# 232-04-79 1:232 ### Premières communions *Images de la vie quotidienne\ sous le régime de l'apostasie* Pages 2 et 3 ci-après, la reproduction des pages 14 et 15 d'un bi-mensuel « catholique » pour enfants, ASTRAPI, édité par Bayard-Presse et dirigé par Jean Gélamur (numéro 10 du 15 février 1979). On se lasse de commenter de tels monuments de l'apos­tasie immanente. Nous ne commenterons pas celui-là en détail. D'ailleurs tout saute aux yeux. L'attitude de con­célébration sournoisement imposée aux enfants sur la photo 3. Un texte qui ne fait aucune mention de la pré­sence réelle spécifique de l'eucharistie. Nulle part le mini­mum de discernement du corps du Christ exigé pour ad­mettre un enfant à la première communion. Ces images et ce texte d'ASTRAPI ne sont pas un « excès » ou une « bavure » commis par un « irresponsable » ou un « franc-tireur en recherche ». Ils sont l'expression de la religion moyenne telle qu'elle est aujourd'hui en France, sous le régime de l'apostasie immanente, de l'ouverture au monde, de la nouvelle pastorale. 2:232 Voir 232-2.jpg 4:232 En effet, « Bayard-Presse », l'éditeur de cette ignominie (oh certes ce n'est pas une ignominie du point de vue de la simple honnêteté naturelle ; mais c'est bien une igno­minie du point de vue surnaturel qui est celui d'une pre­mière communion catholique), -- l'éditeur donc de cette ignominie n'est pas un marginal ni un extrémiste, c'est au contraire l'éditeur de *La Croix,* c'est l'ancienne « Bonne Presse » qui a changé de nom, c'est un éditeur « catho­lique » officiel. Le directeur d'ASTRAPI, Jean Gélamur, est également le directeur de *La Croix,* de la *Documentation catholique* et de quantité de bonnes œuvres réputées bien catholiques, encouragées et cautionnées par l'épiscopat, couvertes de bénédictions et d'éloges par le Saint-Siège. Par delà les analyses savantes, les controverses théo­logiques, les explications dialectiques et les dénégations officielles, voilà donc ce qu'est devenue en fait *la vie quo­tidienne, habituelle,* « *normale *» du catholicisme français sous la direction de nos actuels « évêques en communion avec le pape ». Voilà ce que l'on pense et ce que l'on vit aujourd'hui de la manière la plus courante. Voilà l'image familière, admise, assimilée de la religion sociologiquement installée dans nos diocèses, -- la religion décomposée que nous refusons sans retour. J. M. 5:232 ## ÉDITORIAL ### Le communisme en France LE LIVRE COURAGEUX et documenté de Jean Montaldo : *Les secrets de la banque soviétique en France* (Albin Michel) nous invite à la réflexion, en nous donnant l'occasion de mesurer combien augmente, d'année en année, l'impuissance politique française en face du communisme. A la plupart des Français, et même des hommes poli­tiques, les révélations de Montaldo risquent de paraître à peine croyables : la dépendance financière des communis­tes à l'égard de l'URSS est aujourd'hui aussi contraignante qu'elle pouvait l'être aux époques lointaines, devenues légendaires, de l' « or de Moscou » et des débuts du parti communiste en France. Les comptes bancaires les plus importants du parti lui-même, de sa CGT, des autres orga­nisations communistes et d'un certain nombre de leurs dirigeants sont actuellement entre les mains d'une banque soviétique de Paris, qui centralise et contrôle l'ensemble du financement communiste dans notre pays. Montaldo pu­blie la photocopie des relevés de comptes. La preuve est faite, elle est publique, c'est le livre de Montaldo. La banque soviétique en question est la Banque com­merciale pour l'Europe du Nord, ou Eurobank. En appa­rence, et, par son statut, c'est une société anonyme fran­çaise. Mais 99,7 % de son capital est détenu par deux banques d'État moscovites. Il en est ainsi depuis plus de trente ans. 6:232 Depuis plus de trente ans, c'est l'une des données fonda­mentales de la démocratie française : le parti communiste et sa CGT disposent de ressources clandestines considé­rables, gérées par des fonctionnaires de l'État soviétique, leur permettant des dépenses de propagande qui dépassent de très loin celles de tous les autres partis et syndicats. Mais depuis plus de trente ans, cette situation est connue. Depuis plus de trente ans, elle est *officielle.* Elle l'est depuis un discours prononcé devant l'Assem­blée nationale, le 16 novembre 1948, par le *ministre de l'intérieur* Jules Moch, qui disait tout. Les commentateurs, parfois, mentionnent vaguement ce discours, en quelque sorte par ouï-dire, mais ne le citent guère ; et en comprennent encore moins la portée. Son importance, après plus de trente années, est d'at­tester que le *secret* n'en était pas un ; ou ne l'était que pour l'ignorance volontaire, l'incompréhension satisfaite et sur­tout l'esprit de démission, d'abandon, de lâcheté. Dans ce discours officiel du 16 novembre 1948, le mi­nistre de l'intérieur Jules Moch disait en effet : « Parti, journaux, organisations para-communistes de toutes sortes ont leurs comptes centralisés à la Banque commerciale pour l'Europe du Nord. Cette banque pré­sente des caractéristiques curieuses. Cette société ano­nyme, régie par la loi de 1867, possède un capital divisé en 100.000 actions, dont 97.700 appartiennent à deux banques d'État soviétiques, et dont les 300 autres sont réparties entre un certain nombre de communistes russes ou français. Ainsi, la façade de société anonyme fran­çaise recouvre une réalité purement soviétique (...). On ne s'étonne plus dès lors de constater les découverts que cette banque accorde au parti communiste, à sa presse, à ses filiales ainsi qu'aux coopératives sous direction communiste. » Mais déjà en 1948, le ministre de l'intérieur qui avait le courage (qu'aucun ministre n'a plus aujourd'hui) de dénoncer clairement à l'opinion publique cette situation scandaleuse et redoutable, oui, déjà en 1948 il n'avait pas le courage intellectuel d'envisager là-contre des mesures décisives. Dans le même discours, il proférait cette sottise paralysante : 7:232 « La dissolution du parti communiste, aujourd'hui, pourrait, peut-être, être prononcée, mais ce serait un faux pas, selon l'heureuse expression d'un numéro ré­cent du *Monde* (*...*)*.* Le communisme clandestin irait tout entier dans les syndicats et deviendrait plus redoutable. » La première mesure à prendre, et d'abord à préparer par un combat politique et une campagne d'explication, n'est évidemment pas la dissolution du parti communiste, mais la mise en quarantaine de la CGT et le retrait de sa « représentativité » qui lui confère d'importants privi­lèges légaux, y compris des subventions gouvernementales. La CGT est la principale courroie de transmission du parti communiste, elle est son principal instrument de combat et de domination. Que le parti dirige la CGT est un fait politique connu (et même rendu manifeste par la personne de Georges Séguy, secrétaire général de la CGT et simul­tanément membre du bureau politique du PCF.), mais un fait politique peut toujours être contesté par la mauvaise foi, l'ignorance, l'aveuglement. Un fait matériel comme le contrôle du financement de la CGT française par la finance d'État soviétique est beaucoup moins contestable. Il frappe mieux l'imagination. Il est plus parlant. En même temps, sa gravité est plus visible : la confédération syn­dicale française la plus puissante, la mieux organisée, la plus nombreuse dépend financièrement de l'État soviétique. De cette manière la société française est en voie d'être subrepticement *colonisée* par Moscou. En 1948, il y a plus de trente ans, par faiblesse intellectuelle, le ministre de l'intérieur et l'ensemble du gouvernement croyaient déjà n'avoir aucun moyen d'interrompre ce processus de colo­nisation ; ils ne savaient comment s'y prendre, ils ne sa­vaient que faire. Du moins ils dénonçaient à l'opinion pu­blique, ils dénonçaient officiellement le financement par l'État soviétique des activités politiques et syndicales du communisme en France. Depuis lors les ministres de l'intérieur, les gouverne­ments sont restés silencieux sur ce sujet, qui est comme retombé dans le secret. Ils n'ont même plus opposé les forces platoniques de la conscience républicaine et de l'éloquence démocratique au financement du parti de l'étranger. Ils n'ont même plus formulé une protestation. 8:232 Et le bouillant Jacques Chirac lui-même, quand il s'élève, dans son appel de Cochin, contre l'existence en France d'un « parti de l'étranger », ce *n'est pas* le parti communiste qu'il désigne. Aujourd'hui, c'est un simple citoyen, c'est un écrivain indépendant comme Montaldo qui, en cette affaire, tient lieu de ministre, de gouvernement, d'État. Je suppose bien qu'il n'est pas allé lui-même subtiliser et photographier les archives secrètes de la banque soviétique : il y faut les professionnels de la police politique ou du contre-espionnage. Dans la meilleure hypothèse, c'est le gouver­nement, *n'osant même plus parler* comme l'osait le gouver­nement de 1948, qui incite Montaldo à parler à sa place, en lui faisant discrètement communiquer les documents qu'il publie. Dans l'autre hypothèse, ce sont des fonction­naires de sécurité, lassés ou indignés par la longue veule­rie du gouvernement, qui auront pris sur eux de faire cette communication. Dans l'une et l'autre hypothèse, la question que doit poser le public est une question de salut public : *Pourquoi Montaldo ? pourquoi pas le gouvernement lui-même ?* C'est une affaire d'État. Pourquoi pas Barre ? Pour­quoi pas le ministre de l'intérieur ? Et le ministre de la justice, l'illustre académicien Alain Peyrefitte, n'a-t-il rien à dire sur ce mal français-là : on peut impunément violer la loi en France, quand on est le parti communiste ? \*\*\* Dans un organisme vivant, plus une maladie progresse et s'implante, et plus les forces de résistance s'affaiblissent. On oublie cette évidence dès qu'il s'agit de l'organisme social. On imagine qu'en devenant plus menaçant, le danger communiste provoquera contre lui une mobilisation des énergies. Mais au contraire, comme dans le corps humain, lorsque le mal grandit dans le corps social, la résistance s'effondre. L'anti-communisme était vigoureux en France quand le parti communiste était encore faible ; quand il est fort, il intimide ses adversaires, qui se mettent à parler d'autre chose. Les Français ne savent pas, ils savent mal à quel point l'installation communiste est puissante dans toutes sortes de secteurs-clés, la police, la presse, l'impri­merie de presse, l'électricité, l'audiovisuel ; 9:232 ils le savent mal, ou peu, ou pas du tout, précisément parce que les hommes politiques supposés responsables n'en disent rien. Il en est de même dans l'Église. En 1937, dans l'encyclique *Divini Redemptoris,* le pape déclarait (paragraphe 57) que les communistes *travaillent à s'infiltrer perfidement dans les associations catholiques.* Cette infiltration dans l'Église était à peine commencée, l'organisme ecclésiastique gardait la force de la dénoncer et de la combattre. Puis l'infil­tration est devenue plus profonde, et voyez, personne n'en parle plus aux échelons responsables, l'organisme infiltré n'a plus la vigueur, n'a plus la liberté, n'a plus les moyens de réagir. Cherchez donc ce que le Saint-Siège a dit, posté­rieurement à l'encyclique de 1937, sur l'infiltration com­muniste : plus rien. Cette infiltration ne s'est pourtant pas arrêtée spontanément, d'un seul coup, sur un simple froncement de sourcil. Mais on n'en a plus parlé parce qu'elle était désormais trop avancée pour que l'on puisse encore en parler. Le pape Pie XI avait eu connaissance des débuts de cette infiltration. Elle était sous Pie XII assez puissante, assez installée dans les centres nerveux pour empêcher que le pape continue à en être informé. \*\*\* La CGT communiste est en France l'organisation syn­dicale non seulement la mieux organisée, mais encore la plus nombreuse : c'est-à-dire la plus démocratiquement représentative, la plus démocratiquement légitime. Et c'est celle-là dont le financement est contrôlé par la finance de l'État soviétique. Y a-t-il un problème politique qui soit plus grave, qui soit plus urgent pour la démocratie fran­çaise ? Mais comment y toucher sans avoir aussitôt une grève générale illimitée criant à l'atteinte aux droits syn­dicaux et à l'agression contre les travailleurs... A force d'avoir laissé cette colonisation grandir et s'installer depuis trente ans, on a rendu *terrible* la nécessaire décolonisation. Il y faudra presque une guerre civile. Préfère-t-on la ser­vitude ? 10:232 Les militants syndicaux trompés et enrégimentés par la CGT ne pourront pas croire que leur centrale dépende financièrement de l'État soviétique. Une telle infamie, une telle forfaiture, une telle trahison est inconcevable : com­ment imaginer que depuis trente ans *tous* les gouverne­ments l'aient supportée sans rien dire ? Le général de Gaulle, pas un mot, pas un geste sur ce sujet ! Ni Pompi­dou ! Debré ! Chirac ! Pinay lui-même ! Non, l'opinion publique n'est pas prête à entendre, à comprendre, à sou­tenir le *combat politique* de la décolonisation. Mais si les gouvernements remettent toujours au surlendemain de commencer sérieusement à l'y préparer, alors la situation sera de plus en plus inextricable. \*\*\* Qu'on n'aille pas supposer que le présent propos ten­drait à une apologie sournoise des institutions et des murs de la IV^e^ République, ou de la personne du socialiste Jules Moch. Il s'agit simplement de constater que le gou­vernement français de 1979 est plus lamentable, plus ino­pérant, plus nul que celui de 1948 en face du communisme. Et que l'opinion publique est plus mal informée : car enfin, quels que soient le talent et le courage d'un Montaldo, ses révélations ont forcément moins de portée sur l'opinion que lorsqu'elles sont faites officiellement, à la tribune de l'Assemblée nationale, par un ministre de l'intérieur en exercice. En 1948, le gouvernement subissait mais protestait. Depuis lors, le gouvernement accepte sans rien dire, sur l'air de qui ne dit mot consent. On voit le recul. A mesure que l'on s'enfonce ainsi, le sursaut nécessaire devient humainement moins probable ; en tout cas plus difficile ; et plus coûteux. J. M. 11:232 ## CHRONIQUES 12:232 ### L'Europe militairement condamnée par Hugues Kéraly CE N'EST PAS une question d'effectifs, ni de crédits militaires. L'Europe occidentale est aujourd'hui dans l'incapacité de se défendre, en dépit d'un arsenal de lutte anti-aérienne et anti-chars très sophis­tiqué, parce que ses conceptions générales de la guerre ont quarante ans de retard sur celles de l'ennemi po­tentiel, les forces du Pacte de Varsovie. Nos aînés, dit-on, avaient préparé la campagne de 1939 comme une guerre de positions et de retranchements : en quelques semaines, la mobilité de l'offensive allemande a pu contourner, paralyser, balayer tout le système de défense du général Gamelin. L'État-Major français, et celui de l'O.T.A.N., ont eu le temps de digérer la leçon ; l'Europe semble prête à répondre actuellement à une attaque même massive de divisions blindées appuyées par l'aviation : elle gagnerait la prochaine guerre, contre les Russes, si les Russes voulaient bien s'en tenir au modèle stratégique mis au point par l'Allemand... 13:232 Or, ce n'est pas du tout ainsi que les forces du Pacte de Varsovie se préparent le cas échéant à intervenir chez nous. Car les maréchaux de l'Armée Rouge ne dissimulent pas davan­tage leurs intentions qu'Hitler, dans *Mein Kampf,* ne déguisait les siennes. Si nos chefs d'État savaient lire, ils découvriraient dans la littérature militaire soviétique le scénario précis, complet, de l'offensive militaire contre l'Europe ; et les raisons de reconsidérer séance tenante son système de défense, dans un sens entièrement nouveau. En voici quelques preuves concrètes, rapportées par le général Gallois dans l'importante étude qu'il consacre à « La défense de l'Europe face au Pacte de Varsovie » ([^1]) « A cause de son efficacité au combat, l'arme nucléaire a été immédiatement comprise comme une arme ayant une signification stratégique, et elle a changé la nature de la stratégie. » (Larionov, *New means of fighting and strategy,* 1965*.*) « Aujourd'hui, sans qu'il soit tenu compte du résultat des affrontements et du déroulement des opérations, les buts de la guerre peuvent être at­teints directement par l'action stratégique placée au service de la conception politique. » (Sokolovski, *Soviet military strategy,* 1975.) « Les moyens décisifs d'atteindre les buts de la guerre moderne sont les missiles et les armes nucléaires, avec leur rayon d'action illimité et leurs formidables capacités de destruction. » (Komkov et Chemanski, *La pensée militaire.*) « Avec l'avènement des armes nucléaires, le principe de l'action simultanée visant toute la profondeur du déploiement ennemi est maintenant fondé sur des bases de plus en plus réalistes (...) : 14:232 Immédiatement après les attaques nucléaires, les troupes aéroportées seront lancées et l'attaque à l'aide de formations blindées commencera. » (So­kolowski, *op. cit.*) « On estime que les armes nucléaires, étant le principal moyen de destruction, doivent être em­ployées dans tous les cas pour détruire les objectifs les plus importants. C'est-à-dire, avant tout, les moyens ennemis d'attaque nucléaire, les grandes concentrations de troupes, les blindés, les réserves, l'artillerie en position de tir, les ponts, les points de passage, les postes de contrôle et les centres de communications. » (*L'Offensive,* ouvrage couronné en 1970 par l'État-Major soviétique.) « Avec l'introduction en masse des missiles nu­cléaires dans les forces armées des États impéria­listes, la science militaire soviétique est arrivée à la conclusion que la guerre pourrait commencer avec seulement les formations disponibles et sans mobilisation préalable, le début de cette guerre ayant un effet décisif sur la suite des opérations. » (*Principes de base de l'art des opérations et des tactiques.*) \*\*\* La bombe atomique a complètement obnubilé le juge­ment des États-Majors occidentaux. Depuis Hiroshima, nous vivons sur l'idée qu'une offensive nucléaire reste inconcevable, contre l'Europe, parce qu'elle transformerait en champ de ruines toutes les richesses convoitées. C'était vrai sans doute, il y a dix ou vingt ans. Aujourd'hui, les forces du Pacte de Varsovie disposent d'ogives nucléaires tactiques, les SS 20, qui, lancées de très loin sur les ar­rières soviétiques (voire de l'est de Moscou), gardent contre des objectifs situés n'importe où en Europe une précision *inférieure à 300 mètres.* Le programme soviétique prévoit de déployer rapidement 1.200 lanceurs SS 20 en direction de l'Ouest, ce qui lui permettrait d'atteindre et de détruire en quelques secondes 3.600 objectifs différents : destruction massive, oui, mais parfaitement sélective, et capable d'an­nihiler toutes les bases militaires de l'Europe avant même que Giscard ait eu le temps de joindre Helmut au téléphone. -- Alors seulement, comme explique le manuel de l'État-Major soviétique, les divisions blindées... 15:232 L'autre argument qui aveugle depuis vingt ans les diri­geants européens à la remorque de « l'opinion » est celui de *l'équilibre de la terreur,* dans l'escalade nucléaire, entre les deux Grands. On suppose, de façon désormais toute gratuite, que les États-Unis d'Amérique ne pourraient tolérer une offensive soviétique de grande envergure contre les démocraties d'Europe occidentale. La vérité est que face à l'expansion communiste à travers tous les conti­nents, les Américains depuis longtemps ont cessé de vou­loir ; ils ont cessé de vouloir autre chose, dans le monde, que leurs propres intérêts économiques. Le nouveau leader de la diplomatie américaine le proclame hautement : « Peu nous importe que l'Afrique entière bascule dans le com­munisme, si les États-Unis peuvent continuer de commer­cer avec ce continent. » Pourquoi les États-Unis d'Amérique appliqueraient-ils demain à l'Europe un point de vue différent ? En cas d'invasion soviétique, nous ne pourrions même pas attendre du gouvernement américain des mesures d'embargo économique contre l'U.R.S.S. Les deux systèmes sont aujourd'hui trop étroitement liés : « Lorsque les contrats soviétiques permettent de créer ou de maintenir des emplois -- écrit un conseiller auprès du Département d'État américain, même les anti-communistes les plus acharnés se montrent réticents à risquer de mettre des travailleurs au chômage (...). En 1976, tous les candidats à la présidence ont donné aux agriculteurs américains l'assurance qu'il n'y aurait plus jamais d'embargo sur les ventes de céréales à l'U.R.S.S. En fait, de formidables pressions se sont exercées sur le gouvernement des États-Unis pour qu'il autorise des ventes annuelles plus impor­tantes que les huit millions de tonnes envisagées dans l'accord quinquennal américano-soviétique de 1975 ; 16:232 et ce, même en 1978, alors que le comportement de l'U.R.S.S. en Afrique et dans le domaine des droits de l'homme a amené l'opinion publique à réclamer violemment des contre-mesures économiques. » ([^2]) \*\*\* Comment sortir de l'impasse ? On peut supposer que les spécialistes proposeront ici plusieurs solutions de dé­fense, avec des avantages stratégiques et tactiques diffé­rents. Pour l'instant, l'avenir militaire de l'Europe est encore une question de volonté politique... qui n'existe pas. Il faudrait concerter et préparer d'urgence une force d'intervention capable de se soustraire au feu des lan­ceurs soviétiques, c'est-à-dire une armée professionnelle mobile, sous-marine, souterraine, et renoncer sans attendre aux grandes concentrations de matériel imposées par l'O.T.A.N., sous l'égide des Américains. A quoi bon fignoler des radars, des avions et des bombes, qu'il serait exclu en cas de conflit de pouvoir utiliser ? « Tout se passe, explique le général Gallois, comme si l'O.T.A.N. cherchait à justifier les conceptions stratégiques soviétiques et à mettre en valeur l'armement déployé par l'ennemi potentiel. A l'Ouest, on s'organise, on s'équipe en matériels, on déploie les hommes et les équipements comme pourrait le souhaiter le Commandement russe. S'il s'agissait de le pousser à l'attaque préventive, avec les armes qu'il a forgées à cet effet, l'O.T.A.N. ne pourrait mieux faire (...). C'est ainsi que toute l'aviation d'attaque et de défense des pays de l'O.T.A.N. est répartie sur un nombre relativement réduit d'aérodromes dont les coor­données géographiques sont évidemment connues avec précision (...). Et l'Allemagne fédérale, par exemple, située en toute première ligne, à quelques minutes de trajectoire balistique des lanceurs opposés, rassemble ses quelque 500 avions de combat sur moins d'une vingtaine d'aéro­dromes. L'aviation de la plus puissante armée classique d'Europe pourrait être volatilisée par l'explosion d'une trentaine de projectiles de puissance relativement faible. » ([^3]) 17:232 La dissuasion atomique des forces de l'O.T.A.N. ? Quantitativement, elle est loin d'être négligeable : de 5 à 7.000 ogives nucléaires tactiques, mais stockées dans moins de 70 dépôts, à deux cents kilomètres des lanceurs ennemis. « En quelques secondes, cet énorme potentiel de destruction que l'Ouest voudrait dissuasif pourrait être lui-même détruit. » (**3**) -- Il faut savoir aussi que l'O.T.A.N., pour des raisons incompréhensibles si elles n'émanaient des Américains, limite tous ses programmes à des lanceurs de très courte portée : de 20 à 120 kilomètres de rayon. L'Union soviétique pourrait mobiliser ouvertement contre nous, sans avoir rien à craindre de ces petits canons. Contre nos chassepots améliorés, le parapluie créé par la distance ne présente pas de trous. Les media détournent l'opinion de ces sinistres perspec­tives en ravivant périodiquement la farce des déclarations d'Helsinki, le mythe giscardien du désarmement, ou « limi­tation des armements nucléaires », et celui des difficultés intérieures de l'Union. L'accueil réservé au livre de Mme Carrère d'Encausse ([^4]) s'explique largement par cette cam­pagne des alliés objectifs du communisme pour anesthé­sier la volonté politique de l'Occident... Mais qui nous fera croire que le corps de fonctionnaires le plus important du monde, celui de l'Armée Rouge, qui tire à la mitrailleuse lourde sur les grévistes et les manifestants, ait jamais toléré en son sein la moindre menace d'éclatement ? \*\*\* Résumons. Dans l'asymétrie actuelle des forces en présence, une guerre avec l'Union soviétique ne laisserait quelque chance au système de défense européen qu'à la triple condition énoncée ci-dessous : 1°) Le conflit est précédé d'une longue période de ten­sion, qui permet aux forces occidentales de s'organiser ; 18:232 2°) l'Union soviétique abandonne à l'O.T.A.N. l'initia­tive de déclencher les opérations militaires ; 3°) elle renonce à utiliser en Europe son potentiel atomique. Ce scénario absurde, contredit à angle droit par tout ce que nous savons des conceptions de l'État-Major sovié­tique, reste pourtant la clé de voûte du système de défense européen. « Il semble, conclut le général Gallois, qu'il y ait maintenant entre les deux conceptions de la guerre en Europe la même différence qui existait en 1939 entre les idées du Commandement allemand avec l'utilisation bru­tale et massive de la combinaison char-avion et celle du Commandement français qui en était resté aux leçons de la première guerre mondiale. » ([^5]) -- Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous pouvons d'ores et déjà nous préparer au pire... « Réveillez-vous », n'est-ce pas ce que nous disent les Chinois ? Et s'il leur faut cinq ans pour rattraper les Russes, combien à une Europe qui déci­derait enfin de se coaliser ? Après cela, pour dénoncer la renaissance du nazisme, Holocauste, Darquier et compagnie, comme le danger nu­méro un qui menace aujourd'hui l'Occident, il faut vrai­ment avoir épousé la cause, et le plan, des propagandes de l'ennemi. Hugues Kéraly. 19:232 ### Nord-Sud ? Est-Ouest ? par Louis Salleron ON A LONGTEMPS PARLÉ du dialogue Est-Ouest. (On y revient d'ailleurs à cause des élections européen­nes.) Mais c'est le dialogue Nord-Sud auquel nous. sommes conviés depuis quelque temps. De quoi s'agit-il ? Ce n'est pas très clair. Car si le Nord est vite atteint aux banquises de l'Arctique, le Sud ne s'arrête pas à Marseille, ni même à Cadix. On peut le prolonger à l'Afrique -- jusqu'où ? L'opposition entre le Nord et le Sud est ancienne. Au­guste Comte fonde sur elle sa politique positiviste. Aux nations septentrionales il préfère les nations méridionales dont le catholicisme lui paraît plus proche de la vérité sociale que le protestantisme des premières. Au XVIII^e^ siè­cle, les physiocrates, comparant la France à l'Angleterre, proclamaient la supériorité des royaumes agricoles sur les républiques marchandes. Avec des vocabulaires différents, et des préoccupations également différentes, c'est toujours du Nord et du Sud qu'il s'agit, dans un contour géogra­phique assez vague. De nos jours, si Valéry Giscard d'Es­taing dit Nord-Sud, c'est pour éviter de froisser personne. Alain Peyrefitte dit sans ambages protestantisme et catho­licisme. 20:232 En fait, le Nord et le Sud se croisent en Europe avec l'Est et l'Ouest. Comme, d'autre part, un pays est toujours à l'est et à l'ouest, au nord et au sud d'un autre, que les extrêmes se touchent, que la terre est ronde et que le monde est fini, il est difficile de localiser exactement les centres d'attraction et de répulsion qui font les accords et les désaccords des nations. Si cependant nous limitons notre examen à trois pays : la Grande-Bretagne, la France et l'Italie, on peut estimer que leur comportement est en rapport avec leur situation sur l'axe Nord-Sud. Peut-être les effets de l'Histoire l'em­portent-ils sur ceux de la Géographie. Mais on peut rétor­quer que l'Histoire elle-même fut l'effet de la Géographie. De taille à peu près semblable et confrontés aux mêmes problèmes économiques, ces trois pays réagissent de ma­nière complètement différente pour aboutir à des résultats sensiblement analogues (pour le moment). La Grande-Bretagne, épuisée par la guerre, a trouvé le repos dans un travaillisme de consommation dont elle s'accommode, faisant imperturbablement confiance à ses institutions, à l'alternance, à ce qu'elle garde de grand capitalisme et au pétrole de la mer du Nord (la bien nom­mée). Son inflation, qui a battu tous les records d'Europe, a été en 1978 inférieure à la nôtre. C'était trop beau. L'in­flation repart. Les grèves se succèdent. Elle fait confiance à l'avenir et à la liberté. La France ignore le travaillisme et la social-démocratie. Elle veut les imiter, mais son socialisme est celui de la Révolution. Il est idéologique et sa référence est le com­munisme, dont elle ne veut pas mais qu'elle favorise pour ne pas être « de droite », crime inexpiable. Ayant détruit son parlement, elle se prive de l'alternance. Son régime présidentiel lui fait une république orléaniste ouverte à l'aventure. Son pseudo-libéralisme, étouffé par l'étatisme, dévore ses mœurs et sa substance. Le chômage croît, l'in­flation repart, les grèves se succèdent. Elle ne sait plus en qui ni en quoi placer sa confiance. L'Italie est en anarchie intégrale, état qui lui est assez connaturel pour qu'elle s'en accommode sans problème. Elle n'a plus de gouvernement, on peut se demander si elle a un régime, et pourtant elle tourne. Son niveau de vie est supérieur à celui de l'Angleterre et sa balance commer­ciale est largement excédentaire. D'où vient ce miracle ? 21:232 De son anarchie. Des millions de petits chefs d'entreprises passent à travers le fisc et la sécurité sociale. Ainsi peu­vent-ils vendre -- même l'acier ! -- à des prix « compé­titifs ». Ils retrouvent les bienfaits du libéralisme nordi­que que l'Angleterre a perdu et qu'étrangle, en France, l'Administration que l'Europe nous enviait. Son inflation est à peine supérieure (si elle l'est) à la nôtre. Bien sûr, elle va repartir, et les grèves, etc. Mais son catholicisme traditionnel lui laisse sa confiance (presque) intacte dans l'instant qui passe et dans l'avenir que gouverne la Provi­dence. Elle assimile tout. Même la Pologne. Et elle est fière de son pape romain. Dans ce « dialogue » entre le Nord et le Sud, les pôles sont donc plus ou moins renversés, et nous ne sommes pas les mieux placés, subissant les flux et les reflux des courants du Nord et du Sud. C'est pourquoi sans doute nous préférons le dialogue Est-Ouest où nous sentons le terrain mieux assuré sous nos pieds. L'Autriche de Marie-Antoinette et de Marie-Louise, la Prusse de Bismarck, nous savons ce que c'est. Et l'U.R.S.S. nous savons aussi ce que c'est : la fille aînée de notre grande Révolution. Alors tout est clair. Tout serait clair, en effet, pour la France de la Révo­lution, s'il n'y avait le Goulag, et le reste. Alors nous con­sultons l'oracle. Qu'a dit de Gaulle ? Il a dit que l'Europe s'étendait de l'Oural à l'Atlantique. Mais il a dit aussi que l'Europe reposait sur la réconciliation franco-allemande. Que faire donc ? Chirac, ou Giscard ? Marchais, ou Mitterrand ? La situation ne s'éclaire pas si nous tournons nos re­gards du côté de l'Amérique. C'est elle qui a détruit les empires coloniaux de l'Europe et qui a créé sur leurs ruines les dizaines de nations dont elle se partage la clientèle avec l'U.R.S.S. Partout c'est la tyrannie et partout c'est la guerre. Roosevelt a parachevé l'œuvre de Wilson. Le temps est arrivé que prédisait Paul Valéry quand il écrivait en 1925 : « L'Europe doit compter à présent : 1°) avec l'Amérique qui est son émanation et qui lui pré­sente une sorte d'exagération de ses caractères ; 2°) avec les anciens continents qu'elle a été troubler, réveiller, ins­truire, armer et irriter... » (*Œuvres*, La Pléiade, T. II, p. 1556). 22:232 Notre sécurité repose sur le seul équilibre de la terreur. Mais la crise économique rend de plus en plus fragile la paix des intérêts. Si la rivalité américano-soviétique nous a paradoxalement protégés jusqu'ici, elle risque de faire de nous bientôt les victimes désignées de ses prolongements mondiaux. L'Europe en général, la France en particulier dépendent trop étroitement de leurs fournisseurs et de leurs clients lointains pour que n'importe quelle interrup­tion un peu prolongée de leurs échanges internationaux ne les mettent pas à genoux. Nous tablons sur le libéralisme politique des États-Unis et sur les menaces intérieures et extérieures qui pèsent sur l'U.R.S.S. pour y trouver l'espoir d'une sécurité d'un nouveau genre. Mais les faiblesses des puissants sont plus dangereuses encore que leur force, car c'est par l'usage de cette force qu'ils peuvent remédier à leur fai­blesse. La guerre est au bout, pour tout le monde. Richelieu disait qu'il faut prévoir et pénétrer les affaires de loin et ne pas appréhender tout ce qui paraît formidable aux yeux. Le conseil est bon, à condition de n'en pas garder que la seule seconde partie. Si les pouvoirs parallèles de­viennent les maîtres de l'État, nous nous vouons à la ser­vitude. Il ne dépend que de nous de conjurer cette pre­mière menace, mais en sommes-nous encore capables ? En toute hypothèse, dans cette guerre des classes, des nations, des races et des religions, qui est déjà commencée, c'est l'aspect religieux qui est le plus important. Le chris­tianisme est la véritable chance de salut de l'humanité, mais nous savons à quel point lui-même est contaminé par la folie du monde. Tout de même, une lueur d'espoir brille aujourd'hui depuis l'élection de Jean-Paul II. Soljénitsyne, dans une interview à la B.B.C., au mois de février, a déclaré : « Nous devons considérer ce nouveau pape comme un don de Dieu. » Il est bon juge, et son jugement confirme ce que tout un chacun ressent confusément. Sa première ency­clique paraîtra probablement à peu près en même temps que ce numéro d'ITINÉRAIRES. Nous la lirons avec joie pour y puiser l'espérance. Louis Salleron. 23:232 ### Le 550^e^ anniversaire de la délivrance d'Orléans par Jean Crété LE 7 MAI 1429 sainte Jeanne d'Arc livrait la fameuse bataille des Tourelles qui délogeait les Anglais de leurs positions et libérait Orléans d'un siège qui, sans cette intervention, se serait terminé par la chute de la ville ; et la chute d'Orléans aurait bien proba­blement entraîné la conquête totale et durable de la France par l'Angleterre. Le lendemain, 8 mai, sainte Jeanne d'Arc faisait sa rentrée à Orléans et la ville en liesse rendait grâce à Dieu de Sa miraculeuse délivrance. Depuis lors, Orléans a toujours célébré le 8 mai l'anni­versaire de sa délivrance par une messe d'action de grâces et une procession allant de la cathédrale aux Tourelles sises sur la rive gauche de la Loire. Cette fête était inscrite dans les livres liturgiques sous le titre de : *Commemoratio liberationis urbis aurelianensis,* s'ajoutant à la fête de l'apparition de saint Michel archange, célébrée à cette date ; elle comportait une leçon historique racontant briè­vement les faits, des antiennes, versets et une oraison aux premières et deuxièmes vêpres et à laudes, et une mémoire à la messe. 24:232 Vulgairement, cette fête était appelée *fête de Jeanne d'Arc,* et un panégyrique de l'héroïne prenait place pendant ou après la messe. Ces fêtes ne furent interrom­pues qu'en quelques sombres années, au moment des guerres de religion, puis sous la Révolution. Envisagée depuis longtemps, la cause de béatification ne fut introduite que sous l'épiscopat de Mgr Coullié. Né à Paris le 15 mars 1829, official du diocèse de Paris, Pierre-Hector Coullié avait été sacré évêque coadjuteur de Mgr Dupanloup le 19 novembre 1876. Moins de deux ans après (11 octobre 1878), il devenait, par la mort de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans. C'est lui qui réussit enfin à introduire la cause ; désirée depuis des siècles, cette introduction avait été retardée par le caractère tout à fait exceptionnel de la mission de Jeanne d'Arc. « Verra-t-on cette guerrière bardée de fer pénétrer sous la voûte de Saint-Pierre ? » s'écriait un prélat romain. Les zélateurs de la cause, de leur côté, hésitèrent longtemps devant l'op­tion à prendre au départ : fallait-il faire béatifier Jeanne comme martyre ? La procédure était beaucoup plus simple, mais il aurait fallu prouver qu'elle avait été mise à mort en haine de la foi, ce qui n'était pas tout à fait le cas. Alors, il fallait la faire béatifier comme vierge et pour ce, prouver, après quatre siècles, l'héroïcité de toutes les vertus et justi­fier son exceptionnelle mission. Ce fut ce dernier parti qui fut pris, ce qui entraînait un procès long et difficile, qui devait durer près de trente ans. Mgr Coullié put saluer Jeanne d'Arc sous le titre de *vénérable* avant de quitter Orléans pour devenir, le 15 juin 1893, archevêque de Lyon. Cardinal le 19 avril 1897, il vécut assez pour voir la béati­fication, avant sa mort, survenue le 11 septembre 1912. Ce fut son successeur à Orléans, Mgr Touchet, qui mena à bien la cause de Jeanne d'Arc. Né à Soliers (diocèse de Bayeux) le 13 novembre 1848, Stanislas-Xavier Touchet fit carrière à l'ombre de son oncle, Mgr Ducellier, d'abord évêque de Bayonne, puis archevêque de Besançon ; il était vicaire général archidiacre de Belfort lorsqu'il fut préconisé évêque d'Orléans le 18 mai 1894. Son oncle était mort de­puis quelques mois ; ce fut Mgr Hugonin, évêque de Bayeux qui le sacra à Besançon le 15 juillet 1894. Mgr Touchet arriva à Orléans avec la résolution bien arrêtée de remuer ciel et terre pour faire béatifier et canoniser Jeanne d'Arc ; 25:232 sans ce zèle, soutenu pendant un quart de siècle, la cause eût-elle abouti ? Il est permis d'en douter ; les réticences restèrent tenaces, même après la reconnaissance de l'héroïcité des vertus. A un prélat qui lui parlait des causes du curé d'Ars et de Jeanne d'Arc, saint Pie X répondit nette­ment : « Le petit curé, oui ; la guerrière, non. » En appre­nant cette réponse, Mgr Touchet dit à son entourage : « Pour obtenir la glorification de Jeanne d'Arc, je renonce à être cardinal ou académicien, et je demande que si l'une de ces deux dignités m'arrive elle soit le signe de ma mort. » Il prenait, en même temps, la résolution de ne plus créer de chanoines honoraires jusqu'à la disparition de l'obstacle. Il fut exaucé. Orateur éblouissant, demandé partout comme prédica­teur, Mgr Touchet était dès le début du siècle considéré comme futur académicien ; il ne le devint pas, et il ne fut cardinal que moins de quatre ans. Mais rapidement, l'obstacle fut levé, la cause menée à bon terme. C'était la triste époque de la séparation, des inventaires, des spo­liations... Le 18 avril 1909, Jeanne d'Arc était béatifiée. Ce fut une cérémonie grandiose à laquelle assistaient quelques centaines de catholiques français qui eurent la joie de voir Pie X baiser au passage un drapeau français. La fête de la bienheureuse était concédée à tous les diocèses de France au dimanche de l'octave de l'Ascension, avec un office et une messe composés par M. Branchereau, qui avait été pendant quarante ans supérieur du grand séminaire d'Or­léans. De son côté, M. Vié, supérieur du petit séminaire, composait des cantiques populaires. La fête liturgique de la bienheureuse Jeanne d'Arc fut célébrée de 1910 à 1913 le dimanche dans l'octave de l'Ascension ; en 1913, elle fut fixée au 30 mai, mais la solennité en resta permise le dimanche dans l'octave de l'Ascension. Le procès de canonisation fut instruit de 1910 à 1920 ; ce procès com­porte l'examen et l'approbation de deux miracles attribués à la bienheureuse après la béatification ; il eut une inci­dence théologique très intéressante : un des miracles rete­nus s'était produit à Lourdes ; Mgr Touchet qui prononçait les acclamations de la procession du Saint-Sacrement y avait ajouté : *Bienheureuse Jeanne d'Arc, guérissez nos malades ;* et la guérison intervint à ce moment précis. 26:232 On fit l'objection : un miracle qui se produit à Lourdes ne doit-il pas être attribué à la Sainte Vierge ? La congrégation des rites, après mûr examen, estima que le miracle pouvait être attribué à la bienheureuse Jeanne d'Arc, sans préju­dice de la médiation universelle de la Très Sainte Vierge Marie. Pour la première fois, Marie était reconnue média­trice de toutes grâces ou, comme l'écrivait saint Ephrem, médiatrice auprès du Médiateur, dans un document officiel du Saint-Siège. La fête de Marie Médiatrice devait être ins­tituée par Benoît XV quelques années plus tard pour les diocèses et instituts qui en feraient la demande. La cause de canonisation arrivait à son terme au lende­main de la terrible guerre de 1914-1918. Ce fut dans l'eu­phorie de la victoire que Jeanne d'Arc fut canonisée le 16 mai 1920. Le gouvernement français, absent en 1909 des fêtes de la béatification, s'était fait représenter à la cano­nisation. Et quelques mois plus tard, une loi instituait la fête nationale de Jeanne d'Arc fixée au deuxième di­manche de mai ; la fête fut célébrée pour la première fois le 8 mai 1921, qui était le jour de la solennité religieuse. Pour renouveler chaque année cette coïncidence, un décret du 9 novembre 1921 a fixé au deuxième dimanche de mai la solennité de sainte Jeanne d'Arc. Par sa lettre aposto­lique *Galliam* du 2 mars 1922, Pie XI, tout en confirmant le patronage principal de la Sainte Vierge sur la France en sa fête de l'Assomption, instituait sainte Jeanne d'Arc patronne secondaire de la France. Mgr Touchet avait mené sa mission à bonne fin. Le 11 décembre 1922, il était créé cardinal. La glorification de Jeanne d'Arc coïncidait avec le cinquième centenaire de sa brève existence terrestre (1412-1431). L'année sainte 1925 marquait approximati­vement le cinquième centenaire des premières apparitions de saint Michel. Le cardinal Touchet ne devait pas en voir plus ; il mourrait, après une courte maladie, le 23 septembre 1926. On était alors au lendemain de la condamnation de l'Action française (25 août 1926). Le choix du nouvel évêque s'avérait délicat. Le nonce Ceretti proposa pour le siège d'Orléans le Père. Courcoux, supérieur général de l'Oratoire de France. Ce choix devait s'avérer excellent. Né à Lannion (diocèse de Bayeux) le 14 juillet 1870, Jules-Marie Courcoux avait commencé sa carrière oratorienne sous les auspices du cardinal Perraud. 27:232 Héritier de la pen­sée du cardinal Perraud, Mgr Courcoux n'était suspect d'aucune sympathie pour l'Action française ; d'où sa nomi­nation. Heureusement, Mgr Courcoux était un prêtre très pieux, très cultivé, ayant l'expérience du ministère ; son libéralisme très modéré, bien loin de se durcir en secta­risme, s'épanouissait en largeur d'esprit et en bienveillance. Pendant ses vingt-quatre ans d'épiscopat, il fit preuve de beaucoup de prudence dans le gouvernement de son diocèse. Il était digne de présider aux fêtes du cinquième cente­naire de la délivrance d'Orléans. De surcroît, Mgr Courcoux était liturgiste minutieux et très bon musicien. Sous son épiscopat, la cathédrale d'Orléans eut toujours de très beaux offices bien chantés en grégorien et en polyphonie. Les fêtes du cinquième centenaire se déroulèrent, avec un éclat incomparable, du 6 au 9 mai 1929, ; cette année-là, l'Ascension tombait le 9 mai. Pie XI avait envoyé comme légat le cardinal Lépicier, de l'ordre des Servites de Marie, natif de Vaucouleurs ; il arriva à Orléans le 6 et fut accueilli par un discours de Mgr Ginisty, évêque de Verdun. Le 7 mai, le cardinal-légat célébra une messe pontificale, et l'après-midi eut lieu l'inauguration du monument du cardinal Touchet, avec discours de Mgr Tillier, évêque de Châlons-sur-Marne, excellent orateur. Le soir du 7 mai et le 8, les cérémonies se déroulèrent en présence de sept cardinaux, dix archevêques, quarante-trois évêques et plu­sieurs centaines de prêtres. La France officielle était repré­sentée par le président de la république Gaston Doumer­gue, de religion protestante ; le président du sénat Paul Doumer, le président du conseil des ministres Raymond Poincaré, le maréchal Pétain, vice-président du conseil supérieur de la guerre, le général Gouraud, gouverneur militaire de Paris, et bien entendu toutes les personnalités d'Orléans. Un député du Loiret s'était toutefois abstenu, mais il était le seul ! La cathédrale ne pouvait contenir la foule. La messe du 8 mai fut célébrée par le cardinal Luçon, archevêque de Reims, âgé de 87 ans, et le panégy­rique prononcé par Mgr André du Bois de la Villerabel, archevêque de Rouen, qui devait ; deux ans plus tard, orga­niser les fêtes du cinquième centenaire de la mort de sainte Jeanne d'Arc. L'après-midi, la procession se déroula sous une pluie fine et tenace ; les participants défilèrent héroïquement sur sept kilomètres, les chanoines abritant tant bien que mal les prélats sous des parapluies. 28:232 Mgr Courcoux, qui avait veillé à tout, s'était contenté de prononcer les deux allocutions d'usage lors de la remise de l'étendard par le maire d'Orléans le soir du 7 mai et de sa restitution à la mairie au retour de la procession. Tous les chants des offices avaient été assurés par la maîtrise de la cathédrale dirigée par l'abbé Luçon et par la chorale du séminaire. Les offices de l'Ascension terminèrent ces fêtes mémorables, qui furent abondamment relatées dans la presse. Plusieurs académiciens assistèrent à ces fêtes, notamment Georges Goyau, natif d'Orléans, et Gabriel Hanotaux qui donna une très intéressante conférence en plein air, sur la place du Martroi. Depuis lors, le 8 mai a été célébré fidèlement chaque année par la messe, le panégyrique et la procession. Pendant les années d'occupation (1941-1944), les cérémonies eurent lieu à l'intérieur de la cathédrale, et le Père Bouley, de l'Oratoire de France, prononça quatre excellents panégyri­ques ; il devait en prononcer un cinquième quelques années plus tard, l'orateur invité ayant fait défaut. Le 7 mai 1944, le maréchal Pétain, chef de l'État, passa à Orléans ; du balcon de l'hôtel de ville, il adressa à la foule qui l'accla­mait quelques phrases qui ne furent pas comprises. Depuis le concile, les fêtes du 8 mai ont malheureuse­ment un peu perdu de leur caractère religieux ; la messe et le panégyrique ont été maintenus, non sans peine, grâce à l'insistance des autorités civiles ; la procession est deve­nue un défilé ; un petit nombre de prêtres y participent encore. La population orléanaise reste très attachée aux fêtes du 8 mai. Nous souhaitons qu'à l'occasion du 550^e^ anniversaire de la délivrance d'Orléans, les fêtes du 8 mai retrouvent pleinement le caractère religieux qu'elles ont eu dès l'origine et qu'elles devraient plus que jamais avoir après la canonisation. Sainte Jeanne d'Arc n'est pas seule­ment une héroïne nationale, elle est une sainte catholique, canonisée pour l'héroïcité de toutes les vertus pratiquées d'abord dans une vie toute simple, puis dans l'accomplis­sement d'une mission tout à fait exceptionnelle qui a sauvé la France de la servitude étrangère et, à plus longue échéance, de l'hérésie dans laquelle l'Angleterre devait sombrer un siècle plus tard. C'est donc comme sainte qu'il nous faut la vénérer et la prier. 29:232 C'est par la messe et par une procession véritable que l'anniversaire de la délivrance d'Orléans doit être commémoré ; par une procession avec la croix, les reliques, les bannières, les prières du clergé et du peuple chrétien. Ainsi seulement Dieu sera remercié de cette miraculeuse délivrance ; ainsi seulement sera dignement louée la sainte qu'il suscita pour sauver la patrie et la foi. Jean Crété. 30:232 ### Lettre du Québec par Claude Maisonneuve ● Pierre Vadeboncœur : *Les Deux Royaumes* (L'Hexagone, Montréal) Sans jouer aux prophètes, des philosophes et des théo­logiens perçoivent de nos jours, même à travers l'épaisseur du matérialisme le plus satisfait, un ap­pétit de transcendance. On ne sent guère la chose au Québec, si l'on tient compte de la faveur et de la ferveur avec lesquelles compétences prétendues et incompétences criantes (au diapason des personnages en scène) ont ac­cueilli une « pièce » aussi grossièrement antispirituelle que *Les fées ont soif.* Ce qu'on « sent » à la lecture ou à l'au­dition de cette ordure ni dramatique ni littéraire, c'est tantôt l'odeur de soufre attribuée à l'enfer, tantôt le relent de sécrétions glandulaires, « de quoi faire hoqueter une bouche d'égout », dirait vous savez qui. Spasme ou râle hystérique, dont l'épuisement par as­phyxie sous avalanche boueuse devient le souffle désespéré d'un appel au secours ? C'est seulement après avoir touché le fond de leur déchéance que certains êtres ou certains peuples rebondissent par besoin vital d'air pur ? Peut-être. 31:232 Des observateurs n'hésitent pas à plaquer cette réflexion sur notre milieu culturel. Et il semble que Pierre Vade­boncœur l'a fait récemment. C'est, en tout cas, ma façon de comprendre *les Deux Royaumes,* recueil d'essais qu'il a confiés aux Éditions de l'Hexagone. Analyse à la fois intem­porelle et suggérée par notre temps ; confession analogue aux aveux explicites des Rousseau, Chateaubriand, Musset et implicites de Saint-Denys Garneau, tous commentés dans l'ouvrage ; méditation, enfin (qui ouvre et clôt l'en­semble), sur l'irrépressible et urgent recours à la « trans­cendance », d'abord au plan de la pensée concernant l'homme, la culture, la société, puis au plan de la conduite, principalement en matière d'éducation par la parole et, bien davantage encore, par l'exemple : voilà comment je résumerais abstraitement les confidences de l'auteur. Notre littérature avait-elle un essai de cette qualité ? Je ne le pense pas. Modestement, Vadeboncœur présente son livre comme des essais (au pluriel). On lui donne raison jusqu'à l'avant-dernier chapitre. Mais après avoir lu « L'œil saint » et « Ce que je leur dirais », pages finales, on voit le splendide encadrement qu'avec le premier, le plus long essai, relatif à « La dignité absolue », ces pages offrent aux pénétrantes études, apparemment plus esthé­tiques et littéraires que philosophiques, dont est constitué un gros tiers du recueil. Car la musique ancienne ou ac­tuelle, la littérature de France ou de chez nous et le dessin (même les croquis tracés par l'auteur), tout dans *les Deux Royaumes* vise à communiquer une intuition, une décou­verte qui a jailli sous la forme d'une double antithèse assez puissante pour réorienter la pensée, pour modifier la conduite. D'une part, l'objectivité naturelle et structurelle de l'activité propre à l'esprit humain nous invite au dépasse­ment ; mais notre civilisation technocratique, notre culture subjective et jouisseuse achèvent d'abîmer cet élan dans une routine dépersonnalisante qui a pour terme l'avilisse­ment. D'autre part, l'enfant ne cesse d'apporter au monde son « royaume » fait d'innocence ouverte à « la noblesse » et à « la sainteté... qui est sa perfection » (p. 227) ; mais « le siècle » ayant « organisé autour d'elle la complicité des ignorances, des folies et des avidités adultes », il y a lieu d'avertir les « enfants devenant hommes » que « ce monde-là est fallacieux et bas » (p. 222) 32:232 On peut aisément prévoir les réactions que suscitera le diagnostic porté sur notre « modernité » décadente par un homme dont l'action professionnelle a servi des ouvriers esclaves d'un syndicalisme terre à terre et dont l'œuvre écrite. couronnée par un prix officiel, n'a pas toujours le ton « mystique » des *Deux Royaumes.* Raison de plus pour louer le courage d'une sincérité provocante par la perti­nence de son non-conformisme et recommander l'effort exigé par une lecture souvent austère et, çà et là, difficile à cause de sa profondeur, de l'inattendu à quoi elle nous affronte et d'une subtilité de forme parfois excessive. Souvent, les littérateurs, de profession ou de loisir, croient avoir tout compris des grands écrivains nommés plus haut et d'autres, comme Claudel et ceux des nôtres que Vadeboncœur met à part : André Major et Jacques Ferron. Eh bien, qu'ils lisent, sur chacun d'eux, les éloges et réserves de notre essayiste. Si, par métier ou penchant, votre esprit incline à la critique psychomorale, votre cœur au conseil pédagogique ou social, méditez les trois chapitres intitulés « Éclairages », « Modernité », « La lézarde ». A pleines mains et presque à chaque page, vous cueillerez des réflexions et formules brillantes, par exemple, sur « le refus de s'avilir », que trop de gens ont perdu ; car « nous sommes... dans une civilisation où une masse d'anti-exemples forme exemple ». C'est pourquoi il faut savoir abandonner « sans... regret un grand nombre d'opinions » dont « l'énergie..., par laquelle elles en imposent et em­plissent les lieux comme un grand bruit, est moins que rien ». Autrement, on entretient en soi « la servilité, qui est paradoxalement le caractère omniprésent du liber­tarisme d'aujourd'hui ». Il faut encore « laisser tomber, et principalement peut-être, les tout derniers prestiges, les plus récents éclats de la foire aux inventions ». Pourquoi ? Avec une rare perspi­cacité, l'auteur répond (p. 159) : « Plus que jamais, au­jourd'hui, tout ce qui surgit de nous nous incorpore à lui. Nos choses sont nos horizons. Nos modes sont nos paroles divines. Nous tournons comme des sphères autour de nos ampoules électriques. L'anthropocentrisme, comme foyer d'explication du monde, a commencé le jour où l'anthropo­centrisme apparent de la vieille cosmogonie fut dénoncé. L'histoire des derniers siècles est le développement de ce paradoxe. Nous vivons depuis ce temps d'une Révélation inversée. » 33:232 Ces derniers mots n'amorcent pas une apologétique chrétienne. Tout au plus l'expression d'une nostalgie, celle d'une adolescence bénéficiaire de l'éducation morale qui faisait corps avec l'instruction dispensée à cette époque. A « certains vocables, pleins de force et de noblesse », comme « vérité, justice de l'âme, amour, ... droiture, abné­gation, esprit de joie, don, ... mots nus, clairs, souverains », on « reconnaissait une indiscutable autorité ». « Ils ne régnaient pas par violence, mais par leur sublimité. Ils étaient intérieurs... Ils pouvaient enthousiasmer le cœur. Ils véhiculaient aussi l'idée de perfection. Ils la soutenaient par leur perfection même, inhérente à chacune de ces idées, car comment imaginer la vérité, la justice autrement que parfaites ? » De ce bienfait sont privés nos enfants, qui « deviennent adultes de plus en plus tôt », c'est-à-dire inaptes à « en­tendre toute bonté », à contempler « toute beauté ». On ne leur transmet plus « une des affirmations les plus avancées que l'homme ait jamais pu concevoir, à savoir que l'âme a un pôle immuable et que celui-ci est repéré et connu », qu'il y a « un endroit et un envers, un dessus et un dessous, une verticale ; une structure, en somme », et cela « par essence, figurez-vous, non par décision, non par opi­nion », mais « par constitution » et « parce que c'est comme ça » (p. 228). Il y a donc bien « deux royaumes », celui de l'innocence première et celui des faux adultes de notre monde aliéné ; « la première vérité humaine consiste à connaître ce fait ». Distinction nécessaire et, de nos jours, « la plus délibéré­ment brouillée » par « l'existentialisme brut de notre épo­que », gouffre dans lequel sombrent, « mode après mode », les philosophies chères à notre modernité. « Comment se résigner à y voir tomber aussi des enfants ? » Mais « les adultes... ne s'arrêtent pas devant l'extraordinaire révé­lation que l'enfance ne cesse de faire d'une certaine émi­nence du cœur sans laquelle tout se dégrade », parce qu' « on ne veut pas voir ». Pourtant, « la grâce parle par elle-même, et quand elle se montre, aucun discours qui va contre elle ne peut se soutenir, car la honte le déclasse ». 34:232 Ne prêtons pas à l'auteur une théologie qu'il ne reven­dique pas. La « grâce » qu'il évoque n'est pas celle de saint Jean, de saint Paul, du docteur angélique, même si un respect, une admiration indubitables marquent ses allu­sions aux deux Testaments et à la doctrine du Christ. Cette constatation n'autorise donc personne à majorer le sens religieux du « témoignage » contenu dans *les Deux Royaumes.* Une parfaite modestie, une égale honnêteté nous garantissent non seulement l'authenticité de l'expé­rience décrite et contrôlée, mais les limites que lui assigne l'auteur. La recherche d'un catholique fier de sa foi et de la saine théologie qui l'explicite trouve de plus amples horizons, de mieux définis programmes d'action dans les œuvres et les exemples des saints, de nos saints. Mais il m'apparaît que la « spiritualité » des *Deux Royaumes* de Vadeboncœur éclipse, par son exceptionnelle originalité, les laborieuses clartés de nos penseurs, clercs et laïcs, inquiets de notre condition temporelle, et, par la poésie du style, leurs réussites les moins incertaines. « Nous marchons vers le futur, écrit Vadeboncœur, comme on fait de la vitesse. Avec le même regard vidé de tout. Sans donner le temps aux images, au passé, aux ombres de nous-mêmes de refluer vers nous, et en faisant taire le silence plein de bruits de douceur. » Après lecture de son ouvrage, ce serait déjà merveille si chacun savait conclure avec lui : « J'ai commencé peu à peu à faire le contraire de l'époque actuelle : je me suis mis à m'attar­der. Je puis... laisser flotter en moi mille et une suggestions des choses, riches de nature, ou tout enchevêtrées de complexités de culture, donnant ainsi une chance à la vie de refaire autour de moi son tissu déchiré. » Claude Maisonneuve. 35:232 ### Frontières par Georges Laffly LES FRONTIÈRES sont invisibles, grand désavantage au­jourd'hui où l'on n'admet que les signes tangibles. Déjà Pascal s'en servait pour moquer les hommes. Tuer ceux qui sont nés de l'autre côté de l'eau, cela ne paraît pas raisonnable. (On oublie toujours que chez Pas­cal, c'est un point d'un cheminement, qu'on fausse en l'isolant.) Au vrai, il s'agit de langue, d'histoire, de senti­ments, de toutes les différences précieuses qui font que les hommes ne sont pas des numéros interchangeables. On pourrait sans doute évaluer les civilisations au nombre des frontières qu'elles reconnaissent. Il n'y a pas seulement celles qui séparent les nations. Nos vies sont définies par une série de ces limites, et mieux elles sont marquées et reconnues, plus parfaite est la vie sociale. Aujourd'hui que les frontières sont attaquées partout et ruinées (souvent avec une argumentation « pascalienne » abâtardie) nous comprenons mieux leur importance, et combien elles étaient protectrices. Il y a une frontière du foyer, par exemple. On parle couramment du mur de la vie privée. Mais même lorsqu'on tient que l'État, qui paraît la principale menace, doit res­pecter ce mur, il n'est pas sûr qu'on sente ce qu'il a de sacré. L'esprit de bassesse souffle qu'il cache bien des misères, des injustices, des turpitudes peut-être. On ou­blie qu'il crée un refuge, qu'il abrite notre liberté. Pour l'esprit collectif, égalitaire, il suffit qu'il présente un re­tranchement arbitraire, un refus de communier avec tous. En période de troubles, les visites domiciliaires se mul­tiplient. On est suspect si on ne vit pas la porte ouverte. 36:232 Nous admettons déjà que le groupe ait chez nous une voix et nous impose ses images, avec la radio et la télé. Nous admettons qu'il nous convoque, tous à la même heure pour nous donner nouvelles et divertissements. Fermer le bouton, c'est encore fermer sa porte. Mais les choses peu­vent aller bien plus loin, et il n'est pas sûr que nous sachions faire respecter notre part d'indépendance. Jünger écrit, dans le *Traité du rebelle :* « Un attentat contre l'inviola­bilité, disons même la sainteté de la demeure, par exemple, n'eût jamais pu prendre dans l'ancienne Islande les formes sous lesquelles il pouvait avoir lieu dans le Berlin de 1933, parmi des millions d'hommes, par simple mesure adminis­trative. Une exception glorieuse vaut d'être citée ici : celle de ce jeune socialiste qui abattit à coups de revolver, dans le couloir de sari appartement, une demi-douzaine de pré­tendus « policiers auxiliaires ». Celui-là avait encore part à la liberté substantielle, l'ancienne liberté germanique, dont ses adversaires chantaient les louanges, théorique­ment. Il va de soi qu'il ne l'avait pas apprise dans le pro­gramme de son parti. » ([^6]) Quand on parle périodiquement de « comités d'im­meubles » ou de quartier, c'est la même menace contre la liberté qui se dessine, venant d'un autre point, mais avec le même but : soumettre chacun à tous, fondre les hommes dans le groupe. On se trompe en croyant que l'attaque ne peut venir que de l'État, et de ses policiers auxiliaires. Elle peut être lancée par un parti qui vise à supplanter l'État, ou même par un petit groupe. On vient de le voir à Paris, quand quelques jeunes gens sont venus « punir » un juge chez lui. Il s'agissait d' « autonomes » qui, faisant profession de refuser les envahissements et espionnages de l'État n'en respectent pas pour autant une barrière invisible que l'État respecte (en France, en ce moment). Ennemis de l'État, ils se montrent pires que lui. Ennemis de sa violence réglée, ils utilisent une violence sans règles. Mais normalement une infraction en entraîne d'autres, et à la fin, il n'y a plus d'autre règle que la force. Dans le cas précis, on peut attendre une riposte, par exemple, la police. pénétrant légalement ou non dans leurs refuges, pistant certains suspects. La riposte peut se tromper de lieu, ou de personne. Une situation est créée ou l'exception devient pratique courante. 37:232 Il s'agit, avec le domicile, de frontières tellement anciennes, devenues si « naturelles » qu'elles sont à peine marquées matériellement. Une porte n'est pas un véritable obstacle, dans nos appartements. Elle se crochète, peut s'enfoncer. Elle tire sa vraie force du respect qu'on a pour la demeure d'autrui, et c'est ce respect qui est en train de s'évanouir. S'il disparaît, on en reviendra forcément aux portes épaisses, aux lucarnes étroites gardées de barreaux. Mais l'offensive retrouvera à son tour d'autres moyens. Il y a aussi une frontière autour de chaque homme, qui définit son espace personnel. Chacun, si faible qu'il soit, est entouré de ce cercle infranchissable (en principe) qu'il fait respecter. Porter un coup à quelqu'un n'a pas toujours pour résultat de l'abattre, mais certainement de montrer qu'on viole cet espace personnel, qu'on le considère comme nul. Même si le mal physique est très léger, reste l'offense, toujours grave. Or cet espace aussi disparaît, sous diverses agressions. Passe pour les bousculades qu'entraîne la vie citadine (encore qu'elles aient pour résultat d'habituer, au sens propre, à se faire marcher sur les pieds -- expression intéressante). D'autres agressions sont évitables, et pour­tant courantes. La plus visible est l'affaiblissement de la politesse. Elle était déjà réduite au minimum, depuis qu'on donnait uniformément du « monsieur » (ou « madame ») à tout le monde. Cela même a disparu. On dit « bonjour, bonsoir ». Ce n'est rien ? En fait on s'adresse à l'autre sans le nommer d'une façon quelconque, sans distinguer autre chose qu'un corps, une masse physique indéniable (on ne sépare même plus l'homme de la femme, l'enfant du vieillard). L'autre n'est plus une personne différente, mais un simple obstacle. Cette grossièreté est devenue commune. Mais quand l'autre n'est qu'un obstacle, le meurtre devient un geste simple, comme balayer. Un fait-divers vient de montrer cela-dans une lumière particulière. Un passager du métro, haïtien, poignarde un agent de la RATP et un gendarme qui venaient de l'arrêter. 38:232 Dans une société valide, l'uniforme ajoute, au respect rendu à chaque personne, celui qui est dû au représentant de l'autorité. Il renforce l'espace personnel par un signe visible du corps social et de ses règles, de la majesté qui s'y attache. Alors l'uniforme est protection. Aujourd'hui, il fait cible. Remarquez qu'il ne s'agit pas de force maté­rielle. Le respect de la loi ancré par la durée du pouvoir rend l'arme superflue. On a l'habitude, en France, de s'ex­tasier sur les agents britanniques, qui se promènent non-armés. Mais longtemps, dans nos villages, il a suffi d'un garde-champêtre pour assurer l'ordre, et les gendarmes ne passaient pas leur, temps à dégainer. La couleur d'un drap suffisait. Quand ce n'est plus le cas, la force décide : le plus musclé, le mieux armé, le meilleur tireur. Et finalement, celui qui se permet tous les coups est gagnant. Dans des rapports normaux, le respect d'autrui est toujours consenti. Il peut l'être de deux manières. Ou bien par l'action de l'amitié entre membres d'une communauté : elle naît au sens le plus grossier, de l'intérêt (chacun gagne à être accepté par tous), mais elle peut être ennoblie, enri­chie par d'autres causes, et couronnée par la religion, le sentiment d'être frères par le Christ. Ou bien l'intimidation joue un rôle. On dit : tenir en respect. Il y a deux siècles encore, certains hommes portaient l'arme au côte. Sans doute, ce n'était plus qu'un vestige de temps disparus. L'épée était devenue un signe extérieur d'aristocratie. Elle était la marque de l'*état* le plus attaché à la mémoire du passé éloigné, et qui avait, en même temps, vocation mili­taire. L'épée rappelait les temps où il ne fallait compter que sur soi pour sauver sa vie. Mais un de nos gestes habituels les rappelle aussi. On a d'abord tendu la main, celle de droite, qui porte l'arme, en signe de paix. Des siècles de civilisation nous ont fait oublier le risque de toute rencontre. Vient un temps où les signes s'affaiblissent. On tend la main sans savoir qu'elle conjure l'agression. L'épée n'est plus qu'un appendice pour académiciens. Les hors-la-loi portent des armes, mais ils les cachent. Les règles de la civilisation paraissent si assurées, si naturelles, qu'on n'éprouve pas le besoin de les conforter. A certains égards, elles sont jugées trop rudes, inadaptées. 39:232 On cherche à les adoucir. L'ordre commence à dépérir au moment où on est trop certain de son triomphe. L'excès de sécurité con­duit à la perte de sécurité, par la négligence ou l'ignorance des conditions qui l'entretiennent. Ce cycle est-il fatal ? Valéry le pensait (voir la préface aux *Lettres persanes*)*,* et Caillois a écrit lui aussi que la victoire de la civilisation favorise les germes de sa ruine. Il faudrait s'attendre alors à une suite d'élévations et de chutes, de conquêtes et de reculs, qui se suivraient comme mécaniquement. Les frontières établies après de longs efforts s'usent. On les trouve mauvaises ou absurdes parce qu'on a oublié de quels malheurs elles protégeaient. On observe aujourd'hui un dégoût de cette sorte envers les habitudes, les mœurs, les contraintes de notre civili­sation. De nouvelles conduites s'établissent, qui ont l'at­trait de la nouveauté et celui encore plus vif de rompre avec les anciennes façons. On peut attribuer cette rupture à un besoin presque physiologique de changement, mais ce n'est pas suffisant. L'ordre établi par une civilisation nous éloigne considérablement des conditions naturelles. Il met de grandes distances entre notre vie et des maux, des dangers qu'on finit par ne plus concevoir. C'est alors que les idées fausses peuvent prospérer. Les erreurs qu'elles portent semblent abstraites, leurs mauvaises conséquences, impossibles. Ce qu'elles ont de flatteur les aide à se répandre. Et la force même de la civilisation fait que ces idées fausses ne peuvent être mises à l'épreuve, et réfutées par l'expérience. A la fin, idées vraies et fausses se trouvent aussi répandues, avec un coefficient, une cote d'amour qui favorise les fausses, parce qu'elles sont nouvelles, et pro­metteuses. A ce moment, la barbarie retrouve ses chances. Les erreurs sont devenues trop puissantes pour qu'on puisse les refuser, et les ravages qui sont leur conséquence ne leur sont pas attribués. On a bien trop de respect pour elles. Pour nous en tenir à nos exemples, il n'est pas difficile de deviner, derrière l'affaiblissement de la politesse, et la rudesse pour tout ce qui est faible, l'idée exacerbée, ridi­culement ombrageuse, de l'égalité. Et derrière les violences ou les meurtres, l'oubli total de ce qu'il y a de sacré dans l'homme. Ce n'est qu'un animal, pas de précautions à garder. 40:232 Selon Valéry ou Caillois, un système d'ordre s'use. Sclérosé, il se fige dans l'académisme. Ses principes vieillis ne sont plus compris, ne correspondent plus aux réalités. Bientôt la vigueur naturelle les renverse et les remplace. Mais il n'est pas sûr que les civilisations meurent de vieillesse. On les tue. Et elles ne sont mortelles que par leur générosité, les conditions qu'elles ont créées, le jeu qu'elles permettent. Le défaut de Valéry, c'est de définir l'ordre comme un système de conventions. Mot qui marque la date tardive où il écrit, et qui nous suffit pour lire l'heure. Car il y a ordre lorsque pour les hommes qui le vivent, il ne s'agit pas de conventions, mais de vérité. Tout est fini lorsque le vrai est défini comme un système arbitraire, un possible entre d'autres (c'est justement la pensée de Valéry, qui écrit ailleurs qu'il n'y a rien de plus important sur la terre qu'une convention). Quant à Caillois, il voit dans l'édifi­cation et la ruine des civilisations, une suite de tensions et de relâchements. La discipline permet des conquêtes, et, sa tâche accomplie, s'affaiblit. Les instincts renaissent et tout est emporté. Ces diagnostics sont justes, mais dans leur énoncé même trahissent une insuffisance volontaire (qu'est-ce qui fait la force de ces conventions ? qu'est-ce qui stimule et ordonne cette discipline ? Ils n'en veulent pas parler, ce serait entrer dans l'irrationnel). De ce refus, on peut tirer un autre diagnostic sur ces écrivains, et le moment où ils paraissent, et on entrevoit une couche plus substantielle qu'ils se gardaient de toucher. Georges Laffly. 41:232 ### Pages de journal par Alexis Curvers POUR être bien en cour, la condition suffisante et né­cessaire était hier qu'on fût communiste ; elle est aujourd'hui qu'on soit ancien communiste, quoique toujours montrant patte rouge. La mode a changé, mais moins qu'il ne semble. \*\*\* Le mensonge occupe en ce monde une place tellement grande qu'on s'épuise en vain à le combattre dans l'une puis dans l'autre des innombrables positions où il se retranche, et d'où il reparaît au jour sous les formes les plus diverses et les plus imprévues. Ces formes successives qu'il revêt opportunément sont toujours nouvelles. Mais c'est toujours le même mensonge. Plutôt que de le réfuter pas à pas dans une discussion sans fin, l'important serait de faire éclater tout d'un coup la vérité qui le foudroierait dans le principe même de son être. Mais de cela Dieu seul est capable. Qu'attend-il ? 42:232 Peut-être attend-il que nous-mêmes, cessant d'argu­menter contre le diable qui est plus malin que nous, soyons assez humbles pour affirmer imperturbablement la vérité divine qui est plus forte que le diable. Et que la puissance de la foi supplée à l'inutilité de la dispute. *Praestet fides supplementum...* \*\*\* Certains acceptent qu'il faille en tout des règles, même quand ils y contreviennent, et même quand ils y obéissent au prix d'une souffrance qu'ils n'ont pas méritée. D'autres au contraire, par nature et par principe, se déclarent ennemis de toutes règles, même de celles dont ils tirent le plus d'avantages personnels. Il y a ainsi des hommes de l'ordre et des hommes du désordre. Des premiers je ne connais pas un seul qui ait jamais regretté d'avoir embrassé le parti de la règle, quelque sacrifice, dommage ou déception que cette décision lui ait coûté ensuite. Mais je ne connais non plus aucun homme du désordre qui n'ait fini par se repentir de son erreur après qu'elle a produit les conséquences qu'on devait en attendre. Parmi les Américains qui, « animés d'une haine mor­telle contre les tyrans », s'illustrèrent en venant souffler sur le feu de la Révolution française, l'ambassadeur Jef­ferson fut des plus prompts à s'y brûler les doigts. Son enthousiasme pour les idées nouvelles était allé jusqu'à lui faire écrire : « Une petite émeute de temps en temps est aussi salutaire et utile au monde politique que les orages au monde physique... L'arbre de la liberté doit être de temps à autre arrosé avec le sang des patriotes et des tyrans. C'est son engrais naturel. » Mais à peine les petites émeutes eurent-elles commencé qu'il s'empressa de fuir les grandes en retraversant l'Atlantique dès avant la fin de l'année 1789. Un autre Américain, expulsé d'Angleterre pour y avoir trop bien prêché les droits de l'homme, trouva dans la France de 1792 le pays idéal où poursuivre une si belle carrière. Accueilli triomphalement à Calais, ce Thomas Paine qui ne savait pas un mot de français entra d'em­blée comme député à la Convention nationale, ses électeurs lui donnant six voix de plus que n'en avait obtenu Robes­pierre. 43:232 Il se serait contenté d'envoyer Louis XVI tenir une ferme en Amérique. Cette modération le rendit suspect. Il échappa de peu au sort des Girondins et ne passa que 10 mois en prison. On le retrouve sous le Consulat, végétant lamentablement dans une chambre de la rue de l'Odéon. Comme un visiteur, pour le consoler de sa disgrâce, lui rappelait que ses écrits avaient naguère procuré aux Fran­çais les bienfaits de la liberté, il haussa les épaules et s'écria : « Maintenant qu'ils la possèdent, cette liberté, nul honnête homme n'est plus capable de vivre en ce pays !... Ils n'ont conquis la moitié de l'Europe que pour devenir plus misérables qu'avant. » Aussi, dès qu'il le put, retourna-t-il mourir en Amérique. Ces désillusions sont communes aux révolutionnaires de tous les lieux et de tous les temps, à ceux du moins que leur bonne étoile a sauvés des malheurs qu'ils avaient préparés. Les exemples surabondent et concordent. Le curieux est qu'ils n'instruisent personne, surtout pas la postérité. Le souvenir des Jefferson, des Paine, et de tant d'autres Américains qui ont connu pareilles mésa­ventures, ne dissuade nullement leurs actuels successeurs d'aller partout semer le bon grain de la liberté, de la démocratie et de la décolonisation, tout étonnés qu'ils sont de récolter invariablement la dictature, la terreur, la famine, le génocide et le goulag. \*\*\* Rien ne démontre mieux la différence et l'inégalité des races que l'antiracisme actuellement professé par la race blanche et par elle seule, et plus précisément surtout par ses éléments européens et chrétiens. L'Europe chrétienne est à l'agonie. C'est le moment qu'elle attendait pour désa­vouer avec honte les qualités qui la distinguent des autres races, lesquelles au contraire, en plein développement, s'enorgueillissent des avantages qu'elles doivent à l'Europe, à ses conseils et à sa décadence. L'antiracisme dont la race blanche se fait une arme contre elle-même suscite et excite le racisme dont toutes les autres se font une arme à leur profit. Nos antiracistes sont les plus racistes des hommes. \*\*\* 44:232 Le moteur principal de l'antiracisme européen n'est pas l'amour des autres races, mais la haine qui pousse l'Europe décadente à brûler ce qu'elle avait adoré, en premier lieu le christianisme, qui est cependant la moins raciste des doctrines. \*\*\* Dans un monde en perdition, innombrables sont les tentatives de sauvetage. Toutes sont vouées à l'échec, du fait que les sauveteurs, quelle que soit leur bonne volonté, ne songent qu'à remédier aux effets sans remonter aux causes. Et cette méconnaissance de la causalité est juste­ment la cause de la perdition du monde. \*\*\* A chaque rentrée de septembre, le collège nous mu­nissait d'une brochure utile à consulter pendant toute l'année, et qui portait assez pompeusement le joli titre d'*Éphémérides.* On y trouvait les principaux articles du règlement, un calendrier scolaire détaillé, les dates des fêtes et des examens, l'horaire des offices et des cours, enfin toute espèce de renseignements et d'excellents conseils. Je revois encore la mince couverture bleue du fascicule, que rehaussait une citation de saint Augustin : « L'ordre conduit à Dieu. » Cette épigraphe me semblait fort belle. J'ignore quel en est le texte latin, et surtout le contexte. Je serais mainte­nant curieux de savoir ce que saint Augustin a voulu dire au juste, et si le traducteur a bien compris le verbe qu'il rendait par *conduire.* Il me paraît que l'idée ainsi formulée n'exprime qu'une moitié de la vérité complète, et qu'à la place de saint Augustin ou de son traducteur j'aurais plutôt écrit : *L'ordre ramène à Dieu.* Parce que d'abord il en émane. 45:232 Nous voyons clairement aujourd'hui que tout ordre qui n'émane pas de Dieu est désordre, et que tout désordre conduit au diable. Le cardinal Pacelli, ouvrant en mai 1938 le congrès, eucharistique de Budapest, prononçait en français un dis­cours où éclate cette parfaite et géniale définition du désordre : *tout ce qui ne respecte pas la loi fondamentale de l'harmonie entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel.* C'était définir du même coup le double principe de l'ordre : l'ordre naturel conduit l'homme à Dieu, mais à condition d'épouser l'ordre surnaturel qui conduit Dieu à l'homme. En fait, il est également vrai de dire que l'ordre conduit à Dieu et que Dieu conduit à l'ordre. Ces deux propo­sitions interchangeables sont aujourd'hui passées de mode, surtout dans la plupart des collèges qui se disent encore catholiques... Ayez cependant le courage de réaffirmer devant témoins que la foi catholique, j'entends la foi véritable et entière, est dans la société principe et facteur d'ordre, il ne se trouvera personne pour s'inscrire en faux contre cette évi­dence, encore moins pour la réfuter. Bais on vous regardera en hochant la tête, avec la froide commisération du médecin devant un cas désespéré, et le diagnostic tombera, im­placable : c'est que vous êtes « resté maurrassien », -- même si vous ne l'avez jamais été. Je réponds : c'est bien pis. Je suis pareillement resté euclidien, puisque je m'obstine à croire que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, ou que les parallèles ne se rencontrent pas. Je crois que les pommes tombent des arbres, je suis donc newtonien. Pour comble de disgrâce, j'ai lu les évangiles et me voilà chrétien irrécupérable. Alexis Curvers. 46:232 ### Le cours des choses par Jacques Perret Dans la part que j'y ai prise le numéro de février souffrait d'un accident à tous points de vue remarquable. Je serais bien vexé en effet qu'il eût passé inaperçu. Le cours des choses ayant erré dans le labyrinthe du Jardin des Plantes se terminait comme suit et en bas de page : « Laissons là ces hau­teurs faussement sauvages et traversées de chemins équivoques, j'ai l'intention de vous mener voir quelque chose. » A lui seul déjà le point eût fait soupçonner l'inof­fensive intention de tenir une seconde le lecteur en haleine. Mais à la place où il se trouvait, en bas de page et suivi de la signature, c'était bel et bien le point final, un point c'est tout, la suite au prochain numéro, un long mois d'incertitude. Et alors, tout de suite, à l'étourdi, on s'alar­me, on se tourmente à l'idée de tous les accidents et hor­reurs qui peuvent arriver dans un labyrinthe. Mais la signature est quand même là qui donne à réfléchir. Elle va du même coup rassurer le lecteur et dénoncer le propos délibéré, assez déplaisant, d'induire le lecteur en vaines inquiétudes. C'est bien là une façon de faire incongrue et même incivile quand il s'agit d'une chronique réputée sérieuse. De toute façon la pratique du suspens est non seulement contraire aux intérêts d'une revue mensuelle mais condamnée par la déontologie propre à ce genre d'écrit. Dissipons le malentendu. Il est arrivé tout bonnement ceci qu'un feuillet s'est égaré. Où quand comment, ça ne m'intéresse pas. Mon passé est à ce point chargé d'objets perdus et de toutes sortes que j'ai cessé de me creuser la tête pour reconstituer le processus de toute perdition. En l'occurrence et en revanche s'il n'était qu'un seul lecteur assez précieux pour se languir de la chose annoncée au sortir du labyrinthe je veux bien essayer de la redécrire mais je sens bien qu'elle n'aura pas tous les bonheurs de la première version. Sortant du labyrinthe obscur, perfide et confiné je vous aurais mené voir quelque chose en effet : quelque chose de lumineux loyal et généreusement aéré. Je vous aurais présenté le grand parterre dans le dépouille­ment de ses perspectives hivernales. 47:232 Tout le génie classique dans son expression jardinière. Abritée au nord et au sud par ses remparts de tilleuls effeuillés mais strictement taillée pour le renfort du branchu, s'étale et se dessine la géométrie des surfaces gazonnées agréablement défraî­chies par les rigueurs de l'atmosphère et encadrées de leurs plates-bandes où la terre nue, luisante et mordorée, se repose enfin des floraisons assumées de Pâques à la Tous­saint. Voilà bien au fil des saisons l'aimable autorité de l'ordre classique dans sa version botanique, la majesté dans la simplicité. Nous aurions pour un peu tiré le chapeau devant le génie brouillon de l'ordre végétal si heureusement gagné aux disciplines des arts horticoles. Enfin nous au­rions stationné quelques instants sur le grand axe Ponant Levant ; autrement dit l'axe Buffon-Lamarck ainsi nommé pour les deux statues monumentales qui le définissent sur tapis vert. Et j'aurais alors attiré votre attention sur le fait que Buffon, carré dans son fauteuil et les pieds sur une peau de lion, tourne le dos à Lamarck. Et n'allez pas dire que là encore je fais du suspens. \*\*\* *Comment peut-on être Persan !* Pour Ayatola pas de problème, ça coule bien et ça fait ritournelle, mais Khhrrhromeny, zut ! Si vous êtes Français avec un peu d'amour-propre vous direz Rhomeni comme on dit rhino­céros ou rhum, sans râler ni s'écorcher la gorge ; et même, plus simplement, Romeni comme on dit romance ou roma­rin, en insistant si ça vous chante sur l'r à la parisienne doucement roucoulé derrière la glotte. Ce qui n'empê­cherait pas le pauvre homme de montrer la plus belle tête de faux jeton jamais vue dans le royaume des Perses et même au cinéma. C'est le règlement de la télé, je suppose, qui fait à l'in­formateur obligation de respecter la prononciation originale des vocables étrangers quand ils n'ont pas d'équivalent français. Tous les techniciens et historiens du langage vous diront, j'espère, que cette imitation à la fois servile et pédante est une manière de capitulation caractéristique d'une basse époque. 48:232 Si Cauchon l'évêque parlant du duc de Bedford ou de sir Walpool s'évertuait à singer le parler goddon, le peuple en usait comme Jeanne d'Arc et les seigneurs en question s'entendaient appeler duc de Pète-Fort et sire de La Poule. Tous les espoirs étaient permis. *Comment peut-on être chrétien !* Pendant les massacres de Beyrouth la république française, héritière fatiguée de nos droits et devoirs au Liban, a fait savoir au monde par la voix de Giscard et du bout de ses lèvres appliquées, non seulement qu'elle compatissait aux malheurs de ses pro­tégés chrétiens mais qu'elle désapprouvait l'agression dont ils étaient l'objet. Après ces paroles vraiment courageuses l'univers démocratique a pu s'étonner, s'indigner que la Force arabe de dissuasion ne les ait pas prises au sérieux. Il ne fallut rien moins que l'intervention miraculeusement efficace de l'ONU pour qu'enfin s'arrêtât le carnage. On a dit que par chance elle coïncidait avec la décision déjà prise par les Syriens eux-mêmes de se reposer quelque temps. La Force arabe de dissuasion et destruction est toujours là, et l'arme au pied. Le *Comité Français pour la Paix au Liban* est bien renseigné. On peut le croire quand il nous dit et répète qu'aujourd'hui, là-bas, dans le silence et la passivité de l'Occident, la situation est d'une gravité extrême et que le but essentiel de cette Force arabe est bel et bien l'élimination des chrétiens du Liban. Quel que soit le bien-fondé de nos complaisances à l'égard des arabes, émirs, sultans, ayatolas, porteurs d'eau ou marchands de tapis, aucun d'eux ne saurait oublier le cri de guerre des cavaliers d'Allah : chiens de chrétiens ! Et pour ce qui est de nos Libanais enfants des croisades ou de Byzance implantés bien avant les Arabes, voici déjà quel était le programme des Turcs : en tuer un tiers, en expulser autant et soumettre le reste. Le programme des Syriens nous paraît beaucoup moins libéral. \*\*\* 49:232 *Chateaubriand.* Il a refusé par écrit et de son haut les invitations de la télé à un débat sur la France au Liban. La seule idée de l'y voir me pinçait le cœur. Il ne s'agit pas non plus de le prendre ici à témoin historique dans le drame libanais. Son *Itinéraire de Paris à Jérusalem* ne passe pas par Beyrouth. Mais celui qui allait de l'Abbaye au Bois au restaurant de *L'Arc-en-Ciel* passait par le Jardin des Plantes, ce que j'ignorais l'autre jour en vous nom­mant quelques-uns de ses promeneurs illustres. On peut d'ailleurs avancer que tous les Parisiens illustres y sont venus. Il faudrait bien sûr des années de recherches pour en dresser le répertoire, un recensement qui d'ailleurs ne s'impose pas. Un tel ouvrage n'aurait d'intérêt que dans le cas où ces grands hommes auraient laissé trace des ré­flexions que leur eussent inspirées le chameau, le babouin, l'autruche et le crocodile entre autres. Tout ce que je sais de Chateaubriand au Jardin des Plantes c'est qu'il y allait sur la fin de sa vie retrouver Hortense Allart, la plus fidèle de ses bonnes amies. Il ne s'agissait probablement que d'un rendez-vous avant le déjeuner au restaurant de *L'Arc-en-ciel.* aujourd'hui disparu et dont j'ignore l'emplacement. Le Jardin des Plantes est toujours là et tel qu'il était à peu de chose près sous Charles X. Mais rien n'a été retenu, que je sache, des attitudes et paroles de Chateaubriand confronté à l'aigle ou au lion. En revanche Hortense Allart qui habitait par là et fréquentait le jardin, s'arrêtant un jour ;devant l'aigle nous dit y avoir vu comme une trans­figuration du bien-aimé vicomte, écoutez-la : « Son ennui, son indifférence ont de la grandeur. Son génie se montre encore tout entier dans cet ennui. Il m'a fait l'effet des aigles que je voyais le matin, au Jardin des Plantes, les yeux fixés sur le soleil et battant de grandes ailes que leur cage ne peut contenir. » Nous ne suivrons pas Hortense et René au restaurant de *L'Arc-en-Ciel* où ils ont coutume de déjeuner en cabinet particulier. Ce sont là des lieux où le cours des choses n'a pas le temps de s'attarder \*\*\* ### Temps et lieux *Pendant la guerre d'Espagne un journaliste français est arrêté à Salamanque devant le quartier généra*l de Franco. 50:232 *Il est gardé à vue. Croyant savoir qu'un confrère dans le même cas vient d'être passé par les armes il n'en mène pas large. Mais soudain nous apprenons qu'il a dans sa poche la caution d'un colonel franquiste. Du même coup, passant de la troisième personne à la première, le narrateur nous révèle que le suspect en question c'était lui-même en effet ; mais le jeu menaçant de mal tourner il était temps d'y renoncer. Agacement du lecteur.* -- Ça, mon cher, il fallait s'y attendre, ne pas vous confier à n'importe qui et vous en remettre humblement à vous-même. Auriez-vous par hasard le préjugé du moi haïssable ? -- Eh non ! je ne me hais point, mais déjà deux tomes de moi-je-me, ça suffit. Pitié pour un style qui déjà se plaignait de douleurs articulaires dans les régions de l'en­soi. Je répugnais à le voir une fois de plus grouillant de particules égotiques. A l'idée de ces milliers de possessifs et pronoms farouchement personnels qui de nouveau m'at­tendaient au seuil d'un troisième tome à seule fin de me persécuter de leur solidarité grammaticale et me ficeler une fois de plus dans l'obsession de ma personne, j'ai soudain résolu de m'en débarrasser. -- Soit ; mais si vraiment vous en faites une question de personne et que la première vous incommode à ce point, qu'allez-vous chercher une fausse identité à traîner de page en page ! Que ne faites-vous comme César tout sim­plement : allez-y carrément de la troisième et vous ne tromperez personne. 51:232 J'y ai pensé, bien sûr et sans doute aurais-je procédé de la sorte, n'eût été la notoire insuffisance de ma notoriété historique. N'empêche que la ruse où j'espérais tout à l'heure me sentir à l'aise et persévérer jusqu'au bout de mes souvenirs écrits est des plus banales en littérature et depuis toujours admise comme procédé de narration tout à fait licite. On ne lui reprochera pas d'inciter à toutes sortes d'inventions flatteuses ou palpitantes, et le lecteur, non dupé, se fera complice. Mais forcer la dose à la première personne et voilà faite une réputation de cravateur, instal­leur et mythomane. Cela dit je ne suis pas sans savoir d'autres moyens que la tournure césarienne pour échapper aux scrupules de la première personne sans la quitter pour autant, cette chérie. Il suffit déjà de la draper dans son pluriel, artifice de majesté tombé en désuétude mais réputé pour ses bienfaits : nous y trouvons en effet tous les encouragements consécutifs au sentiment d'être légion ; ou alors la dilution de nous-même dans le nombre indé­terminé nous comblera de modestie, à condition de n'être pas intimidé par les formes plurielles du subjonctif im­parfait ou du simple passé de notre personne ainsi multi­pliée. On peut également trouver dans l'arsenal des locu­tions de courtes périphrases où la troisième personne dira clairement qu'il s'agit de la première. Procédé bâtard mais réputé fort galant par lequel vous annoncez que l'auteur de ces lignes ou que celui qui vous parle, etc. Voilà bien le fin du fin de la civilité que déguiser de la sorte une intervention personnelle mais jugée utile ou nécessaire. J'aime assez, je l'avoue, qu'on me parle ainsi car ce sont là de bonnes manières et l'auteur de ces lignes en userait volontiers s'il faisait autre chose ici que d'écrire ses mé­moires, une discipline où il faudra bien que, toute honte bue, l'auteur soit toujours ambiant sinon régnant, quel que soit le camouflage adopté. Toujours est-il et à tant faire, que moi qui vous parle, expérience faite et résolution prise de revenir à la voie directe, j'épargnerai au lecteur jus­qu'aux circonlocutions du respect humain à l'égard de ma personne. A titre documentaire voici le schéma de ma fausse manœuvre. Lassé, comme j'ai dit, de me produire en tous lieux et temps comme témoin bavard de moi-même, j'avais trouvé malin de faire appel à un suppléant pour le troisième tome. Ça n'a pas marché. Il a fallu d'un seul coup et sans préavis anéantir un substitut dont le zèle tournait à ma confusion et frisait la trahison. 52:232 Non seulement il disposait de mes souvenirs personnels mais sachant bien que ma silhouette n'était pas gravée dans la mémoire publique j'eus la faiblesse de lui prêter mes dehors y compris la pipe. A tout hasard quand même je le perruquai de rouge. Grosse malice et belle attrape dont je serais le nigaud, à retenir toutefois comme leçon de littérature expérimentale. Je crois comprendre en effet que les seuls cheveux roux purent amener ma doublure à se détacher de l'original pour faire le mariole et m'entraîner avec elle dans une situation fausse, dramatisée de son propre chef et subite­ment insupportable. Si j'en crois les écrivains les plus grands et les plus consciencieux, la créature échappant à son créateur est un phénomène assez banal, et plus souvent bienvenu semble-t-il qu'importun. Mais c'eût été en l'occur­rence échapper à moi-même, horrible vision, j'ai coupé court. Moralité, méfiez-vous de l'alter ego : tôt ou tard il tranchera l'équivoque pour n'être plus qu'un altérophile en liberté. \*\*\* N'empêche qu'à revoir les choses en détail, tout s'est bien passé à peu près comme il est dit, sauf l'abîme entrou­vert par l'incident du passeport outrageusement gonflé d'un précédent conjectural. Si le sort du malheureux con­frère est parfaitement avéré dans sa rumeur, authentique en tant que rumeur, la chronologie truquée par ma dou­blure modifie gravement le fond psychologique de la si­tuation. En fait d'angoisse je n'ai pu, avouons-le, qu'en­visager l'écœurement d'un retour à la frontière par voie d'expulsion. A aucun moment l'image du poteau fatal ou du mur éclaboussé de mon sang n'a pu me traumatiser, à peine me taquiner ; pour la bonne raison que l'existence de ce confrère, en même temps que son arrestation et le bruit courant d'une issue fatale, ne me viendraient aux oreilles que trois jours plus tard. Le mois suivant d'ailleurs nous étions tous les deux au Lip à échanger nos impressions de voyage. Soit dit en passant, je n'ai pour ainsi dire pas remis les pieds dans ce café depuis le jour déjà lointain où, montant à l'étage avec un vieil ami pour faire un billard, nous restâmes sur le seuil frappés de stupéfaction devant une salle de restaurant. 53:232 -- Fallait bien que ça cesse, nous dit le garçon : deux heures de billard avec un demi c'était vingt, quarante couverts de perdus, un gâchis. Dans l'escalier en tire-bouchon tristement descendu le vieil ami déclarait à haute voix que « le succès, là comme ailleurs, c'est la perdition des âmes ». Il faut dire qu'en ce temps-là les billards... -- Non, s'il vous plaît, demi-tour : Salamanque, la suite. Eh bien, le suppléant déloyal s'est donc rendu par deux fois coupable de falsification dans l'exercice de son rôle, à savoir : mise en situation d'un confrère que j'ignorais encore et dissimulation idiotement prolongée de mon billet de sauvegarde. La trahison ne devient flagrante qu'à l'ins­tant où l'agent de service va décrocher la clé dans le placard. Jusque là, répétons-le, tout est certifié conforme. Entre autres il est bien vrai que l'interpellation et la con­duite au commissariat s'effectuèrent comme un entretien fraternel suivi d'une promenade hygiénique, aussi vrai qu'à l'interrogatoire et si peu que j'eusse crâné, mon défi aux circonstances eût été plus méritoire si je n'avais cessé depuis Paris de faire confiance au petit papier que je portais sur moi, bien au chaud dans la poche fessière. Et voici comment j'avais été amené à rechercher ce talisman. -- Ah ? le talisman ! bravo ! c'est le bouquet. Nous voilà en plein feuilleton, et déjà n'est-ce pas on s'arrange pour tirer à la ligne, on va nous balader je ne sais où dans le rétrospectif, toutes les ficelles quoi ! -- Oh ! seriez-vous indifférent ou même répugnant au pourquoi et comment des choses, autrement dit à l'enchaî­nement des faits ? -- Pas du tout, j'aimerais seulement qu'ils me fussent présentés dans l'ordre où ils sont arrivés, je déteste avancer à reculons dans ma lecture. -- Serait-ce dire que vous ne tenez pas à savoir la raison de mes actes ? -- C'est selon. Vous en avez pour longtemps ? 54:232 -- Ça dépend. Je peux ou non décider arbitrairement d'une cause efficiente, c'est une question d'honnêteté, de scrupule. -- Méfiez-vous ; le chercheur de causes et grimpeur de motifs peut très bien se retrouver nez à nez, avec la cause première, et alors là j'en connais qui n'en sont jamais revenus. Allez-y donc et bonne chance, moi je vais faire un tour et je repasserai tout à l'heure. En effet, je serai peut-être ailleurs, soit que j'anticipe ou que je rétrospecte. \*\*\* Quelques années auparavant, pour des motifs édifiants qui frisaient le coup de tête, nous avions décidé d'un retour à la terre. Le pluriel représente ici Monsieur, Madame et leur premier-né, bien que celui-ci, une fillette, ne fût pas en âge de contribuer raisonnablement à la décision. Mais déjà le groupe se connaissait comme singulier dans son pluriel conformément au régime du trois en un et récipro­quement. La famille commençant à la triade chacun de ses membres est tenu d'en assumer les trois personnes consubstantielles et distinctes. Les créatures ont leurs mystères à l'image du créateur. Un petit garçon ne tarde­rait pas à s'incorporer au système qui passerait alors de la triade à la tétriade et quelque vingt-trois ans plus tard se déclencherait un processus de multiplication dans l'unité sur le bonheur duquel je n'ai pas l'intention d'anticiper. Les conditions dans lesquelles nous rompîmes les amar­res avec la capitale pour transporter la petite famille dans un lopin du Blésois et les épreuves plus ou moins bénéfiques d'une expérience rurale aussi méritoire que présomptueuse ont été narrées dans le premier tome et trop brièvement à mon goût. Je n'y reviendrai quand même pas longuement sauf à rappeler que la déconvenue économique fut assez rondement menée pour mettre fin à la plaisanterie et rega­gner Paris sans trop nous émouvoir ni pleurnicher sur nos terres ingrates ou seulement incomprises. Vous savez ce que c'est, on a beau avoir du sentiment, on n'aime pas bien s'attarder sur les lieux de l'échec. Lieux en l'occurrence à découvert et l'échec se réclamant de la notoriété publi­que : maison à flanc de coteau sur terre-plein adossé au roc et potager en gradins jusqu'au bord de la route, autre­ment dit. le coram populo à longueur d'année. Les naturels ambulants avaient eu loisir d'observer nos façons de vivre et d'épiloguer dessus. Permettez que je restitue leurs com­mentaires transcrits à l'imitation du parler tourangeau, c'est-à-dire touhanheau : 55:232 « Des hens, disaient-ils, qui plenaient le café sous leul tonnelle en lisant l'hournal pendant qu'leul poules glat­taient dans l'potaher et tous les souèls la lumièle qui blillait husqu'à des onze heules minuit. Mais y a hand même une hustice quand la palesse est punie par le dé­bouèle et la déconfitule. » Plût aux dieux qu'ils eussent dit la vérité. J'en prends à témoin Cybèle et ses nymphes et le grand Pan lui-même et le sacré cortège des sylvains ivrognes attentifs à mes raisins et pipeurs de mes futailles : j'ai consacré à notre établissement viticole, avicole et potager une somme de labeur et d'invention comme seul peut en fournir un Pari­sien. Tout à la joie de se découvrir tant de zèle et de moyens qu'il en viendrait à oublier leurs fins. « Déblaye, remblaye, bourre et débourre, t'occupe pas de l'addition c'est le Bon Dieu qui fera les comptes », comme disait une rengaine de chantier quand l'armée française déplaçait à coup de pelle les sables du Brandebourg. C'est un point de vue que d'ailleurs ont partagé tous les comptables honnêtes : calculer les peines et les temps gagnés ou perdus est une opération follement vaniteuse et même dénuée de tout sérieux. Mais nous avons quand même le vague et juste pressentiment qu'à la fin de nos temps les intentions de profit rabattront plus ou moins le salaire de nos sueurs. De toute façon rien ne compte pour rien ; heures creuses et tête vide, locutions outrancières. Même pas de labeur vénal qui ne laisse d'impayables sous-produits. Ainsi les travaux effectués dans la position historique du serf ou esthétique de « l'homme à la houe » sont-ils particulière­ment favorables à l'exercice d'une imagination littéralement captivée par le spectacle minutieux de la surface du globe dont pas à pas il retourne ou dérange une parcelle tantôt meuble ou croûteuse. C'est alors un dialogue ininterrompu que le tâcheron va poursuivre en silence avec la motte, le chiendent, le caillou, le lombric, la vrille, la coque d'escar­got, la racine, la brindille, la fleurette, la chrysalide sèche, la colonne de fourmis rouges, le culot de cartouche, l'allu­mette brûlée, la crotte de lapin, le mille-pattes en panique, tout un monde que pas à pas le fer de son outil va cham­bouler en catastrophe pour le confort des ceps. 56:232 On n'a pas idée du cinéma qu'on peut se faire quand on passe l'après-midi sur le coteau à dégratter vingt rangs de vigne. Il y avait quand même des jours où, par moment bien sûr et mises à part les satisfactions rudimentaires de la fatigue, je trouvais à ce genre de distraction un côté un peu rasoir, à la longue. Mais je ne voudrais pas douter que d'ineffables bienfaits spirituels et moraux n'eussent été alors engrangés à mon insu dans les racoins inexploités de la mémoire. A vrai dire il aurait fallu de la part d'un observateur beaucoup de légèreté ou de mauvaise foi pour imputer notre insuccès à paresse. Parmi les honnêtes gens qui purent témoigner de nos peines, quelques-uns avancèrent l'hypothèse où malheureusement nos sueurs n'eussent pas été de l'espèce qui féconde la terre. « Ah ! soupirait l'un d'eux, notable du canton et zélateur de l'agriculture cultu­relle, ah monsieur ! les travaux et les jours !... » et sur ce, ignorant que je n'élevais que des volailles, me conseilla de sacrifier un jeune porc à Cérès afin que mes pruniers ne s'épuisassent plus en frondaisons stériles, cependant que mes persils eussent eu à cœur de ne plus monter en graine avant d'avoir pris le temps de persiller nos brouets. Enfin les laboureurs empiriques de père en fils et d'un certain âge s'en tenaient à l'explication banale et vulgaire du Pari­sien saisi par une vocation de plouc sans même se douter que la vocation ne fait pas le savoir. Je suis à même aujourd'hui de leur donner raison. Il m'est passé depuis lors en effet assez d'instruments aratoires dans les mains pour m'éclairer sur la cause de mes déboires, comme si l'aventure du citadin aux champs n'était pas depuis tou­jours archiconnue. Homme desséché des espaces saturés et des surfaces revêtues ou bâties il a trouvé l'atterrissage, il sera terrien, il marchera sur la terre enfin nue, il s'y plantera, il en vivra, il bourgeonnera, fructifiera. Follement épris de cette glèbe tant rêvée, enfin possédée, bornée, ca­dastrée, porteuse de son nom, imposable à merci et trans­missible à perpète, il ne sait hélas qu'inventer pour lui plaire. Il va tantôt lui prodiguer des petits soins inédits, l'accabler de réformes originales et tantôt l'honorer d'ini­tiatives aberrantes comme l'amoureux trop zélé d'une vieille dame routinière. Il se veut l'inventeur d'une nature entièrement disponible et qu'il régentera comme une société de pensée. 57:232 Tous les problèmes de racine, de sève, souche, rhizome, fumure, labours et assolement seront réglés en fonction de ses directives idéales. Ou alors, prêtant au végétal des sentiments humains, bons ou mauvais, il s'in­génie à flatter les uns, s'acharne à contrarier les autres. Et la terre silencieusement se rebiffe. Il en sortira des noyaux sans chair, des navets tuberculeux, des pommes de terre salsifiées et des chenilles en cosse. Si j'en fais apologue vous voyez quand même bien ce que je veux dire à propos du citadin aux champs et d'un impromptu buco­lique assez joliment conduit pour obtenir du même coup les douceurs urbanisées d'un foyer rural et le divertissement des spectateurs. Ils auront pu se réjouir à l'œil de nos bévues saisonnières et se préparer des gorges chaudes au souvenir de mes rodéos à cheval sur la bique et la tenant par les cornes pour aider la patronne à se débrouiller dans les pis. De nos procédés insolites je ne ferai pas le détail mais je vois encore l'étonnement du facteur qui me surprit un jour à sabrer dans les broussailles comme un cuirassier de Reichshoffen dans le 2^e^ Corps Bavarois. Il ne s'agissait que d'un sabre d'abattis, ustensile dont naguère en Guyane j'avais apprécié les services quotidiens et nombreux et j'aurais dû m'aviser, bien sûr, que l'usage en serait au moins anachronique en Loir-et-Cher et peut-être impie. Pour ce qui est de l'économie de nos heures ouvrables j'insisterai sur les effets de certaines habitudes contractées en ville à commencer par les veillées tardives et désinté­ressées mais portant à grasses matinées. Pas question d'y renoncer. Même dans le bassin de la Loire les exigences de la nature et des mœurs ne seraient pas de force à nous faire coucher avec les poules. Ainsi, que de fois un réveil tardif et sans préjudice d'un café au lait un peu causant, n'avait-il pas eu pour conséquence de reconduire à des heures indues les nécessités matinales d'une basse-cour affamée et de laisser nos cultures dans l'impatience des travaux qu'il faudrait bâcler à leur détriment. Ajoutez à cela que ces veillées trahies par l'éclairage des fenêtres, pour peu que nous hébergeassions quelqu'ami de passage et que des lumières allassent et vinssent de la cave à la cuisine, nous firent soupçonner de mœurs dissolues. A plus forte raison quand nous tentâmes de joindre les deux bouts en faisant auberge. Il irait de soi dans l'esprit des gens que nous allions trouver là d'inavouables profits. 58:232 Une réputation nous fut bientôt taillée dont nous eûmes révé­lation le jour où la femme du boucher, appétissante créa­ture, vint nous demander réservation d'une chambre et s'informer de nos tarifs à l'heure et à la journée. Ce disant elle nous glissait une belle tranche de foie de veau pour notre petite fille qui justement se trouvait là, jouant à la poupée. Nous ne pûmes hélas que dissiper très poliment le malentendu où s'écroulait un si galant projet. La situa­tion, qui valait d'être vécue, se dénoua le plus simplement du monde et, toute au regret de nous déranger, la visiteuse nous quitta sur un léger sourire comme une brave per­sonne qui s'est trompée d'étage. Mais je la revois encore, nymphe alourdie de son foie de veau dédaigné, redescendre le chemin tout brûlant de soleil pour affronter l'impatience d'un satyreau tapi dans une quadrillette Peugeot. Il me plairait ainsi de chanter pour votre plaisir et peut-être aussi votre gouverne tous les moments enguirlan­dés de nos géorgiques blésoises, les douceurs et les rudesses, les enchantements et les drôleries, les rêves et les fiascos. Malheureusement l'affaire de Salamanque, laissée tout à l'heure une jambe en l'air, me presse d'en finir avec une digression où j'ai encore à placer quelques mots en atten­dant que l'un d'eux me rappelle au cycle espagnol. Le coteau de vigne, les arpents sauvages, le potager pierreux, les caves en roc et leurs futailles, la chaumière enfin et son âtre encore chaud, tout cela vendu verre en main. Et par-dessus le marché les traces partout laissées de notre passage, l'immémoriale odeur du cellier qui de­viendra garage et les échos retenus de nos voix et de nos rires. Et puis après ? Nous avons assez joué les natifs, dispensons-nous de jouer les déracinés. Fief non reçu mais acheté, non légué mais vendu, alors s'il vous plaît pas de simagrées. Signature non mouillée de nos larmes et transac­tion arrosée de notre vin. Autrement dit, assurés que nous étions de ne pas renouveler de sitôt l'expérience, nous quittâmes les lieux dans un esprit de détachement plus que d'arrachement. J'ose même nous vanter d'un départ assez royal par donation à nos voisins de choses diverses et plus ou moins précieuses du genre ustensile ou objet d'agré­ment, sans même nous douter qu'avant peu nous dussions en pleurer quelques-uns ni qu'eux-mêmes pussent dépérir de nostalgie. 59:232 En résumé l'agriculture nous ayant congédiés, non sans préavis je dois dire mais sans indemnité, nous eûmes le bon goût de passer des champs à la ville dans le mouvement du gymnaste icarien qui, le coup raté, se retrouve ange déchu dans le filet, la démarche élastique et balourde mais les bras arrondis en figure de gloire. Question d'équilibre et d'amour-propre. Combien de com­mandos n'ont-ils pas regagné leur base plus farauds du coup de main tenté que penauds de l'échec essuyé. Tel fut à peu près notre cas. -- Non, dites-vous, ça ne colle pas. Vous mettez bout à bout une image empruntée au cirque et l'autre à la guerre, c'est inconvenant. -- Vous m'étonnez. En pareil cas un lecteur avisé n'a pas à choisir, il aura plus vite fait d'accorder les images par le joint qui lui plaira, et le cirque et la guerre s'y prêteront volontiers. -- Je regrette mais il y a confusion des genres et la faute est grave. Si le correcteur de mes épreuves laisse passer, il faut croire que ça se fait, n'en parlons plus, et d'ailleurs nous vivons sous un régime épris de tolérance. Donc, et soit dit sans image, le retour en ville fut rien moins que honteux et nous imputâmes à jalousie le ricanement des amis. Quoi qu'il en soit un rêve chasse l'autre et rappliquant à Paris nous cherchâmes dans les quartiers du sud le toit rêvé de nos lendemains. Un toit sous lequel nous voulions au moins succéder à quatre générations de locataires. Soit dit en passant la première personne du pluriel utilisée par un des conjoints en tant que moyen économique pour désigner un ménage ordinairement unanime en toutes choses, est ici légèrement abusive. Elle dissimule en effet, par excep­tion, une divergence de vues relative aux conditions du logement idéal. Si nous sommes l'un et l'autre également touchés par le confort sentimental émanant de murs au moins séculaires et imprégnés, il faut bien dire que Nana préfère le vieux dans la fraîcheur de son neuf. Et j'aurai toujours à la persuader qu'après tout la ruine, la crasse ni même la poussière ne sont pas forcément impliquées dans la notion de vieux. L'immeuble s'élevait en face d'un hôtel un peu triste et sévère, tout Régence qu'il fût, mais dont les deux étages et mansardes nous laisseraient une vue sur son toit de tuiles et le restant d'un petit jardin planté de trois arbres dont un beau catalpa. 60:232 Résidence autrefois des faubourgs horticoles, l'hôtel maintenant coincé dans un pâté urbain déjà bien culotté, survivait comme boîte à loyer sous patine craspèque mais consciente encore d'un petit bagage historique dont les locataires se fichaient bien croyez-moi et soit dit sans reproche. Imaginez un peu que tout un chacun n'aspire qu'à loger dans l'ancien pour y cultiver la mémoire de ses prédécesseurs historiques, c'est la mort de l'histoire et le glas de la cité. N'empêche qu'abandonnée à elle-même par un propriétaire caduc et impécunieux, emmurée dans sa mémoire, accablée de rafis­tolages la fière baraque se raidissait encore au pressenti­ment d'une destruction prochaine, en dépit de Malraux. Oui, quinze ans plus tard Malraux lui-même, escorté de trois conseillers, stationnerait ici même, à pied, sur le trottoir, en face de chez nous. Alors qu'au déclin de sa légende et au plus haut de sa renommée il bouillonnait dans les eaux du pouvoir en qualité de gardien-chef de la cul­ture, un comité local réussirait à le conduire jusqu'ici, en face de l'édifice en péril de mort et dans l'espoir d'en obtenir le classement in extremis. La fille de la concierge était là qui jouait depuis toujours à la balle au mur et chantant sa comptine, petit-rouleau grand-rouleau, Rosette était son nom, rose était sa jupe. Mis en présence de l'édi­fice inculpé le grand juge dégaina sur-le-champ son fameux regard tout gonflé de culture globale et renforcé d'un complexe grimacier de recherche et d'intimidation. L'exa­men prenait tournure d'énigmatique affrontement et les membres du comité local n'osaient encore élever la voix tout confondus qu'ils étaient de respect et d'émotion. La petite fille continuait sa partie de balle au mur au pied de la façade comme si derrière son dos quelque chose l'eût avertie de l'extrême importance de son jeu dans le destin de l'hôtel. Cependant la blanchisseuse et l'épicière ayant cru qu'il s'agissait de quelque montreur de singe comme il en passait encore dans cette rue étaient venues sur le pas de leurs boutiques et s'interrogeaient sur la nature de l'at­traction. De la bouche du maître et venues des tréfonds de lui-même s'échappèrent quelques apostrophes dont il eut soin de préciser le sens au moyen de signaux physiono­miques soutenus par un jeu de mains codé qui rappelait le langage des sourds-muets. Non seulement le système convenait à la richesse et rapidité de sa pensée mais il paraissait plus facile et distrayant d'interpréter les mou­vements combinés du visage et des mains que les sons d'une voix embrouillée sans doute par l'abondance des mots et les scrupules d'expression. 61:232 En manière de conclusion il appliqua son index au long de la narine droite, le plia et déplia plusieurs fois comme on ferait pour solliciter l'approche de quelqu'un, puis s'en boucla le nez pour faire monter la pression de l'oracle et en recueillir la fine fleur dans le creux de la main très joliment déployée en figure d'aumônière au bon cœur des fatalités vagabondes. Cela fait, une houle se forma sur la peau du front qui déferla sur les sourcils, le pouce droit se crocha dans la commissure gauche et le comité local n'en restait pas moins suspendu à ses lèvres. Le verbe alors commença de jaillir plus à l'aise et de s'écouler, rebondissant et cascadeur, tout vapo­reux encore de secrètes ébullitions et les paroles en effet, semblait-il, retombaient en fines gouttelettes comme un crachin d'espoir sur le mur du comité local. Fin d'ex­pertise. Et tandis que le groupuscule s'éloignait à pas lents, gesticulant, s'arrêtant et repartant pour s'évanouir au tournant du marchand de charbon, Rosette achevait sa partie sur un dernier tourbillon de sa jupette rose. On sut bientôt dans toute la rue que Malraux avait promis d'in­tervenir en faveur de cette bâtisse médiocrement histo­rique mais tout de même un tantinet culturelle. Assuré­ment la promesse fut tenue, l'intervention eut lieu. Un mois plus tard, à son insu je n'en doute pas, une équipe de joyeux démolisseurs échafaudait la façade pour le recueil des gravois et la sécurité du public. Hélas nul n'est tout puissant dans la république, sauf le promoteur immobilier. Dieu sait pourtant que Malraux ne manquait pas de génie promotionnel quand il remplaçait le Bon Dieu par les beaux-arts et le Mikado par la Joconde. Il est plus facile d'envoyer Chagall plafonner l'Opéra, plus facile encore de déchaîner sur les foules un orage de métaphores oniriques et de prosopopées incendiaires que d'arrêter le bras d'un marteau-piqueur. -- Laisse donc Malraux, me dit Nana. -- Nana ? Mais qui est-ce donc, me dit le lecteur, comme vexé de se voir doublé par une inconnue dans son rôle prétendu de faire-valoir. En tout cas sa question le dénonce bien pour lecteur occasionnel : tant pis pour lui, je le renvoie au premier tome dont je crois savoir qu'il resté encore quelques invendus. 62:232 Par ailleurs si Nana qui m'interpelle est partie en commissions au marché Maubert je ne vais pas pour si peu me priver d'une intervention que j'estimerais opportune ou piquante. Ne pas en con­clure qu'absente ou présente elle est toujours sur mon dos à surveiller mes écritures, ce n'est pas bien son genre. Elle serait même sur ce point d'une discrétion à vexer plus d'un confrère. Il ne s'agit pour elle que de surseoir à la lecture jusqu'à l'ouvrage accompli dans sa forme imprimée. Ce n'est pas alors sans appréhension qu'elle affronte ainsi l'irrémédiable. Sur le fond et la forme elle a des goûts et des exigences qui ne sont pas toujours les miens. Sans douter de la qualité ni même de l'utilité de mes écrits pour peu qu'ils soient nourriciers, elle craint toujours que je ne m'égare dans l'invention, la faconde, l'hermétisme ou carrément l'attaque au sommet, le paquet d'injures à nous mettre sur la paille par voie judiciaire, et ça coûtait deux cents sacs minimum l'honneur de César, ou alors il se payerait sur la saisie. Enfin depuis quarante et un ans qu'on se connaît nous deux Nana ce n'est pas d'hier que je prévois ses réactions, le désaccord sur des broutilles, les chicanes d'amour-propre, l'instinct de con­tradiction, mais viennent les circonstances à élever le débat et nous mettre au pied du mur, fini de jouer c'est la soudure instantanée, l'autogène, et disons le mot, le conju­gal. En l'occurrence l'injonction mentionnée ci-dessus à propos de Malraux est donc anticipée. Elle ne pourrait éventuellement se faire entendre que l'année prochaine ou la suivante, à la sortie de l'ouvrage et livre en main. Dieu merci, en attendant, j'écris, rature et brouillonne sans témoin, je veux dire par là sans détourner personne de ses occupations. Dans son exercice proprement dit la littérature est en effet le plus discret des arts. Une fois livré au public c'est une autre affaire mais le travail s'accomplit sans ;attirer les badauds ni même les connaisseurs. S'il arrive qu'un visiteur, un ami vous surprenne en activité profes­sionnelle et vous dise de continuer comme s'il n'était pas là, vous laissez poliment tomber la plume et vous pivotez sur la chaise en lui demandant quel bon vent l'amène. Vous n'imaginez pas qu'il puisse être venu en curieux pour vous regarder faire, inventorier votre attirail, s'instruire de vos techniques, apprécier votre coup de main dans l'articu­lation des subordonnées, calculer vos arrêts dans le choix des adjectifs, dénombrer les pannes d'inspiration et com­parer dans ces cas-là les effets du doigt dans le nez, de la pipe rallumée ou du porte-plume sucé. 63:232 Mais parlons sérieusement : il est admis qu'en principe l'écologie de l'artiste écrivain est à base de solitude et de silence. La difficulté de réunir ces conditions aura sans doute provo­qué autant de colères et de gros mots que fourni de pré­textes. Mais hélas combien de chefs-d'œuvre autres que les miens en furent-ils empêchés de s'accomplir sinon tués dans l'œuf. Pour ma part et c'est une chance le spectacle du père ou grand-père en exercice d'écriture ne fait que rarement et brièvement la curiosité de mes proches, trop heureux moi-même de les savoir si proches qu'ils vont et viennent dans mon dos et m'interpellent ou me requièrent sans autre frais qu'un toc toc à la porte ouverte suivi d'un baiser sur la moustache ce qui n'est pas sans mérite. Les portes sont généralement ouvertes et l'appartement a cet avantage que toutes les pièces communiquent y compris toilettes et cuisine, disposition favorable aux cavalcades circulaires dans les deux sens avec halte ou croisement dans le dos du grand-dab. C'est Lolotte qui vient m'offrir un gluau de bonbons mauves en cornet poisseux, ou petit-Louis que je vois s'approcher du clairon puis Marinette qui veut des explications sur les photos de famille, ou Rémi qui me demande une fois de plus si le petit canon modèle réduit Gribeauval peut tirer pour de vrai ou quelqu'autre chérubin que j'entends jouer avec les brosses à dents. Ils sont une douzaine comme ça. Je tolère. Ne voyez là ni résignation ni débonnaireté. C'est l'habitude contractée jadis à l'âge écolier d'accueillir toute espèce de dérange­ment pour aubaine. Mais c'est encore une autre habitude et probablement acquise dans les salles de rédaction que d'écrire impunément dans le brouhaha, voire y trouver les effets d'un cordial. Comme disaient en leur sagesse les Oyaricoulets du Haut Maroni dont nous parlerons bientôt j'espère : honneur au bruit qui met en fuite les sorcières du silence. Entre autres effets j'ai noté que le silence et la solitude en m'inclinant aux scrupules me portaient à ratu­rer. Or méfions-nous, le seul mot de rature fait entendre un arrêt de mort et notre geste a quelque chose de scanda­leux : le père va sacrifier l'enfant mal venu et la page tout entière a frémi d'inquiétude à l'idée que la plume, instrument du sacrifice en prendrait le goût. Le danger c'est la relecture. 64:232 Vous soupçonnez la copie de s'être altérée, corrompue à votre insu. D'un trait vif et bien pesé vous biffez déjà l'adverbe impropre. Mais déhanchée sur le coup et devenue boiteuse toute la phrase est transpercée du même fer. Il vous paraît alors que de proche en proche les propositions qui suivent ont ressenti la blessure, elles trébuchent à leur tour, elles gémissent, elles appellent correction, voire exécution et vous retrempez la plume, nerveuse, peut-être injuste. Pour deux lignes, trois lignes c'est encore la tirée horizontale, mesurée, lucide attentive à son économie, mais alors attention : pour l'alinéa c'est déjà la diagonale, expéditive, sadique et bientôt l'ivresse des grands coups traversiers fulgurant de page en page, tout le paquet se défeuille sabré dans une frénésie plus destructive que punitive et sur son élan le sabreur lui-même, biffé de la tête aux pieds, disparaît du firmament des belles-lettres. Nous avons là j'en conviens de tous les suicides littéraires un des plus honorables. Pour ma part il n'en sera pas question. Le reproche de tous les mots sortis de ma plume et par elle-même embrochés tout vi­vants ne m'empêchera pas de survivre à l'aise dans la prolixité. Je sais bien que si châtiés soient-ils mes écrits fourmillent de coquilles autant que d'incorrections et que toutes celles-ci ne passeront pas pour celles-là. Au fil de la plume et distrait que je suis ou indulgent à moi-même j'abandonne volontiers au lecteur le plaisir et l'avantage de me surprendre en faute et d'élever la voix pour m'aver­tir d'un contre-temps, d'une obscurité, d'un oubli ou récla­mer la traduction d'un charabia. Procédé également licite que d'appeler au dialogue un lecteur soupçonné d'impa­tience ou d'assoupissement. Les romanciers populaires en ont tiré maintes ressources et le génie d'Alexandre Dumas s'en est joyeusement accommodé. Sans être un personnage obligatoirement fictif le lecteur n'en reste pas moins indé­fini, par là même avantageux car disputailleur ou poin­tilleux il n'intervient qu'à mon plaisir. Je ne voudrais pas me laisser interrompre en toute occasion par un être ano­nyme. S'agissant ici de mes mémoires il y a des cas où le propos avancé n'est justiciable que du familier le plus intime, associé de droit et de fait au principal de mon existence, et voilà pourquoi je fais entendre ici la voix de l'épouse. 65:232 -- Tu aurais pu laisser Malraux tranquille, ingrat que tu es. Rappelle-toi Roucou, refusé par je ne sais combien d'éditeurs, tu l'avais carrément déposé à la NRF et deux mois plus tard nous déjeunions dans un petit restaurant qui n'existe plus, en contre-bas du quai des Grands-Augus­tins. En attendant la terrine de rillettes tu as téléphoné à je ne sais qui chez Gallimard et en sortant tu as dit : « Ça y est ça marche. » Tu t'es payé une demi-Bordeaux et moi des profiteroles. Reconnais au moins que c'est Malraux qui t'avait lu et peut-être avec bienveillance. -- Belle affaire ! ce n'était pas un mauvais manuscrit. Il y avait en effet, m'a-t-on dit, chez Malraux, dans le privé, un côté brave type. Mais en fait de bienveillance il m'a conseillé, gentiment c'est vrai, d'introduire dans ma narration qui, à son goût et par instant, faisait un peu trop rapport de mission, tout ce que je pourrais d'imagi­naire. Obscur débutant que j'étais les premiers rayons de sa gloire m'intimidaient, l'étrangeté de ses tics m'envoû­tait et pour peu qu'il fût mon aîné l'éducation reçue me rappelait au respect des anciens. Je me suis donc rendu à ses leçons, j'ai fabulé par-ci par-là et voilà pourquoi l'hon­nête relation de mes aventures est devenue corniaud. -- Belle raison ! Tu n'as jamais eu besoin de personne pour gonfler et dégonfler à ta guise les choses et les gens, avec, parfois, je dois dire, un parti pris édifiant. Reconnais au moins que les grands agités, éloquents et talentueux comme lui ne laissent pas que des ruines et du vent. Il a sauvé beaucoup de choses intéressantes et gratté Notre-Dame et ravalé Bouddha. Enfin je n'aime pas quand tu fais le roquet sur les talons d'une sommité artistique morale et littéraire de la III^e^ République : si grand homme que la IV^e^ en personne se le donnerait pour conseiller intime et public à seule fin d'épater l'univers par la conjonction d'un Machiavel en képi et d'un génie de l'époustoufle. Pour ce qui est de sa visite rue de La Clef j'admire qu'il n'ait pas craint d'apparaître en un lieu qui en a vu bien d'autres à commencer par les deux nigauds de la Comtesse de Ségur. Nous le remercions d'avoir ajouté l'éclat de son nom à la gloire d'une rue où fréquentaient, rappelle-toi, l'homme-orchestre et, tous les jeudis, les cavaliers de la Garde républicaine en promenade hygiénique, ou les retours de défilé, la parade à tous crins et sabres battant sur les étriers, sans parler des rats mérovingiens en migration de la Halle aux Vins à la Halle aux Cuirs et trottant au ras des trottoirs. 66:232 Si la démolition fut consécutive à la provocation d'un expert aussi fameux, c'est peut-être aussi qu'en sa décrépitude l'hôtel Régence ne pouvait que s'effondrer sous le coup de grâce d'un pareil honneur. Mais n'oublions pas qu'en sa jeunesse, Malraux lui-même avait risqué le sien pour le sauvetage des dieux Khmers au péril des lianes trois coups de pioche et la relique en poche. N'est-ce pas dire alors que dans ses mains le pic a du bon et qu'ils ont au moins partie liée dans l'exploration des ruines ? Mais aussi que de temples n'a-t-il pas édifiés dans les fumées de sa cigarette, que de cités en poussière son œil de hibou n'a-t-il pas relevées, que d'hydres étranglées de ses doigts agiles et que d'Olympes repeuplés, que de trônes honnis balayés de sa mèche, que d'hippogriffes chevauchés, que d'exploits inventés, que d'expositions inaugurées, que de gogos médusés. Voilà qui est parler honnêtement. Et non moins honnê­tement je reconnais que ces propos en tirade n'ont pas la fidélité grossière du magnétophone. Si la diatribe ici ne saurait cacher les apprêts de la rhétorique, elle n'en traduit pas moins loyalement les sentiments et opinions exprimés par traits et apostrophes de la bouche de Nana. Nous allons, sur un autre ton, élégiaque pour commencer, reve­nir sur le thème de la destruction amorcé à propos de l'hôtel Louis XV. Ronsard disait : « Escoute bûcheron, arreste un peu le bras. » Et le bûcheron répondait : « Pose ta lyre et écoute-moi. L'arbre n'aime pas le bûcheron mais la forêt le réclame. » La hache au demeurant bénéficie d'autres emplois, l'un fort honorable et l'autre sensation­nel, dans la main du guerrier ou celle du bourreau. Pour ce qui est de l'outil bûcheron il est beaucoup moins calom­nié depuis qu'au chêne abattu nous voyons succéder son pareil. Il faut donc préciser à quel point la pioche et plus encore le pic sont trop souvent et indûment reçus comme pures et simples allégories de la destruction et celle-ci condamnée par principe. Mais l'outil, bien sûr, n'a de morale que dans ses fins. Il n'a de rage ou de sagesse que dans la main du piqueur. Et là encore tout se ramène au problème de la succession : quelle merveille ou quelle horreur va-t-il surgir du détritus ? Enfin rappelons-nous qu'à défaut de catastrophe c'est au marteau-piqueur que nous attaquerons les impostures bétonnées. 67:232 Le bonheur de démolir n'est donc pas toujours une perversion du cœur et de l'esprit. Imaginez seulement que les Parisiens de père en fils et de Camulogène à Chirac aient cru devoir maintenir en état leurs cabanes gauloises : nous n'aurions pas la tour Zaminsky sur les fondations de Saint-Victor ni même la Samaritaine sur les décombres de l'Hôtel de la Monnaie, et l'absence du Louvre eût privé Malraux de son apothéose. Chimérique incendiaire de Tuileries impures et nostalgique raseur de Bastilles démo­lies, n'était-ce pas juste et mérité qu'il pût enfin se domicilier bourgeoisement sous les lambris du Palais-Royal en attendant de ronronner dans la cour du Louvre. Rappelez-vous le scénario, le nocturne historique, le gala des ma­giciens : toute la Cinquième au garde-à-vous, la Résistance, l'Immobilier, l'Académie en crêpe, la Marseillaise en élégie pour glorifier l'enfant prodige du gaullisme culturel et témoigner de sa métamorphose. Il était là sur son socle, au mitan de la cour dans un rond de lumière. Tout raide et rengorgé, bien droit sur son derrière, miraculeusement immobile dans sa peau de chat pétrifiée, pharaonique en diable et culturel in aeternum, il sondait les ténèbres : miaou ; et les ténèbres répondaient : miaou. (*A suivre*.) Jacques Perret. 68:232 ### Procès de l'audio-visuel par Roger Joseph NE LAISSONS PAS l'année électorale 1978 disparaître trop loin derrière nous sans revenir sur une pro­position qui fit date dès janvier de ce millésime, même si les hommes qui en furent l'objet ne semblent pas avoir saisi son importance, néanmoins capitale pour notre avenir immédiat de nation policée. Il s'agit de l'une des conditions de vote, et non des moindres, imposées par l'ini­tiative d'ITINÉRAIRES aux candidats qui allaient représenter dans les scrutins de mars les principales tendances parti­sanes ; en bref, cela se résumait à la question que voici : « Oui ou non donneriez-vous votre accord à une réduction appréciable du temps quotidiennement imparti aux émis­sions de la télévision ? » Dans l'ensemble et le détail, les réponses furent aussi piteuses que concordantes, quelle qu'ait été en apparence la diversité des interrogés. Pour les uns comme pour les autres, une telle mesure relevait de la pure utopie, en vertu du dogme sacro-saint du « Progrès », lequel, ainsi qu'on sait, rend « irréversibles » ses innovations en général et, pour nos contemporains en particulier, l'usage immo­déré du petit écran. Du moins la plupart d'entre les consul­tés ont-ils visiblement admis cette objection désarmante... 69:232 Oui, aucun n'a voulu vraiment comprendre qu'au lieu de favoriser ledit Progrès en ce qui touche à la réflexion des victimes passives, le recours permanent aux ombres mouvantes issues des antennes constituait bel et bien une très grave régression, et que loin de lui permettre de pour­suivre et d'étendre ses dommages, il importait d'en ren­verser au plus tôt... l'irréversibilité. Comme de tels dégâts ne sont, somme toute, qu'un simple effet d'un mal beaucoup plus universel, ne convient-il pas d'examiner de plus près la nature de celui-ci pour en mieux jauger les conséquences et, partant, pour en dénoncer bien haut les périls avant qu'il ne soit trop tard ? #### La civilisation de l'image L'automne écoulé vient d'être le témoin d'une « chute des feuilles » spectaculaire, de par la disparition d'un nombre assez impressionnant de publications périodiques. L'hécatombe a même été spécialement sensible parmi les organes de la presse quotidienne. Mais s'est-on avisé d'une cause fondamentale de la mortelle épidémie ? Et si la responsabilité première incombait directement à ces jour­naux morts ? morts d'avoir failli à leur mission de guides intellectuels ? Un détail, qui d'ailleurs est beaucoup plus qu'un dé­tail, servira de révélateur en la circonstance : même pour l'observateur superficiel, il tient tout entier dans la diffé­rence d'aspect qui sépare, par exemple, un quotidien pari­sien d'hier et son successeur d'aujourd'hui. Si l'évolution demeura parfois imperceptible au long des trente ou qua­rante dernières années, il suffit de rapprocher une édition datant de ces époques et celle qui nous est maintenant offerte pour être aussitôt frappé d'un fait probant : là où telle première page alignait dans ses colonnes un texte dense et nombreux, ce ne sont à présent, « à la une », que photographies agrandies. instantanés en gros plan, clichés prépondérants, flanqués d'un maximum de titres en caractères d'affiche, c'est-à-dire d'un minimum de mots. 70:232 Dira-t-on qu'en déplorant ce phénomène, qui donne à l'imagerie le pas sur la rédaction, nous sommes la proie d'une nostalgie de vieux *laudator,* qui regrette les temps révolus ? Ce serait errer, puisque le vieil homme concerné, avant d'être devenu tel, a connu dans sa France natale certain *Excelsior* parisien qui, chaque matin, assemblait déjà, en marge des actualités de la veille, plus de figurines que d'écriture ; mais il avouait ouvertement son dessein, qu'il bornait à éclairer un peu, par une représentation saisie sur le vif, l'événement que ses confrères exposaient, com­mentaient et jugeaient par la plume ; complément de l'in­formation circonstanciée, il ne prétendait point la suppléer. Quant à l'*Illustration,* de fière mémoire, non seulement son intitulé même avertissait loyalement son public des limites de son ambition, mais encore elle ne dédaigna jamais d'ac­compagner ses gravures de toutes les gloses explicites né­cessaires. Or, à quoi assistons-nous de nos jours ? Au développe­ment d'une civilisation de l'image, dont l'origine remonte assez haut dans le proche passé, mais qui mérite d'autant moins l'appellation de *civilisée* qu'elle fait litière des clauses les plus élémentaires de la connaissance. Omniprésente dans nos journaux, comme on vient de le voir, l'image est en outre tyranniquement obsédante sur les écrans, panoramiques ou non, des salles obscures comme à travers les tubes cathodiques des « étranges lucar­nes » ([^7]). Pourquoi voudrait-on qu'il n'en résulte pas d'abord, pour des masses de braves gens, la conviction d'être plus parfaitement informés que jadis ou naguère ? Pour Jacques Bonhomme, dès l'instant que par l'intermédiaire de la pellicule ou de la caméra on lui montre des person­nages en pleine action, c'est la droite vérité des choses qui lui est communiquée. Comment se douterait-il qu'il existe mille façons de fausser une image, soit par action, soit par omission ? autrement dit que c'est un jeu pour le spécialiste d'en maquiller les données pour leur faire dire le contraire de la réalité ou, plus cyniquement encore, d'escamoter le cliché gênant, voire de ne jamais chercher même à reproduire ce qu'on a résolu de cacher ? 71:232 Il y a l'image que l'on truque. Il y a l'image qu'on n'imprime ni ne projette pas. Et depuis qu'à l'image est jointe la parole, il y a les paroles mensongères ou les silences calculés. Beaucoup de nos malheureux concitoyens ne l'oublient pas, certes ! Ils en sont arrivés à l'ignorer, tout bonnement... #### Le signe de la décadence Images visuelles, images auditives, les unes éphémères dès que vues, les autres qui, -- de toute éternité -- s'en­volent presque aussitôt qu'entendues, de quelle conséquence logique est leur ondoyante et continuelle diffusion ? N'avez-vous eu nulle part l'occasion de contempler le visage des téléspectateurs agglutinés en troupeau autour d'un appareil *collectif,* si l'on ose ainsi parler, qu'il s'agisse d'un attroupement de trottoir devant des postes fonction­nant derrière les vitrines d'un magasin ou d'une clientèle d'établissement public groupée sous la lueur d'un récep­teur analogue ? Rien n'est plus éloquent que ces regards vides, qui se laissent béatement remplir et vider derechef sans l'ombre d'une réaction ; que ces corps immobiles, privés de tout frémissement original, épaules tendues, fronts levés vers la manne lumineuse et sonore dont ils se re­paissent avec une passivité dépourvue de caractère humain, réalisant le « *type d'homme d'une invraisemblable crédu­lité *» décrit une fois pour toutes par Marcel De Corte dans *L'Intelligence en péril de mort.* Que dire alors des suites de l'introduction de la « tévé » dans les foyers ! Elle y sévit souvent à l'heure où la famille, réunie pour les repas en commun, ne peut même plus songer au charme ancien des échanges de propos ou des sains plaisirs de la table, parce qu'il faut se taire et, mangeant en automate, se tourner tous dans la seule direction du miroir aux alouettes. 72:232 Encore tout cela n'est-il que la face visible d'un vice autrement profond... Autrefois, -- et après tout il n'y a pas si longtemps, à peine le tiers d'une existence moyenne de mortel, -- quand le Français prenait connaissance d'un article de journal, il en recevait bien la substance par les yeux comme il percevait celle d'un discours par les oreilles, mais ses sens la transmettaient incontinent à l'esprit, lequel se gar­dait de la gober telle quelle sans la digérer lentement, pour l'assimiler, -- ou l'éliminer. Le réflexe critique naturel ne manquait pas de jouer, il exerçait sa fonction d'examen sur l'idée émise, la soupesait, la discutait et finalement savait la rejeter ou la retenir, quitte à l'amender en la con­frontant. En d'autres termes, l'intelligence intervenait et démêlait de son mieux le vrai du faux. A coup sûr, la résultante ne mériterait pas toujours d'être saluée de l'épithète « mirobolante »... On l'a cons­taté notamment entre 1939 et 1945 quand nos compa­triotes, se croyant informés plus que quiconque le fut ja­mais, acceptèrent d'être lancés dans une guerre pour le moins prématurée ; puis, ayant commis cette lourde erreur et conséquemment sevrés pour quatre années de rensei­gnements sérieux sur l'état du monde extérieur, ne s'en plongèrent que davantage à corps perdu dans des engage­ments contradictoires en faveur d'antagonistes étrangers, au lieu de s'en tenir d'arrache-pied, selon l'exemple d'une poignée de sages, à la préservation du pré-carré national. Mais enfin la leçon aurait pu et dû servir, n'eût été le déferlement des médiocrités d'après-guerre, l'élite se trou­vant muselée concurremment avec une explosion de prédo­minances techniques dont l'obligation de ménager les droits supérieurs de la pensée était le souci cadet. Alors s'ouvrit ou s'élargit partout le règne quasi absolu de l'image et du son, qui ne cesse actuellement de tout submerger au grand dam de l'intelligence, puisque ces deux éléments com­plices, se refusant à. s'en faire normalement les supports et les serviteurs, s'adressent -- en quelque sorte « par-dessus sa tête » -- au seul *sentiment,* c'est-à-dire à ce qui se peut choisir de moins sûr, de plus faible, de moins rationnel et de plus facilement égaré pour la conduite des individus et des sociétés. 73:232 Alfred de Musset, tout catalogué romantique qu'il soit, en a dressé le constat dans un vers fameux : « *L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur *» tandis que Jean Madiran a dénoncé quelque part « *l'acti­vité sensorielle, envahissante au point de supprimer l'acti­vité proprement spirituelle *»*.* Qu'il y ait là un signe patent de décadence, les preuves en fourmillent de bas en haut de l'échelle sociale ou de la pyramide des âges. L'abêtissement qui en découle appa­raît en effet si généralisé qu'on en recueille les indices chez des adultes, quelquefois notoires moissonneurs de suffrages, comme dès l'enfance des écoliers anonymes aux proclamations redondantes qui pavoisaient auparavant les panneaux électoraux a succédé, sur le mur des cités, le portrait pur et simple, mais flatté, polychrome et géant, au vu duquel on dispense volontiers de programme le futur élu ; et lorsqu'ils reviennent de leurs cours, les collé­giens « dans le vent » branchent le tourne-disques, l'élec­trophone ou le poste à transistors pour qu'un fond de bruitage. dont ils ne peuvent se passer, fasse office d'ac­compagnement aux devoirs du soir et aux leçons du lende­main. Ce que les aînés gagnent ainsi en séduction super­ficielle sur la légèreté des votants -- et des votantes -- n'est pas moins perdu en concentration par les cadets, que les délices du rythme syncopé soustraient aux plaisirs plus discrets mais plus efficaces de la méditation attentive. Qu'on ne s'y trompe pas : point n'est question de mettre en cause l'art musical. Cependant, comme tout art et en dépit d'un sophisme ultra-répandu, n'a-t-il pas sa *patrie* propre dans l'exacte mesure où aucune esthétique ne sau­rait se prétendre indépendante du Vrai ? N'oublions pas qu'un grand mélomane devant l'Éternel, Léon Daudet, professait qu'en regard des problèmes sérieux d'ici-bas, ce penchant garde le défaut d'être ce qu'il nommait « *un endormement *»*.* Tendant à exprimer l'inexprimable, la mélodie nous procure assurément l'indispensable diversion, le divertissement pour ainsi dire « respiratoire » qui aide ses amateurs à vivre. Qu'elle n'exalte pourtant pas au point de griser ! Est-ce que son meilleur bienfait ne réside pas sous sa forme profane, mais religieuse, où sa faculté de soutenir et d'aider la. prière la rend capable d'élever l'âme sur les modulations inégalables du chant grégorien ? 74:232 Or, celui-ci ne s'affranchit nulle part du verbe signifiant, qu'il épouse au contraire comme la base et l'appui des variations de ses motets. Il s'ensuit que là, personne ne prétendrait enregistrer une nouvelle manifestation de ce recul de la raison, de ce délire émotionnel qui font l'objet de notre étude. Par malheur, depuis les *aggiornamenti* conciliaires et pontificaux, il n'est pas jusqu'au domaine du sacré qui ne soit investi par cette mode dégradante. Qu'advient-il du recueillement personnel du fidèle pendant que s'accomplit le saint-sacrifice de l'autel, sous les crépitements incessants du mitraillage bavard par lequel on a remplacé les répits du silencieux tête à tête d'antan ? Comment sauvegarder une maigre chance de recourir aux authentiques missels de la tradition pour y retrouver l'heureuse formulation des oraisons familières, alors que la plus grégaire des mo­bilisations contraint le pauvre « peuple de Dieu » à proférer de concert des mélopées d'une rare indigence ? Las ! de quoi servirait-il de rappeler à nos clercs la prover­biale opposition des *verba* et des *scripta,* tant il est évident qu'à force de ne plus vouloir rien entendre de latin, ils ont fini par ne plus rien y entendre... Ils préfèrent user à tort et à travers des microphones portatifs et des haut-parleurs vociférants, pareils à ces gamins, éblouis à peu de frais, qu'un hochet neuf et bruyant rend ivres, ou à ces animateurs débridés qui, lors des festivités populaires de notre Midi, prennent pour cri de ralliement « *Fen de brut *»*,* symbole et devise du tapage gratuit. La novation que d'une expression spirituelle et juste -- une fois chez lui n'est pas coutume, -- Paul Claudel baptisa « *la messe à l'envers *» semble même n'avoir été introduite que pour imposer ce psittacisme permanent au célébrant qui, tournant le dos au sanctuaire, perdait le droit et l'honneur de continuer à précéder ses ouailles en bon pasteur chargé de leur indiquer le chemin. 75:232 #### L'imminence du piège En présence de tous les excès dont l'audiovisuel est le propagateur, on a tôt fait d'évoquer la langue d'Ésope et cette moralité du Phrygien : l'excellence d'un moyen ne vaut que ce que vaut la fin qu'il sert. Aussi longtemps qu'on ne réussira pas à corriger ou à destituer les inspi­rateurs des productions véhiculées par les ondes, l'excuse restera sans portée. Or, d'une part, le souci de n'aller jamais à contre-courant des bas instincts de la nature mais de se ravaler au niveau du plus grand nombre, diminuant indéfiniment les chances d'en voir surgir de véritables réformateurs, et d'autre part la suprématie présente des techniques et de leurs technocrates ouvrent sur peu d'espoirs d'amélioration rapprochée. De longue date, un poète clairvoyant jusqu'au génie a mis le doigt sur cette plaie précise ; envisageant *l'avenir* réservé par les « *répercussions du progrès maté­riel *» à *l'intelligence* de notre siècle, Charles Maurras la montrait en train de rencontrer « *son adversaire définitif dans les forces que les découvertes nouvelles tiraient du pays *»*,* forces ravies à la matière, mais aussi forces neuves à la disposition du ravisseur. Trois quarts de centenaire après cette prémonition lucide, l'annonce en prend désormais un poids singulièrement accru. La pratique, la passion, le culte aveugle et athée de la « science sans conscience » en vient à faire des inventions physiques, chimiques et mécaniques de l'huma­nité des armes qui concourent directement à la ruine des personnes et des âmes. Qu'on nous permette de nous attarder un peu sur une hypothèse que le cours actuel de la « technologie » ne rend nullement chimérique : 1 -- A l'époque où la projection cinématographique devint parlante, un premier symptôme du danger que nous allons bientôt préciser aurait dû sauter aux yeux des témoins. Car sous quelle forme la voix humaine s'ins­crivit-elle en marge du « film » ? Elle s'y gravait par une multitude de courbes en noir sur blanc, dont le défilé, inversant en somme ce processus de prise de son par une cellule photo-électrique, tirait d'un autre « œil artificiel » identique autant de vibrations, traduites par la membrane du microphone et aussitôt transformées en syllabes intelli­gibles grâce à des amplificateurs. Dès lors, pourquoi n'être pas tenté, à la limite, d'imputer à un tiers des phrases par lui jamais énoncées, mais patiemment reconstituées 76:232 -- ou plutôt forgées de toutes pièces -- d'après l'enre­gistrement préalable des particularités de sa diction, de sa prononciation, de leur tonalité, de leurs fréquences, etc. au cours d'un entretien banal, au besoin par le truchement d'un dialogue téléphonique provoqué ? Bien sûr, il y aurait fallu un laps infini, si l'opération n'avait pu s'effectuer que manuellement, dessinant avec peine, point par point et ligne à ligne, je profil apocryphe souhaité. 2 -- Mais l'apparition de la bande magnétique a fait soudain avancer d'un immense pas cette anticipation théo­rique. Dorénavant, plus n'était obligatoire de faire appel à l'intermédiaire lumineux, ni pour capter les sons, ni pour en obtenir la restitution. C'est directement que, happés par un premier « micro », ils se soumettaient à un second qui les libérait de leur bobine de fil, métallique ou de souple ruban. Il ne restait plus qu'à trouver un procédé apte à l'analyse méticuleuse de la donnée, au classement méthodique de ses composantes, à leur codification et au remploi du tout dans l'ordre désiré. Au train où les choses allaient, il n'était pas complètement stupide d'en concevoir le principe et de compter sur son application pour demain ou après-demain. 3 -- Et là, troisième et ultime étape de ce très savant détournement perpétré contre la personnalité de chacun, intervient la monstrueuse idole de notre ère, la machine infernale. l'engin collecteur, centralisateur, classificateur, conservateur, malaxeur, répartiteur et redistributeur qui a nom *ordinateur.* Pour cet instrument idoine, ce ne sera vite qu'un jeu, à partir des conversations les plus anodines mais mathématiquement emmagasinées, puis disséquées par les relais-miniatures d'un quelconque « terminal », d'élaborer les déclarations les plus compromettantes et d'amener à s'en avouer l'auteur responsable quelqu'un qui sera bien obligé d'y reconnaître son propre accent, ses propres intonations, quoique n'ayant à aucun moment pro­féré de tels propos : piège diabolique, où l'innocent muet ne saurait faire autrement que de s'entendre plaider coupable... 77:232 A côté d'une semblable combinaison, dont il faut savoir que les rouages sont prêts à s'engrener dès maintenant, les régimes de despotisme idéologique, marxistes ou démo­crates, qui florissent de par le monde, font déjà figure d'arriérés. Pour tout État à la page, inutile d'avoir recours au riche éventail des « mises en condition » : pressions morales, violences corporelles, drogues de police, lavages de cerveaux ou chirurgie lobectomique sont autant de vains systèmes enfin dépassés. Toutes les phases du dispo­sitif de substitution, -- et combien plus décisif, plus irré­futable ! -- sont en place. La méthode, qu'on peut appeler « informatique », est simple, propre, sans bavures. Elle est impeccable. Elle est implacable. Et sa menace pèse sur n'importe qui. Avant peu, aucun de nous ne sera pardonnable s'il refuse de se laisser ainsi dicter par lui-même le chemin du camp de rééducation le plus proche. Roger Joseph. 78:232 ### La crise moderniste par Émile Poulat L'ouvrage d'Émile Poulat : *Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste* (Caster­man 1962) était épuisé depuis longtemps. Une réédition paraît chez le même éditeur dans le courant du présent mois d'avril. L'auteur a bien voulu -- en mémoire d'Henri Ram­baud -- donner à ITINÉRAIRES, à titre de « bonnes feuilles », la primeur du texte inté­gral de l' « avant-propos » qu'il a écrit pour cette « 2^e^ édition revue ». DEPUIS LONGTEMPS et de nombreux côtés, on demandait la réédition de cette thèse vite épuisée. Elle avait été soutenue le 29 juin 1962, sur exemplaires im­primés. C'était il y a seize ans, quelques mois avant l'ou­verture de Vatican II. L'éditeur avait jugé suffisant un tirage modeste, tant elle pouvait paraître inactuelle et sans prise sur l'événement : hors quelques spécialistes ou ama­teurs, quel public devait-elle espérer ? Les réactions, les recensions, alors que le Concile battait son plein, montrè­rent que cette estimation avait négligé des courants de fond, dont le dossier de la crise moderniste incitait pourtant à prévoir de nouveau l'émergence. 79:232 Il n'y fallait que l'occa­sion : ce fut l'ample mouvement de remise en question déclenché de manière lui aussi imprévue par le phéno­mène conciliaire et -- parallèlement, corrélativement -- le rapide développement des études modernistes, à côté de ces gisements plus anciens que constituent par exemple les études jansénistes et les études mennaisiennes. Ainsi, quelques années ont suffi pour que s'instaure dans le catholicisme une situation de néo-modernisme, avec ce climat d'excitation et d'impréparation propre à toutes les périodes de crise, avec les incertitudes et les contra­dictions qui l'accompagnent nécessairement, avec aussi, sur la recherche et sa problématique, un effet de voisinage dont les interférences demandent à être sérieusement con­trôlées. L'avenir qui s'est découvert ne ressemble donc guère à celui qu'on avait conçu dans la ferveur romaine d'une quasi-unanimité. Autour de nous, il semble que la religion soit frappée d'un mal étrange et curieux : comme on disait jadis dans nos provinces, elle « dédevient ». Tandis que s'opère une implacable dégradation, une assurance séculaire se défait. Et comme toujours, les prophètes auront été dans les deux camps : d'un côté, Pie X annonçait le pire si le modernisme n'était pas radicalement extirpé ; de l'autre, ceux qu'il condamnait se sentaient les accoucheurs difficiles d'évidences nouvelles qui demandent du temps pour mûrir. La crise moderniste et la réaction antimoderniste qui en est inséparable sont à l'origine d'un traumatisme pro­fond dans le catholicisme français, pour s'en tenir à lui. La blessure est à peu près cicatrisée ; elle sera bientôt oubliée. Mais le choc, lui, subsiste avec ses effets obser­vables. Son traitement supposerait une anamnèse et une analyse auxquelles on répugne pour des raisons mal définies, aujourd'hui comme hier. Pour aller de l'avant, on part de Bultmann et de l'exégèse allemande, ou d'une lecture sémiotique, ou plus simplement de ses présupposés personnels. On veut ignorer ce qui s'est passé au début du siècle : Loisy tout autant que Pascendi, sauf à dire qu'on n'en est plus là, que l'un est dépassé et l'autre périmée. Mais où en est-on par rapport à eux, c'est ce qu'il est bien difficile de savoir. 80:232 Je me suis souvent demandé pourquoi les catholiques, en France, étaient si mal à l'aise avec leur passé (alors que les Italiens sont si fiers du leur, qui n'est pas si diffé­rent sur le fond). Loisy les gêne autant que *Pascendi,* le condamné autant que la condamnation. Quelque chose se refuse à venir jusqu'à la conscience claire : mais quoi ? Voilà qui devrait suffire à nous convaincre qu'il ne faut pas trop vite abandonner l'histoire au passé. Célébrée ou refoulée, elle nourrit l'imaginaire qui définit notre horizon. Depuis quinze ans, le discours catholique a beaucoup changé. Il a gagné en hardiesse ce qu'il perdait en assu­rance ; il a gagné en curiosité ce qu'il perdait en unani­mité. Par rapport à lui, pourtant, ce livre ne me paraît ni plus ni moins actuel qu'à sa première parution. Il était indépendant de la conjoncture : il le reste, avec ses interro­gations d'avant-hier qui attendent toujours réponse, avec ses réponses qui attendent toujours discussion, avec ses dis­cussions qui semblent ne rien attendre et se suffire à elles-mêmes de leur passion. Il ne défendait pas une thèse ; il articulait des thèses saisies au vif d'un débat essentiel, pour comprendre l'enjeu de leur déroulement conflictuel. Ainsi s'explique très simplement la forme donnée à ce livre, d'un colloque imaginaire, où chacun des intéressés faisait entendre librement sa voix, quoi qu'il eût à dire et quoi que chacun fût en droit d'en penser : condition pre­mière pour entendre ce qui avait pu se dire dans ce bruit de mots. Ce n'était pas, pour l'auteur, se placer « au-dessus de la mêlée », mais se mettre en situation de reconstituer une mêlée où l'on ne peut être à la fois acteur et spectateur. En réaction contre les jeux abstraits de la statistique, du questionnaire et du codage, la sociologie s'intéresse beau­coup aujourd'hui aux « histoires de vie ». Quant à moi, je n'ai jamais cru qu'elle devait être une science anony­male : les personnages de mes échantillons y ont toujours nom et figure, des humeurs et des pensées. Je les fais parler comme ils ont parlé : jamais seuls, et jamais dans le vide ; à d'autres et contre d'autres, toujours en situation. Cela suffit pour que leur discours ne soit plus seulement leur discours, celui qu'ils voudraient faire passer, et que je me bornerais à redoubler si je m'en tenais à lui. Une polyphonie riche à raison de ses discordances, dont il faut découvrir la loi de composition. 81:232 La partie n'était pas jouée d'avance. Je recevais des conseils bienveillants et dissuasifs. Chez les détenteurs d'archives et de souvenirs, la méfiance était la réaction pre­mière, et même seconde, poussée parfois jusqu'au refus net ou déguisé. Étrange sensation de marcher sur des œufs, du côté de ceux qui avaient souffert comme de celui qui représentait l'autorité. Pourtant, ce que je m'étais proposé de faire a été géné­ralement bien accepté, en dépit de sa nouveauté reconnue. Une des plus récentes mentions observe que « ce qui a frappé dans l'ouvrage, c'est la volonté de situer le moder­nisme en dehors des classifications confessionnelles et d'y voir plus largement une crise de société » ([^8]). Si j'avais alors une hypothèse de travail, elle était bien dans cette direction. Le catholicisme moderne et contemporain m'ap­paraissait comme un système en état de crises à répétition et en évolution sous l'effet de ces crises. Il convenait donc d'examiner de très près les tensions et les luttes dont il était le siège, les acteurs et les enjeux qui s'y déployaient, les contraintes et les ressources qui expliquaient à la fois le maintien du système, son incroyable résistance dans les tempêtes les plus agitées, son étonnante capacité d'adapta­tion à toutes les circonstances. En fin de compte, plus que le *culte* et ses observances codifiées, pratiquées, transgressées m'importait la *culture* qui structurait le système et conditionnait, comme on dit aujourd'hui, sa reproduction dans une société de plus en plus différente. Comment ne pas voir, en effet, que, loin de constituer un sous-système et une sous-culture de notre société moderne, le catholicisme contemporain lui opposait fondamentalement sa propre *totalité* dont il enten­dait maintenir l'*intégralité,* quels que fussent par ailleurs -- nécessité fait loi -- les échanges, accommodements et transactions opérés entre eux ? Là résidait l'explication globale de toutes les crises détaillées par l'histoire récente l'Église romaine fonctionnait comme un savoir, un pouvoir et un devoir institués en circuit fermé et soumis à d'inces­sants efforts d'ouverture. 82:232 Mais à quoi bon ouvrir le système s'il devait y perdre sa substance et son identité ? Beaucoup observaient qu'il ne conservait son identité qu'en se vidant de sa substance et cherchaient comment on pouvait s'y prendre pour réussir l'ouverture indispensable. Leurs tentatives décou­laient de leur diagnostic, mais celui-ci n'était pas unani­mement partagé : à la supposer possible, cette ouverture était-elle aussi nécessaire qu'on le prétendait ? N'était-ce pas céder aux prestiges fallacieux de la modernité et se montrer homme de peu de foi dans les vertus de sa propre foi ? Ne suffisait-il pas, au plus, d'emprunter ses armes à l'adversaire pour les retourner contre lui, au lieu de s'engager à sa suite dans une impasse mortelle ? Dans les termes religieux où il est posé, le problème peut sembler concerner les seuls croyants entre eux : c'est leur affaire. A mieux regarder, il apparaît au contraire comme une figure particulière d'un questionnement désor­mais universel et d'une inquiétude croissante devant l'aven­ture où se trouve engagée l'humanité par la voie occidentale de développement, le prix *écrasant* qu'elle exige et dont ceux qui le paient sont rarement au premier rang des bénéficiaires. Condorcet : *Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain* (1794)*.* Volney : *Les Ruines, méditations sur les révolutions des empires* (1791)*...* Dans ce contexte, l'intransigeance catholique devant une moder­nité constitutivement ambiguë trouve un éclairage nouveau qui lui donne des raisons sans nécessairement lui donner raison. Chacune a beau jeu de critiquer l'autre et ne s'en est pas privée. Le verdict de l'histoire, comme on dit, est celui de la force, qui déçoit souvent dans leurs belles espérances le droit, la vertu et la foi autant que la raison. Les morts peuvent attendre le Jugement dernier en laissant les survivants échanger leurs supputations sur la vallée de Josaphat. Les responsables de l'Église romaine n'avaient en la matière aucune illusion. Être fort, se renforcer, s'affirmer, se définir, faire front, intérioriser les grandes certitudes chrétiennes, convaincre de leur vérité, die leur nécessité, les transformer en réalités sociales, c'était pour eux une tâche de tous les instants et un véritable impératif catégo­rique. Ainsi s'explique la violence de la réaction au « mo­dernisme », dévitalisé de manière radicale quand on le réduit à une abstraite querelle de clercs. Il ne suffit pas, pour remédier à pareille carence, de valoriser intellectuelle­ment cette querelle, la science des érudits persécutée par la médiocrité des ignorantins. 83:232 Les événements nous ont depuis beaucoup instruits : chasse aux sorcières, boucs émissaires, pogroms et lynchages s'originent dans les profondeurs du corps social et de son imaginaire, devant quoi toute sémio­logie de l'obscurantisme s'avère dérisoirement superficielle. « Science » et « ignorance » ne sont donc pas ici oppo­sables purement et simplement comme deux antonymes, mais comme deux « cultures » en contestation mutuelle. La crise moderniste se développe ainsi suivant deux axes de sens contraires. D'une part, devant le christianisme mis à nu par les scalpels impitoyables de la critique moderne, on s'interroge sur son *essence* (Harnack) ou sur son *germe* (Loisy) en vue de trier dans son histoire le durable et le périssable, le constitutif et l'adventice, la visée et ses réalisations, le vital et la végétation qui risque de l'étouffer, le message fondateur et ses acculturations successives... D'autre part, devant le mouvement de l'histoire, une cri­tique du laïcisme triomphant opposée à sa critique du christianisme répudié, une critique solidairement idéo­logique et sociale, distinguant vraie et fausse moder­nité, vraie et fausse science, etc., s'efforce à séparer le bon grain et l'ivraie, nobles ambitions et prétentions abusives... Au sens fort et étymologique, *agonie* (Unamuno) du chris­tianisme, combats et débats d'une Église militante, qui nous renvoient aux hommes dont elle est forte et à ce qu'ils vivent. Quand une culture en périme d'autres, c'est une épreuve de force et non pas, premièrement, une épreuve de vérité, sinon dans le sens et la mesure où elle forge les critères qui décideront de la vérité et où, ce faisant, elle détient la vérité qui légitimera son exclusive supériorité. Une cul­ture qui veut vivre n'accepte jamais sa condamnation à mort sans résistance, mais si, pour maintenir sa vérité et son identité, elle a le choix entre plusieurs voies *théorique­ment* possibles, ce choix n'est pas indépendant du système des forces en présence, de son appréciation par les anta­gonistes et de son évolution incessante. Aucun point du système, aucune relation entre deux de ses points n'y garde jamais une valeur constante ; aucune valeur ne peut y être fixée a priori, hors de toute observation, et aucune stratégie ne peut y éviter l'incohérence d'un mouvement spontané élémentaire dont le contrôle est toujours problé­matique. 84:232 C'est ainsi que la puissante culture catholique s'est trouvée évincée de la position maîtresse qu'elle occupait en Occident, sous l'effet d'une culture nouvelle puisant à d'autres sources d'inspiration. Cette progressive margina­lité a un nom : *confessionnalisation,* c'est-à-dire affectation au catholicisme comme à toute autre dénomination chré­tienne d'un emplacement particulier, spécifié et imposé au sein de l'espace social total, dont la régulation et la disposition relèvent désormais d'autres pouvoirs. Phéno­mène proprement moderne, corrélatif à une *laïcisation* de l'histoire humaine, c'est-à-dire au rejet de l'ecclésiocen­trisme qui en commandait la représentation. L'Église était déjà le Royaume de Dieu -- « *Regnum quod est Eccle­sia *» *-- :* son idéal de *Respublica christiana* a été relayé par l'institution des Nations Unies et le rêve de la Répu­blique universelle. La confessionnalisation de l'histoire religieuse a été une réaction à cette situation nouvelle et d'abord sa consé­quence. Dès lors, elle était promise à devenir l'un des lieux privilégiés de la crise moderniste, devant l'alternative qui la sollicitait : ou bien elle continuait à cultiver un ecclésio­centrisme dont les priorités lui servaient de norme ; ou bien elle empruntait à l'histoire libérale ses méthodes dont l'exercice -- leurs exigences techniques ? leurs présupposés implicites ? leur esprit philosophique ? -- finissait par évacuer les perspectives et les thèses de l'histoire intran­sigeante. Aucun des deux types d'histoire impliqués dans la crise moderniste n'est donc à lui seul capable d'en rendre compte : elle résulte de leur contentieux dans une situation historique où chacun d'eux fait valoir ses requêtes. Il faut remonter à l'unité englobante de cette situation et, pour cela, autant que ce *confessionnalisme,* dépasser le *positi­visme* qui en est la négation. Chacun renvoie à l'autre son image inversée et tous deux recourent au même modèle celui d'un jeu à deux partenaires et somme nulle, où l'un perd ce que l'autre gagne par rapport à une mise initiale invariable. Ici, on joue aux conflits de la Raison et de la Foi, de la Science et de la Religion : majuscules et singulier. Chaque camp a sa bannière et son champion qui défie l'autre dans la lice. Des rayons de bibliothèque racontent leurs exploits : toujours en deux versions, à choisir. 85:232 C'est ainsi que toutes nos histoires des rapports tour­mentés, tumultueux, de l'État français et de l'Église catho­lique souffrent de la même étroitesse. Elles nous les mon­trent aux prises l'un avec l'autre dans leurs séculaires prétentions rivales. Elles oublient de nous les montrer aux prises l'un et l'autre avec un ordre moderne dont la gestion les place devant bien d'autres problèmes. Non sans appa­rente de vérité : voté le nouveau régime des cultes en 1905, la France a gardé le même train et continué de marcher à l'heure locale de ses clochers. Un jour, ils ont sonné le tocsin : c'était la guerre aux frontières et son tourbillon qui happe tout, les hommes, les États, les Églises, la paix revenue elle-même. Chères vieilles théomachies, si simples à manier, et si rassurantes dans leur familiarité ! Ce n'est pas facile de s'y arracher, moins encore de montrer qu'il le faut et comment on le pourrait à qui n'en voit pas la raison. Dis­paraît, en effet, dans cette nouvelle démarche, la priorité traditionnellement accordée aux « vrais problèmes », -- ceux qui font l'objet du litige et justifient les mobilisations. S'y substitue l'examen du processus fondateur qui a engen­dré cette division des esprits et qui entretient son mouve­ment. On l'appelle couramment *modernité,* mais ce chiffre ne s'épuise pas dans la rationalité de référence qui sera sa loi immanente. Cette rationalité a elle-même son devenir interne, ses formes régionales, ses crises épisodiques, ses limites sociales, ses effets pervers... Elle ne se heurte pas seulement à la résistance d'autres rationalités qui dénoncent sa pré­tention totalitaire à l'empire universel : elle a aussi sa face nocturne d'anti-rationalité, qu'elle cache (et jamais mieux que dans l'économie politique classique), mais qui lui est constitutive. Enfin, à nouvelle rationalité, nouvelle symbolique : une société ne peut vivre ni sans l'une ni sans l'autre, et la nôtre cherche péniblement la symbolique qui répondrait à la rationalité dont elle se réclame. Les ins­tances -- techniques, scientifiques, économiques -- qui ont le plus contribué à produire cette nouvelle rationalité sont aussi celles qui se sont le moins souciées de remplacer l'ancienne symbolique. Les instances religieuses et idéolo­giques, qui avaient longtemps vécu sur leur capital, savent aujourd'hui que cette quête est aussi la leur et qu'il ne leur suffit pas de détenir un message pour en assurer la communication. De là ce sentiment qui a gagné le catholi­cisme, de l'urgence où il se trouve de *faire peau neuve* opération plus compliquée, plus délicate, que d'apprendre la langue d'un pays étranger pour s'y retrouver et se faire comprendre. 86:232 Nous butons tous sur cette inquiétude commune, qui peut nourrir bien des réponses. Qui la refuse s'enferme dans son imaginaire et y cultive les plaisirs de la clôture. Ceux qui l'éprouvent s'agitent au gré de leurs analyses discordantes. Pour l'avoir ressentie intensément au début de ce siècle, les « modernistes » catholiques, audacieuse­ment ou timidement, ont voulu être des intellectuels de liaison. A l'horizon 80, chacun peut encore apprécier différemment leurs mérites et démérites. Reste qu'ils nous offrent un modèle relativement simple à distance. S'il n'est guère de point auquel n'ait touché leur époque, il n'en fut pas de plus sensible que les croyances symbolisant l'unité et la continuité de ce grand corps chrétien catho­lique, sous le scalpel des méthodes critiques de la nouvelle histoire. Ce modernisme savant occupe seul ici tout l'ho­rizon, parce qu'il requiert une attention minutieuse. Pourtant. il n'a été que la pointe avancée d'un mouvement cul­turel beaucoup plus vaste et plus diffus qui, en fin de compte, lui dut peu. Ce sont ces caractères qui font l'im­portance et la commodité de son étude, sa limite aussi, tout comme son actualité : si le phénomène a aujourd'hui changé d'échelle, a-t-il pour autant changé de nature ? ([^9]) Émile Poulat. 87:232 ### Les messes de ce temps par Hervé Kerbourc'h *Sacrificia gaudiis immolamus* ([^10]) DANS SON BULLETIN D'OCTOBRE 1978, le Père Werenfried von Straaten reprend les accusations portées par Paul VI contre les traditionalistes, selon lesquelles ceux-ci se comporteraient objectivement comme les mo­dernistes libéraux : « Ils s'aigrissent et se révoltent, s'atta­quent à la hiérarchie et sapent à leur tour l'autorité de l'Église... Eux aussi renient la structure visible de l'Église et cherchent une Église « facile », une Église « sans croix ». » Ce n'est pas mon propos de répondre à ces calomnies. Cela a été fait par des personnages éminents et de manière magistrale. Je voudrais commenter une autre phrase de ce bulletin : 88:232 « Les sacrements sont plus importants que les conso­lations qu'ils procurent. C'est pourquoi on ne peut pas approuver ceux qui ne vont plus à la messe sous prétexte qu'ils y trouvent la croix, au lieu de la consolation. » Si je comprends bien, le Père von Straaten distingue dans la messe deux éléments, ou plutôt deux aspects, le sacrement (dans lequel on comprend le sacrifice) et ce qu'il appelle « les consolations ». Je ne trahirai sans doute pas la pensée de l'auteur en parlant d'un aspect sacrificiel et d'un aspect « liturgique » ([^11]) dans la messe. Tout d'abord, pour le Père von Straaten, l'aspect sacri­ficiel ne semble poser aucun problème, contrairement à l'aspect « consolations » qui peut exister ou non. C'est aller bien vite en besogne. Pour qu'il y ait un intérêt à assister à la messe, il faut qu'on y trouve le sacrifice. Et pour cela, plusieurs conditions doivent être réunies. La messe doit être célébrée par un prêtre validement ordonné. Or on sait qu'il y a ici et là des « célébrations eucharis­tiques œcuméniques » et il y a de plus en plus de chré­tiens qui s'imaginent qu'il y a des prêtres anglicans, voire épiscopaliens ou même baptistes. Il n'y a pas de messe anglicane, il n'y a pas de messe œcuménique. Ensuite, le prêtre doit prononcer effectivement les paroles de la consécration, telles qu'elles se trouvent dans le Missel. Et cela n'est pas toujours le cas. D'autre part, si un prêtre « voulait se borner à la seule consécration (du pain et du vin) en refusant d'offrir un sacrifice, alors de même qu'il ne sacrifierait point, de même il ne consacre­rait pas, car la consécration de ce sacrement est essentielle­ment l'oblation d'un sacrifice » ([^12]), ce qui nous amène enfin à faire mention du délicat problème de l'intention du ministre de faire ce que fait l'Église. On peut considérer que ce problème n'existe pas pour la messe traditionnelle, grâce aux textes explicites de l'offertoire et du canon romain, mais qu'il peut apparaître avec le nouveau rite. 89:232 Il ne s'agit là que de la validité de la messe, validité du sacrifice, existence du sacrement. Mais cela ne suffit pas. D'autres conditions doivent être remplies pour qu'un chrétien puisse régulièrement et honorablement assister à la messe. Le prêtre ne doit être ni schismatique, ni héré­tique. Le rituel employé ne doit pas comporter d'ambi­guïtés, ni quelconque défaut. Or des théologiens éminents considèrent que la nouvelle messe présente de graves dé­fauts. L'abbé Dulac refuse de célébrer ce qu'il appelle le sacrifice d'une brebis aveugle et boiteuse ([^13]). On sait que sous l'ancienne alliance, on devait offrir en sacrifice des animaux parfaits et sans tache. Sinon on commettait une *abomination* (Deut. 17.1). L'abbé Dulac cite aussi Malachie : « Si je suis le Seigneur, où est la crainte qu'on a de Moi ? C'est à vous, prêtres, que je m'adresse, à vous qui méprisez Mon Nom... Vous offrez sur Mon autel un pain profane... Si vous offrez une victime aveugle, n'est-ce pas péché ? Si vous offrez une brebis boiteuse ou malade, n'est-ce pas péché ? Offrez-la à votre prince, et vous verrez... » ([^14]) Le nouveau rite de la messe est boiteux parce qu'il est protestant en soi (ce qui était clairement dit dans la première version du fameux article sept de la constitution *Missale Romanum*) et il est catholique par sa promulgation par le pape. Le nouveau rite de la messe est boiteux, c'est ce qui ressort avec évidence de la simple juxtaposition de ces deux phrases : « La réforme liturgique a fait un notable pas en avant sur le champ de l'œcumé­nicité. Elle s'est rapprochée des formes mêmes liturgiques de l'église luthérienne », a dit un théologien luthérien suédois ([^15]). « Le nouvel *ordo missae*, à considérer ses éléments nouveaux, même si on les estime susceptibles d'une appréciation diverse... représente, dans son ensemble comme dans ses détails, un impressionnant éloignement de la théologie catholique de la sainte messe » ont écrit deux cardinaux ([^16]). Il apparaît donc, au terme de ces rapides considérations, qu'un chrétien ne peut pas aller les yeux fermés à n'im­porte quelle messe et qu'il ne sera même pas toujours sûr, en ces temps de décomposition, d'assister au saint sacrifice, ni de recevoir le sacrement d'eucharistie. 90:232 Reste le deuxième aspect, celui que j'ai appelé « litur­gique » parce que le mot *cérémonial* a pris un sens trop extérieur, et qui pour le Père von Straaten n'est qu'une « consolation ». De plus, si la consolation en question s'avère être une croix, on doit en être heureux, car on doit « aimer la croix et être disposé à servir valablement le renouveau de l'Église ». On nous permettra d'être au moins sceptique quant à ce « renouveau » qui transforme la liturgie en croix. Ceci dit, la liturgie a certes un aspect de consolation. De consolation sensible, dans toutes ses cérémonies, et c'est sans doute ce à quoi pense d'abord le Père von Straaten. Mais surtout de consolation spirituelle, de consolation sacrée : « Vota nostra quaesumus Domine pio favore prosequere, ut dum dona tua in tribulatione percipimus, de consolatione nostra in tuo aurore cresca­mus » ([^17]). La liturgie est le lieu béni où chacun peut fuir, se réfugier : « Domine refugium factus es nobis ([^18]), Domi­nus firmamentum meum et refugium meum ([^19]), Esto mihi in Deum protectorem, et in locum refugii, quoniam firma­mentum meum et refugium meum es tu ([^20]) », où chacun peut oublier un moment la croix qui pèse sur ses épaules pour se rafraîchir aux eaux vives du paradis de la prière de l'Église, tel le cerf qui échappe un moment aux chiens au bord d'une mare pure où se reflète le ciel. Car la liturgie nous offre les prémices du Ciel, elle est une image de la liturgie céleste (laetentur caeli et exsultet terra in conspectu Domini) ([^21]) et la voie qui nous y conduit (ut per temporalia festa pervenire ad gaudia aeterna merea­mur) ([^22]). Par la croix que forme l'Église, nous entrons au paradis, au jardin de la Joie pure : introïbo ad altare Dei, ad Deum qui laetificat juventutem meam ([^23]). 91:232 Il y a dans la liturgie un double mouvement : Deus tu conversus vivificabis nos et plebs tua laetabitur in te ([^24]) : celui de Dieu qui se penche vers sa créature pour la vivifier par les sacrements et par l'ensemble de la liturgie, celui de l'hom­me qui se tourne vers Dieu et lui rend le culte qu'Il attend, plein de la joie qu'il reçoit dans l'exercice même de son sacrifice de louange : circuibo et immolabo in tabernaculo ejus hostiam jubilationis, cantabo et psalmum dicam Do­mino ([^25]). Joie de Dieu (gaudium Domini est fortitudo nostra) ([^26]) et joie des hommes (piis gaudiis exsulte­mus) ([^27]), joie des anges (socia exsultatione concele­brant) ([^28]) et joie des bienheureux (Communicantes), la liturgie l'exprime tout au long de l'année, par les versets de jubilation du psaume 99, que l'on trouve trois fois ([^29]) le premier dimanche après l'Épiphanie : jubilate Deo omnis terra, servite Domino in laetitia, intrate in conspectu ejus in exsultatione ([^30]), du psaume 80 : Exsultate Deo adjutori nostro, jubilate Deo Jacob ([^31]), du psaume 46 : Omnes gentes plaudite manibus, jubilate Deo in voce exsultationis ([^32]), ou du psaume 65 : Jubilate Deo universa terra... ([^33]) Il y a d'autres belles expressions, comme « Accipite jucunditatem gloriae vestrae » ([^34]) ou « vocem jucunditatis annuntiate » ([^35]). Il y a aussi le merveilleux introït du vendredi des quatre-temps de la Pentecôte : Repleatur os meum lande tua, alleluia, ut possim cantare alleluia, gaudebunt labia mea dum cantavero tibi, alle­luia, alleluia. 92:232 Et c'est au beau milieu du carême que notre Mère n'hésite pas à faire cet appel : « Laetare Jerusalem, et conventum facite omnes qui diligitis eam, gaudete cum laetitia, qui in tristitia fuistis, ut exsultetis et satiemini ab uberibus consolationis vestrae » ([^36]). C'est pourquoi il est inacceptable que la liturgie puisse être une croix. Elle est notre refuge, elle est notre force, elle est notre joie, elle est l'encens béni par le Seigneur et qui doit toujours monter vers Lui en parfum d'agréable odeur ([^37]). Cette joie qui émane de la liturgie provient de la pré­sence de Dieu, de notre présence à cette Présence, et de la beauté, car comment louer Dieu sinon en lui offrant de la beauté, en entourant le saint sacrifice d'une aura de beauté ? Beauté des symboles, des chants, des ornements, beauté qui se déroule au long de la messe en un rythme sacré insaisissable et cependant bien sensible pour qui n'a pas chassé de son cœur les lois de l'esthétique sacrée. Si celles-ci sont maintenant méconnues, chacun peut cepen­dant les retrouver dans tout ce qui nous reste des époques de foie nos cathédrales, nos églises, notre liturgie, notre chant grégorien, notre messe traditionnelle... la messe traditionnelle grégorienne est un collier de pierres précieuses, de joyaux ordonnés et assemblés par un fil invi­sible. Ce fil invisible est le rythme sacré qui unit les pièces de la messe dans un même souffle de l'Esprit. Dans la nou­velle messe, aussi magnifiquement et traditionnellement chantée qu'elle puisse l'être à Solesmes ou à Kergonan, le fil est cassé et les pierres précieuses de la liturgie grégo­rienne sont comme en vrac ; le rythme est rompu, ce n'est plus un même souffle qui soutient l'attention du fidèle du début à la fin de la messe sans qu'il y ait d'efforts à faire. Au contraire, lorsque la nouvelle messe est entièrement chantée en latin, on s'y ennuie, les lectures sont souvent trop longues, le canon est interminable. Apparaissent alors retours sur soi et distractions en tous genres, la volonté doit intervenir et il n'y a plus cette joie pure et spirituelle, cette joie contemplative qui doit accompagner le culte. 93:232 Si la liturgie est défigurée par une traduction en une langue impropre au chant liturgique ([^38]), ou par une musique laide, etc. c'est une croix de plus, et insupportable. Cha­cun comprendra que cette joie qui nous fait toucher Dieu (Gaudens gaudebo in Domino, exsultabit anima mea in Deo meo) ([^39]) est infiniment plus que les « consolations » aux­quelles le Père von Straaten prétend limiter la liturgie. Elle est la joie de l'Alleluia sans fin des anges et des bienheureux, aux voix desquels nous osons joindre la nôtre. Et si la joie ne se dégage pas de l'ordonnance et de la beauté de la liturgie, c'est que celle-ci est sacrilège, à un degré de plus ou moins grande gravité ([^40]). Enfin, sous le voile de la beauté, de la poésie, du lyrisme, il y a dans la liturgie un enseignement. Je ne parle pas ici de l'enseignement concernant le sacrifice, car celui-là ap­partient à l'aspect sacrificiel de la messe, dont nous avons dit quelques mots. Mais la liturgie renferme un enseigne­ment étendu des vérités de la foi, quoique non didactique, indirect, car son dessein n'est pas d'instruire, ce qui fait que l'enseignement dans la liturgie n'a ni ordre, ni mé­thode ; il nous parvient par suggestion, sous des images, des symboles. On comprendra que le danger n'en est que plus grand. On ne s'aperçoit pas facilement, ni immédia­tement, d'un changement en ce domaine. Quelqu'un d'habile pourra modifier profondément la doctrine qui se cache dans la liturgie sans que les apparences en souffrent (au moins aux yeux d'un fidèle moyen). C'était du reste le propos de Luther et des jansénistes après lui, et il y a des sectes protestantes qui ont une liturgie « eucharistique » qui ressemble beaucoup à celle de l'Église catholique sans qu'il y ait de messe, faute de sacerdoce ([^41]). Le danger est évidemment que le fidèle s'imprégnera peu à peu de notions déviées, par le moyen de la liturgie, sans s'en aper­cevoir. Le fait est aggravé par les traductions en langue vernaculaire, qui ne sont pas toujours innocentes. 94:232 Même s'il assiste encore au saint sacrifice, il s'écartera insensible­ment de la saine doctrine catholique et deviendra mûr pour un quelconque « œcuménisme à la base », comme on dit. Alors que la liturgie est normalement source de progrès spirituel, elle devient alors source d'apostasie pratique ([^42]). Il nous reste à parler de l'homélie. Celle-ci sera l'élé­ment clairement didactique de la messe, elle pourra en être l'élément le plus franchement hérétique par consé­quent, ce qui, on en conviendra, sera une croix de plus pour le fidèle catholique, et un scandale, c'est-à-dire une occasion de chute quand le prédicateur prétendra s'appuyer sur le dogme catholique et les conciles pour exposer une doctrine corrompue, car le fidèle moyen ne saura pas où est la forfaiture, à quel moment on passe de la doctrine catholique à l'hérésie, à quel moment tel ou tel mot a changé de sens ([^43]). J'ai vu prouver ainsi, à partir du concile de Trente, comment Notre-Seigneur n'avait institué que trois sacrements, et à partir de la définition du dogme de l'Immaculée-Conception, comment la Très Sainte Mère de Dieu avait pu accoucher dans de grandes douleurs. Il est facile de trouver des dizaines et des dizaines d'exemples de ce genre dans la littérature qui circule dans l'Église d'aujourd'hui. Où le Père von Straaten a-t-il vu qu'on devait accepter cette nouvelle croix ? Où a-t-il vu que l'Église proposait comme pénitence ou mortification l'au­dition hebdomadaire d'un prêche hérétique ? L'Église n'a-t-elle pas, au contraire, toujours formellement interdit à ses fidèles l'audition et la lecture des œuvres de l'hérésie ([^44]) ? 95:232 Le Père von Straaten condamne-t-il aussi ces si nombreux fidèles catholiques qui, au IV^e^ siècle arien, ou plus près de nous après la Révolution française, désertaient leurs églises, laissaient leurs prêtres et évêques « légitimes » pour se réunir dans la campagne, seuls ou avec un prêtre pourchassé, mais fidèle à la religion de l'Église du Christ ? Non, décidément, il n'y a rien dans les mystères sacrés de notre sainte religion qui puisse souffrir une quelconque altération que l'on puisse recevoir comme une pénitence ou une mortification, comme une croix. Non ! Chaque jour, l'Église commence sa prière par cet appel à la joie : « Venite, exsultemus Domino, Jubilemus Deo salutari nostro, praeoccupemus faciem ejus in confessione, et in psalmis jubilemus ei. » ([^45]) Chaque jour nous devons pouvoir chanter à l'Église dans le même esprit qu'au saint jour de Pâques : « Haec dies quam fecit Dominus, exsul­temus et laetemur in ea. » ([^46]) Et pour obéir à saint Paul qui nous dit : « Gaudete in Domino semper, iterum dico, gaudete » ([^47]), existe-t-il une autre façon de trouver la source divine de la joie que d'assister à la sainte messe, en reprenant par exemple le sublime et populaire introït qui, huit fois dans l'année, comme les huit béatitudes, chante : « Gaudeamus omnes in Domino... » ? Hervé Kerbourc'h. 96:232 ### Pour saluer Gilson *suite* par Jean Madiran #### I -- La crise de l'Église On atténue beaucoup, on voile et on minimise, au vrai, plus souvent, on ignore ce que fut le jugement terrible de Gilson sur la décomposition du catholicisme contempo­rain et sur celle du monde moderne en général. Borne nous dit assurément ([^48]) qu'à toutes les époques de sa vie Gilson fut « un catholique militant », toujours « présent à son temps dans une vaillance d'esprit et une robustesse de caractère inentamables à toutes les vicissitudes » ; « il n'est guère de débats dans l'Église comme dans l'intelligentsia du siècle auquel Étienne Gilson n'ait participé ». Fort bien : mais les débats post-conciliaires ? quelle y fut sa partici­pation ? Rien, ou quasiment rien. Un regret, public sans doute, oui, Gilson a publiquement regretté, seulement un regret, et c'est tout : 97:232 « Gilson a publiquement regretté la disparition du terme consubstantiel dans le Credo », trois lignes sur ce regret, trois lignes auxquelles Borne se hâte d'en ajouter six pour stipuler que ce téméraire ne doit pas pour autant être suspect à la vigilance du civisme démocratique car, à sa décharge et pour l'innocenter, « il n'a jamais eu la moindre inclination pour un intégrisme auquel il a toujours reproché, entre autres vifs griefs, de donner au thomisme une figure peu aimable de sécheresse et d'intolérance ». Nous voilà rassurés, Gilson n'est pas un fachiste assassin. Fabrègues n'est pas meilleur que Borne, il est plus abondant mais en un sens il est pire ; en un sens que je vais dire. Examinons comment il résume, d'ailleurs incidemment, l'attitude post-conciliaire de Gil­son : « C'était au temps où il venait de s'engager, avec une calme ardeur, dans quelques-uns des aspects les plus vifs des polémiques post-conciliaires : refus d'abandonner le consubstantiel, qu'il tenait pour irréductible aux formules qu'on lui substituait ; dé­bats sur le célibat sacerdotal ou l'usage du latin dans les rites. » ([^49]) Fabrègues a du métier ; un considérable métier d'esquive et d'escamotage, développé par un long exercice. Quel art, quel tour de main ! Il assure que Gilson s'est engagé dans quelques-uns des « aspects *les plus vifs* des polémiques post-conciliaires », et il ne cite que *les moins vifs.* Il insiste sur l' « engagement » pour escamoter la gravité, la densité de ce que Gilson a dit. Non seulement, d'ailleurs, il insiste sur l'engagement, mais il l'invente. Gilson ne s'est juste­ment pas *engagé* dans ces *polémiques.* Il a pris position à part, en marge, de loin en quelque sorte, et surtout de haut ; et en liturgie il s'agissait de beaucoup plus que de l'usage du latin dans les rites. Pour la honte de l'escamo­teur, citons un texte de 1967, sur la messe déjà nouvelle avant la nouvelle messe de 1969 : « Un beau matin de mars (1967) sous un ciel bleu vif de Nouvelle Angleterre... je vois la nouvelle chapelle. Bonne occasion d'entendre une messe et j'arrive juste au commencement. Je m'y retrouve d'autant mieux que c'est une messe basse et, jusqu'au canon, rien à signaler. 98:232 A ce moment je perçois un mouvement ; ce sont les assis­tants et assistantes, tous élèves du collège catholique où je suis, qui se lèvent de leurs places et vont se ranger en cercle autour de l'autel. J'hésite un moment à les suivre, mais n'ayant aucune idée de ce que l'on est censé faire au cours de ce rite nouveau pour moi, je reste finalement à ma place. Le spectacle est curieux, car on dirait que tous ces laïcs des deux sexes sont en train de concélébrer. Tantôt ils disent des choses, je ne sais lesquelles, tantôt ils se taisent ; je suis l'office de mon mieux, non sans me sentir un peu stupide, seul dans le banc de la nef où, par habitude, je me suis logé. On les voit à un moment s'incliner vers leurs voisins ou voisines, se prendre le bout des doigts et se murmurer quelques paroles, probablement *Pax tecum.* Je me dis avec satisfaction que, n'étant pas dans le coup, je n'avais pas à me demander quoi répondre, mais c'était compter sans la dernière des fidèles qui, m'ayant repéré de loin et incapable de tolérer de ma part une attitude si peu communautaire, descendit les marches de l'autel, sortit du chœur, se dirigea vers moi sans paraître lever les yeux, s'inclina légèrement, me prit le bout des doigts dans les siens et marmonna une assez longue formule que je ne comprenais pas, mais qui en aucun cas ne pouvait se réduire à un *pax tecum.* Ne sachant que dire, je répondis stupidement : *Thank you, miss.* Mais rien ne semblait l'étonner ; après un léger salut, les mains jointes et les regards baissés, elle rallia le troupeau des fidèles com­munautaires dont je m'étais incompréhensiblement sé­paré (...). Pour la première fois depuis mon enfance, je venais d'assister, dans une église catholique ; à une messe dite selon une liturgie particulière au cours de laquelle je ne savais comment me comporter. « (...) Le bon public ne sait d'ailleurs pas tout. Un laïc qui venait de la servir fut un jour surpris de voir le prêtre remettre ensemble, après la messe, les hosties non consacrées et ce qui restait d'hosties consacrées non con­sommées. Sur la remarque qu'il en faisait, on lui répondit que c'était sans importance. » ([^50]) 99:232 Cela est intitulé *Divagations parmi les ruines* et conti­nue pendant une trentaine de pages, notamment en préci­sant qu'il s'agit des « *ruines que l'après-concile accumule autour de nous *» ([^51])*,* mais rien dans les circonlocutions de Fabrègues ne peut laisser supposer au lecteur non prévenu que Gilson aurait quelque part déclaré que l'après-concile accumulait autour de nous les ruines. En tout cas, concer­nant les rites nouveaux, ce n'est nullement parce qu'on les aurait traduits en français (ou en anglais) que déjà en 1967, deux ans avant le Nouvel Ordo Missae, il déclare n'y plus rien comprendre. Et la différence entre les hosties qui sont consacrées et celles qui ne le sont pas est autre chose qu'une question d'usage du latin dans les rites. Gilson n'a pas eu non plus sur notre épiscopat misérable les illusions explicites (ou les silences complices) des Borne et des Fabrègues. Bien sûr, c'est d'un simple revers de main, un revers de main presque négligent, qu'il cul­butait pour toujours le sinistre cardinal Feltin, d'odieuse mémoire, le cardinal Feltin de l'affreux trio dirigeant Feltin-Liénart-Gerlier (le trio qui, sous Pie XII, malgré Pie XII, contre Pie XII, écrasait sous son arbitraire l'Église de France). Le cardinal Feltin, entre autres forgeries et calembredaines dont il était coutumier, avait promu les mass-media au rang de sacrements : « sacrements de l'opi­nion publique ». Cette baliverne sacrilège était devenue un thème à exhortations, dialogues, échanges, recyclages et tours de chant. Le moindre dominicain pontifiait : « L'opi­nion publique a ses *sacrements,* comme l'écrivait le cardinal Feltin ; ces sacrements, ce sont les moyens de communi­cation qui l'expriment et la forment... La presse, la radio, le cinéma, la télévision sont autant de *sacrements* de l'opi­nion publique... » Ayant rencontré cette mascarade blasphé­matoire, Gilson renverse le pitre blasphémateur : « Seuls des prêtres peuvent vouer au profane un culte aussi fervent et reculer aussi loin les bornes de la naïveté. Car enfin quand on sait quelle obscure cuisine, rarement propre, fabrique cette fameuse opinion publique, on se demande si la religion, âme des liturgies, n'est pas en voie de suc­comber à la masse de ses nouveaux moyens de se dissou­dre. » ([^52]) La religion en voie de succomber à la masse de ses nouveaux moyens de se dissoudre : telle était l'angoisse de Gilson, tel était son pronostic, c'est autre chose que les édulcorations et les silences de Fabrègues. 100:232 La religion est en train de se dissoudre parce que l'on néglige *l'unique nécessaire :* « Plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner. » ([^53]) Exactement la constatation dans laquelle Fabrègues a refusé d'entrer véritablement. Du moins, qu'il ne l'ôte pas de Gilson, qu'il ne l'escamote pas. L'observation essentielle de Gilson sur « le vaste reflux qui entraîne chaque jour plus loin l'Église, les sociétés, les esprits, les cœurs de nos contemporains » ([^54]) est une observation sur les rapports du *dogmatique* et du *pastoral.* Borne n'aperçoit que la dénonciation d'une « carence méta­physique » et d'un « funeste relâchement théologique » ; Fabrègues n'a quasiment rien aperçu à ce niveau. L'ob­servation de Gilson n'est pas fragmentaire ; elle est syn­thétique et articulée : « Le désordre envahit aujourd'hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. » ([^55]) « La vérité du dogme est en partie perdue de vue. » ([^56]) « S'il était admis que la pastorale pût impunément se passer de dogmatique, le pire ne serait plus à craindre, il serait déjà arrivé. » ([^57]) Cette primauté monstrueuse du pratique sur le spéculatif, de l'action sur la contemplation, du pastoral sur le dogmatique, cette primauté imposée hiérarchiquement, au nom du pape et du concile, était en­core implicite mais déjà vécue en 1967. 101:232 En 1975, dans sa lettre du 29 juin à Mgr Lefebvre, Paul VI déclare que la « soumission au concile » telle qu'il l'entend et la réclame consiste à reconnaître que « *le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée *» ([^58]). C'est bien instituer la primauté du pastoral sur le dogmatique. Car le pastoral dont on nous accable depuis quinze et vingt ans n'est pas n'importe quel pastoral, et surtout point le pastoral au sens du Bon Pasteur, le pastoral dont la pre­mière tâche est d'enseigner la vérité révélée. Non. Il s'agit du « pastoral » de Vatican II ; d'un « pastoral » précisément défini par distinction d'avec le « doctrinal » ([^59]). Ni Fabrègues ni Borne n'ont lu chez Gilson l'observation car­dinale sur le pastoral et le dogmatique : ou s'ils l'ont lue, ils l'ont bien caché. Aucun des apologistes militants de Paul VI n'a essayé, nous l'avons attendu en vain, de nous expliquer comment il pourrait se faire, *selon les critères catholiques,* que Vatican II ait *autant d'autorité et plus d'importance* que Nicée ; fût-ce « sous certains aspects » (soigneusement non précisés). Le seul qui ait fait mine de s'y risquer est le P. Congar, mais il a promptement battu en retraite devant l'impossible ([^60]). Au demeurant personne n'est tenu d'apporter une solution à toutes les difficultés : mais cacher leur existence, ou ne pas s'en apercevoir, il n'y a pas de quoi se vanter. Sans doute Gilson n'a-t-il pas explicitement pris à partie Vatican II et Paul VI. Ce n'était ni son rôle ni son tempé­rament. Et puis, et surtout, il n'avait attendu ni Paul VI ni Vatican II : la crise actuelle de décomposition du catho­licisme n'est pas née du concile montinien ; la fonction de ce concile, son résultat déplorable n'a pas été d'ouvrir cette crise, de la créer ou de l'accélérer ; mais en quelque sorte de l'officialiser ; de donner aux influences intruses les honneurs et les pouvoirs d'une installation légitime. 102:232 Les facteurs de décomposition, issus du monde moderne, étaient depuis longtemps au travail, à l'intérieur même de l'Église, ils n'avaient pas eu besoin de l' « ouverture au monde » pour s'y introduire, cependant ils y étaient com­battus. C'est cela qui change avec Vatican II. Le modernisme classique réprimé par saint Pie X, le progressisme contenu par Pie XII, la pénétration judéo-maçonnique, pénétration culturelle, et pas seulement culturelle, constamment re­commencée depuis le XIX^e^ siècle, voici désormais qu'au nom *du pape et du concile,* étrange nouveauté, au nom de leur « ouverture au monde », il est en substance déconseillé de s'y opposer, il est équivalemment recommandé de s'y en­rôler. En ce sens Vatican II est l'origine chronologique et la cause immédiate de la crise en son dernier état. Mais ce qui a été installé ainsi et officialisé au nom de l'évolution conciliaire existait déjà, occupant dans la société, dans l'Église, dans les âmes tout l'espace laissé vide par la perte de substance religieuse, l'affaissement dogmatique, l'affa­dissement de la foi. C'est pourquoi les observations les plus sévères de Gilson sur le catholicisme moderne sont de même nature, qu'elles aient été énoncées avant le concile ou qu'elles portent directement sur « les ruines que l'après-concile accumule autour de nous ». Ses pages célèbres (mais inconnues de Fabrègues et de Borne, ou négligeables à leurs yeux) sur l'anémie du catéchisme sont de 1960, elles parlent de cette asphyxie qui a étouffé dans l'Église l'enseignement de la foi déjà entre 1900 et 1950 : « Un regard sur ce qui est arrivé à l'enseignement du catéchisme entre 1900 et 1950, dans les paroisses fran­çaises, suffit à révéler le sens du mouvement. Les petits Français de 1900 apprenaient leur catéchisme, ils le savaient par cœur et ne devaient jamais l'oublier. On ne s'inquiétait pas autant qu'aujourd'hui de savoir ce qu'ils en comprenaient alors, c'était pour plus tard qu'on le leur enseignait, en vue du temps où ils seraient en âge de comprendre (...). Le catéchisme que l'on enseignait alors était d'ailleurs admirable, d'une précision et d'une concision parfaites. Cette théologie en comprimés suffi­sait au viatique de toute une vie. Cédant, sur ce point comme sur tant d'autres, à l'illusion que l'esprit démo­cratique consiste à traiter les citoyens comme s'ils étaient, en principe, autant de débiles mentaux, on a voulu l'abaisser au niveau des masses au lieu de l'élever au sien. De là cette diète peu nourrissante qu'on sert au­jourd'hui aux enfants sous le nom de catéchisme... » ([^61]) 103:232 C'est l'événement le plus important de l'histoire reli­gieuse au XX^e^ siècle : la disparition du catéchisme catho­lique ; l'amenuisement, jusqu'à sa suppression complète, de l'enseignement des trois connaissances nécessaires au salut révélées par Dieu lui-même. C'était déjà à peu près fait au moment du concile ; je rappelle que le texte cité de Gilson, j'insiste, est de 1960, et qu'il parle de ce qui s'est produit durant la première moitié du siècle, de 1900 à 1950. L' « évolution conciliaire » a officialisé cet état de choses ; c'est « au nom du concile » que l'on a, en France à partir de 1967-68, confirmé l'abandon définitif de (ce qui restait de) l'ancien catéchisme, remplacé par une catéchèse sans Pater ni Credo. Cet événement formidable est resté inaperçu des commentateurs. Ni Borne ni Fabrègues n'ont un mot pour la protestation capitale de Gilson. Le P. Congar se déclare ignorant et incompétent en la ma­tière ([^62]). Pourtant cet événement nous concerne tous, il n'échappe pas au niveau le plus ordinaire de la compétence chrétienne, s'il échappe au niveau extraordinairement supé­rieur du P. Congar. Un instant de réflexion suffit à en saisir la démoniaque absurdité : pour la première fois dans l'histoire de l'Église on n'enseigne plus la religion aux petits enfants par l'explication du Pater et du Credo. Cela signifie forcément qu'ils sont, par système, privés du Credo et du Pater : qu'ils n'apprennent plus du tout, ou bien qu'ils récitent mécaniquement sans qu'on les leur explique jamais. Bouleversement inouï, révolution cultu­relle la plus profonde, parachevée et consolidée sous le règne de Paul VI, principale ruine parmi les ruines de l'après-concile, écroulement total qu'avait préparé un demi-siècle au moins d'infiltrations, de lézardes, de failles et sur-tout sans doute de tiédeurs et de médiocrités. Jusqu'au concile, ou plus exactement jusqu'aux papes du concile, jusqu'à Jean XXIII et Paul VI, autrement dit jusqu'à la mort de Pie XII en 1958, Rome ne lâchait pas. 104:232 La crise était déjà générale dans l'Église, mais la résistance même trébuchante de l'Église romaine aux courants de l'apostasie moderne empêchait le sac de Rome d'être moralement consommé. Après cette disparition achevée du catéchisme romain, c'est à l'Église militante elle-même que paraît s'adresser maintenant la parole divine : -- *Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à y perdre son âme ?* ([^63]) L'Église militante a en quelque manière perdu son âme quand elle a perdu son catéchisme. Elle a perdu son catéchisme tandis qu'elle cherchait à gagner le monde entier. Que lui servirait de parler au monde de la paix et de la guerre, de la justice et des droits de l'homme, de la dignité de la personne et du développement, si elle laissait béante cette blessure, cet abîme formidable, cette absence du catéchisme catholique. A suivre. Prochain article : l'humanisme intégral. Jean Madiran. 105:232 ### Droits de l'homme (suite) par Paul Bouscaren QU'IL SOIT PERMIS de le rappeler à la bienveillance du lecteur, le thème actuel des droits de l'Homme est abordé ici par plongées logiques du bon sens et du sens chrétien, pour aboutir, de la sorte, à une mo­saïque des vérités permises et requises, en matière aussi compacte et aussi attractive, et aussi passionnelle, aux dépens diversement regrettables des idées « à vos mesures mass-media ». Souveraineté d'un seul, d'une élite, ou de tout le peuple, mo­narchie, aristocratie, ou dé­mocratie, la vérité politique est la raison du bien com­mun ; ce qu'on appelle depuis Rousseau démocratie est en réalité un démocratisme, puis­que ce n'est pas à la raison de décider, mais au volonta­risme, à la liberté faisant loi sans autre loi qu'elle-même, en principe et de fait, -- der­nier témoin hurlant, la loi de libre avortement Veil-Giscard. \*\*\* Depuis plusieurs années en 1977, le C.C.F.D. fait distribuer dans les églises une enveloppe en vue de « notre participa­tion à la campagne contre la faim et pour le développe­ment », au titre, imprimé en gros caractères, que « la terre est à tous ». 106:232 Pardon : à moins de communisme, et en chris­tianisme, la terre est pour tous ; et le meilleur moyen à cette fin est l'appropriation privée, en principe de droit naturel (second) et en fait his­torique, renouvelé par l'expé­rience soviétique, depuis soi­xante ans. Mais quoi ! C.C.F.D. signifie « Comité catholique contre la faim et pour le dé­veloppement », et alors... Co­mité *catholique,* voyez l'Église ainsi qualifiée, aujourd'hui ; la *faim* n'est pas celle des âmes (langage risible) ; et de quel *développement* s'agit-il, sinon celui dont jouissent, et se soûlent, et crèvent, les na­tions « industrialisées » ? \*\*\* « Tu ne tueras pas », le titre à contresens inévitable d'un livre contre la peine de mort. S'il n'y a pas deux mo­rales des fins, il faut deux morales des voies et moyens de la conduite privée et de la conduite publique ou politi­que : d'une part, en effet, les moyens légitimes, à qui dis­pose de soi ; d'autre part, les moyens nécessaires à qui, ne disposant pas ainsi de la communauté dont il a charge, doit contraindre, ou éliminer, qui ne veut pas soumettre lui-même sa conduite aux exi­gences du bien commun. \*\*\* Démocratisation emporte dé­paternalisation : quel aveu, en quelle inconscience de la con­dition humaine, qui n'arrête pas de faire besoin de naî­tre, et ce n'est jamais, quoi qu'on dise, en fils de soi-mê­me ! \*\*\* On entend sous le nom de la liberté un droit de ne pas obéir, ou de ne pas être con­traint ; sous le nom de l'éga­lité, un droit de ne pas avoir moins que les autres. Des droits positifs, par exemple le droit de vivre en homme, se limitent par l'hypothèse même de leur objet, qui n'est jamais pour lui-même le tout concret, mais obtient ses con­ditions d'existence dans un tout assujetti à ses propres conditions d'existence, qui font loi. \*\*\* Justice dit égalité, rien de plus souvent répété par la Somme de théologie ; mais ce n'est pas l'égalité sociale des individus, c'est une certaine égalité entre le droit de cha­cun, une fois déterminé dans chaque cas, et ce qui lui est attribué au titre de ce droit. Tout au rebours de l'égalité des personnes comme exigen­ce de la justice, Thomas d'A­quin professe qu'il ne peut être question de justice qu'en­tre sujets égaux, et ce n'est pas toujours le cas (I.II. 114, I). \*\*\* 107:232 Liberté et autorité disent l'action humaine, qui est par définition, abstraitement, rai­son personnelle, mais dont la réalité concrète sera plus facilement déraison, démission de la personne devant les par­ties basses de l'individu qui agit ; voilà ce qu'ignore le droit moderne de la liberté en tant que liberté (abstrai­te) ; ce qu'ignore aussi le droit de l'autorité dans l'Église en tant qu'autorité (abs­traite) du pape et des évê­ques, comme on l'oppose au­jourd'hui aux catholiques tra­ditionnels. \*\*\* « Le mal français », André Frossard l'accorde à Alain Peyrefitte (*Figaro,* 25 mai 1977), est un mal catholique, à preuve que la démocratie n'arrive pas, chez nous, à la différence des Anglo-Saxons, à sortir du tumulte. Le fait est que la démocratie, paisible dans le protestantisme, nous met en tumulte encore plus gaulois que celui de la Fran­ce, l'Église catholique elle-même, depuis le concile. Mais alors, ne serait-ce pas, peut-être, quelque chose comme la différence, assez connue des chrétiens, on veut l'espérer, entre les remous d'une conscience en pleine guerre de sa foi et de ses péchés, et la fausse paix d'une conscience anesthésiée par ses vices, ayant une fois pour toutes, maximé ses pratiques ? Oui ou non, le démocratisme pro­testant peut-il être l'ordre dont la tranquillité définit la paix, pour un catholique ? La conscience de celui-ci a de plus en plus de motifs, et de plus en plus pressants, de répon­dre à pareille question, ainsi posée. \*\*\* Société, pour la mentalité moderne, autant dire non-moi : énorme fausseté ; le moi est dans la société, la so­ciété dans le moi, ou celui-ci n'est qu'une abstraction, et il faut un esprit drôlement géo­métrique pour s'en contenter. La personne est incommunica­ble, non pas incapable de communiquer ! d'autant que cette modalité de l'*existence* appartient à un *être* qui est animal raisonnable chez tous et chacun. Quel rapport de cette commune espèce à la société dont les personnes sont les membres ? La communau­té spécifique n'est-elle pas un commencement intrinsèque à chacun de la communauté sociale extrinsèque, moyennant le consentement personnel à vivre en société, advienne que pourra, mais faute de quoi, rien d'humain ? \*\*\* « La parole de salut... pré­sentée... à des gens libres de la refuser » : peu importe quel Riquet signe ça dans le *Figaro* (9 juin 1977), tout le monde signe ça comme c'est moderne, et conciliaire, et in­capable de la différence entre ne pas accepter sous la con­trainte et être libre de refu­ser ; ce qui réduit à zéro l'obligation évangélique, dont retentit l'Évangile en toutes ses pages, la dernière compri­se : « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condam­né. » (Marc, 16/16). Oui ou non, la vocation évangélique oblige-t-elle tous et chacun ? Oui ou non, est-il impossible d'être en droit de refuser ce que l'on a obligation d'accep­ter ? Oui ou non, les gens dé­clarés libres de refuser s'esti­ment-ils en droit de refuser ? \*\*\* 108:232 L'esprit traditionnel regar­de les hommes selon les condi­tions de leur existence, qui est sociale ; la mentalité mo­derne regarde l'homme selon l'idée abstraite d'un sujet de droits tenant par soi et les tenant par soi, qu'il faut res­pecter absolument comme tel. Impossible de faire s'accor­der ces deux regards sur ce que c'est pour les hommes qu'être libres ; le regard mo­derne voit un droit de refus par opposition à toute con­trainte ; le regard au concret de la tradition fait apparaî­tre un tel droit pour ce qu'il est : la réduction à zéro de l'existence sociale, qui est acceptation de ses nécessités, avec toute contrainte requise par celles-ci pour qu'on y satisfasse. Religieusement, les hommes sont obligés à Dieu, et là encore, et là d'abord, être libre de refuser, être li­bre pour refuser, ment stupi­dement à la réalité humaine. \*\*\* Je ne confonds pas la société démocratisée avec sa ma­ladie, le démocratisme ; je ne prends pas l'idée moderne du monde pour, le réel monde moderne ; je ne me laisse pas dépouiller de ce qui reste de la création, malgré tout ce que l'on fait pour s'en défai­re ; ni Dieu ni l'homme ne sont morts, (on a beau dire, ça bouge encore, et même, chez tel ou tel, autant que ja­mais), ni la société n'est à re­fuser ainsi qu'un pur et simple non à l'homme, de quel hom­me, sans elle, il n'y aurait rien. L'impiété de vouloir changer, absolument, est d'a­bord de la stupidité. \*\*\* Les droits de l'homme sont une chose, tout autre chose de croire que ce soit les seuls droits à respecter, la seule chose respectable, bref, l'hom­me le seul dieu de l'homme. \*\*\* Être un homme en ce monde exige d'y faire bien des cho­ses pour quoi on ne peut dire qu'on est au monde, on se tromperait intolérablement à le croire pour soi-même, hom­me parmi les hommes ; non moins intolérable, le croire de Jésus-Christ, vivant notre vie pour notre salut, voilà pour­quoi il vient au monde, non pas pour tout ce que le monde a exigé de lui, homme parmi les hommes pour leur salut. L'Évangile fait pleuvoir les miracles, Jésus le dit aux en­voyés de Jean-Baptiste (Mat­thieu, II), non certes que le Père l'ait envoyé pour ça, mais, Jésus le dit à la fin, pour annoncer la Bonne Nouvelle. aux pauvres. Il y a la Parole de Dieu à semer sur la terre, autre chose la signature de Dieu avec les miracles ; en eux-mêmes, les miracles sont bien un certain salut pour les infirmes et les malades rendus à la santé, le salut évangélique est Jésus-Christ lui-même, et lui seul. Pour le salut de l'âme, l'Évangile nous est donc la fin et les moyens ; mais pour les autres saluts dont a besoin la vie humaine, à l'instar des miracles que la miséricorde de Jésus a fait pleuvoir, la charité chrétienne reçoit le commandement de s'exercer, non les voies et moyens de ces saluts, qui sont de l'ordre naturel. 109:232 Je ne pense pas que Paul VI dirait que Jésus-Christ est venu parmi nous pour l'évangélisation des pauvres et aussi pour les miracles, n'importe si les évangiles en sont pleins ; comment suppor­ter qu'il proclame « les deux termes du binôme évangélisa­tion et promotion humaine (*Figaro,* 1^er^ juillet 1977, page 8) ? Quelle promotion humai­ne, ainsi qualifiée, peut s'ajou­ter à l'évangélisation, ainsi qu'un monôme à un autre mo­nôme, sans réduire l'évangéli­sation à l'humain, et c'est-à-dire, sans renier l'Évangile ? Qu'est-ce que l'évangélisation, sinon des chrétiens que le Seigneur envoie en tant que chrétiens aux hommes en tant qu'hommes, et c'est-à-dire quoi ? Oui, quoi donc, pour que le témoignage de foi en Jésus-Christ ne se moque pas de Jésus-Christ, en aimant les hommes plus que lui ? Car Jésus-Christ envoie aux hom­mes ses apôtres en leur di­sant : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups... » (Matthieu, 10/16). Et si les hommes en tant qu'hommes, non selon leur nature, mais vivant com­me ils vivent, sont des loups pour qui veut les évangéliser, que peuvent être les hommes modernes, déclarés d'autant contre le salut en Jésus-Christ, par l'idéologie de la liberté, chacun sa propre loi principe de toute loi, que peuvent-ils être que des loups enragés, -- comme il se voit de reste ? Alors, quelle autre promotion humaine au nom du Christ Jésus que l'évangélisation mê­me, sous peine, à tout le moins, d'intolérable équivo­que ? \*\*\* L'Évangile regarde en tout homme l'être personnel, A) non pour lui faire droit selon l'être naturel, mais pour ai­mer la créature en l'amour de Dieu qui la fait être ; B) non pour faire justice selon l'être social, mais pour faire miséricorde, avec Jésus-Christ venu pour sauver, pas pour juger. D'où vient que l'unité chrétienne peut être univer­selle sans opposition aux unions humaines, tandis que l'unité prétendue par l'huma­nitarisme est révolutionnaire. \*\*\* L'humanité traditionnelle vit de son passé vivant en elle ; Pascal et Auguste Comte en témoignent, disant l'huma­nité « comme un même hom­me qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » et « faite de plus de morts que de vivants » ; l'humanité moderne prétend vivre de l'avenir, et c'est-à-dire d'elle-même strictement elle-même en son volontarisme. \*\*\* Les mêmes gens se scanda­lisent que Dieu ne frappe pas de la foudre les criminels pour empêcher leurs crimes, et s'indignent que la société s'en débarrasse par leur mort. \*\*\* 110:232 La plus extravagante maniè­re d'être dupe de son moi est aujourd'hui celle d'à peu près tout le monde : la crainte d'être dupe de la société, au point de trouver évident qu'il faut être un malin pour ne pas perdre plus qu'on ne ga­gne à y vivre, -- et c'est-à-dire à en vivre, cette chose impossible autrement, sans au­cun doute. « Aux grands hom­mes la patrie reconnaissante », inscription impie, allez donc le faire voir ! \*\*\* Être libre consiste-t-il à dis­poser de soi-même par sa propre volonté, la condition humaine est de ne pouvoir disposer de soi-même sans disposer des autres dans toute la mesure où la vie des autres, directement ou indirectement, doit profiter ou souffrir de la nôtre, selon que nous la vi­vons ; dès lors, ou l'on distin­gue un bon et un mauvais usage de la liberté, un droit et un abus de la disposition de soi-même, ou l'on fait de chacun l'ennemi des autres qu'il lui plaira. Impossible de disposer de soi-même sans disposer des autres, et selon l'identité de l'être humain chez tous les êtres humains, et selon la solidarité de l'exis­tence des hommes par tous les liens réels de la société, conscients ou non, consentis ou non. Être libre n'est un droit qu'en étant raisonnable, ce qu'il faut définir pour recon­naître ce droit. Pas d'ordre moral, pas d'ordre social : c'est l'autodestruction de la société par le libéralisme. Tandis qu'il y a un ordre mo­ral communiste pour l'ordre social soviétique, morale faus­se, ordre totalitaire abomina­ble, mais abominablement sûr de l'emporter sur le Catoblé­pas libéral. \*\*\* L'Évangile nous parle selon que l'être de chacun appar­tient à Dieu, et que chacun décide seul, pour lui seul, que ce droit de Dieu soit le fait de l'être humain. La politique nous concerne selon que nous appartenons les uns aux au­tres, et de fait et de droit, en l'existence sociale condition sine qua non de l'existence humaine, bien commun de tous pour l'être humain de chacun. L'art d'exister de la politique ne se trouve dans l'Évangile que par implication de l'animal citoyen dans la créature humaine ; ni plus, l'a moins, que celle-ci veut celui-là, veut exister en celui-là de sa seule existence ter­restre. Chacun des hommes est seul devant Dieu à pouvoir décider et a décider du salut ou de la perte de son âme, en la voulant ou non avec Dieu, quoi qu'il ait à faire d'ailleurs de sa vie animale et de sa vie raisonnable ; mais quant à cette double vie, im­possible d'être seul, chacun appartient, d'une part, au mi­lieu physique et biologique des animaux, d'autre part, au mi­lieu social des humains ; et quant au milieu social, cha­cun de nous appartient réel­lement aux autres hommes, et non seulement à Dieu, com­me en son âme, c'est la condi­tion de l'animal citoyen par nature, spécifié par l'histoire en citoyen de tel pays. Avoir seul la disposition de soi-mê­me pour son salut divin, n'avoir seul aucune disposition de soi-même pour vivre la vie de l'animal raisonnable, cela fait deux, -- disons : deux per­sonnes morales en chacun des humains, -- avec ces deux biens communs : le bien spi­rituel qui est Dieu, le bien temporel de l'existence socia­le. 111:232 De la sorte, chacun de nous, citoyen en ce monde à la manière des hommes, que leur espèce et leur histoire lient les uns aux autres, est aussi et d'abord citoyen du ciel à la manière des anges, liés les uns aux autres par Dieu seul. Volons alors que l'Évangile s'adresse en tous les hommes au citoyen du ciel, alors que la politique concerne le citoyen de la ter­re ; et que cela fait deux dis­cours irréductiblement divers, sous peine de totalitarisme, et la révolution d'octobre fille de 1789 : celle-ci veut les indivi­dus seuls maîtres d'eux-mêmes et le seul souverain légitime de la société, celle-là mène l'utopie à son terme dialecti­que avec la valeur zéro des individus pour une valeur in­finie de l'existence sociale, n'y ayant aucun moyen humain pour cette dernière de n'être pas rendue impossible par humanitarisme. \*\*\* La vie humaine fait néces­sité des conditions de l'exis­tence sociale sans opposition à l'humaine liberté, elle impli­que cette liberté en nous fai­sant obligation de l'être hu­main en nous-même et en au­trui ; la liberté moderne igno­re cette nécessité, paie de mots cette obligation, sacrifie la vie des hommes au culte de l'homme-en-liberté-par-défi­nition. \*\*\* Au commencement du mon­de, il y a l'action créatrice de Dieu. Toutes choses sont bonnes comme Dieu les crée. Plantes et animaux sont créés selon leurs espèces, l'homme est créé personnellement, la femme aussi, mais non pas de sorte que la personne sé­pare la nature, qui est celle de l'homme. Dieu crée l'hom­me pour être heureux dans l'amitié de son Créateur ; cet­te amitié et ce bonheur ont pour condition l'obéissance à Dieu, à quoi l'homme se re­fuse en cédant à la tentation qui le trompe en le flattant d'orgueil : Dieu seul est au-dessus de l'homme, l'homme veut égaler Dieu. Genèse, tou­te l'histoire, la moderne en­core plus que les autres. \*\*\* L'Évangile révolutionnaire, au sens social de ce mot ? Pour quels lecteurs modernes, par là même incapables d'une autre lecture, s'ils y veulent ri sympathie d'un esprit pourr­i ? \*\*\* Justice *évangélique,* justice de fidélité à l'obligation reli­gieuse, -- justice de l'homme en tant qu'être *obligé* à Dieu et à son prochain en Dieu. *Justice moderne,* justice de respect de tout droit de l'hom­me, -- justice due à l'homme en tant que chacun est *pro­priétaire* de soi-même. En deux mots, l'Évangile (et toute la Bible) s'impose à l'homme en tant qu'être *responsable* de soi-même, et par suite des au­tres, l'idéologie humanitariste prétend l'homme également *respectable* en tout individu humain, ce fait faisant droit par nature, de façon immédia­te et imprescriptible. 112:232 Faut-il expliciter encore la vérité hu­maine et chrétienne ? Si l'hom­me est respectable en tout homme, c'est pour son être responsable, et à la mesure du droit par l'obligation. Avec le mensonge idéologique, nous en sommes au droit des ani­maux en même temps qu'au droit d'avorter... Paul Bouscaren. 113:232 ### Le culte du Sacré-Cœur *pour le cinquantenaire de l'encyclique\ Miserentissimus Redemptor* (*8 mai 1928*) par Jean Crété LE CULTE DU Sacré-Cœur de Jésus, qui a pris une grande importance dans la piété des fidèles depuis le XVII^e^ siècle et, un peu plus tardivement, dans la liturgie, se trouve aujourd'hui méconnu, oublié, parfois attaqué. Il est donc nécessaire d'en exposer l'origine, l'objet, la portée, et de bien considérer quelle place l'Église lui a donnée dans sa liturgie. Nul ne conteste l'origine relativement récente de la dévotion au Cœur de Jésus. L'antiquité a célébré l'amour du Rédempteur envers les hommes et en a vu le symbole dans son côté ouvert par la lance. La liturgie de l'octave du Sacré-Cœur, instituée en 1928 et malheureusement supprimée en 1955, comporte des homélies de saint Jean Chrysostome, de saint Cyrille d'Alexandrie et de saint Augustin sur ce passage de l'évangile selon saint Jean : ces Pères de l'Église insistent surtout sur le symbolisme de l'eau et du sang sortis du côté de Jésus ; ils y voient l'origine de l'Église, épouse du Christ, la source des grâces et spécialement du baptême et de l'eucharistie ; aucun des trois ne mentionne le Cœur de Jésus. 114:232 On trouve une mention, encore discrète, du Cœur de Jésus dans le magnifique sermon 61 de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques (leçons du 2^e^ nocturne du jour octave du Sacré-Cœur). Saint Bernard y chante en termes émouvants la miséricorde divine, plus grande que toutes nos misères ; et deux fois, il nomme expressément le Cœur de Jésus ; sa phrase : *patet arcanum Cordis per foramina corporis* (le mystère de son Cœur se manifeste par les blessures de son corps) marque la naissance de la dévo­tion au Cœur de Jésus. Au XIII^e^ siècle, saint Bonaventure parle expressément du Cœur de Jésus dans son livre *de ligno vitae :* il y voit surtout le refuge du chrétien ; c'est le passage retenu par la liturgie pour l'homélie de la fête du Sacré-Cœur. Née vers 1255, sainte Gertrude la Grande connut-elle les écrits de saint Bonaventure, mort en 1274 ? C'est très probable, car elle était très instruite. Mais elle était plus encore une mystique favorisée dès l'âge de cinq ans de grâces exceptionnelles ([^64]). Jésus lui révèle les mystères de son Cœur et, au cours d'une extase sublime, change de cœur avec elle. A la même époque, sainte Mechtilde connaît également la dévotion au Cœur de Jésus. Ces deux saintes bénédictines célèbrent le Cœur de Jésus comme le trésor dans lequel reposent toutes les richesses du ciel, comme la source des grâces répandues sur les hommes, comme une cithare tou­chée par le Saint Esprit et rendant les sons les plus har­monieux, comme un encensoir exhalant un parfum très suave devant Dieu le Père, comme un autel sur lequel le souverain prêtre éternel Jésus-Christ s'immole lui-même. Par la suite, on trouvera des traces discrètes de dévotion au Cœur de Jésus dans les écrits de quelques saints, no­tamment chez saint Bernardin de Sienne, qui emploie l'ex­pression : *cordiformes :* entrons, en nous conformant au Cœur de Jésus, dans le secret caché de toute éternité, main­tenant révélé dans sa mort, dans son côté ouvert. 115:232 (Carême de la religion chrétienne, sermon 5 ; homélie du mardi de l'octave du Sacré-Cœur.) Saint Pierre Canisius nous rap­pelle que le Cœur de Jésus a répandu pour nous, avec une générosité sans bornes, jusqu'aux dernières gouttes de son précieux sang ; et il nous invite à fuir, en toute ten­tation dans l'aimable Cœur de Jésus. (Homélie du mercredi de l'octave, empruntée à trois sermons du saint.) Née au XII^e^ siècle avec saint Bernard, la dévotion au Cœur de Jésus est donc connue et pratiquée par la suite dans diffé­rentes familles religieuses sans beaucoup se répandre chez les fidèles. Au XVII^e^ siècle, seulement, Dieu suscite deux saints qui seront les messagers du Cœur de Jésus. Saint Jean Eudes, d'abord oratorien, fonde en 1643 la congrégation des prêtres de Jésus et Marie (eudistes). Par sa prédication et ses écrits, il enseigne et répand la dévotion aux saints Cœurs de Jésus et Marie. Et il obtient pour sa congrégation une fête du Saint Cœur de Jésus, dont il compose lui-même l'office et la messe. Aussi les papes Pie IX et saint Pie X ont-ils appelé saint Jean Eudes l'initiateur du culte litur­gique des Cœurs de Jésus et de Marie. L'office et la messe (*Egredimini*) composés par saint Jean Eudes ont figuré jusqu'en 1928 au supplément *pro aliquibus locis* du bré­viaire et du missel romains ([^65]). La prudence imposait au saint beaucoup de discrétion dans la composition de cet office. L'invitatoire : *Cor Jesu, caritatis victimam, venite adoremus,* indique très nettement l'objet de ce culte liturgique nou­veau. Les autres textes sont empruntés à l'Écriture, et le Cœur de Jésus y est très peu nommé ; l'évangile est un passage du discours après la Cène (Jean, XV, 9-16) sur l'amour de Jésus, avec une homélie de saint Bernard dans laquelle le Cœur de Jésus n'est pas mentionné ; seules, les oraisons font une mention expresse du Cœur de Jésus. Mais. sous la forme que nous connaissons, la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus et le culte liturgique qui lui est rendu sont étroitement tributaires des révélations dont bénéficia sainte Marguerite-Marie en 1675 et par la suite. Un jour de l'octave du Saint-Sacrement, alors qu'elle priait devant l'hostie exposée dans l'ostensoir, Jésus se manifesta à la sainte et lui dit en découvrant son Cœur : 116:232 « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu'il n'a rien épargné, jusqu'à s'épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes par leurs irrévérences et leurs sacri­lèges, les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore plus sensible, c'est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. -- C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi après l'octave du Saint-Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Cœur, en communiant ce jour-là et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon Cœur se dilatera pour répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux qui lui rendront cet honneur et qui procureront qu'il lui soit rendu. » Telles sont les paroles mêmes de Notre-Seigneur qui constituent le fondement de la dévotion au Sacré-Cœur et du culte liturgique qui lui est rendu. Par rapport aux formes antérieures de dévotion au Cœur de Jésus, elles comportent trois éléments nouveaux : 1° le lien étroit entre le Cœur de Jésus et le Saint-Sacrement ; 2° l'insistance sur la réparation ; 3° l'expression : *sacré Cœur de Jésus,* que sainte Marguerite-Marie est la première à avoir em­ployée ; elle écrit : *sacré Cœur,* sans majuscule à l'adjectif et sans trait d'union ; mais très tôt, on écrira : *le Sacré-Cœur,* pour désigner la personne même de Jésus, identifiée à son Cœur. La dévotion au Sacré-Cœur se répandit rapidement, malgré la très violente opposition des jansénistes qui y voyaient une idolâtrie et traitaient de *cordicoles* ceux qui adoptaient cette dévotion. Rome se montra longtemps prudente. Quelques diocèses et instituts adoptèrent la fête du Sacré-Cœur le vendredi après l'octave du Saint-Sacre­ment, avec l'office et la messe de saint Jean Eudes ([^66]). En 1765, Clément XIII décida de concéder la fête du Sacré-Cœur à tous les diocèses et instituts qui en feraient la demande, et il fit composer un office et une messe qui sont restés en usage jusqu'en 1928. Les compositeurs romains de 1765 se montrèrent plus prudents encore que saint Jean Eudes ; on sent dans leur œuvre le souci de ne pas prêter flanc aux critiques des jansénistes. 117:232 L'invitatoire : *Christum pro nobis passum venite adoremus* ne fait aucune allusion au Sacré-Cœur ; les répons sont empruntés à la Fête-Dieu, à la semaine sainte et à la fête de la Trinité. Les hymnes, en revanche, composées par un auteur anonyme, chantent expressément le Cœur de Jésus ; si leur forme n'est pas parfaite (l'auteur a abusé de l'élision), elles ont l'avantage d'une bonne expression théologique et mystique de la dévo­tion au Sacré-Cœur. Au 2^e^ nocturne, un émouvant sermon de saint Bonaventure nous présente l'amour du Cœur de Jésus, blessé par la lance. La messe *Miserebitur,* discrète dans son ensemble, a l'avantage sur la messe *Egredimini* d'emprunter son évangile au passage de saint Jean qui est le fondement du culte du Sacré-Cœur : le Cœur de Jésus percé par la lance. (Jean, XIX, 31-35.) Malgré l'acharnement haineux des jansénistes, la dévotion se ré­pandit de plus en plus, et la fête fut progressivement adop­tée par de nombreux diocèses et instituts. Le diocèse d'Or­léans ne l'a adoptée qu'aux environs de 1830. Sous la Révolution, l'emblème du Sacré-Cœur fut adopté par les Vendéens et les Chouans, qui luttaient pour leur foi. Par la suite, la dévotion au Sacré-Cœur s'est parfois teintée d'une nuance patriotique. Le Voralberg, lors de son insur­rection contre la Bavière, en 1809, adopta la fête du Sacré-Cœur comme fête nationale. Les carlistes espagnols arbo­rèrent également l'emblème du Sacré-Cœur. En 1856, Pie IX étendit la fête à l'Église universelle, sous le rite double de seconde classe secondaire, sans rien changer à l'état de choses existant : l'office de 1765 devenait l'office de l'Église universelle, mais, en vertu du privilège acquis, les diocèses et instituts qui avaient adopté l'office de saint Jean Eudes le conservaient ; cette dualité d'office et de messe a persisté jusqu'en 1928. En France, la défaite de 1871 provoqua un grand élan de piété envers le Sacré-Cœur. Plus de deux cents députés catholiques de l'assemblée nationale de 1871 allèrent à Paray-le-Monial consacrer la France, autant qu'il était en leur pouvoir, au Sacré-Cœur de Jésus ; et, à la demande du cardinal Guibert, l'assemblée nationale reconnut d'uti­lité publique la construction d'une basilique nationale dédiée au Sacré-Cœur, en vertu d'un vœu fait par les évêques de France. 118:232 La basilique fut construite et, dès son ouverture au culte, le Saint-Sacrement y fut exposé en permanence et adoré de jour et de nuit par des volontaires qui se relaient sans interruption ; l'adoration de nuit est assurée uniquement par des hommes. Nous pensons que ce vœu, cette loi et surtout cette adoration perpétuelle ont valu à la France et à Paris des grâces spéciales de pro­tection. Paris, si éprouvé en 1870-1871, n'a pas trop souf­fert des bombardements de la guerre de 1914-1918 et a été entièrement préservé durant la guerre de 1939-1945. Léon XIII éleva la fête du Sacré-Cœur au rite double de première classe secondaire ; et, à la demande faite par Notre-Seigneur à une religieuse allemande de Porto, il résolut d'inaugurer le XX^e^ siècle en consacrant le monde entier au Sacré-Cœur de Jésus. Des objections furent faites : l'Église a-t-elle le droit et le pouvoir de consacrer au Sacré-Cœur des hommes qui ne lui appartiennent pas ? Une commission de théologiens et le saint-office, après mûr examen, déclarèrent que l'Église, ayant reçu la mis­sion de convertir tous les hommes et de les conduire au salut éternel, avait donc le pouvoir et le droit de les consa­crer tous au Sacré-Cœur de Jésus, bien que cette consé­cration n'ait pas la même portée ni les mêmes consé­quences pour tous. Léon XIII rédigea donc et prononça en 1900 l'*acte de consécration du genre humain au Sacré-Cœur de Jésus* qui mentionne expressément et distincte­ment, avec les nuances convenables pour chacun, les catho­liques fidèles, les pécheurs, les schismatiques, les héréti­ques, les païens et les musulmans ; la mention des juifs a été ajoutée par Pie XI, en 1925. Hélas, dès sa première année de pontificat, Jean XXIII a supprimé les phrases relatives aux païens, aux musulmans et aux juifs, repre­nant ainsi à son compte les objections qui avaient été écartées en 1900. Cependant, la dévotion au Sacré-Cœur ne cessait de croître. Les révélations de Mme Royer, quoique non re­connues par l'Église, ont eu une influence considérable sur l'iconographie du Sacré-Cœur. Jusqu'au milieu du XIX^e^ siècle, on représentait le plus souvent le Cœur de Jésus seul ; de plus en plus, on a représenté la personne de Notre-Seigneur, avec son Cœur apparent et transpercé. A la fin du XIX^e^ siècle et au début du XX^e^ des statues du Sacré-Cœur ont été ajoutées dans presque toutes les églises. Beaucoup, hélas, ont été victimes de la fureur iconoclaste qui a sévi à partir de 1944 et n'a cessé de s'amplifier depuis. 119:232 La guerre de 1914-1918, guerre fratricide entre nations chrétiennes, fut l'occasion d'un grand élan de dévotion au Sacré-Cœur ; des soldats catholiques de différentes nations arboraient l'emblème du Sacré-Cœur et se retrou­vaient ainsi unis dans la même dévotion. Pie XI, élu pape en 1922, eut le souci de donner le plus grand éclat possible à la fête du Sacré-Cœur. En 1925, il institua la fête du Christ-Roi, fixée au dernier dimanche d'octobre, et prescrivit de réciter en cette fête, devant le Saint-Sacrement exposé, l'acte de consécration du genre humain au Sacré-Cœur. Le 8 mai 1928, Pie XI publiait l'encyclique *Miserentissimus Redemptor,* exposé complet et très précis de la dévotion au Sacré-cœur ; en conclusion de l'encyclique, Pie XI élevait la fête du Sacré-Cœur au rang de double de première classe primaire, avec octave privilégiée de troisième ordre (comme Noël et l'Ascension), et privilèges des fêtes d'obligation supprimée. Ainsi la fête du Sacré-Cœur, qui esl une fête mobile tombant au plus tôt le 29 mai, au plus tard le 2 juillet, a désormais la préséance sur toute autre fête de Ire classe tombant pendant cette période, notamment sur les fêtes de saint Jean-Baptiste et des saints Pierre et Paul. En même temps, Pie XI ordonnait la composition d'un nouvel office et d'une nouvelle messe qui furent approuvés pour l'Église univer­selle le 29 janvier 1929. Ce nouvel office et la messe *Cogi­tationes* expriment beaucoup plus clairement et beaucoup plus fortement que les deux offices et les deux messes jusqu'alors en usage l'objet liturgique de la fête ; le Cœur de Jésus y est partout nommé. De l'office de 1765, on a retenu les trois hymnes et l'antienne de Magnificat ; la messe *Cogitationes* reprend l'épître et la postcommunion de la messe de saint Jean Eudes et, naturellement, l'évan­gile du Cœur percé par la lance, mais avec deux versets de plus que dans la messe de 1765 (Jean XIX, 31-37) ; l'évangile se termine ainsi par la citation : *Videbunt in quem transfixerunt,* qui est reprise dans l'antienne de *Benedictus.* Nous avons parlé des homélies de la fête et de l'octave ; au 2^e^ nocturne, pendant l'octave, on lit de larges extraits de l'encyclique *Miserentissimus Redemptor ;* mais le jour même de la fête, on lit au 2^e^ nocturne un historique de la dévotion au Sacré-Cœur, qui consacre une leçon entière aux révélations de sainte Marguerite-Marie. 120:232 On peut dire que l'office de 1929 est « en dépendance directe » de ces révélations, pour employer le langage de nos modernes exégètes ! Et c'est une des raisons pour lesquelles l'office de 1929 s'est heurté à tant de réticences de la part de certains « docteurs », alors que l'ensemble du clergé et des fidèles l'accueillait avec enthousiasme. L'Église, on le sait, n'engage jamais son infaillibilité doctrinale dans des révélations privées ; même reconnues, celles-ci ne devien­nent pas objet de foi théologale. De plus, en général, le Saint-Siège évite d'engager son autorité et laisse à l'évêque du lieu le soin de reconnaître les apparitions privées. Mais précisément, dans le cas des révélations de Paray-le-Monial, le Saint-Siège a engagé son autorité, non par un jugement en forme solennelle, qui n'est pas d'usage en pareille matière, mais par une série d'actes approuvant et encourageant une dévotion qui ne serait pas ce qu'elle est s'il n'y avait pas eu les révélations de Paray-le-Monial. Sans ces révélations, nous aurions une dévotion, et peut-être une fête, du saint Cœur de Jésus, comme l'avait établie saint Jean Eudes ; nous n'aurions pas la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu'elle existe, avec l'insistance sur la répara­tion, et la fête fixée au lendemain de l'octave du Saint-Sacrement. Ce qui n'empêche pas la dévotion au Sacré-Cœur, telle qu'elle existe, d'être entièrement fondée sur la révélation publique ; on peut en faire, en théologie, un chapitre du traité du Verbe incarné et rédempteur ; car les révélations faites à sainte Marguerite-Marie sont en parfaite consonance avec la doctrine catholique ; et sur ce parfait accord, au moins, l'Église engage son autorité doc­trinale. La dévotion au Sacré-Cœur est une dévotion catho­lique, qui a pris place dans la liturgie même de l'Église. Dans ses révélations à sainte Marguerite-Marie, Notre-Seigneur avait demandé aux âmes pieuses de communier le premier vendredi de chaque mois et d'offrir cette com­munion et d'autres actes de piété en réparation pour les péchés commis. Les âmes pieuses répondirent à cet appel. Lors de la fondation de Solesmes, en 1831, Dom Guéranger fit le vœu, toujours respecté, de marquer le premier vendredi de chaque mois par un salut du Saint-Sacrement en l'honneur du Sacré-Cœur. Un peu partout, le premier vendredi du mois fut célébré. On communiait très peu au XIX^e^ siècle. 121:232 La communion du premier vendredi a préparé les âmes aux décrets de saint Pie X sur la communion fréquente et quotidienne. En 1929, Pie XI a permis de célébrer la messe votive du Sacré-Cœur le premier vendredi du mois, avec Gloria et Credo, à condition de la faire pré­céder ou suivre d'un exercice de piété en l'honneur du Sacré-Cœur. Les âmes pieuses ont été encouragées à com­munier le premier vendredi du mois par la grande promesse que Notre-Seigneur a bien voulu leur faire, en ces termes, dans ses révélations à sainte Marguerite-Marie : « A tous ceux qui communieront les premiers vendredis, neuf mois de suite, je promets la grâce de la pénitence finale ; ils ne mourront pas dans ma disgrâce, ni sans recevoir leurs sacrements, et mon Cœur se rendra leur asile assuré à cette heure dernière. » Puisque cette promesse a soulevé et soulève encore les objections de ceux qui voudraient poser des limites à la miséricorde divine, expliquons-en clairement je sens et la portée. La grâce de la persévérance finale est une grâce toute gratuite, que nul ne peut se vanter de mériter. On ne *mérite* pas la grâce de la persévé­rance finale en faisant la neuvaine de communions ; on se met dans les conditions voulues pour bénéficier de la promesse entièrement gratuite que le divin Cœur de Jésus a bien voulu nous faire ; et l'authenticité de cette promesse nous est garantie par les multiples approbations et encou­ragements donnés par l'Église à cette dévotion. Il faut naturellement communier avec les dispositions requises l'état de grâce et l'intention droite et pieuse. En outre il est requis, pour bénéficier de la promesse, de communier neuf premiers vendredis de mois de suite, sans aucune interruption ; il faut donc recommencer la neuvaine de communions si elle se trouve interrompue ; c'est précisé­ment cette persévérance dans l'effort qui est demandée, pour arriver à communier neuf premiers vendredis de mois de suite. Cette promesse est un don précieux du Cœur de Jésus, et nous devons l'accueillir avec confiance et reconnaissance. 122:232 Les pontificats de Pie XI et de Pie XII ont vu l'apogée de la dévotion au Sacré-Cœur. En 1956, Pie XII lui a consacré une encyclique ([^67]). En 1965, Paul VI a publié une lettre apostolique qui a, tout au moins, stoppé la manœuvre visant à abandonner la fête du Sacré-Cœur à la discrétion des conférences épiscopales ; en définitive, la fête a été conservée dans le nouveau calendrier sous le rang de *solemnitas* (fête de 1^e^ classe) ; on n'a pas osé y toucher, sans doute par crainte de scandaliser les fidèles ; alors que les fêtes du saint Nom de Jésus et du Précieux Sang ont été supprimées. Le sens et l'excellence de la dévotion au Sacré-Cœur ont été admirablement exposés par BENEDICTUS dans son article *Le Sacré-Cœur,* paru dans ITINÉRAIRES, numéro 224 de juin 1978. Disons un mot, pour finir, de la dévotion au Cœur de Marie ; on en trouve une mention dans le sermon 9 sur la Visitation, de saint Bernardin de Sienne (leçons du 2, noc­turne de la fête du Cœur Immaculé de Marie). Saint Jean Eudes prêche les saints Cœurs de Jésus et de Marie, qu'il ne sépare pas ; et il institue une fête du saint Cœur de Marie. La dévotion se répandit tout doucement, sans jamais prendre la même extension que la dévotion au Sacré-Cœur. Pie VII, en 1805, décida de concéder la fête du Cœur très pur de Marie à tous les diocèses et instituts qui en feraient la demande ; cette fête se célébrait en certains lieux le lendemain de la fête du Sacré-Cœur, ailleurs le 19 août. Dom Guéranger fixa au 9 juillet, jour anniversaire de son installation à Solesmes, la fête du Cœur très pur de Marie. Un peu plus tard, l'église Notre-Dame des Victoires, à Paris, devint le centre de la dévotion au Cœur Immaculé de Marie, refuge des pécheurs. Avant même les apparitions de Fatima, l'expression : Cœur Immaculé de Marie était devenue courante, et Rome avait approuvé en 1912 la dévotion au premier samedi du mois. A Fatima, Marie révélait son Cœur Immaculé aux enfants, demandait la communion réparatrice le premier samedi du mois et faisait à ceux qui communieraient cinq premiers samedis de suite une promesse analogue à la grande promesse du Sacré-cœur. Le 31 octobre et le 8 décembre 1942, Pie XII consacra au Cœur Immaculé de Marie le monde entier, alors en guerre, avec une mention spéciale de la Russie. En 1945, il institua pour l'Église universelle la fête du Cœur Immaculé de Marie à la date du 22 août, avec une messe propre ; l'office est du commun de la Sainte Vierge, avec des leçons propres ; 123:232 la leçon VI fait un bref historique de la dévotion et rappelle la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie, sans faire aucune allusion aux apparitions de Fatima. Le calendrier de Paul VI ramène la fête du Cœur Immaculé de Marie au lendemain de la fête du Sacré-Cœur sous le rang de *memoria ad libitum* ([^68]) ; elle peut donc être célébrée ou omise au gré de chacun ; c'est d'autant plus fâcheux que Pie XII avait institué la fête en usant de la formule : *in perpetuum ubique cele­brandum* (devant être célébrée partout à perpétuité), et qu'elle répond à une dévotion qui a pris beaucoup d'exten­sion. Les catholiques fidèles continueront, bien sûr, à célé­brer la fête du Cœur Immaculé à la date du 22 août. Les révélations de Berthe Petit (1870-1943) ont introduit à partir de 1909 la formule : *Cœur douloureux et immaculé de Marie,* expressément approuvée par Benoît XV en mai 1915 et indulgenciée le 28 septembre 1916. Nous avons là le cas très rare d'une approbation donnée par le pape lui-même à une formule issue d'une révélation privée, très peu de temps après cette révélation ; c'est d'autant plus frappant que l'inversion des termes : *douloureux et im­maculé,* alors que bien évidemment le Cœur de Marie a été immaculé avant d'être douloureux, peut paraître étrange ; l'explication en a été donnée par Notre-Seigneur à Berthe Petit : « Le Cœur de ma mère a droit au titre de doulou­reux, et je le veux placé avant celui d'immaculé, parce qu'elle l'a acquis elle-même. » S'il n'a pas reconnu la révé­lation (nous l'avons dit : ce n'est pas la coutume du Saint-Siège), Benoît XV a approuvé la formule ; donc les prêtres et les fidèles peuvent l'employer, même publiquement. Ces dévotions au Cœur Sacré de Jésus et au Cœur Imma­culé de Marie nous ont été données, en des temps difficiles, comme un gage de l'amour divin et un moyen puissant de salut. Nous devons y répondre avec tout l'élan et la géné­rosité de nos cœurs, en n'oubliant pas que la réparation pour nos propres péchés et ceux des autres nous est de­mandée avec insistance par les Cœurs de Jésus et de Marie. 124:232 Soyons fidèles à ce pieux devoir, et jetons-nous avec une confiance sans bornes dans le Cœur Sacré de Jésus et le Cœur immaculé de Marie, qui sont très puissants pour arracher les pécheurs à leur misère et les conduire en sûreté à la vie éternelle. Jean Crété. 125:232 ### L'Exsultet *O beata nox !* La nuit de Pâques est le cœur de l'année liturgique. Une longue file de fidèles précédée par le diacre porte-cierge vient d'entrer dans l'église encore fai­blement éclairée, quand, au milieu du chœur, éclate le *præconium paschale :* « *Exsultet jam angelica turba caelorum *» (Que la multitude des anges exulte dans le ciel) Nous voici devant l'un des plus anciens et des plus somptueux monuments de la piété liturgique de l'Église. Peut-être n'existe-t-il pas d'exemple d'un discours théo­logique aussi exact, porté par une vague de si haute et si puissante poésie, où l'image et l'idée soient si parfaitement liées au courant de joie et d'amour que le chant soulève. 126:232 Théologie, poésie, musique sont alors une seule chose au service de la prière sacramentelle. La « voix de l'Épou­se » laisse fuser des accents si particuliers et si reconnais­sables qu'un fils d'Israël, pour l'avoir entendue une seule fois, estima que le lyrisme de la synagogue était passé dans l'Église et qu'il résolut de se convertir. Nous ignorons l'origine exacte de cette pièce magistrale appelée tantôt « laus cerei », tantôt « praeconium pas­chale », expression qu'il faudrait traduire par chant ou « éloge du héraut pascal », mais qui doit être entendue et exécutée dans sa teneur originale, ce latin des Pères, qui est une langue ferme, fruitée, aux cadences nobles et harmonieuses. L'antique liturgie romaine ne connaissait, à l'origine, ni le rite de bénédiction du feu nouveau, ni le chant de l'*Exsultet.* Cette première partie de la vigile pascale a été introduite à Rome au début de la période carolingienne sous l'influence de la liturgie des Gaules. On sait que nos ancêtres avaient le cœur exubérant et joyeux ; la nature, qui les avait dotés d'un courage légen­daire, les portait aussi à s'émerveiller librement devant les choses saintes, ce qui est un don de Dieu. Rome leur avait apporté l'ordre et la discipline. Quelque temps plus tard, l'esprit de la liturgie gauloise, grâce au prestige de la domination franque, refluait sur l'antique et sobre tra­dition primitive, alliant une libre inspiration à la gravité romaine. C'est là un sourire de la Providence. Parmi les compositions très inégales qui virent le jour entre le IV^e^ et le V^e^ siècle, il est miraculeux que la liturgie ait choisi et fixé notre *Exsultet.* Les hommes sont les hommes. Ce qu'un rhéteur cicéronien en veine d'éloquence pouvait infliger aux auditeurs de l'époque a de quoi faire frémir. On rapporte que le diacre Praesidius de Plaisance ayant demandé conseil à saint Jérôme, en 384, pour la composition d'un *Præconium paschale,* son rude corres­pondant lui répondit en substance : Quittez la rhétorique et retirez-vous au désert ! 127:232 Notre texte actuel, datant probablement du V^e^ siècle, a été attribué à saint Augustin. C'est sous son nom qu'il figure dans le *Missale Gothicum :* « Bénédiction du cierge du bienheureux Augustin, évêque, qu'il composa et chanta comme il était encore diacre. » Ce qui est certain, c'est que la théologie augustinienne en inspire la teneur essentielle l'univers de la Rédemption est meilleur que n'eût été celui de l'état d'innocence : « *O certe necessarium Adæ pecca­tum *»* !* (Ô vraiment nécessaire péché d'Adam.) Du point de vue musical, la gageure consistait à trou­ver le support mélodique de cette longue effusion débor­dante de lyrisme où s'entremêlent les figures et symboles bibliques entrecoupés d'acclamations. Le récitatif de base fut emprunté au ton solennel de la préface. La réussite consista à donner aux vocalises toute leur ampleur sans briser l'unité de la ligne mélodique. Il fallait permettre les audaces qu'inspire la libre jubilation de l'âme tout en respectant la sobriété du style romain. On peut dire que le résultat est un chef-d'œuvre d'équilibre, de justesse et de plénitude. \*\*\* Nous ne pouvons donner un commentaire méthodique de chaque phrase du *Præconium paschale* parce qu'on n'explique pas le mystère, parce qu'on n'explique pas la poésie ; je dirai même, parce que les grandes affirmations de la théologie scolastique sont d'une telle exactitude et d'une telle densité que la glose des commentateurs n'ap­porte aucune lumière. Mais nous pouvons souligner un mot, une phrase, suggérer une piste pour la méditation. 128:232 Le premier mot, « Exsultet », donne le ton à tout le morceau. C'est la forme optative du verbe *exsultare* « Qu'elle exulte », la racine étant « *saltus *»*,* le saut. Mais sait-on bien ce que signifie exulter ? L'Église, elle, le sait. Marie de Nazareth le sait. Ils savent exulter, les saints ravis en extase, les saints traversés par l'épreuve, qui sura­bondent de joie, comme saint Paul au milieu de ses tribu­lations. Exulter, c'est se réjouir non à cause du bien qu'on trouve en soi-même, mais à cause du bien qui réside dans l'aimé. La joie de l'Épouse mystique du Christ est une joie qui n'est pas de la terre, elle nous tire en haut, elle tire le cœur de ses enfants et les fixe hors d'eux-mêmes, hors des fluctuations du temps : là-haut, dans le ciel solide, où sont les vraies joies, « *ubi vera sunt gaudia *», comme le dit une admirable collecte. La sainte liturgie est une école d'admiration et de joie. Lorsqu'elle nous dit « *sursum corda *»*,* elle nous enseigne non pas l'introspection mais l'extase. Le *Præconium pas­chale* n'est qu'un long épanchement de l'âme en extase devant le mystère de sa délivrance. *Exsultet jam angelica turba cælorum* > Qu'elle exulte maintenant l'armée des anges dans le ciel La vie chrétienne se déroule en présence des anges. Ils sont aux premières loges du *Theatrum mundi ; il* est normal qu'ils soient les premiers à se réjouir à cause de la gloire qui rejaillit sur la sainte humanité du Christ res­suscité et du bienfait qu'en ressentent la vie de l'Église et la vie des âmes dont ils sont les gardiens. *Gaudeat et tellus tantis irradiata fulgoribus* > Qu'elle se réjouisse aussi la terre irradiée de telles splendeurs 129:232 « Tellus » était le nom d'une ancienne divinité italique personnifiant la terre nourricière, ou Terre mère, comme l'appelaient les Romains. Qu'elle se réjouisse donc, elle aussi, elle surtout qui but jadis le sang d'Abel, qui fut, au cours des âges, témoin de tant de crimes, elle qui reçut les flots du Sang rédempteur. Qu'elle se réjouisse elle aussi, la vieille terre (*et* tellus), irradiée d'une lumière qui la rénove et la pénètre de fond en comble ! C'est la première ébauche de sa transfiguration à venir. Haec nox est Voici la nuit... A l'aide d'une brève formule d'introduction (un démons­tratif ou une exclamation), onze fois au cours de l'*Exsultet,* sera évoquée la nuit, tantôt repassant en esprit les œuvres de Dieu qui, sous l'Ancienne alliance, ont été réa­lisées en prophétie de la nuit de Pâques (rappel de la fuite d'Égypte, de la colonne de lumière qui guidait les Israë­lites), tantôt désignant la nuit sainte elle-même qui fut témoin du mystère. Le passage est alors marqué par une exclamation de tendresse admirative : « *O* *vere beata nox, quæ sola meruit scire tempus et horam, in qua Christus resurrexit *»* :* ô nuit vraiment bienheureuse, toi seule qui mérite de savoir le temps et l'heure où le Christ est ressuscité ! Cette incantation à la nuit reprise avec insistance est beaucoup plus qu'un aimable procédé littéraire. C'est une proposition catholique majeure d'affirmer que la création est non pas un cadre inerte, mais une exécutrice des des­seins de Dieu active et empressée. Voyez l'usage que l'Église fait des créatures dans ses sacrements et dans sa liturgie l'eau, le pain, le sel, le vin et l'huile, la pierre, l'or et l'argent, la soie et la lumière. Voyez également comment Dieu se sert des éléments pour manifester sa présence dans la Bible : le vent, le tonnerre et les éclairs, les séismes, les songes nocturnes. 130:232 La Bible est un immense poème cosmique et la tradition liturgique n'a fait qu'hériter de cette puissante inspiration lorsqu'elle nous parle de la nuit, non plus comme une expression du chaos initial, mais comme une complice des desseins de Dieu et une collaboratrice amicale de sa Providence. \*\*\* Les grandes exclamations : *Ô* *admirable épanchement d'amour !* Il y a un mode didactique et un mode incantatoire ; il y a une démarche d'exposition méthodique aussi vieille que l'esprit humain : définir, classer, ordonner. Et puis il y a le chant. L'Église assume ces deux ordres par le catéchisme et par la liturgie. Ce à quoi on ne pense pas suffisamment, c'est que par le chant, l'Église propose à ses enfants un mode de connaissance supérieur qui infuse dans l'âme tout uniment *la connaissance et l'amour.* Au centre de la pièce, quatre grandes exclamations pré­cédées du vocatif « O » forment par la puissance et la hardiesse de la proposition théologique un sommet lumi­neux qui, pensons-nous, se passe de commentaire. Il suffit de le citer en notant simplement que la mélodie souple et ferme épouse merveilleusement le texte : *O mira circe nos tuæ pietatis dignatio !* Ô admirable épanchement d'amour envers nous ! *O inestimabilis dilectio caritatis : ut* *servum redimeres, Filium tradidisti !* Ô inestimable dilection de la charité : pour racheter l'esclave, vous avez li­vré le Fils ! 131:232 *O certe necessarium Adæ peccatum, quod* *Christi morte deletum est !* Ô vraiment nécessaire péché d'Adam qui a été effacé par la mort du Christ ! *O felix culpa, quæ talem ac tantum* *meruit habere Redemptorem !* Ô heureuse faute qui a mérité d'avoir un tel et si grand Rédempteur ! Bien sûr, tout esprit moyennement cultivé reconnaîtra au passage l'expression *Felix culpa,* heureuse faute, géné­ralement affaiblie et détournée de son sens. Ce sont les *Confessions* de saint Augustin qui donnent la clé de cette parole mystérieuse. Tandis que le saint docteur exprime sa douleur devant la malice du péché qui exerça sur lui tant d'attrait, il clame son admiration devant l'excès de la miséricorde divine déclenchée par la misère même qu'elle s'apprête à guérir et qu'elle se propose de restaurer d'une façon plus sublime que ne l'eût permis l'état d'in­nocence. Ce principe s'applique alors éminemment au péché d'Adam sans lequel un aspect du mystère d'amour et de la générosité infinie de Dieu ne nous aurait pas été manifesté. A travers les grandes acclamations de l'*Exsultet,* l'Église nous fait passer des larmes de la pénitence à la contem­plation admirative du mystère de la Rédemption. \*\*\* Puis le diacre reprend l'éloge interrompu de la nuit pascale : *Hæc nox est...* 132:232 Voici la nuit dont il est écrit : la nuit sera illuminée comme le jour, et la nuit sera mon illumination dans mes délices. La sainteté de cette nuit bannit les crimes, lave les fautes, rétablit les coupables dans l'innocence et les affligés dans la joie, dis­sipe les haines, ramène la concorde et soumet les empires. Comment ne pas relever ici la discrète allusion qui marque le texte lorsqu'il décrit la matière dont le cierge est composé : *Alitur enim liquantibus ceris, quas in substantiam pretiosæ hujus lampadis apis mater eduxit.* (Ce feu) est alimenté par la cire que la mère abeille a produite pour la substance de ce précieux flambeau. On trouve ici dans la plupart des anciens manuscrits un long développement sur le rôle de la chaste abeille dont le compositeur fait l'éloge avec finesse en la comparant à la virginité féconde de la très sainte Vierge, et qui s'achève ainsi : *O vere beata et mirabilis apis, cujus nec sexum masculi violant, nec filii destru­unt castitatem, sicut sancta concepit Maria, virgo peperit et virgo permansit.* Ô abeille vraiment heureuse et admira­ble, dont la virginité n'est jamais violée et qui est féconde en restant chaste, c'est ainsi que Marie, sainte entre toutes les créatures, conçut, que vierge elle enfanta, vierge elle demeura. 133:232 Les signes et les figures de l'Ancien Testament, émou­vants dans leur pénombre annonciatrice sont de nouveau évoqués : « *O vere beata nox... *»* :* ô nuit vraiment bien­heureuse qui a dépouillé les égyptiens et enrichi les hé­breux ! Et ce trait admirable qui suit immédiatement : *Nox, in qua terrenis exlestia, humanis divina junguntur.* Nuit en laquelle les choses du ciel s'u­nissent à celles de la terre, les choses divines aux choses humaines. Arrêtons-nous. Si nous avons traduit lourdement, matériellement, en répétant le mot « choses », c'est parce que les neutres pluriels en latin sont lourds de sens ; par leur extrême concision, ils énoncent un mystère redoutable : l'œuvre même de la Rédemption qui est d'élever l'homme racheté au rang de créature angélique, de le rendre participant de la nature divine : *divinæ consortes naturæ,* comme l'écrit saint Pierre dans sa deuxième épître. « Vous n'êtes plus des hôtes et des voyageurs, nous dit saint Paul, vous êtes les concitoyens des saints et les hôtes de la maison de Dieu ! » Quelle grandiose perspective sur le mystère de notre destinée surnaturelle ! Redisons donc intérieurement pour mieux savourer : « *humanis divina junguntur *» : jonction du divin avec l'humain. Les frontières du visible et de l'invisible s'effa­cent par la grâce d'une liturgie céleste, dot merveilleuse que l'Époux laisse à son Église avant de regagner le ciel. Le cycle de l'année liturgique est l'anneau nuptial d'un prix inestimable auquel on reconnaît à l'Église la dignité d'épouse. Malheur à qui ose y porter la main. Le Praeconium paschale s'achève sur un parallèle sai­sissant entre le flambeau gravé, incrusté de grains d'en­cens et placé au milieu du chœur de l'église, image du Christ ressuscité et l'*étoile du matin* qui annonce le jour : 134:232 *Flammas ejus lucifer matutinus inveniat.* Que l'astre du matin le trouve allumé. *Ille, inquam, lucifer qui nescit occasum.* Cet astre, dis-je, porteur de lumière et qui ignore le déclin. *Ille, qui regressus ab inferis, humano ge­neri serenus illuxit.* Qui remontant des enfers a répandu sur le genre humain un rayon de sa lumière sereine. Suit une formule déprécative en faveur du clergé, du peuple fidèle, du pape et de l'évêque, avec la conclusion obligée : « *Per eumdem Dominum nostrum Jesum Christum Filium tuum... *» chantée d'une voix forte, majestueuse, en élargissant un peu le rythme, à laquelle répond l'*Amen* du peuple fidèle. Le diacre s'est tu, essoufflé sans doute par le long récitatif qu'il fallait porter haut d'une voix virile ; le cœur battant, si c'est son premier *Præconium,* mais intérieure­ment illuminé par les paroles sublimes qui sont montées à ses lèvres. Il dépose ses ornements blancs pour reprendre l'étole violette. Sur le pupitre, le livre des prophéties est ouvert et nous écoutons sous une lumière neuve le lecteur évoquer les premiers âges du monde. Benedictus. 135:232 ## NOTES CRITIQUES ### Chronique des temps futurs *Une mise en scène révolutionnaire\ de la Tétralogie* A.F.P. Bayreuth 1987. -- Nouvelle et remarquable inter­prétation de la Tétralogie à Bayreuth : afin de démilitariser Wagner, les cuivres ont été retirés. Il en a été de même des percussions, symboles de violence répressive et des bois, expres­sion désuète de l'anecdotisme bourgeois. C'est donc une formation de chambre complétée par une guitare électrique qui a joué la Walkyrie hier soir. Afin d'éliminer tout excès de déclamation, le chant a été supprimé. Les acteurs, en bleus de chauffe, miment la scène pendant que le texte est projeté au-dessus d'eux sous forme de « bulle » sur un écran qui constitue le seul décor. Le metteur en scène a déclaré qu'il avait ainsi cherché à renouveler de manière signifiante et engagée le chœur antique. Désirant éviter la pompe et l'emphase, le chef prit un tempo particulièrement alerte et vint à bout de l'œuvre en moins d'une heure. Les dix-sept spectateurs qui emplissaient le théâtre ont fait au chef et au metteur en scène une inoubliable ovation. Christian Langlois. de l'Institut. 136:232 ### Le risque d'implosion #### Pierre CHAUNU : Le sursis (Laffont). Une fois de plus, Pierre Chaunu, inlassable et tenace, revient sur la question démographique, condition de notre survie, en tant que civilisation. La baisse des naissances dans l'ensemble du monde industriel (80 % des moyens de production, 98 % des laboratoires) risque d'aboutir à une implosion. Notre monde disparaîtrait : au-dessous d'un certain nombre d'hommes, il n'y a pas transmission des connaissances. Il y a rupture de mémoire. « *Pour la première fois depuis longtemps nous voyons réapparaître les croissances démographiques négatives ; nous pouvons par conséquent pronostiquer sans risque la réapparition des grands trous de mémoire où se sont perdus irrémédiablement dans le passé tant d'efforts, dila­pidées tant de souffrances pour rien*. » Cependant, nous avons un sursis. Quinze ou vingt ans, où les nombreuses générations d'après-guerre si elles compren­nent le péril, peuvent renverser le mouvement actuel. Sinon nos « jeunes » seront nos derniers vieux. Pierre Chaunu cherche à comprendre les raisons de cette crise, de ce refus de la vie. Une de ses vertus, c'est qu'il a le sens de la durée, dans un temps où on ne l'a guère. Qu'on ne dise pas que c'est une qualité normale chez un historien. Conçue d'une certaine manière, l'histoire émiette le temps, rend les époques incompatibles, sans communication. Ne voyant que le changement, elle nie les permanences, et les courants cons­tants. Il lui arrive aussi de reconstruire le passé en escamotant une donnée fondamentale. On voit certains qui suppriment tranquillement le fait français, et parlent d'Occitanie ou de Bretagne en occultant un millénaire d'histoire commune. Pour d'autres (les mêmes quelquefois), c'est le christianisme qui n'est pas supportable. Chaunu parle au passage de ces intel­lectuels qui entendent « retrouver, sans le médiateur judéo-chrétien, la source grecque indo-européenne de notre com­mun héritage ». 137:232 Ils font cela parce que nos clercs gauchistes les dégoûtent. Juste plainte, mais remède puéril : « On ne peut, au nom de l'ordre, du droit, de l'intelligence qui fait la différence, et de la continuité, extirper deux mille ans et les quatre cinquièmes de ce que nous sommes. En reniant l'œuvre civilisatrice de l'Église, le médiateur d'ordre dans les pensées de l'Aristote chrétien, ce sont les bases de la connaissance phénoménologique et de l'ordre de liberté que l'on détruit. » Ce n'est pas le défaut de Chaunu, qui a l'esprit de synthèse, qui est un rassembleur. Il n'entend pas laisser perdre une part de l'héritage (il parlerait très bien du Barrès des *Familles spi­rituelles*). Fondamentalement conciliateur. Ne nous en plaignons pas. Cela réclame beaucoup de courage et beaucoup d'esprit. Mais on risque de se tromper, à refuser toujours de voir les ruptures. Pour lui, par exemple, le Pacte des Lumières comme il dit (la déclaration des droits de l'homme et la société fondée sur elle) est un renouvellement du pacte chrétien. Certes il écrit « la déclaration -- chrétienne involontairement -- de 1789 ». Il sait bien que la société nouvelle est consciemment, au départ, anti-chrétienne. Mais il veut souligner que les idées qui l'animent sont nées (comme d'autres hérésies) dans des cerveaux profondément modelés par le christianisme, et que, de loin, c'est cela qui l'emporte et nous importe. Il va plus loin. Le libéralisme est « un moment particulièrement réussi de la stratégie des deux royaumes », et l'Église aurait dû l'ac­cepter, à mesure qu'il se dépouillait de ses éléments anti-chré­tiens. Or, elle a raté cette réconciliation, elle n'a pas voulu suivre la marche du siècle. Elle s'est repliée frileusement, elle a rêvé au passé. D'abord réfugiée dans l'extrémisme réaction­naire, elle perd un siècle à attendre le retour de la monarchie. Puis elle bascule dans l'extrémisme progressiste. Lamennais à lui seul résume ces deux attitudes, ces deux irréalismes. Bloy, Péguy, Bernanos, enjambant le présent, vivent à la fois hier et demain, la chrétienté défunte et une sorte de socia­lisme. Les prêtres gauchistes sont leur réplique inversée, eux aussi figés dans leur refus de ce qui est. Curieuse maladie, n'est-ce pas ? Mais d'abord ni Bonald, ni Maistre (dont il est dit curieusement qu'ils s'appuient sur le sentiment) ni Péguy, ni Bernanos, ne sont l'Église. Et puis ce tableau sévère oublie la guerre menée par le parti des Lumiè­res contre la foi. La révolution chasse les prêtres, ferme les églises. Le XIX^e^ siècle libéral est la plus grande entreprise de diffamation de l'Église et de déchristianisation qui ait eu lieu (de Constant à Quinet, de Stendhal à Michelet etc.). Au début du XX^e^ siècle encore, persécution : on ferme les écoles, on chasse les moines. 138:232 Comment passer cette longue guerre sous silence, et accu­ser les chrétiens de bouder par mauvaise humeur ? Et puis, le libéralisme est-il une telle réussite qu'on doive oublier les refus de Péguy ou de Bernanos ? Il y avait pour eux quelque chose d'inacceptable dans cette société. Et c'est aussi l'avis de Soljénitsyne, dont Pierre Chaunu pense grand bien. Il analyse ici son discours de Harvard. Il y trouve un point faible. Soljénitsyne lui aussi refuse le libéralisme : il « ne comprend pas les racines du pacte social des Lumières ; il ne voit que le système bousculé, déréglé et il succombe à la tentation de placer à la racine ce qui n'est qu'une excrois­sance ». Si l'on veut. On a pourtant le droit de penser que Soljénitsyne ne se trompe pas plus que Bernanos, en pensant qu'il y a une erreur à la racine du fameux pacte. Longtemps, on a été préservé de ses conséquences, par un vieux fond chrétien (entretenu par cette Église frileuse) et par un fond d'ancien régime sur lequel vivait la société. A la longue, cela s'épuise. Et les fruits du pacte sont là. « Bricoleur réconciliateur », Chaunu se reconnaît dans le parti des politiques du temps de la Satire Ménippée. Et nous avons besoin d'esprits de cette trempe. Et toutes les forces sont nécessaires dans le péril. Mais il ne servirait à rien de s'ac­corder sur une analyse fausse. Les fruits monstrueux du pacte des Lumières ne sont pas le résultat d'une maladie récente, ou passagère, et il ne faut pas se leurrer là-dessus. D'ailleurs Chaunu, quoi qu'il dise ici, est bien plus lié à la pensée de Péguy, de Bernanos, qu'à celle des stériles héritiers du libé­ralisme rationaliste et vaguement déiste. Georges Laffly. Ouvrages de PIERRE CHAUNU précédemment analysés dans ITINÉRAIRES : -- *Histoire, science sociale,* par Louis Salleron, numéro 188, pp. 152 et suiv. -- *De l'histoire à la prospective,* par Georges Laffly, numéro 193, pp. 124 et suiv. -- *Le refus de la vie,* par Georges Laffly, numéro 202, pp. 123 et suiv. -- *La peste blanche,* par Hugues Kéraly, numéro 209, pp. 138 et suiv. -- *La mémoire et le sacré,* par Georges Laffly, numéro 227, pp. 135 et suiv. 139:232 ### Bibliographie #### Thomas MOLNAR, Christian Humanism *a Critique of the Secular City and its Ideology,* Chicago, Franciscan Herald Press, 1 vol de 172 p., 1978, revêtu de l'*Imprimatur* de Mgr R.A. Rosemeyer, vicaire géné­ral de l'archevêché. Un humanisme qui enseigne que le bonheur -- ou le bien-être, *welfare* -- de l'individu est plus important que l'inter­prétation rigoureuse des lois, et qui se propage par mille canaux divers dont les *media* ne sont point les plus petits, comme une nouvelle religion directement opposée au chris­tianisme, est en train d'enva­hir la mentalité américaine et de s'infiltrer dans l'Église ca­tholique d'Outre-mer. L'auteur nous peint en trois volets les résultats de son enquête à ce sujet. Dans un premier chapi­tre, il analyse les antécédents, l'origine et l'expansion de cet humanisme strictement centré sur l'homme. Dans un second, il examine la question de sa­voir s'il existe une conception vraiment chrétienne de l'hu­manisme et, dans l'affirmative, il se demande dans quelles limites un tel humanisme peut exister. Dans un dernier cha­pitre enfin, il argumente con­tre les novateurs qui introdui­sent un humanisme rigoureuse­ment anthropocentrique dans l'Église catholique sans trop rencontrer de résistance de la part de ses responsables. Il nous est impossible de résumer ici la vaste et puis­sante synthèse de l'histoire de l'humanisme que l'auteur nous trace en soixante-deux pages remarquables de densité, de précision et de clarté. Nous en avons rarement lu quelque autre qui puisse soutenir la comparaison avec elle. Tho­mas Molnar a non seulement lu les nombreux philosophes et théologiens qu'il cite et commente, mais il a su déce­ler à travers leur suite dans les divagations des penseurs con­temporains dits « catholiques » qui sévissent dans l'Église, la même inspiration, les mêmes conclusions qu'il découvre, sous des formes différentes, dans Joachim de Flore, Nicolas de Cuse, Pic de la Mirandole, Jean Bodin, Érasme, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Schel­ling, Marx, Heidegger, et j'en passe. Les « nouveaux » théo­logiens que la publicité a his­sés au pinacle n'ont rien dit de nouveau. Dépourvus de la sé­duisante spontanéité qui carac­térise les premiers penseurs de la Renaissance, ils sentent le rance et ils perpétuent en un langage amphigourique des idées depuis longtemps expri­mées par leurs prédécesseurs et dont ils se pavanent docto­ralement. Ces vieilleries con­sistent tout simplement dans un transfert à l'Homme ma­jusculaire -- et par suite à eux-mêmes ! -- les attributs du Créateur, du Sauveur et de l'Esprit qui renouvelle la face de la terre. Alors que toute la théologie authentiquement catholique a comme principe et comme fin Dieu, ces stériles novateurs lui impriment un tête-à-queue qui la révolution­ne et la fait tournicoter sans arrêt de l'homme à l'homme, autrement dit de leur Moi à leur Moi. 140:232 Nous ne sommes toutefois pas d'accord avec l'auteur lorsqu'il répète, à la suite d'Étienne Gilson et de tant d'autres, que « la pensée chré­tienne est profondément diffé­rente de la philosophie anti­que » (p. 4) et quand il cite, pour l'approuver, le jugement d'Émile Bréhier : « Le cosmos des Grecs était un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre permanent où le temps ne revêt aucune importance, soit qu'il préserve un ordre inchangé, soit qu'il engendre une série d'événements qui re­viennent toujours à leur point de départ. » La pensée grec­que serait cyclique, la pensée chrétienne linéaire. Il s'agit de s'entendre ici : il y a phi­losophie grecque et philoso­phie grecque, comme il y a fagot et fagot, et leurs diffé­rences sont en plus qualita­tives. Aristote n'a pas la mê­me conception de la nature et de l'homme que Platon et les néoplatoniciens. Pour Aris­tote, la nature est principe de mouvement et elle est mou­vement puisque tout être de la nature implique un passage de la puissance à l'acte. Ce mouvement de la nature est une actualisation nécessaire­ment incomplète puisqu'il y a toujours en lui de la puis­sance présente. La nature aris­totélicienne n'a rien de l'Idée immuable de Platon. Il en est de même de l'homme : l'ac­tivité contemplative de l'es­prit humain ne s'exerce que rarement et chez le candidat à la sagesse lui-même : elle est constamment interrompue par les nécessités de la vie. Ce qui caractérise l'homme pour Aris­tote c'est son activité prati­que, orientée vers le bien commun de la société, ce sont ses activités d'animal politi­que, liées au temps, aux cir­constances, à l'histoire, à l'inégal développement de la raison, des lumières, de la ci­vilisation, à l'influence des passions, à la diversité des milieux, des situations, bref à une vie sociale extraordi­nairement complexe et mou­vante. Saint Thomas reprend exactement ces vues (cf. S. Théol., 1-2, 14, 1). Sans doute, le mouvement et l'histoire des êtres de la nature s'effectuent-ils à l'in­térieur de leur espèce. Sans doute l'histoire humaine se développe-t-elle entre les heurs et malheurs auxquels l'ani­mal politique est sujet en ma­tière pratique. Il n'en reste pas moins vrai que le « fi­xisme » auquel certains his­toriens de la philosophie voudraient ramener toute la pensée grecque est une fable : il y a au moins une excep­tion -- et de taille -- à cette construction de l'esprit : l'aristotélisme. Quant à l'évolution linéaire de l'histoire humai­ne depuis le christianisme, elle n'en est pas moins une forgerie moderne : toute l'his­toire de l'humanité depuis la création de l'homme jusqu'à la résurrection des corps, n'est-elle pas un immense cy­cle qui va du *mirabiliter condidisti* au *mirabilius reformasti* que nous rappelle le début de l'offertoire du saint-sacrifice de la messe, cycle qui embrasse toutes choses et à l'intérieur duquel s'intercalent d'autres cycles mineurs dont les hauts et les bas de l'Église -- et de la civilisation chrétienne -- portent témoignage ? \*\*\* 141:232 Certes Thomas Molnar n'est pas dupe de la représentation mythologique moderne où l'histoire de l'humanité ap­paraît comme un progrès li­néaire (p. 68). L'histoire hu­maine nous dit-il, en termes qui sont aujourd'hui accrédi­tés dans l'Église postconci­liaire, « est un dialogue entre l'homme et Dieu » (*ibid.*)*,* et, en ce sens, on peut dire, si on le précise conformément à toute la tradition catholique, « le christianisme est un humanisme et même le seul humanisme qui soit accepta­ble puisque sa fin ne suggère aucunement que l'être humain soit détaché de Dieu et cul­tive sa propre nature comme si celle-ci était un absolu, mais un état d'équilibre entre deux natures différentes et non opposées qui se sont unies, à un moment du plan divin, en Jésus-Christ, l'Homme-Dieu » (p. 69). Toute la vie du chrétien est d'imiter la vie de Jésus-Christ et de la cen­trer, comme celle-ci, sur Dieu. Il y a en toute vie chrétienne, nous dit-il, une « tension mys­térieuse qui n'existe pas dans la Personne divine du Christ, mais qui ne laisse pas d'avoir des répercussions profondes sur l'intelligence et les acti­vités du fidèle où elle siège » (p.72). La seule façon pour le chrétien, pour le catholi­que, de surmonter la résis­tance réciproque du divin et de l'humain en lui, est de ra­mener à Dieu les termes qui la composent. Reprenant alors les données de son premier chapitre et les interprétant à la lumière de ce que j'appellerais volontiers sa « psychologie théologi­que » plus accessible à la men­talité américaine, à laquelle son livre s'adresse, Thomas Molnar nous montre que toute l'époque moderne, a travers ses principaux penseurs, tend de plus en plus à rendre moins lourd, par des artifices voués à l'échec, le poids de cette tension inhérente à la vie chré­tienne et qui est voulue par Dieu. Nous pourrions la pré­senter comme une sorte de crucifixion, d'écartèlement, surmontée dans la joie de la Résurrection quotidienne dans le temps, du sacrifice de Notre Sauveur. Telle est la condition du chrétien, -- de l'homme même depuis Jésus-Christ : nul ne peut être sau­vé s'il n'est élevé par le Christ à la hauteur du Christ qui l'at­tire. C'est alors et alors seu­lement que le divin et l'humain se réunissent, *analogiquement* dirions-nous, en l'homme, *comme* ils sont en Jésus-Christ. Tout l'effort de l'hu­manisme moderne vise à dé­barrasser chacun de nous de cet effort et d'en reporter la tâche, non pas même sur la société, mais sur l'État, puis­sance de toutes les puissan­ces, technique de toutes les techniques. De Pic de la Mi­randole à Marx, le thème s'accentue constamment. Aussi est-il faux et radica­lement faux d'avancer, com­me on le fait aujourd'hui, même et surtout en certains milieux catholiques, que « le coup de grâce a été infligé à la conception chrétienne du monde et de l'homme par la science moderne et par ses conquêtes : il est dû au con­traire à la finalité que la cité séculière de notre époque -- toute rassemblée dans le pou­voir de l'État « créateur et sauveur » -- s'impose à elle-même de poursuivre : 142:232 débar­rassé de cette tension entre l'humain et le divin, l'homme deviendra sa propre divinité. Le Royaume de Dieu est dé­sormais absorbé dans la *civi­tas terrena*, dans le Royaume de la Terre dont l'homme est le seul maître (p. 93). Le mo­dernisme et la fascination que l'humanitarisme socialiste a exercé et exerce toujours sur lui toujours présent, le per­sonnalisme communautaire de Mounier et l'envoûtement que le communisme provoque en lui, l'exemple de Maritain et de son *Humanisme intégral* et d'autres encore, sont invo­qués et analysés par l'auteur qui nous montre avec clarté combien le vœu de l'homme selon Pic de la Mirandole d'être son propre créateur est délégué à la « Cité séculière » contemporaine, seule capable, selon les nouveaux milléna­ristes, de le mener à bonne fin. Il va de soi que « cette Cité Séculière est une *autre* Église », *radicalement autre* (p. 112). Dans la dernière partie de son livre si attachant, Tho­mas Molnar se demande « si la conception traditionnelle de l'Église catholique est en­core valable » et si « l'Église se doit de la modifier » (p. 132 et 156), tant dans son magis­tère, dans son catéchisme, dans sa liturgie (p. 151), que dans les différents éléments institutionnels qui la compo­sent et dont l'infaillibilité pontificale est le premier. Sa réponse est ferme : NON. Au­cune société n'a jamais été fondée sur des valeurs huma­nistes, sauf celle que nous connaissons aujourd'hui. Elle nous impose un choix entre la Religion et l'Humanisme, mais les événements démon­trent que sa liquidation est proche parce qu'elle n'a plus de modèle divin (p. 164). Thomas Molnar n'a pas écrit ce livre pour les spécia­listes de la philosophie et de la théologie, mais pour les ca­tholiques qui refusent de voir leur foi théologale enténébrée par « les fumées de Satan ». Aussi serait-il souhaitable qu'il soit traduit dans les principales langues du monde, et surtout -- ai-je besoin de le dire ? -- en langue française. Thomas Molnar sait se mettre à la portée de n'importe quelle intelligence (pourvu qu'elle soit fidèle au réel), en distil­lant pour elle ses énormes lectures et ses longues médi­tations. Marcel De Corte. 143:232 #### Bernard Heuvelmans Les derniers dragons d'Afrique (Plon) Titre alléchant, et pas seu­lement, j'espère, pour ceux qui ont comme patron saint Georges. La seule possibilité de l'existence des dragons ou bêtes mahousses est un accroc sérieux aux idées reçues, un trou dans la grille d'un mon­de correctement rationalisé. D'abord, des dragons, pour­quoi pas ? On nous rappelle tout le temps que les hommes sont descendants d'anciens chasseurs, et qu'ils en ont gar­dé quelque chose au fond de leurs molécules. Tant de récits, contes, mythes où inter­viennent des dragons, ce n'est sans doute que la preuve d'une mémoire tenace. Depuis un siècle, les dinosaures sont ve­nus redonner du souffle aux vieilles légendes, un souffle qu'on dit trompeur, puisque soixante-cinq millions d'an­nées s'écoulent entre le der­nier dinosaure et nous, les savants sont formels. Mais en­fin, il doit bien y avoir quel­que chose. Pour ma part, je me suis contenté depuis long­temps de l'existence des va­rans, des dragons de Komodo, qui font 3 m 50, ce qui n'est pas négligeable. Bernard Heuvelmans, qui s'est spécialisé dans la recher­che des animaux inconnus, veut d'autres traces, d'autres faits. Il faut le lire sérieuse­ment : il satisfait à tous les critères de la définition de l'homme de sciences, mis à part qu'il a un peu plus de curiosité que la moyenne. Sa quête de dragons (serpents monstrueux, sauriens ou ani­maux marins) donne un fort volume de 500 pages, et il faut bien le dire, peu de faits avé­rés. On aurait trouvé à la fron­tière soudano-abyssine un lé­zard géant de plus de 3 mè­tres (les varans du Nil ne font qu'1 m 50) porteur d'é­cailles sur le dos. Le dragon de Babylone dont parlent cer­tains textes anciens, pourrait, provenir d'Afrique orientale. On a tué paraît-il en 1959, du côté d'Aïn-Sefra (Algérie) un serpent de 20 mètres. Mais les détails manquent. Etc. Bref, les certitudes sont mai­gres, presque nulles : des té­moignages de chasseurs, des récits de sorciers, mais pas de photo, pas de bel et bon squelette qui réduirait tous les doutes. C'est quand même bien passionnant. Excellent zoologiste, l'auteur est moins bon historien. A l'en croire « les peuples sémiti­ques d'Afrique du Nord » con­quis par les Romains se libé­raient enfin en 1962. C'est une vue grossière. Les Berbères ne sont pas un peuple sémitique. Les Carthaginois oui, mais ils ne sont pas originaires d'Afri­que du Nord. Les Arabes à leur tour furent des envahis­seurs et des colonisateurs. Etc. Georges Laffly. #### Marcel Pollitzer Le règne des financiers N.E.L. Il s'agit de trois études his­toriques sur des hommes d'ar­gent qui ont un rôle dans notre histoire. Samuel Bernard, Law et Ouvrard. 144:232 Dans les moments les plus glorieux, les finances étaient le point faible. Et l'ancien régime n'était pas du tout équipé pour contrôler la ma­chine économique. Affermer les impôts était une pratique absurde, d'un rendement très faible, et dont l'odieux se re­tournait contre l'État. La figure qui retient le plus ici est celle d'Ouvrard. Fils d'un petit industriel, spé­culateur effréné, il fait une première fortune à Nantes, en stockant les produits coloniaux quand la guerre éclate en 1792. On le retrouve à Paris sous le Directoire, ami et complice de Barras. Ouvrard est le maî­tre des grains en France, et à ce titre, une puissance. Il trompe Napoléon dans une opération avec l'Espagne qu'il faut bien qualifier de fantas­tique. Il est mis deux fois en prison par l'Empereur, mais il est là, au retour de l'île d'Elbe, pour lui avancer cin­quante millions. Et Ouvrard fera encore une fortune (mal­honnêtement), avec l'expédi­tion en Espagne du duc d'An­goulême. Il meurt sous Louis-Philippe, riche et honoré. Un forban, bien sûr, devant lequel le pouvoir politique semble chaque fois impuissant, même quand il n'est en rien complice. G. L. #### Abel Pomarède Mémoires d'un ouvrier vigneron royaliste (La Documentation royaliste, 9, place des Petites Boucheries, Tours.) Abel Pomarède, c'est. la fidé­lité, c'est l'amitié, c'est la cha­leur du verbe. Jean Brune, grand connaisseur, était émer­veillé de son éloquence. Quand Abel parle, on ne peut pas dire qu'il persuade : il impose l'évidence. Ceux qui ne le con­naissent pas trouveront une image de cette personnalité étonnante dans ce petit livre de souvenirs, écrit par un hom­me en qui se retrouvent tous les traits du Midi catholique et royal. Abel Pomarède est né en 1906. C'était le temps où l'on chassait de leurs écoles les religieux. En 1907, ce sont les inventaires des églises, au temps de Combes, un fameux libéral. C'est par là que com­mencent ces souvenirs : on m'a si souvent raconté ces luttes, dit Abel, que j'ai l'im­pression de les avoir vécues. Ses parents étaient royalistes, il le sera à son tour. Et sa vie se passera ainsi, à travailler la vigne des autres, et à lutter avec l'Action française. 145:232 C'est à celle-ci que sont liés les grands moments de sa vie : la rencontre avec Maurras, qui l'accueille, une nuit de la drô­le de guerre, et lui parle lon­guement ; le mariage de Dreux, et les réunions, les campa­gnes (électorales !). Et il n'ou­blie pas les amitiés : celle de Boutang, celles de Jean-Marc et de Mitchu Dufour, celle de Thibon. Ces cinquante années d'ac­tion ont comporté un certain nombre de choix politiques -- et le mot, ici, implique désu­nions, ou fausses unions. Je ne sais pas du tout si le chemin suivi par Pomarède était le meilleur, ou le seul. Mais cela ne compte pas. Il fait chaud au cœur. G. L. 146:232 ## DOCUMENTS ### Mobilisation contre la loi Veil *Ferme et judicieux article de Louis Poulain dans le* «* Bulletin d'André Noël *» ([^69]) *pour appeler à une mobilisation civique contre la loi Veil, qui n'a été votée qu'à titre expé­rimental et doit revenir devant le Parlement avant la fin de la présente année.* *Nous reproduisons ci-après cet article ; et nous y ajoutons à la suite quelques consi­dérations supplémentaires ou latérales.* Avant la fin de cette année 1979, *la loi sur l'avortement*. votée en décembre 1974, reviendra devant le Parlement, car -- fait assez rare dans nos annales législatives -- cette loi n'a été votée que pour une durée de cinq ans. C'est une loi provisoire, que les députés et les sénateurs n'ont adoptée qu'à titre expé­rimental, leur décision définitive devant être prise au vu des résultats de l'application de leur premier texte. Or, ces résultats sont mauvais, sont *désastreux*. Il est évident que les groupes de pression ou les personnages qui sont à l'origine de la loi scélérate (franc-maçonnerie, mouvements féministes, chef de l'État, ministre de la santé) *se sont trompés ou nous ont trom­pés*. 147:232 Il n'est pas vrai, comme on nous l'affirmait, comme on l'affirmait aux parlementaires, que l'usage *des moyens anti­conceptionnels,* encouragé par une loi précédente concernant toutes les femmes et même les fillettes qui atteignent l'âge de la puberté, ait eu pour effet de rendre exceptionnelle la pratique de « l'interruption de grossesse ». Il n'est pas vrai que l'avor­tement légalisé ait supprimé l'avortement clandestin, qui sévit plus que jamais. Il n'est pas vrai que contraception et avorte­ment se soient développés sans incidence sur *la natalité fran­çaise *: la courbe des naissances a fléchi dangereusement dès l'année qui a suivi le vote de la LOI VEIL et a continué de s'abaisser ensuite d'année en année, au point que les chiffres officiels concernant 1978 attestent que désormais, en France, *le renouvellement des générations n'est plus assuré*. Tout cela, je vous l'ai dit. J'ai décortiqué pour vous les statistiques. Et, devant ce qu'il faut bien appeler un fiasco total, je vous ai demandé de vous mettre *personnellement en cam­pagne* pour alerter vos parlementaires. L'effort sollicité n'est pas considérable : chacun de vous réside dans une circons­cription qui a *son député* (peu importe sa nuance politique), dans un département qui a *ses sénateurs* (même remarque). Cela fait donc, pour chacun de vous, trois ou quatre lettres à écrire. Écrivez-les, je vous en prie, si vous êtes conscients de la valeur de l'enjeu. Le résultat d'une telle démarche, en appa­rence modeste, peut être *décisif*, soyez-en convaincus. Raison­nons un peu : l'audience totale du « Bulletin d'André Noël » est de quelque 10.000 lecteurs et lectrices. Supposez que tous s'imposent le petit effort individuel demandé : ce sont au moins *30.000 lettres* (peu importe leur rédaction, il suffit qu'elles réclament avec force l'abolition de la loi scélérate) que vont recevoir les parlementaires, de toute tendance et de toute ré­gion, *entre les mains desquels repose l'avenir démographique et moral de la France.* Croyez-vous vraiment qu'ils n'en seront pas influencés ? Je puis dès à présent vous dire que l'efficacité d'une telle campagne se dessine. Une trentaine de nos abonnés, qui, ré­pondant à notre appel, ont saisi des députés ou des sénateurs par écrit de cette si grave question, ont reçu des réponses intéressantes : plusieurs des parlementaires ainsi alertés ont répondu qu'ils voteraient *pour l'abrogation ou pour une réforme profonde de la* LOI VEIL *;* d'autres, sans s'engager aussi nette­ment, ont promis d'étudier le problème plus à fond et ont paru ébranlés par l'intervention de nos amis. Il y a là un début encourageant. Mais ce n'est encore qu'*un début.* En remerciant les abonnés qui ont bien voulu me tenir au courant de leurs démarches, m'envoyer les réponses de leurs députés et sénateurs, je demande à tous les autres d'imiter leur exemple sans tarder. Un petit nombre de chrétiens, de patriotes, de bons citoyens convaincus et résolus peut suffire à faire reculer l'assaut de la subversion intérieure de la France. *Il suffit de vouloir et d'agir.* 148:232 Dites-vous bien que d'autres veulent et agissent en sens contraire. Il y a des groupements qui se démènent pour obtenir, à la faveur de la révision de la LOI VEIL, que celle-ci, bien loin d'être supprimée, soit au contraire modifiée *dans un sens encore plus permissif,* c'est-à-dire encore plus destructeur pour la moralité publique et pour l'avenir du pays. Raison de plus pour mener notre propre offensive avec une détermination sans faille. Écrivez à vos parlementaires ! Faites-leur écrire par des membres de votre famille, par des voisins, par des amis ! A la conjuration des démolisseurs, opposons, sans cla­meurs inutiles, mais sans faiblesse ni lassitude, *la saine réaction du pays réel* qui veut vivre et sauver sa race ! \[Fin de la reproduction de l'article de Louis Poulain pu­blié dans le *Bulletin d'André Noël*, numéro 720 des 18 au 24 février 1979\] Il se trouve en outre que l'auteur de la loi criminelle, le ministre Simone Veil en personne, sera tête de liste giscardienne aux élections européennes de juin. Le président de la République a déjà lancé le signal de détresse en vue de ces élections. Il a clairement fait appel à la solidarité et au langage maçonniques, en demandant l'aide de toutes les forces de progrès, qu'elles soient « politiques, culturelles ou religieu­ses ». On connaît, on reconnaît le sens de ces formules. Les forces de « progrès » religieuses, c'est évidemment le cardinal Marty et ses sem­blables. Le cardinal Marty a répondu en exigeant publiquement que les autorités civiles exé­cutent l'arrêt d'expulsion prononcé par les tribunaux contre Mgr Ducaud-Bourget à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. 149:232 Entre l'Élysée et l'archevêché de Paris, le marchandage est celui-ci ; l'archevêché ré­clame Saint-Nicolas ; l'Élysée demande en échange que l'épiscopat ne parle pas contre l'avortement avant les élections de juin. Afin de ne pas faire perdre des voix à Simone Veil. Mais notez-le : il n'y a aucune raison, il n'y a même aucune fausse raison de voter en juin pour la liste giscardienne conduite par Simone Veil. Il n'y a pas à voter « utile ». Ces élections ne risquent pas d'amener Mitterrand ou Marchais au gou­vernement. On ne peut pas nous demander cette fois de voter giscardien pour barrer à la gauche la route du pouvoir. Proposer à nos suffrages une Simone Veil comme représentante de la France en Eu­rope, c'est une provocation, c'est un affront à tous les catholiques de notre pays. Travaillons à répandre le mot d'ordre : -- Pas une voix pour Simone Veil ! 150:232 ### Réapparition de la "doctrine sociale" de l'Église *L*a « *doctrine sociale de l'Église* » *avait presque complètement disparu de la nomenclature officielle* (*post-conciliaire*)* ; elle n'était plus mentionnée que très rarement, pour la forme, de préférence à mi-voix et toujours sans insister.* *Cela est en train de changer* MARCEL CLÉMENT, *qui demeure l'un des meilleurs spécialistes de la doctrine sociale catholique et des problèmes qui s'y rappor­tent, a publié sur ce sujet, dans* L'HOMME NOUVEAU *du 4 mars, un article important, solide et utile, dont voici les principaux passages :* A sept reprises, dans le même discours, le pape Jean-Paul II a employé l'expression « doctrine sociale de l'Église ». En cette occasion solennelle, où le monde entier attendait ses paroles, il ne s'est point contenté d'en rappeler l'existence, il en a défini le fondement. Il en a formulé la fin, il en a précisé la place en regard de l'évangélisation. Il a dit où la trouver. 151:232 Il en a évoqué les domaines. Il a désigné ceux qui portent la responsabilité de l'annoncer et de l'appliquer. Il a repoussé doutes et défiances à son sujet. Tels sont les sept points de ce que l'on peut bien nommer : l'appel de Puebla. **1. -- **Jean-Paul II a indiqué le fondement de la doctrine sociale de l'Église. Celle-ci ne diffuse pas seulement la vérité sur Dieu, ou sur elle-même. Elle diffuse la vérité sur l'homme. L'une des faiblesses les plus manifestes de la culture contem­poraine « *réside dans une vision inexacte de l'homme *»*.* Ce que l'Église enseigne comme morale sociale, elle ne le déduit pas de principes abstraits. C'est l'homme, l'homme avec son intelligence et sa légitime liberté, l'homme avec sa soif d'absolu, qui est le bénéficiaire et le responsable de la vie « ensemble ». C'est *par* lui*,* comme c'est *pour* lui que se dé­veloppe toute vie sociale. La vérité sur l'homme qu'enseigne l'Église est donc la source de laquelle jaillit, puis se répand la doctrine sociale de l'Église. Sa source, ou en termes équiva­lents, son fondement : « *Cette vérité complète sur l'être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l'Église. *» Il est capital de retenir ce point, par lequel Jean-Paul II a com­mencé l'appel de Puebla : l'Église enseigne la vérité sur l'hom­me. Cette vérité est le fondement de la doctrine sociale de l'Église, sa source, le foyer de sa lumière. **2. -- **Quelle est la fin de cette doctrine ? On peut dire qu'elle est double. Sa fin éloignée, celle qui règle tout, c'est « *la pro­motion et la défense courageuse de la dignité humaine* (*...*) *valeur évangélique qui ne peut être méprisée sans offenser gravement le Créateur *»*.* En pratique, cela signifie que l'homme, dans la famille comme dans l'État, dans la culture comme dans le travail, est le sujet responsable de ses actes. Il n'est pas un simple objet du capital, ou de l'État, ou de la publicité, ou de la propagande.. Quant à la fin prochaine de la doctrine sociale de l'Église, le but immédiat qu'il faut poursuivre en l'étudiant (ou en l'en­seignant), c'est le perfectionnement de la conscience morale, en des domaines étendus et complexes, perfectionnement de tous, mais d'abord de ceux qui ont une responsabilité sociale, qu'elle soit politique ou économique, culturelle ou familiale. « *Il importe d'apporter un soin particulier à la formation d'une conscience sociale à tous les niveaux et à tous les secteurs. *» Car on n'utilise pas la doctrine sociale selon un mode d'emploi quasi-mécanique. La doctrine sociale perfectionne la lumière morale de la conscience droites mais c'est cette conscience bien formée, qui, de manière responsable, doit ensuite la mettre en œuvre, en vue de réaliser, de façon expérimentée, les condi­tions de la dignité de chaque personne dans la poursuite du bien commun. 152:232 **3. -- **Quelle est la place de la doctrine sociale dans l'élan d'en­semble de l'Église ? Bien entendu, l'élan premier de l'Église est celui de l'évangélisation, comme son but ultime est le salut des hommes rachetés sur la Croix. L'évangélisa­tion (...) consiste à transmettre l'heureuse nouvelle, rafraîchis­sante à chaque instant, que Dieu nous aime, qu'il est notre Père et que Jésus nous libère et nous sauve, par l'intérieur, dès que nous lui rendons, dans la foi, amour pour amour. Mais l'amour de Dieu pour l'homme veut, non seulement le faire entrer dans la joie parfaite de l'éternité, mais encore, l'éclairer pour que sa croissance sur cette terre, physique et affective, culturelle et spirituelle, se développe selon la justice et la charité. A l'évangélisation (et la sanctification qui la complète) vient donc s'ajouter la formation de la conscience non plus seulement filiale (à l'égard de Dieu) mais fraternelle (à l'égard de tous les hommes). En ce sens, l'évangélisation appelle, et en quelque manière implique ce « *patrimoine riche et complexe que l'exhortation Evangelii nuntiandi* (*n° 38*) *ap­pelle* « *doctrine sociale *» *ou* « *enseignement social *» *de l'Église *»*.* Avec une évidente rigueur dans l'emploi des termes, le pape décide ici que ces deux mots ont le même poids, le même sens. la même portée. L'enseignement social de l'Église, c'est la doctrine sociale de l'Église, celle qui forme la conscience pour la vie « ensemble ». **4. -- **Où se trouve cette doctrine sociale de l'Église ? Fondée sur la nature de l'homme, transfigurée par la lumière et l'énergie intime de la Révélation, on peut, en vérité la trouver déjà dans l'épître de saint Paul à Philémon, premier document *social* fondé sur «* la vérité complète sur l'être humain *». Jean-Paul II, à Puebla, évoquant le délicat problème de la propriété, rappelle « *les écrits des Pères de l'Église au cours du premier millénaire du christianisme.* (*...*) *la vigoureuse doctrine de saint Thomas, tant de fois réaffirmée. En notre temps, l'Église a fait appel aux mêmes principes, dans des documents de très large diffusion, tels que les encycliques sociales des derniers papes *»*.* 153:232 Il serait long de citer tous les actes du magistère ordinaire sur ce sujet. Mais on peut estimer que le premier en date de l'époque moderne traitant de l'économie sociale est « *Rerum novarum *» (1891) de Léon XIII, complété par « *Quadragesimo anno *» (1931) et « *Divini Redemptoris *» (1937) de Pie XI. De 1939 à 1958*,* le pape Pie XII n'a point promulgué d'encyclique « sociale », mais il a multiplié les messages, allocutions et lettres développant et appliquant l'enseignement des encycli­ques. Jean-Paul II évoque encore dans son appel de Puebla, les encycliques de Jean XXIII : « *Mater et Magistra *» (1961) et de Paul VI : « *Populorum progressio *» (1967)*.* Et d'insister : « *Cette voix de l'Église, écho de la conscience humaine, n'a pas cessé de résonner au cours des siècles, au milieu des systèmes et des conditions socio-culturelles les plus variées : elle mérite et elle exige d'être écoutée aussi à notre époque... *». **5. -- **A quels domaines s'étend la doctrine sociale de l'Église, de quels sujets traite-t-elle ? Ce sont les deux sens, étroit et large, du mot social qui soutiennent la réponse. « Social » désigne souvent une situation douloureuse, voire tragique. On parle de cas social ou d'assistance sociale en ce sens. C'est en ce sens aussi que l'on a parlé d'encycliques sociales traitant par exemple de l'injustice des conditions de vie. C'est d'abord en ce sens que Jean-Paul II a pris les mots « doctrine sociale », à Puebla, insistant sur les problèmes soulevés par le droit de propriété, le droit au travail, la distri­bution équitable des biens etc. Mais le mot « social » recouvre aussi tout ce qui concerne la vie en société. Et le pape a tout autant usé du mot en ce sens, évoquant non seulement l'économie sociale, mais la vie familiale, la vie politique, la vie internationale et jusqu'au retentissement de la vie économique sur la culture d'un peuple. En définitive, c'est à tout ce qui concerne le respect et la mise en œuvre dans la société des droits de la personne humaine que s'étend la doctrine sociale. Le pape a énuméré «* le droit à la naissance, le droit à la vie, le droit à une pro­création responsable, le droit au travail, à la paix, à la liberté, et à la justice sociale, le droit de participation aux décisions qui concernent les peuples et les nations *». Bien entendu, des développements plus considérables correspondent aux situations injustes ou douloureuses **6. -- **Qui est appelé à mettre en œuvre cette doctrine sociale ? Ici encore, le saint-père a fait de précises distinctions. Il faut annoncer et enseigner. C'est l'œuvre principalement de l'Église hiérarchique. Il faut étudier et appliquer. C'est le travail, principalement, des laïcs. 154:232 Aux évêques qui l'écoutent, Jean-Paul II demande de rappeler que cette doctrine existe à ceux qui l'ignorent, ne la connais­sent que de nom ou sous-estiment son importance. Il souligne « *l'urgence qu'il y a de sensibiliser les fidèles à cette doctrine sociale de l'Église *»*.* Il ne suffit pas d'annoncer : il faut enseigner. En le faisant, l'Église est « *dans la ligne de sa mission qui, tout en étant de caractère religieux, et non social ou politique, ne peut pas ne pas considérer l'homme dans l'intégralité de son être *»*.* Aux accents du saint-père, on peut comprendre qu'en particulier ce sont les prêtres qui ne sauraient omettre de proclamer cette vérité sur l'homme soit « *par crainte *»*,* soit « *par doute *»*,* soit parce que l'Église en eux « *se serait laissée contaminer par d'autres humanismes par manque de confiance dans son propre message original *»*.* Cela dit, c'est aux laïcs de tous niveaux qu'il revient d'étu­dier, afin de l'appliquer, cette doctrine qui comporte « *des principes de réflexion, mais aussi des normes de jugement et des directives d'action *»*.* A ce titre, elle doit être un instru­ment précieux, et même indispensable de formation du juge­ment dans les situations concrètes dont on porte la responsa­bilité ou dans les décisions sociales que l'on doit assumer : « *Les laïcs ne sont-ils pas ceux qui sont appelés, en vertu de leur vocation dans l'Église, à apporter leur contribution dans les domaines politiques, économiques *» et partout où il faut protéger et promouvoir les droits humains ? **7. -- **Enfin, Jean-Paul II a cru devoir faire allusion aux objec­tions qui ont été soulevées depuis longtemps, d'ailleurs, à la doctrine sociale de l'Église. Ces objections viennent, en fait, (et logiquement) de ceux qui, tenants avoués ou inavoués d'une idéologie socialiste, ou individualiste, repoussent, quoique sous d'autres prétextes, la doctrine sociale de l'Église. Ils disent parfois qu'elle n'existe pas ou qu'elle n'est qu'une création exté­rieure qu'on ne peut plaquer sur une réalité vivante, ou qu'il n'y a pas à parler rigoureusement de « doctrine sociale de l'Église », mais un simple enseignement social... voire de sim­ples « exigences du christianisme en matière sociale »... C'est souvent au nom d'une méthode « inductive » que l'on refuse la doctrine sociale de l'Église ! « *C'est aux hommes* assure-t-on par exemple, *à partir de leurs besoins, en fonction de leurs compétences économiques et politiques, et dans le cadre de liberté qui leur est donné par Dieu, de définir eux-mêmes les doctrines qui leur semblent le mieux répondre aux besoins de l'homme pour leur épanouissement. *» 155:232 Or la compétence humaine ne suffit pas ! Il faut l'Évangile. Il faut la vérité complète sur l'être humain. Les idéologies déforment parce qu'elles ignorent l'ouverture à Dieu. Aussi, assure Jean-Paul II, «* faire confiance de manière responsable à cette doctrine sociale, même si certains cherchent à semer le doute et la défiance à son égard, l'étudier sérieusement, chercher à l'appliquer, l'enseigner, lui être fidèle est, pour un fils de l'Église, une garantie de l'authenticité de son engage­ment dans les devoirs sociaux difficiles et exigeants, et de ses efforts en faveur de la libération ou de la promotion de ses frères *». L'appel est clair. Il s'adresse aussi à ceux, précisément, qui doutent ou sont en défiance... On le voit ! Le discours de Puebla ne rappelait pas seule­ment aux évêques d'Amérique latine qu'ils sont maîtres de Vérité sur Jésus-Christ, sur l'Église et sur l'homme. Il ajoutait, pour sa plus grande partie, que cette vérité religieuse complète sur l'homme, est le foyer, d'où jaillit une lumière puissante pour que les hommes puissent vivre comme des frères : la doctrine sociale de l'Église. \[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de Marcel Clément publié dans *L'Homme nouveau* du 4 mars 1979.\] 156:232 ## AVIS PRATIQUES ### Annonces et rappels Communiqué de DMM *Priorité aux ouvrages de fond.* L'abondance (relative) des publications d'ouvrages de combat ou d'actualité, de manuels ou de digests, masque trop souvent, même aux yeux de nos amis les plus avertis, cette évidence : il y a disette de livres de fond. Au train d'où vont les choses, il pourrait y avoir bientôt famine -- ce qu'à Dieu ne plaise. Pour ne prendre que quelques exemples éclatants, où trouverait-on aujourd'hui le Catéchisme du concile de Trente, celui de s. Pie X, la Vulgate, sans nos rééditions ? C'est pourquoi je lance un appel : priorité aux livres de fond. Ils méritent une considération particulière car ils sont un élément essentiel de notre résistance spirituelle et de celle de nos enfants. Ces livres, nous en avons publié largement notre part, sans doute davantage que quiconque, et nous en rééditons actuellement. C'est ainsi que vient de paraître le premier tome des « Réflexions sur les Quatre Évangiles tirées de Bossuet » qui nous donnent l'interprétation traditionnelle de l'Église. Ces Réflexions constituent un complément que nous pen­sons de première nécessité à notre réédition du Nouveau Testament dans la version de la Vulgate. 157:232 Tous ceux de nos amis qui se sont intéressés à l'une devraient s'intéresser à l'autre. (Et s'il en était ainsi nous n'aurions plus aucune difficulté pour assurer cette réédition.) Ajoutons que ces Réflexions de Bossuet peuvent être utilisées avec profit même si l'on dispose d'une autre édition du Nouveau Testament que la nôtre. Pour terminer j'insiste sur cet appel : priorité aux livres de fond. Car il y a nécessité pressante que DMM soit soutenu dans ses efforts de publication de cette sorte d'ouvrages. Je dis bien nécessité pressante. Antoine Barrois. Réflexions sur les Évangiles\ tirées de Bossuet Les Réflexions sur les Quatre Évangiles tirées de Bossuet sont le fruit d'un travail monumental effectué par Henri Wallon au siècle dernier. C'est son œuvre, aujourd'hui introuvable, que nous reproduisons quasiment sans changement. Ces Réflexions sont présentées en suivant les textes évan­géliques. C'est donc dans le cadre d'un commentaire que cet ouvrage rassemble des extraits des innombrables considérations de Bossuet sur le texte des Évangiles. Ces Réflexions sont prises dans toute l'œuvre de Bossuet. Les Élévations sur les Mystères et les Méditations sur l'Évangile en fournissent une bonne part mais elles proviennent d'autre part de travaux aussi divers que les Sermons, les Panégyriques, les Instructions pastorales, les Lettres spirituelles et les Con­férences, les Oraisons funèbres, les ouvrages de controverse et les ouvrages didactiques. Ces Réflexions sont rééditées en deux volumes (environ 700 pages au total). Le premier contient les Réflexions sur s. Mat­thieu et s. Marc. Le second rassemblera les Réflexions sur s. Luc et s. Jean. 158:232 Tome I -- Réflexions sur s. Matthieu et s. Marc -- 268 p. broché, 68 F (paru). Tome II -- Réflexions sur s. Luc et s. Jean -- à paraître. Même présentation, même format, même couverture que les volumes de la Vulgate. EN SOUSCRIPTION : depuis la sortie du tome I, les deux vo­lumes 160 F. Attention : il existe, comme pour le Nouveau Testament, une souscription de soutien. Les deux volumes 300 F. Les Quatre Évangiles\ avec les Réflexions de Bossuet *Un ensemble sans équivalent aujourd'hui :* -- quatre volumes donnent le texte de chacun des Évangiles dans la version de la Vulgate (texte latin avec traduction française en regard). -- deux volumes rassemblent les commentaires de Bossuet (voir ci-dessus n° 1). *Un outil incomparable* pour étudier les Évangiles : un texte absolument sûr et les commentaires d'un maître incontesté, le plus grand sans doute des docteurs modernes. Offre valable jusqu'au 30 juin prochain : Les six volumes (1.300 pages au total) au prix global de 320 francs. Le Nouveau Testament\ dans la version de la Vulgate Texte latin -- traduction française en regard. Neuf volumes. Chaque volume entre 88 et 232 pages dans un format très maniable (au total 1.412 pages). 159:232 Les neuf volumes ensemble : 350 F. (On peut acquérir chaque volume séparément -- prix sur demande.) Pourquoi la Vulgate de saint Jérôme ? Parce que nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais, de textes absolument sûrs. Parce que nous dit le concile de Trente, elle est « la version latine, antique et commune, approuvée par le long usage de l'Église pendant tant de siècles ». Parce que nous dit Léon XIII, c'est elle que « recommande la pratique quotidienne de l'Église ». « Savoir et servir »\ numéro spécial sur Pie XII Le journal de nos amis du M.J.C.F. *Savoir et Servir* consacre son numéro de l'hiver 79 au pape Pie XII. Pape bien souvent diffamé, ignoré dans son enseignement durant la seconde guerre mondiale. Sommaire : De la Via Orsini au Trône de Saint Pierre Tu es Petrus Sous le signe de Marie Le Defensor civitatis Pie XII et la France Pie XII ou la magie du verbe Pie XII et le M.J.C.F. Vie du mouvement 10 F Franco C.B. libellé à « Savoir et Servir » C.C.P. 766 73 PARIS Abonnement (4 numéros/an) : 30 F et plus à adresser à Savoir et Servir, 84, av. A. Briand, 92120 Montrouge. ============== fin du numéro 232. [^1]:  -- (1). *Le monde des conflits,* numéro 2 de novembre-décembre 1978. (Nous avons annoncé la naissance de cette revue dans ITINÉRAIRES, numéro 229 de janvier 1979, pages 165 et sui­vantes.) [^2]:  -- (1). Helmut SONNENFELDT : « Une stratégie pour tempérer l'antagonisme soviétique »*, Revue de l'O.T.A.N.,* volume 27 de février 1979. [^3]:  -- (1). « La défense de l'Europe face au Pacte de Varsovie », *op. cit.* [^4]:  -- (2). *L'Empire* éclaté, Flammarion 1978. [^5]:  -- (1). « La défense de l'Europe face au Pacte de Varsovie », *op. cit.* [^6]:  -- (1). L'ancienne liberté germanique : c'est aussi le langage de Montesquieu. Les Gaulois ne sont pas en reste. [^7]:  -- (1). Trop de gens ne se font guère faute de reprendre cette savoureuse locution sans en nommer l'auteur pour qu'on s'abs­tienne ici de rappeler que Benjamin Guitonneau, alias le caricaturiste Ben ou le satiriste Arouet, en fut le père. [^8]:  -- (1). René VIRGOULAY et Claude TROISFONTAINES, *Maurice Blondel. Bibliographie analytique et critique,* tome II, Louvain, 1976, p. 27. [^9]:  -- (2). Les rectifications et additions introduites dans cette édition ont réussi à conserver l'ancienne pagination. Si le re­maniement avait été plus poussé, j'aurais pu amplifier consi­dérablement la troisième partie (comme en témoigne le ch. VII de mon *Catholicisme, Démocratie et Socialisme,* Casterman, 1977). J'aurais traité les deux dernières de façon moins analy­tique. Enfin, recourant aux archives Blondel désormais accessi­bles, j'aurais pu économiser la sévérité due aux déplorables insuffisances des premières exploitations qui en avaient été faites et qui constituaient alors un passage obligé. [^10]:  -- (1). Secrète du mercredi de Pâques. [^11]:  -- (2). C'est une distinction purement intellectuelle, la messe étant une liturgie sacrificielle. Ce que j'entends par *aspect* « *liturgique *» est l'ensemble de poésie, musique, etc. qui accompagne le sacrifice, « les symboliques enveloppes de la liturgie » (Dom Guéranger). [^12]:  -- (3). Salmanticenses Disp. XIII dub. 2 § 2 n. 28. [^13]:  -- (4). *Courrier de Rome* n° 61. [^14]:  -- (5). Malachie I, 6-8. [^15]:  -- (6). Dans l'*Osservatore Romano* du 13 octobre 1967. [^16]:  -- (7). Lettre des cardinaux Ottaviani et Bacci au pape Paul VI. [^17]:  -- (8). Postcommunion des Rogations. [^18]:  -- (9). Alleluia du 13^e^ dimanche après la Pentecôte, graduel des 6^e^ et 21^e^ dimanches après la Pentecôte, graduel du samedi des quatre-temps de septembre. [^19]:  -- (10). Introït de la Septuagésime, du mercredi de la Passion et du 2^e^ dimanche après la Pentecôte. [^20]:  -- (11). Introït de la Quinquagésime, graduel du 8, dimanche après la Pentecôte. [^21]:  -- (12). Offertoire de Noël. [^22]:  -- (13). Collecte du mercredi de Pâques. [^23]:  -- (14). Communion de la Sexagésime et premières paroles de la messe. [^24]:  -- (15). Offertoire du 2^e^ dimanche de l'Avent et ordinaire de la messe. [^25]:  -- (16). Communion du 7^e^ dimanche après la Pentecôte. [^26]:  -- (17). Communion du mercredi des quatre-temps de septembre. [^27]:  -- (18). Préface de l'Avent. [^28]:  -- (19). Préface commune. [^29]:  -- (20). Introït, alleluia, offertoire. [^30]:  -- (21). C'est aussi le trait de la Quinquagésime et l'offertoire du lundi de la quatrième semaine de carême. [^31]:  -- (22). Introït du lundi de la Pentecôte, de la Fête Dieu et du mercredi des quatre-temps de septembre, alleluia du II^e^ diman­che après la Pentecôte. [^32]:  -- (23). Introït de l'Ascension et du 7^e^ dimanche après la Pen­tecôte. [^33]:  -- (24). Introït et offertoire du 2^e^ dimanche après l'Épiphanie, introït des 3^e^ et 5^e^ dimanches après Pâques. [^34]:  -- (25). Introït du mardi de la Pentecôte. [^35]:  -- (26). Introït du 5^e^ dimanche après Pâques. [^36]:  -- (27). Introït du 4^e^ dimanche de carême. [^37]:  -- (28). Incensum istud a te benedictum ascendat ad te Domine (ordinaire de la messe). [^38]:  -- (29). Il n'est pas question ici de la récitation en langue vul­gaire des seules lectures, quoique leur chant en latin soit bien plus « liturgique ». [^39]:  -- (30). Introït de la fête de l'Immaculée Conception. [^40]:  -- (31). Le « moins » pouvant être le sens étymologique du mot sacrilège : vol d'objets sacrés. [^41]:  -- (32). Il fut un temps où un service anglican ressemblait bien plus à la messe que la nouvelle messe de la véritable Église. [^42]:  -- (33). Sur ce sujet, voir les Institutions liturgiques de Dom Guéranger, 1^e^ partie, § 17 à 23, dont la lecture est stupéfiante après la récente réforme. [^43]:  -- (34). Voir l'excellent article de Michel Martin, dans le *Courrier de Rome* n° 171, sur une homélie du Père Talec. [^44]:  -- (35). Voici ce qu'écrivait, encore jeune novice, le bienheu­reux Père Maunoir, apôtre de la Bretagne au XVII^e^ siècle et modèle des missionnaires jésuites : « Jamais je ne douterai en matière de foi, ni ne m'exposerai au danger de la perdre. J'éviterai autant que je pourrai l'entretien des hérétiques et ne disputerai point avec eux, que je ne sois plus fort qu'eux et comme sûr de les confondre. Je ne lirai leurs livres que par nécessité et qu'avec congé des supérieurs ; et je ne les lirai qu'à genoux, priant Dieu qu'Il me conserve dans toute la pureté de ma foi. » [^45]:  -- (36). Psaume 94, repris dans l'introït du samedi des quatre-temps de septembre et l'alleluia du 14^e^ dimanche après la Pentecôte. [^46]:  -- (37). Graduel du dimanche de Pâques. [^47]:  -- (38). Introït du 3^e^ dimanche de l'Avent. [^48]:  -- (1). *La Croix du* 22 septembre 1978. [^49]:  -- (2). *Le Monde* du 22 septembre 1978. [^50]:  -- (3). *Les tribulations de Sophie,* pp. 139, 140 et 141. [^51]:  -- (4). Page 162. [^52]:  -- (5). *La société de masse et sa culture,* p. 145. [^53]:  -- (6). « Le projet de M. Madiran signifie pour moi deux choses. J'y vois d'abord l'affirmation que les problèmes théologiques et proprement doctrinaux dominent en fait tous les terrains par­ticuliers sur lesquels s'affrontent naturellement les opinions divergentes et les intérêts opposés entre citoyens d'une même communauté politique. J'y vois aussi une volonté d'union sur l'unique nécessaire en un temps où plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner. » Étienne Gilson dans ITINÉRAIRES, numéro 114 de juin 1967, p. 17. [^54]:  -- (7). *Les tribulations* de *Sophie,* p. 152. [^55]:  -- (8). Daté du 30 avril 1967 ; préface aux *Tribulations de Sophie,* p. 13. [^56]:  -- (9). Même ouvrage, p. 161. [^57]:  -- (10). P. 169. [^58]:  -- (11). Voir *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* édition complète, pp. 67 et 69-72. [^59]:  -- (12). Cf. la *Correspondance Congar-Madiran,* dans ITINÉRAI­RES, numéro 221 de mars 1978, spécialement les pages 129-132, 151-154, 183-188 : « Les faillibles calculs humains prennent autant d'autorité et d'importance que l'infaillible révélation divine. Le pastoral devient plus précieux que le dogmatique. Le politique l'emporte sur le religieux. Le monde compte davantage que le ciel. » [^60]:  -- (13). Voir note 12. [^61]:  -- (14). *Le philosophe et la théologie,* pp. 74 et suiv. [^62]:  -- (15). Voir : *Correspondance Congar-Madiran, loc. cit.,* pp. 136-137 et 143. [^63]:  -- (16). Matth. XVI, 26 ; Mc VIII, 36 ; Lc IX, 25. [^64]:  -- (1). Sainte Gertrude la Grande resta toujours simple moniale. Le bréviaire romain la confond avec Gertrude, sœur de sainte Mechtilde, abbesse pendant quarante ans. [^65]: **\*** -- Voir *rectificatif,* It. 156:234. [^66]:  -- (1). La fête eudiste du saint Cœur de Jésus se célébrait en octobre. [^67]:  -- (1). Encyclique *Haurietis aquas* du 15 mai 1956. -- Sur cette encyclique, voir D. Minimus, *L'encyclique sur le Sacré-Cœur de Jésus,* dans ITINÉRAIRES, numéro 6 de septembre-octobre 1956. [^68]:  -- (1). De même que la *solemnitas* de Paul VI est une fête de 1^e^ classe (et non une solennité), la *memoria* de Paul VI n'est pas une mémoire, mais à peu près l'équivalent d'une fête de 3^e^ classe de Jean XXIII. [^69]:  -- (1). Bulletin hebdomadaire publié 14, rue Vaillant-Couturier à Maisons Alfort (94700).