# 228-12-78
II:228
*Nous fêtons Jacques Perret, pourquoi ? Parce que nous l'aimons. Et aussi pour quantité de raisons plus ou moins subsidiaires qu'on lira ci-après.*
*J. M.*
1:228
## JACQUES PERRET
2:228
Les dessins des pages 3 à 6 sont d'André Collot, le compagnon et matelot de Jacques Perret. Le bateau de la page 4 est bien entendu le « Matam ».
Pages 7 et 8, bois gravés par Jacques Perret dans les années 1923-1925. Le jeune homme de la page 7, qu'il avait intitulé : « L'indifférent », passe pour un autoportrait.
3:228
Voir 228-3.jpg, 228-4.jpg, 228-5.jpg, 228-6.jpg, 228-7.jpg, 228-8.jpg.
9:228
### Chronologie
1901
Le 8 septembre, fête de la Nativité de la Sainte Vierge, naissance à Trappes, Seine et Oise, de Jacques Louis, Alfred, Marie Perret, deuxième fils de Marc et Thérèse.
1910
Le 25 mai, Première Communion à la chapelle du lycée Montaigne dont il suivra jusqu'à la cinquième toutes les « classes enfantines ».
1914-1916
Marc Perret est grièvement blessé dans les Flandres, puis fait prisonnier. Le grand frère Louis tombe au champ d'honneur sur la Somme, le 25 septembre 1916.
1919
Fin des études secondaires au lycée Louis le Grand.
10:228
1921-1923
Service militaire à la caserne Reuilly. Jacques Perret s'engage pour le Maroc au 29^e^ Tirailleurs algériens : opérations de « la tache de Taza ».
1923-1924
Études d'histoire. Licence de philosophie. Expériences diverses dans les arts graphiques, expose et publie dessins, aquarelles, gravures sur bois. Petits emplois dans l'édition (représentant chez Belin frères) et l'enseignement (professeur de troisième à l'école Fénelon).
1925
Début dans la presse au quotidien « Le Rappel ».
1925-1929
Séjours et voyages : Danemark, Suède, Mexique, Honduras, Canada, Turquie, Liban. Premier passage aux informations parisiennes du quotidien. « Le Journal ».
1930
Mission d'études minières en Guyane.
1931
Le 31 octobre, mariage avec Alice Thiétry. Poursuite des expériences de presse aux informations parisiennes du quotidien « Le Matin ».
11:228
1932
Novembre, naissance de Jacqueline.
1934-1935
Tentatives agricoles et viticoles à Chissay, en Touraine.
1936
Fin du retour à la terre. « Roucou », son premier roman, paraît chez Gallimard. Effectue pour « Le Journal » en novembre et décembre deux séjours en Espagne sur le front franquiste.
1937-1938
Grands reportages pour « Le Journal » (Albanie : occupation italienne ; Tchéco-Slovaquie : affaire des Sudètes ; etc.). Son deuxième roman, « Ernest le Rebelle », paraît en 1937 chez Gallimard. Juin : naissance de Jean-Louis.
1939
D'abord « mobilisé dans ses foyers », rejoint le 65^e^ de Nantes en septembre. Est versé au 334^e^ d'Infanterie et s'engage dans les corps francs en novembre.
12:228
1940
« Perret Jacques, caporal : venu au front sur sa demande a fait partie comme volontaire du Groupe Franc de son bataillon. Le 11 mai 1940, son lieutenant ayant été très grièvement blessé au cours d'une reconnaissance profonde dans les lignes ennemies, l'a transporté en plein jour pendant plus de deux kilomètres, échappant par miracle aux feux dirigés contre lui et à une capture qui paraissait certaine. Le 12 mai, a tué cinq adversaires à coups de mousqueton, debout, avec le plus grand calme, dans un combat de rue qui a permis de débloquer un pont très important dont la destruction a pu ainsi être assurée après le passage des derniers éléments. S'est dépensé sans compter au cours des derniers combats, faisant l'admiration de tous par son audace réfléchie, son calme imperturbable dans les pires circonstances et ses hautes vertus morales qui en ont fait le premier soldat de son bataillon. Le présent ordre comporte l'attribution de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palme. »
Est fait prisonnier au mois de juin, près de Longwy.
1940-1941
Envoyé en stalag dans la banlieue de Berlin. A Frederichfeld d'abord, puis en compagnies de discipline à Lichterfeld. Trois tentatives d'évasion manquées.
1942
Mars, évasion réussie.
13:228
1943
Divers séjours à Paris et en zone libre. Forestier dans le Dauphiné.
1944
Rejoint les maquis militaires de l'ORA dans l'Ain. Promu dans les derniers jours au grade de sergent.
1945
Billettiste à « L'Étoile du Soir ». Pour le « Figaro », reportage à bord du Lionel de Marmier, « le plus grand hydravion du monde » en tournée inaugurale et accidenté en Uruguay.
1946
Billettiste à « Aspects de la France ».
1947
« Le caporal épinglé ».
1948
« Le vent dans les voiles ».
14:228
1951
Prix interallié pour « Bande à part », récit évoquant ses souvenirs du maquis.
1958
Prix Monaco.
1959-1967
Le combat pour l'Algérie française : divers séjours en Algérie ; articles dans Paris-Presse, Aspects de la France, L'Esprit Public, Combat, Le Bulletin de Paris, Minute ; témoignages dans les procès (« le complot de Paris », l'OAS). Quatre condamnations pour injures au chef de l'État. Le 8 mai 1963, par décret paru au J. O., il est « rayé des contrôles de la médaille militaire et privé définitivement du droit de porter toute décoration française ou étrangère ressortissant à la grande chancellerie ».
1970
Juin : début du « Cours des choses », dans ITINÉRAIRES.
1978
Grand prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. Prix Mac Orlan. Prix de l'Académie française.
15:228
#### Jacques Perret devant la justice
1946 (novembre)
Témoigne devant la Cour de justice de la Seine au procès de Pierre-Antoine Cousteau (condamné à mort).
1961 (septembre)
Témoigne au tribunal militaire de Paris pour Jacques Dupont, inculpé dans le « Complot de Paris ».
1962 (mai)
Condamné pour « offense à la Légion d'Honneur » devant la XVII^e^ chambre correctionnelle.
(septembre)
Témoigne devant la Cour de Sûreté de l'État pour son fils.
(octobre)
Condamné pour offenses (« fourberie, trahison, parjure, renégat ») au Chef de l'État devant la XVII^e^ chambre correctionnelle.
16:228
1963 (mai)
Condamné pour offense au Chef de l'État, radié de la médaille militaire avec interdiction de porter toute décoration française.
1964 (février)
Condamné pour offenses au Chef de l'État par la XVII^e^ chambre correctionnelle.
(*Chronologie établie par Jean-Louis Perret*)
17:228
### Bibliographie
#### Récits, souvenirs
1947
« Le Caporal épinglé ».
a\) Édition originale : in-8°, 477 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) Le Livre de Poche, n^os^ 308-309, (1958).
c\) Club du Meilleur Livre, in-16°, 557 p. (1959).
d\) Éditions de Crémille (2 volumes), Genève (1971).
e\) Folio-Gallimard, n° 222 (1972).
f\) Le Club Pour Vous-Hachette, in-8°, 502 p., Paris (1978).
1951
« Bande à Part ».
a\) Édition originale : in-16°, 285 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) Le Club du Meilleur Livre, in-16°, 284 p., Paris (1961).
c\) Le Livre de Poche, n° 853, Paris (1962).
d\) Folio-Gallimard, n° 278, Paris (1972).
18:228
1957
« Rôle de plaisance ».
a\) Édition originale : in-16°, 304 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) Collection « Prix Monaco », éditions André Sauret, Monte Carlo (1972). Avec une préface de Pierre Mazars.
c\) Folio-Gallimard, n° 637, Paris (1975).
1964
« La mort de mon grand frère ».
Texte écrit pour le cinquantenaire du mois d'août 1914.
Revue des Deux Mondes, août 1964.
1969
« La compagnie des eaux ».
Éditions Gallimard, in-16°, 383 p., Paris.
1975
« Grands chevaux et dadas » (souvenirs I).
Éditions Gallimard, in-16°, 155 p., Paris.
19:228
1976
« Raisons de famille » (souvenirs II).
Éditions Gallimard, in-16°, 360 p., Paris.
N.B. -- Divers textes de souvenirs ont été inclus à certains recueils de nouvelles :
« Enfantillages » (voir « La bête mahousse »).
« Le vélo » ; « Le cartable » (voir : « Le machin »).
#### Nouvelles
1940
« Un lit de mort pour le général ».
Paru en feuilleton dans « Je suis Partout » fin mai-début juin 1940.
1944
« Les histoires sous le vent ».
(La mouche ; Vêpres indiennes ; Une belle figure qui s'en va ; L'aventure en bretelles ; L'amateur de papillons ; Viva Gonzalez ; Le mégot).
20:228
a\) Collection « Variétés » (n° 3), in-16°, 189 p., éditions de la Nouvelle France, Paris. Illustrations de Jo Merry.
b\) Éditions Gallimard (les nouvelles ci-dessus, plus : Un général qui passe et Le cheval de grâce). In-16°, 311 p. (1953).
c\) Collection « Fiction », Club des libraires de France, in-16°, 369 p. (1957).
1945
« Un général qui passe ».
(suivi de : « Le cheval de grâce »).
Collection « Chamois » (n° 2), in-16°, 194 p., éditions de la Nouvelle France, Paris.
1946
« Le cheval de grâce ».
Les Œuvres Libres, n° 5 (octobre), éditions Arthème Fayard. (Dans le même numéro : Jules Romains, Fernand Gregh, Paul Valéry...)
1947
« Les objets perdus ».
France-Illustration Littéraire et Théâtrale, n° 9 (novembre).
« L'oiseau rare ».
(Ce recueil comprend : L'oiseau rare ; Le Tourangeau de Winnipeg ; Pour une barbe ; Une histoire en or).
21:228
a\) Éditions Arc en Ciel in-16°, 238 p., Paris.
b\) Réédité en 1952 par le même auteur en in-4°, 203 p., avec 17 gravures originales de Gus Bofa.
c\) Éditions Gallimard, in-16°, 215, p., 1959, Paris (dans la collection « blanche » et la collection « Soleil »).
1948
« Faux départs ».
Œuvres Libres n° 22 (mars), éditions Arthème Fayard, Paris.
1949
« Objets perdus ».
(Ce recueil comprend : Arrangements pour le théorbe ; Objets perdus ; La fortune des girouettes ; Jean-Sans-Terre ; Les grives du Parthénon ; La composition de calcul.).
Éditions Gallimard, in-16°, 245 p., Paris.
1950
« Un homme perdu ».
« Les amis de l'originale », éditions Robert Cayla, Paris.
« Les insulaires ».
Les Œuvres Libres n° 46 (mars), éditions Arthème Fayard, Paris.
22:228
« Les Zigotos ».
Les Œuvres Libres n° 54 (novembre), éditions Arthème Fayard, Paris.
1951
« La Bête Mahousse ».
a\) Les Œuvres Libres n° 59 (avril), éditions Arthème Fayard, Paris.
b\) Éditions de La Toison d'Or, Paris 1954, illustrations de Georges Beuville.
« Les terroristes ».
Les Œuvres Libres n° 65 (octobre), éditions Arthème Fayard, Paris.
« La Bête Mahousse ».
(Le recueil contient : La Bête Mahousse ; Un homme perdu ; Les Insulaires ; Trafic de chevaux ; Enfantillages.)
a\) Éditions Gallimard, in-16°, 243 p., Paris 1951.
b\) Collection « Fiction » (n° 92), Club des Libraires de France, 1961, in-16°, 317 p., Paris.
1954
« La Belle virée de Michucaco ».
Les Œuvres Libres « Nouvelle série », n° 100 (septembre). Éditions Arthème Fayard, Paris.
23:228
« Le Pique-Nique ».
La Revue de Paris, décembre 1954.
1955
« Le Machin ».
(Le recueil comprend : Le Machin ; Le vélo ; Le pique-nique ; La virée ; Le cartable.)
Éditions Gallimard, in-16°, 247 p., Paris.
1957
« Appareillage ».
Les Œuvres Libres « Nouvelle série », n° 133 (juin). Éditions Arthème Fayard, Paris.
1961
« Nouvelles ».
Sous ce titre, le recueil complet des nouvelles de Jacques Perret, soit dans l'ordre :
La bête mahousse ; Un homme perdu ; Les insulaires ; Trafic de chevaux ; Enfantillages ; L'oiseau rare ; Le Tourangeau de Winnipeg ; Pour une barbe ; Une histoire en or ;
24:228
Le machin ; Le vélo ; Le pique-nique ; La virée ; Le cartable ; Objets perdus ; Arrangements pour le théorbe ; La fortune des girouettes ; Jean sans terre ; Les grives du Parthénon ; La composition de calcul ; La mouche ; Vêpres indiennes ; Une belle figure qui s'en va ; L'aventure en bretelles ; L'amateur de papillons ; Viva Gonzalez ; Le mégot ; Un général qui passe ; Le cheval de grâce.
Illustré de 32 aquarelles de Bernadette Kelly ; Pierre Alary ; J.-P. Péraro ; Georges Beuville ; André Collot. in-8°, 813 p. Éditions Gallimard, Paris.
#### Romans
1936
« Roucou ».
In-16°, 319 p., éditions Gallimard, Paris.
1937
« Ernest le Rebelle ».
a\) Édition originale : in-16°, 251 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) In-16°, 277 p., collection « La main d'or » (n° 10), illustrations de Georges Beuville, éditions La Nouvelle France, Paris, 1944.
c\) Le Livre de Poche, n° 2775, Paris, 1970. (couverture illustrée par Georges Beuville).
25:228
1948
« Le vent dans les voiles ».
a\) Édition originale : in-16°, 260 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) « The wind in the sails », Londres, 1954.
c\) « The honor of Gaston Le Torch », W.W. Norton, New York, 1955.
d\) Le Livre de Poche, n° 2426, Paris, 1968.
e\) Précédé de la nouvelle « La bête Mahousse », « Sélection Édiclub », éditions Rombaldi, Paris, 1976. (Cette édition du Vent dans les voiles comporte une préface de Marcel Thiébaut, texte déjà paru dans « La revue de Paris » en 1948.)
f\) Collection « Voiles-Gallimard », avec cahier illustré de Marc P.G. Berthier, éditions Gallimard, Paris, 1977.
1953
« Mutinerie à bord ».
a\) Édition originale : « Bibliothèque de la mer » (n° 15), éditions Amiot-Dumont, Paris. Couverture illustrée par André Collot. In-16°, 216 p.
b\) In-16°, 250 p., éditions Plon, Paris, 1969.
c\) Collection « Le Club de la femme », éditions Rombaldi, Paris, 1972 (précédé d'une interview de l'auteur).
d\) Collection « Bibliothèque du temps présent » (mêmes éditeur, année et interview que ci-dessus).
1961
« Les biffins de Gonesse ».
26:228
a\) In-16°, 220 p., éditions Gallimard, Paris.
b\) Folio-Gallimard, n° 1058, Paris, 1978.
#### Chroniques
1953
« Bâtons dans les roues ».
In-16°, 287 p., éditions Gallimard, Paris.
1954
« Cheveux sur la soupe ».
In-16°, 256 p., éditions Gallimard, Paris.
1957
« Salades de saison ».
In-16°, 255 p., éditions Gallimard, Paris.
1964
« Le vilain temps ».
In-16°, 255 p., éditions Le Fuseau, Paris.
27:228
#### Théâtre
1955
« La mort de Maximilien d'Autriche ».
L'Avant-Scène n° 108, Paris.
1964
« Trois pièces » (« Maximilien » ; « Monsieur Georges » ; « Caracalla »).
In-16°, 264 p., éditions Gallimard, Paris.
(Une adaptation radiophonique de chacune de ces pièces a été diffusée sur R.T.F. : « Maximilien » en 1957 (série « Les annales de la violence ») ; « Caracalla » en 1958 (série « Profils de médailles ») ; « Monsieur Georges » en 1960 (série « Carte blanche »).)
1965
« Le couteau ».
L'Avant-Scène n° 341 (15 septembre).
Cette pièce a été créée en août 1964 au festival du théâtre comique de Vaison-la-Romaine, mise en scène : Émile Noël.
28:228
#### Œuvres diverses
1947
W.J. Garcin : « Mépris de la Constitution ».
« Chroniques par Robert Aron, Jean Duzel, Henri Lebachelier, JACQUES PERRET et X... »
n° 1 de la collection « Chroniques intempestives ». In-16°, 192 p., éditions de la Nouvelle France, Paris.
1950
« Savoir-vivre international ».
Sous-titre : « Code de la susceptibilité et des bons usages à travers le monde ».
Ouvrage en collaboration, le texte de Jacques Perret est titré : « La France vue par un Français ». Illustration de Georges Beuville, etc. Collection « Le Monde en couleurs », éditions Odé, Paris.
1951
« Les provinces de France ».
Avant-propos de G. Duhamel. Textes de Barjavel, Bedel, A. Berry, A. Beucler, J. Blanzat, J. Destermes, M. Fomheure, Y. Gandon, Larquier, P.J. Launay, La Varende,
29:228
Ph. Lefrançois, Mac Orlan, JACQUES PERRET, H. Pourrat, A. Salmon, Samivel, T'Serstevens, J.L. Vaudoyer, R. Vercel. Gastronomie par E. de Pomiane.
Illustrations de Georges Beuville, etc.
Le texte de Jacques Perret est consacré à Paris. Collection « Le Monde en couleurs », éditions Odé, Paris.
1954
« Les Collectionneurs ».
Une introduction et douze textes sur papier libre, le tout sous couverture cartonnée.
Illustrations de Georges Beuville.
Pour le compte des laboratoires Dausse, éditions Hubert Baille, Paris.
1958
« Versailles que j'aime ».
Préface de Pierre Gaxotte, texte de Roger Nimier, les légendes photo sont de JACQUES PERRET.
In-quarto non paginé, éditions Sun, Paris.
1962
« Tableau de la littérature française ».
Ouvrage en collaboration. JACQUES PERRET y traite de Saint-Amant.
Éditions Gallimard, Paris.
30:228
1965
« Rapport sur le paquet de gris ».
Frontispice et cul-de-lampe de André Collot. In-8°, 37 p. Éditions Aspects de la France, Paris.
1966
« L'Ile de France ».
In-8°, 108 p. Éditions Sun (Odé-Vilo), Paris.
« Paquets de Mer ».
(Morceaux choisis.)
In-8°, 237 p. Éditions Denoël, Paris.
1967
« Les sept péchés capitaux ».
Lithographies originales de Léonor Fini. In folio 41 cm, 115 p.
Édition « La belle page -- La Diane Française », Nice.
« Prénoms ».
Ouvrage en collaboration. Paul Vialar (Geneviève), Germaine Beaumont (Germaine), Michel Déon (Hélène), Philippe Erlanger (Henri), Alexandre Arnoux (Jacques),
31:228
Alexis Curvers (Jean), JACQUFS PERRET (Louis), Louise de Vilmorin (Louise), Marcel Brion (Marcel), Marcel Schneider (Marguerite), André Maurois (Maria), Daniel Boulanger (Marthe), Pierre de Boisdeffre (Olivier), Paul Morand (Paul).
In-16°, 343 p., éditions Plon, Paris.
En préparation
Souvenirs, t. III, à paraître aux éditions Gallimard au printemps 1979.
#### Préfaces
1949
*Rabelais :* Gargantua.
Collection « Les Grands Maîtres », Bordas, Paris.
1955
« Mexique, Amérique centrale, Antilles ».
Textes de Victor Alba, Jean Babelon, Christian Baugey, Marc Blancpain, Gabrielle Cabrini, Robert Escarpit, Max-Pol Fouchet.
32:228
Illustrations : Bartoli, Beuville, Brenet, etc.
Collection « Le Monde en couleurs », in-16°, 415 p., Odé, Paris.
1957
*Abbé Robert Javelet :* « Camarade curé ».
Tome II de « Mon curé chez les P.G ».
Chez l'auteur, Épinal.
Repris en un seul volume aux éditions Alsatia, Paris, 1962.
*Rabelais :* « Gargantua -- Pantagruel ».
Le Livre Club du Libraire, Paris.
1958
*Dupré d'Aulnay :* « Les aventures singulières du faux chevalier de Warwick ».
Illustrations par André Collot.
In-8°, 165 p. Éditions La Tradition, Paris.
1959
*Denis Lalanne :* « Le grand combat du Quinze de France ».
In-16°, 243 p. Édition La Table Ronde, Paris.
33:228
*Rabelais :* « Gargantua et Pantagruel ».
Transcription en orthographe moderne par Guy Bechtel.
Avec deux déclarations inédites de L.F. Céline et J. Perret.
Les amis du Club du livre du mois -- Le meilleur livre du mois. In-16°, 283 p., Paris.
*E.A. Poë :* « Les aventures d'Arthur Gordon Pym ».
Le Livre de Poche n° 484, Paris.
1960
*Pierre Weité :* « Propos d'un rétrograde ».
Illustrations de Georges Beuville.
Éditions Robert Laffont, Paris.
1961
*Alexandre Dumas :* « Vingt ans après ».
Le Livre de Poche n^os^ 736-739, Paris.
1964
*André Collot :* « Les tuyaux du matelot ». Illustrations de l'auteur.
Éditions Plaisance, Paimbœuf.
34:228
*Rabelais :* « Pantagruel ».
Le Livre de Poche n^os^ 1240-1241, Paris.
1965
*Honoré de Balzac :* « Le curé de village ».
Le Livre de Poche n^os^ 1563-1564, Paris.
*Jack London :* « Œuvres complètes ».
Préface au tome II : « Romans du Grand Nord » (La fille des Neiges ; Bellew la Fumée ; Bellew et le courtaud). Éditions Gallimard-Hachette, Paris.
*Alfred de Vigny :* « Servitudes et grandeurs militaires ».
Le Livre de Poche n° 1515, Paris.
1967
*Alexandre Dumas :* « Joseph Balsamo ».
Le Livre de Poche n^os^ 2132-2133 et 2149-2150, Paris.
35:228
1971
*Honoré de Balzac :* « L'Illustre Gaudissart ».
(suivi de : Z. Marcas ; Gaudissart II ; Les comédiens sans le savoir ; Melmoth réconcilié).
Le Livre de Poche n° 2863, Paris.
1978
*Jules Renard :* « Poil de Carotte ».
Éditions Presses Pocket (--), Paris.
#### Jacques Perret, journaliste
-- Principales collaborations :
Quotidiens :
Le Rappel (1926-27).
Le Journal (1927-30 puis 1936-39).
Le Matin (1931-32).
Hebdomadaires :
Je Suis Partout (1939-40).
Aspects de la France (1946-68).
La Bataille (1946-48).
Le Bulletin de Paris (1950-60).
Mensuel :
Itinéraires.
36:228
-- Collaborations occasionnelles :
Quotidiens :
Paris-Presse.
Combat
Le Temps de Paris
L'Équipe
Hebdomadaires :
Arts.
L'Esprit Public
Cols Bleus
Minute
Nouvelles Littéraires
Match
Autres périodiques :
Annales Coloniales Air France Revue Aujourd'hui
Cahiers du Yachting Crapouillot
Courrier des Messageries maritimes Hommes et Mondes
Item
Le Monde et la vie
La Nouvelle Revue Française
Les Œuvres libres
La Parisienne
La Revue des Deux Mondes
La Revue de Paris
-- Collaborations exceptionnelles : 1945 (septembre) Le Figaro pour le vol inaugural du Lionel de Marmier ; 1963 (septembre) Accent Grave (« Un an après » pour le premier anniversaire de la mort de Roger Nimier) ; 1970 La Nouvelle Table Ronde (n° 1 : « La mauvaise conscience »). 1976 (novembre) Le Monde : « Jean Raspail, la droite et le racisme ».
37:228
**Textes parus dans « Itinéraires »**
Cf. Table.doc
39:228
#### Quelques textes sur Jacques Perret
1947
« De l'esprit libre », feuilleton littéraire de Thierry Maulnier dans Hommes et Mondes, n° 15 d'octobre. (L'article traite aussi de David Rousset.)
1958
n° 7 d'août-septembre de « Livres de France » consacré à J.P. avec des articles de Pierre Gaxotte et Marcel Thiébaut (« Jacques Perret, professeur d'évasion »). Un extrait de « Bâtons dans les roues » (« Jardin d'essai ») et une bibliographie.
40:228
1965
« Journées de lectures » par Roger Nimier (préface de Marcel Jouhandeau). Éditions Gallimard, Paris.
1968
« Littérature de notre temps » par Pol Vondromme. T. III, éditions Casterman, Paris. -- Du même auteur : « La droite buissonnière », éditions Les 7 couleurs, Paris.
1975
« Les souvenirs de Jacques Perret » (à propos de Grands chevaux et dadas), article de Georges Laffly paru dans Écrits de Paris n° 348 de juin.
1977
« Certificat d'études » par Antoine Blondin. Éditions de la Table Ronde, Paris.
(*Bibliographie établie par Jean-Louis Perret.*)
41:228
### Perret est unique
par Pierre Gaxotte\
*de l'Académie française*
JE CONNAIS Jacques Perret depuis bien avant la dernière guerre. C'est dire qu'il est au nombre de ceux que j'aime et que j'admire depuis le plus longtemps. Cette amitié a des bases solides, car Perret a tout pour lui : la fidélité, le courage, l'esprit, la modestie, une droiture parfaite reconnue même par ceux qui ne l'aiment pas et qui cherchent en vain dans sa vie, non exempte d'épreuves, un épisode qui ne soit pas à son honneur.
Et puis il a un talent unique dans le monde littéraire d'aujourd'hui, un talent fait d'invention, de trouvailles imprévues, d'allégresse, d'observation, de cocasseries, d'un art de jongler avec les mots, d'en inventer au besoin, mais de telle manière que ne les ayant jamais vus, on les reconnaît comme d'anciens amis très français. Et puis un tour, un rythme, des procédés de composition qui n'appartiennent qu'à lui. Dois-je le dire ? Perret est un médecin de grande classe. Il chasse les doutes, la tristesse, la mélancolie et même la souffrance. Lorsqu'une maladie me tient au lit, je relis pour la cinquantième fois deux de ses nouvelles : *Le Machin* et *le Pique-nique,* et je finis par rire de bon cœur.
42:228
J'étais membre du Conseil littéraire de Monaco, lorsque le prix du prince Rainier lui fut attribué. Le prince Pierre, père du prince régnant, dirigeait nos débats. Cette fois la discussion fut assez longue. Naturellement je soutenais Perret de toutes mes forces, mais je ne suis pas manœuvrier habile. Le vote fut enlevé par Paul Géraldy et c'est lui qui alla chercher Perret à la gare. Le programme comportait un grand déjeuner au palais, après la remise du chèque qui se faisait en très petit comité. Perret, très à l'aise, dit au prince, avec sa franchise et sa simplicité ordinaires, que grâce à lui, il pourrait s'acheter un nouveau bateau. Ils se mirent à parler de la mer, des voyages en mer, des plaisirs de la mer. La conversation me parut imprégnée de reconnaissance d'un côté, de plaisir et de sympathie de l'autre.
Chrétien, catholique romain, Perret a une foi inébranlable. Mais d'autres que moi, mieux que moi, rendront hommage à cet attachement invincible.
Pierre Gaxotte.
de l'Académie française.
43:228
### Pour la plaisance obscurantiste
par François Brigneau
En relisant *Rôle de plaisance,* de Jacques Perret, je me disais que la plaisance, non plus, n'est plus ce qu'elle était. Par exemple. On ne fabrique plus de bateaux en bois, en bordés classiques, selon les méthodes traditionnelles. Ceux qui aiment le bateau en bois sont pourtant toujours nombreux. Mais il n'y a plus d'ouvriers. Le charpentier de marine a disparu. Son travail ne serait pas rentable. En outre il n'y a plus de bois, de bois massif. Ça coûterait trop cher de le laisser sécher à cœur. On ne trouve que du contreplaqué de teck et d'acajou. Les chantiers actuels s'en servent pour tapisser leurs engins en plastique. Cela donne au chaland qui rêve l'illusion des bateaux d'autrefois. L'illusion.
Les merveilleux petits ports où nos croisières trouvaient la moitié de leur charme disparaissent. Ils sont remplacés par des « marinas » qui ne sont rien d'autre que des parkings à yachts. Moyennant une redevance qui, pour un bateau moyen, va de 20 à 50 francs par nuit selon le standing du parking, vous avez le droit de dormir à votre bord, le long de pontons flottants et fonctionnels, alignés au bout de terrains vagues (pour l'instant : l'immobilier suivra).
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Les impératifs de la rentabilité et les plans des bétonneurs ont en effet éloigné les nouvelles marinas des anciens ports. Cela facilite l'implantation de magasins supplémentaires. Du même coup les cloches qui rythmaient la vie des bassins sont remplacées par des haut-parleurs. A intervalles réguliers, on les entend barrir pour appeler au téléphone M. Papounet, du yacht Sangri-la. Cela distrait, les jours de pluie, et empêche de trop regretter la disparition des bistrots. Car dans les marinas on trouve des cafétérias, des pizzerias, des snacks-bars mais il n'y a plus de bistrots de marins, sentant le muscadet, où l'on venait s'enquérir des aléas du temps. Coïncidence ou conséquence : il y a de moins en moins de marins aussi.
Cette démocratisation de la plaisance, aussi fâcheuse que l'autre, n'a même pas entraîné la baisse du prix des bateaux et du matériel nécessaire. Bien au contraire. Un yacht en plastique et de série coûte plus cher, aujourd'hui, que ne coûtait hier un yacht en bois, construit à l'unité, sur les plans d'un architecte naval et par un chantier réputés. Il y a à cela plusieurs raisons. Le bénéfice de la série a été englouti dans le désordre d'une profession envahie par les affairistes. De plus l'État qui depuis la monarchie exonérait la plaisance de taxes (on disait : « détaxé-mer ») a frappé le yachting d'impôts. Au nom de la sécurité il a également rendu obligatoire la radio, les fusées, l'écran-radar, le canot de sauvetage, l'ancre flottante, le miroir à naufragés, etc., tout un bric à brac de vistemboirs parfois nécessaires, souvent farfelus, mais qui font monter la facture. Enfin, dans la foulée, une volée de marchands, formés à l'américaine, et habiles à créer des besoins, s'est abattue sur le marché. Désormais on ne sonde plus à la main mais au sondeur électronique -- comme l'est le loch qui enregistre la distance parcourue. Il y a des girouettes qui coûtent des fortunes, des appareils compliqués qui vous privent du plaisir de barrer. Même le youyou est propulsé par un moteur et l'on se croirait inférieur si l'on n'avait à bord, comme chez soi, tout le matériel électro-ménager. La civilisation mercantile a rattrapé ceux qui prenaient le large pour la fuir.
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Le climat de la plaisance a donc changé. Son esprit aussi, ses mœurs, alourdis par l'arrivée des éléphants ([^1]) et aigris par la naissance des professionnels de la compétition hauturière, la recherche des « sponsors », le fric, toujours le fric, sans lequel la victoire échappera faute du matériel de pointe le plus élaboré.
Désormais pour continuer de naviguer à l'ancienne en homme libre, je ne connais que deux moyens. Le premier consiste à éviter l'été, le plein de l'été en tout cas, à choisir soigneusement son terrain marin et à pratiquer au maximum le mouillage forain avec un bateau le plus simple qui soit. Et en bois, si possible.
Le second est plus facile, moins onéreux, mais presque aussi riche de joies profondes. Il consiste à lire Perret et son merveilleux *Rôle de plaisance.*
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Paradoxalement ce livre qui a enchanté, enchante et enchantera tous les marins qu'ils soient de plaisir ou de métier n'est pas un livre sur la mer. La mer n'y est qu'un prétexte et un décor en même temps qu'une épreuve. Le sujet, c'est l'amitié. Deux hommes sur un bateau. Deux quinquagénaires pudiques jusqu'au vouvoyement et bougons jusqu'à la double qui resserre l'équipage. Ils sont venus à la voile sur le tard, apparemment sans raison raisonnable, sans doute parce qu'elle était un refuge et une permanence, un univers simple où il ne faut que du courage et un peu d'intelligence, l'empire de l'empirisme organisateur où par l'observation et la réflexion il est possible de réinventer ce que l'on n'a pas appris, le moyen aussi de vivre au présent le passé.
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Le grand maigre c'est Perret, le paléocapitaine. Le petit gros Collot, le matelot. Si Perret ne se décrit pas -- sinon sous les traits d'un grand dépendeur d'andouilles souvent endormi -- il trace de son ami un portrait inoubliable :
« Au physique c'est un homme solidement construit, plutôt trapu et pesant son poids. Il soulève une petite enclume entre le pouce et l'index et met sur le cul, d'un coup d'épaule, un demi-muid de châtaignier. Il a des varices grimpantes et sarmenteuses comme du lierre de Pernambouc, déjà il s'en plaignait à la bataille des Harengs, où il eut tant soif et le pas de chasseur n'a rien arrangé ; elles se sont nouées en Argonne, dénouées en Beaujolais et ses chevilles sont violettes comme celles des fouleurs de vendange. Mais il a les reins solides comme un cric de carrier, en dépit d'une blessure compliquée de pertuisane et de shrapnel, qui lui a creusé dans les reins une blessure en étoile capitonnée jusqu'à l'os. Le pied est large, la main ouvrière, le teint richement coloré, la pommette rose en hiver, garance en été, le nez verni en toutes saisons comme un faux nez, l'œil bleu et rond, la voix ronde aussi et la soif rustique. »
Ici il faut dire que nos deux compères tranquilles préfèrent boire un coup qu'en discuter, quoique doués, le cas échéant et pour la bonne cause, au palabre argumenté.
En réponse à ce tableau en pied, le matelot a laissé de son capitaine une série de croquis que je vous recommande si vous avez la chance de mettre la main sur les « cahiers du yachting », une petite revue publiée à Paimbœuf dans les années cinquante. D'un modeste format, imprimée sur des papiers de différentes qualités (on sortait de la guerre), sans photos en couleurs, ni publicité, sans racolage ni tape-à-l'œil, elle était à l'image de la plaisance du temps. *Rôle de plaisance* y parut en feuilleton sous le titre de « la croisière sans fin ». Collot l'illustrait. Il nous montrait Perret. Les ans ne l'ont pas changé.
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Chaque fois que j'ai le bonheur de le revoir je retrouve ce grand biffin des mers, sec comme un coup de nordé, avec son regard gris, à la fois naïf, malin et un peu étonné, et son sourire léger au sommet d'un long corps tout en muscles et en os.
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Collot nous montrait aussi le bateau, le *Matam,* petit sloop à tape-cul de 7 m 80 de long, dessiné en Amérique à la fin du siècle dernier mais construit à Martigues. Quand je vous parlais de l'empirisme organisateur...
C'est sur le *Matam,* au début de juin, par temps douteux que Perret et Collot partirent d'Honfleur pour Santander. « Rien de particulier ne nous appelait à Santander mais il n'est pas toujours besoin d'y être appelé pour aller quelque part et il n'est jamais convenable de se mouvoir sans but déclaré. » Ces lignes qui ouvrent le livre en donnent le ton et l'esprit. Nous ne sommes pas invités à un banal récit de croisière comme il en paraît mille, du genre : « Le vent forcit. Je change le foc n° 1 pour le 2 et prends un ris dans la grande voile. J'entends encore la B.B.C. qui joue « cacahuettes blue ». Six heures. La nuit s'annonce déjà. Elle sera dure. Je m'y prépare en mangeant une gamelle de riz spécial du Dr Mayerbloum, traité aux supers B 2. Je pense à ma femme. Elle doit être dans le métro pollué. Après tout son sort n'est pas plus enviable que le mien. Dommage qu'elle souffre du mal de mer, etc. » Au reste, de croisière, il n'y en aura pas. Tout va se passer dans une longue cape et quelques essais malheureux d'entrée à Cherbourg. On met un bateau en cape quand le vent trop fort ou la mer trop grosse l'empêchent d'avancer ou de fuir sans danger. Il bouchonne alors, en roulant, offrant un confort relatif à son équipage. Le fameux capitaine Voss qui navigua à bord d'un *sea-bird,* (à la famille duquel le *Matam* appartient) disait qu'à la cape « il était comme au Ritz ». Collot en rajoutait : « -- Pénard dans les pires coups de chien, parfaitement, à la cape, tout bouclé, faites chauffer le thé et envoyez les dominos. »
Sur quoi Perret remarquait :
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« Le matelot ne joue pas aux dominos et ne boit pas de thé, il n'en est que plus sensible à leurs images. »
L'inconvénient majeur de la cape c'est l'état d'inconscience hallucinée qu'elle provoque. Perret la décrit mieux que je ne l'ai jamais trouvé chez aucun écrivain de mer :
« Tantôt nous étions aspirés dans un gouffre de sommeil, tantôt nous flottions dans une torpeur exquise avec des échappées de rêverie extra-lucide et notre âme alors, perdant jusqu'aux derniers soucis d'une chair impotente, explorait pour son compte un golfe de quiétude aussi intemporel qu'intempestif. Comme une paire de ludions nous faisions la navette entre l'avachissement euphorique et l'extase de l'ascète... Il semble qu'au plus pâteux de notre léthargie comme au plus agile de nos rêves éveillés, nous eussions déjà le sentiment d'éprouver en commun toutes les variations de cette bizarre aventure, soit que nous plongeassions à pic pour nous enfouir dans la même vase de sommeil pélagique, soit qu'une poussée mystérieuse nous fît remonter en surface dans le sillage de nos bulles et repus de songes limoneux pour nous prélasser en de placides remous... Je pense que la station où nous tenait la cape, associée à l'énorme bercement de la mer, agissait comme une espèce de stupéfiant mécanique. Allongés sur nos couchettes parallèles, exactement solidaires des grandes oscillations hélicoïdales, nous étions confondus par la cadence, unis et rebrassés dans une espèce d'harmonie universelle à l'état naissant, limbiques et béats comme deux jumeaux hors d'âge brinquebalés dans un giron de fortune. »
J'ai vécu et subi la cape plusieurs fois plusieurs jours et plusieurs nuits. Seul un très grand écrivain pouvait traduire ainsi l'état de voyant gélatineux dans lequel elle vous met.
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Naturellement la cape n'appartient pas en exclusivité à l'ancienne plaisance. On la pratique toujours (encore qu'il y a là aussi des modes et que les techniciens modernes conseillent la fuite rapide, sans traîner derrière soi des aussières, ainsi que le recommandaient les vieux marins).
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Il n'empêche que lire Perret c'est se souvenir d'autrefois, sur la mer. Rien n'y manque, depuis l'odeur des bateaux que l'on retrouve (« -- Ah ! fit Collot, ça sent bon. Comme dans un nid. » Il régnait là, en effet, une odeur de moisi sépulcral, de chanvre patibulaire et de cercueil en saumure, un de ces mélanges qui provoquent la panique des faibles et l'ivresse des forts. »), jusqu'au rhum, l'alcool des marins de jadis, que Collot et Perret boivent en punch, pardon en ponche (« Le ponche ce n'est pas pareil, il faut le préparer, manipuler les bouteilles, sortir les verres, doser rhum et sirop, agiter le mélange pour l'éclaircir. C'est une composition élaborée qui veut du savoir faire, des intentions, de l'amour, du doigté, une certaine initiation aux prestiges du rhum avec un soupçon de délire caraïbe de telle sorte qu'à la première lampée, votre palais puisse établir la filiation avec les principaux rhums et tafias du répertoire rhum de boujaron d'ordonnance, tafia des cyclones conjurés, rhum truand et rhum d'apothicaire, tafia du gouverneur sous son péristyle en or, rhum des hamacs, tafia de hune, etc. »).
Il y a la navigation en chambre, le rêve où se nourrit la plaisance, les audacieux projets où l'on se lance (« Quelques jours auparavant accoudés parmi les reliefs d'un cassoulet de ménage, au plus moelleux des traditions familiales, je disais au matelot : « Voyez-vous, Collot, ce qu'il nous faut c'est quarante-huit heures de bonne rincée fouettante, quelque chose à nous secouer le paletot. » « Oui, répondait l'ami en allant s'écraser dans un fauteuil pour allumer sa pipe, oui, vivement qu'on aille souffrir un peu entre la Hève et Barfleur. »), et qui n'empêchent pas la prudence quand on débarque de Paris dans la tempête. On va tâter le vent au musoir de la digue ; on s'enquiert, dans les bistrots, auprès des pratiques (« Le vieux se mit à reconsidérer notre cas avec bienveillance : -- « Si vous avez, dit-il, vraiment besoin d'aller au Havre, c'est l'occasion ou jamais de prendre le car ») ; on hésite, on commence à tricher (« Un pêcheur qui venait doubler les amarres de son bateau nous conseilla d'en faire autant.
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« -- On pensait sortir », dis-je en faisant pudiquement et à toutes fins utiles usage de l'imparfait. L'homme comprit, bien sûr, qu'il s'agissait d'un projet ancien que nous évoquions, par dérision, et nous dit en bridant les yeux vers le large : -- « La mer aujourd'hui, monsieur, n'a pas de sentiment. ») De pareils dialogues sont devenus impossibles. Dans les marinas, il n'y a plus de pêcheurs. Dans les ports où l'on en rencontre encore, leurs rapports avec les plaisanciers se sont détériorés. Jalousie d'un côté, ignorance et m'as-tu-vuisme de l'autre font une cohabitation difficile.
Dans la vieille plaisance le pêcheur vous donnait avec son avis sur le temps et des conseils sur la manière de passer le raz, un peu de sa cotriade. Il est vrai qu'il était marin, marin à voile. Il savait. Aujourd'hui il n'est plus que pêcheur et mécanicien, un O.S. de la mer, et il ne sait plus grand chose en dehors de la somme qu'il doit ramener chaque mois, à la maison, pour payer les traites du frigo et de la télé. Alors quand il voit des hippies rouler des mécaniques sur leur mouille-cul, et prétendre aller pêcher dans ses cailloux, il a l'impression qu'on lui vole son bien. Il voit rouge. Ça finira par des coups.
Au temps du *Matam,* il en allait tout autrement (« Près de la Lieutenance nous rencontrâmes un autre ami, vieux colosse majestueux et sibyllin, qui lorgnant le ciel par-dessous sa visière, nous fit un exposé assez confus et plutôt folklorique sur les conjonctures locales des vents et des flots. Il appela ensuite un collègue à la rescousse et tous deux firent étalage de locutions proverbiales et sagesse héréditaire pour tomber d'accord sur cette formule : « -- N'importe comment, il faut que ça dégorge. » -- « A propos de dégorger... » dit Collot. Un instant plus tard, nous étions au comptoir de la Civette à seule fin d'y compléter nos informations météorologiques, étant admis qu'un verre de muscadet n'a jamais pesé sur l'évolution des anticyclones. »). Aujourd'hui il y a la radio, France Inter ou le Conquet. C'est plus précis. Mais c'est moins gai.
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La vieille plaisance vous la trouverez encore dans la bataille de l'homme avec des drisses neuves en chanvre, trop grosses toujours pour le ras des poulies ; avec l'évocation de l'ixe, cette pièce de bois mobile sur laquelle reposaient les longues bômes de jadis et qui a disparu des bateaux actuels ; dans le chant à la gloire du palan, des nœuds, de l'aviron sur lequel on souque, du matelotage, humble et précieuse science des anciens, sur les vivres que l'on faisait (J'entends encore un de mes matelots : « -- Des vivres et à tailler de la route »), tandis qu'aujourd'hui « on va aux provisions ». Telle était la plaisance obscurantiste, archéologique. Jacques Perret la raconte très bien, à sa manière (« J'ai voulu donner tout de suite un aperçu des lenteurs et détours de style qui me viendront tout naturellement à la plume quand j'évoquerai ces longs jours de mer où les idées tantôt bouchonnent sur la houle, tantôt dérivent ou tirent des bords sans lésiner sur la distance ou gagner au vent. »). Il en profite, bien entendu, pour aborder beaucoup d'autres sujets, il explique sa francisation des mots étrangers, l'impossibilité qu'il éprouve à jeter des cordages fatigués d'avoir trop servi, son amour des couteaux, ses mesquineries, ses partis pris, et l'on découvre au détour d'une page tout ce qui a fait battre ce vieux cœur de soldat. (« Croiser est un grand verbe. Il s'est magnifiquement rencontré jadis quand les nefs de saint Louis croisaient sur les mers et pour l'amour du ciel. N'en parlons plus. Les clercs eux-mêmes ont renié l'aventure, béni l'infidèle et désarmé la croix qui gênait un peu pour cingler dans le cours de l'histoire. Malgré le zèle des guignols à perpétuer le mot en prêchant la croisade pour le jus de fruit, la bonne humeur ou la sécurité routière, nous n'avons pas croisé notre voile de plaisance. Mais je n'oublie pas que le *Matam* a vu le jour aux Martigues ; un vieil instinct le rendra peut-être à ces mers trahies et bientôt livrées aux mêmes pirates que la France tenait en respect depuis Childéric III. Peut-être un jour, en des criques secrètes, irons-nous en plaisance ravitailler les maquis chrétiens ; alors le guetteur tapi dans les aloès verra monter la croix de Malte à la corne du tape-cul. »)
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Quand la plaisance des Marinas et des salons nous aura définitivement quitté, il nous restera celle de Jacques Perret. C'est une rare consolation.
François Brigneau.
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### Cherchez l'épingle
par Alexis Curvers
DU BIEN QU'ON PENSE et qu'on ne pensera jamais assez de Jacques Perret, que reste-t-il à dire ? Tout est déjà dit, sauf l'essentiel. Mais l'essentiel est impossible à dire avec des mots, plus difficile encore à écrire avec une plume inévitablement pesante et frivole, quand la sienne est légère et grave. Ce prodigieux parleur me réduit au silence et il a bien raison, car c'est en silence qu'on l'écoute avec le plus de bonheur, de jubilation, de tendresse et de respect. Nous ne sommes pas tous caporaux, mais nous sommes tous épinglés.
« Cherchez l'épingle », conseillait Alain, pour expliquer les criailleries du petit enfant dans son maillot. Quand Jacques Perret bougonne et ronchonne, pas plus que le petit enfant il ne dit qu'une épingle le blesse. Il ne dit par exemple jamais qu'il souffre dans sa chair de vieux Français catholique, fils de bonne race et vrai père de famille, meurtri jusqu'au sang par les cruautés de l'Église et du monde modernes. C'est alors au contraire, dans les moments de profonde émotion, qu'il parle avec le plus de verve de la pluie et du beau temps, de tout ce qui lui tombe sous la main ou lui passe par la tête.
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Mais alors aussi nous sentons courir dans sa voix, par-dessous le jaillissement des mots, la secrète vibration du chagrin, de l'indignation, de la colère et du mépris, c'est-à-dire donc de la fidélité, de l'enthousiasme et de l'amour. Il nous cache avec soin son épingle. Mais comme ce baroque est un pur classique, malgré lui l'épingle se met à chanter toute seule comme une héroïne de Racine (écoutez bien, ça se remarque à peine) dans ces morceaux d'alexandrins parfaits qu'il mêle à sa prose volontiers pédestre et gaillarde. C'est la note de cristal, le battement de cœur, le signe qui ne trompe pas. Vous avez les larmes aux yeux sans vous en rendre compte, alors que vous étiez en train de rire.
Il ne fait pas de sentiment. Il ne dit pas qu'il est écologiste et contre le béton (ce qui serait un alexandrin fort plat). Retraversant par hasard le Luxembourg de son enfance, « carrefour Assas-Fleurus et environs », au lieu de s'attendrir, il résume : « La maison des aïeux maternels est encore debout mais là aussi les grandes girafes brouteuses de vieilles pierres ne sont pas loin. » Sans hausser le ton, il explique : « Un vrai pays natal est celui où quelques vieux peuvent encore vous dire : j'ai bien connu votre père. » Il n'est pas seul à n'avoir plus de pays natal. Le sien ressemble étrangement au nôtre d'où les derniers vieux sont partis, dispersés par l'urbanisme plus vite que par la mort, et de plus en plus introuvables jusque dans nos souvenirs que décapite, année après année, « l'hécatombe des noms propres ». Et voilà, en trois coups de crayon, tout un paysage mouvant, intérieur autant qu'extérieur.
Il ne fait pas de profession de foi ; il ne s'attarde pas à disputer avec l'Église postconciliaire et progressiste, qu'il appelle simplement « l'Église du Vent » sans autre forme de procès. Ce nom qui la peint tout entière la réfute aussi fortement qu'un réquisitoire théologique en bonne et due forme. La prétérition n'est pas la moins éloquente des figures de style que Jacques Perret tire continuellement de son sac, *ex abundantia* c*ordis.*
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Il ne se déclare pas non plus l'ami de la nature et des animaux. Mais les lecteurs d'ITINÉRAIRES, qui ont le privilège de l'accompagner une fois le mois dans ses promenades au Jardin des Plantes, sont témoins de l'attention qu'il porte aux arbres et aux végétaux, à la girafe (non mécanique) ou l'autruche. Il prend de leurs nouvelles, surveille du coin de l'œil les soins qu'on leur donne ou qu'on ne leur donne pas, et, leur est-il arrivé quelque chose, il veut en avoir le cœur net. Il est là en voisin, comme chez lui, arpentant de son beau grand pas militaire les allées souvent désertes qu'il peuple de souvenirs historiques implicites et de rêveries narquoises. Ce Jardin est peut-être la seule institution de la monarchie que la Révolution, sous prétexte scientifique, ait intégralement respectée. Je ne sais si l'on y admire encore, comme sur les anciens plans, le parc des animaux paisibles et celui des animaux féroces, le grand Labyrinthe et le petit. Ces curiosités d'un autre âge, quelque délabrées et démodées qu'elles puissent être aujourd'hui, en tout cas le regard de Jacques Perret les restaure dans leur vivacité première, comme la vision de deux dames anglaises à la fin du XIX^e^ siècle avait ressuscité magiquement pour un après-midi le Trianon de Marie-Antoinette. On comprend dans ces conditions que notre inspecteur de l'éternel dans le quotidien ait élu comme pays natal de remplacement, resté plus habitable et devenu moins étranger que le Luxembourg en proie à la contestation, ce Jardin des Plantes où le temps s'est arrêté. Beaucoup mieux que les espèces humaines évoluées, les survivants des règnes végétal et animal en voie de disparition nous rassurent, dans leurs derniers refuges, sur la jeunesse et la beauté du monde créé par Dieu. Finalement, c'est toujours de Dieu que Jacques Perret nous parle sans en avoir l'air. Il y a du saint François d'Assise dans ce badaud rouscailleur..
Qu'il parle avec la gouaille d'un gamin de Paris, la conscience d'un artisan qui connaît son métier, la roublardise d'un paysan qui ne s'en laisse pas conter, le sens de l'honneur d'un soldat qui mourra sur place plutôt que de se rendre, l'amertume d'un exilé ou le génie d'un évangéliste, c'est la marque divine qu'il décèle dans la beauté des êtres et des choses, et dans leur laideur la preuve plus éclatante encore de Dieu par son absence.
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C'est d'ailleurs pourquoi tout le monde l'aime de gré ou de force, personne ne se risquant à se déclarer ennemi de Dieu. Même les ennemis que Jacques Perret s'est faits en grand nombre affectent de lui pardonner ses pires incartades, avec le sourire pincé sous lequel des gens en visite se croient obligés de contenir leur exaspération devant les espiègleries d'un enfant terrible. Bonne façon de feindre que ces espiègleries vindicatives ne soient pas à prendre fort au sérieux. Mon étonnement n'a eu d'égal que sans doute celui de Jacques Perret, quand j'ai vu l'un de ces grands journaux qui sont les oracles du mensonge consacrer à son dernier livre deux colonnes d'éloges indulgents, mais d'éloges quand même, alors que la politique de ce journal est d'étouffer par le silence tout ce qui contrevient aux dogmes sacro-saints du mensonge. A titre exceptionnel, en grinçant un peu, bien qu'elle soit en ce lieu la plus fréquentée, la porte d'ivoire s'est ouverte en faveur de l'enfant terrible diseur de vérité, tout monté qu'il était sur ses grands chevaux qui faisaient feu des quatre fers. L'un d'eux était un cheval de Troie, car ce diable d'homme, une fois dans la place, a lui-même ouvert la porte de corne à Jean Raspail son ami, notre ami, porteur lui aussi de vérité, de cette vérité explosive qu'on entend gronder comme une bombe sous-marine au pied de la falaise où les derniers rois jouent au Jeu du Roi jusqu'à la fin du monde. Les gardiens du seuil n'en sont pas revenu.
Alexis Curvers.
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### Le passé présent et l'air du pays
par Georges Laffly
LORSQUE dans un récit un écrivain fait circuler un personnage à travers plusieurs époques, cette donnée inhabituelle peut passer pour une fantaisie. On pense à Marcel Aymé, inventant Dutilleul, qui passe à travers les murs. Mais si la même donnée revient régulièrement, et non seulement dans des fictions, mais pour décrire des personnes bien réelles, la fantaisie ne suffit plus à l'expliquer. Il s'agit d'une nécessité à laquelle l'auteur obéit pour présenter un monde qui soit satisfaisant et cohérent à ses propres yeux. C'est le cas de Jacques Perret. Comme il n'a pas juré d'ennuyer son lecteur, il présente son affaire de la façon la plus plaisante, mais nul doute : elle lui tient à cœur.
#### 1. Le présent agrandi
Ce jeu avec le temps, la lecture d'*Arrangement pour le théorbe* ([^2]) suffit à en donner l'image.
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Dans cette nouvelle, le narrateur devenu chanteur de rues (cela se passe vers 1930) fait la connaissance d'un certain Gildas, autre chanteur, qui semble bien connaître les vieux quartiers. Gildas, « ni vieux ni jeune », « vêtu d'un pardessus grenat légèrement cintré et coiffé d'un haut chapeau melon à petits bords », « n'a plus de famille depuis longtemps », et prononce de façon inhabituelle les *oi* et les *ieu*. Il fuit les quartiers trop neufs. Un original un peu clochard, en somme. Mais ce n'est pas le plus étrange. Dans certaines circonstances (par temps humide, en particulier), Gildas évoque avec précision des moments d'un passé qu'en principe il n'a pu connaître. Un matin, devant la borne d'une porte cochère : « Sur cette borne, me dit-il d'une voix toute simple, le 16 mars 1648, à six heures du soir, le carrosse de M. de Beaufort a failli verser pour laisser le passage à Mme veuve Picquendard qui allait voir son confesseur à Saint-Merri. » Devant une fontaine, sur les hauts de la Mouffe : « Son premier jet, en 1704, fut pour humecter le mouchoir d'une fille aux yeux rouges qui pleurait d'amour et sa dernière eau fut aspirée par la babine d'un vieux cheval de rempailleur, en 1898, à six heures du soir. Je passe sur les événements intercalaires en te signalant pourtant que Théodore Bigue, de la garde nationale, blessé au Champ de Mars le 17 juillet 1791, y lava longuement sa plaie et qu'un petit valet nommé Victor y venait couper, en 1809, le vin de ses maîtres. »
Il ne s'agit pas de secrets historiques capitaux, comme on voit, mais l'effet est grand. Il semble que Gildas *lise* dans le passé avec une assurance infaillible. Plus exactement, il n'y a pas de passé pour lui. Il voit comme la voyante voit ? Mieux, il voit comme un clairvoyant au milieu des aveugles. Un objet lui livre immédiatement toute l'expérience humaine qui s'y réfère. Elle lui devient présente (et c'est nous qui avons une notion beaucoup plus modeste du présent, qui sommes infirmes). Le monde en est agrandi.
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La première hypothèse est que Gildas est immortel. Ce qu'il rapporte, il le puise dans une mémoire infaillible et très ancienne. Il y a de cela. Dès le début, le narrateur note, en voyant des compagnons de Gildas : « Je soupçonnais entre eux des liens d'un copinage immémorial contre quoi ma faveur ne pesait guère et maintenant que j'y repense ils avaient deviné ma vocation caduque et savaient bien qu'un jour ou l'autre je retournerais parmi les mortels. »
L'incroyable persistance de certains êtres est attestée par un autre fait. D'une fenêtre tombent, pour les chanteurs, non pas des sous ou des francs, mais des liards, et un jour, un écu. Ce jour-là les compères montent l'escalier et sont reçus par un digne vieillard et sa fille Mahaut « vêtue d'un long surcot de lin blanc étroitement lacé à la taille et largement décolleté. Une écharpe garnie de vair pendait à son épaule ». Le vieil homme évoque une précédente rencontre avec Gildas, le jour où Louis XI entrait dans Paris. Il offre un paon rôti et des petits suisses, menu qui lui aussi enjambe les siècles.
L'hypothèse d'une semi-immortalité n'explique pas pourtant qu'il suffise à Gildas, chez un luthier, de toucher un violon pour déchiffrer aussitôt ses antécédents. L'instrument a été touché par une balle de mousquet au siège de Lérida, en 1640. « Deux juin, neuf heures du soir, alerte à la muraille. Notre infanterie s'élance derrière les vingt-huit violons du prince de Condé. Les grosses balles de plomb bourdonnent dans le crépuscule et les boulets tombent et roulent sur le sol sec, les violons jouent un contrepoint de Guglielmi. Le deuxième à droite, c'est le nôtre, Michel Boudevilain, vingt-deux ans, habit de velours noir », etc. (Et l'évocation, mot à prendre au sens fort, se poursuit.)
On joue donc sur l'hypothèse que le passé n'est pas aboli, dispersé, mais toujours là, prêt à être ranimé, disponible pour peu qu'on sache s'y prendre. « Depuis Clovis, nul Parisien n'était mort » lit-on ailleurs dans cette nouvelle. Telle est l'exigence secrète qui anime ce récit, et d'autres. Ranimer le passé, cela suppose diverses conditions, et d'abord qu'on lui : soit fidèle et qu'on garde des affinités avec lui.
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Ce que ne saura pas faire le narrateur d'*Arrangement pour le théorbe :* il jette son instrument à la Seine, fait comme tout le monde et devient « un esclave riche ». Un jour, il essayera pourtant de retourner au logis de Mahaut ; il se fera mettre à la porte par le vieillard : « Gildas ! Vous avez le culot de venir me parler de Gildas ! Comme si Gildas pouvait avoir eu des rapports quelconques avec une gueule comme la vôtre ! Mais vous ne vous êtes donc pas regardé, espèce d'abonné de la radio ! » Si le passé nous échappe c'est donc incapacité de notre part (fermeture d'esprit, présomption d'esclave moderne).
La nouvelle dont on vient de parler n'est pas une « trouvaille » isolée, mais le produit d'une vision constante, irrépressible, nourrie dès l'enfance. Dans *Raisons de famille,* Perret note « qu'un enfant a déjà des souvenirs d'enfance », et loin de vivre dans le présent, compare, évoque, jouit du passé ou le regrette. Il ajoute que sa propre collection de souvenirs (à treize ans, puisque le livre raconte l'année 1914, et précisément le 1^er^ août de cette année noire) était augmentée par « l'héritage de souvenirs plus anciens encore et d'autant plus personnels et complaisants que je les empruntais à des lieux et temps que je n'avais pas connus. Si bien que debout sur un prie-Dieu dans la nef de Saint-Sulpice, je m'évoquais enfant de chœur au baptême de Clovis, et dans la classe de Mlle Chantreuil, enfantine 2, je me retrouvais petit Gaulois demi-nu à chanter son *béaba* en paissant des cochons noirs ».
Ainsi l'histoire prend-elle racine. La mémoire commune se greffe sur la mémoire individuelle, l'agrandissant fabuleusement. On peut parler d'une disposition naturelle, d'un don. Il a sans doute été fortifié chez l'enfant par la présence d'un père dont *Raisons de famille* nous apprend qu'il était féru d'histoire et doué d'une mémoire hypertrophiée, et aussi par l'amitié d'un frère aîné très aimé, Louis, qui fut tué en 1916 et dont Perret indique au passage ce trait révélateur : « Bonheur du travail et du jeu, bonheur de vivre en tous temps et lieux car il fréquentait les fils de Clotaire et les miliciens de Bouvines comme les familiers d'une enfance qu'il eût bel et bien vécue. Privilège communicatif à tel point que je voyais arriver ses amis comme les compagnons du jeune saint Louis en conseil chez Thérèse de Castille. » (Thérèse est le prénom de la mère de Jacques Perret.)
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« Bonheur de vivre en tous temps et lieux », ce privilège aura accompagné l'écrivain toute sa vie. Il dira dans *Salades de saison* (avec le sourire, mais aussi un grand naturel) qu'il ne peut renvoyer sa médaille militaire : « Impossible, c'est Gaston de Foix qui me l'a donnée, ça lui ferait de la peine. » ([^3])
Le portrait d'André Collot dans *Rôle de plaisance* comporte le même élargissement du temps. « Je précise que Collot est bien né Collot, mourra Collot et renaîtra Collot. La tradition orale le fait naître pour la première fois, en 1200 et quelque, dans le Bassigny, sur les marches contestées de la Champagne et de la Bourgogne. Légalement, il est né pour la dernière fois le 17 juin 1897, à Montigny-le-Roi, Haute-Marne, sans avoir entre temps perdu la fraîcheur de ses enfances. Il exerce aujourd'hui la profession de graveur, ayant débuté comme imagier forain dans les foires et marchés, puis damasquineur de brette à la cour de Bourgogne, et ornementeur de futailles pour les Chartreux du Dijonnais. Une saison qu'il fit à Dieppe sur les chantiers de M. Ango en qualité d'enjoliveur de poupe, lui fit entendre avec passion l'appel de la mer, auquel il ne put répondre tant soit peu qu'au milieu du XX^e^ siècle. En dépit de probables rencontres antérieures, c'est à ce moment-là que nous avons lié amitié. »
Il y a deux manières de concevoir et de vivre l'histoire. Celle qui s'impose aujourd'hui n'est pas marquée seulement par un sentiment aigu de la chronologie, mais aussi par un découpage très strict des générations, des époques, conçues comme autant d'ensembles fermés -- une série de pièces cadenassées, et pour passer de l'une à l'autre, il faut un trousseau de clés.
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A la limite, il n'y a rien de commun entre ces blocs isolés. Pour Perret, il n'en va pas du tout ainsi et l'on circule librement à travers un certain nombre de siècles : seul le costume varie, on s'y retrouve en famille. Ou bien l'on pourrait dire que l'individu compte moins que la lignée. Alors que nous en sommes à hésiter sur l'identité personnelle au cours d'une vie unique, Perret insiste sur la permanence qui du père au fils, et du grand oncle au petit neveu, maintient des traits communs, assure la résurgence de caractères qu'on croyait disparus, marque la persistance d'une empreinte. Il table sur une durée commune, où les traits propres d'un temps, d'un homme, ont moins d'importance que les ressemblances qui les relient à d'autres. D'où la fréquence de l'épithète « immémorial » (comme chez Faulkner !) qui fait d'un visage, d'un geste, la trace actuelle d'une réalité inaltérable à travers le temps. Permanence d'autant plus visible qu'interviennent des traditions de corps ou de métier, ou qu'on touche à des situations essentielles. La veille d'une bataille, par exemple. Ainsi, dans *Bande à part :* « Dans la grange où déjà la nouvelle était connue, Ramos avait installé l'insomnie. C'était chaque fois la même chose, que ce soit pour Gergovie, Marignan, Malplaquet, Wagram ou la moindre escarmouche, il pratiquait la veillée d'armes au vin rouge et au baratin. » Phrase où l'on ne sait plus bien, à dessein, si c'est Ramos qui a déjà fait Gergovie et Marignan, ou si c'est l'attitude nécessaire qu'il reproduit comme malgré lui, dans un maquis de l'Ain, en 1944. De même, dans les sublimes *Biffins de Gonesse,* l'adjudant Thomas Lafleur est-il si bien le sous-officier constant sous les divers uniformes et armures, qu'on ne sait plus, alors qu'il se promène de nos jours du côté des Invalides, s'il a combattu à Verdun, Iéna ou Cao-Bang. La seule bataille dont il fasse état, à plusieurs reprises, est la bataille des Harengs (1429).
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#### 2. L'art du passage
*Le vent dans les voiles* est tout entier fondé sur cette vision d'une permanence, éminemment choquante pour notre sensibilité dressée à ne percevoir que le mouvant et l'éphémère. L'écrivain est très conscient de la nécessité de préparer avec minutie le passage d'une forme de vision à l'autre. Il y emploie les ressources les plus déliées.
Gaston Le Torch est un lieutenant de la coloniale en retraite ([^4]). Il occupe ses loisirs à chercher la trace des Le Torch qui figurent honorablement dans les guerres du royaume depuis plusieurs siècles. Or il tombe un jour sur une gravure qui montre *La Douce,* frégate commandée par Eugène Le Torch, fuyant devant un Anglais. C'était le 18 octobre 1697. Gaston voit son nom déshonoré. Mais il va lui être donné d'apprendre comment les choses se sont vraiment passées : il va en devenir lui-même le témoin. Sans raconter ce roman célèbre, on peu essayer de voir comment s'opère la percée à travers le temps, du XX^e^ au XVII^e^ siècle, et comment Perret la rend naturelle et presque insensible. Pour commencer, disons qu'il y a une version plate qu'il faut écarter ici comme dans *Arrangement pour le théorbe,* et qui reviendrait à mettre l'aventure sur le compte de l'ivresse. Dans la nouvelle, après la merveilleuse soirée chez Mahaut, le narrateur se retrouve seul. Il se souvient qu'il a passé la nuit à chanter et à boire. Il précise : « Non, malgré les libations, je n'étais pas saoul. »
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Libre au lecteur de mauvaise volonté d'estimer malgré tout que la boisson a brouillé et embelli l'image du réel. C'est une fausse piste. De la même façon, dans *Le vent dans les voiles* (et le sens du titre nous y pousserait) on peut penser que Le Torch a trop bu de vin blanc dans le bistro de la rue des Canettes. Ivre, il aurait rêvé l'arrivée du vent et que l'escalier du fond menait à la dunette de la frégate. A la fin du récit, il se retrouve bien dans le café, et au XX^e^ siècle. Mais s'il n'a fait qu'un rêve compensateur, comment expliquer la présence de l'uniforme d'Artois-Créqui, et surtout ses blessures, bien réelles, même si Grandmédard doute qu'on puisse les faire homologuer ?
Quand on termine le livre, la réalité de l'aventure extraordinaire ne fait pas de doute. Privilège de l'écrivain, qui impose ses rêves. Mais au départ, Perret prend de multiples précautions pour que le lecteur hésite entre l'interprétation plate et l'étrange voyage. On demeure le plus longtemps possible dans le *réalisme.* C'est peu à peu que l'auteur fait passer l'incroyable.
Dès le début, alors que Gaston, plongé dans les archives, n'a pas encore rencontré la « lâcheté » d'Eugène, sa femme s'inquiète un soir : « ...en embrassant la joue rugueuse de son mari, elle y découvrit un goût de sel ».-PU ig le récit évoque des signes de vent. Grandmédard, le cafetier, et Horrembar, l'ancien soldat devenu huissier, parlent d'un espoir de vent, le signalent du côté des Buttes-Chaumont. La rencontre avec la tante Amélie-Marie marque un nouvel état, ou si l'on préfère, un troisième niveau de l'écluse (on change d'altitude sans secousse). Ce personnage est à rapprocher de la tante Marie (*Raisons de famille*) qui « vivait dans un étourdissant fatras de souvenirs familiaux et mondains que béatifiaient des images pieuses bordées de médailles et rameaux de buis. Et tout cela vivait et parlait par sa voix ». Sans doute, à première vue, la tante Amélie-Marie du *Vent dans les voiles* paraît uniquement frivole et excentrique, et on pourrait même la soupçonner d'un léger gâtisme. Gaston lui parle d'Eugène (mort depuis deux siècles et demi, ne l'oublions pas). Nullement déconcertée, la tante répond : « Ah ! Il a encore fait des siennes ? J'en étais sûre. Raconte-moi ça. »
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Et un peu plus tard, alors qu'on peut douter qu'elle ait compris quoi que ce soit à cette histoire de frégate mise en fuite, elle ajoute : « Cet Eugène est un fripon, envoie-le moi, je lui tirerai les oreilles. »
-- Ne vous ai-je point dit, tante, qu'Eugène vivait au XVII^e^ siècle ?
-- Tant mieux pour lui, s'il en a les moyens. »
Réponse victorieuse, mais qui fait douter que la vieille dame ait écouté son infortuné neveu. Elle le réconforte pourtant, en lui assurant que « la musique des Le Torch », elle l'a assez bien dans l'oreille et que « s'il y avait le moindre couac », elle serait la première à crier. Elle promet enfin « qu'à la première occasion, elle parlerait à Eugène ». Conclusion de Gaston : la tante « déménage ». C'est aussi celle du lecteur, qui n'a pas encore décollé de l'univers quotidien. Pourtant cette scène vient de le préparer à le faire, et l'aide à basculer.
Trois chapitres plus loin, Gaston, demandé sur la dunette de *La Douce* (en 1697) se présente à son lointain cousin Eugène :
« Gaston Le Torch, lieutenant honoraire des troupes coloniales, dit le visiteur en rectifiant la position.
-- Ah ! bon, je me souviens effectivement, la tante Amélie-Marie m'a bien dit quelque chose dans ce genre... » répond Eugène.
Retournement qui fait paraître la vieille dame sous un jour fabuleux. Elle n'est plus du tout excentrique, elle est même le pivot immobile autour duquel tournent les générations. Elle ne divaguait pas en disant « qu'elle en parlerait à Eugène ». L'invraisemblable était possible : elle l'a fait. On voit comment l'arrivée de Gaston sur la frégate de Louis XIV a été préparée. (On dira que dans l'hypothèse *réaliste* où il s'agit d'un rêve de Gaston plein de muscadet, il est normal qu'il mêle à ses songes les propos de la tante ; mais on a vu que cette hypothèse perd peu à peu de sa force et devient insoutenable.)
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Revenons en arrière, au moment où Gaston, déçu par l'indifférence familiale, trouve refuge dans le bistro de Grandmédard. Le titre du chapitre : *Appareillage au muscadet* joue en faveur de l'hypothèse réaliste, quoiqu'il ne soit question que d'un unique verre servi à Gaston. C'est que Perret ne cherche pas à nous jeter dans le fantastique, jeu trop simple (le papier souffre tout). Il retarde tant qu'il peut le passage, il n'y entre que contraint par sa propre nécessité. Contrairement au titre du chapitre, le texte va nous aiguiller vers l'hypothèse du voyage : propos mystérieux de Grandmédard (« Je dis : y a de l'espoir, et Dieu verra de quoi ») qui brique le trottoir comme on brique un pont ; brève apparition de *La Douce* dans la rue des Canettes ; apparition d'un rat (mais il y en a à Paris autant que dans les vaisseaux en bois). Le rythme s'accélérant, on a Grandmédard qui annonce : « Messieurs, voici le vent » ; la rue disparaît (« la porte basse où ne paraissait plus qu'un carré de ciel gris et lumineux ») ; et une voix à l'entresol clame : « M. Eugène Le Torch fait mander messieurs les officiers sur la dunette. » Voilà Gaston à bord de *La Douce,* deux siècles et demi en arrière.
Belle économie de moyens. L'impossible paraît tout simple. Personne ne se pose trop de questions. Seuls, les vêtements sombres du nouveau venu font l'objet de plaisanteries sur la tristesse diabolique des costumes du XX^e^ siècle (depuis, nous sommes revenus aux couleurs, mais celles du Carnaval). L'important est que Gaston se trouve tout de suite à l'aise en 1697. Il revoit Horrembar sans surprise, et dans le cadavre de M. Goas de Goarant, il reconnaît sans peine un officier tué près de lui en pantalon garance. Il dit seulement : « Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. » La formule banale devient d'une rigoureuse vérité si l'on admet la perméabilité du temps.
Après l'abordage du Trono, après qu'il a vécu à bord de longues journées, Gaston se demande s'il rêve ou non. Il n'a pas du tout perdu son identité ni le souvenir du XX^e^ siècle. Il soupçonne même Grandmédard de l'avoir précipité dans le passé « à coups de muscadet ».
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Mais la réalité de *La Douce* le reprend aussitôt. Il conclut que Dieu seul sait à quoi s'en tenir. Finissons en avec « le paradoxe temporel » comme disent les auteurs savants. Gaston se demande un moment si sa présence va changer le passé, s'il va convaincre Eugène de combattre l'Anglais (et dans ce cas, c'est le piège de ces histoires : la gravure n'existera pas, donc lui Gaston ne se trouvera pas à bord de la frégate, on revient à la situation précédente, etc.). Il tente aussi de dévier la barre, de changer de direction. C'est impossible. Cela n'a d'ailleurs nul intérêt pour ce récit. L'important, c'est que ni le père Élias, ni Eugène, ni Grandmédard ne s'intéressent au fait d'être en 1697 ou à un autre moment. Il ne s'agit pas du tout de modifier le passé, si tentant que cela puisse être (Cf. la pièce sur *Cadoudal*)*,* mais de savoir qu'on peut sauter d'un siècle à l'autre, que les portes ne sont pas fermées, et qu'au moins depuis Clovis on circule, on est chez soi, dans un ensemble historique cohérent, patrie dans le temps aussi variée, aussi directement sensible que la patrie dans l'espace, et comme elle nettement circonscrite.
#### 3. Le langage commun
Cette unité, cette communicabilité, ne sont pas en effet indéfiniment extensibles. Il s'agit du royaume chrétien des Francs, et cela suffit. Mais à l'intérieur de la définition, il n'y a pas de rupture, rien ne peut être étranger. Et Gildas, par exemple, après avoir évoqué la complainte de Geneviève de Brabant, si on lui demande quelque chose de plus neuf, peut proposer à Mahaut : « Alors chanterai-je le rondeau des six jours, la ballade du Tour de France, les hauts faits de Guynemer notre nouvel archange ou du sire de Bournazel au hoqueton de pourpre. »
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Le signe le plus apparent de l'unité, et ici le premier moyen d'accommodation comme on dit en optique d'un temps à un autre, c'est le langage. Notre exemple le montre assez. Il est vrai que *rondeau* et *ballade* y sont détournés de leur sens prosodique, mais le sire de Bournazel, si son nom est ignoré des jeunes Français d'aujourd'hui, était, il y a trente ans encore, un modèle contemporain du chevalier, hésitant entre les Croisades et la guerre du Rif ; et l'on attribuait couramment à Guynemer le qualificatif d'archange. Mahaut pouvait entendre cela.
Il y a bien une permanence du langage (diminuée par sa désagrégation récente) qui établit une communication très réelle entre Villon et nous, par exemple. Preuve immédiate de l'unité, indice de la capacité à traverser le temps (les mots le font) : au prix de quelque habileté, de quelque *jeu,* on peut « passer de plain-pied du contingent au soi-disant révolu » (*Enfantillages,* dans *La Bête mahousse*)*.* Et dans le texte d'où l'on extrait cette phrase, il s'agit bien, pour l'enfant de l'opération dont nous parlons : « Je venais de m'introduire dans un fragment d'Histoire de France, non pas admirablement conservé, mais bel et bien vivant avec sa portion d'air du temps délicieusement respirable. »
Nous reviendrons sur l'*air du temps.* Notons encore, à propos du langage, signe essentiel de la communauté, qu'il peut devenir preuve d'une communauté encore plus fermée, celle de la famille : c'est par exemple, le langage des Palladion, hermétique à tout autre qu'eux (*Les Insulaires,* dans *La Bête mahousse*)*.* A l'inverse, les contrepèteries et lapsus du capitaine Huard, dans *Les Biffins de Gonesse* sont l'effet du drame : la communauté se casse, se dissout, d'où la ruine du langage. L'aphasie est la conséquence de l'effondrement de la patrie. « Ils sont dieux, les abrefs. » C'est enfin parce que le langage est la vie même de la communauté qu'il faut acclimater les mots étrangers, de *squattaire* à *ouisqui *: c'est vraiment les adopter.
#### 4. L'air natal, l'odeur, l'écho
La communauté peut s'exprimer par d'autres signes. Chez Perret, c'est fréquemment par des métaphores empruntées à l'*air.* La patrie, à travers les siècles, se définit par l'air qu'on respire, comme on vient de le voir avec « la portion d'air du temps ».
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L'atmosphère devient l'expression première, immédiate, de la communauté. Il est vrai que nous est plus familière la métaphore de Barrès sur l'*enracinement* (on la retrouve jusque dans le livre de Vance Packard : *Une société d'étrangers*)*.* Raciné, enraciné, ce sont les vocables les plus communs pour exprimer la filiation, l'héritage, la mémoire du groupe. Pour Perret, ils ne sont pas les plus adéquats. Il s'en explique dans *Grands chevaux et dadas :* « Un nombre indéterminé de souches provinciales et parisiennes ont en effet concouru à me faire naître corniaud dans une patrie où je me sentirais partout chez moi et enfant de nulle part. » Il représente, dit-il, le type complexe des racines multiples. « Je vois mon système radical plutôt rhizomateux et ramifié dans tout l'éventail des terres franches, calcaires, siliceuses et plus ou moins fumées comprises dans les limites de l'empire de Charlemagne. »
L'enracinement n'est pas quelque chose que l'on choisit, et l'image barrésienne lui convient mal, ce qui ne veut pas dire qu'il refuse la réalité qu'elle illustre. Citadins et marins qui ne se reconnaissent pas dans la métaphore végétale ne sont pas pourtant à classer dans les cosmopolites, heimatlos et personnes déplacées. Perret est trop nettement le produit d'un pays et d'une histoire pour s'imaginer interchangeable avec n'importe qui et indifférent à construire sa hutte n'importe où. Le système auquel il recourt de préférence est cependant d'un autre ordre. Il se réfère à un autre élément : « L'air natal, l'air du pays, l'air du quartier, ce n'est tout de même pas une image, c'est de l'air vrai, chimiquement, physiquement vrai, avec ses odeurs, ses températures, ses agitations, ses propriétés hygiéniques et morales. » L'insistance est révélatrice.
Sans doute, l'uniformisation accélérée par la technique réduira au néant « ces histoires d'air et de racines » ; en attendant, ce n'est pas lui qui sous-estimera ces réalités complexes, précieuses, irremplaçables.
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Si l'air du pays paraît d'une essence plus subtile, moins saisissable que l'enracinement dans un terrain, il crée un réseau d'affinités encore plus rigoureux, quoique moins visible. L'air, les paysages qu'il offre, les sons qu'il porte, l'accent du langage, autant de signaux d'un code impossible à rédiger, mais dont la négligence ou l'ignorance vous coupent de la famille, vous désignent comme étranger. « Nous gardons au plus creux de l'oreille un petit nombre d'échos tapis et vigilants toujours prêts à déclencher le branle-bas. »
Cet air, ces échos, manifestent la présence du passé, l'exigence toujours prête à se faire entendre de vertus « immémoriales », mais le mot de vertu est inexact, il implique une réflexion, un effort, alors qu'il s'agit d'un mouvement naturel, instinctif, d'une sensibilité vive et non-raisonnée à l'honneur ou au goût, à tout « ce qui va sans dire », et qu'on aurait pudeur à exprimer.
Cette métaphore de l'air entraîne toujours celles de l'écho et de l'odeur. Dans les *Insulaires,* il est question de « l'écho bicentenaire » de la maison des Palladion. Elle est déclarée insalubre et il est question de l'abattre. M. Palladion, restaurateur de tableaux, est très conscient de l'enjeu. L'air n'est pas le même partout. L'insalubrité de son foyer, c'est pour lui « un climat subtil et vivifiant ». Il ajoute : « Ce que vos petits visionnaires de la prophylaxie prennent bêtement pour atmosphère viciée, c'est de l'ambiance historique à haute teneur, tout simplement. » Emporté par la polémique vitale -- il s'agit des biens essentiels -- il tranche : « soleil, air pur, lumière, ce sont les déguisements familiers du prince des ténèbres ». Non, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas se laver. C'est le refus de l'air *conditionné,* de ce qui est sans passé, sans histoire : « Ce qu'il vous faut, c'est un Paris neuf, délivré du poids des siècles et des obsessions de la mémoire, avec une population toujours née d'hier, sauvagement aseptique... » Des individus sans mémoire, nés au point zéro -- à un point zéro toujours mouvant, par-dessus le marché, car tout s'efface, doit s'effacer à mesure, -- voilà le but. Palladion voyait bien.
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L'odeur manifeste la particularité d'un lieu, sa charge de passé. Elle est le signe vivant de la mémoire, de la présence des souvenirs. Elle définit un territoire. Pour Palladion, son foyer est « saturé de relents immémoriaux ». Son couloir « sentait le moisi féodal ». Il en allait de même avec la tante Amélie-Marie : « Il régnait sous le parapluie une atmosphère prodigieusement riche. » Et quand Gildas et son ami pénètrent chez Mahaut, ce qui frappe, c'est « une odeur que je ne puis mieux qualifier que de profonde et dont la surface appréciable était tantôt de bougie, de cigare, de camphre ou d'encens ».
L'odeur de la chambrée du soldat, du prisonnier possède les mêmes vertus : elle peut être une des dernières traces d'autonomie, de différence, et même d'appartenance à une patrie. L'image de l'écho vient renforcer la notation : « En ce lieu, désormais, l'écho s'est assoupli au parler français et dans notre carré de barbelés le sol tant piétiné en long en large et en rond gardera longtemps notre trace comme on voit sur la plaine les vestiges du parc à moutons. Et même je ne serais pas étonné si, dans le lotissement qui succédera un jour à nos baraques, les gens prenaient à leur insu un léger accent français, tant nous saturâmes cet enclos d'effluves essentiels. » ([^5]) Imprégnation d'autant plus plausible et efficace qu'il est tranquillement assuré de la supériorité française : voir ses réflexions, dans le même livre, sur le travail allemand, qui ne vaut pas cher.
Il n'hésite pas à pousser le paradoxe jusqu'à la provocation et le sourire n'exclut pas la conviction : « ...ça pue bon le Français, et je hume un grand coup qui m'éblouit un peu, comme une bouffée d'oxygène au sommet du Ventoux ».
A bord du *Matam* (voir *Rôle de plaisance*)*,* la qualité de refuge, de foyer, du bateau, est également soulignée par une référence plaisamment outrée à l'odeur qui l'imprègne :
« -- Ah, fit Collot, ça sent bon. Comme dans un nid. »
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« Il régnait là, en effet, une odeur de moisi sépulcral, de chanvre patibulaire et de cercueil en saumure : un de ces mélanges qui provoquent la panique des faibles et l'ivresse des forts.
« Nous étions là, tassés dans le réduit de nos mystères innocents, tout y était complice, d'une complicité immémoriale, et nos voix retrouvaient cet écho fraternel et secret qui est le trésor des vieilles coques. »
Les métaphores de l'odeur et de l'écho alternent ainsi pour exprimer la familiarité, l'appartenance « immémoriale », la cohésion du groupe, bref, le sentiment de la patrie. On a vu que le même office était rempli par la perméabilité du temps, et l'aisance à circuler à travers les siècles.
La contre-épreuve de ce qu'on vient d'avancer est facile. Au début du *Caporal épinglé,* au moment de la défaite, les vaincus parqués dans un premier camp, en France même, n'arrivent pas à surmonter leur abandon, leur solitude. Tous les liens semblent défaits. Aussitôt, la capote mouillée par la pluie dégage « une odeur... lugubre à vomir » et le premier feu « une odeur maudite. C'est un vrai bûcher qui pue la défaite ». A l'arrivée à Lückenwald, le passage à la douche collective, s'il entraîne la satisfaction de la propreté après un voyage infect, laisse beaucoup à désirer : l'odeur est « lourde, fadasse, stupide... une odeur d'hygiène sans joie », à laquelle le caporal oppose « la joie intime » que donnait une douche à Paris. Ici, « satisfaction de plan strictement périphérique, sans écho ». Il s'agit de sensations fines, mais d'importance capitale. On déborde la constatation physique. C'est tout l'être qui est engagé, se retrouve ou se perd, selon la qualité de l'air environnant. Que l'odeur de la capote ou du feu soit ressentie comme lugubre, maudite, implique une catastrophe, une désagrégation du monde aussi terrible que celle qui, dans les *Biffins de Gonesse,* provoque la cassure du langage.
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#### 5. L'air empoisonné
Car il est capital, si l'air donne la sensation de la famille, de l'amitié, de la patrie, qu'il ne soit pas gâté ou empoisonné. Il peut l'être : c'est le moment de la défaite en 1940, c'est la perte de l'Algérie, celui où la communauté est blessée. Le deuxième de ces événements est comme enfoui, aujourd'hui. La page est tournée, et même déchirée. Il est rare qu'un drame de cette importance s'efface aussi vite et laisse aussi peu de traces (visibles). Ce n'est pas le cas pour Jacques Perret.
Pour lui, il ne s'agissait pas du choix d'un camp dans une affaire politique donnée, à laquelle inévitablement succèdent d'autres affaires, non moins urgentes, et qui peuvent commander d'autres alliances, d'autres regroupements. Et il n'est pas homme à s'incliner devant la quasi-unanimité qui s'est imposée, et qui fait qu'aujourd'hui, quand on parle de l'issue de l'affaire -- l'indépendance de l'Algérie -- il est convenu de dire qu'elle était inévitable et de plus très souhaitable. Mais Perret sait qu'il y allait de l'essentiel. Pas un de ses livres, de ses articles qui, depuis, n'en porte la trace. Que défendait-il ? L'air qu'il respire, et cet air reste empoisonné.
Les rapports personnels de Perret avec l'Algérie sont pourtant assez tardifs. Il a combattu au Maroc, il a vécu en Guyane, mais l'Algérie n'entre vraiment dans sa vie qu'avec Ramos, le maquisard au verbe si étrange dont parle *Bande à part,* et qui est tué à quelques jours de la Libération. Ramos était pied-noir. Perret a évoqué ce copain attachant, secret, surprenant, avec une grande amitié. Le souvenir de Ramos sera peut-être pour quelque chose dans la vivacité avec laquelle, dès les chroniques de *Salades de saison* (dans les dernières années de la IV^e^ république), Perret s'insurge contre l'idée d'un abandon de l'Algérie. Après mai 58, le combat continuera plus dur, plus pénible, avec les procès et les condamnations successives (et la plus terrible, la peine qui frappe son fils).
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On retrouvera les marques de ces mauvaises années dans *le Vilain temps* (1964)*.* Mais dès 1961, il publie *Les Biffins de Gonesse,* et bien que, sauf erreur de ma part, le nom de l'Algérie n'y soit pas prononcé, ce roman qui rend un son désespéré est le livre de la guerre d'Algérie, celui qui évoque le mieux son sens historique, ce qui était en jeu. (De la même façon, *le Fidèle berger* d'Alexandre Vialatte est le livre qui a exprimé pour toujours la défaite de 40.)
Ce n'est qu'en 1969 que Perret reviendra au récit, avec *la Compagnie des eaux* (« le relevé du conteur », disait gentiment la bande). On y trouvera, sous la forme voilée, retenue d'un écrivain ennemi de l'étalage des sentiments, l'aveu d'une situation intenable. Celle où l'on se trouve lorsqu'on ne peut ni s'accoutumer à ce qu'est devenue la patrie, ni se détacher d'elle. La virée à bord du *Matam* n'est plus une promenade de plaisance, mais un compromis qui permet la survie. Le *Matam,* vieux refuge, représente l'illusion d'un accord retrouvé. Il témoigne « de l'ordre et de l'harmonie ». Mais l'illusion est fugitive. On ne sent jamais mieux qu'à bord à quel point on dépend de la terre. On est lié à elle, aux autres. « Quels que soient l'ancienneté, les pouvoirs et les prestiges de la mer, c'est quand même la terre qui fait la raison de vivre, la terre mystérieuse interdite aux navires, l'ennemie solide, le séjour enchanteur d'où viennent les rats, la rivale étrangère à peine entrevue derrière ses foyers et ses grues, la beauté fatale, plus belle sans doute, plus intelligente et plus cruelle, toujours gagnante, à peine jalouse. »
On peut feindre de s'éloigner de cette beauté fatale et cruelle, prendre ses distances, vivre sans elle un moment, mais le bateau rentre toujours au port. « Nous sommes nés de l'argile et non de l'écume. Le bateau en fer traîne son pesant de mémoire souterraine et les navires en bois sont proprement déracinés. » Le malheur de celui qui a honte de sa patrie, c'est qu'il en est blessé au vif, diminué. Collot peut bien dire : « J'admets pourtant que la France ait pu laisser une épave digne de ce nom et qui serait le *Matam* avec nous dessus » ; plus loin, à propos d'une rencontre en mer, on peut imaginer un instant « la patrie tout entière alors incarnée dans le *Matam *»*,* ce n'est qu'un jeu, qui ne dure pas. La terre, les autres, l'emportent.
75:228
« La France est à bâbord, capitaine méfiez-vous, c'est la France de demain, attention c'est très grave, et c'est quand même le pays natal. » Déchirement qu'on ne peut ni oublier, ni refuser. Il apparaît partout dans ce livre grave, où le sourire est vite éteint, et qui se termine sur cette phrase où la plainte se dissimule -- n'arrive pas tout à fait à se dissimuler : « Ce bateau, en mer, à quai ou même au crayon, c'est encore le meilleur endroit pour y cacher mon bonheur d'être Français. » Bonheur ? On est loin de compte, mais bonheur ou malheur, ici, sont secondaires. On ne respire bien que l'air natal, même avec ses poisons, puisque malgré eux, contre eux, persiste l'odeur immémoriale, la présence du passé.
Georges Laffly.
76:228
### Les amitiés invisibles
par Louis Salleron
Il y a les amis qu'on voit, et ceux qu'on ne voit pas. Il y a les amis avec qui l'on parle, et ceux avec qui l'on ne parle pas. Il y a les amis qu'on connaît, et ceux que l'on ne connaît pas.
La première catégorie est normale. La seconde est étrange, presque contradictoire dans les termes ; pourtant elle existe. J'ai quelques amis, rarissimes, qui m'en assurent. Cette amitié mystérieuse a dû donner lieu quelque part dans les belles-lettres, à de subtiles analyses. Je n'ai pas souvenir d'avoir rien lu là-dessus. Pour l'amour, oui. Pour l'amitié, non. Pour l'amour, ce n'est pas très étonnant. L'amour est illusion ; il s'accompagne donc assez bien de l'inexistant. Mais l'amitié n'est pas dérèglement de la cervelle. Alors que se passe-t-il ?
ITINÉRAIRES serait-il une réserve de ces amitiés invisibles ? J'en connais deux cas pour moi. Le premier fut Henri Charlier. Quand Jean Madiran me demanda mon témoignage sur lui, je m'aperçus que je ne l'avais rencontré qu'une fois dans ma vie et que cette rencontre avait été la seule occasion d'un entretien sans précédent comme sans suite. Il n'en était pas moins mon ami, sans que la réciprocité m'apparût nécessaire. Alors, estime ? admiration ? Non pas : amitié. Pourquoi ? en quoi ? Je ne sais.
77:228
Jacques Perret est ainsi mon ami. Je peux le dire puisque cela ne l'oblige pas ni ne peut réellement le compromettre. Lui, je l'ai vu quelquefois. Très rarement. J'ai même joué au tennis avec lui, à Carolles, il y a 25 ou 30 ans.
Je ne lui ai jamais écrit. Il ne m'a jamais écrit. Combien au total de mots échangés ou de coups de raquettes ? Moins que rien. Je n'ai même lu que trois ou quatre de ses livres, ce qui me laisse de bonnes bouteilles à savourer un jour. Mais je le lis toujours, et par préférence, dans ITINÉRAIRES. C'est ainsi qu'il est devenu mon ami. Par correspondance, en somme. La correspondance idéale : il ne se lasse pas de s'adresser à moi sans que je lui réponde jamais. Je ne me lasse pas de lire « le cours des choses ».
Affaire de goût ? Sans doute. Je tiens Jacques Perret pour l'un de nos plus grands écrivains. Mais Aragon aussi est un grand écrivain. Le style, c'est l'homme. Mais l'homme, c'est ce qu'il écrit. Ce qu'écrit Perret, dans le grave ou dans le léger, est ce que j'aurais aimé écrire si j'avais eu à en écrire et le talent pour. Il est mon Histoire de France et mon Histoire de l'Église, telles que je les vis ou plutôt les pâtis, telles que j'en vis et telles que j'en meurs avec tout ce qui est français et catholique en cette aube de l'apocalypse.
Le jardin des plantes lasse-t-il d'autres ? Je sais bien que c'est pour moi que Jacques Perret en narre indéfiniment les loisirs et les jours. Toute mon enfance ! Avant la première guerre ! Cette longue expédition pour arriver jusque là. Ce pain spécial qu'on achetait à l'entrée pour les animaux, et qu'on croquait à la dérobée, bien meilleur que celui du boulanger. Ce devait être du pain « complet » qui fait aujourd'hui la fortune des boutiques diététiques. Véritable ami, Perret sait qu'on ne peut faire plus grand plaisir à ses amis qu'en évoquant leurs souvenirs d'enfance. Éléphants de terre ou de mer, girafes, autruches, ours blancs et bruns, ouistitis... L'enfance, mais aussi l'adolescence, l'âge mûr. Pour la vieillesse, je n'ai plus à me déranger. Jacques Perret marche pour moi. Et surtout il pense, il imagine, il remémore, il écrit pour moi. J'y gagne, mais les autres aussi. J'attends sa rencontre avec Chateaubriand qui, si je ne m'abuse, déambula, vers la fin de ses jours, dans ces allées qui nourrissaient ses mémoires d'outre-tombe.
78:228
Il y a les animaux, il y a le cèdre, le labyrinthe, le muséum, mais il y a aussi les plantes, ce qui est bien le moins pour un jardin des plantes. Leurs noms latins s'ornent parfois du parrainage d'un nom propre ainsi sauvé pour la postérité. N'y ai-je pas découvert un « pélargonium Mme Salleron » ! Quelle grand-mère ou grand-tante s'intéressa chez moi aux plantes du jardin des plantes ? Modeste fleur en tout cas, à l'image de sa marraine. Même pas un géranium. Les roses et les lys sont pour plus nobles personnages.
Le temps, souvent, sépare les amis. Il ne peut séparer les amis invisibles. Il les unit plutôt davantage. Sans leur expliquer comment ni pourquoi, il les introduit doucement à l'éternité ; compagnons d'itinéraires variés pèlerinant ainsi sur la même voie royale. Les phoques du jardin des plantes remonteront la Bièvre et la Seine pour retrouver les îles Kerguelen, mais les blancs ruisseaux de Canaan mèneront leurs amis au paradis de leur enfance. On est toujours de revue quand on ne se voit jamais.
Louis Salleron.
79:228
### Les défauts de la cuirasse ou le chercheur d'or
par Michel Perrin
Dans ce recueil d'hommages, d'autres sauront, sans aucun doute, mettre en lumière l'armure de Jacques Perret, chevalier sans peur et sans reproche. Reste à souligner ici les défauts étincelants de sa cuirasse. Le premier, c'est que Jacques Perret a pour la langue française un amour périmé, en un temps où l'on reconnaît les écrivains véritables, les professionnels de la chose, au mépris dans lequel ils tiennent les mots, le style, voire la grammaire et l'orthographe. Jacques Perret, lui, traite notre langue avec une tendresse d'artisan. C'est un menuisier de la phrase ; il en frise même les plus modestes copeaux. Il sait aussi, comme personne, faire flamber le bois mort des souvenirs ; *Grands chevaux et dadas* pétille d'un bout à l'autre.
Second défaut de Jacques Perret : ce hardi navigateur n'a jamais su louvoyer. Quand son attachement anachronique à la France et à ses prolongements d'outre-mer lui a valu d'être persécuté dans ce qu'il avait de plus cher, on crut qu'il allait se taire, ou du moins mettre une sourdine à son clairon. Il n'en fut rien ; jamais sa voix ne s'éleva plus forte, gonflée par sa juste colère.
80:228
Jacques Perret a trop d'humour pour qu'on évoque à ce propos Chateaubriand et son fameux : « C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire », mais Chateaubriand ne risquait pas grand-chose et Jacques Perret risquait tout. Et ce n'est pas ainsi -- même quand Néron, Dieu merci, repose à six pieds sous terre -- qu'on accède au prix Nobel ou aux diverses académies.
Les sentiments démodés qu'il a pour son pays, on croit savoir que Jacques Perret les éprouve pour l'Église, telle qu'elle a vécu pendant des millénaires, telle qu'elle vit encore à Saint-Nicolas du Chardonnet, à Écône et autres lieux où souffle l'Esprit. Ce n'est pas ainsi qu'on obtient ses grandes et petites entrées au Vatican, du moins sous l'actuel pontificat ([^6]).
Le personnage principal d'une des plus belles nouvelles de Jacques Perret, *Une histoire en or,* exprime une philosophie qui pourrait bien être celle de l'auteur. « Voici bientôt trente ans, dit-il, que j'exerce ma profession de chercheur d'or... je dis bien chercheur, entendant par là que si j'en trouve ma carrière est brisée... et c'est pourquoi je ne cherche plus cet or qu'ayant trouvé je n'aurais plus à chercher. »
Jacques Perret ressemble fort à ce chercheur d'or.
Michel Perrin.
81:228
### Lettre à Jacques Perret
par Jean Raspail\
*biffin de Gonesse*
CHER JACQUES PERRET, cher monsieur -- vous préférez, je le sais, l'emploi du mot *monsieur,* si courtois et si élégant lorsqu'il est prononcé à bon escient avec le ton d'urbanité qui convient, à cette sale habitude pour le moins cavalière du prénom et du nom tout secs contractée dans les milieux de « l'audiovisuel » et de la littérature où il devient de plus en plus rare de croiser un Monsieur... Cher Monsieur, donc, me voilà quasiment en retard à notre rendez-vous. Je l'avais pris dès le 10 mars avec M. Georges Laffly, promettant de remettre ma copie d'amitié le 15 septembre, dernier délai. Le 10 mars, j'en étais à la page 33 d'un roman commencé le 15 avril. Aujourd'hui 14 septembre, je viens seulement d'écrire le mot *fin* à la page 452 et durant tout ce temps-là je n'ai pas décollé de cet univers de dédoublement où me jette à chaque fois la composition d'un roman. J'en sors toujours complètement vidé. Et comme je ne sais pas conduire deux choses à la fois, me voilà à vos côtés juste à l'expiration du délai. Il faudra me pardonner le ton hâtif et négligé...
82:228
Cependant, je ne vous ai jamais oublié. Sachez qu'il n'est pas une soirée, sur le coup de onze heures, où corrigeant mes pages de la journée, je ne me dise : « Comment s'en serait tiré Jacques Perret ? Sûrement mieux ! »
Car nous nous ressemblons. Figurez-vous qu'on me l'a dit souvent. Je ne sais ce que vous en penserez, mais à moi, cela me fait sérieusement hausser le col...
Et ma foi, si je suis loin d'avoir votre talent, votre élégance d'écriture, votre rectitude de pensée servie par les arabesques incomparables de votre imagination -- vous n'êtes membre d'aucun jury littéraire important (ce qui est un comble !), vous n'êtes titulaire d'aucune rubrique de même acabit, mon humilité ne peut donc paraître suspecte --, je crois que l'un comme l'autre nous n'avons jamais écrit une ligne qui ne procède confusément ou non d'un ensemble de valeurs et d'emportements viscéraux à quoi nous tenons tous deux mordicus. Je ne vous ferai pas un dessin là-dessus... Mais tenez ! je vais vous infliger sans vergogne une citation de mon *Camp des saints.* Qu'on me fasse l'honneur de me croire si j'affirme que c'est parce que je me suis nourri de votre œuvre, que j'ai pu, entre autres, écrire les quelques lignes qui suivent :
... *Jubilation. Les vrais amateurs de traditions sont ceux qui ne les prennent pas au sérieux et se marrent en marchant au casse-pipe, parce qu'ils savent qu'ils vont mourir pour quelque chose d'impalpable jailli de leurs fantasmes, à mi-chemin entre l'humour et le radotage. Peut-être est-ce un peu plus subtil : le fantasme cache une pudeur d'homme bien né qui ne veut pas se donner le ridicule de se battre pour une idée, alors il l'habille de sonneries déchirantes, de mots creux, de dorures inutiles, et se permet la joie suprême d'un sacrifice pour carnaval. C'est ce que la Gauche n'a jamais compris et c'est pourquoi elle n'est que dérision haineuse... La vraie Droite n'est pas sérieuse. C'est pourquoi la Gauche la hait, un peu comme un bourreau haïrait un supplicié qui rit et se moque avant de mourir. La Gauche est un incendie qui dévore et consume sombrement. En dépit des apparences, ses fêtes sont aussi sinistres qu'un défilé de pantins à Nuremberg ou à Pékin. La Droite est une flamme instable qui danse gaiement, feu follet dans la ténébreuse forêt calcinée...*
83:228
Toute révérence gardée et compte tenu de l'abîme entre deux styles, je vais vous dire, cher monsieur qui êtes aussi un vrai ami, c'est inspiré en droite ligne par Jacques Perret ! Et savez-vous où j'ai vu clair en vous comme en moi, de telle sorte que j'ose vous prêter ces lignes que j'ai écrites ? Dans *Les biffins de Gonesse,* pardi ! Tout y est. Rien à ajouter. Si j'y pique un petit drapeau par-ci par-là, c'est qu'il me faut bien à mon tour tenter de servir à quelque chose. Ah ! Les biffins de Gonesse... C'est *mon* livre. Il me semble aussi vous avoir entendu dire que vous aviez un faible pour celui-là...
Voulez-vous que nous continuions, par jeu, avec votre indulgence, à traquer ensemble Jacques Perret chez Raspail ? Acceptez, je vous prie, vous me tirerez une épine du pied. J'ai lu et je possède *tous* vos livres mais me voilà coupable et bien embêté : ils se trouvent dans ma bibliothèque parisienne, à sept cents kilomètres d'ici, et manquent à ma bibliothèque provençale. L'inconvénient du double domicile. Il y en a d'autres, mais quelle paix !... C'est pourquoi, quitte à étudier votre œuvre, je vous en propose le reflet chez moi avec l'espoir de vous amuser.
Tout un livre, d'abord. Il s'appelait *la Hache des steppes,* ce qui n'est pas un très bon titre, mais de mes livres celui que je préfère. C'est pourquoi je vous l'avais dédié : à Jacques Perret, le maître en la matière. De ma vie, je n'ai jamais cru si bien dire... Enfin, j'ai essayé de vous suivre. Vous m'y aviez d'ailleurs précédé. C'est vous le coupable. Rappelez-vous. Cette histoire de descendants de Huns qui survivaient avec toute la conscience de leur passé dans un petit village proche des champs Catalauniques... C'est vous qui me l'aviez indiquée. J'en avais seulement entendu parler, quand un jour... *dînant avec Jacques Perret, je lui contai toute l'affaire. Le caporal épinglé avait tant rêvé toute sa vie devant sa table d'écrivain, il avait tant forgé le merveilleux avec le vrai et le vrai avec l'imaginaire, que cette histoire-là, voilà longtemps qu'il la connaissait !*
84:228
*Il la tenait d'un vieux camarade, artiste dessinateur dans le quartier Saint-Jacques, une sorte de cavalier mongol, à l'entendre, l'aspect puissant, l'allure sauvage, le cheveu raide et noir, les yeux bridés comme il se doit, et qui donnait toujours l'impression d'avoir oublié son cheval lorsqu'il prenait le métro. Il ne faut jamais interrompre Jacques Perret lorsqu'il décrit quelque chose ou quelqu'un. Jamais personne ne se haussera aussi élégamment que lui aux lisières subtiles et fantasques de l'épopée. Vétéran des champs Catalauniques, le Barbare, un jour de spleen, une solide eau-de-vie au poing, racontait la bataille et se souvenait de tout, et pourquoi et comment il était venu, à cheval, depuis l'Altaï, voter dans le XIV^e^ arrondissement. En réalité, il ne se souvenait de rien :*
« *J'ai téléphoné au fils d'Attila* », *m'écrivait Jacques Perret quelques jours plus tard.* « *Il ne renie pas son ancêtre tout en me faisant responsable de cette filiation hypothétique et plausible attribuée un soir entre la poire et le fromage. Le berceau de sa famille n'en reste pas moins à proximité des Catalauniques. Mais ce n'est pas de lui que je tiens le fait d'une survivance hunnique dans ce coin-là ? Je cherche à me souvenir de qui ou de quelle lecture, si je trouve, je vous le dirai, mais je ne l'ai pas inventé. *»
Voire ! Mais le village existait, vous l'aviez oublié, vous n'y aviez jamais mis les pieds et cependant, nous l'avons *inventé* ensemble. Je dis : ensemble, car si vous reprenez ce passage de ma *Hache des steppes* où j'avais mélangé votre lettre, vos paroles et mon propre récit, cette fois, cela colle ! Au diable l'humilité, la mayonnaise prend et je la trouve savoureuse : vous et moi, nous faisons du Perret !
J'ai même osé aller plus loin, sciemment, volontairement, pour me faire plaisir, pour vous faire plaisir sans vous le dire, pour jouer votre musique comme un bon concertiste l'œuvre d'un maître et cela m'avait donné beaucoup de mal : du Perret, j'en ai fait tout seul, exprès, pendant deux pages ! Cela avait échappé à tout le monde. Cela vous avait échappé. J'espère que la surprise sera bonne :
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*Le Wisigoth* (c'est moi, une « filiation hypothétique » dont je me flatte) *franchit les portes de Paris au matin du 13 mai, galopant vers le soleil levant. En petit convoi, mais harnaché comme il convient à ce genre d'expédition courte, lui-même vêtu de ce daim souple et approprié qui laisse jouer les articulations des bras guidant le chariot véloce, sa compagne aux longs cheveux cuissardée de fine peau de vache, bagage léger jeté à la hâte dans un sac, quelque monnaie du temps apte à conduire dignement nomadisme pacifique et mission d'ambassade, et onze chevaux lustrés et piaffants entraînant le chariot de raid à quatre roues égales. Il faisait beau et sec sur les provinces de l'Est. Et comme ce 13 mai était celui de l'année 1973 et qu'il apparaît toujours plus commode de suivre les chemins de son époque que les voies romaines perdues sous l'humus des forêts par pointillés hypothétiques sur cartes archéologiques, c'est par la route nationale n° 19 que le Wisigoth quitta Paris en direction de Provins et Nogent-sur-Seine. Passé cette ville, il entreprit à vive allure la remontée de la rivière Ardusson par la nationale 442, sur une trentaine de kilomètres, et déboula sur le champ de bataille avec 1.522 années, 4 mois, 4 jours et 3 heures de retard car il est hors de doute que le 17 septembre 451, les Wisigoths, Francs, Sarmates, Burgondes, Alains et quelques rares Romains qui formaient l'armée d'Aetius d'une part, les Huns, Rugues, Pannoniens, Suèves, Bastarnes, Ostrogoths et encore d'autres Burgondes, Sarmates et Alains dissidents qui formaient l'armée d'Attila d'autre part, se levèrent avant l'aube pour débattre entre Barbares et dans le fracas de la ferraille, le sort de notre Occident.*
*Le Wisigoth descendit de son auto risquée par chemin de tracteur jusqu'au sommet d'une colline entre Estissac et Dierrey-Saint-Julien, au lieu dit de Moirey, et grimpa sur un mirador de rondins à silhouette étrange de tour de siège romaine, don branlant et oublié d'un syndicat d'initiative naïf : les champs Catalauniques, keksékça ?*
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*De l'observatoire d'Aetius, le Wisigoth versa une larme imaginaire sur la mort au combat de son roi Théodoric, puis, contemplant les hordes mongoles, russiennes et germaines qui déjà pliaient et refluaient en désordre vers la Seine, il jugea qu'il était plus que temps, d'abord de déjeuner solidement pour fêter la victoire, ensuite de dépêcher son ambassade aux derniers Huns attardés pour savoir si, oui ou non, ils avaient réellement l'intention de s'établir là et de faire souche dans le code postal 10100. Avec Jacques Perret en flanc-garde volante et le cavalier du XIV^e^ en sublime renfort, je ne doutais plus du succès...*
Évidemment, dans ce texte, c'est en mineure que j'ai joué votre musique, cher monsieur. En majeure, je vous aurais trahi. Je n'ai pas cherché à tirer de mes modestes trompettes le grand souffle inimitable des *Biffins de Gonesse* ou du *Vent dans les voiles.* Je ne me suis pas attaché comme un parasite aux idées que vous brassez toujours superbement, mais seulement au balancement de la phrase, à la construction du récit et à cette façon que vous avez et qui me plaît par-dessus tout de transiter d'une époque à l'autre et de vous balader de siècle en siècle avec tant de naturel qu'on dirait que vous avez vécu deux mille ans. Deux mille ans d'humour français, de bravade, de fierté de cœur, d'amour pour ce pays qui est le nôtre et de colère aussi contre les milliers de milliers de pédantes canailles et de cuistres interlopes qui s'acharnent à le défigurer... Ce n'est pas pour rien que dans la presse qui vous consent l'insigne faveur de vous pardonner vos idées en raison de votre talent, on vous appelle parfois le dernier des Gaulois. Tout Wisigoth que je sois, moi je l'aurais pris pour un compliment.
Mais c'est promis, monsieur, je ne vous imiterai plus. Je n'en serais plus capable. J'avais voulu simplement me le prouver et vous me direz entre quat-zyeux, autour du ti-punch où nous communions tous deux dans le souvenir de nos aventures tropicales de coureur de jungle et de pagayeur de rio, ce que vous en avez pensé. Après quoi je reprendrai mon propre chemin. Il n'y a qu'un Jacques Perret, c'est ce qu'on dira encore dans mille ans.
87:228
Pour moi, je commence à me trouver un peu trop grinçant à mon goût, pessimiste, et mon rire, s'il existe, n'a pas la chaleur et la hauteur du vôtre. La France que nous vivons m'irrite trop souvent, il arrive qu'elle m'écorche, qu'elle me donne des boutons. Je me gratte furieusement en grattant du papier. Hélas ! je n'ai pas votre sagesse, votre sérénité. Hélas ! je n'ai pas encore votre âge et je crains qu'en vieillissant les éruptions et démangeaisons ne s'aggravent. C'est gênant, par les temps qui courent, pour écrire des romans et ramasser le Goncourt... Je me souviens de cette soirée, voici deux ou trois ans, où je vous avais joué le vilain tour de vous emmener avec moi, en compagnie de Geneviève Dormann, notre sœur à tous les deux, jouer à l'écrivain, en direct, devant les caméras de l'émission *Apostrophes.* Il s'agissait de la Droite. Tous les autres s'étaient défilés. J'avais envie de faire l'appel des fuyards. Pivot avait été charmant. Mais nous avions en face de nous trois personnages odieux, comme on les fait maintenant, mal élevés, sectaires, intarissables et sûrs d'eux-mêmes. Apostrophés, nous l'avions été ! Fasciste, diplodocus, momie, allez chercher votre béret basque... Tous deux nous étions restés sans voix. Heureusement que Geneviève Dormann était là... Une fine lame. La télévision, elle connaît. Puis on avait parlé du roi, du drapeau, de la patrie... Nous étions assez malheureux. En face ils se tapaient sur les cuisses, éructaient, bavaient, condamnaient, on ne pouvait plus placer un mot. Vous en avez placé un. Vous avez dit : « Voilà les salades qui commencent ! » Il n'y avait rien à ajouter. On y patauge, dans ces monstrueuses salades. Elles étouffent le romancier « engagé ». Comment faire pour ne pas en crever ? Se hisser à votre hauteur. Mais je vous le disais tout à l'heure, cher monsieur, et me voilà retombé sur mes pieds, il n'y a qu'un Jacques Perret.
Je fus, je suis et je reste, jusqu'à l'éternité où nous nous retrouverons un jour tous les deux, un sacré ti-punch à la main (rhum vieux), votre fidèle biffin de Gonesse.
Jean Raspail.
88:228
### Perret le Chouan
par Michel Herbert
« Tous nos rois sont nimbés\
par principe et nos présidents\
cornus. »
J. PERRET.
PERRET, JACQUES... quatre syllabes claquantes comme le clairon des « Dernières cartouches », franc-natif du Hurepoix, caporal de fondation, Va-de-bon-cœur de la « belle », l'auteur de la « Bête Mahousse » présente toutes les caractéristiques du réactionnaire de bon aloi. Épiphénomène allègre, truculent habilleur, Cellini du langage, cap-hornier du verbe, gentilhomme de la moufle à l'écu de gueules tiercé d'empire, cloisonné de lys, au chef d'humour, de derrière lorgnons antiques abritant malicieux regard tendre, cet archéologue de l'herbe à nicot, depuis plus de huit lustres déjà dépose sur nos rayons, de messages abscons et de fumeuses dissertations encombrés, rayonnant faisceau de nouvelles, romans, pièces et souvenirs, pour ne point parler de la combien courageuse partie journalistique !
\*\*\*
89:228
« *La Monarchie est aussi illégitime aux États-Unis que la république l'est en France où elle se compose tout au plus d'une collection de cerveaux creux, d'idéologues et de scélérats qui font tyranniquement la loi à trente-six millions de peureux et d'imbéciles qui se laissent acheter ou berner *»*,* écrivait le 25 novembre 1883 Monseigneur Anger-Billards, chorévêque d'Antioche, prélat mitré de Carthage, chanoine de Smyrne, d'Éphèse et d'Antioche et intime du farouche et pudique Barbey, lui aussi corseté d'intransigeance. Jacques Perret, aède de tout « ce qui ne meurt pas », de son seul rigoureux bon sens armé, avec la même vigoureuse éthique édifie son œuvre. Tels les vaisseaux sanguins irriguant notre corps, les vieilles fidélités, en rangs pressés, tout au long des rabelaisiens feuillets montent à l'assaut des chapitres :
« *Naturellement, à force de hanter les chemins creux avec un tromblon à l'épaule et de nicher dans les grandes haies, mon petit délire personnel travaillait plutôt dans le genre* « *Prends ton fusil Grégoire *» *et nous étions une demi-douzaine à montrer sur nos vareuses de toile bise un cœur chouan bien rouge brodé par une paysanne d'Auvie-le-Gail sur mes indications. Ce n'était pas pour faire de l'agitation, mais histoire de me mettre en règle avec mes préjugés et de mieux copiner avec les champions de ma foi. *»
Quelques paragraphes plus loin, le franc-tireur de bonne compagnie -- espèce rare, avouons-le -- auteur de cette attachante relation de maquis : « Bande à part », prix interallié 1951, affine sa pensée :
« *Ce n'est quand même pas la prétendue fatalité d'une démocratie mondiale ou d'une technocratie matriculaire qui allait m'interdire l'invention d'un nouveau Robert Le Fort, d'un Bébert assez fortiche pour faire démarrer une dynastie millénaire, juste le millénaire prévu pour offrir au jugement dernier une France présentable. *»
Les immortels principes, la nébuleuse Déclaration des Droits de l'homme sur fond de Carmagnole et bain carmin de septembriseurs sont sûrement présents à l'esprit de Perret lorsqu'il ajoute : « *Il afficha une indulgence doctrinaire dont les plus malins profitèrent pour jouer au caïd et montrer cette arrogance pagailleuse et revendicatrice, premier symptôme de maturité politique. *»
90:228
Je n'aurai garde d'omettre sa vieille admiration pour Georges qu'il n'avait pu, auparavant, contenir ; en effet, dans le chapitre « les zigotos », je déchiffre :
« *Je suis obligé de me gonfler par mes propres moyens et depuis quelque temps je sentais comme des fuites. Peut-être le sentiment d'avoir épousé une querelle qui ménageait pas mal de malentendus, de ce cher préjugé qu'il n'est plus, depuis Cadoudal, d'embuscade à ma vraie convenance... *» Le colossal lieutenant général des Armées catholiques et royales, Grand' Croix de Saint Louis, notre Georges, dit Gédéon, dit Tête de Fer, le seul qui, insaisissable et omniprésent, fit la nique au blême corsico, au Boney colérique, le formidable athlète dont les doigts puissants égrenaient encore le 25 juin 1804 au matin le chapelet de nos pères et lança, le chef déjà engagé dans la lunette, le cri millénaire de « Vive le Roi », fut encore évoqué par Jacques Perret dans une pièce composée spécialement pour la RTF et son émission « Carte blanche » en 1960 :
« *Eh oui, que voulez-vous --* nous dit-il -- *je cultive un héros. *»
Appuyant encore, il ajoute bientôt :
« *Georges est un nom qui a fait tressaillir de longues années le cœur des Français, qu'ils fussent pour ou contre, et Bonaparte en perdit le sommeil jusqu'au jour où tomba la tête de cet adversaire énorme en tout point. *»
Notre ami ne s'aventure pas davantage à la venvole pour le bruitage ; la chorale Montjoye Saint Denis lance ses trilles : refrain de « Monsieur de Charette », Magnificat, bruits de sabots sur la route, cri de la chouette ; la symphonie exhaustive des allergiques au drapeau bigarré répercute ses accords sur nos ondes. Perret n'a dû avoir qu'un regret mais lancinant : ne pas pouvoir, en accompagnement discret, faire sonner les trompettes de Monsieur de Turenne, le cor de Roland... et le théorbe de Gildas.
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Treize années auparavant les mêmes constantes éclataient dans ce chef-d'œuvre qu'est « Le Caporal Épinglé » ; 500 feuillets de gentillesse franque pudiquement drapée dans les plis des étendards en berne ; l'ouvrage, de génération en génération, transmettra les aventures picaresques d'un « homme noir qui s'en va par la plaine ». Je ne puis lui souhaiter plus beau devenir que celui d' « Autant en emporte le vent » dans les stalags germaniques et que Perret rapporte ainsi :
« *Le docteur a dévoré ce bouquin en deux nuits, Pater s'est jeté dessus, la tête dans ses mains, à plat ventre sur son lit et de six jours n'a lavé ni sa gamelle ni sa figure.*
*J'ai dit qu'on me le rende, mais Dieu sait où il est. La dernière fois que je l'ai vu, ce n'était plus qu'une liasse de papier ficelé. Il a dû changer de camp, lui aussi, passer de mains en mains, de commando en commando et, d'Autriche en Pologne, circuler entre les baraques comme un tract enchanté. *»
Il me faut, pour les besoins de ma démonstration, modifier légèrement la conclusion : « *L'ouvrage nous a tendrement, héroïquement, follement, gentiment saisi le cœur et l'esprit. *»
Mais quittons Scarlett et ses folles amours pour mieux scruter « Le Caporal » et y voir au fil du récit le partisan s'afficher :
« *Ah ! temps bénis où La Ramée se bagarrait ici et là, vainqueur ou vaincu, sans se croire obligé de se faire une opinion, puisqu'un autre l'avait pour lui, par science héréditaire et grâce divine. *» *--* page 64 --
« *C'était encore un Vendéen. Curieuse race décidément. A les voir cramponnés au talus quand les balles sifflent en fauchant les ombelles et grafignant les ormeaux, on commence par s'étonner : comment pardonner aux Princes d'avoir raté leur affaire avec des gars pareils ! *» *--* page 101 --
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« *Qui donc se vanterait aujourd'hui dans l'universelle et tyrannique chienlit du nombre déferlant, de gouverner contre les instincts ? Nous avons perdu le charme : il était conféré par la Sainte Ampoule. *» *--* page 154 --
« *Bien sûr, si Pétain s'appelait Philippe VII et qu'il fût dûment oint à Reims, il pourrait dire : sus à l'Anglais ! Je penserais : Ah ! Elle est bien bonne, mais il doit avoir raison, vu qu'il est né pour ça. Mais voilà, je me demande en vertu de quoi Pétain incarne la France. Depuis le temps que des assassins ou des gangsters assurent l'intérim, on a complètement perdu le fil. *» *--* page 163 --
« *Pouvoir poser les yeux, poser les doigts sur la France incarnée ! mais dûment incarnée au nom du père, du fils, des arrière-grands-pères et des arrière-petits-fils. On demande quelqu'un de la famille. Pétain ne peut pas toucher les écrouelles. Ni pendre qui il veut. Charles VII n'était pas reluisant, paraît-il, mais dans les ténèbres il était encore la petite flamme où brûlait l'amour, la foi, l'espoir d'un peuple qui croyait à son père. Pour bien se porter, il faut croire aux fées, aux miracles, aux serments, aux voix, à Reims. Et tout le monde aujourd'hui* (*félons compris*) *postillonne au nom de la France. Vive la France ! bien sûr, mais qu'il serait bon, et simple et reposant et roboratif de savoir, ici, au fond de mon trou, qu'elle vit sur deux jambes, avec un cœur de chair, des tics de famille et une paire de choses bourrées de promesses. *» *--* page 310 --
Deux autres passages du « Caporal » me bouleversent ; l'auteur y exalte l'universelle camaraderie, non une pacotille de grand foirail ou une assemblée de rhéteurs démagogues, mais la toute simple amitié que peuvent parfois ressentir deux ennemis, « Zwei soldaten ». Lors de la « Rencontre avec le lansquenet » « *qui continuait à me regarder avec une curiosité plutôt bienveillante comme si tout en parlant il eût cherché à se rappeler où diable il avait bien pu rencontrer ce grand truand à hache d'arme si drôlement emmitouflé d'un camail de bassinet ; du côté de Cerisoles peut-être ou de Marignan ?... *» et du dialogue du soir de Noël avec Œil de Bronze partant vers les plaines infinies et meurtrières, on sent battre deux cœurs au rythme éternel des saisons, deux cœurs dissemblables sans doute, mais complémentaires à coup sûr.
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Ma plume vagabonde va, quelques courts instants, digresser dangereusement, car je ne puis celer que si nos modernes émules de Jomini et de Clausewitz s'étaient référés au sergent Perret de « Bande à part », ils eussent fait l'économie, en mai 1954, de la tragédie de Dien-Bien-Phu. Tout un passage du roman se devait d'être soumis à nos étoiles pensantes aux fins de méditation :
« *Quand on se rassemble sur une crête, il y a gros à parier que c'est pour prendre un élan. Une vallée se désire mieux d'en haut, et pour avoir envie de la reconquérir quand on sent qu'elle vous échappe, il faut monter sur la montagne. L'étranger, lui, a tendance à rester dans les vallées. Pour lui fondre dessus, le mieux est de grimper d'abord. *»
Ce crochet impérial m'a un tantinet éloigné des halliers vendéens, de ses sinistres rougeoiements, de la « Violette double » et des inébranlables vasselages dont Jacques Perret est une illustration contemporaine. Combien je regrette de ne pouvoir m'ébattre le long d'un volume entier où ma naïve ferveur pourrait déployer adhésion et admiration, entre autres pour la série des « Souvenirs » en cours d'achèvement ; là, s'éploient les flons-flons de la « Belle époque » finissante, les visages aimés et fanés des aïeules, leurs robes adornées de Chantilly et d'arachnéennes dentelles, la stabilité du franc germinal, la Grande Roue et les espoirs suscités par la fée Électricité, les joyeuses résonances de l'orphéon villageois précédant la retraite aux flambeaux et les gais trottinements des gamins escortant le défilé des pantalons garance, tout cela brassé, violenté, irrigué par vocabulaire qui retient et enchante. Style toujours percutant, inattendu, fécondé dans les jardins de l'Île de France et dont les miroitantes facettes scintillent comme gemmes.
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« Pour allumer un feu, murmurait-on jadis, il faut être fou, amoureux ou poëte » ; je ne sais si le dicton renferme quelconque parcellaire vérité, mais j'affirme hautement que l'œuvre de Jacques Perret pétille et flamboie, et que nos enfants pourront y réchauffer leurs enthousiasmes refroidis. En guise de conclusion, je m'appuierai sur le pauvre Verlaine qui, écrivant :
« *Mais si une généreuse insurrection qu'il faut espérer et presque attendre de l'Esprit Saint du Dieu des armées venait à se produire contre l'immondice actuelle, combats pour la France et meurs ou triomphe avec le Roi, ton salut en Dieu. *»
rangerait sans barguigner l'anspessade Perret Jacques-Louis-Alfred-Marie emmi sa parentèle.
Michel Herbert.
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### Le vent dans les voiles
par Jacques Vier
IL FAUT PROFITER du récent passage dans la collection illustrée *Voiles-Gallimard* de l'un des plus célèbres ouvrages de Jacques Perret ([^7]), pour rendre hommage à celui de nos romanciers qui a le mieux réussi à se faire le contemporain des corsaires ou des passionnés de la grande flibuste. Venu au monde des lettres avec un don pour le roman picaresque et sa joie verbale que Lesage ne possède pas toujours au même degré, Jacques Perret devait se jeter à corps perdu dans les plus singulières aventures de terre et de mer. Il a contribué à perfectionner les lois du genre. En effet, d'origine et de tradition ibériques, le roman picaresque n'a qu'un but : la description des prouesses d'un gueux pour parvenir à subsister aux dépens d'autrui. Mais l'auteur de *Gil Blas de Santillane* s'élève vite au-dessus de ce canevas élémentaire. Il faut que d'un tissu d'étourdissantes rencontres naisse un caractère capable de bien connaître les hommes et de les dominer. La tradition française finit par préserver le héros de l'effondrement dans le burlesque au bénéfice de la pénétration psychologique et morale. Et sur ce point, il paraît incontestable que Jacques Perret redresse l'un des aînés qui l'ont le plus marqué, à savoir Marcel Aymé. Pour le caporal épinglé comme pour les personnages de *Bande à part,* l'héroïcocasse ne cesse de côtoyer le drame.
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Chacun tente, comme il peut, de retrouver le temps perdu. Le goût d'une madeleine trempée dans une infusion suffit à transporter Marcel Proust jusqu'au lit d'enfant où il attend le bonsoir de sa mère. Un escalier de soupente qui prend au bas du comptoir de Grandmédard, le seul bistro parisien chez qui le vin blanc ne trahisse pas un goût d'eau, permet de remonter les siècles. Il faut dire que le héros du livre, Gaston Le Torch, avait jeté à la durée une sorte de défi. Il avait, en effet, découvert le long des quais, épinglée au couvercle d'une boîte de bouquiniste, une estampe qui représentait la fuite de la frégate *La Douce,* commandée par le capitaine breton Le Torch, et de ses trente-deux canons devant l'*Élisabeth,* vaisseau moins bien pourvu et de nationalité britannique, le 18 octobre 1697. Malgré les désastres infligés par les Le Torch, tous marins de père en fils, aux plus belles flottes d'Europe, Gaston ne saurait tolérer cet affront. Il rêve d'autant plus de le venger qu'en allant, de propos délibéré, couler quelque navire anglais ancré ici ou là, il rejoindra la tradition ancestrale. Lui-même n'a qu'un passé, glorieux, il est vrai, d'infanterie de marine et, grand blessé de la face, ce n'est pas au sabre d'abordage qu'il doit ses cicatrices. Successivement consultés, un frère, un oncle, une tante refusent de financer l'expédition punitive. Pour eux, l'histoire est close. Au surplus, qui connaît cette tache à un passé prestigieux ? Qui connaît même ce passé prestigieux ? Contrairement aux siens, Gaston Le Torch croit que la véhémence d'un sentiment sincère rend sa substance et son existence au passé, de même que les libations d'Ulysse restituent un corps à l'ombre de Laërte ([^8]). En fait, déjà à la Bibliothèque nationale, perdu dans ses documents et ses gravures, il tanguait sur *La Douce.* Le muscadet de Grandmédard, qui gravit le premier l'escalier de la soupente, fait le reste. Après tout, Candide, cet autre personnage picaresque, n'est-il pas projeté, d'un magistral coup de pied au derrière, dans un monde dont l'actualité même fait ressortir le côté fantastique ?
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Surtout ne croyons pas que *La Douce* soit un vaisseau-fantôme. Peut-être le deviendra-t-elle à la fin, avant de s'abîmer, mais c'est sur un pont solide, luxueusement décoré, qu'arrive en coup de vent, porté par les souffles qui vont décider de l'avance et de la victoire, Gaston Le Torch, dans son humble tenue civile, à la mode du XX^e^ siècle, imperméable et petit béret. Son lointain parent, et fort lointain, puisque trois siècles environ les séparent et que les cousinages finissent par se perdre dans les ramifications généalogiques, lui fait un accueil gracieux, sans trop savoir la nature du bon vent qui l'amène et le voilà, à condition de revêtir perruque, justaucorps, haut de chausses et bas de soie, intégré au commandement du bord, avec le titre de lieutenant. Ce qui lui vaut d'abord et avant que soit entamée sa mission de rendre l'honneur à la frégate en corrigeant le destin, de participer à un formidable combat naval. Le capitaine Eugène Le Torch décide, en effet, d'attaquer le mastodonte espagnol, *Trono de Neptuno,* apparu à l'horizon. La victoire remportée quelques jours plus tôt sur une frégate anglaise, en même temps qu'elle redouble sa confiance dans son étoile, lui donne une parfaite maîtrise de soi, aisément conjuguée avec les mœurs du grand siècle et la rudesse du marin. Le bon usage du Marsala 1680 contribue à cette impassibilité. Si lui-même n'appartient pas à la noblesse, deux gentilshommes le secondent, M. de Bocambis qui excelle à conduire le cotillon aussi bien que la bagarre, et le mystérieux Goas de Goarant, qu'un chagrin d'amour fit entrer, comme dans un monastère, au service de la flotte de Sa Majesté. Véritable musée du costume, la frégate, grâce à la présence du Père Elias, grand dépêchent d'oraisons et d'absolutions, s'ouvre aussi au spirituel, au milieu des jurons, des beuveries et des massacres. Jacques Perret gouverne avec une autorité souveraine ce Guignol empanaché et tonitruant. Malgré son passé de fantassin, Gaston Le Torch a tôt fait de s'initier à l'abordage...
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Il a maintes raisons de se couvrir de gloire dans une lutte dont il ignore tout. N'est-il pas apparu sur le pont de cette frégate, brusquement surgie des limbes du passé, pour vaincre le destin, s'insérer dans l'inexorable, falsifier la cause occasionnelle, et surtout, comme le résume le capitaine, honte prétendue de la famille, pour embrenner le monde ? En attendant, il passe en revue le détachement de neuf hommes qu'il doit mener à la victoire, et, pour l'instant fort occupés à jouer des pièces d'or aux effigies variées à des jeux charmants, comme *baise-fenouillette* qui fleurent bon l'ancien temps. Tout cet équipage, plus pendard et sacripant que les pires pirates est une pépinière de héros ([^9]). L'inspection des hommes et du vaisseau permet au passager clandestin, brusquement réincorporé à la durée lumineuse et glorieuse du grand siècle, de contempler en même temps que le rutilant uniforme de Goas de Goarant conquis naguère sur un lord, à la suite d'un combat à la hache et constitué des dépouilles d'un chevalier de la Jarretière, un prodigieux butin de chapeaux, amoncelé au plafond de la Grand' chambre, et retenu, comme la vaisselle royale du palais *Dos Santos,* à Lisbonne, dans un filet. Murailles tapissées d'épées, de mousquets et de fusils bien alignés, et surtout, à fond de cale, une cargaison d'épices lestée de lingots d'or que manipulent des nègres ceinturés de bleu, bientôt Gaston Le Torch n'ignore plus rien de cette caverne d'Ali Baba flottante. Ainsi se promène et nous promène Jacques Perret dans un monde soustrait à la mécanique, à la technique, à l'ordinateur, aux radios et aux robots, autrement dit à toutes les servitudes de la modernité. Certes, il y aura bataille et furieuse, à l'arme blanche, au bruit du canon. Mais la mêlée générale est faite d'affrontements individuels, où l'homme ne cesse pas de faire face à l'homme. Ce n'est pas le génocide abstrait, froidement perpétré du fond d'un laboratoire, c'est l'engagement ponctué d'engueulades tel qu'il se répétait d'Homère à Jean Bart sur un sol, il est vrai un peu plus mouvant que les bords du Scamandre :
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« Tant de voix diverses, nobles et roturières, libérées de toute inflexion préconçue, épanouies dans le plein exercice de leur mission virile, commençaient à signifier quelque chose de grand. » Avant de se laisser choir sur le pont espagnol, Gaston Le Torch avait dû se débattre dans les vergues et les cordages, mais il avait vite retrouvé l'usage du sabre et de la hache. Jusqu'à ce qu'il se mette à l'abri au giron d'une cariatide, toute dévouée à l'ornementation du navire, mais fort capable aussi d'encaisser les coups à la place du combattant protégé. D'exploit en exploit, et traversant tout un entassement d'escogriffes et de hidalgos, Gaston parvient jusqu'à la chambre au cacatoès où l'odalisque de l'amiral suce un sucre d'orge. Après avoir secondé son cousin « qui jouait du sabre d'une façon très raffinée », contemplé le capucin Élias, qui rivalise de bénédictions avec l'aumônier du *Trono de Neptuno,* naturellement jésuite et fort méfiant des absolutions gallicanes, il peut enfin contempler dans sa splendeur humiliée l'amiral Tortono Canaveral Etceterra y Burlador, hier sur le trône, aujourd'hui dans la boue, et contraint, en signe de capitulation, de porter un toast au roi de France et d'abandonner à son vainqueur le chapeau de feutre pure vigogne « où frémissait un duvet chatoyant agrémenté d'aiguillettes carolines au petit fer ». Émergé de la mêlée avec quelques blessures glorieuses qui s'ajoutent, sans mettre sa vie en danger, à son palmarès d'un autre monde, Gaston Le Torch ne sait plus où il en est de son exploration de la durée. Jusqu'à ce que les hardes qu'il portait quand le vent le déposa sur La *Douce,* entassées dans un coin, lui rappellent sa mission. Peut-on, dans l'euphorie de la victoire et des multiples libations subséquentes, effacer du Livre du Destin la date du 18 octobre 1697 ? D'où l'urgence de préciser le mois et son quantième. A bord, personne n'en a cure. Goas de Goarant s'occupe de rendre l'âme et Bocambis, que sa jambe quasi arrachée et sa blessure à l'épaule rouverte condamnent au hamac, y réserve une place qu'elle ne quittera plus à la demoiselle au sucre d'orge. Le capitaine, pour sa part, ordonne de faire voile au sud, sans se préoccuper d'un vilain petit nuage qui prélude à l'approche de *L'Élisabeth,* la frégate anglaise, responsable selon l'Histoire de la fuite et de la honte françaises.
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Aussi bien, semble-t-il prendre philosophiquement son parti du déshonneur. L'anathème indu n'a-t-il pas sa place dans le cortège de la gloire ? Et puis ce marin inaugure à l'usage de la postérité la même injure dont se servit Cambronne pour ne pas faiblir sous l'assaut anglais. Gaston aura beau vouloir changer la direction de *La Douce,* en se substituant à l'homme de barre, il ne fera guère que la preuve de l'inaptitude du fantassin aux choses de la mer. Eugène Le Torch ne saurait être dérangé dans l'accomplissement de son chef-d'œuvre à disperser aux quatre vents de l'Éternité, au son du *Te Deum,* qu'il ordonne au Révérend Élias, en grande chape d'or, d'entonner avec tout l'équipage. Et pourtant, vaincre le Destin eût représenté une belle entreprise. Mais le capucin ne le veut pas : « Le Destin prendra toujours à son compte la dernière victoire et le dernier mot est repoussé à l'infini. » Reste à baptiser le Destin et à le proclamer Dieu au nez des hérétiques de *L'Élisabeth.* Tout en se préparant à la mort. Ce que fait le capitaine Eugène Le Torch, s'efforçant de se garder du dernier vent « celui qui dénoue, déblaye, dépêtre, décape, dégrève et décoiffe » et faisant un pas à gauche, puis un pas à droite, pour ne point rater le grand mât « qui se hâtait sur lui ».
Quand d'un écoutillon de *La Douce* en dérive, en fait, de la soupente dont l'échelle aboutit au pied du comptoir, surgiront Gaston Le Torch et Grandmédard saoulés d'embruns, de sel marin et de muscadet, la prétendue lâcheté de l'ancêtre ne flotte plus, dans l'esprit ennuagé du descendant, que comme le souvenir d'un bon tour, non dénué d'élégance. En somme, Eugène les a menés en bateau, et dans quel bateau !
Voilà ce livre, tout bruissant de belles passementeries, de clameurs nautiques, de grincements de poulies, de hurlements guerriers, de fracas de voilures, de gémissements de carène, le tout dans le suint, le goudron, l'odeur des chiques crachées et du sang répandu, à quoi se mêle un fumet de Malvoisie. Et aussi de merveilleux langage.
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Telle est l'haleine de la phrase, que même si l'on ignore les termes dits techniques, du moment qu'ils sont rigoureusement mis en leur place, ils éclairent le tableau d'une propriété verbale qui le rend hallucinant. Cette allégresse est à base de contrainte mais aussi de sympathie et de cordialité. Les hommes du passé plus que ceux d'aujourd'hui, vivaient, parlaient, mouraient selon la franchise de leur nature. Mais la jouissance que Jacques Perret tire de l'imbécillité contemporaine ne va pas sans un fond de miséricorde ([^10]). Et puis l'on peut toujours se venger à coups de langue. C'est à propos de l'appareillage d'un « yacht » que notre auteur, on le sait ([^11]), a développé une éblouissante théorie du droit de reprise. Sur l'étendue de notre trésor stylistique, de notre morphologie et de notre syntaxe patrimoniales, il ne laisse à aucun cuistre l'autorisation de l'admonester, car s'il a le sens de la place des mots, il possède, non moins infaillible, celui de leur carnation, de leur musculature, de leur vitesse à atteindre la cible et à y perpétuer la mélodie de leur vibration.
Tout ce gala de costumes, de perruques, de couvre-chefs, de plumes, de rubans, encore relevé par une illustration piquante, est ordonné sur arches flottantes, qui impriment aux passions des hommes une curieuse chorégraphie. La fièvre de l'abordage peut transformer le combattant pour le meilleur ou pour le pire, sans lui ôter tout à fait quelque chose qui ressemble à la grandeur. Et, à cet égard, Jacques Perret nous gratifie d'une sorte d'épopée, plus ou moins flibustière, mais étroitement liée à l'honneur militaire. En ce XX^e^ siècle finissant, qui aura presque tout gâché, les notions de lâcheté et de courage peuvent paraître tour à tour terriblement étroites ou distendues. L'Histoire étant une grande « carotteuse », et de nos jours plus que naguère, le plus simple est d'y aller voir.
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Encore faut-il bien choisir les fusées destinées à éclairer et à faire resplendir les catacombes, mieux encore à les faire sauter pour les incorporer pantelantes, mais bannières déployées, à notre triste présent. Lequel, en fait, sans le muscadet, serait peut-être mort. Comme le croyait et l'enseignait Albert Thibaudet, l'éclat et la verve de la littérature française sont tributaires du vignoble. Jacques Perret ou la terreur des pisse-froid.
Jacques Vier.
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### L'art et la pensée chez Jacques Perret
par Bernard Bouts
*Le génie capricieux de Bernard Bouts, mais capricieux en surface* (*en apparence*) *se*u*lement, quand on lui demande un article pour le numéro sur Jacques Perret, répond par trois lettres à Hugues Kéraly. La réponse vaut.*
*J.M.*
Mon cher Kéraly,
Vous voudriez que j'écrive sur l'art de Jacques Perret ; ne serait-ce pas un peu renverser les rôles ? Et puis : « il est si délicat de se mêler de la pensée des autres » disait Henri Charlier à propos des critiques, pourtant très constructives, qu'il faisait de mes tableaux. A plus forte raison serait-il bien délicat de vouloir « expliquer » pourquoi l'art de Perret est personnel et supérieur, il me semble qu'à le lire tout le monde devrait s'en rendre compte et je regrette que des spécialistes n'aient rien aperçu :
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je me souviens d'avoir lu deux lignes (je ne sais où mais je suis sûr de ce que j'avance) où il était traité de « gamin parisien qui croit que la vérité est toujours bonne à dire ». J'ai vu aussi un dictionnaire des « fautes » de la langue française relever, sans le nommer, des « difficultés » de la langue de Jacques Perret. Pardonnez l'inversion, ç'a été plus fort que moi : son langage comme son physique serait plutôt celui d'un Gaulois très poli, perdu parmi nous et s'il a des difficultés ce n'est qu'avec « soi-même », croyez-le, car il connaît son affaire dans toutes les finesses, il en joue si bien que ça a l'air facile et il nous sert chacun de ses célèbres ensembles comme ça ! voilà ! sans un pli, sans une ombre, en nous avertissant toutefois qu'il n'a pas « l'intention d'être bref ». La vérité est toujours bonne à dire, oui oui, mais comment ?
Je ne vais tout de même pas me lancer dans des considérations sur la composition, la rythmique, la couleur, prendre des exemples dans mon métier, la peinture, notant la différence qu'il y a entre un « fond », qui entoure la figure, et un « dessous », préparation destinée à recevoir en « glacis » une couleur superposée... j'ai vu tout cela dès le « Caporal épinglé », mais qui me dit que je serais compris et approuvé par les lecteurs et même par l'auteur ? On parle trop sur l'art, voyez les œuvres et soyez contents.
Un jeune pilote d'Air France vit un jour sur ma table un numéro d'ITINÉRAIRES, il le retourna : « Connais pas cette revue, dit-il, mais « le cours des choses » par Jacques Perret, ça vaut la peine, je vais m'abonner dès mon retour à Paris. » Je ne sais s'il l'a fait car il ne vient plus à Rio depuis longtemps, mais il l'a dit. N'est-ce pas cela « l'art de plaire » ? Ce serait donc l'art de donner des idées d'une manière nouvelle, personnelle, belle, et sans choquer ? Jacques Perret y excelle dans tous ses ouvrages, mais je laisserai à des personnes plus expertes le soin de dégager la profondeur des idées, à propos d'un brin d'herbe, d'un jeu de Dames, de pattes de mouches, « ces radicelles du ciel », chez le pèlerin des fontaines, en vélo, en auto même, matelot sur un cargo, prisonnier de guerre, « résistant », capitaine du « Matam », spectateur ébahi d'un formidable coucher de soleil, chercheur d'or (« j'en ai pas trouvé beaucoup »), planteur de rosier, inventeur du « Vistemboir », batailleur au XVI^e^ siècle comme au XX^e^, pour la bonne cause, et tout cela sans mauvaise humeur, sans méchanceté... mais, avec quelle élégance !
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L'idée fondamentale, l'une des idées de Jacques Perret, je ne crois pas me tromper, c'est qu'une famille forme un tout qui se tient, les vivants, les morts, et ceux qui viendront, et alors il ne suffit pas d'y penser, il faut tenir le niveau et s'il y a manque, le réparer. Il croit au sang. Est-ce en cela qu'on lui reprocha de toujours dire la vérité ? Car il sait bien que si la famille, pour nous, se déroule dans le temps, il n'en est pas de même pour les esprits qui voient probablement toute la famille simultanément malgré qu'ils en distinguent parfaitement les différents membres. Encore un mystère. Ce sont de ces choses que mon ignorance découvre à la lecture du « Vent dans les voiles » ou de la « Compagnie des eaux » et je ne cherche ni à raisonner ni à comprendre, je saisis (et je bois du lait).
Si incroyable que cela paraisse, je n'ai pas encore reçu « Grands chevaux » et « Raisons de famille ». J'enrage. Voilà ce que c'est que d'habiter si loin et de n'oser s'adresser où il faut. (On dit que le paquet n'est pas perdu, il navigue paraît-il du côté de la Chine), mais je suis sûr d'y retrouver les mêmes idées, dites autrement, à propos d'autres choses, mais toujours exprimées avec la même délicatesse et la même poésie.
Quelques personnes diront, ou ont dit, du style de Jacques Perret : « un Rabelais chrétien », « un Marcel Proust en clair ». Bien bien bien, c'est très gentil mais nous sourions : le vocabulaire de Perret est vaste, au point de déboussoler les dictionnaires et il est simple, tout le monde le comprend, mais enfin, n'a-t-il pas un art bien à lui de tourner (tourner... ou trouver ?) et de placer ses mots d'une façon qui nous enchante ? Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Si je m'y connaissais en art, dans tous les arts, je vous ferais un meilleur exposé.
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Il faudrait Charlier, mais Charlier n'a rien écrit sur Perret, ou si peu : « moi aussi je commence toujours la lecture d'Itinéraires par Jacques Perret. C'est un grand artiste ». Est-ce assez ? Mais Perret n'a jamais l'air de se prendre au sérieux (il prend sûrement au sérieux son talent, il y a une nuance) ; alors que je lui demandais étourdiment où il en était de son travail, il me répondit : « je n'ai pas fait de nouveau livre depuis le dernier... »
Passons aux confessions : en 1973 je ne connaissais pas Jacques Perret, je ne savais rien de lui et j'avoue à ma honte que je n'avais lu aucun de ses livres (je lis très peu), mais ses articles me passionnaient, et je remarquais souvent des expressions marines, d'un vrai marin. J'avais fini par m'imaginer qu'il était amiral. Plus tard, de passage à Paris, je me hasardai à lui téléphoner : « est-ce que vous êtes amiral ? » « non, caporal » me répondit-il « venez me voir ». C'est ainsi que je fis la connaissance du fameux écrivain, le poète des fontaines, du Jardin des Plantes, de la mer...
*à Rio le 2 mars 78*
Mon cher Kéraly,
Les livres de Jacques Perret « Grands chevaux » et « Raisons de famille » sont arrivés enfin. Ils auront tardé plus d'un an ! Les mauvaises langues de la poste me disaient que le paquet courait après moi vers la Chine, mais je ne suis pas allé en Chine... Bref le paquet était perdu. Alors je me suis adressé à mon meilleur ami, par qui j'aurais dû commencer, Jean-Marc, et les livres étaient ici en six jours.
Eh bien, ce sont des chefs-d'œuvre. Un chef-d'œuvre si vous voulez parce qu'ils ne font qu'un. Un monument de la langue et de la pensée française.
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Je vois bien quelques petites allonges, mais ce sont des liens, non des rajoutis, encore moins des raccords, plutôt des entractes et donc des repos, de loin en loin dans cet ensemble majestueux où les idées fourmillent : on dirait presque une par phrase. Jacques Perret nous étale ici en clair toutes les « raisons » qui sont sa vie, entrevues dans d'autres ouvrages, mais cette fois c'est le paquet entier, mijoté et distillé. Il s'agit de points de rencontre, rencontres entre le Ciel et la terre, la nature naturelle et la vie surnaturelle, les caractères, les personnes, mais toujours sur un fil continu, sans écarts mais avec égards : « ...l'image tient bon en dépit des verres cassés... »
Tous les ouvrages de Perret sont des témoignages, généralement greffés sur des histoires vécues. Ces deux derniers nés sont un témoignage familial et un rappel admirable de tout ce qui s'est fait de bien dans l'antique noblesse de la bourgeoisie française, malgré les heurts, les manques, les hontes de notre pays.
La honte est le contraire de l'honneur mais je vois qu'à chaque époque il y a quelqu'un pour relever l'honneur. C'est difficile parce que s'il suffit de quinze jours (ou d'une minute) pour démolir une civilisation, il faut des siècles pour en construire une, chacun apportant sa pierre. Aujourd'hui tout n'est pas perdu puisque nous sommes là (modestie à part) mais, qui est à l'origine ? qui a donné l'exemple, le départ en plus des grands noms de l'histoire ? Eh bien lisez Perret il vous le dit bien clairement sans prononcer les grands noms et si nous sommes là, les ITINÉRAIRES avec les Charlier, les Madiran et tous les autres, nos grands amis belges et ceux d'ici : voyez le chevalier Corçâo à califourchon sur l'Atlantique (ce n'est pas pour rien qu'il s'est fait rajouter un deuxième mur, il lui en fallait un pour chaque hémisphère !) et les jeunes, vous mon cher, si vous voulez bien, dites, qui nous pousse ? Ce sont tous les ancêtres qui n'ont pas renié : le grand-père Clovis Bidet, la bonne-maman Roque, les verriers, le soyeux, le paysan, le caporal, le colonel...
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A chacun sa vie et sa manière, bien sûr, chacun son talent. Celui de Perret n'est pas banal, tout le monde le sait. Sans vouloir dire du mal de personne il dépasse de beaucoup certains poètes fameux mais dont le talent a été tour à tour au service du bien et au service d'infamies ; il serait d'ailleurs difficile de garder un certain niveau, un certain flot de qualité dans l'infamie des idées. Nous avons même l'impression de naufrages et de trahisons. Vous rigolez à l'idée d'un Perret trahissant quoi que ce soit ? En effet, sa pensée vient de loin et son style aussi, et pourtant il apporte quelque chose de tout à fait original, unique, non seulement à la faveur des événements ou du cours des choses mais d'abord à la faveur d'un don. Il semblerait qu'il en a été surpris lui-même, au début, mais il ne pouvait pas se le cacher, il y a répondu, il l'a saisi, il l'a tourné et retourné en tous sens pour le faire fleurir de la façon que nous goûtons dans ses ouvrages.
Ça l'air facile, à preuve que j'ai pu lire, hier soir, à haute voix, en première lecture, plusieurs pages de « Raisons de famille » sans tituber. L'auditoire, réduit il est vrai, était suspendu et quand j'eus fini une jeune femme demanda : mais, monsieur, c'est de la prose ou des vers ? -- C'est vraiment de la haute poésie, madame, lui répondis-je spontanément.
Peut-être pouvez-vous lire aussi facilement tous les textes, mon cher Kéraly, moi je ne peux pas, même en français et surtout le journal. Il m'est arrivé d'essayer (Claudel par exemple) mais je suis obligé d'apprendre, presque par cœur pour que ça « sorte » à peu près. Chez Perret le rythme est comme une respiration, depuis celle du repos, du demi-sommeil, où percent les idées très fines, détails et fignolages ou premières lueurs d'un exposé jusqu'au souffle en tempête qui se termine soit par des bourdonnements lointains soit par un coup de tonnerre et alors, attention, les mots eux-mêmes changent de sonorité et de longueur, sans que ce choix si savant ait jamais l'air compliqué.
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J'ai peut-être tort, mon cher ami, de vouloir expliquer ce qui s'explique tout seul : c'est l'enthousiasme, malgré que je sache combien il est difficile de faire partager à d'autres nos enthousiasmes pour des œuvres d'art.
Si vous voyez Jacques Perret remerciez-le de ma part pour tous ceux, *connus* et *inconnus,* qui recherchent la vérité. Je ne lui écrirai pas directement, il n'a que faire de mes compliments.
*à Rio le 13 avril 1978*
Mon cher Hugues,
« Raisons de famille » me ravit. On peut discuter quelques idées secondaires mais les idées principales sont inattaquables : l'unité de la famille, la valeur des traditions, et par-dessus l'ensemble, ce que les catholiques appellent la communion des saints : l'union du spirituel et du temporel. Et puis son art est unique. Il me fait penser à du pain, pâte levée, croustillante sur le dessus, cuite à point et fraîche du matin, c'est-à-dire chaude. Mais il y a le levain et puis le sel ! Juste le sel qu'il faut. Quant au choix des mots, ce n'est pas la précision d'un exposé technique ou didactique, bien entendu, c'est que chaque mot est choisi et placé selon une certaine prévision, même s'il est imprévu et il dégage comme un parfum, à toutes sortes de degrés très subtils mais *pertinents,* jusqu'à arriver à « l'odeur ». A noter aussi qu'il n'y a aucun parti pris aucun maniérisme dans le choix des mots. Pas de servitude. Par exemple la transition « Or » dont abusent parfois les dogmatiques ne se trouve que très rarement chez Jacques Perret et elle ne vient qu'à bon escient : « Se dire alors que chez lui, sous son toit, sa propre famille, en présence de nombreux amis, allait singer les singes, l'idée lui en fut certainement très pénible. Or il finit par hocher la tête et sourire... »
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Sa ponctuation est de première importance, non seulement pour le sens, comme il nous arrive à tous, mais aussi parce qu'elle ajoute à la fameuse rythmique, elle a sa poésie parfois précipitée, parfois reposée, parfois même arrêtée net sans qu'il soit même besoin d'un point, une virgule suffit et alors il lui arrive de la supprimer complètement. Il faut en tenir compte à la lecture si on veut suivre le *mouvement de la pensée.*
Il a une manière à lui de faire participer le lecteur en lui laissant le soin de terminer la phrase et même lorsqu'il y aurait deux ou trois manières de terminer : à nous de choisir et de choisir bien. C'est du grand art : « Il saute aux yeux que tous les Perret sont cousins par saint Pierre dont ils portent le diminutif. Si le nom n'est pas gaulois ma foi tant pis on ne peut tout avoir, et saint Pierre non plus ne l'était pas si la Galilée n'est pas née gauloise. En devenant patronyme le diminutif n'a rien gagné en modestie, car enfin notre pierre est petite mais sur cette pierre etcétéra ne me faites pas dire une inconvenance. »
J'ai essayé de remplacer le mot inconvenance par des synonymes (qui ne le sont jamais, il est vrai) et j'ai vu alors qu'il est irremplaçable ici.
« Amitiés chez vous » comme dit Perret.
Bernard Bouts.
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### Les moustaches de Charles Martel
par Roger Glachant
*Je déteste l'artisterie*
*Qui se moque de la patrie*
VERLAINE.
Dans ce temps-là je connaissais à Saint-Germain-des-Prés une brave fille qui faisait de très beaux abat-jour. Elle les vendait aux Anglo-Saxons qui affluaient alors dans le quartier à la recherche de la Vérité et qui s'attendaient à la voir surgir du Café de Flore. Cette jeune femme appartenait à cette espèce de chattes de gouttières qui n'existe qu'à Paris, je suppose, et qui constitue pour les artistes, mieux que les femmes dites du monde, la meilleure société possible, disons la moins incommode et la plus tolérante. Je la connaissais par le céramiste P.R. Celui-ci me transmit un jour, de sa part, une invitation à prendre un pot chez elle, et il ajouta : « Peut-être y aura-t-il Perret, tu sais, l'auteur du *Caporal épinglé. *»
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Moi, j'acceptai, surtout pour la voir embrasser P.R. Il faut vous dire que ce céramiste herculéen et qui semble avoir été taillé dans du chêne flotté a le don de susciter chez un grand nombre de femmes le goût du gros baiser mouillé et fraternel, plaqué sur la joue. Personnellement il ne le partage nullement et même il en voit avec crainte arriver l'échéance, mais sans jamais savoir l'éluder. Le phénomène m'intéresse et j'aime y assister. Perret, je ne tenais pas autrement à le rencontrer, étant rarement attiré par les gens dont on parle et plutôt par ceux dont on ne parle pas. Toutefois je me rendis à l'invitation pour assister aux baisers.
Ceux-ci furent effectués de façon satisfaisante. Enfin la porte s'ouvrit avec hésitation, et je vis entrer un grand costume de velours, d'une teinte hésitant elle aussi entre le brique et le jaune citron. A l'extrémité supérieure du costume était un fin visage de petit garçon à cheveux courts, complété par les moustaches de Charles Martel. C'était Perret. Plus haut encore était un chapeau en tweed, dont l'état lamentable devait m'être expliqué plus tard, son propriétaire s'en servant, lorsqu'il va rendre visite à P.R., pour exciter son chien, un animal d'une rare férocité.
Le costume de velours dit bonjour à l'assistance, presque silencieusement. Après quelques instants vint aussi un adolescent à tête ronde, qui me fut nommé comme l'un de ses enfants. Il portait une guitare dont il joua dans le courant de la soirée, sans génie spécial mais non sans correction. En arrivant, la première chose qu'il fit, ce fut d'aller embrasser son père. Moi qui suis de tempérament plutôt pisse-froid et peu embrasseur, je regardais avec émerveillement ces chaudes manifestations catholiques.
Ces impressions initiales n'étaient pas si superficielles. Au cours de l'entretien je ne me rappelle plus ce qui fut dit, mais je me rappelle comment Perret parlait. Et notamment ses mains m'étonnèrent. Ce ne sont pas des mains de pianiste. Ce sont des mains de peintre ou plutôt de sculpteur, assez grandes et très claires, comme si l'eau de la terre à modeler les avait lavées et délavées. Leurs mouvements lents avaient l'air d'aider au choix des mots. C'est lentement aussi qu'il s'exprimait, sans jamais changer de ton, sans se mettre en avant, même avec une sorte de timidité un peu consentie, m'avait-il semblé. En tout cas, aucune truculence, contrairement à ce que vous pourriez croire.
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Ce tact dans la parole évoque d'autant mieux le tempérament de l'intéressé qu'il accompagne cette exubérante sensualité du verbe qui caractérise sa manière d'écrire. On sait comment Perret s'amuse avec les mots. Il les mâche comme du vin, il les fait jouer pour leur faire sortir au mieux ce qu'il veut dire. Ce style ouvragé rappelle les bas-reliefs de notre Renaissance, des Germain Pilon et des Jean Goujon, où la jubilation de la forme se mêle à la bonhomie comme d'ailleurs dans la prose de la même époque. Or parfois cette excitation au jeu de la forme se calme, et alors a lieu une espèce de long point d'orgue. Nul n'ignore qu'on suggère autant de choses en s'abstenant presque de les dire qu'en les disant, mais cela ne réussit pas également à tout le monde. Parmi les écrits de Perret, c'est dans ces points d'orgue que le principal affleure. Ainsi dans ces pages, dignes d'immortalité, sur son frère tué sur la Somme en 1916 et publiées une première fois dans la Revue des Deux mondes (15 août 1964), sous le titre : *La mort de mon grand frère.* Elles ont été reprises et réparties dans son dernier volume de souvenirs (*Raisons de famille*)*.*
Les amateurs d'histoire font souvent, je crois, un certain rêve : celui d'arriver à voir et à ressentir avec le maximum de candeur ce qu'ont vu et ressenti ceux qui nous ont précédés. Si vous connaissez ce genre d'obsession, vous ne pouvez rien faire de mieux que de lire les pages en question. Sur la guerre de 1914 d'innombrables livres ont été écrits à partir de perceptions plus ou moins proches, quelquefois même -- et ce ne sont d'ailleurs pas les plus mauvais -- par des gens qui n'avaient pas vu le feu : de ce nombre étant par exemple le *Verdun* de Jules Romains. Dans *La mort de mon grand frère* vous entendrez l'énorme rumeur de cette époque tragique et vous apercevrez le regard que portait un petit garçon sur les contre-coups éprouvés par les siens.
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Tout au long de notre histoire, ces jeunes regards existèrent. Tout ce temps-là des petits garçons à la maison apprirent la mort du grand frère. En somme ce regard -- pardon pour les grands mots -- est comme celui de l'Histoire de France elle-même, et si on y était insensible on serait bien creux et bien fragile.
Naturellement, certaines familles ne réagissaient pas comme celle de Perret. Le jeune Radiguet a vu cette époque d'un autre œil que le jeune Perret, et la différence apparaît de façon presque gênante dans le film tiré du *Diable au Corps* et que je ne sais plus qui interpréta. C'est, bien sûr, dans la famille du second que l'angoisse pour la patrie était ressentie avec le plus de force. Par un point d'orgue comme celui qu'on vient de dire l'avenir se représentera, s'il en a la curiosité, la ferveur qu'un certain type de bourgeoisie, inlassablement décrié, entretenait pour ce qu'on a appelé la France et pourquoi celle-ci put garder si longtemps son âme et sa fécondité.
Autre exemple de point d'orgue. Le lecteur sait la sujétion de la littérature à l'érotisme, et bien entendu il est impossible d'animer vraiment des personnages, sans être dans le cas d'évoquer le fait érotique. Mais voici comment Perret s'y prend. A la fin du Caporal épinglé le prisonnier évadé arrive à son domicile. Sur le palier il sonne. Il entend alors, derrière la porte, des pieds nus approcher dans le couloir. C'est tout et c'est très beau. Ces pieds nus parlent de l'amour et notamment de la faim amoureuse du soldat mieux que les tartines dont un bon nombre d'écrivains ne manqueraient pas de nous faire le service sur ce thème-là, si par hasard celui-ci les intéressait.
Ce souci de justesse dans les termes se retrouve dans les jugements de Perret sur les gens. Ils sont toujours fondés en finesse et tiennent compte assez philosophiquement de leurs fatalités. Probablement il ne perd pas de vue que ce n'est pas la faute des hommes s'ils ne sont que ce qu'ils sont. Mais ses définitions du Bien et du Mal ont été installées anciennement et une fois pour toutes.
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Elles ne sont pas seulement de caractère religieux. En bref, le Bien c'est avoir le sens de la France, le Mal c'est de ne pas l'avoir. Peut-être tient-on enfin ici une distinction possible entre la droite et la gauche. La droite serait la permanence du souci de la France, celle-ci étant le cadre ordinaire des efforts et des préoccupations. A gauche ce souci intervient surtout, avec des générosités compensatoires, d'ailleurs, une fois l'hexagone concrètement entamé. Vous pouvez d'ailleurs trouver encore un bon nombre d'autres définitions, si la devinette vous tente.
Ce sont les contradictions dominées avec difficulté qui, à y regarder de près, font la richesse et la stature d'un artiste ou d'un écrivain. Et même, après tout, celles de n'importe qui. A Perret, on ne peut pas en refuser. Ni à ses écrits ni à sa manière d'être. Contradictions entre sa tolérance à l'égard des êtres et sa sévérité à l'égard des idées, entre sa tendresse confidentielle pour Anatole France et sa ferveur pour Léon Bloy, etc. L'œuvre entière de Perret montre qu'il n'a pas été, moins que vous et moi, tiraillé par l'outremer et les enfants, par la sensation directe et la table de travail, par les désirs et les fidélités. Ses récits d'aventure ont toujours un air d'escapade puérile, et quand il parle du temps qu'il passait, sur ses douze ans, à prospecter les mystères de la rue de Fleurus et du Luxembourg, à la grande alarme de ses parents, c'est du tiraillement fondamental qu'il s'agit déjà.
Longtemps le monde a demandé à Paris des idées et de la couture. Les Français sont très fiers de ce rôle. Ils n'ont peut-être pas raison. La Mode compte trop ici. Chacun y cherche sans désemparer la nouveauté en tous genres et, ainsi, à être à la mode. Est-ce que, à force de nouveauté ou plutôt d'informations qui n'arrivent pas à devenir des pensées, les Parisiens ne se sont pas vidés ? Les esprits originaux apparaissent rares, si l'originalité consiste à sentir en toute indépendance ce qu'on sent et à ne pas en rabattre. Cette usure commence à être soupçonnée hors de nos frontières, à en juger par certains articles de la presse étrangère, par exemple anglaise, qui depuis quelque temps a tendance à nous offrir des dragées au vinaigre, pour se consoler.
116:228
Notre capitale était, paraît-il, renommée pour l'esprit qui se dépensait dans ses salons et ses salles de rédaction. Il faut se méfier de ces descriptions flatteuses et traditionnelles, et on a le droit de douter, à considérer maintenant l'ennui navrant de ses mondanités d'automobilistes, si Paris a jamais été drôle. Personnellement je me suis toujours rasé dans cette agglomération, et ses fameux plaisirs, je ne sais pas les utiliser. Je m'y intéresse principalement aux figures qu'on entrevoit sur ses trottoirs, et il est vrai que c'est déjà considérable.
Perret doit être dans le même cas, et cela expliquerait tout un aspect de son talent et même son apparence générale. Rien n'est plus loin de lui que la France parisienne, avec ses pépées des deux sexes, toujours au courant du dernier bateau ou de la dernière trahison, et sûrement il ne lui est pas arrivé une fois dans sa vie d'être attentif à une idée quelconque parce qu'elle est dans l'air. Il est réellement l'Anti-Mode. Naturellement je ne dis pas cela à cause du costume de velours -- qui est très bien --, mais parce que Perret est à l'opposé de ce consentement automatique à n'importe quoi, de ce vide, enfin de cette lâcheté mentale qui est le trait le plus saillant de la société contemporaine. Tout est débâcle chez nous, jusqu'à nouvel ordre. Cela enivre des foules de moutons qui, ainsi, se félicitent d'évoluer et qui, n'étant remplis que de mode, n'ont pas le temps d'être. Malgré quoi il est entendu que le Parisien est frondeur, individualiste, révolutionnaire, etc. Est-ce que cela a été autrefois vrai ? Aujourd'hui, rien n'est plus faux. Peut-être le Parisien a-t-il été émoussé par toutes les révolutions, suivies d'épurations, qu'il a collectionnées ? La mode, en tout cas, n'est pas compatible avec le fameux individualisme. Même quand il proteste, le Parisien se maintient dans le vent.
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Si vous n'êtes pas porté sur les bonheurs parisiens, il vous reste à aimer la rue. Il a toujours existé des travailleurs d'art et de lettres, n'intervenant pas directement dans l'actualité idéologique et commerciale et qui, allergiques à la fréquentation des notables, vivent de plain-pied avec ce qu'on appelait jadis « les petites gens ». Perret, à en juger sur sa silhouette, semble appartenir à l'espèce artiste plutôt qu'à la littéraire et pas seulement à cause de ses mains. Sa simplicité est celle des peintres qui, même lorsqu'ils sont couverts de lauriers par les marchands de tableaux, se ressentent souvent du fait qu'ils ont vécu dans des quartiers d'ateliers au contact de modèles ou autres personnes populaires. Cette amitié pour les simples s'exprime abondamment dans les œuvres de Perret, ainsi dans l'admirable *Bande à part,* pour n'en citer qu'une, et que son séjour au maquis inspira. Il se plaît avec les gens qui sont fortement façonnés par leur existence physique, les gens qui sont physiquement leur métier, les artisans, surtout les marins, les militaires.
Voilà pourquoi vous entendez si souvent, à l'arrière-plan de ses récits, la mer et la guerre mener leurs plantureux orchestres. La guerre a le don singulier de saouler simultanément de deuil et de gloire. Il faudrait s'y reconnaître, pourtant, et savoir si elle est absurde ou belle. La mémoire des gloires militaires est vitale, mais il n'est pas moins vital d'avoir honte de notre inaptitude à débrouiller nos problèmes à froid. Perret parle joyeusement de Vauquois, qui a été repris en musique et à la baïonnette par le 46^e^ d'Infanterie. Fait d'armes inoubliable, en effet, et d'une efficacité d'autant plus paradoxale qu'il avait fallu aux Allemands, pour s'y installer, faire sauter les lieux avec 60.000 tonnes de dynamite. Mais moi, j'avoue qu'étant allé à Vauquois récemment, j'ai été pris à la gorge par l'horreur et la pitié, en haut de cette colline crevée en tous sens et qui garde tant de corps de soldats dans ses profondeurs. Plus un fragment de pierre ne reste du village ni de l'église, où des siècles durant les habitants de l'Argonne allèrent visiter la statue vénérée de « Notre-Dame de Vauquois ». Je me disais que les destinées de l'Europe avaient pris fin là pour un bon moment et qu'il n'y a pas lieu d'y voir une réussite du Saint-Esprit.
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Nous avons, Perret et moi, deux ou trois mythes qui divergent. Je n'attribue pas le moindre sérieux à la culpabilité de Dreyfus. Et puis je trouve à redire à Louis XIV. Il a été une superbe réussite personnelle, d'accord, mais pour un chef d'État, tout n'est pas là. Mais enfin cela c'est une autre histoire, et elle n'en finirait pas.
Vous comprendrez, d'après ce qui précède, que Perret préfère aux cocktails les plus flatteurs l'absorption de quelque honorable flacon dans un sombre bistrot, en compagnie de mauvaises têtes déterminées à flageller la République et les curés. Il n'est pas indifférent d'ajouter que Perret appartient à cette élite de sourciers qui détectent, on ne sait sur quels critères extérieurs, les établissements où vous pourrez encore consommer des vins de production directe. De tels établissements subsistent dans Paris, bien qu'on dise le contraire. Il est vrai que ces délectables repaires n'ont qu'un temps et finissent, après un nombre variable de mois ou d'années, par vous servir des Beaujolais à l'acide nitrique. Mais on en retrouve d'autres, et c'est un des miracles authentiques de cette ville exaspérante. L'esprit parisien, s'il survit quelque part, c'est bien dans ces endroits, qui n'ont rien à voir avec les salons illuminés et funéraires de ces gens que l'on nomme, avec quelque exagération, les puissants de ce monde.
Chers Chouans de Paris, tirant assidûment le Diable par la queue et dénoncés assidûment comme valets du Capital et de la Propriété, toujours indignés mais si gais, pleins de culture vraie et de tuyaux pittoresques, si conscients de votre pays et de ses élégances essentielles, que ne ferait-on avec vous, si vous cessiez un peu de ne pas vous croire socialistes ? Car il n'y a personne qui le soit plus que vous.
Presque toujours un ouvrage apparaît limité par rapport à ce que son auteur avait voulu. Ce n'est pas le cas de *Raisons de famille.* Cet « A la recherche du temps perdu » d'un ton spécial est un inépuisable livre d'amour. Parmi les souvenirs d'écrivains, vous n'en trouverez pas beaucoup où s'exprime autant de gratitude pour l'affection reçue et pour le climat assuré dans l'enfance. Même il y a ici davantage. Tout le livre n'est que l'expression poignante de la liaison affective entre les générations, liaison qui est tout et qui est assimilée aujourd'hui à l'inspiration réactionnaire, mais qui a permis ce que nous avons été, ce que nous avons fait. Et, certes, ce n'a pas été rien.
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Sur toute la terre, toutes les communautés humaines entendent deux appels qui conditionnent leur maintien en vie, l'une vers l'étranger, l'autre vers la souche. Il n'y a guère de problème posé en quelque lieu du monde, qui n'ait directement ou non pour origine une rupture d'équilibre entre ces deux besoins et que leur harmonisation ne puisse résoudre au moins en partie. Dans la France contemporaine, après quarante ans de désastres et de reniements, le patriotisme a été disqualifié, et ce n'est pas abusif de dire que la jeunesse, dans sa quasi totalité et de la meilleure foi du monde, l'ignore. Mais ne vous y trompez pas, elle le réinventera, à la faveur de quelque occupation, elle n'y coupera pas.
*Raisons de famille* ne parle pas seulement d'une famille. C'est un chant dédié à la souche, à la nôtre. On parle régulièrement de la France comme d'un bassin collecteur, chargé de concocter spontanément l'unité de l'homme. C'est ce que le monde attend d'elle, c'est aussi notre antique et scabreuse vocation. La France charnelle, comme eût dit Péguy, il n'en est pratiquement question nulle part. Sauf ici.
Jeune lecteur, qui au cours de votre éducation marxiste-léniniste avez été si peu incité à en tenir compte, vous pouvez apercevoir à travers *Raisons de famille* un spectacle étrange : un vieux Monsieur penché sur l'amour, comme un feu. L'amour reçu et qu'ensuite lui-même donna. Amour d'hier, amour de demain, qui n'en font qu'un. Ce n'est pas un sujet marrant, jeune lecteur, mais il est important.
Roger Glachant.
120:228
### Un légendaire pour notre temps
par Jean-Baptiste Morvan
« Tous les pays qui n'ont plus de légende -- Seront condamnés à mourir de froid », a dit Patrice de La Tour du Pin. On peut aussi se demander si une secrète et préalable condamnation au trépas frigorifique n'est pas la cause de leur stérilité mythologique. Dans cette perspective, la France éprouve un sensible rafraîchissement de sa température intellectuelle et les Français se résignent apparemment à la congélation. L'œuvre de Jacques Perret aurait dû réveiller et stimuler chez nous l'humeur légendaire ; mais notre univers mental semble régi par une entreprise de pompes funèbres et la postérité, s'il en est une, estimera peut-être que le document littéraire le plus symptomatique de notre temps est un poème de Michaux consacré à la célébration des icebergs. Nous ne pouvons cependant admettre une France glaciale idée si scandaleuse, si impensable, que les Esquimaux et les pingouins eux-mêmes ne manqueraient pas d'en faire des gorges chaudes...
121:228
Il nous souvient d'un épisode de « Pantagruel » où l'on entend sur une mer parfaitement déserte un tumulte de bruits et de cris : les échos sonores d'une bataille, soudain gelés à la mauvaise saison, ont été libérés par les brises printanières. L'œuvre de Perret nous apporte ce réchauffement saisonnier du rêve aussi bien que du langage : sans oser espérer qu'une analyse psychologique et littéraire puisse échapper au pédantisme, essayons de voir pourquoi la légende est indispensable à la vitalité de l'esprit français.
La « légende », c'est « ce qu'il faut lire ». Je me suis laissé dire que l'origine du sens moderne se trouvait dans le latin liturgique et médiéval, comme pour bien d'autres termes essentiels relatifs à la véritable culture. Aujourd'hui on ne sait plus trop bien ce qu'il faut lire et comment il faut lire : certains même se sont fait une facile réputation d'audace en soutenant que dans un proche avenir il ne serait plus du tout nécessaire de lire, que déjà la lecture était une pratique rétrograde. De fait, nous reconnaîtrons que nos lectures les plus nécessaires ont eu un caractère quasi-rituel, même quand leurs rites n'étaient plus exactement ceux du sanctuaire. Il importait à la personnalité d'un Français digne de ce nom d'avoir lu, appris par cœur et répété le dialogue lapidaire du baptême de Clovis en attendant les épisodes inoubliables du « De Viris ». On se les racontait complaisamment à soi-même, avec des additions parfois comiques et irrévérencieuses ; mais les Horaces et les Coriaces pouvaient bien se métamorphoser en Voraces et en Coriaces, ils tenaient leur place dans notre univers, et solidement. Ces héros pittoresques et le plus souvent doués d'un terrible entêtement s'inséraient dans une ambiance fraternelle. L'indocilité naturelle au jeune âge sympathisait avec toutes les « têtes de cochon » de l'antiquité et de l'histoire nationale, qu'il s'agît de Régulus, de Roland à Roncevaux, de Duguesclin ou de Cambronne. Chaque « génération montante » n'avait nul besoin de « contestation » pour conquérir le sens de sa dignité ; elle gardait de toutes ces anecdotes, comme un dénominateur commun, la conviction enracinée que la France et la civilisation étaient redevables de leur continuité vivante à un certain nombre de gens qui avaient su dire au moment critique « J'y suis, j'y reste » ou le mot de cinq lettres à l'occasion.
122:228
Telles sont les humeurs françaises, toujours étroitement parentes de la belle humeur. Or il est à remarquer la tendance naturelle de la belle humeur à l'expression pittoresque, à la galéjade assez souvent ; et dans cette optique la fonction fabulatrice de l'esprit, loin d'apparaître comme une survivance obscurantiste des âges primitifs, se révèle comme un des plus notables éléments de la liberté. Aussi pouvons-nous observer un lien spirituel, subtil mais certain, unissant les héros officiellement reconnus de l'Histoire de France aux héros marginaux comme Georges Cadoudal, aux « insulaires » attachés à la défense de leur demeure réputée insalubre, enfin jusqu'à la Bête Mahousse persécutée par les bulldozers dans son marais natal.
La légende reflète toujours une intelligence propre à l'enfance, infiniment plus accueillante et compréhensive que l'intelligence adulte qui porte le poids de multiples obsessions critiques, paralysantes au point de rendre inintelligibles et même incroyables les faits les mieux prouvés. Dans « Enfantillages », à la fin du recueil inauguré par « La Bête Mahousse » qui lui donna son titre, l'enfant ne ressent aucun malaise à dormir dans « la chambre du bourreau » et il se trouve de plain-pied avec les personnages illustres ou extraordinaires en une parfaite familiarité. Les esprits sérieux se forgent aujourd'hui des problèmes monstrueux quand il s'agit d'apprivoiser le monde ambiant ; et plus ils essaient de lui imposer des « démythifications », de faire la guerre aux « Sublimations » et aux « Surestimations de l'objet », plus ils rendent cet univers étouffant et empesté. Or les êtres ont une vocation naturelle à être surestimés pour exister réellement ; les choses elles-mêmes demandent à entrer dans la légende, et de ce point de vue, je découvre une profonde signification philosophique dans « Le Machin ». Après qu'on a vendu le « vistemboir », on le regrette, on ne cessera d'en parler et l'objet indéfinissable et inclassable désigné d'abord par le vocable dédaigneux de « machin » devient presque sacré : « Tu as vendu le vistemboir de ta tante ! » L'humanité a un besoin essentiel de vistemboirs ; autrement, il n'y aura plus que des machins, et tout deviendra machin, y compris nous-mêmes.
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La légende naît et se développe au sein du clan familial. Du moins elle s'y développait au temps où l'on causait dans les familles. On ne se préoccupait point abstraitement des problèmes de la communication humaine, ou d'une pesante éthique de l'accueil. A force de parler des êtres et des événements, on finissait par dessiner leur ligne, leur silhouette véritable et signifiante. Il serait passionnant de retracer l'histoire contemporaine à travers toutes les conversations familiales évoquées dans l'œuvre de Perret, que ce soit propos réels ou dialogues de personnages fictifs. Même le temps fâcheusement marqué par l'affaire Dreyfus arrive à perdre son agressivité dans la mesure où les événements sont mêlés aux petits faits de la chronologie familiale. La vertu de tendresse inhérente à la famille leur confère un supplément d'humanité ; et si les rapprochements et les coexistences sont comiques, on n'y retrouve que mieux la permanence d'une France authentique, d'un pays réel. La légende ne se forme pas sans que l'humour vienne y aider ; et à y regarder de près, peut-être en a-t-il toujours été ainsi dès les temps antiques. Le plaisir de raconter donne son prix à l'histoire ; ainsi en est-il, dans « Enfantillages », de la table de pierre monolithe de la cuisine : « ...son socle tenait non seulement aux fondations mais il plongeait dans le roc des racines si profondes qu'en mettant l'oreille dessus, les jours de lune à minuit, on entendait ronfler distinctement le feu de la terre, elle servait aux bouchers préhistoriques à découper en tranches les trompes de mammouths, c'était une table druidique où Vercingétorix avait cassé la croûte, le petit Gargantua l'avait retaillée au canif pour s'en faire un tabouret... »
On se familiarise avec les choses et les situations qui posent des problèmes non pas en les réduisant à des évaluations économiques, pécuniaires qui semblent toujours posséder sur l'homme l'avantage de leur pesanteur inerte, mais en les obligeant à entrer dans l'ordre des significations humaines. Comme elles révèlent alors leur gaucherie, leur manque d'agilité, on est amené à leur infliger quelques brimades éducatives afin de leur conférer un peu de finesse, le degré modeste de politesse nécessaire pour les associer au domaine de l'homme.
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Le monstre lui-même se doit de jouer son rôle, de jeter du feu par les naseaux, même s'il est aussi vieux que la Bête Mahousse « que ces pyrotechnies fatiguent ». Plus le monde est matériel et mesquin, plus l'esprit reconquiert son allégresse indispensable dans l'élaboration des fictions comiques. Telle est la création des anecdotes historiques controuvées, dignes d'intéresser les touristes venus en autocar ; elle sauvera la demeure des « Insulaires ». Mais dans la vieille maison tout avant une vocation légendaire depuis l'appartenance supposée du très ancien propriétaire Louis-Hector-Joseph Pommier à une corporation fictive de pêcheurs à la ligne, les « maîtres-pêcheurs à verge », jusqu'aux présences tutélaires des souris porteuses de noms créés dans la manière rabelaisienne, Abélardon ou Pantagruyère.
On rapproche volontiers Jacques Perret de Rabelais. Le thème de l'évasion, traité par le pédantisme marxiste et freudien, s'est considérablement appauvri : il ne serait que la première étape d'une sorte de conscience révolutionnaire, dans l'esprit de la jeunesse en particulier. Chez Perret, le voyage est une entreprise naturelle pour retrouver de temps à autre le supplément d'âme. Il n'est pas une sorte de succédané du suicide, on ne se jette pas à la mer comme on se jetterait par la fenêtre. De ce point de vue, les navigations de Perret ou de ses personnages sont diamétralement opposées au « Bateau Ivre » de Rimbaud, épopée imaginaire d'un rafiot aussi dépourvu de direction humaine que d'instruments de marine. La navigation est le lieu central où s'unissent le familier, l'extraordinaire et le comique ; elle requiert toutes les vertus d'un artisanat mûrement médité, l'initiation à un trésor de l'esprit. Elle peut s'inscrire dans la nécessité intérieure d'un caractère, comme le héros du « Vent dans les Voiles », en proie à un de ces problèmes insolubles qui ne se présentent qu'aux âmes bien nées. S'il se trouve porté d'emblée sur le pont du navire de son lointain parent, en plein XVII^e^ siècle, encore faudra-t-il qu'il se conforme aux modes de vie des héros maritimes de ce temps.
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Le navire est à travers les temps, le symbole des aventures qui réalisent la plénitude humaine ; et celle-ci a besoin de tous les éléments qui, au cours de la succession historique, peuvent la nourrir et l'exalter. C'est toujours le « voyage aux Isles » ; l'accès de ces îles étonnantes, féeriques et burlesques, est permis aux fervents de la « Dive Bouteille ». Le muscadet de Horrembâr dans « Le Vent dans les Voiles », le litre de rhum « grand arôme » dans « La Compagnie des Eaux » sont les talismans du voyageur et ils deviennent eux aussi légendaires.
Faut-il voir pour autant dans les légendes perretiennes la manifestation d'un optimisme absolu ? La création de la légende, comme toute tentative humaine, a ses échecs, ses tristesses, ses épreuves et elle affronte les déchéances imméritées. Parfois la légende s'effondre à l'instant précis où elle paraît toucher à sa parfaite architecture épique. On le voit dans l'histoire d' « Un homme perdu » : quand on croit reconnaître dans un chef indien l'explorateur disparu quinze ans plus tôt, on doit y renoncer. S'il a réalisé un coup de maître en plaçant une carte dans la partie de bridge des Européens, le hasard en est peut-être la seule cause. Il y a plus terrible encore, et je me suis parfois demandé si la profonde amertume que me cause la relecture des « Biffins de Gonesse » était tout à fait en accord avec les intentions de l'auteur. Quelques vieux soldats de l'autre guerre cherchent désespérément à entourer des honneurs militaires les obsèques du président de leur amicale régimentaire. Dans un Paris tumultueux et indifférent, ils ne réussissent qu'à découvrir aux Invalides le drapeau d'une association inconnue ; et au soir de cette journée le dernier gradé survivant meurt à son tour : on disposera son cadavre dans la tente inoccupée d'un chantier de travaux du gaz. Le Régiment de Gonesse semble piteusement frustré de sa légende. Dans « Le Vent dans les Voiles », on sait que le commandant du bord se doit de bien choisir sa place pour trépasser écrasé par le grand mât. Mais qui peut être sûr des conditions spectaculaires de son trépas ? Dans « Les Biffins de Gonesse » la légende prend son accent douloureux en affrontant l'épreuve de la profanation et de la dérision ;
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mais l'auteur se refuse à consacrer l'absurde injustice des choses, et notre sympathie est encore plus sûrement acquise aux infortunés survivants du mythique régiment banlieusard. Cette légende qui illustre et défend les fidélités essentielles de la vie, c'est un jeu, au double sens du divertissement allègre et du risque nécessaire. Il faut parier pour la légende, et c'est le pari le plus sûr. Sans doute sommes-nous périodiquement contraints de retourner aux travaux quotidiens : le gosse ami de la Bête Mahousse doit reprendre ses exercices latins pour traduire « les nymphes auront aimé l'ombre des forêts ». Mais sans les nymphes il manquerait toujours quelque chose à l'ombre des forêts et le futur antérieur sombrerait dans l'absurdité existentialiste. Après tout, la légende, c'est encore et toujours Ulysse : le navigateur mythique et souvent facétieux reste pour nous l'homme qui refuse la drogue au pays des Lotophages. La légende, c'est tout le contraire de l'opium ; elle invite à la vigilance, et aux salutaires réveils de la conscience.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Mutinerie à bord
par Jean Madiran
Il n'y aurait pas d'erreur plus vulgaire que de ne pas prendre Jacques Perret au sérieux ou, pis encore, de croire qu'il ne prend rien au sérieux. Ou bien de l'imaginer anachronique de naissance et cultivant l'anachronisme par infirmité, étranger à son époque, contemporain des Mérovingiens parce qu'il le dit une fois en passant, mais il le dit comme on fait un pied de nez à une idole, en l'occurrence celle de la modernité triomphante et infecte. Curvers désigne Perret comme un *inspecteur de l'éternel dans le quotidien,* attention, ce n'est pas un mot en l'air, ni Curvers ni Perret ne se trompent sur l'éternel en lui-même, qui est un seul Dieu en trois Personnes, ni sur l'éternel dans le quotidien, qui est la loi morale et la foi surnaturelle : c'est à cet étage que l'on rencontre Perret ; sinon le rendez-vous est manqué. Il faut une incurable frivolité pour voir en Jacques Perret un auteur frivole.
Lisez *Mutinerie à bord.* Je dis lisez, parce que c'est l'un des moins lus, mais s'il fallait absolument ne retenir qu'un seul livre de Perret, je choisirais celui-là. « En mai 1864 il y avait dans le port de Cette un trois-mâts nantais qui portait un nom rare et édifiant : *Foederis Arca.* C'était l'arche d'alliance, la nef mystique, la communion des fidèles, le refuge des pécheurs... »
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Un mois plus tard, le navire au nom de nef mystique disparaissait en mer, à la suite d'une mutinerie dont le récit fait tout l'ouvrage. Mutinerie exemplaire, leçon de choses que l'on pourrait dire scientifique, mettant en un relief irrécusable le processus de démission par lequel une autorité, toute autorité, toutes les autorités se défont de leurs propres mains. Il leur suffit d'accepter, fût-ce tacitement, ce qui n'est pas acceptable.
« Transmis par l'armateur, un ordre était venu de Paris requérant le capitaine du *Foederis Arca* de prendre un chargement de vins et spiritueux à destination de la Vera Cruz. » On est en pleine guerre du Mexique, cette « aventure mexicaine », conduite par « le génie politique de Napoléon III vivement encouragé par l'ambition de quelques financiers marrons », « l'innocent Maximilien voguait maintenant vers son empire aztèque », et « pour arroser dignement ce trône, ordre fut donné d'envoyer là-bas quelques cargaisons de fines bouteilles et de gros rouge ». « Pratiquement, il s'agit d'une réquisition doublée d'un ordre de mission. »
-- « Cela me contrarie énormément, dit le capitaine de sa voix grave et douce : je n'ai jamais appareillé dans des conditions aussi mauvaises. On n'improvise pas des voyages comme ça, au pied levé. C'est une mauvaise plaisanterie. » Le capitaine Richebourg n'a pas tout à fait soixante ans. Il navigue depuis l'enfance.
-- « Je n'ai pas d'équipage. Demain, je bouclais mon coffre et je partais pour Nantes. Ça encore, tant pis, naviguer est mon état, mais je n'aime pas naviguer sans équipage. »
Le difficile, c'est qu'on ne sait pas toujours très bien à quel moment commence ce qui est véritablement inacceptable. Ce commencement n'a peut-être pas une mesure objective et invariable ; il dépend aussi de la carrure de celui qui commande. Un fort peut tolérer davantage qu'un faible sans ruiner la mission, le navire, la société dont il est responsable. Peut-être le capitaine Richebourg aurait-il dû refuser à ce moment. Il aurait été mis à la retraite, ou aurait subi quelque autre sanction, mais le drame affreux n'aurait pas eu lieu, le drame dont la cause essentielle est qu'il accepte de prendre en charge une situation qu'il n'est pas capable de dominer : mais cela même, comment le savoir à l'avance ?
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Il est vrai que le capitaine Richebourg peut compter sur son second : « Le second du *Foederis Arca,* âgé de vingt-deux ans et lui aussi natif de Nantes, s'appelait Aubert : un mètre quatre-vingt-cinq de haut, quatre-vingt-deux kilos, un mètre de tour de poitrine... Colosse blondin, sympathique malabar. Il était de ceux qui prennent un fer à cheval pour le tordre à l'envers comme une épingle à cheveux, qui veillent trois nuits à la cape... C'est dire qu'il jouissait d'une riche nature, que sa bonne humeur avait du répondant, et c'est pourquoi il ne prenait pas en drame cette question d'équipage dont le capitaine lui avait parlé. »
M. Aubert va donc ramasser en une nuit un équipage de hasard, bien peu capable de « sortir de la mer pour aller dans l'océan, pour faire le long cours », un bosco qui n'en est pas un, et un cuisinier, un mauvais charpentier, une dizaine de matelots qui signent tout ce qu'on veut, touchent l'acompte réglementaire et vont le boire, et qu'il faut les gendarmes de la marine pour amener à bord. « A moins d'une inspiration divine, il est presque impossible de reprendre en main douze hommes à moitié saouls et dont vous connaissez à peine les noms. » Il y aura aussi un passager, un Corse nommé Orsoni. Et puis un mousse, qui embarque pour la première fois ; pour la dernière aussi. Le capitaine Richebourg ne se fait point d'illusions :
« -- Bah ! s'écria M. Aubert, ça pourrait être pire. -- Je ne crois pas, répondit le capitaine de sa voix grave et douce. » Au bout de trois jours de navigation : « Les continuelles récriminations de l'équipage, à propos de tout, révèlent une volonté d'insubordination stupide et presque morbide. La contamination habituelle des moins mauvais par les pires ne suffit pas à expliquer cette hargne collective et il ne fait aucun doute que l'alcool suinte encore quelque part pour entretenir de si mauvaises dispositions. L'ivresse n'est pas toujours flagrante mais il règne à bord une excitation constante... »
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L'équipage trouve dans la cargaison une « source de libations clandestines » qui deviennent habituelles, et le passager Orsoni « se montre avec l'équipage d'une cordialité à la fois démagogique et sentencieuse, et n'hésite pas un instant à boire le vin volé ». Mais cela tient encore : « M. Aubert, jusqu'à présent, a fait preuve d'un remarquable sang-froid... Sa nature herculéenne, sa manière de prendre les choses avec un enjouement supérieur qui transparaît dans ses éclats de voix les plus violents, sa présence infatigable, ses réparties massives et son acharnement à ne céder en rien, tout cela réussit encore à maintenir l'équipage dans les disciplines élémentaires de la manœuvre, mais de justesse. » C'est moi qui souligne « sa présence infatigable » et surtout « son acharnement à ne céder en rien ». Perret ne souligne pas ; il dit sans souligner ; il fait un récit et non un traité ; il raconte sans expliquer ; mais il raconte comme peut raconter celui qui sait les choses, sans ignorer ni cacher ce qui permet de comprendre, ce qui peut instruire.
Au sixième jour, le premier incident de la barre d'anspect, « un incident assez vif ». La barre d'anspect « est un levier, fait d'orme ou de frêne, dont le gros bout est taillé en sifflet, solidement ferré ». Celle-ci « traînait sur le pont malgré les remontrances du second ». Le bosco Lénard donne l'ordre de la ramasser sans pouvoir se faire obéir. M. Aubert intervient : -- « Si vous ne faites pas ramasser cet outil, Lénard, il faudra donc le ramasser vous-même, et ce sera bien dommage. » Mais si M. Aubert s'acharne ainsi, le capitaine Richebourg, par fatigue plutôt que par erreur, car il n'est point atteint de libéralisme intellectuel, a déjà commencé à céder. Le voici au septième jour feuilletant son livre de bord « en se demandant s'il n'était pas temps d'y consigner l'attitude de l'équipage » :
« Au registre des punitions figuraient déjà Oillic, Théhaut, Daoulas et Carbuccia, tous quatre pénalisés de huit jours de solde. C'est encore une faiblesse de M. Richebourg qui n'a retenu dans le motif qu'une simple infraction à la discipline.
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Il aurait dû notifier l'ivresse, mais l'ivresse à bord suppose nécessairement le vol, c'est-à-dire un délit qui dépasse la juridiction du capitaine, et si le vol est installé en permanence à bord, comment le capitaine pourrait-il s'en expliquer, se justifier de l'inadmissible ? » « Comment lui, capitaine, peut-il accepter cette cuite permanente ? Qui croira qu'il n'ait pu découvrir la source et la tarir ? Qui osera désormais lui confier un navire ? »
Quinzième jour : « Encore une fois il faut s'étonner que le capitaine, devant le phénomène d'ivresse persistante et maligne qui ravage l'équipage, et sachant bien que la cargaison en fait les frais, n'ait encore prescrit aucune mesure extraordinaire de perquisition ou de surveillance. Pense-t-il que la complicité massive de tout l'équipage aggravée par celle du maître (bosco) rendait l'opération vaine et les conditions de l'échec passablement humiliantes ? Calcul dérisoire et funeste, aberration de l'autorité. On peut comprendre que M. Richebourg ne veuille pas procéder lui-même à ces investigations. Il pourrait en donner l'ordre au second et ce serait alors mettre M. Aubert en demeure de l'exécuter lui-même et pratiquement seul. A partir du second en effet, les relais de la hiérarchie sont quasiment interrompus et M. Aubert se heurte immédiatement, sans auxiliaire, à la malveillance compacte. Il est seul à mettre en œuvre cette masse d'inertie et il fournit à cet effet une dépense extraordinaire d'énergie et d'autorité. Il doit engager sans répit tous ses moyens pour n'obtenir encore que des résultats médiocres et toujours remis en question. Son métier est devenu harassant, il joue son prestige en gros et en détail, à quitte ou double, sur un envoi de bordée dans la mâture, sur la réfection d'une fourrure de galhauban, sur un bout de lard, sur un mot (...). On peut croire que le second a été plusieurs fois tenté par les vrais grands moyens, à savoir le coup de pistolet pour le premier homme surpris en état d'ivresse ; mais une telle justice n'est pas en son pouvoir et il a fini par comprendre que le capitaine n'était plus d'âge à brûler une cervelle pour avoir la paix. »
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Mais M. Aubert lui aussi va céder une fois. Comme M. Richebourg devant son livre de bord, tout seul et quand personne ne le voit. Les démissions de l'autorité sont d'abord intérieures et secrètes, elles sont cachées, et tout pourtant en découle. C'est au dix-neuvième jour :
« Passant à tribord à la tombée de la nuit, le second a buté sur la barre d'anspect qui traînait à hauteur des bittons d'écoute du grand hunier. Il jura sec puis, s'assurant qu'il n'était pas vu, ramassa l'outil pour le ranger lui-même, à sa place habituelle, qui était sous le chantier de la baleinière. »
C'est avec cette barre d'anspect que, quatorze jours plus tard, M. Aubert sera tué par les mutins.
\*\*\*
Vingt-quatrième jour. Le temps a changé. « Le vent, la pluie et cette besogne qui pressait n'ont pas eu sur l'équipage l'heureux effet que M. Richebourg et le second avaient escompté. D'habitude un petit coup de tabac décrasse la tête et lessive les humeurs mais, chose vraiment bizarre, la mauvaise volonté resta perceptible jusque dans les manœuvres qui exigeaient le plus de promptitude et de coordination, celles qui, pour un rien, dégénèrent en fausse manœuvre et se terminent en avarie (...). Il semblait que tous, sous l'empire d'un pernicieux amour-propre, eussent tenu à démontrer que leur malveillance n'était pas à la merci du mauvais temps. Ou alors, obscurément possédés par un idéal de catastrophe, se voulaient-ils complices d'un ouragan possible. *Haïr la dunette à en perdre le navire. *»
Vingt-septième jour. « Le temps s'est remis au beau (...). Si j'ai fait mention du joli frais qui sévit pendant les journées du 20 et du 21, c'est principalement qu'il fournit au capitaine et au second l'occasion de mesurer la déchéance de l'équipage. Sa tenue par gros temps ne laissait donc aucun espoir qu'il pût recouvrer le sens du devoir, puisque le soin même de son salut, l'intérêt le plus grossier de sa peau semblaient lui avoir échappé. Il s'ensuivit une baisse de pression très sensible dans le cœur de M. Richebourg, un découragement qu'il dissimulait à grand peine. »
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En ce vingt-septième jour se situent la conversation centrale et le sommet du livre ; la conversation définitive entre le capitaine et le second ; celle qui donne le mot de l'affaire, lequel est aussi le mot de toutes nos affaires. On n'arrête pas de la relire.
« Je me rends bien compte (disait le capitaine) que j'ai perdu la main. Ces dernières années la fortune a voulu que je fusse trop bien servi. Des équipages modèles ou simplement maniables m'ont laissé vieillir dans des commandements de grand-père peinard. Et maintenant je ne suis plus d'âge à retrouver la poigne.
-- On devient trop bon, dit Aubert à tout hasard.
-- Mais oui ! la clémence du gâteux. Ces maudits salopards ne doivent rien à ma bonté. Mon père sans doute en aurait déjà pendu un ou deux, au moins les aurait-il enlevés au cartahu pour deux coups de cale avec le pavillon de justice en tête de misaine. Moi aussi je l'aurais fait, jeune capitaine de vingt-quatre ans, à une époque où les balançoires d'opinion publique et la pleurnicherie des moralistes ne venaient pas encore flanquer la pagaye dans les lois naturelles de la navigation, ni donner mauvaise conscience au capitaine pour un coup de garcette sur le dos d'un vaurien. Mais le siècle est pourri et c'est la faute des mœurs aussi bien si j'ai peur de sévir (...). Vous ne dites rien, Aubert ? Vous pensez qu'il est encore temps ?
-- L'usage des pistolets vous appartient, capitaine.
-- Je pense qu'il en sera temps, le moment venu.
Alors le second d'une voix brusque :
-- Qu'est-ce que c'est que ça, capitaine : le moment venu ? Du train où nous allons, votre moment venu le sera trop tard, capitaine. »
Mais Aubert reprend, en faisant l'optimiste, c'est-à-dire en trichant un peu sans y croire :
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-- « Nous sommes là à nous monter la tête, à broyer du noir, à transformer en pirates sanguinaires un ramassis de couards abrutis par l'alcool et en fin de compte le bateau taille sa route et nous voilà tout de même à moitié chemin.
-- *Je remets donc l'autre moitié entre les mains de Dieu,* déclara M. Richebourg.
« Le second admit qu'un capitaine pouvait à bon droit compter sur la Providence, mais fit respectueusement observer que, pour commencer, *c'était plutôt Dieu qui mettait les bateaux entre les mains des capitaines. *»
J'ai découvert ce livre, et ce sommet du livre, pendant l'été 1969, au moment de ce qui fut quasiment le dernier tournant dans la décomposition de l'Église. Nous sentions qu'on arrivait à l'indépassable. Édith Delamare écrivait à la cantonade : « Ne prenez pas de vacances. » Elle en donnait le motif : « Quand le synode des évêques se réunira en octobre à Rome, que restera-t-il à détruire dans l'Église ? » Nous n'avons en effet pas pris de vacances cette année-là, nous avons publié trois suppléments successifs entre notre habituel numéro de juillet-août et notre habituel numéro de septembre-octobre. On en arrivait à l'attentat contre le missel romain, on n'a rien trouvé de plus depuis lors, dans l'ordre de la démolition rien n'a bougé de 1969 jusqu'à la mort de Paul VI, au-delà de la brèche ouverte dans le saint sacrifice il n'y avait plus rien. Plus rien que des conséquences, et contre elles, des renaissances. La renaissance d'une Église missionnaire en plein monde moderne (missionnaire pour convertir le monde et non pour se convertir à lui) sera l'œuvre de Mgr Lefebvre les années suivantes. En 1969 nous n'en étions pas encore là. Nous recevions au début du mois d'août notification de la « disqualification » décrétée contre l'abbé de Nantes, elle préparait, elle accompagnait la mise en place d'une messe nouvelle ayant pour fonction œcuménique principale d'éclipser la messe traditionnelle. Les condamnations arbitraires de cette sorte n'ont jamais été gratuites. Elles ont servi chaque fois, on s'en rend compte après coup, à préparer les voies d'une offensive moderniste bien déterminée.
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La condamnation de l'Action française en 1926 servit à l'installation d'une Action catholique en forme de sociétés de pensée, maçonnisation des structures temporelles chrétiennes. En 1962, pour ouvrir les portes à la machination conciliaire, ce fut la campagne mondiale contre la Cité catholique avec le mot d'ordre universellement repris : « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. » C'était le retournement haineux et revanchard de la sentence de saint Pie X sur les modernistes, pires ennemis de l'Église. Ce retournement contenait en substance l'ouverture au monde, l'ouverture à gauche, le modernisme à la place de la tradition, le compromis historique avec le communisme. En 1966, pour inaugurer l'ère post-conciliaire et préparer la suppression du catéchisme, c'était la condamnation d'ITINÉRAIRES par l'épiscopat français. Durant l'été 1969, alors que se préparait une remontrance des cardinaux et que l'on supputait les moyens qu'il faudrait prendre pour que ne soit pas interrompue la célébration de la messe traditionnelle, la « disqualification » de l'abbé de Nantes venait faire une diversion analogue aux précédents de 1966, de 1962, de 1926, cherchant une fois de plus à fixer les fidèles sur la défense des personnes injustement attaquées, pendant que se combinaient ailleurs les mauvais coups essentiels. Six mois auparavant, dans une allocution non officielle prononcée le 7 décembre 1968, le pape Paul VI avait confié à mi-voix que la crise de l'Église lui paraissait une sorte d'autodestruction et que lui-même, capitaine du bateau, ne prendrait aucune mesure de circonstance pour aider le navire à manœuvrer dans la tempête. La confiance en Dieu consistait selon lui à attendre passivement que la tempête soit apaisée par Notre-Seigneur en personne. On a eu de cette allocution seulement ce qu'en a reproduit en style indirect *L'Osservatore romano* du 8 décembre :
« L'Église se trouve en une heure d'inquiétude, d'autocritique, on dirait même d'autodestruction. C'est comme un bouleversement intérieur, aigu et complexe, auquel personne ne se serait attendu (*sic*) après le concile. On pensait à une floraison, à une expansion sereine des conceptions mûries dans les grandes assises du concile (...).
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Il y en a tellement qui attendent du pape des gestes retentissants, des interventions énergiques et décisives. Le pape n'estime pas devoir suivre d'autre ligne que celle de la confiance en Jésus-Christ, qui aime son Église plus que quiconque. Ce sera lui qui calmera la tempête. Combien de fois Jésus n'a-t-il pas répété : « Ayez confiance en Dieu. Croyez en Dieu ; croyez aussi en moi ! » Le pape sera le premier à suivre ce commandement du Seigneur et à s'abandonner sans inquiétude et sans angoisse inopportune à l'action mystérieuse de l'invisible mais très certaine assistance que Jésus assure à son Église. » ([^12])
*Mutinerie à bord* me parut un apologue écrit tout exprès pour que la respectueuse observation de M. Aubert au capitaine Richebourg portât jusqu'à Rome une remontrance identique. L'achevé d'imprimer de l'ouvrage était tout frais, du 5 juin 1969. Interrogé, Jacques Perret me détrompa sans pleinement me convaincre. Mais il existait des preuves objectives. Ce récit avait bien été écrit en 1948 et déjà réédité une première fois en 1953. Dans le quotidien qui s'écoule, c'est toujours le même éternel. Avec une histoire survenue au XIX^e^ siècle, avec des mots tracés en 1948, Jacques Perret nous parlait mieux que personne du discours pontifical du 7 décembre 1968, comme il parlera, aussi longtemps que vivra la langue française, de toutes les défaillances fondamentales de l'autorité : il en parlera toujours en contemporain, ce qui est tout le contraire d'être anachronique.
\*\*\*
Le processus de décomposition va suivre son cours. Vingt-neuvième jour. A propos d'une corvée de nettoyage des poulaines (cabinets), premier refus d'obéissance nettement caractérisé. Le prétexte de la démission est, comme souvent, que l'affaire est de peu d'importance. Mais Jacques Perret ne laisse debout aucun prétexte :
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« M. Aubert lui a déclaré sèchement :
-- Je pense que vous venez de tolérer complaisamment un refus d'obéissance.
-- Aubert, vous êtes le jouet des grands mots. Je ne vais tout de même pas sortir mes pistolets pour une affaire de poulaines.
-- Le lieu n'est guère plus décent pour y capituler, a fait observer le second. »
Trente-troisième jour. Second refus d'obéissance. M. Aubert prévoit d'avoir à changer de côté les bonnettes (voiles d'appoint qu'on établit pour augmenter la largeur des voiles en vergue du bord du vent). La manœuvre exige normalement le concours de deux bordées, celle qui est de quart et une autre qui ne l'est pas. Celle-ci refuse d'obéir : « Nous ne sommes pas de quart. » « M. Aubert se trouve devant un mur. Il comprend qu'à cet instant il ne reste plus à lui, second, aucune possibilité de se faire obéir et, pour la première fois, il se résout à faire publiquement appel au capitaine. » Le capitaine Richebourg vient apostropher les rebelles : « Je vous inflige une nouvelle retenue d'un demi-mois de solde, et ceci à titre d'avertissement. Je vous préviens en effet, ajouta-t-il avec un léger tremblement dans la voix car il allait prononcer des paroles sans précédent, je vous préviens que, désormais, à quiconque n'obéira pas, je brûlerai la cervelle. » Mais *l'ordre ne fut pas réitéré,* les drisses de bonnette ne furent point passées. Seule la réitération de l'ordre non obéi aurait donné à l' « avertissement » un poids réel, en provoquant sa vérification immédiate.
Quelques heures plus tard, l'équipage massacre le capitaine et le second. Les mutins coulent le navire. Ils partent en canots et *assassinent le mousse,* parce que toute défaillance grave de l'autorité entraîne toujours le massacre des enfants.
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C'est une histoire vraie. Les mutins, une fois recueillis, racontent que le navire a coulé dans la tempête ; que le capitaine et le second, embarqués seuls dans la même baleinière, ont coulé eux aussi. Le frère du second ne croira jamais à « cette faute impossible qui ternit la mémoire de M. Aubert et du capitaine », « il n'acceptera pas l'indolence ni l'impertinence de l'enquête, il s'étonnera de l'évanescence prématurée des soupçons. Il connaît son frère comme soi-même et le mensonge des témoins est une évidence qu'il se promettra de faire jaillir tôt ou tard ». Il découvrira la vérité, il y aura une nouvelle enquête, un procès, les coupables seront pendus. Le seul Orsoni ne sera jamais retrouvé, il a su disparaître de tous les registres du monde, c'est le révolutionnaire professionnel, insaisissable, indistinct, finalement anonyme, mais formidablement venimeux, et quel portrait en fait Perret, le portrait du tchékiste envoyé en mission par l'agit-prop léniniste. « Ce drame de la mer, écrit Perret, je l'ai raconté à partir d'un document très mince et j'ai dû imaginer pas mal d'incidents, de détails et de gestes possibles autour de l'événement certain. Ma source est un livre de prix relié d'or et de rouge où se trouvent relatées quelques sombres aventures de mer... Le récit, qui a dû s'inspirer des pièces du procès, tient en une dizaine de pages. » Et pour finir :
« Quant aux leçons à tirer, ce n'est plus guère l'usage (...). C'est pourquoi je préfère m'en tenir aux enseignements du beau livre doré sur tranche où j'ai trouvé cette histoire avec cette morale : « De quels crimes les hommes ne sont-ils pas capables quand ils rejettent aussi bien le frein de la religion que celui des lois ! » D'aucuns trouveront à cette moralité un tour un peu désuet, mais il faut prévoir que la mode ou le besoin en peut revenir. »
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*Mutinerie à bord* contient la substance de plusieurs traités et discours sur le commandement, l'ordre, la société. La crise du monde occidental, celle de l'Église, c'est aussi l'histoire d'une « mutinerie à bord ». On peut réfléchir et s'interroger. On peut se demander à quel moment le capitaine, pour maintenir à bord l'ordre et l'autorité, aurait dû ne pas céder ; et ce qui serait arrivé s'il avait tout de suite enquêté sur le vol et sans hésitation brûlé la cervelle du premier à refuser obéissance. Ce sont des questions qui ne comportent aucune réponse mécaniquement assurée. Peut-être était-il radicalement impossible de commander un tel équipage dans une telle situation. On peut très bien penser qu'en refusant plus tôt de tolérer l'inacceptable, M. Richebourg aurait simplement avancé l'heure de la mutinerie et du massacre : ce n'est pas certain, c'est très possible. Mais peu importe. L'important est que le capitaine était là pour cela, il était là pour ne pas céder quand il faut ne pas céder, quoi qu'il puisse arriver. En cédant il n'a évité ni un massacre ni une mutinerie qui n'étaient peut-être pas évitables : mais en cédant il y a en quelque sorte consenti.
On peut relire *Mutinerie à bord* autant de fois qu'on le voudra. C'est un chef-d'œuvre où l'art et la pensée marchent, comme il se doit, du même pas. C'est un regard sur l'être des choses qui est d'une sûreté admirable.
Une pensée, un art contemporains de tous les âges de l'histoire. Du nôtre donc, c'est l'évidence aveuglante, qui en aura aveuglé plusieurs. En revenant une fois encore à *Mutinerie à bord,* pour apporter en hommage à Jacques Perret le meilleur Jacques Perret, j'y trouve aussi une illustration de ce mot terrible que Gustave Corçâo nous a en quelque sorte laissé en mourant, ce mot si difficile à comprendre, ou plutôt à supporter : *le désordre est toujours un phénomène prodigieusement irréversible.* Sans doute faut-il préciser : à partir d'un certain point, le désordre devient irréversible humainement. Il ne dépend pas toujours de nous d'éviter que ce point soit atteint. Mais il dépend de nous d'y consentir, c'est la leçon de Jacques Perret. Je dis la leçon bien qu'il fasse mine de n'en donner aucune : il sait pourtant qu'on la reçoit de lui avec un cœur qui en sera plus résolu.
140:228
Que roulent les dés. Le barbare, le renégat, le moderne marchand d'esclaves peut tout emporter dans sa mutinerie contre l'ordre divin et humain. Il n'infléchira pas notre témoignage, il n'emportera pas notre consentement.
Jean Madiran.
141:228
## Textes de Jacques Perret
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### Extraits
Le besoin d'évasion fait le tourment des esclaves.
*Grands chevaux et dadas.*
Nous avons la chance de cultiver des souvenirs sans nous abîmer dans le regret.
*Grands chevaux et dadas.*
A la vérité, tous les patrons de Berlin se disputaient la main-d'œuvre de prisonniers français. Ils avaient raison. Je ne suis pas chauvin (je veux dire dans l'instant où j'écris ces mots) mais je reconnais que la main française a une certaine classe. L'alcoolisme, la belote et la démocratie conjugués ne lui ont pas encore ravi toutes les subtiles et loyales richesses qui en firent pendant des siècles le grand outil de l'Europe. Quoi qu'il en eût, en dépit de ses réticences et de son orgueil de tireur au cul, le Français prisonnier laissait paraître son génie.
*Le caporal épinglé.*
144:228
L'enfant met un siècle à grandir et à douze ans il ne lui reste plus qu'à bâcler sa maturité en quelques heures et expédier sa vieillesse en deux minutes.
*Enfantillages, dans La bête Mahousse*
On peut fort bien concevoir d'ailleurs un univers sans oiseaux ; il suffit de se représenter les petits printemps crétacés où l'archéoptéryx ne gazouillait pas encore dans les pissenlits arborescents. On peut même préférer un monde sans pucerons ni chenilles, un monde hygiénique où des nuages arsénieux et radioguidés passeraient en les humectant sur les forêts silencieuses, les vergers sans pinsons et les labours sans corbeaux. Tous les vallons seraient flytoxés dans les coins, les fruits mûriraient dans une béate insouciance des mauvaises mouches et le dernier coléoptère tapi sous l'écorce accepterait la mort arsenicale sans regretter le coup de bec du grimpereau à moustaches. On peut aussi opter pour le vieux système mitigé qui laisse au hanneton sa chance, au fruit ses risques, à l'oiseau ses nourritures traditionnelles ; mais sans doute faut-il mettre fin à ce prétendu ordre naturel qui n'a que trop duré et voilà bien longtemps que les petits oiseaux tiennent dans l'histoire des peuples et des civilisations un rôle abusif. Quand on va de l'avant il ne faut pas pleurnicher sur la mort des sansonnets. Sur les nouveaux chemins de la liberté, le gazouillis des oiseaux est un facteur retard ; on se passera des oiseaux et il faudra laisser bien d'autres plumes. Quand on supporte aussi bien la disparition du centaure, du mammouth, de la sirène, de l'hippogriffe, de la stryge et de l'ours des cavernes, on devrait envisager froidement la mort des alouettes et la fin des corbaques.
*Bâtons dans les roues.*
145:228
Sans faire le couplet sur la jeunesse insouciante et sans tenir spécialement au préjugé du talent qui ne peut mûrir que dans le besoin, je trouve un peu dommage que les Français ne puissent plus, au moins quelques années de leur vie, ne serait-ce que pour leur culture générale, éprouver les émotions rares de l'homme ignoré des dieux collectifs, exonéré de leur sollicitude. Il n'y a plus moyen de faire autrement, c'est aussi bien ce que se disent les anarchistes quand ils se rencontrent aux guichets pour faire pointer leur matricule attributaire. Je ne les moque pas ; les pièges n'ont pas encore fonctionné sur mon passage mais il faudra bien que j'y tombe. Aujourd'hui encore la Sécurité Sociale et moi, nous nous ignorons. C'est un homme sans numéro qui vous parle. Situation enivrante, pathétique, et je n'ai pas à dire si la cause en est au courage de mes principes ou à l'indolence de ma nature.
*Cheveux sur la soupe.*
Au lieu de chanter l'ablette et son frais minois, je vais encore me croire obligé d'exhorter mes frères abstentionnistes à persévérer dans une attitude qui fait l'honneur de la France et le malaise des institutions. Ablette que j'aimerais célébrer d'un style ondoyant et nacré, ablette, léger souci du rêveur qui somnole sous les saules où fraîchit le vin blanc, ablette requise aujourd'hui pour la débauche des électeurs. Mouillez du fil et taquinez l'ablette, silence : donner sa voix c'est consentir au tripot. Si vous brimez la peste n'en cultivez pas les rats.
*Salades de saison.*
146:228
Je ne sais comment c'est arrivé, mais il a dû se passer un trafic assez louche avec le temps qui devrait être aujourd'hui la chose du monde la plus commune et la moins chère. C'est pourquoi, entre autres, le fameux style dépouillé, linéaire, fonctionnel dont se flattent les édifices de notre époque, c'est un style d'Harpagon. Avare ou indigent, l'art se donne les gants de la sobriété.
*Salades de saison.*
Pour la trente-sixième fois les fellagas se voient l'objet d'un rappel à l'ordre qui sera renouvelé aussi longtemps qu'il restera là-bas une voix française pour crier au secours. D'une façon générale l'honneur et ses réflexes ont été remplacés avantageusement par la conscience et ses propositions latitudinaires. Elle est mieux adaptée aux conditions du monde moderne. L'honneur avait pris l'habitude de répondre sans qu'on l'interroge tandis que la conscience ne demande qu'à être interrogée aussi longtemps qu'elle peut différer sa réponse laquelle est généralement accompagnée d'une réponse de rechange.
*Salades de saison.*
Donc ce grand-père là qui était un Louis dut quitter, jeune homme encore, le pays natal où persistait le bienfaisant droit d'aînesse, gage de continuité, gardien de la terre mais aussi dispensateur de tant de beaux soldats, pieux ecclésiastiques et aventuriers de toutes sortes et de bonne famille.
*Raisons de famille.*
147:228
S'il y avait un moyen, j'aimerais faire une sélection dans le patrimoine, mais il paraît que ce n'est pas possible, et pour garder ce qu'on aime il faut sauver ce qu'on déteste. Quelquefois cela donne à réfléchir et même envie de se fâcher : on sauve les meubles, et les imbéciles vont s'y carrer pendant le temps qu'on nettoye son fusil et qu'on embrasse les gosses, zut ! Et puis on se fait une raison en pensant que les meubles dureront peut-être plus longtemps que les imbéciles, hasardeux calcul.
*Bande à part.*
(Portrait de Ramos :)
Pas très citoyen mais compagnon de bonne foi, pas très militaire mais homme de querelle et de duel, capricieux, héros de n'importe quoi dans le soleil et le bruit, vivant à son noble risque et cher péril, insouciant de son dû, pas honteux d'une aumône, bête noire du progressisme. De cette espèce d'hommes, il en reste encore, Dieu merci, et il n'y a que des affreux pour s'en plaindre et il n'est même pas dit que les Assurances sociales en viennent à bout.
*Bande à part.*
*...* mon Durandard est un adjudant marqué du signe royal, il est invincible, il a une plume blanche au bitos, la barraka entre les yeux, une lumière sur le front, il casse lui-même les vases de Soissons, boute les miteux et met les étoiles dans sa poche, il fait raser les donjons de la Sécurité sociale, il dénonce les dogmes de la production et la sainteté du travail, il rend l'honneur aux oisifs, terrasse les trop malins, exorcise les démocraspèques, fait sonner la trêve de Dieu à tous les clochers et beffrois de France, de Navarre, de la Martinique et des Touamotous,
148:228
il brûle les banques et plante des mais, de part le roi du Ciel il requiert à tous les Français, maquisards, miliciens, ligueurs, marmousets, radicaux, dockers et zazous de faire une bonne paix, en route pour Reims, toutes les radios gueulent Montjoie, renouvellement des vœux du baptême en colonne par trois sur le Champ-de-Mars, carillons, lâchers de colombes ; toucher des écrouelleux républicains, entrée en sa bonne ville par la voie triomphale Mouffetard-Saint-Antoine, fontaines de vin etc.
*Bande à part.*
Les mauvaises causes ont toujours besoin de circonstances, bien sûr, et dès qu'on parle de circonstances, je commence par me méfier, mais si on me met sous les yeux une belle petite lâcheté, une jolie foirade en couleurs comme celle-là, eh bien, je me soucie de circonstances comme de pets de lapin, parce qu'à partir du moment où on se laisse glisser dans les circonstances, je dis qu'il n'y a plus d'honneur ni de société, et qu'on assassine sa mère avec des circonstances.
*Le Vent dans les Voiles.*
Certes, il y a toujours eu plus de bouteilles que de muscadet, plus d'habits que de moines, plus de légions que d'honneur et plus d'odeur que de vertu ; c'est la tendance naturelle du marché. Pas moyen de faire pulluler ici-bas le muscadet sans recourir à la piquette puis au malvin, à tous les crus de basse-fosse additionnés de bibionate de pichtegomure en poudre et homogénéisés au soufre.
149:228
C'est la version diabolique de la multiplication des pains. A qui veut la vertu en voici les masques et un jour nous prendrons la vertu pour son masque.
*Rôle de plaisance.*
Il y aura toujours plus de philosophie et de raison d'État pour nous faire douter non seulement que les bâtons aient deux bouts, mais qu'ils puissent en avoir un ici-bas et l'autre ailleurs.
*La Compagnie des eaux.*
150:228
### Un tract de l'OAS Métro
Ce tract, adressé aux coiffeurs, fut rédigé par Jacques Perret, et envoyé à tous les coiffeurs de France métropolitaine par les services de la Délégation générale de l'OAS en Métropole.
A Messieurs les Coiffeurs.
Le blaireau se meurt, vous ne rasez presque plus, et vous perpétuez quand même l'antique réputation des barbiers. Il vous est encore permis d'illustrer cet honorable héritage. Vous avez des références historiques : ce n'est pas pour entendre des sornettes que Louis XI prenait conseil de son barbier.
Votre métier s'exerçant depuis toujours sur la tête des hommes, on y acquiert une certaine connaissance de ce qu'il y a dedans ; on peut aussi témoigner de tous les raisonnements bizarres qui courent le monde. Si les salons de l'Élysée étaient des salons de coiffure, on y discuterait plus librement et en meilleure compagnie. De toutes les paroles échangées dans l'odeur suave des lotions, vous savez faire votre miel, et trier au peigne fin la sagesse et la sottise. Il nous plaît de croire, entre autres, que vous ne confondez pas Louis XI avec le général de Gaulle car si l'un recevait un coup de pied au cul il en rendait deux, l'autre, en ayant reçu deux, en demande quatre pour en avoir huit.
151:228
Ainsi, considérant la renommée très ancienne de votre corporation et le rôle important qu'elle a joué dans le cours des choses publiques, nous venons une fois de plus nous asseoir dans votre fauteuil et bavarder cinq minutes en toute confiance, car l'honneur de la coiffure interdit le magnétophone dans le séchoir.
Ne surveillez pas votre caisse, nous ne venons pas la forcer. L'État vous prend assez d'argent pour entretenir ses rois nègres, ses buffets garnis et ses gorilles. Nous ne venons pas non plus vous parler de bombe. En dépit des cris poussés pour quelques vitres cassées, nous sommes tenus à la plus grande modestie devant l'ampleur des ruines et dégradations imputables à la V^e^ République. Nous venons simplement vous présenter nos vœux.
Nous vous souhaitons d'abord la paix ; ce n'est pas très original tout le monde se proclame champion de la paix, y compris les égorgeurs ; bien sûr, y compris M. Nehru, doux apôtre qui fait prêcher la paix à ses hôtes portugais par quatre divisions dont deux blindées. Ce qui fait notre vœu moins banal, c'est que nous ne souhaitons pas n'importe quelle paix.
La paix à tout prix est le vœu des lâches. Celle qui nous tomberait dessus en livrant corps et âmes une province française au gang soviétique de Tunis, est une paix non seulement ruineuse et dégradante mais tout à fait provisoire. Qui a capitulé capitulera. Le chien enragé se jette sur l'homme qui recule.
Certes, votre profession est de celles qui paraissent invulnérables aux grands bouleversements politiques. Il vous est permis de croire que vous continuerez à couper les cheveux, même si la France est satellite russe, colonie chinoise, succursale américaine, protectorat congolais ou comptoir papou. Ce n'est pas tellement sûr, d'ailleurs, qu'on vous le permette. Et même si vous coupez les cheveux, reste à savoir dans quelles conditions vous le ferez. Vous ne serez peut-être pas propriétaire de votre tondeuse...
152:228
Ce n'est pas tout de couper les cheveux. Il y a des coiffeurs dans les camps de concentration.
Que vous le vouliez ou non, vous n'êtes pas seulement coiffeur vous êtes coiffeur français, vous touchez votre part de l'indépendance, du prestige et de l'honneur de votre pays. Tout cela est très menacé. Il y a déjà des coiffeurs français qui ont dû fermer boutique, prendre le bateau et chercher une place de balayeur dans l'Ariège ou le Guatemala. Ils n'ont pas pu emporter le caveau de famille. Les bulldozers de l'Orient passeront dans nos cimetières africains sans gêner les morts de la famille de Gaulle.
Si la paix arabe qu'on implore à plat ventre vous semble désirable, vous n'avez peut-être pas pris la peine, en effet, de songer à votre collègue d'Alger ou d'Oran qui a déjà eu son fils ou sa mère égorgés au coin de la rue, et qui payerait encore cette paix de son droit de vivre et de mourir français sur la terre de ses pères. S'il n'y avait eu que la sueur des burnous pour arroser cette terre, l'Algérie serait toujours un désert. Acceptez-vous vraiment d'un cœur léger que cent cinquante ans de travail français soit livré sans conditions à une poignée de pillards engraissés de palace en palace et tout émerveillés de pouvoir impunément cracher dans le képi d'un Général français ?
Si vous trouvez que l'Algérie, c'est bien loin pour compatir à ses drames, rappelez-vous que l'Alsace était aussi bien loin pour le confrère de Bab-el-Oued qui vint y mourir en 44, et cela vous semblait tout naturel. Ce n'est pas très beau de les renier aujourd'hui. A la pensée que l'Armée française a reçu l'ordre de les anéantir, nous espérons que vous éprouvez au moins une petite gêne. Il serait bon que vous en fassiez part à vos clients.
Vous avez depuis toujours, c'est le métier qui veut ça, un réel talent pour conduire une conversation sur le fait du jour et le destin des hommes au rythme pimpant des ciseaux. Les conditions mêmes de votre travail vous donnent sur le client engoncé dans ses linges, une autorité dont la courtoisie vous interdit l'abus. Mais c'est vous qui menez le dialogue, d'une oreille à l'autre, et bille en tête si l'on j'ose dire, avec, ci et là, un clin d'œil complice ou interrogateur dans la glace.
153:228
Ainsi le client qui vous est arrivé hirsute, le cheveu gras et la cervelle obscurcie de pellicules, vous sera-t-il parfois reconnaissant de lui avoir du même coup dégagé la nuque et rafraîchi le jugement.
C'est pourquoi nous vous suggérons de poser à votre aimable clientèle le petit questionnaire suivant, qui doit durer le temps d'une taille ordinaire :
1° Oui ou non le général de Gaulle est-il gardien de la Constitution qu'il nous a fait voter ?
2° Oui ou non cette Constitution lui fait-elle obligation de garantir l'intégrité du territoire ?
3° Oui ou non a-t-il confirmé cette garantie à propos de l'Algérie ?
4° Oui ou non depuis deux ans ne cesse-t-il de vouloir rejeter l'Algérie hors du territoire français ?
5° Oui ou non ces efforts ont-ils abouti à une alliance de fait avec le G.P.R.A. amenant ainsi ce général français à faire la guerre aux défenseurs de la Patrie ?
6° Oui ou non l'attachement à la Patrie française est-il un crime contre l'État français ? Contre l'État gaulliste ?
7° Oui ou non un chef d'État qui livre les biens et les personnes confiés à sa garde est-il un père du peuple ?
Le client n'étant pas toujours dans les plis de son peignoir, en posture de répliquer avec aisance, vous lui demanderez de ne répondre que par oui ou non. Il n'est d'ailleurs pas utile de faire beaucoup de commentaires pour avouer que deux et deux font quatre et qu'une paire de claques n'est pas une lotion à la violette.
Une fois obtenues ces réponses, vous inviterez le client à en tirer les conclusions inexorables. Au cas où il marquerait de l'embarras, un shampooing lui offrirait cinq minutes de recueillement sous la mousse, après quoi une friction énergique à la fougère lui ferait sortir les vérités par la racine des cheveux. Au cas où il refuserait la friction et vous reprocherait de sympathiser avec les nazis de l'O.A.S. vous lui demanderez avec douceur, en secouant la serviette, si l'attachement au sol natal est un préjugé nazi.
154:228
De toutes manières ne vous alarmez pas, l'incident ne portera aucun préjudice à votre commerce : les patrons assez courageux pour dénoncer les mensonges qui traînent dans les journaux épars d'une chaise à l'autre sont respectés par la clientèle, et même assez recherchés. Vous ne risquez pas grand chose, d'ailleurs, car même en se bouchant le nez, tout le monde sait bien que l'atmosphère empestée du pouvoir gaulliste s'épaissit enfin d'une odeur de torchon brûlé. Avant peu, demain peut-être, il faudra bien convenir qu'un seul patriote résistant a plus de force et de chance que tous les complices de l'abandon.
155:228
### Déclaration au tribunal
Dans les années 1962-1964, le gouvernement gaulliste multiplia les poursuites contre Jacques Perret, sans parvenir à l'intimider. La présente déclaration au tribunal a été publiée dans *Esprit public,* numéro 32 d'août-septembre 1962.
Monsieur le président,
Messieurs les juges,
Il n'y a guère plus d'un mois je me présentais devant vous, avec mon ami et toujours complice M. Moreux ([^13]), pour répondre d'une accusation d'offense à la Légion d'honneur. Vous nous avez condamnés, c'est la règle, mais, auparavant, vous avez entendu mes explications, ce qui est déjà une bienveillance quand on sent venir l'heure des jugements sans phrase dans des locaux sans public. Si la justice française comporte une zone occupée, les tribunaux correctionnels siégeraient encore en zone libre.
Aujourd'hui, c'est le général de Gaulle qui se plaint de moi.
156:228
Les secrétaires qui veillent à l'honneur du souverain, secrétaires desperados, ont en effet relevé dans un écrit de ma main des appréciations qu'en dépit de leur banalité ils ont jugées répréhensibles. Si vous le voulez bien, M. le président, je négligerai l'examen du passage incriminé pour m'en tenir aux seules expressions soulignées dans le réquisitoire, c'est-à-dire : *fourberie, parjure, renégat, trahison.* On dirait une affiche électorale, du temps qu'on s'énervait pour de minces parjures et d'anecdotiques renégats. Mais ces mots fatigués, galvaudés, ont retrouvé un semblant de vigueur maintenant que les voilà dûment personnifiés.
C'est pourquoi je dirai, usant d'une tournure de prétoire : plaise au tribunal que j'aie pu léser par lesdites apostrophes la majesté que nous savons.
Si, reconnaissant mes torts, je n'hésitais pas aujourd'hui à déclarer devant vous que le général de Gaulle est à mes yeux désormais toute loyauté, franchise et droiture, le tribunal serait fondé à croire que je me moque de lui, ce qui est hors de question.
Je pourrais alors essayer de négocier mes termes, en disant par exemple que ce général est un peu menteur, capable de fourberie. Autant insinuer que l'illustre plaignant est un homme comme les autres, et cela non plus n'est pas à dire. Il faut donc bien, messieurs, que j'en reste à mes affirmations premières.
*Fourberie*
Fourberie. Vous me dispenserez certainement, M. le président, d'apporter au tribunal des preuves déjà recensées, ressassées, administrées tant de fois en tant d'autres procès plus graves que le mien et au cours desquels il m'est apparu que les avocats généraux ne pouvaient plus mettre en doute les fourberies du chef de l'État puisque les accusés sont punis pour s'y être laissé prendre.
157:228
Le général de Gaulle en exhalant sa plainte me reprocherait en somme d'avoir divulgué dans un journal, dont le tirage est modeste, un trait de caractère universellement reconnu et dont lui-même à l'occasion se flatte. En disant d'un menteur qu'il est un menteur, ne dis-je pas, messieurs, que A=A, proposition innocente à première vue ? Faut-il croire que le principe d'identité puisse contrarier les desseins du pouvoir et tomber ainsi sous le coup de la Loi ? Si vraiment un chat est un chat, comment de Gaulle ne serait-il pas un fourbe ? J'ajouterais volontiers que le fourbe est d'une classe exceptionnelle si cela pouvait alléger mon cas sans aggraver le sien.
Au demeurant, Monsieur le président, je me permettrai d'inviter le tribunal à bien vouloir se reporter à quelques-unes des péripéties littéraires du colonel de Gaulle et du général du même nom. Dans la peinture qu'il y fait du chef idéal nous voyons qu'il exige de lui un singulier détachement de la morale ordinaire. Je veux bien discuter de Plutarque ou Machiavel, mais peut-on, sérieusement, me reprocher d'avoir dénoncé le rare bonheur d'un chef aussi près de ressembler au chef dont il rêvait ?
*Parjure*
Parjure. Ça, messieurs, c'est le gros morceau. Tout est venu de là. Le monarque a prêté serment, au nom de la France. Jusqu'en 1961 c'était une manifestation qui, dans les deux hémisphères pouvait encore être prise en considération, tant soit peu. Notre Guide engageait donc la parole de 45 millions de Français. Si 40 millions d'entre eux s'en fichent, tant mieux ou tant pis pour eux, nous avons tous bel et bien laissé donner notre parole et d'aucuns s'en sont réjouis grandement car il ne s'agissait pas moins que de sauver l'existence et le nom de toute une population française en péril. J'ajoute, c'est important, que le serment fut prononcé en cérémonie, devant un concours de peuple et porté à la connaissance de tous nos amis et ennemis de par le monde.
158:228
Je précise également que le serment fut renouvelé trois fois, trois est le chiffre fatidique en ce genre d'affaire ; renouvelé trois fois en trois villes différentes. Or, la troisième prestation était à peine formulée que le général de Gaulle s'en dédisait intérieurement, à l'insu de tous, car le coq ne chanta point, il était probablement dans le coup. Donc, foi de De Gaulle, on y va de bon cœur, le grand Charles est derrière nous, hardi les gars, en avant ! Et rrran ! une rafale dans les jarrets. On se regarde. On n'ose pas se retourner. On a peur de reconnaître l'auteur du mauvais coup. C'est alors que l'armée crut devoir reprendre à son compte le même serment ce qui laissait entendre que la parole de son chef commençait à sentir le torchon brûlé. Nous savons que, peu après, la même armée crut bon de descendre dans la discipline pour y chercher un honneur de rechange qu'elle n'a pas trouvé, mais cela est une autre histoire et j'en reviens à la parole du chef de l'État. Nous le blâmons d'abord, certes, d'y avoir manqué, mais nous sommes irrités surtout des conditions dans lesquelles il y a manqué, car enfin une parole donnée en si pompeux appareil ne pouvait dûment se reprendre que dans une cérémonie équivalente : abjuration solennelle, au nom de la France, en cagoule, pieds nus, télévision, minute de silence, enfin quelque chose qui nous eût très hautement signifié, à nous tous 45 millions de Français, la caducité de notre serment. Nous eussions pris nos dispositions. Mais non, ce fut une abjuration en tapinois, sournoisement distillée, minable, crasseuse. Aucune trace de notification officielle, à aucun moment. Quarante-cinq millions de Français jugés, laissés dans l'ignorance d'une mesure libératoire qui les concernait tous en bloc et en particulier.
Si plus de 40 millions d'entre eux continuent à s'en ficher, les autres, eux, les vétilleux, ne s'estimant pas déliés régulièrement de leur parole ont agi en conséquence. Il s'est ensuivi, messieurs, les accidents que vous savez, et tout porte à croire que la nation ne s'en remettra pas de sitôt.
159:228
Elle n'est plus toute jeune, à son âge, un coup de parjure, c'est grave.
J'en viens à trahison et renégat. J'admets volontiers que Trahison pèse plus lourd que Fourberie, et que Renégat, bien qu'emprunté au répertoire de la marine à voile, fait plus de bruit que Parjure. Et pourtant, là encore, des faits dont l'énormité ne peut souffrir ni camouflage ni censure ne cessent-ils de justifier l'emploi de ces mots. Pour ce qui est de renégat, un puriste, évidemment pourrait me chicaner dessus. Le général ne semble pas, en effet, avoir abjuré la religion de ses pères pour se faire mahométan. Que je sache, la viande de porc ne lui répugne pas, il a un confesseur, il va à la messe, il n'en faut pas davantage pour rassurer les bonnes âmes du référendum et inciter nos vicaires de choc à bénir à tour de bras les escroqueries nécessaires et les ruines consécutives à l'ordre établi.
*Renégat*
Cela dit, messieurs, contesterez-vous que mon auguste plaignant, successeur avoué des rois très chrétiens, ait collaboré par tous les moyens en son pouvoir à la conquête par l'Islam d'une province française qui se trouvait, en Afrique, la plus ancienne, la plus belle et la dernière ? N'a-t-il pas eu de cesse que ces chrétiens ne fussent livrés à la domination arabe ? N'a-t-il pas, à cet effet, précipité sur nos compatriotes, par l'intermédiaire de ses gens de presse et de radio, les torrents d'injures et les déjections de calomnie qui les ont rendus fous de désespoir ? Après quoi n'a-t-il pas laissé dire à ses commis qu'il fallait abattre ces Français-là comme chiens enragés ? Enragés peut-être mais qui donc les avait mordus ? Chiens enragés, formule de renégat empruntée au vieux cri barbaresque : chiens de chrétiens !
160:228
Comme chien enragé fut abattu le 1^er^ février 1962 le petit enfant de Bône qui écrivait sur un mur *Algérie française,* abattu de trois coups de pistolet dans le dos par un officier français d'obédience gaulliste. L'enfant est mort au pied de son inscription, l'officier se balade quelque part avec solde et galons, sous la protection du ministre des Armées. Ainsi mourut l'Algérie française, frappée dans le dos par celui-là même qui avait mission de la garder. Et en plus nous devons régler les frais de funérailles : 600 milliards pour commencer. Pouvez-vous nier enfin que la France entière, nation réputée chrétienne, est invitée à célébrer aujourd'hui le triomphe du terrorisme musulman, tandis qu'à Marseille les victimes errantes nous déclarent en pleurant : « Notre pire ennemi c'était l'armée française. » Mais tout cela vous le savez messieurs et les grandes horreurs et petites saletés qui, bon gré mal gré, se publient car nous avons 300.000 fugitifs qui seront deux millions bientôt pour témoigner du traquenard ; alors vous me laisserez dire : renégat. Que le mot soit pénalisé, soit, mais si vous le faites pour impropriété de terme, c'est que je ne sais pas le français, ou que cette langue est devenue à jamais fourchue depuis le discours de Mostaganem.
*Trahison*
Trahison. Est-ce bien la peine, après cela, d'en parler ? Oui. Souffrez messieurs, souffrez au sens propre le petit aide-mémoire que voici : sous la vieille cuirasse du Résistant il s'introduit dans la ville pour en ouvrir les portes à l'ennemi. Suborneur du 13 mai, il s'en débarrasse par le poison. Poseur de serments piégés il transforme un gage d'amour en machine infernale. Protecteur du nom français il n'inspire de crainte qu'à ses protégés. Que les petits colons du bled se regroupent dans leurs charniers, que nos vieux tirailleurs et jeunes harkis aillent se faire châtrer dans leurs douars d'origine. Les égorgeurs par milliers rendus à leurs occupations historiques et les égorgés récalcitrants aux galères.
161:228
Tout patriote est jeté en prison s'il n'a pas reçu gentiment dans la maison de son père l'éventreur de sa fille. Enfin, messieurs, l'état de citoyen de la V^e^ République est devenu le plus précaire du monde et c'est un grand malheur aujourd'hui que d'être Français. Tout cela, nous sommes blessés ou fatigués de le trop savoir, et des centaines de milliers de victimes en pleurent de rage, de misère ou de chagrin sous l'œil méfiant et sec de la mère patrie. Alors messieurs, traître et renégat, n'est-ce pas le moins qu'on puisse dire ?
Ou alors qu'on nous dise enfin que cet homme a perdu la raison. Et depuis quand ? Et jusqu'à quand la raison perdue se fera passer pour raison d'État ?
\*\*\*
Je vous ai parlé, messieurs, tout naturellement comme si je m'adressais à des Français de mon espèce, attentifs à quelques idées reçues, sensibles aux bonnes manières, choqués par les vilaines, rébarbatifs à la séduction des monstres froids. Jusqu'ici, en effet, le plaisir, l'honneur et la grâce d'être Français ne pouvait souffrir bien longtemps la domination d'un calculateur qui ne fût tempérée par un peu d'amour, tout au moins par la bonne éducation. Nous maintenons sur ce point nos exigences. Il faut surtout renoncer à nous convaincre des nécessités absolues d'une raison d'État déchue en alibi et tombée en marotte. Où sont les fins délicieuses dont nous n'aurons jamais connu que les moyens ignobles ? Où est donc cette carotte qui fait trotter les Français si malins au référendum des ânes ? Ce ne sont que faillites ou déculottées, victoires sur les Français et gesticulations théâtrales. Mais lever les bras c'est se rendre, et l'Orient ne s'y est pas trompé qui n'a plus que mépris pour cette nation femelle, je cite Ben Bella et Nasser.
Et pour illustrer cette parole je donnerai lecture, avec l'agrément du tribunal, de cette petite information inédite :
162:228
« *Le 30 juin, un cargo accostait à Marseille ramenant en métropole 500 soldats musulmans fidèles à la France, accompagnés de leurs officiers. Ils furent aussitôt l'objet de manifestations hostiles de la part des dockers qui, entre autres, refusèrent de débarquer le bagage des passagers, médiocres baluchons entassés à fond de cale. Le cargo se trouvait à côté d'un bâtiment de guerre français, ayant à son bord un contingent d'appelés musulmans en partance pour l'Algérie. Ces derniers, braillant des invectives semblaient faire la loi à bord. Le bâtiment était pavoisé de vert et blanc et le pavillon français réglementaire littéralement couvert de drapeaux et banderoles aux couleurs du FLN. Les bordées d'injures s'adressaient non seulement aux réfugiés, mais à leurs officiers : salauds de Français ! Cochons d'officiers français ! Le tout accompagné de gestes obscènes. Cependant les officiers du bord qui se trouvaient parmi les manifestants n'ont pas fait un geste ni prononcé une parole pour mettre fin à ces démonstrations insolites. Quelques-uns d'entre eux souriaient comme à une récréation de joyeux conscrits. *»
Mais messieurs, les choses étant ce qu'elles sont, je veux bien prendre celle-ci pour plaisanterie et aller de ce pas me moucher dans le drapeau de l'Élysée sous l'œil attendri des gardes républicains.
Nous avons eu, pour la deuxième fois, en don de joyeux avènement, les prisons pleines, les purges et les fusillades et, pour calmer nos ennuis, les fanfares de l'arracheur de dents, ou l'hommage de nos ennemis qui flattaient en ricanant le tombeur inespéré de la patrie. Si vraiment la fin doit justifier les moyens, alors les moyens que vous savez, messieurs, ne justifieront d'autre fin que celle que nous y mettrons. Et l'histoire du gaullisme ne sera que la triste histoire de ses moyens. Entre beaucoup d'autres moyens le supplice laborieux du lieutenant Degueldre nous aura bien signifié que de Gaulle et ses gens ne pouvaient que tout rater, même ça. Et s'il lui manque aujourd'hui le sang d'un poète, c'est que nos poètes, aujourd'hui, ont la prudence de nos évêques et la résignation de nos généraux. On s'étonne même que la raison d'État n'ait pas ses chants et ses poèmes comme elle a ses blindés, ses petits fours, ses chèques et ses barbouzes.
163:228
La raison d'État, messieurs, je vous le demande, est-elle fondée à détruire l'État ? Je ne vois plus guère en France où tous les corps de la nation sont en servitude ou en déroute, que la justice ordinaire pour me renseigner sur ce point. Le fameux catoblépas, petit animal folklorique mais instructif, est peut-être fondé à se grignoter quelques pattes au nom de la raison d'État ; mais l'appétit vient en mangeant, il se ronge la queue, il se dévore le ventre, il se mange la tête et laissera peut-être un képi vide pour témoigner que la fin dernière d'une raison d'État se trouve dans l'épuisement de ses moyens.
Un homme assurément possédé par une sorte de génie, un homme sans autre foi ni loi que les siennes, s'est donc emparé par surprise de cet instrument redoutable qu'est la raison d'État. Il en fait usage semble-t-il pour l'assouvissement de rancunes personnelles et la satisfaction de chimères cornues. Il en a délégué les effrayants pouvoirs à un certain nombre de zélateurs passionnés. D'un cœur léger, ne l'oublions pas, il leur a donné mission de liquider l'Algérie française, d'une façon ou de l'autre, par tous les moyens, et ce furent les moyens d'Oradour mitigés par les façons de Budapest. Deux livres blancs viennent d'en publier le rapport, mais ils sont interdits. En revanche, on n'a pu interdire au président Coty de venir au procès du général Salan pour y confirmer les paroles qu'il prononçait naguère et que je vous rappelle dans toute leur simplicité prophétique :
« Comment la France pourrait-elle sans déshonneur livrer ces populations aux égorgeurs de tant d'hommes, de femmes et d'enfants ! »
Un point, c'est tout. La livraison est faite, messieurs, et le livreur a exécuté sa tâche dans les circonstances prévues par M. Coty, et sans lésiner sur le déshonneur. Moyennant quoi les supplétifs musulmans de l'armée rouge s'évertuent à faire régner l'ordre démocratique sur les rivages trop longtemps souillés par les travaux de nos enfants.
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Si j'ose transposer dans le secteur privé mon illustre plaignant, il est de ceux qui font dire aux gens : ce garçon-là, pour arriver, il passerait sur le corps de ses enfants. Voilà qui est fait, messieurs, avec le consentement de 40 millions de lâches, moyennant quoi nous sommes tous désormais dans l'hexagone, que nous le méritions ou non, apparentés à la race de Caïn.
\*\*\*
Monsieur le président, je termine, en ayant peut-être trop dit, car j'ai un fils en prison et la prudence m'aurait probablement conseillé des explications plus nuancées. Mais, au point où nous en sommes, où est la prudence et qui me saurait gré de nuances ? Dans le temps qui nous sépare de cet article jugé offensant, reconnaissez, je vous en prie, messieurs, que rien n'est venu, rien, ni fait ni geste ni parole, qui n'ait confirmé à l'extrême l'heureux choix de mes expressions. Le mensonge s'est épaissi, les « Marseillaise » nous font rire, les « Te Deum » nous font mal et le parjure qui nous a frappés laisse à la France une plaie qui va suppurer longtemps. Elle se creuse. Et c'est pourquoi les honnêtes gens n'auront de repos que la patrie ne soit débarrassée de son Guide.
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### Leçon d'histoire
Cette « leçon », Jacques Perret l'écrivit voici quelques années pour son petit-fils Martin, alors en classe de cinquième au lycée Henri IV. Elle était destinée à combattre l'histoire jacobine officielle sur deux points du programme où les manuels se montrent particulièrement truqueurs et mensongers.
On appelle hérésie une doctrine condamnée par l'Église catholique. Aux yeux de l'Église l'hérétique est un enfant qui renie sa mère.
A la fin du XII^e^ siècle une doctrine venue de l'Orient commença de se propager dans le midi de la France. Ses adeptes prirent le nom de Cathares, d'un mot grec qui signifie « pur », car ils voulaient se distinguer par l'ascétisme et la pureté de leurs mœurs. On les appelait aussi Albigeois parce qu'ils furent d'abord plus nombreux à Albi.
Les Albigeois professaient que Dieu est créateur du monde invisible et Satan créateur du monde visible. Autrement dit : tout ce qui est de la terre et de l'humanité est essentiellement mauvais. Non seulement ils rejetaient la Trinité, le péché originel et la Rédemption, mais le sacrifice de la messe, le culte de la Vierge, l'intercession des saints, et finalement toutes les pratiques de l'Église, à commencer par les sacrements y compris le baptême.
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Leur hostilité à l'Église s'aggravait d'une haine étendue à l'humanité tout entière livrée à Satan. Ils allaient jusqu'à condamner le mariage pour hâter la disparition de l'humanité par l'arrêt des naissances, et même à recommander le suicide. On comprend alors qu'une pareille doctrine se soit rendue intolérable dans une nation chrétienne.
Pourtant l'Église ne voulut d'abord user que de persuasion, prédications et sanctions spirituelles. « Qu'on prenne les hérétiques par les arguments et non par les armes » avait dit saint Bernard. Pour tenter de ramener les Cathares dans la foi catholique le pape envoya saint Dominique lui-même, le plus fameux prédicateur de son temps. Il parcourut tout le midi de la France, prêchant les villes et les campagnes où sévissait l'hérésie. Peine perdue. L'orgueilleuse et inhumaine doctrine continuait de pourrir les âmes jusqu'à détruire les structures mêmes de la société.
Il arriva qu'un terroriste albigeois assassina le légat du pape Innocent III à la cour de Raymond, comte de Toulouse qui régnait sur le pays cathare, cathare lui-même et protecteur de l'hérésie. Dès lors ce fut la grande colère du peuple chrétien. Le pape dut se résigner à convoquer une croisade contre les Albigeois. La guerre dura plus de vingt ans, avec des accalmies et des moments de violence épouvantable. Une foule d'aventuriers profitèrent de l'occasion pour se livrer au massacre et au pillage. Simon de Montfort commandait la croisade. Quelle que fut la sincérité de sa foi elle excuserait difficilement les carnages et les ruines dont il se rendit coupable. Ses cruautés dépassèrent nettement l'ordinaire des malheurs de la guerre ; autant que l'hérésie cathare dépassait elle-même les limites de la tolérance. Les procédés de Simon de Montfort furent d'ailleurs désavoués par le pape.
Saint Louis put enfin régler cette méchante affaire qui faisait une plaie au flanc du royaume. Il sut amener à repentir et soumission Raymond VII comte de Toulouse qui vint à Paris s'agenouiller en chemise et pieds nus sous le grand portail de Notre-Dame pour jurer fidélité à la sainte Église.
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L'unité du royaume ne pouvait se concevoir sans l'unité de foi. N'oublions pas tout ce que le royaume de France, né chrétien par le vœu de Clovis, doit à l'Église. Et si la France est devenue république elle n'en reste pas moins héritière et débitrice du « royaume très-chrétien » qui dura treize siècles.
\*\*\*
La Saint-Barthélemy. Le parti protestant, soutenu par les Anglais devenait si puissant et effronté qu'il mettait en péril la personne même du roi et les institutions de la patrie. C'est triste à dire mais dans ces cas-là il n'y a plus d'autres moyens d'en sortir que la violence, et malheureusement la violence a vite fait d'être aveugle. N'oublions pas que dans nos guerres de religions la violence ne fut pas toujours et seulement du même côté. Il faut dire aussi que depuis la Révolution la religion catholique fut longtemps suspectée d'hostilité à l'égard de la république. Et c'est pourquoi la Saint-Barthélemy nous est généralement racontée en multipliant ses horreurs et le chiffre des victimes.
L'histoire de France étant l'histoire de notre famille n'est-il pas honteux de noircir ses fautes ou se régaler de ses erreurs.
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### Préface au Chevalier Des Touches
Sortie des cauchemars de la Révolution au prix exorbitant de l'épopée impériale, la nation française accueillit la Restauration comme une divine surprise, qu'on le veuille ou non. Les fines bouches y trouvèrent au moins l'agrément d'injurier le tyran qui en octroyait la liberté, cependant qu'un joyeux zéphyr s'ébrouait dans le grincement des girouettes. Grande et allègre effervescence dans le royaume replâtré. Partout les gens s'occupaient à ranger leurs placards, tirer leur épingle, se refaire la cerise, passer à la douane, repeupler l'écurie, jouer au diabolo, se congratuler à la sortie des requiem, comploter en pénard, taquiner la lyre, enfin causer, causer de tout, tailler la bavette et même y retrouver de l'esprit. Ce fut l'un des grands moments de la conversation française. Pour ceux qui avaient plus ou moins trempé ou milité dans ces drames civils et militaires, l'heure était venue de se raconter entre amis les belles heures chaudes, les petites sueurs froides et les grands coups ratés, en exaltant la mémoire des morts. Comme toujours il semblait que l'addition des pires épreuves payassent honnêtement le seul plaisir d'en parler enfin, les pieds sur les chenets.
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Mises à part les satisfactions sentimentales et doctrinaires, assez fort mélangées sans doute, que m'eût apportées le retour des Bourbons, je me persuade sans peine en effet que l'époque fut délicieuse à vivre, excitante et récréative. On y dansait sur un volcan, bien sûr, on n'a jamais dansé ailleurs que je sache, mais c'est tout de même une belle chance que s'y offrir une mazurka entière entre deux éruptions. A vrai dire, pour ce qui est des événements éruptifs, turbulences, flammes et cendres, ruines, charniers et cachots, festivals des faquins, chienlits carillonnées, mutations en catastrophe, promotions en voltige et autres séquences historiques, nous n'avons pas grand chose à envier aux trisaïeux, sauf que la pause se fait attendre. S'il nous arrive de raconter nos coups avant l'heure c'est qu'il faut honorer la paire de chenets avant qu'elle ne tombe en brocante, avec ses histoires de pieds. Au moins l'enfant qui nous écoute en gardera-t-il image et Dieu sait le genre de douceur qu'il en éprouvera, le soir venu de convoquer ses fantômes. Grandes personnes qui racontez vos histoires au coin du feu, n'envoyez pas au dodo l'enfant silencieux qui vous écoute, il fait le miel de ses vieux jours. Dernier relais il sera peut-être dernier témoin, celui qui, de justesse, fera passer votre mémoire à l'immortalité littéraire ou historique, mais vous n'y tenez peut-être pas.
A Valognes, un soir d'hiver et Louis XVIII étant roi, un enfant est là, justement, qui resquille en douce un bout de veillée. Ça vaut la peine car cette nuit les grandes personnes sont en verve, aimables fantômes à l'instant ravigotés par le fantôme du chevalier Des Touches. Sans avoir l'air d'y attacher importance l'auteur nous dit seulement qu'il y a là, dans l'ombre, un gamin tranquille, mais il aimerait tout de même nous faire comprendre que c'est l'enfant Barbey qui est assis là, faisant déjà son petit bagage de romancier. Je le crois tout à fait. Il m'excusera pourtant si, relisant hier soir *le Chevalier Des Touches* et n'étant plus en condition de me substituer aux héros fumants de mes lectures, j'ai prié le bambin de me céder son âge avec son tabouret. Il s'y attendait d'ailleurs. Ma démarche honorait toutes les histoires de chouans dévorées dans l'enfance et qui, à mon insu plus ou moins, n'auront cessé de fortifier la raison de mes partis pris.
170:228
Ceux qui, de naissance, ont le cœur bleu ou le cœur chouan sont difficiles à soigner. Ils vont jusqu'à chérir leur affection cardiaque, les uns la prenant pour vertu infuse et les autres la cultivant comme grâce du Ciel. Ce n'est pas d'hier en effet que je porte en sous-vêtement la peau de bique frappée de l'écusson d'argent au cœur croiseté de gueules. Confortable cilice, imperméable aux agents atmosphériques. Il commence à dégager une odeur de fidélité puissamment défensive. Si l'adversaire est dialecticien il nous suffira de montrer l'insigne, en précisant bien qu'il s'agit du trône et de l'autel, pour le décourager complètement de s'attaquer au trésor de nos contradictions internes enfouies sous un tel massif de folklore crétacé. Moyennant quoi nous abrégeons le face-à-face dans le calme et la dignité. Les économies ainsi faites sur les dialogues de sourds se révélant d'un placement difficile, on pourra toujours en dilapider la cagnotte en se cassant la tirelire.
Nous ne sommes pas absolument hostiles ou répugnant à la justification discursive de nos principes ni à la démonstration raisonnée de leur excellence intrinsèque, mais c'est le travail des légistes ; ce devrait être encore plus l'affaire des théologiens aujourd'hui transfuges. De toutes manières il ne s'agit ici que d'un roman de plaies et bosses au service du Roi, et le chevalier Des Touches n'avait besoin d'emporter Maurras ni même saint Thomas dans ses fontes pour fortifier la cause. De leur côté les bleus, devenus opulents fakirs, promoteurs de la démocratie mondiale édénique et obligatoire, convaincus maintenant de leur triomphe inéluctable, peuvent montrer de la tolérance à l'égard des archéologues de la pensée monarchiste et même leur consentir une espèce d'utilité culturelle. Ils admettent plus difficilement la postérité des chouans, si maigre soit-elle, quand il arrive à ceux-ci de quitter la naphtaline historique pour s'égailler dans les bois et prêter la main à des bagarres où plus rien ne les appelle. C'est un fait que le trône a disparu depuis Charles X et que l'autel s'est transporté chez l'ennemi en attendant les puces de Bicêtre. Mais les objets perdus ne sont oubliés ni abolis pour autant et il appartient aux hurluberlus de cœur et de foi de les chercher toujours, fût-ce dans le cirage.
171:228
N'oublions pas qu'il s'agit d'objets sacrés, la notion même de sacré étant elle aussi en voie de perdition, curieusement tripotée par les mains de l'adversaire ; grand amateur de maîtres-mots d'où qu'ils viennent il n'hésitera même pas à se coiffer d'une espèce de droit divin, alibi de synthèse obtenu en referendum. La sainte ampoule, objet de nos recherches, ne saurait participer à ces mélanges.
Des historiens objectifs comme ils le sont tous ont cru démystifier la Vendée militaire et la chouannerie en leur découvrant des raisons bassement temporelles comme le refus de la conscription. Belle trouvaille que l'impureté des nobles causes. Et belle trouvaille en l'occurrence car il nous plaît justement que les Ventre-à-choux et Marche-à-terre eussent choisi de mourir chez eux pour le Roi, non d'aller se faire tuer pour une Europe jacobine, sacrilège et intégrée. En revanche il est bien vrai que nos pieux et terribles péquenots, avec leurs messieurs à plumes blanches, n'ont pas guerroyé sous la seule et constante inspiration du saint-Esprit. L'image de la Vierge les stimulait aussi, et la relique de saint Gildas dans la crosse du pistolet et le murmure des chapelets dans les chaumières saccagées, tout le réseau de soutien des créatures célestes et les faux redressées défilant sous l'eau bénite. A ces privilèges devenus rares, s'ajoutait l'ordinaire des aubaines et bénéfices de guerre tels que la fraternité d'armes et ses merveilles insoupçonnées, le permis de chasse à gogo, l'amour des chefs qu'on se donne, les croix de saint Louis et les fortunes de pot enfin tout ce qu'il est permis d'attendre et de festoyer quand on joue avec la mort et surtout dans la nuit. Nous n'allons pas revenir sur ces rengaines. Si leur vérité est incontestable elles n'ont plus tellement la faveur des moralistes. On peut refuser le meilleur à cause du pire ou inversement, ils n'en ont pas moins partie liée. Inutile de préciser que l'excitation de ces jeux immémoriaux est portée au plus haut dans le camp des rebelles mais notons que la chouannerie nous donne un tableau si captivant des grandeurs et misères de la guerre civile toujours récurrente que nous ne pouvons nous empêcher, l'occasion venue, de replanter le décor et convoquer les ombres.
172:228
Sioux des marais et des bocages, tantôt maudits et moqués mais durs à plumer, difficiles à parquer, toujours prêts à détourner les sentiers de la guerre sur les chemins creux où nous pensons retrouver la fortune des anciens dans le pas de leurs sabots.
Les chouans de ma génération, nés sous Fallières, classes 20 et suivantes, bien que mal dénombrés, ne forment pas un contingent très épais. Ils auront eu au moins quelques occasions de manœuvrer en terrain varié pour s'y émouvoir à la petite aventure des noms de guerre, buissons piégés, affûts, planques et autres exercices de style. Colonne par un allant à l'embuscade la section franche de 39-40 était autorisée à se faire des idées. Culs-terreux pour la plupart et même bas-bretons, le mousqueton de Grégoire à la main et l'oreille tendue où frétillait le bruissement des gibiers anciens. Les vicaires MRP bien sûr les avaient momentanément détournés de leurs occupations historiques mais sans réussir à leur ôter la passion du braconnage ni même le goût des rendez-vous au cri de la chouette. C'est toujours ça de sauvé. Plus tard, au maquis, société affreusement mélangée, mais pour ce qui est des signes extérieurs, moyens d'existence, oripeaux, attaques de diligence, coups fourrés, belle étoile, vin de pays et colonnes infernales nous étions encore mieux servis et, conjoncture émoustillante, c'est Pitt qui nous balançait des armes pour taquiner les soldats de Brunswick, mais le petit jeu s'arrêtait là. Pour le reste on pataugeait dans la salade. On sentait les petits Marat s'agiter sur nos arrières, une odeur de carmagnole transpirait aux carrefours et en plus nous devinions qu'en face, chez les miliciens compatriotes, les chouans se comptaient plus nombreux que chez nous, ce qui ne laissait pas de nous troubler ; à se demander si les princes n'allaient pas se pointer dans leur camp, ou plutôt s'y laisser attendre conformément à l'usage. Et pourtant, amateurs de miracles, nous guettions l'image d'un prince botté sautant pour nous du ciel sous un nylon d'azur aux fleurs de lys en nombre et tout de suite impatient de toucher les écrouelleux sans-culottes qui grenouillaient dans les parages. Même sans lendemain, c'eût été là une rentrée en gloire, avouez-le, et nous tenions je crois, quelque part en France, le poète qu'il fallait pour chanter l'affaire en ode.
173:228
Vint l'Algérie française qui nous goba en fanfare. Le guet-apens était pavoisé, on avait mis le paquet, nous nagions dans le bon motif, la République était sarrazine, pour un peu Robespierre virait la jaquette et Marceau désertait. Sans trop nous soucier des colonels socialistes nos pareils avaient beau jeu de se flatter le béret d'une cocarde blanche épinglée par Charles X. Et l'affaire a tourné de telle sorte que nous dûmes nous retrouver au cœur du pré carré, par grands chemins et couloirs du métro, chouannant comme pour, de vrai en peau de bique et pour peau de balle, sans renâcler aux coups fourrés dont il fallait encore s'entendre dire que c'était pour la République. Ça pourrait devenir agaçant. On marche au canon, qui pour Montjoie, qui pour Valmy, qui pour Cézigue, toutes les bannières en sac de nœuds mais si le Diable y fait son beurre nous, francs-chouans de rescousse et travaillant à l'œil, on se reconnaît toujours à la sortie, la tête au carré si ça se trouve, mais dedans la marotte en fraîche, on est bon pour la prochaine. C'est agaçant aussi pour les autres. En l'occurrence et soit dit pour mémoire, le prince n'eut même pas le regret de se laisser attendre, ayant fait savoir qu'il prenait quartier en face, où déjà le gros du clergé nous tirait au lance-foudres. Toutes choses nous invitant à croire qu'il n'est plus chez nous que faux princes et faux évêques. Dans ces conditions-là bien sûr la reconquête du plus beau royaume et du Ciel qui est dessus est une entreprise devenant difficile. On peut même croire que c'est cuit. Nous n'allons pas nous dispenser pour autant d'assurer le service de garde, et la nuit serait-elle sans fin que nous ne cesserons d'inquiéter les dormeurs en soufflant dans nos mains le cri de la chouette.
Telle est la consigne des nostalgiques de bon aloi. Autrement dit nostalgiques bâtés, butés, dérisoires, sans effet sensible sur le cours des choses mais tant va-t-il ce cours des choses qu'il commence à recruter pour nous. Il y a des signes. Proche ou lointain l'avenir est aux nostalgiques, c'est le parti qui monte.
174:228
La nostalgie peut vous saisir chez le brocanteur et vous reconduire aux anges en passant par les institutions. On s'entiche d'un cheval de bois pour la salle de séjour et Dieu sait les leçons qu'il vous fait, tant et si bien qu'un beau matin il vous enlève au pimpant galop jusqu'au bivouac de Charette, au buisson de Cadoudal ou même à la prison du chevalier Des Touches dans laquelle, rassurez-vous, on ne moisit pas. Vous allez voir comme il fut tiré de son cachot d'État par une douzaine de loquedus sortis des chemins creux. Sur ce thème-là vous devinez au moins que plusieurs d'entre nous auront pu, ces temps-ci, gamberger fortement. Et vous admettrez j'espère qu'il y a de quoi se fortifier la nostalgie au souvenir d'un temps où nous pouvions, à douze copains armés de bâtons, délivrer nos héros captifs.
175:228
### Préface inachevée
*En 1974, Jacques Perret fut convié à une petite croisière de printemps ayant pour prétexte la pêche au thon, au large de Lorient, sur le voilier de Monsieur J. M. Barrault. Se trouvaient encore à bord Annie Van de Wielle, circumnavigatrice et auteur de l'ouvrage* «* Pénélope était du voyage *»*, Marin Marie,* «* Peintre de la Marine *» *et André Collot, graveur. Des textes ou illustrations de chacun des participants devaient donner matière à un livre qui ne vit jamais le jour. Jacques Perret en fit cette préface dont voici le début :*
Nous avons beaucoup hésité, Collot et moi, devant la perspective d'une croisière sous un pavillon qui n'était pas le nôtre. Bateau inconnu, commandement inconnu, société hasardeuse, atmosphère incertaine, humeurs étrangères, nourritures incontrôlées, enfin tout ce qu'il fallait pour nous induire en perplexité. C'est la mentalité du loup de mer en retraite à qui l'expérience ne sert plus qu'à multiplier les objections. La première fois qu'entre nous il fut question de ce propos, le matelot grommela :
-- Croisière ? Quelle croisière ?
-- Vous n'avez pas reçu l'invitation ?
-- Invitation ? Quelle invitation ?
-- Barrault, Jean-Michel, qui nous propose une virée dans le golfe de Gascogne.
176:228
-- Ah ? Peut-être bien, oui, j'ai reçu quelque chose comme ça en effet, mais alors, des pattes de mouche, illisible, attendez voir, j'ai dû la mettre de côté. Et le gars vous le connaissez ?
Il faisait mine de chercher la lettre d'invitation, balayant du regard puis tripotant les papiers entassés ou épars, périmés pour la plupart mais tous crayonnés de silhouettes marines, bateaux, gréements et postures d'équipiers. Je savais pertinemment qu'il connaissait la personnalité invitante, mais je ne dis pas qu'il eût été de mauvaise foi, non. Quand il se trouve en présence d'un projet qui le surprend Collot se replie volontiers dans le trou de mémoire que la Providence a coutume de lui ménager en pareils cas. C'est une bonne façon de prendre immédiatement ses distances avec des lendemains toujours piégés.
-- Comment vous l'appelez déjà ?
-- Je ne suis pas le seul à l'appeler Jean-Michel Barrault. Je crois d'ailleurs que vous avez dîné ensemble à la Coupole, non ?
-- Il n'est pas le seul non plus.
-- Il a des lunettes, un ketch, et vous avez dessiné pour lui, autrefois, dans les *Cahiers.*
*-- *Ah bon, j'y suis, en effet, ça me revient ; un dessin pour quoi déjà ? enfin peu importe, un gars assez gentil non ?
-- Vous avez même connu son cousin, un sympathique frégaton dans la garçonnière duquel nous avons pris un porto, à Nantes. Vous avez oublié aussi ?
-- Pas du tout. Nous revenions de la Bernerie, chez le capitaine Lacroix, le pauvre, il devait mourir à l'improviste le lendemain.
Silence. Mise en place et contrôle des souvenirs associés à la mémoire du défunt, puis Collot réagit avec vivacité :
-- Pour ce qui est du porto, capitaine, vous avez la mémoire un peu tordue, heureusement que je suis là, vous alliez encore nous raconter des bêtises. Jamais nous ne sommes allés à Nantes pour boire du porto, enfin voyons, capitaine, vous rêvez, au pays du muscadet, du porto !
177:228
Je ne tenais pas à me battre pour la question de porto ou pas porto, mais il présentait l'objection dans une forme captieuse absolument inadmissible. Toutes affaires cessantes je lui en fis querelle et nous en fîmes débat : chacun de nos voyages nantais fut repris à la source, examiné dans ses détails depuis les motifs officiels ou secrets, les incidents de route et de séjour, si bien que l'invitation Barrault avait disparu sur la pointe des pieds dans l'immense dortoir de nos projets en sommeil.
Huit jours plus tard :
-- Alors matelot, vous avez répondu à Barrault ?
-- Barrault ? fit-il tombant des nues comme si je venais d'articuler le nom d'un inconnu tchécoslovaque.
-- Ça ira comme ça, répondis-je en balayant d'un geste la vanité des patronymes : je voulais simplement vous rappeler cette croisière où nous sommes affectueusement invités vous et moi.
-- Je n'oublie rien, capitaine, et j'y ai même pensé. Un capitaine que j'ignore en tant que tel, et ce golfe encore, et de Gascogne en plus : la vantardise, le blœuf et autres vents !... n'avions-nous pas convenu que ça méritait réflexion ?
-- Fichtre ! Et alors ?
-- Et vous ?
-- Bah !
-- Ouais.
-- Avez-vous noté qu'il y aurait du beau monde à bord, matelot ?
-- Eh oui, justement, diable.
-- Mme Barrault elle-même, l'épouse de notre hôte, charmante personne.
-- Oh ! fit Collot hochant la tête comme étourdi par l'hommage qui lui était fait.
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-- Marin Marie serait également de la partie, ce n'est pas rien.
-- Ah ! fit Collot avec un sourire de complicité dont je ne pouvais ignorer le contenu.
-- Et Annie Van de Wielle est attendue.
-- Qui c'est ça ?
-- Le tour du monde conjugal dans un petit bateau.
-- Et ils sont rentrés, tous les deux ? Ensemble ? Chapeau.
-- Mais oui, vous savez bien : Pénélope, celle qui fut du voyage, c'est le titre de son livre, il vous avait plu.
-- Une créature de rêve, ai-je ouï dire.
-- Hé ! fit Collot avec une lueur dans l'œil, juste assez néanmoins pour signifier que, tout piquant soit-il, ce détail ne pouvait justifier une décision hâtive : de toute manière ajouta-t-il c'est à vous de la mûrir la décision, capitaine, en votre sagesse. Tel que ça se présente, rendez-vous compte : notre situation d'invité est sans précédent.
-- Pardi, toute la question est là bien sûr, amis sur terre étrangers sur mer, tout l'aléa des contacts humains dans les agitations d'un golfe ombrageux, est-ce là un genre d'expérience dont nous ayons réellement besoin ?
-- Personnellement, capitaine, je n'éprouve aucun besoin de savoir comment nous supporterons, vous de n'être plus capitaine à bord et moi de nous voir tous deux réduits à la condition d'invités. Que faudra-t-il faire, et ne pas faire, c'est le problème du comportement, l'affaire se présenterait comme un test.
-- Un test ? Qu'allez-vous nous sortir un mot pareil, matelot. Vous nous voyez comme ça courir à l'humiliation d'un test ? Non, matelot ; il ne s'agit tout d'abord, paraît-il, que d'une partie de plaisance et de pêche entre gens bien élevés autant qu'amarins.
-- Je vois ça, on nous aguiche avec une partie de pêche, on nous prend pour des touristes. Et pêcher quoi ?
-- Le thon.
179:228
-- Ouais, le thon je connais, on peut toujours l'annoncer, mais le thon rappelez-vous qu'il les voit venir les Parisiens... à quoi pensez-vous capitaine ?
-- Je pense, matelot, sans vouloir vous peiner, que nos exploits sont déjà loin et que nous avons là comme une occasion de savoir si par hasard, entre temps, l'âge ne serait pas venu.
-- Curiosité malsaine, capitaine. Enfin, c'est quand cette croisière ?
-- La Pentecôte vous dis-je.
-- Oh ! une Pentecôte sous voile et en plaisance ? un coup à faire souffler le saint Esprit force douze.
-- Mais aussi les langues de feu.
-- Et pas grand chose à boire, je parie.
-- Arrêtons matelot : blasphème et jugement téméraire, nous embarquons dans les pires conditions.
-- Et c'est quand la Pentecôte ?
-- Assez loin encore.
-- Bon.
Le jour où la décision fut prise, tout de suite une conséquence absolument imprévue nous tomba dessus. On nous fit comprendre en effet, à force de gentillesse, qu'un équipage ainsi constitué de plumitifs et d'artistes ne pouvait se dérober à l'obligation morale, pour les uns de gratter quelques pages d'écriture, pour les autres de barbouiller quelques pochades pour l'illustration d'une conjoncture plaisancière qu'on voulait mémorable et centrée sur la pêche au thon. Conditions abusives, cruauté mentale. Pris au piège nous crûmes habile de traiter cette clause en plaisanterie et le promoteur lui-même fut assez malin pour nous laisser croire qu'on allait s'en tirer comme ça. Mais J.-M. Barrault est un obstiné du genre doux et silencieux, et c'est pourquoi me voici à la tâche. Si j'arrive à la cinquième page n'ayant encore soufflé mot de la croisière proprement dite, ce n'est pas d'une mauvaise volonté.
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Loin de me dérober aux engagements pris, je m'évertue à les respecter. Que j'aie manœuvré pour laisser à mes amis le plus gros du sujet en me faisant attribuer le rôle de préfacier, peu importe, la distribution étant ce qu'elle est, je resterai préfacier, conscient de mes devoirs et de mes droits. Il est bien vrai que la corporation du livre n'a pas encore fixé les règles de la préface et que maints préfaciers en prennent à leur aise jusqu'à écrire des préfaces qui n'ont aucun rapport avec la chose préfacée ; ce n'est pas mon cas. S'il est permis de chinoiser sur les mots préface, avant-propos, introduction, prologue, on comprend assez que les genres sont très voisins et qu'il ne s'agit que d'annoncer quelque chose. Il y a plusieurs manières de s'y prendre et la mienne en l'occurrence est irréprochable j'informe le lecteur des efforts de gestation, des travaux d'approche, incidents, fluctuations et temps morts qui ont nécessairement précédé le vif du sujet. En un mot, préfacier modeste et scrupuleux, je relate les commencements obscurs, j'assume les origines. Scrupuleux mais discret je ne ferai allusion qu'aux seules circonstances dont nous puissions témoigner Collot et moi. Je me refuse donc à toute enquête sur les préalables matériels et moraux concernant les autres participants de la croisière en question. Les connaîtrais-je assez pour en faire état, je n'ai pas reçu mandat pour révéler dans quelles conditions, sous quels influences ou impératifs, Marin Marie a pu s'arracher aux sortilèges de Tahiti, Pénélope aux magies de Bruxelles, Barrault à la féerie du PDG et sa chère épouse aux délices du foyer pour se joindre à nous au bout du quai dans la nuit de Lorient. Ô nuits enchantées de l'Orient, tous les parfums de l'Arabie, le rayon de lune dans les clapots du Brahmaphoutre, le coassement nostalgique des métamorphoses, la danse de guerriers diaphanes au refrain mélancolique du Maharatah Sepadlhasoup, l'odeur musquée des lascars endormis bercés sur le tapis volant des planches à clous, le reflet des étoiles sur le dos des sardines sacrées, le ballet des bonzesses en voiles de chachemire dans la mousson de rues chaudes et patchipatha etceterah. Enfin c'est tout Lorient qui s'offrait à nous.
181:228
Donc, la décision prise nous mettant le cœur à l'aise, nous étions convenus le matelot et moi de nous retrouver aux alentours de la gare Montparnasse, quelque part entre Maine et Odessa, dans un modeste et paisible établissement fréquenté par les exilés du Penthièvre et du Léon. En fait de Parisiens on y tolérait les gros mangeurs d'artichauts et les petits mangeurs d'écoute qui reconnaissent le muscadet dans l'aramon javellisé, mais on y accueillait plus volontiers le griveton bellevillois du 65^e^ de Nantes. En revanche et de mémoire de consommateur on n'y a jamais vu ni Foujita ni Lénine. Pour nous ce ne serait pas la première fois qu'une croisière commençait dans un bistrot. Nous en connûmes ainsi de fort belles sans même déhaler, mais l'établissement dont nous avions convenu n'était pas de ceux qui ont coutume de nous retenir dans les disciplines de la croisière dite éclusée. Il était là seulement pour trinquer le départ, une gorgée pour la terre une gorgée pour la brise. Nous l'avions élu au hasard des nombreux bistrots qui font à cette gare comme une ceinture de Bacchus au flanc du Terminus. Et dans l'économie ferroviaire nous savons que les notions de terminus et point de départ sont généralement confondues. C'est ainsi qu'une fois encore, peut-être la dernière, nous allions nous recueillir cinq minutes avant de prendre le chemin de fer. Si tous les chemins de fer conduisent à la mer il nous semblait qu'à Montparnasse le flot lui-même vînt apporter ou remporter le voyageur, clapoter sous les butoirs, déferler sur le bitume avec des colonies de baigneurs enchevêtrés pour rafler dans un ressac tout l'équipage d'un torpilleur échoué en buvette, et les capsules de bière laissées par le jusant rêvaient de bernards-l'hermite. Ce sont là hélas des rêves anciens. La gare Montparnasse m'a fait beaucoup rêver jadis, mais elle ne voulait pas alors que je connusse la mer avant les bois de Chaville. Bretonne de vocation elle restait attentive à la bonne éducation des petits Parisiens, complaisante à leurs aventures imaginaires, sage initiatrice aux mystères des vagues elle faisait en sorte que l'odeur du goémon ne pût jamais l'emporter sur les lilas de Meudon. Comme le faisait observer le Guide Johanne, la gare Montparnasse, en dépit de ses Korrigans noctambules, ne présente pas les caractères d'un monument mégalithique.
182:228
Bien qu'objet de pèlerinages incessants elle exclut par son nom même l'hypothèse de sa fondation par un moine irlandais. Elle porte en effet le nom païen de son lieu-dit natal, moyennant quoi elle fut élevée dans un esprit laïc assez tolérant pour que le clergé fût admis à bénir du même coup ses rails et ses muses en présence de nombreux gibus et d'un peloton de la garde républicaine ou impériale, difficile à préciser, c'était en 1852. N'oublions pas que cette gare fut d'abord connue sous le nom d'Embarcadère des Chemins de Fer de l'Ouest-État. Embarcadère a tout pour plaire mais pourquoi le gouvernement a-t-il choisi les régions de l'Ouest pour y tenter sa première expérience d'industrie nationalisée, on se perd en conjectures. Toujours est-il que le monument s'est imposé comme le haut lieu d'une enclave bretonne au cœur même du vieux bassin parisien et qui dit enclave dit comptoir, ils sont nombreux en effet. Nous savons d'ailleurs que les ouvrages stratégiques ont toujours attiré la limonade et le vin, et nous voyons assez que celui-ci est en position-clé sur les arrières de Brest. Enfin c'est une gare historique, légèrement coloniale par ses destinations maritimes et même un peu flottante pour les retardataires à pompon rouge qui vont rater le train de nuit. Sa construction est contemporaine du coup d'État et son style est directoire avec un rien de militaire dans le gros œuvre, comme si Vauban eût passé par là, toujours pressé comme d'habitude, entre deux trains.
Le climat maritime ne s'étend pas au-delà des abords immédiats. Il y est entretenu à longueur d'année par le débarquement des homards et plus encore par le flux et reflux des matelots permissionnaires. Il s'en dégage comme une odeur de marée que naguère encore la bourgeoisie parisienne se plaisait à venir respirer, pour l'hygiène et le rêve. Tard dans la nuit les cafés du port célébraient le cidre et le gros plant toujours recommencés car les enfants du granit ont la voix rauque, elle demande à s'attendrir. De toutes manières il suffisait d'un biniou les soirs d'été pour plonger toute une rue dans le vague à l'âme et nul n'ignore que la nostalgie donne soif.
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A la fin du siècle dernier mes parents habitaient place de Rennes, en face de la gare. Du quatrième étage, sans voir la mer pour autant, ils en recevaient les messages. Les vents régnant du secteur Ouest leur apportaient la fumée des steamers grossie de celle des locomotives qui se nourrissaient du même cardiff. L'une de ces machines, un jour, enivrée de ses vapeurs et manquant à virer, rata son accostage et creva la façade pour s'arrêter enfin, brinquebalante, sous le fronton directoire, humiliante posture ; le char du progrès saisi en plein essor et pendu par les pieds sous l'architrave dorique. A vrai dire le souvenir que j'ai de l'accident n'est pas celui d'un témoin véritablement oculaire. Je n'étais pas né mais déjà l'espoir de ma venue annonçait la belle époque et ma mère, de sa fenêtre, assistait à l'accident. La mémoire est longue et ses sources lointaines, je vois sans doute l'accident par les yeux de ma mère ; c'était une vision mémorable et j'en suis l'héritier naturel. Toutefois je dois dire que cette image ainsi burinée dans mon souvenir est conforme en tous points à celle que je peux voir encore dans un numéro de l'Illustration 1898, gravée d'après le croquis d'un témoin. Cela dit je ne suis pas certain que les sifflets des rapides de Brest aient suffi, quelques années plus tard, à déterminer chez le sympathique nourrisson une fausse vocation de capitaine au long cours.
Avec plus de raison je désignerais M. René Quinton pour responsable de mes velléités océaniques. M. René Quinton professait que l'homme est né de la mer, opinion aussi vieille que Vénus, et qu'il était grand temps pour lui de se retremper au sens propre dans le milieu d'origine. Le ressourcement lui aussi est un vieux dada. Mais Quinton fut le premier à en proposer une version scientifique aussitôt suivie d'application pratique. Traitement d'une simplicité extrême et pas cher du tout. Il ne s'agissait que d'injecter au client ce qu'il fallait d'eau de mer pour lui rendre tout le bien-être et le tonus d'une crevette rose. Dans tout Paris ce fut un engouement, éphémère d'ailleurs ; j'avais huit ans, c'était le moment d'en profiter, je n'y coupai pas.
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Les séances de piqûres se déroulaient dans l'atmosphère tiédasse des mystères ontologiques, mais on n'y allait pas avec le dos de la cuiller, la posologie à pleins bocks, des paquets de mer entre cuir et peau, et qui sortait de là se sentait trois fesses. Je sais qu'un homme bien élevé ne va pas choisir une préface pour y étaler des souvenirs d'enfance avec détails intimes ; on voit assez qu'en l'occurrence, le climat maritime faisant loi, mon respect humain est tenu de s'effacer. Je trouve même un surcroît de justification dans le fait que le dispensaire Quinton se trouvait précisément derrière la gare Montparnasse. La grosse seringue n'était pas alimentée par pipe-line mais il suffisait d'une charrette à bras pour transporter jusqu'à l'officine les bombonnes remplies à Audierne ou Roscoff. Si vraiment les doses qui me furent alors injectées ont pu contribuer à mon inclination thalassique, je suis amené à croire aujourd'hui que les eaux de la Manche se déversaient dans mes veines en courants de cinq nœuds, chose que M. Quinton n'avait pas prévue. Si les piqûres d'eau salée n'ont quand même pas réussi à me faire un nom dans les annales maritimes, j'y aurai au moins gagné le privilège d'arriver au septuagénat et pas encore tout à fait dessalé.
Ces réflexions m'occupaient agréablement sur le chemin du rendez-vous et je croyais toucher au but quand je dus constater que la gare Montparnasse n'était plus là. Disparue corps et biens, à peine quelques épaves hirsutes sur une grève de plâtras. Sachant bien que les rares cyclones qui se déroulent sur nos climats n'arrivent à Paris que pour soulever des mégots, des feuilles mortes et quelques chapeaux, il fallait bien soupçonner la main de l'homme fautive de ces ruines. Certes, j'ai beau avoir l'esprit volage, la tête légère et la déplorable habitude de marcher à reculons, je n'ignorais tout de même pas que la guerre de quarante était finie, que l'urbanisme avait pris le relais des destructions avec un enthousiasme d'autant plus fébrile que prodigieusement lucratif. Il me revint à l'esprit que la gare Montparnasse en effet se trouvait bel et bien au programme et qu'on s'en frottait les mains dans les milieux de la pioche, cela dit sans aigreur, on ne fait pas d'omelette sans casser les œufs comme disait l'aïeul en jetant les coquilles d'iguanodon pour battre un soufflé.
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Enfin c'est la loi de l'évolution, qui dit progrès dit ruines et tous les pionniers sont d'abord casseurs. Il fallait que Montparnasse y passât, la chose était prévue, un vieux projet d'ailleurs et j'ai le tort de traiter les projets d'autrui comme les miens, par le sommeil, seule façon de les garder intacts. Enfin oui, voilà qui est fait, la gare est retournée à la poussière et sa place est vide. Je suis même un peu surpris qu'un objet aussi volumineux, si bien construit et se découpant aussi rigoureusement dans le ciel, ait pu s'en détacher sans laisser d'empreinte, pas même le mirage d'un profil charbonneux ; non, l'espace n'a rien voulu retenir de son vieux locataire, et j'essaye en vain de lui restituer un instant le triple écran de ses frontons où rayonnaient en gloire les beaux soleils qui là-bas se couchaient sur la mer. C'est à peine enfin si je distingue en bridant les yeux comme les fantômes d'une foule transparente en suspension dans l'air poudreux, cinq ou six générations de voyageurs qui se croisent, montent, descendent et se piétinent, vaguement inquiets de se retrouver tous là dans le souvenir d'une gare chérie affectée désormais à l'invisible réseau des voies insondables. Enfin laissons cela, peste soit des ombres et soyons réalistes, il s'agit de retrouver le matelot.
Or, ce n'était pas seulement la gare qui avait sauté ; tout le quartier du chenal ferroviaire en avait pris un coup. Balises déplacées, amers démolis, enrochements inexplicables et sur les grèves jonchées d'épaves grouillait une population hétéroclite ; probablement des immigrants de fraîche date s'étaient-ils mélangés aux rescapés autochtones, pas moyen de trouver une pratique fût-elle sinistrée qui pût me renseigner sur la survivance des cabarets d'antan. Par chance le secteur du rendez-vous n'avait pas été gravement touché, mais les atterrages du café n'étaient plus reconnaissables. Identifier un bistrot quand on a chamboulé le contexte est une épreuve assez pénible, chacun de nous en a fait l'expérience au moins une fois dans sa vie, mais sincèrement ce soir-là j'avais la tête claire et, comme d'habitude, je baignais dans la sobriété.
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Pour me confondre encore plus le café lui-même, tout à la joie d'avoir échappé à la catastrophe, s'était payé un aggiornamento qui frisait la mutation et je serais passé devant quinze fois sans le reconnaître si je n'y avais reconnu Collot, résolument inchangé, vivante image de la vérité une et éternelle. Néanmoins un je ne sais quoi de pincé émanait de sa personne.
Installé devant le guéridon au coin de la terrasse, les mains sur les cuisses, la casquette nantaise en pétard, les dents serrées sur la pipe, visiblement quelque chose n'allait pas. Voici, me dis-je, un patron de remorqueur époque Jules Ferry qui était monté à Paris à seule fin de recevoir en pompes officielles sa douzième médaille de sauvetage et les embûches de la capitale lui auront fait louper la cérémonie et perdre ses copains.
-- Ah vous voilà, capitaine.
-- Vous ne m'attendiez pas, matelot ?
-- La question est un peu cynique, voilà vingt-cinq ans que j'arrive toujours le premier.
-- Cela veut dire que depuis vingt-cinq ans vous arrivez toujours en avance. Quelle heure est-il ?
-- Je ne sais pas.
-- Et le train ?
-- C'est à vous de le savoir.
-- Quel train ? fit le garçon en essuyant le guéridon.
-- Lorient.
-- Vous avez encore une grande demi-heure. Et ce sera ?
-- Qu'est-ce que c'est, dis-je à Collot en désignant son verre d'un coup de menton.
-- Je ne sais pas.
-- Alors pareil.
-- Moi aussi.
-- Alors deux pareils ! chantonna le garçon tout heureux d'un colloque aussi honnêtement conduit. Tant il est vrai qu'à certaines heures, et le temps d'un soupir, nous ne pouvons douter que les hommes ne soient faits pour s'entendre.
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Disons aussi que, d'entrée, j'avais bien compris que le matelot était légèrement venté, si peu que rien, un de ces petits je-ne-sais-quoi dont seul un bon capitaine a le pouvoir de s'aviser au premier coup d'œil. Dans ces cas-là d'ailleurs je n'arrive pas toujours à deviner s'il s'agit d'une queue de typhon qui le berce encore ou de quelque zéphyr naissant qui ne demanderait qu'à forcir. De toutes façons ce n'était pas grave du tout, plutôt louable, et la situation restait à ma portée. En quelques lampées en effet j'eus rejoint le matelot sous le vent de notre destin retrouvé. La fatalité, dis-je au matelot, a quelquefois du bon quand elle est au service des hommes libres. *I must go down to the seas again,* inexorable et souriant impératif, c'est le seul vers anglais que j'aie retenu, avec l'idée, je pense, qu'en cas de fugue un alibi signé Albion pourrait faire autorité.
-- Ça commence bien, capitaine, et ça promet, vous n'osiez pas l'avouer, c'est une croisière culturelle, ça devait arriver.
-- Il faut peut-être nous attendre à pire, matelot. J'ai vaguement soupçonné nos amis de caresser l'ambition de capturer le thon blanc. Je connais ça, on commence à parler de thon puis on en rêve, mais le thon n'étant jamais assez grand pour transcender la blancheur en soi, il y a lieu de prêter à ces pêcheurs de fables une arrière-pensée de baleine avec les extravagances bibliques habituellement suggérées par les grands albinos du genre cétacé. Toutefois je me rassure à cette idée que ces monstres pâles et paraboliques ne se donneraient en proie qu'aux visionnaires presbytériens, baptistes et quakers, ce qui n'est, sauf erreur, le cas d'aucun de nos amis.
-- Eh bien n'en parlons plus, capitaine, et prenons le dernier.
-- A propos matelot, vous avez vu que la gare Montparnasse avait disparu ?
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-- Je sais. Ils l'ont replantée par derrière, vous allez voir, elle a beaucoup changé.
-- Vous n'y êtes pas, je me suis renseigné, ce n'est pas la même. De la vieille ils ont rempli cent vingt péniches de gravois demi-fin pour combler le déficit des autoroutes.
-- C'est idiot, elle fonctionnait encore très bien, ils auraient pu au moins la donner aux pauvres.
-- Non, les pauvres ont leur dignité, ils veulent du neuf, à preuve Bakalolo.
-- Qui c'est ? Un clochard ?
-- Non, la capitale du Foutala-Gobi. Les Hollandais leur avaient construit une super-gare ultra-moderne payée par les Américains. Aussi sec après l'inauguration elle a été mise en vente là-bas, sur pied, les lianes commençaient à coincer les portillons. C'est la SNCF. qui a enlevé l'affaire. Une belle pièce, en fleur de béton, n'a jamais servi. Nous la verrons dans un instant, c'est l'heure.
Sur le trottoir nous pressâmes le pas. La nuit était venue avec un petit vent de noroît qui nous apportait une légère odeur de varech dont se parfumait la pollution ambiante. Devant nous les gigantesques murailles qui surplombaient le nouvel embarcadère s'éclairaient de mille sabords. Les vaisseaux de vingt-quatre ponts ne montraient que les châteaux illuminés de leurs poupes énormes, si hautes que le gréement échappait à notre vue. L'armada prodigieuse appareillait pour le Ponant, elle n'attendait plus que deux hommes avant de larguer les amarres. Escadre monumentale et morose. Malgré toutes les lumières dont se paraient les murailles on sentait bien qu'il n'était pas question d'appareiller en fête. Flotte lugubre, ni sifflet ni violons ni porte-voix ni chansons, et à mesure que nous approchions il fallait bien constater en plus l'extrême froideur de ces châteaux équarris et plats, sans cariatides ni balcons ni balustres ; peut-être n'étaient-ce plus que de sinistres pontons peuplés de vaincus à perpétuité. Finalement j'avais beau m'y évertuer ces visions-là ne donnaient rien d'intéressant, elles débouchaient dans le funèbre, le columbarium en gratte-ciel.
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En fin de compte, inutile de se casser la tête, c'était bien ce que c'était : le mont Parnasse d'un peuple adulte, le séjour des poètes recyclés, le bunker des muses assurées sociales. Le matelot de son côté voyait les choses autrement. Il songeait à ses copains artistes cruellement expropriés, à ces hameaux tranquilles où florissaient la nature morte et la pose plastique sous les verrières tamisées d'escarbilles. Il revoyait les impasses, les venelles où le rempailleur s'attribuait à Chardin, la blanchisseuse à Lautrec Renoir, il évoquait les cabanes gauloises et les pavillons Fallières, les poules gratteuses de pavés, les odeurs mélangées du merlan frit et de la térébenthine, et le lilas blanc qui était là depuis Jean le Bon, exprès pour être peint sous Félix Faure. Et tout ça écrasé, coincé, enfoui sous le plissement bétonien des républiques quaternaires.
-- Paix matelot, laissons là ces fantômes, la nuit du béton est éphémère, l'aube se lèvera sur la mer impétueuse et l'immobilier englouti sera chanté comme le roi d'Ys.
Les escaliers roulants qui draguent nuit et jour pour la prospérité du trafic nous déposèrent sur le quai d'embarquement où stationnait le Lorient express.
-- Eh bien, capitaine, où sont les invités ?
-- Ils sont partis de loin. Le thon-pilote surnommé le capithon aurait exprimé le désir que ses confrères fussent acheminés par voie de mer sur les lieux de la rencontre.
-- Je vous parlais des invités.
-- Les thons aussi sont invités. Quant aux membres de l'équipage, celui qui vient des Touamotous et celle qui vient des Flandres ne sont pas dans l'obligation de se pointer ici. Mais sauf erreur le commandant sera dans le train.
-- Rappelez-moi son nom.
-- N'insistez pas, il voyage incognito.
-- Et le point de rassemblement, vous le connaissez ?
190:228
-- Il est encore au secret dans une enveloppe dont le commandant fera sauter les cachets à 21 heures 15 au kilomètre 172. Embarquons.
Le train s'ébranlait, nous montâmes dans le dernier wagon. Train bourré, le poudingue débordait par les fenêtres, pèlerins de la Pentecôte et profanateurs inconscients, la loi de la jungle, fallait tailler son chemin. Nous parcourûmes ainsi toute l'enfilade des couloirs en pleine pâte humaine et le matelot faisant la brèche, mais pas plus de Jean-Michel Barrault que de place assise ou debout. Le demi-tour m'ayant placé en tête nous revînmes sur nos pas pour un examen plus minutieux. Du passage que nous avions ouvert il ne restait plus trace, tout était à recommencer, en sens contraire de la marche et nous bravions, un peu à notre insu, les vertiges de la relativité. Certes les problèmes en perruque ainsi soulevés dans notre sillage ont l'habitude de se débrouiller tout seuls, mais quand même nous les sentions peser sur nos honnêtes préoccupations de voyageurs. Celles-ci pour l'instant se bornaient à la recherche d'un point de stationnement viable, le temps de reprendre nos esprits. Nous le trouvâmes dans un recoin entre toilette et soufflet. Sac à terre et genoux aux mentons nous dûmes convenir que c'était une aubaine. En effet les fracas, les embardées, les odeurs, le va-et-vient des passagers vagabonds, tout cela ne pouvait que magnifier la vision d'une aurore exquise dans la paix d'un vieux bassin. Ce n'était pas la première fois que nous faisions ainsi la pause, ratatinés au plus épais d'un désordre. Il est dit que les âmes fortes se galvaniseront dans l'inconfort des fesses et que la pensée logique s'aiguisera dans les vacarmes du siècle. Au demeurant nos postures d'émigrants nous affligeaient d'autant moins que l'heure du dîner nous en délivrerait bientôt. Le wagon restaurant était en tête.
-- Attention à la sonnette, matelot, ils vont passer pour les tickets, ne ratez pas le premier service ; moi je vais encore voir s'il n'y a pas une place, il arrive qu'en roulant il se produise des tassements, surtout en queue.
.........
191:228
### Trois péchés capitaux
Dans ITINÉRAIRES, numéro 118 de décembre 1967, avaient paru quatre péchés capitaux : la luxure, la gourmandise, la colère, la paresse. Voici les trois autres.
#### L'orgueil
Voici, d'entrée, la tentation majeure et nous aurions beau jeu semble-t-il à trousser en vertu le premier des péchés. Premier en date et en poids, l'orgueil. Bouffi de cette primauté il fait dire de lui qu'à tout seigneur tout honneur, cultive la possession des âmes d'élite et se donne effrontément pour l'animateur secret de maints héros dont certains furent canonisés. En vérité, l'honneur et la fierté, qui ont effectivement des accointances avec l'orgueil, furent longtemps tenus pour sentiments nobles et, quoique dépréciés aujourd'hui et tombés en suspicion dans les sociétés démocratiques, les sentiments nobles ne sont pas encore tenus pour péchés. Du temps de la Chrétienté, l'Église en faisait même assez grand cas, nous exhortant tous, petits et grands, à chanter l'honneur et la gloire d'être chrétiens. Il s'agissait là bel et bien de vertus. N'eût été leur dangereuse parenté avec l'orgueil, une promotion théologale n'était pas inconcevable.
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On présente souvent le péché comme l'enflure pernicieuse d'un sentiment licite. Ainsi l'orgueil ne serait-il qu'un respect de soi-même défiguré par excroissance œdémateuse. Si vous préférez une image plus classique parlons du droit chemin de la vertu, en ayant soin de préciser qu'il arrive un moment où il se fourche et que sa, droiture alors est à prendre ou à laisser. Inutile de faire un dessin. Tout ce qui est fourchu, nous le devons à qui vous savez. Auteur du premier péché, fauteur de toute la séquelle. Autant le nommer tout de suite. Selon Nonomus Paragène, rapporté par Boèce, étudier l'orgueil c'est regarder le diable et soutenir son regard. In conspectu diaboli. Sous le soleil de Satan. Je ne sais ni comment ni dans quel état le saint homme a pu se tirer de l'entrevue. Si vous voyez que je commence à bégayer, prenez vous-même vos précautions et sautez le chapitre.
A l'occasion, le diable se fait avare, paresseux, gourmand, luxurieux. Au point où il en est il aurait tort de se gêner. Mais sa passion capitale et souveraine, celle qui devait lui changer si brusquement l'existence, nous savons que c'est l'orgueil. A bien réfléchir d'ailleurs, s'il fallait qu'un ange commît un péché, celui-là seul est concevable. Descendu en fumée des célestes lumières pour régner sur les ténèbres, les oreilles taillées en pointe, plumé comme une poule noire, suant le soufre et le mazout, il aura au moins compris que l'orgueil est le plus sûr chemin de la damnation. Désormais vindicatif en diable, anxieux de refaire le monde à son image, il va répétant aux hommes qu'ils sont adultes et qu'ils n'aient plus à douter de leurs pouvoirs infinis au spectacle des moulinettes électroniques succédant aux leviers d'Archimède. Je ne saurais dire si Belzébuth est toujours orgueilleux de son orgueil, sincèrement glorieux de ses succès mondains et convaincu de sa revanche possible, mais nous avons lieu de croire, Dieu merci, qu'il n'est d'abord, tout Malin qu'il se nomme, qu'un fieffé imbécile. Car enfin, bien placé comme il était pour connaître Dieu, il fallait en avoir une sacrée couche pour se révolter contre lui. Et grotesque en plus, le monsieur chargé de chaînes et marqué au fer qui vient vous jouer les affranchis en déclamant que tout est permis.
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C'est un fait que l'imbécile est porté à l'orgueil, par nécessité biologique dirait-on, comme si l'attitude, vivait en symbiose avec l'infirmité. Le phénomène ayant donné naissance aux institutions démocratiques, l'imbécillité collective a été divinisée, procédé cornu par excellence. On en est encore à douter ou à s'émerveiller que l'élu des imbéciles puisse être autre chose qu'un imbécile archétypique fascinant de vanité. On en vient en revanche à goûter comme rare aubaine et grâce du Ciel la société d'un imbécile modeste. Notez en passant qu'eu égard à la grande notoriété du péché d'orgueil, on hésite à galvauder le nom à propos d'imbéciles vulgaires ; on les dira seulement prétentieux, fats ou suffisants, les poètes parleront d'imbéciles heureux, et certains initiés le désigneront sous le vocable cryptique de conbénit. N'empêche que la plupart des grands orgueilleux, je parle des très grands, de ceux qui, ayant pu se dérober au chemin de l'asile, n'avaient d'autre exutoire que la célébrité historique, se révéleront au regard froid de la postérité comme de formidables imbéciles et d'inoubliables grotesques. D'autres encore, moins funestes il est vrai, pour quelque talent de société hors mesure, sont appelés génies. Comme la colère est une courte folie, on peut quelquefois se demander si le génie n'en serait pas une autre qui, traînant en longueur, finirait par épater le sens commun après avoir subjugué les esprits distingués. Il y a en toute monstruosité présomption de génie. C'est la solidarité tératologique. Et l'honnête homme peut flétrir le monstre d'orgueil ou de luxure sans échapper pour autant à la fascination du monstre. De ces pécheurs énormes, il dira même qu'ils ont le génie du mal comme il dirait de monstres inoffensifs qu'ils ont le génie de la musique, de l'aquarelle ou du commerce.
Lucifer, créature de toute beauté, est devenu toute laideur pour avoir tourné vers soi l'amour et l'adoration qu'il devait à son créateur. S'étant pris pour source d'une lumière dont il n'était qu'un joli reflet, il fut muté en catastrophe au gouvernement des ténèbres. Le prince a beau dire que ses ténèbres sont giboyeuses, qu'il est bourré de fric et de tours de cartes et que l'essence de bouc fait le trésor des familles, il n'y a pas de quoi se vanter s'il suffit encore d'une bougie pour mettre en fuite le jongleur de nuit qui fait le porte-à-porte en flairant les âmes à vendre. Et si des clercs ignares tout remuants de sottise et de vanité s'évertuent à souffler nos cierges et bazarder nos chandeliers c'est que l'autre aura fait courir le bruit qu'il n'avait plus peur de la lumière.
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Malgré tout ça les petites têtes qui pensent fort apprécient encore le diable à l'égal d'un play-boy industrieux, serviable, très intelligent surtout, ayant eu l'idée géniale en effet de nous faire croquer la pomme. Cette réputation est entretenue par des gens instruits et orgueilleux qui, sans tellement croire à l'existence du diable, en cultivent la légende par besoin inavoué de caution princière, ou simple coquetterie.
Toutes les vertus sont guettées par l'orgueil, à commencer bien sûr par la modestie. L'orgueil de la modestie et la modestie de l'orgueil, le diable joue volontiers de ces figures équivoques. Si le modeste, éperdument sincère, n'avance plus en modestie que pour y traîner un scrupule d'orgueil sans cesse alourdi, bientôt il va se dire que la modestie est vaine et la vertu impossible. Mais telle n'est pas la seule raison qui fait de la modestie la plus difficile des vertus ; il peut arriver un moment où la modestie de la créature offense au créateur. Pour avoir un jour terrassé le prince des ténèbres, saint Michel, capitaine intelligent, ne s'est pas pris pour la lumière elle-même ; n'empêche qu'il n'eut aucun scrupule à se féliciter d'un coup si heureux. Il serait indécent de servir la Gloire si bien et de n'estimer à rien le service rendu. C'est pourquoi l'erreur et sa maffia font toujours soupçonner d'orgueil quiconque ne veut démordre de la vérité. Quand tout le monde s'esbaudit à l'illumination des vessies et que survient un quidam porteur de lanterne et offrant sa vraie lumière, il est trop facile de lui faire les cornes et de crier au rebelle orgueilleux.
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Étant bien établi que l'orgueil est à la fois doyen et fauteur de tous les vices, nous appelons encore et quand même orgueil ces mouvements de l'âme nullement répréhensibles dont nous disions tout à l'heure qu'ils trahissaient effectivement un petit air de famille avec ce redoutable ancêtre. La théologie attribue généralement quatre filles à l'orgueil, rejetons affreux qui s'appellent « la présomption, la vaine gloire la jactance et l'hypocrisie ». J'ose ici leur donner une petite sœur incongrue, vierge aimable et fière s'évertuant à sauver au moins l'honneur du nom. Comme la chose est théologiquement impossible, nous rendrions peut-être service à la petite héroïne en proposant qu'elle seule désormais puisse répondre au nom d'Orgueil et que soit restitué à l'odieuse famille le nom de Superbe, assez fameux d'ailleurs et dont la Bible en ses orages a fait plus d'une fois retentir le creux.
Avec moins de gêne alors, et le cas échéant, nous pourrions dire qu'un bel orgueil, en renfort de l'Espérance, nous aura sauvé du désespoir où nous jetait l'injure des superbes. Au moins par ce jeu d'écriture n'aurons-nous pas expressément prétendu qu'un péché capital puisse nous détourner du péché sans rémission.
#### L'avarice
Avec ce péché là nous risquons moins de nous empêtrer dans les apparences du double jeu. Les chances qu'il peut avoir de se dévoyer dans la vertu sont rares. Disons toutefois que le théologien accordera les circonstances atténuantes dans le cas où l'avare ne ferait de tort à personne, soit qu'il ne thésaurise que des biens régulièrement hérités ou justement acquis par son travail, soit qu'il n'ait de cupidité que pour l'or pluvial ou celui qu'on trouve dans le pas d'un cheval ; encore ne faudrait-il pas que la recherche et la conservation des aubaines le fissent manquer à ses devoirs envers le prochain.
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En revanche, peu d'auteurs ont fait mention de l'indulgence qui serait due aux avares et usuriers quand ils entassent jalousement leurs sequins pour soulager la misère des petits pillards indigents. Ce procédé de redistribution des richesses, expéditif et périodique, florissait au temps des Arabies heureuses. Pour des raisons pusillanimes de pétrole, de démocratie et de non-violence, le système a été condamné dans son principe ; il n'en resurgit pas moins et sous des formes aberrantes.
Pour définir l'avarice on peut, comme saint Thomas a coutume de le faire, se reporter à la vertu qui lui est opposée. Il va de soi que ladite vertu aura été préalablement définie sans recourir à son contraire. Il serait indécent qu'une vertu se laissât définir par référence au péché l'affirmation précède la négation, comme la vérité l'erreur et l'essence l'existence. C'est dire que saint Thomas ne se borne pas, comme il arrive à certains lexiques peu sérieux, de renvoyer le lecteur d'un mot à l'autre et sans plus d'explication. Quand il s'agit d'expliquer, saint Thomas n'est pas avare ; prodigue non plus, ce qui friserait le péché, mais libéral.
A l'avarice en effet s'oppose la libéralité quand celle-là implique seulement un amour si désordonné des richesses qu'elle en vient à refuser toute autre jouissance que celle de la possession. D'où, chez l'avare exemplaire, ces dehors d'ascétisme qui ne traduisent que le dédain ou même l'oubli des vraies fins de l'homme. C'est précisément là que le péché se fait mortel. Arrivé à ce point, l'avare ne craint plus de nourrir sa passion sur la peau d'autrui. Il n'hésite pas à prendre ou retenir plus que de droit. Plus que de droit, c'est l'usure et l'usure commence au liard pour cent. Disons que sur ce point, entre autres, les rigueurs de l'Église ont beaucoup molli. Jugeant opportun sinon charitable d'annuler une condamnation millénaire, elle a décidé qu'on pouvait à la fois être bon catholique et prêter à intérêt. C'est un grand malheur pour l'autorité morale de l'Église, alors que l'Islam peut encore en cette affaire se flatter d'une intransigeance de principe sinon de fait. Si les principes n'étaient pas respectés indépendamment de l'application qu'on en fait, ils auraient depuis longtemps disparu de nos conversations.
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Selon saint Thomas, l'avarice aurait sept filles qui sont la trahison, la fourberie, la tromperie, le parjure, l'inquiétude, la violence et la fermeture du cœur à la pitié. Soit dit en passant, d'illustres exemples nous révèlent que l'orgueil peut donner le jour à ces mêmes filles ou les adopter. En revanche, et toujours en passant, notons que les sept péchés capitaux et leur progéniture appartiennent au sexe féminin, à l'exception de l'orgueil qui se veut masculin, comme son patron. Lucifer en effet, déchu de sa condition angélique et amené à se munir d'un sexe, arrêta son choix sur les attributs généralement adoptés par les princes de ce monde.
A ce propos, il est à signaler que, dans l'âme fripée des avares, si le diable y travaille de ses doigts crochus, il ne tient pas à siéger en puissance d'orgueil. Voilà pour une fois un péché capital sans parenté visible avec l'orgueil. Mais sûrement qu'elle existe. Il faudrait sans doute la chercher assez loin, et profond, peut-être à la cave, enterrée avec doublons et pistoles : l'orgueil qui ne reluit que pour soi-même, sans fin ni témoin. La méfiance de l'avare est aussi bien vigilante pour tous les vices qui ne sont pas le sien. Il montre même une sorte de courage sinon de mérite à leur opposer de la résistance. Nous le verrons, au plus, gourmand de peu, luxurieux furtif, ou coléreux craignant le bruit de sa colère. Il professera un grand mépris pour ces passions exubérantes et plus ou moins dépensières de ceci ou de cela. Aussi bien la violence n'est-elle pas sa fille préférée, mais elle se charge des crimes dont il ne veut connaître que le butin. Quant à l'envie, bien sûr, il en nourrit sa passion ; encore se garde-t-il d'envier jusqu'à haïr, craignant que la convoitise ne s'efface devant la haine.
« Aimer l'argent pour l'amour de lui-même est une passion dont les belles âmes ne sont pas capables ; elles ne le considèrent jamais comme l'objet de leur désir, mais seulement comme un moyen nécessaire à l'exécution de leurs desseins. » Voilà une réflexion aussi édifiante que peu originale.
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L'un va rarement sans l'autre quand il s'agit de morale courante, laquelle, en dépit de son nom, veut des leçons qui tiennent en place comme des balises. Il serait original assurément de déplacer les balises et d'attirer le pécheur dans les eaux douteuses. Sans me vouer pour autant au salut du lecteur, j'ai dit ma résolution de ne pas m'éloigner des vieux chemins tracés par l'expérience des pèlerins. Passe encore d'en sortir, mais non sans esprit de retour : que l'escapade au moins soit contrariée par le souvenir respectueux des itinéraires de haute routine. On ne peut douter sérieusement de leur excellence éternelle ni même dédaigner l'agrément de leur parcours, surtout maintenant qu'ils ne sont plus tellement fréquentés. On y voit même repousser l'herbe. Ils ont le charme des sentiers que les pères ont battus et que les enfants délaissent pour battre la campagne où des bohémiens leur ont dit que poussaient la mandragore zygomorphe et la sulfonaire des nymphes. Pourtant sur les talus modelés pour le repos du voyageur, foisonnent encore la sauge et la menthe plus officinales que jamais, et la vertu poivrée des Gaules dont le parfum n'est pas si banal. Avec des simples on peut aussi composer de très savants bouquets et même originaux. Celle-là que j'ai cueillie plus haut et guillemetée pour vous est une vérité première éclose en maxime. Je la tiens de Louis XIV, célèbre moraliste du XVII^e^ siècle. Il savait très bien son catéchisme, et s'il manquait parfois de vertu, ne manquait pas de la distinguer chez les autres. Le prince jugera toujours mieux des mœurs d'autrui car, même très sagace et très vieux, il n'est jamais absolument sûr de ce qui est permis au roi en tant que roi. On peut croire que Louis XIV a connu de l'inquiétude à l'instant de passer les bornes de la morale commune, fût-ce au nom de la raison d'État. Celle-ci n'est pas une carte blanche comme se le figurent les potentats de fortune que l'ivresse des moyens rend fous. La raison d'État est un sauf-conduit délivré par le Saint Esprit, les visas successifs étant laissés à la charge et discrétion du titulaire soi-même. Il va de soi que les crimes passionnels, délits de complaisance et péchés de droit commun perpétrés sous une pareille caution seront doublement châtiés.
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Ce disant, je ne pense pas aux maîtresses de Louis XIV, tout le monde sait très bien qu'elles n'étaient pas couvertes par la raison d'État. C'est pourquoi sans doute les cuistres et agrégés de vertu républicaine lui pardonneraient plus facilement le procès de Fouquet, le Palatinat ou les dragonnades, s'ils osaient pardonner quelque chose à ce monarque.
Revenant à la maxime précitée dont l'avarice est l'objet, on dira que ce prince peut toujours flétrir l'avarice, ayant sous la main toute la fortune du royaume. Osons rappeler que les comptables du budget montraient alors un peu plus d'autorité qu'aujourd'hui. Louis XIV avait des fins de mois difficiles. Son siècle était coûteux, il n'a pas lésiné, mais trouvait bon que ses commis fussent avares des deniers publics, et s'il est mort sans un rond, c'est qu'il a fait des placements de père de famille, afin que, longtemps après, la République pût encore s'en nourrir tout en crachant dessus.
Pour condamner l'avarice et louer le bon usage des richesses je n'avais pas absolument besoin de l'autorité de Louis XIV. Toutefois, dès que surgit l'obsédant problème de la fin et des moyens, l'avis du prince est forcément instructif. Il nous montre ici que les desseins d'une belle âme relativement à son argent ne font pas question : ce ne peuvent être que nobles desseins. On ne saurait donc applaudir à nul dessein avant d'être au moins assuré que l'âme est belle de qui les nourrit. Précaution parfois négligée. Avec l'avare on pourrait se croire tranquille de ce côté-là. Il ne fonde évidemment sur son argent aucune sorte de projet, ni beau ni laid ni bon ni méchant. C'est le moyen sans fin ou, si vous préférez, la fin dans le moyen ; autrement dit, l'anti-moyen renforcé de la non-fin se développera dans un infini fermé. C'est là ce que les savants ont appelé le moyen de moyenner.
Notez que prendre le moyen pour fin est une opération toujours boiteuse mais non perverse absolument. On peut en effet tirer au pistolet sur les pipes sans avoir en vue la peau de son prochain. Comme l'avarice ou la gourmandise c'est une passion délivrée de son objet, et nous serions en l'occurrence autorisés à nous réjouir qu'un geste, né homicide, soit détourné sur les pipes.
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D'aucuns en déduisent que l'avare aussi bien est à complimenter quand il réduit à l'inaction un fric impur et toujours pressé de corrompre les hommes. Sur la comparaison je ferai quelques réserves. Je me demanderai même si la passion du tireur aux pipes ne va pas, un jour venant, le détourner de son devoir et lui inspirer un dédain de l'ennemi qui viendrait à se présenter sans pipe dans sa ligne de mire.
Des esprits libres se feront obligation de vanter l'amour désintéressé de l'avare pour son argent, comme la noblesse du menteur qui ne mentirait que pour la gloire du mensonge, voire la pureté de l'assassin bénévole ou l'innocence du vampire de bonne foi. Cette balançoire de la sincérité vertu première et suffisante est devenue article de haute mode, panacée morale et bonheur du jour. On a même entendu quelques étourneaux d'église, plus ou moins huppés, nous inviter au respect de l'erreur sincère. Peu s'en fallait qu'ils ne rendissent hommage au pur péché sincèrement commis dans l'amour vrai du péché authentique.
#### L'envie
Enfants, et même devenus grands, nous avons tous connu l'envie plus ou moins tenace d'être amiral, cocher, acrobate, vierge et martyre ou bandit de grand chemin. Louables ou non dans leur objet, ces mouvements de l'âme trahissaient moins une envie qu'une aspiration. Il a même pu nous arriver un jour d'éprouver cette folle envie d'être non seulement un autre, mais qui que ce fût, le premier venu, « ce jeune homme qui passe » comme le criait Coelio. Un peu vicieuse déjà, une telle envie ne pouvant guère sortir de la boutade échappera au péché mortel.
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Dans un autre genre, on voit assez que l'envie qui me pousse à boire un verre n'a rien de comparable avec celle qui me rongerait à la vue d'un lauréat du prix Nobel. C'est dire qu'il y a envie et envie. Le rappel de ces distinctions élémentaires n'est pas superflu. Il est arrivé en effet que, de bonne ou mauvaise foi, démarrant sur une équivoque et se prenant au jeu, le discours en vienne à extraire la vérité apodictique d'une contrepèterie majeure. Je pense même que certaines hérésies ont pu se développer à partir d'un calembour sacrilège.
Il faut donc surveiller le sens des mots quand ils passent du profane au religieux, et quand il s'agit de péchés capitaux, on ne s'engagera pas dans la spéculation sans avoir consulté le cours des changes ni s'être enquis de la valeur théologique des termes. Or, on a fait à la théologie une réputation de science peu exacte, à peine conjecturale, voire évasive et fumeuse. Parlant des ecclésiastiques Valéry leur assignait dans la cité les fonctions de « préposés aux idées vagues ». Ce jugement, notons-le, était celui d'un haut fonctionnaire préposé aux idées claires. Il est certain qu'aujourd'hui la pollution atmosphérique est telle que l'Église elle-même a dû composer avec la purée de pois idéologique. Mais si nous en restons à la théologie de ses Pères, vulgairement appelée théologie de papa, nous constatons au contraire une vigilance extrême à préciser le sens des mots qui soutiennent la doctrine, à les maintenir en telle lumière que la malice des interprètes en soit déjouée. Mis à part toute ferveur ou sectarisme, il ne semble pas que Valéry nous ait prodigué tellement plus d'idées claires que saint Thomas.
De l'envie, le docteur angélique nous dit entre autres qu'elle est « une tristesse du bien d'autrui ». On aimerait se contenter d'une aussi aimable définition, mais nous devinons bien qu'ici tristesse est un mot très chargé. De toutes façons, nous sommes prévenus que la définition est incomplète car la tristesse qu'on éprouverait à la fortune d'un ennemi personnel ou d'un scélérat public est un sentiment juste et louable, étranger à l'envie ;
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et le tourment qui me viendrait à voir une canaille élevée sur le pavois avec sa clique de malfrats est fait d'inquiétude et d'indignation plus que d'envie. Il y a envie et mauvaise tristesse du bien d'autrui dans la mesure où autrui nous est semblable, car le bien qui lui échoit nous fait déchoir ; c'est une offense à notre excellence propre et nous en concevons alors tous les chagrins pervers de l'envie en attendant la haine qui bientôt régnera seule. Si l'amour seul peut nous sauver il faut bien que la haine seule suffise à nous perdre ; et pourtant elle ne figure pas dans les sept péchés. Ne nous hâtons pas en effet de condamner la haine sans nous informer de son objet. Comme à d'autres passions, ne lui refusons pas le droit de se présenter comme une force disponible au bon cœur de l'usager. Elle ira donc aussi bien exaspérer le zèle du pécheur que stimuler l'ardeur du juste ; haine flamboyante pour celui-ci, recuite pour celui-là. Si, en aucun cas, le pécheur n'est haïssable, comment ne pas encourager au moins la haine du péché. S'il nous est défendu de haïr le haineux, qu'il nous soit au moins permis de haïr la haine. Et s'il nous est difficile d'atteindre le péché en dehors du pécheur, il faut bien nous excuser aussi quand nous croyons tuer l'erreur en tuant l'errant.
« Rien n'échauffe si puissamment les esprits que la jalousie de la supériorité », disait encore Louis XIV, prince thomiste et flairant assez la valeur des mots pour parler ici d'un échauffement tout pareil au zélos dont les Grecs disaient qu'il portait à ébullition l'âme des envieux. Il y a là une température qui n'a pas varié depuis les Grecs ; nous disons toujours suer d'envie. Symptôme à surveiller d'ailleurs : c'est quand l'envie nous fait suer que le péché devient mortel. Sur le propos de Louis XIV, quelques-uns se demanderont encore si l'auteur était bien placé pour faire la leçon ; selon eux, non seulement il avait les moyens de se passer toute envie, mais chacun s'efforçait de lui ôter toute envie d'être autre chose que lui-même. C'est méconnaître d'abord la nature de l'envieux condamné à l'insatisfaction, et c'est juger un peu sottement de la condition royale. Il est probable en effet que Louis XIV, et d'autant plus qu'il était Louis XIV, a connu l'envie ; elle n'eut certes pour objet aucun prince de l'Europe, ni même Auguste ou Alexandre.
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Mais il a pu ressentir une tristesse de l'éloquence d'un prélat, de la taille d'un mousquetaire, de la fortune d'un capitaine heureux, de la gaîté d'un laquais ou de l'intelligence d'un commis, et les efforts qu'il dut faire pour n'en trop laisser paraître lui auront tenu lieu de pénitence. Pour ce qui est de la femme du prochain, nous savons hélas qu'une mauvaise tristesse lui en est venue de temps à autre, qu'il y céda parfois, quasiment en public et pour ainsi dire en fanfare ; on lui eût reproché aussi bien de le faire en douce. Pourquoi la République, en tant que personne morale, est-elle indulgente aux pires fredaines de Henri IV et sans pitié pour les écarts de Louis XIV, c'est ce qu'on appelle mystérieusement les besoins de la cause.
Par ses réflexions sur l'orgueil Louis XIV a excité aussi bien la verve de ses détracteurs. Ils disent que ce monarque est bon apôtre quand il fait le procès de l'orgueil, lui qui n'a tant régné que pour illustrer l'orgueil dans la perspective des humilités républicaines. Et dire qu'à force d'orgueil il en avait perdu la notion même serait encore médire. Si le pécheur s'ignorait en tant que tel, nous dirions aussi bien que le péché n'existe pas. Or c'est bien la connaissance du péché qui fait le pécheur, et nul ne serait mieux qualifié que le diable pour nous expliquer l'orgueil et sans avouer pour autant sa tristesse de la modestie. Pour ce qui est de Louis XIV, il y a lieu de croire que le plus gros de son orgueil est une invention des faux modestes. En vérité, à tout homme bien élevé le trône ne peut qu'inspirer de la modestie et nous savons, de l'aveu même de ceux qui ne l'aimaient pas, comme Saint-Simon, ou de ceux qui le haïssaient, comme le baveux Stathouder de Hollande, que Louis XIV avait une bonne éducation. Tout à fait conscient de l'immense péril dont son âme était menacée, il s'est appliqué à trouver la modestie dans les flots d'hommages qu'il ne voulait exiger que pour la gloire de Dieu. Par la lecture de ses Mémoires, nous le voyons tout préoccupé en effet de se maintenir en modestie et l'affaire n'est pas mince. Il est un peu vrai que les grands de ce monde n'écrivent souvent de mémoires que pour défendre leur nom contre les rigueurs de la postérité.
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Mais le style c'est l'homme et si nous comparons les courts *Mémoires* de Louis XIV à certains autres où l'orgueil, le mensonge et l'envie transpirent à longueur de tomes sous le corset d'une rhétorique impuissante elle-même à se faire modeste, il faudra se résigner, j'en ai peur, à la révision déchirante qui ferait de Louis le Grand, sinon le plus humble des monarques, le plus décent des orgueilleux.
Il n'était pas possible d'évoquer l'envie sans convoquer à nouveau l'orgueil. Leur complicité est si bien établie qu'on peut voir dans l'orgueil comme le surmenage impressionnant d'une médiocrité éperdue d'envie. Je ne trouverai pas de conclusion plus opportune que ce mouvement d'orgueil qui, en m'attribuant une définition prétendue inédite après deux mille ans de théologie, me fera soupçonner d'une mauvaise tristesse de la patrologie tout entière.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
Bien sûr, Jacques Perret ignorait que ce numéro de décembre 1978 lui serait entièrement consacré. Il a donc rédigé l'habituelle chronique de l'actualité qu'il intitule « Le cours des choses » et qu'il nous donne, comme on le sait, non point chaque mois mais presque, selon son humeur.
Ainsi la chronique de l'actualité ne sera pas absente de ce numéro spécial ; de la même manière qu'elle ne fut pas absente de notre mince numéro 201.
*J. M.*
Ce soir 16 octobre je viens d'entendre la déclaration faite par M. de Guiringaud à l'occasion d'un banquet donné à la presse anglo-saxonne de Paris. Ayant révélé au monde que les bombardements et massacres de Beyrouth étaient provoqués par les chrétiens il annonçait une conférence internationale qui aurait pour but de mettre fin par voie diplomatique à une situation que les victimes elles-mêmes s'ingénient à prolonger pour le malheur des nations arabes.
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Il n'y a pas lieu de rapporter ici les expressions de surprise et d'émoi qui sur le coup m'ont échappé. Une bordée d'apostrophes est souvent dénaturée par les délais de publication. Je ne voudrais pas, le jour où vous lirez ces lignes, avoir l'air de cracher sur un pauvre homme déjà puni, embastillé depuis un mois. A l'instant que j'écris, comment douter que M. de Guiringaud ne soit déjà aux fers. Ou alors, dans sa clémence ou sa complicité, le prince aura décidé pour lui d'un exil sédatif et secret dans quelque oasis de l'Arabie heureuse.
La complicité du président de la république est au moins probable. Un tel paquet n'est pas déballé sur la nappe des journalistes sans que le chef de l'État n'en ait donné l'autorisation.
L'alliance arabe, héritée du général de Gaulle, est devenue si précieuse qu'elle vaut bien le restant d'honneur dont hier encore se flattait la République. On sait bien que le pétrole ne se paie pas qu'en dollars, mais en gracieusetés, gentillesses, petits sacrifices d'amour-propre et autres témoignages de soumission amicale. Malheureusement le désir de plaire, ou la nécessité, ou l'envie de faire son plein de gasoil peut conduire à se mettre à plat ventre et trahir ses petits frères. Il se pourrait qu'en l'occurrence on n'en demandât pas tant. Quoi qu'il en soit et en dépit de certains proverbes coraniques, les Arabes ont toujours su apprécier l'honneur et mépriser qui le perd ou le vend. Et combien d'entre eux dans nos misères d'Algérie, en 1962-63, n'ont-ils pas craché par terre à notre intention.
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Nous savons bien qu'au plus haut de sa forme la raison d'État peut faire avaler le déshonneur et la trahison comme bouée de sauvetage, source de richesses ou décret de la Providence. Nous savons aussi qu'elle se présente comme une couverture magique, très ancienne, remise à neuf par le général de Gaulle : tout laine et crin, extensible à volonté, imperméable, incombustible et entièrement désodorisée. Elle a toujours figuré à l'inventaire des attributs du pouvoir sous le nom savant d'*ultima ratio*. On ne lui reprocherait qu'une tendance à passer trop facilement de la raison ultime à la disponibilité permanente. On ne conteste pas l'éventuelle nécessité de la raison d'État. Ainsi fallut-il qu'elle étouffât l'horrible odeur des harkis brûlés vifs devant les cantonnements consignés de l'armée française ; de même faudrait-il que la même couverture fût jetée sur le corps déchiqueté du commandant Galopin, inopportun bravache qui fonçait pour l'honneur au mépris de l'uranium. Ainsi ladite raison a-t-elle dû ce matin brusquement déguiser nos soldats libanais en persécuteurs impies des nymphes gazolines. Si nous croyons constater peu à peu que l'auguste raison tendrait à se démocratiser, nous n'aurons pas le front de nous en inquiéter. Nous la voyons en effet alléguée par toutes sortes de soi-disant ayants droit, collectifs, anonymes ou particuliers pour la couverture de leurs entreprises d'intérêt national ou simplement public sinon même privé. Voici en bref le processus mis au clair par un grammairien : l'État majusculaire offensant au principe d'égalité représenté par l'initiale minuscule de son homologue populaire et commun, la raison d'État va déléguer son privilège immémorial à quiconque se réclamera des droits et devoirs d'un état quelconque. C'est pourquoi nous voyons se multiplier les ayants droit à toutes les raisons de leur état, au sens particulier, social et professionnel du mot. Je ne citerai en exemple que certaines élucubrations architecturales concrétisées par autorité souveraine de la raison d'état immobilière. Ce ne sont là je l'avoue que des considérations superficielles inspirées plus ou moins par l'humeur.
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C'est pourquoi je me promets, à tête reposée, de consulter saint Thomas. Si mes souvenirs sont exacts il a défini très clairement la raison d'État, ses conditions et limites selon les directives du Saint-Esprit.
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Dans le même temps que Giscard s'envolait pour le Brésil, le quartier chrétien encaissait le plus fracassant et meurtrier des bombardements syriens. Ce n'est là, soyons de bonne foi, que pure coïncidence. De toute manière, le sort de ces bigots levantins ne pesait pas lourd dans la perspective des amazones américaines aussi galantes que farcies de trésors impollués. L'horizon déjà s'irisait de contrats et marchés, tout scintillants comme une éclosion de papillons rares dans les fécondes vapeurs du capricorne. Hélas ! dix ans trop tard. Déjà toute l'Europe économique et financière, à commencer par les Allemands, était passée par là faire son choix et rafler tout le gratin du programme. Giscard, vivante et aristocratique allégorie de la France éternelle des droits de l'homme et de la femme etcetera, dominant sa répulsion à l'égard d'un régime entaché de colonialisme retro et d'un je ne sais quoi d'arbitraire, a tout de même sollicité et obtenu un petit paquet de conventions, de quoi payer le voyage ; sans compter le souvenir d'une quantité de *Marseillaise* enflammées du plus sincère enthousiasme, et tout cela n'est pas rien. Pour le reste nous savons par les statisticiens officiels que dans le critérium des nations économiques, industrielles et sociales, dix ans de retard sont de tradition dans nos dernières républiques.
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En tant que patriote éclairé je ne veux retenir de ce retard, fût-il indésiré, qu'un témoignage d'instinctive sagesse et de prévoyance.
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Tandis que Valéry, la mèche en diadème, s'envoyait les substantielles et toniques *marseillaises* à la brésilienne, il ne pouvait pas entendre, évidemment, l'appel des femmes et des mères chrétiennes forçant la voix dans Beyrouth fumante et crépitante et sous le toit crevé d'une infirmerie de cauchemar :
-- La France, la France ! hurlaient-elles, n'es-tu donc pas notre mère ! n'entends-tu pas tes enfants crier au secours, France, France ! tu nous abandonnes.
Elles criaient si fort en effet que le régisseur des informations télé dut couper court et nous alléger le cœur avec du Brel ou de l'Himalaya, je ne sais plus. On connaît des gens qui nous diront :
-- Allons allons ! vous savez bien que les femmes excitées dans une situation un peu dramatique et qui dépasse leur jugement peuvent crier n'importe quoi et s'en prendre à n'importe qui.
Cela peut arriver en effet ; mais quand on invoque sa mère en articulant son nom propre il est au moins vrai que tel est son nom.
C'est là justement le détail important. Il est de notoriété historique en effet que sur ces rivages tous les chrétiens sont petits-enfants spirituels de saint Louis et que la France est donc bien leur mère légitime. Si les Français aujourd'hui en sont ignorants ou simplement oublieux, à qui la faute ?
J'allais oublier le plus émouvant du séjour brésilien.
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C'est le moment où fut déposée dans les mains du distingué visiteur une tête réduite d'indien Chivaro, une spécialité de ces régions. Valéry la contempla longuement avec beaucoup de respect mais aussi d'un regard si intensément scrutateur que les témoins privilégiés de ce tête-à-tête historique en furent tout remués. Sa tête penchée, son crâne luisant, sa longue mèche tristement collée, il avait l'air de se regarder dans la glace.
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On dit qu'à son retour à l'Élysée Giscard trouva sur son bureau Louis XV une tête réduite de chrétien libanais avec l'envoi suivant calligraphié à l'ancienne : *Au seigneur Valéry successeur du saint Roi. Avec mes compliments. Joinville.* Mais c'est peut-être une invention de Chirac.
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A propos des adjectifs dont M. Chamoun a qualifié M. de Guiringaud. La presse écrite en a mentionné deux : menteur et lâche. Or la première version communiquée à chaud par l'informateur télé en contenait trois. Le mot censuré ou omis est celui d'imbécile. Dans le cas de censure le censeur aura voulu, à mon avis, éviter le pire. Si le mot figurait en deuxième place, ne pas croire en effet qu'il fût secondaire en force, au contraire : l'auteur a pu vouloir, en le flanquant de deux adjectifs mineurs, lui donner toute son importance comme figure centrale d'un dessus de cheminée ; ou alors en a-t-il fait comme un témoignage d'indulgence ironique dans l'intervalle des insultes, un petit rien de beurré perfide au mitan d'une paire de claques.
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Dans la hiérarchie revue et corrigée des valeurs généralement admises dans une suite de vocables réputés outrageants il faut savoir aujourd'hui qu'imbécile précède largement lâche et menteur. Il est même en tête de liste pour l'incomparable efficacité de son impact. L'imputation à imbécillité d'une parole, acte ou attitude est devenue l'injure totale. Nous voyons là un des effets de la déconsidération accélérée de nos vieilles éthiques au bénéfice de l'intelligence économique, industrielle et commerciale, voie sacrée, planche savonnée. Mais peut-être avancera-t-on que souffrir d'une injure, quelle qu'elle soit, c'est encore une manifestation du préjugé moral. Rien n'est donc perdu, vous avez raison et je n'en dirai pas plus long. C'est la tentation de tout chroniqueur léger que de passer pour moraliste. Parti d'un rien il va parader dans une prédication où il s'emmêle les pieds. Le lecteur l'attend à la sortie. Une pirouette alors peut sauver la face mais on peut la rater. Ce n'est pas la première fois que j'entends murmurer que péter plus haut que son cul précisément c'est le fait des imbéciles. Je veux bien mais qui sait, à force de s'y exercer on y arrivera peut-être.
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*Le 6 février.* Celui de l'année 34. Cette journée nous est racontée dans un petit film que j'ai dû renoncer à voir jusqu'au bout. Il m'étonnerait que la fin pût faire oublier le commencement. Il n'est pas rare, au cinéma surtout, qu'un auteur, pour peu qu'il soit engagé au sens politique du mot, en vienne à force de zèle à démolir ses intentions premières aux yeux d'un public dont il a présumé la débilité mentale. C'est toujours pareil dans ces cas-là quand l'auteur est en plus un médiocre. Pas de bavures : à gauche toute la vertu, le sérieux, c'est l'ouvrier.
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A droite rien que la vacherie, le grotesque, c'est le bourgeois. Le partage est bien parti pour durer jusqu'à la fin du monde. Et depuis que le Bon Dieu penche à gauche il faudrait se faire à l'idée que la droite et la gauche du Seigneur ont fait permutation de leurs clientèles.
En dépit de ce film je n'envisage ni réhabilitation ni indulgence à l'égard de cette bourgeoisie née de la Terreur puis héritée de Louis-Philippe et qui sévissait encore plus ou moins au début de notre siècle. Nul ne peut nier de bonne foi la juste raison des émeutes et combats provoqués jadis et naguère par une condition ouvrière intolérable. De toute manière le 6 février il ne s'agissait que de politique.
Malheureusement et tout spécialement pour le film en question il faut bien se dire que le peuple est depuis toujours constitué d'aspirants à l'état de bourgeois. Moyennant quoi ce qu'on appelle mentalité bourgeoise, patente ou larvée, est également remarquable à tous les échelons de la société. Ainsi pataugeons-nous dans les malentendus. Soit dit en passant l'ouvrier chez nous était censé à lui seul et par la voix de ses apôtres et manipulateurs incarner la notion de peuple au sens social du mot, et sans trop se soucier du paysan. M'exprimant à l'imparfait j'ai voulu signifier que le paysan est une espèce quasiment disparue, ayant cédé la place à l'ouvrier agricole, ce qui n'est pas pareil.
Pour ce qui est des malentendus j'évoquerai celui-ci par exemple : étant bien entendu que tout officier, même d'infanterie, est recruté dans la classe bourgeoise, et que le désintéressement, la générosité, l'esprit de sacrifice et le dévouement sont obligatoirement refusés au bourgeois, on fait valoir en argument de meeting le chiffre impressionnant des simples soldats tués en 14-18 comparé à celui des officiers.
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Dans ces cas-là en effet la notion de proportion est facilement oubliée : des pourcentages impressionnants feraient basculer la comparaison. Notons aussi que tous les bourgeois ne pouvant être officiers il était peu de sections qui n'en comptassent une demi-douzaine tout à fait réglos ou même charmants et précisément de la pire espèce dite petit-bourgeois. Tous les anciens combattants, hommes du peuple et de troupe, vous le confirmeront.
Voilà qui nous ramène à ce film instructif et documentaire où tous les gradés en uniforme se conduisent comme crétins ou guignols. Exemple assez typique de généralisation hâtive à l'usage d'un public supposé abruti. Généralisation logiquement étendue à la piétaille des anciens combattants, ils étaient ce jour-là 25.000 et, coiffés ou non du petit béret, nécessairement convertis à la morale bourgeoise. Rappelons en bref la raison du 6 février. L'admirable Stavisky, escroc de génie, portait le chapeau qu'il n'avait pas volé. Mais tous les chefs du parti radical et le gouvernement lui-même étaient convaincus d'avoir été non seulement complices mais instigateurs et bénéficiaires privilégiés d'un pillage époustouflant de l'épargne publique. Tout le pays est d'abord frappé de stupeur et bientôt soulevé de juste colère. On commence à descendre dans la rue. C'est *l'Action Française* qui a découvert le pot aux roses, il va de soi qu'elle mobilise. Prétexte idéal pour la gauche à dénoncer dans cette agitation le démarrage d'un poutch fasciste. Les quelques éléments socialistes et communistes qui ont participé spontanément aux premières manifestations sont priés de rejoindre immédiatement leurs partis et d'attendre les consignes.
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Toutes les forces de l'ordre sont appelées à défendre la République et ses représentants réfugiés tout tremblants dans leur hémicycle. La foule des indignés n'arrête pas de grossir et marcher. Elle descend les Champs-Élysées en direction du Palais-Bourbon. La nuit est tombée. Le Pont de la Concorde est menacé d'enfoncement. L'ordre est donné de tirer. Ça va tirailler jusqu'à minuit : vingt-deux morts et mille cinq cents blessés chez les manifestants, un mort et quatre cents blessés pour les forces de l'ordre. Le combat ne cesse pas pour autant. La troupe est amenée en renfort de la garde et la gauche enfin s'avisant d'une conjoncture exceptionnellement propice va tenter sa partie. Tous les militants de Paris et banlieue sont mobilisés. Les socialistes emboîtent le pas, c'est l'union des gauches, l'enthousiasme est frénétique. « Le fascisme ne passera pas !... » c'est Léon Blum, homme du peuple s'il en fut, qui harangue la foule, on ne l'entend pas mais qu'importe : Nation Bastille République, itinéraire de routine et dislocation gare de l'Est où ils sont attendus par les forces de l'ordre. On se bat jusqu'à minuit, quatre morts deux cents blessés.
Qu'elle le veuille ou non la gauche unie ce jour-là s'est portée au secours des grands bourgeois du capitalisme assiégés dans l'assiette au beurre par les forces de la réaction.
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Soyons vétilleux : même involontaires les petites erreurs ne sont pas insignifiantes, elles dénoncent au moins le travail bâclé dans l'obsession idéologique : en 1934 on ne dit pas manif, on ne dit pas bonne journée, on ne dit pas bonjour ou au revoir tout court mais bonjour madame ou au revoir monsieur, même dans le peuple, et le portrait de Hitler dans le bureau d'une ligue nationaliste est parfaitement invraisemblable.
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Pour ce qui est d'une action de cavalerie dans une rue étroite, je suis tenté d'y voir une grosse erreur de tactique, mais j'en parlerai à un dragon retraité de mes amis.
Tout s'explique : l'ouvrage est de M. Yves Courrières, un travail de renégat. Un colonel gaulliste n'aurait même pas applaudi du bout des doigts, mais peut-être un évêque à la Duval. Un chef de villaya aurait craché par terre.
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*Jardin des Plantes.* Une fois de plus acculé en fin de chronique je dirai seulement qu'il se passe quelque chose d'énigmatique dans les deux enclos du sud-est. Celui qui longe le quai Saint-Bernard avait été fort soigneusement aménagé pour recevoir deux loups de toute beauté dont j'aurais aimé vous parler plus longuement. Or le premier est mort, me dit-on, et voici plus d'un mois que je n'ai pas vu le deuxième qui, du matin au soir, trottait le long du grillage, inquiet de son compagnon. S'il n'est pas mort c'est qu'il disparaît à mon approche, hypothèse qui me tracasse. Le deuxième enclos hébergeait de ces flamants roses dont on dit qu'un ouvrier peintre a secoué dessus par mégarde un pinceau trempé de minium. Au bout de trois ou quatre mois ils ont disparu eux aussi. Ils étaient une dizaine. Comme vous le savez le flamant rose est privilégié d'un grand cou élastique, serpentin, tortillable à merci. Ceux-là faisaient entre eux des concours de nœuds. A qui le premier ferait un nœud avec son cou. Le public applaudissait, encourageait, pariait. Or ce n'est rien de faire le nœud, pour le dénouer c'est une autre affaire, il faut y aller du bec et vous connaissez leur bec, énorme et busqué, on a peine à y croire, un bec de carnaval, une caricature de bec.
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Non seulement les concurrents se plumaient et écorchaient le cou dans un esprit de compétition fiévreux, mais un jour l'un d'eux faillit bel et bien s'égorger à coups de bec cependant qu'un autre agonisait, étouffant de son nœud trop serré. On a dû je pense les transporter dans un enclos mieux surveillé. Les oiseaux furent remplacés par une tortue géante, animal remarquable par la majesté de sa démarche. Au bout d'un mois elle avait disparu. Depuis lors les deux enclos sont déserts, mélancoliques et comme frappés de malédiction : locus nullius. Je vais me renseigner.
Pour ce qui est des joueurs de dames et échecs la situation là aussi est alarmante, vu mon parti pris, et difficilement explicable. Le jour que j'y fus, belle journée d'automne, j'ai compté douze échiquiers en service, autrement dit vingt-quatre joueurs, pour deux damiers, quatre joueurs. Une proportion pareille en ces lieux ne s'est jamais vue. Bien sûr on met tout de suite en cause le fameux combat des deux Russies dans les Moluques, mais ça ne tient pas debout : je me refuse à croire, et je les connais bien, que nos damistes aient pu ressentir à ce tapage indécent et monstrueux le plus infime sentiment d'infériorité avec le besoin de se cacher. Toujours est-il qu'on respirait dans le camp des échecs une espèce de bien-être accentué d'un rien de suffisance. J'essayerai de tirer tout ça au clair et je vous tiendrai au courant.
Jacques Perret.
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## Textes sur Jacques Perret
### Un article de Roger Nimier
Cet article de Nimier est extrait du recueil posthume *Journées de lecture* (Gallimard 1965). L'un d'entre nous l'a trouvé très bon, l'autre médiocre et injuste. Le lecteur appréciera.
Les contes de Jacques Perret mettent en scène des enfants, une bête préhistorique, un amateur du passé et de la sainte Crasse, des chevaux et plusieurs esprits aventureux. *Le Caporal épinglé* nous a appris qu'il fut prisonnier de guerre, *Bande à part* qu'il fréquenta les maquis. On y voit que l'auteur fut un résistant de mauvais caractère, ou plutôt qu'il résista par mauvais caractère. C'est une vertu dont Montherlant fait souvent l'éloge. Les choses en restent là, car Montherlant, avec sa petite taille et son ton héroïque, est loin du géant Jacques Perret, qui barbote dans l'humour comme un canard dans l'eau.
On songerait plutôt à Marcel Aymé. Les deux hommes, en politique, sont à mi-chemin de la réaction et de l'anarchie ; ils manifestent un goût très vif à l'égard de l'enfance et des originaux ; ils aiment la nature pour les fées qu'on y rencontre et la langue française pour les mots qu'elle vous laisse inventer.
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Il y a malheureusement une paille dans cette démonstration : Marcel Aymé et Jacques Perret n'ont aucune chance de se rencontrer dans l'histoire de la littérature française, car ils sont situés à trois cents siècles de distance. Voici pourquoi.
Un des mérites de Marcel Aymé est de savoir que le cinéma, la guerre, la télévision, les journaux, la vie quotidienne existent. Très tôt, il s'est occupé de son temps avec calme et intelligence. S'il a déserté les grandes provinces spirituelles dont certains font leurs dimanches, il a très bien parlé des problèmes pratiques de l'homme contemporain. Il est du siècle, pour cette raison précisément que le siècle et ses fumées ne l'enivrent pas.
Au contraire. Jacques Perret se présente à nous comme un écrivain des temps préhistoriques. Dans la dernière nouvelle de *La Bête Mahousse,* il parle d'un enfant et l'appelle le « petit-Cro-Magnard ». Certes, les enfants d'aujourd'hui connaissent les grands matches de boxe, les crises ministérielles, les marques de voitures. Il n'en était pas de même avant cette guerre. Il y avait une barrière, volontairement maintenue des deux côtés, entre le monde de la huitième année et celui des grandes personnes. En ce sens, les « Tarzan » de l'école communale comme les « Pieds Nickelés » de l'école buissonnière vivaient dans une préhistoire que ses dimensions gigantesques, son sens épique, son goût du calembour fondamental laissaient insouciante des sottises paternelles.
Le style de Jacques Perret, avec ses longues phrases enchevêtrées, écailleuses, drôlement construites, mais toujours bien d'aplomb sur leurs pattes, n'est pas sans rappeler la démarche des plésiosaures. La luxuriance de ce style s'accorde mieux avec une époque de création ou de cataclysme qu'avec une période d'inventaire prudent : nous parlons ici de la littérature française de notre temps et non du siècle en général.
Jacques Perret a pris l'air chaque fois qu'il l'a pu. Il nous a raconté comment, dans les *Histoires sous le vent,* « j'étais élève-aventurier », nous dit-il.
Une des idées auxquelles il tient fermement, c'est que le véritable aventurier n'a pas besoin de ressembler à Kirk Douglas ou Clark Gable. Il pense au contraire que l'énergie et l'autorité vont très bien avec un aspect nonchalant, et il nous montre un curieux petit Français, porteur de bretelles, qui retourne complètement l'opinion d'une tribu indienne très butée, en récitant des vers de Racine.
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Il se promènera en Amérique du Sud et dans les îles, sans se prendre autrement au sérieux et sans imaginer qu'il était un nouveau Christophe Colomb. Cette nonchalance, cette modestie sont réconfortantes dans une époque où personne ne peut plus passer trois jours au Spitzberg ou aux Baléares sans écrire en rentrant : « Ma Rencontre avec le Grand Nord », ou « Baléares, terres enchantées ».
Jacques Perret est un sentimental et ne s'en cache pas. Il tient au passé et il nous a dit pourquoi dans un livre assez ennuyeux qui s'appelle *Bâtons dans les roues.* Il tient aussi aux surprises et c'est pourquoi il nous en fait.
Une de ses meilleures nouvelles, *La Mouche,* nous met en présence d'un capitaine qui a perdu son argent et sa cargaison en jouant aux cartes avec un métis et un Chinois. Risquant le tout pour le tout, il joue son navire contre ce qu'il a perdu. Pour ce coup important, on choisit un nouveau jeu : celui de la mouche. Les trois hommes s'enferment dans une petite pièce. Ils doivent rester immobiles et silencieux. Un morceau de sucre est placé devant chacun d'eux, sur une table. Une mouche est alors lâchée dans la pièce. Le morceau de sucre qu'elle aura choisi en premier pour s'y poser désignera le vainqueur.
Pendant dix pages, nous assistons aux hésitations de la mouche, jusqu'au moment où le capitaine Bacon se décide à la regarder dans les yeux et à lui faire la morale par transmission de pensée. Alors, elle se rend compte de ses devoirs à l'égard du navire qui la nourrit et qui l'a vue naître : elle fait généreusement gagner le capitaine Bacon.
Le capitaine Bacon rentre dans sa cabine, s'étend sur sa couchette, aperçoit une mouche : son alliée ou une petite cousine. Négligemment, il la tue, ce qui prouve, nous dit l'auteur, qu'il n'était pas mûr pour la retraite. Voilà un excellent exemple de nouvelle-fable, une formule intéressante qui reste peu employée, tant la nouvelle tranche-de-vie garde ses partisans. Si l'on revient à *Bande à part,* la résistance de Jacques Perret prend un sens différent.
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Ce n'est pas seulement contre les Allemands qu'il prit le maquis, mais en homme des cavernes contre les hommes de l'aluminium et du nylon. C'est l'occasion de constater, une fois de plus, que les réactionnaires placés dans les circonstances les plus glorieuses s'arrangent encore pour être de mauvais Français.
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### Un portrait
par François Brigneau
Portrait de Jacques Perret au début des années cinquante : c'est une page extraite du livre de souvenirs de François Brigneau *Mon après-guerre* (Éditions du Clan, 1966).
D'autres n'écrivent pas, mais viennent. Ainsi Jacques Perret. Quelques années auparavant, j'étais allé lui offrir mes « coco-bel-œil ». Il se tenait, au cinquième étage d'un immeuble de la rue de la Clé, dans une chambre de bonne transformée en carrée de sous-off : plancher briqué, clairon au mur, lit de sangle surmonté d'un sabre à son chevet. A mon entrée, juché sur un tabouret, il écrivait. Des lunettes d'acier chevauchaient son nez. Penché sur une table à dessin où il avait posé des feuilles de cahier d'écolier, couvert d'une écriture fine, il prolongeait les ratures de rajouts. Après qu'il eût pivoté et se fût déplié, je m'étais trouvé devant un Gary Cooper français, grand, osseux, timide. Nous avions bu du rhum dans des gobelets. Je lui disais le plaisir rare trouvé à ses livres, et toujours, un peu de rose aux pommettes, gêné sous le compliment, il coupait en m'interrogeant sur les prisons, la folie meurtrière de l'Épuration, les crimes du maquis. Pardonnez-moi, cher Jacques Perret, de vous faire encore souffrir en écrivant cela, mais il me faut bien dire ma vérité. J'étais venu voir un écrivain que j'admirais.
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J'ai tout de suite aimé un homme exquis, chez lequel, depuis vingt ans, je ne sais ce qu'il faut admirer davantage : la délicatesse, la modestie, le courage indomptable, la hauteur, la simplicité, le caractère. Les chevaliers, de nos jours, ne se bousculent pas au portillon, mais j'en connais au moins un : Perret. Fait prisonnier en 40, interné en Allemagne, il réussit à s'évader à la quatrième tentative, tous les lecteurs du « Caporal Épinglé » le savent. Le livre s'achève sur le retour du guerrier, rue de la Clé, n° 10, mais ne dit pas qu'après avoir embrassé la femme et les gosses, Perret repartit se battre, au fusil, contre l'Allemand. Ce que l'on sait moins encore, c'est que la dernière balle tirée sur le dernier occupant, il prit la plume pour s'élever contre les Cours de Justice, l'indignité nationale, les lois rétro-actives, les fusillades. Il témoigna pour Pierre-Antoine Cousteau, avec cette noblesse et cette tranquillité, qui sont ses vertus familières.
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### Un article d'Alexandre Vialatte
Plusieurs fois, durant les années du combat pour l'Algérie française, Jacques Perret fut inculpé d' « offenses au chef de l'État »*.* L'une de ces affaires fut l'occasion de l'article publié par Alexandre Vialatte dans *La Nation française* du 3 octobre 1962.
Jacques Perret va prochainement être traîné devant les tribunaux. Pour insulte au chef de l'État. Parce qu'il a dit que le général De Gaulle avait trahi : trahi la cause qu'il avait à défendre, la Constitution qui est sa fille, dont il est le défenseur naturel et le gardien ; les gens qui lui avaient fait confiance, sur sa parole, pour garder l'Algérie française, les petits garçons qui sont morts pour elle, le Bachaga Boualem, lui-même, etc.
Pourquoi Jacques Perret ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas le chauffeur de taxi qui me disait hier, spontanément, des choses bien pires ? Pourquoi pas M. Monnerville qui vient d'accuser publiquement le Général de forfaiture ? Et pourquoi pas, quand il en était temps encore, Georges Bidault qui expliquait dans *Carrefour,* au moins une fois par semaine, que la conduite du Général le faisait relever de la Haute Cour, du Code pénal et du Code de Justice militaire ? Pourquoi pas ces paysans de la Lozère qui le chansonnent en patois sur l'air du *Dies irae ?*
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Pourquoi pas tous les officiers qui disent qu'ils auraient honte de lui serrer la main ? Pourquoi pas les théologiens et les Grands Compagnons de la Libération qui discutent du tyrannicide pour savoir si c'est un droit ou un devoir, les anciens présidents de la République française, le « regretté René Coty », comme disait Roger Nimier, les militaires qui démissionnent, les sergents qui jettent leurs médailles, les officiers qui ne portent plus leur Légion d'Honneur, les enfants qui insultent leur père parce qu'il n'ose pas crier sa honte, les mères en deuil qui demandent pour qui est mort leur fils, et les pères qui voudraient savoir où les fells ont emmené leurs filles, la mère du petit garçon qu'un officier français qui faisait partie de la justice militaire a tué froidement à peu de distance parce qu'il écrivait sur un mur une opinion alors conforme à la Constitution française ? Etc., etc. Pourquoi surtout pas M. Larousse, qui a défini les mots qu'emploie Jacques Perret, notre écrivain le plus scrupuleux sur l'emploi du vocabulaire ? C'est un procès qu'on fait à M. Larousse. Mais M. Larousse est un homme éternel ; il est assis au Musée Grévin dans la partie qui ne change jamais ; il a vu passer Lapébie, Mussolini, Hitler et même Violette Nozières ; il continue à travers les régimes à penser le monde par ordre alphabétique ; il n'y a pas d'espoir qu'il cesse jamais.
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Le dernier Napoléon ne s'est jamais vanté d'avoir mis fin à la guerre de 70 ; Foch et Pétain ne se seraient jamais fait gloire d'avoir mis fin aux combats de Verdun en aidant les Allemands à chasser les Français. Nous avons pourtant vu le général De Gaulle se vanter à la télévision d'avoir mis fin à la guerre d'Algérie. Il est humain d'abuser de ses torts, il faut le faire avec modestie.
Que De Gaulle ait eu de bonnes raisons pour se conduire comme il l'a fait, nous n'en doutons certainement pas, mais qu'il les donne ! Ce serait une politesse dont on lui saurait gré. Qui lui reproche d'avoir déserté en 40 ? On lui en fait gloire ! Parce qu'on en connaît les raisons ! Pourquoi ne dit-il pas celles qui lui permettent d'admettre que son armée reste l'arme au pied pendant qu'on fait bouillir vivants dans des marmites des harkis pelés comme des carottes, puis salés comme des saucissons ? Il a un ministre de l'Information, une télévision à ses bottes, toute une partie de la presse française qui est avide de prostitution ! Qu'est-ce qui l'empêche de nous informer ? N'y avons-nous pas droit ? N'est-ce pas à nous, demain, qu'incombera d'écrire l'histoire ? Tient-il à nous laisser des dossiers incomplets ?
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*Il y va de l'âme de la nation.* On ne peut pas envoyer ses enfants à l'école et leur faire apprendre d'un maître qu'on a le devoir de leur faire respecter ce que signifient les mots trahison ou parjure, conscience, devoir, pour leur demander de juger ensuite la vie courante suivant des critères différents. On ne peut pas répondre à leurs questions naïves, qui sont directes et pertinentes, en leur disant que des raisons mystérieuses peuvent obliger parfois un homme à placer plus haut que la morale certains desseins énigmatiques, si cet homme choisit pour tactique de faire taire la critique en condamnant le bon sens et en mettant M. Larousse en prison. M. Larousse est un homme terrible. Pourtant, le but de De Gaulle demeurant un mystère, comment juger ? Si De Gaulle était grand, il devrait avoir l'abnégation de sacrifier à sa mission sa petite réputation humaine.
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Et même seulement s'il était raisonnable. Parce qu'autrement il mutile l'âme de la nation. Il détruit la règle du jeu. Ce qui est beaucoup plus grave que tout le reste. Si ses raisons ne peuvent que rester secrètes en vue d'un idéal caché, il faut qu'il accepte de perdre tous ses procès devant l'opinion, devant Jacques Perret, devant M. Larousse. M. Larousse nous enterrera tous.
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Comment ose-t-on attaquer Perret sur le fond des choses ? Va-t-on condamner Jacques Perret pour avoir dit exactement ce qu'avait dit le général De Gaulle ? Le Général est venu nous dire *lui-même* à la radio, *alors que personne ne le lui demandait :* « Pour qui me prendrait-on si j'allais discuter avec un gang qui assassine des fillettes tant qu'il les étriperait encore ? » *L'a-t-il dit, ou ne l'a-t-il pas dit ?* Cela signifiait-il en français : « Si je discutais avec ces gens tant qu'ils égorgeraient encore, *n'importe qui* aurait *le droit* de me prendre pour *le dernier des derniers ? *» Pourquoi a-t-il *délibérément* octroyé ce droit à tout le monde si c'est pour empêcher de l'exercer ? Alors surtout que, pour un journaliste, ce droit est un devoir, à moins de n'être pas Français ou de penser que la soupe est meilleure que l'honnêteté professionnelle. Or, voilà que, nous ayant dit cela, le Général s'empresse de faire ce qu'il venait de condamner publiquement comme la dernière des abominations, et vient sur l'écran, comme si de rien n'était, nous parler comme à des complices ? D'un air d'admettre a priori que nous sommes d'accord ? Que nous continuons naïvement à le prendre pour un brave homme ? Que, s'étant désigné comme indigne, il est naturel de continuer, sans qu'il soit besoin d'explication, à nous parler comme à des vieux amis ? Qu'avons-nous fait pour mériter une telle insulte ? Qui l'autorise à tant de mauvaise éducation ?
De quels mauvais procédés a-t-il à se plaindre de nous pour oser nous traiter ainsi ? Nous lui avions donné nos cœurs, notre enthousiasme, nous lui aurions donné notre vie, nous ne pouvons pas lui donner notre âme. Ni surtout celle de nos enfants.
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Encore une fois, il a certainement des raisons ; mais alors qu'il les fasse savoir. Et s'il ne le peut pas pour des raisons plus hautes, qu'il sacrifie sa réputation. On l'avait pris pour un paladin ; on le prendra pour un épicier. Il se peut que les épiciers soient nécessaires à la grande politique. Il faut de tout pour faire un monde et il aura sa conscience pour lui.
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En attendant, nous réclamons, comme de vulgaires « 121 », le droit à l'objection de conscience. Tant que le plus humble des harkis sera molesté en Algérie ou dans les caves d'une ruelle parisienne pendant qu'on fera rester nos soldats l'arme au pied, il sera du devoir élémentaire de tout journaliste français de demander au général De Gaulle les raisons de son indifférence. Car elle va loin ! M. Pompidou ne s'est pas gêné pour faire savoir à toute la France (et en même temps à ses ennemis !) qu'en aucun cas nous ne ferions la guerre pour sauver les gens qu'on égorge ou qu'on enlève en Algérie. Dans quel cas la ferions-nous donc ? Pour du pétrole ? Pour de la potasse ? Pour des gros sous ? Une guerre ne peut être justifiée que par le souci de sauver des vies. Mettre des limites à ce devoir peut être parfois une action sage ; c'est une honte de la donner sur un certain ton comme une chose qui irait d'elle-même. C'est une insulte ignoble à la fraternité.
Car voilà bien ce qui nous fait honte. Crevons l'abcès. Il faut tout dire, il vaut mieux débrider la plaie. Le milieu est composé de voyous. Ils ne lâchent jamais un ami, ils ne livrent jamais un complice. Tout au moins s'en font-ils une loi. Nous cherchons un chef qui ait la même.
Le Général se trouve insulté ! Est-ce qu'il croit que ça nous fait plaisir d'être commandés par un homme qui ne veut pas admettre cette loi-là ? Est-ce qu'il se figure que ça ne nous insulte pas ? Qui a commencé ? Pas nous ! Nous lui aurions tout donné. Pourquoi ne nous respecte-t-il pas ? Louis XIV saluait bien ses femmes de chambre.
Pourquoi ne fait-il pas respecter les drapeaux pour lesquels on nous demande, à l'occasion, de mourir ? On meurt volontiers pour un drapeau, on ne meurt pas pour un torchon sale. Le crime de Perret, c'est qu'il en pleure.
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De honte. De rage. D'humiliation *imméritée. C'est lui qui a été insulté !* On a sali sa médaille militaire. Il ne s'agit pas de chauvinisme ; il ne s'agit que de dignité. Il s'agit d'*objection de conscience*. N'a-t-elle le droit de jouer que pour la cinquième colonne ?
Alors, dressons un buste à l'aspirant Maillot.
Romancier avec *Battling le ténébreux* (1928)*, Le fidèle berger* (1942)*,* les *Fruits du Congo* (1951)*,* ALEXANDRE VIALATTE fut plus encore un chroniqueur : au journal *La Montagne* (il était fidèle à son Auvergne) comme à la *N.R.F.* ou dans des publications féminines et des revues de bricolage. Il y répandait un esprit d'une originalité exquise. Pas de prose plus savoureuse que la sienne. Quelques-unes de ces pages viennent d'être réunies : *Dernières nouvelles de l'homme* (Julliard).
Vialatte fut l'introducteur de Kafka en France, et son traducteur. Il traduisit aussi Nietzsche. Il était l'ami du dessinateur Chaval, et celui d'Henri Pourrat.
Il écrivit dans *La Nation française* au moment de la guerre d'Algérie. Cet homme que les frivoles ne voyaient qu'en « humoriste » était déchiré par l'amour de la patrie. ([^14])
*G. L.*
============== fin du numéro 228.
[^1]: -- (1). *Éléphant* se dit des amateurs de plaisance les plus novices, qui s'embarquent sans distinguer bâbord de tribord. On dit aussi *pharmacien,* ce qui passe pour plus péjoratif.
[^2]: -- (1). *Objets perdus.*
[^3]: -- (2). Perret plaisantait ce jour-là de vertueux dignitaires de la Légion d'honneur, qui avaient renvoyé leur décoration pour protester « contre la répression en Algérie ». C'était sous la IV^e^. Quelques années plus tard, et parce que Perret restait fidèle à l'Algérie française, de Gaulle lui retira cette médaille militaire.
[^4]: -- (3). *a*) Il y aurait tout un chapitre à écrire sur Perret et l'armée, et sur la fréquence des personnages de militaires dans ses récits. Il faudrait préciser qu'on les voit plus souvent dans des coups de main ou des aventures marginales que dans des corps organisés -- et jamais dans des casernes. -- *b*) Si l'on veut sentir la distance entre M. Aymé et J. Perret, qu'on remarque que Gaston Le Torch est le même personnage, à première vue, que Malinier (*Travelingue*). Mais Malinier est traité par la dérision. En tout cas, il serait vain d'opposer ici le citadin et le paysan, l'un sceptique et l'autre fidèle, les rôles traditionnels étant strictement inversés.
[^5]: -- (4). *Le Caporal épinglé.* On est aux environs de Berlin, en 1941.
[^6]: -- (1). Cet article, comme la plupart de ceux qui composent ce numéro, a été écrit sous le pontificat de Paul VI. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^7]: -- (1). En 1977. La première édition de ce roman est de 1948.
[^8]: -- (2). Homère, *Odyssée.*
[^9]: -- (3). Autre vision d'équipage mais celui-là composé d'assassins dans *Mutinerie à bord.*
[^10]: -- (4). Cf. les admirables articles périodiquement publiés dans ITINÉRAIRES, sous le titre général *Le cours des choses.*
[^11]: -- (5). Cf. *Rôle de plaisance.*
[^12]: -- (1). Ce texte dont chaque phrase et quasiment chaque mot sont étranges, et dont je ne cite qu'une partie, se trouve dans la *Documentation catholique,* n° 1531 du 5 janvier 1969, p. 12.
[^13]: -- (1). Qui était alors directeur responsable (devant la loi) de l'hebdomadaire d'Action française *Aspects de la France.*
[^14]: **\*** -- Figure p. 224 dans l'original.