# 234-06-79 1:234 ## Le monastère Sainte-Madeleine, à Bédoin L'image ci-contre ([^1]), vous la recon­naissez si déjà vous y êtes allé, elle est en face de la porte d'entrée, c'est elle qui vous accueille dans la salle des hôtes, au monastère Sainte-Ma­deleine de Bédoin. Elle est une invitation à la vie intérieure. Relisons : « ...Mais mon cher Père, la leçon de la guerre n'a pas porté ! Le monde ne se convertit pas ! etc., etc. » Petit Placide réfléchissait : « Et les bons Pères, est-ce qu'ils se convertissent ? Et moi ? Ce moi qui est le seul pays de mission sur lequel j'ai pouvoir, et dont j'aurai à rendre compte. » Cette image est la soixante-quatrième du livre de sœur Geneviève Gallois : *La vie du* *petit saint Placide,* Desclée de Brouwer, 1954. 4:234 ### Lettre de Dom Gérard au directeur d' « Itinéraires » VOUS AVEZ LA BONTÉ de nous permettre de lancer une se­conde fois un appel à la géné­rosité de vos lecteurs en faveur de notre fondation. Quelques renseigne­ments leur diront notre légitime inquiétude. -- Plusieurs cellules de novices sont sans fenêtre. -- Les deux caravanes en service ne suffisent pas à accueillir les pos­tulants qui se présentent. -- Nos retraitants ne trouvent pas de logement près du monastère. -- Il n'y a plus assez de place pour les fidèles à la chapelle. 5:234 Nous vous lançons un appel pressant : aidez-nous à bâtir immédiate­ment l'église que vous voyez ici et une première aile pour loger moines et retraitants. Aidez-nous à cons­truire une maison de prière, un bas­tion de résistance, un havre de paix. Vous savez avec quelle joie et quelle gratitude vous y serez accueillis. Que saint Joseph, protecteur des familles, obtienne de votre charité UNE PLUIE D'OFFRANDES GÉNÉREUSES. Merci ! fr. Gérard, o.s.b., prieur. C.C.P. : Dom Gérard CALVET, N° 538454 R Marseille Banque : Crédit agricole (Carpentras) Dom Gérard CALVET, N° 4323110 6:234 ## CHRONIQUES 7:234 ### Après Garabandal *Rencontres en Amérique* par Hugues Kéraly Un nouveau chapitre de nos enquêtes et commen­taires sur les apparitions de Garabandal ([^2]) m'a conduit à visiter chez elles, dans les villes de New York et Los Angeles, trois personnes qui comptent parmi les meilleurs témoins de l'événement : le Père Ramon Ma­ria Andreu, frère du prêtre mort en Espagne quelques heures après son propre ravissement dans le champ de l'apparition, et deux des jeunes voyantes, aujourd'hui mariées aux États-Unis. Le témoignage le plus frappant, bien que lui-même en refuse le mot, est celui du Père Ramon Andreu. J'ignore encore aujourd'hui ce qu'il pense, sur la réalité mystique des apparitions de la Vierge à Saint-Sébastien de Gara­bandal. Mais il y était, au premier rang, les yeux bien ouverts, l'apparition s'est occupée de lui personnellement à plusieurs reprises, il a perdu un frère dans l'histoire, et se souvient de tout -- on va le voir -- avec une étonnante acuité. 8:234 Ma conversation avec le Père Andreu n'a pas été facile. Il ne reçoit (en principe) aucun journaliste : même et surtout si ce journaliste appartient à la rédaction d'ITINÉ­RAIRES, dont il sait la réputation. L'entremise d'un grand ami commun l'a décidé malgré cela à m'ouvrir sa porte, mais il semblait s'en repentir à chaque instant... De fait, ce grand privilégié des apparitions de Garabandal a hor­reur d'être interrogé ; toute question l'indispose, et il se défend avec vigueur de « témoigner », comme « prêtre », de quoi que ce soit. La première partie de l'entretien, don Ramon l'a passée à me reprendre sur des mots, « Église », « croire »... qui auraient dû aller de soi : il craignait de se laisser compromettre malgré lui par le vocabulaire de l'interrogeant ; d'enfreindre peut-être quelque recomman­dation hiérarchique toujours en vigueur, sur ce brûlant sujet. J'ai fini par me taire, pour le libérer. C'est alors que mon interlocuteur, cessant de se défendre, est devenu pas­sionnant. Voici donc l'essentiel de cette première rencontre, enre­gistrée, traduite et présentée ici aux lecteurs d'ITINÉRAIRES avec l'accord -- méritoire -- de l'intéressé. \*\*\* (Décor. -- *Le Père Ramon Maria Andreu est un beau jésuite espagnol d'une cinquan­taine d'années. Il me reçoit dans son bureau de la paroisse Saint Kevin à Los Angeles, Cali­fornie. Dans sa bibliothèque, en anglais et en espagnol, toute la littérature progressiste du coin. Don Ramon en clergyman, froid, sans réplique, impressionnant. Sur le front, la hau­teur d'une Espagne qui sait bien qu'elle attire et indispose à la fois. A sa main, détail curieux pour un prêtre, la bague des docteurs d'uni­versité. Par-dessus tout cela, en vrai jésuite, de l'assurance, du style, du vocabulaire... Nous parlons espagnol. J'amorce en douceur et sans trop d'illusions.*) HUGUES KÉRALY. -- Mon Père, sur les apparitions de Garabandal, vous avez donné un témoignage important... 9:234 RAMON ANDREU S.J. -- Un témoignage ? Non. J'ai seule­ment raconté les choses, telles qu'elles se sont passées... Dans le cas de Garabandal, chacun peut bien avoir l'opinion qu'il veut ; mais avant d'interpréter les faits, il est né­cessaire d'en avoir pris exactement connaissance : sans rien omettre, ni rien exagérer. C'est pourquoi je collection­ne moi-même, sur ce sujet, tous les documents. H. K. -- Vous devez donc connaître aussi les déclara­tions de l'évêché de Santander : qu'en pensez-vous ? ([^3]) R. A. -- (*Le Père me lance un regard sombre et, d'un geste sec, interrompt l'enregistrement ; puis il se ravise et dicte au magnétophone la réponse suivante :*) Ce point n'a aucune importance ! Pensez-en vous-même, comme moi, ce que vous voudrez. D'ailleurs je ne réponds jamais à ce genre de questions. Par système. Je réponds seulement aux questions concernant les faits. Mon opinion, elle, peut varier d'un jour à l'autre... Les faits, tels que les rapportent le livre de Sanchez-Ventuta y Pascual ([^4]) et le *Diario* de Conchita ([^5]), sont parfaitement véridiques. Mais ce n'est pas moi qui vais interpréter les causes, dire s'il s'agit de faits naturels ou surnaturels, connus ou inconnus. La seule chose que j'affirme, c'est que ces filles n'ont pas cherché à tromper. H. K. -- Les voyantes continuent à témoigner de leurs apparitions ? R. A. -- Si vous allez vous entretenir avec elles, vous en tirerez l'impression que rien, en elles, n'a été de la simulation. Parfois elles semblent douter, mais dans l'ex­pression même de ce doute, elles disent qu'elles ne doutent pas ; et si elles disent qu'elles doutent, il apparaît ensuite que ce n'est pas le cas. Leur expression seulement est confuse... 10:234 Mais le plus important, pour moi, c'est de reprendre toutes les choses annoncées à Garabandal, et de voir si elles sont en train de se réaliser. Par exemple, ce que Conchita annonce au moment de l'élection de Paul VI : *Il ne reste plus que celui-ci, et deux autres papes* -- autre­ment dit que Jean-Paul II serait le dernier pape, celui qui vient *al fin de los tiempos*, « à la fin des temps ». Voilà du moins ce que la vision a dit à Conchita. H. K. -- Vous souvenez-vous aussi de cette autre pro­phétie de Garabandal, déjà réalisée : *Les communistes re­viendront* (en Espagne) ? R. A. -- De cela, non... je ne me souviens pas. Il faut tenir compte aussi du fait que, dans l'échange des ques­tions et des réponses, la pression exercée sur les petites voyantes était parfois très excessive ; et bien des réponses attendues par les gens figuraient, implicitement, dans les termes mêmes de leurs interrogations... Mais pour moi, il reste absolument certain que ces filles ne cherchaient pas à nous tromper. S'il y a eu quelques exceptions, en cinq ans, ce furent là comme de petits enfantillages, qui n'interfèrent en rien dans le mouvement et le poids général des événements H. K. -- Vous-même, comme prêtre, vous n'avez relevé aucun signe évident de simulation ? R. A. (*vivement*) -- Mais non pas comme prêtre, voyons ! comme une personne quelconque qui assistait simplement à tout cela ; le fait d'être prêtre ou non n'a rien à voir avec le sujet. Je suis totalement convaincu qu'il s'agit là de phénomènes véritables ; mais quand je dis véritables, j'entends que ces phénomènes ne furent pas feints, et rien de plus H. K. -- Pourtant l'évêché de Santander, et sa fameuse commission médico-théologique, affirment exactement le contraire... R. A. (*très animé*) -- Ce que peuvent dire les autres m'est complètement égal ! Je me tue à vous le répéter comme témoin véritable de ces événements, j'ai pour ma part la conviction absolue que, considérant l'ensemble des faits (*el volumen de los echos*), nous pouvons déclarer quelle qu'en soit la cause qu'il s'agit là de phénomènes au­thentiques. 11:234 H. K. -- Enregistré... Pensez-vous, mon Père, qu'il y ait une relation entre les apparitions de Garabandal, de 1961 à 1965, et le concile Vatican II ? R. A. -- *No lo sé...* H. K. -- J'ai lu que le pape, Paul VI, avait reçu Conchita. R. A. -- On ne m'a rien confié là-dessus. La seule chose que je sache, c'est qu'elle fut sur le point de se rendre au Saint-Office avec le cardinal Ottaviani et quel­qu'un d'autre, et qu'alors une personne très importante est intervenue... Qui fut cette *persona muy importante* ? Malheureusement, je n'en sais pas plus long que vous... Mais si la position de l'Église vous intéresse, si vous voulez faire une étude objective et profonde à ce sujet, il vous va falloir étudier ce que fut le comportement de l'Église dans tous les cas semblables. Et en premier lieu, définir exactement ce que vous entendez vous-même par « Église ». Moi, je ne sais. Le mot d'Église inclut tant de choses... c'est un mille-pattes. H. K. -- Parlons, si vous le voulez bien, de l'Église visible sociologiquement définie par ses pasteurs d'aujour­d'hui : Mgr Juan Antonio del Val, l'actuel évêque de San­tander, a déclaré un jour dans l'église même de Garabandal que jamais, *quoi qu'il arrive*, il ne pourrait croire à ces apparitions ([^6]). R. A. -- Croire, croire... que signifie croire ? Si par *croire* vous entendez que les événements survenus à Ga­rabandal sont surnaturels, d'accord ; mais si vous appli­quez le mot à l'existence même de ces événements, ce n'est certes pas la pensée de l'évêque. Celui-ci sait bien, comme tout le monde, que les faits sont réels... D'ailleurs cette phrase, don Juan Antonio l'a prononcée devant moi, non pas en chaire, pendant la messe, mais devant le portail de l'église, comme une chose totalement privée ; et voici exac­tement ce qu'il a dit : -- *Yo no creo en eso ni creeré, aunque vea un milagro*. (« Je ne crois pas en cela ni y croirai, quand bien même je verrais un miracle. ») 12:234 Mais une telle déclaration ne signifie rien dans les circonstances qui l'ont provoquée. Elle n'a pas le sens que disent les mots. L'évê­que avait la conviction absolue qu'il n'y aurait aucun mi­racle, parce que la Vierge n'était pas apparue à Garabandal. Point final. Voilà tout ce qu'il a voulu exprimer. H. K. -- Bien. Mais vous, mon Père, quel est votre sentiment ? ([^7]) R. A. -- Les faits qui me concernent, tels qu'on les a rapportés, sont authentiques. Mais ces faits -- disons plutôt : ces phénomènes -- restent bien difficiles à cata­loguer... Pour les décrire scientifiquement, il faudrait les mettre dans la catégorie du psychologique ou du parapsy­chologique. Je vais vous en donner plusieurs exemples. Le jour où je suis monté à Garabandal, le premier état de transe auquel il m'a été donné d'assister réunissait Mari Loli et Jacinta. Agenouillé à côté d'elles pour bien entendre ce qu'elles disaient, j'eus l'idée de tenter pour mon compte une sorte de test (*una prueba*) ; je demandai intérieurement, à moi-même, à Dieu, ou à qui vous vou­drez, comme preuve : « Si tout ceci est vrai, que l'une des filles revienne à elle, et l'autre non. » A ce moment même, Mari Loli sortit de l'extase. Je l'interrogeai : -- *Dis-moi... tu ne vois plus la Vierge ?* *-- Non.* *-- Et pourquoi ?* *-- Parce qu'Elle est partie.* Je tentai alors en moi-même cette contre-épreuve : « Bon. Si ceci est vrai, que Loli tombe à nouveau en ex­tase ! » Et Loli fut ravie aussitôt... Je me souviens que Jacinta, qui n'était pas sortie de l'extase, lui demanda : -- *Loli, pourquoi es-tu partie ?* ([^8]) 13:234 Je commençai alors, bien sûr, à faire l'analyse de ces phénomènes, pour arriver à une conclusion que j'ai pu vérifier ensuite plusieurs fois : quand les petites sont en extase, elles se voient l'une l'autre dans le champ de la vision ; mais s'il arrive que l'une d'entre elles sorte de l'extase, les autres enfants cessent aussitôt de la voir ; car elles n'aperçoivent jamais rien du public qui les entoure : il faut que leur compagne retombe en extase pour qu'elles l'aperçoivent à nouveau. Et l'enfant, pour­tant, n'a pas changé de place. Ce jour-là, je m'en souviens, j'ai dit à mon frère : -- *Fais bien attention à ce que tu penses parce que la transmission de pensée, ici, est fulgurante.* Ensuite, le jour de la proclamation du premier mes­sage ([^9]), jour de pluie intense et de boue, je montai moi aussi jusqu'aux pins par un versant de la montagne. J'avais été témoin de bien des choses, à Garabandal, qui me pa­raissaient bonnes. Je marchais donc heureux et tranquille, quand mon esprit fut submergé par une terrible vague de désolation : j'avais soudain la conviction absolue, amère, et très douloureuse, que ces filles après tout n'étaient que des malades mentales, et la Vierge une invention. La seule chose qui m'apparaissait clairement, c'est que mon frère venait de mourir... J'ai songé alors que le mieux pour moi serait de partir en Amérique ; je pensais : en Amérique centrale, parce que c'est la Province dont je dépendais. Et je totalisais mentalement l'argent que j'avais en poche, celui que par ailleurs j'avais mis de côté, pour voir si je réunissais le prix du billet d'avion... Voilà ce que je pensais à ce moment-là ; mais mon intention, pour l'heure, était de ne faire d'adieux à personne. Tandis que je redescendais vers le village, un ami vint vers moi. Il avait l'air parfaitement heureux, et sa joie ne fit qu'ajouter à la profondeur de mon trouble. Nous nous rendîmes ensemble dans une maison où se trouvaient réunis un certain nombre de gens, et c'est alors (je n'avais soufflé mot de mes sentiments à personne) que la sœur de Loli vint me chercher : celle-ci voulait me parler. 14:234 Je suivis donc l'enfant jusqu'à sa maison, où Loli m'attendait. Elle me fit asseoir sur un banc. J'avais comme l'impression, désagréable, de me retrouver devant le maître des novices au temps du séminaire. Loli : -- *La Vierge m'a dit :* « Il en est un qui ne croit pas. » -- *Et alors... tu sais qui c'est ?* *-- *Loli, dans un sourire : *Oui, et vous ?* *-- Bien sûr que je le sais. Puisque c'est moi.* *-- Eh bien, la Vierge m'a dit :* « Le Père ne croit en rien ([^10]), et maintenant il souffre beaucoup. Appelle-le, et dis-lui ces paroles : EN MONTANT, TU CROYAIS ; EN DESCEN­DANT, TU NE CROYAIS PLUS. » *Et à Conchita, mon Père, elle a longuement parlé de vous.* A ces mots, je me précipitai dehors à toute vitesse pour aller voir Conchita. L'enfant était déjà au lit, mais il me fallait absolument savoir. Conchita : -- *Vous croyez maintenant, ou vous ne croyez pas ?* *-- Eh bien... je ne sais.* *-- La Sainte Vierge m'a beaucoup parlé de vous. Elle m'a dit...* Conchita me conta alors l'endroit où je m'étais arrêté dans la montagne, en pleine nuit, comment je regardais vers le ciel pour voir si quelque miracle allait s'y manifes­ter, l'Amérique centrale, l'argent du billet, etc. Elle fit en quelque sorte, devant moi, un reportage complet des choses qui m'avaient traversé l'esprit en descendant des pins. -- Je restai stupéfait, car il n'y avait pas de doute possible : Conchita savait, et savait avec exactitude, tout ce que j'avais pu penser ; non comme une personne qui serait entrée directement dans le secret de mon esprit, mais parce qu'un point extérieur à nous deux l'avait informée dans le détail de ce qui se passait en moi. H. K. -- Un point ? R. A. -- Oui. Comme si quelqu'un lui avait soufflé à l'oreille : *Maintenant le Père pense ceci ; maintenant il pense cela...* Bien. 15:234 Tout ceci, exposé à des docteurs en sciences psychologiques et parapsychologiques, reste encore difficilement explicable. La seule chose qu'on puisse dire, en matière de phénomènes parapsychologiques et médium­niques, c'est qu'il existe de multiples manières d'établir entre deux individus une relation de transmission de pen­sée... Nous avons donc là un deuxième phénomène qui de­vrait pouvoir entrer dans le domaine de la parapsychologie. Du troisième enfin je ne sais que vous dire... ni à quoi le rattacher. Il m'est arrivé une chose... J'avais mal à la cheville (*tobillo*)*,* c'était même une terrible douleur : je me souviens très bien que le simple contact du drap, sur ce pied, m'était insupportable. Je devais célébrer la messe le lendemain, qui était un dimanche, mais j'étais au lit, et bien sûr il fallait renoncer... Jacinta alors est entrée dans ma chambre, en extase, et le crucifix à la main ; elle répétait : -- *Le Père souffre beaucoup, guéris-le.* Elle me donna le crucifix à baiser, et s'en fut. A partir de ce mo­ment, la douleur disparut rapidement. Le lendemain je bougeais le pied, et pus marcher tout le jour sans la moin­dre difficulté. Je n'avais absolument plus rien. Les gens du village qui m'avaient aperçu la veille -- il avait fallu litté­ralement me porter au lit -- n'en revenaient pas ([^11]). H. K. -- Je suppose que tout cela... a dû vous impres­sionner beaucoup ? R. A. -- Sur le moment, bien sûr que oui. H. K. -- Sur le moment et maintenant, non ? R. A. -- Maintenant... je ne sais plus. Mais la consé­quence pratique que je tirai alors de tout cela, pendant deux ou trois semaines, fut qu'il me fallait exercer un terrible contrôle sur mes propres pensées... (*un tremendo control de mis pensamientos*)*.* 16:234 Non pas à cause de Conchita, qui se trouvait déjà à Valladolid, loin de Garabandal, mais parce que je me disais : « Si celle-là (ou la Vierge) connaît ce que je pense, combien plus Dieu doit-il le savoir. » ([^12]) UN PRÊTRE AMI, *qui m'accompagne. --* Mais voyons, Dieu le sait mieux que nous, ce que nous pouvons penser ! (*Un silence.*) R. A. -- Ah, autre chose. Je vous ai dit ce que j'avais observé, à propos des voyantes : quand une petite est en extase, les autres filles en extase la voient ; mais si elle sort de l'extase, elle quitte aussitôt leur champ de vision. Bien. Le jour donc où mon frère devait mourir, dans l'après-midi, il y eut une extase collective. A un moment, j'enten­dis Luis répéter deux ou trois fois, d'une voix basse, pres­que sans force : -- *Miracle, miracle...* Et c'est alors que les voyantes le découvrirent, à genoux, dans leur champ de vision. H. K. -- Que s'est-il passé après la mort de votre frère Luis ? Les voyantes vraiment... lui ont parlé ? R. A. -- Si vous voulez. Mais elles ne l'ont pas vu. Elles entendaient sa voix, et cette voix venait comme d'un halo de lumière. H. K. -- Vous étiez là, et vous avez compris que c'est avec votre frère que les voyantes parlaient ? R. A. -- Eh bien, j'ai vu qu'elles récitaient l'*Ave Maria* en grec. Comme ça (*le Père récite*) : HAIRÉ, MARIA, KEKHA­RITOMENE, O KYRIOS META SOU. H. K. -- Bravo. C'est donc bien votre frère qui le leur apprenait ! R. A. -- Oui. A moins que ce ne fût moi-même qui, inconsciemment, leur retransmettais à travers cette voix... H. K. -- Mais, Père, vous l'avez entendu. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas, comme une chose que récitaient les voyantes, à un moment où vous-même n'y pensiez pas ? 17:234 R. A. -- Oui, elles le récitaient. Et quelques mots aussi en allemand. Mon frère savait cette langue. Il avait fait une partie de sa carrière en Allemagne. (*Fin de l'interview accordée par le Père Ramon Andreu S.J. au représentant de la revue ITINÉRAIRES, dont nous le remercions. La suite relève de l'explication de texte et du commen­taire, elle n'engage naturellement que nous.*) \*\*\* Don Ramon n'a pas tort, dans la situation qui est la sienne, de se défier à ce point des journalistes et des inter­prétations. Le témoignage de ce prêtre, puisque me voici libre ici d'appeler les choses par leur nom, est pour n'im­porte quel lecteur moyennement attentif un véritable con­centré de bombe à neutrons... Nul ne s'est vu contraint d'aventurer le pied dans son champ de tir : les révélations privées ne font pas partie des connaissances nécessaires au salut. Mais si notre curiosité a poussé jusqu'ici, d'ail­leurs très légitime, il faut maintenant faire face à la puissante décharge de cette intervention américaine sans se plaindre à l'O.N.U., ni tricher sur les mots. Combien d'entre nous, petits encore par l'âge et dans la foi, n'ont-ils pas tenté le Ciel de leur livrer un gage, un signe, de son éternité ? -- *Que la majesté du Père apparaisse une seule fois, fulgurante mais visible au-dessus de nos têtes, et... mon âme à jamais sera guérie, mon cœur vivra en Lui, il Le servira !* On peut réduire à rien l'am­bition du signe (moi, je descendais jusqu'à supplier les brins d'herbe, qui me suffisent aujourd'hui à l'état na­turel comme preuve de l'existence de Dieu), l'orgueilleux marchandage est toujours le même, et toujours couronné du même résultat... Le bâton magique de la Providence ne s'émeut point hélas sur un coup de sifflet. 18:234 Eh bien, voici un jeune religieux d'une province espa­gnole, prêtre, jésuite et docteur par-dessus le marché, qu'ennuient considérablement ces histoires de petites filles et d'apparitions : « Je n'ai pas de temps à perdre avec des choses pareilles », réplique-t-il aux amis qui le pressent en 1961 de les suivre à Garabandal ; et lorsqu'il consent enfin à s'y rendre, « c'est seulement pour ne pas les fâcher » ([^13]). Voici donc un prêtre adulte et responsable qui s'agenouille dans cet état d'esprit aux côtés de deux des voyantes en extase, « pour bien entendre ce qu'elles di­saient » ; qui s'ouvre un instant, par pure objectivité intel­lectuelle, à l'hypothèse extravagante d'un agent surnaturel directement impliqué dans l'affaire de Garabandal ; qui arrête en lui-même, sans rien dire à personne, les conditions scientifiques d'une *preuve* et d'une *contre-preuve* destinée à révéler ou infirmer avec la plus grande certitude possible la vérité mystique de l'extase ; et qui voit les résultats deux fois positifs de cette première expérience confirmés ensuite par ses propres analyses sur le champ de vision extatique chez les quatre fillettes ; confirmés encore, et avec quel éclat, par les révélations très intimes que lui portent tour à tour Loli et Conchita -- de la part de la Vierge ! -- le jour de la proclamation du premier message ; confirmés enfin par cette guérison soudaine, d'un samedi soir au dimanche matin, qu'aucun docteur, aucune science ne parvient à lui expliquer. Que fait ce prêtre, ce jésuite, ce docteur trois fois de suite interpellé par les Cieux ? Il regarde autour de lui d'un air sombre, cherchant la catégorie scientifique, le truc, le médium, le sorcier. Et avertit son frère Luis Maria An­dreu, prêtre comme lui, de surveiller très fort ce qu'il pense devant les petites filles... *porque aquí la transmision del pensamiento es fulminante !* Mais ce n'est pas tout. Voici que don Luis surveille si peu l'élan de son cœur qu'il tombe à genoux lui aussi devant l'Apparition, en murmu­rant : *miracle, miracle...*Voici que ce frère en personne, témoin du grand miracle annoncé par la Vierge aux enfants de Garabandal, est rappelé à Dieu ; que les enfants en­tendent sa voix dans une lumière, et récitent après lui la version grecque de la salutation angélique, telle quelle, voyez Luc I, 28 dans l'édition Nestle. -- Alors, Ramon Andreu, sans l'ombre d'un sourire : « Vous savez... c'était peut-être moi qui, inconsciemment, leur retransmettais. » 19:234 Ô mystère de l'athéisme scientifique. C'est vraiment bien commode, la parapsychologie. Mais qui transmet quoi, aux enfants de Garabandal, dans quel but, et comment, Et puis, les paroles en alle­mand... quel est le médium qui savait l'allemand, parmi les paysans du village ? Et la guérison du *tobillo...* quel sorcier était capable d'abolir une telle souffrance, de ressouder un os, par simple transmission de pensée ? La parapsy­chologie, comme toutes les sorcelleries du monde, a ceci au moins de bon que, n'expliquant jamais rien, elle reste en fin de compte impuissante à nous tirer d'inquiétude au sujet du surnaturel... Le Père Ramon Andreu n'a que cette « science » à la bouche, il feint élégamment d'inscrire sa propre aventure dans le champ des investigations médium­niques promises à un si grand avenir, -- mais lorsque Notre-Dame tout de go lui fait porter deux ou trois commissions par l'enfant, l'universitaire aussitôt s'avoue saisi d'effroi devant la puissance des cieux : « pendant deux ou trois semaines » (ce n'est pas beaucoup), il va se *contrô­ler* sévèrement du côté de la pensée, à l'idée que Dieu sans doute le pénètre et le connaît ! Ce qui est de foi pour nous dès l'âge le plus tendre -- l'omniscience du Père -- aura traversé la vie de ce savant jésuite comme une grâce excep­tionnelle, spectaculaire, fulgurante, hélas, aussitôt enfouie. Mais oui, le Dieu qui sonde les reins et les cœurs surveille aussi la pensée des jésuites : il serait bon que tous en soient toujours convaincus. Ce religieux frappé par où lui et sa race semblent le plus tentés de trahir, l'intellect, cela fait partie sans nul doute de la pédagogie des apparitions de la Vierge à Gara­bandal ([^14]). Comme il était de bonne pédagogie, à mon sens, de nous choisir parmi bien d'autres un témoin de cette eau-là : amère, tumultueuse, récalcitrante à souhait. 20:234 Personne ne soupçonnera don Ramon d'avoir enjolivé ses souvenirs dans le sens de la grâce et du merveilleux -- c'est un des hommes au monde qui se méfie le plus de l'une comme de l'autre. Son témoignage « scientifique », j'allais écrire païen, en retire dans ce siècle faussement scienti­fique et vraiment païen un grand surcroît d'autorité. (*A suivre.*) Hugues Kéraly. 21:234 ### La France, mais... par Louis Salleron MAURRAS vitupérait jadis Arthur Ranc pour sa *France, mais*... Arthur Ranc célébrait la *France, mais* la France de la République, *la France, mais* la France de la Révolution, etc. J'applaudissais Maurras, non sans penser que tout le monde à sa *France mais.* La *France, mais* pas celle d'Arthur Ranc (par exemple). Une vue supérieure de charité ou d'intelligence peut abolir le *mais.* De charité, puisqu'on doit aimer sa patrie telle qu'elle est. D'intelligence, parce que nous savons bien que la perfection n'est pas de ce monde et qu'aucun pays n'existerait si ses défauts n'étaient le revers de ses qualités. Tout de même, ma *France mais* m'obsède de plus en plus. C'est qu'elle devient de plus en plus précise. J'aime *la France, mais* à condition qu'il y ait encore une France. Quelle *Gaule mais* pouvaient aimer les Gaulois, autour de leurs druides, quelques siècles après César et après Jésus-Christ ? Ma *France mais* ne m'est apparue qu'il y a peu d'an­nées, disons aux alentours de 1960, d'une manière curieuse, qui me vexa un peu parce qu'elle mettait mon intelligence en défaut. Jusqu'alors, quand je rentrais d'un voyage à l'étranger, j'éprouvais toujours le sentiment, en mettant le pied sur le sol français, de rentrer chez moi. De quoi était fait ce sentiment, je ne saurais le dire. C'était une aise indéfinissable qui me faisait penser que si j'avais dû passer le reste de mon existence dans un autre pays, j'au­rais été malheureux. 22:234 « Bon, me disais-je, le Français est casanier, c'est bien connu. Le *ubi bene ibi patria* ne lui convient pas. » Aussi bien le goût de la terre natale est commun à tous les humains. Je ne prolongeais pas une réflexion qui débouchait dans les banalités de l'évidence. Un jour donc, à une date et dans des circonstances dont je n'ai pas gardé le souvenir, je fus surpris, rentrant en France de l'étranger, de retrouver mon pays avec ennui. Je n'y prêtai pas attention. Peut-être venais-je de passer d'agréables vacances. J'étais alors comme l'écolier qui va retrouver l'école. Mais par la suite, cette sensation s'est aggravée à chaque voyage. Non plus celle de l'écolier qui rentre à l'école, non plus même celle du permissionnaire qui rentre à la caserne, mais celle de l'évadé qui retombe en prison. L'état de passage est devenu état permanent. Pourquoi ? Je m'interroge. Car je ne vois pas de diffé­rence bien nette entre la France de ces quinze ou vingt dernières années et celle des années précédentes. Le Pou­voir, sous des étiquettes variées, est toujours le même. Il est l'incarnation d'une idéologie immuable depuis la Révo­lution. A certains égards, le pays légal était infiniment plus éloigné du pays réel il y a cent ans qu'aujourd'hui. Les deux guerres ont beaucoup rapproché ces deux pays l'un de l'autre. Serait-ce alors que le pays réel a été absorbé par le pays légal ? Non. Pas plus d'ailleurs que l'inverse. Le changement est d'autre sorte. Il englobe la société et le système politique. L'idéologie, aujourd'hui, pénètre *tout le tissu français.* L'*idéologie,* c'est-à-dire l'*Idée démo­cratique,* est devenue à la fois Pouvoir *et Société.* Elle est Pouvoir spirituel avant même d'être Pouvoir politique. Elle est la force et l'opinion, la politique et l'économie, Dieu et Mammon. Elle est la Cité séculière, l'envers et l'enfer de la Chrétienté. Ma *France mais* n'a plus rien à opposer à rien, ni personne à personne. Elle est la France de la nostalgie, si merveilleusement évoquée par Jacques Perret dans ce chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre qu'est sa « Préface au Chevalier Des Touches » ([^15]). On ne la trouve plus qu'au Jardin des Plantes, parmi les lémuriens et les cœlacanthes, ou plus sûrement au muséum d'Histoire naturelle avec les squelettes des brontosaures et des dinosaures. 23:234 Il est vrai que Jacques Perret nous annonce que « proche ou lointain l'avenir est aux nostalgiques, c'est le parti qui monte ». En un sens, c'est vrai. « Qui n'est pas de droite ? » constatent ironiquement Harris et Sédouy. Et André Fon­taine enregistre le « retour du divin ». Je veux bien. Mais quelle est cette *droite ?* et quel est ce *divin ?* J'y sens une odeur de réveillon perpétuel indulgencié par les théologies conjointes de l'œcuménisme et de la libération. Nos nostal­gies sont autres. Maurras, qui professait qu'en politique le désespoir est une absurdité, n'en considérait pas moins l'avenir avec lucidité. De sa prison, en février 1951, il adressait à Pierre Boutang une lettre admirable pour l'inviter à ne pas aban­donner le combat : « Nous bâtissons l'arche nouvelle, ca­tholique, classique, hiérarchique, humaine, où les idées, ne seront plus des mots en l'air, ni les institutions des leurres inconsistants, ni les lois des brigandages, les admi­nistrations des pilleries et des gabegies, où revivra ce qui mérite de revivre, en bas les républiques, en haut la royauté et, par-delà tous les espaces, la Papauté ! Même si cet opti­misme était en défaut et si, comme je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter, si la démocratie étant deve­nue irrésistible, c'est le mal, c'est la mort qui devaient l'em­porter, et qu'elle ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco-catholique soit construite et mise à l'eau face au triomphe du Pire et des pires. Elle attestera dans la corruption éternelle et universelle une primauté invincible de l'Ordre et du Bien. Ce qu'il y a de bon et de beau dans l'homme ne se sera pas laissé faire. » ([^16]) *Impavidum ferient ruinae.* Mais *ruinae.* Maurras ne donne pas la ruine comme certaine. Toute­fois il la pressent telle. Le retour de la « droite » et du « divin » modifierait-il aujourd'hui son pessimisme ? Je ne le crois pas. Ce qui revient est autre chose que ce qu'il voulait. Une *droite démocratique,* un *divin démocratique :* c'est la démocratie. Ce ne sont pas la paix et la justice qui se sont embrassées, c'est le pays légal et le pays réel -- sous le signe et avec la bénédiction de la démocratie. 24:234 La France d'avant la guerre de 1914 était un pays occu­pé. Le Pouvoir était celui des quatre États confédérés francs-maçons, protestants, juifs, métèques. Ce Pouvoir non-catholique et anti-catholique gouvernait un pays ca­tholique. Il y avait deux *France mais,* la *France mais* du Pouvoir, anti-catholique, et la *France mais* du pays, catho­lique. Il n'y a plus qu'une seule France, dont l'unité est celle de son éclatement et de son éparpillement en une poussière de forces tourbillonnantes qui se neutralisent les unes les autres. Cette France est toujours occupée, mais par elle-même. De quels occupants prétendrait-elle se libérer, sinon de ses propres démons ? Ce sont nos ancêtres les Gaulois qui l'occupent -- qui nous occupent. Ils ne craignent qu'une chose : que le ciel leur tombe sur la tête. Crainte qu'il serait léger de dire vaine. A moins qu'ils s'en libèrent par quelque suicide collectif à quoi ils songent vaguement en s'entraînant à l'avortement et à l'euthanasie. Au sein de la France éclatée, ma *France mais* est elle-même éclatée. Politiquement, le royalisme compte plusieurs prétendants et le maurrassisme est divisé en mouvements rivaux. Religieusement, le catholicisme est pulvérisé en groupuscules qui s'anathématisent ou s'ignorent, non seule­ment entre progressistes et traditionalistes mais à l'inté­rieur du progressisme et du traditionalisme. Quant à l'Église du magistère, c'est une coquille quasiment vide. Si ma *France mais* signifie quelque chose, aux *nostalgies* dont elle se nourrit doit pouvoir correspondre un *projet.* Lequel donc ? Je ne l'aperçois pas. Car si je peux imaginer que l'Église absorbera, digérera, assimilera, transformera l'idéologie démocratique -- comme Jean-Paul II semble vouloir s'y appliquer --, je ne peux concevoir un projet politique analogue. Demain, peut-être me sera-t-il possible d'être pleinement catholique en France, de la même façon qu'il est possible aujourd'hui à un catholique polonais d'être pleinement catholique en Pologne. En aucun cas, dans aucun pays, à aucune époque, il n'est difficile (con­ceptuellement) d'être catholique puisque le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Par contre, une France catho­lique me paraît impossible. Ou plutôt, elle est impossible. Comment la réaliser, comment l'envisager, contre le pays légal, contre le pays réel, et contre l'Église elle-même qui ne veut plus d'États catholiques ? 25:234 Et pourtant... Pourtant donc, en alignant ces évidences je confesse aller au-delà de ma pensée. Car une *société politique* catho­lique -- je veux dire : société civile et pouvoir -- est parfai­tement *concevable.* La société politique démocratique est en train de s'effondrer sur son mensonge humaniste. Un mot -- la démocratie -- qui convient également aux États-Unis, à l'Union soviétique, à la Chine et à la presque totalité des pays du monde est évidemment un mot qui incarne le mensonge. Quel mensonge ? Celui d'une religion dont le dogme est la volonté du nombre, et la liturgie l'élection. 99,99 pour 100 des votants qui désignent le Pouvoir par un vote obligatoire sur un nom unique attestent la légitimité de la démocratie de la même façon que 51 pour 100. L'urne est la sainte ampoule qui sacre l'élu. Les résultats sont là. Tyrannie dans les démocraties communistes. Disso­lution dans les démocraties libérales. La nature humaine n'y résiste pas. Une *société politique catholique* n'est donc pas seulement concevable, elle est *la seule concevable.* Sim­plement elle est *irréalisable.* Ma *France mais* est donc précise. C'est *la France, mais* celle du passé. C'est *la France, mais* celle de l'impossible avenir, la France du miracle, la France de la pure espé­rance. Les cosaques et le Saint Esprit y répondront peut-être. En attendant, que nous reste-t-il ? Il nous reste les compagnons, nombreux, de nos nostalgies et de notre espé­rance. Il nous reste aussi le paysage français que le chris­tianisme a modelé et qui en reste imprégné. Simone Weil pensait que la civilisation qui avait produit l'art ro­man ne pouvait être qu'infiniment supérieure à la nôtre. Le paysage la conserve. Paul Valéry disait de son côté qu'il suffit de considérer « une simple église de village comme il en existe encore des milliers en France, pour recevoir le choc du Beau total ». Ce Beau est disponible. Nous ne sommes donc pas seuls, suspendus entre le passé et l'avenir. Le désert français est à nous. Louis Salleron. 26:234 ### Une famille sur cinq suffirait par Georges Laffly VOILA AU MOINS LA QUATRIÈME FOIS que P. Chaunu revient sur la question capitale de la natalité ([^17]). Là est la vraie crise, puisque si on ne la résout pas, les autres ne se poseront même plus. La crise de l'énergie peut nous rendre beaucoup plus pauvres, mais la pauvreté n'est pas une question, si nous disparaissons. La crise des mœurs, ou de la civilisation, de même. Or, c'est cela, l'exis­tence du peuple français -- et d'ailleurs de tous les peuples blancs -- qui est en jeu. Dans « Histoire et prospective », la « Mémoire et le sacré »..., « le Refus de la vie », « le Sursis », Chaunu dres­sait le bilan. Il le fait ici, sous un nouvel éclairage. Il montre comment l'effort tenace, la longue patience de la civilisation, a été ininterrompu jusqu'à nous depuis l'essor du néoli­thique au Proche-Orient. Là est l'origine, pour nous. Deux fois seulement, la lassitude, l'abandon, ont failli l'empor­ter : en Grèce ; au deuxième siècle avant le Christ, dans l'empire romain aux IV^e^ et V^e^ siècles. Pour la Grèce, défail­lance localisée, dont Polybe se fait l'écho en des termes curieux par l'analogie qu'ils suggèrent : 27:234 « *De nos jours, dans la Grèce entière, la natalité est tombée à un niveau très bas, et la population a beaucoup diminué... Les gens de ce pays ont cédé à la vanité et à l'amour des biens maté­riels ; ils ont pris goût à la vie facile et ils ne veulent plus se marier, ou quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui leur naissent ou n'en élèvent tout au plus qu'un ou deux, afin de pouvoir les gâter durant leur jeune âge et de leur laisser ensuite une fortune importante. *» Quand le refus de la vie toucha l'ensemble du monde romain, ce fut autrement grave. Pierre Chaunu dresse un tableau de cette chaîne des générations, et rien n'est plus émouvant que de voir rendue sensible, en quelque sorte, cette suite d'efforts audacieux. Il tient que le couple conjugal représente la morale natu­relle. Sans lui, pas de fécondité, de perpétuation. Il relève les allégations d'un jeune historien, Paul Veyne, pour qui, dès l'Empire, et avant le christianisme, il y a un relèvement de la morale sexuelle, un « ascétisme du couple ». Cela semble douteux à Chaunu, puisque c'est justement à ce moment qu'apparaît la crise des naissances. Il lui semble plus probable que le modèle de scepticisme et de jouissance donné par les classes supérieures contamine peu à peu l'ensemble de l'empire, avant que le christianisme puisse réellement marquer son influence. (On notera au passage l'hypothèse de Veyne, semblable à tant d'autres : il s'agit toujours d'expliquer les choses comme si le christianisme n'avait pas existé.) Ruine de l'empire, chute brutale de la population, im­migration massive (les grandes invasions sont cela pour une part), régression économique. Toutes les conditions semblent réunies pour que la rupture aboutisse à l'extinc­tion. Pourtant, à partir du VII^e^ siècle, c'est une renaissance qui se manifeste, et à côté de ses facteurs matériels (char­rue lourde, assolement triennal) Chaunu souligne l'im­portance du couple conjugal, de la sexualité disciplinée par l'Église. A partir du XIII^e^ siècle, un autre élément va ren­forcer cette situation. Le retard du mariage, le célibat accepté presque jusqu'à la trentaine, et même de façon constante pour une part de la population. Pratiquement pas de naissances hors mariages. Ce phénomène du ma­riage tardif se prolonge jusqu'à la fin du XIX^e^ siècle. Il est unique dans l'histoire du monde. Il donnera la possibilité de résister aux pertes des guerres, des famines, des grandes pestes. Tous ces chapitres sont très neufs, et d'une grande importance. 28:234 On en arrive à notre situation actuelle. L'auteur, par pudeur je présume, parle plus du modèle allemand que de ce qui se passe en France, sans oublier pourtant de pré­ciser que celle-ci n'a que cinq ou six années de « retard » sur le modèle suicidaire. La France elle non plus ne rem­place pas les générations depuis cinq ans maintenant. Si l'on suit le modèle allemand, cela veut dire un vieil­lissement de la population : des charges insupportables dès 1985-1990 ; un vide créé par la diminution de la population, et ce vide appelle l'immigration, l'entrée d'étrangers suf­fisamment nombreux pour être inassimilables. En gros, un quart de la population d'ici vingt-cinq ans, les deux tiers et plus dans un siècle (mais là, on entre dans l'absurdité pratiquement les choses ne peuvent se passer aussi « régu­lièrement », il y aurait heurts, guerre civile, passage à une autre civilisation). Pierre Chaunu montre, chiffres à l'appui, que la révolu­tion de la contraception (pilule, avortement, stérilisation) a été déterminante dans cette affaire. Les liens entre lois Neuwirth et Veil et la dénatalité sont soulignés -- quoi que puissent dire les autorités françaises. Que faire ? Sans exposer son plan en détail, l'auteur affirme que ce plan existe et peut être appliqué. Corriger les mœurs, cela ne se fait pas par la contrainte, dit-il. Mais *il suffirait qu'une famille sur cinq soit prolifique pour rétablir l'équilibre.* On trouverait ces familles, si on cessait de les brimer et de les décourager. Quant aux autres, elles relèvent de la règle simple : « la stérilité n'est pas héréditaire ». Georges Laffly. 29:234 ### Pour comprendre ce qui s'est passé à Puebla par Julio Fleichmen Pour comprendre ce que Puebla signifie, il faut d'abord réussir à se dégager de l'intarissable logor­rhée caractéristique de ceux qui ont préparé et mené à bien cette réunion d'évêques ; logorrhée de « docu­ments de base » ou « documents préparatoires » destinés, en règle générale, à impressionner les sots, et préparer le terrain aux manœuvres de l'heure H. A les prendre au sérieux, on perdrait tout à fait son temps. Il faudra faire abstraction aussi de tout un vocabu­laire très spécial, médiocre, hâtif, plein d'étiquettes et de formules magiques, qui est celui des petits hérauts moralisateurs de la presse quotidienne ; leur nullité in­tellectuelle en fait depuis toujours la proie de l'intelli­gentsia progressiste, qui les manipule à distance sans la moindre difficulté. Dégagés de tout cela, nous pouvons suivre le dérou­lement d'une assemblée comme Puebla en prêtant attention aux points vraiment importants. Et sans perdre de vue la perspective propre dans laquelle ont travaillé ses orga­nisateurs, qui nous permet d'entrevoir l'essentiel : l'in­tention du législateur. Comme on l'a vu pour Vatican II, c'est cette intention, et elle seule, qui comptera. \*\*\* 30:234 Depuis Medellin (Colombie) en 1968, l'aile gauche de l'épiscopat latino-américain, réunie sous l'invocation du prêtre-terroriste Camilo Torres qui mourut les armes à la main en luttant contre les défenseurs de l'ordre public, tente d'organiser à travers tout le continent un vaste mou­vement de subversion. La cible ? Les gouvernements, en général exercés ou contrôlés par des militaires, qui se défendent comme ils peuvent contre la menace commu­niste. Expliquons-nous d'abord sur ce point. Nations mal organisées en matière de discipline collective, de ressources humaines, financières, de services pu­blics, les pays d'Amérique latine ne peuvent pas se per­mettre (et peut-être les pays européens non plus) de se laisser enchaîner par de prétendues libertés démocratiques à des affrontements politiques où les communistes sont nécessairement présents : contre les exigences de la doctrine sociale de l'Église, et aussi contre la société tout court, puisque les communistes ne rêvent que d'éliminer pour tous les autres les libertés dont ils se seront servis. Seule force organisée dans ces pays d'Amérique latine, les institutions militaires, qui bénéficiaient déjà à juste titre de la confiance de Donoso-Cortès, ont compris qu'elles ne pouvaient rester l'arme au pied devant une anarchie croissante favorable aux desseins communistes ; que la situation leur faisait un véritable impératif moral d'assu­mer le pouvoir et de relever, avec la force que Dieu leur avait gardée, ce qui restait de considération pour la vérité et les principes de la morale chrétienne, sauvant ainsi la société d'une ruine totale. Nos militaires n'ont fait que suivre ici le conseil de saint Augustin, repris par saint Thomas : « Lorsqu'un peuple est sérieux et prudent (*moderatus*)*,* soucieux de l'intérêt général, il est juste d'établir une loi qui lui permette de se donner à lui-même des magistrats pour administrer les affaires communes. Mais si, se dépravant chaque jour davantage, ce peuple vend ses suffrages et confie le soin de gouverner à d'infâmes scélérats, il est juste qu'on lui retire alors la faculté d'élire ses chefs et qu'on revienne au système du suffrage restreint à quel­ques personnes sérieuses et compétentes. » (*Traité du libre arbitre,* livre 1, chapitre 6.) 31:234 Déçus dans leur prétention de vaincre les forces armées d'Amérique latine par le terrorisme, les commu­nistes et leurs alliés ecclésiastiques se tournèrent alors vers l'embuscade à prétexte chrétien. Ce changement de tactique d'ailleurs est dans l'ordre, si nous considérons que les communistes n'ont remporté de réelles victoires dans le monde d'après-guerre qu'en recueillant les fruits de la sottise ou de la complicité du clergé. C'est ainsi qu'ils parvinrent à briser la seule résistance efficace qui les para­lysait au Vietnam (plus que les troupes des États-Unis), lorsque les bonzes bouddhistes et le rejet des catholiques vietnamiens par Paul VI, en 1963, provoquèrent la chute de Ngo Dim Diem ; tout comme aujourd'hui, en Iran, c'est la collusion contestée mais réelle entre chiites et gauchistes qui fait tomber le Shah, et engage tout le pays dans l'orbite, inavouée elle aussi mais combien agissante, des intérêts soviétiques. En 1968, à Medellin, les gauchistes épiscopaux d'Améri­que latine réalisèrent seulement le point de départ du plan qu'ils avaient conçu. Les « documents préparatoires » de cette réunion, comme dans le cas de Puebla, étaient terrifiants. A titre d'exemple, voici une des recommanda­tions qui s'y exprimait ; elle émane de « l'expert » Joseph Comblin, à l'époque où celui-ci vivait à Recife, Brésil, chez Helder Camara, avant d'être expulsé de notre pays : « Personne ne doit s'imaginer que les réformes fon­damentales exigées par le développement pourront être promues au sein d'une évolution politique nor­male, selon les principes qui régissent la société occi­dentale. Ces principes ne sauraient s'appliquer que dans des situations de calme et sans problèmes. Les réformes ne se feront pas par la persuasion, ni par des discussions platoniques en assemblée législative, ni par voie d'élections selon les normes du système occidental contemporain (...). Il suffirait à l'Église d'armer un groupe -- ce qui lui coûterait beaucoup moins d'argent que ses œuvres charitables -- et tout serait résolu. » (Medellin, « document de base » du Père Joseph Comblin présenté aux évêques par Dom Helder Ca­mara. Texte intégral dans *O Estado de Sâo Paulo,* 14, 15 et 16 juin 1968.) 32:234 La présence de Paul VI à Medellin (qui en ressortira compromis), et surtout la dénonciation publique lancée à cette époque contre les nombreux éléments de l'épiscopat qui s'employaient à enrégimenter politiquement les évêques au service de la Révolution ([^18]), empêchèrent les activistes de ce temps-là d'obtenir tout ce qu'ils avaient programmé. Ils réussirent néanmoins, sous le prétexte de « s'intéresser aux pauvres » et la prétention incroyable de découvrir des questions « sociales », à mettre en marche cette grande poussée de fièvre épiscopale collective dont le but est d'im­poser à tous les évêques du continent une position uniforme contre les gouvernements militaires anti-communistes ; et contre ceux-là seulement, puisque le chef d'État militaire de la République de Panama, Torrijos, qui est gauchiste, progressiste, trafiquant de drogue à l'échelle internatio­nale ([^19]), ami et grand laudateur de Helder Camara, loin d'être combattu, reçoit l'appui inconditionnel des évêques du Panama, du Nicaragua et de Costa Rica. Cette grande poussée de fièvre collective, que les évêques eux-mêmes appellent « esprit de Medellin », est le système d'ébullition morale qui permet d'entretenir la mauvaise foi du clergé contre les gouvernements d'Amérique latine, avec de temps à autre des incidents marquants, comme on l'a vu au Brésil, au Chili, en Équateur, en Bolivie (mais jamais : dans le Venezuela du Parti Démocrate Chrétien, le Panama de Torrijos, l'Argentine de Peron...). Un système qui a déjà bien fonctionné, sur les évêques endormis ou moins intelligents, mais pas assez toutefois au goût des agitateurs. C'est pourquoi on a donné une grande impul­sion ces dernières années aux travaux des « théologiens » gauchistes comme Gutierrez (Pérou), Bofi (Brésil), Segundo Galilea (Chili) et bien d'autres -- sur le thème de la fameuse *théologie de la libération* inspirée par Karl Rahner. Cette « théologie » devait commencer par utiliser un vocabulaire qui se trouve aujourd'hui abandonné, sur des considérations purement tactiques : on y parlait d' « option combattive », de « conscientisation des marginalisés », de « rédemption du peuple de Dieu ». 33:234 Mais ses auteurs et promoteurs ont fait l'impossible pour aller « au-delà » des déclarations explicites de l'assemblée de Medellin. En vérité, on peut bien dire que personne ne s'est préoccupé du texte ; ce qui compte, c'est la version imposée comme obligatoire par la trilatérale évêques-intelligentsia-presse, seul interprète au­torisé de « l'esprit de Medellin ». C'est ainsi que, dans le Brésil de 1969, la base et le centre de communications des pires assassins communistes furent découverts au couvent dominicain de Perdizes, à Sâo Paulo, et que le principal dirigeant terroriste du pays, Marighela, devait être cerné et abattu par la police dans les rues de Sâo Paulo grâce à l'arrestation de trois jeunes dominicains du dit couvent religieux, qui se trouvaient être ses complices directs. En Argentine, sous le couvert des « recommandations » de la C.E.L A.M. ([^20]), on a édité une prétendue *Bible* dont les « saints » avaient nom Martin Luther King ou Helder Camara, avec d'incroyables notes en bas de page, qui incitaient ouvertement à s'enrôler dans les mouvements de subversion ; la présence de Dom Caggiano à Buenos Aires contint tant bien que mal, pen­dant quelques années, les agissements d'un épiscopat déjà gravement infiltré, pour ne pas dire manipulé, sous la houlette de Dom Pironio, l'Helder Camara argentin. Au Chili, « l'esprit de Medellin » devait se traduire par une parfaite et très amicale communion de sentiments entre Silva Henriquez, le cardinal de Santiago, et le communiste Allende, dont l'accession au pouvoir fut fêtée par un *Te Deum* solennel dans la cathédrale de Santiago (honneur qui sera refusé au gouvernement catholique du général Pinochet). En Bolivie... voir dans ITINÉRAIRES, numéro 222 d'avril 1978, notre « Tour d'horizon ibéro-américain ». On n'en finirait pas d'allonger la liste. Cette opposition systématique, indéfectible, des épiscopats, dans tous les pays sud-américains où les communistes se sont vu barrer la route du pouvoir, -- et dans ces pays-là seulement, -- voilà le véritable fruit de Medellin, de « l'esprit de Me­dellin », et l'intention, bien manifeste, de ses organisateurs. \*\*\* 34:234 Mais ce résultat, bien sûr, ne leur suffisait pas. Il leur fallait en outre, il leur reste encore aujourd'hui à mettre effectivement en pratique les recommandations du « docu­ment de base » de Joseph Comblin, lancées à l'époque de Medellin dans l'intention d'effrayer les timides et les igno­rants : manœuvre tactique pour provoquer leur fuite en avant, en attendant le jour du saut décisif dans le gouffre de la Révolution. Les véritables dirigeants de ce complot commencèrent alors à mettre sur pied un machin fumeux, les *Jornadas Internacionais por uma Sociedade Superando Domino­çôes* ([^21])*,* dans le dessein d'enrégimenter l'ensemble des évêques et, qui sait, le Saint-Siège lui-même, contre les gouvernements d'Amérique latine coupables d'avoir vaincu chez eux le communisme et la guérilla urbaine. Cette orga­nisation, qui allait se comporter comme une sorte de « Tri­bunal Bertrand Russel » d'Amérique latine, s'était donné pour président le cardinal noir Gantin, ami intime, selon la revue italienne *Panorama,* et pour moi complice, du car­dinal romain Pignedolli, qui reste sans doute le personnage le plus mystérieux et le plus sinistre du pontificat de Paul VI... Les *Jornadas Internacionais* commencèrent donc leur sale besogne. Quelqu'un, à Rome, a dû comprendre qu'il s'agissait là d'un bond en avant un peu prématuré, avec le risque de dévoiler avant l'heure le but final du complot. Toujours est-il qu'on n'entendit plus parler de cette organisation. La convocation de Puebla, du vivant de Paul VI, se chargeait d'assurer le relais. Comme toutes les réunions du même genre, en d'autres occasions, Puebla a commencé par un formidable battage de presse. La réunion fut précédée d'une sorte de mini-conclave de théologiens à Rome, pour « étudier » la « théo­logie de la libération » : pour la première fois, on donnait droit de cité, on recevait comme naturelle et légitime cette expression suspecte, radicalement fautive, d'une *théologie de la libération.* Karl Rahner, on s'en doute, était présent. 35:234 Les réunions préparatoires de Puebla se multipliaient. Elles tendaient même à remplir toute la place, dans nos journaux. Un communiqué émis par l'Association des Chefs d'Entreprises mexicains de l'État de Puebla manifeste l'in­quiétude soulevée dans ce milieu par le caractère clairement marxiste des déclarations liminaires et des « documents préparatoires » de l'assemblée. C'est assez dire, n'est-ce pas, ce qui s'y préparait. Entre temps, Paul VI meurt. Le risque que Puebla ne puisse être maintenu provoque d'horribles cauchemars chez les organisateurs du mouvement. Helder Camara, qui se trouvait (comme toujours) en voyage au moment de la mort du pape, n'a pas l'ombre d'une larme pour pleurer son « ami » disparu. Tout ce qu'il trouve à dire aux jour­nalistes, à sa descente d'avion, c'est... « *que Puebla se réalise* ! » ([^22]) Comme on sait, Jean Paul I^er^ finit par autoriser la con­vocation de Puebla ; lui-même ne comptait pas s'y rendre, et confirmait la désignation du très progressiste cardinal Baggio comme légat pontifical. La mort de Jean Paul 1^er^ ([^23]) fut la seule raison de l'ajournement de Puebla. Et c'est Jean-Paul II, avec toute l'équipe montinienne maintenue (jusqu'à présent) au pouvoir, qui décide de donner le feu vert à l'assemblée de Puebla et de s'y rendre personnelle­ment. \*\*\* S'il fallait résumer ce qui précède, je dirais ceci : Puebla n'a rien d'un événement principalement fabriqué pour le grand public des lecteurs de journaux ; Puebla est une assemblée d'*évêques,* destinée à manipuler *les évêques* dans une atmosphère favorable à cette manipulation, c'est-à-dire à exploiter, dans un but essentiellement politique, le nom, le prestige et les ressources de l'Église catholique à travers tout le continent. N'oublions pas que l'Église catholique reste la principale autorité morale, dans les nations chrétiennes d'Amérique latine. \*\*\* 36:234 Certains faits encore méritent d'être relevés. Ainsi, ce que déclare le pape Jean-Paul II, dans l'avion pour Saint-Domingue, aux journalistes qui l'accompagnaient : « La théologie de la libération est une théorie er­ronée. Si l'on commence à politiser la théologie, ce n'est plus une théologie. On utilise des paroles chré­tiennes, parce que L'Église a eu une action en ce domaine pendant 2.000 ans. Mais il s'agit ici d'une doctrine sociale, une espèce de sociologie. Ce n'est pas une doctrine religieuse. » ([^24]) Telle est, en effet, la seule position possible pour une intelligence catholique face à la « théologie de la libé­ration » ; à condition seulement de préciser qu'il n'est pas question ici de sociologie ni de doctrine sociale, mais d'un véritable instrument d'action politique, dans l'éventail des courroies de transmission du Parti et de la praxis révo­lutionnaire. La « théologie de la libération », qui usurpe le saint nom de « théologie » et feint de travailler à des études abstraites, est par-dessus tout une formidable *fraude,* un appareil de contestation politique déguisé sous des résonances de langage chrétien. En matière de théologie catholique, la question de la vérité a toujours le pas sur celle de la liberté. Il n'est de théologie véritable, comme le mot l'indique, que de Dieu. Leur « théologie de la libé­ration », c'est une praxis de l'esclavage. Cette déclaration du pape dans l'avion de Saint-Domin­gue, et son discours pour l'ouverture de Puebla, où il rap­pelle avec force que les prêtres ne sont pas des leaders politiques et que Jésus lui-même n'a jamais prêché la sub­version, ont soulevé chez nous et dans tout le continent américain une tempête de protestations. Voici l'éditorial : du *New York Times,* le 30 janvier 1979 : « Ce fut un discours décevant. Le pape semble exiger des prêtres activistes (*sic*) qu'ils se cantonnent à l'autel et à la sacristie. Mais ils sont nombreux, dans l'Église, à se demander de quelle manière les prêtres pourraient bien s'occuper des besoins spirituels d'un troupeau perdu et démuni de tout, sans intervenir aucunement pour soulager les conditions de vie qui l'oppriment. » 37:234 De son côté, le *Washington Post* qualifie le discours de Jean-Paul II à Puebla d' « inévitable et insipide tentative d'appliquer au contexte du Tiers-Monde une théorie conçue pour répondre aux contingences de l'Église catholique de l'autre côté du rideau de fer » Parallèlement, dans les journaux des pays d'Amérique latine, on insinuait que Sa Sainteté s'était abstenue de faire « un choix en faveur des pauvres ». Quelqu'un, en haut-lieu, a dû rapporter ces gracieux commentaires au pape, puisqu'on l'entend peu après évoquer le sort des « marginaux » de la société mexicaine, Indiens et travail­leurs ruraux, en termes qui paraissent au clan progressiste plus utilisables. Comme on pouvait s'y attendre, la grosse machine publicitaire a aussitôt embrayé : les journaux se sont remplis de commentaires épiscopaux appliqués à tordre en tout sens les paroles du pape, jusqu'à lui faire dire exactement le contraire de ce qu'il avait dit. Cardinal Landazurri de Lima, Pérou : « Jusqu'à présent il n'a été porté aucune condamnation *absolue* ([^25]) de la théologie de la libération, riche d'ailleurs en nuances et en dimensions, radicale pour les uns, et pour les autres non. » Avelar Brandâo, archevêque de Sâo Salvador au Brésil « Jean-Paul II n'a pas rejeté la théologie de la libération. » Enrique Alvear, évêque auxiliaire de Santiago du Chi­li : « L'Église continuera sur le chemin de la libération en Amérique latine jusqu'à ses ultimes conséquences. » Ivo Lorscheider, secrétaire général de l'épiscopat bré­silien : « L'Église d'Amérique latine ne rejette pas l'au­thentique théologie de la libération chrétienne... L'action permanente de l'Église au côté des pauvres relève de l'en­gagement religieux, vu que le Christ aidait toujours la veuve, le pauvre et l'orphelin. L'évêque de Bauro, Dom Candido Padim, menteur pro­fessionnel hors pair : « Le pape non seulement n'a pas condamné la théologie de la libération, mais il n'a pas voulu en prononcer le mot. » 38:234 Cardinal Arns, de Sâo Paulo : « Notre bonne théologie de la libération est sortie renforcée de Puebla. Le pape s'est ouvert en direction de la théologie de la libération, dans l'idée de (nous) délivrer d'une situation de misère insupportable pour l'homme. » Pour finir en beauté, la contorsion personnelle de notre triste compatriote Tristâo de Athayde : « La querelle sur la théologie de la libération, de deux choses l'une : ou bien elle n'est qu'un débat académique sans aucune portée pra­tique, ou bien elle se ramène à une question de mots. Car le contenu de ce que, sans être théologien, je crois être cette théologie, c'est précisément ce que Jean-Paul II a proclamé au sujet de la mission rédemptrice de l'Église en faveur du peuple, et spécialement de ses membres les plus exploités et opprimés dans notre Amérique latine. » Voilà donc notre « théologie de la libération » non seu­lement sauvée des eaux, mais bel et bien récupérée, et dans son sens « libérateur » le plus avantageux pour les révolu­tionnaires professionnels qui circulent en soutane dans tout le continent : une « libération » de la misère sociale, de l'oppression politique, etc. ; un « engagement religieux » authentique, disent-ils, parce que le Christ lui-même n'a fait que servir les pauvres. Telle est leur logique. Telles sont leurs paroles. Tel est l'esprit, l'atmosphère qu'ils ont recherchée, obtenue, le courant qu'ils maintiennent et déve­loppent aujourd'hui. Les déclarations de Jean-Paul II, au retour de Puebla, n'ont guère contribué à éclaircir la situation. Je lis dans mon quotidien habituel, à la date du 2 février 1979 : « Le pape Jean-Paul II a admis que, dans le continent latino-américain, l'Église devait prendre en compte les situations sociales et la diversité de chaque peuple, tout en insistant pour que les prêtres n'inter­viennent pas directement en matière politique. » Pour nous, une déclaration de cette nature est ample­ment suffisante pour que les dévoyeurs impénitents de la parole du pape continuent à la dévoyer. 39:234 Ceux-là n'admet­tront jamais que leur activisme politique constant puisse constituer une intervention « directe » dans les affaires politiques, pour violents qu'ils se soient comportés. Plus encore : ce devoir (évident) de « prendre en compte » les « situations sociales » et les « diversités » d'Amérique latine peut très facilement devenir pour eux une urgence, un leitmotiv, une primauté, exclusifs de tout le reste... Sur ce, le 8 février 1979, Jean-Paul II utilise des for­mules encore plus équivoques : « Le pape a défini hier la conférence du C.E.L.A.M. à Puebla comme un exemple de gouvernement ecclésiastique collégial : -- *Le gouverne­ment collégial, qui est le plus démocratique pour l'Église, répond à une exigence de notre ère,* déclare le pape dans son audience aux dix mille pèlerins. On rappelle au Vatican que S.S. Jean-Paul II, au moment de monter sur le trône de Pierre, s'est engagée à respecter au Saint-Siège les formes collégiales du gouvernement de l'Église. » Finalement, le 22 février 1979, les journaux publient le texte d'un discours prononcé par le pape devant des milliers de jeunes réunis pour l'entendre à la « chaire de Paul VI ». Dans ce discours, qui semble cautionner après coup les interprétations progressistes, Jean-Paul II reprend à son compte l'expression « théologie de la libération » ; il va même jusqu'à recommander son introduction en Eu­rope selon le vœu exprimé par Urs von Balthasar, et déve­loppe sa pensée sur le sens de cette « libération », dont il salue le « retour dans un contexte historique nouveau ». La « libération », insiste-t-il, « doit s'insérer dans toute la réalité contemporaine de la vie humaine ». \*\*\* Je suspends ici l'exposé pour signaler que mes amis de Rio critiquent cette méthode de travail qui consiste à lire le pape dans les colonnes de nos journaux : c'est dans l'*Osservatore Romano* que, selon eux, je devrais chercher le texte de ses déclarations littérales, et l'expression de sa véritable pensée. 40:234 Ma conviction, malheureusement, est bien différente. Pour moi, ce qu'imprime à Rome l'*Osservatore Romano* n'a aucune espèce d'importance. L'important, c'est qu'il résonne dans le monde entier, et spécialement en Amérique latine, un brouhaha de voix perverses, insolentes, et tou­jours impunies, qui s'interpose jour et nuit entre les fidèles et la véritable pensée de l'Église. Bien peu de gens ont accès à l*'Osservatore Romano,* ou peuvent en lire les articles dans leur langue maternelle. *Ce qui reste, c'est ce que les journaux publient...* L'important n'est point de savoir ce que pense aujour­d'hui le pape, car sa pensée seule, fût-elle excellente, ne suffirait à rien. L'important, c'est que le pape réponde aux nécessités de l'heure présente par des *actes* inéquivoques *de gouvernement.* L'Église Mère et Maîtresse doit se pen­cher sur ses enfants. Elle doit faire preuve à leur égard de cette charité surnaturelle qui fut la sienne pendant deux mille ans ; et leur enseigner avec force la Vérité entière de notre foi. Jeter l'anathème sur ceux qui salissent et per­vertissent la foi de nos enfants, voilà un acte de charité véritable, surnaturelle. Un acte de gouvernement. Les activistes enragés de l'épiscopat latino-américain sont sortis de Puebla plus arrogants que jamais. Ils triom­phent aujourd'hui dans nombre de nos pays, où des gou­vernements affaiblis, attaqués sans cesse par Carter et le clergé, craignent un sort semblable à celui de l'Iran. Helder Camara, Ivo Lorscheider, Arns et compagnie passent leur temps à publier dans la presse leur satisfaction profonde devant les déclarations de Jean-Paul II, qui semble ainsi cautionner toutes leurs positions. C'est pourquoi, si le pape Jean-Paul II, par des *actes de gouvernement,* ne fait pas peser sur eux le poids de son autorité, les nations chré­tiennes d'Amérique latine peuvent se préparer au pire. Julio Fleichman. (traduit du portugais par Hugues Kéraly). 41:234 ### Colloque sur le Père Emmanuel par Jean Crété LES 12 et 13 septembre 1978, s'est tenu à l'abbaye de Mont-Olivet Majeur, dans la province de Sienne, un colloque sur le Père Emmanuel de Mesnil-Saint-Loup, pour le 75^e^ anniversaire de sa mort. Le bulletin de l'abbaye de Mont-Olivet reproduit in extenso deux des conférences prononcées à ce colloque et les fait suivre d'un texte d'Henri Charlier, écrit en 1964. I -- *Conférence du Père Paul-Marie Grammont, abbé du Bec :* « *Le Père Emmanuel André, moine et apôtre *». Dom Paul-Marie Grammont, entré au monastère de Mes­nil-Saint-Loup en 1928, y fit profession le 29 septembre 1929. En 1938, les moines de Mesnil-Saint-Loup voulurent choisir le Père Paul Grammont comme prieur ; il n'était pas éligible, n'ayant ni les trente ans d'âge, ni les dix ans de profession exigés par le droit canon. Les moines recou­rurent à la procédure appelée *postulation,* c'est-à-dire élection accompagnée de demande de dispense des empê­chements ; pour la validité de cette procédure, deux con­ditions sont exigées : 1° les moines doivent écrire sur leur bulletin les mots : *eligo vel postulo* (j'élis ou je demande) ; 2° la majorité des deux-tiers doit être obtenue. Ces deux conditions étant réalisées, le Saint-Siège accorda les dis­penses, et Dom Paul Grammont devint, à 27 ans, prieur de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. 42:234 Quelques mois plus tard, il transférait à Cormeilles-en-Parisis les éléments jeunes de la communauté, et dix ans plus tard la commu­nauté de Cormeilles s'installait à l'abbaye du Bec, et élisait Dom Paul-Marie Grammont comme abbé. Dans sa conférence, Dom Paul Grammont ne parle que du Père Emmanuel, moine, et il emploie la bonne manière, c'est-à-dire qu'il cite abondamment son héros ; en outre, le texte est très bien divisé. Après une introduction où est citée la relation par le Père Emmanuel de son pèlerinage d'adolescent à Molesmes : « Notre-Seigneur me fit la grâce, à seize ans, de comprendre la vie monastique », Dom Paul Grammont rappelle les éléments essentiels de la vie monastique : 1° *Solitude, séparation du monde,* entendues dans un sens radical, avec insistance sur la clôture, la vie solitaire, la vie intérieure. Curé toute sa vie, le Père Emmanuel en gémissait : « Oh que les moines curés sont exposés à perdre l'esprit de leur vocation ! Que de précautions ils doivent prendre ! » Moine et curé pendant trente-huit ans, le Père Emmanuel sut admirablement concilier les devoirs de sa double charge ; mais il avait bien conscience du caractère exceptionnel de cette situation. Normalement, un moine ne doit pas exercer de ministère extérieur, mais se consacrer entièrement à la recherche de Dieu dans une complète séparation du monde. 2° *Pauvreté :* il la vécut à un degré héroïque ; elle comportait la communauté des choses nécessaires, et l'ac­ceptation de beaucoup d'incommodités, de beaucoup de privations. 3° *Humilité.* Le Père Emmanuel se référait à l'exemple de saint Benoît ; comme lui, il vivait dans la présence de Dieu, dans la crainte révérencielle de Dieu. Il évitait de juger le prochain et s'appliquait à renoncer à sa propre volonté, à tout faire pour l'amour du Christ. 4° *Opus Dei.* « Ne rien préférer à l'œuvre de Dieu », c'est-à-dire à l'office liturgique, disait saint Benoît. Le Père Emmanuel s'y appliqua toute sa vie. La persécution l'obli­gea pendant des années (après les décrets de 1880) à réciter l'office *à voix basse,* avec ses moines, car sa communauté risquait d'être dissoute. Dans sa paroisse, il institua des offices admirablement chantés par tous. (Dom Paul Gram­mont n'insiste pas assez sur ce point.) 43:234 5° *Contemplation.* Le Père Emmanuel fut un contem­platif au sens strict, c'est-à-dire qu'il atteignit les sommets de l'union mystique avec Dieu. Dom Bernard Maréchaux le vit parfois rester en extase pendant des heures devant le crucifix. Il lui arrivait de devancer les matines par sa prière personnelle, à l'exemple de saint Benoît lui-même. « Nous vivons encore de l'un et de l'autre », conclut Dom Paul Grammont. « Nous croyons, comme Dom Em­manuel, que la vie monastique bénédictine est essentielle­ment une contemplation d'amour, inspirée et soutenue par le Saint-Esprit qui est toujours libre de nous suggérer et de former en nous les diverses expressions de sa fécondité dans le Christ Jésus, selon la volonté du Père. » II -- *Conférence de Dom Vittorino Aldinucci, abbé de San Miniato de Florence : L'œuvre œcuménique du Père Emmanuel André.* En 1950, à la mort de Dom Constantin Booschaerts, fon­dateur des monastères olivétains de Belgique et d'Angle­terre, Dom Vittorino-Maria Aldinucci fut nommé commis­saire de l'abbé général auprès de ces monastères, engagés dans un œcuménisme qui demandait à être surveillé ; en 1958, il devenait vicaire général de la congrégation, tout en conservant ses fonctions antérieures ; en 1962 enfin, il était postulé comme abbé par les moines de la célèbre abbaye San Miniato de Florence. Toute sa conférence re­pose sur une confusion entre l'intérêt porté par le Père Emmanuel aux Églises orientales et l'œcuménisme, adopté pour toute l'Église par le deuxième concile du Vatican, mais pratiqué par des petits groupes à partir des années 1880. « Pour comprendre l'œcuménisme du Père Emmanuel, il faut se reporter à son temps, alors qu'il n'était pas encore question d'œcuménisme, que le mot même d'œcuménisme n'existait pas encore. » Dom Vittorino commet là une grave erreur. Du vivant du Père Emmanuel, il était question d'œcuménisme ; le mot et la chose existaient ; ils existaient si bien que c'est en 1892 que Léon XIII dut publier la cons­titution apostolique déclarant que les ordinations angli­canes devaient être considérées comme entièrement nulles et invalides ; ce, à l'encontre d'un œcuménisme qui, pour trouver un terrain d'entente avec les anglicans, s'engageait dans la voie des concessions et des compromis, sans souci de la vérité ; 44:234 car la pratique constante et invariable de l'Église, depuis le XVI^e^ siècle, était de considérer les ordi­nations anglicanes comme certainement nulles ; chaque fois qu'un pasteur anglican converti avait voulu devenir prêtre, on l'avait ordonné purement et simplement, et non pas réordonné sous condition. Or la pratique constante et invariable de l'Église en matière de validité des sacrements engage l'infaillibilité de l'Église ; les premiers œcuménistes étaient plus que téméraires en remettant en cause un point très fermement acquis ; l'œcuménisme d'aujourd'hui se situe très exactement dans la ligne de l'œcuménisme de la fin du XIX^e^ siècle : celle des remises en cause, des compro­mis et des équivoques, qui fait bon marché de la vérité révélée. A notre connaissance, le Père Emmanuel n'a jamais parlé d'œcuménisme, à une époque où le mot et la chose existaient. Il s'est intéressé aux Églises orientales, ce qui est tout différent. Le Père Emmanuel connaissait admi­rablement le grec, l'hébreu et le syriaque ; il est l'auteur d'une traduction des psaumes sur l'hébreu ; il s'intéressait très vivement aux liturgies orientales. Dans les vingt der­nières années de sa vie, il eut des contacts d'abord et avant tout avec les Orientaux uniates, c'est-à-dire catholiques. Puis il fut amené à s'intéresser aux Orientaux séparés, avec l'espoir de travailler prudemment à une réunion bien souhaitable, réunion qu'il ne conçut jamais que comme une *conversion totale* des Orientaux séparés à l'Église catho­lique. En ce qui concerne les Orientaux, la pratique cons­tante et invariable de l'Église a toujours été en faveur de la validité certaine des ordinations et donc de tous les sa­crements. Les évêques orientaux séparés sont de vrais évê­ques, quoique schismatiques, les prêtres ordonnés par eux de vrais prêtres, les sacrements donnés par eux de vrais sacrements. Au 2^e^ concile de Lyon et au concile de Florence, les évêques orientaux séparés furent admis d'emblée au concile sans aucune condition ; *et il ne fut à aucun moment question de levée d'anathème, preuve qu'il n'y avait pas d'anathème ;* il y avait eu anathème *seulement contre Mi­chel Cérulaire et ses sectateurs immédiats,* nullement contre l'ensemble des Églises orientales ; la « levée des ana­thèmes » par Paul VI n'a donc rigoureusement *aucun sens.* 45:234 Et, lorsque l'union fut décidée, on ne demanda que deux choses aux évêques orientaux : une profession de foi catho­lique intégrale, un acte de soumission au pape. L'action du Père Emmanuel se situait donc dans la ligne des conciles de Lyon II et de Florence, et elle visait à préparer, de très loin, un troisième concile d'union, avec l'espoir que l'union, cette fois, durerait. Avec les maladroites concessions de l'œcuménisme, nous en sommes plus loin que jamais. Le Père Emmanuel publia, de 1885 à 1893, une revue qui fut d'abord « La revue grecque-unie », puis « La revue des Églises d'Orient ». Il y publia des articles très inté­ressants, qui furent très appréciés. Il reçut des prêtres et prélats orientaux *uniates* à Mesnil-Saint-Loup et prit, avec prudence, des contacts avec des personnalités orthodoxes, notamment avec Soloviev. Tout cela, Dom Vittorino le rap­pelle, mais toujours avec des références maladroites et qui sonnent faux au décret *Unitatis redintegratio,* de Vatican II. Sa conférence s'en trouve gâtée ; c'est bien dommage. Et sa finale ne manque pas de rattacher au Père Emmanuel l'œcuménisme pratiqué aujourd'hui par l'abbaye du Bec, œcuménisme qui en réalité a pris sa source dans l'influence, l'action et les écrits de Dom Lambert Beauduin et de ses disciples. III -- *L'article d'Henri Charlier :* « *L'œuvre de Notre-Dame au Mesnil-Saint-Loup *»*.* Le bulletin ne précise pas où ni quand a été publié pour la première fois cet article. Il date de 1964, car Henri Charlier y dit être paroissien de Mesnil-Saint-Loup depuis trente-neuf ans, et il y parle de l'école Saint-Pie X alors en construction ([^26]). 46:234 Dès le début de son article, Henri Char­lier cite les chroniques de D. Minimus parues dans les numéros 26 et 27 d'ITINÉRAIRES. Il retrace l'histoire de la paroisse, sa conversion par le Père Emmanuel, la méthode d'apostolat de celui-ci (celle de saint Paul), et l'importance de la dévotion à Notre-Dame de la Sainte-Espérance à laquelle le Père Emmanuel avait confié sa paroisse et la conversion de ses paroissiens. Enfin il y parle assez longue­ment de la situation de la paroisse en 1964. « Mesnil-Saint-Loup est une société élémentaire qui peut servir de modèle et d'exemple pour en fonder d'autres. » « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous. Jean Crété. 47:234 ### L'anniversaire du 18 juin *Jeanne à Patay ou les Sept Dons* par Joseph Thérol LORSQU'AVEC les renforts et le ravitaillement rassem­blés Jeanne d'Arc sortit de Blois pour aller délivrer Orléans, elle mit les prêtres en avant-garde. Son cha­pelain Pâquerel en tête, le convoi s'ébranla au chant du *Veni Creator.* Et les événements allaient prouver que l'Es­prit Saint avait entendu cet appel. De fait Il en agença si bien le cours que la délivrance d'Orléans, la prise de Jar­geau, les attaques contre Meung et Beaugency nous appa­raissent comme des manœuvres-préfaces -- si l'on peut dire -- destinées à sortir les forces anglaises de leurs retranchements et à les amener en ce lieu précis de l'im­mense Beauce où elles devaient être écrasées, où le moral anglais devait être définitivement démoli. La preuve en est dans ce mot de Jeanne avant la bataille et qu'on retrouve dans les lignes qui suivent : « Dieu nous les a donnés pour que nous les châtions... Et m'a dit mon Conseil qu'ils sont tous nôtres. » Telle fut la réponse du Saint Esprit au *Veni Creator* par quoi Jeanne avait publiquement, officiellement placé sous sa protection la « mission » dont Il l'avait chargée. 48:234 Et d'ailleurs, pour cette mission, Il l'avait comblée de ses sept dons. On sait que le sacrement de confirmation répar­tit également ces dons à tous ceux qui le reçoivent en état de grâce. Mais il en est de ces dispositions infuses comme des talents de la parabole, certains les font valoir et rap­porter, d'autres les laissent inemployés. Pour sa part, Jeanne voulut et sut les faire valoir par son obéissance et sa fidélité. On en a des preuves tout au long de son histoire, mais la plus remarquable est sa victoire de Patay que nous allons tenter de mettre en scène ici, pour le 550^e^ anniversaire du 18 juin 1429. On connaît ces sept dons : intelligence, sagesse, conseil, force, science, piété, crainte de Dieu. Conformément aux deux grands commandements, s'ils nous sont accordés, c'est pour nous rendre utiles et efficaces, chacun selon son état, au service de Dieu d'abord, et du prochain ensuite, pour ne pas dire en même temps, ce service étant la source terrestre des valeurs qui ont cours au Royaume de l'éter­nelle Charité. Jeanne aurait préféré -- elle l'a dit à Jean de Metz -- « rester auprès de sa pauvre mère », mais la volonté divine lui avait imposé un nouveau devoir d'état : prendre les armes et tirer de peine le royaume de France. C'est donc à cela que « dûment confirmée » (voir la suppli­que de sa mère au pape pour sa réhabilitation) elle employa les dons reçus de l'Esprit Saint. Parfois l'un d'eux se manifeste plus clairement, mais même alors les six autres, invisiblement ou moins visible­ment, sont en jeu eux aussi. Et par exemple, pour que la Force reste la Force et ne devienne pas violence, il faut bien qu'elle soit pondérée et régie par les six autres dons. Nous ne chercherons pas particulièrement à retrouver à tel ou tel moment de l'action l'effet de tel ou tel don. Toutefois rappelons-nous que, le premier commandement imposant la Charité envers Dieu, le plus important des sept dons, et qui semble les résumer tous, est celui que le catéchisme désigne sous le nom de *Crainte de Dieu.* Crainte, c'est-à-dire sentiment d'amour filial qui porte à ne pas déplaire, à chercher au contraire à plaire davantage, ce que Jeanne n'a cessé de faire, témoins ces mots au cours de son procès : « Je fais toujours son commandement... quoi qu'il dût m'arriver... parce que je l'aime de tout mon cœur. » 49:234 Et c'est pourquoi, bien que si peu apparent à première vue, c'est le don de Crainte de Dieu qui a mis en œuvre, éclairé et soutenu Jeanne à Patay. Cependant, si l'occasion nous en est donnée par un éclat plus évident, il nous arrivera de nous laisser aller à remarquer les autres. #### Les Anglais dispersés Au matin du 8 mai 1429, leur bastille des Tourelles étant tombée la veille au soir entre les mains des Français, les troupes anglaises se rassemblèrent en deux corps ran­gés en bataille, l'un à l'ouest d'Orléans avec Talbot, l'autre au nord avec Suffolk. C'était inviter au combat en rase campagne les vainqueurs de la veille. La Pucelle appelée se leva et, quoique souffrant de sa blessure -- une flèche lui avait traversé l'épaule à la base du cou à l'assaut des Tourelles -- elle revêtit la légère cotte de mailles appelée jaserais, monta à cheval, vint examiner les dispositions de l'ennemi et donna l'ordre de ranger aussi ses hommes en bataille. Mais c'était dimanche et, pour elle le service de Dieu passant en premier (don de piété), elle commanda qu'une messe en plein air fût célébrée sur place. De loin les Anglais y assistèrent immobiles. La messe terminée, Jeanne demanda de quel côté se tournait l'ennemi. « Du côté de Meung », lui dit-on. -- « Laissez-les donc partir, décida-t-elle, et ne les poursuivons pas car c'est dimanche. Nous les aurons une autre fois. » Cette prédiction devait se réaliser au cours du mois suivant. Et cette autre fois, l'on aurait non seulement les gens de Talbot chassés d'Orléans, mais aussi ceux de Suffolk chassés de Jargeau et d'autres encore venus tout exprès pour ce « châtiment ». Tandis que le corps anglais commandé par Suffolk prenait la direction de Jargeau, Talbot, avec le sire de Scales et les siens, s'en alla vers Meung. Suivons ceux-ci­. « A grant compaignée d'Anglois » ils gagnèrent en effet la ville de Meung-sur-Loire située à 18 km d'Orléans sur la rive droite de la Loire, mais séparée du fleuve et de son pont par une vaste étendue de prés. En raison de cet éloi­gnement la garnison anglaise installée dans la place environ 600 hommes -- avait puissamment fortifié le pont gardé par un fort détachement. 50:234 Aussi Talbot avait-il fait prévenir les Anglais qui tenaient la Ferté-Saint-Hubert de « brûler leur logis et de le rejoindre, non pas à Meung, mais à Beaugency ». Il se doutait -- ou il le savait par quel­que espion -- que les Français projetaient de reprendre les villes échelonnées sur la Loire. Pour les en empêcher, son intention était de fortifier Jargeau, à l'est d'Orléans, Meung et Beaugency à l'ouest avant d'aller faire sa liaison avec Falstaff qui devait amener de Paris un convoi de vivres et de munitions sous forte escorte. Ce mouvement de Falstaff, Jeanne en avait été prévenue dès le 4 mai. Ce jour-là, vers midi, elle était en train de « disner » avec les Boucher ses hôtes, et Jean d'Aulon, son écuyer, quand survint Dunois qui lui dit « qu'il avait sceu pour vray par gens de bien qu'ung nommé Falstolf, capi­taine desdits ennemys, devoit brief venir par devers iceux ennemys estant oudit siège (d'Orléans), tant pour leur donner secours et renforciez leur ost comme aussi pour les avitailler et qu'il était déjà à Yinville -- desquelles paroles ladicte Pucelle fut toute renjoyée (réjouie)... et dist à mondit seigneur de Dunoys telles paroles ou sem­blables : Bastard, bastard, je te commande que tantôt que tu sçauras la venue dudit Falstolf que tu me le faces sçavoir, car s'il passe sans que je le sache, je te promets que je te ferai oster la tête. A quoi lui respondit ledit seigneur de Dunoys que de ce ne se doubtât, car il le lui ferait sçavoir. » (Déposition de Jean d'Aulon.) On croit deviner, à l'outrance plaisante de la décapitation, que Jeanne prévoyait qu'elle n'aurait point à rencontrer Fal­staff à ce moment, mais plus tard (don de science). Et pourtant... La Pucelle et l'écuyer, chacun de son côté, étaient allés prendre du repos. N'avaient-ils pas che­vauché toute la matinée à la rencontre d'un convoi leur venant de Blois ? Et ce fut la fameuse scène du réveil en sursaut de Jeanne, qui cria à d'Aulon : « En nom Dieu, mon Conseil m'a dit que je voise (j'aille) contre les An­glois, mais je ne sçay si je doy aler à leurs bastilles ou contre Falstolf qui les doit avitailler. » Une initiative des milices orléanaises était en effet venue brouiller les plans. Ne s'étaient-elles pas mis en tête d'aller chasser les Anglais de leur bastille Saint-Loup sans prévenir la Pucelle qui, finalement, vite armée et mystérieusement ins­pirée, galopa jusqu'à cette bastille et transforma en vic­toire un assaut qui tournait fort mal pour les milices. 51:234 Quatre jours plus tard la délivrance d'Orléans arrêtait à Étampes Falstaff obligé d'attendre les nouvelles dispo­sitions des troupes anglaises dispersées. Des messages de Talbot -- la suite le démontra -- lui parvinrent qui lui donnaient rendez-vous à Janville. Les Anglais avaient perdu autour d'Orléans une grande partie de leur matériel de guerre et de leurs approvisionnements. La jonction avec Falstaff devait rendre à Talbot les moyens dont l'avait privé son repli. Une autre mauvaise nouvelle, la défaite de Suffolk à Jargeau le 12 juin, lui arriva tandis qu'il pressait ses mouvements. Dès le 10 juin au soir il avait quitté Meung pour Beaugency avec 40 lances et 200 archers, laissant la garnison aux ordres de Scales et d'un fils de Warwick. #### Vers la bataille en rase campagne Revenus de Jargeau les Français prirent à peine le temps de se reposer à Orléans où se trouvaient 6 000 à 7 000 combattants et où la municipalité finissait de rassembler vivres, matériel et munitions. Le 14 au matin, après la messe, la Pucelle manda le duc d'Alençon, nommé lieute­nant général de l'armée, et lui dit : « Je vueil demain après disner aler voir ceulx de Meun. Faites que la compagnie soit preste de partir à ceste heure. » Et dans l'après-midi du 15 juin les Français se présentaient devant le pont de Meung par la rive gauche de la Loire. Après un violent mais court engagement, ils enfoncèrent les défenses et s'empa­rèrent du pont « de plain assaut sans guères arrêter ». Les Anglais chassés du pont se réfugièrent dans la ville et le château. Cependant Talbot, après un court séjour à Beau­gency, avait gagné Janville où il put faire enfin sa jonction avec Falstaff, lequel était arrivé d'Étampes. Le 16, de bon matin, les Français passèrent la Loire par le pont de Meung dont ils avaient retourné les défenses et où ils laissèrent un fort détachement. Évitant la ville, ils prirent par la rive droite de la Loire, rive de Beauce, la direction de Beaugency. 52:234 Les deux lieues de route furent vite couvertes. Ô surprise ! Les murs de la ville n'étaient pas gardés. En effet la garnison anglaise, 600 ou 700 hom­mes aux ordres du bailli d'Évreux, Richard ou Guischard Guétin, et d'un capitaine gallois, Matthew Gough (souvent prononcé Matago), échaudée par les nouvelles d'Orléans, de Jargeau, du pont de Meung, s'était enfermée d'une part sur le pont fortifié, d'autre part dans le château dont le puissant donjon existe toujours. Les Français occupèrent donc la ville non sans avoir durement bataillé contre un parti d'Anglais qui finit, lui aussi, par gagner l'un des deux refuges. Cependant une flottille de chalands, commandée par les frères Jehan et Guillot Savore et chargée de matériel et de vivres, arrivait d'Orléans et accostait aux quais de Beaugency. Elle fut aussitôt déchargée et Jeanne fit ins­taller, de manière à battre le château, son artillerie et la grosse bombarde orléanaise venue, elle, par la route grâce à un attelage de 24 chevaux qu'avaient guidés les voituriers Bourdon et Rifflard. Incident pittoresque et qui montre bien l'enthousiasme des gens d'Orléans et leur affection pour Jeanne : dans le sillage des chalands suivait une barque, propriété d'un Orléanais qui avait tenu à apporter lui-même sa part de secours aux combattants : un fût de vin et 12 douzaines de pains. Mais en examinant ce qu'avait déversé la flottille, Jeanne s'aperçut qu'elle risquait de manquer de poudre. Aussitôt elle envoya un sergent, Robin le Boucaut, en demander à Orléans. #### La veille de la bataille Alors se produisit un événement inattendu et très embarrassant. Le roi avait interdit à ses capitaines d'ac­cepter dans l'armée le connétable Artus de Richemont, détesté de son favori La Trémoille. Or on vint annoncer au duc d'Alençon et à la Pucelle que le connétable approchait avec une forte compagnie, qu'il avait avec lui de grands seigneurs bretons et manceaux, Jacques de Dinan, Beau­manoir, Robert de Montauban maréchal de Bretagne, le sire de Rostrenen, Louis de Scorailles et autres. 53:234 En réalité il se présentait avec une armée de 2 000 hommes, dont 400 lances et 800 archers. Aussitôt il y eut dissension parmi les capitaines du roi. Le duc d'Alençon déclara même à Jeanne : « Si le connétable rejoint, moi je m'en irai. » Jeanne, elle aussi, s'était montrée d'abord très contrariée, tiraillée qu'elle était entre son désir d'obéir au roi et le bon sens qui lui montrait de quelle aide les Français se priveraient en renvoyant Richemont. Prévoyait-elle à ce mo­ment la rencontre de Patay ? En tout cas ce bon sens, qui ne l'emportait pas chez les capitaines, nous croyons qu'il était en elle l'effet de ces deux dons du Saint-Esprit : l'in­telligence et la sagesse. Sur ces entrefaites arrivèrent les sires de Kermoisan et de Rostrenen « demandant logis » de la part du conné­table. On leur répondit qu'on avait ordre du roi de com­battre Richemont s'il insistait pour être accueilli. Mais la dissension s'aggrava. La Hire, Géraud de la Paglière, le sire de Guitry et d'autres firent même savoir à la Pucelle qu'ils ne combattraient pas les Bretons. Jean d'Alençon décida alors de « quitter l'ost avec sa compagnie » et il s'y préparait quand on annonça -- incident providentiel où l'on peut voir le Saint-Esprit à l'œuvre -- l'approche d'une nombreuse troupe anglaise avec les redoutables Talbot et Falstaff. Dans le camp français un cri rallia aussitôt tout le monde : « A l'arme ! ». Et la Pucelle dit à d'Alençon : « Beau duc, il n'est pas temps de s'éloigner mais de s'entraider » (don de conseil). Quand Richemont fut sur le point de rejoindre, Alençon, Jeanne, Dunois, les frères de Laval, Retz et d'autres se portèrent donc à sa rencontre et l'accueillirent courtoise­ment ; Jeanne et le connétable mirent pied à terre. Si l'on en croyait le chroniqueur breton Guillaume Gruel, toujours soucieux de glorifier son maître et qui était présent, « vint ladite Pucelle embrasser mondit seigneur par les jambes ». D'après la *Chronique de la Pucelle,* c'est au contraire Ri­chemont qui « se mist en toute humilité » (à genoux, dit un document de 1429 ou 1430) « devant la Pucelle luy sup­pliant que, comme le roy lui eust donné puissance de pardonner et remettre toutes offenses commises et per­pétuées contre luy et son autorité... la Pucelle le voulust, de sa grâce, recevoir pour le roy au service de sa cou­ronne ». 54:234 Il est un point sur lequel les témoins sont d'accord, c'est ce court dialogue que rapporte d'Alençon : le conné­table dit à Jeanne : « On m'a dit que vous me vouliez com­battre. Je ne sçay si vous êtes de par Dieu ou non. Si vous ; estes de par Dieu, je ne vous crains de rien car Dieu scait mon bon vouloir. Si vous êtes de par le diable, je vous crains encore moins. » Et Jeanne répondit : « Beau connétable, vous n'êtes pas venu de par moi, mais puisque vous êtes venu, soyez le bien venu. » Alors, à sa demande, devant le duc d'Alençon et les « hauts seigneurs de Post » le connétable jura qu'il servirait loyalement le roi. Acte en fut dressé sur lequel les seigneurs apposèrent leurs sceaux. Il fut décidé que, suivant la coutume, les hommes de Richemont seraient chargés du guet pendant la nuit sur la rive gauche de la Loire, « du côté de la Sologne », d'où le lendemain matin ils attaqueraient Beaugency dont la Pucelle et d'Alençon continueraient l'assaut par le côté Beauce. L'armée anglaise approchait en effet. Mais ce n'était pas sans peine qu'elle s'était mise en mouvement. A Jan­ville Falstaff s'était entêté à attendre des renforts que devait envoyer le duc de Bedford. Il ne cachait pas qu'il n'avait guère envie d'en venir aux mains tout de suite. Ce 16 juin après dîner, devant Talbot, Ramston et autres seigneurs rassemblés en conseil de guerre, il prit la parole : -- « Vous savez bien la perte de nos gens devant Or­léans, Jargeau et autres lieux. Ceux de notre parti en sont abattus et effrayés, nos ennemis au contraire tout réjouis exultent et en sont tout revigorés. Aussi je conseille de ne pas aller plus avant, de laisser nos assiégés de Beaugency libres de traiter au mieux avec les Français. Quant à nous, ne nous hâtons pas de combattre, restons ensemble dans la ville, le château et les places amies et ne combattons pas avant d'être plus assurés et que nous aient rejoints les gens que le duc de Bedford doit nous envoyer. » La proposition fut assez mal accueillie par l'auditoire. A leur tour les chefs anglais connaissaient la discorde. Talbot déclara : « Ne serais-je suivi que de mes gens et de ceux qui voudront me suivre, j'irai combattre avec l'aide de Dieu et de monseigneur saint Georges. » 55:234 La discussion n'en finissait pas. Voyant qu'on n'abou­tissait à rien, Falstaff leva la séance et chacun se retira après qu'on eut fait avertir les capitaines d'être prêts le lendemain matin, 17 juin, si le départ était décidé. Le lendemain matin donc, les Anglais étaient rangés à la sortie de Janville. Nouveau rassemblement des grands chefs au­tour de Falstaff qui, de nouveau, fit part de ses craintes, en appuyant sur l'insuffisance des effectifs. L'ost anglais comptait environ 5 000 hommes, tandis que les Français en comptaient maintenant à peu près 12000. -- Si la fortune nous est contraire, conclut Falstaff, tout ce que le feu roi Henri a conquis en France à grande et longue peine sera en perdition. Aussi vaudrait-il mieux se retenir et attendre les renforts. Vaine suggestion ! Talbot maintint sa décision qu'ap­prouvèrent la plupart des seigneurs anglais. Alors Falstaff, à contre-cœur, ordonna aux étendards de diriger l'armée vers Meung., Ils s'en trouvaient à peu près à une lieue quand les Français furent avertis de leur voisinage. Ralliés, nous l'avons vu, par le cri : « A l'arme ! » ceux-ci furent bientôt rangés en bataille « sur une petite montagnette », pour mieux se rendre compte du comportement des Anglais. Ces derniers, les croyant prêts à combattre, mirent pied à terre et leurs archers se rangèrent à l'abri derrière leurs pieux aiguisés. Mais personne ne bougeant dans les rangs français, au bout de quelque temps deux hérauts anglais vinrent faire savoir que trois chevaliers de chez eux étaient prêts à rencontrer trois chevaliers français, s'il en était d'assez courageux pour accepter le combat. Un gronde­ment courut parmi les nôtres. De ces rencontres sortait souvent un engagement général toujours malheureux pour celui qui se laissait prendre à cette ruse d'aspect chevale­resque, courante à l'époque. Mais la Pucelle fit répondre (don de sagesse) : « Allez vous logier pour meshuy car il est assez tard ; mais demain au plaisir de Dieu et de Notre-Dame nous vous verrons de plus près. » Sagesse -- oui, car le temps aurait manqué pour la bataille d'écrasement dont Jeanne était probablement aver­tie par le don de science que ses voix attisaient en elle et d'où émanaient prescience, prévision, prophétie. 56:234 Sur cette réponse les Anglais reprirent leur chemin vers Meung où ils cantonnèrent pendant la nuit, après avoir mis en batterie pour attaquer et reprendre le lendemain le pont tenu par les Français ; à ceux-ci Richemont avait envoyé en renfort quelque 20 lances et 40 archers sous les ordres de Pierre Baugé et Charles de la Ramée. Cependant, les Français de Beaugency regagnaient leurs positions autour du château. Voyant d'une part s'éloigner les Anglais de Talbot dont elle attendait le secours et, d'autre part, les Français revenir autour de ses murs, la garnison anglaise de Beau­gency sombra dans le découragement. Des rumeurs lancées par nos partisans affirmaient que Talbot était définitive­ment reparti pour Paris. Il n'y avait donc plus d'aide à attendre de lui. En outre, de par « la renommée de Jehanne la Pucelle les courages anglais étaient fort altérés et faillis ». Bref la garnison démoralisée ne demandait plus qu'à vider les lieux et à « se retraire sur les marches de Northman­die ». Son chef, Richard ou Guischard Guétin, bailli d'Évreux, demanda à capituler. Il fut convenu que les Anglais quitteraient le château et le pont dès le lever du jour, emportant leurs chevaux, leurs armes et partie de leur bagage équivalant à un marc d'argent. Ils faisaient en outre le serment de ne pas combattre les Français avant 10 jours. Et le samedi 18 juin au matin, sous le contrôle d'Ambroise de Loré, les Anglais sortirent de Beau­gency où ils laissaient en otages Matago (Matthew Gough) et Guétin lui-même. #### Le 18 juin Cela fait, les Français repartirent pour Meung où ils pensaient trouver les Anglais de Falstaff et Talbot aperçus la veille au soir. Ils n'y trouvèrent plus un seul ennemi. Très tôt le matin un coureur échappé de Beaugency était venu annoncer aux Anglais la reddition de cette place, ajoutant que les Français « se mettaient aux champs pour venir attaquer Meung ». Les godons ne tenaient pas à subir un nouveau siège. La bataille en rase campagne leur ayant toujours été si favorable depuis longtemps, ils en préfé­rèrent le risque une fois encore et partirent pour Janville « en ordonnance de belle bataille ». 57:234 Un chevalier anglais portant un étendard blanc conduisait l'avant-garde ; ve­naient ensuite l'artillerie, le ravitaillement et le gros de la troupe conduit par Falstaff, Talbot, Ramston et autres seigneurs ; enfin l'arrière-garde composée de « purains Anglois » (purs Anglais). Voyons à présent avec le chroniqueur Wavrin du Fores­tel, qui y servit sous Falstaff, le début de la bataille de Patay. A une lieue environ avant l'arrivée à ce village, en an lieu nommé Coynce, des coureurs vinrent de l'arrière-garde annoncer à Talbot qu'ils avaient vu venir derrière eux grand nombre de gens qu'ils croyaient être des Fran­çais. Assurément les renforts promis par Bedford ne pou­vaient venir du sud. On voulut toutefois des renseigne­ments plus précis ; ils confirmèrent qu'il s'agissait de Français, nombreux et bien armés, qui chevauchaient « raddement », raidement sans dévier, droit sur les An­glais. Et de fait on les aperçut bientôt. Les capitaines ordonnèrent alors à leur avant-garde, à leur artillerie et à leur ravitaillement d'aller prendre position au long des haies qui bordaient le village de Patay. En ce temps-là, la Beauce n'était pas ce qu'elle est aujour­d'hui. Pas plus vallonnée que maintenant, elle était parsemée de bosquets et de buissons plus ou moins importants et coupée de nombreuses haies drues et fournies. On y pouvait dissimuler ses mouvements et fortifier ses posi­tions, à condition toutefois d'en avoir le temps. Les Fran­çais étaient encore assez loin. Le gros de l'ost anglais reçut l'ordre d'aller rejoindre l'avant-garde. Quant à Talbot il avait remarqué dans un creux deux haies épaisses formant un passage facile que les Français ne manqueraient proba­blement pas d'emprunter pour aller affronter les combat­tants rassemblés devant Patay. Il décida de s'installer là en embuscade avec 500 archers d'élite. Retournons à Meung où les Français surpris du départ de l'ennemi furent un moment déconcertés. Puisqu'il n'était plus là, il fallait tout naturellement savoir où il était. Aussi Jeanne ordonna-t-elle que des chevaucheurs partent en quête à travers la Beauce. Cependant, si nombre de capitaines lui faisaient maintenant toute confiance, d'autres n'étaient pas sans se dire qu'elle n'avait jusqu'alors mené que des attaques de place. 58:234 Et ils se souvenaient de la cuisante défaite qui leur avait été infligée quatre mois plus tôt à Rouvray-Saint-Denis, le 12 février, lorsqu'ils avaient voulu s'emparer d'un convoi de harengs que les godons amenaient à leurs bastilles. Rencontrer les Anglais en Beauce, cela signifiait la lutte en rase campagne qui, non seulement ce 12 février 1429, mais aussi par exemple à Azincourt en 1415 ou à Verneuil-au-Perche le 17 août 1424, avait coûté si cher aux gens du roi. « Y eut, écrit Cousinot de Montreuil, foison de tuez et de prins... Et y furent tués le comte d'Aumale, le comte de Ventadour, le vicomte de Narbonne, le comte de Tonnerre, les sires de Graville, de Beausault, Messire Charles le Brun, Mes­sire Antoine de Caource seigneur de Malicorne, Messire Guillaume de la Palu et plusieurs autres jusqu'au nom­bre de 6 000 à 7 000 hommes. Et y furent pris le duc d'Alençon, le seigneur de la Fayète, mareschal de France, le seigneur de Mortemer et plusieurs autres... » Les Anglais avaient bien, eux aussi, perdu pas mal de monde, mais le bruit courait en France de ne point conseiller « au royaume combattre les Anglois en batailles rangées, si on l'avoit faict il en estoit mal avenu ». Le duc d'Alençon, retenu prisonnier plusieurs années, avait pu récemment se libérer par rançon, mais sa femme s'était plainte à la Pucelle que cette rançon les avait à peu près ruinés et qu'elle ne tenait pas à voir repartir si vite en guerre un mari dont le premier départ, peu après leur mariage, l'avait privée si longtemps. Ainsi, tandis que l'ennemi, sauf Falstaff, se réjouis­sait d'une rencontre en bataille rangée, il n'y avait chez les Français -- à part d'Alençon qui se plaignait seulement du manque de chevaux -- que quelques seigneurs décidés à foncer. Jeanne ne s'en inquiétait guère. Elle connaissait trop bien ses hommes pour avoir besoin de demander à ses Voix si, en présence de l'ennemi, ils hésiteraient encore. « Plusieurs princes et capitaines vinrent lors demander à la Pucelle... quel chose il luy sembloit de présent bonne à faire. Laquelle respondy qu'elle était certaine et scavoit véritablement (don de science) que les Anglois leurs ennemis les attendoient pour les combattre ; disant oultre que au nom de Dieu, on chevaulchat avant contre eulx et qu'ils seraient vaincus. Aucuns lui demandèrent où on les trouverait, ausquelz elle fist responce qu'on che­vauchast seurement et que l'on aurait bon conduit. » 59:234 Le duc d'Alençon rappelle ce fait en d'autres termes ; il fait dire à la Pucelle : « En nom Dieu, il les faut com­battre. Seraient-ils pendus aux nues, nous les aurons car Dieu nous les envoie pour les châtier... Le gentil roi aura aujourd'hui la plus grande victoire qu'il eut jamais. Et m'a dit mon Conseil qu'ils sont tous nôtres. » Aussitôt Richemont donna l'ordre de déployer son éten­dard et l'on partit. Furent dépêchés en avant-garde « mon­tés sur fleurs de coursiers » -- certains auteurs y dénom­brent 80 hommes, d'autres davantage -- La Hire, bien entendu, et ses deux frères Arnaud-Guilhem et Amadoc, Loré, Xaintrailles, Thibaut d'Armagnac et, pour Riche­mont, le sire de Beaumanoir. Le gros de l'armée suivait d'assez près, avec la Pucelle, Alençon, Dunois, Vendôme, Richemont, Rais, Boussac, les frères Laval, l'amiral Louis de Culant, les sires d'Albret et de Chauvigny, et Gaucourt. Puisqu'on allait combattre, Jeanne, laissant son épée au fourreau, portait elle-même son étendard (voir Procès, 27 février) ; Chez les Anglais, si Talbot et ses archers étaient en place, le gros et l'arrière-garde n'avaient pas encore établi leur dispositif définitif. Chez les Français il y avait cinq lieues que l'on chevauchait ou avançait à pied et l'on n'avait toujours rien vu. Chaque bois, chaque creux pou­vait cacher l'ennemi et les cavaliers de l'avant-garde bat­taient consciencieusement la campagne. Il était donc pro­bable que la rencontre, si rencontre il y avait ce jour-là, aurait lieu au village même de Patay, où de loin, en raison des haies et des bosquets qui masquaient les abords, on ne voyait pourtant personne. Et soudain l'un des gens de La Hire fit lever un cerf qui prit le galop et disparut derrière un repli de terrain. Aussi­tôt de grands cris partirent d'au-delà, saluant la bête affolée : « Pour lequel cry les coureurs françois furent adcertenés que c'estoient les Angloiz car ils les virent adont tout à plain. » Immédiatement La Hire envoya prévenir d'Alençon qu'il était au contact de l'ennemi. N'entendant pas bien l'émissai­re : -- Que dit-il ? demanda Jeanne à d'Alençon. 60:234 Le duc lui répéta le message de La Hire, et lui dit : « Jeanne, voici les Anglais en bataille. Combattons-nous ? » Il savait bien quelle serait la réponse. Mais il en atten­dait un regain d'enthousiasme chez ses gens et leurs chefs. Or la réponse le surprit. -- Avez-vous de bons éperons ? -- Comment dà ? s'écria le duc. Nous faudra-t-il retirer ou fuir ? Mais elle : -- Nenni ! En nom Dieu allez sur eux (don de conseil) car ils s'enfuiront et n'arrêteront point (don de science) et seront déconfits *sans guéres de perte de vos gens.* Et pour ce faut-il vos éperons pour les suivre. Après la pagaille provoquée parmi les archers de Talbot par l'apparition du cerf, un autre incident -- et pourquoi n'y verrait-on pas aussi une réponse au Veni Creator ? -- aggrava le désordre chez les Anglais. Parmi leurs chefs certains étaient mécontents des dispositions prises par Talbot « et dirent qu'ils trouveraient place plus advantageuse. Pour quoy ils se mirent en chemin (vers Patay) en tournant le dos à leurs ennemis et che­vaulchèrent à ung autre lieu environ à ung petit quart de lieue de loing du premier, qui était assez fort de hayes et de buissons, ouquel, pour che que les Franchoix les quoitoient (quêtaient) de moult près, mirent pied à terre et descendirent la plus grande partie de leurs chevaux. » Déjà La Hire et l'avant-garde fonçaient de plein élan. Le gros, qui les avait rejoints, trouva, l'ennemi en plein désarroi « avant qu'ils eussent pu se mettre en ordon­nance ». L'attaque fut si furieuse que le désarroi devint vite débandade et que Falstaff lui-même entraîné par Forestel et le bâtard de Thian, « avec nombre de leurs gens, au lieu de mettre pied à terre, s'enfuirent à plain cours pour sauver leurs vies. ... Et entre tant, les aultres, qui étaient deschendus à pied, furent tantost de toutes parts advironnés et combatus par yceulz Franchoix ; car ils n'eubrent point loisir d'eulx fortifier de peuchons (pieux) aguisiés par la manière qu'ils avaient accoutumé de faire. 61:234 Et pour tant sans che qu'il­feyssent grand dommage aux Franchoix, ils furent en assez brief terme et légièrement rués jus (abattus) dé­confits et tout vaincus. Et y eubt mors desus la placee d'yceulz Anglois environ dix-huit cens, et en y eubt de prisonniers de cent a six vingts (120), desquelz estoient les princhipaux les seigneurs d'Escalles, de Tallebot, de Mongrefort, messire Thomas de Rampston... » La bataille de Patay s'achevait en désastre pour les Anglais. Falstaff et ses compagnons s'enfuirent vers Étampes où ils arrivèrent passé minuit (le combat avait commencé vers 2 heures de l'après-midi) ; d'autres fuyards poursui­vis par les nôtres crurent pouvoir se réfugier à Janville, mais les habitants fermèrent leurs portes et se mirent en défense sur leurs remparts. Restait au château une petite garnison commandée par un Français passé au service de l'Angleterre. Il s'empressa de traiter avec la population qui lui promit la vie sauve, à condition qu'il rendît le châ­teau et fît serment de servir désormais loyalement le royau­me de France. Et dans Janville délivrée les Français, qui n'avaient pu avoir les harengs à Rouvray, s'emparèrent de ce qu'avait apporté Falstaff. Aiguillonnés par la peur, les partis anglais qui occu­paient les autres places de Beauce, comme Montpipeau et Saint-Sigismond, y mirent le feu et prirent la fuite. Chez les Français, c'est le soir que l'on dénombra les prisonniers, et c'est alors qu'on amena Talbot au duc d'Alençon. -- Vous ne pensiez pas ce matin que pareil meschief vous adviendrait, lui dit le duc. -- C'est la fortune de la guerre, répondit simplement Talbot. Le lendemain après dîner, Jeanne, d'Alençon et l'ar­mée reprirent la route d'Orléans. Un incident significatif survenu durant la marche nous montre en Jeanne les dons de piété et de crainte de Dieu. En chemin un de nos hommes qui escortait un groupe de prisonniers frappa l'un de ceux-ci avec tant de violence sur le crâne que l'Anglais s'écroula. Aussitôt Jeanne sauta à terre, s'agenouilla, rele­va la tête du blessé sur son genou plié et appela un prêtre auprès du mourant. \*\*\* 62:234 « Ils sont tous nôtres » avait prédit Jeanne. Les Anglais eurent de 2 000 à 3 000 tués, le chiffre varie selon les chroniqueurs, et de 200 à 300 prisonniers. « Sans guère de perte de vos gens », avait-elle dit aussi. D'après Thibaut d'Armagnac nous n'eûmes qu'un seul tué, un noble de sa compagnie. Perceval de Boulainvilliers en dénombre trois. C'était bien la bataille d'écrasement et la plus grande victoire qu'eut jamais Charles VII. Dès ce 18 juin, le moral anglais était si profondément atteint que la désertion fit des ravages dans les rangs des godons, à tel point que le duc de Bedford ordonna de fermer les ports de Normandie par où nombre de déserteurs voulaient regagner l'Angle­terre. Balayée chez les Français la peur de la guerre en rase campagne. En les lançant sur une armée anglaise désorga­nisée, en leur facilitant ainsi la victoire, le Saint-Esprit leur rappelait que lorsqu'ils accomplissent la Geste de Dieu, ils sont invincibles. Cinq cents ans plus tard, saint Pie X devait le leur rappeler aussi. Cependant, tandis que la crainte neutralisait l'ennemi, le Dauphin Charles se préparait à partir pour Gien, d'où la Pucelle l'emmènerait le 24 juin en direction de Reims. Et là, parce que tel était le plaisir de Dieu, le 17 juillet il recevrait son Saint-Sacre et deviendrait le « lieutenant de Dieu » au royaume de France. Joseph Thérol. 63:234 ### Philippe et le Temple *L'Ordre et le désordre* par Jean-Louis Perret JE FAIS LE COMPTE des revues spécialisées prospères, réédi­tions à jet continu, épaisses biographies au hit-parade des libraires, émissions télé à succès, austères études médiévistes s'épuisant à plaisir, etc. Pas de doute, « *les Français se ruent sur l'Histoire *»*,* comme dit M. Alain Decaux, historien lui-même. Cette image impétueuse fait le titre d'un de ses récents articles que j'ai bêtement laissé échapper, s'il me tombe sous la main j'y prendrai un plaisir extrême. Et j'y verrai confirmées les lacunes que je lui soupçonne : je parie que M. Decaux n'a pas assez clairement mis en garde cette nouvelle génération d'amateurs tout bouillonnant de soudain intérêt contre une histoire affreu­sement mutilée dans ses moindres recoins ; je déplore comme si j'y étais sa répugnance à dénoncer les impos­tures entretenues par certains historiens choyés et le vilain silence où sont tenus tant d'autres. A se ruer ainsi sans discernement, il pourrait bien se faire que tel lecteur avide se ruât sur le parti pris, la calomnie et qui sait le mensonge, et je présume encore que M. Decaux n'en souffle mot. 64:234 Ni que cet engouement sent un peu la mode et la minauderie ; que c'est pitié de voir comme l'histoire n'est plus enseignée dans les écoles ; que les Français poussent sans racines ; que la République est décidément contrainte au mensonge comme à une loi de survie ; qu'elle n'a pas plus besoin d'histoire que la Révolution de savants ; qu'en­fin la France elle-même se passera de Français. Sait-on si de tels accents n'eussent trouvé des échos dans les rangs du syndicat des enseignants *libéraux ?* Il s'est ému voici peu des lendemains apatrides que la méthode Haby prépare à nos enfants. Une émotion vigoureusement formulée à l'adresse du gouvernement libéral ; on nous fabriquerait pour bientôt, pour demain, des Français cou­pés de leur culture, étrangers à leur pays et à leur histoire. Des Français libéraux en quelque sorte. Le syndicat libéral des deux et deux font trois attire l'attention des pouvoirs publics sur les dangers extrêmes que fait courir à nos enfants la doctrine du trois et trois font cinq. Il y a de la sincérité dans ces indignations, ou une infinie malice. Et dans les exhortations de M. Barre à l'effort ? de M. Giscard à la morale ? Les sentiments de tristesse et d'inquiétude exhalés par Mme Veil au spectacle de la dénatalité ? ([^27]) De l'histoire falsifiée qui fut jusqu'à naguère la règle clé l'enseignement public, nous voici venus en effet, après réforme, à l'absence même d'histoire, vacuité jugée indis­pensable à l'épanouissement de l'apatride libéral dans la perspective d'une génération d'individus au potentiel évo­lutif enfin libéré, sans ancêtres ni descendance. Et cepen­dant cette ruée tellement sympathique, direz-vous ? Un sur­saut imprévu ? Une bavure dans le système ? Pas du tout, affirment les responsables, restons optimistes, le processus est enclenché et déjà nos sondages dessinent un adulte moyen cessant de se reconnaître comme Français pour s'assumer pleinement dans les catégories socio-profession­nelles dont nous avons le contrôle. 65:234 Aucun danger de débor­dement nous avons affaire à des cadres, des ruraux, des handicapés et d'ici quelques années la question sera défini­tivement réglée par le renfort de nos derniers enfants actuellement formés aux perspectives de table rase. Non, il s'agit voyez-vous d'innocentes ruades, l'histoire aujour­d'hui n'est plus consommée comme quelque abjecte nos­talgie du passé, c'est une récréation culturelle en promo­tion ([^28]), une activité de loisir surveillée par les médias, demain nous passerons à autre chose. \*\*\* Tout de même, il n'est pas impossible que cette plani­fication coure au bide ; plaisons-nous à rêver de l'époque prochaine où les Français s'éprendront de leur histoire ; poseront sur l'ancienne France et la monarchie un regard de tendresse bienveillante, admirative, partiale au besoin ; se feront plus héritiers que juges ou censeurs et poursui­vront après leurs aînés l'instruction des délits contre leur passé. Il y a fort à faire. Voyons le bronze où s'est coulée la mystique du gaullisme salvateur, la trahison de Pétain, l'innocence de Dreyfus et imaginons de quelle trempe est l'acier des mensonges plus anciens. J'en sais un dont le temps a bien poli le sombre éclat, je ferais volontiers bonne justice de quelques perfidies et faussetés qui l'ont hissé au rang des plus indiscutables vérités historiques. Du bouquet des fleurs vénéneuses que constituent ces « *Pré­jugés ennemis de l'histoire de France *» ([^29])*,* l'affaire des Templiers n'est sans doute pas la *flos florum.* Elle ne manque toutefois ni d'éclat ni d'intérêt ; elle comporte aussi quelques leçons. Templiers, voir Philippe le Bel (Anagni, maltôte, fausse monnaie, Tour de Nesle, tortures, etc.), le « *cupide *» (R. Pernoud), « *l'assassin *» (Michelet), *celui que* « *rien ne gênait moins que le mensonge *» (A. Ollivier), pillant d'une main les coffres de l'Ordre, brandissant de l'autre les te­nailles rougies. 66:234 La bibliographie du Temple est prodi­gieuse, des centaines d'ouvrages évoquent l'affaire, à la loupe ou en passant. Mais par quel mystérieux « *obscurcissement de l'idée nation*ale » ([^30]) l'écrasante majorité de leurs auteurs s'abandonnent-ils ici au péril de l'honnête raison à leurs sentiments les plus mous, leurs passions les plus vagues, leur sensiblerie la plus confuse ou leurs juge­ments les plus téméraires ? Ces emportements n'ont point d'âge, le lyrisme de Chateaubriand évoquant l'affaire n'est guère plus cocasse au fond que la niaiserie solennelle de certains historiens modernes. Comprenez bien qu'en ces temps-là, « *il était vain d'attendre les garanties de sérieux, de sérénité et d'objectivité qui caractérisent les travaux de nos modernes Commissions d'enquêtes *». C'est Raymond Oursel qui parle, spécialiste réputé du dossier des Tem­pliers ([^31]), il est certainement sincère ; sa cuistrerie, pour­rait-on dire, ne pose nullement problème au niveau de l'objectivité ; il nous développerait aisément une thèse selon laquelle les Templiers eussent gardé toutes leurs chances devant les tribunaux tellement sérieux, sereins et objectifs de 1793, ou de 1945, ou de 1962. Pour le cas où la vie d'un pays, l'histoire d'une nation pourraient être envisagées comme celles d'une famille ([^32]), on ne surprendra jamais M. Oursel, ou ses prédécesseurs, ou ses collègues à faire leur cette famille. C'est qu'un monde de piété familiale nous sépare. La tentation est grande de procéder au recensement cri­tique des contre-vérités, balourdises innocentes ou men­songes haineux, qu'a suscités la littérature templière ; je ne dispose à cet effet ni d'assez de place ni d'assez de science. A défaut de panorama, un simple coup d'œil jeté sur quel­ques bons gros tracs du répertoire devrait toutefois suffire à l'édification des lecteurs non prévenus ; un ouvrage appa­remment sans rapport avec le sujet fournira le prétexte de cette évocation. 67:234 Un journaliste anglais, Ian Wilson, a consacré au « Suaire de Turin » ([^33]) un bouquin passionnant et passion­né. C'est un travail remarquable pour l'essentiel (et déce­vant ici et là), qui fait le point sur l'authenticité et met en branle un certain nombre d'hypothèses plus ou moins nouvelles et brillamment développées. L'une des plus excitantes comme des plus hasardeuses soutient l'identité de l'acheiropoïetos, le voile d'Édesse « non fait de main d'homme », ou Mandylion, qui fut la relique majeure des premiers siècles de la chrétienté, avec le fameux linge de Turin où plus rien ne nous retient désormais de recon­naître Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même ([^34]). Et c'est ici que nous retrouvons nos Templiers : Wilson leur fait racheter le précieux Mandylion sauvé du sac de Constantinople. Entre la dernière ostentation de cette relique à Constantinople dans les années 1200 et la pre­mière exposition publique, (à Lirey en Champagne) de l'actuel Suaire dans les années 1350, s'est écoulé un siècle et demi de clandestinité et de silence. L'Ordre, nous dit Wilson, veillait jalousement sur lui dans le secret de ses forteresses. En conséquence, la fameuse « idole » qui constitua l'un des chefs d'accusation lors du procès, n'est autre que le Mandylion-Suaire adoré dans les chapitres et sa possession éclaire soudain certaines pratiques de messes sans paroles consécratoires (le Christ étant déjà présent par son image vraie). Enfin, comment ne pas voir un lien de parenté entre le Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie brûlé en 1314, et le Geoffroy de Charny qui fut le premier possesseur historiquement authentifié du Saint Suaire de Turin ? Comme souvent, en pareils cas où les Templiers sont mis à la sauce mystère avec un certain talent ([^35]), le lecteur chancelle sous l'accumulation des petits faits, des démons­trations imparables, des anecdotes en situation, des cita­tions soigneusement interprétées et mises en valeur. Par bonheur, dans cet océan de preuves indubitables, dérivent ici et là, imprudemment négligées par l'auteur, quelques épaves providentielles où s'accrocher pour rejoindre le rivage des réalités. Et ce qui fait tache dans la démons­tration si séduisante de Wilson, ce sont par exemple (et peut-être entre autres, mais je l'ignore) quelques-uns des énormes mensonges fabriqués par l'histoire sur Philippe le Bel et les Templiers. 68:234 On objectera qu'il n'est guère raisonnable de s'enflam­mer sur les allégations d'un journaliste anglais accessoi­rement conduit à évoquer un drame français enfoui dans le Moyen Age. Répondons que l'ouvrage de Wilson, appuyé sur des travaux énormes et une recherche bibliographique considérable, présente au contraire toutes les garanties apparentes d'un travail historique sérieux et professionnel. Les faits controuvés qu'il rapporte, il ne les invente pas, il les prend aux meilleures sources. Quant à l'esprit général qui préside à sa vision des Templiers, de Philippe le Bel, de la réalité française de ce temps, il est bien conforme à celui qu'affectionnent, avec des nuances, la grande ma­jorité des historiens. Si Wilson appuie le trait, c'est pour mieux nous convaincre : le Suaire du Christ eût-il pu rester cent cinquante ans entre les mains de chevaliers apostats et scandaleux ([^36]) ? Mais voyons sa version des faits. 69:234 #### Sur les richesses du Temple « *Car le parfum d'hérésie que répandait ce mystère* ([^37]) *donna à Philippe le Bel, roi de France, le motif qu'il cher­chait pour mener à bien le plan qu'il préparait depuis longtemps : confisquer les richesses devenues légendaires de l'Ordre en accusant les Templiers de corruption. *» (p. 223) La thèse de la cupidité du roi est le pilier central qui soutient l'innocence du Temple. On la voit au travers des siècles braver les démentis du bon sens comme les preuves historiques de sa nullité. Rien ne résiste à cette séduction de l'évidence qu'un roi faux monnayeur, déjà spoliateur des biens juifs et toujours enquête d'argent n'eût d'autres meilleures et plus hautes raisons d'abattre un Ordre riche que celle de son opportune spoliation. Les manuels scolaires en premier lieu se montrent charmés de la morale simple et convaincante libérée par cette démonstration : pour voler le Temple, le roi l'accusa d'hérésie. C'est en vain -- et pas même à sortir des circuits de l'éducation républicaine -- que l'on ira chercher un autre son de cloche dans les ouvrages anciens présumés plus sereins. Un grimoire pédagogique comme le Désiré Blanchet de Belin Frères, année 1893, ne parle guère diffé­remment (« *L'ordre des Templiers possédait des biens im­menses. Philippe le Bel résolut de le dépouiller de ses ri­chesses *») que le Alba de la prestigieuse collection Isaac année 1978. (« *Cela permit au moins une chose à Philippe le Bel : de ne pas rendre au Temple l'argent qu'il lui devait. *») Ailleurs, Philippe « *ne pardonnait pas aux Frères leurs richesses *» (Encyclopedia Universalis) ou « *décidait d'abat­tre l'ordre afin de mettre la main sur ses richesses *» (Grand Larousse). Et pour le cas où nous serions tentés de suspec­ter la bonne foi de ces affirmations il nous suffira de re­courir à quelques auteurs plus familiers. Nous écouterons Pierre Gaxotte nous confirmer le forfait : «* Au passage, la Couronne garda presque tout : c'est l'explication du drame.* 70:234 *La saisie des biens du Temple ne se distingue guère de la saisie des biens des Juifs en 1306. *» (Histoire des Français.) Enfin, pour nous cuirasser dans la certitude, Régine Pernoud saura nous ôter le dernier « *doute sur le mobile qui ne fut peut-être pas le seul mais fut sûrement l'un des principaux : la cupidité de Philippe le Bel... *» ([^38])*.* Propriétaire terrien, banquier, le Temple est riche de biens immobiliers et de numéraire. Dès l'arrestation des Frères en 1307, la Couronne exerce sur ces biens une gérance qui ne prendra fin de droit qu'avec la bulle *Ad providam* de mai 1312 attribuant les biens du Temple à l'ordre de l'Hôpital. Toutefois, ne s'agissant que du seul numéraire, Philippe n'avait pas seulement à exercer sa gérance mais encore son droit, établi par le fait qu'au jour de l'arrestation il était « *créancier de ce banquier et de ce trésorier *» (J. Favier). Mais que le gain du roi dans cette opération soit resté maigre ne souffre guère de doute : « *Cette saisie ne cons­titue dans le bilan de 1307-1308 qu'un emprunt forcé. *» (Id.) 71:234 Pour minime qu'il ait été, ce gain pouvait être surestimé à la veille du coup de filet. La minceur accidentelle du butin ne diminue pas la noirceur fondamentale du projet et l'on doit tenir pour sûr qu'une prise plus considérable n'eût pas ralenti le zèle du roi. Mais à ces derniers argu­ments, les « *historiens modernes *» ([^39]), agréable surprise, répondent qu'il convient d'écarter désormais la thèse de la cupidité dans les motivations de Philippe le Bel : « *Autant il est peu probable que l'appât du gain ait joué dans la détermination royale un rôle important, autant il est assuré que l'on craignit au Conseil l'enfouissement du trésor détenu par le Temple ou son exportation. *» (J. Favier) ([^40]). Mais revenons à ces « *historiens modernes *» et puis­qu'il est question de deniers, rendons à chacun son dû. La vérité est que les « *historiens modernes *» n'ont fait que reprendre ici le fil interrompu des histoires anciennes. Pierre Dupuy au XVII^e^ siècle, qui fut le premier à « *poser un regard d'historien *» sur les documents de l'affaire, Étienne Baluze un peu plus tard, le protégé de Colbert, avaient fait justice, déjà, de cette insinuation. Ceux de leurs prédécesseurs, s'écrient-ils avec indignation, qui ont accusé ce roi d'avoir voulu s'approprier les biens des Templiers sont des *calomniateurs* (Bergier, dict. théol.). 72:234 Pourquoi des calomniateurs ? Tout simplement parce que « *Philippe le Bel était et se voulait un homme ver­tueux, veuf austère et chrétien fidèle aux obligations que lui faisait le sang de saint Louis qui coulait dans ses veines *»*.* (J. Favier.) Ce que l'on vint raconter au roi sur les Templiers dans les années 1305-1306 (hérétiques, ido­lâtres, renégats, sodomites) l'horrifia et suffit à le con­vaincre de la nécessité d'en finir. Le long manifeste de Philippe, publié au lendemain même de l'arrestation, est généralement cité comme un sinistre exemple d'emphase et d'hypocrisie ([^41]). Mais le Français bien élevé a plus de bienveillance pour son his­toire ; préférant s'exposer à la naïveté plutôt que risquer une sécheresse du cœur il fait sienne l'indignation du Capétien : « *Une chose amère, une chose horrible à penser... entièrement inhumaine, avait déjà, sur le rapport de plu­sieurs personnes dignes de foi, retenti à nos oreilles non sans nous plonger dans une profonde stupeur... L'esprit de raison* ([^42]) *souffre de voir des hommes s'exiler au-delà des limites de la nature... On leur présente un crucifix, et, par un malheureux, que dis-je, un misérable aveuglement, ils le renient trois fois et, cédant à une horrible crédulité, lui crachent trois fois au visage... horribles et effroyables dé­sordres... Aussi, Nous qui avons été établi par Dieu comme une sentinelle sur le poste élevé de l'éminence royale pour la défense de la foi et la liberté de l'Église... bien que cer­tains puissent être innocents et d'autres coupables, consi­dérant la gravité de l'affaire et la difficulté de trouver autrement la vérité... avons ordonné que chacun des mem­bres de cet ordre soit arrêté et tenu captif... *» #### Sur la résistance des Templiers « *Lorsque les hommes de Philippe le Bel procédèrent par surprise, ce fatal vendredi 13 octobre, à leur rafle gigan­tesque, ils se heurtèrent à une résistance acharnée au Temple de Paris. *» (p. 232) ... « *13 octobre 1307, combat terrible au Temple de Paris... *» (p. 299). 73:234 Il n'est pas facile de trouver ailleurs que sous la plume de Wilson mention de cette résistance imaginaire. Il faut pourtant bien qu'elle traîne quelque part. Serait-ce au détour d'une version Western de cet épisode dans les études de Miss Godfrey-White à qui l'auteur déclare être « *profondément reconnaissant de l'aide apportée pour ce chapitre *» ? Ni Michelet, ni Mézeray avant lui ne donnent l'information. Et pour tout dire, aucun des historiens dits sérieux du Temple, apologistes ou non. « *L'une des opé­rations policières les plus extraordinaires de tous les temps *» s'est bel et bien déroulée sans coup férir ([^43]). Un nombre infime de chevaliers, une douzaine estime-t-on, parvinrent à s'échapper. C'est au nombre de ces resca­pés qu'il faudrait compter, selon Wilson, le « Tarcisius » qui emportait « *cachée simplement dans un justaucorps *»*,* la fameuse relique identifiée au Suaire du Christ, « *tandis que ses frères protégeaient sa fuite en luttant vaillamment contre les hommes de Philippe le Bel *»*.* Cet épisode apocryphe s'ajoute à une longue liste d'in­formations controuvées ou suspectes touchant à ce règne. Elles ont ceci de particulier qu'on les trouve une fois, par hasard, dans un ouvrage d'apparence sérieuse et que l'on en cherche vainement ailleurs la confirmation. 74:234 C'est que chacun tient à cœur d'apporter sa modeste pierre à l'édifice mensonger. A côté de la « *résistance acharnée *», rangeons pour mémoire ces deux autres fables qui nous tombent sous la main : « *En 1306, Philippe le Bel confisqua les biens des Juifs, les* TORTURA *et les bannit. *» (A. Ollivier.) « *Philippe le Bel ne pardonnait aux frères du Temple ni leurs richesses ni surtout* D'AVOIR PARTICIPÉ CONTRE LUI *à la bataille de Courtrai. *» (Encyclopedia Universalis.) ([^44]) #### Sur les tortures infligées aux Frères « *Or Philippe le Bel allait se conduire avec une cruauté abominable envers les Templiers. La plupart d'entre eux furent tués pour hérésie, les autres torturés à mort. *» (p. 232) Sur les milliers de Templiers poursuivis en France par la vindicte de Philippe le Bel, 54 furent d'abord brûlés, en 1310, puis le Maître de Molay et le précepteur nor­mand de Charnay, quatre ans plus tard. Tous ces condam­nés le furent comme relaps selon la procédure habituelle de l'Inquisition. Et non comme hérétiques. Nous touchons avec le chapitre des tortures à l'équivoque la plus scru­puleusement entretenue par les contempteurs du règne. Soit que l'on fasse du monarque un prodige d'indiffé­rence ([^45]), sans omettre, éventuellement, de reconnaître quelques torts aux Templiers ; 75:234 soit que les malheurs de ces derniers nous soient dépeints avec Michelet et ses continuateurs comme « *la procession souffrante et mur­murante qui monte le calvaire de l'histoire *», ([^46]). L'usage de cet argument n'est pas seulement disproportionné avec celui qu'en fit réellement l'inquisition. Il est aussi, volon­tairement ou non, faussé par l'équivoque et l'à-peu-près. Si les tortures constituent bien ici, selon le mot de Miche­let, une « *présomption d'innocence *», en diminuer le poids c'est augmenter d'autant les risques de culpabilité. Et atténuer du même coup la faute du roi. Les tortures sont ici à considérer en bloc, dans leur principe et leur ensemble, comme un procédé abominable dont il sera hypocrite, odieux et vain de discuter l'impor­tance ou les modalités. On ne discute pas plus le nombre officiel des Juifs victimes des camps ([^47]) que celui des Templiers victimes de la barbarie moyenâgeuse. On par­vient ainsi à bétonner une vérité historique acceptable par tous : la torture fut générale. La garantie d'historiens réputés autorisés (Albert Ollivier : « *En même temps qu'il faisait interroger avec des instruments de torture* TOUS *les Templiers de France... *») se voit confirmée par celle de leurs confrères les moins suspects d'inclinations tendancieuses. Ainsi « TOUS *les aveux ont été arrachés par la torture. *» C'est Régine Pernoud qui vous le dit ([^48]). 76:234 L'examen aux « *sources imprimées *» des pièces du dossier (le procès, traductions de Michelet et de Lizerand) n'autorise pas des conclusions aussi définitives. On n'y voit pas de juges ricanants, d'inquisiteurs sadiques et s'il est vrai que nombreux sont les Templiers soumis à la géhenne, parfois à fendre l'âme, plus nombreux encore sont ceux qui n'ont d'autres griefs à formuler que le froid, la paille humide, la solitude, le pain et l'eau. Par ailleurs, pour limités qu'ils aient été, les aveux recueillis en dehors de France sont nets de torture, et parfois même de prison ; en Angleterre, en Italie (à Florence notam­ment), à Chypre, ils n'en sont pas moins accablants. Fau­dra-t-il que Philippe le Bel, accusé d'avoir dicté leurs aveux aux Templiers de France par Nogaret interposé, ait procédé de même avec les frères étrangers ? Mais, comme l'a si bien vu Lévis-Mirepoix, le danger évident, religieux et politique, qu'a voulu prévenir Phi­lippe le Bel en anéantissant le Temple, ce danger, cette menace n'ont pas éclaté. Aussi le désordre ne s'est-il point vu et le mal est-il resté enfoui. En bon Capétien, Philippe le Bel a gouverné et, pour ce faire, il a prévu. Avec la promptitude et la violence qu'imposait la situa­tion, avec aussi les injustices qui se rencontrent ordinai­rement dans toutes les affaires humaines, mais faudrait-il ne retenir qu'elles seules ? Philippe le Bel n'a pas reculé devant ses énormes responsabilités, « *Le véritable homme d'État n'est-il pas celui qui les prend ? *» ([^49]). Quitte à ébranler l'argument majeur des zélateurs du Temple, on aimerait que les tortures pratiquées dans cette affaire fussent examinées à leur juste valeur et d'une manière conforme à la vérité. On voudrait que les relations com­plaisantes n'eussent pas forcément pour objet la dénonciation de la barbarie ecclésiastique et de la forfaiture royale. On souhaiterait ne pas avoir à remarquer qu'une demi-douzaine de Templiers seulement, toujours les mêmes à travers des centaines de livres, détaillent leurs supplices et brandissent leurs moignons vengeurs pour condamner l'injustice « *au nom de leurs frères torturés comme eux *». La sérénité de l'Inquisition, le nombre fina­lement restreint des Templiers passés à la question ; la fréquence et l'intensité très variables de ces tortures d'une ville à l'autre du royaume, la complexité extrême et véri­tablement charitable des procédures, la conformité de certaines méthodes cruelles et brutales pour notre sensi­bilité d'aujourd'hui, avec les lois et les mœurs du temps : rangeons tout cela d'un côté. 77:234 Et de l'autre, des hommes, des hommes d'Église de surcroît qui, en plein Moyen Age chrétien, déclarent « *avec une inconscience stupéfiante avoir renié le Christ et craché sur la croix *» ([^50]). Mais sur la morale de ce temps comme sur l'Inquisi­tion prévaudra longtemps encore le jugement étriqué et vindicatif de l'homme moderne. Que pèsent les étonnants travaux de Mgr Douais, établis naguère à partir du bul­laire même de l'Inquisition, ou aujourd'hui la remarqua­ble et lumineuse mise au point de Jean Guiraud fort heureusement rééditée ([^51]) ? Il en faudrait beaucoup davantage pour faire oublier la vérité officielle définie par les calomnies d'un Tanon ([^52]), les trahisons d'un Cau­zons ([^53]) ou les mensonges hollywoodiens d'un vénéré spécialiste de la question, l'Américain Charles Lea, tra­duit par Salomon Reinach ! ([^54]) #### Sur les tortures que souffrit Jacques de Molay « *Ils avaient été coupables, dirent-ils* ([^55])*, mais à leur grande honte, d'avoir proféré des mensonges au sujet de leur ordre, cédant à la contrainte d'une torture insuppor­table et à la menace d'être exécutés. *» 78:234 La légende de Molay torturé repose, croit-on, sur un seul récit, anonyme, retrouvé dans les archives de la couronne d'Aragon. Le Maître de l'Ordre y est dépeint hagard et pathétique lors d'une de ses dépositions où, s'étant mis à nu pour mieux montrer ses bras tailladés, il s'écrie à l'adresse des Inquisiteurs : « *Voyez, ils nous ont fait dire ce qu'ils ont voulu. *» On ne s'étonnera pas de l'écho favorable donné à cette conjecture tellement vraisemblable, tellement conforme à l'opinion générale, tellement avantageuse, par les historiens de l'Ordre impa­tients de conclure au néant des accusations par la nullité des aveux. Tenons-nous quitte des citations et, pour être tout à fait juste, soulignons le petit nombre d'auteurs modernes et intrépides surpris à ranger la torture de Molay et des autres dignitaires, clairement et péremptoi­rement, au nombre des faits historiques (R. Pernoud, déjà citée, entre autres). Dans la grande majorité des cas on se contente d'insinuations que le lecteur non pré­venu ne peut manquer de faire siennes tant il semble ici inconcevable en effet que les chefs n'aient pris leur large part des tourments endurés par l'ensemble de la troupe. Le simple silence observé sur ces faits est aussi une bonne façon de conduire le lecteur de bonne foi à l'amal­game ([^56]) qui s'impose. Après avoir évoqué l'arrestation et les aveux arrachés par la torture, quelques exemples bien sanglants et bien horribles ([^57]) donnent à Molay sans qu'on y songe le même bénéfice des tenailles et du chevalet. Le personnage prend alors plus de poids et de gravité. Ce n'est plus le médiocre que certains disent, le misérable qui abandonne les siens, c'est un vieux soldat du Moyen Age chrétien, passablement inculte, follement brave au combat, mais aussi très humain dans ses fai­blesses, et qui pourrait lui reprocher d'avoir succombé dans les tortures ? 79:234 On trouvera sur ce thème une infinité de variations, la plus cocasse étant sans doute fournie par « Les Templiers » de Raynouard, une tragédie en vers sur laquelle nous possédons, de manière fort inattendue, un joli jugement de Napoléon ([^58]). Toutefois, la torture de Molay, comme celle des autres dignitaires de l'ordre, demeure une hypothèse tellement peu fondée que certains des plus farouches partisans de la pureté des Templiers y renoncent volontiers ([^59]). Au nombre des « *sources *» témoignant de sa nullité, citons simplement celle que retrouva Lizerand dans une consul­tation émanant de l'Université de Paris : « *Il est constant que ledit maître a confessé d'abord spontanément ses erreurs à l'inquisiteur... en présence de plusieurs bonnes personnes ; qu'ensuite, persévérant pendant plusieurs jours, il a, en présence du même inquisiteur, de plusieurs religieux et de l'université de Paris, confessé en pleurant son erreur et celle de son ordre, publiquement sous forme de discours... Que pleurant sur sa honte humaine, il de­manda un jour à être torturé, pour que ses frères ne pussent dire qu'il avait librement causé leur ruine. *» ([^60]) Molay avouant sans torture, une irritante bavure, une pièce bancale dans l'échafaudage manichéen ([^61]). 80:234 #### Sur la protestation d'innocence de Jacques de Molay « *Puis les quatre principaux maîtres de l'Ordre appa­rurent* ([^62]) *... Là, on les somma de répéter leurs aveux aux membres de la commission du pape... Pour tout le monde, il ne s'agissait que d'une simple formalité. Deux des maîtres acceptèrent... Les deux autres agirent diffé­remment... Très pâles, affaiblis par tant de souffrances...* (*ils*) *s'avancèrent sur le devant de l'échafaud. Ils avaient été coupables, dirent-ils, mais à leur grande honte d'avoir proféré des mensonges au sujet de leur ordre, cédant à* *la contrainte... *» (p. 233) Si l'Ordre peut être, éventuellement, reconnu coupable « *d'erreurs et de passions *» ([^63]), si malgré l'excuse des tortures infligées l'attitude des dignitaires a déçu, alors il nous reste au moins une bonne, une définitive raison d'incliner pour l'iniquité absolue de sa condamnation, c'est le dernier épisode héroïque, sanglant et rédempteur au cours duquel Molay va proclamer son innocence. De­vant ses juges et prenant la foule à témoin qu'on ne se moque pas de Dieu au seuil de la mort, il clamera la pureté et la sainteté de l'ordre, l'innocence des Frères et l'injustice de leur condamnation ([^64]). 81:234 La plupart des auteurs sont attentifs à exhiber ce sursaut d'héroïsme, pour lui accorder selon les cas valeur de rémission ou preuve d'innocence. La rétractation de Molay, c'est la vérité qui tombe soudain sur le dernier acte de la tragédie. Le triomphe de la justice à la faveur d'un dernier coup de théâtre et l'éclatante justification de l'Ordre devant l'Histoire. Oserons-nous dire maintenant, non par supposition ou hypothèse mais par le simple ex­posé de la réalité des faits, que Jacques de Molay a bel et bien raté sa sortie ? ([^65]) Non pas sa mort elle-même, assurément émouvante, courageuse et digne. Mais ce qui est plus important sans doute pour sa mémoire et l'honneur de l'Ordre tout entier, la façon dont il a choisi cette mort. Tout incline à penser en effet que la rétractation de Molay n'est pas un acte serein et réfléchi mais l'ultime révolte d'un homme âgé ([^66]), ayant déjà passé sept années en prison, ayant espéré jusqu'à la dernière seconde une mesure de clé­mence ([^67]) et que la perspective d'une réclusion perpé­tuelle rend soudain « *au sentiment de l'honneur, par un retour heureux de courage et de vertu *» ([^68]). 82:234 On fera mieux sentir la différence qui existe entre le Molay idéal rêvé par l'histoire et le Molay réel, en mon­trant celle qui sépare la vérité historique du flou artistique adopté par les auteurs dans la relation de cet épisode. Voici les faits tels qu'ils sont généralement exposés : arrivée des quatre dignitaires sur le parvis de Notre-Dame, devant les cardinaux nommés par le pape et un grand concours de peuple, afin de se voir signifier la sentence définitive. A l'énoncé de cette condamnation à la prison perpétuelle (mais parfois avant, selon les auteurs), rétrac­tation solennelle de Jacques de Molay et de Geoffroy de Charnay qui encourent de ce fait la peine du feu appli­quée aux relaps. Les deux autres dignitaires, s'étant tus, sauvent leur vie. Et voici les faits tels qu'ils se sont réellement dérou­lés : arrivée des dignitaires sur l'échafaud dressé devant le parvis. *Lecture de l'acte d'accusation* aux accusés par le tribunal ecclésiastique. *Persistance des accusés* dans la confession des crimes qui leur sont imputés ([^69]). *Lon­gue délibération* du tribunal. *Proclamation de la sentence* de réclusion perpétuelle. *Protestation* d'innocence de Mo­lay et de Charnay. Ce second scénario, on le voit, jette une tout autre lumière sur la dernière intervention de Jacques de Molay. Il s'agit moins alors de « *cette immortelle protestation qui reste étendue comme un manteau sur les ruines du Tem­ple *» ([^70]) que du sursaut spectaculaire d'un homme qui, après avoir épuisé tous les recours, choisit de « *finir en beauté *» ([^71])*.* 83:234 Écoutons ce qu'en dit le Continuateur de Guillaume de Nangis : « ...*comparurent par-devant l'archevêque de Sens et autres prélats et docteurs en droits divin et canon... convoqués sur ordre du pape à Paris par l'évêque d'Albano et deux autres cardinaux légats. Comme les quatre susdits avouaient les crimes dont ils étaient chargés, publique­ment et solennellement, et qu'ils persévéraient dans cet aveu et paraissaient vouloir y persévérer jusqu'à la fin, après mûre délibération du conseil, sur la place du parvis de Notre-Dame, le lundi après la Saint Grégoire, ils furent condamnés à être emprisonnés pour toujours et murés. Mais comme les cardinaux croyaient avoir mis fin à l'af­faire, voilà que tout à coup... *» ([^72]) On sent qu'il pourrait être pénible d'avoir à disséquer la chronologie futile d'événements grandioses, à s'accrou­pir sur des détails et tirer de cette autopsie mesquine la preuve misérable que l'on a surestimé un héros ([^73]). Mais c'est le rôle ingrat que la réaction s'obstine à jouer depuis toujours, avec une opiniâtreté dépourvue d'enthousiasme, contre les thuriféraires impies de tels héros. Et non sans s'interroger sur les rites mystérieux qui président à leur élection et en nourrissent la funeste légende : « *Je concède,* écrivait Maurras, *que nos pouvoirs publics, en tant que Démocrates, aient parfois intérêt à choisir de ces héros-là : mais en tant que Français ? en tant qu'hommes ? en tant que gardiens de la civilisation ? *» #### Sur l'ordre qui est fait de brûler les relaps « *Philippe le Bel devança les cardinaux en réagissant rapidement. Il fallait réduire les Templiers au silence avant qu'ils pussent porter atteinte à son honneur. De sa propre initiative, il ordonna l'exécution des deux maîtres comme hérétiques et relaps. Le lieu choisi...* » (p. 233). 84:234 C'est vraisemblablement dans Michelet qu'on est allé chercher cette pâture-là : « Il considéra la dénégation du grand maître comme un outrage personnel, une insulte à la royauté, tant compromise dans cette affaire. » Lequel ajoute que Jacques de Molay fut sans doute brûlé comme *reum laesae majestatis.* L'abbé Bergier a relevé l'énormité de l'allégation et en démontre fort bien la vanité : « *Dans cette circonstance,* écrit-il, *Philippe le Bel ne pouvait plus agir par vengeance ni par une autre passion : l'Ordre des Templiers avait été supprimé et détruit au concile général de Vienne, deux ans auparavant : ce roi était donc satisfait, ces nouveaux supplices ne pouvaient lui procurer aucun nouvel avan­tage ; mais il fut indigné de leur conduite et voilà pour­quoi il les fit condamner et punir. *» Mais relevons encore que la peine du bûcher s'appli­que ici à deux relaps et non à deux hérétiques, il n'en va pas autrement dans les procès d'Inquisition où les crimes les plus abominables sont pardonnés pourvu qu'ils soient avoués et bien sûr regrettés ([^74]). Il n'est pas davantage exact de laisser entendre que Philippe décrète le bûcher personnellement et de sa propre initiative même si cela satisfait à l'idée d'un roi hors de lui-même et aveuglé par l'outrage. Nous savons que Philippe réunit aussitôt son conseil ([^75]), lequel décida de l'exécution pour le soir même. 85:234 Devait-il comme on le lui reproche laisser aux cardinaux le soin de délibérer sur leur sort ? Mais la procédure prévoit la remise par l'Église du condamné relaps au bras séculier, autrement dit à la justice du roi. Celui-ci en la circonstance n'a donc fait que devancer cette formalité. Quant à la précipitation elle n'est qu'appa­rente : il était courant d'allumer le bûcher le jour même de la condamnation, Jeanne d'Arc ne fut pas traitée au­trement et l'on ne saurait forcément conclure à quelque fébrilité. Molay n'a pas été supplicié à la sauvette. En 1310, un jugement identique avait déjà envoyé au bûcher 54 frères relaps, il faisait jurisprudence. Quant à la maté­rialité des faits, qui la nierait ? Le relaps est public, clair et net ; faudra-t-il donc attendre un autre jugement ? « *Au reste,* écrit J. Favier, *s'il fallait juger, le roi était juge. *» ([^76]) Que reste-t-il de ce roi inquiet, réglant ses comptes et passant ses humeurs ? « *Les grands princes ont je ne sais quel malheur qui accompagne leurs plus belles et généreuses actions, ou elles sont le plus souvent tirées à contre sens, et prises en mauvaise part par ceux qui ignorent l'origine des choses... *» ([^77]) #### Sur les derniers mots du Maître du Temple « *Jacques de Molay, a-t-on dit, en appela au Tout Puissant pour que sa justice retombe sur Philippe* le *Bel et le pape ; et par un étrange coup du sort, les deux con­nurent en effet une mort douloureuse dans l'année. *» (p. 233) 86:234 Le roi Philippe, mal soigné d'une charge de sanglier, mourut de ce coup de couenne « colpo di cotenna » ([^78])*,* la même année en la vigile de saint André. Un mois plus tôt, le pape avait lui aussi rendu l'âme. Il était depuis fort longtemps malade, un cancer du pylore, avancent les médecins d'aujourd'hui. On le soignait, si l'on peut dire, en lui faisant avaler des émeraudes pilées dans un électuaire. Aucun historien du règne ne manque à raconter cette fable d'un Molay vengeur au milieu des flammes, assignant à comparaître sous quarante jours le roi Philippe et le pape Clément. Rarement pour faire un sort à l'anec­dote, comme J.-M. Pelaprat : « *Comment ne pas sentir dans la citation de Molay le souffle suspect de l'après-coup. *» Parfois pour la confirmer, comme Desobry-Bache­let dont le dictionnaire biographique invite à voir là « *un fait acquis par l'histoire, malgré le sentiment contraire de plusieurs historiens *»*.* Le plus souvent pour le simple plaisir ; le mélo est ici bon à prendre, il traduit « *le mou­vement instinctif d'une profonde révolte intérieure *» ([^79]) que le lecteur ne peut s'empêcher de faire sienne. Mais en vérité, c'est donner là un argument de plus aux partisans de la culpabilité : il fallait bien en effet qu'il se trouvât chez Molay quelque chose de l'esprit de révolte pour s'arroger ainsi ce droit de Dieu qui seul connaît le jour et l'heure ([^80]). On ne sait pour finir si Jacques de Molay a proféré la moindre parole avant de mourir. Il n'en parut pas moins, au dire des témoins, souffrir les flammes avec tant de fermeté et de résolution que « *la constance de sa mort frappa la multitude d'admiration *»*.* Fallait-il encore da­vantage ? 87:234 Assurément, et c'est la voix sublime de l'inno­cent criant à travers les flammes : « *Dieu vengera notre mort ! *»*.* Cette voix n'a pas crié dans le désert, Chateau­briand l'a entendue. Il la recueille, la médite brièvement, la fertilise du sombre génie de ses « *premières ébulli­tions *» ([^81]) et nous invite à n'en pas laisser échapper la « *dignité morale *» ni la « *salutaire leçon *»* :* « *Dans tous les cas,* dit-il, *il sera toujours vrai que le ciel entend la voix de l'innocence, et du malheur, et que l'oppresseur et l'opprimé paraîtront tôt ou tard aux pieds du même juge. *» Tremblons d'avoir pour compagnons d'éternité tous les innocents et opprimés que nous désigne l'histoire. \*\*\* Ces Templiers, furent-ils coupables ? Souvent moins que leurs zélateurs. Innocents ? Plus que beaucoup de leurs avocats. Mais ne répondons pas à cette question mal posée. Ou précisons alors : certes, la plupart des Templiers étaient innocents et, qui sait, leur Maître lui-même. C'est l'*Ordre* qui était coupable, et soupirons avec Bainville (**56**) : « *Quel dommage que Sainte-Beuve n'ait pas écrit notre histoire nationale ! *». Nul doute que clas­sant avec sa méthode et sa lumineuse psychologie les in­nombrables griefs accumulés sur cet Ordre, pesant à leur juste poids la gravité des chefs d'accusation, examinant leur diversité, leurs aspects contradictoires ou accablants, armé de cette honnêteté qui sait ajourner la curiosité pour « *dégager la figure d'une vérité générale *» (**57**) Sainte-Beuve ne nous eût donné ici mieux que personne « *la clef de ce qui, ailleurs, reste inexplicable et obscur *» ([^82]). C'est en choisissant la vérité plutôt que le sentiment, et parfois contre lui, que s'éclaire le drame de l'Ordre. Mais il faut alors renoncer à l'amplification du langage comme à la satisfaction partisane et il est vrai que Sainte-Beuve était suffisamment imprégné de cette « *vraie moelle na­tionale *» (**57**) pour nous dire tout ce dont le bien com­mun, et sans doute la justice, sont redevables à la déter­mination de Philippe le Bel. 88:234 Maurras déplore que les partis en mal d'aïeux se trompent si souvent de grand homme ([^83]). Il arrive que les Français abusés se trompent aussi de grande cause. Il est amusant de noter que les Templiers ont inspiré, ici de longues pages et là de brefs paragraphes, à chacune des figures des « *Trois idées politiques *». La lecture de ces commentaires historiques n'est certes pas incompa­tible avec ce que Maurras nous fait connaître de leur auteur. Nous y reconnaissons bien « *Michelet figurant l'inverse du progrès et Chateaubriand le contraire de la tradition *»* ;* un Chateaubriand des premières années tra­hissant déjà cette inclination anarchique du « *protestant honteux revêtu de la pourpre de Rome *» ; Michelet cédant encore « *à ce ramassis d'impressions qui se forment sous l'influence des nerfs, du sang, du foie et des autres glan­des *» ([^84]). Enfin Sainte-Beuve ! la demi-douzaine de lignes qu'il consacre dans ses Causeries à l'affaire des Templiers ([^85]) suffit à nous persuader qu'à s'y pencher davantage, il eût été peut-être, là aussi, « *le plus beau lieu du monde pour se regrouper dans une journée de réconciliation nationale *»*.* On voudrait nous faire choisir : êtes-vous partisan de l'ordre ou partisan de la justice ? Votre cœur bat-il pour Philippe le Bel ou pour les Templiers ? Nous répondrons que notre cœur bat pour le roi et pour les pauvres cheva­liers. Et notre raison, qui n'est pas ennemie de notre cœur, voit bien que l'ordre est aussi, est en même temps une jus­tice. 89:234 Qu'il n'y a pas un ordre contre une justice, mais un ordre avec sa justice, quelquefois imparfaite, contre un désordre, toujours injuste. Qu'il y a donc une justice dé­coulant par la nature des choses de cet ordre capétien. Et que la pire injustice faite aux pauvres et aux faibles, à la France elle-même comme à l'âme de ses sujets eût été de se dérober ici à la destruction d'une société scandaleuse aux pauvres par ses richesses, aux faibles par sa morgue, à la France par ses séditions, aux âmes enfin par la corruption exécrable de ses pratiques religieuses. Mis choisir entre Philippe et le Temple, c'est tomber pour certains dans un tout autre piège. Un monarque tota­litaire dans un camp, des moines-soldats pervertis dans l'autre. L'homme au « cœur dilaté » ne se compromet sous aucune de ses bannières. Plus tard, on le verra répugner à entrer en lice dans l'affaire Dreyfus ; le socialiste n'a que faire d'une querelle où l'État bourgeois règle ses comptes avec l'armée ([^86]). A moins bien sûr qu'il n'y ait ici ou là quelque avantage à tirer des malheurs de la patrie ; voyons où est la plaie sensible et y remuons le couteau. Au fond, Dreyfus n'est plus, n'a jamais été un officier comme les autres. Voici un homme rejeté par la société, un innocent persécuté par l'armée réactionnaire et cléricale. Méprisable ? décevant ? médiocre ? Molay ne l'était pas moins, mais qu'importe ? voici des victimes utiles, elles sont des nôtres ([^87]). Cessons de voir des moines-soldats là où n'existe plus qu'un ordre religieux chassé de l'Église, des paras mous retraités dans la banque et tourmentés par le pouvoir. De surcroît, le Temple n'a-t-il pas des doctrines secrètes avancées ? de généreux projets qu'un siècle brutal ne peut encore comprendre ? On parle de république égalitaire, de religion universelle. Voilà notre camp, jetons les masques. « *Oui, notre cause est évi­demment perdue,* disait Jaurés à Rennes, *mais qu'importe, nous avons drôlement démoli leur armée ! *» Voyez, on leur a bien culbuté leur roi, leurs curés et tous leurs beaux principes, lit-on entre (ou dans) les lignes de certaines apologies templières. 90:234 Ici le progrès et la lumière ([^88]) étouffés par le fer et le feu sous les ténèbres du fanatisme médiéval. Là un Juif calomnié par la bourgeoisie raciste. Et toujours cette bouleversante image de l'innocence écrasée par la coalition des puissants du jour. On a sauvé Dreyfus, mais en faisant appel à la racaille de la justice rendue par la nation. Calée dans la nuit des temps, l'affaire des Templiers n'a jamais coupé la France en deux. Différente en degré, identique en nature, n'est-ce pourtant pas la même perversion inouïe qui fait incessam­ment contre l'intérêt national revenir l'histoire sur la chose jugée ? Les questions que nous posent Dreyfus et Molay sont celles de la justice et de l'innocence. Mais ce sont deux questions distinctes que « *l'idéalisme comestible et nourricier *» ([^89]) feint de confondre. Lorsque tous les tribunaux d'une nation ont déclaré coupable un innocent il n'y a plus que Dieu qui puisse faire bonne justice à cet innocent. Pas du tout, s'indigne le Syndicat, périsse plutôt la France dans les déchaînements de la haine ([^90]). Voilà la question du droit et de la justice. Reste à répondre à la question de l'innocence. Est-ce à dire qu'un pieux roi de France, ses ministres, la noblesse, l'Église ont couvert de leurs silences et de leurs prévarications la ruine d'un Ordre innocent ? Ou que la justice française à tous ses échelons, l'armée dans tout son état major et tous les ministres de la guerre se sont trompés sur la culpabilité de Dreyfus ? L'Ordre innocent ? Il nous serait cruel aujourd'hui de l'apprendre avec certitude par la découverte de quelque pièce nouvelle et irréfutable. Mais faudrait-il encore « *perdre un État pour tirer des archives et mettre en lumière un document* « *intéressant *»* *» ([^91]) ? 91:234 L'affaire du Temple est jugée ; te­nons-la même, tout bien pesé, pour sagement jugée, « *il est impossible que la multitude des personnages qui ont eu part à cette affaire, cardinaux, évêques, inquisiteurs, officiers du roi, magistrats, docteurs, témoins, etc., aient tous été des scélérats et de vils instruments des passions de Philippe le Bel *» ([^92])*.* Malédiction, s'exclame un prélat au pied du bûcher de Jeanne, nous avons brûlé une sainte ! Pouah ! soupire Zola après un déjeuner à la table de Dreyfus, nous avons défendu un misérable. En écoutant Molay au dernier jour de sa vie se reconnaître une fois de plus coupable dans l'espoir d'une mesure de clémence, il nous semble voir la douloureuse consternation de Péguy apprenant que Dreyfus vient d'ac­cepter sa grâce. Et pourtant, il était innocent ! L'innocence, c'est le fait acquis, le préalable, le principe : « *Le problème moral qu'elle posait* (« L'Affaire ») *est depuis longtemps résolu : celui de l'innocence persécutée, ou, si l'on veut, de la justice bafouée... Quant au fait de la culpabilité, on n'est sûr que d'une chose : l'innocence de Dreyfus. *» Telles sont les premières lignes d'un petit ouvrage destiné aux ama­teurs et aux étudiants ([^93]). On pourrait citer pas mal d'his­toriens du Temple qui posent le même préalable ([^94]). L'im­portant est de se bien persuader qu'il existe une justice de classe par définition injuste, et une idée de justice, populaire et juste par essence. 92:234 Il convient donc de placer cette idée de justice au-dessus de la justice elle-même, de revendiquer cette justice, systématiquement et par principe, contre une justice imparfaite au nom d'une justice supérieure ; c'est seulement dans l'incessante réclamation de cette justice que peut se créer d'abord à partir d'une culpabilité certaine un fantôme d'innocence, puis un inno­cent véritable, puis de vrais coupables enfin démasqués sous les traits hideux de l'absolutisme royal, de l'Inquisi­tion, de l'Idée nationale, du racisme anti-juif, du Maréchal, etc. D'ailleurs, nous dit-on, l'histoire et le jugement de la postérité ne font que confirmer le sentiment vrai des con­temporains honnêtes réduits au silence par la crainte de la répression. Voyez les Templiers : le peuple gronde autour du bûcher de Molay ; le père de Boccace, marchand à Paris raconte à son fils tous ces mouvements de foule, un historien contemporain ([^95]) clame son indignation et Dante installe Philippe le Bel dans son Enfer. Voyez même l'affaire Dreyfus : lors de la retentissante émission télé consacrée à Zola ([^96]), une protestation d'of­ficiers français fit état de leur indignation causée par une certaine exploitation tendancieuse et caricaturale des faits dont le but trop évident était de ridiculiser l'armée. Si vous croyez ce que je pense c'est qu'après quatre-vingts ans de mensonge, le pilonnage du Syndicat n'a pas encore détruit toutes les racines du mal. L'armée d'alors, tout entière et sans restriction dans le camp antidreyfusiste ? Pas du tout protestaient-ils, nombre d'officiers se battaient pour Dreyfus et pour la justice ! \*\*\* « Crise mondiale, unique à travers toute l'histoire en ses causes, ses développements et ses conclusions ». ([^97]) ? Il serait facile de le démontrer à propos de l'affaire Dreyfus ; n'en disons pas autant de celle des Templiers. Car enfin, nous voyons ici la justice rendue, l'honneur de Dieu vengé, la paix du royaume assurée, et nous observons que c'est là tout le contraire. 93:234 L'affaire des Templiers, une affaire Dreyfus qui a bien tourné ; un pouvoir absolu ou libre, *absolument* libre des pressions étrangères et des pouvoirs d'argent, a fait son devoir et rendu justice pour le bien commun. A moins que la France du Capétien ne se soit mise là aussi « en état de péché mortel », tout comme la France peccamineuse, nationale et antidreyfusiste de 1896-1906. Pour finir, n'est-ce pas d'un autre péché mortel qu'il s'agit ? Il y a l'affaire Dreyfus, certes. Il y a l'affaire du Temple, n'en disconvenons pas. Et puis certainement pas mal d'autres affaires ou la chrétienté a failli dans le déshonneur. Mais pourquoi ne pas évoquer la première, la plus grave de toutes ? L'affaire Jésus. Là encore, pendant près de 2 000 ans, une société en état de péché mortel a laissé condamner un innocent, laissant planer sur lui les plus horribles soupçons. Pendant 2 000 ans, le peuple juif in­nocent du sang du Christ en fut tenu pour coupable. L'Église elle-même qui propagea cette fable nous invite enfin à la dénoncer, mais franchira-t-elle le dernier pas que la lo­gique impose ? Nous savons bien, nous, qui serait ce cou­pable puisqu'il s'est désigné Lui-même : « *Qui n'est pas avec moi est contre moi. *» Il ne peut se trouver dans une tragédie d'une gravité aussi infinie d'échappatoire vers deux prévenus également innocents. Les Juifs innocents, c'est le Christ coupable et donc l'Église. Dreyfus et les Templiers innocents, c'est l'État, l'Église, l'armée, la société tout en­tière non seulement coupables d'une injustice accidentelle, mais coupables et injustes par nature, dans leur être même, absolument. Acceptera-t-on une solution intermédiaire : l'Église, les Templiers, Dreyfus, un peu coupables, un peu innocents ? Il est vrai que le tribunal de l'histoire a parfois de ces indulgences. Celui du procès de révision de Rennes déclara une seconde fois Dreyfus coupable, *mais* « avec circons­tances atténuantes ». Solution évidemment intenable, il n'est pas davantage de circonstance atténuante pour un officier traître qui livre à l'étranger les secrets de la défense nationale ([^98]) que pour l'Église coupable d'une fausse accusation de déicide répétée et enseignée pendant deux mille ans d'histoire. 94:234 Certes, comme disait Maurras, notre tradition est cri­tique, et nous verrons à examiner et regretter les torts de Philippe, ses hâtes funestes et ses erreurs, si ce n'est fait déjà. Nous verrons aussi à prodiguer aux frères du Temple tout ce que la charité nous fait devoir de leur rendre, si ce n'est fait aussi. Mais nous n'en ferons pas ses victimes innocentes. S'il est une mystique de la piété filiale et s'il est une politique de la rébellion, nous ne laisserons pas cette mystique se corrompre en politique ([^99]). Jean-Louis Perret. 95:234 ### Le cours des choses par Jacques Perret *Les droits de l'homme.* En tant que locution magique et dès l'origine ils ont pu fortifier leur impact en se débarrassant d'abord du *h* aspiré, servitude archaïque, et devenir aussitôt par éli­sion du déterminatif les ful­gurants « droidlom » que nous savons. En tant que balançoire les oscillations ont pris une telle amplitude qu'il s'en faut d'un degré, d'une se­conde même pour la faire passer du pendulaire au circulaire, boucler la boucle, y perdre son nom, et la reboucler pour s'installer dans l'ab­solu en attendant le courant d'air qui l'enverra s'entortiller dans le sillage anonyme et prestigieux des nébuleuses spirales. En tant que tarte à la crème ils font la spécialité de toutes les pâtisseries électorales et la juste gourmandise des lécheurs de vitrine. En tant que panacée doctrinaire il n'est plus de parti qui ne s'en veuille le champion historique et la droite elle-même dans sa générosité légendaire se fait honneur d'assumer tout ce que la gauche a cru devoir négliger par esprit de sacrifice. En tant que principe moteur des assemblées démo­cratiques c'est bien grâce à eux que l'hémicycle a pu join­dre les deux bouts, ne faire plus qu'un cycle et s'évertuer tour à tour à tourner rond et en rond petit patapon. En tant que serpent, constrictor ou venimeux, ils peu­vent enfin se mordre la queue et satisfaire à tous les symboles impliqués dans cette posture. Mais alors, si par hasard il s'agissait de ce genre de tête-à-queue magnétique appelé court-circuit, où sont les étincelles ? Je m'avise alors et sans doute un peu tard que toute image exploitée, pressée, extrapolée, centrifugée ne peut que trahir le sujet, comme trop d'images le réduire en panade. Restons-en là de l'imagerie des droits de l'homme. \*\*\* 96:234 *Révolution mexicaine.* La télé nous a montré quelques scènes instructives et très belles. L'histoire des révolutions mexicaines m'a toujours captivé par l'incohérence de leurs mouvements, le côté personnel de leurs motifs, les prodi­gieux changements de décors, le mirobolant des costumes de chefs, le plaisir de se battre, la gaieté des épisodes les plus sauvages et le rôle étonnant des chemins de fer le disputant aux cavaliers. Chaque fois que le Mexique est au programme, en télé comme en littérature, on nous rappelle que là-bas tout le mal vient des Espagnols, officiel. La barbarie est obligatoi­rement du côté de l'envahisseur catholique, fanatisé, barbu par stratagème, casseur d'idoles inestimables au point de vue culturel et antiquaire, brute épaisse enfin et massa­creur d'Indiens. Il est un peu vrai que les soldats de Cortez, comme beaucoup de conquérants d'ailleurs, n'y sont pas allés avec le dos de la cuiller. Or les Aztèques, eux aussi, étaient des conquérants et les nations vaincues n'étaient pas exterminées en pagaille et gâchis dans le feu de l'ac­tion, mais à tête reposée, en règle et en pompe. On se les réservait pour la fête, car eux aussi les Aztèques avaient une religion et très compliquée, très exigeante et entre autres une liturgie du génocide. Les massacres avaient donc lieu en cérémonie et les sacrificateurs n'y allaient pas avec le dos de leur couteau d'obsidienne : ils avaient le coup de main, arrachement du cœur, une victime à la minute, un régiment par jour, il faut le faire. Au seul point de vue comptable il saute aux yeux que les tueries espagnoles ne sont plus qu'amusettes. Mais au point de vue moral, attention : il faut croire et dire que la cruauté du régime aztèque est très atténuée par le côté religieux, rituel et festif et incalculable de ses hécatombes. Les sup­posées bavures de notre inquisition n'auront pas eu cet avantage. \*\*\* 97:234 *Droits de l'homme* (suite). Avez-vous entendu et vu les barons et baronnets de la république manifester leur indi­gnation devant les exécutions très sommaires et nombreuses qui ont si fâcheusement défloré la juste et sainte révolution entreprise par le cher Ayatola ? Tout le gouvernement de Giscard et les vétérans bouffis de l'héritage gaullique mais surtout Edgar Faure, doyen des grandes consciences et grand vénérable à tous points de vue : du haut de sa hiératique petitesse, le crâne luisant comme un œuf de cygne et la langue enflée dans ses joues clapoteuses il a flétri. Il a flétri le viol des droits de l'homme odieusement perpétré au nom sacré de la Révolution. Nous le devinions assisté, encouragé par tous les grands juges issus de la résistance, fidèles gardiens des droits de l'homme et vivante mémoire d'une épuration si parfaitement exemplaire qu'elle est devenue l'Épuration majuscule et que toutes les nations démocratiques en sont encore babas : cent dix mille morts ou disparus, chiffre annoncé, claironné à la tribune. C'est assez dire que l'Ayatola n'est encore qu'un grand timide. Et Edgar un inconscient. \*\*\* *Un coup franc dans la lune.* La Fédération française de rugby ayant invité l'Afrique du Sud à former une équipe qui viendrait chez nous disputer quelques matches, avait simplement oublié, peut-être même négligé la question de l'apartheid. Pire encore nous la soupçonnons de l'avoir écartée comme affaire ne là concernant pas. Mais là encore Dieu merci nos vigiles de l'honneur démocratique ont très vivement réagi, secoué la conscience endormie du public et stigmatisé le racisme des fédérés du rugby français. Sommation fut faite à ceux-ci d'exiger du Transvaal une équipe toute noire, à la rigueur noire et blanche et cons­tituée, dans ce cas proportionnellement au dernier recen­sement des populations sud-africaines. Et tous les Français bien nés de se fendre la poire à la niaiserie d'une pareille injonction. Je ne ferai même pas le détail de toutes les raisons purement sportives qui font de cette histoire une joyeuse idiotie. Toujours est-il que Moscou, protecteur et vengeur naturel des humiliés, s'en est ému, le plus sérieu­sement du monde, et nous croyons savoir que venant du Kremlin les canulars sont rares. Chez nous le président de la Fédération a réagi tout de suite en homme libre et toute liberté. Il maintenait l'invi­tation quelle que soit la composition de l'équipe, toute noire ou toute blanche, ou noire, et blanche et dans ce cas sans faire le détail des composants ethniques du panaché. 98:234 Ayant même rappelé qu'un président de fédération était maître chez lui, on regrette un peu qu'il ait cru devoir ajouter que si toutefois le président de la République s'op­posait à l'éventualité d'un combat sans nègres, la Fédération s'inclinerait devant le tunnel et, plus ou moins fière, en ferait part à ses invités. A l'heure où j'écris aucune décision n'a été publiée, que je sache. Autant dire que c'était cuit d'avance : pas de nègres ou trop peu, pas de match. Ne jugeons pas cette histoire à la légère. Sachons bien qu'en l'occurrence les fanas de l'antiracisme ont bénéficié d'une raison d'État. Le PS en effet, j'entends par là le Praesidium Suprême, a prévenu l'Élysée que si l'équipe d'Afrique du Sud ne comportait pas un nombre de noirs satisfaisant à l'honneur du genre humain, la France serait exclue des Jeux Olympiques de Moscou. Or nous savons que très bientôt Giscard doit se rendre à Moscou pour affaires. Nous le verrons partir comme d'habitude, play-boy pro­longé, en veston, tête nue, le crâne en ballon de rugby lé­gèrement dégonflé, la mèche collée dessus et le frisotté dans le cou ; mais vu l'incident susdit, le voyage ne pourra donc s'effectuer qu'à plat-ventre. C'est une manière d'avancer qu'il faut prévoir en certaines circonstances quand on est promoteur et président de sociétés économiques financières et libérales, elles-mêmes avancées. Mais alors, soyons juste, il s'en tire avec assez d'élégance et quelque chose de cambré qui dit bien son monde en toutes situations. Que de braves guerriers après tout n'ont-ils pas consenti à cette manière d'approcher une position à conquérir. On peut bien en faire autant quand il s'agit de marchés. \*\*\* *Droits de l'homme* (fin). Soyons beau joueur, voyons-y quelques bonnes intentions et n'allons pas chercher l'im­putation facile au grossier post *hoc ergo propter hoc.* Non, la proclamation des droits de l'homme n'est pas vraiment la cause des ruines et carnages subséquents, destructions imbéciles et ravages doctrinaires, tueries en fanfare et chienlits sanglantes ; elle n'a fait que les encourager en les cautionnant. Caution il est vrai d'autant plus efficace que lesdits droits se réclamaient eux-mêmes de l'Être Suprême. 99:234 De charmantes vignettes montraient les nouvelles tables jumelées dans les éclairs d'un ciel d'orage et l'abbé Grégoire, en tant que démo-chrétien, ne pouvait dissi­muler que les cornes de feu qui lui poussaient au front ne fussent un peu sinaïques. Mais l'odeur était bien de soufre, et nous retrouvons la même aujourd'hui dans les suprêmes instances du libéralisme économique et mondial où se mijote le bon usage des droits de l'homme. Patience la trilatérale est dans nos murs, la tricolore dans ses plis, la triangulaire se frotte les bissectrices, rassemblement des trois colonnes par trois à la puissance trois et ça dé­marre : la Trinité les attend à la sortie. Je voulais seulement finir en disant quelques mots de nos soucis quotidiens et modestement bornés au lende­main. Quand on voit tout ce que les droits de l'homme ont pu cautionner depuis le 2 octobre 89 jusqu'à nos jours on est en droit de s'inquiéter du renouveau de faveur et ferveur qui les anime. Dans l'usage qui en est fait ce n'est de plus en plus qu'un attrape-nigauds planétaire dont Paris se veut toujours l'épicentre historique et le bourbillon. Quand on voit par exemple où en sont à l'heure qu'il est les chiraquiens, à jouer sans rire les sans-culottes en public et faire les marioles en bonnet rouge de papier, on s'effraye un peu des lendemains que nous pourrions devoir à ces manifestations aussi bêtes que prétentieuses. Mais c'est le charme des journées qui seront peut-être historiques et l'impatience d'y paraître. Je sais qu'on peut s'y laisser prendre et chacun répond à l'appel des signes et emblèmes qu'il a choisis ou hérités. Il faut bien dire que le bonnet rouge est si fort achalandé que nous en voyons coiffés ceux-là mêmes qui se laissaient passer pour muscadins de la réaction. Il faut donc bien qu'on s'effraie un peu de voir les chiraquiens, et parmi lesquels beaucoup d'honnêtes gens, défiler en carmagnole derrière leur chef en bonnet rouge. Ce n'est encore que du papier direz-vous, mais nous savons tout ce que le papier peut souffrir et assumer. Enfin on rigole, et on s'inquiète un peu. En l'occurrence je me suis contenté, les voyant en image, de murmurer entre les dents ce petit vocable monosyllabique dont l'usage abusif qu'on en fait n'a pas tellement diminué la frappe. Ce n'est quand même pas suffisant pour détourner la mascarade, ses pétaudières et calamités en puissance. Il va falloir trouver autre chose, et je cherche, et le temps presse. 100:234 ### Temps et lieux RÉSUMÉ DU PRÉCÉDENT CHAPITRE. -- *A la suite d'urée querelle sur la chronologie entortillée du récit le lecteur s'éclipse. Le narrateur en profile pour se retrouver dans la campagne où jadis il avait tenté un retour à la terre en famille. Échec et retour à la ville. Installation rue de la Clef en face d'un hôtel Louis XV défraîchi. Retour du lecteur qui réclame des nouvelles sur l'affaire de Sala­manque laissée en carafe. Digressions variées. Apparition de Malraux rue de la Clef pour examen de l'hôtel proposé à démolition. Celle-ci aura lieu quand même. Dialogue emphatique sur le cas Malraux.* Nous étant assuré que rien n'était à louer dans la ruine Régence nous visitâmes en face l'appartement vacant qui s'offrait aux passants. On voyait encore en ce temps-là dans toutes les rues des écriteaux « Appartement à louer ». Il s'agissait d'un quatre pièces au quatrième étage d'une maison médiocrement défraîchie, mais honnêtement bâtie, en maçonnerie bien sûr, dans le genre petit bourgeois Émile Loubet, autant dire à nos yeux un immeuble mo­derne. Comme il devenait urgent de nous loger, tant pis pour son âge, on essuiera les plâtres, allons voir ça. En vérité nous y trouvâmes des murs très secs, six épaisseurs de papier peint, une cuisinière dans la cuisine, des chemi­nées partout, des plafonds à rosace et des trous de souris, ce qui fait déjà une petite ambiance. 101:234 Il faut nous décider : séjour inégal à nos rêves mais adéquat à nos finances et convenable à l'éventuel accroissement de la race. Nous y restâmes quinze ans. Il se pourrait bien, sauf illusion, que le temps de la rue de la Clef, en dépit ou à cause de ses tribulations, eût été le plus familial de tous les temps de la famille. Je suis même tenté de dire que la rue de la Clef l'ait référence et mémoire d'une des clés les plus précieuses de notre vie. L'image est plus ou moins sensée, mais je me comprends. Exigeants que nous étions sur le décor et soucieux que j'étais de nos moyens d'existence il faudrait mener de front le bricolage en tout genre et la recherche du gagne-pain. Soit dit sans vanité ni regret je crois avoir, à ce jour, donné au bricolage un nombre d'heures sensiblement égal à celui que j'ai consacré aux travaux d'écriture. Après tout ce n'est là que répondre au besoin de la nature qui nous invite à défatiguer la tête par l'exercice des membres. D'autre part, si nous classons les activités humaines par référence aux valeurs morales, l'intérêt qui les anime se propose d'abord à les départager. Or, désignant toute espèce de travaux manuels exécutés par un amateur présumé affranchi de l'obsession du gain, bricolage prendra aux yeux du moraliste candide un sens avantageux, mais au regard du professionnel un sens péjoratif dont je serais bien honteux de me vexer. Il y aurait cependant hypocrisie à se prévaloir d'un effort désintéressé quand il ne traduit au mieux qu'une obligation d'économie doublée d'un plaisir manuel, au pire un esprit de lésine. Toujours est-il que l'ouvrier patenté n'est pas seul à laisser voir de la méfiance et du mépris en présence d'un travail non rémunéré, tra­vail d'amateur : bricolage. Il n'est malheureusement pas d'autre mot pour désigner ce genre d'ouvrage quels qu'en soient l'amateur, la qualité, l'intelligence. Ai-je monté un rayonnage, une cloison, une muraille, rapiécé un cartable, étayé une charpente, réparé un tuyau de pipe et je dirai une fois de plus sans me vanter ni rougir que toute chose façonnée de ma main ressortit loyalement à la notion de bricolage. Et même si j'admire en secret mon travail et serait-il vraiment bien fait bien fini, jamais un connaisseur ne s'y trompera. Or il en va de même pour les travaux de plume, ni plus ni moins pensés, bel et bien manuels. 102:234 Je ne suis pas en effet de ces privilégiés qui rédigent, mains en poche, par entremise de secrétaire ou dictaphone. Il me faut l'outil dans la main, la plume emmanchée dans le porte-plume comme le fer de houe dans son manche de frêne, et vas-y petit, gratte. Dans ce cas-là, vu le caractère plus ou moins vénal et fiscalisé de mes activités, nul n'en contestera la qualification professionnelle. N'empêche que les gens du métier, paraît-il, trouvent encore à mes écrits assez de fausse-équerre et d'assemblages approximatifs pour les qualifier de bricolage, au moins conclure à un je-ne-sais-quoi de bricolé. Plût au ciel que les générations à venir contemplassent mes propositions subordonnées avec autant de complaisance que je l'aurai fait jusqu'ici de mes travaux domestiques et caducs. Avouerai-je toutefois que pour ceux-ci mon zèle et ma main sont en voie de lassitude. C'est triste à dire mais le chômeur au foyer comme j'étais alors, et si discret soit-il, fait un corps étranger. Sa permanence va poser tout de suite un problème d'am­biance. En mettant les choses au mieux, s'il est bricoleur, il va enfin tapisser le vestibule et aménager la penderie et nul n'osera lui reprocher ni ses coups de marteau ni les refrains sifflotés ni les jurons orduriers. Ce n'était pas tout à fait mon cas. J'ai même l'impression qu'en tout état de cause la maisonnée aura vaillamment supporté ma présence à plein temps, laborieuse ou non. Toutefois, précisons-le, dans les circonstances que j'ai dites le vulgaire souci du lendemain m'obligeait à tempérer le zèle du bri­coleur au profit du chercheur de djobe (expression popu­laire désignant toute espèce d'emploi rémunéré, balayeur ou secrétaire d'État, et je me demande à l'instant si l'obli­gation de fermer une parenthèse imprudemment ouverte et signifiée ne va pas me gêner dans le développement séman­tique de son objet, mais tant pis, à Dieu vat et poursuivons. Djobe est la transcription phonétique du substantif anglais qui s'écrit job. J'ignore ce qu'il doit au personnage biblique et s'il faut en anglais parler du fumier de Djob. Toujours est-il que ma plume est une sergent-major : elle fait faire demi-tour à tout vocable immigré qui ne se présente pas en tenue réglo et les envoie se rhabiller à la française et que ça saute. Si nous reconnaissons l'utilité dans le vocabulaire d'un contingent étranger nous n'y admettrons que les individus introduits et conditionnés par la voie auriculaire, la plus ancienne et satisfaisante, celle des analphabètes. 103:234 Mais ceux qui prétendent s'imposer par la voie typographique en se flattant de respecter l'orthographe d'origine sont fauteurs de charabias et les prononciations qu'ils suggèrent sont indignes d'un peuple exercé depuis toujours à cuisiner les mots barbares selon le génie de sa langue. Ce n'est pas pour rien qu'un mot se dit vocable. De l'oreille à la bouche il fait sa mue et l'écriture obéira, quitte à se ménager les petits jeux d'orthographe qui lui sont propres. En revanche l'élocution d'un terme étranger reçu par lecture est toujours incertaine et généralement disgracieuse. Or nos populations devenues lettrées reçoivent paresseusement l'exotisme imprimé pour le restituer ora­lement avec une docilité laborieuse qui dans le pire des cas se voudrait patriotiquement narquoise. Observons toute­fois que la francisation du type standinge, brifinge, do­pinge ne sont plus en faveur dans la conversation. Mais le déclin accéléré en toutes choses de la personnalité fran­çaise, et le snobisme aidant, a tant fait que nous en sommes non seulement à respecter l'orthographe mais la prononciation elle-même des vocables étrangers. Quand ils sur­viennent dans le discours ou la lecture sans prévenir, comme chez eux, sans même se soucier de guillemets ou d'italiques, il y a encore Dieu merci quelques maniaques, chauvins et racistes, pour en faire la remarque et s'en irriter comme d'une mouche dans le lait. Avec job donnant djobe nous avons là un cas d'assimilation très honnête et même privilégiée à la fois économique et élégante sur le papier comme sur les lèvres. Le mot est intelligent et son affaire bien conduite. Il a deviné qu'il répondrait à un besoin chez un peuple où la dizaine de mots commençant par ces deux consonnes-là sont tous arabes et de médiocre utilité, sans parler de nos poètes qui se languissaient d'une rime nouvelle dans une série bien courte en particulier dans les masculines où deux patriarches ne pouvaient rimer qu'entre eux ou s'accommoder en majesté d'une syllabe horriblement masculine. Mais grâce à l'e muet que je lui donne mon djobe sera le bienvenu dans un petit groupe de rimes honnêtes. Toujours est-il que le vocable anglais a compris sa chance d'être ainsi fait que dans notre bouche il n'aurait pas à souffrir de prononciations absurdes. Pre­nant soin quand même, au débarqué, de se faire entendre avant que d'être lu, il s'est confié à des gens comme les dokères boulonnais et cafetiers dunkerquois qui se charge­raient de le répéter, conditionner, propager. 104:234 Il a prévu que j'interviendrais par autorité de fait accompli de ma plume en matière d'orthographe. Il a deviné chez nous l'adoption facile d'un monosyllabe qui démarre sous le coup d'une dentale expulsant une chuintante pour finir comme un rêve dans la bulle irisée d'une voyelle à peine gonflée que déjà pétant sous le choc d'une labiale aussitôt amortie dans l'ineffable douceur de notre e muet : djobe. Il a enfin et surtout compris que sans offenser gravement la prononciation anglaise nous allions nous donner le plaisir de faire sonner comme bien gaulois l'inhabituel accouplement de ses deux consonnes. Et nous touchons là au *mysterium loquendi plebis.* Reste à dire que me voilà une fois de plus tenté de me faire valoir en gonflant le sujet. En vérité djobe n'a pas éliminé chez nous ses concurrents indigènes et invétérés tels que turbin et boulot. Son coef­ficient de fréquence est stationnaire. Je ne prétends pas non plus avoir introduit ce mot chez nous comme Par­mentier la pomme de terre mais je précise qu'en 1925 ou 26, venant d'Amérique du Nord et cherchant un djobe à Paris, les gens me demandaient ce que j'entendais par là. C'est dire que le mot m'était déjà familier dans son expression française avant qu'il n'eût conquis la faveur des Parisiens. De djobe en djobe et zigzaguant du Mexique au Honduras j'avais trouvé bon djobe et embarquement à bord d'un petit bananier que prendrait en charge un cyclone assez farceur pour le siphonner au passage et nous déposer à Manhattan comme d'une ferblanterie défoncée. Mais res­tons-en là, je n'ai vraiment que faire d'un épisode au plus-que-parfait obligeant au futur antérieur du passé pour ag­graver ma situation grammaticale et stylistique assez ten­due comme ça. Ma parenthèse est élastique et quand même pas fourre-tout. Ôtez-vous de l'idée que je m'y complais, mais soyons honnête, rien jusqu'ici n'a permis d'y mettre fin, le sujet assumé dès l'ouverture étant loin d'être épuisé. Puisse au moins l'impatience me donner la concision. Par chance le séjour à Nouyorque ne durera qu'une matinée. Ce n'est pas tant que mes papiers fussent douteux, mais à peine débarqué dans cette ville enchanteuse et tout ému que je fusse de m'y voir, j'annonçai mon arrivée imminente à un ami d'enfance et ingénieur débutant qui m'attendait à Montréal. Inutile de préciser que mille dollars en poche n'eussent pas ajouté grand'chose au bonheur des retrouvailles. 105:234 Nous en prolongeâmes les plaisirs en dépit du soleil qui flambait sur la ville. L'ingénieur et ami d'enfance travaillait de la règle à calculer et du compas dans un bureau d'étude mais aucun djobe ne s'offrant à mes capa­cités l'ami travaillait pour deux, situation boiteuse offen­sante à ma dignité. Lui seul étant à même d'y remédier sur-le-champ il quitte son djobe et nous voilà en couple, fraternels et marchant du même pas. Son beau geste est célébré chez le père Mousset un lithographe que je brûle de raconter, mais non, cher et regretté Mousset, pas main­tenant : si vous mettez un pied dans cette fichue paren­thèse, vous l'enfant prodigue du Vernonais qui de djobe en djobe courûtes le vieux monde et le nouveau pour l'amour de votre art, je ne verrai plus jamais se lever sur ma prose l'éclaircie d'un alinéa. Quant à l'ami d'enfance et ingénieur ECP, savoir si je dois me repentir ou me louer de l'avoir détourné de son avenir canadien, question oiseuse. A vrai dire avouons-le nous eûmes quand même une sortie de secours, et si belle, si largement ouverte, que l'obligation venue d'en user nous transportait de joie. Nous décidâmes en effet de gagner le pain de notre hiver en moissonnant les blés de l'Alberta, un djobe immensément rural dans le foisonnement des épis d'or. L'hiver était loin, l'Alberta en­core plus, mais vu la pénurie de main-d'œuvre, l'État payait le voyage et qui veut le pain commencera par le blé. Arrivés là-bas dans ces régions anglophones et diversement héré­tiques, et embauchés sur le champ au sens propre nous gerbions à crever de soif de l'aube au crépuscule dans le sillage d'une moissonneuse astronomique en révolution autour d'une planète à froment qu'elle pelait comme une orange. Désespérant de convertir l'agriculture locale aux agréments d'une vie champêtre un peu civilisée, nous réso­lûmes de solliciter notre congé sitôt gagné le prix d'un retour anticipé. Je dois dire que le patron lui-même se chargerait de nous congédier pour cause de bavardage dans le travail, raison inhumaine s'il en fût, mais peu importe, nous rappliquâmes à Montréal ; trois jours de voyage, le train de plaisir. Fortifiés par l'échec, plus unis que jamais dans le chômage urbain, nous parcourions la ville en épiloguant sur djobe, maître mot des circonstances. Nous chassions le djobe, nous posions des pièges à djobe, nous courions, pistions, traquions le djobe comme gibier nour­rissant et furtif. 106:234 Ayant alors en commun le toit, le pain, la fière allure, la valise et un certain nombre d'idées géné­rales, nous souhaitions qu'aussi bien fût partagé le djobe. « Sachez, disions-nous à l'employeur éventuel, sachez que les deux font la paire et travaillent pour trois. » L'un répon­dit qu'à la rigueur et dans ce cas il en prendrait bien un qui travaille pour deux. Mais voyant bien que la paire était à prendre ou à laisser, tous préféraient laisser. Une chance nous vint un jour des bureaux de l'attaché com­mercial de France où j'aurais l'honneur et l'avantage de servir mon pays tout en gagnant notre pain en qualité d'ad­joint-d'adjoint à la prospection des marchés. Le djobe consistant pour ainsi dire à chercher des djobes pour autrui je fus l'homme de la situation. Je ne tarderais donc pas à retrouver mon ingénieur d'avenir et compère d'enfance qui d'ailleurs m'attendait plus tôt que ça. Et ce fut de nouveau le coude à coude, les pavés battus, les buissons creux. Nous en vînmes alors à prendre l'affût sur un banc de jardin public, à guetter le passage d'un djobe dans le sillage des catherines tout en cassant la croûte, jetant les miettes aux petits oiseaux, discutant de politique, amour, Aristote, Montparnasse et Aristide Briand comme au Luxembourg à l'ombre des marronniers de la terrasse Médicis. Et alors, une fois de plus nous descendions au port nous mélanger à ses mouvements, rumeurs et odeurs. Quinze générations de parler normand nous chantaient aux oreilles, toutes les variétés de labeurs, semblait-il, se proposaient à nos ambitions et je savais d'expérience à quel point les activités portuaires si prometteuses de djobes sont difficilement accessibles au solliciteur de passage. Mais enfin pour ma part je n'étais pas absolument novice et j'avais des références, non écrites hélas. A force de chercher nous finirions quand même par trouver une filière propice à nos vœux si modestes. A bord ou à quai, sur les bassins, les docks, les pontons, dans les cales ou la cuisine, le dernier des djobes s'anoblissait à mes yeux de tous les prestiges de la mer et ce jour-là précisément il nous sembla que la mer elle-même dans le scintillement de ses vaguelettes s'impatientait de nos services. Sur fond sonore de grues sirènes et treuils nous sommes introduits dans le vaste bureau d'une compagnie de navigation où tout le monde est francophone. Sur mer on parle anglais, à terre le français. Un petit homme rondouillard et soigné nous accueille de loin, debout derrière son bureau. 107:234 Tel est sous tous les cieux le bon usage à l'égard des solliciteurs précédés d'une recommandation de poids moyen, je n'y trouve pas à redire. Aussi aimablement que le permet ce protocole nous som­mes invités à prendre un siège et nous attendons que lui-même soit assis, mais c'était déjà fait ; pour mieux dire il ne s'était pas levé. Égal à lui-même tout courtaud qui s'assied ou se lève étant farceur malgré lui nous évitons de nous regarder, l'ami d'enfance et moi, craignant de pouf­fer comme deux écoliers sous l'œil du maître. Ce n'est pas le moment car nous sommes en présence du gros bonnet lui-même au bon cœur duquel un écho bien placé de la rumeur publique a recommandé le cas de ces deux jeunes gens du « vieux pays » en situation d'échouage. A l'appui de cette caution indirecte et vaguement honorable je crois utile de lui préciser mes états de service en qualité de matelot supplétif naviguant au pair. L'effet produit me paraît, au mieux, inexistant. A son tour et sans plus de suc­cès l'ami d'enfance décline son petit curriculum tout frais et léger d'ingénieur diplômé à tout faire. On paraît nous écouter avec sollicitude et l'air de penser à autre chose. A peine abordons-nous l'exposé de nos desiderata que le gros bonnet prend enfin la parole pour nous demander si nous sommes affiliés aux Chevaliers de Colomb. La ques­tion est imprévue. Certes nous avons entendu parler de cette vaste confrérie de catholiques romano-américains. Très puissante alors et notamment en pays francophone, il paraît qu'on y cultive un esprit d'entraide aussi édifiant qu'efficace. Peut-être bien qu'en tant qu'immigrés nous aurions brigué l'avantage et l'honneur d'appartenir aux Chevaliers de Colomb, alias *Knights of Colombus ;* mais en tant qu'étrangers séjournant à titre expérimental et pré­caire, cette société que nous traitions, par plaisanterie bien sûr, de chevalerie de bizenesse confessionnelle, ne semblait pas nous concerner. Donc, en toute loyauté, nous articulons une réponse négative mais nuancée à tout hasard d'une attitude coupable. « J'espère au moins, dit le gros bonnet, que vous assistez régulièrement à la messe du dimanche. » Sachant que tout Français au Canada est réputé mécréant nous répondons d'une même voix, sans trop mentir d'ailleurs, que oui bien sûr, il va de soi, sauf empêchement majeur. « Ha ha ! l'empêchement majeur !... élastique hein ! » Visiblement réjoui par ce genre de pro­blème il engage un débat casuistique sur la force évaluée d'un empêchement majeur. 108:234 Ne doutant pas que le djobe fasse l'enjeu de la partie nous jouons serré. Bien que sur­pris au pied levé nous y mettons tant de brio et de scru­pules édifiants que nous emportons le morceau. Morceau de roi : un djobe en mer. A ces mots qui soudain m'allègent de cinquante ans, je voudrais de joie sauter à la ligne, modeste image de l'élan juvénile qui nous fit d'un pied léger passer du quai à bord. Hélas il n'est pas question d'alinéa dans une parenthèse. Ce n'est pas une porte battante qui s'ouvre et se ferme sur n'importe qui n'im­porte quoi. Ouverte en l'occurrence à propos de djobe elle nous fait obligation de rester dans la ligne jusqu'à mission accomplie, autrement dit la fermeture n'en sera signifiée qu'à épuisement du sujet. Par ailleurs aucun décret n'a fixé de limite à l'extension d'une parenthèse pour autant que son contenu découle d'une même source et tel est bien le cas. Alors, tant pis pour les blancs, l'aération du texte, l'harmonie de la composition, le repos des yeux et autres effets de l'art. Si le lecteur pusillanime se plaint d'étouffer, s'il me lâche pour tourner fébrilement les pages et m'at­tendre au prochain alinéa qu'il trouvera peut-être avant la fin, je ne lui en voudrai pas. Je filerai la barcarolle hauturière avec ma parenthèse dans le dos et sans esprit de recul. Je surmonterai jusqu'au bout les conséquences d'un signe typographique tombé de ma plume à l'impro­viste : elle me joue parfois de ces tours allant m'ouvrir de futiles guillemets ou parenthèses indues pour le seul plaisir de la rature. J'ai mes idées sur les gadgets ortho­graphiques et les abus qu'on en fait. Mais cette fois le tracé du signal était particulièrement soigné, malicieux, galbé à ravir et même bombé comme en vue d'un chargement exceptionnel, impitoyable. Relevant le défi je n'ai pas raturé. Ouverte à propos de djobe la parenthèse le restera aussi longtemps que le mot aura donné le branle aux faits que j'y rapporte. C'est pourquoi l'économie de l'écriture, son dépouillement inhabituel et même sa précipitation n'au­ront d'autre motif qu'abréger les tourments d'une paren­thèse cruellement étirée. Ainsi donc l'ingénieur ami d'en­fance et moi-même embarquons-nous quelques jours plus tard pour les Bermudes en qualité de palefreniers occasion­nels sur un vieux rafiot chargé à l'avant d'une trentaine de chevaux, belle surprise. Au premier coup d'œil, rangés comme ils étaient, immobiles et bien sages dans leurs bat-flanc de voltiges, nous y reconnûmes le style et la compo­sition de ces naïves images d'expéditions guerrières comme on en voit sur vitrail ou miniature. 109:234 L'idée se précisait d'un voyage aventureux. En dépit de leur mauvaise mine et de leurs yeux battus nous prêtions à nos destriers quelque chose de fringant, de piaffant. La qualité du djobe dépassait nos prévisions. Ne fallait-il pas y soupçonner quelqu'entre­prise des chevaliers de Colomb ? Le pansage des montures en haute mer ne faisait-il pas l'épreuve des postulants ? Nous préférâmes évoquer les nefs de saint Louis, nous partions en croisade, valets de chevaliers au service des bidets préposés aux landaus et tilburis de la bonne société bermudienne. Enfin tout cela promettait de la distraction et nous en eûmes au-delà des promesses. De cette navigation cocasse et tourmentée je fis naguère une relation honnête­ment arrangée en forme de nouvelle. Il est possible en effet d'arranger tant soit peu les faits sans offenser gravement la vérité. Elle peut même y gagner ; un souvenir à l'état brut est généralement appauvri par la difficulté où nous sommes de ressentir et communiquer les grands émois d'antan. Elle acceptera volontiers d'être mise en valeur par l'initia­tive d'un copiste enlumineur ou mieux encore d'un témoin lui-même qui n'hésiterait pas, sollicité par le saint-esprit de l'escalier, à faire pieusement apport d'un détail, d'un geste ou d'une parole introduits à bon escient. Combien d'apocryphes n'ont-ils pas servi avec bonheur les leçons du document de base. En l'occurrence, ayant été nous-mêmes et par ce djobe littéralement plongés dans le bain de cette fortune de mer, il n'est même pas d'usage en pareil cas d'appeler apocryphe un épisode enrichi d'un détail rapporté par un témoin dont la version première se voulait rapide alerte et réduite au principal. La loi syntaxique m'obligeant ici à ne reprendre haleine qu'au sortir de cette fichue pa­renthèse, je ne ferai donc pas du djobe en question la rhapsodie complète. Je reprendrai seulement l'affaire au moment où la brise ayant forci comme nous débouquions du Saint-Laurent, puis tourné au grand frais, la nuit sui­vante nous apprîmes qu'à cinq milles par tribord le Vestris, paquebot américain ayant dû réduire sa vitesse pour cause d'avarie marchait avec nous de conserve, à toutes fins utiles ; mais déjà nous suffisions tout juste à l'ordinaire du gros temps quand nos trente chevaux éjectés de leurs stalles en morceaux se mirent à valdinguer d'un bord à l'autre comme sur les nefs de saint Louis surpris par la tempête au sortir de Chypre. 110:234 Ce ne fut d'ailleurs pas sans scrupule que nous évoquâmes l'auguste et sainte aventure à propos d'une entreprise de maquignon. En revanche, au nom de *Vestris* l'ingénieur et ami d'enfance évoqua le célèbre danseur et insupportable cabot qui sévissait sous Louis XV et nous épuisâmes toutes les plaisanteries que vous imaginez sur la conjoncture thalasso-chorégraphique et les dangers encourus par un danseur qui choisit pour ballerine l'Atlantique et ses vents. Quelques heures plus tard dans la nuit en pétard au plus fort de la tempête la nouvelle se répandit à bord que le *Vestris* nous lançait des SOS. Le malheureux ne savait pas l'inquiétude où nous étions de nous sauver nous-mêmes du grandiose et bur­lesque pétrin où la raison des hommes le disputait à la folie des bêtes éperdues dans la fureur des flots. Et là, quoi­qu'interdit de parenthèses et nécessité faisant loi, j'en appelle aux guillemets et tirets. D'une voix blanchie par les écumes panachées de la mer et des chevaux : « Prions pour lui ! criai-je à l'ami d'enfance, le beau danseur a loupé son jeté-battu ! » -- « C'est pas ça du tout ! me hurla-t-il, cancre que tu es... vestris, possessif deuxième déclinaison datif pluriel... se traduit par l'interjection familière : à la vôtre ! » Quelques jours plus tard en effet nous arrivions au port d'Hamilton et la cavalerie fantôme débarquait hagarde et titubante sur le plancher des vaches cependant que l'équipage tirait sa bordée de bar en bar impatient de fêter son salut. Dès la première tournée nous sûmes en effet que cette nuit-là le *Vestris* avait sombré corps et biens. A la vôtre ! et sur ce, le djobe ayant trouvé son épilogue, hâtons-nous de la fermer.) Jacques Perret. 111:234 **Pages de journa**l Ce chapitre du Journal d'Alexis Curvers avait paru dans notre nu­méro de mars, pages 40 et 41, mais mutilé par la disparition acci­dentelle d'un feuillet. En voici donc le texte rétabli dans son intégrité. \[...\] 114:234 ### Livres pour les enfants par France Beaucoudray Nous nous inquiétons devant la multiplicité des perversités spirituelles et intellectuelles. La litté­rature est une discipline de choix pour cette per­version. Et plus qu'on ne le croit, LA LITTÉRATURE ENFAN­TINE. Comment cela ? Moins par l'affirmation arrogante de l'erreur, moins par l'explication rationnelle de concepts que par l'épandage d'une atmosphère « surréelle ». Cette surréalité, floue, indécise, pénétrante, siffle l'âme dans la pénombre, modifie sa sensibilité, fausse ses com­portements sans même, en apparence, la contredire. Une telle méthode littéraire n'alerte pas l'enfant. Il est désarmé d'avance par sa logique naturelle. Cette logique une fois détruite, tout cheminement vers les certitudes, morales et métaphysiques, est coupé. Un exemple : « LE CŒUR ENCOMBRÉ DE MON ONCLE », paru récemment chez Magnard, dans la collection « Fan­tasia ». L'auteur fait dialoguer le héros avec son neveu. L'oncle « explique » quelques passages de la Genèse. 115:234 ... « Donc, Dieu avait décidé de faire le monde et la lumière : Il avait décidé un peu ça par hasard, tu sais, parce qu'il n'avait pas grand chose à faire dans le ciel. Avant ce n'était qu'un snob. » Résumons : La terre faite, sans trop y penser, Adam et Ève terminés, Dieu se repose, pour voir, et se réveille les mains sales. Devant l'incrédule enfant l'oncle ajoute : ... « Mais tu ne te souviens plus de rien. L'Ancien et le Nouveau Testa­ment, ça ne te dit rien ? » -- « Dans l'Ancien Testament déclara mon oncle, il est écrit que Dieu a pris de la glaise pour faire l'Homme. » Conclusion : Dieu avait les mains sales, il ne pouvait pas se présenter devant « la Marie » dans cet état, d'autant que la Marie n'était déjà pas contente... -- « Parce qu'elle avait senti qu'elle aurait un fils et que ce fils mourrait. » Dieu explique à « la Marie » pourquoi son fils doit mourir et l'oncle à son neveu, pourquoi il n'a rien compris à la Genèse. L'enfant résiste : « Dieu, fatigué ? Ce n'est pas pos­sible » dit-il. -- « Comment, pas possible ? Mais si, c'était possible, très possible. -- Non puisque Dieu est un pur esprit. -- Mais s'il est un pur esprit, tu peux me dire alors pourquoi parfois il se repose ? -- Non... Je ne sais pas... -- Et pourquoi s'est-il reposé le septième jour ? Si ce n'est pas justement parce qu'il était fatigué ? Je te le redis, mon garçon : Dieu était fatigué, il avait une discussion difficile à mener avec la Marie et il avait les mains sales. » Faut-il commenter ? Le pervers et badin vieillard prétend restaurer l'inté­grité et le sens obvie de la Genèse sous la forme d'un conte historique. L'enfant, séduit par une histoire remise à sa portée, élabore inconsciemment une genèse qui profane la Révé­lation primitive. 116:234 Cet exemple religieux typique a ses semblables dans tous les domaines. Une autre forme de « surréalité » est plus impondérable encore. Elle fait glisser le réel vers le rêve, le réel devient un rêve et le rêve une réalité. Un exemple : LES VOYAGES DE ROULETABOSSE. Éditions Magnard, collection Fantasia. Dans la « prière d'insérer » nous lisons ceci : « La règle, quand on écrit pour les journaux, comme lorsqu'on écrit pour la jeunesse, c'est de ne jamais mentir, aussi tout est-il parfaitement exact jusqu'au moindre détail dans ces récits, coutumes, langues, distances, horaires, etc. Bien entendu, l'alimentation des poules au papier, les vaches carnivores, les fabriques d'idées et la machine à transformer le pétrole en eau sont des inventions un tan­tinet imaginaires, mais ce ne sont pas vraiment des inven­tions. Ce sont simplement des manières de pousser un tout petit peu la réalité et pousser sur la réalité est une excel­lente façon de lui faire révéler ce qu'elle cache. On espère que le jeune lecteur (même s'il n'est plus très jeune) s'amusera bien en lisant ces histoires et surtout que, lorsqu'il les aura lues, il connaîtra un peu mieux ce monde étrange, cruel, cocasse et merveilleux dans lequel il vit. » Reprenons ce processus intellectuel à l'envers. C'est une méthode recommandée par saint Ignace pour déceler le premier glissement vers l'erreur. Le lecteur connaîtra un peu mieux ce monde lorsqu'il aura lu ces histoires et qu'il s'en sera amusé, il lui révélera ce qu'il cache par l'excellente méthode qui consiste à pous­ser un tout petit peu la réalité. Ce ne seront pas vraiment des inventions, quoique soient un tantinet imaginaires une machine à transformer le pétrole en eau, les fabriques d'idées, les vaches carnivores, l'alimentation des poules au papier. Les horaires, les distances, langues, coutumes, récits, jusqu'au moindre détail, tout est-il exact parfaitement. C'est de ne jamais mentir quand on écrit pour la jeunesse, comme lorsqu'on écrit pour les journaux, qui est la règle. 117:234 Retournez le texte dans l'autre sens et vous retrouverez la formule élégante pour passer du vrai au faux le temps d'en rire. Des formes plus directes brandissent des images propres à dissuader les courageux de toute opposition au « groupe ». C'est le cas du livre : « LES CHOCOLATS DE LA DISCORDE », parus en Bibliothèque Rouge, aux Éditions Hachette. Le seul élève qui résiste « au gang » de l'école est vic­time d'un terrorisme intellectuel qui va du chantage jus­qu'au meurtre. Où est le remède ? Surtout dans la formation que vous donnez aux enfants. Elle est également dans la recherche systématique des antidotes. \*\*\* Parmi ces antidotes, les livres qui expriment le vrai religieux, le réel, le naturel sain. \*\*\* 70 % à rejeter, 30 % à retenir, c'est à peu près la proportion pour une âme catholique. Les 30 % comportent hagiographies, biographies, récits historiques, romans, récits de voyages, contes et albums d'images. Lorsqu'il s'inscrit dans la fidélité à la Révélation, à la morale et à la pensée chrétienne, le livre d'enfant devient une sauvegarde. Il prolonge la tradition orale. Il apprend le réel. Il le rend accessible. Devenu intelligible il est alors savoureux. Lorsqu'il garde la logique et l'objectivité naturelles, un livre, un conte est bon. Certaines légendes des terroirs pèsent lourd de bon sens paysan. Et chacun se rappelle les vieux contes de Noël de Provence. 118:234 Ceux-là aussi brodaient sur l'Écriture. Mais c'était pour magnifier la gloire et le mystère de Dieu. \*\*\* La revue ITINÉRAIRES vous signalera désormais (régu­lièrement ?) des livres pour enfants (de 3 à 15 ans, selon la diversité des genres). Ils seront la fine fleur des 30 %. Pendant que nous y sommes commençons tout de suite. \*\*\* ALLER SIMPLE POUR PONDICHÉRY d'André Derooe paru chez Téqui dans la collection « Terre des hommes » nous retrace la vie d'un missionnaire, parti pour les Indes avec comme bagages principaux saint Joseph et Notre-Dame de Lourdes. Les photos nous découvrent un haut gaillard, bâti à chaux et à sable, fait pour durer 100 ans. Cela se passe au siècle dernier. Le livre s'en ressent. Le seul re­proche que l'on pourrait faire concernerait son écriture précautionneuse et manquant de chaleur. Ceux qui ne connaissent pas les pays chauds auront à reconstituer la rumeur des foules, la cohue des villes, la misère et la famine et ces blancs, venus d'au-delà les mers, pour ap­porter Dieu. Malgré ce manque de vie -- tout le monde n'est pas Kipling -- cette lecture est une bonne chose. Le jeune garçon de 14 ans y découvre ce qu'est un vrai mission­naire. Foi de granit, confiance d'enfant, endurance de fer et le brin de psychologie nécessaire pour comprendre l'Hin­dou. Cela lui permettra de comparer sa foi avec celle de son héros qui n'avait peur de rien et venait à bout de toutes les embûches. Bilan de cette existence : 35.000 baptêmes. Une autre lecture excellente : SAINTS ET CHEVALIERS OUBLIÉS DE LA BRIE, de Louis Fontaine, aux éditions de l'Orme Rond. Ce livre est une sorte de fresque où seraient dits le murmure des branches et la profondeur des forêts. Immuable à travers le temps, le paysage de Brie voit naître et mourir les saints et les chevaliers. Passent les hordes barbares, les guerres et les aventures. Passe le temps, passent les rois. Les saints demeurent : sainte Eulalie, saint Colomban, Jeanne d'Arc, d'autres... Le style est fleuri. 119:234 Les illustrations faites d'arbres sont bien meilleures que les autres car tous les événements sont ici mêlés à la nature ; mais elles sont inégales ou empâtées, notam­ment celle de la page 87. Ne demandons pas autre chose à ce livre que ce qu'il est : la légende dorée de la Brie. Signalons aussi cette réédition : LES VOLEURS DE DIEU de Maria Winowska aux éditions Saint Paul. Les enfants restent muets d'émoi après cette lecture. Ils y trouvent des enfants de leur âge. Mais ces enfants, persécutés par les communistes, sont prêts à donner leur vie pour Dieu. Ce livre montre au lecteur la vertu de force et donne des exemples de la vertu de patience. L'espérance est partout présente et pratiquement tous les dons du Saint-Esprit. Ce chef-d'œuvre au style martelé et vigoureux sera compris dès l'âge de 10 ans. Elisabeth Ivanovsky vient d'illustrer un délicieux Abé­cédaire aux éditions Gautier-Languereau : « Mon ABC », bien dessiné, frais, rempli d'animaux et de fleurs, appren­dra aux tout-petits qu'un objet est ou n'est pas. Les premières images portent déjà des concepts. L'en­fant le « sent ». Une bête à la forme « ciselée » lui est plus utile qu'un brouillard de fourrure sur un ours fait en pastel. L'enfant très petit devient ce qu'il a lu. Donnez-lui la vraie beauté. Vous créerez ainsi une at­mosphère littéraire qui sera déjà un peu la bonne odeur de Jésus-Christ. France Beaucoudray. 120:234 ### Le sacerdoce catholique et la nouvelle messe par Édouard Guillou m.b. ON ADMETTRAIT, paraît-il, de reconnaître la messe tra­ditionnelle, moyennant l'acceptation de la nouvelle. Cette condition suppose que, dans le premier cas, il ne s'agit que d'un attachement à des formes anciennes. Or il en est tout autrement : ce qui importe par-dessus tout est l'exactitude théologique. Plusieurs ne s'aperçoivent pas que la doctrine eucharistique ne se retrouve plus dans les nouveaux rites ; ils ne songent même pas que la croyance est en jeu, comme si la liturgie n'était qu'une pure affaire d'obéissance et de discipline. Son étude s'est trop longtemps bornée, dans les séminaires, à la connais­sance des rubriques. La plupart des pères qui ont voté la constitution conciliaire n'avaient guère d'autre instruc­tion et l'on a continué de se fier aux « spécialistes », les yeux fermés. Une foi encore vive, a suppléé, sans inquié­tude, aux équivoques dont elle ne voyait que le bon côté, et aux omissions que la comparaison avec la messe tradi­tionnelle, partout bannie, ne leur permettait plus de dé­couvrir. Le battage et la propagande aidant, certains en sont venus à s'imaginer que toute résistance était un affront à l'autorité. Or il est pourtant clair que si l'ordinaire de la messe (pour ne parler ici ni du missel ni de l'office) ne répond pas exactement et nettement aux exigences de la doctrine consacrée par le concile de Trente, il cessera peu à peu d'entretenir la foi, il la mettra en danger, il la conduira à de graves erreurs. 121:234 Or ces erreurs sont maintenant dans l'air, qu'il s'agisse de la présence réelle par transsubstantiation du pain au corps et du vin au sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il s'agisse de la notion complète de sacrifice, qu'il s'agisse du caractère du prêtre agissant « persona Christi » comme véritable consécrateur. Les trois choses se tiennent étroi­tement, on n'en peut mettre une seule en doute ou en veilleuse sans que les autres en pâtissent. S'il n'y a pas, par exemple, de sacerdoce ministériel, il ne peut y avoir ni véritable consécration ni oblation satisfactoire. En vertu de son sacerdoce, le prêtre est le ministre de Jésus, unique et souverain Prêtre éternel. Dans l'église anglicane, qui a gardé le décorum sacerdotal des siècles précédents, le célébrant n'est plus le ministre du Christ-Prêtre, non seule­ment parce que la validité des ordinations n'a pas été re­connue par Rome, mais simplement parce que la croyance en la « présence réelle » y est dépendante de la foi de chacun ; et de même la foi au sacrifice sacramentellement renouvelé. Le sacerdoce est d'une importance capitale dans l'eu­charistie catholique. Il est essentiellement distinct du sa­cerdoce commun, ou la messe n'existe plus. Le prêtre n'est pas un simple président du rite eucharistique, il en est l'acteur principal et indispensable, en dépendance étroite du Sauveur unique et unique Médiateur. Un pouvoir spécial lui a été conféré par un sacrement qui ne se confond pas avec le baptême : le sacrement de l'Ordre, sans lequel il ne peut y avoir que dès-ordre. La messe doit donc opposer à ce désordre : une barrière solide. Consacrant la tradition, saint Pie V y a pourvu. Les néo-liturges, non. S'ils l'avaient fait, la célébration qu'ils ont élaborée n'aurait pas pu être acceptée, « théologiquement », par les pasteurs et les réformés... Or ils l'ont reconnue valable, à la différence de la messe classique. Le grand principe de base du protestantisme est en effet que tout baptisé est prêtre, entièrement prêtre. Le ministre du culte, n'est qu'un délégué de la communauté, tout comme le député est le représentant des citoyens supposés rois. L'ordination à sa fonction ne confère pas un pouvoir indé­pendant, un caractère permanent et personnel. 122:234 Telle fut la grande découverte après seize siècles de foi contraire. Lu­ther est formel. Il déclare en 1520 : « La première muraille élevée par les Romanistes est la distinction des clercs et des laïcs : On a découvert que le pape, les évêques, les prêtres... composent l'état ecclésiastique, tandis que les princes, les seigneurs, les paysans forment l'état séculier. C'est une pure invention et un mensonge. Tous les chré­tiens sont en vérité de l'état ecclésiastique, il n'y a entre eux que la différence de la fonction... Tout ce qui sort du baptême peut se vanter être consacré prêtre, évêque et pape, bien qu'il ne convienne pas à tous d'exercer cette fonction. » De nos jours, le pasteur Le­play, dans les *Études* d'avril 1976, ne parle pas autrement : « Il nous faut rappeler *d'abord l'importance fondamentale* et *l'actualité permanente,* pour le protestantisme, de la doctrine du sacerdoce universel. Elle fut une des grandes intuitions des Réformateurs et la plus annonciatrice des temps modernes. » Rien de plus exact ; les Réfor­mateurs ont posé, sur le plan religieux, les bases de l'éga­litarisme, dogme premier de 1789, voie toute tracée vers l'atomisation individualiste qui fait le bonheur des tota­litarismes, communistes ou non. Le « tous les chrétiens sont prêtres » a entraîné par analogie le « tous les citoyens sont rois ». Ce n'est pas simplement au roi, sacré à Reims, c'est plus profondément encore aux prêtres que s'est attaquée la Révolution, car il n'y a pas de plus grande affirmation de l'autorité qui vient du ciel que le sacerdoce. Sans le prêtre, il n'y a plus de sacré, comme le dit d'ailleurs le terme de « sacerdos » (celui qui donne le sacré). La religion se renie alors car elle ne relie plus à Dieu ; elle perd, comme aime à le dire Jean-Paul II, cette « verticalité » qui lui est essentielle ; le laïcisme l'envahit, elle ne se préoc­cupe plus que de l'homme, et même de l'homme dont le regard ne se porte plus que sur ses intérêts matériels. Le « nouveau prêtre » peut devenir le plus dangereux des démagogues ; de toute façon il aspire à se confondre avec tout le monde par l'habit comme par la manière de vivre. Il peut se marier, exercer n'importe quelle profession, ga­gner sa vie comme les autres, au lieu de vivre de l'autel. La déclergification et la décléricalisation vont de soi. « Pré­side-t-il » l'Eucharistie, rien n'empêche plus que les fidèles ne récitent avec lui la prière eucharistique ; celle-ci doit être au goût des assistants. Les communautés de base se multiplient. 123:234 S'il n'y a pas d'assistance, des prêtres s'abstien­nent de dire la messe. Dans ce partage fraternel, rien n'empêche plus qu'ils laissent les laïcs faire les lectures, voire prêcher, voire distribuer la sainte Eucharistie... A la limite, peut intervenir l'intercommunion avec les pas­teurs non consacrés. Déjà le prêtre catholique s'interroge drôlement sur son « identité » et des « théologiens » se font entendre pour condamner la tradition du pouvoir propre au sacerdoce. On ne veut plus que « malgré le poids de dix-huit siècles de pratique chrétienne » le prêtre soit considéré « comme l'homme indispensable à la production d'un acte sacré » et comme possédant « un pouvoir abso­lument réservé à un ministre ordonné ». Ainsi parle un vicaire épiscopal, nommé Henri Denis, professeur de théo­logie et docteur adjoint du Centre National de Pastorale Liturgique (« Des Sacrements et des hommes », p. 159). Il traduit en clair les « Actes » de Lourdes (1973) où les évêques de France ont tellement craint que l'on puisse parler d'une « puissance sacrale » à propos du prêtre... Or dans ce contexte idéologique ou pratique, comment ne pas déplorer que, malgré la recommandation de Pie XII définissant la forme propre du sacrement de l'ordre, la liturgie nouvelle de l'ordination sacerdotale omette le rite de la remise de l'étole et de la chasuble accompagnée de la mention précise du pouvoir d'absoudre et de celui de dire la messe pour les vivants et pour les morts. C'est oublier que les cérémonies liturgiques, à commencer par la messe, ne se réduisent pas à l'essentiel strictement in­dispensable, mais en développent la signification par des rites sensibles, pour rendre l'action divine plus claire et plus perceptible, pour en instruire le peuple et graver la foi dans son cœur. On peut dire que, faute de cela, la liturgie n'a plus guère raison d'exister. La messe s'appelle chez les Grecs : la sainte liturgie ; elle est l'action sacrée et publique par excellence. Il faut donc que la nature et le rôle du sacerdoce y soient bien affirmés. C'est à quoi répond parfaitement la messe tradi­tionnelle. Dès le début, le célébrant récite au bas des degrés de l'autel un psaume qui le met particulièrement et personnellement en action : le JUDICA ME avec son an­tienne : INTROIBO AD ALTARE DEI : je monterai à l'autel du Seigneur. Il ne parle pas au pluriel, bien qu'il alterne avec le servant. De même, au LAVABO, c'est une longue portion de psaume qu'il récite, car il faut bien comprendre qu'une purification lui est nécessaire pour l'offrande du Sacrifice. 124:234 Après le JUDICA ME, il récite un CONFITEOR propre, ce qui est d'autant plus expressif qu'il va, malgré son indi­gnité d'homme, exercer un pouvoir sur-humain, pleinement divin. De cette indignité, il est normal qu'il ne cesse de se souvenir ; en témoignent notamment la première prière de l'offertoire : SUSCIPE SANCTE PATER, le triple DOMINE NON SUM DIGNUS personnel avant de se communier, et le PLACEAT final. Tout en ne se séparant jamais du peuple, dont il est la tête, il distingue son sacrifice de celui des fidèles, aussi bien dans l'ORATE FRATRES (ce que confirme claire­ment la réponse du peuple : SUSCIPIAT... DE MANIBUS TUIS...) que dans l'HANC IGITUR et l'UNDE ET MEMORES du canon, avant et après la consécration. Dans cette consécration même, tout affirme une sorte d'identification au Christ ; il répète les gestes du Seigneur, il prend le pain et le calice en évoquant « les mains saintes et vénérables » du Prêtre éternel ; il lève comme lui les yeux au ciel vers le Père Tout-Puissant ; il incline la tête pour rendre grâces ; enfin il bénit les oblats par un signe de croix qui rappelle le caractère sacrificiel de l'action que le Christ opéra « la veille de sa mort », en relation étroite avec l'acte rédempteur. Il distingue enfin des autres paroles de la Cène celles qui réalisent la merveilleuse transsubstantiation dont il reçoit du Christ l'extraordinaire pouvoir. Bref, dans la messe traditionnelle, tout est parfaitement net, tout désigne son ministère particulier. Or, on chercherait en vain ces gestes, ces rites, ces insis­tances, ces prières dans le nouvel Ordinaire. Les deux psaumes du JUDICA ME et du LAVABO sont supprimés ; de même le CONFITEOR et les NON SUM DIGNUS personnels. Plus grave est la suppression de la première prière de l'offertoire qui exprime si clairement le rôle particulier du prêtre ; il en est de même du PLACEAT si admirable de la fin de la messe, qui rappelle en outre le caractère satisfactoire ou propitiatoire, contesté maintenant par trois évêques de France dans le récent ouvrage (mai 1978) : *Des évêques disent la foi de l'Église.* Est-ce que l'Église parle comme Mgr Coffy qui dans les quatre fins du sacrifice de la messe remplace le mot classique d' « expiation » ou « satisfac­tion » par celui d' « offrande », avec une triple insistance ? 125:234 Absolument rien dans les nouvelles prières eucharistiques ne distingue le prêtre des fidèles, alors même que la prière est entendue de tous et peut d'autant mieux les tromper ; *le* « *nous *» *généralisé consacre partout l'indistinction.* Et que cette confusion soit volontaire, deux faits paraissent le confirmer. D'abord l'ORATE FRATRES et sa réponse ; ils ont été traduits de telle sorte que la distinction faite par le latin est radicalement supprimée. Or les fidèles n'en­tendent le latin que par sa traduction ; et celle-ci qui est une trahison manifeste est officiellement obligatoire. En second lieu, il faut signaler le contresens glissé dans la prière eucharistique empruntée à Hippolyte \[non toutefois sans amputations, car il n'est plus de saison de parler du « démon » ni de « l'enfer » ni « d'être confirmé dans la foi » par l'Eucharistie\]. Cette prière est celle d'une ordi­nation, comme le fait paraître l'action de grâce du célé­brant pour avoir été choisi comme ministre de l'autel. L'action de grâce existe toujours mais elle s'applique main­tenant à tous les fidèles. La prière qui suit achève de le prouver : le « nous » confusionniste règne partout. Comme les exhumateurs de cette eucharistie abandon­née sont en principe des « savants », on peut se demander, là comme en d'autres cas, s'ils n'ont pas voulu surprendre la bonne foi d'un pape, par ailleurs ébloui de leur science affichée. Les auteurs de la nouvelle messe sont en effet d'assez curieux personnages. Quelqu'un les connaissait bien, le Père Dom Vagaggini, car il était du sérail. Il bénéficia même de leurs faveurs quand il se permit de décrier le canon romain et que le C.N.P.L. en 1967 s'empressa de le tra­duire en français pour la collection LEX ORANDI. Alors, la nouvelle messe était en germe. Que pensait des néo-liturges Dom Vagaggini ? Que craignait-il d'eux dans leurs produc­tions prochaines ? Exactement ce que, post factum, nous leur reprochons. Il redoutait leur « *défiance envers toute "théologie",* défiance aujourd'hui très répandue dans certains milieux..., une certaine façon -- sûrement très superficielle -- de comprendre l'esprit œcuménique et notre devoir d'aller à la rencontre des frères séparés protestants, en nous mettant sur un terrain pour ainsi dire *indifférencié* (donc équivocable) dans la question eucharistique, le *goût de l'archéologie,* parfois *très vif* chez les liturgistes *qui ne sont* que des philologues et historiens de la liturgie », goût qui aboutirait, ajoute-t-il, à « une œuvre irréelle », pouvant aller jusqu'à l'anachronis­me « anti-historique », (donc anti-traditionnel). 126:234 Dom Vagag­gini posait en principe qu' « une nouvelle anaphore (ou prière eucharistique) a le droit et le *devoir* non seulement d'être profondément théologique, mais encore de refléter, à sa manière, les *préoccupations* théologiques de l'Église d'aujourd'hui ». Lesquelles ? Évidemment celles qu'a ex­posées Paul VI dans son encyclique *Mysterium Fidei* sur l'Eucharistie, celles qui l'ont poussé aussi à donner une définition tout à fait tridentine de la messe dans son Credo. En face des préoccupations du Magistère parfaitement bafouées, et après la comparaison que nous avons esquissée entre la messe traditionnelle et la nouvelle, le moins que l'on puisse dire est que le nouvel Ordinaire, que ce soit pour être accepté des protestants ou pour plaire au my­thique « homme d'aujourd'hui », ne pose plus de barrière théologique entre le principe réformé du sacerdoce uni­versel et la tradition constante de l'Église. Or il faut le dire et le redire, cela n'est pas permis. La liturgie doit prêter appui à la foi de toujours, car le fait est là, parfaite­ment psychologique et dûment constaté par l'historien Cyrille Vogel, professeur à la Faculté de Théologie de Strasbourg : « La communauté se définit mieux par le culte qu'elle pratique que par la croyance qu'elle professe. » C'est par la liturgie que pénètre et s'incruste la foi. S'il y a, entre « le culte » et « la croyance », quelque différence, fût-ce par simple omission, les conséquences sont incal­culables et d'une extrême gravité. Le grand docteur de la liturgie que fut Dom Guéranger n'a cessé de s'en préoccuper. Il a même dit et écrit que de la doctrine traditionnelle tout catholique a « la garde obligée ». Fr. Édouard Guillou m.b. 127:234 #### ADDENDUM On peut toujours trouver des raisons pour supprimer le SUSCIPE SANCTE PATER de l'offertoire, ou le PLACEAT final de la messe, bien qu'il n'y en ait pas de trahir l'ORATE FRATRES et le SUSCIPIAT. Mais, ce que ces trois prières disent clairement et qui est capital, ne se retrouve nulle part dans le nouvel ordi­naire. Le R.P. Dom Oury peut parler de continuité entre « la messe de saint Pie V » et celle de Paul VI, voire d'enrichisse­ment, il y a d'une messe à l'autre une grave différence dogma­tique, et ce n'est pas la seule sur le point abordé par cette étude. Voici donc ce que l'on n'entend plus : 1\. -- *Suscipiat* des fidèles : « Que le Seigneur *reçoive de vos mains ce sacrifice* pour l'honneur et la gloire de son nom et aussi pour notre utilité et celle de toute son Église Sainte. » 2\. -- *Suscipe Sancte Pater *: « Recevez, Père saint, Dieu tout-puissant et éternel, cette hostie sans tache que *moi*, votre indigne serviteur, *je vous offre* comme à mon Dieu vivant et véritable, pour mes péchés innombrables, mes offenses et mes négligences, *pour tous ceux qui sont ici présents, ainsi que* pour tous les chrétiens, vivants et défunts, afin que cette obla­tion serve à mon salut, et au leur pour la vie éternelle. » 3\. -- *Placeat tibi, Sancta Trinitas *: « Ayez pour agréable, Trinité Sainte, le tribut d'hommage de ma dépendance ; puisse *ce sacrifice que,* malgré mon indignité, *j'ai présenté* aux yeux de Votre Majesté, vous trouver favorable, et m'apporter à moi ainsi qu'à tous ceux *pour lesquels je l'ai offert,* par un effet de votre miséricorde, le pardon de nos péchés. » Cette dernière prière, tirée d'ailleurs d'un fond traditionnel, a été ajoutée et rendue obligatoire par saint Pie V. On en devine aisément les raisons supérieures, non seulement alors, mais plus que jamais maintenant. Certains s'imaginent que, du moins, la prière eucharistique n° III est traditionnelle dans son esprit. Or le latin : POPULUM TIBI CONGREGARE NON DESINIS UT A SOLIS ORTU USQUE AD OCCASUN OBLATIO MUNDA OFFERATUR NOMINI TUO n'a-t-il pas subi un coup de pouce dans la traduction, seule entendue ou comprise des fidèles ? Le texte scripturaire classique, dont par ailleurs la poésie est platement rendue par ce « partout », n'oblige pas à penser que cette oblation soit offerte par l'assemblée, comme on le dit maintenant : « Tu ne cesses de rassembler ton peuple *afin qu'il te* présente... » Certes la messe est le sacrifice de toute l'Église mais par le ministère et la médiation de ses prêtres ordonnés ad hoc. \*\*\* Il faut rapprocher, entre autres, de l'ORATE FRATRES et du SUSCIPIAT, maintenus en latin mais trahis en français pour éviter d'évoquer le rôle propre du prêtre, la traduction d'un passage de la prière eucharistique III concernant la vertu satisfactoire du sacrifice de la croix : RESPICE, QUAESUMUS, IN OBLATIONEM ECCLESIAE TUAE, ET, AGNOSCENS HOSTIAM, CUJUS VOLUISTI IMMOLATIONE PLACARI... etc. 128:234 Cela est devenu, de manière soigneusement estompée : « Regarde le sacrifice de ton Église et daigne y reconnaître celui de ton Fils », alors qu'il faudrait traduire : « Jette un regard, nous t'en supplions, sur l'offrande de ton Église, et, reconnaissant la *Victime* par *l'immolation de laquelle tu as voulu être apaisé... *» etc. De ce fait, « c'est tout un aspect de la présentation biblique du mystère de la croix auquel les fidèles n'auront plus accès à travers les termes décolorés et prosaïques de la traduction officielle ». Ainsi s'exprimait, dans *L'Homme nouveau* du 16 mars 1969, Charles Nobili qui, sauf erreur, n'est autre que Dom Guy Oury. Il n'avait pas encore entrepris de faire accroire à son confiant public de « traditionalistes » que la messe de Paul VI n'est que celle de saint Pie V « adaptée, enrichie, complétée ». Dans ce récent ouvrage, on s'attendait à ce qu'il se souvienne de ces critiques antérieures, étant donné que le texte latin de la Prex III n'est entendu de la majorité des fidèles et de la presque universalité du reste, que par la traduction officielle obligatoire. Il s'en est bien gardé. Il a même poussé la rouerie jusqu'à faire une autre traduction, celle-ci exacte, et, même en « vous », s'il vous plaît... Or il eût été nécessaire de se rappeler que sur ce point de la valeur expiatoire et satisfactoire du sacrifice de la croix le catéchisme hollandais a fait l'objet de la préoccupation des cardinaux chargés de son examen. La traduction, dite euphémiquement « décolorée », n'a donc pu empêcher l'erreur commise à ce sujet par NN.SS. Huyghe d'Arras, Honoré d'Évreux, et Coffy d'Albi, dans la récente publication *Des évêques disent la foi de l'Église...* On peut admettre qu'en des pays de foi vive, où les évê­ques se montrent courageux, le Saint-Esprit corrige beaucoup de choses : les failles de la liturgie nouvelle peuvent être, au moins provisoirement, compensées. Mais un autre Esprit s'est introduit chez nous. Il est l'ennemi juré du saint sacrifice de la croix comme de son renouvellement sacramentel, qui lui ravissent tant d'âmes. La prière eucharistique n° 2 ne crai­gnait pas de le dire dans son texte primitif : Le Seigneur est mort « pour rompre la chaîne des démons, fouler aux pieds l'enfer ». Ces précisions ont été omises, même en latin, flans la nouvelle présentation. Le démon ne peut qu'en tirer profit ; il ne manque pas, quand il trouve un terrain propice, de tirer les conséquences de toutes et chacune des atténuations, omissions, modifications et orientations du nouvel ordinaire de la messe. Il serait pour le moins bon d'y songer, car l'ivraie a été semée dans le champ du Père de famille, *cum negligentitis agerent praepositi Ecclesiae,* comme l'écrivait saint Jérôme. 129:234 Quand on a quitté la voie royale de la Tradition, si claire­ment balisée par le concile de Trente, il peut être difficile de sortir de l'ornière d'un mauvais chemin. Mais la restauration de l'Église est à ce prix. E. G. 130:234 ### Pour saluer Gilson *seconde suite* par Jean Madiran #### II. -- L'humanisme intégral L' « humanisme intégral » a été promu et pour ainsi dire contresigné par Paul VI quand il a décrété dans l'encyclique *Populorum progressio :* « C'est un humanisme plénier qu'il faut promouvoir », et qu'il a précisé à cet endroit par la note 44 : « Cf. par exemple J. Maritain, *Humanisme inté­gral,* Aubier 1936. » Il ajoutait : « Qu'est-ce à dire, sinon le développement intégral de tout l'homme et de tous les hommes. » ([^100]) Déjà célèbre, l'humanisme intégral de Jac­ques Maritain devenait officiel. Mais personne à ma con­naissance n'a fait remarquer que cette illustre formule maritanienne, Maritain n'en était pas l'inventeur ; il l'avait simplement reprise. L'inventeur c'est Gilson, qui lui-même l'a oublié (ou qui le feint : j'aperçois dans son œuvre plu­sieurs feintes de cette sorte allusive, secrète, procédant par antiphrase subreptice), puisque lui aussi, en 1967, attribue à Maritain d'avoir donné son nom à l'humanisme intégral : 131:234 « Si l'humanisme chrétien consiste à exalter la gran­deur de l'homme fait à l'image de Dieu, destiné à une fin dernière proprement divine et muni des moyens néces­saires pour l'atteindre, il existe un tel humanisme. C'est celui que Jacques Maritain a justement nommé un hu­manisme intégral. » ([^101]) Il s'agira précisément de savoir « si » le christianisme est un humanisme qui « consiste » en cela, et si cela est l'humanisme intégral. Maritain l'a ainsi nommé dans son livre paru en 1936 ; pas avant. Supposons même, je n'ai pas vérifié, que la formule apparaisse déjà dans les « six leçons prononcées en août 1934 à l'université d'été de San­tander » qui forment la première version de l'ouvrage cela ne fait jamais que 1934. Mais en 1925, soit onze ou au moins neuf ans plus tôt, dans son *Saint Thomas d'Aquin* ([^102])*,* Gilson définissait le thomisme comme un humanisme inté­gral, c'est bien lui le premier : « Si nous voulions résumer d'un mot ce premier carac­tère distinctif de la morale thomiste, nous dirions qu'elle est un humanisme chrétien, entendant indiquer par là, non qu'elle résulte d'une combinaison en des proportions quelconques d'humanisme et de christianisme, mais qu'elle atteste l'identité foncière d'un christianisme en qui l'huma­nisme tout entier se trouverait inclus et d'un *humanisme intégral* qui ne trouverait que dans le christianisme sa complète satisfaction. » Il n'est pas tout à fait impossible que Gilson ait réelle­ment oublié ces deux mots tombés de sa plume en 1925, et que personne, semble-t-il, ni à l'époque ni plus tard, n'avait remarqués. Un tel oubli voudrait dire qu'il n'attachait pas une importance particulière à cette dénomination. Cepen­dant j'ai peine à croire à la réalité d'un tel oubli. Gilson relisait soigneusement ses livres à chaque réédition, pour les remanier ou quelquefois pour n'y changer finalement que deux mots et trois virgules. 132:234 Son *Saint Thomas* (mora­liste) serait-il l'exception unique ? il est vrai qu'il n'y a jamais rien modifié, l'ajout de 1974 est un appendice qui ne suppose pas forcément une relecture. Il n'y a donc de certitude ni pour ni contre. On peut examiner, au moins comme non absolument invraisemblable, l'hypothèse selon laquelle Gilson se rappelait fort bien être l'auteur de la formule au moment où il écrivait : « Si l'humanisme chré­tien consiste à (...), il existe un tel humanisme. C'est celui que Jacques Maritain a justement nommé un humanisme intégral. » Dans ce cas, il conviendrait de relire ce passage en se défiant du sens apparent et en recherchant quel sens Gilson a voulu y cacher. Le sens apparent est que le chris­tianisme est un humanisme authentique et intégral, comme Maritain l'a justement nommé. Si pourtant l'attribution à Maritain n'est pas un lieu commun, mais consciemment une antiphrase, ou plutôt, je pense (on verra pourquoi), une ambiguïté, il convient alors de ne pas recevoir non plus la phrase précédente selon son sens apparent de lieu commun. Certes le christianisme *exalte la grandeur de l'homme fait à l'image de Dieu, destiné à une fin dernière,* mais le christianisme ne *consiste* pas (uniquement) en cette exaltation, qui n'inclut ni le péché ni la rédemption. La grandeur de l'homme est une vérité inséparable de sa misère, sans quoi elle cesse d'être une vérité. Si, Gilson dit « si », si l'humanisme chrétien consiste à exalter la grandeur de l'homme, il existe un tel humanisme, c'est l'humanisme intégral de Jacques Maritain, et non pas de Gilson ; il existe un tel humanisme qui est chrétien au sens d'hérésie chrétienne, au sens de déviation du christia­nisme. Je force l'interprétation ? Je ne prétends pas qu'elle s'impose ; seulement qu'il est difficile de l'écarter entière­ment. Il doit bien y avoir comme une ombre de cela dans la pensée de Gilson. De toutes façons, quand lui-même écri­vait pour la première fois les mots d'humanisme intégral, il ne parlait nullement d'exalter la grandeur de l'homme. Le terme d' « humanisme » est aussi trompeur que celui de « droits de l'homme ». Si on le rejette, on est soupçonné d'être inhumain. Si l'on récuse les modernes droits de l'homme, on est convaincu d'être pour l'écrasement de l'homme, pour l'arbitraire, le despotisme, la tyrannie. L'humanisme passe instinctivement pour un synonyme plus délibéré d'humanité, au sens de bonté, le contraire de la cruauté et de la sauvagerie. 133:234 Il s'y joint aussi à l'origine l'amour des belles-lettres, des « humanités », c'est-à-dire des langues classiques, la grecque et la latine (et l'hébraï­que). La culture humaniste procure une certaine connais­sance morale de l'homme, un sens général de l'humain, par opposition à ce qui est non cultivé, barbare. « Les humanités sont, dans notre histoire, un facteur intellectuel et moral constant, le seul qui ait jamais été commun aux catholiques, aux protestants, aux juifs et aux in­croyants. » ([^103]) « L'humanisme ne peut vivre sans les humanités, parce que le grec et le latin sont la langue de ceux qui l'ont inventé. » ([^104]) Cet humanisme-là est donc celui qui a été inventé par les Anciens -- les Grecs et les Latins ; il est « la science de l'homme » ([^105]). Car l'homme, « ce n'est ni Descartes ni Newton ni Einstein qui nous enseignent à le connaître, mais Socrate, mais Platon, mais Aristote » ([^106]). Seulement, tout en conservant plus ou moins cette signification, l'humanisme en ajoute une autre, qui devient vite prédominante : l'épanouissement de la per­sonne humaine par les seules forces humaines ; sa libé­ration de tout dogme extérieur, de toute loi reçue d'en haut. L'homme devient la valeur suprême, la mesure et la fin de toutes choses. Il ne suffit plus, pour être humaniste, d'être humain, d'avoir la connaissance et le respect de l'humain. L'humanisme qui tiendra l'homme pour la valeur suprême et qui exaltera sa grandeur sera davantage un humanisme que celui qui tiendra compte aussi de la misère de l'homme et de sa sujétion. Inévitablement l'humanisme a une pente à l'anthropocentrisme, et en cela il se sépare du christianisme qui est forcément un théocentrisme : Dieu au centre de tout, raison de tout, créateur et législateur, cause première et fin dernière, Dieu aimé par-dessus toutes choses, Dieu premier servi... 134:234 S'agirait-il seulement de donner un nom nouveau (et bien reçu dans l'opinion) au thomisme ou à la morale chré­tienne, on pourrait en discuter, ce serait une discussion seulement terminologique. On entendrait alors manifester que la philosophie chrétienne est un humanisme au meilleur sens du terme, et répond mieux que toute autre aux aspi­rations humanistes les plus légitimes. En ce sens on vou­drait dire que « saint Thomas est un penseur incompara­blement humain, et le philosophe par excellence de l'huma­nisme chrétien » ([^107]) ; on risquera même l'expression paradoxale d' « humanisme théocentrique » ([^108]) ; un huma­nisme, dit Maritain, qui « fait droit aux exigences intégrales de la personne » ([^109]) ; qui, répète Paul VI, procure « le développement intégral de l'homme » ([^110]). Il n'y avait pourtant aucune raison de présenter le christianisme comme un humanisme, à moins précisément de vouloir convertir et naturaliser le christianisme en morale anthro­pocentrique ; ou plutôt, il y avait ce motif simplement apologétique, ou tactique, ou pédagogique, ou si l'on veut pastoral, de bien marquer que les dogmes et les lois reçus d'en haut ne briment pas l'homme, ne l'abaissent pas, mais au contraire permettent son véritable épanouissement. Au début d'*Humanisme intégral* ([^111]), Maritain rappelle ce qu'en disait Aristote : « Ne proposer à l'homme que l'hu­main, c'est trahir l'homme et vouloir son malheur, parce que par la principale partie de lui-même, qui est l'esprit, l'homme est appelé à mieux qu'une vie purement hu­maine ». De même Paul VI, au moment où il décrète qu' « il faut promouvoir » un « humanisme plénier » entendu par référence à l' « humanisme intégral » de Maritain, ne manque pas de stipuler : « Loin d'être la norme dernière des valeurs, l'homme ne se réalise lui-même qu'en se dépassant » ([^112]). En nous faisant adhérer à l'humanisme, à la liberté, aux droits de l'homme, Gilson et Maritain, et plus tard Paul VI, entendent rendre bien clair que les chrétiens ne sont pas contre l'homme, contre l'humanité, contre l'urbanité, contre les belles-lettres, contre l'espérance humaine. 135:234 Et cet humanisme est intégral en ce qu'il ne mutile pas l'homme de sa dimension religieuse. L'affron­tement avec le monde moderne cesse d'être un débat intel­lectuel pour devenir une surenchère démocratique. De même que tout le monde est démocrate, mais que la dispute porte sur la vraie démocratie, reconnaissable à ce qu'elle sera la plus démocratique, de même tout le monde est humaniste, mais il y a concurrence pour savoir quel huma­nisme sera le plus humaniste : l'humanisme moderne, ma­çonnique, athée, marxiste, libérant l'homme de toute loi imposée d'en haut ? qui donc promet davantage ? ou bien l'humanisme chrétien, qui donne à l'homme son plein épanouissement métaphysique et religieux, qui dit mieux ? La surenchère est de mieux servir l'homme, mais comment ne pas voir que le terrain, le critère, la problématique sont anthropocentriques. Sur ce terrain de l'humanisme, selon le critère humaniste, dans la problématique humaniste, l'humanisme chrétien recule constamment devant l'huma­nisme athée, c'est bien normal, on aurait pu le parier. En se déclarant et se prouvant humaniste, le christianisme peut atteindre à une compréhension réciproque avec le monde moderne, une compréhension plus ou moins illu­soire ; mais ce n'est aucune forme de problématique et de prédication humaniste qui a jamais converti les nations. Au carrefour de l'humanisme, il y a un sens unique et giratoire, qui conduit les chrétiens au monde plus qu'il ne convertit les mondains au christianisme. C'est qu'il existe comme une nature historique de l'hu­manisme ; ou une pente. Selon quoi servir l'homme c'est le libérer de l'inhumain, l'inhumain réputé le plus avi­lissant étant d'imposer à l'homme quoi que ce soit de supé­rieur à lui-même. Il est vain de raisonner et d'argumenter contre ce refus, parce qu'il ne résulte pas d'une vérité expé­rimentale que l'on penserait avoir scientifiquement véri­fiée ; il est un acte de la volonté, identique en substance au non serviam, il est une croyance, Renan l'a bien vu et l'a bien dit dans *L'avenir de la science* ([^113]), c'est la nou­velle religion, la nouvelle foi, le nouveau culte : 136:234 « *Ma conviction intime est que la religion de l'ave­nir sera le pur humanisme, c'est-à-dire le culte de tout ce qui est de l'homme* (...)*. La science large et libre, sans autre chaîne que celle de la raison, sans symbole clos* \[c'est-à-dire sans Credo\], *sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu'on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l'humanité.* » Renan avait assez exactement prophétisé l'avenir pro­chain, le courant général du monde moderne et de l'huma­nisme du monde moderne. L'intention d'un humanisme chrétien peut être simplement de couvrir, camoufler, dégui­ser l'apostasie par laquelle rejoindre ce courant. Elle peut être aussi l'intention inverse, contrarier ou remonter le courant, en réintroduisant le christianisme sous le nom bien reçu d'humanisme. Mais l'intention ne fait pas tout. Et puis, l'intention est-elle vraiment toujours celle-là ? On peut se le demander pour Maritain, on peut se le demander pour Paul VI, la réponse n'est pas claire. Ils nous disent que le thomisme, que la philosophie chrétienne, que le christianisme sont en réalité un humanisme, un humanisme intégral, le meilleur humanisme. Bon. *Sed contra*, ils ajou­tent que cet humanisme chrétien est un « *nouvel* humanis­me » ([^114]) ; ils disent : « Sachez reconnaître notre *nouvel* humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme. » ([^115]) Alors l'humanisme chré­tien n'est pas une nouvelle dénomination ou une nouvelle présentation du christianisme, mais, d'une certaine ma­nière indéfinissable, un christianisme nouveau. L'annonce d'un nouvel humanisme est en cela foncièrement ambiguë. Le christianisme sera éternellement nouveau par rapport au monde, il est la bonne nouvelle en permanence. Le nouvel humanisme chrétien s'affiche nouveau par rapport au passé du christianisme, par rapport à l'être historique de l'Église. 137:234 Sa nouveauté est bien celle que nous avions pressentie en méditant les réticences de Gilson ; sa nou­veauté consiste à exalter la grandeur de l'homme en taisant ou niant sa misère. « Une sympathie sans bornes », dit Paul VI, pour l'homme et le monde modernes ; « la décou­verte des besoins humains », et « ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand », car le nouvel humanisme chrétien imagine et croit vraiment que l'homme moderne se fait plus grand ; « un courant d'affec­tion et d'admiration a débordé du concile sur le monde humain moderne (...) ; au lieu de diagnostics déprimants, des remèdes encourageants ; au lieu de présages funestes, des messages de confiance sont partis du concile vers le monde contemporain : ses valeurs ont été non seulement respectées, mais honorées ; ses efforts soutenus, ses aspi­rations purifiées et bénies » ([^116]). Cet humanisme-là, j'entends bien que d'autre part, ou simultanément, il s'applique à demeurer chrétien. Mais ce qu'il énonce ainsi est déjà fort différent de ce que l'on nous avait présenté, dans un premier temps, comme l' « hu­manisme » de saint Augustin, de saint Benoît, de saint Thomas, de la philosophie et de la morale chrétiennes, de la tradition catholique. Un humanisme qui « consiste à exalter la grandeur de l'homme » en négligeant plus ou moins de reconnaître, mesurer, expliquer aussi sa misère est complice d'une illusion qui se termine en déception furieuse, en inextinguible soif révolutionnaire. Car c'est bien sa misère que l'homme rencontre tôt ou tard, il en cherche alors la cause ailleurs qu'en lui-même : dans la société, dans les institutions, dans les structures, et plus généralement dans l'injustice des autres. L'idée chimérique qu'en changeant *les autres* on arriverait à supprimer la misère de l'homme est au centre de la pulsion révolution­naire moderne ; au centre de d'autodestruction universelle. Le nouvel humanisme chrétien, celui de Maritain, celui de Paul VI, n'a rien de véritablement nouveau en dehors de son *aspiration à une connivence vécue* avec cette idée chimérique. Bien sûr Maritain, bien sûr Paul VI ont contre­dit les erreurs de l'humanisme athée, quelquefois même avec brio et pénétration, mais je dirai qu'ils l'ont fait d'une manière platonique. 138:234 Maritain a écrit *Le paysan de la Garonne* contre l'évolution conciliaire, mais en communi­quant à son lecteur sa propre bienveillance pour les évo­luteurs, sa propre malveillance définitive pour ceux qui récusaient comme lui cette évolution, sa propre conviction que le pire ennemi, la pire offense à Dieu et à la vérité demeure l'intégrisme. Paul VI a professé un Credo catho­lique, il a institué une « année de la foi » explicitement contre ce qu'il appelait « la mentalité post-conciliaire » ([^117]), mais sa sympathie la plus active allait aux fauteurs de cette mentalité, jointe à une aversion visible envers ceux qui la combattaient ; tout son gouvernement de l'Église a été orienté, inspiré, dominé par cette aversion et par cette sympathie. L'erreur à la fois théorique et pratique, doctrinale et pastorale, consiste ici à se tromper sur l'enne­mi, et donc sur le sens même du combat. Paul VI, Maritain ont assurément écrit et parlé contre le modernisme, contre le communisme. Mais pour eux le communisme n'est plus « intrinsèquement pervers », les modernistes ne sont plus « les pires ennemis de l'Église ». Bien qu'il n'y ait, dans l'ordre de l'hérésie religieuse, rien au-delà du modernisme, « rendez-vous de toutes les hérésies », négation la plus radicale de la divinité de Jésus-Christ, ce n'est pas le mo­dernisme qu'ils abominent le plus, c'est l'intégrisme et tout ce qui est dénoncé sous ce nom. Bien qu'il n'y ait, dans l'ordre du mal politique, rien au-delà de l'intrinsè­quement pervers, ce n'est pas le communisme qu'ils re­doutent le plus, c'est le fascisme et tout ce que la rumeur publique du monde moderne y amalgame. Au lieu de puri­fier et rectifier autant qu'ils en ont besoin l'intégrisme et surtout le fascisme, et de mener avec eux le combat spiri­tuel et temporel contre les « pires ennemis » et contre l' « intrinsèquement pervers », depuis 1945 la pression idéologique du monde moderne, son terrorisme intellectuel, la prépotence culturelle judéo-maçonnique obtiennent que des catholiques de plus en plus nombreux s'allient avec le modernisme et avec le communisme en vue de l'objectif limité mais précis, permanent, qui consiste à dénoncer l'intégrisme et le fascisme comme le principal ennemi et à le combattre comme tel, au besoin en l'accusant de racisme, de nazisme et de retour au Moyen Age. 139:234 Ce renver­sement de front s'est développé dans l'Église malgré Pie XII, contre Pie XII, puis avec Jean XXIII et avec Paul VI. On pourra citer autant qu'on le voudra des textes de Jean XXIII et de Paul VI, et de Maritain, montrant qu'ils ne pactisent point avec la doctrine du modernisme ou avec celle du communisme (on pourra en citer aussi quel­ques-uns de sens contraire, ou du moins redoutablement équivoques). Mais quand on écoute, respire, goûte, observe leur humanisme intégral -- dont l'intention déclarée de­meure bien de « dignifier et réhabiliter la créature en Dieu et par Dieu », « dignification et réhabilitation théocentrique de la créature, et particulièrement de l'être humain et de la vie humaine », « réhabilitation de la vie humaine en Dieu » ([^118]) -- il apparaît que cet humanisme recèle une *connivence* qui n'est pas, ou pas forcément, doctrinale mais *vécue* avec l'idée chimérique que nous avons distin­guée au centre, au cœur révolutionnaire de l'autodestruc­tion moderne : soulager ou supprimer la misère de l'homme en changeant non pas soi-même mais les autres (Soljénit­syne dit : en *tuant* les autres, et y dénonce l'abomination inexpiable de *toute* révolution). Cependant pour qu'une connivence soit véritablement établie il faut être deux. L'humanisme intégral *aspire* à cette connivence, Maritain n'y est jamais durablement parvenu, pas même en fondant avec Gide l'hebdomadaire *Vendredi* ([^119]). Paul VI non plus n'y est jamais véritablement parvenu, pas même en allant se recueillir dans le temple de méditation de l'ONU, ni en accordant aux chefs des terroristes et tortionnaires africains les audiences qu'il refusait aux représentants de leurs victimes. C'est pourquoi la définition que je donne de la tare qui vicie l'humanisme intégral est, par les termes restrictifs « aspiration » et « vécue », une définition dou­blement limitative : l'*aspiration* (insatisfaite) *à une conni­vence* (seulement) *vécue* (mais non point doctrinale, ou si peu, ou pas forcément) avec cette pulsion révolutionnaire qui, par une inversion radicale, cherche en soi-même sa loi morale et hors de soi la cause de sa misère ; qui croit trouver en soi-même la source de sa grandeur, et dans les autres les obstacles à son bonheur. \*\*\* 140:234 Gilson et Maritain ont mené une longue bataille contre toutes les formes de théorie de la connaissance relevant de l'idéalisme critique ou même, plus généralement, du car­tésianisme. Ils ne nient pas le cogito, ils ne contestent pas que nous ayons une intuition intellectuelle de notre exis­tence en tant qu'être pensant. Ils contestent que cela puisse être le fondement de la connaissance ; ils nient qu'il soit possible à une démarche philosophique de partir du cogito pour rejoindre l'univers extra-mental. Si le philosophe part de sa pensée il n'atteindra jamais que sa pensée ; si d'em­blée la pensée ne part pas de l'être elle n'atteindra jamais l'être. Cette critique décisive, devenue classique après avoir été méconnue pendant un demi-siècle, ne suppose nulle­ment que l'on méprise la pensée : simplement, elle oppose à l'idéalisme critique la seule voie possible pour un réalis­me, qu'il soit naïf ou méthodique. Elle établit définitive­ment que la philosophie chrétienne ne peut partir du co­gito ; qu'on ne peut construire un cartésiano-thomisme ni un thomisme kantien. Sans doute un cartésien ou un kan­tien pourra, dans son comportement pratique et même dans ses énoncés spéculatifs, admettre l'existence de la réalité extérieure : mais il ne le pourra qu'en contradiction avec son système épistémologique ; il ne le pourra que par un illogisme parfaitement arbitraire. Il est impossible de sortir légitimement du cogito si d'emblée l'intellect n'a pas une autre intuition que celle-là, une intuition du réel exté­rieur à la pensée, intuition qui est la première connaissance et le fondement de toute connaissance. Voici une nécessité analogue en philosophie morale. Quand Maritain assure que le nouvel humanisme sera théocentrique, quand Paul VI affirme que l'humanisme plénier doit reconnaître des normes et valeurs supérieures à l'homme, et même quand Gilson expose que le thomisme est un humanisme et que l'humanisme chrétien est celui de saint Thomas, ils sont dans une situation intellectuelle analogue à celle du cartésiano-thomisme partant du cogito et affirmant l'existence de la réalité extra-mentale. 141:234 Leur démarche est illogique, elle est arbitraire. De même qu'en philosophie spéculative celui qui part de la pensée (hu­maine) n'atteindra jamais que de la pensée (humaine), de même en philosophie morale celui qui part de la pensée ne sortira jamais de la pensée ; celui qui part de l'homme ne dépassera jamais l'homme ; celui qui part des droits de l'homme, ceux de 1789 ou ceux de l'ONU, ne rencontrera jamais les droits de Dieu. « *Les droits de l'homme,* écrit Gilson, *nous sont beaucoup plus chers qu'ils ne le sont à eux-mêmes* \[aux incroyants\], *car ils ne se fondent pour eux que sur l'homme, qui les oublie, au lieu qu'ils se fondent pour nous sur les droits de Dieu, qui ne nous permet pas de les oublier. *» ([^120]) Quand les droits de l'homme se fondent sur les droits de Dieu, c'est-à-dire sur la volonté du souverain créateur et législateur, exprimée dans le décalogue, alors, si les mots ont un sens, c'est un théocentrisme, ce n'est plus un humanisme. Nous sommes ici au point où se manifeste décisivement que la locution « humanisme théocentrique » est une contradiction dans les termes. Il faut donc rejeter l'humanisme. Mais rejeter l'humanisme n'est pas plus être inhumain que rejeter le cogito cartésien n'est nier l'existence de la pensée. Le véri­table et définitif débat n'est pas d'établir ou de nier l'im­portance de l'homme, sa dignité, ses droits ; il est de savoir si l'homme est à lui-même son propre centre et sa valeur suprême, créateur de soi et législateur autonome. Une phi­losophie, une religion qui nient que l'homme le soit ne seront jamais un humanisme, sinon par malentendu, mas­carade ou apostasie. L'humanisme met l'homme au centre l'humanisme athée le fait par vocation, l'humanisme chré­tien par entraînement et aspiration à une connivence vécue avec (les « valeurs positives » de) l'humanisme athée. L'hu­manisme est un anthropocentrisme, mais comme ce centre n'est pas le vrai, l'humanisme est en réalité, selon le mot de Corçâo, un anthropo-ex-centrisme ; un désaxement ; une désorientation ; une autodestruction. 142:234 On insiste pourtant qu'on veut continuer à se dire un humanisme pour bien montrer, jusque dans la dénomi­nation, que l'on n'est pas inhumain mais humain, que l'on n'est pas fascistement contre l'homme mais démocratique­ment pour l'homme (à ce compte, aussi, on se dit socialiste, pour manifester que l'on n'est pas ennemi de la société ni indifférent à la justice sociale) ; plus profondément, pour faire savoir que la personne humaine trouve son meilleur épanouissement dans le christianisme. Vrai. Mais il est vrai aussi que lorsqu'on prend l'épa­nouissement de la personne humaine comme critère, fon­dement et fin, on passe à côté. Gilson s'est demandé pourquoi les docteurs médiévaux, pourtant convaincus de la dignité de la personne humaine (ce sont eux, ou le christianisme par eux, qui en ont per­suadé le monde), ne la nomment jamais dans leurs consi­dérations de philosophie morale. Bonne question. Gilson répond qu'ils n'éprouvent pas le besoin de la nommer parce qu'elle est sans cesse présente à leur pensée ([^121]). Médiocre réponse. Il est vrai qu'elle est sans cesse présente à leur pensée, et donc qu'ils n'affirment rien qui puisse lui nuire ou l'offenser. Mais s'ils ne la nomment point, c'est parce qu'elle n'est ni au principe de leur argumentation ni au terme de leur intention. Leur visée n'est pas de travailler à l'épanouissement de la personne humaine. Leur point de départ n'est pas la dignité de la personne. *Leur philosophie ne part pas de l'homme et n'aboutit pas à l'homme.* Elle rencontre l'homme chemin faisant, elle le considère avec exactitude, elle le traite avec justice, elle le respecte et l'honore plus que ne le font n'importe quelles autres doc­trines, mais dans la vérité, en le mettant à sa place devant Dieu. Si l'on part au contraire des exigences de la personne humaine, on *fondera* la démocratie moderne ([^122]), on ne *fondera* pas le décalogue. Faire cette constatation n'est nullement fouler aux pieds les vrais besoins et les exigences vraies de la personne humaine : on doit les prendre en considération, mais elles ne sont pas souveraines. Les droits de l'homme doivent être respectés : mais pour un motif qui n'est pas en l'homme, ou plus exactement qui n'est pas de l'homme, car il est en l'homme une volonté de Dieu. 143:234 Les requêtes précises de l'humanisme intégral, telles que les ont énoncées Maritain et Paul VI, sont souvent, prises une à une et concrètement, des requêtes justes et bonnes, comme souvent aussi celles des droits de l'homme de 1789 ou de l'ONU : pas d'arrestations arbitraires, pas de cruau­tés et de tortures, pas de discriminations injustifiées ni de persécutions, pas de séquestrations ou d'assassinats (ni d'avortements), un juste salaire pour le travail, un espace vital pour la famille, et cetera, voilà ce sur quoi l'œcumé­nisme montinien voudrait nous mettre tous d'accord, croyants et incroyants, pour réaliser ainsi un monde meil­leur. Mais l'accord théorique sur ces requêtes est déjà uni­versellement réalisé. Même les Soviétiques leur donnent une garantie constitutionnelle. Tout le monde y aspire spontanément. Tous les candidats aux élections s'en ré­clament. Toutes les constitutions politiques les promettent solennellement. Mais partout la réalité est plus ou moins différente. D'où la fameuse idée de promouvoir mondia­lement une *politique des droits de l'homme* fondée sur une *philosophie de l'humanisme intégral.* Je dis que par cette voie on n'arrivera jamais à la reconnaissance du décalogue comme loi morale des sociétés, et que continuera la décom­position anarchique du monde moderne. Parce que fonder sur l'homme c'est écrire sur le sable. La personne humaine a été découverte par le christia­nisme : « A partir du christianisme, dit Gilson, ce n'est plus seulement l'homme, c'est la personne humaine qu'il faut dire. » ([^123]) Mais « quel que soit l'aspect de l'homme que le philosophe chrétien considère, il conclut toujours en le rapportant et en le soumettant à Dieu » ([^124]). Le christianisme ne récuse ni ne méconnaît la dignité et l'épanouissement de la personne humaine ; il y pourvoit mieux que n'importe quelle autre doctrine, mais par sur­croît. Il recherche le royaume de Dieu et sa justice : par surcroît les « besoins », les « exigences » et les « droits » de la personne s'y trouvent respectés et comblés. L'aspiration à une connivence vécue avec les turbu­lences revendicatrices de l'humanisme révolutionnaire s'ali­mente aussi à une croyance plus ou moins consciente à l'évolution et au progrès. C'est une autre face de la même mystification. 144:234 Bien sûr, le progrès est dans la vocation personnelle de l'homme et il est dans la vocation des sociétés politiques. Toute l'histoire humaine est appel à l'apprentis­sage sans fin et au perfectionnement toujours insatisfait. Mais l'homme, par lui-même et à lui seul, n'y suffit jamais. Et puis, le progrès ne peut pas être celui qu'attend en secret l'humanisme : avec l'histoire, croit-il, avec le temps, un progrès naturel de la nature humaine, un progrès qui ne serait pas surnaturel. La seule transformation que puisse connaître la nature humaine, la seule qui ne soit pas défiguration et destruction, est au contraire celle qu'opère la grâce divine, *sanans* et *elevans.* L'humanisme s'imagine passionnément que l'homme moderne, que l'homme démo­cratique n'est plus la même nature, n'est plus la même personne que l'homme du Moyen Age ; et nos évêques l'en­seignent avec solennité. Gilson en était terrifié ; il m'écri­vait ([^125]) : « J'ouvre *L'hérésie du XX^e^ siècle* et je suis épouvanté. Ce qui me fait vraiment peur, ce sont les quatre lignes que vous citez au bas de la page 41. Je ne les connaissais pas ; elles renferment la quintessence de toutes les erreurs présentes en matière de foi... » La citation de ma page 41 était extraite d'une proclamation doctrinale officielle de l'épiscopat français : « *L'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philoso­phique, de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le thomisme. *» ([^126]) 145:234 Tout cet affrontement, pourtant décisif, semble se dé­rouler au niveau peu accessible d'une difficile philosophie spéculative. De fait les problèmes philosophiques de la personne et du bien commun sont parmi les plus difficiles (pour notre mentalité moderne) ([^127]). Mais tout cela se passe aussi et surtout, en réalité, au niveau du bon sens, de la bonne volonté, de la vie quotidienne ; de la conversion personnelle à laquelle chacun est appelé, et pour laquelle chacun est suffisamment compétent. *Haec dicit Dominus Deus : maledictus homo qui confidit in homine* (Jérémie, XVII, 5) : « maudit soit l'homme qui se confie en l'hom­me ». Maudire l'homme qui se confie en l'homme, c'est bien condamner toute espèce d'humanisme, et il n'y a pas un besoin indispensable d'érudition philosophique pour recevoir en son cœur la parole de Dieu. *Benedictus vir qui confidit in Domino, et erit Dominus fiducies ejus :* « béni soit l'homme qui se confie dans le Seigneur, et dont le Seigneur est l'espérance ». Cet affrontement quotidien est celui du non serviam et de l'honneur de servir. L'esprit de jouissance trouve toujours sa place dans l'humanisme, et l'esprit de sacrifice n'y trouve en définitive aucun fonde­ment. Prochain article : l'avenir du thomisme. Jean Madiran. 146:234 ### Suite sur les droits de l'homme par Paul Bouscaren -- Il faut parler aux gens un langage qu'ils compren­nent, oui ou non ? -- Oui, d'une part ; mais d'autre part, un langage ca­pable de la vérité que les gens doivent connaître ; est-ce le cas du langage moderne, soit humanitariste ou scien­tiste, quant à la vérité de la foi en Jésus-Christ dont témoi­gnent les Évangiles, que vous traduisez ? La violence : « Ce mal doit être extirpé à la racine par un ensemble d'actions préventives. » (Le chef de l'État cité par le *Figaro* du 2 février 1978.) 1°) La racine de la vio­lence serait donc extérieure aux individus ? 2°) Ne s'agirait-il pas plu­tôt de cette racine intérieure commune à quantité de nos misères, incurables à me­sure : le manque de carac­tère, aussi bien chez les gou­vernants que chez les gou­vernés, en réalité aussi peu l'un que l'autre, -- « le peu­ple de veaux » dit par son Général, non pas les Fran­çais qu'il accusait, mais les handicapés modernes à ne jamais reconnaître : ceux de la malaria démocratique. 147:234 3°) A l'appui de ce dia­gnostic, le procès des bour­reaux de la petite Sabine, comme le même journal en a parlé la veille (page 10). 4°) Les principes démo­cratiques a peine reçus nous ont valu la violence origi­nelle de la canaille au pou­voir des Robespierre, Marat, Saint-Just, etc. ; maintenant, nous en sommes au déluge des truands qui se veulent tous des archanges de la révolution. \*\*\* Même si l'Évangile était « liberté, égalité, fraterni­té » : 1°) ce serait au service de Dieu, 2°) doublé du service de César, 3°) alors que la démocra­tie dispense de celui-ci par celui-là une fois laïcisé, avec ses principes qui répugnent à employer la force, -- évan­géliquement, dit-on, mais à cela près, encore un coup, que l'Évangile laisse la force à César et que la démocratie la lui refuse, et le refuse lui-même par là même. 4°) Renoncer à la force est possible à la foi en Jésus-Christ *renonçant à tout pour le suivre ;* la croix, tout homme a la sienne, il faut la prendre et la porter à la suite de son Sauveur, pour sauver avec lui sans besoin de la force ; quel rapport avec la démocratie *au lieu et place de César* et sa répu­gnance à la force de César ? \*\*\* L'individu, ou la personne, ont leur définition abstraite, ce n'est pas plus leur con­crète réalité qu'une défini­tion du chien n'est le chien vivant ; mais impossible mê­me en définition abstraite de laisser fuir le caractère éminemment concret de l'in­dividu ou de la personne ; et de là l'équivoque révolu­tionnaire des droits de l'homme abstrait, que Jo­seph de Maistre n'avait ren­contré nulle part, mais l'in­dividu et la personne des Anglais, des Français, etc. Cette équivoque de la per­sonne par définition avec l'homme vivant, où ne va-t-elle pas se nicher de nos jours « experts en huma­nité » ! \*\*\* L'homme, cette utopie. L'homme n'existe et ne peut exister nulle part, non plus qu'aucune autre entité abs­traite, et c'est à l'homme que l'on veut faire droit par­tout où vivent des hommes ; c'est l'utopie des utopies. Non pas une religion, sinon par vision freudienne, reli­gion n'y ayant pas sans sa­voir ni vouloir en être croyant et pratiquant. \*\*\* 148:234 L'homme, la démocratie, la science, les valeurs, ... quoi de commun à tout ce­la ? Des idées pour ignorer les choses, prenant la place de celles-ci. Les choses se moquent de nous déranger, les idées sont à la discrétion de chacun avec la liberté d'opinion de droit égal pour tous. L'être en soi des choses commande la pensée, leur appartenance à un ensemble obéit à la pensée. La mentalité moderne fait de toute idée une utopie, la prenant pour la chose com­me elle existe. Le Diable fait croire qu'il n'existe pas, ce n'est qu'un alibi pour faire croire à l'existence de l'homme. \*\*\* -- L'Évangile est pour tous les hommes. -- De quelle manière, il le dit : Don de Dieu pour le salut de tous, il doit être annoncé à tous, encore faut-il que l'on ait des oreilles pour l'entendre. Et c'est-à-dire qu'il faut en faire son devoir pour y avoir droit. \*\*\* Je suis honteux de voir des esprits attentifs trouver à parler de religion où il n'y a ni autre monde que celui-ci, ni absolu mystère en celui-ci, et le refus entier de toute foi dans ce sens. Dire que cela n'empêche pas la religion inconsciente, c'est du freudisme le plus vide ; c'est le besoin de Dieu sa­tisfait par le refus de Dieu, pourvu que l'homme se veuille raison et liberté in­dépassables, et non pas, in­finiment dépassées, en besoin de Dieu ; c'est le moi hu­main, qui ne peut tenir seul, et qui prétend le devoir, et c'est la même chose reli­gieuse. De la sorte, c'est l'homme moderne non cou­pé de l'homme traditionnel. Les prétendues religions mo­dernes sont de l'idéologis­me : la réduction de tout l'humain à l'idée de l'hom­me, -- et à mesure, le con­traire d'une religion, en par­ticulier du christianisme. Le sens social, ou senti­ment du bien commun, dé­fend de prétendre à une li­berté de disposition de soi comme le seul propriétaire de soi, propriété déjà inter­dite par la religion ; celle-ci ouvre au civisme, que le li­béralisme, ou libertisme, rend impossible \*\*\* 149:234 Le mensonge de la démo­cratie moderne, volontariste, donnée comme étant simple­ment la démocratie, c'est aussi, c'est d'abord, le men­songe de la science galiléen­ne, expérimentale, donnée comme étant simplement la science. \*\*\* Démocratie moderne et non classique, bien ; mais en fait, en France, quel corps pour cet esprit ? Maurras dénonçait les quatre états confédérés ; il faut regarder aussi de la sorte, outre les distinctions de droit, pour traiter le problème *politique* de la démocratie *en France,* soit historiquement, soit en 1979. \*\*\* Il est vrai que la soif de bonheur des hommes ne peut s'étancher que dans la véri­té de l'Évangile, qui est l'amour chrétien ; il n'est pas vrai que l'amour chré­tien soit le bonheur comme nous en avons la soif ac­tuelle en notre vie actuelle, mais dans la foi et l'espé­rance ; et Notre-Dame de Lourdes faisait écho à l'Évangile, en disant à Ber­nadette : « Je vous promets de vous rendre heureuse, si­non en ce monde, du moins en l'autre. » \*\*\* Plutôt par l'abandon à Dieu que par l'action sur les hommes : de qui cette mise en mots croisés de l'ef­ficacité (chrétienne) ? de M. Vincent : « Soyez plutôt pâ­tissant qu'agissant ; et ainsi Dieu fera par vous seul ce que tous les hommes ne sauraient faire sans lui. » \*\*\* L'Évangile s'adresse à tous les hommes pour faire à cha­cun l'obligation absolue de sa personne à Dieu, pour un oui, amen, strictement per­sonnel, comme d'une per­sonne seule devant Dieu à pouvoir disposer ainsi d'elle-même et s'unir ainsi à Dieu elle-même ; mais alors, gare à ne pas réduire la person­ne qui est un homme, -- cette nature, et en particu­lier cette nature à milieu d'existence social, -- à la personne en tant que sujet individuel, et en particulier à sa libre disposition de soi ! Non pas que l'Évangile, com­me il parle d'ensemble, dise rien de tel, mais entendu à la moderne... \*\*\* L'Évangile consiste en l'amour qui nous est com­mandé, la lecture moderne en fait l'amour qui com­mande. A la suite de la li­berté, qu'il faut, érigée en critère moderne de ce qu'il faut. 150:234 *Un autre moi-même :* vé­rité délicieuse de l'ami, vé­rité nécessaire du conci­toyen, vérité sacrée du pro­chain, -- inhumanité et an­tichristianisme du moderne *l'autre.* \*\*\* Égalité en Jésus-Christ et distinction morale selon l'Évangile : bons et mé­chants, justes et pécheurs, brebis et boucs, sages et fous, ... L'Évangile ne fait pas acception *sociale* des personnes, il est énorme de le lire sans acception *mo­rale.* \*\*\* Le droit premier de tous les êtres humains à la vie humaine est un droit second à vivre ensemble, qui est un droit troisième au pouvoir souverain, condition sine qua non de la société ; mais il est sophistique de vouloir ce droit de chacun et de tous au souverain, sans quoi pas de société possible et pas de vie humaine, comme le droit de chacun à la souve­raineté en participation éga­le avec tous ; au moins à la suite d'Aristote, le bon sens doit faire les trois hypothè­ses arithmétiques du souve­rain : ou un seul chef, ou quelques-uns, ou tout le peu­ple, -- c'est à voir en droit et en fait, pour vivre tous ensemble, et non pas immé­diatement pour les droits de chacun. Non pas souverain de droit, mais bienfaiteur de fait de l'humanité, quicon­que acquitte pour sa part les exigences de notre vie en­semble. \*\*\* -- Avouez que la chrétien­té avait la répression féroce. -- Mon *impression* est tout à fait la vôtre, mais ne trouvez-vous pas que la mo­derne permissivité se mo­que éperdument du salut des âmes ? Et n'est-ce pas bien pire ? \*\*\* L'universalisme chrétien est spirituel, surnaturelle­ment au-dessus des partages biologiques (sexes et races) et sociaux (nations et clas­ses), sans plus d'opposition de principe à ces partages que de la simplicité divine à la multiplicité des créatures, que de la grâce à la nature ou de la foi à la raison. L'universalisme humanita­riste est abstrait, il oppose une idée temporelle de l'homme à tous les partages temporels des hommes, il exige la révolution contre ces « racismes » ; retour de fait à la confusion antique des deux pouvoirs distingués par l'Évangile : celui de Dieu sur les âmes, celui de César sur les peuples, -- moyen­nant le tour de passe-passe démocratique, de l'absolue souveraineté du peuple sur soi-même, *donc,* de l'État sur les citoyens. \*\*\* 151:234 Les mathématiques exigent que l'on soit attentif à tenir comte de tout, ni plus, ni moins ; excellente école ! Oui, mais on le fait de par la définition, -- tan­dis que la vie exige de le faire quant à toutes les cir­constances de l'existence ; et ce sera plutôt plus ou plu­tôt moins, jamais l'être défi­ni, voilà tout, ni plus, ni moins ; dès lors, l'excellen­te école est dangereuse à proportion. Paul Bouscaren. 152:234 ### La Fête-Dieu *L'office et la messe* par Jean Crété TOUT LE MONDE LE SAIT : la fête du Saint-Sacrement ou du Corpus Christi, à laquelle la piété populaire a décerné le nom plus simple et tellement suggestif de Fête-Dieu, a été introduite à Liège en 1246, grâce à l'ini­tiative de la bienheureuse Julienne de Mont-Cornillon. Elle eut un tel succès que, dix-huit ans plus tard, en 1264, le pape Urbain IV étendit cette fête à l'Église universelle, en y ajoutant une octave, et demanda à saint Thomas d'Aquin d'en composer l'office et la messe. De l'avis de tous, cet office et cette messe sont un chef-d'œuvre à la fois de poésie et de précision dogmatique : saint Thomas d'Aquin y a mis toute son âme, toute sa science et tout son cœur ; le Saint-Sacrement ne pouvait pas être mieux chanté et honoré. Nous ignorons l'auteur des mélodies grégoriennes adap­tées ou composées pour le chant de l'office et de la messe de la Fête-Dieu. Pour la messe, on a repris des mélodies et, pour une part, des textes qui existaient déjà. L'introït *Cibavit eos* est celui du lundi de Pentecôte ; il s'applique aussi bien au don de la sainte eucharistie qu'au don du Saint-Esprit : *il les a nourris du pain de pur froment ;* aux Juifs Dieu avait donné la manne, nourriture miracu­leuse, mais matérielle ; à ses fidèles, Jésus donne son corps en nourriture. L'oraison nous rappelle que la messe est le mémorial efficace de la Passion du Seigneur et demande pour nous le fruit de la rédemption. 153:234 L'épître (I Corinthiens XI, 23-29) nous raconte l'institution de la sainte eucharistie et la recommandation de s'en approcher dignement. Elle est suivie de trois chants du septième mode, qui sonnent triomphalement : le graduel Oculi omnium, emprunté à la messe du 20^e^ dimanche après la Pentecôte ; c'est un texte d'Ancien Testament qui s'adapte fort bien à l'eucharistie ; l'alleluia *Caro mea* est emprunté au discours sur le pain de vie (Jean, VI) ; et saint Thomas le fait suivre de l'admi­rable prose *Lauda, Sion, Salvatorem,* composée par lui, qui invite les chrétiens à louer leur Sauveur, et leur expose, avec une précision saisissante et un lyrisme sans égal, le dogme de la présence réelle. La mélodie grégorienne épouse et exprime excellemment le texte. Saint Thomas, qui se révèle très grand poète dans cette prose, a-t-il composé lui-même la mélodie ? On ne peut l'affirmer avec certitude, mais, ayant un tel don poétique, il a très bien pu avoir aussi le talent et l'inspiration de la mélodie. L'évangile est un court passage du discours sur le pain de vie (Jean, VI) ; comme il fallait bien se limiter, saint Thomas a choisi le passage qui commence par : « Ma chair est vraiment une nourriture » et s'achève ainsi : « Qui mange de ce pain vivra pour l'éternité ». Pour l'offertoire et la communion, on a repris les mélo­dies de la Pentecôte ; l'offertoire est un texte sur la sain­teté des prêtres de l'Ancien Testament ; la communion est extraite de l'épître : elle affirme le caractère sacrificiel de la messe et rappelle les conditions exigées pour la commu­nion. La secrète demande pour l'Église les dons de l'unité et de la paix, et la postcommunion implore pour les com­muniants la jouissance éternelle de la divinité. La préface est celle de Noël, qui s'adapte bien à la circonstance ; beaucoup de diocèses de France ont adopté l'une ou l'autre des deux préfaces du Saint-Sacrement composées au XVIII^e^ siècle. Rappelons-le : la messe de la Fête-Dieu doit régulière­ment être suivie de la procession extérieure du Saint-Sacrement, acte liturgique au sens strict, dont tous les détails sont réglés par le rituel ; on y chante les trois hymnes du Saint-Sacrement : *Pange lingua, Sacris solem­niis, Verbum supernum ;* puis, si la longueur du parcours le demande, les deux hymnes de l'Ascension *Salutis huma­nae Sator* et *Aeterne Rex Altissime,* le *Te Deum,* le *Bene­dictus,* le *Magnificat,* le *Lauda Sion.* 154:234 Le rituel ne prévoit qu'un seul reposoir, mais si la procession est longue, on peut en disposer plusieurs ; à chaque reposoir, on inter­rompt le chant en cours, qu'on reprendra ensuite, et on chante le *Tantum ergo* avec le verset et l'oraison, avant la bénédiction que le prêtre donne avec l'ostensoir ; la cou­tume est de la donner également au retour à l'église. Si l'on peut trouver des adorateurs, il est bon de laisser le Saint-Sacrement exposé jusqu'après les vêpres. Dans les communautés et dans les paroisses très chrétiennes, il est bon d'exposer le Saint-Sacrement tous les jours pendant l'octave. L'office du Saint-Sacrement n'est pas moins réussi que la messe. Les vêpres se composent des psaumes 109 *Dixit Dominus,* 110 *Confitebor,* 115 *Credidi,* 127 *Beati omnes,* 147 *Lauda Jerusalem.* De chacun de ces psaumes, saint Thomas a extrait une antienne qui adapte le psaume au culte du Saint-Sacrement ; le capitule est le début de l'épître ; l'hymne *Pange lingua* chante l'institution de la sainte eucharistie ; elle est suivie du verset *Panem de caelo.* Les deux antiennes de Magnificat *O quam suavis* (1^e^ vêpres) et *O sacrum convivium* (2^e^ vêpres) ont été com­posées par saint Thomas d'Aquin ; la première évoque les heureux effets de la communion, la seconde insiste sur le sacrifice et sur l'effet ultime de la communion : le gage de la gloire future. Mais la partie la plus importante de l'office, ce sont les matines. Saint Thomas y a mis toute sa science et tout son cœur. Elles commencent par un invitatoire chanté sur un quatrième mode qui exprime une joie contenue : *Christum Regem adoremus dominantem gentibus : qui se manducantibus dat spiritus pinguedinem.* (Adorons le Christ-Roi, le dominateur des nations, qui donne à ceux qui le mangent la douceur spirituelle.) Le psaume *Venite ex­sultemus* accompagne l'invitatoire, sur le même mode. L'hymne *Sacris solemniis,* également du quatrième mode, chante l'institution de la sainte eucharistie, pain des anges et des hommes. Les chants des trois nocturnes, comme d'ailleurs les antiennes de vêpres et de laudes, constituent ce que les grégorianistes appellent une « composition systématique » : 155:234 la première antienne et le premier répons sont du premier mode, la deuxième antienne et le deuxième répons sont du deuxième mode, et ainsi de suite. Comme il n'y a que huit modes, la neuvième antienne échappe à ce classement elle est du sixième mode. Le répons du quatrième mode manque dans l'office romain ; et il y en a deux du septième. Le compositeur a tenu compte de l'office monastique, qui a treize antiennes et douze répons. Le grégorien de l'office du Saint-Sacrement n'est déjà plus du grégorien classique ; il est plus orné, plus senti­mental aussi, mais dans son genre, c'est une réussite. Le compositeur s'est parfois très heureusement inspiré de mélodies plus anciennes. Ainsi le répons du deuxième mode s'inspire du *Benedicamus Domino* de Robert le Pieux ; et le répons du cinquième mode développe la mélodie du *Benedicamus Domino* des deuxièmes vêpres des fêtes so­lennelles. Saint Thomas d'Aquin a choisi des psaumes courts d'où il a tiré des antiennes s'appliquant à l'eucharistie ; ainsi le psaume entier devient eucharistique. Les leçons du pre­mier nocturne sont tirées du chapitre onze de la première épître aux Corinthiens qui raconte l'institution de la sainte eucharistie ; celles du deuxième nocturne, composées par saint Thomas d'Aquin, sont un historique de l'institution de la fête, dont il donne la raison d'être. (Après sa canoni­sation, on a ajouté le titre : *Sermo sancti Thomae Aqui­natis.*) Cet exposé continue le vendredi. Les autres jours de l'octave, on a des sermons sur l'eucharistie de saint Jean Chrysostome (samedi, dimanche et lundi), de saint Cyprien (mardi), de saint Ambroise (mercredi), et de saint Cyrille de Jérusalem. Les leçons du troisième nocturne sont des homélies sur l'évangile de la messe ; l'homélie de saint Augustin est lue le jour de la fête et continuée jusqu'au mardi de l'octave ; le mercredi on lit une homélie de saint Hilaire, et le jour octave une de saint Cyrille d'Alexandrie. Ces sermons et homélies sont riches d'enseignements. Chaque leçon est suivie d'un répons admirablement com­posé : saint Thomas d'Aquin a judicieusement entremêlé des passages de l'Ancien et du Nouveau Testament pour chanter le sacrement d'amour qui nous donne Dieu lui-même en nourriture. Tous ceux qui ont chanté, lu ou en­tendu les matines du Saint-Sacrement en demeurent éblouis. 156:234 Les antiennes de laudes, tirées de l'Ancien Testament et de l'Apocalypse ont des mélodies assez difficiles. L'hymne *Verbum supernum,* du huitième mode, chante encore l'ins­titution de la sainte eucharistie ; tout le monde en connaît la finale : *O salutaris hostia.* Nous en citerons la quatrième strophe : *Se nascens dedit socium,* *Convescens in edulium,* *Se moriens in pretium,* *Se regnans dat in praemium.* (En naissant, il se fait notre compagnon ; à la cène, il se donne en nourriture ; en mourant, il s'offre en rachat ; dans son royaume, il se donne en récompense.) L'antienne de Benedictus, d'un premier mode très orné, reprend le thème : Je suis le pain de vie. En composant l'office du Saint-Sacrement, saint Thomas a donné à l'Église un merveilleux trésor. Il nous faut en profiter ; nous y trouverons l'antidote aux corruptions qui s'attaquent à la messe, en même temps qu'un aliment à notre piété. Nous souhaitons que la messe et la procession de la Fête-Dieu soient célébrées partout avec éclat et ferveur. Nous exprimons le vœu qu'on en chante aussi les vêpres et même, si possible, les matines et laudes la veille au soir ; il suffit pour cela du dévouement de quelques personnes capables de chanter le grégorien ; c'est possible, l'expérience le prouve. Ainsi Notre-Seigneur, présent dans l'hostie, et trop souvent oublié, sera dignement honoré dans le don qu'il nous fait de lui-même. Jean Crété. LE CULTE DU SACRÉ-CŒUR : RECTIFICATIF. -- Dans notre article (numéro 232, d'avril), nous avons, sur la foi d'un missel pour fidèles, attribué à saint Jean Eudes l'office du Sacré-Cœur et la messe *Egre­dimini* qui furent en usage en certains lieux jusqu'en 1928. 157:234 Un bienveillant lecteur nous fait remarquer que l'office et la messe de saint Jean Eudes, strictement propres aux deux congrégations fondées par lui, sont notablement différents et expriment très fortement la dévotion au Saint Cœur de Jésus. La fête eudiste du Cœur de Jésus, célébrée en octobre, s'intitule : *solennité du Cœur adorable de Jésus,* double de 1^e^ classe avec octave ; l'introït est : *Gaudeamus.* Le compo­siteur inconnu de la messe *Egredimini* a emprunté cer­tains éléments *de* la messe eudiste, notamment l'évangile (Jean XV, 9-16) et la préface de Noël (alors que la messe de 1765 a la préface de la croix). Mais la messe *Egredi­mini* et l'office qui y corres­pond sont beaucoup plus pru­dents que l'office et la messe eudistes ; on sent le souci de ne pas heurter les jansénistes, alors que ce souci est tout à fait étranger à saint Jean Eu­des. Ajoutons que la *solennité du Très Saint Cœur de la Bien­heureuse Vierge Marie,* insti­tuée par saint Jean Eudes à la date du 8 février, est également double de 1^e^ classe avec octave, et exprime la dévotion au Cœur de Marie beaucoup plus fortement que la liturgie du Cœur très pur de Marre, composée en 1805. Saint Jean Eudes est bien l'initiateur du culte liturgique des Cœurs de Jésus et de Marie ; saint Pie X, lui donnant ce titre, l'a même qualifié de « docteur du Sa­cré-Cœur ». Jean Crété. 158:234 ### Jésus-Hostie « *Domine, ad quem ibimus ? *» *Jo VI 69* CHAQUE mystère de l'année liturgique est comme une serrure de Dieu dans laquelle l'âme cherche, parfois trop vite, à faire jouer la clef de son in­telligence. Collez plutôt votre œil contre l'orifice et voyez : un monde s'ouvre à vous d'une grandeur infinie, qui suffi­rait à étancher la soif éternelle des élus. Parce que chaque mystère contient une action du Christ et qu'une action dont le sujet est l'homme-Dieu acquiert par là même une valeur infinie. Quand l'Enfant Jésus dort dans son berceau, les anges du paradis aperçoivent un univers sans fond dans le­quel *ils désirent plonger leurs regards* ([^128])*.* 159:234 Une autre contemplation, très douce, très savoureuse, consiste à regarder non plus chaque mystère séparément, mais le mystère essentiel qui les unit et les résume tous le *mystère de Dieu qui se donne.* Contemplant la génération éternelle du Verbe, l'âme s'écrie avec la sainte liturgie : « *O beata Trinitas !* » Ô Bienheureuse Trinité, générosité infinie de la naissance éternelle ! Elle verra ensuite que le mystère de Noël n'est que l'extravasement du mystère de la Sainte Trinité. C'est le même amour qui provoque la naissance éternelle du Verbe et la naissance temporelle de Jésus. Devant le mystère de l'Incarnation, la sainte liturgie, interdite, pousse une exclamation : « *O admirabile commercium ! *» Ô admirable échange le Verbe assumant la chair nous donne en retour sa divinité. Considérant un jour l'abaissement de l'Enfant gisant dans la crèche, saint Bernard ne put retenir un cri : « Seigneur, qui vous a fait si petit ? -- C'est l'amour, Bernard, lui fut-il répondu ! » Générosité infinie de la naissance temporelle ! Puis devant le gouffre des souffrances de l'agonie et de la Passion, *horror vastae solitudinis,* l'Église faisant sienne l'interrogation du prophète s'écrie comme dans un rêve : « Quel est celui-ci qui vient d'Édom ? Pourquoi votre vête­ment est-il rouge, comme pour ceux qui foulent dans la cuve ? » Pourquoi ce sang qui ruisselle ? Seigneur, votre amour est donc allé jusque là ? Et c'est moi qui suis la cause de cela ? 160:234 Le mystère pascal commence dans la nuit et se poursuit pendant cinquante jours ; l'âme délivrée se laissera con­duire jusque dans le sein du Père avec une allégresse, une liberté, une aisance à se mouvoir qui lui donnent un avant-goût de l'éternité. Vienne le premier dimanche de l'Avent. De nouveau le cours de l'année liturgique nous conduira doucement de Noël à Pâques, de Pâques à la Pentecôte et à la Trinité par un mouvement de l'âme lisse et uni comme l'eau du fleuve qui la porte. « *Me voici de nouveau reporté sur la mer indifférente et liquide ! *» L'âme est moins touchée par le côté vif et particulier du mystère célébré. Pourtant c'est toujours la même eau, le même amour toujours invisible derrière l'enveloppe sacramentelle, mais ce qui attire l'âme, c'est ce qui est de l'autre côté du voile : « *Rompez la toile de cette douce rencontre ! *» « *Écarte, écarte les paraboles, viens en esprit, viens en vérité ! *» L'âme n'est plus attirée que par le mystère essentiel. Non plus tant par le miroitement de l'année bénie, mais par cette petite chose ronde et blanche qui mieux que l'eau, la cire, l'encens, la lumière, concentre en elle-même le mystère de Dieu qui se donne : l'Hostie. Votre création aussi, Seigneur, permettez-nous de vous dire combien nous l'aimons, combien nous la trouvons belle. N'avez-vous pas laissé une trace de vous-même dans les choses ? C'est vous qui nous ordonnez de chanter avec le psalmiste : « Quam admirabile est nomen tuum in universa terra ! » L'essence mystérieuse de toute chose frappée à l'image du Verbe, elle aussi, Seigneur, nous adresse le message essentiel d'un Bien infini diffusif de lui-même. (*Bonum diffusivum sui et communicativum !*) 161:234 Certains se sont enivrés de cette beauté au point de la confondre avec Vous-même, cherchant l'auteur de la créa­tion à tâtons dans la splendeur des signes. A cette interro­gation muette, Vous avez répondu par l'Incarnation, l'Église, la Liturgie, triple manifestation de la Sagesse divine où l'âme *connaissant Dieu sous une forme visible est ravie dans l'amour des choses invisibles.* Voici comment le II^e^ concile de Nicée, condamnant les *iconoclastes* (manichéens et protestants avant la lettre), justifie l'utilisation de l'art dans l'expression du sacré : « *Le Verbe indéfinissable du Père s'est lui-même défini en devenant chair... Réintégrant l'image souillée dans sa forme primitive, Il la pénétra de Beauté divine. Confessant cela, nous la reproduisons en œuvres et en actes.* » Mais lorsque le Verbe incarné voulut laisser parmi les siens un statut de sa présence corporelle, il écarta l'offre que lui faisait le foisonnement des symboles. Les signes s'effacent avec douceur, ne laissant qu'une mince pellicule de froment pour signifier l'auguste réalité qui soutient le monde. L'Hostie sainte sera mêlée à l'existence des hommes par le truchement de quelques grammes de farine, proposée à leur adoration à travers une lunule. Tout, dans notre vie spirituelle, dans notre vie morale, et -- ajoutons-le -- dans la vie des nations, est suspendu à l'Hostie. C'est pourquoi le diable, ne pouvant détruire l'Hostie, s'est acharné depuis quatre siècles à vider le dogme de la présence réelle de son contenu objectif, miraculeux, *sur-naturel*. Un jour, une pieuse personne ayant frappé à la porte d'un monastère bénédictin fut introduite d'abord dans la chapelle. Mû par un pressentiment, le moine qui lui ouvrit la porte lui dit : 162:234 « Madame, il y a le Saint Sacrement sur l'autel -- la présence réelle, madame. » (Air inexpressif de la bonne personne.) « Madame, il y a le Très Saint Sacrement, *Jésus en chair et en os,* vous savez cela ? » La visiteuse fit un « Oh ! » scandalisé : on troublait sa foi. Cette dame communiait tous les dimanches sans jamais savoir très bien ce qu'elle faisait. Quels mots employer pour signifier le plus grand mi­racle du christianisme ? Le cardinal Journet, grand théo­logien, était aussi excellent catéchiste. Nous l'entendîmes exposer à plusieurs reprises le dogme de la présence réelle avec limpidité. Voici quelques-uns de ses propos presque mot pour mot pris en note au cours d'une conférence : « Les protestants parlent maintenant de « présence réelle » pour désigner Notre-Seigneur dans l'hostie. Cela brouille tout. Croient-ils à un miracle ? A un événement qui se situe en dehors de l'esprit ? « Prenons une comparaison, vous allez saisir tout de suite. Une maman pense à son fils qui est prisonnier dans un camp de concentration. Elle a mis sur la cheminée une photo de son fils. Cela, c'est une présence, n'est-ce pas ? Il y a dans cette chambre une présence spirituelle médiatisée par la photographie. Allez-vous appeler cela une présence réelle ? Tout à coup, on frappe à la porte. Elle va ouvrir : oh, c'est son fils, et il tombe dans ses bras. Ça, c'est la présence *substantielle*. Si on parle de présence réelle pour la première fois, quels mots employer pour la seconde ? Les protestants n'ont pas de mot pour désigner cette présence car ils n'y croient pas. « Vous voyez quelle confusion il y a quand les pro­testants emploient les mêmes mots que nous ? « Comment est-ce que Notre-Seigneur se rend présent dans les mains du prêtre au moment de la consécration ? Est-ce qu'il *descend ?* Est-ce qu'il s'*enferme* dans les di­mensions de l'hostie ? Oh, non. Si vous pensez cela, vous n'êtes pas hérétiques, puisque vous maintenez qu'il n'y a plus de pain, mais Jésus-Christ. Cependant c'est une ma­nière de parler qui n'est pas adéquate. 163:234 « Il faut partir du Christ glorieux, tel qu'il déploie actuellement son humanité dans le ciel. Cette humanité garde les stigmates de la Passion comme un paraphe de la victoire du Vendredi Saint sur le Prince des ténèbres. Eh bien, c'est le Christ glorieux, objet de la joie des élus dans le ciel, c'est cela tout entier, sans aucune altération, que le prêtre tient dans ses mains, quand il a prononcé le dernier mot des paroles de la consécration. « Christus non est alius, sed aliter » (non autre, mais autrement). C'est le même Christ non dédoublé, non déplacé, mais présent tout entier selon un mode d'exister nouveau. C'est la présence sacramentelle. » « *Jesus sacramentado *» disent nos frères d'Amérique latine. La théologie ne trouve rien à redire à cette ex­pression, à condition que l'épithète « *sacramentado* » (sa­cramenté) n'affecte pas réellement la personne de Jésus-Christ. Le changement affecte totalement le pain qui a disparu pour faire place à la personne. Mais la personne du Verbe incarné n'a subi aucune diminution, aucun changement, au­cun déplacement, c'est nous qui sommes rendus présents à l'Hostie divine, nous qui sommes vraiment changés, divi­nisés -- si nous le voulons -- par le consentement de l'amour. Alors nous entrons dans la mouvance du Christ ressuscité. Avaler l'Hostie, ce n'est pas nécessairement com­munier. Si un chien avale une hostie, il ne communie pas. La communion est un acte de foi et d'amour à une réalité physique extramentale avec laquelle nous sommes appelés à ne faire qu'un. La Transsubstantiation est le plus grand miracle du christianisme. Et ce miracle est source d'autres miracles. Le bon cardinal Journet poursuivait : 164:234 « L'Hostie est Dieu. C'est la *présence corporelle de la personne du Verbe.* Je voudrais que vous reteniez cela. Lorsqu'on s'adresse à cette présence corporelle de Jésus, il y a des grâces qui ne peuvent pas être refusées. Voyez par exemple la résurrection de Lazare. La présence spiri­tuelle de Jésus à ses amis de Béthanie était profonde. Pour­quoi alors, apprenant que Lazare est malade, Jésus ne vient-il pas à son chevet ? L'explication est fournie par Marie, sa sœur ; elle dit à Jésus sous forme de reproche : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ! » Voyez-vous ? Il y a des choses que Jésus, présent corporellement, ne peut refuser. C'est la raison qu'il donne quand il dit : « Je me réjouis pour vous de ne pas avoir été là. » Pourquoi ? Parce que s'il avait été là, il n'aurait pas pu résister aux prières de Marthe et de Marie ! Alors il se sauve. Et il reviendra faire le miracle de la résurrection. *Afin que vous croyiez ! *» \*\*\* Les miracles à mettre au compte de la présence de Jésus au Très Saint Sacrement ne sont pas tous de l'ordre du miracle physique. Celui de Lanciano devrait empêcher les protestants de dormir. Mais au plan spirituel, que de grâces, que de conversions, que de transformations opérées dans les âmes ! Combien de protestants avons-nous connus qui disent avoir été convertis en s'agenouillant devant le tabernacle auprès duquel veille une petite lampe rouge ! Et quel plus grand, plus nécessaire miracle spirituel pour­ra faire l'Hostie reçue avec amour, sinon de nous détacher de ce monde de ténèbres où notre aveuglément trouve tant de charme ? Mais l'amour de Jésus opère avec une suavité, une tendresse tellement plus profonde ! C'est la « délec­tation victorieuse » dont parle saint Augustin : la délec­tation de nos égarements ne peut être vaincue que par une délectation supérieure. 165:234 Le rationalisme desséchant et les rêveries d'une piété sentimentale sont deux tendances extrêmes contre quoi on a raison de prémunir les âmes de prière. Mais on ne leur dit pas assez qu'il y a place pour un juste milieu : la culture des affections droitement ordonnées par la raison, purifiées et éclairées par la foi. C'est ce que nous indique la sainte liturgie dans nombre de post-communions. Voici celle de la fête du Sacré-Cœur ; nous traduisons librement : « Que la communion à votre corps sacré fasse naître en notre âme une ferveur digne de l'amour divin, en sorte qu'ayant goûté les délices de votre Cœur très doux, nous apprenions à mépri­ser les séductions qu'exercent sur nous les choses de la terre et à aimer celles qui viennent du ciel. » « Discamus terrena despicere et amare cœlestia ! » Comment traduire la frappe admirable des mots latins ? Seigneur Jésus, les pharisiens vous accusaient de séduire le peuple : « Les uns disaient : « C'est un homme de bien », d'autres : « Non, c'est un séducteur ». » Eh bien, séduisez ma pauvre âme afin qu'elle ne pense qu'à vous, n'aime que vous, ne trouve de joie qu'en vous, parce que vous êtes son unique trésor ! Benedictus. 166:234 ## LA PETITE HISTOIRE DE SERVIEN ### Un résultat discutable par Jean Madiran Une histoire de France pour les enfants de France, quelle œuvre difficile, quelle œuvre nécessaire. Les Éditions de Chiré ont publié à la fin de l'année 1978 une *Petite Histoire de France* écrite par Henri Servien, il­lustrée par R.F. Follet, préfacée par Jean-François Chiappe. Le texte en est d'une très bonne inspiration : catholique et française. L'ouvrage a donc été accueilli dans les milieux traditionalistes par un concert de louanges sans réserves et de consignes mobilisantes : achetez, offrez, diffusez, c'est une bonne œuvre. Assurément l'entreprise mérite que l'on exprime considération et encouragement à ses intentions. Mais le résultat, il faut y regarder à deux fois. Il s'agit d'un livre à mettre entre les mains des enfants, textes et images, pour les instruire et les éduquer : cela ne supporte ni la médiocrité, ni le mauvais esprit. I. -- Ce sont d'abord les images, bien sûr, qui sautent aux yeux. Ce sont elles le plus inacceptable. Je demeure stupéfait qu'apparemment personne ou presque ne sache plus lire des dessins. Ceux-ci parlent. Ils disent quelque chose. Ils expriment un dénigrement à peu près constant, parfois même une dérision de tout ce que nous aimons. On a beaucoup loué le talent de cet artiste. Mais s'agit-il seulement de cela. Il y a le talent, il y a aussi ce que l'on en fait. 167:234 Le talent est nécessaire et non suffisant. Nous avons déjà eu les églises bâties et décorées par des artistes incroyants, comme si l'art n'avait pas d'âme ; nous avons eu ce clergé plus imbécile, plus inculte encore qu'impie il voulait « de la musique » pendant les cérémonies pour em­pêcher l'assistance de s'ennuyer, et « des couleurs » sur les murs pour égayer l'atmosphère. Voici maintenant une histoire de France « illustrée » par un dessinateur choisi comme si les « illustrations » étaient une simple décoration matérielle, neu­tre en somme, sans esprit propre, que l'on peut demander à n'importe qui : comme l'on peut demander la réparation d'un moteur à n'importe quel mécanicien pourvu qu'il connaisse la mécanique et qu'il soit consciencieux. Je ne connais pas du tout R.F. Follet qui, outre son talent, est peut-être le meilleur homme au monde ; mais ses dessins expriment une pensée, une sensibilité de gauche : une pensée, une sensibilité de révolte, de caricature, d'impiété. Par impiété j'entends l'impiété natu­relle : il y a une grande absence de piété filiale dans ses dessins ; de cette piété filiale et nationale du 4^e^ commandement qui est la vertu principale de toute œuvre historique. Ouvertement partisan, le dessinateur ne l'est que par exceptions, suffisantes cependant pour attirer l'attention : page 125 « les victimes des Versaillais », partialité que n'équilibre nullement page 121 Mgr Affre « tué » (on ne sait par qui) « au cours d'une tentative de médiation ». Page 117, « les troupes françaises entrent dans Alger », le dessin est assurément d'un réel talent, mais d'un talent exprimant un anti-colonialisme haineux et menteur, l'exprimant avec force, un dessin fellaga. Caricature, Pie VII (p. 109), caricature, les trois cardinaux jugeant les Templiers (p. 43). Si l'on est insensible à ces traits pourtant vigoureux, saura-t-on du moins remarquer les absences ? Aucune image exaltante, substantielle pour les jeunes imaginations. Les illus­trations sont souvent celles de passions mauvaises, quasiment jamais d'exemples nobles ou héroïques. R.F. Follet semble avoir beaucoup travaillé l'exactitude documentaire, la vérité historique du détail matériel. Mais considérez son sacre de Charles VII à Reims (p. 52) : il n'y croit pas, il n'y comprend rien, il s'en balance, aussi son dessin est vide, et même, pour une fois, vide de tout talent, de toute expression, sauf peut-être la caricature (encore) de l'archevêque. Et nous ne voyons ni Jeanne à Domrémy ni Jeanne à Orléans ; ni au bûcher. On nous montre les cavaliers d'Attila et point sainte Geneviève. Ni Clovis à Tolbiac, ni son baptême. Ni Charles Martel à Poitiers, ni Charlemagne visitant une école. Ni Roland à Roncevaux. Ni saint Louis rendant la justice. Ni François 1^er^ armé cheva­lier par. Bayard sur le champ de bataille de Marignan, 1515. 168:234 Il y a bien un Henri IV bavardant avec « des paysans au travail » (p. 71), mais, comme pour le sacre de Charles VII, sans inspiration, sans relief. Et ni panache blanc ; ni Richelieu ; ni Louis XIV. J'en passe. Les grandes images de notre histoire de France n'existent tout simplement plus. On dira que le dessinateur a voulu sortir des sentiers battus et des routines, faire des images neuves. Si c'est cela c'est une erreur de pers­pective autant qu'une erreur pédagogique. Il n'y a plus de routines, il n'y a plus de sentiers battus, il n'y a plus d'images conventionnelles si l'on n'a pas commencé par les maintenir, les transmettre, les apprendre aux enfants. Si, *même* dans le livre d'histoire édité par Chiré à l'intention des familles et écoles traditionnelles, il n'y a plus ni panache blanc, ni Jeanne à Domrémy, ni saint Louis rendant la justice, ni Charlemagne visitant une école, ni sainte Geneviève protégeant Paris, si ces images et les autres ne figurent même plus dans nos livres, ceux pour lesquels on nous demande de nous mobiliser, alors c'en est fini, la transmission est interrompue. L'originalité, si R.F. Follet voulait être original et neuf, l'originalité c'était justement de sauver, de refaire ces images que l'on dit rebattues mais qui au vrai sont en voie de disparition, et attention, nous sommes peut-être la dernière génération qui en gardons encore mémoire, c'est à tout jamais qu'elles vont disparaître si nous n'avons décidément plus d'autre enlumineur que ce Follet et plus d'autre livre que ce Servien. \*\*\* II\. -- La préface de Jean-François Chiappe est d'une bonne inspiration maurrassienne. Elle a du souffle, une pensée juste, à deux ou trois exceptions près, que l'on va dire. Mais cette pensée même, sa densité et sa manière s'adressent en réalité aux parents et aux maîtres, plutôt qu'à « l'Enfant » solennelle­ment interpellé (et majusculairement épigraphie jusque dans le Vous, on se demande pourquoi). Nous y regrettons : 1\) Le type même de l'assertion gravement anti-pédagogique : « Vous participez de la gloire sans égale d'un monument de sagesse et de grandeur : la monarchie française. Par elle, grâce à elle, Vous êtes ce que Vous êtes : supérieur par le savoir et par la réflexion à tous les autres hommes. » (p. 8.) Quelle mauvaise parole, la plus mauvaise peut-être, à dire à des enfants. Mauvaise et menteuse. Ils ne sont pas supérieurs à tous les autres hommes : et s'ils le croient ils sont perdus. Ce qui est vrai c'est que leur héritage, et non eux-mêmes, est supé­rieur...i celui des autres nations. C'est plus qu'une nuance. Et cela change du tout au tout une éducation intellectuelle. 169:234 2\) L'extravagance oratoire : « Si ceux de chez nous savent correspondre, c'est grâce à la marquise de Sévigné. S'ils possèdent le sens du beau, ils le doivent à Mme de Pompadour (...). S'ils apportent en toutes choses cette pudeur de l'âme que l'on appelle l'esprit français, il leur fut enseigné par Voltaire, mauvais chrétien mais bon monarchiste, et par Rivarol aussi fidèle à son Dieu : qu'à son Roi... » (p. 9.) Nous aimons bien la marquise de Sévigné et sa manière d'écrire, mais il est un peu absurde, pour lui rendre hommage et lui faire bonne place et bonne mesure, de prétendre que c'est elle qui nous apprit à correspondre. Il faut pour le croire n'avoir jamais lu les lettres de Jeanne d'Arc ou celles d'Henri IV ; ou de François Miron. Voilà où peut entraîner la trop grande habitude audio-visuelle de la recherche non contrôlée d'un effet rhétorique. Du moins n'est-ce encore qu'absurde ; comme d'assurer que si les Français « chérissent la gloire, Kléber fut leur initiateur » (Kléber ! et Corneille n'y fut donc pour rien...). Mais aller raconter que nous devons le sens du beau à Mme de Pompadour et que Voltaire nous a enseigné la pudeur de l'âme, c'est ajouter le blasphème à l'absurdité. Il faudrait beaucoup d'inconscience, ou beaucoup de cynisme, pour consentir à enfourner des contre-vérités aussi vicieuses dans l'esprit des petits Français. \*\*\* III\. -- Le texte d'Henri Servien n'a aucun des défauts de l'illustrateur et du préfacier. S'il est au total un ratage, c'est pour une autre raison. Dans l'intention méritoire de renverser les commentaires mensongers et les jugements injustes qui cons­tituent la manière judéo-maçonnique d'enseigner l'histoire de France, voici qu'il nous assène une pluie abondante de juge­ments et de commentaires plus équitables mais abstraits. Des commentaires sans récits. Des jugements sans attendus. Des vues générales et pas d'histoires concrètes, d'histoires racontées. Un discours sans anecdotes. Des appréciations, des résumés, des conclusions qu'approuveront *ceux qui savent déjà* l'histoire de France, mais qui ne parlent pas, qui ne disent rien à l'ima­gination et à la mémoire des enfants qui *ont à l'apprendre.* Cela va jusqu'à une incapacité fréquente à *nommer,* à appeler les choses par leur nom ; ce qui fait que l'enfant ne retiendra pas ce qui n'a pas été nommé. 170:234 Exemples. Page 111 : « Puisqu'il ne pouvait débarquer en Angleterre, Napoléon voulut interdire à tous les pays d'Europe de faire du commerce avec la grande île. C'est pour cela qu'il fit la guerre etc. » Servien ne nomme pas le *blocus continental* ni le *décret de Berlin,* termes qui resteront inconnus de son jeune lecteur. Page 98 : les *massacres de septembre* (1792) sont évoqués, mais pas leur nom de « massacres de septembre ». Page 97, une seule phrase pour la fête de la Fédération : « Le 14 juillet 1790 eut lieu à Paris en présence du roi une grande fête nationale. » Servien ne donne pas son nom ; ni celui du Champ de Mars ; ni celui de Talleyrand. Bref, ici encore, une phrase pour rien, qui ne dit rien, qui ne laissera rien dans la mémoire, qui sera comme si elle n'était pas. Page 47, Du Guesclin : aucun nom de ses victoires ; Cocherel n'est pas nommé ; ni qu'il fut fait prisonnier à Auray ; et à Navarette. On ne connaîtra aucun de ses mots ni de ses gestes qui parlent à travers les siècles à tout jeune cœur bien né. On ne saura pas qu'il avait dit : « S'il était besoin, il n'est femme ou fille de France sachant filer qui ne filerait pour ma rançon. » Ni pourquoi il fallut le racheter deux fois de sa captivité à Bordeaux (parce qu'il dépensa une première fois l'argent de sa rançon à racheter les autres). Ni sa mort sous les murs de Châteauneuf-de-Randon : « Adieu mes amis : qu'il vous sou­vienne qu'en quelque lieu que vous fassiez la guerre, les gens d'Église, les femmes, les enfants et le pauvre peuple ne sont point vos ennemis. Le texte sur saint Louis (p. 38-39) est un commentaire. Ce commentaire est bon (l'un des meilleurs du livre) ; mais aucun récit ; un jugement global ; sa première croisade résumée en un seul membre de phrase : il « fut fait prisonnier par ceux qu'il aurait désiré convertir » ; c'est peu, c'est rien pour l'imagination et la mémoire des enfants. Le nom de Joinville n'est même pas prononcé. Page 35 : les premiers Capétiens sont expédiés, dans la hâte semble-t-il d'en arriver à Philippe-Auguste. Rien sur Robert le Pieux. Un simple adjectif en passant pour « le sage Suger », on n'en saura pas plus, on ne saura pas en quoi consistait sa sagesse (alors à quoi bon la mentionner ?), ni qu'il reçut le titre de « père de la patrie », ni pourquoi ; et pas davantage pourquoi l'on disait à son propos : « C'est l'âme qui fait les nobles. » Page 30 : les raisons des croisades ne sont pas nettement exposées ; le jeune lecteur n'y comprendra rien, n'en retiendra pas davantage. 171:234 Page 100 : « Le 21 janvier 1793, avec un remarquable courage et une piété exemplaire, Louis XVI fut guillotiné vers onze heures du matin. » Toujours un commentaire, toujours un énoncé abstrait, qui décrète *remarquable courage* et *piété exemplaire* au lieu de raconter en quoi ont consisté cette piété et ce courage : ce qui fait qu'il n'en restera rien dans la mé­moire, rien dans l'esprit. Et pourquoi ne plus citer les der­nières paroles de Louis XVI : « Français, je suis innocent des crimes que l'on m'impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je demande à Dieu que mon sang ne retombe pas sur la France. » Page 62, François I^er^ à Marignan : « le soir même, il se fai­sait armer chevalier par Bayard ». Bon, mais qui est ce Bayard ? Pas un mot, pas même un adjectif comme pour Suger. Vraiment ce livre d'histoire n'est pas *rédigé* pour *apprendre* à des *enfants. --* Récemment, dans un jeu radiophonique pas plus intelligent que les autres, l'animateur posait à un groupe d'enfants une question qu'il voulait très facile : -- *Comment s'appelait le chevalier sans peur et sans reproche ?* Personne ne sut répondre. Eh bien, ce n'est pas dans le Servien que l'on trouvera la ré­ponse. Il n'y a plus de chevalier sans peur et sans reproché. Pages 17 et 18, on nous parle d'Attila et de ses cavaliers féroces, mais on ne nous parle pas de sainte Geneviève ; elle n'est nommée qu'après coup, au chapitre suivant (p. 20), par simple allusion, sans que le lecteur puisse comprendre, s'il ne l'a pas appris ailleurs, à quoi cette allusion se rapporte. Il est très bien de nommer Aetius, qui mérite en effet que son nom ne soit pas oublié, Servien nous dit qu'en 451 il battit les barbares venus d'Asie, mais il n'a pas un mot pour nous dire qui était cet Aetius, un évêque, un moine ou un général, un Franc ou un Romain ? et, chose tout aussi étrange et incroyable, Servien *ne nomme pas* cette bataille, par un système constant chez lui, à moins que ce ne soit une infirmité, il laisse ignorer que cette bataille est celle des *Champs catalauniques,* deux mots qui n'auront désormais aucun sens... Infirmité du tour de main ou système préconçu, cela donne un livre flou, et fort ennuyeux. Servien semble avoir voulu éliminer tout ce qui aurait fait « image d'Épinal », il a sup­primé à peu près tout ce qui était vivant, remplaçant le récit concret par le discours abstrait. Navrant. \*\*\* IV\. -- Il y a d'autre part quelques points historiquement contestables. Le premier chapitre, de « préhistoire », pages 10 à 13, appellerait la discussion ligne à ligne, depuis les créatures d'allure simiesque de la page 13, dont paraît-il nous descendons, jusqu'aux affirmations de ce genre (p. 10) : « Des préhistoriens pensent que certaines races humaines ont disparu à la suite des rhumatismes contractés dans la perpétuelle humidité des grottes. » 172:234 La préhistoire, surtout conjecturale et romancée, n'est ni de *l'histoire,* ni de l'histoire *de France.* Ce premier chapitre à pente évolutionniste serait à supprimer. On pourrait contester aussi l'absence de Charlotte Corday, il manque jusqu'à son nom, elle qui poignarda l'ignoble Marat le 13 juillet 1793, la voici rayée de l'histoire, ôtée du souvenir français, et c'est l'histoire de Chiré qui opère cette ablation, c'est cruelle­ment rageant. Page 111, Napoléon « fit emprisonner le pape Pie VII », mais on ne saura pas que Pie VII avait excommunié Napoléon (et avec raison) : même omission dans la *Petite Histoire* de Bainville, ce n'est pas une justification. Page 76, résumé sur la paix de Westphalie (1648) avec un jugement entièrement favorable : il y aurait beaucoup à dire. Également sur le rôle joué par la France (p. 94) dans l'indépendance américaine : Servien ne semble pas apercevoir qu'en cette affaire Louis XVI a soutenu la subversion contre la légitimité, saint Louis ne l'aurait pas fait, la révolution de 1789 en est sortie, pas seulement à cause du trou dans les finances. Louis XVI en personne, et la France irrémédiablement jusqu'ici, ont payé très cher cette forfaiture, que le désir d'une « revanche sur l'Angleterre » ne suffit pas à justifier, il serait peut-être temps qu'une histoire sérieusement catholique et française commence à s'en rendre compte. Mais c'est dans l'histoire contemporaine que Servien est le plus maladroit. En voici trois exemples. 1\. -- L'affaire Dreyfus, page 127. Justes observations, sauf celle-ci, concernant l'acquittement de 1906 : « On ne put prouver son innocence et on dut même falsifier le code ! » Oui, on falsifia le code, il est bon de le rappeler. Mais il serait monstrueux, si ce n'était j'espère un lapsus, d'exiger qu'aucun accusé ne soit acquitté à moins de pouvoir prouver son inno­cence. C'est le contraire : tout accusé doit être acquitté si l'on ne peut prouver sa culpabilité. 2\. -- Le gouvernement du maréchal Pétain, page 131. Il n'est pas mauvais de nous dire qu'il « s'efforça de diminuer les souffrances des Français en leur redonnant confiance en eux-mêmes dans l'espoir d'une revanche, en discutant aussi les demandes allemandes pour les diminuer ». Mais ne rien dire, pas un mot, de tout ce que résume « travail-famille-patrie », c'est passer trop à côté de l'essentiel. 3\. -- Page 134, au sujet du général de Gaulle : « Il fit condamner les opposants à sa politique algérienne : le général Salan, les colonels Argoud ou Bastien-Thiry par exemple... » Si partisan que l'on soit, et nous le sommes, de Salan, d'Argoud et de Bastien-Thiry contre De Gaulle, il n'est pas juste, il n'est pas convenable de dire que celui-ci fit condamner ceux-là simplement parce qu'ils étaient des « opposants » à sa politi­que ; des « opposants » comme Lecanuet ou Mitterrand ? 173:234 Il fallait ou bien n'en point parler, ou bien nommer l'OAS et dire qu'elle fut, c'est son honneur, une opposition *par les armes ;* ce que le terme d' « opposants » ne suffit pas à exprimer. \*\*\* V. -- On peut comparer la tentative de Servien avec celles qui existaient déjà ; entre autres : -- l'*Histoire de France racontée aux enfants,* par Marie-Madeleine Martin, illustrations de Pierre Dardel, réédition 1977 par U.F.C. à 26600 Chantemerle ; n'allez pas adopter aveuglé­ment le Servien sans avoir au moins essayé ce livre-ci ; -- la *Petite Histoire de France,* par Jacques Bainville, ima­gée par Job (Mame 1930) ; même remarque ; -- l'ancien et admirable *Précis d'histoire de France* « d'a­près les programmes officiels, cours moyen à l'usage des écoles primaires, par un comité de professeurs, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1907 » : introuvable bien sûr aujourd'hui, mais je suppose que, pour votre édification, vous pourrez le consulter à la Bibliothèque nationale ou dans d'autres biblio­thèques ; notre ami Jean-Pierre Brancourt qui m'en a procuré un exemplaire m'assure que la plupart des histoires de France pour enfants de cette époque, du moins les catholiques, sont de cette qualité ; on mesure le chemin parcouru, la dégradation, la perte de substance. Qu'on m'entende bien pourtant. Je n'ai pas la prétention de trancher la question. J'ai seulement voulu la soulever par quelques observations. On trouvera ci-après plusieurs autres « lectures » du Servien, diverses, de sens contraire, donnant tour à tour le « pour » et le « contre », afin d'inciter professeurs et parents à se mettre sérieusement à réfléchir ; et à peser avec soin et discernement. Ce n'est pas aussi grave que le catéchisme ; mais presque autant. Jean Madiran. 174:234 ### Sérieuses réserves par Jean-Pierre Brancourt LA PASSION D'ENSEIGNER un passé mensonger est ancienne. Au lendemain du désastre de 1870, déjà, Fustel de Coulanges dénonçait en des pages étincelantes la fureur des historiens français à calomnier la France. Il les montrait hypnotisés par l'Allemagne, prenant parti, dans le conflit du Sacerdoce et de l'Empire, pour l'Empire contre l'Église, puis pour la « Réfor­me » protestante contre le catholicisme ; fascinés par la Ger­manie luthérienne, ils accusèrent Louis XIV d'avoir fait la guerre à l'Allemagne pour des motifs frivoles, mais oublièrent qu'il avait lui-même subi trois agressions allemandes. Ces pacifistes étonnants se révélaient tout indulgence et tout admiration pour l'Électeur de Brandebourg qui, pendant qua­rante ans, avait attisé inlassablement la guerre en Europe. Fustel de Coulanges condamnait ces historiens factices qui soutenaient Frédéric II contre Louis XV et doublaient leur perpétuel éloge de la Prusse et de l'Angleterre d'une constante malédiction de leur propre pays. Il s'indignait surtout de cette entreprise d'anéantissement du sentiment patriotique français : «* Le véritable patriotisme, concluait-il, n'est pas l'amour du sol mais l'amour du passé, c'est le respect des générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur ressem­bler. Ils brisent les traditions françaises et ils s'imaginent qu'il restera un patriotisme français. *» En fait, cette présentation de l'histoire est née de la guerre civile. Elle est inhérente à la Révolution. Elle s'est étendue à toutes les catégories d'ouvrages et n'a même pas épargné les manuels de l'enseignement secondaire. Au début du siècle, les ouvrages de Gauthier et Deschamps, de Guiot et Mane, comme les cours de Calvet ou, de Brossolette, qui étaient imposés dans les écoles, trahissaient à longueur de pages la passion anti­religieuse des auteurs et leur haine de l'Ancien Régime. 175:234 Les manuels de la génération suivante, ceux de Mallet-Isaac, de Genet, de Duroselle étaient incurablement républicains et ne faisaient pas mystère de leur partialité, la carrière des auteurs dépendant directement de leur enthousiasme démocratique ([^129]). Cette rage de pédagogie révolutionnaire aboutissait parfois à inculquer aux victimes des cascades de slogans qui leur tenaient lieu de culture et en faisaient des ânes républicains de bonne race. L'un des plus beaux fleurons de la Troisième République, l'inégalable Aristide Briand, ne prenait-il pas Turenne pour un général de Napoléon ? Parfois le mensonge était si agressif qu'il entraînait de violentes réactions en sens inverse. Dans ces livres, cependant, un masque, transparent, d'objectivité restait de rigueur : depuis une dizaine d'années, la situation s'est encore détériorée puisque l'ensemble des ouvrages destinés à l'enseignement de l'histoire relève purement et simplement de la propagande marxiste la plus élémentaire. Dans ces con­ditions, l'élaboration et la publication d'un manuel honnête, exposant aux enfants le passé véritable de leur pays, la foi, la vie, les sacrifices et les succès de leurs ancêtres, s'imposaient comme une nécessité de salut public. L'ouvrage de Servien bénéficie, au premier abord, d'une présentation séduisante : les pages sont grandes, le papier de bonne qualité ; la typographie est agréable et la présence d'illustrations n'empêche pas l'abondance du texte. En parcou­rant le livre, on a la satisfaction de découvrir des chapitres comme : « La chevalerie » (p. 28), « Les pèlerinages » (p. 30), « La Vendée » (pp. 102-103) ; le Moyen Age n'est pas présenté comme une période de barbarie, d'obscurantisme et de cruautés seigneuriales ; la qualité de la civilisation et sa spiritualité sont mises en évidence ; les Croisades n'apparaissent pas comme des expéditions commandées par l'appât du butin, selon l'ortho­doxie marxiste, mais comme la juste défense d'une Chrétienté énergique, soucieuse de la menace pesant sur les Lieux Saints. Le vrai visage de la Révolution est dévoilé dans le chapitre sur le vandalisme (p. 104) ou dans celui que l'auteur consacre au soulèvement de l'Ouest : extermination de 500 000 personnes en Vendée et, dans l'ensemble de la France, persécutions des catholiques fidèles, des monarchistes et de tous ceux que l'on soupçonnait de sympathies pour l'Ancien Régime, profanation des églises, démolition des clochers dont « la hauteur était une insulte à l'égalité » ; etc. Les exploits révolutionnaires retrou­vent leur juste proportion. 176:234 Malheureusement, un examen plus attentif incite à de sé­rieuses réserves sur la forme comme le fond. Le style, tout d'abord, a souvent un caractère de niaiserie ([^130]) qui n'est pas adapté à l'âge supposé des lecteurs. Quelques fautes de français auraient pu, d'autre part, être évitées : « depuis » utilisé, par exemple, comme un adverbe de lieu (p. 128 : « Depuis Paris, le général Gallieni... »). Des maladresses ou des impropriétés surprennent : le recours au mot « garçon » pour « fils » ([^131])... De pareilles vétilles n'attirent évidemment que l'attention d'a­dultes soucieux de protéger la qualité du français : les enfants, habitués au sabir des publications qui leur sont destinées, ne s'en formalisent pas. En revanche, les illustrations doivent frapper leur regard et les retenir ; or le dessinateur a réussi ce prodige, malgré son incontestable talent, de présenter des images dont la facture même rebute les enfants. La recherche du réalisme, l'absence de couleurs et là multiplication des détails diluent l'intérêt en fondant le sujet principal de l'illustration dans une masse d'éléments de valeur équivalente. Le procédé aboutit à la disparition du « héros » perdu dans la foule des personnages. La passion égalitaire du citoyen libéral avancé du XX^e^ siècle y trouve sans doute son compte, mais le but pédagogique est manqué. Les anciens manuels des écoles catho­liques laissaient dans l'esprit de leurs jeunes lecteurs l'image d'un saint Louis, majestueux et juste, couronné d'or et vêtu d'azur, tranchant sereinement sous son chêne le différend qui opposait deux plaideurs chicaniers ; Jeanne d'Arc, le regard tourné vers le ciel, apparaissait au milieu des flammes ; Louis XVI était représenté sur l'échafaud, calme et digne. Les dessins étaient parfois naïfs, on ne voyait pas chaque pustule des malades que touchait saint Louis ([^132]) mais leur signification restait gravée dans la mémoire des enfants. Cette surprenante volonté d'évincer les acteurs principaux de l'histoire s'accom­pagne, chez le dessinateur, du vœu de respecter scrupuleuse­ment les lieux communs les plus éculés de l'imagerie républi­caine contemporaine. L'inspiration générale des dessins contre­dit ainsi celle du texte. Jeanne d'Arc apparaît (pp. 54-55) dotée d'un petit air mutin qui en ferait plutôt le symbole de l'effron­terie ou la parente de Marlène Jobert que la Sainte de la Patrie. La Saint-Barthélemy est illustrée d'une image sinistre qui rappelle irrésistiblement, par -- la recherche du sensationnel tragique, le massacre de la rue Transnonain peint par Daumier en 1834. C'est sans doute le hasard qui place à la page voisine un gibet de Montfaucon surpeuplé que quitte nuitamment un mé­decin talentueux mais persécuté, désireux de se procurer des cadavres à disséquer. 177:234 Louis XVI, dont l'attitude courageuse a été reconnue par ses adversaires eux-mêmes, a l'allure, lors de la journée du 20 juin 1792, d'un gros benêt parfaitement conforme à l'image que l'histoire maçonnique a voulu en donner : le roi semble curieusement juché sur une sorte d'estrade et occupé à pro­noncer un discours. Les témoins et les acteurs de la scène, au contraire, ont rapporté que le roi, coincé dans l'embrasure d'une fenêtre avec sa sœur, avait été difficilement protégé des piques et des horions. Le texte correspondant indique, du reste (p. 98), que « le roi garda son calme » : rien à voir, par consé­quent, avec l'espèce de baudruche radicale qui, d'après l'illus­tration, paraît tenir une assemblée électorale houleuse. Pour accompagner la prise d'Alger, le dessinateur a jugé opportun de montrer au lecteur les visages émaciés de quatre arabes misérables fixant avec épouvante les crosses et les baïonnettes des fusils français (pp. 116-117). On aurait pu imagi­ner que, dans cet ouvrage proposé avec tant d'insistance aux contre-révolutionnaires, la Commune serait illustrée par l'in­cendie de l'Hôtel de Ville, l'assassinat des généraux, ou encore le meurtre de l'archevêque de Paris : c'est, au contraire, le mur des Fédérés qui, dans la meilleure tradition marxiste, a retenu l'attention de l' « artiste ». (cf. p. 124). Quant à l'œuvre coloniale, elle est vue à travers le même prisme : elle s'assimilera dans l'esprit des enfants à la prise de Samory réalisée, semble-t-il, avec une particulière brutalité par les tirailleurs (p. 127). On pourrait multiplier les exemples de même nature. Il ne s'agit plus là simplement de questions de forme, mais l'esprit même de l'ouvrage en est affecté. A ce sujet, on doit souligner que l'auteur du texte est indiscutablement animé de la volonté de combattre les postulats révolutionnaires des manuels con­temporains. On peut dès lors se demander pourquoi il a si souvent coulé son texte dans le moule des préjugés libéraux. Il est évident, par exemple, que Charles VIII doit toujours être présenté comme un personnage chimérique, intoxiqué par ses lectures de romans de chevalerie ; le roi aurait saisi n'importe quelle occasion pour fondre, l'épée haute, sur l'Italie ; et on est un peu déçu de voir M. Servien écrire à son propos (p. 58) : « Il prit comme prétexte des droits sur le royaume de Naples hérité de René d'Anjou. » Une telle présentation incite à considérer que la politique royale fut uniquement déterminée par les caprices du souverain ; elle néglige le fait que, pour Charles VIII, le roi de France devait être essentiellement justicier. Madame Labande-Mailfert vient de montrer dans une thèse brillante ([^133]) que l'expédition de Naples a été commandée à Charles VIII par une exigence morale impérieuse. 178:234 Ce même souci de justice avait dicté au roi le traité du Verger (1488) par lequel il épargnait la Bretagne malgré la disproportion des forces en présence. Cet esprit avait aussi conduit Charles VIII à restituer le Roussillon et la Cerdagne à Ferdinand d'Aragon pour la seule raison que Louis XI s'en était emparé sans en avoir le droit. Si l'histoire laïque et républicaine tient Charles VIII pour un rêveur maladif, c'est précisément parce que son modèle politique, comme il l'a cent fois proclamé, fut saint Louis. Les opérations militaires françaises en Italie s'expliquent au demeurant très simplement par le danger que représentent les Turcs. Ils ont pris Constantinople trente ans plus tôt et surtout, en 1480, ils se sont emparés d'Otrante. La menace est si oppressante que, depuis 1482, les puissances chrétiennes cherchent à organiser une Croisade et qu'une conférence se réunit à Rome pour donner corps à ce projet. Éclairée sous ce jour, la politique italienne de Charles VIII perd son caractère d'aimable frivolité. Naples était simplement aux yeux de ce souverain réaliste une tête de pont vers l'Orient. On s'étonne encore de trouver sous la plume de M. Servien la légende de l'encerclement de la France par Charles Quint (p. 62). En réalité, il s'agit là d'un mauvais procès : le grand réservoir d'hommes de Charles Quint se trouvait en Espagne ; ses terrains d'opérations militaires étaient au Nord et à l'Est de la France ; ses lignes de communication étaient, par consé­quent, très étirées et le mettaient finalement dans une position beaucoup plus vulnérable que celle du roi de France dont le territoire était unifié, cohérent et bien peuplé. Il aurait été opportun également d'indiquer qu'en juin 1535, tandis que Charles Quint arrachait Tunis à Soliman le Magnifique et délivrait 20 000 esclaves chrétiens, François I^er^ se préparait à signer un traité d'alliance avec les Turcs ; en 1543 d'ailleurs, la flotte française opérait de concert avec celle de Soliman en Méditerranée. Pendant que le Turc attaquait la Hongrie, François I^er^ lui livrait la base de Toulon et facilitait son agression contre la Chrétienté. M. Servien avait l'occasion de révéler au grand jour une face de l'histoire que l'on s'acharne à dissimuler à des géné­rations de jeunes français. Du XVI^e^ au XVIII^e^ siècle, les catho­liques ont exercé des choix qui sont volontairement passés sous silence ou caricaturés. Il appartenait à un historien équitable et serein de les exposer. Était-il indispensable de fixer 1562 (affaire de Vassy) comme point de départ des guerres de religion et de faire porter ainsi, même implicitement, sur les catholiques la responsabilité des troubles religieux. Dès 1560, les hérétiques avaient déclen­ché dans le Sud-Ouest une véritable guerre civile marquée par le pillage des églises d'Agen, de Montpellier, de Carcassonne et de Négrepelisse. 179:234 En 1561, les bandes armées protestantes avaient ravagé le Languedoc, le Comtat, la Provence, pris les villes de Castres, Lavaur, Réalmont où elles avaient supprimé le culte catholique ; ces troupes avaient profané et, brûlé les églises de Senez, Fréjus, Sisteron, Arles, Marseille. Il n'était pas nécessaire de présenter le parti de la Ligue catholique comme un groupement de fanatiques (p. 69). En ces temps de barbarie, le salut éternel des âmes était conçu comme prioritaire. Des ligueurs ont écrit : « J'aime mieux être Espa­gnol pour vivre en ma religion et faire mon salut que d'être Français hérétique à la perte de mon âme. » La Ligue était simplement une réaction de légitime défense des catholiques et l'hostilité des ligueurs à l'égard d'Henri de Navarre puis même d'Henri IV était parfaitement fondée : ce prince avait déjà changé de religion plusieurs fois. La suite du règne a d'ailleurs justifié les craintes des ligueurs. La légende d'Henri IV, reprise consciencieusement par la Petite Histoire de France, dissimule en réalité une dépravation morale incompatible avec sa qualité de roi sacré. En outre, Henri IV n'a pas cessé, à l'intérieur du royaume comme en politique étrangère, de se comporter en chef du parti protestant. L'Édit de Nantes, loin de fondre les protestants dans l'unité française, les organisait comme un État dans l'État et leur accordait des privilèges exorbitants par rapport aux catholiques. Par ailleurs, une épuration impitoyable fut menée à l'encontre de la Ligue à l'intérieur du pays. Quant à la politique extérieure d'Henri IV, elle était tout entière dirigée contre les puissances catholiques et le fameux « grand dessein » consistait simplement à s'allier aux princes protestants en une vaste croisade contre les Habs­bourg catholiques : le roi nourrissait le projet de s'unir à l'Angleterre, aux Provinces Unies, au Luxembourg, au Lim­bourg, aux États de Clèves et de Juliers. Les réticences des catholiques français étaient motivées et ils n'avaient pas besoin d'être des exaltés pour s'opposer à Henri IV. Dans la même perspective, on aurait souhaité un exposé précis des conséquences de l'intervention française dans la guerre de Trente Ans et des différents aspects du traité de Westphalie. Une fois encore, les positions du parti catholique, dominé par le Chancelier Marillac, Bérulle, Madame Acarie, se sont avérées justes : les historiens laïques se gardent d'en faire état. M. Servien n'était pas tenu à la même attitude. En un mot, l'auteur a manqué de conseils pour le choix des questions prioritaires ainsi que pour l'efficacité pédago­gique de son livre. Indépendamment de certaines faiblesses, l'ouvrage pèche par l'absence de plans rigoureux, de résumés, de tableaux et de dates. De grands événements sont ignorés : la bataille de Tolbiac n'est pas citée, ni l'expédition d'Espagne sous la restauration, ni même le traité de Francfort (1871). 180:234 La politique étrangère française sous Louis XIV et sous Louis XV nécessite, pour être intelligible par des enfants, des plans précis et même primaires. Les manuels des écoles chrétiennes in début du siècle auraient pu constituer, à cet égard, d'excel­lents modèles. Les jeunes lecteurs ont besoin, pour chaque guerre, du clair exposé des causes, des événements et des traités. Il semble que l'auteur ait hésité entre deux voies : le livre de lecture et le manuel d'histoire. Sa juste inspiration et sa bonne présentation le rendent agréable pour des adultes mais il est difficilement utilisable pour l'enseignement de l'histoire. Il demeurerait opportun de rééditer, en les mettant a jour, des manuels scolaires comme ceux de Piolet et Bernard, de Claude Augé et Maxime Petit ou, pour les plus grands, de l'abbé Vandepitte. Jean-Pierre Brancourt. 181:234 ### Pour le maintien de l'esprit français par Jean-Baptiste Morvan INUTILE de chercher à nous le dissimuler : d'ici peu, l'en­fance et l'adolescence risquent fort de ne plus rien savoir de l'Histoire de France. Toute expérience pédagogique réserve là-dessus d'effarantes constatations. De l'Histoire en général, il ne subsiste que des échantillons dispersés, baptisés « documents », dépourvus de tout sens des continuités. Quant à l'Histoire de France, elle a à peu près disparu, au point que l'enseignement de la littérature, à moins de sombrer dans l'absurdité, requiert une réadaptation, voire une instruction préalable. Curieusement, ce qui subsiste encore, ce sont les procès, griefs et critiques prodigués à la Patrie dans toutes ses réussites, plus encore qu'à propos de ses échecs. Les vieux manuels officiels dénigraient la maison et ses constructeurs, ils n'étaient pas allés jusqu'à la plastiquer... Mais on ne peut même pas recourir à eux : on ne les découvrirait que rarement dans les greniers, presque jamais chez les bouquinistes. La place est vide. Aussi toutes les familles qui ont encore quelque sens de leurs responsabilités morales, religieuses, nationales, ou qui tout simplement se refusent à soumettre leur progéniture à un processus de crétinisation devront acquérir cet ouvrage. Il est magnifiquement illustré et par là-même apte à concurrencer heureusement les séductions parfois perfides de certaines His­toires de France en bandes dessinées. On a eu raison de faire une grande part au dessin ; et le talent de R.F. Follet ne charmera pas que l'enfance en évoquant les cavernes préhis­toriques, les drakkars, les moines copistes, les armures et les uniformes. 182:234 Ainsi retrouvera-t-on la conviction que l'Histoire de France est un digne sujet pour l'exercice de l'imagination. La photographie est représentée par de très belles planches en couleurs. Le texte est d'une langue claire et précise, toujours consciente des possibilités réceptives du jeune public, mais sans concessions à des familiarités et vulgarités trop souvent présentes dans les manuels qui prétendent enseigner notre langue. La préface de J.F. Chiappe est un petit chef-d'œuvre du genre, où la noblesse et la largeur de vues s'adaptent égale­ment fort bien aux conditions difficiles imposées par la tâche d'ensemble. Ce livre doit être soutenu, conseille, diffusé, offert : au point où nous en sommes, c'est une nécessité primordiale pour le maintien de l'esprit français. Jean-Baptiste Morvan. 183:234 ### Méditation sur l'histoire nationale par Hervé Pinoteau Avec des illustrations de R.F. Follet et une préface de Jean-François Chiappe, Henri Servien a réussi une bonne histoire qui nous manquait. Pour une fois, les contre-révolutionnaires peuvent se réjouir d'avoir en main un ouvrage qui remet les choses en place et Dieu sait combien notre histoire a été défigurée, les révolutionnaires étant large­ment maîtres du terrain en cette matière comme en tant d'au­tres. Or cette matière est sacrée, n'ayons pas peur de l'écrire, car c'est l'histoire de nos aïeux durant des siècles et même des millénaires, ce qui n'est pas rien quand on y pense un tant soit peu. Quelle nation a un passé aussi prestigieux et aussi ancien que le nôtre ? Je ne sais quelle enquête faite il y a quelques années à coups de dictionnaires et sur le plan international a livré ce résultat qui semble peu croyable à nos contemporains vivants dans un hexagone résiduel et sans gloire : c'est la France qui a fourni le plus grand nombre d'hommes illustres dans l'histoire de l'humanité ! Ce palmarès plonge dans le passé et il est malaisé de découvrir la date de naissance d'un pays comme le nôtre. Je n'irai pas cependant déclarer comme Jean-François Chiappe que la nation naquit en 987 avec l'avè­nement d'Hugues Capet. Quand les grands élirent ce duc des Francs (c'est-à-dire de Neustrie), ils mirent à la tête du royaume le plus important d'entre eux, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient sans doute faire aucun autre choix, hors Charles duc de Lor­raine, frère cadet de l'avant-dernier roi, donc un Carolingien. Élire Charles aurait été déplaire à la maison impériale de Saxe, celle des Othon I^er^ ( 973), Othon II ( 983) et Othon III ( 1002), qui n'avait pas besoin d'un représentant de l'ancienne dynastie établi à l'ouest. 184:234 L'archevêque de Reims Adalbéron, principal électeur d'Hugues, était un chaud partisan des empereurs, non point parce qu'ils étaient « allemands » mais bien parce qu'ils incarnaient le rêve de la monarchie universelle de Rome. Par sa mère, Hathui de Saxe, sœur d'Othon I^er^*,* Hugues Capet était apparenté de près aux puissants du jour, à ces empereurs de l'est qui étaient le centre d'une brillante civilisation, l'art othonien étant une fort belle réussite (à cette époque-là, il n'y avait pas grand chose en France). Sortons donc des images d'Épinal et considérons qu'il ne s'est point passé de fait extra­ordinaire en juillet 987, Hugues étant d'ailleurs une ou deux fois descendant de Charlemagne par les femmes ; il était aussi le troisième de sa famille à être élevé au pouvoir suprême, son grand-oncle Eudes (888-898) et son grand-père Robert I^er^ (922-923) l'y ayant précédé, de même que son oncle Raoul de Bourgogne (923-935), mari d'Emma, sœur de son père, autre duc Hugues, dit le Grand... Le seul coup de maître d'Hugues Capet, c'est d'avoir fait couronner son fils Robert II le Pieux à la fin de décembre suivant, associant ainsi l'enfant au pou­voir, mais ne faisant qu'imiter les Carolingiens qui avaient souvent employé cette façon d'agir. C'est donc en fin 987 que la dynastie s'enracina en France pour des siècles, au grand dépit de l'archevêque de Reims et de tout un personnel politi­que. S'il nous faut donc fêter un jour 1987, et que l'on compte sur moi pour profiter de l'aubaine, c'est donc plus la naissance d'une dynastie que celle d'une nation qu'il faudra célébrer, 1988 devant par ailleurs marquer le onzième centenaire de l'avènement du roi Eudes. Alors, quand naît la nation ? Hugues Capet et les siens n'innovèrent en rien, copiant leurs prédécesseurs carolingiens (Ferdinand Lot et Robert Fawtier l'ont déjà écrit) dont Charles III le Simple. Or, ce dernier avait assisté en 911 à l'extinction de ses cousins carolingiens en Francie de l'est (future Allemagne) et pris le titre de roi des Francs pour indiquer à tous que la tradition franque était tou­jours incarnée par lui et ses descendants, à une époque où les rois et les empereurs ne disaient plus sur quels peuples ils régnaient (depuis la mort de Charlemagne en 814, les souverains n'étaient qu'empereurs ou rois sans plus !). Hugues roi des Francs comme Charles le Simple, Charlemagne, Pépin le Bref et les Mérovingiens n'innovait donc pas un nouvel état de chose ; il n'était qu'un maillon dans une longue continuité (il faudra attendre Philippe Auguste pour qu'un roi se dise roi de France dans de rares actes officiels, les poètes et autres littérateurs employant cependant cette expression depuis long­temps). 185:234 La France n'étant que la Francie de l'ouest, on pensa que notre nation naquit lors du partage de Verdun en 840, Charles II le Chauve ayant eu la partie occidentale de l'empire ou royaume des Francs devenu empire... des Romains, sans que ce soit dit. Je me souviens que des articles de l'été 1940 (en particulier dans *L'Illustration*) ont commémoré cette date, mais dans une bien triste ambiance, celle de la défaite abominable où nous avait mis la fameuse III^e^ République et que le pauvre maréchal essayait tant bien que mal de tempérer avec le succès qu'on vit. Alors 840 ? Je n'en crois rien et aucun des Français n'a ainsi raisonné dans les temps anciens. Pour tous nos aïeux, la Francie de l'ouest n'était que la plus belle et plus honorable partie de la Francie et notre continuité étatique (affirmée en 911) se doit de remonter sans faille à Charlemagne, à Pépin son père et aux rois mérovingiens issus de Clovis. Soulignons-le, Pépin ne faisait que succéder à un proche parent, Childéric III, et Charlemagne était par sa mère issu des Mérovingiens. Si l'on remonte dans le temps, on trouve toujours trois lignées mâles bien distinctes, (Mérovingiens, Pippinides-Carolingiens, Rober­tiens-Capétiens) mais remarquablement mêlées, au point que les vieux auteurs en généalogie -- gloire soit aux prestigieux ancêtres ! -- en ont fait une seule et unique « maison de France ». L'archevêque de Reims Hincmar, sur lequel il nous faudra revenir un jour, le déclarait devant le peuple assemblé dans Saint-Étienne de Metz, lors du sacre de Charles II le Chauve comme roi de Lorraine (9 septembre 869) : le père de Charles était Louis le pieux empereur auguste, issu de la race de cet autre Louis (Clovis et Louis c'est le même nom, Chlo­dowech combat de gloire devenu Hludewic, Looïs, Loëis, etc.), l'illustre roi des Francs, qui, avec sa nation, fut converti par saint Rémi et baptisé à Reims, puis oint d'un chrême céleste que nous avons encore ([^134])... Que voilà une belle remontée dans le temps et une officielle affirmation de continuité étatique ! Les premiers Capétiens faisaient de même en indiquant dans leurs diplômes qu'ils confirmaient les actes de leurs prédéces­seurs, Charles le Chauve, Louis le Pieux, Charlemagne, Pépin le Bref, Thierri III, Clovis II et Dagobert I^er^*...* pour le monastère de Saint-Denis. Il faut s'y résoudre, l'État français qui a fait la France avec ses rois et ses ministres, remonte donc à Clo­vis I^er^ et c'est ainsi qu'on l'a toujours pensé sous le ciel de France ! Cette magnifique tradition étatique qui fit de la Gaule si complexe et anarchique, bien que romanisée, notre chère France, était autrefois pour ainsi dire palpable par tout visi­teur du palais royal en l'île de la Cité de Paris. 186:234 Grand roi s'il en fut, Philippe IV le Bel y édifia un nouveau palais et il orna la fameuse grand'salle des statues des rois de France (autour de 1300), augmentées de nouvelles représentations jusqu'à Henri III compris. La série commençait évidemment aux ancê­tres connus de Clovis I^er^, tels que la suite en est établie depuis le vie siècle, Pharamond en tête. Cette corporation de souve­rains, figée à plus de cinq mètres au-dessus du sol montrait à ravir l'antiquité de la monarchie française et ce sont cin­quante-huit statues qui périrent dans l'incendie de 1618 ([^135])... Les rois Bourbons crurent pouvoir se dispenser de remémorer ainsi leurs aïeux et la nouvelle grand'salle ravagée par la com­mune fut à nouveau reconstruite en une bien laide salle des pas perdus qui n'a plus rien de royale. La suite des rois identi­fiés par des inscriptions faisait plonger notre passé au V^e^ siècle, Pharamond étant réputé régner en 420, ce qui n'est pas si stupide que cela, un roi tout à fait homonyme régnant alors au Danemark, en une époque où les ancêtres des rois francs, angles, jutes et bien d'autres peuples pouvaient certes se trouver aussi au nord. Mais contrairement aux autres rois « bar­bares », les Mérovingiens devenus catholiques avec Clovis, abandonnèrent toute leur antique tradition et ainsi leur généa­logie, comme le souligne saint Avit dans sa lettre à Clovis ([^136]), ce qui entraîne que nous avons de grandes difficultés à nous faire une idée précise des ancêtres de Clodion, grand-père de Clovis et qu'il nous faut choisir entre plusieurs pistes. L'éven­tuel lecteur de ces lignes me dira qu'on peut facilement mettre entre parenthèses ce genre de problèmes, et qu'il n'y a pas urgence à les résoudre, mais je crois que c'est avec une bien grande légèreté qu'on larguerait Pharamond sans se poser aucune question. Il est de bon ton dans les milieux savants de ricaner sur ce roi obscur, mais je crois que c'est un rire impie : abandonner Pharamond c'est mettre en péril le sérieux de notre tradition. 187:234 Sans avoir un culte immodéré ni même discret pour les Mérovingiens, laissant au cher Jacques Perret le soin de les défendre et probablement avec un souffle épique, j'irai jusqu'à maintenir l'utilité de leur étude. Nous sommes grâce à eux des Français, terme dérivant de Francs et ce n'est pas sans raison que nous devons remonter à eux puisqu'ils ont donné un nom à la patrie et à ses fils, vous, moi, les vivants et les morts. Faut-il le souligner pour les lecteurs d'ITINÉRAIRES et de Henri Servien, les Mérovingiens ont bien mérité de la patrie en l'accrochant solidement au ciel et on comprend le mépris de nos contemporains pour de tels souverains, quand on voit la peine qu'ils se donnent pour démolir jusqu'au fon­dement l'État catholique que ces « barbares » avaient commencé à édifier... Cette union de Dieu et de l'État français par le baptême de Clovis est véritablement l'acte de naissance de notre France livrée pour l'heure aux technocrates athées de tous bords, aux sectes, aux partis, aux mensonges (le 14 juillet, le 18 juin...). Autrement dit, le véritable anniversaire à fêter sera donc celui du baptême de Clovis qu'on peut placer autour de 500 (496, 497, 498 ou 499 en chronologie traditionnelle rap­pelée par Georges Tessier, sans doute 498 pour Léon Levillain, 506 pour A. Van de Vyver et 508 pour sir Francis Oppenheimer, le plus astucieux de tous les historiens), *ce qui entraîne environ 2000* (ou 1998, 2006, 2008) *pour notre millénaire et demi.* Mille cinq cents ans cela compte et nous nous approchons d'ailleurs d'une date qui renforce cette façon d'apprécier les choses : 1986. C'est en effet cette année-là qu'il nous faudra fêter la victoire de Clovis sur le duc Afranius Syagrius, ou Syagre, en 486, car ce fut par elle que notre bon roi balaya dans le nord de la Gaule les dernières traces de l'État romain. En 1986, cela fera donc 1500 ans que Rome aura laissé la place aux Francs vainqueurs à Soissons, résidence du duc qui représen­tait le lointain empereur établi à Constantinople car, depuis la déposition de Romulus Augustule par Odoacre en 476, esti­mant qu'un seul empereur suffisait, il n'y avait plus de succes­seur de César, d'Auguste et de Constantin à l'ouest (à l'est, l'empire romain s'éteignit en 1453 avec la chute de Constan­tinople ; à l'ouest, les papes reconstituèrent l'empire avec Char­lemagne -- 800 -- et Othon I^er^ -- 962 --, mais devant les exploits d'un officier français ayant mal tourné, François II d'Autriche abandonna une couronne contestée en 1806, mettant un terme à un empire peu romain et par trop germanique). 188:234 Tout ceci pour dire à nos contemporains qu'une France comptant quatre-vingt-cinq rois très chrétiens de Clovis à Charles X ([^137]) et persistant à vivre sous une Nme République, qui fait tout pour la tuer spirituellement, génétiquement (l'avor­tement !) et matériellement, n'a certes pas besoin de recevoir des leçons des tenants de Mahomet, de Rousseau, de Marx, de Lénine, de Mao ou autres chantres de la Révolution univer­selle, polymorphe et satanique. A une époque déréglée comme la nôtre et où l'on voit Moscou, Washington, Pékin, Jérusalem, les émirats faire la loi (et quelle loi !) il est nécessaire de « faire mémoire » de l'essentiel, de rassembler les souvenirs et de sortir les drapeaux, les vrais. Mais qu'attendre d'un pays comme le nôtre, en pleine dénatalité, livré à l'insolence de la bande qui nous gouverne depuis tant d'années et au cirque fou des compétitions électorales et partisanes ! Nous sommes la rigolade du monde et comme on ne sait plus quel est l'être même de notre pays, on se prépare à la mise sur pied d'une Europe mythique, véritable rafiot de planches pourries dirigé par des démocrates chrétiens et socialistes (parfois les deux à la fois !). Je l'ai déjà souligné dans *Monarchie et avenir* (Nouvelles éditions latines, 1960, p. 26), un parlementaire fran­çais annonçait la mort de la France dès 1957. Il y a d'ailleurs quelque inquiétude à constater que ces tenants d'une France libre et souveraine dans une Europe en construction, se sont déjà disqualifiés au service du bradeur de l'Algérie et qu'ils sont aidés dans leur résistance par les partisans de la plus effarante entreprise barbare de tous les temps (plus de cent millions de morts !). 189:234 Or, la France, telle qu'elle est, ne semble pas devoir être découronnée de son beau titre de fille aînée de l'Église et rien ne montre qu'elle n'est plus le peuple choisi par Dieu pour l'accomplissement de ses volontés. La France est la tribu de Juda de l'ère nouvelle (Grégoire IX l'a dit à saint Louis) et elle semble même être un Israël de remplacement (comme le laisse entendre Clément V) ; saint Pie X l'a confirmé, la France aura un bel avenir devant elle quand elle sera revenue à Dieu... ([^138]). Autrement dit, dans l'attente de la conversion d'Is­raël, la France a un rôle extraordinaire sur le plan spirituel, moral et même matériel si elle s'arrête enfin de délirer. C'est dire combien nos rois se sentaient enracinés dans la Bible et qu'ils se voulaient continuateurs des rois de Juda, dont les noms sont souvent mentionnés dans les prières du sacre...Même dans ses débordements amoureux, Robert II le Pieux fut comparé à David par Adalbéron évêque de Laon (vers 1013). Les vitraux du transept nord de la cathédrale de Chartres montrent combien était vivace chez nous cette tradition bibli­que, mais elle ne peut en aucun cas autoriser des auteurs à déclarer que les rois de France descendent des rois de Juda, et pourtant cela a été fait ! ([^139]) Il y a des dynasties qui préten­dent sans preuve remonter à David, comme celle des souve­rains d'Éthiopie (issue de Salomon et de la reine de Saba !) et de Géorgie (les Bagration portent d'ailleurs dans leur écu, pour soutenir leur prétention, la fronde et la harpe du roi psalmiste), mais nos rois très chrétiens n'ont jamais rien réclamé comme ascendance dans cette direction-là ! Ils savaient garder la tête froide et la seule indication véritablement mythique sur l'ori­gine des Mérovingiens (Mérovée fils de la femme de Clodion et d'un monstre marin !) n'est utile que pour souligner l'origine scandinave et maritime de nos premiers rois ([^140]). 190:234 Sans rien innover, nous garderons donc pieusement la tradition que nos rois révéraient, agissant comme ce clerc de la chancellerie qu'était Étienne de Gallardon et qui sous Philippe II Auguste (1220), inscrivait la liste des rois des Francs dans le très officiel registre des actes du souverain : *Pharamondus primus rex sarracenorum in Francia regnavit annis XX* venait en tête de liste, *Clodoveus primus rex christianorum... XXX* en cinquième *Karolus Magnus rex et imperalor... XLVII* en vingtième, *Hugo Chapetus... IX* en trente-deuxième et *Ludovicus vir sanctus... XLVI,* ou « saint » Louis VII, père du souverain, en trente-septième ([^141]). En mettant plus ou moins de rois mérovingiens on arrivera à d'autres comptes, mais il n'en reste pas moins que la méthode durera jusqu'à la fin de la monarchie. On com­prend qu'un grand politique comme Philippe IV le Bel ait voulu manifester aux Français et aux étrangers la longue conti­nuité de notre histoire nationale en un lieu public et il s'ins­pira des suites des rois de Juda qu'on pouvait admirer depuis un siècle dans les galeries de nos cathédrales et des rois de France qui ornaient les vitraux de Notre-Dame de Reims. Histoire de France, histoire sainte... Comment peut-on douter d'une telle affirmation quand on voit Dieu envoyer Jeanne d'Arc au « saint royaume » pour y restaurer l'autorité politique ! Il me semble que Dieu n'a jamais fait de pareille chose dans un autre État. Lecteur ami, n'oublions point de faire mémoire de cette suite royale, véritable axe de notre histoire. Il est loisible à tout un chacun de me dire que je radote, mais dans le monde mouvant qui est le nôtre, il faut s'accrocher à l'essentiel : la sainte messe avec son canon valable jusqu'à la fin des siècles (saint Pie V *dixit*) et la théorie de nos rois. J'irai même jusqu'à ajouter le drapeau blanc, merveilleuse synthèse de notre his­toire : Louis XIII l'ornait d'un calice et d'une hostie, environ­nés d'un soleil, après avoir vaincu les réformés (voyez au châ­teau de Versailles la peinture de Jacques Stella sur lapis-lazuli, faite en 1642) ; la Vendée y mit le Sacré Cœur... On y reviendra, c'est l'essentiel pour les années à venir... ([^142]) 191:234 Ceci précisé renforce notre fierté d'être Français, membres d'un État datant du V^e^ siècle, ce qui nous met tout à fait à la hauteur d'un Japon qui voit émerger son pouvoir central au même moment, si l'on veut bien abandonner la mythologie du premier empereur fils de la déesse du Soleil, ce que notre foi ne peut évidemment accepter ([^143]). Pour nous dépasser dans le temps il ne reste que la Chine qui a d'ailleurs été parfois morcelée, encore au XIII^e^ siècle ([^144])... Si on veut bien y réfléchir, nous laissons donc derrière nous l'Italie (1861), l'Alle­magne (1871, avec discontinuité étatique en 1945-1949) ([^145]), l'Espagne (conglomérat de royaumes divers sous la houlette des Bourbons) ([^146]), le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du nord (Royaume-Uni en 1801, formé de l'Angleterre, de l'Écosse et de l'Irlande dont une partie, la plus grande, s'est détachée en 1922) ([^147]), le Portugal (1139), 192:234 l'URSS (l'unification russe se fit au XV^e^ s. et l'état communiste actuel, datant de 1922, n'a rien à voir avec l'empire), USA (1776), l'Iran qui faisait le faraud il y a peu avec « son » Cyrus (submergés par l'Islam, puis par les Turcs, les Mongols, les Afghans..., les Perses durent obéir à de lointains despotes durant des siècles !), Zanzibar ou les Émirats riches de leur pétrole et qui n'ont enrichi en rien la civilisation depuis des millénaires ! Le seul État à pouvoir faire bonne figure après une telle mise au point est le Dane­mark qui se donne du « plus ancien royaume d'Europe » (vers 936, mais il y eut une période d'hommage à l'empereur ger­manique), la Norvège n'étant définitivement unifiée qu'au XIII^e^ siècle et la Suède unifiée autour de 1010 fut déchirée par des querelles dynastiques jusqu'en 1250. La symbolique de ces États est souvent éloquente : le royaume d'Italie n'avait pour écu que celui des ducs de Savoie jusqu'en 1946, la République fédérale d'Allemagne n'a pas su se définir autrement que par les armes de l'Empire romain (l'aigle de sable, noire, en champ d'or), le Royaume-Uni n'a pas trouvé son unité puisqu'il mêle Angleterre, Écosse et Irlande, alors que l'Espagne fait de même avec Castille, Léon ; Aragon, Navarre et Grenade... Le blason danois porte la croix d'argent en champ de gueules qu'on retrouve sur son drapeau et ce n'est que l'un des drapeaux de l'Empire romain ou allemand. Par contre, le Portugal et la Norvège ont encore d'antiques blasons qui montrent une longue histoire unitaire. Mais il est vrai que notre République, vérita­ble État contre nature en France, n'a pour symbole que la Liberté assise que l'on trouve sur son sceau depuis 1848-1852 et 1870-1940 (debout, la Liberté fut utilisée par la première). Il y a là, pour nos maîtres, un signe non équivoque de rupture avec le passé, tout en affirmant parfois une certaine volonté d'ancienneté en faisant imprimer que le ministre des affaires étrangères a des prédécesseurs depuis 1589 et que le ministre de la justice, garde des sceaux, en a depuis Philippe Auguste, ce qui est au fond sympathique ([^148]). 193:234 Il n'est évidemment pas dans mon intention de déprécier les autres nations qui ont toutes une mission, une vocation qui leur est assignée par Dieu pour concourir à ses volontés, com­bler le ciel de saints en favorisant leur épanouissement spiri­tuel par de justes institutions, mais il n'en reste pas moins que la nôtre est véritablement investie d'un rôle spécial. René Pinon écrivait en 1933 dans le *Dictionnaire diplomatique interna­tional :* « De toutes les nations, la plus anciennement consti­tuée, celle qui a, la première, pris conscience d'elle-même, organisé sa vie, renforcé sa cohésion, rayonné au dehors, c'est la France. On ne saurait fixer une date à son origine. Le sou­venir de l'unité de la Gaule romaine, dans ses « limites natu­relles » du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, plane sur les obscurs commencements du sentiment d'une patrie française. L'idée nationale se précise et se développe autour de l'Île-de-France, de Reims et de la monarchie capétienne... » ([^149]). Ces paroles admiratives font écho à l'abbé Louis Moréri qui écrivait dans *Le grand dictionnaire historique* ([^150]) : « France, le plus beau pays, le plus puissant royaume et la plus illustre monar­chie de l'Europe, subsiste depuis près de 1300 ans ; et compte une succession continue de 86 rois, dont quelques-uns n'ont régné que sur une partie de la France... » \*\*\* Sur un pareil sujet, on comprend que les auteurs ont du plai­sir à écrire. De nos jours, notre histoire est plus que jamais le champ clos où tout un chacun vient vider ses querelles ou faire part de ses fantasmes occitans, socialistes et culpabilisés. Aussi c'est avec joie que l'on peut voir arriver sur le marché l'excel­lente *Petite histoire de France* d'Henri Servien, courageusement éditée par nos amis de Chiré. Cet ouvrage occupe un « cré­neau » (c'est le cas de le dire, car il s'agit bien d'un combat, pour l'honneur du nom français !) qu'il fallait tenir. D'autres créneaux attendent des défenseurs. On manque en effet d'une grande histoire en plusieurs volumes, d'une histoire du genre Bainville (publiée dans « Les grandes études historiques » d'Arthème Fayard), d'une toute petite histoire (du genre de celle de Félix-L. Tavernier, *Vingt siècles d'histoire de France,* Lyon, 1941, dans une collection de livres minuscules... qui s'en souvient ?) et même d'une histoire rimée, destinée à être chan­tée par les enfants des écoles quand on pourra enfin leur faire apprendre le bon, le vrai, le beau... 194:234 Bien entendu, il ne faut pas oublier les formes d'histoire non livresques, le théâtre, le ciné­ma, la « télé »... Quel travail ! Car créer est une chose, imposer son œuvre aux grands « media » est une autre et comment créer si c'est pour avoir la perspective de ne pas trouver d'éditeur ? Certes, tout se décantera progressivement, et la mode de gauche étant frappée à mort, on en viendra bien un jour à regarder vers la vraie droite (pas celle de GRÈCE, ni celle des libéraux du genre Giscard ou Chirac ou autres puissants du jour)... mais les Kalmouks ne seront-ils pas alors aux portes ? Ne sera-t-il pas trop tard ? Faisons confiance à Dieu, une fois de plus et luttons sans tarder avec les armes qui nous sont laissées. \*\*\* L'ouvrage de M. Servien donne donc l'essentiel dans un « climat » catholique et patriote au meilleur sens du terme. Il ne cache pas les « bavures », les Français ayant eu à travers les siècles une régulière tendance à périodiquement régler des comptes entre eux, à la mode gauloise, certes, mais aussi, hélas, très sanglante. Agréablement illustré par un bon artiste, le livre n'est pas vulgaire et peut être mis entre toutes les mains. Des planches en couleurs viennent d'ailleurs rehausser les pages normales illustrées en sépia par R.F. Follet. Certes, beaucoup de détails seraient à revoir dans les costumes, les insignes, les drapeaux et pavillons, mais l'ensemble fait vrai, qualité qu'il faut souligner ([^151]). Je regrette par contre l'absence iconogra­phique de Clovis et de Charlemagne. Ces souverains sont avec saint Louis et Louis XIV les gloires du royaume, les joyaux de l'axe évoqué ci-dessus. Pour Clovis il aurait été facile de s'ins­pirer de l'image de son père Childéric I^er^ que l'on peut contem­pler sur l'anneau royal de ce dernier, trouvé dans sa tombe à Tournai (1653) ([^152]). Quant à Charlemagne, il faut se battre pour le garder bien nôtre, de même que le firent nos ancêtres. Inhumé en terre germanique (« ad Ais sa capele... » dit la *Chanson de Roland*)*,* Charlemagne a été trop souvent annexé par les Allemands et l'on sait combien nos souverains ont argumenté pour le franciser, tout particulièrement au XIII^e^ siè­cle. « Le roi de France successeur de Charlemagne » démontre le professeur Robert Folz dans son excellent ouvrage *Le cou*­*ronnement impérial de Charlemagne...* ([^153])*.* 195:234 Plus que jamais, à une époque où on veut faire l'Europe, il faut montrer que Charlemagne, déclaré *Pater et pharus Europae* dans un poème contemporain (*Karolus Magnus et Leo papa*) ([^154]) est roi de France ou même roi de Saint-Denis, comme on le voulait au XII^e^. Les insignes de la monarchie (l'oriflamme dès le XII^e^, les épée, couronne, sceptre, main de justice et éperons utilisés au sacre) furent progressivement référencés à Charlemagne, et même à saint Charlemagne, dont l'effigie trônait au sommet du sceptre fait pour Charles V ([^155]). Nos rois n'oubliaient point leur ancê­tre qui reposait dans Sainte-Marie d'Aix et y expédiaient régulièrement des ornements pour en parer la châsse. De leur côté, les Allemands restent toujours actifs pour entretenir le culte de *Karl der Grosse.* La magnifique exposition *Charlemagne, œuvre, rayonnement et survivances* qui eut lieu à Aix-la-Cha­pelle en 1965 sous les auspices du Conseil de l'Europe (avec un catalogue en allemand et un autre en français), l'énorme publication *Karl der Grosse, Lebenswerk und Nachleben* (que l'on peut trouver à la bibliothèque de Beaubourg in-4°, Dussel­dorf, 1965, ouvrage collectif en 4 tomes fait par des dizaines d'auteurs de diverses nationalités, la table formant un cin­quième tome !), soulignent la sorte de « percée » effectuée par les Allemands contemporains ([^156]). Certes, Charlemagne ignorait probablement tout de la France et de l'Allemagne, mais il devait bien se douter que le *regnum Francorum* devenu *imperiurn Romanorum* avait de nombreux peuples en son sein et que de cette diversité de nombreuses nations pouvaient naître. Le destin (je dirai même, Dieu) a fait que notre pays porte seul le nom et le souvenir de la *Francia* de Clovis et de Charlemagne. 196:234 Ce point précis était sans doute à mettre à la portée des enfants. Comment... je n'en sais rien, car ce n'est pas mon affaire et à chacun suffit sa peine. \*\*\* Je crois qu'il faut s'arrêter là, cette méditation sur l'histoire de France devenant d'une navrante longueur pour le lecteur. Ce que je voulais faire comprendre à tous, c'est l'importance du sujet, le bonheur avec lequel M. Servien le traite en n'ou­bliant pas les faits de civilisation (l'industrie, le commerce, les arts, les lettres et les sciences... vrai tour de force), le plaisir qu'on a de tourner ces pages, d'y respirer un air inhabituel, celui des hauteurs et de la gloire nationale... Que tous nos lec­teurs se précipitent sur leur porte-monnaie et achètent donc cet ouvrage. Ce sera pour ainsi dire le premier de mes vœux pour 1979. L'acquisition de la *Petite histoire de France* est d'ailleurs une œuvre pie ; elle ne peut que rendre service à tous ; elle se trouve être dans la droite ligne de ce combat que nous menons pour la tradition, la France et Dieu... Or, comme vous le savez *Desnaturat son li Frances,* *Si de l'afar Dieu dizon no...* ainsi que l'écrivait vers 1140 le poète gascon Marcabru ([^157]). Toutes ces bonnes raisons, et d'autres encore doivent contri­buer à l'épuisement rapide de la première édition. Hervé Pinoteau. 197:234 ## NOTES CRITIQUES ### Ne sutor ultra crepidam Alain BESANÇON : *La confusion des langues.* La crise idéologique de l'Église. Paris 1977 ; 168 pages. DANS UN ARTICLE paru ici même en janvier 1977, nous avons dit tout le bien que nous pensions du *Court Traité de Soviéto­logie* d'Alain Besançon, et nous avions longuement prolongé son étude en une analyse de la crise, parallèle à la crise interne du communisme, que subit actuellement l'Église catholique, en approfondissant, du point de vue qui est le nôtre (celui du catholique fidèle à la Tradition) certaines données qui man­quaient à l'auteur pour expliquer l'attrait que le clergé, de bas en haut de la Hiérarchie, subit de la part du marxisme, dans tous les pays du monde et singulièrement en France. Alain Besançon a voulu reprendre, de son point de vue à lui que nous allons dégager, le même thème dans un petit ouvrage intitulé *La Confusion des langues* dont le sous-titre *La Crise idéologique de l'Église* souligne la différence de nos diagnostics respectifs. Selon nous, la crise de l'Église est essentiellement une crise *surnaturelle* ([^158]) : les gens d'Église sont séduits et paralysés par la séduction qu'exerce sur eux le subjectivisme de la culture, de la philosophie, de la politique et de l'économie modernes sous ses formes libérales, socialistes, communistes, qui se pré­sentent à eux en une suite ordonnée par les lois de « l'His­toire » majusculaire, substituées à la Loi de Dieu. 198:234 Selon l'auteur, la crise actuelle de l'Église est une crise *idéologique.* Sous ce vocable ambigu dont Alain Besançon a bien difficile à préciser le sens, ainsi que nous le dirons plus avant, se dégage un diagnostic dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est radica­lement inacceptable pour un catholique. L'inspiration secrète qui pointe à travers lui se résume en une thèse péremptoire : incapable de s'adapter à la pensée libérale du monde moderne, l'Église catholique noue une alliance avec l'ennemi le plus féroce du libéralisme : le communisme lui-même, et avec ses antécédents historiques que sont la gnose, le marcionisme et « l'idéologie ». On comprend alors pourquoi l'auteur traite de « grotes­ques », « pathologiques », « ridicules », les « réactions comme l'affaire Lefebvre ». Comme l'a écrit justement et fermement Jean Madiran dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR n° 63, ces injures sont « absolument gratuites, sans aucun exposé des motifs, sans argumentation d'aucune sorte, sans la moindre explica­tion ». Mais elles ne sont pas insolites. Mgr Lefebvre est un des trop rares prélats qui maintiennent sans peur les grands axes fondamentaux du catholicisme, l'Écriture Sainte, la Tradition, la sainte messe, le catéchisme, les sept sacrements, les dogmes, l'orthodoxie, les vertus théologales et l'action conforme aux vérités objectives qui s'en dégagent et dont l'Église a toujours élevé, jusqu'à Vatican II, le caractère surnaturel au-dessus de « ce monde qui évolue et qui change » dans lequel un Paul VI prétendait impérieusement la faire entrer. Mgr Lefebvre s'op­pose héroïquement à l'invasion du libéralisme dans l'Église catholique. Cela suffit à notre auteur pour l'écraser de sa hargne et pour inoculer à tous ceux qui seraient tentés de suivre son diagnostic de « la crise idéologique de l'Église », à savoir son opposition à l'attirance que le communisme exerce sur les mentalités ecclésiastiques actuelles, son désir inavoué de voir le catholicisme se dissoudre et, en fin de compte, s'anéantir dans les innombrables courants de l'individualisme libéral, ou soi-disant tel. La crise qui secoue l'Église, insinue-t-il page par page, est d'une gravité nonpareille parce qu'elle apporte, par « l'idéologie » nouvelle dont s'inspirent trop de ses mem­bres, laïcs et ecclésiastiques, un surcroît de puissance au com­munisme qui est bien le pire des maux dont l'humanité puisse être accablée et dont seul l'esprit « libéral » peut la guérir. Le lecteur catholique qui, par peur du communisme, se laissera prendre aux filets de cette analyse sommaire, risque -- et j'en connais -- de se dire : pour sauver l'Église, il faut que l'Église s'ouvre, non point au monde de la tyrannie marxiste, mais au monde moderne en ce qu'il a de spécifiquement libéral et dont elle est séparée depuis deux trop longs siècles. 199:234 En somme, selon Alain Besançon, l'Église est en crise parce qu'elle a perdu le contact avec le monde moderne *tel qu'il est,* avec l'inspiration *libérale* qui le travaille, avec l'exigence de liberté, d'épanouissement, de libération à l'égard des contrain­tes qui sont imposées à l'individu par la nature et par les autres hommes. *La crise de l'Église est tout simplement due à la méconnaissance des intentions véritables de Paul VI et de Vatican II.* Pour en guérir, l'Église n'a qu'à obéir aux désirs exprimés par le pape et par le concile : « L'Église, écrivait déjà le cardinal Montini, le 27 avril 1962, se propose par le prochain concile d'entrer en contact avec le monde », et, l'an­née suivante, le 29 septembre 1963, Paul VI précisait que « l'Église regarde le monde avec une profonde compréhension, avec une admiration vraie », et que « l'attitude de l'Église envers le monde moderne est faite d'attention, de compréhension, d'ad­miration et d'amitié » (8.6.1964). « La vision positive des valeurs terrestres présentées aujourd'hui par l'Église à ses fidèles est différente de la vision négative » qu'elle avait antérieurement (5.3.1969). « Il s'agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et d'une nature insuffisamment maîtrisée, un monde où la liberté ne soit pas un vain mot » (*Populorum Progressio*, n° 47). Dès lors, il y aura « une période de plus grande liberté dans la vie de l'Église et, par conséquent, pour chacun de ses fils. Cette liberté signifiera moins d'obligations légales et moins d'inhibitions intérieures. La discipline formelle sera réduite, tout arbitraire sera aboli. Seront également abolis toute intolérance et tout absolutisme » (9.7.1969). N'est-ce point là l'idéal que le libéralisme religieux, social, politique, économique et « culturel » a répandu dans le monde moderne et contre lequel se serait dressée la réaction antagoniste du communisme 2 Alain Besançon partage complètement ces vues. En voici la preuve. La thèse principale que l'auteur soutient dans son opuscule, en s'appuyant sur « son expérience de l'histoire russe » dont on sait qu'il est un des bons spécialistes, est que « l'élément-clé de cette crise », n'est pas le libéralisme et le néomoder­nisme qui l'accompagne au plan religieux, mais « l'envahisse­ment de son organisme, singulièrement de son clergé, par l'idéologie léniniste, soit sous forme pure -- il s'agit alors d'une conversion au communisme --, soit sous une forme mitigée, qui se donne parfois pour orthodoxe, de ce qui est substantiel­lement la même idéologie » (p. 9). « L'histoire russe, généra­lise-t-il, n'est pas seulement une force qui pèse sur nous, elle offre le paradigme des événements que nous pourrions connaî­tre sous son influence et aussi à son exemple » (p. 11). De fait et depuis deux siècles, l'Église catholique suit la même pente et connaît dans son cadre, à un autre rythme, les mêmes forces et les mêmes tendances qui ont été à l'œuvre dans la pensée russe entre 1830 et 1848 (p. 15), divisée en deux moitiés, l'une religieuse de type romantique, l'autre révolutionnaire, et néanmoins accordées en leur haine commune du monde, « du monde tel qu'il va, avec ses règles, ses plaisirs, ses richesses et ses imperfections » (p. 15). 200:234 Il serait tout de même difficile de trouver la moindre influence de cette pensée russe sur la pensée religieuse ou révo­lutionnaire des premiers romantiques français ou réciproque­ment. Aussi l'auteur est-il contraint de remonter au déluge, en l'occurrence aux premières hérésies chrétiennes : le marcio­nisme et le gnosticisme pour découvrir entre elles une source commune, encore qu'il avoue « s'être juré de ne pas remonter plus haut que le pontificat de Pie VII » (p. 156) au cours de son enquête. A cette même fin, il amalgame des écrivains aussi différents que Chateaubriand, Lamennais, d'une part, Bonald et Maistre, d'autre part, bien qu'il concède qu'une « première invasion gnosticisante » soit « difficile à apercevoir » chez les seconds (p. 20). Elle serait tout aussi malaisée à découvrir chez l'auteur d'*Atala* et du *Génie du Christianisme,* et même chez Lamennais. Aucun texte de ces écrivains, tous qualifiés de « romanti­ques », n'est cité en note comme preuve d'une allégation aussi fantaisiste. L'esprit dense et noueux de Bonald a horreur de toute divagation gnostique et l'orientation prononcée de Mais­tre vers l'ultramontanisme et vers un renforcement du rôle de la papauté dans le monde ne le prédispose précisément pas à l'hérésie. Les deux penseurs réactionnaires aspirent incontesta­blement à voir un monde nouveau sortir du chaos révolution­naire, mais ce monde nouveau n'a rien à voir avec celui dont rêve l'utopie gnostique où l'homme enfin délivré de l'emprise du mal retournerait à son état divin originel. Alain Besançon aurait été beaucoup mieux inspiré s'il avait pris comme exemple de ce romantisme à la fois religieux et révolutionnaire du début du XIX^e^ siècle un poète visionnaire comme Victor Hugo : qu'il lise *Dieu* ou *La fin de Satan* et il y verra la gnose couler à plein bord ! Mais alors il lui aurait été impossible de ramener au dualisme gnostique et à son refus « du monde tel qu'il va » la filière de la première hérésie chrétienne qu'il découvre chez Chateaubriand, Bonald, Maistre, Lamennais, et dont il laisse entendre (p. 30 et 31) qu'elle se continue dans « l'antichrématistique catholique » des Monta­lembert, Lacordaire, Huysmans, Péguy, Bloy, Sangnier, pèle-mêle, avec Maritain et les Dominicains de *Sept* au bout, pour conclure par une vérité de première grandeur qu'il communique alors à tous les à-peu-près et errements précédents afin de les mettre au même niveau de vraisemblance : « Le menaisianisme occupe, après le concile, une position monopolistique » (p. 31) dans l'Église française. 201:234 Avec le romantisme de souche gnostique -- un malheur n'arrivant jamais seul -- vient « le désétablissement de l'Église après 1789 » (p. 35). L'Église est désormais déracinée de la « société » nouvelle que la Révolution s'efforce de mettre au monde. Elle « perd la raison avec le romantisme », elle perd en plus « le sens de la société » (p. 36). En porte à faux par­tout, « le clergé français se complaît dans la secte » (p. 38) et se trouve en pleine « dérive intellectuelle et morale » (p. 44). « La pensée catholique a désormais perdu ses deux principaux repères. Aussi porte-t-elle ses regards vers un au-delà qui pos­tule l'éclatement de la raison, la fin de cette nature et la dis­solution de cette société, au-delà qu'elle confond avec l'escha­tologie et qui est en fait une eschatologie pervertie » (p. 46), c'est-à-dire un gnosticisme camouflé, l'avènement d'un « autre inonde » substitué au monde du mal. Et de citer, sans les tex­tes ni leurs contextes, les noms de Bloy et de Péguy, auxquels s'ajoute celui de Bernanos, « l'équivalent du dostoïevskisme ». « Nous y retrouvons une condamnation de la vie sociale, d'au­tant plus virulente que cette vie n'a jamais été, en ce début du XX^e^ siècle, si agréable, si civilisée, si vivante et si gaie (*sic*) » (p. 47). Il serait vain de porter un jugement sur un diagnostic aussi visiblement subjectif que celui-là. Tout « ce début du XX^e^ siè­cle » n'est-il pas gros de la première guerre mondiale dont les grondements prémonitoires s'entendent partout ? Alain Besan­çon n'a-t-il jamais lu Maurras ? La III^e^ République présentée comme un modèle inégalé de « société » civilisée, il faut le faire comme dirait l'autre. Le catholicisme social qui a exercé tant d'influence à cette époque, sans pouvoir, il est vrai, endi­guer la marée montante de la « dissociété » libérale, est tota­lement méconnu par l'auteur : les cercles La Tour du Pin, ainsi que l'œuvre charitable de dizaines de milliers de curés de paroisses, néant ! Il ne nous parle pas davantage en ce siècle dit « civilisé » de l'atroce politique anticléricale du « petit père » Combes, un défroqué à l'esprit assurément « très libéral », ni de la rupture entre la France et la papauté, vou­lue par le ministère radical socialiste de l'époque, ni de la loi de séparation entre l'Église et l'État de 1905, ni des violences des Inventaires : elles étaient si « agréables », si « gaies » n'est-ce pas ? Silence sur les missions, sur le père de Foucauld, sur sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et, dans un autre ordre, sur Bazin, sur Bourget, sur Claudel, sur Rivière, sur Psichari, sur Massis, sur le premier Maritain. L'information d'Alain Besançon est étonnamment *sélective.* Et encore, se trompe-t-il radicalement en subodorant du gnos­ticisme dans la foi simple et paysanne de Péguy, dans la polé­mique de Bloy qui n'a jamais espéré « le monde nouveau » des gnostiques d'où le Mal serait définitivement, banni. 202:234 Comme l'écrit Albert Béguin : « La révolte de Bloy ne s'accompagne chez lui d'aucun espoir de progrès social, d'aucun désir d'ins­taurer un monde d'où la pauvreté aurait été éliminée. » ([^159]) Enfin, et sans vouloir épuiser le sujet, comment avoir négligé avec tant de soin la ferveur *surnaturelle* des catholiques, intel­lectuels ou non, de l'époque, et les foules de Lourdes ? Vrai­ment, Alain Besançon ignore tout de ce qui est spécifiquement catholique : l'humble vertu théologale de *la foi objective* que *l'esprit subjectiviste* du siècle, répandu par mille canaux, allait peu à peu étouffer dans la mentalité de nombreux fidèles, sans qu'on doive pour la cause remonter à Marcion et aux utopies gnostiques. Notre analyste de la crise de l'Église a-t-il songé une seule fois à l'instrument efficace de déchristianisation de la société que manipula -- et elle le fait encore -- *l'intelligentsia* héritière de l'*Avenir de la Science* de Renan, et qui peut, légitimement quant à elle, être qualifiée de *gnostique*, alors que la pensée catholique des XIX^e^ et XX^e^ siècles ne l'est pas et ne l'est guère ? L'essence même du gnosticisme, selon les savants qui en ont étudié les manifestations multiformes dans les textes, et non de seconde ou de troisième main, ne se ramène-t-elle pas au primat de la Science -- érigée en système total de l'Univers -- sur la Foi ([^160]), la Science de chaque époque où fleurit la gnose, bien sûr, et dont la théorie change avec constance au long de siècles ? Ne permet-elle pas au surplus et par sa nature même, selon l'illustre physicien Oppenheimer, de manipuler le monde et, comme le prétendent les gnostiques dont Alain Besançon semble méconnaître la mentalité, de le transformer en un autre monde centré sur l'homme et sur la libération de tous les maux humains ? Mais notre auteur n'en reste pas là. Dans sa volonté déli­bérée, mais cachée, de rejoindre le libéralisme de Paul VI, certains aspects du concile et les frénésies postconciliaires qui ont épuisé l'Église catholique et l'ont laissée quasi mou­rante, il dénonce « les erreurs politiques » commises par la Hiérarchie et par les fidèles comme la cause « la plus grave » de la décadence de l'Institution. Levant le masque, il nous déclare tout de go : « L'Église, traumatisée par la Révolution, fixée au rêve d'Ancien Régime ([^161]), n'a pas composé à temps avec le pouvoir de la société civile ([^162]), c'est-à-dire, avec la monarchie bourgeoise, puis la république conservatrice, enfin la démocratie et la social-démocratie. Nous, chrétiens ou non ([^163]), nous n'avons peut-être pas fini de payer l'œuvre trop tardive du Ralliement » (p. 54). Comprimée par la rapide inter­vention chirurgicale opérée sur le modernisme par saint Pie X, la vie des clercs « s'est ruée » dans un ersatz de la vie spiri­tuelle. On devine lequel : la gnose encore et toujours (p. 62). 203:234 L'intention d'Alain Besançon se précise alors à nouveau et le trébuchet qu'il dresse pour prendre les catholiques tradition­nels au piège de l'anticommunisme, est paré : « La tradition antilibérale de la papauté a eu deux consé­quences sur sa façon de s'approcher du communisme. « D'abord, de mettre spontanément celui-ci à la suite du libéralisme et du socialisme comme deux formes dérivées d'un même mal..., ce qui n'est pas exact (*sic*) ; ensuite, de se fixer sur l'idéal d'une société organique où, par principe, le conflit n'existerait pas » (pp. 67-68). L'Église renonçait au « libéralisme authentique » (*sic*) qui dérive « des principes éternels d'Aristote, des jurisconsultes romains, de saint Thomas » (p. 69) (*sic*). Au lieu de suivre « par des chemins traditionnels l'intuition des pères du libéralisme français : Chateaubriand, Constant, Guizot, Tocqueville » ([^164]) comme le tenta Léon XIII, *Quadra­gesimo Anno* fait retentir un autre langage et, avec Pie XI, « la doctrine subit ensuite un sérieux infléchissement » sous la pres­sion « d'une théorie de la société et, ce qui pis est (*sic*), d'une théorie de la bonne société », rompant à la fois « avec l'indi­vidualisme libéral et avec le socialisme d'État centralisateur ». Et de donner au pape une leçon magistrale : Pie XI « cautionne une théorie sociologique contestable et entre dans une vision du monde transitoire ([^165]) où l'Église, qui ne l'est pas, avait intérêt à ne pas se compromettre » (p. 71-73). C'est « plus qu'une simple utopie, c'est une surutopie ». C'est « mettre l'idéal de l'Église dans un *no man's land* », rien de moins... C'est « aussi vouloir reporter l'exigence de justice non pas sur les personnes, mais sur l'organisation, voire, comme on dira plus tard sur les « structures ». Or il n'y a pas de structures justes. Il n'y a que des personnes qui commettent ou non l'injustice » (p. 76). 204:234 Disons-le tout net : l'auteur ne sait pas de quoi il parle. S'il est vrai, comme tout le monde l'admet, que « le libéralisme authentique » affirme la primauté du bien particulier de la personne sur le bien commun de l'ensemble de la société dont elle fait partie, ainsi que le proclament « les droits de l'hom­me » des révolutions modernes, il est absurde de rattacher la théorie de la primauté du bien commun de la société sur le bien particulier de l'individu, unanimement professée par Aristote, les jurisconsultes romains ([^166]) et saint Thomas, à une forme quelconque de libéralisme, à moins de torturer le sens du mot jusqu'à lui faire dire le contraire de ce qu'on entend lors­qu'on le prononce. Quant à qualifier d' « utopie » et même de « surutopie » cette vérité de première grandeur que les avant-derniers papes n'ont cessé de rappeler, à savoir que le bien commun des animaux politiques que sont les hommes consiste en tout premier lieu dans l'union, comme l'indique du reste explicitement et intelligiblement l'étymologie du mot *société,* c'est tout simplement attribuer aux autres ce qu'on est assez aveugle pour ne point le voir en soi-même. Y ajouter que « le conflit fait partie par essence d'une société politique ». (p. 75), c'est révoquer en doute la juridiction du principe d'identité, fondement du réel et de la pensée, et reconnaître en sophiste, averti ou non de sa supercherie, que la société est la dissociété, l'association la dissociation, la concorde la discorde, etc. Aristote le disait déjà : on ne discute pas plus avec un sophiste invétéré qu'avec une souche. Enfin, avancer impavidement que seules « les personnes » sont « justes et injustes », à l'exclusion des institutions et du droit qui en est inséparable et qui détermine précisément le juste et l'injuste, comme le dit le *Littré :* « Dans *juste* est l'idée de *droit *»*,* « est *juste* ce qui est conforme à *la loi *», et en premier lieu aux lois divines et naturelles, c'est parler pour ne rien dire et verser dans l'anarchie puisque le juste et l'injuste ne peuvent être dits que par celui qui détient l'autorité, selon l'enseignement constant d'Aristote, des jurisconsultes romains et de saint Thomas, précédemment invoqués par notre auteur à l'appui du « libéralisme authentique ». Affirmer que seules les personnes sont justes ou injustes, à l'exclusion des institu­tions et du droit, présuppose précisément le subjectivisme le plus virulent qui est la marque même du libéralisme véritable. Ce n'est pas tout : dans son désir que nous croyons pour notre part conscient, intentionnel, réfléchi, d'attribuer la crise actuelle de l'Église à son refus du libéralisme, Alain Besançon n'hésite pas à faire dire aux textes qu'il a lus le contraire de ce qu'ils disent expressément. Deux exemples. 205:234 Pie XI, d'après lui, présente le bolchevisme « comme une simple aggravation du socialisme, *alors qu'il est quelque chose de nature toute différente *» (p. 80) et qu'il aurait fallu marquer plus nettement que son ressort est la recherche d'un salut (p. 80). *Sed contra :* le texte de l'encyclique *Divini Redemptoris* définit *formellement* le communisme comme « la contrefaçon de la rédemption des humbles » ! Alain Besançon, fidèle aux distor­sions qu'il inflige aux textes, a-t-il lu les œuvres du *socialiste* Jaurès qui présente bien souvent le socialisme comme le pré­lude à toute vaste rénovation religieuse, tel ce passage célèbre où le tribun en transes dicte à l'Église le discours qu'elle devrait faire entendre aux peuples : « Revendiquez, agissez, montrez, je ne frapperai pas des verges de l'absolutisme déli­rant les vastes démocraties mouvantes comme la mer ; je ne ferai pas peser une immobilité stagnante sur cet océan remué par le vent qui vient du large et qui n'est peut-être que cet esprit de Dieu passant sur les eaux dont parlent les anciens livres... ». On trouverait aisément dans les discours de Léon Blum des passages qui rendent le même son, sur le mode mineur, et qui assignent au socialisme la tâche de rédemption de l'humanité, héritée du romantisme dont Lamartine nous offre un exemple entre mille : *On sent à ce travail qui change, brise, enfante,* *Qu'un éternel levain dans l'univers fermente.* Faut-il citer ici Herzen, un des pères du socialisme qu'Alain Besançon doit tout de même bien connaître : « Considérez-vous donc le socialisme comme une religion ? -- Comment voulez-vous donc que je fasse autrement ? » Nous ne dirons rien de « l'intuition » qu'a notre auteur que « la véritable catastrophe pour l'Église ne fut pas tant le silence de Pie XII » sur le génocide des Juifs opéré par le nazisme au cours de la seconde guerre mondiale, mais « de ne pas a voir regardé le fait en face et posé la question d'un repentir » (pp. 104-5). Ne déclare-t-il pas que Roosevelt lui-même ignorait tout de ce terrible massacre ? L'accusation portée contre le pape est purement gratuite et suscitée par la vieille haine que certains Juifs n'ont cessé de porter à l'Église. Cela a été prouvé dûment à l'époque du scandale provoqué par la pièce *Le Vicaire.* Autrement importantes pour la mise à jour du dessein dont l'auteur ne peut pas toujours dissimuler la portée, et qui est, répétons-le, de situer « la crise idéologique de l'Église » dans *son inaptitude d'épouser l'esprit* « *libéral *» *des temps moder­nes,* autrement dit et sans le dire, *dans son infidélité à la ligne montinienne et conciliaire* dont le point d'aboutissement est le libéralissime *Décret sur la* *liberté religieuse* avec tous les présup­posés sociaux et politiques qu'il implique ; 206:234 autrement révéla­trices de sa fantastique exégèse des textes pontificaux sont les pages où il prononce que Pie XII, à la fin de la guerre, subis­sant, comme « l'Église le fait *toujours*, le mimétisme des formes du pouvoir » (p. 118), a « fait alliance contre le communisme avec le libéralisme et la démocratie dans son Radiomessage de Noël de 1944 ». On reste confondu devant cette propension, constante chez lui, à lire les textes pontificaux antérieurs à Jean XXIII dans une optique autre que la leur. Le principal du message de Pie XII sur la démocratie n'est assurément pas le ralliement au libéralisme, *mais la distinction entre démo­cratie et démocratie* ([^167]), entre la démocratie ballottée de l'indi­vidualisme libéral à l'absolutisme de l'État qui supplée à la pulvérisation sociale provoquée par le premier, et une démo­cratie qui n'existe pas encore, mais qui pourrait exister si le peuple accepte l'obligation de s'acquitter de ses devoirs envers le bien commun selon les prescriptions de la loi naturelle et « la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine ». Des dizaines de textes en témoignent. Pie XII n'a cessé de condamner « le libéralisme et le fruit de son action dissolvante : le totalitarisme » ([^168]). Ce sont là les pro­pres termes du pape. Une telle cécité stupéfie. Comment peut-on rattacher « la difficulté que tant de catholiques éprouvent à sortir de leur état de faiblesse » au fait qu' « ils sont les derniers à tenir certaines positions intenables quand tous les autres ont depuis longtemps décroché : le dolorisme, l'effroi devant le bonheur, la culpabilité devant toute forme de *bona vita* et du succès social » (p. 130), -- la *bona vita* étant de toute évidence le faux nez du libéralisme --, alors qu'une foule de *Tractatus de beata vita* rappelant que le bonheur consiste dans le respect de la loi naturelle, des préceptes et des conseils évangéliques, jalonne l'histoire de l'Église ? Alain Besançon ne sait-il pas distinguer entre le catholicisme et l'hérésie janséniste dont tous ceux que l'Église a proclamés saints se sont bien gardés ? Faute de n'avoir pas voulu être « libérale » au sens de l'auteur, l'Église bascule donc, selon lui, dans « l'idéologie », dans « l'idéologie qui est vraiment une gnose » (p. 141) ; l'idéo­logie communiste s'entend, qui résulte de « la composition d'une religion corrompue et d'une science corrompue » ([^169]), alors qu'ailleurs, elle était définie comme ayant seulement « la forme d'une croyance, mais qui n'a plus rien de religieux » ([^170]). 207:234 Nous touchons ici à l'ambiguïté même du mot *idéologie* dans le vocabulaire d'Alain Besançon. « Si l'idéologie (soviétique) est vraiment une gnose, on voit quelle politique intellectuelle pourrait tenir l'Église à son endroit. *Il ne faudrait certainement pas porter le débat sur le terrain religieux, encore moins sur* *celui de l'athéisme...* C'est sur le terrain de *la réalité* qu'il faut se battre » (p. 146-7). Il faudrait tout de même s'entendre. Si le communisme est une gnose, la gnose étant, selon tous les savants qui l'ont étudiée, une religion, le communisme est une religion. Qu'est-ce alors qu'une religion « qui n'a plus rien de religieux », sinon une contradiction patente ? Ainsi donc à la faveur de ce Janus *bifrons* qu'est l'idéologie soviétique, religieuse sans l'être, l'Église ne devrait pas la combattre « sur le terrain religieux, encore moins sur le terrain de l'athéisme » puisqu'elle n'est pas une religion, mais « sur le terrain de la réalité » puisqu'elle en est une, vidée de toute substance et que « le léninisme est *la doctrine pratiquement la plus idéaliste* que le monde ait jamais connue » (p. 161), c'est-à-dire la plus creuse qui soit. La conséquence suit : puisque l'Église ne doit pas s'opposer au communisme en tant qu'il est une gnose, une religion athée, autrement dit (mais l'auteur a soin de ne pas le dire alors que tous les classiques du marxisme le proclament) *une religion de l'homme,* « la conscience humaine étant la plus haute divinité » selon les propres termes de Marx, il faut qu'elle l'attaque « sur le terrain de la réalité », *c'est-à-dire sur le terrain du libéralis­me, lequel,* nous assure Alain Besançon, «* ne peut être assimilé à une idéologie *», ni bien sûr à une gnose, à une religion du Moi ([^171]). La conclusion générale qu'Alain Besançon en avance à pas feutrés est alors la suivante : « Considérons cette série : ortho­doxie, marcionisme, gnose, idéologie. C'est une *série ordonnée.* Un pas vers le marcionisme -- anti-juif -- rapproche de la gnose, puis de l'idéologie -- la littérature catholique le montre bien --, puis de l'idéologie -- par son marcionisme dostoïevskiste, péguyste, bernanosien --. » Celle-ci « se replie sur le pur évan­gile qui devient à lui-même sa propre gnose » et la confusion des langues prendra fin « dans la niaise ignorance » -- celle de Mgr Lefebvre, celle du Credo avalé tel quel, celle de la piété enfantine et populaire -- ou mieux « dans la docte ignorance dont parle Nicolas de Cuse, c'est-à-dire dans l'orthodoxie » (p. 163). Une série ordonnée, selon tous les dictionnaires, est disposée selon un ordre, c'est-à-dire selon une relation intelligible entre une pluralité de termes qui se succèdent logiquement et chrono­logiquement, d'une manière conforme à leur finalité normale, naturelle, inévitable. Voyez le Robert. 208:234 Ainsi l'orthodoxie catho­lique engendre-t-elle normalement, naturellement, inévitable­ment, le marcionisme, celui-ci la gnose, et la gnose l'idéologie communiste, selon Alain Besançon. A prendre la formule de l'auteur à la lettre, l'orthodoxie catholique conduirait donc par un enchaînement graduel à l'idéologie communiste. Ne nous y trompons pas. La lettre recouvre exactement ici l'in­tention. Le lecteur attentif la découvre sans difficulté, comme nous l'avons établi plus haut. Alain Besançon, apparemment impartial, n'éprouve aucune sympathie pour le catholicisme traditionnel dont *la foi objective,* répandue jusqu'à Vatican II, dans les générations de croyants qu'elle formait, constituait en eux le *sensus Ecclesiae.* C'est pourtant ce catholicisme-là, com­me l'histoire le montre avec une évidence solaire, qui a barré la route à toutes les hérésies, à toutes les gnoses, à toutes les « illuminations » propres aux religions qui se sont détachées de lui et dont la caractéristique essentielle est *le subjectivisme* sous sa variété infinie de formes. La phrase qui clôture ce pamphlet témoigne de la radicale incompréhension de l'auteur à l'égard du catholicisme qu'il enferme dans un dilemme : ou bien « la niaiserie » de la foi traditionnelle, ou bien la gnose de Nicolas de Cuse. Ce qu'il est vrai de dire, et qu'encore un coup l'auteur ne dit pas, c'est que le christianisme s'adresse à chaque personne humaine et atteint le dernier recoin de sa subjectivité, non pour exalter celle-ci, non pour la détruire, mais pour que le sujet la donne, avec tout son être, à Dieu. « Vous n'êtes pas à vous-mêmes », professe l'Apôtre. Vouloir être à soi-même, ériger la personne en absolu, c'est le propre du libéralisme sous tous les aspects qu'il peut revêtir et dont l'auteur est imprégné. C'est pourquoi l'auteur est en contradiction avec lui-même lorsqu'il manifeste un anticommunisme à œillères et qu'il inculpe l'Église de verser dans le communisme parce qu'elle n'est pas ralliée au libéralisme du siècle au moment opportun. Le communisme (et le socialisme) est « l'individualisme logique et complet », disait justement Kausky. Et tous les communismes, tous les socialismes, tous les libéralismes sociaux et politiques se sont assigné comme fin, par la voix de leurs fondateurs et de leurs sectateurs, la libération totale des individus des « contraintes qu'ils subissent de la part de la nature et des autres hommes » (comme l'écrivait naguère Paul VI en adoptant leur point de vue) et la reconstruction du Paradis terrestre où l'Homme rem­placerait Dieu. *Libéralisme, socialisme, communisme forment* « *une série ordonnée *» *qui se rattache en définitive à la Gnose première : le péché originel, et à la vaine promesse du Serpent* « *Vous serez comme des dieux *»*, comme des sujets absolus, libres de toute obligation.* 209:234 Comment l'auteur s'est-il fourvoyé à ce point dans son diagnostic de la crise de l'Église ? C'est simple et j'ai pu le constater chez d'autres que lui au cours de ma longue carrière universitaire : *il est sorti de la* *spécialité où il est compétent :* l'histoire russe. Sa philosophie subjectiviste latente -- et sa « théologie » de même couleur -- l'ont rendu aveugle devant les réalités étrangères à ses capacités. Le *Court Traité de Sovié­tologie* dont nous avons fait naguère le compte rendu dans ITINÉRAIRES et *La Crise idéologique de l'Église* s'opposent comme le jour et la nuit. *Ne sutor ultra crepidam.* ([^172]) Marcel De Corte. ### Deux lectures de Borella Jean BORELLA, maître-assistant à l'université de Nancy II : *La charité profanée,* Éditions du Cèdre, 438 pages. #### *Première lecture* Professeur à l'Université de Nancy II, Jean Borella consacre son premier livre -- un ouvrage de 438 pages in-8°, fruit de douze années de travail -- à « la charité profanée ». Les titres des six parties qui composent ce livre en révèlent la nature : I -- La confusion du psychique et du spirituel ; II -- Les déterminations naturelles de la charité ; III -- Structure métaphysique de la charité dans son ordre humain ; IV -- Structure métaphysique de la charité dans son ordre divin ; V -- Structure métaphysique de la charité dans son ordre cos­mique ; VI -- La voie spirituelle de la charité. Philosophie ? ou théologie ? L'ayant lu, je répondrais : théo­logie mystique. Mais la démarche de l'auteur est, à son aveu, « plus philosophique que véritablement théologique ». Ce que soulignent les titres des six parties. 210:234 De quoi s'agit-il ? Essentiellement, de restituer à l'amour -- à la charité -- sa nature véritable, dont l'ignorance, ou la négation, ou la corruption, est à la racine de la « subversion de l'âme chrétienne ». Toutes les entreprises des réformateurs modernes, observe l'auteur, « se font au nom de la charité, et sont donc à la fois motivées et justifiées par elle. Sauf à sus­pecter leur bonne foi, nous tenons pour assuré que tous les réformateurs sont mus essentiellement par ce qu'ils pensent être la charité, et en tout cas justifient objectivement la nécessité des bouleversements ou des transformations qu'ils entrepren­nent par la charité. En fin de compte la loi d'amour résume (ou remplace) la religion. Le vrai dogme, c'est l'amour ; il n'y a d'ignorance que de l'amour ; la vraie morale, c'est l'amour ; il n'y a de péché que contre l'amour ; le vrai culte liturgique, c'est l'amour, il n'y a d'oubli de Dieu qu'en dehors de l'amour. A cette motivation, comme à cette justification, personne n'ose rien opposer. Son évidence semble prévenir toutes les objec­tions. Mais puisque l'arbre doit être jugé à ses fruits, et que les fruits, d'ores et déjà, sont des fruits de mort, alors nous sommes en droit d'interroger cette charité « triomphaliste » au nom de laquelle le christianisme, depuis plus de dix ans main­tenant, se mutile avidement, dans une sorte de folie suicidaire » (n. 30). En bref, Dieu est amour, mais l'amour n'est pas Dieu. L'amour qui se croit Dieu n'est qu'un amour humain, subjectif et, à la limite, opposé à Dieu. Si l'auteur parle d'une démarche « philosophique » à propos de son livre, c'est que, « parti à la recherche du secret de la charité », il a « rencontré » la théo­logie trinitaire. C'est pourquoi il nous donne un véritable traité de la Trinité, mais seulement en ce qui regarde la charité. Dans un immense et savantissime commentaire, le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » s'illumine de mille feux nou­veaux. La parabole du bon Samaritain, sans exclure le sens simple que tout le monde comprend aisément, s'enrichit d'une constellation de significations profondes qui ont leur fonde­ment dans le mystère trinitaire. Comme il est impossible de résumer un tel ouvrage nous en indiquerons seulement deux thèmes que l'auteur développe avec beaucoup de bonheur. Le premier concerne la place de la Vierge Marie dans la Trinité et la métaphysique de l'Immaculée Conception. « Le déploiement trinitaire n'est-il pas en effet la Conception selon laquelle l'Essence divine se « révèle » à elle-même ? Ainsi pourra-t-on entendre par Immaculée Conception la « matrice intérieure » de la divine Essence, le fond insondable de la Déité, l'Océan sans rivage de la Substance absolue, la Ténèbre plus que lumineuse de la Théarchie suressentielle, dans laquelle se déploient éternellement les relations trinitaires » (p. 344). 211:234 Dans la Trinité, on peut dire que le Père est Concepteur, le Fils Concept et le Saint-Esprit Conception. Il en résulte une certaine identification de la Vierge Marie au Saint-Esprit. « Si Marie est bien Mère de Dieu, parce que Mère du Christ qui est Dieu, Elle l'est aussi en un sens transposé, en tant que le Saint Esprit, Son divin prototype, exerce Sa fonction « maternelle » au sein de la divine Trinité » (p, 343). Ces vues rejoignent celles du P. Manteau-Bonamy et surtout du P. Maximilien Kolbe. Elles peuvent aider à mieux saisir les paroles entendues à Lourdes par Bernadette : « Je suis l'Immaculée-Conception. » D'une certaine manière, « la réalité la plus profonde de l'être marial n'est pas de nature féminine, mais au-delà de la distinction masculin-féminin. Il nous semble (écrit J. B.) que c'est là la raison pour laquelle sainte Berna­dette désignait toujours l'apparition par le pronom neutre *aquero* (cela) » (p. 344). En fait, Bernadette parlait aussi par­fois de la « dame » ou de la « demoiselle ». Mais pour expri­mer son contact le plus profond avec le surnaturel, elle ne trouvait que le mot « cela ». (Bien avant le « ça » de nos modernes, et bien différemment ; mais le rapprochement vaut d'être fait.) La conception immaculée de Marie s'accompagne de la conception virginale du Christ. Sans entrer ici dans les expli­cations de l'auteur, on saisira suffisamment le sens de sa réflexion par les lignes suivantes : « A la Kénose cosmique de Dieu consentant à projeter les possibles dans l'en deçà de l'Être pur qu'est la *materia prima,* répond la Kénose du Verbe divin consentant à revêtir la forme humaine dans le sein de la Vierge Marie. Analogie d'autant plus profonde que le Verbe incréé est précisément la Forme des formes, la Synthèse hypos­tatique de toutes les créatures possibles, si bien que très réelle­ment on peut affirmer qu'en Marie, c'est la création tout entière qui se fait chair » (p. 348). Finalement, comme, « aux termes mêmes de saint Thomas », on peut envisager en Dieu deux aspects de l'Essence divine : « la Déité elle-même, dans son absoluité, et la Déité en tant qu'elle est imitable ou participable par toutes les créatures », « la relation *Imitabilité-materia prima* définit l'axe de la création, tandis que la relation Immaculée Conception -- Conception virginale définit l'axe de la Rédemp­tion » (pp. 346-349). Le second thème du livre qui a retenu notre attention est celui de la Gnose. L'auteur entend réhabiliter un vocable qu'on hésite à employer à cause de sa contamination par la « fausse gnose », celle du gnosticisme. La vraie gnose, c'est la *gnosis* grecque, c'est-à-dire la connaissance (opposée à la Foi, la *pistis*). 212:234 Il n'y aurait peut-être pas d'inconvénient à employer le mot « connaissance » s'il n'y avait là aussi contamination par la philosophie moderne (qui nous incline à référer tous les modes de connaissance à la connaissance dite scientifique). La vraie gnose, c'est « la connaissance divine, en quoi consiste la vie éternelle ». La charité est « la porte de la gnose », comme dit saint Évagre le pontique, car la charité « doit être rapportée au Saint-Esprit et la gnose au *Logos*, et que nous accédons au *Logos* par le Saint-Esprit » (p. 367). Toute la sixième partie de l'ouvrage est consacrée à « la voie spirituelle de la charité ». Dieu est amour, mais d'abord, Il est absolument. Entre l'Être et l'Amour, il y a identité dans l'absolu de Dieu, mais la priorité logique et ontologique est à l'Être. « Je suis Celui qui suis » dit Dieu. « Dieu est amour » dit saint Jean. « Si le terme de gnose, écrit J. B., est préférable à celui d'amour pour désigner l'état monadique suprême, c'est précisément parce que l'amour est, dans son essence, désir de connaissance ontologique, et donc que l'amour réalisé est gnose, ou encore que la gnose est la vérité de l'amour » (p. 395). D'ailleurs, c'est le même saint Jean qui dit : « La vie éternelle, c'est de Te connaître, Toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ » On. XVII, 3). Jésus-Christ résumait tout : Je suis la voie, la vérité et la vie. » Ce n'est qu'un bien pâle aperçu de *La charité profanée* que nous avons pu donner dans cette brève présentation. Nous espérons toutefois en avoir dit assez pour laisser deviner sa qualité exceptionnelle. Arc-bouté à saint Thomas d'Aquin qu'il cite constamment, l'auteur puise son inspiration profonde dans le *réalisme* platonicien et augustinien et enrichit ses explica­tions par un recours fréquent à la théologie orthodoxe et à la littérature patristique. Il ne refuse même pas certaines intui­tions ou formulations d'ésotéristes de la Tradition, tels que Guénon ou Schuon. C'est dire que son antimodernisme radical et son enracinement dans la « civilisation traditionnelle », avec sa religion et sa liturgie (« Ah ! des rites. Donnez-nous des rites ! » disait Rilke -- p. 86), lui laissent la plus entière liberté pour ajouter au vrai essentiel que lui fournissent la théologie classique et la *philosophia perennis* toutes les vérités secondaires qu'il trouve aux frontières de l'orthodoxie catholi­que. Nous attendons avec intérêt les débats qu'il ne peut man­quer de susciter chez les experts. Louis Salleron. 213:234 #### *Seconde lecture* *La Charité profanée :* sous ce titre, je viens de lire, et de relire, d'un bout à l'autre, un des ouvrages de théologie -- et de philosophie que toute théologie comporte nécessairement -- que je considère comme un des plus importants qu'il m'ait été donné de recenser au cours de ces dernières décennies. Je le dis tout de suite : il est impossible de rendre compte d'un livre aussi vaste -- tant par son volume que par l'ampleur de la pensée qui s'y déploie -- dans tous ses aspects, dans ses ana­lyses d'une rare pénétration, dans la compacité et l'intensité de ses raisonnements, comme il est impossible de parler en quelques pages de l'ardente contemplation spirituelle qui l'éclai­re tout au long. On ne résume pas la lumière : pour comprendre les réalités sur lesquelles ses rayons se projettent, il faut se placer, en montant avec l'auteur vers les cimes d'où elle jaillit et en partageant personnellement son effort. L'ascension sera parfois rude. On sera tenté parfois de prendre des sentiers d'escalade moins abrupts. D'user d'une autre technique de mon­tée aussi. On ne sera pas toujours d'accord avec certaines allégations de l'auteur. Il n'empêche qu'entraîné par sa dialec­tique sévère et puissante, on s'émerveille de partager ses con­clusions. Sur les ruines de la théologie contemporaine accumu­lées à loisir par la plupart des clercs depuis Vatican II, il est beau, il est significatif de constater qu'un laïc déblaie la pensée catholique actuelle de toutes ses sornettes modernistes et n'hé­site pas un seul instant à recourir à la Tradition pour édifier une tour qui tient enfin debout au milieu des décombres. Dès la première page de son Prologue, il rappelle avec force que « l'orthodoxie de la foi se fonde *objectivement,* sur la fidé­lité à la Tradition parce que la Tradition est l'œuvre du Saint-Esprit » et qu'elle exige *subjectivement* « la sainteté de l'intel­ligence et son illumination corrélative par la Vérité divine », si bien que pour juger des formes temporelles de la « spiritua­lité » de notre époque qui manifeste une crasse ignorance à l'égard de « nos Pères dans la Foi » comme à l'égard de la tra­dition spéculative platonicienne et aristotélicienne de l'Occident, *il n'est que l'adhésion totale et profonde aux* « *normes intempo­relles *» *de la Révélation.* Mais, comme le dit l'auteur, il ne suffit pas à ce propos de dénoncer la fascination de la niaiserie qui s'exerce sur la plupart des théologiens, experts, et surtout hiérar­ques de notre fin de siècle, il faut affirmer la Vérité comme un devoir et « aussi montrer quelle sorte d'âme est requise pour bien la recevoir ». 214:234 Et cela ne suffit pas encore : il faut encore purifier le milieu où se répand le Souffle de Dieu. Réformer l'âme individuelle et l'âme sociale « pour l'ouvrir à l'Esprit », la purger des miasmes délétères de la mondanité qui l'imprè­gnent aujourd'hui. « Ne savez-vous pas que l'amitié pour le monde est inimitié contre Dieu ? Qui veut donc être ami du monde se rend ennemi de Dieu ? » (.Tac. 4, 4-5). Le seul *aggior­namento* possible est celui que prescrit saint Paul : «* Ne vous conformez pas au siècle présent, mais transformez-vous dans le renouvellement de votre intellect *» (Rm. 12,3). Les vertus théo­logales n'ont point de juste milieu : elles sont totales, car elles ont Dieu pour objet. Il importe d'en finir avec ces balance­ments, ces oscillations, ces prétendues recherches d'un équilibre entre des points opposés où se complaît l'Église post-conciliaire. « Ne voyez-vous pas que c'est la Religion du Christ qu'on assas­sine, et que les mains des bourreaux sont des mains consa­crées ? » La crise qui ébranle jusqu'en ses ultimes assises la foi chré­tienne est en effet sans précédent. Toute vie vraiment chrétienne est fondée sur *la Charité* qui nous fait participer à la vie trini­taire de Dieu, et « *l'exercice* de cette charité est inséparable de *la connaissance* de cette Vérité suprême, faute de quoi la charité, reflet créé de la Trinité incréée, n'étant plus détermi­née par l'Absolu, s'érige elle-même en absolu, en norme uni­verselle, se corrompt et découvre son objet au plus bas », dans une inversion et un tête-à-queue catastrophiques où l'Homme majusculaire évacue Dieu. Pour nos modernes réformateurs, « la loi d'amour résume et remplace la religion » : « le vrai dogme est l'amour ; la vraie morale c'est l'amour ; le vrai culte liturgique, c'est l'amour ». A Dieu qui est Amour, ils substituent l'Amour qui est dieu. *Une* *pseudo-charité triomphaliste emporte sous nos yeux le christianisme* « *dans une sorte de folie suicidaire *». C'est que la charité, perfection de la vie chrétienne, est de toutes les vertus théologales *la plus sujette à la corruption*, non seulement parce qu'elle se situe au sommet de la foi et de l'es­pérance et que toute cime est fragile, mais parce qu'elle exige de la substance humaine que celle-ci se donne *totalement* à Dieu qui l'a créée et qui la sauve. Quiconque réserve pour soi une seule parcelle de son être la refuse à Dieu et doit subir à la mort la peine du Purgatoire jusqu'à ce qu'elle puisse se donner totalement à Dieu qui l'accueille alors de la seule façon qu'il puisse la recevoir : *totalement*. Dès lors si la charité « se tourne vers ce qui, par nature, ne peut l'accomplir, elle devient illusion d'amour, aveuglée qu'elle est par la certitude de son désir ». 215:234 Quand « la charité n'est plus oblation à la détermina­tion de l'Esprit » qui offre gratuitement à l'impuissante subs­tance humaine la capacité de se donner totalement à Dieu, il ne reste plus à la Charité que de se replier sur elle-même, sur les pensées humaines, sur les finalités humaines qu'elle éprouve en elle, « afin d'être en possession d'une certitude objective sur elle-même ». Elle tente -- mais en vain -- d'être à elle-même son propre objet. « Sa certitude n'est plus d'ordre spirituel, mais exclusivement psychique et sentimentale, c'est-à-dire de l'ordre du ressenti. *C'est la sensation même du don qui devient critère et mesure de ce don. *» Selon M. Borella, l'âme dont la tension spirituelle animée par la grâce se met à fléchir et se détourne de Dieu, « perd le sentiment de sa propre existence et se tourne alors vers la périphérie -- vers l'humanité qui l'entoure --, pour retrouver cette tension par quoi lui est donné le sentiment de sa propre existence ». Au lieu de s'offrir à Dieu dont elle tient tout son être, en un sacrifice effectif qui l'exhausse par la grâce à son niveau ontologique originel et ainsi, selon la formule de saint Jean de la Croix, de se retrouver en se perdant, elle retombe, dirions-nous pour notre part, sur elle-même, et son intelligence, en rupture avec la concrétude divine et avec les êtres concrets qui en dépendent, n'a plus devant soi que *l'idée abstraite d'humanité,* si bien que l'égoïsme le plus féroce et le plus soi­gneusement dissimulé au point d'être inconnu de soi-même, coïncide avec l'humanitarisme et avec l'humanisme qui en est le masque. Tout doit être désormais sacrifié à la perfection de l'idée abstraite d'humanité. Il s'agit dorénavant de briser les relations concrètes que, par nature et par grâce, Dieu a tissées entre les hommes *dans leurs communautés temporelles et dans l'Église,* et de les remplacer par des liens que *l'homme seul* inventera et qui ne dépendront que de lui. La charité devient révolutionnaire. L'Église se vide de sa substance surnaturelle et entre dans une phase d'autodestruction. Et sur cet éboule­ment universel s'érige le temple d'une religion athée qui rend l'âme esclave du monde extérieur considéré comme *tout* alors qu'il n'est *rien*, et qui finit par anéantir le *moi* prétendument libéré de ce qui n'est pas lui. M. Borella préfère recourir à la confusion du psychique et du spirituel pour expliquer le sado-masochisme de l'illusion caritative dont l'âme est la proie. Mais nous croyons que l'em­ploi de ce vocabulaire et de ces catégories empruntés au pla­tonisme de certains Pères de l'Église sont moins aptes à décrire le phénomène de « la Charité révolutionnaire » auquel notre auteur réduit, à bon droit et avec acuité, les réformes post­conciliaires, lesquelles, selon lui, ont entrepris de détruire tou­tes les tensions surnaturelles (créé-Incréé ; sacré-profane, etc.) et toutes les tensions naturelles (homme-femme ; parents-en­fants ; maître-disciple ; prince-sujet ; passé-présent ; honnêtes gens-crapules ; normal-pathologique) que l'homme est appelé à vaincre, comme le Christ lui-même a surmonté la tension entre sa nature divine et sa nature humaine au seul endroit où elle pouvait l'être : *sur le bois de la Croix.* 216:234 A cet égard, l'expli­cation de M. Borella a un sens beaucoup plus mystique que la nôtre. De toute manière, notre accord avec lui est complet lorsqu'il nous affirme, avec une pénétration beaucoup plus grande et beaucoup plus détaillée, que la transgression de l'ordre surnaturel et de l'ordre naturel remplace infailliblement dans l'âme de l'homme moderne *le donné* de la Foi et de la raison par *un construit* abandonné lui-même aux fluctuations de « l'Histoire » pour une autre *construction,* celle-ci par une troisième et ainsi de suite dans une transgression indéfinie et dans une révolution permanente. Ce serait une entreprise qui dépasse les limites d'une recen­sion que de suivre les cheminements de la pensée de M. Borella en quête des évidences naturelles exigées pour le déploiement de la Charité en opposition avec le constructivisme moderne. Son anthropologie individuelle et culturelle est d'une richesse qui défie toute réduction appauvrissante. Encore que nous ne soyons pas en agrément avec elle quand elle se fonde sur une tripartition de l'âme humaine (d'origine platonicienne, comme on sait) qui implique, à notre sens, et en dépit de ce qu'en dit l'auteur, une certaine négation et parfois une négation certaine de l'unité du composé humain, nous sommes pleinement d'a­ccord avec bon nombre des analyses de M. Borella et, notamment, avec celles qui établissent que pour accéder à la compréhen­sion de la personne -- en soi ou en autrui -- « il faut accéder d'abord au Moi divin et au secret indicible que Dieu lui a réservé de toute éternité », autrement dit et comme nous l'avons maintes fois répété dans ITINÉRAIRES, que la personne véritable nous est inconnue, scellée qu'elle est en son mystère, aussi longtemps que la grâce ne la surnaturalise pas, et que, dès lors, *tout le personnalisme philosophique moderne* -- y com­pris celui qui sévit dans la tête de la plupart des théologiens et des hiérarques catholiques actuels -- *est et ne peut être que le sous-produit, falsifié par les prestiges de l'imagination cons­tructiviste, de la laïcisation de cette réalité à laquelle la Révé­lation seule nous permet d'accéder.* Dès lors, il faut en conclure avec M. Borella, que « l'altruis­me ne nous fait pas sortir de l'illusion du moi et qu'il ne diffère en rien de l'égoïsme ». « La vraie solution est que « sans Moi », c'est-à-dire sans le Moi suprême et transcendant, l'*ego* ne peut échapper aux fruits de l'Arbre du Bien et du Mal. » Il ne reste plus alors qu'une connaissance théorique de soi-même et de l'autre, se nourrissant d'abstractions creuses et lancée indéfiniment à la recherche d'une concrétude qu'elle n'atteindra jamais. « C'est par la grâce de l'Identité suprême que chacun réalise sa propre identité. » « Dire moi, qu'on en ait conscience ou non, c'est nier Dieu et autrui. » « Seul l'Amour divin peut aimer au point de dissiper l'illusion de la séparativité. » Je connais peu de pages (celles qui s'intitulent « L'Amour du Prochain » et « L'Amour de soi et l'Amour de Dieu ») qui m'aient comblé à ce point dans toute la littérature religieuse contemporaine. 217:234 Mais le reste de l'ouvrage consacré à la structure de la Charité dans son ordre divin et dans son ordre cosmique -- il faut lire et relire ici le chapitre éblouissant consacré à l'Imma­culée Conception, d'une originalité et pourtant d'une simplicité non-pareilles -- ainsi qu'à la Charité « porte de la gnose », c'est-à-dire au sens de saint Paul et des Pères, de *la connais­sance réelle, portant sur son objet véritable,* ne laisse pas d'impressionner plus encore, si c'était possible. Pour l'auteur, précédé en l'occurrence par les grands auteurs spirituels, la charité a pour fin la déification. Elle est « le lien de perfec­tion » noué en nous par l'Esprit Saint -- dont on voit ici la théologie réilluminée de l'intérieur par elle. Elle nous ouvre la porte du Logos, elle fait de nous « d'autres Christs » et, par le Fils de Dieu, elle nous fait aborder au rivage de l'Océan sans bornes du Père, si nous entendons son appel. « Mes bien-aimés, nous sommes dès à présent enfants de Dieu ; mais ce que nous serons n'est pas encore apparu. Nous savons que lorsqu'Il apparaîtra, nous Lui serons semblables parce que nous Le verrons tel qu'Il est » (1 Jn., 3,2). M. Borella a un million de fois raison de dire que cette charité-là, cette charité sacrée est aujourd'hui profanée par tous ceux qui, en la faussant, en la corrompant, « ont entrepris la destruction de notre Religion ». C'est au nom de la Charité profanée, évaporée en un verbiage humain, trop humain, que « la lutte contre l'erreur, les droits de l'Église, la défense d'un héritage sacré » ont paru « décevants et finalement exécrables à la majorité des évêques conciliaires ». « Voici le secret le plus sinistre et le plus certain de cette comédie : la religion est en exécration au monde moderne, *dans la mesure où il est moderne *»*,* dans la mesure aussi où « les chrétiens conciliaires, sur les ordres d'un pontife aveugle, ouvraient les portes de bronze d'une Église assiégée depuis quatre cents ans », dans la mesure enfin où Dieu n'est plus le premier servi et condamne à mort l'humanité en la condamnant « au devoir d'égaler Dieu ». Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège. 218:234 P.S. Quelques questions se posent. Et d'abord pourquoi M. Borella esti­me-t-il que « l'axe central de sa pers­pective doctrinale n'est pas thomiste, malgré certaines apparences, mais plu­tôt platonicien », alors qu'il cite abon­damment saint Thomas et qu'il fait appel à des notions spécifiquement aris­totéliciennes comme la *materia prima* ou thomistes comme la *potentia obe­dientialis ?* Mal interprétée à mon sens (cf. J. LAPORTA, *La Destinée de la Na­ture humaine selon saint Thomas d'Aquin,* Paris, 1965). Serait-ce parce qu'il estime que saint Thomas est « beaucoup plus augustinien qu'aris­totélicien » alors que ce dernier met plusieurs fois son lecteur en garde contre le platonisme dont saint Augus­tin était imbu (*imbutus*) (cf. *Tabula aurea,* s. v. Augustinus I). Et enfin pourquoi M. Borella emploie-t-il fré­quemment le mot *métaphysique* dans un sens où l'on ne peut plus guère le distinguer du mot *théologique ?* Nous ne croyons pas pour notre part que « sa démarche est, comme il l'affirme, *plus philosophique* que *véritablement théologique *» et ce, en raison même de son objet : la vertu théologale de charité. ### Droiture et gauchissement de Régine Pernoud Régine PERNOUD : *Pour en finir avec le Moyen Age* (Seuil). « Le Moyen-Age était-il civilisé ? » C'est la question que se posait le cercle catholique des intellectuels français en 1964. On comprend l'irritation de Régine Pernoud devant une igno­rance aussi crasse (elle en donne d'autres exemples, on en ren­contre tous les jours). Son livre est une mise au point néces­saire, et très bien faite, face à la prolifération des idées fausses, la première consistant d'ailleurs à réunir sous l'appellation passe-partout de « Moyen Age » dix siècles très divers. Mais à côté de l'apologie, on distingue les éléments d'un réquisitoire contre l'âge classique. Il faut donc parler successivement de ces deux éléments mêlés. Tout à fait d'accord pour l'apologie. Le temps qui a bâti cathédrales, abbayes et châteaux, donné une sculpture nouvelle (romane ou gothique), les vitraux, les enluminures, n'était ni maladroit ni barbare. Le temps auquel nous devons notre pre­mière littérature -- poésie épique et lyrique, romans et théâtre, sermons et méditations mystiques, sans parler des monuments philosophiques -- n'était pas ignare. Et Régine Pernoud rap­pelle le développement de la musique, et l'extraordinaire essor des sciences et des techniques (elle cite à ce sujet le livre de Jean Gimpel : La révolution industrielle du Moyen-Age (éd. du Seuil), où l'auteur dresse un intéressant parallèle entre cette poussée créatrice et celle qu'a connue depuis deux siècles l'Oc­cident industriel). 219:234 La féodalité, née de l'anarchie qui suit l'écroulement de l'empire romain, est fondée sur la coutume et le serment. Elle fut un régime souple et fécond. On vit disparaître l'esclavage (auquel le servage n'est en rien comparable : il impliquait des droits et des devoirs réciproques). La propriété était limitée. La royauté laissait une grande autonomie aux provinces, aux villes. La femme était respectée : au passage, l'auteur se moque très bien de la légende qui prétend que la religion qui lit Notre-Dame si haut refusait une âme aux femmes. Au total est restituée l'image d'un monde que nous connais­sons trop mal, délaissé même des historiens, et sur lequel les contresens les plus absurdes font loi. Régine Pernoud propose de découper ce millénaire en quatre périodes. On y verrait plus clair. La période franque (V^e^-VII^e^ siècles), la période impériale (VIII^e^-X^e^ siècles), l'âge féodal (X^e^-XIII^e^ siècles), le Moyen-Age enfin (XIV^e^ et XV^e^ siècles). Seule cette dernière période malgré ses raffinements, révèle un élan blessé, et les plaies -- guerres, épidémies, famines -- qu'on attribue gaillardement au millé­naire entier. Pourquoi cette haine historique, si ancrée ? Il est trop clair que le premier contresens date de la Révolution. On croit alors, ou on feint de croire qu'on abat un système féodal qui avait en fait disparu avec l'apparition de la monarchie classique. Prétextes de cette erreur : la cupidité des bourgeois qui, ache­tant des terres, tiennent aux anciens droits attribués aux fiefs (la cupidité est mêlée de vanité). Et mépris du XVIII^e^ siècle pour tout ce qui est « gothique » (= barbare). La deuxième cause de contresens et de haine est évidemment que le Moyen-Age est profondément religieux ; en l'écrasant, on écrase l'infâme, comme disait Voltaire. Il est vrai qu'aujourd'hui des historiens tentent de diminuer la foi médiévale, mais c'est une autre his­toire. Le vrai, c'est qu'on développe un refus et un mépris des origines parce que ces origines sont chrétiennes. On pourrait arrêter cette note ici, car ce livre est d'un grand mérite, et vaut d'être lu. Mais il y a quelque chose de très intéressant dans le réquisitoire qu'il contient aussi, et il faut s'y arrêter. C'est une habileté tactique connue : pour mieux exalter un homme ou une époque, on piétine l'homme ou l'épo­que qui peut faire contraste. A côté du noir, le blanc paraît plus blanc. 220:234 Ici, constamment, Régine Pernoud dresse un parallèle entre le Moyen-Age et l'âge classique, et suggère que tout ce que l'on aime ou souhaite aujourd'hui est proche du Moyen-Age, tout ce que l'on conteste résidu de l'âge classique. Nous sommes, dit-elle, « à la charnière de deux conceptions du monde ». Et elle en profite, utilise nos modes et nos préjugés, pour dresser un Moyen-Age paradoxalement « moderne » face à un monde classique « dépassé » et insupportable. On peut faire un tableau : elle plaide pour l'autonomie régionale et la décentralisation, pour les arts originaux et popu­laires (« la veine celtique originale »), pour le droit coutumier et personnel, pour la dignité de la femme et l'émancipation de l'enfant. Elle requiert contre l'État centralisé, inspiré de Rome, contre l'impérialisme et le colonialisme (romains, aussi), contre le droit romain, oppressif, qui abaisse la femme et l'enfant, contre l'art classique, tout d'imitation et de copie. Mais un tel parallèle ne va pas sans gauchissement de la réalité, ni sans ingratitude, et ne me semble pas nécessaire pour la louange des temps médiévaux. Berl a très sagement montré que nous sommes héritiers des deux courants, des cathédrales et de Versailles, des légendes de la Table ronde et de la mythologie grecque. Les opposer, c'est s'appauvrir. On ne saurait ici examiner point par point le parallèle de Régine Pernoud. Mais par exemple, il lui paraît sûr que la chute de l'empire romain est une libération, qui va permettre aux peu­ples divers de retrouver leur âme et d'exprimer leur chant propre. Elle cite Salvien s'écriant que « le seul vœu des peu­ples » c'est de n'avoir jamais à retomber sous le joug de Rome et elle note qu'il exprime « un sentiment bien proche de celui qu'éprouvent les peuples aujourd'hui décolonisés ». La décolonisation du XX^e^ siècle n'a pas encore produit tous ses fruits, et déjà l'on voit que beaucoup sont amers (Tchad, Cambodge, pour n'évoquer que l'actualité). Mais l'effondrement de Rome, ce fut d'abord la fin de l'unité et de ses bienfaits -- de la paix et de la sûreté pour les hommes de ce temps -- sans parler de la régression économique et culturelle, du recul de la civilisation. Il fallut des siècles pour remonter la pente. Et puis si l'effondrement de Rome est un événement heureux pourquoi se féliciter, p. 135, de l'unification de l'Europe par Charlema­gne ? Si le Moyen-Age c'est l'autonomie régionale, la décentrali­sation -- en fait la faiblesse du pouvoir central -- il n'est peut-être pas si juste d'écrire qu'il ne faut pas confondre « royauté médiévale et monarchie classique » et de poser cette question : « Comment voir en Louis XIV un continuateur de saint Louis ? » Régine Pernoud est trop bonne historienne pour ne pas voir que sa formule est excessive. L'histoire doit nous montrer les différences, mais aussi les permanences, la conti­nuité. 221:234 Qu'il s'agisse de saint Louis ou de Louis XIV c'est le même lien qui unit le peuple au roi (enrichi d'ailleurs par le sentiment de la durée : ce qu'on respecte dans Louis XIV, c'est aussi le petit-fils du saint). C'est le même sacre qui établit leur droit. Et malgré la centralisation monarchique, qu'on exagère, le même type de gouvernement : quelques milliers d'agents royaux doivent tenir compte des diversités locales et des pri­vilèges. Si la féodalité disparaît, ce n'est que lentement, et toute une part de son esprit survit. Et il est trop clair que Louis XIV, pas plus que saint Louis, *ne dispose des esprits par l'école et des vies par la conscription.* Mais Napoléon, oui, et nos répu­bliques. La coupure est à fixer à la Révolution. L'âge classique est à couper en deux (avant et après 1789), et on ne peut l'opposer au Moyen-Age en oubliant cette coupure. S'il est vrai que l'âge classique monarchique représente un régime à plus fort rendement (plus contraignant, plus mobilisateur) que la féodalité, le véritable changement d'espèce n'intervient qu'avec l'âge classique du XIX^e^ siècle, après le code civil et la conscrip­tion. Et on culmine dans la contrainte et la perte d'autonomie avec l'État d'aujourd'hui, semi-socialiste, contrôlant la vie d'un bout à l'autre, de l'école à la retraite. Contrôle dont Louis XIV n'aurait osé rêver. Le souci de donner un air « moderne » au Moyen-Age va jusqu'au détail. On sait que l'Église aujourd'hui renie volontiers les croisades. Régine Pernoud écrit (note de la p. 114) : « Rap­pelons que le mot « croisade » est moderne et n'a jamais été prononcé à l'époque ; on disait : pèlerinage, passage, voyage ou expédition outre-mer. » Littré confirme la première affirma­tion de cette note : croisade est récent. Il n'en cite que des exemples du XVIII^e^ ou du XIX^e^ siècle. Mais le même Littré signale que l'on disait : croiserie, ou croisement, ou croisée. Joinville écrit : « Ce fu aussi comme une prophécie de la grant foison de gens qui moururent en ce douz croisement. » Pas question de « croisade ». Encore une fois, pour l'essentiel ce livre est salubre et admirable. Et si la perspective est quelquefois gauchie, il faut noter la vérité de plusieurs de ses rapprochements entre ce passé et notre présent. Régine Pernoud cite la poussée techni­que et la fièvre des grandes entreprises, et, autre exemple, en se référant au début de la période, la similitude entre le renouvellement des peuples par les grandes invasions, et l'importance actuelle de l'immigration. Tous ces traits font-ils une ressem­blance ? Ce serait oublier que le Moyen-Age est fondé sur la croix et le serment. Et nous... Georges Laffly. 222:234 ## TEXTES D'HENRI POURRAT ### L'un des quatre HENRI POURRAT est l'un des quatre écrivains de la fondation d'ITINÉRAIRES en 1956, l'un des quatre qui, à ma demande, m'avaient consenti leur colla­boration régulière avant même la parution du premier nu­méro, pour notre entreprise de réforme intellectuelle et morale. Il fut avec nous jusqu'à sa mort en juillet 1959. Les quatre étaient Henri Pourrat, Marcel Clément, Henri Charlier, Louis Salleron ([^173]). Marcel Clément nous a quittés il y a longtemps, pour s'en aller ailleurs ; vers 1962 me semble-t-il. Henri Charlier, qui nous a tant donné jusqu'au dernier jour, est mort à la Noël 1975. Il nous reste Louis Salleron : le plus ancien donc, qui est aussi intellectuellement le plus vif. Et non pas qu'intellectuellement. Il y avait encore les quatre autres, qui à la fondation m'avaient consenti la promesse d'une collaboration occa­sionnelle. De ceux-ci il nous reste Marcel De Corte, mais qui est devenu un collaborateur régulier. 223:234 Par la suite d'autres talents, nombreux et divers, sont venus se joindre à nous, à toutes les époques et de tous les âges. Mais parmi nous Louis Salleron et Marcel De Corte ont la place d'honneur que leur attribue ce long compagnonnage de travail et de combat. \*\*\* Pour le vingtième anniversaire de sa mort, DMM publie le livre d'Henri Pourrat qui, avec et après *Gaspard des Montagnes,* avec et avant *Le trésor des contes,* est son grand livre : *Saints de France.* Son livre le plus actuel, certainement, aujourd'hui où nous discutons sur le point de savoir *quelle* histoire de France enseigner aux enfants, et dans *quels* livres... Henri Pourrat nous avertit : « La vraie histoire de la France est celle de ses saints. » Parce que « ce qui importe vraiment vient silencieusement et se lève dans les âmes pour n'apparaître que peu à peu », et que « la véritable histoire est une histoire cachée ». Cette histoire vraie, Henri Pourrat nous la donne, car « une revanche sur la superficielle notoriété était due à la vérité profonde ». Son livre nous raconte successivement : - l'Ange de la nation (qui est saint Michel, comme vous savez), - saint Denis (qui « a été décapité par ordre du juge romain ; et depuis, les érudits l'ont coupé en trois »), - les martyrs de Lyon, - saint Crépin et saint Crépinien, - saint Julien et saint Ferréol, - saint Hilaire, - saint Martin, - saint Germain d'Auxerre, - saint Sidoine Apollinaire, - sainte Geneviève, - saint Rémi, - sainte Clotilde, - saint Césaire d'Arles, - saint Brachion, 224:234 - saint Maur, - sainte Radegonde, - saint Éloi, - sainte Bathilde, - saint Bonet, - saint Charlemagne, - saint Géraud, - saint Odon, - saint Bernard de Menthon, - saint Odilon, - le bienheureux Pierre l'Hermite, - le bienheureux Pierre le Vénérable, - saint Bernard, - saint Louis, - saint Roch, - sainte Colette de Corbie, - sainte Jehanne d'Arc, - sainte Germaine de Pibrac, - saint François de Sales, - saint François Régis, - saint Vincent de Paul, - sainte Marguerite-Marie Alacoque, - saint Louis-Marie Grignion de Montfort, - saint Jean-Baptiste de la Salle. - saint Benoît Labre, - sainte Anne-Marie Javouhey, - saint Jean-Marie Vianney, - les martyrs du Tonkin, - sainte Catherine Labouré, - sainte Bernadette Soubirous, - sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Il y a encore le P. Charles de Foucauld et un chapitre terminal intitulé : « Le ciel de demain ». \*\*\* 225:234 On lira ci-après quelques extraits de cet ouvrage : l'avant-propos sur la véritable histoire de France ; saint Hilaire ; saint Éloi ; (saint) Charlemagne ; les martyrs du Tonkin. J'espère que ces extraits vous donneront une idée du livre ; qu'ils vous donneront en tout cas l'idée qu'un tel livre aidera fortement petits et grands à « être avec les saints dans l'attente et dans l'espérance ». J. M. 226:234 ### La véritable histoire de France par Henri Pourrat L'HISTOIRE DE FRANCE aurait pu faire l'économie de beaucoup de généraux, de rois, et de ministres : elle n'aurait pas pu se passer de ses saints. Au bout du compte, ce sont ceux qui ont le mieux tenu la ligne, la voie qui monte du verger de Jehanne ou du pré de Bernadette vers ce monde que le Christ tiendra entre ses mains, dans la vérité, la charité et la lumière. Malgré les manquements, parfois, de ses Français, la France a tâché de marcher vers la grande amitié que Dieu attend des hommes. Plus qu'une autre peut-être, ou du moins plus clairement, elle a eu le sens humain. Sa vraie histoire n'est-elle pas de ce qu'elle a fait pour que le Règne arrive ? Parce qu'ils savent qu'une seule chose est nécessaire, et qu'ils ne veulent savoir que cela, les saints sont les plus simples des êtres. Et cependant les plus étonnants. Quelle galerie que celle des saints de France. Il y a ceux qui ont changé les pentes de leur âge, renouvelé l'air, fait rebondir la flamme et monter la lumière : S. Martin, Charlemagne, S. Louis, Jehanne d'Arc, S. Vincent de Paul, ceux enfin qui ont marqué dans l'histoire. 227:234 D'autres y ont si peu marqué qu'ils n'ont été connus que dans leur canton, par quelques moines ou quelques paysans. Et il fallait pourtant parler de certains de ceux-là : parce qu'à travers eux on entrevoit les tempêtes qui ont assailli le siècle, les questions qui se sont posées, les souffles qui se sont levés et qui ont empêché de prévaloir les Portes de l'Enfer. Il en est donc que l'histoire a ignorés. Ils sont morts inconnus, on n'a su qu'après coup... Et il s'est trouvé que telle petite bergère, telle petite moniale a apporté un message qui est de portée immense. -- A ne voir les choses qu'humainement, cette sainte, qui n'a rien été qu'une sainte en fin finale, a plus d'importance dans les chroniques que tel chef de guerre ou que tel homme d'État. Obscurément, on sentait bien qu'il le fallait. Qu'une revanche sur la superficielle notoriété était due à la vérité profonde. Que ce qui importe vraiment vient silencieuse­ment et se lève dans les âmes pour n'apparaître que peu à peu. Que la véritable histoire est histoire cachée. Au fond, il s'agit toujours du Règne et de savoir s'il arrivera. Du moins pour des Français. Et même, peut-on supposer, pour ceux qui ne veulent croire qu'au matéria­lisme historique. La vraie histoire de la France est celle de ses saints. #### Saint Hilaire Il était poitevin. Peut-être fut-il longtemps païen. Puis il lut avec admiration la parole de Moïse : « Je suis celui qui suis. » Les Évangiles lui firent trouver davantage, plus particulièrement le commencement de l'Évangile de S. Jean... 228:234 Il avait étudié à Rome, croit-on, et à Athènes. Il avait de grands dons : la pénétration, la vigueur, l'ampleur ; « le Rhône de l'éloquence », a dit de lui S. Jérôme. Un homme tout d'une pièce, sans doute. Plutôt intransigeant il évitait de s'asseoir à la même table que les juifs et les hérétiques. Plus tard il vit ce que demandait la charité. Peut-être a-t-il été professeur ? A la mort de l'évêque Maxence, vers 353, le peuple de Poitiers a fait de lui son évêque. Hilaire, père d'une fille toute jeune, avait encore sa femme. Il s'est séparé d'elle, selon la coutume du temps. Il lui fallait être tout à son église, le rempart de la cité et dans la bataille d'hommes et dans la bataille des doc­trines. Arius avait prétendu que le Fils n'était pas de même nature que le Père. Constance, l'empereur, favorisait les ariens. Et Saturnin, l'évêque d'Arles, soutenu par lui, faisait tout pour jeter les Gaules dans l'hérésie. -- Si la France a été dite la Fille Aînée, c'est qu'elle a été chré­tienne en masse avant toute autre, et toujours fidèle, dès lors. Mais ç'a été grâce à des hommes comme Hilaire. Il a été à l'Occident ce qu'Athanase était à l'Orient. Ce qu'il fallait dire, ce qu'il fallait faire, il l'a dit, il l'a fait, avec un courage total. L'empereur tient concile à Arles, chez Saturnin ; il veut faire condamner Athanase. « Les lois de l'Église, objectent les légats, ne permettent pas de condamner un absent sans l'entendre. -- Les lois de l'Église, réplique Constance, ce sont mes volontés. » Hilaire, de tout son sens, va se porter contre la tyrannie. Il écrit à Constance. Si l'empereur entendait établir le catholicisme par contrainte, les évêques catholiques l'en détourneraient : Dieu n'a pas besoin d'une soumission for­cée. Lui, le maître de l'univers. Qu'on ne leur impose donc pas l'arianisme. Avec lui, les évêques des Gaules se séparent de Saturnin, et ramènent ceux qui se sont laissés séduire. Mais sur une dénonciation des ariens, qui accusent Hilaire d'on ne sait quelle action « indigne, dit-il, même d'un laïque de bonnes mœurs », l'empereur l'exile en Phrygie. Son diocèse lui demeure fidèle ; et lui, il restera l'âme de l'Église gallo-romaine. 229:234 « Du fond de la Phrygie, j'exerce toujours mon ministère à Poitiers, je distribue toujours la communion à mes diocésains par la main de mes prêtres. On se trompe si l'on croit m'avoir imposé silence : je par­lerai par des livres ; et la parole de Dieu, que nul ne peut vaincre, s'envolera libre. » Il écrit son *Traité de la Trinité.* Puis le *Traité des Synodes,* pour inviter Occidentaux et Orientaux à se comprendre et à s'unir. Il y a de la même époque une curieuse missive. « Hilaire à sa bien-aimée fille Abra, salut dans le Sei­gneur... » Il voudrait la revoir, elle, son unique enfant, -- elle pouvait avoir douze ou treize ans alors, -- la revoir et la voir la plus belle et la plus heureuse des femmes. « On m'a parlé d'un jeune homme qui possède une perle et un manteau d'un tel prix que si quelqu'un méritait de les obtenir, celui-là serait riche au-dessus de toutes les richesses... » On entend à quoi cela va. Si Abra veut la perle, elle ne doit plus recevoir d'autre anneau ; si elle veut le manteau, elle ne doit plus se parer de soies vives. « Bien-aimée fille, lis et relis cette lettre ; puis, sans intermédiaire, écris-moi de ta propre main comme tu le pourras... » En attendant, il lui envoie une hymne du matin et une hymne du soir. -- A son retour, S. Hilaire devait introduire dans les Gaules l'usage de chanter des hymnes, comme en Orient. -- « Et si ton âge ne te permet de bien comprendre ni ma lettre ni mes chants, demandes-en l'explication à ta mère... » Lorsqu'Abra aura son père près d'elle de retour en Poitou, elle voudra qu'il prie Dieu de la prendre tout de suite ; et sa mère fera la même prière, elle aussi... Elles meurent. Et Hilaire s'y accorde. Il ne croit qu'à la vraie vie absente : celle de ce monde ne compte pas. Par le jour qu'ouvre une telle histoire, on entrevoit la vie de ces grandes âmes. Évidemment, les chrétiens de ce IV^e^ siècle sont des déraisonnés ! Seulement, c'est un déraisonné comme Hilaire, parce qu'il préfère le ciel abso­lument à tout, qui fera dans le monde prévaloir la lumière. Sans lui, les Gaules se perdraient dans ce vague rationalisme de l'arianisme. Il dissipe l'erreur, il refait l'unité. 230:234 Après un concile à Rimini, Constance en fait tenir un à Séleucie ; et à celui-ci, Hilaire, peut-être par inadvertance, est convoqué. Alors, il va trouver l'empereur. Il lui demande deux audiences : l'une où se justifier de l'accusation portée par Saturnin, l'autre où traiter de la foi, tout le concile présent. L'empereur aime mieux le renvoyer à Poitiers... La légende veut que sur le chemin du retour il ait chassé les serpents d'une certaine île, comme il avait chassé les hérétiques de l'Église. S. Martin, déjà son disciple, vient le chercher et le suit jusqu'en Poitou, où il fondera près de lui le monastère fameux de Ligugé. Mais puisque Constance favorise décidément l'aria­nisme, S. Hilaire écrit une *Invective* contre Constance. « Je vous parlerai hautement, Constance, comme j'au­rais parlé à Néron lui-même, à Dèce et à Maximien. Vous faites la guerre à Dieu et à son Église... » Et il l'accuse de n'embrasser les évêques que pour les trahir par son baiser ; il le traite tout net de Judas. Constance meurt avant que l'*Invective* ait paru. C'était ce qu'il avait de mieux à faire. Hilaire remet de l'ordre dans les Gaules : il assemble des conciles, ramène doucement les égarés ; il fait déposer Saturnin, et rétablit la foi. Lorsqu'il sentit venir la mort, il ordonna que ses restes fussent déposés auprès de ceux de sa femme et de sa fille, car il les avait chèrement aimées. En sa dernière nuit, il avait demandé à plusieurs reprises si les rassemblements de gens venus là s'informer et se lamenter duraient encore. Enfin, sur la mi-nuit, on lui répondit que le peuple s'était retiré. Alors ce fut comme il est dit dans l'évangile de la fille de Jaïre : *quand la foule se fut retirée, Jésus entra.* Parut une lumière éblouissante, qui devenant plus douce peu à peu, dura environ une demi-heure ; et dans l'instant où le saint rendit l'âme, elle disparut. On a dit S. Hilaire un des pères de la Patrie. Près d'un siècle et demi plus tard, Clovis marchant contre l'arien Alaric, le roi des Goths, vit une grande lumière sortir de la basilique de S. Hilaire à Poitiers, et s'avancer vers lui. Il comprit que le saint qui avait tant combattu les ariens allait lui venir en aide. Il engagea donc la bataille à Vouillé, et contre toute espérance humaine, dès la troisième heure du jour, il avait remporté une entière victoire. 231:234 #### Saint Éloi travail, famille, patrie S. Éloi est l'homme de l'exactitude, celui qui ne laisse pas aller un grain de l'or confié, ni de la loi de Dieu tomber une parole. Il a dû naître vers l'an 588, à Chatelat, en Limousin. On l'a nommé Éloi, -- eligius -- d'après un songe de sa mère qui montrait cet enfant élu pour une mission provi­dentielle, Lorsque ses parents l'ont vu tant aimer le travail des mains, et si plein d'industrie, ils l'ont confié au Maître de la Monnaie, à Limoges. Ce Maître forme Éloi, puis il l'envoie à Paris, au trésorier de Clotaire. Depuis deux ans, débarrassé de Brunehaut. Clotaire II règne sur tout le royaume des Francs. Éloi a le renom d'en être l'orfèvre le plus habile. Qu'Éloi fasse le trône. Le roi n'y plaindra rien : il lui fait livrer en monceau des lingots d'or, des poignées de pierreries. Éloi très vite présente au roi une chaise d'or d'un étonnant travail. Le roi admire, se récrie, remercie. Mais le voilà bien surpris lorsque son orfèvre fait apporter un second siège tout pareil. Fidélité qui passe encore l'habi­leté ! « Tu m'avais trop donné : j'en ai fait deux ! » Clotaire retient Éloi, le loge au palais, -- vers 620 il le fera Maître de sa Monnaie, -- souvent il prend plaisir à le regarder façonner les métaux. Les gens du temps ont vu Éloi de haute taille et de traits fiers : sous une chevelure bouclée, la face ouverte, haute en couleurs, et de ses yeux, comme du feu de forge qui darde, danse et pétille près de lui, partent cent étin­celles. 232:234 Un magnifique artisan, toujours pris de goût pour la besogne, la menant à la cadence du marteau rebondissant sur l'enclume. Un de ceux qui aiment le beau travail, la bonne règle, et qui, l'esprit étendu par le métier même, savent voir juste et grand. Le roi ne peut plus se passer de lui. Un jour dans les jardins de Rueil, il est si frappé de cette justesse et de cette largeur de vues qu'il décide sur-le-champ de lui confier une de ses premières charges ; Éloi n'a plus qu'à prêter le serment sur les reliques. Mais voilà qu'Éloi s'en défend, car il est dit dans l'Évangile : « *Tu ne jureras pas. Que votre parole soit oui, oui, non, non. *» Et c'est bien cela : il est le solide ouvrier, tout droiture, qui sait dire oui et non, de façon que ça suffise. Il explique au roi qu'il le servira plus utilement en homme libre, et pourquoi il a tant de répugnance à jurer... Comme Clotaire fait de nouvelles instances, lui, tout rouge d'embarras, d'émotion, il sent les pleurs lui monter aux yeux. Alors le roi regarde cet homme devant lui, et il le comprend soudain : plus que sur un fonctionnaire asser­menté, il peut compter sur ce forgeron-là. Maintenant, Éloi va oser être celui qu'il est. Il vend ses habits de soie, ses ceintures dorées, enfin la tenue de cour qui lui paraissait de rigueur. Et chaque fois que le roi lui fera des cadeaux, il en fera, lui, des libéralités aux malheureux. En révérence des douze apôtres, chaque jour il nourrit, les servant de ses mains, douze pauvres. Le trei­zième, s'il arrive, prend la place du maître et mange sa part. A qui veut aller chez Éloi, on dit qu'il reconnaîtra la maison à la foule de mendiants qui en assiègent la porte... Ce qu'il aime surtout, c'est racheter des esclaves : de ces Saxons, en particulier, qui se plaisent au travail des métaux. Et il leur fait choisir, ou de retourner dans leur pays, ou d'entrer dans quelque monastère, -- plusieurs de ces barbares deviendront des abbés et des saints, -- ou encore de venir travailler dans son atelier patriarcale­ment mené, sur pied d'égalité avec les compagnons. Éloi a vu le grand œuvre de la société chrétienne : c'est de faire des esclaves de l'ère antique les hommes libres de l'ère nouvelle. Des manœuvres, faire des artisans. Et d'abord par les progrès du bon ouvrage. 233:234 Ainsi du fer à cheval, récemment inventé ; -- bientôt on inventera le collier d'attelage, de sorte qu'on pourra mieux charger les bêtes et décharger les esclaves d'autant, se passer des esclaves. Par l'atelier, par la maison, par la paroisse -- par la fa­mille, par le travail, par la patrie -- S. Éloi va changer la vie. Éloi en tablier de cuir, devant ses châsses bien ouvra­gées, c'est un de ces premiers Français, au grand pays de l'idée humaine. Mais être Maître de la Monnaie, est-ce véritablement être choisi de Dieu ? Éloi entend mener une vie plus sanc­tifiée. Il va la commencer par une confession générale, -- et peut-être est-ce lui, l'exact artisan, qui a donné de ces confessions le premier exemple... Il fait bâtir des églises, comme il façonne les châsses. Et lorsque Dagobert vient le voir œuvrer, c'est là, dans ces moments de familiarité, qu'il lui parle : il censure ses déportements, ses cruautés -- il lui montre la grande tâche des rois, il lui hausse le cœur. Sous son inspiration sera fondée l'abbaye de Saint-Denis ; dans les lieux de pèlerinage seront établies des foires, où l'on viendra de l'Espagne à la Saxe. S. Éloi fait rédiger la loi franque, avec de beaux règlements sur le respect de la femme, l'honnêteté du mariage, l'ordre des successions. Il pousse son roi à organiser la cité, à la mettre sous la lumière des Évangiles. Ce génie du bon ouvrage, cette passion de l'ordre et du bien de tous ! Éloi et Dago­bert, c'est Sully et Henri. Un moment Dagobert a fait d'Éloi un ambassadeur qui a su lui ramener le duc de Bretagne. Mais, au milieu même des grandes affaires, Éloi pratique les œuvres de miséri­corde. Il se nourrit de pain et d'eau coupée de vinaigre ; son vin, ses viandes vont à ceux qui ont faim, comme son man­teau à ceux qui sont nus. En France, il est maintenant pareil à une fontaine de bénédiction. Il secourt les familles ruinées, il entretient de pauvres monastères, il s'est fait donner permission d'enterrer les criminels par tout le royaume. Il lave, il panse les malades, il fait leur lit. Comme il aime la pauvre espèce humaine, comme il aime le Christ... 234:234 Eh bien, puisqu'il est si saint homme, pensent les gens aux affaires, sa place serait plutôt à l'église ! Lorsqu'ils voient le roi mort, ils se disent qu'Éloi serait encombrant durant la régence. Le maire du palais le désigne pour rem­placer l'évêque de Noyon. Courtrai, Anvers, Gand, sont de ce diocèse. Qu'il aille donc civiliser ces peuples, et, par delà, les Saxons et les Suèves qui dépendent de lui : tous ces féroces, qui ne veulent que vivre à leur fantaisie, comme ont vécu leurs pères ! Éloi ne peut refuser, lui dont le vœu est de mourir martyr pour l'amour du Christ. Il demande seulement qu'on le laisse s'instruire de ses devoirs. Un an après, à Rouen, avec S. Ouen, son disciple, il sera sacré évêque. Il ira jusqu'en Suède. Il sait assister les hommes et les instruire. C'est difficile de les tirer de toute une nuit de bas appétits, d'inimitiés, de vengeances. Éloi en vient à bout par la patiente douceur ; et, quand il le faut, par une vigueur que rien ne fait céder. Il est bien qu'on le représente en évêque, tenant d'une main la crosse, le bâton du pasteur, et de l'autre le mar­teau : son marteau d'orfèvre doit taper à grands coups sur les tristes idoles. Son peuple, il le façonnera pour le donner à Dieu. Un peuple formé lui aussi à ses devoirs d'état par le métier, formé par la famille et par l'église aux grandes mœurs, amené à la santé, à l'aisance, à la joie, un peuple libre, net, doux, éclatant comme l'or. Une esclave saxonne, mais de sang royal, Bathilde, a épousé Clovis II. Elle a voulu que le saint fût parrain de son premier-né ; et à la mort du roi, elle lui a fait présider le conseil... Près de vingt années, évêque, homme d'État, Éloi a travaillé pour les peuples. On dit qu'en ces jours-là, pour honorer les saints, et par délassement, marteau et burin au poing, il a encore fabriqué des ouvrages... Mais son temps est venu. Attaqué d'une petite fièvre, il prophétise sa mort, comme il avait prophétisé beaucoup d'événements. Il réunit ses clercs, ses domestiques, les embrasse l'un après l'autre, et le 1^er^ décembre 659, à une heure de nuit, il expire en disant le *nunc dimittis.* 235:234 #### Charlemagne Faut-il dire saint Charlemagne ? Sa canonisation, au XII^e^ siècle, sur la requête de Frédéric Barberousse, n'a ja­mais été faite dans les formes. Mais le Saint-Siège ne blâme pas ceux qui lui rendent un culte. On le vénère en plusieurs lieux, sous le titre de bienheureux ; des églises lui sont dédiées. La légende veut qu'on ait embaumé son cadavre, et que revêtu de ses orfrois, la couronne de fer en tête, le globe d'or en main, on l'ait assis sur son trône pour le montrer encore aux peuples. On avait besoin qu'il fût toujours l'empereur, celui qui imposerait aux pirates normands et retiendrait dans la paix tous les lointains païens. Charles le Grand, Charlemagne ! Le conquérant qui bâtit son empire de l'Elbe jusqu'à la Thrace, de la Basse-Calabre jusqu'à la Mer Baltique ! Le fils de Pépin, le petit-fils de ce Charles Martel qui chassa les Sarrazins, -- arrière-petit-fils de pro­priétaires fonciers sans doute auvergnats ou rouergats. Lui-même, le chef de terres, le maître de domaine devant qui dans ses fermes tout doit rouler des quatre roues. « Charlemagne avait beaucoup de propriétés, mais il y allait avec son bâton et sa blouse, ce n'était pas un faiseur d'embarras. Il était content de voir beaucoup de volailles dans les cours, et son grand plaisir, c'était de regarder ses vignes. Il s'asseyait dehors sur une pierre, pour prendre le frais ; il croisait les jambes et il regardait venir ses métayers qui en passant lui donnaient le bonjour. » \*\*\* Ce « devoir » d'un écolier villageois montre les choses mieux que telle page fastueuse d'historien. Charles a été un terrien, en un temps où la grosse affaire restait le faire valoir. Dans les Capitulaires, qu'il a rédigés lui-même, comme il est entendu à tout, des graines de semence jus­qu'aux quatorze vents, qu'il connaît par leurs noms ! Il est l'homme qui sait s'arrêter à l'étable, dire les deux mots d'amitié qu'il faut toujours avoir pour les bêtes, la prendre, celle-là par les cornes, lui regarder en la bouche, puis lui flatter l'épaule ; ou bien au grenier puiser du grain au creux de sa paume, le soupeser, le faire couler au tas... 236:234 L'homme en blouson, en grosses braies de laine, aux jambes prises dans des bandes molletières, comme vêtu de chasse, qui est parfois contraint à la magnificence, mais qui envoie baller sa vêture de luxe dès qu'il le peut. Et sobre en son manger, parce qu'être porté sur sa bouche abâtardit le courage. S'il se régalait, c'était de pommes : il en cro­quait souvent, la nuit. De même qu'il devait détester le ver qui s'y met, il détestait la veulerie. On connaît l'anec­dote qui le montre dans une école, faisant mettre à sa droite les bons écoliers, qui se trouvent être fils de menues gens ; et il tance les autres, les fils de ses seigneurs... Un homme qui s'attache de tout son sens à ce que les pommiers don­nent de bonnes pommes et les peuples de bons humains. Tant de monastères qu'il a fondés, qu'était-ce ? Des do­maines : un assemblage de terres, de prés, de vignes, et de bois s'équilibrant, sur lequel faire grandir, autour de l'ab­baye, une communauté paysanne ; et les esclaves des lati­fundia d'hier deviendront des laboureurs, chefs de familles. La vie formée au fond des Gaules, il tâche de l'étendre à l'Europe. Il est le premier qui ait élargi l'air autour des vieux pays et porté cet air clair sur les autres nations. Tracer des chemins, jeter des ponts, ouvrir des écoles, changer et bonifier la vie : voilà la tâche de l'empereur aux mains puissantes. Il aimait les lettres, la pensée, ce Charlemagne qui se faisait lire la *Cité de Dieu.* Plus encore il aimait le service du Christ. Il fit bâtir des hôpitaux et des églises... Il établit tous les évêchés et les abbayes d'Allemagne. Le chant litur­gique, tombé en décadence, il le rétablit. A dire ses heures, il était aussi réglé qu'un religieux, se levant les nuits pour les offices nocturnes. Plusieurs saints lui apparurent, dit-on, pour l'entretenir et les anges mêmes l'assistèrent, comme il arriva devant Fritzlar qu'ils épouvantèrent les Saxons. Dans ses guerres de Saxe, lors d'une sécheresse, il obtient par ses prières de l'eau pour son armée qui en manquait depuis trois jours... C'est bien cela : Charlemagne est celui qui porte partout comme une eau vivifiante, le goût de mieux prendre la vie dans la grande charité du Christ Notre-Seigneur. 237:234 Voulant montrer que l'amour des pauvres devait passer avant tout, il ordonna encore en son testament que sa table d'or et sa grande table d'argent sur laquelle le monde était représenté en trois cercles, fussent partagées entre eux et ses héritiers : que sa bibliothèque même fût vendue afin de les assister dans leurs besoins... Charlemagne, bâtisseur chrétien de l'Occident : un de ces héros civilisateurs que les peuples canonisent d'eux-mêmes. Ils voient que de ces têtes-là des rayons sont sortis qui ont éclairé le siècle, et ils leur mettent l'auréole des saints. #### Les martyrs du Tonkin Mgr Dufresne est le premier, en 1815. Seize ans plus tard, le P. Gagelin est étranglé, cérémonieusement, dans un faubourg de Hué. Il y aura le P. Jaccard, étranglé à Gian-Hieu, le P. Schœffler, décapité à Son-Tay, le P. Néron. D'autres, d'autres... En 1835, ç'avait été le P. Marchand. Il subit d'abord trois interrogatoires, tandis qu'on lui tenaillait jambes et cuisses de tenailles rougies au blanc : « Pourquoi dans la religion chrétienne arrache-t-on les yeux aux moribonds ? » Ou : « Ne se commet-il pas des abominations dans vos festins ?... » Le mandarin fit signe ensuite à son domes­tique : « Demandez à M. L'Européen ce qu'il désire man­ger ? -- Merci, murmura le Père, je ne mangerai plus rien. » Alors, -- il restait plongé dans un profond recueillement, -- on le bâillonna, d'un caillou dans la bouche et d'un frein de bambou. On le porta au pas de course au champ d'exécution. Deux bourreaux s'approchèrent et deux scri­bes, l'un pour compter les plaies, l'autre pour les inscrire. 238:234 Au signal donné, les bourreaux déchirèrent la peau des sourcils, la rabattirent sur les yeux, saisirent de leurs te­nailles les chairs de la poitrine, en coupèrent deux morceaux et les jetèrent à terre ; ils passèrent derrière le martyr, enlevèrent deux autres morceaux de chair... Le Père s'agite, lève les yeux au ciel, et quand les bourreaux lui arrachent le gras des jambes, laissant retomber la tête sur la poitrine, il soupire faiblement et meurt. ... Un peu plus de deux ans après, un matin de prin­temps, une femme de Saint-Loup, en Poitou, était dans sa vigne. Elle entendait son voisin, le petit Vénard, le fils du maître d'école, lire tout haut dans la sienne les *Annales de la Propagation de la Foi.* C'était ce martyre du P. Mar­chand, relaté par un autre missionnaire, le P. Retord. « Quels sont les hommes hardis qui viendront maintenant pour les remplacer ?... Les fils de lumière seraient-ils moins braves que les enfants des ténèbres ? » A ce moment, le petit s'arrêta de lire ; puis tout à coup il cria : « Et moi aussi, je veux aller au Tonkin ! Et moi aussi, je veux être martyr ! » Saint-Loup, c'est la Gâtine, un pays de douceur bocagère, relevé de quelques accidents à la sauvage. A quelques pas de la maison des Vénard se voit celle d'où sont sortis les Arouet. A côté du bienheureux Vénard, Voltaire, comme sur ces collines, à côté de la primevère l'ajonc. Mme Vénard était très pieuse, limpide et frêle. Elle est morte, le petit n'avait pas quatorze ans ; mais elle l'avait formé. Du petit séminaire de Montmorillon au grand de Poitiers, il a suivi la voie en toute allégresse de cœur. « Cet enfant, dira un de ses supérieurs, semblait né avec un bouton de rose sur les lèvres, et un oiseau pour chanter à ses oreilles. » Dans l'effervescence de 1848, il se sent tout jeté de l'avant. « Jusqu'à présent, moi, je n'ai pas vécu, mais je vais commencer à vivre... J'ai hâte de m'élancer au milieu de la société, j'ai hâte d'aller servir mes frères. » Et quand il devient diacre, il écrit : « J'ai fait le grand pas sans trembler. Quand je me relevai, j'étais libre, libre comme le petit oiseau s'échappant de dessous le filet de l'oiseleur. » Il veut être missionnaire. Après l'ordination, rue du Bac, au séminaire des Missions, il se fait daguerréotyper, moyennant six francs, envoie la petite boîte aux siens, -- il sait qu'il ne les reverra jamais, -- et part pour la Chine. Navigation, escales, loto, cigares, lettres, études, prières. Il désirerait laisser pousser sa barbe, mais il n'en a pas. 239:234 Hong-Kong, après six mois de voyage... Enfin on lui donne « le diamant du Tonkin » : la mission la plus riche en martyrs, et la plus prospère : 180 000 baptisés, 80 prêtres indigènes, 300 séminaristes. L'évêque est Mgr Retord... Il a pris le turban noir et sous la longue tunique noire, la tunique de soie blanche. Il est entré en fraude, caché dans une jonque. A Vinh-Tri, Mgr Retord va donner les ordres à 26 Tonkinois : il le fera en pompe, au milieu des soldats paradant et au son de la musique annamite. Seu­lement, cet évêque que les chrétientés reçoivent avec des fanfares et des torches, -- « Voilà le roi de la religion qui passe ! » -- est souvent obligé de fuir. La loi de mort portée contre les chrétiens, qui adorent Zato, fils d'un chien, reste en sommeil. Au sang des mission­naires, les mandarins préfèrent les barres d'argent. Mais arrivent des dénonciations publiques. Alors, pour ceux qui refusent d'apostasier, le pal, les muscles un à un arrachés... Le P. Vénard s'émerveille devant ces chrétientés, vieilles de deux siècles, aussi ferventes que celle du Bocage poitevin. Comme on l'accueille dans les paillotes ! Les anciens viennent le féliciter de si bien prêcher en leur langue, mais les Annamites sont d'une telle courtoisie... Cependant la persécution a commencé tout de bon. Et le P. Vénard, affaibli par la typhoïde, les fièvres, la peste, est atteint par la tuberculose. « Vive la joie quand même ! » On le soigne en brûlant sur des points déterminés de son corps des boulettes d'herbe amère. Il se tire de tout, du mal et du remède... Un jour, le séminaire est jeté bas, le supérieur décapité, les anciens du village étranglés, Mgr Retord doit fuir vers la montagne, -- il mourra dans la jungle sur un lit de paille, -- le P. Vénard vers la Source Jaune, près d'Hanoi. Pendant deux ans il lui faudra errer, ou se terrer dans un couvent de sœurs tonkinoises, -- elles soignent les malades, instruisent les filles, cultivent les rizières, aussi, -- et il échappera de justesse aux perqui­sitions. Il demandera à ses supérieurs la permission de se livrer, martyr volontaire. Elle lui sera refusée. A trois, ils vivent trois semaines dans une cache d'où trois tubes de bambou vont chercher l'air aux abords d'une mare. « Et ne croyez pas que nous soyons tristes, au moins. Je n'ose le dire, mais peut-être eussiez-vous été mal édifiés de notre gaîté... » La petite sœur Thérèse aura pour lui une spéciale vénération. « C'est une âme qui me plaît. Il y a de jeunes saints qu'on nous montre comme étant sérieux, même pen­dant les récréations, mais lui, il était gai, toujours. » 240:234 Finalement, après avoir passé de refuge en refuge, il est trahi. Le chef du canton le laisserait échapper, -- il n'y faudrait que cent barres d'argent. Lui semble ne pas en­tendre. A la sous-préfecture, les visiteurs viennent admirer ce diable étranger qui, de ses baguettes, mange si bien le riz. « Qu'il est joli, cet Européen... Serein et joyeux comme quelqu'un qui va à la fête... Il n'est venu en Annam que pour faire du bien et cependant ils le mettent à mort. » A Hanoi, le mandarin lui fait offrir une tasse de thé, et lui épargne la station à genoux. Paraît le vice-roi. « Ah ça, chef de la religion chrétienne, vous avez une physionomie distinguée. Vous saviez bien que les lois annamites... » Etc. Et il engage le jeune Père à fouler le crucifix. « Mais si la mort a tant de charmes à vos yeux, pourquoi vous ca­chiez-vous ? -- Grand mandarin, la religion défend de trop présumer de ses forces et de se livrer soi-même. Mais le ciel ayant permis que je sois arrêté, j'ai confiance qu'il me donnera assez de courage pour souffrir tous les supplices et être ferme jusqu'au dernier soupir. » Le Père attendra deux mois en sa cage la confirmation de la sentence de mort. Le soir, les gardes le laissent sortir dans les jardins. Le vice-roi lui fait porter les reliefs de sa table. Puis, c'est aux chrétiens d'Hanoi à le nourrir, -- ils peuvent ainsi lui remettre l'hostie dans une custode sous des feuilles de bétel. Et un Annamite, le Père Thinh, sous couleur de s'entretenir avec le lettré européen, entend dans des allées et venues sa confession dernière. Il écrit encore aux siens. « Il est près de minuit. Autour de ma cage de bois, ce sont des lances et de longs sabres. Dans un coin de la salle un groupe de soldats joue aux cartes, un autre joue aux dés. De temps en temps, les sentinelles frappent sur le tam-tam et le tambour les veilles de la nuit... » Le 2 février 1861, de grand matin, avec un touchant embarras, les gardes viennent lui présenter un plateau garni de vin, de venaisons, de gâteaux. « Mangez, seigneur, man­gez à satiété, buvez à vous enivrer. » Le Père mange quel­ques pâtisseries, boit quelque peu de vin, bénit le reste, le distribue. 241:234 Au milieu de la matinée le cortège s'est mis en marche : le commandant, des soldats, au haut d'un bambou la ta­blette de la sentence, entre quatre gardes sabres nus le condamné dans ses vêtements neufs de soie blanche, les cymbaliers, les tambours, les deux mandarins sur leurs éléphants de guerre... Tant qu'il a eu du souffle, le Père a chanté le *Magnificat.* Au bord du Fleuve Rouge, des amis chrétiens étendent devant le poteau deux pièces de toile peinte. Le bourreau, un bossu difforme, s'approche. « Maître, combien me donnerez-vous si je vous exécute habilement, sans vous faire souffrir ? Je ne vous donnerai rien, absolument rien... Plus ça durera, mieux ça vaudra. » L'autre, furieux, lui dit qu'il doit avoir les membres coupés, le tronc fendu en quatre. « Remettez-moi vos vêtements, avant que le sang les tache : ils sont pour moi, d'après les règles. » Le martyr, souriant, les remet, ne garde que ses braies, qui glissent, et un soldat chrétien se précipite, les noue autour de son torse. Le Père jette les yeux sur lui, le bénit en silence. Les gardes l'ont fait s'agenouiller, lui ont ramené les bras derrière le dos, les ont liés au poteau. Le mandarin sur son éléphant, crie de son porte-voix qu'au troisième choc de cymbales les ordres devront être accomplis. Maladresse ou rancune, le sabre s'abat sur la joue du martyr. La tête ne tombe qu'au cinquième coup. Les chrétiens devant la tête sanglante, suspendue au haut d'un bambou, entonnent, eux aussi, maintenant, le *Magnificat.* Les témoins ont assuré que cette tête, alors, comme pour les remercier, bougea et s'anima... L'Église du Tonkin compte aujourd'hui près de deux millions de chrétiens et quinze cents prêtres indigènes ([^174]). Henri Pourrat. 242:234 ## Informations et commentaires ### HISTOIRE VRAIE *dans l'Espagne d'après Franco* Le héros de cette stupéfiante histoire s'appelle José Miguel Vazquez Salazar. Citoyen des États-Unis du Mexique, il se fixe à Barcelone en 1974, à l'âge de vingt-huit ans, pour, y travailler ; comme professeur d'anglais et de français. L'Espagne du géné­ral Franco porte chance à ce jeune immigré, qui devient deux ans plus tard directeur de sa propre école : « Intercept » (*International Center of Programmed Training*). A la fin de l'été 1977, Miguel Vazquez réalise dans cette petite entreprise de formation professionnelle accélérée à l'étude des langues un bénéfice mensuel de 120.000 pesetas, soit environ 15.000 F. Situation relativement prospère, pour un travailleur immigrant. Il songe alors à étendre ses programmes, et commence à recru­ter du personnel enseignant. -- Entre-temps, comme on sait, l'Espagne a changé de régime, épuré sa police et proclamé les « droits de l'Homme » nouvelle religion d'État. C'est au mois d'octobre 1977 que le monde va basculer, pour Miguel Vazquez, dans un authentique cauchemar politico-policier dont il se relève aujourd'hui ahuri... et complètement ruiné. Un soir, il reçoit la visite d'un inspecteur en civil de la Préfecture de Barcelone, qui demandait à voir les locaux du centre d'enseignement. Miguel Vazquez n'a aucune raison de se méfier, sa situation professionnelle et civile est en règle depuis 1974, date de son entrée au pays. L'homme insiste tout de même pour vérifier son passeport et sa carte de résident. Il finit par exhiber une carte de police, dont Vazquez prudemment note le numéro : 3.818. « *-- Ces documents ne sont plus en règle, conclut l'inspecteur. Ce n'est pas bien grave, mais il va falloir que nous nous présentions ensemble au Service des Étrangers de la Préfecture pour arranger tout cela. En attendant, nous gardons vos papiers.* » 243:234 Le samedi 1^er^ octobre 1977, Miguel Vazquez est conduit à la Préfecture de Barcelone, comme un voleur, entre deux policiers. « -- *C'est affaire d'une heure,* lui ont-ils assuré. *Simple régula­risation. Ne vous inquiétez pas. *» Et on l'enferme dans une cellule sans autre explication... Sur cette arrestation plus qu'ar­bitraire, sauvage, presque saugrenue, le cauchemar de notre ami vient de commencer. J'anticipe un instant sur sa conclusion pour vous dire que Miguel Vazquez ne reverra rien, jamais, de tout ce qui lui permettait de vivre en Espagne : les locaux et les économies d' « Intercept » (plusieurs millions de pese­tas), son appartement personnel, ses propres biens, ses papiers. La police du roi-démocrate avait bel et bien arrêté, empri­sonné et spolié sans mandat ni raison un (modeste) entrepre­neur étranger. En attendant de l'expulser d'Espagne, vous allez voir comment. \*\*\* A la *Carcel modelo,* la « prison modèle » de Barcelone, où il allait séjourner plus de trois mois sans le moindre commen­cement d'instruction, Miguel Vazquez demande à voir un de ses assistants pour lui remettre les clés de l'école et lui confier le soin d'assurer l'intérim. L'autorisation de visite est refusée par le directeur de la prison, tout-puissant contre ce détenu clan­destin inconnu du procureur et des juges d'instruction. Il exige alors l'assistance d'un avocat. C'est une curieuse avocate, M^e^ Carmen Cano Vidal, qui finit par se présenter : elle lui réclame le versement d'une forte provision, et lui conseille aimablement de se laisser expulser d'Espagne, le jour venu, pour ne pas aggraver son cas... Miguel Vazquez, qui ne comprend toujours rien aux motifs de sa détention, tempête en tous sens sans aucun résultat. L'avocate fait l'impossible pour le convaincre de la noirceur du dossier ; contre toute vraisemblance, puisque précisément Vazquez n'a pas de dossier. Un jour, néanmoins, M^e^ Cano Vidal a une proposition charitable pour le prisonnier : « -- *Mon pauvre Miguel,* lui dit-elle, *vous ne disposez ici d'aucun effet personnel* ([^175])*. Voulez-vous que j'aille chercher chez vous quel­ques objets de toilette, et des vêtements de rechange ? *» Il fait froid, en octobre, à la *Carcel modelo* de Barcelone, et Vazquez qui n'a pas de famille accepte finalement de confier ses clés à l'étrange avocate d'occasion. Se méfier d'une proposition aussi naturelle, c'était imaginer l'impossible, dans un pays chré­tien, à deux années seulement du décès de Franco. La suite va nous prouver que non. 244:234 Quelques jours après l'offre charitable de M. Cano Vidal, l'appartement de Miguel Vazquez est dévalisé à la lettre de tout son contenu. La concierge n'a pu que laisser le passage à ces cambrioleurs distingués, inspecteurs de police, avocate au bar­reau de Barcelone, qui se présentaient avec un mot de recom­mandation de la victime, et le trousseau des clés ! Quand Vazquez veut revoir l'insolente Carmen au parloir des avocats, pour lui demander des explications, celle-ci fait savoir au prisonnier qu'elle s'est déchargée de son affaire. Vazquez, hors de lui, force l'entrée du parloir ; il réclame à sa voleuse, c'est bien le moins, les clés de l'appartement. Alors, l'avocate : «* -- Je ne vous rendrai rien du tout parce que vous allez être expulsé du pays... D'ailleurs, comme étranger, vous n'avez droit de formuler ici aucune réclamation. *» Nous touchons au point le plus troublant de cette ténébreuse affaire. Comment l'avocate espagnole *sait-elle* en octobre 1977 que Miguel Vazquez va être expulsé d'Espagne sans arrêté ni jugement ? Pourquoi est-elle si sûre de l'impunité, lorsqu'elle organise cyniquement la sai­sie frauduleuse de ses biens ? Dans quel but la police partici­pe-t-elle à ces méfaits ? M^e^ Carmen Cano Vidal est connue en Espagne comme mili­tante du mouvement gauchiste catalan *Esquerra democratica,* allié depuis l'avènement de Juan Carlos au puissant P.S.O.E. ([^176]) ; elle est aussi la fille d'un haut magistrat du Parquet de Bar­celone, Pablo Cano Gilbert, qui occupe une position importante à la Chambre de Commerce de cette même Cité. Il faut croire qu'elle connaît sa force, et les procédés applicables aujourd'hui en Espagne aux travailleurs immigrés. \*\*\* Troisième acte, janvier 1978. Miguel Vazquez est conduit à la frontière franco-espagnole du Roussillon dans un camion de la Guardia Civil en compagnie d'une vingtaine d'autres prison­niers. Il s'agit d'une expulsion et d'une intrusion également clandestines de ressortissants étrangers, puisque la police fron­talière ne vise aucun passeport. Et pour cause : personne, dans ce lot, n'avait d'identité à faire valoir devant les administra­tions. Une cargaison d'hommes humiliés et démunis de tout est jetée en France par la police espagnole, en violation des règle­ments et conventions internationales qu'appliquent entre eux les pays civilisés. 245:234 Miguel Vazquez vit aujourd'hui en France avec un beau pas­seport mexicain tout neuf qui laisse intact le mystère de son entrée dans notre pays. Le consulat du Mexique à Paris, repré­sentant d'un régime socialiste ami des socialistes espagnols, ne veut rien savoir de l'incroyable aventure dont il est sorti ; et Vazquez n'a aucun moyen légal de l'obliger à s'émouvoir de son cas. Quant à la police française, elle veut bien fermer les yeux sur ce passeport trop neuf et sans visas, pour peu que Miguel Vazquez repasse dans les deux sens une frontière quel­conque tous les trois mois : telle est la durée du permis de séjour « touristique » actuellement accordé à ce malheureux. Je résume ici à grands traits un dossier de plusieurs cen­taines de pages, pour ne pas diluer l'essentiel de cet énorme scandale dans la foule des petits détails tout aussi scandaleux. Mais ceux-ci ne manquent pas. Miguel Vazquez a eu le courage de retourner deux fois en Espagne depuis le mois de janvier 1978 : clandestinement bien sûr, puisque officiellement il n'en était pas sorti, et que sa carte de travailleur résident lui avait été confisquée. Il entendait porter plainte au Palais de Justice de Barcelone contre l'inspecteur « 3.818 » et M^e^ Carmen Cano Vidal, dans l'espoir de récupérer ses biens, son école, son argent. On lui a fait comprendre aussitôt que l'inspecteur et l'avocate étaient également intouchables, et qu'il ferait mieux de se retirer en France sur la pointe des pieds : de toutes façons, a précisé le juge, il ne saurait être question d'enregistrer la plainte d'un Mexicain qui ne peut plus justifier à Barcelone de son droit de Cité ! Miguel Vazquez s'est présenté alors chez des avocats, qui l'ont tous éconduit : plaider contre M^e^ Carmen Cano Vidal, à Barcelone, cela revient aujourd'hui à perdre sa place. Notre ami est allé jusqu'à se rendre lui-même à la Pré­fecture de Police pour *exiger,* cette fois-ci, une véritable arres­tation. Peine perdue. Il n'obtint que des menaces (des menaces de mort, elles figureront aussi au dossier), s'il s'obstinait à séjourner en Espagne sans papiers. -- Kafka lui-même n'eût rien imaginé de pire, si son glacial génie l'avait porté au roman policier. Désespérant des administrations civiles et de la Justice espagnole, Miguel Vazquez a sillonné l'Europe pour alerter les organismes internationaux : l'*Organisation des Nations Unies,* la *Ligue des Droits de l'Homme,* la *Commission Internationale des Juristes,* la *Commission Justice et Paix* du Vatican, *Caritas International* et bien sûr l'impartial *Amnesty,* qui auraient dû bondir sur un pareil dossier ([^177]). 246:234 Aucune intervention n'est envisagée, ni envisageable, de ce côté-là ; il paraît que l'Espa­gne de Juan Carlos n'a pas signé (à Genève ou ailleurs) les conventions internationales sur les « droits de l'Homme » qui pourraient fonder cette intervention... Vazquez de même a sou­mis tout le dossier aux media ; sans plus de succès : son affaire manquerait d'intérêt, d' « impact », sur le plan des dessous politiques. Moi, je ne trouve pas. En fait, le régime de Juan Carlos est intouchable pour les puissances qui fabriquent l'opinion. Si Miguel Vazquez avait rapporté de l'Argentine ou du Chili un dossier aussi explosif que celui-là, si même il l'avait rapporté, voici quatre ans, de l'Espagne du général Franco, les trompettes d'*Amnesty* etc. se seraient mises aux ordres, avec toute la presse, pour voler au secours de ce malheureux et exiger qu'on lui fasse justice au plus tôt. On aurait trouvé son affaire bien assez scandaleuse, troublante (et... « symptomatique ») pour organiser autour d'elle toutes les mobilisations. Mais chacun sait que Miguel Vazquez n'aurait pas été expulsé d'Espagne, voici quatre ans, dans des conditions comme celles-là. J'en prends à témoin les millions de Français qui ont connu là-bas la paix de l'ordre, sous le régime du général Franco. La police du général Franco luttait durement contre le ter­rorisme. Crime inexpiable. Elle était répressive pour les assas­sins, même communistes, et les malfaiteurs de tout acabit. Mais elle ne jetait pas les gens en prison sans jugement ; elle ne se mettait pas aux ordres des avocates et militants gauchistes de Barcelone pour dévaliser votre compte en banque et cambrioler votre appartement ; elle ne vous lâchait pas de nuit sur la frontière française après trois mois et demi de détention clandestine sans mandat ni jugement. Tous les Espagnols (non communistes) le reconnaissent au­jourd'hui, parfois avec humour : -- *Contra Franco se vivia mejor.* Mais oui, c'est passé en proverbe : « Contre Franco, nous vivions mieux. » \*\*\* Qui orchestre en Espagne cette conspiration crapuleuse des gens de police et de loi contre de paisibles résidents étrangers ? 247:234 Qui en tire le plus grand profit, des organisations de la gauche militante ou des administrations, puisque les deux s'y salis­sent également les mains ? Nous ne saurions le dire aujourd'hui. Mais si vous partez en Espagne cette année, pour les vacances, n'abandonnez pas votre passeport entre les mains du premier policier venu. Hugues Kéraly. Miguel Vazquez a entrepris de fonder à Paris une association des résidents étrangers spoliés par le nouveau régime espagnol. Adresser la correspondance aux bons soins de la revue ITINÉRAIRES, qui transmettra. ### S'il y a encore parmi nous de vrais maîtres en théologie... Pour arriver en théologie à « répéter » correctement, il faut déjà beaucoup de « réflexion ». Un tract niçois se propose de lancer auprès du public le dernier en date (12 avril 1979) des insulteurs de Mgr Lefebvre. Comme cette opération se recommande de la piété filiale, nous osons encore espérer, au nom de cette piété précisément, qu'au­cun prêtre ordonné par Mgr Lefebvre ne continuera d'y prêter les mains après la vilenie du 12 avril. ([^178]) \*\*\* Dans ce tract nous avons lu, non pour la première fois, la proclamation, teintée d'une affectation d'ironie plus lourde qu'elle ne voudrait le paraître, que « *la théologie consiste, au moins parfois, à réfléchir, et pas seulement à répéter *». Cette formule, mise à part sa prétention, pourrait en un sens être acceptable, si elle n'avait pas la portée explicite et fan­faronne de se distinguer ainsi des « travaux de bonne vulgari­sation » et du « rappel de points de doctrine définis par le magistère ». 248:234 Ce contexte le montre donc : l'auteur croit que *répéter* se fait *sans réfléchir ;* et que *réfléchir* consiste à *ne pas répéter.* Avec un tel préjugé en théologie, ou plutôt avec une ambition aussi saugrenue, il ira loin. Il est d'ailleurs allé fort loin déjà. Quand saint Thomas composa sa *Somme de théologie,* qui n'est pas son ouvrage unique mais qui est généralement tenu pour son ouvrage principal et son principal chef-d'œuvre, il ne se proposait rien d'autre que de *répéter* la théologie de l'Église, en la mettant *à la portée des débutants.* Il se trouve que ce genre de « bonne vulgarisation » et de « rappel de points de doctrine définis » est celui qui demande le plus de *réflexion ;* le plus de maîtrise ; et qui conduit le maître en théologie dans la voie des chefs-d'œuvre aussi sûrement que les fanfaronnades le conduisent dans la voie des divagations. S'il y a encore parmi nous de vrais maîtres en théologie, daigne Dieu leur faire la grâce de les maintenir dans l'humilité intellectuelle ; dans la charité intellectuelle ; par quoi ils pourront prendre en considération ceci : le peuple chrétien a plus que jamais besoin d'être *enseigné* par d'intelligents « rappels de points de doctrine » et « travaux de bonne vul­garisation ». Ce sont ces travaux-là qui demandent le plus de compétence, de discernement, d'intelligence dans la foi. Et s'il se trouve que l'un de ces travaux d'enseignement devienne par surcroît, comme la *Somme de théologie,* un chef-d'œuvre, nous nous en réjouirons. Mais en théologie, c'est seulement en « répétant » beaucoup que l'on peut d'aventure, par labeur et par grâce, faire pro­gresser la « réflexion ». J. M. ### En marge des déclarations officielles la quête de Mgr l'archevêque finance l'avortement Ça se passe aux États-Unis, dans le diocèse de Chicago -- mais qui dira ce qui se passe en France si nous n'y prêtons pas suffisamment attention ? 249:234 Le cardinal John Cody, archevêque de Chicago, organise chaque année dans les paroisses de son diocèse une grande campagne de soutien en faveur de la *Croisade Métropolitaine de la Miséricorde.* Cette œuvre charitable brasse à l'américaine des millions de dollars, pour soulager dans toutes les directions possibles la misère des derniers pauvres de l'État. L'archevêque d'ailleurs y trouve largement son compte, puisque la part du diocèse sur les « dons de la croisade » était de 3.700.000 de dollars pour le dernier exercice, soit 1.613.200.000 centimes, plus de seize millions de nos francs ([^179]). Heureux apôtres de Chicago. L'ennui, pour le troupeau, c'est que cette *Croisade Métropolitaine de la Miséricorde* con­sacre aussi une part importante de son budget à soulager les petites « misères morales » de l'Américain, au premier rang desquelles figure la « paternité irresponsable » des « grossesses non désirées », selon le langage qui a fait tant de mal dans le monde entier... Oui : le *Planning Familial* américain, pour­voyeur numéro un des cliniques d'avortement, bénéficie chaque année des fonds recueillis par la *Croisade Métropolitaine etc.* dans l'État de Chicago, avec le soutien actif (et combien inté­ressé) du cardinal-archevêque John Cody ! Il y eut un prêtre catholique, l'abbé Charles Fiore, pour s'élever publiquement contre l'odieux marché épiscopal qui sacrifie à quelques millions de dollars annuels la vie des saints innocents : « *Lorsque nous comparaîtrons devant le Juge suprême, lance-t-il sur les ondes à ce terrifiant prélat, Il ne demandera pas à voir la courbe de nos recettes et de notre équi­libre budgétaire. Il nous demandera ce que nous avons fait. Quel profit tirera l'archevêque de 3,7 millions de dollars, s'il vient à perdre son âme ? *» ([^180]) La réponse de l'archevêque de Chicago ne s'est pas fait attendre. Dans une lettre pastorale du mois de septembre der­nier, il demande à chacune des paroisses de son diocèse « d'annoncer à toutes les messes du samedi et du dimanche la campagne annuelle de la *Croisade Métropolitaine de la Misé­ricorde *»*,* et « d'encourager les fidèles à soutenir cet organisme de leurs dons, comme ils l'ont toujours fait ». -- A ce prix, et quel prix, le gros budget de l'archevêque était sauf ; celui des abattoirs d'enfants aussi. Les catholiques américains ne sont pas regardants. Faites bien attention, pour ce qui vous concerne, à quel Hérode conciliaire et mitré vous risquez de donner vos sous. 250:234 Patrick Buchanan précise, dans l'article qui m'est tombé sous les yeux aux États-Unis : « Ne trouvant aucun allié parmi les autorités de l'Église catholique, les amis du mouvement *Droit à la Vie* se sont mis en rapport avec le clergé protestant, où ils rencontrent un succès considérable. Dans la plupart des villes, on commence à monter des opérations de boycott contre les campagnes d'organismes charitables qui collaborent directement ou indirectement à la pratique de l'avortement. » Voilà bien le seul œcuménisme véritablement chrétien : qui défend la loi naturelle, sur tous les continents. En France, notre meilleur allié dans la campagne pratique contre la loi sur l'avortement, ce n'est point le cardinal Marty, mais Pierre Chaunu. Historien, laïc, et protestant. Hugues Kéraly. ### La Faculté protestante d'Aix contre la loi Veil « Ayant pris connaissance des « vœux » adoptés par l'Assemblée générale de la Fé­dération protestante de France réunie à la Grande-Motte du 16 au 18 mars 1979, « Les professeurs soussignés de la Faculté Libre de Théo­logie réformée d'Aix en Pro­vence tiennent à faire connaî­tre leur net désaccord avec le vœu adopté sur l'avorte­ment et la révision de la loi Veil du 17 janvier 1975. « A la lumière et sous la norme de l'Écriture Sainte-Parole de Dieu, « il ne suffit pas d'affirmer que les enfants « sont une bé­nédiction par laquelle Dieu veut enrichir les familles aux­quelles il les confie » ; « il faut préciser aussi que l'enfant à naître est déjà don de Dieu et créature à son image ; de la conception à la naissance, l'enfant est l'objet de la providence particulière de Dieu qui le prépare à son existence post-natale ; l'enfant à naître est déjà un être hu­main qui doit être considéré comme tel dans toutes, déci­sions et actions touchant à son existence ; « l'avortement est un meur­tre ; pour le bien de la cité, de la famille et de tout hom­me et de toute femme, l'Église a le devoir de le rappeler, non pas pour « faire peser sur la société des critères qui ne sont pas les siens » mais pour éclairer la société lorsque ses critères font fi du bien et du mal et de la loi de Dieu dont l'œuvre est inscrite dans les cœurs des païens eux-mêmes ; 251:234 « nous tenons à souligner la contradiction entre le vœu adopté par l'Assemblée sur l'avortement et le vœu adopté par la même Assemblée sur la peine de mort ; la « décision irréversible » invoquée et condamnée quand il s'agit de criminels n'est plus invo­quée et condamnée quand il s'agit de centaines de milliers de vies innocentes ; « seule une réflexion, dans la soumission à la Parole de Dieu, sur le caractère sacré de toute vie humaine permet­trait de ne pas laisser les fi­dèles des Églises protestantes dans une contradiction et une confusion aussi lamentables. » Ont signé : Pierre Berthoud, Eugène Boyer, Gerald Boyer, Jean Brun (pro­fesseur associé), Pierre Chaunu (pro­fesseur associé), Pierre Courthial, Jean-Marc Daumas (assistant), William Edgar (chargé de cours), Peter Jones, Paul Wells. ### Un phénomène insolite à Saint-Nicolas du Chardonnet « Les réflexions de Jacques Bonhomme » : par sa manière et par son contenu, nous avions été découragé de lire ce « feuillet » dès son premier numéro. Aussi n'avons-nous appris les « insanités » de son numéro 4 que par la protestation parue dans *Aspects de la France :* Un feuillet intitulé « Les réflexions de Jac­ques Bonhomme » et vendu à Saint-Nicolas du Chardonnet dénonce Charles Maurras comme « un athée qui ne pouvait donc, par là-même, comprendre la France » (!) et stigmatise la « pauvreté intellectuelle » de ses disciples... Dans l'intérêt même du combat que mène Mgr Ducaud-Bourget, celui-ci ne devrait pas lais­ser circuler de telles insanités dans l'église dont il assure le culte depuis deux ans pour le réconfort spirituel de tant de fidèles. Il est véritablement déplorable qu'une agression aussi sotte, aussi méchante, aussi injurieuse ait été possible, à Saint-Nico­las du Chardonnet, précisément contre une partie des fidèles de Saint-Nicolas. 252:234 Les rédacteurs, les lecteurs d'*Aspects de la France,* les disciples de Charles Maurras devraient pouvoir assister aux offices de Saint-Nicolas sans y être insultés par une feuille distribuée à l'intérieur de l'église. Nous nous associons pleinement à leur juste réclamation. Devant cette situation, sous cet affront, nous sommes de cœur et de fait avec eux, au milieu d'eux. \*\*\* Puisque le Bonhomme anonyme vient nous provoquer au chapitre de la « pauvreté intellectuelle », à ce critère-là mesu­rons donc sa prose. Il n'y a qu'à citer. On n'a que l'embarras du choix. On pour­rait piquer n'importe où au hasard. Mais son alinéa sur Maurras fera l'affaire : Maurras ? Un homme de bonne volonté qui a droit au plus profond respect. Mais un phi­losophe. Un athée qui ne pouvait donc, par là-même, comprendre la France. Il suffit pour s'en convaincre de constater la pauvreté intel­lectuelle de ceux qui le veulent leur prophète. Pour eux : « Avant Maurras, y avait rien et après lui y aura rien. » Je grossis un peu mais pas trop. Je crois pouvoir affirmer qu'avec ou sans Maurras la France est. Devant saint Rémi, devant saint Louis, devant Jehanne d'Arc, devant le Sacré-Cœur de Jésus, la Fran­ce est sans nul besoin d'aucun philosophe ; sans autre besoin que de désirer et vouloir porter les armes du Christ. Le reste n'est qu'aimable dissertation. L'échantillon qu'on vient de lire est parfait. Il donne une juste idée de la qualité habituelle du Savonarole anonyme qui a le privilège d'être vendu à l'intérieur de Saint-Nicolas. \*\*\* Rappelons au passage, à l'intention de ceux qui risqueraient d'être induits en erreur par de telles bêtises, que l'obscuran­tisme qui déclare n'avoir « nul besoin d'aucun philosophe » n'est absolument point catholique. L'Église n'a jamais demandé aux philosophes de renoncer à la philosophie, mais d'être de bons philosophes : de « porter les armes du Christ » jusque dans la philosophie. Cela s'appelle la philosophie chrétienne. 253:234 L'Église n'a jamais demandé aux chrétiens de renoncer à l'exercice de la raison naturelle. Et saint Louis honorait saint Thomas d'Aquin. Rappelons aussi que Maurras ne fut ni *philosophe,* ni *athée.* Il ne fut pas philosophe, n'ayant saisi ni énoncé aucune vérité en philosophie, comme il l'a indiqué lui-même avec insistance. (Et l'une des manières les plus sûres de ne pas comprendre son œuvre est d'entendre par extrapolation au niveau *philosophique* ses assertions qui sont de nature *politi­que.*) Il ne fut point athée. L'athéisme consiste à nier l'existence de Dieu et à combattre la foi. Non seulement Maurras ne com­battait ni ne niait les dogmes dans lesquels il avait été élevé et auxquels il est revenu à la fin de sa vie, mais encore son attitude militante à l'égard de la religion catholique fut telle que saint Pie X le déclara « un beau défenseur de la foi (*della fede*)*.* \*\*\* Quant à dire que Maurras « ne pouvait comprendre la France », c'est une opinion. Les opinions sont libres, -- aux risques et périls de ceux qui les professent. Celle-là ne peut que mettre à mal la réputation intellectuelle de son auteur. Mais justement. Nous, touchons ici au plus déplaisant de l'affaire. Car un grand nombre de fidèles de Saint-Nicolas s'imaginent que ce « Jacques Bonhomme » mystérieux est Mgr Ducaud-Bourget en personne. Et il y a en effet quelques fortes appa­rences (mais trompeuses) en faveur d'une telle identification. Non point des apparences littéraires : le style ni la pensée du Bonhomme anonyme ne ressemblent, même de loin, au style et à la pensée de Mgr Ducaud-Bourget. Mais un tel discerne­ment relève de la critique interne, discipline intellectuelle à laquelle beaucoup de fidèles n'ont pas été formés. Et les apparences extérieures favorisent le quiproquo. Le Bonhomme bénéficie d'une exception tout à fait singulière : un périodique -- et un périodique politique ! -- vendu à l'intérieur de l'église... Qui d'autre que Mgr Ducaud-Bourget, pensent les gens, pourrait jouir d'un privilège aussi insolite ? A Saint-Nicolas ! 254:234 A Saint-Nicolas dont le clergé et les fidèles ont été si sou­vent au premier rang de la lutte contre l'installation, à l'inté­rieur des églises, de tout *commerce* autre que celui des livrets et objets de piété directement utiles au culte : cierges, missels, recueils de chants, bulletins paroissiaux, catéchismes etc. Beaucoup de nos amis, à l'appel notamment de l'abbé Coache, se sont employés dans un passé récent à nettoyer les tables de presse qui dans les églises tardaient trop à se nettoyer elles-mêmes. Contrairement à ce que trop de fidèles s'imaginent, le Bon­homme anonyme, vendu par privilège à l'intérieur de Saint-Nicolas, n'est pas du tout une création littéraire due à la plu­me de Mgr Ducaud-Bourget. Mais il n'y a qu'une manière de supprimer radicalement cette déplaisante équivoque : c'est de prier le Bonhomme d'aller se faire vendre ailleurs. J. M. ### Alerte à la médaille miraculeuse Dans *Bonum certamen,* l'ex­cellent bulletin de l'abbé Mou­raux, toujours fourmillant d'informations intéressantes et de commentaires judicieux, nous lisons ceci (numéro de mars-avril 1979) : Le R.P. Matthieu, supérieur des Ca­pucins de Besançon et exorciste mon­dialement connu, m'a écrit le 22 fé­vrier : « Si la Sainte Vierge a pris soin de décrire les détails recto et verso de la Médaille Miraculeuse, nous avons le DEVOIR de respecter ses consignes ; sinon n'importe quelle médaille de la Vierge pourrait être dite "miracu­leuse". » Sur le même sujet à un autre correspondant, il a précisé sa pensée : « Si les détails étaient sans impor­tance, la Sainte Vierge ne les aurait pas donnés. Satan se rit dans les contrefaçons, même dans les détails. » Or beaucoup de « Médailles Mira­culeuses » qui sont vendues par les Religieuses de la rue du Bac ne sont pas CONFORMES A CE QUE DEMANDA LA SAINTE VIERGE. Les unes n'ont que DIX au lieu de DOUZE étoiles ; d'autres ont sous le « M » surmonté de la Croix DEUX BARRES PARALLÈLES. La Maison Balme, à Saurnur, qui fabrique les médailles depuis 1943, interrogée, a répondu par la plume de son direc­teur, M. Dubost, ignorer qui AVAIT APPORTÉ DES MODIFICATIONS AU MOULE DE FABRICATION ». Voilà qui méritait d'être por­té à la connaissance de nos lecteurs. Peut-être certains d'entre eux auront-ils des in­formations complémentaires à nous communiquer sur ce su­jet. (Le bulletin *Bonum certamen* est publié à l'adresse de l'abbé Mouraux, 69, rue du Maréchal Oudinot, 54000 Nancy.) J. M. 255:234 ### Sur la route de Chartres... Cette route de Chartres, qui a vu défiler tant de pèlerins, attire encore les jeunes : le pèlerinage organisé les 31 mars et 1^er^ avril par la Fédé­ration Catholique des Étu­diants de France ([^181]) en est un beau témoignage. Pendant un jour et demi, plu­sieurs centaines d'étudiants ([^182]) ont retrouvé le sens véritable du pèlerinage où tout est priè­re de la marche en commun au chant cent fois répété de l'*Ave.* A notre époque où l'orien­talisme séduit tant d'âmes, les sources de l'authentique spi­ritualité chrétienne restent toujours des lieux de rafraî­chissement. De Gazeran à Chartres, la route ne cesse d'être déroutante ; déroutante pour nos jambes citadines ha­bituées à une vie sédentaire -- déroutante pour nos âmes fa­tiguées par le matérialisme... Et pourtant, le pèlerinage reste la démarche par excellente de l'âme religieuse. « *Ho­mo viator *» dit saint Paul ; de fait, il est bon de méditer cette vérité au long des kilo­mètres, et déjà la cathédrale apparaît au détour d'un che­min de la Beauce : le *Salve Regina* s'élève alors entonné par tous les pèlerins. Mais la route est encore lon­gue jusqu'à la cathédrale de « Madame Marie », comme di­sait Jeanne d'Arc. Les sacs paraissent plus lourds : sur le chemin qui poudroie, les pas sont douloureux -- et les ampoules rougeoient. La mar­che se charge vraiment de son sens pénitentiel, et les cœurs purifiés reprennent avec ar­deur le rythme des prières. Les générations de chrétiens à qui nous emboîtons le pas et qui allaient, eux, bien plus loin que nous, soutiennent no­tre effort... Il est doux de pen­ser au Premier des pèlerins, à Celui qui a rendu un but à la vie sur les chemins des hommes. La cathédrale se rapproche, bientôt c'est la montée jus­qu'à l'édifice merveilleux. Tou­te la foule se retrouvera autour de l'Autel après une inoublia­ble procession au chant de l'*Ave* de Lourdes. La liturgie grégorienne apaise nos âmes et élève nos pensées. 256:234 C'est enfin vers la Vierge Marie que convergent toutes nos prières : Marie, Mère de l'Église ; tel était le centre de ce pèlerinage. Plus que jamais la *Virgo paritura* vénérée à Chartres a comblé nos cœurs. C'est elle qu'il nous faut prier avec ardeur car seule une femme pourra remettre de l'ordre dans cette maison dé­vastée qu'est l'Église. Jean-Pierre Brancourt. 257:234 ## AVIS PRATIQUES ### Annonces et rappels Vient de paraître ● Henri POURRAT : *les Saints de France.* Nous en donnons plus haut des extraits. Le volume : 65 F. ● *Primauté de la contemplation.* « Reprint » du numéro spécial d'ITINÉRAIRES qui était depuis : longtemps épuisé. *Pour ces deux volumes : allez, écrivez ou téléphonez chez DMM, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris ; téléphone :* (1) *651.30.94.* ● Dom GÉRARD : *L'Église face aux nations.* C'est le cours sur le droit public de l'Église que nous avions pré­cédemment annoncé. Il a effectivement paru et l'on peut le commander aux CAHIERS DU PRÉSENT, BP 64, 81102 Castres Cedex. Réflexions sur les Évangiles\ tirées de Bossuet Les Réflexions sur les Quatre Évangiles tirées de Bossuet sont le fruit d'un travail monumental effectué par Henri Wallon au siècle dernier. C'est son œuvre, aujourd'hui introuvable, que DMM réédite quasiment sans changement. 258:234 Ces Réflexions sont présentées en suivant les textes évan­géliques. C'est donc dans le cadre d'un commentaire que cet ouvrage rassemble des extraits des innombrables considérations de Bossuet sur le texte des Évangiles. Ces Réflexions sont prises dans toute l'œuvre de Bossuet. Les Élévations sur les Mystères et les Méditations sur l'Évangile en fournissent une bonne part mais elles proviennent d'autre part de travaux aussi divers que les Sermons, les Panégyriques, les Instructions pastorales, les Lettres spirituelles et les Con­férences, les Oraisons funèbres, les ouvrages de controverse et les ouvrages didactiques. Ces Réflexions sont rééditées en deux volumes (environ 700 pages au total). Le premier contient les Réflexions sur s. Mat­thieu et s. Marc. Le second rassemble les Réflexions sur s. Luc et s. Jean. Tome I -- Réflexions sur s. Matthieu et s. Marc -- 268 p. broché, 68 F (paru). Tome II -- Réflexions sur s. Luc et s. Jean -- à paraître. Même présentation, même format, même couverture que les volumes de la Vulgate. EN SOUSCRIPTION : depuis la sortie du tome 1, les deux volu­mes 160 F. Attention : il existe, comme pour le Nouveau Testament, une souscription de soutien. Les deux volumes 300 F. Les Quatre Évangiles\ avec les Réflexions de Bossuet *Un ensemble sans équivalent aujourd'hui *: -- quatre volumes donnent le texte de chacun des Évangiles dans la version de la Vulgate (texte latin avec traduction française en regard). -- deux volumes rassemblent les commentaires de Bossuet (voir ci-dessus n° 1). *Un outil incomparable* pour étudier les Évangiles : un texte absolument sûr et les commentaires d'un maître incontesté, 3^e^ plus grand sans doute des docteurs modernes. Offre valable jusqu'au 30 juin prochain : 259:234 Les six volumes (1.300 pages au total) au prix global de 320 francs. Le Nouveau Testament\ dans la version de la Vulgate Texte latin -- traduction française en regard. Neuf volumes. Chaque volume entre 88 et 232 pages dans un format très maniable (au total 1.412 pages). Pour la fondation\ d'un prieuré d'études L'abbé Olivier de BLIGNIÈRES et la « Société Saint-Thomas d'Aquin » sollicitent vos prières, votre soutien et vos dons pour établir à Chéméré-le-Roi, dans le Maine, un *prieuré d'étu­des et de formation doctrinale* placé sous le patronage du Docteur commun. Cette œuvre, créée pour combattre l'ignorance religieuse d'un trop grand nombre de catholiques fidèles par des moyens et dans un cadre appropriés, est entreprise avec l'accord de Dom GÉRARD, supérieur du Monastère Sainte-Madeleine de Bédoin, et l'approbation bienveillante de Mgr DUCAUD-BOURGET. Elle répond à une nécessité urgente, en ces temps de grand péril pour la foi : armer l'intelligence au service de Dieu, porter les connaissances religieuses de chacun au niveau (mini­mum) de ses qualifications universitaires ou professionnelles. Les âmes, troublées par le collapsus de l'Église enseignante et le sabordage universel de la foi, n'aspirent pas seulement aujourd'hui à la restauration du culte et des sacrements. Elles ont besoin de revenir aux principes éprouvés de la spiritualité et de la doctrine traditionnelles ; elles ont soif d'une pédagogie enseignante intégralement catholique, qui n'ait pas peur du siècle et ne cache pas son nom ; elles ont droit à la *miséricorde de la Vérité*. 260:234 Dans cette perspective, qui est celle de la prédication domi­nicaine, saint Thomas d'Aquin reste le *Docteur commun :* celui dont on ne s'écarte pas, disent les papes, « sans péril pour la foi ». C'est donc lui qui patronne dans la communion des saints le PRIEURÉ D'ÉTUDES ET DE FORMATION DOCTRINALE Ouvert à Chéméré-le-Roi par M. l'Abbé de BLIGNIÈRES et la « Société Saint-Thomas d'Aquin ». Chéméré-le-Roi est situé à 2 h 20 de Paris par l'autoroute de Chartres entre Angers, Rennes et Le Mans -- à moins de 150 km de toutes les grandes villes de l'Ouest. Un parc de six hectares entoure le Prieuré et ses dépendances, dans une campagne tranquille, en bordure d'un village protégé par la loi. Situation favorable à l'étude et au recueillement La maison principale comporte 750 m ^2^ immédiatement habitables. Elle est munie du chauffage central. Le PRIEURÉ D'ÉTUDES SAINT-THOMAS D'AQUIN répond à une triple finalité : -- fournir le cadre et les moyens matériels de l'*étude* à ceux qui veulent étudier, selon les exigences de leur état : un catho­lique n'a pas le droit de passer pour savant dans le monde s'il reste ignare dans sa foi ; -- organiser des *retraites* de formation théologique et spi­rituelle selon les pédagogies séculaires de l'Église, adaptées à la personnalité de chaque groupe ; -- aider au *ministère* des paroisses traditionnelles selon la finalité spécifique de l'œuvre, qui est l'approfondissement doc­trinal de la foi. C'est pour cette triple finalité que la « Société Saint-Thomas d'Aquin » a été constituée. Elle sollicite aujourd'hui votre concours pour l'acquisition du prieuré, du parc et de ses dépen­dances. -- La somme à réunir, hors frais, est de 700.000 F : bon placement dans la pierre du doctrinal et du « mental d'abord », au service de la résistance catholique à l'autodémo­lition. Cette œuvre entend répondre à un besoin, une soif chré­tienne d'apprendre exprimée par beaucoup. Elle ne fait concur­rence à aucune autre. Que Notre-Dame du Rosaire et saint Thomas d'Aquin vous inspirent de lui venir en aide généreu­sement. L'abbé Olivier de BLIGNIÈRES, né en 1949, a été ordonné prêtre en 1977 par Mgr Lefebvre sous l'obédience de Dom Gérard Calvet. Il se consacre tout entier à l'enseignement et à la prédication. Les lecteurs d'ITINÉRAIRES ont pu voir dans les « Documents » du numéro 225 de juillet-août 1978 deux sermons prononcés par lui à l'occasion de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. L'abbé de BLIGNIÈRES a assuré en outre, cette année-ci, un cours de spiritualité thomiste à la paroisse Saint-Nicolas du Chardonnet : 261:234 Les dons pour le PRIEURÉ D'ÉTUDES SAINT-THOMAS-D'AQUIN sont recueillis : l\. -- soit par M. l'abbé de Blignières, 30, rue des Écoles, 75005 Paris (C.C.P. 5.448.495 Marseille) ; 2\. -- soit par M. Jean-François Delenda, trésorier de la « Société Saint-Thomas d'Aquin », 21, bd Lannes, 75116 Paris (Crédit Lyonnais, Agence DS/562, compte n° 41.936 T). ============== fin du numéro 234. [^1]: **\*** -- N'est pas reproduite ici, ni les photos des deux pages suivantes. [^2]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéros de décembre 1965, février et mai 1967, mai 1978, et l'ouvrage collectif de Louis Salleron, Jean Madiran, Hugues Kéraly et Antoine Barrois paru en 1978 chez DOMINIQUE MARTIN MORIN : *Garabandal hier et aujourd'hui.* [^3]:  -- (2). La position officielle de l'évêché de Santander fait des apparitions de Garabandal l'invention *plus ou* moins innocente de quatre fillettes, orchestrée ensuite par l'argent des Améri­cains. (Voir ITINÉRAIRES, numéro 223 de mai 1978 : *Trois visages de Mgr del Val.*) [^4]:  -- (3). *Las apariciones no son un mito,* ouvrage traduit en français sous le titre : *La Vierge est-elle apparue à Garabandal, *:nouvelles Éditions Latines, Paris, 1966. [^5]:  -- (4). *Journal de Conchita,* Nouvelles Éditions Latines, Paris, *1967.* [^6]:  -- (5). Propos que nous rapportions sous cette forme, incor­recte, dans ITINÉRAIRES, numéro 223 de mai 1978 (page 21). La mise an point du Père Ramon Andreu, dans la réponse qu'il me fait ici, tendrait plutôt à l'aggraver. [^7]:  -- (6). Ici commence le « témoignage » proprement dit de mon interlocuteur, sur les expériences qu'il a vécues dans le village de Garabandal. (Récit partiellement confirmé, mais avec quel­ques variantes, par les notes en bas de page de l'édition fran­çaise du *Journal de Conchita,* op. cit.) [^8]:  -- (7). Précision importante dans le *Journal de Conchita*, op. cit., pages 50 et 51 : « Loli (s'adressant à l'apparition) : *Pour­quoi vous êtes-vous retirée ? -- *Puis, après une petite pause : *Ah ! c'est pour cela ? C'était pour qu'il croie ! *» La Vierge entrait dans le jeu du Père Andreu POUR QU'IL CROIE : elle ne dissimule rien de son intention pédagogique à l'enfant. [^9]:  -- (8). Le 18 octobre 1961, au petit carré d'arbres qu'on appelle « les Pinos » (les pins), situé au-dessus du village [^10]:  -- (9). *No cree en nada.* Le contexte autorise à comprendre, Deo gratias, qu'il ne s'agit ici que des apparitions. [^11]:  -- (10). Renseignements pris, par la suite, auprès des témoins de l'événement, le Père Andreu souffrait ce soir-là d'une grave fracture de la cheville, caractérisée par l'importance de l'en­flure et la « douleur exquise » (c'est-à-dire insupportable) au niveau de l'articulation. Le médecin qui l'avait vu samedi, et avait ordonné son transfert à Santander pour hospitalisation, n'a pu dimanche matin que constater la guérison : don Ramon lui présentait un pied parfaitement sain ; au point que le pre­mier réflexe du docteur fut de penser que le jésuite se moquait gentiment de lui, et d'exiger qu'il sorte de sous la couverture la cheville fracturée. [^12]:  -- (11). Sic : *mucho mas lo tiene que saber Dios.* [^13]:  -- (12). *Diario de Conchita de Garabandal,* édition pirate espa­gnole de New York Publishing Co., note 64, pages 61 et 62. [^14]:  -- (13). Voir *Notre-Dame de Garabandal et la pédagogie des apparitions* dans le numéro 223 de mai 1978. -- Nous com­menterons la prophétie sur les papes et la visite aux voyantes dans le prochain numéro, selon cette même optique de la pédagogie mariale qui reste ici notre unique sujet. [^15]:  -- (1). ITINÉRAIRES, n° 228, décembre 1978, p. 168. [^16]:  -- (2). Ch. Maurras : *Lettres de Prison* (Flammarion), p. 225. [^17]:  -- (1). Pierre CHAUNU : *Un futur sans avenir* (Calmann-Lévy). [^18]:  -- (1). Une des voix qui s'est élevée contre eux fut celle de notre archevêque Dom Geraldo Sigaud, accusé à l'époque par Marina Bandeira (assesseur gauchiste de l'épiscopat brésilien) d'être un malade mental. [^19]:  -- (2). Voir ITINÉRAIRES, numéro 222 d'avril 1978 : *Tour d'hori­zon ibéro-américain.* [^20]:  -- (3). Conférence épiscopale latino-américaine. [^21]:  -- (4). Mot à mot : les « Journées Internationales pour une Société au-dessus des Dominations ». [^22]:  -- (5). *Jornal do Brasil,* 11 août 1978. [^23]:  -- (6). Selon ce qu'on dit, après une altercation avec le cardinal Baggio, où Puebla peut-être a sa part de responsabilité. [^24]:  -- (7). Grosses manchettes dans nos journaux du 26 janvier 1979 : *Le Pape déclare fausse la théologie de la libération. La théologie de la libération est condamnée par le Pape !* [^25]:  -- (8). C'est moi qui souligne. (Le cardinal Landazurri est celui qui déclare avoir trouvé dans l'Évangile, *Jean, 12, 6,* les raisons de suspendre la construction de la cathédrale de Lima pour en distribuer l'argent aux pauvres.) [^26]:  -- (1). Cet article d'Henri Charlier a paru dans ITINÉRAIRES, numéro 85 de juillet-août 1964. La « publication trimestrielle de la congrégation bénédictine du Mont Olivet » le publie sans indiquer la source et de manière à laisser croire qu'il aurait été écrit spécialement pour elle. En bon français et en bonne morale professionnelle, cela s'appelle une malhonnêteté. -- La même publication trimestrielle donne une bibliographie des écrits du Père Emmanuel, en mentionnant des rééditions de 1913, de 1927, de 1929, mais pas plus. Les rééditions faites par DOMINIQUE MARTIN MORIN sont passées sous silence. Ces moines du Mont Olivet sont véritablement édifiants. (*Note de Jean Madi­ran.*) [^27]:  -- (1). Bainville affirme qu'après ses convulsions et ses erreurs, la France ne tarde jamais à renaître «* à l'ordre et à l'autorité dont elle a le goût naturel et l'instinct *». C'est l'avant-dernière phrase de son Histoire de France (une vraie rareté depuis que bannie du Livre de Poche). « *Si l'on n'avait cette confiance,* ajoute la dernière, *ce ne serait même pas la peine d'avoir des enfants. *» Pour étouffer cette confiance dans l'œuf, rien ne vaut en effet d'assassiner ces enfants in utero. [^28]:  -- (2). La réforme Haby dit : matière d'éveil. [^29]:  -- (3). Un admirable livre de Louis Dimier (1917). [^30]:  -- (4). Jacques Bainville, à propos de l'Affaire Dreyfus ; nous lui verrons plus loin quelques analogies avec celle du Temple. [^31]:  -- (5). *Le procès des Templiers* (Denoël éd.). [^32]:  -- (6). C'est la proposition de Bainville. [^33]:  -- (7). Albin Michel, éd. [^34]:  -- (8). Contre les conclusions scientifiques les plus récentes et les plus péremptoires, quelques ecclésiastiques s'obstinent en­core à ne voir là qu'une pieuse supercherie ; on sait pourquoi. [^35]:  -- (9). C'est le cas d'une palpitante chasse au trésor racontée par Gérard de Sède : *Les Templiers sont parmi nous* (René Jul­liard, éd.). [^36]:  -- (10). Pourquoi pas au contraire l'éventualité d'une manière de châtiment de la relique sanctionnant les turpitudes de l'Or­dre ou son indignité ? Suggérons autre chose : on sait que le Mandylion représente avant tout pour ses possesseurs -- sous forme de protection, puissance, abondance, etc. -- une source de bienfaits matériels. Les dévots de cette relique commettent la même erreur, s'enferrent dans le même diabolique malen­tendu que les contemporains du Christ n'acceptant de voir en Lui qu'un vengeur et rémunérateur exclusivement temporel. Or, si nous avons affaire à une authentique *image* du Christ, les bienfaits et largesses qu'elle propose ne peuvent qu'être à *l'image* exacte de ceux proposés par son modèle vivant le Christ lui-même. Ce que l'Ordre, et avant lui Constantinople et dans une certaine mesure Édesse auraient ignoré à leurs dépens. L'image comme la réalité du Christ n'ont d'autre mission que d'appeler au salut par la possession des vraies richesses *spirituelles* soit auparavant par la conversion des âmes. Et c'est bien à ce titre que sonnerait aujourd'hui l'heure du Mandylion-Suaire, forçant l'orgueil de l'homme moderne à rendre les armes sur son ter­rain d'élection, la science toute-puissante, et apparaissant sou­dain comme la grande relique des derniers temps et l'instrument providentiel des ultimes conversions. [^37]:  -- (11). Il s'agit du culte de l' « idole » ou baphomet, l'un des chefs d'accusation porté contre le Temple. [^38]:  -- (12). « Les Templiers », P.U.F. éd. Il existerait donc un autre « *mobile principal *»*.* On le connaîtra quelques pages plus loin, il s'agit de « *sa volonté d'affirmer ainsi son absolutisme et son pouvoir* "*totalitaire*"* *»*.* La présomption n'est pas nou­velle, (on la rencontre même chez Chateaubriand : « *Philippe se montra plus jaloux de leur autorité qu'avide de leur trésor. *»). Mais on a compris que sous la plume de Régine Pernoud, ceci (volonté d'affirmer l'autorité royale) ne compense pas cela (cupidité). Il s'agit bien d'un grief supplémentaire fait à Phi­lippe le Bel en tant que « *dévot de l'autorité monarchique *»*,* (J. Favier) ou « *fanatique du dogme de l'autorité suprême des rois de France *»*,* (R. Fawtier). Au demeurant, les singuliers reproches de R. Pernoud paraissent aller beaucoup plus loin : « *Il apparaît aujourd'hui,* écrit-elle, *qu'aucun absolutisme, aucun pouvoir totalitaire ne sauraient s'accommoder d'un pouvoir spi­rituel par lequel lui résiste une partie de l'homme... *»*.* C'est dire que le totalitarisme de Philippe n'a pu s'accommoder de la résistance spirituelle des Templiers. Pour briser cette résis­tance, le totalitaire Philippe usa des chevalets et des bûchers. Notre époque, conclut R. Pernoud, « *a inventé pour y répondre les internements interminables et les lavages de cerveau *»*.* Serait-ce un parallèle entre le petit-fils de saint Louis et les maîtres du Goulag ? [^39]:  -- (13). R. Oursel (*Le procès des Templiers*). Des innombrables *historiens modernes* qui se sont penchés sur ce drame combien ont-ils lavé Philippe le Bel de ce soupçon calomnieux dans des livres accessibles au grand public ? Très peu en vérité. Citons *Le siècle de Philippe le Bel* du duc de Lévis-Mirepoix, le plus sensible, le plus chaleureux, le plus intimement français de tous les ouvrages consacrés au dernier grand Capétien. En second lieu le récent *Philippe le Bel* de Jean Favier, directeur des Archives nationales, un maître livre et le plus complet à ce jour qui, derrière l'indifférence calculée du spécialiste et la froideur de l'objectivité historique, propose une belle et presque complète réhabilitation de ce règne. Enfin, de M. Guy Fau, un juriste « rationaliste », *L'affaire des Templiers* (éditions du Pavillon, 1972), une contre-enquête passionnante et inatten­due, menée avec intelligence et sérénité qui conclut le plus naturellement du monde, entre autres choses, à la rigoureuse honnêteté de la démarche du roi. [^40]:  -- (14). D'où la nécessité d'une arrestation globale, secrète dans sa préparation, foudroyante dans son exécution. [^41]:  -- (15). « Devant cette prose exaltée, hypocrite et venimeuse... », (G. Bordonove), on nous invite d'ailleurs, à voir la main de ce « *patarin *» (Cathare) de Guillaume de Nogaret... [^42]:  -- (16). On connaît le mot de Philippe : « *Nous qui voulons toujours raison garder. *» (Lettre à Édouard I^er^ d'Angleterre.) [^43]:  -- (17). « *Ils ne résistèrent pas et se laissèrent enfermer comme bétail *» (R. Oursel). « *Les fiers moines guerriers n'opposèrent aucune résistance *» (G. Bordonove). « *C'est donc une troupe de 30 ou 40 hommes, peut-être plus dans les grandes villes, qui se fit ouvrir les maisons de l'Ordre et y pénétra sans coup férir *» (J. Favier). « *Il n'y eut nulle part de résistance *» (H. Martin). « *Les mandataires royaux avaient réussi à prévenir toute résistance de la part des soldats les plus aguerris de l'Europe. *» (Lévis-Mirepoix.) Etc., etc. Les raisons de cette passivité sont nombreuses et ne tiennent pas, comme on l'a dit, à ce paragraphe de la Règle faisant interdiction aux Templiers de porter les armes contre des Chrétiens (l'occasion leur avait été donnée, déjà, de prendre quelques libertés avec cette consi­gne en Orient). Ces raisons sont plutôt : secret et soudaineté de l'opération, effet de surprise total et manque de méfiance, faible importance des garnisons dans les commanderies, crainte et respect des sénéchaux et baillis du roi. [^44]:  -- (18). Du long article consacré à l'affaire des Templiers par cet imposant monument de la culture, on ne peut résister au plaisir d'extraire encore cette phrase : « *Les jugeant trop encombrants et ayant besoin d'argent Philippe le Bel décida de les faire supprimer ; l'entrée dans l'Ordre lui avait été,* EN EFFET, *refusée. *» A noter également quelques théories futiles, exposées avec le plus grand sérieux par des universitaires aussi distingués que Marc Bloch, lequel a soutenu dans les *Cahiers des Annales* qu'une seule accusation était fondée contre le Temple, celle de sodomie ! Tout aussi loin, dans le sens con­traire, Jean Favier ne voit là que farces collégiennes et « bizu­tages » innocents. [^45]:  -- (19). « *Ce n'est ni un homme ni une bête. C'est une statue. *» Bernard Saisset, l'évêque de Pamiers qui brava le roi. Pardon, « qui fut l'une de ses victimes » (R. Pernoud). [^46]:  -- (20). Jacques Bainville. [^47]:  -- (21). Récemment, aux informations télévisées, un commen­tateur n'hésitait pas à faire mourir 6 millions de Juifs dans le seul camp de Dachau. S'il s'agit d'un lapsus, il n'a été ni relevé ni rectifié. Le chiffre fera son chemin, demain il ne fera pas bon le révoquer en doute. [^48]:  -- (22). Et d'ajouter : « *Seuls quelques historiens acharnés à défendre la mémoire de Philippe* le *Bel accordent créance aux accusations dont les Templiers ont été victimes. *» L'affirmation est pourtant téméraire. En effet, quoique nullement acharnée à défendre la mémoire du roi, Régine Pernoud elle-même fut longtemps à donner quelque crédit à ces accusations, comme à ces aveux réputés aujourd'hui extorqués et fantaisistes. C'était l'époque où, s'appuyant sur eux, l'auteur soutenait l'hypothèse d'un « *Temple noir *»*,* organisation parallèle et occulte, seule coupable et responsable de l'affaire. L'en voici désormais revenue : « *L'innocence de l'ensemble des Templiers ne peut pas faire de doute. *» [^49]:  -- (23). Lévis-Mirepoix. [^50]:  -- (24). Guy Fau : « *Et cependant, les enquêteurs sont moins naïfs qu'on pourrait le craindre. Quand une déclaration leur paraît invraisemblable, ils insistent, la font répéter, demandent des précisions. Si une impression ressort de la lecture de ces interrogatoires, c'est bien celle de l'objectivité et parfois même du scepticisme bienveillant de la commission instituée par le pape et présidée par l'archevêque de Narbonne : un juge d'ins­truction moderne ne procéderait pas avec plus de patience et d'impartialité à la recherche d'une vérité toujours fuyante. *» [^51]:  -- (25). *L'Inquisition médiévale,* Taillandier éd. [^52]:  -- (26). *Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France.* [^53]:  -- (27). *Histoire de l'Inquisition,* Cauzons est le pseudo­nyme d'un prêtre se permettant ainsi, sous couvert d'impartia­lité, une démolition honteuse de cette institution. [^54]:  -- (28). *Histoire de l'Inquisition au Moyen Age.* [^55]:  -- (29). Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, protestant une dernière fois de leur innocence avant d'être conduits au bûcher. [^56]:  -- (30). Ch. V. Langlois, dans l'*Histoire de France* de Lavisse, en donne un très bel exemple. [^57]:  -- (31). Cf. plus haut : ce sont toujours les mêmes. Notamment Bernard du Gué du diocèse d'Albi, Ponsard de Gisy le précep­teur de Payns et Gérard du Passage, du diocèse de Metz. [^58]:  -- (32). il s'agit de conversations recueillies dans les « *Mémoi­res de M. de Bausset *»* :* « *L'entière innocence des Templiers, comme leur entière perversité,* commente l'Empereur, *est éga­lement incroyable. Serait-il donc si pénible de rester dans le doute lorsqu'il est bien évident que toutes les recherches ne pourraient* « *arranger *» *un résultat satisfaisant ?... Le héros d'une tragédie, pour intéresser, ne doit être ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent. L'auteur aurait pu, sans s'écar­ter de la vérité historique, faire l'application de ce principe au grand maître du Temple ; mais il a voulu le représenter comme un modèle de perfection idéale, et cette perfection idéale, sur le théâtre, est toujours froide et sans intérêt. *» [^59]:  -- (33). « *Le pire, l'irréparable, fut que Jacques de Molay, le Grand Maure, avoua tout ce qu'on voulut sans même avoir été torturé ; il est probable qu'on le mit simplement en présence des instruments de supplice. *» (G. Bordonove.) Marion Melville est de même avis. [^60]:  -- (34). « *On s'y refusa, bien sûr, et on lui dit que c'était inutile puisqu'on avait ses aveux : la torture n'était pas une cruauté gratuite. *» (Guy Fau.) [^61]:  -- (35). Si les Cathares ont laissé un héritage, ce n'est pas tant, comme le prétendent les commentateurs ésotériques, à l'intérieur même du Temple que dans la « structure mentale » de certains historiens. [^62]:  -- (36). Il n'y a qu'un seul maître : Jacques de Molay. Les trois autres sont : G. de Charnay, précepteur de Normandie ; G. de Gonneville, précepteur de Poitou et d'Aquitaine ; H. de Pairaud, visiteur de France. [^63]:  -- (37). Chateaubriand. [^64]:  -- (38). Notons que cette protestation, ce serment solennel de­vant Dieu sont entachés de témérité : Molay jure de ce qu'il ne sait pas lorsqu'il associe à sa propre innocence celle de tous ses frères de l'Ordre « *en contradiction avec les centaines de preu­ves positives tirées de l'aveu des coupables et de la déposition des témoins *»*.* (Bergier.) On raconte qu'il se fit alors parmi la foule divers mouvements en faveur des condamnés et de nombreux historiens brodent avec complaisance sur ces mur­mures du bon peuple indigné. Un témoignage contemporain, apparemment cynique mais d'une rectitude « théologique » sans faille, a bien vu ce que dissimulait cette attitude théâtrale : « *Ils furent alors en grand danger de perdre leur âme car ils souffrirent avec tant de constance que le peuple ignorant les put croire innocents. *» [^65]:  -- (39). Et pourtant, dans cette affaire où elles fourmillent en compagnie des incertitudes, des contradictions et des menson­ges, nous n'aurions pas scrupule à formuler nos propres hypothèses et suppositions. Qui trouve à redire que Jean Favier et Régine Pernoud, respectivement conservateur et conservateur honoraire aux Archives nationales, aient des « opinions » différentes, tant sur la date exacte du supplice de Molay que sur la participation d'un témoin aussi capital que Nogaret R L' « opinion » de Régine Pernoud : « *Deux personnages man­quaient : Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians, morts l'un et l'autre l'année précédente, l'un en avril, l'autre en décembre 1313. *» L' « opinion » de Jean Favier : « *Nogaret contre-attaqua avec une promptitude qu'explique pour une part l'exaspération d'un homme âgé sentant sa fin proche et voyant n'en pas finir une affaire qui traînait en fait depuis bientôt dix ans. *» [^66]:  -- (40). Sûrement plus de 70 ans. [^67]:  -- (41). On soutient ici et là la thèse selon laquelle Molay aurait été berné par des promesses de libération : ce qui explique alors beaucoup de choses. [^68]:  -- (42). Conversations de Napoléon, déjà citées. [^69]:  -- (43). C'est donc ici la quatrième fois en 7 ans que Molay méconnaît les principaux chefs d'accusation portés contre l'Or­dre et lui. [^70]:  -- (44). Duc de Lévis-Mirepoix. [^71]:  -- (45). Guy Fau : « *C'est seulement lorsqu'il se voit sans re­cours, condamné à finir sa vie en prison, qu'il est pris d'un sursaut et préfère sortir en beauté : geste théâtral mais qui ne suffit pas à effacer sept ans de défaillances. *» [^72]:  -- (46). Michelet, Henri Martin, Raymond Oursel racontent bien les événements dans cet ordre mais ne jugent pas nécessaire d'en tirer réflexion. [^73]:  -- (47). « *A quelque hypothèse que l'on s'attache ou même à quelque certitude, la mort de Jacques de Molay ne saurait en avoir fait qu'un héros. *» (Lévis-Mirepoix.) [^74]:  -- (48). Résumons le mécanisme de cette justice ecclésiastique, vraie colonne du Moyen Age chrétien : l'aveu spontané dispense évidemment de la torture et entraîne l'absolution du pécheur. Si ce dernier est endurci ou obstiné, on peut alors avoir recours à cette torture dont on sait aujourd'hui de manière certaine qu'elle ne fut pratiquée qu'avec infiniment de modération. Mais la torture est alors une *grâce,* celle qui permet au pécheur d'avouer sa faute et donc de se faire pardonner. Pourvu qu'ils ne soient pas rétractés dès après l'épreuve, ces aveux sont toujours considérés comme sincères : l'accusé aura été prévenu auparavant qu'on ne peut les révoquer sans tomber dans le mensonge, le parjure et le relaps. Et encourir par là les peines les plus graves y compris le bûcher. « *Tel est bien le fond du problème de la juridiction médiévale en matière de foi qu'elle repose tout entière sur un donné tragiquement perverti. *» (R. Ourse\]). Sed contra... [^75]:  -- (49). « *Ayant communiqué avec les siens, sans appeler les clercs, par un avis prudent... *» (*G.* de Nangis). [^76]:  -- (50). On est loin de la clameur de Michelet : « *Cette exécu­tion, à l'insu des juges, est évidemment un assassinat. *» [^77]:  -- (51). C'est Dupuy qui parle, et justement de Philippe le Bel. Un savant Jésuite, le père Daniel, est encore plus clair : « *Peut-on réfléchir de sang froid sur tout cela sans être persuadé de l'équité de cette condamnation, et que l'extinction de cet ordre où Philippe le Bel eut tant de part est un des plus insignes services qu'il ait pu rendre à l'Église. *» [^78]:  -- (52). Dante. [^79]:  -- (53). C'est le sentiment de Lévis-Mirepoix qui pense toutefois que la fameuse citation « *aurait été lancée non par Molay, mais par un Templier de Naples *»*.* [^80]:  -- (54). Une autre (jolie) version des dernières paroles de Molay n'est pas moins ambiguë ni théologiquement suspecte : « *Les corps sont au roi de France mais les âmes sont à Dieu. *» Les corps aussi appartiennent à Dieu, le roi n'en dispose que par sa délégation sacrée ; c'est un devoir de charité qui le contraint à condamner pour le bien commun. [^81]:  -- (55). C'est ainsi que Maurras qualifie les essais historiques de 1797. [^82]:  -- (56). Préface à l'*Histoire de France.* [^83]:  -- (57). Ch. Maurras : *Trois idées politiques.* [^84]:  -- (58). « *Allant toujours au gré de ses humeurs *» précise Bainville, (Lectures) qui n'en est pas moins justement émerveillé par ses « *intuitions d'historien incomparables *»*.* [^85]:  -- (59). Voici ces lignes, critiquant la tragédie de Raynouard, on les croirait adressées à presque tous les historiens du Tem­ple. « *Rien n'est moins convaincant que toute cette plaidoirie de l'auteur en faveur des Templiers : il veut tout rejeter sur les accusateurs, sur l'esprit d'un siècle ignorant... Il n'aborde en rien la réalité des accusations, il s'en prend toujours à la manière injuste, illégale et cruelle dont on s'est servi pour arracher aux membres certains aveux. Il plaide en un mot pour les Templiers comme un avocat, qui veut obtenir qu'on casse une sentence, plaiderait devant la cour de cassation. *» [^86]:  -- (60). A la Chambre et jusqu'en 98 les socialistes désavouent Jaurès : les querelles internes de la réaction ne concernent pas le parti. Les autres gauches (démocratique, radicale et radicale-socialiste), réprouvent l'entreprise anti-nationale. [^87]:  -- (61). Molay et Dreyfus, tellement insignifiants au long de leur procès, tellement aimables dans les flammes et à l'île du Diable. [^88]:  -- (62). Dès leurs origines, Rose-Croix et Francs-maçons se sont évertués à démontrer leur filiation templière. [^89]:  -- (63). Maurras. [^90]:  -- (64). « *Nous aurons Dreyfus innocent, dussions-nous déchaîner la guerre civile, et s'il le faut la guerre étrangère *» (Mme Reinach). [^91]:  -- (65). Maurras, *Trois idées politiques.* [^92]:  -- (66). Bergier (*Dictionnaire théologique*). G*.* Fau, ajoute : « *Il serait impensable que, pendant sept ans, les plus hautes auto­rités de l'Église se soient prêtées à un simulacre de cette enver­gure. *» Dès le XVII^e^, l'historien Daniel n'en est pas moins con­vaincu : « *Peut-on réfléchir sur la suite de ces procédures, sur le nombre infini des témoins tant Templiers qu'autres, sur la qualité des juges ou des commissaires employés dans les infor­mations, sur les aveux identiques recueillis à l'étranger, sur le peu de penchant que le pape avait d'abord à les condamner, sur la qualité des coupables dont plusieurs étaient alliés aux plus considérables maisons de l'Europe ; enfin sur ce qui se passa au Concile de Vienne. Peut-on, dis-je, réfléchir de sang froid à tout cela, sans être persuadé de l'équité de cette condam­nation... *» [^93]:  -- (67). Pierre Miquel : *L'affaire Dreyfus* (Que Sais-je ? éd.). [^94]:  -- (68). Raymond Oursel, par exemple, dès la première page de son *Procès des Templiers* (Denoël, éd.). [^95]:  -- (69). Jean Villani, un Florentin presque aussi haineux que Dante à l'encontre des Capétiens. [^96]:  -- (70). D'après le roman d'Armand Lanoux : *Bonjour Monsieur Zola.* [^97]:  -- (71). L'opinion de R. Oursel sur l'affaire du Temple. [^98]:  -- (72). Sa première condamnation avait été trouvée peu sévère par la gauche, Zola en tête. [^99]:  -- (73). Mais Péguy, en vérité, emploie ces mots dans un tout autre sens. [^100]:  -- (1). *Documentation catholique* du 16 avril 1967, col. 689. [^101]:  -- (2). *Les tribulations de Sophie,* p. 128. [^102]:  -- (3). *Saint Thomas d'Aquin,* Gabalda 1925, épuisé. Titre trom­peur si on le sépare du titre de la collection : « Les moralistes chrétiens, textes et commentaires ». Réédité chez Vrin en 1974 sous le titre plus limité et plus exact *Saint Thomas moraliste* : c'est la reproduction photographique de l'édition Gabalda (avec cependant un ajout, les pages 378 à 383). Le passage cité sur l'*humanisme intégral* est dans les deux éditions à la page 7. Dans la citation, c'est nous qui soulignons. [^103]:  -- (4). *Pour un ordre catholique,* pp. 88-89. -- Ce livre de Gilson a été écrit en 1934 : c'est pourquoi il peut encore parler des humanités comme facteur intellectuel et moral constant de notre histoire nationale, le seul (depuis la Renaissance et la Réforme, préciserons-nous). [^104]:  -- (5). P. 90. [^105]:  -- (6). *Ibid.* [^106]:  -- (7). P. 93. [^107]:  -- (8). Maritain, « L'humanisme de saint Thomas », texte de 1941, dans *De Bergson à saint Thomas,* p. 306. [^108]:  -- (9). *Ibid.,* p. 321 et plus loin p. 332. [^109]:  -- (10). *Humanisme intégral*, p. 15. [^110]:  -- (11). Encyclique Populorum progressio, *loc. cit.* à la note 1. [^111]:  -- (12). Pp. 9 et 10. [^112]:  -- (13). Enc. *Populorum progressio, loc. cit.* [^113]:  -- (14). Cité par le (grand) Robert à l'article « Humanisme ». [^114]:  -- (15). *Humanisme intégral*, p. 15 ; *De Bergson à saint Tho­mas,* p. 320. [^115]:  -- (16). Paul VI, 7 décembre 1965, discours au concile. Remar­que : au lieu de se contenter d'être (ce que l'on doit être), voici autre chose : la préoccupation de se *faire reconnaître* (aux yeux, selon les critères de ceux qui pensent et vivent sui­vant le monde). Jamais on n'y arrivera ; mais on fera un drôle de chemin. Nous avons étudié cet aspect de la question dans notre opuscule : *La droite et la gauche* (Nouvelles Éditions Latines). [^116]:  -- (17). Même discours. [^117]:  -- (18). Paul VI, exhortation apostolique *Petrum et Paulum* du 22 février 1967. Voir ITINÉRAIRES, numéro 112 d'avril 1967, pp. 151 et suiv. ; et numéro 113 de mai 1967, pp. 1 et suiv. [^118]:  -- (19). Maritain, *De Bergson à saint Thomas,* p. 320. [^119]:  -- (20). En novembre 1935. *Vendredi* était un hebdomadaire carrément de gauche ; Maritain ne mit pas longtemps à s'en retirer, son *aspiration à une connivence vécue* ayant été déçue par les conditions réelles de la connivence révolutionnaire. [^120]:  -- (21). *Pour un ordre catholique,* p. 88. [^121]:  -- (22). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., pp. 210-211. [^122]:  -- (23). Nous entendons la démocratie moderne par distinction d'avec la démocratie classique ; cf. notre ouvrage : *Les deux démocraties* (Nouvelles Éditions Latines). [^123]:  -- (24). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2° éd., p. 211. [^124]:  -- (25). P. 215. [^125]:  -- (26). Lettre du 7 décembre 1968. [^126]:  -- (27). L'épiscopat ajoutait un peu plus loin : « De quelles notions de nature et de personne faut-il user pour que ces notions de nature et de personne soient capables d'exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? » Ce texte doctrinal fut approuvé par l'assemblée plénière de l'épiscopat tenue à Lourdes en octobre 1966 : *Documentation catholique* du 19 février 1967, col. 327, 328, 332, 335. Cf. notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle,* tome I (Nouvelles Éditions Latines 1968), pp. 33-74. -- Dans sa lettre du 7 décembre 1968 à ce sujet, Gilson me disait encore : « Que faire ? Vous attaquez et vous faites bien. J'avoue que je manque de courage, comme un chirurgien devant un cancer généralisé. Mais il y a autre chose, je n'entends pas la voix de Rome parler comme elle seule a autorité pour le faire, etc., etc. » [^127]:  -- (28). Voir notre note 37, première partie de cet article. [^128]:  -- (1). 1 Petr. 1/12. [^129]:  -- (1). Cuistrerie, carriérisme et couardise étaient déjà les trois piliers de l'uni­versité française. [^130]:  -- (2). Cf., par exemple, le chapitre sur saint Louis, pp. 38-39. [^131]:  -- (3). « Aucun (successeur de Philippe le Bel) n'eut de garçon pour lui succéder... » (p. 43). [^132]:  -- (4). Cf. p. 39 [^133]:  -- (5). Yvonne LABANDE-MAUFERT, *Charles VIII et son milieu* (*1470-1498*) : *la jeunesse au po*u*voir*, Paris 1975 [^134]:  -- (1). MIGNE, *Patrologie latine,* t. 125, col. 806 ; GUIZOT, *Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France,* Paris, 1824, t. 4, pp. 245-246 ; *Annales de Saint-Bertin,* éd. Levillain, p. I62 ; Jean (THOMAS) DE PANGE, *Le roi très chrétien,* Paris, 1949, p. 206. Ce dernier auteur qui est Lorrain, a le tort de prendre sainte Jeanne d'Arc pour une Lorraine, tout comme Villon et M. Servien... mais la « sainte de la patrie » était Barroise et même, sous un certain aspect, Champenoise, donc Française, encore que des marches de Lorraine. [^135]:  -- (2). Henri STEIN, *Le palais de justice et la Sainte-Chapelle de Paris,* Paris, 1912, pp. 23-25, pl. face p. 17 ; les rois étaient identifiés par des inscriptions : cf. Bibl. nat., ms. fr. 5734, f^os^ 111 v°, 112-115 (liste établie par le fameux cordelier André Thevet, d'Angoulême, 1547) ; Gilles CORROZET, Nicolas BONFONS, *Les antiqvitez... de Paris,* Paris, 1576, f^os^ 97 v°-101 v° ; Noël VALOIS, notice sur ces rois dans *Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France,* Paris, 30^e^ an., 1903, pp. 87-90 ; L. BRION-GUERRY, *Jean Pélerin Viator, sa place dans l'histoire de la perspective,* Paris, 1962, pp. 269-270. J'ai copié le texte inédit des inscriptions d'après Thevet. [^136]:  -- (3). Alexandre DE LAGREVOL, *Notice sur saint Avite* (sic) *évêque de Vienne, lue à l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon dans la séance du 12 mai 1863,* Lyon, 1863, pp. 14-18, texte superbe ! Godefroy KURTH, Clovis, rééd. Tallandier, Paris, 1978 (coll. « Figures de proue »), p. 315 traduit : De toute votre antique généalogie, vous n'avez rien voulu conserver de votre noblesse, et vous avez voulu que votre descendance fit commencer à vous toutes les gloires qui ornent une haute naissance... », Georges TESSUR, *Le baptême de Clovis,* Paris, 1964 (coll. « Trente journées qui ont fait la France », n° 1) ; p. 120 suit Kurth. [^137]:  -- (4). Le compte des souverains légitimes de la France est fait dans l'État présent de la maison de Bourbon publié par l'Institut de la maison de Bourbon, I^re^ éd., 1975 (une nouvelle édition est en préparation). Ce compte est établi en prenant tous les rois mérovingiens portant le titre de roi des Francs (lors des partages, les divers rois portaient le même titre pour assurer une unité idéale à l'ensemble des royaumes), mais point ceux qui régnaient en Aquitaine sous l'autorité d'un de leur parent établi en Neustrie ou en Austrasie ; on a fait de même pour les Carolingiens, en ne tenant pas compte des rois d'Aquitaine Pépin I et II, des rois de Lombardie ou d'Italie\... Les souverains associés ont été comptés, car ils souscrivaient les diplômes comme empereurs ou rois à la suite de leurs pères (c'est ainsi qu'il faut compter l'empereur Lothaire associé à Louis le Pieux en 817-840, donc régnant lui aussi sur la Francie ou France unitaire, non partagée par le traité de Verdun), etc. Il faut aussi tenir compte des rois robertiens, proches parents des Carolingiens, élus et sacrés (on était alors en pleine période électorale !) puis des rois associés chez les Capétiens, morts avant leurs pères. Le total est ainsi beaucoup plus important qu'on ne le pense et il atteint 85 pour Charles X, les légitimistes ajoutant ensuite les chefs de la maison de Bourbon (94 en 1978) et les orléanistes les aînés de la branche d'Orléans depuis 1883 (91 en 1978). Si l'Almanach royal de la Restauration ne donnait que la liste des rois et reines de France depuis Hugues Capet (en oubliant Jean I^er^ le Posthume, 1316, et les rois associés, dont les noms figuraient pourtant sur les diplômes paternels) on eut plus d'une fois l'occasion de voir des ensembles de rois des trois a races », comme par exemple sur le nouveau reliquaire de la Sainte Ampoule (cf. pour la liste des médaillons : chanoine Ch. CERF, *Histoire et description de Notre-Dame de Reims,* Reims, 1861, t. 2, pp. 484-493. Lors du sacre de Charles X on mit dans les hauteurs de la cathédrale des peintures représentant des rois des trois races. [^138]:  -- (5). Cf. « Autour de la bulle *Dei Filius *» dans ITINÉRAIRES, n° 147 de novembre 1970. [^139]:  -- (6). Quand on sort des limites de la science, tout devient permis. Cf. à ce sujet l'ouvrage délirant de P. Comte DE PLACE, *Problèmes héraldiques,* Bourges, 1900 (non à la Bibliothèque nationale) ; on y trouve sans aucune démonstration des affirmations du genre annoncé : Clovis descendant de David, etc. Tout cela serait d'intérêt nul si on ne le retrouvait pas dans des livres comme ceux d' (André LESAGE) DE LA FRANQUERIE, *La mission divine de la France,* Condom, 1926, 1955 et *Le caractère sacré et divin de la royauté en France,* Chiré en Montreuil, 1978, sur lesquels il y aurait trop à écrire. Au chapitre VI de son dernier livre, M. de La Franquerie s'appuie sur « plusieurs âmes privilégiées » pour affirmer que la race de nos rois est celle des rois de Juda et en la n. 151 de la p. 132, il va jusqu'à trouver confirmation de ses allégations dans un autre livre, de Michel SERVANT, *Veillez et priez car* *l'heure est proche --*, Saint-Germain-en-Laye, 1973, t. 2, pp. 8I0, 837 n. 5 qui cite un ouvrage manuscrit d'un inconnu... et tout cela est gobé par un public dévot qu'il ne faut pourtant pas mettre sur de mauvaises pistes ! [^140]:  -- (7). Roger GRAND, *Recherches sur l'origine des Francs,* complété et augmenté par Suzanne DUPARC, Paris, 1965. Les Francs sont des gens à part de la com­munauté germanique et ressemblent à l'origine à des pirates, établis au Danemark ; ce sont en quelque sorte les lointains précurseurs des Normands. [^141]:  -- (8). *Recueil des actes de Philippe Auguste roi de France,* éd. Élie Berger, H. François Delaborde, Paris, 1916, t. I, pp. XXXIII-XXXIV où se trouve la liste des rois d'après le *Registrum Guarini* (ou registre rouge, ou registre E de Léopold Delisle = Archives nationales JJ 26) du nom de Guérin, évêque de Senlis qui était à la tête de la chancellerie du roi. [^142]:  -- (9). Gloire soit rendue à André GUÈS qui a rappelé dans ITINÉRAIRES, n° 224 de juin 1978 l'importance du pavillon blanc qui représenta la nation et le roi pendant des siècles (les Français se reconnaissent déjà à une écharpe blanche lors de la victoire de Mons-en-Pévèle en 1304). [^143]:  -- (10). « Le noyau d'un État japonais n'apparaît guère avant le V^e^ siècle. Sa structure politique, sociale, économique est discernable à partir du V^e^ siècle ; à travers des sources écrites, datant du début du VIII^e^ siècle\... » (Michel VIÉ, *Histoire du Japon des origines à Meiji*, Paris, 1969, p. 5 dans la coll. « Que sais-je ? », n° 1328.) [^144]:  -- (11). L'empire chinois commence officiellement bien avant tous les repères chronologiques habituels aux Occidentaux. On parle de 221 avant J.-C., mais des pouvoirs existaient dans l'espace chinois depuis un millénaire et c'est un peu comme si nous avions gardé les listes des chefs gaulois. Cette histoire ne se passa pas toujours dans un contexte unitaire ; elle a retenu les trois royaumes (220-280), les six dynasties (316-580) ou les cinq dynasties (907-960) qui indiquent des conflits internes ; il faudra un joli travail aux chroniqueurs pour s'y retrouver et déterminer une lignée légitime au milieu de tous ces désordres. Les Mongols eurent à liquider les derniers Song (1276) et unifièrent une dernière fois l'empire. Là encore, on peut s'initier en lisant Denys LOMBARD, *La Chine impériale,* Paris, 1974 (« Que sais-je ? », n° 1244). La Chine fut à nouveau partagée en trois lors de la dernière guerre mondiale : Nankin (pro-japonais), Chung-king (pro-allié, anti-japonais) et la partie communiste ! De nos jours la République populaire veut dévorer Taiwan où s'incarne la légitimité du régime non communiste... [^145]:  -- (12). Il y a en effet discontinuité étatique entre l'empire allemand de 187I et la Confédération germanique (1815-1866) et entre celle-ci et la Confédération du Rhin (1806-1813), pour ne pas disserter sur un mythique royaume de Ger­manie perdu dans le Saint Empire. Depuis I508, l'empereur des Romains se titre *rex in Germania, König in Germanien*, puis de façon progressive on voit apparaître *deutscher Kaiser* et François II désignera ainsi l'empire allemand le 6 août 1806. Il est vrai que les Français avaient très souvent pris l'empereur ou le roi des Romains pour l'empereur ou le roi d'Allemagne, ne se trompant pas sur la véritable nature de l'allié ou de l'ennemi (cf. par exemple Odon de Deuil lors de la croisade de Louis VII). On peut s'initier avec l'excellent petit livre de Jean-François NOËL, *Le Saint-Empire,* Paris, 1976, coll. « Que sais-je ? », n° 164\< [^146]:  -- (13). Philippe V fera tout pour réduire les Catalans qui s'étaient donnés à l'ar­chiduc d'Autriche, Charles « III ». Le roi Ferdinand VII ( 1833) se titrera encore roi de Castille, de Léon, d'Aragon, de Navarre, de Grenade, de Tolède, etc. il y en avait ainsi plusieurs lignes où le mot d'Espagne n'apparaissait pas. [^147]:  -- (14). Certes, l'Angleterre et l'Écosse sont anciennes, mais leur continuité éta­tique ne remonte qu'au IX^e^ siècle et l'Écosse s'est un moment. reconnue vassale de l'Angleterre. Ces deux royaumes furent réunis en 1707 pour former la Grande-Bretagne : Les ambiguïtés britanniques sont nombreuses, le souverain de Londres se faisant sacrer et couronner à la mode anglaise, avec des insignes anglais, les Écossais ne quittant pas Édimbourg où il n'y a aucune cérémonie. [^148]:  -- (15). L'*Annuaire de la magistrature*, Paris, 1978, 24^e^ éd. p. 1 : en tète de liste des gardes des sceaux, ministres de la justice on voit Hugues du Puiset, 1180, donc sous Philippe Auguste. Mais les chanceliers sont bien antérieurs et ils découlent des référendaires des temps mérovingiens ! L'*Annuaire diplomatique et consulaire,* Paris, 1977, t. LXXV, p. 5 déclare que la charge de secrétaire d'État chargé du département des affaires étrangères remonte au 1^er^ janvier I589, lorsque le roi Henri III spécialisa l'un des quatre secrétaires d'État par un règlement de ce jour ; Louis de Revol est ainsi inscrit en tête de liste. [^149]:  -- (16). Publié par l'Académie diplomatique internationale, le *Dictionnaire* en ques­tion parut à Paris ; l'article « France » avec les lignes citées est dans le t. 1, p. 920. [^150]:  -- (17). Paris, 1759, t. 5, p. 286. [^151]:  -- (18). J'ai fait part à l'auteur de mes remarques pour une éventuelle réédition. Les problèmes iconographiques du sacre sont évoqués dans ITINÉRAIRES, n° 220 de févr. 1978, p. 132. [^152]:  -- (19). Cf. Françoise DUMAS, *Le tombeau de Childéric* (Rouen, 1975), en vente à la Bibliothèque nationale. [^153]:  -- (20). Coll. « Trente journées qui ont fait la France », n° 3, Paris, 1964, titre du chapitre XII. [^154]:  -- (21). Là encore, consulter un ouvrage de M. Robert FOLZ, *Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'empire germanique* médiéval, rééd. Slatkine, Genève, 1973, p. 3 ; *Monumenta Germaniae historica, Poetae latini aevi carolini,* éd. Ernst Dümmler, Berlin, 1881, p. 368, v° 93 ; 370, v° 169 ; 379, v° 504. [^155]:  -- (22). Cf. mon article *Une représentation du sacre de Claude de France* (1517) *et quelques considérations préliminaires sur les* «* insignes de Charlemagne *», paru dans *Hidalguia,* Madrid, n° 100 de mayo-junio 1970, pp. 313-336. Je reviendrai sur ces questions dans un commentaire relatif à la parution du dernier volume de l'inventaire du trésor de Saint-Denis. [^156]:  -- (23). Il existe quelques bons livres sur Charlemagne et le monde carolingien en France, mais de petit format. Je cite ici : Georges TESSIER, *Charlemagne,* Paris, 1967 (coll. « Le mémorial des siècles », VIII^e^ s., les hommes) ; Jacques BOUSSARD, *Charlemagne et son temps,* Paris, 1968 (coll. « L'univers des connaissances ») ; Pierre RICHÉ, *La vie quotidienne dans l'empire carolingien,* Paris, 1973 (coll. « La vie quotidienne »), respectivement chez Albin Michel, Hachette et Hachette. [^157]:  -- (24). Dégénérés sont les Français s'ils se refusent à soutenir Dieu ; ou s'ils disent non aux affaires de Dieu. Cf. *Poésies complètes du troubadour Marcabru,* éd. J.M.L. Dejeanne, Toulouse, 1909 (coll. « Bibliothèque méridionale », I^e^ série, n° 12), poésie XXXV, p. 171, v. 64, 65, et p. 173. Le texte serait de 1146/7 ou de peu après 1137. [^158]:  -- (1). Voir la page 131 de notre recension précitée et nos autres articles d'ITINÉRAIRES [^159]:  -- (2). *La Pauvreté et l'Argent,* dans *Léon Bloy, Cahiers du Rhône,* 1946 [^160]:  -- (3). Cf. la meilleure synthèse des études sur le sujet : R. M. GRANT, *Gnosticism and Early Christianity,* New York, 1959, ch. 1 [^161]:  -- (4). Comme s'il y en avait un nouveau à sa portée ! [^162]:  -- (5). Comme s'il y avait encore une société civile ! [^163]:  -- (6). Admirez la parenthèse ! [^164]:  -- (7). Deux protestants, deux catholiques gagnés par l'esprit « démocratique » du siècle et dont la foi fut vacillante. [^165]:  -- (8). Comme « l'organicisme » à base corporative que l'auteur honnit. [^166]:  -- (9). Relisons *La Cité Antique* de Fustel de Coulanges, Paris, 1922 : « Les Anciens ne connaissaient ni la liberté de la vie privée, ni la liberté de l'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu'on appelait la patrie » p. 268. [^167]:  -- (10). Cf. Jean MADIRAN, *Les deux démocraties,* Paris, 1978 [^168]:  -- (11). Le 24 décembre 1945, dans son Allocution au Collège des cardinaux, *Acta Apostolicae Sedis, *XXXVIII, 1946, pp. 15-25, Chapitre 3. [^169]:  -- (12). A. BESANÇON, *Les origines intellectuelles du léninisme,* Paris, 1977, p. 293. [^170]:  -- (13). *Ibid.,* p. 25 [^171]:  -- (14). *Ibid.,* p. 58 [^172]: **\*** -- *Ne sutor ultra crepidam :* Paroles du peintre Apelle à un cordonnier qui, après avoir critiqué dans un de ses tableaux une sandale, voulut juger du reste (Pline, *Histoire naturelle*, 35-36). Ce proverbe est à l'adresse de ceux qui veulent parler en connaisseurs de choses au-dessus de leur compétence. \[pages roses du Nouveau Petit Larousse Illustré\]. [^173]:  -- (1). Voir là-dessus ITINÉRAIRES, numéro 100 de février 1966, pp. 1 et suiv. [^174]:  -- (1). Écrit en 1951, avant que ces chrétientés aient été livrées au communisme par le gouvernement français puis par le gou­vernement américain. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^175]:  -- (1). On avait emmené Vazquez à la Préfecture pour une simple régularisation administrative au « Service des Étrangers ». [^176]:  -- (2). Parti Socialiste Ouvrier Espagnol­. [^177]:  -- (3). On a vu que Miguel Vazquez n'est pas le seul résident étranger chassé d'Espagne par la police du roi après avoir été emprisonné et volé. A la « prison modèle » de Barcelone, 4^e^ Division, Vazquez a recueilli le témoignage de plusieurs centaines de malheureux dont on avait confisqué les papiers d'identité, et qui furent comme lui expulsés en France sans mandat ni jugement. [^178]: **\*** -- Cf. It. 237-11-79, p. 156. [^179]:  -- (1). Patrick J. Buchanan : « Playing hardball with hierarchy », *Twin Circle*, 26 novembre 1978. [^180]:  -- (2). Cité par Patrick 7 Buchanan, op. cit. [^181]:  -- (1). La Fédération Catholique des Étu­diants de France a son siège 4, avenue de la Grange, Saint-Maur, 94100 ; branche étudiante du M.J.C.F. [^182]:  -- (2). Ont participé au pèlerinage d'im­portantes délégations d'étudiants et de professeurs de : Faculté libre de Paris, FACO, Faculté Libre de Philo­sophie, Paris IV-Sorbonne, Faculté de Droit d'Assas, Faculté de Sciences de Jussieu, Facultés de Saint-Maur et de Créteil, Faculté de Médecine et écoles infirmières, École polytechnique, École des Mines, etc.