# 230-02-79
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## LETTRE AU SOUVERAIN PONTIFE
### Rendez-nous l'Écriture le catéchisme et la messe
*Très Saint Père,*
*Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.*
*Nous en sommes de plus en plus privés par une bureaucratie collégiale, despotique et impie qui prétend à tort ou à raison, mais qui prétend sans être démentie s'imposer au nom de Vatican II et de Paul VI.*
*Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente.*
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*L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de la messe traditionnelle, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous la rendre, nous la rendiez. Nous vous la réclamons.*
*Rendez-nous le catéchisme romain : celui qui, selon la pratique millénaire de l'Église, canonisée dans le catéchisme du concile de Trente, enseigne les trois connaissances nécessaires au salut* (*et la doctrine des sacrements sans lesquels ces trois connaissances resteraient ordinairement inefficaces*)*. Les nouveaux catéchismes officiels n'enseignent plus les trois connaissances nécessaires au salut ; prêtres et évêques en viennent, comme on le constate en les interrogeant, à ne même plus savoir quelles sont donc ces trois-là. Très Saint Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous ayons été, chaque jour davantage sous votre pontificat, privés de l'enseignement ecclésiastique des trois connaissances nécessaires au salut, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous rendre le catéchisme romain, nous le rendiez. Nous vous le réclamons.*
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*Rendez-nous l'Écriture sainte : maintenant falsifiée par les versions obligatoires que prétendent en imposer le nouveau catéchisme et la nouvelle liturgie. En 1970, j'ai écrit à Votre Sainteté au sujet du blasphème introduit dans l'épître des Rameaux* (*blasphème* « *approuvé *» *par l'épiscopat français et* « *confirmé *» *par le Saint-Siège*) : *il a été maintenu, substantiellement identique, dans nos livres liturgiques, et simplement déclaré facultatif ! Faut-il citer encore, parmi cent autres, l'effronterie libertine qui fait liturgiquement proclamer, en l'attribuant à saint Paul, que pour vivre saintement, il faut prendre femme ? Très Saint Père, c'est sous votre pontificat que les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine. Rendez-nous l'Écriture, intacte et authentique. Nous vous la réclamons.*
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*L'Église militante est présentement comme un pays soumis à une occupation étrangère : on fait mine de tout accepter, mais le cœur n'y est pas, oh non ! C'est le conditionnement psychologique et c'est la contrainte sociologique qui font marcher les gens. Un parti que vous avez bien connu quand il faisait l'innocent et cachait ses desseins, un parti que le succès a révélé cruel et tyrannique, domine diaboliquement l'administration ecclésiastique. Ce parti actuellement dominant est celui de la soumission au monde moderne, de la collaboration avec le communisme, de l'apostasie immanente. Il tient presque tous les postes de commandement et il règne, sur les lâches, par l'intimidation, sur les faibles, par la persécution.*
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*Très Saint Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique. Et puis, surtout, laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants.*
*Les enfants chrétiens ne sont plus éduqués, mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel, -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément.*
*Rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture.*
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*Si vous ne les leur rendez pas en ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité.*
*Daigne Votre Sainteté agréer, avec ma très vive réclamation, l'hommage de mon filial attachement à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain, et pour votre personne, l'expression de ma profonde compassion.*
Jean Madiran.
Cette lettre a été adressée au pape Paul VI le 27 octobre 1972. Un accusé de réception en date du 10 novembre 1972 a fait savoir qu'elle était bien parvenue à son destinataire.
Elle a été rendue publique dans ITINÉRAIRES, numéro 169 de janvier 1973, accompagnée des *Explications publiées en même temps.*
Cette lettre, ces explications sont recueillies au début du volume de 300 pages : *Réclamation au Saint-Père* (Nouvelles Éditions Latines).
Tel est, aujourd'hui comme hier, notre témoignage ; telle demeure notre prière : « *Très Saint Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique. *»
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***Videla, c'est Giscard, l'ambition en moins***
## L'ARGENTINE de don Raoul à Videla
par Hugues Kéraly
La chronique que nous publions ici est celle d'un voyage réalisé en Argentine, ès qualité de rédacteur d'ITINÉRAIRES, pour y donner des conférences et enquêter sur le régime du général Videla.
Les trois chapitres qui la composent répondent aux trois catégories de choses vues, comprises ou découvertes sur le terrain : *ethniques, spirituelles* et *politiques.*
Notre meilleure rencontre avec l'Argentine, elle était faite depuis quatre ans déjà, vous la trouverez aux premières pages de cette chronique. La Vierge au centre, que nous n'attendions pas. Des révélations sur la lutte contre le terrorisme et ses inévitables « disparus », quelque part vers la fin.
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### I. -- Des chevaux et des hommes
Je pressentais la force de l'Argentine par l'amitié d'un excellent prêtre qui visite régulièrement l'Europe avec, pour seul bagage, le Missel de saint Pie V et sa réserve de *maté.* Par concession envers nos préjugés bourgeois, don Raoul abandonne à Buenos Aires le revolver 6 mm coupable d'avoir déformé l'une après l'autre toutes ses poches de soutane ou de veston. Mais la fierté souriante et contagieuse de sa foi ne le quitte jamais... Un jour à Paris, où je le conduisais à la chapelle de la rue du Bac, il célébra le saint office avec tant de vigueur, tant de gravité, que son latin couvrit en bas, à l'autel principal, les incantations vagissantes d'une cérémonie conciliaire : l'Argentin s'appliquait, j'en suis sûr, à amplifier les effets d'une langue et d'un accent également étrangers en ces lieux ; une oreille non prévenue aurait pu croire qu'un géant célébrait la messe en indien *quechua.* Pourtant, c'est bien selon le rite millénaire qu'il grondait : -- *Dwôminouch ouhôwiskoum...,* avec une ampleur que ma seule assistance ne justifiait pas.
Nous eûmes droit à une montée de religieuses éberluées. Don Raoul leur adressa sa bénédiction et, dans un beau roulement de basses, les trois mots qu'il est capable d'articuler en français : « *Gardez la foi ! *» De rage ou d'émotion, je ne saurais dire, la Mère Supérieure faillit se trouver mal. Elle se souviendra longtemps du culot argentin. -- L'opération fut répétée avec succès dans les cathédrales de Chartres et de Paris. Les fidèles de passage, des touristes même en redemandaient. J'accompagnais don Raoul en parlant espagnol, pour n'introduire aucune fausse note dans le dispositif de pénétration.
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En 1974, lors du mai 68 des étudiants argentins, don Raoul avait accepté la charge de doyen de la Faculté de philosophie et lettres de Buenos Aires. Mission suicide s'il en fut, l'universitaire ne pouvait l'ignorer. C'était l'époque où les partisans de l'E.R.P. ([^1]) pénétraient mitraillettes au poing dans les salles de classe et les amphis ; il y avait quelque mérite, alors, à s'opposer à leurs revendications. Cela n'empêcha pas don Raoul de renvoyer sans autre forme de procès les 45.000 étudiants des sections de psychologie et de sociologie, foyers de la subversion : lui vivant, toute matière ennemie du bien commun national perdait droit de cité dans les locaux universitaires. Mon ami dut braver par la suite de nombreux attentats ; dont deux, à la bombe, dans son appartement...
On comprend mieux ainsi que les grandes gueules du clergé conciliaire aient perdu tout moyen de l'intimider. Don Raoul a décidé de mourir debout, comme les phalangistes chrétiens du Liban, le Rosaire sur la poitrine et les armes à la main. -- « J'en tuerai trois avant qu'ils ne m'abattent », m'a-t-il confié un jour dans un bon sourire, et je crois ce sentiment chrétien. Le docteur en philosophie a mis sa vie sur ses paroles, dans des circonstances où plus d'un militaire déjà avait reculé ; après quoi, sans faiblesse ni déplaisir, il joue les cartes souvent brûlantes que lui impose la Révolution. Les autres le savent, c'est pourquoi peut-être il est toujours en vie.
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Dans son courage, son amitié, sa foi, cet homme impétueux jusqu'au désordre fut ma première rencontre avec la réalité argentine. Il reste la meilleure image que j'en puisse rapporter.
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Don Raoul enrichit aujourd'hui de son soutien militant le prieuré de la *Fraternité Sacerdotale S. Pie X* de Buenos Aires : une grande maison, dans un des quartiers les plus modestes de la ville, qui se fait « tout à tous » selon l'Évangile et la nécessité ; elle abrite, sur trois étages, une chapelle, un séminaire, une librairie, un centre de cours et de réunions -- aux limites de l'explosion démographique. Mais il y règne un climat de douceur et de détermination chrétiennes qui fait honneur aux vertus déjà traditionnelles, en France, des œuvres de Mgr Lefebvre. En dépit de son fidéisme clérical et conciliaire, tout le continent latino-américain a les yeux fixés sur cette petite mission : Venezuela 1318, Buenos Aires 1095, République Argentine... Une Province de dix-sept pays, pas un de moins, nés catholiques de l'Espagne et du Portugal. Qui sait ce qu'il en sortira ?
C'est là que je fus reçu, pour une tournée de conférences estivales ([^2]) à Buenos Aires, Cordoba et Montevideo, Uruguay. Ce marathon m'avait été préparé par des lecteurs argentins d'ITINÉRAIRES, curieux de juger sur pièces comment une voix française allait se faire entendre en espagnol. J'ai donc parlé le plus souvent et le plus haut possible, par trente-cinq degrés à l'ombre, sur deux ou trois sujets qui me tenaient à cœur ; un peu à faux peut-être car le public argentin, d'ascendance italienne et libanaise tout autant qu'espagnole, aspire davantage à être séduit que dominé. -- Mais l'orateur étranger peut s'épancher sans crainte dans le nouveau continent ; il arrive d'Europe, de Paris, du quartier latin : c'est un homme intelligent. La gauche l'a compris mieux que ses adversaires, et elle en profitera longtemps encore si nous n'y veillons pas.
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Pour nous, l'espagnol reste la langue des grandes croisades catholiques, la langue du Cid et de José Antonio. Il est difficile de s'y exprimer sans passion, ni quelque solennité... Le Père Calmel, je me souviens aujourd'hui avec tendresse de cette petite complicité, changeait immédiatement de ton et de regard lorsqu'il parlait espagnol. Mais oui, an point de se laisser emporter par la musique des mots. Car il est des vertus consubstantielles aux langages, que des siècles de fidélité historique ont façonnées. L'Argentin, sous l'influence bavarde et un peu féminine du parler italien, semble avoir négligé une part mystérieusement essentielle de son héritage. Lorsque la *jota* s'adoucit, que la *ere* s'amenuise, comment chanter encore les vertus guerrières du *Romancero,* et réveiller dedans les âmes le goût du fer au service de la croix ? Le communisme intrinsèquement pervers, terroriste, esclavagiste, cannibalier, doit trouver devant lui, dans les pays chrétiens, des déterminations contraires suffisamment farouches pour lui résister. Le mieux sera de commencer très tôt chez les enfants par l'éducation du parler chrétien, qui vomit le tiède, le sinueux, et le mou.
La décadence commence par une altération souvent insensible des vertus du langage, une série d'avachissements grammaticaux, de détournements dans la propriété des termes ; et la Révolution fait naître les siens, lorsque les barrières conceptuelles véhiculées par le bon usage ont disparu... En Argentine, déjà, on ne peut plus articuler *coger* (le verbe « prendre ») sans provoquer la gêne ou l'amusement : toute « cogida » chez eux est bestiale ou fornicatrice par définition. Cette corruption du sens oblige à se rabattre sur de tristes impropriétés : *agarrar* (attraper) ou *tomar* (accepter, ingurgiter). Ainsi le vocabulaire argentin ne sait-il aujourd'hui « prendre les armes » que comme une canne, une rampe ou du vin. C'est dommage, pour des gens qui savent si bien viser.
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Mais voici Buenos Aires, l'immense métropole où s'entassent, tout compris, treize millions d'habitants. La moitié de la population argentine se donne ainsi le luxe de tourner le dos à l'un des plus beaux pays du monde pour vivre à l'américaine, loin des plaines et des champs. Abstraction faite de la chaleur et de l'humidité, épouvantables en décembre, dans cette cuvette ([^3]), on y respire une civilité méridionale résolument gaie de jour comme de nuit... Car Buenos Aires, c'est bien la ville par excellence : cacophonique, lumineuse, noctambule, anonyme et proche cependant. Mon ami Jonas, poète chilien, vient s'y fondre dès qu'il peut, aux premiers droits d'auteur, pour changer la qualité de sa solitude et revivre le Garcia Lorca du *Poeta* en *Nueva York,* dans la ville qui ne se couche pas.
Point de gigantisme architectural, s'il est vrai que tous les styles s'y côtoient : colonial, haussmannien et bétonifère ; la seule réalisation de grande envergure aura consisté à ouvrir du nord au sud de la ville une *Avenida 9 de* Julio, la plus large du monde, en détruisant entre deux rues parallèles toutes les constructions : des photographies de ces chantiers ont paru récemment dans la presse européenne pour faire croire au bombardement des populations civiles lors du dernier coup d'État militaire ([^4]). Rien non plus de morne ni de bourgeois. L'Argentin dîne couramment à 11 heures dans n'importe quel restaurant ; au milieu de la nuit, ayant réglé une fois pour toutes le sort de la République, il peut encore acheter le journal pour siffler ce que dit le gouvernement... Avec l'étranger, sauf bien sûr en affaires, c'est l'homme le plus courtois du monde ; car l'Argentine évite, grâce à Rio, le fléau du tourisme. Il vaut mieux cependant le croiser piéton qu'automobiliste : au volant, dans Buenos Aires, la haine méthodologique du prochain devient une condition de sa survie. La loi suprême du code argentin n'est point de partir ni encore moins d'arriver à l'heure, mais de foncer, en zigzaguant. Qui n'a pas traversé cette capitale en taxi ignore ce que c'est que risquer (sottement) sa vie.
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Pour trouver la nature, sans quitter tout à fait la civilisation, il suffit de s'éloigner en bateau dans le Rio de la Plata. Il y a là, autour de Buenos Aires, quelque 3.000 kilomètres de voies navigables, immenses ou minuscules, qui forment le plus large delta du monde : celui du Parana. C'est aussi une ville, avec ses maisons et ses petits commerces sur pilotis, ses ruelles, ses avenues. Le courrier circule ici à la rame, comme tout le reste, et les enfants ont le privilège de se rendre à l'école en barque toute l'année, au milieu d'une somptueuse. débauche d'ajoncs et de saules pleureurs. Si le vent se lève, on n'est pas en peine de trouver un abri... J'ai visité ce coin de paradis terrestre en canot à moteur, mais l'ombre de Bernard Bouts planait devant nous sur les eaux.
L'Argentine, c'est aussi la patrie de l'élevage et des grandes propriétés : de vraies campagnes, à la française, avec des arbres, de la luzerne et du blé ; mais il faut tout multiplier par cent pour s'en faire une idée. Celle où je fus reçu, entre Bahia Blanca et Mar del Plata, dans le sud de la *Pampa humeda,* couvre 7.500 hectares d'un seul tenant en bordure de l'océan Atlantique. De Boeing, on devine déjà l'immensité des champs ; à cheval, car il n'est pas d'autre moyen commode d'y circuler, on en découvre la vraie richesse à l'étonnante variété des rencontres animales ou céréalières. Le galop de la monture fait lever un lièvre presque à chaque pas et, au détour du chemin, vous avez la surprise de disperser un troupeau de moutons, de vaches, de taureaux ou de poulains en liberté ; quelques bandes d'autruches aussi, car le maître des lieux en protège l'espèce pour le plaisir de les voir détaler (peut-être mesure-t-il en les courant la qualité de ses chevaux, mais il ne m'en a rien dit). Un grand foisonnement d'oiseaux, du colibri au canard sauvage, et de la mouette à l'épervier, assure le petit nettoyage de l'hacienda...
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Cherchant les flamants roses, nous avons conduit nos montures dans de grands marais d'eau douce provoqués par la pluie : point de flamants ; mais un beau charognard est venu se balancer, à soixante centimètres au-dessus de ma tête, pendant toute la durée de notre promenade aquatique. Mon hôte m'a assuré qu'il n'y avait aucun danger de disparaître en cet endroit, tandis que, pressant le cheval, je songeais aux *Oiseaux* d'Hitchcock, et à la traversée du désert dans les bandes dessinées.
(Il ne sert à rien de presser entre ses jambes un cheval argentin : celui-ci n'est sensible qu'au déplacement de l'assiette et aux actions de rênes sur l'encolure. Mais la monte tranquille et désarticulée du *gaucho,* conçue pour rester dix heures par jour à cheval, a plus d'un point commun avec l'équitation naturelle illustrée par les grands maîtres français ; ainsi, pour détourner un mot de Pierre Benoît dans *Milady,* l'Argentine est peut-être un des derniers pays du monde « où l'on galope assis ».)
Le lecteur ne doit pas s'exagérer la richesse des grands propriétaires fonciers. Un cheval en Argentine coûte moins cher que l'abonnement à la moins chère, selon son directeur, des publications de langue française : la revue ITINÉRAIRES. Avec le prix d'une vache (sur pied), vous n'achetez pas une paire de bottes chez le maroquinier. Et s'il faut simplement changer de voiture, c'est le troupeau entier qui risque d'y passer. Seuls les fermiers assez riches pour faire attendre le marché, c'est-à-dire vendre au moment des hausses, réalisent là-bas de véritables bénéfices... Cependant, pour ce qui est d'engloutir du steack, et du meilleur, les Argentins connaissent quelques plagiaires, mais point de concurrents. Il faudrait quatre Français, et qui ne se craignent pas, pour venir à bout de la « *petite entrecôte *» servie sous cette appellation dans tous les restaurants. A la campagne, les gauchos grillent l'agneau tout entier devant vous, au bois de pin, quels que soient le nombre et la carrure des invités. C'est fondant, odorant, délicieux. J'en ai presque oublié d'approfondir l'enquête sur les vins, les rouges, qui, en dépit d'un génie plus italien que français, méritent une certaine attention. Il aurait fallu avoir un peu moins soif, pour les bien goûter.
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Nul palais ne saurait à la fois engloutir et méditer. Ce qui limite sans doute en qualité les richesses de l'Argentine, viticoles aussi bien que spirituelles et morales, c'est qu'elle a trop d'appétit.
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### II. -- Sous les couleurs de Notre-Dame
Les couleurs de la Vierge -- blanc et ciel -- sont partout présentes dans le paysage argentin. Couleurs de l'écume et du jour, couleur du sable sur la plage où nos chevaux galopaient ; couleurs des vieilles églises coloniales et du ciel au-dessus de la ville ; couleurs enfin, aux façades des écoles, dans les métros, les autobus, les taxis, les trains, de la bannière nationale, partie de bleu-ciel et de blanc par volonté mariale expresse du général José de San Martin (1778-1850), le plus dévot de tous les francs-maçons parvenus au pouvoir... On ne peut rien comprendre au nationalisme argentin avant d'avoir perçu cette ordination, cette union mystique des couleurs nationales avec l'amour sans frein que le peuple professe pour la Vierge Marie, médiatrice de toutes les grâces, gardienne de la foi et du destin national.
Sans Marie, voici beau temps que l'Argentine aurait disparu politiquement de la carte des chrétientés. Car ce pays supporte, dans ses paroisses, ses écoles, ses universités, les bataillons de clercs les plus bestialement progressistes qui se puissent concevoir. Il les supporte par ignorance religieuse ou indifférence doctrinale ; il les supporte par atavisme civiquo-clérical, comme toutes ces nations issues il y a peu de siècles du génie missionnaire des ordres. religieux. La « théologie de la libération », qui ne véhicule rien d'autre qu'une praxis de l'esclavage, peut tout prêcher, tout détruire dans l'Argentine des Jésuites et des Franciscains : le peuple ne voit que la robe, et consent d'avance à n'y comprendre rien...
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Mais il reste un point où le curé, où le pape lui-même viendrait à perdre tous ses droits devant la susceptibilité absolue des plus humbles paroissiens ; grâce à Dieu, c'est aussi le point de passage obligé du dogme initial de notre religion : *ad Jesu per Mariam.* Marie est Reine et maîtresse de tout l'univers, aucun trop grand hommage ne saurait lui être rendu. -- La mystique du petit peuple argentin se résume à cela. Et les deux convictions massives qui lui tiennent lieu de doctrine sociale en sont étroitement issues. La Vierge met le monde en garde contre le communisme ; plus que tout autre personnage céleste, elle évoque le destin des nations : le catholique « de base », fût-il président de son syndicat, sera anticommuniste et national dans le même mouvement qu'il est né marial, violent, Argentin.
On m'a raconté qu'un jour, dans une paroisse de Cordoba, un prêtre avait osé une mauvaise plaisanterie sur le chapitre de la dévotion au Rosaire de Notre-Dame. Se tournant vers un groupe de fidèles qui égrenaient silencieusement leur chapelet pendant le sermon, il se mit en devoir de leur répéter : *Buenos dias, buenos dias, buenos dias...* (c'est-à-dire « bonjour »), jusqu'à ce que ceux-ci s'interrompent stupéfaits. « -- Vous vous croyez sans doute intelligents, lança le curé, d'assener cent fois par jour *Ave Maria* à la Vierge Marie ; vous voyez bien pourtant comme c'est ridicule, si j'en use de même avec vous ! » Le sarcasme fut stoppé net par un homme qui, debout, menaçait le prêtre de son pistolet : « -- *Padre, vous allez vous taire, retourner à l'autel et nous finir la messe, ou je vous abats ici même sans plus d'explication. *» Sic. L'ennui, avec les Argentins, c'est qu'ils sont parfaitement capables de mettre ce genre de menace à exécution. Le sermonneur dut ravaler son *one man show* sacrilège, et toutes les perspectives d'évolution pastorale qu'il en escomptait. On n'a pas idée, aussi, de cracher sur une Mère en présence de tous ses enfants.
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Un petit groupe de catholiques argentins a lancé en décembre 1972 ; le jour de l'Immaculée Conception, une « croisade du Rosaire » dont nous aurons l'occasion de reparler. Plus de *deux millions* de chapelets furent aussitôt fabriqués et distribués à travers tout le pays : on le récite actuellement, chaque jour, jusque sur les places publiques, dans les prisons et les hôpitaux ; la Fraternité Sacerdotale S. Pie X de Buenos Aires s'associe étroitement à cette action... C'est dire le succès des tentatives post-conciliaires, pour déraciner Marie du cœur argentin !
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La Vierge est honorée quotidiennement dans les écoles de la République Argentine : après l'appel, les meilleurs élèves (en uniforme blanc) s'alignent au pied du mât pour lever ses couleurs. Elle est fêtée avec éclat, à l'occasion des grandes célébrations mariales, par des pèlerinages immenses et chatoyants qui laissent loin derrière les affluences de Lourdes ou de Fatima... Il s'est même trouvé un chef d'État, le général Juan Ongania, pour lui rendre en novembre 1969 un hommage national digne du vœu de Louis XIII. -- J'ai rapporté, de la presse de l'époque, l'émouvant discours où celui-ci invite le peuple à *consacrer* avec lui l'Argentine au Cœur Immaculé de Marie, en témoignage d'action de grâces pour ses protections passées, présentes et à venir dans l'histoire du pays :
« (*...*) *Dans ce continent, la Très Sainte Vierge est gardienne de la foi. L'histoire commune de nos peuples s'est donné rendez-vous dans ses sanctuaires, de Guadalupe a Lujan, depuis que la première croix a pris possession des plages d'Amérique.*
« *Nos ancêtres ont déposé à ses pieds les bannières nationales et invoqué sa protection avant chacune de leurs entreprises.*
« *Elle est Générale des Armées de la Patrie par la volonté expresse de Belgrano et de San Martin. Le drapeau argentin porte ses couleurs et le peuple entier la vénère, au point que l'on ne saurait parler de notre tradition nationale sans qu'apparaisse sa sainte et vénérée image, ni concevoir l'histoire ou la réalité argentine sans la présence bénie de la Mère de Dieu*.
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« *Comme chef d'État, nous brûlons d'assumer aujourd'hui ce profond sentiment du peuple argentin ; de l'exprimer, dans la clarté solennelle d'une entière conviction. C'est cet acte que réclament notre gratitude envers l'histoire, les tribulations du présent et la destination chrétienne de nos familles et de nos foyers.*
« *Voilà pourquoi, en notre qualité de président de la Nation, nous avons décidé de consacrer l'Argentine au Cœur Immaculé de Marie en un acte public et solennel, le 30 novembre 1969, qui sera comme une action de grâces.*
« *Nous invitons le peuple à se joindre à nous durant cette journée, dont il n'est pas nécessaire de souligner l'importance : nous voudrions que, ce jour-là plus qu'aucun autre, brille sur le sol de notre Patrie la gloire de Notre-Dame, meilleur gage de concorde et de bonheur pour tous ses habitants.*
« *Quant à nous, nous remettons déjà entre ses mains tout ce qui nous a été confié, notre famille et la nation entière, la suppliant d'accorder aux gouvernants et aux gouvernés qu'ils deviennent, en commun, de bons ouvriers de la grandeur nationale. *»
(*Texte espagnol du discours dans* La Nacion, *13 novembre 1969*.)
Le général Ongania avait-il prévu cette coïncidence ? Le 30 novembre 1969, par décision conjointe de Rome et de l'épiscopat argentin. c'était le jour d'entrée « en vigueur » dans son pays du *Novus ordo missae* de Paul VI... Ce 30 novembre, il devait donc marcher toute la nuit avec son gouvernement en direction de la basilique de Lujan, haut-lieu du culte marial argentin choisi pour la cérémonie de consécration ; la messe fut célébrée au matin, en plein air, devant l'affluence des pèlerins ;
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et le général Ongania sera *le seul*, de toutes les autorités civiles et religieuses qui l'accompagnaient, à s'agenouiller devant l'autel pour lire l'acte officiel de consécration du pays au Cœur Immaculé de Marie... D'après les photographies du journal, tout ce beau monde venait même de communier debout.
Je ne puis m'empêcher de voir là un symbole de ce que la catholique Argentine est encore aujourd'hui : un pays infesté de mauvais pasteurs, ce qui n'a rien d'original, mais jamais las de tomber à genoux aux pieds de la Mère céleste qui résume et concrétise pour lui tout le divin. -- Le clergé conciliaire peut bien renier trois fois par jour sa théologie : pour vénérer la Vierge, l'Argentin ne demande point la permission du psychiatre, ni même seulement de Rome. Et ce n'est pas rien dans la pédagogie de la foi, eût-on perdu tout le reste, que d'être encore capable de se mettre à genoux.
« *Notre-Dame d'abord *» : il fallait vraiment que ce soit l'Argentine pour en faire, sous le pontificat de Paul VI, un programme d'action. Programme insuffisant sans doute, si le clergé de l'Église enseignante n'y aide pas ; si la Vierge ici n'ouvre pas le chemin à toutes les autres vérités de la sagesse chrétienne et de la foi... Mais pour moi, le président agenouillé en grand uniforme, un matin de printemps, devant le Cœur Immaculé de Marie, a davantage contribué au salut politique de ce coin du monde que les trente ans de révolutions « nationales » qui s'y sont succédé depuis la guerre de 39-45. Son gouvernement peut d'ailleurs être crédité, dans l'histoire contemporaine de l'Argentine, entre les deux Peron, de la plus longue période d'ordre public et de paix.
Voilà pourquoi, sans doute, l'épiscopat argentin a énergiquement refusé de se « compromettre » avec lui dans l'acte officiel du 30 novembre 1969 : la consécration de l'Argentine à la Vierge ne devait même pas être annoncée en chaire dans les églises du pays ; à Lujan, d'après les témoignages que j'ai recueillis, les pèlerins durent renoncer -- faute de prêtres -- à se confesser ; quant à l'homélie du cardinal-primat Antonio Gaggiano, publiée dans la presse du lendemain, elle est remarquablement vide de toute allusion à l'acte historique du général Ongania : le mot de « consécration » à la Vierge n'y est pas prononcé ; celui d' « Argentine », non plus.
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Et ce n'est pas tout. Il y eut un évêque, Mgr Jaime Francisco de Nevares, pour *exclure* officiellement son diocèse de l'acte national de consécration. Le communiqué paru dans la presse du 1^er^ décembre 1969 dénonce « l'ingérence de l'État dans les affaires ecclésiastiques », le viol « des libertés de consciences », je ne sais quoi d'autre, et précise que l'Ordinaire de Neuquen « se réserve le droit de convoquer ultérieurement le peuple de Dieu à un acte religieux de consécration »... dont plus personne ensuite ne devait entendre parler !
La grosse « affaire ecclésiastique » de l'évêque de Neuquen, c'était de protéger son diocèse, comme d'une peste, de toute consécration officielle à la Vierge Marie. Notre-Seigneur pardonne au prochain Argentin qui lui brandira sous le nez une paire de pistolets. C'est sa Mère, aussi bien que la nôtre, que le misérable entendait insulter.
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Je n'ai pas voulu quitter l'Argentine sans exprimer notre admiration au général Ongania pour la page que sa piété avait écrite dans l'histoire du pays. L'ancien chef d'État parut surpris d'être sollicité sur ce chapitre, dix ans après, par un journaliste français, et j'ai passé une matinée presque entière en sa compagnie. Notre entretien hélas devait porter davantage sur l'Europe et Mgr Lefebvre que sur la situation argentine : un bon reporter ne se serait pas laissé ainsi retourner. Mais je n'avais demandé, à cet hôte, que l'honneur de le saluer.
Mon enquête fut sauvée in extremis par l'ami argentin qui m'accompagnait. Celui-ci, lecteur attentif d'ITINÉRAIRES, eut la curiosité de poser à l'ancien président les principales questions de notre enquête auprès des partis politiques français ([^5]).
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Le général Ongania nous fit alors en peu de mots, sur tous les points importants, les réponses que la France chrétienne attend toujours des partis politiques de sa majorité... L'Argentine a connu un chef d'État pour qui le Décalogue existe, je l'ai rencontré.
Malheureusement pour l'Argentine, le général Ongania assumait dans les années soixante un pouvoir qu'il n'avait point cherché ; un pouvoir dont Lanusse et les officiers libéraux n'ont pas eu de peine à le chasser, et qu'il ne cultive aucune ambition de reprendre aujourd'hui. Le général Ongania, tout au plus, se considère comme en réserve de la République Argentine. Mais ce n'est pas De Gaulle, car il observe une discrétion remarquable dans sa retraite de San Isidro, où l'on peut craindre qu'un pays de cette trempe l'ait déjà oublié.
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### III. -- Le pays réel et Jorge Videla
La presse européenne a bien tort de confondre sous une même aversion les régimes militaires de l'Argentine et du Chili. La déroute de Salvador Allende devait conduire au pouvoir un homme parfaitement résolu à débarrasser son pays de l'ambition aveugle ou criminelle des politiciens de carrière et de leurs partis : Pinochet, pour la « droite » (libérale) comme pour la gauche, ce sera toujours l'ennemi ([^6]). Le coup d'État du 26 mars 1976 en Argentine, imposé par une situation intérieure comparable à celle du Chili d'Allende, débouche sur un gouvernement, une politique et des perspectives institutionnelles diamétralement opposés : Videla c'est Giscard, l'ambition en moins, et ceux qui comptent en politique ne s'y sont pas trompés.
Pourquoi croyez-vous que l'épiscopat argentin, si prompt à se désolidariser des aspirations catholiques du général Ongania, manifeste aussi peu d'ardeur combattive contre le régime de Jorge Videla ? Les évêques ont compris que ce régime était en règle avec la gauche, tout simplement, et qu'il ne convenait pas au clergé de se montrer plus exigeant à son égard que le Kremlin... Car la République Argentine bénéficie d'excellentes relations, commerciales et culturelles, avec l'Union Soviétique ;
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le Parti Communiste orthodoxe n'y est pas interdit, loin de là, et ses porte-parole officiels dînent à l'occasion en compagnie du général-président ; toutes les tendances traditionnelles de la gauche, démocratie chrétienne, radicaux, sociaux-péronistes, trouvent à s'exprimer quotidiennement par le biais des media ; même le Kerenski qu'on fait passer pour roi d'Espagne est admis en grande pompe à mener campagne dans le pays. Gageons qu'avant un an, si le régime de Videla a tenu ; Giscard d'Estaing en personne viendra lui décerner son label démocratique, garanti libéral-avancé.
Triste page à écrire, revenant d'Argentine, mais comment l'éviter ? La « doctrine » du gouvernement Videla, si le mot a un sens, est celle de l'alignement libéral réglementaire sur tous les fronts. -- Libéralisme *philosophique,* qui le conduit à ignorer les réalités de la pénétration communiste dans l'art, la presse et l'université : j'ai soulevé cette question des courroies de transmission culturelle du Parti, au cours d'une entrevue avec le ministre de la Justice, puis avec le secrétaire d'État aux Universités, sans éveiller chez mes interlocuteurs le moindre commencement d'intérêt ([^7]) ; l'autorité salutaire d'un don Raoul serait inconcevable, aujourd'hui, dans l'enseignement supérieur argentin. -- Libéralisme *économique,* qui culmine dans une interprétation aberrante du principe de subsidiarité : l'État abandonne toute l'initiative aux intérêts privés, autant dire qu'il enchaîne l'économie nationale au bon vouloir des capitaux américains ; il tolère comme un mal quasiment nécessaire 15 % d'inflation monétaire par mois, dont les banques sont seules à profiter ; par le fait même, la junte militaire accepte que le souci primordial des classes moyennes argentines soit non plus de produire mais de combiner, de placer ou de dépenser sur l'heure tous ses revenus. L'esprit de jouissance, l'obsession de la rentabilité ne se trouvent pas seulement encouragés, ils sont pour ainsi dire imposés par la dégradation quotidienne de l'argent ; comme Videla impose Martinez de Hoz, un vieux complice de la Maison Blanche, au ministère de l'Économie.
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-- Libéralisme *politique* enfin, qui conduit les ténors de la junte à définir le « Processus de Réorganisation Nationale » comme un pur et simple retour aux urnes, c'est-à-dire à la domination constitutionnelle des partis. Videla prépare aujourd'hui le terrain en soupant au cri de « pluralisme démocratique » avec toutes les vieilles crapules politiciennes des régimes précédents, coupables d'avoir jeté le pays dans le terrorisme et la fièvre du coup d'État. Dans le fond, il a grand hâte de restituer aux professionnels du désordre un pouvoir qui lui brûle les mains... Comme réponse à vingt-six millions de catholiques qui réclament la paix de l'ordre dans un État fort et souverain, voilà ce qui s'appelle manquer d'imagination.
Il faut comprendre aussi que le général Jorge Videla est président de la nation argentine tout à fait par hasard et à son corps défendant. *Cursillista,* c'est-à-dire bon chrétien conciliaire, Videla se conforme depuis toujours aux modèles charismatiques non-violents de sa spiritualité religieuse. On le dit intègre, malgré son grade, et dénué pour lui-même de toute ambition. Mais une sorte de tradition argentine veut, en cas de soulèvement militaire, que le commandant en-chef de l'Armée de Terre (Ejercito) soit porté à la tête de la *Junta ;* en mars 1976, c'est Videla précisément qui occupait ces fonctions... Et voilà comment Jean Guitton lui-même, de fonctionnaire argentin, aurait pu devenir Président. « Fasciste » selon *Le Monde,* malgré sa toute-douceur. Et « sanguinaire » aussi, mais sans avoir jamais tiré.
Profitant de cette impréparation absolue, quelque mauvais génie a fait tomber sous les yeux du nouveau Président la traduction espagnole du livre de Giscard : *Democracia francesa.* Ce fut, dit-on, le premier ouvrage politique que Videla lisait. Toujours est-il que le président argentin eut l'innocence de dresser publiquement le plus grand éloge de l'auteur et du contenu ([^8])...
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Depuis, dans ses discours, il prophétise l'avènement en Argentine d'une démocratie « stable » et « sûre » sans s'inquiéter d'aucune contradiction dans les termes. Enfin, comme Giscard, mais en a-t-il seulement conscience, le général invite l'opposition à sa table, flirte avec les pays de l'Est, chouchoute Juan Carlos, et fait ou laisse faire autour de lui la politique de l'ennemi.
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Fort de tout ce qui précède, nous pouvons tirer sans crainte cette première conclusion : si le péronisme viscéralement catholique et national des années cinquante valait mieux que son chef démagogue et corrompu, l'Argentine de 1979 vaut mieux que son gouvernement. -- Une confirmation supplémentaire nous en est fournie par l'attitude du pays réel face au grand malheur de la guerre subversive, sanguinaire et victorieuse pendant près de sept ans.
De 1969 à 1976, l'Argentine en effet a enduré le plus long déchaînement de terreur connu depuis la guerre dans un pays du monde occidental. On imagine mal aujourd'hui à quel point de perfection clandestine *l'Armée Révolutionnaire du Peuple* et les *Montoneros* avaient su mener leur organisation. Les forces révolutionnaires abritaient dans les sous-sols de firmes commerciales (ou d'institutions religieuses) leurs propres hôpitaux, d'énormes fabriques d'armes et de munitions, et ces sinistres « prisons du peuple » où tant des nôtres périrent égorgés... A Cordoba, dans une ville aux dimensions de Tours, elles étaient capables de programmer cinquante attentats à la bombe en une seule nuit. L'armée et la police en vinrent bien souvent à s'enfermer dans leurs quartiers, pour mieux résister à la violence des assauts. -- Il faut dire qu'il y avait beaucoup d'héroïsme, pour un représentant des forces de l'ordre, à risquer sa vie dans la capture d'un terroriste E.R.P. ou Montonero la « Justice » de Peron le relâchait aussitôt, avec un non-lieu ou une peine de principe que le Sénat et la Chambre des députés s'empressaient d'amnistier.
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La Cour Suprême de Justice argentine devait même pousser la complicité avec le crime, le 11 juillet 1973, jusqu'à qualifier de « *circunstancial reaccion popular *» les actions terroristes qui fauchaient chaque jour dans la rue, pêle-mêle, militaires et civils, justes et innocents.
Les premiers à relever la tête furent des universitaires chrétiens. Bruno Genta, assassiné à Cordoba, Carlos Sacheri, assassiné à Buenos Aires sous les yeux de sa femme et de ses enfants, avaient compris que le seul moyen de sauver l'Argentine avant l'assaut final du bolchevisme était d'instruire les cadres de son armée sur l'essence et les ressorts psychologiques de la guerre subversive ; de les prévenir, les former, les mobiliser sur une vision chrétienne de leurs devoirs d'état ; bref, d'éduquer à la vertu de force ces hommes qui pour la plupart n'avaient connu que la chasse et la paix. Ils s'y employèrent tous deux jusqu'au martyre, car les révolutionnaires disposaient d'indicateurs au sein des forces armées. Mais le « mental d'abord » avait porté ses fruits : en 1975, les militaires et les policiers ne se contentent plus de résister tant bien que mal aux assauts nocturnes des casernes et des palais ; ils ont compris que le système de la terreur subversive ne résisterait pas au brusque dérèglement de son anonymat et se sacrifient au grand air, dans la gloire et l'ivresse du feu, multipliant les occasions de contact direct avec les forces de la Révolution...
Le soldat Luna, paysan analphabète selon le cœur de Jacques Perret ([^9]), est encerclé dans l'ombre par une meute de guérilleros, et sommé de se rendre s'il veut sauver sa vie : il répond *merde,* en castillan, puis meurt en vidant son chargeur sur l'ennemi pour désigner sa position aux copains...
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Le lieutenant-général *Aramburu,* ancien président du pays, est capturé et condamné à mort au terme d'une parodie de jugement par le tribunal « populaire » des Montoneros : toisant avec superbe le peloton d'exécution, il tombe en commandant lui-même le tir à ses assassins selon les formes prévues par le règlement...
Ainsi, au bout de quelques mois, dans toutes les formations militaires, à tous les grades, on chercherait vainement un homme qui n'ait deux ou trois de ses camarades à venger. La Révolution a réveillé contre elle la corde la plus sensible du tempérament argentin.
Lorsque s'engage l'affrontement final, les guérilleros contrôlent militairement des villes entières, comme Cordoba ; ils occupent même une province dans le nord-ouest, Tucuman, baptisée « zone libérée ». Cependant, sur l'ensemble du territoire argentin, le rapport des forces morales a changé. L'armée rendue à sa fin propre, qui n'est pas de se tirer d'affaire mais de protéger en combattant, a le peuple entier derrière elle. Et souvent à ses côtés, dans les combats de rue, car l'anticommunisme de l'ouvrier argentin présente toutes les qualités guerrières qui passent chez nous pour d'horribles défauts : il est primaire, systématique et viscéral ; amoureux aussi des situations nettes, que la pénétration sociologique et culturelle du marxisme lui refuse dans le quotidien.
Fin 1975, les membres de l'E.R.P. et Montoneros doivent abandonner toute prétention de « libérer » par la force leurs compatriotes argentins. Et tandis que les plus farouches retournent sous terre dans la clandestinité, les plus avisés, plutôt que de bricoler à nouveau dans l'attentat individuel sans lendemain immédiat, quittent le pays star la pointe des pieds... Ils retrouveront de la voix, et peut-être du service, au quartier latin ([^10]).
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La suite est une affaire de police qu'on pourrait se dispenser d'évoquer, si la presse française n'en avait rendu personnellement responsable l'officier le plus pacifique et rangé de toute l'Argentine : Jorge Videla... En un sens, qu'ils ne soupçonnent pas, nos zélateurs de gauche ont sans doute raison. Le président Videla, comme la magistrature criminelle des régimes précédents, a horreur du sang ; ses convictions non-violentes ne lui permettent pas de concevoir que la force de l'État puisse se retourner avec justice contre des assassins, pour la survie du corps social tout entier. C'est pourquoi les tribunaux ne devaient pas prononcer *une seule* condamnation à mort contre les membres de l'E.R.P. ou les Montoneros, sous le gouvernement de la Junta. -- Il a donc bien fallu que l'Argentine se fasse justice elle-même, par le bras de ses forces armées, plutôt que de revenir au point de départ d'une situation qui avait engendré sept années de terreur, totalisé des dizaines de milliers de victimes, et levé le drapeau rouge dans Cordoba ou Tucuman occupées.
J'ai pu obtenir, par des voies que la déontologie professionnelle interdit de préciser, des informations directes et sûres concernant le sort des terroristes capturés vivants par la police ou par l'armée. -- Voici : *Leur détention s'est prolongée entre trois et dix jours dans le meilleur des cas ; aucun d'entre eux n'a été dirigé sur des camps de représailles ou de concentration ; tous furent prévenus à l'avance du jour et de l'heure où ils seraient passés par les armes ; on leur accordait un chapelet* (*nous sommes en Argentine*)*, et la possibilité de mourir debout... J'ai bien conscience de consigner ici une précision aussi scandaleuse qu'incompréhensible pour 99 % des lecteurs, français, mais il y eut des confessions étonnantes, de nombreuses conversions, et quantité de morts spirituellement réussies. --* Voilà : il n'y a pas de « disparus » comme l'entend la gauche dans l'Argentine du *Mundial,* et vous chercheriez en vain de la frontière bolivienne au Cap Horn la garnison secrète qui les détient. Pour rencontrer des Montoneros vivants, il faut se promener à Mexico, La Havane, ou assister aux conférences de presse du mouvement qu'abrite (à Paris) le siège du Parti Socialiste français.
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La légitime défense du pays réel argentin a donc requis l'exécution sommaire d'environ cinq mille assassins, qui avaient égorgé les nôtres pendant sept ans et programmé comme dans toutes les révolutions communistes du monde la mort de cinq millions d'innocents... C'est affreux n'est-ce pas, pour un pays chrétien, d'être à ce point réfractaire au Goulag qu'il choisit de se sauver tout seul contre l'avis de ses juristes, de Giscard et même de Videla, plutôt que de périr avec eux, et la bénédiction de l'O.N.U. ?
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On devine à ce point de notre chronique que les Forces Armées argentines sont loin d'être unies par une même conception du pouvoir et de la résistance à la subversion. Le coup d'État du 26 mars 1976 abandonne le pays à une sorte de clan qui, de l'aile droite libérale-conservatrice illustrée par le général Saint-Jean à l'aile gauche péroniste et corrompue dominée par l'amiral Massera, ne représente aucun des jeunes officiers engagés corps et âme dans la guerre anti-terroriste de 1975. Pour porter Videla-Giscard à la présidence de la *Junta,* il a fallu écarter d'abord ceux qui s'étaient vraiment battu, en apprenant contre qui, et pourquoi...
Ceux-là savent bien que la disparition de quelques milliers de terroristes en 75-76 n'a résolu que le plus urgent des problèmes argentins ; ils ont compris que c'est d'abord le pouvoir spirituel -- celui des clercs, de l'université, des media -- qui fabrique en Argentine comme ailleurs les générations de poseurs de bombes et les juges complices de la Révolution ; que tout enfin reste à faire, pour restaurer dans ce pays chrétien une conception chrétienne de l'État... Et c'est pourquoi ils enragent de n'avoir pas osé pousser l'offensive avec les phalangistes et les généraux qui se battaient, en 1975, jusqu'au bout du chemin.
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Le différend frontalier avec le Chili semble obliger ces hommes à rester dans l'ombre pour l'instant. Mais l'Argentine est bien le seul pays du monde où l'on ne puisse jamais écarter la perspective d'un coup d'État. Et j'ignore encore si c'est du canal du Beagle, ou d'une heureuse Révolution Nationale, qu'un prochain article vous entretiendra.
Hugues Kéraly.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
Consécutivement au numéro de décembre qui porte mon nom j'ai reçu quelques lettres dont voici deux extraits résumant les deux manières d'interpréter l'hommage qui m'est fait :
1 -- ... enfin, mon pauvre vieux, on ne te l'envoie pas dire et tu as compris j'espère la signification de ce bouquet : assez radoté comme ça, tu as vidé ton sac, il est temps de faire retraite : ramasse les fleurs et va te reposer à la campagne.
2 -- ... et que voilà une belle mort mon cher ami enterré vivant sous les couronnes de l'amitié. Mais à quoi désormais ne faut-il pas nous attendre ! Ainsi privé de vos leçons le cours des choses ne va-t-il pas se ralentir, se tarir et nous laisser au sec, pataugeant dans son lit de vase où pourrissent déjà les couronnes si pieusement tressées pour votre mémoire.
Citations apocryphes je m'empresse de le dire et plaisanterie de mauvais goût. La vérité c'est que le numéro, en question m'a gonflé la tête et brouillé les esprits : Treize amis et tous conjurés pour me faire une gloire, il y a de quoi se chauffer tout l'hiver, les pieds sur les chenets et l'écritoire dans le dos :
-- Savourons, me dis-je, le confort d'une amitié aussi nombreuse que munificente ; mais pourrons-nous jamais témoigner de tous les talents et vertus qui nous sont prêtés ? A me surprendre ainsi parlant de moi-même au pluriel de majesté je mesure ma suffisance. Une pareille enflure invite à réflexion. Et tout de suite en effet la question se pose : aurai-je les moyens d'honorer jamais toutes les vertus et les talents qui me sont prêtés ? Non. Je veux alors me payer un plaisir plus honnête et délicat, à savoir que tant d'honneurs ne sont dus qu'au génie de l'amitié qui ne veut connaître de l'ami ni défaut ni faiblesse ni erreur. Je repousserai la tentation d'en faire ici l'énumération, et pour deux raisons.
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La première est de courtoisie : on ne va pas démentir publiquement les propos de ses amis. La deuxième est de prudence : à déclamer ses fautes il n'est pas rare d'en éprouver une satisfaction perverse et bientôt nous possédera le démon des aveux imaginaires. Je ne risquerai donc pas de me complaire dans l'énoncé de mes erreurs de jugement, propos tendancieux, pétitions de principe, invectives indues, cercles vicieux, procès d'intention, métaphores outrancières et visions cornues. Ne s'agirait-il que d'erreurs et gaucheries formelles, style et syntaxe, je sais bien qu'à la centième édition j'en trouverais encore si j'avais le courage de les revoir et corriger. C'est pour dire que la fin des corrections n'est pas de ce monde et c'est pourquoi les éditeurs ne donnent plus que deux épreuves quand jadis Balzac, Flaubert et autres clients de moindre importance en recevaient pour ainsi dire autant qu'ils en demandaient. Je n'ai parlé que des corrections d'écriture et d'imprimerie. On sait bien que les erreurs de conduite, fausses manœuvres et coups idiots non seulement ne se corrigent pas mais qu'ils peuvent se renouveler à toutes les pages de notre vie. Ces ratures-là et corrections, même proclamées à l'encre rouge ou feutre noir ; n'ont hélas aucun effet rétroactif et ne feront jamais qu'ajouter à nos regrets. C'est pourquoi j'en resterai là de cette parenthèse ouverte à propos d'un trésor d'amitié dans un sabot de Noël.
J'ai bien compris qu'il s'agissait d'un petit concert de sympathie, au sens fort et plein du mot. Et que tant de bienveillance ne fait pas qu'illustrer l'amitié : elle trahit une complicité. Et voilà bien un bonheur car tout ami n'est pas un complice. Je me suis donc trouvé là dans ce numéro 228 comme saisi à l'improviste, chambré, fêté au rendez-vous des affidés. Merci à tous, bon Noël et bonne année.
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*Les handicapés.* Non, je n'aspire pas ici le h. Quel que soit mon respect pour les règles je maintiens qu'en l'occurrence l'h ou le h se dit ou se disent. Les parleurs de la télé n'ont pu que m'assurer dans ce parti pris. Je ferai donc pour les handicapés cette même liaison que je fais pour les hommes, les hôtes et les hamadryades. Je n'en pratique pas moins en d'autres cas le h aspiré que je tiens pour vénérable souvenir des Francs saliens ; mais tous les handicapés ne sont pas enfants de Clovis et j'estime que le sort des personnes ainsi nommées est assez cruel pour ne pas les héler d'un pareil ahanement.
Depuis toujours le mot d'infirme suffisait à les définir, et loyalement. Mais nous savons que tout psychologue et sociologue tient à honneur d'inventer pour ceci ou cela un mot plus proprement définitif et qui ferait carrière. Ajoutez à cela l'espèce d'humanisme bêta et tordu, cette charité laïque et administrative qui consiste avant tout à faire croire aux gens qu'ils sont autres en se bornant à les désigner d'un autre vocable ou périphrase. Ainsi le balayeur devient-il un agent municipal, le pauvre un économiquement faible ce qui l'empêcherait d'être toujours parmi nous, et l'infirme un handicapé. Franchement, il faut avoir une belle dose d'inconscience ou de perversité pour désigner l'unijambiste sous un vocable emprunté au jargon des hippodromes et comparer ainsi l'estropié à un cheval de course.
Pour ce qui est des vieux et des vieilles déjà promus à la dignité de personnes âgées, il paraît que cette locution est appelée à disparaître en même temps que les signes extérieurs de la vieillerie férocement combattus avec le concours des gérontologues, esthéticiens, moniteurs d'éducation physique, psychologues, teinturiers, masseurs, greffeurs et plâtriers. Il faut bien dire que cet acharnement est plus souvent observé chez les femmes et cela depuis les temps les plus reculés. La nouveauté c'est que l'affaire est prise en charge par l'État. La notion discriminatoire de vieillerie est enfin condamnée comme héritage des sociétés hiérarchiques et oppressives. En conséquence le droit à la jeunesse est officiellement impliqué dans la déclaration que vous savez.
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D'ores et déjà des organismes de jouvence sont mis en place à l'usage des retraités, la retraite elle-même se définissant désormais comme un état de maturité frétillante au seuil d'une deuxième jeunesse. On nous a montré les disciplines et méthodes en vigueur dans l'un de ces établissements primesautiers. A vrai dire il s'agit d'un processus de dégradation collective accélérée. C'est quelque chose d'ahurissant, du Jérôme Bosch.
Jadis et même naguère on ne prenait pas sa retraite, on faisait retraite M. de Saint-Amant, poète, buveur, coureur, soldat, prisonnier de guerre, ambassadeur et académicien, prit congé du siècle à quarante ans pour faire retraite en son village et mourir à soixante-sept ans dans la paix du Seigneur. Un tel exemple évidemment ne saurait valoir pour une société qui ne veut savoir d'autre vie que terrestre.
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*Jardin des Plantes.* Il y a près d'un an déjà que l'éléphant de mer a disparu, et vous savez l'intérêt que je portais à cet animal. Plus amphibie d'ailleurs et phocidé que proboscidien, il régnait comme une créature de fable sur les eaux de ce bassin mythologique tout consacré soit-il au service de la science. La disparition de cette bête ne laisse pas d'être vivement ressentie par les visiteurs habitués. J'ai même entendu dire de la bouche d'un gardien assermenté que l'animal était crevé ; cette façon de renchérir sur la mort me fait soupçonner le mot d'ordre. Toujours est-il que je ne crois rien de ces déclarations. Je m'en suis expliqué ici même en son temps et je ne reviendrai pas sur mon hypothèse relative à cette disparition.
Le moment est quand même venu de vous apprendre que la succession de l'éléphant de mer fut bientôt assurée par deux phoqueteaux de l'espèce dite *Brigitta,* vulgairement bébé-phoque.
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Ils auront bientôt leur taille d'adultes. S'agit-il d'une paire de phoques ou d'un couple, l'avenir me le dira. Ils n'ont certes pas dans leurs évolutions et attitudes l'autorité ni le poids de l'éléphant de mer. Leur façon de se mouvoir au sec n'est pas moins rudimentaire mais le spectateur ne peut qu'en sourire alors que les déplacements de l'éléphant de mer hors d'eau les frappaient de stupeur et de compassion comme les soubresauts ondulés d'un monstre agonisant sous le poids d'une flaccidité pathétique. A vrai dire, pour les deux espèces, la déambulation au sol ne sera jamais qu'un expédient précaire, et depuis le temps qu'elles s'y essayent aucune amélioration n'est probable, aucune patte ne s'annonce. Au seul point de vue de l'évolution c'est un ratage : quand on met en chantier un être amphibie on ne fait pas les choses à moitié ; or en l'occurrence, rien n'est prévu qui ne soit à l'avantage de la locomotion aquatique. On en viendrait à croire que la propulsion au sol n'était pas au programme et qu'il s'agit d'une initiative personnelle. Toujours est-il qu'aussitôt immergés nos phoques sont d'une agilité remarquable. Certes, ils n'ont pas dans leurs évolutions la puissance ni la majesté de l'éléphant de mer. Leur nage ne déchaîne pas la tempête sur le bassin, mais ils vont et viennent avec plus de liberté, ils sont très gais, taquins, farceurs, ingénieux, faisant joujou d'une feuille qui tombe ou s'amusant comme petits fous d'un tuyau de caoutchouc qui traînaille dans le fond et qu'ils vont chercher de leur museau pour en jouer en surface. Ils font en effet usage de leur museau comme d'un membre. Cela dit je ne voudrais pas m'emballer sur le génie des phoques avant de savoir ce qu'en pensent les dauphins.
Du temps que Léon Bloy passait et repassait par là quand il visitait son ami de la rue Buffon, il y avait je crois des otaries dans le bassin. Jamais il n'en a parlé. Il ne s'intéressait qu'aux bêtes féroces, tigres et lions pour discuter métaphysique et les entretenir dans l'espoir d'une rédemption. Pour autant que je le connaisse il est sûr et certain que l'être amphibie ne lui inspirait que mépris et répulsion. C'est un peu la même raison qui le retenait de passer par le Labyrinthe. De toute manière quel que soit votre chemin le Labyrinthe fait détour.
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Il s'entrelace autour d'un monticule escarpé de terres abruptes qui peut faire dans les cinquante mètres au-dessus du niveau de la rue Geoffroy Saint-Hilaire. De ce côté-là une muraille en soutient la base et supporte une longue terrasse plantée de marronniers, très classique au printemps, romantique en automne. Nous sommes ici au premier étage du Labyrinthe obtenu par transport et entassement d'ordures ou déchets convertis en compost et façonnés dans le genre décoratif pittoresque. On dit que cet ouvrage, par son volume, représente un nombre de siècles indéterminé de décharges publiques. Nous savons en effet, par les chroniqueurs anciens, que ce faubourg situé entre le lit de la Bièvre et le pied de la Montagne, autrement dit entre Saint-Marcel et Saint-Médard, fut longtemps réputé pour ses odeurs plutôt fétides et particulièrement vivaces. L'explication par les sentines et ordures ménagères n'est pas suffisante, leur odeur étant commune à tous les quartiers. La cause principale est à chercher dans les tanneries de la Bièvre. Elles prodiguaient ces nauséabonds effluves appelés mofettes ou moufettes et qui feraient le nom et renom de la rue Mouffetard. La toponymie est heureuse en effet quand elle peut définir un lieu par tel personnage, événement, fait divers ou coutume dont elle perpétuera le souvenir. C'est pourquoi nos municipes impatients de changer le nom des rues au bénéfice d'un des leurs ou d'une célébrité exotique seront taxés de vandalisme conscient et organisé ou plus sûrement encore d'imbéciles fieffés. Toujours est-il que cette butte artificielle à base d'immondices locales fait deux hectares de surface, et que telle est sa fertilité qu'elle n'arrête pas de nourrir des arbres séculaires et historiques à commencer par le cèdre de Jussieu (1734), l'érable de Tournefort (1702) et le platane de Marie de Médicis. Parmi les personnages importants qui vinrent ici rêver, se perdre et se retrouver, on cite le plus souvent les noms de Marie-Antoinette, Madame Roland et George Sand paresseusement répétés de guide en guide. Mais un comité de chercheurs, américains bien sûr, est en train d'élaborer le répertoire historique des rendez-vous-au-Labyrinthe. Il nous en apprendra de belles, galantes et politiques.
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En tant que circuit piégé ce monticule est innocent ; personne jamais ne s'y est perdu plus de cinq minutes et qui cherche le Minotaure le trouvera enterré au sommet sous le nom de Jean-Marie d'Aubenton dit Daubenton, au pied d'une petite colonne de marbre. Promis à la vie religieuse, protégé de Buffon il débuta comme démonstrateur au Jardin du Roi pour finir agronome de la République et mourir d'apoplexie en 1799 dans un fauteuil de sénateur. Je ne saurais vous dire par quelles voies cet homme de science et de bien, destiné aux ordres se trouve aujourd'hui enterré sous emblème païen au sommet d'un labyrinthe. Voilà pour surprendre et choquer le visiteur provincial qui, machinalement si j'ose dire, pensait découvrir une croix au sommet de la butte comme au terme d'un pèlerinage. Mais peut-on imaginer plus étranger au chemin d'un calvaire que celui d'un labyrinthe.
La tombe du naturaliste ne fait d'ailleurs pas le véritable sommet. Et celui-ci, en plus, est coiffé d'un édicule scientifique, belvédère Louis XVI des plus gracieux abritant un armillaire en bronze et cadran solaire avec devise *Horas non numero nisi serenas*. Voilà bien une devise de cadran solaire, tout bon et tout mauvais, le bonheur dans le désespoir et vice versa. Si par hasard l'envie vous prenait de monter jusque là sachez que ce haut lieu de la science en perruque est, provisoirement j'espère, interdit au public et ceinturé d'une barrière. Que se passe-t-il ? Nettoyage de routine ? Restauration d'un ouvrage culturel inscrit au catalogue supplémentaire des Monuments Historiques ? Mais une autre hypothèse commence à prévaloir : le préposé au contrôle des environnements suspects dans le V^e^ arrondissement aurait découvert ici que la contemplation d'une astronomie conjecturale et décorative entraînait les visiteurs à de coupables nostalgies. C'est un fait que cette barrière est en place depuis trois ans déjà.
Naturel ou approprié n'abusons pas nous-mêmes du pittoresque. Laissant là ces hauteurs faussement sauvages et traversées de chemins équivoques, j'avais l'intention de vous mener voir quelque chose. ([^11])
Jacques Perret.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
PAUL VI vient de faire une grande découverte, qu'il s'est empressé de communiquer à dix mille étudiants et travailleurs napolitains rassemblés pour l'entendre : « *Les grands moyens de communication sociale diffusent souvent, insidieusement ou ouvertement, et de façon virulente, des conceptions, des orientations ou des idéologies en désaccord avec le message évangélique ou avec l'enseignement de l'Église... Les mass media font de la propagande en faveur de l'athéisme et de l'indifférence religieuse. *»
Fin mai 1978, voilà qui s'appelle découvrir l'Amérique. Il y a des années que cela crève les yeux, et que ça pue. Il y a des années que nous le savons et que nous le disons, et non pas seulement à des Napolitains. Il y a des années aussi que, sur le conseil du concile, des millions de catholiques sont à l'écoute et à l'école des mass media, dont les bulletins paroissiaux publient bénévolement les programmes et que Paul VI lui-même n'a cessé de célébrer parmi tant d'autres « merveilles de la science moderne », objets de son admiration.
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Il y a des années que les « grands moyens de communication sociale », dans tous nos pays, sont exclusivement aux mains de l'extrême-gauche athée, avec l'approbation sinon même à l'initiative de gouvernements et de ministres dont plusieurs sont catholiques de l'obédience de Paul VI.
Que cette extrême-gauche dispose des mass media pour propager « des conceptions, des orientations ou des idéologies en désaccord avec le message évangélique », ce n'est que trop évident. Mais en désaccord « avec l'enseignement de l'Église », non point. L'athéisme et l'immoralité des mass media sont en parfait accord avec l'enseignement de la nouvelle Église, avec ses catéchismes, ses liturgies, ses trahisons, les leçons de son épiscopat et la politique de son pape Paul VI.
Celui-ci, à la faveur d'une clairvoyance tardive, interdit-il aux catholiques de regarder, d'écouter, d'alimenter de leurs deniers cette radio-télévision corruptrice de la foi, de la raison et des mœurs ? Nullement. Interdit-il aux prêtres d'y apporter leur concours scandaleux ? Non. Que fait-il pour combattre en action le mal qu'il dénonce en paroles ? Rien.
Il n'use même pas de son autorité comme fait le chancelier Helmut Schmidt, lequel suggère au peuple allemand, d'ailleurs timidement et sans grand succès, de s'abstenir de télévision un soir chaque semaine, par simple souci d'hygiène mentale.
P.S. -- Le cardinal Albino Luciani a traité le même sujet avec plus d'ampleur et de fermeté dans son livre *Illustrissimi,* publié à Padoue en 1976 (traduction française de Michel Pochet : *Humblement vôtre,* Paris, Nouvelle Cité, 1978). On trouvera le passage dans le chapitre intitulé *Le temps des imposteurs,* par référence au livre de Gilbert Cesbron. Le futur Jean-Paul I^er^ écrivait :
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« Les imposteurs décrits par Cesbron sont ceux de la grande presse qui, en divulguant des indiscrétions scandaleuses et des insinuations diffamatoires, entretiennent dans le public les pires instincts et détériorent peu à peu tout sens moral. Cesbron aurait pu ajouter à la grande presse le cinéma, la radio, la télévision. Si ces instruments nouveaux, par eux-mêmes très utiles, sont manipulés par des gens habiles, ils sont capables, à force de *stimuli* lumineux et sonores et grâce à une persuasion d'autant plus efficace qu'elle est occulte, d'amener progressivement les enfants à haïr le meilleur des pères, et à voir blanc ce qui est noir. »
Encore est-ce une aimable clause de style que de reconnaître aux mass media la vertu d'être « par eux-mêmes très utiles ». En fait, utiles à quoi ?
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L'hebdomadaire italien *Panorama* publie le 14 août 78, surlendemain des funérailles de Paul VI, une « Lettre ouverte aux cardinaux du conclave », signée d'un « groupe de théologiens catholiques » : dix en tout, dont les RR. PP. Congar, Chenu, Hans Küng et Schillebeeckx ne sont que les plus illustres.
On sait que ces messieurs n'aiment pas se faire attendre. Dictant d'avance leurs consignes au conclave qui s'ouvrira dans treize jours, ils lui prescrivent de leur fournir « un pasteur au service de l'homme » ; ce futur pape devra être « ouvert au monde, un guide spirituel, un authentique pasteur d'âmes, un confrère dans la collégialité, un médiateur œcuménique, un authentique chrétien », etc.
Que d'authenticités, mon Dieu ! Inauthentique serait donc le pape qui ne ressemblerait pas docilement à ce portrait détaillé. *Et nunc, cardinales, erudimini.* Vous savez ce qui vous reste à faire, et le Saint-Esprit n'a plus qu'à s'exécuter avec vous. On lui concède pourtant une certaine marge de liberté, puisqu'on vous laisse à désigner « le meilleur candidat possible, *de quelque nationalité qu'il soit *». Grand avantage pour celui que vous élirez ainsi comme successeur de Pierre : ce pape sur commande et sur mesure a dès à présent devant les yeux le programme tout tracé de son pontificat peu souverain.
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Pour que nul n'en ignore, une version anglaise du même texte, signée des mêmes auteurs, paraissait le même jour dans le *Times* de Londres. Version peut-être encore plus explicite : le nouveau pape « devrait connaître le monde tel qu'il est », être « ennemi du culte de la personnalité » et non pas un « autocrate », ni « un doctrinaire défenseur de bastions anciens » ; il « considérerait le synode des évêques comme un organe de décision responsable » ; il aurait aussi à « envisager sérieusement la relation spirituelle avec les Juifs ». On a compris.
Fort heureusement, le défunt empire d'Autriche-Hongrie ne dispose plus du droit de *veto,* ni encore moins du droit de conseil, privilèges maintenant dévolus à un autre empire, lequel, comme on voit, n'est pas représenté à Rome par le seul agent soviétique Nikodim. Celui-ci trônait en belle place aux funérailles de Paul VI. Nul doute qu'il n'eût déjà, dans la coulisse, recruté ses plus actifs et plus diligents porte-parole.
La propagande a marché aussitôt. Dès le 15 août, pour fêter l'Assomption, toutes les radio-télévisions du monde retentissaient de cette *Lettre* connue de la veille. La seule erreur tactique est d'avoir interviewé Hans Küng : l'homme n'inspire pas confiance. N'aurait-on pu trouver, parmi les neuf autres « théologiens éminents », quelqu'un de moins déplaisant à voir ? Mais enfin, tel qu'il est, il a dit longuement tout le bien qu'il faut penser de leur œuvre commune.
En France comme sans doute ailleurs, brochant sur le tout, des « sondages d'opinion » menés tambour battant abondaient dans le même sens. Des « pourcentages écrasants », paraît-il, se prononcent pour la liturgie en langue vulgaire, le mariage des prêtres, le soutien du Tiers-Monde, les bons rapports avec le communisme, la pilule, etc. La campagne est presque aussi bien orchestrée que celle qui se déchaîna contre Pie XII il y a quinze ou vingt ans, et les joueurs de tam-tam sont toujours à peu près les mêmes.
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Mais le plus simple ne serait-il pas que l'élection des papes ait lieu désormais dans la rue ?
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Nous qui craignions que Paul VI fût un peu trop « progressiste », quelle erreur que la nôtre ! Au contraire, il ne l'était pas encore assez : Avis au successeur.
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Inquiet sur le proche avenir de la Belgique, M. Marcel Grégoire, dans *Le Soir* de ce 20 juin 1978, interroge : « Où va le pays ? »
Question mal posée. Le pays ne va pas où M. Grégoire craint qu'il n'aille. Il y est.
*Personne encore ne s'en doute,*
*N'y touchez pas, il est brisé.*
Beaucoup de gens se demandent ainsi : où va l'Église ? où va l'Occident ? où va la civilisation ? Même réponse l'Église, la civilisation, l'Occident ne vont nulle part, ils sont déjà tout arrivés à ce point d'où il est également impossible de revenir et inutile de pousser plus loin. Le malade s'est rendu lui-même incurable et inopérable.
J'ai longtemps cru voir que l'Europe marchait sur les traces de l'empire romain aux derniers jours de sa décadence. Je vois maintenant que nous l'avons déjà, cet empire, bel et bien dépassé dans sa course. Vers le bas.
Sauf miracle immérité, tout est perdu. Surtout l'honneur.
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Le subversif Andrew Young chargé de mission par le président Carter, c'est la même chose que les fonctionnaires barbares à qui les petits, tout petits derniers empereurs romains abandonnèrent l'exercice du pouvoir, spécialement en matière de politique internationale.
L'excuse des empereurs est qu'il n'y avait alors plus de Romains capables, ni même par conséquent plus d'empereurs possibles, à qui la barbarophilie n'eût d'avance tourné la tête. Ces innombrables généraux, ministres et patrices d'origine barbare avaient beau se prévaloir de quelques vertus réelles et d'un vernis de romanité, ils ne travaillèrent et ne réussirent enfin qu'à pousser Rome à sa perte. C'était plus fort qu'eux, non seulement parce qu'ils étaient restés barbares, mais surtout parce qu'ils étaient devenus ariens : leur haine viscérale de l'unité romaine, que cette unité fût politique ou religieuse, l'emportait aux moments décisifs sur tous leurs autres sentiments. Du jour où le Suève Ricimer, homme de confiance et assassin de plusieurs empereurs qu'il avait couronnés lui-même, fut assez puissant pour fonder dans Rome une église arienne (celle qui fut recatholicisée plus tard sous le titre de Sainte-Agathe des Goths), l'empire romain d'Occident était touché à mort. L'envahisseur Odoacre n'eut plus qu'à lui donner le coup de grâce.
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S'il est vrai qu'à la veille de la fin de Constantinople les derniers sages demeurés dans la ville assiégée passaient leur temps à disputer du sexe des anges, on se demande ce qu'ils auraient pu faire de mieux, de plus intéressant et de plus utile en pareille conjoncture.
Tandis que notre monde s'écroule comme Constantinople et pour les mêmes raisons, nous allons dans les astres à seule fin d'y apprendre que la lune est couverte de poussière et Vénus, de cailloux. Voilà qui importe beaucoup moins que le sexe des anges.
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Des officiers de l'armée américaine m'ont raconté qu'en 1945, cherchant où se loger dans ce qui restait d'une ville rhénane complètement écrasée sous leurs bombes encore fumantes, ils surprirent au fond d'une cave quatre personnes en habits de soirée, qui à la lueur des chandelles continuèrent devant eux à jouer tranquillement l'un des derniers quatuors de Beethoven. L'exécution, me dirent-ils, était parfaite. Ils ne la troublèrent pas et se retirèrent en saluant ces musiciens de l'abîme, que j'admire et que j'envie pour ma part à l'égal des angélologues de Constantinople. C'est quand tout est perdu dans le temporel que l'éternel descend le plus glorieusement sur terre, ou même sous terre, dans les catacombes.
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Deux phrases bien remarquables dans la presse belge d'aujourd'hui (26 juillet 78) :
« La démocratie est devenue l'art de dissimuler le plus longtemps possible les réalités de l'existence et de faire taire ceux qui osent les révéler. » André Damseaux, député. (*Le Soir.*)
« Le Goulag, fondé en 1920, découvert à Saint-Germain-des-Prés en 1970. Cinquante ans d'aveuglement volontaire, quel bel anniversaire ! » Pangloss (*Pan*)*.*
Les deux disent, au fond, la même chose : que la démocratie est l'école du Goulag.
Et, ce même jour, grande première mondiale : en Angleterre, naissance d'un « bébé-éprouvette ». Les ondes retentissent des échos d'une presse enthousiaste, qui déjà célèbre comme il convient cette nouvelle victoire de la science humaine sur la nature, sur Dieu. Les rares cas de fécondité miraculeuse rapportés par l'Ancien Testament ne sont désormais que de la petite bière. Quant au Nouveau, ne parlons même plus de Jean-Baptiste né d'un couple qui avait passé l'âge, ni de la maternité virginale de Marie, ni encore moins du privilège qu'elle eut d'être conçue sans péché dans le sein de sa mère sainte Anne, dont c'est précisément aujourd'hui la fête bien oubliée ; à quoi rimerait encore l'Immaculée Conception, quand il n'y a plus de péché originel ? Tous ces miracles incontrôlés, prélogiques et fabulatoires n'avaient rien de scientifique. Les médecins anglais, en attendant les autres, viennent de faire beaucoup pieux et plus sérieux dans le genre.
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Dès le soir même, un docteur Cahen explique à la télévision (RTL) que l'insémination artificielle enfin couronnée de succès ne se trouve désapprouvée que par les mêmes esprits chagrins qui combattirent en vain la contraception et l'avortement, heureusement entrés dans les mœurs et dans la légalité grâce aux progrès de la science et tout à son honneur. Ce beau parleur n'a pas l'air de se douter que son propos se retourne contre lui et couvre d'un ridicule sinistre cette science moderne qu'il croit porter aux nues. C'est elle en effet qui d'une main crée la vie là où elle n'est pas, et de l'autre la détruit là où elle est. La femme stérile enfantera aussi commodément que la mère tuera son enfant dans l'œuf. Les deux se rencontreront au laboratoire, comme les deux cortèges de Joséphin Soulary se rencontraient dans l'église maintenant désertée.
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Je ne sais qui a soufflé au Président égyptien le titre de l'autobiographie qu'il publie à Londres : *In search of identity* (« En quête » ou « A la recherche d'une identité »). Nos prêtres néo-catholiques sont aussi, paraît-il, « en recherche », en recherche d'un peu n'importe quoi, particulièrement de leur propre « identité » et de celle de leur sacerdoce.
Ce jargon moderniste détonne dans la bouche d'un croyant, qu'il soit musulman ou chrétien. L'identité d'un être n'est pas une chose qu'il ait à chercher : il l'a reçue de Dieu et l'accepte comme telle (en jargon moderniste, il devrait l' « assumer »). Libre à ceux qui ne savent plus ce que Dieu les a faits, ou ne veulent pas le savoir, de chercher quand même à se forger une nouvelle définition d'eux-mêmes, qu'ils ne trouvent du reste jamais.
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Le pieux Anouar el-Sadate (*Lumière des Croyants*) est heureusement plus sûr de ce qu'il est et de ce que sont toutes choses. A preuve cette parfaite et magnifique définition qu'il nous propose dans ses mémoires : « *Je pense que la politique est l'art d'édifier une société à l'intérieur de laquelle la volonté de Dieu est accomplie. *»
Quelle autorité spirituelle ou temporelle oserait encore, dans notre Occident désacralisé, tenir un langage aussi réaliste ?
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Au printemps de 1977, Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand partent de Vézelay, à pied, pour Saint-Jacques de Compostelle. Ils iront et marcheront jusqu'au bout, comme en témoigne leur Carnet *de* route.
Le 7 mai, ils passent à Savignac (Gironde). L'église est ouverte, ils entrent. « Des voix de vieilles femmes psalmodiaient dans la profondeur de l'ombre », pendant une messe qui était sûrement une messe nouvelle, car le curé « est un de ces prêtres dont Vatican II a changé la vie... Ses paroissiens suivent comme ils peuvent... Son nouveau dogme, c'est la remise en question, son maître mot, l'échange... Sur la route, demande-t-il avec gourmandise, est-ce que vous échangez ? » La phrase est ininventable.
Tout recyclé qu'il est, ce prêtre de cinquante ans est pourtant resté bien brave homme, puisque du moins la messe qu'il dit encore, dans les onze paroisses qu'il dessert, laisse aux vieilles femmes la liberté de psalmodier. Et des vertus chrétiennes il a gardé une conception à ce point médiévale qu'il offre aux deux pèlerins une hospitalité exceptionnellement généreuse, fraternelle et charmante, qui lui vaut de leur part ce simple cri du cœur : « Sacré Marcel ! »
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Moins heureux leur avaient précédemment paru les paroissiens de La Souterraine (Creuse), lesquels « regrettaient devant nous de ne plus reconnaître leurs curés dans ce prêtre-tueur aux abattoirs, ce prêtre-employé de station-service et ce prêtre-livreur de vin qui venaient leur *parler politique* au nom du Christ. C'est là-bas qu'on nous avait dit : « *Priez pour nous à Compostelle ! *»
Un prêtre tueur aux abattoirs ! On a beau ne plus s'étonner de rien, j'avoue avoir peine à imaginer cette monstruosité. Le temps déjà est loin où l'Église interdisait à ses clercs le cruel plaisir de la chasse. Il ne s'agissait pas seulement d'une mortification. L'*horror sanguinis* va de soi dans une religion dont l'un des traits les plus originaux, pour ne pas dire les plus sublimes, est d'avoir aboli les sacrifices sanglants dont les divinités antiques passaient pour se repaître, et qui transformaient en abattoir le Temple de Jérusalem aussi bien que les temples païens, de quelque pure beauté que ces monuments heureusement désaffectés resplendissent toujours à nos yeux. Quand Notre-Seigneur expulsa les marchands du Temple, il délivrait du même coup les animaux que ces voleurs destinaient à l'égorgement rituel. Et la preuve qu'il ne s'indignait pas moins du sort des victimes que du mercantilisme des hommes, c'est que Lui-même ne sacrifia jamais dans ce Temple qu'il appelait la Maison de son Père, où il ne fréquentait qu'afin d'y prier et d'y enseigner. Une seule fois cependant, qui fut la première et la dernière, et non pas sur l'autel du Temple mais sur la table de la Cène, en suprême accomplissement de la coutume juive et de la lettre de la Loi, il immola de sa main l'agneau pascal (mais la bienheureuse Anne-Catherine Emmerich a vu le visage divin se contracter à ce moment dans une grimace de réprobation et de dégoût), précisément avant d'offrir sa propre personne en sacrifice définitif, seul sacrifice qui suffît à rendre tous les autres désormais inutiles. Et en même, temps l'Agneau de Dieu déléguait au sacerdoce nouveau, qu'il instituait, le pouvoir et le devoir de perpétuer à jamais, par le sacrifice non sanglant de la messe, la vertu rédemptrice de sa mort sur la croix.
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Il est à craindre que le prêtre-tueur qui scandalise les paroissiens de La Souterraine (Creuse) n'ait plus qu'une idée assez confuse de cette messe que ses mains souillées de sang l'obligent sans doute à célébrer comme une simple ripaille, ni plus ni moins fraternelle que celles des lendemains du jour où on a tué le cochon. Par cet étrange ressourcement il se rapproche des anciens prêtres d'Israël et des prêtres païens. Mais aussi, chose plus étonnante en notre temps d'œcuménisme universel, il se sépare violemment d'avec les bouddhistes qui, plus vivement encore que les vrais disciples du Christ, éprouvent l'horreur du sang versé. Le bouddhisme n'est à la mode qu'en ce qu'il a de plus facile et de moins bon.
Des deux activités incompatibles que cet homme ose mener de front, l'une fatalement se dénature au contact et au profit de l'autre. La pseudo-liturgie réformée est survenue à point nommé pour réduire à l'état d'assemblée ou de repas profane, certains disent de banquet de famille, une messe désacralisée qui a perdu jusqu'à son nom, depuis que les prêtres qui n'en sont plus que les présidents se donnent licence d'en improviser à leur gré l'ordonnance et le caractère.
On ne sait pas assez que saint Pie V, régulateur de la véritable messe catholique, est aussi le pape qui lança l'anathème contre les jeux de la corrida, survivance laïcisée des antiques religions sanguinaires, et donc, disait-il, « spectacle plus digne des démons que des chrétiens ». L'anathème est tombé en désuétude plus vite et beaucoup plus tôt que les foudres dont le saint pape eût à plus forte raison menacé le prêtre-torero, s'il avait pu prévoir qu'un tel personnage cesserait un jour de paraître invraisemblable et que plus rien ne l'empêcherait de se confondre avec le personnel des abattoirs.
Plus rien, si ce n'est pourtant ce qui au fond des âmes subsiste encore de décence et de sentiment chrétien. Nous sommes tous paroissiens de la bien nommée Souterraine, fidèles d'une Église qui continue à vivre dans les catacombes. Devant l'autre, celle qui étale au grand jour ses indignités scandaleuses, nous disons tout bas comme les paysans de la Creuse aux deux pèlerins de passage « *Priez pour nous à Compostelle !* »
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C'est le titre du fort beau livre qu'ils viennent de publier (chez Hachette).
Eux-mêmes ont-ils la foi ? Ils s'en défendent. Où donc ont-ils puisé la candeur, la ferveur, la force, l'endurance qu'il leur a fallu pour se refaire une âme de pèlerins du XII^e^ siècle, se refusant hôtelleries et automobiles ? Et qu'allaient-ils chercher au bout de la route ? S'ils n'y ont pas remercié saint Jacques du succès de leur entreprise comme d'un de ses plus beaux miracles, s'ils n'ont pas vraiment prié à Compostelle, du moins nous entraînent-ils à y prier à genoux. en pensée avec eux. Peut-être croient-ils ne pas avoir cette foi que pourtant ils nous communiquent. Or *nemo dat quod non habet.*
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Saint Pie V vient enfin de trouver un disciple, qui peut-être ne s'en doute pas, en la personne de l'ingénieur industriel Salvator Raich Ullan, de Barcelone, lequel mène campagne, en Espagne même, contre la tauromachie. Premier résultat ; le gouverneur de la province de Barcelone interdit l'entrée des arènes aux enfants de moins de 14 ans, en vertu d'une loi datant de 1929 mais restée depuis lettre morte. M. Raich Ullan avait menacé ce gouverneur et le ministre de l'Intérieur Martin Villa de leur intenter un procès public s'ils continuaient à ne pas appliquer la loi. Aussi l'appliquèrent-ils si bien que, le dimanche 3 septembre 78, on compta de nombreuses places vides dans les arènes de Barcelone habituellement archicombles, des familles entières s'étant fait rembourser leurs billets.
Cette loi de 1929 remonte aux dernières années du règne d'Alphonse XIII, qui sans doute la signa de bon cœur. Ce gentil roi n'avait pas le goût du sang. Il se souvenait qu'en 1906, le jour de son mariage avec Victoria-Eugénie de Battenberg, celle-ci était montée avec lui à l'autel dans une robe blanche ensanglantée par un attentat à la bombe.
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La première fois qu'il dut ensuite, par nécessité professionnelle, assister à une corrida, le jeune roi s'évanouit dans sa loge. De là peut-être son impopularité naissante. Force lui fut de s'aguerrir pour mieux composer, sans pourtant réussir qu'à mieux échouer. Le roi Albert de Belgique montra plus de courage mais courait moins de risques, lorsque, en visite officielle à Madrid, il étonna tout le monde en allant se promener incognito dans la ville déserte, pendant que se déroulait protocolairement la fastueuse corrida qu'on avait organisée en son honneur.
M Raich Ullan pourrait se réclamer de ce suffrage royal anticipé, et mieux encore mettre sous le patronage de saint Pie V sa campagne contre la tauromachie qu'il juge « immorale, cruelle et dépassée ».
Immorale et cruelle, c'est bien ainsi que saint Pie V voyait cette sorte de « spectacle plus digne des démons que des chrétiens », comme il l'a dit en propres termes.
Mais *dépassée* est un mot impropre. La férocité humaine est indépassable, étant seule capable de se dépasser elle-même, ce qu'elle fait de nos jours à grands pas. Et c'est le plus moderne artifice de l'esprit du mal que de condamner et diffamer sans autre forme de procès beaucoup de choses excellentes, simplement en les décrétant dépassées. Mais dépassées par quoi ? dépassées dans quelle direction ? vers le haut ou vers le bas ? On se garde bien de nous le dire. Ainsi la messe de saint Pie V passe, elle aussi, pour dépassée, et tout le catholicisme avec elle.
3 septembre 78 : le même dimanche a vu les arènes de Barcelone interdites aux enfants de moins de 14 ans, et l'inauguration solennelle du règne d'un nouveau pape. Ne serait-ce qu'une coïncidence ? Ou si plutôt Jean-Paul I^er^, mystérieusement en accord avec l'ingénieur catalan, se préparait à restaurer dans l'Église, comme lui dans le monde séculier, l'héritage profané des inspirations de saint Pige y ?
Alexis Curvers.
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### Le rejet de l'Occident
par Georges Laffly
On décrit la décolonisation comme un rejet politique de l'Occident, rejet qui l'a d'ailleurs purifié. Le pouvoir des peuples blancs sur le monde entier était un péché. Il était nécessaire et bon d'y renoncer. Mais nous sommes assurés que la technique et la science, le souci de l'efficacité, de la croissance, et même que nos idéologies ont partie gagnée, et sont désormais acquis au fonds commun. L'histoire universelle commence, c'est l'Occident qui lui donne son style.
En somme, on aurait renoncé à un mal (la domination politique) mais le bienfait demeure : une conquête culturelle, scientifique, technique. Apparemment, le spectacle de la terre confirme cette vue. Vingt ans après la décolonisation, Asie et Afrique ressemblent plus à l'Europe, sont plus « occidentalisées » qu'en 1900, qu'en 1930. Partout l'industrialisation, partout les villes qui gonflent, les machines, la télé ; partout le même but : le « développement » ; et les modèles politiques, libéraux (rarement) ou marxistes, viennent d'Europe eux aussi.
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Et si l'on se trompait ? Il est très possible que la décolonisation, le rejet politique de l'Occident, n'ait été que la première étape d'un rejet plus profond, plus total. Et c'est même cette force qui a nourri les révoltes anticoloniales. Elles s'attaquaient à une domination politique, mais aussi à un style de civilisation, à un modèle d'homme (le producteur, le technicien). Comme les porte-parole des révoltés étaient. eux, occidentalisés, ils employaient un langage que l'Europe comprenait : nationalisme, dignité, progrès. Et ces porte-parole ignoraient peut-être eux-mêmes jusqu'où allait leur refus. Mais les peuples qu'ils soulevaient, à travers ce langage, entendaient tout autre chose : un non définitif, absolu, à tout ce qui venait d'Europe avec sa domination politique.
Le « développement », par exemple, dont tout le monde se réclame, suppose un arrachement au mode de vie traditionnel : l'acceptation de l'activité « rationnelle », des contraintes horaires, de l'investissement (la mise hors du circuit immédiat d'une part des surplus) etc. Ce n'est pas nécessairement la paresse ou la frivolité qui font qu'on refuse cela. Ce peut être parce qu'on se fait une autre image du temps, par exemple. On a pu penser que l'enseignement modifierait les esprits. Le résultat n'est pas sûr.
L'Occident lui-même semble fatigué de ces contraintes rigoureuses. L'écologisme, le retour à la nature, la hantise de la simplicité, plusieurs autres rêveries sont d'abord des formes de capitulation devant l'effort à fournir. Thomas Molnar a noté à travers le monde cette baisse de l'esprit productif. On nous la présente trop facilement comme une sagesse, mais elle est bien réelle, c'est certain. Si donc l'Occident, où cet esprit est né, commence à s'en lasser, comment s'étonner si d'autres régions, où il est importé, étranger, renâclent ? La greffe ne prend pas, c'est une hypothèse qu'il ne faut pas exclure.
Qu'on regarde ce qui se passe en Iran. Il y a certainement une entreprise communiste pour mettre la main sur le pays. Mais ce qui entraîne le peuple, ce n'est pas le communisme. Il crie « Allah est grand » et il suit ses mollahs, hier encore assez méprisés, parce qu'ils représentent l'image la plus claire du monde ancien. Des observateurs parlent de « réaction traditionaliste », mais dans leur esprit, les catégories politiques d'Europe sont trop présentes.
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Sans doute, l'effet d'une victoire de Khomeyni serait une « réaction » (observance plus stricte de l'Islam, restauration du pouvoir des religieux, etc.). Mais quelle est la cause de ce mouvement ? Le fait le plus clair, c'est que les éléments les plus opposés, les plus contradictoires demandent le départ du Chah. A cause de la corruption, de la tyrannie ? Ce ne sont pas là des accidents récents de l'histoire iranienne. A cause du modernisme. On demande le départ du Chah parce qu'il représente l'Occident, ses méthodes, sa technique, son style, et parce qu'il a voulu plier trop brutalement son peuple à ce style. La grande idée du règne, c'était de transformer l'Iran en un pays « moderne ». Il est visible que l'Iran prend peur et refuse cette métamorphose.
Il y a sans doute une contradiction dans cette attitude. Il est probable que les émeutiers citadins sont incapables de se passer du mode de vie « occidentalisé » dans lequel ils ont grandi. Ils trouveraient amer de revenir au monde ancien, et ils n'acceptent pas d'entrer dans le monde nouveau. Ils ne sont pas les seuls. Nous connaissons aussi des gens qui veulent l'électricité mais ni les centrales qui la fournit, ni les pétroliers qui apportent le carburant. Dans ce genre de contradictions, ce qui décide entre deux désirs, c'est l'action, même si ses conséquences sont inattendues, catastrophiques (alors, il est trop tard). Pour le moment, les Iraniens font tout pour balayer l'apport occidental. Cela se reproduira peut-être ailleurs.
#### Écologie
Dans un numéro de « Bricolage », un architecte montre sa maison, chauffée et éclairée grâce à un four solaire, que renforceront des « biogaz » (un fumier activé par la décomposition de certaines algues produit une chaleur utilisable).
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Nous vivons, dit le constructeur, au-dessus de nos moyens énergétiques. Il entend y remédier. Lui ne consommera que l'énergie qu'il produit. Le but est l'autonomie. L'attrait est celui que nous avons tous connu en rêvant à Robinson : dans quelles conditions, un homme, ou un groupe (cas de l'*Ile mystérieuse*) peut-il se suffire, survivre sans le secours des autres hommes ? Une meilleure utilisation de la nature, la simplification des besoins, ces rêves sont forts depuis que nous sommes citadins. Rêves de pénurie, c'est remarquable. On y mêle de plus en plus des considérations politiques. Certains ont honte de vivre en « pillant » les richesses du Tiers-Monde, et en servant bon gré mal gré le « système » capitaliste. Une autre justification politique pourrait aboutir au même résultat, mais elle n'est pas à la mode : des gens vraiment soucieux d'indépendance refuseraient de consommer le pétrole qui soumet la France aux intérêts de pays lointains. Personne ne va jusque là, que je sache, quand on parle d' « indépendance ».
En tout cas, se mettre à l'écart devient une attitude fréquente. Elle est ressentie comme généreuse (justice pour le Tiers-Monde, souci de l'avenir de la nature, vertueuse simplicité). On pourrait se demander si elle n'est pas, en réalité, très égoïste. Le salut par le chauffage solaire n'est pas à la portée de tous. Le désir de ne rien devoir aux autres est au moins ambigu.
Là n'est pas le plus important : il me semble que cette attitude trahit d'abord une angoisse, et peut-être un pressentiment. On refuse le monde industriel. On le dit cruel, et surtout on le sent fragile. Et c'est vrai qu'il a multiplié les dépendances en compliquant les connexions. Il suffit qu'un maillon chauffe ou saute pour que l'équilibre soit compromis très loin. Pour l'énergie on s'en est aperçu en 56, quand Nasser s'empara de Suez. Ce qui se passe en Iran, ou une grève de marins, peut arrêter nos usines, éteindre nos chaudières.
55:230
La perception de cette fragilité est encore obscure, incertaine, mais ce ne sont pas toujours les pensées les plus claires qui sont les plus agissantes. Nous nous demandons si ce monde de distributeurs automatiques et de robinets sera toujours en état de marche. La chaleur, la lumière, les aliments, tout le nécessaire et le superflu nous viennent par ces tuyauteries mystérieuses. Et nous savons qu'elles se bouchent. Les grèves, les crises, sont là pour nous le rappeler. Au fond, nous pensons que ce système, si plaisant par sa facilité, sa fausse abondance, ne durera pas. Nous n'avons pas confiance. D'où le repliement vers ce qui est *sûr.* Des murs bien à soi, un espace qu'on peut éclairer et chauffer sans l'aide de personne, et la nature, autour, qu'on imagine pleine de dons.
Rien n'est parfait. Les fours, par exemple, relèvent du travail d'usine, non de l'artisan. Il faut que Robinson les trouve dans son bagage, il ne saurait les fabriquer. Il faut savoir aussi qu'il n'y a guère d'autonomie sans régression du confort. Plus elle sera rigoureuse, plus il diminuera. Ce n'est pas tout. Si une telle maison est bâtie à l'écart du système, et en prévision du cas où les circuits économiques sauteraient, il faut penser qu'elle serait alors un bien précieux, très envié, qu'il faudrait pouvoir défendre. (On n'en a jamais fini de gagner son indépendance.)
Sans doute, l'architecte ne vise pas si loin, et c'est trop extrapoler. Reste qu'il me semble assuré :
-- que la préoccupation d'une telle maison ne se comprend que par la méfiance et le rejet de la société où l'on se trouve : on veut marquer une sécession ;
-- qu'une telle maison ne peut exister que parce que notre société existe telle qu'elle est, avec la marge de liberté qu'elle comporte, son aptitude à fournir des fours solaires, sa capacité (qui compte beaucoup plus) à faire respecter la propriété privée.
56:230
#### L'agonie de Boumedienne
L'interminable agonie de Boumedienne est bien mystérieuse. Non pas le silence qui l'entoure, alors qu'on a encore dans les oreilles le fracas de la presse et ses fureurs empoisonnées au moment de l'agonie de Franco, elle aussi très longue. Ce silence s'explique très bien. Pour l'opinion reçue, Boumedienne mérite le respect que Franco ne méritait pas.
Le mystère est dans la durée elle-même. On suppose tout de suite qu'il s'agit pour les dirigeants, le Conseil de la Révolution, de préparer la succession. Ils ne sont pas d'accord entre eux, et leur querelle se prolongeant, ils sont obligés de prolonger aussi une survie à demi artificielle.
Sans doute. Mais en voyant une soixantaine de médecins, venus de divers pays, autour de ce moribond, on soupçonne que l'affaire a un sens qui dépasse l'Algérie seule. Les États-Unis envoient un appareil perfectionné, la France en envoie un autre. Il y a des Chinois, des Libanais, d'autres. Quel encombrement. Chaque pays en déléguant la fine fleur de sa médecine, exécute une opération de prestige et de propagande. Peut-être aussi -- imaginons -- une autre plus secrète. Dans un monde à l'équilibre si fragile, où chaque pièce dépend de toutes les autres et agit sur elles, ce qui se passera en Algérie n'est indifférent à personne. Le Conseil de la Révolution a ses calculs. Les diplomates du monde entier ont les leurs. Les marchandages qui se passent en ce moment entre Algériens ne doivent pas faire oublier d'autres marchandages nécessaires, entre Américains et Russes, entre pays arabes, où d'autres nations interviennent sans doute et essaient de peser selon leurs intérêts. Si l'on suit cette idée, l'agonie prolongée ne relève pas seulement de la politique intérieure, mais de la politique mondiale.
57:230
Les médecins qui la contrôlent ne sont sans doute pas des diplomates ou des agents secrets, mais il n'est pas exclu qu'ils travaillent avec eux, qu'ils surveillent et endiguent le cours inévitable de la maladie parce que leurs nations les en pressent. Nouvelle intervention de la science dans la politique ? Si c'est le cas, il faut parler aussi d'une nouvelle arme diplomatique, et reconnaître que le développement de l'information suscite la naissance d'autres secrets.
Georges Laffly.
58:230
### Il était à Vienne
par Roland Gaucher
QU'EST-CE qui fait courir le sénateur Caillavet ? C'était la question posée sous forme de titre par *Le Figaro-Magazine* (numéro du 14 octobre 1978). L'auteur rappelant les performances du sénateur (la campagne pour l'avortement, pour la contraception, pour les prélèvements d'organes, pour la bonne mort douce à l'usage des vieillards, pour l'insémination artificielle...), le décrivait comme un humaniste bienveillant, un esprit libéral abreuvé aux bonnes sources de la franc-maçonnerie.
Quelques jours plus tard, le bienveillant Caillavet, à titre de remerciement sans doute pour la publicité qui lui était faite, prenait la tête d'une nouvelle campagne : dirigée contre Robert Hersant, précisément directeur du *Figaro.*
Passons. C'est là une affaire qui concerne et Caillavet, et *Le Figaro.* Ce qui nous intéresse ici, c'est la question posée. Elle est assez vaste pour ne pas avoir trouvé de réponse dans le magazine susdit.
Plus modestes, nous serions heureux si quelqu'un, du *Figaro* ou d'ailleurs, pouvait de façon précise répondre à cette question, beaucoup plus restrictive :
*Qu'est-ce qui a fait courir le sénateur Caillavet à Vienne, du 29 novembre au 1^er^ décembre 1969 à l'Hôtel Bohemia, Tanergasse 9, Vienne XV ?*
59:230
Vous vous demandez, assurément, ce qui a bien pu se passer à cette date dans la capitale autrichienne qui ait pu provoquer le déplacement de l'honorable parlementaire, et il est indispensable d'éclairer votre lanterne.
Rappelons donc qu'à cette date s'est tenue une conférence pour la Sécurité et la coopération européennes. Il s'agissait là non d'une rencontre des partisans de l'Europe des Six, mais d'une réunion organisée par le Mouvement de la Paix, d'obédience communiste.
On y trouvait des représentants venus des deux côtés du rideau de fer, en majorité communistes ou chrétiens de gauche. Par exemple 19 délégués soviétiques, dont le rédacteur en chef des *Izvestia* et le rédacteur en chef adjoint de la *Pravda,* 15 représentants de la R.D.A., 11 délégués venus de Tchécoslovaquie, 10 de Pologne, dont le journaliste Januez Stefanowicz, du groupe policier PAX dont il est inutile de rappeler le rôle aux lecteurs d'ITINÉRAIRES.
Du côté occidental, on notait la présence du Belge Lambilliotte, membre du Mouvement de la Paix, qui dans son pays a pris une part importante à la préparation de cette assemblée, sous le couvert de la revue « *Synthèse *»* ;* différents représentants syndicalistes, des délégués de l'association internationale des juristes démocrates, du comité international pour la reconnaissance de la R.D.A., de la Confédération chrétienne pour la Paix (entièrement asservie par les Soviétiques), de la Fédération démocratique internationale des femmes, de la Fédération internationale des Résistants, de la Fédération mondiale de la Jeunesse Démocratique, de la F.S.M. -- tous mouvements contrôlés par les communistes ou les Soviétiques.
Ajoutons à cette liste une organisation dont les prises de position, en particulier sur l'Europe, coïncident souvent avec les positions soviétiques et dont le délégué était Alain Ravennes.
Il y avait dix personnes dans la délégation française, et sa composition mérite d'être rappelée. Pendant trois jours, Henri Caillavet s'est trouvé en compagnie du communiste Jacques Denis, alias Spiewak, ancien secrétaire général de la F.M.J.D., vieil *apparatchik* soviétique qui vient de se faire « doubler » à la tête de la commission internationale du P.C.F. par Gremetz, poulain de Marchais.
60:230
Caillavet a pu s'entretenir également avec les communistes Guy Ducoloné et Raymond Guyot, avec deux représentants de la C.G.T., André Joly et Jean Schaefer, avec Pierre Théret, membre du Mouvement de la Paix et avec Yves Grenet, de l'Association Oder-Neisse.
Toutes ces personnes étaient ou bien des communistes avérés, ou bien des compagnons de route à toute épreuve. La seule sur qui on puisse faire une réserve, était Mme Maria Jolas (observatrice) du Mouvement pour le Désarmement, la Paix et la Liberté, que nous ne connaissons pas. Eh ! bien, voilà un bel entourage. Tout ce monde se mit d'accord pour exiger la ratification de la frontière Oder-Neisse, ce qui est tout à fait agréable à Moscou. Le libéral, l'humaniste Caillavet dut sans doute se complaire dans cette assemblée. Nous n'avons pas connaissance, en tout cas, qu'il en ait profité pour faire voter une motion condamnant l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie, toute fraîche, puisqu'elle datait d'un an.
Pas davantage, croyons-nous, ce franc-maçon bienveillant ne protesta contre l'éviction du Mouvement des Chrétiens pour la Paix du professeur tchèque Hrodmakah, tenu par les Soviétiques pour un dangereux contestataire.
Depuis une dizaine d'années, Henri Caillavet a pris la tête d'une croisade pour la mort rapide des embryons et la mort douce des incurables. Il agit dans un domaine très précis, qui n'est pas celui de la politique à proprement parler, mais de la mutation des mœurs, de la levée de certains interdits. Tout ce qu'il propose va dans le sens d'un certain laxisme et va très loin. Un exemple : autrefois, le médecin avorteur était toujours considéré comme un médecin marron. Aujourd'hui, c'est un bienfaiteur de l'humanité. C'est le médecin qui refuse d'avorter qui passe pour un saligaud.
Quel rapport, dira-t-on, avec la présence du sénateur à Vienne en 1969, à une conférence où aucun des sujets évoqués plus haut n'a été abordé ? Franchement, je n'en sais rien. Il ne me vient pas du tout à l'esprit de prétendre que le vénérable Caillavet est allé là-bas pour recevoir les consignes de l'action qu'il devait développer par la suite. Ce serait une explication simpliste.
61:230
Je sais seulement que le sénateur Caillavet avait en 1969, un an après le coup de Prague, de mauvaises fréquentations, avec de sales gens qui font une sale besogne. Quand on est honnête, on ne met pas les pieds dans ce genre de réunions.
Je ne sais toujours pas qui ou quoi a pu faire courir le sénateur Caillavet à Vienne. Mais, au fond, je trouve que c'est moins important que de faire savoir qu'il y est allé.
Roland Gaucher.
62:230
### La religion politique
par Louis Salleron
IL EST DIFFICILE de donner un titre à l'article où l'on se propose d'examiner une question difficile et dont la difficulté tient précisément au fait qu'aucun vocable ne peut la préciser ni même l'évoquer certainement. Ce dont je voudrais parler aujourd'hui ne m'est pas parfaitement clair. Il s'agit de l'idée qui s'impose comme référence suprême à l'action politique au plan national ou international à une époque donnée, cette époque englobant des décennies, ou des siècles, ou même des millénaires. On peut en parler en employant le mot « légitimité », comme j'ai déjà fait. On peut dire aussi « religion », comme également j'ai déjà fait. On pourrait recourir au langage philosophique, avec « substance », « essence », « principe », « élan vital », etc. On pourrait s'en tenir au simple mot de « vérité ». La variété du vocabulaire disponible tient au fait que la question peut être abordée sous les angles les plus divers.
63:230
Mon point de départ est un *constat.* Je *constate* qu'en France il y a *une idée* qui est tenue pour *la vérité politique* et qui s'impose toujours à la fin comme *légitimité,* c'est-à-dire comme règle supérieure du droit national que le *pouvoir politique* impose à son tour à tous les citoyens par l'appareil de ses institutions. La référence suprême que constitue cette idée s'incarne dans un mot qui peut changer. Ce fut longtemps « république », puis « démocratie ». « Socialisme » l'emporte de plus en plus. Le passage d'un mot à l'autre est atténué par des combinaisons. On parle de « démocratie sociale », de « socialisme démocratique », de « social-démocratie », de « république démocratique et sociale », etc.
Quelle idée donc ?
Quelle est l'idée qui est au cœur de la république, ou de la démocratie, ou du socialisme ?
Quelle est cette idée qui est, en France, politiquement, constitutive de la légitimité ?
Apparemment, la réponse à toutes ces questions doit se trouver dans la Constitution. Mais nous avons eu je ne sais combien de Constitutions, et leur nombre même prouve qu'elles n'ont pour objet que d'adapter aux circonstances un appareil institutionnel qui ne met jamais en cause l'idée constitutive de la légitimité. *Cette idée, c'est celle de la Révolution, c'est-à-dire celle qui a fait la Révolution et que celle-ci a proclamée en 1789.*
La Constitution du 4 octobre 1958 déclare dans son préambule : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. » Un siècle auparavant, après le coup d'État du 2 décembre 1851, la Constitution du 14 janvier 1852 déclare :
« Le Président de la République, considérant que le peuple français a été appelé à se prononcer sur la résolution suivante :
« Le peuple veut le maintien de l'autorité de Louis-Napoléon Bonaparte, et lui donne les pouvoirs nécessaires pour faire une Constitution d'après les bases établies dans sa proclamation du 2 décembre. »
.........
64:230
« Considérant que le peuple a répondu affirmativement par sept millions cinq cent mille suffrages,
« Promulgue la Constitution dont la teneur suit :
« Art. 1 -- La Constitution reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public des Français. »
.........
Bref, la légitimité nationale, ce sont « *les grands principes *» de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ultérieurement placée en tête de la Constitution du 3 septembre 1791 :
« Art. 1. -- Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (...).
« Art. 3. -- Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation (...).
« Art. 6. -- La loi est l'expression de la volonté générale (...) », etc.
Plus ou moins modifiés dans leur expression au cours des âges, ces grands principes n'ont jamais changé dans leur substance. Depuis 1789 le Pouvoir est légitime, en France, quand il procède des individus par l'élection et quand il confesse les Droits de l'Homme.
Alors ? où est la difficulté ? Au plan constitutionnel il n'y en a pas, ou guère. Mais nous sentons bien, ou plutôt nous savons, nous constatons que cette *légitimité constitutionnelle* n'est pas la *légitimité suprême.* Elle n'est qu'une légitimité juridique, laquelle est elle-même en dépendance d'une légitimité supérieure qu'évoquent bien d'ailleurs les termes de « grands principes ». *Les grands principes ne s'identifient pas à la Constitution, ils la fondent.* Ils sont d'une autre nature que constitutionnelle ou juridique. Ils sont de la nature de tout principe, qui est « cause, origine ou élément constituant » (Robert). Bref ils sont de nature philosophique, métaphysique, ou religieuse.
65:230
Un mot résume les principes constituants de nos Constitutions : le mot *Homme.* La légitimité sociale tient tout entière en cette proposition unique : *Tout pouvoir vient de l'homme.* Certes une proposition aussi générale est ambiguë et souffre toutes les exégèses ; mais son contexte historique la rend parfaitement claire. Jusqu'à 1789, *tout pouvoir venait de Dieu* (*omnis potestas a Deo*) ; les « grands principes » substituent l'Homme à Dieu comme fondement du Pouvoir. La légitimité nouvelle s'oppose radicalement à l'ancienne. La démocratie n'est plus une modalité parmi d'autres, et aussi légitime en soi que d'autres, de désignation des titulaires du Pouvoir, elle est le grand principe (philosophique, religieux) qui fonde la *légitimité* du Pouvoir ([^12]).
Quand on a présentes à l'esprit ces considérations très simples et parfaitement incontestables, on comprend aisément l'histoire de la France de 1789 à nos jours.
On la comprend d'abord dans son *vocabulaire.*
\*\*\*
Nous avons dit que la légitimité s'est incarnée successivement dans la république, la démocratie et le socialisme. Voyons donc pourquoi.
1\) *La République. --* Politiquement, la Révolution de 1789 se traduit par le renversement de la monarchie et l'institution de la république. Le mot « république » incarne donc les grands principes qui fondent la légitimité nouvelle. Face aux restaurations monarchiques et aux intermèdes plébiscitaires qui bousculent plus ou moins lesdits grands principes, la République est le mot de ralliement de ceux qui veulent ancrer la légitimité dans les mœurs et les institutions.
66:230
2\) *La Démocratie. --* Consolidée par la victoire de 1918, ne craignant plus de majorité royaliste dans les élections, la République tend à enraciner ses grands principes dans la Démocratie qui est le vocable reçu chez les Anglo-Saxons. La Société des Nations qui naît du Traité de paix ne peut rattacher les Droits de l'Homme et le régime électoral à la République, ce qui exclurait pour commencer la Grande-Bretagne, sa monarchie, et son empire. Le monde est mûr pour la Démocratie, quelle que soit la dénomination des régimes politiques qui s'en réclament. Va donc pour la Démocratie ! La légitimité française voulait qu'on soit républicain. On le sera toujours, en étant démocrate. Au « vrai républicain » s'ajoute le « démocrate authentique ».
*3*) *Le Socialisme. --* La défaite du nazisme en 1945 porta au zénith le prestige des États-Unis et de l'U.R.S.S. ; mais pour de multiples raisons assez évidentes, c'est l'U.R.S.S. qui en profita le plus chez nous. Le « socialisme » devint ainsi la quintessence de la légitimité républicaine et démocratique. Évoquant le « travail » plus que la « citoyenneté », il correspondait d'autre part à l'état d'une société où les problèmes économiques dominaient les problèmes politiques. Un vrai républicain, un démocrate authentique ne pouvait plus être que socialiste.
4\) *La Légitimité. --* Si la république, la démocratie et le socialisme incarnent successivement et synthétiquement la légitimité, ce mot n'est pas employé pendant un siècle et demi. Au début, la République n'en avait pas besoin. Après l'aventure napoléonienne, Talleyrand accole l'idée de légitimité à la monarchie traditionnelle. Le mot est lié au phénomène dynastique. Cependant, comme il faut bien que le Pouvoir et son exercice soient légitimes, les républicains inventent l'expression « légalité républicaine » qui signifie très exactement « légitimité républicaine ». L'expression est curieuse mais elle est parfaitement logique. Si « légitimité » signifie « conformité à la loi », la loi à laquelle elle se réfère a un caractère absolu sous lequel on subodore quelque réalité ontologique plus ou moins transcendante, ce qui ne saurait convenir à un vrai républicain. La « légalité » au contraire, est la conformité à la loi positive. Or la loi positive est celle qui est promulguée par le Pouvoir issu de l'élection. Il ne saurait y avoir d'autre loi que la loi positive qui émane du peuple souverain. La légitimité est donc et ne peut être que la légalité républicaine.
67:230
En 1940 l'effondrement de la Troisième République pose la question de la légitimité. Le mot est-il alors prononcé ? Nous n'en avons pas le souvenir. Mais le maréchal Pétain tenait à ce que son gouvernement ne pût être contesté et c'est selon la légalité républicaine que fut promulguée la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 dont l'article unique est ainsi rédigé : « L'Assemblée nationale donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l'autorité et la signature du maréchal Pétain, à l'effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l'État français. Cette Constitution devra garantir les Droits du Travail, de la Famille et de la Patrie. -- Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu'elle aura créées. »
Cependant ce n'est qu'en 1944, à la Libération, que l'idée et, le mot de légitimité réapparaissent simultanément. Le général de Gaulle était plébiscité on fait, avant toute procédure juridique, comme l'avait été quatre ans plus tôt le maréchal Pétain. Allait-il se considérer comme l'héritier des pouvoirs du maréchal ou de ceux de la Troisième République ? Il choisit une tierce solution. Déniant toute légitimité au gouvernement du maréchal Pétain et considérant que la légitimité de la Troisième République était morte avec l'avènement du maréchal, il considéra que la légitimité du Pouvoir avait été incarnée en sa personne seule à dater du 18 juin 1940 et qu'il n'y avait plus qu'à instituer une Quatrième République conforme aux grands principes -- élections, Droits de l'Homme, etc. Ce qu'il fit.
On pourrait étudier le sens exact que le général de Gaulle donne au mot « légitimité » mais cela nous mènerait trop loin. Aussi bien ce qui nous importe ici, c'est le mot lui-même et la restauration de son emploi, contre la tradition républicaine. A la suite du général, M. Michel Debré l'utilise fréquemment. Dès 1950, il en précisait les éléments constitutifs, fort éloignés des grands principes ([^13]).
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Voilà pour le *vocabulaire.* Mais le vocabulaire n'est pas tout ; il n'est même que peu, quoique ce peu soit révélateur. Pour comprendre l'histoire de la France depuis 1789, il faut savoir quel est, au-delà des mots, le *fondement réel* de la légitimité et quels en sont ses *gardiens* ou ses *interprètes.* La lettre tue et l'esprit vivifie. Quel est l'*esprit* de la légitimité politique en France, depuis la Révolution ?
\*\*\*
Nous voici en pleine philosophie, en pleine métaphysique. Disons plus exactement : en pleine *religion.* Car la philosophie, même à son niveau métaphysique, relève de l'intelligence et de la raison. Tandis que la *foi* est constitutive de la religion. Or nous sommes ici dans le domaine de la foi, fût-elle construite en philosophie.
On pourrait penser que tout Pouvoir politique désigné par l'élection est légitime. Il l'est, en effet, au niveau constitutionnel, au niveau juridique, au niveau de la lettre. Mais il n'est pleinement légitime, c'est-à-dire métaphysiquement, spirituellement, religieusement légitime que si les gardiens de la légalité républicaine le considèrent tel. En fait ils le considéreront tel si son exercice ne s'écarte pas trop du dogme ; mais dans le cas contraire, ils le renverseront au moment opportun pour rétablir l'harmonie entre la lettre et l'esprit des grands principes.
Quel est donc l'esprit ? quel est le dogme ? L'esprit, le dogme, c'est que le Pouvoir vient de l'homme, au sens précis qu'il ne vient pas de Dieu. Cela, c'est la religion, l'objet de foi.
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La conséquence philosophique n'est peut-être pas nécessaire, mais elle est historiquement déterminée par le fait que le dogme a été proclamé dans une Révolution qui renversait, inversait, retournait, de ses assises à son faîte, *tout* l'ordre social précédent, dans sa théologie, sa philosophie, ses institutions et ses traditions. Le Souverain n'est donc pas la Nation ou le peuple, mais ce peuple invité, condamné, à être lui-même tel que le dogme et la philosophie le font souverain. La démagogie aidant il n'aura pas de peine à être de plus en plus peuple en se réchauffant constamment à la Révolution qui est sa Révélation originelle et permanente.
La légitimité politique, c'est donc tout simplement la religion qui se fait homme, ou l'homme qui se fait Dieu dans l'immanence et le devenir d'une biologie collective évoluant sous le signe évident du Progrès. La foi nouvelle est professée par la Gauche. Quiconque ne la professe pas dans son intégralité est de Droite ([^14]). Les catholiques, s'ils proclament leur catholicisme ou si, à tout le moins, ils ne le répudient pas tacitement, ne peuvent donc être de vrais républicains, d'authentiques démocrates. Ils sont, qu'ils le veuillent ou non, hérétiques. Ils sont de Droite.
Toute l'histoire de la France, de 1789 à 1914 avec éclat, de 1914 à 1940 d'une manière un peu plus tamisée, illustre cette vérité élémentaire. Quinze cents ans de chrétienté, mille ans de monarchie, ne s'abolissent pas cependant en quelques années. Le peuple français reste catholique. Il reste même royaliste. Alors comment peut-il subir et même élire des dirigeants qui sont anti-catholiques et républicains ? Comment ces derniers peuvent-ils revenir au pouvoir quand ils le perdent pour un temps ? Et comment peuvent-ils l'exercer pour l'essentiel quand ils en sont apparemment exclus ?
Nous touchons là à l'un des plus mystérieux ou du moins des plus difficiles problèmes du phénomène politique. Pour tenter de le résoudre, il faudrait analyser : 1) l'évolution des sociétés, les raisons et les processus de cette évolution, etc. ; 2) la psychologie des foules ; 3) les rapports entre la force (qui fait l'opinion) et l'opinion (qui fait la force ;
70:230
4\) les rapports entre le Pouvoir et la Liberté ; 5) le jeu des idées et des intérêts en présence, etc., etc. Ce qu'on peut dire, c'est que toute société politique qui prétend se fonder sur la Liberté, c'est-à-dire sur le droit des citoyens à désigner les titulaires du Pouvoir, serait condamnée à une instabilité génératrice d'autodestruction si elle ne possédait pas en son sein un organisme plus ou moins occulte pour la maintenir dans son unité et dans sa permanence. Autrement dit, sous le Pouvoir officiel, élu et révocable, doit exister un Pouvoir invisible, suffisamment cohérent et puissant pour maintenir dans la voie droite le Pouvoir officiel.
Ce Pouvoir invisible, Maurras le désignait par ce qu'il appelait les quatre états confédérés : protestants, juifs, francs-maçons et métèques. On dirait plutôt aujourd'hui, la franc-maçonnerie, le communisme et le capitalisme ; ces trois entités abritant des courants divers d'origine étrangère (U.R.S.S., Amérique, judaïsme, etc.), la franc-maçonnerie étant paradoxalement l'entité la plus divisée, parce qu'elle est la plus ancienne. Ces minorités gouvernent la France. La *religion* qu'elles lui imposent est l'*humanisme démocratique,* c'est-à-dire, religieusement, un humanisme mi-athée, mi-déiste, et politiquement, un humanisme mi-libéral, mi-socialiste. Tout ce qui en France est catholique de tradition, c'est-à-dire 80 p. 100 des Français, vivent donc sous un régime qui les tolère, qui se nourrit d'eux, qui dévore leur substance, mais dont le jeu des institutions ne permet pas de penser qu'il disparaîtra sans leur propre disparition. La conscience qu'ils ont de ce drame a été admirablement exprimée par Jacques Perret dans sa préface au chevalier Des Touches ([^15]).
Cet état de choses appelle deux questions : 1) Comment un pays peut-il accepter durablement un régime qui le tue ? 2) Comment peut-il en sortir ?
On tremble à l'idée qu'il n'y ait pas de réponse.
Louis Salleron.
71:230
### Pourquoi la Vulgate
*suite et fin*
par Antoine Barrois
Q. -- *Votre édition est réservée aux lettrés. Pourquoi avez-vous mis le latin, dont nous n'avons que* *faire, car nous ne le savons pas* (*plus*) *?*
R. -- Éditer la Vulgate, c'est nécessairement éditer du latin. Dire que l'on n'a que faire du texte latin de la Vulgate, c'est dire que l'on n'a que faire de la Vulgate.
Une traduction de la Vulgate, même excellente, n'offre pas les garanties attachées à la Vulgate. Elle n'est qu'un reflet. A ce point de vue, foutes les traductions en langue vulgaire se valent. Or notre but n'est pas de proposer une traduction parmi tant d'autres ; ni même la meilleure des traductions possibles, à supposer que nous soyons en mesure de la faire.
72:230
Notre but est de remettre en circulation le texte de la version latine, antique et commune parmi les catholiques de langue française et de fournir le moyen pratique de s'y reporter. Pourquoi ? Parce que c'est le seul texte ayant valeur d'original qui soit à notre portée. Car la Vulgate est encore, si je puis dire, à portée de mains.
C'est un fait, un très grand nombre de catholiques français et aussi de toutes races, de toutes nations et de toutes langues, est familiarisé avec le texte de la Vulgate au point d'en savoir par cœur plusieurs passages.
A commencer par le Pater qui est tiré de s. Matthieu et de s. Luc (Matth. 6, 9-10 -- Luc 11, 3 -- Matth. 6 12-13) ; le début de l'Ave (Luc 1, 28 et 42) ; le Magnificat tout entier (Luc 1, 46-55) ; le psaume 129 : De profundis. Quant aux textes familiers, du début de l'Évangile selon s. Jean aux psaumes des Vêpres du dimanche, en passant par plusieurs paraboles, les exemples abondent.
C'est assez, me semble-t-il, pour affirmer que la Vulgate n'est pas aussi inconnue des catholiques (français) qu'ils se l'imaginent. En passant je fais remarquer que ces mêmes catholiques ne savent souvent pas de façon aussi assurée (en tout cas point commune à tous) la traduction française de ces textes. Je sais, comme tout un chacun, que cela fait en vérité fort peu de texte et que depuis une dizaine d'années, ce peu tend à devenir rien. Mais quoique tout le monde le répète et s'en persuade, cela n'est pas la seule face des choses. Sans doute l'acharnement à faire disparaître toute trace de la culture populaire réelle, acquise par la pratique des offices religieux, porte ses fruits, mais pas aussi vite ni aussi profondément qu'on le croit. Et un acharnement contraire se fait jour qui porte aussi ses fruits en maintes écoles, noviciats et cercles d'étude. Il ne faut pas moucher la mèche qui fume encore.
Je tiens que l'on peut s'entraîner à lire le latin de la Vulgate sans rencontrer immédiatement des difficultés insurmontables. N'importe lequel d'entre nous récite et comprend :
73:230
*Pater noster* -- Notre Père
*qui es in coelis* -- qui êtes aux cieux
*sanctificetur nomen tuum* -- que votre nom soit sanctifié
*adveniat regnum tuum* -- que votre règne arrive
*fiat voluntas tua* -- que votre volonté soit faite
*sicut in coelo et in terra* -- sur la terre comme au ciel.
La pratique le montre : le passage de l'un à l'autre, même si on ne sait pas un traître mot de latin, n'est pas d'une inextricable complexité.
On me pardonnera de m'étendre car le point mérite qu'on y fasse attention. Se laisser convaincre que la Vulgate est un grimoire indéchiffrable, c'est se laisser bourrer le crâne.
Prenons un autre exemple, moins facile. Quelqu'un s'adresse à Jésus :
*Magister bone, quid faciam ut vitam aeternam percipiam ?*
*Jesus autem dixit ei :*
*Quid me dicis bonum ? Nemo bonus, nisi unus Deus.*
*Praecepta nosti : Ne adulteres, Ne occidas, Ne fureris, Ne falsum testimonium dixeris, Ne fraudem feceris, Honora patrem tuum et matrem.*
*At ille respondens, ait illi :*
*Magister, haec omnia observavi a juventute mea.*
Arrêtons ici ce deuxième exemple. La traduction a été rejetée en note à la fin de ces questions et réponses, car c'est un point essentiel de l'apprentissage : si on bute sur une difficulté, il faut lire, relire et re-relire avant de regarder la traduction. Mais je crois qu'après lecture(s) attentive(s), le sens de ces lignes apparaîtra au lecteur qui n'aurait pas estimé préférable, depuis quelque temps déjà, de me fausser compagnie.
74:230
Bien entendu, il y a des passages difficiles qui requièrent une connaissance approfondie du latin. Mais je fais remarquer qu'ils nécessitent généralement une connaissance également approfondie de l'enseignement de l'Église sur leur signification. Et que le seul fait de lire en langue vulgaire ne change rien à cette nécessité. Elle la rend seulement plus pressante car le risque de « lecture sauvage » augmente. Il faut constamment redire avec s. Augustin : « Mieux vaut sentir peser sur soi des signes inconnus mais utiles que, par des interprétations inutiles, retirer sa tête du joug de la servitude pour l'envelopper dans les filets de l'erreur. »
J'en viens maintenant à l'assertion que l'édition bilingue et juxtalinéaire de DMM est réservée aux lettrés. Pour les raisons que je viens de donner, je la crois fausse. Et je la crois risible parce que, parmi ceux qui manifestent leur mépris à l'égard de la Vulgate, les lettrés sont les plus actifs. Les autres, le plus souvent, ne sont en fait qu'ignorants. Mais eux, ils sont ignorants et agressifs. Ils ignorent ce qu'est la Vulgate et ce qu'elle pourrait leur apprendre. De plus ils ne veulent pas le savoir. Et, en outre, ils font tout ce qu'ils peuvent pour empêcher qu'on le sache.
Non, notre édition n'est pas réservée aux lettrés, qui peuvent d'ailleurs étudier la Vulgate dans des éditions savantes. Notre édition est faite pour les simples fidèles qui veulent étudier la Parole de Dieu, intacte et authentique. Et qui acceptent de s'en donner sérieusement les moyens.
Q. *-- Pourquoi avez-vous choisi de rééditer l'édition sixto-clémentine de la Vulgate ? Il y en a d'autres.*
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R. -- Nous avons réédité le texte de l'édition sixto-clémentine parce que lui seul correspondait pleinement à notre dessein : remettre en circulation la version latine antique et commune, dans une édition courante.
Il existe en effet différentes éditions de la Vulgate dont plusieurs savantes et critiques. Il se peut que l'une ou l'autre restitue, plus fidèlement que l'édition sixto-clémentine, l'intégrité de la version antique et commune. J'accorde bien volontiers qu'on a restitué aujourd'hui le texte de s. Jérôme plus sûrement qu'il y a quatre siècles ; que l'on a une idée plus juste de ce qu'est le « texte commun » -- les cas importants d'incertitude étant peu nombreux. Ceci en raison de l'immense somme de travaux menés à bien depuis plus d'un siècle avec des moyens considérables.
Mais ces éditions critiques et savantes n'ont pour elles que l'autorité de leurs qualités propres. Aussi réelle et considérable qu'elle soit, cette autorité n'est pas du même ordre que l'autorité particulière de l'édition universellement en usage dans l'Église depuis trois siècles et demi.
Le problème à résoudre aujourd'hui, par-dessus tout, c'est de se procurer des livres aussi sûrs que possible. Dans le grand désordre où nous sommes et qui ne prendra pas fin comme par enchantement, je crois qu'il faut s'en tenir, au moins pour les livres fondamentaux dont nos pères eurent la possession paisible, à ce qui s'est transmis de générations en générations et comme de la main à la main.
Si nous étions (beaucoup) plus riches en hommes et en sous, la question changerait d'éclairage, sans doute. Mais dans l'état de détresse intellectuelle et économique où nous sommes, je ne crois pas qu'il soit prudent d'envisager autre chose. Cela va changer, me dit-on. Peut-être, mais pas en cinq sets, ni en cinq mois. Il y faudra des années ; autant qu'on puisse le mesurer, beaucoup d'années.
76:230
Avant d'aller plus loin, et en conclusion de ma réponse à cette question, il me paraît utile de préciser que l'ensemble de ma démarche a son fondement dans la Lettre à Paul VI de Jean Madiran. Afin d'expliquer ce que j'entends par là, je citerai le commentaire de la seconde rubrique des Intentions d' « *Itinéraires *» pour le dernier Vendredi du mois :
Nous l'avons écrit à Paul VI le 27 octobre 1972 : «* Très Saint Père, c'est sous votre pontificat que les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine. *» Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence.
Il est avéré, nous l'avons écrit à Paul VI, que « *les enfants chrétiens ne sont plus éduqués mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile et du pape actuel -- et qui consistent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges, -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément *».
A contre-courant de cette apostasie immanente, nous gardons l'Écriture sainte, et le catéchisme romain, et la messe catholique. Nous les gardons dans les éditions antérieures à l' « évolution » dite « conciliaire », parce que nous savons que dans ces éditions-là, il n'y a pas lieu de vérifier d'abord chaque page et chaque ligne. C'est la pensée permanente, universelle et définie de l'Église que nous voulons conserver, cultiver, transmettre, en travaillant à notre place et par les moyens qui sont les nôtres (...).
« Travaillant à notre place et par les moyens qui sont les nôtres. » Tel est le point de vue qui est le mien dans les notes, parfois démesurées je le crains, qui escortent la production de DMM.
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Ce point de vue est celui d'un éditeur. Je le dis ici parce que l'occasion s'en présente et pour qu'on ne se méprenne pas sur la portée des considérations que je suis amené à développer lorsque le besoin s'en fait sentir, comme c'est le cas présentement.
Q. -- *Pourquoi n'avez-vous pas édité la* « *néo-Vulgate *»* ?*
**1**
R. -- Pour deux séries de raisons :
**1. -- **La première a trait au caractère général du pontificat de Paul VI. Je mettrai en fait dans ma réponse :
-- que les doutes très graves et les inquiétudes qu'ont soulevés différents actes de Paul VI sont justifiés ; je précise que je considère les doutes en eux-mêmes et non pas les conséquences que les uns ou les autres ont estimé devoir en tirer ;
-- qu'il était légitime, en raison des circonstances, en France particulièrement, d'entreprendre sans attendre la publication d'une bible à laquelle les catholiques puissent se référer en toute sûreté.
**2. -- **La seconde série de raisons tient au problème particulier posé par cette « néo-Vulgate ».
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Je m'en tiendrai, pour l'essentiel, à ce que nous savons des principes de sa réalisation. Une autre argumentation prendrait en considération le texte lui-même de la « néo-Vulgate ». Avec l'aide de Dieu, cette étude critique viendra en son temps. Mais je ne me suis pas fondé sur elle pour prendre la décision de ne pas éditer ce texte.
**2**
La « néo-Vulgate » a été présentée par Paul VI le 22 décembre 1977, dans son allocution au Sacré-Collège ([^16]), en ces termes :
Le second événement, c'est l'achèvement récent, après douze années de travail, de la révision de la Vulgate latine, et la publication de tous les livres de la Bible dans l'édition préparée par la Commission spéciale que nous avions créée peu après la fin du Concile, le 29 novembre 1965. L'année suivante, en cette même circonstance de la réception du Sacré-Collège et de la prélature romaine, nous avions parlé de cette initiative, déjà engagée sous la direction du cardinal Bea, pour préparer, avions-nous dit, « une édition requise par le progrès des études bibliques et par la nécessité de donner à l'Église et au monde un nouveau texte de la Sainte Écriture faisant autorité. On envisage, avions-nous ajouté, un texte dans lequel celui de la Vulgate de saint Jérôme sera respecté à la lettre là où il reproduit fidèlement le texte original, tel qu'il résulte des éditions scientifiques actuelles. Il sera, par contre, prudemment corrigé là où il s'en éloigne ou ne l'interprète pas correctement, en employant dans ce but la langue de la *latinitas biblica* chrétienne.
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Le respect de la Tradition s'harmonisera ainsi avec les saines exigences critiques de notre temps. Et la liturgie latine aura de la sorte un texte unitaire, scientifiquement irréprochable, cohérent avec la Tradition, l'herméneutique et le langage chrétien. Il servira également de référence pour les versions en langue vulgaire ([^17]) » (AAS 59, 1967, p. 53 et s.).
Ces promesses ont été remplies. La révision a été faite grâce à la collaboration d'un groupe restreint et bien préparé d'experts dans les différentes branches des sciences bibliques et linguistiques. Ce texte, dans la mesure où cela a été possible, est déjà utilisé en grande, partie dans les éditions liturgiques des livres publiés ces dernières années. Il est aussi couramment adopté dans les célébrations solennelles présidées par nous. Et nous aimons penser qu'il pourra servir de base sûre pour les études bibliques de notre très cher clergé, spécialement là où la consultation de bibliothèques spécialisées ou la diffusion d'études de valeur est plus difficile. Et pour que le texte entier, actuellement disponible en éditions séparées, puisse être accessible à tous il sera réuni en une seule édition, ample, élégante et maniable, digne du Livre sacré, qui constituera un événement historique. Une commission spéciale est déjà à l'œuvre pour la réalisation de cette initiative.
Nous nous réjouissons intimement de vous donner cette bonne nouvelle. Nous remercions Dieu que cette tâche soit achevée, et nous lui demandons d'accompagner de sa grâce les effets bienfaisants qu'elle aura à l'avenir. « Que la parole de Dieu poursuive sa course et soit glorifiée » (2 Th 3, 1), telle est l'unique intention qui nous a guidé.
**3**
Ce « nouveau texte de la sainte Écriture faisant autorité » a donc été réalisé sous le pontificat de Paul VI.
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Pour la raison que j'ai dite en commençant, ce fait, à lui seul, conduit à accueillir cette nouveauté avec réserve. D'autre part il ne pousse pas à rechercher une interprétation rassurante à tout prix de la présentation papale et des indications qu'elle contient.
**4**
Ce travail a été entrepris par une commission présidée par le cardinal Bea. En matière de nouveau texte biblique, ce célèbre jésuite n'en était pas à son coup d'essai lorsque la commission qu'il présidait se mit à l'œuvre.
Sous Pie XII, il avait dirigé l'équipe fameuse qui concocta un Psautier entièrement renouvelé et complètement raté. Redisons-le encore. Il est très difficile de toucher à ce qui est consacré par l'usage liturgique. Même saint Jérôme y a échoué : sa version hébraïque du Psautier n'est pas entrée dans les mœurs. Et l'échec de l'entreprise de Nicolas V dont j'ai parlé ailleurs, comme aussi celle de Cajetan et d'autres encore, est là pour rappeler que n'est pas saint Jérôme, ni saint Damase, qui veut...
**5**
Paul VI indiquait dans le discours de 1966 auquel il se référait en 1977 que cette nouvelle version latine ferait autorité.
81:230
Il ne changea point d'avis à ce sujet : l'allocution citée nous le dit, la « néo-Vulgate » est utilisée dans les livres récemment publiés et adoptée dans les célébrations solennelles présidées par lui. Mais on ne sait pas d'où cette nouvelle version tient son autorité, ni dans quelle mesure son introduction comporte le rejet (l'interdiction ?) de la Vulgate ni de son édition sixto-clémentine. Et ce n'est pas sa mise en service quasiment clandestine dans la nouvelle liturgie (célébrée en latin ?) qui renseigne sur ce point.
**6**
Après ces observations préalables, venons-en à ce qui concerne directement l'établissement de la « néo-Vulgate ». J'entends au dessein fondamental exposé par Paul VI. Ce dessein c'est de réviser la Vulgate latine. Mais attention : il ne s'agit pas d'une révision qui tendrait à mieux restituer dans son intégrité la version antique et commune ; il s'agit « de donner à l'Église et au monde un nouveau texte de la Sainte Écriture faisant autorité ».
Ceci requiert un peu d'application. Je rappelle que la Vulgate est « la version latine, antique et commune, approuvée dans l'Église par le long usage de tant de siècles » (Conc. de Trente), « que recommande la pratique quotidienne de l'Église » (Léon XIII).
Cette version est en un sens un idéal, dans la mesure où l'Église n'a pas défini pour chaque phrase de l'Écriture quel était le texte antique et commun. Mais il est certain que l'édition sixto-clémentine en est une restitution fidèle.
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Elle a été réalisée avec le dessein, exposé par saint Robert Bellarmin dans la préface, de publier un texte qui soit aussi fidèle que possible à celui de saint Jérôme, tout en tenant compte de l'usage commun constant en cas de désaccord ou d'incertitude et cela même si d'un point de vue critique cet usage était discutable. Nous ne savons pas de façon aussi détaillée quel était l'objectif d'Alcuin au VIII^e^ siècle ; ni ce qu'envisageait exactement saint Pie X au début de ce siècle. Mais il est certain que, dans un cas comme dans l'autre, la restitution du texte de saint Jérôme était l'axe principal.
Ce principe est écarté par Paul VI. La commission postconciliaire et pontificale n'a pas eu pour règle de conserver la version antique et commune en la ramenant avec plus de rigueur à son type premier -- représenté pour l'essentiel par la traduction de saint Jérôme. Elle a eu pour règle de se conformer au texte grec.
**7**
Remarquons en passant que les indications données par Paul VI en 1966 sur l'établissement du texte, répétées telles en 1977, ne sont pas cohérentes avec les précisions données en 1970 par l'introduction du volume contenant les Quatre Évangiles ([^18]) de la « néo-Vulgate ». Dans l'allocution il est dit :
« Le texte de saint Jérôme sera respecté à la lettre là où il reproduit fidèlement le texte original, tel qu'il résulte des éditions scientifiques actuelles. Il sera, par contre, prudemment corrigé là où il s'en éloigne ou ne l'interprète pas correctement. »
83:230
Mais nous lisons dans l'introduction :
« La méthode observée a été de faire concorder le texte latin le plus possible avec le texte grec certain ou du moins probable en raison des règles de la critique : nous avons poussé ce souci jusqu'à traduire mot à mot les expressions grecques dans la mesure du possible en les rendant en quelque sorte par une copie, et à dépasser la règle de saint Jérôme qui s'est souvent abstenu de correction pour ne pas troubler l'esprit des lecteurs. »
Il y a là plus qu'une nuance. Ce n'est pas la même chose de prendre pour règle de suivre saint Jérôme en le corrigeant prudemment ou de prendre pour règle de faire concorder le texte latin avec le texte grec en dépassant saint Jérôme.
Mais il est vrai que ces règles ont un trait commun : elles tendent à faire trancher par la critique (la science) et par elle seule en dernier ressort, toutes les questions scripturaires. Ce qui est fort inquiétant.
**8**
Je ne discute pas ici le point de savoir si ce changement de règle est légitime ou non, je prie qu'on le note. Je mets en évidence un fait. Depuis que, dans l'Église romaine, le grec a été abandonné pour le latin, ce qui s'est produit au cours du IV^e^ siècle, une version latine de l'Écriture s'est progressivement imposée jusqu'à devenir la version commune. Cette version est regardée à partir du VI^e^ siècle comme le principe régulateur de la transmission de l'Écriture dans l'Église romaine.
84:230
Depuis cette époque, à ce que les historiens de la Vulgate nous disent, cette version commune fut préservée de toute altération substantielle constante et répandue, même si elle a souffert de la faiblesse humaine des copistes, imprimeurs et autres éditeurs. Pendant tout ce temps, qui comprend la renaissance carolingienne et la floraison scolastique, la renaissance humaniste et novatrice, le rationalisme militant et le libéralisme intégral, elle a résisté aux assauts comme aux abus.
Elle a nourri des hommes d'une prodigieuse fécondité dans tous les ordres de la pensée et de l'action. Dans la chaîne merveilleuse de ces hérauts de Dieu, le saint Curé d'Ars donne la main au peintre de la Pietà d'Avignon, Charlemagne à Claudel, Arnould Gréban à Christophe Colomb, Bossuet à l'architecte de Chartres, Alcuin à saint François Xavier et Péguy à saint Thomas d'Aquin.
Cette puissance de résistance aux injures du temps, cette adoption par tous pendant des siècles sont des faits. Ces faits ne sont pas des arguments, c'est entendu, mais ils rendent raison de ce qui fut, jusqu'à Paul VI, la pratique constante de l'Église.
**9**
La raison principale qui justifie à mes yeux la décision de ne pas publier la « néo-Vulgate » est donc la rupture avec la pratique traditionnelle de l'Église qui prend sa place dans ce qu'on pourrait appeler le « refus de succession » opéré sous le pontificat de Paul VI.
85:230
Cette pratique nous est parvenue comme un héritage immémorial, jalousement conservé par nos pères dans la foi. Cet héritage comprend : la Vulgate en tant qu'elle est « la version latine, antique et commune » ; l'édition qu'en ont donnée Sixte Quint et Clément VIII ; et le principe de conservation de cette version, jusqu'ici observé dans l'Église romaine.
**10**
Pour le lecteur qui consentirait d'aventure à me suivre encore, j'ajouterai deux remarques.
La première concerne l'emploi de l'expression « néo-Vulgate ». Il y a équivoque grave à parler de « néo-Vulgate » à propos de la version latine paulinienne. Toujours pour cette raison qu'elle n'est pas une nouvelle édition de la Vulgate -- version antique et commune, mais une nouvelle version latine. Celle-ci n'a d'antique que ce que « la science » a accepté de conserver. Et elle doit encore devenir commune. Par contre l'expression néo-Vulgate aurait convenu (comme abréviation) pour désigner une nouvelle édition de la Vulgate, succédant à l'édition sixto-clémentine, selon le projet envisagé par s. Pie X.
**11**
L'autre remarque, qui mériterait un développement important, concerne la question du précédent historique évoqué avec insistance par les artisans et les partisans de la nouvelle version latine. Voici en substance leur argumentation.
86:230
Saint Jérôme, sur l'ordre de saint Damase, révisa le texte latin des Évangiles d'après les originaux grecs les plus anciens et les plus dignes de foi. De même il retraduisit en latin les livres de l'Ancien Testament depuis les originaux hébraïques les plus sûrs qu'il put se procurer. Ainsi est-il opportun, aujourd'hui où le progrès des sciences et des études le permet, d'établir une nouvelle version latine plus fidèle au texte inspiré.
Le précédent ainsi présenté ne manque pas de force. Et pourtant l'utilisation qui en est faite pour justifier l'entreprise actuelle me paraît hasardeuse.
C'est que la situation n'est pas la même. Dans le courant du IV^e^ siècle, peu importe ici une précision sur laquelle les experts ne s'accordent pas, le grec a cessé d'être la langue officielle de l'Église romaine. Il existait depuis longtemps des traductions latines à l'usage des missionnaires et des prédicateurs. Mais le remplacement du grec par le latin, comme langue liturgique notamment, créait une situation nouvelle. Car, de ce fait, l'original grec pour le Nouveau Testament et la version des Septante pour l'Ancien cessaient d'être les références de l'Église de Rome. La question se posait donc de fixer un texte latin aussi correct que possible en remplacement. D'où ma première observation : je ne vois pas ce qui permet un rapprochement avec la situation présente. Au IV^e^ siècle la question se posait dans les faits. Car dans l'Église libérée de la persécution, ayant à s'organiser publiquement, la primauté de Rome allait s'affirmer. Et d'autre part l'instrument universel de communication existait, au moins dans le monde que connaissaient les pasteurs de l'Église militante d'alors. Aujourd'hui il n'y a plus que l'Église romaine qui possède un instrument universel de communication et cet instrument est sans doute le signe le plus visible de la catholicité. Par contre, on bat en brèche l'autorité de Rome à Rome même et le processus de désagrégation du corps visible de l'Église militante ne cesse de s'accélérer.
87:230
D'autre part et c'est ma seconde observation, lorsque saint Damase demanda à saint Jérôme d'établir une version latine aussi correcte que possible des Quatre Évangiles, saint Jérôme n'avait pas à tenir compte d'une version aussi fermement établie que notre Vulgate. Rappelons-nous qu'au IV^e^ siècle le Canon des Écritures faisait l'objet de discussions auxquelles saint Jérôme prit part. Ce qui à soi seul suffit à montrer que le climat intellectuel était fort différent du nôtre. Et sans doute, en un sens, saint Jérôme était-il plus libre. Cependant, corrigeant le texte latin des Évangiles, il crut de son devoir de ne pas corriger lorsque cela n'était pas indispensable pour ne pas troubler inutilement les fidèles. Or cette règle, les traducteurs des Évangiles de la « néo-Vulgate » la déclarent dépassée par eux. Ce faisant ils affaiblissent sérieusement le bien-fondé de leur recours au précédent de saint Jérôme.
Observons encore ceci qui s'applique à l'Ancien Testament : saint Jérôme n'a pas entrepris de donner une nouvelle version grecque qui serait entrée en concurrence directe avec celle des Septante. Il voulait donner, selon ses dires, une traduction des originaux hébraïques à l'usage des Latins. J'ajoute qu'il n'a jamais laissé entendre qu'il pensait établir ainsi le texte d'une version destinée à faire autorité dans l'Église universelle.
Et pourtant c'était lui que Dieu avait commis parmi ses écrivains pour être le Père de la Vulgate, le traducteur prodigieux en qui l'Église célèbre son Docteur excellent.
88:230
*Q. -- Pourquoi avoir dépensé cet argent à rééditer la Vulgate ? Il aurait été mieux employé à secourir le Tiers-Monde.*
R. -- Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Remarque : il semble qu'il existe dans le Tiers-Monde des catholiques qui considèrent que notre réédition de la Vulgate est un vrai « secours » car il en est parti plusieurs collections complètes en Afrique noire, à Madagascar et jusqu'en Océanie.
*Q. -- Nous voudrions vous aider en offrant la Vulgate mais nous ne savons pas à qui. Que faire ? Nous aimerions avoir votre réédition de la Vulgate mais nous n'avons pas les moyens de l'acheter. Pourriez-vous faire quelque chose ?*
R. (aux deux questions). -- Nous pouvons servir d'intermédiaire entre ceux qui peuvent et désirent offrir la Vulgate et ceux qui désirent l'acquérir, mais ne le peuvent pas.
N.-B. -- On peut nous proposer des « bourses » en aussi grand nombre que l'on voudra, car nous sommes loin de pouvoir procurer autant de collections qu'il serait utile à différents collèges, noviciats, mouvements de jeunes, etc., qui souhaiteraient en disposer.
89:230
*Q. -- Obscurantistes ! Pourquoi vous cramponnez-vous à la Vulgate ?*
R. -- Nous demeurons fidèles à la version de l'Écriture reçue de nos pères dans la foi parce que, dans le grand désordre où nous sommes, elle nous donne accès à la Parole de Dieu intacte et authentique. Je le redis à cette occasion -- je ne crois pas que seule la Vulgate permet l'étude de l'Écriture en toute sûreté. Il est évident que les originaux et les antiques versions orientales le permettent aussi à ceux qui peuvent les lire ; pourvu dans tous les cas que soient sauvegardés les droits exclusifs de l'Église en matière d'interprétation. Mais je nie résolument qu'aucune version moderne en langue vulgaire offre des garanties analogues aux antiques versions.
Quant au gros mot, il me fait rire. Car il vient immanquablement de ceux qui veulent priver les simples fidèles du latin. Et ce sont, le plus souvent, les mêmes qui déclarent saint Thomas dépassé et la Vulgate périmée. Les obscurantistes ce sont eux qui veulent nous interdire l'accès à la langue de notre mère et nous empêcher de puiser au trésor de l'Église latine, au nom d'on ne sait quel scientisme intégral, d'on ne sait quelle futurologie illuministe.
Je n'ai jamais eu l'idée que l'étude des langues bibliques et de toutes les sciences auxiliaires était inutile ou secondaire. Et non seulement je crois à la nécessité de telles études, selon que les papes l'enseignent, mais c'est même pour cela que je travaille à donner aux catholiques que je puis atteindre le goût et les moyens de l'étude de l'Écriture.
90:230
Mais en commençant, selon qu'il est dans l'ordre, par ce que nous avons reçu de nos pères. C'est ainsi qu'après avoir réédité le Nouveau Testament, DMM entreprenant de publier une collection de Réflexions sur les saints Livres, celle-ci commence par les Réflexions sur les Quatre Évangiles tirées de Bossuet.
\*\*\*
Achevant cette série de réponses aux diverses questions qui m'ont été posées depuis deux ans, j'attire à nouveau l'attention du lecteur sur le point de vue particulier qui est le mien. En tant qu'éditeur catholique, j'ai cru de mon devoir d'entreprendre cette réédition et d'expliquer pourquoi selon mes forces.
J'espère que ces explications contribueront à faire connaître, fréquenter et aimer ce rempart de l'Écriture qu'est la Vulgate. Car je crois fermement que ceux qui étudieront la Parole de Dieu dans la version latine, antique et commune, avec l'aide et le guide de l'enseignement traditionnel de l'Église, affermiront ainsi leur foi, Dieu aidant.
Antoine Barrois.
Traduction de Marc 10, 17-20.
... une personne... lui dit :
Bon Maître, que dois-je faire, *je vous prie,* pour acquérir la vie éternelle ?
Jésus lui répondit :
Pourquoi m'appelles-tu bon ? Il n'y a que Dieu seul qui soit bon. Tu sais les commandements : Tu ne commettras point d'adultère. Tu ne tueras pas. Tu ne déroberas pas. Tu ne porteras pas de faux témoignage. Tu ne feras tort à personne. Honore ton père et ta mère.
Il lui répondit :
Maître, j'ai observé toutes ces choses dès ma jeunesse.
91:230
### Le poisson de saint Corentin
*Le folklore et le sacré*
par Hervé Kerbourc'h
« *La frontière est indécise, perméable,\
entre le folklore et le sacré ; toucher\
au premier est souvent tarir les sources\
du second. *»
*R.-L. Bruckberger.*
Au début du VI^e^ siècle, il y avait en Cornouaille un ermite du nom de Corentin, que le roi Gradlon, célèbre à cause de la ville d'Ys, vint chercher pour devenir évêque de son peuple. C'est ainsi que saint Corentin fut à l'origine de la ville de Quimper et son premier évêque, et qu'il demeure son saint patron.
A la sortie de la messe de la fête de saint Corentin, jusqu'à ces dernières années, on vendait des gâteaux en forme de poissons ([^19]).
92:230
En effet le poisson est l'attribut iconographique de saint Corentin, comme le cerf est celui d'assez nombreux saints (cf. Psaumes 17 et 41), comme le chien est celui de saint Roch, le loup celui de saint Hervé. Lorsque saint Corentin était ermite, il se nourrissait d'un unique poisson qu'il avait dans sa fontaine. Chaque jour, il en découpait ce dont il avait besoin, en ayant soin de ne pas abîmer l'arête, et chaque jour le poisson reparaissait entier. Un jour que Gradlon vint avec sa suite visiter l'ermite, le poisson se multiplia pour nourrir tout le monde. Ce poisson est clairement un symbole eucharistique. On pense immédiatement à l'*ichthys,* symbole et signe de reconnaissance très répandu lors des persécutions des premiers siècles du Christianisme ([^20]). Le poisson, symbole du Christ et de l'Eucharistie, de Celui dont plusieurs apôtres, de pêcheurs de poissons ont été faits pêcheurs d'hommes, d'hommes petits poissons appelés à devenir semblables à l'Ichthys parfait dont ils ont été faits cohéritiers de la Gloire éternelle, ce symbole apparaît fréquemment dans les Évangiles, et les multiplications des pains (symboles eucharistiques) sont aussi des *multiplications des poissons*. Enfin, je pense aussi à la phrase superbe de saint André à son juge : « Pour moi, Il est un Dieu tout-puissant, seul et vrai Dieu, auquel je sacrifie tous les jours, non point les chairs des taureaux, ni le sang des boucs, mais l'Agneau sans tache immolé sur l'autel ; et tout le peuple participe à sa chair, et l'Agneau qui est sacrifié demeure entier et plein de vie. » Voilà ce qui me vient spontanément à l'esprit, quand je pense au poisson de saint Corentin. Ce poisson que l'on mange tous les jours, qui se multiplie pour rassasier tous les convives, et qui est toujours vivant et entier, c'est un des plus beaux, des plus hauts symboles de l'histoire des saints de Bretagne. Cependant, le célèbre historien Dom Lobineau (1666-1727) en a parlé comme d'une fable « plus propre à amuser des enfants qu'à édifier des personnes sérieuses ». Cette phrase est pour moi proprement scandaleuse.
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Elle révèle un manque d'intelligence spirituelle étonnant chez un disciple de saint Benoît, mais qui m'étonnerait tout autant de la part de n'importe quel chrétien. En effet, si un chrétien ne comprend pas le symbolisme du poisson de saint Corentin, je ne vois pas comment il peut comprendre ce qui est au cœur de la religion chrétienne, à savoir les sacrements, qui sont aussi des symboles, beaucoup plus élevés dans l'ordre de la réalité, mais qui apparaissent pourtant d'abord à l'homme comme des symboles.
Le mot *symbole,* pour moi, a une grande partie de sa signification couverte par le mot latin *sacramentum*, tel qu'il était employé par les Pères latins. Ce mot était d'un usage très répandu, avec des nuances de sens très variées, suivant qu'on insistait sur l'idée de sacré, de secret ou de serment. Il était l'exacte traduction du mot grec mystère, employé par les Pères orientaux. Ce qui me conforte dans l'équivalence que je vois entre *sacramentum* et *symbole,* c'est que Dom Guéranger, dans sa Somme intitulée l'*Année liturgique*, emploie très souvent les mots *mystère, mystérieux* dans des cas où, personnellement, j'emploierais les mots symbole, symbolique. Depuis Pierre Lombard, au XII^e^ siècle, le mot *sacramentum* sert à désigner uniquement les sept sacrements institués par Notre-Seigneur Jésus-Christ. L'évolution du mot montre clairement que le sacrement est un symbole. Les théologiens disent même que c'est un signe. Or la notion de signe est encore plus vaste que celle de *symbole.* Si je vois de la fumée, c'est signe qu'il y a du feu. Ce signe est purement matériel, ce n'est pas un symbole. « Le. signe, c'est une chose qui, à côté de ce qu'elle représente extérieurement, suggère à notre esprit quelque autre chose. » C'est une définition de saint Augustin qui passe au symbole, au symbole véritable lorsqu'il écrit : « Les signes, quand il s'agit de choses divines, s'appellent *sacramenta*. » Voici donc qu'apparaît toute la hiérarchie des symboles. Le mot *symbole* paraît d'un emploi récent en son sens actuel. Dans l'Antiquité il désignait un signe de reconnaissance (le *Symbole* des Apôtres). On peut remarquer que l'Ichthys avait ce sens pour les premiers chrétiens et s'il est toujours un symbole, c'est aujourd'hui dans son sens moderne. Ce mot a aussi un sens purement profane : on parlait à la fin du siècle dernier de « poésie symboliste » ; on dit que le lion est symbole de la force. C'est là le plus bas degré de la hiérarchie et il est en dessous de la catégorie des *sacramenta*. Le symbole-*sacramentum* commence là où il s'agit de choses divines, c'est-à-dire quand la signification du signe est spirituelle.
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Ce que l'on peut remarquer tout d'abord, c'est que cette catégorie est immense. En effet la création tout entière est symbole, dans ce sens que toute créature chante son créateur. La hiérarchie s'établira suivant que la signification spirituelle du symbole sera plus ou moins précise, plus ou moins profonde. C'est ainsi que l'humble caillou du chemin sera au bas de l'échelle, tandis que le poisson de saint Corentin s'y trouvera beaucoup plus haut placé. Il y a, au sommet de l'échelle, sept échelons réservés aux sept symboles les plus grands que l'homme puisse connaître. Ces symboles ont accaparé le mot *sacramentum.* De fait ils sont plus sacrés, plus secrets ; plus mystérieux. Ils sont les sept canaux qui relient directement la Victime glorieuse du calvaire aux âmes des fidèles. Comme les plus élevés des simples symboles, les sacrements, qui sont des symboles sacrés en action, ont une signification spirituelle, une signification divine précise, mais ce qui est extraordinaire c'est qu'ils opèrent, qu'ils effectuent ce qu'ils signifient, « symboles créateurs de grâce » ([^21]).
Il y a sept sacrements, mais il y en a un qui est très différent des autres, sans échapper cependant à aucun des critères du sacrement, c'est l'Eucharistie, soleil de la vie sacramentelle, cœur divin de l'Église. L'Eucharistie est bien encore un symbole, symbole de nourriture, double symbole d'union, union à Dieu, union des fidèles entre eux. Mais ici le symbole s'effiloche, comme la brume qui n'est retenue que par quelques branches et qui s'évanouit déjà sous l'action du soleil ; car ici aussi le Soleil, le divin Soleil est là, dans toute sa Réalité et le symbole n'est plus que dans les accidents sensibles. La substance lui échappe, substance divine du Verbe incarné. C'est ici que l'échelle des symboles atteint le Ciel et Dieu vient à la rencontre de l'homme. C'est par le corps qu'Il a tiré de la Vierge que l'Auteur de la grâce veut produire l'union spirituelle, et ceci est encore un aspect du divin symbolisme sacramentel, symbolisme efficace jusqu'à l'union réelle avec la Réalité. C'est ainsi que l'Eucharistie est le premier et le huitième sacrement (celui de l'Éternité, panis caelicus) comme le dimanche est le premier et le huitième jour de la semaine (celui de l'Éternité).
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Nous sommes passés directement du symbole comme signe spirituel au sacrement qui effectue ce qu'il signifie. A première vue il semblerait qu'il y ait une sorte de rupture entre les deux catégories de symboles. Mais je ne le crois pas, car entre ces deux classes de signes il y en a une autre, qui est très vaste et très complexe, celle des sacramentaux. Cette classe comprend pêle-mêle tous les symboles proprement religieux, c'est-à-dire utilisés par l'Église. Ainsi il y a des sacramentaux qui se rapprochent beaucoup des simples symboles (par exemple les vitraux et les statues) ([^22]) et des sacramentaux qui se rapprochent beaucoup des sacrements, même d'une façon qui peut être troublante. Tout d'abord il est clair qu'il y a des sacramentaux qui sont des signes efficaces. L'eau bénite, le sel béni, chassent les démons. Il ne s'agit pas ici de produire la grâce, mais d'ôter un obstacle à la grâce. Mais n'y a-t-il pas des sacramentaux qui soient signes efficaces de grâce ? Pour ma part, je pense que oui. Je citerai par exemple l'onction du saint-chrême après le baptême, la prière de l'Église, l'année liturgique, les bénédictions, la consécration des autels et des églises, le signe de croix, le Rosaire, les Saintes Écritures... Cependant ces sacramentaux, si l'on admet qu'ils sont porteurs de grâce, et non pas seulement signes, ne sont pas pour autant des sacrements. Ils ne contiennent pas toutes les caractéristiques techniques des sacrements (le *res et sacramentum* ([^23]) par exemple). Ils ne contiennent pas une grâce précise, spéciale, comme les sacrements, et les conditions d'opération de cette grâce ne sont pas aussi simples ni aussi sûres que pour eux. Et enfin ce qui distingue les sacramentaux des sacrements est qu'ils n'ont pas été institués par Notre-Seigneur, mais par l'Église.
On peut remarquer que les sacramentaux forment une cour de serviteurs fidèles autour des sacrements. Il est digne et juste que la cour la plus somptueuse soit celle qui entoure le souverain sacrement.
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Le Soleil de la vie surnaturelle est entouré de ce que Dom Guéranger aimait appeler les pompes de la liturgie, un ensemble prodigieux de rites, de symboles : la sainte messe, elle-même inclue dans un autre ensemble de symboles, encore plus vaste et grandiose, l'année liturgique, l'ensemble de symboles le plus sacré et le plus étendu que l'homme puisse connaître, puisqu'il concerne chaque jour de l'année, qui devient ainsi un jour de fête, férial ou festif. Ainsi le divin Soleil de justice s'habille-t-il chaque jour d'un manteau différent et varié, acclamé par les hiérarchies angéliques et par les saints qui sont autant de pierres précieuses qui se succèdent jour après jour en ornements du vêtement d'or, d'encens et de myrrhe du Roi de Gloire, qui scintille d'Éternité au milieu de nos ténèbres. *Quam dilecta tabernacula tua Domine virtutum, concupiscit et deficit anima mea in atria Domini.* La liturgie est ainsi la plus extraordinaire, la plus complète des mises en scène, car c'est une mise en scène sacrée, c'est *la* mise en scène sacrée, puisqu'elle a pour rôle de faire entrer en scène l'Acteur éternel, avec son ensemble de décors, de costumes, de musique, de chant, de poésie, de lumières, de processions, d'encensements... qui mobilise tous les fidèles. Mais on remarquera que lorsqu'on arrive au centre de la liturgie, les serviteurs inutiles se taisent et adorent. Il n'y a plus alors rien qui vienne de l'homme, car c'est le Tout qui vient de Dieu. La liturgie s'est faite silence sacré, car la Parole de Dieu est silence pour l'homme. Comme au niveau du sacrement d'Eucharistie, le symbole bascule dans la Réalité Divine, au moment de la consécration la liturgie bascule elle aussi dans la même Réalité, dans l'au-delà du symbole, dans l'au-delà de la liturgie, dans le Mystère suprême.
Il n'y a certainement pas d'autre approche aussi complète de l'année liturgique que la somme que lui a consacrée Dom Guéranger, où se succèdent pour chaque jour ou chaque période, enseignement de l'Église, commentaires des Pères, pièces liturgiques de toutes les liturgies catholiques antiques, notices sur la vie du saint fêté ce jour-là, avec d'autres pièces liturgiques à son honneur. C'est à cause de l'œuvre de Dom Guéranger que je prétends que la liturgie est un sacramental qui contient et opère les grâces qu'il signifie ([^24]).
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Il y a un détail qui appuie mon opinion, c'est la fréquence (surtout dans les antiennes de Magnificat) de *hodie,* « aujourd'hui ». La liturgie de Noël insiste sur ce point. Le répons des premières vêpres est *Aujourd'hui* vous saurez que le Seigneur va venir, et *demain* vous verrez sa Gloire. L'antienne du Magnificat dit « Quand le soleil se sera levé dans le ciel, vous verrez le Roi des rois ». L'antienne de Magnificat des deuxièmes vêpres contient quatre *hodie,* celle de l'Épiphanie, célèbre à juste titre, en comporte trois. Je n'ajouterai que l'oraison de Pâques : « Deus, qui *hodierna die\...* » Celles de l'Ascension, de la Pentecôte, des saints Apôtres Pierre et Paul... débutent de la même façon. Cette insistance sur *le jour d'aujourd'hui* montre bien qu'il ne s'agit pas d'une simple commémoration d'un mystère, mais que l'on participe, d'une certaine façon, mystérieuse mais réelle, au mystère lui-même. Nous sommes toujours ici au cœur de la signification profonde du mot symbole, au cœur du *sacramentum* des Pères.
Nous avons établi une hiérarchie des symboles. Mais on peut constater qu'il y a des objets symboliques et des paroles symboliques. Au plus bas degré de ces objets symboliques, il y a le banal caillou dont nous avons déjà parlé, et qui déjà chante son Créateur. Au plus haut degré, il y a l'Eucharistie ou, plus exactement, le plus haut degré de l'échelle touche l'Eucharistie qui le dépasse à l'infini. Au plus bas degré des paroles symboliques, il y a toute parole, car toute parole est essentiellement un symbole. Mais comme nous essayons de faire coïncider *symbole* et *sacramentum,* nous laisserons les paroles profanes au rang des signes. Au plus haut degré, nous aurons le Verbe lui-même, principe de la parole. Nous voyons que ces deux échelles aboutissent à la même Personne, à savoir la deuxième Personne de la Sainte Trinité. Les deux échelles se sont déjà rejointes pour les sept sacrements, composés de « paroles » et d' « objets », actes symboliques. La réunion des deux échelles est clairement exprimée par la superbe définition de saint Augustin du sacrement : *visibile verbum.*
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Le Verbe nous est offert sous deux formes sensibles principales : l'Eucharistie et les Évangiles. C'est pourquoi la contemplation des saints a pour objets l'Eucharistie et l'Évangile, c'est-à-dire le Verbe sous forme d' « objet » et sous forme de « parole », Jésus-Christ, centre des symboles et lui-même Symbole Divin dans son humanité. Il n'est donc pas étonnant que les Paroles que nous a laissées le Verbe soient les paroles les plus éminemment symboliques que nous puissions connaître, avec les autres parties de l'Écriture Sainte, qui sont aussi Paroles du Verbe. Par conséquent la pensée traditionnelle, la pensée vraiment chrétienne sera symbolique, nourrie de symboles, étude et explication des innombrables *sacramenta* de notre religion. Après l'Inaugurateur de la pensée symbolique chrétienne, de saint Paul à saint Thomas d'Aquin et de saint Bernard au Père Bruckberger, la pensée catholique traditionnelle a toujours gardé et gardera toujours le même aspect. Le penseur catholique pense toujours à partir des symboles et quand il tente de circonscrire les mystères du dogme, c'est souvent en se servant de symboles. L'Esprit Saint, qui est le divin Inspirateur, travaille lui aussi toujours par symboles et il est toujours à l'œuvre dans l'Église, comme le prouve en ces derniers siècles le développement du culte du Sacré-Cœur, symbole nouveau ayant pourtant toutes ses racines dans la Tradition. L'exemple du Sacré-Cœur et des réactions extrêmement vives que cette dévotion a suscitées est également un bon exemple de l'impossibilité qu'ont les esprits rationalistes de comprendre la pensée symbolique.
L'homme de sciences chrétien devra se nourrir de la pensée traditionnelle. Il devra toujours se souvenir que le monde des symboles est plus près de Dieu, et par conséquent plus réel, que le monde matériel qu'il tente de comprendre. En effet, si l'on se sert de symboles, c'est que notre monde d'objets et de paroles est insuffisant pour exprimer directement la réalité dont on veut parler, ou plus exactement l'ensemble de réalités supérieures ([^25]) qu'on veut exprimer.
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Et c'est ici que j'en reviens à l'histoire de saint Corentin. En effet, l'historien chrétien devra se garder de la tentation profane... profanatrice. Il soumettra la science historique au Christ, à l'Église et aux symboles chrétiens. Il lui suffira de demeurer dans la tradition des Pères pour éviter que la science historique ne soit une simple technique. En effet, ce que nous appelons sciences, à notre époque, ce ne sont que des techniques. La fin d'une science, c'est de rendre savant celui qui la pratique, c'est d'accroître ses connaissances ([^26]). Or la connaissance par excellence, c'est la connaissance de Dieu. Toute science doit accroître notre connaissance de Dieu. Par conséquent toute science légitime doit, pour le demeurer, conserver sa place dans la hiérarchie des sciences, obéir à celles qui lui sont supérieures et, avant tout, à la première d'entre elles qui est la théologie, science de Dieu, science suprême de la Tradition.
Il est particulièrement évident que ce que nos contemporains appellent science historique n'est qu'une technique. Ces « historiens », en effet, ne prennent en compte que les faits matériels dont on peut établir la vérité historique avec certitude, grâce aux documents que l'on possède. Les matérialistes peuvent appeler cela une science, un chrétien ne le peut certainement pas. Mais les résultats de ces études de technique historique sont extrêmement intéressants pour le véritable historien, dont ce sera un des principaux instruments de travail, à conjuguer avec les diverses traditions et la foi de l'Église. Ce n'est pas un hasard si c'est en notre siècle de délire scientifique en tous genres que l'Église a proclamé Docteur saint Albert le Grand, et a étendu sa fête à l'Église tout entière (1931). L'homme de sciences chrétien devra se souvenir de l'exemple de son collègue d'une époque où l'on pensait juste et méditer son oraison : « Seigneur Dieu, à votre évêque et docteur saint Albert vous avez donné d'être grand dans l'art de soumettre les sciences des hommes à la foi divine ; donnez-nous de suivre ses leçons si fidèlement que nous arrivions à jouir au Ciel de la lumière parfaite. »
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Encore faut-il que cette critique historique ne sorte pas de son rôle. En effet il y a des pseudo-historiens qui prétendent combler les trous que laisse fatalement leur mosaïque de documents, en se servant de leur seule raison. C'est ainsi par exemple que ces pseudo-historiens n'ont pas de preuve du supplice de saint Laurent. Et comme ils supposent que saint Laurent était citoyen romain, ils en concluent tranquillement qu'il a dû être décapité. Et il est triste de voir cette fable rationaliste faire figure de vérité historique officiellement, en France tout au moins, dans l'Église d'aujourd'hui. Ainsi le faux historien invente quelque chose de vraisemblable plutôt que d'accepter ce qui lui paraît invraisemblable mais qui est légué par la tradition, ce qui a été entouré de la piété de tant de générations de fidèles. Il y a plus grave, ce sont les falsifications de l'histoire auxquelles se livrent de soi-disant historiens. Il est nécessaire de relever ces innombrables falsifications et de rétablir, pour autant qu'on la connaisse, la vérité. Je ne citerai ici qu'un exemple, en rapport avec mon propos. J'ai « appris » tout récemment à la radio comment Louis XIII avait eu un héritier : le roi ne vivait pas avec sa femme. Mais un soir d'orage, il fut obligé de se réfugier chez la reine... Voilà comment, au nom de la raison, on écarte d'un revers de main le vœu de Louis XIII, le miracle et la procession du 15 août.
Par contre il est impossible de falsifier l'histoire restituée de façon traditionnelle, pour la simple raison, déjà exprimée, que l'historien chrétien se soumet à la foi de l'Église. Ce qu'il rapportera, ce sera des faits matériels établis par la critique historique et d'autres faits, peut-être non vérifiés, mais qui ont de toute façon une valeur symbolique, c'est-à-dire réelle, puisque, comme je l'ai déjà dit, le monde des symboles est plus près de Dieu que le monde matériel, donc plus réel. L'historien ne s'écartera jamais du réel tant qu'il veillera à ce que sa science nous entraîne vers Dieu. C'est pourquoi l'historien chrétien doit rapporter l'histoire du poisson de saint Corentin et pas pour la traiter de « fable propre à amuser les enfants », mais au contraire pour montrer combien elle est « édifiante pour des personnes sérieuses ».
Le naturalisme est le principe de graves hérésies dans le domaine de la foi ; il l'est aussi, par conséquence, dans le domaine des sciences et donc de l'histoire. C'est Dieu qui est le maître de l'histoire.
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Au lieu d'être écartées de l'histoire, les choses divines doivent au contraire être au cœur de cette science. L'historien ne sacrifiera pas au naturalisme, au rationalisme, ces fruits pourris d'un orgueil imbécile. L'antidote de ces maux qui tuent nos contemporains, ce sera simplement la piété de nos Pères dans la foi, le respect dû aux choses sacrées par essence, et aussi aux choses devenues saintes par la dévotion, les prières qu'elles ont suscitées. Passer la *Légende Dorée* au crible de la critique historique sera d'abord une grave impiété et ensuite cela ne la rendra certainement pas plus édifiante, car ce qu'elle possède de plus édifiant, c'est justement cet extraordinaire ensemble de miracles, de symboles et de propos qu'elle rapporte, évidemment pas toujours authentiques sur le plan matériel, mais toujours authentiques sur le plan spirituel, parce que toujours profondément vrais et beaux aux yeux de la foi. On commence par parler de « saine critique », et puis on finit comme Hans Küng par fonder sa « religion » sur ce que veut bien nous laisser la critique historique d'un certain Jésus de Nazareth, une « religion » évidemment sans dogme, sans mystères d'aucune sorte, vague morale teintée d'un vague sentiment religieux excité par des cérémonies qui nous remettent ce Jésus en mémoire.
Pour nous, nous ne ferons aucune concession à la mode, même si elle dure, en fait, depuis l'aube des temps modernes. Parce que nous aimons la Tradition, nous aimons la beauté sainte de tous les *sacramenta,* de tous les symboles que les siècles de piété ont accrochés au Seigneur des temps, tous les trésors qui lui sont devenus inséparables et qui sont inextricablement mêlés.
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Ou bien alors il faudrait enlever de la liturgie les antiennes, répons et hymnes qui relatent des faits et des propos qui ne trouvent pas grâce aux yeux de la critique ([^27]), enlever à saint Corentin son poisson sur toutes ses statues, ôter de la bouche des fidèles tous les petits gâteaux spirituels que la Sainte Mère Église a préparés au long des siècles pour tous ses enfants, et leur donner à la place les pierres des cœurs secs de notre siècle sacrilège.
Hervé Kerbourc'h.
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### Le cinquantenaire des accords du Latran
par Jean Crété
LE 11 février 1929 étaient signés les accords du Latran qui réglaient heureusement la question romaine posée par l'invasion du domaine de Saint Pierre par l'Italie en 1870.
Il n'est certes pas de droit divin que le pape possède un domaine temporel ; il n'en possédait pas au cours des sept premiers siècles. La désagrégation de l'empire romain d'Occident amena peu à peu les papes à assumer l'administration temporelle de Rome et des environs. Les rois francs, et surtout Charlemagne, confirmèrent et étendirent cette domination qui, avec bien des vicissitudes, subsista jusqu'au XIX^e^ siècle. Les papes considéraient ce domaine temporel comme un indispensable garant de leur indépendance spirituelle. Aussi Pie IX protesta-t-il fortement contre l'invasion des États pontificaux par les Italiens. Léon XIII renouvela et accentua même cette protestation, et garda toute sa vie l'espoir qu'une guerre européenne amènerait la France, l'Autriche ou l'Allemagne à prendre en mains la restauration du pouvoir temporel ; cette préoccupation guida toujours sa politique envers les états européens. D'une intransigeance absolue à l'égard des gouvernements italiens même les plus modérés, Léon XIII se montra au contraire exagérément bienveillant envers les gouvernements français les plus sectaires.
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Il se montra de même large envers les gouvernements allemand et autrichien et fit des efforts désespérés pour empêcher la conclusion de la triple alliance (ou Triplice) entre l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie, mais n'y réussit pas. En Italie même, il imposa strictement la consigne : *Ne eletto, ne elettore* (ni élu, ni électeur) aux catholiques lors des élections législatives, mais fut amené par les circonstances à y renoncer pour les élections municipales et provinciales. C'est ainsi qu'à Venise, le cardinal Sarto (futur saint Pie X) favorisa une coalition entre catholiques et libéraux, qui réussit à arracher la mairie de Venise à la gauche anticatholique ; ce ne fut pas sans quelques difficultés avec Léon XIII qui voyait d'un mauvais œil cette coalition, mais qui finit tout de même par accepter les explications du cardinal. A la mort de Léon XIII (1903), après plus de trente ans d'unité italienne, tout espoir de retrouver un pouvoir temporel sur Rome était évidemment perdu. Saint Pie X en avait bien conscience. Mais les gouvernements italiens du début du siècle ne se seraient prêtés à aucun arrangement. Saint Pie X se montra prudent ; il atténua progressivement les consignes d'abstention, se montra bienveillant envers le gouvernement italien, mais les temps n'étaient pas mûrs pour un accord. Par ailleurs saint Pie X dut réagir fermement contre les erreurs des démocrates-chrétiens italiens ; il lui fallut même dissoudre l'*Œuvre des Congrès* entièrement pervertie par l'esprit démocratique. La guerre de 1914 accentua le rapprochement entre le Vatican et le Quirinal. Aussitôt après son élection, le 5 février 1922, Pie XI déclara aux cardinaux : « Nous entendons affirmer et défendre les droits de l'Église et du Saint-Siège comme l'ont fait nos prédécesseurs, mais nous voulons manifester notre bienveillance envers le peuple romain en lui donnant notre première bénédiction de la loggia extérieure. » En effet, Léon XIII et saint Pie X avaient donné leur première bénédiction à l'intérieur de la basilique Saint-Pierre. Lorsque le cardinal premier diacre eut annoncé l'élection d'Achille Ratti, qui prenait le nom de Pie XI, la foule esquissa un mouvement en direction de la basilique. Les prélats présents aux fenêtres du Vatican crièrent : « Restez, attendez, le pape va venir ! » Au bout de quelques minutes, Pie XI parut, salué par une immense acclamation, et donna sa bénédiction. Les témoins de cet événement eurent l'impression que la question romaine était plus qu'à moitié résolue ;
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les journalistes renchérirent, en sorte que Pie XI crut prudent de préciser que rien encore n'était résolu, mais que la porte était ouverte à une négociation. Cette négociation, le gouvernement italien alors au pouvoir était bien incapable de l'entreprendre et surtout de la mener à bonne fin. Mais quelques mois plus tard, le fondateur du mouvement fasciste, Benito Mussolini, voyant son pays sombrer dans l'anarchie, prit l'initiative d'une marche sur Rome. Le roi Victor-Emmanuel III refusa au gouvernement en fonction l'usage de la force armée ; le gouvernement démissionna ; et le roi appela Benito Mussolini au pouvoir. Pie XI avait désormais un interlocuteur valable. Mussolini voulait la réconciliation avec l'Église, et il avait les moyens d'imposer sa volonté ; il lui fallut toutefois quelques années pour raffermir son pouvoir et éliminer les opposants, y compris les démocrates-chrétiens, particulièrement hostiles au fascisme. Les négociations furent engagées en 1928 et menées à bien en quelques mois.
A son avènement, Pie XI avait repris le secrétaire d'État de Benoît XV, le cardinal Gasparri, homme intelligent, fort habile et dénué de tout scrupule. Le cardinal menait en secret, à l'insu du pape, sa politique personnelle. Mais sur le point précis de la réconciliation avec l'Italie, la pensée du cardinal coïncidait avec celle du pape ; il fut donc, dans cette circonstance, un bon négociateur ; nous n'osons pas dire : fidèle, tellement le mot convient peu au personnage. Deux accords furent négociés simultanément : un traité politique, réglant la question romaine, et un concordat fixant le statut de l'Église en Italie. Les deux actes furent signés le 11 février 1929, en la fête de l'apparition de la Bienheureuse Vierge Immaculée à Lourdes, au palais du Latran, que le traité restituait au Saint-Siège. Le traité réglant la question romaine n'avait pas fait difficulté. L'unité italienne, acquise depuis près de soixante ans, ne pouvait être remisé en question. L'événement même de 1870, offrait un point de départ à la négociation : en occupant Rome, l'armée italienne avait d'abord respecté la cité léonine qui entoure le Vatican. Mais, faute de police, Pie IX ne pouvait maintenir l'ordre dans ce petit territoire qui devint en quelques jours un repaire de brigands. Contraint par la nécessité, Pie IX demanda donc au gouvernement italien d'achever l'occupation de Rome. Il suffisait de reprendre le projet italien de 1870, en y ajoutant les moyens d'assurer l'ordre dans le petit territoire restitué au pape, qui reçut le nom de *Cité du Vatican.*
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La Cité du Vatican englobe le palais du même nom, la basilique et la place Saint-Pierre et un certain nombre d'édifices bordant cette place. Le traité stipule que le Saint-Siège a pleine souveraineté sur ce territoire mais qu'il peut requérir les services de la police italienne pour y maintenir ou y rétablir l'ordre. En outre, le traité restitue au pape le palais du Latran, un certain nombre d'édifices de la ville de Rome et la villa de Castelgandolfo, avec privilège d'exterritorialité. Enfin, une indemnité de plusieurs milliards de lires était attribuée au Saint-Siège en compensation (bien modeste) des domaines non restitués. Cette indemnité a permis au Saint-Siège de vivre, disons : à l'aise, de 1929 à 1940. A partir de cette date, la dévaluation de la lire et l'augmentation du coût de la vie ont réduit à peu de chose la valeur de l'indemnité de 1929 ; les « immenses richesses du Vatican » ne sont qu'une légende : le Saint-Siège ne vit que du denier de saint Pierre et autres offrandes. Nous ignorons comment a été couverte l'énorme dépense du concile de 1962-1965 ; mais c'est un fait que les frais, bien plus modestes, d'un conclave constituent aujourd'hui une lourde charge. Les conclaves se tenaient toujours au Quirinal, palais qui comporte deux cents petites chambres prêtes à tout instant ; aucun aménagement coûteux n'était nécessaire pour les conclaves ; la perte du Quirinal est, de ce point de vue, irréparable. Mais Pie XI ne pouvait demander la restitution du Quirinal, devenu la résidence des rois d'Italie.
Le concordat signé le même jour que le traité fut présenté alors comme le modèle des concordats ; il reconnaissait la religion catholique comme religion d'État en Italie, consacrait l'indissolubilité du mariage religieux, qu'il n'y avait plus lieu de faire précéder d'une formalité civile, laissait au pape le libre choix des évêques italiens, « après consultation du gouvernement, qui peut élever une objection » ; en fait, la nomination des évêques était attribuée à une commission composée de la Consistoriale et de la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires ; le privilège du for était reconnu au clergé, qui ne pouvait plus être déféré aux tribunaux civils. (Cette disposition a donné lieu à des abus de la part de certains prêtres, religieux ou évêques sans scrupules.) Enfin, le concordat stipulait la restitution des biens d'Église incamérés et non aliénés, et le versement aux évêques et aux prêtres d'une indemnité.
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La diminution progressive du nombre des diocèses était prévue ; mais les gouvernements italiens n'ont jamais demandé l'application de cette clause, et l'Italie a très heureusement gardé sa multitude de petits diocèses à dimension humaine. Ne vaut-il pas mieux que l'évêque connaisse ses ouailles ? Chose bien impossible dans les trop grands diocèses imposés à la France, en 1801, par la volonté impérieuse de Bonaparte.
Les accords du Latran procuraient donc à la question romaine la seule solution possible en la circonstance. Leur mise en vigueur ne fut pas trop difficile. Un an après, en janvier 1930, Pie XI s'apercevait enfin que son secrétaire d'État le trompait ; le sort du cardinal Gasparri fut vite réglé : il dut démissionner « pour raison d'âge et de santé ». En choisissant le cardinal Pacelli comme nouveau secrétaire d'État, Pie XI avait cherché un homme honnête et dévoué, qui exécuterait docilement sa volonté. Il ne fut pas déçu : le cardinal Pacelli devait pousser jusqu'à l'héroïcité la vertu d'obéissance au pape qui lui donnait sa confiance. Disons-le en passant, ce serait une grave erreur d'attribuer à Pie XII les paroles, écrits et actes du cardinal Pacelli, secrétaire d'État de Pie XI, car ses discours, écrits et actes de secrétaire d'État traduisent la pensée et la volonté de Pie XI, et non les siennes propres. Devenu pape, Pie XII nuancera considérablement certaines positions qu'il avait prises étant secrétaire d'État. Il eut tout de même son influence propre, dans les limites, assez étroites, que lui laissait l'autoritarisme de Pie XI. Le cardinal Gasparri était farouchement opposé à la béatification de Pie X et résolument hostile aux apparitions. Avec le cardinal Pacelli, la cause de Pie X put être instruite tout doucement, car elle avait encore bien des adversaires ; et l'évêque de Leira, qui organisait depuis 1918 le pèlerinage de Fatima, put enfin rendre en 1930 le jugement solennel de reconnaissance des apparitions, prêt depuis longtemps, mais que l'hostilité du précédent secrétaire d'État ne lui avait pas permis de prononcer.
Dans les relations avec l'Italie, le cardinal Pacelli put exercer une influence pacifiante, car un point important avait été mal réglé par le concordat ; celui-ci reconnaissait à l'Église le droit de fonder et animer des associations religieuses englobant des laïcs. Dans cette catégorie rentraient les associations d'action catholique, que Pie XI déclarait être la « prunelle de ses yeux ».
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Or les dirigeants des mouvements d'action catholique étaient des démocrates-chrétiens notoires. Mussolini en prit ombrage, non sans raison, car après sa chute, en 1943, les dirigeants d'action catholique se sont vantés eux-mêmes d'avoir transformé leurs mouvements en organisations de résistance au fascisme. Pie XI, niant l'évidence, s'obstinait à soutenir que les mouvements d'action catholique étaient purement religieux. Le conflit, sur ce point, fut un moment très violent, et Pie XI publia en 1931 une encyclique : *Non abbiamo bisogno,* dénonçant en termes fort vifs les restrictions imposées par le gouvernement fasciste à la liberté de l'apostolat catholique et déclarant illicite la formule du serment fasciste que des millions de catholiques italiens avaient prêté depuis 1922, sans objection de la part des évêques ni du Saint-Siège. Mussolini ayant dit un jour que le traité et le concordat du Latran étaient deux actes entièrement distincts, Pie XI lui répliqua : *Simul stabunt, simul cadent,* (ils tiendront ensemble, ils tomberont ensemble). Pie XI prenait là un gros risque. Heureusement Mussolini était un réaliste : il savait que l'action catholique lui était opposée, mais il ne voulait pas de rupture avec le Saint-Siège. Entre deux maux, il se résigna à subir le moindre, et toléra l'action catholique tout en la surveillant. L'apaisement se fit rapidement, et Pie XI toléra de nouveau la formule du serment fasciste.
Le traité du Latran permettait au pape de sortir du Vatican. Pie XI usa avec modération de cette liberté retrouvée ; sa première sortie fut pour une procession du Saint-Sacrement sur la place Saint-Pierre ; puis le pape se rendit à la basilique et au palais du Latran. Dès que la villa de Castelgandolfo eut été rendue habitable, le pape alla y passer l'été. Il ne fit que très peu de sorties dans Rome. Pour l'inauguration d'un séminaire pontifical missionnaire, il avait délégué le cardinal Pacelli ; celui-ci revêtait déjà les ornements sacrés quand soudain on vit arriver le pape, qui dit en souriant à son secrétaire d'État : « Si vous le voulez bien, pour cette fois, nous vous remplacerons. »
109:230
L'amélioration des relations avec l'Italie avait permis à Pie XI d'organiser une année sainte en 1925. En 1933, il proclama le *jubilé de la rédemption,* qui attira de très nombreux pèlerins à Rome. A la mort de Pie XI (5 février 1939), les relations avec l'Italie étaient de nouveau très tendues en raison de l'introduction en Italie de lois antisémites. A l'avènement de Pie XII, les relations redevinrent très amicales. Le roi Victor-Emmanuel III vint saluer le nouveau pape au Vatican ; et, quelques mois plus tard, Pie XII lui rendit sa visite au Quirinal (décembre 1939).
Les accords du Latran se sont avérés solides, puisqu'ils ont survécu à la chute du fascisme (1943) et de la royauté (1946). Ils assurent au Saint-Siège une indépendance suffisante, c'est l'essentiel. Souhaitons-leur donc une longue vie. Cinquante ans, c'est peu dans l'histoire de l'Église. L'État pontifical a vécu onze siècles. Il n'est pas nécessaire que le Saint-Siège possède un domaine temporel important, il suffit qu'il soit indépendant et qu'il puisse exercer sans entraves sa mission sur l'Église et sur les nations.
Jean Crété.
110:230
### Corrections et omissions dans la nouvelle liturgie
par Édouard Guillou m. b.
L'OFFICE et la messe du Christ-Roi, qui ne sont pourtant que d'hier et, pour cette raison, adaptés aux besoins du catholicisme contemporain, ont subi dans la nouvelle liturgie une orientation toute différente. Nombre de corrections et d'omissions dénotent un état d'esprit démobilisateur jusqu'ici inconnu dans l'Église romaine. Pour nous en tenir à la postcommunion, il ne convient plus de dire : « Nourris de l'aliment qui donne la vie éternelle, nous vous en prions Seigneur Dieu, accordez-nous, à nous à qui vous faites la gloire de combattre sous l'enseigne du Christ-Roi, accordez-nous de régner pour toujours avec Lui dans le Ciel. » Cette oraison est magnifique. Elle fait de l'Eucharistie un aliment de victoire, comme dit, entre autres, l'oraison de sainte Jeanne d'Arc, et non un simple symbole de partage ; elle fait de la grâce de combattre pour le règne du Christ, sur la terre comme au Ciel, la véritable gloire du chrétien, ébauche et gage de sa gloire céleste avec le Christ triomphant. Rien de plus vigoureusement traditionnel et de plus cohérent. La béatitude des pacifiques n'y contredit pas le moins du monde, car elle ne recommande pas de laisser le Démon et ses auxiliaires compromettre ou troubler la paix qui est la tranquillité de l'ordre.
111:230
Le pacifisme n'est pas chrétien ; il est, en définitive, un laissez-passer pour l'erreur et le mal, une négation de l'action diabolique. Pie XI, en instituant la fête du Christ-Roi, a entendu très précisément contrer le laïcisme « peste de notre temps ». Qu'il faille, comme dans tout combat bien mené, lutter sans haine ni provocation inutile ou nuisible, à bon escient, avec le sens exact des possibilités, c'est l'évidence, et quelques-uns l'oublient. Mais ignorer les conditions de la paix qui est un don de Dieu, méconnaître la malfaisance de Satan et de ses hommes, ainsi que des idéologies meurtrières qu'ils répandent ou imposent parfois fort subtilement, est la suprême bêtise et la plus grave des fautes. Si c'est cela « s'ouvrir au monde », autant livrer la Cité de Dieu au saccage de l'Ennemi.
On n'en finirait pas de dénoncer, même dans la rédaction latine du missel romain, mais encore plus dans les traductions officielles, seules entendues des fidèles, les doucereuses lâchetés, prétendument évangéliques ou charitables, qui se sont introduites partout. Depuis l'énormité de la suppression de sept psaumes d'imprécation sans égard au caractère intangible et sacré de l'Écriture, jusqu'à l'espèce de phobie à tout ce qui invite à lutter contre les ennemis de Dieu ou des hommes, contre les violations des droits de l'Église ou du Saint-Siège apostolique : tout le monde au même niveau, grâce à la « liberté religieuse » pourtant condamnée par le Syllabus, plus de privilège, même pour la vérité. QUID EST VERITAS ? disait déjà Pilate. Qui peut prétendre, dit-on maintenant, « monopoliser » la vérité ? Certes, dans le nouveau missel, les oraisons ne manquent pas qui demandent la grâce de la force dans les persécutions et les épreuves ou la fermeté de la foi, qui célèbrent la constance, le courage et la gloire des martyrs ; on fait même gloire à saint Damase d'avoir restauré le culte des héros de Dieu et de l'avoir promu avec amour. Mais il semble que l'on craigne de dire avec précision contre quoi il faut lutter et contre qui, voire même avec qui, car le Chef des célestes milices, saint Michel, le grand combattant de Dieu, ne figure plus dans le nouveau confiteor, et on l'associe, le 29 septembre, à Gabriel et Raphaël, comme si son rôle propre ne devait pas polariser l'attention.
112:230
Certes, tous les anges sont au service du Très Haut, ils combattent tous contre « les esprits mauvais répandus dans le monde pour la perte des âmes », comme disait la prière aujourd'hui supprimée, imposée par Léon XIII à la fin des messes lues ; pour cette raison, ils sont appelés « les armées » du Dieu Sabaoth ; mais ce Seigneur trois fois saint, dans le nouveau « Sanctus », n'est déistement que le « Dieu de l'Univers ». On se croirait revenu à la religion vague du XVIII^e^ siècle qui ne gênait personne.
Le Christ n'aurait pas été crucifié, s'il s'était tenu tranquille. Que faisaient, par exemple, ces paisibles marchands du Temple ? Il n'en a pas moins saisi le fouet pour les chasser. Il n'a pas craint de prendre pour cibles les scribes et les pharisiens hypocrites... Saint Jean-Baptiste n'aurait pas eu la tête tranchée, s'il n'avait pas reproché ses mœurs à un Hérode qui par ailleurs l'eût respecté. De nos jours, on ne s'apitoie, (d'ailleurs de façon fâcheusement sélective), que sur les victimes dites « innocentes » parce qu'elles ne sont pas engagées dans le combat ; les opposants ne seraient-ils donc plus « innocents » par le fait même qu'ils luttent ? Si Notre-Seigneur est venu, il l'a dit clairement, pour chasser le démon, il a manifesté par là sa sainteté. Ses disciples peuvent-ils mieux faire aussi que le bouter hors ? Ils sont ses « soldats » comme s'exprime saint Paul et le bon soldat ne se contente pas de se défendre, il attaque, il conquiert. C'est son métier. Il « témoigne » ainsi jusqu'à l'effusion de son sang s'il le faut et ce sont ceux-là qui méritent le nom de « martyrs », c'est-à-dire de « témoins », ceux qui luttent « contre la contagion diabolique » -- (*contagio diabolica,* cette expression a disparu avec l'oraison du XVII^e^ dimanche après la Pentecôte...) --. La nouvelle liturgie en est venue jusqu'à bannir le terme précis d' « exorcisme », sinon tout à fait la chose. Même il a échappé à Paul VI de s'en plaindre à propos des nouveaux rites baptismaux qu'il avait approuvés : mais consigne a été donnée aussitôt, et suivie, de n'en pas parler. La lutte contre le démon est pourtant d'une nécessité vitale. On ne fait pas la paix avec lui parce qu'il ne la fait avec nous que si nous le laissons agir, on ne doit pas se contenter d'être seulement sur la défensive. Or, pour ne pas mentionner l'oraison de la fête de Marie-Auxiliatrice (ne figurant pas au calendrier universel) laquelle nous fait demander à Dieu « de nous donner à notre mort la victoire sur Satan », que penser de la correction des oraisons de saint Camille de Lellis qui ne sollicitent plus « au moment de la mort de vaincre le démon notre ennemi pour parvenir à la récompense du Ciel » ni « le réconfort des derniers sacrements » ?
113:230
Il est vrai que « l'extrême-onction » est devenue « le sacrement » collectif « du troisième âge », ce qui permet à « ces Messieurs » (comme on disait autrefois) de s'envoler sans remords de conscience à quelque lointain recyclage. Sans doute parle-t-on encore de « suprême combat », mais serait-ce « l'angoisse de mourir » mentionnée par la messe « pour demander la grâce d'une bonne mort » ? Ici, la comparaison avec la postcommunion traditionnelle est accablante.
La messe « pour le temps de guerre ou de troubles graves » est caractéristique d'un état d'esprit où l'ennemi semble ne plus exister. Qu'en dirait notre Jeanne d'Arc ? Et ses Voix, saint Michel, sainte Marguerite, sainte Catherine, la trompaient-elles ? (Notons d'ailleurs, ici, en passant, que ces deux martyres n'existent plus dans le nouveau calendrier ; de quoi réjouir les auteurs des manuels laïques.) Bien évidemment, il n'y a plus de messe CONTRA PAGANOS mettant en scène les « Combattants de Dieu » (PROPUGNATORES TUOS), contre la « perfidie des païens » ou des persécuteurs (PAGANORUM NEQUITIA). Ne disons plus que « les nations païennes » sont « confiantes en leur force brutale », ni qu'elles ont à être « brisées par la vigueur de la Droite divine ». Surtout pas d' « agressivité », comme ils disent ou d' « esprit de croisade » ! Tant pis pour saint Pie V, entre autres. Même le doux saint François de Sales qui n'y allait pas de main morte dans sa lutte contre les hérétiques, aurait à réviser sa manière ! Quant à la messe « pour l'unité de l'Église », elle ne comporte plus avec précision la demande d'un « retour » pur et simple « au vrai pasteur », à l'unique bercail romain. Dans les grandes oraisons solennelles du Vendredi-Saint, la néo-liturgie ne se contente pas d'éviter de demander à Dieu que l'Église « soumette » à son empire spirituel « les principautés et les puissances » qui sont pourtant celles du mal, mais il n'est plus demandé que les hérétiques et les schismatiques soient « arrachés à toutes leurs erreurs et soient ramenés à notre Sainte Mère l'Église catholique et apostolique ». Résultat : Henri Fesquet a pu dire dans *Le Monde,* avant l'élection du dernier « souverain pontife » (expression d'ailleurs bannie de la nouvelle liturgie) :
114:230
« Un pape, pour quoi faire ? » Et un rédacteur des *Études :* « Le ministère de Pierre constitue un des obstacles principaux à l'Unité des Églises. » Tant il est vrai que le fléchissement liturgique entraîne celui de la théologie et de la discipline. On ne veut plus voir dans les Confessions diverses que l'attachement au Christ. Mais le Christ n'a-t-il pas dit : Je suis la Vérité ? Toute la Vérité. Rien que la Vérité. Et pourquoi n'y aurait-il plus maintenant, depuis le concile, d'hommes « abusés par les ruses de Satan » (*diabolica fraude*) et qui seraient pour cette raison devenus dangereux ? Non, « tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil » ; personne ne nous combat ni ne moque de nous. Voyez l'amputation subie, par exemple, par l'introït du 1^er^ dimanche de l'Avent : la liturgie traditionnelle, fidèle à la lettre du psaume 24, nous fait chanter : « Vers vous j'élève mon âme, ô mon Dieu ! En vous je mets ma confiance : que je n'aie pas à en rougir et que mes ennemis ne puissent pas se moquer de moi. Ceux qui comptent sur votre venue ne seront pas déçus. » Ceci est devenu : « Vers toi, Seigneur, j'élève mon âme. Mon Dieu, je compte sur toi ; je n'aurai pas à en rougir. De ceux qui t'attendent, aucun n'est déçu. » L'ablation tient du ridicule. Les suppressions opérées par la nouvelle messe vont dans le même sens. Le prêtre n'a plus à dire, avec le *Judica me* (Ps. 42), qu'il désire être séparé « d'un peuple qui n'est pas saint » et « délivré de l'homme perfide et pervers » ; il n'a plus à s'imaginer « accablé par l'Ennemi » ! Lorsqu'il se lave les mains, à l'offertoire, le psaume 25 ne lui convient plus quelle idée, n'est-ce pas, d'oser prier ainsi : « Mon Dieu, ne condamnez pas mon âme avec celle des pécheurs, avec les criminels qui ont les mains tachées de sang et ne sont pas dignes de vous apporter des offrandes. » Enfin, lorsqu'il s'apprête à communier au « Calice du salut », il n'a plus à exprimer le besoin, par ce Sang rédempteur et libérateur, « d'être délivré de ses ennemis »... Tout est désormais aseptisé. La « puissance irascible », comme s'exprime la philosophie, n'est plus utilisable pour le bien. On nage dans le plus utopique irénisme, alors qu'il conviendrait de se souvenir du mot de Newman : « *Jamais la sainte Église n'a eu plus douloureusement besoin de combattants. *» Trouve-t-on que les emprunts faits aux psaumes par la liturgie traditionnelle de la messe entretiennent la religion du Dieu justicier de l'Ancien Testament que l'hérétique Marcion prétendait opposer à Celui de l'Évangile d'amour ? Est-ce la raison de la préférence donnée à « l'amour » sur « la miséricorde » dans les traductions officielles, ou du remplacement, par le « Père très bon », du « Père très clément », épithète qui connote sa justice ?
115:230
On s'attend dans ces conditions à ce que les martyrs eux-mêmes se tiennent cois dans le Ciel. En effet, l'introït « INTRET » de la première messe de plusieurs martyrs a disparu. Pensez donc ! Il est insoutenable : « Seigneur que la plainte des captifs monte jusqu'à vous. Payez au centuple à nos ennemis le mal qu'ils nous ont fait ! Faites retomber le sang de vos saints sur ceux qui l'ont répandu ! » Ne sait-on plus que ce gémissement du psaume 78 vise le Jugement dernier, « le grand jour de la colère de l'Agneau » quand il reviendra rendre à chacun selon ses œuvres de manière fulgurante et publique. N'est-ce pas ce qui est dit dans l'Apocalypse (VII, 9-11) ? « Quand l'Agneau eut ouvert le cinquième sceau, je vis sous l'autel les âmes de ceux qui avaient été immolés pour la parole de Dieu et le témoignage qu'ils avaient à donner. Et ils crièrent d'une voix forte en disant : « Jusques à quand, Ô Maître saint et véritable, ne ferez-vous pas justice et ne redemanderez-vous pas notre sang à ceux qui habitent sur la terre ? » Alors, on leur donna une robe blanche et on leur dit d'attendre encore un peu de temps -- (Cf. la parabole de l'ivraie, d'où l'on a osé tirer « le droit de l'ivraie », alors qu'il s'agit de la patience de Dieu) --, jusqu'à ce que fût complet le nombre de ceux qui remplissent le même service qu'ils ont rempli, de leurs frères qui doivent être mis à mort comme eux. » Il est vrai que lorsque la nouvelle liturgie supprime le DIES IRAE aux messes des morts et la grave absoute évoquant le jour qui fait trembler, elle n'a plus qu'à les remplacer, n'ayant pas les nerfs solides, par d'incongrus alleluia, des magnificat, des au revoir et de rassurants flons-flons... Dans le sens inverse, les prières de la messe traditionnelle, qui accompagnent le baiser de l'autel sous lequel attendent les reliques, rappellent l'espérance de la Justice divine puisqu'elles demandent le pardon de nos fautes. La crainte de Dieu, qui n'a rien de commun avec la peur, maintient l'homme à son infime place devant la Majesté de Dieu ; elle lui fait prendre une conscience toujours plus vive et combien nécessaire de la pureté avec laquelle il faut s'approcher de l'Autel, du sérieux de ses obligations et de la gravité de ses offenses. Il conviendrait tout de même de redonner à notre époque, qui l'a perdu, le sens du péché.
116:230
Pour en venir au chapitre des oraisons nouvelles, la surprise est grande de constater les modifications, omissions ou suppressions que plusieurs ont subies. Il y a des changements de toute sorte : par exemple, le mépris du monde (TERRENA DESPICERE) est impitoyablement et partout pourchassé, nous avons compté jusqu'à treize fois ; ainsi du rappel précis des miracles ou de faits merveilleux, cela jusqu'à quinze fois ; il y a aussi l'espèce de hantise de la mention de l'âme etc. mais il faut s'en tenir au thème ici développé. Les bons Pères de la Société de Jésus pourront maintenant prier saint Ignace sans se croire obligés, à sa suite, d'être des soldats courageux de « l'Église militante ». Cette expression classique à laquelle on trouve peut-être quelque relent de « triomphalisme » anti-œcuménique, ne plaît guère depuis le concile, ce concile d'ailleurs dont « le décret sur la sainte liturgie » a été le « fer de lance », comme un évêque vient de le dire clairement au jubilé sacerdotal de Mgr Jenny, archevêque de Cambrai. Le nouveau missel -- et nous n'abordons pas ici la nouvelle « Liturgie des heures » sur laquelle il y aurait tant à dire -- ne pouvait donc qu'être à l'image de la mentalité novatrice. On s'en rend compte notamment en comparant la forme traditionnelle de certaines oraisons avec leur nouvelle rédaction. Pour ne pas allonger notre étude, nous ne les citerons que pour mémoire, laissant au lecteur le soin de la découverte (car il s'agit de découverte tant les dates ont été bouleversées, comme s'il y avait quelque chose à cacher) : Oraisons de saint Irénée, de saint Pie V, de saint Grégoire VII, de saint Robert Bellarmin, de saint Pierre Canisius, de saint Augustin de Cantorbéry, de saint Jean de Capistran, de saint Ephrem et la postcommunion de saint Antoine-Marie Zacharia, etc. Les néo-liturges se vantent d'avoir « personnalisé » les oraisons des saints ; on voit que leur travail avait ses limites et ses œillères ; chose aggravée par l'actuelle pratique de la « lecture continue » (d'ailleurs expurgée) de la Sainte Écriture, qui ne permet plus, qu'exceptionnellement, l'accord de l'épître ou de l'évangile de la messe avec la vie ou le caractère du saint dont on célèbre la mémoire.
117:230
Pie XII se plaisait à émailler ses allocutions de citations classiques ; il donnait un exemple que l'on peut suivre. Voici donc un magnifique vers d'Ennius, le plus ancien poète latin ; il traduit une règle qui convient plus encore à la Rome chrétienne et catholique qu'à l'ancienne :
MORIBUS ANTIQUIS RES STAT ROMANA VIRISQUE.
« Ce qui fait la force romaine » et la stabilité de l'Église, c'est la fidélité, c'est le retour à la doctrine des Anciens, c'est le glorieux exemple de ses héros, de ses martyrs, continuellement rappelé, continuellement suivi.
L'abbé Sulmont dans sa « grammaire du charabia » des progressistes signale le rôle des parenthèses dans les productions de ces gens-là. Il cite la cinquième formule officielle de la bénédiction nuptiale quand l'un des conjoints n'est pas croyant : le prêtre les invite tous deux à « découvrir (dans le Christ) la joie du don total ». Il est donc loisible de passer les mots « dans le Christ » comme si l'un d'eux n'était pas chrétien. « La religion conciliaire », dit le bulletin paroissial de Domqueur (n° 83), « respecte les allergies qu'on pourrait avoir à l'égard du Christ ». La parenthèse que l'on a introduite dans le canon romain pour rendre facultative la liste des saints martyrs ou romains ou très vénérés à Rome ne paraît guère plus indiquée. Certes, dans la nouvelle fête des martyrs de la première persécution, la commémoration peut être collective car leurs noms ne sont pas connus. Mais par ailleurs la piété demande l'énumération des noms au moins les plus connus, de la même manière qu'on les grave dans le marbre ou la pierre sur nos monuments aux morts de la guerre. C'est à une loi psychologique qu'obéit le canon romain. Il convenait de la respecter. Toute espèce de déromanisation devrait être interdite dans les prières les plus habituelles et les plus importantes de la liturgie romaine, où tous les catholiques, jusque dans la langue même, ont besoin de se sentir dans toute l'étendue du monde les citoyens de la ville où siège leur Père commun. N'était-ce donc pas assez d'avoir supprimé « la messe des souverains pontifes » instituée par Pie XII et d'y avoir substitué une messe dite « des pasteurs » pouvant servir pour un pape comme pour un évêque ? Manie collégialiste qui apparaît dans le nouveau confiteor comme dans les nouvelles prières eucharistiques.
118:230
Toujours est-il que non seulement là, mais dans deux oraisons de l'ordinaire, l'une disparue, l'autre amputée, la mention privilégiée de Pierre et de Paul a disparu sans compensation : SUSCIPE SANCTA TRINITAS à la fin de l'offertoire traditionnel, et LIBERA NOS QUAESUMUS après le Pater. Les autres Apôtres, sauf saint André, et on ne sait pourquoi saint Barnabé, ne sont plus dignes d'être cités un à un dans le canon romain corrigé. Mais celui-là même, encore fidèle à Pierre et Paul, qui le récite encore ? Il brille par son absence dans une récente édition, en plusieurs langues, de l'ordinaire de la messe nouvelle (Édition du Chalet et du S.E.L.T. ou Service Évangélisation Tourisme et Loisirs). Est-ce que sa disparition serait devenue universelle ? Quelle convenance pourtant à la mémoire de chacun des Apôtres, ces colonnes de l'Église, que l'hymne de Laudes appelle « les guides triomphants du combat de la foi » (BELLI TRIOMPHALES DUCES) et que l'antienne du Magnificat qui nous les montre « en lutte contre l'Antique Serpent » ! Dans les églises consacrées, ce n'est pas en vain que les croix de douze piliers les évoquent ; ailleurs, ils sont même représentés, avec chacun, un article du credo primitif. A la Sainte-Chapelle, accolés à chaque pile, ils semblent supporter avec elles la voûte, permettant dans l'intervalle l'éblouissement d'immenses verrières racontant le sacrifice de la croix et ses nombreuses figures dans l'Ancien Testament. La tradition qui veut que tous les Apôtres aient été martyrs est admirable. Personne n'a été plus associé qu'eux au sacrifice de leur Maître. Ils doivent à la messe garder une place de choix. De même les premiers papes martyrs, qui ont assuré dans leur sang la succession du siège apostolique. Que n'est-on aussi fier d'eux à Rome que le sont de leur archevêque saint Stanislas les catholiques de Cracovie. Le nouveau pape a exprimé le désir de participer aux fêtes du neuvième centenaire de son martyre, à l'époque de saint Grégoire VII. Ne convient-il pas que restent vivaces le souvenir et l'exemple de pareilles résistances à la tyrannie, à l'heure des assauts et des ruses d'une tyrannie plus cruelle encore ?
La liturgie n'a cessé d'entretenir le culte des héros de la foi. A l'origine même, il n'y avait guère de saints vénérés que les martyrs, comme en témoigne encore le vénérable TE DEUM. Le canon romain lui-même ne nomme que des martyrs. Nous sentons là un christianisme vigoureux. Et nous devrions savoir que la plus grande assurance de l'avenir de l'Église est dans la reviviscence d'un tel courage, plutôt que dans les échafaudages et structurations pastoralistes mis en place par les conférences épiscopales.
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On ne parle que de « construire » l'Église ; pourtant, elle n'a plus à l'être et çà était avec un autre ciment. C'est parla croix que l'Église se perpétue parce que, c'est de la croix qu'elle est née. C'est par le continuel renouvellement du sacrifice du Christ, à la messe, appelant l'association de tous à l'oblation salvatrice. Rien ne le signifie mieux que les glorieuses listes de la messe traditionnelle. La diminution actuelle du sens du sacrifice n'est pas un gage de progrès ; elle ne prépare pas, quoi qu'on prétende, à « l'Église de l'an 2000 ».
On veut une liturgie dépouillée et pré-constantinienne. Encore faudrait-il auparavant revenir à la pensée et aux mœurs du temps des martyrs : MORIBUS ANTIQUIS. Sans quoi le « retour aux sources » dont on nous rebat les oreilles s'écarte de la tradition vivante, car, comme l'a écrit justement Thomas Molnar, « le passage du temps fait que ce « retour » est lui-même entaché d'une optique moderne » et toute nouvelle. Le véritable esprit de tradition permet au contraire d'éviter pareils anachronismes, toujours nuisibles.
Si critique que se voulût Tite-Live dans sa monumentale histoire romaine, destinée, comme l'Énéide de Virgile, à restaurer les grandeurs de Rome, il n'a pas cru devoir omettre les légendes mêmes de Coctès, de Scévola, de Clélie, des 306 Fabius. Il estimait nécessaire de les évoquer dans une situation de décadence où l'on en était venu à ne pouvoir supporter « ni les vices ni leurs remèdes », NEC VITIA NOSTRA NEC REMEDIA PATI POSSUMUS (I § 9), où « les forces d'un peuple longtemps souverain se détruisaient elles-mêmes », AD HAEC NOVA QUIBUS JAMPRIDEM PRAEVALENTIS POPULI VIRES SE IPSAE CONFICIUNT (I § 10). Or, la crise actuelle de l'Église, des journaux l'ont rappelé lors de la mort récente d'Étienne Gilson, se caractérise, comme il s'en plaignait dès 1965, par « une sorte d'avachissement théologique ». A l'époque de Tertullien, les païens opposaient aux chrétiens leurs antiques héros. Le célèbre Africain n'avait pas de peine à leur en opposer d'autres. Nous devinons lesquels (Apol. L, 10-11). Mais c'est dans la Cité de Dieu que saint Augustin, fier de son appartenance romaine, retourne complètement l'argumentation en s'adressant aux païens endurcis dans une page magnifique :
120:230
« Convoite plutôt notre bonheur, Ô nature romaine si digne d'éloges, Ô race des Regulus, des Scévolas, des Scipions et des Fabricius ! Convoite plutôt notre bonheur, garde-toi de le confondre avec l'infâme frivolité et l'imposture des démons \[les idoles\] ! Les dons naturels qui méritent en toi des louanges, seule la vraie piété peut les purifier et les parfaire ; l'impiété, elle, les gaspille et attire sur eux le châtiment. Choisis maintenant, -- il est temps --, la route que tu dois suivre pour mériter, non en toi-même, mais dans le vrai Dieu, des éloges qui ne s'égarent pas. Autrefois tu as connu la gloire comme nation, mais par un mystérieux jugement de la Divine Providence, la vraie religion a manqué à ton choix. Réveille-toi, il fait jour ! Comme tu t'es réveillée en certains des tiens, dont la vertu parfaite et même les souffrances endurées pour la vraie foi sont notre gloire ! En se dressant sans répit contre les puissances les plus hostiles et en en triomphant par leur mort courageuse, « ils nous ont par leur sang enfanté notre patrie « SANGUINE NOBIS HANC PATRIAM PEPERERE SUO (Énéide XI, 24, 25). C'est cette patrie que nous t'invitons à rejoindre en t'exhortant à grossir le nombre de ses citoyens... C'est dans cette patrie que tu régneras véritablement et toujours, car là ce n'est plus le foyer de Vesta, ni la pierre du Capitole, c'est le Dieu unique et véritable qui « ne fixe à ta puissance ni bornes ni durée et te donnera un empire sans fin » NEC METAS RERUM NEC TEMPORA PONIT IMPERIUM SINE FINE DABIT (Énéide, I, 278-279). Renonce à te tourner vers les dieux faux et trompeurs ! Rejette-les plutôt avec mépris, dans ton essor vers la vraie liberté : IN VERAM EMICANS LIBERTATEM (II, XXIX, 1-2). »
Voilà le souffle qui passe dans l'antique et incomparable canon de la Rome catholique, notre mère. C'est moins que jamais le moment d'abandonner ce trésor merveilleux. Ce n'est pas le moment de s'emberlificoter dans les méandres et les compromissions d'une diplomatie qui ne sauve rien ou dans la naïveté d'un pacifisme invertébré. L'Église a besoin de savoir que ce que le monde inquiet attend d'elle est tout autre chose pour réaccéder à la « vraie liberté », celle qui ne peut à nouveau briller que par une Rome forte, sainement rajeunie, « IN VERAM EMICANS LIBERTATEM »*.*
Fr. Édouard Guillou m. b.
121:230
### Droits de l'homme
*suite*
par Paul Bouscaren
JE NE SUIS PAS de ceux qui disent : « Ce n'est rien, c'est la logique qui se noie... » Les Français ne sont pas trop logiques ; sans logique, les faux principes ont le champ libre, alors que la logique (la vraie, celle d'Aristote) fait voir la fausseté avec l'absurdité des conséquences. La forte abstraction de la langue française, au contraire du latin, de l'anglais, ou du russe, ne serait-elle pas pour beaucoup dans un délire politique à peu près universel chez nous ? Contre quoi, quel recours, sans logique ?
C'est par un contresens d'énorme inculture que l'on fait du pouvoir absolu de Louis XIV une disposition arbitraire du royaume de France, personnes et biens ; mais on a raison, dans l'hypothèse d'un tel pouvoir de bon plaisir, de croire le souverain inévitablement déboussolé ; reste à reconnaître cet homme déshumanisé, non par hypothèse mais de fait, dans la libre disposition de soi-même que la démocratie pousse enfin jusqu'au droit d'avorter de la loi Veil.
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« La société pour l'homme, et non l'homme pour la société » : dans l'ordre des fins réelles de droit naturel, l'homme vit en société pour vivre en homme ; devant vouloir ceci comme fin, il doit vouloir cela comme moyen nécessaire, à toutes conditions requises et quoi qu'il en coûte. Mais la mentalité moderne l'entend dans l'ordre volontariste des fins de la liberté prise absolument, et non selon ses obligations, pour la faire prévaloir sur l'autorité, et non l'autorité sur la liberté, d'aucune manière, ce qui annule pratiquement l'obligation humaine de vivre en société, l'obéissance à l'autorité en étant une condition essentielle.
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La liberté use d'elle-même en voulant ce qu'elle doit, elle abuse d'elle-même en ne voulant pas comme elle doit ; il faut bien que l'abus soit libre pour être responsable, mais il n'y a de droit qu'au bon usage de la liberté ; et non pas sans équivoque un droit de la liberté. Oui ou non les hommes ont-ils la liberté pour que chacun vive bien par lui-même (ce qui ne veut pas dire par lui seul, ni sans Dieu, ni sans la société humaine) ? Oui ou non, les hommes abusent-ils de leur liberté en agissant comme ils ne doivent pas agir ou en ne faisant pas ce qu'ils doivent faire, bref en ne disposant pas de leur vie de façon à vivre bien ? Oui ou non, par conséquent, parler de la liberté comme du bien incomparable de l'homme, absolument et sans réserve, ne peut-il s'entendre qu'idéologiquement, non pas de la vie des hommes, mais en deçà de la vie, dans l'idée qu'on se fait de l'homme ? Oui ou non, parler ainsi de la liberté selon une idée que l'on ne soumet pas à l'expérience de la vie, s'oppose-t-il à la fois à la science expérimentale et à la prudence évangélique (connaître l'arbre à son fruit, Matthieu, 7/16-20 et 12/33) -- et s'agit-il là d'un idéologisme retrouvé partout dans l'autodestruction du monde moderne ? (Idéologisme où sont frères jumeaux certain général et certain pontife, il faut lire et relire, là-dessus, un parallèle d'infamie tout à l'honneur de M. Maurice de Charette et de la revue ITINÉRAIRES (novembre 1976).)
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Opposition au moderne *libéralisme*, dans l'humanité traditionnelle, de l'humain réalisme ; et c'est la droite et la gauche.
L'homme traditionnel est l'homme dans sa réalité concrète, l'homme moderne, *défini* comme sujet de droits, est une abstraction. L'homme est réellement sujet de droits, mais l'humaine réalité précède et déborde les droits.
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Outre l'abstraction de le définir par ses droits, il y a l'équivoque, avec le droit en titre, d'un exercice qui peut être abusif, donc, de droit apparent et non réel, -- en particulier s'agissant de la liberté en tant que liberté. Ainsi, l'homme est liberté religieuse, mais aussi et d'abord nature religieuse et besoin religieux, et sa liberté religieuse ne peut aller sans obligation religieuse, l'homme ne peut être liberté religieuse sans être obligation religieuse.
Il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme : vérité réelle du christianisme, dans la vie de l'Église et des chrétiens, -- on en fait un droit de tout homme, une vérité idéologique, mensonge idéologique là comme partout.
Il y a obligation chrétienne de vivre en chrétien toute sa vie, non pas une obligation d'étendre sa propre vie chrétienne à tout ce que peut vivre la vie des hommes en toute la diversité de ses états ; on me l'accordera, sans doute, mais alors, pourquoi veut-on que la charité chrétienne, comme elle doit vouloir la justice pour tous, impose à chacun l'action du militant politique ? Serait-ce parce que la justice sociale requiert la politique, et c'est-à-dire l'action de chaque citoyen en tant même que citoyen souverain, responsable à mesure ? Je le veux bien, madame, mademoiselle, monsieur, dans l'hypothèse démocratique, mais l'idiotie qu'elle est à mes yeux peut-elle me faire obligation évangélique ?
Il y a ou il n'y a pas égalité des hommes, ou des pommes de terre ; il est évidemment saugrenu de parler d'égalité des femmes avec les hommes, ou des carottes avec les pommes de terre ; ferait-on quiproquo de l'égale nécessité sociale des femmes en tant que femmes et des hommes en tant qu'hommes avec une fantastique égalité entre ceux-ci et celles-là quant aux diverses fonctions requises par notre vie en société ?
L'individu humain est homme ou femme en tant qu'individu, selon la nécessité individuelle d'un sexe par opposition à l'autre ; mais l'être humain total en tout membre de la société humaine, sans quoi pas d'individu humain, témoigne de la nécessité sociale de l'homme avec la femme, inséparablement ; impossible que l'individu ne soit pas l'un ou l'autre, impossible que soit l'individu sans l'un avec l'autre. Dieu s'est fait homme, oui, avec le consentement de la femme choisie par lui pour être sa Mère ; Dieu ne regarde pas sa créature humaine selon l'individualisme abstrait qui veut des femmes prêtres au nom de l'égalité sociale, cette moderne absence de tout sens social, incapable de voir que si l'individu est homme ou femme, l'animal social est homme et femme.
C'est la vie humaine de chacun accessible à tous en toutes les classes de la société qui fait la réelle égalité sociale ; non pas, imbécilement au rebours, l'égalité sociale qui peut faire la vie humaine, en se moquant de la société.
Ce qu'on appelle la démocratie n'est pas liberté, égalité, fraternité selon la réalité de la condition humaine, c'est une certaine idée de l'homme et des attributs essentiels qui s'ensuivent -- advienne que pourra de l'existence ainsi « conscientisée ».
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Pas de vie humaine sans la société, pas de société sans autorité, sans une tête ; encore faut-il, de cette tête nécessaire au corps social, une désignation la plus simple et la moins contestable possible, en droit et de fait. La question se pose en premier pour la famille, entre l'homme et la femme ; supposé leur égalité psychique, -- malgré une sensibilité féminine qui voudrait, pour un égal gouvernement de soi-même, plus de pouvoir de la raison que chez l'homme, -- l'homme l'emporte physiquement, et cela décide, sauf préjugé d'égalitarisme anarchiste, qui se moque de tenter la force, en ne lui accordant pas un droit au profit de tous. La question réglée de la sorte pour la cellule sociale qu'est la famille, quoi de plus naturel que le pouvoir social des chefs de famille ?
C'est donc la mentalité démocratiste qui veut le sacerdoce pour les femmes aussi bien que pour les hommes, aveugle aux réalités permanentes, et nullement dépassées, de l'humaine condition, sociale de fait, non de droit abstrait.
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Ne pas croire sans le vouloir, on entend la liberté de s'y refuser ; or, si la foi peut manquer parce qu'on s'y refuse, elle manque aussi du seul fait, bien différent, que manque la volonté de croire ; volonté doublement requise, et par la nature même de l'adhésion de foi, et par obligation à Dieu. Le thème de la liberté religieuse ne peut être à un regard thomiste que *multipliciter vanum*, extravaguant comme il le fait de la vérité qu'il y faut : la liberté faisant acte de foi en Jésus-Christ.
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Hors la loi, hors la vie sociale ; hors la vie sociale, hors l'existence humaine ; quel besoin de sanction ceci et de peine cela, pour mettre à mort qui s'est mis hors de la vie des hommes ? C'est le crime qui condamne, la société doit se charger de l'exécution comme d'une amputation nécessaire, ni plus, ni moins, -- sauf à n'avoir plus le sentiment d'elle-même, et c'est le cas aujourd'hui, réduite comme elle est à la liberté individuelle de ce qu'on appelle répression, face au crime que l'on n'appelle plus ainsi.
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-- Plaisante justice qu'une rivière borne !
-- Plaisante anarchie, sans aucune force de justice pour faire borne !
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On ne se défend pas contre la pollution de l'air en cessant de respirer, comme le croit la guerre à la société d'un individu incapable que par elle d'aucune respiration humaine.
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A quoi les hommes ont-ils droit, en définitive, sinon à vivre leur vie humaine ? Il y faut la liberté de chacun, mais cela veut dire aujourd'hui que la vie est humaine dans la seule mesure où chacun dispose de soi-même en propriétaire souverain ;
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et alors, on vous passera peut-être de parler en principe de droit humain faisant obligation aux hommes, mais fou qui prétend leur faire obligation des moyens nécessaires, qu'ils soient de la terre ou du ciel. En croix, Jésus-Christ, pour cette logique intolérable ; hors de l'Église conciliaire, qui veut suivre son Sauveur en la même logique.
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« Dieu gagne à être connu », disait Fagus, excellemment de tout point ; volontiers ajouterais-je : les hommes aussi, quand ce sont des hommes libres, non les esclaves, les ilotes ivres de l'idée de liberté.
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« La vérité, c'est ce que je pense au moment où je le dis. » Ce me semble, il y a dans cette réponse de Lady Hamilton beaucoup de vérité de fait de la parole comme elle prétend respecter la vérité de droit, puisqu'il faut entendre : du droit de chacun, -- et c'est aussi bien de jeter à son néant : qu'est-ce que la vérité ?
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On fait justice au droit, on fait la charité à l'indigence ; que fallait-il de plus pour que faire la charité fasse injure au citoyen moderne ?
Paul Bouscaren.
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### Cinquième et dernière note sur la pastorale
par Marcel De Corte
Nous publions cette fois la *première partie* de la « Cinquième et dernière note sur la pastorale, suivie d'une conclusion », de Marcel De Corte. La seconde moitié en paraîtra dans notre prochain numéro.
Les quatre premières notes de Marcel De Corte sur la pastorale ont paru dans nos numéros 222 d'avril, 223 de mai, 224 de juin 1978 et 229 de janvier 1979.
La *Déclaration sur la liberté religieuse,* votée le dernier jour de Vatican II et promulguée incontinent par Paul VI, est sans doute le texte qui éclaire le plus en profondeur le dessein de tous ceux qui, dans l'Église catholique, du pape aux évêques et à leurs experts, sauf une maigre minorité, voulurent *délibérément* imprimer au concile un caractère pastoral, à l'encontre de tous les conciles antérieurs formellement axés sur la proclamation du dogme et, par voie de conséquence, en cohésion avec lui, secondairement donc, sur l'action à mener par l'Église dans le monde.
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Ce fut là une innovation sans précédent dont la raison ou les raisons ne furent jamais clairement communiquées aux fidèles.
Les divergences, parfois énormes, qui séparent et opposent entre eux les responsables de l'Église en matière de foi expliquent partiellement ce prurit de la nouveauté ainsi inaugurée qui les a démangés et les démange encore aujourd'hui. « L'action commune », à quoi se réduit en fin de compte cette pastorale dont les liens avec l'enseignement traditionnel de l'Église sont aussi ténus que possible, est le moyen le plus efficace de masquer les désaccords doctrinaux de tous ceux qui s'y abandonnent : la primauté de la *praxis* dans la politique contemporaine en témoigne à suffisance. Les subjectivités les plus diverses se diluent dans le courant qui les emporte. Les distords, les dissentiments, les rivalités disparaissent dans l'unité que requiert l'action.
A la faveur de cette unité empirique qui rassemble les fidèles non pas en fonction de leur attachement objectif à la doctrine de l'Église, mais selon les exigences de leurs subjectivités plus ou moins détachées de la foi théologale immuable en la vérité révélée, les auteurs de cette entreprise peuvent aisément insinuer dans les âmes avides des certitudes dont elles sont sevrées, *une religion nouvelle née de la seule pastorale* dont ils détiennent la direction en vertu de la place qu'ils occupent dans la hiérarchie ecclésiastique et à laquelle ils sont loin de renoncer, et pour cause : en se convertissant à la religion de l'homme qui est celle du monde moderne lorsqu'il ne croit plus au surnaturel et qui ne peut se fonder que sur une action toujours avortée, toujours reprise vers une fin impossible : la divinisation de l'humanité, les hiérarques de la nouvelle Église deviennent des concurrents redoutables pour les princes qui nous gouvernent dont les idéologies « humanistes » libérales ou socialistes -- sont en train de dépérir.
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Ils disposent de l'énorme potentiel religieux accumulé dans les âmes des fidèles habitués à l'obéissance, et qu'il suffirait de détourner de sa fin surnaturelle vers le monde pour s'assurer la maîtrise du monde.
Il est indubitable en effet que bon nombre de pasteurs de l'Église catholique, et des plus huppés, se sont laissés contaminer par le subjectivisme propre à la « société » moderne entièrement axée sur les revendications du moi que son libéralisme ameute et sur leur satisfaction qui le fait évoluer irrésistiblement vers le socialisme : leurs publications, leurs actes et leurs paroles en témoignent.
Or, comme nous l'avons dit maintes fois et comme nous devons le redire encore, la « société » moderne est la projection dans l'unique temporel, mais désurnaturalisée et désacralisée, de *la société* transcendante en son genre, surnaturelle et sacramentelle, qui est l'Église catholique, composée de personnes indépendamment de toutes les caractéristiques sociales qui relèvent de l'ordre profane.
Répétons notre explication très simple, mais peu connue et reconnue, à savoir qu'une société de personnes qui, par définition, sont incommunicables (*persona est incommunicabilis*, prononce avec un merveilleux bon sens saint Thomas) est possible au plan surnaturel lorsque la personne se vide pour ainsi dire d'elle-même et de sa propre activité, pour faire place, par la grâce de Dieu, à la présence des Trois Personnes divines en elle : cette société incomparable de personnes commence ici-bas dans l'Église militante, se purifie dans l'Église souffrante, pour s'achever, à la Résurrection des corps, dans l'Église triomphante où « Dieu sera tout en toutes », selon la parole de l'Apôtre. Toute société profane qui serait composée de *personnes* usurpe le nom de *société* lequel implique *communication*, et n'est en fait que *dissociété *: nous en sommes là depuis la Renaissance, la Réforme et la Révolution.
Notre « société » est tellement ou plus exactement se veut « société de personnes » à un point tel qu'elle se transforme sous nos yeux en une immense usine planétaire fabricatrice de biens de consommation dont la finalité est l'assouvissement des besoins matériels strictement propres à la personne humaine pourvue d'un corps qui individualise sa nature raisonnable.
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La personne humaine est de fait, au niveau profane, le principe et la fin de toutes ses activités économiques. *Pour tenter de construire une société de personnes, le monde moderne n'a d'autre moyen que de se* *muer en un monde de plus en plus économique voué à la satisfaction des seuls besoins matériels de* *ses membres personnels par le truchement d'une technique de plus en plus rationalisée.*
Nous commençons à percevoir par l'expérience où une telle « société » aboutit : à l'édification d'un « Paradis terrestre » où toutes les exigences, matérielles en définitive, des individus seront comblées par la grâce d'un État industriel omnipotent qui évincera définitivement Dieu et sera tout en tous. Les individus verront tous leurs désirs satisfaits, selon leur individualité propre et incommunicable, mais ils seront tous des rouages d'une Machine économique universelle dont les Maîtres, les habiles à flatter « la personne, principe et fin de la société nouvelle où régneront la liberté, l'égalité et la fraternité », seront les tyrans. La prophétie de Marx, individualiste effréné contrairement à l'opinion qui court, est en train de se réaliser sous nos yeux aveugles. Goethe voyait juste en prédisant que le monde moderne deviendrait « un immense hôpital où chacun sera l'infirmier de son voisin ».
Jean XXIII, Paul VI et un concile fermement manœuvré se sont tournés vers cette « société »-là pour « se mettre à son service », comme on nous l'a répété sur tous les tons. En réalité, ne craignons pas de le proclamer haut et clair, c'est afin de satisfaire la mystérieuse volonté de puissance qui travaille le clerc lorsqu'il décroche du surnaturel et qu'il renonce à n'être qu'un pur intermédiaire, nécessaire il est vrai, entre l'homme et Dieu, que cette fantastique opération « néoconstantinienne » a été lancée avec fracas. On nous l'a assez rabâché encore : un certain nombre de gens d'Église avides de pouvoir et de réputation dans le monde ont reproché à l'Église de n'être plus qu'un « ghetto » où ils se sentaient colloqués depuis trop longtemps. Pour en sortir ils se sont seulement trompés de porte. Celle de la grâce qui, dans l'ordre surnaturel, hausse la nature humaine au-dessus de ses limites, et qui, dans l'ordre naturel, perfectionne la nature et la rend davantage nature, leur était largement ouverte.
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Ils ont préféré l'*aggiornamento,* l'ouverture à un monde, à une « société » qui s'est voulue et se veut toujours l'irréalisable contrefaçon de l'Église, avec l'infaillible conséquence dont nous ne mesurons pas encore toute l'ampleur : l'éclatement de l'Église parallèle à la dissociété profane, l'individualisme, le subjectivisme, l'impuissance des fidèles de plus en plus isolés en leur conscience qu'aucune autorité ne guide plus doctrinalement, et la volonté de puissance des clercs tentés par cette matière molle, fluente, apte à prendre toutes les formes, qui s'offre désormais à leurs mains impatientes d'utiliser les virtualités religieuses qui survivent dans les âmes déconcertées, afin de retrouver leurs places dans la « société » moderne.
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Montrons-le. Démontrons-le.
L'Église est une société surnaturelle de personnes dont l'unité est assurée par l'unique objet de leurs intelligences et de leurs volontés : la Vérité divine révélée, Dieu en son essence même. Mais cette intimité divine n'est qu'aperçue ici-bas dans l'obscure lumière de la foi théologale confortée pourtant par l'espérance et par la charité. Aussi, les risques de voir la Vérité surnaturelle immuable se métamorphoser sous la pression des subjectivités humaines immergées dans le temporel au cours de leur existence terrestre, sont-ils considérables. Le domaine du temps est celui du subjectif, du contingent, du fortuit, de l'incertain, avec toutes les ruptures, les déformations, les gauchissements, qu'une telle situation comporte pour la Tradition qui véhicule en lui l'invariable dépôt révélé. Les innombrables *hérésies* -- mot proscrit du vocabulaire ecclésiastique d'aujourd'hui, benoîtement patelin -- contre lesquelles l'Église a dû se défendre, et qui sont, toutes sans exception, dues à l'entêtement des clercs à s'ouvrir aux conditions sociales et culturelles passagères de leur époque, en sont la preuve. Afin d'en défendre la société divine qu'Il a fondée, le Christ a créé, à l'imitation des sociétés naturelles soumises à l'érosion du temps, une Institution, l'Église visible et invisible, pourvue comme elles d'une hiérarchie et d'une autorité suprême chargées de « garder le dépôt » intact de génération en génération.
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Sans hiérarchie, sans autorité, sans institution, aucune société, quelle qu'elle soit, ne peut résister à l'usure et aux déviations, le plus souvent mortelles, que le temps lui inflige. Le propre de l'Institution est de maintenir, dans l'instabilité du temps où se trouvent ballottés les hommes, l'essence immuable des sociétés qui les rassemblent et dont le bien commun de l'union, porteur de tous les autres biens, est le premier caractère spécifique. Or il n'est point d'union vivante, organique, sans différenciation, sans inégalité, sans hiérarchie, sans élément unificateur des parties qui la composent : comment unir des éléments égaux dont chacun se suffit à lui-même ?
Plus que toute autre société l'Institution ecclésiale a besoin d'une hiérarchie et d'une autorité suprême, garantes de la Vérité immuable, puisqu'elle rassemble des personnes et non point, comme les sociétés naturelles, des êtres marqués de la nécessité de vivre les uns par les autres dès le premier instant de leur existence : c'est pour toujours, quels que soient mes reniements possibles, que je suis de cette famille-ci, de cet héritage-ci, de ce pays-ci. Jamais je ne pourrai m'en débarrasser. Tout au long de son pèlerinage terrestre, la communion surnaturelle des personnes *dans la foi,* la première vertu théologale, source de toutes les autres, *sans laquelle il n'est point de salut,* exige une hiérarchie sociale analogue à celle dont les sociétés naturelles sont pourvues, mais incomparablement plus énergique, non seulement pour réprimer les forces de dispersion qui travaillent toujours ici-bas, les personnes, membres de l'Église, et les inclinent au subjectivisme, mais encore pour les garder dans la cohésion de la foi *objective,* source originaire de la grâce véritable et première grâce entre toutes.
Cette *nécessité,* cet état où chaque fidèle est contraint et se contraint d'adhérer, consolidée par la distinction que crée le sacrement de l'ordre entre les prêtres et les simples fidèles, entre l'Église enseignante et l'Église enseignée, entre l'homme de Dieu qui a reçu la marque indélébile du sacerdoce, le titre ineffaçable d'instrument de la Rédemption, et le reste de l'humanité. Ce caractère indestructible et perpétuel qui se trouve imprimé dans l'âme du prêtre souligne admirablement la fonction essentielle de celui-ci : la garde, qui ne peut jamais s'interrompre jusqu'à la fin des temps, de la foi immuable. Le prêtre est l'homme de Dieu et comme Dieu, il est, mais en quelque sorte, au-dessus du temps qui transforme et transmue toutes choses ici-bas.
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Plus que le simple fidèle il participe à l'éternité de la Vérité dont il a la charge. Lui seul peut être dit participer au sacerdoce et à la royauté du Christ dont le Royaume n'est pas de ce monde. Son pouvoir, lorsqu'il est possédé en plénitude par l'évêque, s'ouvre *ad ipsum coelum immediate, directe,* nous dit saint Thomas ([^28]). Il transcende en quelque façon l'histoire et toutes ses vicissitudes.
C'est pourquoi la chute du prêtre dans le temporel -- dont la disparition du port de la soutane est le signe extérieur -- équivaut à une apostasie, à *un abandon de la foi et de la vie chrétiennes qui sont proprement transhistoriques.* La fascination que l'histoire exerce sur la Hiérarchie et sur son enseignement depuis deux siècles en est le symptôme plus profond. Nous sommes tous, Églises comprises, proférait Paul VI, englobés dans un monde qui évolue et qui change ! Une Église qui change n'est plus l'Église. Si elle change, c'est le donné révélé qu'elle protège en elle et avec elle, qui change, puisqu'il ne peut se séparer d'elle sans s'altérer.
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Aussi bien, l'Église a-t-elle toujours recherché en sa pérégrination terrestre l'instrument le plus ferme qui lui permette d'exprimer dans le langage des hommes de tous les lieux et de tous les temps la permanence supralocale et supratemporelle de la Révélation. Si la foi a bien un objet réel qui se manifeste, un et inamovible, dans la diversité des lieux et des temps où se trouve impliquée ici-bas l'humanité à laquelle s'en propose la substance salvatrice, et si le réel comporte une échelle analogique où elle occupe, ici-bas encore ; le degré le plus haut, il est clair que son contenu est atteint par l'intelligence, faculté de l'être OU de la vérité objective, indépendante de ses dispositions et de ses prédispositions particulières dues à la différence des étendues et des siècles. Nul ne peut se nourrir de sa foi sans recourir à l'instrument intellectuel qui tente de la pénétrer, de s'assimiler, de s'unir à elle en se soumettant sans réticence à la Réalité souveraine qu'elle nous propose et dont la grâce nous envahit.
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Cette docilité de la raison ne va pas sans raison, et, en définitive, sans cet acte de la raison qui consiste à connaître les choses par leurs premières causes et leurs premiers principes, immuables les uns et les autres, qu'on appelle philosophie. Point de théologie, tant au sens savant du mot qu'au sens ordinaire du catéchisme, sans philosophie : *philosophia ancilla theologiae.* Le fidéisme répugne à l'intelligence humaine parce qu'il s'applique à elle comme une couche hermétique qui empêche son exercice. Il répugne à Dieu qui a fait de l'intelligence la faculté du réel, y compris le réel surnaturel.
Or la seule philosophie qui convienne à la foi et la protège contre les périls des constructions subjectives qu'elle peut toujours substituer à son objet de soi inévident, est « la métaphysique naturelle de l'esprit humain », la philosophie du sens commun, la philosophie de type aristotélicien et thomiste la *philosophia perennis* qui fait appel au bon sens, au sens de *ce qui est* et de *ce qui n'est pas* dont tout homme venant en ce monde est pourvu (sans quoi il mourrait instantanément), et qui exprime l'unité du savoir humain en ce qu'il a humainement de plus haut, au-delà des opinions des philosophes, variables selon les lieux et les temps. Une foi immuable exige pour s'exprimer en des concepts d'origine inévitablement humaine, un instrument immuable comme elle et dont toutes les fonctions sont des applications de la loi qui régit la connaissance telle que le bon sens universel la comprend : connaître, c'est devenir l'autre en tant qu'autre, *cognoscere est fieri aliud in quantum alind,* c'est devenir mentalement, immatériellement, l'objet connu. La référence à l'objet est essentielle à la connaissance. Connaître ce n'est pas se former l'idée ou la représentation d'une chose, ce n'est point produire une similitude de la chose, c'est saisir, *par ce moyen,* la réalité intelligible de la chose elle-même, ce qu'elle est, son essence, confusément d'abord bien sûr, mais réellement. Le langage courant l'atteste sans éloquence : lorsque nous disons de quelqu'un qu'il prend ses idées pour la réalité, nous manifestons par là que nos idées, outils indispensables pourtant de la connaissance intellectuelle de la réalité, ne sont pas la réalité. Il suffit à l'intelligence de se conformer à la réalité pour être vraie, pour atteindre, au-delà des sens et de leurs objets changeants, son être même de réalité, son essence, ce qui la constitue, ce qui la rend immuable :
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en dépit de toutes les modifications qu'il peut subir au cours de son existence, Pierre est et sera toujours pour le sens commun un homme et, pour le même sens commun, homme n'est pas un simple mot qui renvoie à un être sensible singulier nommé Pierre, c'est la réalité de Pierre.
L'invariance et l'universalité de la foi catholique est instrumentalement liée à l'invariance et à l'universalité de la philosophie du sens commun sous-jacente à toutes les civilisations et dont il ne faut pas hésiter à dire, en un temps oie elle est attaquée par de puissants intérêts de toute espèce, que sa plus noble expression est la civilisation chrétienne greffée sur l'olivier sauvage de la civilisation judéo-gréco-latine. Sous sa forme dégradée de civilisation technico-industrielle, elle se substitue à toutes les autres civilisations.
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Ce n'est pas seulement d'un sens commun immuable, vainqueur du sens propre, que la foi catholique a besoin, mais d'une société profane qui garde, inaltérée, la finalité propre à l'essence de toute société : le bien commun de l'union, de la concorde et de la paix entre les membres qui la composent. Sans une société stable qui la soutienne, il est évident que l'Église est menacée elle-même en ses œuvres vives : toute maison édifiée sur le sable s'expose à l'écroulement. Le vieil adage, si oublié dans l'Église d'aujourd'hui, nous avise que la grâce présuppose la nature : *gratia naturam supponit*. Il faut un bon terrain à la semence pour germer. La bonne nouvelle du Christ s'adresse certes à toute personne humaine sans égard à ses caractères sociaux. Mais la personne humaine est nécessairement de nature sociale puisque l'homme est naturellement un animal politique et ne peut pas ne pas l'être. L'activité de la personne humaine est toujours celle d'un membre des sociétés naturelles ou semi-naturelles dont elle fait partie par le destin de la naissance ou de la vocation. Dépouillée de sa nature sociale, la personne n'est plus rien. Il faut répéter ici le diagnostic d'Aristote dont notre époque désastreuse n'a même plus le souvenir : l'homme seul est une bête ou un dieu, plutôt les deux à la fois, avec la puissance destructrice de tout ordre naturel qu'une telle confusion implique.
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Pour toucher la personne humaine en ce qu'elle a de propre, la grâce surnaturelle a besoin qu'elle ne se replie pas sur soi et que sa nature sociale fonctionne normalement dans son orientation et sa subordination au bien commun. Il importe au plus haut point que cette nature qui est le principe de toutes ses activités spécifiquement humaines ([^29]) baigne dans une société saine dont les artères de communication aptes à véhiculer la Parole de Dieu ne soient pas obstruées par des institutions ou de pseudo-institutions qui séparent, divisent et opposent les citoyens. On ne dira jamais assez combien l'ordre social et la tradition qui le reproduit d'âge en âge sont nécessaires à l'implantation de la foi catholique. On ne dira jamais assez combien le désordre, la rupture avec le passé, l'oubli et le mépris du bien commun, l'exaltation de la personne prise comme telle et de son bien particulier, lui sont néfastes. Le recul, la désagrégation, les souillures, les infections internes dont souffre le catholicisme et qui sont parvenus de nos jours à leur comble, sont rigoureusement parallèles à la dissociété individualiste qui tente, révolution sur révolution, à se constituer depuis cinq siècles.
Saint Pie X avait raison lorsqu'il affirmait, aux oreilles incrédules du monde et de l'Église elle-même gagnée par le monde, que la foi surnaturelle est inséparable de la seule civilisation qui soit ou, ce qui revient au même, de la seule société qui soit : la *société chrétienne*. Non, nous avertissait-il dans sa *Lettre sur le Sillon*, cette civilisation, cette société n'est pas à refaire. Toute mutation en son sein, -- comme dans l'ordre simplement biologique -- est mortelle ou engendre des monstres. La civilisation, la société qui en est l'armature, peuvent prendre les formes extérieures les plus différentes pourvu que subsistent en elles leur orientation naturelle au bien commun politique, le meilleur des biens terrestres, et leur reconnaissance du bien commun surnaturel du dépôt révélé dont l'Église catholique est comptable.
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La société surnaturelle de personnes que le Christ a fondée ne peut qu'affermir les sociétés naturelles fidèles à leur essence et à leur fidélité. Elle les perfectionne comme la grâce parfait la nature.
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La dissociété moderne est l'exacte antithèse de cette société fondée sur la primauté du bien commun. Elle ne peut, en vertu de la liaison entre la nature et la grâce nouée pour toujours par le Christ, qu'évoluer vers l'athéisme *par son propre poids *: rompre avec le bien commun de la nature, c'est, depuis l'Incarnation, rompre avec le bien commun de la grâce, et inversement. Privée de ces deux foyers immuables, son ellipse se brise et libère chacun de ses éléments. Ceux-ci deviennent automatiquement des personnes qui ne sont plus assujetties à rien, mais chacune à soi. C'est ce qu'on appelle « l'autonomie de la personne humaine ».
Dans la société ou plutôt dans la dissociété profane, c'est le renversement de toute ordination au bien commun, c'est, comme ose le dire *Gaudium et Spes*, « la personne humaine qui, par sa nature même, a absolument besoin d'une vie sociale, et qui est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » ([^30]), c'est « l'homme moderne en marche vers un développement plus complet de sa personnalité, vers une découverte et une affirmation toujours croissante de ses droits » ([^31]), c'est en termes plus simples, la *Démocratie et la Révolution universelles :* le bien particulier n'est plus ordonné au bien du tout comme à sa fin et comme l'imparfait est ordonné au parfait ([^32]), mais l'inverse. La démocratie moderne ([^33]) de type libéral ou de type socialiste est fondée sur le principe individualiste, religieusement considéré comme sacré. « Le socialisme, disait Jaurès, est l'individualisme logique et cohérent. »
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Rien n'est plus vrai dans la perspective individualiste qui se prolonge, dès qu'elle est esquissée en perspective socialiste. « Ce fait qu'on nomme socialisation, continue *Gaudium et Spes* ([^34]) ... comporte de nombreux avantages qui permettent d'affermir et d'accroître les qualités de la personne, et de garantir ses droits. »
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Dans la société de personnes qu'est l'Église catholique, c'est alors « l'autodémolition » de la doctrine, de la liturgie, du catéchisme, de la tradition évangélique, de l'institution divine elle-même. Le processus est fatal. Si « la personne est le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions », sans la moindre restriction, et si « l'esprit de Dieu » est présent à cette évolution à la fois « personnaliste et communautaire » ([^35]), l'Église, société surnaturelle de personnes, n'a plus de raison d'être : elle n'en a même aucune et elle sombre par pans et morceaux dans le protestantisme individualiste, comme l'expérience de ces dernières années, conciliaires et postconciliaires, le fait trop bien voir. *C'est la conséquence infaillible d'une pastorale qui ne s'adosse plus fermement aux données immuables de la grâce et de la nature pour affronter un monde qui les refuse et qui se laisse emporter dès lors dans une révolution permanente et dans un changement perpétuel baptisés* « *mutation *»*, disjoignant toutes les relations fondamentales qui unissaient naguère encore les hommes entre eux dans leurs communautés tutélaires.* La plus irréductible d'entre elles : la famille, est atteinte aujourd'hui en ses œuvres vives.
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Paul VI l'a répété maintes fois et nous l'avons cité dans nos articles antérieurs : la pastorale conciliaire veut atteindre « l'homme TEL QU'IL EST AUJOURD'HUI », autrement dit dans l'idéologie individualiste qui anime ses conduites propres et les institutions démocratiques (libérales ou communistes : à cet égard c'est pareil) qu'il s'est données pour en être « le principe, le sujet et la fin » et parvenir à son « épanouissement plénier personnel ».
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Cette longue analyse, est requise pour établir, avec précision, le diagnostic du mal dont l'Église catholique est atteinte et qui parvient à son point extrême de nocivité dans la *Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse.* La pastorale de l'*aggiornamento* et de l'adaptation de l'Église au monde moderne *tel qu'il est aujourd'hui* implique en effet de la part de la hiérarchie, du clergé, des fidèles, « *une mentalité nouvelle *», nous affirme péremptoirement Paul VI, c'est-à-dire, selon le dictionnaire : un nouvel « ensemble de croyances et d'habitudes d'esprit qui informent et commandent la pensée d'une collectivité et qui sont communes à chaque membre de cette collectivité » ([^36]). « Ce mot *nouveauté,* simple, très cher aux hommes d'aujourd'hui... nous a été donné *comme un ordre, comme un programme. *» ([^37]) « L'enseignement du concile *qui modifie notre façon de penser et encore plus notre conduite pratique* concerne la vision que nous devons avoir, nous catholiques, du monde au milieu duquel nous vivons. Comment l'Église voit-elle le monde d'aujourd'hui ? Cette vision, l'Église l'a élargie *jusqu'à modifier d'une façon appréciable le jugement et l'attitude que nous devons avoir devant le monde *» ([^38]) *...* « L'Église accepte, reconnaît et sert le monde *tel qu'il se présente à elle aujourd'hui. *» ([^39]) « Cette attitude doit *devenir caractéristique dans l'Église d'aujourd'hui* qui s'éveille et puise dans son cœur *des énergies apostoliques nouvelles. *» ([^40]) « Elle doit *modifier et modeler notre mentalité de chrétiens...* Nous devons expliquer... comment *la vision positive des valeurs terrestres présentées aujourd'hui par l'Église à ses fidèles est différente de la vision négative,* sans annuler ce qu'il y a de vrai en celle-ci, que la sagesse et l'ascèse de l'Église nous ont tant de fois enseignée concernant le mépris du monde. Mais nous voulons conclure en faisant nôtre et en recommandant *cette vision optimiste que nous présente le concile sur le monde contemporain. *» ([^41])
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La pastorale conciliaire est là tout entière : l'Église a cessé de voir dans l'inspiration qui travaille le monde moderne un esprit antagoniste du sien, et elle en a fait au contraire, par une volte-face sans précédent, l'objet de toute sa sollicitude *jusqu'à en adopter le principe essentiel :* l'individualisme révolutionnaire, libéral et socialiste, qui a donné naissance *à la démocratie* que nous connaissons ([^42]). « Il s'agit de construire un monde où tout homme sans exception de race, de religion, de nationalité puisse vivre *une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d'une nature insuffisamment maîtrisée, un monde où la liberté ne soit pas un vain mot. *» ([^43]) Il s'agit, par une pastorale inédite qui ne se déduit plus de l'orthodoxie dogmatique, mais d'un prétendu « travail » du Christ dans l'humanité contemporaine en voie d'émancipation totale en chacun de ses membres, ainsi que le montre sa « mutation » économique, politique, sociale, culturelle, d'établir une démocratie universelle, personnaliste et communautaire, qui instaurera une paix mondiale, une paix qui résulte du culte véritable de l'homme ([^44]), et que l'Église devenue œcuménique couronnera en rassemblant en elle toutes les religions dans l'adoration d'un même Père.
Lorsque Paul VI. avec une emphase millénariste exaltée, annonce aux fidèles, en son message pascal de 1971, que « la cause de l'homme est la situation avantageuse et sûre » que « *les grandes idées* (vous pouvez y inclure l'Évangile si vous le voulez) *qui sont comme les phares du monde moderne* ne s'éteindront pas », que « l'unité du monde se fera », que « la dignité de la personne humaine sera reconnue réellement et non pas seulement pour la forme »,
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que « les injustes inégalités sociales seront supprimées », que « les rapports entre les peuples seront fondés sur la paix, la raison et la fraternité », qu' « il ne s'agit pas là d'un songe ou d'une utopie ni d'un mythe, *mais du réalisme évangélique *» ([^45]), c'est bien la devise de la Révolution française, mère de toutes les démocraties modernes, qu'il donne comme fin à la nouvelle pastorale d'où le *surnaturel* et le *dogme* se trouvent évacués. Pourquoi emploierait-on encore ces mots qui agacent les oreilles chatouilleuses des modernes, puisque le pape déclare, avec la lucidité que lui confère son poste éminent, qu' « il n'y a pas, grâce à Dieu, de crise dans l'Église » et que la pastorale suffit à tout ?
Pour rapprocher l'Église d'un monde emporté par l'individualisme et par le socialisme qui l'accompagne vers des lendemains qui chantent et qui reculent sans cesse dans un avenir inaccessible ; pour lui faire épouser la structure (si l'on peut ainsi parler) de la démocratie moderne qui « est aujourd'hui une philosophie, une manière de vie, une religion... l'instrument de création qui verra la libération de l'homme » ([^46]) ; pour la transformer en religion humaniste du deuxième commandement ([^47]), il faut de toute évidence vider l'Église de sa substance immuable.
D'institution divine chargée de garder et de répandre pastoralement la foi en Dieu, elle devient un je ne sais quoi qui n'a de nom en aucune langue et qui diffuse presque uniquement « le culte de l'homme », de la dignité transcendante de la personne, de sa libération. Un des auteurs de cette « mutation », le cardinal Suenens, nous déclare que l'Église, de pyramidale qu'elle était, n'est plus aujourd'hui qu'un cercle dont le centre est toujours Rome, mais qui englobe également tous les fidèles, clercs et laïcs, et, en perspective, tous les hommes dans le même plan horizontal.
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L'image est adéquate : dans cette crise néo-arienne qui l'ébranle en substituant peu à peu la seule Humanité du Christ à sa Divinité, l'Église n'a plus de base sur laquelle pourrait se reconstituer sa hiérarchie orthodoxe comme elle je fit lors de la crise arienne où elle fut sauvée par le consensus des fidèles en la foi traditionnelle ; elle est un lacet qui enserre une multitude éparse, désorientée, dont la foi est constamment manipulée par les volontés de puissance ecclésiastiques. La vertu, la seule vertu requise des fidèles est désormais l'obéissance à la direction humaniste et démocratique nouvelle qu'on leur imprime despotiquement.
De société surnaturelle, hors de laquelle il n'est point de salut, elle se transforme en un Parlement aux « interminables dialogues », de toutes les églises chrétiennes dissidentes, voire de toutes les religions, selon la règle du « pluralisme démocratique », où toutes les opinions -- sauf la vérité antidémocratique -- sont généreusement accueillies ([^48]).
De société surnaturelle de personnes ordonnées à Dieu et maintenues imperturbablement dans cette direction par une hiérarchie attachée à sa mission doctrinale, elle se transforme, par « l'ouverture au monde », en une « société » sécularisée et laïcisée de personnes qui « permettra à l'homme considéré comme individu ou comme membre de la société de s'épanouir selon la plénitude de sa vocation » ([^49]).
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S'il est vrai que le modernisme a été la première tentative intentionnellement et diligemment conduite d'introduire la religion de l'homme moderne, son subjectivisme et son idéologie démocratique dans l'Église, « l'héritage le plus certain des deux règnes, l'héritage commun de Jean XXIII et de Paul VI est d'avoir installé dans les pensées et les mœurs de l'Église même, *le modernisme à la place de la tradition *» ([^50]).
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Entre le modernisme et la démocratie moderne, il n'y a pas seulement les affinités que dénoncent l'encyclique *Pascendi* et la *Lettre sur le Sillon,* il y a identité d'inspiration : la primauté de la personne sur le bien commun des deux sociétés, la divine et la profane, l'autorité suprême de la conscience individuelle, la suprématie de la liberté, l'absence ou la suppression de toute contrainte, la décharge de toute obligation, le socialisme humanitaire.
Ce n'est qu'à un regard volontairement aveugle que ce thème n'apparaît pas dans les documents conciliaires et dans l'immense mouvement de « libération » théologique, « évangélique », culturelle, sociale et politique, qui en fut la conséquence directe, verticale et horizontale, dans l'Église de Dieu.
Mais pour parachever ce dessein délibéré de faire passer l'Église du plan de l'obligation qui est le sien et qui lui a été dévolu par le Christ lui-même, au plan de la libération de l'homme moderne abandonné à son sens et à sa volonté propres, il fallait une *Déclaration sur la liberté religieuse* dans la religion nouvelle dont on n'a pas assez remarqué qu'elle est l'exact pendant de la *Déclaration* des Droits de l'Homme trompetée en 1789 et réitérée en 1946 pour réunir en un seul courant les deux tendances *apparemment* contradictoires de l'individualisme libéral et de la socialisation universelle.
Sans la proclamation de la liberté religieuse de l'individu, il est vain de vouloir se rapprocher de l'homme moderne que toutes les institutions, ou soi-disant telles, qui l'entourent et l'investissent jusqu'au plus profond de sa personne, érigent en principe et fin de la vie sociale, libre de tout lien qu'il n'a pas noué lui-même. C'est par la liberté individuelle aussi totale que possible que se définit l'homme moderne à ses propres yeux et par sa révolte continue contre les nécessités de sa nature.
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L'homme moderne veut être liberté et la liberté fait corps pour lui avec son être, même avec son être biologique asservi à tant de déterminismes : « mon ventre est à moi » braille l'avortée avec ostentation. Le bien-être, la distraction, le divertissement (ces mots disent tout pourvu qu'on les sonde), le plaisir sexuel, le vandalisme, la contestation, etc., replient l'homme moderne sur lui-même, sur sa propre volonté individuelle, sur son être exclusif. Jamais le culte du moi, du moi seul et c'est assez, c'est tout, n'a tant sévi que de nos jours. Les moyens techniques les plus grossiers et les plus raffinés sont mis en œuvre pour persuader l'homme moderne que tout lui est dû et que tout dans l'évolution (ou dans la révolution permanente) concourt à sa libération totale. Tout est permis, toléré, pardonné, glorifié, pourvu que la fin visée soit la libération de l'individu ou des essaims d'individus agglomérés.
Si « l'homme est né libre », il ne peut en effet y avoir de limite à la liberté. La liberté lui est innée, infuse, inhérente à son être individuel et son droit de disposer de lui-même en pleine souveraineté se confond avec elle. « La nature de toutes les autres choses est limitée et enfermée à l'intérieur des frontières de lois par moi prescrites », s'écrie le Dieu du Discours de Pic de la Mirandole sur la dignité de l'homme, « mais toi, contraint par aucune nécessité, tu décideras par toi-même des limites de ta nature avec le libre arbitre qui t'est propre dans les mains duquel je t'ai placé ». Comment l'homme qui n'est contraint par aucune nécessité, pourrait-il se limiter lui-même librement ? En vertu de quel principe ? Pour quelle raison ? Se limiter, c'est se restreindre en s'imposant à soi-même des bornes, lesquelles ne peuvent provenir en l'occurrence que de soi. Mais par définition admise, le soi est libre de les accepter ou de les refuser. Il ne le fera qu'en les jugeant par rapport à soi et à soi seul, en fonction de son intérêt individuel, dans la mesure où il est assez fort pour accroître sa propre liberté. Il les acceptera en ce moment-ci s'il est faible alors, il les refusera en un autre moment où il sera fort. La liberté individuelle placée à l'origine de la vie avec autrui, de la société, c'est l'astuce et la tyrannie combinées, le contraire de la vie sociale, l'individualisme qui agit sur celle-ci comme un solvant.
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A la source de toute société, il y a la nécessité inscrite dans la nature humaine que l'homme n'a pas faite et qui est la mesure de sa liberté. Ce n'est pas seulement un devoir moral, c'est une nécessité physique. L'homme est libre pour autant qu'il obtempère à sa nature d'animal social et, comme il vit dans une série de sociétés hiérarchisées de la famille à la patrie, il jouira d'autant de libertés que le service du bien commun de chacune d'elles lui accordera. Ce n'est pas en rompant les liens familiaux qu'on est libre, c'est en travaillant à les serrer. Plus le fils est uni au père, moins il ressent la dépendance où il se trouve par rapport à lui et plus il est libre d'agir tout en respectant sa nature de fils. Rien d'extérieur à cette nature ne l'incite à la nier. Il est libre à l'égard de tout ce qui ne se rattache pas directement ou indirectement à sa nature et à sa finalité filiales. Il en est de même du citoyen : plus il est attaché au bien commun de l'union avec les autres citoyens dans sa patrie à lui et à eux, plus il est libre à l'égard des ennemis extérieurs et intérieurs qui le déchireraient. Liberté du fils qui recourt à son père comme il ne le ferait pas à un étranger. Liberté du citoyen dont il peut jouir en paix sans la contrainte de l'étranger du dehors ou de dedans qui l'opprimerait.
-- Où donc se trouve la liberté de l'individu ?
-- Nulle part, dans les conditions de la vie terrestre.
La liberté personnelle, pour peu qu'on la scrute, n'existe pas en tant que telle. Il n'est que des libertés greffées sur la nature sociale de l'homme à laquelle il ne peut se soustraire qu'en imagination et en paroles. L'ère de la Liberté singulière et majusculaire est celle du discours intarissable et bavard qu'on s'adresse à soi-même et aux autres pour se duper et pour les duper. Vous refusez la famille ? C'est pour vous agréger aussitôt à son substitut : à une coterie, à une bande, à un gang, à un clan, à une chapelle, ou à des rencontres passagères toujours renouvelées. Vous refusez la patrie ? C'est pour vous incorporer aussitôt à un parti, à un camp, à un mouvement, à une formation, à une « brigade », à une « fédération », etc. L'individu comme tel n'existe pas dans le domaine de l'action. Dès que l'homme renie sa nature sociale, c'est pour être le prisonnier de la caricature de celle-ci de sa déformation, de sa dénaturation. On ne peut sortir du naturel que pour être interné dans l'artificiel. Qui donc est la plus libre de la jambe attachée organiquement au tronc ou de la prothèse qui s'en détache ?
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Toutes nos libertés vraies, vivantes, réelles, sont sociales. Les sociétés naturelles ou semi-naturelles dont nous sommes membres en sont le siège et nous les distribuent en tant que nous en sommes les membres. Un citoyen est libre parce que son pays est libre, et non inversement. Non seulement il ne faut pas quitter notre nature sociale d'un pas, mais si nous le tentons d'aventure, c'est pour la subir mutilée, estropiée, couverte de béquilles qui nous mécanisent.
(*A suivre*.)
Marcel De Corte.
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### Le mépris du monde
S'ADRESSANT AUX FOULES, Jésus disait : « Que sert à l'homme de gagner l'univers entier, si il vient à perdre son âme ? » (Matthieu, XVI, 26.)
Si on y réfléchit bien, c'est là une parole redoutable combien en ont été touchés au plus profond d'eux-mêmes, combien, au choc de cette parole, acceptant de tout quitter, se sont mis en marche vers la seule aventure qui vaille, la recherche du trésor que nul insecte ne ronge, que nulle rouille ne corrompt !
A cause de cette parole, combien de larmes ont coulé sur le visage des mères, que de cris, que de brisements dans la marche, que de lumières aussi sur la délivrance des âmes que les anges dévoileront au dernier jour ! C'est elle qui a rempli les cloîtres de moines, peuplé le désert d'anachorètes, tracé aux âmes hésitantes la voie directe du martyre.
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Nous en trouvons l'écho chez les pères de l'Église, dans la liturgie, dans *L'Imitation de Jésus-Christ* qui est par excellence le livre du désenchantement et de l'adieu aux créatures.
La spiritualité catholique a résumé cette attitude dans une expression ancienne qui sonne le glas de tous les optimismes et de tous les achèvements humains : c'est le « contemptus mundi », *le mépris du monde.*
Quel sens faut-il donner à cette expression ?
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Le mot *monde* souffre principalement trois acceptions. En un premier sens, le *monde* désigne la création tout entière dont Dieu est l'auteur et que Lui-même nous dit être très bonne, *bona valde* (Eccli. XXXIX, 21).
On n'insistera jamais assez sur la bonté ontologique du créé. Tout l'esprit du catholicisme repose sur une juste appréciation de cette nature des êtres « telle qu'elle est sortie de Dieu au matin de sa splendeur originale », justesse d'appréciation qui jette une lumière sur le déroulement de l'histoire du salut : catastrophe du péché et réintégration dans la gloire.
Les poètes et les grands métaphysiciens ont à nous dire quelque chose de ce ruissellement de beauté et d'amour épandu sur la création.
Les pères orientaux avec saint Cyrille, saint Athanase, saint Basile, Origène et le pseudo-Denis, les pères latins avec saint Augustin, les grands courants de la théologie et de la liturgie auxquels il a donné naissance envisagent le monde créé dans le Verbe -- qui est l'*Art du Père --* (saint Bonaventure) transilluminé par Lui et lustré de son sang rédempteur :
Terra, pontus, astra, mundus,
Quo lavantur flumine ! ([^51])
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L'École franciscaine, avec saint Bonaventure, ne considère pas les êtres qui composent la création comme premièrement doués d'une nature et secondement affectés d'une ressemblance avec Celui qui leur a donné naissance. Leur nature constitutive, c'est être vestige ou image de Dieu. C'est pourquoi les créatures ne nous parlent pas d'elles-mêmes, mais de Dieu.
C'est ce que dit saint Augustin dans un passage célèbre des *Confessions :*
« J'interrogeais la mer et ses abîmes, et ce qui a vie dans leurs profondeurs ; et la réponse était : « Nous ne sommes pas ton Dieu, cherche au-dessus de nous. » J'interrogeais les vents et la brise ; et l'air disait avec ses habitants : « Anaximène se trompe ; je ne suis pas Dieu. » J'interrogeais le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : « Nous non plus, nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches. » Ô vous tous qui vous pressez aux portes de mes sens, objets qui m'avez dit n'être pas mon Dieu, dites-moi de lui quelque chose ; et dans leur beauté qui avait attiré mes recherches avec mon désir, ils m'ont crié d'une seule voix : « C'est lui qui nous a faits. » ([^52])
Voilà ce qu'exprime le chant épars de la création, si du moins nous savons l'entendre avec l'oreille de l'âme. Il est évident que ce monde sorti des mains virginales de Dieu, gardant la trace encore humide des doigts divins, loin de souffrir jamais de nous un regard méprisant, nous invite bien plutôt à l'admiration et à la louange.
Ce n'est pas seulement saint François d'Assise qui nous y incline dans son sublime cantique des créatures, c'est toute la tradition de l'Église qui en témoigne, à commencer par sa propre liturgie.
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En un deuxième sens, le mot *monde* peut recouvrir l'ensemble des hommes : « Je suis venu dans le monde » dit Notre-Seigneur. Le *monde* signifie alors l'humanité prise dans sa totalité : les habitants de la terre. D'où l'expression courante et nullement méprisante chez Bossuet pour s'adresser à ses auditeurs : « Écoutez, *mondains,* la voix de celui qui vous exhorte en disant... »
Les saints qui sont les seuls vrais connaisseurs de l'humanité ne méprisent pas leurs semblables, fussent-ils les plus abjects. Et ceci pour deux raisons.
D'abord, parce que tout homme étant capable de connaissance et d'amour porte en lui le sceau de l'image divine, et que cette image subsiste malgré l'œuvre déformante du péché originel.
Ensuite parce que « *Dieu a tant aimé le monde* qu'il lui a donné son Fils unique, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jean III, 16). Et il nous faut bien imiter Dieu, quoi qu'on en ait.
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Enfin, en un troisième sens, le *monde* signifie cette part ténébreuse de l'humanité livrée au pouvoir de Satan selon tous les degrés d'appartenance possible, depuis les serviteurs soumis et conscients de la contre-Église, véritables suppôts de Satan, jusqu'au flottement indécis des moyens techniques : l'art, la culture, la politique, qui peuvent servir indifféremment le bien ou le mal, et par cette disponibilité tragique offrent un champ à l'action du diable.
Est-ce à dire que Notre-Seigneur condamne les valeurs de civilisation, l'effort artistique, la culture intellectuelle ? Évidemment non. Dieu en a même fait un précepte, ayant placé l'homme dans le jardin de l'Éden (le monde, au premier sens du mot) pour qu'il le cultive (ut operaretur et custodiret illum, Gen. II, 15). Alors le monde, reflet, vestige ou image de Dieu, par l'entremise de l'homme son roi et son prêtre, retourne à son créateur comme une louange de gloire.
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Tandis que selon le troisième sens, dont parlent non plus les poètes et les métaphysiciens, mais plutôt les moralistes et les dramaturges, le monde est cette réalité ambiguë, parée souvent du prestige de la réussite ou d'une feinte innocence, tendue sous nos pieds comme un siège qui bascule et qui happe.
Entendu en ce sens, le monde est une réalité totalement étrangère à Dieu et à son royaume, le plus souvent érigée en rival de Dieu, dont Satan est le prince (Jean XII, 31), que Jésus maudit à cause de ses scandales (Mt. XVIII, 7), et pour lequel il ne prie pas (Jean XVII, 9)., Entendons bien, le monde de la technique, de la culture et de la science n'est pas mauvais dans son essence, mais dans l'usage que nous en faisons. Le drame est dans son ambiguïté, dans sa disponibilité au mal, dans sa soumission à l'empire du diable.
C'est en ce sens que nous sommes invités à *mépriser le monde,* mépriser sa lumière trompeuse, son faux prestige, ses fausses promesses, qui ne sont que l'écho répété de la promesse du serpent : « Vous serez comme des Dieux ! »
Pour nous convaincre de l'antagonisme radical entre Dieu et le monde, il suffit d'entendre ce que Notre-Seigneur nous en dit dans le quatrième évangile :
« Le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas connu » (Jean I, 10).
« Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous » (Jean XV, 18).
« Vous pleurerez et le monde se réjouira » (Jean XVI, 20).
« Ils ne sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde » (Jean XVII, 14).
Pour achever de nous convaincre, voici ce que saint Jean dit dans sa première épître :
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« Frères, ne vous étonnez pas si le monde vous hait » (I Jean III, 13).
« N'aimez pas le monde ni les choses qui sont dans le monde » (I Jean II, 15).
« Le monde est tout entier au pouvoir du Malin » (Jean V, 19).
Voilà pourquoi saint Paul écrit aux Galates « le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le monde » (VI, 14). C'est un beau programme pour entrer en Carême qui ne laisse la porte ouverte à aucune compromission et permet à l'âme de se livrer à l'amour des choses invisibles.
Benedictus.
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## NOTES CRITIQUES
### Rétrospective des prix littéraires de 1978
Il est arrivé que des lecteurs se soient étonnés de trouver mes comptes rendus trop fréquemment dissuasifs et qu'ils m'aient fait part de leurs perplexités : pourquoi ne pas me limiter aux livres dignes d'éloges, et dont je pourrais légitimement conseiller la lecture ? Je demeure persuadé du bien-fondé de la suggestion, au moins dans une perspective idéale. Malheureusement le nombre d'ouvrages doués de valeur littéraire remarquable paraît assez restreint ; de plus, on rencontre énormément de productions, talentueuses ou non, dont le contenu moral est des plus contestables, mais qui sont l'objet d'un concert d'admirations diverses et surprenantes : n'en rien dire laisserait supposer qu'on se rallie à un consentement universel. La critique littéraire dite « de droite » persiste depuis des décennies dans d'étranges bienveillances. Ainsi tel panégyriste de l'homosexualité rencontre une indulgence constante parce qu'il fut, il y a trente-cinq ans, l'objet de quelque sanction épuratrice et qu'il égratigna littérairement une dame devenue l'épouse d'un résistant influent. Deux écrivains athées, représentant la plus extrême confusion de pensée sous un style élégant, fanfaron et donjuanesque, finirent dans le suicide ; et pourtant il est de bon ton de les considérer comme des valeurs intellectuelles indiscutées : ils avaient été l'un et l'autre inquiétés par les pouvoirs officiels ou officieux de l'idéologie résistantialiste.
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De semblables critères sont tout bonnement affligeants. Je ne trouve pas moins de légèreté dans des appréciations volontairement réduites à la qualité du style. On n'a cessé d'insister sur l'homogénéité du « fond » et de la « forme » idée juste en elle-même, mais des plus calamiteuses si elle amène à conclure que la forme correcte, élégante et piquante garantit la justesse de la pensée. La vieille distinction scolaire, tant ridiculisée pour sa prétendue naïveté, nous prémunirait au moins contre une badauderie infiniment plus absurde. Tout cela est particulièrement sensible à propos du roman, qui apparaît décidément comme le domaine d'élection des équivoques : au fait, est-ce pour cela qu'il continue à être considéré comme l'essentiel de la littérature ?
J'ai le bien vif regret de ne point m'associer à tous les confrères qui, avec des mines gourmandes de dégustateurs de beaujolais nouveau, ont déclaré lors des prix littéraires que « 1978 était un bon millésime ». N'ayant pas été ravi, et d'autre part restant soucieux de ne pas gâcher le papier, de ne pas faire perdre le temps des lecteurs après le mien, je me contenterai d'un tour d'horizon avec quelques perspectives de synthèse. J'éviterai ainsi les redites : elles s'imposeraient, hélas ! car la fréquence des traits communs est un peu inquiétante dans des œuvres qui prétendent à l'originalité.
Les prix littéraires concernent des romans : du moins, des œuvres que l'on range dans cette catégorie sans que l'auteur les ait toujours lui-même qualifiées ainsi. Il devient de plus en plus difficile de savoir s'il s'agit d'œuvres si habilement conçues, construites et rédigées, que la fiction prenne l'aspect d'une autobiographie réelle, ou si de pures et simples autobiographies dépourvues de tout projet de transposition sont présentées comme des romans. Le « NAIN JAUNE » de Pascal Jardin n'est certes pas un roman. Dans quelle mesure « UNE MÈRE RUSSE » d'Alain Bosquet, qui a partagé avec le livre de Jardin la récompense académique, est-il constitué d'impressions et de souvenirs personnels, et le narrateur est-il vraiment distinct de l'auteur ? Je ne suis pas sûr qu'une œuvre plus ou moins fictive réalise la perfection artistique dans le cas où le lecteur est immédiatement tenté de croire à une autobiographie et ne se départira plus de cette impression.
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La part du rêve, la participation du lecteur à la fiction créatrice lui seront alors enlevées ; il deviendra alors lecteur de reportages différés, non plus lecteur de roman. A vrai dire, nos suppositions pèchent sans doute par excès de générosité : il s'agit le plus souvent de simples autobiographies. Les confidences télévisées de Conrad Detrez ne paraissent laisser aucun doute en ce qui concerne son « HERBE A BRÛLER », accablante suite de frénésies révolutionnaires et d'obscénités appuyées, où l'indiscutable force quasi-hallucinatoire des évocations ajoute encore au malaise continuel.
La conception des personnages elle-même semble insuffisante et asservie à de faux problèmes. Le narrateur d' « UNE MÈRE RUSSE » se demande : « Met-on sa mère en chapitres ? Déforme-t-on sa mère en l'habillant de mots ? Je me livre à une opération aléatoire et suspecte : te faire revivre en te racontant, comme si tu étais un personnage livresque, ni plus vrai ni plus faux que ceux auxquels il m'arrive de donner vie mais qui n'ont jamais existé. » Si c'est là un stratagème destiné à faire croire à la réalité d'un personnage inventé, la ficelle est un peu grosse ; d'ailleurs la participation du lecteur n'en est pas favorisée : ce qu'il attend, c'est justement un personnage fictif et la question posée vient à la traverse et rompt le charme. S'il s'agit au contraire d'un personnage réel, impossible de mieux caractériser l'impasse où l'on s'est engagé, la situation équivoque d'un être qui serait de toute manière inséré clans un récit d'allure romanesque alors que l'auteur ne l'aurait pas voulu.
On s'est assez niaisement attendri sur la présence essentielle du père dans « LE NAIN JAUNE », sur celle de la mère dans « UNE MÈRE RUSSE » : de là à penser que le sentiment familial connaissait un heureux retour, il n'y avait qu'un pas -- un pas fort imprudent. Chez A. Bosquet la présentation de la mère est une analyse qui se veut impitoyable mais qui s'enlise pitoyablement dans de longues pages d'une mélancolique obscénité quand il veut recréer le passé du personnage, et dans d'interminables dialogues où chaque réplique souligne l'érosion sénile d'un esprit jadis confus mais brillant. Dans le « NAIN JAUNE », l'auteur apparaît pleinement comme un homme de cinéma qui tient un héros d'une vitalité fougueuse, d'une originalité généreuse mais impulsive et déconcertante.
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Sans doute ici l'anecdote se fait plus précise, plus lapidaire, et réserve à l'arrière-plan une certaine philosophie nostalgique, une certaine poésie. Mais le comique souvent rabelaisien des épisodes, l'aspect exacerbé des gesticulations compromet le prestige du personnage. Il est vrai que l'auteur déclare son incapacité à connaître les vertus politiques et l'étendue des services rendus par son père ; on peut admettre que pour un fils cela ne soit pas le plus intéressant. Peut-être recherche-t-il dans son père le secret de sa propre personnalité : il en résulte un sentiment d'admiration. Mais dans « UNE MÈRE RUSSE » la même recherche se revêtait d'acrimonie et utilisait la profanation : dans les deux cas l'auteur tient manifestement à ne pas s'effacer ; ni lui, ni son personnage n'arrivent à garder leur liberté de démarches et de présence.
C'est probablement aussi la raison qui explique le foisonnement indiscret des détails descriptifs, une prolifération des souvenirs qui, en dépit de la puissance évocatrice, étouffent souvent l'action, les personnages, et le narrateur lui-même. Est-ce l'arrière-pensée d'une destinée cinématographique du roman qui se manifesterait déjà ? Paradoxalement, je ne crois pas que ce soit le cas du « NAIN JAUNE », mais pour les autres l'hypothèse demeure plausible. Plus généralement, on peut voir là une permanence des conceptions existentialistes : la personnalité se ramenant à ses expériences, rien n'en doit être perdu, et surtout pas les anecdotes sexuelles désormais indispensables dans toute « éducation sentimentale ». On en trouvera en abondance dans « UNE MÈRE RUSSE », dans « L'HERBE A BRÛLER » et même dans « DIANE LANSTER » de Jean-Didier Wolfromm. Ce dernier roman, plus nerveux et plus linéaire, inscrit sans doute les expériences existentielles dans la psychologie originale d'un infirme, ancien poliomyélitique toujours souffrant : il est alors concevable que ses réactions humiliées et méfiantes grossissent les détails, en exagèrent ou déforment la signification. On comprend mieux alors des perspectives et des appréciations dont on devine qu'elles doivent nécessairement être révisées et même critiquées. Du moins peut-on espérer que l'esprit du public est encore assez clairvoyant pour opérer cette réflexion indispensable.
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Mais quand il ne s'agit plus d'un malade, trouve-t-il encore la vigueur nécessaire pour apporter sa contestation et conserver son initiative en matière de jugement moral ? Dans tous les autres romans cités, l'auteur ou le narrateur dogmatise sereinement en dehors de toute référence au moins implicite à une éthique générale. Le roman autrefois présentait des personnages d'une destinée exceptionnelle et les faisait apprécier comme tels ; dans le monde romanesque présent, la notion d'exception a disparu : il est probable qu'en dehors de toute considération « moralisante », l'intérêt proprement romanesque s'en trouve lui-même considérablement affaibli.
Finalement, je crois que ma préférence irait encore à « LA RUE DES BOUTIQUES OBSCURES » de Patrick Modiano. Une sorte de roman policier mythique, poétique et déconcertant jusque dans sa minutie méthodique, nous entraîne dans un jeu dont nous pressentons d'avance qu'il ne saurait nous mener à aucune certitude. Je crois découvrir un symbole philosophique de l'homme contemporain dans ce personnage d'amnésique devenu détective privé et poursuivant une interminable enquête pour découvrir sa propre identité. Aux dernières pages, il lui reste encore la possibilité bien mince de découvrir le secret à Rome dans « La Rue des Boutiques obscures ». Nous sommes mystifiés et très contents de l'être, d'autant plus que ce roman ne consent pas aux lourdeurs exhibitionnistes et que chacun des personnages épisodiquement entrevus, chaque lieu rapidement traversé, comporte sa part de rêve et nous laisse une latitude appréciable de créer en marge nos propres fictions, de risquer nos propres explications. L'art réside sans doute, selon le principe des classiques, dans l'économie de la matière -- et il n'est pas impossible que ce soit vrai aussi pour le roman.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Bibliographie
#### Paul Morand Lettres à des amis et à quelques autres (La Table ronde)
Paul Morand a écrit *Rien que la terre* et il était l'homme le mieux fait pour se contenter de la Terre. Jamais on ne fit un plus savant (naturellement savant) usage du monde. Comme dans les contes, sous ses doigts, sous son regard, tout devenait précieux.
Cela se voit encore mieux dans ces lettres, ces instantanés, ces sans retouches. Il n'y faut pas chercher de secret, de confidence. C'est le même homme qui s'exprimait dans ses livres. Homme poli : il parle a ses correspondants de ce qu'il aime, sans doute, mais surtout de ce qu'ils aiment. A Kléber Haedens de rugby, de cuisine, de livres, à Nimier d'autos, de Dumas (et il le presse d'écrire, le traitant en égal), à tous d'eux-mêmes. On retrouvera ici la merveilleuse lettre sur les saluts que Chardonne a publié dans *Demi-jour,* et on en a même deux versions. Il y a aussi des lettres d'amour à Josette Day et des lettres diplomatiques à Laval, en 43.
La correspondance complète, si elle ressemble à ce sondage, serait un journal, pas intime, mais plein de drôleries, de choses qu'on ne sait plus, de recettes. Dommage que pour les lettres échangées avec Jacques Chardonne, il faille attendre l'an 2000. Ce sera désormais notre horizon, comme le veut le président.
Georges Laffly.
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#### Jorge Luis Borges Le livre de sable (Gallimard)
« Je n'écris pas pour une petite élite dont je n'ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. J'écris pour moi, pour mes amis, et pour adoucir le cours du temps. » Aimable façon de présenter un livre. Et, modeste, Borges ne promet avec ces nouvelles que « quelques variations » sur ses thèmes habituels. Nulle surprise, c'est vrai, mais une maîtrise unique. L'invention la plus baroque s'exprime avec une simplicité classique.
Le sujet du *Congrès* rejoint celui de *La Loterie à Babylone ; L'autre* est une reprise du thème du temps et de l'identité ; *Le disque* et *Le livre de sable* évoquent l'objet impossible. On remarquera les deux nouvelles qui expriment le rêve d'une poésie tout entière résumée dans un mot unique, rêve plus mallarméen que Mallarmé. *L'utopie d'an homme fatigué* est l'invention d'un monde « meilleur » qui est bien le plus désespérant qu'on puisse concevoir. A ces traits on reconnaîtra, plus clairement que jamais, l'individualisme de l'auteur, fruit tardif d'une civilisation à son déclin, tout au bout du dernier rameau d'un très vieil arbre.
Son génie très particulier : en fait le type du fantastique sceptique. Le fantastique évoque et émeut des ombres, des forces nocturnes. Chez Borges ce ne sont jamais que les ombres de la raison : il se complaît dans les cas-limites où elle semble renoncer. Parlera-t-on de Poe ? Même chez Poe, il y a la vibration d'un monde obscur très vivant, les puissances de la mort et de la peste. Borges n'évoque que des sortilèges de géomètre et de logicien -- l'effet est pourtant certain.
G. L.
159:230
#### Maurice Martin du Gard Les Mémorables 3 (Grasset)
Drieu l'appelait Philinte. Alceste, dans cette comédie, c'était Drieu lui-même, et aussi Paul Léautaud. Barrésien, boulevardier aussi, Maurice Martin du Gard écoutait la rumeur de la vie littéraire (bien placé, il avait fondé *les Nouvelles littéraires*) et en notait les échos. Il avait gardé, enfin, le goût de la poésie. Il citait très bien des vers oubliés, ceux de Bataille par exemple -- et sans lui, qui connaîtrait encore cet alexandrin de Catulle Mendès : « *Le jet d'eau qui montait n'est pas redescendu. *»
Vingt ans après les deux premiers tomes des *Mémorables* (parus chez Flammarion) en voici donc le troisième, qui ne leur est pas inégal. Cela tient du journal et des mémoires. Il est probable que les notations du témoin qui a beaucoup vu sont fondues, orchestrées. Elles sont aussi mêlées de réflexions, de réminiscences. L'ensemble donne une galerie de portraits plus vrais que le vrai. Claudel éclabousse tout le monde, sorte de volcan en promenade. Léautaud rêve du XVII^e^ siècle. Drieu est complexe : « entortillé » dit Martin du Gard, et il employait déjà ce qualificatif, dans le premier tome, pour Jacques Rivière, autre directeur de la N.R.F. (il faut le savoir pour comprendre la note de la p. 33). Mauriac s'enthousiasme ; comme c'est en 1934, son ardeur va à Laval, dont il dit : « C'est un amour ». Guitry s'épanouit. Valéry se plaint d'être débordé et définit au passage Malraux comme « un byzantin de bar ». Larbaud est discret, Giraudoux rapide. Chacun remplit son rôle à merveille.
Il y a aussi des portraits politiques. Libéral, européen, Martin du Gard s'emballait pour Caillaux et Briand. Il semble avoir rêvé d'une deuxième jeunesse de la III, République. Temps lointains.
G. L.
#### Vance Packard L'homme remodelé (Calmann-Lévy)
Biologistes et psychologues s'accordent à penser que l'homme est une matière malléable, d'ailleurs mal définie, qu'ils sont décidés à améliorer. On trouvera dans ce livre les déclarations les plus naïves et les plus inquiétantes à ce sujet.
Un généticien, H. Bentley Glass, qui affirme que les parents « n'ont pas le droit d'encombrer la société avec des enfants mal formés ou inaptes intellectuellement » conclut : « Les droits de l'homme qui étaient autrefois sacrés, vont devoir évoluer considérablement. » Léon Rass, biologiste : « Nous sommes en train d'assister à la ruine, peut-être définitive, de l'idée de la splendeur humaine. »
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Beaucoup moins triomphant, Gerald Leach : « Pouvons-nous tolérer des manipulations qui aboutissent à estomper la différence entre l'Homme et l'animal ? »
Il est temps de se préparer, après les mauvais tours des physiciens et des chimistes, aux mauvais tours encore pires des biologistes.
Vance Packard énumère des pratiques, ou des recherches sur le point d'aboutir. Modification du comportement par dressage, selon la psychologie behavioriste de Skinner. Skinner a beaucoup travaillé sur les rats. Mais comme le lui disait Koestler (voir *Face au néant*) : quand on traite l'homme en rat, il finit par se conduire en rat. Il a peut-être mieux à faire ?
On peut modifier l'homme également par une action sur le cerveau (électrique, comme le fait Delgado, ou chirurgicale). La chimie nous fournit tranquillisants, stimulants et drogues, autant qu'on en voudra. L'hypnose peut être utilisée massivement. Tout cela est connu ? Ce qui l'est moins, c'est que des « expériences » employant ces divers moyens ont été pratiquées, ou le sont encore, aux États-Unis, sur des prisonniers, sur des vieillards dans les asiles, sur des enfants. Packard cite des écoles où l'on emploie des stimulants chimiques pour accroître le travail des écoliers. D'autres drogues pour les assagir. Un rapport secret à la Maison Blanche prévoyait l'installation de postes de radio gouvernementale dans chaque foyer (quant à nous, nous l'avons déjà). Ce rapport prévoyait aussi d'utiliser cette radio « pour préparer des enfants d'âge préscolaire à la citoyenneté mondiale » !
La seconde partie du livre traite d'un autre remodelage, physique celui-ci. On cherche a modifier la taille humaine, le volume du cerveau (on a même discuté sérieusement de la suppression des seins !) : On envisage la possibilité d'hybrides, mi-hommes, mi-animaux. On parle de clonage (reproduction d'un être à partir de quelques cellules), de fécondation en laboratoire etc.
D'après l'auteur, un certain nombre de ces savants sont conscients d'avancer en terrain miné. Sir Mac Farlane déclare : « C'est là chose pénible à admettre pour un chercheur, mais il ne devient que trop clair qu'il existe des dangers à connaître ce qui ne devrait pas être connu. » Ce frein tiendra-t-il longtemps ? Tiendra-t-il partout ? Difficile à croire. Le musée des horreurs que décrit Packard, nous le rejoindrons peut-être vite. Au nom de *l'amélioration* de cet être imparfait, l'homme. Tous les exemples cités convergent. *Améliorer* c'est assurer à la société un meilleur contrôle des gens, et c'est accroître leur rendement. Tel est l'objectif d'une société scientifique.
G. L.
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#### Mgr Jean Rupp Entretien sur la Vie éternelle (Éditions Pastorelly)
Mgr Rupp est, dans les trois domaines de la théologie, de la spiritualité et de l'histoire, le grand spécialiste du monde slave. Qu'il s'agisse de la Russie, de l'Ukraine, de la Pologne, il n'ignore rien de ces pays lointains qu'il connaît bien et dont il parle les langues. A l'époque de l'œcuménisme et d'Helsinki, et après l'accession au Pontificat suprême d'un cardinal polonais, l'intérêt de ses multiples travaux est renforcé par leur caractère d'actualité. La confrontation de l'Est et de l'Ouest, derrière ses aspects politiques et économiques, est essentiellement religieuse. Pour distinguer et mesurer les forces en présence, on trouverait difficilement meilleur guide que l'auteur de *Message de Soloviev, Le monde catholique et la Pologne de Sobieski au premier partage, Héros chrétiens de l'Est, Les théologiens de Kiev trait d'union paradoxal entre Est et Ouest, Le Jean-Jacques Rousseau ukrainien : Skovoroda* etc.
Le petit livre qu'il publie aujourd'hui (163 pages) est d'un genre différent, car ce sont des « pensées » réparties sous deux titres : Entretien sur la Vie *éternelle* et *Théologie au fil des jours*, avec de nombreux chapitres et sous-chapitres.
Il est difficile de parler de réflexions très diverses dont beaucoup tiennent en deux ou trois lignes. Quand on lit, par exemple, *La pesanteur et la grâce* de Simone Weil ou *L'ignorance étoilée* de Gustave Thibon, on est bien embarrassé pour en rendre compte, car c'est cent sujets dont il faudrait traiter. Tel est le cas de cette *vie éternelle* et de ce *fil des jours.* On a envie de dire simplement : « *Tolle, lege.* Si vous aimez l'intelligence, la noblesse d'âme, l'intuition mystique, le bonheur de l'expression, vous serez ravi, comblé. » Cependant les nombreuses questions qu'aborde Mgr Rupp ont la particularité d'être fréquemment en rapport avec la pensée slave, ce qui les relie aux études habituelles de leur savant auteur et peut en certain cas nous fournir des points de repère pour un dialogue fécond entre le catholicisme romain et l'orthodoxie. Parfois la démarche est inconsciente, parfois au contraire elle est expressément voulue, comme on le voit par exemple aux sept pages consacrées à Jean de Kronstadt (1829-1908) autour de « l'Eucharistie unifiant dès aujourd'hui catholiques et orthodoxes » ; comme on le voit également, mais en négatif, dans les cinq pages où « l'oubli de la Providence » (qui n'est peut-être pas propre aux Russes) est évoqué à propos de l'œuvre d'un écrivain né sur les rives de la Volga, Oblomov de Gontcharov (1812-1891).
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Cependant ces excursions purement slaves sont rares. Plus généralement Mgr Rupp se contente de citer les écrivains de l'Est parmi les autres. Les noms de Catherine de Sienne, de Jean de la Croix, de Thérèse de Lisieux et de bien d'autres viennent souvent sous sa plume, mêlés à ceux des évangélistes, de saint Paul et des pères de l'Église. Comment pourrait-il en être autrement quand il s'agit de la vie éternelle, de la foi, de l'âme et de tous les grands problèmes spirituels ?
Pourquoi, finalement, parmi tant d'ouvrages savants, ce petit livre familier qui va de l'âme à l'âme, du cœur au cœur, de l'esprit à l'esprit ?
Mgr Rupp nous le dit très simplement :
« Le peuple chrétien demande qu'on lui parle de la vie totale et le silence des prêcheurs -- intarissables sur d'autres sujets -- lui semble intolérable.
« Cet humble livre veut, entouré de plusieurs autres que je salue fraternellement, donner une réponse à son attente. »
Louis Salleron.
#### Gilbert Tournier La vallée impériale (Audin, Lyon)
Ancien directeur de la Compagnie nationale du Rhône, Gilbert Tournier a consacré sa vie au « fleuve dieu ». Après l'avoir conquis par ses travaux d'ingénieur, il le chante inlassablement dans une série d'ouvrages où l'amour se mêle à l'érudition.
Ce dernier livre est une sorte de guide qui nous promène de Lyon à la mer, dans la vallée du Rhône -- la vallée impériale. Géographie, géologie, archéologie, écologie, grande et petite Histoire, tout se propose à notre curiosité, sans oublier même la politique en ses plus hauts desseins, car l'auteur pense que « l'inquiète notion de l'Europe » reposerait sur des données plus précises « le jour où l'aménagement du Rhône et sa liaison avec le Rhin seraient des faits accomplis ».
On apprend tant de choses dans ce livre qu'on se demande comment on pouvait les ignorer jusque là. Vieux pascalien, je rougis mais m'enchante de ce qui m'est une découverte :
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« De Vérin, monter à gauche jusqu'au Château-Grillet, d'où l'on peut contempler le Rhône tout en évoquant le souvenir de Pascal : invité par le géomètre Desargues à séjourner, à l'automne, dans cette demeure à quatre tours, d'une élégante austérité, il écrivit sans doute là ses pensées sur l'éloquence, qu'il comparait aux fleuves, ces « chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller » ; sans doute songeait-il aussi, dans le vignoble de son hôte, à la diversité des choses (« il n'y a pas deux grains pareils »). Le vignoble de Château-Grillet, en amphithéâtre, produit toujours un vin réputé, le meilleur des « viogniers » du cru de Condrieu, qui lui-même n'est comparable à aucun autre. Est-ce donc à cause de sa gloire viticole que cette ville est l'une des trois qui soient citées dans les *Pensées ?* Les plants dalmates importés dans le terroir viennois par les Empereurs romains leur ont deux fois survécu, par le goût et par Pascal » (p. 86). Avouez qu'il est difficile de dire plus de choses en moins de lignes. Je ne me doutais pas, il y a cinquante ans, exactement en janvier 1929, quand je bus pour la première et unique fois de ma vie un Condrieu sublime à Vienne, que je restais ainsi en territoire pascalien.
C'est, sans doute, abusif de ma part de donner tant de place à un si petit détail, mais comment recenser un guide Joanne, sinon par un exemple de sa manière ? Saluons tout de même le « grand sage rhodanien », Gustave Thibon, que n'oublie pas Gilbert Tournier dans sa descente du Rhône, à Saint Marcel d'Ardèche.
Le reste, lisez-le vous-même, en regrettant avec moi l'absence de cartes et de plans de villes.
L. S.
#### Jean Hané Le symbolisme du temple chrétien (Guy Trédaniel)
Ce livre est la réédition d'une étude publiée en 1962 et depuis longtemps épuisée. L'auteur constate que « la situation de l'art religieux, spécialement de l'architecture religieuse (...), bien loin de s'améliorer s'est aujourd'hui aggravée. Ce phénomène n'est d'ailleurs qu'une conséquence de la détérioration alarmante de la liturgie et de la théologie dans l'Église d'occident ». Il faut, en effet, distinguer entre l'art *religieux,* qui peut procéder d'une conception individualiste et subjective, de l'art *sacré* véritable qui est « de nature non pas sentimentale ou psychologique, mais ontologique et cosmologique ».
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Tout est donc symbole dans le « temple », dont la matière, les proportions, la forme, l'orientation sont la traduction muette de la Parole divine. L'auteur examine ainsi l'église elle-même et toutes ses parties : clochers et cloches, bénitier et baptistère, porte, labyrinthes, autel etc., reliant l'édifice et tous ses éléments composants à la théologie et à la liturgie. Le dernier chapitre traite de « la messe et l'édification du temple spirituel ».
On sourit mélancoliquement en apprenant qu'à Rome, « dans les basiliques constantiniennes, qui n'avaient pu être orientées vers l'est et avaient leur chevet à l'ouest, on retourna l'autel, de façon à ce que le prêtre pût regarder l'orient pendant les saints mystères » (p. 53).
La science de l'auteur, les nombreux textes patristiques qu'il cite, les comparaisons avec les rites traditionnels universels (qui se retrouvent souvent, transfigurés, dans le catholicisme) font de cet ouvrage une petite somme, aussi attrayante qu'instructive, du symbolisme chrétien.
L. S.
#### Augustin Cochin Les sociétés de pensée (Copernic)
Mort en Argonne, le 8 juillet 1916, Augustin Cochin, âge de 40 ans, s'était déjà rendu célèbre par ses études sur la Révolution française. Ce sont plusieurs d'entre elles, dispersées en des revues diverses, que rassemble le présent volume. A les lire ou à les relire, on mesure mieux la perte qu'a été pour la pensée française la disparition prématurée de cet esprit exceptionnel. Sorti premier, en 1902, de l'école des Chartes où il était entré premier en 1897, une douzaine années lui ont suffi à manifester la puissance et la probité d'une intelligence au service exclusif de la vérité historique. Les chapitres de ce livre passent en revue : les précurseurs de la Révolution (les philosophes), la mystique de la libre pensée (le « catholicisme » de Rousseau), là crise de l'histoire révolutionnaire (Taine et M. Aulard), le gouvernement révolutionnaire (le peuple, le pouvoir, le prince), comment furent élus les députés aux États généraux, la campagne électorale de 1789 en Bourgogne, et enfin, le patriotisme révolutionnaire.
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Méditant sur la violence contemporaine, dont le communisme est la plus belle illustration, Philippe Sollers écrivait récemment dans *Le Monde :* « Il n'y a qu'une Révolution au sens strict, on s'en aperçoit de plus en plus, et c'est la française. » Augustin Cochin l'avait bien vu. On comprend mieux, en le lisant, tout ce qui se passe aujourd'hui dans le monde. Mais la vérité historique étant, comme la justice, l'éternelle fugitive du camp des vainqueurs, l'Histoire ne sert à rien, n'étant dans les manuels que le mensonge au service du Pouvoir.
L. S.
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## DOCUMENTS
### Jean XXIII, Paul VI et le « peuple hébraïque »
Du numéro 37 (décembre 1978) des *Lettres politiques* de Jacques Ploncard d'Assac ([^53])
Nahum Goldmann est une importante personnalité juive. Il a fondé en 1938, avec Stephen Wise, le « Congrès juif mondial ». C'est ce Nahum Goldmann qui s'entretint avec le cardinal Bea, sous le pontificat de Jean XXIII. Voici comment il rapporte cet entretien (dans ses Mémoires parus sous le titre : *Le Paradoxe juif*)
Le cardinal Béa dit à Goldmann : « Sa Sainteté Jean XXIII a décidé d'inscrire le problème juif à l'ordre du jour du concile œcuménique, et cela en dépit de toutes les résistances. Il veut obtenir le vote d'un texte absolvant les Juifs de l'accusation d'avoir crucifié Jésus et commis alors un crime inexpiable. » (C'était tout simplement une décision révolutionnaire, commente Goldmann.) « Le saint-père m'a chargé de m'occuper de la question, poursuivit Béa, car il connaît ma sympathie pour les Juifs. Mais, du point de vue protocolaire, nous ne pouvons pas prendre l'initiative : il nous faut un mémorandum, signé par la plupart des organisations juives, nous demandant de discuter la question. Pouvez-vous vous en charger ? Bien entendu, j'acceptai et le cardinal Béa me promit que j'aurais toujours affaire directement à lui pour que l'affaire soit traitée au plus haut niveau. »
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Plus tard, Nahum Goldmann rencontrera Paul VI, et il raconte :
« Il lut un texte en français, qui contenait beaucoup de compliments personnels, mais pas un mot sur Israël. Il parla à un moment donné du « peuple hébraïque », ce qui constitue une expression erronée. Il s'arrêta alors, me regarda et dit :
« On ne dit pas le peuple hébraïque ? » Je lui répondis qu'on pouvait le dire à la rigueur, mais que « peuple juif » convenait mieux. « Permettez-moi de vous faire une remarque à cette occasion, ajouta-t-il. L'Église catholique a une longue histoire et entretient des rapports millénaires avec beaucoup de peuples dans le monde. Mais ses relations avec le peuple juif sont très récentes, car on ne peut guère appeler « relations » les rapports que nous avons eus dans le passé. Nous manquons donc d'expérience en ce domaine ; c'est pourquoi nous commettons des erreurs comme celle qui m'a fait employer le mot « hébraïque ». Soyez patient, monsieur, et laissez-nous le temps d'apprendre à négocier avec les Juifs. »
(...) Quand nous le quittâmes, il nous dit : « Je veux vous demander une faveur. Nous appartenons à des religions différentes, mais nous croyons au même Dieu. Permettez-moi de vous bénir au nom de ce Dieu commun. »
(...) Quand vous viendrez me voir, conclut-il, ces portes vous seront ouvertes ! »
« Depuis lors, le représentant du Congrès juif mondial à Rome n'a plus aucun problème avec le Vatican. »
\[Fin des extraits du numéro 37 de décembre 1978 des *Lettres politiques* de Jacques Ploncard d'Assac.\]
============== fin du numéro 230.
[^1]: -- (1). ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE DU PEUPLE. La plus puissante organisation du terrorisme en Argentine, avant même les fameux *Montoneros.* Malgré les pertes de 1976, elle est encore capable de tuer.
[^2]: -- (2). Nous sommes dans l'hémisphère sud, où l'été commence avec les fêtes de *Noël.*
[^3]: -- (3). Le nom de Buenos Aires ne vient pas du climat mais d'une dévotion mariale méditerranéenne, *Nuestra Señora del Buen Aire,* commune à de nombreux navigateurs espagnols et italiens du XIV^e^ siècle.
[^4]: -- (4). Comme la société de tir à la carabine, toute proche du stade de football, a fait croire à certains correspondants du Mundial qu'on fusillait pendant les matchs, en plein centre de la capitale.
[^5]: -- (1). *Avant les élections de mars,* ITINÉRAIRES numéro 219 de janvier 1978.
[^6]: -- (1). *Voir Le Chili renaît,* ITINÉRAIRES numéro 225 de juillet-août 1978.
[^7]: -- (2). Le ministre de la Justice, Alberto Rodriguez Varela, est lecteur de *Verbo.* Il faut croire que cela ne suffit pas à procurer au pied du mur les vertus de force nécessaires à l'action.
[^8]: -- (3). Courtois, et sans doute attendri, Giscard a levé en décembre 1978. les principales mesures d'embargo économique en direction de l'Argentine.
[^9]: -- (4). Voir, dans son *Cours des choses,* le « bataillon des illettrés ».
[^10]: -- (5). On trouve des Argentins dans presque tous les enlèvements commis en Europe à des fins de propagande politique.
[^11]: **\*** -- Cf. It. 232-04-79, p. 46.
[^12]: -- (1). Cf. *Les deux démocraties* de Jean MADIRAN (N.E.L.).
[^13]: -- (2). Cf. ma conférence du 15 avril 1959 au C.E.P.E.C. sur *Pouvoir et légitimité* (insérée dans mon livre *La France est-elle gouvernable ?*)*.*
[^14]: -- (3). *Voir La Droite et la Gauche* de Jean MADIRAN (N.E.L.).
[^15]: -- (4). ITINÉRAIRES, n° 228, décembre 1978.
[^16]: -- (1). *Documentation catholique,* n° 1734, page 53.
[^17]: -- (2). *Documentation catholique,* n° 1486, col. 103.
[^18]: -- (3). Proemium, Evangelia IV, Typis Polyglottis Vaticanis, 1970.
[^19]: -- (1). Cette coutume bien celte qui fait penser au festin que saint Gwenael avait ordonné de servir à sa communauté à chaque anniversaire de sa mort, cette coutume populaire pieuse et naïve comme les aimait dom Guéranger, est tombée sous les coups de ceux qui ont détruit la religion sous prétexte de la porter au peuple.
[^20]: -- (2). Rappelons que Ichthys est le nom grec du poisson et que les lettres dont il est formé sont les initiales des mots Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur.
[^21]: -- (3). J. E. JANOT : *Les sept fontaines.*
[^22]: -- (4). Si du moins on admet, avec J. E. JANOT, que statues et vitraux entrent dans la catégorie des sacramentaux.
[^23]: -- (5). Le « *res et sacramentum *» est l'empreinte que forme le sacrement dans l'âme, même quand il est reçu de façon indigne et qui pourra faire que le sacrement soit revivifié si l'état du sujet a changé après réception du sacrement de pénitence.
[^24]: -- (6). « L'année ecclésiastique n'est autre que la manifestation de Jésus-Christ et de ses mystères dans l'Église et dans l'âme fidèle\... Au moyen *du* cycle liturgique elle (l'Église) est visitée par son Époux\... Les grâces de ces divins mystères se renouvellent tour à tour en elle\... Ce que l'année liturgique opère dans l'Église en général, elle le répète dans l'âme de chaque fidèle attentif à recueillir le don de Dieu. » « Admirons le progrès qu'elle (l'année liturgique) opère dans l'intelligence des vérités de la foi et dans le développement de la vie surnaturelle. » Mais plus que ces citations de la préface de l'*Année Liturgique* c'est la présentation des différents mystères et l'ensemble de l'ouvrage qui m'ont suggéré ces réflexions.
[^25]: -- (7). Un symbole est toujours susceptible de plusieurs explications sans que son mystère soit jamais violé.
[^26]: -- (8). C'est la fin première des sciences spéculatives, mais c'est aussi une fin ultérieure des sciences pratiques.
[^27]: -- (9). C'est ainsi qu' « ils » ont détruit la liturgie d'un grand nombre de martyrs des trois premiers siècles sous prétexte que leur légende n'avait été écrite qu'au cinquième siècle (c'est-à-dire après l'époque des persécutions, où presque tout se conservait de façon orale). Quant au mot *légende,* il veut dire : *ce qui doit être lu* à la fête de tel saint.
[^28]: -- (1). S. Théol., Suppl., qu. 19, a. 1. Cf. Ch. JOURNET, *L'Église du Verbe Incarné*, Paris, 1941, t. I, p. 32 sq.
[^29]: -- (2). Je me permets de rappeler au lecteur que la justice -- laquelle consiste à rendre à chacun son dû et en tout premier lieu le dû du bien commun, de l'union et de la paix -- est la reine de toutes les autres vertus qui gravitent autour d'elle comme autour de leur soleil. Cf. mon livre *De la Justice,* Paris, 1973, éd. Dominique Martin Morin.
[^30]: -- (3). Ch. II, 25, 1.
[^31]: -- (4). Ch. IV, 41, 1.
[^32]: -- (5). Cf. Contra Gentes, I, 86.
[^33]: -- (6). Radicalement différente de ce qu'on nommait naguère « démocratie ». Cf. J. MADIRAN, *Les deux démocraties*, Paris, 1977, et notre recension, portant le même titre, dans *L'Ordre Français*, mai 1978.
[^34]: -- (7). Ch. 1, 25, 2. On signale que « ce fait n'est pas sans danger », mais comme on ne le précise en aucune manière, il n'est et ne peut être qu'anodin aux yeux des auteurs de cette constitution pastorale.
[^35]: -- (8). Ch. II, 26, 4.
[^36]: -- (9). Audience du 5 mars 1969.
[^37]: -- (10). Audience du 2 juillet 1969.
[^38]: -- (11). Audience du 5 mars 1969.
[^39]: -- (12). *Ibid.*
[^40]: -- (13). *Ibid.*
[^41]: -- (14). *Ibid.* Cf. Audience du 3 juillet 1974, avec un dithyrambe éperdu sur « cette attitude spirituelle nouvelle »*.*
[^42]: -- (15). *Cf.* notre étude : *La politisation de l'Église,* parue dans *Le Courrier de Rome,* 25 septembre 1971, n° 86.
[^43]: -- (16). *Populorum Progressio,* n° 47.
[^44]: -- (17). Message du 16 décembre 1971.
[^45]: -- (18). Ces « grandes idées » sont évidemment celles que la Révolution française a lancées dans le monde. Cf. *Gaudium et Spes,* ch. III, 3 ; Discours à Manille, 27 novembre 1970, Allocution du 7 novembre 1975, et de nombreux autres textes cités dans mes articles antérieurs.
[^46]: -- (19). *G.* BURDEAU, *La Démocratie,* Paris, 1956, p. 9 et 21.
[^47]: -- (20). L'expression est de M. SAN PIETRO, *Saül, pourquoi me persécutes-tu ?,* Québec, 1977, p. 74.
[^48]: -- (21). *Décret sur l'Œcuménisme,* ch. II, 19, etc.
[^49]: -- (22). *Gaudium et Spes,* ch. III, 35.
[^50]: -- (23). J. MADIRAN, *Les deux héritages,* ITINÉRAIRES, numéro 226 de septembre-octobre 1978, page 14, avec la citation d'un observateur au jugement serein, objectif : « Comment ne pas reconnaître la diffusion dans le domaine public de ce que Pie X dénonçait déjà en 1907 sous le nom de *modernisme* et dont il fit tout pour préserver l'Église catholique ? Ce qu'il condamnait comme aberration prend de plus en plus caractère d'évidence collective » (Émile POULAT, *Le Monde,* 26-8-1978). *Modernisme,* « appellation injurieuse, peu charitable, haineuse », proteste Karl Rahner, qui est orfèvre, et défend sa clientèle, dans le *Petit dictionnaire de théologie catholique,* Paris, 1969, p. 238.
[^51]: -- (1). « Terre, mer, astres, mondes, de quel fleuve n'êtes-vous pas lavés ! » (Hymne du temps de la Passion, à laudes.)
[^52]: -- (2). Saint Augustin, Confessions L. X, ch. VI.
[^53]: -- (1). *Les Lettres politiques de Jacques Ploncard d'Assac* sont publiées à l'adresse B.P. 300.16, 75767 Paris Cedex 16.