# 231-03-79 1:231 ## ÉDITORIAL ### Famille et socialisme par Louis Salleron LA FAMILLE, paraît-il, se porte bien. Depuis quelques mois on le lit, on l'entend partout. Jamais les parents n'ont tant aimé leurs enfants ; jamais les enfants n'ont tant aimé leurs parents ; jamais les jeunes ménages n'ont tant désiré avoir des enfants. Quant au gouvernement, n'en parlons pas : avec une femme, mère de famille, ministre de la santé et de la famille, et une autre femme, mère de famille, ministre déléguée à la condition féminine, il illustre surabon­damment son amour de la famille et la sollicitude dont il l'entoure. 2:231 *Alors d'où vient cette dénatalité, telle que le renou­vellement des générations n'est même plus* *assuré ? D'où vient que cette dénatalité, déjà catastrophique, le serait davantage encore s'il n'y avait pas la population immigrée, plus féconde que la population autochtone ? D'où vient cette constante progression du divorce, de l'union libre, de la* « *cohabitation juvénile *»*, accom­pagnée de la généralisation de la contraception et de l'avortement ? D'où vient même cet accroissement effa­rant du nombre des enfants malades, arriérés, handica­pés, déséquilibrés ? Si l'on parle de la santé de la fa­mille, je me demande en quoi l'on fait consister cette santé.* \*\*\* Faute de trouver nulle part une réponse à cette ques­tion, j'en fournirai donc une moi-même. \*\*\* C'est l'amélioration considérable du niveau de vie des milieux ouvriers et l'enrichissement d'une fraction notable des milieux industriels et commerçants qui expliquent l'illusion générale. L'équipement ménager, la télévision, l'automobile, la maison personnelle ou la résidence secon­daire, les vacances et le tourisme ont transformé l'existence de la majorité de la population. Comme les mœurs n'en étaient pas encore complètement bouleversées, le noyau familial s'en est senti globalement bénéficiaire. La famille moyenne s'est, en somme, sentie plus heureuse dans sa vie quotidienne qu'il y a trente ou cinquante ans. \*\*\* Seulement, sans s'en douter, la famille subissait le contre-coup de cette amélioration du niveau de vie. Le ma­térialisme de son bonheur rongeait les vertus qui font sa consistance. Mais la nature même du système financier sur lequel repose la croissance la ruinait dans son essence. 3:231 La civilisation, disait Maurras, est un capital, et un capital transmis. Tout ce qui dure est du capital transmis. Or la famille s'inscrit dans la durée des générations. Elle est famille, et non pas simplement juxtaposition d'éléments de génération, en tant qu'elle est cellule capitalisatrice de la vie humaine qu'elle transmet dans tous ses éléments in­dividuels et sociaux du sang, du nom, du terroir, de la nation, de la langue, de la religion. Toutes les valeurs dont elle est porteuse ont elles-mêmes un support matériel qui est le patrimoine -- maison, champ, atelier, métier, espace vital, argent. Pendant plus d'un siècle, l'individualisme libéral a attaqué la famille, mais avec des effets différents de ceux d'aujourd'hui. Grâce à l'immigration et à l'allongement de la vie, la population augmentait légèrement, masquant la dénatalité. Mais d'importants secteurs familiaux sub­sistaient grâce au catholicisme. D'autre part, la stabilité monétaire permettait l'épargne. Les familles nombreuses des milieux catholiques compensaient l'enfant unique des milieux déchristianisés. Le démographe Paul Vincent, étu­diant la génération de 1881, a établi que, faute de familles de 6 enfants et plus dans cette génération, la natalité eût été réduite de 10 p. 100. Les familles de 10 enfants et plus, quoiqu'en très petit nombre, fournissaient à elles seules presque autant d'enfants que les familles à enfant unique. Depuis la guerre, l'individualisme libéral a basculé dans l'individualisme socialiste. A l'économie de capital et de capitalisation s'est substituée l'économie de revenu et de répartition. La société s'est déchristianisée. Cette évolution tue la famille. 4:231 On ne s'en aperçoit pas pour la raison que j'ai dite. Monsieur, Madame et Bébé font une si gentille petite fa­mille qu'on n'a jamais tant eu le sentiment que c'est vrai­ment le triomphe de la famille. Un ou deux enfants est la règle. Le troisième est désiré pour avoir un garçon s'il y a eu deux filles, ou une fille s'il y a eu deux garçons. Au-delà, c'est l'accident, ou l'aventure. Par ailleurs, les parents s'aperçoivent vite que leurs revenus diminuent avec le nombre des enfants. Avec trois ou quatre enfants, une famille a un pouvoir d'achat infé­rieur d'environ 50 p. 100 à une famille sans enfant ou à enfant unique. Cette inégalité-là laisse le socialisme aussi indifférent que le libéralisme. Si l'on ajoute les problèmes concrets du logement, de l'école, des transports, de l'organisation de la vie quoti­dienne, on conçoit que les jeunes ménages renoncent. L'inflation qui, au départ, aide les jeunes en augmen­tant leurs salaires et en réglant leurs dettes d'équipement familial (logement, auto, télévision, etc.) se retourne contre eux quand elle installe le chômage ou la menace du chô­mage. Lorsqu'à leurs emprunts ils ajoutaient, par un instinct atavique, l'épargne, ils s'aperçoivent que celle-ci fond en valeur réelle avec les années. Ils ignorent que l'inflation est un gigantesque impôt sur le capital, dont personne ne parle à l'exception d'Alfred Sauvy qui le chif­frait récemment à 60 milliards de francs lourds par an, au minimum, soit 12 p. 100 des recettes budgétaires ([^1]). 5:231 C'est pourquoi, de plus en plus, les jeunes femmes travaillent. « Deux salaires sont nécessaires dans la plu­part des ménages pour assurer un niveau de vie décent », déclarait récemment Mme Monique Pelletier à « La Vie française » (22 janvier 1979). Avec un ou deux enfants, les jeunes femmes arrivent (difficilement) à se débrouiller pour travailler à l'extérieur. Avec trois ou quatre enfants, elles sont obligées de rester à la maison, ajoutant à des charges accrues la privation d'un salaire. On n'en appelle pas moins « avantages aux familles nombreuses » les compensations financières dérisoires qu'on leur accorde. \*\*\* Comme tout se tient, la disparition des familles nom­breuses est aussi la cause majeure de la chute des vocations religieuses, car ce sont les familles nombreuses qui étaient le vivier naturel du recrutement des prêtres, des religieux et des religieuses : Deux ou trois enfants assuraient, en effet, la continuation de la famille en se mariant. Les autres entraient au service de l'Église, choisissaient les carrières des armes, couraient l'aventure, émigraient. L'Histoire té­moigne universellement de cette répartition spontanée des activités. \*\*\* Bref nous sommes entrés dans la société socialiste, avec les deux branches qu'on lui tonnait. Le communisme met tout le monde en esclavage. Le libéralisme avancé pro­létarise et asservit 80 ou 90 p. 100 des individus, confiant au reste le soin d'assurer le financement du système par la voie capitaliste. A part cela, la famille se porte bien. La société aussi. Et l'Église, immortelle. Louis Salleron. 6:231 ## CHRONIQUES 7:231 ### Le parjure de Juan Carlos inscrit dans sa Constitution par Hugues Kéraly LE PETIT FRÈRE SPIRITUEL DE GISCARD qui devait monter en 1975 sur le trône espagnol n'est point seulement un chef d'État dangereux pour la paix, comme la situation de son pays le montre assez. Il est d'abord un prince félon, parjure et déloyal, qui vient de dépasser De Gaulle dans le mépris du patri­moine national et la trahison des siens -- avec la cir­constance aggravante que ce prince-là avait juré sur l'Évangile de ne pas l'imiter. Nous n'inventons rien hélas, ce serait trop sinistre pour nos malheureux voisins. La preuve ultime arrive aujourd'hui officiellement d'Espagne, avec la Consti­tution révolutionnaire qui entre en vigueur cette année. Voici dans l'ordre les textes, et les faits. 8:231 Le 22 novembre 1975 à Madrid, nous y étions ([^2]), dans le palais des Cortes, le président du conseil de régence espagnol informe publiquement don Juan Carlos de Borbon y Borbon du serment prévu par l'acte constitutionnel qui le fera roi d'Espagne, dans le respect des « Lois fonda­mentales » du pays : « -- Monsieur : Les Cortes espagnoles et le Conseil du Royaume, convoqués par le. Conseil de régence en application de l'ar­ticle 7 de la Loi de Succession au gouver­nement de l'État, sont réunis pour recevoir de Votre Altesse le serment que prescrit la loi, solennité préalable à votre procla­mation comme roi d'Espagne. « -- Jurez-vous par Dieu, et sur les saints Évangiles, de respecter et de faire respec­ter les Lois fondamentales du Royaume, et de rester fidèle aux Principes constitutifs du Mouvement National ? « Son Altesse Royale, posant la main droite sur les saints Évangiles, répond : « *-- Je jure par Dieu, et sur les saints Évangiles, de respecter et de faire respec­ter les Lois fondamentales du Royaume, et de rester fidèle aux Principes constitutifs du Mouvement National. *» ([^3]) Le président du conseil de régence déclare alors à Juan Carlos, avant de le proclamer roi : -- *Si asi lo hiciereis, que Dios os lo premie ; y si no, os lo demande :* « Si vous le faites ainsi, que Dieu vous en récompense ; si non, qu'Il vous en demande raison. » 9:231 Le matin même, prononçant son premier discours officiel devant l'assemblée des Cortes, Juan Carlos insiste, précise et confirme : « En ce jour chargé d'émotion et d'espérance, marqué par la douleur aussi des événements que nous venons de vivre, je reçois la Couronne du Royau­me avec le sentiment de mon entière responsabilité devant le peuple espagnol et de la très grave obligation que repré­sente pour moi l'accomplissement des Lois fondamentales du Royaume. » Telles seront, le 22 novembre 1975, les premières paroles du roi... Sautons maintenant trois ans, sans commentaire ni exclamation. \*\*\* Colonne de gauche (bien sûr), la première œuvre légis­lative du gouvernement Juan Carlos : *la nouvelle Constitu­tion ;* colonne de droite ([^4]), les chartes et textes constitution­nels, édictés entre 1938 et 1967, que l'usage regroupe sous le nom de *Lois fondamentales du Royaume.* -- La Consti­tution de 1979 s'étend sur 31 pages ; les Lois fondamen­tales, sur 276. Il va de soi que nous nous limitons ici aux affrontements les plus sanglants. Toutes les citations qui suivent sont traduites directe­ment par nos soins des textes officiels espagnols (*Boletin Oficial del Estado,* Madrid). CONSTITUTION DE 1979 : La Nation espagnole pro­clame sa volonté : de met­tre en place un État de Droit qui assure la suprématie de la loi comme expression de la volonté générale (...) et d'établir une société démo­cratique avancée. (*Préam­bule*) LOIS FONDAMENTALES DU ROYAUME (1938-1967) L'État espagnol proclame (...) que l'homme, comme sujet de valeurs éternelles et membre d'une commu­nauté nationale, est déposi­taire de droits et de devoirs, dont l'exercice lui est ga­ranti en conformité avec les exigences du bien commun. (*Charte des Espagnols, art. 1*) 10:231 L'Espagne se constitue en État social et démocratique de Droit, qui proclame la liberté, la justice, l'égalité et le pluralisme politique com­me principes supérieurs de son organisation juridique. (*Art. 1, 1*) La Nation espagnole con­sidère comme une marque d'honneur son attachement à la loi de Dieu, selon la doc­trine de la Sainte Église Ca­tholique, Apostolique et Ro­maine, seule véritable : c'est cette foi, inséparable de la conscience nationale, qui doit inspirer sa législation. (*Principes du Mouvement National, II*) La souveraineté nationale réside dans le peuple espa­gnol, d'où émanent les pou­voirs de l'État. (*Art. 1, 2*) L'État espagnol, constitué en Royaume, est l'institu­tion suprême de la commu­nauté nationale ; c'est à lui qu'incombe l'exercice de la souveraineté. (*Loi Organique de l'État, art. 1*) La forme politique de l'État espagnol est la Mo­narchie parlementaire. (*Art. 1, 3*) La forme politique de l'État National est (...) la Monarchie traditionnelle, catholique, sociale et repré­sentative. (*Principes du Mouvement National, VII*) La Constitution (...) reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et régions qui font partie de la Nation espagnole. (*Art. 2*) Les langues régionales se­ront également officielles dans leurs Communautés Autonomes propres, en accord avec leurs statuts. (*Art. 3. 2*) L'unité entre les hommes et les terres de l'Espagne est intangible. L'intégrité de la Patrie et son indépen­dance constituent des exi­gences suprêmes de la com­munauté nationale. (*Princi­pes du Mouvement National, IV*) 11:231 Les partis politiques ex­priment le pluralisme poli­tique, concourent à la for­mation et à la manifestation de la volonté populaire, et constituent l'instrument fon­damental de la participation politique. Leur création et l'exercice de leurs activités sont libres, dans le respect de la Constitution et de la loi. Leur structure interne et mode de fonctionnement devront être démocratiques. (*Art. 6*) La participation du peu­ple aux réformes législati­ves et aux autres fonctions d'intérêt général sera réali­sée par l'intermédiaire des familles, des communes, des syndicats, et autres corps organiques du pays dont le caractère représentatif est affirmé par la loi. Toute organisation politique, de quelque nature que ce soit, extérieure à ce système de représentation, est considé­rée comme illégale. (*Princi­pes du Mouvement National, VIII*) Les syndicats de travail­leurs et les associations pro­fessionnelles contribuent à la défense des intérêts éco­nomiques et sociaux qui leur sont propres. (*Art. 7*) Les syndicats sont chargés de représenter les intérêts professionnels et économi­ques, pour l'accomplisse­ment des fins de la commu­nauté nationale. (*Charte du Travail, XIII, 4*) Les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés que la Constitution reconnaît s'interprètent en conformité avec la « Décla­ration Universelle des Droits de l'Homme ». (*Art. 10, 2*) Les intérêts individuels et collectifs doivent toujours être subordonnés au bien commun de la Nation, cons­tituée par les générations passées, présentes et futures. (*Principes du Mouvement National, V*) La liberté idéologique, re­ligieuse et de culte est ga­rantie aux individus et aux communautés sans autre li­mite, dans ses manifesta­tions, que celle rendue né­cessaire par le maintien de l'ordre public (...) Aucune religion ne prendra un ca­ractère d'État. (*Art. 16, 1 et 3*) La profession et la prati­que de la religion catholique, qui est celle de l'État espa­gnol, jouira de la protection officielle. L'État assumera la pro­tection de la liberté reli­gieuse, qui sera garantie par une tutelle juridique efficace, propre en même temps à sauvegarder la mo­rale et l'ordre public. (*Char­te des Espagnols, art. 6*) 12:231 La Constitution reconnaît et protège de droit pour cha­cun d'exprimer et de diffu­ser librement ses pensées, idées et opinions par le biais de la parole, de l'écrit ou de tout autre moyen de reproduction. (*Art. 20, 1*) La peine de mort est abo­lie (...) Le détenu a droit, dans tous les cas, à un travail ré­munéré, au bénéfice de la Sécurité Sociale, à l'accès à la culture, et au développe­ment intégral de sa person­nalité. (*Art. 15 et 25, 2*) (Les *Lois fondamentales du Royaume* ne prévoient évidemment rien de tel au chapitre de la détention criminelle.) Le droit à la grève des travailleurs, pour la défense de leurs intérêts, est recon­nu. (*Art. 28, 2*) Le droit de travailler est conséquence du devoir im­posé a l'homme par Dieu, pour l'accomplissement de ses fins individuelles, la prospérité et la grandeur de la Patrie (...) Les actes illé­gaux, individuels ou collec­tifs, qui perturbent grave­ment la production ou lui portent atteinte seront sanc­tionnés conformément à la *loi.* (*Charte du Travail, 1, 3 et XI, 2*) La loi fixera les obliga­tions militaires des Espa­gnols et régularisera l'objec­tion de conscience avec tou­tes les garanties qui s'im­posent. (*Art. 30, 2*) C'est un titre d'honneur pour les Espagnols de servir leur Patrie les armes à la main. Tous les citoyens es­pagnols seront obligés d'ac­complir ce service, quand ils s'y trouveront appelés conformément à la loi. (*Char­te des Espagnols, art. 7*) 13:231 La loi réglera les formes du mariage (...), les droits et devoirs des conjoints, les causes de séparation, de dis­solution et leurs effets. (*Art. 32, 2*) L'État reconnaît et pro­tège la famille comme insti­tution naturelle et fonde­ment de la société, avec des droits et des devoirs anté­rieurs et supérieurs à toute loi humaine positive. Le mariage sera un et in­dissoluble. L'État protègera spéciale­ment les familles nombreu­ses. (*Charte des Espagnols, art. 22*) La justice émane du peu­ple, et sera rendue au nom du Roi. (*Art. 117, 1*) La justice jouira d'une complète indépendance. (*Loi organique de l'État, art. 29*) Le territoire de l'État comprend : les communes, les provinces, et les Commu­nautés Autonomes qui vien­draient à se constituer. (*Art. 137*). L'Espagne est une unité de destin dans l'universel. Le service de l'unité, de la grandeur et de la liberté de la Patrie est le devoir sacré et la tâche collective de tous les Espagnols. (*Principes du Mouvement National, I*) L'appareil institutionnel des Communautés Autono­mes comprendra : une As­semblée Législative élue au suffrage universel dans le cadre d'un système de re­présentation proportionnel­le qui assuré, en outre, la représentation des diverses zones du territoire concer­né ; un Conseil de Gouver­nement avec pouvoirs exécu­tif et administratif ; un Président élu par l'Assem­blée. (...) et nommé par le Roi ; un Tribunal Supérieur de Justice, *etc.* (*Art. 152, 1*) La souveraineté nationale est une et indivisible ; elle n'est susceptible ni de ces­sion, ni de délégation. (*Loi organique de l'État, art. 2, 2*) 14:231 Sont abrogées : la *Loi des Principes fondamentaux* du *Mouvement National* du 17 mai 1958, la *Charte des Es­pagnols* du 17 juillet 1945, la *Charte du Travail* du 9 mars 1938, la *Loi Constitu­tive des* *Cortes* du 17 juillet 1942, la *Loi de Succession* du 26 juillet 1947, ainsi que *la Loi Organique de l'État* du 10 janvier 1967 qui mo­difiait les précédentes. (*Disposition finale de la nouvelle Constitution*). Le Chef de l'État a la charge de faire observer avec la plus grande exactitude les Principes du Mouvement National et autres Lois fon­damentales du Royaume. (*Loi Organique de l'État, art. 6*) (JUAN CARLOS : -- « *Je jure par Dieu et sur les saints Évangiles de respec­ter... *» etc.) Notre ami Julio Garrido l'a écrit ici même, les *Lois fondamentales du Royaume* possédaient dans leur texte l'indication du chemin à suivre pour apporter au régime toutes les améliorations souhaitables en conservant l'es­sentiel : « l'inspiration catholique des lois, l'unité de la patrie, les valeurs morales naturelles de la famille, et l'inviolabilité de l'institution monarchique » ([^5]). Au lieu de quoi, Juan Carlos abroge d'un trait de plume la dernière constitution catholique d'Europe, et promulgue ce texte anti-espagnol à souhait d'où le nom de Dieu est absent, comme toute référence au bien commun. La nouvelle Constitution espagnole réalise le tour de force d'épouser sans en omettre aucun tous les courants d'idées issus de mai 68 et de la Révolution ; elle se veut à la fois rousseauiste, athée, anarchiste, écologique, techno­cratique, socialisante, séparatiste et libérale avancée. Les contradictions de cette boulimie idéologique sont particu­lièrement sensibles au chapitre de l'éducation, quand le texte proclame l'entière liberté des maîtres (*art. 20, 1*) et des familles (*27, 3*), l'autonomie des universités (*27, 10*), mais réserve le monopole de la collation des grades et des titres professionnels à l'État, qui devra encore uniformiser le contenu des programmes et les méthodes d'enseigne­ment (*149, 30*) : l'échec de l'expérience française n'aura servi à rien. 15:231 On pourrait opposer de même les libertés d'entreprise et d'organisation professionnelle (*art. 34 à 38*) aux multiples ouvertures des titres VII et VIII en direction d'une socialisation de la médecine (entre autres), des res­sources du sol, du sous-sol, des instruments de la pro­duction, et d'une planification générale de l'économie... Trahison supplémentaire des *Lois fondamentales du Royau­me*, que nous avons omis plus haut de signaler : « Le travail est reconnu comme origine de la hiérarchie, du de­voir et de l'honneur chez les Espagnols, ainsi que la pro­priété privée sous toutes ses formes, comme droit condi­tionné par la fonction sociale. L'initiative privée, fondement de l'activité économique, doit être stimulée, arbitrée et, en cas de besoin, suppléée par l'action de l'État. » On a reconnu le langage des *Principes du Mouvement* *National,* para­graphe X. En fait, la Constitution de Juan Carlos ne trouve un peu d'ordre et de sens qu'à condition d'examiner, non dans quelle idée de l'État celui-ci l'aurait faite, car il n'en a aucune, mais ce *contre quoi* elle devait être pensée : la famille chrétienne, l'organisation corporative des mé­tiers, l'armée fidèle au franquisme, et d'une façon générale toute idée catholique de l'unité ou du destin de l'Espagne­. Contre la vie chrétienne de la famille : l'émancipation « démocratique » et le divorce, préalable à la loi sur l'avortement ; contre les métiers, que l'idée franquiste associait étroitement aux affaires du pays : la pression technocratique et syndicale de masse imposée du dehors par la loi ; contre les Forces Armées, l'objection de conscience, pour la première fois « régularisée » dans une Constitution ; contre l'unité nationale, l'exclusivité accor­dée aux partis politiques pour promouvoir la « partici­pation » (*art. 6*), le « développement intégral de la person­nalité » des terroristes en détention (*25, 2*), et ces incroya­bles « Communautés Autonomes » avec leurs parlements, leurs gouvernements civils, leurs impôts et leurs polices propres (*titre VIII, chap. 3*). A noter que la Constitution de Juan Carlos légifère ici au conditionnel : (...) « les Com­munautés Autonomes qui viendraient à se constituer ». 16:231 Dans la situation présente de l'Espagne, ce n'est plus de l'incohérence politique, c'est une véritable provocation. Contre les droits de Dieu, enfin, la « loi-expression-de-la-volonté-générale », une « liberté idéologique » sans frein et la « Déclaration universelle des Droits de l'Homme », partout où les *Lois fondamentales du Royaume* invoquaient le droit naturel, les lois divines et l'honneur d'être chrétien. -- On ne saurait aller plus loin, dans la trahison de l'héri­tage national, que de vouloir bannir d'Espagne... ce que Franco lui-même n'avait fait qu'y trouver. \*\*\* La Constitution de Juan Carlos fut démocratiquement approuvée le 6 décembre 1978 par 59 % de *oui*, 5,40 % de *non,* 3,27 % de bulletins *blancs ou nuls,* et 32,33 % d'*abstentions.* « Approuvée » est sans doute un grand mot puisque -- ainsi va la démocratie -- neuf Espagnols sur dix n'avaient pas lu le texte de leur nouvelle Constitution à commencer par ceux auxquels celle-ci prévoit de tout abandonner, les Asturiens, les Galiciens et les Basques, qui s'abstiennent ou s'opposent à 47, 56 et 78 %. Même la démagogie du roi est impuissante contre les propagandes du terrorisme anti-national... Nos chiffres sont extraits du bulletin officiel d'information diplomatique de Madrid, édition française, qui fournit en regard les résultats obtenus par les deux référendums de la « *dictature franquiste *» (sic) : 81,4 % de oui en 1947 et 83 % en 1966 ([^6]). Résumons : 59 % du corps électoral espagnol apporte en pleine méconnaissance de cause sa caution au successeur désigné par Franco, au terme d'une campagne gouverne­mentale de trois ans qui a déchaîné l'enthousiasme de tous les partis politiques sauf un (*Fuerza Nueva*)*,* et des grands media générateurs de l'opinion. Il n'y a pas, semble-t-il, de quoi pavoiser. 17:231 Pratiquement, Juan Carlos n'a vu s'exprimer contre lui dans les journaux que des universitaires et des hommes de loi... Mais en novembre 1975, quand j'assistais au nom d'ITINÉRAIRES à l'enterrement du général Franco, nos amis universitaires avaient tous déjà les plus graves réserves à formuler contre le régime du Caudillo. Mes propres sympathies franquistes, je ne pouvais les partager à l'aise qu'avec les taxis, les serveurs, les garçons d'hôtel ; et bien sûr, dans la rue ([^7]). Comment nos amis universi­taires, dans ces conditions, n'auraient-ils pas perdu beau­coup de leur éventuelle autorité pour se faire entendre en 1978 contre le parjure et les visées anti-nationales de Juan Carlos ? De toute façon, ils avaient affaire à trop forte partie. Pour mémoire, signalons que la conférence épiscopale espagnole a sorti le 24 novembre un communiqué sur la nouvelle Constitution, communiqué plus mou et plus am­bigu encore que le texte dont il prétend traiter. Cette ma­nière de se laver les mains du destin national en em­brouillant le jugement populaire sous un flot de bonnes paroles incohérentes dut déplaire au bouillant cardinal Tarancon, qui fulmine dans sa lettre pastorale du lende­main : « *Je ne vois aucune raison grave de caractère reli­gieux qui nous oblige en conscience à une position détermi­née face au référendum* (*...*)*. Il est certes nécessaire qu'avant de voter, chacun éclaire à fond sa conscience, mais sans mêler le religieux au politique, ni agir en politique sur quelque considération religieuse que ce soit. *» ([^8]) Quand le nom de Dieu, la loi divine et naturelle sont bannis de la constitution politique d'un pays, pour le cardinal-arche­vêque de Madrid, ce n'est pas à la conscience catholique d'en juger... Tout rentrait donc ainsi dans l'ordre, du côté du clergé. *Rectification. --* Le dimanche 3 décembre 1978, c'est-à-dire trois jours avant la consultation nationale, le cardi­nal-primat de Tolède faisait lire dans les églises de son diocèse une lettre pastorale nettement opposée au contenu de la nouvelle Constitution ([^9]). En voici l'essentiel : 18:231 Chers diocésains, « Voici venir le moment où les citoyens espagnols doivent émettre leur vote sur la nouvelle Constitution. Les catholiques sa­vent que ce geste engage gravement leur responsabilité devant Dieu. « (...) De très nombreux fidèles de notre diocèse, prêtres et laïcs, nous demandent des éclaircissements supplémentaires pour les aider à former leur jugement. Cette re­quête entre dans le droit des fils de l'Église, elle est strictement fondée (...) « Nous entendons par conséquent rem­plir notre devoir pur et simple de répondre aux questions des fidèles, et nous allons le faire dans une perspective purement morale et religieuse (...) « Dans l'analyse suivante je m'arrête, sous ma seule responsabilité, aux points qui me paraissent les plus importants : « 1° -- L'omission, réelle et non seule­ment nominale, de toute référence à Dieu (...) « 2° -- L'absence de référence aux principes suprêmes de la Loi Naturelle ou Di­vine (...) « 3° -- Dans le domaine de l'éducation, la Constitution ne garantit pas assez la liberté de l'enseignement (...), ni surtout le droit des parents à choisir l'éducation religieuse et morale de leurs enfants (...) « 4° -- La Constitution ne protège plus les valeurs morales de la famille (...) « 5° -- Au sujet de l'avortement, le texte n'est pas net. » Marcelo GONZALEZ MARTIN cardinal-archevêque de Tolède. 19:231 Nous ne sommes pas mécontent d'avoir pu citer in extremis ce cardinal-archevêque, pour conclure dans ITINÉ­RAIRES une analyse du parjure royal espagnol. Don Mar­celo Gonzalez Martin n'a pas rencontré après cette défense de la vérité catholique l'audience universelle d'un Tarancon dans son apostasie, mais il faut un commencement à tout, et le *politique d'abord* a fourni à Tolède la meilleure occa­sion qu'on pouvait rêver. Un mot encore, qui sera le dernier. J'ai croisé Juan Carlos, tout à fait par hasard, dans mon voyage en Argen­tine ([^10]). Le roi venait quémander quelques voix supplé­mentaires, car ce pays compte plus d'un million d'émigrés espagnols, tandis que je faisais entendre la mienne contre tous les nouveau-nés spirituels du giscardisme en Occi­dent, dont il reste bien le plus distingué. Son geste le plus spectaculaire en Argentine fut pour décorer en grande pompe un vieux communiste, Claudio Sanchez Albornoz, président s'il vous plaît de la « Répu­blique Espagnole en exil », de *la Grand Croix de l'Ordre d'Alphonse X le Sage...* La presse française n'a même pas remarqué l'événement, mais nous sommes bien tranquilles que le Cid, José Antonio et tous les martyrs des guerres de libération espagnole ont dû se retourner dans leurs tombes en appelant le jour où, comme dit le protocole du sacre, « Dieu lui en demandera raison ». Honneur au premier soulèvement armé qui fera rentrer cette trahison supplémentaire dans la gorge de l'éternel Orléans, (pour un Bourbon !), et sauvera enfin l'Espagne de son nouveau Kerenski. Hugues Kéraly. 20:231 ### Ce qui se passe au Nicaragua par Julio Fleichman SOMOZA EST CONNU, DEPUIS LONGTEMPS, DES GENS D'AMÉRIQUE LATINE. Voici maintenant vingt-trois ans qu'il gouverne son petit pays. Les libéraux de tout poil le regardent de travers parce qu'il exerce le pouvoir avec une certaine désinvolture, puisant dans les caisses de l'État pour consolider ses arrangements politiques ou honorer ses amis. Il maintient une Garde Nationale efficace, et la censure des journaux. Disons, pour faire court, qu'il règne sur son pays un peu comme s'il s'agissait d'une propriété privée. Lorsque, au début de la crise actuelle, on devait assassi­ner son principal opposant politique, directeur d'un grand quotidien, je me souviens de la surprise générale provoquée par l'événement. Somoza fut aussitôt accusé d'avoir com­mandité ce meurtre, et pourtant il suffisait de considérer la situation du pays pour comprendre ce qui apparaît au­jourd'hui évident : le Nicaragua jouissait d'une paix rela­tive, l'opposition du journaliste Chamorro était parfaite­ment sans danger ; et le scandale de son assassinat ne pouvait que desservir le régime de Somoza. 21:231 Dans la lancée du tapage provoqué par ce cadavre, un cadavre si « opportun » pour la propagande communiste, l'agitation crût rapidement. Peu de temps après un com­mando d'assassins communistes, avec l'appui d'abord secret du chef d'État panaméen ([^11]), prit d'assaut le palais de l'Assemblée Nationale et s'y enferma avec près de 2.000 otages qu'il menaçait d'exterminer. Les préparatifs pour fusiller les premières victimes commencèrent en même temps que la négociation. Si bien que le gouvernement So­moza finit par céder. Les assassins obtenaient la libération de tous leurs complices prisonniers et un avion pour les conduire au Panama, où ils furent reçus comme des héros : ils défilèrent dans la capitale en voitures officielles, et on leur accorda sur-le-champ toutes les facilités possibles pour poursuivre l'organisation du combat. Nos journaux publièrent à cette occasion, souvent en première page, la photographie des leaders *sandinistes* -- cette organisation de la gauche assassine et subversive qui, au Nicaragua comme partout ailleurs, suscite des « fronts de libération » sur le même modèle intellectuel et pratique : le terrorisme tous azimuts, l'enlèvement, et l'assassinat des otages. Nous avons eu droit notamment au portrait des chefs, le « numéro 1 » et le « numéro 2 », masqués, qui posaient avec les armes de leurs crimes dans des attitudes de conquistadors et de héros de légende. C'est ici que commence la terrible guerre organisée contre Somoza par nos « héros », à partir de bases paramilitaires non dissimulées sur le territoire du pays voisin Costa Rica. Le gouvernement de Costa Rica alléguait hypo­critement qu'il ne pouvait rien pour empêcher cette occu­pation scandaleuse, mais lançait toutes ses forces dans une offensive contre le Nicaragua au sein de l'Organisation des États Américains. 22:231 Pour ma part, je suivais attentivement dans les jour­naux les déclarations des dirigeants de Costa Rica, du Panama, du Venezuela et, pour finir, des États-Unis. Les connaissant comme je les connais, j'attendais que ces libéraux fassent intervenir dans leur propagande, comme ils ont coutume de le faire, la voix sacro-sainte de « l'opi­nion publique ». Je n'attendis pas longtemps. Aussitôt que Somoza eut gagné la guerre contre les sandinistes, lui que jusqu'alors on taxait seulement de « dictateur corrompu » commença d'être dénoncé comme « sanguinaire » dans les journaux. On parlait de « répression cruelle », du fait de la Garde Nationale, on publiait d' « authentiques » récits de « tortures », de « disparitions », et tout ce qui s'ensuit. Le résultat ne se fit pas attendre. Carter, dans son libéralisme à sens unique, était depuis toujours ennemi du président Somoza (comme de tous les régimes qui ne peu­vent se dire « populaires » au sens que la gauche décide pour ce mot). Mais il hésitait, obsédé par son image de marque et les résultats des derniers sondages Gallup aux États-Unis... Toutefois, quand il vit que la presse agitait le spectre des « droits de l'homme » contre le régime « sanguinaire » de Somoza, et que le gouvernement de Costa Rica abandonnait toute attitude de modération parce que l'aviation nicaraguayenne avait attaqué des bases sandi­nistes sur son territoire, Carter comprit que le moment était venu pour lui d'entrer en scène ; et les pressions de son gouvernement obtinrent... tout ce que les commu­nistes attendaient. Somoza se voit aujourd'hui contraint de céder, pied à pied. Il négocie avec les dirigeants d'une opposition compromise jusqu'au cou avec les sandinistes. Il décrète l'amnistie d'assassins sans repentante, ni punition. Peut-être a-t-il déjà devant lui la perspective de la démission pure et simple exigée par le gouvernement américain : un gouvernement qui a abandonné le Vietnam, l'Angola, vient de trahir Formose et se prépare à abandonner Israël. Pour moi, l'affaire du Nicaragua impose avec évidence à l'observateur politique deux considérations d'une gran­de simplicité. La première est que le fait pour un pays d'être gouverné par un chef d'État comme une possession privée ne semble pas aujourd'hui la pire chose qui puisse lui arriver ; cette situation, un peuple peut s'en accom­moder. 23:231 Ce qui reste insupportable, inadmissible, c'est de voir des assassins communistes accaparer comme autant de héros nationaux les premières pages de nos quotidiens, puis arriver au contrôle suprême de la population d'un pays par une série de coups de main fondés sur la prise d'otages, la terreur et la mort des innocents. C'est ce qui est arrivé aux populations du Vietnam, du Laos, du Cam­bodge. Voilà ce qu'on ne devrait pas supporter. Julio Fleichman. (traduit du portugais par Hugues Kéraly). 24:231 ### L'Amérique latine Notre-Dame et Vatican II par Robert Gorostiaga *Roberto Gorostiaga fait partie des amis argentins d'*ITINÉRAIRES*. Il fut ministre du Travail dans le gouvernement catholique du général Ongania, le président auquel nous avons rendu hommage ici même après l'avoir visité. C'est Roberto Gorostiaga qui eut l'idée en 1969 de consacrer officiellement l'Argentine au Cœur Immaculé de Marie ; lui encore qui lança en 1972 cette* « *croi­sade du Rosaire *» *à laquelle plus de deux millions d'Argentins sont déjà associés* (*voir* ITINÉRAIRES, *numéro 230 de février 1979 : L'Argentine de don Raoul à Videla*). *La* « *croisade du Rosaire *» *a une finalité directement politique : préserver l'Argentine du communisme athée, dans l'esprit des aver­tissements de la Vierge à Fatima ; une finalité pédagogique : maintenir bien vivante la dé­votion à Notre-Dame, contre un discours clérical où les droits de l'homme ont tout envahi ; une finalité spirituelle : hâter le retour à la possession paisible de la messe catholique traditionnelle et des autres sa­crements de l'Église.* 25:231 *L'esprit de cette* « *croisade du Rosaire *» *est donc aux antipodes des recommanda­tions parégoriques de* Lumen Gentium *sur la dévotion à Marie. Roberto Gorostiaga ex­plique dans cet article comment son pays entend rester passionnément marial, malgré Vatican II, mais à l'exemple des saints. -- Il en profite pour rappeler que la vieille Europe n'a point l'exclusive de la sainteté. On excusera ce réflexe du sentiment natio­nal, témoin d'une susceptibilité sympathique, militante et bien placée.* *Hugues Kéraly.* LA DIVINE PROVIDENCE a voulu que notre pays fasse partie de cette communauté de nations unies par la foi et l'histoire sous le nom d'Amérique latine. Pie XII, lui, n'hésitait pas à saluer les gloires communes de ce formidable bloc catholique, que l'ardeur missionnaire des deux grandes Mères ibériques sut forger pour leur hon­neur propre comme pour le profit de toute l'Église, (...) et qui par ses dimensions, sa population, la force de sa foi et les magnifiques promesses de sa destinée représente aujourd'hui dans tous les domaines, à commencer par le religieux, une des grandes espérances pour demain » ([^12]). C'est cette ardeur missionnaire qui a guidé vers les rivages de notre continent les figures apostoliques de saint Pedro Claver, saint Toribio de Mogrovejo, des bienheureux Alfonso Rodriguez et Juan del Castillo, martyrs des villa­ges indiens baptisés par les jésuites, du frère Juan de Zumarraga, de saint Francisco Solano qui pacifiait armé de son seul violon les instincts des fauves et des hommes, du père Anchieta, de saint Juan Macias, et tant d'autres saints de nos missions. 26:231 Les saints représentent la plus grande gloire des nations. Comment ne pas évoquer ici ceux qui naquirent sur le sol hispano-américain : Rosa de Lima et Mariana de Jesus Paredes, vierges saintes ; saint Martin de Porres, l'humble frère lai dominicain ; le bienheureux Roque Gonzalez de Santa Cruz, autre martyr des missions jésuites dont on vénère aujourd'hui le cœur miraculeusement conservé en l'église du Sauveur de Buenos Aires ; saint Felipe de Jesus, les bienheureux Bartolomé Gutierrez et Bartolomé Laurel, missionnaires intrépides qui partirent de nos terres juste baptisées pour porter ailleurs la bonne nouvelle de la Rédemption, et moururent au Japon martyrs de la foi. Pensons aussi, car son exemple est particulièrement lumineux pour ceux qui luttent dans les rangs de la contre-révolution, au « président-martyr » de l'Équateur, le grand Garcia Moreno, assassiné par les Loges. Léon XIII l'a salué en ces termes : « Champion de la foi catholique, on lui ap­pliquera en toute justice les paroles par lesquelles l'Église célèbre la mémoire des saints martyrs Thomas de Cantorbéry et Stanislas de Pologne : *ils sont tombés pour l'Église sous le poignard des impies. *» A nous encore, la gloire « des saints combats et marty­res du clergé et des fidèles mexicains (...), quand leur patrie fut victime de cette Révolution sociale où s'engagèrent de toutes leurs forces ceux qui nient et haïssent le Sei­gneur » ([^13]). Mais certes, le plus riche trésor spirituel que possèdent en commun nos pays d'Amérique latine reste leur solide et vive dévotion à la Très Sainte Vierge, si profondément enracinée dans l'âme et les traditions populaires. Dans tous les coins du continent, on vénère des images mira­culeuses qui rappellent la tendre sollicitude de cette Mère envers ses enfants : Nuestra Señora de Guadalupe, de Lu­jan, del Valle, de Itati, de Copacabana, del Cobre, de Chiquin­quira... Autant d'invocations à la Reine des cieux, autant de signes « de cette filiale dévotion à la Très Sainte Vierge qui semble faire de l'Amérique la terre de Marie » ([^14]). 27:231 La piété mariale a survécu, et bien vivante, jusqu'au cœur de notre Buenos Aires cosmopolite et déchristianisée. Dans les villages les plus perdus du nord-est argentin, où le clergé ne passe qu'une fois l'an ([^15]), nous avons pu ren­contrer des gens d'une foi simple et profonde qui récitent chaque jour le Rosaire, et vivent hors du siècle une véritable chrétienté. Nul doute que la dévotion à Notre-Dame soit devenue, pour toute l'Argentine, un des derniers remparts de la foi. Pie XII avait mis en garde les évêques d'Amérique latine contre les assauts insidieux des ennemis de l'Église dans notre continent : « Les complots maçonniques, la propagande des protestants, les multiples formes du laïcisme, du spiritisme et de la superstition... A quoi s'ajoutent les doctrines perverses de ceux qui, sous le faux prétexte de promouvoir la justice sociale et d'améliorer les con­ditions de vie des classes les plus humbles de la société, ne tendent qu'à arracher de l'âme l'inestimable trésor de la religion. » ([^16]) Comme gage de victoire, dans un combat aussi humai­nement inégal, Pie XII ravivait notre confiance en Celle qui est « Mère du charmant Amour, de la crainte, de la sagesse et de la Sainte-Espérance » : Notre-Dame, reine d'Amérique latine. \*\*\* Voilà ce que nous disait l'Église, il y a près de vingt ans, sur le rôle central qu'occupe dans l'économie du salut la Très Sainte Vierge Marie... Après quoi, comme on sait, le concile est intervenu. Le 29 octobre 1963 eut lieu au Vatican le fameux vote qui devait décider si la Sainte Vierge ferait l'objet d'un schéma propre ou serait seulement évoquée dans un cha­pitre du schéma consacré à l'Église : Sous cette apparence de problème purement pédagogique ou didactique, tout le monde avait compris qu'il s'agissait d'une véritable con­frontation entre les Pères *minimalistes* qui entendaient ne rien « exagérer » des privilèges de Notre-Dame pour ne pas déplaire aux protestants, et les maximalistes ou simplement *mariaux,* bien convaincus que nul ne peut trop en dire sur un pareil chapitre, et qu'on n'en dit même jamais assez, lorsqu'il s'agit des grâces, privilèges et vertus de Marie... Le cardinal Koenig de Vienne avait pris la tête de la fraction minimaliste ; le cardinal Santos de Manille, celle des dévots de Marie. 28:231 L'édition B.A.C. ([^17]) des documents conciliaires com­mente la chose en ces termes : « Le 24 octobre 1953 eut lieu un événement unique dans toute l'histoire du concile deux orateurs qui représentaient par délégation des deux thèses en présence défendent devant l'assemblée leurs points de vue respectifs au sujet de l'inclusion dans le schéma *De Ecclesia* du chapitre consacré à la Vierge Marie. Le 29 octobre, les résultats du scrutin, quoique par une faible majorité, décident la fusion des deux docu­ments. » ([^18]) Le concile avait donc choisi de « ne pas exagérer » en matière de dévotion mariale. Nous fûmes nombreux, alors, à nous effrayer de cette décision. \*\*\* 29:231 Voyons maintenant ce que dit la constitution dogmati­que ([^19]) sur l'Église, *Lumen Gentium,* au sujet de la dévo­tion à Notre, Dame : « Le saint concile (...) exhorte avec force les théologiens et les prédicateurs de la parole divine à s'abstenir avec soin de toute fausse exagération, comme aussi de toute étroitesse d'esprit lorsqu'ils ont à considérer la dignité particulière de la Mère de Dieu (...) Dans leurs paroles ou leurs actions, ils doivent éviter avec soin tout ce qui pourrait induire en erreur les frères séparés, ou n'importe quelle autre personne, au sujet de la véritable doctrine de l'Église. Les fidèles, eux, doivent se rappeler que la vraie dévotion ne consiste ni dans un sentimenta­lisme stérile et passager, ni dans une vaine crédulité. » (§ 67). On pense ici à ce qu'écrivait saint Louis-Marie Grignion de Montfort, dans son *Traité de la véritable dévotion à la Vierge Marie,* sur les préventions du dévot-critique : « Ceux-là affirment que, quant à eux, ils n'ont pas le goût des dévotions extérieures, ni l'esprit assez faible pour ajouter foi à tous ces contes et historiettes qu'on attribue à la Vierge Marie. » Il semble en effet impossible que la majorité des histoires et témoignages rapportés par saint Alphonse de Liguori dans *Les gloires de Marie,* ou par Grignion de Montfort dans *Le secret du saint Rosaire,* résiste un seul instant à l'esprit critique des fidèles ainsi prévenus contre « la vaine crédulité » de leur cœur, « les fausses exagé­rations » (*falsa superlatione*) et l'excessive « étroitesse d'esprit » (*nimia mentis angustia*) des laudateurs de la Vierge Marie, selon le jugement de Vaticandeux. Mais à quoi se réfère le concile lorsqu'il recommande « d'éviter avec soin tout ce qui pourrait induire en erreur » au sujet de Marie ? A l'expression *Omnipotentia supplicante* sans doute, puisque personne jamais ne Lui a donné le nom de Dieu. Comment peut-on exagérer, et qui de fait aurait passé les bornes, en parlant de la Vierge Marie ? Seraient-ce les saints qui nous ont dit : « Tout ce qui convient à Dieu par nature, par grâce peut convenir à Marie. » Une prudence qui ne semble pas inspirée par la foi leur a fait inventer un extrémisme inexistant, celui des « fausses exagérations » mariales, pour lui opposer ensuite ce « juste » milieu que nul ne puisse taxer (comme l'Écri­ture) de « scandale pour les Juifs et sottise pour les Grecs ». Le concile, c'est bien connu, a mis tous ses efforts à ne rien dire de choquant pour le monde et ceux qui lui appar­tiennent. Surtout au chapitre de la Vierge Marie, et de sa dignité dans l'Église de Dieu. 30:231 Pourtant : *de Maria nunquam satis,* disent les saints. « Personne n'a encore suffisamment loué, exalté, honoré, aimé et servi la Vierge », insiste Grignion de Montfort, qui ajoute : « Dieu veut que sa sainte Mère soit aujourd'hui mieux connue, davantage aimée et plus honorée que jamais. » Les saints ont parlé de la Vierge Marie d'une voix brûlante, convaincante, nous priant bien de croire que nul ne saurait trop en faire lorsqu'il s'agit de la servir et de la louer ; ils nous demandent de mettre en elle toute notre confiance, sans crainte de déplaire à Notre-Seigneur -- bien au contraire : c'est par Elle qu'on peut vouloir aller directement à Lui. Le document du concile, par contre, ne cesse de mettre en garde contre « une vaine crédulité », « un sentimen­talisme stérile et transitoire »... qui n'ont jamais existé dans le cœur des enfants de Notre-Dame : le phénomène le plus marquant de la piété populaire ; dans nos pays, c'est qu'elle s'en remet avec une absolue confiance à notre Mère des cieux, pour lui ouvrir tout droit le chemin du Cœur de Jésus ! \*\*\* Mais ce n'est pas tout. Voyez comme le concile évoque la médiation de Notre-Dame : « *La bienheureuse, Vierge est invoquée dans l'Église sous les noms d'Avocate, d'Auxilia­trice, de Secours et de Médiatrice. *» Cependant, précise aussitôt le texte : « *Tout cela doit s'entendre de manière qu'on n'enlève ni n'ajoute rien à la dignité et à l'action du Christ, seul Médiateur* (*...*) Car la médiation unique du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite plutôt chez les créatures une coopération variée, qui provient de la source unique. C'est cette fonction subordonnée de Marie que l'Église n'hésite pas à professer, dont elle fait continuelle­ment l'expérience et qu'elle recommande à la piété des fidèles, pour que, soutenus par cette aide maternelle, ils s'attachent plus étroitement au Médiateur et Sauveur. » (*Lumen Gentium*, § 62) 31:231 Marie, donc, serait médiatrice comme peut l'être n'im­porte quel saint, ou n'importe quel ange ? La coopération que la grâce de Dieu suscite en toutes sortes de créatures, à commencer par Notre-Dame, est une chose. Saint Alphonse de Liguori le rappelle lui-même dans *Les gloires de Marie :* « Si Jérémie, après sa mort, prie pour Jérusalem (II Mac., 15, 14) ; si les anciens de l'Apocalypse présentent à Dieu les prières de tous les saints (Apoc., 6, 8) ; si saint Pierre promet à ses disciples de se souvenir d'eux après avoir quitté ce monde (II Pet., 1, 15) ; si saint Étienne prie pour ses persécuteurs (Act., 7, 59) ; si saint Paul le fait pour ses compagnons (Act., 27, 24) ; si tous les saints enfin peuvent intercéder pour nous, comment pourrions-nous ne pas demander l'intercession de la Très Sainte Vierge Marie ? Saint Paul lui-même se recommande aux prières de ses disciples (I Thess., 5, 25). Et saint Jacques nous exhorte à prier les uns pour les autres (Jac., 5, 16). » Mais ce que le concile s'est bien gardé de dire -- quoi­que de nombreux Pères aient demandé une déclaration ex­plicite à ce sujet -- c'est cette vérité qu'établit saint Al­phonse de Liguori dans l'ouvrage déjà cité : « *L'intercession de la Vierge est nécessaire à notre salut, sinon d'une ma­nière rigoureuse et absolue, du moins moralement, dans la pleine acception du terme. *» Saint Alphonse ajoute que « cette nécessité découle d'une volonté positive de Dieu, déterminant que *toutes* les grâces dispensées aux hommes devaient passer par les mains de Marie, selon l'opinion de saint Bernard reprise ensuite par tous les docteurs de la foi (...) C'est pourquoi nous confessons que Jésus-Christ est l'*unique* médiateur de la justice et du salut, ajoutant que Marie est médiatrice par grâce, parce que toutes les faveurs dont nous sommes redevables aux mérites du Ré­dempteur *passent entre ses mains bénies *»*.* Saint Antoine nous assure, lui aussi, que « toutes les miséricordes accordées aux hommes l'ont été par l'inter­cession de Marie ». Saint Germain : « Personne n'entre au ciel sinon par elle, personne ne se sauve sinon par Marie. » Saint Gaétan : « Nous pouvons bien chercher la grâce de Dieu, c'est toujours par Marie que nous la trou­verons. » Saint Antonin : « Vouloir se passer de la Vierge, dans notre vie spirituelle, c'est vouloir voler sans ailes. » 32:231 Et saint Bernard : « Allez à Marie, car Dieu a voulu ne rien accorder à personne qui ne passerait entre ses mains. » « *Il nous faut un médiateur,* écrit encore saint Louis-Marie Grignion de Montfort, *pour arriver à* *notre médiateur Jésus-Christ* (*...*) Cette doctrine est tirée de saint Bernard et de saint Bonaventure ; selon eux, il y a en effet trois marches à gravir pour s'élever vers Dieu : la première, la plus proche de nous et la mieux accessible à nos capa-cités, c'est Marie ; la seconde Jésus-Christ, et la troisième Dieu le Père tout-puissant. » Comme on peut le constater, personne n'a dépassé la mesure du langage des saints, dans la célébration des privilèges de la Vierge Marie. Par contraste, le document conciliaire nous apparaît bien court. Et tout ce qu'il ne dit pas (il ne l'appelle jamais co-rédemptrice) blesse le cœur des enfants de Notre-Dame, Reine et Mère de toute la création. « Tout, jusqu'à Dieu lui-même, obéit au commande­ment de Marie », dit carrément saint Bernardin de Sienne. Oui, Dieu écoute ses prières comme s'il s'agissait de pré­ceptes. Il l'a élevée si haut près de Lui, que rien n'est impossible à la Vierge Marie... Écoutons encore saint Al­phonse de Liguori : « Les saints nous assurent que per­sonne ne sera sauvé, qui ne soit de cette Dame le protégé. » Ceux-là, avouons-le, ne retenaient pas l'élan de leur cœur pour « éviter avec soin dans leurs paroles ou leurs actions tout ce qui pourrait induire en erreur les frères séparés » (*Lumen Gentium,* § 67). Ils savaient bien que le retour au sein de l'Église de nos frères séparés ne serait l'œuvre d'aucune diplomatie humaine, mais de la grâce qu'ils demandaient pour ceux-ci à Marie-Reine, mé­diatrice de toutes les grâces. Ils ne mettaient point d'abord leur confiance dans les lumières et les forces de l'homme, mais en la Femme, cette Femme qu'annonce le récit de la Genèse et que l'Apocalypse nous décrit « vêtue de soleil, la lune sous les pieds et sur la tête une couronne de douze étoiles ». Car c'est à elle que fut donné le pouvoir d'écraser la tête du Serpent, esprit de superbe qui inspire aux hommes l'esclavage des schismes et des hérésies. 33:231 La « dignité de la personne humaine », c'est Elle encore qui l'incarne sans tache et sans péché, comme le rappelle cette salutation particulière aux pays de langue espagnole : -- *Ave Maria purisima,* suivie du répons : -- *Sin pecado concebida.* Son Cœur Immaculé est le dernier recours que Dieu nous offre face aux progrès du communisme athée, comme Elle-même le déclare aux enfants de Fatima. Comme Reine des cœurs et des nations, Patronne uni­verselle et Mère de chacun d'entre nous, Notre-Dame dans nos prières est médiatrice de toutes les grâces. Alors, la première grâce que nous lui demanderons, car toute la Chrétienté fut construite sur ce monument, c'est qu'on nous rende la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le Missel romain de saint Pie V. *Lo que Dios con su imperio,* *Tu, Señora, lo puedes con tu ruego* ([^20])*.* Robert Gorostiaga. (*traduit de l'espagnol par Hugues Kéraly*)*.* 34:231 ### Pages de journal par Alexis Curvers LE SYNDROME POSTAL. -- Une lettre exprès, dûment af­franchie, est expédiée de Liège à Paris (3 ou 4 heures de chemin de fer). Huit jours après, le destinataire n'a rien reçu. Des anecdotes pareilles, ou plus fortes encore, vous m'en raconteriez cent mille. De sorte qu'on ne les raconte même plus. Ne parlons pas davantage des télé­grammes non distribués, des erreurs et des embarras du téléphone, etc. On s'habitue à tout. En général, plus les services des P.T.T. ont coûté cher, et ils coûtent maintenant les yeux de la tête, moins bien ils ont fonctionné. A mesure que l'appareil mécanique s'en est sophistiqué, on a vu se dégrader, par cette raison même, la conscience professionnelle et la capacité de ceux qui en ont la charge. Les nouveaux postiers, comme tout un chacun aujourd'hui, ont cru aux miracles de la méca­nique mais n'ont plus appris à l'école le décalogue ni l'al­phabet, à l'oubli desquels aucune mécanique ne remédie. 35:231 On objectera que les défaillances de la poste ne sont dues qu'au volume toujours croissant du courrier et des affaires qu'elle traite. Mais cet accroissement prodigieux de lamasse de papier qu'on lui donne à digérer découle du même principe de désordre d'où résulte aussi le mépris de tout ce qui surpasse le progrès mécanique et matéria­liste. Ce ne sont pas les lettres de Mme de Sévigné qui encombrent les bureaux de triage automatique. Il ne serait plus possible de libeller en vers l'adresse d'une lettre, comme eut accoutumé de le faire, sûr d'être bien compris, plus d'un poète jusqu'au début de ce siècle. Mais on abat des forêts pour éditer des magazines publicitaires ou scan­daleux, dont les abonnés sont servis sans retard. Il est amèrement consolant de penser que nos déboires ont eu dans le passé quelques précédents issus des mêmes causes. « Tout le monde se rappelle le système admirable des postes en France. Le service se faisait avec une exactitude surprenante. Une certaine aisance qui tient à la grandeur régnait dans cette partie comme dans les autres. Le gou­vernement (...) tolérait et semblait même approuver certains abus. Il permettait qu'on les nommât *privilèges, douceurs* ou *politesses ;* et cependant les postes lui rendaient douze millions. La République, employant des précautions dignes du plus vil Harpagon de la plus vile échoppe, s'en procure à peine dix, avec un territoire augmenté d'un quart et en forçant le port des lettres. Tout démontre son impuissan­ce : elle n'a point de force morale ; elle n'est sûre d'aucun homme dont elle ne tient pas les deux mains ; elle ai détruit ce qui agrandissait les vertus et ce qui en tenait lieu. A la place des abus de la grandeur, elle a mis la grandeur des abus. C'était bien la peine de bouleverser la France et d'alarmer l'Europe !... » Qui parle ainsi ? Vous l'avez deviné, c'est Joseph de Maistre, dans son opuscule *Bienfaits de la Révolution fran­çaise,* publié dans ses Mélanges posthumes (Paris, Vaton frères, 1870). -- Parbleu ! dira-t-on, ainsi devait parler ce laudateur de l'Ancien Régime, ce nostalgique, ce réactionnaire impé­nitent ! 36:231 -- Eh bien, non. Ce réactionnaire, ce fasciste n'avance rien de son cru. Il cite ses témoins, qu'il cherche unique­ment parmi les auteurs de la Révolution. « Toutes les vérités, disait-il, se trouvent dans les papiers républicains ; il suffit de les savoir lire. » Et voici les témoignages qu'il découvre dans ces « papiers républicains », avec les signa­tures, dates et références que je reproduis telles quelles : -- « La poste aux lettres était autrefois » (pour ne pas dire sous l'Ancien Régime) « une machine admirablement montée : il faut la remonter sur l'ancien pied ; il faut y rappeler les hommes instruits qu'on en a chassés, et ba­layer tous les fripons, tous les ignorants qui ont pris leurs places : une colonie d'intrigants qui s'y sont introduits sans rien savoir, *pas même lire *». En note : « Richoux, séance du 9 décembre 1794. (*Monit.,* n° 81, p. 341.) » -- « Il y règne des abus effroyables. » En note : « Gré­goire, *ibid. *» (Sans doute s'agit-il du fameux abbé Grégoire que la Révolution bombarda évêque de Blois, précurseur de nos prélats ralliés d'avance au communisme.) -- « La poste aux lettres rendait douze millions ; au­jourd'hui on double les ports pour couvrir les frais. » En note : « *Journal de Paris,* 8 novembre 1796, n° 48. » -- « Toutes les parties de ce service sont aujourd'hui en souffrance ; tous les ressorts qui faisaient mouvoir cette machine importante sont rouillés et entravés. » En note : « Defrance, séance du 3 février 1797. » (Je soupçonne qu'il s'agit ici de mon illustre concitoyen Léonard Defrance, peintre mineur non sans talent, inspirateur et chef des sans-culottes liégeois qui en 1794, sous la protection des baïonnettes de la Convention, saccagèrent et démolirent de fond en comble la très belle et ancienne cathédrale Saint-Lambert.) *Habemus confitentes reos.* Bien avant Joseph de Maistre, un autre grand épistolier, saint Jérôme, recopiait ses lettres en plusieurs exemplaires et recommandait à ses correspondants de faire de même, dans l'espoir que l'une au moins des copies confiées à des messagers différents, acheminées par des itinéraires diffé­rents, aurait quelque chance d'arriver à destination. 37:231 Ces précautions, tenues pour élémentaires dans le dernier siècle de l'Empire romain déjà en proie aux barbares, n'ont pas empêché qu'une bonne partie de la correspondance que saint Jérôme échangeait avec saint Augustin et tant d'autres se soit égarée à jamais, tandis que les lettres de Pline ou de Cicéron sont presque intégralement parve­nues jusqu'à nous. Apprenant que ma lettre exprès était restée en panne, j'ai suivi le conseil de saint Jérôme et remis à la poste une première copie de ma lettre sous pli recommandé, une seconde sous pli ordinaire. Des trois, aux dernières nou­velles, le pli ordinaire a seul touché le but. Chaque époque a les postes qu'elle mérite et peut exac­tement mesurer, à l'état où elle les trouve, le degré d'avan­cement de la Révolution. \*\*\* *Le syndrome écologique. --* Si la désorganisation des services publics, postaux et autres, va régulièrement de pair, en quelque temps et quelque lieu que ce soit, avec les progrès de l'esprit révolutionnaire, c'est par une coïncidence bien plus étrange encore que toute révolution s'ac­compagne d'un bouleversement de la météorologie. Mettez en état ou seulement en humeur de révolution un pays jusque là paisible et prospère, aussitôt c'est la catastrophe que la faute en soit à l'inondation ou à la sécheresse, les récoltes sont anéanties, le bétail meurt sur pied, les poules cessent de pondre, les forêts se déboisent, le désert gagne du terrain, les queues s'allongent devant les boutiques nationalisées, les journaux exhibent des photos d'enfants au ventre ballonné, les comités de secours collectent des boîtes de lait que les destinataires n'ouvriront jamais, les « greniers de l'Europe » crient famine comme fit l'Ukraine soviétisée, et comme l'Afrique du Nord l'avait déjà fait lorsque les Vandales la décolonisèrent au V^e^ siècle pour la première fois. 38:231 Ça ne rate absolument jamais ni dans aucun domaine : dès que se lève l'étendard de la révolte prétendument libé­ratrice des peuples, le ciel de ces peuples se couvre des nuées du malheur. Il y a là une fatalité inexplicable, rien ne permettant de supposer que la politique exerce une influence quel­conque sur les phénomènes naturels. Peut-être faudrait-il chercher la clef de ce mystère dans la Bible, que nos penseurs attitrés ne lisent plus guère. Encore n'explique-t-elle pas pourquoi ceux qui fomentent les révolutions, et qui seuls ont chance d'en tirer profit, ne sont jamais parmi les innocentes victimes de ces fléaux que les révolutions déchaînent. \*\*\* « *Chrétien aujourd'hui *»*,* certes il faut l'être. Mais il ne faut pas le faire exprès. C'est comme « peintre d'avant-garde », « écrivain original », « musicien novateur » : les plus grands artistes l'ont été en effet, mais sans le savoir et malgré eux, n'ayant eu d'autre ambition que de faire aussi bien que leurs devanciers. Ce qu'ils ont fait de mieux leur a été donné par surcroît, et ils n'ont ajouté quelque chose de neuf à la tradition qu'en lui demeurant fidèles. Les autres suivent la mode et se perdent avec elle, perdant du même coup l'originalité qu'ils auraient eu chance d'acquérir à l'école de la tradition. Les seuls vrais « chrétiens aujourd'hui » sont les chrétiens de toujours, pour peu qu'il en reste. \*\*\* Matisse, paraît-il, disait : « Ma seule religion est celle de l'amour de l'œuvre à créer. J'ai fait cette chapelle (de Vence) avec le seul sentiment de m'exprimer à fond. » L'auto-diagnostic est sans pitié. Il dénonce et définit à merveille la grande misère de l'art moderne, en tant que celui-ci ne cherche inspiration que dans la fausse religion professée par Matisse. 39:231 Se prendre soi-même comme seul objet à exprimer, c'est à la fois trop et trop peu pour nourrir une œuvre d'art, à plus forte raison une œuvre d'art sacré. Trop, car de toute façon le moi de l'individu, artiste ou autre, est incapable de s'exprimer, à moins de se référer au témoignage d'un être qui le dépasse. Trop peu, car ce moi tant chéri, limité à lui-même, n'a rien qui soit digne d'intéresser longtemps personne. Un temple athée n'a aucun sens, ni pour le croyant qu'il déçoit, ni pour l'incrédule qui s'y ennuie. Ainsi la chapelle de Vence est peut-être un chef-d'œu­vre, sauf que, n'étant pas ce qu'elle doit être, c'est-à-dire une maison de Dieu, elle n'est rien. Un temple athée ne se peut concevoir. Il n'est vraie chapelle si modeste qui n'exprime Dieu d'abord, et à sa suite l'artiste par surcroît, lequel s'affirme d'autant plus fortement qu'il s'efface. Un art sans vraie religion ne s'est jamais vu, non plus qu'une religion sans Dieu. Voilà pourquoi l'art moderne, tel que le représente Matisse, n'est qu'un temple vide où règne un froid mortel. \*\*\* Phrase admirable de Luce Quenette : « C'est la bêtise dans l'éducation qui a permis l'invraisemblable démission actuelle de l'autorité. » Sans doute. Mais c'est aussi la démission de l'autorité qui a permis la bêtise dans l'éducation. J'y pensais l'autre jour (comme chaque jour) en en­tendant ce grand homme d'État nous prédire (comme tout le monde) monts et merveilles pour l'an 2000 et même avant. Bel exemple d'autorité démissionnaire et d'éducation bête, l'une conditionnant l'autre. 40:231 Il assure par exemple que le déclin de l'Occident est seulement d'ordre démographique, mais nullement écono­mique ni moral. C'est évidemment le contraire, qui est vrai : le déclin moral et lui seul détermine le déclin démo­graphique, et l'économique par-dessus le marché. Comment d'ailleurs ne pas trouver plaisant qu'on légalise l'avorte­ment, et qu'ensuite on dénonce la baisse de la natalité comme cause unique de tous les maux ? Voilà qui prouve que le déclin intellectuel n'est pas moins avancé que les autres. Le même grand homme ne voit de salut que dans « l'adaptation constante au progrès technique, pour éviter les crises où le facteur humain a le plus à souffrir ». On ne saurait penser plus faux. Il faudrait au contraire adapter le progrès technique à ce « facteur humain » qui en est en effet le jouet, la dupe, l'esclave et la victime. Un chef qui trompe son monde par de pareilles fadai­ses n'exerce pas plus d'autorité qu'il n'en respecte, et l'édu­cation qu'il dispense ne vaut pas mieux que celle qu'il semble avoir reçue. Quand nous ne faisons qu'entrer dans des temps méro­vingiens, il est un peu tôt pour annoncer une Renaissance prochaine. Mais l'esprit d'utopie est justement signe et source d'une barbarie qui entraîne à la fois démission de l'autorité et bêtise dans l'éducation, chacune aggravant l'autre et la rendant irrémédiable. \*\*\* Le Centre d'action culturelle de la communauté d'ex­pression française (en Belgique) publie un rapport officiel sur « l'animation théâtrale », fruit des cogitations d'une « Table ronde » organisée à Ronchinne les 18 et 19 février 78, à l'initiative de diverses commissions toutes plus cul­turelles les unes que les autres ; 14 animateurs partici­paient à ce colloque, représentant 14 groupes théâtraux tous plus à gauche les uns que les autres, et tous, bien entendu, subventionnés par les pouvoirs publics. L'auteur du rapport spécifie que celui-ci n'est pas un compte rendu, mais bien « un rapport de synthèse réunissant, dans la mesure du possible, les principales tendances qui se sont révélées au fil des débats ». Entendons qu'il s'est révélé d'autres tendances, moins principales, qui n'ont pas eu l'honneur de figurer au rapport. 41:231 C'est étonnant, car rien ne paraît avoir troublé la par­faite unanimité des propos qui se sont échangés autour de la table ronde. A grand renfort de « référentiel propre », de « perception biaisée » et de « connotations diverses », les participants ont déclaré que, pour les troupes « im­plantées dans un contexte socio-géographique circonscrit » (on dirait du Roland Barthes traduit en belge), l'animation théâtrale doit avoir un double objectif : « 1. -- Permettre la prise de parole, par les publics d'une région, en diffusant des spectacles intégrant des thèmes issus de l'écoute de leur vécu quotidien. « 2. -- Provoquer la prise du pouvoir par la classe ouvrière au départ de la prise de conscience des réalités économiques, politiques, sociales et culturelles. » Si bien que l'animation culturelle ainsi conçue n'est autre chose que « une action de conscientisation, voire de provocation de changements sociaux ». Pour les « troupes itinérantes diffusant des pièces du répertoire contemporain (ou du répertoire classique actua­lisé) » les objectifs sont sensiblement les mêmes, sauf qu'elles peuvent, un peu plus discrètement, se contenter de « fournir au public un outil de réflexion et d'échange idéo­logiques, afin que l'acte théâtral devienne un « révélateur » des phénomènes socio-politico-culturels ». Thalie et Melpomène connaissent maintenant leur de­voir et n'ont plus qu'à marcher droit, si elles veulent obte­nir, de l'État belge ou de ce qui en reste, des subsides plus opulents que jamais. Il ne leur en coûtera pas beaucoup d'efforts. Le nouveau programme qui leur est tracé ne diffère en rien du métier qu'elles pratiquent déjà depuis plusieurs années. Il s'agit en un mot de maintenir le théâtre au service de la Révolution, aux frais de la société que la Révolution s'apprête à détruire. Suivent d'excellentes suggestions, appropriées aux cir­constances : par exemple, en milieu scolaire, l'animation théâtrale cherchera, faute de mieux, à « dynamiser » le cours de littérature ; « en public « libre » (sur le terrain, dans une région) » elle « prend plus facilement un aspect militant, en se référant historiquement aux événements de mai 68... ». ([^21]) Mais voici que surgit un obstacle redoutable : « Le pluralisme idéologique de certaines structures officielles constitue souvent un frein à l'action progressiste, et un émiettement des moyens accordés. » On comprend très bien. Maintenant que la Révolution, sous couleur de pluralisme, est entrée dans la place et règne en maîtresse au théâtre comme partout, il ne fau­drait pas que des gêneurs s'attardent à lui disputer un morceau du terrain ni surtout une part du gâteau. Pas de pluralisme pour les dindons du pluralisme. \*\*\* Bernard-Henry Lévy nous dit que « la seule manière de s'en tirer, c'est d'en finir une fois pour toutes avec la conception politique du monde » et que « le moment est venu d'opposer à la dictature une forme de nouveau ro­mantisme fondé ou axé sur l'éthique et sur l'esthétique ». Que veut-il dire au juste ? 42:231 On croit comprendre que la conception politique du monde avec laquelle il s'agirait d'en finir est celle qui conduit à la dictature, et celle-là seulement, puisque d'au­tres conceptions peuvent conduire et conduisent parfois à d'autres régimes plus acceptables. Resterait à définir laquelle de ces conceptions M. Lévy nous propose d'adopter. C'est on ne peut plus vague : une forme imprécisée de romantisme, et d'un romantisme en­core inconnu, puisque nouveau, dont nous savons seule­ment qu'il devrait se fonder sur une éthique et sur une esthétique elles-mêmes indéterminées. Mais la pensée de M. Lévy s'éclaire, en même temps qu'elle se contredit, quand il ajoute : « Je crois aux vertus d'un spiritualisme athée face à la veulerie et à la résignation contemporaines. » Voilà enfin un mot parfaitement clair : *athée.* Mot cependant bien malheureux, qui à lui seul fait crouler par la base tout le système de M. Lévy, ruine toutes ses espé­rances et dément toutes ses illusions. L'athéisme est précisément le trait distinctif de toutes les dictatures, la source et le fondement commun des éthiques et des esthétiques, des formes de romantisme nouveau ou non, des concep­tions du monde, en un mot du matérialisme dont elles se réclament, réduisant leurs esclaves à la veulerie et à la résignation dans la mesure même où elles réussissent à les priver de Dieu. Un « spiritualisme athée » n'est autre chose que la quadrature du cercle. Et c'est un projet absurde en soi que d'opposer à la dictature, c'est-à-dire à la Révolution contre Dieu, une contre-révolution sans Dieu, c'est-à-dire nécessairement une dictature de l'homme. Tel est d'ailleurs en fait le projet de ceux qui ne trouvent à se préserver du fascisme que par le communisme, ou du communisme par le fascisme ; ou qui, voulant sauver l'Occident, plutôt que de le remettre entre les mains de Dieu, ne l'arrachent aux griffes de l'ours russe que pour le jeter dans la gueule du dragon chinois. Alexis Curvers. 43:231 Scènes de la vie contemporaine ### La dernière classe *ou naissance du ghetto* par François Brigneau « Descendez dans le métro à six\ heures du soir, comptez les Noirs,\ les Arabes, les hommes et les fem-\ mes de toutes races et de toutes\ les couleurs qui encombrent les\ quais et dites-vous que vous devez\ les expulser, le plus sage sera de\ vous en aller vous-même. » Pierre GAXOTTE, de l'Académie\ française, dans *Le Figaro* du 13\ janvier 1979. 44:231 AUSSI LOIN que le quartier se souvienne, la directrice de l'école de la rue Che Guevara a toujours été Mlle Hamel. Cela tient, en partie, aux méthodes d'éducation en vigueur. Considérée avec méfiance comme un élément réactionnaire de la connaissance, la mémoire est désormais négligée. Du coup le souvenir est tombé en désuétude. Le passé ne remonte pas au-delà des dernières vacances. Il n'est plus qu'un halo diffus que le présent traîne derrière lui, comme un nuage. Si pénétrante qu'elle soit, cette explication n'est pas la seule. Il faut lui en adjoindre une autre, plus prosaïque. Depuis la déclaration de l'O.N.U. sur la libre circulation des personnes dans le sens Sud-Nord et des biens dans le sens Nord-Sud, l'indigène du secteur s'est beaucoup renou­velé. Cela limite la réminiscence. Mlle Hamel, elle, n'a pas bougé. Elle a toujours l'air d'avoir cinquante ans. De l'automne au printemps elle porte les mêmes lainages brunâtres qui font penser à la bure des prisons, comme on en voyait aux condamnés avant que ne leur fut octroyée la nouvelle tenue des Cen­trales : blazer bleu-marine deux boutons, pantalons gris-tennis, chemise blanche, cravate club. Réforme astucieuse qui permet de repérer le prisonnier permissionnaire au milieu d'une population uniformément fagotée de blue-jeans délavés et de chandails à chevrons. L'été doit être précoce, éclater dès juin, avec ses mati­nées voluptueuses où la lumière commence à danser dans la chaleur qui monte et ses midi immobiles pour que Mlle Hamel s'autorise à changer d'uniforme. Elle remplit alors une robe de tussor jaune paille, sans manches et à encolure carrée, qui lui va comme un sac. 45:231 A ce détail, le lecteur perspicace aura peut-être pres­senti que Mlle Hamel n'a pas la taille mannequin. Elle est bâtie comme un parallélépipède, comme une tour cylin­drique, un donjon, entièrement pris dans la masse, les hanches et les épaules à l'alignement. L'hiver, quand il tombe des cordes, sous son ciré jaune, à capuche, ses seins majestueux et ses fesses imposantes ressemblent à une bouée de sauvetage enfilée de guingois. C'est le seul relief de la construction. Grande comme une armoire normande, Mlle Hamel approche le quintal. Elle marche pourtant, à toute allure, à grandes enjambées et en force. Il faut l'avoir vue, en pleine récréation, jaillir du groupe des institutrices avec qui elle patrouillait sous la véranda et, traversant la cour, comme un bulldozer, la tête dans les épaules, s'en aller empoigner deux galopins qui se frictionnaient dans un coin, pour savoir ce que sont la vitesse et la puissance. Quand l'histoire militaire de la France était enseignée dans les écoles et que les mots du vocabulaire troupier faisaient encore image, les assistantes de Mlle Hamel l'appelaient : « Le Cuirassier », « Le Dragon », « Le Tank ». Aujourd'hui elles la baptisent « Chéri-Bibi ». C'est le nom d'un énorme malfrat, à mine patibulaire, principal personnage d'une bande dessinée qui vient de valoir à son auteur le prix Nobel de Littérature. Malgré la référence, cette comparaison ne fait pas hon­neur aux nouvelles institutrices. Elles n'ont pas bien regardé Mlle Hamel. Plus exactement elles n'ont pas su la voir... Sans doute le visage qu'elle montre sous un casque de cheveux raides, poivre et sel et coupés à la garçonne, peut paraître ingrat et hommasse. On peut n'y remarquer que la mâchoire épaisse, le nez bourguignon, les sourcils touf­fus et à géométrie variable, comme Pompidou, et, sur la lèvre supérieure, imitant un bouton-pression, une verrue d'où sortent trois poils en tortillon. Mais c'est oublier le regard ; un beau regard en amande, sombre et lustré, où le courroux allume parfois ses feux et que l'indignation fait brasiller mais qui, le plus souvent, sous de longs cils andalous cache comme une tare la soie de la tendresse et de la pitié. 46:231 C'est un regard comme n'en ont plus que les rares enfants élevés dans les îles, un regard où palpitent la reconnaissance, la bonté et l'innocence étonnée. \*\*\* Cette année-là, comme les précédentes, par routine et acquit de conscience, Mlle Hamel avait ouvert son école huit jours avant la rentrée. Dans les temps d'autrefois elle y recevait avec une curiosité renouvelée les institutrices récemment nommées qu'inquiétait la couleur des jours qui les attendaient. On discutait programme, tableaux, horaires du prof de gym, roulement de la cantine et de l'étude. Après quoi Mlle Hamel offrait le thé, dans son bureau, devant un buste en plâtre de Marc-Aurèle, avec des petits gâteaux anglais et, selon l'heure, un doigt de liqueur de myrtilles. Elle accueillait également les parents des nouveaux, en essayant de deviner, derrière les masques sournois et fabriqués, les teignes, les cafards, les abrutis, les ricaneurs, les boxeurs, les précoces sexuels et l'enfant doué, gentil, ouvert, malin, intelligent, espiègle, dansant, charmeur, la récompense des vieux instits. Après quoi Mlle Hamel re­mettait le règlement de l'école où il était souligné, in fine, que la discipline la plus stricte serait exigée et qu'elle ne connaissait pas de dérogation. Peu à peu, les mœurs évoluant et le souci de la communicabilité exigeant de chacun qu'il commençât par écouter ses voix, ces visites préliminaires, de courtoisie et d'intérêt, s'étaient espacées. Cette année-là il n'était même venu personne. En revanche, la fin de l'été coïncidant avec la quinzaine sans grève des P.T.T., Mlle Hamel avait reçu un abondant courrier. Quelques prospectus mis à part qui offraient la sexualité sans peine ou l'engagement dans les jeunesses maçonniques (couvert par la Sécurité Sociale), la plupart des lettres émanaient de communautés d'expression cul­turelles reconnues d'utilité publique. 47:231 Depuis 18 mois, la fréquentation des théâtres d'avant-garde était devenue obligatoire à tous les assujettis sous peine d'amendes. Celles-ci n'étaient pas de pure forme, si protégé qu'on fût au ministère, et les chômeurs qui essayaient d'échapper au Revenu Culturel brut, voyaient leurs secours diminués du quart. On envisageait maintenant d'étendre cette mesure aux écoles primaires et maternelles. 327 compagnies, toutes para-officielles, proposaient donc à Mlle Hamel de venir jouer pour les élèves de la rue Che Guevara *la Farce du Cuvier* adaptée en slami, mélange d'arabe, de yiddish, de malien et de français dialectal en usage dans les arron­dissements du Nord-Est parisien. Elles insistaient sur l'in­terprétation disco-bretchienne de cette œuvre dont on avait jusqu'alors escamoté le message anti-Pinochet-Videla-même-combat qu'elle portait. Les autres lettres, au nombre de 92, étaient signées de parents d'élèves. Ils priaient Mlle Hamel de les excuser. Elle n'était pour rien dans l'affaire, ils le comprenaient fort bien. En retour ils espéraient qu'elle les comprendrait eux aussi. Ils n'étaient pas racistes, fallait pas croire. Au contraire. L'un d'eux, qui avait résisté aux distributions, d'amnésie bismurée, se souvenait même que son père avait effectué avec les Tirailleurs sénégalais la grande retraite des années 40 qui précipita la fin de l'hégémonie hitlérien­ne. On ne pouvait donc pas les accuser. Seulement, voilà, ils ne voulaient plus que leurs garçons et, plus encore, que leurs filles soient élevés dans des classes dont la ma­jorité des élèves étaient Arabes, Nègres, négroïdes, féti­chistes, musulmans, réducteurs de têtes, amateurs de scalps, moitié-Cafres, moitié-Aztèques, crépus, basanés, mâ­tinés cochon d'Inde, mangeurs de pili-pili, adorateurs du Vaudou et portés sur la chose que je pense, comme des bêtes, à pas six ans. En tant que Parisiens nés natifs du canal de l'Ourcq ou de la rue de la Chapelle, ils auraient déjà difficilement toléré une arrivée massive d'Espagnols, de Polacks, de Ritals. 48:231 Alors du Berbère et du Sénégalais agglutinés à 70-80 % au Cours Moyen 1^e^ Année, c'était trop. Ils avaient beau être aussi œcuméniques que tout le monde, mondialistes syndiqués, ils déclaraient forfait. Ils décrochaient. Ils aménageaient un repli élastique structuré, avant d'être obligés de le subir à coups de lattes. En un mot ils fuyaient l'invasion. Ils abandonnaient l'apparte­ment, l'étage, l'immeuble, la rue, l'école, l'église moderne en plexiglace avec son distributeur automatique d'hosties, la cave, derrière les Chantiers, où le père Tuvelec disait encore la messe à l'ancienne, pour les marginaux du cin­quième âge. Ils déménageaient. Ils émigraient à l'intérieur. Ils allaient chercher refuge quelque part, entre Français de préférence, là où il y aurait, si possible, pas plus de deux-trois étrangers par classe de vingt élèves. On avait de la peine de la quitter, Mlle Hamel, une si bonne personne, avec de la poigne comme on n'en faisait plus et si dévouée aux enfants, mais on était obligé. A la dixième lettre de ce genre, Mlle Hamel avait grommelé : -- Belle mentalité ! Ma parole, ils se croient au Missis­sipi. C'est de la ségrégation. A la vingtième elle avait frisé son gros nez. -- Ils quittent le navire, avait-elle dit en ricanant. Tous des rats. A la quatre-vingt-douzième et dernière elle se leva. Elle marcha d'un pas alourdi vers la fenêtre et demeura, un long moment, le front contre la vitre. Elle regardait, sans bien la voir, l'école avec sa cour bitumée où trois tilleuls avaient néanmoins réussi à pousser ; l'auvent de zinc qui courait au-dessus de la promenade des maîtresses ; les cabinets avec leurs portes coupées à mi-hauteur ; le préau-salle-de-gym ; les classes aux fenêtres glauques, rangées comme de vieux soldats aux yeux morts. Son menton épais tremblait. 49:231 Elle avait commencé ici, la fin du monde français. C'est ici, dans ces humbles salles, jusqu'au pied du tableau noir où crissait toujours la craie Robert, que les premières vagues du grand reflux avaient débouché. C'était la géo­graphie, d'abord, qui s'était réduite. En Extrême-Orient, en Afrique, en Inde, on avait vu, sur les cartes, les taches roses disparaître les unes après les autres. Des noms bar­bares les remplaçaient, des pavillons bariolés et baroques. Il fallait en prendre son parti. L'empire faisait naufrage. On ne verrait plus les Pères Blancs avec leurs barbes en forme de coquille Saint-Jacques, les officiers des troupes indigènes raides sous le casque de liège, les administrateurs coloniaux boutonnés comme les instituteurs de Jules Ferry. La barbarie colonialiste prenait fin. La civilisation du marxisme tribal naissait. Ensuite ce fut le tour de l'Histoire. Une à une on abandonna aussi les colonies du passé. On perdit Roland et Jeanne d'Arc, Richelieu et Colbert, Charles Martel et Turenne. Des rois il ne restait que la tête de Louis XVI, sous un globe, avis aux amateurs. Bientôt l'effort du dé­pouillement fut tel qu'on arriva à apprendre aux enfants « Nos ancêtres les Résistants. » Le mouvement gagna toutes les disciplines, si l'on osait employer ce mot qui sentait le fagot de l'obscurantisme oppressif. On élagua les principales branches des sciences, on contracta l'orthographe. On réduisit les mathématiques à l'usage des calculatrices électroniques. L'instruction civique fut remplacée par l'étude du système électoral. Maintenant c'étaient les enfants qu'on enlevait, comme si l'interruption nationale de grossesse n'en avait pas suffi­samment réduit le nombre. Mlle Hamel se sentait la gorge dure et une immense envie de pleurer la prenait soudain qui amollissait son grand corps paysan ; une envie de pleurer sans retenue, sans souci qu'on pût la découvrir et de l'exemple qu'il importait qu'elle donnât, et même de s'y dissoudre, comme cela lui était déjà arrivé une fois, quand on lui avait apporté le télégramme d'Indochine. 50:231 Sentant que la voix lui manquait elle avait indiqué d'un geste de le poser sur le bureau et qu'on la laissât. Elle savait, sans qu'il fût besoin de l'ouvrir, que le capitaine ne reviendrait plus. \*\*\* Le 14 septembre, après avoir éteint, Mlle Hamel mit longtemps à s'endormir. L'angoisse l'oppressait. Elle s'était pourtant livrée à la prière comme les autres soirs. Au pied du lit étroit dont son frère se moquait (« -- Tu as toujours ton bat-flanc de soldat ? »), le front sur la courte-pointe, ses grosses mains jointes sur son ventre dédaigné par la vie, elle avait attendu le miracle familier. « Notre Père qui êtes aux Cieux, que votre nom soit sanctifié, ... que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel... » Générale­ment le réconfort venait très vite. Mlle Hamel ressentait jusque dans ses muscles, une sorte d'allégresse. De nou­veau invincible, inentamée, légère, elle se couchait et le sommeil la prenait sans effacer un sourire d'enfant venu on ne sait d'où. Cette fois la grâce lui fut refusée. Mlle Hamel connut une nuit tourmentée, traversée de cauchemars dont elle surgissait couverte de sueur et le cœur fou. A demi-nu, un régime de bananes en guise de pagne, comme Joséphine Baker au Casino de Paris, Georges Marchais qui ressem­blait à Amin Dada la poursuivait en criant : « C'est un scandale. » Naturellement les jambes de Mlle Hamel lui refusaient tout service. Elle était comme paralysée. C'était affreux. Elle poussait une porte et se trouvait dans une salle de classe transformée en salle de Justice. Avec Marie-Antoinette, Charlotte Corday, Mgr Darboy, le maréchal Pétain et d'autres qu'elle ne connaissait pas, elle compa­raissait devant un tribunal composé de Gaston Defferre, Jean-Paul Sartre et Gisèle Halimi. 51:231 Comme venant d'un disque usé une voix sans timbre répétait mécaniquement : « -- La mort. La mort. La mort. » « -- Mais c'est déjà fait », remarquait judicieusement Mlle Hamel. Gisèle Halimi éclatait d'un rire strident qui la secouait comme une sorcière sur son balai. « -- Mon œil », disait Sartre, l'index sur la cornée gauche, tandis que l'écho continuait : « -- Déjà fait, déjà fait, déjà fait... » Mlle Hamel se ré­veillait, haletante, dans le noir. « -- Je deviens complè­tement zinzin, se disait-elle. Ce sabbat, toute la nuit, pour le premier jour de la rentrée je vais être drôlement tapée ! » \*\*\* Au matin cet étrange sentiment d'anxiété qui la tenait ne s'était pas dissipé. Il se renforça même à la vue de Mme Palloiseau. La concierge de l'école de la rue Che Guevara, appuyée sur son balai comme sur un marteau piqueur, montait la garde sur le pas de la porte. D'une oreille à l'autre un rire muet l'illuminait. C'était un signe qui ne trompait pas. « Ouvrons les parapluies, se dit Mlle Hamel. Des emmerdements, il va en pleuvoir comme à Gravelotte. » -- Bonjour Mme Palloiseau, dit-elle à haute voix. Quelle nouvelle m'apportez-vous ? Vous avez l'air aux anges. M. Palloiseau aurait-il gagné au loto ? -- Y joue qu'au tiercé dit Mme Palloiseau, et pour ce qui est des nouvelles, ce serait plutôt tout le contraire vu que M. Riquet a fait savoir qu'il serait absent. M. Riquet c'était le prof de gym, quarante ans, dyna­mique, jovial, ancien rugbyman, la mornifle rapide, pas du tout gagné au libéralisme éducatif. Il était pour Mlle Hamel un soutien précieux. -- Ah, dit-elle. Et pourquoi donc ? 52:231 -- Depuis six jours il est bloqué sur l'autoroute, du côté de Mussidan. Entre les vacanciers qui rentrent en retard et ceux qui partent en avance, il est coincé. Il ne peut plus ni avancer, ni reculer. Il n'avait pas pensé à l'étalement des vacances. Maintenant c'est tous les jours comme le premier âhout. Paraît qu'on va les dégager en hélico. Mais vu le nombre, s'il est là pour les vacances de la Toussaint, on aura du pot. -- Comme vous dites, Mme Palloiseau. Comme vous dites. -- Et c'est pas tout, dit Mme Palloiseau. Il y a aussi mademoiselle Casamayor qui s'excuse. Elle ne pourra pas venir rapport à l'interruption de grossesse. -- Encore, sursauta Mlle Hamel. Mais ça fait cinq fois en un an. -- Hé oui, dit Mme Palloiseau. Une petite flamme s'allu­ma dans son œil rond. Sous l'éclat fixe et brillant de mé­chanceté, passa une lumière tendre. Hé oui, que voulez-vous, faut ce qu'il faut quand on est danseuse de corde ! Cinq fois ! Vous vous rendez compte ? C'est quand même quelqu'un, mademoiselle Casamayor. S'il n'y avait pas la loi Veil, elle aurait eu cinq mêmes dans l'année. Sans compter les jumeaux possibles. Ça ne s'est jamais vu, ma parole. -- Comme vous dites, Mme Palloiseau, dit Mlle Hamel, comme vous dites. Elle apprit encore qu'il ne lui faudrait pas compter sur mademoiselle Chouraqui, retenue en Israël. Septembre y coïncide avec Tichri. C'est le premier mois de l'année juive ; le mois saint, celui des grandes fêtes solennelles de Roch-Hachana, Yom Kippour et Soukkot. L'oncle de Mlle Chouraqui était rabbin à Beersheba. Elle ne pouvait lui faire l'affront de s'en aller sous prétexte de rentrée des classes. Certes, en France, au nom de la raison, les fêtes catholiques avaient cessé de baliser la vie scolaire. 53:231 Mais en Israël ce n'était pas la même chose. Les rationalistes de tous les pays s'y étaient rassemblés pour fonder, à la fin du XX^e^ siècle, l'État théocratique et quasi magique le plus puissant du monde. Le cas de Mlle Chouraqui ne pouvait être examiné qu'avec la plus vive bienveillance. D'ailleurs elle appartenait à la Loge Enrico Macias, comme l'inspec­teur d'Académie. D'un pas moins assuré qu'elle ne l'aurait souhaité, Mlle Hamel traversa la cour. Les enfants commençaient d'arri­ver. Elle constata qu'il y avait effectivement beaucoup d'Arabes et de Noirs et s'en voulut de l'avoir remarqué. Personne ne la saluait car il n'y avait presque plus d'anciens. Elle éprouva quelques difficultés à ouvrir sa porte, fermée à clef. Sa main tremblait. -- Hé bien, hé bien, qu'est-ce que c'est que ces manières, murmura Mlle Hamel. Elle s'assit lourdement sur le coussin en tapisserie d'un fauteuil carré et se mit à pianoter sur son sous-main. Ce ne fut que lorsque l'on frappa qu'elle prit conscience qu'elle sifflotait « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine » en marquant le rythme, du bout des doigts. \*\*\* -- Entrez, dit Mlle Hamel. Séverine Sanson entra, en deux temps, comme toujours. Dans la porte étroitement entretaillée, elle glissait d'abord sa tête à facettes montée sur un pédicule pivotant. L'ins­pection terminée et l'absence de danger constatée, la porte s'ouvrait un peu plus et le corps passait dans un mouve­ment sinusoïdal, de bas en haut. Entrez donc, Mme Sanson, répéta Mlle Hamel. Je suis seule. 54:231 A l'école de la rue Che Guevara, Séverine Sanson repré­sentait le Syndicat et cela se voyait. Dans la laideur de Mlle Hamel il y avait de la vigueur, du sang, de la vie, de la force. Dans celle de Mme Sanson, il n'y avait que de la tristesse et de l'envie. Derrière des lunettes rondes ses petits yeux vrillés fouinaient, toujours à la recherche d'une inégalité qui viendrait grossir son dossier et son nez pointu au-dessus de lèvres minces, frémissait lorsque montait le relent d'une injustice bien humaine. Tout natu­rellement sa disgrâce l'avait poussée vers le socialisme qui ferait tous les êtres semblables. Elle ressentit comme une brimade personnelle l'échec électoral de mars 78, car le temps passait qui faisait beaucoup dans l'affaire. Depuis qu'elle avait tourné la quarantaine et que son mari était parti faire le tour du monde avec un Antillais, tous les soirs elle s'endormait en souhaitant être réveillée par la révolution. -- Bonjour Mlle la directrice, dit-elle, excusez-moi de vous déranger, mais il faudrait que vous puissiez faire garder ma classe ce matin. -- Ah oui, dit Mlle Hamel, froide comme la banquise et aussi immobile. Et pourquoi donc s'il vous plaît ? Le visage de Séverine Sanson naturellement grisâtre, s'assombrit encore. -- Le fascisme relève la tête, dit-elle en baissant la voix à cause des micros. -- Pas possible dit Mlle Hamel. -- Hélas dit Mme Sanson. -- Et où donc se permet-il de relever la tête, le fascisme, demanda Mlle Hamel. -- Au Portugal, dit Mme Sanson. -- Au Portugal ! Voyez-vous ça... s'exclama Mlle Hamel tandis que ses gros sourcils charbonneux, comme deux accents circonflexes passés à l'encre de Chine, lui remon­taient au milieu du front. 55:231 -- Oui, au Portugal, confirma Mme Sanson, d'une voix encore plus sinistre qu'à son accoutumée et elle baissa la tête, navrée qu'un pays qui promettait tant put pareillement décevoir. -- Résumons-nous pour être brefs dit Mlle Hamel, les sourcils toujours dans la position haute. Aujourd'hui, jour de rentrée scolaire, je n'ai pas besoin de vous le signaler, vous désirez que je fasse garder votre classe pour que vous puissiez partir pour le Portugal, empêcher le fascisme de relever la tête, c'est bien ça. Mme Sanson se permit d'esquisser un sourire pâle. -- Pas exactement, dit-elle. Il n'est pas question que je parte pour le Portugal. Simplement que je m'absente pour la pétition. -- La pétition ? Quelle pétition ? -- La pétition que le Syndicat m'a demandé de faire signer chez nous et dans les écoles du quartier. -- Le temps vous a manqué hier ? -- Non. Mais hier il n'y avait pas classe. Je n'aurais trouvé personne, remarqua Mme Sanson avec une petite pointe d'agacement. -- Et ça ne peut pas attendre mercredi ? -- C'est une pétition rouge. D'extrême urgence. -- Je n'ai personne dit Mlle Hamel. Les deux suppléan­tes disponibles remplacent déjà Mlle Casamayor et Mlle Chouraqui. -- Cela ne me surprend pas, dit Mme Sanson. Le gou­vernement de défense des intérêts du grand patronat a tellement rogné les subventions aux écoles laïques, qu'il ne sera bientôt plus possible de faire signer une pétition. -- Mais si, dit Mlle Hamel excédée. Je vais vous rem­placer. « Je vieillis songea-t-elle. Je mollis. Autrefois je l'aurais envoyée au bain. » 56:231 -- Merci, dit Séverine Sanson, d'un ton pincé. Elle regrettait la rapidité de son succès qui l'avait empêchée d'argumenter. Au nom des Portugais antifascistes, au nom du Syndicat, en mon nom propre, merci. Mlle Hamel s'empourpra. -- Et puisque l'année commence sous des auspices aussi heureux, poursuivit Mme Sanson, puis-je me per­mettre de vous demander de signer la pétition la pre­mière, en tête de liste, honneur oblige. -- Ah ! Ça suffit rugit Mlle Hamel. Je me fous des Portugais. D'ailleurs ils sont si nombreux ici que je ne pensais pas qu'il en restait encore au Portugal. « Et raciste avec ça » se disait Mme Sanson en filant vent arrière dans le couloir central. Le Syndicat avait rai­son en décrétant l'état d'urgence. Il était plus que temps d'intervenir. La réaction gagnait du terrain. Il n'y avait pas qu'au Portugal qu'elle relevait la tête. \*\*\* De son pas lourd de hallebardier, Mlle Hamel entre dans la classe de « la » Sanson, comme elle dit. Vingt sept élèves la regardent du même œil rond où, à un déta­chement de façade, se mêlent de la surprise, de la réserve et même de l'inquiétude. On observe un peu de flottement. Après s'être interro­gés d'un coup de sabord rapide comme l'éclat d'un phare, quinze se lèvent mollement. Surtout des filles... Mlle Hamel darde sur les autres son regard de flamme, annonciateur de châtiments terribles. Sa voix s'enfle, dans le grave et le rauque. -- Eh bien ! Debout ! Qu'est-ce que vous attendez ! Le Jugement dernier ? 57:231 Un gamin se met à pleurer. Mais personne ne bouge. Il y a pourtant de la crainte sur les visages. -- Ce n'est pas de leur faute murmure une voix, au premier rang. Ce sont tous des nouveaux. Des étrangers. Et ils ne comprennent presque pas le français. La voix appartient à une fillette qui ressemble à une pomme, avec des joues rondes et roses, des taches de rousseur, des yeux bleus verts piquetés d'or, des cheveux couleur de paille. -- Bonté divine, se dit Mlle Hamel. Qu'est-ce que c'est que ce travail ! Le mieux c'est que je commence à faire l'appel. La liste est sur le bureau et Mlle Hamel commence -- Quand je prononcerai votre nom, dites présent, ou faites un signe. Et que ceux qui me comprennent expli­quent à ceux qui ne me comprennent pas, ce qu'ils devront faire. Exécution. Brouhaha. Ça jacasse en sabir, en slami. Il y a des rires. Un grand noir montre ses dents. Mlle Hamel tape dans ses battoirs. -- Allons-y. Adlani Karim, Ait Bouqdir Abdelmounaï­ne, Amar Orly, Aspéro Carmen, Baffoun Karim, Bueno Pietro... Des mains se lèvent. On entend : -- Présent...C'est moi... C'est lui Mademoiselle. Mlle Hamel continue, mais sa voix se ralentit. Ces noms, elle les connaît, elle les a déjà recopiés sur ses livres et ses fiches. On dirait pourtant qu'elle les découvre. En même temps qu'elle les prononce, c'est un poing qui la frappe. -- De Oliviera Marco, Dos Santos Carlos, Gabay Do­rone, Habib Omar, Ibsaiène Ameziane, Mach Hu'Linh, Maz­zucotelli Sophia, Meddour Lhadi, Rogozanki Goran, Saez. Nadine, Simidjan Raspiek, Spezzati Sylvia, Sohoiye Ieten­dra, Zlataric Janos. 58:231 « Je suis une institutrice française, se dit Mlle Hamel. Et c'est ça, maintenant, la France. » Il y a quand même une Marguerite Martin. C'est la petite pomme. -- Mes enfants, dit Mlle Hamel. Sa voix s'enroue. Elle reprend, un ton plus haut : -- Mes enfants... Elle ne sait pas bien ce qu'elle va dire mais il faut qu'elle le dise. -- Mes enfants, pardonnez-moi, mais cette classe est la dernière que je vais faire. Je ne vous en veux pas. Vous n'êtes en rien responsables de tout ceci. Vous en êtes même les victimes, comme nous. Vous aussi vous avez perdu votre pays et vous allez perdre vos mots, vos mots de passe. Vous allez perdre votre passé comme vous avez perdu votre village, votre soleil et votre pluie, et cette terre qui était irremplaçable parce qu'elle était la vôtre. Je ne vous en veux pas. Mais je ne puis vous aimer comme il faudrait que je vous aime. Alors je m'en vais. Je vais essayer de retrouver les miens. Mlle Hamel sort son mouchoir marron et se mouche avec une grande énergie. Depuis ses débuts, cet exercice et les sons de trompette de jazz qu'elle en tire ont toujours réjoui ses élèves. Ceux-ci restent figés et tristes. -- Allons, dit Mlle Hamel. Elle prend dans la gouttière un morceau de craie et au milieu du tableau noir elle écrit, en capitales italiques *VIVE LA FRANCE* *!* Mlle Hamel descend de l'estrade. La petite Marguerite Martin la regarde. Mlle Hamel s'arrête : -- Mais dis-moi, Marguerite. Tes parents ne m'ont-ils pas écrit qu'ils partaient ? 59:231 -- Si mademoiselle. -- Et alors ? -- Alors ils sont partis. -- Et toi ? -- Je ne voulais pas quitter mon école. -- Bonté divine ! dit Mlle Hamel. Mais comment vas-tu faire ? -- Je reste avec ma grande sœur, Caroline. -- Quel âge a-t-elle ta grande sœur Caroline ? -- Dix-sept ans. -- Et elle « reste » avec qui, elle ? -- Avec Mamadou. -- Que fait Mamadou ? -- Il est chômeur sur métaux. -- Ah oui... Mlle Hamel hésita un instant, puis elle tendit sa grande main à l'enfant. -- Viens, lui dit-elle. Je vais te trouver une école où nous serons aussi bien qu'ici. C'est ainsi que se constitua, un jour de rentrée des classes, le premier ghetto français. François Brigneau. 60:231 ### Temps et lieux par Jacques Perret Jacques Perret interrompt ou du moins espace *Le cours des choses.* Il nous donne la suite inédite de ses *Souvenirs,* qui en fera prochainement le tome III. Les deux premiers tomes de ses souvenirs ont paru, *Grands chevaux et dadas* en 1975, *Raisons de famille* en 1976. Copyright Gallimard 1979. L'air était froid, le vent nul, mais des musiques vol­tigeaient, croisaient, traînail­laient dans la brume enso­leillée : venant du sud un carillon de baptême se mé­langeait sans façon au glas paresseux qui venait du nord, et quelque part dans le ciel des faubourgs un clai­ron éthéré s'évertuait à ras­sembler d'angéliques légions pour d'éternels combats. Sans faire le détail de ces conjonctures encouragean­tes, la population émoustillée par la fraîcheur imprévue s'ébrouait et vaquait avec entrain dans sa ville bien-aimée. On se retrouvait sans scrupule et d'un pied léger sur le trottoir du soleil que la veille encore on évitait. Pour peu que les douceurs de l'atmosphère disconvinssent au drame qui secouait la péninsule on n'aurait quand même pas la mesquinerie de les prendre en grippe. Toujours est-il que les passants n'avaient pas l'air de s'ennuyer. L'abondance et la qualité des ennuis ne permettaient pas de s'ennuyer vraiment. En chandail et veston, col relevé, tête nue, chapeau sous le bras se promenait un homme aux cheveux roux. Son allure était nonchalante et quand même assez rapide. La trentaine sonnée, mains en poches et pipe aux dents, il n'avait pas les apparences d'un habitant. Arrivé au carre­four il ralentit le pas, s'arrêta devant un kiosque et là, dans un langage incertain, exprima le désir d'acheter un paquet de tabac. Pour se faire mieux entendre il montrait sa pipe vide. Le débitant commença de réfléchir en hochant la tête puis ce fut le clin d'œil d'un homme trop content de pouvoir satisfaire une demande insolite, la pipe n'étant guère en usage dans la contrée. Il plongea au plus creux de son réduit et s'y agita quelques instants pour en sortir une boîte de *Prince Albert,* si longtemps gardée que le métal mince avait rouillé par endroits. L'étranger que sans doute on prenait pour anglo-saxon refusa d'un geste et d'un sourire où paraissait du même coup s'exprimer le regret de ne pas fumer un tabac correspondant à son physique. Il n'était pourtant pas insensible à la vue de cette boîte où le prince consort en redingote sombre et barbe taillée façon dynastique s'encadrait aussi fièrement qu'il pou­vait dans un ovale blanc sur fond rouge. 61:231 Ainsi l'étranger continuait-il de sourire à la vue d'un tel article et du personnage éponyme inattendu sous ces latitudes mais tout de suite reconnu pour accessoire léger de sa panoplie de jeune homme. Il trouvait la conjoncture heureuse qu'un tel objet lui fût brandi comme aubaine au fin fond d'une bou­tique espagnole. Il se revoyait apprenti fumeur et bachelier tout neuf, pipe aux dents, canne en main, chapeau sur l'œil, arpenter en joyeuse compagnie le fameux boulevard que dénomme un archange. C'était là depuis toujours au flanc d'une sainte et savante Montagne que l'âge ingrat ve­nait s'ébaudir et parader, tout faraud de son latin, tout glorieux d'une grisette à son bras. On se procurait alors sous le manteau des cigarettes *Sweet Caporal,* du tabac de coboye en sachets de coton et ce *Prince Albert* en pochettes de fer-blanc, toutes marchandises évidemment prélevées sur les stocks américains du général Pershing. Juste retour de fortune, osait-on dire, en évoquant les fournitures et provisions royalement laissées dans les faubourgs de York­town par l'intendance de Rochambeau. Et vingt-cinq ans plus tard nos enfants pratiqueraient une deuxième reprise et qui dure encore avec le trafic des surplus et dépouilles du vainqueur. Autant dire que les insurgents n'auront ja­mais fini de payer les bienfaits d'une démocratie qu'ils devront toujours aux soldats du Roi. A ce point de vue au moins le débarquement sur la Chesapeake aura été un bon placement. Par ailleurs ce n'est pas d'hier que les jeunes gens se veulent impatients de nouveautés exotiques, barbares de préférence, en manière de défi aux routines héritées. Leur insolence peut commencer avec le pendentif sarmate sur la robe prétexte ou le tabac jaune des Peaux-Rouges dans la pipe de papa. 62:231 Au temps des années folles, quand les prestiges de l'Orient viendraient à le céder aux fascinations du colosse atlantique, beaucoup se contente­raient de griller des *Camel* ou du *Prince Albert.* La jeunesse bourgeoise et plus ou moins martiale découvrait à ces fu­mées, toutes mielleuses fussent-elles, un peu plus de viri­lité qu'à ces pastilles du sérail que d'aucuns se plaisaient encore à brûler dans leur chambre en lisant Claude Farrère ou Pierre Loti. Je crois en avoir assez dit pour faire entendre au lecteur que notre quidam à la pipe était français. Il eut d'ailleurs quelque peine à faire comprendre au débitant qu'il désirait un tabac indigène et de consommation courante. Une fois comblé ce modeste vœu, ils se félicitèrent mutuellement d'un malentendu si heureusement dissipé. La transaction étant réglée le client s'informa du plus court chemin pour se rendre à l'archevêché, question visiblement inattendue. Le renseignement fut donné avec le désir de pousser la conversation, mais l'étranger remercia et poursuivit son chemin en ouvrant son paquet de tabac. Il en déplora la fine coupe mais se félicita d'une couleur foncée qui le disait sans apprêt. Enfin, mettant le nez dedans, lui trouva bonne odeur de franc tabac. Le soleil ne chauffait pas, mais qu'importe il brillait. Novembre avait soudain fraîchi, plus de guéridons sur les trottoirs et bientôt les veillées au brasero. La rue cepen­dant n'avait rien perdu de ses charmes. Laborieuse et oisive, la population trouvait moyen d'entretenir depuis toujours, ici et là, des courants de chaleur humaine qui trahissaient la joie de palabrer, gémir, se quereller ou s'ébaudir en société comme en famille, en plein vent comme chez soi. A quelques détails près, ce sont là dispositions com­munes à bien d'autres cités. Mais on pratiquait ici de pré­férence la déambulation giratoire sur les places publiques, la plus achalandée étant ceinturée d'un péristyle pour les temps de pluie ou de grand soleil. D'instinct la circulation avait lieu dans le sens inverse des aiguilles d'une montre selon la loi qui régit dans l'hémisphère nord le mouvement des cyclones, tourbillons divers et bicyclettes en vélodrome. S'agissant d'hommes libres, il se formait parfois un contre-courant parallèle qui facilitait les échanges d'apostrophes, galanteries, messages divers, œillades et quolibets. De ces mondanités foraines se dégageait un plaisir de vivre tantôt folâtre ou fiévreux selon la douceur ou la dureté des temps. 63:231 On dit que Sertorius leva dans cette ville des contingents de volontaires dont la vivacité d'humeur et l'esprit comba­tif requinquaient ses légions fourbues. Et que les Wisigoths d'Alaric, étrillés par Clovis trouvèrent ici consolations et parfois revanche à disputer le cœur des Celtibères ombra­geuses que les Vandales indélicats et toujours pressés n'avaient pas eu le temps de séduire au passage. En résumé cette population pauvre, pieuse et gaie ne demandait que la seule joie de vivre en population consti­tuée, caractérisée par une longue histoire et quelques péri­péties originales. Celle qui bientôt va nous occuper trou­vait sa nécessité dans les égarements d'une république empoisonnée. Pour l'instant la péripétie piétinait dans les ruines et pataugeait dans le sang. Venue de la mer elle avait débarqué sur les rivages lointains du sud, foncé en fanfare et maintenant se cherchait une issue en tant que péripétie véritable et salutaire. Depuis quatre mois, il est temps de le préciser, une inquiétude énorme et justifiée s'attaquait en vain au moral des habitants. Non seulement contrariée mais contenue qu'elle était par un sentiment de dignité, leur joie de vivre tournait à l'impatience et défiait les calamités en cours. On eût dit pour un peu que cette journée d'arrière-saison, gentiment limpide, frisquette et propice au confort des âmes les conviait à glorifier le péril de mort. L'après-midi commençait à peine et déjà le soleil rose déclinait à l'horizon dans les vapeurs de l'azur cependant que là-bas les feux de la guerre n'arrêtaient pas d'enfumer le ciel du levant. La guerre civile. Ainsi nommées par antiphrase on dit que ces guerres-là ont au moins l'avantage de nous faire connaître l'ennemi au plein sens du mot, l'ennemi entre tous les ennemis, l'ennemi au sein de la famille et sorti de son sein, l'ennemi qui partageait notre pain, l'ennemi absolu enfin dans la perfection de sa haine fraternelle, dogmatique et désin­téressée. C'est alors seulement que chacun dans son camp peut enfin mourir à ciel ouvert dans l'éternel combat du bien et du mal, du vrai et du faux. D'un côté comme de l'autre on ne peut tuer que des méchants. Ne serait-ce pas, dites-vous, le combat de nègres dans un tunnel ? Par mo­ments peut-être. Et qui fait l'ange ne fait-il pas la bête ? Ça peut arriver. Et toute guerre n'est-elle pas civile ? Ad­mettons. Et leur crétinerie intrinsèque ? Pas plus qu'une querelle de ménage. Et le bien et le mal un canular ? En ce cas-là, mon cher, il fait jour à minuit comme le caca sent la rose et inversement, hypothèse de travail, mais la ques­tion n'est pas là et, s'il vous plaît, que ma narration suive son cours. 64:231 Apparemment et depuis toujours la vénérable cité avait choisi son camp mais de toute manière la ligne de feu aurait bientôt fait de définir provisoirement la situation géographique des deux partis où les bons et les méchants n'en restaient pas moins un petit peu mélangés sur les bords. Quoi qu'il en fût, la population de cette ville ne paraissait que modérément agitée par les démons du fana­tisme et de la haine. Sans aller jusqu'à dire qu'elle baignait dans un air de fête, on y devinait à tous les échelons de la société les effets toniques ordinairement ressentis par les cœurs vaillants aux abords d'une situation dramatique ou précipités dedans. S'y ajoutaient le sombre orgueil et peut-être l'encouragement de se voir l'objet des huées, sifflets et bravos passionnés de l'Europe tout entière, impatiente elle-même d'en venir aux mains, pressée de se détruire. Il n'était cependant ni facile ni permis d'échapper à certaines obses­sions banales et de qualité médiocre. Il fallait bien s'ima­giner toutes les trahisons possibles et soupçonner d'abord autour de soi, dans la rue, au marché, à la messe, au café, la présence d'un nombre indéterminé de frères ennemis, de faux frères. En dépit de sa vigilance la justice expéditive n'avait pas moyen de les identifier tous, ni donc les sup­primer ou seulement les coffrer. Les autorités diocésaines avaient déménagé pour céder la place aux militaires. Ce n'est pas sans raison qu'elles se sentaient menacées au premier chef par le péril rouge, mais la noblesse et l'austérité de leur palais, la piété de l'atmosphère et la commodité des lieux se recommandaient aux stratèges d'une victoire encore incertaine. La popula­tion se réconfortait à l'idée qu'un tel sacrifice humblement consenti ne pouvait que signifier une divine complaisance à l'égard d'une juste guerre. Un concours de badauds, menu peuple et bourgeois, stationnait en permanence devant l'archevêché, sans autre motif, semblait-il que de se divertir à l'ordinaire va-et-vient des estafettes en attendant la relève de la garde. Sans doute espéraient-ils quelque chose de plus excitant comme le visage reconnu d'un héros populaire ou même l'apparition du général soi-même. 65:231 De toute manière l'idée que c'était là, derrière cette façade auguste et sévère que se jouait le destin de la patrie suffisait à les retenir une heure ou deux minutes à seule fin de regarder, s'informer, commenter, se recueillir ou plaisanter, s'allonger le col enfin si la rumeur annonçait qu'il se passait quelque chose. On y trouvait des amoureux, des mendigots, des femmes en pleurs, des écoliers, des enfants sur le bras des vieil­lards, de joyeux drilles, et des veuves et des grand-mères diseuses de chapelet. Sans cesse renouvelé mais sans cesse accordé il semblait qu'à certains jours l'attroupement plus serré qu'à l'ordinaire, se fît un devoir d'être là comme un piquet d'inquiétude et de ferveur unanime. A vrai dire, tous badauds ; amateurs ou professionnels, mais consciencieux badauds. Pas de société qui tienne sans badauds, tous les régimes ont dû compter avec les badauds. A l'ins­tant même on eût dit d'un pèlerinage de badauds guettant les signes avant-coureurs d'un miracle assez laborieux mais attendu et mérité. C'est pourquoi l'homme en veston qui venait de s'ar­rêter au dernier rang fut à peine remarqué par ses proches voisins, occupés qu'ils étaient à surveiller en face. Pour­tant ses dehors le distinguaient assez de la population lo­cale et d'autant mieux qu'à maints égards la saison n'était pas au tourisme. Non seulement la pipe aux dents quand tout le monde ici ne fumait que cigarettes ou cigares, mais en difficulté semblait-il, avec un genre de briquet inconnu dans la ville où les gens d'ailleurs n'usaient que d'allu­mettes. Tout en lui, la taille, les cheveux, le teint, la dé­gaine, respirait l'étranger, sauf il est vrai l'odeur de son tabac fortement indigène. Or, il venait à peine d'allumer sa pipe, qu'une main légère lui tapa sur l'épaule. Dans les circonstances et conditions où il se trouvait, l'hypothèse d'un geste purement amical ne fut pas retenue. « Bon, se dit-il, c'est là que les Athéniens s'atteignirent et que les Satrapes s'attrapèrent », allitération populaire et cultu­relle pour signifier l'échéance d'une tuile. Les difficultés inéluctables et jusqu'ici miraculeusement, différées s'an­nonçaient hypocritement dans son dos et d'une tape sur l'épaule. Praticien du réflexe lent, il se permit encore une bouffée pour attiser sa pipe en invoquant saint Christophe, saint Jacques et sainte Thérèse avant de se retourner. 66:231 Il éprouva tout de suite un grand soulagement à voir cet homme replet et souriant s'incliner vers lui pour entrouvrir son paletot et d'un geste oblique en sortir à moitié une petite carte coloriée sous transparent. Mais tout de suite par la grâce des saints et saintes répondant à l'appel de notre ami, l'odieuse équivoque fut anéantie sur-le-champ et le personnage aussitôt rendu au plein emploi de ses vertus professionnelles. Il s'agissait en effet comme prévu et bel et bien d'une interpellation au sens policier du mot. On avait présenté sa carte d'inspecteur, on sollicitait en retour la faveur de jeter un coup d'œil sur la « documentation » du voyageur, autrement dit : montrez-moi vos papiers. C'était justement là son point faible. Tout autre inspecteur de qualité moyenne eût constaté au pre­mier coup d'œil que le porteur n'avait pas obtenu l'auto­risation écrite et tamponnée d'être là. Mais celui-ci trop scrupuleux pour s'en tenir à une première impression éplu­chait le document et prolongeait l'examen avec tant de patience et d'inutilité qu'on aurait pu le croire analphabète ou alors un tantinet sadique. Sa conviction étant faite, il exposa le résultat de son examen avec beaucoup de douceur et de charité, comme on prépare un malade à connaître la vérité. Il eut même la courtoisie de panacher sa langue maternelle de quelques mots français. L'interpellé ne man­querait pas de lui rendre la politesse, mais d'abord et d'ins­tinct se fit répéter plusieurs fois l'inquiétant sabir avant de manifester tous les signes de l'étonnement et de l'acca­blement les plus sincères. Chose inattendue, le policier fit de même, avec empressement et tous les accents de la sin­cérité. Il n'en revenait pas : qu'un voyageur non seulement français mais parisien ait pu échapper à la vigilance de ses confrères d'Irun le soulevait de patriotique indignation. Il s'alarmait de ces frontières mal gardées qui font, disait-il, aussi bien l'insécurité de nos arrières que la perdition des visiteurs honnêtes. N'ayant hélas pas les moyens de remé­dier sur place à une pareille situation, il s'offrit gentiment, comme un scout en veine de bonté, à conduire l'infortuné promeneur au commissariat le plus proche, comme on s'avi­serait d'une pharmacie pour un passant frappé de malaise. La proposition fut accueillie, non comme allant de soi mais comme une marque de sollicitude extrême. 67:231 La foule à ce moment-là n'avait d'yeux que pour l'arri­vée d'une voiture bourrée de colonels mais de toute ma­nière, enveloppée d'un tel concours de bonne volonté, l'in­terpellation eût passé inaperçue. Les deux hommes s'éloi­gnaient comme de vieux camarades enfin retrouvés. Ils allaient ainsi, bavardant à l'aise, en toute confiance et toute sympathie à tel point que le policier se roulait une cigarette longue à la castillane aussi minutieusement qu'il s'appli­quait à ne pas décoller de son voisin, lequel cependant négligeait de rallumer sa pipe. Le dialogue ne laissait devi­ner aucune intention sarcastique et l'ambiguïté que la situation prêtait à leurs propos n'avait rien de vicieux. Chacun jouait sa partie, dans le ton. Le procédé, bien sûr, n'est pas constant ni réglementaire dans tous les cas de conduite au commissariat ; il peut même se produire des incidents, des frictions, des ratages, voire des ruptures spectaculaires. Mais tous ceux qui ont passé par là vous diront qu'il s'agissait là de ce qu'on appelle une équivoque de miséricorde, c'est-à-dire une convention plus ou moins instinctive mais tacitement gardée de part et d'autre à seule fin de maintenir en décence une opération que les deux partenaires ont également avantage à traiter dans la sérénité. Sérénité particulièrement artificielle en l'occurren­ce pour celui des deux qui s'obligeait à rallumer sa pipe sans autre but que dissimuler son inquiétude. Il avait en effet ouï dire qu'un de ses compatriotes et confrères avait été récemment appréhendé dans le même cas, suspecté d'intelligence avec l'ennemi et jeté au trou. Au commissariat, fin des bonnes manières. Le compor­tement libéral et dégagé que réclamait le trajet sur la voie publique s'abolit dans l'odeur autoritaire, invétérée, du corps de garde. Un tel seuil étant franchi, soyons juste, il faut bien que l'aimable compagnon se retrouve inspecteur flanqué de sa capture. L'incident prenait enfin toute l'am­pleur et la gravité qu'il méritait. Ne pouvant plus douter de sa qualité de suspect, notre ami est conduit dans le bureau du commissaire qui venait d'arriver douillettement vêtu, toiletté, assez corpulent, rasé de près, le teint mat égayé de pommettes roses. Une fois ôté son pardessus dans un léger parfum de tabac mélangé de lavande, l'hom­me respirait l'importance et la maîtrise de soi tempérées par une envie de dormir non dissimulée. Il jeta son mégot de cigare dans le poêle et prit le temps de bâiller à l'aise avant de se planter un cure-dent au coin de la bouche. Debout derrière la table où s'étalait déjà le document litigieux, il commence par feuilleter de son haut les premières pages. 68:231 A demi-sommeillant, il les tourne et retourne et enfin lui saute aux yeux le scandale d'un passeport in­croyablement lacunaire. Il saisit alors le fascicule par un coin, entre le pouce et l'index pour le tenir déployé comme un oiseau précieux tenu par les pattes. Puis, faisant l'ar­tiste, il prend sa distance avec le motif, allonge le bras, penche la tête et bride les yeux : -- Compliments ! dit-il, belle pièce. Asseyez-vous. Il laisse tomber l'objet comme détritus immonde, et s'écrase lui-même sur le fauteuil de fonction en usage de­puis Alphonse XIII. Sur la molesquine esquintée il cherche un instant le confort adéquat à l'examen des cas excep­tionnels. En vérité il n'est pas mécontent d'avoir à con­naître d'une infraction si rare qu'elle ne peut se réclamer que d'un cynisme éhonté ou d'une candeur extrême. Large­ment accoudé sur la table et mains croisées sous le menton, l'attitude est celle d'une bienveillance tactique. Son doux regard balaye le client dans l'espoir d'y découvrir un détail instructif. Il s'arrête un instant sur le tuyau de pipe sortant du poing gauche. Loin de signifier un défi cette pipe en main ne paraît jouer que l'innocence comme on jouerait de l'éventail ou de sa chaîne de montre en face d'un per­sonnage présumé dangereux. -- Vous pouvez fumer, senor francés. L'invitation est remerciée mais déclinée ; elle se pré­sente un peu comme une faveur in extremis octroyée pré­maturément. De toute façon notre ami ne tient pas à renchérir d'innocence ni déranger le naturel d'une pose honnêtement passive ; il faudrait débourrer le fourneau, le taper sur le crachoir, sortir le tabac, le briquet, non les bravades anticipées c'est du gâchis et pas question de se monter la tête avec le noir destin du confrère inconnu. Renfoncé dans le fauteuil le commissaire lentement se bascule, mains croisées sur l'estomac et jouant avec les pouces : -- Franchement, dit-il, sachez-le tout de suite, mieux vaudrait que vous n'eussiez pas de passeport. Celui que vous présentez est une véritable insolence et je serais en droit de me tenir pour offensé. Vous auriez, je pense, beaucoup de mal à nous persuader de votre inconscience et je n'ai pas de psychiatre sous la main. Toutefois je suis tenu et même disposé à entendre vos explications. 69:231 Lui aussi pratique, à sa manière, un sabir franco-espa­gnol. Il suffit à l'intelligence approximative du dialogue mais les bizarreries de langage ne seront pas ici repro­duites, elles ne pourraient que nuire au sérieux de la situation. Le côté à la fois endormi et compatissant du policier est déjà beaucoup moins convaincant. Néan­moins si la voix du commissaire est un peu serrée, ce n'est que le cure-dent coincé entre les lèvres. -- Oui, je vois bien que mes collègues français vous ont tamponné l'autorisation de passer la frontière, ça les regarde, et je suis porté à croire que vous en aviez l'in­tention. Or il n'y a pas de suite : plus rien ni personne, vous ne passez nulle part, je ne vois que des pages blanches, le voyageur s'évanouit dans un désert de pages blanches. Alors senor francés, vous n'allez pas me dire que vous avez passé la frontière avec ce machin-là ? -- Non. Il n'a même pas eu l'occasion de m'être utile, pas plus que nuisible. J'ai traversé la Bidassoa sur le pont d'Irun, comme tout le monde. Cela fait, à Irun donc, j'ai demandé au premier venu le chemin de la gare, il m'a renseigné très gentiment, j'ai pris mon billet pour Sala­manque et me voilà. -- Non, monsieur, impossible. D'un mouvement discret notre ami fait observer, com­me à regret, la réalité de sa présence. Le geste insolent passe inaperçu. Comme assoupi de nouveau le commissaire laisse tomber les paupières mais le cure-dent tient bon. -- La ligne de chemin de fer dont vous parlez, dit-il est particulièrement encombrée ces temps-ci par les convois militaires ; les arrêts, pour les civils, peuvent durer toute une nuit et les contrôleurs ont tout leur temps pour faire leur travail. Me direz-vous que là encore, ni dans le wagon ni dans les salles d'attente, personne jamais ne vous a demandé la documentation ? -- Personne. -- Félicitations ! Savez-vous que nous sommes en guerre ? -- Oui. -- Bravo ! Et que nous sommes pour ainsi dire en guerre contre nous-mêmes, ce qui complique et aggrave beaucoup de choses ? 70:231 -- Hélas oui ! -- Parfait. Et où êtes-vous descendu ? Chez un ami ? à l'hôtel ? -- Pension Salmantina. -- Je connais. Bagages ? -- Pyjama, brosse à dents, rasoir, chemise, caleçon. -- Sans indiscrétion, que venez-vous faire à Salaman­que ? -- Me présenter au quartier général. A ces mots le commissaire soulève enfin les paupières. La grimace très sophistiquée dont s'émeut alors son visage n'est pas franchement explicite. Au pire le mouvement des lèvres, ondulatoire et spasmodique, serait d'un ricanement prolongé consécutif à la déclaration du voyageur. Au mieux il ne s'agirait que d'un procédé pour faire aller venir le cure-dent d'une commissure à l'autre. De toute façon la voix trahit un regain d'attention : -- Le projet ambitieux que vous caressiez, dit-il n'est pas répréhensible en soi. J'aimerais simplement vous poser une question : à quel titre alliez-vous tenter la démarche : -- Journaliste. -- Aaaah ! fait le commissaire en sursautant comme si l'aveu de cette profession déclenchait en lui tout un système d'alarme : je ne doute pas que vous ne soyez en mesure de produire quelque justification, probation, attestation, ordre de mission ? Notre ami a tiré de sa poche un petit carton plié en deux, façon cuir, tout frais, comme neuf et comportant photographie du titulaire avec tampon et signature illisible de l'autorité octroyante. -- ... Ouais... c'est une pièce en effet délivrée par la direction de votre journal qui aurait mieux fait, entre nous, de s'occuper de votre passeport. Mais quel journal ? De quoi journal ? -- Le journal *Le Journal*, monsieur le commissaire, un journal qui s'appelle *Le Journal*. -- Je ne doutais pas en effet que tout journal ne fût un journal, mais pas à ce point-là, merci. Enfin, monsieur, non seulement les pièces que vous présentez sont d'une légèreté incroyable mais vous les commentez, sachez-le, d'une façon qui pourrait m'indisposer à votre égard. Et ôtez-vous de l'idée que cette histoire de journal-journal puisse améliorer votre cas. 71:231 Certes le commissaire n'est pas loin de perdre patience mais il tient là sans doute un document rarissime qui pourrait bien illustrer sa carrière. Il est en effet sans pré­cédent, à sa connaissance, qu'un organe de presse ait pu s'approprier impunément le nom commun de son espèce. L'existence affirmée d'un journal qui serait le journal en soi est, bien sûr, à première vue, des plus suspectes ; mais peut-être aura-t-on abusé de ce voyageur inconséquent pour soumettre à l'expérience des gardiens de l'ordre la con­ception chimérique d'une société affranchie des règles con­venues du général et du particulier. Il faudrait alors, se dit-il, envisager le côté mythique d'une infraction consé­cutive à pareille entreprise. L'affaire ainsi présentée pour­rait-elle entraîner le bénéfice des circonstances atténuan­tes ? le tribunal appréciera. Au diable mes hypothèses. Revenons à l'urgence. Les événements ont en effet suffisamment accru le nombre et la qualité de ses attributions pour ne pas inciter le commissaire à se commissionner au-delà : -- Malheureusement, senor francés, un tel document ne peut avoir ici qu'une valeur tout à fait subsidiaire sinon dérisoire. Et sachez en plus qu'au premier coup d'œil et matériellement il inspire méfiance. Je ne dis pas qu'il sente à plein nez l'attestation de complaisance ni même la fabri­que, mais il en donne le soupçon. Enfin n'en parlons plus et venons-en aux faits : dans quelle intention avez-vous sta­tionné si longtemps devant le quartier général ? Qu'atten­diez-vous pour vous y présenter ? -- Curiosité professionnelle, monsieur le commissaire, il y avait là du monde et dans notre métier tout rassem­blement populaire est instructif. -- Mais comment donc ! Et après ça, tout naturelle­ment, comme chez soi, on va faire un petit tour au quartier général pour prendre des nouvelles et bavarder un peu toc-toc c'est moi le reporter du journal-journal qui viens faire son petit tour aux nouvelles-nouvelles. -- Plus exactement, monsieur le commissaire, pour solliciter audience du général Franco. 72:231 -- Aaaah... très bien... je vois. Silence. On commence à se demander si le prévenu ne joue pas les demeurés ou s'il en est un. Quoi qu'il en soit le cure-dent est remisé dans le gousset, un cigare aussitôt le relaye et la bouche enfin s'arrondit. L'allumette-bougie craque, pétarade son petit feu d'artifice et les premiers flocons s'échappent dans un bruit de baisers. Tout cela n'est pas dire que l'affaire se dénoue, loin de là, mais visi­blement une décision est prise et le commissaire se détend. La détente est strictement personnelle. Comme soudain dessaisi d'une affaire qui le dépasse il peut dès maintenant la considérer en toute quiétude, en amateur. Bras croisés sur la table et tête penchée il examine paisiblement l'in­croyable solliciteur d'un entretien suprême au plus haut de la hiérarchie, au plus chaud des circonstances : -- Vraiment, dit-il ? Vous alliez comme ça ? dans cette tenue ? à peine coiffé, tout juste rasé, avec la pipe ! compli­ments. Et tout ça en situation profondément irrégulière et probablement, frauduleuse ! Félicitations. Le commissaire hoche la tête en sifflant dans les dents d'une manière à la fois admirative et inquiétante. Cela fait il pose le carton sur le passeport, écrase le tout du plat de la main et réfléchit une seconde avant de poser dessus un gros caillou fortement géologique et destiné sans doute à l'immobilisation temporaire des pièces rares. A l'évidence une décision est prise. Appelé d'un coup de sonnette l'agent de service entrouvre la porte et sur un geste du commis­saire va décrocher dans le placard une grosse clé d'aspect moyenâgeux et fortement significative. La situation tout d'un coup vire au pire. Invité d'un geste à quitter sa chaise le prévenu a la sensation très vive d'être happé dans les rouages d'une erreur judiciaire de type irréversible et accé­léré : précipité sur les pas de l'infortuné confrère, escorté d'un padre consolateur sur le chemin du supplice, collé au mur, face au peloton, et telle est l'autorité de la vision que déjà le voici qui bombe le torse. A vrai dire la cam­brure s'explique autrement : elle précède le mouvement que je fais pour tirer enfin de ma poche fessière un pli portant le nom d'un personnage haut placé qui, m'avait-on dit, pourrait, le cas échéant, me tirer d'embarras. -- Hélà ! minute, attention ! nous voilà tout d'un coup à la première personne. Que se passe-t-il ? 73:231 -- Eh bien, figurez-vous, cher lecteur, que le passeport en question déclinait la propre identité du narrateur que je suis. Ne l'aviez-vous pas deviné ? -- Si fait, rassurez-vous mais quand même ! Vous nous baladez gentiment à la troisième personne, on s'installe, on fait connaissance, vous accélérez, on s'intéresse et crac ! vous passez à la première. Ça ne se fait pas. Une distrac­tion ? -- Pas du tout ! J'avais pris la troisième pour me sou­lager de la première, mais elle n'en fait qu'à sa tête, prenant des initiatives inadmissibles et j'ai coupé court, il était temps. (*A suivre*.) Jacques Perret. 74:231 ### Progrès en Sangarie *Histoire incroyable et sauvage* par Georges Laffly *Dans l'allégresse, le peuple fêtait sa victoire, bien con­vaincu de commencer une ère de paix, de bonheur. Le seul obstacle à ces biens, l'affreux tyran venait d'être précipité du haut du Palais.* *Les hommes forts de la révolution dégoulinaient de senti­ments hardis et généreux. L'avenir serait une fête. La première mesure prise fut l'abolition de la torture, reste révoltant d'une barbarie périmée. Ce n'était pourtant pas une petite affaire. Pour sept millions de Sangars, on ne comptait pas moins de deux mille bourreaux, questionneurs et aides, d'ailleurs formés en syndicat depuis 1923. Plus exactement, ils étaient une bran­che d'un syndicat commun des praticiens du corps humain, où l'on trouvait chirurgiens, pédicures et barbiers, sans compter les trois biologistes qui venaient de rentrer avec leur diplôme* (*l'un de Chicago, les deux autres de Moscou*)*. Le fait nous surprendra peut-être parce que nous sommes frivoles. Mais l'art du supplice a longtemps prospéré en Sangarie. Les habi­tants sont tous de fins amateurs. Ils appréciaient les opérations publiques, assez fréquentes, et dont il serait vain d'essayer de faire comprendre le raffinement, la perfection.* 75:231 *Mais la révolution moralise. C'était fini, on rejetait ces dis­tractions horrifiques. Le décret d'abolition parut dès le deuxième jour du Mouvement de Rénovation totale et Émancipation. Sur le moment, accablés, les questionneurs et tortionnaires se turent. Ils sentaient l'opinion inentamable. Il ne leur restait qu'à s'ins­crire au chômage, ce qui donne le droit de toucher quatre pi par jour, de quoi payer le pain et le thé.* *Deux mois plus tard, l'émotion était bien retombée. Le géné­ral Bakr avait été remplacé par le capitaine Kétibkétib, dont la ligne révolutionnaire était plus pure. Malgré des milliers d'arrestations, les difficultés quotidiennes restaient les mêmes. Le peuple commençait à entendre que l'avenir, sans doute, serait une fête perpétuelle, mais qu'il fallait pour y arriver de longues années d'effort. Les bourreaux, quant à eux, tentaient leur réinsertion dans la société, comme on dit là-bas. Ils essayèrent de s'installer comme chirurgiens, ou même comme barbiers. Leurs alliés du syndicat mirent aussitôt le holà : ils n'avaient pas besoin de concurrents* (*le chômage sévit en San­garie*)*. Ils comprirent vite leur intérêt : en finir avec la mesure inique d'abolition, faire aboutir les demandes légitimes des bourreaux.* *On trouva aisément un député pour poser le problème à l'Assemblée. Ce fut un magnifique débat. Le député, Obdar, commença par préciser que nul plus que lui n'était ouvert aux idées les plus généreuses, les plus hardies. Fils de la révolu­tion, il suivait ses traces lumineuses. Cependant, l'intérêt légi­time des travailleurs, le respect d'une tradition qui était la fierté et le bien inaliénable de la Sangarie, tout le portait à revenir sur une décision hâtive. Comme s'il était poussé par un mouve­ment irrésistible, un autre député, Salkar, se leva pour rendre hommage à ces valeureux éléments du peuple. Eux aussi, dit-il, eux aussi les questionneurs et les bourreaux ont lutté contre l'oppression. Ils ont plus d'un titre à notre reconnaissance. Combien de fois n'ont-ils pas escamoté les supplices comman­dés ? Ce n'était qu'un jeu pour ces hommes habiles, de feindre d'infliger la souffrance sans que le patient soit atteint. Grâce à eux, combien de révolutionnaires avaient échappé à la cruauté du tyran. Tout le monde applaudit.* 76:231 *Le lendemain, le journal* « *Rénovation totale *»*, très écouté, posa la question : Est-il juste que les traîtres de l'ancien régime échappent, grâce au nouveau système, au châtiment long et complexe qu'ils méritent ? Ainsi, ils ont fait questionner de la façon la plus experte les rénovateurs, et eux, maintenant, échap­pent autant dire à tout supplice, puisqu'on se contente de les hacher en quatre ou cinq morceaux. Injustice qu'il est dur de supporter. On commenta beaucoup cet article.* *Cependant, le capitaine Kétibkétib ne cédait pas. Sa ligne pure ne le lui permettait pas. Il interdit à l'Assemblée et aux journaux d'aborder ce sujet. Mais plus le temps passait, plus le peuple se prenait à regretter les anciens spectacles, si colorés, si émouvants. D'un autre côté, il tenait aux principes tout neufs qu'il venait d'acquérir. C'est comme pour les autos, où la pre­mière rayure sur la carrosserie est la plus grave. Après, on sup­porte toutes les bosses, toutes les estafilades. Mais on craint de commencer. La situation ne changeait pas, et les bourreaux maigrissaient, avec leurs quatre* pi *par jour, eux autrefois si enviés.* *C'est alors que le syndicat se mit en branle. Il accusa for­mellement le gouvernement de créer du chômage, de refuser l'emploi. Il vanta les supplices, qui sont, disait-il, à la Sangarie ce que la corrida est à l'Espagne. Leur suppression allait sans doute contrarier fortement le touriste. Tant de gens qui venaient du monde entier photographier les séances publiques, que pourrait-on leur offrir ? Rien. Et on ne verrait plus leur argent. Et le syndicat, pour conclure, annonçait une grève générale. C'était grave. Il est traditionnel, en Sangarie, d'avoir la tête rasée, sauf une mèche, et nul qui se respecte ne se rase lui-même. Les cheveux commencèrent à pousser, dès que les bar­biers eurent fermé leur porte. Certains essayèrent de se raser de leurs mains. Ils se tailladaient. Les chirurgiens ne touchaient plus aux jambes cassées, aux appendices. On s'affola. Le peuple grondait.* 77:231 *Kétibkétib, qui sentait l'impopularité grossir, fit une conces­sion. Il acceptait un simulacre de question. Il s'agirait juste d'un spectacle, on verrait des gestes terrifiants, sans que soit infligée aucune douleur. Quelques filets de sang étaient permis, en tailladant l'oreille, par exemple. Mais rien de plus. Il croyait céder beaucoup. L'indignation générale lui répondit. Croyait-il les Sangars capables de se contenter d'une parodie de ce genre ? Avait-il l'idée de ce qu'on nomme la conscience professionnelle ?* *En même temps que cette colère éclatait, Kétibkétib recevait la visite d'un conseiller étranger, le représentant de la puissance sœur, la grande démocratie populaire qui avait guidé et fortifié la rénovation sangare. Le conseiller fit nettement savoir que-ces fariboles avaient assez duré. Un art aussi exquis et aussi utile que les méthodes de torture sangare, loin d'être aboli, devait être encouragé de la façon la plus vive. Kétibkétib ne pouvait que s'incliner.* *Il y a deux ans de cela. Il y a aujourd'hui, dans une quin­zaine de pays, des questionneurs sangars. Dix mille au total. L'université des supplices, dans notre capitale, est en plein essor. En Sangarie même, le nombre des questionneurs et bour­reaux est d'au moins trois mille, et ils ne manquent pas de travail. A nouveau, on les envie. Pour bien marquer que leur tâche n'a rien à voir avec les affreuses pratiques de la tyrannie, on les nomme désormais interrogateurs* (*de 1^e^ ou 2^e^ classe, avec des aide-interrogateurs*)*, et ils sont assistés d'un médecin, chargé de moduler scientifiquement les épreuves du patient. Le progrès n'est pas un vain mot.* Georges Laffly. 78:231 ### Tiré par les cheveux *ou les cheveux sur la soupe* par François Sentein Cette chronique a reçu son titre en hom­mage à Jacques Perret, dont un des livres s'intitule *Les cheveux sur la soupe,* et en souvenir d'André de Richard, dont un des articles de *La Parisienne* s'intitulait de même. *F. S.* LA V^e^ RÉPUBLIQUE offre à ses citoyens mainte occasion d'étudier sa constitution. Le fonctionnement de celle-ci se trouve, au tome X (« L'État ») de *l'En­cyclopédie française,* décrit par M. Maurice Duverger com­me l'expression d'un « *Existentialisme constitutionnel *»*.* M. Duverger indique honnêtement qu'il n'a pas trouvé ça tout seul : c'est M. Bernard Chenot, « membre émi­nent ([^22]) du Conseil d'État » avant d'être ministre de cette République, qui a été le premier à voir « dans une certaine jurisprudence du Haut-Tribunal administratif l'application d'une philosophie existentielle ». Une telle « vue » a tant de chances d'être nigaude qu'on veut d'abord savoir si elle doit bien être attribuée à ce conseiller d'État. 79:231 Or c'est incontestable : à la suite d'un article très intéressant (même et surtout pour qui reste ignorant de ces choses) sur « La notion de service public dans la juris­prudence économique du Conseil d'État », M. Chenot con­cluait : « Le service public n'est plus une institution, c'est un régime. » Point à la ligne. \*\*\* *Pour le lecteur profane, mais curieux, ce point avant le dernier paragraphe est émouvant comme le bouchon qui fait voir au pêcheur sa ligne s'enfoncer. Quelque chose pèse au bout de cette ligne, il va savoir quoi : soit que l'auteur replace ses observations dans un ensemble que sa science lui permet de dominer, ou dans un système que son esprit aura la force de reconstituer, voire dans une vision que lui offrirait son génie. Ce moment où l'on sent une intelligence qui va nous montrer ce que nous ne savions apercevoir par nous-mêmes est un des meilleurs de la lecture. On s'arrête pour le goûter...*  \*\*\* C'est alors qu'on lit cette sottise : La jurisprudence « *s'est attachée ainsi aux réalités concrètes, en écartant toute querelle théorique sur l'essence des institutions, pour définir seulement les actes qui manifestent l'existence sociale de celles-ci. C'est dans cette perspective que la juris­prudence du service public fait écho à certains thèmes de la philosophie d'aujourd'hui *»*.* On imaginait une jolie prise, et c'est une vieille savate ; là où la maîtrise intellec­tuelle devait donner son ampleur et son sens à l'analyse du spécialiste, on trouve une allusion mondaine à ce qui fut une facilité de la conversation dans les années 50. 80:231 De la bouche des professeurs qui venaient étinceler chez elles, les rombières de province avaient alors fini par ap­prendre que, selon l'existentialisme de ce Sartre dont on parle tant, l'homme n'agit pas d'après une nature humaine, mais fait librement celle-ci ce qu'elle peut être, par chacun des actes de son existence -- cette existence précédant ainsi cette essence, laquelle ne saurait être définie que par tous les actes de tous les hommes et à la mort du dernier homme. \*\*\* *A Madame leur mère cela rappelait un peu le fameux Bergson qui au temps du trottoir roulant mettait déjà sous la pensée beaucoup de mouvant.* « *Sartre a raison, cher monsieur. Saint-Thomas-d'Aquin, c'était une paroisse bonne pour l'époque où les fortunes étaient stables. Aujourd'hui, comme disent ces existen­tialistes, c'est chaque homme qui doit faire sa vie. Je le répète à mon petit-fils : Bertrand-Luc, rappelle-toi qu'il n'y a plus de patrons de droit divin... *» *Dans cette aimable confusion d'esprit on passait à table.* « *Ce gratin, chère amie, est tout à fait extraordinaire. Comment votre cuisinière réussit-elle ça ? -- Mais elle n'en sait rien elle-même : avec des restes, sans y penser, jamais deux fois de la même façon, sans recette. -- En somme c'est un gratin sans essence, un gratin existentialiste ! -- Qu'il a d'esprit ! *» *Ce gratin-là, il faudra que je le resserve, se disait dans l'escalier le futur conseiller d'État.*  \*\*\* Il le resservit, et M. Duverger en redemanda. Mais là où l'allusion *in fine*, de l'élégant M. Chenot ([^23]) ne laissait dépasser d'une culture générale que grand comme le coin d'une pochette, le professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris déploie toute la nappe et s'attable : 81:231 « *La V^e^ République a étendu l'existentialisme juridique au domaine qui lui semblait le plus fermé par nature : le domaine constitutionnel. L'objet d'une consti­tution est de définir par avance un certain type de régime, qu'on tâche ensuite d'appliquer en pratique : ainsi l'es­sence précède l'existence. Le consulat gaulliste a d'abord appliqué cette doctrine traditionnelle. Mais il a glissé en­suite, peu à peu, vers une conception diamétralement oppo­sée qui correspond à peu près à la célèbre définition de Sartre : l'existence des institutions précède leur essence, définie par la constitution. *» -- Sous-titre au paragraphe qui illustre cette idée : « DE LA CONSTITUTION CLASSIQUE À LA CONSTITUTION EXISTENTIELLE »* :* « *Une réglementation juridique précise, enfermant députés et ministres dans un corset de fer* \[*...*\] *est tout à fait contraire à la démarche existentialiste* \[*...*\] *Rien n'est moins existentiel que cette rupture avec l'ordre existant. Mais le régime établi en 1958 n'a pas été appliqué. L'essence n'a pas été suivie d'exis­tence. *» Des habitudes fort opposées se sont instituées. « *En 1962, l'essence constitutionnelle a suivi l'existence de ces institutions. *» Cependant « *la constitution de 1962 n'est que partiellement existentielle *»*. --* Autre para­graphe : « EXISTENTIALISME ET POUVOIR CONSTITUANT. -- *Sur un point capital l'existentialisme constitutionnel a triomphé : dans l'exercice même du pouvoir constituant* \[*...*\] *Sous la V^e^ République, il s'agit d'adapter le texte constitutionnel à la pratique politique, pour la faire durer : c'est-à-dire d'exprimer l'essence en fonction de l'existence.* \[*...*\] *Dans la mesure où l'existentialisme juridique aboutit ainsi à faire prévaloir les faits sur la loi, il est existentia­lisme, mais il n'est plus juridique : car il devient la négation même du droit. Cependant, depuis 1962, l'interprétation de l'article 11 par le chef de l'État aboutit à une véritable application de l'idée d'existentialisme constitutionnel* \[*...*\] *Au-dessus de la constitution écrite, il y a donc une sorte de constitution vivante, qui est la volonté du peuple fran­çais exprimée par référendum. On peut voir là un méca­nisme juridique appliquant le concept de constitution exis­tentielle : par le jeu de l'article 11, l'essence de la constitu­tion peut à chaque instant -- ou presque -- s'adapter à l'existence des institutions. *» 82:231 La farce du professeur est plus lourde que le gratin du conseiller, mais c'est viande aussi creuse. Et tout ça pour dire -- ce qu'il dit d'ailleurs -- tout bêtement, que la pra­tique de la constitution de la V^e^ République prime sa théorie, qu'elle est interprétée empiriquement, selon les besoins du moment, qu'elle entérine l'arbitraire du pou­voir appuyé sur la versatilité de la nation, qu'elle subor­donne au fait le texte et le droit etc. Mais empirisme, opportunisme, voire pragmatisme -- ce terme de promotion américaine sur lequel se sont jetés les dévots du gaullisme pour nommer l'efficace de leur idole, parce que rien comme l'emploi d'un terme philosophique mal compris ne donne le sentiment d'une scolarité poussée --, tout cela c'est banal et connu. Tandis qu' « existentialisme », celui-là ne s'attend point du tout. « Existentialisme » fait brillant. « Existentialisme » est idiot. Le dernier des étudiants de M. Duverger n'a pu, pour passer son bachot, ignorer que le premier mot de l'existentialisme c'est la liberté, laquelle à l'homme, mais à l'homme seul, permet d'être ce qu'il a choisi d'être -- ce qui interdit, sauf imbécillité rieuse, de parler d'existentialisme à propos de ces choses que sont des institutions ou une constitution. Ce serait confondre la cuisinière avec son gratin, le sujet en question -- l'hom­me -- avec les objets en face desquels il éprouve sa liberté. On ne peut pas se montrer plus frivole quand on est conseiller de l'État ou professeur de droit. Accepterait-on de suivre cette frivolité satisfaite dans ses analogies de salon, ce serait pour la trouver de plus en plus sotte. Car, rendu d'autant plus responsable qu'il est libre, sans cesse l'homme de l'existentialisme assume, re­connaît, « s'engage ». Est-ce exagéré de dire qu'il ne se libère de son passé que dans la mesure où il le revendique ? Un monde flottant lui serait moins une excuse qu'un dé­shonneur, ne pouvant se montrer tel que pour son avantage et au regard de sa mauvaise foi. Même tiré par les cheveux et sommé de dire quelle serait -- non la plus existentialiste, ce qui n'a pas de sens -- mais, à son estime, la constitution la plus digne de lui, l'existentialisme répondrait que ce serait la plus incontestable, parce qu'une constitution qui se prête à souhait est une donnée publique qui permet à son auteur de perdre en responsabilité tout ce qu'il refuse de logique interne et contraignante à son texte. A supposer qu'une morale existentialiste ne craigne pas le ridicule de prévoir jusqu'à un « existentialisme constitutionnel », elle définirait le contraire de ce que M. Duverger décrit sous ce nom. 83:231 Une constitution courtisane ne peut, en revanche, qu'être naturellement suscitée par un homme d'une essence supé­rieure tel que le président de Gaulle. Pour n'être pas plus déplacé, c'eût été sans doute plus juste de montrer qu'un pareil personnage se sentirait aliéné par une constitution qui, fût-elle son œuvre, le lierait. Il est de cette race qui se sent être avant d'exister, qui n'est pas obligée de se réaliser à l'aventure, mais consent seulement à se mani­fester -- d'où sa majesté, laquelle tient surtout à l'ab­sence de moqueurs. Ses actes et ses paroles le limitent, alors que nous reconnaissons les nôtres comme notre ex­trême limite. Nous signons notre existence, tenus par tous ses instants. La sienne n'est qu'un signe de ce qu'il est ailleurs -- dans son essence. Aussi peut-il se permettre d'en reprendre les effets, moins actes que propos, au mieux d'une légende qui, seule, est essentielle. Les reprises de la constitution gaulliste procédaient non d'un existentialisme, mais d'un essentialisme. C'est encore cette théologie intime qui autorise l'homme de mépris à traiter les autres par le mensonge, en dehors même de toute utilité, pour se sentir dégagé d'une obligation objective à laquelle il serait, de même qu'eux, soumis ; pour se confirmer à lui-même qu'il ne leur doit rien, pas même la vérité. Il ment pour mépriser. Le premier président de la V^e^ République méprisait la constitution pour se sentir libre. Le besoin égolâtre de cette « liberté » n'exprimant d'ail­leurs, par un organe individuel superbe, que l'obscure volon­té d'une certaine classe de n'être tenue par rien de théo­rique, fût-ce en des moments délicats où il aurait fallu à chaque instant définir. Cette classe de fait, qui se réserve de se retrouver, quelle que soit la théorie politique, toujours dirigeante, ne laisse s'engager dans l'idéologie que les plus débiles de ses fils -- lesquels lui servent de compères dans le camp de la pensée désintéressée et de têtes de pont en cas de changement de régime. Mais son horreur des chaînes intellectuelles est instinctive, fonctionnelle et constante. Le président de Gaulle pouvait se faire croire qu'il la méprisait (les sévérités de ses saint-cyriens pour leur bourgeoisie natale font partie des prévoyances biologiques de cette classe). Elle a pu faire mine de le trouver importun. Mais elle savait bien au fond que, par l'inexistence de sa pensée « nationale », il reste son homme. 84:231 « Toujours » dit-il dans une phrase ressassée qui a la solennité niaise des formules historiques « je me suis fait une certaine idée de la France ». Et la droite sosotte ricane : « Vous voyez, ce n'est pas la France de chair qu'il aime, mais celle de ses rêves ! » -- alors qu'il aurait plutôt fallu lui demander de rendre cette certaine France moins incertaine à nos yeux. Où se trouve-t-elle définie ? Où sont les vœux de son baptême ? Où, ce qu'elle doit faire et ne pas faire ?... -- « Ouais, ouais... une certaine idée de la France... » répète-t-on en mettant la voix dans le masque mortuaire de Barrès. Et Mauriac, à cette « idée de la France », joignant les mains : Dieu ! « L'idée que s'en fait de Gaulle *dans les siècles et dans les cieux ! *» *--* « Dans les siècles et dans les cieux », où est-il allé chercher ce pendentif de phrase qui ne signifie rien ? Dans le moindre texte ce serait beaucoup mieux à notre portée. Mais ce texte de référence et de contrainte n'existe pas. A aucun moment l'interminable discours du solennel labou­reur des lieux communs qui s'est fait le héraut de la nation française ne laisse voir une pensée capable de con­tenir une idée conséquente de la nation et de cette histo­rique nation-là -- sinon qu'elle doit vivre dans la grandeur, ainsi que tout Poldève le pense pour sa Poldévie. \*\*\* *Un jour d'hiver, -- raconte Thucydide -- Périclès fut choisi pour faire, à leurs funérailles, l'éloge des Athéniens les pre­miers tombés à la guerre. Et, dans ces temps où les conditions de survivance de la communauté déterminaient les devoirs des citoyens de façon moins contestable et plus urgente, dans cette cité où le contrat social était infiniment plus simple que dans une nation de la civilisation industrielle d'aujourd'hui, mais afin de répondre à la question que ces morts posaient aux vivants : Pourquoi sommes-nous morts ?, longuement et précisé­ment il définit Athènes. Il dit ce qu'elle est et ce qu'elle fait, et sa façon de faire, qui n'est pas celle des autres cités. En exprimant sa singularité, il resserre sa communauté. Cette conscience de son unité lui dictera bientôt ses obligations. Dès lors peuvent venir les Barbares ou les Lacédémoniens : on se battra le dos à ce tableau, à cet inventaire d'héritage, qui est la plus vivante constitution d'Athènes. Cette analyse de la patrie trace la frontière que ne doit franchir aucun de ceux qu'elle ne comprend pas. Le dernier des combattants est intéressé à ce qu'elle soit juste -- sinon il mourra pour du vent -- et l'honneur de Périclès est de se risquer dans, de s'engager par cette défi­nition publique* ([^24]).  \*\*\* 85:231 Nous, nous aurions aimé savoir, par exemple, s'il était écrit « dans les siècles et dans les cieux » que cette France qui, officiellement et justement, condamne le gou­vernement de Vichy dans la mesure où celui-ci aurait pu ne pas livrer des Français ou des réfugiés à l'ennemi, de­vait, de main beaucoup plus libre et d'esprit plus délibéré, livrer à leurs tortureurs les harkis qu'elle avait dressés à croire en elle ; s'il était écrit « dans les siècles et dans les cieux » qu'elle devait faire approuver par les descen­dants des Alsaciens qui préférèrent devenir Allemands à quitter leur terre, que soient chassés de la leur, de terre, s'ils voulaient encore rester Français, les descendants des Alsaciens qui, pour rester Français, avaient accepté de faire leurs vignes et leurs cimetières des terres porteuses de péché de la colonisation, vu que les naturels du Bordelais les mieux informés de ce péché s'étaient bien gardés de leur offrir leurs « propriétés », terres incontestées dont les récoltes bibliques devaient être porteuses de la bénédiction du ciel, de la bonne conscience, voire d'années d'indul­gence... Pour en revenir à Mauriac, c'est dans Saint-Just qu'il est allé chercher son « dans les siècles et dans les cieux ». Seulement Saint-Just ne l'applique pas à une chose, telle qu'une nation -- dont la réalité historique ne peut être subordonnée à l'idée qu'un homme s'en fait --, mais à sa propre vie, dont l'idée qu'il s'en fait peut en effet changer le sens du tout au tout. On peut lui ôter la vie, « mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux », parole aussi raisonnable qu'existentialiste et que chrétienne. 86:231 On ne peut tuer l'idée qu'un homme se fait de sa vie au prix de sa vie même et que rendent d'autant plus indépendante de cette vie ceux qui l'éternisent par la mort dans l'instant où elle s'affirme. Sujet et objet de son existence, il est seul à payer l'idée qu'il veut s'en faire. Mais n'importe quel Prudhomme tragique peut tirer avantage de l'idée grandiose qu'il se fait de sa patrie. Ainsi, de Robespierre à Mussolini, ces sombres et énergiques imbéciles admirés par le sentiment révolutionnaire et bourgeois (pour moi c'est tout un) comme « trop grands pour leur peuple ». Enflure d'idée, idée de fils à papa de la patrie, que n'auraient jamais eue ceux qui la rassemblèrent : on ne se fait pas d'un champ une certaine idée dans les siècles et dans les cieux, mais dans cette année-ci et sous un ciel assez certain. L'honneur d'un politique, c'est de se faire de la chose qu'il veut grandir, de la nation qu'il prétend servir, une idée exacte. Tout supplé­ment d'idée ou d'âme qui ne correspond pas à cette chose ne contribue qu'à donner de lui-même une idée flatteuse et s'inscrit à son déshonneur comme à sa dérision. \*\*\* *Si, pour alléger l'esquif, un homme se jette à l'eau, il relève de la tragédie et s'éternise dans les siècles et dans les cieux. Mais si, exalté par ce geste, un autre jette sa femme par-dessus bord, il nous plonge dans la comédie. C'est l'idée qu'il se fait de sa femme dans les siècles etc. C'est de Gaulle selon Mauriac. Mauriac, comme M. Duverger, a confondu le sujet avec l'objet. L'un pour faire joli, l'autre pour faire brillant.*  \*\*\* Ces clausules de collège, cette façon de briller à bon compte en portant jusque dans l'éclat des lunettes une voix sûre d'elle, ce sont des travers professionnels agaçants, mais pardonnables dans *Le Figaro* d'un matin ou *Le Monde* d'un soir. C'est inadmissible dans un ouvrage comme cette *Encyclopédie française,* quasi officielle, sans doute abon­damment irriguée de fonds publics, réalisée par l'impri­merie nationale sous une reliure de cuir armée de bois et de fer, pour qu'embarquée dans l'Arche elle puisse être lue à la proue par gros temps. 87:231 Surveillée, de plus, à tous les niveaux par au moins un directeur : Edgar Faure pour la section où devait paraître l'article de M. Duverger. Si gracieux que soit son caractère, un tel directeur se trouve à cette place pour faire remarquer à son collaborateur que, lui ayant demandé un exposé de droit constitutionnel, il ne peut prendre la responsabilité d'un article qui repose sur une comparaison, sans doute « brillante », mais dont, seuls, ses voisins des sections philosophiques peuvent apprécier la justesse ([^25]). Malheureusement, M. Edgar Faure n'était guère fait pour ramener M. Duverger à l'obscure rigueur de sa tâche, car il ne se prend pas moins aux feux que jettent des lunettes de professeur, et d'abord les siennes propres. M. Edgar Faure croit au brillant. On a même rapporté de lui cette vulgarité d'Alcibiade d'amphi : « Je ne peux pas m'empêcher d'être brillant. » Il sortait de scène ; il en transpirait. Brillant ou luisant ? \*\*\* « *Brillant *» *est un mot du lexique universitaire. Les pro­fesseurs ne l'emploient si souvent que pour ne pas sentir com­bien il montre tout de même limitées leurs ambitions. C'est un mot qui traîne les travées après soi. Il les peuple d'un jury, d'un auditoire de thèse. Il attend que les traits soient applaudis, comme on voit à la télévision, laquelle rompt, ce faisant, avec des siècles de discrétion, d'élégance, de vitesse et d'abondance françaises.* 88:231 *Jean Cocteau -- qui faisait mousser en se faisant une seule barbe plus d'esprit qu'il en brille dans toute une carrière enseignante -- ne prononçait jamais ce mot, et l'on n'aurait pas osé le prononcer devant lui, tant on imaginait la réaction qu'il ne faut pas briller, mais brûler. Cela dit avec d'autant plus de feu qu'il ne craignait que trop de briller. Mais ce brillant l'eût humilié.*  \*\*\* L'intelligence mensualisée, elle, s'en régale. Elle croit y reconnaître cette grâce, qui n'est pas prévue aux pro­grammes, mais qui rachèterait le sérieux pour quoi elle est payée et qui la désole. D'où un autre terme de son vocabulaire : « pédant », que les professeurs n'emploient si souvent que parce qu'ils se défendent en secret d'être ce qu'on attend qu'ils soient ([^26]). D'où, dans nos facultés, tant de maîtres tordus par le désir de plaire en même temps comme petits maîtres, de se voir aimés pour eux-mêmes, pour quelque charme facultatif, matière à option à laquelle ils tiennent autant qu'à leurs points de retraite et qui assure leur triomphe auprès des assidues, émer­veillées d'avance, du premier rang : pianiste de jazz, dan­seur de jerk, fin causeur, connaisseur en peinture abstraite, tombeur du Tennis-Club, fou du volant... Il en est d'autres, heureusement. Vers 1965 j'eus envie de savoir si je serais encore capable d'obtenir la moyenne à une version grecque (ce goût de « faire un chrono » qui reste au vieil athlète !). J'allai à la Sorbonne, dans le groupe d'étudiants qui correspondait à mon nom, et pris le texte que nous distribua M. Fernand Robert, maître suprême de la chose. Quelques jours après, je reçus ma copie corrigée : tel mot mal lisible avait été repris de sa main ; une virgule, une majuscule, ajoutées ; une coupure en fin de ligne sur une élision, refusée. Ça c'est de l'en­seignement ! 89:231 Quelle vitalité -- que l'on ne trouve plus que chez les professeurs de sport, parce que la culture du corps ne peut être atteinte par l'imbécillité pédagogique, un geste n'étant efficace que s'il est une idée juste --, quelle école de la souplesse chez ces maîtres de naguère qui n'acceptaient pas qu'une rédaction commencée d'un point de vue objectif se poursuivît sans motif d'une façon subjective, qui refu­saient de lire ce que nous avions laissé entre parenthèses, dans un devoir de français, comptaient pour faute un mot souligné (c'est-à-dire en italiques), refusaient la moyenne à une composition d'histoire où l'on s'était permis de briller à l'aide d'images affectives ! « Je ne serai jamais capable d'observer ni d'imposer un tel carême », se disait-on, et l'on se tournait vers le journalisme, ses compositions de sable que le reflux emporte avec leurs coquilles. La chaire est faible depuis qu'on a supprimé le carême­. Brichot est saisi par le désir de séduire. Il se figure qu'il prêtait à rire par ses étymologies, alors que c'est parce qu'il veut faire le drôle et croit au salon Verdurin -- où l' « Existentialisme constitutionnel » aurait fait briller son collègue Duverger. Brichot de même saura briller, en se gardant d'être pédant. Il a lu Proust (il le propose comme sujet de thèse à ses étudiants), mais avec sa mau­vaise vue, comme son autre collègue Edgar Faure... Lequel, ministre de l'agriculture, ayant à célébrer le légume sec devant les membres de la profession, déclara « *Le légume sec a, lui aussi, ses lettres de noblesse* \[...\] *Si Proust nous décrivait avec émotion la saveur des made­leines trempées dans le thé que lui offrait sa grand-mère, lequel d'entre nous n'a pas, dans ses souvenirs d'enfance, la mémoire des succulentes saucisses à la purée de pois ou de lentilles qui nous attendaient parfois, les soirs d'hiver, à la sortie de l'école ? *» \*\*\* *Proust ne dit nullement que la saveur de la madeleine fût particulièrement agréable. Désagréable, elle eût joué le même rôle -- qui fut, ce soir d'hiver où, l'ayant trempée dans le thé, il la portait à ses lèvres, de déployer en lui le petit monde dont une semblable madeleine était le centre lorsque, bien des an­nées avant, il la goûtait chez sa grand-tante.* 90:231 *Le ministre se trompe de boîte : la petite madeleine dont on garde un souvenir ému parce qu'elle ra*p*pelle les goûts d'enfance ne vient pas de la maison Proust mais de la maison Alphonse Daudet :* « *Vivrais-je aussi longtemps qu'un baobab d'Afrique, je me rappellerai toujours mes goûters chez tante Léonie. Ah ! qu'elle était bonne la petite madeleine, etc. *» *Si la madeleine de Proust est devenue le chewing-gomme des cours de psychologie, c'est pour illustrer le paragraphe où l'on voit les souvenirs ravivés par la résurgence d'une seule des sensations auxquelles ils adhéraient ; et des classes de littérature, parce que dans la tasse de thé de Proust elle devient une trouvaille de composition : la pastille japonaise d'où refleurit tout le Temps perdu ; parce qu'il nous semble enfin qu'une poésie fille de mémoire branche ici la déri­soire vibration de chair sur les ondes de l'éternité. Même ainsi justifié, un intellectuel ne se permet ce renvoi d'école qu'avec le ricanement par quoi l'on prend ses distances avec les ma­nuels. S'y laisser aller hors de propos est une incongruité. Mais devant les professionnels du légume sec, c'est une flatulence de culture.* *Un peu plus et, à propos de fèves, il citerait Pythagore, puisque ses réflexes scolaires sont tellement impeccables* ([^27]) *qu'il ne peut penser a des ombres sans évoquer Platon. Dans ce tome de l'*Encyclopédie française, *il écrit en avant-propos aux drôle­ries de M. Duverger :* « Pendant longtemps, les démocrates les plus sincères ont cru \[...\] que la volonté populaire devait s'exer­cer comme moyen de choisir des individus et non de déterminer une politique. \[...\] Il faut bien constater aujourd'hui que le suffrage universel est sorti de cette caverne platonicienne. \[...\] Les citoyens, dans leur ensemble, sont devenus également conscients du fait que la gestion politique de la société les intéresse directement dans leur vie personnelle et familiale. \[...\] 91:231 Ils entendent influer sur les grandes options de la réalité et non pas suivre des jeux de silhouettes sur l'écran des rivalités loca­les ou partisanes ([^28]). »  \*\*\* Pour entendre cela, il faut savoir que, dans une allégorie classique, Platon montre l'âme humaine enchaînée au corps comme un prisonnier qui, tournant le dos à la lumière, ne peut voir de la réalité que les ombres projetées au fond de la caverne. Ces ombres sont les choses sensi­bles ; la réalité à laquelle il tourne le dos est faite des idées dont ces choses ne sont qu'une apparence. Selon quoi, les choses sérieuses de M. Edgar Faure seraient, au même titre que « les jeux de silhouettes des rivalités locales », comptées au nombre de ces illusions. La « réalité » du philo­sophe est si différente de celle du politicien du Doubs qu'elle signifie probablement tout le contraire. Pour faire voir ce qu'il avait à dire, celui-ci pouvait très bien se contenter d'évoquer des ombres chinoises. Sa pensée n'avait rien à faire dans cette caverne -- sauf à retrouver des sou­venirs de collège. Et ça fait tellement plaisir de causer de ces vieilles choses que M. Edgar Faure ne résiste pas à placer sa caverne platonicienne à tout bout de champ : « Cependant cette dernière phase de notre involution poli­tique se déroulait pour ainsi dire sur le théâtre platonicien des ombres », écrit-il dans *Prévoir le présent,* alors que « sur un théâtre d'ombres » eût encore suffi. L'intoxication par les féculents de collège est telle qu'in­terrogé par le *Nouvel Observateur* il lâche encore (27-IX-1967) : « La majorité proprement dite, ou, si je puis dire, la majorité étroite, le Christ aux bras étroits, ne pose pas de problèmes, du moins apparents, parce qu'on n'y observe pas de mouvement personnaliste. » ([^29]) 92:231 Que vient faire ici le Christ aux bras étroits ? Il est parfaitement inutile. Mais un bruit (sans fondement, je crois) a répandu dans les vieux couloirs de lycée que ce Christ représentait le Dieu des jansénistes qui ne sauve qu'un étroit troupeau d'élus. Jamais image n'a convenu et ne conviendra plus mal à une majorité, qui, si jalouse soit-elle, cherche par nature à gagner le plus possible d'électeurs et d'élus. Par­lementaire, toute majorité se trouve aussi jésuite que peu janséniste. Mais l'idée d'un groupe étroit a déclenché aussi sec l'image du Christ aux bras étroits dans le cinéma intellectuel du brillant produit de l'université des caniches savants. Cet ex-maître et grand maître n'est pas maître de ces réflexes-là. \*\*\* *Son maître à l'époque ne dominait d'ailleurs pas mieux les vieilles rotules de sa phrase. Dans une intervention aussi solen­nellement télévisée que pieusement recueillie, on l'avait entendu interpellant* « ...l'armée, la police, la justice, pour lesquelles l'accomplissement rigoureux des devoirs qui leur incombent constitue un impératif catégorique autant que magnifique » (De Gaulle, 8-V-61). *Dans ces servitudes, aussi peu magnifiques que possible, du militaire, du policier et du magistrat, tous les élè­ves de terminales avaient aussitôt reconnu les exemples classi­ques d'impératif hypothétique, que Kant oppose à l'impératif catégorique. Et ce mot de* « *catégorique *» *n'a de raison d'être dans le vocabulaire français qu'à l'intérieur de cette opposition. Autrement entendu, il ne constitue qu'une redondance : un im­pératif impérieux.*  \*\*\* On a vu avec Mauriac que de vrais écrivains ne se débarrassent pas de ces parasites de scolarisation et de cul­ture. Dans ses *Mémoires intérieurs,* il appelle Gide « *ce prodigieux baladin du monde occidental *»*.* Or, si dès le titre (étrange, au moins dans cette traduction) de sa pièce Synge définit son héros -- *baladin :* vivant du charme de ses fables ; *du monde occidental,* c'est-à-dire fils de cette civi­lisation où règne le verbe, et qui reproduit dans le finistère irlandais le génie du finistère grec, fils d'Ulysse --, on ne voit pas du tout en quoi cette périphrase peut convenir à Gide, écrivain honnête et studieux qui n'eut jamais rien de prodigieux. 93:231 Et est-ce que ce n'était pas tiré par les cheveux de traiter Abel Hermant, lampiste de l'Académie sacrifié dans l'Épuration, d' « Iphigénie octogénaire » ? Formule qui parut si bonne qu'elle resservait pour Pétain, « Lorenzaccio nonagénaire », cette fois burlesque, si l'on pense à ce que représente Lorenzaccio et à ce qu'était le vieux maréchal. \*\*\* *Ce Lorenzaccio, cette Iphigénie, ce Baladin du monde occi­dental, cet impératif catégorique, ce Christ aux bras étroits, cette caverne platonicienne, cette petite madeleine, cette Idée dans les siècles et dans les cieux, comme cet Existentialisme constitutionnel, bruits que se sont laissés aller à émettre l'écri­vain engagé, le chef d'État, le professeur journaliste, le ministre de ce qui devrait être instruction publique et se donne pour Éducation nationale, tous fort vains de montrer leur culture et leur modernité.*  \*\*\* Cette culture-là -- toujours livre en main pour faire une cuisine qui, consciente ou instinctive, ne se réussit qu'avec naturel -- nous gâterait notre manger. Elle laisse toujours un de ses cheveux gris dans notre soupe et notre langage -- ce cheveu que M. Edgar Faure ne voit pas chez les autres, l'ayant sur la langue. Et notre culture moderne, qui doit accorder la poésie et les ordinateurs, j'en définirais la fonction comme une lutte contre le bruit. Aux heureuses disciplines littéraires -- expression, composition, ponctua­tion, etc. --, qui, plus que les mathématiques et que les sciences, forment l'esprit à la rigueur (parce que, dans ces dernières, l'esprit peut rester mou sa matière étant né­cessaire ou donnée ; tandis qu'en lettres l'esprit doit se faire d'autant plus ferme que sa matière ne lui fait pas la leçon), je voudrais que l'on ajoute aujourd'hui l'étude du droit de citer et de faire allusion. Citation devrait être création, ne se justifiant que si, d'un éclairage, d'attendus ou d'effets inédits, on l'enrichit, on l'augmente, on s'en montre l'*auctor,* presque l'auteur. 94:231 Sinon, l'homme moderne -- c'est-à-dire héritier et conscient -- est invité par l'im­mense prairie de son patrimoine à se reposer, dans la fraîcheur et le silence. Qu'il se taise, qu'il rêve, qu'il bondisse -- mais qu'il ne reste pas assis à laisser grossir ses hanches sous les caquetages de l'analogie. François Sentein. 95:231 ### Pour saluer Gilson par Jean Madiran IL N'ÉTAIT PAS DES NÔTRES. Mais nous sommes des siens. Nous l'admirions, nous l'aimions, nous lui devons beaucoup, nous l'avons dit. C'était un philosophe. C'était aussi un homme de gauche, encore que d'une mer­veilleuse santé, sa gauche n'était pas la gauche idéologique, méchante, empoisonnée comme chez Maritain, c'était une gauche toute concrète et viscérale, la gauche des pauvres qui se méfient des riches, des petits bourgeois qui suspectent les grands seigneurs, des simples contre les gros. Il était de gauche par ses amitiés, Chenu et de Lubac, et en cela il n'était pas des nôtres, nous n'avons pas cherché à l'an­nexer durant sa vie, nous ne l'annexerons pas après sa mort. « Je connais fort bien ITINÉRAIRES, m'écrivait-il, ce qu'il reste de maurrassien, pour le ton et l'esprit, me demeure étranger. » ([^30]) Il était résolument du camp de Sangnier contre celui de Maurras mais, ô merveille incroya­ble et pourtant vérifiable, il l'était en toute innocence, sans quasiment rien connaître de l'un ni de l'autre. Il prenait Maurras pour « un athée qui se disait tel » et qui « faisait profession d'utiliser l'Église à ses propres fins politiques ». 96:231 Il aimait en Sangnier « un catholicisme social tourné vers le peuple et sincèrement républicain », mais sans non plus en rien savoir : « Je n'avais jamais vu Marc Sangnier, je n'ai jamais assisté à une seule réunion du Sillon, aujour­d'hui encore je n'ai jamais lu un seul article sorti de sa plume. » Alors ? Alors ceci : « Fils de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine, nous savions seulement qu'il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait pour nous. » ([^31]) *Un républicain chrétien* qui était *tourné vers le peuple* et donc *se battait pour nous,* voilà toute la gauche qui sera toujours celle de Gilson. Illusion, mais illusion au ras de terre et qui n'entre pas en sa philosophie. Grande différence avec Maritain, dont toute la pensée, y compris la pensée religieuse, fut gauchie par son évolution à gauche. Même quand nous étions d'accord avec lui, Mari­tain nous maintenait à distance, nous ressentait comme étrangers ; nous désignait comme adversaires, nous réputait les pires. Gilson, quelle qu'ait été la vivacité de nos désac­cords accidentels, nous déclarait : « Je me sens profondé­ment d'accord avec vous sur l'essentiel. » ([^32]) Pour Mari­tain, « l'intégrisme est la pire offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine » ([^33]). La pire ; il dit bien la pire ; la pire offense à Dieu ; la pire offense à l'intelligence humaine. C'est le retournement très conscient de la sen­tence de saint Pie X désignant les modernistes comme « les pires ennemis de l'Église » ; c'est l'authentification en 1966 du cri de guerre qui, pour la préparation du concile Vatican II, avait été lancé contre la « Cité catholique » et contre ITINÉRAIRES : *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* ([^34])*.* Non, la gauche sauvagement imprécatoire et détestante de Mari­tain n'était pas celle de Gilson. 97:231 Je ne l'ai jamais rencontré. Nos relations ont été pure­ment intellectuelles, seulement épistolaires ([^35]). Mais depuis plus d'un tiers de siècle, j'ai beaucoup lu, relu, médité ses livres la plume à la main. Pas tous. Pas ceux sur la litté­rature et sur l'art, qui ne m'enthousiasment guère. Mais tous les autres ou presque. Je l'ai toujours trouvé très différent de Maritain, même quand il disait comme lui. Maritain est finalement un idéologue, même quand il fait la critique des idéologies. Gilson n'a pas d'idéologie, il n'a (quelquefois) que des préjugés, que des illusions, comme nous tous, mais pas les mêmes, voilà tout. \*\*\* Le plus bel hommage à Gilson paru dans la presse après sa mort, ou en tout cas celui qui m'a semblé je moins inadéquat, est celui d'Étienne Borne dans La Croix du 22 septembre. Ce n'est pas l'hommage d'un thomiste. C'est pourtant un écho réel à la pensée réelle de Gilson. Étienne Borne, ce farouche adversaire, anathématiseur infatigable de la droite et de l'intégrisme, vieillit plutôt bien ([^36]). On n'en saurait (intellectuellement) dire autant de Fabrègues, qui a fait l'article dans *Le Monde* du même jour. Les deux discours funèbres ont en commun que, mis à part les détails bio et bibliographiques, ils pourraient presque être dédiés aussi bien à Maritain qu'à Gilson. Comme si Maritain et Gilson n'avaient été que les deux voix d'une unique pensée, les deux ouvriers interchangeables d'une seule et même « renaissance du thomisme ». C'est vrai en partie. Ce n'est qu'une partie du vrai. 98:231 Il y a aussi chez Gilson une démar­che intellectuelle très différente de celle de Maritain ; une démarche qui peut être résolument opposée. Démarche dis­crète, presque secrète, perceptible seulement au lecteur attentif. Gilson n'a jamais, croit-on, écrit le nom de Mari­tain que pour le défendre, l'honorer, le louer : « Il n'est pas nécessaire de lire longtemps n'importe quel livre de Jacques Maritain pour s'apercevoir qu'on a affaire avec un des tout premiers écrivains de notre temps. » ([^37]) « Cet exposé de la question \[l'exposé par Maritain de la notion de « philoso­phie chrétienne »\] définit, beaucoup mieux que je n'aurais pu le faire, les éléments d'une solution doctrinale de la question (...). Je suis donc entièrement d'accord avec lui. » ([^38]) Une telle déclaration -- qui cependant ne fut pas souvent renouvelée -- donnait à croire que Gilson lui-même se considérait comme le second de Maritain, quasiment son disciple, en quelque sorte son subordonné chargé des questions historiques et recherches annexes. On n'a pas remarqué qu'il existe pourtant plusieurs critiques explicitement adressées à Maritain par Gilson. Elles portent sur l'intuition de l'être et sur la connaissance de Dieu ([^39]). 99:231 Gilson n'est pas d'accord avec Maritain sur le Dieu d'Aris­tote ([^40]). Il ne concède à Maritain aucune connaissance de l'essence divine ([^41]). Il lui reproche d'avoir « oublié l'élé­ment positif de la théologie négative » ([^42]) ; il lui fait honte de rejeter une formule du P. Sertillanges ([^43]) qui « n'a d'autre tort que de supposer comprise la doctrine de saint Thomas », le reproche est raide ([^44]). Il l'accuse aussi d'avoir, par un « artifice typographique », cherché à « changer le sens d'une phrase » de saint Thomas pour « garder » frauduleusement « quelque connaissance de l'essence divine » ([^45]). Autant de divergences *techniques,* qui n'empêchent pas Gilson de saluer en Maritain « l'un des plus profonds interprètes de saint Thomas » ([^46]). L'un des plus profonds, oui, mais je ne crois pas qu'il ait jamais écrit : l'un des plus exacts. Car si les critiques explicites sont mesurées, modérées, quoique non sans sous-entendus, et si elles peuvent laisser incertain de leur portée réelle un lecteur de passage, en revanche quelle vivacité, quelle gravité, quelle dureté lorsque Gilson réprouve les positions de Maritain sans écrire son nom, sans désigner la cible, faisant mine de parler à son chapeau, mais non pas entre ses dents. 100:231 Ses trois chapitres de 1960 sur Bergson ([^47]) sont d'une extrême sévérité pour Maritain : « les censeurs catholiques de Bergson étaient thomistes », mais d'un « thomisme » qui « manquait de mordant », car « ce n'était pas celui de saint Thomas, c'était celui des thomistes » ([^48]), « aucun dont on se souvienne n'a pris la peine de reprendre pour son propre compte la discussion du problème que Bergson s'était proposé de résoudre » ([^49]). C'était, dit Gilson, un de ces moments où il semble que la sagesse, « fatiguée d'avoir si longtemps enseigné le vrai, se repose en dressant des listes d'erreurs » ; « c'est comme lorsqu'on se trompe de chemin ; celui qui nous dit : Vous n'y êtes pas, nous rend assurément service, mais moins que celui qui nous renseigne sur la manière d'y aller » ([^50]). Après avoir rappelé la véritable doctrine de saint Thomas sur Dieu, il ajoute : « On ne trouve pas un mot de cet aspect du thomisme dans les censures dont Bergson fut victi­me. » ([^51]) Sans doute Gilson vise-t-il là Tonquédec ([^52]) et Garrigou-Lagrange ([^53]), qui sont ses habituelles têtes de turc. Mais il s'abstient d'indiquer que Maritain ferait exception. Et quand il dit *aucun*, quand il dit *pas un mot,* il est impossible de douter qu'il veut donner à entendre que Maritain tombe directement sous le coup de ces con­damnations. On objectera peut-être que critiques et com­mentateurs n'ont remarqué ni les objections explicites ni les condamnations implicites sous lesquelles Gilson acca­ble Maritain : mais critiques et commentateurs n'ont en général jamais rien remarqué de Gilson, passant ses livres sous silence ou ne les mentionnant que pour la forme. Étienne Borne fait allusion à l' « un de ses derniers livres » ([^54]) qu'il qualifie de « peu remarqué, quoique remarquable ». 101:231 Peu remarqué, et même pas du tout, dans le chobiz cosmopolite de la classe intellectuelle qui occupe les commandes du pouvoir culturel. Mais ce fut le sort de quasiment tous les autres livres de Gilson. Il le ressentait vivement et me l'écrivit plusieurs fois ([^55]). Et pourtant il ne fut pas du tout le marginal pour lequel il finirait par se faire passer. L'inscription temporelle ne lui a pas manqué : professeur à la Sorbonne, professeur au Collège de France, sénateur ([^56]), membre de l'Académie française. Ce sont ses livres que l'on ne lisait pas ; que l'on ne lisait pas vraiment ; du moins dans les sphères dirigeantes et les milieux installés. -- *Mais qui lit ?* disait Bainville, *qui comprend ce qu'il lit, qui retient ce qu'il a compris ?* 102:231 Sur tous les points de philosophie spéculative qui les opposent, je suis fort loin de donner systématiquement raison à Gilson contre Maritain. Souvent Gilson force les choses, me semble-t-il, et dramatise des différences d'ex­pression qui n'ont pas la portée qu'il insinue. L'origine de cette majoration est sans doute dans sa conviction que la philosophie chrétienne était tout à fait perdue de vue par les catholiques, puisque personne n'avait informé de son existence le catholique Gilson, qui a dû la retrouver tout seul et la remettre lui-même en circulation. On ne lui avait même pas parlé de l'encyclique *Aeterni Patris* de Léon XIII. Mais cela ne prouve rien ou en tout cas ne prouve pas ce que croit Gilson. En effet il a eu beau faire, trente et quarante ans plus tard je me suis trouvé dans la même situation ; j'ignorais jusqu'au nom de saint Tho­mas, personne ne m'avait nommé Gilson et Maritain, je les découvris par hasard : ce n'était point leur faute, ce n'était point parce que Gilson et Maritain auraient perdu de vue la philosophie chrétienne et le vrai sens du thomisme. C'est pour une autre raison. Ce que Gilson n'a pas vu, même quand Péguy le lui montrait ([^57]), c'est l'exercice d'une domination temporelle en matière spirituelle, c'est l'exis­tence d'une tyrannie culturelle, régnant sur l'enseignement et sur l'opinion publique, une tyrannie qui nous détache de notre tradition nationale et religieuse, d'abord en nous la dissimulant. Gilson imagine au contraire que s'il n'a pas connu le thomisme avant de l'avoir par lui-même décou­vert, c'est parce qu'il s'était anémié, mutilé, défiguré lui-même. Fabrègues suit là-dessus les yeux fermés *Le philo­sophe et la théologie* et nous assure que Gilson a exhumé « des textes que personne ne lisait plus » et qu'il a « tota­lement » renouvelé la connaissance du Moyen Age ([^58]). 103:231 Non, l'ignorance où Gilson était en sa vingt-cinquième an­née n'était pas absolument universelle. Elle était répandue sans doute, mais elle était artificieusement agencée. En 1905 certes, Gilson qui a 21 ans « n'a jamais lu une seule ligne de saint Thomas ni entendu parler de sa doctrine par aucun maître » ([^59]). De 1905 à 1913, « c'est en remontant de Descartes vers ce que je supposais être les sources médié­vales de sa doctrine que je pris contact pour la première fois avec saint Thomas » ([^60]). Aventure intellectuelle pas­sionnante et toute à l'honneur de Gilson. Mais on pourrait croire à le lire (et Fabrègues l'a cru, malgré ce qu'il sait d'autre part, ou devrait savoir) que la tradition thomiste était au même moment complètement interrompue. Après 1920, Gilson connaît et reconnaît, il entend avec profit deux dominicains, le P. Théry et le P. Mandonnet ; avant 1914, aucun. Il y eut seulement « Pierre Rousselot, s.j., l'annonciateur premier de ce renouveau du thomisme de saint Thomas » ([^61]). Ce mépris des thomistes dominicains est délibéré mais il est injuste. Avant 1913, il y avait Pègues, qui écrivait volume après volume son monumental *Com­mentaire français littéral* à la Somme théologique ([^62]). Sertillanges avait publié son *Saint Thomas* en 1910, Garri­gou-Lagrange son *Sens commun* en 1909 ; et avant eux Gardair : son *Corps et âme,* « essai sur la philosophie de saint Thomas », est de 1892, suivi de quatre autres volumes de 1892 à 1901 sur la nature humaine, la connaissance, les passions et la volonté, les vertus naturelles. Maritain, surtout avant 1926, a été beaucoup moins injuste que Gilson à l'égard de ces bons et véritables ouvriers d'une renaissance thomiste. Gilson ici se débarrasse trop aisément de responsabilités qui sont (en partie) les siennes. 104:231 Les siennes, oui. Voyons cela. En 1931, à l'âge de 47 ans, travaillant sur la philosophie chrétienne depuis plus de vingt ans, il commence tout de même à être personnelle­ment responsable de son information et de ses lacunes. Il fait à l'université d'Aberdeen les leçons qui deviendront en 1932 son ouvrage capital sur *L'esprit de la philosophie médiévale.* Et il avait « totalement oublié » l'encyclique Æterni Patris de Léon XIII : « Je me suis aperçu que ce que j'étais en train de prouver en deux volumes, vingt le­çons et je ne sais combien de notes, était exactement ce que cette encyclique aurait suffi à m'enseigner, y compris l'in­terprétation même de la philosophie médiévale que je pro­posais (...). Cette notion de philosophie chrétienne que j'avais eu tant de peine à retrouver dans les faits (...), elle s'était imposée à moi au terme d'une longue recherche, dont un peu d'attention aux enseignements de l'Église eût pu me dispenser. » ([^63]) En réalité il ne l'avait pas « ou­bliée », comme il le prétendait en 1936, il ne la connaissait pas du tout, il finira par le confesser un quart de siècle plus tard, en 1960 : « Il ne l'avait donc jamais lue ? Non, jamais, et il l'avoue à sa honte. » ([^64]) Ce n'est tout de même pas la faute de Léon XIII, ce n'est tout de même pas la faute des thomistes si Gilson n'avait jamais lu Æterni Patris avant 1932. Il ne l'avait même pas lue, c'est curieux, c'est un comble, chez Maritain, qui deux ans plus tôt en avait donné une traduction intégrale dans son volume *Le docteur angélique.* Elle ne lui était pas inacces­sible. C'est donc bien lui qui ne voulait pas aller y voir. Il a retrouvé, c'est son mérite, une « conception de la philosophie chrétienne » qui est « exactement » celle de l'encyclique : mais cela prouve aussi que cette « concep­tion » n'était pas complètement perdue avant lui ; que la tradition s'en prolongeait dans l'Église romaine ; qu'une première « renaissance thomiste », celle de Taparelli et des jésuites de la *Civiltà cattolica,* avait préparé *Æterni Patris,* qui n'est pas un aérolithe brusquement tombé du ciel sur une planète ignorant tout du thomisme ; bref que le vrai sens des textes de saint Thomas n'avait pas été « obnubilé par six siècles », pas moins, comme Gilson ne le dit pas, mais comme il a pu incliner Fabrègues à le supposer, et le malheureux l'écrit tout cru comme il le croit ([^65]). 105:231 Gilson a très bien compris après coup (et très bien expliqué) que Léon XIII avait fait acte de « philosophe chrétien » ; il ne semble pas l'avoir activement compris pour Pie XII (ni pour la Lettre sur le Sillon de saint Pie X), il ne semble pas s'être seulement posé la question. On n'aperçoit aucun signe qu'à partir de 1932 il ait voulu rattraper le temps perdu en étudiant les encycliques avec la studieuse atten­tion à laquelle il reconnaît désormais qu'elles ont droit. Qu'il ne l'ait finalement fait ni avant ni après, ce n'est pas la faute des autres. Les oppositions entre Gilson et Maritain n'ont jamais fait l'objet de débats en règle, étant restées implicites ou s'étant exprimées surtout de biais. C'est souvent à Maritain que nous donnerions raison, sans donner tort à Gilson sauf en ce qu'il invente ou grossit les désaccords, comme s'il voulait donner à son propre thomisme une originalité qu'il n'a pas toujours. Mais tous ces thomistes, y compris Maritain, agaçaient Gilson parce qu'ils étaient plus ou moins des idéologues plutôt que des philosophes. Leurs doctrines n'étaient pas fausses. Gilson trouvait insupportables leurs manières de parler, on le comprend ; il se trompait, je crois, en dramatisant leurs erreurs. Des erreurs, il y en a chez Maritain, surtout au chapitre de la personne et du bien commun ([^66]) ; il ne semble pas que Gilson les ait aperçues ; je suppose même qu'il les a plus ou moins parta­gées : mais implicitement, car sa philosophie n'est jamais une philosophie du bien commun ([^67]), encore que souvent il ait du bien commun une vue concrète assez juste ([^68]). La philosophie de Maritain comporte une philosophie explicite du bien commun, mais c'est une fausse philo­sophie. Nous préférons Gilson. 106:231 S'il fallait dire en résumé la différence fondamentale qui nous fait préférer l'un à l'autre, je m'en rapporterais à la distinction qui est, je crois, de Schopenhauer, reprise à son compte par Gilson ([^69]) : « Le philosophe parle des choses, mais le professeur de philosophie parle de philo­sophie. » Gilson a été à la fois professeur et philosophe, bon professeur et bon philosophe, ce qui le sépare de Mari­tain, excellent professeur à ses heures et trop souvent mauvais philosophe. Maritain a presque toujours très bien parlé des philosophies, de celles qui sont thomistes et de celles qui ne le sont pas : quand il a parlé des choses en elles-mêmes, il l'a fait avec un tel irréalisme que Salleron, peu scolastique mais ayant souvent le sens du réel, lui refuse la qualité de thomiste : refus exagéré mais significatif. Quant à ce qu'ont pu être les relations personnelles entre Gilson et Maritain, cela n'apparaît ni dans l'œuvre de l'un ni dans l'œuvre de l'autre. Ils sont réciproquement absents des volumes de mémoires où ils racontent leurs aventures intellectuelles et leurs grandes amitiés ([^70]) : on dirait deux étrangers qui ne se connaîtraient que par leurs livres. Une trace, unique en son genre, de relations profes­sionnelles pas très intimes, au moment où Gilson prépare ses leçons d'Aberdeen sur la philosophie chrétienne ([^71]). Il semble que les rapports amicaux ont existé surtout quand tous deux eurent une fonction officielle : Gilson sénateur MRP, Maritain ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. A ce moment ils se fréquentent avec une certaine familiarité. J'ai quelque raison de supposer que la rencontre Montini-Gilson, organisée par Maritain, désirée par Monti­ni, consentie par Gilson, prenait place dans une certaine manœuvre de politique religieuse ([^72]). 107:231 Peu de temps aupa­ravant, Gilson avait salué d'un article étrange et excessif la nomination de Maritain par De Gaulle : l'un des très rares écrits publics où il se dise son « ami », mais en quels termes ! Maritain y est représenté comme un « vrai chef » (!?), pour qui « la spéculation fut toujours la forme éminente de l'action », doué d' « une merveilleuse pru­dence des hommes et des choses » ; enfin, pour tout dire, « l'incarnation vivante de la France chrétienne » ([^73]). 108:231 Ces hyperboles soulignent que dans l'ordre des relations personnelles, Gilson et Maritain sont réunis davantage par la politique, qui ne leur est qu'occasionnelle, que par la philosophie qui leur est commune. \*\*\* Pour saluer Gilson à l'occasion de sa mort, je ne vais pas tenter de parcourir l'ensemble de son œuvre philoso­phique ; je suppose connu ce que nous en avons dit dans cette revue ([^74]). Je voudrais apporter seulement quelques considérations nouvelles concernant premièrement la crise de l'Église, secondement l'humanisme intégral, et peut-être aussi ce que l'on appelle l'avenir du thomisme. A suivre, dans un prochain numéro. Jean Madiran. 109:231 ### Terroristes utopiens par Thomas Molnar Si les historiens de l'an 2.979 se penchent sur la chro­nique intellectuelle des trois derniers siècles de notre civilisation, ils les classeront sans doute sous l'étiquette « utopie » dans les annales de la race humaine, section Occident. Ayant consacré moi-même un ouvrage à cette question ([^75]), j'ai eu l'idée d'en rédiger plus tard une suite, et commencé de réunir dans ce but les docu­ments nécessaires. Il m'a fallu bien vite y renoncer : les dossiers et les chemises se gonflaient sur mon bureau de façon démesurée, chaque jour m'apportant des confirma­tions et illustrations supplémentaires d'une mentalité qui prend figure d'une civilisation ; pour écrire un ouvrage là-dessus, il faudrait des volumes à la Chaunu, Spengler ou Toynbee... Mais l'ubiquité et la généralité mêmes du phénomène nous permettent d'en tirer des analyses plus modestes, tout comme une seule goutte d'eau suffit au chimiste pour sonder l'océan (à condition bien sûr de ne pas tomber sur du pétrole). 110:231 En voici trois illustrations, empruntées à des cas aussi éloignés les uns des autres que possible, qui permettent de constater la similitude du discours utopien. Le premier est un colloque tenu en 1975 à Cerisy sur « le discours utopique », avec la participation du grand érudit Maurice de Gandillac et d'une légion de chercheurs ou de maîtres-assistants venus de tous les coins du monde. Le deuxième Michaël Baumann, terroriste de son état, objet de nom­breuses interviews dans son Allemagne natale. L'homme fuit actuellement ses anciens complices, qui le traquent par suite de je ne sais quel désaccord survenu entre eux ; il se terre donc quelque part, comme en d'autres temps on se cachait de la police et des autorités, car la police n'est plus capable de protéger aujourd'hui les citoyens repentis qui voudraient se rallier à l'ordre social. Le troisième cas enfin m'a été rapporté par plusieurs Cambodgiens réfugiés aux États-Unis, dont les dires sont recoupés par bien d'autres témoignages. \*\*\* Les actes du colloque de Cerisy, publiés en volume aux éditions 10/18, contiennent vers la fin de sérieuses contri­butions à l'état de la question utopienne. Mais les deux-tiers du volume sont consacrés à des élucubrations absur­des, où les slogans en cours révèlent un état d'esprit pro­prement ridicule chez nos universitaires. Le grand héros de leurs discussions, véritable « empereur nu », est un philosophe allemand récemment décédé, Ernst Bloch, mar­xiste à tendance « utopiste » selon son propre aveu : il reprocherait à Marx de ne pas avoir fait usage dans l'édi­fication du socialisme d'un utopisme religieux style Thomas Münzer, c'est-à-dire d'un monde « où le sujet trouve son prédicat », et « où l'essence et l'apparence sont enfin conciliées ». La terminologie de Bloch, où l'auteur écha­faude tout un système en prenant ses frustrations pour des réalités, montre assez à quel profond penseur nous avons affaire. Elle n'empêche pas Ernst Bloch de régner actuelle­ment en maître sur les universités allemandes, en dépit des petites mésaventures de sa carrière : enseignant depuis la fin de la guerre en Allemagne de l'Est, il en eut soudain assez de l'utopie vécue, et choisit en 1961 (l'année du « mur de Berlin ») d'aller saper plutôt la conscience fragile des étudiants occidentaux. 111:231 Mais revenons à Cerisy, où des éloges démesurés lui furent décernés, ainsi qu'aux autres grands utopiens Campanella, Morus, Dom Dechamps, Morelly. Le grand argument d'usage, lorsqu'on chante les louanges des uto­piens, consiste à répéter que la spéculation utopique est une condition sine qua non du progrès : il faut imaginer d'abord les choses en les détachant du réel (toujours mépri­sable du fait qu'il *est*)*,* pour les réaliser ensuite, puis les dépasser en direction d'autre chose, jusqu'à l'harmonisation suprême de tous les sujets et prédicats dans une hypothé­tique et d'ailleurs détestable uniformité totalitaire. Malgré cette belle théorie, tout ce que j'ai pu constater dans mes propres sondages de la vaste littérature utopique, c'est que leurs auteurs n'imaginent pratiquement rien, et que leurs songeries se bornent aux limites d'un cadre extrê­mement étroit, identique d'un auteur à l'autre. Voyez donc la litanie de ces thèmes chez Campanella, tels que les rapporte Étienne Gilson dans son ouvrage sur *Les méta­morphoses de la Cité de Dieu :* disparition des sectes reli­gieuses (entendez : les Églises) ; naissance d'une foi ration­nelle ; réhabilitation de la nature ; développement de la vie communautaire (Gilson commente : laïcisation de la vie monastique) ; avènement d'une République universelle. Jusqu'ici, ce ne sont que fantaisies, délires d'un moine frustré, comme on en trouve légion aujourd'hui. Mais on relève aussi chez Campanella l'autre visage de l'utopisme, mis en évidence et largement approuvé au colloque de Cerisy : vie en dortoirs pour les célibataires, chambres peu isolées pour les couples, éducation collective dès la plus tendre enfance. La finalité avouée de ce modèle est la destruction de l'égoïsme, la surveillance communautaire des parents et des enfants, enfin un eugénisme radical puisque, dans *La Cité du Soleil,* ce sont les prêtres qui déterminent l'heure propice des rapports sexuels de la population. Il s'agit, en somme, du même contrôle totali­taire qui fut imposé aux couples dans la Chine des com­munes « populaires » pendant les années soixante, et imposé dès 1975 au Cambodge, où les couples devaient se réunir à certains intervalles (d'ailleurs rares), pour mettre fin à des passions qu'un régime utopien ne saurait tolérer. Toute passion est suspecte au pays d'Utopie : elle échappe au contrôle de l'État. 112:231 Mais est-ce seulement le moine Campanella qui parle ainsi, dans son délire et son ignorance des choses du monde ? Point du tout. Le colloque de Cerisy cite le cas des Hutterites, secte fondée au XVI^e^ siècle, où les mères qui retirent leurs enfants des crèches communautaires s'ex­cluent automatiquement de la collectivité. Un pas de plus et nous sommes en Guyane, au « Temple du Peuple », où la mère conduit ses petits au bureau de l'infirmière pour leur faire absorber la dose de poison ; comme ce sont de petits Américains, on y rajoute du jus de fruit, ce qui rend la scène encore plus horrible et grotesque... Toujours chez les Hutterites, les chefs jouissent de nombreux petits privilèges : une nourriture meilleure et plus abondante, des vêtements moins uniformisés, tous les médicaments ; ils disposent de logements particuliers, de domestiques, on les dispense de travaux manuels... Selon l'un des conférenciers de Cerisy, ces chefs ont seuls la garantie d'une vie privée, dans une société qui absorbe l'individu au sein du collectif. Merveilleuse « imagination » utopique : sans elle, vraiment, le progrès serait inconcevable ! Car, voyons, transposons un peu les Hutterites en Soviétie ; les chefs n'y jouissent-ils point exactement des mêmes privilèges magasins spéciaux pour l'alimentation et l'habillement, logements de luxe (datcha) ; dispense de travail manuel dans la Patrie des Travailleurs, domestiques, hôpitaux pri­vés, etc. ? Après ce petit tableau comparé, et vraiment comparable, que dire de l'autre utopien « imaginatif », Morelly, lorsqu'il nous assène la conclusion suivante : « Parvenue à ce terme heureux (*de l'Utopie*)*,* la créature raisonnable aura acquis toute la bonté et toute l'intégrité morale. Les révolutions conduisent l'espèce entière à un état constant d'innocence. » \*\*\* Voilà pour les élucubrations de Cerisy. Venons-en aux déclarations de Michaël Baumann, déclarations qui en des temps normaux ne seraient tolérables que dans la bouche de faibles d'esprit. (Par temps normaux j'entends ceux où les terroristes, même repentis, seraient enfermés, leurs zé­lateurs journalistiques châtiés, et l'autorité à sa place, imposant à tous les rigueurs d'une loi juste et non per­missive.) 113:231 Donc, la guérilla urbaine n'est possible, selon Baumann -- et pour une fois c'est l'évidence --, qu'aussi longtemps que l'État, cible des attaques terroristes, joue le jeu de la démocratie ; ce qui revient à dire que, l'État sacrifiant en effet aux règles du jeu démocratique, les terroristes n'ont aucune raison valable de s'attaquer à lui. Mais passons. Voici d'autres perles relevées dans la longue conversation entre Monsieur le terroriste et Monsieur le journaliste... Andreas Baader, complice de Baumann dans la terreur, fut un grand maniaque des revolvers et des fusils : « Il avait un rapport véritablement sexuel avec ses armes. » A une question sur l'importance des media pour les organisations terroristes, Baumann répond : « Si les media faisaient le vide autour des actes terroristes, les terroristes ne pourraient plus rien faire ; ils seraient réduits à l'impuissance. *Ce sont les media qui nous ont créés *» (souligné par moi)... Quand on pense que Soljénit­syne est attaqué aujourd'hui dans la presse libérale parce qu'il demande une trêve des informations, et affirme le droit des citoyens à *ne pas être informé !* Vient ensuite le point culminant, du point de vue où je me place, quand Baumann explique sans rire que le seul *stress,* la seule tension nerveuse ressentie par les terro­ristes intervient, non dans le feu des préparatifs et de l'opération armée, mais aux moments de relâchement, lors­que les membres du commando reviennent à leur existence quotidienne. Ils vivent alors des frictions permanentes ; des querelles éclatent parce que certains ou certaines ne veulent pas coucher avec tout le monde ; il suffit même parfois d'une cause absolument insignifiante : les uns veulent prendre le petit déjeuner dans tel café, les autres ailleurs... Pour un groupe qui rêve de créer la société idéale des unisexs non-querelleurs et fraternels, ces gentils terroristes semblent bien égocentriques. A moins qu'ils ne comptent tous bénéficier un jour des privilèges du chef hutterite pour vivre bourgeoisement dans leurs datchas, avec whisky, dispense, etc. Les esclaves alors ne leur manqueront pas. \*\*\* 114:231 Après l'utopie ceriséenne, et l'utopie terroriste qui lui ressemble comme une sœur, voici le Cambodge des Khmers rouges. Là-dessus, toutes les observations se recoupent celles des visiteurs communistes comme les Yougoslaves, des réfugiés, et des journalistes qui connaissent l'Indo­chine de longue date comme Jean Lartéguy. L'équipe diri­geante s'est toujours dite marxiste, et elle l'était, réelle­ment. Ce qui prouve que le marxisme, mis à part sa méta­physique, est bien toujours un système utopien. Il n'y a rien de contradictoire à se dire tout ensemble marxiste et rousseauiste : c'était le cas précisément des dirigeants cambodgiens, au témoignage de ceux qui les ont connus. Les Yeng Sary, Khieu Sampan, Pol Pot et consorts ont tous fait leurs études à la Sorbonne, d'où leur engouement pour Jean-Jacques. Et en effet, il y a beaucoup de *L'Émile* dans cette attitude envers le peuple qu'on entend mener, quoi qu'il lui en coûte, au bonheur idyllique d'une existence pastorale : pas de routes pour bloquer la circulation et le commerce ; pas de mariage pour immoraliser le rapport entre les sexes. Pour les dirigeants du Kampuchea, les cinq sixièmes de la population constituaient même un véritable superflu : avec un seul million d'êtres purs et durs, on peut bâtir au Cambodge le communisme idéal. En attendant, les années 75 -- 78 se sont traduites par une mise au pas que n'ont connue ni les Russes ni môme les Chinois : le marxisme revu et corrigé par Rousseau a ceci de particulier que chaque étape vers le paradis sans classes est plus horrible que la précédente... *Massacre* systé­matique, non seulement des « passionnés » mais aussi des « intellectuels », car la vie de la pensée peut être aussi dangereuse pour l'État que celle des émotions. *Uniformi­sation* systématique des survivants, qui reçoivent une che­mise et une paire de pantalons par an (pas de souliers ; on clapote pieds nus dans la rizière). *Surveillance* systé­matique de tous les habitants : on réglemente jusqu'aux rencontres entre époux, légitimes ; le bétail au moins peut s'ébattre dans les champs suivant ses instincts, et la saison. \*\*\* 115:231 Concluons. Tant pis si le XX^e^ siècle, lui, n'a pas encore osé conclure, et continue de flatter les « penseurs » uto­piens comme s'il s'agissait de paisibles spéculants. L'uni­vers utopien est morne, non imaginatif, uniforme et brutal. C'est l'étouffoir de toute vie intérieure comme de toute création. Il est entièrement inutile au progrès de l'huma­nité. (Signalons au passage que toutes les inventions tech­niques rencontrées dans la littérature utopique sont em­pruntées aux découvertes de leur temps.) Ceux qui proposent à leurs semblables de vivre en utopie, et qui en tentent réellement l'expérience, se révèlent les moins aptes à supporter l'inhumaine uniformité de leur univers. Voir la caste des chefs hutterites, et leur bétail humain. En outre, dès qu'ils accèdent aux postes où il leur serait possible de se montrer « plus égaux que les autres », on les voit se déchaîner contre leurs victimes au nom de l'égalité et de l'utopie... Hutterites, terroristes, communistes -- autant de bienfaiteurs sanguinaires de l'humanité, et tous coulés dans le même moule. Malheureux le siècle où l'utopisme vient à être considéré comme un sommet de la sagesse, à côté des spéculations nihilistes, et où le premier souci des « philosophes » est d'appliquer tous leurs efforts à refaire la société. Thomas Molnar. 116:231 ### Le prétexte d'humilité par Julio Fleichman LORSQUE les catholiques en général et les papes en particulier commencèrent à découvrir, vers le milieu du XV^e^ siècle, les nouvelles modes que lançait l'Italie -- beaux-arts, belles-lettres et beaux palais de l'esthétisme gréco-romain --, ils se trouvaient déjà, peut-être sans le savoir, prisonniers d'un détournement d'attitude spirituelle des peuples chrétiens. Un nouveau goût, un nouvel objet d'amour étaient nés. On n'a pas vu alors, ni d'ailleurs après, que cet en­gouement pour les lettres et les arts de l'Antiquité dissi­mulait dans l'esprit des hommes deux réalités d'ordre mo­ral : un intérêt tout à fait « nouveau » pour la jouissance des bonnes choses de la vie, en rupture avec l'attitude fondamentale du Moyen Age qui savait apprécier la beauté mais concentrait l'essentiel de ses forces sur la quête de la sainteté et de l'amour divin ; et, chez les intellectuels comme Érasme qui dévoraient des montagnes de grec et de latin au prix d' « incroyables veilles », une conscience également nouvelle de leur pouvoir et de leur importance dans le monde, qu'ils consacreront à valoriser la connais­sance extensive des choses temporelles contre la connais­sance intensive des choses de Dieu. 117:231 On n'a pas compris à l'époque que cet élan impétueux en direction du monde, qui s'étendait comme une traînée de poudre dans toute l'Europe chrétienne, contaminait les consciences en libérant la vie, et la volonté elle-même, de toute autorité extérieure à l'humain. Le prétexte était celui de la « liberté », qu'on viendra à considérer comme la principale qualité de l'âme humaine à partir des petits maîtres philosophiques du XIV^e^ siècle, destructeurs de l'œuvre de saint Thomas. Ce nouveau savoir entreprenait, déjà, de libérer l'homme de sa soumission à l'Église et à Dieu : la « théologie de la libération » avait commencé. \*\*\* Mais toutes ces choses restaient alors comme voilées, dans leur signification spirituelle. La confusion des esprits était grande, et multiples les lignes d'argumentation et de contre-argumentation qui s'entrecroisaient dans les dis­cussions transeuropéennes : outre les rois, papes, cardi­naux et évêques, toute l'intelligentsia de l'époque y participait. Il n'était pas facile, convenons-en, de percevoir dans toute sa profondeur la signification principale de ce qui apparaissait à première vue, selon l'expression de l'épo­que, comme des centres d'intérêt « bienfaisants »... Les plaisirs esthétiques, s'ils ne sont pas charnels, que pour­raient-ils donc avoir de mauvais ? Et l'étude du latin, du grec ? Qui aurait pu se méfier de cette attirance ? -- L'hon­nête homme peut-être, celui qui avait conservé un peu de bon sens, en écoutant les attaques qu'Érasme lançait contre le Moyen. Age : « Voici que la jeunesse se tourne avec confiance vers le futur, et avec enthousiasme vers l'étude des Antiquités. » Cela oui, c'était vraiment suspect. Mais voici que touchés par l'esprit et les beautés du siècle, sans doute, qui sait ? déjà contaminés par l'atmos­phère de jouissance et de faste, les papes et le monde catholique ne surent pas résister au mépris que des per­sonnalités de premier plan comme Érasme ou Rabelais affichaient pour le Moyen Age, ses cathédrales et ses châ­teaux -- cet art barbare des « goths », selon leur propre expression... Ces fanatiques de la nouveauté admiraient l'art des Grecs et des Romains ; et ce fut la « Renaissance » toute une école artistique, où la grande nouveauté con­sistait à imiter l'antique régularité architecturale qui fit la gloire des Grecs, mais devait produire des œuvres dépour­vues d'intérêt majeur pour qui avait connu les beautés, grandeurs et profondeurs du christianisme. 118:231 Et en effet, sans même que le monde né des trahisons de la Renais­sance ait eu besoin de se repentir, les rides du néo-classicisme sont apparues sous le *maquillage* ([^76]) de ses monu­ments. Aujourd'hui, l'art de la Renaissance est discrédité aux yeux de la plupart des hommes de goût, oublieux des liens unissant les positions a-religieuses ou anti-religieuses de l'époque et le prétexte esthétique que celle-ci invoquait pour ne pas reconnaître le bon goût catholique des grandes cathédrales, des anges *souriants* (**47**) de la statuaire médié­vale, et la pureté du chant grégorien... Il n'y a peut-être que les communistes pour s'en être souvenus, et multiplier à Moscou ces effroyables monuments d'architecture « néo­classique » dont la vieillesse et la laideur agressent le visiteur à chaque pas. La Renaissance proprement dite remonte au XVI^e^ s. mais c'est déjà au milieu du siècle précédent que les « nou­velles » modes commencent à contaminer le monde intel­lectuel, et plus spécialement celui des Romains. Tout se passe comme si l'intelligentsia de l'époque avait parfaite­ment compris qu'il fallait pourrir d'abord l'esprit de Rome pour en finir un jour avec ce qui restait encore de vivant dans les valeurs et les principes du Moyen Age catholique. Ce fut donc à Rome qu'apparurent les principales « nou­veautés » esthétiques, sous l'influence principale d'un Pétrarque franchement a-religieux ; et ce fut par Rome que les modes vestimentaires et autres de la Renaissance entrèrent finalement chez les papes. L'*Histoire de l'Église* de Cristiani nous signale en effet qu'avec Nicolas V (1447-1455), « l'humanisme monte sur le trône de Pierre » : ce pape « inaugura officiellement une politique de magni­ficence pour donner à l'Église le rayonnement de la splen­deur. Mais, de ce fait, il entraînait la papauté sur les chemins les plus dangereux ». Curieuse politique de ma­gnificence, entreprise au moment précis où la chrétienté commence à tourner le dos à Dieu dans ses attitudes spiri­tuelles profondes. 119:231 Nous savons que, sous ce prétexte d'augmenter la splen­deur visible de l'Épouse du Christ, les papes de la Renais­sance adoptèrent pendant près de cent ans toutes les modes, façons et jouissances de la riche noblesse italienne du temps, libertine et corrompue. Ils vivaient comme de grands seigneurs, passionnés d'arts et de sciences, protecteurs d'Érasme et compagnie, s'occupaient d'embellir Rome, rivalisant eux-mêmes d'élégance et d'esprit dans les salons de la ville, fondaient des bibliothèques, des musées, et confiaient aux architectes « néo-classiques » la construc­tion des églises et des chapelles : la basilique de Saint-Pierre elle-même vient de là. On dira que tout cela n'avait rien de mauvais. Plusieurs signes, cependant, affirment le contraire. Sans parler de la corruption croissante qui envahit la cour papale, les élections du Sacré Collège et jusqu'à la personne d'Alexan­dre VI (lequel, nonobstant, envoie Savonarole au bûcher), ni de l'athéisme qui s'empare de la pensée dans tous les milieux, le pape Paul II (1464-1471) se voit contraint de fermer un département de la curie romaine, le « Collège des Abréviateurs », qui était devenu un centre de diffusion des doctrines athées dans les murs du Vatican ; il doit en user de même avec une grande Académie littéraire, ce qui lui vaut de violentes attaques de la part des « humanis­tes » dont il partage pourtant les goûts et les convictions. -- Il est difficile de faire comprendre ce que signifie ce scandale d'une invasion de l'athéisme, au débouché d'un millénaire de civilisation chrétienne théocentrique. Nous autres aujourd'hui, catholiques en un siècle franchement incroyant, nous percevons clairement l'étendue de la rup­ture, ses causes dans le siècle et ses conséquences sur toute l'histoire de l'Église. Nous comprenons que l'esprit de détachement des jouissances de la terre exigé par la quête du bonheur céleste, comme tout ce qui appartient en propre à la spiritualité catholique, était, en dépit du péché de beaucoup, la gloire de cette civilisation connue en Eu­rope sous le nom de Moyen Age. Nous avons fait l'expé­rience amère de l'unique chose qu'un catholique doit at­tendre du prêtre, plus encore de l'évêque et beaucoup plus encore du pape : qu'il tourne son cœur vers les seules exi­gences de l'itinéraire spirituel, l'inquiétude de la sancti­fication, du salut, et le goût des affaires de Dieu. 120:231 Dès lors, comment nier que si le goût des beautés et des modes selon le monde ne s'est pas heurté aux résistances néces­saires dans l'âme des papes et des cardinaux, des évêques et du clergé, c'est qu'ils avaient tous plus ou moins oublié ce qu'au Moyen Age, même les illettrés savaient. \*\*\* Mais le monde tourne, et ses phobies ne sont pas faites pour durer. De même que les rides aussitôt apparues sur les œuvres du néo-classicisme viennent convaincre les artis­tes de la nécessité d'une révolution continue en matière esthétique, ainsi la corruption et l'incrédulité, rides ca­chées sous la « politique de magnificence » du Vatican, suscitent la réaction des papes qui convoquent et mènent à bien le concile de Trente. Le seul pape saint de cette époque, S. Pie V, entreprend la contre-réforme catholique de l'Église. Cependant, comme il est facile de le voir aujourd'hui, le concile de Trente et les papes de la contre-réforme ne purent trancher au cœur de la question, et terrasser le mal aux racines les plus profondes de la spiritualité humaniste. Ils avaient pris pour cible principale le protestantisme, simple conséquence parmi d'autres de l'apostasie générale engendrée par la Renaissance, sa passion pour les choses périssables, ses goûts et ses ambitions. C'est ainsi que l'œuvre des Jésuites, qui alimentait sans le savoir les principes mêmes de l'humanisme ennemi, spécialement dans nos pays d'Amérique latine, fut renversée au bout de deux cents ans. Les papes du XVI^e^ siècle, appelés « réformateurs » par ceux qui font les livres d'histoire, furent suivis par des papes qui s'accommodèrent beaucoup trop facilement de la grande équivoque des monarchies absolues et, après 1789, par des papes qui jusqu'à Léon XIII durent com­battre la déesse Révolution. Toutefois, depuis le concile de Trente, au long de plus de quatre siècles, la corruption et le luxe avaient disparu du Vatican. L'Église n'a connu aucun saint sur le trône de Pierre entre saint Pie V et saint Pie X au XX^e^ siècle. Mais personne ne devait plus entendre parler de papes banquetant joyeusement en com­pagnie de leurs amantes et autres compagnons de débauche. 121:231 Bien avant la tragédie qui s'est abattue sur la chrétienté avec l'œuvre de Jean XXIII et de Paul VI, l'idée d'un pape jouisseur était déjà tout à fait exclue. \*\*\* A partir de la fin de la première guerre mondiale, la mode s'est retournée, apparemment par respect pour les pauvres, contre ces modèles de comportement social adop­tés par la « bourgeoisie » confortable et indifférente à la misère des nécessiteux. Ainsi le prétexte de la Révolution a-t-il changé, au profit d'une mode nouvelle. Ce qui reste, c'est qu'aujourd'hui comme au XVIII^e^ siècle, la déesse Ré­volution entend démolir le principe d'autorité, et conduire les hommes à tourner le dos au Seigneur. Au XVI^e^ siècle, nous l'avons vu, un homme qui voulait modifier les modèles de comportement social au firmament de la civilisation catholique concentra à Rome les talents promoteurs de « nouveautés » esthétiques capables d'en­gendrer à leur tour un nouveau mode de vie. Aujourd'hui, comme pour en finir avec les signes et vestiges de l'honneur dû à l'autorité de Dieu, d'autres princes consacrent à Rome le démantèlement de la vieille « politique de magnifi­cence », qui achève ainsi sa carrière de manière si peu glorieuse et si peu catholique. Car c'est bien aujourd'hui, aujourd'hui où personne ne viendrait à penser qu'un pape porte la tiare et s'assoit sur le trône par goût personnel du pouvoir ; aujourd'hui, quand personne n'imaginerait que le successeur de Pierre puisse se délecter des fidèles qui s'agenouillent devant sa personne et ses ornements, -- c'est aujourd'hui que la pression du monde, des intellectuels et des journaux oblige les papes à capituler une fois de plus devant la pré­tendue « opinion publique », pour vendre leurs couronnes, abandonner leurs trônes, rejeter l'idée même de sacre et récuser des honneurs qui ne s'adressaient évidemment qu'au Christ à travers leur personne. Depuis Pie XII, le nouveau leitmotiv s'appelle humilité...Ils utilisent en effet cette sainte et terrible parole, sans vouloir comprendre qu'il ne s'agit là que d'un prétexte pour refuser à Dieu les hommages publics qui lui sont dus... 122:231 Craindrait-on par hasard que les gens s'imaginent qu'en recevant l'investiture suprême avec manteau et couronne, trône et bâton pastoral, le Vicaire de Jésus-Christ sur terre est personnellement adoré ? N'est-il pas plutôt évident que, sous l'enthousiasme déchaîné chez les journalistes et autres nigauds par cette curieuse « humilité », se cache la volonté d'abolir visiblement la majesté de Dieu, et par suite tout hommage à sa Royauté ? que, dans la société « démocra­tique » des Américains et des Européens, la seigneurie de Dieu est absente, et cède aussitôt le pas aux choses graves et sérieuses que les hommes tiennent pour importantes : la politique, les affaires, etc. ? Or, ce que la notion catho­lique d' « humilité » désigne est précisément et essen­tiellement la dépendance absolue des hommes sous le pouvoir de Dieu, tant pour l'existence de chacun d'entre eux que pour la marche des choses du monde. Tandis que changent les modes et les prétextes, la révo­lution continue à pousser son monde sur la pente d'une corruption spirituelle chaque jour plus complète ; la révolte de l'antique serpent se promène aujourd'hui parmi nous sous le masque de l'humilité et de l'amour des pauvres, mais elle continue l'œuvre sinistre de l'ange qui s'est levé en criant : -- *Non serviam*. Julio Fleichman. (traduit du portugais par Hugues Kéraly). 123:231 ### Cinquième et dernière note sur la pastorale *suivie d'une conclusion* par Marcel De Corte La première partie de cette cinquiè­me note a paru dans notre numéro 230 de février. Les quatre premières notes ont paru dans nos numéros 222 d'avril, 223 de mai, 224 de juin 1978 et 229 de janvier 1979. EN VÉRITÉ, nous *appartenons à* une famille, *à* une patrie, nous en sommes *les parties* et les parties sont indissociables du tout, elles n'*existent* qu'en fonction du tout. Un être humain sans famille, sans patrie, n'est rigoureusement rien, n'existe pas. *Les libertés dont nous jouissons s'enracinent dans la nécessité naturelle.* Nous sommes les obligés de nos parents, de nos proches, de nos amis, de nos conci­toyens. *L'obligatus* est un homme lié par une règle de conduite, par une loi *qui résulte de l'état de fait de cette obligation, plutôt qu'elle ne la crée* ([^77]). 124:231 « Dans chaque obligation, entendue comme situation et pur état de fait, se trouve en germe ou en filigrane un programme de de­voirs analogues à cette situation, devoirs *que la raison discerne* et qu'elle formule en lois » ([^78])*, parce qu'elle est la faculté qui appréhende le réel et qui l'exprime.* Si l'on se soustrait par un acte de « liberté » dite « personnelle » à cette obligation, on se prive de sa raison, on s'expulse de la réalité, on n'est plus un animal raisonnable, on n'est plus rien. Il en est exactement de même de notre appartenance à Dieu qui nous a créés et qui est le fait fondamental, reconnu, par la raison, la situation de fait. Il s'en dégage pour elle, une règle de conduite à l'égard de Dieu qui engendre un culte, une révérence, une religion dont le propre est de Le louer et de Le remercier pour le bien de la vie qu'Il nous a donné. S'amputer de cette relation nécessaire pour être, c'est se priver d'être, c'est en quelque sorte s'anéantir. \*\*\* Ces obligations sociales et religieuses *naturelles* font, en vertu de l'unité de la nature, qu'une société sans reli­gion n'est pas et ne peut pas être une société. Entre la cité et la religion, il y a des liens que rien ne peut rompre. C'est pourquoi une « société » profondément sécularisée et laïcisée comme la nôtre est une *dissociété.* C'est pourquoi elle attaque formellement ou insidieusement, par la pri­mauté qu'elle accorde à l'individu, l'Église catholique plus que toute autre, parce que l'Église catholique, société surna­turelle, impose aux personnes qui la composent la foi im­muable et indivisible en la Vérité divine révélée dont le lien les unit, tant au for interne qu'au for externe. Cette Vérité *surnaturelle* subjugue toute intelligence et oblige la volonté à obéir au Christ : *in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi,* nous dit saint Paul en son rude langage sans équivoque ([^79]). Dans le catholicisme, la personne est à la fois exaltée et en quelque sorte vidée d'elle-même, à l'imitation du Christ : *semetip­sum exinanivit* ([^80])*.* 125:231 Elle est magnifiée parce qu'elle est le réceptacle de la grâce, elle est abaissée parce que ce n'est plus elle qui vit (*jam non ego*), c'est le Christ qui vit en elle ([^81]). Comment l'État moderne, totalisateur des volontés individuelles que son libéralisme élève au plus haut degré de perfection et que son socialisme ravale à l'indignité de rouage de sa machine, pourrait-il tolérer une religion dont il est le plagiaire ? Or c'est sur cette liberté individuelle que se fonde au moins verbalement puisqu'elle n'existe pas encore et que la société l'instaurera pleinement par son évolution -- ou révolution -- permanente, la *Déclaration sur la liberté religieuse :* « Le concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse » et que « nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d'autres » ([^82])*.* « Le droit à cette immunité de toute contrainte persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l'obligation de chercher la vérité et d'y adhérer. » ([^83]) « Les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, sur le plan civil du droit, de ne pas être empêchés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liberté de l'Église et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et toutes les : communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée juridiquement. » ([^84]) Comment ne pas voir l'exact parallélisme qui existe entre cette liberté religieuse personnelle prônée par le concile et la liberté politique individuelle des démocraties de type moderne ? Comment ne pas y ajouter l'étroite simi­litude entre les groupements religieux ainsi mis sur un pied d'égalité juridique et les partis politiques que les mêmes démocraties admettent en leur sein, quel que soit leur programme destructeur ou, fait rarissime sinon inexis­tant, leur dessein constructeur. 126:231 Toutes les religions se sus­pendraient-elles à un seul et même Dieu comme tous les partis politiques prétendent relever d'une même conception de la démocratie, même celui qui s'intitulerait, après sa victoire sur tous les autres, le parti unique ? L'Église ca­tholique s'identifierait-elle avec le parti de la démocratie chrétienne dont on ne sait que trop bien avec quel autre parti elle a conclu un « compromis historique » ? La ressemblance entre les diverses religions et les différents partis politiques de la démocratie moderne va plus loin encore. Selon la Déclaration, toutes les religions doivent jouir de la liberté religieuse parce qu'elles sont toutes fondées sur l'éminente dignité de l'homme. Les partis politiques ne font-ils pas appel au même principe et ne se proposent-ils pas de l'instaurer définitivement dans « la nouvelle société » qu'ils construiront démocratique­ment ? N'y a-t-il point là plus qu'une rencontre : une coïncidence entre les religions proprement dites qui, selon le concile, adressent chacune leur culte à Dieu, et les démocraties modernes dont nous savons par l'analyse de leur essence qu' « elles ont plus que quiconque le culte de l'homme » ([^85]), la soviétique comprise. Jean XXIII, dans *Pacem in terris,* avait déjà effectué cette combinaison de la liberté religieuse (nouvellement comprise, bien sûr) et de la liberté politique : « Chacun a le droit d'honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion en sa vie privée et publi­que. » ([^86]) Cette « juste règle de la conscience » est celle que la conscience subjective estime juste : « La dignité de la personne humaine exige que chacun agisse suivant une détermination consciente et libre. Dans la vie en société, l'individu doit être uni par conviction personnelle, par son sens des responsabilités et non sous l'effet de contraintes ou de pressions extérieures. » ([^87]) 127:231 Paul VI a confirmé ce parallélisme tout au long de son pontificat. Ne citons ici qu'un texte révélateur. « Sans la liberté des individus et des peuples dans toutes expressions civiques, culturelles ; morales et religieuses, on n'aura pas la paix, mais la germination continuelle et incoercible de révoltes et de guerres. » ([^88]) 128:231 Comment concilier l'objectivité et la transcendance rigoureuses de la foi catholique avec ce subjectivisme et cet immanentisme religieux décalqué de leurs homologues dé­mocratiques (modernes) ? Comment concilier la mise sur le même pied de toutes les expressions de la conscience religieuse et du Credo ? Cette *Déclaration sur la liberté religieuse* ne fut-elle pas imposée par Paul VI et avalisée par des pères conciliaires la veille de la clôture du concile ? Quel est l'observateur qui n'a pas remarqué la dispersion rapide et en tous sens d'une foule à la fin d'un meeting ? Elle était nécessaire à sa « Pastorale » et à la fin poursuivie par les tenants de l'aggiornamento : unir dans une seule et même action, la foi en Dieu trinitaire, la foi en Dieu, la foi en une multitude de dieux, la foi en l'homme, par leur racine sub­jective commune, de manière à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau ici-bas : *une démocratie religieuse univer­selle*. Dès 1958, Mgr Montini annonçait la couleur : « L'Église cherche à s'adapter au langage, aux coutumes, aux ten­dances des hommes de notre temps tout absorbés par la rapidité de l'évolution matérielle et tellement exigeants pour leurs particularités individuelles. Cette ouverture est dans l'Esprit de l'Église. Les confins de l'orthodoxie ne coïncident pas avec ceux de la charité pastorale. » ([^89]) Dans son discours aux Australiens, il précisait le but de cette pastorale laïco-religieuse : « L'Église catholique ap­pelle tous ses fils à entreprendre avec tous les hommes de bonne volonté, de toutes races, de toutes nations, cette croisade pacifique pour le salut de l'homme » qui consiste en « l'établissement d'une communauté mondiale unie et fraternelle » ([^90]), « affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d'une nature insuffisamment maî­trisée, d'un monde où la liberté ne sera pas un vain mot », comme il dira dans *Populorum Progressio* ([^91]). 129:231 Aussi bien, malgré toutes les révisions du texte de la Déclaration, malgré les contradictions internes qu'elle contient et qui sautent aux yeux ([^92]), on ne tint aucun compte des objections sérieuses du cardinal Ottaviani : « Il est exagéré de dire que celui qui obéit à sa conscience est *digne d'honneur* ([^93]) ; le principe selon lequel tout individu a droit de suivre sa conscience doit présupposer que cette conscience n'est pas contraire au droit divin ; il manque dans le texte une affirmation explicite et solen­nelle du droit premier et authentique qui appartient objec­tivement à ceux qui adhèrent à la vraie vérité révélée ([^94]) ; il est extrêmement grave de déclarer que toute espèce de religion est libre de se propager ; un concile œcuménique ne peut ignorer le fait que les droits de la vraie religion sont fondés non seulement sur des droits purement natu­rels, mais aussi, à un bien plus grand degré, sur les droits qui découlent de la Révélation. » ([^95]) Le cardinal Brown suivi par Mgr Parente déclare que le texte qui leur est soumis subordonne les droits de Dieu aux droits et à la liberté de l'homme. Le *Coetus Internationalis* envoya une pétition à Paul VI pour une refonte complète du texte. Sa requête fut dédaigneusement repoussée par le pape sous le fallacieux prétexte -- et *fallacieux* est synonyme de faux, fourbe, hypocrite, mensonger, perfide, trompeur -- que le *Coetus Internationalis* constituait « *un groupe* au sein du concile ». Or l'article 57, paragraphe 3, du Règle­ment intérieur du concile stipule expressément qu' « il est grandement souhaitable que les pères conciliaires qui en­tendent soutenir des arguments similaires *se groupent* et désignent l'un d'eux pour prendre la parole au nom de tous » ([^96]). 130:231 La plupart des évêques, dégringolant la pente sur laquelle glissait le concile depuis la conjuration des évêques du Rhin, considéraient qu'il n'y avait là aucune rupture avec l'immuable Tradition de l'Église dans cette reconnaissance de la liberté religieuse et des droits des adhérents des autres religions, comme une preuve donnée aux non-catholiques de l'adhésion sincère des catholiques à l'œcuménisme ([^97]). Le chat était donc dans le sac. Il n'y avait qu'à serrer le nœud. Mgr Carlo Columbo, doyen de la Faculté de théo­logie du Séminaire de Milan et *théologien personnel du pape Paul VI,* « intervint la veille même de la clôture du concile alors que le vote sur la Déclaration relative à la liberté religieuse n'était pas encore acquis et proclama, *avec toute l'importance que lui confère sa fonction, comme si c'était la pensée personnelle du pape,* que la Déclaration sur la liberté religieuse est « *de la plus haute importance, non seulement en raison de ses conséquences pratiques* ([^98])*, mais aussi et peut-être surtout, en raison du jugement que porteraient sur elle les hommes cultivés* (*sic*)*.* Ils y verraient *une clé ouvrant la possibilité d'un dialogue entre la doctrine catholique et la mentalité moderne *» ([^99])*.* C'est exactement le contraire de la pastorale de saint Paul : « Nous prê­chons cherchant à plaire, non aux hommes, mais à Dieu. » ([^100]) 131:231 Mais la *Déclaration sur la liberté religieuse* est exacte­ment le contraire de ce que l'Église catholique a toujours enseigné. Un des observateurs officiels les plus qualifiés du concile l'a souligné : « L'importance de la Déclaration est grande parce qu'*elle modifie l'attitude de l'Église catho­lique romaine envers le monde dans ses principes les plus fondamentaux. *» ([^101]) « Les interprètes voient en elle la grande nouveauté du concile. Et que de fois l'avons-nous entendu invoquer pour l'autodémolition des structures traditionnelles ! C'est aux fondements que s'attaque cette liberté qui s'oppose à toute obligation comme à toute contrainte. N'en fait-on pas le critère du bien et du mal ? Elle prend la place du Souverain Bien. Elle est la Loi suprême. Elle efface Dieu. Cet énorme renversement des valeurs se réalise tout doucement, subrepticement. Sous le couvert d'un concept ambigu une dialectique d'irréligion est à l'œuvre », le R.P. André-Vincent est bien forcé de le constater ([^102]). « Du cardinal Alfrinks au cardinal Otta­viani, les pères étaient unanimes à reconnaître l'imper­fection d'un texte trop hâtivement achevé. La deuxième partie avait été bâclée en toute hâte, après les interminables discussions de la première. Et celle-ci laissait fort à désirer. C'est encore sur elle que portent les malentendus conci­liaires. » ([^103]) \*\*\* 132:231 De fait la dignité de la personne humaine, sur laquelle le concile fonde la liberté religieuse des individus et des groupes, est un concept moderne, d'origine kantienne. Il pose la personne humaine comme une fin en soi, comme un absolu. Marx, notre contemporain, déclare qu'il tient « la conscience pour la plus haute divinité, celle qui ne souffre pas de rivale ». Une telle conception de la dignité humaine est inacceptable pour le christianisme. Pie X, avec le prodigieux bon sens que confère la sainteté, l'avait bien vu. Il vitupère cette « fausse idée de la dignité hu­maine ». « C'est là, ajoute-t-il, l'un de ces grands mots avec lequel on exalte le sentiment de l'orgueil humain. Est-ce que les saints, qui ont porté la dignité humaine à son apogée, avaient cette dignité-là ? Et les humbles de la terre, qui ne peuvent monter si haut et se contentent de tracer modestement leur sillon au rang que leur avait assigné la Providence, ne seraient-ils pas dignes du nom d'hommes. » ([^104]) En effet, la dignité n'est pas l'attribut propre de la personne humaine, nous l'avons déjà dit, elle n'est même pas le propre de la personne en tant que telle. *La dignité relève de la nature des personnes.* La personne n'est pas un absolu et sa dignité se mesure à son essence. Ce n'est pas la personne humaine qui se subordonne sa nature raisonnable, mais l'inverse : la personne est sous la tu­telle de sa nature raisonnable ([^105]). Plus la personne accom­plit sa nature, plus elle est digne. La nature d'un être étant la fin qu'il poursuit, c'est sur cette fin que se règle la dignité de la personne. Or il n'y a que deux fins que l'homme poursuive ici-bas : le bien commun des diverses sociétés naturelles et semi-naturelles où il se trouve inclus par le destin de la naissance et de la vocation ; le bien commun surnaturel de la Révélation dont l'Église catho­lique est garante. 133:231 *Dignitas est de absolutis dictis,* la dignité appartient à ce qui se dit absolument ([^106]), elle est l'apanage des fins que l'homme poursuit et qui rejaillissent pour ainsi dire sur lui. C'est une vue d'intellectuel que d'avancer que l'homme étant caractérisé par l'intelligence et l'intelligence elle-même, ayant pour fin la vérité, la personne douée de cette nature raisonnable a pour fin la Vérité suprême qui est Dieu. Il est certain, selon la foi catholique, que l'homme est fait à l'image de Dieu, mais cette image se vérifie en lui à trois degrés formellement distincts les uns des autres. Tout d'abord, en ce que l'homme a une *aptitude* naturelle à connaître et à aimer Dieu qui réside dans la nature même de l'âme raisonnable, laquelle se retrouve en chaque être humain. Ensuite, en ce que l'homme connaît et aime *actuellement* (*acta*) ou *habituellement* (*habita*) Dieu, quoi­que pourtant de façon imparfaite (*sed tamen imperfecte*)*,* et il s'agit alors de l'image par conformité de grâce. Enfin, en ce que l'homme connaît et aime Dieu actuellement et parfaitement, et l'on a alors l'image selon la ressemblance de gloire (**30**). Mais cette *aptitude* est purement et simplement *à l'état potentiel* chez tous les hommes. Il est clair que l'intelligence humaine n'a pas et ne peut pas avoir l'intuition directe de l'essence divine. Il est clair que la même intelligence humaine rivée aux sens ne parvient que très difficilement chez certains hommes à la connaissance de l'existence de Dieu et, par voie négative, de ce qu'il n'est pas, sans jamais pouvoir L'atteindre en son intime. La contemplation amou­reuse de Dieu est chose plus qu'humaine chez l'homme ([^107]). 134:231 L'intelligence humaine éprouve déjà les plus grandes dif­ficultés à connaître la vérité des choses, étant donné la résistance que celles-ci présentent à la pensée, mais surtout à cause de la débilité de l'esprit humain. « C'est un fait que l'intelligence propre à l'âme humaine se comporte à l'égard des êtres immatériels qui sont entre tous les plus évidents en vertu de la transparence intelligible de leur nature propre, comme les yeux d'un hibou par rapport à la lumière du jour qu'il ne peut voir : cela est dû à la déficience de leur vue... Ainsi donc, parce que l'âme hu­maine se situe au plus bas degré dans l'ordre des substances intellectuelles, elle participe faiblement à la faculté intellec­tive. » ([^108]) « L'intelligence ne peut qu'à peine (*vix*), par l'intermédiaire de l'écorce superficielle des choses sensibles, pénétrer jusqu'à l'intime connaissance d'une nature infé­rieure à elle. Combien plus difficilement encore pourrait-elle étendre ses prises jusqu'à la nature intime des êtres que nous ne connaissons que par le pôle intermédiaire de tels ou tels de leurs effets (*per quosdam deficientes effec­tus*). Mais supposons par impossible (*si essent*) que la nature même des choses nous puisse être connue : qu'en sera-t-il de l'ordre qui existe en elles, de ces relations mu­tuelles et de cette tendance à leur fin qui a été établie par la divine Providence ? Nous n'en pourrions avoir qu'une connaissance superficielle (*tenuiter nobis notus esse potest*), incapables que nous sommes de saisir les raisons de la Providence de Dieu. Mais alors si ces voies elles-mêmes ne sont qu'imparfaitement (*imperfecte*) connues, comment pourrions-nous en les suivant parvenir à la pleine connais­sance de Celui qui en est le Principe ? Il les dépasse en effet sans aucune proportion, et eussions-nous des chemins une science parfaite par hypothèse irréalisable (*si cognos­ceremus*), nous serions encore loin de connaître leur Principe. » ([^109]) « Il est connaturel à l'homme de recevoir sa connaissance par les sens et il lui est très difficile de dé­passer le sensible. Seuls quelques philosophes le peuvent selon qu'il leur est possible ici-bas. » ([^110]) 135:231 « C'est donc à une connaissance de Dieu bien chétive que l'homme pouvait parvenir en suivant les voies dont nous venons de parler. Ainsi pour lui permettre d'atteindre à une connaissance plus ferme, Dieu a-t-il poussé la bonté jusqu'à révéler quelque chose de lui-même au-delà des limites de l'intelli­gence humaine. » ([^111]) \*\*\* Comment fonder le droit des individus et des groupes à la liberté religieuse sur « la nature intelligente de la personne qui trouve et doit trouver sa perfection dans la sagesse » ([^112]), alors que la sagesse ne court pas les rues ? Les Anciens étaient bien plus sages que nos pères conci­liaires, eux qui, sachant la faible capacité spéculative de l'esprit humain et percevant obscurément son impuissance à connaître un Dieu qui ne soit pas imaginaire, ont étroite­ment uni jusqu'à les confondre le culte des divinités ci­toyennes à la nécessité immuable pour l'homme de vivre en société. La loi naturelle qui ordonne l'homme à la Divinité est si vaguement perçue par lui (et d'autant moins que les exigences de la vie quotidienne l'en détournent encore), qu'il fallait la lier à l'obligation pour lui d'être membre d'une société et de participer à la réalisation de son bien commun de l'union pour la lui faire comprendre et l'incorporer à ses conduites. « Il est en effet une certaine connaissance, mais générique et confuse (*communis et con­fusa*), de Dieu qui se rencontre chez presque tous les hommes Face à l'ordre de la nature -- dont l'homme est partie --, comme il n'est pas d'ordre sans ordonnateur, les hommes concluent normalement qu'il existe un ordonna­teur du monde que nous voyons. Mais quel est cet ordon­nateur ? Quelles en sont les qualités ? Est-il unique ? Cette perception commune ne le révèle pas immédiatement. Aussi cette connaissance est susceptible de beaucoup d'er­reurs. » ([^113]) Une saine et solide liberté religieuse ne peut se fonder sur une base aussi peu consistante. 136:231 Cette assise est si vacillante qu'elle a été fortement ébranlée par le péché originel dont on ne s'étonne pas -- et pour cause ! -- qu'il n'en soit pas fait *la moindre mention* dans la *Déclaration sur la liberté religieuse.* La liberté religieuse réclamée pour tous les individus et pour tous les groupes signifie qu'elle n'a pas été débilitée par le péché d'Adam ([^114]). Alors que la justice originelle préservait nos premiers parents du péché dans leur âme et de la souf­france dans leur corps et les rendait ainsi libres à l'égard de la faute et de la douleur, elle supprimait tous les obstacles directs ou indirects à l'exercice de leur libre arbitre. Celui-ci ne fut pas détruit, mais diminué, et il fut transmis tel à l'humanité qui en supportera les consé­quences jusqu'au dernier jour. L'homme n'a en effet pas été créé en état de pure nature où la difficulté de connaître et d'aimer Dieu aurait été grande en raison de cette nature même, composée d'une âme spirituelle et d'un corps maté­riel. La soumission du corps à l'âme et des forces infé­rieures à la raison chez le premier homme n'était pas natu­relle, car la nature humaine persistant après le péché, cette soumission aurait continué après le péché. Par suite, il est clair que la première de toutes les soumissions, celle de la raison à Dieu, et cause de la soumission du corps à l'âme, n'était pas seulement d'ordre naturel, mais résultait d'un don surnaturel de grâce : il n'est pas possible en effet que la conséquence soit supérieure à la cause. De fait, c'est parce que l'homme était surnaturellement soumis à Dieu que son corps était soumis à son âme ([^115]). 137:231 Étant donné que la racine de la justice originelle dans la rectitude de laquelle l'homme a été fait, consiste dans une soumission surnaturelle (*in subjectione surnaturali*) de la raison à Dieu qui se réalise par la grâce sanctifiante, il faut même dire que le premier homme a été créé avec la grâce ([^116]). La générosité du Créateur à l'égard du pre­mier homme a été telle qu'Il l'exempta de la mort à la­quelle son corps matériel était fatalement destiné. On comprend alors la portée de la seconde prière de l'Offer­toire du sacrifice de la messe : *Deus, qui humanae substan­tiae dignitatem mirabiliter condidisti,* Dieu qui, d'une ma­nière admirable avez créé la nature humaine en toute sa dignité et qui l'avez restaurée d'une manière plus admi­rable encore. Il s'agit non pas de la nature *in puris natu­ralibus* qui n'a jamais existé, mais de la nature illuminée de tous les feux des dons de la grâce et de la justice ori­ginelle. Le premier homme, ainsi, ne se voyait pas empêché par les choses extérieures de contempler avec clarté et sta­bilité de regard les effets intelligibles qu'il percevait de par l'irradiation de la vérité première, soit par la connaissance naturelle, soit par la connaissance surnaturelle ([^117]). On peut donc dire que le péché originel est pareil à une maladie qui a rompu l'harmonie entre l'homme et Dieu. Il est une certaine disposition désordonnée (*quaedam inor­dinata dispositio*) provenant de la rupture (*ex dissolutione*) de cette harmonie qu'était la justice originelle. De là vient que le péché originel est appelé une langueur, un épuise­ment de la nature (*languor naturae*) ([^118])*.* Il n'a qu'une cause : l'absence de justice originelle par laquelle se trouve abolie la soumission de l'esprit humain à Dieu (*per quam sublata est subjectio humanae mentis ad Deum*) ([^119])*.* Ce désordre dans la volonté du premier homme a pro­voqué le désordre de toutes les facultés qui se sont tournées anarchiquement vers les biens périssables ([^120]). Chacune d'elles, une fois ce lien à Dieu brisé, s'en est allée à son propre mouvement, avec véhémence, les sens et l'imagi­nation submergeant la raison ([^121]). 138:231 La révolte des sens et de l'imagination contre l'esprit et son objet suprême : Dieu, constitue le foyer de corruption (*fomitem*) qui nous vient du péché originel et qui ne disparaît jamais complètement durant cette vie (*qui unquam totalita tollitum in hac vita*)*,* car la culpabilité de ce péché passe, mais son activité de­meure (*transit peccatum originale reatu et remanet ac­tu*) ([^122])*.* Il s'en suit que le péché originel, étant, le péché de la nature humaine, est une disposition déréglée de la nature humaine elle-même (*inordinata dispositio ipsius na­turae*) ([^123]) et « puisque *tout* ce que l'homme est et tout ce qu'il peut être et tout ce qu'il a doit être ordonné à Dieu » ([^124]), la nature humaine ne peut plus désormais se tourner vers Dieu d'une manière ordonnée. Sans doute l'inclination demeure dans la nature même de l'animal raisonnable puisque lui enlever la qualité d'être raisonna­ble sera le rendre à l'instant même incapable de pécher ([^125]). Mais cette inclination est diminuée, « c'est-à-dire qu'il y a empêchement qu'elle aboutisse à son terme », qui est Dieu ([^126]). Comment encore une fois fonder la liberté religieuse sur une inclination qui, contrairement à ce qu'en dit la Déclaration, *ne permet pas* à l'homme de « toujours da­vantage accéder à l'immuable vérité », autrement dit à Dieu ([^127]) ? Comme le dit magnifiquement Bossuet, « l'im­pression de Dieu reste en l'homme, si forte qu'il ne peut la perdre et tout ensemble si faible qu'il ne peut la sui­vre » ([^128]). Telle est la misère de l'âme dont la principale est « la faiblesse de la raison qui s'affirme dans la difficulté de l'homme à parvenir à la connaissance du vrai, dans son aisance à tomber dans l'erreur et à se laisser dominer et bestialiser en quelque sorte par les appétits inférieurs ». 139:231 C'est là, selon saint Thomas, une constatation d'expé­rience ([^129]), que le psaume et saint Paul confirment avec toute l'autorité de la Bible : *omnis homo mendax,* tout homme est plus incliné au mensonge qu'à la vérité ([^130]). La Déclaration vogue à pleines voiles sur la mer des Nuées. Son option délibérée pour la liberté religieuse est insé­parable de l'individualisme foncier qui l'inspire et en quoi réside précisément le péché originel dont elle n'a cure. Adam en effet voulut acquérir *par lui-même* une ressem­blance avec Dieu par le discernement -- purement *subjec­tif* en son cas -- du bien et du mal, en croyant pouvoir *par les forces de sa nature,* déterminer ce qui est bon et mal de faire. Il voulut aussi lui ressembler *en se donnant à lui-même,* comme Dieu, *par sa propre force,* le bonheur. *Péché d'indépendance absolue à l'égard de la raison éter­nelle, de Dieu législateur* ([^131]) *et refus d'appel à sa toute-puissance aimante, toujours nécessaire cependant pour nous faire partager son bonheur éternel* ([^132])*.* C'est le péché d'or­gueil par lequel le premier homme s'est tourné vers sa propre personne pour la diviniser : *eritis sicut dei.* C'est le péché d'individualisme, de personnalisme dont la Déclaration n'est par malheur pas exempte. Elle oublie totalement, malgré sa prétention -- il faut bien dire fallacieuse -- de « tirer du neuf en constant accord avec le vieux » ([^133]), que la liberté, dans le Nouveau Testament, est *toujours* le résultat de la possession par l'homme de la grâce sanctifiante qui lui fait adhérer totalement à Dieu, le délivre de l'esclavage du péché et lui assure le salut éter­nel. Sans le Christ, après comme avant le Christ, l'homme est esclave. Il n'y a de salut pour lui que par le Christ ([^134]). 140:231 La liberté est un don de Dieu. Loin d'être une possibilité de rupture avec la nécessité de l'aspiration au bonheur qui habite tout homme, elle est une nouvelle obligation, un nouvel attachement à la justice de Dieu ([^135]). \*\*\* La liberté religieuse n'est donc pas la faculté d'adorer en particulier et en public l'immense cortège de dieux que le Moi individuel ou collectif enfante pour dissimuler sa secrète et maligne tendance à se substituer au seul vrai Dieu de la Révélation depuis le péché originel, comme si ce vrai Dieu s'exprimait Lui-même à travers toutes les idoles que l'homme a engendrées au cours des temps. Elle n'est même pas la liberté dont jouirait directement *chaque* catholique de servir Dieu, et de le proclamer, sans qu'il puisse subir une opposition quelconque de la part du pou­voir civil, *elle est la liberté de l'Église catholique, seul canal par lequel s'écoule la grâce qui libère ses membres de la servitude du péché en les maintenant dans l'ordre surnaturel dont le Christ lui a confié la garde.* Prétendre avec la Déclaration que toutes les religions ont droit à la liberté religieuse, c'est prétendre que tous leurs mem­bres pris chacun à chacun ont droit à cette liberté, *c'est prétendre que la personne individuelle est elle seule la mesure de sa fin dernière et que l'accomplissement de sa fin consiste à se reconnaître elle-même comme fin.* Autre­ment dit, la liberté religieuse individuelle n'a d'autre justi­fication que le personnalisme, « religion laïque » de notre temps, « religion d'intellectuels sans dogmes, sans prêtres, sans Église, religion philosophique dont l'objet serait de résoudre le problème du mal dans le monde et de prêcher le relèvement possible de la personne humaine par le culte de la justice ». Cette religion -- car « c'en est une », ajou­terait Paul VI béat d'admiration -- « opposerait enfin au dieu des théologiens le dieu de la personne morale, le dieu selon la justice » ([^136]). 141:231 C'est « la religion de l'homme », la religion humaniste du deuxième commandement laïcisé, la religion de la personne humaine, principe et fin du respect et de la liberté qui lui sont dus, la religion de la démocratie personnaliste et communautaire, toujours en­cline, par son origine même : l'individu impuissant, à se donner corps et âme à l'État omnipotent. Elle a dans la conscience individuelle son fondement absolu. Celle-ci adhère librement à une religion comme elle adhère libre­ment à un parti politique. \*\*\* Il n'en a pas toujours été ainsi. « Jusqu'au 2^e^ concile du Vatican la religion n'est perçue que dans son assise com­munautaire : comme la liberté de l'Église. » ([^137]) De Gré­goire XVI à Pie XII inclus, l'Église a toujours condamné « cet indifférentisme -- \[que Vatican II professe à l'égard de toutes les religions\] -- d'où découle cette maxime ab­surde et erronée, ou plutôt ce délire qu'il faut assurer et garantir à qui que ce soit la liberté de conscience » ([^138]). De Grégoire XVI à Pie XII et au long de toute son histoire aujourd'hui coupée de la Tradition, l'Église catholique a toujours revendiqué pour elle, et pour elle seule, en tant qu'Institution surnaturelle, placée au-dessus de toutes les sociétés naturelles et a fortiori artificielles, et seule déten­trice de la Parole de Salut, la liberté pour elle et pour ses membres, clercs et laïcs, de professer la foi en Jésus-Christ. 142:231 Comme on l'a remarqué ([^139]), la Déclaration de Vatican II ne fait aucune distinction entre la liberté religieuse au for interne et la liberté religieuse au for externe. La liberté religieuse au for interne n'est pas l'affaire de l'État. Aucun État, même l'État communiste, ne s'est arrogé le droit de pénétrer jusqu'au fond même de l'âme humaine où se noue la relation entre l'individu et Dieu. L'Église a toujours, en tant qu'Église, condamné les abus de certains États catho­liques et des gens d'Église à cet égard. « Comme l'a tou­jours également enseigné l'Église, la liberté religieuse au for interne n'entraîne nullement la liberté religieuse au for externe, c'est-à-dire le droit d'exercer *publiquement* n'im­porte quel culte, d'enseigner n'importe quelle erreur. La liberté de chacun en ce domaine est en effet limitée par le droit des autres à être protégés contre les idées fausses qui peuvent être aussi dangereuses pour les âmes (et même pour l'homme tout entier) que la drogue pour les corps » et Pie IX, dans *Quanta Cura,* se fondant sur le fait que l'unique et vraie religion est la religion catholique, affirme avec force que la liberté religieuse au for externe -- que Vatican II exige pour toutes les religions -- est opposée « à la doctrine de la Sainte Écriture, de l'Église et des Saints Pères ». \*\*\* On n'a pas de peine à découvrir la cause pour laquelle la Déclaration ne recourt pas à cette distinction classique entre liberté au for interne et liberté au for externe : *elle se trouve dans la pastorale dont Vatican II se réclame.* Cette pastorale, nous l'avons déjà dit dans les notes antérieures, repose sur une conception individualiste de l'ordre social -- et par voie de conséquence, sur une conception indivi­dualiste de l'ordre du surnaturel dans l'Église, comme l'explosion subjectiviste post-conciliaire le fait bien voir. S'il est vrai, en effet, comme le concile et les encycliques de Jean XXIII et de Paul VI l'ont plusieurs fois affirmé, que « la personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions humaines » ([^140]), *il n'y a plus de bien commun ni naturel ni surnaturel au­quel la personne est naturellement et surnaturellement astreinte* et dont les institutions profanes et ecclésiastiques ont la garde. 143:231 Le bien commun de l'union et le bien commun de la foi immuablement vraie disparaissent devant la liberté de la personne qui s'approprie le droit qu'ils ont d'être publiquement exprimés. La personne a désormais le droit d'exprimer en public ses opinions et ses croyances. Les groupements politiques, sociaux ou religieux n'étant que la somme des personnes qu'ils rassemblent, jouissent également toutes du même droit. On le voit : les pères conciliaires et leurs « experts » ne parlent pas du for interne ni du for externe *parce que leur conception nominaliste de la société le leur interdit.* Il n'y a pas de primauté du tout sur les parties. Le tout n'est que l'addition des parties. Leur conception de la liberté religieuse comme un droit individuel est imprégnée à fond d'individualisme et de subjectivisme, les mêmes que sécrète à jet continu la dissociété moderne. Tous les individus étant des unités égales, leurs divers groupements religieux sont à leur tour égaux et doivent jouir de droits équivalents. Une fois admis le primat de la personne, la logique nominaliste est implacable : n'importe quoi a la même valeur que n'importe quoi. Le droit des individus rejaillit sur leurs formations, sur les partis politiques aux­quels ils adhèrent, sur les églises dont ils sont les fidèles. C'est la Révolution « démocratique » de 1789 qui a opéré ce renversement des droits : les libertés locales, régionales, provinciales, nationales et toutes les libertés à caractère social ont été anéanties et transférées aux individus atomi­sés et agglomérés dans des parties, politiques ou religieuses, en rébellion contre le tout de la Patrie organique ou de l'Église vivante de Dieu : l'exemple du clergé constitution­nel et assermenté de 1790 est typique à ce dernier égard. Nous ne le répéterons jamais assez : *la cause première de ce bouleversement est la lente et implacable séculari­sation de la société de personnes que constitue l'Église fondée par Jésus-Christ, et qui, surnaturelle, se situe verti­calement au-dessus des sociétés naturelles dont les hommes font partie, où ils se trouvent nécessairement par naissance ou par vocation, en vertu de principes qui échappent à leur liberté de choisir.* La « naturalisation » de la société surna­turelle qu'est l'Église brise le lien divin de la grâce qui unit d'une manière transcendante les personnes qui la composent en un Corps Mystique. 144:231 Projeté dans le monde profane, ce type de société désurnaturalisée, engendre de toute évidence une dissociété dont les éléments n'ont *ni société surnaturelle ni société naturelle* pour les unir chacun des atomes de cette dissociété ne peut plus être relié aux autres *que par le mythe, religieux et profane à la fois, d'une* « *nouvelle société *»*, inédite dans l'histoire, à établir.* La religion individualiste démocratique n'a pas d'autre fin que de détruire sa rivale : la religion chrétienne, et singulièrement la religion catholique dont les membres sont articulés les uns aux autres par un Principe surnaturel et par une Institution chargée de maintenir leur cohésion à travers tous les aléas de l'espace et du temps. L'histoire des deux derniers siècles porte ici témoignage et si, au cours de ce demi-siècle finissant, le conflit entre les démo­craties dites libérales et l'Église catholique a paru s'atté­nuer, les démocraties communistes restant vigilantes et ir­réductibles en fait, c'est dans la mesure où les fidèles, laïcs et ECCLÉSIASTIQUES, se sont laissés gagner par l'esprit de la dissociété ambiante dont ils subissent la pression qui les désintègre de leur société surnaturelle et les voue à la pseudo-religion personnaliste qu'ils respirent autour d'eux. A quoi bon s'acharner contre un mourant ? Il suffit de laisser agir les simulacres d'institutions nouvelles dans le réseau desquelles il se trouve, bon gré mal gré, impliqué. « Ce changement d'institutions, notait déjà Balzac, est une prime au mal qui nous dévore, à l'individualisme. Le grand cri du Libre Arbitre est descendu des hauteurs religieuses où l'ont introduit Luther, Calvin, Zwingle et Knox jusque dans l'Économie politique... Cet égoïsme est le résultat de notre législation civile... La loi de l'Intérêt général, qui engendre le Patriotisme -- \[comme il engendre la fidélité à l'Église gardienne immuable de foi immuable, ajoute­rions-nous\] -- est immédiatement détruite par la loi de l'Intérêt particulier qu'elle autorise... Un effet universel démontre une cause universelle, et ce que vous avez signalé de toutes parts vient du Principe « social » même, qui est sans force parce qu'il a pris le Libre Arbitre pour base et que le Libre Arbitre est le père de l'Individualisme. » ([^141]) 145:231 #### Conclusion Mis en présence de la dissociété moderne qui, non seulement, empêche la diffusion de la foi par les multiples canaux de communication entre les membres des sociétés naturelles qu'elle a brisés, mais encore ruine *par le dedans* l'Institution ecclésiastique, laquelle, aussi longtemps qu'elle sera visiblement sur terre, doit adopter les structures des sociétés naturelles et leur principe : la primauté du tout sur les parties, afin de conserver la foi chez les personnes qu'elle rassemble surnaturellement, devant ce désastre social qui s'accentue de jour en jour et dont le dernier mas­que : l'économie, la « société » universelle du travail, se délabre à toute vitesse, que font les responsables de l'Église ? Nous ne le voyons que trop bien ! Au lieu de se donner vigoureusement à la réfection de la société sur ses bases naturelles qui, seules, permettent à l'Église d'exister, de vivre, de se répandre, de sauver la foi, *comme elle le fit lors de l'écroulement de la société antique,* ils prêchent à cor et à cri, ils imposent despotiquement l'*aggiornamento,* l'adaptation de l'Église, de sa foi, oui de sa foi, de sa litur­gie, de son enseignement, de son Évangile, *de toute sa substance* aux prétendues exigences de la « société mo­derne », à leur individualisme, à leur subjectivisme, à leur libéralisme, à leur socialisme, et, demain, à leur dernier avatar communiste, qui lui dénient toute possibilité d'être elle-même : une société surnaturelle de salut, et l'infectent de leurs propres maux. C'est inévitable : le ferment divin -- catholique ou universel -- une fois corrompu par sa laïcisation, ne peut plus être qu'épidémique et gagner le monde entier. Un cercle vicieux se noue : la société surna­turelle de personnes, en se sécularisant, devient dissociété profane, et celle-ci, à son tour, dissocie ce qu'il y a de liens dans l'Église, en s'attaquant, comme il se doit, à la foi commune des croyants. *Tout devient subjectif.* 146:231 Les fidèles n'ont plus, de la part de leurs *pasteurs,* que des miettes de la foi objective pour se nourrir, fragments que leur isolation mutuelle imprègne de subjectivité. L'Église postconciliaire nous en offre le spectacle. \*\*\* Commencé par l'*aggiornamento* à la dissociété moderne et à son individualisme, le concile ne pouvait donc se terminer que par l'apothéose de la liberté religieuse conçue comme un droit de la personne humaine libre ou librement « associée » à d'autres personnes libres à son instar. Liberté religieuse pour chacun et pour toutes les religions, cela veut dire reniement implicite des vérités de la foi à la défense et à l'illustration desquelles son Fondateur l'a commise ; cela veut dire une pastorale qui ne tient plus toute sa substance et toute son énergie de ce Credo ; cela veut dire une pastorale qui est à elle-même son propre principe, son propre contenu, sa propre fin ; cela veut dire en dernière analyse que ce principe, ce contenu, cette fin sont déterminés par le pasteur lui-même selon une volonté de puissance qu'aucune certitude objective ne vient plus tarir en sa source toujours prête à jaillir. *Ce sont les volontés de puissance des clercs qui ont fait éclater l'Église :* dans sa liturgie, dans son catéchisme, dans son interprétation de l'Évangile, dans sa hiérarchie, dans ses sacrements, etc. En épousant la dissociété moderne et les exigences de liberté illimitée que revendiquent en elle les personnes qu'elle additionne et qui restent réelle­ment séparées les unes des autres ([^142]), l'Église a libéré les volontés de puissance de ses pasteurs, exactement com­me la démocratie libère les volontés de puissance des amants du pouvoir surgis de la pulvérisation de la société. 147:231 Comment les pères du concile n'ont-ils pas vu qu'en proclamant la liberté individuelle de conscience et de tous les cultes, en l'enracinant dans la dignité de la personne humaine obscurcie par le péché originel, en faisant appel au désir de vérité que toute intelligence éprouverait, alors que ce n'est pas l'intelligence qui connaît mais l'homme d'âme, de chair et os ne perçant que péniblement les ténè­bres du péché et de l'ignorance, ne triomphant que malaisément des passions qui en épaississent la nuit, comment deux mille trois cent et huit évêques ont-ils pu voter une telle Déclaration ? N'est-ce point parce qu'eux-mêmes vou­laient obstinément jouir de cette liberté religieuse de conscience sans contrainte extérieure de la part de l'Église ? N'est-ce point parce que trop de fidèles, eux aussi, gagnés par l'esprit du siècle qui fait « de la conscience la plus haute divinité » à la suite de Marx, veulent être « libres » à leur tour, et qu'au lieu d'être les pasteurs du troupeau, les évêques se sont précipités derrière le troupeau en dé­bandade, pour prendre part à sa fuite vers le monde objet de leurs communs amours ([^143]) ? 148:231 Telle est la nouvelle Pastorale. Il n'y a plus un seul doute : la nouvelle Pastorale est fondée sur la religion de l'Homme libéré de toute contrainte comme la professe la démocratie moderne. Ce n'est plus la religion catholique, c'est la religion de « la démocratie chrétienne » condamnée par saint Pie X. Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège. 149:231 ### Saints du mois de mars LE MOIS DE MARS est particulièrement riche en fêtes de saints, et ces fêtes nous acheminent comme les marches d'un trône jusqu'au 25 mars où nous at­tend le lis blanc de l'Annonciation. Parcourons en esprit ces degrés : *attirez-nous, ô Marie, et nous courrons à l'odeur de vos parfums.* 2 mars : le bienheureux Charles le Bon. Fils de saint Canut de Danemark, roi et martyr, et par sa mère Alise de Flandre cousin du roi de France Louis le Gros, le Bienheureux Charles le Bon était contemporain de Bernard de Clairvaux. Sa mère le conduisit à l'âge de cinq ans à la cour de son aïeul Robert le Frison, à Bruges, où il acquit le grade de chevalier. 150:231 Puis il fit ses premières armes sous les ordres de son oncle Robert de Jérusalem, en Terre Sainte où il mérita le surnom de Bon, c'est-à-dire *brave.* Il refusa de ceindre la couronne d'empereur des Romains qu'on lui proposait. Des princes croisés lui of­frirent la couronne (plus tentante) du roi Baudouin de Jérusalem, lorsque le jeune prince eut été fait prisonnier par les Maures. Mais il déclina également cet honneur et résolut de se consacrer au bonheur de la Flandre. Charles montrait habituellement une grande préve­nance pour les religieux. Il les remerciait quand ils lui signalaient des défauts à corriger et sollicitait humblement leur avis, mais il ne voulait qu'ils perdissent leur temps dans les audiences et veillait à ce que leurs affaires fussent expédiées avant toutes les autres afin qu'ils ne fussent absents de leur monastère que le moins de temps possible. On raconte à ce sujet un trait savoureux. Jean, abbé de Saint-Bertin, s'étant présenté à la cour de Bruges le jour de l'Épiphanie pour se plaindre d'un chevalier qui voulait s'emparer d'une terre qui appartenait à son abbaye depuis soixante ans, le comte lui dit : « Seigneur abbé, qui chante aujourd'hui la grand'messe dans votre monastère ? -- « Comte, il y a cent moines parmi lesquels on pourra choisir un officiant. » -- « Mais vous devriez, en un tel jour, partager avec vos moines les offices et les repas, et leur procurer les réjouissances légitimes pour lesquelles mes ancêtres vous ont assigné des revenus. » -- « C'est la nécessité qui m'a contraint à délaisser mes frères, pour venir vous avertir qu'un de vos seigneurs nous opprime. » -- « Il aurait suffi de m'en prévenir par un message car votre devoir est de prier Dieu, et le mien de vous pro­téger. » 151:231 Alors il fit venir le délinquant et lui dit : « Si jamais j'entends des plaintes sur ton compte, je te ferai jeter dans une chaudière d'eau bouillante. » Le chevalier se tint pour averti, et l'abbé rassuré s'em­pressa de retourner dans son monastère. Ceci n'allait pas sans exciter la rage de Satan qui voyait tout ce qu'un bon prince peut faire pour élargir les avenues du Royaume des Cieux et le bien qui en résulte pour le salut des âmes. Le démon suscita une révolte parmi les sujets du comte qui mourut assassiné par une horde de chevaliers félons en haine de sa justice, de sa droiture, de sa piété. Quand l'église Saint-Donatien de Bruges, où les assas­sins de Charles s'étaient barricadés comme dans une forte­resse, eut été prise d'assaut par le roi Louis le Gros, on s'empressa de rendre à la dépouille du Bienheureux le culte qui lui était dû. 6 mars : sainte Perpétue\ et sainte Félicité, martyres. Le martyre de ces deux courageuses jeunes femmes est rapidement devenu célèbre dans la primitive Église, et leur nom a été inscrit dans le canon de la messe. Jetées en prison, Perpétue, jeune patricienne venait d'être maman, et Félicité, son esclave, était sur le point de l'être à son tour. Comme elle commençait à gémir dans les douleurs de l'enfantement, on lui demanda : « Si vous gémissez ainsi maintenant, que sera-ce quand vous serez livrée aux bêtes tout à l'heure ? » -- « Maintenant, répondit-elle, c'est moi qui souffre. Mais quand je serai dans l'arène, alors un Autre souffrira en moi. » 152:231 Cette belle réponse, demeurée fameuse illustre l'idée victorieuse que les premiers chrétiens se faisaient du mar­tyre. Perpétue et Félicité furent exposées aux bêtes et ache­vées par le glaive en 203, pendant la persécution de Sévère. Elles enseigneront aux jeunes mamans dans l'épreuve à regarder fixement vers le ciel. 7 mars : saint Thomas d'Aquin. « Qu'est-ce que Dieu ? » demandait saint Thomas âgé de cinq ans à ses maîtres les bénédictins du Mont Cassin. Toute sa vie, il la passa à répondre à cette question, la seule importante, non seulement par la puissance et la hauteur de son génie, mais aussi (et surtout) par sa pro­fonde humilité et par son ardente prière. Au soir de sa vie, il entendit, par une grâce extraor­dinaire, son Seigneur et Maître lui demander : « Thomas, tu as bien parlé de moi, quelle récompense désires-tu ? » -- « Seigneur, répondit-il, rien d'autre que Vous ! » Dans cette réponse passe toute l'âme du saint. L'Église a fait de saint Thomas le patron des écoliers, des professeurs et des étudiants ; de tous ceux dont la science se tourne à aimer et dont l'amour allume la soif de connaître. 10 mars : Les quarante martyrs de Sébaste. En Arménie sous l'empereur Licinius, quarante légion­naires de la garnison de Sébaste, sommés de sacrifier aux idoles, refusèrent de renier le Christ et endurèrent d'atroces supplices en haine de la foi. 153:231 Il fallait alors aux chrétiens un courage à toute épreuve pour exercer le métier militaire. Aucune bataille n'était livrée sans qu'on procédât aupa­ravant à un sacrifice envers les dieux. Ceux qui n'accep­taient pas étaient considérés comme traîtres et impies. On fête le 22 septembre saint Maurice et ses compagnons. Saint Maurice, soldat et martyr, chef, de la légion thébaine, préféra lui aussi mourir plutôt que de sacrifier aux idoles. Honneur aux soldats chrétiens qui mettent au-dessus de tout leur appartenance au Roi Jésus. 12 mars : saint Grégoire le Grand. On ne peut penser à saint Grégoire sans un sentiment catholique de gratitude. Ancien préfet de Rome devenu moine, puis pape, saint Grégoire envoya les premiers bénédictins porter aux popu­lations-païennes la Règle de saint Benoît comme un mes­sage de paix et de douceur. Un jour, ayant aperçu sur le marché un groupe d'esclaves aux cheveux blonds et aux traits juvéniles, il demanda quel était leur pays d'origine. On lui répondit qu'ils ve­naient de la terre des Angles. Eh bien, repartit saint Gré­goire, ils étaient des Angles, ils seront des anges ([^144]). Un essaim de moines fut donc envoyé en Angleterre, et la grande île devint chrétienne. De l'influence grégorienne, combien de noms anglais portent encore la trace : Graig, Gregor, Gregory... 154:231 C'est de saint Grégoire que nous vient le plus beau monument de notre tradition liturgique. L'univers nous envie ce chant qui porte son nom. Les âmes avides de beauté y reconnaissent un écho mystérieux de la Patrie, une preuve de la divinité du christianisme. Nous devons à saint Grégoire l'ordonnance du Kyrie di­visé en neuf parties, comme les chœurs des anges. C'est lui aussi qui a ajouté à la prière *Hanc igitur* de la messe le membre de phrase « et in electorum tuorum jubeas grege numerari ». Relisez le *Hanc igitur,* et voyez comme cet ajout équilibre bien la formule redoutable qui précède « ab aeterna damnatione nos eripi ». Saint Grégoire, le bon pasteur, pousse ses brebis dans le troupeau du Seigneur : *numerari*, que nous soyons du nombre ! Avec saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme, il est l'un des quatre grands docteurs de l'Église latine, mais nul n'a parlé avec autant de douceur des rivages de l'éter­nelle patrie. Le 19 et le 21 mars, l'Église célèbre enfin saint Joseph et saint Benoît, ces deux patriarches silencieux auxquels nous demanderons de nous introduire dans le mystère lui aussi le plus silencieux et le plus caché, celui de l'Annonciation qui porte en germe toute l'histoire du salut et auquel peintres et poètes ont leur droit d'entrée : *La Vierge Marie est dans sa maison.* *Son petit jardin par la porte ouverte* *Respire. Une abeille entre. La saison* *Qui vient de très loin n'est pas encore verte.* Benedictus. 155:231 Texte inédit en France ### La douzième « Histoire comme ça » de Kipling *traduite et présentée par Antoine Barrois* *Pour les enfants français* (*avec la permission de leurs parents*)*. Imaginez-vous, Très Chers, qu'il y a douze* Histoires Comme Ça. *Douze et pas une de moins.* *Or, il est plus que probable que vous n'en connaissez que onze. Car jusqu'à ce jour on n'avait pas pu vous raconter la douzième, rapport à une particularité de la langue de l'Auteur des Histoires Comme Ça, qui est étranger et pas français du tout, comme chacun sait.* 156:231 *Mais aujourd'hui, je crois qu'on peut essayer de vous la dire, parce qu'une interjection -- pas d'une rare élégance j'en ai peur -- s'est intro­duite, il y a peu, dans notre vocabu­laire.* *Vous l'entendrez dans la bouche du Personnage Principal, mais ça n'empêche pas que vous serez sans doute cogné d'importance si vous vous en servez.* *Avant de commencer, il me faut encore vous dire, Ô mes Très Chers, que cette histoire fabuleuse a sa place entre celle de* la Baleine et son Gosier *et celle du* Rhinocéros et sa Peau, *car c'est là que l'Auteur l'a mise et nulle part ailleurs.* *Et maintenant, écoutez bien.* 157:231 ### Le Dromadaire et sa Bosse par Rudyard Kipling Or voici une nouvelle histoire. Elle raconte comment le Dro­madaire a gagné sa bosse. Au commencement des temps, alors que le monde était tout-neuf-encore, et que les Animaux commençaient tout juste à travailler pour l'Homme, il y avait un Dro­madaire qui vivait au milieu d'un Désert Désolé car il ne voulait pas travailler ; et d'ailleurs il était lui-même Désolant. Plongé dans la plus crucifiante oisiveté, il mangeait des piquants et des épines et de l'alpha et de l'acacia et du tamaris ; et si quelqu'un lui adressait la parole, il faisait « Bof ! » Juste « Bof ! » et rien d'autre. 158:231 Dès le Lundi matin, le Cheval, sellé et le mors aux dents, vint le voir et lui dit : -- Dromadaire, ô Dromadaire, sors d'ici et viens trotter comme chacun de nous autres. -- Bof ! fit le Dromadaire ; et le Cheval s'en alla et fit son rapport à l'Homme. Alors le Chien, la canne entre les crocs, vint le voir, et lui dit : -- Dromadaire, ô Dromadaire, viens rendre service comme chacun de nous autres. -- Bof ! fit le Dromadaire ; et le Chien s'en alla et fit son rapport à l'Homme. Alors le Bœuf, le joug au col, vint le voir et lui dit : -- Dromadaire, ô Dromadaire, viens labourer comme chacun de nous autres. -- Bof ! fit le Dromadaire ; et le Bœuf s'en alla et fit son rapport à l'Homme. A la fin du jour, l'Homme réunit le Cheval et le Chien et le Bœuf et leur dit : -- Trois, ô Trois que vous êtes, je suis navré pour vous (avec le monde tout-neuf-encore) ; mais cette chose-qui-fait-Bof dans le Désert ne peut pas travailler, autrement elle serait déjà là. Aussi vais-je la laisser à sa solitude et vous allez travailler deux fois plus pour faire en son lieu et place. Ceci fâcha très fort les Trois (avec le monde tout-neuf-encore) et ils tinrent un palabre, et un *indaba,* et un *punchayet,* et une manière de conseil aux confins du Dé­sert ; alors le Dromadaire vint, ruminant des piquants et plongé dans la plus crucifiante oisiveté. Il leur rit au nez, puis il fit « Bof ! » et s'en alla comme il était venu. 159:231 Voir 231-159.jpg 160:231 Alors vint à passer par là le Djinn de Tout-ce-qui-est-Désert, tourbillonnant dans un nuage de poussière (les Djinns voyagent toujours ainsi parce que c'est Prodigieux), et il s'arrêta pour tenir conseil et palabrer avec les Trois. -- Djinn de Tout-ce-qui-est-Désert, dit le Cheval, est-il bien à quelqu'un d'être oisif avec le monde tout-neuf-encore ? -- Certainement pas, dit le Djinn. -- Bien, dit le Cheval. Il y a une chose au plus profond de votre Désert Désolé (et elle est Désolante elle-même) avec un long cou et de longues jambes, et elle n'en a pas donné un coup depuis Lundi matin ; et elle ne veut pas trotter. -- Sapristi ! s'exclama le Djinn. Par tous les ors de l'Arabie, ceci est mon Dromadaire. Et qu'a-t-il dit à ce sujet ? -- Il a fait « Bof ! » dit le Chien ; et il ne veut pas rendre service. Ci-contre \[voir 231-161.jpg\] : l'image du Djinn de Tout-ce-qui-est-Désert diri­geant le Prodige avec son éventail à prodiges. Le Dromadaire mange une branche d'acacia, et vient juste d'achever de faire « Bof ! » une fois de trop (le Djinn lui avait dit qu'il le ferait) -- aussi, gare à la bosse. La chose contournée qui s'étire depuis la chose en forme d'oignon est le Prodige et tu peux voir la Bosse sur ses épaules. La Bosse s'ajuste à la partie plate du dos du Dromadaire. Le Dromadaire est trop occupé à contempler son portrait dans la flaque pour s'apercevoir de ce qui est en train de lui arriver. Au-dessous de l'image pour de vrai, il y en a une autre du Monde tout-neuf-encore. Sur cette image il y a deux volcans qui fument, quelques autres montagnes et quelques cailloux et un lac et une île toute noire et une rivière qui serpente et encore bien d'autres choses, dont une Arche de Noé. Je n'ai pas pu dessiner tous les déserts que surveille le Djinn de Tout-ce-qui-est-Désert, aussi n'en ai-je mis qu'un ; mais c'est un désert tout ce qu'il y a de plus désert. 162:231 -- A-t-il dit quelque chose d'autre ? -- Seulement « Bof ! » ; et il ne veut pas labourer, dit le Bœuf. -- Très bien, dit le Djinn. Si vous m'accordez une petite minute, je vais aller lui dire deux mots de son interjection favorite. Et le Djinn s'enroula dans son manteau-nuage de pous­sière, et il se transporta à travers le désert, et il trouva le Dromadaire plongé dans la plus crucifiante oisiveté et contemplant son portrait dans une flaque. -- Mon démesuré et barbotant ami, dit le Djinn, qu'est-ce que j'entends dire de ta fainéantise, avec le monde tout-neuf-encore ? -- Bof ! fit le Dromadaire. Le Djinn s'assit, le menton dans la main, et commença à préparer un Grand Prodige, pendant que le Dromadaire contemplait son portrait dans la flaque. -- Tu as donné aux Trois du travail en plus depuis Lundi matin, à cause de ta crucifiante oisiveté, dit le Djinn. Et il continua à penser Prodiges, le menton dans la main. -- Bof ! fit le Dromadaire. -- A ta place, je ne ferais pas cela une fois de plus, dit le Djinn, ce pourrait être une fois de trop. Allons, Animal boffeur, au travail. Là-dessus le Dromadaire fit « Bof ! » une fois de plus ; mais il n'avait pas fini qu'il vit son dos dont il était si fier, s'enfler et se couronner d'une difforme et branlante gibbosité. -- De ce que tu viens de faire une fois de trop, j'ai fait la chose que tu regardes, dit le Djinn. Désormais et pour toujours tu la porteras sur ton dos. Mais nous l'appel­lerons « Bosse » pour ne pas heurter tes sentiments. 163:231 Nous sommes Jeudi et depuis Lundi matin tout le monde en met un coup sauf toi. Maintenant tu vas travailler. -- Et comment le pourrai-je, dit je Dromadaire, avec cette bosse sur le dos. -- Elle est faite pour, dit le Djinn, et exprès parce que tu n'as rien fait depuis trois jours. Tu pourras désormais travailler trois jours durant sans rien manger, parce que tu vivras sur ta bosse ; et ne dis jamais que je n'ai rien fait pour toi. Sors de ce désert, va vers les Trois, et tiens-toi bien. Pense à ta bosse. -- Bosse, bosse, bosse, fit le Dromadaire. Puis il partit rejoindre les Trois. Et depuis ce jour jusqu'à aujourd'hui, il porte toujours sa bosse ; mais il n'en a toujours pas fini avec les trois jours qu'il a manqués au commencement du monde et n'a toujours pas appris à se tenir bien. Rudyard Kipling. *Considérations pour les grandes personnes.* L'auteur de la version française de cette douzième *Histoire Comme Ça*, qui professe une vive admiration pour les traduc­teurs des onze autres, MM. Robert d'Humières et Louis Fabulet, a pris modèle sur leur traduction comme le verront les fami­liers des Chemins Mouillés du Bois Sauvage. Il a dû se résoudre à prendre quelques libertés avec le conte de Kipling pour rendre, dans la mesure du possible, le jeu de mots entre humph et hump (bof et bosse). 164:231 Il précise, pour les grandes personnes qui croiraient deviner quelque navrant relent de complicité, qu'il réprouve absolument l'usage de « Bof » en toute autre circonstance que la narration de la Prodigieuse Histoire de l'Habitant du Désert Désolé, plongé dans sa crucifiante oisiveté. Antoine Barrois. ● Reproduction interdite. Tous droits réservés. 165:231 ## NOTES CRITIQUES ### Aveuglement sur la pénurie « Il semble que nous allons tomber d'un gaspillage que nous ne savions pas maîtriser dans une pénurie que nous ne saurons pas supporter » (ITINÉRAIRES, février 1974). Eh bien, nous y sommes. Les Français découvrent qu'ils peuvent manquer d'électricité avec la même stupéfaction qu'ils auraient devant la Seine à sec. Ils mettent sur le même plan les énergies qu'ils produisent et les forces naturelles. On l'a vu avec la panne du 19 décembre 1978. Depuis, on interroge beau­coup M. Boiteux, directeur de l'E.D.F. Le 9 janvier, il répon­dait à *France-soir* qu'il suffirait, pour éviter tout incident, de gagner 400 à 500 mégawatts sur 39 000, aux heures de pointe. Diminuer la consommation d'un pour cent permettrait d'assurer une marche normale. Il conseille d'éteindre les ampoules inu­tiles, et de ne pas se servir des machines ménagères à ces heures-là. Une machine à laver consomme 3 000 watts. Un pour cent, c'est peu de chose. On sera peut-être surpris de voir que dans cette France hier encore si économe, le réflexe du gaspillage est établi. C'est l'E.D.F. qui doit dire « surveillez vos compteurs », alors que les usagers, payant leur consommation, devraient la surveiller eux-mêmes. Mais ils s'en moquent. On leur a appris à ne pas compter (voilà qui contredit ce qu'on affirme du « caractère » des peuples, du « bas de laine » ; le monde moderne a changé cela). 166:231 Il suffirait d'un pour cent d'économie. Que serait-ce si nos usines tournaient à plein, s'il n'y avait pas un million deux cent mille chômeurs, des centaines d'usines arrêtées ? Il faut croire que nous ne sommes plus équipés en énergie pour que notre appareil industriel fonctionne à plein rendement. Et constater en même temps que cet appauvrissement (le chômage, la production stagnante) n'a nullement enrayé le gaspillage. C'est ennuyeux à dire mais il est vrai que l'État représente la dernière forme de conscience publique ; insuffisante, erro­née, mais subsistante. Dans l'ensemble, il freine le mouvement vers le désordre, l'égoïsme, la barbarie (pas toujours, c'est cer­tain). Les choses vont de telle façon qu'on s'en remet à lui pour la moralité globale, la protection du faible, le châtiment du coupable, la réprobation des fautes. Encore une fois, il le fait mal, parce que ce n'est pas son rôle. Il devrait seulement être le bras séculier d'une puissance spirituelle. Mais rien ne le remplace, et plus rien ne l'assure. Eh bien, dans le cas de l'énergie, question simple, et plus de discipline que de morale, l'action de l'État est nulle. Il n'ordonne rien, ne restreint rien. Puisque la consommation est forte de 5 h 1/2 à 7 h du soir, *il serait tout simple que les émissions de télé commencent après 7 h*. La télé consomme beaucoup d'électricité. Mais rien n'est fait en ce sens. Il convient de garder les apparences et les habitudes de la richesse, alors qu'on ne la possède plus. La France veut vivre au-dessus de ses moyens, comme toute famille, ou classe, sur le déclin. Changer, se gêner, qui sauverait, lui paraît une humiliation insupportable. Et puis on affecte de croire que les citoyens, raisonnables, « adultes », sauront décider eux-mêmes. L'ennui, c'est qu'ils ont accepté leur brevet d'adulte en pensant que cela voulait dire que personne n'a de leçon à leur donner. Georges Laffly. 167:231 ### Roger Caillois ● *Rencontres* (Presses universitai­res de France). -- *Approches de la poésie* (Gallimard). -- *Récurrences dérobées* (Hermann). Roger Caillois est mort à Paris le 21 décembre dernier. Il était né en 1913. Pour don­ner quelque idée de son œu­vre, on peut s'aider des trois volumes qu'il venait de pu­blier à l'automne, comme s'il se hâtait. *Rencontres* est un recueil d'études littéraires. On peut y discerner trois axes : le souci esthétique, avec les études sur Valéry, Corneille, Tacite, Mon­tesquieu. Elles révèlent le goût de Caillois pour un art exact, composé, lapidaire ; classique, en un mot. L'essai sur Lau­tréamont est un des éléments de sa critique du romantisme. Avec les textes sur Borges, Mérimée, Potocki, on rejoint le goût du fantastique, des jeux de la raison avec le mys­tère, et des vertiges qu'ils pro­curent. Enfin, l'essai sur Saint-Exupéry, une partie du Mon­tesquieu, ce qui est dit de Corneille et de Rouveyre, rap­pelle l'attention sur le mora­liste. Dès *Puissances du roman* (1942) Caillois est attiré par Saint-Exupéry. Sur les ruines d'un monde détruit (et que, dit-il, les romanciers ont con­tribué à détruire, attirant la sympathie sur l'anormal, sur l'infraction), des écrivains comme celui de *Vol de nuit* préparent l'édification d'un nouvel ordre. Ils exaltent le courage, le dévouement, la communion entre les hommes. Ils ne se payent pas de mots. Caillois loue Saint-Exupéry d'être un de ceux qui ne tri­chent pas : « Il conquiert, il aménage un domaine de civi­lisation naissante, encore ché­tive, où les conséquences du moindre manquement, d'ordi­naire, ne se font pas atten­dre. » Il a longtemps pensé que de tels hommes étaient *contagieux,* et pouvaient ré­pandre des valeurs peu com­munes. Il continue de penser qu'ils sont exemplaires. Ils sont ceux qui entretiennent et enrichissent le trésor com­mun de l'humanité, par no­blesse ; mais sans espoir. Nulle bienveillance divine ne les at­tend. Saint-Exupéry est « le héros sans foi d'une époque athée ». Caillois ne semble pas s'être demandé si de telles exi­gences ne naissent pas du sou­venir (au moins) des temps de foi, si ces héros ne sont pas animés encore par un élan ancien, et renié. Ce « pari de la civilisation », comme il dit, est sans lien avec notre société. 168:231 Elle ne le favorise en rien, il le sait. Elle le mécon­naît ou s'en méfie. Il pense pourtant qu'un tel héroïsme peut se manifester solitaire­ment, qu'il y aura toujours quelques hommes purs, à con­tre-courant du troupeau. Posi­tion aristocratique et stoïcien­ne. *Approches de la poésie* réu­nit diverses réflexions sur cet art, depuis *Impostures de la poésie* (1944) jusqu'à une leçon faite au Collège de France (1977). On a beaucoup répété ces temps-ci que Caillois sor­tait du surréalisme, ce qui pa­raît le fin du fin aux imbéciles. Il en sortait, en effet, il en était même sorti à 21 ans, en 1934. Au vrai, il est beaucoup plus proche de Valéry. Il condamne la facilité, l'incom­municabilité, la surprise pour la surprise, le relâchement de la syntaxe. Il suffit de relire les *Impostures,* ou *Babel.* Et ici : « Quand Rimbaud écrit « je fixai des vertiges », c'est fixer qui définit sa tâche de poète. Mais on s'est imaginé que c'était éprouver des verti­ges. Chacun bientôt voulut que sa tête tournât, s'il montait sur une chaise. » La poésie qu'il aime est rigueur et éloge. Son poète élu, Saint-John Perse. Caillois opposait à l'image surréaliste, qui vise au maxi­mum d'arbitraire, ce qu'il nommait l'image juste : celle qui révèle un rapport inaper­çu mais irréfutable entre deux réalités. On touche là à une de ses rêveries favorites. Dans un monde fini, il doit y avoir des échos, des rimes, des ana­logies inépuisables entre des faits, des objets qui, à premiè­re vue n'ont rien de commun. Il y a, à ce sujet, dans *Appro­ches de la poésie,* une phrase capitale : « Peu à peu, d'une étude à l'autre de ce volume, je me suis trouvé incliné à consentir à l'analogie, dans la poésie comme dans presque toutes les activités mentales, un rôle de plus en plus im­portant, à la fois initial et décisif. » Il me semble qu'il y a là une grande hardiesse, peut-être la redécouverte d'une voie oubliée. Dans cette perspective, la poésie n'est pas seulement un art humain, elle est une fonc­tion de la nature. Nous arri­vons là à *Récurrences dérobées* (ou au *Champ des signes,* autre titre de cet ouvrage, que j'évite à cause du calembour qu'il suggère). Depuis longtemps. Caillois s'était préoccupé des échos, nous disions plus haut des rimes, ou des « redondan­ces », comme il préférait dire, que l'on peut soupçonner dans la nature : analogie entre la mante religieuse et divers my­thes où la femme dévore ou mutile l'homme, (*L'Homme et le sacré,* 1938) ; analogie entre les ailes des papillons et les tableaux des peintres, etc. Ici, il part de certains signes empreints dans des silex, hy­perboles ou hyperboloïdes dont il se demande comment ils ont pu se constituer. Hypo­thèse : les atomes de la pierre ont été soumis à des rythmes qui nous sont insensibles. On sait qu'un archet vibrant près d'une plaque de métal organise les poussières d'un matériau quelconque jeté sur cette pla­que selon une figure caracté­ristique. N'est-ce pas le même phénomène ? Caillois pense aussi au sorcier de Hamelin, qui au son de sa flûte emmène les rats, puis les enfants de la ville, dans une montagne. Là, dit le conte, les enfants dan­sent toujours. En somme, ils ont été triés et conduits à or­ganiser des figures régulières, selon le pouvoir de certains sons, comme les atomes du silex. 169:231 Nous voilà devant une ressemblance, une *rime* entre la constitution d'un caillou et une fable inventée par les hommes. Rêverie ? « Je réussis de moins en moins à distin­guer les deux sortes d'images, celles qui sont gelées dans la pierre et celles qui sont issues des vapeurs de la fiction. Je sais qu'elles sont formées par d'autres voies, toutefois pour les mêmes raisons. Je me per­suade qu'elles partagent une destinée fraternelle, dont je m'efforce en vain de découvrir la racine commune. Je devine qu'il n'est pas à la portée d'un être local, momentané, sinon excédentaire, d'y parvenir. D'avoir seulement conçu et tenté l'entreprise m'apporte une satisfaction douce-amère que je dilapide au jour le jour pendant qu'il m'est accordé de la ressentir. » Il est remarquable que Cail­lois ait eu assez d'attention et de perspicacité pour deviner le labyrinthe et sa splendeur, assez d'esprit pour savoir qu'il n'en comprendrait pas le plan, mais qu'il n'ait jamais voulu concevoir que cette énigme eût un sens. G. L. Ouvrages de ROGER CAILLOIS précédemment recensés dans ITINÉRAIRES : -- *La pieuvre :* numéro 175, pp. 150 et suiv. -- *Approches de l'imaginaire : nu­*méro 188, pp. 149 et suiv. -- *Obliques*, précédé *d'Images, images... :* numéro 193, p. 129. -- *Petit guide du XV^e^ arrondissement à l'usage des fantômes :* numéro 213, p. 163. *-- Le fleuve Alphée :* numéro 224, p. 162 et suiv. ### Bibliographie #### Jean-Gaston Bardet Les clefs de la recherche fondamentale Librairie Maloine L'histoire de Gaston (puis Jean-Gaston) Bardet, né à Vi­chy en 1907 dans une famille d'architectes, est des plus cu­rieuses. Si on le croit, c'est un mystique en perpétuelle relation avec la divinité et il jouit de révélations du plus grand intérêt. 170:231 Chose extraor­dinaire, M. Bardet semble être en quelque sorte le premier mystique qui raconte ainsi sa vie et ses aventures spirituel­les, car on assiste à la paru­tion de textes autobiographi­ques du vivant de l'auteur et en clair, ce qui n'est pas com­mun, avouons-le, les mystiques faisant généralement connaître leurs expériences et messages de façon discrète, en conser­vant l'anonymat pour protéger leur retraite... Architecte, ur­baniste de renommée mondia­le, auteur de divers ouvrages relatifs à son art (dont *L'urba­nisme* de la collection « Que sais-je ? », *Paris, naissance et méconnaissance de l'urbanis­me,* thèse à l'École pratique des hautes études, 1951, *De­main c'est l'an 2000,* 1958, ou­vrage très attachant), prési­dent de la commission d'urba­nisme de l'ONU, se définissant même comme ruraliste, attaché à l'organisation de l'espace pour que l'homme puisse s'é­panouir au mieux, Gaston Bar­det a édifié une œuvre qui mérite du respect. Par la suite et entre deux voyages à l'au­tre bout du monde, Gaston Bardet a édité les deux tomes de *Pour toute âme vivant en ce monde,* 1 *-- Il n'y a qu'un chemin* (titre qui ne figure pas sur la couverture) et 2 -- *Je dors, mais mon cœur veille...* (1955, 1954). Il nous donna deux fois l'*Imitation du Christ* (avec *imprimatur* et *nihil obs­tat,* l'édition de 1958 fort bien faite est épuisée depuis belle lurette), puis *La Genèse, sym­phonie trinitaire en douze sé­quences* (1959), *Le trésor se­cret d'Ishraël* (1970), *Mystique et magies* (1974) et enfin paru en 1978 : *Les clefs de la re­cherche fondamentale,* préfacé par le professeur Léon-Jacques Delpech, président de la Société française de cybernéti­que et des systèmes généraux, professeur de psychologie à Paris VII. Les thèses de l'au­teur, qui fut ami du cardinal Roncalli, étant généralement inconnues de nos lecteurs, j'en retiens ici quelques-unes. Tout d'abord l'absolue nécessité de prier, si possible de la façon la moins intellectuelle possi­ble, c'est-à-dire en répétant une seule phrase ou un seul nom : c'est la prière du cœur, la méthode des pères du dé­sert, débouchant sur l'hésy­chasme, technique pour se te­nir perpétuellement en Dieu (cf. à ce sujet les petits ouvra­ges parus au Seuil, collection « Livre de vie » : *Petite phi­localie de la prière du cœur,* 1953 ; Un moine de l'église d'o­rient, *La prière de Jésus,* 1963 ; *Récits d'un pèlerin russe,* 1975, et bien entendu *Le nuage d'in­connaissance,* 1977, mais dans la collection « Points-Sages­se »). C'est la prière des pau­vres en esprit, celle qui mène le plus rapidement au cœur du problème, c'est-à-dire Dieu. Armé de centaines de citations des pères, de sainte Thérèse d'Avila, de saint Jean de la Croix et autres géants de la mystique, M. Bardet démontre le rôle de cette prière perpé­tuelle qui arrive à transformer l'homme en le plaçant dans le *circulus* trinitaire, lui appor­tant parfois des phénomènes physiques qu'il ne doit point rechercher mais qui sont par­fois évidents, même pour l'en­tourage. L'auteur va jusqu'à faire enregistrer des ondes cé­rébrales sur un graphique, au moyen d'un « gayographe » électronique et elles varient en fonction de son état mysti­que. Au passage, M. Bardet exécute yoga et autres pseudo-mystiques asiatiques qui dé­ferlent sur l'Europe. 171:231 Nous sommes donc loin de la médi­tation transcendantale et de toutes ces pestes dont on par­le. Autre point : M. Bardet démontre de façon précise aux juifs que la Bible écrite en caractères hébraïques, donc la leur, annonce la Vierge et le Christ. Il apprend au peuple élu comment lire ce texte qui lui est occulté par son aveuglement qui date de 270 av. J.-C., il explique la véritable numérotation des caractères, lettres et chiffres, la corres­pondance entre les deux étant oubliée puis changée par la terrible kabbale... M. Bardet montre aux juifs qu'ils sont les esclaves d'une mauvaise inter­prétation du texte qu'ils con­servent pourtant pieusement, il explique les changements d'orthographe d'un même mot à quelques lignes de distance, il montre pourquoi il y a des doublets, des lettres surélevées, ornées de signes ; il adjure les juifs de quitter l'escroque­rie talmudiste, il disserte sur la véritable prononciation de YHWH ; pour lui « la libéra­tion positive (des juifs) ne peut venir que du retour au mosaïs­me originel, au Dieu Trine », (caché en YHWH) « qui re­placera les juifs, spirituelle­ment en tête de l'Occident ». M. Bardet m'annonçait d'ail­leurs dès août 1963, en une conversation mémorable, que la kabbale allait envahir les librairies, avec toutes ses idées fausses, sorte de dernière of­fensive pour pervertir l'occi­dent ; or, il faut bien le cons­tater nous croulons sous l'éso­térisme, les mystères de tous genres, la littérature des sec­tes, de la magie, etc. Tout cela entraînera M. Bardet à faire la part entre les magies et la mystique, à regarder ce qu'il y a au fond de la maçon­nerie (et il s'agit là tout bon­nement de techniques desti­nées à faire sortir en quelque sorte un « double » hors du corps pour s'en évader au loin... ce qui se recoupe avec bien des renseignements venus de diverses personnes), bref à renseigner nos contemporains sur les dangers à la mode. Dans son dernier ouvrage, qui souffre d'une bien mauvaise typographie, l'auteur se pen­che sur le suaire de Turin et autres manifestations de la présence divine (mais j'attends en cela le jugement de l'Église). Il essaye de nous faire comprendre que Dieu est une sorte de tourbillon créateur, un créateur d'ondes et même une « vibration pure » (défi­nition qui ne m'avance guère, une vibration n'étant qu'un « mouvement oscillatoire ra­pide » ou un « mouvement périodique d'un système ma­tériel autour de sa position d'équilibre » selon *Larousse*)*.* L'auteur croit aux transmuta­tions intra-nucléaires, biologi­ques et je laisse la parole aux savants. J'ai ainsi essayé de donner une vue générale des positions « bardetistes », ayant la plus grande sympathie pour un personnage hors du com­mun et qui apprend beaucoup. A côté de cela, l'œuvre de M. Bardet peut apporter bien des réserves. Ses textes sont hé­rissés d'affirmations souvent gratuites et qui semblent tom­bées des nues... Évidemment, l'auteur est, paraît-il, en liai­son directe avec le Ciel (heu­reux homme !) et son dernier livre est rempli de paroles ve­nues de ses célestes inspira­tions, pour autant qu'elles viennent d'en haut. Avec la plus grande intégrité intellec­tuelle, M. Bardet nous prévient de l'origine « céleste » de mots et phrases qu'il rapporte, en les mettant entre crochets, et ils ne manquent pas ! 172:231 Le pauvre « intégriste » ou « con­servateur » de base sera sou­vent décontenancé par certai­nes positions. M. Bardet le ren­voie dos à dos avec le pro­gressiste. Il n'a rien compris cet intégriste, aux ouvertures de Vatican II, aux intentions de Paul VI, aux nombreuses modifications qui doivent ar­river dans la sainte Église de Dieu et que M. Bardet annon­ce. Homme inondé de joie (son nom mystique est Jean de la Joie, qu'il a « reçu » au pied du tombeau de saint Jean de la Croix), donc optimiste, M. Bardet annonce en effet la déroute des « Rouges », la victoire de la Vierge, mais aussi une Église nouvelle où le couple homme-femme aura un rôle spécial (M. Bardet pré­tend former ce couple précur­seur avec son épouse, réali­sant « le prototype de la fa­mille voulue par Marie »... ce qui mériterait à la limite une enquête publique !), où il n'y aura plus de cardinaux, où les évêques auront un rôle moins important, où la décen­tralisation sera poussée avec des groupes locaux d'échelle humaine, où les cloîtres seront supprimés, car il n'y aura plus besoin de s'enfermer pour pen­ser à Dieu, où il n'y aura plus d'ordre de prêtres, où tout se passera en langue vernaculai­re... « Deux seules communau­tés parfaites se suffisent à elles-mêmes : la famille, l'Église... » « Le catholicisme doit réunir une famille d'églises consti­tuées d'églises familiales », vivant dans un urbanisme chrétien voulu par la Trinité. Et pourtant la France a touj­ours une mission, « rénover l'Église par la joie »... proba­blement par la multiplication des prêtres qui pourront être mariés, etc. La richesse de la pensée « bardetiste » est énor­me, foisonnante, mais aussi gênante. Certains aspects de cette pensée pourraient tout bonnement paraître hérétiques. C'est dire avec quelle précau­tion on doit aborder une telle œuvre et pratiquer le discer­nement des esprits ! Pour M. Bardet, les Évangiles nous sont parvenus avec des « déficien­ces », mais « l'heure est ve­nue de rendre clair et sim­ple ce que les théologiens n'ont jamais saisi », nous dit l'au­teur qui prétend connaître dé­jà des définitions dogmatiques de demain ! Que faut-il penser d'une possibilité de miséricor­de pour tous... « même pour Satan et les siens » ! (p. 291, n. 29 in fine, cette proposition apparaissant plusieurs fois sous diverses formes : toute l'humanité sera sauvée !). Nous sommes là devant des propositions qui semblent con­traires à la foi. Alors, me di­rez-vous, pourquoi s'occuper de telles rêveries, pourquoi ne pas attendre d'abord la mort de l'auteur, puis le jugement de l'Église, ne serait-ce que par la déclaration de sa sain­teté et de la rectitude de ses écrits ? Je réponds que s'il fallait attendre la canonisation de tous les auteurs d'intérêt, il n'y aurait plus grand chose à écrire de neuf (enfin, tout est relatif), mais le champ de nos activités serait quand mê­me bien réduit et il serait im­possible de parler des vivants ! De plus, il y aurait quelque lâcheté à ne pas signaler l'œu­vre importante d'un homme qui a quelque chose à dire dans un domaine qui nous in­téresse tous au plus haut point : Dieu ! Je serais très heureux que les spécialistes patentés, théologiens et savants (M. Bardet mêle beaucoup la science à ses propos), vien­nent regarder de près toute cette production littéraire, pour trier le grain de l'ivraie. 173:231 La position de l'ensemble des critiques est de faire silence devant des ouvrages qui pa­raissent difficiles (M. Bardet les trouve, lui, très aisés à lire, presque faits pour des enfants sachant jouer avec les lettres et les chiffres !). Je crois que c'est une attitude la­mentable, surtout à une épo­que où les mois nous semblent comptés (« Ce temps est des­tiné à engranger de l'amour. ») Les ennemis sont aux portes et même au cœur de la patrie française. Il faut se retremper aux sources et découvrir des jalons nouveaux pour tracer notre route au milieu d'une jungle irrespirable. Quel que soit le jugement que les spécia­listes porteront sur cette œuvre digne d'intérêt (et peut-être dangereuse dans certains de ses aspects ?) ([^145]) il n'en reste pas moins que M. Bardet a suscité des vocations d'orants, qu'il a mis le doigt sur des problèmes fondamentaux et qu'il a peut-être montré aux juifs la seule voie à suivre pour aller vers le Christ. Ces mérites ne sont pas minces, même si certains aspects de l'œuvre nous sem­blent ahurissants, comme la recherche de certaines vérités par des pendules et autres méthodes qui peuvent paraître puériles ou fantastiques. Voilà, c'est dit et je rentre déjà la tête entre les épaules... Pierre Dupré. #### Gaston, Jean-Baptiste de Renty (1611-1649) : Correspondance Texte établi et annoté par Raymond Triboulet (D D B) Né au Bény-Bocage (Calva­dos) en 1611, mort à Paris en 1649, Gaston de Renty, qui se maria à 22 ans et eut cinq enfants, est le grand saint laïc du XVII^e^ siècle. Il n'est guère connu (et encore : des histo­riens religieux) que pour avoir été « une des plus éclatantes lumières » de la Compagnie du Saint-Sacrement qui fut, sous Louis XIII et Louis XIV, un peu l'analogue de la Congré­gation, sous la Révolution et l'Empire, et l'Opus Dei de nos jours. 174:231 En relations étroites avec saint Vincent de Paul, saint Jean Eudes, le P. de Condren, M. Olier, ami intime du chan­celier Séguier, connu de tou­te la Cour, Gaston de Renty exerça une influence considé­rable non seulement sur les gens du monde mais sur les milieux religieux. Sa corres­pondance, considérable, est en grande partie perdue. On n'en connaissait jusqu'ici que des extraits publiés dans l'ouvrage que lui a consacré, en 1651, le P. Saint-Jure. Raymond Tri­boulet est parvenu à retrouver 424 lettres de ce « chrétien parfait » ; beaucoup sont ad­ressées à des carmélites dont il était devenu un véritable directeur spirituel, à la de­mande même de leur directeur religieux. Ce gros livre de 1048 pages constitue donc un témoignage de premier ordre sur la Contre-Réforme, qu'on appelle de plus en plus, et à juste titre, la Réforme catholique. Les nom­breuses notes de R. Triboulet, ses notices biographiques et les index très détaillés (noms, sujets traités, citations bibli­ques) établis par Mme Made­leine Foisil assurent à l'ouvra­ge toute son utilité. Pour étudier la spiritualité de Gas­ton de Renty, il suffit en effet de se reporter à l'index des sujets traités. On retrouve aus­sitôt dans les lettres indiquées ce qu'il pense du monde, de la mort, de l'obéissance, de la perfection etc., etc. Le style de G. de R. atteint parfois les « cimes », selon l'abbé Brémond, bon juge. Il est plus souvent simple et fa­milier, avant la saveur des choses de Dieu connues et vécues par un homme engagé dans les responsabilités fami­liales et terrestres. Son équili­bre, son bon sens, sa crainte des « dévotions façonnées » donnent à son enseignement une valeur permanente, et son attrait pour Jésus-enfant le rapproche curieusement de sainte Thérèse de Lisieux (d'autant que les enfants n'é­taient pas à la mode en ce temps-là). Aujourd'hui où l'Action ca­tholique est en pleine décom­position, les laïcs qui se soucieraient de la redresser pour­ront lire avec profit cette Cor­respondance dont l'auteur leur présente le meilleur modèle à suivre. Louis Salleron. #### Jean de Viguerie L'institution des enfants (Calmann-Lévy) Ce livre excellent est un ta­bleau de l'éducation en France du XVI^e^ au XVIII^e^ siècle. Il est d'une lecture passionnante mê­me pour ceux qui ne croient pas, comme croyait Malraux, que la France a appris à lire avec Jules Ferry. Le XVI^e^ est une époque de renouvellement et de tumultes. Contre l'héré­sie, la contre-réforme récla­me un vaste mouvement d'en­seignement. Il faut rétablir les connaissances religieuses, transformer la pédagogie. Dans les paroisses, les adultes aussi sont interrogés. 175:231 Le catéchisme se répand. Le premier était dû à Calvin, dit l'auteur. Rensei­gnements pris, c'est inexact. On en attribue un à Alcuin, et ils se multiplient à partir du X^e^ siècle. Reste que l'imprime­rie favorise leur diffusion. Mais il ne s'agit pas seule­ment d'enseignement religieux. Une impulsion nouvelle existe. Des collèges de Jésuites aux écoles de paroisse, les établis­sements nouveaux manifestent le goût de savoir. L'Église or­ganise et finance pour une part, mais aussi les villes, les États provinciaux, et le roi. Évidemment, c'est l'ancienne France, et cette entreprise n'est nullement étatique. Cependant, le roi la soutient. « A deux reprises (en 1698 et 1724) le roi invite les évêques à favori­ser par tous les moyens en leur pouvoir la création de petites écoles dans toutes les paroisses où il n'y en a pas. Les parents sont tenus d'envo­yer leurs enfants à l'école jus­qu'à l'âge de quatorze ans. Les parents négligents qui garde­ront leurs enfants chez eux seront admonestés, et s'ils per­sistent, poursuivis en justice. » Une telle remarque suffit à montrer la différence entre l'ancien régime et notre société. Il y a impulsion, non obligation. Le roi n'a pas en fait la capacité d'imposer. Ce qui montre une fois de plus que lorsqu'on parle de la cen­tralisation monarchique en l'assimilant à la nôtre, on joue sur les mots, et on se trompe. En 1715, deux cents villes ont leur collège, y compris des villes de moins de 5 000 habi­tants (la population rurale est beaucoup plus importante qu'aujourd'hui). C'est souvent une lourde charge, mais les communes sont ambitieuses. M. de Viguerie estime qu'au XVIII^e^ environ quatre person­nes sur dix lisent et savent plus ou moins écrire. P. Chau­nu cite à peu près les mêmes résultats. Ils sont considéra­bles. Hors les obligations ad­ministratives et sociales (beau­coup moins fortes alors) quelle est la proportion réelle d'utili­sateurs de la lecture, de nos jours ? L'auteur donne mille détails sur le recrutement des maîtres (en majorité, des laïcs), l'orga­nisation des études. On appre­nait d'abord à lire, puis à écrire. Saint Jean-Baptiste de la Salle fut le premier à faire lire d'abord en français (avant, on commençait par du latin). La méthode « globale » fut inventée au XVIII^e^, sans succès. Dans les collèges, comme on sait, on parlait latin (et grec). On joua jusqu'à la fin du XVII^e^ des pièces en latin. Le jeudi jour de congé est une inven­tion des Jésuites (1593). On apprendra aussi des choses curieuses sur le relâchement de la discipline au XVIII^e^ : cha­huts qui dégénèrent en émeu­tes, professeurs bafoués. En même temps, l'enseignement se défait. On n'a plus confiance dans les vieux modèles, les humanités sont méprisées. On veut une instruction plus adap­tée à la société, plus utile au commerce. Évolution aussi pour les sports. Sous Henri IV, « les Français naissent une raquette à la main ». Ensuite, on délaissera un peu les exercices physiques. Ce livre est une véritable histoire de France, vue sous l'angle des écoles et des éco­liers, et d'une lecture à la fois très riche et très divertissante. Georges Laffly. 176:231 ## DOCUMENTS ### Les trois postulats insensés de notre politique économique Voici les principaux passages d'un article de MAURICE BARDÈCHE sur « Les choix du libéralisme », paru dans la revue DÉFENSE DE L'OCCIDENT, numéro 162 de décembre-janvier. Le libéralisme Giscard/Barre repose, en réalité, et c'est là son danger pour l'avenir, sur trois postulats qui sont également trois paris et qui sont trois paris également dangereux. C'est un sujet de réflexion qui ne semble pas avoir effleuré nos énar­ques et nos techniciens, imbus de leurs théories et incapables de voir plus loin que le bout de leur nez. C'est pourtant une certaine forme de notre avenir qui est engagée par ce choix. Le premier postulat est le seul d'entre les trois qui ait été assez largement discuté dans la presse et dans la radio. On semble ne pas avoir vu toutefois les conséquences qu'il impli­que. Ce postulat est celui qui consiste à spécialiser les entrepri­ses françaises et d'une façon générale l'économie française dans ce qu'on appelle les « secteurs de pointe ». Il est entendu, il est supposé que notre économie étant incapable d'être con­currentielle dans certains secteurs de large diffusion doit se résoudre à se spécialiser dans certains secteurs techniquement avancés, dans lesquels la qualité de notre production nous permettrait de devancer nos concurrents et de garder notre place sur le marché mondial. 177:231 D'abord il s'agirait de savoir s'il n'y a pas quelque chose de chimérique dans cette ambition de la part d'un pays qui est un des plus pauvres depuis vingt ans en brevets d'invention et qui est par conséquent tributaire des progrès techniques réalisés dans d'autres pays et sur lesquels nous devons payer redevance. Cette difficulté est-elle insurmontable ? Il appartient seule­ment aux techniciens de répondre à cette question. Ce que tout le monde peut prévoir, ou tout au moins devrait prévoir, sans être technicien, c'est qu'il y a un danger certain dans cette spécialisation de notre production nationale. Si elle nous fait devenir exportateur pour des produits de haute qualité et de fabrication sophistiquée, en même temps elle nous rend tribu­taire pour les secteurs que nous négligeons du même coup, qui sont des secteurs de grande consommation et par consé­quent de nécessité pour toute la population. Si quelque situation de crise se produit, si nous nous trouvons placés dans une situation dans laquelle nous ne pouvons compter que sur nos propres ressources, l'industrie française, la production fran­çaise, seront-elles capables d'assurer à notre population les biens dont elle a besoin ? Si quelque jour nos lignes maritimes sont coupées, ou si la circulation maritime, tout au moins, est rendue plus difficile, si nous nous trouvons exposés à une sorte de semi-état de siège, ne regretterons-nous pas amèrement d'avoir sacrifié des secteurs essentiels et fondamentaux de notre économie à la priorité immédiate de maintenir nos exporta­tions ? \*\*\* Le deuxième postulat est plus dangereux encore. Toute notre politique économique repose sur une exigence essentielle « exporter à tout prix, exporter ou mourir ». Comment ne voyons-nous pas les dangers et même l'absurdité d'une telle formule ? Cette exigence draconienne qui est la nôtre, nous devons supposer qu'elle sera également, qu'elle doit être impé­rativement celle des autres pays. Si tout le monde veut exporter, si tout le monde doit exporter sous peine de mort, il arrivera nécessairement un moment où se produira une explosion ou une crise dramatique. Déjà les résultats de cette brillante poli­tique dont Giscard/Barre ne sont pas les inventeurs mais seu­lement les continuateurs, n'ont pas manqué de se faire sentir. 178:231 Pour exporter, exporter à tout prix, exporter ou mourir, nous avons équipé des pays du Tiers-Monde ou des pays sous-déve­loppés, qui, maintenant, grâce au prix inférieur de la main-d'œuvre, deviennent des concurrents sur nos marchés et à mesure que nous exportons, que nous fournissons des usines clefs en main et transformons des pays, qui étaient auparavant des pays consommateurs, en pays qui deviennent de plus en plus des pays exportateurs, c'est notre propre situation écono­mique que nous minons et que nous exposons à des difficultés grandissantes. Cette politique de Gribouille est déjà assez éton­nante en elle-même, elle peut devenir dans certains cas drama­tique. Non seulement elle nous amène à aider des pays qui deviennent nos concurrents, mais à équiper des pays qui ris­quent d'utiliser contre nous le matériel que nous leur avons fourni. Au lieu de laisser l'agriculture soviétique démontrer au peuple soviétique l'impuissance du régime étatique marxiste, les pays occidentaux sont venus à son secours et lui ont fourni (à des prix très avantageux) des denrées alimentaires qui lui faisaient cruellement défaut. Les mêmes pays occidentaux n'hési­tent pas à vendre à l'U.R.S.S. les appareils de mesure ou les ordinateurs qui sont très en avance sur les types d'appareils que l'U.R.S.S. est en mesure de fabriquer par ses propres moyens. Les restrictions à ces exportations que le gouverne­ment des États-Unis a fini par décider n'ont qu'un effet très aléatoire, à partir du moment où d'autres occidentaux, pour améliorer leur balance d'exportation, fournissent à l'U.R.S.S. des matériels analogues. C'est une chose singulièrement para­doxale que certains matériels militaires soviétiques n'aient pu être mis au point que grâce aux appareils de contrôle que leur fournissent les pays occidentaux. C'est un symbole que le triomphe touristique que l'U.R.S.S. se prépare à l'occasion des prochains Jeux Olympiques ait été réalisé presque totalement par des entreprises des pays occidentaux. Notre maxime aveu­gle : « exporter ou mourir » ne peut conduire qu'à une catastrophe, provenant soit de la part des États que nous aurons aidés, et auxquels nous refuserons des débouchés, soit de la part des pays que nous avons soutenus directement ou indirec­tement et qui en ont profité pour privilégier la production de matériel de guerre grâce auquel ils nous écraseront. \*\*\* Un troisième postulat, le plus dangereux de tous, et accepté avec un remarquable aveuglement par des gens qui se croient réalistes, est l'hypothèse considérée comme une certitude, que les pays d'Europe occidentale n'ont pas à craindre d'initiative militaire soviétique avant vingt ou trente ans. Cette belle assurance est d'un optimisme terrifiant. Elle est propre au gouvernement français, appuyé imprudemment à cet égard par le gouvernement allemand. 179:231 Ce point de vue est loin d'être partagé universellement comme deux événements récents viennent de nous le montrer. L'élection du pape Jean-Paul II a fait l'objet de nombreux commentaires sur lesquels nous ne reviendrons pas, car ils sont présents à tous les esprits. Mais on n'a fait attention pres­que nulle part à une particularité pourtant bien singulière de cette élection : les cardinaux du Tiers-Monde dont le vote a été décisif au conclave ont choisi pour pape un technicien du dia­logue avec les autorités communistes, un homme qui a réussi à faire survivre une Église catholique, symbole de la liberté, dans un pays soumis à un contrôle policier et militaire qui est l'équi­valent du quadrillage pouvant être réalisé par une armée d'oc­cupation. Autrement dit, le conclave a choisi le pape qui pouvait le mieux sauvegarder le catholicisme en discutant les conditions de survie du catholicisme en Europe, avec les maré­chaux soviétiques d'une armée d'occupation, comme il a discuté les conditions de survie du catholicisme en Pologne avec le parti communiste. Cette singulière prévision est digne du sang-froid de l'Église et du réalisme qu'elle a su montrer a travers les siècles devant les situations les plus imprévues. Comment le cardinal de Cracovie n'a-t-il pas rappelé à ceux qui connaissent l'histoire les chefs barbares que les Romains dans les dernières décennies de leur décadence, avaient mis à la tête de l'Empire, au moment où commençait le drame des grandes invasions ? Qui s'est souvenu de Stilicon ? Un autre avertissement plus clair est tombé comme un oracle de la bouche d'un invité de la radio-télévision, le pré­sident Nixon. Celui-ci a donné pas mal de preuves de bêtise dans le passé, mais aussi des preuves certaines d'une sorte de sentiment des grandes perspectives de la politique mon­diale. Lui aussi nous a avertis des dangers que pourrait pré­senter pour l'Europe une opération militaire conventionnelle de l'U.R.S.S. se déroulant entre les années 1980 à 1982. Cet avertissement ne devrait pas être pris à la légère. Deux échéances au moins nous attendent qui ne seront peut-être pas différées jusqu'à l'époque prévue par Nixon : la mort de Tito et la mort de Brejnev. Quel changement ces deux événements peuvent-ils amener en Europe ? Il est bien téméraire de rai­sonner dès maintenant comme s'ils ne devaient en produire aucun. Le libéralisme économique, déjà aléatoire par les résultats qu'il peut produire à long terme dans une perspective de paix durable, risque de devenir catastrophique, s'il laisse nos pays militairement et économiquement sous-armés dans l'éventua­lité d'une guerre conventionnelle. Les champs de mines de l'Allemagne Occidentale ne protègent pas contre les armées de parachutistes lancées sur des arrières. La bombe à neutrons qui serait la seule arme efficace ne fait pas encore partie de l'arsenal défensif européen. Dans ces conditions, que vaudra notre balance d'exportation favorable ? Les divisions blindées soviétiques nous apprendront que nous avons fait un mauvais choix. 180:231 En fait, le choix du libéralisme politique implique en profondeur le choix entre deux types de politique : la con­duite du monde en fonction des seules préoccupations écono­miques qu'on commence à appeler d'un mot caractéristique l'*économo-politique* et la conduite du monde en fonction de la puissance, ce qu'on appelle depuis longtemps la *géo-politique.* La politique du monde libre sous la direction des États-Unis a été depuis trente ans une économo-politique, dont le but était à la fois d'exporter des marchandises et des idées. Il était entendu que les marchandises créeraient le bien-être et que ce bien-être ne pourrait qu'amener les pays sous-développés à souhaiter chez eux la réalisation de l'idéal démocratique qui permettait de si belles choses. Les résultats de cette politique ont été ceux qu'on a connus : la perte de tout le sud-est asia­tique et l'installation en Afrique de régimes communistes qui finiront par rattacher le continent africain au bloc communiste. Pendant le même temps, l'U.R.S.S., aidée par ses satellites, choisissait la géo-politique. Les soviétiques ne s'occupaient pas de vendre mais de s'installer. En finançant et en armant les partis communistes locaux, ils soumettaient à leur contrôle des territoires entiers, tenant par ce moyen des points d'appui, qui leur donnent le contrôle des grandes voies maritimes et changent la carte stratégique du monde. Dans cette lutte inégale, les théoriciens de l'économo-politique sont dirigés par l'idée commerciale de profit, ils croient que le mot de liberté, qui n'a aucun sens dans les pays sous-développés et misérables, sera le mot magique qui fera disparaître toutes les difficultés. Les soviétiques au contraire sont guidés par le choix militaire des conquérants : ils occupent, éliminent, construisent non des comptoirs, mais des citadelles. Cette inégalité peut-elle changer ? Toute l'histoire nous apprend que les marchands sont toujours chassés un jour ou l'autre par les guerriers. Cette vision mercantile de la politique, quelle Europe nous prépare-t-elle ? Il est affligeant de voir les polémiques puériles qui s'instituent à propos de ce parlement européen qui ne peut évidemment avoir aucun pouvoir réel avant que les questions fondamentales ne soient réglées entre les gouvernements. 181:231 Cette Europe qu'on nous prépare, quelle indépendance réelle peut-elle avoir tant qu'elle sera tributaire pour sa protection physique de la présence de l'armée américaine et du parapluie atomique américain ? Quelle puissance économique peut-elle représenter si la pratique du libre-échange la transforme en une passoire grâce à laquelle toutes les économies faibles seront perpétuellement menacées et qui obligera les pays économique­ment forts à devenir continuellement les pompiers d'un incen­die qu'ils auront eux-mêmes allumé ? Une confédération euro­péenne est indispensable si nous voulons éviter la balkanisation de l'Europe et la vassalisation successive de chacun de nos pays. Cette confédération ne peut avoir d'existence réelle que si un accord préalable des gouvernements, superposé à tous les mécanismes parlementaires, lui assure les conditions de son existence. Sommes-nous préparés militairement à nous opposer à une invasion de l'Europe par les armées du pacte de Varso­vie, dans le cas où elles n'utiliseraient que des armes conven­tionnelles, ce qui nous interdirait le recours à l'arme atomique ? Sommes-nous moralement prêts à accepter les sacrifices difficiles qu'il faudra faire pour préserver chez nous, non la liberté politique qui est une illusion gouvernementale, mais notre li­berté individuelle qui est infiniment plus précieuse, qui n'est pas un programme idéologique et qui se résout au problème simple de ne pas être déportés en Sibérie ? Sommes-nous diplo­matiquement prêts à choisir les alliances qui sont complémen­taires de notre économie et qui nous sont indispensables puis­que nous avons eu la bêtise criminelle d'abandonner sans combat les ressources pétrolières dont nous disposions en Algérie ? Sommes-nous économiquement prêts à protéger nos salariés et nos entreprises contre la concurrence sauvage en faisant de l'Europe un ensemble qui se suffise à lui-même et qui n'accepte que les trocs indispensables au fonctionnement de son économie ? A toutes ces questions, la réponse qu'on peut faire actuellement est négative et les discussions oiseuses n'y changeront rien tant que nous n'aurons pas eu le courage de poser la question du choix que l'Europe devra faire. \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'article de Maurice Bardèche sur « Les choix du libéralisme », paru dans la revue *Défense de l'Occident,* numéro 162 de décembre-janvier.\] 182:231 ## NOTE DE GÉRANCE ### Un franc par jour ne suffit plus Le prix de l'abonnement avait été porté à 365 F le 1^er^ février 1978. Il ne dépassait pas un franc par jour. Mais, au cours de l'année 1978, les prix ont en général augmenté de 10 % ou presque, les traite­ments et salaires ont pour la plu­part augmenté de 12 % ou davan­tage. Les prix de fabrication de la revue ITINÉRAIRES ont en un an augmenté de 10,50 %. Nous sommes installés dans l'in­flation. Lorsque Louis Salleron publiait ses célèbres articles sur l'inflation -- voir notamment nos numéros 137, 141, 150, 155, 158 -- il s'agis­sait d'une inflation de 6 % par an. Son analyse montrait que cette in­flation de 6 % était matériellement ruineuse, moralement catastrophi­que. 183:231 A 6 % par an, c'est déjà une véritable inflation, c'est déjà une inflation mortelle. Or aujourd'hui tout l'effort gouvernemental est d'éviter une « inflation à deux chif­fres », c'est-à-dire d'éviter que l'inflation atteigne tout à fait 10 %. Si l'inflation est limitée à 9,99999 % par an, le gouvernement est con­tent. Il y arrive à peine, il y arrive plus ou moins, aux environs pa­raît-il de 9,7 % pour l'année 1978, mais de toute façon le 6 % par an reste très largement dépassé. Nous n'y pouvons rien. Nous ne pouvons que le constater. Et en tirer les conséquences qui nous concernent. Il nous faut bien répercuter sur nos tarifs la continuelle déprécia­tion du franc. Ce n'est pas une augmentation réelle du prix de l'abonnement c'est seulement le maintien de l'a­bonnement au même prix réel. Si un franc par jour ne suffit plus, c'est parce que le franc s'est dégra­dé. Comme l'ensemble des traite­ments et salaires augmente au moins de 10 à 12 % par an, en réalité nous ne vous demandons pas davantage. Assurément il y a le cas particu­lier de ceux dont les ressources, pour une raison ou une autre, n'augmentent pas de 10 à 12 % par an. Pour ceux-là existent, on le sait, nos bourses d'abonnement. Nous allons cette fois ménager une transition. Le prix de l'abon­nement ne passera pas d'un coup à 400 F. Il est déclaré, il est accep­té « de 365 à 400 F ». 184:231 Étant bien entendu toutefois que 400 F est le prix véritable et nécessaire ; celui à partir duquel seront calculés les probables 8 à 10 % de plus de l'année prochaine. Je remercie une fois encore ceux qui souscrivent des *abonnements de soutien.* Ils nous permettent de tenir et de continuer, contre vents et marées, contre la mode et contre les pouvoirs culturels, sans appui aucun parmi les puissants de ce monde. Ils nous apportent une aide indispensable. Il ne faudrait pas qu'elle diminue, au moment où naît à Rome un espoir prochain ; et où il va y avoir tant à faire. J. M. ============== fin du numéro 231. [^1]:  -- (1). « Le visible et l'invisible : la fiscalité », par Alfred Sau­vy, dans le bulletin de PACADI, n° 5 334, d'oct.-nov. 1978 (10, rue de Monceau, Paris-8^e^). [^2]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 199 de janvier 1976 : *Tombeau du général Franco.* [^3]:  -- (2). Texte espagnol intégral de l'acte dans : *El mensaje de la Corona*, Presidencia de Gobierno, Madrid, 1976. [^4]: **\*** -- Ici : *d'abord* et *ensuite,* en retrait, point par point., en couleur. [^5]:  -- (1). La nouvelle Constitution espagnole, ITINÉRAIRES, numéro 227 de novembre 1978. Cet article, on s'en souvient, contient d'importantes précisions sur l'anticonstitutionnalité et l'illégiti­mité du texte soumis au référendum. [^6]:  -- (1). *Espagne 1979,* numéro 66 de janvier 1979. [^7]:  -- (1). Voir *Ceux qui pleuraient,* ITINÉRAIRES numéro 199 de janvier 1976. [^8]:  -- (2). D'après *El Alcazar, 29* novembre *1978.* [^9]:  -- (3). Le cardinal de Tolède sera imité par huit autres évêques espagnols. Mais trop tard, beaucoup trop tard pour susciter la contre-offensive générale qui s'imposait. [^10]:  -- (1). *L'Argentine de don Raoul à Videla,* ITINÉRAIRES numéro 230 de février 1979. [^11]:  -- (1). Le général Torrijos, catholique progressiste, qui fut accusé conjointement avec son frère de trafic de drogue à l'échelle Internationale. (Voir ITINÉRAIRES, numéro 222 d'avril 1978 : *Tour d'horizon ibéro-américain.*) [^12]:  -- (1). Pie XII : *Discours aux recteurs des Grands Séminaires d'Amérique latine,* 23 septembre 1958. [^13]:  -- (1). Pie XI : Encyclique *Acerba Animi* sur la situation de l'Église au Mexique, 29 septembre 1932. [^14]:  -- (2). Jean XXIII : *Discours au congrès épiscopal latino-amé­ricain,* 15 novembre 1958. [^15]:  -- (1). Ceci explique peut-être cela. (*Note du traducteur.*) [^16]:  -- (2). Pie XII : Lettre Apostolique *Ad Ecclesiam Christi* aux évêques d'Amérique latine. [^17]:  -- (1). Biblioteca de Autores Cristianos : « *Concilio Vaticano II. Constituciones, Decretos, Declaraciones, Legislacion posconci­liar *», 8^e^ édition, Madrid 1975. [^18]:  -- (2). Curieuse présentation des faits : pour les éditeurs de la B.A.C., l'affrontement d'une thèse traditionaliste et d'une thèse progressiste au sujet de la dévotion mariale constitue « un événement *unique* dans toute l'histoire du concile » Vatican II. (*Note du traducteur.*) [^19]:  -- (3). On ne trouve dans les documents de Vatican II aucune définition dogmatique. Quand un texte porte le titre de « cons­titution dogmatique » :, cela signifie qu'il traite de questions relatives au dogme, sans engager pour cela l'infaillibilité du magistère. Autrement dit : qu'il est « matériellement dogmati­que et formellement pastoral ». (Cf. : La correspondance Congar-Madiran ; dans ITINÉRAIRES, numéro 221 de mars. 1978, pages 133-134.) [^20]:  -- (1). Ce que Dieu peut dans sa puissance, Vous le pouvez, Madame, rien qu'en le demandant. [^21]: **\*** -- Texte rétabli depuis « 2 -- Provoquer la prise du pouvoir... » selon It. 234-06-79, pp 111-114. [^22]:  -- (1). Maintenant vice-président. [^23]:  -- (2). Élégant au moins quand il dîne en ville. Ailleurs on l'a entendu s'écrier : « *Devant le prestige et le rayonnement de notre politique internationale, que pèse donc une certaine lie de l'actualité dont les remous viennent battre notre vie quoti­dienne ! *» Une main qui a cette légèreté pour soupeser la lie de l'actualité ne peut qu'être destinée aux rênes du char de l'État naviguant sur de tels remous. [^24]:  -- (3). Il est significatif que cette oraison funèbre ne se trouve dans aucun manuel de civisme à l'usage des classes, ni jamais parmi les « grands textes de l'Antiquité » prévus par les pro­grammes. Sans doute est-ce prudent. A définir, de même, ce qui fait aujourd'hui le citoyen français, on risquerait de faire le portrait craché du consommateur de Bruxelles, de Munich, de New York, si ce n'est de Tokyo. [^25]:  -- (4). Or, dans cette même *Encyclopédie française,* Jean Lacroix présente l'existentialisme comme « *une liberté qui est toujours choix d'une finitude *»*,* ce qui s'arrange mal de la liberté que le président de la V, République prenait avec ses propres textes, qui est celle de la roue libre et qui me paraît proprement « bourgeoise ». Où d'ailleurs la liberté trouve-t-elle mieux sa finitude que dans le terme de la parole ou de l'écrit Liberté qui oblige ; texte qui oblige. [^26]:  -- (5). Et dont ils se font une caricature qu'ils conjurent d'au­tant plus facilement qu'elle est inexacte. L'un d'eux annonce, par exemple, qu'il allège son ouvrage de notes qui seraient pédantes. Qui reproche ses minuties à un professeur ? Cocteau, encore, soupesant un de ces pavés : « Ça se feuillette à cause des notes. » Le poète trouve ses vers parmi ces petites bêtes. [^27]:  -- (6). Pourvu que le déclencheur automatique -- mémoire, voire réflexion -- ne soit pas détraqué. Le soir de son élection à l'Académie, il déclare à la télévision, entre deux pipades et, bien entendu, hors de propos : « Le moi est haïssable, comme dit Montaigne. » Citation scolaire inévitable, mais mauvaise connexion : c'est Montaigne qui vient, au lieu de Pascal... Je disais : la réflexion, parce que Montaigne déclarant le moi haïssable... tout de même ! Pipe pour pipe, Académie pour Académie, Édouard pour Edgar, Herriot c'était tout de même plus sérieux. [^28]:  -- (7). « Influer sur les grandes options de la réalité »... Sei­gneur ! (Cf. note suivante.) [^29]:  -- (8). Il veut dire que la question de savoir qui -- quelle personnalité -- opposer au président de la République pour lui succéder ne s'y pose pas. -- On a l'impression que M. Edgar Faure ne parlerait pas mal s'il se laissait aller, mais qu'il s'exprime comme un cochon afin de ne pas déplaire. Il s'appli­que à employer le patois de son temps pour vendre sa vache. C'est son côté arrangeant, et naïf, comme est naïve sa croyance au brillant.. [^30]:  -- (1). Lettre du 14 mars 1967. [^31]:  -- (2). *Le philosophe et la théologie,* pp. 64-66. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 44 de juin 1960, pp. 62-63. [^32]:  -- (3). Lettre citée à la note 1. [^33]:  -- (4). *Le paysan de la Garonne,* p. 235. [^34]:  -- (5). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 64 de juin 1962, pp. 108 et suiv., et La guerre dans l'Église, ITINÉRAIRES, numéro 71 de mars 1963, spécialement pp. 34-35. [^35]:  -- (6). Ce fut d'abord pour la publication dans ITINÉRAIRES de son ouvrage *Christianisme et philosophie.* Voir ITINÉRAIRES, nu­méro 113 de mai 1967, pp. 27-29 ; et numéro 114 de juin, l' « avant-propos » de Gilson, pp. 16-17 : « Il y a quelque chose de rare, peut-être d'unique, dans la réédition sous cette forme d'un ouvrage vieux de trente ans. » [^36]:  -- (7). Borne fait très bien apparaître, dans cet article de *La Croix,* ce qui nous sépare fondamentalement de lui. Il « recher­che la plus véritablement métaphysique des allégations de transcendance » non point comme Gilson et la philosophie chrétienne dans ce qu'il appelle, lui Étienne Borne, « une pro­blématique intuition de l'être », mais dans « l'immanence de l'esprit à lui-même » : ce qui condamne à un anthropocentris­me imposé par une logique idéaliste à laquelle Borne résiste plus ou moins, mais cette logique est là. C'est cela qui nous oppose à Borne, cela surtout, beaucoup plus que les aléas de la poli­tique qui n'en sont qu'une traduction occasionnelle et variable (néanmoins passionnée et vitale). [^37]:  -- (8). *Le philosophe et la théologie,* p. 219. -- Toutefois il est difficile de ne pas apercevoir quelque ambiguïté, ou plutôt quel­que raillerie, dans la suite du même passage : « Comment oublierais-je le 21 mars de l'année 1936, jour où ce grand esprit honora de sa présence une réunion de la Société française de philosophie. Il parla son propre langage. Un philosophe venu tout exprès de la planète Mars n'eût pas été moins incompréhen­sible. L'excellent Bouglé était « l'esprit laïc » le moins sectaire, le plus soucieux que ses collègues catholiques se sentissent vraiment sûrs de sa confiance et le plus capable enfin de pren­dre courageusement des responsabilités pour leur en donner la preuve. Il sortit de cette séance visiblement surpris et même troublé. « Dites donc, me confia-t-il en me prenant amicalement le bras, qu'est-ce qu'il a ? moi, je crois qu'il est fou. » Si Bou­glé n'était nullement sectaire, et s'il était ami du thomiste Gilson, pourquoi était-il épouvanté par Maritain, sinon parce que Maritain avait effectivement quelque chose d'épouvantable... Gilson donne à entendre qu'il le concède. En quoi d'ailleurs il exagère, concernant cette séance du 21 mars 1936. [^38]:  -- (9). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd. en un seul vol., p. 439, note 80. [^39]:  -- (10). Sur l'intuition de l'être : *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 66 (4^e^ éd., p. 63). L'intuition de l'être telle que la décrit Maritain suppose­rait « un don spécial, plus proche de la grâce religieuse que de la lumière naturelle du métaphysicien ». Cette observation comme d'ailleurs tout ce chapitre « Existence et réalité » -- a été supprimée dans la 6^e^ édition. [^40]:  -- (11). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., p. 159, note 2. [^41]:  -- (12). *Le thomisme,* 5^e^ éd., pp. 155-206. [^42]:  -- (13). *Le thomisme,* 6^e^ éd., note 69 de la page 125. C'est la rédaction refondue et précisée de la note 2, p. 155, de la 5^e^ éd. [^43]:  -- (14). « *Celui qui est...* n'est qu'un nom de créature », A. D. Sertillanges, o.p., *Somme théologique,* édition Desclée, *Dieu,* tome II, p. 384. [^44]:  -- (15). *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 159, note 2. A la 3^e^ ligne de cette note à partir de la fin, le mot « affirmatif » est manifestement un lapsus ou une coquille ; c'est « négatif » qu'il faut lire. -- Note reprise à quelques mots près dans la 6^e^ édition, p. 129, note 83. [^45]:  -- (16). *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 203, note 2. Sixième édition, p. 167, note 36. -- Contre Maritain qui maintient que selon saint Thomas nous connaissons l'essence de Dieu, encore que d'une manière imparfaite (*Distinguer pour unir,* 6^e^ éd., pp. 827-843, et spécialement 836-837), Gilson professe au contraire : « Ce n'est pas dans un concept plus ou moins imparfait de l'essence divine qu'il faut chercher refuge, mais dans les juge­ments négatifs qui, à partir des effets multiples de Dieu, cernent pour ainsi dire le lieu métaphysique d'une essence que nous ne pouvons absolument pas concevoir. » (*Le thomisme,* 6^e^ éd., p. 129.) [^46]:  -- (17). *Ibid*. [^47]:  -- (18). Dans *Le philosophe et la théologie,* pp. 121-189. [^48]:  -- (19). Page 147. [^49]:  -- (20). Page 158. [^50]:  -- (21). Page 160. [^51]:  -- (22). Page 169. [^52]:  -- (23). Joseph DE TONQUÉDEC s.j. : *La notion de vérité dans la Philosophie nouvelle,* Beauchesne 1908 ; *Dieu dans l'Évolution créatrice,* Beauchesne 1912. [^53]:  -- (24). R. GARRIGOU-LAGRANGE, o.p. : *Le sens commun, la phi­losophie de l'être et les formules dogmatiques,* Beauchesne 1909. [^54]:  -- (25). Étienne Borne, *La Croix* du 22 septembre 1978. -- L'allusion concerne le livre *Linguistique et philosophie, essai sur les constantes philosophiques du langage,* Vrin 1969. [^55]:  -- (26). « Au cours de tant d'années je ne crois pas que dix revues critiques d'un de mes livres aient été publiées dans des quotidiens français. » (Lettre du 8 mai 1967.) « Habitué au silence quasi total de la critique, je n'en reviens pas que quel­qu'un se propose de le rompre. » (Lettre du 9 septembre 1971.) « Je n'ai pas l'habitude de voir ce que j'écris éveiller aucun écho. De mon dernier livre, je n'ai vu jusqu'à présent aucun compte rendu. » (Lettre du 18 mars 1972.) « Magnifique indif­férence de la critique à l'égard de mes deux derniers livres, dont je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils méritaient quelque attention. » (Lettre du 6 octobre 1972.) [^56]:  -- (27). Sénateur MRP, ou plus exactement : « conseiller de la République », le Sénat ayant perdu son nom pour quelques saisons. Borne, *art. cit.,* évoque en termes étudiés cette fonction conférée à Gilson : « Après la Libération, Gilson se trouva en sympathie active avec le MRP qui le fit élire au Conseil de la République. Libre adhésion jamais reniée, car l'homme n'était pas de ceux qui font de leur infidélité affichée à leur démodée conviction d'hier un moyen de rentrer en grâce auprès des beaux esprits d'une saison nouvelle. Étienne Gilson était aussi bien capable d'entrer en dissentiment public avec ses plus proches amis, par exemple lorsqu'il a cru voir dans la conclu­sion du pacte atlantique une menace pour la paix. » L'exemple donné est celui d'un dissentiment public avec les dirigeants politiques du MRP, qui n'ont été « les plus proches amis » de Gilson qu'en un sens très relatif. Mais la formule : « capable d'entrer en dissentiment public avec ses plus proches amis » vaut pour son attitude à l'égard de Maritain ; bien que ce der­nier n'ait été lui aussi parmi ses « plus proches amis » qu'en un sens passablement relatif ; au sens de la proximité et de l'amitié philosophiques. [^57]:  -- (28). *Le philosophe et la théologie,* pp. 28-29 : « La terreur sociologique décrite par Péguy avec tant de verve, et dont Durkheim aurait été le Robespierre, n'a jamais existé que dans son imagination créatrice. » Péguy disait autre chose et beau­coup plus quand il parlait de la domination du parti intellec­tuel. Gilson n'a pas ressenti cette domination. Il en a néanmoins subi et constaté les effets : notamment en ce qu' « on nous a laissé le soin de reconquérir seuls ce que nous aurions dû recevoir comme notre juste part d'héritage » (p. 48). [^58]:  -- (29). *Le Monde* du 22 septembre 1978. [^59]:  -- (30). *Le philosophe et la théologie,* p. 98. [^60]:  -- (31). *Ibid.* [^61]:  -- (32). Page 59. Gilson ne précise pas en quoi il approuve spécialement le P. Rousselot ou de quoi il lui est redevable ; ni en quoi il le considère comme premier. Celui-ci, mort au champ d'honneur pendant la guerre de 1914-1918, était l'auteur d'un ouvrage intitulé : *L'intellectualisme de saint Thomas* (Alcan 1908). [^62]:  -- (33). Les neuf premiers volumes de cet ouvrage ont paru de 1908 à 1914. [^63]:  -- (34). *Christianisme* et *philosophie,* pp. 129-130. [^64]:  -- (35). *Le philosophe et la théologie,* p. 197. -- Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, Gilson expose admirablement la signification et la portée (enfin connues par lui) de l'ency­clique Æterni Patris*.* [^65]:  -- (36). *Art. cit.* [^66]:  -- (37). Cf. notre ouvrage : *Le principe de totalité,* Nouvelles Éditions Latines, 1963, spécialement pp. 66-78. [^67]:  -- (38). Au bien commun, Gilson consacre une demi-page, d'ail­leurs exacte, mais superficielle, dans *Le thomisme,* 6^e^ éd., p. 401 (et quelques mentions cursives pp. 417 et 418). [^68]:  -- (39). Voir *passim* son ouvrage (de circonstance) : *Pour un ordre catholique.* [^69]:  -- (40). *Le réalisme méthodique,* p. 89. [^70]:  -- (41). Pour GILSON : *Le philosophe et la théologie.* Pour MARI­TAIN : *Les grandes amitiés,* écrit par Raïssa Maritain et ulté­rieurement complété par le *Carnet de notes* de Jacques MARITAIN. [^71]:  -- (42). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., p. 430, fin de la note 50. [^72]:  -- (43). « Étant à Rome, je ne sais plus en quelle année (car je n'ai aucune mémoire des dates) j'allai voir mon ami Jacques Maritain alors ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, et il m'expliqua que je devais absolument voir Mgr Montini. Je ne vais voir les grands que sur convocation et je me défendis de mon mieux. -- De quoi voulez-vous que je lui parle ? disais-je. -- « Il vous parlera lui-même, me répondit Jacques, et de toute façon, *il ne vous parlera pas d'orthodoxie : cela ne l'inté­resse pas. *» Je fus donc un jour introduit en présence de Mgr Montini, tout ayant été réglé par Jacques ; j'exprimai mes sen­timents de respect, m'assis et me tus. -- Qu'avez-vous à me dire ? me demanda-t-il. Je répondis : -- Rien, mais je suis prêt à répondre aux questions que vous jugeriez utile de me poser, etc. etc. » (Lettre de Gilson à Jean Madiran, 9 décembre 1968.) -- Curieux témoignage. Le sens du propos est manifeste­ment que Maritain, qui veut cette rencontre, rassure Gilson en lui garantissant que Montini n'est pas homme à lui parler d'orthodoxie, car cela lui est indifférent. Pourquoi Gilson aurait-il été inquiet qu'un fonctionnaire romain lui parlât d'ortho­doxie ? Point parce que lui-même n'en avait pas souci. Mais parce qu'il estimait que l'administration vaticane s'en occupait fort mal : « La sacrée congrégation de l'index était alors \[en 1945\] l'organisation terroriste la plus intolérante, la plus stu­pide et la plus ignorante qui se puisse concevoir. J'use de ces expressions en connaissance de cause, ayant eu moi-même affaire à elle, une fois pour mon compte, maintes fois pour celui des autres. » (Même lettre.) Gilson parlait de ces choses comme de Sangnier (etc.), à la légère et sans y apporter ses rigueurs d'historien : en tout cas il n'eut point affaire à la « sacrée congrégation de l'index », c'était bien impossible, elle n'existait plus, supprimée depuis Benoît XV par le motu proprio du 25 mars 1917. (Cette ancienne congrégation de l'index, c'était ceux qui « venaient comme des chiens » réclamer à saint Pie X la condamnation de Maurras.) -- Quoi qu'il en soit Gilson regretta ce qu'il m'avait écrit sur Montini (et indirectement sur lui-même) ; et à la réflexion il s'efforça quelques jours plus tard d'en embrouiller le sens : « Un mot touchant la remarque que me fit Jacques Maritain. Je l'ai toujours comprise comme signi­fiant : « Ce ne sont pas les questions d'orthodoxie qui l'inté­ressent *en ce moment. *» L'autre interprétation -- au sens absolu -- serait totalement invraisemblable. Je n'y ai jamais pensé. Ceci dit, même en prenant la remarque de notre ambas­sadeur en son sens le plus étroit, elle n'était pas conforme à la réalité. » (Lettre de Gilson à Jean Madiran, 27 décembre 1968.) [^73]:  -- (44). « Jacques Maritain au Vatican », dans la *Vie intellec­tuelle,* numéro de mars 1945, pp. 36-38. [^74]:  -- (45). Voir : *Un témoignage chrétien, le philosophe Gilson et la théologie,* dans ITINÉRAIRES, numéro 44 de juin 1960 ; *Voici Gilson,* éditorial du numéro 113 de mai 1967 ; et notre numéro spécial *Sur deux livres de Gilson,* avec la collaboration de Louis Salleron, Henri Charlier et le chanoine Vancourt :numéro 165 de juillet-août 1972 ; avec une bibliographie. [^75]:  -- (1). Thomas MOLNAR : *L'Utopie, éternelle hérésie,* aux édi­tions Beauchesne. (Note de la rédaction.) [^76]:  -- (1). En français dans le texte. (*Note du traducteur.*) [^77]:  -- (24). Cf. l'admirable petit livre du R.P. Jean TONNEAU, O.P., *Absolu et Obligation en Morale,* Montréal et Paris, 1965, p. 47. [^78]:  -- (25). *Ibid.,* p. 53. [^79]:  -- (26). 2 *Cor*., 10. [^80]:  -- (27). *Phil., 2, 7.* [^81]:  -- (28). *Gal., 2, 20.* [^82]:  -- (29). Paragraphe *2.* [^83]:  -- (30)*, Ibid in fine*. Ah ! qu'en termes pudiques ces choses-là sont dites ! N'était-il pas plus simple, moins roublard aussi, de dire : en ceux-là qui sont athées, hérétiques, ou adeptes des autres religions que la seule véritable religion du Christ ? [^84]:  -- (31). Paragraphe 13, *in fine.* [^85]:  -- (32). Rappelons que ces paroles sont de Paul VI et qu'il les profère au nom de l'Église dont il est le chef. [^86]:  -- (33). Paragraphe 107. Les exemples qui suivent et qui sont tirés de Lactance et de Léon XIII ne prouvent rien d'autre que ceci : la seule juste règle de la conscience n'est pas indivi­duelle, mais celle que prescrit la seule religion catholique. Toute l'encyclique suggère le contraire. [^87]:  -- (34). Paragraphe 127. Qui ne s'aperçoit que l'utopie démo­cratique s'étale ici en toute son impudence ? Plus de contrain­tes, plus de pressions extérieures, c'est la destruction de l'État, gardien du bien commun auquel il incline ou, au besoin, force tous ses membres. Plus de justice coercitive dans la société civile, c'est l'analogue du célèbre : « Plus d'anathèmes » dans la société religieuse catholique. Un homme mû *seulement* (nous disons *seulement* comme le texte l'impose) par détermination consciente et libre, par conviction personnelle, et non par la nécessité naturelle du bien commun que lui communique sa nature d'animal politique, n'a aucun sens de ses responsabilités envers autrui. [^88]:  -- (35). C'est l'inverse que l'expérience nous fait voir : le retour à « la guerre de tous contre tous » selon Hobbes est amorcé par l'irréalisable réalisation de la liberté individuelle subjective, caractéristique de l'effort de l'homme moderne. Paul Ricœur, philosophe patenté de ce subjectivisme, nous en aver­tit. « Nous appartenons à une autre époque de l'être -- tou­jours cette obsession de la différence propre à l'individu ! -- à un âge métaphysique pour lequel le mode fondamental de manifestation de l'être est *la subjectivité. L'histoire métaphysi­que du concept de liberté est pour l'essentiel l'histoire de son alliance avec* la *subjectivité...* La liberté doit être conçue comme infinie pour devenir subjective » (*Encyclopedia Universalis,* Art. *Liberté,* tome 9, p. 984). Conclusion : *Eritis sicut dei.* La conclusion n'est pas de l'auteur. En fait, comme nous l'avons maintes fois souligné, il s'agit là d'une *foi.* L'article 2 du Préam­bule de la Charte de San Francisco (1946) veut « proclamer à nouveau *notre foi* dans les droits fondamentaux de l'homme, la dignité et la valeur de la personne humaine ». C'est une religion « humaniste », anthropocentrique, que Paul VI et le clergé postconciliaire ont pratiquée avec amour, diluant en elle toute la spécificité de la religion théocentrique. Cf. les citations de cette foi que rassemble avec éloge l'abbé Ph. de la CHAPELLE*, La Déclaration universelle des Droits de l'Homme et le Catholicisme,* Paris, 1967, p. 55. Je ne résiste pas au plai­sir de citer un rond-carré de ce théologien de la démocratie universelle : « Le bien commun est la recherche du bien des personnes. Il est la réalisation des potentialités individuelles dont l'épanouissement est la règle d'or » (p. 298). En vérité, tout est là, dans ce renversement, cette révolution qui fait fi du principe d'identité, fondement du réel et de la pensée, pour voguer avec les encycliques de Jean XXIII et de Paul VII et avec *Gaudium et Spes*, dans les nuées de l'utopie et de l'imagination. Jusqu'à son dernier jour Paul VI a persisté dans son utopie. Cf. son allocution du 16 juillet 1978 à Castelgandolfo : « Une opinion politique ou la revendication d'un droit personnel ne peuvent en tant que tels être poursuivis et condamnés comme un délit. » La personne humaine n'a-t-elle pas tous les droits ? [^89]:  -- (36). Milan, oct. 1958. Cité par Maria WINOWSKA, *Le pape de l'Épiphanie,* Paris, 1964, p. 198. [^90]:  -- (37). Cf. *Doc. cath.,* 3-1-1971, n° 1577. [^91]:  -- (38). N° 47. [^92]:  -- (39). Notamment entre les paragraphes 1 et 14 plus ou moins concédés aux traditionalistes et tout l'entre-deux qui clôture l'extraordinaire nouveauté de la Pastorale montinienne et conciliaire dans l'Église. [^93]:  -- (40). L'assassin membre des Brigades Rouges obéit à sa conscience : il est donc digne d'honneur ! [^94]:  -- (41). Nous nous permettons ici une précision : « à l'Église catholique et ensuite aux personnes qui en sont membres ». [^95]:  -- (42). R.M. WILTGEN, *Le Rhin se jette dans le Tibre*, Paris, Éd. du Cèdre, 1973, p. 151 et *Cristianita*, Anno IV, n° 19-22, p. 13. [^96]:  -- (43). *Ibid.,* pp. 232 et 244. On se demande dès lors quelle est la valeur d'une telle Déclaration qui ressemble fort -- la dépo­sition des évêques signataires en moins -- au « Brigandage d'Éphèse » sans un saint Léon le Grand pour le dénoncer. Les méthodes modernes sont plus sournoises. [^97]:  -- (44). *Ibid.,* p. 157. [^98]:  -- (45). C'est-à-dire pour la Pastorale nouvelle d'ouverture et d'accueil au monde *tel qu'il est aujourd'hui,* pétri de subjecti­visme. [^99]:  -- (46). WILTGEN, P. 163*,* le texte entre guillemets est de Mgr Columbo qui a le cynisme de prétendre que le texte « présente une application nouvelle de principes immuables » (sic). [^100]:  -- (47). 1 Th., 2, 5. [^101]:  -- (48). Cité par le R.P. ANDRÉ-VINCENT, O.P., *La liberté reli­gieuse, droit fondamental,* Paris, 1976, p. 9. Cet ouvrage tente, de bonne foi, mais en projetant plus d'obscurité que de clarté sur le problème dont nous traitons, de justifier la conception conciliaire de la liberté religieuse. « La Déclaration n'est pas à refaire..., nous dit-il, le fondement du droit naturel, c'est la nature spirituelle de l'homme, son intelligence ordonnée au vrai, sa volonté ordonnée au bien », p. 206. Cf. son opuscule *Liberté religieuse, question cruciale de Vatican II,* Paris, 1978, p. 8 : « Le concile avait à définir la liberté religieuse comme un droit individuel (et cela sans tomber dans l'individualisme). Tâche difficile. » Tellement difficile qu'elle est impossible parce que la conception conciliaire de la liberté religieuse se fonde, selon les propres termes du principal rapporteur de la Déclara­tion, Mgr De Smedt, sur « la notion moderne de liberté » dont chacun sait qu'elle consiste dans l'autonomie, dans le fait que chacun se donne à lui-même sa propre loi. Où trouver une relation quelconque de cette conception avec la loi de Dieu, naturelle et surnaturelle ? [^102]:  -- (49). Dans son opuscule, p. 9. [^103]:  -- (50). *Ibid.,* p. 36. Néanmoins le R.P. continue à tenir la Dé­claration comme « valable ». On l'a mal lue et comprise. Les textes des conciles antérieurs étaient-ils si mal lus, si mal com­pris ? D'autre part, si on l'a si mal lue et comprise partout, pourquoi Paul VI n'a-t-il pas précisé ce qu'elle avait d'incertain, de mal déterminé, d'ambivalent, de propre à provoquer des jugements contradictoires sur elle ? [^104]:  -- (51). *Notre charge apostolique,* 25-8-1910. [^105]:  -- (52). *Cf. S. Théol.,* 1, 42, 4, ad 2 et Ch. DE KONINCK, *De la primauté du bien commun contre les personnalistes ; le principe de l'ordre nouveau,* Québec, 1943, p. 40. [^106]:  -- (53). *1 Sent.,* d. 7, q. 2, a. 2, q. 3, ad 4 ; et *S. Theol.,* 1, 93, 4. [^107]:  -- (54). ARISTOTE, *Éthique à Nicomaque,* l. X, ch. VII, 1177 b 26, et le commentaire de S. Thomas (éd. Marietti, n° 2106). Ce n'est pas en tant qu'homme, c'est-à-dire, *selon sa nature humaine,* que l'homme peut contempler Dieu, mais en tant qu'il a quelque chose de divin (*aliquid divinum*) en lui. Dans le cas de l'homme, c'est l'intelligence, mais cette intelligence reste potentielle et a pour objet propre la nature intelligible des choses sensibles. Cf. Ch. DE KONINCK, *op. cit.,* p. 28 : « Comme dit Aristote au début des *Métaphysiques,* « la possession de la sagesse pourrait être estimée plus qu'humaine car de tant de manières la nature de l'homme est esclave ». La vie contemplative n'est pas propre­ment humaine, mais plutôt surhumaine... La partie la meilleure de l'homme, la partie spéculative, est chez lui la plus faible. » [^108]:  -- (55). S. Thomas, *Comm in Metaphys. Aristotelis*, l. II, lectio 1, n. 281-5 (éd. Marietti). Cf. Contra Gentes, 1. 3, eh. 25. [^109]:  -- (56). *Contra Gentes*, l. 4, ch. 1. [^110]:  -- (57). *Contra Gentes*, l. 3, ch. 119. S. Thomas renvoie au texte d'Aristote cité dans la note 54. [^111]:  -- (58). *Contra Gentes,* l. 3, ch. 63. Cf. *Ibid.* ch. 29 « Peu d'hommes parviennent à la connaissance de Dieu par la démons­tration en raison de ses difficultés. » [^112]:  -- (59). Gaudium et Spes, Ch. 1, 15, 2. [^113]:  -- (60). *Contra Gentes,* l. 3, ch. 28. Cette analyse explique le fameux texte de 1 Rm. 19 sq. : « Ce qui se peut connaître de Dieu leur a été manifesté (aux païens)... Ils sont donc inexcu­sables puisque, ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié... ils ne se souciaient pas de posséder la connaissance de Dieu... », littéralement : « ils ne se reconnaissaient pas capables de con­server Dieu dans leur connaissance ». Le verbe grec *edokimadzô* employé ici signifie « ne pas être capable de », « être incapa­ble de », lorsqu'il est accompagné d'une négation. La traduc­tion que nous proposons est donc la suivante : « *ils ne se reconnaissaient pas capables de conserver la connaissance de Dieu, par eux-mêmes ou en eux-mêmes *». En d'autres termes, leur dieu se confondait pour eux avec la cité, valeur permanente dont ils éprouvaient continuellement le bienfait. [^114]:  -- (61). S. Théol. 1, 83, 2, ad 3 ; *De Verit.,* 24, 1, 11 ; *De Malo,* 6, 23 ; etc. [^115]:  -- (62). *S. Théol.* 1, 195, 1. [^116]:  -- (63). *Ibid.,* 1, 100, 1. [^117]:  -- (64). *Ibid.,* 1. 94, 1. [^118]:  -- (65). *Ibid.,* 1-2, 82, 1. [^119]:  -- (66). *Ibid.,* 1-2, 82, 2. [^120]:  -- (67). *Ibid.,* 1-2, 82, 3. [^121]:  -- (68). *Ibid.,* 1-2, 82, 4. [^122]:  -- (69). 1 -- 2, 82, 3 et 74, 3, ad 2. [^123]:  -- (70). 74, 3, ad 2. [^124]:  -- (71). 1-2, 21, 4, ad 3. [^125]:  -- (72). 1-2, 85, 2. [^126]:  -- (73). *Ibid.* [^127]:  -- (74). n. 3. [^128]:  -- (75). Sermon pour Madame de la Vallière. [^129]:  -- (76). Contra Gentes, 4, 52. [^130]:  -- (77). Ps. 115, 11 et *Rm*, 3, 4. [^131]:  -- (78). La Déclaration proclame que cette dépendance à l'égard de Dieu législateur persiste et, « par une disposition de la Providence », s'accroît de plus en plus. Cf. n. 3. [^132]:  -- (79). *Dictionnaire de Théologie catholique,* t. 12, pp. 479 sq. qui s'appuie sur 2-2, 158, 2. [^133]:  -- (80). n. 1. [^134]:  -- (81). Ga, 2, 4 ; 5, 1 ; Rm, 7, 6. Jh, 8, 32. « Si le Fils vous li­bère, vous serez vraiment libres » (8, 36). [^135]:  -- (82). *Rm,* 6, 16 sq. [^136]:  -- (83). Ch*.* RENOUVIER, *Derniers Entretiens,* Paris, 1930, p. 105. [^137]:  -- (84). Est bien forcé de constater le R.P. ANDRÉ-VINCENT, op. *cit,* p. 11. [^138]:  -- (85). GRÉGOIRE XVI, *Mirari vos,* où il ajoute : « On prépare la voie à cette pernicieuse erreur par la liberté d'opinions plei­ne et sans bornes », ce qui confirme notre interprétation poli­tico-sociale (démocratique) de la Déclaration. [^139]:  -- (86). Michel MARTIN, dans un article précis, appuyé sur des documents irréfutables, intitulé : *Vatican II et les erreurs libérales,* in *Le courrier de Rome,* 10^e^ année, n° 157, 15 mai 1976, pp. 3-28 ; Cf. du même auteur, avec la même pertinence, *La Déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II et le Père Congar, ibid.,* n° 162, octobre 1976, pp. 10-15 et tout le n° 172, juin 1977. On n'a *jamais*, nous disons *jamais*, répondu à l'argumentation, im­peccable à tous points de vue, de cet auteur, et singulièrement au parallèle qu'il établit entre les *textes* de *Quanta Cura* (ency­clique affectée, par la solennité inaccoutumée de sa promul­gation et par d'autres indices internes, de l'infaillibilité ponti­ficale) et les *textes* de *Dignitatis humanue.* Nos théologiens catholiques modernes et (modernistes) ne savent-ils plus donc lire ? Réponse : non, ils ne lisent que dans leurs propres pensées. [^140]:  -- (87). *Gaudium et Spes,* II, 25, 1. [^141]:  -- (88). *Le Curé du Village,* dans *La Comédie humaine,* Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1949, t. VIII, pp. 710 et 720. [^142]:  -- (89). Cf. *Contra Gentes,* 4, 52 : *Personaliter unus ab alio divi­sus est,* c'est en tant que personne que l'homme est séparé de son semblable. L'évidence en est aussi solaire que celle du principe d'identité. [^143]:  -- (90). L'intelligence seule, *soumise à l'objet, à la nature, à la grâce,* peut unir. L'intellectualisme exagéré que nous voyons sévir dans tous les gens d'Église, experts compris bien sûr, n'est autre que le refus de se soumettre aux réalités naturelles et surnaturelles, de s'incliner devant les seules exigences qui soient : celles de la vérité objective, avec la conséquence pré­visible : le culte, l'adoration de l'erreur. « Cette erreur qui consiste à exagérer le rôle de l'intelligence, n'a jamais pour cause l'intelligence, mais toujours l'affectivité, en l'espèce l'amour exagéré de l'activité intellectuelle. Le désir de savoir, la joie de connaître, l'orgueil d'avoir trouvé ne sont pas des actes de l'intelligence, mais de la volonté. Mal réglés, ces états affectifs peuvent peu à peu dérégler l'intelligence elle-même. Le sentiment intellectuel corrode l'intelligence. L'intellectualisme exagéré a pour cause une psychogenèse affective. » (Roland DALBIEZ, *Vie Spir.,* nov. 1928, p. 78.) Autrement dit, l'erreur en question est la répétition du péché d'Adam qui a cueilli le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. On pour­rait dire que l'Église actuelle -- sauf îlots épars -- est en état de péché originel. C'est donc en retournant au Christ dont le royaume surnaturel n'est pas de ce monde qu'elle se sauvera. De toute manière, l'état violent où elle se trouve de désobéis­sance à elle-même et à sa tradition, ne peut durer. Mais la pente à remonter est longue. Sans un supplément de sainteté, est-il même possible de sortir du gouffre ? [^144]:  -- (1). « Erant Angli, erunt angeli » : pour que le jeu de mots sonne, il faut faire le g dur. [^145]:  -- (1). On peut se procurer les ouvrages disponibles à l'A.R.U.R.A., 6 rue Couturier, 03200 Vichy.