# 238-12-79 II:238 RAPPEL. -- Deux questions publiquement posées en novembre par la revue ITINÉRAIRES. I. -- SUR LA COLONISATION COMMU­NISTE : Dans son livre de souvenirs Félix Lacambre se déclare « compagnon de route des com­munistes ». Or ce même Félix Lacambre est depuis des années le chef des informations religieuses du journal « La Croix », l'unique quotidien catholique en France. QUESTION : -- Qu'est-ce donc que le parti communiste pourrait demander de plus, qu'est-ce donc qu'il pourrait attendre de mieux du journal « La Croix » ? II\. -- SUR L'IMPOSTURE PUBLICITAIRE DE LA SOI-DISANT « NOUVELLE DROITE » : -- Ces hommes nouvellement « de droite », Hersant, Pauwels, Alain de Benoist, Bourgine, sont-ils ce qu'ils paraissent, c'est-à-dire, oui ou non, sont-ils francs-maçons ? 1:238 ## ÉDITORIAL ### Changer cet épiscopat VOICI le témoignage d'un homme qui n'est ni notre complice ni notre allié. C'est Pierre Debray. Entre lui et nous il y a entre autres, et principalement, la différence d'une messe. Il est un fidèle de la messe montinienne. Il joue le jeu montinien de l'évolution conci­liaire. Il tient en chaque occasion à marquer les distances, et il les veut abyssales, qui le séparent de Mgr Lefebvre. Il n'est pas suspect d'amitié pour nous. Dans le flux tourbillonnant de ses activités, nous aimons cependant reconnaître un point fixe : il demeure habituelle­ment attaché à la substance du catéchisme catholique. Je dis la SUBSTANCE. Non pas les formulaires. Si sur ce terrain il a mené quelques utiles combats, ce fut toujours en veillant à ne pas se compromettre avec les pestiférés « intégristes » qui, comme lui, avant lui, avaient organisé une méthodique réaction contre une catéchèse désormais amputée des trois connaissances nécessaires au salut. C'est en 1967, numéro 117 d'ITINÉRAIRES, que nous avons exhumé et remis en circulation le *Catéchisme de saint Pie X* : Pierre Debray ne parut même pas s'en apercevoir. C'est en 1969, numéro 136 d'ITINÉRAIRES, que nous avons réédité le *Catéchisme du concile de Trente,* Pierre Debray ne s'est pas davantage manifesté pour aider à le faire (re)connaître. Il milite, et cela est essentiel, honneur à lui, pour la substance du catéchisme catholique, mais en dédaignant les instruments traditionnels et sûrs de ce catéchisme, et cela aussi le sépare de nous. 2:238 Détail plus anecdotique, quinze ou trente fois par an il déclare avec chaleur qu'il renonce à toute polémique, et dans le même alinéa, c'est régulier, il insulte l'un ou l'autre de nos amis, comme il le fait encore dans le numéro de son « courrier » que nous allons citer, où il se prononce pour Etchegaray contre Tarasconi, c'est tout dire et cela dispense de tracer plus avant le portrait du personnage. Ce Pierre Debray-là, voici donc ce qu'il écrit au mois d'octobre dans son *Courrier de Pierre Debray.* C'est im­portant. Lisons bien. Le « CMN » dont il parle (c'est-à-dire « chrétiens pour un monde nouveau ») et les « groupes d'éducation de la foi » qu'il mentionne sont les noms d'œuvres et mouvements qu'il anime. Lisons mot à mot et ligne à ligne, avec une exacte attention : Grande est notre joie. Trois jeunes appartenant à des familles C.M.N. viennent d'être ordonnés ou le seront dans les prochains jours. Cinq ou six accède­ront au diaconat. Tous ont fait leurs études à Rome. Pas plus que s'ils sortaient d'Écône, nos évêques ne veulent d'eux. Les voici condamnés à l'exil. Pendant ce temps, l'on organise des assemblées dominicales sans prêtre. Certes, ces prêtres serviront l'Église, puisqu'il s'est trouvé en Europe ou en Afrique des évêques pour les incardiner. Ils sont heureux. Peu leur importe de célébrer les saints mystères ici ou ailleurs. Mais ils vont cruellement nous manquer. Nous avons décidé de jouer le jeu. Nos militants, formés par les groupes d'éducation de la foi, sont désormais assez solides pour passer, sans trop de dommages, par les séminaires français. Nous leur avons donc conseillé de suivre la filière épiscopale afin d'être incardinés dans leur diocèse. Ils ont donc suivi les sessions organisées par les services régionaux des vocations. Qu'ils se soient trouvés un peu perdus au milieu de garçons venus de l'action catholique, d'ordinaire engagés dans des partis de gauche, dont certains sont objecteurs de conscience, n'a rien de surprenant. Qu'ils aient été scandalisés de constater que tel ou tel prêtre présent concélébrait en complet veston, a permis de les ranger dans la catégorie mau­dite des « intégristes ». 3:238 Qu'ils se soient indignés quand on leur a expliqué qu'un jour ou l'autre l'Église admettrait l'ordination d'hommes mariés et qu'elle finirait bien par renoncer à une structure hiérarchi­que devenue anachronique, a fourni le prétexte pour constater que leur vocation ne devait pas être au­thentique, puisqu'elle ne correspondait pas au « pro­fil » post-conciliaire du prêtre. Un ou deux ont eu pourtant le courage de se taire. Ils sont passés entre les mailles. Pour combien de temps ? Au demeurant, est-ce une bonne manière de se préparer au sacer­doce que d'être contraint de feindre pendant des années ? Telle est la situation vraie dans l'Église de France. Vous pouvez condamner Écône, cracher sur Mgr Le­febvre, adopter la nouvelle messe, vous rallier aux évêques prévaricateurs : rien ne suffira si, faisant tout cela, vous gardez néanmoins, fût-ce en vous cachant, la substance du catéchisme catholique. Les « militants formés » de Pierre Debray ont donc été formés au « courage de se taire » et à « feindre pen­dant des années ». Cela n'a pas suffi. S'ils ne sont pas activement *de gauche,* l'épiscopat français les rejette, il les condamne *à l'exil,* comme s'ils *sortaient d'Écône.* Ré­fléchissez bien au poids de cette constatation, à la portée de ce témoignage. Les jeunes militants de Pierre Debray qui ont *joué le jeu,* qui sont *passés par les séminaires français,* qui ont *suivi la filière épiscopale,* qui ont été *incardinés dans leur diocèse,* on ne pouvait rien leur re­procher de ce que l'on prétend reprocher aux prêtres de Mgr Lefebvre. Les séminaristes de Pierre Debray étaient bien, eux, « en lien avec l'épiscopat ». Pas assez pourtant. Pas jusqu'au point de travailler pour la CGT, pour la CFDT, pour la lutte de classe et la construction du socia­lisme. 4:238 Nous savions déjà que le noyau dirigeant de l'épis­copat avait décidé : -- *Pas de prêtres plutôt que des prêtres intégristes.* Mais cela va beaucoup plus loin encore. Plutôt qu'avoir des prêtres qui ne seraient pas de gauche, on préfère multiplier les « assemblées dominicales sans prêtre ». Le témoignage de Pierre Debray confirme qu'il est MORALEMENT IMPOSSIBLE et PRATIQUEMENT INUTILE aux jeu­nes vocations d'entrer dans les séminaires de la filière épiscopale française. *Moralement impossible :* Pierre De­bray finit tout de même par discerner que ce n'est sans doute pas « une bonne manière de se préparer au sacer­doce que d'être contraint de feindre pendant des années ». *Pratiquement inutile :* même si l'on feint pendant des années, on est à coup sûr éliminé par le système, qui est, mutatis mutandis, le système des sociétés de pensée décrit par Augustin Cochin, où la sélection et l'exclusion sont en quelque sorte automatiques. On sera finalement traité comme si l'on « sortait d'Écône ». Dans l'Église de France, il ne suffit même pas d'accep­ter les nouvelles messes si l'on ne veut pas être jeté dehors et condamné à l'exil. Il faut encore être de gauche en poli­tique et révolutionnaire en religion. Il ne suffit pas de n'être ni thomiste, ni traditionnel, ni pieux. Il faut militer positivement pour les messes sans prêtre, pour le clergé sans hiérarchie, pour un christianisme sans chasteté, et donc sans charité vraie. Voilà les fruits. Ces évêques, Etchegaray et Marty en tête, vous les reconnaissez à leurs fruits, c'est-à-dire d'abord aux prêtres qu'ils choisissent, qu'ils forment et qu'ils or­donnent : des prêtres d'agit-prop, des compagnons de route du parti communiste, à la manière du chef des infor­mations religieuses du journal *La Croix-L'événement.* Nous n'oublions pas cependant ce que nous disait Hen­ri Charlier : -- Ces évêques sont eux-mêmes des victimes. Victimes de l'idéologie et du système dont ils sont les agents. Victimes de l'idéologie qui les aveugle, du système qui les emprisonne. 5:238 La voie du redressement religieux n'est certainement pas dans l' « obéissance » à ces évêques tels qu'ils sont, instruments d'un système et d'une idéologie aussi con­traires à la nature qu'à la grâce. Il faut les changer. Par conversion ou par destitution ? Dieu le sait. Mais les changer. J. M. 6:238 ## CHRONIQUES 7:238 ### Le testament de Giscard par Louis Salleron PARLANT, le 26 octobre, au concours du meilleur ouvrier de France, M. Giscard d'Estaing s'épancha dans le sein de ses auditeurs. « Je voudrais vous dire, dé­clara-t-il, ce que j'ai parfois pensé en mon for intérieur. Un jour viendra où je quitterai les affaires de la France. Ce jour-là, je n'ai pas l'ambition d'entrer dans l'Histoire avec un grand « H », ou dans le Larousse avec un grand « L ». Il y a longtemps que j'ai écrit un article intitulé « Adieu postérité », sachant que nous vivons désormais dans un monde sans mémoire où, comme sur la surface de l'eau, l'image chasse et chassera indéfiniment l'image. Mais ce jour-là, je souhaite alors que les Françaises et les Français puissent dire de moi tout simplement : « Il a été un des meilleurs ouvriers de France. » » M. Giscard d'Estaing n'a pas l'habitude de parler pour ne pas dire ce qu'il veut dire. On s'interrogea donc sur ce qu'il voulait dire. Qu'il dût un jour quitter « les af­faires de la France » est d'une telle évidence qu'on devait en conclure que ce jour ne pouvait être, dans sa pensée, ni celui de la fin du siècle ni celui de la fin du monde. Comme d'autre part les affaires de la France ne pouvaient être que celles dont il s'occupe présentement, puisqu'il parle de les quitter, on se demanda si son intention n'était pas de s'en tenir au septennat présidentiel en cours, ou même de l'interrompre au moment choisi par lui. 8:238 Cette hypothèse était renforcée par le souvenir des réponses qu'avait faites Mme Giscard d'Estaing, peu de mois auparavant, à des questions indiscrètes posées par un journaliste espagnol. Elle n'avait pas caché que le métier de femme de président n'était pas aussi délicieux que le bon peuple peut se l'imaginer et qu'en ce qui la concernait elle n'envisageait pas avec une jubilation par­ticulière la perspective d'un second septennat. Mais lui qu'en pensait-il ? Elle avait répondu évasivement qu'elle n'en savait rien, qu'il ne semblait pas le désirer, mais qu'il ferait ce qu'il jugerait être son devoir. Feinte ? Coquetterie ? Subtile manœuvre ? Chacun y alla de son interprétation. Pour moi, je fus frappé d'un autre passage du discours aux meilleurs ouvriers de France. Giscard y disait que « l'intelligence ne vaut que lorsqu'elle est *trempée, comme l'acier,* dans le moule du caractère et de la volonté ». Ces mots me rappelèrent ceux qu'il avait prononcés au début de l'année, ou l'année dernière, sur l'exercice du pouvoir suprême qui exige et exigerait toujours davantage des « nerfs d'acier » (je cite de mé­moire, mais je crois exactement). Alors, fatigue ? désenchantement ? appréhension de la catastrophe à venir ? Le général de Gaulle a dit un jour que dix années sont le maximum de ce que les Français sont disposés à concé­der au pouvoir personnel. Il n'a lui-même pas été au-delà, malgré sa stature et le fait qu'il eût payé de l'abandon de l'Algérie la neutralisation de la Gauche. Comment Giscard d'Estaing ne s'en souviendrait-il pas ? Après avoir acheté, bribes par bribes, son opposition pendant cinq ans, il s'aperçoit que son escarcelle est vide et qu'aussi bien c'est à la fois sa majorité et son opposition qu'il lui faut acheter aujourd'hui. Il a cru longtemps que la croissance, ce mythe du XX^e^ siècle, épongerait l'inflation avec le chômage. Il est aujourd'hui revenu de ses illusions et sait parfaitement qu'avec ou sans M. Barre, ce n'est qu'un gouvernement d'autorité qui pourra affronter les problèmes de demain après avoir brisé les pouvoirs paral­lèles qui se concurrencent les uns les autres en paralysant le pouvoir de l'État. 9:238 Ni ses forces ni ses principes ne lui permettent de rien tenter dans cette direction. Alors il s'interroge. Que faire ? Certes il aimerait bien qu'après son départ des « affaires françaises » l'image laissée de lui fût, non pas celle d'un des meilleurs ouvriers de France, mais celle d'un président sous lequel on vivait mieux et dans une liberté plus grande. Après tout, la poule au pot a autant servi la mémoire d'Henri IV que son retour à la messe tra­ditionnelle. Mais comment s'y prendre ? Et puis un départ organisé n'apparaîtrait-il pas comme le reniement d'une Constitution qu'il a toujours entendu respecter dans sa lettre et dans son esprit ? Nous sommes donc dans le noir. Avec ses confidences mélancoliques Giscard n'a écrit, en filigrane, que quatre mots : *ceci est mon testament.* Après quoi il a levé sa plume. Quelles sont ses dernières volontés pour la date fatale qui peut osciller entre l'arrêt du destin, celui de la loi et celui d'une décision qu'il ne se résout pas à prendre ? Ses nerfs d'acier ont fait mer­veille jusqu'ici. Mais les équilibres subtils de la décadence qu'il a su magistralement assurer entre les intérêts, les rivalités, les ambitions, sont à la limite de la rupture. On peut diviser pour régner, mais comment unir pour faire face au danger ? Quand le libéralisme a consommé tout le capital de patrimoines, de structures, de mœurs qui le faisait vivre, il n'est plus qu'autodestruction et s'offre de lui-même aux dictatures de l'idéologie socialiste qu'il a installée dans les esprits. Valéry Giscard d'Estaing sait tout cela, et il le sait de mieux en mieux chaque jour. Il sait de même que la Constitution boiteuse derrière laquelle il s'abrite est une guérite en carton. Comment concilier la répartition de la souveraineté nationale entre une Présidence fondée sur le bipartisme et un Parlement fondé sur le pluripartisme, les dates des élections divergeant, de surcroît, entre l'une et l'autre ? L'affirmation de la primauté présidentielle, héri­tage du personnage gaullien, s'use d'ailleurs avec le temps, étant contraire à la tradition démocratique de la Gauche, détentrice reconnue de la légitimité nationale. Alors, un referendum ? Quand le général de Gaulle com­prit, en mai 1968, que son règne était terminé, et quand les élections qui suivirent les « événements » lui assu­rèrent une majorité triomphale, il laissa s'écouler le nom­bre de mois nécessaires pour mettre sa décision à exé­cution. 10:238 Posant aux Français deux questions apparemment sans rapport entre elles, il obtint le vote négatif qu'il es­comptait et, transformant le referendum en plébiscite, il s'en alla dans toute sa gloire en abandonnant le pouvoir à l'intendance selon un scénario bien monté. De Gaulle n'avait pas eu de prédécesseur ; il ne pouvait avoir de successeur. Le gaullisme, n'appartenant à personne, deve­nait tout et rien. Il est difficile de ne pas imaginer que Giscard songe parfois à cet exemple, avec les avantages et les inconvé­nients qu'il présente pour lui. Les avantages se résument à un : c'est un précédent. Les Français aiment les précé­dents. Les inconvénients sont difficiles à apprécier. Avoir l'air de copier de Gaulle peut nuire au copieur. Le referen­dum, d'autre part, peut apparaître comme une dérobade devant les difficultés. D'ailleurs, quelles questions poser aux Français ? Il est clair pourtant que le président pourrait demander à ses concitoyens : 1) s'ils seraient d'accord pour ramener la durée de la présidence de sept à cinq ans, 2) s'ils seraient d'accord pour faire coïncider la date des élections pré­sidentielles avec celle des élections législatives. Les péripéties qui accompagneraient le déroulement du processus référendaire occuperaient les partis et les mass media pendant un temps suffisant pour que l'inflation, le chômage, le pétrole, l'Europe, l'U.R.S.S., l'Asie, l'Afrique, l'Amérique, et toutes les tempêtes de l'univers deviennent, pour la France, les problèmes de ses souverains de *demain.* Ce délai permettrait à Valéry Giscard d'Estaing de ré­fléchir et de mesurer de plus près l'épreuve qui attend le responsable suprême des affaires prochaines de la France. Alors il pourrait, en toute sérénité lucide, déchirer son testament ou en remplir la page blanche. Les belles heures de l'intendance sont finies. Elle sera bientôt invitée de nouveau à suivre. A suivre qui ? L'homme aux nerfs d'acier. Qui donc ? Nous le saurons alors. Louis Salleron. 11:238 ### Le cours des choses par Jacques Perret Était-ce l'émir Abbo ou l'émir Liflor ou l'émir Obo­lan, je ne sais plus, il faut bien s'amuser un peu, mais je crois plutôt qu'il s'agis­sait de l'émir Haddi car il m'a dit ceci que j'ai lu dans les journaux : -- Tout se passe en Afri­que comme si la France n'avait d'autre but que d'ar­rêter la propagation de l'Is­lam. Quelle erreur mon cher émir ! Vous êtes encore sous le coup de Poitiers, remettez-vous. Charles Martel est à Fres­nes pour violences et racisme, et Abderam à Bagdad où Jean-François Poncet lui lèche les pieds. Telle est votre ignorance de l'histoire que nous pardonnerons votre ingra­titude au bénéfice de l'inconscience. Peut-être confondez-vous la France du XII^e^ siècle avec celle du XX^e^. Vous prêtez en effet à la République les intentions du Royaume, à Émile Loubet la foi de saint Louis, touchante méprise. Soyons honnêtes et sachez-le : non seulement il n'y a pas eu de neuvième croisade mais nos colonisateurs africains se sont toujours fait un devoir de flatter l'Islam, et tout particu­lièrement dans les fonctions militaires où nous invitions sa jeunesse à faire démonstration pour nous de ses vertus guerrières. Il n'était pas un colonel si chrétien fût-il qui ne s'évertuât à témoigner paternellement de sa considé­ration et bienveillance pour la religion de ses recrues dans le respect de leurs liturgies et salamalèques discrètement pratiquées pour l'édification des sous-officiers et caporaux nivernais ou auvergnats. Non seulement la République s'interdisait de leur im­poser le baptême astucieusement remplacé par le vaccin mais elle n'aura cessé de les maintenir en ambiance ara­bique par le costume et la coiffure, falzar, chéchia et autres atours de l'Islam culturel, festif et guerrier, sans oublier bien sûr la permanence du substratum jacobin pieusement glorifié dans les raisons gauloises de la guerre sainte et tacitement incluses dans leurs chansons, musiques, nou­bas, méchouis et fantasias. C'est dire à quel point nous concourûmes à fortifier, propager le renom de l'Islam à l'ombre du drapeau tricolore sous la gracieuse tutelle de nos lois démocratiques et institutions militaires. 12:238 Les pères et grands-pères de vos coreligionnaires ma­ghrébins, cher émir, ont ainsi combattu de bon cœur avec nous en 40, 14 et 70, et les tirailleurs en chéchia tapant la gamelle célébraient la France, nourricière attentionnée des enfants du prophète. Fidèles croyants en tant qu'infi­dèles et fidèles à la France en tant que soldats. Ce sont là des questions sur lesquelles je pourrais apporter quelques témoignages élémentaires et personnels. Mais voilà : si je renfile mes godillots bien-aimés ils peuvent m'entraîner très loin et je ne suis pas sûr que mes pieds soient encore en âge d'assurer mon retour. Mais vous saurez au moins, cher émir, que j'ai porté la chéchia sans rougir et même assez crânement déjetée sur le coin de mon front tout bap­tisé fût-il. Dites-vous alors que je ne craignais pas de fraterniser avec l'Islam quand il se présentait en tenue de campagne, au garde-à-vous, l'arme au pied, fusil Lebel 86. Je vous parle donc en qualité d'ancien caporal au 29^e^ Algé­rien régiment de marche du 9^e^ de Maison-Carrée opérant au Maroc dans les années 22-23 avec, entre autres for­mations indigènes, le 65^e^ Marocain et, soit dit entre paren­thèses bien sûr et tout à fait entre nous, les camarades indigènes y allaient de bon cœur à combattre les maqui­sards musulmans du djebel. Nos chers arabes avaient ainsi, et depuis le père Bugeaud, très justement choisi de servir le vainqueur probable autant qu'historique. C'est bien d'eux-mêmes en effet qu'ils nous désignaient sous le nom de Roumis en tant que successeurs des Romains chez qui d'ailleurs les recrues gauloises furent assez nombreuses. Si par la suite nos tirailleurs en opération dans la métro­pole ont eu le courage et l'honneur de ne pas déserter au premier Sedan nous les excusons volontiers de nous avoir un peu lâchés nu deuxième. Ils ne savent pas comme nous tirer honneur et gauloiserie des belles raclées. Toujours est-il, cher émir et vous le savez, qu'à l'insti­gation de Lyautey la France avait pu officiellement et à juste raison se reconnaître et proclamer « protectrice de l'Islam ». Mis à part les intérêts supérieurs et permanents de la patrie et sans trop de malveillance il est permis de croire que la République pouvait alors et sans trop de scrupules se frotter discrètement, les mains à l'idée d'en­rôler au service de la fille aînée de l'Église la descendance plus ou moins repentie des cavaliers d'Allah tueurs de chrétiens. 13:238 Quoi qu'il en soit, cher émir, l'armée française, dans l'économie de ses missions, la variété de ses armes et recru­tements a su balader toutes les valeurs spécifiques du nom français de Dunkerque à Tamanrasset et des Vosges au Tonkin, rien n'empêchant que d'autres valeurs, coraniques ou fétichistes et mobilisées du même coup, ne profitassent de l'occasion. Autrement dit si la religion islamique n'a pas rayonné comme vous l'eussiez voulu, cher émir, ce n'est vraiment pas notre faute ; faites-en plutôt reproche à nos grivetons arabes. Ils n'avaient sans doute pas vocation de prosélyte, ou alors, sur ce point, ils auront tiré au cul. Et maintenant, quitte à vous flatter, cher émir, il me faut hélas évoquer nos historiens renégats qui naguère ont flétri la mémoire de Charles Martel, funeste vainqueur de vos aïeux. La victoire de ce mérovingien barbare, disaient-ils, nous aura bel et bien immobilisés pour deux siècles au moins dans les ténèbres consécutives au baptême de Clovis. La civilisation nous était portée à domicile et nous l'avons stupidement rejetée. Je connais des gens non seu­lement très distingués mais Français de vieille souche qui se font une réputation d'esprit original et perspicace en déplorant que la Gaule ait ainsi loupé le coche pour une question de croix ou croissant, alternative à leurs yeux comparable à bonnet blanc et blanc bonnet. Enfin qu'Allah soit loué, la revanche de Poitiers nous viendrait enfin, bien tardivement hélas, par de Gaulle son prophète. Ayant décidé de ne plus parler de cet affreux jojo sans foi ni loi, je veux quand même une dernière fois exalter son sens de l'histoire à propos du pétrole d'où nous viendra la deuxième revanche de Poitiers. Du haut de son podium démontable et baladeur ayant une fois de plus injurié les pieds noirs égorgés avec sa permission, il prit soudain plus de hauteur encore pour témoigner de son détachement angélique des biens de ce monde à commencer par le pétrole et tout spécialement le pétrole algérien. Rappelez-vous comme il prononçait le mot en forçant le guttural de la consonne vibrante pour manifester son mépris à l'égard d'un produit originaire des verres de lampe et plus désuet que la marine à voile. Ainsi gar­gouillée dans l'arrière-gorge sa voix témoignait de tout son écœurement à l'idée de ce liquide puant et gonflé de ridicule importance par une coterie de margoulins apa­trides. 14:238 Une telle prononciation et tombée de si haut c'était bien l'expression phonétique d'un génie intuitif et vision­naire hors du commun. Les admirateurs du mage ont bien cru comprendre qu'il ne s'agissait là que de favoriser le jeu arabe en dépréciant l'enjeu. Mais les confidents et exécuteurs des œuvres savaient bien qu'il avait déjà livré, donné l'Algérie avec les cadavres de ceux-là mêmes qui l'avaient construite. Et tout cela pour se consacrer libre­ment à la vocation hégémoniaque du gaullisme hexagonal. Toujours est-il que peu après se précipiterait la deuxième revanche de Poitiers, plus grandiose encore, et agréable à la conscience universelle car non sanglante et parfumée de tous les parfums de l'Arabie Pétréole. C'était la méta­morphose des trésors de Crésus qui avait régné dans ces parages. Sans trop se fatiguer le peuple arabe allait trouver dans ce pactole souterrain et limoneux de quoi mettre à genoux l'occident chrétien, jusqu'à faire chanter le muezzin sur les tours de Notre-Dame. Nous n'en sommes pas encore là mais la pullulation arabe consécutive aux bons offices de nos médecins-majors et dispensaires a fait démarrer le processus d'invasion, occupation et implan­tation familiale. Nos évêques tout fondant de charité œcuménique et détachés de leurs obligations apostoliques miraculeusement frappées d'anachronisme ont emboîté le pas dans le nou­veau chemin de Damas qui les invite en pente douce à remplir gaillardement les confortables missions proposées par l'ouverture au monde et la salade œcuménique. Ils ont, pour commencer, offert au culte musulman quelques chapelles désertées tout en priant les paroissiens de cotiser pour la construction des mosquées. N'est-il pas en effet de charité élémentaire que de fournir aux enfants du Prophète les moyens de mériter son paradis bambocheur, quand deux millions de sidis font deux millions de chômeurs plus ou moins chrétiens. J'en resterai là n'ayant pas les moyens de faire un exposé complet des relations franco-arabes depuis Gallipoli jusqu'à Petropoli en passant par Évian. 15:238 Mais faut-il encore après ça, cher émir, s'entendre dire que la France n'arrête pas de contrarier la propagation de l'Islam ! Je ne saurais pourtant vous en vouloir car je suis un peu visionnaire moi aussi et je vois alors un de mes petits-fils, ou peut-être mon fils, allonger deux doigts dans le gousset pour contribuer à la propagation de l'Islam quand vos enfants, cher émir, viendront vendre leurs tapis à la terrasse de nos cafés. Jacques Perret. 16:238 ### Propos sur Arthur Meyer par Maurice de Charrette LE PERSONNAGE d'Arthur Meyer m'a toujours fasciné, même si j'ai conscience que l'ancien directeur du *Gaulois,* mort au lendemain de la première guerre mondiale est aujourd'hui parfaitement oublié. Il n'a même pas les honneurs du petit Larousse et son nom ne rappel­lera sans doute rien à la majorité des lecteurs de ces quelques notes ; pourtant ce fut un des principaux ani­mateurs de la presse à « la Belle Époque ». Édouard Drumont l'a vigoureusement étrillé dans *La France Juive* et au fil de dizaines d'articles ; Bernanos a tonné contre lui dans *La grande peur des bien pensants ;* Lucien Corpechot lui a consacré un chapitre ironiquement indulgent dans le premier tome de ses *Souvenirs d'un jour­naliste ;* mais le plus sévère aura sans doute été Léon Daudet qui éprouvait à son égard une répulsion épider­mique et l'a dévoré avec gourmandise, entre autres dans *Salons et journaux.* Meyer était juif, d'une famille originaire du Havre, mais petit-fils d'un rabbi alsacien et fils d'un modeste commerçant. Il avait commencé comme secrétaire d'une grande cocotte. Il a fini catholique, royaliste et prudent directeur d'un quotidien sagement conservateur. Par hor­reur de se voir reprocher ses origines, il les avouait, les clamait, semblant s'en faire gloire : « Je suis juif -- disait-il un jour à un interlocuteur -- ou plutôt je l'étais ! D'Israël aux Capétiens, mesurez la distance ! » Mais il tirait parti de ce cheminement. 17:238 Au temps de « l'Affaire », il fut antidreyfusard, à cause de ses origines sans doute, ou pour prendre des clients au *Figaro* qui soutenait Dreyfus. Pourtant, il souffrait des attaques contre ceux de sa race et demandait au général de Charette de faire cesser une campagne antisémite dans *l'Action Française.* Autour de sa personne, gravitait toute une clientèle juive, à laquelle l'unissaient des liens imprécis qui n'avaient rien à voir avec la direction du *Gaulois.* Léon Daudet ra­contant une journée de celui qu'il appelle « le roi hé­breu », écrit : « Apparaissaient, de 10 heures à midi, des hommes d'affaires mystérieux, en *schein,* en *as,* en *poulo*, en *cohn* et tronc de *cohn,* introduits par des portes déro­bées, ainsi que dans *La Tour de Nesles* puis ressortis en rasant les murs. » Derrière ces anecdotes, on retrouve l'une des perma­nences du problème juif, un de ses aspects irritants qui expliquent partiellement une prévention basée sur la pru­dence, et n'ayant rien à voir avec les folies monstrueuses du nazisme. En effet, Arthur Meyer pouvait déclarer après sa conversion « J'étais juif » comme d'une origine reniée ou, à tout le moins, sans conséquences sur son compor­tement présent et à venir ; mais, dans le même temps, il gardait des relations d'allures tribales, des connivences avec ses congénères. L'inconvénient, dans le problème des juifs de la dias­pora, c'est que le même mot désigne à la fois la religion et la race, parce que ce peuple se souvient d'avoir été théocratique, objet des promesses de Dieu et exécuteur de Ses volontés. Les Israélites, jetés depuis deux mille ans aux quatre coins du monde, demeurent d'assimilation très lente et tendent à conserver un certain particularisme, parfois même un ostracisme, longtemps après leur conversion ou leur naturalisation. On le voit bien aux États-Unis, ce conglomérat d'immigrés, où l'on peut sans problème mobi­liser un ancien Allemand contre l'Allemagne, mais où le lobby juif continue d'imposer une politique favorable aux intérêts d'Israël. 18:238 On le constate aussi lorsque M. de Rothschild ou le grand rabbin Kaplan interviennent au­près de l'Élysée à l'occasion d'une prise de position officielle française qui leur paraît nuire à la « patrie » israélienne ; ils arguent, pour ce faire, de leur situation de citoyens français, ce qui est un paradoxe et les place en porte-à-faux sans qu'ils semblent en avoir conscience. Michel de Saint Pierre l'a bien senti dans le roman très amical qu'il a consacré aux juifs « Je reviendrai sur les ailes de l'aigle ». L'un de ses héros, juif français, re­joindra Israël le jour où la « patrie » sera en guerre et en danger. \*\*\* De lui-même, Arthur Meyer disait : « Quand on est sans ancêtres, il faut racheter cela par une autorité natu­relle et du décorum. » Aussi s'appliquait-il à se créer un personnage, à la fois naïf et roublard, généreux et pingre, majestueux et ridicule, heureux lorsque l'on parlait de lui, fût-ce pour en dire du mal. Il triompha d'avoir été la cible d'un chansonnier. De temps à autre, il donnait de grandes réceptions, des « arthurinades » selon la merveilleuse expression de Dau­det, qui se devaient de réunir le plus grand nombre possible de notoriétés. Les grands noms de France s'y précipitaient à la fureur de Drumont et y côtoyaient l'armée, l'académie, la presse et les affaires, sans que soit oubliée la haute finance. Le comte Fleury, de l'équipe du *Gaulois*, jouait le rôle de chef du protocole et assumait le compte rendu qui lui causait des sueurs glacées, nous dit encore Daudet, car il s'agissait de glisser, sans appuyer dessus, entre les noms et titres français plus ou moins reluisants, les noms d'origine israélite « de telle façon que ceux-ci ne soient point froissés par une omission, ni ceux-là mécontentés, humiliés par le voisinage ». Une des grandes aventures de Meyer fut, en 1902, sa conversion qu'il avait annoncée au curé de Sainte-Clotilde, raconte Corpechot. -- L'Église est persécutée, je viens à elle. Après quoi, il proposa un baptême à grand fla-fla pour servir d'exemple et s'attira cette réponse du prêtre : -- Ne vous rendez donc pas ridicule, Monsieur Meyer. 19:238 Corpechot ajoute qu'il espérait être lavé par l'eau baptismale de certains défauts de sa race, ainsi qu'il le disait lui-même : -- Et d'abord, la précipitation dans l'ascension sociale... N'avez-vous pas remarqué que les juifs montent tou­jours l'escalier quatre à quatre ? Et comme ils le descen­dent aussi vite à reculons... ce n'est pas la peine ! Il vivait dans la hantise de cette descente qui l'incitait, dit encore Corpechot, « à éviter les excès, à n'être ni trop fol ni trop sage, à ne pas souhaiter la très grande fortune... mais surtout à ne pas tomber dans la pauvreté, car le pauvre est méprisé, à accepter les préjugés du monde tels qu'ils existent, sans les combattre ni chercher à les réfor­mer, à louvoyer entre les partis, et à essayer avec plus ou moins d'habileté d'une voie moyenne ». Il souffrit beaucoup de certaines attitudes et entre autres de la distance un peu méprisante que lui manifes­tait le duc d'Orléans, prétendant à ce trône dont Meyer se disait le défenseur ; davantage en vue de sa propre image de marque que pour le salut de la France, semble-t-il. Toujours soucieux du paraître, il se livra à une éton­nante comédie lors de la mort de son père, qu'il aimait et respectait par ailleurs. Le vieux commerçant vivait mo­destement dans un humble appartement qui ne corres­pondait pas au « standing » de son fils. Arthur fit donc transporter le corps dans un autre appartement meublé à grands frais pour cette occasion, avec le concours d'un décorateur. Borniol avait été également mobilisé pour y adjoindre tibias croisés, larmes d'argent et tentures noires. Corpechot nous assure qu'il trouva, dans cette mascarade, un adoucissement à sa peine pourtant très réelle. Il est vrai que, dans une autre occasion, il avait dit à Borniol : « Souvenez-vous de ma complaisance au jour de mes obsèques. Vous les ferez magnifiques et vous ac­corderez le dix pour cent à mes héritiers... » Curieux homme vraiment. \*\*\* 20:238 Comme tous les journalistes de ce début du siècle il eut maintes occasions de se battre en duel. Il s'agissait de comédies ridicules puisqu'il était bien entendu que per­sonne ne devait en mourir. Duels au premier sang dont je n'ai personnellement jamais compris la signification, dussent les mânes de Maurras et Daudet me le reprocher ! Pour moi, le duel est inadmissible au plan chrétien mais, en outre, il ne signifie rien au plan temporel puisqu'il tend à faire croire que la force -- ou l'adresse -- crée le droit. Pourtant s'il me fallait oublier un instant l'interdiction catholique, je n'accepterais un duel qu'au dernier sang, comme une sorte d'*ultima ratio*, « toi ou moi sommes de trop sur cette terre ». Je tiens d'autant plus à ma position, que ma maladresse serait garante éventuelle de ma défaite. Ceci dit, Meyer se battit un jour en duel avec Drumont et, au plus fort du combat, il commit une forfaiture à l'égard des lois du duel, saisissant à pleine main l'arme de son adversaire, tandis qu'il le blessait grièvement entre les jambes. Ce fut un scandale dont Daudet le poursuivit longuement tandis que Corpechot n'y voyait qu'un malheu­reux réflexe. J'opine pour la thèse de ce dernier qui rap­porte l'ahurissant commentaire du coupable : -- Il faudra dix ans ou une guerre pour faire oublier cela ! Et je crois bien qu'il eût préféré une guerre à dix ans d'épreuves. Étonnant Arthur qui en 1914 fut l'un des seuls grands hommes de presse à ne pas quitter Paris bien que convaincu que les Allemands le fusilleraient s'ils occu­paient la ville... Mais, il se préparait une attitude, com­mente Corpechot ! Encore faut-il ajouter qu'il servit discrètement une rente à la veuve de Drumont, lorsque celui-ci fut mort, pauvre, de bien autre chose que de ce duel malencontreux. \*\*\* Par delà toutes ces attitudes déconcertantes de notre homme, sa pire « arthurinade » fut sans doute son mariage à 60 ans, en 1904, avec Marguerite, dite Maggie de Turenne, âgée de 22 ans, petite-fille par sa mère du duc de Fitz-James. Ce fut un terrible scandale dans la haute société parisienne où l'on savait les Turenne ruinés, et où l'on assura que Meyer avait racheté les billets de dettes de son futur beau-père, le contraignant ensuite à l'accepter pour gendre. 21:238 Meyer disait plus tard que ce mariage fut « affaire entre elle et moi ». Je ne sais trop ce qu'il en faut penser, mais il se trouve que Madame de Turenne était la nièce propre du général de Charette qui avait épousé en premières noces une Fitz-James, sœur du duc et que je possède la lettre par laquelle elle annonce cette union en ajoutant qu'il assure l'avenir de ses deux autres enfants (dont une fille infirme), mais « dites-moi que vous avez du chagrin pour Maggie ; la voyez-vous mariée à Arthur Meyer ?... Elle nous a obligés à consentir... » Madame de Turenne écri­vait des articles pour subsister et, tombée malade, ne par­venait plus à les placer : « Je ne trouve plus rien à y mettre, ils sont mauvais, on les refuse. » De son côté, le duc de Fitz-James écrivait son désespoir, disant que malgré un contrat qui assurait l'avenir des Turenne, il ne se consolait pas « de cette plus que mésal­liance... A la demande d'Arthur Meyer j'ai écrit à Monsei­gneur le duc d'Orléans pour lui faire part ; reste à savoir s'il me répondra ou ce qu'il me répondra » ? A son tour, la fiancée écrit au vieil oncle une lettre terrible dans laquelle elle rappelle la ruine de sa famille, la maladie de sa mère, sa sœur infirme, son frère dont l'éducation n'est pas terminée... « M. Meyer m'a ouvert une porte que je franchis avec reconnaissance pour lui. Je veux lui rendre en bonheur, en affection et en loyauté ce qu'il m'apporte de sécurité et de dévouement et avec l'aide de Dieu j'y parviendrai... J'ai grand besoin de l'appui de tous les miens dans cette grave circonstance. » Dans un premier jet, le général de Charette avait écrit ces seuls mots : « Ma chère Maggie, je te plains de tout mon cœur. Ton vieil oncle. » mais il se reprit et envoya un texte moins cruel : « Que le Bon Dieu te protège et te rende heureuse. » Le duc de Fitz-James donnait quelques jours plus tard les détails du mariage qui fut célébré dans l'intimité à Versailles le 5 octobre 1904, mais par l'abbé Gardey, curé de Sainte-Clotilde, qui avait reçu l'abjuration de Meyer, assisté du célèbre Père Dulac et de l'abbé Chesnelong. 22:238 Les témoins du marié furent l'académicien François Coppée et le comte Albert de Mun ; ceux de la mariée, Henry de Rougé et son grand-père Fitz-James qui concluait : « Il ne manquera rien, comme vous le voyez, à la singularité de ce mariage ! » On plaisanta et l'on dit d'Arthur qu'il était « le second boulet de Turenne ». Au demeurant, le mariage ne fut pas heureux malgré les deux filles qui en naquirent et Madame Meyer quitta son mari, osant même se remarier civilement, ce qui faisait dire au vieil homme, âgé alors de 75 ans : « Moi qui suis croyant, je ne puis pas refaire ma vie ? » Il enrageait, dit Corpechot, car il s'était épris d'un ten­dron qu'il visitait chaque jour... Le mot de la fin appartient au sévère *Journal Officiel* du 28 décembre 1945 (page 8668), dans lequel Mademoi­selle Jacqueline-Antoinette-Françoise Arthur Meyer, née à Paris le 7 décembre 1906, demande à substituer à son nom celui de Turenne d'Aynac, nom de sa mère. Je n'ai pas trouvé trace d'une autorisation de substitu­tion de nom à laquelle sans doute les Turenne se sont op­posés, mais je vois dans cette démarche un dernier coup du sort, bien dur pour le personnage qu'avait voulu devenir Arthur Meyer. Maurice de Charette. 23:238 ### L'Autriche, la Prusse et la guerre en 1792 par André Guès AYANT MONTRÉ la propagande belliciste des Girondins à l'origine de la guerre en 1792 ([^1]), il reste évidem­ment à faire la contre-épreuve en analysant la poli­tique des deux pays intéressés, Autriche et Prusse. La thèse sorbonnarde en la matière est celle d'une ligue des Mo­narchies décidées à abattre la Révolution par la force : elle est parfaitement fausse. L'Autriche, fatiguée par ses guerres contre les Turcs, ne peut cependant pas se désintéresser de l'Empire otto­man et désire s'entendre avec la Russie pour le démembrer. Dans l'état de ses affaires, la France, soutien traditionnel de la Porte, ne peut s'y opposer. Mais la médaille a son revers : alliée de l'Autriche, elle pourrait être utilisée pen­dant cette entreprise à contenir la Prusse toujours avide de terres allemandes et polonaises, et l'Angleterre pour qui l'intégrité de la Turquie est un dogme. 24:238 Quoi qu'il en soit, si elle veut agir dans les Balkans, l'Autriche ne peut pas se mettre sur les bras une guerre contre la France. Et même sans cette circonstance fortuite, pourrait-elle faire cette guerre ? Elle y serait dans une situation stratégique défavorable car les gens de Louis XIV ont bien travaillé à Utrecht : la Belgique, jouxtant la France tandis qu'elle est éloignée des États autrichiens, serait envahie avant que Vienne ait pu y envoyer du secours, ce qui donnerait à la France dès le début une carte de guerre favorable. Ainsi, par force, dans un conflit de l'Europe continentale, l'Au­triche est neutre, ou alliée de la France, ou destinée à voir envahir son domaine. Par ordre du roi qui estime leur vie en danger, le comte d'Artois et la famille de Condé sont partis le 16 juillet pour quelques semaines, sans argent, bagage ni pensée politique, le temps que les choses s'arrangent en France. Mais elles ne s'arrangent pas et les premières semaines d'octobre, qui produisent une deuxième vague d'émigra­tion, changent leur manière de voir : l'émigration prend une activité politique. L'Autriche n'en pense rien de bon. Arrivé à Bruxelles, Artois sollicite de Marie-Christine, sœur de Marie-Antoinette et gouverneur des Pays-Bas au­trichiens, l'autorisation d'y résider. Elle en réfère à l'em­pereur son frère qui refuse, la présence d'Artois et de Condé si près des frontières françaises risquant de lui valoir des ennuis. Artois a dû solliciter de son beau-frère le roi de Sardaigne l'autorisation de résider à Turin. Malgré cette rebuffade et faisant pour la première fois acte politique, Artois écrit le 12 octobre à l'empereur pour l'inciter à délivrer Louis XVI *manu militari.* Le 30, Joseph lui répond par un refus dont il envoie copie à son ambas­sadeur en France comme document destiné à l'instruire de sa politique. N'ayant reçu aucune demande du roi de France son allié, il ne se reconnaît aucun droit d'interve­nir. Il ajoute des conseils politiques aux émigrés, c'est-à-dire au destinataire, ce qui est assez discourtois : s'ils aiment la famille royale comme ils le disent, qu'ils cessent de faire « *cette espèce de parti d'opposition qu'on appelle aristocrate et qui, faible... n'a encore de consistance que pour faire le mal *»*,* leurs activités ne pouvant aboutir qu'à la guerre civile qui sonnerait le glas de la famille royale. Qu'ils rentrent donc dans leur pays pour s'y dévouer au bien de l'État. Lettre peu diplomatique, vu la personne du destinataire, et qui montre combien l'empereur est loin de l'idée d'une intervention. 25:238 Un an plus tard, nouvelle tentative d'Artois par l'inter­médiaire de Calonne. C'est en vain que celui-ci tente d'ob­tenir une audience de Joseph II. Artois s'est déplacé de Turin à Venise où il attend en vain pendant plusieurs semaines le résultat de l'ambassade avant d'apprendre le refus de l'empereur qui vient de recevoir une lettre de Louis XVI et de Marie-Antoinette l'adjurant de repousser toute démarche n'émanant pas d'eux-mêmes. Au début de 1791, Artois délègue Larouzière auprès de la Diète d'Em­pire réunie à Ratisbonne pour l'affaire des « princes alle­mands possessionnés en Alsace », avec mission de préco­niser un recours aux armes : l'envoyé ne peut pas se faire entendre de la Diète divisée. Joseph II étant mort à la fin de l'année 1790, son frère et successeur Léopold ne change rien à la politique autri­chienne à l'égard de la France. Mais la question de la guerre se pose à partir d'octobre 91 devant les fureurs belliqueuses de la Gironde et les votes de l'Assemblée qui montrent sa majorité acquise à la guerre. La diplomatie française la pose d'abord par l'ultimatum sur les émigrés elle est résolue pacifiquement. Déjà à Pillnitz le 20 août, l'Empereur a reçu Artois qui n'était pas invité. Il ne l'a reçu, contre l'avis de son chancelier, que pour ne pas désobliger l'ambassadeur d'Espagne qui insistait pour l'en­trevue : il lui a signifié une fois de plus son refus de toute intervention militaire et l'audience a fini par des éclats de voix qu'on a entendus à travers les portes. On lui a fina­lement donné, par politesse, un papier qui n'engageait les signataires à rien, on va bien le lui faire dire. Car à la fin d'octobre Artois envoie Vaudreuil à Vienne se plaindre que les décisions de Pillnitz n'ont pas eu d'effet. Quels effets attendiez-vous, répond le chancelier Kaunitz, relisez donc la déclaration du Congrès : les restrictions posées par le texte à une intervention ont joué, les éventualités aux­quelles elle était subordonnée -- le *consensus* général des Puissances -- ne se sont pas produites et en conséquence il y a lieu de tenir les résolutions de Pillnitz pour non avenues. Le *Moniteur* du 2 décembre en publie à Paris la rassurante nouvelle. 26:238 Léopold, bête noire des Jacobins, fait plus encore : il conseille à l'Électeur de Trèves de satisfaire à l'ultimatum français. Davantage : il sévit contre ceux de ses sujets belges qui ont insulté la cocarde tricolore et ordonne au commandant militaire en Belgique d'adresser au duc d'Uzès une note interdisant aux émigrés français tout rassemblement, même sans armes. Le *Moniteur* du 2 décembre annonce même que Vienne a ordonné au gou­verneur des Pays-Bas d'interdire les enrôlements d'émigrés français, de surveiller leurs propos et leurs activités, de les punir même s'ils enfreignaient cette défense, comme coupables de lèse-humanité et perturbateurs du repos public. Léopold est si notoirement défavorable aux émigrés que quand il meurt au début de 92, on accuse « *ceux de Coblence *» de l'avoir fait empoisonner. Le 17 janvier 1792, un conseil de gouvernement tenu à Vienne conclut que la guerre n'est pas désirable. Là-dessus, dans l'est de l'Europe, réveil d'une vieille affaire qui la rend moins désirable encore : le partage de la Pologne. On en a parlé il y a six mois à Pillnitz, et plus que de la France : on ne s'y est occupé de la Révolution française que parce que le comte d'Artois attendait à la porte. Or voici qu'en février 92 on apprend que la Tsarine est résolue à attaquer la Pologne. Le 23 mars, Frédéric-Guillaume décide de négocier avec elle un nouveau partage. Le 30 avril, dix jours après la déclaration de guerre à l'Autriche, elle met ses troupes en mouvement. L'empereur est ulcéré, il veut sa part du gâteau polonais, ou des compensations. Pour appuyer ses réclamations, il lui faut des troupes sur le théâtre. Au diable la France ! Il y a dans les positions réciproques de la France et de l'Autriche une similitude qui ne donne lieu de la part de celle-ci à aucune action : chacun des deux pays a chez soi des émigrés politiques de l'autre. Les Pays-Bas autri­chiens ont déversé sur la France un flot des deux partis qui se sont combattus tout en combattant contre l'Autriche, les *statistes* et les *vonckistes* qui n'ont guère de différence entre eux que de recrutement. Mais elle est suffisante pour que les premiers soient réputés « aristocrates » et les autres « patriotes ». L'organisation en France des émigrés statistes est dissoute par la Constituante, inquiète de ses activités « aris­tocrates ». Les vonckistes, en revanche, peuvent faire ce qui est interdit aux autres. Leur représentant à Paris est le banquier Walckiers, lié avec le duc d'Orléans dont il n'est pas exclu qu'il ait reçu des subsides. 27:238 Les vonckistes fondent le 20 janvier 1792 le *Comité révolutionnaire des Belges et des Liégeois réunis,* ils organisent à Lille une petite armée de 1.500 hommes soldée par la France dès avant la guerre et qui opérera en Belgique sous le nom de *Légion franche étrangère.* Si l'Autriche était décidée à chercher querelle à la France, elle eût saisi l'occasion qui mettait les torts du côté de son adversaire. Alors, aux démarches diplomatiques de celui-ci sur ses ressortissants émigrés en terre d'Empire, Léopold n'eût pas manqué de répondre en demandant à la France la réciprocité et que, loin de solder les vonckistes, elle les dispersât comme elle l'avait fait des statistes et lui-même des émigrés français. On voit dans le silence de l'Autriche le désir de ne pas envenimer les choses. En tout état de cause, la propagande jacobine juge intolérable la présence des émigrés français en Belgique autrichienne, point du tout la présence en France d'émigrés autrichiens soldés et militairement orga­nisés. L'histoire officielle et scolaire aussi qui, chaussant les lunettes jacobines, parle abondamment des premiers et jamais des autres. \*\*\* De la Révolution, la Prusse a obtenu ce qu'elle dési­rait : la rupture de l'alliance franco-autrichienne qui lui laisse les mains libres, l'affaiblissement de l'armée fran­çaise et la ruine de l'État. Ses amis sont au pouvoir et la laisseront libre d'agir à sa guise dans les Allemagnes. Ceci étant, il lui faut s'occuper avec la Russie du nouveau par­tage de la Pologne, ce qui suppose la paix à l'ouest. Or la paix est maintenant menacée par les cris de guerre des Jacobins, non seulement contre l'Autriche, Berlin n'y verrait que des avantages, mais aussi contre tous les rois de la terre. La Prusse signe donc avec l'Autriche le 7 février 1792 un traité d'alliance *défensive,* pensant que la perspec­tive d'avoir aussi la Prusse à combattre sera propre à calmer leur excitation. Les cris jacobins contre « *tous les tyrans de la terre *»*,* l'intention déclarée de révolutionner l'Europe ont obtenu comme résultat d'allier les deux enne­mis-nés : du beau travail. Alliance donc défensive : l'an dernier, Frédéric-Guillaume l'a spécifié à Léopold, il n'est pas disposé à une guerre commune contre la France (28 juillet 1791). 28:238 Cette guerre-là pourrait remettre l'empereur en possession de ses terres d'Alsace et de Lorraine. Berlin n'y gagnerait rien, qui s'intéresse davantage à la Pologne. Nous y revenons : cette affaire de Pologne, principale aux yeux de l'Autriche et de la Prusse, va les aigrir l'une contre l'autre, retenir une partie de leurs troupes, leur créer un deuxième front et soulager d'autant la France. L'alliance défensive austro-prussienne, fruit des mani­festations belliqueuses des Jacobins, éclate comme un coup de tonnerre et stupéfie la prussolâtrie des « patriotes ». Ils n'y peuvent croire. Clootz fait son métier de jacobin, et peut-être d'agent du roi de Prusse, en jurant que Berlin est secrètement d'accord avec la jacobinière contre l'Au­triche, et l'italien Gorani en renseignant Brunswick sur l'état de la France par deux lettres des 6 et 11 août. Eh quoi, le « *foyer des lumières *»*,* l'État-modèle, le centre de la Philosophie fait cause commune avec le « *centre de l'obscurantisme *»*,* la Philosophie avec le « fanatisme », la Liberté avec l'absolutisme ? Alliance contre nature, monstrueuse, inouïe, inconcevable, impossible, proclament à l'envi les Jacobins. C'est une erreur, une fausse ma­nœuvre sur laquelle Berlin va revenir, et ils s'efforcent, avec une rage d'amants trompés, de la rompre au plus tôt. Dumouriez devient ministre des Affaires étrangères avec le cabinet girondin et va s'y essayer avec acharnement sans le moindre succès. Dumouriez, déjà plein pour la Prusse d'une admiration congénitale et de haine pour l'Autriche, s'était étroitement lié avec Favier et en a subi l'influence. Ce Jean-Louis Favier est un personnage au moins équivoque. Syndic-général des États du Languedoc, il est ensuite venu à Paris et s'y est lié avec un faisan, Du Barry, qui l'a associé à ses affaires de fournitures aux armées. Dumouriez, qui les a bien con­nus tous deux, assure qu'ils accroissaient leurs revenus par des moyens malhonnêtes. Or Favier, parce qu'il a la plume facile, passe pour l'homme le plus compétent du royaume en politique étrangère, en même temps qu'il est le plus décrié pour le désordre de son existence, les dettes dont il est criblé, les expédients dont il vit et son goût pour l'intrigue qui l'ont fait écarter des emplois hono­rables pour tomber dans les équivoques et réduit à végéter. N'importe : il est en faveur auprès des « patriotes » et Lameth dit pour expliquer sa déchéance : « *Son plus grand tort était de dominer à une grande hauteur tous les diplomates d'Europe. *» 29:238 Favier est l'auteur en renom d'un ouvrage de politique étrangère : *Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France dans le système de l'Europe,* paru en 1773, dans lequel il fait propagande pour l'abandon du « *système autrichien *» en faveur du « *système prussien *»*.* Ouvrage bien intelligent dont les idées « *transformées en doctrine d'État, ont dirigé la poli­tique française pendant tout le cours de la Révolution *»*,* écrit Albert Sorel, voire, au-delà, celle de générations de Jacobins jusqu'en 1919. Dumouriez est tellement imbibé de Favier que, dit-il dans ses *Mémoires,* il en a appris tout ce qu'il sait. Voyons-le à l'œuvre, appliquant ce savoir. Dès qu'il est au ministère, il expédie le jeune Custine à Berlin avec mission d'obtenir la rupture de l'alliance aus­tro-prussienne. Les chances de réussite sont minces, car déjà le prédécesseur de Dumouriez, Delessart, y a envoyé à la fin de 1791 Philippe de Ségur pour obtenir de la Prusse sa neutralité : le seul résultat obtenu a été au contraire le traité du 7 février. Si les salons font à Custine le meilleur accueil, la diplomatie lui offre visage de bois : on lui signifie sans ménagement que les intérêts de la Prusse et de l'Autriche sont liés par l'attitude belliqueuse de la France. Dumouriez ne se le tient pas pour dit et expédie officieusement Benoît : on ne le reçoit même pas, on le prie de bien vouloir s'en retourner. Ce n'est pas encore assez net pour un diplomate jacobin élevé par Favier : à la veille de la guerre, il fait intervenir le duc de Deux-Ponts, voisin et client de la France, qui ne réus­sira pas davantage. Après l'ouverture des hostilités, Du­mouriez ne se le tient pas encore pour dit et expédie le conseiller d'ambassade Naillac à Deux-Ponts. Il lui écrit le 19 mai que si le ministre Esebeck réussit à ramener la Prusse à la neutralité, il y aura un million de livres pour le duc et 200.000 pour lui. Certes, il était bon d'essayer de rompre cette alliance pour éviter à la France d'avoir deux ennemis à combattre. Mais, y ayant échoué, il n'était pas du plus intelligent patriotisme de déclarer la guerre à l'un des deux alliés avec la certitude trois fois acquise que l'alliance jouera. Or l'impatience à faire la guerre est telle qu'on la déclare avant de connaître le résultat de la quatrième démarche, encore qu'on pût s'y attendre du fait des précédentes. 30:238 L'Europe est abasourdie de voir la France entreprendre la guerre dans de telles conditions. Benjamin Constant, chambellan à la cour de Brunswick, écrit à Mme de Cher­rière que la politique de la Gironde paraît si stupide qu'on croit que ce parti pratique la politique du pire, que les plus violents et belliqueux des Girondins sont vendus à l'Au­triche pour avilir et déshonorer l'Assemblée, et il cite les noms de Merlin, Bazire, Guadet, Chabot, Vergniaux (sic), Condorcet et Dumouriez, disant même : « *J'ai vu les preuves. *» En somme, le fameux Comité *autrichien* de Paris, ce sont les Girondins qui veulent la guerre, à moins que ce ne soit, aux dires de Brissot, Robespierre et ses amis, qui ne la veulent pas. \*\*\* Ainsi les deux premiers antagonistes de la France, Prusse et Autriche, ne veulent pas la guerre et tentent de s'en préserver par une alliance défensive. Quand elle est engagée par la France, ils s'y engagent eux-mêmes molle­ment. Jusqu'en juillet, l'Allemagne ne s'occupe guère que de préparer le couronnement de François II, successeur de Léopold, qui doit avoir lieu à Francfort. Quand, le 28 avril, l'armée du Nord prononce son offensive, l'Autriche n'a pas encore envoyé un homme de renfort en Belgique et n'y a encore que ses effectifs de paix ; ce qui montre que, loin d'avoir voulu la guerre, elle n'y croyait même pas, jugeant son alliance avec la Prusse suffisante à arrêter cette folie. Ce manque de moyens explique que les Autri­chiens ne profitent pas de l'incroyable échec de l'offensive française terminée en déroute et mutinerie militaire et que, ce résultat obtenu, ils se replient sur leurs bases sans l'exploiter. De même, après le repli de Custine suc­cédant à sa petite offensive de juin, ils ne le talonnent pas et le laissent se replier paisiblement. Le 12 mai, une conférence militaire réunit les deux alliés à Sans-Souci : la Prusse annonce que ses troupes ne seront en place qu'à la fin de juin, l'Autriche fin juillet. A la fin de juillet, diplomates et généraux alliés se réunissent à Mayence pour discuter des buts de guerre et établir un plan de campagne : ils n'arrivent à s'entendre ni dans un domaine, ni dans l'autre, manifestations d'un désaccord qui soulagera la France. 31:238 Enfin si les Autrichiens, fidèles à leurs prévisions de Sans-Souci, entrent en France vers le 14 juillet, ce n'est que le 11 août que les Prussiens font de même : ce jour-là, leur avant-garde, sous Hohen­lohe-Ingelfingen, s'empare de la petite place de Sierck­les-Bains, défendue par cent hommes avec un canon. Il y a un mois que la Législative a proclamé : « *Citoyens, la patrie est en danger. *» Ni les Autrichiens, faute de moyens, ni les Prussiens, qui ne sont pas là, ne peuvent profiter de l'occasion d'un succès facile qui leur est offert par une ineptie de Lückner et de Lafayette, cautionnée par le ministre de la Guerre, le falot La Jaille. L'un commande l'armée du Nord, de Dunkerque à Montmédy, l'autre celle du centre, de Mont­médy à Bitche. Lafayette s'estime trop éloigné de Paris où il veut empêcher le coup qui se prépare contre la Mo­narchie, et le commandement de l'autre armée lui convien­drait mieux. Les deux généraux n'auraient qu'à faire échange de leur commandement. Du tout : ils tiennent conférence, s'entendent pour faire changer le déploiement des deux armées, et le ministre avalise cette monstruosité : les ennemis pourraient prendre les Français en flagrant délit de mouvement, comme disent les tacticiens. Et quel mouvement : un chassé-croisé parallèle à la frontière, l'armée du Nord passant au centre et celle du centre au nord. Mais les Prussiens sont encore loin et les Autrichiens ne bougent pas, par une chance invraisemblable qui mesure leur impréparation à une guerre dont ils ne voulaient pas. André Guès. 32:238 ### Mes carnets sabbatiques par Thomas Molnar *Afrique du Sud, septembre.* -- La lecture des nouvelles du jour me laisse sur une impression de répugnance plus grande encore que lorsque je lis les mêmes choses chez moi. Vu de l'extérieur, l'Occident n'apparaît pas seulement comme décadent, avec tous les symptômes affreux de la décomposition ; il est criminellement lâche, voire obscène dans son effort désespéré pour survivre encore un jour dans sa pourriture. Quelles vaines et grotesques tentatives pour se donner une contenance, pour prétendre qu'il a gardé un arbitrage moral et politique sur tous ces peuples du Tiers-Monde qui le vomissent et le méprisent, le consi­dérant juste comme une source de revenus dont il convient de tirer tout le profit possible avant qu'elle ne tarisse, avec la mort du donateur. Une Margaret Thatcher se laisse décerner le titre de « dame de fer » quand elle mérite à peine celui de fer-blanc ; un Giscard tremble de voir ses équipes nationales exclues des jeux olympiques de Moscou au cas où la France autoriserait les joueurs de rugby sud-africains à venir se mesurer contre les joueurs français ; un Carter dépêche sa femme pour faire la cour aux sandinistes du Nicaragua qui, de leur côté, s'en vont embrasser et remercier Castro à Cuba... 33:238 Bien sûr, ces grands libéraux d'Occident rigolent in petto ; ils se disent que faire la cour aux rois nègres et marxistes, c'est un prix bien modique pour les juteux contrats qu'ils en obtiennent, et qui permettent à ces mini-Machiavel de contenter ensuite les dirigeants syndi­caux et leurs armées d'ouvriers. En vérité, cette mentalité est celle des empereurs romains du Bas-Empire, achetant les barbares à coups de flatteries. Mais toute la sophistique des Thatcher, des Giscard et des Carter ne suffira pas pour détourner le Tiers-Monde de son chemin. Et ce n'est même plus par radicalisme que des radicaux comme Nkomo, Mu­gabe, Nyerere, Borgès (l'homme fort sandiniste) ou Nujoma du S.W.A.P.O. exigent aujourd'hui qu'on leur donne en­tière satisfaction. Ces hommes ont mesuré et soupesé l'Occident. Ils l'ont trouvé poreux, débile, sénile. Dès lors, ils ne demandent que ce qui leur est dû selon la loi du plus fort : la succession. \*\*\* *Windhoek, juillet. --* La capitale de la Namibie, Win­dhoek, est une de ces villes surgies du désert grâce à l'élan des pionniers. On y voit encore la forteresse construite par les Allemands de Bismarck ; et tout autour, dans des rues agréablement tracées, églises, jardins publics, hôtels, boutiques, restaurants. Vie intense de citadins, de soldats, de fonctionnaires, Blancs et Noirs, de fermiers arrivés pour affaires. Le tout baigne dans une belle lumière tropicale ; mais la température reste agréable en ce mois d'hiver et, la nuit tombée, comme partout dans les régions de grande chaleur, le froid pénètre et vous saisit. Un matin, à sept heures, départ en petit avion Cessna à quatre places en direction de Walvis Bay, sur la côte : cette enclave appartient à l'Afrique du Sud par droit d'hé­ritage britannique. Nous survolons le désert Namibe qui devait donner son nom actuel à ce pays grand comme une fois et demie la France, peuplé d'un million de Blancs et de Noirs. Walvis Bay, c'est la fin du monde : un port, des établissements commerciaux, quelques usines, des pê­cheries. Les Blancs sont inquiets des intentions de Preto­ria ; ils ont tout intérêt à ce que « Aktur », le parti de droite, obtienne gain de cause en Namibie, contre ceux qui sont prêts à accorder des concessions aux terroristes du S.W.A.P.O., c'est-à-dire à céder aux pressions de l'O.N.U., de Londres, de Washington. Aktur, c'est un peu Ian Smith s'opposant à la trahison. 34:238 Le parti réunit les fermiers, les mineurs, les commerçants convaincus, à juste titre, qu'avec l'indépendance leur sort serait identique à celui des autres Blancs de l'Afrique noire. Ils pétitionnent, ils menacent, beaucoup vendent leurs biens à bas prix et se replient sur l'Afrique du Sud, à l'instar des pieds-noirs désespérant de l'Algérie. L'empire qui avait nom Occident recule partout, sans même laisser derrière lui quelque chose qui ressemblerait à la *romanitas,* l'héritage bienfaisant de l'occupation romaine. Nous poussons, en voiture, jusqu'à Swakopmund, autre ville côtière située au nord de la capitale. C'est une véri­table petite cité allemande : église luthérienne, hôtels et pensions longeant la promenade, boutiques où l'on préfère parler allemand pour se faire comprendre, grande affluence vers cinq heures à la pâtisserie autour des tartes et du café. « Aktur » compte beaucoup d'Allemands dans ses rangs. Ce sont eux les véritables autochtones de Namibie, établis vers 1880 et 1890 dans ce désert du sud-ouest africain. Presque tous les Noirs ici parlent allemand et se rappellent, non sans nostalgie, le bon vieux temps où les Allemands étaient leurs maîtres : sévères, mais justes. \*\*\* *Cape Town, août. --* Invitation chez le recteur de l'Uni­versité de Cape-West, l'université des « Coloureds » ([^2]), plus évolués que les Noirs. Le recteur, comme le dirigeant indien rencontré quelques jours plus tôt à Durban, appar­tient à la catégorie sociale mentalement assimilée aux Blancs et qui partage leur point de vue : l'apartheid est un système exécrable, mais toutes les alternatives seraient meurtrières ; et meurtrières avant tout pour les Indiens et les Coloureds, premières victimes du déchaînement de la fureur noire. 35:238 Tandis que nous prenons le thé dans son bureau, le recteur nous prie d'accepter qu'un couple américain vienne se joindre à nous : le professeur L., venu avec son épouse pour donner des conférences de chimie. Ils ne sont arrivés ici que de la veille, mais le professeur L. croit déjà tout savoir ; il décrète tout de go devant nous que le régime sud-africain est esclavagiste, et que les Blancs devront bientôt céder la place aux peuples de couleur. Le recteur comprend qu'il se trouve en présence d'un bon apôtre du messianisme d'outre-Atlantique ; il prend aussitôt la dé­fense du « système » honni, et explique au bonhomme à quel point son analyse passe à côté de la question. Le visage de l'Américain, face à cette « victime » présumée du système qui lui faisait l'apologie de l'apartheid, est une chose que je n'oublierai pas. Un diplomate d'Amérique latine me raconte un des épi­sodes décisifs de la communisation de l'Afghanistan, les journaux n'ayant rapporté que très incomplètement ce qui s'était passé à cette occasion. Aux premiers jours de l'oc­cupation soviétique, un commissaire du N.K.V.D. se pré­sente aux portes de l'ambassade des États-Unis. Il de­mande à voir l'ambassadeur. On l'introduit aussitôt auprès du personnage, qu'il trouve entouré de quelques fonc­tionnaires. Le Soviétique sort un revolver et descend l'am­bassadeur, sans que personne ne bouge pour l'en empê­cher ; il reprend l'escalier, et s'en va. Le lendemain, Washington proteste, l'affaire est classée. D'après mon informateur, Moscou entendait simple­ment administrer aux Afghans encore dans l'hésitation la preuve qu'ils ne devaient pas s'inquiéter : comme en Iran, comme en Éthiopie, comme en Angola, Washington ne fera rien. Depuis, le gouvernement des États-Unis a fait mieux : au Nicaragua, il a aidé positivement les castro-marxistes à s'emparer du pouvoir. L'ambassadeur améri­cain ne devrait pas y risquer sa vie. (Mais sait-on jamais ?) \*\*\* *Potchefstroom, septembre. --* Comme un peu partout en Afrique du Sud, on trouve ici trois villes gérées par la même municipalité : la principale qui est blanche, puis la noire, enfin l'indienne. L'apartheid étant ce qu'il est, cette division signifie grosso modo ceci. Les Blancs gouvernent, s'occupent des grandes affaires, donnent leurs fils à l'armée, bref, prennent la meilleure part des travaux et des loisirs. 36:238 Les Noirs se consacrent aux travaux domestiques, servent la municipalité dans divers emplois subalternes, four­nissent les gros contingents d'ouvriers aux usines ; le soir, ils rentrent dans leurs « townships » et vaquent à leurs affaires ; les Noirs paient dans ces quartiers un loyer très symbolique, mais il faut dire qu'ils ne gagnent pas grand' chose et que ces maisons n'ont que le strict nécessaire ; ajoutons que l'assistance médicale pour eux est gratuite et qu'ils n'ont pas d'impôts à supporter, sauf l'impôt in­direct sur la marchandise. Les Indiens enfin, commerçants, entrepreneurs, avocats, médecins, se débrouillent admira­blement : leur township abrite quantité de maisons bour­geoises parfois très luxueuses, entourées de jardins magni­fiquement entretenus ; on voit entrer et sortir de ces mai­sons des domestiques noires, tout comme chez les Blancs ! Et les enfants des Indiens sont autrement bien vêtus que ceux des Noirs. La plupart des Indiens sont musulmans ; leur mosquée se dresse, fière, au croisement de deux ave­nues. Les Noirs ont aussi leurs églises, calvinistes surtout dans cette province de Transvaal, mais il en est une catho­lique... Tout cela comme pour mieux justifier le titre d'un ouvrage américain dont l'auteur, Alan Drury, est venu passer six mois dans ce pays : *A very strange society.* A prendre ou à laisser. A l'université où je donne des cours de politologie, je passe pour un animal plutôt étrange, moi aussi : américain né hongrois, catholique volontaire pour enseigner au centre du calvinisme sud-africain, anticommuniste mais grand admirateur de Soljénitsyne (les Afrikaners soupçonnent *tout* ce qui vient de la Russie), et avec ça assez téméraire pour tenir une conférence contradictoire sur l'enseigne­ment social de l'Église, y défendre l'infaillibilité pontifi­cale, le principe de subsidiarité, voire l'Ostpolitik du pape régnant. La Faculté de Théologie protestante m'a en effet invité, l'autre matin, à donner devant ses pasteurs et professeurs réunis une conférence-débat sur l'Église et la politique ; et l'après-midi du même jour, devant un auditoire d'en­seignants et étudiants laïcs, sur les encycliques et quelques questions annexes. Je m'étais dit : voilà de belles excur­sions dans l'œcuménisme ! Je me trompais ; la courtoisie de l'accueil céda rapidement la place aux désordres du conflit. 37:238 A tel point qu'au bout d'une demi-heure je m'aper­çus que je leur tenais un langage tout proche de celui de Bossuet. Si je cherchais à les attraper sur Calvin, ils se dérobaient pour me parler de Kuyper, de Dooyeweerd, de Stoker, grands réformateurs de la Réforme qui, à les entendre, ont relégué Calvin très loin derrière dans la nuit des temps ; quand je croyais les avoir au sujet de Karl Barth, ils dressaient devant moi une théorie de la grâce absolument nouvelle. L'un d'eux déclara péremptoirement gare l'Église catholique était totalitaire ; je lui répondis qu'il ne connaissait point le sens des mots, et ce contra­dicteur pourtant s'affichait comme spécialiste en sciences politiques. Je sais à présent, comme l'évêque de Meaux, ce que c'est que « les variations des églises protestantes ». Mais une chose est certaine : avec les calvinistes de Potchef­stroom, l'œcuménisme ne risque pas d'aller bien loin. Cha­cun d'eux se tient pour infaillible, et ils ont déjà détrôné sans appel le pape de Genève. Thomas Molnar. 38:238 ### Paganisme, monde moderne et sexualité par G. K. Chesterton Ces pages sont extraites du *Saint Fran­çois d'Assise* de G. K. Chesterton que DMM vient de publier dans une nou­velle traduction due à Antoine Barrois. LE PAGANISME même civilisé péchait en ce qu'il n'offrait à l'ensemble des hommes aucune autre nourriture spirituelle que le culte des forces de la nature, mystérieuses et inconnues : le sexe, la naissance, la mort. L'Empire romain, bien avant sa fin, offre maint exemple du dévoiement engendré par ce culte. La cruauté de Néron, par exemple, qui fit cyniquement trôner le sa­disme au grand jour, est proverbiale. 39:238 Mais mon propos n'est pas d'établir un catalogue raisonné d'atrocités ; ce que je veux faire entendre est à la fois plus subtil et plus universel. Il arrivait à l'imagination humaine, prise com­me un tout, qu'elle baignait dans un monde tout entier livré à des passions naturelles dangereuses qui, livrées à elles-mêmes, dégénéraient rapidement. On traitait la sexualité comme une chose toute naturelle et inoffensive et il arrivait que toute chose naturelle et inoffensive était comme im­bibée et même saturée de sexualité. Ce qui touche au sexe ne peut pas se classer simplement parmi les actes ou émotions élémentaires comme boire, manger ou dormir. Dès que le sexe n'est plus serf, il est tyran. Quelle qu'en soit la raison, c'est un fait. La place qu'il tient dans la nature humaine est sous plusieurs rapports dan­gereuse et disproportionnée. Il faut à la sexualité une pu­rification et une consécration particulières. Le monde moderne veut qu'il en soit du sexe comme de l'ouïe ou de l'odorat, et de la beauté du corps humain comme de celle d'un oiseau ou d'une fleur. Or, ou bien cela s'applique à une vision édénique, ou bien c'est un échantillon de cette exécrable psychologie dont le monde se sentit écœuré il y a deux mille ans. Ce n'est pas là une condamnation de la perversité antique au nom d'un sensualisme parfaitement phari­saïque. Car le problème n'est pas celui de la perversité du monde païen ; ce serait plutôt celui de sa sagesse qui lui faisait voir la perversité grandissante de son paganisme ou, mieux, qui lui faisait voir que la route suivie conduisait logiquement à la perversité. J'entends que la « magie naturelle » était sans lendemain ; tenter de l'approfondir, c'était sombrer dans la magie noire. Elle était sans lende­main parce que seule l'enfance en elle était innocente ; ou, si l'on veut, elle n'était innocente que parce qu'elle n'était pas sérieuse. \*\*\* 40:238 Les païens étaient plus sages que leur religion. C'est pourquoi ils se firent chrétiens. Nombre d'entre eux avaient pour se soutenir les vertus morales, les vertus domestiques et l'honneur militaire ; mais en même temps, la croyance purement populaire qu'ils appelaient religion les tirait vers le bas. N'ayons pas peur de le répéter : lorsqu'il fut ques­tion de réagir au mal, le mal était partout répandu. Disons plus précisément que son nom était Pan. Il fallait à ces hommes, et non point en un sens méta­phorique, un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car ils avaient vraiment souillé et leur terre et leur ciel. Comment se seraient-ils sortis d'affaire en se tournant vers un ciel dont les étoiles narraient des contes érotiques ? Comment auraient-ils appris quelque chose des oiseaux et des fleurs, eux qui les avaient enrôlés dans de scabreuses histoires d'amour ? Ce n'est pas le lieu ici de multiplier les exemples, aussi n'en citerai-je qu'un, particulièrement probant. Ce que suscite en chacun de nous le mot « jardin » est pres­que de l'ordre du cliché : une fontaine mélancolique, le sourire d'une jeune fille, la bonté d'un vieux curé affairé dans son potager, et non loin, par-dessus la haie, le clocher du village. Mais quiconque a quelques souvenirs de poésie latine sait quelle image brutale, obscène et monstrueuse, effacera soudain le souvenir de la vasque et du verger ; et quel dieu régnait sur ces jardins. Rien ne pouvait écarter cette obsession sauf une reli­gion radicalement étrangère à notre monde. Il n'eût servi à rien de ramener de tels gens à la religion naturelle de l'amour des fleurs et des étoiles ; car il n'y avait plus que des étoiles souillées et des fleurs vicieuses. Il leur fallait partir au désert, où il n'y a point de fleurs, et se retirer dans une caverne, où les étoiles sont invisibles. 41:238 Ce que l'esprit humain avait de plus élevé se retira au plus profond de ce désert et de cette caverne pour plus de quatre siècles. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire car seul le surnaturel abrupt offrait une chance de salut. Si Dieu ne pouvait opérer cette guérison, les dieux certes en étaient incapables. La primitive Église appelait démons les dieux païens, en quoi elle avait tout à fait raison. Quelle qu'ait été la part de la religion naturelle dans l'éclo­sion des temples païens, ceux-ci étaient devenus des rendez-vous du diable. De Vénus il ne restait que son mal et de Pan une terreur panique. Je ne crois pas, bien entendu, que les païens étaient tous atteints par ces tares, même aux pires moments de la décadence ; mais ils n'échappaient à la contagion qu'in­dividuellement. Rien ne met plus en évidence ce qui distingue fondamentalement le paganisme du christianisme que cet extraordinaire éloignement entre la philosophie, affaire privée, et la religion, affaire publique. Il était en tout cas parfaitement inutile de parler de religion naturelle alors que, aux yeux de tous, la nature était devenue aussi peu naturelle que la religion. Ils savaient beaucoup mieux que nous de quel mal ils souffraient, quel malin esprit les tentait et les tourmentait, eux qui inscrivirent ces mots sur le grand livre de l'histoire : « Cette espèce ne se chasse que par la prière et par le jeûne. » G. K. Chesterton. traduit de l'anglais par Antoine Barrois Reproduction interdite. Tous droits réservés. 42:238 ### La TOB est à rejeter par Alexandre Troubnikoff Voici deux ans, en éditorial de notre numéro 218 de décembre 1977, un grand article d'Antoine Barrois dé­nonçait sur pièces le caractère constamment anticatholi­que de *La détestable Tob :* la traduction « œcuménique » de la Bible en français. Il en apportait de nouvelles preu­ves dans l'éditorial de notre numéro 220 (février 1978). Notre ami le Père Alexandre Troubnikoff, archiprêtre de l'Église orthodoxe russe hors frontières, a attendu que cette Bible paraisse au *Livre de Poche* pour s'en in­quiéter. Et il y a lu, à sa manière, la même chose qu'An­toine Barrois : la « Tob » est aussi inacceptable pour la tradition orthodoxe que pour celle du catholicisme ro­main. Si nos amis protestants venaient à soulever demain des objections aussi graves, au nom de leur tradition propre, chacun serait en droit de s'interroger sur la mystérieuse religion des chrétiens que « l'œcuménisme » de la Tob entend unir et concilier. H. K. CONSIDÉRANT la place primordiale des Saintes Écritures (Ancien et Nouveau Testaments) aussi bien dans l'enseignement et la doctrine de l'Église que dans les différents offices divins, j'ai toujours insisté au­près de mes paroissiens et lecteurs orthodoxes pour qu'ils lisent la Bible. 43:238 On constate en effet que les offices vespé­raux (vêpres, matines, heures), régulièrement célébrés chez nous, nous font vivre une sorte de dialogue permanent avec l'Ancien et le Nouveau Testament. De même la Divine Liturgie de la messe comporte-t-elle dans ses chants et prières de très nombreuses références à l'Ancien Testa­ment, tout en restant fondée sur le Nouveau. Comme la majorité des fidèles orthodoxes du diocèse d'Europe occidentale préfèrent lire les choses « sérieu­ses » en français, on comprendra que les éditions de Bibles en langue française retiennent habituellement toute mon attention. -- En novembre 1975 une Bible œcuménique, « fruit du dévelop­pement spectaculaire des sciences bibli­ques et d'un travail acharné d'éminents exégètes et théo­logiens francophones des diverses confessions chrétiennes, catholiques, orthodoxes et protestants », fut présentée aux informateurs religieux de la presse, puis exposée au public en la cathédrale Notre-Dame de Paris. Cette Bible cepen­dant se présentait en deux gros volumes, elle pesait plu­sieurs kilos, et le prix lui aussi était assez considérable ; j'avoue donc ne pas lui avoir attaché alors une grande importance, pensant que la diffusion d'un tel ouvrage serait nécessairement très restreinte... Mais voici que cette Bible vient de paraître aux éditions *Le Livre de Poche,* dans une fort belle présentation. La diffusion des « livres de poche » étant considérable, je me devais d'examiner cette Bible sans tarder. Une première découverte m'a profondément ému et stupéfié. C'est la traduction d'une prophétie d'Isaïe, celui que les Pères désignent comme le plus admirable et le plus grand de tous les prophètes. En effet, au verset 14 du chapitre VII, dans la Vulgate et toutes les traductions fi­dèles de la Bible, nous lisons : « C'est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : une *vierge* concevra, et elle enfantera un fils, auquel on donnera le nom d'Em­manuel. » La Bible française de l'abbé Fillon donne un long commentaire de ce verset, insistant sur le fait que « la tradition constante et unanime de l'Église admet la prophétie de l'enfantement virginal de Marie, Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ » ([^3]). 44:238 -- Or voici ce qu'im­prime à cette place la Bible œcuménique, « fruit d'un travail acharné d'éminents exégètes et théologiens » : « *Aussi bien le Seigneur donnera-t-il lui-même un signe : voici que* la jeune femme *est enceinte et enfante un fils, et elle lui donnera le nom d'Emmanuel. *» On est en droit de se demander ce qu'il reste du « signe », du prodige divin, dans le fait qu'une jeune femme devienne enceinte et mette au monde un enfant... Pour nous, une traduction comme celle-là est amplement suffisante pour nous obliger à rejeter en bloc toute la « Bible » qui la contient ([^4]). Mais indiquons encore ici un commentaire absolument contraire à l'enseignement de l'Église orthodoxe d'Orient. Il s'agit du jeûne, c'est-à-dire des jours et périodes de l'année où il nous est demandé de faire maigre à table. Dans l'Église d'Orient, près de la moitié de l'année est maigre. L'observation du jeûne revient souvent dans l'Ancien Testament : Exode XXXIV, 28 ; Lévitique XVI, 29-31 ; Jérémie IX, 1-2 ; Joël II, 15-18 ; Deutéronome XXX, 10-11 ; Jonas III, 4-10... On le trouve aussi dans le Nou­veau Testament, ne serait-ce que Matthieu, XVII, 20 : « Le démon ne se chasse que par la prière et par le jeûne. » Et l'Église par la voix de ses Pères, de ses conciles et de ses saints ne cesse de répéter que jeûne et abstinence sont nécessaires à notre sanctification. Saint Jérôme, saint Léon le Grand, pape, saint Augustin, le premier concile œcumé­nique de Nicée-Constantinople, le concile local de Gangres, saint Jean Chrysostome, saint Dorothé de Gaza... on n'en finirait pas de citer ceux qui ont vanté dans l'Église les effets sanctifiants du jeûne et de l'abstinence. 45:238 Sainte Geneviève, dont la renommée s'étendait jusqu'en Orient -- saint Siméon le Stylite ne manquait jamais de demander de ses nouvelles à ses visiteurs occidentaux --, sauva Lutèce des hordes d'Attila par la prière et le jeûne. Les habitants de Lutèce en effet voulaient abandonner la ville ; mais la sainte, qui s'était efforcée en vain de con­vaincre les hommes de se retourner vers Dieu, s'adressa aux femmes de la cité : « Suppliez notre Père céleste, prenez les armes de la prière et du jeûne... et vous toutes, vos familles et votre ville seront sauvées. » A cet appel, les femmes de Lutèce se rassemblèrent dans une église (située où s'élève aujourd'hui Notre-Dame de Paris), et s'y enfermèrent pour prier. Alors, contre toute attente, toute logique, Attila se détourna subitement de la proie convoitée. Dans la Bible œcuménique, le mot « jeûne » est affecté d'une astérisque qui renvoie le lecteur à un glossaire placé en fin de volume. Ce renvoi à lui seul est significatif. Il montre que, dans l'esprit des « éminents théologiens » rédacteurs de la Bible œcuménique, une pratique courante et même obligatoire dans l'Église soulève pour le lecteur des difficultés de compréhension. Le terme est donc expli­qué comme suit : « *Jeûne, jeûner. --* Consiste à s'abstenir de manger et de boire pendant un temps déter­miné... Les Juifs pratiquaient le jeûne pour des motifs religieux... Jésus s'est opposé à l'aspect formaliste de cette pratique. Les premières com­munautés chrétiennes ont conservé la pratique du jeûne occasionnel. » Rappelons qu'en fait d' « occasionnel », l'Église d'Orient connaît depuis les premiers siècles et pratique encore à ce jour : le grand carême pascal (saint Jérôme, saint Léon le Grand, 5^e^ canon du premier concile œcumé­nique) ; une période maigre de durée variable avant la fête des saints apôtres Pierre et Paul ; une autre quinze jours avant l'Assomption (saint Jérôme, saint Léon le Grand, saint Augustin) ; le temps de l'Avent dont saint Léon parle comme d'une institution très ancienne ; les mer­credi et vendredi cités par la 69^e^ règle du Didaché ; enfin, plusieurs autres jours encore avant certaines fêtes. 46:238 La Bible œcuménique contredit de manière radicale l'enseignement de l'Église sur les deux points que nous venons d'évoquer. N'y aurait-il que ces deux-là, ils nous obligent à rejeter cette édition. Alexandre Troubnikoff. 47:238 ### Le libéralisme dans le clergé orléanais *du XVIII^e^ siècle à nos jours* par Jean Crété DEPUIS L'ÉPOQUE de Mgr Dupanloup, le clergé orléa­nais a la réputation d'être libéral. C'est une vue bien superficielle. En réalité, le libéralisme d'une partie du clergé orléanais est bien antérieur à l'épiscopat de Mgr Dupanloup. Nous entendons par libéralisme la pénétration dans les esprits des idées issues de la philo­sophie du XVIII^e^ siècle et l'acceptation de l'état de choses résultant de la révolution de 1789. Nous ne croyons pas que le clergé orléanais soit ou ait été plus atteint par le libéralisme ou l'esprit démocratique que celui des diocèses voisins. Le diocèse d'Orléans est un diocèse tout à fait moyen ; il est des régions plus déchristianisées, d'autres beaucoup plus chrétiennes. Il en est de même pour la pro­portion des prêtres par rapport au nombre des fidèles et des paroisses. En 1941, Mgr Darnault, vicaire général, dans une conférence aux séminaristes d'Orléans, nous di­sait que le diocèse était bien équilibré : 365 000 habitants, 365 paroisses, 365 prêtres. A la même époque, le diocèse voisin de Sens comptait cent mille habitants et cent prêtres de moins, mais cent quarante paroisses de plus, ce qui créait un grave déséquilibre. 48:238 A la veille de la révolution, une partie notable du clergé avait subi l'influence de la philosophie du XVIII^e^ siècle. La constitution civile du clergé mit les prêtres ayant une fonction en demeure de se prononcer. Le serment constitutionnel était nettement schismatique ; on évalue à environ trente pour cent la proportion des prêtres qui le prêtèrent. Le diocèse d'Orléans est celui qui eut la plus forte proportion de prêtres jureurs : plus de cinquante pour cent. L'évêque, Jarente d'Orgeval, avait donné l'exem­ple. Devenu évêque constitutionnel du Loiret, il perdait l'archidiaconé de Romorantin, rattaché au diocèse de Blois, mais acquérait l'archidiaconé de Montargis, détaché du diocèse de Sens, où la proportion des jureurs était égale­ment très forte. C'est cette région, le Gâtinais, que nous connaissons le mieux, puisque nous l'habitons depuis plus de cinquante ans. La situation religieuse y était très complexe : si le clergé constitutionnel relevait d'Orléans, le clergé fidèle continuait à relever du diocèse de Sens. Après l'apostasie du cardinal de Brienne, Pie VI avait confié le diocèse de Sens à Mgr Champion de Cicé, évêque d'Auxerre. En fait, l'administration du diocèse de Sens de 1792 à 1802 reste une énigme que les historiens s'avouent impuissants à résoudre ; c'est dire que le clergé de cette région se trou­vait bien abandonné. A côté des prêtres constitutionnels et des prêtres réfractaires, il y avait une troisième catégorie de prêtres : ceux qui, n'étant pas astreints au serment parce que non fonctionnaires en 1790, n'avaient eu ni à le prêter ni à le refuser. Les religieux, devenus en fait séculiers par la suppression légale de leur ordre, entraient dans cette catégorie ; c'est parmi eux que les paroisses privées de leur curé trouvèrent des desservants. Nous pre­nons le cas de notre paroisse d'origine, Douchy, dont le curé et le vicaire avaient apostasié ; le culte y fut assuré d'abord par un ancien curé retraité, puis par un prêtre constitutionnel, puis par un carme du couvent de Fontaine­bleau qui mourut en 1799 ; il fut presque aussitôt rem­placé par un prêtre sur lequel nous sommes bien docu­menté : l'abbé Jean-François Ragonnet, ancien religieux pénitent du couvent de Courbevoie, qui s'était d'abord ré­fugié à Gy. Comme beaucoup d'autres, il prêta le serment de liberté-égalité, et obtint l'agrément de la municipalité pour exercer le ministère en remplacement du curé in­firme. 49:238 Le serment de liberté-égalité, institué après la chute de Louis XVI, n'avait pas le caractère schismatique du serment constitutionnel ; il était toutefois bien équivoque : « Je jure d'être fidèle à la Nation, de maintenir de tout mon pouvoir la Liberté, l'Égalité, la Sûreté des personnes et des propriétés, et de mourir, s'il le faut, pour l'exécution de la Loi. » Avec le recul du temps, il apparaît clairement que les mots : Nation, Liberté, Égalité, Sûreté, Loi, écrits avec des majuscules, devaient s'entendre au sens très spécial que leur donnaient le jargon révolutionnaire et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Beau­coup de prêtres, pourtant, se persuadèrent que la formule pouvait être licite ; les quinze évêques restés en France et quelques évêques émigrés estimèrent qu'on pouvait prê­ter ce serment, dans le but d'assurer le maintien du culte ; des milliers de prêtres le prêtèrent donc, tandis que d'au­tres, plus éclairés, le refusaient. Aux consultations qui lui furent adressées, Pie VI répondit en termes réservés : « Dans le doute, on ne doit pas jurer. » -- « Si quelqu'un a juré dans le doute, qu'il se mette en règle avec sa conscience. » Quand ces réponses furent connues, quelques prêtres rétractèrent le serment. Il est incontestable que les prêtres qui avaient prêté le « petit serment », comme on disait, purent maintenir un culte public dans bien des paroisses, mais seulement pendant quelques mois, car à partir de 1793, la persécution n'épargnait même plus les constitutionnels. En campagne, certains prêtres purent se maintenir assez longtemps, en multipliant les marques de « civisme » ; ils furent toutefois, tôt ou tard, emprisonnés ou contraints, comme les prêtres réfractaires, de passer à la clandestinité. Le concordat vint enfin redonner un statut légal au clergé ; les prêtres, réfractaires, conciliants ou constitu­tionnels, se trouvèrent « amalgamés », comme disait Bona­parte. Plusieurs milliers de constitutionnels avaient apos­tasié et s'étaient mariés ; ceux qui le demandèrent ob­tinrent du cardinal Caprara la validation de leur mariage. 50:238 Mais les constitutionnels incorporés au clergé concor­dataire avaient, bien souvent, gardé leurs idées ; certains vécurent jusqu'aux alentours de 1840. On avait donc des prêtres infestés, à des degrés divers, par les idées révolu­tionnaires ; leur conduite et leur enseignement s'en res­sentaient. Ils ne formaient toutefois pas un parti ; sous l'empire, les uns devinrent bonapartistes, d'autres restèrent républicains. Le concordat avait constitué un diocèse d'Or­léans englobant le Loiret et le Loir-et-Cher ; le clergé fidèle du Gâtinais devint donc orléanais. Mgr Bernier de­manda au doyen de Châtillon-Coligny un rapport sur chaque prêtre et, sur ce rapport, tira le meilleur parti possible du clergé, laissant à leur poste ceux qui avaient fait leurs preuves. La discipline imposée par l'empire ren­dait tout écart grave impossible. En 1814, les prêtres accueillirent en général la Restau­ration avec joie, certains avec enthousiasme ; les ex-cons­titutionnels, très réticents en 1814, relevèrent la tête pen­dant les Cent Jours, alors que les prêtres royalistes furent parfois brimés. Le diocèse n'avait plus d'évêque depuis la mort de Mgr Rousseau en 1810. M. Raillon, nommé évêque d'Orléans par Napoléon en 1810, ne fut jamais institué. Comme tant d'autres, il accepta les pouvoirs de vicaire capitulaire que les chanoines lui donnèrent par ordre im­périal, mais se montra très modéré, et seul de tous les évêques nommés et non institués, il put se maintenir pen­dant la première Restauration. En situation très difficile pendant les Cent Jours, M. Raillon s'effaça à la seconde Restauration. Il y avait alors plusieurs vicaires capitulaires qui exerçaient le pouvoir collégialement. Les autres vi­caires capitulaires élus en 1810 continuèrent à administrer le diocèse jusqu'à l'arrivée de Mgr de Varicourt, au début de 1820. Cette vacance de près de dix ans n'avait pu que favoriser l'indiscipline dans le clergé. Mgr de Varicourt fut accueilli avec faveur ; il était âgé, fatigué ; il mourut le 9 décembre 1822. Son bref épiscopat avait été marqué par un événement important : le rétablissement en 1822 du diocèse de Blois, qui ramenait le diocèse d'Orléans aux limites du Loiret. Nommé évêque d'Orléans le 13 janvier 1823, à l'âge de soixante-treize ans et demi, Mgr de Beauregard fut sacré le 1^er^ mai et intronisé le 22. Malgré son grand âge, il devait pendant ses seize ans d'épiscopat faire preuve d'une grande fermeté ; la fermeté était dans son esprit autant que dans son caractère ; il ne sacrifiait en rien aux idées de la révo­lution. 51:238 Vicaire général de Luçon sous l'ancien régime, M. de Beauregard s'était réfugié en Angleterre ; mais il revint plusieurs fois en Vendée et y présida même un synode. Lors de sa dernière mission sous le Directoire, il fut arrêté et déporté à Cayenne ; la bienveillance d'un fonctionnaire lui valut d'être hospitalisé ; il n'eut donc pas trop à souf­frir et revint en 1800. L'épiscopat était, de la part du roi et du pape, la récompense tardive d'une fidélité à toute épreuve ; il s'en montra digne. Apprécié des bons prêtres, Mgr de Beauregard fut pendant tout son épiscopat en butte à l'hostilité déclarée d'un petit noyau du clergé orléanais ex-constitutionnels, libéraux, jansénistes. Un de ces prêtres nous a laissé, sous le pseudonyme *Le Solitaire,* un écrit qui raconte tout l'épiscopat de Mgr de Beauregard, vu et vécu par un adversaire résolu de l'évêque ; cet écrit con­tient beaucoup de détails très intéressants mais on ne peut l'utiliser qu'avec beaucoup de précautions ; l'animosité de l'auteur à l'égard de Mgr de Beauregard est évidente. Mgr de Beauregard commença par s'occuper très sérieu­sement de son clergé ; il rétablit les conférences des prêtres de chaque canton, qui furent astreints à se réunir tous les quinze jours pour étudier ensemble des sujets de théologie ou des cas de pastorale proposés par l'évêque ; il rétablit également les retraites pastorales ; les prêtres étaient tenus d'y participer au moins une fois tous les trois ans ; c'étaient deux institutions qui avaient fait leurs preu­ves aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles. Par ailleurs, Mgr de Beaure­gard confia de nouveau le grand séminaire d'Orléans aux prêtres de Saint-Sulpice et réorganisa le petit séminaire, ce qui n'alla pas sans remous. Lors d'une visite au petit séminaire, Mgr de Beauregard subit un « chahut » que *Le Solitaire* raconte avec complaisance et que l'évêque lui-même mentionne dans ses mémoires : « Je feignis de ne point entendre », écrit-il. Il lui aurait fallu, s'il avait entendu, licencier tout le séminaire ; il se borna à faire, après coup, des observations. Mgr de Beauregard n'était donc pas l'homme implacable que nous dépeint *Le Soli­taire ;* intransigeant sur les principes, il se montrait très conciliant quand sa personne était en cause ; aussi ses ennemis pouvaient-ils le critiquer ouvertement ; ils n'avaient pas à craindre de représailles. 52:238 Les difficultés s'accrurent considérablement avec la révolution de 1830. Mgr de Beauregard, légitimiste con­vaincu, était mal vu du nouveau gouvernement ; il se montra prudent, recommanda la prudence, mais ne faiblit pas. Les prêtres révolutionnaires, qui s'étaient déjà mani­festés en 1815, récidivèrent. L'un d'eux, justement sanc­tionné par l'évêque, alla jusqu'à l'apostasie et voulut s'en­gager dans la garde nationale. Mgr de Beauregard obtint du ministère une circulaire déclarant qu'un prêtre ne pouvait être admis dans la garde nationale. Un peu plus tard, deux prêtres de l' « Église française », de Châtel, résurgence du schisme constitutionnel, s'installèrent dans deux pa­roisses du Gâtinais, avec la complicité des maires ; il fallut d'innombrables démarches pour les faire expulser. Mgr de Beauregard dut mener une lutte de tous les instants pour défendre les droits de l'Église auprès du gouvernement de Louis-Philippe. En même temps, il lui fallut faire face à une nouvelle forme de libéralisme, car les idées de Lamen­nais se répandaient dans le jeune clergé. Mgr de Beauregard n'attendit pas l'encyclique *Mirari vos* pour combattre vigoureusement ce nouveau libéralisme. Il retarda l'ordi­nation sacerdotale d'un diacre, disciple de Lamennais ; le diacre se butta, quitta le diocèse pour devenir professeur à Paris et n'avança au sacerdoce que quinze ans plus tard. Un autre diacre écarté du séminaire se montra plus docile et, quelques mois plus tard, Mgr de Beauregard le fit ordonner prêtre par l'évêque de Chartres. A l'opposition des libéraux se joignait celle des jansénistes. Mgr de Beauregard patienta quelques années et finit par introduire la fête du Sacré-Cœur, que le diocèse d'Orléans était à peu près le seul à n'avoir pas encore adoptée. La majorité du clergé était d'accord avec son évêque ; les opposants étaient bruyants et tenaces, mais pas tellement nombreux. En 1838, Mgr de Beauregard était entré dans sa quatre-vingt-dixième année ; en janvier 1839, il commençait sa dix-septième année d'épiscopat ; il se résolut à démis­sionner, mais demanda au gouvernement de lui donner pour successeur Mgr de Forbin-Janson, ancien évêque de Nancy, chassé de son siège en 1830, et d'une fermeté doctrinale à toute épreuve. Aussitôt les prêtres orléanais opposés à Mgr de Beauregard proposèrent leur propre candidat. Le gouvernement écarta les deux candidats et, le 10 mars, l'abbé Morlot était nommé évêque d'Orléans. Par déférence envers son prédécesseur, il se fit sacrer par Mgr de Forbin-Janson le 18 août et arriva à Orléans le 3 sep­tembre, Mgr de Beauregard avait quitté Orléans pour Poi­tiers à la fin d'août ; un groupe de prêtres fidèles lui fit cortège jusqu'à Blois. 53:238 Mgr Morlot se montra bon administrateur, mais ne réussit pas à se concilier le clergé orléanais ; il s'en décou­ragea et demanda son changement. Archevêque de Tours le 28 juin 1842, cardinal en 1853, archevêque de Paris en 1857, il réussit parfaitement dans ces deux grands dio­cèses. Le clergé d'Orléans avait perdu par sa faute un excellent évêque. Mgr Fayet, qui s'installa à Orléans le 2 mars 1843, était libéral et gallican modéré ; surtout, il avait un carac­tère aimable, enjoué ; ses bons mots, qui le firent surnom­mer *Laetificat* (il réjouit) par ses collègues de la chambre des députés et de l'assemblée constituante, lui valurent aussi les faveurs du clergé orléanais. Mais il mourut pré­maturément, du choléra, le 4 avril 1849. Mgr Dupanloup, lui aussi libéral et gallican modéré, avait un tout autre caractère. Une partie importante du clergé orléanais le suivit dans ses positions bien connues : acceptation franche et sans retour des réformes politiques issues de la révo­lution française, souci de concilier la religion avec le monde moderne, sans toutefois rien sacrifier du dogme ni de la morale, préférence pour le régime parlementaire assurant la liberté à tous, opposition ferme à l'athéisme et aux ennemis déclarés de l'Église. Il y avait toutefois dans le clergé orléanais de cette époque un important noyau d'ultramontains ; et les luttes d'idées étaient par­fois très vives. A l'exception de Mgr Pelletier, chanoine titulaire, qui fut peu suivi, les ultramontains eurent le souci de garder des relations correctes avec leur évêque. Celui-ci eut une très grande influence sur le jeune clergé. Non seulement il réorganisa les deux séminaires et amé­liora grandement le niveau des études, mais il s'attacha à connaître chaque séminariste ; plusieurs fois par se­maine, Mgr Dupanloup rendait visite aux deux établisse­ments ; il put ainsi suivre chaque séminariste depuis son entrée en sixième jusqu'à l'ordination. On comprend que des jeunes prêtres qui avaient été l'objet d'une telle sollicitude en aient gardé reconnaissance à leur évêque et aient été marqués par ces contacts avec lui. Il est incontestable que le clergé formé par Mgr Dupanloup s'est avéré d'une valeur exceptionnelle ; le point faible, c'est que, sauf quel­ques exceptions, il a adopté le libéralisme du maître tant admiré. 54:238 Mgr Coullié était d'un libéralisme peut-être plus nuancé que celui de Mgr Dupanloup, mais il était loin d'avoir sa force de caractère. Pendant les deux dernières années de sa vie, Mgr Dupanloup avait bataillé très vigoureusement contre l'anticléricalisme. Mgr Coullié se montra trop fai­ble ; son esprit conciliant lui valut de devenir archevêque de Lyon et cardinal. C'était l'époque du ralliement ; bien des prêtres étaient ralliés d'avance, par conviction ou par opportunisme. Le ralliement déconcerta les meilleurs et c'est un fait qu'il entraîna un véritable désarmement tant du clergé que du laïcat chrétien. Mgr Touchet, qui arriva à Orléans en 1894, était issu d'une famille royaliste ; il avait reçu les prénoms de Stanislas-Xavier en souvenir de Louis XVIII. S'il restait royaliste au fond de son cœur, sa position publique se situa toujours dans la ligne du ralliement. Mais Mgr Touchet avait plus de caractère que Mgr Coullié ; il défendit avec une résolution calme les droits de l'Église persécutée. Au moment des inventaires, il donna aux curés la consigne de consommer le Saint-Sacrement, de retirer le ciboire du tabernacle, de fermer le tabernacle à clef et de refuser de l'ouvrir ; le fonctionnaire de service, trouvant le ciboire à la sacristie, n'avait aucune raison d'inspecter le taber­nacle. De fait, il n'y eut pas d'incidents. Vers 1910, un prêtre qui avait abordé des sujets historiques dans ses catéchismes ayant été condamné pour ouverture illicite d'école, Mgr Touchet annonça publiquement qu'il irait lui-même faire le catéchisme à Saint-Pierre-du-Martroi et qu'il y traiterait des sujets historiques ; il y fit, en effet, le catéchisme pendant deux heures à différents groupes d'enfants, parlant des croisades, de Jeanne d'Arc, des guerres de religion, de l'inquisition, de la révolution... Au­cun prêtre ne fut plus jamais poursuivi pour ouverture illicite d'école. C'était l'époque du Sillon, qui toucha un nombre assez important de prêtres du diocèse et des laïcs influents. Mgr Touchet, d'abord favorable, prit ses distances à mesure que s'accentuait l'esprit révolutionnaire du Sillon. Les prêtres qui y avaient adhéré se soumirent, mais en restèrent mar­qués pour la vie. 55:238 Si la formation spirituelle donnée par le séminaire était sérieuse -- c'était celle de l'école française du XVII^e^ siècle -- en revanche la formation intellectuelle resta longtemps déficiente. Mgr Dupanloup améliora beaucoup le niveau des études, mais n'en changea pas les principes. M. Branche­reau, supérieur du séminaire de 1865 à 1905, était disciple de Descartes et Malebranche, beaucoup plus que de saint Thomas. Au début du XX^e^ siècle, le cours de théologie contenait de graves erreurs ; le professeur ne parlait du thomisme que pour s'en moquer. En 1912, la formation devint franchement thomiste, grâce à M. Perrodon qui, pendant plus de quarante ans, enseigna successivement la philosophie, la morale et le dogme. Or force nous est de constater que les prêtres qui ont reçu la formation tho­miste se sont montrés plus libéraux et plus démocrates encore que ceux des générations antérieures. Élève nous-même du séminaire d'Orléans voilà bientôt quarante ans ([^5]), nous pouvons témoigner que la formation spiri­tuelle et intellectuelle qui nous était donnée était excel­lente ; nous en sommes redevable à nos professeurs, tous prêtres dignes d'estime. Mais l'esprit qui régnait dans la maison était moins bon. Les professeurs étaient tous libé­raux, avec modération. Quatre ou cinq séminaristes s'af­fichaient ultramontains ; une quinzaine étaient ardemment démocrates et partisans de réformes radicales dans l'Église ; les autres, les plus nombreux, subissaient leur in­fluence. Nous fûmes un jour très frappé par la réflexion d'un de nos condisciples : « Le thomisme, oui, c'est une belle construction de l'esprit, mais que ça corresponde à la réalité, ça c'est une autre histoire. » On apprenait consciencieusement ses cours, mais on n'y croyait pas. La for­mation reçue n'avait pas grande influence sur la pensée ni sur la vie. Rentrés chez eux, les séminaristes retrou­vaient les influences qui les avaient marqués avant leur entrée au séminaire : action catholique, scoutisme, colonies de vacances. Or les animateurs et les aumôniers de ces mouvements étaient à peu près tous progressistes. 56:238 Mgr Courcoux, arrivé à Orléans en 1927, était un homme fort intelligent, bienveillant, d'un libéralisme très modéré. Quoique nullement favorable à l'Action fran­çaise, il ne pressa pas l'application des mesures répressives décrétées par Rome et les tourna parfois habilement, s'abritant dans les cas les plus difficiles derrière des déli­bérations du chapitre prises, sous son influence, à bulletins secrets ; ainsi le curé était couvert par l'évêque, l'évêque par le chapitre, les chanoines par le secret du vote. Le dio­cèse comptait un petit nombre de prêtres d'Action fran­çaise ; ils durent renoncer à toute activité politique, mais ne furent pas inquiétés. En Gâtinais, nous en avions un, le chanoine Bracquemont, doyen de Châtillon-Coligny, qui ramenait les hommes à la pratique religieuse en les abon­nant au journal *L'Action française,* à une époque où pres­que aucun homme ne pratiquait ; le résultat était remar­quable. Après la condamnation, les hommes, scandalisés, abandonnèrent. M. Bracquemont en souffrit beaucoup, mais il resta jusqu'à sa mort doyen de Châtillon où il a laissé un souvenir exceptionnel. Un autre prêtre d'Action fran­çaise, vocation tardive et retardée par la guerre, M. Poiget, rentra dans le diocèse en 1930, rapportant de Rome où il avait été étudiant pendant dix ans les trois doctorats en philosophie, en théologie et en droit canon. Mgr Courcoux le nomma curé de la plus petite paroisse d'Orléans, Saint-Pierre-le-Puellier. M. Poiget y était bien tranquille ; en 1942, il devint doyen de Saint-Aignan ; il le resta jusqu'à sa mort. On lui donna toujours des vicaires qui avaient des idées droites. La bienveillance de Mgr Courcoux n'était pas à sens unique ; il fut sans doute trop faible à l'égard des nova­teurs. Mais il s'opposa -- ou tenta de s'opposer -- aux initiatives par trop hardies ; grâce à lui, le diocèse n'eut pas de prêtres ouvriers. Il ne put malheureusement en­rayer la très grave crise qui se développa au séminaire à partir de 1944. Le clergé révolutionnaire s'est formé à cette époque. Le libéralisme, l'esprit démocratique et révolutionnaire d'une partie de plus en plus importante du clergé, n'est pas autre chose que sa contamination par l'esprit du monde dans lequel il vit. Au lieu d'être le sel de la terre, les prêtres trop souvent se sont laissés gagner à l'esprit du monde, avec l'illusion de pouvoir exercer une influence de l'intérieur sur ce monde auquel ils veulent s'identifier. Dans le cas extrême des prêtres ouvriers, on a vu le résul­tat : c'est le monde ouvrier qui a absorbé les prêtres, et ceux-ci sont devenus des militants révolutionnaires. 57:238 Le ma­riage de nombreux prêtres s'explique par ce même phéno­mène. A un degré moindre, dans le passé, des prêtres par ailleurs très dignes s'étaient laissé gagner aux idées du jour. Les évêques d'Orléans étaient des prélats de valeur, mais tous, à l'exception d'un seul, plus ou moins libéraux. Le seul évêque résolument antilibéral s'est heurté à une opposition violente ; c'est pourtant lui qui avait raison. Pour convertir les âmes, il faut des évêques et des prêtres compatissants aux hommes, mais purs de toute alliance avec le monde. Le cardinal Pie en est l'exemple le plus parfait. C'est par la fermeté de la foi que le zèle pastoral doit être animé et soutenu, et il n'y a de charité que dans la vérité. Il faut donc s'attacher à la vérité qui délivre, si l'on veut sortir de l'ornière dans laquelle l'Église s'em­bourbe depuis deux siècles, au grand détriment de sa mission et du salut des âmes. Jean Crété. 58:238 ### Deux cités ont fait deux langages par Paul Bouscaren AVEZ-VOUS LU Henri Charlier ? Avez-vous lu « Le martyre de l'Art, ou l'Art livré aux bêtes » ? Avez-vous lu les vingt dernières pages de ce petit livre du grand Henri Charlier, cet *homme* que je ne puis *lire* sans bénir Dieu d'en avoir donné la béné­diction à la grand pitié des petitesses du temps ? \*\*\* Ridicule, vouloir expli­quer les différences entre les hommes par l'éducation, et non par la génétique ? Ridicule au moins autant, ne pas distinguer les diffé­rences, ou des grands hom­mes avec les gens ordinai­res, -- voilà pour la géné­tique, -- ou des citoyens selon leurs classes, -- édu­qués en conséquence, diffé­renciés à mesure, par la fa­mille, l'école, la profession. Ces dernières différences très générales, notons-le, tandis que les premières sont exceptionnelles, ...ce qui redouble le ridicule de certains cris au ridicule ; *nascuntur poetae, fiunt ora­tores,* les héros durent naî­tre, on fait les élites. \*\*\* 59:238 Avoir affaire partout, dé­sormais, à l'imbécillité pre­mière, historiquement, du démocratisme en politique, voilà où nous en sommes bientôt deux siècles après 1789. Témoin le langage de toutes les discussions : « C'est ton point de vue, ce n'est pas le mien... C'est mon opinion, j'ai bien le droit de la garder... Je ne suis pas d'accord... » Que signifie ce langage, sinon que la pensée de chacun vaut par elle-même, en tant que sa pensée à lui, qui est lui et non aucun autre, comme une raison en la matière n'importe la ma­tière, et non par le rapport de la pensée à cette matière, celle-ci obligeant celle-là ? Rendre témoignage à la vérité, traditionnellement, tombe désormais dans le vide, ou du volontarisme démocratiste, ou du scien­tisme axiomatique, -- la double anti-vérité de la mentalité moderne. Et la double incapacité d'obéir, de comprendre qu'il s'a­gisse de tout autre chose que d'être d'accord avec son père, ... sinon sur le principe que c'est à lui de déci­der. \*\*\* L'ouverture de l'Église au monde, ainsi appelée, com­me elle s'est faite, comme en a parlé Paul VI, « le pre­mier pape homme moder­ne », le premier pape dé­parlant, c'est une « histoire charitable » de Pierre Boulle, -- avec en épigra­phe le propos du bon pape Jean sur les « prophètes de malheur ». Relisons Jean, 15/18-19 et 17/14-17 ; à l'encontre de quoi Paul VI nous a parlé, cent fois pour une, comme étant du monde et voulant être du monde, oui ou non, et comment cela se peut-il ? C'est en tant que chrétiens que nous ne som­mes pas du monde auquel nous appartenons en tant qu'hommes, il y a donc cette dualité, d'où suit la haine des chrétiens par le monde, oui ou non ? De plus, le monde moderne est-il autre chose que le monde en tant même que contre nature et anti-christianisme axiomati­ques, et non seulement de fait, oui ou non ? \*\*\* « La religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu » : c'en est une maté­riellement, c'est en réalité assez évidente le contraire de la religion, l'anti-reli­gion, l'irréligion (cf. S. Th. II.II. 97,4, ad 2, ad 3) ; oui, mais si le *contraire* de la religion est inconciliable avec elle, une *autre* religion relève du pluralisme : pas­sez muscade ! \*\*\* 60:238 Le droit de chacun à son opinion est-il sans condi­tions d'exercice, ou son exercice de fait donne-t-il à autrui le droit, et en cer­tains cas le devoir, de le contester comme droit, Peut-on avoir droit à son opinion en matière où il faut être certain, du mo­ment que c'est possible ? En d'autres termes, le droit à son opinion n'a-t-il pas obli­gation à la vérité, par un principe exigeant son appli­cation à chaque cas ? Ne s'agit-il pas en réalité de l'opinionisme, selon quoi il est contraire au droit de chacun de lui opposer com­me une vérité certaine qui l'oblige ce que lui-même réduit à une autre opinion que la sienne, soit en l'oc­currence, soit même en thè­se universelle de ne pouvoir atteindre que des opinions, et nulle certitude ? Opinio­nisme, et c'est-à-dire facilité démocratique, chacun son mauvais goût, mais c'est le sien ? Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre ? Hélas ! c'est boire quoi, et c'est quel ivrogne ? \*\*\* Les hommes n'ont jamais vécu qu'ensemble, quelques-uns menant la foule des autres par le pouvoir souve­rain, mais aussi de cent au­tres manières, plus celles des femmes ; l'axiomatisme humanitariste prétend à un ensemble égalitaire, alors que l'Évangile se tient à la dualité de l'existence socia­le : ensemble, mais nulle­ment à égalité, il a pitié des foules qu'il voit comme des brebis sans berger (Mat­thieu, 9/36). \*\*\* Chacun de nous a charge de par Dieu, dans l'ordre par rapport à lui, notre Pè­re, de soi-même, des siens, de tous, en tant qu'indivi­dus ; quant au bien com­mun, quel qu'il soit, Dieu nous en charge chacun à chacun des trois titres. \*\*\* Avoir un droit et ne pas pouvoir l'exercer, c'est in­juste ? Oui si l'on est privé de tel exercice de ce droit en telles circonstances qui font droit de cet exercice-là ; non autrement, et l'on s'en avise de moins en moins, question justice s'en va-t-en guerre. \*\*\* Rétribution temporelle du bien et du mal, on s'en of­fusque à lire la Bible, on a les yeux crevés pour ne pas voir que c'est encore et toujours vrai au sens bibli­que : non pour les indivi­dus, mais pour le peuple, qui a les conséquences. C'est tenter Dieu que d'es­pérer en sa protection pour un danger que l'on a les moyens humains d'éviter (S. Th. II.II. 101,4, ad 4). La dé­mocratie tente les hommes au mépris de toute raison, la démocratie chrétienne tente Dieu au mépris de tout l'Évangile. 61:238 Impossible de ne pas être contre Dieu n'étant pas avec lui, impos­sible d'être avec les hom­mes sans être contre eux ; oui ou non, et c'est-à-dire, Évangile ou humanitaris­me ? \*\*\* Un homme divinisé n'est qu'un faux dieu, son culte n'est qu'idolâtrique, l'hom­me fait Dieu en tant qu'hom­me c'est l'antéchrist, sa re­ligion, c'est l'anti-religion ; que Paul VI ait pu parler comme il l'a fait en assem­blée conciliaire, le 7 dé­cembre 1965, témoigne d'une véritable intoxication mo­derniste, avoue l'homme drogué par son temps, que la foi en Jésus-Christ ne peut pas écouter comme un pape en état humain nor­mal. \*\*\* Pour chacun de nous, l'Évangile commence par la foi, qui est strictement per­sonnelle ; tirer de là l'indi­vidualisme des modernes droits de l'homme, c'est ignorer l'Évangile même, privé d'oreille pour l'enten­dre par la mentalité indi­vidualiste déjà formée et sévissant, car la foi qu'il faut d'abord est le don de Dieu, et dire la foi doit dire Dieu en premier, non le pauvre homme perdu ; en­suite, la foi au Sauveur est la foi en son Royaume, et c'est le Royaume universel du Père : quoi de moins compatible avec l'individua­lisme ? \*\*\* Le catéchisme tradition­nel, dialogue en forme d'o­béissance de la foi : pre­mière question, êtes-vous chrétien ? Paul VI s'en est étonné, quel aveu ! Aveu re­doublé, lorsque ce pape veut dans l'Église « l'autorité en forme de dialogue ». *Deux amours ont fait deux cités,* la sentence de saint Augus­tin garde sa vérité fonda­mentale ; mais constatons, à la suite, la cassure mo­derne d'où vient l'universel dialogue de sourds : *deux cités ont fait deux langages. --* celui de l'idéologie et ce­lui de l'existence, ou du bon sens, ou de la tradition. \*\*\* Oui ou non, le service de Dieu en esprit et en vérité doit-il être un service des hommes ? Oui et non : oui, le service des hommes en esprit et en vérité de l'Évan­gile ; et c'est-à-dire en cher­chant d'abord le Règne de Dieu et sa justice, et c'est-à-dire les exigences de ce Règne en chacun et en tous ; non pas l'utilité des hom­mes en n'importe lesquels de leurs besoins, comme si l'utilité en tant qu'utilité pouvait être, de la vie hu­maine, la fin divine. \*\*\* 62:238 On ne sortira pas des crises du monde moderne autrement qu'on ne sort des autres maladies, et c'est-à-dire en guérissant du mo­derne sous peine d'y passer. \*\*\* « ...Vous n'avez qu'un Maître et vous êtes tous frères » (Matthieu, 23/8), ceci donné ensuite de cela, si bien que : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Luc, 8/21), et alors, de fait trop prévisible (à preuve l'ac­cueil fait par les siens au Sauveur lui-même), « ...Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive... et l'homme aura pour enne­mis les gens de sa maison » (Matthieu, 10/34 et 36). La fraternité volontariste, dans une liberté et une égalité universelles excluant toute paternité jusqu'au meurtre du père, c'est l'antéchrist. Qui ne voit rien de tel, et je le fais rire, je demande si Jésus de Nazareth fut pour ses Apôtres un homme qui était leur Seigneur et leur Maître, selon Lui-même et selon eux-mêmes ; et si c'est là l'Évangile même, alors que la mentalité mo­derne fait le copain Jésus, ou rien d'un homme avec les hommes, oui ou non ? Paul Bouscaren. 63:238 ### Lettre du Brésil *Chants sacrés* par Bernard Bouts DEPUIS SI LONGTEMPS que je ne vais pas en Europe, je ne sais plus ce qui s'y passe. Je ne lis pas les journaux mais j'entends dire qu'ici, au Brésil, on n'y parle pour ainsi dire jamais de la France. Moi non plus, mais j'y pense. Par ITINÉRAIRES nous connaissons un peu Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Bédoin mais, Notre-Dame... ? A côté de chez nous, tout à côté, il y a une église dont les échos m'arrivent par la fenêtre, ce qui fait que si je n'assiste qu'à une messe, j'en entends trois ou quatre le samedi soir et le dimanche sans compter les mariages, la grande bastringue. Qu'ils se taisent ! mais qu'ils se taisent donc une bonne fois plutôt que nous seriner des sornettes à la guimauve ! Ce n'est pas une question de goût, de bon goût, d'esthétique, c'est une question de raison car il y a une différence, une séparation, entre ce qui a un caractère sacré et ce qui ne l'a pas. 64:238 Le bon père n'a pas compris qu'il est impossible de chanter certains airs partout, n'importe où, n'importe comment, et que c'est inutile, nuisible, et que c'est simplement bête : dans mon église la bonne sœur invisible entreprend la ritournelle des âmes tendres pendant que le curé nasille une deuxième voix approximative qui nous tombe sur la tête depuis les haut-parleurs, à en frémir. Ensuite ce sont trois jeunets armés de guitares, ensuite un court silence et puis on entend les paroles majestueuses, éternelles : « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit... » Je ne sais si ces mélanges plaisent à Dieu mais je tiens pour certain que ça ne « colle » pas, qu'on a perdu quelque chose et qu'on ne fait pas une civilisation chrétienne à base de cocktails. Les Indiens de l'Amazonie, ceux qui ne sont pas chrétiens, savent très bien séparer la danse de la prière. Ils n'ont pas à proprement parler une musique, ce n'est pas une musique mélodique, la rythmique est libre, les sons des instruments sont graves et les voix cherchent à monter le plus haut possible : plus on est haut et plus on est près de l'Éternel, pensent-ils. Ce sont des incantations, des formules magiques et cette sorte de musique, ces chants, ces sons enfin sont magiques aussi par leur caractère, essentiellement. Que ce soit agréable à l'oreille est une autre affaire et je m'en fiche, ou plutôt ça me fait peur, et c'est justement ce qu'ils veulent ces Indiens, intimider les gens, les choses, et les esprits. Mais je soupçonne leur religion d'être légèrement satanique, qu'on me pardonne, j'ai mes rai­sons, malgré que je sache combien il est parfois difficile de distinguer le haut et le bas, la lumière de l'ombre, ce qui est de Dieu et ce qui est du diable, mais pour ce qui est des haut-parleurs de mon curé, je crains qu'ils ne soient remplis d'un mauvais vent, que diable ! Nul besoin donc d'aller prendre exemple chez les Indiens, vaudrait mieux se tourner vers les Juifs, c'est ce qu'ont fait nos pères, vers les Grecs, ils l'ont fait, les moines bénédictins et les slaves-byzantins le font encore et je ne connais rien de plus grand, de plus beau, de plus religieux, qu'une messe de saint Jean Chrysostome chantée par tel chœur de Pullach. 65:238 Mais ne faut-il pas que chaque chose soit à sa place ? Un chant guerrier n'a sa place dans la cathédrale qu'en certaines circonstances, hors de l'office (de préférence à la sortie) « Christus vincit !... ». Et une prise de position politique, aussi, « catholiques et français ! » (car c'est une prise de position, autant que le Credo, mais sur un autre plan, n'est-il pas vrai ?). Quant aux chants à l'eau de rose, l'orgue en trémolo, les fausses cloches, fi ! J'ai voulu parler de ces choses à mon curé mais la réponse fut : « Il ne s'agit pas de l'art pour l'art il s'agit de la foi ! » et je n'insistai pas parce que je sentais qu'il allait me servir Lourdes et Lisieux. Bien sûr, cette chère Sœur Maria da Conceçâo a sûrement fait son salut grâce à ses ardentes prières, grâce à sa charité, et grâce à la grâce de Dieu, malgré les statuettes en sucre qu'elle avait au chevet de son lit, sous un globe ; c'était délicieux, c'est très bien, mais les jeunes d'au­jourd'hui écoutent du grégorien à la maison faute de l'entendre à l'église, voilà ce que mon curé n'a pas compris. Il parle très bien, il explique admirablement les paraboles, surtout celle du mauvais riche, sa pensée est élevée, ses paroles sont choisies, mais il prétend que la musique n'est qu'un enjolivement sans importance. Ne voit-il pas qu'il coupe en deux le cubage d'air de son église, l'aire de la parole (liturgie de la parole) et celle du chant sacré qu'il remplace par un mirliton de rez-de-chaussée du plus bas qu'on puisse imaginer et il se figure que cela n'a pas d'importance ! « Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang. » Il le dit d'un ton pénétré, avec toute la solennité, l'onction requise et ça n'a pas d'importance que l'instant d'après (si ce n'est en même temps !) on miaule des fadaises sur un rythme de tam-tam ? Mon perroquet fait tout le contraire : ses cris, ses glousse­ments, ses sifflets ont tous un sens que nous comprenons sans toutefois pêcher un mot de ses discours et quand il me dit confidentiellement « jacoco ! » je sais que cela signifie « prends-moi sur ton épaule » alors il bat des ailes. 66:238 Une cérémonie devrait être cérémonieuse, je rougis d'avoir à le dire, et la signification des mots de la psalmodie ne suffit pas, si par exemple on la siffle ou on la gueule ; voyez plutôt les animaux, chacun à sa manière, le zèbre rampe-t-il comme un ver et l'éléphant fait-il des bonds comme la gazelle ? Tout dans la nature est harmonieux parce que chaque être et chaque ensemble et chaque paysage et chaque galaxie tendent à « ra­mener le divers à l'unité » et nous sommes, nous, les humains, les seuls à détruire l'écologie, non seulement celle des bestioles et des forêts mais celle aussi de notre cœur, de notre vie, de nos pensées, avec notre religion, avec toutes les manifestations de notre religion. Nos églises enfin seraient-elles devenues de simples salles de réunions où l'on ne retrouve que quelques vestiges de rites ancestraux rajeunis (rajeunis !) par musique en guinguette ? J'ai même lu dans un journal français catho­lique que les églises doivent être « adaptées à la chaleur des réalités actuelles... » Qu'on prenne garde de s'y brûler les plumes, car : « Dans le mystère sacré, nous occupons la place des chérubins et nous chantons les louanges de la Trinité créatrice de tout, laissant de côté les sentiments terrestres. » Amen, voilà qui est dit. *Envoi.* Le chérubin de ma petite enfance était le sacristain-chantre de notre église, en Bretagne, que je prenais pour un druide. Il baragouinait des motets dans sa grosse moustache, et en breton bien sûr, s'accompagnant d'une main sur le clavier parce qu'il avait perdu l'autre à la guerre. Ma phrase est mal tournée mais vous comprendrez mon trouble si je vous confie qu'aujourd'hui encore le cantique à Zan Erwan balance dans mon souvenir entre la statue de Saint Yves et les modèles de goé­lettes qui doucement viraient sur nos têtes. Tout cela était lié par la langue, si j'ose dire, même le latin prononcé à la manière d'Armor, et puis il y avait la lande, la brume et toute l'ambiance mystérieuse, religieuse, qui excusait à mes yeux de sept ans les fausses notes et la langueur des chants dans la rudesse des voix. 67:238 Ici, aujourd'hui, point d'ambiance, point de majesté, point de mystère. Loin de « mettre de côté les sentiments ter­restres » nos chérubins ont simplement introduit le cabaret à l'église et mes dix fois sept ans mesurent le chemin parcouru « à la chaleur des réalités actuelles ». Bernard Bouts. 68:238 ### Des livres d'enfants pour Noël par Francs Beaucoudray UNE RANGÉE de petites chaussures se blottit au pied de la crèche la veille de Noël. Qu'y mettre ? Un joli livre enveloppé de papier rose, empanaché d'un gros nœud d'or. Faites un de ces paquets étincelants de couleurs : bleu roi et ruban émeraude, ou rouge et argent, qui font toujours plaisir. Les doigts agiles s'en­chanteront à dépouiller les emballages les plus difficiles. Voici quelques suggestions. *Les 3 pastoureaux,* de Moreau Bellecroix, réédité chez Téqui, fera la joie des 12 à 14 ans. C'est l'histoire de Gilles, Allégrin et Fenouillet, partis avec la Croisade des pastoureaux au secours du roi de France. L'un est un cœur pur blessé. L'autre voudrait mieux savoir son mé­tier. Le troisième enfin voudrait amasser des richesses pour son père. Hélas, la croisade des pastoureaux naïfs est détournée de son but par un émir déguisé en chrétien. Un seigneur éclaire les enfants à temps. Louis IX débar­que en France. Alors il y a un très joli passage qui achève l'histoire de sainte et délicate manière. C'est une sorte d'apothéose où notre Roi est si juste et si aimable qu'un enfant se prendra à l'aimer. 69:238 L'auteur nous brosse un grand tableau aux couleurs violentes. Après la gaie entrée en matière avec le trei­zième siècle des constructions et des ateliers, on ne s'attend pas à cette retombée au milieu des sots entourés de méchants. Moreau Bellecroix s'attache aussi -- heu­reusement -- aux pèlerins en partance vers les hauts lieux, foule dense et grondante, déboulant à travers la France, couchant à la belle étoile sur les parvis, trempant la soupe au gré des fermes et des couvents, disponible, vibrante, prête à la prière. Sur ces houles diverses se détachent les héros, clairs, braves enfants qui s'affinent sans trop le savoir. Et derrière les drames, le récit cache une quête. Ils sont partis pour le tombeau du Christ. Jésus, à travers les événements, sculpte l'âme de ses petits, les corrige de leurs défauts et purifie leur âme. Cette quête de la perfection, c'est celle de Dieu, qui, invisible, fait tourner les choses au profit spirituel de ses enfants. Plongé dans toutes ces aventures le lecteur ressent l'arrivée de saint Louis comme le passage d'une colombe. Peut-on reprocher à l'auteur le sang, les incendies ? Disons qu'il y en a beaucoup. C'est surtout l'histoire très fraîche d'une belle amitié à trois et qui sera toujours fidèle. Elle domine l'histoire et le lecteur l'appréciera. Les cent premières pages sont très réalistes. Il y a des phrases mystérieuses, parfois, qu'il faudra expliquer à l'occasion : « Apprenez que le ciel est fermé à ceux qui ne traversent pas la mer » (page 63). Voilà une affirmation dont l'auteur ne corrige pas la faute pour ne pas dévoiler son personnage trop tôt. De toutes façons ce livre est prenant. Et le sei­gneur n'est pas le moins intéressant des multiples per­sonnages. Quant au passage de saint Louis à la fin du livre, juste le temps de rendre une sainte justice, assis au frais sous un arbre, il laisse une impondérable grâce au cœur. La fin éclôt dans la lumière chrétienne. Il reste à parler des images. Elles sont celles habi­tuelles à Pierre Joubert. Pourtant elles sont inégales et présentent des foules aux visages bêtes, cela souligne en­core les cent pages du début. Ces figures paraissent factices. Les costumes sont d'un Moyen-Age un peu fantaisiste qui sent le scoutisme déguisé. Saint Louis n'est pas ressem­blant, la reine Marguerite non plus. Le serre-file de la page 53 a tout du guerrier japonais mais les images des pages 178, 196, 197 et 207 ont ce relief et cet espace qui collent à l'esprit du texte. 70:238 La couverture représente trois chics petits scouts sur fond de caravelle. Ce livre un peu petit, d'une typographie serrée, fera la joie de ceux qui rêvent d'épopées chrétiennes. \*\*\* Un autre titre se présente bien pour les cadeaux de Noël. *Pour l'honneur de sa Dame* du père Suau de la Croix, aux éditions Résiac. Sensiblement destiné au même âge que le précédent, vous pouvez le donner aux filles aussi bien qu'aux garçons (quoique plutôt à ceux-ci). A l'inverse du premier il est tout de lenteur glauque au fil des jours. C'est l'histoire de Jean, qui regagne le château familial pendant la guerre, en 1942. Situé en zone libre, la vie de campagne s'y déroule, monotone, soumise aux saisons. Ses parents étant en Algérie, Jean devient chef de famille et veille sur ses deux petites sœurs. Il donne corps aussi à son grand projet : retrouver la statue de la Vierge, enfouie quelque part dans son parc à la Révolution. Déterrée, remise à sa place, Jean et quelques garçons se consacrent à sa garde en qualité de pages. Et lui, le chef né, le garçon au cœur droit, devient prêtre finalement à l'épilogue. Il faut justement faire une mise au point à ce sujet. Le texte laisse entendre que le jeune homme a pris l'habit de Char­les de Foucauld. Cet habit il ne le porte plus, l'ayant troqué pour un complet veston où discrètement s'accroche une croix. La première idée qui vient à l'esprit est naturelle­ment une fantaisie vestimentaire progressiste. En relisant attentivement, cela est moins sûr car Jean est prêtre en Algérie, devenue terre d'Islam et communiste ? Ceci mis à part, le père Suau de la Croix n'est pas flou lorsqu'il campe ses personnages. Il connaît bien les enfants. Leur univers fait de grands rêves et de petites joies, il sait le raconter et surtout peindre l'âme de ses personnages. C'est véridique à en être presque trop proche du vrai, à en être un tantinet monotone, à la manière de la vie paysanne, parfois. Cependant l'essentiel n'est pas là. Ce qui compte c'est l'appel de Notre-Dame qui attire vers le héros, précède son amour, le fait naître et augmente ses vertus. A cause de cela l'histoire est jolie, toute intérieure pour Jean, malgré les commentaires de la radio sur la guerre (passages en italique, heureuse idée qui relève le texte), malgré les soucis domestiques et le travail scolaire. 71:238 Autour de lui des êtres bien dessinés, bien compris par l'auteur qui a plus de psychologie que de style. C'est un itinéraire spirituel qui mène à l'amour de la Vierge Marie. Et il faut bien cela pour que je vous parle de ce livre car l'illustration est regrettable. A moins de n'y être absolument pas sensible, on reste interdit devant les visages. Où monsieur Van der Linden a-t-il vu un adolescent comme celui qu'il nous montre au gré -- très emberlificoté -- de son crayon ? C'est un homme au regard mort, presque un vieillard, buriné et perdu dans son vêtement aux plis impossibles. La mise en page n'arrange rien. Il n'y a qu'une solu­tion : coller du papier sur l'illustration. Vous ne les re­gardez jamais ? Alors achetez ce livre à condition d'être sûr que les lecteurs ne les regardent pas non plus. Il faut noter quelques fautes typographiques et une erreur histo­rique à propos de la maison Christian Dior qui n'existait pas en 1943 (elle a ouvert ses portes en 1947). Ce sont là désagréments véniels comparés à l'ensemble. La couverture présente un garçon aux mains épaisses. Cette couverture est acceptable à cause du vert très doux, une couleur qui revient toujours dans l'histoire. Il y a aussi *Galla et les amphores de Salerne* d'Hélène Coudrier, éditions G.P, collection « Rouge et Or Souve­raine ». Voici un livre pour les filles de 12-13 ans et dont l'auteur a bien des qualités, nous en reparlerons plus loin. L'histoire de Galla est celle d'une jeune fille gallo-romaine dont le père est injustement accusé. En ce temps-là les adolescentes n'étaient pas moins dégourdies que les nôtres, à ce qu'il semble. De plus celle-ci n'use pas de ses qualités pour une fin intéressée ou superficielle. Il s'agit pour elle et par ses propres moyens de disculper le père. La voilà partie et nous avec elle, à descendre la Seine. Promenade chatoyante, sonore, entre ces rives où s'entassent les peu­plades du temps. C'est un livre qui résonne d'appels, et nous emmène à travers coutumes et costumes au fil de l'aventure. C'est aussi une étude de caractère et, pourquoi pas, un modèle en la personne de Galla. Elle n'a peur de rien cette petite, tout juste sortie de l'adolescence, assez saisie de l'événement tout de même, mais prête à faire face. 72:238 Courage, sens pratique, endurance, amour filial, non seulement la fresque historique est intéressante, mais l'ensemble a de la consistance, une certaine vigueur. En revanche la typographie est un peu serrée et les images sans grand caractère. Ce livre n'a pas la qualité spirituelle des deux premiers mais il est un tableau des temps gallo-romains, un thème assez rare dans les livres pour enfants et ce thème est bien développé. *Du sang sur les mains,* de Maria Winowska, aux éditions Saint Paul est un livre à lire doucement. Il s'agit d'ailleurs de plusieurs histoires vraies qui sont arrivées en Pologne. Ce qui dans les pays de l'Est est le pain quo­tidien, prend ici une résonnante dramatique. Ces persé­cutions de la foi sont pourtant à connaître. Et je sais bien que les jeunes aiment beaucoup Maria Winowska. Garçons et filles de 13 à 15 ans ne seront pas déçus, ils la retrouveront ici avec son meilleur style. Lorsqu'elle parle de prison elle sait de quoi il s'agit. Dans un dîner, avec un grand éclat de rire, je l'ai entendue qui disait : « je suis un pilier de prison ». Elle trouvait cela parfai­tement naturel. Aussi a-t-elle, lorsqu'elle raconte ces his­toires poignantes, le tact exact pour trouver la juste image qui convient, sans verser dans l'horreur ou la grandilo­quence. C'est ce qui donne à toutes ces histoires une vérité, une profondeur, auxquelles on ne peut échapper. L'émotion saisit mais autre chose aussi : la découverte d'une sorte de chrétiens qui rappellent les premiers martyrs. Le re­noncement, la douceur, la patience, la confiance sont là faits chair et le pardon des offenses aussi. Ah pour celui-là, quel courage héroïque il faut avoir ! Je vous préviens tout de même. Il ne faut pas donner cette lecture à quel­qu'un de trop sensible ou dans un moment passager de désolation. Dieu exige de son peuple polonais de durs sacrifices. Un livre comme celui-ci, lu à un mauvais mo­ment peut faire qu'une âme se sente faible. (Rassurez-vous la réaction habituelle est l'enthousiasme.) La couverture, elle, n'en suscite aucun et c'est tout de même dommage de ne trouver jamais un travail bien fini. Elle représente une sorte de graffiti rouge sur fond blanc qui laisse chacun libre de rêver ce qu'il veut. A l'intérieur du livre il n'y a aucune image. 73:238 Il existe aussi un Jules Verne, moins connu que les œuvres principales du fameux écrivain et qui vaut la peine de s'y attarder. *Maître Zacharius* paru aux éditions Galli­mard dans la collection « Folio-Junior ». C'est un mince livret qui a l'avantage de reproduire les illustrations du XIX^e^ siècle. Ces planches faites par Schuler ont ce qu'il faut de fantastique et de mystérieux, de lyrique et de terrible. Cela va bien avec l'histoire de Zacharius, qui damna son âme pour avoir préféré à Dieu ses pendules. Dans l'œuvre de Jules Verne ce conte tient une place tout à fait à part. Je n'en connais pas d'autre où les personnages vivent aussi intensément le drame de l'idolâtrie. On y trouve des phrases comme celle-ci : « Et même au mo­ment solennel où la clochette annonça la transsubstan­tiation il ne se courba pas et il regarda en face l'hostie divinisée que le prêtre élevait au-dessus des fidèles. » La fin nous montre Zacharius à demi fou, courant à travers les éclairs et la tempête, vers un château abandonné où l'attend le diable et son chef-d'œuvre, la plus belle de ses horloges. Parmi les maximes qui défilent sur cette mer­veille de travail la dernière annonce : « quiconque se fera l'égal de Dieu sera damné pour l'éternité ». Mort fou­droyante, diable qui s'enfonce dans le sol, jeune fille pâ­mée, ermite impuissant, rien ne manque pour que l'enfant soit frappé par cette image et cette maxime pour toujours. L'histoire se lit facilement par ailleurs. On ne saurait en dire autant de la petite nouvelle : *Un drame dans les airs,* qui suit celle-ci. Un fou, embarqué clandestinement dans un ballon dirigeable, monologue devant le conducteur et n'en fait qu'à sa tête. La fin se devine aisément : le ballon s'écrase sans dommage pour le narrateur. Cette lecture étant aussi ennuyeuse que le discours du fou, il y a fort à parier que l'enfant se lassera tout seul. La couverture a du style. Elle montre Zacharius, décharné, inquiétant, montant vers son destin. C'est à signaler car les couver­tures de cette collection sont souvent fort laides. \*\*\* *Jeantou le gâte-sauce,* d'Hélène Coudrier aux éditions G.P. dans la collection « Rouge et Or Dauphine », sera la coqueluche des 7-10 ans. Cet auteur fait les délices des enfants avec un bonheur toujours égal. (Pour ceux qui ne la connaissent pas il faut la situer car elle a beaucoup de talent et l'art de rendre notre Histoire de France vivante comme si on la touchait. 74:238 Ce livre est donc la suite de toute une lignée d'autres qui créent une famille française : les Vital. Commencée avant l'ère chrétienne l'histoire des Vital couvre plusieurs siècles et beaucoup d'événements historiques.) Jeantou donc, est le dernier descendant de cette famille aux multiples personnages si vaillants, si bien campés. Nous sommes en 1516 et le garçonnet est marmiton aux cuisines dans un château de Fontfraîche. C'est la fête perpétuelle : goûters, « soties », « moralités », « monstres » (formes théâtrales du temps), repas fastueux. Dans ce remue-ménage Jeantou qui n'aime pas faire la cuisine perd un peu la tête et ne rêve que jardins. En sa compagnie le lecteur jette un coup d'œil à l'heure de l'effervescence sur le dessous des banquets. Et l'histoire est joliment bien troussée, preste, légère. Avec humour l'auteur nous montre aussi l'ébahissement du petit peuple devant la statue d'Apollon que le seigneur offre au village pour remplacer le grand calvaire. Son effarement en décou­vrant que c'est lui, presque nu, qu'il a devant les yeux ! La plume joyeuse ne rate pas non plus la jeune châte­laine, qui, goinfrée de pâté, a tout bonnement mal au ventre mais c'est aussi de l'histoire bien documentée. Ainsi apprend-on, assis sur l'herbette, que François I^er^ « fut fait chevalier après la bataille de Marignan par Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche ». Et aussi la chanson qui courut la France à ce moment-là. Par-ci par-là, il y a une allusion à Poitiers, à l'entrevue de Péronne, à Azin­court racontée tout chaud puisque cela date d'hier. Il y a même le début de l'histoire de notre Jeannette. Cela four­mille et c'est charmant. Il y a des chansons, des coutumes avec un naturel qui leur rend jeunesse et présence. Entre les cerfs aux amandes et les compotes au miel, les crèmes à la cerise et à la pistache, l'enfant « entre » vraiment dans l'air de la Renaissance, porté sur les spires de parfums qui montent des cuisines. Et il est bien dommage que les images rondelettes et peu fouillées soient anodines quoique fraîches. \*\*\* 75:238 Les plus petits méritent bien aussi un album au matin de Noël. *La rose bleue,* de Martine Bazzin, paru chez Grasset, plaira aux filles de 7 à 10 ans. C'est l'histoire d'un grand-père jardinier qui crée son chef-d'œuvre : une rose bleue. La belle est enchantée et lorsque le centenaire trépasse la rose passe aussi, emportant sa couleur pour inonder le ciel. Cette heure chaude de l'été où la famille prend le café sous les platanes pendant que les enfants s'égayent en jouant dans les allées du jardin, c'est cela que Boiry, l'imagier, a capté au vol. Jeux d'après-midi parmi les roses mousseuses en profusion de massifs au plus vert du jardin, pentes moelleuses et odorantes des buissons et des plates-bandes, les pelouses ont encore la fraîcheur du dernier arrosage. L'aquarelle donne des transparences limpides à cet univers gracieux. L'histoire est déjà jolie par elle-même et les deux petites filles, le grand-pète, dessinés un peu dans le style des années trente, créent un ensemble au charme extrêmement poétique. Il faudra initier l'enfant à cette lecture, simple, des belles images (le texte lui ne posant pas de problèmes). Il faut faire courir son doigt sur les courbes, attirer l'attention sur les couleurs, faire participer au paysage. Appréhender le monde par la beauté est pour le petit une école de nobles sentiments. Il peut pren­dre vite l'habitude que ce qui n'est pas beau n'est en même temps pas bien. *Coquin de sac,* d'Albertine Deletaille aux éditions Flam­marion dans la collection du « Père Castor » n'est pas du tout dans le même style. A vrai dire elles ne sont pas d'un très joli dessin ces images car ce n'est pas l'effet recherché, (d'autres albums du même imagier le prouvent). Ici il s'agit du mouvement que crée un enfant espiègle dans une maison heureuse. Grand-mère a un cadeau dans son sac pour sa petite-fille. Le coquin a disparu et l'enfant de partir à la chasse avec son balai. Chaque planche est un mouvement gai de la petite fille saisi sur le vif. Les fau­teuils, la table, les murs, autant de taches ensoleillées, orangées, dorées, couleur mirabelle, teintées de rose cou­leur du bonheur. Le texte, primesautier est tout à fait en rapport avec cette atmosphère d'intimité surprise. Cepen­dant il faut le redire, les visages ne sont pas d'une belle venue. Notons aussi un album cartonné et glacé pour ap­prendre les premiers chiffres : *Savez-vous compter,* de Gyo Fujihawa aux éditions Gautier-Languereau. Il a l'avantage de faire coïncider la gaieté et le calcul, ce qui sera vrai­semblablement la seule fois de sa vie pour le petit, qui aura envie de rire devant l'ensemble. 76:238 Ceux-là sont rendus aimables et leur côté définitif est paré de dessins très sym­pathiques. Chaque chiffre comporte autant d'animaux que lui : 1 chat blanc avec un rond noir autour de son œil d'or pour le chiffre 1, etc. La planche 10 tient 10 bêtes bien à l'aise et le lecteur l'est aussi. Le fond bleu, les couleurs fraîches, le dessin gracieux font un ensemble de bonne qualité. *Comme la plume au vent,* de Damjan, inspiré d'une fable d'Ésope, paru aux éditions Nathan, est une imagerie hiératique et mystérieuse qui laisse une impression de beauté. La fable aussi est belle : c'est celle de ces oiseaux qui, voulant élire un Roi, cherchent qui pourrait bien convenir. Et chacun d'être sûr de ses compétences, jusqu'à l'oiseau qui se pare d'autres plumes que les siennes. L'aigle seul sera Roi. Il est le seul par ses qualités à en être digne. Qui est ce Bohdal qui a dessiné les images pleine page ? Elles ont quelque chose de mexicain dans la stylisation mais rien de semblable dans la couleur. Cendrées, fines, elles ont un genre très personnel tout à l'honneur du peintre qui n'imite personne. Un étrange berger, immobile, donne aux pages un je ne sais quoi de mystérieux. Rien ne bouge là-dedans. Pourtant cela ne gêne pas. L'œil s'at­tarde sur les formes de ces oiseaux, bien en peine à la vérité et qui retiennent l'attention. Cet album a l'avantage d'avoir un beau texte et qui apprend aussi quelque chose que l'on voit peu dans les albums : N'est pas Roi qui veut mais celui qui en a l'envergure. En dernier j'ai gardé un album de Noël. Ils sont rares et généralement assez horribles pour donner envie de ne pas les avoir chez soi. *C'est l'hiver, c'est le soir, Noël !* D'un peintre naïf, Silca, édité chez Arnaud Picoli à Milan, et distribué par Ha­chette. La neige, très blanche, le ciel saphir, l'étoile blonde font un joli cadre aux personnages rondouillets, humbles et colorés qui trottinent vers la crèche. C'est petit, tout simple, tout humble et c'est pourquoi c'est touchant. La Vierge Marie, saint Joseph, personnages naïfs, qui sont un tout petit peu dans la lignée des santons. 77:238 C'est un album pour les petits de 3 à 6 ans. Les grosses lettres nous disent un texte bien agréable à entendre : « Cet enfant Roi, né cette nuit-là, et venu pour toi : Il t'apporte son amour pour toujours. Son nom est Jésus. Jésus. T'en souviendras-tu ? » France Beaucoudray. *Pour d'autres critiques de livres vous pouvez vous reporter à* Plaisir de Lire (*revue bibliographique*)*, 348, rue Saint-Honoré, 75001 Paris.* 78:238 ### La liturgie de Noël par Jean Crété Pour la fête de la nativité de Notre-Seigneur, l'Église déploie tous les trésors de sa liturgie. A prime de la vigile, la fête est annoncée avec une solennité unique dans l'année. Les premières vêpres (qui, en paroisse, ne se chantent guère que lorsque Noël tombe le lundi) nous introduisent dans la fête, avec encore des échos de l'Avent. Les deux premières antiennes nous annoncent le roi paci­fique ; la troisième nous dit que les jours de l'enfantement sont accomplis pour Marie ; la quatrième et la cinquième nous rappellent que la rédemption est toute proche ; le capitule est le début de l'épître de la messe de l'aurore. L'hymne *Jesu redemptor omnium* est du VI^e^ siècle ; elle se chante aux premières et deuxièmes vêpres et à matines sur une magnifique mélodie du premier mode ; elle nous rappelle le Fils engendré de toute éternité dans le sein du Père, qui daigne aujourd'hui naître de la Vierge Marie dans la substance de notre chair, et nous invite à chanter ce jour unique. Les matines sont admirablement composées. Dans les communautés astreintes à l'office de chœur, les matines se chantent immédiatement avant la messe de minuit, et les laudes immédiatement après : cela fait un office noc­turne de près de quatre heures, magnifique mais très fatigant. 79:238 En paroisse et dans les communautés non as­treintes à l'office de chœur, on peut, pour éviter une trop grande fatigue, chanter les matines plus tôt, dans la soirée du 24 décembre ; si l'on chante les répons, qui sont très beaux mais difficiles, les matines durent environ deux heures un quart ; si les répons ne sont que récités, ce qui est la bonne solution là où l'on ne dispose pas de chorale suffisamment exercée, l'office s'en trouve raccourci de qua­rante minutes. Le chant du reste de l'office ne présente aucune difficulté. L'admirable invitatoire : *Christus natus est nobis : venite, adoremus,* chanté, avec le psaume 94 *Venite exsultemus,* sur un quatrième mode éclatant, ouvre les matines ; c'est un des sommets du chant grégorien ; rien ne peut mieux exprimer l'adoration et l'enthousiasme de l'âme, devant le mystère de l'Enfant-Dieu. L'hymne *Jesu Redemptor* suit. Les antiennes donnent à chaque psaume son sens liturgique approprié à la fête de Noël ; elles sont d'un grégorien tout à fait classique et contem­platif. Les leçons du premier nocturne sont extraites des chapitres 9, 40 et 52 d'Isaïe, le prophète de l'avène­ment du Messie. Au deuxième nocturne, le pape saint Léon le Grand nous expose le mystère de la Nativité. Au troi­sième nocturne, on chante trois courtes homélies sur les évangiles des trois messes. Les répons sont d'un lyrisme très doux et chantent, sur les divers modes grégoriens, les divers aspects du mystère de Noël ; plusieurs répons sont consacrés à la Sainte Vierge. Depuis l'antiquité, la fête de Noël comporte trois messes. La messe de minuit est redevenue populaire de nos jours, après un temps de désaffection au XIX^e^ siècle ([^6]), mais trop souvent sous forme de messe basse avec can­tiques. Certes, il existe de très émouvants cantiques de Noël, auxquels les fidèles tiennent beaucoup ; il faut en chanter quelques-uns, mais non pas au détriment du chant grégo­rien. Le propre de la messe de minuit est très beau et facile à chanter ; les mélodies soulignent admirablement les paroles, empruntées pour la plupart aux psaumes 2 et 109 et s'appliquant à la génération éternelle du Verbe. 80:238 Les épîtres des messes de minuit et de l'aurore, emprun­tées à l'épître de saint Paul à Tite, nous rappellent la grâce de conversion que nous vaut la venue du Sauveur parmi nous. L'évangile de la messe de minuit est le récit de la Nativité, et celui de la messe de l'aurore en est la suite, avec la visite des bergers. Les oraisons sont pleines de lyrisme et de doctrine et demandent que nous soyons illuminés de l'éclat de la pure lumière. La coutume de célébrer la messe de l'aurore aussitôt après la messe de minuit, qui existe en certaines régions, n'a jamais été ni approuvée, ni réprouvée par Rome, à notre connaissance. En revanche, on ne peut, sans indult, célébrer les trois messes à la suite, de nuit. Dans la célébration privée, les prêtres peuvent célébrer leurs trois messes sans inter­ruption, mais de jour, dans la matinée. Il est bien préfé­rable de célébrer chaque messe à son heure normale. Les laudes sont très rarement chantées en paroisse ; les antiennes en sont merveilleuses ; l'hymne de Sedulius *A solis ortus cardine* est une hymne alphabétique qui chante la naissance et l'enfance du Sauveur ; on en chante aux laudes de Noël les sept premières strophes, et une partie de la suite est utilisée pour les vêpres de l'Épiphanie. La messe de l'aurore, un peu plus austère que la messe de minuit, n'est guère chantée que dans quelques monastères ; on y fait mémoire de sainte Anastasie, titulaire de l'église où cette messe était chantée à Rome. La messe du jour commence par l'introït *Puer natus est nobis* sur un 7^e^ mode triomphal. L'oraison demande que la nouvelle naissance selon la chair du Fils de Dieu nous délivre, nous qui étions retenus sous le joug de l'antique servitude du péché. L'épître de saint Paul aux Hébreux nous montre dans l'Incarnation la réalisation et le dépassement des figures de l'Ancien Testament. Le gra­duel *Viderunt omnes fines terras* est d'un beau 5^e^ mode, et l'alleluia du 2^e^ mode est un de ceux qu'il faut absolu­ment chanter. La communion reprend le début du texte du graduel, sur un premier mode très simple. L'évangile de la messe du jour est le commencement de l'évangile selon saint Jean qui énonce le mystère du Verbe éternel incarné. La préface de Noël loue Dieu de nous avoir éclai­rés, par le mystère du Verbe incarné, de la nouvelle lumière de sa clarté et demande que la vue du Dieu incarné nous entraîne à l'amour des réalités invisibles ; cette préface se dit à toutes les messes jusqu'au 5 janvier, et aux fêtes de la Purification, du Saint-Sacrement et de la Transfiguration. 81:238 Les deuxièmes vêpres de Noël comportent les psaumes 109 *Dixit Dominus,* 110 *Confitebor,* 111 *Beatus vir,* 129 *De profundis* et 131 *Memento,* avec des antiennes tirées de ces psaumes, qui leur donnent le sens approprié à la fête ; aux vêpres de Noël, le psaume *De profundis* n'est pas du tout funèbre. L'antienne de Magnificat *Hodie Chris­tus natus est* proclame la joie du ciel et de la terre en ce jour de la naissance de Jésus. Les anges, qui chantent le *Gloria in excelsis Deo,* ont leur part dans la liturgie de Noël. L'octave de Noël étant occupée par cinq fêtes : saint Étienne, saint Jean, les saints Innocents, saint Thomas de Cantorbéry et saint Silvestre, l'Église a établi comme règle que, même à ces fêtes, on chantera aux vêpres les psaumes et antiennes de Noël ; l'octave retrouve ici sa place. La Circoncision, qui marque le jour octave de Noël, a des antiennes propres pour les vêpres et quelques parties pro­pres à la messe, mais dans l'ensemble, la liturgie du 1^er^ janvier est celle de Noël. Nous devons remarquer que la messe de minuit de Noël est la seule messe de minuit proprement liturgique. La messe de la vigile pascale était, dans l'antiquité, non une messe de minuit, mais une messe de l'aurore. Lors de la restauration de la vigile pascale par Pie XII en 1951, on en avait placé la messe à minuit ; il y eut de nombreuses réclamations, et dès 1952, la faculté était accordée de célé­brer la vigile pascale plus tôt, à l'heure la plus pratique pour le peuple. On ne peut donc pas dire que la messe de la vigile pascale soit une messe de minuit ; celle de Noël reste unique, et ce n'est que par exceptions, en vertu d'indults accordés avant l'actuelle subversion de la litur­gie, que d'autres messes de minuit peuvent être célébrées au cours de pèlerinages ou d'adorations nocturnes. Même dans la nuit du 31 décembre au 1^er^ janvier, la messe de minuit n'est pas de droit, elle ne peut être célébrée qu'en vertu d'un indult. A côté de la liturgie, Noël comporte des coutumes qu'il faut respecter ; nous avons déjà parlé des cantiques. La crèche dans les églises est d'usage universel, et il est bien souhaitable que chaque famille ait la sienne. 82:238 Les enfants en sont émerveillés et les adultes seront bien avisés de redevenir enfants le jour de la naissance de l'Enfant-Dieu. Quant à la coutume de donner des jouets et des friandises aux enfants le jour de Noël, elle est bien légitime, à con­dition de ne pas faire perdre à la fête son caractère reli­gieux. Que les jouets soient donnés de la part de l'Enfant-Jésus, en l'honneur de sa naissance, c'est très bien, mais dans le respect de la vérité. Les enfants sont très sensibles au mystère de Noël ; c'est le jour idéal pour la première communion d'un jeune enfant. Rome a été longtemps réti­cente à l'égard de la communion à la messe de minuit, à cause du réveillon qui, en bien des pays, précédait la messe de minuit. Mais en France, la communion à la messe de minuit s'est toujours pratiquée ; et les évêques qui deman­dèrent des indults à Rome pour légitimer cette coutume les obtinrent facilement. Depuis saint Pie X, la commu­nion à la messe de minuit est permise, dans toute l'Église, sans aucune restriction. A une époque plus récente, on a permis la double communion : à la messe de minuit et à une messe du jour. En ce jour de Noël, l'Église nous donne l'Enfant-Jésus, avec tous les trésors d'une liturgie émouvante, unique dans l'année. Sachons en faire notre profit dans un esprit de profonde religion. *Ipsum quem genuit adoravit* (celui qu'elle a engendré, elle l'a adoré), nous dit l'Église, de la Sainte Vierge. Avec Marie, adorons Jésus nouveau-né, reconnaissons-le comme notre Dieu, notre sauveur, notre rédempteur. Car s'il est né, c'est pour nous et notre salut. Jean Crété. 83:238 ### L'expectation de la Vierge Marie DANS nos anciens bréviaires, figure à la date du 18 décembre une fête intitulée *Expectatio par­tus Beatae Mariae Virginis.* D'origine hispa­nique, cette fête fut adoptée par la quasi totalité des Églises du monde catholique ; puis elle tombe en désué­tude mais la chère nation espagnole lui est restée fi­dèle : les jeunes femmes enceintes ne manquent pas d'assister à la messe ce jour-là, afin d'honorer Marie dans le mystère de son expectation et de solliciter pour elles-mêmes le secours de sa grâce. Il y a encore, dans le peuple, ce pacte avec le ciel qui sanctifie tous les états de vie et qui constitue la chrétienté. Mais rien ne nous empêche, pour entrer dans le saint temps de l'Avent, de nous inspirer nous-mêmes de cette fête qui célèbre l'attente de l'enfantement de la Sainte Vierge : Y a-t-il une meilleure façon de nous préparer à la venue de Notre-Seigneur que de nous unir à l'attente de Marie ? 84:238 Lorsqu'une femme est enceinte, on dit couramment qu'elle *attend* un enfant. Sans doute fait-elle plus que de l'attendre : elle le porte et le nourrit mais le langage populaire est un grand philosophe : il va droit à l'essence des choses avec un bonheur et une précision dont seraient bien incapables nos rhéteurs ès sciences humaines. Le mystère de *l'attente* résume l'homme et même l'his­toire de la création tout entière. C'est saint Paul qui le dit : « La création attend avec impatience la révélation du fils de Dieu... elle gémit tout entière dans les douleurs de l'enfantement. » Tout l'ancien monde d'avant la venue du Christ était dans un état d'attente, depuis le scribe accroupi jusqu'au guetteur de *l'Agamemnon* d'Eschyle, épiant de nuit le signal lumineux qui lui viendra des vais­seaux de l'armée grecque. La scène est à Argos, devant le palais d'Agamemnon : LE GUETTEUR *--* « Je prie les Dieux de mettre un terme à mes fatigues, à cette longue garde que je fais depuis un an. Couché ici, sur le toit des Atrides, à l'écart, comme un chien, j'ai appris à connaître à fond l'assemblée des étoiles nocturnes et ces astres qui apportent aux mortels les frimas et la chaleur, princes lumineux dont l'éclat se distingue dans l'éther, dont je connais le lever et le coucher. Me voici encore aujourd'hui guettant le signal du flam­beau, la lueur du feu qui doit apporter de Troie la nouvelle annonçant la prise de la ville. Tel est en effet l'ordre donné par une femme aux mâles desseins qui vit dans l'attente. Cependant, lorsque, vagabond nocturne, je m'étends sur une couche mouillée de rosée où les songes ne me rendent point visite -- car la crainte, au lieu du sommeil, siège à mes côtés et m'empêche de fermer solidement les paupières -- et que je veux chanter ou fredonner, entonnant un chant pour combattre l'as­soupissement, alors mes larmes coulent et je gémis sur les malheurs de cette maison qui n'est plus excellemment gérée, comme elle l'était jadis ! 85:238 Mais puissé-je voir aujourd'hui l'heureuse fin de mes peines et le feu de la bonne nouvelle briller dans les ténèbres ! (pause) Oh, salut à toi, flambeau qui fait briller le jour au milieu de la nuit et qui va susciter en Argos un chœur nombreux pour remercier les Dieux de cet événement. » Nous avons cité jusqu'au bout l'admirable exorde de l'*Agamemnon* parce qu'il ressemble étrangement à nos hymnes pascales du IV^e^ siècle célébrant le triomphe de la lumière sur les ténèbres. Oui, l'histoire de l'humanité est celle d'une longue attente. La grandeur du théâtre grec est de l'avoir pressenti à une telle profondeur que l'on peut parler sans exagé­ration d'un *Avent hellénique.* Pourtant le peuple de l'attente par excellence ce fut le peuple juif. Pendant que la Grèce ouvrait au dogme chrétien les claires avenues de l'intelligence, pendant que Rome traçait de l'Orient à la Gaule les voies pierrées où passeront la cohorte et le missionnaire, Israël était préposé à l'attente. Et Marie cristallisait en son être même l'attente du peuple de la promesse. Elle était la fleur d'Israël, -- *Et flos de radice ejus ascendet :* « Quelques soupirs qu'aient poussés les Patriarches, dit saint Louis-Marie Grignion de Montfort, quelques demandes qu'aient faites les prophètes et les saints de l'ancienne loi pendant quatre mille ans pour avoir ce trésor, il n'y a eu que Marie qui l'ait mérité et trouvé grâce devant Dieu. » Et le saint continue en montrant que « Dieu le Fils est descendu dans son sein virginal, comme le nouvel Adam dans son paradis terrestre pour y prendre ses complai­sances et pour y opérer en cachette des merveilles de grâce ». 86:238 Quelles sont ces merveilles de grâce ? Peut-on discerner durant les mois qui forment la période la plus, intime et la plus cachée de la vie de la T.S. Vierge quels furent les grandes attitudes d'âme, les pensées et les désirs qui peu­plaient son attente ? Que nous dit la théologie ? Hélas, la théologie ne nous dit rien. Nous sommes ici non plus dans l'ordre du dis­cours mais dans celui de la prière et de la communion. « ...Non, Monsieur, disait saint Vincent de Paul, ni la philosophie ni la théologie n'opèrent dans les âmes ; il faut que Jésus-Christ s'en mêle avec nous et nous avec lui ; que nous opérions en lui et lui en nous ; que nous parlions comme lui et en son esprit, ainsi que lui-même était en son Père et prêchait la doctrine qu'il lui avait enseignée ; c'est le langage de l'Écriture Sainte. » Interrogeons Dieu lui-même : quelle marque la mani­festation de son Nom imprime-t-elle de prime abord dans l'âme de ses serviteurs ? Quelle attitude essentielle suscite en nous le rayonnement de sa Présence ? La réponse nous est donnée par l'enseignement du *Notre Père.* Le premier acte doit être un mouvement intérieur d'adoration et de révérence. Ce mouvement de l'âme cor­respond à la première demande du Pater : « *Sanctificetur nomen tuum *». Il fut inspiré à Marie par le Saint-Esprit avant que son Fils n'eût à le lui enseigner. C'était un sentiment de révérence, infini dans son ordre, suscité par la présence de la majesté infinie de Dieu. On ne saura jamais assez combien les mystiques -- et Marie est leur reine incontestée -- sont pris d'abord d'une frayeur sacrée en présence de la grandeur divine. Une dialectique sommaire inventée par les rationalistes tend à accréditer que pour l'Israël de l'Exode, peuple primitif, Hyhawé se manifestait dans le tonnerre et les éclairs tan­dis que sous le nouveau Testament, la crainte n'a plus de place dans la vie spirituelle : Dieu se montre comme un ami. 87:238 On aura peu de mal à renverser ces idées de quatre sous ; il suffira de rappeler que lorsque Dieu parlait avec Moïse comme un ami parle avec son ami, c'était sous l'ancien Testament -- (Ex. XXXIII, 11) -- tandis que dans Luc V, 8 c'est saint Pierre « saisi de frayeur » qui s'écrie : « Éloigne-toi de moi Seigneur, car je suis un homme pé­cheur ! » En réalité on ne peut monter dans l'Amour qui -- à son sommet -- chasse la crainte, qu'après avoir reconnu la grandeur de Celui qui nous aime. Le rôle de la crainte révérencielle est de purifier l'esprit des pensées naturelles au sujet de Dieu. L'âme de Marie, redisons-le, était saisie par la grandeur infinie de Dieu, par une bonté qui dépasse les catégories de la bonté, et qui incline l'âme au silence et à la solitude. C'est là, peut-être, une des raisons mysté­rieuses pour laquelle saint Joseph fut laissé dans l'igno­rance du mystère qui s'accomplissait. Marie était, comme Moïse, « dans la nuée », c'est-à-dire dans le secret de la Face divine ; mais la nature de cette proximité avec Dieu était d'un ordre infiniment plus élevé. Ce n'était plus un simple face à face, c'était une union substantielle, sans analogue dans l'univers créé, qui situe Marie dans un ordre à part, *aux frontières de l'ordre hypostatique.* C'est pourquoi, au-delà de l'adoration et de la révé­rence (*vereri : craindre*)*,* au-delà du saisissement et du silence dans lequel la créature s'abîme devant son créateur, il existait en Marie un mouvement qui la tirait, non vers le néant mais hors d'elle-même, en des ravissements et des épanchements où son âme ne faisait plus qu'un avec l'âme créée du Verbe Incarné. Cette mutuelle inhésion produit entre l'Aimant et l'Ai­mée une *certaine égalité* qui est le propre de l'Amour, au dire de saint Thomas, et qui fait de Marie la plus haute personnification de l'Épouse du Cantique et du psaume 44 : *Mon Bien Aimé est à moi et je suis à lui !* *Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. Écoute ma fille, et vois, incline ton oreille car le Roi s'est épris de ta beauté.* 88:238 L'aimée devenue épouse reçoit en dot nuptiale le trésor des vertus et des dons parmi lesquels il faut compter un don estimable entre tous : le don de confiance. Une im­mense confiance, active, sereine et puissante comme Dieu. Viendront bientôt l'épreuve de la crèche, l'étonnement de la vie publique, le scandale de la Croix. Marie a puisé dans les heures de l'attente une paix, une douceur, une certitude d'être aimée qui la rendront plus forte que le monde et les forces du mal coalisés. L'attente de Noël est un temps d'épousailles où l'Église, toute résumée en Marie, commence son pèlerinage dans une bourgade de Galilée, sous le regard de Dieu et des Anges. Et jamais elle n'aura été aussi sainte. \*\*\* Il y a ainsi de par le monde, des âmes royales, incon­nues de la foule, qui ont choisi de n'être rien pour que, en elles, Dieu soit tout. Ces âmes ignorées sont les piliers de l'Église. Elles sont, parfois sans le savoir, de la race et de la vocation de Marie, tout entières au service de l'Époux. -- *Ecce ancilla.* Elles forment un cortège mysté­rieux de corédemptrices et leur apostolat caché travaille à faire de l'humanité une grande procession en marche vers le ciel. \*\*\* Ô jeunes mamans de la terre, vous qui désirez ou at­tendez votre enfant, apprenez à voir dans l'exercice de votre maternité une fonction sacrée. A l'image de Marie et de l'Église vous travaillez à une gloire éternelle ; vous augmentez le nombre des élus, vous mettez au monde d'autres Christ. Parturientes, vos douleurs vous purifieront de cette vanité de filles d'Ève que l'eau du baptême n'a point totalement effacée. 89:238 L'épreuve de la maternité qui est votre honneur sera pour nous un constant rappel de ce noble service de l'Église en vertu duquel la Bienheureuse Aleth nous donna saint Bernard ; Blanche de Castille, saint Louis ; Mamma Assunta, saint Jean Bosco ; Madame Martin, Thérèse de Lisieux. Mais si vos douleurs sont saintes que dire de vos joies ? Elles sont un reflet des joies si pures de Marie : faites-les monter vers Dieu. Prenez garde de ne point vous fermer sur un bonheur naturel : l'enfant qui naîtra appartient à Dieu. Sa vocation sera de louer Dieu avec vous éternelle­ment dans cette grande famille du ciel que les familles terrestres ont pour mission de préparer et dont elles nous offrent l'image par avance lorsqu'elles vivent dans la piété et la charité. Vous aurez tant à faire pour apprendre à votre enfant le chemin du ciel ! Armez-vous de courage et de ferme bonté. Priez beaucoup. Prions ensemble en ce temps béni de l'Avent pour que par les mérites de l'enfantement de la T.S. Vierge nous soyons préservés des lois iniques qui attentent à la pureté de votre vocation et à l'honneur de notre malheureux pays. Benedictus. QU'EST-CE QU'UNE « MÈRE CHRÉTIENNE ? ». -- « C'est celle qui fait de la maternité un sacerdoce, qui verse la foi avec son lait dans les veines de son enfant. C'est celle qui apprend aux petites mains à se joindre pour la prière, aux petites lèvres à bégayer les noms bénis de Jésus et de Marie. C'est la mère qui sait caresser et punir, se dévouer et résister. Plus tard, c'est la femme joyeusement sacrifiée qui abdique, au profit d'une sujétion austère, les satisfactions de la vanité ou du plaisir, qui préfère à la capricieuse liberté du monde, la volontaire servitude du foyer. Cette mère-là sera qualifiée pour enseigner un jour à sa fille la modestie et le dévouement, pour inculquer à son fils l'amour des vertus viriles et la noble, passion du devoir... » -- Mgr d'HULST. 90:238 ## NOTES CRITIQUES ### Halda, Quoniam, Vier On ne connaît pas assez les indicibles souffrances des chro­niqueurs littéraires... Ils ont des droits imprescriptibles, y compris celui d'écrire des sottises, mais bien qu'ils en usent à l'occasion leur sort n'en est guère amélioré. Des jugements entièrement subjectifs peuvent être de mise à propos d'œuvres de fiction, roman ou théâtre ; mais comment parler de livres certainement plus profitables au lecteur sans posséder l'éru­dition ou la maîtrise philosophique des auteurs eux-mêmes d'abord, ensuite des génies inspirateurs qu'ils évoquent ? On ne saurait pourtant s'abstenir d'en parler ; et il faut bien s'exposer à d'éventuelles erreurs d'interprétation, humiliantes et fâcheuses, sur les intentions des penseurs dont on traite et de ceux qui les font connaître. On se résigne aussi à affronter des lecteurs souvent meilleurs connaisseurs que soi en ces matières philosophiques, théologiques et littéraires. C'est en acceptant tous ces risques que j'obéirai à un sentiment de gratitude pour ce qu'ils m'ont appris et m'apprendront sans doute encore, et que j'évoquerai en les unissant « Christianisme et Humanisme chez Romano Guardini » de Bernard Halda aux éditions Téqui, « Bonheur et salut » de Théodore Quoniam chez José Millas-Martin et la Neuvième série de « Littérature à l'emporte-pièce » de Jacques Vier aux éditions du Cèdre, trois auteurs plusieurs fois rencontrés au cours des ans passés, compagnons de route éprouvés et qui nous procurent le plaisir de retourner à l'école, démarche nécessaire à tout âge, si l'on en croit le vieux Sénèque... Précisément la culture dont notre temps se fait gloire s'éloi­gne de l'humanisme dans la mesure où elle procède « au coup par coup », se disperse et se fragmente au rythme incertain des modes et des suggestions versatiles de l'information. Nous laissons derrière nous des problèmes non résolus, consciemment et avec regret, ou bien par l'effet d'un oubli total. 91:238 Je dois à Bernard Halda de connaître Romano Guardini dont je savais l'importance mais dont j'avais remis l'étude à des lendemains incertains ; j'aurai tout d'abord gagné à cette lecture l'efface­ment d'un certain nombre de préventions à l'égard d'un théo­logien que je tenais pour responsable initialement des errances ou erreurs de gens qui s'étaient d'abord recommandés de lui. Sa pensée est ici fortement rattachée aux bases essentielles des dogmes et de l'Écriture et, si mes compétences trop restreintes ne m'autorisent pas à juger plus avant, je ne saurais du moins le mettre sur le même plan qu'un Teilhard de Chardin ; au contraire bien des aspects de Guardini s'opposent à ce que nous avons vu trop souvent et, qu'à n'en pas douter, nous verrons longtemps encore. En lisant Théodore Quoniam nous mesurons combien un problème général tel que celui du bonheur a pu être négligé : chez lui, la recherche d'une rigoureuse clarté conduit à la découverte de perspectives nouvelles. Le discer­nement des divers états d'âme paresseusement réunis d'ordi­naire sous le nom de « bonheur », par exemple « conten­tement », « béatitude », « félicité », leur insertion dans les divers âges de la vie, dans les paysages mêmes, nous rappelle que les classifications exigeantes, loin de pétrifier ou fossiliser les thèmes majeurs de la méditation humaine, les revivifient et les enrichissent : ces cadres de recherche sont aussi périodi­quement victimes de l'oubli ; considérés comme implicites et allant de soi, ils ne sont plus l'objet d'aucun recours, et l'homme devient une abstraction aussi fausse que commode pour des éthiques de subversion. Un retour aux subtilités nécessaires implique le rappel de certains noms, de certaines citations que l'époque intellectuelle de notre avant-guerre connaissait bien et dont on ne paraît plus guère se soucier : André Suarès, Charles du Bos, Edmond Jaloux, et bien d'autres relégués dans une vague pénombre sont encore capables d'offrir des sug­gestions profitables ; encore faut-il trouver l'homme qui, comme Th. Quoniam, en a conservé une connaissance étendue et les a longuement inclus dans sa méditation. La vraie découverte, à l'heure présente, est celle qui remonte à travers le temps et souvent fort loin. Jacques Vier étudie le style de Joseph de Maistre en y décelant la double influence de la Bible et de Platon ; mais une telle recherche exige aussi que l'on reven­dique hautement un droit à refuser les dédains faciles du passé français et les entreprises de démolition, comme « Le Mal Français » de Peyrefitte auquel J. Vier consacre un cha­pitre passionnant et sans complaisances. L'humanisme est con­traint de réclamer aujourd'hui les libertés nécessaires à son exercice. 92:238 Aussi l'humanisme a-t-il également le droit à l'humeur, et l'humour, aussi bien qu'une allègre mauvaise humeur ou une tendresse discrète, est un des aspects de cette vitalité de la pensée. Si pour certains sujets la clarté et la sûreté démons­trative d'un B. Halda suffisent, c'est qu'elles inspirent la forte confiance indispensable à la conversation du lecteur et de l'auteur. Mais on a plaisir aussi à retrouver la ferveur et l'émotion souvent poétique au service de l'analyse chez Th. Quoniam et l'irremplaçable vivacité caustique de J. Vier : allures personnelles, énergie toujours juvénile, rares dans l'ac­tuelle littérature critique où, à part quelques formules percu­tantes des « nouveaux philosophes », la soupe reste bien fade. La « tonitruante inculture » dont parle J. Vier n'a pas le tonnerre pittoresque ni pathétique, et on serait plutôt tenté de lui appliquer une autre sentence lapidaire et rabelaisienne inspirée aussi à J. Vier par les extravagances des techniques d' « expression corporelle » : « Une chose est sûre : les pétomanes ont de l'avenir. » Cet avenir ayant peu de charmes aux yeux de l'humaniste véritable, on ne s'étonnera pas de l'insistance avec laquelle on retourne à des auteurs essentiels, à ceux en tout cas dont l'examen a été fertile en révélations pour l'analyste : il est naturel que Th. Quoniam revienne à Montesquieu, J. Vier à Maurras, à Bernanos, voire à Gide. Il y a les auteurs carrefours et repères, et aussi les têtes de Turc : « l'emporte-pièce » de J. Vier n'oublie pas Legant ou Guillemin. Mais comme il n'existe pas de conversation familière sans quelques désaccords amicaux, le lecteur que je suis persiste dans ses obstinations ! Que Th. Quoniam me pardonne, mais je ne relis jamais sans un frisson, à cause des conséquences possibles, la phrase de Péguy sur la « pensée toute faite » nécessairement pire que la « mauvaise pensée » : d'ailleurs la pensée toute faite peut toujours être reprise de manière personnelle, tandis que la « mauvaise pensée » n'est vraisemblablement justiciable que du rejet et de l'abandon. Il en va de même, à propos de Péguy, pour la fécondité présumée du « fatras » et du « désor­dre vivant », tandis qu' « il n'y a plus aucun espoir avec un ordre mort » : je doute beaucoup des trépas définitifs des « ordres », si du moins ils méritent ce nom. J'avoue être encore davantage suffoqué par ce paragraphe : « Comment sortir de l'impasse pour que l'Église puisse répondre à sa vocation œcuménique qui est lieu de catholicité et de com­munion universelle pour tous, lieu où le non-croyant puisse se trouver à l'aise sans contrainte d'aucune sorte. » Le croyant, lui, tient trop à la vertu des contraintes pour se sentir à son aise dans cet œcuménisme-là. Comme le disait La Bruyère, un homme né chrétien et français se trouve contraint sur certains sujets, et ces contraintes semblent inséparables. Aussi, quand J. Vier admire la pureté du style de Gide et s'étonne que ses successeurs dans le domaine de l'immoralité lui aient préféré Sade, je verrais plutôt là un rapport de conséquence tout à fait inévitable ; je crois même discerner dans le style de Gide les prodromes d'une technique de démolition du langage lui-même. L'humanisme de Gide me semble alors très sujet à caution. 93:238 Quoi qu'il en soit, on ne saurait renoncer à reprendre les auteurs proches ou lointains qui ont formé -- ou déformé -- l'esprit français. Il peut arriver que l'on trouve une pensée fort judicieuse dans une œuvre peu satisfaisante, et Quoniam en découvre chez Sénancour en dépit de son pessimisme car­céral ; par contre les perspectives de Guardini sur Pascal et Platon sont pour moi assez décevantes. Quand on refait la carte d'état-major de la culture littéraire, on consent assez souvent au paradoxe de J. Vier : « j'avais converti mes étudiants à l'idée qu'on peut toujours tirer quelque chose de rapproche­ments saugrenus ». En fait, ces rapprochements ne sont qu'im­prévus ; et certains penseurs des deux après-guerres ont fort bien réussi à introduire le saugrenu dans les rapprochements les plus plausibles. Pour J. Vier comme pour Th. Quoniam et B. Halda, la constante prééminence du sacré éclaire toujours le sens de l'étude, restreint autant qu'il est possible les capricieux barbouillages et les caricatures abusives que la littérature inflige au portrait de l'homme. C'est un long travail, et les efforts qu'il impose devraient servir de leçon ou d'avertissement à des âmes honnêtes et charitables trop naturellement portées à concevoir l'humanisme comme une notion simple, facile­ment et directement maniable. L'homme est ondoyant, divers, ambigu, consciemment ou inconsciemment trompeur sur lui-même et sur le monde qui l'entoure. La valeur attribuée à l'humanisme devient contestable si on isole l'homme du sacré, ne fût-ce qu'un instant, pour la commodité de l'exposé, et en s'imaginant naïvement que le sacré que l'on sous-entend sera également pris en considération par des adversaires trop heu­reux de faire état de formules imprudentes. Rien n'est plus angoissant et générateur de malaise qu'une notion simplifiée de l'homme ; mais l'humanisme chrétien ne s'accommode pas de cette simplification béate. Et peut-être ajouterais-je aux méditations de Quoniam sur le bonheur et le sacré qu'une des approximations relatives du bonheur, c'est encore la fréquen­tation des esprits qu'un labeur incessant rend constamment sensibles aux erreurs et aux périls intérieurs de l'homme c'est toujours à ce prix que l'humanité est vraiment aimée et que l'humanisme répond à sa mission. Jean-Baptiste Morvan. 94:238 ### Le plus profond désir Pierre BOUTANG : *Apocalypse du désir* (Grasset). Baudelaire constatait le foisonnement du désir : *Grandiras-tu toujours grand arbre plus vivace* *Que le cyprès ?* Et l'on pourrait croire à suivre les maîtres de l'heure (les maîtres apparents) que c'est sur cet arbre qu'est fondé le monde, non sur l'arbre de la Croix. Mais comment prendre ce désir dans ses croissances et excroissances, retracer son his­toire et ses projections indéfinies ? Pierre Boutang va tout de suite au nœud central : « *Le plus profond désir de l'homme créé : que Dieu lui-même essuie les larmes de sa créature. J'ai beau chercher auprès de nos parleurs du désir, je n'y entends jamais la plus étrange, non tarissable source, celle des larmes, ni le désir que Quelqu'un, comme pour un enfant, les essuie. *» Il revient plus loin, s'appuyant, comme il aime à le faire, sur une image fondamentale, à l'enfant, à son sourire d'avant le premier mensonge, étonnement et confiance, accord au seuil du désir. C'est de là que tout part. Mais il y a le mensonge, le péché, pour tout homme. Et aussi l'oubli ou la négation du péché, où le désir prolifère, se déforme, devient cette réalité qui « *a pris possession de l'homme moderne *»*.* Cela fait un long voyage. Il fait l'objet de ce livre. Au seuil, les quatre cavaliers de l'Apocalypse nous donnent les figures fondamentales du désir, surplombant, menaçant cha­que homme, plus ou moins actives suivant le moment. Elles sont en relation avec les âges de l'humanité. Ici, comme dans *Reprendre le pouvoir,* Boutang se réfère à Vico, et tisse tout un réseau de signes et de correspondances. Le cavalier à l'épée, sur son cheval rouge, c'est l'âge des héros, la guerre et le meurtre. Celui qui tient la balance, le monde noir de l'avarice et de l'usure, le nôtre, s'exaspérant dans sa prétention à la justice. 95:238 Le cavalier de la mort sur son cheval livide, in­dique le temps (à venir ou déjà là) du ravage, du renversement total, à faire regretter les anciennes rigueurs. Mais le premier appelé, l'archer blanc, celui de « l'âge des dieux » de Vico, en quoi est-il un « précurseur » ? Peut-être parce qu'il rappelle un âge d'or inaccessible pour nous, « une plénitude de désir déjà accompli et toujours renaissant », (dont le sourire de l'enfant, dont on a parlé, évoquerait le reflet). Cet état perdu est d'une certaine façon à l'origine des tentations que révèlent deux autres « précurseurs » étudiés ici : Rimbaud et Peter Schlemihl. Cependant, ils sont plus nettement marqués par d'autres signes : le cavalier au cheval rouge pour le poète, celui à la balance pour l'homme qui a perdu son ombre. Rimbaud, c'est l'adolescent, *le refus de cesser de croître,* le furieux désir d'aller outre. Schlemihl, lui, ne représente pas la révolte contre les limites humaines, mais l'erreur de la soumission aux fausses règles des lumières : le progrès par la raison et le développement des marchandises accomplira tous les désirs, faisant de l'homme un dieu. Schle­mihl a vendu son ombre pour vivre sous le regard de l'argent. Ces « précurseurs » nous préparaient à aborder les « provo­cations » du siècle. Boutang les résume en un triptyque où l'on voit chaque fois le désir s'orienter vers la mort : Kojève, le hegelo-marxisme, et (traités avec l'agacement qu'inspirent les saltimbanques) : Lacan, c'est-à-dire la postérité de Freud, et Deleuze et Guattari, leur « Anti-Œdipe » et l'homme désigné comme « machine désirante ». Trois entreprises différentes. Elles ont en commun le refus de l'être, et la volonté de liquider le christianisme : elles ne peuvent même exister qu'en le considérant comme non avenu. On en est au point où les « lumières », qui reniaient le Christ, sont à leur tour reniées, parce qu'elles en gardaient un reflet. Les lumières *trahissaient* leur origine. Cela les rend insupportables. « *Le terrain de plus en plus évacué par la théologie a été occupé par la philosophie, et une philosophie formée par le christianisme, vouée à en accommoder ou en contredire les dogmes. *» Un retournement s'achève, où l'abîme est visé comme sommet. Cela se marque dans le regard porté sur le monde, et jusque dans le langage. Considérez, par exemple, cette définition de Boutang : « *La fête est fête de l'âme comme désir accom­pli, unité de ce désir avec lui-même et avec les autres. *» Et comparez avec la définition commune aujourd'hui : suspension des interdits, ou transgression, et consumation des biens. 96:238 Ou bien, autre exemple, la phrase de Kojève citée ici : le retour a l'animalité « *apparaissait non plus comme une possibilité, mais comme une certitude déjà présente *»*.* Boutang remarque que Soljénitsyne a dénoncé dans ce *retour* « *un mouvement de décadence, une corruption du désir *»*.* Ce que l'un nomme décadence et corruption, l'autre le regarde comme progrès et accomplissement. La décomposition d'une société se marque par ce retournement. A la limite, entre ceux qui ne l'ont pas opéré et ceux qui y participent, impossible de s'en­tendre. Pourtant, si la limite est encore obscurément ressentie, si les hommes répugnent à « la grande dérive » de Deleuze, il faut se décider à faire le trajet inverse de celui qui a été parcouru, retrouver une image juste de l'homme et la vérité du désir. Chemin de délivrance, que Boutang trace après avoir précisé sa situation propre (*D'où parles-tu ?*) : l'étrange et beau poème de l'*Oraison pour une fin de l'été* montre que nul, sans doute, n'est dispensé de ce trajet, aujourd'hui. La délivrance, l'idée que le désir doit être délivré, exigent de retrouver le sens chrétien du libre-arbitre, et la lumière de la révélation. On ne peut philosopher comme si le chris­tianisme n'existait pas, le mettre en parenthèses pour un temps, ou le croire aboli. Les « provocateurs » le font. Leurs sophismes naissent de cette négation première : il n'y a pas de *voie,* c'est donc que l'homme n'est pas fait pour marcher, disent-ils après avoir bouché la porte. De « la vulgate du pouvoir » au « sang de l'agneau », le dernier livre de « l'Apocalypse du désir » indique l'issue, la voie, et donne son sens à l'ensemble : « *La limitation du désir par le Christ qui se dit le seul vrai pain, qui donne la seule eau vive, n'est pas chute de l'homme dans la finitude désespérée, mais libération de l'indéfini, destruction sainte des* « *machines désirantes *» *de la servitude. *» On soupçonnera en lisant cette note, qui reste schématique, la richesse surabondante de ce livre. Il surprend par la diver­sité de ses tons : analyse, méditation, mais aussi satire (de notre société avancée, par exemple), poème, et confidences aussi. Et même d'extraordinaires explications de textes de Rimbaud, Shakespeare ou Butler. C'est l'œuvre d'un homme qui engage dans sa quête corps et âme. « *Je n'ai jamais eu avec les livres de rapport proprement livresque, ni peut-être avec les gens de rapport social. *» On ne peut avoir non plus avec « l'Apoca­lypse du désir » un rapport proprement livresque. C'est la mar­que des grands livres, et celui-ci en est un. Oui, un grand, un maître-livre. René Perronet. 97:238 ### Bibliographie #### Thomas Molnar Le modèle défiguré (L'Amérique de Tocqueville à Carter) (P.U.F.) A qui veut comprendre l'in­compréhensible Amérique on ne saurait trop recommander de lire le livre de Thomas Molnar. Tout ce qui nous dé­concerte dans la nébuleuse américaine trouve ici son ex­plication. Les États-Unis sont un monde à part : le « nou­veau monde », qui est au mon­de ancien ce que « l'homme nouveau », celui de Marx, est à l'homme d'autrefois et de toujours. Tocqueville avait été fasci­né par cette « démocratie » qui n'avait rien de commun avec les régimes de la vieille Europe. Sans rien se dissimu­ler de ses faiblesses et de ses contradictions, il en pressen­tait le prodigieux avenir lié aux chances de liberté et d'é­galité qu'offrait un continent vierge aux pionniers fuyant les contraintes du passé. Imbus de l'éthique protes­tante, ces pionniers s'émer­veillaient de la bonté d'une Providence qui les prédesti­nait à la mise en valeur d'un paradis terrestre tenu en ré­serve à leur intention. Foin donc d'un gouvernement des­potique ! Ce que la nature hu­maine exige d'organisation sociale s'aménagerait de bas en haut, pour que l'individu demeure souverain. Le stade suprême de l'organisation se­rait l'État, régional, l'étage au-dessus n'étant que l'union des États, pour former les États-Unis. Le Président des États-Unis ne serait, au sommet, que la représentation de l'in­dividu-roi, et son pouvoir s'exercerait pour empêcher tout pouvoir qui ferait obsta­cle à la liberté des individus et à leur égalité. Il en résulte, selon Tocque­ville, que « l'état de société existe plus réellement au sein des États-Unis que parmi les Européens ». Les pays d'Eu­rope sont des *nations,* le pays américain est une *société,* une civilisation, un univers qui se meut et se tient dans son uni­té par sa seule masse -- *mole sua stat.* Une société, qui refuse en quelque sorte la politique, ne peut être qu'économique, dans la concurrence illimitée des activités individuelles orien­tées à l'aménagement et à la transformation de son terri­toire. 98:238 Sans passé, elle ne pen­se qu'à construire le futur, dans une foi sans faille au progrès. Elle devient ainsi la première puissance du monde impérialiste ? Mais non. Mo­dèle seulement de la vérité sociale appliquée et mission­naire de ce modèle si on fait appel à lui, mais sans souci de l'imposer à qui n'en veut pas. L'homme infirme ou pé­cheur est toujours libre de refuser la grâce. Deux guerres mondiales ont tiré les États-Unis de leur iso­lement -- parce qu'on les pressait d'en sortir. Alors ils ont prêché au monde l'*ame­rican way of life,* envoyant leurs boys se faire tuer un peu partout et semant les dollars et la démocratie sur la pla­nète entière. Moyennant quoi les passions racistes, nationa­listes et religieuses se dé­chaînent dans toutes les ré­gions du globe où les vieilles nations d'Europe avaient com­mencé de jeter les bases d'un ordre civilisateur. Surpris de se sentir détestés par ceux à qui ils apportaient le bonheur, les Américains n'insistent pas et s'en vont, laissant la place à qui veut la prendre. C'est la confusion générale. Nous en sommes là, et l'Amérique, perplexe, s'inter­roge. Au *no entanglement with Europe --* ne nous mêlons pas des affaires de l'Europe -- succède le *no entanglement with the world --* ne nous mêlons pas des affaires du monde. Mais ce n'est qu'une tentation. Ce qu'elle voudrait, c'est une pause. Consciencieu­sement, elle consulte son in­telligentsia qui l'inonde d'une littérature sophistiquée où elle apprend ses complexes et ses échecs. Elle digère tout cela, renvoie un Nixon, trop politique, et se donne un Car­ter qui la rassure, avec sa Bible et ses cacahuètes. Mais à son tour Carter la déçoit, car il risque, avec ses prêchi-prêcha, de faire une U.R.S.S. plus américaine qu'elle-mê­me. La Chine relance son op­timisme. Je brode sur le livre de Molnar plus que je ne le ré­sume. Lisez-le donc. Il vous fera, vous aussi, phosphorer. Louis Salleron. #### Louis Bouyer Le métier de théologien (Éditions France-Empire) Sous forme d'entretiens avec Georges Daix, le Père Louis Bouyer, de l'Oratoire, raconte sa vie et son œuvre. Né à Paris en 1913 dans une famille protestante, converti au catholicisme en 1939, or­donné prêtre en 1944, il a écrit quelque trente-cinq li­vres, enseigné un peu partout dans le monde et joué un rôle important dans la préparation, puis l'application du concile. 99:238 Théologien de métier, le P. Bouyer ne dissocie pas la théologie de la mystique et de la liturgie -- celle-ci notam­ment ayant toutes ses complai­sances. Il avait mis tous ses espoirs dans la réforme litur­gique. Sa déception est totale. Nous savions par *La décom­position du catholicisme* (Au­bier 1968) qu'il ne mâche pas ses mots. Il nous donne un nouvel exemple de sa fran­chise polémique dans *Le mé­tier de théologien.* Le chapitre IV, consacré à « la réforme liturgique et ses malfaçons », est le constat d'un désastre absolu. Comme il a fait lui-même partie du C.P.L. (Centre de pastorale liturgique) dont il fut « remercié » quand ce­lui-ci devint C.N.P.L. (Centre *national...*)*,* il parle de ce qu'il connaît bien. Mais si les Bu­reaux en prennent pour leur grade, les évêques « qui ne font que contresigner les orientations prises par les groupes de pression » ne sont pas épargnés (pp. 140-142). Le P. Bouyer parle ensuite longuement du sacré, de la mystique, de l'œcuménisme, de l'humanisme. Impossible, sur toutes ces questions, de discuter ni même de résumer ses propos, terriblement den­ses. L'intérêt principal de l'ou­vrage sera, pour beaucoup, de faire mieux connaître son au­teur. C'est d'abord un « surdoué », comme on dit aujourd'hui. Il sait tout, il comprend tout, et sa capacité de produire est il­limitée. Sa vigueur intellectuel­le est soutenue par une vitalité biologique qui explique à la fois son caractère passionné et une tendance mystique orien­tée à la gnose, au sens ortho­doxe du mot, c'est-à-dire à la « connaissance du Dieu créa­teur qui, dans son Logos, se révèle et se communique à ceux qui l'accueillent avec foi et cherchent à pénétrer toute leur vie, tout leur être de cette foi » (p. 205). Curieusement, il se défend à plusieurs reprises d'avoir gardé des traces de protes­tantisme (dont certains, pa­raît-il, le soupçonnent). Pour ma part, je le verrais plutôt comme un « intégriste » de l'Église catholique. On pour­rait citer beaucoup de cas semblables au sien, à com­mencer par Newman. Mais son goût de l'Église va de pair avec la reconnaissance des notes de pur christianisme qu'il décèle chez les meilleurs théologiens et exégètes de l'orthodoxie et du protestan­tisme qu'il admire et à qui il doit beaucoup. D'où son œcu­ménisme qui est celui de l'*Unitatis redintegratio.* Je ne le lui reproche pas, quant à moi. Je lui reprocherai seule­ment de se faire une sorte de chasse gardée des orthodoxes et des protestants, comme s'il n'y avait que lui qui les com­prenait et qui avait le droit d'en parler. C'est son défaut majeur ; en tout il est très per­sonnel et considère comme intégristes ou imbéciles ceux qui n'adoptent pas exactement son attitude. Il ressemble un peu, à cet égard, à l'abbé de Nantes. Cette conviction qu'il a d'être seul à occuper la po­sition du catholicisme le plus authentique le rend injuste ou l'amène à dérailler en plus d'une circonstance. 100:238 C'est ain­si qu'il condamne Pie X, tant pour son refus de s'accommo­der avec le gouvernement français que pour sa « répres­sion du modernisme » qui a abouti « à l'écrasement de l'intelligence française » (p. 181). Erreur de jugement, presque incompréhensible de la part d'un homme aussi in­telligent. Il se réclame perpétuelle­ment de la Tradition, dont il parle excellemment. Mais si sa conception de la Tradition me paraît fondamentalement juste, son appréciation dans l'actualité en est plus que dis­cutable. Il condamne l' « ar­chéologisme », ce qui est fort bien, mais n'y a-t-il pas cédé dans la question de la messe ? Quand il nous dit que « ce qu'il y a dans le missel de Paul VI qui diffère du missel de Pie V est constitué à 90 % d'éléments repris de la tradi­tion ancienne, antérieure au missel de Pie V » (pp. 70-71), cette dose énorme n'est-elle pas « archéologique » ? La Tradition ne pouvait absorber ce passé mort. Elle l'a rejeté. Quoi qu'en pense le P. Bouyer, l'attachement d'une minorité de prêtres et de fidèles à la messe de saint Pie V est la seule manière, actuellement, de sauver la messe de la chienlit liturgique qu'il con­damne lui-même violemment, et justement. Très attaché à la Bible et aux Pères de l'Église le P. Bouyer ne se console pas de la Réforme manquée au XVI^e^ siècle. Au fond, il pense que le concile de Trente, tout com­me la réaction de Pie X au modernisme, a engendré bien des malheurs. Est-ce là ce pro­testantisme latent que cer­tains lui reprochent ? Je ré­pète que je ne vois pas en lui de protestantisme. Ses ju­gements excessifs tiennent à son tempérament. On l'entend dire in petto : « Ah ! si j'avais été Pie V ! si j'avais été Pie X ! si l'on m'avait chargé de l'application de la constitution *Sacrosanctum concilium !* » Mais l'histoire ne se refait pas, de même qu'elle ne se fait pas indépen­damment d'un ensemble de forces qui la déterminent par­tiellement. Le développement de l'Église implique de gigan­tesques gaspillages, comme l'évolution de la vie. Lisez cependant ce livre. Il est au total roborant et, par la vertu du dialogue avec G. Daix, a l'avantage de se lire très agréablement. Louis Salleron. #### Julien Green et Jacques Maritain Une grande amitié Correspondance (1926-1972) (Plon) Cette correspondance de près d'un demi-siècle est à la fois touchante et un peu irri­tante. Touchante par la sin­cérité des sentiments. Un peu irritante par la chaleur de leur expression ; c'est un échange permanent de témoi­gnages d'affection et d'admi­ration mutuelle. 101:238 Les 228 lettres que contien­nent moins de 200 pages sont pour la plupart assez brèves. Elles sont d'une nature pres­que exclusivement religieuse. Entre l'ange Maritain et le pé­cheur Green, il n'est guère question que de la grâce et de la nature, mais sans re­cours au vocabulaire de la théologie. L'atmosphère est littéraire. Les événements extérieurs n'apparaissent qu'incidem­ment. Une seule ligne, à mon souvenir, fait écho à l'affaire de l'Action française. Pendant la guerre ils sont l'un et l'au­tre en Amérique et en parlent peu. Seule la crise de l'Église, à partir du Concile, nous vaut quelques réflexions ana­logues à celles qu'on trouve dans *Le Paysan de la Garonne* et dans le *Journal* de Green. Par exemple, de Maritain : « Je suis entièrement d'accord avec vous, Julien, sur la si­tuation de la jeune Église, celle des séminaires (et à vrai dire sur toute la situation pré­sente de l'Église). Nous som­mes au sein d'un mystère ex­traordinaire. Cette espèce de lâchez-tout de Jean XXIII était tout à fait nécessaire, mais quels risques en même temps » (p. 154). Ou bien : « (Il y avait encore pour moi une oasis de paix, la messe de chaque matin. Maintenant c'est fini, avec cette invasion de laideur et de vulgarité) » (p. 163). De Green : « Cher Jacques, je ne puis être heureux de ce qui se passe dans l'Église. C'est une épreuve singulière à laquelle le Seigneur nous soumet. Elle ôte la joie du cœur, mais j'ai confiance, cela passera » (p. 173). D'une manière générale, Green est plus réservé que Maritain dans ses propos. Son attitude est celle du cadet à l'égard de l'aîné, du disciple à l'égard du maître, du pé­cheur devant le saint. Si cette correspondance ne nous apprend rien sur « Jac­ques », elle éclaire le chemi­nement spirituel de « Julien » qui nous dit même avec la plus grande précision que « tous (ses) secrets » sont dans les trois actes de sa piè­ce intitulée *L'Ennemi,* dont il a d'ailleurs révélé dans son *Journal* qu'on y trouve « la clé de (sa) conversion » (p. 156). L. S. #### Ghislaine Boucher Dieu et Satan dans la vie de Catherine de Saint-Augustin (1632-1668) (Bellarmin-Desclée & Cie) Livres et films de diablerie ou d'exorcisme, d'ésotérisme ou de sorcellerie jouissent aujourd'hui d'une grande vo­gue. Aux énigmes d'ici-bas l'esprit créé ne trouve répon­se qu'en invoquant l'au-delà. Mais faute de surnaturel au­thentique, il se contente de succédanés. 102:238 Ce ne sont pourtant pas les merveilles vérifiées, même propres à « faire peur », si on y tient, qui manquent dans la réalité du mysticisme catholique. Étudiez, dans l'ou­vrage original et compétent de Ghislaine Boucher, la vie et les écrits de Catherine de Longpré, en religion Sœur Ca­therine de Saint-Augustin, l'une des « fondatrices » de l'Église canadienne ; vous en apprendrez plus que partout ailleurs sur les « purs es­prits » devenus « impurs » après leur révolte contre Dieu et sur les phénomènes qu'il est classique et correct de leur attribuer : tentations, obsessions, possessions. Car, outre les maléfices du « Grap­pin » que rapportent l'Évan­gile et les biographies des saints (d'un Curé d'Ars, entre autres), notre jeune hospita­lière de Québec éprouva -- chose unique dans l'histoire de la spiritualité -- l'*inhabi­tation* des démons de l'enfer emprisonnés dans l'âme de l'héroïque religieuse, ils ne pouvaient alors nuire à celles des indigènes ou des colons de la Nouvelle-France. Parallèlement, l'expérience singulière de Catherine, du­rant les vingt années de son apostolat (1648-1668), illustre la présence et l'activité des personnes célestes dans notre monde de pécheurs sollicités par la grâce. « Chef-d'œuvre du Saint Esprit », disait d'elle Mgr de Laval, qui la consul­tait avec confiance pour le bien de son diocèse. L'équili­bre étonnant de cette moniale morte à 36 ans, humble au­tant qu'extraordinaire, aima­blement dévouée à n'importe quel malade au milieu des pi­res vexations physiques, psy­chiques et morales du Malin, justifie l'attitude exemplaire du grand évêque, apte à « dis­cerner les esprits ». A lire *Dieu et Satan dans la vie de Catherine de Saint-Augustin,* on comprend que l'idée d'une personnification mythique et fonctionnelle de Satan ne repose sur rien de sérieux. Et puis, créatures bornées dans leur action, les esprits du mal ne sauraient triompher d'une vertu intelli­gente que la foi éclaire et que l'obéissance fortifie. Étude savante de théologie mystique, l'ouvrage provoque, par l'importance de son con­tenu, la curiosité des « ex­perts ». En même temps, par une composition claire, un style simple, un évident souci de mettre en relief l'exem­ple et la pensée de la jeune « sainte », il offre aux âmes désireuses de ferveur une doctrine sûre et un utile ré­confort. Bernard Dupré. 103:238 #### Jean-G. Bardet QaBaLaH de Joie. Kabbale de mort Maloine S.A. éditeur, Paris J'ai déjà pu attirer l'atten­tion sur l'œuvre de Jean-Gas­ton Bardet dans un récent numéro d'ITINÉRAIRES (231 de mars 1979) et j'y reviens au sujet de son dernier ouvrage qui reste dans la même vei­ne : une longue méditation sur la Bible écrite en hébreu et dont le décodage apporte la certitude que le texte même, écrit dans la seule véritable langue sacrée, annonce la ve­nue de Marie puis de Jésus et montre quel est le véritable sens de l'énigmatique YHWH déformé par les commenta­teurs (ce nom à quatre lettres est la meilleure transcription de la Trinité et ne peut se prononcer qu'en modulant un souffle unique : I-hé-ou-ha). Cette méditation est balisée par des « révélations pri­vées », de provenance « cé­leste », Bardet déclarant ou­vertement qu'il reçoit des messages du Verbe, étant alors probablement, à notre époque, le seul « mystique » à parler en clair de son vivant et n'hé­sitant pas à se faire connaî­tre... puisque Dieu lui aurait imparti une bien grande mis­sion, convertir les Juifs au Christ en leur montrant que la Bible, *leur* Bible écrite en hébreu, ne fait que l'annon­cer ? On peut certes rester rê­veur et même méfiant devant de telles assertions, mais... si c'était vrai ? Or, la méthode de Bardet (« révélations » mises à part et d'ailleurs im­primées entre crochets) est d'une incroyable simplicité, puisque fondée sur de simples additions de nombres affectés à chaque lettre hébraïque, compte tenu du fait que cha­que lettre doit avoir le bon nu­méro (qui semble évident quand on connaît le résultat final) et non celui qui lui a été attribué par la Kabbale des maîtres penseurs des Juifs. Bardet en vient ainsi à montrer la nocivité de cette effroyable Kabbale qui a empoisonné le judaïsme et l'univers des *goïm*, le pauvre peuple juif étant tombé sous le joug de mauvais docteurs, l'obligeant à respec­ter les prescriptions démentes du Talmud (celles d'un Khomé­ny, divulguées dans la presse française, sont du même gen­re). Dédié à Jean-Paul II, l'ou­vrage aborde courageusement l'histoire du peuple juif diri­gé par une sorte de gouver­nement progressivement oc­culte et dont il y a pas mal de traces à travers l'histoire. L'auteur débouche ainsi sur les fameux *Protocols,* prophé­tiques ([^7]) à plus d'un titre, le lecteur y trouvant la descrip­tion de notre civilisation li­bérale qui se rue à la mort, description n'épargnant d'ail­leurs aucun détail précis... 104:238 Nous qui vivons sous le règne de l'infernale dictature libé­rale et maçonnique, nous voyons tous les jours s'accom­plir les prescriptions des *Pro­tocols...* qui ne seraient qu'un faux ! ([^8]) Bardet a donc am­plement raison de disserter sur cette affaire si peu claire et de montrer combien les Juifs mal orientés peuvent faire notre malheur. Il est donc urgent de les éclairer et la meilleure méthode, *hors de toute polémique brûlante,* est de remonter à la source, c'est-à-dire à la Loi, cette Thora qui annonce déjà la ve­nue du Christ ([^9]). 105:238 Autrement dit, Bardet veut expliquer à tous quelle est la véritable tradition, la Tradition par ex­cellence qui est hébréo-chré­tienne, que l'on doit mainte­nir fermement contre toutes les autres pseudo-traditions dont on nous parle tant, les orientales étant les princi­pales pour nos contemporains, aveuglés qu'ils sont pour ne pas reconnaître que la kabba­listique mène le monde à sa perte. Pour Bardet, les tradi­tions orientales du genre Guénon, bouddhisme, zen, yo­ga et compagnie sont noci­ves ([^10]) mais la kabbale est pire ([^11]). En effet, celle-ci est secrète, alors que Guénon et compagnie ont largement dif­fusé leurs idées, qui, à la li­mite, paraissent peu sérieuses à plus d'un. Cependant, la maçonnerie fait grand cas de tout ce fatras forcément anti­chrétien. Je signale encore que Bar­det a toute confiance dans la Miséricorde divine. Le Dieu de Miséricorde ne peut, se­lon lui, laisser anéantir la race humaine dans des cata­clysmes découlant d'un « châ­timent » si souvent annoncé par tant de mystiques recon­nus ou non. Pour lui, les priè­res et les sacrifices de tant d'âmes pieuses et héroïques ont enfin arraché la clémence au Seigneur ; nous allons vers un débordement de grâces sans limites... On aimerait pouvoir croire notre auteur qui se fonde sur ses expé­riences mystiques et des révé­lations faites à une ou deux autres âmes (et ainsi en op­position avec une grande masse d'autres témoignages), mais on peut penser que l'Église indestructible ne doit pas être réduite à peu de monde, alors qu'un proche avenir peut être espéré lumi­neux si l'on en croit le mes­sage de Fatima et d'autres du même genre. L'auteur aborde d'ailleurs le problème de la prophétie dite de saint Ma­lachie ([^12]). 106:238 On le sait, nous avons un pape surnommé *De labore solis* ([^13]) et il ne reste plus dans la liste des devises qu'une seule, *Gloria olivae*, re­lative au dernier pape des tribulations de l'Église. Avec lui ou après lui, devrait arri­ver une nouvelle période de son histoire, correspondant probablement à l'église de Philadelphie, évoquée par l'*Apocalypse* 3,7 et Bartholo­mäus Holzhauser, mort en 1658. Bardet met en rapport cette ultime devise et l'olivier franc dont parle saint Paul (*Rom*. 11,24) dans un passage qui évoque l'élection toujours valable d'Israël et sa future conversion à la vraie foi. On verra bien... Quelle sera l'é­glise de Philadelphie ? Dieu seul le sait, mais Bardet lais­se entendre que, selon ses inspirations, elle sera bien différente de l'actuelle. J'ose à peine transcrire le résultat de ses lignes, car nos amis sauteront en l'air : notre au­teur « voit » un sacerdoce universel, un peuple de prê­tres, les curés actuels deve­nant évêques et les pères de famille qui en sont dignes, ordonnés prêtres pour leur petite église domestique, avec eucharistie domestique « de jadis » (?) ; « un peuple de prêtres... cent millions de prê­tres, un million d'évêques » (p. 329). A priori, quelle pa­gaïe liturgique ! Et que voilà des positions qui semblent fort peu dans les vues de l'ac­tuel pontife, attaché à une vi­sion très hiérarchique et ha­bituelle du clergé (habituelle avant Vatican II dont il ai­me cependant à faire cas)... à moins qu'elles ne les transcen­dent ? L'auteur aborde aussi le Saint Suaire de Turin. N'ayons pas peur de lui don­ner ce qualificatif prestigieux. Avec son infinie sagesse, Dieu a voulu que ce linge soit dé­crypté en fanfare par des sa­vants bien équipés des der­nières machines de la N.A.S.A. et d'ailleurs. Quelle revanche sur l'absurde scientisme sec­taire et désuet qui fleurissait il y a encore quelques dizaines d'années ! Avec Bardet, on peut écrire que le suaire, ou linceul, est une « pièce à conviction », un « rouleau de grâce » destiné à conver­tir les peuples à la veille du troisième millénaire, en com­pagnie de l'autre rouleau, ce­lui de la Thora enfin correc­tement décrypté. Car, pour Bardet, le suaire fut roulé lors de la Résurrection : « c'était le nouveau rouleau de la grâce qui succédait au rouleau de la loi » (p. 353) ([^14]). L'image est belle. 107:238 J'aimerais terminer par elle mais je ne puis que dé­plorer qu'un tel ouvrage soit aussi mal corrigé au point de vue typographique. De plus, quelques erreurs de taille s'y trouvent trop souvent, ce qui prouve que le texte aurait dû être beaucoup plus épluché. Quant au reste, au fond, si intéressant, je m'en remets bien entendu au jugement de notre sainte mère l'Église ca­tholique. Il n'est pas inutile de préciser que *Le trésor se­cret d'Ishraël* (1970), épuisé, a été réédité sous le nom *Le trésor sacré d'Ishraël,* aug­menté d'une liste d'errata, d'une préface nouvelle, d'un index et d'une table des ci­tations bibliques. Tous les ouvrages disponibles de Jean-Gaston Bardet sont à comman­der à l'A.R.U.R.A., 6, rue Cou­turier, 03200 Vichy. Pierre Dupré. 108:238 ## DOCUMENTS ### Il faut entendre l'appel des évêques de Formose ■ L'appel des évêques de Formose (nommée aussi Taïwan) est du mois de mars. Il a paru dans la *Documenta­tion catholique* seulement en août. Au mois de septembre la CRC de l'abbé de Nantes a eu raison d'attirer sur lui l'at­tention publique. ■ Il a également paru en langue an­glaise, au mois de juillet, dans *The Remnant*, l'excellent bi-mensuel amé­ricain où écrivent notamment Michael Davies et Hamish Fraser ; la *Lettre de la Péraudière*, dans son numéro de septembre-octobre, en a donné une ver­sion traduite de l'anglais par ses soins. ■ L'appel des évêques de Formose est tombé dans le vide ; dans le silence. C'est pourquoi nous le reproduisons à notre tour. Mais sans illusion sur la ter­rifiante (et souvent volontaire) inatten­tion des pouvoirs temporels et spirituels. ■ Incomparablement mieux qu'aucun au­tre texte hiérarchique parvenu cette an­née à notre connaissance, l'appel des évêques de Formose nous dit où en est le monde aujourd'hui. Un monde, une Église somnambules, noyés dans l'inconscience en face de l'esclavagisme com­muniste qui étend sa domination. ■ Ce que les autres évêques ne disent pas, les évêques de Formose, eux du moins, nous l'auront dit. 109:238 AUX ÉVÊQUES DU MONDE,\ AUX CHRÉTIENS,\ A TOUS LES HOMMES ÉPRIS DE JUSTICE. Frères, nous vous souhaitons la paix que le Seigneur Jésus nous a acquise par son sacrifice. Quoique les chrétiens ne représentent qu'une infime mino­rité de la population qui vit à Taiwan, le Seigneur et le Collège des évêques, sous la présidence active de Notre Saint-Père le Pape, nous ont établis pasteurs au service de tout ce peuple que le Père céleste aime et pour lequel Jésus Notre-Seigneur a versé son sang. C'est à ce titre que nous vous adressons cette lettre. Nos îles abritent une population de 17 millions d'habitants, c'est-à-dire plus nombreuse que celle de l'Australie, de la Hollande ou de la Suisse, plus nombreuse que celle de 120 des 160 nations indépendantes du monde. 17 millions d'hom­mes, de femmes et d'enfants qui naissent et qui meurent, qui vivent et qui peinent, qui connaissent la joie et la souffrance, qui aiment et qui prient et à qui le Seigneur Jésus « *a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu *»*.* 17 millions d'habitants qui, pour la première fois dans l'histoire de Chine, ont réussi, en trente ans de travail opi­niâtre, à se créer une aisance équitablement répartie entre tous. Ils ont construit une société qui n'est pas parfaite mais qui leur assure le mieux possible une chance de vivre libres et à l'abri du besoin, de développer leurs talents, de progresser chacun selon sa conscience et de répondre à l'appel du Père. « *L'homme épanoui, c'est la gloire de Dieu. *» 17 millions de personnes dont le sort est en jeu. Notre peuple, en effet, vient d'être jeté dans l'incertitude ; le destin qu'il s'était forgé par un travail sans répit lui échappe, il devient victime de rivalités qui le dépassent, dans l'indifférence d'une opinion publique blasée et insensible. Les moyens poli­tiques et diplomatiques de s'exprimer lui sont peu à peu enlevés, les assemblées culturelles, scientifiques, sportives, etc., de la communauté des nations lui sont fermées, il se voit engagé contre sa volonté dans un processus de destruction. Avant qu'il ne soit trop tard, la voix des pasteurs doit tra­duire au monde l'angoisse de leur peuple. #### La situation Chacun sait qu'il y a trente ans, en 1949, le régime de Pékin a pris le pouvoir sur le continent chinois. Grâce à son insularité, la province de Taiwan a pu échapper au sort des autres provinces de Chine. Environ deux millions de réfugiés du continent y ont rejoint une population locale de huit mil­lions. Ensemble et avec l'aide de pays amis, nous avons mis en valeur ce territoire au point d'en faire aujourd'hui un pays développé dont la population a presque doublé. 110:238 Alors qu'un grand nombre de gouvernements du monde libre continuaient à reconnaître notre légitimité, la situation géo­graphique de nos îles a suffi à préserver notre liberté jusqu'au moment où, en 1954, les États-Unis sont venus la garantir par un traité de défense mutuelle. Au cours des années, l'un après l'autre, les gouvernements du monde libre ont cessé de nous reconnaître pour établir des relations diplomatiques avec Pékin et, en 1971, les Nations Unies ont décidé de nous exclure de leurs assemblées. Notre population a réagi avec courage et énergie à ce progressif isolement politique, diplomatique et culturel, dans la confiance que la communauté des nations ne nous refuserait pas la possi­bilité de survivre dans la liberté. Confiance d'autant plus natu­relle que nous avons toujours contribué pour notre part à une fraternelle solidarité internationale ; à témoin l'aide technique que nous apportons depuis des années à d'autres pays en voie de développement, ou encore les secours que, sans aucun sou­tien des Nations Unies, nous offrons largement aux réfugiés du Vietnam. Finalement et tout récemment les États-Unis, qui garan­tissaient notre liberté, ont décidé de rompre les relations diplo­matiques avec notre gouvernement et de terminer le traité de défense mutuelle. Comme la plupart des autres gouvernements qui ont reconnu Pékin, ils ont déclaré que « *Taiwan faisait partie de la Chine *». Par cette affirmation ambiguë, la « *ques­tion de Taiwan *» devient une « *affaire intérieure *» de la Chine dont seul le gouvernement de Pékin est reconnu. Le titre légal de Taiwan est remis à Pékin et notre population est livrée, contre sa volonté, à la merci d'un régime totalitaire qu'elle abhorre. Ce régime contrôle une population cinquante fois plus nombreuse que la nôtre, il occupe un territoire trois cents fois plus grand que Taiwan et il dispose d'énormes ressources. Tout avantage économique ou militaire qu'on nous reconnaît encore ne peut que s'estomper devant une telle puissance. Par peur d'offenser Pékin, le monde libre hésite aujourd'hui à garantir notre liberté par quelque chose de plus solide que des déclarations. Que fera-t-il le jour où cette « *affaire inté­rieure *» sera liquidée aux dépens de notre liberté ? Bien naturellement cette situation jette l'inquiétude dans nos cours : notre sort paraît scellé dans l'indifférence générale, le doute est proche de nous et risque de miner notre effort collectif. Et pourtant nous refusons de perdre courage. 111:238 D'un seul cœur avec notre population, nous ne reconnaissons qu'une seule Chine, une seule culture, une seule nation, un seul territoire, mais nous récusons de toutes nos forces le régime qui asservit nos frères sur le continent. Face au sort qui nous menace, nous affirmons notre volonté de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre liberté et celle de nos familles. Nous vous demandons d'essayer de comprendre ce qui est en jeu pour nous. Nous ne recherchons aucun privilège, nous ne demandons aucune faveur, nous ne cherchons pas à échapper aux souf­frances communes à l'humanité. Ce que nous voulons tout sim­plement c'est qu'on ne nous arrache pas le droit inaliénable de tout homme de vivre libre et selon sa conscience. Par notre labeur nous avons réussi à construire une société bien im­parfaite encore mais qui offre à chacun d'entre nous la possi­bilité d'être lui-même dans le respect des autres. Nous voulons défendre cette société pour nous et pour nos enfants et si un jour cela devient possible, en offrir le modèle à nos compa­triotes du continent. Nous ne reculons pas devant les sacrifices que le service des autres nous impose. Nous n'avons pas peur de changer notre style de vie, nos habitudes, notre confort si l'intérêt de nos frères, en particulier l'intérêt des plus petits parmi nos frères, l'exige. Chacun sait que le peuple chinois est capable de sup­porter de grands sacrifices et notre histoire séculaire, des deux côtés du détroit de Taiwan, en est une preuve incessante. La pauvreté, que nous avons si récemment vaincue, ne nous effraye pas, même si elle nous est injustement réimposée. Nous pouvons supporter l'oppression matérielle, les privations les plus dures, les brimades et l'injustice même. Ce que nous ne voulons pas c'est qu'on nous enlève la liberté de penser ce que notre intelligence et notre conscience nous montrent être vrai, la liberté d'écouter la voix de Dieu en nous et d'y conformer notre vie. Ce ne sont donc pas le matérialisme, la recherche du confort ni l'égoïsme qui nous poussent. C'est simplement le désir de vivre en êtres humains à qui la filiation de Dieu est ouverte et d'assurer la même vie à nos enfants. Nous refusons de devenir un bétail humain. Nous refusons qu'on nous dicte nos pensées au mépris de la dignité que le Créateur a mise en nous. Nous refusons d'être transformés, contre notre volonté et notre conscience, en marionnettes d'une idéologie fausse que nous rejetons. Nous savons par l'expérience personnelle d'un grand nombre d'entre nous que tel est le sort qui nous attend si nous fléchissons dans notre détermi­nation ou si le monde nous abandonne. 112:238 La presse occidentale se fait actuellement l'écho d'un mou­vement de « *démocratisation *» du régime de Pékin. Notre expérience, plus proche des faits, nous rappelle que de tels mouvements apparaissent régulièrement sur le continent chi­nois et signalent une répression plus stricte. Ils sont entrepris dans la ligne de la dialectique hégélienne et visent toujours à accroître l'emprise du régime sur la population. Une véritable libération de la personne humaine serait la négation du régime et plusieurs années seraient nécessaires pour s'assurer de la crédibilité d'un changement aussi radical. #### Dialogue mortel Nous ne nous attendons pas à ce que notre situation change du jour au lendemain. Le processus prendra tout le temps nécessaire pour que l'opinion publique ne soit pas trop violem­ment heurtée et ne réagisse pas. Mais une fois en cours il s'avérera irréversible. On nous demande d'abord, innocemment, de dialoguer. La sagesse populaire chinoise appelle cela « *tirer la moustache du tigre *» et une expérience, triste et déjà longue, nous montre que ce « *dialogue *» conduit inévitablement à l'asser­vissement total et sans condition. Peut-on honnêtement fermer les yeux sur ce qui s'est passé dans chacun des pays de l'Europe de l'Est après la Deuxième Guerre mondiale ? Peut-on honnêtement oublier le Vietnam où furent, à chaque fois, tournés les accords les plus solennels, garantis par des grandes puissances, jusqu'à la chute finale d'un peuple qui refusait de se soumettre à l'idéologie totali­taire d'une minorité ? Peut-on ignorer que les habitants de cette région, qui ont héroïquement supporté trente ans d'une guerre horrible et inhumaine, sont incapables de supporter l'oppres­sion de cette idéologie et, au risque bien réel de leur vie, fuient leur patrie par centaines de milliers ? Les faits sont trop nombreux pour qu'on puisse se les cacher. Lorsqu'une porte ou une fenêtre s'ouvre au typhon, c'est toute la maison qui est emportée à brève échéance. Notre propre expérience nationale, six fois répétée, nous prouve abon­damment qu'entrouvrir la porte au dialogue qu'on nous demande encore une fois, c'est en définitive se livrer, pieds et poings liés, à l'interlocuteur sans scrupules. Le monde est-il prêt à recueillir demain dix-sept millions de réfugiés ? Ne serait-il pas plus simple et plus humain d'empêcher cette catastrophe ? 113:238 D'ailleurs, pourquoi nous forcer à marchander notre liberté alors que nous la possédons pleinement et qu'avec le support de nos amis elle pourrait aisément être défendue ? #### Importance de l'opinion mondiale Dans les mois à venir nous nous attendons à des « *gestes fraternels *» qui iront peut-être jusqu'à « *demander notre aide *» pour la modernisation de la mère-patrie. Le but de ces gestes est de nous détruire si nous les acceptons et de tourner l'opinion mondiale contre nous si nous les refusons. Si nous accueillons le contact, on en profitera pour nous éroder en semant la zizanie entre nous. Toute société contient des semences de « *contradiction *»*,* et les exacerber au point de provoquer des conflits et des éclatements est une tactique bien connue. Tout contact avec nous visera à ce but ; de façon à nous déconsidérer aux yeux du monde et à nous faire tomber comme un fruit mûr, privés de tout soutien extérieur. Si nous n'acceptons pas le contact, ce sera la « *preuve *» que nous ne sommes pas raisonnables, que nous refusons la main tendue et que la seule solution possible est de nous réduire par la force. Comment l'opinion publique, à la mémoire si courte, pour­rait-elle comprendre ce jeu infiniment subtil et pervers ? Dans un cas on ne nous trouvera pas dignes d'être défendus puisque nous ne nous entendons pas entre nous. Dans l'autre on dira que nous ne récoltons que ce que nous avons semé puisque nous sommes si peu conciliants. Notre expérience passée et l'engrenage de destruction dans lequel nous nous trouvons happés nous permettent de voir la situation clairement. Malheureusement beaucoup de gens ne regardent que le moment présent, aveugles à un processus qui s'étale sur des mois ou des années. Le danger peut paraître éloigné mais nous savons qu'une fois mis en route l'engrenage ne s'arrêtera plus et nous écra­sera sans recours. La tactique consiste précisément à tisser peu à peu autour de nous une toile qui empêchera effectivement nos amis de nous aider lorsque le danger sera devenu apparent. 114:238 Déjà aujourd'hui, sur un autre registre, la propagande ad­verse vise à nous aliéner l'opinion ainsi qu'à troubler notre population en jetant le doute sur notre gouvernement, en met­tant en question la valeur de notre effort collectif, en grossissant les points encore faibles de nos réalisations. Construire une société est une œuvre longue au résultat toujours imparfait, la critiquer et la détruire sont faciles. Des activités destructrices d'infiltration risquent de durcir notre indispensable appareil de sécurité, ce qui nous sera aussitôt hypocritement reproché. Et bien d'autres tactiques, tantôt reprises à un passé récent, tantôt inventées pour des circonstances nouvelles seront appliquées pour nous déconsi­dérer et nous détruire. Il est d'une importance cruciale pour nous que l'opinion publique mondiale soit éclairée dans la vérité et puisse se rendre compte de ce qui se passe réellement. Seule une attention constante permettra de déjouer ces tactiques dange­reuses qui veulent nous enserrer dans un filet mortel. #### Notre espérance Nous avons été établis pasteurs pour mener notre peuple, tout notre peuple, jusqu'au Père. Et pour cela notre mission est de protéger la dignité de la personne humaine créée à l'image et à la ressemblance de Dieu. Mais nous sommes membres d'une minorité insignifiante qu'un régime totalitaire, qui ne tolère aucune pensée autre que la sienne, aura vite fait de réduire à l'impuissance totale, nous empêchant définitive­ment de remplir notre mission. C'est pourquoi il nous faut parler maintenant dans l'espoir d'empêcher les ténèbres de descendre sur notre peuple. Nous nous adressons à tous nos frères dans l'épiscopat. Suc­cesseurs des apôtres, le Seigneur vous a confié une responsa­bilité universelle. Ne permettez pas qu'une partie de l'humanité, si petite puisse-t-elle vous paraître, soit livrée à une condition d'esclavage mental et spirituel indigne d'hommes créés par Dieu et sauvés par le sang de Jésus-Christ. Ne permettez pas qu'on leur arrache leur âme ni qu'on écrase la lumière de la conscience que le Créateur a allumée en eux. Nous nous tournons aussi vers tous ceux qui se réclament du Christ, unique Sauveur du genre humain. Au nom du Sei­gneur, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que notre peuple ne tombe pas dans l'asservissement destructeur auquel il se voit livré. 115:238 Au nom de la fraternité humaine nous faisons appel à tous les hommes qui aiment la justice et la vérité. Nos sages d'au­trefois nous ont recommandé de ne pas faire aux autres ce que nous ne désirons pas qu'on nous fasse. Aucun d'entre vous ne désire qu'on le laisse tomber dans un servage sans recours, ne laissez pas non plus dix-sept millions de vos frères subir ce sort. A chacun d'entre vous, nous demandons spécialement de chercher à comprendre et à faire comprendre, par tous les moyens à votre disposition, le véritable sens des situations et des événements qui nous atteignent si durement et aussi d'agir dans la justice pour nous épargner le sort qui nous menace. Nous sommes entre les mains de Dieu et aussi entre les mains de nos frères. Que le Seigneur, qui nous demande de nous aimer les uns les autres, vous bénisse pour votre com­préhension et votre charité fraternelle. Notre peuple est prêt à défendre sa liberté et à affronter son destin. Quoique nul ne puisse s'exposer à la tentation, chrétiens, nous sommes prêts aussi à monter sur la croix si telle est la volonté du Seigneur. Ce à quoi nous disons « non », ce que nous vous demandons d'empêcher de toutes vos forces, c'est la destruction de ce qui fait de nous des êtres humains. Le Créateur nous a confié une étincelle de liberté qui nous fit hommes et, en conformité avec sa volonté, nous avons le devoir de la défendre et de la faire croître, de ne jamais permettre qu'on la détruise. Mais notre regard de pasteurs se porte plus loin encore. Par-delà et au travers des desseins limités de l'homme, nous discernons la venue du royaume, le sacrifice universel du Sei­gneur qui fonde notre espérance, l'amour prévenant du Père qui transfigure nos efforts et nos angoisses. Quel que soit le résultat de nos démarches, quel que soit le sort que les hommes nous réservent, nous savons que rien ne peut plus empêcher la victoire du Seigneur sur le mal. De toute notre âme nous espérons traverser le désert présent avec notre peuple tout entier et découvrir, par-delà, le visage d'amour de notre Père. Taiwan, le 20 mars 1979. Matthieu KIA, archevêque de Taïpel. Joseph KUO, archevêque de Salamines. Stanislas LO-KUANG, recteur magnifique de l'Université Fujen. Pierre TOU, évêque de Hsinchu. William KUPFER, évêque de Taïchung. Joseph TI-KANG, évêque de Kiayi. Paul CHENG. évêque de Taïnan. Joseph CHENG, évêque de Kaohsiung. Joseph WANG, évêque auxiliaire de Taïpel. Thomas PAÏ, administrateur apostolique de Penghu. John TSAO, vicaire capitulaire de Hualien. ============== fin du numéro 238. [^1]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 235 de juillet-août 1979. [^2]:  -- (1). Race de couleur brune-jaunâtre, issue du mélange des blancs, d'esclaves malais et de hottentots locaux. [^3]:  -- (1). *La Sainte Bible* par l'abbé L. CI. Fillon, Letouzey, Paris 1920 (tome V, pages 266 à 271 pour l'introduction, et 501-502 pour le texte et son commentaire).  [^4]:  -- (2). Antoine Barrois a montré dans le détail que cette fal­sification de la prophétie d'Isaïe est étendue par les auteurs de la *Tob* aux « principaux versets du Nouveau Testament qui constituent traditionnellement les fondements scripturaires de l'enseignement catholique sur la virginité perpétuelle de la Mère de Dieu ». Voir *La détestable Tob,* ITINÉRAIRES ; numéro 218 de décembre 1977, pages 19 à 38. [^5]:  -- (1). Pour ne pas induire le lecteur en erreur, nous précisons que notre santé ne nous a pas permis de devenir prêtre. [^6]:  -- (1). On lit dans l'*Histoire du cardinal Pie* par Mgr Baunard que la messe de minuit de Saint-Sulpice était célébrée dans la chapelle des catéchismes, la grande église étant fermée, ce qui suppose une bien petite assistance. [^7]:  -- (1). Sur ce texte on lira, bien en­tendu, de Norman COHN, *Histoire d'un mythe,* Gallimard, 1967, ouvrage sa­vant écrit par un véritable aveugle, et qui a suscité deux articles d'inté­rêt : J.L.M., *Nouvelle controverse au­tour des Protocoles* paru dans *Lectu­res françaises,* Paris, n° 124I25 d'août-sept. 1967, pp. 1-13 et Daniel JACOB, *Un faux*... *prophétique ?* paru dans *Perma­nences,* Paris, n° 56 de janvier 1969, pp. 69-76, textes auxquels personne n'a répondu. [^8]:  -- (2). Les *Protocols,* rappelons-le, an­noncent l'établissement d'une dicta­ture juive universelle après l'effon­drement des États des goïm, effon­drement préparé de longue date par une corruption des mœurs, etc. Mê­me les jeux (ils pullulent, se répan­dant dans les magasins, la presse, etc.), les loisirs (cf. Trigano !), les concours sportifs et autres (inutile d'insister), les innovations en toutes choses sont prévus pour décérébrer les non-Juifs, en compagnie de la porno­graphie (largement maîtresse du ter­rain en notre société de libéralisme avancé !), de l'enseignement dans les mains de l'État (avec suppression des études classiques au profit de l'étude des problèmes de l'heure actuelle, c'est écrit !), des impôts déments pour bri­ser la propriété et même de bien d'autres mesures pour annihiler les aris­tocraties qui étaient autant de bar­rières traditionnelles contre les folies sociales... Bardet insiste sur le rôle des jeux, qui sont initiateurs, beau­coup plus qu'on ne le pense. On ne peut pas jouer à n'importe quoi... C'est l'évidence même. [^9]:  -- (3). Bardet évoque au passage les fameux six millions de morts juifs du­rant la dernière guerre mondiale, vé­ritable nombre symbolique ne recou­vrant pas la réalité historique (un million et demi, ce qui est déjà assez abominable !)... alors qu'un Juif amé­ricain, Theodore N. Kaufman désirait stériliser tous les Allemands pour que la race germanique s'éteigne (1941) ! J'ai entendu il y a peu à la radio qu'il était question d'édifier à Paris un monument dédié aux six millions de morts du fait du nazisme... ce chif­fre comprend les Juifs qui n'étaient donc point six millions ! On vit dans le fantasmagorique, pour ne pas dire le mensonge du genre des 75000 fu­sillés. Bardet évoque aussi le Talmud et l'unité de la nation judaïque qui fut assurée durant des siècles par des milliers de réponses adressées par les chefs juifs aux communautés désireu­ses de compléter leur savoir sur la vie religieuse et sociale : « Sachant qu'il y eut plus de 100 000 *responsa* réunies en un millier de collections, la *Jewish encyclopedia* constate que toute l'histoire, réelle et occulte, du judaïsme reste totalement ignorée des historiens d'Occident » (p. 296), ajou­tant cette phrase de Bernard Lazare, journaliste dreyfusard mort en 1903 : « Le chrétien est devant le Juif com­me devant un monde inconnu » (*ibi­dem*).  Il est grand temps d'étudier plus profondément le peuple juif et ses maîtres à une époque où ils font tant parler d'eux. Il n'y a pourtant que 700 000 Juifs en France sur 53 000 000 de Français (soit 1,32 %, ce qui est peu en démocratie dirait la dame Veil, et pourtant ces gens-là sont par­tout et au plus haut niveau...) Signe des temps, inquiétant quand on con­naît la volonté exprimée par les *Pro­tocoles* (l'empire juif universel s'édifiant à travers la chute des nations et l'édi­fication de grandes puissances conti­nentales), c'est notre Veil (anagramme de Lévi), née Simone Jacob, juive convaincue (Henry COSTON, *Dictionnai­re de la politique française,* Paris, 1979, t. 3, p. 725) et artisane de la loi de l'avortement, véritable génocide pour notre pays, qui a été promue à la tête de l'Europe par la grâce de celui qui a deux fois fleuri la tombe de Lénine, et les votes de quelques Français abusés. Pauvre France ! Pau­vre Europe ! Mais il vient un temps où tous les tabous vont tomber. [^10]:  -- (4). Au sujet de l'étrange Guénon, personnage mystérieux s'il en fut, cf. Jean ROBIN, *René Guénon, témoin de la tradition* (sic), Guy Trédaniel, édi­tions de la Maisnie, 1978. Catholique devenu franc-maçon puis musulman, Guénon était proprement luciférien : la lecture de ce livre donne froid dans le dos, quand on voit que ce person­nage était investi par un être, sorte de gourou intérieur (p. 299) ; ayant célébré un rite tantrique, Guénon avait été obsédé par des entités du monde intermédiaire dont la présence lui était sensible et il avait été exorcisé par le père Joseph de Tonquédec (p. 325), etc. \[ -- Voir rectification in It. 242, p. 152 -- Tântrisme : forme religieuse, ou secte de l'hindouisme, basée sur la tântra. -- Tântra (*Règle, rituel*), nom d'un groupe de livres sacrés des Hindous, qui etc. (*Larousse du XX^e^ siècle*).\] [^11]:  -- (5). M. Bardet serait donc à même de relativiser le danger des traditions exotiques qui fondent sur nous et qui ont été bien expliquées par Jean VAQUIÉ : « A propos de R. Guénon et de l'hindouisme. Tradition orientale et tradition apostolique » dans *Lecture et tradition,* Chiré-en-Montreuil, n° 76 de mai-juin 1979, pp. 29-40 pour la première partie. [^12]:  -- (6). Les travaux du magistrat belge Victor Dehin, mort à Liège où il résidait, le 24 septembre 1978, ont complètement renouvelé la question. De­hin a montré qu'il fallait lire la pro­phétie sans le dernier paragraphe, datant de la fin du XVI^e^ siècle et que la phrase qui suivait la dernière devise (Gloria oliuae) avait été mal lue, car mal imprimée depuis la seconde édition ! Non contraire à la foi, car ne prédisant pas la fin du monde, le texte en latin ancien (saint Malachie vécut au XII^e^ siècle et il vint à Rome) se termine donc par une phrase qui veut dire qu'après ou avec Gloriae oliuae la sainte Église romaine régnera jusqu'à la fin des temps. Il faudra qu'ITINÉRAIRES revienne sur cette ques­tion. [^13]:  -- (7). Dehin a montré qu'il fallait par­fois pas mal de temps pour connaître les raisons, peu évidentes de certaines devises ; cela peut aller jusqu'à des découvertes archéologiques récentes qui expliquent enfin une énigme. Ne soyons donc pas pressés. [^14]:  -- (8). Sur la question très controversée de la disposition des linges funèbres dans le sépulcre, lorsque saint Jean l'évangéliste les vit et qu'il crut à la Résurrection, il y a de nombreux articles depuis quelque temps. Je ne ferai ici que mentionner le professeur Édouard DELEBECQUE, « Le tombeau vide » (Jean, 20, 6-7) paru dans la *Revue des études grecques,* Paris, t. XC, n° 430-431 de juillet-déc. 1977, pp. 239-248 (pour lui, c'est la serviette qui avait été sur la tête de Jésus, qui se trouvait roulée) et l'excellent article du frère Bruno BONNET-EYMARD, « Le saint suaire, preuve de la mort et de la résurrection du Christ » qui forme à lui tout seul un bulletin de M. l'abbé Georges de Nan­tes, *La Contre-Réforme* *catholique au XX^e^ siècle,* Saint-Parres-lès-Vaudes, n° 144 d'août 1979. Ce dernier texte cri­tique le précédent en concluant que le *soudarion* de saint Jean est le saint suaire même (un vrai et long linceul, le *sindon* des Synoptiques) et non pas une simple serviette bonne à enlever la sueur et servant à entourer la tête, comme mentonnière. Ce qui veut dire, selon le frère Bruno Bonnet-Eymard, que le suaire était roulé à la place où l'on avait déposé Jésus, enroulé dedans, mais vide... ce qui ramène à l'idée d'une sorte de rouleau que Bar­det affirme être une image de la Thora (le même frère rappelle que saint Jean présentait Jésus comme un nouveau Moïse, or ce dernier avait la face voilée pour cacher son intense rayonnement et le Targum palestinien traduit le voile en question par *sou­darâ*)*.*