# 236-09-79
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Il y a vingt-deux ans, en juin 1957, l'éditorial d'ITINÉRAIRES disait déjà :
« Sans la revue ITINÉRAIRES, certains événements passeraient inaperçus, et les efforts pour les faire connaître demeureraient isolés. Ce ne sont pas les événements que l'on trouve à la première page des journaux ; ou quand par exception ils y figurent un instant, ils sont déformés au point d'en être méconnaissables. C'est pourquoi ils sont ici étudiés méthodiquement et proposés à la méditation. »
Cela n'a pas changé depuis 1957. Le présent numéro en est un nouvel exemple.
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Mais cet éditorial de 1957 disait aussi :
« On voit des publications, et même des revues mensuelles, apparaître avec un tirage de lancement de 200.000 exemplaires ou davantage : volontiers d'ailleurs elles exposent qu'elles sont du côté des pauvres contre les riches, ou du côté de l'esprit contre l'argent, et que les capitalistes, bien entendu, c'est nous-mêmes.
« Ces riches moyens de diffusion ne nous ont pas été donnés. Nous en avons d'autres, qui se ramènent, eux, à l'amitié, à l'activité, au dévouement de nos lecteurs. A l'obligation où nous sommes de leur rappeler que l'influence intellectuelle et l'existence matérielle de la revue ITINÉRAIRES dépendent de leur bonne volonté et de leurs efforts. »
Cela non plus n'a pas changé depuis 1957. L' « obligation où nous sommes de le rappeler » n'a pas diminué.
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La démocratie religieuse
## ÉDITORIAL
### Un travail qui est un combat
■ Nous avons attendu : afin d'être les derniers, puisque nous y étions pour quelque chose, à parler de cet événement intellectuel, politique, religieux.
Nous avons attendu plus d'une année. Nous sommes quand même presque les premiers.
■ La réédition de *La démocratie religieuse* de Charles Maurras n'a pas obtenu une ligne, pas même une seule ligne de simple information, dans *Le Monde* ni dans *Le Figaro.* On leur en avait envoyé des exemplaires en « service de presse » ; plusieurs ; aux directeurs, aux rédacteurs ; aux titulaires des rubriques plus ou moins correspondantes. Non seulement ils ont évité le commentaire et la discussion, mais ils ont supprimé la simple information. De manière à ce que le grand public ne sache pas. Et ainsi le grand public n'a pas su.
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■ Pourtant le nom de Maurras revient souvent dans les colonnes de la grande presse et des magazines illustrés. Toujours avec une grande ardeur dans l'acrimonie et la malveillance. Jamais en indiquant où l'on pourrait lire un livre de Maurras. La reparution de *La démocratie religieuse,* livre majeur, livre fondamental, le plus maurrassien de tous, et demeuré le plus actuel, offrait l'occasion aux commentateurs installés de préciser sur pièces pourquoi ils ne citent le nom de Maurras qu'avec haine et mépris. Mais chez la plupart d'entre eux c'est une hostilité-réflexe, sans l'avoir jamais lu ; et faites-leur confiance, ce n'est pas maintenant qu'ils vont commencer.
■ D'ailleurs, contre Maurras, le commentaire et la discussion, quand on s'y engage vraiment, ne tournent guère à l'avantage de ceux qui l'attaquent. Il y a mieux à faire contre lui. Le faire oublier. Placer entre lui et nous quelque chose qui fasse écran ; qui détourne l'attention. C'est pourquoi la gauche vient de lancer une « nouvelle droite » qui est une vraie gauche. Une nouvelle droite pour prendre la place de la droite traditionnelle. Pauwels remplacera avantageusement Maurras dans l'éventail du pluralisme autorisé. Maurras retourne en captivité, son œuvre frappée d'interdiction de séjour dans les media. La nouvelle droite, à la différence de l'ancienne, est accréditée auprès de la gauche. N'imprimez nulle part le titre de ce livre : *La démocratie religieuse* de Charles Maurras.
■ LA DÉMOCRATIE RELIGIEUSE, c'est donc le titre du livre de Charles Maurras qui, depuis un an, est à nouveau présent et vivant parmi nous. Les jeunes gens d'aujourd'hui peuvent en théorie l'acheter chez n'importe quel libraire. Certes nous savons par expérience que beaucoup de libraires répondront : ce livre est « inconnu », il « n'existe pas », ou encore il est « épuisé ». Eh bien notez la date et le lieu, le nom et l'adresse du libraire, pour le marquer d'infamie, il aura été pris en flagrant délit de faute professionnelle grave : mais une faute devenue tellement habituelle que, pour cette raison surtout, ces libraires qui ne sont plus des libraires constituent une profession en voie de disparition.
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Si le métier de libraire consiste désormais à mettre en vitrine et à procurer, à l'exclusion de tous autres, les livres qu'on vient leur demander parce qu'on en a parlé ce mois-ci à la TV, dans *Le Monde* et dans les magazines illustrés, alors les libres-services, les distributeurs automatiques, les prisunics feront aussi bien et même mieux : ils s'en sont avisés et sont en train de le démontrer. Le vrai métier de libraire, celui qui justifierait aujourd'hui plus que jamais l'existence de cette profession, ce serait d'indiquer l'existence, l'importance des livres que la grande information veut ignorer. Comme *La démocratie religieuse.*
■ Mais enfin sachez-le : si votre libraire ne fait pas son métier, vous pouvez acheter cet ouvrage directement (ou le commander par correspondance) aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^ ; téléphone (nouveau numéro) : (1) 354.77.42.
■ LA DÉMOCRATIE RELIGIEUSE n'est pas seulement le titre d'un ouvrage de Charles Maurras.
C'est une formule-clé.
C'est la dénomination exacte.
C'est l'expression d'un discernement.
Démocratie religieuse, religion démocratique, nouvelle religion, c'est tout un. Maurras lui a donné cette appellation distincte : non pas « la démocratie » seulement, la démocratie comme à Athènes ou comme dans les cantons suisses ; non pas la démocratie classique dont parlent Cicéron, saint Thomas d'Aquin et tous les traités de philosophie chrétienne ; mais la démocratie « religieuse ». Non pas une institution purement et simplement politique. Mais en même temps, et tout autant, et davantage, une morale nouvelle, une nouvelle croyance, une autre religion. Nous n'avons cessé depuis vingt et trente ans d'en observer les mœurs, d'en mettre au jour les dogmes camouflés, d'en étudier les implications et conséquences. Le présent numéro sur LA DÉMOCRATIE RELIGIEUSE, en même temps qu'il célèbre (et fait connaître) l'événement tenu caché de la réédition, est une étape supplémentaire de cette étude continuée. Sans perdre de vue l'un des fils conducteurs, débrouillé par Maurras, ordinairement négligé, et qu'il importe de ne pas lâcher :
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c'est que l'implantation, maintenant universelle dans les esprits, du démocratisme moderne, est opérée et maintenue par « *de grands* INTÉRÊTS RELIGIEUX *qui sont tout à la fois* ANTI-CATHOLIQUES *et* EXTRA-NATIONAUX ». Ainsi l'analyse maurrassienne nous a-t-elle conduits jusqu'au seuil du plus grand problème de notre temps, qui est un problème de pensée religieuse, de pédagogie religieuse, de foi religieuse.
■ Oui, l'analyse maurrassienne nous a conduits jusqu'à ce seuil.
Ce seuil, bien entendu, nous l'avons franchi. Telle est la signification du présent numéro.
Où il apparaît une fois de plus que notre travail (intellectuel) est inséparablement un combat (spirituel).
J. M.
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### Charles Maurras et la démocratie religieuse
par Jean Madiran
Texte des « Avis au lecteur » ajoutés en 1978 à la réédition de « La démocratie religieuse » de Charles Maurras.
ON N'OSERAIT rien ajouter à cette réédition posthume, elle est la reproduction exacte d'une « édition que Maurras en 1921 a voulue et déclarée « définitive », amendée et revue de sa main ; reproduction photographique, qui se condamne donc à ne même pas corriger quelques légères imperfections matérielles, les unes sont évidentes, les autres moins et leur rectification prêterait peut-être à contestation. On n'oserait rien écrire en tête d'un ouvrage qui en lui-même n'en a nul besoin. La seule excuse d'une telle audace vient du temps qui a passé. Plus d'un demi-siècle depuis 1921. Davantage encore : la première édition de tous ces textes est antérieure à la guerre de 1914.
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On se limitera aux modestes avis rendus utiles par le temps écoulé, par l'ignorance où les jeunes générations, mais non point de leur faute, sont souvent immergées, par l'obscurantisme enfin, l'obscurantisme spirituel qui s'appesantit sur la société civile et sur la société ecclésiastique, chaque jour davantage en ce commenceraient du dernier quart du XX^e^ siècle. Dans le même esprit on a demandé à Jacques Vier les notices biographiques des principaux personnages.
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De la « démocratie » qui est « religieuse », Maurras n'a point fait un traité. Il a rassemblé des écrits de circonstance s'y rapportant plus ou moins directement, selon une manière qui lui était habituelle. Sa dimension ordinaire était plus courte que celle qui (par convention arbitraire, ou plutôt commerciale) est supposée obligatoire pour un livre, et c'est pourquoi beaucoup de ses livres, comme celui-ci, comme *L'avenir de l'intelligence,* comme *Les vergers sur la mer,* et *Quand les Français ne s'aimaient pas,* et dix ou vingt autres, sont des recueils. Ce n'est pas une loi absolue. Quelques ouvrages de bonne dimension ont été écrits par lui d'un seul tenant, d'une seule inspiration, bizarrement ce ne sont pas les plus connus des lecteurs de livres, bien que ce soient parfois les plus importants, comme *La contre-révolution spontanée* ou *Le bienheureux Pie X ;* ou comme les *Quatre nuits de Provence.* Mais quelle que soit la circonstance et la dimension, la manière de Maurras toujours demeure beaucoup plus d'observation et d'expérience que de philosophie ; plus souvent narrative que synthétique, même dans ses démonstrations ; plus volontiers poétique que pédante. On ne trouve dans ces pages aucune définition abstraite de la « démocratie religieuse ». On ne trouve même pas tout de suite celle de la « démocratie ». Les jeunes lecteurs à l'esprit encore un peu scolaire, ou les esprits mûris dans la pratique des bonnes méthodes scolastiques, devront se porter d'abord à la page 397 s'ils veulent savoir de manière didactique ce que le terme « démocratie » signifie pour Maurras. Définition à vrai dire constamment présupposée et sous-entendue, qui ne devient ici ou là explicite que dans la mesure où les divagations d'un nigaud le rendent nécessaire, comme aux pages 284-285. Mais cette « démocratie », en quel sens donc est-elle dite « religieuse » ?
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Cela n'est précisé nulle part. Cette notion, cet objet, cette réalité capitale, qui domine le siècle, et de plus en plus, Maurras la combat là où il la rencontre, sur son terrain politique, et seulement là, mais une définition qui en serait seulement politique resterait insuffisante : et c'est pourquoi Maurras, qui le sait bien, en appelle au témoignage des définitions théologiques de saint Pie X. En un premier sens, ou plutôt en une première rencontre, la démocratie religieuse est la politique démocratique quand elle est professée et pratiquée par des milieux intellectuels et sociaux qui sont religieux. La dénomination à ce niveau n'est encore que géographique : la démocratie religieuse est la démocratie chez les catholiques. Mais les catholiques peuvent-ils être démocrates-chrétiens, ici et maintenant, dans la France du XX^e^ siècle, par l'effet d'une erreur qui serait seulement politique ? N'y faut-il pas une aberration religieuse ? Maurras la pressent chez Sangnier. Il l'en avertit. La confirmation, fortement motivée, viendra de saint Pie X. Sa Lettre sur le Sillon, comme le Syllabus de Pie IX, figure en texte intégral dans ce livre.
C'est qu'elle apporte la démonstration *religieuse* du pressentiment *politique* de Maurras : avec la « démocratie religieuse » on se trouve en présence d'un phénomène *politique* résultant d'une erreur *religieuse.*
Quelle erreur ? Elle est triple. Elle consiste premièrement à croire en l'avènement de la démocratie universelle non point par réflexion politique, mais par une sorte d'acte de foi (une sorte d'acte de foi qui psychologiquement prend autant et davantage de place que la foi théologale, ou même en prend la place) : une croyance arbitraire, de nature religieuse, introduite par extrapolation dans le domaine politique ; un messianisme temporel. Elle consiste secondement à imaginer avoir découvert, grâce sans doute au progrès moderne de l'esprit humain, que tout à la fois le sens, l'essence et l'avenir temporel de la religion chrétienne résident dans la démocratie. A quoi saint Pie X répond tranquillement : « L'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde. » Elle consiste enfin, cette erreur religieuse, à n'accepter aucune loi dont la conscience individuelle n'ait pas été, au moins en théorie, le législateur ; à ne jamais admettre d'obéir à un autre que soi ; et à fonder la démocratie politique sur l'impératif catégorique de cette insurrection morale contre l'ordre naturel et surnaturel.
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La critique théologique de la démocratie religieuse est inscrite une fois pour toutes dans la Lettre sur le Sillon. La critique de Maurras est en pleine connivence intellectuelle, en pleine consonance morale, mais elle est distincte. Elle est politique. -- Politique, comment l'entendre ? que Maurras soumet une réalité religieuse à une critique politique ? -- Non point. Il observe l'apparition sur le terrain politique d'une certaine démocratie, il en examine les évolutions. Cette observation lui fait voir que le phénomène étudié n'a pas une cause politique, il a une cause religieuse ; plus précisément, qu'il est la traduction et l'instrument politiques d'intérêts religieux ; et que ces intérêts religieux sont hostiles au catholicisme.
Cela dit sans nulle prétention à résumer les trois ouvrages que Maurras a réunis dans le présent recueil ; mais pour marquer la place et la portée de son opposition politique à la politique d'une démocratie religieuse.
L'analyse politique ne discerne que partiellement, mais elle discerne avec déjà la certitude qui lui est propre, le fond religieux des idées libérales et démocratiques. Elle est loin de pouvoir découvrir à elle seule toutes les grandes raisons qui interdisent à la conscience individuelle de se prendre pour le centre de l'univers et de s'ériger en législateur suprême ; mais à son niveau politique elle prononce déjà sans hésitation ni incertitude : « N'étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi. » Elle aperçoit aussi, cette analyse politique, qu'en cela elle s'oppose mortellement à « de grands intérêts religieux qui sont tout à la fois anticatholiques et extranationaux ». La politique en effet a son mot à dire, et un mot très sûr, même si ce n'est pas le dernier mot, sur l'attitude mentale et morale qui prétend conférer à la volonté humaine, dans sa fantaisie individuelle ou dans sa conjuration collective, le pouvoir de créer le droit, de dire le juste, de définir le bien : telle est la racine de la démocratie religieuse.
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Les racines de la pensée maurrassienne se trouvent au contraire dans les réalités durables, dans les réalités sublimes qui sont supérieures à la volonté de l'homme, et que l'homme libre doit aimer et servir.
*L'Action française enracine ses théories dans l'amour.* Vraiment Maurras disait cela ? Il le disait, il le vivait ; et c'est ici, dans *Le dilemme,* qu'il l'énonce. Mais ainsi énoncée, dans un flou qui lui gagnerait l'oreille d'une moderne sensiblerie soi-disant évangélique, la formule vague ferait froncer n'importe quel sourcil maurrassien, on croit entendre Maurras lui-même : -- L'amour ! L'amour ! L'amour de qui ? l'amour de quoi ? du beau ou du laid ? de l'honneur ou du crime ? l'amour du bien commun ou l'amour du désordre ?
Justement : il dit « l'amour », mais il dit de quoi et de qui. A Sangnier qui, à bout d'arguments théoriques, lui oppose que « les plus belles théories sont impuissantes si elles ne sont enracinées dans la vivante réalité », Maurras répond : *L'Action française enracine ses théories, qui n'ambitionnent pas d'être belles mais d'être justes, dans les réalités que voici et qui sont peut-être vivantes : l'amour de la patrie, l'amour de la religion, l'amour de la tradition, l'amour de l'ordre matériel, l'amour de l'ordre moral...*
Je n'arrive pas à imaginer quelle impression peut faire aujourd'hui la lecture de ces lignes sur un jeune lecteur dont *La démocratie religieuse* sera le premier livre de Maurras. Plus que la rigueur exigeante de sa célèbre dialectique, à laquelle nous devons d'avoir été introduit aux disciplines nécessaires à la vie de l'esprit, ce qui me frappe quand je le relis maintenant, c'est la haute, c'est la rare noblesse des sentiments où « s'enracine » sa pensée : des *sentiments intelligents,* qui sont des réalités vivantes et non des chimères ; des sentiments naturels, c'est-à-dire pieux, et droits, et purs, et non des monstres de démesure, d'artifice, de culte de soi-même. La grandeur d'âme, le cœur de Maurras ! Ce « cœur de soldat » qui « pour les seuls vrais biens a battu sans retour »... Ce livre-ci sans doute est celui d'un incroyant ([^1]) :
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« Assurément ni mon langage ni ma pensée ne peut être toujours de nature à satisfaire la conscience catholique en ce qui touche à l'appréciation du dogme sacré ou à l'énoncé de l'histoire ecclésiastique. » Mais voici la merveille, et c'est une sorte de miracle : privé de la foi catholique, l'incroyant Maurras en garde ce que l'impiété moderne y attaque le plus ; il en aime, il en défend précisément cela qu'abandonnent les cœurs catholiques quand ils sont séduits ou troublés par les démons de la modernité : le culte de la Vierge, celui des intercesseurs, le dogme de la communion des saints, la réversibilité des mérites, la survivance des corps glorieux. Tout cela n'apparaît point ici, ou guère, c'est dans d'autres œuvres qu'on le lira, il faut pourtant le savoir pour saisir l'intensité de son amour de l'Église ; et pour mieux situer chez lui cette autre position catholique que les catholiques désertaient et qu'il défend, celle-là, ici même, directement contre les attaques de la démocratie religieuse : « le profond bienfait catholique », le bienfait historique et social de l'Église, « le bienfait de son action sur le genre humain ».
Les modernistes d'avant 1914, comme ceux d'après le second concile du Vatican, avaient honte du passé de l'Église, qu'ils imaginaient comme ils l'imaginent aujourd'hui sous les traits d'une longue complicité avec les puissants de ce monde, depuis Constantin jusqu'à l'apparition libératrice de la démocratie chrétienne, une complicité pour asservir les pauvres gens et pour les exploiter. Ils se trompent sur l'exploitation, sur la pauvreté, sur l'asservissement, sur la puissance temporelle, leur vue de l'histoire est faussée par les critères qu'ils y appliquent : selon ces critères le seul bien, le seul progrès résiderait dans l'autonomie croissante, morale et politique, de la personne individuelle, ou de l'humanité en corps. Les catholiques savent, quand ils sont catholiques, que la liberté consiste à reconnaître, aimer et servir la loi de Dieu, à commencer par la loi naturelle, et non à se donner à soi-même sa loi quand ils l'oublient, par religion démocratique et démocratie religieuse, ils deviennent prisonniers d'une autre religion, qui n'est plus la religion catholique.
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Cette religion nouvelle, nous la saisissons ici telle qu'elle était au début du siècle. Les textes qui composent ce volume ont été écrits sous le règne de saint Pie X, sauf les deux ou trois plus anciens. Ils sont contemporains du moment où la religion nouvelle qui s'insinuait à l'intérieur de l'Église a été arrêtée, démasquée, culbutée, ils ont tenu leur place et joué leur rôle dans cette bataille. Cette nouvelle religion, cette démocratie religieuse, la même, a repris l'avantage dans l'Église postconciliaire. Mais ses nouveautés sont des vieilleries. Elles étaient déjà des vieilleries avant 1914, quand elles furent une première fois repoussées par la connivence spirituelle qui s'était établie à distance, à toutes distances, mais tellement visible aujourd'hui, entre saint Pie X et Charles Maurras. Avant 1914, ces vieilleries dataient déjà d' « autrefois ». Lisez cet *autrefois* en la page 415, qui est de 1913 :
« *Autrefois,* on pouvait parler et écrire indéfiniment *sur la prétendue nécessité d'accommoder l'enseignement traditionnel aux idées modernes,* libérales, démocratiques et révolutionnaires ; même on pouvait s'étendre là-dessus sans être beaucoup contredit. On pouvait déclarer le courant de ces idées irrésistible, et soutenir que tout ce qui rêvait de s'y opposer serait fatalement défait, emporté, ruiné, submergé sans remède. Or voilà quinze ans que nous résistons à ces idées... »
Cette résistance sera victorieuse à nouveau quand à nouveau elle bénéficiera, comme elle y a droit, de la même connivence sacrée.
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Dans l'Église postconciliaire la démocratie religieuse inocule aujourd'hui les mêmes nouveautés, les mêmes vieilleries qui étaient déjà inscrites, souvent en propres termes, il y a plus d'un siècle, dans le Syllabus, au titre d'erreurs condamnées. Mais déjà avant 1914, il n'existait plus en France qu'une « chaire du Syllabus », ce n'était point à l'Institut catholique, c'était à l'Institut d'Action française. C'est à l'Action française que militaient les catholiques du Syllabus. Ce sont les catholiques du Syllabus qui furent assassinés, et c'est la santé, c'est la vie intérieure des organisations catholiques qui fut mortellement atteinte par l'incroyable et cruelle condamnation de 1926, levée en 1939 d'une manière qui implicitement avoue l'injustice et moralement la répare.
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Mais levée trop tard. La large brèche faite au rempart est restée ouverte. Par cette brèche est passée, et s'est installée dans le catholicisme, la sorte d'incroyance dont le principal adversaire en ce siècle fut l'incroyant Maurras : l'incroyance qui par impiété filiale méconnaît le constant bienfait temporel, historique, social de l'Église. Docteurs ordinaires ou extraordinaires ne croyaient pas que l'incroyant Maurras pût aimer d'un cœur sincère l'être historique de l'Église, son autorité bienfaisante et éducatrice, son Syllabus sauveur, ils ne croyaient pas qu'il pût aimer d'un cœur sincère « le temple des définitions du devoir », « la seule Internationale qui tienne », « l'Église de l'Ordre », ils y soupçonnaient une manœuvre tactique. C'est qu'eux-mêmes avaient perdu l'intelligence de ces réalités temporelles, et à distance d'un, de deux, de trois quarts de siècle tout cela apparaît de mieux en mieux comme une irrécusable révélation des cœurs, ils ne croyaient pas que l'incroyant Maurras pût aimer *ce qu'ils n'aimaient plus.* Ayant honte d'une Église temporellement coupable aux yeux du monde moderne et politiquement condamnée par lui, ils ont inventé d'opérer la rédemption politique de l'Église en la démocratisant, c'est le grand dessein de la démocratie religieuse. Démocratiser l'Église ! « Démocratiser, c'est détruire par le moyen de la révolte », répondait Maurras en 1906 (page 369). Quand ce sont des hommes d'Église qui entreprennent de démocratiser l'Église, c'est bien, en ce sens, l'autodestruction de l'Église.
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En lisant ou relisant *La démocratie religieuse* la plume à la main, pour s'instruire ; en lisant ou relisant cet ouvrage de combat et de piété en notre temps de sécheresse (sécheresse entre deux orages), on mesure mieux combien profondément Charles Maurras a aimé l'Église, combien profondément il a aimé « le bienfait de son action sur le genre humain », mais c'était sans savoir, car on ne le sait que par la foi, qu'aimer l'être historique de l'Église c'est aimer Jésus-Christ.
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Quand il apprit que saint Pie X l'avait déclaré « UN BEAU DÉFENSEUR DE LA FOI » (*della fede*)*,* il reçut cette bénédiction avec un cœur débordant de piété filiale, mais sans la déchiffrer ; encore en 1951, page 52 de son *Bienheureux Pie X,* c'est sans bien la comprendre qu'il en explorait le souvenir, n'y trouvant que des explications insuffisantes. Ce grand amour de l'Église ne savait pas encore qu'aimer et défendre l'Église *telle qu'elle se définit elle-même,* comme il disait, c'est aimer et défendre l'Église telle qu'elle est en vérité : c'est aimer Jésus-Christ, c'est combattre pour Jésus-Christ.
-- Quand donc, Seigneur, ai-je combattu pour vous ?
-- Ce que vous avez fait pour mon Église, c'est à moi que vous l'avez fait.
Saint Pie X, en substance, et comme en énigme, mais en prophétie, le lui avait déjà dit.
Jean Madiran.
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### L'Église face à la religion universelle du XX^e^ siècle
par Louis Salleron
L'ÉGLISE -- l'Église catholique, apostolique et romaine -- se trouve, pour la première fois dans son histoire, confrontée à une religion universelle : la *Démocratie.* Toutes les religions, dira-t-on, sont universelles ou prétendent à l'universalité. C'est selon ; mais la Démocratie est une religion sans exemple car, non seulement elle prétend à l'universalité mais elle est, en fait, universelle depuis la fin de la dernière guerre. C'est vraiment la religion mondiale de la seconde moitié du XX^e^ siècle.
On objectera : la Démocratie n'est pas une religion, c'est un régime politique. Erreur ; elle est *d'abord* une religion. Car ce qui caractérise la religion, c'est le *dogme* et le *rite.* Or la Démocratie a un dogme, qui est la *foi* en l'Homme -- foi primant ou contredisant toute autre foi. Et elle a un rite, qui est l'*élection,* considérée non pas comme un moyen parmi d'autres de désigner le ou les détenteurs du Pouvoir, mais comme la *source* de la *légitimité* du Pouvoir -- la légitimité étant la conformité au *dogme.*
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On objectera encore : la Démocratie n'est pas la religion *universelle* de cette fin de siècle. Vraiment ? Quels pays donc la refusent ? Si on en trouve, on les comptera sur les doigts d'une seule main. Pense-t-on aux régimes communistes ou à ceux, non communistes, qui sont des dictatures ? Mais tous prétendent être démocratiques et sont reconnus comme tels par l'O.N.U., elle-même instance suprême de la Démocratie et juge de la Démocratie pour les pays du monde entier.
Dans les pays soi-disant libéraux, le communisme est suspect d'hétérodoxie, mais lui-même se dit démocratique et est reconnu comme tel par l'O.N.U. La dictature, la tyrannie, le génocide ne sont pas en eux-mêmes la contradiction de la Démocratie. Ce sont des excès, des bavures, des incidents de parcours.
Il est donc incontestable que la Démocratie est la *religion universelle* de ce temps.
Elle s'oppose directement à la *religion catholique* en tant que celle-ci fonde la *vérité* sur la *Révélation divine,* tandis que pour la Démocratie la vérité est immanente à l'Homme qui la découvre, dans sa totalité, par la seule *raison.* Tous les principes qui commandent la vie individuelle et sociale des hommes ont Dieu révélé pour alpha et oméga dans l'Église catholique, et l'Homme dans la Démocratie.
Ainsi y a-t-il *opposition radicale* -- à la racine -- entre l'Église catholique et « l'Église » démocratique. Ainsi y a-t-il, d'autre part, *contradiction partielle ou totale* dans l'application concrète des principes abstraits proclamés par l'une et par l'autre. L'homme étant un être doué de raison, il peut y avoir *convergence,* jusqu'à un certain point, entre les règles que préconise le catholicisme et la Démocratie pour la vie courante de l'individu et de la société, mais il y a *divergence* entre les conséquences ultimes qu'en tire logiquement l'une ou l'autre des deux religions. Les mots-clefs qui expriment l'éthique fondamentale des deux religions peuvent être en certains cas les mêmes ; ils sont alors *équivoques,* se référant à un Credo religieux opposé -- par exemple, *justice, liberté...*Ils sont la source d'une confusion permanente.
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Jésus-Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » On pourrait en conclure que tous les problèmes sont ainsi résolus. Mais il n'y a là qu'une indication sur la différence essentielle qui existe entre l'ordre temporel du monde et le Royaume de Dieu. Le bon usage de cette différence est difficile à déterminer car, dans les activités humaines, tout est emmêlé et tout retentit sur tout. A cet égard, si les principes catholiques sont immuables, leur application varie selon les temps, selon les lieux, selon les circonstances.
L'Histoire illustre ces observations. De manière ultra-schématique on peut la découper en quatre périodes. La première va de la naissance du christianisme à Constantin. C'est le temps du pur « Rendez à César..., et à Dieu... ». Le nombre toujours croissant des chrétiens débouche dans la conquête du Pouvoir temporel. La seconde période s'étend de Constantin à la Révolution française. C'est le temps de la chrétienté, aux multiples avatars. La troisième période instaure, en France d'abord, puis un peu partout, un Pouvoir coupé de l'Église et anti-catholique par essence. Mais la société demeure catholique dans son ensemble. D'où des conflits permanents. Enfin la quatrième période commence à la fin de la dernière guerre, provoquant le Concile Vatican II qui se donne pour objet de resituer l'Église dans le monde moderne -- un monde entièrement laïcisé, à l'enseigne de la Démocratie. L'Église doit faire face désormais à une nouvelle religion, universelle d'intention et de fait.
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La situation présente de l'Église est sans précédent. A certains égards, elle ressemble à celle des deux premiers siècles puisque l'Église est de nouveau étrangère au Pouvoir politique. Mais héritière de longs siècles de chrétienté elle garde une autorité spirituelle qui ne peut être tenue pour inexistante par le Pouvoir politique.
Plus importantes sont les différences suivantes.
La chrétienté s'est longtemps confondue avec l'Europe et la civilisation que celle-ci projetait sur le reste du monde. Maintenant l'Europe ne pèse plus bien lourd en face de l'Amérique et de l'Asie. En termes économiques et démographiques elle est surclassée par les États-Unis et l'U.R.S.S. Sa civilisation propre a engendré les deux civilisations qui la submergent ou la déchirent : la civilisation capitaliste et libérale de l'Ouest, la civilisation communiste et totalitaire de l'Est. Le déisme syncrétiste de l'une et l'athéisme totalitaire de l'autre la pénètrent profondément. Le Tiers-Monde se cherche sous cette double influence.
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L'Église catholique, avec ses 600 ou 700 millions de fidèles ne représente plus que le sixième ou le septième de la population du globe. Son autorité spirituelle n'est que fragilement soutenue par une structure diplomatique héritée du Congrès de Vienne. Si demain Rome tombait sous quelque coup de la barbarie, elle se retrouverait dans les langes de l'Évangile, avec la seule mémoire ajoutée de deux millénaires d'Histoire.
Comme le libéralisme américain et le communisme soviétique sont les deux grandes hérésies chrétiennes qui dominent la planète, elles servent et desservent le catholicisme par les vérités qu'elles conservent et les erreurs qu'elles proclament.
Les vérités du libéralisme américain sont celles du judéo-christianisme qui constitue le cœur de sa religion ; elles nourrissent des valeurs de liberté, de propriété, d'activité, de responsabilité proches de la doctrine sociale de l'Église. Ses erreurs sont celles de la philosophie libérale qui donne à la liberté le primat sur la vérité. La religion s'y dissout en indifférentisme. L'activité économique aboutit à un matérialisme de fait.
Les erreurs du communisme soviétique se résument dans un athéisme qui inverse exactement les vérités chrétiennes. Elles sont, spirituellement et politiquement, la « contrefaçon de la rédemption des humbles », comme dit Pie XI. D'où la tyrannie totalitaire de l'État, l'asservissement des individus, la persécution des croyants et l'orientation de l'économie à l'industrie lourde et à l'armement. Mais par leur nature même ces erreurs révèlent les vérités qu'elles nient, et éveillent chez les meilleurs la nostalgie d'une Église de la charité, de la vérité, de la justice et de la liberté. Soljénitsyne est le prophète de cette Église des catacombes.
Libéralisme et communisme se reconnaissent mutuellement dans la *Démocratie,* religion, chez l'une, de la pseudo-transcendance qui est immanence pure, religion, chez l'autre, de la transcendance inversée qui est l'enfer sur terre. Culte commun de l'homme, du peuple, du nombre. Miroir brisé de Dieu dans le premier cas, miroir brouillé du diable dans le second.
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A la religion universelle de la Démocratie toutes les religions de la planète donnent leur adhésion parce qu'elles y trouvent le moyen d'affermir leur nationalisme ou leur racisme. Le catholicisme s'interroge.
En 1864, Pie IX dressa le catalogue de toutes les erreurs modernes. La dernière proposition du Syllabus condamne ceux qui prétendent que l'Église devrait se réconcilier et composer avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.
Ce fut la dernière manifestation éclatante de l'opposition de l'Église au monde.
Le triomphe de la Démocratie universelle après la dernière guerre a conduit l'Église à modifier son attitude. Tenant la doctrine pour acquise, Vatican II s'est voulu concile pastoral, c'est-à-dire plus sensible aux vérités partielles de la Démocratie qu'à ses erreurs qu'il refusait de condamner.
Cette révolution de l'attitude traditionnelle de l'Église a eu les conséquences que l'on sait. L'épiscopat, le clergé, les intellectuels catholiques ont, dans leur ensemble, viré, soit du côté du libéralisme syncrétiste, soit du côté du communisme athée. La nature des clivages varie à l'infini selon les pays, les milieux sociaux, les tempéraments. Au total, le bilan est celui d'une faillite.
De cette situation on peut, selon la foi ou selon l'imagination, tirer toutes les conséquences qu'on veut pour l'avenir de l'Église. Mais on peut aussi chercher à mieux apprécier l'état du monde dans sa réalité globale, sans se laisser aveugler par tel ou tel de ses aspects.
A ce point de vue, une constatation capitale peut être faite. C'est que, si la religion catholique a été profondément ébranlée, la religion démocratique ne l'a pas été moins ; et cet ébranlement est plus grave pour celle-ci que, pour celle-là, parce que le succès temporel étant le seul critère de ses valeurs religieuses l'échec est pour elle plus caractéristique et plus lourd de conséquences.
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Le libéralisme américain fait eau de toutes parts et le communisme soviétique se révèle être un colosse aux pieds d'argile. La promotion de l'homme débouche, par les deux voies, sur son écrasement. La guerre, si elle éclatait entre les deux idéologies rivales, n'aboutirait qu'à un gigantesque massacre et consacrerait le retour à la barbarie pour les survivants. Cette perspective, parfaitement plausible, rend toute leur valeur aux condamnations du Syllabus.
Si donc une page de l'histoire de l'Église est tournée, une page nouvelle s'ouvre où l'Église doit pouvoir continuer d'inscrire à la fois les vérités immuables de la Révélation et leur valeur d'incarnation dans un monde qui change. Aucun domaine n'est fermé à cet effort qui est la vie même de l'Église. L'ère de la Révélation est close, mais l'ère de son approfondissement continue. Les deux derniers siècles ont proclamé les dogmes de l'Immaculée-Conception, de l'infaillibilité pontificale et de l'Assomption. De nouveaux dogmes sont possibles, et probables. Ils sont accompagnés de courants de spiritualité qui les précèdent et les suivent où se renouvelle la vie de l'Église. Dans le tourbillon actuel, certains sont perceptibles ; et l'abondance des apparitions, des révélations privées et des miracles depuis des décennies ne peut pas ne pas avoir un sens. Une très profonde et authentique vie mystique se discerne sans peine, mêlée au flot des illusions et des extravagances. Il en résultera de nouvelles formes de vie contemplative et active, comme cela s'est toujours vu au cours de l'histoire de l'Église. C'est d'ailleurs une loi de la physique sociale, valable pour l'Église comme pour les sociétés politiques, que les réformes s'accomplissent plus aisément par des créations nouvelles que par la correction des structures anciennes.
Le désastre post-conciliaire ne doit pas être interprété comme la chance d'une table rase ; mais peut-être offre-t-il des possibilités imprévues d'action, même si elles nous demeurent invisibles. Dès l'origine la croissance de l'Église s'est faite à travers d'innombrables déchets. Le gaspillage est aussi une loi de la vie. Il s'appelle, dans l'Église, hérésie, schisme, division, corruption des mœurs. Il n'est pas nécessairement cumulatif. Qui se serait douté, au X^e^ siècle, de la prodigieuse éclosion des XI^e^ et XII^e^ ?
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Le point le plus mystérieux de la situation actuelle est l'homme lui-même. La religion démocratique est une religion de l'homme. Mais la religion catholique est la religion du Verbe incarné. L'homme ne change pas. Mais l'humanité change -- dans son contexte social principalement déterminé par le progrès technologique. Entre le corps agrandi de l'humanité et le Corps mystique du Christ le rapport théologique ne change pas mais l'expression de ce rapport peut recevoir des développements nouveaux, en même temps que peuvent se créer de nouvelles relations institutionnelles.
Nous sommes là au cœur du problème posé à l'Église par le monde moderne.
Teilhard avait cru en apporter la solution par son identification de la cosmogenèse, de l'anthropogenèse et de la Christogenèse -- identification qu'il prétendait n'être que la transcription en termes évolutifs de la théologie traditionnelle de l'Église. Sa « vision », comme il l'appelait, n'était en réalité qu'une gnose que la science elle-même n'étaye plus.
Les théologiens post-conciliaires ont largué Teilhard mais pour aller plus loin encore. Leur « christologie » n'est que le ralliement au monde sous les diverses espèces de la Démocratie.
Le problème reste posé. A chacun de coopérer à sa solution à la mesure de ses moyens, lesquels sont essentiellement ceux de la sainteté -- ce qui invite à la modestie... Le reste est fantaisie de l'esprit. « *Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas les miennes. *»
Louis Salleron.
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### L'instrument du culte
par Hugues Kéraly
LA DÉMOCRATIE MODERNE que notre famille spirituelle accuse de Maurras à Madiran est *religieuse* aussi, sans le savoir, par les ressorts particuliers de son système de communications : ce système de mobilisation et de coercition mentale banalisé dans le langage des sociologues sous le nom de « media ». Elle est religieuse par le comportement de ses membres dans leur principale dépense d'énergie psychosensorielle, qui consiste à se tenir tous identiquement et simultanément « informés », émus, indignés, distraits... c'est-à-dire à aliéner, au profit d'un système central de gouvernement des esprits, l'espace grandissant de leurs disponibilités réceptives. Cette boulimie généralisée de remplissage informatique constitue un puissant facteur d'illusion et de désordre à tous les niveaux. Mais c'est la religion dominante du siècle où nous vivons. Une religion qui aura fait davantage pour la révolution des mœurs et des mentalités, en un quart de siècle, que la découverte de l'imprimerie ou du moteur à explosion.
L'essence de la démocratie moderne survivrait aisément à la disparition du livre et de l'automobile, media d'ailleurs suspects d'individualisme dans leur utilisation. On ne la voit pas fonctionner sans les stimulations sociales permanentes de quelque grand tam-tam tribal équivalent à celui de la radio-télé. Supprimez d'un coup -- simple hypothèse -- tous les engins émetteurs (ou récepteurs) d'informations, et la démocratie moderne en tant que telle, c'est-à-dire comme religion, s'éteint à jamais dans la seconde qui suit :
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l'instrument central du culte a disparu des foyers. Seuls les moines et les nouveau-nés échapperaient au désastre psychologique de cet évanouissement. Leur sourire d'ailleurs aiderait les autres à renaître, dans un monde nouveau.
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Loin de nous l'idée de charger les media, à eux seuls, de tous les maux du siècle. L'effet de torpeur audiovisuelle dont souffrent (objectivement) la plupart de nos contemporains est la juste conséquence des nouvelles mœurs qu'ils adoptent en masse vis-à-vis des sortilèges de l'information ; et le pouvoir de la presse, de la radio ou de la télévision reste directement proportionnel à la crédulité des individus récepteurs qui lui abandonnent quotidiennement leur autonomie de pensée. Mais l'information elle-même, dans la forme envahissante que nous lui connaissons, n'est pas spontanément issue d'un besoin individuel, conforme à la nature de chacun. Aucun homme ne naît avec des appétits de consommation audiovisuelle massive qui s'imposeraient à lui dès l'instant qu'il ne se trouve plus en train de dormir ou de travailler. La sur-information contemporaine répond à un besoin, oui, mais stratégique, politique et entièrement fabriqué. Ce qu'on nous présente aujourd'hui comme un droit fondamental et même un devoir, pour chaque citoyen, affiche en réalité tous les caractères d'une nécessité vitale seulement pour les puissances qui se partagent l'opinion. Et ce n'est point parce que notre siècle serait celui du triomphe technologique qu'aucun de nous n'échappe aux influences atomisantes des principaux media, mais parce que nous vivons, ou croyons vivre, en *démocratie*. Système de gouvernement qui aujourd'hui *vit* lui-même de l'information, au point d'obliger la foule des honnêtes gens qui s'informaient seulement pour vivre à vivre pour s'informer.
Dans les démocraties modernes en effet, le pouvoir politique reste étroitement lié à une publicité, une pression sociale permanente pour obtenir ou simuler l'assentiment de masses qu'aucune agora ne saurait contenir. Car, selon la fiction entretenue par le dogme, pas de démocratie sans opinion majoritaire exprimée par l'ensemble des citoyens.
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On le voit clairement à l'occasion des campagnes électorales ; mais il serait vain de séparer ici des autres domaines de l'action politique les perspectives de la campagne : le représentant « du peuple » reste toujours en situation de déclaration propagandiste et de justification publicitaire, puisqu'il ne vise qu'à s'assurer ou reconquérir des votants. Un chef d'État peut faire du bon travail politique sans se soucier de propagande et de mobilisation électorales, mais il lui faut renoncer alors au verdict absoluteur de la Démocratie. -- Or, sorti des questions de petits sous, le peuple sait très peu de lui-même en matière politique ce qui fera son bonheur et protégera ses biens. La classe politique, et la classe informante sans laquelle celle-ci n'existerait pas, se placent donc dans la dépendance au moins théorique d'une opinion qu'elles se trouvent sans cesse obligées d'entretenir ou de fabriquer. Et c'est le corps social entier qu'elles dressent ainsi à vivre dans une soumission croissante aux messages « in-formants », seuls facteurs efficaces d'unité dans l'opinion des masses.
Il va de soi que la classe au pouvoir dans l'information ne se contente pas de révéler à elle-même l'opinion de la majorité. Sa tâche au contraire est de l'assujettir pour la faire progressivement « évoluer » en direction d'un modèle social déterminé. Par exemple ; et pour nous ce n'est pas qu'un exemple : la démocratie libérale avancée. Une des meilleures techniques mises au point dans ce but par la radio et la télévision consiste à orienter la discussion des sujets, de manière indirecte mais systématique, par le choix des personnes invitées. Ainsi le principe des tables rondes et des débats, d'apparence démocratique, « objective », se trouve-t-il efficacement vicié dans la plupart de ses applications à des fins de propagande idéologique. On se souvient de la campagne pour la libéralisation de l'avortement, qui devait mobiliser pendant plus d'un an tous les moyens d'information ; au point de faire basculer dans les statistiques l'opinion d'une majorité préalablement hostile au projet : il a suffi de composer avec soin, pour chaque « débat », le plateau des personnalités admises à s'exprimer ; d'en écarter tous les opposants de fond à l'assassinat thérapeutique des enfants (sauf éventuellement comme repoussoirs, en raison de leur mauvaise image radiophonique ou télévisée) ;
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enfin, de laisser la discussion s'engager sur des considérations secondaires de circonstances et de modalités, entre des interlocuteurs d'accord pour le crime essentiel, qui fut d'inscrire l'interruption volontaire de grossesse dans la loi. -- Nous pourrions multiplier ici les études de cas. Chaque fois qu'il s'agit de préparer le terrain à une « évolution » politique ou morale importante du plan gaullo-giscardien, plutôt que de heurter de front les sentiments du pays réel en ouvrant le pour et le contre à la discussion, les media s'arrangent pour imposer l'illusion que la question fondamentale se trouve déjà résolue : qu'entre spécialistes et autorités compétentes, le principe même du changement étant acquis, « irréversible », on ne s'inquiète plus que des moyens législatifs et techniques de son application... L'efficacité de ce système de mensonge par omission et sélection des voix repose sur l'isolement individuel des millions d'informés, qui imaginent avoir l'état de la question en suivant les « grands débats nationaux »*.*
\*\*\*
La religion des media échappe à toute tentative de description rationnelle si l'on interroge seulement le contenu des messages informants. Il paraît exclu en effet de faire tenir ensemble, dans une vision générale de l'homme et de l'univers, les mythes innombrables qui s'y bousculent pour passer le micro. Voyez plutôt : -- Enseigner l'Évangile revient à violer les consciences, mais Jacob et Monod vous demandent de croire sur parole que l'homme descend du rat via le singe et la guenon. -- Aidez l'humanité en sauvant les baleines, les bébés phoques ; et s'il vous plaît, mesurez enfin les terribles responsabilités que vous acceptez de prendre en laissant venir au monde de nouveaux enfants. -- Dieu est mort, tout péché collectif (sauf dans le cas de Pinochet et de Somoza) ; mais la réincarnation, hein, c'est pas pour les chiens. -- Avant de régler à fond le problème des réfugiés d'Indochine, honte de l'Occident, nous devons lutter partout dans le monde contre la renaissance du nazisme. Etc., etc., etc. Ça ne ressemble à rien, ces amalgames ? En effet. Il faut croire tout de même qu'ils servent à quelque chose, puisque la politique de Ménie, Giscard et celle des communistes en profite, tandis que nous en pâtissons.
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Pour découvrir la dimension (pseudo) religieuse du phénomène des media, nous devons nous pencher encore une fois du côté des individus récepteurs. « Avoir de la religion », sur tous les continents du monde, cela revient à donner des preuves de piété et de croyance dans les actes de sa vie. Or, la grande masse de nos contemporains se montre tout ensemble, non pas pieuse et croyante, mais bien idolâtre et crédule, du lundi matin au dimanche fort tard dans la soirée, vis-à-vis de son univers informant. -- *Idolâtre,* parce que le culte rendu aux media dans les temples domestiques impose beaucoup plus de contraintes pour le corps et l'esprit que les disciplines individuelles d'une véritable religion : prise en ondes réinformante du cerveau dès potron-minet ; homélie radiophonique non-stop en toile de fond des petites heures de la matinée ; présidence audiovisuelle alternée Mourousi-Gicquel à tous les repas familiaux ; grandes synapses communautaires tambourinées d' « Au théâtre ce soir » ou des « Dossiers de l'écran » ; veillée d'adoration silencieuse, pour les croyants adultes, face au « Ciné-club » d'Antenne 2 ; enfin extinction provisoire des feux sur la Révélation consolante des programmes du lendemain !... Les fidèles en arrivent ainsi à considérer les transistors et le petit écran comme une sorte d'élément naturel, irremplaçable, de toutes leurs satisfactions domestiques : du repos, de l'intimité, de la « détente » ; au point de vous recevoir à dîner devant Guy Lux, le méphisto des jeux, ou ce bon gros Maigret. Et la démocratie informante protège à dessein les goûts de sa majorité, en y accordant le fond et la forme du discours officiel. Elle invite tout jugement individuel à faire silence sous la pression conjuguée d'une médiocrité collective, légale, institutionnelle, qui sert les intérêts idéologiques du Pouvoir et en dissimule la finalité. -- *Crédule,* parce que le caractère éminemment public des media suffit à leur conférer un immense prestige social, qui rejaillit aussitôt sur le contenu des messages transmis : elle les lave d'avance de toute suspicion. Ce que Thomas l'apôtre voulait toucher de ses mains avant d'y croire, il suffit au démocrate religieux d'en être « informé » par la magie lointaine, impalpable, des ondes, ou les gros titres entièrement fabriqués de son quotidien. Et c'est une sorte de scepticisme phénoménal, fonctionnant à l'envers du bon sens, qui lui fait trouver réel, valable, consistant, non plus ce qui survient à sa porte ou dans sa propre maison, mais ce que le journal du jour lui présente chaque jour comme important :
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la crapulerie capitaliste du général Somoza, l'héroïsme de Bernard Hinault, le grain de beauté localisé sur la fesse gauche de Jacquotte Ossanis...
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S'il fallait résumer d'un mot le principal méfait sur les personnes de cette médiocratie informante, je dirais qu'elle a renversé dans l'esprit de ceux qui s'y soumettent la formule de toute aspiration à la sagesse.
L'homme raisonnable, qui est l'homme éternel, s'estimait lui-même quand il pouvait se dire, quelle que fût sa philosophie ou sa religion, en accord avec ce que lui dictait sa conscience. Entendons-nous : la conscience d'un devoir, conforme à sa nature, éclairée par la connaissance de son état... En s'installant dans la consommation audiovisuelle tous azimuts, nécessairement régulatrice et normative, qui le fera connaître ou vouloir en fonction des critères de l'intelligentsia, l' « informé » moderne, lui, renonce chaque jour davantage au devoir de se diriger. D'ailleurs, l'orientation sensorielle qu'il impose à son esprit ne lui en laisse pas le choix. Ne voit-on pas en effet qu'il mobilise le plus clair de son temps disponible à *penser, dans la tête des autres, à ce qui ne dépend pas de lui ?* et qu'il consent d'avance à se trouver d'accord, quel que soit le sujet, avec la bonne conscience que les media lui tiennent préparée ?
La plus sûre maxime de résistance intellectuelle et morale à la médiocratie informante pourrait bien être simplement de penser, dans sa tête, à ce qui dépend de soi. Mais ne confiez ce projet, s'il est aussi le vôtre, qu'à des amis triés sur le volet. La seule tentation de regarder le monde sans écran fait courir de grands dangers aux mythes de la religion dominante. Pour l'instant, on ne la blâme encore qu'à titre privé comme une manifestation d'incivisme caractérisée. Elle sera sans doute traitée demain, avec l'appui de l'État, comme une maladie.
Hugues Kéraly.
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### Remarques impies
par René Perronet
POUR MAURRAS, « la démocratie, c'est le mal, la démocratie, c'est la mort ». Exactement le contraire de l'opinion partout professée aujourd'hui : « la démocratie, c'est le bien, la démocratie, c'est la vie ».
Opinion professée, acceptée. La seule permise, en fait, si l'on ne veut pas être traité en brigand. Maurras était-il donc pervers ? C'est la conclusion de ceux qui ne l'ont jamais lu et de la foule d'opinants qui sont prisonniers du paysage, persuadés que les avis du jour sont des vérités immuables.
Il est certain qu'on ne conteste plus le régime démocratique comme on le faisait avant la deuxième guerre mondiale. Parce que « les démocraties » ont gagné la guerre ? Surtout parce que, dans la conscience commune, elles sont opposées à des régimes épouvantables. Il y a bien eu une équivoque, mais qui semble en train de s'effacer : en France, au moins, on devait être épouvanté d'Hitler, on n'avait pas la permission de l'être de Staline. Aujourd'hui, l'alignement est à peu près acquis.
Face à de tels repoussoirs, la démocratie a gagné une respectabilité solide. A la mettre en doute, on serait soupçonné, de rêver d'une tyrannie totalitaire, et personne ne veut voir que le totalitaire est une pente de la démocratie. On se raccroche à ce qui apparaît comme une solution modérée, un pouvoir limité, qui ne contraint pas, qui n'écrase pas.
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Les pouvoirs légitimes, ceux dont parlait Maurras, semblent disparus. Alors, il paraît raisonnable de se rallier à cette forme libérale de la démocratie, parce qu'avec ses défauts, elle est supportable, et parce qu'il est juste de respecter la coutume. Pascal dit pourquoi.
Mais il s'agit de bien autre chose que d'accepter la forme admise du gouvernement, il s'agit de la recevoir comme une révélation, un don inouï et récent, une grâce de l'histoire et de l'évolution, qui périme tout ce qui a pu exister avant, creuse un abîme entre nous et nos ancêtres qui ne l'ont pas connue.
Pour Pierre Chaunu, 1789, le pacte des Lumières, comme il dit, est un renouvellement du pacte chrétien (il précise que c'est en partie involontaire). On voit ce qu'il y a d'exact dans cette vue. Ce qui est familier, supportable, dans la démocratie libérale, c'est ce qu'elle maintient de l'ancienne civilisation, le reflet de l'ancien ordre. C'est indûment que l'on vire au compte de la démocratie le respect d'autrui, le droit des gens, le civisme, la protection du faible, l'accueil des différences. Tout cela est dit couramment « démocratique » comme si rien n'en avait existé avant, ou comme si cela n'avait existé que sous forme de germe. Il n'en est rien. Les libertés n'ont de réalité que parce qu'elles se fondent sur l'idée que l'homme est en quelque manière sacré. Si cette idée s'efface, si on s'acharne contre elle, la liberté s'écroule, n'ayant plus de base. Or, ce n'est pas de l'humanisme de la Renaissance que nous tenons cette idée de l'homme, de la personne, c'est de la foi chrétienne et du Moyen-Age (et l'on retrouve la formule de Chaunu). Ce n'est pas la culture, ce n'est pas la foi au progrès et au nombre, qui peuvent constituer le sol résistant où s'enracinent les libertés, c'est la conscience d'une relation au divin. Toute rupture avec le passé, toute répudiation de la longue chaîne d'idées et de sentiments qui nous forme, est un affaiblissement. Toute relativisation de l'homme aussi. La révélation démocratique ne suffira pas à compenser cet affaiblissement. Elle remplace un sacré antique (empreint intimement en nous, même chez ceux qui s'en croient le plus débarrassés) par un sacré faible, neuf, et en somme indirect : la foi dans les droits de l'homme n'existe que parce qu'il y a, antérieure, la foi en Dieu. Il n'y a pas conquête, enrichissement. Il y a colmatage.
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En ce sens, il faut reprendre l'image de Renan : « Nous vivons du parfum d'un vase vide » -- ou que l'on fait tout pour vider. Si l'on voit que nos libertés ne sont pas un don nouveau, mais l'interprétation -- qui peut être abusive -- de l'ancienne figure de l'homme (non pas le dernier maillon, provisoirement, d'une chaîne animale, mais l'être créé à la ressemblance divine), tout change. La démocratie n'est pas l'inventeur d'un nouveau monde, elle est une héritière-ingrate.
On parle souvent du messianisme marxiste. Pas assez du messianisme libéral. Cette formule politique aussi réclame une foi, un culte, l'investissement de nos ressources en sacré. Elle dresse un tableau de l'histoire où elle trace une coupure décisive, unique. Il y a un avant et un après. Une nouvelle ère a débuté. Les hommes ne sont vraiment hommes qu'à partir du moment où la démocratie commence. Il y a une vision marxiste de la fin de l'histoire, où cessent les conflits, où l'homme libéré s'épanouit. Une vision semblable existe dans notre type de démocratie, moins ambitieuse, moins précise, mais certaine. Si elle est moins échauffante, c'est que, dans notre version, la fin a déjà eu lieu. On ne s'en aperçoit pas, parce qu'il y a encore des méchants, des ennemis du Bien, de l'homme (de la démocratie). Mais ils doivent être vaincus, c'est inéluctable. Le progrès l'exige et nous en assure. Un jour, la démocratie sera partout, ce sera la République universelle, le règne paradisiaque ici-bas. Hélas, et cela remplit les journaux, il y a toujours, ici ou là, un tyran qui retarde ce beau jour. Mais ce n'est pas une fatalité, -- ou ce n'est qu'une fatalité inférieure. Le tyran est monstrueux justement parce qu'il est « dépassé » et qu'il ne le sait pas. S'il savait, il s'effacerait de lui-même (car l'homme est bon). D'où les espoirs mis dans l'enseignement.
Là, on voit que la démocratie n'est pas seulement un régime entre autres, mais le seul digne, pour le monde entier. Les Athéniens vivaient en démocratie. Ils ne pensaient pas à l'exporter. Cela paraît étrange. Pour nous, c'est un devoir de la répandre puisque, comme on l'a dit, les hommes qui ne l'ont pas connue n'étaient pas complètement hommes. (Solution atténuée : ils étaient vraiment hommes, mais très malheureux, et constamment révoltés.)
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Il paraîtrait monstrueux de dire, par exemple, que les hommes sont naturellement « féodaux » : le sens du groupe, la fidélité à un homme et aux amis, le serment au suzerain sont pourtant des penchants naturels. Ce type de rapports est très commun. On le constate jusque dans les gouvernements démocratiques (les latins, dit-on, y compris la France, les nouvelles républiques africaines, mais on pourrait aussi regarder ailleurs, aux États-Unis, en URSS). Il vaudrait mieux le voir, en tenir compte : une pente aussi naturelle ne peut être bonne que si elle est reconnue, codifiée. On s'y refuse.
Ce qui est nouveau, ce n'est pas la démocratie (Hérodote nous montre les seigneurs perses, avec Darius, en discutant les mérites et les défauts, et Chesterton n'avait peut-être pas tort de penser que c'est la forme originelle du gouvernement), c'est la foi démocratique. On en vient à la distinction de Madiran ([^2]) entre démocratie classique et démocratie moderne. Celle-ci exige une foi, parce qu'elle se présente comme le Bien, et ne reconnaît aucune Loi supérieure à sa propre loi. C'est-à-dire qu'elle nie les lois non-écrites, qu'elle chasse ou condamne Antigone. (Créon peut être un tyran, il peut être aussi une majorité.) Pour Maurras, comme on sait, c'est Antigone qui défend l'ordre. Pour la démocratie moderne, pas d'ordre divin qui tienne devant la majorité.
Les Grecs n'ont pas ignoré cette tentation. Polybe dans son *Histoire* (livre VI, 2) décrit un tel régime, mais pour le condamner, et lui refuser même le nom de démocratie « Un régime dans lequel la masse entière des citoyens a tout pouvoir pour faire tout ce qui lui plaît et pour imposer tous ses désirs ne saurait passer pour une démocratie. C'est là où les citoyens, respectueux de la coutume et de la tradition, vénèrent les dieux, honorent leurs parents, respectent leurs anciens et obéissent aux lois, là où d'autre part la volonté de la majorité est souveraine, qu'il y a démocratie ».
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Nous avons changé tout cela. La démocratie selon Polybe, on la condamne comme « ordre moral » ; la démocratie où chacun ne consulte que son désir du moment, c'est celle dans laquelle nous *avançons*. Et le désir du moment peut être l'avortement ou l'euthanasie. A-t-on remarqué que la phrase de Polybe manifeste le souci de la durée, le respect de tout ce qui peut guider l'homme éphémère à travers le temps. Il pense au « long terme », comme on dit. Nous en sommes incapables.
René Perronet.
P. S. -- S'il est vrai que nous sommes devant un phénomène de religiosité, examiner, critiquer, émettre des réserves, c'est de l'incrédulité. C'est se montrer impie. Dans quelle mesure est-ce permis ? Eh bien, on ne risque évidemment pas la prison, mais la réprobation, qui peut aller assez loin. Le blasphème envers Dieu fera sourire vos voisins ; contre la démocratie, il les gênera. Vous serez malséant, un peu suspect.
Curieux que ce régime soit fondé sur la mise en question de toute réalité (et se donne le droit de trancher de la vie et de la mort) mais se place à l'écart de cet examen généralisé.
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### Conversation sur la démocratie religieuse
par Antoine Barrois
AVERTISSEMENT DU SCRIBE. -- A la demande de *Regula* j'ai pris en note une conversation qui s'est tenue récemment chez elle. Bien que la maîtresse de maison m'en ait détourné, je crois utile de donner l'argument de l'entretien.
Ses trois invités ont formulé tour à tour leurs réflexions sur un sujet donné : la démocratie religieuse. *Cleo* a développé le thème de l'Église démocratique -- corps de la démocratie religieuse. *Brasse-bouillon*, celui des vertus chrétiennes devenues folles dans la religion démocratique. *Oremus* s'en est pris au phénomène en tant qu'il est une tentative formidable d'organisation de la cité de Satan. Bien entendu *Regula* a mené le jeu, et moi, j'ai gratté.
BRASSE-BOUILLON. -- Ça chauffe !
LE SCRIBE. -- Qu'est-ce qui chauffe ?
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REGULA. -- Permettez que je vous renseigne. Notre ami est préposé à la surveillance de la marmite où mijotent les réflexions, les considérations et les méditations de notre petit groupe. Il est chargé d'entretenir le feu, de mettre au pot ce que la communauté décide d'y faire cuire, et d'en extraire ce qui paraît à point lorsqu'on le lui demande.
LE SCRIBE. -- Quelle tambouille !
REGULA. -- Cette humble cuisine a le mérite de nous permettre de ronger des os parfois coriaces, dont la moelle est difficile à extraire, de passer de l'un à l'autre et de surveiller paisiblement la cuisson.
BRASSE-BOUILLON. -- Notre marmite est ainsi faite -- rendons-en grâces à Dieu -- qu'on peut y mettre bien des choses à la fois. Quelques-unes mijotent des années. D'autres ne font guère qu'un passage sur le feu : réputées incomestibles, elles sont promptement mises à la poubelle.
CLEO. -- La poubelle, c'est mon affaire. J'y trouve des trésors. Mais rassurez-vous, d'ordinaire je ronge mon os comme tout le monde, avec les dents. -- Un autre mérite de ce pot au feu c'est de favoriser les rapprochements et les interactions...
BRASSE-BOUILLON. -- J'apporte le plat ! A table ! A table ! Excusez la taille du morceau, c'est Regula qui me l'a fait mettre comme ça...
REGULA. Une seconde ! Vous n'allez pas vous jeter dans la conversation comme des paîens. En ma qualité de maîtresse de maison, je demande à Oremus de dire l'invocation qui préludera à nos travaux.
OREMUS. -- Benedicta sit sancta Trinitas.
TOUS. -- Benedicta sit sancta Trinitas.
BRASSE-BOUILLON. -- Bon appétit ! J'avertis donc que j'ai mis sur la table, ficelés ensemble : *La démocratie religieuse* de Maurras, *Les deux Démocraties* de Madiran et plusieurs articles de Salleron, notamment *La religion politique* et *La religion démocratique.*
LE SCRIBE. -- Ordre du jour noté. Succession des orateurs et analyse des exposés ?
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REGULA. -- M. le scribe, une conversation est une conversation. Ce n'est pas un traité ni même un essai. S'il le faut, nous nous autoriserons de l'illustre exemple de Maurras dont le livre n'est pas un exposé en règle. Sur ce, feu à volonté.
CLEO. -- Quand Maurras s'en prenait à Sangnier...
BRASSE-BOUILLON. -- Saint Pie X et Chesterton...
OREMUS. -- La grande Babylone...
REGULA. -- Je donne la parole à Cleo.
CLEO. -- Quand Maurras s'en prenait à Sangnier il s'en prenait à un hérétique. J'entends à un homme qui se trompait en matière religieuse. Il est saisissant de voir Maurras, qui ne confessait pas la foi catholique, montrer à Sangnier, qui se voulait catholique, que sa position n'était pas tenable. Ce que j'ai le plus admiré dans ce livre c'est l'exactitude du jugement de Maurras sur la nature religieuse du mal qu'il combat au plan politique.
Mais je dois ajouter aussitôt que ce qui m'a le plus touché, c'est son amour de l'Église. De l'*Avis au lecteur* par Jean Madiran, j'avais retenu surtout l'éloge du diagnostic et de la méthode de Maurras. J'avoue n'avoir compris qu'après la lecture du livre l'importance des pages finales, dix et onze en chiffres romains, de cet Avis. Il y a là une clef.
OREMUS. -- Je vous suis entièrement. C'est l'ardent amour que Maurras portait à l'Épouse du Christ qui l'a rendu si sensible au ferment hérétique que véhiculait le Sillon.
CLEO. -- Mais sa perspicacité vient aussi de ce qu'il se tenait sur le terrain politique, de ce qu'il observait les choses du point de vue de « l'homme en société ». Ses innombrables observations sur le vif, son sens aigu de la vie sociale lui faisaient détecter sans hésitation la nature des ferments morbides. Je pense à lui, de plus en plus, comme à un remarquable clinicien...
35:236
Si j'essaie d'avancer un peu plus je dirais premièrement que Maurras reconnaissait dans l'Église la société la plus solide et la plus bienfaisante de l'histoire. Il le reconnaissait, si je puis dire, expérimentalement. Là où l'Église exerce librement son influence, la société est plus juste, la civilisation est plus pure, les hommes sont meilleurs. Et là où cette même Église est gênée dans ses mouvements -- ou réduite au silence -- l'injustice s'accroît, les hommes s'abêtissent, la barbarie renaît. Deuxièmement, Maurras, sur le terrain politique, était sur le bon terrain pour dépister une hérésie qui ne se présentait pas sous la forme d'une insurrection religieuse déclarée, comme le protestantisme ou, d'autre façon, l'islam.
OREMUS. -- Une hérésie ?
CLEO. -- Je tiens au mot. On pourrait dire : une certaine idéologie qui dépasse le cadre politique et s'en prend directement ou indirectement à l'Église catholique telle qu'elle se définit. Indirectement, en ce sens qu'elle travaille par subversion de l'Église existante : il s'agit de la démocratiser. Directement, en ce sens qu'elle tend à s'établir en nouvelle Église, distincte et ennemie de l'Unique. Le combat d'alors a été fort confus -- et il le demeure -- pour des raisons que Jean Madiran a montrées...
BRASSE-BOUILLON (sur le ton de la récitation des tables de multiplication).
La classique, c'est pas la moderne.
La moderne n'est pas naturelle.
La naturelle n'est pas totalitaire.
Mais la classique est naturelle
Et la moderne totalitaireu !
CLEO. -- Je songe à vous demander, Regula, de lui tricoter une muselière. Il fallait la clairvoyance de saint Pie X pour détecter que Maurras, royaliste et incroyant, s'en prenait à la partie religieuse de l'idéologie démocratique et qu'il défendait l'Église contre cette religion nouvelle. Il fallait la perspicacité de saint Pie X pour comprendre que l'orthodoxie était défendue par Maurras et sapée par Sangnier, catholique déclaré mais démocrate moderne tout aussi déclaré. Il fallait le courage de saint Pie X pour combattre le danger, désigner les véritables ennemis de l'Église et reconnaître ses vrais défenseurs.
OREMUS. -- En somme ce grand esprit voyait que le politique d'abord de l'Action française n'éloignait pas les catholiques français de « Dieu premier servi » tandis que la « démocratie d'abord » du Sillon en faisait des hérétiques.
36:236
REGULA. -- Ainsi dit, et si l'on s'en tient aux faits, cela me plaît assez.
BRASSE-BOUILLON. -- La mission de Jeanne d'Arc, c'était bien du « politique d'abord »...
OREMUS. -- Vous disiez tout à l'heure que vous teniez au mot hérésie.
CLEO. -- Oui. Il caractérise la nature religieuse du mal. Jean Madiran l'emploie à propos du communisme : « Fruit ultime de l'apostasie des nations chrétiennes, il est, dit-il, la dernière hérésie. » Mon idée est qu'on ne peut rien comprendre à l'histoire du monde moderne que dans la perspective des guerres de religion...
BRASSE-BOUILLON. -- La croisade des démocraties...
CLEO. -- Faites-le taire, Regula, faites-le taire !
OREMUS. -- Entendu pour hérésie. Mais Église ? car vous avez parlé d'Église et non de religion.
CLEO. -- J'ai essayé d'aborder la même réalité par une autre face : la constitution d'une église universelle que dénonce saint Pie X dans la lettre sur le Sillon. Le Sillon, dit-il, « ne forme plus dorénavant qu'un misérable affluent du grand mouvement d'apostasie organisé dans tous les pays pour l'établissement d'une Église universelle qui n'aura ni dogmes, ni hiérarchie, ni règle pour l'esprit, ni frein pour les passions ». Cette Église est une contrefaçon de l'Église militante.
Catéchisme du petit démocrate :
Qu'est-ce que l'Église démocratique ? -- L'Église démocratique est la réunion de tous ceux qui se soumettent à la loi du nombre, professent leur foi en l'homme et attendent l'avènement de la démocratie universelle.
Dites les trois caractères des membres de l'Église démocratique ? -- Les membres de l'Église démocratique quels que soient leur pays, leur condition et leur sexe sont tous libres, égaux et frères.
A quoi travaillent les membres de l'Église démocratique ? -- Les membres de l'Église démocratique travaillent de toutes leurs forces à l'accroissement de l'Église démocratique par amour de l'humanité.
37:236
BRASSE-BOUILLON. -- Je sais mon catéchisme, je peux jouer aussi...
REGULA. -- Non. Je n'aime guère ces singeries.
OREMUS. -- Diabolus simius Dei.
CLEO. -- Il me reste un mot à dire : les membres de l'Église démocratique élisent leurs chefs et se donnent leurs lois. Je citerai là-dessus Louis Salleron : « Dans l'organisation sociale, c'est un fait que le pouvoir s'exerce de haut en bas. Il faut donc l'accorder à la religion démocratique. Rien de plus facile. Il procédera lui-même de bas en haut, par la révolution, puis par l'élection. Qu'il soit tyrannique est sans importance. Ce qui importe est qu'il confesse son origine, c'est-à-dire le principe de sa légitimité -- son orthodoxie. Si le pouvoir réfère à Dieu son autorité, s'il se donne le bien commun pour objectif, il est hérétique. La nation hérétique s'excommunie elle-même de la société des nations, ou bien elle est excommuniée. »
Décidément, malgré la répugnance de Regula, j'ajoute ceci au catéchisme démocratique :
Dans chaque pays l'Église démocratique est habituellement désignée sous le nom de république : République française, République fédérale des États-Unis, Union des républiques socialistes soviétiques, etc. Mais l'Église démocratique admet en son sein plusieurs monarchies constitutionnelles qui reconnaissent la loi du nombre et la suprématie de la démocratie moderne : le Royaume Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, le Royaume de Belgique, de Danemark, etc.
BRASSE-BOUILLON. -- Terrible ! c'est terrible ! Je n'en peux plus : il n'y a que lui qui parle.
REGULA. -- C'est votre tour justement.
BRASSE-BOUILLON. -- Merci gente dame. Cet olibrius m'a coupé le sifflet au départ et je n'ai...
REGULA. -- Attention aux emballements et gare aux digressions.
BRASSE-BOUILLON. -- J'efface et je recommence. Voici ce que j'ai ramassé avec mon écumoire. Vous connaissez le mot de Chesterton : le monde contemporain est plein de vertus chrétiennes devenues folles.
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Et je suppose que vous avez lu *On ne se moque pas de Dieu :* vous savez donc qu'il faut bien lire vertus et non pas vérités. Hé bien ! je crois que je les vois toutes, les théologales comme les cardinales, rendues folles par la démocratie religieuse.
(Remarque du scribe : le fou chestertonien n'est pas un être qui a perdu la raison -- la faculté de raisonner -- mais un être qui a tout perdu sauf la raison.)
Comme il est convenu que nous écartons les pastiches, je signalerai seulement l'étonnante illustration de cette sentence que la très démocratique Simone Veil nous en a donnée : l'application républicaine, laïque et publicitaire de la vertu de tempérance au tabagisme, vice capital des Français sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing.
J'en viens à ma démonstration. J'ai choisi deux exemples : une vertu théologale et une cardinale : la charité et la justice. Pourquoi ? Parce que saint Pie X a reproché au Sillon de semer des notions fausses et funestes à leur sujet. Nous voyons trop bien aujourd'hui quelle incroyable confusion a semé non seulement dans les esprits, mais dans tous les rouages de la vie politique, économique et sociale, cette justice délirante qui veut les hommes égaux entre eux comme des pièces d'un franc sont égales entre elles : de même poids, de même valeur, de même rendement. Justice qui voudrait comptabiliser cinquante millions de Français comme cinquante millions de francs, dans un grand livre de recettes et de dépenses, de profits et de pertes. Quant à cette charité qui embrasse cinq milliards d'hommes sans confondre les individus ni diviser la fraternité, nous savons quelles ruines elle nous a values depuis soixante-dix ans que saint Pie X a parlé. Charité folle qui préfère les hommes à tout. Charité folle, qui sous prétexte de bien-être, encourage l'avarice et la luxure ; qui favorise la paresse et la gourmandise. Charité folle qui sème l'envie et la colère. Charité folle qui a pour père l'orgueil.
CLEO. -- Quelle éloquence ! Brasse-bouillon, vous êtes en grande forme ! J'aimerais cependant entrer plus avant...
BRASSE-BOUILLON. -- J'ai des réquisitoires plein les poches. Attendez un peu...
REGULA. -- Remettons vos réquisitoires à une autre fois.
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BRASSE-BOUILLON. -- Comme vous voudrez. Avant d'en venir à un point qui me tracasse, je vous dirai encore que l'espérance devenue folle sème le désespoir et la présomption ; et la foi devenue folle, le scepticisme et la crédulité.
Les exemples abondent. J'engouffre dans mon temps de parole cette observation que les grands prêtres de la religion démocratique sont marqués des stigmates que j'ai dits. Les mass media nous montrent constamment ces monstres à l'œuvre. Ils seraient pitoyables s'ils n'étaient puissamment malfaisants. Un bon portraitiste parmi nous ferait des ravages. Quelle galerie de paltoquets luxurieux, de voyous avaricieux, de minables envieux, de bouffis coléreux, d'incapables cauteleux, d'intermédiaires crapuleux, de ratés venimeux, de flagorneurs et d'exploiteurs, de cuistres et d'hypocrites, de couards et de paillards, de misérables et d'inaltérables, d'admirables et de...
CLEO. -- Alerte ! Brasse-bouillon, votre bouche s'est mise à parler sans vous demander votre avis. -- Alors, cette idée qui vous tracasse ?
BRASSE-BOUILLON. -- J'ai bien du mal à la mettre en forme. Elle tient là ce que sont les vertus théologales. Mais je n'y suis pas.
CLEO. -- J'en profite pour glisser un mot. Je ne voudrais pas laisser penser que je crois l'Église démocratique une et indivisible. Je la crois au contraire divisée et fragile.
OREMUS. -- Tout royaume divisé contre lui-même sera ruiné.
CLEO. -- Mais le pouvoir invisible qu'elle exerce suppose un accord sur quelques points. Ainsi se trouve constitué le noyau de la religion démocratique dont j'ai trouvé deux définitions. L'une de Louis Salleron : la religion démocratique « consiste en la substitution de la foi en Dieu ». L'autre de Jean Madiran : la religion démocratique « est la religion de l'homme qui collectivement se fait dieu ». Mon propos n'est pas d'étudier ces définitions ni de les comparer. Il suffit ici de noter qu'elles désignent toutes deux l'homme comme le centre de cette religion nouvelle -- et fondamentalement vieille comme le premier péché. L'Église démocratique qui professe cette religion recouvre et déborde ce que Maurras appelait les quatre États confédérés.
40:236
Ses courants principaux coïncident sans doute avec ceux de la triple entité que Louis Salleron fait dépositaire du pouvoir invisible : franc-maçonnerie, communisme et capitalisme. D'un point de vue plus proche du nôtre, la triple alliance de Jean Madiran : l'humanisme maçonnique, la dialectique communiste et l'œcuménisme montinien, serait une autre façon d'en décrire les lignes de force. On pourrait...
BRASSE-BOUILLON. -- Regula, dites-lui que c'est mon tour. Vite ! Je tiens mon idée par les oreilles comme un lapin. Ce qu'elle s'agite !
REGULA. -- Allez-y, mais pas de cabrioles !
BRASSE-BOUILLON. -- Les vertus théologales ont Dieu pour objet immédiat et principal. De là, la gravité de leur folie si le vrai Dieu est remplacé par un vague déisme, par l'humanité déifiée, l'homme fait dieu. Naturellement il ne reste rien d'elles en tant que théologales. Mais l'homme est par nature un animal qui croit, qui espère et qui aime. D'où ces produits de remplacement que sont : la croyance en l'avenir de l'homme, l'attente de l'âge d'or sur la terre, la communion dans une même nature humaine. Ils constituent l'ossature de cette parodie d'édification du Corps mystique qu'est la construction de l'Église démocratique universelle. Bien entendu ces « anthropologales » sont inconsistantes elles ne satisfont pas les appétits de foi, d'espérance et d'amour de l'homme. Comme le fils prodigue, il meurt de faim dans ce pays étranger, fort éloigné de la maison de son père. De là le déchaînement de l'appétit insatiable de jouissance immédiate, bassement charnel jusqu'à l'animalité. -- Voilà mon affaire dite.
CLEO. -- Il y a là quelque chose. Je propose de faire mitonner un petit moment encore.
OREMUS. -- Pas trop loin, s'il vous plaît. Il me semble que cela pourra se rapprocher d'une autre idée que j'ai.
REGULA. -- Continuez, Oremus, nous vous écoutons.
OREMUS. -- Mais ce n'est pas par là que je commencerai. -- Avez-vous lu récemment la *Théologie de l'histoire* du Père Calmel ? J'ai eu, pour ma part, l'occasion d'en relire un exemplaire revu et corrigé par lui. Cela m'a fait regretter davantage encore qu'il ne soit pas parmi nous.
41:236
Ses lumières nous manquent. Il avait une certaine manière surtout de circuler comme chez lui dans l'Apocalypse. J'aurais aimé lui soumettre cette idée : que Maurras, sous le nom de démocratie religieuse, désignait l'apparition d'une de ces formidables entités, sans cesse renaissantes, qui luttent contre la Femme.
J'en ai dit assez pour indiquer quel cours ont suivi mes pensées : l'affrontement des deux cités, des deux royaumes. Il y a la cité de Satan et la cité de Dieu, le royaume des cieux et le royaume de ce monde. Lorsque je parle de cité, j'ai en vue l'aspect politique de l'affrontement ; lorsque je dis royaume, l'aspect religieux. Et encore, j'ai en vue dans le premier cas ce qui touche à la vie de l'homme en société ; dans le second ce qui touche à la vie intérieure.
Le trait le plus saisissant à mes yeux de la lutte actuelle, c'est l'universalité de l'assaut et son organisation. Jamais la cité de Satan n'a atteint pareille puissance. N'oubliez pas que saint Pie X l'affirmait déjà il y a soixante-dix ans. Et Pie XI lui-même...
REGULA. -- Les textes !
OREMUS. -- Les voici, pris dans *Théologie de l'histoire.* Saint Pie X : « Nous étions effrayés en voyant la condition si lamentable de l'humanité d'aujourd'hui. Tout le monde peut constater que la société humaine est en proie désormais à un mal extrêmement grave -- je souligne -- *plus grave que dans le passé,* un mal qui ronge jusqu'aux moelles, *qui empire tous les jours* et qui aboutit à la ruine et à la mort. Ce mal est l'abandon de Dieu, le détournement de Dieu. » Quarante ans plus tard, Pie XI avertissait : « Nous voyons avec une immense douleur *pour la première fois dans l'histoire* une révolte méthodiquement calculée et organisée contre tout ce qui est divin. »
Cette révolte méthodique, cet abandon général s'aggravent. Les armes sont toujours les mêmes : persécution et séduction. Tantôt on distrait et corrompt, tantôt on terrorise et massacre. Aujourd'hui, l'Église démocratique, pour parler comme notre ami, est assurée du pouvoir sur la quasi totalité de la terre. Elle domine les peuples, établit les lois, modèle les mœurs, dirige l'éducation dans presque tous les états. Qui ne penserait à ce verset de l'Apocalypse : « Satan délié sortira de sa prison et il séduira les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog, et il les assemblera pour combattre. Leur nombre égalera celui du sable de la mer. »
42:236
BRASSE-BOUILLON. -- Colosse aux pieds d'argile.
OREMUS. -- Bien sûr. Mais cela n'empêche point son empire sur les hommes de s'accroître. La moindre résistance de la cité de Dieu, je veux dire de l'Église militante, lui facilite les choses. Elle épouse étroitement les contours de la dépression qui se creuse devant elle et s'infiltre partout.
Mais la cité de Dieu ne s'effondre pas sans trahison, notamment trahison de la contestation chrétienne du monde moderne. Je n'y insiste pas : c'est toute la fin de l'*Hérésie du XX^e^ siècle.* Les fruits en sont de plus en plus manifestes depuis le concile. Par parenthèse, je me demande s'il faut prendre pour point de départ le concile ou la mort de Pie XII...
BRASSE-BOUILLON. -- Qui a demandé à être enterré en face et comme aux pieds de saint Pierre. On pourrait se demander...
REGULA. -- Vous nous direz ça une autre fois.
OREMUS. -- Toujours est-il que je fais volontiers mien ce résumé de Louis Salleron : « Depuis Vatican II, tout le catholicisme est remis en question. Quel que soit le sens à retenir des textes du concile, l'interprétation qui en est donnée par la praxis de l'Église post-conciliaire est celle du ralliement à la religion démocratique. »
CLEO. -- Ralliement dont une caractéristique majeure est de ne jamais désigner le communisme comme l'ennemi public n° 1. Au point que le seul fait d'enfreindre le commandement vaut excommunication démocratique immédiate, tous mocosos réunis.
REGULA. -- Cela fait bonne mesure, il me semble, sur ce point.
OREMUS. -- Une précision cependant. Il va de soi que je n'égale pas royaume des cieux et cité du monde, règne du Christ et principauté de Satan, comme s'il s'agissait de deux adversaires terrestres. Notre-Seigneur est Dieu, il a vaincu le monde.
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J'y reviens : Satan n'exerce son empire que par refus et soustraction, les hommes se soustrayant à la loi de Dieu et refusant sa grâce. Si donc on dit que l'Église démocratique triomphe, on doit dire en même temps qu'elle meurt dans le chaos. Sur ce voici mon second point. La foi démocratique n'a plus Dieu pour objet mais « l'homme qui collectivement se fait Dieu ». Elle cesse donc d'être une lumière qui éclaire et devient une lumière fausse, qui aveugle. Au chaos s'ajoutent les ténèbres...
BRASSE-BOUILLON. -- La décréation du monde !
OREMUS. -- ... et l'interrogation effrayante du Christ commence à prendre sous nos yeux une force particulière Lorsque le Fils de l'Homme viendra, pensez-vous qu'il trouve la foi sur la terre ?
Cette foi nouvelle peut conserver une place éminente et même suréminente au Christ -- en tant qu'homme éminent et même suréminent. Ce qui conduit, me semble-t-il, à entrevoir comment « l'homme de péché » parviendra à se faire adorer dans le temple de Dieu.
La ruse infernale est d'avoir mis en place, sous le nom de démocratie, un mécanisme qui fait que l'homme se donne à lui-même collectivement sa loi. C'est vraiment un coup de maître que d'installer la source de tous les péchés, l'amour-propre, l'amour déréglé de soi-même, au cœur de tout homme, dans l'apparence de la soumission et de l'obéissance aux lois et aux pouvoirs établis. Cette substitution -- à laquelle je songeais en écoutant Brasse-bouillon tout à l'heure -- conduit très sûrement les chrétiens à l'apostasie. C'est l'exil volontaire de Jérusalem à Babylone. Jamais on n'avait vu pareille machine de guerre montée contre l'Épouse du Christ.
BRASSE-BOUILLON. -- Nous sommes donc bien près de la fin de l'histoire...
REGULA. -- Bien près selon l'esprit, sans nul doute. Dans le temps, Dieu le sait.
OREMUS. -- Bien près selon l'esprit, en vérité. Si les hommes suivent collectivement la logique du mal, si comme le dit Jean Madiran « ils déclinent au pluriel le péché originel », les jours de la révolte et de l'apostasie dont parle saint Paul sont arrivés. Mais cela ne doit pas nous empêcher de travailler sans cesse à quitter Babylone autant que faire se peut pour nous fixer à Jérusalem.
44:236
CLEO. -- Amen. Amen. Prenez garde, Oremus, un de ces jours on vous élira à quelque fonction ecclésiastique et je voterai pour vous !
BRASSE-BOUILLON. -- Moi aussi !
REGULA. -- En attendant, cher Oremus, puis-je vous demander de conclure ?
OREMUS. -- Cherchons consolation dans la sainte Écriture, voulez-vous ?
(*Il lit*.)
« Je vis un ange qui descendait du ciel, ayant une grande puissance, et la terre fut toute éclairée de sa gloire. Et il cria de toute sa force : Elle est tombée la grande Babylone.
« Elle a fait boire à toutes les nations du vin de la fureur de sa prostitution, et les rois de la terre se sont corrompus avec elle, et les marchands de la terre se sont enrichis par l'excès de son luxe. »
« Après cela, j'entendis comme la voix d'une nombreuse troupe qui était dans le ciel et qui disait : Alleluia, salut, gloire et puissance à notre Dieu, parce que ses jugements sont véritables et justes, qu'il a condamné la grande prostituée qui a corrompu la terre par sa prostitution, et qu'il a vengé le sang de ses serviteurs, qu'elle avait répandu de ses mains. »
« Et j'entendis une grande voix qui disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes ; et il demeurera avec eux, et ils seront son peuple ; et Dieu, demeurant lui-même au milieu d'eux, sera leur Dieu. »
REGULA. -- Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei !
Antoine Barrois.
45:236
### Démocratie et communisme
par Louis Salleron
LE VOCABULAIRE COURANT oppose la démocratie au communisme. La démocratie, c'est le régime politique idéal, celui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, dans la prospérité. Le communisme, c'est le régime politique de la barbarie à visage humain.
Qui le croit ? Personne, à commencer par ceux qui usent de ce langage. Car nos hommes politiques, nos journalistes, nos idéologues usent du même mot pour parler des démocraties populaires et des démocraties libérales et ils n'ont jamais mis le communisme au ban de la démocratie. L'essence de la démocratie, c'est : 1) le *dogme* que le Pouvoir procède du peuple, 2) le *rite* de la désignation du Pouvoir par l'élection.
Peu importe que l'élection soit libre ou obligatoire, qu'elle comporte plusieurs listes de candidats ou une seule, qu'elle soit publique ou secrète, dès l'instant qu'elle existe, confessant ainsi le dogme, elle confère le caractère de démocratie au régime où elle est pratiquée. Le caractère du Pouvoir est également indifférent. Il peut être dictatorial ou libéral. Peu importe.
La démocratie est *religieuse* dans son essence, toute religion reposant sur le dogme et le rite.
Dans son essence donc, la religion démocratique est exactement le contraire de la religion chrétienne, pour laquelle tout Pouvoir vient de Dieu et n'est légitime que par la poursuite du bien commun.
46:236
En termes métaphysiques, la religion démocratique implique l'immanence, et la religion chrétienne la transcendance. La première est l'humanisme absolu, la seconde le théisme absolu.
Concrètement, les choses sont beaucoup plus compliquées parce que l'histoire, qui change, et la nature humaine, immuable, composent leurs forces dans des compromis d'une durée plus ou moins longue.
En France, nous sommes particulièrement bien placés pour saisir ces évidences -- qui n'en demeurent pas moins inaperçues ou niées, parce que, comme l'a reconnu, il y a quelques mois, Philippe Sollers dans un article du « Monde », il n'y a, au fond, qu'une Révolution : la Révolution française. C'est elle qui a opéré la révolution copernicienne de l'Humanisme intégral installé en remplacement du théisme catholique. La Commune de Paris, la Révolution russe, la Révolution cubaine, la Révolution chinoise n'en sont que les variantes géographiques et le confessent.
(Un missionnaire français qui passa trente ans de sa vie en Chine me raconta un jour l'anecdote suivante. Dans la ville qu'il évangélisait, les troupes de Mao avaient succédé à celles de Tchang Kaï-shek. Laissé libre au début, il n'avait cependant plus le droit de rien faire ni de parler à personne. Un jour qu'il se promenait dans la ville, il rencontre des enfants qui, à cette heure, auraient dû être à l'école. Enfreignant les interdictions, il leur demande pourquoi ils sont dans la rue. Réponse : « Nous avons congé, parce que c'est l'anniversaire de la Commune de Paris. » En plein cœur de la Chine !)
Le parti communiste français n'a jamais été considéré comme un corps étranger dans la République. Bien au contraire. « Pas d'ennemi à gauche ! » Il est la légitimité dans sa quintessence. M. Giscard d'Estaing n'en doute pas plus que M. Marchais. La Gauche est l'incarnation de la démocratie. La droite n'existe pas, sinon comme désignée telle par la Gauche. Aucun parti ne se dit de droite, parce qu'il n'existerait plus s'il se disait de droite. Il est dit de droite par la Gauche qui est le Saint-Office du dogme démocratique. L'Extrême-Gauche est la quintessence de la démocratie. Elle est la Gauche de demain.
47:236
Le général de Gaulle, dans toute sa gloire, a dû confesser le dogme démocratique pour s'investir lui-même d'une légitimité qu'il subordonnait à la légitimité démocratique. En faisant élire le président de la République, il s'accordait quelques années de Pouvoir absolu, laissant à ses successeurs le soin de se débrouiller avec des rites qui créaient deux souverainetés, celle de la Présidence et celle de l'Assemblée nationale, en attendant celle du Parlement européen.
Les nouveaux philosophes butent sur ces évidences dont ils ne savent comment se dépêtrer. « Marx est mort », assure J.-M. Benoist. Sans doute. Mais le communisme est vivant parce qu'il est l'expression la plus parfaite de la démocratie que confesse M. Benoist.
Tâchant de surmonter le nihilisme dans lequel l'a plongé la révélation de la barbarie communiste, Bernard-Henri Lévy scrute « le testament de Dieu » ([^3]) pour y chercher la solution de ses problèmes intérieurs. Il ne la trouve pas parce que la démocratie reste son recours politique contre le communisme. Si sa sincérité n'était évidente, on le croirait parfaitement hypocrite, tant son vocabulaire est absurde. Le mal politique, la permanente barbarie à visage humain, pour lui c'est le « fascisme ». Il emploie le mot des dizaines de fois. Peu importe que, chronologiquement, le fascisme n'ait été qu'une réplique au communisme. Peu importe que, quelles qu'aient été les contaminations communistes dont on peut taxer le fascisme, on ne puisse lui imputer des massacres analogues à ceux du communisme. Le fascisme étant le mot qui a été employé par le communisme pour qualifier le mal, et ce mot ayant été adopté par la démocratie parce qu'imposé par le communisme, il est celui qu'utilise B.-H. Lévy pour y opposer son désir d'un régime à visage humain.
Bien mieux : se rendant compte que l'anti-fascisme est une attitude négative, B.-H. Lévy redécouvre le judaïsme pour y trouver le rocher d'une « Résistance » à la barbarie. Mais quel judaïsme ? Celui de la transcendance est celui d'une foi religieuse dont il se déclare dépourvu. Alors, dans un délire verbal où il prend l'allure d'un véritable derviche tourneur, il oscille entre une sorte de radicalisme élémentaire, celui d'Alain et de sa lutte contre les pouvoirs, et un racisme latent suspendu à l'identité juive.
48:236
Croit-il vraiment qu'un christianisme désaffecté, comme celui de M. Giscard d'Estaing, faisant alliance avec un judaïsme désaffecté, comme le sien ou celui de Mme Veil, puisse faire le poids en face de la religion communiste ?
Il est vrai que Soljénitsyne a tué l'idéologie marxiste chez les intellectuels. Mais la religion communiste n'en a pas été atteinte. C'est qu'elle est soutenue et confirmée par la religion démocratique dans tous les pays occidentaux.
Que ceux qui ne veulent pas comprendre lisent l'article d'Alexandre Zinoviev dans « Le Monde » du 18 mai 1979 ! Il rappelle la « ligne directrice » du communisme soviétique, cette ligne générale que Lénine, Staline et leurs successeurs ont toujours proclamée avec la même clarté qu'Hitler proclamait la sienne. Avec tous ses chars, ses avions, ses sous-marins et ses bombes atomiques, le communisme ne serait pas dangereux s'il n'était que lui-même ; mais il est la fine pointe de l'âme démocratique qui l'inspire, le nourrit, l'entretient et lui donne toutes ses chances.
Si la Providence nous abandonne, notre sort est fixé.
Louis Salleron.
49:236
### Psychologie du démocrate chrétien
par Roger Joseph
QUE L'IMMORTELLE PSYCHÉ, en la personne de ses meilleures incarnations de sagesse antique et angélique, la Stagirite et l'Aquinate, nous daigne pardonner si, pour définir l'état des chrétiens qui se disent démocrates comme des démocrates qui se prétendent chrétiens, il y a quelque impropriété assez criarde à user du terme où brillent les belles racines de son nom ! On va le constater sans retard : la noble *psukhê,* âme de la pensée, guide de l'esprit, mère de l'idée juste, ne saurait être tenue pour garante et coupable des fumeuses rêveries qui servent de doctrine à la race des curieux phénomènes dont nous tentons ici de tracer le portrait véridique.
#### Les mythes passionnels
En effet, ce qui frappe de prime abord en cette catégorie de démocrates, telle du moins qu'elle sévit en France, c'est le caractère aussi irraisonné que déraisonnable de leur option.
50:236
Comme la plupart des humains dans les pays civilisés où apparaît leur espèce, ceux-là sont bien nés chrétiens, ou de peu s'en faut, puisque baptisés presque aussitôt que mis au monde. Mais, venu l'âge mûr, ce qui n'était ainsi que priorité dans le temps n'exercera plus guère de primauté sur l'intelligence et moins encore sur l'action.
Hâtons-nous d'en poser les prémisses : on ne comprendrait rien au mécanisme mental du démocrate dit « chrétien » si l'on omettait ou ignorait que, pour lui, le premier voire le seul Père de l'Église qui recueille son assentiment total n'est autre que... Jean-Jacques Rousseau. Sans doute la référence roussienne n'est-elle pas toujours explicite ou même consciente, mais elle demeure partout manifeste par ses traits essentiels.
Que professe donc le démocrate dit « chrétien » quant à la nature humaine ? Pas autre chose qu'une confiance absolue en sa bonté foncière, -- sans quoi, comment pourrait-il croire aux bienfaits de la démocratie, somme à ses yeux des bonnes volontés de tous, réunies en société ? Et à partir de cette excellence fort gratuitement supposée, quelle condition assigne-t-il à la légitimité de ladite réunion, -- sinon ce consensus général sur lequel s'échafaude précisément la thèse du Contrat social ?
Dès cet instant et sans même qu'il s'en aperçoive, le démocrate dit « chrétien » commence à « évacuer » le Créateur de Sa création et à le séparer de Ses créatures : oubliant que n'est pas de ce monde un « Royaume » dont le titre suffit à le hérisser d'emblée, il tend au contraire ses efforts à obtenir que les Républiques de ce bas-monde soient de Dieu, mais avec le secret désir de les voir insensiblement se diviniser, au risque de remplacer et supprimer finalement l'authentique Divinité.
On conçoit que de pareilles dispositions aient tôt fait de la démocratie dite « chrétienne » un terreau d'élection privilégié pour les mauvaises semailles du transformisme reviviscent.
Car c'est un second aspect de notre personnage que sa grossière crédulité de primaire devant « la Science ». En vérité, il lui sied bien de mépriser ou de blâmer nos Renaissants et nos Classiques pour leur fidélité révérencielle envers le symbolisme éloquent et décoratif des mythiques images du paganisme !
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Son culte aveugle du Progrès matériel relève d'un mythe autrement passionnel et fondamental, puisqu'il l'amène à édifier des conclusions, qu'il répute définitives, sur la base mouvante de découvertes pourtant sans cesse remises en cause par les chercheurs honnêtes.
Ah ! oui, combien est facile au démocrate dit « chrétien » de donner tête baissée dans le piège évolutionniste ! Au lieu de s'émerveiller en décelant de toutes parts la marque des pouvoirs *infinis* du Tout-Puissant, -- parce que chaque nouvelle acquisition de la connaissance recule d'autant les bornes de l'investigation, -- il s'ébahit si naïvement des conquêtes remportées sur les inconnues d'hier qu'il se flatte d'atteindre tôt ou tard le point *final,* le fameux Oméga de l'imposteur teilhardien. A tout le moins assure-t-il, en dépit de l'aveu que tout vrai savant fait de ses limites, que ces pauvres données scientifiques postulent infailliblement le choix de la démocratie, car elle constituera bien un jour une si complète perfection qu'elle dispensera d'aller plus haut. Bref, tout dans sa démarche se passe comme si, sans l'avoir clairement ni deviné ni voulu à l'origine, le démocrate dit « chrétien » aboutissait à « gommer » Dieu pour Le punir de n'avoir point réussi à faire épouser son rêve par la réalité.
Enfin, au-delà des frontières naturelles et nationales, il nourrit l'ambition d'une République universelle, fondée sur l'illusion d'une planète à jamais pacifiée par l'amour fraternel des hommes qui l'habitent. Or, comme l'observait naguère Eugène Marsan, « *du point de vue social,* l'Homme *n'est pas : il y a* des hommes ». Certes, sous le regard divin, les âmes se valent et c'est une consolation pour les faibles de savoir égales leurs chances de paradis. Mais les corps, mais les cœurs, mais les cerveaux et les pigments eux-mêmes, quelle diversité sur la terre ! donc quelles différences pour quelle nécessaire hiérarchie, -- et quelle chimère que l'égalitarisme politique... Ni les races, ni les conditions de vie, ni les moyens n'étant uniformes, imaginer leur fusion future revient tout bonnement à nier ce qui est, ce qui a été jusqu'aujourd'hui. Tout au plus si, aux époques les plus favorables, une certaine unité, pour des entreprises bien définies et dans un secteur restreint, a porté dans l'histoire du monde le sceau de la Chrétienté ; mais il faut reconnaître que la notion de démocratie s'en trouvait absente, alors qu'y vivait et régnait la Foi en Dieu.
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Le démocrate dit « chrétien », quant à lui, pratique trop la religion de l'Homme pour s'en tenir au respect de l'ordre divin ; ainsi est-il conduit à malaisément distinguer le mal du bien en politique. Au fond, il ne croit pas au péché originel, ce qui d'ailleurs l'arrange pour mettre en doute la malédiction qui pèse sur Israël, malgré tant de textes sacrés : « *Et tout le peuple répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants *» (Matthieu, XXVII, 25), « *Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés *» (Luc, XIII, 34), « *Ils ne te laisseront pas pierre sur pierre, parce que tu n'as pas su connaître le temps où je t'ai visitée *» (Ibidem, XIX, 44), « *Car il y aura une grande calamité sur ce pays et une grande colère sur ce peuple *» (Ibidem, XXI, 23). Quand on refuse d'admettre que la responsabilité du déicide puisse s'étendre à travers les siècles aux descendants des douze tribus, comment accepterait-on que le baptême soit indispensable pour nous laver de la faute d'Adam ? Mais contredire à ce dernier dogme, n'est-ce pas rejeter la nécessité de la Rédemption, partant la divinité du Verbe incarné ?
#### Les sophismes pervers
Entre les deux guerres mondiales, nos démocrates dits « chrétiens » avaient reçu un surnom plutôt malsonnant, quoiqu'assez justifié. Comme ils s'étaient constitués en un Parti Démocrate Populaire et comme leur journal s'intitulait le *Petit Démocrate*, les sigles P.D.P. et P.D. correspondants avaient bientôt fourni le sobriquet « pédés », tant il était patent que leurs positions politico-religieuses équivalaient à la plus flagrante des inversions intellectuelles. Pourquoi ? Parce que loin de prendre fermement appui sur l'enseignement du Christ pour en projeter les leçons dans les institutions, c'est entre les étroites dimensions particulières d'un cadre purement abstrait, -- comme l'est toujours n'importe quel régime démocratique, -- qu'ils essayaient de faire passer de force les principes généraux du christianisme.
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Ainsi d'un célèbre Jésuite contemporain, prêtre revêtu de l'onction sainte mais scientiste entiché d'incertaine paléontologie et qui s'acharnait à vouloir intégrer au carcan de ses petites inventions discutables le corps inchangé des articles de foi, plutôt que d'opérer les rapprochements possibles dans l'autre sens, -- le normal.
Au reste, ces tentatives désespérées pour marier l'eau et le feu datent de plus loin que le malheureux Pierre Teilhard de Chardin. Sans remonter à Félicité de Lamennais ni à ses épigones, l'aïeul spirituel de tout démocrate dit « chrétien », Antonio Fogazzaro, méditait déjà d'accommoder les versets bibliques de la Genèse aux innovations périssables du darwinisme. Ses héritiers ne lui auront pas été inférieurs et leur insigne chef de file, Robert Cornilleau, s'est illustré dans son périodique, le 18 décembre 1927 en même temps que dans ses *Lettres à un Jeune*, par son invocation sacrilège à «* l'éternel ferment révolutionnaire de l'Évangile *».
Les disciples en ont surtout retenu qu'en souhaitant une Église théoriquement indépendante des autorités civiles, il convenait d'entendre qu'elle doit devenir chez nous une perpétuelle insurgée contre l' « Ancien Régime », quitte à s'asservir aux nouveaux, -- directement issus des diverses Révolutions, -- et par conséquent aux systèmes d'inspiration marxiste, c'est-à-dire découlant de cette *invidia* qui continue néanmoins d'être incluse en belle place parmi les péchés capitaux. On le vit à l'évidence quand tels clercs d'avant-garde allièrent, sous l'enseigne de *Terre Nouvelle,* marteau, faucille et croix. Tout cela comme si, en vertu de l'adage qui conseille aux mortels de s'aider pour que les aide le Ciel, les sociétés harmonieusement ordonnées ne favorisaient pas mieux la mission du clergé que les persécutions tantôt sournoises et tantôt délibérées des États laïques ou athées.
Mais rétablir un ordre politique d'abord, afin de permettre à l'apostolat une influence plus ouverte et plus féconde, quelle attitude serait plus contraire au démocrate dit « chrétien », étiqueté « rouge » une fois pour toutes et de belle manière par Auguste Cavalier ? Par formation comme par tempérament, il ne se reconnaît d'ennemi que sur son flanc droit, -- pour emprunter une terminologie parfois utile, bien qu'à juste raison contestée, -- et en revanche il adore multiplier sourires et concessions en faveur des adversaires habituels de tout ce qu'il prétend représenter. Hélas ! qui dit concession dit renoncement, et tout renoncement implique quelques reniements notables.
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La, les preuves abondent, et non des moins récentes ! C'est le grand quotidien des catholiques français, *La Croix,* glissant d'un solide traditionalisme à l'opportunisme flottant, qui échoppe lâchement le crucifix dont s'ornait sa manchette ([^4]). C'est *La Vie Catholique* d'autrefois, d'une complaisance déjà excessive aux variations de la mode ecclésiastique, qui s'empresse de biffer de ses enseignes l'épithète qu'elle y arborait -- fort abusivement, avouons-le. Mais un cas entre tous scandaleux est celui de la Centrale syndicale qui se nommait jadis la « Confédération Française des Travailleurs Chrétiens » ; on savait qu'en 1947, lorsqu'elle sortit des années de sommeil imposées par l'occupation allemande, ce fut des mains des sillonnistes qu'elle reçut domaine et château de Bierville et ceci présageait ce qui se produirait lors de son congrès de 1964 où, par 70 % des voix de ses délégués et pour la honte du sieur Eugène Descamps, initiateur de ce troc indigne, elle décida de changer son nom en celui de « Confédération Française Démocratique du Travail » : apostasie pure, mais non pas simple puisque l'éclaire d'un jour révélateur la substitution de la démocratie au christianisme...
On objectera peut-être la pieuse intention qui, sous prétexte de ne plus s'obstiner à « prendre les mouches avec du vinaigre », espérait accroître le nombre des recrues en mettant le drapeau dans la poche, -- soit l'archétype même du sophisme pervers, qui pour finir se solde immanquablement d'une des deux façons suivantes : ou le noyautage par les soins d'agitateurs plus « avancés », ou la prise en remorque par les mêmes extrémistes démagogues, qu'on s'essouffle à rattraper en perdant tout ce qu'ils vous gagnent en vous dépassant.
Voilà le sens dans lequel on ne se lassera pas de répéter que les *Démocrates Populaires* se font avec ponctualité les *fourriers du socialisme,* selon les termes d'une démonstration toujours actuelle d'Albert Marty ; car ce livre a beau porter le millésime de 1932, on ne peut qu'appliquer aux démocrates dits « chrétiens » d'à présent l'apostrophe cinglante que l'auteur a recueillie à Lille, environ 1928, de la bouche du dirigeant communiste Florimond Bonte :
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« *Quant à vous, nous ne vous combattrons pas. Vous nous êtes trop utiles. Si vous voulez savoir quelle besogne vous accomplissez, regardez-moi. Je sors de chez vous. Avant la guerre, j'étais des vôtres. Depuis, je suis allé jusqu'à la conclusion logique des principes que vous m'avez enseignés. Grâce à vous, le communisme pénètre là où vous ne laisseriez pas entrer ses hommes : dans vos écoles, vos patronages, vos cercles d'études et vos syndicats. Donnez-vous beaucoup de peine. Tout ce que vous croirez faire pour votre démocratie, c'est pour la révolution communiste que vous le ferez. *»
A mi-chemin, la situation d'une poignée de timorés ne semblera pas davantage enviable. Inclinés par la tendance ambiante à sacrifier maintes convictions initiales, quelques-uns répugnent tout de même au suprême abandon de leur bagage spirituel ou moral. Nous avons bien connu l'un d'eux, Maurice Berger, député sortant aux élections législatives dans le Loiret. A la veille d'un scrutin, des amis lui communiquèrent la teneur du factum abominable que le candidat adverse, Jean Zay, avait osé rédiger contre l'emblème de la patrie, qu'il couvrait d'ordures. Notre démocrate dit « chrétien » dédaigna d'en faire une affiche décisive, par crainte candide d'offusquer les chastes prunelles de la jeunesse bien-pensante. Résultat : il fut battu à plates coutures par l'insulteur qu'il laissait volontairement indemne. Et le même homme, cependant, taxait volontiers de partisans de « la politique du pire » les citoyens intransigeants, s'ils ne consentaient pas à voir en lui « le moindre mal » dont il estimait pouvoir se réclamer, en « modéré » tout à fait orthodoxe.
... Une orthodoxie qui, pour les catholiques, sera jugée très sujette à caution dans la mesure -- capitale ! -- où elle contredit à angle droit les prescriptions constantes et renouvelées du magistère romain. Car enfin, d'une part, en ce qui touche aux erreurs doctrinales sur quoi s'appuie l'idéologie démocratique, il y a, jamais aboli *ex-cathedra* depuis le 8 décembre 1864, le *Syllabus* de Sa Sainteté Pie IX, corroboré et complété le 3 juillet 1907 par le *Syllabus* de saint Pie X, et à propos duquel les *Nouvelles de Chrétienté* du 7 janvier 1965 faisaient opportunément remarquer : « *Les libéraux catholiques, comme les autres, ne l'ont jamais avalé. Ils lui ont fait une guerre perpétuelle.*
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*Il y a donc dans l'opposition actuelle au* Syllabus *une vraie continuité. Il s'agit d'un* perseverare diabolicum *tout à fait inexcusable, parce que les événements, bien loin de contredire le* Syllabus, *l'ont confirmé, lui ont donné valeur supplémentaire de prophétie ; la logique des idées alors condamnées a conduit précisément au communisme et au socialisme, et au totalitarisme étatique que le* Syllabus *voulait et pouvait enrayer... s'il avait été suivi *» -- d'autre part, il y a, subsistant dans leur réitération complémentaire, les condamnations pontificales de la démocratie, telles que les prononcèrent notamment trois papes dont voici les noms et les paroles :
-- Pie IX : « *Il n'est pas vrai que la volonté du peuple, manifestée par l'opinion publique ou de toute autre manière, constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin ou humain *» (Encyclique *Quanta cura,* 1864) ;
*-- *Léon XIII aussi, à l'encontre du pénible coup d'épée dans l'eau que fut son appel au Ralliement des catholiques à la République, a stigmatisé sans détours « *une certaine démocratie qui va jusqu'à ce degré de perversité que d'attribuer dans la société la souveraineté au peuple et de poursuivre la suppression et le nivellement des classes *» (Encyclique *Graves de communi,* 1901) ;
-- Saint Pie X, quant à lui, n'omit pas de qualifier à son tour d' « *idéal condamné, au rebours de la doctrine catholique *» le fait de « *placer l'autorité dans le peuple ou de la supprimer à peu près *» (Lettre à l'Épiscopat français sur le « Sillon », 25 août 1910).
Mais le même message était contraint de déplorer l'obstination des égarés : « *Nous avons eu la douleur de voir et les avis et les reproches glisser sur leurs âmes fuyantes et demeurer sans résultat. *» Et nous nous permettons de souligner deux mots, pour la raison qu'ils continuent à définir parfaitement la duplicité devenue quasi instinctive chez le démocrate dit « chrétien », filleul étroit de ces libéraux qui méritèrent la qualité d' « indécrottables ».
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#### Les cyniques sanglants
Arrivé en ce point, l'auditeur bénévole ne se contiendra plus :
-- Vous confondez ! et vous exagérez ! Est-ce pour les facilités d'un amalgame que vous mêlez simultanément, dans le même sac, sous la même appellation de démocrates dits « chrétiens », les tenants de nuances diverses qui, durant des périodes successives, furent tour à tour appelés libéraux, modernistes, progressistes ?
-- Eh ! ce ne sont là que leurs prénoms... Leur commun patronyme dérive bel et bien de leur dévotion à la démocratie, assortie d'une identique coloration religieuse, et la filiation s'établit pareillement grâce à la communauté des propositions.
-- Soit ! mais alors, vous exagérez quand vous leur déniez en bloc la vertu majeure du chrétien, l'amour du prochain, cette *charité* qui doit encore être, somme toute, à la source de leur comportement.
-- Convenons si vous voulez, à titre d'hypothèse, que le militant de base, semblable ici à celui de n'importe quel parti, persiste peut-être sincèrement à s'imaginer que le règne de Démos réalise les desseins divins sur l'humanité par la voie des suffrages populaires. Mais ses maîtres, ses inspirateurs, ses « lideurs », -- comme on parle, -- comment les créditer de la bonne foi, voire de la foi tout court, lorsque s'accumulent les exemples concrets du contraire ? Non, il ne saurait plus être question de leur conférer le qualificatif de « modérés », jadis tant usité par eux et pour eux dans le langage électoral, pour mieux piper les voix des braves gens. Voilà longtemps qu'on le sait, certes : il n'est pire tyrannie que celle à quoi aboutit en pratique le laisser-aller du libéralisme et, comme l'Hébreu Bernard Lazare, en un aveu retentissant, concédait que les fils d'Abraham sont à la fois conservateurs d'eux-mêmes et révolutionnaires pour autrui, ainsi les meneurs de la faction démocrate dite « chrétienne », pleins de molle souplesse quant à la défense du bastion national et confessionnel contre les multiples assauts de l'anarchie, se montrent d'une impitoyable rigueur à l'égard de tous ceux qui se consacrent à cette protection. Tant et si bien qu'au regard de leurs misérables calculs, régulièrement déjoués par le simple jeu du système républicain, leur propre conduite ne s'inscrit guère dans la ligne de cette charité théologale qu'on évoquait à l'instant.
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Arrêtons-nous d'abord sur la figure de leur précurseur contemporain, Marc Sangnier. Quand nous disons que de *croyant* initial, le démocrate dit « chrétien » passe imperceptiblement mais fatalement à l'état de *crédule* de la subversion, ce désolant mystique est la vivante illustration de notre propos. Écoutons en effet son discours du 3 octobre 1912 : « *La discipline militaire doit être consentie et le service militaire librement accepté. Il faut donc, avant tout, écouter sa conscience. Si la conscience défend au soldat de tirer, il ne doit pas tirer. *» Tant pis, donc, si ce lâchage suggéré par un moralisme tout individuel cause la mort du voisin, du « prochain », du frère de sang et d'esprit, au profit de l'agresseur étranger. Quelqu'un demande alors à l'orateur : « *Et si la conscience d'un soldat anarchiste lui ordonne, comme on le lui apprend dans certains manuels, de tirer sur ses officiers ? Doit-il tuer ses chefs ? *» Réponse de Marc Sangnier : « *Parfaitement, il obéira à sa conscience ! *» Où trouver plus stricte conformité dans l'hérésie avec le libre examen des protestants ? Et pourquoi ne pas être aussitôt tenté de recourir, contre un tel poison, aux bienfaits de l'antidote maurrassien qui nous sont apportés par l'heureuse réédition de la *Démocratie religieuse :* « *Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion s'en mêle, maîtresse d'elle-même et loi plénière de tout. *» Il n'empêche que le sanglant rêveur, mort ce 28 mai 1950 qui vit à Berlin une explosion de fanatisme germanique exceptionnelle, digne contrepoids des chimères sangniériennes, eut l'honneur de funérailles nationales !
Francisque Gay, pour sa part, n'a obtenu que la dédicace posthume d'une rue parisienne. Mais quelle richesse de haine et de contradictions que la vie de cet éditeur « catholique », auteur de *Comment j'ai défendu le Pape,* pourfendeur de l'Action Française mais en même temps propagateur d'un ouvrage sorti de ses presses, *La crise des temps nouveaux* de Paul Bureau, inclus à l'Index des Livres prohibés depuis le 17 mars 1908... Aux saisons des pires sanctions frappant les royalistes français, comme notre ami Pierre Varillon le félicitait ironiquement du succès de son clan, n'eut-il pas ce soupir qui en dit long sur la constance du personnage : « *Oh ! la roue tourne... *»
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Et nul n'a oublié qu'en fait, après l'éclipse des années Quarante, le vice-président du Conseil Francisque Gay patronna et couvrit cyniquement l'opération d'accaparement baptisée « dévolution des entreprises de presse », autrement dit, selon l'expression du bon historien Claude Hisard, la *spoliation* des imprimeries, matériels et clientèles des journaux, par une extension plutôt sollicitée du vieil axiome de droit « En fait de meubles, possession vaut titre ». Il eut même le front d'exalter ce vol éhonté du haut de la tribune du Palais-Bourbon, le 7 mars 1945, disant avec orgueil : « *C'est la première fois dans l'histoire de la presse mondiale, non seulement qu'une telle entreprise ait été réussie, mais même qu'elle ait été tentée. Les régimes totalitaires eux-mêmes ont reculé devant l'immensité de l'effort et nous, nous avons réussi cette œuvre... *»*.* Ne soyons pas étonnés que Francisque Gay, se vantant d'avoir été un authentique « résistant » aux occupants allemands, soit aussi le signataire de la lettre du 7 avril 1944, par laquelle, se croyant traqué par l'ennemi, il dénonçait littéralement à ce dernier l'antigermanisme viscéral d'un compatriote : « *J'ai plus de vingt fois protesté avec véhémence contre la censure qui permettait à M. Maurras de réclamer le retour à la paix de Westphalie et le démembrement de l'Allemagne *»*,* se targuant du même coup, avec force détails, de sa « *participation obstinée à toutes les campagnes qui ont été menées chez nous en faveur du rapprochement franco-allemand *»*.* Le mot de la fin, sur ces palinodies, nous est venu du Canada, où le responsable eut un moment la charge de représenter notre pays : « *Cette lettre, dit-il, devait être montrée aux Allemands pour sauver quatorze personnes que la fermeture de mon entreprise aurait privées de leur gagne-pain. *» « *Mais alors,* interroge l'académicien québécois Robert Rumilly dans *La vérité sur la Résistance et l'Épuration en France* (Ottawa, 1949, page 6), *M. Francisque Gay se vante d'avoir commis cette platitude à l'adresse des Allemands pour sauver 14 Français ; comment peut-il reprocher au maréchal Pétain d'avoir discuté avec les Allemands pour sauver quarante millions de Français ? Comment l'un est-il dans une prison et l'autre dans une ambassade ? *»
Ancien animateur de l'Association Catholique de la Jeunesse Française et membre d'une famille qui compte un saint sur les autels de l'Église, le comte François de Menthon ne fait pas meilleur visage.
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Lors des poursuites « épuratrices » engagées contre le préfet régional de Lyon, Alexandre Angeli, l'épouse de celui-ci vint rappeler au ministre de la Justice « *qu'il avait été averti par son mari de la menace qui pesait sur lui, la Gestapo voulant l'arrêter, ce qui a permis à M. de Menthon de fuir à temps et de se cacher. Mme Angeli ne lui demandait même pas de venir témoigner dans le procès du préfet,* ajoute Henry Bordeaux à qui nous empruntons ce récit, *seulement d'écrire une lettre où il rappellerait ce fait... M. de Menthon l'avait écartée avec ce mot :* « Ma situation actuelle ne me permet pas d'être reconnaissant. » » (*La dernière ascension,* Paris, Librairie Plon, 1973, pages 19-20).
Passe-t-on de ce noble obligé à un autre promu de la République restaurée, son collègue et successeur, le Garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen ? En voilà un, s'il en fût, à qui la fierté d'être démocrate fait laisser loin derrière les devoirs du chrétien ne serait-ce qu'à l'entendre se glorifier le 6 août 1946, devant l'Assemblée Nationale Constituante, du bilan de l'épuration : 4.783 condamnations à mort, 1.796 aux travaux forcés à perpétuité, 9.567 aux travaux forcés à temps, 1.820 réclusions, 17.193 emprisonnements, 40.996 dégradations nationales ; et de plastronner : « *On sourit de ces chiffres, en disant qu'après tout 150.000 condamnations, c'est bien peu. Je voudrais, pour permettre à l'Assemblée de mesurer l'énormité de la tâche* (comme Francisque Gay tout à l'heure, la modestie n'étouffe pas ces officiels quand ils traitent de leur « travail »), *comparer ces résultats à ceux d'une épuration qu'a faite la France au temps de la Grande Révolution, à une époque où la République bénéficiait de Gardes des Sceaux qui étaient de vrais patriotes et des hommes énergiques dont l'Histoire célèbre à la fois l'audace et le courage. Vous pensez sans doute que, par rapport à Robespierre, Danton et d'autres, le Garde des Sceaux qui est devant vous est un enfant. Eh ! bien, ce sont eux qui sont des enfants si l'on en juge par les chiffres. Voici le bilan de la Grande Révolution réalisée par la France entre 1789 et 1793 ; j'ai consulté les spécialistes de notre Histoire. J'ai relevé : 17.000 condamnations, dont 1.350 frappèrent des femmes. C'est le chiffre total. *» Puis, comme pour démontrer que la Terreur gaullienne s'avérait plus démocratique que celle du XVIII^e^ siècle, notre nouveau Fouquier-Tinville, non sans maladresse, produisait le détail de cette dernière :
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« *Parmi ces 17.000 condamnés à des peines variables, il y avait 6 pour 100 de nobles, 7 pour 100 de militaires, 8 pour 100 d'ecclésiastiques, 12 pour 100 de bourgeois,* vingt-neuf pour cent d'ouvriers et de domestiques, et trente-huit pour cent de paysans » (toutes proportions édifiantes, qu'il importait de remettre en lumière).
Là encore, il est clair que le cynisme l'emporte de beaucoup sur l'amour du prochain, n'est-ce pas ? Faut-il supposer que ces caciques du Mouvement Républicain Populaire, légataire de la démocratie dite « chrétienne », se sentaient, parvenus au pouvoir contre toute espérance, confortés par la présence rassurante, dans le bureau du « général de brigade à titre temporaire » qui les couvrait, d'un humble prie-Dieu, exhibé à deux pas du fauteuil d'où le chef d'un Gouvernement non moins Provisoire repoussait les recours en grâce les plus circonstanciés ? Peu de mémoires ont perdu le souvenir des termes par lesquels cette âme généreuse se résolut, sur la troisième réclamation de l'intéressé, à consoler, -- en bon collaborateur de l'*Aube* de la veille et fidèle ami de *Temps présent,* telle autre « âme fuyante » aux abois, Maurice Schumann, accusé publiquement le 24 octobre 1946 par le colonel Passy (alias André Devawrin) d'avoir éprouvé l'une des plus jolies venettes de l'histoire, dans la nuit du 4 août 1944, au cours de la mission aéroportée « Aloës » au-dessus des parages de Guingamp, lorsqu'il se déroba à l'obligation de sauter hors de la carlingue d'un appareil « Liberator » comme les 34 autres officiers du même commando : « *Eh ! bien oui, vous n'avez pas sauté. Il y a des gens très braves et de bons soldats qui ont hésité, eux aussi : vous n'êtes donc pas seul. Et d'ailleurs, j'ai toujours pensé que vous aviez tort de vouloir participer à des opérations de ce genre. Vous étiez bien à Londres, il fallait y rester *» (Quotidien *Combat* du 7 novembre 1946). Si François Mitterrand, au soir du 15 octobre 1959, avec le concours du sieur Robert Pesquet, prouva davantage de mépris du vertige en bondissant par-dessus les boulingrins de l'Observatoire, l'équipée ratée de Maurice Schumann ne lui a pas interdit de demeurer devant l'avenir ni l'héroïque combattant des microphones londoniens, ni le parachutiste à ouverture retardée atterrissant sous la Coupole.
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Dernière tranche de la brochette, -- uniquement parce qu'on doit se borner, -- l'autre Schuman, Robert, appartenant à la même obédience, n'a droit qu'à un seul *n,* restriction qui pourrait l'empêcher de voler aussi haut, s'il ne s'était avisé de partager la paternité de l'Europe future avec Jean Monnet. Ce faisant, au surplus, le politicien aujourd'hui également défunt prenait un lourd risque : étant donné la pléthore croissante des chômeurs entre le Rhin et les Pyrénées, il existe de grosses probabilités pour que la nouvelle *Rêverie* (européenne) *de Schuman* consiste bientôt à ressusciter au bénéfice d'outre-frontières les charmes inoubliés du Service du Travail Obligatoire, le S.T.O. honni des années noires...
\*\*\*
... Impossible, malgré tout, de conclure pareille étude sans s'entendre rétorquer :
-- Et si ces hommes étaient sincères, en particulier dans leur désir d'améliorer les conditions d'existence de leurs contemporains ?
-- Répliquons d'abord que la sincérité n'est point la vérité. Personne au monde n'est moins insincère qu'un dément. Mais empressons-nous d'ajouter que chacun peut constater l'évidence dont voici l'énoncé : quelque progrès bienfaisant que l'action du démocrate dit « chrétien » ait pu matériellement et parcimonieusement procurer à l'état social des moins favorisés, le mal fait par sa prédication d'une égalité irréelle, par son encouragement à une lutte des classes stérile, par je caractère anesthésiant de son pacifisme désarmeur en face de périls chroniquement renaissants depuis que la terre tourne, toutes ces faiblesses, toutes ces trahisons des obligations élémentaires de l'être humain et du citoyen condamnent sans appel le rôle subversif qu'il a choisi de remplir.
De plus, la forme qu'affecte le plus couramment ladite action, son aspect cauteleux, ses chemins détournés, obligent à penser qu'il s'agit d'êtres incertains d'eux-mêmes et qui, par défaut de confiance en soi, obéissent au réflexe de tromper la confiance d'autrui, -- subversion qui par suite se révèle d'autant plus néfaste qu'elle reflète plus fidèlement l'étymologie du mot : dévier (*-vertir*) sournoisement, par en dessous (sub), -- en d'autres termes, capter la disponibilité des chrétiens pour en faire à la fin de purs démocrates.
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Quelle grâce, dans le tourbillon où cette manœuvre prétend nous entraîner, que de rencontrer, roc stable, ferme et bien accordé aux réalités permanentes comme aux préceptes immuables du catholicisme vrai, l'exégète de la *Démocratie religieuse* et de pouvoir redire avec ce Charles Maurras, contre toutes les fluctuations des esprits faux ou des cœurs ballottés : « *Les variations de l'histoire déposent en faveur de la vérité qui ne varie pas. *»
Roger Joseph.
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### Romantisme et modernisme chez les clercs
par Jacques Vier
Il est possible que Maurras n'ait pas explicitement combattu tous les aspects du modernisme dont le moins important n'est pas la dissolution dogmatique.
Mais il s'est prononcé sur cet essentiel quand, par exemple, il se demande dans un texte, au surplus prophétique, de quelle autre religion que le catholicisme il eût pu, à l'époque des grands doutes, se réclamer : « Enfin les systèmes religieux que proposaient la voix du siècle et le murmure des écoles comportaient au grand complet toutes les difficultés que j'avais rencontrées dans son dogme théologique ; mais il fallait me rendre compte que ces systèmes allaient en diminuant de grandeur à proportion qu'ils s'éloignaient du formulaire catholique : un monothéisme dépouillé des magnificences de l'Incarnation ; un christianisme arraché aux autels brillants et doux de la Vierge, appauvri de la communion des vivants et des morts, ceux du moins dignes de survivre, ou dans lequel on a biffé le Purgatoire, le lieu de l'épreuve et de la consolation, comme pour contester aux âmes le droit, si naturel, le bonheur, si touchant, de mériter et de souffrir pour les autres âmes...
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A la dégradation du dogme s'ajoutaient à perte de vue le dessèchement du culte, l'énervement de la discipline morale et la perte de l'unité, enfin ces caractères de laideur et de dénuement que présente l'histoire des schismes dans toutes les nations d'Europe et d'Asie. En vérité il est impossible d'avoir été moins tenté que je ne le fus. » ([^5]) Maurras ne savait pas qu'il annonçait l'Église des nouveaux prêtres beaucoup plus qu'il n'appartenait à l'agnostique qu'il croyait être. A vrai dire le mot « modernisme » ne figure pas dans le *Dictionnaire politique et critique,* pas plus que la moindre notice sur l'abbé Loisy. Il n'en reste pas moins que le combat de Maurras contre ceux qui, selon la formule du R.P. Le Floch ([^6]), tentaient de transformer le catholicisme en un christianisme non dogmatique fut attentif et de tous les instants. Il devait demeurer en union constante avec la pensée de Pie X et le commentaire enthousiaste du *Syllabus* s'accordait à l'éblouissement de l'encyclique *Pascendi.* Romantisme et modernisme ont, en fait, partie liée dans la pensée maurrassienne, ces deux termes difficilement définissables pouvant désigner des accès meurtriers d'éternelles maladies de l'esprit. Par exemple, le modernisme, entendu au sens politique et social, mais surtout au sens intellectuel et religieux, aiguiserait le dard empoisonné du libéralisme, lequel surgissait devant Maurras comme devant dom Sarda sous l'aspect d'un péché ([^7]) et dont il disait qu'il était une espèce de religion, essentiellement dévouée à ce qui n'était pas catholique ([^8]). L'on objectera que s'il est possible et habituel de définir le romantisme comme une crise de civilisation dont l'histoire littéraire localise les débuts au siècle des « lumières », le modernisme, pour sa part, est de tous les temps, et sans remonter au déluge d'hérésiarques des premiers siècles, il faut convenir que Luther incarne le plus encombrant des novateurs aussi bien par le saccage des dogmes que par l'émiettement de la chrétienté.
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Romantisme et modernisme ne sont jamais si étroitement liés qu'à travers quelques clercs, -- il est permis d'entendre le mot au sens étroit comme au sens large, -- singulièrement représentatifs. L'on devine le centre, le foyer d'une telle collusion ; Jean-Jacques bien entendu, mais à condition de le faire précéder de Pascal à qui Maurras ne semble pas avoir pardonné d'être un oblat de Port-Royal ([^9]). Il l'accuse d'avoir mis en vogue l'antithèse et de s'être ainsi improvisé le parrain de Victor Hugo, d'avoir incorporé à la mystique un tragique indiscret, surtout d'avoir ouvert la route à ses pires adversaires qui, sous le nom de Spinoza, Bayle, Simon, Voltaire, Strauss, Renan, ne s'interrompraient pas de faire la guerre au témoignage sacré. L'on sait l'admiration de Maurras pour Sainte-Beuve, qu'il représente face à deux astrologues les yeux au ciel mais les pieds frôlant l'abîme, comme un voyageur assuré de son parcours ([^10]). C'était déjà dans *Trois idées politiques,* ce diamant dont les feux éblouissaient Albert Thibaudet, s'inspirer de la méthode des mythes critiques que Sainte-Beuve ne pratique jamais mieux que lorsqu'il imagine le convoi funèbre idéal de Montaigne ([^11]). Or Maurras suppose à son tour le cortège de Pascal dans lequel il ne se retient pas d'introduire Kant, Bergson, Blondel et tout un échantillonnage de subjectivistes et d'immanentistes. Ainsi porte-t-on en terre et bien « puni » « le grand maître des pires acrobaties du sophisme moderniste et évolutionniste ». Tant pis, le mot y est. Les modernistes sont des clercs dévergondés, auxquels convient le mot de Marcel De Corte, que Maurras eût ratifié d'enthousiasme : « Un ferment divin corrompu ne peut être qu'un agent de subversion d'une puissance incalculable. »
La justice maurrassienne est volontiers implacable. « La plus clémente ne consiste jamais à absoudre un coupable parce qu'il fut grand, ni à regarder une destruction comme un édifice sous prétexte que le champ des ruines occupe un terrain étendu ou que les débris forment un effet pittoresque. » ([^12])
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Destiné à se défendre devant maints tribunaux et à finir ses jours en prison, Maurras, ses contemporains en furent exaspérés, aimait citer à comparaître. Le Seigneur l'avait, du reste, merveilleusement outillé pour cela. A lire ses campagnes ardentes contre Jean-Jacques Rousseau, on voudrait lui appliquer le mot de Sedaine à Diderot : « Comme vous êtes beau ! » Cet ennemi de tous les jours, de toutes les heures bénéficie, si j'ose dire, d'un antisacre. Comme il le fut pour Voltaire et les philosophes, il représente aux yeux de Maurras l'homme à abattre, et il ne tint pas à l'auteur de *Candide* qu'il ne fût effectivement abattu. Maurras n'est pas sans indulgence pour la perspicacité d'une telle haine. Il est vrai que Voltaire comme Montesquieu s'est méfié de la contagion libérale venue d'Angleterre, qu'il s'est tant bien que mal dépêtré d'une Prusse au fond méprisée et que son style est le meilleur dissolvant connu des outrecuidants brouillards. Il y a place pour l'admiration. Au lieu que Rousseau personnifie l'Ennemi. Sacré à rebours, cet étranger a donné droit de cité française à toute espèce de chimère, littéraire, philosophique, religieuse, sociale, politique. Constamment repris, le procès est archiconnu ([^13]). Certes Maurras ne se fait aucune illusion sur la malfaisance de Fénelon ([^14]) qui flattait le Rousseau qu'il portait en lui, au lieu que Pascal se révoltait contre son Montaigne intérieur. Je parlais d'antisacre ; il faut écouter encore ceci : « Que la société la plus parfaite de l'Europe, la première ville du monde l'aient accueilli et l'aient choyé ; qu'il y ait été un homme à la mode ; qu'il y ait figuré le pouvoir spirituel de l'époque ; qu'un peuple tributaire de nos mœurs françaises, le pauvre peuple de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage une « constitution », cela en dit plus long que tout. Charles Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ; mais quand Titien peignait, il ne faisait que son métier auquel il excellait. Quand Rousseau écrivait, il usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux mêmes du peuple entier, puisqu'il n'était même point le sujet du roi, ni membre d'aucun grand État militaire faisant quelque figure dans l'Europe d'alors.
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L'élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser la plume de Jean-Jacques, elle baisa la trace de sa honte et de ses folies, elle en imita tous les coups. » ([^15]) Prince, prêtre, peuple, que faut-il de plus ? Manque ici le prophète, alors toute la Réforme vient investir nos lettres, notre trône, notre Église ; notre patrie.
Est-ce parce qu'ils sentent que le déséquilibre de Jean-Jacques a fortement accru la passion de Maurras pour l'Église hiérarchisée que romantiques et modernistes se sont empressés de faire du Vicaire Savoyard le restaurateur du sentiment religieux ? Quelques bons esprits ont tenté, non pas d'amnistier Rousseau pour cela, mais de lui faire crédit d'une certaine faveur. Barrès entre autres, ce qui lui valut d'être soupçonné par Criton, disciple de Proudhon en l'occurrence, de quelque sympathie pour le romantisme féminin ([^16]). Maurras demeure implacable ; derrière Jean-Jacques se profile Kant, c'est-à-dire la dogmatique du sentiment ou encore la pyramide sur la pointe. Voltaire dissout les nuées mais Rousseau dissout la substance. André Chénier et Joseph de Maistre préparent heureusement la contrerévolution littéraire et pontificale ([^17]). Chateaubriand, on le sait, ne sera pas compris dans cette veillée salvatrice. Quand on a écrit le *Génie du christianisme,* pourquoi ne serait-on pas considéré comme un clerc, surtout si l'on a déjà été tonsuré ? Mais Maurras ne devait jamais pardonner l'*Essai sur les révolutions,* et ce ferment issu du *Contrat social* qui ne périt jamais et qui fait prophétiser l'avenir aux *Mémoires d'outre-tombe,* dût la France succomber, sous les auspices républicains d'une anarchie continue. Le courtisan de la mort, héritier qui renie son héritage, se voit sacrifié sur l'autel même de sa meilleure sauvegarde, son style pourvu de tous les dons et de toutes les grâces, sauf de rectitude et de loyauté.
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Il existe des exemples moins retentissants de la conjonction du romantisme et du modernisme dans quelques consciences cléricales. Je voudrais dire en passant ma surprise de ne pas trouver chez l'adversaire des quatre états confédérés, le reproche capital si facilement imputable aux philosophes de *l'Encyclopédie,* d'avoir eux aussi, j'ajouterais même eux d'abord, s'il n'y avait les protestants, constitué un état dans l'État. Est-ce parce que le cher Voltaire, seigneur de Ferney, comte de Tournay et autres lieux, avait pris l'initiative de ce séparatisme, que sanctionna le couronnement philosophique du Théâtre-Français ([^18]), parodie concertée du sacre de Reims ? Il y eut un État philosophique, et Maurras ne pouvait l'ignorer, et qui fédérant les sociétés de pensée plus ou moins infectées de franc-maçonnerie, dessina en pointillé les principaux tracés révolutionnaires. Quelques apologistes courageux et clairvoyants les convainquirent, bien avant 1789 ([^19]), d'être des déicides affirmés et des régicides en puissance. A vrai dire Maurras sait bien que le philosophisme a pétri au XVI^e^ siècle quelques faibles têtes de souverains ([^20]). S'il se produisit de notre temps une véritable ruée des abbés démocrates contre l'*Action française,* l'*Encyclopédie,* ce monument de la subversion généralisée, avait recruté dans le clergé du temps un certain nombre de collaborateurs.
L'abbé Grégoire, dont la Révolution devait faire un évêque et qui, comme le vicaire général de Chartres, Sieyès, pouvait se vanter d'avoir survécu à la Terreur, encore qu'il y eût fait plus de bruit, est, aux yeux de Maurras, un bon représentant du modernisme social, en même temps qu'un précurseur du sacerdoce humanitaire dont le romantisme établira la liturgie ([^21]). Il est vrai qu'un évêque jureur qui, en obéissant à la Constitution civile du Clergé ne faisait que pousser à l'extrême la logique du gallicanisme, s'il disait la messe et entendait que les prêtres de son diocèse la célébrassent, pouvait parfaitement accepter tous les dogmes de sa foi.
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Ce qui, avouons-le, lui crée une supériorité sur certains ecclésiastiques d'aujourd'hui, enfants perdus du Concile Vatican II. Mais le nœud du romantisme et du modernisme va surgir, cette fois inextricable et que seul pourra trancher le glaive de l'orthodoxie, si l'on veut bien regarder du côté de ce que Sainte-Beuve appelait le *balcon de Lamennais.* Dont Maurras est loin d'avoir médit ([^22]). Lui est-il arrivé de s'expliquer à fond sur le premier grand apologiste de l'ultramontanisme, et peut-on admettre qu'il ne le sépare pas d'une postérité qu'il juche au pilori : « Mes ennemis personnels les plus directs, les vils et perfides empoisonneurs, faux témoins et témoins parjures, ces chefs démocrates-chrétiens que je connais pour destructeurs de l'ordre et de la patrie, simulateurs et exploiteurs de tout ce que j'honore et révère dans le catholicisme ; le nom de Dieu fait sur leur langue figure d'hostie profanée, de même que le nom de France ; car ils ont été au premier rang de nos désarmeurs, puis des promoteurs de la guerre de 1939, d'où ont procédé tous nos maux. » ([^23]) Les professions mennaisiennes de romanité précèdent celles de Maurras et l'auteur de l'*Essai sur l'indifférence* avait combattu aux côtés de Joseph de Maistre et plus fort que lui contre l'Église gallicane et pour le Saint-Siège. Sans doute déposséda-t-il le Pape-Roi pour investir le peuple souverain encore qu'il ne cessât de placer les journées de 48 et leur développement sous la sauvegarde divine ([^24]). Mais en 1817, sous le triple rapport de l'indifférence impossible quant à la religion, la morale, la politique, de la société état naturel, nécessaire de l'homme et non résultat d'une convention, de la législation directement émanée de Dieu, Lamennais vainqueur de Rousseau et des philosophes, pouvait avoir quelque droit à la reconnaissance de Maurras.
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Jusqu'au jour où le prophétisme l'emporta. Lequel, issu des *Paroles d'un croyant* noie désormais toute l'œuvre ultérieure de Lamennais et d'abord sa correspondance que l'on connaît aujourd'hui dans sa quasi-totalité ([^25]). Or c'est par le prophétisme que Lamennais pénètre et envahit la littérature de son temps. Aux assauts conjugués du romantisme et du modernisme Rome répondra par le *Syllabus,* lui-même justement sorti des deux grandes encycliques de Grégoire XVI qui faisaient justice du mennaisianisme ([^26]). Il reste que Lamennais, prodigieux écrivain et réformateur impénitent, par ses dons, comme par ses outrances, se situe à l'opposé d'Auguste Comte et, plus encore que Chateaubriand, il nourrit toute une génération de poètes et de romanciers. Son plus illustre disciple, Maurras le connaît bien. Ce n'est ni Lamartine, sauvé d'extrême justesse du péché mortel de romantisme, ni Victor Hugo, solitaire de la splendeur verbale et des nuées conceptuelles, enfermé dans son élémentaire combat des rayons et des ombres, d'où il ne sort que pour triompher passagèrement dans l'invective. Ce disciple, c'est George Sand, dont on peut dire que Maurras a épuisé le diagnostic, car l'aventure passionnelle de Venise résume toutes celles de l'enquête religieuse et sociale qu'elle devait entreprendre. Il fallait bien qu'elle en vînt, en effet, à mettre Dieu au centre de la subversion, comme elle l'avait mis au centre de ses penchants. Elle fit dans *Spiridion* ([^27])*,* issu de Pierre Leroux mais d'abord de Lamennais, le roman du maître et du disciple et y conjoignit romantisme et modernisme d'un lien éclatant. Maurras ne semble s'être attardé ni sur la sibylle du communisme ou de l'anticléricalisme, ni sur la « bonne dame de Nohant ». Il avait dit le principal dans les *Amants de Venise* ([^28])*.* Les prophètes de l'âge nouveau ont consacré cette ville, dont le climat est malsain, au préjudice de Rome ; de l'amour dévoyé, devenu un faux dieu, comment ne passerait-on pas à l'effritement du Dieu véritable,
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à toute cette dissolution dogmatique que les *Lettres d'un voyageur* ([^29]) attribuent à Lamennais sur les lagunes de l'Adriatique, sans compter que les romans postérieurs à Venise recoupent fort exactement les vœux du trop réel chanoine Rocca ([^30]) que M. Jean Delumeau reprenait récemment à son compte avec une désarmante ingénuité ([^31]).
Si Jacques Maritain, aux mauvais jours de la condamnation pouvait reconnaître à l'Église le discernement des esprits ([^32]), mais pour en faire, dans la circonstance, une application erronée, il faut convenir que cette faculté ne fait pas défaut aux enquêtes sacerdotales d'un directeur de journal mis à l'Index. Il suffira de retenir une leçon infligée au cardinal Verdier, et qui ne saurait trouver place dans les exécutions de clercs intempérants qui parsèment le gros livre de *la Démocratie religieuse.* L'Éminence n'avait péché que par étourderie. Maurras put, en effet, un jour lui reprocher d'avoir rejoint les clercs romantiques et modernistes, en imaginant l'unité possible du genre humain en dehors de la *cathedra Petri* ([^33])*.* Puisque le prélat ne se doutait guère des origines saint-simoniennes de cette communauté mondiale, tirée de la concordance d'intérêts beaucoup plus matériels que spirituels, Maurras lui fit assez durement sentir le vol en rase-mottes d'un Progrès dont Victor Hugo célébrait au moins l'essor en plein ciel ([^34]). Inversement, le jour où l'idéalisme forcené et méchant de Julien Benda prétendit abstraire le clerc de toute contingence terrestre, la justice de Maurras rendit un verdict d'inquisiteur, car il y avait eu péché contre l'Esprit ([^35]).
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Deux images me poursuivent : celle de Pie X confiant au secret du tiroir le dossier d'une condamnation possible, peut-être parce qu'il pensait que le *je suis Romain,* fortement et clairement accentué sur le narthex contenait l'amorce d'un catéchuménat, l'autre, celle d'une fin de vie, illuminée par la confiance en un juste et prévenant accueil. Maurras, qui avait tant reproché aux romantiques et aux modernistes d'avoir enté sur l'arbre catholique de mauvais greffons rangeait dans la paix enfin conquise ses outils de bon jardinier.
Et maintenant ? Les gens de ma génération ont subi dans leur jeunesse le contrecoup de la condamnation de l'Action française. Ils ont su, ils ont vu la joie indécente de l'arrière-garde romantique que l'Affaire Dreyfus avait gratifiée d'un été de la Saint-Martin, ainsi que celle des troupes toujours fraîches et renouvelées que le modernisme, sous ses différents masques, jetait dans la bataille, au point que cette condamnation, mais je ne veux pas du tout dire que ce fut la pensée profonde du Saint-Siège, a pu être interprétée comme une revanche sur l'ennemi-juré des mauvais clercs. Ceux-ci bien décidés à ne point quitter l'Église purent y approfondir leurs travaux de sape dont il nous est permis aujourd'hui de savourer les fruits. Une comparaison serait à établir qui mettrait en balance les motifs de la condamnation de 1926, avec les énormités blasphématoires et sacrilèges des hérésiarques de notre temps. L'abbé Mugnier, bel esprit quelque peu égaré dans le libéralisme, disait que saint Paul lui restait dans la gorge comme une arête de poisson. Les estomacs gallicans sont d'autruche et avalent tout. Heureusement, car la cuisine dont ils se repaissent ne consiste que dans l'art d'accommoder, depuis au moins Arius, de très vieux restes. Il est vraiment dommage, mais l'on voit bien pourquoi, que le concile Vatican II n'ait pu modérer ni leurs goûts ni leur appétit.
Jacques Vier.
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### La nouvelle religion
par Marcel De Corte
LA RÉÉDITION de *La Démocratie religieuse* de Charles Maurras ([^36]), préparée par Jean Madiran et munie de précieuses notices biographiques, relatives aux noms cités, par Jacques Vier, vient à son heure. C'est même une bonne fortune pour le catholique traditionaliste ou pour le catholique tout court -- en dépit des railleurs, c'est le même -- qui s'efforce de lutter, le plus souvent seul, contre l'autodémolition de la société et de l'Église. Elle l'aide à comprendre la cause de la situation critique à laquelle il se trouve confronté en cette fin de siècle.
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La première partie de ce livre date pourtant de 1906 et l'ensemble des études relatives au sujet que son titre exprime paraît en 1921, quelques années seulement avant « l'incroyable et cruelle condamnation de 1926, levée en 1939, d'une manière qui implicitement avoue l'injustice et moralement la répare, mais levée trop tard » ([^37]). Le ver était dans le fruit.
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La plupart des écrits de Maurras, on le sait, se rapportent à l'actualité, mais Maurras n'aurait pas élevé le journalisme et le commentaire du quotidien à des cimes jamais dépassées depuis lors, s'il n'avait inlassablement recherché au-delà de tout l'éphémère que charrie la vie humaine, ce qu'il y a d'éternel en l'homme. « Le commun inconvénient de ces livres de controverse, écrivait-il dans son *Introduction générale* à *La démocratie religieuse,* est qu'ils peuvent rester enchaînés à la place qu'ils ont occupée dans le Temps. Mais il arrive aussi que le Temps leur apporte un surcroît d'influence quand il chemine *dans le sens des prévisions manifestées.* L'avenir de la veille, revêtant la solide configuration du passé, compose alors un témoignage que rien n'altère, *et les variations de l'histoire déposent en faveur de la vérité qui ne varie pas. *»
A ce titre, les œuvres de circonstances réunies en ce volume projettent une incomparable lumière sur la crise de la société et sur la crise de l'Église catholique qui, depuis Vatican II, révèlent de plus en plus leur identité. Ce double désordre, cette anarchie qui éclate à la fois dans le domaine temporel et dans le domaine spirituel, sont nés « d'un dégoût profond et militant de l'ordre » qui enflamme l'âme de nos contemporains, c'est trop clair. Mais cette répugnance, cette hostilité, cette « contestation » comme on dit aujourd'hui, et qui sont universellement répandues à ces deux niveaux, d'où proviennent-elles ? L'histoire sociale et religieuse n'en offre aucun exemple similaire sur lequel le diagnostic pourrait s'exercer. Ce n'est qu'à partir de l'avènement du christianisme et de son expansion à toute la planète que nous les voyons surgir, toujours intrépidement et victorieusement combattues par l'Église romaine jusqu'à ces dernières décennies, mais depuis lors triomphantes et dévastatrices de toutes les formes naturelles de la sociabilité humaine, au point de sacrifier au nouveau dieu qu'elles servent des dizaines de millions de victimes dans des guerres simultanément civiles et religieuses, comme l'humanité n'en avait jamais encore connu.
On peut donc présumer, si bouleversante qu'en soit la découverte, que c'est dans le christianisme, *mais dans le christianisme dépouillé de sa substance civilisatrice, salvatrice et sanctificatrice,* qu'il faut chercher la cause de la consomption interne qui ravage aujourd'hui la société civile et l'Église catholique. Avec un coup d'œil génial, Maurras en dégage la preuve, quasiment évidente dès qu'on la suspend au principe qui la commande.
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Depuis l'Incarnation, l'homme n'appartient plus, en vertu de sa nature, à la seule société humaine, à la Cité, il est appelé *personnellement* par Dieu à participer à la Vie divine surnaturelle et à entrer *personnellement* dans la Communion des Saints. Il fait partie de deux sociétés, chacune parfaite dans son ordre, l'une *composée d'êtres sociaux par nécessité de nature,* l'autre qui est une *société de personnes,* c'est-à-dire d'individus appartenant à l'espèce humaine, porteurs chacun d'un nom propre, indépendamment de toutes les caractéristiques sociales qu'ils détiennent des sociétés temporelles dont ils sont membres, et qui se trouvent de la sorte unis les uns aux autres *par la présence et l'action de la grâce surnaturelle* en chacun d'eux.
Mais en attendant le jour éternel et glorieux où, selon le mot de l'Apôtre, « Dieu sera tout en tous », le Christ a pourvu au soin des personnes (toujours inclinées en raison de leur individualité même, à interpréter le message de la foi immuable au quant-à-soi, avec leur surprenante variabilité asservie aux temps, aux lieux, aux circonstances, aux humeurs, aux impulsions, aux caprices, aux fantaisies) une Institution, gardienne vigilante du contenu invariable et commun de la Révélation, que le Credo appelle l'Église une, sainte, catholique, apostolique, à quoi le siège qu'elle occupe à Rome, depuis saint Pierre et la suite ininterrompue de ses successeurs, joint la qualification de *Romaine*.
Pour que la foi des personnes créées et rachetées par le Christ ne succombe pas aux interprétations privées qui la transformeraient, de surnaturelle qu'elle est, en élucubrations particulières, il ne faut rien de moins que l'armature d'une société, surnaturelle aussi, qui transcende les espaces et les temps. Sans l'Église catholique, la Vérité chrétienne dégénère en subjectivisme ruineux. Sans sa hiérarchie pyramidale vouée au maintien de la substance divine dont elle est la dépositaire, il est évident que chacune des personnes qu'elle rassemble se créerait sa religion personnelle où la réalité surnaturelle objective céderait la place aux constructions mythiques d'innombrables Narcisses contemplateurs de soi-même. L'exemple du protestantisme et des quelque deux cent cinquante sectes que juxtapose le Conseil œcuménique des Églises chrétiennes en est la preuve.
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Ce n'est pas assez dire. Dès qu'on se place au point de vue social, et l'Église revendique ce titre de société à peine de n'être plus rien, on s'aperçoit que « le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis du for intérieur un monde obscur et vague de pensées et de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu lui-même. Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion s'en mêle, maîtresse d'elle-même et loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n'est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui » (p. 23).
Toutes ces turbulences ont battu les murailles de l'Église catholique au cours de deux millénaires, mais l'Institution, les vertus théologales qu'elle charrie, son enseignement toujours semblable à lui-même, son explication des Écritures, son rituel de la sainte messe et sa liturgie des sacrements, ont victorieusement résisté à leurs assauts. La crise arienne elle-même qui fut durable et universelle ne laissa pas d'être surmontée. L'agnostique Maurras en découvre la cause : « Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C'est à la notion la plus générale de l'ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors (p. 17). » Un catholique ajoutera aussitôt : pour ses adeptes qui sont en même temps ses admirateurs du dedans.
Car enfin l'Église catholique ne se borne pas à faire régner l'ordre à tous points de vue : dogmatique, pastoral, spirituel, moral et, comme nous allons le voir, politique au sens noble du mot, parmi ses fidèles, elle les imprègne de cet ordre. Elle ne leur dit pas seulement de conformer leurs pensées et leurs conduites, surnaturelles et naturelles, à l'ordre de la grâce et à l'ordre de l'intelligence, tant théorique que pratique. Elle leur enseigne que, si Dieu s'adresse à chacune des personnes qu'elle rallie en son sein et dont elle est la Médiatrice, ce n'est point pour exalter en leur âme « les qualités supérieures par lesquelles la personne se distingue du simple individu biologique », tout en y restant rivée,
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mais au contraire pour que la personne reconnaisse que tout ce qu'elle est, qu'elle a et qu'elle reçoit en tant que telle, vient de Dieu et, par suite, qu'elle n'est rien, qu'elle n'a rien, qu'elle ne reçoit rien du *moi* qui la constitue. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », *sine me nihil potestis facere* (Jn, 15, 5), dit le Christ qui « ne fait rien de soi-même », de sa propre volonté, mais en obéissant parfaitement à la volonté de son Père (Jn, 8, 28). « Ce n'est plus moi qui vis, répète saint Paul à l'imitation du Christ, c'est le Christ -- et par le Christ le Père -- qui vit en moi », *vivo autem, jam non ego, vivit vero in me Christus* (Gal, 2, 20). « Dieu opère en vous le vouloir et le faire », *Deus qui operatur in vobis et velle et perficere* (Phi, 2, 13). La supplication du chrétien au Père, nous la disons chaque jour : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » « N'être plus à soi, mais à Dieu », telle est la fin de la vie chrétienne selon saint Jean de la Croix ([^38]). Or être à soi, c'est la définition concrète de la personne. Ce qui m'est personnel est à moi, non à un autre. La personne s'appartient, elle est maîtresse d'elle-même, elle est libre. *C'est de cette propriété que Dieu nous invite à nous dépouiller.* Dès que l'âme vide ses puissances de tout attachement de propriété, Dieu les emploie immédiatement dans les choses invisibles et divines ([^39]). « L'âme étant de cette façon affranchie de toutes choses » *et singulièrement d'elle-même,* « il est impossible que Dieu manque de se communiquer à elle, au moins en secret et en silence » ([^40]).
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L'Église est une société de personnes que Dieu invite personnellement à se vider elles-mêmes et à renoncer à la propriété que chacune a de soi, pour être vraiment ce que chacune d'elles est : un être né de Dieu et que Dieu par grâce élève jusqu'à Lui. « Il n'est rien que notre nature spirituelle (notre personne) souhaite davantage, puisque, dans cette parfaite pauvreté, l'âme devient parfaitement libre, d'autant plus profondément cause de soi qu'elle a mieux renoncé à être la cause principale. » ([^41])
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L'Église est une société de personnes où chacune d'elles est engagée à se perdre pour se retrouver en plénitude en son Principe divin.
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C'est en vue de cette fin qui commence ici-bas dès le baptême et qui s'achève dans la Gloire si la personne est fidèle à l'appel de Dieu, que l'Église se présente à nous comme un ordre, comme une progression par degrés distincts, les inférieurs étant ordonnés aux supérieurs et tous à Dieu même qui est leur Principe. *Ordo semper dicitur per comparationem ad aliquod principium* ([^42])*. Sicut dicit Philosophus in V Metaphys, ubicumque est aliquod principium est etiam aliquis ordo* ([^43])*.* Cette conception de l'ordre a pénétré les esprits pendant des siècles sous l'influence du catholicisme. Elle implique qu'il existe un ordre à établir dans l'existence temporelle des hommes et dans leur vie sociale naturelle, qui se trouve être le préalable nécessaire et comme la préparation indispensable au christianisme : la grâce présuppose la nature et ses premiers mouvements. Parmi ceux-ci, il n'en est aucun qui précède, humainement parlant, *l'impulsion vers le bien commun terrestre et vers la vie sociale dont l'essence est l'union, avec ses degrés qui vont de bas en haut et qui culminent dans l'autorité de l'homme qui dirige, commande et gouverne.* Pour être bon et dès lors disposé à la grâce divine, l'homme doit être proportionné au bien commun ([^44]). Nul ne peut poursuivre et atteindre son bien propre s'il ne poursuit et n'atteint d'abord le bien commun : car le bien de la partie dépend nécessairement du bien du tout ([^45]). *L'ordre dans la société temporelle est la condition de l'ordre de la grâce.* Imagine-t-on un seul instant la possibilité pour le christianisme de naître et surtout de se répandre (puisque la Bonne Nouvelle s'adresse à toutes les personnes appartenant au genre humain) dans le climat des guerres civiles qui dévastèrent le monde romain, l'Égypte et la Palestine, avant la restauration de l'ordre par Auguste et par ses successeurs ?
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L'ordre temporel et l'ordre spirituel ne se juxtaposent pas l'un à l'autre, sans qu'il y ait communication entre eux : ils s'articulent et se soutiennent réciproquement. Le premier permet à la grâce de s'enraciner, de croître et de se propager dans son terrain propre, situé plus profondément que la couche arable et relativement superficielle de la sociabilité humaine : celui de la personne, du moteur de tous les actes, là où la Causalité motrice suprême exerce son activité souveraine. Le second affermit les multiples relations sociales et les innombrables formes d'union que l'homme noue au cours de son existence terrestre et, la grâce surélevant la nature, ne permet pas à la personne qu'elle pénètre, de se séparer des autres et ainsi de se séparer d'elle-même alors qu'elle est membre, avec les autres, du Corps Mystique du Christ. *La grâce rend de la sorte l'être humain plus solidaire des autres tant dans l'ordre temporel que dans l'ordre spirituel.* L'Église médiatrice, par la voix et l'autorité de sa hiérarchie, si elle est fidèle à sa mission, y veille avec soin.
Il est clair en effet que sans la paix, l'accord et l'union entre les membres de la société et entre les diverses sociétés qui parsèment le monde, l'Église sera incapable d'accomplir sa mission propre : annoncer la Bonne Nouvelle du salut surnaturel à tous les hommes. Lorsqu'une société entre en décadence et que ses membres ne ressentent plus entre eux la présence du bien commun de l'union, l'Église risque à chaque instant de s'écrouler à son tour, par défaut des assises temporelles nécessaires ici-bas pour continuer l'œuvre du Christ.
Sans doute, le royaume de Dieu n'est-il pas de ce monde : il n'appartient pas au temps, mais à l'éternel ; mais son essence éternelle requiert nécessairement, au long du voyage terrestre de l'homme, *ce qu'il y a d'éternel et ce qui participe à l'éternité du Créateur dans l'ordre purement temporel.* Le devenir et l'évolution qui emporteraient toujours la chose dans un changement perpétuel n'existent pas. Le principe de contradiction s'y oppose : il est impossible qu'une chose change continuellement sans rester, en deçà du changement en question, la chose dont il est question.
81:236
A peine affirmerait-on d'elle qu'elle change, qu'elle n'est déjà plus elle-même, mais une autre chose et cela à l'infini. *Il y a de l'éternel dans les variations de la société humaine et cette substance éternelle qui subsiste sous le changement est de toute évidence le bien commun de l'union sans quoi il n'est point de société. C'est sur ce fondement immuable de toute société que repose l'Église.* Sans lui, sans ce principe permanent qui persiste sous les différences entre les états successifs des sociétés temporelles, il est inutile d'évangéliser : l'invariant de la foi serait aussitôt emporté dans un processus de désagrégation et de métamorphose ininterrompues. A l'éternel de la grâce doit correspondre un éternel dans la nature de la société. Et cet éternel, répétons-le inlassablement, c'est le bien commun de l'union.
\*\*\*
Maurras l'a vu admirablement : « En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l'idée et à l'observance du tout, les avis de l'Église éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour-propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui-même ; ils lui représentèrent combien d'êtres et d'hommes, existant près de lui, méritaient d'être considérés avec lui : -- *N'étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi.* Ce sage et dur rappel à la vue des choses réelles ne fut tant écouté que parce qu'il venait de l'Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir comme centre. » (p. 20)
Tel est l'ordre dans la nature sociale de l'homme. « Le catholicisme n'a jamais usé ses puissances contre des statuts éternels : il a renouvelé la face de la terre par un effort d'enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d'un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n'ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un. » (p. 21)
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*C'était hier. Mais déjà dans hier se profilait aujourd'hui.* A la conjonction organique de la société humaine composée d'animaux naturellement, sociaux et de la société divine surnaturelle composée de personnes, s'est substituée une dislocation. L'Église n'a plus de société humaine sous-jacente, mais une dissociété : *la démocratie moderne* dont l'origine n'est pas douteuse. La démocratie moderne est la transposition dans l'ordre temporel et profane (qu'elle perturbe) de la société surnaturelle de personnes qu'est l'Église. Son acte de naissance est marqué par la rupture de la subordination de la partie (la personne) au Tout de l'Église et, par conséquent, à Dieu, aux vérités divines avec lesquelles l'Église fait corps. Bossuet l'a dit en une formule fulgurante : « L'Église c'est Jésus-Christ répandu et communiqué. » Le résultat de cette cassure est une révolution ou plutôt la Révolution par excellence, le renversement total de l'ordre social : la partie (la personne) au lieu d'être ordonnée au tout subordonne toutes choses à elle-même et à l'exigence d'infini que sa sécularisation et sa chute dans le profane ne laissent pas de maintenir en elle, mais en creux, comme une aspiration inefficace et jamais satisfaite. *Cette laïcisation de la personne est à la source de la Révolution permanente dans laquelle* « *la poussière des consciences individuelles *» *se trouve emportée depuis deux siècles* (p. 23). Elle est à l'origine de l'État moderne, anonyme, omnipotent et invalide à la fois dont la fonction n'est plus de garantir le bien commun de l'union, mais de combler les convoitises d'un chacun, par le laisser-faire du libéralisme et en fin de compte par la transformation communiste de la société en une immense usine dont les personnes ne sont plus que des rouages. La libération de la partie à l'égard de tout entraîne son asservissement à un nouveau « tout », monstrueux et sans fissure, ainsi que le fait trop bien voir l'évolution de la dissociété démocratique moderne.
Le libéralisme et le socialisme ne sont donc pas des idéologies politiques, mais les formes, tantôt larvées, tantôt patentes, toujours complices, de *l'hérésie suprême à laquelle aboutit le christianisme lorsque se sécularise sa constitution de société surnaturelle de personnes.*
Cette hétérodoxie consiste dans l'*individualisme,* dans l'érection de la personne humaine en principe et fin de la « société » (ou de ce qu'on peut encore ainsi nommer) et de l'univers. Elle est la forme universalisée du péché originel : *eritis sicut dei, vous* serez comme des dieux, et le mensonge par excellence.
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*Elle est une religion* qui s'oppose à angle droit à la religion catholique protectrice privilégiée de l'ordre social naturel qui subordonne la personne au bien commun de l'union et de l'ordre social surnaturel qui la fait dépendre de Dieu jusqu'au plus secret d'elle-même.
\*\*\*
On comprend alors combien la situation de l'Église fut et reste difficile devant ce type de démocratie entièrement nouveau ([^46]) né d' « un christianisme inorganique », d' « un christianisme révolutionnaire », d' « une sorte de protestantisme aigri et excité » (p. 146), exacte contrefaçon de l'Église catholique dont la mission est de conduire les croyants baptisés au salut éternel en les soumettant à l'ordre naturel de la société humaine et à l'ordre surnaturel de la grâce. La démocratie est la religion chrétienne profanisée qui prétend, comme le christianisme qu'elle plagie, à l'universalité : elle est pour l'immense majorité des hommes la seule forme de vie sociale et politique possible. Que faire devant la dissociété qu'elle entraîne et devant laquelle la prédication de la foi s'avère impuissante ? On ne peut convertir les individus un à un à chaque génération. Que faire devant l'ordre naturel inversé ? La grâce présuppose la nature, elle la renforce, *elle ne la recrée pas lorsqu'elle disparaît.* L'Église catholique ne va-t-elle pas se transformer inéluctablement en « un ghetto » dont les membres passeraient fatalement à leur tour à la nouvelle religion terrestre ?
Il faut bien avouer que les gens d'Église et leurs fidèles, au lieu de lutter contre le mal, avec l'invincible certitude que Dieu leur donnerait à la longue la victoire, se sont lentement lassés de combattre. Il leur a manqué la vertu de force dont saint Thomas nous dit qu'elle consiste plus à résister qu'à vaincre. L'histoire de l'Église catholique depuis la Révolution française et l'irruption de la religion démocratique dans le monde moderne n'est qu'une suite de démissions et de compromissions avec sa plus intime ennemie, mis à part quelques pontificats énergiques ou plus ou moins résolus.
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La tentation pour les gens d'Église et pour nombre de fidèles fut de considérer la démocratie à la manière des autres régimes dont le catholicisme s'accommode, et de le christianiser comme ils l'avaient déjà fait de la monarchie, de l'aristocratie et des formes traditionnelles de la démocratie. De nombreux essais furent risqués : *Le Sillon* de Marc Sangnier dont Maurras fait le procès dans *La Démocratie religieuse,* en est sans doute le plus important parce que, malgré la rude et ferme condamnation qu'il subit de la part de saint Pie X rebelle à tout *aggiornamento* de l'Église, il se continue dans l'Église postconciliaire dont il est le préambule.
Christianiser la démocratie moderne est une tâche vouée à l'échec. « On n'organise pas la démocratie », écrit Maurras sans phrases, « organiser signifie différencier, c'est-à-dire créer des inégalités utiles ; démocratiser, c'est égaliser, c'est établir à la place des différences, des inégalités, des organisations, l'égalité qui est stérile et même mortelle » (p. 113).
A fortiori est-il impossible de la christianiser. La grâce présuppose la nature et elle la restaure en son ordre social constitutif qui est la soumission de la partie au tout et de la personne au bien commun de l'union sans quoi il n'est point de société. La démocratie moderne invertit ce rapport. Elle supprime, si l'on peut employer cette image, le terrain d'atterrissage de la grâce, laquelle est réduite à flotter en l'air comme une nuée, comme un mythe. On ne christianise pas la démocratie qui est la religion la plus opposée qui soit au christianisme et qui érige l'homme en dieu à qui tout est dû.
Pour toute âme démocrate, « toute prohibition, toute entrave ou limite est traitée en adversaire si elle ne sort pas du vrai, du seul fond de la conscience individuelle qui la reçoit, et si l'examen établit qu'elle émane « du dehors » (religion ou société, famille ou État), -- au contraire, l'inquiétude, les murmures, l'élan du cœur ou le frisson des nerfs, quelque trouble ou perturbatrice qu'en puisse être la cause, bénéficieront d'une prévention favorable ; de plain-pied, cela aura droit à la sympathie, au respect, comme les vraies voix de la conscience. « Ce culte exclusif et réfléchi de la spontanéité individuelle joint au mépris de tout le reste, doit être désigné par son nom d'*individualisme *» (p. 238).
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Il conduit droit non seulement à la destruction de toutes les réalités sociales connues, mais à la construction d'une cité idéale résultant « d'un contrat, d'un libre pacte entre des personnes conscientes, raisonnables et libres qui n'aliènent pas leur liberté et qui ont tout pouvoir, excepté de s'enchaîner, toute licence excepté de dire : assez de licence » (p. 311).
Comment concilier cette totale liberté de la conscience individuelle avec l'autorité de l'Église ? N'est-elle pas vouée, comme le montrent mille expériences, à sortir du domaine temporel et à envahir, submerger et, en fin de compte, anéantir la première des vertus théologales : la foi commune et objective, à transformer la seconde en un vague appel aux lendemains qui chantent, où l'on rasera gratis, à faire descendre la troisième au rang d'une obscure tolérance et d'une confuse philanthropie toute verbale ?
Ne conduit-elle pas enfin la démocratie chrétienne à établir, comme l'expérience le montre encore, « une base religieuse minima, soit chrétienne, soit déiste, soit purement morale, entre catholiques et non catholiques », entre croyants et athées, pour qu'ils défendent et exaltent tous ensemble le seul régime qui soit valable et conforme à la dignité de la personne humaine : la Démocratie majusculaire ? Maurras en avertit les catholiques : ils essuieront non seulement là de « redoutables déboires dans l'ordre de l'action sociale et politique où ils seront contredits et sacrifiés à chaque pas » sur l'autel de la religion démocratique (p. 190), mais en plus ils seront contraints de renier en bien des cas leurs convictions religieuses et, comme le prévoyait saint Pie X, de participer au « grand mouvement d'apostasie organisé dans tous les pays pour l'établissement d'une Église universelle qui n'aura ni dogmes ni hiérarchie, ni règle pour l'esprit, ni frein pour les passions » (p. 171) et qui diffusera la religion démocratique mondiale.
Là encore Maurras, avec une parfaite lucidité, a pressenti l'avenir : « On se demande si Sangnier, dévoyé, agité de l'esprit de révolte contre l'ordre intérieur et la vie sociale de son pays, pourra tarder longtemps de témoigner la même fermentation libérale et démocratique à l'intérieur de son Église » (p. 78). Il n'envisage ici que l'aspect « aristocratique et autoritaire » de l'institution. Le catholique doit y ajouter l'aspect surnaturel :
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si la foi, la liturgie, les sacrements, la Sainte Écriture elle-même sont abandonnés, comme nous l'observons autour de nous, à la libre subjectivité d'un chacun, en vertu du dogme démocratique, il s'ensuit inévitablement une limitation du *Credo* à quelques articles plus ou moins déistes, plus ou moins humanistes, une banalisation accentuée de la liturgie, une réduction des sacrements au Baptême et à l'Eucharistie, elle-même ravalée au niveau d'une simple présence spirituelle, un truquage de l'Écriture dans un sens de « libération » politique et sociale et de lutte contre toutes les formes de « l'oppression »*.* « Tout l'effort de l'humanité, écrivait déjà Sangnier, aidée et soutenue par les forces internes du christianisme, doit justement consister à dégager les peuples des tyrannies charnelles pour les élever peu à peu jusqu'aux franchises de l'esprit » (p. 121). L'utopie montinienne, sa vision d'une Église mise au service de l'homme « tel qu'il est aujourd'hui »*,* c'est-à-dire démocratique, comme le pape l'a maintes fois répété, est déjà là tout entière, ainsi que l'inspiration qui traverse Vatican II et ses suites.
On n'en finirait pas d'analyser les raisons qui rendent le texte de *La Démocratie religieuse* étonnamment actuel. On pourrait les rassembler en une seule formule que sa lecture suggère : la démocratie moderne est une caricature du christianisme et la démocratie religieuse un avatar de la religion démocratique qui supplante dans l'intelligence, le cœur et les conduites de l'*homo democraticus* la religion catholique.
Marcel De Corte.
*Professeur émérite\
à l'Université de Liège*
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### Les quatre États confédérés
par Jean Madiran
IL FAUT LE DIRE avec la plus grande netteté : Charles Maurras n'était pas anti-sémite. Il ne l'était même pas un peu. Il ne l'était pas du tout. Les mots ont un sens, déterminé par l'usage, -- par l'usage contemporain ; par l'usage qui est le leur au moment où on les emploie. Aujourd'hui anti-sémitisme veut dire racisme, qui veut dire nazisme, qui veut dire massacre des juifs par millions. Maurras était absolument anti-raciste, farouchement antinazi. Il n'était donc nullement anti-sémite au sens actuel du terme. Il n'était pour aucun massacre. Sous l'occupation allemande, il recommandait la bienveillance et l'amitié à l'égard des personnes juives, il faisait cette recommandation non point à mi-voix, en privé, mais publiquement, dans son journal, dans L'ACTION FRANÇAISE où il écrivait en septembre 1941 : « *L'humanité veut que nous assurions aux juifs qui résident chez nous la sécurité, le respect, la bienveillance, la justice, avec toute l'amitié possible *» ([^47])*.* C'est tout le contraire d'un programme de persécution, c'est tout le contraire de l'anti-sémitisme.
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-- Pourtant, objectera-t-on, Maurras lui-même ne se déclarait-il pas « anti-sémite » ?
-- En un tout autre sens.
Un sens qui est tombé en désuétude, et qui n'a rien à voir avec le racisme, avec le nazisme, avec le massacre. Maurras remarquait que « la qualité de Français n'appartient pas de droit naturel à tout homme » ; il contestait que le fait de résider en France pût suffire à « décerner le titre de Français et le droit au gouvernement de la France ». Mais cette contestation, il ne l'élevait pas à l'encontre de tous les juifs, ni seulement des juifs. Il observait que le gouvernement politique, moral, culturel de notre pays était confisqué par quatre groupes sociologiques qu'il désignait : le protestant, le juif, le franc-maçon, le métèque ([^48]), et qu'il nommait les quatre États confédérés, chacun d'entre eux formant à sa manière une sorte d'État, dans l'État, et tous quatre ayant en commun, ciment de leur alliance, le fait d'être étranger, et hostile, à l'ancienne tradition catholique de la nation française.
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A aucun moment de cette analyse n'intervient un critère racial. Le seul critère est politique : la constitution d'un État dans l'État. A l'égard des personnes, aucune animosité a priori : il y eut des protestants d'Action française, et des métèques, et des juifs. Il n'y eut pas de francs-maçons, sauf à quitter la franc-maçonnerie, l'appartenance à la franc-maçonnerie étant l'appartenance à un État dans l'État. La théorie maurrassienne des quatre États confédérés n'était en rien une théorie de discrimination raciale ou religieuse. C'était une réaction de défense méditée, méthodique, organisée, contre l'État dans l'État que forment un certain nombre de juifs, que forment d'une autre manière beaucoup de protestants, que forment à leur façon la plupart des métèques, que forme par définition la franc-maçonnerie. Ces États dans l'État sont une anomalie d'autant plus grave que constamment ils se renforcent et s'accroissent numériquement en s'agrégeant des quantités intarissables d'étrangers. On distingue en effet parmi les juifs, parmi les protestants, parmi les francs-maçons, un nombre croissant d'étrangers domiciliés en France qui ne devraient avoir aucun droit au titre de Français ni au gouvernement de la France : ils y accèdent comme conséquence de leur agrégation à l'un des quatre États confédérés. Leur qualité de juif, ou de protestant, ou de métèque, ou de franc-maçon, leur confère droit de cité dans l'État juif, l'État protestant, l'État métèque, l'État franc-maçon, qui leur assure subséquemment, mais arbitrairement, droit de cité dans la nation française. Et ce sont ces communautés politiques en tant que telles, en tant qu'États dans l'État, communautés étrangères et hostiles à notre tradition nationale et religieuse la plus ancienne, qui ont imposé en France une autre tradition, une nouvelle tradition religieuse et nationale, celle des grands principes de 1789, celle de l'anti-catholicisme, celle de la religion démocratique moderne.
Voici comment Maurras résume son analyse en juin 1914 :
« La République est (la propriété d'un certain nombre de) familles... Ces familles représentées aujourd'hui par quarante ou cinquante mille maçons, cent mille juifs, sept cent mille protestants et quelque huit ou neuf cent mille métèques ont superposé à la démocratie, animal passif et agi, l'âme agissante qui les conduit.
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« Et cette âme n'est point française.
« Ce qui explique tout.
« En gros assurément. Et de haut ! Et d'ensemble ! Et moyennant des exceptions qu'il faut avoir grand soin de faire pour ne pas sortir de la vérité humaine ! Des protestants merveilleusement patriotes, nous en connaissons tous, l'Histoire les connaît et les nomme (...). Pareillement, bien des métèques seraient de bons aspirants à une assimilation nationale complète si l'énergie française était représentée dans le corps de l'État et s'il n'y avait pas plus d'avantages, dans Paris, à hurler avec les cosmopolites qu'à travailler honnêtement avec les nationaux. Pareillement encore, la franc-maçonnerie (...). Il n'est pas jusqu'aux juifs (...). Ce sont bien des étrangers de l'intérieur qui tiennent le pays. Des étrangers groupés en familles, exerçant sur nous un pouvoir héréditaire, car tous les pouvoirs, tous les régimes le sont, et les démocraties sont aussi menées par des aristocraties (étrangères et voilà tout !) ... Nous sommes gouvernés par des dynasties d'étrangers, mais d'étrangers cachés, anonymes, irresponsables...
« Ils tiennent le pays légal. Ils le composent. Ils assurent le personnel des charges publiques. Ils y font régner un esprit, un langage, un ensemble de principes directeurs suffisamment liés. Cela forme un gouvernement. Cela préside à des administrations qui président aux élections (...). Oligarchie ou plutôt fédération d'oligarchies que nous avons nommée les Quatre États Confédérés : juif, protestant, maçon, métèque. » ([^49])
Les quatre États confédérés qui sont les maîtres de la III^e^ République ont donc confisqué l'essentiel du pouvoir politique et culturel pour le service de leurs intérêts particuliers au détriment du bien commun et pour le renforcement continuel de leur domination sur l'immense majorité de la population. Cette domination, ces intérêts ne sont pas seulement matériels ; ils sont religieux et moraux. Les quatre États confédérés ont en commun le même dogme : « *Il y a dans l'essentiel de la doctrine républicaine* (dans la France de la III^e^ République) *un principe de subordination de l'État, de la Patrie, de la Nation à un dogme philosophique secret *» ([^50])*.*
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Ce dogme est celui de l'a-priorisme anti-dogmatique, c'est-à-dire celui de l'anti-catholicisme celui que nous étudions sous le nom de DÉMOCRATIE RELIGIEUSE. Son essence, que Maurras avait raison de dire cachée, j'y vois en définitive un refus de Dieu, mais point global ou grossier. Son essence cachée, son essence constitutive, c'est plus précisément le refus (et l'interdiction) de reconnaître une valeur objective, certaine, normative et éternelle à la parole de Dieu, -- à commencer par la parole de Dieu qui édicte le décalogue (ou loi morale naturelle). La démocratie moderne veut pourtant bien aller jusqu'à tolérer Dieu et sa parole : mais à la condition que ce soit la personne humaine, du haut de son éminente dignité, qui découvre, choisisse et accepte une idée de Dieu raisonnablement supportable pour elle, et non plus Dieu qui crée, rachète et choisisse l'homme sans l'avoir consulté.
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L'opposition de Maurras au fonctionnement d'un État juif à l'intérieur de l'État français n'est donc pas isolable de son opposition aux trois autres États confédérés avec celui-là au sein de la III^e^ République. L'examiner à part risque toujours de fausser les perspectives. Mais puisque Michel Déon nous y entraîne, suivons-le un moment.
Selon Michel Déon, l'échec politique de Maurras provient de son anti-sémitisme, aberration aussi incroyable que son anti-protestantisme :
« La politique n'est pas sanctionnée par la morale. Elle est sanctionnée par le succès. Vu avec le recul nécessaire de l'histoire, le dernier échec de l'idée royaliste en France est entièrement la faute de Maurras. Par son anti-sémitisme, il avait réveillé le remords cuisant de la chrétienté qui martyrisait les juifs depuis dix-neuf siècles, et il y avait ajouté, de façon non moins aberrante, un anti-protestantisme qui ne correspondait plus à rien. Aucune réussite n'était envisageable du moment qu'il s'aliénait les deux factions les plus puissantes de la France. » ([^51])
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« Aucune réussite » n'était dès lors « envisageable »... Il a manqué à Maurras les leçons qualifiées de Michel Déon sur la meilleure manière d'envisager la réussite. Pourtant, Maurras n'avait pas eu besoin d'écrire de telles lignes pour être élu à l'Académie française. Il est vrai qu'il y fut élu beaucoup moins vite que Michel Déon après avoir écrit ces lignes-là.
Avant d'indiquer en quoi consiste leur méprise, je voudrais ne pas dissimuler que je les trouve assez vilaines. Mais je crois que le lecteur l'aura deviné.
Passons sur l'ignorance énorme, ou l'énorme cynisme, qu'il faut pour prétendre que la chrétienté a martyrisé les juifs pendant dix-neuf siècles.
L'autre énormité est encore plus palpable. Comment peut-on dire que l'anti-protestantisme ne « correspond plus à rien » au moment même où l'on assure que le protestantisme demeure l'une des « deux factions les plus puissantes de la France » ? (Notons par parenthèse qu'il n'y en aurait donc que deux ; Michel Déon ignore aussi, ou efface non sans motif, jusqu'à l'existence de la franc-maçonnerie.) Et surtout, comment peut-on nous assurer : « Aucune réussite n'était envisageable du moment qu'il s'aliénait les deux factions les plus puissantes de la France » sans apercevoir que la seule *réussite* souhaitée par Maurras eût été que précisément elles ne soient plus *les plus puissantes,* n'y ayant aucun droit. L'insurrection de l'honneur français qu'a été pendant cinquante ans l'Action française consistait à ne pas trouver justifié ni supportable que ces deux-là, jointes aux deux autres, soient les plus puissantes dans le gouvernement de la France. Michel Déon nous garantit qu'aucune politique dans notre pays n'est possible si la faction juive et la faction protestante ne le permettent pas : il accepte cette situation, il veut qu'on l'accepte docilement pour règle du jeu, comme on accepte les règles du ballon rond quand on pénètre sur un terrain de football.
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Il n'oppose point à Maurras qu'il s'exagérait le rôle et la puissance de la faction juive et de la faction protestante, il ne lui oppose point que, non, elles ne forment pas un État dans l'État, non, elles n'ont point la puissance qu'il imagine, il se bat contre des moulins à vent, bref, son analyse n'est pas exacte. Pas du tout. Ce fringant cavalier estime au contraire que ces deux factions détiennent la puissance : et alors, conclusion, il se couche devant elles. Et il reproche à Maurras de ne l'avoir pas fait comme lui.
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A la nécessaire critique des idées, l'analyse maurrassienne des quatre États confédérés venait joindre la non moins nécessaire considération des réalités sociales :
« Qu'est-ce que le démocratisme ? L'homme pratique demandera par qui est professée en France cette doctrine abstraite et, puisqu'elle règne, quels sont les hommes auxquels elle doit de régner. Le plus simple examen de la situation permet de répondre que ce ne sont pas des hommes.
« Des hommes n'auraient pas eu le moyen d'exécuter, de faire durer ce tour de force. Songez que le plus grand, le plus ancien, le plus vénérable pouvoir spirituel d'une part, et d'autre part la force matérielle, ceux qui portent l'épée, qui tiennent le fusil, qui pointent le canon sont tenus en échec, sont persécutés par un simple système d'institutions et d'idées : la démocratie !
« Des hommes auraient faibli, se seraient divisés, querellés et dévorés les uns les autres en administrant cette institution et ce système. Il faut donc bien supposer autre chose, une organisation, des organisations -- je spécifie des *organisations historiques,* des familles physiques ou psychologiques, -- des états d'esprit, de sentiment, de volonté hérités de père en fils depuis de longs siècles, -- des compagnies traditionnelles, -- des dynasties. » ([^52])
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A la critique théorique de l'idée démocratique, ou « démocratisme », Maurras ajoute l'observation de *l'homme pratique :* cette idée ne règne point par sa seule force d'idée abstraite. Elle est soutenue, elle est imposée par « de grands intérêts religieux qui sont tout à la fois anti-catholiques et extra-nationaux » ; et qui sont organisés en États dans l'État ; et qui tous quatre sont confédérés entre eux ; et qui sont l'organe institutionnel de l'autre tradition française.
Car il y a en France deux traditions, inégalement françaises, inégalement anciennes, inégalement traditions.
Elles (co)existent sans se confondre.
L'ancienne tradition française est la tradition catholique de la fille aînée de l'Église. Elle est celle de sainte Clotilde et de saint Louis, des églises romanes et des cathédrales, des croisades et des missions, des monastères et de la chevalerie : elle se reconnaît et s'exprime dans la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc.
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La nouvelle tradition française est la tradition de la première-née des révolutions modernes ([^53]), elle trouve ses grands ancêtres et ses grands principes dans la Révolution de 1789, elle se reconnaît et s'exprime dans la fête nationale du 14 juillet. Au nom de l'unité française, comme Napoléon Bonaparte, ou en vertu d'un humanisme intégral, comme Jacques Maritain, plus d'un a bien pensé réunir en une seule tradition nationale, évolutive et syncrétique, notre (antique) tradition catholique et notre (généreuse) tradition révolutionnaire. Mais c'est impossible : car la nouvelle tradition nationale se pose en s'opposant, elle s'est rassemblée pour être l'ennemie de notre ancienne tradition nationale, comme le manifeste précisément notre fête nationale du 14 juillet, antithèse de tout ce que représente et rappelle notre fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. La nouvelle tradition moderne et humaniste est essentiellement le refus de l'ancienne tradition classique et chrétienne, elle s'est constituée pour prendre sa place ou au moins l'anémier sous sa domination, la domestiquer sous sa colonisation. C'est jusqu'à l'intérieur de l'Église qu'une tradition nouvelle, moderne, humaniste entend supplanter la tradition ancienne, classique, chrétienne. Le programme idéologique de cette tradition nouvelle est d'installer l'autonomie morale de la personne humaine à la place de la souveraineté divine du décalogue. Il faut saisir là le cœur de ce dessein religieux. Mais il ne faut pas négliger non plus la question de l'*homme pratique,* qui « demandera par qui est professée cette doctrine abstraite et, puisqu'elle règne, quels sont les hommes auxquels elle doit de régner ».
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C'était une chose de restituer aux quatre États confédérés leur place dans la III^e^ République selon la pensée de Charles Maurras. C'en est une autre de s'interroger sur la survivance actuelle de leur domination. Et puis c'en est encore une troisième d'exprimer publiquement cette interrogation et les réponses que l'on peut y apporter.
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Il n'est pas évident que l'on soit libre de le faire. Sans doute on peut mettre en cause le protestantisme et même la franc-maçonnerie sans aller en prison. Il est déjà plus difficile de parler des « métèques » ; ce terme athénien est tenu pour véritablement péjoratif et même injurieux : si vous l'utilisez, l'accusation de racisme vous guette ; donc de nazisme ; donc de génocide, crimes contre l'humanité, apologie de crimes de guerre, impérialisme, colonialisme ; efficaces accusations, systématiquement maniées par les communistes, par leur puissante CGT, par les complices conscients et les auxiliaires inconscients de leur terrorisme intellectuel, vous désignant à la réprobation publique, à la mise en quarantaine, aux condamnations épiscopales, voire aux poursuites judiciaires. Vous pourrez toujours pour votre défense citer Maurras : « *On peut être un fort honnête homme et être né en France, et n'être pas Français. *» ([^54]) Ce sera en vain. Ces sortes de considérations ne sont plus admises. Mais le sujet le plus délicat est celui des juifs. Il n'est pas interdit d'en parler. Si c'est d'une certaine façon. Michel Déon en parle très bien, on l'a vu. Il explique que la puissance juive n'est pas un mythe ; elle existe ; elle est souveraine ; il serait téméraire d'aller contre ; il faut s'incliner devant elle si l'on veut réussir ; le tort de Maurras est de ne s'y être point plié. Bon. Alors essayons. Disons la même chose. Exactement. Disons comme Michel Déon : la puissance juive existe ; elle n'est pas un mythe ; elle est souveraine : « aucune réussite n'est envisageable » si l'on ne s'incline pas devant elle. Nous sommes bien d'accord. Nous avons fait la même analyse. Nous discernons la même réalité.
Mais hélas c'est ici que nous bifurquons. Nous avons une appréciation différente ; un autre goût ; un autre sentiment. Nous estimons qu'une telle prépotence, si elle existe comme le dit Michel Déon, est une prépotence indue ; qu'elle est injuste ; qu'elle est nuisible au bien commun ; nous souhaitons qu'elle disparaisse ; nous ne désirons pas nous y soumettre. Alors on nous accuse de mensonge et de calomnie, de mythomanie et de délire, et d'excitation à la haine raciale, la puissance juive n'existe pas, c'est nous qui l'avons inventée par gratuite méchanceté.
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Si vous dites comme Michel Déon la puissance juive existe et il ne faut pas s'y opposer, vous êtes un grand homme inoffensif, immédiatement digne de tous les honneurs académiques, télévisés, journalistiques, démocratiques. Si vous dites la puissance juive existe mais c'est une anomalie, vous êtes un dangereux fabulateur, un diffamateur, un délinquant qu'il faut pénaliser et enfermer par décision de justice. Il y a, contre l'écrivain François Brigneau, contre l'hebdomadaire *Aspects de la France,* des procédures en cours ([^55]) : leur déroulement et leur issue mériteront un examen attentif. Il semble que le plus légalement du monde toute forme d'anti-judaïsme, si théorique ou philosophique soit-elle, se trouve traitée en France comme un délit ; peut-être comme un crime. L'anti-christianisme n'est pas juridiquement interdit, il n'est limité ou réprimé par aucune disposition légale ; et l'on voit chaque jour avec quelle parfaite liberté les chrétiens, les mœurs chrétiennes, les familles chrétiennes peuvent être tournés en dérision ou mis en accusation dans les livres, au théâtre, dans les journaux, dans les émissions culturelles, historiques ou artistiques de la télévision. On peut tranquillement exciter à la haine ou au mépris contre les chrétiens : ils n'ont pas en France les mêmes protections légales que les juifs. C'est d'ailleurs explicable, puisque la nouvelle tradition nationale, celle du 14 juillet et de la déclaration des droits de l'homme à la place du décalogue, est plus ou moins secrètement mais essentiellement anti-chrétienne.
Il y a donc quelques difficultés accidentelles à l'étude de ce que les quatre États confédérés de la III, République sont devenus sous la IV^e^ et sous la V^e^.
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Le plus grand changement est l'apparition d'un autre État dans l'État. Il n'existait pas avant 1917, il était presque négligeable jusqu'en 1939, il est aujourd'hui une puissance du premier rang : l'appareil communiste avec sa CGT et ses autres ramifications.
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Parfois placé au ban de la démocratie (occidentale) ; tantôt allié, tantôt adversaire des quatre autres, il n'est pas aisément fédéré ou confédéré avec eux ; ou pas durablement ; mais il a en commun, plus profondément que les divergences d'organisation économique, une même philosophie fondamentale, un même humanisme, le même refus d'une loi morale naturelle et d'une révélation surnaturelle qui d'en haut seraient imposées à l'homme. Bien qu'ils soient circonstanciellement conduits à le combattre, les quatre autres veulent congénitalement le faire entrer dans la confédération, lui demandant seulement d'humaniser un peu l'apparence de son visage, et de jouer le jeu d'une complicité ordonnée. Mais lui, inspiré et appuyé par l'immense empire du communisme mondial, espère parvenir un jour ou l'autre à une domination sans partage.
C'est une modification capitale dans le rapport des forces politiques.
Quant aux quatre traditionnels, que Maurras appelait franc-maçon, juif, protestant, métèque, -- qu'il appelait ainsi « en gros assurément, et de haut, et d'ensemble, et moyennant des exceptions qu'il faut avoir grand soin de faire pour ne pas sortir de la vérité humaine », -- s'il dépendait de moi d'en revoir la nomenclature, en fonction des changements intervenus dans la réalité sociale et dans le vocabulaire, je la formulerais ainsi :
**1. --** Correspondant au *franc-maçon* de Maurras, je dirais : le *foisonnement du pluralisme maçonnique.* C'est bien une idée maçonnique, ce « pluralisme » qui est partout parlé aujourd'hui. Il n'est pas seulement parlé. Il est organisé. Il est établi. Il est installé. Il ne rejette que l'idée d'un dogme objectif, d'une norme éternelle, d'une vérité universelle, ne dépendant pas des consciences individuelles. Sans doute, l'anti-dogmatisme et la pluralité des obédiences ne sont pas des nouveautés. Le nouveau est que, par une extension triomphante du système *pluraliste,* il y a même une « nouvelle droite » pour faire partie de cette mise en scène et pour jouer un rôle à l'intérieur du pluralisme maçonnique. Je ne veux d'ailleurs pas dire que le pluralisme soit entièrement fictif. Il y a des luttes de tendances. L'une était pour Mitterrand ; l'autre pour Giscard centre-gauche ; une autre pour un éventuel Giscard centre-droit.
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Mais cela recouvre et intègre maintenant la totalité de l'éventail politique et culturel. Vous avez beau faire, si à droite que vous alliez dans l'éventail de la grande presse, vous ne sortez pas de la maçonnerie ; si à droite que vous alliez dans l'éventail des grands quotidiens, c'est le *Figaro,* vous tombez sur Hersant et Pauwels ; si à droite que vous alliez dans l'éventail des grands magazines illustrés, c'est *Valeurs actuelles* et c'est *Spectacle du monde,* et vous tombez sur Bourgine. Le pluralisme a tout englobé (tout ce qui a une notable dimension sociale). Il est présent partout. C'est sur cet aspect que j'entends mettre l'accent en disant, plutôt que « la » franc-maçonnerie : « le foisonnement du pluralisme maçonnique ».
**2. --** Correspondant au *juif* de Maurras, je dirais : *la fortune anonyme et vagabonde.* La formule n'est pas nouvelle. Elle a toujours eu l'avantage de mettre en relief un trait essentiel. Elle a aujourd'hui l'avantage supplémentaire de rendre évident qu'il ne s'agit pas d'une querelle raciale. Il y a des juifs qui ne sont pas fortunés. Il y a des détenteurs de la fortune anonyme et vagabonde qui ne sont pas juifs. Mais habituellement, mais sociologiquement, cette sorte de fortune est plutôt juive. C'est principalement l'anonymat vagabond de cette fortune que nous visons ; celle à l'intérieur et au profit de laquelle se produit cette « ténébreuse alliance » qu'un seul chef d'État français osa dénoncer, c'était le maréchal Pétain, la ténébreuse alliance entre « le capitalisme international et le socialisme international, s'opposant l'un à l'autre en apparence, se ménageant l'un l'autre en secret ». Depuis le début du XX^e^ siècle, d'innombrables mesures législatives ont été prises contre les richesses excessives et les spéculations scandaleuses : aucune jamais n'a atteint cet État dans l'État que constitue la fortune anonyme et vagabonde, toutes ont spolié les petits artisans, les petits propriétaires, les patrimoines modestes. Cette constante n'est pas l'effet d'un hasard malheureux.
**3. --** Correspondant au *protestant* de Maurras, je dirais *la caste des technocrates libéraux-socialistes.* Ce libéralisme toujours avancé, ce libéralisme sans cesse en train de passer au socialisme, et de nous y faire passer, est d'essence protestante, dans la mesure où le protestantisme est un anticatholicisme.
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Le trait principal de cet anti-catholicisme appliqué à la conduite des affaires économiques et sociales est un refus radical de la loi (morale) naturelle. Bien entendu, les quatre États d'aujourd'hui, comme ceux d'avant-hier, ne sont pas seulement confédérés : ils communiquent. On peut être juif ou protestant et métèque ou franc-maçon. On peut faire simultanément partie de deux ou trois des quatre communautés ; et même de la cinquième, qui est la communiste.
**4. --** Correspondant au *métèque* de Maurras, je dirais *le chobiz des intellectuels cosmopolites.* La correspondance n'est pas évidente. Il y a un déplacement d'attention, qui peut avoir l'inconvénient de laisser de côté la question permanente, et aggravée chaque jour, des étrangers domi-ciliés en France qui reçoivent trop facilement le titre de Français et le droit de participer au gouvernement de la France. Il y a aussi la question de l'immigration, les groupes massifs, compacts, par exemple d'Algériens. Je ne nie rien de tout cela. Mais je trouve plus important encore le fait que le *pouvoir culturel* soit exercé par une caste d'intellectuels qui, regardez-les, écoutez-les, ils se montrent et s'expriment sous toutes les coutures et sous tous les profils à la télévision, n'ont *mentalement et moralement* plus rien ou presque plus rien de français. La plupart d'entre eux ont probablement leur carte d'électeur et leur carte nationale d'identité, nés en France de parents français, mais leur culture, enfin le sous-produit culturel dont ils nous tartinent, films, musiques, chansons, livres, est d'une anarchie sans Dieu ni maître, sans foi ni loi, sans feu ni lieu, obéissant seulement, mais obéissant à fond aux règles et hiérarchies du marché intellectuel international : le *chobiz.* Et c'est un monde qui, grâce surtout à la télévision, constitue son propre État dans l'État.
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On pourra bien sûr compléter ou amender ces nouvelles formulations, qui sont à peine esquissées, tout juste proposées. On pourra contester ou réformer ou bien développer les analyses que ces formulations supposent. Mais on se tromperait beaucoup en allant imaginer qu'il n'y a rien là de réel, ou rien d'important. La DÉMOCRATIE RELIGIEUSE n'est pas un nuage, un courant d'air, une mode intellectuelle. Elle est une oligarchie structurée ; une conjonction d'oligarchies. Héritiers en danger d'être les derniers survivants du peuple de la cathédrale et de la croisade, de la chevalerie et de la mission, nous sommes colonisés. Nous sommes, sur notre sol, privés d'espace social. Nous n'avons même pas un quotidien, un seul, un magazine illustré, un, une radio périphérique de langue française, une, ni une chaîne de TV qui ne soit pas aux mains de l'un ou l'autre des quatre ou cinq États confédérés. Il n'y en a aucun, aucune. C'est peu. C'est trop peu.
Délicates, difficiles, déplaisantes sans doute, un avenir français ne pourra éluder ces questions. Ni une renaissance catholique.
Jean Madiran.
Voir aux pages suivantes :
Annexe I. -- Repère en 1959 : la sympathie exploitée.
Annexe II. -- Réalités de 1979 : nouvelle droite et délit d'opinion.
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ANNEXE I
Repère en 1959
### La sympathie exploitée
Il y a vingt ans. Au mois de janvier 1959 -- le général de Gaulle était depuis six mois revenu au pouvoir (pour sauver l'Algérie française...) et venait de fonder la V^e^ République -- paraissait aux Nouvelles Éditions Latines un ouvrage de 260 pages intitulé : *Brasillach*. A propos de sa pièce *La Reine de Césarée,* dont la représentation à Paris avait été couverte de cris haineux dans la presse, perturbée sur place par des manifestants, finalement interdite par les autorités, j'étais amené à parler dans ce livre (p. 57-71) de l' « anti-sémitisme ». Voici ce que j'en pensais à cette époque. Je n'ai pas substantiellement changé d'avis, sous la seule réserve, énoncée plus haut, qu'examiner cette question en l'isolant de sa relation avec les trois autres États confédérés risque toujours de fausser les perspectives.
Il n'est plus permis d'être anti-sémite, mais il est assez bien porté d'être anti-chrétien. Personne n'a reproché à M. Robert Kemp d'avoir qualifié de sophismes, de poisons, d'entêtement féroce les « suprêmes confidences » de Brasillach, qui sont chrétiennes. Cette « discrimination » entre le judaïsme et le christianisme, qui ne permet pas de mettre en cause le premier et autorise toutes les insultes contre le second, peut être ressentie comme une provocation publique. Et si elle était relevée ?
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Les temps ne sont pas si lointains où l'anti-sémitisme fut l'une des tentations de notre jeunesse. Et je crains que ce ne soit une tentation encore présente, quand je remarque certains phénomènes d'hostilité anti-sémite, connus de tous mais passés discrètement sous silence, qui se manifestent aujourd'hui jusqu'au sein de nos assemblées législatives et jusqu'à l'intérieur du parti socialiste. Cette tentation est d'ailleurs une très ancienne tradition. Elle fut, je ne dirai pas chrétienne, mais en tout cas ecclésiastique. Elle fut une tradition française, de saint Louis à Drumont, et à Bernanos : n'oubliez pas Bernanos. En passant par Marius Gonin, fondateur en France des Semaines Sociales : n'oubliez pas Marius Gonin. Et par *La Croix* du P. Bailly : n'oubliez pas *La Croix*. Ceux qui furent nos maîtres et parmi eux jusqu'à des théologiens apparemment très orthodoxes et très écoutés, nous avaient mis sur la voie de l'anti-sémitisme beaucoup plus qu'ils ne nous en avaient détournés. Oui, l'une des tentations de notre jeunesse a été l'anti-sémitisme, l' « anti-sémitisme d'État » et l' « antisémitisme de peau », et l'anti-sémitisme racial et l'antisémitisme religieux, avec leurs appareils scientifiques, leurs considérants historiques, leurs excitations passionnelles, leurs arguments théologiques, tous leurs motifs qui nous paraissaient vraisemblables avant que nous ayons eu le temps ou le goût de les vérifier, et l'érudition d'une littérature nombreuse dont il est difficile de penser que tous les faits qu'elle invoque soient radicalement faux. Nous ne voulions pas massacrer les Juifs. Nous n'avions pas de rêves sanguinaires. Mais nous étions inquiets et incertains, parfois irrités, ignorants et passionnés, c'était le temps où nous découvrions Virgile, la machine de Gramme, les annales du baccalauréat, Charles Maurras et le cinéma. Nous étions inquiets de la puissance temporelle des Juifs, et incertains de leurs dispositions réelles à l'égard de la patrie française et de la religion chrétienne. Certains d'entre eux, d'ailleurs, n'ont pas caché qu'à leur avis les excès, les maladresses ou les provocations de plusieurs de leurs coreligionnaires sont responsables de la poussée d'anti-sémitisme très caractérisé qui se manifeste en France aux environs des années 1936-1937. Cet avis sur les Juifs, formulé par des Juifs honorables, et toujours hautement estimés parmi les Juifs, ne saurait être tenu pour un avis absolument insoutenable.
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Les massacres hitlériens ont recouvert tout cela. Dire que l'anti-sémite Brasillach en fut solidaire est un argument de polémique empoisonnée. Il ne pouvait être solidaire de ce qu'il ne connaissait pas. Il protesta contre ce qu'il en connut. Lorsque, dans Paris occupé, les autorités allemandes arrêtèrent des familles juives entières, l'on ne savait pas qu'elles étaient destinées à des camps d'extermination. Mais l'on savait que les parents étaient séparés des enfants, et Brasillach écrivit : « *Je réprouve ces séparations. *» Il l'écrivit dans *Je Suis Partout.* Il ajoutait :
« *Ces séparations sont l'œuvre de quelques policiers provocateurs. *» Cette protestation est tellement connue que le Commissaire du gouvernement, dans son réquisitoire, ne put l'éluder.
Mais comme il prononçait un réquisitoire, il utilisa un argument de réquisitoire. Il imagina que Robert Brasillach voulait mettre hors de cause la responsabilité allemande, par une « phrase de mauvaise foi ». -- « Est-ce que vous croyez que c'est sérieux ? » s'exclamait-il, avec une triomphante incompréhension. Dans Paris occupé, Robert Brasillach avait écrit que l'arrestation des enfants juifs, leur séparation d'avec leurs parents était un acte à réprouver, ayant la valeur, se situant au niveau, préparant les conséquences d'une basse provocation policière. Le sens est fort clair. C'était dire très nettement et tout à fait publiquement aux autorités allemandes qu'elles accomplissaient un acte injuste, et une *provocation,* c'est-à-dire un acte qui n'assurerait pas l'ordre et la paix, mais susciterait le désordre et la haine. Que voulait-on d'autre, que voulait-on de plus ? Que Brasillach mît Hitler en accusation dans son journal ?
M. François Mauriac, qui écrivait dans le *Figaro* en zone libre, ne l'a pas fait. M. Sartre, qui faisait jouer ses pièces dans Paris occupé, ne l'a pas fait. Les protestations de M. Mauriac dans le *Figaro* furent infiniment plus ésotériques, infiniment moins claires que celles de Brasillach dans *Je Suis Partout.*
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Quand, dès la fin de 1944, dans un Paris où la liberté était théoriquement rendue à la presse, M. François Mauriac commença une courageuse campagne contre les injustices de l'épuration, honneur -- mais point le seul -- d'une carrière de journaliste qui est sans égale dans le bien et dans le mal, il fit d'abord des articles qui étaient plus enveloppés et moins nets que la protestation de Brasillach contre l'arrestation des enfants juifs.
En 1944 Brasillach s'était réfugié dans une « clandestinité » où la police ne le trouvait point. Alors on arrêta sa famille. On arrêta *sa mère.* On voulait arrêter *sa sœur,* qui n'y échappa que par miracle : les ordres étaient donnés, les petits enfants de sa sœur devaient rester à l'abandon, cela s'est vu, s'est fait pour d'autres, en 1944, des Français l'ont fait, et les enfants sont morts. On arrêta son *beau-frère,* Maurice Bardèche. Tous trois n'avaient eu aucune activité politique d'aucune sorte, et on le savait. La mère de Robert Brasillach fut arrêtée comme *otage,* pour que son fils se livrât, et il se livra, et elle fut alors remise en liberté. Quand on a trouvé cela parfaitement normal, parfaitement juste, entièrement irréprochable, quand on n'a aucunement protesté contre cette catégorie de mœurs judiciaires et policières, on est vraiment peu compétent et peu qualifié en matière de protestations contre l'injustice.
Par inadvertance, François Mauriac a écrit ces mots affreux :
« *Si Brasillach avait su se faire oublier l'espace d'une demi-année, peut-être aujourd'hui ses amis lui offriraient-ils une belle épée académique. *»
Brasillach, justement, avait su se faire oublier. Il était introuvable. Mais il y a une chose qu'il n'avait ni sue ni prévue : que la justice française arrêterait sa mère comme otage, pour le contraindre à se livrer. Ce n'était plus alors pour lui une question de « savoir-faire ». Un autre savoir-faire, celui de la justice française, avait gagné.
François Mauriac a raison pourtant. Qu'a-t-il manqué en effet à Brasillach pour que l'on puisse, quatorze ans après la fin des combats, jouer paisiblement en France une tragédie classique retrouvée dans ses papiers ? Je vais le dire. En 1944, au lieu de se livrer à la justice de son pays, il aurait dû adhérer au Parti communiste, ou simplement à quelqu'une de ces franges progressistes du socialisme et de la démocratie chrétienne, ces franges qui furent alors si fréquentées, si accueillantes, à des conditions fort précises.
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Sa mère arrêtée comme otage aurait été libérée aussi sûrement que par sa reddition. Il aurait dû approuver l'antisémitisme, mais celui de Staline, sous le nom d' « antisionisme ». Il serait aujourd'hui membre de plusieurs Comités et de diverses Ligues, peut-être des organisations qui le dénoncent. La critique dramatique, du *Monde* à *Combat,* vanterait non seulement son génie littéraire, mais encore son sens aigu de l'histoire.
Ne dites pas que c'est une supposition. C'est une expérience déjà faite. Et ceux qui l'ont faite ne pardonneront jamais à Brasillach d'avoir choisi le poteau.
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Ceux qui trouvent trop faibles ou trop timides les protestations publiques de Brasillach contre l'arrestation des enfants juifs devront ici se souvenir que de telles protestations s'estiment, se soupèsent, se mesurent non point dans l'absolu mais par comparaison. Par comparaison d'abord avec les protestations publiques que firent à la même époque, sur le même sujet, ou ne firent pas, MM. Mauriac et Sartre. Par comparaison, ensuite, avec les protestations que l'on a entendues, ou que l'on n'a pas entendues, contre les méthodes hitlériennes et staliniennes de la justice française en matière d'épuration politique.
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Les massacres de Juifs, quand ils ont été connus, ont valu à ce peuple une fois de plus éprouvé et persécuté une compassion, une sympathie chaleureuse que nul n'aurait eu le cœur de lui refuser. Les idéologies les plus savantes, les argumentations les plus érudites, les constructions de l'esprit disparaissent d'un coup devant l'horreur de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants assassinés par une férocité que personne ne veut plus revoir, et que l'on a revue pourtant, et que l'on revoit, dans l'Empire des Soviets.
Le cardinal Saliège avait tout dit, en août 1942, par un mandement qui, selon le mot de Pierre Andreu, « est entré dans l'Histoire de France » :
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« Mes très chers frères. Il y a une morale chrétienne. Il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l'homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n'est au pouvoir d'aucun mortel de les supprimer.
« Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau ; que les membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.
« Pourquoi le droit d'asile dans nos églises n'existe-t-il plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? Seigneur, ayez pitié de nous ! Notre-Dame, priez pour la France.
« Dans notre diocèse, des scènes d'épouvante ont eu lieu dans les camps de Noë et de Récebidou. Les juifs sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne peut l'oublier.
« France, patrie bien-aimée, France qui portes dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine ; France, chevaleresque et généreuse, je n'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces horreurs.
« Recevez, mes chers frères, l'assurance de mon affectueux dévouement. A lire dimanche prochain sans commentaire. » ([^56])
Cette horreur, cette sympathie, cette compassion sont naturelles au cœur de l'homme, sentiments très spontanés et très entiers, mais très farouches, qui se donnent totalement et qui seraient mortellement atteints s'ils se sentaient bafoués ou exploités. Qu'une publicité politique les utilise à des fins partisanes, et que l'on s'en aperçoive, plus personne ne pourra répondre de rien.
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C'est Hitler et l'hitlérisme qui ont massacré les Juifs, ce ne sont pas les théories ou les sentiments anti-sémites de saint Louis, de Drumont et de Marius Gonin, de Bernanos et de Brasillach. Les familles juives étaient massacrées, parents et enfants, mais les écrivains anti-sémites ni leurs adversaires n'en savaient rien à l'époque. Quand on dit aujourd'hui que ces écrivains français « réclamaient le massacre des enfants juifs », on ment. On ment sans le savoir parfois. Nous connaissons tous des Juifs qui, parce que les Juifs ont été massacrés, s'imaginent très sincèrement que ce massacre faisait partie du programme des écrivains anti-sémites, qu'ils l'ont réclamé, qu'ils l'ont eu comme ils le voulaient. Tous les malentendus existent, et les plus sincères sont parfois les plus durables. Mais je ne puis croire que M. Vanikoff, tout président qu'il soit des anciens combattants juifs, soit victime d'un malentendu. Dans une lettre au *Monde* que *Le Monde* se serait honoré en l'estimant indigne même de sa rubrique « Correspondance », M. Vanikoff prétend que Brasillach aurait « *recommandé l'assassinat de toutes les petites filles juives *»*.* Méprise ? Non pas. Contredit, détrompé, ce M. Vanikoff maintient son accusation, et quelques autres du même tonneau ([^57]).
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Il faut savoir, et il faudra que la postérité sache si elle veut comprendre, qu'il s'est trouvé en 1957 un monsieur Vanikoff, point le premier venu mais le président des anciens combattants juifs, pour inventer de telles infamies et que *Le Monde* les a publiées.
C'est Hitler et l'hitlérisme qui ont massacré les Juifs, mais premièrement ce n'est pas Hitler tout seul, car c'est Staline aussi. Ce sont Hitler et Staline qui ont persécuté et massacré les Juifs, mais, secondement, point les Juifs tout seuls. Notre compassion et notre sympathie ne choisissent pas parmi les victimes. Notre horreur ne choisit pas parmi les bourreaux. Si l'on entreprend de nous tromper, de censurer notre sympathie, de diriger notre horreur, rien ne va plus. Si l'on accable le nazisme pour un crime dont il faudrait simultanément excuser le communisme, alors dès qu'on s'apercevra de la supercherie vous ne trouverez plus personne. Si la sympathie que nous avons spontanément pour les individus et pour les peuples persécutés est encasernée et utilisée au profit d'un camp politique qui ne vaut pas mieux que l'autre, et qui a autant de sang sur les mains, un jour viendra où les pierres elles-mêmes crieront contre l'imposture. Si vous manifestez contre le souvenir du massacre hitlérien du peuple juif la main dans la main avec ceux qui approuvent le massacre communiste du peuple hongrois, vous bafouez les sentiments de justice et d'humanité que vous exploitez, et à force de les bafouer vous ne pourrez plus les exploiter, parce que vous les aurez taris.
Ne jouez pas avec les sentiments les plus sacrés. Ne jouez pas ce jeu publicitaire et politique, cette utilisation partisane à sens unique. Quand vous mettez votre main dans celle des bourreaux du peuple hongrois, *vous commencez à réhabiliter les bourreaux du peuple juif,* car ce n'était point parce qu'ils étaient Juifs plutôt que Hongrois que la justice et l'humanité nous poussent aux côtés des innocents massacrés.
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Ne fabriquez pas un racisme en sens inverse. Ne donnez pas à croire que les victimes vous sont sacrées quand elles sont juives et indifférentes quand elles sont chrétiennes. Ne donnez pas à croire que le massacre du peuple chrétien de Hongrie vous bouleverse moins que le massacre du peuple juif dispersé. Ne donnez pas non plus à croire que vous acceptez du communisme les atrocités qui vous indignaient lorsqu'elles étaient hitlériennes. Ne continuez pas ce jeu sacrilège. La grande et naturelle sympathie pour le peuple juif persécuté, si elle s'aperçoit qu'elle a été exploitée, machiavéliquement dirigée, qu'en restera-t-il ? Ceux qui gouvernent l'opinion, la presse, l'édition et le reste peuvent efficacement prévenir ces malentendus ou ces erreurs -- et si ce sont des tromperies, les dénoncer et les démentir. N'attendez pas qu'il soit trop tard. N'attendez pas que les passions renaissantes aient à nouveau serré leur nœud inextricable.
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ANNEXE II
Réalités de 1979
### Nouvelle droite et délit d'opinion
Dans son *Journal de vacances,* à la date du 11 juillet 1979, François Brigneau a publié quelques considérations qui méritent qu'on s'y arrête et qu'on y fasse écho.
Elles concernent d'une part la soi-disant « nouvelle droite, publicitairement lancée à ce moment-là par la grande presse de gauche ; d'autre part la situation de la droite traditionnelle. En voici les principaux passages.
*La solitude, ça n'existe plus*. -- J'apprends avec une satisfaction non dissimulée l'existence d'une « Nouvelle Droite ». Contrairement à l'ancienne, elle serait intelligente, organisée, structurée. Et puissante, donc, puisqu'elle a dressé son camp et allumé ses feux au cœur même du *Figaro*. C'est épatant.
Certes, je suis loin d'enfourcher tous les dadas de Louis Pauwels, Alain de Benoist et leurs amis. Je ne crois pas au bonheur par le progrès et la science. Ce n'est pas parce qu'elle est nouvelle qu'une théorie est vraie. Je suis un vieux réac et chaque jour qui passe me rend plus traditionaliste. Maurrassien du reflux, comme le dit si joliment Thibon, la pensée et l'exemple du Vieux Maître suffisent à éclairer mes convictions. Avec l'équilibre j'y trouve l'essentiel de mes certitudes.
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Tout cela est assez loin des enseignements de « Nouvelle École ». D'ailleurs, Jean Mabire ne me l'a pas envoyé dire. Lui qui fréquente volontiers chez la géante Jernaxa et possède une Mjoelne redoutable, n'a pas caché l'état de pitié dans lequel j'étais tombé. Il est vrai que je suis nationaliste ; que je me méfie du cosmopolitisme ; que je n'ai jamais rencontré le Dieu Thor et que Pauwels a pu parler avec émotion de 3 ou 4 000 années d'Europe, sans dire un mot de la chrétienté !
Ces réserves faites, je suis enchanté de la présence d'une « Nouvelle Droite » solide, entreprenante, ayant pignon sur rue. Malgré nos différences je me sens moins seul. Je soupire de soulagement. On ne pourra plus me bâillonner et me saigner en silence. Comme on l'a fait récemment. Vous êtes au courant ? Harris et Sedouy étaient venus m'interroger. Ils publièrent mes propos au Seuil. Mais je fus le seul poursuivi par la LICA. Je viens d'être condamné : 3 000 F d'amende, 2 000 F de dommages et intérêts, 9 000 F d'insertion dans 3 journaux, plus les frais et les dépenses, le tout pour diffamation, discrimination et provocations raciales.
Or personne n'a jugé utile de souligner l'absence des auteurs et de l'éditeur.
Personne n'a cru devoir évoquer ce procès de la nouvelle inquisition.
Personne n'a posé, ou ne s'est posé le problème de la liberté de pensée et d'expression.
Désormais que la « Nouvelle Droite » existe, qu'elle a des journaux, des revues, une maison d'édition, un public plus large, il en ira tout autrement. La consigne du silence ne sera plus respectée. On va le voir, sous peu.
Les articles que j'ai consacrés à *Holocauste* ont choqué M. Pierre-Bloch. Grâce aux astuces du cabinet Badinter il a réussi à nous poursuivre 18 fois. Ce coup-ci l'éditeur, à savoir *Minute,* n'est pas épargné. 18 poursuites ! C'est une histoire, ça ! Et pas banale.
113:236
Que des hommes comme Mabire, Benoist, Pauwels, dont on sait la rigueur, le cran, l'honnêteté intellectuelle ne peuvent ignorer. Il y a trop de choses à dire pour qu'ils puissent se taire. Vous me voyez tout réconforté. Grâce à la « Nouvelle Droite » à droite tout court la solitude ça n'existe plus. N'est-ce pas ? (*Fin de la citation.*)
François Brigneau a tout dit en résumé.
Pour l'information du lecteur insuffisamment au courant, ajoutons quelques précisions complémentaires.
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**1. -- **Deux enquêteurs, André Harris et Alain de Sédouy, ont publié à la fin de 1978 aux Éditions du Seuil un livre de 394 pages intitulé *Qui n'est pas de droite ?* contenant le récit des conversations qu'ils avaient eues avec diverses célébrités, Jules Moch, Henri Gault (de Gault et Millau). Jacques Attali, Françoise Gaspard (de Dreux), Jean-Pierre Soisson, Jeannette Vermeersch, Jacques Benoist-Méchin, Claude Roy, Jacques Chirac, François Mitterrand et quelques autres. Aux pages 77 à 91, qui elles seules valent qu'on achète le volume, Harris et Sédouy racontent ce que François Brigneau leur a dit en réponse à leurs questions : ils ont ainsi recueilli, énoncées en privé, ses opinions personnelles sur un certain nombre de sujets. Plusieurs de ces opinions politiques, sur plainte de la LICA (Ligue internationale contre l'anti-sémitisme) ont été lourdement condamnées par les tribunaux : un million et demi d'amendes, de dommages et de frais d'insertion. Condamnées à quel titre ? Au titre de diffamation raciale, discrimination raciale et provocation raciale. Un verdict de cette sorte, ce n'est pas nouveau, direz-vous. Mais si. La nouveauté est que cette fois le délit d'opinion apparaît en pleine lumière. Pourtant on n'aime guère en République démocratique avouer l'existence d'un délit d'opinion. On disait jusqu'ici que bien entendu les opinions sont libres, on n'ira pas rechercher et poursuivre vos pensées, on en réglemente seulement l'*expression.* Or ce qui vient d'être condamné dans le cas de François Brigneau, ce n'est justement pas d'avoir publiquement exprimé une opinion interdite : l'expression était en l'occurrence l'acte des auteurs et de l'éditeur du livre, ils n'ont même pas été poursuivis. On a poursuivi et condamné une conviction intime. Nous prenons acte de cette significative évolution de la légalité en France. Une telle évolution manifeste tout le contraire d'un relâchement dans la domination que nous subissons.
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114:236
**2. -- **La soi-disant « nouvelle droite » nous assure que, contrairement à l'ancienne, elle est puissante et organisée, intelligente et efficace. Elle l'est sans doute pour promouvoir la publicité, l'influence personnelle, l'installation avantageuse de ses trois ou quatre dirigeants. Peut-elle (veut-elle) mobiliser ses forces neuves pour quelque chose qui dépasse son intérêt particulier ?
Un écrivain de droite est persécuté par l'arbitraire de gauche. Mais il n'est pas un nouveau venu de la nouvelle droite. Il est depuis trente-cinq ans un militant indomptable de la droite traditionnelle. La nouvelle droite ne bouge pas. Elle ne connaît pas François Brigneau. Elle ne connaît la droite traditionnelle que pour l'insulter.
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**3. -- **Il y a une droite traditionnelle, ainsi désignée et dénommée par la gauche. La soi-disant « nouvelle droite » ne vient pas de cette droite-là, ne prétend pas en être un perfectionnement ou une rénovation, elle la couvre au contraire de son mépris : *en France, dit-elle, la droite était la plus bête du monde ; c'est vrai qu'elle l'était, c'est vrai qu'elle le demeure ; la droite française est incontestablement la plus bête du monde* ([^58])*.* La plus bête du monde ? La formule a vieilli, elle avait cours sous la IV^e^ République, mais elle n'a pas perdu la marque de son origine. Elle avait été fabriquée dans les loges maçonniques et lancée par le socialiste franc-maçon Guy Mollet, lequel passait sans doute, du moins parmi les siens, pour particulièrement apte, par ses lumières intellectuelles, à porter un verdict de ce genre. La soi-disant « nouvelle droite » nourrit sa rhétorique avec les poubelles de l'ancienne S.F.I.O. : grâce à quoi elle se décerne un brevet d'intellectualité. Dans l'ordre de la pensée, elle atteint au niveau exigé par les critères et catégories du métaphysicien Guy Mollet.
L'ancienne droite n'y atteignait pas. Car écoutez bien depuis « *trente ans *»*,* depuis 1949 donc, les gens de gauche « *n'avaient en face d'eux qu'une droite nostalgique, toujours reculante et insoucieuse des idées. Eh bien oui ! aujourd'hui il y a des intellectuels de droite ! *» assure Louis Pauwels en utilisant le pluriel de majesté ([^59]). C'est ici la précision qui est véritablement merveilleuse ; la désignation du point exact où se situe la différence radicale entre la nouvelle droite et la droite précédente. La précédente était depuis trente ans non-pensante, la nouvelle est intellectuelle. Méditons bien cela.
115:236
Nous n'aurions rien trouvé d'insolite à ce qu'une « nouvelle droite » veuille écarter, supplanter voire disqualifier l'ancienne en raison de son échec politique, comme Michel Déon fait pour Maurras, en lui reprochant de n'avoir rien compris aux moyens modernes de la réussite temporelle. Qu'une nouvelle génération, astucieuse et dynamique, montre et démontre comment enlever les pouvoirs culturels et politiques aux quatre ou cinq États confédérés qui nous colonisent, très bien. On ne demande qu'à voir. Mais reprocher à la droite ancienne de n'avoir eu aucune pensée, de n'avoir été qu'un désert d'idées, d'avoir été la droite la plus bête du monde, de n'avoir eu dans ses rangs aucun « intellectuel » depuis 1949, alors que Maurras et Massis étaient encore parmi nous (Maurras est mort en 1952, et jusqu'à sa mort, dans sa captivité, il a continué à écrire ; Massis est mort en 1970, c'est en 1951 qu'il publie son ouvrage capital *Maurras et notre temps,* c'est en 1959 qu'il écrit et fait paraître son plus grand livre : *De l'homme à Dieu,* c'est en 1960 qu'il est élu à l'Académie française), -- voilà qui enfin nous mettrait la puce à l'oreille si nous avions été distraits jusque là : *la droite insoucieuse des idées depuis trente ans.* Maurras, Thibon, Massis, les Charlier, Gaxotte, Henri Rambaud, l'abbé Berto, le P. Calmel, Louis Salleron, Jacques Perret, Marcel De Corte, Alexis Curvers, vraiment, pas d'idées, aucune pensée ? -- Aucune pensée, pas d'idées, les vingt-trois années de la revue ITINÉRAIRES ?
Mais justement : en la niant aussi effrontément, on montre bien que c'est cette pensée-là qui est fondamentalement visée. Pensée socialement modeste, en ce qu'elle est depuis un bon tiers de siècle tenue à l'écart des lieux d'où s'exercent les influences immédiatement décisives ; pensée réduite à cheminer, travailler et survivre dans la « marginalité », c'est-à-dire loin des honneurs, de la réclame, des richesses, des pouvoirs ; et pourtant la seule pensée dont les quatre États confédérés voudraient assurer la disparition complète, l'interruption définitive. La seule pensée qui soit exclue du pluralisme, exclue de l'œcuménisme, exclue du dialogue. La seule qui soit frappée d'ostracisme par les puissants du jour. La seule qu'ils ressentent comme une vraie menace, comme une anomalie intolérable. Tant que sa flamme n'est pas éteinte, elle demeure capable, si le vent tourne et si changent les circonstances, de tout embraser.
Et tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, le vent finit toujours par tourner, les circonstances par changer.
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**4. -- **Louis Pauwels a très bien démonté un mécanisme essentiel du système de domination culturelle qui nous est appliqué. Mais ce faisant, il s'est fort aventuré. Nous allons dire en quoi et comment. Écoutons d'abord ce qu'il expose du système ([^60])
« On méprisait et on passait sous silence. J'écris des livres depuis trente ans. Il m'a fallu attendre d'être au *Figaro Magazine* pour que l'on parle de moi dans *Le Monde !* En trente ans !
« Je n'existais pas et je n'étais pas le seul. Nous n'existions pas. Nous n'avions même pas le statut d'écrivain ou d'intellectuel. »
Bien vu, bien dit. Nous connaissons. Les écrivains, les intellectuels d'ITINÉRAIRES n'ont « même pas le statut d'écrivain ou d'intellectuel ». Leurs livres, on n'en parle jamais dans *Le Monde.* Ni d'ailleurs dans *Le Figaro Magazine* de Louis Pauwels...
Car le système que Pauwels décrit si bien, l'exposé qu'il en donne appelle trois rectifications :
1\) Non, ce n'est pas vrai, ce système n'a pas été appliqué à Pauwels lui-même.
2\) Mais Pauwels, lui, l'applique.
3\) Il l'applique aux auteurs de la droite traditionnelle, auxquels il ne reconnaît pas « le statut d'écrivain ou d'intellectuel » ; spécialement, à aucun d'entre nous.
Ces trois rectifications mettent en relief une volumineuse bizarrerie dans l'attitude de Louis Pauwels.
S'il définit très bien comment *Le Monde* peut ignorer un écrivain pendant trente ans et le frapper d'inexistence intellectuelle ([^61]), il fabule quand il prétend avoir été lui-même ainsi traité.
117:236
Il y eut en réalité « trois chroniques d'Edgar Morin sur *Planète* en 1965, une autre sur sa *Lettre ouverte aux gens heureux* en 1971, trois colonnes sur son *Ce que je crois* en 1974, un article sur son roman philosophique en 1976... » ([^62])
Les écrivains qui ont été systématiquement frappés d'inexistence totale par *Le Monde,* et d'ailleurs également par *Le Figaro* après comme avant Pauwels, ce sont entre autres, et pour ne mentionner que des morts :
-- HENRI CHARLIER : c'est sans doute le cas le plus spectaculaire. Son livre *Culture, École, Métier* marque en 1959 la fondation de la « Collection Itinéraires », collection de librairie dont tous les volumes (à une ou deux exceptions près, celle surtout d'Henri Massis et de son ouvrage *De l'homme à Dieu* en 1959) ont été passés sous silence, même quand ils étaient signés d'auteurs comme le P. Calmel, Marcel De Corte, Louis Salleron. En 1972 Henri Charlier publiait aux Éditions DMM son autre ouvrage principal : *L'art et la* pensée. On ne lui a pas davantage reconnu « le statut d'écrivain ou d'intellectuel ».
-- Le Père CALMEL : tous ses ouvrages sans exception.
-- ANDRÉ CHARLIER : *Que faut-il dire* aux *hommes,* le livre essentiel que les jeunes gens de notre temps n'arrêtent pas de dévorer avec fièvre, puis de méditer à loisir ; mais un petit nombre de jeunes gens seulement, on le cache à tous les autres.
118:236
-- Et maintenant jusqu'à CHARLES MAURRAS lui-même, dont *La démocratie religieuse* a été ignorée aussi bien par les « services culturels » du *Figaro* quotidien, magazine et immobilier, que par le « monde des livres » du journal *Le Monde.*
Conclusion sur ce chapitre : dans les discours de Pauwels il y a une forte mise en scène ; un trompe-l'œil ; pour cacher quelque chose.
Si l'on écarte quelques exceptions et malfaçons accidentelles, il y en a toujours et elles ne prouvent rien, il faut discerner le critère fondamental : ce qui est privé du statut d'écrivain, exclu des jardins officiellement attribués à la pensée, exilé hors de la république intellectuelle, réputé bête et sans idées, c'est *le christianisme vécu et formulé selon la tradition catholique.*
Nous y venons enfin.
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**5. -- **Oui, François Brigneau a tout dit en résumé : la « nouvelle droite » est celle qui peut « *parler avec émotion de trois ou quatre mille années d'Europe sans dire un mot de la chrétienté *». Un oubli ? Non pas. Une obsession, et un dessein. Le dessein essentiel de la gauche ([^63]).
Sans doute, il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour être politiquement rejeté à droite par la gauche.
Et inversement, on peut combattre politiquement dans les rangs de la gauche tout en se disant et se croyant chrétien. Mais il ne s'ensuit pas que le christianisme n'aurait rien à voir avec la division politique moderne, établie par la gauche, entre une gauche et une droite.
119:236
La véritable ligne de démarcation n'est pas la foi chrétienne en elle-même, mais *la principale œuvre temporelle de la foi,* à laquelle des incroyants peuvent contribuer, et que des croyants peuvent méconnaître : c'est LA CHRÉTIENTÉ. La chrétienté, c'est-à-dire *la morale sociale du christianisme enseignée par la tradition catholique et inscrite dans des institutions politiques.* Le dessein fondamental de la gauche, en instituant l'infernal et incessant jeu gauche contre droite, est de renverser cette morale et ces institutions. Il n'en reste plus grand chose, la gauche y travaillant avec succès depuis bientôt deux siècles. Il en reste toujours trop à son gré. Et surtout, elle pressent d'instinct qu'une renaissance de la chrétienté demeure possible à tout moment. Elle n'arrête pas d'en massacrer les prémices, jusque dans l'esprit et le cœur des enfants.
La nouvelle droite ?
Même combat.
Son anti-égalitarisme est une diversion. Où a-t-on vu que les tyrans de gauche, de Bonaparte à Lénine, auraient été égalitaires ?
La nouvelle droite, radicalement anti-chrétienne, est en cela, par son esprit, une entreprise *de gauche.* Il n'est pas exclu qu'elle soit même une entreprise *de la gauche.*
J. M.
120:236
Texte de Charles Maurras
### Paroles de saint Pie X
Ces pages sont extraites du livre que Charles Maurras écrivit en 1951 « comme un testament » : *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France* (parution posthume en 1953 chez Plon).
Nous sommes en 1911.
Année heureuse s'il en fut, mais chargée et laborieuse. Je n'ai pu aller voir ma mère en Provence. Elle a fait le voyage de Paris et me dit :
-- *Je ne veux pas mourir sans avoir été bénie par Pie X. Veux-tu m'accompagner ? C'est l'affaire de quinze jours.*
Quinze jours ? Hélas ! les avais-je ? Ma table pliait sous le poids des besognes :
-- *Vois ! Regarde ! Comment bouger ?*
Par bonheur, mon jeune frère, le Dr Maurras, entre deux postes coloniaux, rentrait à Marseille. Elle prit son bras. Dans la vigueur et la lumière de ses soixante-quinze ans, elle fit le pèlerinage. Comme tant de Françaises et de Français, elle a une arrière-mère-grand, dite Romée, à qui ce nom était resté en signe et souvenir du voyage à Rome de l'un des siens.
121:236
Elle va vivre son beau rêve de pèlerine ancienne et nouvelle. Ce n'est pas sans avoir préparé sa visite avec soin. Notre grand ami Mgr Penon, nouvel évêque de Moulins, l'archevêque de Chambéry, Mgr Castellan, qui était de Roquevaire et dont la mère était son amie, le cardinal de Cabrières, qui la connaissait de réputation, lui avaient donné des lettres pleines d'insistance pour qu'elle fût reçue. Mais, à peine dans la Ville où conduisent tous les chemins, des difficultés apparaissent. Le Vatican est en rumeur :
-- *Madame Maurras vient parler politique au Pape, elle apporte un message de son fils...*
La fable la mit en gaieté. Elle ne parvenait point à se la rappeler sans rire, après dix années :
-- *Moi ? Venir parler politique au Pape ! Et de ta part encore !*
Ni le sens des distances, ni celui des contrastes ne la quittait. Mais l'humble chrétienne, la Française ardente, la catholique passionnée se résignait mal à une audience collective, où elle n'aurait pu préciser ses intentions sur ses enfants et ses petits-enfants.
L'obstacle fut tourné. Notre correspondant au Vatican, qui signait Aventino, venait d'épouser une Russe orthodoxe qui, ayant abjuré le schisme, avait acquis, selon la coutume romaine d'alors, un titre automatique à une audience personnelle du Saint-Père : son privilège devait s'étendre à la personne qu'elle voudrait choisir pour l'accompagner. Mme Aventino n'avait pas encore usé de son droit. Ma mère accepta de grand cœur d'en profiter. Le barrage tomba.
Agenouillées dans le cabinet de Pie X, il s'en faut que l'une ou l'autre ait eu envie de parler politique. Mais, quand il eut donné toutes les bénédictions implorées, le Bienheureux étendit son regard sur ma mère. Il dit :
-- *Ne parlez pas à votre fils de ce que je vais vous dire.*
*... Ne lui en dites jamais rien.*
*...* MAIS JE BÉNIS SON ŒUVRE.
Il se tut, pour ajouter :
-- ELLE ABOUTIRA.
122:236
Tel fut le trésor que ma mère emporta de Rome. Elle ne m'en fit jamais part.
Pendant les onze années qui lui restaient à vivre, elle n'y fit aucune allusion.
Cependant, depuis ce voyage, un changement s'était produit dans sa façon de suivre le va-et-vient de notre fortune.
Autrefois, la moindre injustice publique commise contre l'*Action française* l'exaspérait. Elle ne tenait pas en place. De sa paisible terrasse du Chemin de Paradis, elle courait à Marseille chercher des explications chez l'un ou l'autre de nos amis, elle se rendait à la librairie de la rue de la Darse, tenue par une fidèle Alsacienne, Mlle Ehrard, auprès de qui le rendez-vous était permanent ; elle interrogeait les Dromard, la marquise de Clapier, que sais-je ! Il fallait tout lui dire, elle n'en avait jamais assez. Maintenant, rien ne la trouble. Il semble que le ciel puisse nous tomber sur la tête sans nous blesser : une sérénité incompréhensible accueille toutes les inventions et les calomnies que l'on continue de faire pleuvoir.
Pendant la guerre, le complot des panoplies ne parvient pas à la remuer. Ses lettres montrent qu'elle en a presque souri. Ce ne peut être indifférence... J'eus la clef du mystère huit jours après sa mort, survenue le 5 novembre 1922. Deux amies à qui elle s'était confiée me donnèrent le secret des paroles pontificales : *mon œuvre a été bénie de Pie X. Elle aboutira.* J'avais la prophétie et la bénédiction de ce Bienheureux.
L'œuvre aboutira ? Mais elle aboutit. La certitude donnée de si haut s'accomplit sous nos yeux. Quelque chose le scelle encore et le garantit. Ce sont nos barreaux et nos grilles. C'est cette prison de Riom. Toute œuvre appelée à vivre doit traverser, non une fois, mais cent, la zone de feu des méconnaissances et des persécutions les plus authentiques. C'est la monnaie qui court et qui sert de rançon à toute forte prise sur l'avenir. Le temps et sa morsure ne sont supportés sans périr que par la dure discipline de l'infortune et de ses travaux. *Loi de l'Être,* dit la Raison et répète l'Expérience.
\*\*\*
123:236
Mais, puisque je relate l'extraordinaire parole confiée à ma mère, il y a quarante ans, il serait injuste et ingrat de ne rien rappeler du colloque confirmatif tenu trois ans plus tard entre le même Bienheureux et notre grand ami Camille Bellaigue.
C'était la fin juillet 1914. Sans savoir que c'était pour la dernière fois, notre cher ami l'écrivain, le critique, le musicien et musicographe Camille Bellaigue, camérier de cape et d'épée de Sa Sainteté, venait de prendre congé de son maître. Il eut l'ingénieuse bonté d'implorer une bénédiction sur ma chétive personne.
-- *Notre bénédiction !* s'écria le Pape. *Mais toutes nos bénédictions ! Et dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi.*
Quand ces étranges mots me furent rapportés, je ne retins pas l'objection :
-- *Voyons, Bellaigue ! N'y a-t-il pas une petite erreur. Le Saint-Père a dû dire : défenseur de l'Église :* DELLA CHIESA ?
-- *Non. Non pas :* DELLA FEDE. *Telles sont Ses paroles, je les entends encore.*
M. Adrien Dansette (*Esprit,* de septembre 1951) écrit dans son *Histoire* que Pie X « a dit de Maurras à Camille Bellaigue : *c'est un beau défenseur de l'Église et du Saint-Siège* (et non pas *un beau défenseur de la foi,* comme Bellaigue l'a rapporté par une erreur de mémoire, sans consulter ses notes)... ». Où M. Dansette a-t-il pris ces notes et cette erreur de mémoire ? Bellaigue, en 1914, mit la plus gracieuse insistance à me redire : *Non ! Non pas de l'Église ; della fede !* Deux ans plus tard, dans son livre *Pie X et Rome,* paru en 1916 à la Nouvelle Librairie Nationale, Bellaigue citait des écrivains que leur pensée et leur sentiment rapprochaient de Rome : « Celui-là... qui ressentit, si vive et si généreuse la grande pitié des églises de France (Barrès). Et tel autre dont le Saint Pontife nous disait *hier même : È un bel difensore della fede. *» Je ne suis pas nommé ; mais, dix autres années plus tard, dans une lettre au *Rappel* de Charleroi, Camille Bellaigue écrivait mon nom en toutes lettres avec la traduction française de la parole du Pape : « *Dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi. *» M. Dansette et ses inspirateurs invoquent, il est vrai, une note de Bellaigue où ils auraient lu, non *della fede,* mais *della santa sede.*
124:236
C'est un autre texte, et daté de 1913. Le nôtre est de 1914 d'après le livre même de Bellaigue, qui le classe en *juillet* 1914 (exergue du chapitre) avec la mention *hier* même. Nulle confusion n'est possible. On a prétendu que Bellaigue avait rectifié. Non, il a redit et confirmé par écrit en 1916 son très insistant rapport oral de 1914. Je ne saurais y mettre aucun amour-propre. Mais les faits sont tels.
Charles Maurras.
125:236
### NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
### Un beau défenseur de la foi
*et cetera*
*Non pas un travail bibliographique complet sur la démocratie religieuse. Quelques indications seulement, puisque l'occasion s'en présente, à propos de la politique religieuse de Charles Maurras.*
Il faut encourager les bonnes intentions, c'est entendu, soutenir les bonnes volontés. Soutien et encouragement ne doivent tout de même pas aller jusqu'à présenter comme des chefs-d'œuvre, ni même comme des ouvrages à recommander sans réserves, des livres dont la qualité, la manière ou le contenu sont contestables. L'Association professionnelle de la presse monarchique et catholique n'a pas eu la main heureuse en décernant cette année son « prix Saint-Louis » à la *Petite Histoire* de Servien, si décevante ([^64]). Mais elle n'avait pas fait mieux l'année précédente en couronnant un livre d'Éric Vatré sur Maurras ([^65]). On comprend l'agacement de la *Revue universelle* devant l' « immaturité » et l' « incertitude versatile de ce « très jeune auteur » :
126:236
« Quiconque connaît un tant soit peu Maurras sera un peu déçu par l'aspect sommaire, élémentaire, voire enfantin de cet ouvrage, qui enfonce beaucoup de portes ouvertes et n'apporte rien aux études maurrassiennes (...). On a souvent l'impression qu'Éric Vatré connaît plus Maurras à travers des commentateurs aussi légers et discutables que Jacques Paugham et Gérard Leclerc que par une étude directe. C'est ce qui explique peut-être qu'il semble dater la *Nuit du Tholonet* après l'installation de Maurras à Paris en 1885 (p. 40-42), alors que Maurras la situe à l'avant-dernier mois de sa classe de philosophie au collège d'Aix. C'est ce qui explique encore qu'il parle de « la période nietzschéenne » de Maurras (pp. 79-88), ce qui est totalement insoutenable... » ([^66])
L'histoire de l'Action française est longue et complexe. Se lancer à en écrire sans une connaissance suffisamment affermie expose à des erreurs de toutes sortes. Il est bon sans doute que des ouvrages comme celui d'Éric Vatré viennent, ainsi que le dit la *Revue universelle,* témoigner « de l'actualité de Maurras et du regain d'intérêt que lui porte la jeunesse ». Il n'est pas bon que ce soit par des travaux mal achevés. Ouvrons par exemple aux pages 22 et 23 : trois erreurs en deux pages. Vatré imagine que Bernanos est de la même génération que Thierry Maulnier et Robert Brasillach. Il croit que dans la « Lettre à Schrameck » Maurras le menace du « couteau de cuisine », alors qu'il n'y en a aucun en cette affaire, il apparaîtra seulement dix ans plus tard. Il écrit que le cas de l'Action française a été « soumis au Vatican... sur l'intervention du cardinal Andrieu » : c'est l'inverse qui s'est produit. A ces détails qui ne sont pas toujours sans importance, et qui sont trop nombreux, on discerne l'insuffisance du travail. Le défaut n'est pas mortel, avec, justement, un supplément de travail viendra le remède, on espère une seconde édition soigneusement corrigée. Le couronnement de l'ouvrage par un « prix Saint-Louis » aurait dû, à notre avis, attendre cette seconde édition.
Une erreur d'Éric Vatré est particulièrement fulgurante. Elle est grave. Et elle a directement trait à son sujet, l' « itinéraire spirituel ». Page 135, sans une référence, sans une hésitation non plus, sans l'ombre d'une argumentation, il nous assène :
127:236
« Pie X ne parlait-il pas de Maurras en ces termes *Un buon defensore della Santa Sede et della Chiesa *»*.*
Les « termes » cités par Éric Vatré, il ne nous dit pas où il les a pris (et notamment ce *bon* au lieu de *beau*)*.* Il n'indique aucune source. Il énonce la phrase comme si elle était bien établie dans toutes les mémoires, parfaitement connue, de notoriété publique, indiscutée. Ce n'est pas acceptable.
Les historiens modernistes ont toujours contesté que saint Pie X ait dit de Maurras : -- *C'est un beau défenseur de la foi.* Mais Maurras a toujours fermement cru et fermement tenu que saint Pie X l'avait dit. Si Éric Vatré avait des motifs de donner raison, dans ce débat, aux historiens modernistes contre Maurras, il devait exposer ces motifs, et l'état de la question, et ne pas priver le lecteur de ce que Maurras de son côté tenait pour vrai. Il se comporte comme s'il ignorait jusqu'à l'existence de ce débat. L'ignorance est d'ailleurs l'explication la plus plausible. Mais ce n'est pas une excuse inépuisable.
Dans le présent numéro nous donnons le texte de Maurras qui rappelle sur quels témoignages s'établit la version : *un beau défenseur de la foi ;* et qui montre aussi avec quelle absence de sérieux, avec quel arbitraire s'avance chez Dansette la contestation de cette version. La faiblesse constante de cette contestation apporte une confirmation extérieure à la solidité de la version témérairement contestée.
On en a vu d'autres exemples après la mort de Maurras. L'historien Roger Aubert porte à un point éminent, quand la passion partisane le dévore, le mépris du juste et du vrai. Voici comment il s'exprime ([^67]) :
128:236
« A Rome même, l'Action française pouvait compter sur de nombreux appuis (...). Pie X lui-même ne cachait pas ses sympathies : « Elle défend le principe d'autorité, elle défend l'ordre », répliquait-il aux catholiques libéraux qui dénonçaient dans les écrits de son fondateur Maurras une conception païenne de la cité, tendant à faire de la raison d'État la valeur suprême. Il était d'autant moins sensible aux contradictions entre l'idéologie de Maurras, d'inspiration positiviste et naturaliste, et les principes chrétiens, que sa doctrine diffusée dans des articles d'actualité politique n'avait jamais fait l'objet d'un exposé systématique et il lui savait par contre gré, face à une démocratie incarnée dans les parlements de France et d'Italie qui représentaient à ses yeux le désordre et l'anarchie, de prôner une conception contre-révolutionnaire de la société basée sur les notions de tradition et de hiérarchie et d'avoir créé à l'initiative de dom Besse une « chaire du Syllabus ». Bien plus, il n'hésitait pas à considérer cet agnostique comme « un bon défenseur du Saint-Siège et de l'Église », sans trop s'apercevoir apparemment que ce dont Maurras les louait, c'était d'avoir réussi à endiguer par des barrières empruntées à la sagesse de la Rome antique ce qu'il y avait d'explosif dans le message du Christ hébreu. »
On remarque naturellement l'extrême malveillance de tout le passage, mais elle n'est pas inhabituelle chez l'historien Roger Aubert : extrême malveillance à l'égard de saint Pie X et à l'égard de Maurras, auxquels ne sont supposés que des motifs bas et reconnues que des idées sottes. Si Maurras se bat pour la défense de l'Église, ce n'est point parce qu'il l'aime et l'admire comme bienfaitrice de l'humanité : c'est parce qu'il y voit une machine de guerre contre le Christ... Si saint Pie X apprécie Maurras, c'est parce qu'il est un pape débile, incapable de discerner ce qui contredit les principes chrétiens. Dans ce contexte général d'inimitié militante et de basse malveillance, l'historien Roger Aubert attribue à saint Pie X d'avoir qualifié Maurras « un bon défenseur du Saint-Siège et de l'Église » ; et il place ici une note 27 :
« Mais pas « de la foi » comme l'a écrit par distraction C. Bellaigue, qui a en outre postdaté d'un an cette déclaration... »
L'historien Roger Aubert ne donne nulle part aucune référence à ce C. Bellaigue ni à l'endroit où il aurait « écrit par distraction ». Il ne donne nulle part aucune référence aux allégations et argumentations de Maurras lui-même à ce sujet.
129:236
Le rideau demeurera complètement tiré. Le lecteur confiant croira qu'il est universellement admis, sans débat ni contestation, que Camille Bellaigue avait écrit *par distraction.* Ce qui est bien impossible, car justement Camille Bellaigue a été interrogé, et d'abord par Maurras, sur son témoignage, il l'a réitéré, précisé, confirmé. L'historien Roger Aubert invente la *distraction,* pour nier, d'une décision arbitraire, ce qui ne lui plaît pas, sans s'arrêter à examiner et discuter l'état de la question. C'est peut-être son assurance cynique qui a induit en erreur Éric Vatré : lequel pourtant reste peu excusable de n'avoir pas lu la plume à la main le livre de Maurras sur *Le Bienheureux Pie X* et de n'avoir pas noté l'importance des pages 55-56 où sont réfutées les arguties contestant la version : « un beau défenseur de la foi ».
Depuis plus d'une cinquantaine d'années, Maurras en personne et après lui ceux qui l'aiment défendent contre l'acrimonie et la malveillance des historiens hostiles l'authenticité des paroles de saint Pie X : « un beau défenseur de la foi ». Et puis voici que tout d'un coup, en 1978, un auteur maurrassien, dans un ouvrage présenté par Chiappe et Thibon, couronné par une association monarchiste et catholique, abandonne le terrain sans combat, capitule sans discussion, comme s'il n'y avait jamais eu de débat ou comme si les témoignages de Bellaigue et de Maurras étaient d'une prétention insoutenable. Il faudrait tout de même faire un peu attention aux *responsabilités publiques* que l'on assume quand on fait des livres, quand on les recommande et quand on les couronne.
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-- Henri RAMBAUD : *Le défenseur de la foi.*
Il a sans doute manqué à Éric Vatré d'avoir lu cette étude d'Henri Rambaud, la meilleure à notre avis sur l' « itinéraire spirituel » de Charles Maurras. Sous la seule réserve pourtant que la fin, à partir de la page 123, tout en restant excellente, est abrégée, et dit les choses en résumé : un résumé dense, exact, insuffisamment explicite. Henri Rambaud travaillait lentement, on avait dû le sommer d'achever, nous étions pressés par le temps : il fallait que son étude paraisse, elle parut en effet dans notre numéro spécial : *Lorsque Maurras eut les cent ans* (numéro 122 d'avril 1968).
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130:236
-- Charles MAURRAS : *La démocratie religieuse* (Le dilemme de Marc Sangnier ; La politique religieuse ; L'Action française et la religion catholique), un volume de 580 pages, reproduction photographique de l' « édition définitive » de 1921, avec des « Avis au lecteur » de Jean Madiran et des « Notices biographiques » de Jacques Vier. 2^e^ trimestre 1978. Nouvelles Éditions Latines.
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-- Charles MAURRAS : *Le bienheureux Pie X, sauveur de la France*. Plon 1953.
Ouvrage capital ; trop peu connu.
Maurras l'a écrit « comme un testament », et il a paru seulement après sa mort. C'est-à-dire qu'au moment de sa parution, les concepts, les systèmes, les étiquettes, les clichés concernant Maurras étaient déjà fixés depuis longtemps ; et aussi, les références désormais classiques aux principaux ouvrages, aux œuvres capitales, aux pages décisives. On a donc continué à étudier Maurras, à écrire sur Maurras, sans tenir compte de ce *Bienheureux Pie X* qui n'était pas mentionné dans les biographies, dans les bibliographies, dans les études critiques antérieures.
Nous recommandons ce livre comme complément indispensable du volume sur *La démocratie religieuse.* Simultanément, c'est une contribution non moins indispensable à la biographie intellectuelle et morale de Charles Maurras.
*Il est actuellement épuisé. On peut le consulter à la Nationale et dans les bonnes bibliothèques*
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-- *Lorsque Maurras eut les cent ans*, numéro spécial de la revue ITINÉRAIRES (avril 1968). Au sommaire : Jean MADIRAN : « Le dessein politique ». -- Henri CHARLIER : « Maurras et l'Histoire ». -- Jean OUSSET : « Pourquoi ils le détestent ». -- Pierre GAXOTTE : « Lorsqu'on a approché Maurras ». -- Roger JOSEPH : « Rencontres ». -- Abbé V. A. BERTO : « Une opinion sur l'Action française ». -- Henri RAMBAUD. « Le défenseur de la foi ». -- Gustave THIBON : « Maurras poète ». -- Jean-Baptiste MORVAN : « Le thème de l'enfance ». -- Jacques VIER : « Maurras critique ». -- Louis SALLERON : « Le philosophe Maurras ». Georges LAFFLY : « La piété contre les mensonges ». -- Marcel DE CORTE : « L'intelligence en péril ». -- Avec une « bibliographie posthume » établie par Roger Joseph.
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-- HENRI MASSIS, numéro spécial de la revue ITINÉRAIRES : numéro 49 de janvier 1961.
Dans ce numéro : une « Chronologie biographique » de 60 pages (rédigée par Jean Madiran d'après les archives personnelles d'Henri Massis), qui contient un certain nombre d'indications, rares ou inédites, sur la politique religieuse de Charles Maurras.
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Le calendrier
L'année liturgique 1980
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178:236
### Informations et commentaires
#### « Revue thomiste » et CNRS, Clavel, et demain Hasler
Depuis bien des années la *Revue thomiste* de Toulouse nous paraît fort incertaine et vide à force d'érudition scientifiquement stratosphérique. On peut en lire quarante numéros à la suite, à raison de quatre publiés chaque année, sans y apercevoir aucune utile allusion aux malheurs religieux qui nous accablent : disparition des connaissances nécessaires au salut, désintégration croissante des liturgies nouvelles, marée montante de l'obscurantisme spirituel. Il est vrai que la *Revue thomiste* est « publiée avec le concours du CNRS » : il lui faut bien se conformer aux impératifs conditionnant l'aide dudit « Centre National de la Recherche Scientifique », mécène qui a de grands moyens et qui sait les employer. On pourrait exposer les raisons théoriques pour lesquelles il n'est pas convenable qu'une revue de théologie catholique et thomiste soit financée par le CNRS tel qu'il est. Il sera plus simple et plus rapide de s'en tenir expérimentalement aux résultats : voyez ce qu'est devenue la *Revue thomiste* financée par le CNRS.
Mais si j'en parle aujourd'hui c'est au contraire pour signaler une ou deux heureuses exceptions dans le numéro de janvier-mars 1979 (paru fin juillet).
Premièrement l'article du P. Corvez O.P. : « La pensée d'ensemble de Maurice Clavel ».
Nous n'avons pas souvent parlé de Clavel dans ITINÉRAIRES. Ce que l'on en disait, même fort près d'ici, nous aurait contraint à entrer dans des contestations assez vives pour seulement arriver à nous faire entendre. On a beaucoup (trop) vanté des aspects sympathiques mais secondaires de ses écrits.
179:236
Nous aurions pu sans doute ouvrir un débat (un de plus). Mais il me semblait que la vogue Clavel, qui tenait à ses talents rhétoriques, à son sens de la réclame et à sa position sociale beaucoup plus qu'à la profondeur de son génie, serait retombée d'elle-même avant que nous ayons eu le temps de mettre un débat sur pied. Il avait dit, écrit et gueulé (mais gueulé non sans habiles précautions oratoires, feignant de ne pas s'apercevoir qu'il s'en prenait aux propres paroles de Paul VI lui-même), il avait vociféré une ou deux bonnes choses sur le concile et son culte de l'homme : je les ai lues attentivement à l'époque, je ne suis pas arrivé et je n'arrive toujours pas à croire qu'il ne les avait pas tout simplement recopiées dans l'abbé de Nantes, sans le nommer bien entendu. Ce que l'on appelle sa pensée me paraît un sûr processus de décomposition de la pensée. Mais voici enfin un théologien catholique, le P. Maurice Corvez, o.p., qui examine à la lumière de la doctrine chrétienne le discours de Clavel sur la foi : précisément ce discours sur la foi qui avait troublé plus qu'éclairé des esprits trop émotifs. Attention : il ne s'agit pas de la foi de Clavel, la foi qu'il avait dramatiquement retrouvée et qui certes avait des fulgurations émouvantes ; il s'agit du discours sur la foi qu'il s'était mis à tenir. Ce discours -- ce qu'il énonce -- est aberrant, faux, nuisible, il fourvoie les âmes. Je renvoie le lecteur qui s'y intéresse à l'étude du P. Corvez. La *Revue thomiste* est éditée par Desclée de Brouwer.
Dans le même numéro, le P. Jean-Pierre Torrell, o.p. exprime à mi-voix, avec une impayable retenue, de justes et savantes « réserves » à l'endroit d'un livre contre Pie IX publié par August Bernhard Hasler en allemand. Ce livre est assez horrible pour qu'on puisse s'attendre à le voir prochainement surgir en traduction française, soutenu par toutes les trompettes de la renommée. L'article du P. Torrell : « Tradition, histoire et idéologie à Vatican I », est à mettre de côté, il pourra être utile à ce moment-là.
J. M.
#### Pour aimer et pour aider les Vietnamiens il faut connaître, il faut savoir
Nous avons déjà plusieurs fois donné cette adresse. Tout le monde n'y a pas fait attention parmi ceux qui s'en préoccupent maintenant. Nous la donnons à nouveau. Car chaque fois que d'une manière ou d'une autre les souffrances des Vietnamiens reviennent un instant au premier plan de « l'actualité » bruyante et télévisée, des lecteurs nous demandent : -- A qui donc s'adresser pour leur venir en aide ?
180:236
Il faut connaître, faire connaître, aider et soutenir la Communauté Notre-Dame du Vietnam, 18, avenue Daumesnil, 75012 Paris.
Il faut vous tenir au courant en vous abonnant au bulletin édité par cette communauté : le Message vietnamien, même adresse ; chèques postaux : La Source 33.790.00 S.
L'abonnement coûte 50 F par an.
S'abonner au *Message vietnamien* est la première démarche de soutien et d'amitié qu'il convient d'accomplir. Pour aimer et pour aider, il faut connaître, il faut savoir, il faut se tenir au courant.
Le directeur-fondateur de la Communauté et du Message vietnamien est l'abbé Vincent Marie DINH VINH SON : prêtre admirable, qui mérite toute notre affection et tout notre respect, prêtre fidèle à la doctrine chrétienne et à la messe traditionnelle.
Par vos prières, par vos dons, par diverses actions vous pouvez beaucoup pour aider les Vietnamiens. A condition d'abord de savoir et de connaître. Abonnez-vous au *Message vietnamien*.
#### Un texte de Mistral : ce qu'est une révolution
Lors des journées révolutionnaires de février 1848, Mistral a dix-huit ans : « Cette irruption de liberté, de nouveauté qui crève les digues lorsqu'arrive une révolution m'avait, il faut bien le dire, trouvé tout flambant neuf et prêt à suivre l'élan. »
Mais son père, qui avait connu les horreurs et atrocités de la révolution de 1789, l'avertit :
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La République, je l'ai vue une fois. Il est à souhaiter que celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l'autre. On tua Louis XVI, et la reine son épouse ; et de belles princesses, des prêtres, des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit mourir en France, qui sait combien ? (...)
Je me souviens du passage des bandes d'Allobroges qui descendaient vers Toulon : « Qui vive ! » -- « Allobroge ! » L'un d'eux saisit mon frère, qui n'avait que douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu : « Crie *Vive la République,* lui fit-il, ou tu es mort ! » Le pauvre enfant cria, mais son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons prêtres, tous ceux qui étaient suspects, furent obligés d'émigrer pour échapper à la guillotine ; l'abbé Riousset, déguisé en berger, gagna le Piémont, avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous autres, nous sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien à ferme. C'était le capiscol de Sainte-Marthe, à Tarascon. Trois mois nous le gardâmes caché dans un caveau que nous avions creusé sous les futailles ; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou les gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions au bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la huche (en vertu de la loi dite du *maximum*), vite ma pauvre mère faisait frire à la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu'ils avaient mangé et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de faire leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches de laurier pour fêter les victoires des armées républicaines.
Les pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux, on brisa les croix, on fondit les cloches. Dans les églises on éleva des montagnes de terre, où l'on planta des pins, des genévriers, des chênes nains. Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le club ; et si vous négligiez d'aller aux réunions civiques, vous étiez dénoncés, notés comme suspects. Le curé, qui était un poltron et un pleutre, dit un jour du haut de la chaire (je m'en souviens, car j'y étais) : « *Citoyens, jusqu'à présent, tout ce que nous vous contions, ce n'était que mensonges. *» Il fit frémir d'indignation ; et s'ils n'avaient pas eu peur, les gens, les uns des autres, on l'aurait lapidé. C'est le même qui dit une autre fois, à la fin de son prône : « *Je vous avertis, mes frères, que si vous aviez connaissance de quelque émigré caché, vous êtes tenus en conscience, et sous cas de péché mortel, de venir le dénoncer tout de suite à la commune. *» Enfin, on avait aboli les fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour, qu'on appelait le décadi, on adorait en grande pompe la déesse RAISON. Or, savez-vous qui était la déesse, à Maillane ?
182:236
-- Non, répondîmes-nous.
-- C'était la vieille Riquelle.
-- Est-ce possible ! criâmes-nous.
-- Riquelle, poursuivit mon vénérable père, était la fille du cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le maire de Maillane.
Oh ! la garce ! A cette époque elle avait dix-huit ans peut-être, et fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous étions de la même jeunesse ; son père mêmement m'avait fait les souliers, des souliers en museau de tanche, que je portai à l'armée lorsque je m'engageai... Eh bien ! si je vous disais que je l'ai vue, Riquelle, habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein décolleté, le bonnet rouge sur la tête, et assise en ce costume sur l'autel de l'église !
L'actuelle « évolution conciliaire » n'a pas inventé grand chose. Mettre des filles (demi) nues dans le chœur des églises ; assurer que tout ce que l'Église enseignait « jusqu'à présent » n'était qu'erreurs ou mensonges (mais à partir de maintenant, il faut obéir à tout, aveuglément) ; supprimer le dimanche (cette fois, par la cérémonie sabbatique du samedi soir) ; mener comme fait l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) la « lutte de classe » contre les intégristes et réactionnaires, sous peine de péché mortel. Quant aux « réunions civiques » obligatoires, c'est le parti communiste qui s'en chargera.
Ce texte figure dans les *Mémoires et récits* que Mistral écrivit à 74 ans et qui parurent en 1906 chez Plon. Une réédition vient d'en être faite cette année chez Julliard. C'est un beau livre.
#### Le pèlerinage à Lourdes de la Pentecôte 1979
Toute la grande presse de gauche, nouvelle droite comprise, a raconté de manière systématiquement déformante le pèlerinage (et les incidents) de la Pentecôte 1979. Nous avons donc demandé à l'abbé Louis Coache un compte rendu véridique. Le voici. Nous pouvons annoncer en outre que ce pèlerinage traditionnel sera renouvelé à la prochaine Pentecôte : « Lourdes 1980... raz de marée ! » nous a dit l'abbé Coache ([^68]).
183:236
Ce sont de 6 à 7 000 pèlerins qui sont venus à Lourdes pour le Pèlerinage organisé par 20 Responsables de Centres et Mouvements Traditionnels en France ; à ce Pèlerinage participaient également des délégations importantes du Canada et de plusieurs pays d'Europe. Quoi qu'en dise le Père Recteur nous avions pris contact avec lui depuis la fin mai 1978 ; devant ses réponses dilatoires et ses accusations, nous n'avions cessé depuis de lui récrire pour savoir à quelles heures et en quels sanctuaires nous pourrions célébrer et assurer nos exercices. Toujours la même fin de non-recevoir. Comment faire alors puisque nous étions victimes de parti pris et d'ostracisme ? Beaucoup de pèlerins sont admis dans n'importe quelle tenue, et de nombreuses célébrations outragent les règles élémentaires de la liturgie (même de Paul VI) et aussi le caractère sacré de ces lieux saints. Mais nous qui voulons prier comme l'Église l'a toujours fait, sommes refoulés et méprisés. Le saint jour de la Pentecôte nous avons dû supporter un soleil torride sur la prairie avec nos infirmes. Où donc sont la justice et la charité ?
En réalité, malgré les menaces, nous avons pu célébrer publiquement la Sainte Messe en plein cœur du Domaine des Sanctuaires, et une douzaine de fois pendant ces trois jours !
Le samedi 2 juin à 13 h 30, dès l'ouverture du Pèlerinage une foule impressionnante entoura la Vierge Couronnée ; et bientôt se formait un cortège interminable vers le Parvis du Rosaire, cortège précédé des drapeaux nationaux entourant celui du Saint-Siège, et agrémenté de nombreuses bannières. Devant la façade du Rosaire se fit la prédication d'ouverture ; pendant ce temps le service d'ordre installait l'autel, entouré et protégé par la haie des guides et des scouts. Messe célébrée par Mgr Ducaud-Bourget et, après l'évangile, sermon donné par le Père Barbara. Auparavant le Recteur avait déversé le flot de ses propos hargneux et mensongers par la voix de ses haut-parleurs (encore parasités et court-circuités par l'eau du Gave : l'inondation, qui interdisait d'ailleurs encore la Grotte, avait mouillé leurs connexions !) tandis que le système portatif de nos diffuseurs (avec batteries de 50 kilos !) nous permettait de contre-attaquer victorieusement.
184:236
Ce fut ensuite la magnifique et imposante Procession du Saint Sacrement -- porté par M. l'Abbé Serralda --, que précédait un cortège de 2 300 hommes ; leur défilé dut se replier sur lui-même en un immense serpentin qui couvrait toute l'esplanade, jusqu'à la Vierge Couronnée ; or le Saint Sacrement était déjà revenu sur le Parvis à la suite de ces hommes que la moitié de la foule restait encore groupée devant le Rosaire, rejointe par le clergé avant d'avoir pu se mettre en mouvement ! Au retour donc de la Procession sur le Parvis de la Basilique, le Recteur qui piaffait d'impatience aux portes de la Basilique -- pour pouvoir enfin sortir avec la Procession officielle ! -- essaya de s'interposer mais fut balayé par le nombre ; force lui fut de nous laisser terminer. Que faire devant six ou sept mille personnes ?
Le soir à 21 heures nouvelle célébration de la Messe sur la terrasse de la Basilique du Rosaire et donc devant la Basilique supérieure, dans une ambiance d'émouvant recueillement.
Le Saint Jour de la Pentecôte, méditation à 7 h 30 sur l'esplanade ; et puis Messe solennelle célébrée par le Révérend Père André, Secrétaire Général du Pèlerinage, sur la prairie, face à la Grotte toujours interdite par la boue et les détritus... Soleil ardent, foule immense, prédication par Mgr Ducaud-Bourget. L'après-midi, sur cette même prairie, Vêpres solennelles, Messe (les hosties ayant manqué le matin devant le nombre) et majestueuse Procession sur le pourtour de la prairie. La boucle se ferma sur cette prairie de deux, peut-être trois hectares ! Nos malades furent bénis individuellement par le Saint Sacrement que portait le Père André.
Le soir eut lieu l'occupation de la Basilique du Rosaire, épisode comique du Pèlerinage mais en même temps l'un des temps forts de recueillement et de prière. Ce soir-là il fallait célébrer une quatrième Messe pour les pèlerins, deux ou trois cents d'entre eux n'ayant encore pu communier dans la journée, Messe prévue devant la Basilique supérieure comme la veille. Mais il pleuvait à torrents. S'appuyant pour s'abriter contre la porte de l'une des tourelles qui dominent cette terrasse, M. l'Abbé Guépin eut la surprise de constater qu'elle cédait sous son poids, donnant accès... à l'ascenseur conduisant à la Basilique inférieure du Rosaire. Il y descendit dans l'ombre et c'est ainsi que, sans effraction, nous avons décidé de faire entrer la foule dans le Sanctuaire, par petits groupes de 5 ou 6 ! Le Père Bores, vite alerté, intervint ; et notre service d'ordre l'entoura pour obtenir les clefs ; le pauvre homme hors de lui hurla « au secours » et se roula par terre de dépit ; il s'échappa finalement... ; mais lorsque la Messe fut commencée au Maître-Autel, toutes lumières allumées, il revint avec deux agents de police ; à cet effet il avait cassé la vitre d'une porte (au niveau de la Grotte). Dehors il avait poussé des cris, proférant les propos les plus grossiers et se jurant de nous faire sortir (« Vous ne resterez pas longtemps ! »). Arrivé avec les deux policiers il se précipita vers le Prêtre animateur en vociférant ; mais... à la stupéfaction de tous, il fut aussitôt encadré et emmené par les deux agents, chacun le tenant par un bras, vers le fameux ascenseur ;
185:236
là il fit le malade, joua la comédie et occupa les lieux (ou plutôt ce lieu exigu) ; notre Chef du service d'ordre essaya de le calmer et lui proposa de faire le va-et-vient avec nos pèlerins ! mais il refusa ; d'ailleurs les pèlerins avaient pu trouver un escalier par l'autre tourelle. Le pauvre homme dira le lendemain qu'il était déshydraté ! (disons : un peu trop alcoolisé). En tout cas jamais il n'a été frappé ni jeté à terre ; mais lui a frappé sur la joue un père de famille -- qui en est tombé -- et blessé jusqu'au sang, avec une clef, un pèlerin qui passait près de lui. Qu'il fût vexé, bien sûr, on le comprend car il avait tant de fois déclaré que jamais la Messe de saint Pie V ne serait célébrée dans le domaine des Sanctuaires ; ce soir-là donc après la célébration du Saint Sacrifice à la Basilique dans une atmosphère de grand recueillement, nous sommes sortis en procession, à 23 heures, de notre propre initiative, et par le grand portail.
Le lundi de la Pentecôte à 7 h 30 le Révérend Père Avril fit la méditation devant la Vierge Couronnée, avant la célébration de deux messes au même endroit. Et puis ce fut le très beau chemin de Croix prêché par M. l'Abbé Portier à toute la foule qui se pressait interminablement dans les sinuosités de la Montagne du Calvaire. Enfin les milliers de pèlerins revinrent aux abords de la Grotte pour les adieux à Notre-Dame. Les services de police avaient facilité avec bienveillance la longue traversée de la route longeant les Sanctuaires.
Les scouts et les guides, le M.J.C.F., la très belle chorale de M. Rousseau, le dévouement du service d'ordre avec M. Desbuissons, l'assistance de nombreux confrères (les Prêtres déjà nommés, et entre autres M. l'Abbé Aulagnier, le Père Vinson, M. l'Abbé Cousseran, le Père Joseph Bleau...) et la sonorisation assurée par de dévoués professionnels (... sans compter pendant six mois les fatigues et les veilles de Mme Buisson et l'aide de collaborateurs dévoués) avaient permis la meilleure organisation et de belles célébrations dans l'ordre, la piété et le recueillement. Béni soit Dieu !
Si nous avons gêné d'autres Pèlerinages, la faute en est aux injustices des autorités ecclésiastiques locales qui nous ont traités en parias. En compensation nous avons été consolés par la ferveur de notre foule et nous remercions Dieu d'avoir pu, aux pieds de la Très Sainte Vierge Marie, prier avec tant de piété, faire pénitence et faire nos processions avec cette ferveur et cette foi qui furent la caractéristique de Lourdes jusqu'en 1965.
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#### La marée noire de la malveillance
Nous savons bien que nous ne sommes pas *principalement* visés par cette sale rumeur qui depuis quelques mois monte parmi les traditionalistes comme une marée noire, accusant, calomniant, insinuant, prophétisant à l'avance la trahison de tous et de chacun, spécialement de ceux qui sont attelés à des travaux ou fondations de longue haleine et en profondeur, comme le monastère Sainte-Madeleine, l'école de la Péraudière, la revue ITINÉRAIRES et dix autres. Nous savons bien que nous nous trouvons simplement sur le chemin par lequel on veut atteindre Mgr Lefebvre. C'est lui, une fois de plus, que l'on essaie d'abattre par ces vilenies rampantes, chuchotées de bouche à oreille ou transmises par de petits papiers. La manœuvre de l'Ennemi est de diffuser entre nous une suspicion arbitraire, absurde, systématique. Des âmes de bonne foi s'y laissent prendre, mais qu'elles se réveillent : c'est contre tout bon sens.
Le 8 juillet, aux parents venus pour assister aux fêtes de la distribution des prix, la Directrice des travaux des grands à la Péraudière, avec une discrète émotion, y a fait une allusion suffisante dans son allocution :
« *Chers parents, nous vous remettons vos enfants. Nous espérons que vous les trouverez plus pieux, plus aimants, plus dévoués, plus obéissants.* « *Je crois que vous tous, ici présents, vous savez notre seul désir, en nous occupant de ces enfants : vous aider à en faire des chrétiens intelligents et fidèles, capables de donner à leur tour, chacun dans sa vocation, ce qui a été transmis.*
« *Quelques parents, cette année, nous ont dit affectueusement leur inquiétude :* « *Vous tenez bon ; n'est-ce pas ? On dit tant de choses contre vous ! *» *En effet, nous le savons, les propos sont de toutes sortes : nous sommes trop sévères... nous ne sommes pas assez sévères... les enfants sont trop grondés... et même battus ! les enfants sont trop heureux* (*voudrait-on qu'ils soient malheureux ?*)*. Et cette année en particulier :* « *Mademoiselle Luce n'est plus là, vous allez tourner. *» « *Mais, me disait une maman, les gens qui parlent ainsi ne vous connaissent pas ! *»
« *Alors, laissons, continuons notre travail.*
« *Je crois que Mademoiselle Luce ne nous désavoue pas aujourd'hui, car elle n'est pas absente ; elle nous a promis de veiller sur nous et nous savons bien qu'elle tient sa promesse, et nous sentons très souvent sa protection.*
« *Par la grâce de Dieu, nous resterons fidèles.*
« *Ce sont des soupçons, une malveillance de ce genre qui assaillent maintenant Monseigneur... et qui rejaillissent sur beaucoup. Or nous suivons Monseigneur, car il a été visiblement suscité pour conserver, défendre la foi catholique... ut destruat, ut aedificet, ut plantet. Nous avons travaillé avec les grands, dans* ITINÉRAIRES *numéro 233, le dossier sur la liberté religieuse, c'est un magnifique ouvrage !*
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« *Laissons donc de côté les vaines discussions et faisons notre devoir d'état ; et redisons la belle oraison du 2^e^ dimanche après la Pentecôte :* « *Seigneur, donnez-nous à la fois une crainte et un amour sans fin de votre saint nom parce que vous n'abandonnez jamais ceux que vous établissez dans la force de votre amour. *» *Et l'offertoire d'aujourd'hui :* « *Je bénis le Seigneur qui m'a donné l'intelligence, je garde constamment les yeux fixés sur Dieu, puisqu'Il est à ma droite je ne serai pas ébranlé !* « *Nous le demandons à Notre-Seigneur, nous le demandons à la Sainte Vierge : nous voulons rester fidèles. Oui, je crois que nous resterons fidèles avec la grâce de Dieu. *»
Supportons avec patience et bonne humeur, espérons le reflux de cette marée noire, et qu'en tout cas elle ne nous détourne point de ce que nous avons à faire selon notre état.
#### Le cardinal Ottaviani
Le cardinal Ottaviani est mort le 3 août. *La Croix* des 5 et 6 août nous retrace sa vie et son œuvre sans un mot sur la messe.
Comme si la messe et ce qui la concerne avait maintenant si peu d'importance pour l'Église post-conciliaire que ce ne soit vraiment plus la peine d'en parler.
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L'opposition du cardinal Ottaviani à la nouvelle messe fut le sommet de sa vie. En 1969, il présenta à Paul VI, en compagnie du cardinal Bacci, puis rendit public ce *Bref examen critique* qui demeure le principal texte de référence sur la question du nouvel ordo. En 1970, d'ordre de Paul VI, on tenta de l'embrouiller en profitant de sa cécité et de le faire se rétracter : la tentative fut trop grossière pour réussir pleinement. En 1971, il déclarait avec une fermeté inentamée : « *Le rite traditionnel de la messe selon l'ordo de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli. Et par conséquent les ordinaires des lieux, spécialement pour la protection de la pureté du rite et même de sa compréhension communautaire par l'assemblée, feraient bien, à mon humble avis, d'encourager la permanence du rite de saint Pie V. *»
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Nous aurons sans doute l'occasion de revenir prochainement en détail sur tous ces points si importants.
\*\*\*
Aujourd'hui nous voulons rappeler un autre chapitre de la vie militante du cardinal Ottaviani.
Pendant la première session du concile il fut bafoué, insulté, humilié, livré par le Saint-Siège aux affronts de la meute hurlante qui occupait l'aula conciliaire. Jean XXIII avait intimé aux cardinaux de curie l'interdiction inhumaine, et véritablement suicidaire, de ne faire aucune réponse aux attaques contre la curie romaine. Cette incroyable interdiction fut levée par Paul VI, quand toutes les attaques avaient eu suffisamment le champ libre pour s'imposer a l'opinion, et quand il était bien certain que désormais les réponses arriveraient trop tard.
On parlait beaucoup en ce temps-là de l'*Église des pauvres.* Le cardinal Gerlier, de triste mémoire, entre autres, tonitruait « *Nous serons jugés sur notre attitude à l'égard des pauvres. *» Mais tous tournaient le dos sans pitié aux pauvres les plus pauvres du monde moderne : les peuples que le communisme a réduits en esclavage. Ce fut l'une des grandes hontes de ce concile qui, prétendant « se pencher » sur les « problèmes » du monde contemporain, ferma les yeux sur le plus dramatique.
Le cardinal Ottaviani fut insulté et humilié au concile pour plusieurs motifs, mais notamment parce qu'il demeurait le défenseur des pauvres dans l'Église : des vrais pauvres, qui sont les victimes du communisme. Il rejetait l'imposture effroyable mais triomphante selon laquelle les pauvres seraient les apparatchiks, les tchékistes, les terroristes du communisme international.
C'est pour cela qu'à l'approche de Noël nous avions crié *Noël au cardinal Ottaviani !* dans un article publié pendant le concile par l'hebdomadaire *La Nation française,* que nous reproduisons aujourd'hui en hommage à sa mémoire :
*La presse dénombre et orchestre les humiliations qu'on lui fait subir. Elle en ajoute, bien sûr, et parfois elle ment. Mais allez donc savoir. Et puis l'opinion publique, téléguidée et conditionnée, vit de mythes : ces mythes pourtant ont une réalité, puisqu'ils se font prendre par les consciences pour plus réels que le réel. Sur le théâtre du monde, on a mis en scène le chemin de croix du cardinal Ottaviani, avec les gras ricanements du parterre. N'y aurait-il rien de vrai dans ces injures, il resterait* néanmoins *qu'il n'a pas été défendu, qu'il y a été livré, totalement.*
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*Cette haine a plusieurs motifs qui, se ramènent à un seul. Le cardinal Ottaviani est celui qui illustre le plus clairement aujourd'hui l'éminente dignité des pauvres dans l'Église. Mais des vrais pauvres. Pas des agitateurs grimés qui dans les palaces internationaux sont les commensaux des puissants de ce monde. Le cardinal Ottaviani se souvient des pauvres, ô merveille, quand l'opinion les oublie et quand la puissance fait mine de les oublier. Il n'a pas été envahi et enténébré par le silence. Il a publiquement élevé la voix de la justice, de la charité, de l'espérance pour les peuples chrétiens réduits en esclavage.*
\*\*\*
*Les peuples. Car il n'y a pas seulement les évêques. Il y a les peuples. On dirait parfois que le seul reproche à faire encore au communisme est d'avoir mis des évêques en prison. S'il les délivrait et les laissait venir au concile, il n'y aurait donc plus de grief ?*
*Insurgé contre* « *l'exploitation de l'homme par l'homme *» *et contre* « *l'aliénation *» *du capitalisme libéral d'avant-hier, le communisme a mis sur pied le système le plus complet, le plus atroce, le plus parfait d'aliénation et d'exploitation de l'homme par l'homme. Chrétiens ou non, les hommes qui subissent le communisme sont les plus pauvres parmi les pauvres du monde contemporain. Une dérision diabolique nous les présente au contraire comme les heureux bénéficiaires de progrès inédits. Et dans l'Église même, plusieurs le croient, et un peu plus chaque jour.*
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*Le cardinal Ottaviani est aux yeux de tous ce roc dans la tempête des impostures qui maintient pour les pauvres l'amour de la vérité et la vérité de l'amour. Ceux qui se gorgent du sang du pauvre, ils auraient peut-être tout à fait réussi à se faire prendre pour des philanthropes, s'il n'y avait eu le cardinal Ottaviani pour appeler mensonge le mensonge, et crime le crime.*
\*\*\*
*On le lui fait payer, sans doute. Mais voici Noël, voici l'Enfant qu'attendaient les prophètes* « *depuis plus de quatre mille ans *»*, voici le chant des Anges, et l'heure des Béatitudes.*
*Noël an cardinal Ottaviani, défenseur des pauvres dans l'Église.*
Jean Madiran.
#### La fête nationale de Jeanne d'Arc avec Mgr Lefebvre à Marseille le dimanche 11 mai 1980
Le V^e^ pèlerinage national à Notre-Dame de la Garde se déroulera sous la présidence effective de Mgr Lefebvre. Comme les années précédentes, il y aura la messe solennelle le dimanche matin, et l'après-midi la procession à Notre-Dame de la Garde.
Tous les catholiques sont invités à participer à ce grand témoignage de foi dans un sanctuaire marial toujours menacé de transformations œcuméniques.
Dès maintenant : renseignements auprès des organisateurs, *Les Amis de Notre-Dame de la Garde,* 110, rue Paradis, 13006 Marseille. Prière de joindre une enveloppe timbrée pour la réponse. Téléphone : (91) 37.44.37.
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## NOTE DE GÉRANCE
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*Le 15 octobre prochain, en effet, le* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *numéro 71 appellera tous nos amis à une mobilisation des efforts, dans plusieurs directions, jusqu'à Noël. Ce numéro du* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *expliquera pourquoi cette mobilisation et précisera dans quelles directions doivent être entrepris des efforts nouveaux.*
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*C'est pourquoi, dans la page de nos tarifs, l'abonnement de soutien est mentionné, à partir de ce numéro, à 2.000 F.*
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J. M.
============== fin du numéro 236.
[^1]: -- (1). Le terme d'incroyant est parfois jugé excessif pour qualifier ce que fut longtemps l'attitude de Maurras à l'égard de la foi surnaturelle. Pourtant c'est celui de Maurras lui-même. Cf. *Le Bienheureux Pie X,* page 63 : « Le catholique Marc (Sangnier) se fondait sur sa foi, arguait de sa piété pour éloigner ses lecteurs des principes moraux, mentaux, sociaux, politiques, disciplinaires de l'Église. *Incroyant,* j'exécutais la tâche inverse en montrant les bienfaits et les vertus, les gloires et les leçons de l'Église, les services qu'elle rendait à l'humanité. » Cf. aussi pp. 137-138.
[^2]: -- (1). *Les deux démocraties* (N.E.L.).
[^3]: -- (1). Grasset, 1979.
[^4]: **\*** -- Échoppe : pointe d'acier pour graver à l'eau forte. Burin à pointe plate des ciseleurs, graveurs, clicheurs, orfèvres, etc. Échopper : travailler avec une échoppe,. Enlever avec l'échoppe : *échopper un trait*. \[N.P.L.I.\]
[^5]: -- (1). *La Démocratie religieuse.*
[^6]: -- (2). L. Thomas. *L'Action française devant l'Église.* 1965. p. 62.
[^7]: -- (3). Don Félix Sarda y Salvany. *Le Libéralisme est un péché.* 1884.
[^8]: -- (4). *Action française* 16-4-11 -- in *Dictionnaire -- *Tome II -- Article *Libéralisme.*
[^9]: -- (5). Cf. *Pascal puni -- conte infernal -- *présenté par Henri Massis -- 1953.
[^10]: -- (6). *Trois idées politiques -- *1898 -- Les deux « astrologues » sont Chateaubriand et Michelet.
[^11]: -- (7). Dans son *Port-Royal -- *1840 -- T. II.
[^12]: -- (8). *Action française -- *13-6-12 -- in *Dictionnaire -- *T. II -- article *Justice.*
[^13]: -- (9). Cf. *Dictionnaire politique et critique -- *T. I, IV, V.
[^14]: -- (10). « Guetté par le démon des idéologies futures »*. Action française,* 12-5-42 \[?\] -- *Dictionnaire -- Complément -- *Fascicule 8.
[^15]: -- (11). *L'Avenir de l'intelligence.*
[^16]: -- (12). *Action française -- *21-12-14 -- Criton était un pseudonyme de Maurras.
[^17]: -- (13). Sur André Chénier, cf. *L'Allée des philosophes* et *Dictionnaire* I, IV, V. Sur de Maistre cf. *Dictionnaire* I, II, III, sur Chateaubriand, cf. *Trois idées politiques* et *Dictionnaire* I, II, V.
[^18]: -- (14). Le 30 mars 1778.
[^19]: -- (15). Notamment l'abbé Barruel, le futur auteur des *Doctrines du jacobinisme,* dans ses *Helviennes -- *1781.
[^20]: -- (16). S'il fait l'éloge des sciences françaises au XVIII^e^ siècle (*Dictionnaire* t V), Maurras se déclare bien entendu hostile à la philosophie des « lumières ». Malgré son préjugé favorable à l'égard de Diderot, il déclare : « Je ne suis pas du tout l'homme du XVIII^e^ siècle. Leur prétention à la liberté du philosophe, leur réputation de liberté philosophique éveille à chaque page un grand sourire de sincère dégoût. » A.F. 12-4-37.
[^21]: -- (17). *Action française -- *14-7-08.
[^22]: -- (18). « Les libéraux de 1831, Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Dupanloup, étaient des hommes, même de rudes hommes. Ils savaient dire non à tout, même à la loi, même aux autorités. Leur doctrine n'était pas la nôtre. Mais notre méthode est la leur... » A.F. 5-5-31. Mais dès 1891, dans la *Réforme sociale* du 1^er^ février, Maurras rangeait Lamennais parmi les métaphysiciens de la politique, qui n'ont pas la perception du *mal.*
[^23]: -- (19). *Jarres de Biot -- Dictionnaire politique et critique,* complément, Fascicule 5.
[^24]: -- (20). Cf. la Constitution élaborée par Lamennais dans *le Peuple constituant.* Numéro spécial des *Cahiers mennaisiens.* (3-4) 1974.
[^25]: -- (21). Sur neuf tomes prévus, sept ont déjà paru, présentés et annotés par Louis Le Guillou.
[^26]: -- (22). *Mirari vos,* 1832 -- *Singulari nos,* 1834.
[^27]: -- (23). 1838.
[^28]: -- (24). 1896 -- Cf. mes *Figures de proue et magots de brocante -- *1978.
[^29]: -- (25). Publiées par George Sand en 1835.
[^30]: -- (26). *Cf.* Pierre Virion -- *Mystère d'iniquité -- *1966*.* Et notamment le ralliement de Rome aux doctrines démocratiques, déjà esquissé dans *Lélia -- *1839*.*
[^31]: -- (27). Dans son livre *Le Christianisme va-t-il mourir ?* 1977*.*
[^32]: -- (28). *Pourquoi Rome a parlé ?* 1927*.*
[^33]: -- (29). *Dictionnaire politique et critique -- *T. III -- Article *Philosophie.*
[^34]: -- (30). *Légende des Siècles.*
[^35]: -- (31). A.F. 5 et 7 janvier 1933 -- in *Dictionnaire politique et critique* -- T. III, Article *Philosophie -- *sous-titre : l'*Ascétisme menteur.*
[^36]: -- (1). Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1978, 1 vol de XI-580 p.
[^37]: -- (2). J. MADIRAN, *Avis au Lecteur, p. IX.*
[^38]: -- (1). Lettre VII, dans *Œuvres spirituelles,* Paris, 1949, p. 1130.
[^39]: -- (2). *Ibid., Cantique Spirituel, *XXXV, 3, p. 887.
[^40]: -- (3). *Ibid., La vive flamme d'amour,* III, 3, p. 1051.
[^41]: -- (1). J. MARITAIN, *Les degrés du savoir,* Paris, 1932, p. 661.
[^42]: -- (2). *S. Théol.,* 1, qu. 42, a. 3.
[^43]: -- (3). *S. Théol.,* 2-2, qu. 26, a. 1.
[^44]: -- (4). *Ibid.,* 1-2, qu. 92, 1, ad *3.*
[^45]: -- (5). *Ibid.,* 2-2, qu. 47, 10, ad 2 ; qu. 61, 1, ad 3.
[^46]: -- (1). Cf. J. MADIRAN, *Les deux démocraties,* Paris, 1978.
[^47]: -- (1). Article recueilli dans le « Supplément » au *Dictionnaire politique et critique,* p. 353.
[^48]: -- (2). Le terme *métèque* est devenu une sorte d'injure. Il ne l'était pas de soi. C'est un terme grec, cf. Littré, qui ignore encore tout sens péjoratif : « *A Athènes, étranger domicilié *»* ;* ce que nous appelons un « résident ». De même le grand Robert : « *Étranger domicilié en Grèce, qui n'avait pas le droit de cité. *» Mais la Grèce n'était pas une cité avec un droit de cité correspondant. Pour n'avoir pas l'air de copier Littré, le Robert écrit « en Grèce » au lieu de « à Athènes ». Aussitôt après il ajoute une petite canaillerie : « Repris par Maurras en 1894*. Péjor.* Étranger résidant en France et dont l'aspect physique, les allures sont très déplaisants. » Bien entendu c'est un mensonge, les allures et l'aspect physique n'ont rien à voir dans la définition du métèque, qui est simplement l'*étranger domicilié en France sans être citoyen français. -- *C'est dans la *Cocarde,* journal de Barrès, que Maurras, en 1894 effectivement, se saisit du terme qui appartenait à l'histoire athénienne. Il fut repris par Barrés et d'autres. Vers 1909*-*1910*,* « le gamin de Paris prenait très gentiment le nom de métèque pour synonyme courant de vagabond et de voyou » ; mais, rappelle Maurras, « ni à l'intérieur des Longs Murs ni sous l'Acropole ce nom n'était pris en mauvaise part. Il avait même un air gracieux d'hospitalité bienveillante. Il désignait, d'un trait amical, les hommes qui vivaient sous le même toit que les citoyens. Ces compagnons, là-bas, étaient supportables parce qu'ils étaient retenus dans de justes bornes. Les nôtres, débridés, se mettent tout le monde à dos. » (*Dictionnaire politique et critique,* t. III, p. 49.)
[^49]: -- (3). *Dictionnaire,* t. II, pp. 10-11.
[^50]: -- (4). Maurras, 19 mars 1925. *Dict*., t. I, p. 457.
[^51]: -- (5). Michel Déon, *Mes arches de Noé,* La Table ronde 1978, p. 88.
[^52]: -- (6). Maurras, *Gazette de France,* 27 juillet 1904. *Dict.,* t. I, p. 336. -- Quand ce texte est repris en 1937 dans *Mes idées politiques* (p. 203, de la réédition de 1968), Maurras ajoute à cet endroit : « Dynasties juives et métèques. Dynasties étrangères, -- celles par exemple qui ont fomenté la Révolution française. » (Il a également modifié l'interrogation initiale, qui était « Qu'est-ce que la démocratie ? » ; il l'a modifiée conformément à sa remarque (même page du *Dict.*) : « La démocratie n'est pas un fait. La démocratie est une idée (...). Le démocratisme seul existe ; il n'est pas de démocratie. ») -- Le texte de 1904 dans la *Gazette de France* continuait en disant : « La France a été mise par la Révolution dans un état matériel sensiblement voisin de l'individualisme démocratique. Toutes les organisations nationales ont été brisées, l'individu sans lien est devenu poussière. Des organisations étrangères, dès lors, n'ont cessé de grandir et de s'enraciner dans la société française ; car leur discipline intérieure se maintenait et s'affermissait à la faveur de notre émiettement. La doctrine démocratique qui fait de l'État une providence, de l'administré un pensionné est leur plus puissant instrument de propagande et de conquête. Empêcher les Français de s'organiser et de se qualifier en dehors de l'État, de l'Administration, dont elles font leur instrument, tel est donc le programme naturel et nécessaire de ces organisations pour peu qu'elles désirent continuer leur domination parmi nous. L'organisation juive, l'organisation protestante, l'organisation maçonnique et cette organisation des métèques que nous appelions en riant l'État Monod forment, à elles quatre, la minorité dominante encore qu'étrangère ou demi-étrangère par laquelle la France contemporaine est de plus en plus gouvernée. »
[^53]: -- (7). La première... ou presque. Nous avons l'habitude en France de dire « la première » et de tout faire remonter à 1789. Mais il y eut auparavant, avec certes une décisive et coupable participation française, la guerre injuste et révolutionnaire de l'indépendance américaine. La Déclaration des droits de l'homme de 1789 perfectionne mais copie la Déclaration américaine.
[^54]: -- (8). Février 1901. *Dict.,* t. II, p. 359.
[^55]: -- (9). Contre d'autres aussi sans doute. Nous sommes en train de nous informer sur l'étendue et la portée de ces poursuites. -- Pour ce qui concerne François Brigneau, voir ci-après l'annexe II.
[^56]: -- (1). Un mois plus tard, le cardinal Saliège publiait, dans sa *Semaine religieuse,* le communiqué suivant : « *L'Archevêque de Toulouse s'élève avec force contre l'usage indécent que certains ont fait de sa récente lettre. Il n'oublie pas la condamnation du communisme par l'Église. Il affirme à nouveau son parfait loyalisme à l'égard du Maréchal et du pouvoir du pays. L'affirmation d'un principe chrétien n'a jamais impliqué la négation d'un autre principe chrétien. *» Il est remarquable que l'on cite ordinairement l'un ou l'autre de ces deux textes et rarement les deux ensemble.
[^57]: -- (2). *Le Monde,* numéros du 24 novembre, du 27 novembre, du 1^er^ décembre et du 5 décembre 1957. Dans ce dernier numéro, *Le Monde* écrit avec dignité : « *La controverse à laquelle nous avions prêté nos colonnes nous semble sans issue et désormais sans objet. Mme Bardèche cependant nous demande d'ajouter sa propre conclusion à cette discussion. Elle nous écrit notamment... *». Il importe de savoir ce que recouvrent cette apparence de dignité et cette libérale objectivité. Mme Bardèche, sœur de Brasillach, ne demandait point qu'on ajoutât « sa propre conclusion ». Elle apportait des faits. Une « controverse » n'est pas « *sans objet *», quand elle a pour objet l'honneur d'un écrivain et la vérité historique. Sur les suites de la protestation contre l'arrestation des enfants juifs, que Brasillach avait publiée dans *Je suis partout,* Mme Bardèche donnait « notamment » une précision que *Le Monde* a trouvé habile d'omettre, par une coupure dans le texte de la lettre. L'un des paragraphes que les lecteurs du *Monde* n'ont pu en connaître disait : « *A la suite de cette protestation attribuant les arrestations d'enfants juifs à des* « *policiers provocateurs *», *phrase qui visait certains membres de la Gestapo et* *suggérait aux autorités allemandes d'annuler cette décision sous un prétexte valable, une enquête de la* *Gestapo fut ouverte sur la demande de Naundorf et de Boemelburg. Elle avait pour but de prouver que le nom de Brasillach était en réalité une déformation du nom juif italien Barzilai. L'enquête onomastique confiée au professeur Montandon aboutit à une conclusion* *négative. L'arrestation de mon frère, projetée d'abord par la Gestapo, ne fut pas réalisée en raison* *de ses répercussions politiques.* »
[^58]: -- (1). Déclarations (d'amour) d'Alain de Benoist, dans Harris et Sédouy, *Qui n'est pas de droite ?* Éditions du Seuil 1978, p. 385
[^59]: -- (2). A d'autres moments, Louis Pauwels reconnaît à ses côtés l'existence de deux autres « intellectuels » ; Jean-Edern Hallier et Alain de Benoist. -- Les citations de Louis Pauwels, ici et plus loin, sont extraites de son interview dans *L'Aurore* du 6 juillet 1979.
[^60]: -- (3). Interview citée.
[^61]: -- (4). En 1966, ce n'est pas hier, nous remarquions dans une lettre au directeur du *Monde,* qui était alors Hubert Beuve-Méry, que ce journal ne citait notre nom que pour des imputations fantaisistes et jamais pour un commentaire ou une information sur nos livres. Cette lettre ne fut pas publiée par *Le Monde,* mais seulement par ITINÉRAIRES, numéro 101 de mars 1966, p. 223. Comme cette lettre concerne directement notre propos actuel, en voici la reproduction intégrale :
*Monsieur le Directeur,*
*C'est la seconde fois en moins de quatre mois que vous m'attribuez un texte dont je ne suis pas l'auteur.*
*Dans votre numéro daté d'aujourd'hui* (*2 février 1966*)*, page 8, à propos d'une contestation sur le critique militaire de L'Action française, vous assurez :* « *M. Jean Madiran écrit* »*, et vous reproduisez une quarantaine de lignes d'un article d'*Aspects de la France *dont je ne suis ni l'auteur ni le signataire, ni en apparence ni en réalité.*
*L'honneur si généralement recherché, et si judicieusement distribué, d'être aussi largement cité dans votre journal, m'échappe une fois encore. Las ! Auteur d'une douzaine d'ouvrages parus en librairie, directeur depuis dix ans d'une revue qui en est à son centième numéro, je n'ai jamais eu le bonheur qu'aucun de ces travaux n'ait davantage retenu l'attention de vos informateurs et commentateurs que s'ils n'existaient pas. J'entends bien qu'ils vous paraissent indignes de la moindre considération d'aucune de vos rubriques et condamnés d'avance au silencieux mépris de l'information objective. Mais alors pourquoi rompre ce silence et vous souvenir de mon existence seulement pour m'attribuer des textes qui ne sont pas de moi ?*
*Vous jouez de malheur. Et moi aussi. Une malchance invraisemblable est sans doute seule susceptible d'expliquer une aussi paradoxale aventure.*
*Devant cette malchance persistante qui nous frappe en commun, encore que sous des rapports différents, je pense que nous pouvons échanger des condoléances réciproques, et c'est dans cet esprit que je vous adresse, Monsieur le Directeur, les assurances de ma considération très attentive*
*Jean Madiran*
*P.S. -- Si d'aventure vous vouliez absolument réussir enfin à reproduire une quarantaine de lignes qui soient véritablement de moi, je précise que la publication de la lettre ci-dessus n'est autorisée que dans son texte intégral, du premier mot jusqu'à la signature.*
[^62]: -- (5). Cf. *Le Monde* du 7 juillet 1979, article de Jacques Fauvet : « Louis Pauwels, vous connaissez ? »
[^63]: -- (6). Je ne reviens pas ici sur l'analyse détaillée de ce qui est le dessein essentiel de la gauche. Gauche = anti-christianisme, et réciproquement ; ou plus précisément : le combat gauche contre droite inventé et maintenu par la gauche a pour finalité véritable la destruction sociale du christianisme : c'est ce que j'ai exposé dans un non-livre intitulé *La droite et la gauche.* A part l'abbé de Nantes qui a cru (par étourderie je suppose) y voir mon ralliement à la gauche (*sic*), personne n'y a rien répondu, probablement parce que c'était aux yeux de toute la gauche, nouvelle droite comprise, le non-ouvrage d'un non-écrivain.
[^64]: -- (1). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 234 de juin 1979, p. 166 sq.
[^65]: -- (2). Éric Vatré : *Charles Maurras, un itinéraire spirituel,* Nouvelles Éditions Latines 1978.
[^66]: -- (3). *Revue universelle,* numéro 54 de juin 1979, pp. 89-90.
[^67]: -- (4). *Nouvelle histoire de l'Église* sous la direction de R. Aubert, M.D. Knowles, L.J. Rogier, aux Éditions du Seuil. Tome V, paru en 1975 : L'Église dans le monde moderne, chapitre premier rédigé par Roger Aubert, pp. 61-62 et note 27. -- Dans *L'Ami du clergé,* numéro du 12 août 1976, Bernard Chabod a fait de grands éloges, à notre avis immérités, de la contribution Aubert à ce cinquième tome. Mais il lui faisait aussi quelques reproches d'un poids terrible : « *Les épreuves sanglantes des Églises au delà du rideau de fer sont passées sous silence. On parle certes de Mgr Slipyi, qu'on présente comme* « *exilé *» *en 1945. En réalité il tut déporté dans un bagne, et il déclarait récemment :* « *Un million de mes diocésains y pourrissent encore ! *» *Pas une allusion aux difficultés de la Hongrie, de la Pologne, de la Tchéeo-Slovaquie, ni d l'acharnement persécuteur du régime des Soviets. Pourquoi cette édulcoration des drames de l'Église ? *» Pourquoi ? Parce que l'historien Roger Aubert n'est pas un historien vrai.
[^68]: -- (1). Ce pèlerinage traditionnel à Lourdes pour la Pentecôte a lieu depuis l'année 1978, sur l'initiative de l'abbé Coache. Voir comptes rendus, annonces et informations, notamment dans notre numéro 225 de juillet-août 1978, pages 178 à 185, et dans notre numéro 226 de septembre-octobre 1978, pages 253-254.