux capitaine de mes amis, qui eut l'honneur de commander ces magnifiques navires, disait qu'il gardait à ses « enfants de chœur » un souvenir ému pour leur dévouement au bateau, leur courage tranquille, leur camaraderie et leur abnégation. 92:227 Ces gens-là savaient tout faire, depuis la cuisine simple jusqu'aux épissures les plus compliquées et les acrobaties les plus risquées, là-haut ; le capitaine comme les autres et même le premier car il donnait l'exemple... mais ces temps sont révolus. Quand je vous disais qu'il faut fermer la porte ! Le vent est entré, il a tourbillonné dans la chambre, il a fait voler vos papiers ; et puis la porte a claqué toute seule, le calme est revenu. Ah, vous vouliez ouvrir, regarder au dehors, et qu'avez-vous vu ? Les pays les plus prospères criant famine et les plus famines criant : « Prospère ! » Les fils reniant leurs pères, les petits cochons bouffant les grands, des ânes plein la rue, l'insolence, la suffisance, l'outrecuidance, mais fermez donc la porte ! N'y a-t-il rien chez vous ? Rien qui vaille dans votre cervelle ? Qu'avez-vous fait de votre dignité ? #### L'Empereur J'ai eu jadis un matelot premier, de ces exceptionnels qui savent tout et un peu plus, avec un air de ne pas y toucher. On l'appelait « l'Empereur ». Les anciens marins donnaient le même nom aux grands cachalots solitaires... Celui-ci était noir, avec un profil de Prussien. On voit de ces choses au Brésil. Son nom était Karolus, diminutif Karl. Avez-vous déjà rencontré l'un de ces « Empereurs » ? Ils ont généralement un air nonchalant mais leur travail est vite expédié et parfait. Ils passent aussitôt à un autre ouvrage et rien ne leur résiste parce qu'ils ont la manière pour chaque chose. 93:227 D'ailleurs leur aspect même devient de plus en plus irrésistible à mesure que grossit le temps. Rien n'était impressionnant comme de voir notre Karl se bagarrer avec une voile dont l'écoute venait de casser : plus la voile était nerveuse et violente, plus l'homme tra­vaillait calmement, mais efficacement... Il savait aussi être rapide comme l'éclair quand c'était nécessaire. Après tout, c'est le bateau qui commande, ses mouvements sont lents ou rapides, la voilure obéit à la même cadence, il ne sert à rien de brusquer les choses ; il faut avoir la main dans le rythme. Vif comme la poudre, oui, dans les moments qu'il faut. C'est l'art de juger rapidement. Par contre j'ai perdu un homme en mer parce qu'il était vif quand il ne fallait pas : il saisit à plein poing une écoute en quatre brins d'un pouce, croyant pouvoir retenir une voile de quarante-cinq mètres carrés ! Il fut jeté à l'eau en un clin d'œil et ne reparut plus. Au contraire, Karl, l'Empereur, mourut de la façon la plus imprévue, et vous allez voir comment l'amour du boulot bien fait domine parfois l'instinct même de conser­vation. Il se trouvait au bord du trottoir, avec notre ami Henri, à Buenos Aires. Une petite fille voulut traverser la rue en courant. Karl fit un bond, saisit la petite fille et, d'un mou­vement tournant la lança dans les bras d'Henri, mais il n'eut pas le temps de s'esquiver, l'auto le renversa. Il reprit connaissance, un instant, dans l'ambulance « La petite fille ? » murmura-t-il. « Elle est sauvée » répondit Henri. Alors il sourit et ce sourire ne le quitta plus. Plus jamais... Je n'ai pas écrit cette histoire pour émouvoir les cœurs sensibles, mélodrame et compagnie ; vous avez l'habitude des émotions fortes. Ça ne serait d'ailleurs pas une histoire émouvante, tout au plus un fait divers comme on en lit beaucoup dans les journaux, s'il ne s'était agi, justement, d'un homme exceptionnel, longuement habitué à contrôler ses actes et ses gestes. 94:227 Il a certainement jugé, en un clin d'œil, de la situation désespérée, et il a délibérément choisi la victime. N'en doutez pas. \*\*\* Un autre exemple du contrôle de soi, mais sans drame cette fois, et de la précision dans les gestes, est celui que nous donna mon fils, dans la nuit du 6 au 7 juillet 1962. Il était très jeune mais déjà expert comme un vieux loup. Nous naviguions à vive allure, par jolie brise, assez chargés de toile, quand le ridoir d'un hauban du mât d'avant cassa. En quelques secondes les autres cassèrent aussi. On vira mais les ridoirs de l'autre bord cassèrent à leur tour. Par la suite on s'aperçut qu'ils avaient tous un défaut de fabrication, mais pour l'instant il fallait faire vite parce que le mât se trouvait sans aucun hauban : une succession de manœuvres, sans se tromper, sans hésiter, sans discuter, sans le temps de réfléchir. Denis, aidé d'un compagnon, mit tout en ordre en une demi-heure. J'étais à la barre : je ne voyais rien vers l'avant, je n'entendais rien, je ne savais pas où en étaient les choses ; jamais de ma vie les minutes ne me parurent si longues... Quand tout fut paré, Denis retourna se coucher et m'envoya son compagnon pour me dire : « On peut reprendre la route. » Je riais tout seul, de contentement, tandis que, le nez collé sur le compas, je regardais tourner la rose, jusqu'à retrouver notre rhumb... 95:227 #### La fin Au cours de ces dix dernières années, passées à bord de *L'Étoile du Jour,* j'ai pris beaucoup de notes et consigné beaucoup d'autres histoires -- de quoi remplir un gros volume. L'esprit critique l'a emporté sur l'amour-propre et finalement, de purge en purge, nous n'avons gardé que ce qui nous a semblé suffisant. Le reste a été confié à des bandes magnétiques dédiées à mon petit-fils, dans l'espoir qu'il y trouvera encore quelques exemples de ce qui, dans une vie quelque peu mouvementée, pourrait être utile. J'aurais aimé terminé sur un coup de tonnerre ; faire disparaître *L'Étoile du Jour* dans une trombe ou un grand orage : perdue corps et biens ! Une fin majestueuse et brutale : « Je viens de fermer. » Mais comment pouvais-je terminer sur une fiction quand la vérité est si simple ? Il n'y a pas de fin. La vie continue d'instant en instant ; c'est toujours la lutte pour un idéal jamais atteint ici-bas, et le mieux que je puisse souhaiter à *L'Étoile* et à moi-même serait une suave retraite au tour­nant d'une rivière calme -- comme la *Perla,* vous souvenez-vous ? Bernard Bouts. 96:227 ### Les catholiques américains et la messe par Éric M. de Saventhem CES DERNIERS TEMPS, plusieurs publications catholiques ont annoncé à leurs lecteurs qu'une importante majorité des catholiques américains aspire au retour de la messe traditionnelle en latin dans leurs paroisses respectives ([^13]). Un sondage effectué le 2 mars 1978 par l'Institut Gallup de Princeton aurait fourni, à ce propos, des résultats aussi inattendus que décisifs : pour le retour de « la messe latine style ancien » -- 64 % ; contre -- 26 % ; sans opinion -- 10 %. Parmi ceux qui avaient reçu une éducation de niveau supérieur, les partisans du retour de la messe traditionnelle auraient atteint 73 %, avec seulement 20 % d'adversaires, et 7 % sans opinion. Même les jeunes -- de 18 à 29 ans -- auraient professé une forte préférence pour l'ancienne messe, avec 59 % pour son retour, 31 % contre, et 10 % sans opinion. En présentant ces chiffres réconfortants, les dites pu­blications se fiaient à un bref communiqué du « Catholic Traditionalist Movement, Inc. » de New York, mouvement fondé en 1964 par l'abbé Gommar de Pauw sous le patro­nage de feu l'évêque missionnaire Blaise Kurz. 97:227 Destiné en premier lieu à la presse profane des États-Unis, le communiqué prenait soin de préciser que le fondateur-président du Catholic Traditionalist Movement « s'est ef­forcé de garder son mouvement dans l'Église catholique romaine et s'est refusé de suivre l'archevêque suspens Marcel Lefebvre en sa rébellion contre Rome » (*sic*). De la Gallup Organisation Inc., on peut se procurer le rapport de 100 pages, réf. : G.O. 77103 T, qui résume les objets et les résultats d'un sondage effectué par cette organisation en août-octobre 1977 à la demande de l'Association Catholique de Presse. Intitulé « Les Catholiques des États-Unis et la Presse Catholique », le rapport fut rendu public le 2 mars 1978. La méthode utilisée dans ce sondage était celle de la visite à domicile auprès de 1.405 catholiques composant un « échantillon » représentatif. Le rapport donne, en annexe, le texte complet du questionnaire rédigé à l'intention des enquêteurs, avec au total une vingtaine de questions. Nous pouvons en laisser de côté les trois quarts, puisqu'elles se réfèrent strictement au sujet principal de l'enquête, -- les catholiques américains vis-à-vis la presse catholique, l'usage qu'ils en font, les thèmes qu'ils souhaitent y voir traités, l'impact publicitaire, etc. Restent six questions de portée générale, qu'il convient de résumer brièvement. Tout au commencement de l'in­terview, l'enquêteur demande : « Quel est actuellement le problème le plus important pour votre famille ? » Avec 34 % des réponses, les inquiétudes d'ordre économique viennent largement en tête, suivies par les soucis de santé (8%) de l'éducation des enfants (5 %), et de leur avenir (4 %). 30 % des interrogés disent ne pas avoir de problèmes du tout, et 9 % sont sans opinion. A lire ces données, ni la politique ni l'état actuel de leur Église ne semblent troubler les catholiques américains. Avec la deuxième question l'enquête se tourne vers cette Église : « D'après vous, quel est actuellement le plus important problème pour l'Église catholique ? » Quatre réponses dominent : la perte des adhérents (16 %), l'avor­tement (11 %), l'excès de changement (10 %), la contra­ception (9 %). La question liturgique n'est ici évoquée que par 3 %. 98:227 Troisième question générale : « Vos convictions reli­gieuses -- quelle importance ont-elles pour vous ? » Au niveau national, 54 % y attachent une « très grande impor­tance » et 33 % disent qu'elles sont « assez importantes » ; 10 % seulement se professent indifférents, et 3 % n'ont pas d'opinion. Ces 54 % correspondent assez exactement au nombre de pratiquants réguliers (relevés par la cin­quième question générale). En effet, 58 % des catholiques interrogés disent qu'ils ont assisté à des offices à l'église au moins une fois dans les sept jours précédents. Par une dernière question générale le sondage essaie d'établir « les activités religieuses auxquelles on s'est livré au cours des 30 jours précédents » : un tiers des catholi­ques américains a récité le rosaire, presque autant ont « médité », un quart a lu la Bible, et 18 % sont allés se confesser. C'est la quatrième question de l'entretien qui a provo­qué les réponses sur la « messe latine ancien style » dont faisait état l'abbé de Pauw. En posant cette question géné­rale, l'enquêteur donne à l'interviewé un petit panneau : « Ce panneau énumère plusieurs problèmes que l'Église catholique doit affronter aujourd'hui. Sur chacun de ces problèmes, veuillez indiquer votre opinion personnelle en choisissant la réponse qui y correspond le plus. » Cinq problèmes sont ainsi énumérés : le remariage à l'église des catholiques divorcés, la contraception, l'avortement, le « retour » à l'ancienne messe, et le mouvement œcumé­nique. Pour chaque problème, deux réponses seulement sont inscrites sur le panneau ; par exemple : « On devrait permettre (ou : on NE devrait PAS permettre) aux catho­liques divorcés de se remarier dans l'Église catholique. » A la fin du panneau il y a un sixième alinéa : « En général, j'approuve (ou : je DÉSAPPROUVE) les changements introduits dans l'Église catholique depuis Vatican II. » Concernant la messe, voici les deux réponses offertes : « L'Église catholique devrait permettre (ou : NE devrait PAS permettre) la messe latine ancien style. » La composition de ce panneau appelle les plus graves réserves. On y soumet au jugement individuel des per­sonnes interviewées trois questions d'ordre théologique -- remariage, contraception, avortement -- où l'Église a les mains liées par la Révélation. On y ajoute deux problèmes qui relèvent soit de la juridiction de l'Église (interdiction de la messe ancienne) soit de la prudence (augmentation des contacts œcuméniques). 99:227 On finit par une dernière question qui, elle, s'adresse très correctement au jugement personnel : j'approuve (je désapprouve) les changements. Aucune indication n'est donnée que ces six questions se situent sur des niveaux essentiellement diffé­rents. Les personnes interviewées sont ainsi induites à penser (ou à sentir subconsciemment) que pour faire leur choix entre les deux réponses proposées, elles n'ont qu'à consulter leurs préférences personnelles. Par le fait même que, même sur les trois questions d'ordre théologique, deux réponses contradictoires sont of­fertes, on invite à croire qu'elles sont, toutes les deux, des réponses possibles pour un catholique croyant. Par cette façon d'interroger les gens, l'on fourvoie déjà leur conscience. Une telle manipulation ne peut pas non plus se justifier par de prétendues nécessités méthodologiques : en formulant les réponses l'Institut Gallup joue d'une par­faite liberté. Il n'est pas nécessaire du tout de n'en offrir que deux, entre elles contradictoires, ni d'insinuer que devant les problèmes des divorcés remariés, de la contra­ception, et de la légalisation de l'avortement, l'Église n'a qu'à changer d'attitude pour les faire disparaître. Une enquête plus honnête aurait pu offrir, par exemple, au sujet de la contraception, les trois réponses suivantes : (*a*) J'accepte l'enseignement de l'Église, que l'usage des moyens artificiels de contraception est contraire à la loi divine ; aussi l'Église catholique se doit-elle de l'interdire, en propageant les moyens naturels de contrôle des nais­sances. (*b*) Je ne suis pas sûr que tout usage des moyens artificiels de contraception soit contraire à la loi divine, et j'espère que l'Église pourra en permettre l'usage par les couples mariés dans des situations déterminées. (*c*) Je ne crois pas qu'il y a une loi divine qui interdise l'usage des moyens artificiels de contraception. L'Église a eu tort en les interdisant et elle devrait le reconnaître publiquement. Relevons encore quelques nuances : pour le remariage des catholiques divorcés, la pratique des moyens artificiels de contrôle des naissances, et la célébration de l'ancienne messe, le sondage invite à se déclarer soit pour soit contre le maintien des interdictions en vigueur. 100:227 Pour l'avorte­ment il s'agit seulement d'un « relâchement des normes interdisant tout avortement en toute circonstance ». Quant à l'œcuménisme, on demande si l'Église devrait (ou : NE devrait PAS) « devenir plus œcuménique, c'est-à-dire si elle devrait tâcher de développer des relations plus étroites entre catholiques et non catholiques ». Voici enfin les résultats, au niveau national, par groupe d'âge, et pour les pratiquants réguliers, sur chacun de ces six points controversés (voir tableau page ci-contre [^14]). --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- National 18-29 ans 30-49 \> 49 ans Prat. réguliers ----------------------------------------------------- ---------- -------- ----------- -------- ------- -------- ----------- -------- ----------------- -------- Pour Contre Pour Contre Pour Contre Pour Contre Pour Contre  1. Remariage des\ 69 23 72 20 72 21 64 27 67 28 catho­liques divorcés  2. Moyens anti-\ 73 18 82 11 80 14 58 31 72 23 concep­tionnels  3. Ré-admission de la messe latine ancien style 64 26 59 31 69 23 64 24 66 28  4. Relâcher l'interdiction absolue de l'avortement 44 47 49 42 43 49 39 51 39 55  5. Augmenter les contacts œcuméniques 84 7 85 6 87 6 80 9 87 7  6. Les changements de­puis Vatican II 67 23 70 19 74 18 57 31 73 20 --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Placée parmi d'autres questions relatives au maintien ou au relâchement des normes morales ou juridiques en vigueur dans l'Église catholique, celle qui se réfère à la messe ancienne ne pouvait que provoquer des réactions d'ordre général. Prenons la question du remariage des divorcés : ceux qui se déclarent en sa faveur ne le font pas (sauf exception rarissime) parce qu'ils sont eux-mêmes des divorcés et souhaitent eux-mêmes se remarier dans l'Église. De la même manière, ceux qui disent que l'ancienne messe devrait être permise ne souhaitent pas nécessairement, comme l'insinue l'abbé de Pauw, la voir rétablie dans leurs pa­roisses respectives. Tout au moins on ne peut pas le sup­poser chez ceux qui « de façon générale approuvent les changements introduits dans l'Église catholique depuis Vatican II ». Puisqu'il n'y a que 23 % qui les désapprou­vent, les 64 % de catholiques américains qui s'expriment en faveur de la réadmission de l'ancienne messe doivent se composer pour les deux tiers des gens qui, en général, se trouvent à leur aise dans l'Église « conciliaire », y compris la liturgie nouvelle. Si néanmoins ces deux tiers souhaitent qu'on lève l'interdit jeté sur l'ancienne messe, ils le font, nous semble-t-il, non parce qu'ils désirent la voir rétablie dans leurs propres paroisses mais parce qu'ils considèrent cet interdit comme une anomalie dans le con­texte d'une Église qui, avec leur approbation, s'est livrée au pluralisme et à la permissivité. Ces deux tiers ont la même réaction foncièrement libérale devant d'autres « in­terdictions » ressenties comme anachroniques : celle du remariage des divorcés ou celle de la pilule. Les résultats du sondage, loin de montrer que le lavage de cerveau pratiqué depuis 15 ans n'a pas perverti le sens liturgique du peuple catholique, prouve au contraire l'efficacité de ce lavage dans un réflexe antiromain et antijuridique généralisé, réflexe d'un libéralisme classique. 102:227 En plus, grâce à ce même lavage de cerveau, les catho­liques américains, dans leur grande majorité, semblent avoir perdu toute conscience de l'existence même des lois divines auxquelles l'Église reste à jamais soumise et dont elle ne peut pas changer le plus petit iota. A la fin du communiqué du C.T.M. (qui ne traite que des chiffres se référant à la messe ancienne) on trouve un commentaire personnel de l'abbé de Pauw : « J'ai toute confiance que bientôt -- et mieux vaut tard que jamais -- la hiérarchie de notre Église réalisera la sagesse du pro­verbe ancien : vox populi -- vox dei.* *» C'est aberrant si l'on prétend voir la « vox dei » dans la majorité qui s'exprime en faveur d'une réadmission de la messe ancienne, comment ne pas en faire autant avec les majorités encore plus importantes qui souhaitent le remariage des divorcés, l'admission de la pilule, et encore plus, l'œcumé­nisme ? Certes, ces majorités troublantes sont, en partie au moins, dues à la manipulation des consciences opérée par la méthode même de ce sondage, dont nous avons fait état. Mais puisque les résultats concernant la réadmission de l'ancienne messe ne peuvent pas être dissociés de ceux concernant ces autres « points controversés » nous ne pou­vons pas nous en servir isolément. Les seules conclusions en notre faveur qu'on peut vala­blement tirer des données Gallup sont, nous semble-t-il, les suivantes : -- 23 % des catholiques américains désapprouvent certains des changements introduits dans l'Église depuis Vatican II. Même parmi les jeunes de 18-29 ans, 19 % y restent opposés ; -- même parmi ceux qui approuvent « l'Église conci­liaire », une majorité trouve que l'ancienne messe ne de­vrait pas rester interdite. 103:227 Le font-ils par désir personnel de retrouver cette messe dans leur paroisse, ou par un réflexe de logique « conci­liaire » -- on ne saurait dire. Ce qui est certain, c'est qu'une importante majorité des catholiques américains trouve répugnante la politique répressive à l'égard de l'ancienne messe pratiquée depuis sept ans par le Vatican. C'est en effet une « motion de censure » des plus sévères contre le cardinal Knox, chef du dicastère compétent et premier conseiller du pape en la matière. Éric M. de Saventhem. 104:227 ### Le laïcat mainteneur de la Tradition selon Newman par Michael Davies Si l'on sait que Newman avait été frappé par la résistance des laïcs à l'hérésie arienne, on ignore généralement ce qu'il a écrit là-dessus. Michael Davies nous l'apprend, ou nous le rappelle, dans un article du 30 avril 1978 publié par « The Remnant », puis tiré en brochure, sous le titre « The true voice of Tradition » (La vraie voix de la Tradition). L'article est consacré principalement à l'arianisme lui-même et à la dé­faillance du pape Libère -- (celui-ci, après une longue résis­tance, avait condamné Athanase et adopté une attitude équi­voque qui ouvrait la porte à l'hérésie) --, mais dans ces deux chapitres finaux il fait une large place au rôle joué par les laïcs dans la défense de la foi traditionnelle. Ce sont ces deux chapitres que nous avons traduits et que nous publions ici, avec l'aimable autorisation de l'auteur. On y trouve, avec leur référence, des textes de Newman demeurés à ce jour pratiquement inconnus en France. Louis Salleron. #### La Tradition maintenue par les laïcs La chute du pape Libère doit être considérée dans le contexte de la défaillance d'une vaste majorité de l'épiscopat infidèle à son mandat ; 105:227 c'est ainsi seulement qu'on peut apprécier dans sa pleine dimension l'héroïsme de saint Athanase (auquel il faut joindre un petit nombre d'autres évêques héroïques, tel saint Hilaire, qui le soutinrent fidèlement). Le cardinal New­man cite de nombreux témoignages patristiques qui révèlent l'état abyssal où était l'Église de ce temps. Dans l'Appendice y de la troisième édition de ses « Ariens du quatrième siècle » (*Ariens of the Fourth Century*)*,* on lit : « Année 360. S. Grégoire de Naziance dit vers cette date : « Sans aucun doute, l'attitude des pasteurs a été indéfendable ; car, à l'exception d'un très petit nombre qui ou bien n'ont pas laissé de trace à cause de leur insignifiance, ou bien résistèrent, courageuse­ment, et disparurent comme semence et racine d'un futur printemps et d'une renaissance d'Israël sous l'influence de l'Esprit, tous temporisèrent, ne différant les uns des autres que par un abandon plus rapide ou plus lent ; certains étaient les champions et les chefs de l'impiété, les autres suivaient, au second rang, cédant à la peur, ou à l'intérêt, ou à la flatterie, ou, plus excusables, à leur propre ignorance » (Orat. XXI, 24). « Cappadoce. S. Basile dit, vers l'année 372 : « Le peuple religieux garde le silence, mais le blasphème se déchaîne en liberté. Les choses sacrées sont profa­nées ; ceux des laïcs dont la foi est solide évitent les lieux de culte comme autant d'écoles d'impiété et, dans la solitude, avec des gémissements et des larmes, élèvent leurs mains vers le Seigneur au ciel » *Ep.* 92. Quatre ans plus tard, il écrit : « On est arrivé à la situation suivante : les gens ont délaissé leurs maisons de prière, et ils s'assemblent dans les déserts -- spec­tacle à faire pitié ; des femmes et des enfants, des vieillards, des infirmes, misérables vagabonds de plein air, sous la pluie torrentielle, la tempête de neige, les vents glacés de l'hiver et, l'été, sous le soleil torride. Ils acceptent tout cela, parce qu'ils ne veulent avoir aucune part au poison du levain arien » *Ep.* 242. Et encore : « Il est un seul crime aujourd'hui vigou­reusement puni -- la scrupuleuse observance des tra­ditions de nos pères. Pour ce motif, les pieux fidèles sont emmenés hors de chez eux et transportés dans des déserts » *Ep.* 243. 106:227 Dans ce même Appendice, le cardinal a inclus également un extrait d'un article qu'il avait écrit pour le magazine *The Ram­bler* en juillet 1859 ([^15]). L'article traitait de la manière dont, pendant la crise arienne, la tradition divine avait été mainte­nue par les fidèles plus que par l'épiscopat. Trois phrases de cet article ayant été mal interprétées lors de leur première publication, Newman profitait de l'occasion pour les clarifier dans l'Appendice. Les points qui appelaient éclaircissement sont indiqués ici en notes. Voici comment Newman expose la manière dont les laïcs, l'Église enseignée (*Ecclesia docta*)*,* maintinrent la foi traditionnelle, plutôt que ce qu'on appelle aujourd'hui le Magistère, ou l'Église enseignante (*Ecclesia docens*) *--* c'est-à-dire les évêques unis au Pontife Romain : « Il n'est pas peu remarquable que, quoique, histo­riquement parlant, le IV^e^ siècle soit l'âge des doc­teurs, illustré, comme il l'est, par les saints Athanase, Hilaire, les deux Grégoire, Basile, Chrysostome, Am­broise, Jérôme et Augustin (tous saints qui furent aussi évêques, sauf un), cependant en ce même temps la tradition divine confiée à l'Église infaillible fut proclamée et maintenue bien plus par les fidèles que par l'épiscopat. « Ici, naturellement, je dois m'expliquer : -- en disant ce que j'ai dit, sans doute je ne nie pas que le grand corps des évêques étaient, dans leur croyance intime, orthodoxes ; ni qu'il y avait nombre de prêtres qui restaient aux côtés des laïcs et agissaient comme leurs centres et leurs guides ; ni qu'en fait les laïcs recevaient la foi, en première instance, des évêques et du clergé ; ni que certaines portions du laïcat étaient ignorantes et que d'autres portions finissaient par être corrompues par les enseignants ariens qui avaient pris possession de sièges et ordonnaient un clergé hérétique ; mais je veux dire malgré tout que, dans cette époque d'immense confusion, le dogme divin de la divinité de Notre-Seigneur fut proclamé, soutenu, maintenu et (humainement parlant) préservé, bien plus par l'*Ecclesia docta* que par l'*Ecclesia docens ;* que le corps de l'Épiscopat ([^16]) fut infidèle à son mandat, tandis que le corps du laïcat fut fidèle à son baptême ; 107:227 qu'à un moment donné le pape, à d'autres moments un patriarche, un métropolite, un titulaire de quelque grand siège, à d'autres moments des conciles généraux ([^17]) dirent ce qu'ils n'auraient pas dû dire, ou firent ce qui obscurcit et compromit la vérité révélée ; alors que, de l'autre côté, c'était le peuple chrétien qui, sous la Providence, était la force ecclé­siale d'Athanase, Eusèbe de Verceil, et autres grands confesseurs solitaires qui eussent échoué sans eux... « Du premier côté, alors, je dis qu'il y eut une suspension temporaire des fonctions de l'*Ecclesia docens* ([^18]). Le corps des évêques faillirent \[*sic*\] dans leur confession de la foi. » #### La vraie voix de la Tradition Quelles leçons donc pouvons-nous tirer de la chute de Libère, du triomphe de l'arianisme, du témoignage d'Athanase et de la force d'âme du corps des fidèles 4 Newman nous fournit la réponse, reconnaissant que ce qui est arrivé une fois peut arriver de nouveau. Dans son article de juillet 1859 du *Rambler* il écrit : « Je vois dans l'histoire arienne l'exemple insigne d'un état de l'Église durant lequel, pour connaître la tradition des Apôtres, nous devons avoir recours aux fidèles ; car j'avoue honnêtement que, si je vais aux écrivains, et qu'il me faille concilier la lettre de Justin, Clément et Hippolyte avec les docteurs de Nicée, je m'y perds ; et ce qui me sort de là, tout au long de cette histoire, c'est la foi du peuple. Car je prétends que s'ils n'avaient jamais été catéchisés, comme le dit saint Hilaire, dans la foi orthodoxe dès le temps de leur baptême, ils n'auraient jamais pu avoir cette horreur, qu'ils manifestent, de l'hétéro­doxe doctrine arienne. Leur voix est la voix de la Tradition. » 108:227 Il est aussi historiquement et doctrinalement vrai, comme Newman le souligne dans l'Appendice y des « Ariens du qua­trième siècle », que « un pape, comme docteur privé, et bien davantage des évêques, quand ils n'enseignent pas de manière formelle, peuvent errer, comme nous constatons qu'ils errèrent effectivement au quatrième siècle. Le pape Libère pouvait bien signer une formule eusébienne à Sirmium, et la masse des évêques à Ariminum ou ailleurs, ils n'en pouvaient pas moins, en dépit de cette erreur, être infaillibles dans leurs décisions *ex cathedra *»*.* Finalement, ce que prouve l'histoire de cette période, c'est que dans le temps d'une apostasie générale, les chrétiens qui demeurent fidèles à leur foi traditionnelle peuvent avoir à pra­tiquer leur culte en dehors des églises officielles, églises de prêtres en communion avec l'évêque diocésain légalement nom­mé, afin de ne pas compromettre cette foi traditionnelle ; et que de tels chrétiens peuvent avoir à rechercher un enseigne­ment, Une orientation, une inspiration vraiment catholiques, non pas chez leur évêque diocésain, non pas chez les évêques de leur pays en collège, non pas chez les évêques du monde et non pas même chez le Pontife romain, mais chez l'unique héroïque confesseur que les autres évêques et le Pontife romain pourraient avoir répudié, voire même excommunié. Et comment reconnaîtraient-ils que ce confesseur solitaire aurait raison et que le Pontife romain et le collège épiscopal (n'enseignant pas infailliblement) auraient tort ? La réponse est qu'ils reconnaîtraient dans l'enseignement de ce confes­seur ce que les fidèles du quatrième siècle ont reconnu dans l'enseignement d'Athanase : l'unique vraie foi dans laquelle ils avaient été baptisés, dans laquelle ils avaient été catéchisés, et que leur confirmation leur donnait l'obligation de maintenir. Une telle fidélité à la Tradition ne peut en aucune manière être comparée à la pratique protestante du jugement privé. Les traditionalistes catholiques du quatrième siècle soutinrent Athanase dans sa défense de la foi à l'abandon, le protestant utilise son jugement privé pour justifier une atteinte à la foi traditionnelle. La vérité d'un enseignement doctrinal doit être jugée par sa conformité avec la Tradition et non par le nombre ou l'auto­rité de ceux qui le propagent. Le faux ne peut devenir le vrai, quel que soit le nombre de ceux qui l'acceptent. Écrivant en 371, saint Basile déplorait le fait que : 109:227 « *L'hérésie disséminée voilà longtemps par cet ennemi de la vérité qu'est Arius a grandi jusqu'à une hauteur honteuse et, comme une racine amère, elle porte son fruit pernicieux et prédomine déjà contre les porte-étendards de la vraie doctrine qui ont été expulsés de leurs églises par la diffamation et l'insulte et ont vu l'autorité dont ils étaient inves­tis passer à qui séduirait les cœurs des simples d'esprit. *» ([^19]) Mais il n'y aura jamais un temps où les fidèles qui veulent de tout cœur rester loyaux à la foi de leurs pères auront à se demander ce qu'est cette foi. En l'an 340, saint Athanase écri­vit une lettre à ses frères les évêques du monde entier, les exhortant à se réveiller et à défendre la foi contre ceux qu'il n'hésitait pas à stigmatiser comme « les malfaiteurs ». Ce qu'il écrivait alors vaudra jusqu'à la fin des temps quand Dieu le Fils viendra de nouveau en gloire juger les vivants et les morts : « *L'Église ne vient pas de se donner un ordre et des statuts. Ils lui ont été octroyés fidèlement et fer­mement par les Pères. Et la Foi non plus ne vient pas d'être établie, mais elle nous est venue du Sei­gneur par le canal de ses disciples. Puisse ce qui a été préservé dans les Églises depuis le commence­ment jusqu'au jour présent n'être pas abandonné en notre temps ! Puisse ce qui a été confié à notre garde ne pas être dissipé par nous ! Frères, comme gardiens des mystères de Dieu, levez-vous et agissez, vous qui voyez les spoliations auxquelles les autres se livrent ! *» ([^20]) Michael Davies. 110:227 ### Journal logique par Paul Bouscaren Un saint respecte le code de la route, on n'en conclut pas que res­pecter le code de la route est un signe de sainteté ; pourquoi veut-on chrétienne la confian­ce que si aimer Dieu aime les hommes, l'amour des hommes ne peut manquer d'aimer Dieu ? Bien plus : d'aimer Dieu de tout son cœur, de tou­te son âme, de toutes ses for­ces, qui est, certes, selon le commandement et le bon sens, mais... faut le faire ! \*\*\* M. Jean Guitton pose la question : « Que faut-il faire pour montrer à l'autre qu'on l'aime ? » Question de quelle gravité, puisque, poursuit-il : « Depuis l'origine, cette diffi­culté est au cœur des rela­tions que les chrétiens ont avec le monde, et plus encore, des relations qu'ils ont entre eux. » Une fois de plus, le lan­gage de M. Guitton m'étonne, même dans le *Figaro* (23 jan­vier 1976) : s'agit-il tellement, pour le chrétien, de montrer à son prochain qu'il l'aime ? Ne s'agit-il pas plutôt de l'aimer, comme soi-même et comme le Christ l'a aimé, que cet amour véritable se montre ou non, jusqu'à paraître une haine, dit l'Évangile ? \*\*\* La vie est-elle morte avec les morts et née avec les vi­vants ? Pour ne pas être un passéiste, faut-il confondre passé avec trépassé ? « Fai­sant mémoire nos morts », *Itinéraires* fait très bien ; mais aussi, je veux recomman­der *Itinéraires* à ses morts ; et la France à l'intercession de ses morts ; les saints célèbres ou inconnus, et tous les morts partis dans la grâce de Dieu, qui, peu ou prou, ont fait vi­vre et nous ont transmis la France chrétienne. \*\*\* 111:227 Se renoncer soi-même, pour suivre Jésus-Christ, c'est le contraire de se laisser aller, à soi-même et au monde ; il ne s'agit pas plus de s'abandon­ner absolument que de s'affir­mer absolument, il s'agit de s'affirmer pour son Seigneur, avec Lui ; ce qui exige bien de s'affirmer, non de se lais­ser réduire à rien, ou à n'im­porte quoi. Aussi bien Jésus commence-t-il par dire : « Si quelqu'un veut marcher à ma suite » -- langage positif, d'affirmation première ou Sau­veur par son disciple. \*\*\* « Au Guatemala, on parle maintenant de 20 000 morts ; 63 détenus ont été ensevelis sous les décombres de leur prison. » (France-Inter 22 h, 8 février 1976.) 63 sur 20000, à quoi rime cette précision ? Vous le demandez ! Cela ne vous dit rien : détenus ? Passe des milliers de gens écrabouil­lés par leurs maisons ; mais 63 détenus broyés par la pri­son où les enferme la société, vous ne sentez pas cet excès d'horreur ? Cela ne vous ré­volte pas ? \*\*\* Que la visée morale d'une parabole dispose à sa conve­nance de la matière à comparaison, et pourquoi pas ? non seulement y consentir coupe court à des difficultés de lec­ture moderne, mais on peut voir, à mesure, la curiosité populaire des premiers audi­teurs davantage excitée, et plus ou moins orientée, par le récit tel quel. Par exemple, ce­lui de la parabole du semeur, où il n'y a pas à se gausser de pareil gaspillage (d'ailleurs contestable) de la semence puisqu'il s'agit d'inculquer aux hommes à quel point, et de quelle sorte, ils peuvent, non par ce qu'ils sont, mais parce qu'ils font de leur vie -- Dieu sait en quelle négligence énor­me ! -- ou bien y perdre la parole de Dieu (de trois ma­nières distinctes), ou bien porter les fruits de la semence reçue (selon des degrés res­pectivement un, deux et trois). \*\*\* Toute la difficulté de vivre en ce monde, n'est-ce pas pour l'accepter de la main de Dieu, pour lui faire une confiance en quelque sorte infinie, vérité d'action mystique malheureu­sement pervertie par l'apolo­giste en pari de la raison ? \*\*\* Exalter la charité aux dé­pens de la foi est une chose, autre chose que parler ainsi témoigne d'une vie au travail d'aimer comme l'entend Vin­cent de Paul, « aux dépens de nos bras, à la sueur de nos vi­sages », sans éprouver le be­soin de croire et de croître dans la foi. \*\*\* Le jeûne pour la santé du corps et non seulement la pé­nitence de l'âme, la liturgie traditionnelle l'inculque on ne peut plus net dès le premier samedi de carême (et le répè­te, par exemple, le samedi des Quatre temps de septembre). \*\*\* 112:227 -- L'information, vous sa­vez, on en prend et on en laisse ! -- On en prend quoi et l'on en laisse quoi ? N'est-ce pas de plus en plus visible, au-delà de ce qu'il fallait prévoir et craindre, en bêtise et inhu­manité ? \*\*\* Non seulement l'Évangile, aimant ce qui est pour Dieu, déteste ce qui est contre lui, mais il déclare aussi fort qu'il se peut cet amour et cette hai­ne, -- à l'insu néanmoins d'une certaine lecture moderne, in­capable de le voir contre ce qui est contre, du moment que liberté s'y trouve, et prétend à son droit. \*\*\* Il faut le pain et le vin pour que Jésus-Christ rende présent à la messe le Sacrifice de lui-même sur la croix ; mais il ne le fait pas en laissant le pain et le vin à leur réalité ; les prières de l'offertoire tradi­tionnel anticipent donc fort bien le mystère de la Consé­cration. \*\*\* Le christianisme obtient le meilleur de chaque personne, on a commencé par lui faire grief de la médiocrité de ce meilleur chez une foule de gens ; on a trouvé ensuite le grief beaucoup plus fort de n'en rien tirer quant au meil­leur de la société, par la révo­lution. J'appelle celle-ci, alors, la conversion à l'antéchrist ; car l'Évangile est la conversion personnelle pour l'amour de Dieu, et l'on en fait la révo­lution sociale, moyennant d'y voir l'amour des hommes, avec ou sans Dieu, en opposition à la conversion personnelle, te­nue pour amour de soi sou­mis à Dieu servilement et pas­sivement. Témoin, sans doute, Vincent de Paul, inculquant à l'un de ses missionnaires : « ...soyez plutôt pâtissant qu'agissant ; et ainsi Dieu fera par vous seul ce que tous les hommes ne sauraient faire sans lui », -- et à Louise de Marillac : « Un beau diamant vaut plus qu'une montagne de pierres, et un acte de vertu d'acquiescement et de sou­mission vaut mieux qu'une quantité de bonnes œuvres qu'on pratique à l'égard d'au­trui. » Qui n'admire Monsieur Vincent, mais qui le lit ? \*\*\* *Il fallait aux Juifs une patrie à eux, et ce ne pouvait être que la patrie de leurs pères, la Palestine :* ainsi parle le grand rabbin de France à la radio (« Écoute Israël », 28 mars 1976). Je comprends ce­la, je ne comprends point, *avec cela,* que les Juifs soient des patriotes français à l'égal de quiconque,... qu'un bigame pré­tende aimer ses deux épouses aussi bien qu'on en aime une seule que l'on veut la seule, sans partage. \*\*\* « Parlant avec le président Giscard d'Estaing, je commen­ce une phrase par ces mots « La gauche... », le président m'interrompt : « Dites : l'op­position, car la gauche, c'est nous. » (Lucie Faure à *France-Inter* 13-14, le 4 avril 1976.) \*\*\* 113:227 La foi catholique tradition­nelle devenue impossible du fait de la mentalité moderne, ou bien il faut dire à celle-ci « Arrière, Satan ! », ou bien il faut que la foi évolue, et c'est-à-dire fasse place à une nouvelle foi. Quelques-uns, j'en suis, n'ont vraiment aucune peine à rejeter là d'où elle vient cette mentalité démocra­tiste et scientiste ; mais com­bien sommes-nous, pour une telle liberté, à ne pas crever de la pollution libérale ? Mais alors, comment s'étonner du fossé infranchissable entre le progressisme et l'intégrisme, j'entends -- chez les témoins de Jésus-Christ aujourd'hui, du moment que le pape lui-même a cru devoir nous faire passer du *Syllabus* aux propositions condamnées par le *Syllabus,* et c'est-à-dire, qu'on le veuille formellement ou non, à la foi impossible pour la plupart des gens, sinon pour tous ? \*\*\* Plus on m'apparaît loin de compte, plus je vois de raison à contrer ; plus on est loin de compte, moins on voit de rai­son à être contré. Paul Bouscaren. 114:227 ### Les vivants invisibles Une jeune fille venant de perdre sa mère nous écri­vait l'an dernier en date du 2 novembre : « Je n'ai pas eu le courage en ce jour des morts de visiter la tombe de maman. Est-ce mal ? » -- Non, chère enfant, vous le savez, à l'impossible nul n'est tenu. Mais l'année prochaine, vous suivrez l'exemple de ces femmes fidèles que chante Péguy en la personne d'Ève l'ensevelisseuse : *Et moi, je vous salue, ô première mortelle,* *Vous avez tant baisé les fronts silencieux,* *Et la barbe, et les dents, et les joues, et les yeux* *De vos fils descendus dans cette citadelle.* Car les mêmes mains qui savent ensevelir fleuriront les tombes de nos parents et de nos frères jusqu'à la fin des temps. Si vous ne le faites pas, qui s'en chargera à votre place ? 115:227 Malgré tout le respect dont nous entourons nos morts, il faut reconnaître que le vocable dont nous nous servons pour les désigner exprime mal leur nouvel état de vie. En réalité, comme l'a dit un homme d'oraison, « nos morts sont des milliards de fois plus vivants que nous ». Le vieux français, mieux inspiré, usait du mot « tré­passé » qui signifie « ayant passé au-delà ». Dans la liturgie, l'Église, qui a toujours le mot juste, parle de « défunts » (de-functus = *de* marque l'achève­ment ; *functus *: qui s'est acquitté ; d'où est venu le mot fonction). Le défunt est celui qui a achevé sa fonction ter­restre, qui a déposé sa charge, ce qui suggère l'idée de repos. Voyez avec quelle douceur saint Paul parle de nos chers défunts : « Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l'ignorance au sujet de *ceux qui dorment,* afin que vous ne vous attristiez pas comme les autres qui sont privés d'Espérance. » En parlant de « morts », le langage courant impose à l'esprit un faux éclairage et l'incline dans une perspective naturaliste qui violente le sentiment spontané de la foi chrétienne. Ceux que nous appelons nos morts brillent par millions comme des escarboucles sur le manteau d'or de l'Église, dont nous ne sommes, nous les vivants de la terre, que la frange fragile. Certes, le corps meurt pour renaître au juge­ment général, mais en attendant, l'âme séparée en qui sub­siste la personne jouit d'une vie intense qui décuple nos puissances vitales. Voici comment s'exprime Gabriel Marcel : 116:227 « Il y a une chose que j'ai découverte après la mort de mes parents, c'est que ce que nous appelons survivre, en vérité c'est *sous-vivre,* et ceux que nous n'avons pas cessé d'aimer avec le meilleur de nous-même, voici qu'ils deviennent comme une voûte pal­pitante, invisible mais pressentie et même effleurée, sous laquelle nous avançons toujours plus courbés, plus arrachés à nous-même, vers l'instant où tout sera englouti dans l'amour. » Nos défunts sont-ils en Purgatoire ? Alors ces âmes souffrent ; mais elles sont heureuses. Elles se savent sau­vées et aiment Dieu d'une très ardente charité qui s'accroît et se purifie douloureusement à mesure qu'elle s'ap­proche de la vision. Sainte Thérèse Couderc disait : « J'entendais les âmes du Purgatoire prier et chanter avec des accents si profonds et si suaves, avec un si tendre res­pect et une si ardente charité qu'il me semble que notre prière n'est plus rien en regard. » Les âmes délivrées de leur servitude terrestre n'ont pas de lieu propre. Elles sont intérieures les unes aux autres. « Dans la délicatesse d'un amour qui s'épure sans cesse, dans l'attention d'un regard qui s'aiguise à chaque heure, ils nous enveloppent de leur sollicitude et de leur affec­tion. » (Monseigneur Chollet.) Il n'existe pas trois églises, l'une qui serait l'Église de la terre, la seconde l'Église du Purgatoire, la troisième l'Église du ciel. Il y a une seule Église en trois états diffé­rents : l'état de triomphe, l'état de souffrance et l'état de milice. Ces états n'impliquent aucune séparation, aucun mur ; à peine un simple voile. Une même vie circule de l'un à l'autre de ces états de vie. De même qu'un corps est exposé différemment selon qu'il a sa tête éclairée par le soleil et ses pieds situés dans l'ombre, de même le corps mystique est un, et ses mem­bres, quoique situés dans des états différents, sont unis dans une parfaite communion et unité de vie qui trouve son point culminant dans la célébration du sacrifice eucha­ristique. 117:227 Les élus ont-ils un regard sur nous, exercent-ils une action sur les âmes ? Oui, cela convient au mode du gouvernement divin et peut s'établir comme suit : Dieu a créé l'homme comme être social de façon à ce qu'il se réalise non par juxtaposition, mais par commu­nion. « Je les ai faits tels qu'ils aient besoin les uns des autres » (Sainte Catherine de Sienne). Ce qui caractérise la personne vivante (à l'opposé de l'individu), c'est qu'elle est capable de communion. Elle trouve son achèvement en autrui. Peut-on penser que ce qui, dans la vie de l'homme, est le plus important, devra disparaître après sa mort ? Saint Thomas répond que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. L'amour filial exigé par l'ordre naturel sera-t-il détruit au moment de l'entrée en gloire ? L'état de gloire qui n'est que l'épanouissement de l'état de grâce ne distend pas les liens naturels : il les ennoblit et les transfigure. D'autre part, il serait choquant pour l'esprit de conce­voir que du commandement qui est semblable au premier, en quoi se résume l'Évangile, se trouveraient dispensées les âmes parvenues au foyer béatifiant de l'amour. Par conséquent, la charité qui se déploie dans l'état de béati­tude continue d'unir les âmes qui s'aimaient durant leur vie mortelle. C'est ainsi qu'il faut comprendre et appliquer l'admi­rable maxime de la préface de la messe de Requiem VITA MUTATUR, NON TOLLITUR. La vie et les liens terrestres qui lui donnaient sa consis­tance charnelle et affective sont transformés par l'état de béatitude, mais non pas supprimés. 118:227 On trouverait une illustration de cette grande vérité dans la piété populaire, dont on ne dira jamais assez l'im­portance et le rôle dans la vie de l'Église. La piété a tou­jours gardé le contact avec les morts. L'homme a besoin de savoir que les liens ne sont pas coupés, on rêve à ceux que l'on a quittés, voire on les interroge, et il n'est pas jusqu'à la croyance aux revenants qui ne soit comme une image touchante, quoique déviée, de notre besoin de com­munion avec nos frères invisibles. Les apparitions des saints sont fréquentes dans l'hagiographie, ainsi que l'in­tervention des âmes du Purgatoire. Car non seulement il y a communion, mais il y a de la part de nos défunts, regard, influx, action, protection. Cette vérité ressort de l'ensemble de la doctrine catho­lique et en particulier du dogme de la Communion des Saints. Dieu n'a besoin de personne, mais il a trouvé plus beau et plus conforme à sa sagesse de concevoir un univers doué de puissance hiérarchisée : Les anges s'illuminent les uns les autres. Les nations, les Églises et les âmes sont confiées à des patrons protecteurs. Il n'est pas rare que les âmes intérieures se lient d'ami­tié avec tel ou tel saint dont elles se savent tributaires. Chaque fondateur d'ordre s'intéresse en particulier aux âmes et aux événements de sa famille spirituelle (sainte Thérèse d'Avila et la bienheureuse Anne de Jésus apparais­sent à la petite sainte Thérèse et l'encouragent dans sa voie). Comment un prêtre se désintéresserait-il des âmes de sa paroisse après sa mort ? Une mère de famille de ceux à qui elle a tout donné ? 119:227 S'il est vrai, comme le dit magnifiquement Bossuet, que les dons de Dieu sont sans repentance, alors l'époux, la mère de famille, le curé de paroisse introduits dans la lumière, non seulement n'oublient pas la terre, mais exer­cent sur les leurs une puissance d'attraction et de vigilance infiniment supérieure, plus aimante, plus active, plus inti­me que jamais. C'est notre joie catholique de le savoir : de quelle gloire ne s'en trouvent pas ennoblies nos chétives existences ? Benedictus. 120:227 ## LA PASSION DE L'ABBÉ DELANCE ### Le drame de l'Église actuelle par Louis Salleron Les *Nouveaux prêtres* de Michel de Saint Pierre avaient déclenché la tempête. Mensonge, calomnie, diffamation, etc. *La passion de l'abbé Delance* ([^21]), qui en est la suite, devrait faire crouler les tours de Notre-Dame. Mais les romans ont leur destin et le succès prévisible de celui-ci peut aussi bien se poursuivre dans le silence d'une presse qui craindrait de lui faire de la publicité. L'histoire est simple. C'est celle d'un curé de paroisse banlieusarde qui est un saint. Ce saint, de surcroît, est thaumaturge et stigmatisé. Sa passion est celle du Padre Pio. Tous les personnages de Michel de Saint Pierre sont ceux de ce siècle. On peut mettre un nom sur les principaux d'entre eux : Mgr Veuillot par exemple, ou le cardinal Daniélou. Mais ces noms nous viennent à l'esprit parce que nous avons connu les personnages. On pourrait leur en substituer d'autres si on connaissait la vie et l'action de Mgr X et du Cardinal Y. Quant aux deux ou trois prêtres et au journaliste du roman, on n'a que l'embarras du choix pour les désigner dans la grand ville, ou la petite, où l'on habite. De même la jeune fille qui recouvre la vue par un miracle de l'abbé Delance devenant aveugle à sa place a existé. Mais, tout aussi extraordinaires, les miracles de ce genre font cortège à deux mille ans de christianisme, de la piscine de Siloé à celle de Lourdes. 121:227 Un roman peut-il évoquer le drame de l'Église actuelle ? C'est demander si Balzac avait le droit d'écrire la comédie humaine. Si l'on était tenté de penser que les personnages de celui-ci sont plus vrais que nature, ce serait en fait confesser qu'ils sont parfaitement vrais, comme ils le sont effectivement. Michel de Saint Pierre a un talent de romancier très personnel. Des scènes et des dialogues. Le décor est réduit au minimum, les événements se succèdent dans la banalité du quotidien, les analyses psychologiques sont laissées au lecteur. Tout est intérieur. Il n'y a que les faits, sobrement présentés, et les paroles qu'échangent les personnes en présence. Le résultat est là : on lit ce roman... comme un roman. Les personnages ont un relief saisissant. Le combat qui oppose tous les acteurs entre eux et que chacun vit en soi-même finit par composer une sorte de guerre absolue entre le ciel et l'enfer. Le diable y joue d'ailleurs son rôle, aussi présent à l'abbé Delance qu'il l'était au Padre Pio et au curé d'Ars. Ce conflit du Bien et du Mal est sous-jacent aux procédures ecclésiastiques comme il sous-tend les tra­vaux et les jours d'une population presque étrangère à son propre destin et d'ailleurs indiscernable dans le brouillard des rues et des maisons. Prenez le boulevard périphérique du nord de Paris et roulez en auto de la porte de Clichy à la porte de Bagnolet, vous aurez une image de la masse à soulever qu'affronte en sa passion le prêtre sacrifié. Ce qui m'a le plus frappé dans ce roman, ce n'est pas le tableau de l'autodestruction d'une paroisse et de l'achar­nement d'un clergé progressiste contre un curé dont la sainteté les exaspère ; non, ce qui m'a le plus frappé c'est le respect que manifeste Michel de Saint Pierre à l'égard des persécuteurs de l'abbé Delance. Il ne minimise pas leur méchanceté ou leur vilenie, il ne leur cherche pas d'excuse, mais il ne les juge pas. Ruses, embûches, traquenards, men­songes apparaissent comme la trame d'une nécessité à la­quelle nul n'échappe, plus victime qu'agent de la tragédie dont la fin, pour chaque âme, demeure inconnue. A cet égard, le portrait de l'évêque est remarquable. Il me semble que tous nos évêques devraient en être reconnais­sants à Michel de Saint Pierre. Ils le seront peut-être, mais nous ne le saurons pas. L. S. 122:227 ### Doutes et questions par Jean Madiran Ce livre puissant comme un exploit athlétique, je l'ai relu deux fois en entier, à plusieurs mois d'intervalle. Rien n'est exagéré dans la radiographie qu'il opère de l'appareil ecclé­siastique français : sa décomposition, sa pourriture intellec­tuelle et morale, son intoxication par le communisme. Rien non plus ne paraît inexact dans le difficile portrait d'un prêtre stigmatisé, sa vie intérieure, ses grâces extraordinaires, les apparitions et révélations privées dont il est favorisé. Michel de Saint Pierre manifeste une bonne connaissance générale des états mystiques, ce qui ne doit pas surprendre de la part du biographe de sainte Bernadette, du curé d'Ars, familier en outre de Fatima, de Thérèse Neumann et du Padre Pio. Peu de romanciers catholiques actuellement vivants, et peut-être aucun autre en France, ne sont capables de mettre en scène des phéno­mènes surnaturels avec une aussi juste aisance. Cela est d'au­tant plus remarquable qu'ordinairement l'art de Michel de Saint Pierre est bien davantage celui du forgeron que de l'enlu­mineur : pourtant le surnaturel n'est ni laminé ni bousculé dans *La passion de l'abbé Delance.* Ici cependant me vient déjà un premier doute. « *Je n'invente rien *» assure Michel de Saint Pierre dans sa préface (p. 13). Il n'invente rien en effet quant à la nature et aux modalités de la vie mystique. Mais il fait une invention énorme dont il n'a pas l'air de saisir l'audace inouïe, il fait ce que Dieu lui-même n'avait pas fait : un prêtre stigmatisé. -- Il y eut le Padre Pio ? -- Il y eut assurément le Padre Pio, unique exception, mais cette exception unique est un prêtre régulier, un moine. On ne connaît aucun prêtre séculier, et spécialement aucun curé de paroisse, qui ait reçu les stigmates dans l'exercice de ses fonctions. 123:227 Est-ce donc impossible ? Je n'en sais rien ; je sais seulement que cela ne s'est jamais vu. Et je me demande si le romancier, en matière de surnaturel, peut faire ce que Dieu n'a pas encore fait et ne fera peut-être jamais. J'ai exposé ce doute à Michel de Saint Pierre, il a eu l'air de le trouver sans consistance. Il est vrai que le roman était déjà à l'impression. Si le détenteur d'une autorité religieuse (comme un curé de paroisse) reçoit les stigmates, il me semble que l'exercice de l'autorité (et de l'obéissance) s'en trouve bouleversé. Voilà une question que le roman n'envisage à aucun moment. L'au­torité du stigmatisé deviendra, en fait, *illimitée,* ce qui est contraire à l'essence de toute autorité humaine, même religieuse. \*\*\* *La passion de l'abbé Delance* donne une image saisissante de la dissolution ecclésiastique. J'allais écrire : de l'*incroyance* du nouveau clergé. Incroyance ? Le clergé post-conciliaire croit à beaucoup de choses, qu'il qualifie d' « évangéliques » et qu'il attribue à « Jésus » : et là-dessus il s'enflamme et se passionne, ce malheureux clergé, avec une ardeur qui peut être intense et qui peut être généreuse. Mais il n'a quasiment plus (voire plus du tout, évêques en tête) cette vertu surnaturelle infuse qui s'appelle la foi théologale. Ou s'il a encore quelque chose, bien caché, de l'acte intérieur de cette foi, en tous cas il n'en a plus les actes extérieurs. « Ils continuent d'invoquer l'Évangile, sans croire vraiment, d'ailleurs, à la divinité du Christ. Et l'Évangile, pour eux, c'est le manuel révolutionnaire du pro­phète Jésus, dressé contre l'univers capitaliste (...). C'est une autre religion, sans dogme, sans mystère, sans transcendance et sans Résurrection. » (P. 69.) D'un bout à l'autre du roman, les attitudes, les paroles, les actes des évêques et des prêtres de cette nouvelle religion postconciliaire sont d'une parfaite vérité ; sans caricature, sans édulcoration. En revanche, c'est la grande faiblesse de ce livre, l'évocation de la résistance traditionnelle est tout à fait irréelle. D'autres l'ont déjà noté ; faire du prêtre qui résiste un mystique stigmatisé, c'est passer à côté de la réalité, qui est la résistance de chrétiens ordinaires, de prêtres ordinaires. Toute­fois il n'était pas interdit au romancier d'imaginer un héros extraordinaire. Mais il fallait respecter la situation historique où il se trouve placé. On peut romancer autant que l'on voudra les aventures de d'Artagnan : mais si on l'arme d'un kalachnikov et si, au lieu de lui faire défendre la reine contre le cardinal, on lui fait défendre la présidente contre le secrétaire général du parti, le roman n'est plus un roman historique. Michel de Saint Pierre romancier entend être « l'écrivain témoin de son temps ». Son dernier livre ne témoigne pas de l'exacte situation où se trouve la résistance religieuse en France. 124:227 D'abord en ceci, premier point. Les seuls prêtres qui, dans le roman, célèbrent la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V le font en vertu d'une permission spéciale : l'abbé Delance, en raison de sa maladie, l'abbé Le Virioux en raison de son âge (p. 50, 92, 263). Or cela est impossible ; cela n'existe pas. Ils célèbrent en public, alors qu'il n'existe en France aucune permission de célébrer la messe traditionnelle en public. L'autorisation n'est possible que *sine populo.* D'autre part, il est invraisemblable qu'un prêtre soit nommé curé de paroisse tout en recevant ou conservant une permission spéciale pour cause de maladie. S'il est malade au point de ne pouvoir physiquement apprendre à célébrer la messe nouvelle, il ne sera pas nommé curé. S'il est nommé curé d'une paroisse où le ministère est physiquement très dur, c'est qu'il est considéré comme guéri. En outre, la permission supposée ne sera jamais un obstacle pour l'évêque du lieu qui, en fait et en France, est seul maître de cette permission. C'est pourquoi l'abbé Delance est sur ce point (capital) dans une situation irréelle : il est nommé *curé* de paroisse avec une permission spéciale, pour cause de *maladie,* de célébrer *en public* la messe de saint Pie V, et son évêque se heurte à cette permission comme à un *obstacle* qu'il n'ose pas écarter. Ce n'est jamais ainsi que la messe traditionnelle est célébrée en France depuis 1970. Dans tous les cas où elle est célébrée en public, elle est célébrée *sans* autorisation : par des prêtres qui sont les uns silencieusement tolérés par leur évêque, les autres spectaculairement frappés par lui. La réalité de cette situation, qui dure maintenant depuis huit ans, est complètement ignorée par le livre : on n'y voit, fût-ce de très loin, fût-ce mentionné par ouï-dire en une seule ligne, non, on n'y voit *pas un seul* prêtre célébrant en public la messe tradi­tionnelle sans autorisation. La question n'est pas d'abord de savoir si l'auteur approuve ou désapprouve les prêtres qui célèbrent sans autorisation, la question est qu'en France *il n'y en a pas d'autres,* c'est seulement et c'est toujours SANS auto­risation que la messe de saint Pie V est célébrée EN PUBLIC, et à cet égard *La passion de l'abbé Delance* donne donc une idée gravement inexacte de la réalité. Comme ce ne peut être par ignorance, du moins la plupart des lecteurs considéreront-ils cette hypothèse comme improbable, ils craindront que ce voile jeté sur la réalité de la résistance soit l'équivalent discret d'une certaine désapprobation. 125:227 Second point. La préoccupation du catéchisme paraît pres­que complètement absente, en tous cas elle n'est pas au premier plan des pensées, des activités, des combats de l'abbé Delance et des « traditionalistes » du livre. C'est bizarre. Troisième point. De même qu'on ne voit nulle part dans le livre le portrait ou seulement la silhouette d'un prêtre ordinaire, dans la condition ordinaire du prêtre français fidèle à la messe traditionnelle, de même on nous y parle de laïcs « tradi­tionalistes » sans nous en montrer jamais aucun. Aucun qui soit vrai. Celui que l'on nous présente est un affreux bonhomme, un vieillard lubrique dans l'exercice de ses perversités. Non pas un pécheur ordinaire mais un pécheur extraordinairement ignoble : ce Georges Gallart qui à soixante-cinq ans abuse d'une jeune fille de dix-sept après avoir été l'amant de sa mère, n'en jetez plus, un personnage sans honnêteté et sans honneur, fornicateur incorrigible et impénitent, dont l'abbé Delance voit fort bien qu'il n'a pas le « ferme propos » (p. 192). Un tel ver­dict de l'abbé Delance ne suffit pourtant pas à racheter ou com­penser des pages coupables que l'auteur devrait supprimer sans délai, les odieuses pages 157 à 162, avec leurs sophismes infects sur « oser regarder le péché en face », sur « la véritable beauté dans le péché », et « si le péché n'était pas aussi beau, où serait la tentation ». Non, la beauté est dans la création, elle n'est pas dans le péché, qui est l'usage mauvais, laid, horrible que le pécheur fait des choses et des êtres créés par Dieu. Le romancier peut nous montrer les faiblesses et turpitudes hu­maines, mais le romancier catholique, quand il prétend *regarder le péché en face,* ne devrait-il pas nous le montrer tel qu'il est en réalité, c'est-à-dire débarrassé de ses illusions et sortilèges, -- tel qu'il apparaît au regard de l'état de grâce ? Au regard de l'état de grâce, le péché est horrible. D'un regard chrétien, nous attendons l'horreur du péché et la compassion pour le pécheur ; non pas une envie gourmande à l'égard du pécheur et la complaisance pour le péché. Parce qu'il y a dans ces pages 157 à 162 quelque chose de cette complaisance et de cette envie, il ne me semble vraiment pas, *salvo meliore judicio,* que l'on puisse recommander ou proposer ce livre sans d'ex­presses réserves. L'ablation de ces pages, indispensable, ne suffi­rait d'ailleurs pas à combler cette lacune étrange : l'absence du bon militant « traditionaliste » moyen, l'absence du fidèle pratiquant ordinaire. Quatrième point. *La passion de l'abbé Delance* nous fait voir un cardinal et un pape comme il n'en existe pas. Le cardinal Mérignac déclare (p. 69) : « Comme le pape lui-même, je dénonce l'autodestruction de l'Église. » Bien entendu, le romancier a théoriquement le droit d'in­venter un cardinal de sa façon. Mais ce faisant il donne une idée fausse de notre situation religieuse, dont un trait déter­minant est justement qu'aux années 1970-1978 il n'y a eu *aucun* cardinal français qui véritablement « dénonce l'autodestruction de l'Église ». 126:227 Quant à donner à entendre que le pape (Paul VI) la dénonce, c'est une autre erreur de perspective. Ce n'est tout de même pas « dénoncer l'autodestruction de l'Église » que d'en avoir parlé une fois en quinze ans, par une incise d'ailleurs restrictive, dans une allocution pas même officielle. On a beaucoup cité ce mot de Paul VI et l'on en a beaucoup tiré argument, sans doute avec raison. Mais l'insistance répétée et la dénonciation ont été le fait des commentateurs, nullement du pontife. Michel de Saint Pierre a inventé pour les années 1970-1978 un pape qui n'est pas Paul VI et un cardinal français comme on n'en a point vu (p. 20) Mgr Mérignac, évêque d'un modeste diocèse, avait reçu, à la stupeur générale, le chapeau de cardinal. Cette promotion inattendue, il la devait à sa répu­tation de courage et de sainteté, à la remarquable profondeur et à la qualité de ses écrits, a l'origina­lité de ses conceptions sur l'avenir de l'Église. Le pape régnant l'avait prié de renoncer à toute res­ponsabilité diocésaine pour être son *missus domi­nicus* en France, une sorte de légat pontifical sans le titre : « C'est votre indépendance d'esprit que Nous honorons aujourd'hui, et c'est sur elle que Nous comptons pour l'avenir. » Un acte pontifical de cette sorte, un cardinal de cette es­pèce, on n'en a vu aucun sous Paul VI, et le fait que l'on n'en ait vu aucun est, lui aussi, une caractéristique de la situation religieuse sous ce règne. En inventant l'acte et le personnage, Michel de Saint Pierre modifie la réalité de la situation. \*\*\* Et puis, il faut le dire, il y a un peu trop de légèreté dans l'utilisation de l'Écriture sainte. L'auteur nous prévient (p. 15) qu'il cite « l'admirable tra­duction du Père Bruckberger et de Simone Fabien ». Malheu­reusement non. Et c'est la fâcheuse citation de la page 59 : « *Fils, voici votre mère, femme, voici votre fils. *» Ce n'est pas ainsi que se font les présentations. C'est l'in­verse. La délicatesse de l'Homme-Dieu est ici conforme aux meilleurs usages humains : 127:227 « Jésus, voyant sa mère et, tout près, le disciple qu'il pré­férait, dit a sa *mère :* « Femme, voilà ton fils ! » Il dit *ensuite* au disciple : « Voilà ta mère ! » (Jean, XIX, 26-27 ; traduction Bruckberger p. 504). Oui, « ensuite » : *deinde dicit discipulo.* Page 106, nous lisons cette autre parole de Jésus : « *Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi. *» Mais justement ce n'est pas la traduction Bruckberger : « Femme, qu'attends-tu donc de moi ? » (Jean II, 4 ; tra­duction Bruckberger p. 440.) Page 118, pour nous signifier que « l'imitation de Notre-Seigneur » consiste à « ne juger personne » : « *Vous jugez selon la chair -- et moi je ne juge personne. *» Cette fois la citation n'est pas inexacte, encore qu'elle ne soit, pas plus que les précédentes, tirée de la traduction Bruck­berger ; mais elle est incomplète, d'une manière qui en modifie le sens : « Vous jugez selon la chair ; mais pour moi, je ne juge personne. *Et* si *je juge, mon jugement est véritable... *» (Jean VIII, 15-16.) Autre question. Il semble que l'abbé Delance ait reçu deux fois l'extrême-onction pour la même maladie (p. 63). \*\*\* Un dernier mot. Une autre inadvertance ; dont on se demande comment elle a été possible. Un romancier attribue à ses personnages les noms qu'il peut, mais s'il donne négligemment à lire dans la bouche de l'un d'entre eux : « Je viens de prendre ma retraite de contremaître à l'usine Maurras, appareils sani­taires », -- ou « à l'usine Gilson, appareils sanitaires », -- ou « à l'usine Péguy appareils sanitaires », -- il y aura des lecteurs pour lui faire observer qu'une certaine délicatesse s'impose dans l'usage de noms connus et respectés. Or c'est ce que Michel de Saint Pierre nous a donné à lire. Il nous a donné à lire (p. 76) : « Je viens de prendre ma retraite de contremaître à l'usine Charlier, appareils sanitaires. » Peut-être, après tout, a-t-il l'excuse de n'avoir jamais entendu ce nom ; ou de l'avoir oublié. J. M. 128:227 ## NOTES CRITIQUES ### Les intellectuels et le Pouvoir Le 7 septembre 1978, M. Giscard d'Estaing recevait à dé­jeuner MM. Claude Lévi-Strauss, de l'Académie française, Georges Duby, du Collège de France, Maurice Clavel, Bernard-Henri Lévy, Jean-Luc Marion et Philippe Nemo, philosophes. M. André Glucksmann, également invité, avait décliné l'invitation. Cette rencontre, expliqua M. Pierre Hunt, porte-parole de l'Élysée, faisait partie des « entretiens que le président de la République souhaite avoir avec différents groupes de personna­lités représentatives de l'intelligence française dans la perspec­tive de l'an 2000 et de l'évolution de la société ». Si tout va bien, d'autres réunions auront lieu, que couronnerait un « col­loque mondial » en 1980. M. Philippe Nemo, qu'on dit avoir été, avec M. Lionel Stoleru, l'inspirateur de la rencontre, en a dit le pourquoi dans un long article du « Monde » (8 sept. 1978) sur *La nouvelle responsabilité des* « *clercs *»*.* Le titre de l'article indique bien le propos de son auteur. Les clercs ne doivent pas se dérober devant leur responsabilité politique. Ce n'est pas en quittant leur tour d'ivoire mais en s'y confinant qu'ils trahissent. Autrement dit, les intellectuels doi­vent assumer pleinement la part de Pouvoir que leur assigne le libre exercice de l'intelligence. Rien à objecter. Mais beaucoup à préciser. Car la question est d'une complexité redoutable. Philippe Nemo en a natu­rellement conscience ; mais c'est une conscience trouble. Il débrouille mal l'écheveau de ses pensées et, finalement, on a peine à saisir son dessein. \*\*\* 129:227 Philippe Nemo lie la « nouvelle responsabilité » des intel­lectuels au déclin du marxisme. Le marxisme « agonise, écrit-il, et avec lui les modes intellectuelles apparues dans son sillage ». C'est la première phrase de son article. Et la dernière est « Ils (les intellectuels) doivent sortir de leur trop confortable et flatteuse réserve, dont le marxisme leur avait fait depuis la guerre une vertu, alors qu'elle n'était le plus souvent qu'une démission. » Voilà qui est vite dit et demanderait quelques explications. Apparemment, Philippe Nemo est jeune. Il recueille un héri­tage et entend en faire bon usage. Bravo ; mais qui le lui a transmis ? Il oppose les intellectuels aux marxistes. Estime-t-il qu'il n'y a pas eu, qu'il n'y a pas d'intellectuels marxistes ? Ignore-t-il que les intellectuels qui dénonçaient le marxisme se voyaient interdire toutes les tribunes ? L'archipel du Goulag lui a ouvert les yeux grâce probablement à Soljénitsyne (dont il ne cite pas le nom), mais faut-il lui apprendre que s'il avait lu les revues et les livres dont la presse ne parle pas, il aurait su depuis toujours que le communisme était le régime policier par excellence et qu'il préparait pour le monde entier l'es­clavage qu'il faisait régner en U.R.S.S. Pourquoi le marxisme a-t-il fait la loi en France pendant si longtemps et pourquoi son pouvoir y demeure-t-il si grand ? Voilà la question qu'il aurait pu se poser ; car la réponse à cette question commande l'action qu'il se propose de mener. Quelle action, d'ailleurs ? Les intellectuels, dit-il, « ne doivent pas, par une « dissidence » qui n'est, après de si longues années, qu'une forme du conformisme, rester absents de la société technologique moderne ». Il observe que le pouvoir appartient de plus en plus « aux hommes et aux institutions capables de parler le langage de la technique et d'utiliser les supports modernes de la communication ». Comprendront-ils, ces intellectuels, « qu'ils doivent à leur tour se frotter aux vrais problèmes, dont la société française attend la solution : les paradoxes de la croissance, la surpopulation, la pollution, le désarmement, le rôle de la France et de l'Europe dans le monde, l'immense mutation de l'informatique... » ? Très bien. Mais, encore une fois, quelle action, quelle nature d'action, implique ce souci de ne pas demeurer étranger aux formidables problèmes que pose le progrès technique ? Philippe Nemo a l'air de penser que les marxistes ont été les seuls jus­qu'ici à posséder à la fois une philosophie et une praxis qui offraient la réponse complète à tous ces problèmes du monde moderne. Cette réponse s'avère inadéquate. Le marxisme « ago­nise ». Il faut en trouver une autre. *A quel niveau ?* 130:227 C'est là où Philippe Nemo s'embrouille complètement. La confusion de ses intuitions, de ses intentions et de ses propos est telle qu'il faudrait cent pages pour l'analyser. Tout d'abord, s'il englobe dans la catégorie des intellectuels tous ceux qui ont des connaissances approfondies dans tel ou tel domaine, il pense par privilège à ceux qui ont une culture générale, c'est-à-dire aux « littéraires » et aux « philosophes », et parmi ceux-là d'abord aux « universitaires ». Puisqu'il est lui-même philo­sophe, on eût aimé qu'il se bornât à eux. Car, au fond, la question qu'il se pose, mais qu'il ne pose pas clairement, est celle-ci : *face au risque d'asservissement totalitaire ou de catas­trophe apocalyptique que comporte le développement fulgurant du progrès technique, que peut le philosophe, et quelle doit être son attitude ?* « Parfois, écrit-il, la société technocratique, par l'amnésie culturelle qui l'atteint déjà, me paraît quasiment prête à faire ce dernier pas vers la fourmilière. » C'est bien ce qui le hante (comme tout le monde) et on ne peut que l'en féliciter. Mais la « parfaite et définitive fourmilière » n'inclinait pas Paul Valéry à la politique. Y incline-t-elle Philippe Nemo ? On le discerne mal à travers la brume de ses propos. Tout de même, la note qui domine, c'est celle de la « révolte », la révolte « contre ce destin absurde » auquel nous condamne la technocratie. Il faut des voix pour s'élever « contre la torture, contre la guerre, contre l'injustice ». Bien sûr ! Mais ces voix ne manquent pas actuellement. On n'entend qu'elles. Suffisent-elles ? Quand Philippe Nemo aura donné sa signature à tous les manifestes contre la torture, la guerre et l'injustice, quand il aura consciencieusement participé à tous les défilés destinés à appuyer ces manifestes, estimera-t-il avoir fait son métier de philosophe engagé ? Estimera-t-il avoir travaillé à l'édification d'un monde meilleur ? Estimera-t-il avoir assumé sa responsabilité politique d'intellectuel ? On a l'impression que Philippe Nemo est obsédé par les images de Mounier, de Sartre et des gauchistes, tout en rêvant d'une position plus nette et plus originale. Laquelle donc ? Nous ne pouvons le deviner car, visiblement, il ne le sait pas lui-même. \*\*\* Puisque Philippe Nemo fréquente Paul Valéry, il trouverait matière à réflexion dans la foule de propos que la philosophie et la politique ont inspirés au poète de *La Jeune Parque.* Quand celui-ci écrit : « Il y a eu des époques où la conception de l'homme que l'on trouvait chez le magistrat, chez l'homme d'État, dans les lois, dans les mœurs, et celle que la philosophie du temps formulait, n'étaient pas contradictoires », on se dit que ces époques, rares à la vérité, sont celles d'une haute perfection sociale. Cette perfection tient à un accord général des principaux responsables de la cité sur la « conception de l'homme ». 131:227 C'est une idée chère à Valéry et souvent exprimée par lui que « toute politique implique une certaine idée de l'homme ». Alors il semble que le philosophe d'aujourd'hui devrait se préoccuper avant tout de nous donner son idée, sa conception de l'homme. Quand cette conception est la même chez le magistrat, chez l'homme d'État, dans les lois, dans les mœurs et chez le philosophe, c'est que la philosophie a im­prégné toute la société de sa propre conception et que celle-ci est bénéfique pour la cité. Si la société actuelle se décompose, ce n'est pas parce qu'il n'y a plus de philosophes, mais parce que leur philosophie est fausse. La conception de l'homme qu'ils proposent aux esprits est la négation du bien commun de la cité, étant la négation première de la vraie nature de l'homme. Tous les pouvoirs sociaux entrent alors en conflit les uns avec les autres, créant l'anarchie qui ne peut se terminer que par la parfaite fourmilière ou la catastrophe absolue. Invitant les intellectuels à assumer leur responsabilité poli­tique, Philippe Nemo n'entrevoit leur mission que sous le signe de la révolte -- la révolte pour l'individu, contre le Pouvoir. En fait : la révolte pour l'individu contre la société. Au mieux, Voltaire ; au pis, Jean-Jacques Rousseau. Mais après eux, sans parler de leurs prédécesseurs, il y eut les « maîtres penseurs ». Vouloir remplacer un marxisme agonisant par un utopisme néo-marxiste, para-marxiste ou anti-marxiste, n'est ne vouloir que remonter aux sources de la mort de Dieu. Ce n'est pas le chemin pour sauver l'homme. Une « reviviscence obstinée des espérances les plus utopiques » ne peut mener les esprits qu'au nihilisme, où en sont précisément les « nouveaux philosophes ». Philippe Nemo, finalement, déçoit. Car, philosophe, si c'est au niveau de la cité qu'il entend se situer, c'est une *politique* qu'il doit nous proposer. Et si c'est au niveau de l'homme, c'est une *métaphysique.* Il ne propose ni politique, ni métaphysique. Quelle est donc sa pensée profonde ? Encore une fois, nous ne le savons pas. \*\*\* L'erreur manifeste de Philippe Nemo, c'est de se soucier d'abord de l'efficacité. C'est à travers les mass media que, selon lui, le philosophe doit apporter sa contribution civique, parce que l'opinion est reine du monde. S'il travaille dans son coin, il ne sert à rien. Voilà qui marque un singulier mépris de l'intelligence. Le Pouvoir intellectuel n'est que celui de l'intelligence, pour le bien comme pour le mal. Seule la vérité libère. Si le philosophe veut sauver la cité, la civilisation, l'homme, c'est en disant la vérité qu'il peut y contribuer. S'il masque cette vérité, s'il l'enrobe de l'erreur pour la faire accepter, il peut éventuelle­ment en augmenter son audience, mais il y perd son autorité. 132:227 Le cas de Philippe Nemo ne nous intéresse pas pour lui-même puisque nous ne savons pas qui il est. Mais sa présence au déjeuner de l'Élysée et son article du « Monde » signifient quelque genre de représentativité dans les milieux de l'intelli­gentsia (universitaire probablement). C'est pourquoi nous nous affligeons d'une attitude qui ne peut qu'ajouter à la confusion générale des esprits. Dans un monde dominé par le mensonge et le matérialisme, le philosophe ne peut servir l'homme que par l'affirmation de la transcendance et par la gratuité absolue de sa quête de la vérité. Nous sommes loin de compte avec l'article du « Monde ». Louis Salleron. ### L'occitan, « cet espéranto du Midi » J'ai lu cet été, grâce à un de ses anciens élèves, un charmant livre de l'abbé Bernard Abadie : *je parle patois* (imprimerie Marrimponey jeune, à Pau). Je ne dis pas que l'abbé soit par­faitement juste à l'égard de la langue d'oïl -- ni de la croisade albigeoise -- mais il parle très bien de son pays et du langage qu'on y pratiquait. A Saint-Pé, on parlait le saint-péen, qui n'est pas exactement le bigourdan. L'abbé évoque l'occitan, aujourd'hui enseigné dans les lycées et facultés, et langue de messe (il y a une *Missau Gascou*) et il dit : « *J'ai peur que ce ne soit une victoire à la Pyrrhus. Comme cet enseignement s'adresse à des étudiants venus de toutes les provinces du Midi, je le comprends et je l'admets, il faut qu'il soit le même à Bordeaux à Toulouse et a Pau. D'où nécessité d'une syntaxe, d'une orthographe et d'un vocabulaire universels. Si l'on n'y prend pas garde, l'occitan se séparera de ses racines et se dépouillera de son feuillage, il s'étiolera dans la poussière et l'obscurité des amphithéâtres. *» 133:227 Et un peu plus loin, l'abbé ajoute : « *Tel qu'il se présente, il se coupe du peuple. Jamais un paysan de Bigorre ou du Béarn ne lira l'occitan, jamais il ne le causera. *» Revenant à son patois saint-péen « *bigourdan teinté de béarnais et saupoudré de lave­danais *»*,* il note : « *On ne l'entend plus guère sur la carrère. Les vieux seuls y restent fidèles. Quant aux jeunes, ceux qui sont cultivés et curieux des vieilles coutumes, ceux qui suivent les leçons de l'Université, ils se tournent vers l'occitan, cet espéranto du Midi.* » Excellente formule. On sait quel engouement foudroyant ressuscite aujourd'hui la langue et l'histoire propre aux pro­vinces méridionales. A la racine, on trouve le refus de l'ano­nymat et de l'uniformisation. Or ce besoin d'être soi-même, de garder une authenticité se traduit par la mise en service d'un outil fabriqué. Le retour aux sources s'exprime par une langue de synthèse, pour une part artificielle. On se définit par la lutte contre la centralisation et les contraintes extérieures qu'elle apporte, avec le nivellement qui s'en suit, mais on refuse cette centralisation avec un langage lui-même centralisé, qui va étouffer (voyez ce que dit l'abbé Abadie) les vraies diversités, les nuances qui s'exprimaient par des branches multiples : le limousin n'est pas le provençal, et le béarnais est encore autre chose. Une décision volontaire peut aider la nature, elle n'y supplée pas. Il y a quelque chose qui n'est pas naturel, qui n'est pas spontané dans l'unification occitane, et, on peut le dire, c'est une volonté politique. Qui n'a vu ces cartes où les frontières de l'Occitanie sont tracées, formant un ensemble qui englobe le Limousin et le Dauphiné, le Pays basque et Nice. Quoi de commun entre ces provinces, sinon qu'elles sont françaises. L'invention occitane s'appuie sur cela-même qu'elle entend détruire : le facteur français supprimé, le Roussillon regarde fatalement vers la Catalogne, et le pays de Nice vers l'Italie, etc. Nous sommes donc en présence d'une machine bonne pour détruire, non d'un organisme qui peut vivre. Et de même la langue commune, l'occitan des lycées et facultés, détruira les dialectes locaux là où ils persistent sans arriver à se trans­former en langue véhiculaire, office pour lequel le français est bien mieux outillé. Par une bizarrerie des mauvaises époques, même les idées saines et justes (le régionalisme) donnent des fruits empoisonnés. Georges Laffly. 134:227 ### Au dossier de Tintin *Les Cathares jugés par Igor Chafarévitch* Né en 1923, Igor Chafaré­vitch est un mathématicien de réputation mondiale. Prix Lé­nine, membre correspondant de notre Académie des scien­ces, membre d'honneur de l'Académie des sciences amé­ricaine, il a écrit « *Le phé­nomène socialiste *»*,* traduit en français en 1977 aux édi­tions du Seuil. Dans les six pages et demie qu'il consacre aux cathares relevons ces quel­ques lignes, aux pages 35 et 36 : « La majorité des cathares ne se soumettant pas aux sé­vères prescriptions suivies par les parfaits espéraient recevoir le « consolamentum », alors appelé « bonne fin » sur leur lit de mort. La prière qu'ils prononçaient alors était consi­dérée à l'égal de Notre Père. « Si le malade qui avait re­çu le « consolamentum » se rétablissait, on lui conseillait de se suicider ; c'était la pra­tique de l' « endura ». Dans de nombreux cas, l' « endura » était la condition du « consola­mentum ». Y étaient fréquem­ment soumis les vieillards ou les enfants ayant reçu le « consolamentum » (le suicide, bien sûr, devenait en réalité un assassinat). Les formes d' « en­dura » étaient variées : il s'a­gissait le plus souvent de mort par la faim (surtout dans le cas des enfants que leurs mè­res cessaient de nourrir), mais aussi de saignées, de bains brûlants ou glacés, d'absorp­tion de breuvages contenant du verre pilé, d'étouffement. Döllinger, qui a dépouillé les archives de l'Inquisition à Tou­louse et à Carcassonne, écrit à ce propos : « Ceux qui ont étudié attentivement les comptes rendus des procès de l'In­quisition ont acquis la certi­tude que l' « endura », soit volontaire, soit forcée, fit un bien plus grand nombre de victimes que les condamna­tions de l'Inquisition » ([^22]). Voilà de quoi compléter le dossier de Tintin ([^23]). Louis Salleron. 135:227 ### Bibliographie #### Pierre Chaunu La mémoire et le sacré (Calmann-Lévy) « Fi donc, nous sommes bien au-dessus du passé, à présent », fait dire Vigny au docteur Noir (voir *Daphné*)*.* Propos qu'il faut entendre par antiphrase. Mais aujourd'hui notre mépris du passé a atteint un point incroyable. Tout se passe comme si l'homme commençait aujourd'hui, ou, mal parallèle, on se met en quête d'une origine lointaine, à laquelle on ne se raccorde qu'en supprimant un millénaire ou deux (les régio­nalistes qui escamotent l'histoire de France, les néo-païens qui escamotent le christianisme). Illusion très remarquable. Pierre Chaunu avait établi ce diagnostic dans *De l'histoire à la prospective* et dans *Le refus de la vie.* Il le complète au­jourd'hui. Notre mal est le refus de la vie et le refus du sens de la vie. Le refus de la vie, la première partie de ce livre, c'est la chute brutale de la natalité en France, et généralement dans le monde civilisé. Le « quart-monde » le plus riche et surtout le mieux éduqué, celui qui a les plus grandes possibilités de connaissance et d'invention est en train de se suicider, du Japon à la Californie. En U.R.S.S. ce sont les peuples coloniaux qui font l'accroissement de population. Et sait-on qu'il y a dans la seule Algérie plus de naissances qu'en France 2 C'est Albert Sauvy qui le signale. Le déclin s'est aggravé brusquement avec la loi criminelle sur l'avortement. Nous sommes menacés d'une *implosion de la vie* aux conséquences catastrophiques. Pierre Chaunu incrimine les intérêts -- il y a eu d'énormes investissements dans les méthodes contraceptives, il faut bien que cet argent *rende --* et les moyens d'information : mi-achetés, mi-idiots, ils jouent toujours la mode contre le vrai, et le court terme contre le long terme. C'est qu'il n'y a plus d'organes pour exprimer les vérités durables, et moins de consciences pour les éprouver, vu qu'elles sont condamnées comme vieille­ries, qu'on les dit *dépassées.* 136:227 En allant plus loin, on trouve qu'il y a refus de la vie parce qu'on ne lui trouve plus de *sens.* C'est la science, d'abord, qui affirme que l'homme et l'univers ne sont que hasard, sans cause et sans but. M. Eliade, dans *Fragments d'un journal,* fait à ce sujet une bonne remarque : « Éric Heller nous parlait de l'impression déprimante qu'il avait ressentie à un congrès de microphysiciens auquel il avait assisté l'an dernier. Ces savants ne trouvent aucun sens à la Création ni à l'existence. La vie, selon eux, ne serait qu'un simple hasard. De là, selon Heller, leur désir inconscient de mettre fin à la vie sur terre ; ils se sentent coupables d'en être arrivés là, d'avoir complètement « démystifié » toute la Création, et ils veulent expier leur faute en détruisant le Monde par quelques super-bombes. Si rien n'a de sens, autant en finir définitivement. » État d'esprit qui se répand. Mais la « science », quand elle tient ce langage, excède son rôle. Ce n'est pas aux « cher­cheurs » de dire le sens de la vie. L'ennui c'est que les Églises, l'Église, contaminées, intimidées, ont emboîté le pas, et comme dit Chaunu, qui adore chiffrer et dénombrer : « Les Églises ont perdu, en quinze ans, la moitié de leur audience, ce qui est relativement sans importance, mais les grandes Églises officielles ont perdu bien souvent, ce qui est infiniment plus grave, les neuf dixièmes du contenu de leur message traditionnel. » Les nouveaux clercs, dit-il plus loin, ne parlent plus de notre rap­port à l'être, ni de la mort, mais se précipitent pour prononcer « sans utilité et sans talent un discours purement civil ». Or le discours sacré est aussi indispensable aux hommes que l'air qu'ils respirent, et la défaillance et irréparable. Mais quel discours sacré, dira-t-on ? Aucun doute pour Chaunu, celui de la Bible, le seul livre qui fasse de l'homme le responsable de sa mort. Avec sa fougue habituelle, Chaunu unifie, synthétise, sans s'attarder aux différences et aux obsta­cles. Il parle des Églises et aussi bien de l'Église. Plus loin, il écrit que les Lumières, et la Révolution sont une nouvelle fondation (d'ailleurs pleine de périls futurs) de la liberté ancienne, chrétienne. Il trace à grands traits sa trajectoire, accumule les données, survole l'histoire humaine, bousculant les objections dans une charge irrésistible. Retenons sa conclusion : il est tout juste temps d'enrayer le refus de la vie (il y a un certain nombre de mesures pratiques à prendre) ; il est temps aussi de retrouver ce qui donne sens à la vie, la révélation de la Transcendance et de l'Incarnation. Georges Laffly. 137:227 Ouvrages de Pierre CHAUNU précédemment analysés dans Itinéraires : -- *Histoire, science sociale,* par Louis Salleron, numéro 188, p. 152 et suiv. -- *De l'histoire à la prospective,* par Georges Laffly, numéro 193, p. 124 et suiv. -- *Le refus de la* vie, par Georges Laffly, numéro 202, p. 123 et suiv. -- *La peste blanche,* par Hugues Kéraly, numéro 2091 p. 138 et suiv. #### Mircea Eliade : Cahier de l'Herne Mademoiselle Christina (l'Herne) Ce gros cahier est un hom­mage à une des figures ma­jeures de notre temps. Écrivain roumain, célèbre très jeune dans son pays, Eliade se réfu­gie en France après la guerre, puis s'installe aux États-Unis. Il est un maître de l'histoire des religions, et pour son œu­vre de savant, il a utilisé tour à tour le roumain, le français et l'anglais. Pour ses créations proprement littéraires (romans, journal) il est resté fidèle à sa langue natale. Du riche ensemble d'études réuni ici, on dégagera facile­ment l'originalité de cette œu­vre. Elle est d'abord dans son attitude anti-réductrice. Eliade repousse toute explication qui ramène le fait religieux au social (Durkheim) à l'économie (Marx) ou aux pulsions freu­diennes. Il rejette également la tyrannie de l'histoire qui nous contraint à penser en termes d'évolution, de progrès, d'emprunts. C'est opérer un retournement fécond qui com­mence à peine à révéler ses résultats. La conscience religieuse est un élément permanent, fonda­mental, non un moment de l'histoire de la conscience. L'ensemble des faits religieux que nous pouvons connaître, dans quelque culture que ce soit, n'est pas un amas de diva­gations bizarres et infantiles. Bien interprétés, ces faits ré­vèlent des attitudes très éla­borées, cohérentes, et des traits invariables dans tout le champ observable. Il y a une unité de l'homme religieux. Matei Ca­linesco a raison de rapprocher ici Eliade de Freud en ce sens qu'ils ont tous deux « étendu le domaine de ce qui fait sens ». Mais ce n'est pas dans la même direction. L'attitude non-réductrice conduit à poser que le mythe, tout mythe, est *vrai.* La méthode d'Eliade est fondée d'une part sur la des­cription et le déchiffrement des symboles, riche et souple langage qui permet l'accès à une réalité autre que la réa­lité empirique, et d'autre part sur l'étude des manifestations du sacré, des *hiérophanies.* Même sous ses formes les plus simples -- arbre ou pierre sa­crés -- la hiérophanie est ré­vélation de l'Esprit. On a eu tort de croire que les « primi­tifs » adoraient l'arbre ou la pierre. 138:227 Ce ne sont que supports. Toujours préoccupé de l'unité profonde, Eliade n'hésite pas à rapprocher ces manifes­tations de la hiérophanie suprême, l'Incarnation du Christ : « ...loin de considé­rer les chemins et les objets des religions primitives com­me des témoignages d'erre­ments et de dégénérescence de la conscience religieuse d'une humanité tombée dans le pé­ché, on pourrait y intercepter autant de tentatives désespé­rées de préfigurer le mystère de l'Incarnation. Considérées dans leur ensemble toutes les religions de l'humanité -- s'ex­primant à travers la dialecti­que de la hiérophanie -- n'au­raient été de ce point de vue qu'une seule et même attente du Christ » (*Traité d'histoire des religions,* cité dans l'article de S. Reno). Point de vue a-historique, on y revient. Tout l'effort d'Eliade va à refuser l'enchaî­nement qui aboutit à *sacrer,* par l'évolution, l'homme occi­dental du XX^e^ siècle. Plusieurs auteurs, dans ce cahier, s'intéressent à un as­pect particulier de la pensée d'Eliade : sa conviction que la pensée occidentale (scienti­fique, athée, concluant au non-sens) a grand intérêt à la ren­contre, d'ailleurs fatale dans notre situation historique, avec les pensées orientales et les cultures archaïques. Ce contact nécessaire peut pro­duire une autre renaissance. Ce qui ne veut pas dire que ces pensées étrangères aient le remède à nos maladies, mais qu'elles peuvent nous servir de révélateurs. Eliade, pour sa part, a été fortement touché par l'hindouisme, mais ce se­rait le trahir que de voir en lui un gourou universitaire, déci­dé à orientaliser l'Occident. Sa vraie pensée est dans le conte hassidique qu'il rapporte quelque part. Un rabbin polo­nais rêve d'un trésor enterré à Cracovie. Il s'y rend, et in­terroge un officier qui éclate de rire : « moi aussi imbécile, j'ai rêvé d'un trésor enterré dans tel endroit (et il décrit sans le savoir le jardin du rab­bin), mais je n'y ai pas cru ». Le rabbin rentre chez lui, et trouve le trésor rêvé par l'au­tre. Le vrai trésor est toujours en nous, voilà la leçon, mais nous n'y accédons que par un détour. Un autre texte d'Eliade est curieux. Dans *Mythes, rêves et mystères,* il analyse l'inter­prétation que la pensée archaï­que et la pensée hindoue don­neraient de notre angoisse, du sentiment de l'absurde, et de notre historicisme aigu. Elles trouveraient là un symbolisme de la mort, le pressentiment d'une fin. On peut voir en Eliade un restaurateur des valeurs reli­gieuses. Est-il religieux lui-même ? Bien difficile à dire. Il est historien des religions, pas théologien. Il écrit : « Une société a-religieuse n'existe pas encore ; je crois quant à moi qu'elle ne peut pas exister et que si elle se réalisait, elle périrait au bout de quelques générations, d'ennui, de neu­rasthénie ou par un suicide collectif... » Il dit étrangement (*journal*) : « Le péché origi­nel ne m'intéresse pas. » Cu­rieux chez un homme qui a montré, dans toutes les croyan­ces, la présence de la notion de *chute.* Sur ce point, les témoignages du cahier divergent. On re­tiendra un excellent article de Mac Linscott Rickett, qui re­fuse l'interprétation de la pen­sée d'Eliade par Alitzer. Alit­zer est un théologien de la mort de Dieu, et a cru pouvoir se servir des thèses d'Eliade pour appuyer les siennes. Ric­kett montre l'erreur. 139:227 Après cela, il faut citer Cio­ran (p. 263) : « On n'imagine pas *en prière* un spécialiste de l'histoire des religions. Ou, s'il prie effectivement, il dément alors son enseignement, il se contredit, il ruine ses *Traités* où ne figure aucun *vrai* dieu, où tous les dieux se valent... Nous sommes tous, Eliade en tête, des ci-devant croyants, nous sommes tous des esprits religieux sans religion. » A cette rigueur s'oppose Iones­co : « S'il ne peut être un saint, s'il ne peut être un sage, Mir­cea Eliade, dans la débâcle, nous indique tout de même la direction, et notre égarement. » Autre chose : les articles de Jean Biès et de Simone Vierne montrent très bien l'intérêt, pour la critique littéraire, des recherches d'Eliade. Le sym­bolisme et les mythes, chassés de la pensée consciente, vivent dans le poème et le roman. Ils en assurent la force, la vitalité. (Mais l'œuvre ne se réduit pas, bien sûr, aux symboles qu'elle véhicule ; et il est bien facile d'introduire consciemment des thèmes mythiques dans une création littéraire. La mode en vient. Méfions-nous.) Les éditions de l'Herne pu­blient en même temps que ce cahier la traduction d'un ro­man d'Eliade, *Mademoiselle Christina.* Il relève de la litté­rature fantastique, il est nour­ri des légendes sur le vampi­risme. L'image de la mort est partout présente, mêlée à celle de la beauté. On a rapproché ce roman du *Tour d'écrou* d'H. James. Il me semble moins am­bigu, partant moins déroutant, moins inquiétant. Cependant, il ne manque pas de force, et il enveloppe le lecteur dans ses filets noirs. G. L. *Ouvrages de* MIRCEA ELIADE *précédem­ment analysés dans* ITINÉRAIRES : -- *Fragments d'un journal,* par Georges Laffly, numéro 179, p. 178 et suiv. *-- Histoire des croyances et des idées religieuses,* tome I : *De l'âge de la pier­re aux. Mystères d'Éleusis,* par Louis Salleron, numéro 207, p. 148 et suiv. *-- Forgerons et alchimistes,* par Geor­ges Laffly, numéro 215, p. 172 et suiv. #### Jean-Pierre Brulé Demain... l'armée soviétique (Copernic) « L'U.R.S.S. est la première puissance militaire du monde. Mais ce n'est pas encore assez. Il faut continuer à nous armer encore, nous armer toujours, à être de plus en plus forts en prévision d'un grand conflit » disait en 1976 le maréchal Gretchko, ministre soviétique de la Défense. 140:227 Le livre de Jean-Pierre Brulé, où l'on trouvera cette citation, aide à mieux connaître une réalité trop désagréable pour être souvent regardée en face. Ouvrage remarquable, qu'il faut lire attentivement et gar­der en mémoire. L'armée soviétique est im­pressionnante par son nombre (4.400.000 hommes en service, 51.000.000 de réservistes), par son matériel et peut-être plus encore par sa discipline rigou­reuse et l'ardeur qu'on y entretient. Elle est un élément capital de la mobilisation per­manente que réclame le régime. Après l'école, elle est un outil efficace d'endoctrinement poli­tique. Les chefs y cultivent un esprit de combat et de vigilan­ce qui sont communs à toutes les bonnes armées, mais ils sont renforcés ici par une pro­pagande idéologique intense. On inculque aux troupes l'idée que les capitalistes ne rêvent que de les écraser, et que seule la puissante armée sovié­tique les retient. On obtient le militaire militant, combinaison d'obéissance et d'enthousias­me qui double l'esprit de sa­crifice. Avantage supplémen­taire, cette formation est utile pour le bon rendement du ci­toyen redevenu civil. Le condi­tionnement est durable. Cette double formation, pa­triotique et communiste, est renforcée par le fait que 78 % des hommes viennent du Kom­somol (organisation unique de la jeunesse). Les mêmes hom­mes se retrouvent ensuite dans la Dosaaf, organisme parami­litaire et sportif qui groupe 76 millions de membres. Une des tâches de l'armée est la lutte contre la foi reli­gieuse : « Il est très impor­tant de tirer parti du service militaire de façon que celui qui y est entré avec la foi en Dieu en soit libéré. » L'auteur établit ensuite un tableau détaillé des différentes forces soviétiques, dont le fer de lance est constitué par 1 600 fusées intercontinentales, et 600 fusées de portée moyen­ne, dont les trois quarts sont pointés sur l'Europe. De ce tableau, tirons quel­ques traits. 1\. La doctrine militaire so­viétique est offensive et 80 % des forces terrestres sont con­centrées à l'ouest. Citation du maréchal Sokolovski : « La stratégie militaire dans les conditions de la guerre devient une stratégie de coups très ru­des, assenés avec des fusées nucléaires, combinés avec des opérations de toutes les armes des forces de combat afin d'ob­tenir simultanément la neutra­lisation du potentiel économi­que et des forces armées sur toute l'étendue du territoire ennemi en vue de réaliser les buts de guerre dans une courte période de temps. » Quand on table sur une progression de cent kilomètres par jour, il faut bien que le feu nucléaire ouvre le passage ; alors l'avan­ce mène en quelques jours au cœur du pays ennemi et le désarticule. L'avantage de la surprise est souhaitable. 2\. Les opérations de rensei­gnement sont capitales. L'au­teur cite le chiffre de vingt mille espions en France. Il évoque aussi, mais trop briè­vement, l'appui apporté par l'affaiblissement psychologique de l'adversaire, vaincu avant de se battre, refusant de se battre, et l'aide active des ap­pareils communistes clandes­tins. 141:227 3\. Très bons chapitres sur la flotte soviétique : 126 sous-marins nucléaires, mais aussi une flotte marchande de vingt millions de tonnes, qui pra­tique le dumping et ruine les marines marchandes de l'Ouest (c'est-à-dire détruit les moyens de communication autonomes de nos pays), et enfin une flotte de pèche de six millions de tonnes (États-Unis : 500.000 tonnes) très utile pour les tâ­ches d'espionnage et l'entraî­nement des matelots. Selon Jean-Pierre Brulé, cet instrument extraordinaire ne cesse de se renforcer. Les So­viétiques voudront-ils s'en ser­vir avant qu'il vieillisse ? Y seront-ils poussés par des dif­ficultés intérieures ? Les an­nées 1980 seront éprouvantes. G. L. #### Jean Daujat Maritain (Téqui) Jean Daujat professe une admiration aveugle à l'égard de Jacques Maritain. Le petit livre (240 pages) qu'il lui con­sacre aujourd'hui donne donc une image complètement dé­formée de son maître vénéré. Maritain disait qu'il faut avoir « l'esprit dur et le cœur doux ». La formule est bonne, mais lui-même a l'esprit et le cœur mous. Seule sa foi ne vacilla jamais, de sa conver­sion à sa mort. C'est si rare que de le dire est faire de lui le plus bel éloge. Regrettons que Jean Daujat ne s'en soit pas tenu à cet éloge qui lui eût permis de rester dans la vérité. Louis Salleron. #### Jean Baechler Le pouvoir pur (Calmann-Lévy) Pour J. B. le pouvoir résulte d'une tension entre deux volon­tés, dont l'une s'impose à l'au­tre. Il en voit trois modalités la *puissance*, où la force est reine, l'*autorité*, fondée sur le charisme, et la *direction,* à base de compétence. 142:227 Pourquoi pouvoir « pur » ? L'épithète lui est suggérée par l'économie pure qui bâtit des modèles à partir de quelques traits essentiels de l'*homo œco­nomicus* aux prises avec les lois de la nature. Le pouvoir pur, c'est celui de l'*homo poli­ticus,* à la fois souverain, égoïs­te et calculateur. Trois chapitres : I -- La nature du pouvoir, II -- La logique du pouvoir, III -- Ori­gine, fin et distribution du pouvoir. Aujourd'hui où se multiplient les études sur le pouvoir, il faut les aborder avec une grande ouverture d'esprit. Le sens différent donné aux mêmes mots ajoute à la diversité des points de vue. Les *ana­lyses abstraites* auxquelles se livre J. B. me semblent très artificielles et les *pouvoirs con­crets* qu'il passe en revue font craquer les multiples cases de son modèle universel. Par con­tre, les observations pertinen­tes et non-conformistes (sur l'intelligentsia, par exemple, p. 111 et s.) sont nombreuses. L'auteur annonce d'autres li­vres, sur le pouvoir démocra­tique, le pouvoir charismati­que et le pouvoir autocratique. Il les couronnera, espérons-nous, par une synthèse où sa pensée se dégagera plus clai­rement. L. S. #### Auguste Comte Le Pouvoir Spirituel (Pluriel) Normalien, agrégé de philo­sophie, docteur ès lettres, etc., M. Pierre Arnaud a consacré plusieurs ouvrages à Auguste Comte dont il est chargé d'as­surer la publication des œu­vres philosophiques dans la Bibliothèque de la Pléiade. C'est dire qu'il connaît Comte mieux que personne. Les six opuscules qu'il réunit aujour­d'hui sous le titre « le Pouvoir spirituel » sont intéressants par leur actualité. En dehors de ses vues finales sur la « re­ligion de l'Humanité », Comte attachait une grande impor­tance au régime de transition qui devait y conduire. Ce ré­gime aurait à équilibrer, pour en tirer le meilleur, les forces « rétrogrades » -- épithète qui n'a pas de nuance péjorative et correspond à « traditiona­listes » -- et les forces « révo­lutionnaires ». Avec un vocabu­laire à lui, les analyses qu'il fait sont très fines et éclairent étrangement la situation de notre XX^e^ siècle finissant. Ré­sumons, un peu grossièrement, en disant que c'est le libéra­lisme avancé qui nous est pro­posé, comme aussi bien l'esprit conciliaire. 143:227 Auguste Comte est malheu­reusement difficile à lire. Son style est pesant et il se répète indéfiniment. Mais le lire est inutile. Dans son introduction de 50 pages, Pierre Arnaud présente ses idées avec autant d'objectivité que de clarté. Son étude a, de surcroît, l'intérêt de relier la pensée de son maî­tre à la crise politique et reli­gieuse que nous vivons pré­sentement. On serait tenté, écrit P. Ar­naud, « de passer aux profits et pertes pour mieux en sau­ver (...) le contenu, tout le « bric-à-brac » de la « Reli­gion de l'Humanité ». Mais, outre que ce serait bien désin­volte à l'égard d'une expérien­ce spirituelle dont nul ne peut récuser *a priori* l'authenticité, ce serait impossible aujour­d'hui que l'évolution des re­ligions établies, et singulière­ment de l'Église romaine, ap­porte aux audaces apparem­ment les plus intempestives une éclatante confirmation » (p. 38). P. Arnaud épouse, sem­ble-t-il, les vues d'Auguste Comte. « Au culte de Dieu sans l'homme, écrit-il, répond fata­lement le culte de l'homme sans Dieu. C'est pour sortir de cette alternative dégradante et peut-être mortelle que l'homme moderne a besoin de la « Re­ligion de l'Humanité » (p. 43). Le comtisme existe-t-il en France aujourd'hui ? Dans les faits, certainement. Dans les esprits, c'est plus douteux. C'est un comtisme inconscient. Les francs-maçons, qui l'in­carneraient assez bien, ne s'en réclament pas, à ma connais­sance, du moins dans leur en­semble. Teilhard de Chardin ne l'invoquait pas ; ni ne l'in­voquent les bureaucrates de l'Église. Je ne me souviens pas d'avoir entendu Valéry Giscard d'Estaing se prévaloir de sa doctrine qu'il ne doit connaî­tre que vaguement. Aussi bien, nos néo-comtistes contempo­rains louchent vers le Nord plutôt que vers le Sud. Or Comte était beaucoup plus su­diste que nordiste, car c'est à partir du catholicisme qu'il voyait les chances de sa reli­gion de l'Humanité beaucoup plus qu'à partir du protestan­tisme. L'avenir lui paraissait lié au génie des nations méri­dionales plus qu'à celui des nations septentrionales ; il le dit à maintes reprises. Ce qui est amusant (si j'ose cette épithète) dans la situa­tion actuelle, c'est que nos chrétiens progressistes qui se voilaient naguère la face au « politique d'abord » de Maur­ras (sans vouloir le compren­dre) ne jurent plus que par la politique, et que le comtis­me maurrassien, qu'ils con­damnaient avec indignation, est devenu chez eux le com­tisme comtiste, sans sa cohé­rence (Comte ne se disant pas catholique et chrétien). Maur­ras a expliqué cent fois que le Comte qui l'intéresse c'est « le reconstructeur de la cité et de la patrie, de l'autorité et de la hiérarchie, le philosophe bien versé dans les lois de la nature sociale, le critique des formes modernes de l'anarchie ». C'est « sur le terrain de la politique, de la morale, de l'histoire » que des « rencon­tres » sont possibles avec le comtisme ; mais le projet d'une « alliance » de la philosophie positive avec le catholicisme est absurde. « Vouloir traiter le corps et l'âme de l'Église autrement qu'elle ne les con­çoit et ne les définit elle-même, est une chimère qui décevra toujours quiconque l'aura pour­suivie » (*Dictionnaire politi­que et critique,* au mot « Com­te (Auguste) »). Cette chimère semble prendre corps aujour­d'hui. Si Maurras vivait encore, il répondrait qu'elle ne tarde­ra pas à redevenir chimère ; ce qu'il est permis dès main­tenant d'entrevoir. 144:227 Avouons qu'à relire Comte on risque moins d'être saisi par ses vues prospectives qu'on n'est frappé par nombre de réflexions incidentes, sou­vent pénétrantes. Reste toute­fois l'intuition centrale de ce génie insolite qui, à la fin de sa vie, lisait chaque jour l'*Imitation de Jésus-Christ :* « *L'homme devient de plus en plus religieux. *» Au siècle du pur scientisme, c'est une for­mule qui ne courait pas les rues. L. S. 145:227 ## Informations et commentaires ### Petite chronique vaticane Lorsque Jean XXIII fut élu pape, on nous dit qu'il était un farouche adversaire du modernisme et de l'ouverture à gauche. Lorsque Paul VI fut élu, on nous le présenta comme irréducti­blement opposé à toute concession au monde moderne. Vous voyez comme on se trompe en voulant pronostiquer d'après le pontife ce que sera un pontificat. -- *Comme on se trompe ?* Je trouve plutôt qu'à chaque coup *l'on nous trompe.* On nous trompe sur la personne, toujours dans le même sens, et toujours dans l'intention inchangée de prévenir et d'endormir la mé­fiance éventuelle des catholiques. Car les pronostics dont je parle n'étaient pas ceux de l'humeur ou de l'ignorance. Je parle des informations et documents fournis par ceux qui connaissent le nouveau pape, et non des imaginations de ceux qui ne le connaissent pas. Ces derniers n'ont forcément été pour rien dans son élection ; ils n'ont pas organisé et soutenu sa candidature ; tout au plus ont-ils pu s'y rallier. Ceux qui l'ont fait élire et ceux qui nous informent sur sa personne sont évidemment les mêmes. Ceux qui ont voulu l'élection de Jean XXIII nous l'ont aussitôt présenté comme refusant l'ouverture à gauche. Ceux qui ont voulu l'élection de Paul VI nous l'ont annoncé écartant tout compromis avec le monde. Ils nous ont donc équivalemment fait savoir : Jean XXIII a été élu *parce qu*'il est contre l'ouverture à gauche et *pour* empêcher cette ouver­ture ; Paul VI a été élu *parce qu*'il est opposé à tout compro­mis avec le monde et *pour* empêcher qu'il y en ait aucun. C'était le contraire de la vérité ; c'était une tromperie. 146:227 On nous a trompés non pas sur quelque détail anecdotique, mais précisément sur le point qui allait faire difficulté. On vou­lait que nous ayons confiance justement là où l'on avait décidé que notre confiance serait trahie. Je pense que les cardinaux eux-mêmes, les cardinaux les premiers, je veux dire ceux d'en­tre eux qui étaient encore plus ou moins attachés à la tradition, ont été trompés et trahis de la même manière. #### On savait pourtant... On savait pourtant qui était Roncalli. Pas nous, pas moi. Mais les cardinaux qui, à la mort de Pie XII en 1958, ont machiné son élection -- et ils l'ont machinée pour préparer celle de Montini au coup suivant -- savaient que sous les dehors « intégristes » de lecteur du cardinal Pie qu'il affichait avec une feinte innocence, ses tendances réelles étaient bien différentes. Il y avait sur lui, à la « suprême sacrée congrégation du saint-office », un dossier épouvantable, ou du moins sévère. Non, je ne l'ai pas vu de mes yeux. C'est Jean XXIII lui-même qui un jour déclara en audience privée à quelqu'un qui me l'a rapporté : -- *Quand je suis devenu pape, j'ai pu mettre la main sur mon dossier au saint-office. Car j'avais au saint-office un dossier contre moi. Il était plein de très mauvaises notes. C'est tout de même malheureux, cet espionnage, ces délations. Ce dossier au saint-office m'a beaucoup nui.* Son interlocuteur eut l'esprit de lui répondre : -- *Beaucoup nui ? Très Saint Père, cela n'a pas tellement nui, en définitive, à... votre carrière !* Mais l'installation sur le siège de Pierre d'un homme qui était fort mal noté par le saint-office devait inévitablement, à terme, être un coup fatal pour le saint-office lui-même. En ce temps-là j'allais assez souvent à Rome. On m'y expli­quait. -- *Avec un autre style, très différent, Jean XXIII ce sera absolument Pie XII qui continue.* Mes interlocuteurs, fonctionnaires ecclésiastiques de tous rangs, y compris les plus élevés, étaient des gens parfaitement renseignés. Par eux j'étais fameusement au courant de la réalité des choses. Je savais d'avance ce qui allait se passer. Et ce qui allait se passer, c'était ceci. Pie XII avait parlé à la cantonade ; il avait parlé merveilleusement sur tous les sujets mais, en dehors de Marcel Clément, quasiment personne ne l'avait écouté. Jean XXIII, avec sa bonhomie, son autorité di­recte, allait faire passer dans les faits, dans la pratique quoti­dienne de l'Église, tout ce que Pie XII avait enseigné. 147:227 Même histoire avec Paul VI. Lui, c'était la « reprise en main » qu'il allait opérer. Elle était à l'ordre du jour après le laisser-aller que Jean XXIII et son concile avaient introduit partout. Jean-Baptiste Montini ? Un homme qui s'était beaucoup frotté aux idéologies modernes et aux personnalités mondaines, mais justement, nous disait-on. Me disait-on. A cette époque encore j'allais souvent à Rome, je descendais à l'hôtel *Moderno* (qui aurait mieux été nommé *Vetusto*)*,* c'était suffisamment connu, on savait pouvoir m'y joindre, et dans un autre quand je venais plus discrètement. On m'expliquait les choses, le dessous des cartes, l'envers du décor. Montini était l'homme de la situation, il connaissait à fond le langage, les pensées, les mœurs des modernistes et progressistes, il saurait, lui, comment s'imposer à eux et les faire rentrer dans le rang, sans drame mais sans rémission. Et d'abord ce concile, devenu catastro­phique par le désordre universel qu'il avait provoqué, Montini allait le terminer en vitesse, il l'avait promis. On ne raffinerait pas sur les textes mal venus, tant pis. Plutôt un concile bouclé n'importe comment, mais vite, qu'un concile prolongeant indé­finiment la confusion des esprits. Montini, c'était tout cela, et c'est pourquoi les cardinaux traditionalistes s'étaient ralliés à lui. Ainsi, élu soi-disant pour opérer le ralliement des moder­nistes à la tradition, Paul VI inaugurait l'opération inverse et n'arrêterait plus de la mettre en œuvre : en sa personne, en ses décrets, le ralliement des traditionalistes à la modernité. Aux traditionalistes, il donnera constamment des gages, mais plato­niques, mais fictifs, mais trompeurs, comme la *Nota praevia ex­plicativa* dont la seule fonction était d'obtenir leurs votes au concile, elle les obtint, puis de disparaître ensuite comme si elle n'avait jamais existé. Mais là encore, il y avait ceux qui savaient fort bien qui était Montini et ce qu'il ferait. Jean Guitton a (innocemment ?) vendu la mèche. Cet « ami du pape », comment donc était-il devenu son ami, à quelle occasion ? Il le laisse entendre au début de ses *Dialogues avec Paul VI.* C'était en 1950. Guitton était fort ennuyé. Un de ses livres avait retenu l'attention du saint-office, il était averti qu'il risquait d'être condamné. Il raconta son inquiétude à des collègues, universitaires de gauche plus dégourdis que lui. On le mit au courant, on lui indiqua la filière, car il y avait une filière vaticane, sous Pie XII, contre Pie XII, on le conduisit à Montini : c'était au Vatican le protecteur assuré de tous ceux que le saint-office menaçait. Guitton ne fut pas condamné. Paul VI n'a pas été infidèle à Montini. 148:227 #### Autres tromperies La décision de réunir un concile fut chez Jean XXIII l'effet d'une « inspiration subite » (implicitement attribuée à l'Esprit Saint). Il l'a déclaré, ses déclarations ont été imprimées, vous les retrouverez dans *L'Osservatore romano* et dans la *Documen­tation catholique.* Seulement, plusieurs jours avant l' « inspi­ration subite », il s'était déjà ouvert de son intention à plusieurs personnes. Était-ce chez lui l'habitude, prise tout au long d'une carrière diplomatique, de dire un peu n'importe quoi et de n'attacher soi-même aucune importance à ce que l'on dit ? Il avait pareillement donné une raison du choix de son nom de pape, puis une autre raison, et une autre encore, et ainsi de suite, selon l'occasion et la tête du client, si bien qu'on peut se demander si la vraie raison ne serait pas celle qu'il n'a pas dite. Les historiens auront sans doute du mal à situer avec certi­tude où était la vérité de ce personnage. J'incline à penser qu'il était très consciemment au nombre des conjurés du parti montinien. -- Ce qui veut dire qu'il nous a délibérément trom­pés ? -- Je le crains. L'histoire de la constitution apostolique *Veterum sapientia* est un indice assez frappant. Par ce docu­ment, Jean XXIII maintenait l'usage obligatoire du latin dans la liturgie et dans l'enseignement. Pour bien montrer que ce n'était pas un décret quelconque de la curie, approuvé machi­nalement par le pape, il en fit une signature publique, mise en scène dans une cérémonie solennelle, rehaussée d'une allocution catégorique. Louis Salleron avait souligné à l'époque, dans ITINÉRAIRES, la portée de cette procédure significative ; il y revient dans son livre sur *La nouvelle messe.* La constitution *Veterum sapientia* ne se contentait pas de maintenir l'usage du latin, elle *interdisait* aux catholiques de contester ou criti­quer cet usage. Ces dispositions impératives furent aussitôt ba­fouées d'un bout à l'autre de l'Église sans que Jean XXIII en manifestât la moindre alarme ou contrariété. Voilà qui déjà est notable. Mais ce n'est encore presque rien. Recevant peu après un évêque qui le remerciait d'avoir promulgué *Veterum sa­pientia,* Jean XXIII lui dit : -- *Oh, vous savez, les encycliques, les constitutions aposto­liques, il faut en prendre et en laisser.* Il ne disait point cela, par une sorte de concession supposée pédagogique, pour calmer un évêque qui serait venu se plaindre des rigueurs excessives du décret ; il le disait à un évêque qui approuvait, qui marchait avec enthousiasme, qui ne demandait qu'à faire ce qui était édicté : et qui en eut les jambes un peu coupées dans son élan. 149:227 Quand Jean XXIII annonça la réunion d'un concile œcumé­nique, je recueillis à Rome les informations et explications que voici : -- Les évêques ne sont pas aussi mauvais que vous les ima­ginez ; mais la vérité est qu'ils n'arrivent pas bien à comprendre ce que le Saint-Siège leur demande de faire. On va donc les rassembler à Rome tous ensemble, et les instruire un bon coup. Ce concile sera comme une université où ils seront les élèves. Et puis, au lieu de recevoir des décrets pontificaux, ils décréte­ront eux-mêmes ce que le Saint-Siège cherche en vain depuis des années à leur faire admettre ; ils décréteront eux-mêmes tout ce que Pie XII a enseigné. Comme ils l'auront décrété eux-mêmes et signé de leur main, et qu'ils s'en considéreront les auteurs, cette fois ils le feront. Fameux pronostic... #### Mon intrigue au Vatican Quelque lecteur soupçonneux demandera sans doute : -- Qu'aviez-vous besoin d'être si souvent fourré au Vatican, qu'alliez-vous y faire ? des dénonciations ? des intrigues ? Eh bien non. J'allais simplement m'y informer. J'y ai, année après année, appris beaucoup de choses ; une surtout, qu'il me fallut quelque temps pour comprendre, me demeure précieuse : c'est que la connaissance de ces choses vaticanes est finalement inutile. Mais intriguer ou dénoncer, non pas. Ni entrer dans aucune combinaison. De longue date Henri Charlier m'avait recommandé : « *Allez au Vatican, bien sûr, mais veillez à ne pas vous laisser embringuer dans des manœuvres de poli­tique ecclésiastique, fût-ce soi-disant pour la bonne cause. *» Par tempérament je n'avais guère besoin d'une telle recommandation. Elle me confirma dans une attitude qui me paraissait naturelle et qui pourtant, semble-t-il, n'était pas courante, puisqu'elle me valut auprès de mes interlocuteurs romains -- est-ce par comparaison avec d'autres pèlerins français ? -- la réputation d'un « caractère farouchement indépendant », à qui « on ne peut rien demander ». 150:227 Cependant il n'est pas tout à fait vrai que je n'aie fait aucune dénonciation ni mené aucune intrigue au Vatican. Il y a une exception. Une seule. Mais énorme. Une intrigue que j'ai longue­ment poursuivie. Et avec quel admirable succès, on va le voir. L'homme que j'ai, dès 1956, dénoncé au Saint-Siège comme l'homme à abattre s'appelle VILLOT Jean, né à Saint-Amand-Tallende (Puy-de-Dôme) le 11 octobre 1905. Il était depuis 1950 secrétaire du noyau dirigeant de l'épiscopat. C'est à ce poste qu'il avait reçu en 1954 la consécration épiscopale et qu'il avait été nommé auxiliaire à Paris du sinistre cardinal Feltin. Il était vivement hostile à ITINÉRAIRES, ce qui bien sûr n'était pas une originalité dans la hiérarchie française ; mais je dé­couvris qu'en même temps il se faisait passer à Rome, on était encore sous Pie XII, pour un ami de nos idées, un homme de droite, un bon réactionnaire : -- Nous connaissons bien ici ses véritables sentiments, me disait-on au Vatican. *En France, naturellement, il est obligé de les cacher. Mais c'est un homme sûr, on peut compter sur lui.* Je ne pouvais imaginer que cet intégriste clandestin poussât l'héroïque dissimulation jusqu'à se comporter en toutes occasions comme un adversaire acharné de ses convictions supposées. Il soutenait à fond *Témoignage chrétien* qui par la suite l'en a publiquement remercié plusieurs fois. Il me parut nécessaire de détromper les grands et petits fonctionnaires du Vatican auprès desquels j'avais accès. J'y mis beaucoup d'insistance et de persévérance, de documentation et d'arguments. Pendant des années, à tout propos et hors de propos, je leur répétai : -- *S'il y a un homme dangereux dans l'Église de France, attention, c'est lui.* Telle fut mon unique dénonciation, ma seule intrigue, mais obstinée. On peut mesurer par là ce qu'a été le poids de mon influence. Personne ne fit dans l'Église une carrière aussi bril­lante, aussi rapide que le seul homme d'Église que j'aie jamais voulu empêcher de faire carrière. Curriculum étincelant : arche­vêque titulaire en 1959, coadjuteur à Lyon en 1960 ; membre de la commission épiscopale de la mission de France en 1961 ; sous-secrétaire du concile Vatican II dès 1962 ; arche­vêque de Lyon, primat des Gaules et cardinal en 1965 ; en 1967, préfet de la congrégation romaine chargée de la police inté­rieure de l'Église ; en 1969, secrétaire d'État. Est-ce parce que mes interlocuteurs romains ne m'ont pas cru ? Est-ce qu'ils ont été submergés par la montée du puissant parti montinien, auquel appartenait Villot ? Je n'en sais rien. Je constate la vanité de mes efforts pourtant persévérants. De même, le lourd dossier que Roncalli avait au saint-office ne l'a pas empêché d'être pape. Reste qu'il aurait mieux valu que l'on tint compte du dossier, et que Roncalli ne soit pas élu. Il aurait mieux valu aussi que Jean Villot restât confiné dans quelque épiscopat in partibus. 151:227 L'une des présomptions les plus inquiétantes que j'avais retenues contre Jean Villot était celle-ci. Il y avait dans le *Figaro* une rubrique anti-communiste signée « XXX » qui révélait « ce que *L'Humanité* cache à ses lecteurs ». La plupart de ces articles étaient écrits par Henri Barbé, ancien dirigeant de l'appareil communiste international. L'un d'eux avait donné quelques indications sur la politique du parti, remontant à 1936, consistant à introduire de jeunes militants communistes dans les séminaires. Jean Villot était alors secrétaire de l'épis­copat français. Rencontrant Pierre Brisson, directeur du *Figaro*, il l'interrogea de façon pressante : -- *Qui donc a écrit cet article ? Je veux le savoir. Dites-le moi.* *-- Il n'est pas conforme à l'usage,* répondit Brisson, *de dé­voiler le nom d'un de nos informateurs sans son consentement. Mais attendez, je vais le lui demander.* Brisson prévint Barbé qui consentit. L'un et l'autre avaient cru comprendre que Villot désirait étudier la question avec l'auteur de l'article, s'informer plus largement, poser des ques­tions. Brisson expliqua donc à Villot qui était Henri Barbé, quelle était sa connaissance des affaires communistes, et proposa d'organiser une rencontre. -- *Merci,* répondit Villot, *ce n'est pas la peine. Je sais tout ce que je voulais savoir.* Il voulait savoir seulement le nom de l'auteur. Je tiens la chose d'Henri Barbé et je vous laisse à penser quelle analyse nous fîmes de ce comportement. J'assurai Henri Barbé que les autorités ecclésiastiques compétentes seraient informées de cette significative étrangeté. Elles le furent. Avec pour seul résultat la promotion accélérée de Villot dans les rangs du parti montinien, dans les honneurs et dans les pouvoirs. Tout s'est passé comme si ma dénonciation et mon intrigue contre Villot avaient puissamment servi sa carrière, en attes­tant et prouvant aux hommes de la faction montinienne qu'il était pour eux un homme sûr ([^24]). #### Combien le pape a-t-il de divisions ? Le mois d'octobre a ramené l'anniversaire de la victoire de Lépante, obtenue en 1571 par grâce et vertu : par la grâce du saint rosaire et par la vertu militaire. 152:227 Le 7 octobre précisé­ment, sur les antennes de RTL, à 13 h 25, Georges Marchais déclare : « *Si le nouveau pape continue ce qu'a été l'œuvre de Jean XXIII et, de Paul VI, on ne pourra que s'en féliciter. *» En cet anniversaire de Lépante, nous avons eu le massacre des chrétiens du Liban. Périodiquement depuis plus de trente ans, on cite en s'escla­ffant la question de Staline : -- *Le pape, combien a-t-il de divisions ?* Ceux qui s'esclaffent ont tort. La question de Staline n'est certes pas toute la question ; mais elle est une bonne question. Le pouvoir du pape est spirituel, j'entends, il est religieux. Mais qu'est-ce qu'une « spiritualité », qu'est-ce qu'une « reli­gion » sans aucun effet temporel ? A Lépante, les Turcs n'eurent pas occasion de demander par dérision combien donc le pape saint Pie V avait de bateaux ; et de soldats ; et quels soldats. Ils l'ont vu. Jean d'Ormesson raconte au *Figaro* (6 octobre) que les chrétiens du Liban massacrés, « ce sont nos Sudètes à nous ». Il ne sait pas trop de quoi il parle. Il veut faire ainsi une allusion foudroyante à l'hitlérisme, qu'il tient pour la référence absolue de l' « atrocité » et de la « volonté d'extermination ». Mais les Sudètes ne furent pas précisément massacrés par Hitler. Et la véritable référence en matière de despotisme et d'atrocité, c'est le communisme, qui a massacré au total, en un demi-siècle, beaucoup plus de millions de juifs et de chrétiens que n'importe qui d'autre ne l'a jamais fait. Le massacre des chrétiens du Liban en 1978 a un précédent véritable, c'est en 1956 le massacre des chrétiens de Hongrie et même des communistes hongrois par les troupes soviétiques. Les nations d'Occident manifestèrent déjà en 1956 cette forme de paralysie qui est avant tout une paralysie mentale ; cette forme de lâcheté, intellectuelle plus encore que morale, qui consiste à ne pas comprendre qu'il existe des situations où la *charité* commande de *faire la guerre.* Des situations où le seul secours temporel qui soit un secours véritable est le secours militaire. C'est l'esprit de la chevalerie et c'est la réalité de la croisade, deux institutions temporelles chrétiennes que la démocratie moderne a disqualifiées. On ne veut plus entendre parler que de missions pacifiques. Mais il arrive que la seule mission pacifique possible soit celle du sol­dat : unique moyen temporel de défendre les pauvres, les mal­heureux, les faibles contre leurs bourreaux. 153:227 Acharnement à *ne pas savoir ce que l'on sait.* On sait depuis plus de cinquante ans que le communisme est intrinsèquement pervers, qu'il est incomparablement pire que tout ce qu'on peut reprocher même à l'hitlérisme : et d'ailleurs ce que l'hitlé­risme a eu de pire, à savoir le parti unique totalitaire et les camps de concentration, il l'a *emprunté* au communisme sovié­tique, qui l'a pratiqué avant lui, plus que lui, et qui continue. On sait depuis 1956 que les nations chrétiennes d'Occident ne sont pas décidées à combattre le communisme : à le combattre par tous les moyens honnêtes et légitimes, y compris les justes guerres. Mais on sait que les nations chrétiennes d'Occident sont des nations apostates. Elles sont dominées, d'une domination culturelle et politique, par quatre états confédérés qui sont étrangers à leur tradition nationale et religieuse. Au début du siècle Charles Maurras les désignait : protestants, métèques, juifs et francs-maçons. Ils ont plus ou moins « évolué » depuis lors. En 1978 nous les nommons : 1) la caste des technocrates libéraux-socialistes, 2) le show-bis des intellectuels cosmopo­lites, 3) la fortune anonyme et vagabonde, et bien entendu 4) le foisonnement maçonnique. Le pape n'a plus de divisions, ni de bateaux, ni de zouaves. Et le parti communiste se félicite de ce qu'a été l'œuvre vaticane de 1958 à 1978. Jean Madiran. ### A propos de Garabandal *Trois errata et une précision* Trois erreurs de dates se sont glissées dans notre *Enquête à Garabandal,* numéro 223 de mai 1978 : 1\. -- Page 4 : « Les apparitions de saint Michel et de la Vierge (...) se renouvelleront pendant quatre ans et demi, jus­qu'en décembre 1965. » Ce n'est pas en décembre, mais le 13 novembre 1965, qu'eut lieu la dernière apparition de Notre-Dame à Conchita. 2\. -- Page 25, à propos du premier message : « Ce message avait été (...) mystérieusement annoncé par l'ange dès le 18 juin. » Non : le 24 juin (1961). 154:227 3\. -- Même page, juste en dessous, nous avons placé l'extase « des cris » au 18 juin 1962. Cette extase est du 19 juin, et devait se renouveler dans la nuit du lendemain. Par ailleurs, page 10, nous écrivons que la Sainte Vierge a recours « au sacerdoce céleste de l'archange saint Michel » pour porter la communion aux enfants. Il s'agit là d'une ex­pression métaphorique, comme le lecteur bienveillant l'a com­pris, et non d'une doctrine nouvelle que nous aurions voulu introduire dans l'Église à propos du sacrement de l'ordre. (Mille excuses aux fidèles isolés qui auraient pressenti en vain l'archange saint Michel pour être entendus en confession, ou avoir la messe.) H.K. ### Sous le couvert du P. Werenfried Il se passe parfois des choses étranges autour du P. Weren­fried et sous le couvert de son « Aide à l'Église en détresse ». On se souvient que, dans notre numéro 215 de juillet 1977, Julio Fleichman avait relevé les erreurs de fait et les appréciations erronées contenues dans un exposé du P. Werenfried sur le Brésil. Il l'avait fait avec beaucoup de modération, de bienveillance et de respect. Il écrivait : « Il est clair que cet exposé \[du P. Werenfried\] respire d'un bout à l'autre la bonne volonté et l'esprit de dévouement ; clair aussi que le P. We­renfried brûle de voler au secours des pauvres de l'Amazonie, comme de tout le Brésil, et des autres pays. Mais pourquoi fallait-il donc associer à cette entreprise de charité tant d'affirmations contraires à la vérité, et tant d'autres qui auraient mérité sous la plume du P. Werenfried beaucoup plus de pon­dération ? » Aux observations de Julio Fleichman le P. Werenfried, comme c'est son droit, n'a rien répondu. 155:227 Mais plus de huit mois plus tard, à la fin de février 1978, un certain *Internationaler Informationsdienst*, « service inter­national d'information », sis en Allemagne et se réclamant de l' « Aide à l'Église en détresse », envoyait au directeur d'ITINÉ­RAIRES une « réponse » à Julio Fleichman, en demandant son insertion immédiate dans ITINÉRAIRES. Cette réponse tardive et non signée n'émanait ni du P. Weren­fried, ni du bulletin français *Aide* à *l'Église en détresse* où avait paru son exposé contesté. D'autre part, le contenu de cette « réponse » était bizarre. Elle commençait par ces mots : « *Il n'est pas facile de déter­miner où Julio Fleichman veut en venir. *» Il « veut en venir », c'était pourtant assez clair, tout simplement à rectifier un certain nombre de contre-vérités sur le Brésil. Contre quoi, la « ré­ponse » du « service d'information » assure en termes généraux que le P. Werenfried « est allé au Brésil », qu'il « écrit sur les sujets qu'il connaît ». N'empêche qu'il avait présenté les Indiens du Brésil comme des nomades qui « parcourent des régions très vastes », alors que justement ils ne sont pas nomades et ne le furent jamais : ce qui donne à penser que le P. Werenfried n'est pas très bien informé du sort réel de ces populations. La « réponse » ne s'expliquait point sur cette méprise, ni sur aucune autre, mais elle couvrait Julio Fleichman d'injures variées, l'accusant de « racisme culturel », de « haine sans mesure », et d'être « totalement ignorant ou totalement de mauvaise foi ». La revue ITINÉRAIRES répondit le 10 mars 1978 à l'*Internationaler Informationsdienst :* « Le texte anonyme que nous communique votre lettre du 21 février, intitulé *Réponse à l'article de Julio Fleichman,* ne contient en réalité aucune réponse ; il est principalement un tissu d'imagina­tions délirantes, en termes souvent injurieux, sans rapport avec l'article de Julio Fleichman. Pour cette raison votre requête, demandant l'insertion de ce texte anonyme dans ITINÉRAIRES, est rejetée. » Dans le même temps, le même *Internationaler Informationsdienst* s'est mis à éditer de son côté une publication intitulée *Info*. Le numéro 2 d'*Info*, daté d'avril-mai 1978, déclare (p. 3) que la revue ITINÉRAIRES, « périodique intégriste français », a publié contre le P. Werenfried « une attaque plutôt dénuée de bonne foi » (sic), et donne vaillamment ces indications (p. 19) 156:227 « L'auteur, Julio Fleichman, est issu d'une fa­mille germano-juive qui s'est fixée au Brésil depuis deux générations. Il y défend les intérêts des USA et est notamment représentant de Coca-Cola. » Ainsi, sous le couvert du P. Werenfried, sous le nom de l' « Aide à l'Église en détresse », voici que son *Internationaler Informationsdienst* se manifeste comme un organe de diffamation des personnes. L'intention de nuire est assez apparente. En effet, *Info* désigne ITINÉRAIRES comme un « périodique intégriste », étiquette injurieuse, qualification polémique, en omettant la désignation objective qui est : « périodique catho­lique ». Info déclare Julio Fleichman « germano-juif » et dé­fenseur des « intérêts des USA », double invention à finalité diffamatrice, sans rapport avec la question débattue, -- en omettant l'indication qui convenait : auteur catholique, pré­sident depuis 1969 du groupe *Permanência* de Rio de Janeiro. Précisons donc : 1\. -- que Julio Fleichman est avocat ; 2\. -- qu'il n'a jamais été avocat des intérêts des USA ; 3\. -- qu'il n'est pas représentant, mais simplement avocat de Coca-Cola au Brésil ; 4\. -- qu'il n'est pas issu d'une famille fixée au Brésil depuis deux générations ; 5\. -- que sa famille n'est pas germano-juive. Ses parents étaient des juifs russes. Son père a quitté la Russie en 1913, sa mère en 1925, ils se sont mariés au Brésil, lui-même est donc la première génération brésilienne. Tout cela est bien connu. On pouvait lire dans ITINÉRAIRES, numéro 210 de février 1977 : Voici parmi nous notre ami Julio Fleichman. Président du groupe *Permanência*, directeur de la revue *Permanência*, Brésilien de Rio de Janeiro, né à Rio, vivant à Rio où il est avocat. D'une famille de juifs russes émigrés, lui-même converti en 1952. Il fut baptisé à 24 ans. C'est après sa conversion, c'est au *Centro Dom Vital* qui a cette époque rassemble les principaux écrivains et intellectuels catholiques, qu'il rencontre Gustave Corçâo : depuis lors il ne l'a jamais quitté et il le seconde dans tous ses combats. 157:227 On n'aurait pas imaginé que la discussion d'un exposé du P. Werenfried nous vaudrait, de la part de ses services, des ripostes de spadassins. Nous n'avons pas eu entre les mains le premier numéro d'Info. Dans ce numéro 2, nous avons recherché en vain la moindre mention d'un prix de vente ou d'un tarif d'abonnement. Comment donc est financée la diffusion de ce périodique, de ses attaques personnelles, de ses diffamations ? Nous espérons que ce n'est tout de même pas avec les « dons charitables » recueil­lis à l'intention de « l'Église en détresse ». Mais de toutes façons, le P. Werenfried devrait être plus assidu à surveiller ce qui s'imprime et se fait sous son nom, en son nom... J. M. ### La guerre dans l'Église *Information parue dans notre* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *du 15 octobre :* Notre ami Dom Joseph Vannier, moine bénédictin de Bédoin, ordonné cette année par Mgr Lefebvre, célébrait à Caen, le 10 septembre, sa première messe solennelle. L'évêque de Caen, le trop connu Mgr Badré, a empêché que cette messe soit célébrée dans n'importe quelle église, fût-elle désaffectée. Le bras temporel de l'État giscardien, au service de la nouvelle religion, a fait annuler au dernier moment, quarante-huit heures seulement avant la cérémonie, l'autorisation d'abord donnée de célébrer dans l'église de l'ancien prieuré Saint-Gabriel (église désaffectée, propriété de l'État). On connaît notre tolérance silencieuse à l'égard des évêques, même fripons ou scandaleux, qui ne persécutent pas la messe traditionnelle. Mgr Badré tient au contraire à attirer notre attention par un acte de guerre. Dont acte. Ne sait-il pas pourtant combien il est vulnérable ? Ce sera tant pis pour lui. L'évêque de Strasbourg, M. Léon-Arthur Elchinger, se dis­tingue à nouveau lui aussi, en jetant à la rue notre ami l'abbé Siegel, pour le même crime de messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. Monsieur Léon-Arthur, lui, est déjà démasqué : nous avons mon­tré et démontré que ce faux bonhomme ne fait pas ce qu'il dit et ne dit pas ce qu'il fait. 158:227 C'est notre brochure intitulée : *L'affai­re Elchinger* ([^25])*.* Voici qu'il nous refait la guerre, nous lui referons la guerre en reprenant et développant la diffusion de cette brochure qui règle décisivement son compte à ce fallacieux personnage. C'est sans joie mais sans faiblesse que nous notons les signes d'une reprise des hostilités. La guerre religieuse languissait de plus en plus durant les derniers mois du règne de Paul VI. Elle se rallume. Qui nous cherche nous trouvera, il le faut bien. Quelques précisions supplémentaires sur ces deux épisodes de la guerre dans l'Église : **1. -- **Par une lettre du 15 juin 1978, le « secrétariat de Mgr l'évêque de Bayeux » fait savoir que Mgr Badré s'oppose à la célébration par Dom Joseph Vannier d'une messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V : la messe que Mgr Badré a été ordonné pour célébrer. Mais, incapables de motiver eux-mêmes la décision, l'évêque et son secrétaire déclarent : «* La photocopie de l'article ci-joint paru dans le dernier numéro de Famille chrétienne vous en explicitera les motifs. *» L'article ainsi photocopié et communiqué est un gribouillage absurde et insolent de Dom Oury, moine de Solesmes devenu un adversaire militant de la liturgie traditionnelle, qui assure : «* Ce sont les tenants de la messe de saint Pie V qui par leur attitude contrai­gnent le pape à refuser de maintenir encore dans la pratique, en certains cas, la célébration publique de la messe de saint Pie V. *» Autrement dit : si tout le monde avait docilement abandonné la messe de saint Pie V, on aurait distribué d'autant plus volontiers les autorisations qu'il n'y aurait eu personne pour les utiliser. Je me demandais à quoi donc pouvait bien servir le magazine hebdomadaire *Famille chrétienne*, lancé à gros frais, par un puissant groupe capitaliste italien, sur le marché français où il ne trouve décidément pas de lecteurs. Pourquoi s'obstiner à le faire paraître sans aucun succès. Eh bien il sert à cela. A « expliciter les motifs » dont les évêchés se serviront pour la persécution des fidèles. L'hebdomadaire *Famille chrétienne* sert à nous faire la guerre. Mais nous la faire avec du Dom Oury, c'est un peu court. 159:227 **2. -- **Quand fut retirée au dernier moment l'autorisation administrative de célébrer dans l'église désaffectée, propriété de l'État, de l'ancien monastère Saint-Gabriel, une voisine ouvrit son château, le château de Nanteuil, à Dom Joseph Vannier, à sa famille et à ses amis. Le curé de la paroisse lui a fait cette communication orale de la part de Mgr Badré : -- Vous vous êtes placée hors de l'Église en ouvrant votre maison aux inté­gristes. Monseigneur juge donc qu'il vous est désormais impossible de continuer à assumer le catéchisme. Mme de Naurois-Turgot, propriétaire du château de Nanteuil, enseignait le catéchisme dans sa paroisse depuis trente ans. Elle n'appartenait pas au groupe saint Pie V local. Elle allait à la messe du curé : ça ne fait rien, pas de quartier, tuez-les tous, Mgr Badré frappe comme le Père Ubu. **3. -- **L'abbé Siegel, destitué par Mgr Elchinger et jeté par lui à la rue sans trai­tement, indemnités ni retraite, est allé en soutane s'inscrire au chômage (à l'Agence nationale pour l'emploi, ANPE). Selon les *Dernières nouvelles d'Alsace* du 19 août : « *Le prêtre déclara qu'il était prêt à accepter n'importe quel emploi, même celui de balayeur. *» Mais selon L'Alsace du même jour : « *Je m'inscris pour trouver un poste dans ma qualification, ajouta le prêtre. Je ne tiens pas à me retrouver comme balayeur... *» Voilà comment les journaux nous informent. Nous avons donc interrogé l'abbé Siegel lui-même et voici sa réponse : « J'ai fait valoir que je demandais à l'Office du travail un emploi ressortis­sant à ma qualification (d'ecclésiastique bien entendu), étant donné qu'il faut déclarer quelle activité précise on recherche. Comme un emploi d'ecclésiastique est pratiquement exclu, j'ai dit que je ne recherchais pas a priori un emploi comme balayeur ; ajoutant que s'il fallait en passer par là pour subsister j'accep­terais d'être balayeur comme le fut le cardinal ukrainien Slipy dans les camps russes de Sibérie. « Cette démarche à l'ANPE avait un triple but. D'abord l'inscription me fait bénéficier le cas échéant de la Sécurité sociale dont j'étais exclu à partir du 1^er^ octobre. Ensuite à défaut d'allocation de chômage, assez aléatoire, l'emploi sollicité permettrait quelques travaux à domicile pour subsister, tout en continuant le ministère. Enfin cela montre au grand jour une partie du vrai visage de l'évêque de Strasbourg qui s'échine à se faire passer en France et en Allemagne pour un homme pondéré et conciliateur. » Ai-je besoin de demander à tous nos amis de soutenir par tous les moyens le cher abbé Siegel ? Son adresse est : Abbé J. Siegel, curé, 67320 Thal Drulingen. J. M. ============== fin du numéro 227. [^1]:  -- (1). Georges LAFFLY : « Sous l'invocation de saint Jérôme », dans les *Écrits de Paris,* février 1978. [^2]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéros 153, 154, 155, 157, 158. -- Notamment au numéro 154, pp. 25 et suivantes, la démonstration de l'ahurissante ignorance de la Vulgate où se trouv(ai)ent qua­siment tous les exégètes installés. [^3]:  -- (2). Voir ITINÉRAIRES, numéros 218 et 220. -- LA PENSÉE CATHOLIQUE, numéro 155, L. Salleron, « I Thess. 4,4 -- Prendre femme ? » [^4]:  -- (3). Voir ITINÉRAIRES, numéro 121 (p. 74 et suiv.), numéro 132 (p. 175 et suiv.). -- Ces études sont reprises dans la bro­chure « Le catéchisme sans commentaires ». -- On notera qu'IL Y A PLUS DE DIX ANS que Jean Madiran a dénoncé les falsifica­tions de l'Écriture dans le « fonds obligatoire ». [^5]:  -- (1). F.J. FERNANDEZ DE LA CIGONA, *Liberales, absolutistes y tradicionales* dans *Verbo* (Madrid), n° 157, août 1977, p. 968-984. [^6]:  -- (2). Gonzalo FERNANDEZ DE LA MORA : *El Estado de Obras,* Madrid, 1976. [^7]:  -- (3). Maria Cristina Diz-Lois : *El Manifiesto de 1814,* Edicio­nes Universidad de Navarra S.A., Pamplona, 1967. (« Coleccion historica de la Universidad de Navarra », t. XVII.) [^8]:  -- (4). « Le manifeste des Persans. » L'origine de ce nom tient à la phrase initiale de ce manifeste qui disait : « Seigneur : Il était d'usage chez les anciens Persans de laisser passer cinq jours d'anarchie après le décès de leur Roi, afin que l'expé­rience des assassinats, vols et autres malheurs obligeassent les sujets à être plus fidèles à son successeur. Pour être fidèle à V.M. l'Espagne n'a pas besoin de cet essai... » [^9]:  -- (5). *La Constitution espagnole, lois fondamentales de l'État* (édition en français), Servicio informativo español, Madrid, 1972. [^10]:  -- (6). E. GALAN : *Estudio critico del anteproyecto de Constitucion española y otras lecciones de filosofia del Estado,* Univer­sidad Complutense de Madrid, Protocolos de Curso, junio 1978. [^11]:  -- (1). Voir *Le patriotisme jacobin,* ITINÉRAIRES, numéro 185 de juillet-août 1974. [^12]:  -- (1). Une petite drague travaillait à un remblai. Je dis au patron : « Tant qu'à faire, pourquoi ne me taillez-vous pas, dans cette belle vase bleue, un bassin à notre mesure ? » Ainsi fut fait. Nous le trouvions à notre disposition à l'abri des joncs et des peupliers, chaque fois que je venais en Argentine pour remettre mes derniers tableaux à un marchand. [^13]:  -- (1). Voir notamment ITINÉRAIRES, numéro 223 de mai 1978, p. 162. [^14]: **\*** -- page 101 dans l'original. [^15]:  -- (1). *The Rambler,* vol. I, nouvelle série, Part II, juillet 1859, pp. 198-230. Cet article avait été écrit pour réfuter les critiques faites à un précédent article non signé qu'il avait donné en mai 1859 dans *The Rambler,* dont il était le directeur. (Note de M. Davies.) [^16]:  -- (2). Là où Newman emploie le terme « corps » (*body*) il signifie « la grande prépondérance », la majorité (Note de Michael Davies). -- Nous pourrions rendre aujourd'hui « body » par « collège », sans donner d'explication (Note du tra­ducteur). [^17]:  -- (3). Newman ne vise aucun des conciles œcuméniques (« du monde entier ») reconnus tels par l'Église -- il n'y en eut pas pendant la période qu'il décrit. Il vise des assemblées d'évêques assez vastes pour entrer dans la classification du mot latin *generatia.* (Note de M. D.) [^18]:  -- (4). Newman explique que par « une suspension temporaire des fonctions de l'*Ecclesia docens *» il entend « qu'il n'y eut pas de parole d'autorité de l'Église infaillible, en fait, entre le concile de Nicée en 325 et le concile de Constantino­ple en 381 ». (Note de M. D.) [^19]:  -- (5). *Des heiligen Kirchenlehrers Basilius des Grossen ausgewählte Schritten, in Bibliothek der* Kirchenvater (Kiesel-Pustel, Munich 1923), vol. I, p. 121. (N. de M. D.) [^20]:  -- (6). MIGNE, *Patrologia graeca,* vol. XXVII, col. 219. (N. de M. D.) [^21]:  -- (1). La Table ronde. [^22]:  -- (1). J. DOLLINGER, *Beiträge zur Sek­tengeschichte des Mittelalter besonders im XI, XII und XIII Jahrhundert,* nach Quellen bearbeitet, t. I, Stuttgart, 1845 ; t. II, Stuttgart, 1847. [^23]:  -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 225 de juillet-août, article de Jean-Pierre Bran­court : *Tintin chez les Cathares.* [^24]:  -- Le cardinal Villot est mort le 9 mars 1979. Ces précisions sur sa personne ont été publiées en novembre 1978, c'est-à-dire non seulement de son vivant, mais encore sous le règne de sa toute-puissance de secrétaire d'État de Sa Sainteté. (Note de 1984.) [^25]:  -- (1). Fn vente (9 F l'exemplaire) chez DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris téléphone : (1) 651.30.94.