# 235-07-79 1:235 ## ÉDITORIAL ### Primauté de la contemplation ■ Notre numéro « Primauté de la contemplation » était épuisé depuis très longtemps. Il avait paru en 1963 : c'est notre nu­méro 76. Le revoici donc, par un « reprint » qu'en fait DMM, sans y rien changer ; le revoici tel qu'il était. ■ Exhumation après seize années ? Bien plutôt, proclamation, manifeste, appel. Aussi nécessaire, aussi actuel en 1979 qu'en 1963. ■ C'est pourquoi l'introduction à ce numéro spécial d'octobre 1963 fait l'éditorial de notre présent numéro de juillet 1979. Pour rappeler autant qu'il en est besoin la continuité et l'âme même de notre combat spirituel. \[Voir It. 76-09-63, pp. 15-24\]­ 10:235 ## CHRONIQUES 11:235 ### Réponse au général Gallois *sur la défense de l'Europe* par Hervé de Blignières Notre article sur la condamnation militaire de l'Europe, dans le numéro d'avril, faisait écho pour la partie techni­que à l'important dossier réuni sur ce sujet par le général Gallois. C'est donc à lui plutôt qu'à nous que s'adresse le colonel de Blignières, lorsqu'il objecte aux spécialistes de la dissuasion nucléaire qu'aucune technique ne suffira jamais à assurer la défense de l'Europe face aux armes mises en œuvre par la Révolution. Hervé de Blignières, né en 1914, fut directeur de l'Ins­truction de l'École d'État-Major vietnamienne lors de son deuxième séjour en Indochine. De retour à Paris, en 1956, il anime à l'École de Guerre la commission chargée de refondre le cycle des études supérieures militaires en y intégrant le fait subversif et nucléaire. Avant d'être arrêté à l'automne 1961, et condamné à sept ans de détention criminelle par la Cour de Sûreté de l'État pour son action en défense de l'Algérie Française, le colonel de Blignières avait créé à l'École de Guerre de Paris le « Groupe d'Études Tactiques » de l'État-Major pour l'engagement des unités terrestres dans la bataille nucléaire. Il a poursuivi en prison ses recherches sur les formes modernes du conflit : atomique, subversif et conventionnel. Son premier livre, *Demain...* l'Armée fran­çaise, s'arrachait sous le manteau, dès 1963, dans les écoles d'officiers. 12:235 Ces titres autorisent pleinement le colonel de Blignières à répondre ici aux généraux qui brillaient alors dans les salons de la V^e^, pour se plaindre aujourd'hui des catas­trophes nationales que leur docilité a permises ou pro­voquées. Hugues Kéraly. LA CHRONIQUE qu'Hugues Kéraly a consacrée ici même à la défense de l'Europe ([^1]) m'a vivement intéressé. On ne condamne pas militairement l'Europe sans avoir été impressionné, en l'occurrence, par les conclusions pessimistes d'un technicien « fuséo-nucléaire » de la com­pétence du général Gallois ([^2]). Je l'ai lue pourtant sans surprise ; non pas que la menace engendrée par le pro­gramme soviétique d'ogives nucléaires tactiques soit négli­geable, mais parce qu'une fois de plus le problème de notre défense n'y est abordé que sous l'angle technique. C'est aujourd'hui un constat d'une triste banalité. La cruelle expérience d'un quart de siècle de défaites occi­dentales n'a servi de rien. La France notamment, et donc l'Europe, a perdu la quasi-totalité de son potentiel géo­stratégique en Afrique et en Asie ; sacrifiant au mythe du Progrès, elle a bradé toutes ses ressources énergétiques ; au nom de l'indépendance, elle devait, dans le même temps, dilapider tous les facteurs réels de sa défense nationale. Repliée sur elle-même, elle digère mal le fruit amer et tardif de son recul mondial, aux prises avec une crise économique et sociale d'une singulière gravité ; sans parler des velléités d'autonomie corse, basque, bretonne... Et nos stratèges, trente-quatre ans après l'explosion de la dernière bombe atomique de guerre, continuent de s'inter­roger sur l'efficacité de tel ou tel système d'armes sophis­tiquées ! 13:235 Il ne semble pas que la progression continue et inexo­rable des Soviets dans le monde, directement ou par personne interposée, vienne troubler la rigueur de leurs spéculations nucléaires. Sans doute, depuis l'abandon de l'Algérie, est-il interdit aux États-Majors de creuser le problème de la guerre révolutionnaire : elle risquerait de les faire sortir de leur domaine spécifique. L'opportunité incitait les plus clair­voyants à oublier les leçons d'Indochine et d'Afrique pour limiter leurs études au cadre de la doctrine officielle d'une indépendance « basée sur l'hexagone » et garantie par une défense. « tous azimuts », comme a osé l'écrire en son temps le chef d'État-Major de nos armées. Sans doute aussi est-il séduisant de traiter les questions de défense comme des sujets purement techniques. A bon compte, le citoyen se sent ainsi libéré du souci de sa survie au seul profit des spécialistes. Point d'effort à consentir ; point d'effectifs à mobiliser ; point de crédits à dégager. La technologie et ses chantres soulagent la nation du fardeau militaire. Paradoxalement, jamais autant d'hommes politiques, voire d'intellectuels, n'ont exposé urbi et orbi ce qu'il convenait de faire pour édifier un système de défense -- sur fond thermonucléaire -- à la mesure des intérêts du pays Quant au soldat, on n'en parle plus ; du moins ne le voit-on plus hors des démonstrations publiques. A la voca­tion militaire s'est substitué le métier militaire : la tenue se revêt et s'enlève à la porte des casernes, comme la com­binaison à l'entrée de l'usine. Et si l'Armée en ce domaine calque son attitude sur l'Église de France, cela ne laisse pas d'être inquiétant au plan de l'éthique de nos soldats. N'en déplaise aux techniciens et aux utopistes, il ne suffit pas d'un système d'armes, si moderne soit-il, pour se défendre. Un instrument militaire ne peut être d'aucune utilité s'il ne s'insère dans un ensemble cohérent, capable de répondre aux impératifs fondamentaux d'une défense globale, face à une menace globale. \*\*\* 14:235 Depuis la fin du dernier conflit mondial, les occiden­taux et singulièrement les Français ont pris l'habitude de classer les conflits en trois catégories : la guerre atomique ou nucléaire ; la guerre classique ou conventionnelle ; la guerre subversive ou révolutionnaire. Pour beaucoup de nos contemporains, la guerre nucléai­re, c'est la guerre de demain. Ils y voient le triomphe de la science sur l'homme, du laboratoire sur la caserne, du savant sur l'adjudant, de la technique sur les effectifs. L'atome condamnerait le passé. Il faudrait ranger la guerre classique dans le tiroir aux souvenirs. Seuls les cadres d'une armée à l'esprit désuet et attachée aux traditions peuvent encore militer en faveur de moyens convention­nels. Quant à la guerre subversive, les uns par ignorance ou indifférence, les autres par intérêt ou idéologie, la voient entachée d'une origine coloniale et rétrograde que le pou­voir des années soixante n'a cessé d'accentuer. A tout pren­dre, ce ne serait pas la « vraie guerre ». Cette simplification caricaturale de l'opinion publique française dans le classement des conflits soulève des objec­tions d'une extrême gravité. Tout d'abord, la guerre est une et ne souffre pas de divisions arbitraires. Ensuite, rien dans le passé ou l'actualité n'autorise à définir une guerre par les moyens utilisés. Enfin ce serait un danger mortel de ne pas prendre en considération les critères dont se sert le monde marxiste en ce domaine. Et le Pacte de Varsovie que redoute, à juste titre, le général Gallois en est l'expres­sion militaire en Europe. Au lendemain de la Révolution française, Clausewitz, auteur chéri et pourtant peu connu des écoles, écrivait déjà : « La guerre forme un tout. » Guerre et politique ne sont pas dissociables dans leur finalité. Deux phénomè­nes nouveaux confortent la proposition de Clausewitz le fait nucléaire et le fait marxiste. Tous deux agissent sans ouverture officielle des hostilités : le premier par son effet dissuasif ; le second par son effet subversif. 15:235 Il est très symptomatique que les Soviets ne classent pas les conflits suivant les normes de nos écoles. Ils dis­tinguent en effet « les catégories suivantes de guerre : les guerres mondiales ; les guerres locales ; les guerres de libération nationale ; les soulèvements populaires » ([^3]). Dès le printemps 1961, le directeur de l'Institut de recherche de politique étrangère de Pennsylvanie ([^4]) illus­trait d'une façon fort pertinente pourquoi, aux yeux des communistes, les seuls moyens militaires ne sauraient caractériser un conflit. « Les communistes, écrivait-il, ont sur nous un immense avantage : ils possèdent une théorie leur enseignant comment regarder l'histoire, la paix et la guerre (...) Cette théorie est incomplète et à de nom­breux égards incorrecte. Mais elle place les événe­ments de notre époque dans un contexte plein de signification. « Cette théorie est la seule arme secrète du com­munisme. Les communistes ont compris depuis long­temps que le vieil ordre est près de s'écrouler. De cette compréhension, ils ont dégagé des techniques politiques et psychologiques pour s'assurer des forces qui se relâchent dans le monde d'aujourd'hui, en vue de réaliser leur dessein : la domination mondiale. « Les communistes sont, d'abord et surtout, les techniciens du conflit révolutionnaire. Ils le dirigent et le synchronisent à la façon du maestro dirigeant et synchronisant un orchestre symphonique. Quand le chef d'orchestre, de sa baguette, fait signe au flûtiste d'exécuter son solo, il ne perd pas de vue pour cela les violons et la batterie. Le flûtiste tient la scène, si l'on peut dire, mais l'orchestre entrera en action le moment venu. La partie du flûtiste (le thème de la coexistence pacifique) et le chant du violon (les échan­ges culturels) appartiennent à l'arsenal du conflit, et il suffit au chef d'orchestre de pointer le bâton vers la batterie pour que celle-ci déchaîne son chantage à l'arme *thermonucléaire.* Puis il en appelle aux cui­vres de la guerre limitée et des *guerres de libération nationale.* Seule la symphonie importe, non les ins­truments. Leur valeur individuelle est déterminée par la contribution que chacun apporte à l'ensemble de l'orchestration. » 16:235 En dépit de sa clairvoyance, le directeur de l'université de Pennsylvanie n'a guère fait école, du moins en France. Son mode poétique d'expression n'est pas en cause. Il aurait surpris, si on l'avait écouté, dans les cénacles de notre Défense Nationale : à cette époque la France, ayant perdu délibérément les moyens d'une relative indépen­dance, cherchait sans espoir une liberté d'action planétaire par l'édification d'un système de forces nucléaires. Le Premier soviétique, qui l'année même des accords d'Evian rendait public son plan d'action, n'a pas alarmé avec plus de succès cette France qui se préparait à céder à la subversion son pétrole, ses bases aéronavales de Mers el-Kébir et de Bizerte, son espace nucléaire invulnérable du Sahara, ses plates-formes de lancement de fusées. Le plan soviétique publié dans les premiers mois de 1961 peut se résumer en sept points qui méritent, c'est le moins qu'on puisse en dire, d'être examinés à la lumière de l'histoire des dix-huit dernières années. Comme la lit­térature marxiste-léniniste ne brille pas par sa légèreté, je les résume ci-dessous : 1\. -- Proclamer l'idéal pacifique de l'U.R.S.S. : il faut que « le mot d'ordre pour la paix semble être le compagnon du mot d'ordre de lutte pour le communisme ». 2\. -- Prêcher le désarmement général, car « la lutte pour le désarmement est une lutte active contre l'impérialisme, par la restriction de ses possibilités militaires ». 3\. -- Renforcer par contre le potentiel militaire de l'Union. 4. -- Soutenir le mouvement de libération nationale des peuples qui s'affranchissent de « l'esclavage colonial » ou de « la domination capitaliste ». 5\. -- Aider les jeunes pays indépendants, « avec un seul but : contribuer au renforcement de ces pays dans la lutte contre l'impérialisme ». 6\. -- Préparer un terrain favorable au communisme, dans les pays capitalistes, par le soutien des forces progressistes. 7\. -- Conquérir le pouvoir dans les pays capitalistes en utilisant si possible les formes légales pour « briser la machine militaire et administrative de la bourgeoisie et créer sous une forme parlementaire un État nouveau, popu­laire et prolétarien ». 17:235 Telle est la menace globale qui pèse sur la France, l'Europe et l'Occident. Elle est d'ailleurs déjà inscrite dans les faits d'une démonstration implacable. La doctrine sovié­tique, à l'âge thermonucléaire, s'inspire du grand principe napoléonien de l'unité d'action. Elle met en œuvre une stratégie globale au service de ses intérêts. L'analyse mar­xiste des moyens de domination l'a conduite à développer les ressources d'une stratégie indirecte, ô combien payante, à l'encontre de l'Occident et de ses démocraties libérales. C'est pourquoi, limiter la défense de l'Europe au seul problème de la stratégie militaire, fût-elle atomique, me paraît bien irréaliste. L'Occident et la France s'enferment dans les règles d'un jeu opérationnel dont l'U.R.S.S. s'af­franchit d'emblée. Croire qu'une réponse adéquate au déploiement des SS 20 soviétiques du Pacte de Varsovie peut garantir l'Europe relève de l'utopie sur une trame technique. Finalement, ce n'est là qu'un des éléments du problème. Une autre raison m'incite au scepticisme à l'égard de l'argumentation du général Gallois. Outre le fait qu'une solution partielle à une menace globale est une invitation pour les Soviétiques à accentuer leur stratégie indirecte, il s'avère instructif de souligner ce qu'il y a de commun entre le *nucléaire* et le *subversif.* Deux facteurs en effet jouent un rôle décisif dans l'un et l'autre cas : la popula­tion n'est-elle pas l'objectif de l'atome et de la subversion ? L'arme psychologique ne représente-t-elle pas le véhicule de la dissuasion comme celui de la révolution ? Les débats ésotériques sur la dissuasion en général qui ont fleuri au cours de la décennie écoulée, les exposés plus concrets sur la force de frappe dont le Parlement nous a abreuvés, ont quelque peu familiarisé le public français avec une terminologie qui, pour ne pas être toujours lim­pide, n'en exprime pas moins des concepts entièrement neufs. Car il est vrai, on ne saurait trop le répéter, que l'atome a provoqué dans le domaine militaire une vérita­ble révolution. 18:235 Du fait de l'ubiquité, de la permanence et de la capa­cité destructive de l'atome, la stratégie de dissuasion se conçoit, s'élabore et se conduit dès le temps de paix, à l'échelle planétaire si possible. Une technologie de pointe a permis de maîtriser l'espace et le temps pour les vec­teurs porteurs, la puissance et la précision pour les pro­jectiles. Mais ubiquité, permanence et capacité de destruction ne sont-elles pas aussi les caractères dominants de l'arme psychologique ? Celle-ci, grâce à une autre technologie de pointe, au plan de l'information, peut atteindre partout, sans délai et en tout temps l'ensemble de la population. De ce fait, aujourd'hui mieux qu'hier, la subversion com­muniste s'épanouit en plein jour à l'ombre de ses disposi­tifs secrets de dissuasion. Telle est la guerre réelle qui nous est faite, quotidiennement. Devant la perspective apocalyptique d'un conflit nu­cléaire, dont l'horreur terrorise par avance les populations directement concernées, les démocraties occidentales ac­ceptent, à regret peut-être, mais acceptent tout de même la guerre subversive. Celle-ci grignote les franges de nos positions, elle ronge la charpente des États, elle pourrit la jeunesse, mais elle ne touche ni immédiatement, ni visi­blement, le mode de vie de chacun. Nul n'ose crier que la France, l'Europe ou l'Occident est débordé, infiltré, enve­loppé, parce qu'il faut -- croit-on -- éviter le pire. Guerre subversive d'un côté, guerre nucléaire de l'autre, représentent les deux pôles extrêmes de la guerre tout court. Entre la conquête progressive, sélective et insidieuse des populations d'une part, et de l'autre la destruction totale, aveugle et instantanée de toute vie à la surface du sol, la différence réside dans la nature de l'action, mais point dans sa finalité. Menacer de détruire les corps pour mieux détruire les âmes ressort du même but. Par delà le verbe diplomatique, les Soviets ont su tirer les conséquences. La course aux armements nucléaires conduit inéluctablement à l'anéantissement réciproque : dès lors, la guerre totale doit être écartée comme moyen de conquête. Sauf erreur de calcul, elle doit demeurer un facteur de pression politique, psychologique et militaire, au bénéfice de la guerre subversive. Cette dernière permet de conquérir les populations sans risque majeur ; elle pré­sente l'avantage d'un gain de potentiel sous le couvert de la coexistence pacifique, tant en honneur lors des confé­rences internationales. 19:235 A dire vrai, la mentalité occidentale s'y prête. Pourquoi Moscou se priverait-il de si larges possibilités ? En France, le parti de M. Marchais bénéficie, au nom de la liberté des media, de la radio-télévision d'État, et la presse communiste reçoit des subsides légaux du gouver­nement. C'est une charge financière de moins pour les Soviets dont chacun sait qu'ils versent régulièrement des fonds au P.C.F. et à son antenne syndicale, la C.G.T., pour détruire dans la plus stricte légalité « l'appareil bourgeois et capitaliste » qui régit la France. Le Kremlin aurait bien tort de se gêner : l'emploi de « fusées » psychologiques autrement discrètes, puissantes et efficaces que les SS 20 dont sera bientôt équipé le Pacte de Varsovie fait partie de l'arsenal militaire de l'U.R.S.S. « Ainsi se présente la guerre concrète, bien réelle, qui est menée contre le monde libre depuis des années et qui, ici et là, se traduit par d'éclatantes victoires de l'adver­saire, des défaites humiliantes pour l'Occident. Contre cette guerre-là, qui peut s'étendre demain très rapidement, selon que telle ou telle équipe l'emportera à Moscou, qui peut par exemple gagner l'Europe par le Sud, les armes nucléai­res ne servent à rien, pas plus que les unités blindées. Elles sont même nocives dans la mesure où elles détour­nent l'attention générale des autres armes, et bien appro­priées, qui s'imposeraient. » ([^5]) Sans nul doute, il y a une grande part de bon sens dans ce qu'écrivait voici quinze ans le président du Conseil Économique et Social. Depuis, le Vietnam, l'Afrique noire, le Moyen-Orient, l'Iran, hors d'Europe, et les succès du communisme en Italie, au Portugal, en Espagne... sont venus amplement confirmer ses conclusions. Le tonnerre du feu nucléaire n'a jamais éclaté et pourtant, sur tous les continents, l'Occident n'a cessé de reculer. \*\*\* 20:235 Est-ce à dire pourtant que les milliards dépensés par l'Occident -- et la France bien sûr -- pour s'équiper en armements nucléaires l'ont été en pure perte ? Ce serait un non-sens. Notre liberté dépend aujourd'hui comme hier de l'équilibre thermonucléaire établi entre les U.S.A. et l'U.R.S.S. Pour l'Europe occidentale, et pour notre pays, la seule étude des systèmes d'armes susceptibles de jouer un rôle effectif de dissuasion exigerait bien des développements. M'en tenant à ce que disait Clemenceau à l'heure de graves épreuves, je serais tenté d'écrire : « La solution des diffi­cultés ne réside pas dans la grandeur, mais dans l'harmo­nie », -- si tant est que le lecteur veuille bien admettre que l'harmonie implique la cohérence. Il n'en demeure pas moins que malgré vingt ans de délire verbal sur sa capacité de dissuasion, la France a fait la preuve de sa compétence technique à maîtriser l'ato­me civil et militaire. C'est un fait tout à l'honneur de nos savants et de nos techniciens, qui rejaillit sur la France. Encore faudrait-il, comme l'indiquait M. Émile Roche, que ces armes modernes d'action directe ne détournent pas l'attention de celles que nous impose la stratégie indirecte des Soviets. Hélas, telle semble bien être la tendance dominante en dépit de quelques timides réflexions qui, peu à peu, se font jour. On pourrait croire que le drame algérien de 1962 a cristallisé les esprits militaires et paramilitaires sur des problèmes techniques où le risque est moindre d'écorner la doctrine officielle. Dans les années soixante, aucun spécialiste de l'atome n'a osé suggérer que l'abandon du Sahara avait de graves conséquences sur l'édification d'une force nucléaire diver­sifiée dans ses moyens. Il y a tout de même une nuance entre l'implantation de silos d'ogives dans le désert... ou en Haute-Provence. Surtout si l'on ajoute que la superficie de l'Hexagone est quarante fois moindre que celle de l'Union soviétique, pour une densité de population dix fois supérieure. A la même époque, quelques rares cadres de notre armée ont bien préconisé l'intégration du feu nucléaire dans le dispositif de notre corps de bataille face au Pacte de Varsovie. Tout alors devait être sacrifié à la force nu­cléaire de frappe, symbole aux yeux du pouvoir d'une indé­pendance et d'une liberté d'action nationales. 21:235 C'est en somme ce que vient nous proposer aujourd'hui le général Gallois, instruit des dispositions soviétiques en la matière. On peut regretter alors que les tenants de la dissuasion française, envers et contre tous, n'aient pas réalisé plus rapidement : d'abord le caractère inéluctable de l'intégration de l'atome dans la bataille aéro-terrestre des frontières, ensuite la « complémentarité » des formes de conflits résultant de la stratégie globale de notre adver­saire potentiel. La révolution nucléaire dans le monde des armements, jointe à la révolution marxiste dans le domaine de la sub­version, a procuré un second souffle, et quel souffle, à la stratégie indirecte. Pour avoir méconnu le second de ces deux termes au lendemain de la deuxième guerre mondiale, notre pays devra payer fort cher et longtemps le prix de la faute com­mise. Quelle amertume, pour les téléspectateurs de la soi­rée du 7 mai 1979, d'entendre le premier ministre du gouvernement français déclarer à propos de la crise éner­gétique que nous subissons : « Il en va de l'indépendance de la France. » Il est dommage que les promoteurs de la V^e^ République n'y aient pas songé en temps voulu. Hervé de Blignières. 22:235 ### Les finances de Monsieur Barre par Louis Salleron Je ne manque jamais les émissions de la radio et de la télévision où M. Barre explique aux Français sa politi­que. Pourquoi ? Parce que je voudrais savoir ce qu'il pense et ce qu'il veut. La psychologie des dirigeants m'a toujours passionné. Apparemment, M. Barre est un homme facile à com­prendre. Il nous dit et nous répète indéfiniment que son seul objectif est la défense du franc. Son souci est d'avoir une balance des comptes suffisamment excédentaire pour payer la hausse du pétrole. En maintenant les prix et la stabilité monétaire, il préserve les chances du redressement économique qui permettra progressivement la résorption du chômage. Dans ce discours immuable je discerne un procédé, qu'il a peut-être emprunté au parti communiste mais qui peut aussi lui être naturel : enfoncer toujours le même clou est la seule manière en démocratie d'imposer sa poli­tique. Mais la manière ne vaut pas équivalemment au gouvernement et dans l'opposition. L'opposition a toujours beau jeu de critiquer, car tout va toujours mal ou pourrait aller mieux. Le gouvernement se heurte à des faits. Les faits ne sont pas tellement favorables à M. Barre. Il ne les utilise qu'en les comparant à ce qu'ils seraient sans lui. 23:235 L'inflation serait galopante. La balance serait déficitaire. Le chômage serait bien plus important. Bref il se met en posture d'opposition au gouvernement qui serait autre que le sien. Le procédé lui réussit puisque, jusqu'à présent, il tient. Niais la vigueur avec laquelle il rabroue ses interlocuteurs, se retenant tout juste de les traiter d'ignares ou d'imbéciles, donne l'impression qu'il cherche à s'en aller. L'ave­nir est sombre. On le regretterait donc. Après coup, on confesserait le succès de sa politique. On aimerait qu'un jour, dans un beau mouvement d'éloquence, M. Barre déclare aux Français : « Entre le président de la République qui est le vrai chef du gouver­nement et les syndicats qui partagent avec lui le pouvoir, je ne peux pratiquement rien. » Mais M. Barre est trop bien élevé pour faire une telle déclaration qui se retourne­rait d'ailleurs contre lui. Car si c'est par imprudence qu'il a accepté le poste de premier ministre, il l'occupe mainte­nant depuis trop longtemps pour n'y être pas consentant. En réalité, M. Barre est certainement d'accord avec M. Giscard d'Estaing sur l'essentiel. L'un et l'autre sont des classiques de l'Économie. Une monnaie saine. Des comptes en équilibre. Une production concurrentielle dans le marché le plus vaste possible. Mais ce libéralisme capitaliste est complété, chez M. Giscard d'Estaing, par le socialisme le plus accentué dans la répartition, pour des raisons idéolo­giques et électorales. M. Barre semble être, à cet égard, plus conservateur et moins démagogue. Simple hypothèse évidemment, que je verse au crédit de M. Barre. Reste que M. Barre n'a qu'un argument pour défendre sa politique : Avec M. Mitterrand (ou Rocard) (ou Chevè­nement) vous sauriez ce qu'est l'inflation ? -- Argument qu'il ne proclame pas mais qui est sous-jacent à son mono­logue et que tout le monde entend. Argument parfaitement fondé et qui fait sa force, comme il fait la force de M. Gis­card d'Estaing. Mais argument qui s'use à mesure que le socialisme s'installe dans nos institutions. Car chacun voit bien qu'il faudra un jour une autorité gouvernementale pour dominer l'anarchie croissante. Ni M. Giscard d'Es­taing, ni M. Barre ne pourront être éternellement au pou­voir par la seule grâce de M. Marchais. 24:235 M. Barre se flatte de travailler pour l'avenir et se fait gloire d'encourir de ce fait l'impopularité. Mais travail­le-t-il vraiment pour l'avenir ? Sa politique est-elle la bonne ? Et depuis bientôt trois ans qu'il est en poste a-t-il vraiment travaillé pour ce qui était l'avenir d'hier et qui est le présent d'aujourd'hui ? Beaucoup de questions précises pourraient lui être posées qui ne le sont jamais, ni dans la presse, ni à la radio, ni à la télévision. Elles ne le mettraient pas néces­sairement en cause personnellement mais lui permettraient de nous livrer sa pensée plus clairement qu'il ne fait habi­tuellement. Posons-en quelques-unes. -- La crise de la sidérurgie coûte déjà et va coûter des sommes astronomiques tant pour payer les chômeurs que pour financer les investissements. On nous dit qu'il aurait fallu procéder à des licenciements échelonnés dans le passé et procéder en même temps aux investissements nécessai­res. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? Si ce sont les patrons qui sont responsables, que ceux-ci s'expliquent ; leur atti­tude est en effet inexplicable puisqu'elle allait contre leurs intérêts. On ne voit qu'une explication : ils ont cédé aux pressions gouvernementales. Ils ont eu tort. Qu'ils confes­sent donc leur tort. M. Barre aurait tout loisir de faire la lumière là-dessus. -- L'Italie vit en pleine anarchie. Or sa balance com­merciale est bien plus largement excédentaire que celle de la France. On serait intéressé que M. Barre nous dise pour­quoi. -- La crise de l'énergie n'est pas derrière nous, mais devant nous, a dit M. Barre. Nul n'en doute. Pourquoi toute sa politique de relance est-elle alors centrée sur l'automo­bile ? -- L'agriculture est le pétrole de la France a dit M. Gis­card d'Estaing. Pourquoi donc est-elle négligée comme elle l'est ? Pourquoi notre balance commerciale agricole est-elle si rarement excédentaire ? Pourquoi nos industries agro-alimentaires sont-elles si déficientes ? Pourquoi notre industrie travaille-t-elle si peu pour les campagnes ? L'al­liance du libéralisme et du socialisme pour l'écrasement de la paysannerie française est le plus parfait symbole de toute notre politique d'après-guerre. Pourquoi M. Barre n'y a-t-il jamais prêté attention ? 25:235 -- Les taux d'intérêt pèsent sur l'industrie à l'égal des taux des salaires et des prestations sociales. Il serait facile de les diminuer considérablement en attirant l'épargne par des emprunts indexés. La recette est infaillible. Un emprunt à 4 p. 100, remboursable au choix sur l'or, le dollar ou le franc suisse, recueillerait en quelques jours des dizaines ou des centaines de milliards qui pourraient être réservés à des investissements fondamentaux, selon un plan bien établi. L'inflation et le chômage en seraient réduits auto­matiquement avec, en chaîne, tous les effets favorables, dans tous les domaines, que M. Barre escompte (s'il faut l'en croire) de sa politique mi-libérale, mi-socialiste. Tout cela peut être fait avec ou sans l'approbation des États-Unis et de l'U.R.S.S. Et la restauration de l'autorité politique en serait, évi­demment, grandement facilitée. Des rêves ? Rêvons donc... Louis Salleron. 26:235 ### Après Garabandal : Rencontres en Amérique *suite et fin* par Hugues Kéraly #### Les voyantes et le temps de la fin Le témoignage scientifique et glacial du Père Ramon Andreu ([^6]) ne concluait pas, Dieu merci, ma mission aux États-Unis d'Amérique. Cet homme édifiant malgré lui m'avait donné une sorte de vertige, de mesurer à quel point les grâces accumulées sur sa tête dans le village de Gara­bandal contrastaient avec le personnage qu'il était devenu en 1979. Je quittai son bureau sur le sentiment que le Christ en personne surgissant devant nous ne l'aurait con­vaincu de rien -- sinon peut-être qu'ITINÉRAIRES disposait dans ses rangs d'un fameux médium... Quel miracle conver­tira ce clergé, avant le jour du Jugement ? 27:235 Restait donc à visiter les deux voyantes mariées aux États-Unis : JACINTA, aujourd'hui Mme Moynihan à Los Angeles, et CONCHITA, Mme Keena, qui vit à New York, mère de quatre enfants. Elles me reçurent toutes deux avec autant de grâce et de modestie que le jésuite Andreu y avait lâché de morgue et d'emportement. Leur simplicité de cœur me mit aussitôt à l'aise, comme en famille, et j'en ressentis un immense soulagement. Avec les voyantes, je reprenais pied dans un monde chrétien. La première a bientôt trente ans ; elle est mariée depuis 1977 à un Californien qui accomplissait son service mili­taire dans une unité de *Marines* basée eu Espagne lors­qu'ils se sont rencontrés, Jacinta, charmante, a offert un excellent café italien. Son mari est resté à ma demande pour prendre part à la conversation dans la seule langue possible entre nous, qui était l'espagnol. Nous avons lon­guement discuté de la situation de l'Église depuis Vatican II : sujet plus important pour tout le monde que le détail, cent fois publié, des apparitions. Jacinta et son mari sont épouvantés de l'absence de dévotion qu'on affiche dans les paroisses américaines vis-à-vis de l'eucharistie ; ils s'interdisent de recevoir la communion dans la main, et ne cachent pas leur sympathie pour l'œuvre de Mgr Lefebvre, qu'ils ne connaissent pourtant que par les mensonges de la télévision... A Paris, on les verrait très bien paroissiens de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Le couple Moynihan m'a paru peu américain. Il mani­feste une grande dévotion au Sacré-Cœur et au Rosaire de Notre-Dame : c'est visible à de multiples choses, sur les murs du petit appartement, et plus encore à l'élévation spirituelle des propos. Jacinta se dit parfaitement heureuse dans les tâches quotidiennes du foyer ; elle ne travaille pas en ville, mais fabrique à la main des châles et toute sorte de nappes aux couleurs de la Vierge, qu'elle place ensuite chez les amis. J'ai pu voir sa statue de la Dame sur un autel fleuri, d'une ligne très jeune et romantique à la fois : la seule, pour elle, qui supporte le souvenir de l'Apparition... « -- Avez-vous vu, lui dis-je, cette horreur de chapelle préfabriquée qu'on a dressée à Garabandal sur le chemin des Pins ? Une vraie boîte de conserve, il n'y a pas d'autre mot. Et la statue de la Vierge ne vaut guère mieux. » Jacinta n'a aucun mal à m'accorder cela. Elle reste d'ailleurs fort critique en matière d'art marial con­temporain. Notre art ne dira jamais la beauté vivante de la Reine des cieux. Le sourire de mon hôtesse est sans appel : elle dispose d'un bon point de comparaison. 28:235 Nous n'épargnons aucun détail de cette rencontre, ni de nos impressions, pour répondre aux nombreux amis de Garabandal qui s'inquiètent du mariage des voyantes com­me d'un mystère un peu scandaleux. Jacinta a peut-être connu, à la suite de Conchita Gonzalez, la tentation de s'en­fermer au couvent sans savoir si le Seigneur l'y avait appe­lée. Ce n'était pas à moi de l'interroger là-dessus. Mais je peux témoigner ici avoir rencontré à Los Angeles une jeune femme chrétienne, aimable et pieuse dans la garde de son foyer : une jeune femme qui se consacre à prier la Vierge pour le salut du monde, dans l'esprit des grâces particuliè­res qu'elle en a reçues, et fuit toute publicité. Voilà déjà un beau miracle sociologique, à bien des égards, dans le monde où nous vivons... Au couvent de Saragosse ou de Pampelune, sous la direction spirituelle (?) d'un quelcon­que Ramon Andreu, qui peut dire ce que Jacinta Gonzalez serait devenue ? Je n'ai posé qu'une question à Jacinta, sur les appari­tions de Garabandal, qui vraiment me démangeait : -- *La Sainte Vierge vous a-t-elle parlé du concile, et de ce qui s'en suivrait ?* (On se souvient que Notre-Dame avait prévenu les enfants, six mois avant la clôture du concile, de l'ampleur des trahisons du clergé : « Beaucoup de car­dinaux, d'évêques et de prêtres s'engagent sur le chemin de la perdition, entraînant avec eux un grand nombre d'âmes. » Le message du 18 juin 1965 pouvait fort bien résumer d'autres révélations, plus précises, sur Vatican II.) Jacinta parut hésiter. Le concile ? non... elle ne s'en souvenait pas. -- La Vierge, m'a-t-elle dit en substance ([^7]), nous parlait de bien des choses, presque chaque jour, et d'ailleurs nous ne comprenions pas tout ce qu'Elle disait. Par exemple, lorsqu'Elle a prophétisé le retour des com­munistes en Espagne, cela m'a beaucoup étonnée : à l'épo­que, je ne savais même pas ce que cela voulait dire, *comu­nista...* Mais pour le concile, si vous allez la voir, posez donc la question à Conchita. Elle saura vous répondre bien mieux que moi ! 29:235 Cette suggestion s'accordait à merveille avec mes pro­pres plans. Jacinta me munit de tous les renseignements nécessaires pour joindre sa sœur spirituelle, avec prière d'avaler le numéro de téléphone après utilisation. En sau­tant dans le premier avion pour New York, j'allais ren­contrer Conchita... plus aisément encore que les disparus chiliens d'*Amnesty*. \*\*\* C'est une ravissants femme brune, pimpante, tout sou­rire, qui m'a ouvert la porte. Mais tellement américanisée, dans son langage, ses vêtements, que j'hésite à y reconnaî­tre la belle « Castillane de la montagne », « royale » et « bien plantée » décrite en 1965 par l'article de Salle­ron ([^8]). Conchita, depuis lors, a singulièrement changé. Sa beauté ne fait pas de doute mais paraît moins solide, moins lumineuse aussi qu'au temps de Louis Salleron : un charme américain, longiligne, standard et sûr de lui, où l'humble paysanne de Garabandal reste difficile à retrou­ver. Quelque chose toutefois dans la vivacité des manières et de la voix vous avertit qu'il s'agit bien d'une Espagnole, et pas des plus ramollies. Conchita est mariée depuis cinq ans à un Américain. On ne vit pas cinq ans de sa jeunesse chez l'oncle Sam sans y attraper les plus gros tics du *way of life* etc. ([^9]). Son anglais m'éblouit d'autant plus qu'à l'accent de New York, personne ne comprend rien. Elle a la gentillesse de se souvenir, devant mes grimaces de désolation, que sa langue maternelle est un parler chrétien. Et les enfants considèrent d'un visage sombre, prêt au hurlement, cet indigène européen qui leur vole jusqu'au droit de saisir quelque chose à la conversation de maman. Mrs Keena les renvoie tous pour avoir la paix au feuilleton télévisé. Ça aussi, c'est bien américain. 30:235 N'allez pas croire que yankee, le foyer de Conchita ne serait pas chrétien. Il semble même ultra-catholique, mais dans un style particulier au génie américain. Le visiteur est prévenu dès l'entrée par une belle pancarte enluminée que la maison des Keena se place sous la dévotion et les protections du Sacré Cœur de Jésus. En haut de l'escalier, on aperçoit l'oratoire fleuri où se tient l'*hora santa* du jeudi soir : une longue veillée d'adoration et de prière, en famille, mais les amis désireux de s'y joindre sont toujours invités. Et dans la vaste cuisine électronique où Conchita me reçoit, centre plus ou moins obligé de toute vie fami­liale contemporaine, un immense crucifix espagnol préside de son silence janséniste au concert des jeux, des machi­nes automatiques et des conversations. Le clocher de la petite église catholique du quartier est visible par les fenê­tres ouvertes, au-delà du jardin. A dix kilomètres des gratte-ciel de Manhattan, la maison de Conchita fleure bon la cire, la province et le printemps. -- *Mon pays, voyez-vous, c'est ma maison...* Celle-ci respire d'un bonheur vrai­ment chrétien, si j'excepte les âneries distillées à toute heure par la télévision pour acheter le silence des petits et remplir celui des grands. Conchita se rend trois jours par semaine avec ses enfants dans le *Bronx*, quartier le plus misérable de New York, pour soigner et nourrir les vieillards nécessiteux. Tâche extrêmement difficile, à ce qu'elle m'a confié, car le pauvre de New York rejette d'abord avec violence ce qui se présente à lui sous les gestes de la charité. Il faut y mettre beaucoup d'attention, de patience, et cultiver comme une grâce l'épreuve que celles-ci imposent à notre humilité. -- C'est ainsi qu'une voyante peut fort bien se marier, même à un Américain, et garder dans sa vie chrétienne plus d'exi­gences que la plupart d'entre nous... Quel bourgeois de New York s'aventurerait avec ses enfants dans Harlem ou le sinistre Bronx, pour les frotter à la misère, et leur appren­dre la charité ? 31:235 La conversation s'est animée quand j'entrepris Con­chita sur ce qu'elle pensait de l'évolution conciliaire, car ma charmante hôtesse avait réponse à tout. -- Le proces­sus de la communion dans la main ? Dans les paroisses de New York, chacun reste libre de recevoir l'hostie sur la langue ou dans la main : il suffirait donc ici d' « éduquer » les gens. -- La responsabilité des prêtres qui réduisent l'eucharistie à son symbole festif et le Christ à un bon copain ? Tous ne sont pas aussi coupables ; d'après Con­chita, ça dépend des coins : prenez donc votre voiture, et cherchez les bons. -- Le recours aux communautés tradi­tionnelles alors, pour échapper aux sacrilèges, à la protestantisation ? Non. Nous préférons tous, bien sûr, l'Église « d'autrefois » ([^10]) ; mais il reste impossible de suivre Mgr Lefebvre dans le scandale de sa désobéissance au pape... Le plus difficile dans l'Église, le plus important, le plus beau, c'est encore d'obéir. J'explique à Conchita que, dans l'Église catholique, l'obéissance n'est pas un principe supérieur à la vérité, ni la vérité une question réservée au jugement de quelques commissaires patentés. Dans bien des cas, que je lui racon­te, la transmission du dépôt sacré devait tenir à une poi­gnée de chouans plus soucieux du regard divin que des circulaires de la Hiérarchie. Si les résistants de ces temps-là avaient imposé silence, en eux, à l'instinct de la foi, pour collaborer avec discipline au travail du Démon, serions-nous encore chrétiens aujourd'hui ? L'obéissance devient le pire de tous les sophismes lorsqu'elle ne joue que contre les fidèles, et ne profite qu'aux apostats... L'unique néces­saire, c'est de rester chrétien. L'Évangile ne dit pas que ce sera toujours sans problème, ni danger. Mrs Keena, un moment ébahie par tant de nouveautés, finit par reprendre en beauté l'équilibre de sa position. Elle veut bien que ce soit mon devoir, et celui des écrivains catholiques en général, de creuser ces questions difficiles. Mais en aucun cas ce ne doit être le sien. Pour elle, tous les papes sont saints, la hiérarchie ecclésiastique aussi, elle se soumet « les yeux fermés » à leur direction. Que si l'un d'eux nous trompe, fût-il cardinal, ce sera à lui d'en rendre compte devant Dieu ; le simple fidèle en cela ne saurait pécher... Pour une mère de famille, ajoute Conchita, « l'uni­que nécessaire », c'est de faire ici-bas son salut éternel et celui de ses enfants : d'aller au ciel avec eux, dans la mai­son de Jésus, et le plus près possible de la Dame qui visitait Garabandal aux beaux temps de Vatican II... Voilà tout. 32:235 Qu'auriez-vous objecté à cette foi, simple comme le jour et plus têtue que l'acier ? -- Que tous les papes, d'après l'histoire, ne furent pas des saints ? C'est pareil, vous répond la délicieuse enfant : dans mon cœur, je les sanctifie ! Il ne me restait plus qu'à féliciter mon hôtesse de son assurance, et la remercier pour cette bonne conver­sation. Conchita : « Pas du tout. C'est vous qu'il faut remercier, pour ce que vous m'avez appris. » Adorable mensonge. Conchita n'avait pas lâché un pou­ce de ses paradisiaques convictions. J'eus d'ailleurs le sentiment, pendant tout l'entretien, que notre Mère céleste protégeait sans bruit mon interlocutrice des questions et des doutes où j'aurais bien voulu la plonger. C'est sans doute mieux ainsi. On ne gagne rien à scandaliser de sa science une âme d'enfant. \*\*\* Sur la question du concile, qui mérite un traitement à part, la réponse de Conchita fut tout à fait catégorique -- LA VIRGEN NO HABLO DEL CONCILIO. Il n'a jamais été question de Vatican II dans les paroles de la Vierge à Gara­bandal. Les bonnes gens ont cru ou inventé cela à partir des propos que les petites voyantes tenaient entre elles quatre, et des questions innombrables dont on les assail­lait. Je me suis fait répéter cette précision avant de quitter Conchita, parce qu'elle contredit à angle droit toute une littérature fabriquée depuis 1965 pour les besoins de la Cause par les garabandalistes conciliaires. -- J'appelle garabandalistes conciliaires les auteurs, éventuellement prêtres, et souvent définis par eux-mêmes comme gardiens authentiques de la Tradition, qui soutiennent ou caution­nent la thèse que Notre-Dame de Garabandal : 1°) aurait parlé du concile aux petites voyantes ; 2°) s'en serait réjouie ; 3°) lui aurait prophétisé un immense succès. 33:235 C'est ainsi que le directeur du *Centre Information Gara­bandal* de Marly-le-Roi préface et recommande comme « une véritable synthèse scientifique, historique, théolo­gique, spirituelle et mystique de haute valeur sur les faits de Garabandal » le livre d'un franciscain espagnol, Elle se rendit en hâte à la montagne ([^11]), dont l'édition française fut assurée par ses soins en 1977. Et voici ce qu'on décou­vre dans cet ouvrage, à la page 428 : Dans ce climat de préparation au Concile et sachant que les petites parlaient avec la Vision de ce qui les avait frappées au cours de la journée, il n'y a pas lieu de s'étonner d'en­tendre Conchita dire au cours d'une extase : -- *Le Concile, c'est le plus grand de* *tous ?... Ce sera un succès ?... Que c'est bien ! Ainsi on te connaîtra mieux et tu seras plus satisfaite... *» Une note précise en bas de page que ces paroles « furent transcrites à partir d'une bande magnétique enregistrée par un prêtre basque qui se trouvait alors à Garabandal ». Sur cette bande magnéto-mirifique, et l'identité du mysté­rieux « prêtre basque », personne n'est en mesure de nous fournir aujourd'hui le moindre éclaircissement. Mais Con­chita pour sa part est formelle : -- Non, *la Virgen no hablo del concilio*. Alors ? ([^12]) Autre déclaration prêtée à Conchita, dans le livre du Dr Bonance-Laffineur, *L'Étoile dans la montagne* ([^13]), à la page 108 : «* Oui, le Concile aura un succès extraordi­naire. *» Conchita aurait lâché ce mot au cours d'un inter­rogatoire prolongé (45 questions) qui eut lieu le 8 septem­bre 1965 à Torrelavega. 34:235 Or, les minutes de cet interrogatoire existent toujours, dans des archives privées : on y trouve tout ce que rapporte à cette date *L'Étoile dans la monta­gne,* sauf précisément cette allusion au succès formidable de Vatican II, dont Conchita nous confirme aujourd'hui que la Vierge n'a jamais parlé. Le plus étonnant, c'est que le livre du Dr Bonance-Laffineur reçoit lui aussi dans une belle et longue préface la caution d'un théologien de quelque renom parmi nos amis : ce dominicain est même l'auteur d'une thèse toute récente sur la vacance du Siège romain, qui fait bien mau­vais ménage avec « l'extraordinaire succès » de Vatican II... Si les lecteurs ne consultent guère les préfaces, il faut croire que ces préfaciers non plus ne lisent pas les livres -- ce qui dispense évidemment de leurs recomman­dations. Pour moi, la Vierge en effet a parlé du concile aux voyantes de Garabandal, mais ce ne fut pas avec des mots. Ou plutôt, à travers ces enfants, parce qu'Elle leur ensei­gnait la pénitence et la prière, l'amour de Jésus crucifié, la communion à genoux et le signe de croix, c'est à nous que Notre-Dame rappelait au bon moment le sens et la force des pédagogies traditionnelles de la foi. Pourquoi donc choisit-Elle de le faire entre 1961 et 1965, dans les années du concile ? les années de la catéchèse qui n'ensei­gne plus les connaissances nécessaires au salut ? les années qui préparent la messe-meeting de la révolution liturgique, la confession « devant ses frères », les concélébrations sauvages, l'eucharistie profanée ? Le message est assez clair pour ceux qui ne se bouchent pas les yeux ([^14]). Sur la Hiérarchie elle-même réunie au Vatican, la Vierge de Garabandal ne prononce qu'un jugement, porté par l'Ange le 18 juin 1965 : « *Avant la coupe était en train de se remplir, voici maintenant qu'elle déborde : beaucoup de cardinaux, d'évêques et de prêtres s'engagent sur le chemin de la perdition, entraînant avec eux un grand nombre d'âmes. L'eucharistie est chaque jour plus maltraitée. *» ([^15]) 35:235 -- C'est un mot terrible. Amer. Débordant. Scandaleux. De *La croix* à *L'Homme nouveau,* on se garde bien de le citer : le lecteur en perdrait les pédales illico. Mais aucun men­songe, aucune invention nouvelle des garabandalistes conciliaires ne parviendra à l'effacer. \*\*\* Les prophéties de la Vierge à Garabandal sont nom­breuses et plutôt variées. Il y a la triple annonce de l'aver­tissement, du grand miracle et du châtiment (conditionnel) analysée par Antoine Barrois dans *Garabandal hier et aujourd'hui* ([^16])*,* dont la portée s'étend à tout le genre humain. -- Notre-Dame donne aussi aux enfants des signes plus particuliers : l'ange du 18 juin 1961 leur annonce la première apparition de la Vierge pour la fête de la Visita­tion ; le 24 juin, il revient leur annoncer le message du 18 octobre 1961 ; au mois d'août de la même année, après la mort du père Luis Andreu, la Vierge déclare aux voyantes qu'elles pourront lui parler ([^17]) ; le miracle de la *Forma,* et le terrible message du 18 juin 1965, furent eux aussi annoncés longtemps à l'avance, de la part de la Vierge, par Conchita. -- Autre prophétie étonnante, sans date précise, dans le *Diario de Conchita* ([^18]) : « La Très Sainte Vierge nous avait dit dès le début à toutes les quatre, Loli, Jacinta, Mari Cruz et moi, que nous allions nous contre­dire les unes les autres ; que nos parents en cette occasion ne se conduiraient pas bien (*no andarian bien*) ; et que nous en arriverions même à nier avoir vu la Vierge et son Ange. 36:235 Nous autres, bien sûr, ça nous étonnait énormément, toutes ces choses qu'Elle nous disait. Mais au mois de jan­vier 1963, tout ce que la Sainte Vierge avait prédit depuis le début s'était accompli (...). Nous avons même été jusqu'à le dire en confession (que tout était inventé), et pourtant nous savions très bien au-dedans de nous que l'Ange et la Très Sainte Vierge nous étaient apparus (...). On ne pen­sait pas, d'ailleurs, que cette confession pouvait être un péché : Monsieur le Curé nous avait dit qu'il fallait la faire. » -- D'autre part, les nuits du 19 et 20 juin 1962, durant l'extase « des cris », Notre-Dame avait parlé de l'avenir du monde aux enfants : celui-ci passera par « une terrible épreuve... le communisme ». J'ignore si c'est à cette date, juin 1962, treize ans avant le parjure de Juan Carlos, qu'il faut placer la prophétie du retour triomphal des com­munistes en Espagne, mais la Vierge cette nuit-là annonce autre chose de troublant : « *L'Église donnera l'impression de périr *»*,* ce sera même « *comme si elle avait disparu *»*....* Nous entrons par ces mots dans un plus grand mystère celui des prophéties de la fin des temps. Il faut d'ailleurs remarquer que la Femme de l'Apocalypse (12, 1) porte sur sa tête la couronne de la Vierge décrite à Garabandal par les enfants ; dans le même ordre d'idées, au chapitre 9 de l'Apocalypse, verset 6, et à travers le chapitre 16, versets 8 à 11 notamment, on croit lire certaines des visions for­mulées à mi-mots par les quatre enfants dans la fameuse *noche de los gritos,* l'extase « des cris ». Ces rapprochements n'ont guère tenté les commenta­teurs. Les prophéties de la Vierge à Garabandal, pourtant, offrent souvent une rare précision. Et leur vérité à ce jour n'est pas démentie : le miracle du 18 juillet 1962 a eu lieu comme prévu, devant des centaines de témoins ; le renie­ment des voyantes (sous la pression de leurs parents) fut consigné dans une note officielle de l'évêché de Santander le 17 mars 1967 ; et qui niera que les communistes impo­sent leur loi en Espagne, aujourd'hui ? -- Le Père Ramon Andreu m'avait dit : « L'important, pour moi, c'est de reprendre toutes les choses annoncées à Garabandal, et de voir si elles sont en train de se réaliser. » N'est-ce point le cas, pour s'en tenir aux événements publics, des trois que nous venons de citer ? 37:235 Mais voici plus troublant encore, s'il est possible, et d'une égale précision. Le 3 juin 1963, l'Espagne catholique apprenait la mort de Jean XXIII ; les cloches de Garaban­dal, comme celles de tous les villages avoisinants, se mirent à sonner le glas. Conchita était chez elle ce soir-là : -- *Écoute,* dit-elle à sa mère, *on sonne le glas !* *-- *Ce doit être pour le pape... répond Aniceta Gonzalez. -- *Oui. Il n'en reste donc plus que trois.* *--* Qu'est-ce que tu racontes ? -- *Ce que tu entends : qu'il ne reste plus que trois papes après celui-là.* *-- *Et où as-tu trouvé une chose pareille ? -- *Je n'ai rien trouvé du tout, maman ; c'est la Vierge qui me l'a dit.* -- *...* Alors, ça veut dire que la fin du monde va arriver ? -- *La Vierge n'a pas parlé de* « *la fin du monde *» *mais de* « *la fin des temps *»*.* *-- *N'est-ce pas exactement pareil ? -- *Je n'en sais rien...* Conchita devait me confirmer elle-même, à New York, le contenu de cette prophétie d'autant plus impression­nante aujourd'hui qu'il lui reste un seul pontificat pour se réaliser : Paul VI, Jean-Paul I^er^, Jean-Paul II... le compte y est ! Avec un peu de chance, j'emploie ce mot à dessein, si le pape régnant ne vit pas centenaire, nous verrons tous « la fin des temps ». -- Et pourquoi pas ? La *fin des temps,* dans notre foi, ne sonne pas la fin du monde, qui d'ailleurs nous importerait peu, avec implosion de la planète ou désagrégation atomique de tout l'univers ; elle marque très exactement la fin *du temps des nations :* autrement dit de l'histoire humaine, notre étonnante et terrible histoire d'hommes sur les chemins de la terre, dont le commence­ment pour nous s'appelle Genèse, et le centre, Rédemption... Si la perspective du retour imminent du Christ dans la gloire pour juger les vivants et les morts nous plonge dans un état d'incoercible consternation, ce sont nos assuran­ces d'éternité temporelle qu'il faut réviser -- dans le caté­chisme --, car ces sentiments-là sont sans doute giscardiens ou bouddhistes, mais n'ont plus rien de chrétien. 38:235 Je suggère donc aux amis de Garabandal de s'inquiéter désormais de la prophétie sur les papes avec autant de sérieux que pour les autres annonces -- sans l'élever tou­tefois au-dessus de son domaine propre : celui des révé­lations privées. Nous ne disposons ici d'aucune garantie certaine sur l'exactitude des textes et la fidélité des inter­prétations ; personne n'est obligé d'y croire ; le chroni­queur chrétien se soumet d'avance au jugement que la véritable Église pourrait décider de porter... un jour, qui sait. Mais voici où le bât blesse à nouveau. Ce qu'il reste du Saint-Office à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a enterré depuis des lustres l'énorme dossier des appari­tions de Garabandal. Qui ne peut ne peut. L'urgence nu­méro un, pour ce nouveau dicastère, ce fut et c'est encore aujourd'hui de noircir en haut-lieu la personne et l'œuvre de Mgr Marcel Lefebvre : avec trois papes successifs, en neuf ans, on comprend qu'il n'a pas dû chômer... Et voici que pour compliquer un peu plus notre situation de sim­ples fidèles dans l'obscurité des soutes, Notre-Dame de Garabandal souffle à qui veut l'entendre que Jean-Paul II sera le dernier. Ce n'est pas, notez-le bien, ce que prédit saint Malachie ([^19]). Ni Nostradamus. Ni Marcel Clément. Et c'est à peine si j'ose inviter ici le très éventuel garaban­daliste-supporter à me faire crédit trois pages encore, c'est-à-dire jusqu'au bout. \*\*\* Toutes les générations depuis la mort et la résurrection du Christ, exception faite de celle des premiers Apôtres, ont voulu que « la fin des temps » soit bonne pour les suivants. Saint Thomas d'Aquin lui-même dans la Somme semble bien se rallier à cette interprétation, lorsqu'il écrit : « La prédication de l'Évangile du Seigneur peut se comprendre de deux façons. Première­ment comme la divulgation du message chrétien (*quantum ad divulgationem notitiae Christi*) ; et en ce sens l'Évangile en effet a déjà été prê­ché dans le monde entier, depuis les temps apostoliques, comme saint Chrysostome le rap­pelle en commentant l'Évangile selon Matthieu (...) 39:235 Mais la prédication de l'Évangile peut être comprise d'une autre manière, et c'est-à-dire pleinement suivie d'effet (*cum pleno effectu*), l'Église ramenant ainsi à elle les nations du monde entier ; en ce sens, comme le souligne saint Augustin, on ne peut pas soutenir que l'Évangile ait été prêché dans toute la terre. La fin des siècles viendra, oui, mais seulement après. » ([^20]) La conclusion de ce passage renvoie au célèbre verset de saint Matthieu ([^21]) : « *L'Évangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations : et c'est alors que la fin doit arriver* (ET TUNC VENIET CONSUMMATIO). » Elle s'impose avec beaucoup d'évi­dence si l'on considère qu'en effet la prédication de l'Église s'est étendue partout ([^22]) plusieurs fois dans l'histoire quant à la simple « divulgation du message chrétien »... sans provoquer la consommation des siècles, c'est-à-dire, avec le retour glorieux du Christ, la fin du temps des nations. -- Mais comment faut-il entendre la prédication de l'Évangile selon le deuxième sens, *cum pleno effectu ?* Saint Thomas le précise : les nations se convertissent, l'Église ramène à elle des extrémités de la terre tous ses enfants dispersés. Ce sera notamment, toujours selon l'Évangile et les Prophètes ([^23]), le retour des Juifs dans l'État d'Israël, puis leur conversion « en masse » au chris­tianisme... La renaissance de l'État d'Israël est un fait historique acquis depuis le 15 mai 1948 même pour ceux qui ne regarderaient jamais la télévision ; sa conversion collective à la foi chrétienne, humainement parlant, ce n'est pas pour demain. Mais la « consommation des siè­cles » réserve sans doute de gigantesques surprises à nos faibles jugements... 40:235 Relisons à ce sujet l'Évangile de saint Matthieu en partant du point précis, « *et tunc veniet con­summatio *», où saint Thomas l'abandonne dans son rai­sonnement : « *Quand donc vous verrez que l'abomination de la désolation, qui a été prédite par le pro­phète Daniel, sera dans le lieu saint, que celui qui lit entende bien ce qu'il lit* ([^24])*.* « *Alors que ceux qui seront dans la Judée s'enfuient sur les montagnes.* « *Que celui qui sera sur le toit n'en descende point pour emporter quelque chose de sa mai­son.* « *Et que celui qui sera dans le champ ne re­tourne point pour prendre sa robe.* « *Mais malheur aux femmes qui seront gros­ses ou nourrices en ce temps-là. *» ([^25]) Ce texte fait penser d'instinct à celui de l'Apocalypse, car il annonce lui aussi et en un sens prépare la fin des temps. Mais qu'écrit saint Jean, précisément, au chapitre 14 de l'Apocalypse, chapitre central qui suit dans le songe la prophétie des grands fléaux et précède la victoire des armées célestes ? Ceci : « Je vis un autre ange, qui volait par le milieu du ciel, *portant l'Évangile éternel pour l'an­noncer à ceux qui sont sur la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple ;* et il disait d'une voix forte : Craignez le Seigneur, et rendez-lui gloire, parce que l'heure de son jugement est venue ; et adorez celui qui a fait le ciel et la terre, la mer et les sources des eaux. » ([^26]) *--* PORTANT L'ÉVANGILE ÉTERNEL... C'est nous qui souli­gnons. POUR L'ANNONCER... On peut donc supposer qu'en ces temps-là l'Évangile n'aura pas été annoncé partout *cum pleno effectu,* selon la belle formule de saint Thomas ; ou que les prêtres mêmes y auront renoncé, qui sait, au profit de l'O.N.U. ? 41:235 Le Christ trouvera-t-il la foi sur terre à l'heure de son retour glorieux : n'est-ce pas Lui, bien avant nous, qui posait la question ([^27]) ? A TOUTE NATION, A TOUTE TRIBU, A TOUTE LANGUE ET A TOUT PEUPLE... Et voici bouclé le cercle qui répond au verset de saint Matthieu : « L'Évangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations ; *et tunc veniet consummatio. *» -- L'Ange de l'Apocalypse vient rappeler in extremis à la crainte du Seigneur une humanité enchaînée aux pires désordres politiques et moraux par les deux Bêtes du chapitre précédent ([^28]). Le mystère insondable de l'amour divin ouvre une dernière porte avant la grande moisson à ceux qui ont gardé en eux de quoi entendre la voix du spirituel dans un monde devenu, sans Dieu, inhumain ([^29]). Que l'Ange soit pris ici à la lettre ou métaphoriquement ne change rien à l'affaire : la gran­de prédication évangélique vient secouer le monde et sépa­rer les bons juste à temps. Lisez seulement la suite du cha­pitre 14, tout cela s'y dessine fort bien, en mouvement ([^30]). Je n'ignore pas que le temps de l'Apocalypse est celui d'un songe prophétique travaillé à chaque page par le mystère divin. Et il ne s'agit point de fournir au lecteur les clés d'une interprétation orgueilleusement personnelle de ce monument ; mais simplement de souligner une con­cordance heureuse entre trois textes -- Matthieu 24, 14, Marc 13, 10 et Apocalypse 14, 6-7 --, qui ne pouvait entrer sous cette forme dans les préoccupations du Docteur Com­mun. Il n'existe aucune contradiction insurmontable entre le recul de la prédication chrétienne sur les cinq conti­nents et le commencement de la fin, c'est-à-dire l'immi­nence du Jugement dernier. La relecture des Prophètes, à la lumière de l'évolution politique et morale du monde pendant ces dix dernières années, sans oublier l'apostasie des évêques, est même d'une étonnante consolation : 42:235 si tout empire, quand on vend son âme à Babylone et qu'on tue son frère à Jérusalem, c'est que les ailes des armées angé­liques dans le ciel sont déjà déployées. -- Voilà ce qu'il m'a paru convenable de rappeler, sans jouer les devins, face à cet élan d'espérance romaine à court terme que beaucoup d'entre nous s'efforcent en vain de partager. Les lecteurs restés en lice poursuivront avec meilleur profit cette ébauche de méditation en relisant les princi­paux commentaires du Père Calmel sur le sujet ([^31]). La sûreté de sa doctrine, sa connaissance approfondie des tex­tes et des interprétations, font de lui le guide bien désigné de notre initiation aux lumières du grand livre de Jean. Sans parler des grâces spéciales que Dieu, entre deux papes, lui avait glissées. Car ce dominicain au cœur pur gardait plus que tout autre, derrière l'amour et le sourire, le sentiment de la fin. Hugues Kéraly. 43:235 ### La légitimité *Le secret de l'Aiguille creuse* par Georges Laffly « M. de Talleyrand a inventé le mot de légitimité à l'usage des Bourbons ; ce mot était bête comme eux... » Sainte-Beuve nous a rap­porté ce propos de Thiers. Le petit homme se révèle com­plètement quand il ajoute un peu plus loin que l'expression juste est celle d' « ancienne possession ». Le bon sens bourgeois de Thiers renâcle devant la charge de sacré que représente la légitimité. Mais si rai­sonnable qu'il se croie, et rationnel, il y a encore quelque chose de sacré à ses yeux : la propriété. Devant « l'ancienne possession », il s'incline. Non pas au point d'aller examiner les titres de ceux à qui la possession a été arra­chée, pour le plus grand profit de la classe qu'il représente. La Révolution, c'est un fait acquis, qui a constitué la puis­sance de Thiers et des siens, gens qui entendent que les possessions récemment conquises leur demeurent, et de­viennent anciennes. Et pour cela, on n'a besoin que de la légalité, chose claire, précise, qui se définit par des textes datés. Il ne se soucie pas de l'origine illégale de cette léga­lité. 1789, 1830, ces dates sont bonnes : la légalité com­mence après. 44:235 De la légitimité, Thiers ne reconnaît qu'une force : la durée, la possession *ancienne,* sans voir que cette durée n'est que l'ombre portée du principe, sa trace dans l'his­toire. Une très longue durée ne rend pas légitime, elle ne peut que renforcer quelque chose qui y ressemble, mais d'un ordre inférieur : l'habitude, le consentement machi­nal, sans qu'on y pense. « Cela a toujours été ainsi » (où toujours veut dire simplement : depuis longtemps). « Cela a toujours été », ce n'est pourtant pas la même chose que c'est naturel. Or la légitimité, au sens historique, tient à la nature et au surnaturel. Elle est le droit qui remonte aux origines, à la constitution même du pays. La forme France aurait pu ne pas exister, elle n'est pas dessinée nécessairement. Elle se constitue par l'action d'une famil­le, son histoire est inextricablement mêlée à celle de cette famille. Voilà pour la nature. Et pour le surnaturel, c'est le sacre de Reims, qui donne une protection, une déléga­tion divine à ce pouvoir. Il n'y a pas d'un côté la France, de l'autre les Capétiens qui en prennent la tête. Il y a une France qui se forme peu à peu, de roi en roi, qui vient à être par eux. Il s'agit à ce point d'un phénomène de nature que le mot de « légitimité », dans ce sens, est créé par Talleyrand, comme le dit Thiers, en 1814. Littré, un peu hargneux, la définit seulement « droit des princes qu'on appelle spécialement légitimes », et il cite Thiers à qui il en attribue la paternité. Lui aussi trouve qu'on est dans un domaine trouble, dans « les choses vagues » comme disait Valéry. Depuis un siècle, nous avons appris que le bon sens est souvent un terrain miné, que « les choses vagues » n'en sont pas moins réelles, vivantes et fortes, beaucoup plus vivantes et fortes que bien des notions clairement définies. Nous avons appris aussi que la propriété n'est nullement aussi sacrée que le croyait M. Thiers. Cela, et d'autres raisons, rendait le mot de légitimité moins « bê­te ». Mais il reste embarrassant. Depuis un siècle et demi la France se passe de la chose, et l'ignore à peu près com­plètement. Consciemment, du moins. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle de substitut que joua le drapeau par rapport au roi, mais ce rôle n'est-il pas passé ? Depuis vingt ans environ, on entend à nouveau parler de légitimité. Ce n'est que par métaphore. Quand on parle de légitimité populaire, il s'agit d'autre chose. Le peuple est un miroir qui a reflété les visages les plus divers. 45:235 Et quand on parle de légitimité historique pour un personnage, c'est une image. Si grand serait-il, un homme n'est qu'un moment. La durée lui échappe. Pour un peuple, il ne peut y avoir qu'une légitimité historique. La probabilité qu'il en ait plusieurs, successives, est moins grande que la probabilité de sa dissolution, de sa chute hors de l'histoire. \*\*\* Nous avons des odes légitimistes de Hugo, de Lamar­tine. Pas de poème de la légitimité. Quelques romanciers populaires ont abordé le mystère par un biais : la défail­lance de la légitimité, l'imposture possible. C'est le rôle du masque de fer dans « le Vicomte de Bragelonne », par exemple. Sur ce terrain, nous avons encore mieux avec un des romans de Maurice Leblanc : *L'Aiguille creuse.* C'est un de ceux qui ont pour héros Arsène Lupin. Évidemment, cela manque de respectabilité, mais tant pis pour le mau­vais goût. *L'Aiguille creuse* est un roman populaire, c'est aussi un mythe, une image profane et matérielle de la légitimité, la seule possible peut-être dans un siècle de la fin. Comme on sait, Lupin est un héros, capable de tout, et ses exploits sont incroyables, comme il convient. Peut-être Leblanc a-t-il pensé un jour qu'il manquait à la cré­dibilité chère à son contemporain Paul Bourget. Il a donc entrepris d'expliquer cette puissance fabuleuse. Lupin avait un secret, celui de l'Aiguille creuse. Une de ces dents qui sont près d'Étretat, repaire qu'on ne peut surprendre et bourré de trésors comme la caverne d'Ali Baba. Pour bien faire les choses, il s'agit d'un secret royal, de ceux qui font la puissance des maisons souveraines, dit l'auteur, et sur lesquels sont fondés les empires. Voici comment un des personnages du roman, Massi­ban (de l'Institut) expose l'histoire de l'Aiguille : « Au livre III des *Commentaires* de César sur la guerre des Gaules, il est raconté qu'après la défaite de Viridorix par G. Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut mené devant César et que pour sa rançon il dévoila le secret de l'Aiguille. 46:235 « Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, entre Charles le Simple et Roll, chef des barbares du nord, fait suivre le nom de Roll de tous ses titres, parmi lesquels nous lisons : maître du secret de l'Aiguille. « La chronique saxonne (édition de Gibson, p. 134) par­lant de Guillaume à la grande vigueur (Guillaume le con­quérant) raconte que la hampe de son étendard se ter­minait en pointe acérée et percée d'une fente à la façon d'une aiguille... « Dans une phrase assez ambiguë de son interrogatoire, Jeanne d'Arc avoue qu'elle a encore une chose secrète à dire au roi de France, à quoi ses juges répondent : « Oui, nous savons de quoi il est question, et c'est pourquoi, Jeanne, vous périrez. » « -- Par la vertu de l'Aiguille, jure quelquefois le bon roi Henri IV. « Auparavant, François I^er^, haranguant les notables du Havre en 1520, prononça cette phrase que nous trans­met le journal d'un bourgeois de Honfleur : *Les rois de France portent des secrets qui règlent la conduite des choses et le sort des villes. *» On remarquera que Jeanne d'Arc est citée sans qu'un détail précis l'explique (comme pour l'étendard de Guil­laume ou le juron d'Henri IV). C'est par analogie. Jeanne est elle-même aiguille aimantée de la légitimité : elle dési­gne le vrai roi, perdu dans la foule des courtisans. Mais peu importe, et d'ailleurs, comme on s'en doute, toutes ces références historiques sont imaginaires. Leblanc revient un peu plus loin sur le sens du secret : « Après Lupin, voilà que Bautrelet découvrait le mot de la grande énigme qui a pesé sur plus de vingt siècles... Pour avoir connu ce secret, César peut asservir la Gaule. Pour l'avoir connu, les Normands s'imposent au pays et de là, plus tard, adossés à ce point d'appui, conquièrent l'île voisine, conquièrent la Sicile, conquièrent l'Orient, conquièrent le Nouveau monde ! Maîtres du secret, les rois d'Angleterre dominent la France, l'humilient, la dépècent, se font couronner rois à Paris. Ils le perdent et c'est la déroute. Maîtres du secret, les rois de France grandissent, débordent les limites étroites de leur do­maine, fondent peu à peu la grande nation et rayonnent de gloire et de puissance. Ils l'oublient ou ne savent point en user, et c'est la mort, l'exil, la déchéance. » 47:235 On voit que, pour le Moyen-Age, Leblanc écrit une histoire normande (c'est fréquent chez lui). Ce sont les Normands, puis les rois anglais, qui disposent du secret. Il ne revient en France qu'avec Jeanne d'Arc. Mais si l'on passe sur ce point, qui est permis à la ferveur provinciale, on retrouve dans *L'Aiguille creuse* le signe de la légitimité. Mythologiquement, et les romans populaires sont mythi­ques, c'est même une clé excellente. Et d'abord, il s'agit d'un secret (Paulhan aurait été content). Il ne s'agit pas du tout de quelque chose qui se démontre, ou qui peut se fabriquer. Le secret, on est bien obligé de le reconnaître et de s'incliner. Un seul homme le possède, en est maître. En cela, il est séparé des autres, supérieur, isolé dans son mystère. C'est cela, la possession du secret, qui fait sa puissance. Tout vient plier devant lui. Et ce secret, parce que nous sommes dans une mythologie, se présente sous une forme matérielle très considérable. Il s'agit d'une mon­tagne creuse, pleine d'or. Elle est à la fois sanctuaire et trésor. Sanctuaire, elle est inattaquable, on ne peut la repé­rer. Elle est un centre du monde, un Agartha, comme disent les gens qui ont lu les hindous. Quand tout est perdu, il reste au roi la possession de l'Aiguille creuse. C'est la tra­duction romanesque du privilège historique, qui est inalié­nable. Le trésor, d'une richesse fabuleuse, est l'image mo­derne de la puissance, et d'ailleurs le signe antique du pouvoir temporel. L'Aiguille creuse est bien le signe du pouvoir royal. On comprend que son premier possesseur historique soit César. Rome est dans notre mémoire la première image de la puissance légitime. Quant aux successeurs : il y a héritage ici par transmission du secret. Le posséder rend légitime, dans le cadre de cette transcription. (On verra plus loin que ce n'est pas tout à fait exact.) C'est la transposition de la règle de l'hérédité. Détails. C'est par Jeanne d'Arc que le secret revient en France. Les lois du genre ne permettaient pas à Maurice Leblanc de s'attarder là-dessus. Mais par Jeanne, on tou­che un autre aspect du secret. Comment pourrait-elle en avoir connaissance, si ce n'est par une influence divine (et du coup, les possesseurs anglais sont des usurpateurs) ? Donner le secret à Charles VII, c'est lui restituer sa légiti­mité, en la lui révélant. 48:235 Au passage, nous avons une nouvelle explication de l'affaire du masque de fer, dont l'histoire est liée, on l'a vu, dans la mythologie populaire, au principe de la légiti­mité. Ici, il s'agit d'un officier qui a surpris le secret de l'Aiguille, et l'expose dans un petit livre. Il distribue des exemplaires à la Cour de Louis XIV. Ils sont saisis, sauf un (grâce à quoi Lupin, plus tard...) et le bavard finit ses jours en prison sous le masque fameux. Comme quoi les secrets, et la légitimité, s'accordent mal avec l'imprimerie. Enfin, nous avons dans ce roman une explication mythi­que et psychologique de la rupture du lien si longtemps vivace entre le roi et le peuple. Louis XVI est légitime, il connaît le secret. Mais il n'ose pas, ne sait pas s'en servir à temps. Il ne le fait connaître à la reine que lorsqu'il va mourir. « Trop tard », dit-elle. Et le petit Louis XVII n'y a pas accès. La légitimité est perdue. \*\*\* La légitimité est donc secret et puissance. Une puis­sance que les autres ne s'expliquent pas, qui leur reste mystérieuse. Elle ne cesse de s'accroître. Au creux de l'Ai­guille, Lupin a trouvé des coffres vidés : les guerres, les maîtresses coûtaient cher. Traduisons : le capital de res­pect, de confiance avait été entamé. Mais la plus ancienne partie du trésor est intacte. C'est bien le pacte de fonda­tion, le lien le plus ancien, que rien ne peut atteindre. Louis XVI aurait pu l'utiliser, s'il avait su s'en servir. Dans le roman de Maurice Leblanc, Lupin est « le der­nier héritier des rois de France ». Mais il laisse découvrir l'Aiguille par un jeune garçon, Isidore Bautrelet, qui aver­tit la police. L'inspecteur Ganimard arrive. D'où ce dialo­gue : Ganimard : « ...Bautrelet, j'arrive de l'Élysée. On considère cette affaire comme un secret d'État d'une extrê­me gravité... Cela (l'Aiguille) peut devenir un centre de ravitaillement, que sais-je ? l'arsenal inconnu de la Fran­ce. » 49:235 Bautrelet : « Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, un seul homme le détenait, le roi. Aujour­d'hui, nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin. » Ganimard : « Eh, quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans de silence ! » Bautrelet a raison. Un secret possédé par la police, et partagé par des équipes de politiciens, transmis au gré des majorités parlementaires, c'est une absurdité. Si l'on admet même qu'un gentleman-cambrioleur, par effraction, en a été dépositaire, il ne sait à qui le donner. D'où la porte ouverte à Bautrelet et à la police. L'Aiguille creuse ne peut plus être qu'un musée, où les touristes défileront en trou­peau. La légitimité transmise depuis vingt siècles s'évapore et disparaît. Diluée, elle n'est plus efficace. Son troisième trait est donc qu'elle ne se partage pas, et qu'elle ne donne pas de surgeon. Voilà ce qu'on peut apprendre en lisant les aventures d'Arsène Lupin. Georges Laffly­. 50:235 ### La propagande belliciste en 1791-1792 par André Guès IL FALLUT SIX MOIS d'une propagande acharnée pour pas­ser du pacifisme originel des Jacobins à la déclaration de guerre du 20 avril 1792 ([^32]). Le pacifiste Brissot prend l'initiative peu après la réunion de la Législative, le 20 octobre 1791. Quand il monte à la tribune, il est applau­di avant d'avoir ouvert la bouche, le complot est noué, on sait ce qu'il va dire : qu'il faut frapper l'émigration à la tête ; que les décrets pris contre elle sont inopérants puis­qu'elle est hors de portée ; qu'il faut donc forcer l'étran­ger à l'abandonner ; que, s'il n'y consent pas, il devra subir « *la vengeance d'un peuple libre *»*.* Cette intervention inaugure officiellement une inlassable propagande à l'As­semblée, aux Jacobins et dans la presse du parti. Le 25 octobre, Isnard reprend la thèse de Brissot. Le 8 novembre, la Législative charge son Comité diplomatique, que préside Brissot de lui proposer les mesures que le roi sera prié de prendre contre les Puissances qui hébergent des émigrés, et la séance est levée sous les acclamations des tribunes. 51:235 Le 12, le roi répond qu'il « *avisera *»*,* formule officielle du *veto.* Mais c'est sans importance, le problème n'est plus celui-là, qui est dépassé, il n'est plus celui des émigrés, encore moins celui qu'il était au début de l'année, des principicules allemands dépossédés de leurs droits féodaux en Alsace. Dumouriez, qui va bientôt être ministre des Affaires étrangères, le dira dans une lettre à Barthé­lemy, représentant français auprès de la Confédération helvétique : « *On n'a rien à craindre des princes émigrés. Ils n'ont ni argent, ni appui. Même en cas de guerre, l'Autriche veut les laisser de côté, parce que son plan est d'une profondeur politique dans laquelle il est impossible de caser les projets de ces chevaliers errants. *» Le jour où le roi oppose son *veto,* Isnard élargit les perspectives, donne à la guerre le sens qu'elle aura dorénavant et qui lui vient du néo-patriotisme fait d'une idée applicable au genre humain. La Révolution, dit-il, « *va émouvoir tous les peu­ples... verser le bonheur dans le monde entier *». Couthon écrit le 17 décembre : « *Peut-être la Révolution a-t-elle besoin de la guerre pour se consolider *», et le général giron­din Mathieu Dumas donne dans la manie de l'époque avec l'exemple du Sénat de Rome qui, chaque fois qu'une crise menaçait l'État, portait la guerre loin de l'Italie : « *Et il résultait de cette diversion salutaire la paix dans Rome et des victoires au dehors. *» On voit poindre un des motifs de la guerre dans des considérations de politique inté­rieure, un autre dans l'intérêt de l'Internationale démocra­tique. Le 27 décembre, Ruhl parle de « *punir sévèrement les téméraires qui osent manquer de respect à la nation *» et désigne l'Empereur. Daverhoult réclame à la Législative un ultimatum contre les Électeurs de Trêves et de Mayence ainsi que contre l'évêque de Spire et une action offensive contre les Puissances avant qu'elles se soient réconciliées sur le dos de la France. Deux jours plus tard, le Comité diplomatique se range à son idée d'ultimatum et Isnard prononce un discours d'illuminé haché d'applaudissements. Phrase significative prise dans Montesquieu : « *Un peuple qui est en état de révolution est prêt à conquérir les autres *», et fait significatif : l'Assemblée décrète l'envoi de son discours aux départements. Clootz s'active, le 13 dé­cembre la Législative le voit apparaître comme pétition­naire réclamant que trois armées soient envoyées le 20 janvier conquérir les Pays-Bas, la Rhénanie et Clèves, son pays : « *Les cases du damier de la France seront augmen­tées de douze cases nouvelles dont le rebord sera le Rhin et le sommet des Alpes *»*,* hauteur qu'on ne voit pas con­quise par des opérations en Flandre et dans le Palatinat. 52:235 Brissot écrit en décembre dans son journal : « *La guerre ! La guerre ! Tel est le cri de tous les patriotes. Tel est le vœu de tous les amis de la liberté répandus à la surface de l'Europe qui n'attendent plus que cette heureuse diversion pour attaquer et renverser les tyrans... Guerre qui va renouveler la face du monde et planter l'étendard de la liberté sur les palais des rois, les sérails des sultans, les châteaux des petits tyrans féodaux, les temples des papes... Guerre sainte, etc. *» Il ne s'agit plus, c'était arti­fice de présentation, de disperser des rassemblements d'émigrés impuissants, mais d'étendre la Révolution au monde entier, avec le sang des Français. Mais qui parle de sang ? Les peuples, sous l'aspect des armées tricolores, vont eux-mêmes « *attaquer et renverser les tyrans *» : nais­sance de l'idée qui créera la légende des peuples soulevés contre les rois devant les armées de la République. Le 18 décembre se déroule aux Jacobins une scène qui, n'étaient les vies humaines qu'elle engage, serait comique. La séance a commencé comme d'habitude par la lecture des correspondances, quand une procession entre : trois drapeaux, anglais, américain et français, entourés d'une gracieuse théorie de citoyennes vêtues de blanc, puis deux autres habillées de même portant une arche d'alliance, symbole de l'éternelle paix entre les nations ; suivent les bustes de Danton et de Robespierre, cadeaux d'un sculp­teur. Tout cela prend place à la tribune d'honneur autour d'un envoyé de la Société constitutionnelle de Londres à qui une des citoyennes fait une harangue. Le président félicite la citoyenne. L'Anglais félicite la citoyenne et le président. Ce sont hors-d'œuvre, voici qu'Isnard prend la parole : Virchaux, prussien et cordelier, a envoyé au Club une épée de prix, arme d'honneur destinée à récompenser « *le premier général français qui terrassera un ennemi de la Révolution *». Isnard s'en saisit et la brandit : « *La voilà, cette épée, elle sera toujours victorieuse ! Le peuple français poussera un grand cri et tous les autres peuples répondront à sa voix ; la terre se couvrira de combattants etc. *» 53:235 M. Ratinaud (*Robespierre,* Seuil 1962) voit là « *une mascarade naïve qui tournait à la chienlit chauvine *» quand Robespierre intervint pour l'arrêter. La mascarade demeu­rait, comme elle avait commencé, dans la chienlit interna­tionaliste, car quand Isnard prophétisait que tous les peu­ples allaient répondre au « *grand cri *» des Français et que « *la terre se couvrira de combattants *», ce n'est pas que peuples et combattants s'opposeraient à une « *chauvine *» entreprise de la France, c'est l'Internationale démocratique qu'il voyait en action contre les rois. M. Ratinaud n'a pas compris les vues de politique mondiale d'Isnard pour l'éta­blissement de la Démocratie Universelle. Le 29 décembre, Brissot dit que « *la guerre est actuel­lement un bienfait national *» et que « *la seule calamité à redouter actuellement, c'est de ne pas avoir la guerre *», et, à la Législative : « *Je vote* CORDIALEMENT *la guerre. *» Le même jour, dans un discours dont l'impression est votée, Condorcet, membre du Comité diplomatique, parle de « *la loi impérieuse d'employer la force contre des rebelles qui, du sein d'une terre étrangère, etc. *» Le Philosophe, main­tenant aussi belliqueux que Brissot, était de même, il n'y a guère, « *un notoire et fervent ami de la paix. Il rêvait que la fraternité régnât parmi les peuples, comme parmi les citoyens *» (H. Delsaux *Condorcet journaliste,* Champion 1931). Hérault fait chorus avec Condorcet. Louvet dit : « *Nous vous demandons un fléau terrible mais indispen­sable ; nous vous demandons la guerre. Et qu'à l'instant la France se lève en armes. Se pourrait-il que la coalition des tyrans fût complétée ? Ah ! tant mieux pour l'univers ! Qu'aussitôt, prompts comme l'éclair, des milliers de nos citoyens-soldats se précipitent sur les nombreux domaines de la féodalité... Que les nations n'en fassent plus qu'une, et que cette incommensurable famille de frères envoie ses plénipotentiaires sacrés jurer sur l'autel de l'égalité des droits, de la liberté des cultes, de l'éternelle philosophie, de la souveraineté populaire, jurer la paix universelle. *» On est en droit de crier au fou. Le 15 décembre, sur les conseils de Narbonne, le roi a envoyé à l'Électeur de Trèves l'ultimatum de disperser dans un mois les émigrés résidant chez lui, faute de quoi il sera réputé ennemi de la France. Il y défère immédiate­ment et ses voisins l'Électeur de Mayence, l'Électeur Pala­tin, le duc de Deux-Ponts, l'Archevêque de Cologne, à qui l'on n'a rien demandé, l'imitent. 54:235 Il y a même longtemps que, le premier de tous, le gouvernement sarde a ordonné aux émigrés résidant à Nice d'en déguerpir sous deux jours : c'est que le roi est soucieux de ne pas créer d'en­nuis à Louis XVI : le prince héritier a épousé sa sœur, qui sera la bienheureuse Clotilde de France. Le motif à faire la guerre manque donc, mais la pro­pagande pour la guerre continue puisque le problème des émigrés est dépassé. Le 5 janvier, Isnard dit à l'Assemblée que la guerre est « *indispensable pour couronner la Révo­lution *». Le Coz écrit le 9 : « *La guerre ! voilà le cri qui, de toutes les parties de l'empire, vient frapper nos oreil­les. *» Gensonné le 14 : « *La guerre est nécessaire, le salut public en impose la loi. *» Le 17, Brissot : les Électeurs ont satisfait à l'ultimatum, qu'importe, ce n'est pas la ques­tion, « *votre véritable ennemi est connu, c'est l'empereur *». Fauchet le même jour : « *Nos négociations* (*avec Léopold*) *sont nos canons, nos baïonnettes patriotiques et des millions d'hommes libres. *» Brissot le 18 : « *Je n'ai qu'une crainte, c'est que nous n'ayons pas la guerre *», et Vergniaud somme le gouvernement de déclarer la guerre à Léopold. Le 1^er^ février, Théroigne lit aux jacobins le récit de ses aventures. Quittant la France l'été précédent, elle a été incarcérée en Autriche, puis libérée avec un viatique : cela mérite ven­geance, sa conclusion est un appel à la guerre contre tous les « *tyrans *»*,* et le président Lanthenas l'admet aux hon­neurs de la séance. Le 25 janvier l'Assemblée invite le roi à demander à Léopold s'il entend demeurer « *en paix et bonne intelli­gence avec la nation française *» qui, dans le même moment, par l'organe de ses représentants, ne cesse de l'insulter et le désigner comme l'ennemi. Ne pas avoir donné de réponse satisfaisante le l^er^mars sera considéré comme *casus belli.* Telle est la haute intelligence de la diplomatie jacobine c'est le « *sois mon frère ou je te tue *» que Chamfort don­nait comme maxime à la nouvelle Fraternité. Davantage, en même temps qu'il somme ainsi Léopold de demeurer bon frère, le parti de la guerre demande que soit dénoncé le traité d'alliance conclu en 1756 entre la France et l'Au­triche. Mais comme ils en parlent tous sans en savoir mot, le Comité diplomatique s'en fait remettre une copie par le ministère des Relations extérieures. On n'est pas plus illo­gique et ridicule. 55:235 Du 19 décembre au 4 février, le Club des Jacobins tient 37 séances. Dans 16 d'entre elles, on parle de la guerre, soit que le sujet soit inscrit à l'ordre du jour, soit qu'on y vienne par quelque biais, soit encore qu'il soit amené sur le tapis par le président rappelant que la Société s'est don­né pour méthode de discuter préalablement à la Législa­tive les affaires qui vont être soumises à celle-ci. D'impor­tantes nouvelles qui arrivent de province ne parviennent pas à retenir l'attention du Club : le 29 janvier, son ordre du jour comporte l'examen des affaires d'Avignon, certains demandent qu'on parle de la guerre, et l'assistance en décide ainsi. Le 3 février, l'ordre du jour est encore Avi­gnon : Sillery place un discours sur la guerre. Le bureau de correspondances du Club envoie aux sociétés affiliées ce qui se dit à la tribune pour la guerre et il est décidé le 30 janvier que, tous les quinze jours, il leur enverra une circulaire sur « *l'état des choses du moment *». Ainsi la propagande jacobine pour la guerre se répand par toute la France. Une circulaire a été diffusée le 17, avant d'en décider la périodicité. Elle contient une diatribe sur l'Exécutif, une recommandation de payer les impôts, un paragraphe sur l'usage des piques, un morceau sur l'institution des jurés, la nouvelle que le journal du Club est rétabli, la liste des journaux recommandés pour lecture dans les clubs les dimanches et fêtes. Tout cela est broutille : le premier sujet traité, et le plus amplement, c'est la guerre. « *Le grand objet qui occupe en ce moment tous les esprits, c'est la guerre. Devons-nous la faire ? Devons-nous l'attendre ? Telle est la question que nous agitons depuis trois semai­nes dans notre sein, et la nécessité d'une attaque de notre part est le résultat de l'opinion de presque tous les ora­teurs. *» Il y a plusieurs opposants à la guerre, mais cer­tains s'y sont déjà ralliés. La guerre a des inconvénients, mais ils disparaissent devant les raisons « *que nous allons vous exposer *». Suit un tract belliciste, un cours de propagande pour la guerre. Elle est inévitable, la reculer donnera l'avantage à l'ennemi, non désigné ; le topo parle du bienfait de la guerre *in abstracto,* comme il exposerait l'excellence de la gymnastique pour le corps humain. Pour faire la guerre, on peut avoir foi dans le courage et la constance que donne l'amour de la liberté. 56:235 « *Nous ne craignons pas la trahison, quoique il y ait lieu de supposer qu'il en sera tenté de plus d'une espèce *», car le « patriotisme » y pourvoira ; de plus, l'offensive offre à la trahison moins de chances que la défensive, par un biais dont j'avoue qu'il m'échappe. L'at­taque terrorisera les tyrans et l'impétuosité naturelle des Français y fera merveille. Les nations voisines « *nous pres­sent et n'attendent que de nous les unes la conquête, les autres le recouvrement de leur liberté *»* :* même si cette guerre n'était pas de son intérêt particulier, la France devrait donc l'engager sur cette considération. Les résul­tats à attendre de la guerre sont prodigieux : l'établisse­ment d'une barrière d'États libres entre la France et les tyrans ; le rétablissement de la confiance et du crédit : « *nos assignats inondent l'Europe et intéressent ainsi nos voisins aux succès de la Révolution *» *;* l'ordre est remis dans les finances, le déficit disparaît ; les prêtres réfractai­res, l'appui de l'étranger leur manquant, seront annihilés. Il y a un danger : la constitution confie au roi la conduite des opérations, les troupes seront commandées par des nobles ; il ne faut donc pas croire que roi et nobles vont faire de bon cœur cette guerre contre nobles et rois. Eh bien, le remède sera dans le peuple, dans « *l'impulsion spontanée que la présence d'un danger peut exciter en lui *». Tout y est : la guerre à usage interne et pour libérer les peuples ; la certitude des trahisons et d'un danger qui produiront une réaction populaire « *spontanée *», circons­tances qui seront bénéfiques pour la Révolution. Ce qui n'y est pas, c'est l'explication du fait que cette guerre est inévitable. Mais ce qui s'y trouve bien prédit, c'est la méthode révolutionnaire des assignats, c'est la politique des « *républiques-sœurs *» et des conquêtes qui fera durer la guerre vingt-trois ans. Ce qui est prédit, c'est le rétablis­sement de la confiance et du crédit, difficilement compa­tible avec les trahisons annoncées, l'ordre dans les finances et l'équilibre budgétaire restauré : les Jacobins croyaient-ils que la guerre diminue la dépense, ou bien est-ce un mensonge de propagande ? Ou bien encore comptaient-ils voir appliquer le principe de Guibert que « *la guerre doit nourrir la guerre *», c'est-à-dire piller systématiquement les pays occupés ? Piller les pays dont on veut faire des départements français ou des « *républiques-sœurs *» n'est pas une méthode bien intelligente. C'est pourtant celle qui sera appliquée. 57:235 La circulaire du 15 février commence par se plaindre de l'état de l'armée : soldes non payées, habillement et armement insuffisants, puis : « *Le salut de la patrie, frères et amis, dépend d'une seule mesure, d'une mesure vigou­reuse : c'est la guerre. *» La guerre avec des troupes dans l'état que l'on vient de dire, telle est la politique du néo­patriotisme jacobin. Comme la précédente, la circulaire du 15 février est l'œuvre du Comité de correspondance, et elle est censée être une synthèse des opinions exprimées. Or, manifestation de la mauvaise foi des rédacteurs et des dissentiments dans la jacobinière centrale, Robespierre se plaint le 24 février, accusant le Comité de correspondance « *d'avoir dans une adresse, interprété le vœu de la Société sans le connaître, en disant que l'opinion de la Société est en faveur de la guerre *». Mais les opposants à la guerre sont une minorité autour de Robespierre, et l'assemblée du Club passe outre à sa protestation. \*\*\* Il faut encore que je m'en prenne à Aulard qui, dans cette affaire, se montra davantage malhonnête que sot. D'après l'avertissement qui précède son *Histoire politique de la Révolution française,* il s'y propose ceci : « *Les faits qui ont exercé une influence évidente et directe sur l'évo­lution politique, voilà donc ceux qu'il faudra choisir pour y concentrer le plus de lumière. *» La guerre est de ceux-là et, dans le corps de l'ouvrage, il expose en trois points pour­quoi il en est ainsi. Or il n'explique pas comment on est passé du pacifisme des années 1789-1790 et des premiers mois de 91 au bellicisme de 92. Voilà une évolution politi­que rapide, important par son résultat, la guerre, qui à son tour aura des résultats *politiques* importants, et il néglige de le dire dans une histoire *politique : il y a* là un vide suspect par son énormité. Voyons son texte d'un peu plus près. Étudiant les pré­curseurs de la Révolution, il cite Voltaire : « *La guerre offensive a fait les rois, la guerre défensive a fait les pre­mières des Républiques. *» En effet, glose Aulard, « *c'est bien la guerre défensive que fera la République de 1792 *»*.* 58:235 Autre jalon dans cette thèse, c'est sans un mot d'explica­tion et sans une référence à l'appui qu'il écrit : « *Quel­ques semaines après la Fête de la Fédération* (*14 juillet 1790*)*, Paris apprend que l'Europe monarchique se fédère contre nous. *» Puis*,* arrivé au mois d'avril 92 il traite *en quatre lignes* de la déclaration de guerre pour dire immé­diatement après : « *C'est là une date capitale dans l'histoire de la France nouvelle et en particulier dans l'histoire du parti républicain : -- 1° parce que c'est la guerre qui por­tera le parti républicain au pouvoir. -- 2° parce que c'est pour avoir été établie dans des circonstances de guerre, contradictoires avec son principe, que la République péri­ra. -- 3° parce que la guerre aboutira à une dictature militaire dont nous sentons encore les conséquences. *» Que la guerre soit contradictoire au principe de la République, je le crois peu, ou bien il faut que les répu­blicains ne mettent pas leurs principes à exécution. Voyez, pour ne citer qu'une République contemporaine, les États-Unis contre l'Espagne et le Mexique. Pour détacher du Mexique le Texas convoité, les États-Unis n'ont sans doute pas fait la guerre, mais employé le moyen aussi oblique que brutal d'expéditions parties de leur territoire et sou­tenues par l'armée. C'est aussi par la force qu'ils ont conquis le Nouveau-Mexique et la Californie. C'était l'épo­que où, sous la Monarchie de Juillet, les républicains fran­çais faisaient pour la guerre une propagande insensée. De toute manière, il eût été probant de nous montrer les Jacobins devant les belliqueuses intentions des monar­chies coalisées, leurs efforts, conformes à leurs principes, pour maintenir la paix tout en assurant les progrès de la Révolution, puis, devant le péril grandissant, leur politique d'union nationale, les armements qu'ils ont faits et la discipline qu'ils ont restaurée dans l'armée pour que la France se présentât en bonne posture devant la coalition. Et enfin, en bons stratèges qu'ils étaient, la guerre préven­tive qu'ils ont déclarée pour surprendre l'adversaire dans ses préparatifs. Quel exemple politique et d'une haute moralité, que ces Jacobins pacifiques se raidissant, et avec eux toute la France, dans l'exécution de toutes les mesures propres à mettre leur pays en état de prévenir victorieuse­ment l'agression des monarchies coalisées : voilà comme l'on fait quand on est patriote pour sauver la patrie. Le silence d'Aulard à ce sujet donnerait à penser à lui seul que les choses ne se sont pas passées de la sorte. 59:235 Silence d'autant plus remarquable qu'il avait aupa­ravant publié en gros volumes et annoté les comptes rendus de toutes les séances du Club des Jacobins et ses cor­respondances. Il ne pouvait donc ignorer la propagande belliqueuse qui s'y était faite pendant l'hiver 91-92 tant par les discours que par le journal du Club et ses circu­laires, ni l'opposition du petit groupe de Robespierre. Cer­tes, un historien a le droit de négliger ce qu'il juge sans importance dans l'histoire qu'il raconte. Mais en disant que la guerre a eu une importance *capitale* dans l'histoire *politique* qu'il écrit, Aulard s'est refusé le droit de passer sous silence les circonstances qui, d'un bord comme de l'autre, ont produit la guerre. Circonstance aggravante, il connaissait tout ce qui avait été fait du côté jacobin pour et contre la guerre. C'est le mensonge par omission. \*\*\* Gaston Martin (*Les Jacobins,* P.U.F. 1945) qui porte aux nues l'habileté manœuvrière des Jacobins en politique, quand il étudie leur attitude devant la guerre, ne parle pas de leur manœuvre consistant à l'utiliser pour les pro­grès du jacobinisme. Manœuvre qui réussit, autrement importante que l'élimination de quelques voleurs, qui met­tait en jeu la France entière, le sang de ses fils, son exis­tence, qui remua l'Europe, qui ne relève pas de l'intrigue de couloirs mais de la stratégie politique et qui constitue le meilleur exemple et la plus belle preuve du génie jaco­bin de l'opération politique. Si Gaston Martin ne l'a pas portée au crédit de l'habileté manœuvrière des Jacobins, c'est qu'il lui eût fallu l'inscrire en débit dans le domaine moral. Et, de fil en aiguille, analyser les méthodes du « patriotisme » jacobin. Michelet loue la Gironde « *d'avoir* VOULU LA GUERRE », c'est lui qui souligne. Ce bellicisme est à ses yeux « *ce qui la glorifie à jamais *», parce qu'elle « *pensait... qu'elle devait étendre au monde entier le bienfait de la Révolution *» et « *lancer par toute la terre la croisade de la liberté *». Ce plan des Girondins est « *leur titre de gloire éternel *»*.* 60:235 Commencer par tuer les gens pour leur assurer ensuite le bonheur, cela ressemble assez à Gribouille. Mais cela n'est pas tout. On voit comme Michelet était peu ménager du sang de ses compatriotes, et même des autres. Or son point de vue n'était pas seulement rétro­spectif, peut-être même ne l'était-il que secondairement. Il avait interrompu la rédaction chronologique de son *His­toire de France* et, sautant les siècles, était passé à la Révolution. Très engagé, en sa chaire au Collège de France, dans la politique, il comptait faire de son travail un ouvra­ge de propagande républicaine, comme Lamartine avec son *Histoire des Girondins.* Or les républicains de l'époque, juste avant 1848, avaient pour article premier de leur pro­gramme de recommencer les fastes guerriers de la Révo­lution pour « *effacer la honte des traités de 1815 *», repren­dre la croisade de la liberté entreprise par les Grands Ancêtres et qui avait mal fini, voire, à la faveur de la guerre, recommencer le coup du 10-Août. On voit quelle portée politique avait l'hymne de Michelet à la guerre de 1792. Le plan girondin, dit-il encore, était « *une pensée nationale *» *:* c'était surtout la pensée de l'Internationale démocratique, la première des Internationales. En tout état de cause, il est contradictoire de qualifier « *nationale *» une pensée politique dont on vient de dire qu'elle ne s'exer­cera pas au bénéfice de la nation, mais du monde entier. André Guès. 61:235 ### Le cours des choses par Jacques Perret *Les nouveaux fumistes.* L'ex­pression, comme on pourrait le croire, n'est pas à prendre au figuré. Il ne s'agira ni de morale ni d'esthétique ni de politique mais bien de fumis­terie au sens propre du mot, salissant dans la pratique et parfaitement honorable. Le progrès des techniques a périmé un certain nombre de proverbes dont je me pro­pose un jour de dresser l'in­ventaire. A vrai dire ils sont encore peu nombreux si nous distinguons désuétude et péremption. Mais nous en trou­vons assez dont il conviendrait de limiter les emplois. Qu'il n'y ait pas de fumée sans feu est toujours bon sauf qu'un brûleur à mazout, volontiers fumigène, il est vrai, ne sau­rait accepter le beau nom de feu. Tout ce qui chauffe ici-bas n'est pas de feu flambant ou rougeoyant. Le chauffage individuel fourni par les combustibles est encore assez répandu dans nos villages et nos villes pour laisser sur nos toits la cheminée de brique en état de mar­che et la garniture de poteries ou tuyaux de zing à mitron. Ce n'est pas dire, loin de là, que les fumées évacuées soient encore de bois brûlé ni même de houille, tête-de-moineau, briquettes ou boulets. Leurs tourbillons et pana­ches ne sont plus en général que de cochonnerie glauque et poisseuse, insupportable aux hirondelles, répugnante aux moineaux. Il n'y a guère que les pigeons, grossière engeance, pour foncer en masse clapotante à travers ces matelas de volutes bitumineuses comme dans un nuage honnêtement atmosphérique. C'est l'une des raisons pour lesquelles personne aujourd'hui ne ferait croire aux enfants que le père Noël descend par les cheminées. Toute la symbolique d'une cheminée qui fume n'en est pas abolie mais dété­riorée. En revanche il reste encore assez de cheminées en fonc­tion pour justifier l'existence des ramoneurs. Certes il y a quelque temps déjà que le ramollissement des mœurs ne permet plus d'introduire dans nos cheminées le tradition­nel moutard encordé, racleur de suie et dont Dickens a fait un martyr. 62:235 Beau temps aussi que le petit ramoneur savoyard ou piémontais ne s'arrête plus sur le trottoir avec le petit garçon pâtissier pour y faire à la sauvette une par­tie de billes ou d'osselets. Toujours est-il que l'année der­nière encore les ramoneurs de Mai galopaient sur nos toits pour y jouer leur grande partie de hérisson avec ceux d'en bas. Il s'agit de repérer à coup d'ohé-ohé le partenaire sous-jacent accroupi sous la trappe levée de l'âtre. Entre autres images et rêveries suscitées par leurs manèges il semblait que les anges noirs du ciel parisien s'évertuas­sent à voler de cratère en cratère pour encourager de la voix leurs frères égarés dans les sombres étages de l'im­mobilier myrteux. Ayant toujours eu, de déménagement en déménagement, la prétention et le privilège d'habiter un foyer au sens propre du mot, nous tenons à devoir, quelles que soient les circonstances, d'allumer un feu tous les soirs d'automne et d'hiver. Mais nous n'appelons les ramo­neurs que tous les deux ans, c'est dire que chaque fois nous leur procurons la satisfaction professionnelle de ne s'être pas dérangés pour rien. Nous ne savions pas que cette année les ramoneurs avaient opéré leur mutation et métamorphose. C'est un voisin qui nous a prévenus : -- Ils sont venus, dit-il, frapper à notre porte et je ne les ai pas tout de suite reconnus pour ramoneurs. Je n'avais devant moi ni savoyard barbouillé ni piémontais guenil­leux mais quelque chose comme un cantabrique et un le­vantin, tous deux fort aimables et bourgeoisement vêtus, complet veston, rasés de près, cheveux noirs et bouclés. Ces jeunes gens véhiculaient une espèce de machine, assez pro­prette elle aussi et d'aspect légèrement sophistiqué : c'était la ramoneuse-aspirateuse de suie. Désormais avalée sans bavure et dans l'incognito la suie échappera à nos regards, au bénéfice évident de la qualité de la vie. Ainsi retranchée du monde sensible où elle con­crétisait une certaine forme de la noirceur, la suie ne sera plus qu'un mythe, une légende inoffensive, un thème cul­turel. Pas de commentaires. Autrement dit la pleurniche habi­tuelle sur la déchéance organisée ou fatale des choses et coutumes d'antan, c'est fini. J'ai décidé en effet que les informations de ce genre ne comporteront plus de ma part ni moralité ni sentence. 63:235 Je me suis rallié à la dogmatique officielle du changement continuel et totalitaire impliquant la délivrance indolore du passé. Le trémolo nostalgique attendu par le lecteur à propos de cette histoire de ramo­neur n'aura donc pas lieu. Quelle que soit désormais la nouveauté en cause elle ne fera sous ma plume glacée que jalonner sans phrases la marche du progrès. Je serai l'im­passible arpenteur d'une trajectoire étincelante et cinéraire. Le seul homme qui, à ma connaissance, ait jugé en toute sagesse et liberté de cette affaire, c'est le prophète Alexan­dre Vialatte. Il a dit : -- On n'arrête pas le progrès, il s'arrêtera tout seul. \*\*\* *Relations diplomatiques.* Au président de la République française qui, de son haut, lui balançait un avertissement relatif aux droits de l'homme, notre cher Ayatolah a répon­du par un proverbe chiite : Khan tonaleuk hubreneuh phop amontheo mat'Kok hagne ! ### Temps et lieux *Suite de l'aménagement du nouveau domicile. La ques­tion du bricolage, -- celle du chômeur au foyer. Celle de la course au djobe. Ouverture d'une parenthèse sur la sémantique de djobe. S'ensuit l'évocation d'un djobe de mer et la parenthèse s'étire sur un épisode tragi-comique. Fermeture de la parenthèse.* Ah ! qu'il est doux de renaître au clair matin d'un alinéa. Vous n'avez pas l'air de partager ma joie. 64:235 -- En effet, vous vous moquez du monde. Cette parodie de soumission à l'autorité des signes avec détention volon­taire en milieu élastique est une expérience très pénible et totalement dénuée d'intérêt. -- Ah ça, cher ami, ne vous en prenez qu'à vous-même, nul n'est tenu de s'engager dans la parenthèse d'autrui. Elle ne fait rien, justement, que signaler le facultatif et je comprendrais fort bien que les amateurs du chemin court l'enjambassent. -- En ce cas, mon cher, vous risquez d'entendre mur­murer autour de vous : que n'a-t-il dès la première page ouvert une parenthèse pour la fermer sur la dernière. -- Impossible. On n'a jamais vu un tout se présenter comme partie et réciproquement. Laissons cela et avouez qu'à l'abri d'une parenthèse jamais le vent n'a soufflé si fort. -- Belle affaire ! coincé comme il était votre vent ne pouvait que tourner à l'ouragan. Et par ailleurs, à l'abri d'une parenthèse comme vous dites, que ne va-t-on pas raconter. Ça, je m'y attendais. Si le lecteur est méfiant tant pis pour lui. Mais si vous n'êtes que simplement curieux d'en savoir davantage sur la nuit du sinistre, les conditions atmosphériques, la position des navires au large des côtes américaines entre la Nouvelle Écosse et les Carolines, con­sultez les journaux de l'époque, été 27 ou 28, mois d'août, les archives météo, rapports d'experts, assureurs du *Ves­tris,* le livre de bord du *Canadian Forester* et le connaisse­ment faisant état d'une cargaison de chevaux de fiacre. Au risque, il est vrai, de m'offenser votre enquête accrédi­tera l'ensemble de mes souvenirs écrits ou à écrire, comme l'échantillon répond de la marchandise ; une de ces maxi­mes d'ailleurs qui n'engagent à rien. 65:235 Bel avantage en effet d'une copie conforme si l'original est piteux. En l'occur­rence l'original n'est qu'un souvenir et les témoins, s'il en reste, pas faciles à dénicher. S'il est vrai qu'un souvenir peut s'estomper avec le temps il s'en trouve, quoi qu'on dise, rarement ou très peu déformé. Mais il reste à la merci de l'évocateur. Et en fait de mémoire, soit dit entre nous, la probité, les scrupules n'ont pas laissé beaucoup plus de chefs-d'œuvre que les impostures et gasconnades. Grand classique ou bestsellaire, si la cravate est joliment tournée le plus éhonté des cravateurs n'en fera pas moins le régal du plus vertueux des lecteurs. -- Je suis précisément celui-là, mon cher, et dites-vous que je n'aimerais pas savoir qu'on abusât de ma confiance. -- Vous m'avez l'air en effet plus méfiant que confiant. Mais dites-moi, vous aimez Corot ? -- J'adore. -- Si vous découvrez qu'il a mis dans le paysage une vache qui n'y était pas, vous sentez-vous injurié ? -- Oh, minute : les beaux-arts, c'est une autre affaire, et je n'admets pas qu'un mémorialiste me joue les artis­tes ; là encore c'est la confusion des genres, odieux mic­mac. C'est pourquoi je me demande si vous n'auriez pas mieux fait de vous en tenir à ce prête-nom que vous aviez choisi pour commencer. -- Quoi ? Vous me soupçonnez encore d'inventer ? -- Non : seulement d'en rajouter. Et n'allez pas me raconter encore une fois que la vérité est mieux entendue quand on lui donne un coup de pouce. -- Rassurez-vous : je ne suis pas près d'ouvrir une parenthèse à propos d'une question de cours comme le pieux mensonge. Au demeurant sur le problème des rap­ports entre la littérature et la morale, je n'ai rien de neuf à dire, qu'on se le dise. -- En ce cas, mon cher, tirons l'échelle et passons aux actes. Au lecteur le dernier mot, c'est l'usage ; mais en l'oc­currence il a parlé pour ne rien dire, sinon braver l'évi­dence : je ne cesse en effet de passer aux actes, avec ou sans échelle. 66:235 Ainsi tout à l'heure, laissant là ma fourche et refroidir à jamais son manche de frêne, grimpai-je à Paris V^e^, 32 rue de la Clef 4^e^ à gauche pour dresser l'esca­beau, lessiver le plafond, en recevoir le dégoulis mousseux dans les aisselles, courir au large me rincer dans une onde en furie et bondir aux naseaux fumants des chevaux d'Am­phitrite puis rappliquer coudes au corps à l'échelle du bri­coleur qu'à l'instant même je replie et plaque au mur pour sauter sur le vélo du chasseur de djobe, faut-il encore m'entendre dire qu'il est temps de passer aux actes ? \*\*\* Laissez-moi plutôt souffler quelques minutes et, roulant une cigarette, me pencher un peu sur le cas de ce vélo. C'était un vélo d'occasion dans le sens où le vendeur avait saisi l'occasion de s'en débarrasser pour une bouchée de pain, ou un quignon, je ne sais plus. En matière de troc le quignon, par son volume évoqué, nous paraît plus avan­tageux que la bouchée, mais on demande à voir. De toute manière, quignon comme bouchée font des mesures incer­taines, on ne sait jamais si la bouchée sera de pain frais ou rassis et rien n'est dit sur l'ampleur de l'entame. Quand bien même aurions-nous convenu pour cette bouchée d'un volume invariable à travers les âges depuis le pain spar­tiate jusqu'à la baguette parisienne en passant par les croûtons de famine, je serais en peine de l'estimer à son juste prix en monnaie 78 autrement dit en francs Giscard et plus encore de calculer son pouvoir de troc ou d'achat par rapport au franc Blum compte tenu de la diminution accélérée de sa valeur nutritive. A bien regarder aucune valeur au monde n'est plus capricieuse que la bouchée de pain. La preuve en est que nous voyons tous les jours autant de bouchées de pain réelles ou symboliques troquées pour un mégot que de millions de francs lourds encaissés comme bouchée de pain. Si je précise en l'occurrence que l'individu troqueur de son vélo pour une bouchée de pain était boulanger de son état ce n'est pas pour compliquer notre affaire ni amuser le public et vous auriez tort une fois de plus de me soupçonner d'invention. Je vous convain­crai du caractère surabondamment occasionnel de cette opération car je suis probablement le seul au monde à pou­voir en dire et mot pour mot ce qu'en disait Amédée Conradin dans ce distique inconnu : 67:235 Et qui donc me céda le dit vélocipède ? Ce fut un boulanger de la rue Lacépède. Cette machine d'occasion serait mon premier vélo de parisien et d'autant plus ravissant que tard venu dans ma vie. Et le voilà qui revient, attention : enfourché plume en main le vélo se fait dada et je peux trotter rouler de lon­gues étapes. Accordez-moi seulement cinquante lignes con­tre la montre et je n'oublierai pas qu'un voyageur que j'aime bien est gardé à vue dans les locaux de la police franquiste et que le suspens, pour peu qu'il en reste, est en train de mollir. Le cyclisme champêtre intensément pratiqué jadis avec cousins et cousines en vacances, tout bénéfique eût-il été pour notre éducation physique et morale, n'avait pas épuisé pour moi toutes les richesses et ressources du complexe vélo. Ainsi depuis trente ans que je rêvais de pédaler dans Paris allais-je enfin assouvir mon envie et du même coup faire le bonheur d'une bécane abîmée dans le désespoir de jamais se retrouver vélo. Dès la première sortie, comme j'attaquais en danseuse la rue de la Clef dont la pente fait bien 8 %, la chaîne sauta et sans même un juron fut remise en place : il ne s'agissait que de modérer nos impa­tiences. Tout canasson quinteux fût-il ce vélo citadin m'au­ra donné tous les incidents que j'attendais comme le casuel à prévoir d'un parcours cavalier, déferrage, couronnement, chutes et cabrades, sans parler des rencontres. C'est un point de vue de grammairien que le cycle a précédé le cycliste, ne jouons pas avec les mots. En vérité s'il n'y avait pas eu de cycliste il n'y aurait pas eu de vélo pour motiver le cycliste. Ils seront entre eux comme créatures également conditionnées par le mouvement circulaire, en­chaînées à l'amiable et solidairement gonflées ou dégon­flées. C'est la sandale de Mercure sur les roues de la For­tune, le centaure amélioré d'un torse amovible et j'en res­terai là n'ayant pas la prétention d'ajouter la moindre image inédite au catalogue allégorique du vélo où ses poè­tes accrédités eux-mêmes désespèrent d'innover. 68:235 Pour ce qui est de la pauvre machine dont je parlais tout à l'heure elle devait mourir dans les circonstances les plus pénibles. Nous filions gentiment dans le sillage de l'AX quand le véhicule freina si brusquement que nous fûmes jetés, l'un sur la plate-forme et l'autre dessous. L'incident ne passa pas inaperçu, des témoins se proposèrent que nous remerciâmes, impatients de solitude. Nous traî­nâmes ainsi nos plaies et douleurs jusqu'à la tombée du jour et le sinistre épilogue se déroula sous les ponts dans la nuit vaporeuse des sombres bords, quelque part entre les pégases d'Alexandre III et le zouave de l'Alma. Un confrère charitable en fit cinquante lignes d'horribles dé­tails mais qui ne furent pas publiées. Nous étions en 1936 et le sirocco du Front-Popu en balayait bien d'autres. Mais plus tard et serrant au plus près la vérité j'ai publié moi-même de ce nocturne une version homérique et romanes­que où l'innocence et le crime sont renvoyés dos à dos par le Fatum. J'ajouterai seulement que la mort de ce vélo fut si vivement ressentie qu'au bord du désespoir je courus m'en payer un neuf. Sachez pourtant que nous avions alors une automobile. Ramenée de la campagne où elle avait beaucoup souffert elle ne demandait qu'à stationner rue de la Clef, en état de marche ou non. La trèfle Citroën ou la KZ Renault je ne me souviens plus et nous avions déjà prolongé l'exis­tence d'une demi-douzaine de véhicules cacochymes négociés pour bien moins que leur pesant de bouchées de pain. Toute entreprise de rafistolage, rattrapage ou réanimation est assez dans mes goûts, pas toujours dans mes moyens. Pour la mécanique en effet le bricoleur a connu l'échec et la réparation des satellites n'est pas son fort. Mais dans le quotidien de l'existence tout ce qui est en péril de mort, de décharge publique ou de révocation, ustensile, bibelot, principe, masure, décor, murs et outils je suis tenté de le maintenir en activité. Prenant *objet* dans son acception matérielle et banale on peut dire qu'avec un nom comme ça tout objet est en droit de réclamer sollicitude et consi­dération. Si je m'évertue à le garder en état il ne s'agit pas de lésine, à peine de charité, mais de sympathie, de recon­naissance et de responsabilité. Choisi, trouvé ou reçu il est de mes familiers, j'en use, je le soigne plus ou moins et sa disparition me chagrine. De tels sentiments ne sont pas forcément d'un cœur fragile. On a vu des caractères inflexi­bles ; indifférents aux coups durs et stoïques dans le deuil, pleurer leur couteau perdu. 69:235 Un couteau se donne ou se perd mais ne vous attendez pas à le voir mourir sous vos yeux. Rarement il se casse et difficilement se répare. A part ça peu d'objets dont nous ne puissions prolonger la vieil­lesse et la joie de servir. Ainsi ai-je pris plaisir à réparer une brouette qui avait déjà beaucoup vécu en d'autres mains et la réparer aussi longtemps qu'elle pourrait me servir de brouette. Après quoi, débitée en bois de chauffage elle a pu mourir sans cesser d'être utile et tout à la joie de nous chauffer les pieds. Enfin l'important pour un objet qui tire à sa fin ce n'est pas tant de le garder en vie mais d'en faire usage aussi longtemps qu'il pourra, il en va de sa dignité : reconduire autant que ça peut la projection en poubelle et même la retraite en vitrine. Et pendant ce temps-là bien sûr le neuf s'impatiente. Il serait un peu sot de mépriser le neuf dans son principe de neuf réputé nécessaire à la notion de vieux, et je ne demande qu'à m'attendrir sur le neuf quand il succède au vieux comme de père en fils et nullement embarrassé d'un air de famille. Mais le neuf aujourd'hui talonne le neuf qui n'est plus fait pour vieillir et ne pourrait que vieillir aussi mal que vite. Il faut encore distinguer le neuf du nouveau. Toujours convaincu d'être meilleur le nouveau fait témoignage -- de l'humanité en marche, adorable pro­grès, universel, laïque, obligatoire, irréversible et béatifié dans sa présentation cosmique à valeur morale et mer­veilleusement théologique : objectif oméga, secrètement désigné sous le nom de ventouse ou piéjacon. Pour un peu la vitesse elle-même se prendrait pour vertu. C'est ainsi qu'uniformément accéléré conformément à la loi le nou­veau rattrape le nouveau dans son neuf et le télescope. A noter que l'espoir pour les choses de s'enrichir en vieil­lissant s'éteint brusquement à l'apparition du plastique pour la raison suffisante que celui-ci est imputrescible : irréparable et arrogante infirmité. Il y aurait gros à dire encore sur la juste et belle revanche de l'ancien, objet de convoitise, de spéculation et de culte, mais j'ai fini mon couplet sur l'air de l'ancien et du nouveau, je manque de souffle. Comprenez par là que moi-même je ne suis plus tout neuf. 70:235 Tout cela pour dire, à propos de bicyclette, que j'ai enfourché mon vélo neuf sans injurier le vieux dont visi­blement il procédait. Ayant déjà fait en d'autres écrits apo­logie de ce vélo neuf, chanté ses gloires et labeurs dans la paix comme dans la guerre je préciserai seulement que vieilli, fatigué, disparu, jamais il n'a cessé de paraître à mes yeux dans tout l'éclat de sa jeunesse, et qu'à l'instant même il surgit flambant neuf dans mon souvenir. C'est probablement la raison pour laquelle il ne fut que rare­ment nettoyé. De nombreux poètes ont chanté les grandes heures du cycle breton ou du bicycle flamand, le feu sacré des cri­térium, les géants de la route, les pistards de l'Olympe et tiré de leurs exploits d'épatantes métaphores. Plus hardi encore un moraliste agrégé a défini la bicyclette véhicule de l'homme libre et l'homme libre a répondu qu'il n'avait rien à fiche de véhicule. C'est l'apostrophe du juif errant, de la péripatéticienne et du fantassin rempilé, conformé­ment au vieil adage : homme libre toujours tu chériras tes pieds. Mais entre nous cette liberté elle-même d'aller venir à pied à cheval ou en vélo doit paraître un peu futile à l'homme libre accompli. Nous savons d'autre part que la liberté en personne est une grande fille née coiffée de la révolution. Parisienne en diable elle arborait en effet ce bonnet phrygien qui jusqu'alors n'avait coiffé que têtes d'homme. C'est aux artistes jacobins que nous devons la personnalisation de la liberté dans le sexe voulue par la grammaire ce qui donnerait lieu à des effets drapés comme les aime le peuple. Toujours est-il qu'en image elle n'a jamais voulu se montrer en position de repos, ce qui bien­tôt lui vaudrait les sarcasmes de Baudelaire. Elle n'a peut-être d'existence et de raison que dans l'agitation. Mais dans ses déplacements nous ne la voyons jamais utiliser ni char ni monture ni ailes ni roue ni roulette : elle marche. On la supposait ainsi marchant dans les pas d'un ennemi toujours fugitif et néanmoins redoutable. Elle se voulait échevelée, entraîneuse, criarde, et toujours en marche. C'est pourquoi, le jour enfin venu de la voir assise sur des ruines et des cadavres, on lui baisera les pieds qui bientôt nous botteront le derrière. Le conseil de s'en remettre à nos paluches dans tous les cas de déplacement est une manière de dire qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même, compte tenu des nombreuses exceptions. En conséquence et en vélo comme ailleurs méfions-nous de prendre l'instrument pour guide comme on prendrait le moyen pour fin, le complément pour sujet, la démission pour commission. 71:235 Ainsi la bride sur le cou n'est-elle qu'une manière de démission qu'hélas je pratique trop souvent avec ma plume comme jadis avec mes pieds. Au moins le vélo a-t-il ça de bon qu'il répugne à toute initiative personnelle. Si vous lâchez le guidon il vous met en obligation de le guider encore par vos actions appropriées de hanches et de fesses, et vous y gagnez d'avantageuses postures. Il y a aussi que les mauvais che­mins lui font horreur qui séduiraient vos pieds. Tous les chemins de mon adolescence ne furent pas mauvais, mais beaucoup de culs-de-sac et de circuits fer­més. J'étais encore mineur, conscient de mon état, impa­tient d'en sortir et retenu par ma condition de soutien moral d'une famille victime de la guerre. Cinquante-cinq ans plus tard environ le législateur de 1968 ne pourrait moins faire en sa prudence que ramener chichement de 21 à 18 ans l'âge de la majorité. Mais il faut bien dire qu'en fait, aujourd'hui, tout enfant est reconnu et traité comme majeur avant même qu'il soit en mesure d'en arti­culer le désir. De mon temps il était convenu de soumettre les avantages de la majorité légale à l'accomplissement du service militaire. Il y avait là comme l'effet d'une loi non écrite et spontanément respectée à tous les étages de la société. A tel point que le jeune homme ajourné s'évertuait à corriger l'insuffisance de son tour de poitrine dans l'es­poir que le prochain conseil de révision le trouverait au moins bon pour le service auxiliaire. Il échapperait ainsi à l'humiliation d'avoir à se contenter d'une majorité si ba­nale et piteuse que les plus fainéants y avaient droit et les stropiats eux-mêmes. Enfin le plus honorable des citoyens pouvait traîner jusqu'à sa mort l'amertume du réformé, toujours soupçonnant qu'on le soupçonnât d'avoir béni son pied-bot ou joué de sa hernie au préjudice de la patrie. Ce sont bien là des observations d'avant 14, quand l'image du pioupiou faisait battre tous les cœurs et que l'esprit de revanche soufflait en rafales dans les plis sacrés du drapeau et les surplis de l'Église militante. Le climat des années 20 en gardait bien sûr quelque chose mais la victoire comme de juste avait un peu désarmé les cocar­diers, tout le monde se sentait permissionnaire et l'esprit de fayotage le cédait à la ribouldingue. 72:235 Toujours est-il qu'honnêtement je n'espérais d'émanci­pation que du service militaire. Et d'ici là je ne pourrais donc me payer que de fausses sorties. Des kilomètres de trottoirs à jouer les fugitifs, chercher la tangente, l'issue, la brèche et se retrouver devant chez soi. A revoir les déambulations erratiques de ce chemineau correctement vêtu, le réseau entortillé de ses marches et contre-marches, les itinéraires de nuit indéfiniment bouclés rebouclés avec l'ami d'habitude ou le copain de rencontre, les longueurs de macadam balayées de leurs ombres jumelles de bec en bec de gaz et les retours étirés au tic-toc de leurs cannes pendulaires tapant sur le pavé, les dialogues aberrants, les ricanements idiots et la niaiserie des bonnes fortunes si poliment amorcées que piteusement évanouies. A revoir tout ça dix ans plus tard et pédalant moi-même dans le sillage de leurs marathons vasouillards, je me suis deman­dé s'ils n'eussent pas été, ces jeunes gens, mieux inspirés, plus heureusement servis par les disciplines du vélo. A combien de sottises en effet, d'infortunes et de tentations le cycliste en pédalant n'a-t-il pas échappé. Il n'y avait pas que des sorties en couple, et le mot couple étant hermaphrodite je l'ai pris dans l'acception qu'on lui donne au féminin pour évoquer ici un partenaire le plus souvent masculin. Mais il y avait aussi l'escapade individuelle, caractérisée par l'impatience du départ et la docilité du retour. Parti comme pour toujours et comme toujours en circuit fermé. La balade sauvage et le rappel au foyer. Le fugueur n'en traversait pas moins tous les climats, siècles et contrées qui lui passaient par la tête : les boulevards de brume dévalés à tout hasard comme le chasseur égaré des toundras, les navettes en soliloque au rendez-vous trahi des jardins de Babylone, les poursuites sans objet par les avenues sans nom où s'illuminait un mirage d'Alaska, les perditions en Wisconsin dans les Gobelins inconnus, tous les tocsins de l'histoire dans l'An­gelus de Saint-Eustache, tous les feuilletons romantiques sous les becs de gaz de Montparnasse, toutes les fêtes du royaume dans une viole de plein-vent, tous les drames de minuit aux horloges pneumatiques, toutes les promesses de vent sous les guichets du Louvre, le pont des Arts tra­versé dans le blizzard, le coup de pampero sous les galeries de l'Odéon, le vent arrière dans le jusant fatal et la passe embouquée de la rue de Fleurus où rien ne bouge que l'ombre du passant étirée sous les réverbères. 73:235 Le silence attentif aux derniers pas du fugitif repenti le nez sur la porte cochère, pur Louis XVI, écaillée, pelée, crasseuse, mais l'ouverture à deux battants sur les attelages d'antan ne sera pas évoquée : c'est la fin du cinéma. Le rêve de la concierge lui aussi interrompu par le tirant doucement tiré de la sonnette, le bruit de la fermeture amortie au possible et l'apaisement dans la loge au nom murmuré du locataire, le voilà rentré, dormons. Le gaz éteint depuis longtemps, la montée en spirale dans l'escalier noir et le sens du pas de vis ; pied de velours et cœur en berne c'est le petit frère du mort-au-champ-d'honneur, il rentre à la maison. Heureux les soldats, ose-t-il penser, qui morts ou vifs sont affranchis et glorifiés dans leur capote bleue. Du temps qu'il sortait jusqu'au jour où il n'est pas rentré, jamais le grand frère, même après minuit, n'a monté tris­tement l'escalier. Puisqu'il était en vie tout le monde était en joie. Et tout le monde aujourd'hui ne peut plus que le monter tristement et le gamin lui-même réputé si rigolo, dehors, avec les petits amis. Et devenu petit jeune homme impatient de sortir le soir l'épreuve du retour ne pouvait que s'aggraver. Passé minuit les heures sont indues et la rentrée, toujours tardive encore que méritoire, est guettée là-haut dans l'inquiétude et l'insomnie. Chers parents, déjà frustrés de la progéniture nombreuse qu'ils rêvaient, terrassés par la mort du soldat, inconsolables ici-bas, n'est-ce donc pas assez de pleurer le disparu qu'il vous faille encore vous tourmenter du plus innocent des mau­vais sujets ? De ces temps-là qui suivirent la mort de mon frère je croyais en avoir assez dit pour ne pas revenir sur les *Rai­sons de Famille.* Mais il pleut aujourd'hui et par temps humide les heures mélancoliques se décollent du fond de la mémoire pour suinter en surface. La maison si vivante avant Quatorze et que Thérèse imprégnait de sa nature un peu capricieuse mais si prompte à l'enthousiasme, n'était plus que funèbre et par moments sépulcrale. Il faudrait des années pour que la voix des visiteurs chari­tables se défasse des accents de la condoléance. A la tête de son lit Thérèse avait accroché la croix de bois déchi­quetée par les bombardements et recueillie sur le tumulus où gisait le beau soldat et enfant bien-aimé. Dès lors en toute foi et piété elle prierait Jésus par la croix de son fils. La chambre du vieux couple n'était plus qu'un reli­quaire et toutes les lettres de Louis sur la cheminée dans un coffret ancien de maroquinerie Lavallière avec instruc­tion de Thérèse pour que cette liasse lui tînt lieu d'oreil­ler dans le cercueil. 74:235 C'est assez dire que nous habitions avec la mort, et telle était la densité de sa présence, la désolation de la mère et la secrète abnégation du père, qu'à leur insu j'étouffais sous le poids de ma survivance et l'impossible devoir de remplacer le disparu en tout et partout. Ce que j'en dis et pourrais en dire n'est pas loin de la délectation morose mais il y a beau temps, Dieu merci, que les effets pernicieux de la mésentente ont dis­paru. Je ne retiens que le témoignage d'un amour maternel aussi passionné que maladroit et surtout je pense à tous les mérites que lui auront valu la prodigieuse abondance de ses larmes. Autrement dit la communion des morts et des vivants a réglé depuis longtemps déjà ce contentieux affectif. Le grand frère, lui, dans le quotidien même de ses relations avec Thérèse avait eu assez de cœur, de génie et d'autorité pour qu'ils n'échangeassent entre eux que témoi­gnages de tendresse et d'admiration. C'est dire qu'en tou­tes choses il était le plus riche et le plus fort. Jacques Perret. 75:235 ### Expositions par Bernard Bouts J'AVAIS maintenant ([^33]) une grande collection de ta­bleaux : ceux que je gardais à bord, les petits, et ceux que j'avais laissés à terre, chez des amis, les grands, qui n'entraient pas dans la cale. Quelques jeunes artistes, en visite à bord, essayèrent de me convaincre de faire une exposition... à New York ! C'était une entreprise hardie. Certes j'avais déjà fait deux ou trois expositions par-ci par-là mais, si loin ! Une fois, je fus même sur le point d'exposer dans une biennale. La première biennale de Sâo Paulo. J'y fus, plein d'illusions, emportant dix-huit tableaux et quelques des­sins. J'étais invité, s'il vous plaît. Mais je déchantai en vitesse ; je n'avais aucune idée de ce qu'était cette foire d'empoigne, les intérêts, la course aux relations, les dia­logues, mot à la mode... et je ne savais pas que les plus belle filles répugnent à se présenter aux concours de beau­té : rien ne prouve que pour une biennale de peinture les pays envoient ce qu'ils ont de meilleur ; ils envoient les œuvres de ceux qui ont le mieux joué des coudes ! A peine arrivé je me rendis compte de mon innocence et de mon incapacité. Je me retirai aussitôt. Je fis une petite exposi­tion à côté, pour payer mes frais et plus jamais je ne remis les pieds dans une biennale, pas plus que dans les Salons officiels, pour l'obtention de prix ou médailles... 76:235 Quant à la vente des tableaux, ma foi, elle dépend de plusieurs facteurs assez difficiles à définir, selon les cir­constances. Il arrive qu'une exposition soigneusement pré­parée rate complètement ; il se peut qu'une autre, faite au pied levé, réussisse admirablement. De toute façon il faut exposer le moins possible. C'est une perte de temps. Une fois -- j'ai oublié la date -- j'ai fait une petite exposition dans une petite galerie, dans une petite ville de notre grand Brésil. On m'avait prié de faire cette démons­tration « culturelle », et puis j'avais besoin d'argent. Trois jours d'exposition seulement. Le premier jour il ne vint personne mais le propriétaire de la galerie me dit : « J'ai sept bons clients. Je vais leur téléphoner, vous verrez, ils viendront demain. » Mais, des sept clients, six étaient en voyage et le septième ne vint pas parce qu'il mourut dans la nuit, d'avoir avalé un os de poulet. C'était un chirur­gien. Ses propres élèves tentèrent en vain d'arrêter l'hé­morragie... Quant aux critiques d'art, je ne m'en occupe guère et ils m'ignorent. Malgré leur bonne volonté, tout les porte à ne pas comprendre : leur éducation journalistique, les exigences du métier, la vie mondaine, la mauvaise foi de certains peintres. Ils se croient les experts du futur, mais on ne peut être expert que de la vie passée ! C'est nous qui allons en avant et la difficulté, pour le critique, est juste­ment de ne pas être à l'affût des nouveautés, il y a tant de farce de par le monde ! C'est l'éternelle confusion entre ce qui est beau et ce qui est surprenant ; d'où la difficulté. Mais le virtuose de la langue française a parlé de ces cho­ses beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Qu'on me permette d'en appeler à lui ([^34]) : « Non, le critique d'art ne peut renoncer à l'obscurité sous peine de mettre dans l'embarras un trop grand nom­bre d'artistes. S'il s'avise de parler clairement c'est le crac de toutes les valeurs patiemment cuisinées dans la bou­teille à l'encre, c'est la ruine des barbouilleurs planqués dans l'hermétisme, c'est enfin l'abjecte obligation pour le peintre de savoir peindre et d'en faire l'aveu cynique, ou la honteuse extrémité de se taire quand il n'a rien à dire ou ne sait pas le dire. 77:235 Non, ce n'est pas le moment de suc­comber aux mirages de la clarté... Car il apparaît aujour­d'hui que si l'art est aisé, la critique devient difficile... En s'excusant ils disent que l'art abstrait les a contraints au surmenage et qu'il a fallu baratiner à plein tube le voca­bulaire psychiatrique, le platonicien basique, le kafkaïen et le sub-freudien pour féconder les déserts de peinture et les métabarbouilles soumis à leur jugement... Il est assez cruel déjà que les valeurs éternelles du papier découpé soient à la merci des pince-sans-rire du baratin esthétique. Maintenant que les marchands se tournent plus volontiers vers les copeaux de fer blanc, les découpages de Matisse doucement s'acheminent vers la corbeille, qui les atten­dait depuis le premier jour... Le tambour ne roule plus de ce côté-là, l'élite est convoquée vers d'autres prodiges et nos snobs éclairés vont tourner de l'œil aux abîmes de l'abstrait (*et du non-art*) ([^35]). C'est délicieux : rien qu'à regarder un trait de fusain en diagonale de Pragczopkf ou les nouilles tressées de Johan Mosess on sent la philoso­phie qui vous rentre dedans et le message de Gogoslav qui vous coule par les oreilles... L'immense avantage de cet « art » sur la méthode abécé, qui se borne à condenser d'antiques disciplines, c'est d'avoir aboli non seulement l'obligation du savoir-faire mais la nécessité de l'artiste et même toute espèce de nécessité en affirmant l'existence de tout ce qui n'existe pas et qui peut, de ce fait, assumer toutes les existences possibles ou impossibles ; je ne sais si je me fais comprendre, mais d'autres vous explique­ront : un gang a pris l'affaire en main, lui a trouvé un nom, un vocabulaire, une transcendance et un compte en banque... Rien, absolument rien, nul critère, nul canon ne saurait jus­tifier un choix quelconque. Fût-ce au prix de plaidoiries sans fin, quel jury voudra exclure un rond jaune sur papier éme­ri s'il admet un losange vert sur giclée de cambouis. Il n'y a plus de choix possible et la notion de choix elle-même est injurieuse à l'art. 78:235 Aussi bien cet art est-il incompatible avec la notion de croûte ou, si vous préférez, toute croûte est justifiable dans le concret tant qu'il y aura autour d'elle un parleur, un croupier et un encadreur. C'est vrai­ment l'aurore d'une civilisation intégrale, le retour aux sources, le message du primate... » \*\*\* Donc et malgré tout, je m'en fus à New York, par avion, emportant une cinquantaine de tableaux. Je passerai sous silence les difficultés des emballages, de la douane, de l'assurance, du « Patrimoine National », toutes questions réglables à coups de tampons et d'argent. Je suis arrivé à la galerie un peu ahuri par le bruit de la grand ville. On m'a fait attendre assez longtemps dans un salon tout tendu de velours cramoisi. Sur un grand chevalet il y avait un petit tableau représentant une femme nue et rose, les jambes en l'air. Un étalage de boucherie. De fait le peintre s'appelait « Boucher ». En face il y avait un petit chevalet avec un grand tableau signé Marc Chagall où l'on voyait un âne bleu volant dans la nuit au-dessus des maisons... On m'a fait entrer dans le bureau des directeurs. Ils étaient trois : un blanc, un jaune et un vert. Le directeur jaune me dit : « Mon cher, nous sommes très heureux de vous prêter notre nom et notre galerie mais nous vous avertissons que vous aurez tout à faire, car nous n'avons ni l'organisation, ni les vendeurs, ni la clientèle pour placer vos tableaux. » J'avais vaguement envie de rire. Je voyais leurs petits pieds, sous la table, sur le tapis rouge. J'ai dit quelque chose comme : « Je vous remercie beaucoup » et je me suis retiré, je crois, à reculons et sur la pointe des pieds. C'est pas facile. J'étais sur le pas de la porte quand le monsieur blanc m'a crié : « AC-TI-VI-TÉ ! » Une fois dans la rue je me disais : « activité », « ac-ti-vi-té ». Que faut-il faire ? De quelle sorte d'activité s'agit-il ? Il faisait déjà nuit. Je suis allé au bistro de l'autre coin manger un sandwich et boire un bock de bière, ou deux. Et je me répétais : « Activité ! activité ! activité ! » Je commençai à battre des bras comme un oiseau. « Activité, activité. » Je remuai les bras de plus en plus vite : « Ac­tivité, activité ! », et je m'envolai. 79:235 Je n'avais plus de poids. Il me suffisait de battre des bras en répétant « activité » pour monter. Quand je restais immobile je redescendais lentement. Je me cognai contre quelques toits et corniches : à cause du manque d'habitude. Je riais, car je me trouvais très semblable à l'âne de Chagall... Tout à coup j'ai pensé : « Et mon cadre ? J'ai oublié mon cadre. » Je suis vite retourné à la galerie, je me suis encadré, accroché, c'était mon exposition ! \*\*\* « La foule regorgeait de monde », un verre à la main, qui hurlait, le nez des uns contre les autres, en tournant le dos aux tableaux. Sur les murs, près du plafond, et aussi au ras du plancher, je voyais comme des yeux de crabes, qui remuaient, et je compris que c'étaient les yeux des cri­tiques d'art, mais je supposais qu'ils se serraient la pince par derrière le mur. Une dame me dit : « Admirable » et je lui répondis : « Non, Madame, je ne suis pas amiral, je suis capitaine de la marine marchande. » Tout le monde rit. Une autre dame me regardait en souriant. « Génial », me dit-elle. Décidément je comprenais tout de travers ce soir-là car j'entendis « général » mais, cette fois, je ne répondis pas. Ma tête tournait et je croyais que c'était tout le monde qui tournait dans la salle. Quelqu'un me demanda : « Y a-t-il longtemps que vous êtes accroché ? » mais je com­prenais : accouché. Un autre me disait : « Est-il vrai que vous vivez dans un bateau ? » mais je croyais qu'il disait : « Est-il vrai que vous vivez dans un tableau ? » Un petit jeune homme aux cheveux ébouriffés me dit en se tortillant : « Je suis rapin. » Je lui demandai « Vous êtes rabbin ? » Le vendeur me poussa du coude en passant : « Ça va bien ! » mais je ne comprenais pas qu'est-ce qui allait bien et comment ça n'allait pas plus mal ! 80:235 Une jeune femme rougissante montra un tableau der­rière moi : « Je l'aime, celui-là, faites-moi un petit rabais. » -- « Un petit quoi ? » je lui dis ; elle n'insista pas. Peu à peu tout le monde est parti. Le vendeur est venu vers moi : « Content ? » Je lui fis sans doute le sourire tordu d'un mourant héroïque. Il me dit : « Vous n'avez peut-être pas réalisé qu'on a *tout* vendu en trois heures ? » Non, je n'avais pas réalisé. Ça m'a fait plutôt de la peine de savoir les tableaux partis. Et qu'est-ce que je vais faire de l'argent ? Car, enfin, si c'est pour acheter de la moutarde, c'est trop ; mais si je veux acheter une maison, c'est pas assez. Ce jour-là je compris qu'il y a incompatibilité entre l'intérêt du marchand et celui du peintre. *Le marchand, par définition, doit vendre beaucoup, et le peintre voudrait ne rendre qu'à la mesure de ses nécessités.* Ses tableaux représentent son capital. Si je peins les tableaux que je peux, quand je peux, il me sera impossible de « produire » comme on dit, une « collection » par an. Et si, lors d'une exposition je gagne réellement beaucoup, je devrai compter sur cet argent pour vivre jusqu'à faire une autre exposition, d'ici deux ou trois ans... ou dix ans, comme il m'est arrivé. Si je déduis les impôts, il ne me restera plus de quoi vivre ! Au lieu de me prendre de l'argent, je trouve que l'État devrait me payer une rente. Mais le fisc ne l'entend pas de cette oreille et, pour pouvoir quitter les États-Unis, je fus obligé de payer une somme rondelette. \*\*\* Je me souviens d'une autre exposition dans la même galerie, qui fut également un succès. Il faut croire que les expositions exaspèrent ma naturelle étourderie car, quand un gros monsieur sourd me dit en hurlant : « Where are you from ? » je crus qu'il me demandait : « d'où venez-vous ? » Je répondis : « From Brazil », sa figure s'illu­mina : « *satisfaçâo ! *»*.* C'était l'ambassadeur brésilien. Il me serra sur son cœur et me donna de grandes tapes dans le dos... 81:235 J'avais été très aidé : la princesse Z avait offert une « party » puis un dîner chez elle, puis un thé, par petites tables, au Metropolitan Club, sur la cinquième avenue. Je me trouvais à côté de Madame Bourdon. Cette dame me proposa d'offrir elle aussi une réception, chez elle, la semaine suivante et de remplacer, à cette occasion, ses tableaux par les miens. C'était un pavillon « on the River ». Sur la porte je vis une plaque de cuivre : Bourdon d'Ourville. J'étais de plus en plus flatté. Une autre dame me fit dire qu'étant fatiguée elle me priait de lui apporter trois tableaux à choisir. Elle me reçut en robe de chambre, soutenue par une amie car elle semblait très faible. C'était une dame distinguée, son appartement était grand et luxueusement meublé. Elle m'acheta les trois tableaux. De retour à la galerie on m'annonça que le Gouverneur, M. Nelson Rockefeller, en avait acquis deux. Mais j'étais malade. Des maux d'estomac dont je souf­fris toute ma vie. La princesse Z me conseilla d'aller voir son médecin, le Dr Wolff. « Je vais lui téléphoner me dit-elle, il vous fera un prix. » Il me reçut quatre fois. C'était un vieux petit monsieur très élégant dans son complet à carreaux noirs et blancs. Il ne me guérit pas plus que les autres mais, à la deuxième visite, il me demanda : « Vous plairait-il de faire la connaissance de M. Henri Ford troi­sième, il est dans la salle d'attente. » Réellement je com­mençais à croire que j'avais beaucoup de talent et que ma place au soleil était faite. J'écris ces détails parce que les jeunes artistes qui peut-être liront ces lignes pourront, avec profit, les com­parer à ce qui suit : cette exposition me donna de quoi vivre pour longtemps mais, fort de ce succès, je retournai à New York quelques années plus tard, après une corres­pondance de plus d'un an. Tout changea par la mort subite du directeur de la galerie. Le conseil d'administration n'était plus le même. L'un de ces messieurs me dit : « Dans l'anarchie actuelle des arts, une maison « sérieuse » comme la nôtre ne sait plus sur quel cheval miser. Nous avons décidé de ne plus exposer les peintres vivants... » Je me retrouvai dans la rue avec soixante-quatre ta­bleaux. Mon ami W. V. me demanda pourquoi je n'avais pas insisté. J'étais bien trop orgueilleux pour insister. Je m'en fus battre à d'autres portes, mais la princesse Z était en voyage. Le Dr Wolff était mort, mes « clients » m'avaient oublié ou étaient ailleurs. 82:235 Le directeur du *New-York Times,* M. Rozenthal, me dit : « Vous com­prendrez que dans les circonstances actuelles nous ne puissions donner l'impression de favoriser une manifes­tation française. » C'était l'époque délicate où De Gaulle attaquait le dollar, les Français n'étaient pas bien vus. Saks, le grand magasin, qui m'avait prêté deux de ses vitrines lors de la précédente exposition, ne me reçut même pas, etc. Finalement je fis une petite exposition à l'Université de Fordham, mais, sans relations, sans l'appui de la presse, sans publicité, allez donc faire une exposition ! Il neigea toute la nuit et il ne vint personne : même pas le directeur de la galerie, même pas moi ! Je gardai de cette époque un souvenir, un seul : c'est que, transportant des tableaux -- vingt kilos de chaque bord dans deux valises faites exprès -- le petit doigt de ma main gauche resta pris entre la courroie et l'épaule. Je tirai d'un coup sec et le doigt cassa. Cela ne me fit pas très mal sur le moment. J'aurais dû me faire opérer, je ne l'ai pas fait. Aujourd'hui encore ce doigt est tordu. Je m'obstinai, avec l'acharnement des gens nés sous le signe du Sagittaire. Je ne raconterai pas mes malheurs à San Francisco et à Berkeley, Californie ; la nuit que je passai à coller des timbres, debout, dans la cour de la poste, parce que les 3 000 invitations n'avaient pas été affranchies suffisamment. Au retour, je n'eus pas la force de monter la côte, je m'endormis au pas d'une porte. C'est la police qui me ramena chez moi. Et ça continue : à San Antonio, Texas, dans une foire internationale qu'ils appelaient du mauvais jeu de mots « Hemis-Fair », le succès fut très grand auprès des jeunes mais je ne vendis presque rien. Je me sentais abandonné, non seulement abandonné mais attaqué par des loups qui essayaient d'obtenir des tableaux à l'œil en me faisant de belles promesses. Ma « place au soleil » était très compro­mise. De chute en chute je tombai très bas, moralement et financièrement. 83:235 Une lueur nouvelle apparut cependant : on m'indiqua une galerie très élégante à Houston ; la pro­priétaire, une Japonaise, me connaissait ; elle prendrait tous mes tableaux en consignation, je n'avais qu'à y aller ­« *Yaka *» dit Jacques Perret. Yakayaller. J'y fus : la galerie venait de fermer... Passons. Bernard Bouts. 84:235 ### Droits de l'homme par Paul Bouscaren La leçon la plus ressassée de saint Thomas d'Aquin aux lecteurs de la Somme de théologie est sans doute la sui­vante : « *Je réponds tout d'abord qu'il faut distinguer plusieurs manières de parler de la chose en question. *» \*\*\* N'avoir à compter avec personne pour disposer de soi-même et prendre son plaisir où on le trouve ? Ou bien pouvoir disposer de soi-même selon qu'il paraît rai­sonnable de le faire, et ce doit être moyennant l'obéis­sance bien comprise, condi­tion sine qua non de la vie en société, sans laquelle pas de vie humaine ? Si l'on obéissait à Dieu comme à une Personne adorée au sens propre : une autre Per­sonne devant Qui l'on n'est rien, serait-on si incapable de comprendre humaine­ment la liberté humaine, et qu'il n'est pas question, vrai­ment, aujourd'hui non plus qu'hier, d'être soi-même à soi tout seul ? \*\*\* Suffit-il de la raison pour obéir, ou y faut-il la foi ? De même que la raison ne voit pas ce qu'il faut croire, -- par exemple, la Présence réelle, -- mais seulement qu'il faut le croire, sur l'autorité de la Parole divi­ne ; obéir fait-il ce que Dieu veut de celui qui obéit en voulant ce que veut de lui l'autorité légitime, parce qu'elle est l'autorité légitime à ses yeux, ou lui faut-il voir de ses yeux que telle est la conduite à tenir, les choses étant ce qu'elles sont indé­pendamment de l'autorité ? 85:235 Celui qui commande doit-il faire voir comme lui-même voit ce qu'il commande, pour faire obligation de le vouloir, ou suffit-il qu'il le comman­de pour qu'on doive le vou­loir ? Lui faut-il accord de la raison ou consentement de la foi, pour obtenir l'obéissance chrétienne ? \*\*\* Dire que « la liberté con­siste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à au­trui » suppose une sépara­tion d'avec autrui incompa­tible avec la solidarité sociale, en contradiction avec la réelle appartenance mu­tuelle des membres du corps social, qui est la vie hu­maine concrète ; si la liberté ne peut rien faire qui nuise à autrui, elle ne peut rien faire qui nuise, -- en quel sens absolu ? \*\*\* Non seulement les chré­tiens peuvent avoir (pour­quoi pas ?) les mêmes enne­mis que les autres hommes dans l'humaine existence, mais ils doivent rencontrer les ennemis de leur « jus­tice » et de Jésus-Christ (Matthieu, 5/10-11, 10/36 etc.) ; cela signifie la guerre et non la paix (ibid., 10/34 etc.) pour les hommes qu'ils sont, cela ne peut signifier la haine chez les disciples de l'Évangile (ibid., 5/43-45, etc.). De ce soleil en plein midi, que reste-t-il dans la manière actuelle de vouloir l'Évangile et l'Église au se­cours du monde ? Avec qui pour amis, et sans haine pour aucun ennemi ? \*\*\* Homme ou femme qui s'estime attaqué par autrui, toute riposte est bonne, et aux femmes encore plus qu'aux hommes, jusqu'à la démesure invraisemblable : voilà, me semble-t-il, une donnée de mon expérience ; mais alors, ne faut-il pas beaucoup d'hypocrisie pour se récrier sur la violence, dans une société où l'on ne cesse pas de vous corner aux oreilles que la société vio­lente les individus ? \*\*\* « Vouloir, c'est pouvoir », dans la mesure où « qui veut la fin, veut les moyens » ; ce n'est donc pas l'idéologie volontariste des fins socia­les prises pour leurs moyens, idées généreuses dont les conseilleurs ne sont pas les payeurs ; et ce n'est pas, plus généralement, tout ce que l'on croit vouloir, si fort on le désire, la santé par exemple, voire le bonheur ; 86:235 mais en prendre les moyens, qui sont tels moyens, déran­gerait trop, vous pouvez toujours y aller de votre témoignage, on vous écou­tera là-dessus comme les Athéniens l'apôtre Paul, une autre fois ! \*\*\* « Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » commandement concret, il faut regarder à son application concrète, à ceci qui appartient à César, à cela qui appartient à Dieu ; on n'en sort plus, si l'on veut parler, abstraite­ment, de la distinction du temporel et du spirituel, -- qui seront quoi, pour ré­pondre à ces deux dénomi­nations contraires ? \*\*\* La véritable condition hu­maine, celle des hommes, -- et non de l'homme : l'inco­hérente existence de l'essen­ce spécifique ; le milieu, voyez donc ce que ça veut dire, le disant de la sorte. \*\*\* Personne, liberté, etc., les hommes le sont par défini­tion abstraite de la personne, de la liberté, de l'homme ; mais les hommes sont cela concrètement, et c'est-à-dire qu'ils sont aussi bien d'au­tres choses, et tout autre chose, voire opposé à cela ; et, bref, concrètement, vérité d'Aristote, la vérité de l'in­dividu est impossible à dire, est à l'infini du langage ; on raisonne bien sur la dé­finition du triangle rectan­gle, on déraisonne sur les hommes à partir de ce que sont par définition abstraite leurs personnes concrètes ; elles sont, par exemple, famille. \*\*\* *Ils ont des droits sur nous,* Clemenceau le disait à la tri­bune de la Chambre, comme un titre exceptionnel, dans la nation, des « Poilus » en­fin revenus de leurs tran­chées à la vie de tous ; et certes, pour cet esprit jaco­bin, quelle exception, en effet, que d'avoir droit sur les autres, si les droits sont radicalement individuels. La vérité de la réelle condition humaine, radicalement sociale, c'est au contraire l'inexistence d'aucun droit individuel qui ne soit grevé du droit des autres sur cha­cun, selon que chacun a sa vie, en fait et en droit, com­me peut l'avoir le membre d'un corps qui est le corps de tous les autres pour être le sien en réalité (vaille que vaille à mesure d'y consen­tir). 87:235 *Membres les uns des autres,* saint Paul le cons­tate avec bon sens dans l'Église de Jésus-Christ (Ro­mains, 12/5), au rebours de la mentalité jacobine, pas­sée en nature moderne, du droit de chacun à sa liberté, c'est-à-dire d'être de nais­sance, et de demeurer im­prescriptiblement, seul maî­tre de soi-même ; oui ou non, membres les uns des autres dit-il la vérité au contraire de ce mensonge ? \*\*\* Tout corps social veut sa tête, de préférence un hom­me, mais ce peut être une femme, -- non pas les deux faisant deux têtes, comme vient d'en faire loi notre République, pourquoi donc, si ce n'est pas contre la fa­mille ? \*\*\* Le titre des droits peut être individuel, leur exerci­ce est toujours social, selon que l'individu dispose de lui-même, et c'est-à-dire d'un membre du corps social, d'abord ; et ensuite, pour l'ordinaire, dispose de soi par quelque action en con­currence avec celle d'autrui, et il faut à pareille action des règles de bien commun. Chacun est libre de circuler sur les routes, non pas sim­plement jusqu'à « s'arrêter où commence le droit égal d'autrui », mais en obéis­sant au code de la route, à l'ensemble des règles qu'il impose à l'exercice du droit, qui n'est donc pas libre ainsi que le droit lui-même. Voi­la-t-il pas une dualité, du droit individuel et de son exercice social, aussi indis­pensable qu'elle semble échapper à la revendication des droits de l'homme et de sa liberté ? \*\*\* Le père chef naturel de la famille, c'est d'un bon sens en deux temps : a\) toute vie en commun d'êtres humains exige un chef, une tête pour ce corps social, pour qu'il existe, vaille que vaille, et que soit possible la vie humaine ; b\) la force désigne l'hom­me sous peine de le voir en opposition à l'autorité con­fiée à la femme, et la ré­duire pratiquement à rien. D'où vient que ce bon sens échappe, sinon de regarder les individus abstraction faite du milieu social en cause, qu'il s'agisse de la société politique ou de la fa­mille ? Individus égaux en pareille hypothèse, mais hy­pothèse où les individus n'existent pas, faute de la vie en commun dont, préci­sément, on pense définir le droit. \*\*\* *Faire la charité,* même « Messages du Secours ca­tholique » a éprouvé le be­soin de vomir cette expres­sion traditionnelle et into­lérable (ceci à mesure de cela). Intolérable, un chré­tien faisant le Bon Dieu au­près des hommes en mal d'injustice ? 88:235 Mais faire la charité ne veut-il pas dire, au contraire, selon la para­bole des brebis et des boucs au jugement dernier (Mat­thieu, 25), servir Dieu en la personne des hommes dans le besoin, des pauvres hom­mes quels qu'ils soient, en quelque misère que ce soit, qui sont aux yeux du Sei­gneur comme lui-même en sa Passion ? Mais voilà bien où le bât blesse l'âne mo­derne : on lui fait droit ou on lui fait injure, quoi que l'on fasse ; Dieu premier servi s'agissant des hom­mes, autant faire de ceux-ci « un prétexte à aimer Dieu » ; passe pour Jeanne d'Arc, mais ça ne passe plus ! Cinquième Béatitude, pa­rabole du bon Samaritain, parabole des brebis et des boucs au jugement dernier, ... pas de doute que l'Évangile n'exige d'exercer la mi­séricorde envers tous, en toutes leurs misères ; mais changer la vie et construire un monde sans misère et sans besoin de miséricorde, -- étant toute justice, -- et c'est-à-dire entière égalité, -- quel rapport à l'Évangile, davantage que d'y voir Jé­sus-Christ, au lieu de guérir les malades, faire le miracle qu'il n'y ait plus de mala­dies au monde (ou du moins en Israël) ? La miséricorde à l'œuvre pour se rendre inu­tile à l'humanité enfin juste, autant dire l'Évangile pour nous passer de l'Évangile, Jésus-Christ venu au monde pour que le monde se suf­fise, pour que le monde soit Dieu, sans Dieu. A bon en­tendeur, autant dire l'Anté­christ, autant dire Satan, -- qui nous parle dans l'Église comme il parlait à Jésus par la bouche de Simon-Pierre, et à qui la même ré­ponse convient : « Ôte-toi de là, Satan ! » \*\*\* Qu'est-ce que la violence, sinon la force d'un être vi­vant exercée en tant que sa force, et voilà tout, sur un autre être vivant ? Et n'est-ce pas le fait constant de la vie végétale et de la vie ani­male, et faut-il s'étonner de trouver la violence chez l'homme, qui est un végétal et un animal ? Faut-il s'éton­ner davantage d'y trouver aussi le sacré, c'est-à-dire la raison ? L'être de l'animal fait l'action de l'animal, il faut l'action de la raison pour faire l'être raisonna­ble ; et voilà l'homme, cet inconnu, ... sous condition de cet autre inconnu moderne vivre avec les hommes en société pour ça. \*\*\* Régler son compte à Mgr Lefebvre par le grief de faire prévaloir sa manière de voir sur celle du pape et de tous les évêques avec lui, quel témoignage et quel aveu ! Disons-le tout net le témoignage et l'aveu de faire passer l'Église catho­lique de la Tradition à la Révolution. 89:235 Éclairons notre lanterne. S'il y a politiquement ce qu'on appelle la droite et la gauche, il est vrai que la gauche a son idée de l'hom­me, -- il le faut bien en la matière, -- mais, ce qu'il ne faut en aucune matière, la gauche réduit les hommes et leur existence sociale au volontarisme ébloui de son idée. Telle la gauche en elle-même, ce n'est pas tout ; in­capable d'ouvrir les yeux sur les hommes en leur réalité irréductible (heureusement) à la plus « généreuse » idée de l'homme, la gauche voit dans la droite une anti-gau­che et rien de mieux, c'est-à-dire la réduction des hom­mes à une autre et une faus­se idée de l'homme, et vio­lences de suivre, -- alors que la droite réelle, s'il en est une, oppose à la gauche la réalité, naturelle et his­torique, des hommes en leurs besoins et nécessités, soit pour vivre personnellement, soit pour vivre ensemble, ce-ci condition de cela, sans réduction possible, il faut le redire, à aucune idée de l'homme. Même de l'homme chré­tien, et à plus forte raison, à l'idée du chrétien en tant que chrétien. Lors donc que Mgr Lefebvre est condamné pour sa manière de voir, évidem­ment irrecevable à l'encontre de celle du corps des évêques en son ensemble, que fait pareille évidence, que d'an­nuler la Tradition comme réalité dans l'Église pour ré­gler la foi de l'Église, -- ce que professe Mgr Lefebvre, mais aussi vainement que la droite le réalisme politique inconcevable au volontaris­me de la gauche ? Oui ou non, exprimer la foi catholique de façon re­cevable pour des « frères sé­parés » gardant leur croyan­ce incompatible avec la foi catholique, cela n'est-il pas au contre-pied de la Tradi­tion, incompatible avec la Tradition, -- et n'est-ce pas ce que fait la messe de Paul VI ? N'est-ce pas ce que font les discours de Paul VI, au rebours du *Syllabus*, témoin de la Tradition contre la Révolution ? La Renaissance ainsi ap­pelée s'inscrit en faux contre les mille ans de christianis­me antérieurs, regardés com­me privation de l'Antiquité gréco-romaine. Le nom du Protestantisme déclare en­core plus net l'opposition à l'Église de fait comme elle se voulait de droit. La Ré­volution détruit la réelle société d'ancien régime pour faire place à une société no­minale des droits de l'hom­me. A un monde moderne de la sorte, par cassure d'avec le monde passé, l'Église du concile et de Paul VI s'est ouverte, sous nos yeux, en rompant avec l'Église tra­ditionnelle, « constantinien­ne », anti-moderne d'autant, à preuve le *Syllabus,* inca­pable d'autant d'évangéliser le monde moderne, paraît-il. 90:235 L'Église de Jésus-Christ pouvait-elle donc avoir sa révolution moderne de même que la société politique, de fait, quoi qu'il en soit du droit de part et d'autre, sans contredire à notre foi en l'Église ? De fait, selon qu'il y a si peu de traditionalistes avec Mgr Lefebvre et à la messe de saint Pie V, tant et tant de catholiques avec Paul VI et à sa messe ? *Le fait est* que l'on se veut avec Paul VI de même, on le déclare au besoin, que l'on se voulait avec les papes qui l'ont précédé à la tête de l'Église ; *le fait est* que l'on va à la messe de Paul VI comme à la même messe que celle de saint Pie V. Mais alors, on y voit sans doute mal, mais pareille ma­nière de suivre la nouvelle Église fait-il disparaître l'Église de Pie XII, ou, réelle­ment, la maintient-il, -- mais oui, avec et non pas contre les traditionalistes, avec et non pas contre Mgr Lefebvre ? \*\*\* 1°) Il y a les droits de l'homme et il y a ce que l'idéologie en fait pour les hommes, contrairement à leur droit de vivre en socié­té, selon leur nature, et à leur droit de recevoir le sa­lut de Dieu, selon l'Évangile. 2°) Les droits de l'homme supposent l'existence sociale, une société des droits de l'homme, absolument, est absurde ; non pas utopique, mais chimérique, c'est-à-dire au mépris des conditions de l'existence, volontarisme vain contre la nécessité. De la société organique, anté­rieure aux individus, à la prétendue société des droits de l'homme, il y a toute la distance du milieu propre de la vie humaine à une foule, milieu délétère pour la même vie, et pourquoi, sinon, précisément, parce qu'on y est ensemble à éga­lité, non en société ? 3°) Les droits de l'hom­me, la dignité de l'homme, reçus pour la promotion po­litique de l'Évangile, c'est l'Évangile annule, d'une part, quant à Dieu premier servi, d'autre part, quant au sujet du salut divin, qui est chaque personne avec Jésus-Christ, en droit, ou contre lui, de fait. \*\*\* *Qui veut la fin veut les moyens,* c'est d'une logique directe quant au salut per­sonnel que nous prêche l'Évangile, non quant au sa­lut public objet de la poli­tique : tous ont besoin et obligation en conscience de vouloir celui-ci, en ont même la volonté générale sponta­née à mesure de se voir ou de se sentir membres du corps social ; 91:235 mais quant aux moyens, qui peut les connaître pour les vouloir à leur niveau de moyens effectifs, ainsi que chaque chrétien est mis à même par l'Évangile de vouloir les moyens effectifs du salut éternel de son âme ? Avant d'être l'actuel qui­proquo du salut temporel avec le salut éternel, l'idéo­logie et la mentalité dé­mocratiques sont d'abord cette confusion, entre vou­loir tous le salut public (sans aucun doute) et (de même évidence) en vouloir tous (également) les moyens, pour le droit égal de tous à la souveraineté du peuple (comme ensemble axioma­tique des citoyens, et c'est-à-dire des libertés chacunières en tant que liberté volonta­riste y fait droit). \*\*\* Sans le témoignage, que reste-t-il de la société ? Par le témoignage, tout est *reçu* pour la vie personnelle, hu­maine et chrétienne. Le seul homme à n'avoir pas reçu de l'humanité infiniment plus qu'il ne pouvait donner est Jésus-Christ. \*\*\* L'Évangile regarde en tout homme la personne dispo­sant de soi intérieurement pour Dieu, ou sinon, contre lui ; mais les hommes ne sont pas cela sans être aussi, et tant que dure le jour, au­tre chose, et sans que la dis­position personnelle de soi ne suppose ses conditions d'existence physique et sociale, et, bref, le citoyen pour le chrétien ; la seule aber­ration moderne en fait équi­voque dans sa lecture mo­derne et aberrante de l'Évangile. \*\*\* L'Évangile est l'adoration en esprit et en vérité de Dieu notre Père ; l'Évangile est notre salut éternel en Jésus-Christ ; l'Évangile est l'amour divin du prochain comme de soi-même ; il y a une telle vérité de l'Évangile en chacune de ces pro­positions, que lire l'Évangile y voit continuellement la vérité de l'Évangile, comme avec la même évidence, en celle des trois que fait sien­ne le lecteur. Voilà qui est à peser avec soin. Car, de la sorte, et d'abord, si l'Évangile c'est Dieu notre Père, et c'est aussi bien Jésus de Na­zareth, quel rapport à la vé­rité de l'Évangile, de ne pas y voir Jésus dire qu'il est Dieu ? Car la vérité de l'Évangile, ce n'est pas une essence du christianisme, au gré de la mentalité idéolo­gique, c'est Jésus-Christ lui-même, et il l'a dit (Jean, 14/6) ; et Jésus-Christ, c'est « la religion vers son Père et la charité vers les hommes », ce sont là « les deux grandes vertus de Jésus-Christ », croyons-en saint Vincent de Paul, mais croyons-le com­me lui-même le croyait : 92:235 sans réduire le Sauveur à une essence du salut, au lieu de voir et de croire en l'Évangile Jésus dans son Mystère. \*\*\* Croire, avoir la foi, c'est recevoir pour vrai ce que l'on ne voit pas en lui-même comme vrai, mais en se voyant obligé à sa vérité par le témoignage d'autrui. Obéir, c'est vouloir ce que veut l'autorité, non en voyant qu'elle doit vouloir ce qu'elle prescrit, mais par­ce que, au contraire, il faut reconnaître impossible que chacun ait cette vue en cha­que cas, et que la vie sociale exige une autorité faisant vouloir ce qu'elle veut pour une indispensable conduite commune. Vérité de la foi, vérité de l'obéissance, la mentalité moderne est au re­bours, avec les mensonges de la science (galiléenne) et du démocratisme (dénommé démocratie, et même démo­cratie chrétienne). \*\*\* « Le venin révolutionnai­re du Magnificat », bel aveu à souligner de lecture mo­derne, à contresens inévi­table pour l'esprit faussé ; on fait dire à Marie que Dieu détrône les princes pour donner le pouvoir au peuple, dépouille les riches au pro­fit des pauvres ; le rappro­chement du cantique d'An­ne, la mère du prophète Sa­muel, met en évidence la si­gnification tout autre que voici : la Toute-Puissance miséricordieuse éclate dans le renversement des situa­tions de ce monde, l'orgueil du pouvoir réduit à son néant, l'humilité des petits obtenant de la bénédiction divine des avantages inespé­rés. Paul Bouscaren. 93:235 ### Pour saluer Gilson *suite et fin* par Jean Madiran #### III. -- L'avenir du thomisme On s'interroge sur « le thomisme » et son avenir, ou bien on ne lui en reconnaît aucun, comme s'il s'agissait d'un *mouvement d'idées* plus ou moins comparable aux autres, un mouvement qui grandit ou qui recule, à la manière du socialisme, du libéralisme ; du mouvement d'idées qui a préparé 1789 ou 1917 ; et cetera. Les idées mènent le monde, on vous en donnera quantité d'exemples probants, elles le mènent si elles s'organisent pour constituer un mouvement assez puissant, et on mesure la croissance ou la décroissance de tels mouvements, leur influence sociale, sans s'aviser cependant -- mais pour s'en aviser il faut avoir de la vérité une idée moins incertaine que celle de Pilate -- sans s'aviser que les idées qui forment des mou­vements d'idées et qui mènent le monde, ce sont les idées fausses. Le christianisme, lui, ne s'est pas répandu à la manière d'un mouvement d'idées ; et quand par la cons­titution d'une chrétienté en règle il a mené le monde, ce n'était point à la manière dont les idées le mènent. Dans le christianisme, les mouvements d'idées ce sont les héré­sies. 94:235 Lorsque Gilson parle de « thomisme », il n'en parle pas comme d'un mouvement d'idées ; pas même comme d'une école de pensée ([^36]). Il entend par ce terme la doctrine de saint Thomas telle qu'elle est exprimée par saint Thomas. S'il intitule un livre *Le thomisme,* ce n'est pas pour faire l'analyse ou l'histoire d'une idéologie collective comme le socialisme ou le libéralisme, c'est pour étudier la pensée personnelle d'un auteur particulier. De même quand il donne *Trois leçons sur le thomisme et sa situation pré­sente* ([^37])*,* on voit bien qu'il n'entend nullement parler de la situation d'une école ou d'un mouvement d'idées, mais de saint Thomas d'Aquin et de sa pensée. Il se trouve sim­plement que cet auteur particulier est le docteur commun de l'Église, et que son effort de pensée le plus personnel a consisté en somme à n'avoir que le moins possible d'opi­nions individuelles. Pour Maritain le thomisme c'est la PHILOSOPHIE tho­miste ([^38]), dont il suppute quelle chance (incertaine) elle pourrait avoir « dans notre pays » de « s'assurer, parmi les activités d'ordre culturel, ce mince ruisseau de conti­nuité historique, ce fil ténu de tradition créatrice qui cons­titue le minimum vital dont elle a besoin ». Pour Gilson le thomisme c'est la THÉOLOGIE thomiste : il a bien existé au Moyen Age une philosophie chrétienne qui était une véri­table philosophie, mais cette véritable philosophie était une philosophie de théologiens, pratiquée en vue de la théologie, *ancilla theologiae.* 95:235 Sans doute Maritain n'omet-il point de stipuler que la philosophie thomiste « ne garde sa rectitude et sa fécondité qu'en se tenant en continuité vitale avec la théologie, et en se réchauffant à la flamme de l'expérience spirituelle et de l'amour » ([^39]). Cette philo­sophie thomiste selon Maritain, philosophie qui est donc bien en continuité vitale avec la théologie, mais seulement en continuité, Gilson concède assurément qu'elle peut être tirée de saint Thomas, qu'elle peut être construite à partir de saint Thomas, il maintient cependant que « le tho­misme », c'est-à-dire la pensée de saint Thomas, est une théologie : « Saint Thomas est essentiellement et avant tout un théologien (...). Une somme de la vérité catholique est par définition un ouvrage de théologie. Un auteur dont la doc­trine s'exprime en trois œuvres de théologie est essentielle­ment un théologien. Mais, me dira-t-on, que faites-vous du reste ? Tout le reste, questions disputées, opuscules, com­mentaires sur Denis, Boèce, Proclus et même Aristote re­présente un effort qu'il a dû s'imposer afin de pouvoir construire ses grandes synthèses doctrinales. Tout son tra­vail de philosophe a été entrepris, poursuivi et mené à bien en vue de son travail de théologien. Si donc on me de­mande ce que je nomme « thomisme », je répondrai : c'est une théologie, parce que tout le travail de l'auteur était soit théologique, soit ordonné aux fins de la théologie. Et si l'on insiste en me demandant ce que j'en sais, ma réponse sera que saint Thomas lui-même l'a dit, reprenant à son compte une parole de saint Hilaire de Poitiers : « J'ai conscience que mon principal devoir envers Dieu en cette vie, est que toutes mes paroles et toutes mes pensées soient sur lui. » Je ne crois rien exagérer en disant qu'un homme dont toutes les paroles et pensées portaient sur Dieu, et qui voulut qu'il en fût ainsi toute sa vie, était essentiellement un théologien. » ([^40]) Le thomisme est une théologie, mais « en un certain sens il n'y a pas de théologie propre à saint Thomas d'Aquin » ; « il n'a pas écrit une somme de sa théologie, mais une somme de la théologie » ([^41]). 96:235 La théologie, laquelle ? -- Celle de l'Église : « celle dans laquelle l'Église reconnaît l'interprétation la plus fidèle de la foi dont elle a le dépôt, la responsabilité et la garde » ([^42]). Au vrai, il serait préférable de ne pas employer le terme de *thomisme,* lequel ne peut que suggérer un profond contresens : qu'il y aurait une doctrine, une école, un courant de pensée appartenant à la même catégorie socio­logique et mentale que le platonisme, le stoïcisme, le carté­sianisme, le marxisme, et faisant nombre avec eux. Or l'idée d'un tel thomisme est tout à fait étrangère à saint Thomas d'Aquin. Il n'a pas fondé un mouvement d'idées, ni une école parmi d'autres, ni une famille religieuse, ni rien. Le fondateur, c'est saint Dominique. Et avant lui saint Benoît. Moine de cette famille particulière, saint Thomas est le docteur commun de toutes les familles religieuses, de toutes les écoles chrétiennes, et je dirai, si « docteur commun » a un sens : *omnium ecclesiarum.* C'est là ce que décidément la mentalité ecclésiastique moderne n'arrive plus à saisir. La dernière *ratio studiorum* des séminaires français, si elle recommande, à l'occasion de l'étude de « quelques grandes doctrines métaphysiques », de donner « suffisamment (?) d'ampleur à l'étude de saint Thomas d'Aquin », c'est en raison de « son importance dans la théologie de l'Église d'Occident », le docteur commun n'est donc maintenu au programme qu'au titre de son rôle histo­rique comme docteur particulier ([^43]). Il est vrai que si l'on étudie en saint Thomas une *philosophie,* il n'y a aucune raison de voir en lui un « docteur commun », cette déno­mination ne peut avoir de sens que si on la décerne au théo­logien et non pas au philosophe. 97:235 On remarquera que Mari­tain, qui dans le thomisme cultive principalement une phi­losophie, a vu et honoré en saint Thomas davantage le « docteur angélique », Gilson davantage le « docteur com­mun » c'est-à-dire le théologien. Bien entendu les écrits de saint Thomas renferment quelques opinions particu­lières ; on y observe dit Gilson une « mise en œuvre de certaines notions clefs très personnelles et auxquelles on voit bien en le lisant qu'il attachait une grande importance, par exemple sa notion de l'acte d'être ou *esse,* mais lui-même n'a pas organisé la théologie autour de ces notions au point de l'en rendre inséparable » ([^44]). Je dirai surtout que l'effort intellectuel de saint Thomas tend à atteindre une lumière objective, et non à dispenser une clarté per­sonnelle. Non pas une philosophie mais la philosophie. Non pas une théologie mais la théologie. Non pas une vérité mais la vérité. A la limite une parfaite transparence du docteur, un effacement total devant l'objet. C'est-à-dire ici devant Dieu. La vérité n'est pas une doctrine parmi les autres, au niveau des autres ; malgré l'apparence, elle n'est pas une doctrine vraie vivant et combattant au milieu des doctrines fausses (et encore moins : « au centre », à égale distance des extrêmes, comme le président Giscard, le comte de Paris, le cardinal Marty et leurs semblables). La vérité n'est une doctrine faisant nombre avec les autres doctrines que d'un point de vue matériellement descriptif, qui ne sert pas à grand chose ; le point de vue d'un dictionnaire qui aligne les étiquettes par ordre alphabétique. Le chris­tianisme n'est pas un chapitre particulier de l'histoire des religions, un cas spécial du phénomène religieux, une es­pèce à l'intérieur d'un genre. Le catholicisme n'est pas l'une des catégories du christianisme. Le point de vue de la nomenclature et de la classification est ici foncièrement trompeur ; c'est le bout de la lorgnette par lequel on ne verra quasiment rien. Jésus-Christ n'est pas un avatar d'Hercule, pas même un point culminant entre Salomon et Mahomet. S'il n'y a généralement qu'une différence de degré entre les diverses erreurs imaginables, et si cette différence de degré se mesure en somme à la plus ou moins grande part de vérité qu'elles retiennent captive, en revanche il y a une différence de nature entre toutes les erreurs du monde et d'autre part la vérité. 98:235 Les mouvements d'idées qui mènent le monde et le dominent sont par nature des mouvements d'idées fausses d'idées qui se propagent par contagion, sans avoir été dési­rées, comme les épidémies (sans avoir été désirées pour ce qu'elles sont). La différence de nature, et non de degré, entre la vérité et les doctrines fausses est analogue à la différence de nature entre les maladies et la santé. La santé n'est pas une maladie parmi les autres, elle n'est pas un cas particulier de la maladie. Ce sont les maladies qui sont contagieuses. La santé ne l'est pas ; elle a d'autres conditions d'existence et de propagation ; elle est désirable : et désirée quand elle est connue pour ce qu'elle est, ou au moins entrevue. Tout mouvement d'idées consiste à conqué­rir les autres, qui ne le désiraient pas, qui ne l'appelaient pas, toute épidémie consiste à contaminer les autres ; la santé qu'il faut recouvrer, la réforme intellectuelle et mo­rale, la conversion consistent à commencer par soi. La vérité se diffuse individuellement par voie de conversion, collectivement par voie d'enseignement c'est-à-dire de tra­dition et d'autorité. Saint Benoît s'en va tout seul, ne voulant plus rien savoir, *scienter nescius et sapienter indoc­tus,* du mouvement des idées de son temps. Et non sans labeurs mais par surcroît tout le reste viendra. Cette vérité oubliée est une vérité certaine ; elle est aussi une vérité mystérieuse. On n'en peut plus douter une fois qu'on l'a saisie. On n'a jamais fini de la pénétrer. On s'efforce de la communiquer. Mais on ne sait comment l'expliquer. \*\*\* Si le phantasme démocrate-chrétien n'était pas une illusion : s'il suffisait, pour que notre temps devienne thomiste, ou chrétien, de débarrasser le christianisme, ou le thomisme, de toute compromission réelle ou supposée avec la politique réactionnaire, alors Gilson et Maritain y auraient suffi et plus que suffi. Ils ont été des hommes de gauche ; des interlocuteurs acceptables. Et d'ailleurs on les a acceptés. On a tout accepté d'eux, -- sauf le thomisme. 99:235 L'intelligentsia française n'a pas ignoré, il s'en faut, le nom et la personne de Maritain, mais elle a « regardé son travail comme non-existant », c'est lui-même qui constate « l'espèce d'oubli » où ce travail a été « gentiment ins­tallé » ([^45]). Le « dialogue » avec le monde contemporain n'est pas impossible aux chrétiens, sauf sur l'essentiel, qu'ils doivent au préalable abandonner ou au moins taire habituellement par apostasie immanente. C'est un autre aspect de l'erreur montinienne : l'encyclique *Ecclesiam suam* décrète l'ouverture d'une ère de dialogue avec le monde moderne, comme si cela dépendait de l'Église ; et comme si jusqu'alors c'étaient les catholiques qui avaient refusé et empêché le dialogue. Bien sûr le monde en accuse les catholiques et l'Église. Mais c'est un mensonge doublé d'une machination. Car le dialogue dont parle le monde a pour condition préliminaire et constitutive un renoncement tout « dogmatisme », c'est-à-dire à toute croyance en une vérité objective, immuable, universelle. Le thomisme de Maritain, qui a fini par concéder beaucoup de choses, n'a du moins jamais accepté cette condition-là, c'est même le thomisme de Maritain qui a décerné à cette condition immorale son nom mérité d' « apostasie immanente »*,* c'est pourquoi même le thomisme de Maritain a été considéré par le monde culturel comme n'existant pas : « regardé comme non-existant ». 100:235 Pour être accepté comme interlo­cuteur il ne suffit pas d'être ouvert au monde et démocrate, clauses ordinairement invoquées, Maritain et Gilson ont été démocrates, ils ont été ouverts au monde : ou plus exactement, ce que l'on nomme démocrate et ce que l'on nomme ouvert au monde consiste surtout, en réalité, à rejeter quelque chose que Gilson et Maritain n'ont jamais rejeté, un certain fonds de vérité chrétienne qui sous sa forme « thomiste » résiste mieux aux contaminations du monde ; et alors le monde ne pouvant le séduire veut le détruire. Si l'on cherche à cerner et discerner exactement ce que le monde récuse ainsi, ce qu'il récuse fondamentale­ment, par delà les déguisements et prétextes dont il se sert pour cacher son jeu, on trouve en définitive la parole de Dieu : ou plus précisément encore, la valeur objective, certaine, normative et éternelle reconnue à la parole de Dieu. Car le monde moderne veut bien aller jusqu'à tolérer Dieu et sa parole, à la condition seulement que ce soit l'homme qui découvre et choisisse Dieu, et non plus Dieu qui crée, rachète et choisisse l'homme sans l'avoir consulté. Pas plus que Maritain, Gilson n'a poussé jusqu'à cette racine, jusqu'à cette raison essentielle, l'analyse du refus que le monde moderne oppose au thomisme. Mais il en a lui aussi fait l'expérience : « Aussi loin que je remonte dans mon passé, je me revois aussi avidement ouvert à mon temps qu'il était possible de l'être. J'ai tout de suite pensé qu'avant de faire de la philosophie, il fallait d'abord apprendre celle qui existait déjà ; j'ai donc consacré une grande partie de ma vie à étudier et enseigner l'histoire de la philosophie, et je ne le regrette pas. J'ai lu à peu près toutes les grandes œuvres de la philosophie occidentale ancienne et moderne, publié des livres sur Descartes, écrit en partie et dirigé une histoire générale de la philosophie ; excusez ce cata­logue, mais ce que je veux dire, c'est que si je suis prêt à parler de leurs philosophies avec les autres, il suffit que je veuille leur parler du thomisme pour qu'ils me disent avec un aimable sourire : « Oui, oui, c'est très intéressant ; vous avez bien raison d'attirer l'attention sur lui. » (...) Je ne crois pas que mon cas soit unique. C'est leur temps qui refuse de dialoguer avec les thomistes, ce ne sont pas eux qui refusent de dialoguer avec leur temps. » ([^46]) 101:235 Voudra-t-on bien enfin, une bonne fois pour toutes, en tirer la conclusion qu'il n'importe aucunement à l'avenir du thomisme que les thomistes soient démocrates, ouverts au monde et ardents à épouser leur époque. L'époque, le monde, la démocratie n'ont rien à y voir et rien à y faire, sauf ralentir, embarrasser ou détourner de Dieu les cœurs trop partagés. \*\*\* Le thomisme n'est rien d'autre qu'une manière, intellec­tuellement la plus sûre, de recevoir la parole de Dieu et de s'y soumettre, Voilà en définitive ce que Gilson mieux que personne m'aura fait apercevoir. « En tout temps, quel que soit en un moment donné l'état des connaissances humaines, la démarche du théologien reste la même : elle ne consiste pas à découvrir Dieu à partir de la science, mais à partir de la parole de Dieu pour connaître Dieu. » ([^47]) Non qu'il soit coupable ou inutile qu'un esprit installé dans la science s'efforce de découvrir Dieu à partir de la science ; c'est un bon chemin ; mais ce n'est pas une démarche thomiste ; ce n'est pas une démarche théologique ; ce n'est même pas (encore) une démarche chrétienne. Ce n'est pas non plus une démarche scientifique. La science n'a nulle possibilité de savoir que Dieu existe ou n'existe pas. Mais à partir de la science, c'est-à-dire à partir de l'univers créé par Dieu, qui pour nous est « celui que décrit la science » ([^48]), une démarche proprement philosophique peut en effet « dé­couvrir Dieu » ; et c'est bien « découvrir Dieu à partir de la science », mais c'est bien une démarche (non la seule) propre à la philosophie. La théologie en revanche procède de la parole de Dieu. 102:235 Quoi dépend de quoi. Quoi éclaire quoi. La norme, la loi, le bien commun sont-ils Dieu se révélant en sa Parole qui est son Fils. La norme est-elle la pensée humaine, placée au centre de tout et tenant toutes choses en sa dépendance (ce qui est l'illusion épistémologique, je ferme les yeux et le monde disparaît), la conscience forgeant et décrétant une idée de Dieu qui soit acceptable à l'éminente dignité de la personne. La mentalité contemporaine, même ecclésiastique, est contaminée par une idée de la « dignité humaine » qui se situe aux antipodes de la vérité chré­tienne. L'inversion moderne, qui consiste à fonder sur l'homme, consiste ici à partir du savoir humain, fût-ce le savoir des sciences ecclésiastiques, et par exemple le savoir exégétique, pour construire ou réformer la religion selon les exigences de la raison. Les critères derniers du jugement, les systèmes d'interprétation ne sont plus de révélation divine mais de fabrication humaine. Le contraire du thomisme : « Saint Thomas n'a pas interprété la parole de Dieu à la lumière de la science de son temps, il a interprété la science de son temps à la lumière de la parole de Dieu. » ([^49]) Le thomisme vit au sein de l'Église par la grâce de Dieu. Serviteur inutile et non point intendant autonome. Il n'ajoute rien à la révélation ; il en a tout reçu ; il s'appli­que à n'y rien retrancher, à n'en rien méconnaître. L'avenir du thomisme, c'est Dieu. *Vocare Deo dulciter.* Jean Madiran. Les signes sont sur le mur. Dissolution de la foi au sein des Églises. Disparition quasi complète de la morale dans les sociétés civiles où nul ne sait plus comment en formuler les règles, ni au nom de quels principes les prescrire. Généralisation du cancer de l'érotisme, enfin, cet infaillible signe avant-coureur de toutes les décadences. Comment n'y aurait-il pas quelques solitaires pour méditer en silence sur ce qu'annonce de maux à venir la ruine d'une civilisation millénaire qui semble oublier que la science même, qui fait sa juste gloire, ne survivra pas à la perte de la sagesse ? **Gilson** \(1969\) 103:235 ## VINGTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA MORT D'HENRI POURRAT ### Pourrat des Montagnes par Henri Charlier Article écrit par Henri Charlier en 1959 au moment de la mort d'Henri Pourrat. Voir It. 37-11-59, pp. 11-17. 110:235 ### Le trésor des contes par Georges Laffly Henri POURRAT : *Le trésor des Contes.* 1. -- Le diable et ses diable­ries. 2. -- Les brigands. (Gallimard.) C'est Jean Paulhan qui, à partir d'une lettre où Pourrat employait l'expression, retint le titre de « Trésor des Contes ». Une première édition en treize volumes avait paru chez Gallimard de 1948 à 1962. Dès 1936, il y avait eu des éditions partielles. Et en fait, c'est depuis sa jeunesse qu'Henri Pourrat collectait des contes, notait des variantes. Il en recueillait beaucoup directement, il en relevait dans des livres, on lui en adressait de tous côtés. Grâce à Claire Pourrat, voici une nouvelle édition, où les récits sont classés par thèmes, comme le souhaitait celui qui les avait rassemblés. La question de leur origine est complexe. On retrouve les mêmes contes partout. Ici, ils viennent surtout d'Auvergne, du Rouergue et du Li­mousin. Mais certains sont bretons ou alsaciens. Pourrat avait pour beaucoup d'entre eux des variantes en français, et d'autres en langue d'oc. Plusieurs sont très semblables à des contes de Grimm, et on doit les trouver dans bien d'autres pays d'Europe. Si les contes sont internationaux, leur accent varie avec les lieux, et c'est pourquoi Pourrat pouvait dire d'eux qu'ils sont « la mythologie originelle des Français ». 111:235 Il disait aussi : « Ce *Trésor* que voudrait-il être ? Un rassemblement général de ce qui était la mémoire d'un peuple encore rustique, sa formation, ses plaisirs, ses de­voirs. » Projet accompli, et juste à temps. La tradition orale est morte, sous les coups du journal, puis de la radio et de la télé. La mémoire commune aujourd'hui est une mytho­logie saugrenue, monstrueuse comme la faune des rivières polluées, mêlant les restes des propagandes et des publicités (le Front populaire, M'sieu Lévitan, Panzani, l'U.D.R. et Goldorak). En lisant ces contes, on retrouve la mémoire, on écoute l'ancienne France -- la France, en somme, pas l'hexagone. Ils nous donnent ce qui se transmettait. Et qu'est-ce qu'on se transmet ? *A*) Les miracles, tout ce qui renforce la confiance dans la Providence, le châtiment des injustes, et aussi tout ce qui relève des rapports avec l'Autre, le diable, et les sorciers. *B*) L'étrange, le rêve, les souvenirs des mythologies ; c'est d'abord à cela qu'on pense quand on parle de contes : les fées, les exploits magiques. *C*) Les faits-divers remarquables : les grands crimes, Cartouche, Mandrin. *D*) Les recettes de l'expérience : cette rubrique convient aux histoires de sorciers ou de loups-garous, mais elle contient aussi les ruses de maquignons, la méfiance qu'il faut avoir envers les meuniers ou les gens de loi, et toutes les malices et bons mots mémorables. Au passage, le conte retient, sans même que le conteur s'en doute, les croyances, coutumes, dictons qui faisaient partie de l'héritage commun. Ce qui est frappant, d'abord, c'est le réalisme. Ces récits ne sont pas présentés comme des fictions (sauf peut-être les contes proprement magiques, ceux dont on retrouve le thème chez Grimm). Il s'agit d'histoires qui sont arrivées, dont on a connu les témoins. On précise les lieux, les noms. Le conte a une morale, il vise à être utile, il perpétue une expérience qui vaut d'être gardée. Regardez l'histoire des trois affamés (Les Brigands). Ils sont trois malheureux, chargés d'enfants, et c'est une année de famine. Cela se passe quand ? « Voilà plus de cent ans, plus de deux cents peut-être. » Mais on sait très bien à qui ils voulurent s'en prendre : à M. de la Boisserie, dont le château est là-bas, au bout de la plaine. 112:235 Sans ressources, les trois malheureux décident d'attaquer cet homme, pour lui voler la clé de son grenier, et y prendre de quoi nourrir leur famille. Pourtant, ils hésitent : M. de la Boisserie est bon. A la fin, ils sont là, sur le bord de la route, avec leur hache. Et leur proie, qui fait un voyage, s'arrête pour prier devant une statue de Notre-Dame. Bonne occasion ? Non, ils renoncent. Et l'un d'eux va même, le lendemain, lui avouer leur velléité. « Venez avec vos sacs, dit-il, et remplissez-les autant que vous aurez besoin. » Tant que la disette a duré, les pauvres ont été nourris. Et le conte se termine par cette attestation : « Ma mère me le racontait. Elle avait été en service dans cette famille. Ha ! M. de la Boisserie, quand il mourut, les pauvres y trouvèrent à redire. » C'est tout de même pour les histoires de gens qui vivent avec les loups ou qui se transforment en loups. Dans « la confidence au carreau » (le Diable), il s'agit d'une jeune fille qui s'étant attardée au travail, croise au bord du bois une danse de loups. Le conte commence ainsi : « Il y avait une fois une fille... Autant le dire tout de suite : c'était ma grand-mère. » Elle habitait au Fayet. Elle reconnaît l'un des loups, qui lui fait jurer de ne rien dire. A la veillée suivante, penchée sur son carreau de tapisserie, elle lui confie : « Carreau, carreau ! Hier au soir, dans les bois d'en haut, j'ai vu un feu ; et des hommes habillés en loups qui dansaient à l'entour... Il y en a un au moins que j'ai reconnu, un qui n'était pas de bien loin ; à toi, carreau, je peux le dire : c'était un de très près d'ici, c'était l'Am­broise, l'Ambroise du Fayet ! » Elle n'a pas failli à sa promesse. Elle n'a parlé à personne. Elle a parlé à son carreau. Mais tout le village était là. Et Ambroise est déses­péré. Il reconnaît : « Je ne te peux rien. Mais moi, j'avais fait un marché, un marché dans le secret, qui me tenait pour un temps. J'allais redevenir dans trois semaines un homme comme les autres. A présent, c'est fini ! Tout le pays me sait loup, je suis loup pour toujours ! » Il file, et avant d'être au bout du pré, il était déjà loup. On voit bien comme l'invraisemblable de l'histoire est comme annulé par la précision sur les personnes, sur les lieux. Le marché d'Ambroise était sans doute un marché avec le diable, le drac, sujet de nombreux contes. On en retrouve certains qui sont connus dans toute l'Europe : l'histoire du pont du diable, bâti en une nuit, avec comme seule condition que le premier passant sera pour l'enfer (et le diable est trompé parce que ce passant est un chat). 113:235 Ou l'histoire du champ où le diable exige comme part de récolte ce qui poussera dessus (le paysan plante des raves) puis ce qui poussera dessous (le paysan plante du blé). Mais il y en a de bien d'autres sortes. Trait général : le diable est bête. D'ailleurs, mais nos conteurs ne pouvaient le savoir, c'est un homme moderne : « Le diable est grand marchand. Acheter, vendre, il en fait tant qu'il peut. Bou­tique de boutique ! Et sa dévotion, c'est les écus, à celui-là. » Si grand marchand, il ne peut pourtant compter jusqu'à trois (parce que c'est la Trinité) et encore moins jusqu'à quatre (à cause de la croix). Il faut donc qu'il se contente du système binaire -- comme les ordinateurs. Passons sur les contes magiques : « Les trois cheveux d'or du diable », « La Montagne noire », « Les quatre fins garçons », « L'homme de la misère », je les avais lus chez Grimm. Ils sont sans doute d'ailleurs également, peut-être universels. « Le roi, le comte et le page » sans doute très ancien aussi, est chrétien : le page est sauvé parce qu'il s'est arrêté pour écouter la messe, et sa dévotion se trans­forme en ruse involontaire. D'autres récits sont histori­quement très faciles à dater : ceux qui racontent Mandrin ou Cartouche, par exemple, où l'on peut observer le passage de l'histoire au mythe, mais aussi nombre de récits sur les meurtres dans les maisons isolées, ou celui sur le pâtissier et le barbier (l'un tuait les gens, l'autre en faisait des pâtés). Un des traits curieux est la méfiance contre certains mé­tiers : meuniers, tailleurs, hommes de loi. On dit, comme allant de soi : si vous mettez dans le même sac un meunier, un tailleur et un larron, le premier qui en sortira, quel qu'il soit, sera un voleur. Et il y a aussi l'histoire du paysan qui rencontre un chicanou sur la place du village. Près d'eux, trois voleurs exposés au pilori. « Eh bien, dit le paysan, combien reste-t-il de voleurs dans le pays, sans vous compter ? -- Comment -- et l'autre se rebéquait -- sans me compter ? Voulez-vous que je vous fasse un procès ? Tâ­chez de changer de langage. -- Alors, reprit le paysan, changeons : combien reste-t-il de voleurs, en vous comptant ? » 114:235 On arrive là aux bons mots, aux plaisanteries (souvent liées à des ruses de marchands et aux jeux et pièges du langage). La sagesse de ces récits est souvent malicieuse. Et si l'on y rappelle la nécessité de l'épargne, la vertu de l'économie et du travail, on sait très bien dire aussi, au passage : « En ce temps-là, c'est vrai, il y avait un voleur par paroisse. C'était là son état : il en vivait honnêtement et cela l'empêchait de mal faire. » Phrase qui suppose une société chrétienne bien établie, beaucoup de vertu, et l'in­dulgence que cela entraîne : on est tranquille sur le fond, on ne craint pas qu'un clin d'œil fasse tout sauter. En lisant *Le trésor des contes,* c'est la voix et l'esprit de ce peuple qu'on retrouve : il est chrétien, raisonnable et gai. La piété affleure partout, aisée et naturelle ; la raison s'accorde très bien avec le rêve et l'imagination se déploie librement, mais elle est lestée. Enfin, malgré tant de contes, sombres, épouvantables quelquefois (trembler, c'est rêver aussi), le sourire est toujours proche. Les Fran­çais ont mis leur marque sur ces contes, Pourrat avait raison. Georges Laffly. 115:235 Saints de France d'Henri Pourrat ### Notre légende dorée par Antoine Barrois L'ÉDITEUR. -- Il faut, il faut absolument... OREMUS. -- Mon pauvre ami, si vous le prenez comme ça vous n'y arriverez jamais. Restez donc un peu tranquille... L'ÉDITEUR. -- Pourtant il faut, il faut absolument que j'y arrive, que... OREMUS. -- Mais non il ne faut pas de cette manière-là. Tenez voilà le Regina caeli qui sonne. Disons-le ensemble, voulez-vous ? Ils chantent. OREMUS. -- Alleluia, alleluia, alleluia. L'ÉDITEUR. -- Bon ! OREMUS. -- Péguy. L'ÉDITEUR. -- Quoi Péguy ? OREMUS. -- Péguy, Charles, 1873-1914. Ça m'étonne que vous ne compreniez pas. Saints de France... L'ÉDITEUR. -- Ça y est, j'y suis. 116:235 OREMUS. -- Bien. Je vous propose que nous le laissions parler avec Pourrat : l'homme de la plaine et celui de la montagne. Vous verrez qu'ils s'accordent. Vous faites Péguy, je fais Pourrat. L'ÉDITEUR. -- Entendu. Je commence. Français, dit Dieu, c'est vous qui avez inventé ces beaux jardins des âmes. Je sais quelles fleurs merveilleuses croissent dans vos mystérieux jardins. Je sais quelles épreuves Infatigables vous portez. Je sais quelles fleurs et quels fruits vous m'apportez en secret. OREMUS. -- C'est tout à fait Pourrat. Continuez. L'ÉDITEUR. -- Cette fois c'est dans le Mystère des Saints Innocents : Quelques saints marchent en tête et le grand cortège des pécheurs suit derrière. Ainsi est faite ma chrétienté. C'est ainsi qu'on obtient les grandes processions. Quelques pasteurs marchent devant. Et le grand troupeau suit derrière. Ainsi fait le grand cortège de ma chré­tienté. OREMUS. -- J'enchaîne avec Pourrat : L'ordre de Dieu veut que tout monte vers sa lumière. Mais les natures ne s'élèvent que guidées, attirées par les natures plus hautes : tout l'univers est assistance et amitié. C'est la vision qu'a eue Denis, l'évêque venu d'Athènes pour éclairer Lutèce. Et les humains ne sauraient monter s'ils ne suivent les saints devant eux. L'ÉDITEUR. -- Je lis ici : Or ces Français, comme ils sont, ce sont mes meilleurs serviteurs. Ils ont été, ils seront toujours mes meilleurs soldats dans la croisade. Or il y aura toujours la croisade. Enfin ils me plaisent. C'est tout dire. Ils ont du bon et du mauvais. Ils ont du pour et du contre. Je connais l'homme. Je sais trop ce qu'il faut demander à l'homme. Et surtout ce qu'il ne faut pas lui demander. Si quelqu'un le sait, c'est moi. 117:235 Depuis que l'ayant créé à mon image et à ma ressemblance Par le mystère de cette liberté ma créature Je lui abandonnai dans mon royaume Une part de mon gouvernement même. Une part de mon invention. Il faut le dire une part de ma création. OREMUS. -- Dieu le veut. Voilà qui suffit. C'est toujours la croisade. Et les Français n'ont pas senti assez ce que peut être la lumière sur l'Europe chrétienne au milieu d'un monde effroyablement ténébreux. Au désert torréfié, qui ne connaît que des mirages, au pays des cailloux tran­chants et des vipères, sous les tourbillons de sable noir, là on s'avise que notre terre d'herbe et d'épis et d'eau vive, est, dans sa joie, comme un paradis de clarté. S'ils avaient mieux senti cela, les Français auraient mieux voulu le rayonnement de la France. L'ÉDITEUR. -- Français, dit Dieu, c'est vous qui avez inventé ces beaux jardins des âmes... Aussi je vous le dis en vérité c'est vous qui serez mes jardiniers devant Dieu. C'est vous qui dessinerez mes jardins de Paradis. OREMUS. -- L'ombre monte, de seconde en seconde. La couleur jaune s'efface du nuage, l'herbe n'a plus cet éclat de verdeur. Mais demain, de l'autre côté des pacages, re­paraîtra l'aurore. Il faut croire au matin de par delà les nuits, et il faut être avec les saints dans l'attente et dans l'espérance. Cette fin de Saints de France est très belle. L'ÉDITEUR. -- Oui. Mais ne croyez-vous pas qu'il fau­drait demander à notre ami le scribe d'expliquer le pour­quoi... OREMUS. -- Inutile. Tout le monde a compris : à mon instigation vous avez cédé la place à Péguy et Pourrat pour exprimer ce qui vous tient le plus à cœur dans ce très beau livre qu'est *Saints de France.* L'ÉDITEUR. -- En somme le livre d'or de la sainteté française. OREMUS. -- Notre légende dorée. Antoine Barrois. 118:235 ### Saint Louis par Henri Pourrat Dans notre précédent numéro, nous avons présenté à nos lecteurs le livre d'Henri Pourrait : « Saints de France » que DMM publie pour le vingtième anniversaire de sa mort, et nous en avons donné plusieurs extraits Voici encore un chapitre de cette « véritable histoire de la France » AVEC LUI, le royaume entre dans son printemps. On le dit le premier de ses rois à renoncer à la barbe, à tout ce poil sur la figure, -- aussi les barbiers l'ont-ils pris pour patron. -- Et blond, élancé, mais de col un peu tordu, haut de taille et de riant visage, il sera bien le roi rayonnant des Français. « Je vous promet que si bel homme armé oncques ne vis. » Puis, surtout, « le plus fier chrétien que les païens eussent jamais connu ». Par ce mot de Joinville, le voilà pareil à la fleur de lys, tout vêtu de lumière. Il est né dans l'année de Bouvines. C'était un 25 avril, jour de saint Marc, pendant les processions entre les haies en fleurs. Comme son grand-père Philippe-Auguste se disait Philippe de Gonesse -- c'est l'endroit du bon pain, toute la lignée tiendra de ce coin-là -- lui, signera familièrement Louis de Poissy, pour être né à Poissy et pour y avoir été baptisé. 119:235 Son père, Louis VIII, était si vaillant homme qu'on le surnomme le Lion ; et sa mère, Blanche de Castille, si vraie chrétienne, que si elle avait vu ce fils malade à mort et qu'il n'eût pu être guéri qu'en tombant dans le péché mortel, elle l'aurait laissé mourir. Elle l'a élevé grandement. Elle l'a mis aux mains de Mathieu de Montmorency, de Guillaume des Barres, qu'on disait l'Achille français, de Clément de Metz. -- Il aimera les livres : chaque soir après complies, en sa chambre, on allumera une chandelle de trois pieds de haut, et il viendra lire là les Vies des Saints, les Pères, les Écritures. Il sera celui qui reçoit à sa table S. Bonaventure et S. Thomas d'Aquin. En cette aurore du XIII^e^ siècle, toute la pensée grandit. La poésie française a envahi l'Europe, comme l'a envahie l'architecture gothique, l'*opus francigenum,* de Bamberg à Tolède. Les arts humains, -- la statuaire, l'enlu­minure, la chanson de geste, le roman en prose, -- les sciences, les métiers, tout monte, parce que monte la nation même, comme la flamme du cierge, quand la mèche se redresse, et que son or qui tremble et qui flamboie, s'éle­vant, fait lumière. De France, sur le monde, une joie s'irradie. Louis n'a que douze ans lorsque son père meurt. Il faudra batailler contre les grands vassaux. Louis apprend dès lors que la première chose c'est d'être sur-le-champ prêt à faire face à tout. S'assurer sur Dieu et ne jamais craindre la face de l'homme. Dès le premier jour son peuple est avec lui. Paris et les campagnes se lèvent d'un élan, pour le délivrer, lorsqu'il lui faut se réfugier avec sa mère à Montléry. Mais ce n'est qu'après Taillebourg, -- entraînant huit hommes d'armes, il s'y jette sur le pont de la Charente, soutient le choc d'un millier d'Anglais, jusqu'à ce que ses gens arrivent, électrisés, -- qu'il se sentira enfin maître et seigneur de son royaume. Tant qu'il put, pourtant, il choisit de faire la paix. Il fut l'homme, dit Joinville, qui travailla le plus pour elle. Il préféra restituer ce que Louis VIII avait conquis dans la Saintonge, l'Agenois et ailleurs, à condition qu'Henri d'An­gleterre, son beau-frère, reconnût tenir cela en fief du roi de France. « Je sais que le roi d'Angleterre n'a point droit à cette terre ; je la lui donne non comme chose que je lui doive, mais pour resserrer les liens d'amour entre mes enfants et les siens. Et il me semble que j'en fais bon emploi, puisqu'il n'était pas mon homme et que maintenant il me doit hommage. » Tant il a mis haut le prix du serment et la foi humaine. 120:235 Il sait du reste ce qu'il doit au royaume. « Nous qui sommes après eux, gardons fermement le propos de nos devanciers », écrit-il à l'empereur. Et lui ayant parlé courtoisement, il lui dit tout net que le royaume de France ne se laissera pas mener par lui à coups d'éperons. Certainement, il est un militaire. « Les laïcs qui en­tendent médire de la loi chrétienne, ils ne la doivent autre­ment défendre qu'en donnant de l'épée par le ventre autant qu'elle y peut entrer. » Contre les blasphémateurs, il porte des ordonnances si rudes que le pape les fait modifier. Mais soldat et gardien d'abord, il est justicier par-dessus tout. Il interdit le duel judiciaire. « Voie de bataille n'est pas droit. » A celui qui sait cela vient une force plus forte que la force même. Ayant entendu parler par un converti contre le Talmud, il se refuse à faire rien contre le livre avant d'avoir entendu aussi un rabbin en présenter la défense. Il est pieux : il ne cède pourtant rien aux gens d'Église : il sait leur remontrer qu'il aurait été imprudent d'agir contre le comte de Bre­tagne, excommunié trop vite, et que le pape absout, fina­lement. Lorsque les évêques de Beauvais et de Metz lui portent leurs plaintes, il veut ouïr les habitants ; et ensuite il s'oppose aux prétentions des évêques. Par son amour de la justice, il se fait tant aimer, que sans être ses sujets, là où il tenait ses parlements, Lorrains et Bourguignons venaient plaider devant lui. On le verra toujours sous le chêne de Vincennes, laissant approcher tous ceux qui lui demandent de leur faire droit. Un jour même, il souffre patiemment les injures d'une bonne femme qui se prétend mal jugée et lui fait remettre une grosse aumône... Il est le roi : pasteur du peuple et père. De même que le père a un pouvoir sanctificateur à exercer dans la famille, lui, le roi, en a un à exercer dans le royaume. 121:235 Le suzerain se doit même de former les cœurs de ses gens. On voit cela lorsque le roi interroge Joinville, lequel répond tout de suite qu'il préférerait avoir commis trente péchés mortels à être attaqué de la lèpre ; à part, le roi Louis le reprend, le traitant de hâtif musard, et il lui fait bien la leçon. Un autre jour, il lui demande s'il lave les pieds des pauvres le jeudi saint ? « Les pieds de ces vilains ? Je ne les laverai jamais ! -- Vraiment c'est mal dit, vous ne devez avoir en dédain ce que Dieu fit pour notre enseignement. » Surtout, il s'attacha à former ses propres enfants. Le soir, il se les faisait amener dans sa chambre, et il leur enseignait à réciter le petit office de Notre-Dame. Il les accoutumait à la pénitence, -- le vendredi, il ne souffrait pas de leur voir aucun ornement sur la tête, parce qu'en ce jour Notre-Seigneur a été couronné d'épines. Il ne s'est pas reposé de leur formation sur leurs gouverneurs : il a voulu les porter lui-même au mépris des plaisirs, à l'amour de Jésus. Ç'a été la grande manière du royaume. La for­mation familiale n'y a-t-elle pas pris plus d'importance qu'en aucun autre pays de la terre ? Le roi Louis eut cinq garçons et cinq filles, et il paraît bien les avoir aimés chèrement, comme il aima sa femme. La reine Blanche, dans sa jalousie maternelle, ne s'était pas montrée tendre pour cette jeune reine Marguerite de Pro­vence : lorsqu'il était chez sa femme, le roi devait poster ses huissiers dans l'escalier afin d'éviter d'être surpris par sa mère. Jusqu'au jour d'une scène plus vive, où Margue­rite, malade, le rappela, le retint ; ce jour-là, ce fut la mère qui partit... -- Et il aima ses amis aussi, avec de jolies trouvailles de tendresse : ainsi de la fois où voyant Join­ville le dos tourné dans une embrasure de fenêtre pour avoir été malmené par tout le conseil, il vint sans rien dire, comme par gaminerie, lui couvrir les yeux de ses mains ; et il le prit entre ses bras pour lui faire comprendre qu'il était du même sentiment que lui contre tous les autres... Joinville a-t-il bien vu quand il lui reproche de s'être montré quelquefois comme étranger à sa femme, à ses enfants ? Le roi ne parla jamais d'eux dans la séparation. Et lorsque arrivant de France, ils vinrent le rejoindre à Sidon, en Syrie, lui qui priait en sa chapelle continua de prier. Joinville, scandalisé, alla à leur devant. Il dit que cette manière du roi ne lui sembla pas bonne. 122:235 A-t-il soupçonné la mortification volontaire, pareille à celle qui fait porter cilice de crin sous la belle robe fleur­delisée ? Et si resplendissant, le roi Louis est pourtant le grand souffrant, hérissé de flèches comme au soir de Mansourah. Les vitraux le montrent tenant sur un coussin la couronne d'épines. N'est-il pas auréolé d'épines, lui-même ? Le roi nimbé par la souffrance, seule mère de la gloire ? La couronne d'épines, il se l'est fait céder par l'empe­reur de Byzance, et pour elle il bâtira, comme un reliquaire de pierre, la Sainte-Chapelle. Il est allé jusque près de Troyes au devant de la relique. Avec ses frères, il porte la châsse sur ses épaules, -- il la porte même pieds nus, mais afin de cacher la mortification, il s'est fait faire des souliers sans semelles. Il sait qu'on le blâme de donner trop à la dévotion et il relève en souriant l'étrangeté des hommes, qui ne diraient mot s'il passait ce temps de la prière à chasser aux oiseaux, à jouer aux échecs. Pour obéir à Louis VIII qui a ordonné que l'argent de ses joyaux tournât en un monastère, il a fait élever Royaumont. On l'a vu aider lui-même les ou­vriers qui travaillaient à construire l'église. Et de temps en temps il vient là, dans la retraite. Il fonde des abbayes, des chartreuses, des hôpitaux, -- à Pontoise, à Compiègne, à Vernon, sans parler de celui des Quinze-Vingt, -- des maisons de charité ou d'éducation ; et il pensera particuliè­rement aux veuves et aux orphelins des Juifs, des infidèles. Ses œuvres, dans tout l'Orient, n'est-ce pas comme l'aurore des missions françaises ? Il avait toujours songé à reprendre la Croisade. Lors­qu'on verra l'Europe menacée d'une invasion des Tartares : « Prenez courage, ma mère, dit-il à la reine Blanche, ou nous les chasserons aux portes de l'enfer, ou ils nous ouvriront les portes du ciel. » Tourner tout le genre hu­main vers la lumière !... Faisant baptiser à Saint-Denis un Juif de marque, il dira aux ambassadeurs du roi de Tunis : « Je voudrais être dans les prisons des Sarrazins pour le reste de ma vie et ne jamais revoir la lumière du jour si je pouvais à ce prix rendre votre roi et son peuple chrétiens comme cet homme. » Lors d'une grande maladie et pres­que à la mort, le roi Louis a fait vœu de se croiser. La reine Blanche s'oppose à son départ et l'évêque de Paris lui remontre que son vœu, fait peut-être dans le délire, ne l'oblige pas. « Bon, dit le roi, je ferai donc à votre volonté. » Il rend sa croix à l'évêque. Mais, aussitôt : « Et maintenant, suis-je en délire ? Eh bien, c'est maintenant que je vous demande de me donner la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » 123:235 Les croisades, c'est autre chose qu'une expédition colo­niale d'où l'on rapportera l'échalote et le papier, le camelot et le sucre candi. Ou qu'une guerre préventive allant ren­forcer ([^50]) chez elles toutes ces hordes avant qu'elles déferlent sur l'Europe. Et parce qu'on commence d'en faire usage en cette occasion, avec le roi Louis, il sera bien qu'il y ait désormais sur la boussole, une fleur de lys pour marquer le nord ! Pour que les humains ne perdent jamais plus le nord, fleurit la grande idée. Avant de partir, le roi a envoyé par le royaume des gens à lui chargés de réparer toute injustice commise par quelque agent royal. Ses barons ont agi de même. Ainsi de Joinville : « Seigneurs, je m'en vais outre-mer et ne sais si reviendrai. Approchez-donc : si je vous ai fait quelque tort, je le réparerai au gré de chacun. » D'Aigues-Mortes on a mis à la voile, de par Dieu. Puis de Chypre, le 22 de mai 1249, le Roi est reparti sur la *Montjoie.* La mer autour de lui blanchoie sous dix-huit cents nefs, comme à perte de vue sur les verts prés quelque grande lessive au temps du renouveau : partie vers le large, le vent dans les voiles, la flotte du Roi toute claquant, volant et bondissant dans le soleil. A Dieu vat ! Dieu le veut ! Devant Damiette, Louis s'élance dans la mer, de l'eau jusqu'aux épaules et l'écu pendu au cou, la lance au poing, il emporte la ville. A Mansourah, son frère, avec trois cents chevaliers et trois cents templiers, balaie le camp des Sarrazins ; follement jetés de l'avant, ils succomberont tous. Le roi les venge et il a la journée. Vient le temps où la disette et la peste contraignent l'armée à retraiter. On voudrait que le roi, épuisé et qui entend rester le dernier, s'embarquât avec les autres malades ; un de ses frères lui reproche de retarder la retraite. « Comte d'Anjou, comte d'Anjou, si je vous suis à charge, débarrassez-vous de moi. Mais je n'abandonnerai jamais mon peuple. » 124:235 Et jamais ne l'abandonnera sa force d'âme. Dans l'épreuve, plus grand encore. Il faut l'épreuve pour que l'homme prenne toute sa taille. En elle seulement il apprend que de par son âme il peut toujours être vainqueur. « On dirait, s'étonnent les Sarrazins, que nous sommes vos pri­sonniers, et non pas vous le nôtre ! » Ils le menacent s'il ne rend ses châteaux de le mettre aux bernicles. Il répond qu'il est prisonnier, qu'on peut lui faire ce qu'on veut. On lui apprend que les riches traitent à part leur rançon aussitôt il leur défend ces marchés-là, n'entendant pas que demeurent en captivité les seuls pauvres. « Je prends tout sur moi et veux être chargé de payer du mien propre le rachat de tous. » Lorsqu'il voit surgir dans sa tente, le sabre plein de sang à la main, les émirs qui viennent de massacrer leur soudan, il les reçoit avec une telle fermeté, une telle grandeur qu'ils finissent par se prosterner devant lui. Ils délibèrent même s'ils ne le feraient leur soudan, mais ils eurent peur qu'un homme si assuré dans sa religion ne détruisît leurs mosquées ! Cet incroyable trait fait sentir le rayonnement de l'homme... Au roi d'Angleterre, il dira par la suite qu'il s'estime plus heureux d'avoir su souffrir les malheurs de la croisade que s'il avait conquis toute la terre. « Si Dieu t'envoie adversité, enseigne-t-il à son fils, souffre-le en bonne grâce et pense que tu l'as bien desservi. » Lui, rien ne l'ébranla, et de lui l'on n'entendit jamais une plainte. Vaincu, il sauva le royaume de Jérusalem, se fit rendre, -- ce ne fut pas aisé, -- ses gens prisonniers, reconstruisit les villes en ruines, répara, releva, restaura, refit à la chrétienté une force et un prestige. Dans la catastrophe même, et sur tous, chrétiens et païens, il a pris souveraineté. Le héros, ni le grand roi n'y eussent pas suffi. Il y fallait le saint. Mais cette leçon, le roi Louis la tient du Christ. Humblement, il ne craindra pas de rappeler plus tard les outrages reçus. A ceux qui s'en scandalisent, il réplique que tout chrétien doit tenir à honneur quelque épreuve qu'il ait eue à subir pour l'amour de Jésus Notre-Seigneur. Il place haut sa couronne de fleurs de lys, mais il sait bien que la passe mystérieusement et infiniment la couronne d'épines. 125:235 Rentré en son royaume, il le met sur un tel pied qu'on n'y vit jamais tant de paix ni de bonne aise. Ses ordon­nances sont belles, depuis celles qui règlent les métiers jusqu'à celle qui crée des retraites pour les vieux labou­reurs pauvres de chaque paroisse. « Biau fils, dit-il à son fils Philippe, vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vint d'Écosse qui gouvernât bien et loyaument, que tu gouvernasses mal à point et en reproches. » Et encore : « Travaille que tous vilains péchés soient ôtés de la terre. » Lorsqu'il repartira pour la Croisade, avec l'espoir que le roi de Tunis, comme il l'a promis, va se convertir, dès le débarquement, il fera crier son ban par son aumônier. « Je vous dis le ban de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de Louis, roi de France, son sergent. » Demain la peste l'abattra : il verra venir la mort sans se plaindre, répétant souvent : *Fac nos. Domine, prospera mundi despicere, et nulla ejus adversa formidare.* Oui, mépriser les prospérités de ce monde et n'en redouter aucune adversité... Il regardait encore ses gens « moult débonnairement ». De son lit de cendres, il s'adressa à S. Denis de France et à sainte Geneviève, à l'apôtre et à la bergère. Puis « Seigneur, dit-il à Dieu, c'est assez. » Il avait combattu jusqu'ici et travaillé de toutes ses forces. « J'ai servi tant que j'ai pu votre peuple et votre royaume que vous m'aviez confiés... » Comme de ce lit où, malade, il gisait sous la tente, devant Mansourah -- et chaque fois qu'il entendait alors le feu grégeois en mugissant déchirer l'air, dressé sur son séant, il tendait les mains vers le ciel : « Beau sire Dieu, gardez-moi mes gens ! » -- il demanda à Dieu d'être gardien de leurs corps, sanctificateur de leurs âmes Et lui-même, gardien et sanctificateur, il mourut. Henri Pourrat. 126:235 ## NOTES CRITIQUES ### Hincmar Jean DEVISSE : *Hincmar, archevêque de Reims, 845-882.* Librairie Droz, Genève. Spécialiste du monde carolingien comme de l'archéologie mauritanienne, rapprochement qui ne manque pas de piquant, Jean Devisse nous a donné en 1975 sa volumineuse thèse sur le grand Hincmar de Reims. Les trois tomes de cette œuvre grand-in 8° représentent quelque 1600 pages et 19 cartes (Li­brairie Droz, 11 rue Massot, Genève, Suisse, dans la collection « Travaux d'histoire éthico-politique », XXIX, prix : 616 F ; on peut trouver l'ouvrage chez Champion, quai Voltaire, Paris 6^e^). Thèse immense relative à un personnage contesté, l'*Hincmar* de Devisse est tout à l'honneur de l'auteur comme de l'éditeur, encore que ces pages soient d'une typographie des plus varia­bles : dans le domaine de l'édition, même la plus sérieuse, on ne sait plus son métier. Qu'on en juge : nous sommes obligés de lire des lignes consacrées (attention typographe !) au de fide Karolo regi seruanda, au de cauendis uitiis, etc. l'œuvre capitale du prélat, la *Vie de saint Remi,* étant inscrite « Uita Remegii » ou Uita ou Vita (sans guillemets, ceux-ci étant pré­sents ça et là, selon l'humeur du prote !), etc. le grand évêque qui baptisa Clovis étant régulièrement transcrit Saint-Rémi (avec toute la graphie d'un bâtiment et un accent de trop !). On n'en finirait pas d'énumérer les étrangetés d'un texte fort savant mais mal imprimé, les sources étant affectées ou non d'italiques selon l'inspiration du moment, les mois ayant des initiales majuscules ou minuscules, etc. Je suis pointilleux, mais le mal est universel et ici l'ouvrage vaut cher ! \*\*\* 127:235 Ceci dit, et il fallait le souligner, venons-en au pugnace pré­lat. D'origine gothique ou saxonne, libre, sinon aristocrate, Hincmar n'a pas laissé de nombreux renseignements sur les siens. Il eut un neveu homonyme qui lui causa beaucoup d'en­nuis, car il était sur le siège de Laon et ils ne s'entendaient guère tous les deux. Moine à Saint-Denis (dès 813/4 ?), Hincmar reçut l'éducation classique de l'époque, fondée sur la mémoire et la copie. Collaborateur du grand abbé Hilduin ( 840), il parta­gera son exil en Germanie (à vrai dire Francie de l'est) et revint à Saint-Denis en sa compagnie (832). C'est alors l'époque de la réforme de l'abbaye ; Hincmar participe donc à la ré­flexion sur les œuvres du pseudo-Denys Aréopagite et probable­ment à la rédaction des *Gesta Dagoberti,* ce qui l'initia à l'ha­giographie. On doit ajouter qu'Hincmar devint spécialiste de liturgie et qu'il passa certainement par le palais royal, étudiant les archives des Carolingiens. Loin d'être une tour d'ivoire, Saint-Denis était proche du pouvoir et ainsi mêlé à tous les grands choix politiques et religieux, car il fallut plus d'une fois choisir entre le pape et l'empereur, puis entre les fils de Louis le Pieux quand ils se partagèrent l'Empire romain recons­titué par Charlemagne. Nul doute que notre moine fut bouleversé par la guerre civile ; il appela de ses vœux un pouvoir fort, capable d'instaurer la paix, contractuel, respectant ses enga­gements et faisant respecter ceux des autres. Il semble qu'Hinc­mar eut part à la préparation du *conventus* de Coulaines, près du Mans, où naquit en quelque sorte la monarchie médiévale lors de l'automne 843. C'est dire qu'Hincmar était proche du roi Charles II le Chauve, mais il est certain qu'il avait été initié aux affaires et qu'il put y donner les marques de son intelligence, déjà rompue au droit canon, dont il sera par la suite grand spécialiste. A la mort d'Hilduin, Hincmar parut être son héritier spirituel et c'est lui que le synode de Beauvais plaça sur le siège de Reims en 845. Cette élection lui donna bien des soucis car il ne manqua pas d'ennemis et il lui fallut se faire reconnaître par Rome ce qui ne se passa pas tout seul. Sa situation était d'autant plus épineuse que la province ecclé­siastique de Reims voyait ses évêchés suffragants répartis entre deux royaumes après le traité de Verdun et que le siège, ayant rang d'archevêché, était vacant depuis dix ans, à la suite de la déposition contestée d'Ebon ( 851)... Avec J. Devisse on voit donc Hincmar reprendre en main sa province tout entière, s'occupant des séquelles des actes d'Ebon (valeur de l'ordina­tion de ses clercs), de la régularité des élections des évêques suffragants... On le voit encore reconstituer le temporel de son église, réparti entre trois ou quatre royaumes ; 128:235 dès 845 il obtient de Charles II le Chauve un diplôme de restitution de domaines qui a le plus grand intérêt ([^51]), ne serait-ce que par l'évocation de la production du testament de saint Remi, comportant la liste des biens de l'Église de Reims et qui fut montré au roi pour qu'il comprenne qu'il avait disposé à tort de ceux-ci, lors de la vacance du siège. C'est l'occasion pour J. Devisse d'affirmer qu'Hincmar ne fut pas réellement un faussaire, encore qu'il ait quand même commis un faux avéré (p. 799). Le court testament de saint Remi est authentique ([^52]) et il est manifeste qu'Hincmar n'aurait pas eu le temps de le rédiger entre son élection à Beau­vais (avril 845) et la signature du diplôme royal (1^er^ octobre sui­vant). Quant au grand testament, qui fait trop souvent rêver les catholiques de tradition, car il contient des bénédictions et des malédictions contre des rois et des empereurs agissant ou non en fonction des désirs du clergé, il apparaît plus tard, en plein X^e^ siècle et il s'inspire des tristes épisodes de la vie de l'empereur Louis le Pieux, etc. ([^53]) 129:235 Le devoir d'un évêque est de protéger son troupeau contre l'hérésie. Hincmar ne faillira pas à cette tâche dans la lutte qu'il mena contre un moine de sa province, Gottschalk ( 868) qui aimait les formules originales et inquiétantes, quant à la nature de la divinité une et trine à la fois ; il dissertait aussi sans doctrine au sujet de la prédestination, sujet casse-cou, comme on le sait. Dans sa polémique vigoureuse, Hincmar fut obligé de fournir un travail intellectuel fondé sur la lecture d'auteurs anciens. L'affaire de Gottschalk avait d'ailleurs mis le feu aux poudres entre plusieurs évêques. Dans la bataille, Hincmar fit preuve de rigueur et même, paraît-il, de manque de charité, mais ce fut l'orthodoxie qui triompha grâce à lui. Devisse s'attache à soupeser les sources des textes émis dans la lutte, à retrouver l'origine des manuscrits consultés. Que l'auteur du IX^e^ siècle avait de difficultés à consulter les sources ! Et les sources pures, non interpolées, défigurées par des faus­saires ou des commentaires ! Au début du règne d'Hincmar à Reims, les armoires des *codices* étaient vides des auteurs les plus réputés, ce qui explique l'ignorance des uns et des autres sur des positions de saint Augustin. A travers les crises succes­sives, Hincmar sera obligé de faire copier de nombreux manus­crits et de constituer ainsi une belle bibliothèque dont on peut se faire une idée grâce à J. Devisse qui essaye d'envisager tous les aspects pratiques de l'activité du *scriptorium* de Reims. Érudit, batailleur, Hincmar deviendra irremplaçable dans le royaume de Francie occidentale ou France ; son attitude fidèle au roi fut un modèle lors de la grande crise de 856-858 : la révolte des grands et notre première invasion par les « Alle­mands » (terme évidemment point en usage à l'époque). De part et d'autre des frontières datant du récent traité de Verdun (843), l'aristocratie était faite des mêmes familles. Sur l'appel de grands mécontents de Charles II le Chauve, Louis le Ger­manique pouvait espérer une prompte victoire. Des grands passèrent de son côté, dont Robert le Fort, issu d'une lignée établie en Wormsgau (abbaye de Lorsch, etc.) et qui s'était établie à l'ouest depuis peu. L'anarchie du royaume de l'ouest, notre pays, fut abominable, l'archevêque de Sens, Wenilon (Ganelon !) qui avait sacré Charles II le Chauve en 848 alla jusqu'à l'abandonner pour rallier Louis le Germanique... 130:235 Les Normands ravageaient l'ouest du royaume, l'Aquitaine était sou­levée... Louis parut maître du pays de son frère cadet. C'est le haut clergé du royaume qui sut rétablir l'ordre. Hincmar sera le principal artisan de la résistance à Louis et en 859 Charles contraindra l'ennemi à se replier. L'accord de Coblence qui scella la paix (juin 860) fut certainement l'œuvre des prélats. J. Devisse, quant à lui, souligne le rôle d'Hincmar au plaid de Quiersy (mars 858) où la légitimité du pouvoir royal fut pro­clamée et où le souverain s'engagea à respecter les principes fondamentaux. A la politique du « bon plaisir royal... Hincmar substitue une politique de concertation et de contrat fondée sur le respect de toutes lois -- la divine, la canonique et la royale -- et de tous les engagements » (p. 310). Dans sa ferme réponse à Louis le Germanique, dans ses conseils à Charles II le Chauve, Hincmar paraît le chef moral de l'Église de France. C'est lui qui rédige les *Annales royales* (dites *de Saint-Bertin*) depuis la mort de Prudence évêque de Troyes (862) et il conseille son souverain, homme impulsif, dissimulé, autoritaire, de mauvaise santé (épileptique), mais sans doute attachant (il eut une grande importance pour l'histoire de l'art). Censeur moral, Hincmar devra mettre ses qualités de canoniste à l'épreuve lors de la grande affaire du divorce de Lothaire II, ce qui nous vaut de la part de J. Devisse de nombreuses considérations sur les unions des Carolingiens et le droit canon. La sexualité du IX^e^ siècle nous est exposée avec ses idées fausses, de même les diverses conceptions de la parenté en présence, l'Église et les Germains n'ayant pas les mêmes idées sur ses degrés. Hincmar définit le mariage chrétien et assure que le roi « est un miroir dans lequel se reconnaît une société. Mieux vaut donc ne pas régner que de fournir un exemple désastreux » (p. 392). Tout cela ne veut d'ailleurs pas dire qu'Hincmar est aux affaires comme conseiller constant d'un roi difficile, mais on le voit encore agir au plus haut niveau lorsqu'il sacre Char­les II le Chauve roi de Lorraine dans la cathédrale de Metz, le 9 septembre 869 : cérémonie célèbre par tout ce qui s'y est dit ! Hincmar avait déjà sacré et couronné Judith, fille de Charles II le Chauve quand elle avait épousé Ethelwolf roi d'Angleterre (Verberie, 856) et Ermentrude, première épouse de Charles II le Chauve (Saint-Médard de Soissons, 866). Il avait rédigé les *ordines* de ces cérémonies. C'est dire qu'il était au point pour présider au sacre de Metz, où il tint le premier rôle parmi les prélats, le siège de Trèves étant vacant. Hincmar rappela que Charles était le fils de Louis le pieux empereur auguste qui fut sacré à Reims par le pape Etienne IV (816), qu'il était lui-même de la race de cet autre Louis (Clovis, mais c'est le même nom), l'illustre roi des Francs qui, avec toute sa nation, fut converti au catholicisme et baptisé à Reims la veille de Pâques par le bienheureux Remi, l'apôtre des Francs, en compagnie de trois mille des siens, puis oint du chrême céleste, « que nous avons encore » proclamait le prélat. 131:235 Dans ces paroles, Hincmar montrait l'importance du siège de Reims possesseur d'un chrême capital ainsi que l'unité des maisons mérovingienne et carolingienne, imbriquées de telle façon qu'elles n'en faisaient, en quelque sorte, qu'une seule race royale ([^54]). Le souvenir de la confirmation de Clovis se trans­forma en sacre dans l'esprit des gens du IX^e^ siècle et l'on en est encore à se demander si la cérémonie de l'onction royale n'est pas dérivée d'une confirmation donnée aux membres mâles de la maison mérovingienne ([^55]). Bien que le chrême ayant soi-disant servi à Clovis n'ait visi­blement pas été apporté à Metz, Hincmar l'évoque sans prendre de précautions. C'est là une preuve que la chose était connue et admise. Notre prélat n'est pas l'inventeur de ce qui deviendra la Sainte Ampoule ([^56]), fiole remplie d'un baume que l'on mêlera à du chrême pour sacrer le Roi et qui trouvera sa... consécration dans la phrase d'une chronique du XII^e^ siècle ([^57]). 132:235 Il est cepen­dant probable qu'Hincmar attribuera à une fiole sortie du cer­cueil de saint Remi tout le capital de légende forgé autour d'une représentation rémoise du baptême du Sauveur (peinture mu­rale dans Saint-Remi datant du début du VII^e^ siècle ?) ([^58]). Quoi qu'il en soit, Hincmar est l'un des principaux artisans d'un thème national qui est au centre de notre histoire. La fiole aurait servi à sacrer Charles III le Simple (893) ([^59]) ; elle servait encore pour Louis XVI et un conventionnel haineux nommé Ruhl la cassa sur le socle de la statue de Louis XV ; des débris du baume furent sauvés et Charles X put être sacré dans les formes ([^60]). 133:235 Conservons quant à nous pieusement le souvenir de nos fastes si glorieux... et revenons au sacre de 869. En effet, dans un, des discours de la cérémonie, l'évêque Advence de Metz nous indique que la démarche des évêques de Lorraine a été fondée sur la prière et le jeûne pour trouver qui devait être souverain de ce royaume. Qui se souvient encore de ce mode d'agir en 1979 dans l'univers qui nous environne ([^61]) ? Notre auteur disserte longuement sur les affaires juridiques auxquelles Hincmar fut mêlé, laissant le souvenir d'un « cano­niste émérite » (*sic*) et intransigeant, capable de correspondre avec les plus grands d'ici bas, le pape et le roi. Devisse nous dépeint aussi la société telle qu'elle devait être pour le prélat, la paix terrestre étant un des moyens d'accéder à la paix éternelle dans le Christ, les institutions se devant d'aider l'homme à pratiquer la vertu. Il faut « aider les hommes à être sages » (p. 471) en les défendant contre les démons attachés à ruiner l'ordre. Les crises et les catastrophes naturelles sont d'ailleurs le reflet d'affrontements métaphysiques (p. 479) ([^62]). Devisse fait là encore preuve d'une grande érudition en recen­sant toutes les calamités qui fondent sur le monde carolingien, société bien particulière et dont les caractéristiques sont énu­mérées par l'auteur. 134:235 Tout le chapitre VII^e^ est consacré à l'Église. Celle-ci s'était dotée d'un pape énergique en la personne de Nicolas I^er^ le Grand (858-867) et Hincmar eut quelques difficultés avec lui, car il essaya de se donner une prééminence sur tous les évêques du royaume. Il ne réussit qu'à renforcer son rôle de métropoli­tain chargé d'une province ayant une importance énorme sur le plan stratégico-politique (p. 1106). Sans avoir de titre corres­pondant à sa charge officieuse, il sera quand même plus ou moins chargé de diriger l'épiscopat franc, véritable récom­pense de sa culture et de son intérêt pour le bien commun... « sans le chercher », je n'en suis pas si certain, mais créditons-le de cette opinion de son biographe. C'est dans sa réflexion sur la structure de l'Église qu'il sera porté à longuement disser­ter à l'aide des anciens auteurs et que le pape ira jusqu'à l'accuser, bien à tort, d'être un faussaire de textes ! J. Devisse n'y est pas allé de main morte, vérifiant des milliers de citations écrites par son héros (4000 une par une !), ce qui est évoquer au passage le fastidieux travail de l'auteur, obligé de résoudre de nombreuses questions relatives à l'évolution de la science patristique d'Hincmar, à la création progressive de sa biblio­thèque, à sa façon etc. Nous avons des manuscrits annotés par Hincmar ! Je n'entrerai pas dans les subtilités canoniques de l'époque, l'évolution du droit n'arrangeant souvent pas les choses entre Rome et Reims. 135:235 Il s'agissait pour Hincmar de ne pas se laisser « coiffer » par le siège de Trèves. Il y réussit largement et c'est une occasion pour nous de découvrir comment se sont précisées les notions d'archevêque, de primat, de métropolitain et de pallium. Hélas, pour Hincmar, Jean VIII nommera Anségise archevêque de Sens au poste de vicaire en Gaule et en Germanie ; Charles II le Chauve fit appliquer cette décision au concile de Ponthion, y ajoutant la primatie de son propre chef et de façon peu honnête ; Hincmar s'in­clina (876). Notre prélat ne trouva pas en son roi, Charles II le Chauve, un souverain facile à manœuvrer et il alla jusqu'à blâmer l'aventure impériale et italienne, quand Jean VIII fit venir Charles à Rome pour le sacrer et couronner empereur (des Romains), à la Noël 875, donc trois quarts de siècle jour pour jour après son grand-père... le grand Charles ! Hincmar reste d'ailleurs toujours critique envers le pouvoir central, le mettant à sa place et pas ailleurs. Hincmar distingue à ravir les fonc­tions royale et sacerdotale (on le fera moins par la suite) et si l'office royal gère la *res publica* il doit laisser à l'office épiscopal celui de gérer l'ordre ecclésiastique. Tout cela est bien net chez lui. Dieu choisit le roi, le clergé l'oint (p. 703). L'onction n'est que « le signe visible de l'élection divine et conduit l'Église à donner son appui à celui qui l'a reçue contre les compétiteurs et fauteurs de troubles » (p. 704). « Elle scelle le contrat entre l'homme et la fonction » (ibidem). Le rôle des clercs est donc bien grand ! On l'a vu lors de la déposition du dernier Méro­vingien ([^63]) et on le constatait encore sous Hincmar quand les Carolingiens étaient appelés à droite et à gauche pour régner sur divers royaumes ou même sur l'empire tout entier, au gré des nécessités et des appels épiscopaux ou pontificaux. Il convenait d'être attaché au meilleur roi possible surtout quand il était en place (p. 708), mais « l'absence de vertu fait perdre tout droit à la transmission héréditaire » (p. 709). Devisse ajoute p. 722 : « Le roi carolingien idéal est demeuré un modèle pour les dynasties suivantes, jusqu'au XIII^e^ siècle : le plus parfait roi selon Hincmar n'est-il pas Saint-Louis ? » (*sic,* pour saint Louis). Mais hélas, au « roi chef d'office et coopérateur dans le Christ au salut des hommes, va succéder un chef de clientèle » (p. 723). Il faudra, dans le désordre renaissant, faire respecter « les droits de ceux qui estiment que la fidélité à Dieu passe avant celle qu'ils doivent au roi » (p. 723). 136:235 Bien pauvre roi au demeurant sur certains plans, puisqu'il est incapable de combattre efficacement les Normands, allant parfois jusqu'à s'arranger avec eux. Devenu empereur, Charles II le Chauve semble parfois abandonner ses sujets pour suivre un rêve inutile... Mais Hincmar, censeur vigilant, se trouve quand même à la tête des hommes prévus pour assurer le passage vers un nouveau règne si l'empereur vient à périr. A la fameuse réunion de Quiersy (14 juin 877), l'esprit « de politique concertée de mise en ordre des affaires royales » est tout hincmarien (p. 818). Mort peu après en revenant d'Italie, Charles II le Chauve laissa une situation dramatique aux yeux du prélat, la royauté carolingienne disparaissant pour ainsi dire avec ce souverain : les derniers Carolingiens ne seront que des princes territoriaux assez impuissants (p. 821). Fidèle cependant aux dispositions de Quiersy, Hincmar sacrera et couronnera le fils du mort, Louis II le Bègue (Compiègne, 877), ce qui nous vaut un nouvel *ordo *; le roi mourut deux ans après, laissant deux fils qui régnèrent en même temps sur le royaume partagé. Un monde s'écroule, « les princes sont décevants et l'appétit des Grands se révèle sans limite » (p. 825). Dans le désordre « il faut sauver l'ordre ecclésiastique, fût-ce contre lui-même, des compromissions terrestres » (p. 810) ; les clercs ne doivent rentrer à aucun prix dans les affaires terrestres... (ibidem). Hincmar s'occupe de la gestion des biens de son Église, enquête sur sa situation au moyen d'un questionnaire annuel précis. Bâtisseur, Hincmar termina la cathédrale entre­prise par Ebon ; Charles II le Chauve fut présent à sa consé­cration (862). Il termina aussi Saint-Remi, désirant magnifier le baptiseur de Clovis, qu'il a « véritablement porté au premier rang des saints occidentaux » (p. 912). \*\*\* Les dernières années du prélat se dérouleront au milieu d'une série d'épreuves nationales. Le Normand est partout, les rois sont faibles et bien décevants, l'empereur Charles le Gros est loin (il régnera chez nous de 885 à 887). Hincmar se tourne vers la céleste protection du grand Remi dont l'image figure sur son sceau : c'est l'époque de la rédaction de la *Vie de saint Remi,* « le testament irrationnel » du vieux prélat (p. 1004). Texte mal édité, interpolé dès le X^e^ siècle, la *Vie* fut destinée à l'édification du royaume ([^64]). 137:235 Utilisateur de textes plus an­ciens, de vieux offices et même d'un faux (la lettre du pape Hormisda à Clovis ([^65])), Hincmar laissa un beau « monument » à la gloire de son Église et de la Francie de l'ouest, c'est-à-dire la France tout court. Texte rempli de merveilleux, tout plein de lumière et marqué du sceau de la céleste colombe apportant le chrême au « nouveau Constantin », terme appliqué à Clovis depuis S. Grégoire de Tours. L'eau baptismale et ce chrême, qui fut des siècles après réputé venir du ciel, sont le fondement de notre nation catholique et de notre État, lui assurant la pre­mière place dans la chrétienté. Il y avait là, au sujet de ce baptême toute une série d'images poétiques et même somp­tueuses rehaussant notre rupture d'avec le paganisme ! Rupture telle que les historiens des temps mérovingiens ne savaient plus quels étaient les ancêtres certains de Clovis. Très âgé pour l'époque -- ayant probablement connu le déjà fabuleux Charlemagne --, Hincmar était un témoin du passé. C'est en fuyant les Normands, encore eux, qu'il mourut à Épernay en décembre 882, ayant emporté avec lui les précieux restes de saint Remi. Ainsi passa Hincmar... Son tombeau fut anéanti par la Révolution imbécile qui n'en était pas à un monument près. Le souvenir que l'on en a, d'après les repré­sentations de l'Ancien Régime, montrait l'archevêque en rela­tion avec le roi et avec son Église de Reims. \*\*\* Qui fut Hincmar ? Un homme inquiet, intolérant, très érudit, un politique, un homme de religion, attaché à Rome (malgré des oppositions), un censeur inflexible, un manieur de mythes, mais aussi un bon historien, encore que M. Devisse ne disserte pas sur sa rédaction des *Annales royales* dites de Saint-Bertin ([^66]), ce qui prouve que l'immense thèse de cet auteur n'est pas encyclopédique sur ce sujet ! Loin d'être un cardinal-ministre ou un courtisan, Hincmar est un prélat attaché à son siège ; il « ne séjourne jamais auprès de Charles comme évêque de cour ou même comme ami » (p. 918). C'est montrer son indépendance. 138:235 Assez souvent malade (rhumatismes), Hincmar voit les choses de loin, et même de haut. Ministre de Dieu, « très grand pasteur » (p. 1136), soucieux du peuple à lui confié, il est obligé de s'occuper du destin de la nation, « conscient d'une responsabilité écrasante » (p. 1119). Remercions M. Devisse d'avoir retracé une si noble carrière, lui ayant consacré des années de sa propre existence. Grâce à lui nous avons une meilleure image d'un père de la patrie, encore que sa personnalité nous paraisse indéchiffrable sous bien des aspects. Hervé Pinoteau. ### Dichotomie chez Koestler Arthur KOESTLER : *Janus.* Édi­tions Calmann-Lévy. Arthur Koestler est un cas remarquable. Écrivain, on a de lui des romans célèbres, une autobiographie, sans compter ses essais. Il semble quand même plus homme de sciences que de lettres. Aldous Huxley s'est beaucoup intéressé à la science. Fondamentalement, il est humaniste, lettré. Même Jean Rostand semble plus formé par la lecture des moralistes que par la biologie. Chez Koestler, c'est l'inverse. Il y a chez lui une véritable dichotomie (cédons au langage scientifique !). Subtil, ingénieux, original dès qu'il s'agit des sciences, il paraît simplificateur, superficiel quand il parle du langage, des sentiments, et généralement de tous les domaines où la raison est mêlée à ce qui la domine, l'esprit, ou à ce qu'elle surplombe, les instincts. Koestler par exemple rêve d'une langue universelle et déplore que l'espéranto n'ait qu'une poi­gnée de fidèles. Il croit au progrès en art : « Dans le respect que nous portons à Homère ou à Goethe, il y a pour nous rassu­rer un peu de condescendance. » Il regrette que pendant des milliers d'années l'homme n'ait usé de son cerveau qu'au service de la religion. Et il affirme : « C'est la faute du cheval et du crocodile que nous hébergeons dans nos crânes. » 139:235 Métaphore qui rappelle que la science distingue trois cerveaux : deux très anciens et un tout neuf. Tous nos malheurs viendraient du manque de coordination entre ces organes. Une membrane nous manque, cela causera notre perte. Car pour Koestler, le cerveau proprement humain nous a fait découvrir l'énergie nucléaire, les deux autres (le cheval et le crocodile) s'en serviront pour faire sauter la planète. Il refuse évidemment l'idée du péché originel, mais il en donne cette version rationaliste. Il propose un remède : des pilules pourraient nous adoucir. Il devine les répugnances devant cette chimie, mais il passe outre. L'hypothèse que d'au­tres pilules pourraient servir à notre penchant vers la destruc­tion n'est pas envisagée. Il propose aussi autre chose, qui est l'essentiel de son livre : « l'esquisse d'un système » -- d'un système de connaissance, dont il semble espérer qu'il pourrait être un système de salut. (Espérer est beaucoup dire.) Résumons. Selon lui, on aurait intérêt à concevoir toute réalité comme un ensemble d'éléments -- qu'il propose d'appeler *holons* -- présentant deux faces (d'où ce titre de *Janus*). D'une part le *holon* tend à s'affirmer, d'autre part à s'intégrer dans un ensemble plus vaste, à faire partie d'un *holon* supérieur. Un tout est autre chose que l'en­semble de ses parties. A chaque étage, le holon est autre chose que la somme des *holons* inférieurs. Un homme, ce n'est pas seulement un système nerveux, plus un système circulatoire etc. Ainsi Koestler s'en prend-il une fois de plus au réduction­nisme, à la méthode qui entend ramener un fait à ses compo­sants, à expliquer le supérieur par l'inférieur. Méthode dont il montre les ravages en psychologie. Deuxième point. Dans toutes les activités de la vie, on a affaire à des « règles du jeu », utilisées selon des stratégies souples, permettant d'innombrables combinaisons. (C'est refuser de tout ramener au hasard, tellement sollicité.) Koestler applique cela à l'évolution, c'est un chapitre passionnant. Il commence par une critique du darwinisme et du néo­darwinisme, impasses selon lui, (il n'en nie pas pour autant l'idée de l'évolution des espèces). Ses objections peuvent se résumer ainsi : 1\. -- La sélection naturelle, cela signifie, selon la théorie, que les plus aptes se perpétuent. Tautologie : les animaux qui survivent étaient aptes à survivre : ils sont là. Les autres, non ils n'y sont pas. Cela n'apprend rien. « La sélection naturelle veille à la survivance et à la reproduction des plus aptes, et les plus aptes sont ceux qui ont le taux de reproduction le plus élevé... » On tourne en rond. 140:235 2\. -- Les mutations. On en observe des quantités. Pratique­ment, elles sont toutes nuisibles. La théorie nous dit que sur de très longues périodes (les âges géologiques) apparaissent des mutations utiles, bénéfiques, qui font proprement les étapes de l'évolution. Seul le hasard est en cause (Jérôme Monod tenait encore ferme là-dessus), c'est pourquoi il faut se donner le temps et compter en millions d'années. Or le seul cas de l'œil fait désespérer de ce type d'explica­tion. Il faut imaginer un très grand nombre de hasards conver­gents, admettre que les éléments placés là en attente sont retenus par la sélection naturelle avant que d'autres éléments apparais­sent pour faire enfin un œil efficace. Il faudrait que tout arrive en même temps, que des dizaines de conditions soient remplies à la fois, et comment concevoir que ces dizaines de hasards se produisent simultanément ? Ou il faudrait que des mutations fragmentaires s'ajoutent, avec le temps, mais pourquoi se con­serveraient-elles ? Au total, la sélection naturelle est une tautologie, la mutation fortuite est inadmissible. Les deux piliers de la théorie s'effon­drent. Et pourtant le darwinisme tyrannise les esprits. Il semble qu'on n'ait pas le droit de le mettre en doute. Prenons à Koestler deux citations intéressantes de biologistes. Von Bertalanffy écrit : « Qu'une théorie si vague, si insuffisamment vérifiable, si éloignée des critères habituellement appliqués aux sciences expérimentales soit devenue un dogme, cela n'est explicable à mon avis que par des raisons sociologiques. La société et la science ont tellement baigné dans les idées du mécanisme, de l'utilitarisme et de la libre concurrence économique que la sélection a remplacé Dieu comme unique réalité. » Et une préface à l'édition du centenaire de l'*Origine des espèces* (préface d'ailleurs retirée des éditions suivantes, intéressante censure) note : « Cette situation dans laquelle des hommes de science se liguent pour défendre une doctrine qu'ils sont incapables de définir scientifiquement et encore moins de démontrer avec quelque rigueur scientifique, en essayant d'en maintenir la faveur auprès du public par le refoulement des critiques et l'élimination des difficultés est une situation anor­male et indésirable de la science. » Pour Koestler, il faut donc chercher ailleurs, concevoir une activité centrale de coordination qui règle les évolutions. Il faut réintroduire l'idée de projet, de finalité, qui ne supposent pas d'ailleurs, selon lui, « l'existence d'un divin stratège ». Bon. On en revient au schéma des règles du jeu et des stratégies souples : la nature semble disposer d'un nombre limité de modèles (règles du jeu) sur lesquels elle opère d'infinies varia­tions (souplesse). Koestler cite la similitude entre marsupiaux et placentaires, ou le membre antérieur des reptiles qui donne bras, aile ou nageoire. 141:235 Il faut donc, ô scandale, rendre la finalité à la biologie. Donnons le dernier mot à Pierre Grassé : « Les efforts conju­gués de la paléontologie et de la biologie moléculaire, celle-ci débarrassée de ses dogmes, devraient aboutir à la découverte du mécanisme exact de l'évolution, sans peut-être nous révéler les causes de l'orientation des lignées, de la finalité des struc­tures, des fonctions, des cycles vitaux. Il est possible que dans ce domaine, la biologie, impuissante, cède la parole à la méta­physique. » Il se trouve qu'un peu plus loin Koestler est amené à une nouvelle objection à la théorie intouchable : « en créant le cerveau humain, l'évolution a largement dépassé son but ». Autre difficulté, puisque la doctrine veut que l'évolution pro­cède par petites étapes, dont chacune confère au mutant un avantage sélectif nominal. Or il se trouve que ça ne s'est pas passé ainsi. Dès les débuts de la théorie, Wallace, très proche de Darwin, reconnaissait : « La sélection naturelle aurait pu ne doter le sauvage que d'un cerveau un peu supérieur à celui du primate, alors qu'en réalité son cerveau n'est guère inférieur à celui de la moyenne de nos sociétés savantes. » Darwin s'in­quiéta et lui écrivit : « J'espère que vous n'avez pas complète­ment tué notre enfant. » Pas du tout, comme on sait, puisque l'enfant est plus que centenaire. Reste que le fait est là. « L'évolution » avait produit un outil excessif. Comme dit Koestler : « c'est le seul exemple d'une évolution qui procure à une espèce un organe qu'elle ne sait pas utiliser -- un organe de luxe... » Curieuse remarque, et qui va loin. Après cela, je ne ferai que signaler la dernière partie du livre, où l'auteur évoque les paradoxes et fantasmagories de la physique moderne. La matière s'évanouit, le temps devient réversible. On se trouve devant un monde à peu près inconce­vable. Koestler en tire avantage pour affirmer que l'univers est encore plus mystérieux que la parapsychologie, à laquelle il s'intéresse. Mais il nous suffira d'avoir signalé ces pages. Dans ce livre séduisant, et d'une intelligence si indépendante, on a retenu surtout une remarquable contribution à un (imagi­naire) club anti-Darwin. Georges Laffly. 142:235 ### Bibliographie #### Deux lectures de Paupert Jean-Marie PAUPERT : *Péril en la demeure.* Éditions France-Empire. *Première lecture* Paupert, c'est une gueule. Il parle haut et clair. Il est carré. Et son livre montre non seule­ment du talent, mais du cou­rage. Il était plus facile de se taire, de vivre sur sa réputa­tion, porté par le courant. Il n'a pas cédé. Il donne une œuvre de rétractation. Il con­fesse sa « folie », sa « niaise­rie » progressistes. Il secoue allégrement les négateurs de miracles et les embrouilleurs de textes, ceux qui vident les dogmes de leur sens, n'en gar­dant (pour les faibles, les bê­tas, vous et moi bien sûr) qu'une façade en carton ; ceux qui rejettent le célibat des prêtres et crient, honte, qu'ils ne savaient pas, qu'on les a forcés ; et plus généralement tous ceux qui croient au mon­de moderne, et à Marx et à Freud, beaucoup plus qu'à la foi du Christ. Tous les Homais de l'Église. On le lit. On se dit : ça fait du bien d'entendre ça, si fer­me, si fougueux, plein d'auto­rité. Seulement, ce Paupert qui touche et retrouve tant de vé­rités, on l'aimerait encore plus clair, et plus carré. Le moment est trop grave pour les restrictions mentales et les doubles pistes. Supposons, s'il vous plaît, un catholique un peu perdu au milieu de tous les chambarde­ments du jour (il en existe, n'est-ce pas ?). Lisant Paupert, le voilà convaincu de trouver un homme qui sent et pense comme lui sur l'essentiel. Où l'envoie-t-on ? Paupert lui an­nonce que Mgr Lefebvre est hérétique et demain, sans dou­te, schismatique. Que les prê­tres de Saint-Nicolas-du-Char­donnet représentent « une réaction ratée ». Alors ? Alors notre catholique se voit pro­poser l'éloge de Taizé. Le frè­re Roger et les siens ne sont, il faut croire, ni hérétiques, ni schismatiques, ni en danger de l'être. Ou bien, chez eux, cela n'a pas d'importance Tai­zé, c'est l'espoir. Or je ne juge pas cette communauté, que je ne connais pas, mais il est quand même certain que ce n'est pas une communauté ca­tholique. Elle ne se présente d'ailleurs pas comme telle. Que voulez-vous que fasse notre fi­dèle un peu perdu, sinon se sentir encore plus perdu ? 143:235 Il me semble que ce livre est né d'un sursaut de l'enfant Paupert, toujours vivant, in­traitable et sûr. Il suffit de lire les admirables pages sur la communauté chrétienne d'hier, les souvenirs du petit Jean-Marie, pour en être convaincu. C'est cet enfant qui a *cassé* le vieil homme, le Paupert de trente ans, si fier d'être dé­gourdi, de ricaner, de tout bousculer. Il lui a ouvert les yeux. Mais le vieil homme, on peut le casser, on ne le tue pas si facilement. Il résiste encore à ce que lui rappelle l'enfant enivré de l'amour divin. Il renâcle, jusque dans ses ré­tractations. Le Paupert d'au­jourd'hui ose dire qu'il est réactionnaire (joli défi aux im­béciles) mais un pli lui reste. Cela vient peut-être du fait que persiste chez lui, à l'arriè­re-fond, une opposition du sclérosé et du vivant. Mais voilà, qu'est-ce qui est sclé­rosé ? Sclérosé le latin, sans doute, pour n'importe quel « modernichon » (comme il dit). Lui, Paupert, sait bien que ce n'est pas vrai. Mais sur d'autres points, il accepte cette opposition, je crois. Et elle est destructrice : d'une cer­taine façon tout ce qui a duré peut être dit sclérosé, et nous sommes à un moment où écla­te une véritable haine pour la durée. On veut du neuf, même pire. A un autre endroit (je prends exprès un point qui n'est pas capital) Paupert dit qu'il regrette la soutane, mais que le retour à la soutane est impossible. Oui ? Le pape n'a pas l'air de le penser. Et que faire, si l'on est d'accord sur le fait que le prêtre doit se distinguer par son vêtement, n'a pas le droit d'être anony­me, fondu dans l'uniformité ? Pourquoi ne pas le dire : un risque existe. La fidélité, ba­fouée et traquée, devient uni­quement défensive. Quand on voit menacé le dépôt sacré, les vérités transmises jusqu'ici, toute l'énergie doit être consa­crée à leur garde et à leur vie. Il est certain qu'une telle si­tuation, si elle se prolonge, peut devenir dangereuse. Tou­te initiative devient difficile. On craint, en bougeant, de dé­serter. Mais seule une Église qui ne serait plus secrètement envahie, rongée de l'intérieur, pourrait retrouver la hardies­se dont Paupert est impatient. Faire semblant de ne pas voir cela est trop facile. Georges Laffly. *Seconde lecture* Il y a une douzaine d'an­nées, Jean-Marie Paupert pu­bliait quelques pamphlets viru­lents où il jetait « pêle-mêle dans la poêle à frire les inté­gristes patentés, Michel de Saint Pierre, Louis Salleron, Georges de Nantes, Jean Ma­diran, Ousset, Marcel De Corte, Garrigou-Lagrange, l'abbé Coa­che et toute la bande » -- la­dite bande comprenant tous ceux qui ne déliraient pas intégralement dans les fumées du progressisme et du moder­nisme. 144:235 Puis il entra dans le silence, d'où il sort aujourd'hui pour dire son « repentir » et son « regret ». Il s'était trompé. Il le confesse honnêtement. Il revient à la religion de son enfance, celle de la Tradition qui s'est épanouie au cours des siècles dans une civilisa­tion dont les trois capitales sont Jérusalem, Athènes et Ro­me. Ce retour de l'enfant prodi­gue nous vaut un beau livre de 380 pages qui ne le cède en rien, pour la verve et la vi­gueur, à ceux de sa période romantique et révolutionnaire. Certes on s'étonne de ses réti­cences ou de ses condamna­tions expresses quand il parle de la messe de saint Pie V, de Saint-Nicolas du Chardon­net ou de Mgr Lefebvre. Chari­tablement on le crédite d'une certaine incohérence dont il se libérera après une réflexion plus poussée. Par exemple, il qualifie Mgr Lefebvre d'héré­tique à cause de son attitude à l'égard du concile. Mais lui-même, s'adressant aux évê­ques, leur dit : « Ah, mes Pè­res, si vous vouliez bien voir et admettre une bonne fois pour toutes, que toutes les pa­gaïes, tous les désordres, tous les abandons, toutes les er­reurs, tout cela de mauvais qui se déchaîne actuellement dans l'Église vient effective­ment du concile, comme vous nous feriez faire des progrès. Ce n'est pas, certes, *dans* le concile, mais cela vient *du* concile, c'est-à-dire à la fois *depuis* le concile, et d'un cer­tain *esprit* latent -- conciliai­re, pré-conciliaire ou pseudo­conciliaire -- une espèce de *on* inconsistant. Oui, on dit le concile comme on disait *on ;* et vous les premiers. Vous n'arrêtez pas de vous en go­berger, de vous en féliciter, de tout en tirer et le reste » (p. 319). Je ne vois pas que cette position soit substantiellement différente de celle de Mgr Lefebvre. Quand il y a « péril en la demeure », l'urgence exige l'union si l'accord sur le fond est certain. « On perd son temps à s'engueuler », disait Jehan Rictus en se regardant dans la glace. Malheureuse­ment quand la société se dé­sintègre, les groupes différents qui se forment ont tendance à se subdiviser à l'infini. Per­sonne n'est plus d'accord avec personne et chacun s'oppose à chacun. Je souhaite que les lecteurs de J.-M. Paupert ne s'arrêtent pas trop à ce qui les irritera chez lui, car sa réaction en face de l'autodes­truction de l'Église est si sai­ne, si juste, et dans l'ensemble si heureusement exprimée, qu'on ne peut que s'en réjouir et l'en féliciter. D'autre part, l'audience qu'il avait acquise dans les milieux dont il se sé­pare maintenant va lui valoir un certain nombre de lecteurs parmi ses anciens amis. Tous ne seront pas insensibles à la chaleur de son ton et aux rai­sons qu'il donne de sa « ré­tractation ». 145:235 Faut-il s'attendre un jour à quelque nouvelle palinodie ? Son tempérament fougueux pourrait le faire craindre ; mais je ne le pense pas parce que sa foi catholique et sa fi­délité à l'Église ont des raci­nes profondes. Il est né dans une famille très chrétienne ; son enfance et son adolescen­ce ont baigné dans cette litur­gie paroissiale et domestique où la pratique simple de l'a­mour de Dieu et du prochain crée des *habitus* que les éga­rements de l'âge mûr ne dé­truisent pas aisément. La cen­taine de pages qu'il consacre à ces années de catéchisme, de processions, de petit et grand séminaire (il a reçu les pre­miers ordres mineurs) sont parmi les plus émouvantes et les plus instructives du livre. Ma sympathie pour l'auteur vient peut-être du fait que je découvre que nous sommes « pays » -- champenois -- Mon village d'origine (fort loin­taine !) est parmi ceux qu'il cite aux alentours de Vitry-le-François. Quand j'y passe (bien rarement), j'éprouve une im­pression curieuse à lire mon nom sur de vieilles pierres tombales couvertes de mousse. Dans la région, j'ai été à Ambrières, où Loisy est enter­ré. L'épitaphe est-elle bien celle que transcrit J.-M. Pau­pert ? Je le crois, mais ne puis le vérifier sur le papier perdu où je l'avais notée. « *Tuam in votis tenuit volun­tatem. *» Pensez-en ce que vous vous voulez. Quand Paupert fera le détour, il trouvera, à deux pas de celle de Loisy, les tombes de la famille Flamma­rion. Étrange Champagne ! Mais, elle-même, cette Cham­pagne pouilleuse s'était dès longtemps enracinée dans le christianisme. Jean de Vi­guerie nous apprend, dans son passionnant ouvrage sur « L'institution des enfants » sous l'ancien régime, qu'en 1786 le collège de Vitry-le-François vantait dans son pen­sionnat « l'azyle sûr honneste et l'application de l'étude » (p. 134). Quant au futur dé­partement de la Haute-Marne, il comptait, en 1790, 40 écoles de filles et 500 écoles de garçons (p. 126). Combien en compte-t-il aujourd'hui ? Concluons avec J. M. Pau­pert : « La trahison et la mort nous menacent. Il y a péril en la maison du père. Et la Vierge pleure. Si nous ne nous y met­tons pas tous, tout de suite, tous ensemble, toutes affaires cessantes, toutes disputes et discordes oubliées, toutes bra­deries et toutes illusions ter­minées, toutes rancœurs et toutes dissimulations abolies, alors, pour des siècles, nous allons nous enfoncer en un temps des Barbares que l'hu­manité ni l'Église n'ont jamais encore connu, un temps bar­bare auprès duquel les pre­miers n'auront été que jeux d'enfants innocents et cantilè­nes de nurseries, le temps de la déshumanisation, le temps du soleil noir et du rouge sang, le temps des Monstres normalisés, le temps des noces de la Machine et de la Bête. » (p. 366.) Ce temps, nous y sommes déjà. Mais l'espace protège en­core le sanctuaire. L'éternité le sauvera-t-elle du temps ? Louis Salleron. 146:235 #### Robert Pannet La paroisse de l'avenir L'avenir de la paroisse (Fayard) On n'a pas oublié le livre de l'abbé R. Pannet sur *Le catho­licisme populaire* qui, suivi peu après de celui du P. Serge Bon­net, *Prières secrètes des Fran­çais d'aujourd'hui,* contribua puissamment à manifester le caractère destructeur des ré­formes post-conciliaires et la résistance passive qu'y oppo­sèrent dès le début les sans-grade du « peuple de Dieu ». Dans la ligne de ce premier livre, R. Pannet s'interroge aujourd'hui sur la paroisse. On ne s'étonnera pas qu'il en soit un partisan déterminé, la paroisse devant être, pour lui, le pivot de la rechristianisa­tion de la France. En deux parties successives il étudie 1) *la paroisse d'au­jourd'hui,* selon les zones plus ou moins chrétiennes dans lesquelles elle fonctionne, 2) *l'avenir de la paroisse,* tel qu'on peut le pressentir et l'infléchir, en fonction de l'évolution récente et de la si­tuation présente. L'expérience personnelle de l'auteur et l'enquête très pous­sée à laquelle il s'est livré lui permettent de présenter une foule de réflexions du plus grand intérêt, au double point de vue religieux et sociologi­que. Je ne ferai qu'un reproche à R. Pannet, c'est son excès de prudence ou de diplomatie dans la manière dont il traite certains sujets ou dont il cite certaines personnes. Par exem­ple, quand il retrace la fâ­cheuse évolution des paroisses du Sacré-Cœur de Colombes et de Saint-Séverin, il le fait avec tant de délicatesse que ceux qui n'ont pas lu le livre d'A. Delestre sur Colombes ou qui ne connaissent pas (s'il s'en trouve) l'affaire de Saint-Ni­colas-du-Chardonnet, à peine mentionnée par lui, n'y peu­vent pas comprendre grand chose. Dans cet ordre d'idées on pourrait multiplier les ob­servations. Cependant ces réserves n'en­tament pas l'approbation qu'appelle l'ensemble de l'ou­vrage. Cette défense et illus­tration de la paroisse, avec son église, son clergé, sa li­turgie, ses sacrements, sa pré­dication, est si convaincue et si convaincante qu'on ne peut que lui souhaiter la plus large audience. L. S. 147:235 #### Mircea Eliade ; Occultisme, sorcellerie et modes culturelles (Gallimard) Pour M. Eliade, l'histoire des religions n'est pas une discipline étrangère à notre vie quotidienne. Au contraire, cette science peut éclairer ce que nous voyons autour de nous. Il relève ainsi la vogue de *Planète* et de Teilhard de Chardin et les explique. Sou­mis au règne de philosophies déprimantes, desséchantes, les curieux des années soixante se jetèrent sur cette revue et sur les écrits du jésuite parce qu'ils les comblaient. On y trouvait une vision optimiste de la vie, la réconciliation de la science et du salut. Une ou­verture, une issue hors de la prison. Ce désir de se réconcilier avec la nature et le monde s'est manifesté depuis sous d'autres formes : regain de l'occultisme (explosion, dit l'auteur). Désir de retrouver l'innocence et la vie paradi­siaque : on a le culte de la nature, les formes agressives de l'écologie. Foi en un ave­nir de fraternité et de bon­heur : là, on voit se mêler à l'idée de révolution les rêve­ries sur l'ère du Verseau et la séduction de l'astrologie. Un horoscope dans un jour­nal, c'est bien ridicule, mais l'horoscope « vous pare d'une nouvelle dignité : il montre à quel point vous êtes intime­ment rattaché à l'univers tout entier ». Tout cela est évidemment lié à des mouvements anti­chrétiens, comme le montre la réhabilitation des sorcières (et pour une part, le succès de la gnose et de l'alchimie). Il s'agit donc de mouvements religieux, et s'ils se tournent, dit Eliade, contre les Églises, c'est que celles-ci veulent se réduire à « une éthique sociale ». Bref, les Églises ne sont pas assez religieuses. Eliade, qui parle des États-Unis, pense évidemment aux protestants, mais l'Église ac­tuelle ne lui donne pas tort. Georges Laffly. #### Vladimir Voïnovitch L'Ivankiade (Seuil) Les aventures du soldat Tchoukine étaient un livre très drôle et très amer. Avec l'Ivankiade, on passe du Kol­khoze au cœur de Moscou, mais c'est encore une satire féroce, effrayante par ce qu'elle laisse deviner, du sys­tème soviétique. 148:235 Voïnovitch est logé dans la coopérative « les écrivains de Moscou ». Il est marié, sa fem­me est enceinte, il aimerait bien obtenir le deux-pièces auquel il a droit. -- Jusqu'à maintenant, il a vécu dans une pièce d'une vingtaine de mè­tres carrés. La loi est pour lui : 9 m ^2^ par personne, plus 20 m ^2^ prérogative des écri­vains, Voïnovitch peut légiti­mement revendiquer 38 m ^2^, et même, si l'on compte l'enfant à venir, 47 m ^2^. De tels détails suffisent à me donner le fris­son : cette bureaucratie minu­tieuse, qui prévoit tout, nous n'en sommes pas intacts, mais la voir encore plus épanouie, encore plus oppressive, c'est une épreuve. Revenons au livre. Voïno­vitch se trouve malheureuse­ment en face d'un concurrent tout-puissant, maître des édi­tions et membre du KGB : « il pouvait sans grand peine, non seulement couler un livre, mais encore expédier son au­teur dans l'autre monde ». Le match commence. Le livre en raconte les épisodes. C'est pas­sionnant, c'est amusant, c'est effrayant. G. L. #### René Pillorget La tige et le rameau Familles françaises et anglaises XVI^e^-XVIII^e^ siècle (Calmann-Lévy) Ce nouveau livre de René Pillorget se situe dans une perspective à la fois histori­que et comparatiste. Estimant que l'objet de l'histoire réside moins dans une vivante re­constitution du passé que dans une meilleure intelligence de l'homme en société, l'auteur s'est proposé d'étudier la fa­mille, unité de base du phé­nomène démographique, sou­vent aussi unité de production et unité de consommation, et toujours cellule éducative ; fait naturel, mais aussi insti­tution. Le cadre de la recher­che est constitué par les royaumes de France et d'Angle­terre pendant les trois siècles des Temps Modernes. La comparaison est rigou­reuse et porte sur les diffé­rents domaines de la vie. Deux chapitres portent plus spécia­lement sur les problèmes d'or­dre juridique. L'un d'eux in­titulé *Le mariage, sacrement ou contrat ?* présente l'un des aspects essentiels des affron­tements successifs de l'Église catholique avec deux redouta­bles adversaires : l'hérésie protestante d'abord, la philo­sophie des Lumières ensuite. 149:235 Les étapes de la laïcisation sont fort bien précisées (p. 19-42). L'auteur souligne oppor­tunément combien fut dissol­vante pour la famille la con­vergence des thèses d'Érasme, de Luther et de Calvin. Érasme avait attaqué le célibat monastique, soutenu que le di­vorce était préférable à l'adul­tère et revendiqué pour les prêtres le droit de se marier ; Érasme, que l'on persiste à affubler du qualificatif d' « hu­maniste chrétien », avait cou­ronné sa doctrine de la fa­mille en contestant le caractè­re sacramentel du mariage. Malgré les divergences profon­des existant entre humanisme et réforme, les négations de Luther et de Calvin rencon­trèrent celles d'Érasme : ils condamnaient le célibat des clercs, réduisaient le mariage à un simple contrat que l'au­torité civile pouvait dissoudre et qu'un autre pouvait suivre ; les empêchements au mariage étaient limités à ceux que mentionnait la Bible. En re­vanche, le consentement des parents était exigé quel que soit l'âge des fiancés. Calvin ajoutait aux motifs de divorce reconnus par Luther la pré­somption d'adultère de la fem­me. Les doctrines d'Érasme, de Luther et de Calvin ont exercé une influence profonde eu Europe. En France, la mar­che vers la laïcisation du ma­riage a été marquée, en parti­culier, par les pressions du pouvoir royal sur le concile de Trente pour obtenir la con­damnation des mariages célé­brés sans le consentement des parents. Le décret « *Tametsi* » du 11 novembre 1563 fut le résultat d'un compromis : il réaffirmait le caractère sacra­mentel du mariage et, en con­séquence, il rappelait la totale liberté des fiancés. C'est pour­quoi il écartait le projet du cardinal de Lorraine et refu­sait de tenir pour nulles les unions contractées sans l'ac­cord des parents. En revanche, pour donner satisfaction au roi de France et lui permettre de limiter le nombre des mé­salliances, le décret demandait la présence du curé de l'un des deux fiancés et la tenue d'un registre. Le mariage de­venait un contrat solennel, mais le prêtre n'en était que le témoin et non le ministre. Malgré cette concession, Char­les IX et les parlements refu­sèrent de recevoir les décrets conciliaires : ils estimaient que le décret *Tametsi* ne dis­posait pas des obstacles suffi­sants à la réalisation de pro­jets conçus contre l'avis des parents. Le pouvoir royal en­treprit d'élaborer sa propre législation du mariage, com­plémentaire de celle de l'Église. L'ordonnance de Blois, en mai 1579, en fut la première manifestation. Au cours des deux siècles qui suivirent, l'Église, fidèle à sa définition du mariage, et l'État, mandataire des familles, allaient être dans ce domaine en conflit perma­nent : René Pillorget a eu le mérite de montrer avec clarté l'importance des enjeux. Un autre chapitre intitulé *Patrimoine, prestige et puis­sance* examine notamment les rapports de la famille avec les problèmes d'argent (pp. 92-104). « Les mariages se font au Ciel et se consomment sur la terre », lit-on dans les *Ins­titutes Coutumières* d'Antoine Loisel. 150:235 Toute la pratique juri­dique concernant les patri­moines familiaux se trouve ordonnée autour de trois pro­blèmes dont le premier est réglé alors le plus souvent par l'étroite subordination de la femme à son mari et par son incapacité légale de disposer librement de ses biens. Cons­tatation qui ne va pas, toute­fois, sans quelques nuances. Si la *Common Law* et le droit écrit du Midi de la France apparaissent proches l'un de l'autre par la méfiance atté­nuée de sollicitude qu'ils ex­priment à l'égard de la femme mariée, si la coutume de Nor­mandie va très loin dans le sens de la puissance maritale, d'autres coutumes sont carac­térisées par la communauté d'une partie des biens, et té­moignent d'une certaine foi dans les possibilités d'entente et de collaboration confiante des époux, même si leur force apparaît diminuée par l'in­fluence du droit romain. Le sort de la veuve est assuré, dans toute l'Angleterre ; en France, il l'est, dans les pays coutumiers, par la constitution d'un douaire, -- et dans les pays de droit écrit, par celle d'une dot. De même que le préciput évoque, dans une cer­taine mesure, les parapher­naux anglais, une institution de la France du Midi rappelle la *jointure* anglaise : *l'aug­ment de dot,* qui, fourni par la famille du mari, augmente du tiers ou de la moitié l'ap­port de la femme et se géné­ralise progressivement. Enfin, les problèmes de transmission de biens consti­tuent le troisième axe autour duquel s'ordonne la pratique juridique relative aux patri­moines familiaux. En Angle­terre, des règles applicables à l'ensemble du royaume ont été élaborées : tous les biens fonciers et immobiliers revien­nent à l'aîné, tandis que les biens meubles et l'argent sont également partagés. Cette uni­té contraste avec la diversité française, que domine toute­fois, pour les biens roturiers, la règle du partage égal des successions. Les aspects « sentimen­taux », psychologiques et mo­raux de la famille sont étudiés selon la même méthode com­parative, dans le chapitre II intitulé l'*Amitié du mariage*. René Pillorget y montre com­ment s'est développée, pres­que simultanément en France et en Angleterre, une théorie originale de l'amour conjugal : alors que le protestantisme avait, dès l'origine, professé pour les femmes un mépris souverain, au XVII^e^ siècle, en Angleterre, l'idée de l'incom­patibilité du mariage et de l'amour recule. Les mariages sont plus tardifs et les senti­ments susceptibles d'unir le couple sont pris davantage en considération. L'auteur remar­que qu'au même moment, en France, saint François de Sa­les, dans le plus pur esprit du concile de Trente, rappelle la place des sentiments person­nels dans ce sacrement. Pil­lorget cite des textes peu con­nus, mais particulièrement ré­vélateurs, des Précieuses. C'est aux aspects démogra­phiques qu'est consacré le cha­pitre IV, -- *Mystères de la vie et de la mort.* Il aborde le pro­blème des attitudes des famil­les en face de la vie (contra­ception, avortement, abandons d'enfants) et de la mort (fu­nérailles, fondations pies, mes­ses pour les défunts, etc.). L'étude comparée des formu­les testamentaires en France et en Angleterre, opérée à par­tir de textes précis, révèle des évolutions parallèles : 151:235 en deçà comme au-delà de la Manche, la déchristianisation progres­se, à partir de la fin XVII^e^ siè­cle, chez les « intermédiai­res de plume », chez les gens de loi qui aident leurs clients à formuler leurs dernières vo­lontés (pp. 165-168). Le cha­pitre V traite d'un problème capital : celui de l'étendue réelle de la famille. Non sans exceptions locales, ni régres­sions momentanées, il se pro­duit au cours des trois siècles des Temps Modernes un lent recul de la maisonnée « poly­nucléaire » au profit de la fa­mille conjugale. Les jeunes ménages vivent de moins en moins chez leurs parents, sou­mis à leur autorité. Cette transformation consacre la victoire des valeurs propres au couple et à ses enfants sur un mode de vie communau­taire mais dépourvu d'intimi­té. Toutefois, les familles, quelles que soient leurs struc­tures, ne vivent pas dans l'iso­lement. Chacune d'elles se trouve attachée à d'autres par de multiples liens qui peuvent être d'ordre économique, poli­tique ou religieux, mais qui peuvent tenir, aussi, au souve­nir de services rendus. Or, on constate, parallèlement au re­cul de la maisonnée « poly­nucléaire », parallèlement au recul du *lignage* au profit du *ménage*, un affaiblissement as­sez général de ces liens. L'at­titude à l'égard des enfants naturels évolue, elle aussi, dans les deux pays, d'abord dans le sens de la réprobation puis, au XVIII^e^ siècle, dans le sens du laxisme, avec la mon­tée des « idées nouvelles » et une certaine dégradation des mœurs. Le dernier chapitre, intitulé *Le temps des divergences* mon­tre comment la famille, après le milieu du XVIII^e^ siècle, con­naît, en France, une véritable crise consécutive à la subver­sion intellectuelle et morale dont elle est victime. René Pillorget explique comment le monde des juristes (pp. 264-265) s'est laissé contaminer par la doctrine des romanistes et, surtout, par celle des théo­riciens du (faux) « droit na­turel ». Pour des auteurs com­me Puffendorf, traduit en 1706, le mariage est simple­ment un fait relevant du « droit naturel » : en 1753, Le Ridant tiendra le mariage pour un simple contrat dont les conditions sont régies par l'État et dont l'existence con­ditionne la cérémonie religieu­se : « on ne sanctifie pas ce qui n'est pas ». L'idée d'une sécularisation du mariage pro­gresse dans la France de Louis XVI au rythme de l'es­prit du siècle. Parallèlement, la compétence des officialités subit une érosion constante au profit des tribunaux ro­yaux pour toutes les affaires de rapt, de séparation de corps ou d'adultère. La volonté d'anéantir le ca­tholicisme portait philosophes et politiciens athées à favori­ser en toutes circonstances le protestantisme au détriment même de la législation exis­tante. Comme les prêtres su­bordonnaient leur concours à une vérification de la foi reli­gieuse des fiancés, certains magistrats demandèrent la suppression de ce contrôle : le rôle des prêtres se trouvait ainsi ramené à celui d'un officier d'état civil. Turgot et Ma­lesherbes réclamèrent même l'instauration d'un « état civil des citoyens ». 152:235 En 1787, Louis XVI promulgua un édit éta­blissant, pour les non-catholi­ques, deux formes de célébra­tion du mariage : ou bien devant un prêtre agissant com­me officier public, ou bien de­vant le juge royal de leur do­micile ; tout le contentieux revenait aux juridictions sécu­lières. A partir de cette date, un mariage civil était établi en France, ainsi qu'un état civil laïque. Le clergé catho­lique protesta, -- à juste titre, mais vainement. Pillorget estime que l'évolu­tion de l'Angleterre dans la seconde moitié du XVIII^e^ siècle se déroula dans un sens oppo­sé : la propre patrie de Locke vit se développer le mouve­ment de restauration du Chris­tianisme de John Wesley et l'œuvre contre-révolutionnaire de Burke. On peut se deman­der toutefois si la différence entre la France et l'Angleterre n'est pas plus apparente que réelle. Le courant intensément religieux déterminé par la pré­dication de John Wesley s'em­bourba finalement dans l'An­gleterre protestante de Locke et se perdit en une multitude de sectes nouvelles. Quant Burke, s'il a perçu le premier le caractère dissolvant et uni­versel de la révolution de France, il est demeuré incura­blement fidèle à la « grande révolution » anglaise de 1688. Le livre de René Pillorget est bien écrit. Il se lit d'une traite. L'auteur conjugue avec aisance la rigueur scientifique et l'agrément : en un style clair, il attire l'attention du lecteur sur des détails con­crets et des exemples précis ; il émaille son texte d'anecdo­tes significatives. L'ouvrage fondé sur une vaste érudition constitue une synthèse solide et un véritable modèle d'his­toire comparée. René Pillorget a su montrer comment ces deux peuples en jouant sur une gamme commune de pro­blèmes et de valeurs ont su exprimer leur génie propre dans le choix des solutions adoptées et faire de leurs fa­milles le creuset de leurs ver­tus et de leurs défauts. Jean-Pierre Brancourt. ============== fin du numéro 235. [^1]:  -- (1). « L'Europe militairement condamnée », Hugues Kéraly, ITINÉRAIRES numéro 232 d'avril 1979. [^2]:  -- (2). « La défense de l'Europe face au Pacte de Varsovie », général Pierre M. Gallois, Le *monde* des conflits n° 2 de novem­bre-décembre 1978. [^3]:  -- (3). Discours de N. Krouchtchev en date du 6 janvier 1961. [^4]:  -- (4). Dr Robert Strauss-Hupé, *Military Review* de mai 1961. [^5]:  -- (5). « Guerre politique et force multilatérale », Émile Roche, journal *Combat* du 14 décembre 1964. [^6]:  -- (1). Voir dans ITINÉRAIRES, numéro 234 de juin 1979, la pre­mière partie de cette chronique. [^7]:  -- (2). Ces notes sont prises au retour d'Amérique. On comprend qu'il ne s'agissait pas pour nous de soumettre les voyantes à un interrogatoire, mais seulement de les visiter, comme Salle­ron l'avait fait lui-même en Espagne au moment des apparitions. [^8]:  -- (3). « Visite à Garabandal », ITINÉRAIRES numéro 98 de décembre 1965. Article reproduit dans l'ouvrage collectif *Garabandal hier et aujourd'hui,* Dominique Martin Morin 1978. [^9]:  -- (4). Règle numéro un : *sourire en toute occasion.* Règle corol­laire numéro deux : *mâcher quelque chose qui blanchit les dents.* Numéro trois : *parler du nez* (ça libère les effets de bouche). Le résultat -- sensuel -- est éclatant. Voyez les pro­ductions d'Hollywood. [^10]:  -- (5). *De antes* (Conchita doit avoir trente ans). [^11]:  -- (6). Cet énorme bouquin est la traduction d'un ouvrage qui fait (malheureusement) autorité : *Se fue con prisas a la mon­taña,* Dr GOBELAS, trois volumes, Editorial Circulo, Saragosse 1972 -- 1974. [^12]:  -- (7). Le directeur du *Centre Information Garabandal,* qui reste si ombrageux pour les autres sur l'exactitude des faits quand même il ne s'agit que d'une erreur de date, ne devrait pas manquer de s'insurger dans son prochain bulletin contre cette invention pure et simple de l'ennemi, aujourd'hui cou­verte de son énorme autorité. [^13]:  -- (8). Publications du *Centre Information Garabandal,* encore lui, mais en 1966. Il s'agit donc bien ici d'un mensonge vieux de quatorze ans. [^14]:  -- (9). Voir « Notre-Dame de Garabandal et la pédagogie des apparitions », in *Garabandal hier et aujourd'hui,* Dominique Martin Morin 1978. [^15]:  -- (10). Ces trois phrases se suivent dans le message du 18 juin, et il est clair qu'elles *vont ensemble* contrairement à ce qu'insinue la typographie habituellement employée. La suite du message en effet ne traite plus de la colère divine, mais des voies et moyens d'en obtenir pardon. [^16]:  -- (11). *Op. cit.,* chap. 7 : « Lourdes, Fatima et Garabandal » (voir également dans ce même ouvrage, pages 138 à 141, notre « Note sur l'avertissement »). [^17]:  -- (12). Voir à ce sujet, dans le numéro de juin, le témoignage du Père Ramon Andreu qui assistait à la sublime « rencontre » des enfants avec son frère disparu. [^18]:  -- (13). Nous suivons ici le texte du manuscrit espagnol, que la version française parue aux Nouvelles Éditions Latines ne respecte pas entièrement (elle omet par exemple le verbe qui qualifie l'attitude des parents). [^19]:  -- (14). Pour le texte intégral de cette prophétie, voir Raoul AUCLAIR : *La prophétie des papes,* Nouvelles Éditions Latines 1969. [^20]:  -- (15). *Sum. th.,* Ia IIae, qu. 106, art. 4, ad quartum (traduit par nos soins). [^21]:  -- (16). Mat., 24, 14. Voir également Marc., 13, 10. [^22]:  -- (17). Encore que saint Thomas ne connaissait ni les Indiens d'Amérique, ni les Pygmées, ni les Esquimaux. [^23]:  -- (18). Luc., 21, 24. Rom., 11, 12-15 et 22-24. Apoc., 22, 1. Eccl., 44, 9-16. 7ach., 14, 8-9. Etc. [^24]:  -- (19). L'évangéliste nous demande de *voir* et de *lire* au sujet des abominations prophétisées par Daniel « dans le lieu saint » : c'est un encouragement au travail du chroniqueur chrétien indépendant. [^25]:  -- (20). Mat., 24, 15-19 (dans la Vulgate de Dominique Martin Morin). Voir aussi Luc., 21, 8 -- 28. [^26]:  -- (21). Apoc., 14, 6 -- 7. [^27]:  -- (22). Luc., 18, 8. [^28]:  -- (23). Apoc., chap. 13 en entier. [^29]:  -- (24). « Par la grâce de Dieu, écrit le Père Calmel, il restera toujours assez de nature pour que la vie divine ne soit pas dépourvue de support (...) Le Diable n'arrivera jamais à mettre la main sur tout le temporel. » (ITINÉRAIRES, numéro 44 de juin 1960.) [^30]:  -- (25). Apoc., 14, 8 -- 20. [^31]:  -- (26). « Apport et limites de l'Apocalypse dans une théologie de l'histoire du salut », ITINÉRAIRES numéro 44 de juin 1960*,* qui contient de précieux développements sur les modes d'ex­pression du texte et ses clés chiffrés. -- « Théologie de l'his­toire », numéro 83 de mai 1964, sur la montée de l'apostasie et l'action bien visible de Dieu dans l'histoire. -- « Lumière de l'Apocalypse », « Les derniers jours du monde », dans le numéro 106 de septembre-octobre 1966, son numéro spécial sur *La théologie de l'histoire,* qu'il faut relire comme introduc­tion (notamment) à la signification des deux Bêtes de l'Apo­calypse. -- « De l'Antéchrist », numéro 111 de mars 1967 : « Que si l'Antéchrist personnel n'est pas encore venu parmi nous, du moins les organisations collectives sont déjà en place qui lui fraient immédiatement la voie (...) Il n'est pas du tout invrai­semblable que nous soyons entrés désormais dans la phase de la préparation immédiate de la grande apostasie. » -- Enfin, sur un sujet bien proche : « Les révélations privées à l'heure du modernisme », numéro 185 de juillet-août 1974. [^32]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéros 217 de novembre 1977 et 229 de janvier 1979. [^33]:  -- (1). Voir *L'Étoile du Jour* et les *Aventures de mer* de Bernard Bouts, publiées dans ITINÉRAIRES à partir du numéro 217. [^34]:  -- (2). Jacques Perret : *Salades de saison* (Gallimard). [^35]:  -- (3). Parenthèse de Bernard Bouts. [^36]:  -- (1). « Une école thomiste une et indivisible se serait perpétuée de saint Thomas à nos jours... je pense que cette unité doctri­nale de l'école thomiste a été grandement exagérée. » (*Les tri­bulations de Sophie,* p. 21.) « On ne peut parler de saint Thomas sans s'apercevoir qu'aucun accord ne règne sur l'homme et l'œuvre que ce nom représente. Il en va naturellement de même pour le mot *thomisme* et pour l'épithète de *thomiste. *» (*Ibid.,* p. 35.) Oui, mais sans doute *pas plus* que pour Platon, Descartes ou Kant ; ou Marx ! [^37]:  -- (2). Leçons publiées dans la revue vaticane *Seminarium* en 1965 (numéro 4) et recueillies sans changement dans *Les tribulations de Sophie,* Vrin 1967. [^38]:  -- (3). Cf. Maritain, *passim ;* mais notamment ses deux pages (13 et 14) sur « l'avenir du thomisme » dans sa préface, si caractéristiquement maritanienne, au livre d'Henry Bars : *La politique selon Jacques Maritain* (Éditions ouvrières 1961). [^39]:  -- (4). Maritain, *loc. cit.* [^40]:  -- (5). Gilson, *op. cit.,* p. 36-37. [^41]:  -- (6). P. 39. [^42]:  -- (7). P. 30. [^43]:  -- (8). *Bulletin officiel de la conférence épiscopale française,* numéro du 1^er^ février 1979, p. 187. Cela au programme de « philosophie », chapitre du « parcours (*sic*) métaphysique ». Au programme de « théologie dogmatique », chapitre de la « visée (*sic*) », « on soulignera le rôle des grands docteurs de l'Église, notamment saint Thomas » en ce qui concerne... *l'évolution des catégories et des langages* (p. 168) ! Cette *ratio studiorum* a été approuvée par le Saint-Siège, en l'occurrence par le cardinal Garrone, encore préfet de la congrégation romaine pour l'éducation catholique, le 18 décembre 1978. [^44]:  -- (9). Gilson, *op. cit.,* p. 39. [^45]:  -- (10). Maritain, *op. cit.,* p. 12. [^46]:  -- (11). Gilson, *op. cit.,* pp. 30-31. [^47]:  -- (12). Pp. 51-52. [^48]:  -- (13). P. 31 : « ...Le monde est créé de rien par Dieu. Ceci n'est pas une proposition scientifique. La science n'a aucun moyen de savoir que c'est vrai ni que ce n'est pas vrai. Si c'est vrai, l'univers créé par Dieu est celui que connaît la science, dans la mesure où elle le connaît. Par rapport à la notion théologique de création, tous les univers successifs de la science s'équivalent. En quelques mots, l'univers créé par Dieu est celui que décrit la science, quel qu'il soit et quelle qu'elle soit. » Et pp. 130-131 : « Nul théologien ne peut se représenter le monde autrement que le lui dépeint la science de son temps ; or, par rapport à la foi religieuse, cette vue scientifique du monde est contingente ; celle (assez confuse) que s'en fait le XX^e^ siècle est une conception du monde qui sera archaïque demain. La théologie n'implique aucune conception scientifique du monde ; dans la mesure, toujours imparfaite, où le monde de la science est le monde réel, c'est celui que Dieu a créé. » [^49]:  -- (14). P. 51. -- J'aurais voulu rappeler et commenter aussi, mais il y faudrait encore un autre article, cette pensée de Gil­son : « On peut poser comme une loi philosophique historique­ment vérifiable qu'il y a corrélation nécessaire entre la manière dont on conçoit le rapport de l'État à l'Église, celle dont on conçoit le rapport de la philosophie à la théologie et celle dont on conçoit le rapport de la nature à la grâce. » (*Dante et la philosophie,* p. 200.) [^50]: **\*** -- *Sic*. [^51]:  -- (1). Hors l'évocation d'un testament de saint Remi, le diplôme mentionne un Robert qui serait Robert le Fort, (arrière-grand-père d'Hugues Capet), si l'on en croit le professeur Karl-Ferdinand Werner. Il est manifeste que les *Annales de Saint-Bertin,* rédigées par Hincmar, ne sont pas favorables à Robert et à d'autres personnages ayant possédé des biens d'Église. [^52]:  -- (2). C'est démontré par A.H.M. Jones, Ph. Grierson, J.A. Crouy, *The authority of the* « *Testamentum S. Remigii *» dans la *Revue belge de philologie et d'histoire,* Bruxelles, 1957, t. 35, pp. 356-373. On trouvera le texte de ce testament dans les *Monumenta Germaniae historica. Scriptorum rerum merovingicarum,* t. 3 = *Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici...,* éd. Bruno Krusch, Hanovre, 1896, pp. 336-340 ; il termine la *Vita Remigii episcopi Remensis* d'HINCMAR. Devisse dit que c'est la meilleure édition de la *Vita* mais qu'elle n'est pas satisfaisante. On peut faire mieux. Une traduction de ce court testament figure dans le fameux *Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie,* Paris, Letouzey, 1948, t. 14, 2^e^ partie, col. 2233-2237 (cf. aussi l'édition-traduction de Flodoard par Lejeune, n. 3). Selon J. Devisse, il n'existe qu'une seule traduction en langue moderne de la *Vita* d'HINCMAR : elle parut en italien à Florence, l'an 1594 ! (p. 1160). Il est honteux pour nous qu'un tel texte n'ait jamais été mis en français, sauf le court testament final ! [^53]:  -- (3). C'est FLODOAR (894-966), archiviste de la cathédrale de Reims et historien, qui donne le premier les additions au court testament pour en faire un long ou grand testament, et ce dans son *Historiae ecclesiae Remensis* qui va jusqu'en 948. On trouvera le texte des additions relatives aux malédictions et bénédictions dans la *Patrologie latine,* t. 135, col. 66-68 ; ces additions sont aussi données par Krusch dans l'ouvrage déjà mentionné, *M.G.H., S.R.M.,* t. 3 = *Pas. vit. sanctorum,* pp. 345-346. Il existe une édition en latin de Flodoard avec une traduction en français par Lejeune (*Histoire de l'église de Reims,* Reims, 1854, t. I, pp. 109-139 pour le grand testament). Depuis peu, le petit et les additions formant le grand testament ont été réimprimés dans le *Corpus christianorum. Series latina,* Turnhout, Brepols, 1957, t. 117, pp. 474-479 (petit testament) et 479-487 (additions). L'ouvrage de l'abbé DESSAILLY, *Authenticité du grand testament de saint Remi,* Paris, 1878 est d'une grande naïveté historique. Il est d'ailleurs évident que quand un pape du XX^e^ siècle évoque le grand testament (saint Pie X, le 13 décembre 1908, dans un discours à l'évêque d'Orléans, lors de la lecture du décret de béatification de Jeanne d'Arc), il ne fait qu'évoquer un esprit présidant à une union entre l'Église et l'État. J. Devisse constate quant à lui qu'il devait exister une liste de biens de l'Église de Reims pouvant compléter le court testament authentique, et qu'il y a certainement des termes anciens (VI^e^ s.) dans le grand testament, mais il ne parle pas de la partie des malédictions et bénédictions. Je signale à toutes fins utiles que saint Remi ignorait tout des empereurs (il n'y en avait pas en dehors de Byzance à son époque et il faut attendre 800 pour qu'un Franc soit tel) et que le terme de Neustrie qui figure dans le texte qui a soulevé l'intérêt des catho­liques, ne date que de 642. Est-il besoin de souligner qu'on n'a jamais vu fonctionner la procédure de déposition du souverain, telle qu'elle est relatée dans le grand testament ! A quoi sert de magnifier un texte (apocryphe) et qui n'a jamais servi ? [^54]:  -- (4). En remontant les ancêtres de Charlemagne, par la lignée mâle, on tombe sur saint Arnoul évêque de Metz, que la légende médiévale a relié aux Mérovin­giens de façon officielle, encore que fausse. A la lumière de l'érudition moderne, il apparaît que cet évêque, ancien maire du palais (610), descendait par voie fémi­nine des rois francs de Cologne ; on sait aussi que les Carolingiens descendaient par femme et de deux ou trois façons des Mérovingiens. De même, Hugues Capet descendait une ou même deux fois de Charlemagne, toujours par femmes, et cela comptait. De même à l'est, tous les rois et empereurs allemands, de quelque dynastie ils soient, sont issus de Charlemagne. [^55]:  -- (5). Cf. Jean DE PANGE, *Le roi très chrétien,* Paris, Fayard, 1949, p. 130, etc. Du même : *Doutes sur la certitude de cette opinion que le sacre de Pépin est la première époque du sacre des rois de France* paru dans les *Mélanges d'histoire du moyen âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen,* Paris, P.U.F., 1951, n° LXIV, pp 557-564 : le sacre n'est que la confirmation des rois ; une autre contribution aux *Mélanges Halphen* apporte de l'eau au même moulin : Christian COURTOIS, *L'avènement de Clovis II et les règles d'accession au trône chez les Mérovingiens,* n° XX, pp 155-164 : il y avait visiblement une coutume en Gaule mérovingienne qui voulait qu'on ne proclame les rois qu'une fois atteinte leur majorité de sept ans, ce qui entraînait des interrègnes, mais aussi la probabilité de la proclama­tion liée à la confirmation, donc au chrême. Pépin n'étant pas Mérovingien (du moins par les mâles) aurait ainsi bénéficié d'une sorte de confirmation royale lorsqu'il évinça la dynastie précédente (751). Ce qui pourrait alors entraîner que les Wisigoths d'Espagne n'auraient pas été les premiers à sacrer leurs rois et que Pépin ne les aurait donc pas copiés, son onction étant faite selon l'usage des ancêtres (*Chronique de Moissac*) et celui des Francs (*Annales royales*). Voir à ce sujet du comte Édouard DE ROQUEFEUIL ANDUZE, *Le* « *sacrement des rois méro­vingiens* » dans les *Mémoires de l'Académie de Dijon,* 1961, pp 19-42 et aussi Georges TESSIER, *Le baptême de Clovis,* Paris, Gallimard (« Trente journées qui ont fait la France », n° 1), 1964 (ouvrage d'intérêt qui n'aime pas l'article précé­dent). Il est vrai aussi que l'on a trouvé une formule de bénédiction royale sous les Mérovingiens, véritable prière accompagnant l'onction des mains du roi. Cf. dom Germain MORIN, *Un recueil gallican inédit de* Benedictiones episcopales *en usage à Freising aux* VII^e^-IX^e^ *siècles,* paru dans la *Revue bénédictine,* Maredsous, 1912, pp 188-189 ; il y aurait là le souvenir d'une cérémonie pratiquée dans le royaume franc. [^56]:  -- (6). Il est maintenant démontré qu'Hincmar emprunta à la liturgie rémoise de nombreux épisodes de sa *Vie de saint Remi ;* cf. chanoine F. BAIX, *Les sources liturgiques de la* Vita Remigii *de Hincmar* dans *Université de Louvain. Recueil de travaux d'histoire et de philologie,* 3^e^ série, 22^e^ fasc. = *Miscellanea historica in honorem Alberti De Meyer....* Louvain-Bruxelles, 1946, t. 1, pp 211-227. Il est certain qu'il existait un office de saint Remi qui a été critiqué par Godescale/Gottschalk, entre vers 849 et sa mort en 868 ; or Hincmar écrivit sa *Vita* en 877-878. Cet office devait dater du VIII^e^ siècle (BAIX, p. 222) et on y voit une colombe apporter du ciel le chrême utile au baptême de Clovis... Sur quoi s'ap­puyait cet office ? On l'a écrit, sur une méditation d'un thème iconographique, la représentation à Reims du baptême du Christ, surmonté d'une colombe tenant en son bec une ampoule. Sur tout cela, cf. sir Francis OPPENHEIMER, *The legend of the Ste. Ampoule,* Londres, Faber and Faber Ltd, 1953. [^57]:  -- (7). Au sacre du futur Louis VII par le pape Innocent II (Reims, 1131), il est affirmé pour la première fois que l'onction est faite avec l'huile du ciel envoyée à Clovis : « le pape consacra le petit enfant de l'huile apportée par la main d'un ange, dont saint Remi avait oint Clovis roi des Francs pour en faire un chrétien » (*Chronique de Morigny* citée par DE PANGE, *Le roi très chrétien,* p. 301). [^58]:  -- (8). C'est en présence de Charles II le Chauve qu'Hincmar fit ouvrir la tombe de saint Remi (octobre 852), et qu'il opéra la translation des reliques qui furent établies dans l'église Saint-Remi. C'est alors qu'on dut trouver deux ampoules contenant un baume odoriférant, car on avait l'habitude d'accompagner un corps de telles fioles sous l'Antiquité. Hincmar déclara probablement que l'une des ampoules était celle qui servit à confirmer Clovis le jour de son baptême... [^59]:  -- (9). OPPENHEIMER, *The legend,* pp. 178 ss. : Charles III le Simple, petit-fils de Charles II le Chauve, fut un roi contesté à plus d'une reprise et il fut aussi le premier de tous les rois à être sacré et couronné à Reims après Louis le Pieux, mais à Saint-Remi. L'archevêque Foulque, successeur d'Hincmar, dut vouloir renforcer le prestige du souverain et du siège en employant la sainte fiole. Par la suite, Charles III le Simple affirmera sa position en se déclarant roi des Francs, titre abandonné depuis la mort de Charlemagne. Au sacre du petit Philippe I^er^ dans la cathédrale de Reims (il avait 6 ans en 1059), l'archevêque Gervais rappela le rôle de saint Remi qui baptisa et sacra Clovis. [^60]:  -- (10). La Sainte Ampoule ne pouvait être que la cible des révolutionnaires. Alexandre de Beauharnais réclama à l'assemblée constituante qu'on en brûlât l'huile à Paris, sur l'autel de la patrie (Frédéric MASSON, *Le sacre et le couron­nement de Napoléon,* Paris, I908, p. 174) ; sa veuve fut sacrée d'un simple chrême pour évêque dans Notre-Dame de Paris (1804). Ancien pasteur luthérien et con­seiller aulique du comte de Linange Dabo en Allemagne, *Philippe*-Jacques Ruhl n'était plus qu'un conventionnel régicide en mission quand il se fit livrer la Sainte Ampoule le 7 octobre 1793 ; il brisa la fiole à coup de marteau et envoya le reliquaire (de date inconnue, XII^e^ s. ?) à Paris où il fut fondu. C'est au cri de « Vive la République ! » que fut commise cette bêtise (comme bien d'autres !), mais de courageux Rémois n'avaient pas hésité à distraire des particules de baume avant de livrer la fiole et des éclats furent aussi sauvegardés. Ainsi l'on put reconstituer une nouvelle Sainte Ampoule sous la Restauration et le reliquaire de Cahier est admirable dans le trésor de Reims, au palais du Tau, contre la cathédrale. Et Ruhl ? Arrêté après le 1^er^ prairial, il se suicida (en une crise de folie ?) dans sa prison pour ne pas être... guillotiné (1795). [^61]:  -- (11). C'est véritablement un autre monde que celui du moyen âge et même de l'ancien régime au sens large (Devisse le souligne p. 1136). A une époque comme la nôtre où l'on n'ose même plus faire mémoire de la chasteté quand on évoque la question sexuelle et tout ce qui en découle (on ne parle plus que contraception et avortement !), il est bon de se souvenir des évêques de Lorraine (un des royaumes francs issus du morcellement de l'Empire carolingien) se tournant vers Dieu et littéralement le forçant par des moyens en fin de compte tout à fait normaux : « Nous avons considéré que notre seul refuge à nous tous, qui som­mes désolés par la perte de notre roi, c'est que par la prière et le jeûne nous nous tournions vers Celui qui tient dans sa main les cœurs des rois... Nous avons imploré sa miséricorde pour qu'il nous donnât un roi selon son cœur... qu'il inclinât tous nos cœurs vers celui qu'il avait choisi, élu et prédestiné pour notre salut et notre sauvegarde. Enfin dans l'unanimité avec laquelle nous avons reconnu l'héritier de ce royaume, sous la volonté duquel nous nous sommes mis de plein gré, nous voyons la preuve de la volonté de Dieu que notre seigneur le roi Charles, ici présent, soit l'héritier légitime du royaume... » Ainsi fut reconnu Charles II le Chauve, « roi très chrétien » (c'est dit en toutes lettres), dans un climat social bien différent du nôtre (extraits en français du discours donnés par PANGE, *Le roi* *très chrétien,* p. 205 d'après les Annales de Saint-Bertin rédigées par Hincmar). [^62]:  -- (12). Je ne résiste pas au plaisir de citer Nithard en ce début de mai 1979 où l'on voit la neige tomber sur les fleurs du jardin. En son *Histoire des fils de Louis le Pieux,* l'auteur effaré par tous les troubles déclare pour terminer son œuvre (fin 842) : « Que chacun apprenne ici que celui qui commet la folie de négliger l'intérêt public et se livre en insensé à ses désirs personnels et égoïstes, offense par là à tel point le Créateur qu'il rend tous les éléments eux-mêmes con­traires à son extravagance... Au temps de Charlemagne, d'heureuse mémoire... comme le peuple marchait dans une même voie droite, la voie publique du Sei­gneur, la paix et la concorde régnaient en tous lieux ; mais à présent, au con­traire, comme chacun suit le sentier qui lui plaît, de tous côtés les dissensions et les querelles se manifestent. C'était alors partout l'abondance et la joie ; c'est maintenant partout la misère et la tristesse. Les éléments eux-mêmes étaient alors favorables à chaque roi, mais maintenant ils sont contraires à tous, comme l'atteste l'Écriture, ce don divin : « Et l'univers luttera contre les insensés » (éd. Ph. Lauer, Paris, 1926, pp. 142-145). » Telles étaient les paroles de Nithard après un hiver très rude (842-843). On me dira qu'il ne s'agit là que d'un thème com­mode et souvent agité (« vieille chanson qui vient du fond des âges » écrit si bien J. Devisse pp. 720-721), mais j'ai comme l'impression qu'on en reparlera d'ici peu en ce bas monde livré à des princes athées, socialisants et avorteurs. Je compte d'ailleurs écrire quelque chose sur ce sujet, émaillé de citations de Bède le Vénérable, de Liutprand de Crémone et de Grégoire IX qui pensaient comme Nithard. [^63]:  -- (13). Les Mérovingiens et Carolingiens étaient pourtant très proches parents. Se fondant sur un article de Levillain paru en 1944, J. Devisse montre que cette connexion était possible, mais il existe depuis une vingtaine d'années plusieurs articles d'intérêt prouvant, tant en France qu'en Allemagne, combien les deux races étaient parentes. [^64]:  -- (14). Il faut noter au passage que, selon J. Devisse, ce serait peut-être Hincmar lui-même qui aurait commandé la plaque d'ivoire représentant trois épisodes de la vie de saint Remi que l'on peut contempler au musée d'Amiens (p. 1033) ; cette plaque aurait servi à orner la reliure de la *Vita Remegii* et il n'est pas interdit de l'imaginer. La scène d'en bas montre le baptême de Clovis. [^65]:  -- (15). Devisse explique la raison de la publication de la lettre du pape ; notons qu'Hormisda(s) régna de 514 à 523 et que Clovis mourut en 511. La lettre est expédiée à Remi pour le féliciter du baptême. [^66]:  -- (16). C'est le grand Léon Levillain qui identifia définitivement les auteurs des *Annales* en question, et parmi ceux-ci se trouve Hincmar. Ces *Annales* étaient de la plus haute importance, le roi en conservant un exemplaire. J. Devisse confirme Levillain (p. 1054 et n. 505).