# 241-03-80
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## ÉDITORIAL
### Situation de la messe en 1980
SOMMAIRE
I. -- Rappel historique et présentation.
II\. -- Le texte intégral de Mgr Schmitt enrichi de quelques annotations.
III\. -- Les quatre arguments A, B, C et D qui demeurent inébranlés.
IV\. -- La messe nouvelle est une arme par destination.
V. -- Le concile considéré comme arme par destination contre l'objet formel de la foi.
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#### I. -- Rappel historique et présentation
La messe catholique a subi depuis 1969 le plus grand bouleversement de son histoire. Cela, semble-t-il, appelait tout autre chose que le silence. Et pourtant c'est la période de l'histoire de l'Église où les responsables de la messe auront le moins parlé de la messe. Ils ont imposé leur renversement des rites sans jamais l'expliquer.
Il y eut l'ordonnance épiscopale française du 12 novembre 1969 : une ordonnance ordonne, elle n'explique ni ne justifie.
Le premier plaidoyer en forme pour la nouvelle messe fut un document inspiré mais anonyme paru dans la *Documentation catholique* seulement en 1972. Il y eut ensuite un alinéa de Mgr Adam, évêque de Sion, en janvier 1973, et une demi-phrase de l'épiscopat suisse en juillet de la même année. Puis une seconde ordonnance et un premier communiqué de l'épiscopat français en novembre 1974. Puis une argumentation de Mgr Coffy en janvier 1975 ; une lettre du cardinal Villot en octobre ; un paragraphe de Paul VI dans son allocution consistoriale du 24 mai 1976. Tous ces textes sont cités et étudiés dans notre opuscule : *La messe, état de la question,* 5^e^ édition. Nous avons toujours été attentif aux très rares et très brefs commentaires explicatifs que nous ont donnés les responsables et défenseurs du bouleversement liturgique sans pré cèdent. La brièveté, la rareté extrêmes de leurs propos sur ce sujet est un fait notable, lourd de signification, et que nous n'avons pas omis de retenir contre eux.
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Or voici, fin 1979, début 1980, toute une apologie épiscopale de la messe nouvelle. L'auteur en est merveilleusement choisi : c'est l'apôtre le plus illustre de la nouvelle religion, Mgr Paul-Joseph Schmitt, ordinaire de Metz, évêque de Saint-Avold, docteur commun de la révolution permanente et de la mutation universelle. Il enseigne que l'actuel changement de civilisation doit modifier jusqu'à la conception même du salut apporté par Jésus-Christ ; entraîner dit-il une remise en question complète non seulement de notre pastorale, mais de notre idée du dessein de Dieu sur le monde. C'est là-dessus qu'il a été publiquement convaincu d'hérésie en 1968 par le premier tome de notre *Hérésie du XX^e^ siècle.* A ce jour, au bout de douze années, il n'a encore ni réfuté ni levé l'accusation, ni rétracté les enseignements divagants dont il s'était rendu coupable. C'est donc le même docteur de Saint-Avold, en état manifeste de pertinacité, lui et nul autre, qualifié mieux que personne, qui vient prendre place sur la très courte liste des très rares défenseurs de la nouvelle messe. Parue en décembre dans son bulletin diocésain, son apologie figure dans la *Documentation catholique* du 6 janvier. Nous allons patiemment la lire d'un bout à l'autre sans en rien omettre, mais sans demeurer tout à fait muet : quelques notes marqueront au passage quelques-unes des contradictions et contre-vérités de son discours. Ensuite nous parlerons à notre tour de l'état présent de la messe.
#### II. -- Le texte intégral de Mgr Schmitt enrichi de quelques annotations
*Texte reproduit d'après la* «* Documentation catholique *»*, numéro 1777 du 5 janvier 1980. Les intertitres appartiennent au texte reproduit. Toutes les notes numérotées en bas de page sont de notre main.*
De récentes informations sur des messes dites « traditionalistes » ([^1]) célébrées en notre diocèse ont suscité bien des émotions et des confusions parmi les membres de nos communautés ecclésiales.
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Le moment semble venu de dissiper les malentendus et de dire, au nom de l'Église, les véritables enjeux des oppositions à la réforme du missel romain, promulguée par Paul VI. Il n'est pas sain de laisser subsister certaines ambiguïtés ([^2]).
Les enjeux sont graves. Ils ne concernent pas seulement la prière de l'Église. Ils concernent toute notre façon de nous situer dans l'aujourd'hui de l'Église et du monde.
Notre foi en Jésus-Christ, sauveur des hommes d'aujourd'hui, comme notre foi en la signification de l'Église sont en cause.
L'aujourd'hui est difficile. Tout semble aller à la dérive. Les mutations sont si rapides, les changements si profonds, que beaucoup en éprouvent du vertige ([^3]).
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Mais a-t-on le droit de prendre prétexte de cette insécurité pour semer autour de soi le doute sur la fidélité de l'Église à son Seigneur ([^4]) et de provoquer une crise de confiance à l'égard de ses légitimes pasteurs ? La façon dont l'Église vit et célèbre sa foi doit être au-dessus de toute contestation.
LES CONCILES\
ET LE RENOUVEAU DE L'ÉGLISE
En période de crise, lorsqu'elle est mise en présence de choix qui engagent gravement sa cohérence avec l'Évangile et son avenir parmi les hommes, c'est toujours par la prière que l'Église commence.
Il en fut ainsi à la Pentecôte. Il en fut ainsi au Concile de Trente. Il en fut ainsi à Vatican II.
C'est pour faire aboutir les réformes exigées par la grave crise que l'Église traversait au moment de la Renaissance que le Concile de Trente avait demandé une révision des livres liturgiques. C'est saint Pie V qui, reprenant et réorganisant la tradition, a réformé ([^5]) le missel romain. Comme il le dit dans la Constitution *Quo primum* qui ouvre le missel rénové, sa visée était « la norme et les rites des Saints-Pères ».
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Un liturgiste peu suspect de progressisme, Dom Paul Nau, moine de Solesmes, n'hésite pas à reconnaître les limites de cette réforme. « Limitée par l'insuffisance d'information, par le climat de controverses où elle était accomplie, comme par la perte du sens de l'Église et l'individualisme de la « devotio moderna », la réforme de saint Pie V, malgré l'assainissement qu'elle apportait, restait encore loin du retour annoncé « aux normes des anciens Pères » ; elle allait même, par la priorité donnée dans ses rubriques à la messe basse, donner un nouvel appui à l'erreur tendant à faire considérer la messe, acte cultuel public par excellence, comme une dévotion privée du prêtre, à laquelle les fidèles seraient invités non a prendre part mais seulement à assister... Ces exemples suffiront pour faire entendre quel long chemin restait encore à parcourir pour atteindre le but assigné par saint Pie V à sa réforme. » ([^6])
En même temps qu'à l'autorité de saint Pie V, les chrétiens dits « traditionalistes » en appellent volontiers à celle de saint Pie X. Qu'en est-il dans les faits ? Dès son élévation au pontificat suprême, saint Pie X envisagea une réforme générale des prescriptions liturgiques. Ses invitations à la communion fréquente et à l'admission précoce des enfants à la première communion sont connues de tous. Mais ses projets étaient bien plus vastes. Dans un Motu proprio de 1913, il écrivait : « Il faudra un grand nombre d'années avant que cet édifice liturgique (...) apparaisse nettoyé de la crasse du temps et de nouveau resplendissant de dignité et de belle ordonnance. » ([^7])
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Interrompue par les deux guerres mondiales, l'œuvre de saint Pie X fut vigoureusement reprise par Pie XII. C'est à lui que nous devons l'autorisation des messes du soir, l'adoucissement des règles du jeûne eucharistique, la réforme de la vigile pascale et des offices de la Semaine sainte, une simplification des rubriques.
Ce que saint Pie V avait fait pour le Concile de Trente, Paul VI l'a fait pour traduire dans les actes les grandes orientations du Concile de Vatican II ([^8]). Sa réforme est l'aboutissement de plus de soixante années d'un mouvement liturgique particulièrement riche ([^9]). Elle est l'aboutissement aussi d'une exploration plus approfondie et plus complète des sources chrétiennes, rendue possible grâce au renouveau biblique, patristique et historique. C'est bien dans la volonté de mieux assumer, dans la prière de l'Église, toutes les richesses de la tradition, que Paul VI a réformé le missel romain ([^10]).
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C'est aussi pour rejoindre la nouveauté de l'homme ([^11]) et pour permettre à l'Église de célébrer sa foi avec un maximum de vérité humaine, mais surtout un maximum de vérité évangélique.
Si Paul VI a demandé à tous les membres de l'Église d'adopter sa réforme, ce fut, comme saint Pie V ([^12]) au nom du ministère qu'il assurait au sein de l'Église comme successeur de Pierre. Et s'il l'a fait, c'est pour la même raison : l'unité.
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LES ENJEUX NE SONT PAS CEUX QUE L'ON PENSE
On le pressent : dans les polémiques actuelles\
il s'agit de tout autre chose que d'une querelle\
pour ou contre le latin
Certes, il n'existe pas de langue « sacrée ». Mais comment l'Église interdirait-elle le latin ? Comment interdirait-elle le grégorien qui, avant de faire partie du patrimoine culturel de l'humanité, fait partie du patrimoine spirituel de l'Église ? ([^13])
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Tous les dimanches, à la cathédrale et en de nombreuses paroisses du diocèse, la grand-messe continue à être chantée en grégorien ([^14]), afin de rejoindre tous ceux que la culture et la sensibilité portent à exprimer leur prière dans une langue qui a souvent été identifiée à l'Église. Les chants en latin permettent aussi aux fidèles de passage, qui souvent ne parlent pas notre langue, de n'être pas trop dépaysés dans l'assemblée. Cela fait partie de cette très ancienne tradition d'hospitalité eucharistique, qui montre que cette communauté chrétienne, aussi unie soit-elle, n'est jamais aussi unie que lorsqu'elle est capable d'être ouverte à l'universel.
Si l'Église permet désormais l'utilisation de la langue courante, c'est en fidélité à l'événement de la Pentecôte ([^15]).
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La communauté des disciples de Jésus-Christ est en cohérence avec l'événement qui la fonde lorsqu'elle rejoint tous les hommes, toutes les cultures. Il importe grandement que la parole de Dieu puisse être entendue dans toutes les langues parlées par les hommes ([^16]). Il importe grandement que l'Eucharistie puisse être célébrée avec un maximum de participation ([^17]) de la part de l'assemblée, dans une grande fête pour Dieu qui soit aussi une grande fête pour l'homme.
Il est faux de prétendre que l'Église interdit de célébrer la messe en latin. Elle demande, certes, que désormais on utilise le nouveau missel, mais celui-ci comporte une édition latine ([^18]). Les prêtres âgés ou infirmes qui sont dans l'impossibilité de s'adapter au nouveau missel peuvent être autorisés par leur évêque à se servir de l'ancien missel. A une condition toutefois, qu'il s'agisse de célébrations privées, c'est-à-dire sans assistance de peuple.
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En demandant aux fidèles\
d'utiliser désormais le Missel de Paul VI\
il ne s'agit pas de jeter le discrédit\
sur le Missel de saint Pie V
Il serait monstrueux de prétendre que pendant quatre siècles l'Église a célébré sa foi dans l'incohérence. Il serait tout aussi monstrueux de jeter un soupçon sur l'œuvre de Vatican II ([^19]), de prétendre que le nouveau missel n'est pas conforme à la foi, ou du moins qu'il est ambigu et favorise l'hérésie ([^20]). Il serait également absurde de prétendre que Paul VI n'a pas le droit de changer les formes de célébration de la messe ([^21]), sous prétexte que saint Pie V nous les a données à perpétuité.
Comme si le temps de l'Église s'était arrêté au XV^e^ siècle ! Comme si le grand fleuve de la tradition s'était épuisé au Concile de Trente !
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Comme si le Dieu des chrétiens était un Dieu figé ! Comme si la foi des chrétiens était vouée à une morne répétition ! ([^22]) Comme si l'âge d'or de l'Église était dans le passé ! Comme si la vivante mémoire de l'Église, autant que de son passé, n'était pas chargée d'avenir l...
L'Eucharistie que nous célébrons aujourd'hui est substantiellement la même que celle célébrée par les chrétiens de la Renaissance et ceux des tout premiers siècles de l'Église ([^23]).
Rien loin d'altérer la messe de toujours, la réforme commencée par saint Pie V et continuée par Paul VI est caractérisée par une volonté de ressourcement et de fidélité aux origines qui comporte en elle-même l'adaptation aux besoins des fidèles.
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Le Concile de Trente, sans cesse invoqué comme une autorité par les détracteurs de la messe de Paul VI, est très clair à ce sujet. « Le saint Concile déclare \[...\] que l'Église a toujours eu le pouvoir, dans l'administration des sacrements, restant sauve leur substance, de statuer et de changer ce qu'elle jugerait selon la variété des temps et des lieux le plus expédient pour l'utilité de ceux qui les reçoivent, ou pour le respect dû aux sacrements. » (Session XXI Dz. 9 1.) Pie XII déclarait dans le même sens, à propos des sacrements : « Tous savent que ce qu'elle a établi, l'Église peut aussi le changer et l'abroger. » (AAS, 1948 XL, p. 5.)
MAIS ALORS, POURQUOI INTERDIRE\
LA MESSE DE SAINT PIE V ?
Avec la masse des catholiques, avec la plupart des évêques, voire le Pape lui-même, nous pourrions être tout disposés à laisser ceux qui le désirent célébrer l'Eucharistie selon l'ancien missel. L'essentiel en est d'ailleurs repris dans la Prière eucharistique n° 1 du nouveau missel.
Le drame est que certains font de l'ancien missel le symbole de leur opposition au Concile, le symbole de leur opposition à l'application qu'en font le Pape et les évêques du monde entier ([^24]).
Comment ne pas percevoir l'invraisemblable et subtile perversion de la démarche !
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Le corps sacrifié de Jésus et son sang versé transformés en moyen de protestation contre l'Église : est-ce honnête ? ([^25])
La tradition unanime reconnaît le lien sacramentel, entre l'Eucharistie et l'Église. « Si l'Église fait l'Eucharistie, c'est l'Eucharistie qui fait l'Église. »
Utiliser l'Eucharistie, signe de l'unité de l'Église, pour mettre en péril cette unité, n'est-ce pas frapper l'Église en plein cœur ? Depuis des siècles vaut l'adage : « Lex orandi, lex credendi » -- la règle de la prière exprime la règle même de la foi.
Le refus de l'autorité d'aujourd'hui au nom de celle d'hier, le désaccord avec l'Église d'aujourd'hui au nom d'une tradition à laquelle on ne voue qu'un respect formel est-ce honnête ? ([^26])
La tradition de l'Église en matière d'Eucharistie est attestée dès le II^e^ siècle par saint Ignace d'Antioche « Que personne ne fasse rien de ce qui concerne l'Église en dehors de l'évêque. Que cette Eucharistie seule soit regardée comme légitime qui est célébrée sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en a chargé. » ([^27])
Lorsque des chrétiens se rassemblent pour célébrer l'Eucharistie en Église, le lien qui les unit ne réside pas dans leurs options culturelles ou socio-politiques ([^28]), mais dans leur foi commune.
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Dans une authentique communauté eucharistique, il n'y a « ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni homme libre », mais des frères dans le Christ.
L'opposition à la messe de Paul VI risque d'entraîner une rupture de la communion ecclésiale, un émiettement de l'Église ([^29]). Ce danger de rupture nous atteint profondément. A l'heure où les appels de l'Évangile se font si pressants dans le monde pathétique et passionnant qui est le nôtre, comment ne ressentirions-nous pas l'urgence, pour nous, de l'ultime prière de Jésus-Christ : « Que tous soient un, afin que le monde croie ! »
A ma connaissance, les prêtres qui, en Moselle, célèbrent publiquement des messes dites « traditionalistes » sont étrangers au diocèse. Ils n'ont ni demandé, ni reçu aucune mission de l'évêque de Metz ([^30]). Les groupes qui se rassemblent autour d'eux se mettent, de fait, en état de rupture avec l'Église ([^31]), quelles que puissent être leurs intentions.
Il est de mon devoir d'inviter à la communion en Église tous ceux dont la bonne foi aurait été abusée, tous ceux qui souffrent devant les changements intervenus dans l'Église.
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Il est également de mon devoir d'inviter à la même communion en Église ceux qui, dans leur zèle d'ouvrir des horizons nouveaux, risquent d'imaginer une Église à la mesure de leur impatience. J'attire leur attention sur le fait que le ministère de la célébration eucharistique implique une totale fidélité à l'Église. C'est à elle que Jésus-Christ a fait don du sacrement de son Corps et de son Sang.
J'ai pleine confiance en la bonne santé spirituelle des fidèles et des prêtres du diocèse. Je sais que la plupart ont déjà pris la mesure des enjeux. J'espère que les autres vont en prendre une meilleure conscience.
Nous avons tous à nous convertir pour être ensemble une Église tournée vers l'avenir, une Église qui veille dans l'attente de son Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
Paul-Joseph SCHMITT,
*évêque de Metz.*
#### III. -- Les quatre arguments A, B, C et D qui demeurent inébranlés
Mgr Schmitt trouve donc plus commode et croit convenable de foncer sur des moulins à vent qui n'existent que dans son imagination. « Au nom de l'Église », pas moins, il dit un peu n'importe quoi sur tout et sur rien. Il ne dit pas un mot des objections et réclamations que nous présentons réellement depuis dix années. Le fait-il exprès ? ou bien n'arrive-t-il pas, même en dix ans, à saisir de quoi il est question ?
Nos réclamations et objections sur la messe se ramènent, on le sait, à quatre arguments principaux, que nous avons nommés les arguments A, B, C et D. Nous les avons développés de toutes les manières dans ITINÉRAIRES au cours des années 1970 et 1971.
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Ils figurent en tête de la première édition, en 1972, de notre opuscule : *La messe, état de la question,* ils ont été réitérés en tête de toutes les rééditions successives et se trouvent, toujours les mêmes, en tête de la 5^e^ édition, toujours disponible à nos bureaux et chez DMM. Que ceux de nos lecteurs qui les connaissent par cœur veuillent bien prendre patience : il est nécessaire de faire et refaire explicitement la preuve ; il faut répéter ces quatre arguments décisifs, parce qu'ils n'ont jamais été réfutés ni pris en considération par l'arbitraire qui nous opprime, et que Mgr Schmitt à son tour évite de se mesurer avec eux.
Depuis dix ans nous affirmons :
« La crise de la messe, essentiellement, consiste en ceci : depuis 1969, par toutes sortes de machinations administratives et de décrets en trompe l'œil, on veut faire croire au clergé et au peuple chrétien que LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT Pie V est désormais une messe interdite.
« Spécialement en France, on fait croire au clergé et au peuple chrétien qu'il existe une *obligation *: celle de célébrer la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le missel romain traditionnel.
« De fait, la *diversité* et même le *pluralisme* dans la manière de célébrer la messe s'étendent à toutes sortes d'inventions, et jusqu'à des pantomimes de music-hall, mais excluent seulement l'*ancienne* messe avec son ancien canon. »
C'est cela qui constitue le drame de la messe depuis dix ans. La situation n'a pas changé de nature ; elle a seulement, d'année en année, empiré.
Face à cette situation, nous présentons depuis dix ans nos objections et réclamations, résumées en quatre arguments qui n'ont été ni renversés ni même ébréchés.
*Argument A*. -- LA MESSE TRADITIONNELLE N'A PAS ÉTÉ INTERDITE.
La bulle *Quo primum* de saint Pie V n'a pas été abrogée.
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La constitution apostolique *Missale romanum* de Paul VI, 3 avril 1969, n'a pas revêtu le nouveau missel d'une obligation strictement juridique imposant son usage et, excluant celui du missel antérieur. Le cardinal Ottaviani déclarait à la Pentecôte 1971 : « Le rite traditionnel de la Messe selon l'ordo de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli. »
Les documents officiels de Paul VI *ordonnaient* aux évêques de *permettre* la célébration de la nouvelle messe.
Frauduleusement, avec l'accord de facto du Saint-Siège, on a fait croire que Paul VI avait *permis* aux évêques d'*ordonner* la nouvelle messe comme obligatoire.
La situation juridique véritable de la nouvelle messe de Paul VI est d'exister à titre de dérogation particulière aux prescriptions non abrogées de la bulle *Quo primum* de saint Pie V ; la messe traditionnelle n'est pas interdite.
*Argument B*. -- LA MESSE TRADITIONNELLE NE POURRAIT PAS ÊTRE INTERDITE.
Non seulement la messe traditionnelle n'a pas été abolie ou interdite par un document officiel du Saint-Siège ayant force de loi, mais encore elle ne pourrait pas l'être. Une coutume millénaire lui confère un droit imprescriptible. On ne pourrait abroger une telle coutume qu'à la condition de la déclarer mauvaise : ce qui est bien impossible. Ou de constater qu'elle a d'elle-même cessé d'exister.
Saint Pie V n'a interdit aucun des rites de l'Église latine, dominicain, ambrosien, lyonnais, fondés sur une coutume irréprochable et ininterrompue ; quant au rite romain lui-même, il s'est borné à en fixer le texte authentiquement traditionnel, dégagé de ses impuretés.
Nous l'avons écrit au pape Paul VI en 1972 sans être contredit :
« Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente.
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L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence. »
*Argument C*. -- UNE SUSPICION LÉGITIME FRAPPE L'ENSEMBLE DE LA RÉFORME LITURGIQUE.
Cette suspicion se fonde sur diverses considérations. L'une des plus graves est tirée de la déclaration du cardinal Gut, préfet de la congrégation romaine pour la liturgie, faite en juillet 1969. Parlant précisément de l'ordo de la messe, il révélait qu'en le réformant Paul VI avait *souvent cédé contre son gré*. Les réformes ne résultaient pas d'une libre décision du pape, mais des pressions exercées sur lui, auxquelles il n'avait pas su résister.
*Argument D*. -- IL Y A UNE FOURBERIE.
Les évêques réformateurs, évoluteurs et mutants qui prétendent que le nouveau missel de Paul VI est obligatoire le prétendent *uniquement contre* la messe traditionnelle. Les messes nouvelles réellement célébrées sont *issues* de la messe de Paul VI, elles s'en distinguent, elles s'en séparent de plus en plus, sans se cacher, elles s'affichent même à la télévision. Il n'y a plus *la* messe nouvelle, mais *des* messes nouvelles, et chacune tend à devenir un cas particulier. La messe nouvelle de Paul VI a été, en fait, une ouverture, un pont, une transition et même une incitation à une prolifération de messes nouvelles de plus en plus sans foi ni loi. Le nouvel ordo n'est pas une règle, il n'est pas une norme, il est depuis dix ans incapable de freiner, de contenir, de réglementer le développement incessant de liturgies aberrantes. L'autorité administrative *n'essaie même pas,* la plupart du temps, d'imposer aux novateurs inassouvis le caractère qu'elle dit « obligatoire » du nouvel ordo.
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Ce caractère « obligatoire » n'est invoqué que pour interdire la messe traditionnelle et en persécuter les fidèles. C'est donc une fourberie.
Une fourberie ne peut requérir l'obéissance.
\*\*\*
Mgr Schmitt passe à côté des quatre arguments comme s'ils n'existaient pas. Ainsi avait procédé Mgr Coffy en janvier 1975. Si ces quatre arguments étaient facilement réfutables, les évêques se précipiteraient. Au contraire ils s'en détournent obstinément. On comprend pourquoi.
#### IV. -- La messe nouvelle est une arme par destination
« Par destination » est une expression juridique qui fait prendre en considération la finalité supplémentaire qu'une certaine intention peut ajouter à la finalité normale d'un objet. Exemple. La finalité d'une chaîne de bicyclette est de transmettre le mouvement du pédalier à la roue arrière. La finalité d'un manche de pioche est de servir à piocher. Mais si dans une émeute la police vous trouve porteur d'un manche de pioche ou d'une chaîne de bicyclette, n'espérez pas expliquer que c'est un honnête manche de pioche ou une tranquille chaîne de bicyclette. Honnête en lui-même, peut-être, tranquille, oui, mais devenu *arme par destination :* par la destination que vous lui donnez, par la finalité supplémentaire que votre intention lui avait attribuée.
Et dans le cas de l'émeute, c'est la destination qui est la plus importante, elle éclipse les qualités naturelles et l'usage habituel de l'objet en question.
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De la même manière la messe nouvelle de Paul VI est une arme contre la messe traditionnelle, elle l'est *au moins* par destination, elle a servi à établir en fait l'interdiction que l'on ne pouvait décréter dans les formes.
Les opinions sur ce qu'est la messe nouvelle en elle-même sont très diverses. Parmi ceux qui l'acceptent, les uns la réputent merveilleuse, d'autres la tiennent pour un moindre mal, ou pour un mal provisoirement inévitable. Parmi ceux qui la refusent, elle est dénoncée comme insuffisante ; comme équivoque ; comme empoisonnée ; comme proche de l'hérésie ; ou même comme hérétique. Mais ce que personne, semble-t-il, ne peut nier, que ce soit pour l'en louer ou pour l'en blâmer, c'est qu'elle a été et qu'elle est, au moins par destination, l'instrument servant à faire disparaître la messe traditionnelle.
Cette constatation et ses conséquences devraient être prises en considération davantage qu'on ne l'a fait.
La conséquence la plus immédiate est celle-ci : quand bien même on nous démontrerait (hypothèse de raisonnement) que la messe nouvelle est pleinement catholique, cette démonstration n'aurait rien démontré, -- pas plus que d'assurer que l'honnête manche de pioche est un simple outil, paisible et légitime. La FINALITÉ de la nouvelle messe, sa DESTINATION est ce qu'elle a de pire. Cette finalité, cette destination bien constatée, il devient subsidiaire de discuter ce que la nouvelle messe est en elle-même. Elle est une arme par destination contre la messe catholique. Elle est une arme anti-catholique par destination. *C'est donc sa destination que nous combattons principalement*.
Cette destination se manifeste et se réalise en faisant croire au clergé et aux fidèles que la nouvelle messe est revêtue d'une obligation imposant son usage à l'exclusion de tout autre rite. De tout temps, c'est-à-dire depuis 1970, nous avons affirmé que le drame de la messe réside essentiellement en cela. Ce n'est point en nier ou méconnaître d'autres aspects : mais c'est établir ou plutôt constater une hiérarchie entre ces aspects, ceux qui touchent à la *finalité* étant reconnus, comme il se doit, les plus décisifs.
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Il s'ensuit que ce qu'il faut retrancher de la nouvelle messe, c'est *au moins sa finalité*, c'est au moins sa destination assassine. On opérera ce retranchement en reconnaissant qu'elle n'est pas obligatoire. On le reconnaîtra de manière véritable et efficace en stipulant que la messe traditionnelle n'est pas interdite mais parfaitement autorisée et recommandée.
Ici plusieurs contradicteurs objectent qu'il serait insuffisant et même insultant de déclarer simplement « permise » la messe traditionnelle. Ils n'ont pas tort du point de vue qui est le leur ; qui est légitime ; mais qui n'est pas le seul. Il va de soi que pour la messe traditionnelle nous réclamons beaucoup plus que la reconnaissance officielle qu'elle est « permise ». Mais la reconnaître « permise », c'est déjà ouvrir une porte, c'est créer une situation nouvelle qui, logiquement, forcément, entraînera sa pleine reconnaissance. Si la messe traditionnelle est déclarée « permise », la messe nouvelle n'est plus réputée obligatoire, et si elle n'est plus obligatoire, elle est perdue. Il n'y a pas de milieu : si elle n'est plus obligatoire elle est facultative, et si elle est reconnue facultative elle ne peut plus être imposée à personne en aucun cas. Ce n'est donc ni une « reconnaissance réciproque » ni une « coexistence des deux messes », comme le craignent fiévreusement les plus inquiets. La coexistence est impossible, *l'une supplante l'autre*, inévitablement. La nouvelle, quand elle est tenue pour obligatoire, supplante la traditionnelle. La traditionnelle chassera la nouvelle dès que la nouvelle sera clairement facultative : non point en un jour, mais en quelques-uns ; non point sans combat, mais qui a dit que l'on aurait jamais à cesser de combattre ? Il nous paraît donc capital que Mgr Lefebvre finisse par obtenir du Saint-Siège, sous une forme ou sous une autre, et par exemple sous la forme d'une « permission » de la messe traditionnelle, la reconnaissance officielle qu'elle n'est ni abolie ni interdite, et qu'ainsi la messe nouvelle soit privée de sa criminelle destination.
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La thèse de Cassiciacum, que je n'ai pas l'intention de passer sous silence, mais j'en parlerai à mon gré et non sur sommation, comporte cette affirmation subsidiaire plusieurs fois répétée : Jean-Paul II, pour être réellement pape, doit « se désolidariser de Paul VI », ou s'en désolidariser « au moins sur certains points ». Je n'arrive pas à comprendre pourquoi, et selon quelle jurisprudence, l'acte plutôt rhétorique de simplement « se désolidariser » pourrait avoir une portée canonique aussi capitale ; mais ce n'est pas mon propos pour le moment. Je veux seulement remarquer que si l'on réclame ou attend de Jean-Paul II qu'il « se désolidarise de » Paul VI, pas plus, il n'est pas cohérent de dénoncer comme traîtres ceux qui réclament ou attendent de lui l'acte beaucoup plus décisif et beaucoup plus normal de reconnaître que la messe nouvelle n'est pas obligatoire. Ce n'est d'ailleurs pas la seule chose que nous attendions ou réclamions de lui, mais c'est la plus claire. Un mot suffit. L'état du catéchisme d'un bout à l'autre de l'Église universelle est aussi dramatique et aussi grave, désormais habituellement privé des trois connaissances nécessaires au salut ; il est aussi urgent d'y porter remède ; mais un mot n'y suffira probablement pas.
#### V. -- Le concile considéré comme arme par destination contre l'objet formel de la foi
Une considération analogue à celle qui radiographie le drame de la messe est susceptible d'éclairer le problème du concile.
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L'*évolution conciliaire*, comme l'appelle le vocabulaire officiel de l'épiscopat français, étant reconnue pour déplorable, la discussion porte sur le point de savoir si la responsabilité en incombe aux textes conciliaires eux-mêmes, ou à une interprétation et une application abusives faites au nom d'un arbitraire « esprit du concile », comme on disait hier, ou en vertu de ses « intuitions profondes », comme on dit aujourd'hui. Au vrai, il y a des deux. Rappelez-vous une fois encore « l'exemple du latin ». La constitution conciliaire ordonnait de le conserver. Paul VI au nom du concile déclara que l'Église l'avait sacrifié. La vérité historique, semble-t-il, est qu'en ordonnant de conserver le latin mais en ajoutant aussitôt qu'il fallait faire un peu plus de place dans la liturgie aux autres langues, les pères conciliaires décrétaient le maximum qui leur paraissait possible à l'époque *dans la voie* de la suppression du latin. A ceux qui veulent trop innocenter les textes conciliaires de l'interprétation et de l'application qui en furent opérées, nous avons fait observer que le concile a été interprété et appliqué par ceux qui l'avaient fait, donc qu'il a été interprété et appliqué selon l'intention du législateur : intention qu'ils connaissaient mieux que personne, et mieux que ne peut à elle seule la révéler le texte conciliaire. Quoi qu'il en soit de cette discussion, elle ne prend pas suffisamment en considération la finalité surajoutée au concile, et comment on en a fait une arme par destination.
Ce concile si modeste à l'origine dans ses prétentions canoniques, simplement pastoral, point du tout dogmatique, jamais infaillible, devint très vite la seule référence, le seul critère, l'unique lumière. Thèse implicite d'abord, mise en œuvre avant d'être énoncée, mais révélée en acte dans la condamnation d'ITINÉRAIRES en 1966. Nous étions réprouvés par l'épiscopat français, rappelez-vous, comme *contestant, au nom d'une fidélité au passé, le renouveau entrepris*. Notre fidélité au passé était normalement notre soumission aux définitions dogmatiques et notre piété filiale pour l'être historique de l'Église. Notre contestation consistait seulement à déclarer devant les textes conciliaires que leur « interprétation juste est fixée par et dans la conformité avec les précédents conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du magistère ».
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Dès le début nous avons professé que Vatican II devait être reçu, interprété, jugé à la lumière de la tradition. Avant même que nous ayons donné aucun exemple d'une telle interprétation, simplement à cause de ce principe, l'épiscopat français nous condamnait comme opposants au renouveau. Le point essentiel d'un tel renouveau était en effet de ne plus interpréter les nouveaux textes dans la cohérence et à la lumière des monuments antérieurs de la tradition catholique. Et par suite, forcément, au contraire, d'interpréter et juger désormais l'ensemble de la tradition catholique à la lumière de Vatican II. C'est ce renversement-là, c'est cette inversion qui est l'élément le plus subversif de l'évolution conciliaire. Il atteint jusqu'à l'objet formel de la foi. Les vérités mêmes que l'évolution conciliaire conservait, elle les conservait pour une mauvaise, pour une fausse raison : elle les conservait parce que Vatican II les avait gardées, et donc, elle les conservait seulement jusqu'au prochain concile pastoral qui éventuellement ne les garderait plus ; et plusieurs devançaient cet éventuel concile, avec la conviction d'être « tournés vers l'avenir ».
Le fondement du principe subversif ainsi mis en œuvre fut explicitement énoncé par Paul VI dans sa lettre à Mgr Lefebvre du 29 juin 1975, où l'acte public de soumission au concile qu'il lui demandait consistait à reconnaître que « le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains aspects plus important que celui de Nicée ». Le P. Congar, tirant très logiquement les conséquences légitimes du principe ainsi insinué, approuve et encourage une « RELECTURE » et une « RE-RÉCEPTION » des conciles antérieurs « A LA LUMIÈRE DE VATICAN II ». Nous le disons depuis quinze ans : *cette inversion radicale est le cœur même de l'évolution conciliaire*. Il faut frapper au cœur.
Comment, cela étant, n'aurions-nous pas remarqué que Jean-Paul II, tout en se déclarant le fils spirituel de Paul VI, se sépare de lui sur ce point décisif lorsqu'il énonce que les textes conciliaires doivent être VUS A LA LUMIÈRE DE LA TRADITION ; lorsqu'il répète : A LA LUMIÈRE DE LA TRADITION ET SUR LA BASE DU MAGISTÈRE CONSTANT DE L'ÉGLISE.
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Là-dessus quelques lecteurs et quelques docteurs, au cours de l'année 1979, nous ont réprimandé en termes sévères, comme si c'était une nouveauté qu'ils venaient de découvrir, et comme si nous venions de l'inventer ; ou de la tirer des discours du pape. C'était oublier le caractère traditionnellement catholique d'une telle position ; et c'était ignorer bizarrement que depuis la fin du concile, depuis la condamnation d'ITINÉRAIRES par l'épiscopat français en 1966 jusqu'à notre controverse avec le P. Congar en 1977-1978, le débat fondamental sur le concile avait tourné justement là-dessus : *faut-il interpréter et réviser la tradition à la lumière du concile, comme le veulent les évoluteurs, ou faut-il interpréter et réviser le concile à la lumière de la tradition.* Tous les autres débats sur le concile en dérivent ou en dépendent, plus ou moins directement, plus ou moins explicitement. Quelques auteurs ont voulu démontrer que l'on ne peut pas interpréter le concile à la lumière de la tradition, mais c'était de leur part jouer sur les mots, par « interpréter » ils entendaient « concilier », et ils exposaient que le concile doit être rejeté comme inconciliable avec la tradition : en quoi ils ne faisaient rien d'autre que ce que nous disions, ils regardaient, interprétaient, jugeaient le concile à la lumière de la tradition, et concluaient au rejet. Conclure au rejet c'est leur opinion. Examiner et juger à la lumière de la tradition, c'est ce que *doit* faire tout catholique, c'est la position commune, c'est la doctrine commune que nous défendons. Il ne suffit pas d'avoir un bon critère pour bien juger, il ne suffit pas d'avoir ce bon critère en commun pour aboutir aux mêmes conclusions, mais avoir un critère faux est l'assurance d'un faux jugement. En outre, ici, le critère n'est pas seulement bon, il est obligatoire, il est partie intégrante, si on le comprend bien, de l'objet formel de la foi. Depuis le début et toujours nous attendons, nous espérons, nous réclamons un jugement de l'Église sur le concile et tout ce qui s'y rapporte un jugement à la lumière de la tradition. Il n'est probablement pas illégitime d'anticiper sur ce jugement par mode de préparation ou de demande, voire de remontrance, mais *non omnia possumus omnes,* nous ne le faisons pas.
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C'est-à-dire que nous laissons à l'Église, nous l'avons dit et nous le répétons, le soin de trancher s'il lui conviendra de corriger, de compléter, de réinterpréter (à la manière de la *nota praevia*) ou bien d'abolir ou encore d'oublier les textes de Vatican II ; par le magistère ordinaire ou extraordinaire du pape ou par un Vatican III ; ou encore autre chose de toute autre manière ; nous ne nous prononçons pas, nous ne militons *pas* pour ceci plutôt que pour cela. Notre contribution est de discerner et cerner le cœur de l'évolution conciliaire, et de la viser au cœur.
Bien entendu, s'accorder sur le principe selon lequel c'est Vatican II qui doit être jugé à la lumière de la tradition, et non l'inverse, ne suffira pas à dégager des conclusions qui recueillent un accord général. A la lumière de la tradition, les uns voudront abolir le concile, les autres en rectifier seulement la détestable application, et entre ces deux extrêmes on connaît déjà une grande quantité de positions intermédiaires. Mais ces divergences-là, même graves, sont par définition des divergences entre catholiques, à l'intérieur du catholicisme. Quand la discussion porte seulement là-dessus, c'est que la nouvelle religion et son apostasie immanente ont été rejetées.
Nous ne sommes pas partout. Nous sommes au rempart. A un certain rempart. Sur la messe : la nouvelle n'est pas obligatoire, la traditionnelle n'est pas interdite. Sur le concile : ce concile-là n'est pas juge de la tradition catholique, il est jugé par elle. Et sur le catéchisme : les trois connaissances nécessaires au salut.
Jean Madiran.
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APPENDICE
#### Note sémantique sur le traditionalisme
Il y a seulement un quart de siècle, on ne parlait guère de *traditionalisme* et de *traditionalistes.* Ces deux termes n'apparaissaient que très rarement dans le langage courant. Dans le langage catholique, où ils étaient tombés en désuétude, ils avaient un sens péjoratif et un sens légitime.
1° Le SENS PÉJORATIF était le SENS PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUX *:* tendance ou système opposé au rationalisme, le traditionalisme au XIX^e^ siècle assure que la raison humaine ne peut atteindre la vérité, même naturelle ; elle ne peut parvenir, indépendamment de la révélation, à connaître l'existence de Dieu ; les vérités de la morale et de la religion naturelles ne sont connues que par tradition, c'est-à-dire transmission d'âge en âge, dans la société et en même temps que le langage, d'une révélation primitive faite par Dieu. Cette erreur proche du fidéisme trouve son origine au XVII^e^ siècle chez Malebranche et Huet, au XVIII^e^ chez Vico (repris au XIX^e^ par Bonald sur l'origine du langage, expliquée par le souvenir de la tradition primitive) ; ce sont surtout, au XIX^e^ siècle, Lamennais, Bautain et Bonnetty.
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Louis-Eugène Bautain fut censuré par le Saint-Siège en 1835, 1840 et 1844, Auguste Bonnetty en 1855, et le traditionalisme ainsi entendu condamné en 1870 par le concile du Vatican et en 1950 par l'encyclique *Humani generis* de Pie XII. Bien que le terme de *traditionalisme* n'apparaisse point à ce propos dans les documents officiels, c'est sous ce nom que la théologie catholique a coutume de désigner cette erreur.
2° Le terme *traditionalisme* a donc un sens certainement péjoratif dans le langage catholique traditionnel. Mais il ne l'a pas constamment. Car il a aussi, dans ce même langage, un SENS POLITIQUE, MORAL ET SOCIAL tout à fait légitime.
En effet, dans sa Lettre sur le Sillon, le 25 août 1910, saint Pie X écrivait : « *Les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes. *» Saint Pie X ne se référait évidemment pas, disant cela, au traditionalisme philosophique et théologique, mais à une attitude morale et politique opposée à celle des révolutionnaires.
3° Depuis peu d'années est apparu un nouvel usage du terme *traditionalisme :* employé au sens religieux mais non péjoratif, il désigne l'attachement à l'authentique tradition catholique, en réaction contre l'évolution conciliaire issue de Vatican II.
Cet usage est nouveau. Et cette étiquette nouvelle, les catholiques qui la portent ignorent généralement qu'ils l'ont reçue de leurs adversaires. Une fois de plus. Comme « intégrisme », qui était déjà un sobriquet forgé par les modernistes contre le gouvernement et la doctrine de saint Pie X. (Mais « jésuite » fut aussi, à l'origine, un sobriquet fabriqué par les adversaires de la Compagnie de Jésus.) En 1956, c'est Monsieur « Daniel Pézeril, prêtre », -- oui, celui-là même qui depuis est devenu évêque auxiliaire de Paris en passant par l'amitié maçonnique, à moins que ce ne soit l'inverse, -- c'est le Chilien Daniel Pézeril qui dans un article de *Témoignage chrétien* exhume et relance l'étiquette. Il bloque toute espèce de traditionalisme existante ou possible avec le traditionalisme religieux condamné par l'Église.
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Il déclare que le traditionalisme est l'atteinte « *la plus grave *» au sacré. -- Il s'agit toujours d'identifier le pire ennemi politique ailleurs que dans le communisme « intrinsèquement pervers » et de désigner le plus grand danger religieux ailleurs que dans le modernisme « rendez-vous de toutes les hérésies ». On est « pas communiste mais... » ; on est « pas moderniste mais... ». Le *mais* introduit toujours, plus ou moins explicitement, l'idée qu'il y a un péril encore plus pressant ou une erreur encore plus monstrueuse : d'où découle logiquement, cela admis, la nécessité d'une action commune avec le communisme, ou avec le modernisme, contre le plus grand danger. Maritain ne fait pas autre chose en 1966, dans. *Le Paysan de la Garonne,* livre reçu à tort comme critiquant l'évolution conciliaire : il la critique en effet, mais d'une critique sans portée pratique, puisqu'il prend bien soin de préciser (p. 235) que *le pire* est et demeure l'intégrisme : « la pire offense, dit-il, à la vérité divine et à l'intelligence humaine »...On se retrouvera donc tous ensemble contre le pire.
Et pour que le pire paraisse bien tel aux yeux de tous, il faut l'affubler d'une étiquette bien déshonorée. Nous le remarquions en 1956-1958 : « La polémique de gauche s'efforce depuis quelque temps d'accréditer dans le vocabulaire courant le terme de *traditionalistes,* qui était à peu près tombé en désuétude (et qui n'eut jamais une très grande fortune)...Elle s'efforce de donner à ce terme, qu'à peu près personne ne revendique aujourd'hui, un sens obligatoirement péjoratif. Quand elle y sera parvenue, on verra sans doute des : catholiques *de droite* se proclamer traditionalistes. » C'est à peu près ce qui s'est passé les années suivantes.
Les lecteurs qui s'intéressent à ces questions de vocabulaire (qui ne sont pas les plus importantes, mais qui ne sont pas non plus entièrement négligeables) retrouveront l'article de « Daniel Pézeril, prêtre » dans *Témoignage chrétien* du 30 mars 1956 ; et nos observations dans ITINÉRAIRES, numéro 3 de mai 1956, pp. 116-119 (qu'ils poussent alors jusqu'à la page 120, où ils verront que Louis Pauwels était déjà en 1956 désigné par la presse de gauche comme le représentant de la « nouvelle droite »,
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et que cette manœuvre publicitaire avait en 1956 déjà la fonction d'égarer le public et de lui dissimuler l'existence d'une véritable pensée traditionnelle) ; dans notre numéro 20 de février 1958, pp. 43-44 ; et dans notre ouvrage, *L'intégrisme, histoire d'une histoire* (NEL 1964), pp. 166-170.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Monsieur Durand et l'école
*Ce Durand-là, ami lecteur,\
est-ce vous-même ?*
par Hervé Kerbourc'h
CE SOIR, chez les Durand, c'est la consternation, la désolation, la colère, la fureur, la tempête, le cyclone, la dévastation. Monsieur Durand est pendu au téléphone. Il appelle un à un ses amis, d'abord ceux qui sont catholiques, et puis aussi les autres, qui ont gardé le sens moral, car on ne peut être un ami de Monsieur Durand si on n'a pas le sens moral, c'est-à-dire le culte de la morale. (Peu importe ce que l'on peut croire ou penser par ailleurs.) Pour Monsieur Durand, la morale, c'est sacré ; la morale, c'est le sacré. Ces deux mots sont synonymes. Et Monsieur Durand informe, exhorte, supplie, rugit, pleure, dénonce, éclate suivant ses interlocuteurs. Mais quel est le cataclysme qui s'est abattu chez les Durand ce soir ? Monsieur Durand vient d'apercevoir des photos impudiques et des dessins cochons dans le livre de biologie de sa propre fille qui est en quatrième au collège Saint-Ouen. C'est à peu près pire que la fin du monde. Ah ! Il a compris ce que l'on veut faire de ses enfants ! Ah ! Mais on va l'entendre ! Il y a donc quelque chose qui ne va plus dans l'école catholique ! Comment aurait-il pu imaginer une chose pareille ?
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Oh ! Il n'est pas nécessaire d'être devin pour comprendre pourquoi Monsieur Durand n'aurait jamais pu imaginer une chose pareille. Lorsque la messe a été bouleversée, Monsieur Durand n'a rien dit. La raison en est simple : c'est que M. le Curé ressemble beaucoup à Monsieur Durand. Pour lui aussi, la morale, c'est le sacré. Et comme les sermons de M. le Curé prêchent toujours la même morale il n'y a pas de raisons de s'inquiéter. Monsieur Durand n'a rien dit quand M. le Curé a organisé des absolutions collectives. M. le Curé ne faisait qu'obéir à M. le Doyen et M. le Doyen à Monseigneur. Alors... Monsieur Durand s'est-il jamais aperçu qu'il n'y avait jamais la moindre prière au collège d'enseignement catholique, jamais le moindre geste, la moindre parole de soumission à Dieu, d'adoration, de louange ? Je ne sais. De toute manière, pour Monsieur Durand, faire sa prière, si c'est un des commandements de la morale, ce n'en est sûrement pas le plus important. Monsieur Durand s'est-il jamais aperçu que les cours d' « éducation religieuse » étaient devenus des cours d'humanitarisme de la Grande Loge de France revus pour handicapés mentaux ? Sait-il que lorsqu'on interroge les enfants au sujet de l'Annonciation, dans l'école de sa fille, ils ne savent pas qui est Joseph, qui est l'Ange, ni ce qu'il dit, ni ce qu'est un ange ? (Doit-on ajouter que ces cours de prétendue éducation prétendument religieuse sont faits bien souvent par des professeurs agnostiques ou athées, à qui personne n'a demandé d'enseigner avec une vision chrétienne des choses ? Que les rares professeurs chrétiens se font une gloire de ne pas le laisser paraître ?), Votre école catholique, Monsieur Durand, n'est plus catholique depuis longtemps !
Monsieur Durand ne manque pas de faire remarquer, entre amis, que de son temps on écrivait beaucoup mieux en cinquième que maintenant en seconde. Mais comme, finalement, Monsieur Durand en a déduit plus ou moins inconsciemment qu'on était plus intelligent à cette époque-là, et donc que lui, Monsieur Durand, est plus intelligent que ses enfants, il en tire une douce satisfaction qui endort quelque peu ses facultés de réaction. Alors il ne s'est jamais posé que de très vagues questions sur la destruction générale de l'enseignement. Il ne s'est pas vraiment rendu compte qu'on n'enseignait plus ni la grammaire, ni les mathématiques.
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On est passé de la méthode dogmatique à la méthode scientifique, a déclaré Edgar Faure à l'UNESCO. Ce qui veut dire qu'on n'enseigne plus les choses comme elles sont, mais qu'on prétend les faire décrire par les enfants comme ils les voient, ou plutôt comme ils sont priés de les voir. Si bien que la grammaire, qui a des rapports si évidents avec l'ontologie et la philosophie en général, est devenue un inextricable fouillis de structures et de catégories, que les enfants ne savent plus ce qu'est une nature ni une fonction, et qu'en seconde, bon nombre d'entre eux sont incapables d'écrire correctement une phrase comprenant des propositions subordonnées, sans parler des conjugaisons et des accords...
L'enseignement n'est plus qu'impressionnisme et pointillisme. Tout est devenu télévision : des images en chassent d'autres. Il n'est plus jamais question de la nature des choses, de l'essence des choses, mais de leur apparence. On n'étudie plus la substance, seulement les accidents. (Voilà qui est proprement extirper Dieu de tout l'enseignement.) On a détruit tout ce qui pouvait donner à l'enfant une véritable charpente intellectuelle, grammaire et mathématiques, comme je l'ai déjà dit, et aussi le latin, dont la rigueur et la logique sont tellement gênantes pour les hommes d'aujourd'hui, et aussi la philosophie traditionnelle, coupable d'aider à la formation chez l'adolescent d'une structure mentale cohérente. Ainsi on est sûr que les jeunes n'auront intellectuellement pas de point d'appui, pas de base stable, pas de centre de gravité. Il s'agit de former de petits salonnards minables, adeptes des encyclopédies par fascicules et des magazines télévisés, qui se contentent de gazouiller des frivolités mondaines, surtout pas des hommes capables de juger et de réfléchir correctement, en écartant les détails pour trouver l'essentiel. Monsieur Durand a-t-il seulement remarqué qu'il n'y avait plus de cours de littérature française dans le second cycle ? Les cours de français consistent à résumer et à commenter des articles du *Monde* ou du *Figaro* dans l'effrayant jargon des néo-philosophes de gazettes et dont les sujets sont toujours les mêmes : les problèmes de l'adolescence, la société de consommation, le progrès ; ou bien on fait des études par « thèmes » sans rien connaître de l'histoire de la littérature et de préférence sur des auteurs étrangers. Articles de journaux, auteurs étrangers, c'est ce que l'on trouve aussi dans les livres de français du premier cycle, centrés sur l'actualité, le monde contemporain.
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Et c'est justement cette « connaissance du monde contemporain », par « thèmes », qui a remplacé dans le second cycle les défunts cours d'histoire et de géographie. Et comme en français, on fait de la critique littéraire sans connaître le français ni la littérature, on fait ici de l'histoire comparée et diverses études très spécialisées sans connaître le moins du monde la trame des événements. Monsieur Durand sait certainement ce que sont devenus les cours d'histoire, au moins dans les petites classes. Il a souri l'autre jour, quand on lui a raconté qu'un enfant de douze ans, à qui on demandait qui était Jeanne d'Arc, a répondu « Ben... c'est ma paroisse ! » Il est même irrité parfois de voir que les enfants ne savent réellement plus rien de l'histoire de leur pays. Mais il a entendu M. Decaux dénoncer ce scandale, et lui, Monsieur Durand, n'a rien à dire de plus.
Votre école catholique, Monsieur Durand, n'est plus même une école, et vous n'avez jamais rien dit. Non. Vous vous êtes mis à hurler quand vous avez vu dans le livre de votre fille des photographies sinistrement et scientifiquement laides et des dessins vaguement obscènes. Je ne vous l'ai pas encore dit, Monsieur Durand, je suis d'accord avec vous. Ils sont scandaleux, ces cours de « biologie ». Il est scandaleux de faire de l'éducation sexuelle comme si l'homme était un animal. Il est scandaleux de montrer l'amour humain comme les rapports entre deux corps et non entre deux personnes. Il est scandaleux, dans une école catholique, de parler de sexualité sans rappeler les lois divines qui la règlent et pourquoi elles sont nécessaires. Je ne développerai pas tous ces points. Vous trouverez, et vous avez déjà trouvé des gens qui en parlent très bien et d'abondance. Ces cours-là sont des attentats terroristes qui peuvent bouleverser le psychisme de certains jeunes, oui Monsieur Durand. Je vous aurais soutenu si vous aviez commencé par le commencement, si vous aviez hurlé avec autant de force contre la destruction systématique de tout ce qui est fondamental dans l'enseignement, contre la destruction de tout ce qui formait l'esprit des jeunes, sans laquelle il n'aurait *jamais* été *possible* de présenter un cours de sexualité comme une description scientifique de plus (n'est-ce pas, M. Edgar Faure ?).
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On n'a jamais tant parlé de la dignité de l'homme, on ne l'a jamais tant bafouée, d'abord à l'école, en n'enseignant pas ce qu'elle est, en n'enseignant pas « dogmatiquement » les matières qui formaient le jugement, le raisonnement. L'ignoble éducation sexuelle n'est qu'une conséquence de cette perversion générale et fondamentale de l'enseignement. Mais c'est seulement aujourd'hui que vous découvrez une atteinte grave à l'enseignement catholique, quand il n'y a plus d'enseignement catholique. Je vous trouve ridicule, Monsieur Durand, et tous les libéraux et libertins vont trouver une fois de plus les catholiques ridicules, malheureusement pour tout le monde. Et j'ai une petite question à vous poser. J'ai découvert avec stupéfaction, l'année dernière, les cours d'éducation sexuelle de Sœur Suzanne ; l'année dernière, je dis bien. Je ne sais pas depuis combien de temps Sœur Suzanne fait des cours d'éducation sexuelle, mais je sais qu'elle en faisait l'année dernière aux classes de quatrième, avec les mêmes photographies et les mêmes dessins que sur le livre de votre fille, mais sur diapositives. Pourquoi n'avez-vous pas dénoncé, l'année dernière, les cours de Sœur Suzanne ? Parce que votre fille n'était pas en quatrième l'année dernière ? Excellente réponse, Monsieur Durand. Alors rendormez-vous bien quand vous aurez fini d'alerter l'opinion, vous qui « défendez l'école catholique » lorsqu'il n'y a plus rien à défendre, mais tout à refaire.
Hervé Kerbourc'h.
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### Carnets sabbatiques (suite)
*Dans le continent indien*
par Thomas Molnar
*Inde, novembre-décembre 1979.* -- Je me rappelle avoir été horrifié il y a quinze ans, lors d'un premier séjour à Bombay, Calcutta, Bangalore et Madras, par la misère extrême, la saleté, l'inhumanité que suintait cette masse d'êtres humains. J'avais failli en perdre moi-même la volonté de vivre (réaction que j'allais retrouver par la suite dans la bouche d'autres voyageurs), et j'ai dû fuir ce pays après quelques semaines d'abattement. -- Voilà la fin du monde, me disais-je, le point zéro de la race humaine, devant quoi la bombe atomique ferait figure de moindre mal... Ce sentiment n'a rien perdu de sa force avec le temps. C'est pourquoi lors de mon deuxième tour du monde, il y a dix ans, j'avais prévu un grand détour pour m'éviter de croiser cet enfer. J'ai inclus l'Inde dans ce troisième voyage, mais par le chemin du nord, Delhi, Agra (le Taj Mahal), et la ville sainte de Bénarès, avec l'idée que ce serait moins inhumain en suivant cette voie.
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Eh bien, ce fut pire qu'en 1964. Pas moyen de décrire cette misère : tous ceux qui ont connu chez d'autres peuples l'extrême pauvreté imagineront qu'elle est plus ou moins la même partout. Mais la pauvreté de l'Inde reste synonyme du pire, et je crois en avoir compris la raison. Dans toutes les situations de misère, une religion du moins peut consoler les fidèles. Elle s'adresse à leur âme, leur parle de la miséricorde de Dieu. Elle ouvre le chemin de compensations éternelles aux injustices et aux souffrances d'ici-bas. Chez les hindous et les bouddhistes, au contraire, l'existence elle-même n'est comprise qu'à la façon gnostique, comme un châtiment ; et les dieux, loin de secourir l'homme, se moquent abondamment de lui : ils l'enfoncent encore davantage dans son dénuement, répondant par autant de grimaces à ses prières et à ses pauvres offrandes. Les moines eux-mêmes sont devenus des parasites, qui ne songent qu'à remplir leur estomac et à vivre dans une oisiveté souvent voisine de la débauche. Pourquoi se priveraient-ils, si les esprits malins et sinistres qui leur servent de dieux donnent l'exemple de l'immoralité ?
Des Indiens m'ont confié à Delhi, pour s'en vanter, que les gens dans leur pays changent de croyances comme nous de chemises, subissent la dictature d'un gourou puis ne jurent que par son rival, se vautrent dans d'incroyables richesses ou plongent dans l'indicible misère de la rue, -- et tout cela, dans une indifférence la plus totale au sort d'autrui. Les souffrances de la victime, du paria, personne n'en a cure. Tout le monde encense Gandhi (enfin, surtout les Occidentaux), mais Gandhi n'était qu'un agitateur de génie. L'Inde a dû attendre une Mère Thérèse qui lui enseigne la charité.
Dans les rues de Delhi comme partout ailleurs, du nord au sud du pays, on croise des êtres humains réduits à l'état de monstres ; des enfants qui se jettent sous les taxis pour un centime que vous avez lâché ; des vieillards qui, pour la même somme, baiseront la poussière de vos souliers... Pays inhumain, où l'on incinère ses morts sur les rivages de ce cloaque qui s'appelle le Gange : à Bénarès, un matin, j'ai vu brûler en même temps des milliers de cadavres sur des bûchers horriblement nauséabonds, tandis que les parents des défunts se baignent et se rincent la bouche dans les boues du fleuve où le reste de la population vient faire sa lessive, boire, uriner !
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Je dois dire que je respirais mal. Moins par le spectacle de la misère, de ces femmes traînant des rats crevés dans la rue en guise de repas du soir, que par celui de l'indifférence générale, de cette dégradation répugnante où une population de sept cents millions d'âmes se complaît. C'est à Bénarès, dans ce bas-fond de l'humanité, que l'on mesure la supériorité immense du catholicisme sur les multiples formes de l'idolâtrie... Car l'idolâtrie de l'Inde n'incarne point ce que présente à notre imagination la fabuleuse mythologie des Grecs, idéalisée par Hegel et les humanistes de la Renaissance. Elle n'est qu'une négation pure et simple des valeurs de la vie bénie par le Créateur, une pléthore de rites magiques et répugnants où l'obscène, le vulgaire et le sacré fusionnent sous nos yeux en une hideuse caricature de religion. -- Comme pour mieux illustrer l'amalgame, à Katmandou, dans le sanctuaire numéro un de Bouddha, sur les marches de l'escalier des pèlerins, j'ai vu copuler les singes.
\*\*\*
*Cachemire. --* L'Inde dans son ensemble est comme le neuvième cercle de l'enfer. Mais à deux heures de vol de Delhi, on trouve Srinagar, la capitale du Cachemire. Cette province harmonieuse et souriante est peuplée surtout par des musulmans ; cela explique que la pauvreté n'y soit pas aussi hideuse dans ses aspects quotidiens que chez les hindous. Nous avons visité Srinagar et ses environs juste avant l'arrivée de l'hiver. Il n'y faisait plus très chaud, et les couleurs tamisées du lac, des montagnes, des champs et des forêts nous ont transportés dans une sorte de Suisse plus humaine, aux contours plus effacés. Même les inévitables vaches déambulant dans la rue nous semblaient moins offensantes, au Cachemire, que dans la crasse des grandes villes de l'Inde.
Dans l'avion du retour à Delhi, je me suis trouvé assis auprès d'un vieil Indien, chapeau mou sur la tête. C'était un Sud-africain des environs de Durban, que je connais bien, et où vit en effet la majorité des 700.000 Asiatiques de la République boer. Nous engageons la conversation. Mon Indien est venu suivre un vague congrès à Delhi, et visiter le pays de ses ancêtres avec tout un groupe de Sud-africains noirs, indiens ou blancs.
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-- « A vous, je peux bien le dire : Nous, les Indiens, nous rendons grâce à Dieu chaque jour de vivre en Afrique du Sud, dans la paix sociale et la prospérité. Et nous espérons bien que Pretoria ne touchera pas à l'essentiel de sa politique raciale. Car nous en tirons tous de grands bénéfices. Les Noirs aussi. »
Ce ne fut pas pour moi une révélation. Mais cette « victime de l'apartheid » confirmait de sa bouche, sur le chemin de Delhi, les remarques que je venais d'écrire à ce sujet.
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*Népal, novembre. --* Curieux de voir la tête des réfugiés tibétains, nous nous rendons dans une fabrique où, hommes et femmes, ceux-ci s'emploient à gagner leur pain en tissant des carpettes et des gants. Nous les trouvons accroupis devant leurs métiers, pommettes hautes et larges, yeux plissés, d'humeur gaie. Trois jeunes filles riantes font gentiment tout leur possible pour attirer notre attention... Je ne comptais pas bien sûr m'entretenir avec elles du prestigieux souvenir d'Alexandre Körösi-Csoma, savant hongrois du siècle dernier qui s'établit à Lhassa après mille difficultés, convaincu d'y retrouver la trace des origines de son peuple : il y mourut d'ailleurs, dans un monastère de lamas, non sans avoir rédigé le premier dictionnaire et la première grammaire de langue tibétaine. Non, mon intention n'était pas d'interroger ces filles sur l'œuvre de ce lointain compatriote... Je fus choqué, quand même, par la question que la plus téméraire des trois finit par me poser : « *Do you have some chewing-gum ? *» *--* Ma première rencontre avec le Tibet se soldait par l'effondrement d'une illusion.
On va au Népal pour contempler la chaîne de l'Himalaya : le mont Everest en particulier, mais aussi tous les autres, aux noms prestigieux... l'Annapurna, le Gauri-Shankar de mes livres d'enfance. Accessoirement, parallèles à la chaîne des montagnes, l'œil y découvre aussi des vallées merveilleuses, tropicales, où poussent le poivre et la moutarde, cannes à sucre et bananiers.
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La première impression, c'est dans l'avion que vous la recueillez, en approchant de Katmandou. A une altitude où les nuages eux-mêmes se font rares, on aperçoit des blancheurs plus solides : les voici enfin, ces cimes dont les noms hantent l'imagination de chacun depuis les expéditions du Néo-Zélandais Hillary et du Français Herzog...
Moment de recueillement presque religieux, comme celui qui vous saisit devant tout spectacle authentiquement beau, imperméable aux corruptions de la publicité, des cartes postales, et des hordes de touristes américains. Chacun de nous cherche des yeux et de la caméra, dans la majesté de l'horizon, la prépotence du fameux Everest. Quelqu'un qui s'y connaît pointe le doigt : -- « Voyez-vous cette petite tache pyramidale, presque cachée derrière ces deux montagnes qui paraissent beaucoup plus hautes ? Eh bien, voilà l'Everest. Il est encore tellement loin de nous, sur le territoire népalais, qu'on a du mal à le discerner. » Et tous les regards se fixent aussitôt, enthousiastes, sur cette minusculité... Ainsi vont les gens, lorsqu'on les réveille au sentiment inné de la monarchie les seigneurs de la Cour peuvent bien s'avancer dans leurs habits scintillant d'or et de pierres précieuses, c'est sur la personne du roi que se portent toute l'admiration et toute la révérence du peuple, fût-il vêtu comme un roturier. Mais allez expliquer cela à nos intellectuels...
Un chemin terriblement ardu nous mène de Katmandou à l'ouest de ce Népal tout en longueur : une serpentine vertigineuse au flanc des monts, avec plusieurs kilomètres de rocher à la verticale presque au-dessus de vos têtes, et plusieurs kilomètres de précipice pratiquement sous vos pieds. On se demande d'ailleurs si cette petite route est en train d'être construite ou réparée. Dès six heures du matin, par un temps froid aggravé de rafales de vent, des centaines de paysans -- hommes, femmes et petits enfants -- y travaillaient déjà durement. Et sans aucune distinction de tâches : les plus jeunes cassent la pierre comme les grands, puis la transportent en tas sur leur dos dans de gros paniers. D'autres enfants, plus loin, s'occupent du bétail ; on les voit crouler sous d'énormes amas de foin et de feuilles dont ils garnissent les étables et les huttes, en altitude, pour nourrir les animaux. Tout cela, du matin au soir. Et sans négliger la garde des petits frères ou des petites sœurs qu'ils portent (encore une fois) sur leur dos, les soins de la cuisine, ceux du ménage... et l'école, s'il reste un peu de temps.
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Ailleurs, au Maroc, en Inde, en Birmanie, des enfants de cinq ans, parfois moins, travaillent ainsi tout le jour dans des usines primitives et précaires, aux champs, à la maison. Le Tiers-Monde ne connaît guère l'enfance insouciante des Occidentaux : les petits d'homme, dès qu'ils tiennent debout, y sont happés par les besoins de l'économie. -- Quelle hypocrisie, après cela, de voir les parasites onusiens décréter une « année de l'Enfance » aux seules fins de noircir davantage de papier, et de voyager eux-mêmes d'un comité à l'autre dans les meilleures conditions de luxe qu'on puisse imaginer... Auront-ils visité comme je l'ai fait, à Bénarès, ces petits garçons qui travaillent de 9 h du matin à 8 h du soir dans une manufacture de soie, pour quelques centimes par jour ? Sans doute. Mais chacun sait que l'Inde, selon la fiction entretenue par les media, « est la plus grande démocratie du monde ». Ces messieurs de l'O.N.U. se gardent bien de la dénoncer.
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*Agra, automne*. -- Agra, à 350 kilomètres à l'est de Delhi, présente au voyageur les mêmes aspects de dégradation et de saleté que toutes les villes de l'Inde (si l'on excepte Srinagar, dans la province de Cachemire). Il est difficile de donner une idée de cette abjection dont je n'ai vu d'équivalent qu'en Birmanie, de l'autre côté du golfe du Bengale. La ville indienne vous agresse d'abord par son fond de crasse indescriptible, poussière ou boue, et une sorte de vétusté fondamentale, comme si la pierre et la brique elles-mêmes avaient renoncé à vivre. Vient ensuite la population, dont se dégage un sentiment identique : l'acceptation informulable de sa propre dégradation, et une indifférence presque arrogante à ce que nous tenons en Occident pour des valeurs positives, notamment celle de la décence. Si l'on voit tant de monstres difformes dans ce pays, c'est l'effet, certes, d'innombrables maladies, à commencer par la lèpre ; mais le mal qui pénètre ici les gens et les choses plus profondément que tout, c'est la négation de la vie, l'impulsion vers l'anéantissement, le « nirvâna »... Lorsque cette philosophie se veut charitable, elle invente le bouddhisme ; mais, là encore, toute l'ambition de la charité se borne à prêcher le renoncement aux valeurs positives de l'existence ; à enfermer les fidèles dans le misérabilisme de leur en soi.
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Agra, donc, ne se distingue aucunement des autres villes de l'Inde. Mais mieux vaudrait parler d'un énorme et difforme entassement humain, dont toute la finalité semble être de mendier, de vendre, de vous suivre, de vous importuner. L'Occidental le plus chrétien, devant cette lancinante et insupportable insistance, apprend la férocité. Il se surprend à vouloir distribuer des coups de pied en guise d'aumônes, -- ce qui permet alors aux Indiens de comparer avec hauteur la « spiritualité profonde » de leur pays au « matérialisme brutal » de l'homme blanc.
On s'arrête à Agra pour contempler le Taj Mahal, ce mausolée qu'un prince de céans, au temps de la jeunesse de Louis XIV, avait offert à son épouse favorite. Le Taj a servi de sujet à tant et tant de photographies doucereuses que je m'en suis méfié, et lui rendis visite, pour ainsi dire, du bout des lèvres. Son approche est d'ailleurs décourageante : il faut se tailler passage dans une foule compacte de mendiants et de vendeurs, de pèlerins à la mine suspecte, de bonzes rébarbatifs, pour ne rien dire des troupeaux de Japonais avec leurs inséparables caméras. On aborde le monument en passant à pied sous une grande voûte, à environ 250 mètres du mausolée proprement dit. La première impression est d'une blancheur trop éclatante, sous ce soleil sauvage, et on fait bien d'y revenir au clair de lune ou vers la fin de l'après-midi. Dans ces éclairages moins crus le Taj se présente comme un véritable chef-d'œuvre, l'une des plus grandes réalisations artistiques du monde. Sa coupole, presque démesurée, est fort bien assise en réalité sur les fortes épaules d'un corps de bâtiment octogonal, avec des angles, pour créer les ombres nécessaires sur cet ensemble de marbre blanc. Comme devant d'autres merveilles architecturales, on comprend vite que le Taj est très grand, mais tellement proportionné, que l'œil reste frappé seulement d'une parfaite harmonie. D'ailleurs, à quelque distance, le Taj ne laisse rien deviner de son immensité. -- Enfin, preuve irréfutable de la valeur artistique du mausolée : on oublie en le contemplant le milieu crasseux et dégradant où s'élève sa majesté... Au point de sentir renaître en soi le désir de la vie, sentiment rarissime au royaume de la mort.
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*Ceylan, novembre-décembre. --* Cette île, aux dimensions modestes, comme en appendice sur le corps géant de l'Asie, est pluri-confessionnelle. Elle échappe ainsi pour l'essentiel à l'emprise de l'Inde, sa voisine sur le continent. L'hindouisme en effet n'est que la quatrième religion de l'île par le nombre des croyants, après le bouddhisme, l'islam et le catholicisme apporté par les Portugais, premiers conquérants occidentaux. Cette situation préserve les habitants de Ceylan d'être aussi sordides, physiquement et moralement, que les Indiens. Encore qu'il y ait de nombreuses exceptions. Ainsi, sur la route des montagnes du centre, lorsque notre voiture s'arrêta devant un groupe d'enfants qui vendaient des bouquets de fleurs, nous eûmes droit à la même scène que dans les rues de Calcutta ou de Delhi : leurs petites mains, comme des griffes d'oiseaux de proie, s'accrochèrent à la mienne qui tendait la pièce dans un geste d'une effrayante voracité ; je refermai bien vite la portière, d'une main douloureusement écorchée, et ne l'ouvris plus désormais de tout le trajet. L'aumône à un Indien ne se fait jamais sans péril.
Toute l'île est pour l'œil du voyageur une sorte de paradis, dont le centre abrite certains des endroits les plus beaux du monde : de hautes montagnes, ornées de toutes parts du tapis vert des plantations de thé. Nous traversons, sur des kilomètres et des kilomètres carrés de pentes, la « Plantation Rothschild ». Je ne puis m'empêcher de songer au contraste entre ce beau produit, coté, j'imagine, à la bourse de Londres, et ces pauvres femmes qui en récoltent patiemment les feuilles sous une pluie battante... « Contradictions » du capitalisme ?
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*Bangkok, un jour de novembre. --* Puisque nous voici à Bangkok, parlons-en, du capitalisme. Je ne faisais que passer, dans la capitale de la Thaïlande, pour repartir dès le lendemain en direction de Rangoon : une sorte de transit, en langage aéroportuaire. Mais ces quelques heures, comparées au souvenir de mes voyages précédents, renferment pour moi une sorte de raccourci historique.
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Premier séjour, en 1964 : Bangkok est encore une ville très orientale ; je suis séduit par l'architecture des pagodes, bien que j'exècre les affreux bouddhas dans toutes leurs positions, debout, assis, étendus, et surtout bariolés de couleurs comme à un concours de jardin d'enfants. -- Nouveau séjour en 1969 : la guerre du Vietnam battait son plein. C'est l'année où Nixon propose, et où Thieu accepte naïvement, de « vietnamiser » le conflit, c'est-à-dire de retirer progressivement l'armée américaine déjà battue sur les campus par nos... étudiants. (Chapitre d'un livre d'histoire à rédiger dans cent ans : *Comment la grande puissance américaine du XX^e^ siècle fut réduite à l'impuissance par les* « *étudiants *» *iraniens, nicaraguayens, cubains, pakistanais et autochtones.*) En 1969 donc, soldats et marchandises transitaient vers le Vietnam et le Cambodge par la Thaïlande. La corruption aidant, le pays en tira vite des bénéfices énormes : il vendit très cher aux Américains sa « neutralité » objectivement anticommuniste. Le Bangkok de cette époque-là comptait parmi les meilleurs lieux de plaisir des G.I's américains, avec tout ce que cela peut comporter : bourgeoisie enrichie, petits et grands trafiquants, marchés noirs, prostitution.
Dix ans plus tard, je découvre encore un nouveau Bangkok... Larges avenues à l'américaine, circulation intense de jour comme de nuit, hôtels de très grand luxe, hommes d'affaires du monde entier, et absolument tous les produits de la planète à vendre ou à acheter : on se croirait à Singapour ou à Hongkong. Le capitalisme triomphe partout, et Bangkok y perd ce qui lui restait de charme. Il faut dire qu'en Asie, on ne voit guère aujourd'hui d'autre solution. Quand le sous-développement est derrière, le communisme devant, et toutes les traditions locales en voie d'étiolement, la seule issue reste un capitalisme d'autant plus féroce qu'aucune considération morale ou religieuse ne vient entraver son développement. Voyez le cas du Japon.
Ajoutons, pour compléter ce tableau, l'extraordinaire habileté des Chinois ou des peuples sinisés. Je suis tombé en admiration, à Bangkok, devant l'art du réceptionniste-caissier de l'hôtel : manipulant de front cinq clients dont l'avion s'envolait dans l'heure suivante, il expédiait en un tournemain les paiements ou les nouvelles réservations de chacun, jonglait sans reprendre haleine avec téléphones, chèques, devises, renseignements, réclamations et cartes de crédit.
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-- Si vous n'êtes pas Chinois, ce n'est même pas la peine d'essayer.
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*Rangoon, décembre. --* Si j'écris maintenant que la Birmanie est un pays où même Charon refuserait d'embarquer les morts, le lecteur d'ITINÉRAIRES sera en droit d'imaginer que j'exagère, ou pis encore, que je m'entête à voyager dans des endroits répugnants. Mais non. Je tenais tout simplement à voir le monde avant que celui-ci ne devienne proprement impossible à visiter, pour cause d'invasion touristique, ou communiste, ou de déflagration mondiale.
La Birmanie apparaît bien, à tout point de vue, comme une caricature. Caricature, d'abord, de régime totalitaire. Car tout régime totalitaire qui se respecte doit porter à sa tête un Staline, un Mao, ou à la rigueur, si l'on n'est pas trop regardant, comme les Albanais, un Enver Hodja. Mais en Birmanie, depuis 1962, le régime imposé par le « Parti du Programme Socialiste » reste une espèce de sous-produit ou d'imitation : un socialisme de misère, où la misère serait infiniment plus concrète et puissante que le socialisme. Ce qui n'empêche pas le style stalinien de fleurir dans les journaux : « Le Président U Ne Win s'est rendu hier dans une usine de pierres précieuses. Il en est ressorti au bout d'une heure, après avoir prodigué à tout le personnel des instructions détaillées pour l'amélioration du travail. » Le lendemain, U Ne Win rend visite à une tannerie. On l'imagine sans peine tout aussi compétent. Compétent comme Mao lorsqu'il instruisait ses pilotes, ses chirurgiens ou ses éboueurs. Compétent comme Staline qui donnait des directives aux philosophes, aux poètes et aux linguistes de l'Union.
Chacun sait que, dans la Chine de Mao, 900 millions d'individus devaient s'infliger ensemble chaque matin une heure de gymnastique populaire. A Rangoon, pour ne pas être en reste, le gouvernement a décrété que le mois de décembre serait celui des « sports » : le dimanche, dès cinq heures du matin, toute la population de la ville doit se rassembler sur les stades.
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Et notre voiture, en route vers l'aéroport, progresse avec peine au milieu de cette masse à peine réveillée d'enfants, de femmes et de vieillards, marchant dans leurs pyjamas sales vers l'autre bout de la ville. Il paraît cependant qu'une fois rassemblés, ces gens se contentent de subir pendant une heure le discours d'un ministre sur les bienfaits du sport socialiste et du socialisme sportif ; après quoi on les autorise à rentrer chez eux... Moyennant quoi les éditoriaux, tous dictés par le gouvernement, font l'éloge des grandes réalisations du régime et de l'émulation socialiste qui soulève les populations.
Pour ce qui est des « réalisations socialistes », je n'en mentionnerai que trois. -- Il existe à Rangoon un *Magasin Diplomatique où* seuls les étrangers, gens pourvus de monnaies fortes, sont autorisés à se procurer les marchandises de leur choix. Mais les produits présentent une qualité tellement médiocre, pour un prix extrêmement élevé, qu'il est difficile d'imaginer en ces lieux des acheteurs enthousiastes. On y trouve, notamment, des médicaments de provenance occidentale ; ce qui signifie qu'en Birmanie, un malade ordinaire n'en a pas la libre disposition. Résultat : ces médicaments sont écoulés au marché noir, où les médecins viennent s'approvisionner.
Les paysans, dont le destin se décide dans des Comités de Parti et des Conseils locaux, sont à ce point misérables qu'on les voit réduits à boire l'eau des rivières : eau porteuse ici des pires infections, même lorsqu'elle est puisée dans l'Irrawaddy à Mandalay, noms prestigieux qui nous rappellent Kipling... Du sommet d'un de ces tas de briques vermoulues qu'on appelle pompeusement les *stoupas* (sorte de chapelle bouddhiste), près du village de Pagan ([^32]), j'ai aperçu un groupe de paysans qui marchaient en file indienne, la bêche à l'épaule. Véritable commando de miséreux : on aurait dit des serfs. J'appris qu'ils étaient en train de dégager un sentier entre leur village et le fleuve, où les femmes descendent deux fois par jour pour puiser de l'eau. J'ai vu aussi le village en question : quelques huttes, devant lesquelles des enfants nus, des chiens galeux et des cochons de petite taille erraient ensemble dans la poussière... Socialisme 1980.
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Un mot enfin des hôtels que la Birmanie met à la disposition des touristes (les plus nombreux, m'a-t-on dit, sont des Français). Le plus souvent, on n'y trouve pas d'eau chaude ; et les installations existantes, de façon générale, ne fonctionnent pas. Les rats par contre y prospèrent en belle quantité ; mais ils déguerpissent à l'approche du client, comme pour ne pas pousser trop loin l'impudence de la saleté. Des rats socialistes, quoi.
Thomas Molnar.
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### Le socialisme l'individu et l'argent
par Louis Salleron
SI LE SOCIALISME ne cesse de se développer en France, ce n'est certes pas grâce au génie de ceux qui le professent, mais ce n'est pas davantage par la sottise de ceux qui le combattent. C'est plus simplement par la logique des valeurs dont les uns et les autres se réclament identiquement.
Socialistes et libéraux croient en commun à l'absolu de l'individu et visent à l'égalité maximale des individus entre eux dans la société -- c'est dire que le libéralisme part battu d'avance en face du socialisme. Car si, à la différence du socialisme, il privilégie l'économie qui est facteur d'inégalité, il doit, pour réaliser l'égalité, faire de l'étatisme quand il est au pouvoir. Il chausse donc les bottes du socialisme au moment même où il prétend s'y opposer. Le jeu démocratique pour la conquête et la conservation du pouvoir le conduit à constamment donner à l'égalité la primauté sur la liberté.
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On peut s'étonner, dans ces conditions, que le socialisme ne soit pas au pouvoir. La raison en est simple, et elle est double. D'une part, puisqu'il gagne à tout coup dans l'opposition, il se satisfait d'un pouvoir de fait supérieur au pouvoir de droit qu'il aurait au gouvernement et qu'il ne saurait exercer durablement entre la menace de la faillite qu'implique son programme et les surenchères communistes qui le paralyseraient. D'autre part, dans l'opposition même, le communisme refuse de tirer pour lui les marrons du feu et s'amuse à le faire trébucher chaque fois que le pouvoir est à portée de sa main.
Si les contradictions du libéralisme sont claires, celles du socialisme, plus subtiles, sont moins généralement aperçues. C'est que, nous l'avons dit cent fois, non seulement il y a une diversité infinie de définitions du socialisme, mais il est aussi très divers dans les faits. Pour nous en tenir au seul socialisme français, outre la coupure entre le parti communiste et le parti socialiste, les tendances qui se manifestent au sein de ce dernier constituent parfois des divergences fondamentales.
Une contradiction radicale caractérise cependant le socialisme dans son essence même. C'est sa prétention à consacrer la primauté de l'individu par le maximum de pouvoir, ou même par la totalité du pouvoir, donné à la société organisée. Le mot de « socialisme » révèle la doctrine. En première instance, c'est : tout pour la société. L'individu doit être le bénéficiaire de l'omnipotence sociale, mais celle-ci prime dans l'ordre des moyens. En clair, cela signifie : tout pour l'État, afin que, par l'État, tout concoure au bien de l'individu.
En ce point apparaissent les accords et les désaccords du socialisme avec le libéralisme et le communisme.
Le libéralisme est d'accord avec le socialisme pour faire de l'État l'instrument de l'égalisation des individus par la redistribution des revenus et des capitaux. Mais il opère de préférence par la fiscalité, le contrôle du crédit et la législation sociale, en conservant, dans les principes sinon dans les faits, la liberté et la propriété comme fondements et moteurs de l'activité économique.
Le communisme est d'accord avec le socialisme pour faire de l'État l'instrument du bonheur des individus. Mais poussant à son terme la logique du socialisme, il donne à l'État la totale propriété des moyens de production et prive de liberté les individus en les asservissant à l'État pour leur salaire et leur emploi.
53:241
Une telle conspiration du libéralisme, du socialisme et du communisme explique le processus implacable de socialisation qui rongé notre pays. Totalement logique dans le communisme, il est à la fois logique et contradictoire dans le socialisme et le libéralisme.
Si la contradiction entre son individualisme et son étatisme est manifeste dans le socialisme, elle n'étonne guère parce que le libéralisme nous y a depuis longtemps habitués. Elle est plus éclatante encore, mais curieusement moins aperçue entre son mépris affiché de l'argent et le culte qu'il lui rend, pour lui-même bien sûr et comme lien social.
Partons ici de la référence communiste, toujours commode puisque le communisme n'est que le socialisme poussé à son terme logique.
Marx identifiait le règne de la bourgeoisie à celui de l'argent. Pour l'essentiel, c'était vrai. Le pouvoir de l'argent a toujours existé, mais il n'existait pas dans la hiérarchie sociale. Entre Dieu et Mammon, la chrétienté avait choisi. Le pouvoir de Mammon pouvait être considérable dans la réalité, mais le pouvoir légitime était de Dieu. *Omnis potestas a Deo,* le pouvoir suprême, celui du roi, outre les mille limitations sociales qu'il connaissait, était fondamentalement limité par la loi divine. La distinction établie entre le clergé, la noblesse et le tiers-état correspondait à une hiérarchie des valeurs -- le service de Dieu, le service de la communauté par le don du sang, le service de la communauté par la production des biens essentiels à la vie -- où l'argent n'entrait pas.
Dans l'activité économique elle-même, la production l'emportait sur le commerce, et le commerce des biens sur celui de l'argent. L'ordre de l'économie était celui de la justice. Il y avait le juste prix et le juste salaire. Tout métier (*ministerium*) était un ministre, un service. L'intérêt (*usura*) était condamné comme usure, ou limité dans le service de la production.
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La Révolution, en renversant la monarchie, renversait surtout l'ordre des valeurs de l'ancien régime. Elle mettait l'Homme à la place de Dieu comme principe et fin du Pouvoir. En proclamant la liberté, l'égalité et la fraternité, elle installait les principes du libéralisme, du socialisme et d'un lien social sans substance, puisqu'il ne peut y avoir de frères sans père. La logique des principes se manifesta de l'anarchie à la tyrannie, au milieu des embrassades et des massacres. Après un quart de siècle de guerre civile et étrangère, le libéralisme l'emporta, portant la bourgeoisie au pouvoir et fondant sur l'argent les inégalités de la hiérarchie sociale.
En 1917, le communisme russe entendit supprimer la monnaie. L'or ne devait plus servir qu'à orner les vespasiennes. Le travail devenait la mesure de la valeur et des prix. La production, les échanges et la consommation seraient désormais réglés par l'État, en attendant que celui-ci disparaisse quand le bonheur de tous et de chacun l'aurait rendu inutile. On sait ce qui est advenu.
Nous n'en sommes pas là. Mais dès maintenant la socialisation générale des activités assure le triomphe de l'argent. Pourquoi ? Parce que la destruction des communautés naturelles oblige à remplacer les liens sociaux dont elles sont tissées par le lien de l'argent, seul substitut disponible en dehors de la fonctionnarisation et de l'asservissement qui sont la solution communiste.
Première des communautés naturelles, la famille, qui est un scandale tant pour l'étatisme que pour l'individualisme, craque devant leurs attaques combinées. Entre le mari et la femme, entre les parents et les enfants tout devient question d'argent et de salaire. On arrive peu à peu au point où les membres de la famille deviennent de simples individus évoluant librement entre eux sous l'œil vigilant de l'État.
La promotion des « domestiques » et des « bonnes » au rang d' « employés de maison », dont les salaires et les droits sociaux ne correspondent plus ni aux ressources ni aux besoins concrets de la majorité des familles, pousse la mère à travailler à l'extérieur pour arrondir le budget familial et acquérir elle aussi des droits sociaux. Les enfants sont envoyés dans les crèches et les maternelles, ou traînent dans la rue. Ils appartiennent enfin à l'État.
55:241
On pourrait faire le tour de tous les milieux sociaux -- ceux de l'artisanat, du village, du quartier -- où l'apprentissage du métier et l'entraide spontanée créaient les grandes solidarités communautaires de la vie quotidienne et professionnelle, on verrait à quel point le système des droits légaux et des obligations légales développé par l'État tue les liens sociaux naturels, en suscitant de surcroît l'égoïsme, le ressentiment, l'agressivité et le chômage. L'individu devient solitaire par la grâce de l'argent, froid médiateur de toutes les relations sociales privées de la chaleur vivante des communautés naturelles.
Ne parlons pas des vieillards que la législation sociale et fiscale voue, par ses incidences multiples, à la mort solitaire.
Ne parlons pas des communautés religieuses, avec leurs moines et leurs moniales qui « gagnent leur vie », sont salariés et assurés, bref liés par l'argent et tenus par l'État.
Ne parlons de rien ni de personne, puisque c'est toute la vie sociale qui est asservie à l'argent et à l'État.
La société libérale-socialiste qui viole toutes les lois divines en même temps que les lois naturelles les plus élémentaires est condamnée à mort.
On ne peut préparer que sa résurrection après sa mise au tombeau.
Louis Salleron.
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### Signes et intersignes
par René Perronet
Il y a des constantes, dans l'histoire d'un peuple. Des figures qui reviennent, ou plutôt sont toujours présentes et font signe. Il y a là une vigilance qui manifeste l'unité. Curieux que les poètes, en France, n'y aient pas été plus attentifs. Par exemple :
-- Jeanne d'Arc naît à Domrémy, paroisse dédiée à saint Rémi, qui baptisa Clovis. C'est dans un lieu voué à un des Pères fondateurs du royaume que naît celle qui doit le sauver.
-- Autre Père fondateur, saint Martin est fêté le 11 novembre, date de la dernière victoire française, si durement achetée. Le carnage qui avait étendu un million et demi de jeunes hommes s'arrêta ce jour-là. Claudel s'en est souvenu dans le poème à saint Martin de « Feuilles des saints ».
*C'est Novembre, et la lutte au bout de ces cinq années sans qu'on sache comment a pris fin, et la meilleure preuve de ce qui s'est passé*
*Pendant que nous existions toujours, c'est l'ennemi tout à coup dans nos bras qui s'est affaissé.*
*Quoi, on ne nous demande plus rien, quoi, c'est vrai que nous sommes vainqueurs !*
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*-- *Plus étonnant, peut-être, le surnom de Marianne donné à la République, comme si, malgré toutes les intentions adverses, la France ne cessait d'être vouée à Notre-Dame. Il y a eu au siècle dernier un culte (avec images, litanies, et processions) de « Marianne » dirigé expressément contre le culte de la Vierge. Et on a pu affirmer que ce surnom de la République lui avait été donné par dérision (c'était un prénom populaire, usé) et relevé par défi. Sans doute. Reste que c'est Marie et Anne qui ont été choisies, inévitablement.
-- Dans un autre ordre, le supplice subi par Louis XVI et par la reine Marie-Antoinette est la décapitation, celui-là même qui fit le martyre d'un autre des Pères du royaume, saint Denis (et c'est dans sa basilique qu'était l'ossuaire des rois).
Un poète -- il mérite ce nom à un degré bien moindre que Claudel, mais il vaut mieux que la réputation qui lui est faite -- Montesquiou, a senti l'importance du fait, dans un sonnet dédié à la reine :
*Antoinette est un lys que l'on fauche debout*
*...*
*Saint Denys, devançant ton martyre, y supplée*
*Il porte dans ses mains sa tête décollée,*
*Et dans sa basilique, aurait pu t'accueillir.*
#### Les chiffres et les images
Les récits d'anticipation, si vains, ont l'intérêt de grossir un détail de la réalité présente, d'agir comme une loupe en agrandissant ce qui est mal perçu, peut paraître secondaire, et représente pourtant une menace.
Ainsi dans une nouvelle de Patricia Highsmith (voir *l'Épouvantail,* éd. Calmann-Levy), située dans un avenir proche, cette remarque : « *elle n'avait fait que des études littéraires et artistiques, et elle avait l'impression que son diplôme avait la même valeur qu'un certificat d'aptitudes au tricot *»*.*
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Ce jugement, qui trahit la rancœur, est celui que l'on peut porter aujourd'hui dans un monde technique et scientifique : tout ce qui ne relève pas de ces connaissances-là est superflu, inefficace, *folklorique.* (Au contraire, dans le aronde qu'on nous promet, après l'écroulement de la société industrielle, un certificat d'aptitude au tricot ne serait pas inutile.) La nouvelle de P. Highsmith montre, par l'exemple, la vengeance des dédaignés. C'est en effet une sombre prédiction de catastrophe : dans un monde pollué et agité de tremblements de terre, la société industrielle est détruite. Il y a même une sorte de révolte de la nature. Les arbres, empoisonnés, décochent des jets de venin. Spectacle épouvantable.
Récit intéressant, non seulement parce qu'il en rejoint cent autres, mais parce qu'il trahit LE SECRET. Ce monde qui méprise les non-scientifiques, les rhéteurs, leur laisse le règne sur l'imagination. Les détrônés ont loisir de crier à la catastrophe, et de sécréter des mythes ravageurs. Ils prennent la revanche du dédain qu'on leur montre.
D'ailleurs, ils représentent -- un petit nombre d'entre eux représente -- un élément indispensable de la civilisation : le sens de la beauté, le souci de la durée, la réflexion, la gestion de l'imaginaire. On ne les reconnaît pas. On les nie. On les oublie. Laissés à l'abandon, certains (non les meilleurs, cependant) en profitent, et se révèlent comme des destructeurs très efficaces.
Cette société ne fait pas de place aux poètes. Ils se vengent en empoisonnant les sources.
Double erreur de notre fausse civilisation. Elle méprise à tort les hommes de mots, capables d'agiter l'opinion immédiate, et qui se vengent en colportant les images de désastre, ou en jouant complaisamment des éléments destructeurs (vices divers, dérision).
Elle méprise aussi, c'est plus grave, les vrais hommes de l'esprit, à commencer par le prêtre. Dans ce sens-là aussi, il y a un trou par en haut.
Société qui ne calcule que ce qui se compte (or ce qui se compte *ne compte pas,* finalement). Voilà ce qui se passe quand, niant la réalité, on est parti du monde de l'utopie, pour se réduire au monde des chiffres.
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#### L'Europe
L'Europe peut se constituer dans la mesure où elle ne signifiera rien. C'est exactement proportionnel.
Qu'est-ce qui permet l'idée d'une unification de l'Europe ? Le fait que l'empreinte historique s'amollit, s'efface dans chaque pays. Les vieilles haines s'éteignent et on s'en félicite. On ne veut pas voir qu'en même temps s'éteignent les fidélités, les enthousiasmes, le sens de l'identité dans chacun de ces peuples. Les « Européens » se réjouissent du déclin des nationalismes. Cela favorise leur projet unitaire. Mais en même temps, ce projet unitaire perd son sens.
Ce qui compte, de plus en plus, c'est la puissance économique, richesse et bien-être. De ce point de vue, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Benelux (ce nom !), Danemark, Irlande représentent des différences de degré, de vigueur. Mais la tendance commune, l'intérêt global existent. L'Europe est bien la patrie des frigos, des autos, des super-marchés, et elle se constituera politiquement si l'on convainc ses habitants, c'est très possible et vrai, que cette unité signifie pour chacun un peu plus de frigos, d'autos, etc. Le calcul est juste. Mais ce qu'on arrivera à mettre sur pied, c'est une société anonyme.
C'est parce que les Européens ont perdu tout sentiment d'une histoire (ils sont des *fellahs* au sens de Spengler) qu'ils sont prêts à s'unir. Il ne faut pas compter que cette unification leur donnera la force nécessaire pour survivre, pour se défendre (ni même celle de faire assez d'enfants pour se prolonger). D'une société anonyme, on attend des services, des dividendes. Non pas qu'elle demande des sacrifices.
Les Européens sont prêts à renier leur nation, si elle ne leur assure pas le « niveau de vie » d'une nation voisine, si les impôts sont trop lourds, ou même si les succès sportifs sont insuffisants (un match, le seul moment où les Français chantent de bon cœur leur hymne national). On ne se sent *de la maison* que si elle est *avantageuse.* Peuples émiettés, qui n'ont plus le sens de la durée : passé oublié et pas d'avenir, s'il inclut des sacrifices.
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On calque innocemment le passage des nations à l'Europe sur celui des provinces à la nation. En omettant de voir que les provinces ne se sont pas fondues dans les royaumes par une opération de bourse, mais par une croissance historique, où elles gardaient leur vie propre, en accédant à une forme plus large. L'unité accomplie par une dynastie fut plus viable que celle du Code, qui reste d'un ordre supérieur à celle des marchandises.
Souvent les « Européens » veulent revivifier ces unités de base. On parle d'Europe des régions. Mais là aussi, la sève est tarie. Elle reste assez vive pour susciter l'hostilité au pouvoir central, déjà vu comme anonyme. Pas assez pour dominer le flux d'uniformisation du monde technique (information de masse et commerce). La Corse, par exemple, peut demain rompre avec la France. Pour devenir quoi ? Une base avancée de Khadafi, ou un immense casino-hôtel-dancing méditerranéen, coiffé par la Mafia. Les deux peut-être.
#### Le refus de l'immortalité
Peu de Français croient à l'immortalité, et surtout peu la souhaitent. C'est la conclusion d'un article du *Monde* (18 janvier 1980) sur un congrès de thanatologie qui a examiné les résultats d'un sondage opéré par l'IFOP six mois avant.
Sans compter que l'Église même ne fait plus qu'un murmure sur l'au-delà, on entend souvent de tels propos, et quelquefois avec un accent de triomphe. Caillois notait que la foi en la survie est en plein recul. Cette récession « vient tout ensemble du progrès de la morale, de la raison, du savoir » (*Obliques*)*.* Rien que cela. Il y aurait une « montée de la conscience » qui nous fait renoncer aux rêves enfantins de nos pères.
Et si c'était tout le contraire ?
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Les hommes ont envie de se débarrasser du lourd fardeau de l'immortalité, parce qu'il leur donne trop d'importance. Régression vers l'animal, plutôt que progrès de la raison. L'opinion devenue commune est qu'il y a une disproportion entre une vie d'homme, brève, aléatoire, et un châtiment ou un bonheur *éternels.* Le risque couru est trop grand pour être crédible. On préfère penser que nos actes ne tirent pas tant à conséquence. Habile à se justifier, on affirme que c'est rapetisser Dieu que de l'imaginer tenant compte des gestes et pensées de fourmis imperceptibles, éphémères, irresponsables, nous.
C'est bien cela, l'homme préfère n'être rien à *risquer l'immortalité.* Les sciences l'ont convaincu de sa misère, et lui montrent sa grandeur comme une folie d'ignorant, de « primitif ». C'est le pari pascalien, à l'envers.
Pour peu que l'on doute qu'il y ait un progrès si foudroyant de l'esprit humain, on voit bien que la seule explication est le tarissement de la vie. Les hommes n'ont plus assez de sève en eux pour espérer que leur âme survive à l'enveloppe corporelle. Leur désir « de voir et de connaître » n'est plus assez puissant. Il se limite à leur écorce, et s'éteint. Refus de vie, refus de responsabilité. Qu'on nous laisse nous ébattre entre le matin et le soir, nous ne valons pas plus. Ce défaut d'ambition est bien remarquable. A la foi qui leur assurait qu'il n'y a rien d'assez grand, pour eux, les gens répondent par un mesquin « ça me suffit ». Ils échappent en rampant. Ils ont déjà renoncé à l'immortalité temporelle, à la gloire. Pleins d'humilité, ils savent que c'est trop pour eux. L'immortalité spirituelle est encore plus redoutée : elle les obligerait à prendre les choses au sérieux, à chercher le vrai et le bien. Combien d'ailleurs l'ignorent, n'en ont jamais conçu l'idée. Avez-vous entendu un évêque parler de vie éternelle ?
Les églises nous deviennent étrangères. Les cadavres y passaient comme on franchit un seuil. Avant d'être enfouis, ils étaient présentés là, avec les prières qui demandaient l'accueil. Aujourd'hui, ces portes de l'autre monde sont comme des coquilles inutiles. On n'en comprend plus le sens.
Ou peut-être ces gens qu'on a interrogés répondent-ils ce qui est convenable, ce qui leur paraît être attendu. Il y a toujours une distance entre ce qu'on croit vraiment, et ce qu'on imagine croire.
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Ils veulent paraître adultes, ces enfants perdus. Pas impossible. Mais cette mutation même trahit le renoncement. Que ce soit cela ou autre chose, il n'est pas facile de voir dans cette réaction un progrès « de la morale, de la raison, du savoir ». Les hommes devenus plus moraux depuis qu'ils ne croient plus être immortels, plaisanterie. Et feindre de croire qu'ils ont repoussé une « récompense » n'est pas vrai, puisqu'on nous dit que cette récompense ils la découvraient fallacieuse. Progrès de la raison, du savoir ? A strictement parler, on n'en sait pas plus qu'hier. Simplement, l'homme a démissionné. Il ne postule plus un bien qui lui paraît dangereux en ceci qu'il donne un poids infini à chacun de ses instants. Solution de facilité, au vrai.
René Perronet.
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### Le cours des choses
par Jacques Perret
Invité par la télévision à définir et publier sa position à propos de l'avortement Mgr Marty a conclu sans ambages :
-- Chacun décidera selon sa conscience.
Voilà ce que nous appelons aujourd'hui une instruction magistrale. La conscience, panacée des lâches. Que bénie soit la bouche d'or de l'archevêque. A peine l'ouvre-t-il que la sainte colombe est déjà sur ses lèvres à se lisser les plumes en roucoulant d'aimables nouvelles. Nous avons de la sorte appris que désormais vers les cieux s'envoleront par myriades les petites âmes, innocentes gracieusement libérées par l'interview d'un charitable et bienheureux faiseur d'anges, licitement revêtu de la pourpre cardinalice.
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La prolifération des boutiques de vêtements. Le moins rétro des moralistes vous dira que le culte vestimentaire, depuis toujours est le propre des sociétés en décadence.
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Le libéralisme avancé n'a pas mission de s'y opposer. Que le boulevard Saint-Germain, dans sa partie aujourd'hui sophistiquée, snobée, encanaillée, soit festonné de vêtements, atours et toilettes en vitrines pour les deux sexes, pas de quoi s'en étonner. Mais la petite rue Saint-Sulpice qui borde l'église au nord fait en l'occurrence un témoignage exemplaire. Jadis et même naguère, mis à part quelques magasins consacrés au vêtement ecclésiastique et vestiaire des sacristies paroissiales, on pouvait y compter une dizaine d'antiquaires, bouquinistes et brocanteurs. Il n'en reste plus que cinq dont trois sont fermés. Tout le reste est pour la mode et le vêtement civil des deux sexes. Le clergé lui-même, officiellement défroqué, y est invité à se vêtir en péquin. La proximité du boulevard Saint-Germain ferait croire à la contagion mais dans tous les quartiers de Paris, à Belleville comme à Passy, c'est pareil : la toilette y foisonne.
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Sans vouloir ignorer leur petit côté nocif ou parasite nous aimions voir dans les champs le bleuet, la marguerite et le coquelicot. J'en ai cité les couleurs dans l'ordre du drapeau comme jadis nous les rangions en bouquet tricolore. Mais éparses dans les blés c'était vraiment le parterre emblématique de la France. Les poètes le chanteraient bientôt dans sa version héroïque d'Août 14. Pour ce qui est du bleu-blanc-rouge sur étamine à hampe, le gros de la famille qui ne jurait que par la république brocardait gentiment sa minorité réactionnaire qui prétendait ne jamais saluer que le blanc, chose hélas difficile à démontrer.
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Toujours est-il qu'aujourd'hui non seulement ces fleurettes cocardières mais bien d'autres plus modestes et parfaitement insoucieuses de promotion symbolique auront bientôt perdu tout espoir de fleurir dans nos champs.
-- Nous en avons soupé, disent-elles, de la compassion des poètes inefficaces, et que sachent enfin les honnêtes gens que jamais la binette herbicide n'est plus cruelle que dans la main d'un écologiste amateur de jardin.
D'autre part un film publicitaire et télé a vanté dernièrement la nouvelle machine exterminatrice conçue à l'intention de ces plantules irresponsables et depuis toujours persécutées sous le nom de mauvaises herbes. Il s'agit d'un monstre à gazoil et gicleur de poison sur six mètres de large en terres labourées. Nous l'avons vu en action. Le spectacle tient du cauchemar, c'est horriblement grotesque et ridiculement dantesque. C'est alors que nous attendons pour demain la machine à pulvériser tous les êtres incommodes.
La célébration des jolies mauvaises herbes est un paradoxe innocent, facile et flatteur avec son côté chevaleresque et vengeur des opprimés. Il semblerait néanmoins qu'il soit temps de le prendre au sérieux. L'hypothèse où le génocide en question viendrait à s'accomplir a de quoi bouleverser jusqu'aux gens de peu de foi :
-- S'il n'y a plus d'ivraie, disent-ils, c'est la fin de l'Évangile.
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Pendant que j'y suis, après les petites fleurs persécutées, quelques mots sur la disparition prochaine des animalcules familiers de nos habitations urbaines. Je veux parler des souris, cafards, blattes, araignées, fourmis, punaises, puces, poux, mites et autres bestioles nullement domestiquées encore que jusqu'ici domiciliées depuis toujours. Sans mettre en cause les bonnes intentions de l'hygiène municipale ou privée il est permis de s'inquiéter d'un tel massacre. Inconsidérément le citadin s'en félicitera. Il vivra dans un désert zoologique, ce n'est pas bon pour l'homme.
Jacques Perret.
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### Livres d'enfants pour Pâques
par France Beaucoudrey
UN BOUQUET DE PRINTEMPS pour fleurir son âme, un souffle de brise sentant le renouveau, on trouve cela dans la vie des saints. Ce sont bien des lectures pour le temps de Pâques. Et les enfants aiment ces livres qui leur parlent au cœur, les invitant à se nourrir des plus doux parfums de l'Église.
*Sainte Chantal* est de celles que l'on commente familièrement parce qu'elle est facile à comprendre pour un enfant de 8 à 11 ans. Son histoire nous est contée par Marguerite Perroy, éditée chez Téqui, dans la collection « Nos amis les saints ». Sainte Chantal, c'est une de ces âmes ardentes qui vous attrapent la journée au collet dès le réveil et ne la lâchent plus jusqu'au crépuscule. C'est un modèle de volontaire, qui mène de front la chasse à la poussière, au gaspillage et au péché véniel. Et avec cela bonne comme le miel. L'auteur nous la décrit enfant, puis jeune fille, puis jeune femme -- aimante et aimée -- bourdonnante de zèle. La voilà mère, veuve, puis elle finit sa vie dans le costume de l'abbesse et la perfection de la sainte. Les petites filles aimeront ce personnage actif à qui il arrive toutes sortes d'aventures. Elles trouveront autour d'elle un cadre rassurant : père, mère, sœur, mari, grand-père, enfants et domestiques. Autant de points de repère pour soutenir leur attention. Il y aura certainement des questions : le fond historique de la Ligue, les duels, le roi Henri IV, les malheurs de la guerre, toute une rumeur de fond qui pique la curiosité.
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Si les questions ne viennent pas, il faudra pousser des pointes. Par exemple, page 51, l'auteur nous affirme que l'on ne peut : « tenter cette ascension : la sainteté, sans qu'un prêtre y dirige l'âme », et page 56, que « changer de directeur vient souvent d'une envie orgueilleuse de n'en faire qu'à sa tête ». Les familles divergent souvent sur ces points délicats. C'est le moment pour chacune de dire à ses petits ce qu'elle souhaite. Il faut aussi développer la page 74 où « les vertus d'une religieuse ne conviennent point à une jeune femme ; ni celles d'une maman à une fillette ». Ce n'est pas assez expliqué cette affaire-là. C'est la façon de pratiquer les vertus qui change, non les vertus en elles-mêmes il n'est pas certain que les enfants le comprendront, malgré l'image du devoir quotidien accompli qui suit l'affirmation de l'auteur. Allez donc savoir parfois comment les enfants comprennent les idées ! C'est très agréable à lire tout de même. Et tout irait bien si l'auteur, tout d'un coup, en fin de livre, ne s'adressait à sa lectrice avec un « vous » solennel. Cela jette un froid. Les images bleues, au trait, ont quelque chose : une pureté, une fraîcheur.
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Pour les garçons vous trouverez *Saint Jean François Régis* de Louise André-Delastre dans la collection « Nos amis les saints », toujours chez Téqui. C'est un livre très agréable aussi mais bigre que les illustrations sont donc simplettes ! Je feuillette, navrée. Qu'est ce saint François page 41 ? Il jaillit de sa boîte comme un pantin qui ferait coucou. On s'attend d'un moment à l'autre à ce que, clac, le couvercle le plie en accordéon. Ce dessin-là est tout juste une maquette. Pareillement pour les autres, de simples esquisses qui ne valent pas un coup d'œil. Vous me direz (comme on me dit souvent) « les enfants ne les regardent pas vous savez ». Bien sûr qu'ils ne les regarderont pas ! Il n'y a rien à voir. Pourtant cela s'arrange à partir de la page 53 et celle de la page 58 est très évocatrice. Il est donc possible, rien qu'avec du trait, de faire quelque chose de joli. C'est dommage parce que cette biographie est bien racontée. Une succession de petites histoires. Le jour où le diable le jeta au bas de son berceau, le jour où son ange l'a écarté du gouffre, le jour où il refusa une pomme, et la nuit qu'il passa en prière, et la fois où il fit tant de kilomètres avec une jambe cassée. Pratique, l'auteur tire à chaque fois les conclusions. L'enfant comprendra : Si tu veux obtenir des grâces il faut faire des petits sacrifices et les offrir au Bon Dieu...
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C'est très bien dit, très parlant. Il y a presque un inconvénient c'est que la personnalité du saint sourd moins du texte que celle de sainte Chantal. Bien sûr il va sa vie lui aussi. C'est un enfant sans problèmes, un brave et studieux séminariste, un jésuite tout mortifié. On le voit bien : de maison en mission, de confessionnal en grimpée de montagne. Pourtant ce livre s'adapterait mieux à une lecture tous les soirs qu'à une lecture personnelle. Vous pourriez par exemple en faire lecture aux enfants de 7-8 ans et le laisser lire à ceux de 9-10 ans ou plus. N'omettez pas la préface, charmante.
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Revenons aux filles avec *Sainte Germaine de Pibrac* de Luce Laurand, parue chez Téqui, toujours dans la même collection, « Nos amis les saints ». Germaine de Pibrac, en voilà une qui est bien pour notre temps -- qui est trop chargé. Elle est la sainte de la solitude et du silence parmi les torrents de montagne et les oiseaux. Celle de l'abandon aussi. Elle s'accroche à sa messe et à la prière, puisqu'il n'y a rien d'autre. C'est ainsi que nous la montre l'auteur. Elle ressemble aux enfants d'aujourd'hui qui pour aller à Dieu n'ont souvent qu'un désert : pas d'institutions, plus d'église, pas d'école chrétienne. Et puis ils vivent persécutés eux aussi. Si ce n'est par Armande, la marâtre de l'histoire, c'est par le professeur. Et comme Germaine ils sont moqués par les autres enfants. Les petits catholiques d'aujourd'hui ont la vie dure et ils vivent dans le tapage. Germaine, elle, avait au moins le silence pour se recueillir. C'est pourquoi elle avait, d'une certaine manière, plus de chance qu'eux. C'est pourquoi aussi elle est un modèle a suivre. Elle apprend la sainteté par l'humilité, la privation et la patience. N'est-ce pas ce qui est imposé à beaucoup. Et à des petits encore, qui ont envie d'harmonie et de tendresse. La bergère de Pibrac leur montrera que l'oraison toute simple peut tenir lieu de tout. Elle entraîne par un chemin qui étonne : l'absence de soutien à un âge si faible. L'enfant comprendra qu'en se dégageant de l'extérieur il trouvera la place où caser enfin le Bon Dieu. Parce que, rempli de tant de bruits divers, il acquiert mal le sens de la piété. Cette pauvresse des champs, laide, bancale et mal aimée, est une touchante petite sainte. En fait c'est une grande dame au dedans. Et puis elle va joliment à travers ce livre ; l'auteur sait bien la faire vivre sous nos yeux :
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dans le froid de l'hiver, les doigts bleus éclatés d'engelures et la prière qu'elle fait dans la neige, mal fagotée d'étoffe brune, pauvre tas de misère au pied du calvaire ; dans le printemps léger, l'enfant toujours seule et riant aux oiseaux, aux sources ; dans l'été chaud, l'amicale saison qui la rend heureuse ; dans la bourrasque et la tempête, la jeune solitaire qui traverse le torrent -- à pied sec. Perdue en Dieu sous les averses, nourrie en Dieu quand elle a faim, réchauffée par Lui quand elle a froid. Sa fin, ses miracles, tout est là. C'est un très joli livre.
On ne peut en dire autant des images trop naïves. L'image de la page 50 est exactement ce qui convenait au texte. Elles auraient dû être toutes ainsi. Pourtant l'imagier avait de bonnes intentions. C'est évident. De 10 à 12 ans, ce livre petit et simple devrait plaire à qui a besoin de ce modèle-là et pas d'un autre. Sainte Chantal, saint Jean François Régis : l'action, sainte Germaine de Pibrac la privation ; deux cheminements qui ne correspondent pas au même type d'enfant.
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Une dernière vie de saint pour les garçons : *Saint Antoine de Padoue,* écrit par Georges Bideau, édité chez Eise dans la collection « Nos amis les Saints », diffusé par Téqui. -- Antoine d'ailleurs s'appelait Fernand et n'était pas de Padoue mais de Lisbonne ; Antoine qui était théologien et devint franciscain, qui voulait évangéliser le Maroc et se retrouva en Sicile, qui aimait le silence et fut célèbre par sa parole. Un saint né sous le signe, en somme, de la contradiction. Physiquement même : cet esprit ailé avait un corps pesant, il était hydropique. Sa fin est joliment poétique. Il faut la citer car il finit sa vie dans un arbre, ou presque. C'était là qu'il logeait le pauvre obèse, dans une cellule de bois au cœur des branches feuillues, mêlant les trilles de ses prières aux louanges des petits oiseaux. Un jour il rata un barreau de l'échelle. On l'emmena mourir à Padoue. Il y fut canonisé sous son nom de moine et patronne une ville qui n'est pas la sienne : contradiction jusqu'au bout. J'ai trouvé les images très jolies vraiment. Elles doivent être faites à la plume et sont imprimées en sanguine. L'auteur a l'air d'aimer son sujet. Il y va avec cœur et nous fait de petits tableaux très convaincants. Les compositions sont intéressantes, elles donnent corps à l'histoire, racontée parfois d'un peu loin. Pourtant elle est intéressante et le fond historique est remuant à souhait. C'est le temps des Cathares, c'est aussi celui de saint François, de frère Élie, de la querelle des Guelfes et des Gibelins.
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L'auteur s'en tire bien et ce n'était pas si facile pour expliquer cela à des enfants. Tous ces livres ont en commun une couverture blanche où figure le visage du héros dessiné au trait. Une chose m'a amusée : le problème de la dentelle. Saint François de Sales demande à Jeanne de Chantal de s'en priver. Dans l'histoire de saint François Régis on voit celui-ci la remettre à l'honneur. Bien sûr l'un voulait apprendre la mortification à sa dirigée, l'autre donner du travail aux dentellières. Si par hasard le même enfant lisait ces deux livres il pourrait s'étonner. Il faudrait lui expliquer alors ce qu'est la mesure. Et dans tous les cas il faut lire une hagiographie avant de l'offrir parce que les petits sont plus sensibles, plus malléables que nous. Une image entrée ne ressort jamais plus de leur esprit. Il faut prévoir les questions les plus inattendues.
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Il n'y a pas que la vie des saints qui porte à la conversation. Les fantaisies historiques amènent aussi ces réflexions percutantes dont les lecteurs en herbe ont le secret. Si vous voulez expliquer beaucoup de choses, *Le secret de la forêt gauloise* écrit par Christiane Dollard, édité aux éditions GP, Rouge et Or, collection « Spirale », est une mine. D'autant que le sujet n'est pas très courant. L'histoire se passe en 37 avant Jésus-Christ, dans un village de Gaule où campent les Romains. Bien des Gaulois renâclent sous l'occupation romaine, surtout les enfants, qui tiquent de perdre leur langue et ne veulent pas devenir comme les étrangers. En fait ils ne veulent rien du tout. Dans la forêt profonde au secret des clairières lointaines, le Druide les initie au Dieu unique et à la résistance. Rome se fâche. Brennos, le dissident le plus redoutable, est là, quelque part dans ces fourrés inextricables. L'aura, l'aura pas ? Caturix, Tatinia, Versinos et Luciola se démènent et font des prouesses. Brennos a la vie sauve grâce à leur bravoure, et ce, dans une gloire d'orage et de tonnerre, par une nuit haletante, ce qui fait très bien. *Le secret de la forêt gauloise* est dédié par l'auteur « à tous ceux qui, à travers les siècles, ont choisi de résister ». Au moins la couleur est clairement annoncée. L'enfant apprend sa leçon : Voilà ce qu'il faut faire, petit, si ton pays un jour est occupé. Et ma foi, par ces temps de lavage de cerveau, d'esclavage et de menaces, un petit coup de trompette sur la Patrie est le bienvenu. D'autant que dans ce livre il faut préserver un esprit et rester de sa terre : celle des ancêtres que l'on aime parce qu'ils vous ont donné la vie et le sens des choses aussi.
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C'est le meilleur. Rome est l'envahisseur c'est le moins bon de cette histoire. Christiane Dollard n'y a peut-être pas vu malice mais cela tombe mal. Tout autre étranger aurait peut-être mieux fait l'affaire que Rome, à qui justement nous devons tant. Elle est la grande civilisatrice, seule notion que l'on ne pouvait inclure dans l'histoire pour ne pas gâcher la beauté de la résistance. Les enfants ne verront pas cela. Ils s'apercevront bien que les Gaulois se font plusieurs fois traiter de barbares. Mais pourtant à 8 ou 10 ans, mettons 11 si vous voulez, on ne peut tout comprendre. Les images ont des couleurs chaudes mais le dessin est bien pâteux. La résistance pour sauvegarder la foi au Dieu unique vaut la peine de passer sur l'aspect historique pourvu qu'un adulte mette les choses au point.
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*Contes d'Alsace,* récits du folklore alsacien, choisis et adaptés par Marguerite Thiebold, aux éditions Hachette, dans la collection « Vermeille ». Ce livre a un cachet particulier. Il est plein de contes comme ceux que nous entendions dans notre enfance. Les châteaux pointus perdus dans les nuages sont entourés d'abîmes, ou cernés de mille prairies de fleurs. Les jeunes filles ont de bons yeux doux et des tresses blondes, et les princesses fines sont légères comme le souffle et belles comme le jour. Dans les antres, grognent les sorcières crochues, bancales et méchantes. Vous voyez l'ambiance : enchantement et maléfices. Et surtout c'est écrit par Marguerite Thiébold, un bon auteur pour enfants, et qui sait raconter une histoire. Elle la déroule avec aisance, c'est souple, cela vient bien, il y a tout ce qu'il faut de détails qui font rêver. Les images accompagnent bien le texte elles aussi. Ce sont des aquarelles très classiques, ai envie de dire naturalistes car elles ne cherchent ni le style ni le fantastique. Bref il y a une sorte d'atmosphère verdelette qui vous plante un décor pas mal du tout, pour évoquer l'Alsace. Et puis il y a sainte Odile. L'histoire de sainte Odile n'est pas un conte. Si elle figure dans ce livre c'est sans doute que sans elle l'Alsace ne serait plus l'Alsace et que l'auteur l'a senti. Les contes de fées ne sont-ils pas le parfum même de nos terroirs ? On ne peut en exclure les plus belles fleurs : celles de l'Église. L'avantage de ce grand livre bien présenté est de correspondre, à toutes sortes de lecteurs de 9 à 14 ans pourvu qu'ils aiment les histoires merveilleuses.
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Rions pour finir des aventures de *La vache malade,* racontée par Todd et parue aux éditions Bias. C'est un album pour les tout petits (4-5 ans), l'histoire d'une vache qui n'en fait qu'à sa corne et mobilise les autorités pour comprendre son cas. L'argument est drôle. Ce sont les images qui sont réjouissantes ! L'illustrateur a dû s'amuser comme un petit fou à créer le vétérinaire, habillé en Sherlock Holmes pour éclaircir cette aventure gravissime et anglaise. Une vache qui miaule, il y a de quoi faire frétiller un pinceau, non ? Celle-ci miaule avec sérieux, les yeux au ciel, comme il convient. Elle fait toutes sortes de cris la petite vache, et les paysans font toutes sortes de têtes. Et puis l'herbe est grasse, les arbres touffus, le ciel bien bleu, la nature se met à rire, comme il convient d'être joyeux quand revient le printemps.
France Beaucoudray.
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### La Passion de Thérèse Neumann
par Hugues Kéraly
ENNEMOND BONIFACE a partagé sa vie entre deux passions, qui n'en font qu'une, car elles renvoient toutes deux comme en miroir à Celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La première s'est exprimée déjà dans ITINÉRAIRES lorsqu'il y racontait le calvaire du Padre Pio, premier prêtre stigmatisé, et enchaîné par le vœu d'obéissance aux persécutions où ses supérieurs relayaient les tourments du Démon ([^33]). La seconde vient de trouver son éditeur, et une recommandation épiscopale qui constitue la seule faiblesse notable du gros volume auquel elle introduit : *Thérèse Neumann, la crucifiée de Konnersreuth devant l'histoire et la science,* 544 pages, chez P. Lethielleux ([^34]).
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Que le lecteur ne se laisse point décourager, en ouvrant ce livre, par le mot de félicitation sournoise dont le cardinal Renard agresse notre ami : « Vous vous inspirez de Vatican II. » (Comme qui dirait : -- Vous avez su comprendre que rien n'est plus comme avant...) Ennemond Boniface n'a pas attendu l'ouverture de Vaticandeux pour enquêter sur Thérèse Neumann : son premier voyage à Konnersreuth remonte à plus de cinquante ans ; c'est d'ailleurs le troisième livre qu'il consacre au sujet ([^35]). Et il s'inspire si peu de l'esprit conciliaire ou renard que son ouvrage devrait bien circuler d'urgence, comme antidote, dans la légion des victimes de l'après-Vatican : ceux dont les bavassages et les pratiques conciliaires, spécialement au saint sacrifice de la messe, ont peu à peu détourné le cœur du mystère central de notre religion.
Les miracles que Dieu réalise en Thérèse Neumann renvoient tous au mystère sanglant de la Croix et à sa continuation sacramentelle dans l'eucharistie, comme nourriture de l'âme habitée par la foi en l'unique Sauveur. Ils enseignent le poids, le prix réparateur du plus grand Sacrifice, et la présence réelle de sa glorieuse Victime dans l'hostie... Ce n'est pas « l'esprit du concile »*,* n'en déplaise à l'archevêque de Lyon, qui pouvait reconnaître dans la Passion de Thérèse Neumann ce qu'elle nous signifie.
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Thérèse Neumann est née le 8 avril 1898, Vendredi-Saint, dans un petit village de montagne bavarois. Ses parents sont des paysans fort simples, que rien ne distingue aux yeux du siècle ; pas même le nom : on s'appelle Neumann, à Konnersreuth, comme Gonzalez à Garabandal... Resl ([^36]), jusqu'à l'âge de vingt ans, mène une vie sans histoires. L'enfant est vive, enjouée, intelligente, et ne rencontre aucun problème de santé. Tous lui reconnaissent néanmoins une qualité de vie intérieure très au-dessus de la moyenne. Sa personnalité se définit déjà d'un mot, qui sera comme le plan unique de sa vie : Resl a horreur du mensonge ; au point de ne pouvoir supporter l'invention des légendes qu'on racontait alors aux enfants.
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Elle pleurait par contre, comme je l'ai vu faire aux Indiens du Mexique, devant les images et les récits de la Passion. Les vérités émouvantes de la foi suffisaient, et au-delà, à nourrir les ressources de sa belle imagination. -- Si Dieu lui donne ensuite de les incarner visiblement dans sa chair, pour la conversion des témoins, c'est que son esprit d'abord *en vivait,* comme d'autres vivent ou plutôt se gavent aujourd'hui d'Astérix et de télévision.
Je précise pour la gloire de notre héritage spirituel que ce sont deux mystiques français, saint François de Sales et sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui devaient conduire la sensibilité religieuse de Thérèse Neumann encore adolescente au sommet de sa perfection. Spécialement en ce qui concerne la piété du quotidien. Les vertus de l'obéissance chrétienne. L'instinct joyeux du sacrifice suggéré par les circonstances... Ainsi, lors de la première guerre mondiale, Resl va renoncer à une vocation de sœur missionnaire en Afrique pour se louer comme servante chez un fermier voisin : elle est l'aînée de la famille, et veut aider ses parents. -- La charité véritable ne consiste point à s'émouvoir d'abord, et encore moins surtout, des heurts et malheurs qui déchirent au loin les quatre coins du globe ; elle demande à chacun, avant de réformer le monde, qu'il commence par s'acquitter avec amour de ses devoirs d'état. Et la petite Allemande a horreur aussi du noble mensonge, dans l'ordre de la charité.
En 1918, elle a vingt ans, Thérèse va découvrir l'usage chrétien des souffrances physiques. Frappée d'une accumulation incroyable de maladies infectieuses, aveugle ; réduite sur sa couche à l'état de « chair puante et disloquée », elle offre à Dieu six ans de tortures physiques et morales particulièrement atroces pour la conversion d'autrui. -- *J'ajoute mes souffrances aux tiennes,* dit-elle au Seigneur. *Tu* *pourras les distribuer aux autres, afin* que *tous les hommes t'aiment* (p. ; 289). Voyez l'Épître aux Colossiens, 1, 24 : c'est du pur saint Paul. Et ce propos encore, dans une lettre du 7 novembre 1924 à une amie religieuse : « Un jour le curé, je crois, me demanda si je ne voulais pas céder un peu de mes douleurs. Là-dessus je répondis tout de suite : -- *Non, le bon Sauveur me donne juste ce dont j'ai* *besoin.* Je lui fis un geste du bout des doigts et je lui dis : -- *Tu vois, tu n'auras pas ça. *» (P. 289.)
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Thérèse Neumann n'avait pas demandé à quitter les travaux des champs. Mais puisque la voici mariée à la souffrance, elle entend que ce calvaire soit utile à quelqu'un ; c'est-à-dire qu'elle demande à Dieu, comme le Fils, en sa passion avait prié le Père, d'en augmenter d'autant les mérites ou les grâces du prochain. En outre, lorsque l'occasion s'en présente, elle supplie le Tout-puissant d'expier dans son pauvre corps condamné à la nuit, en lieu et place de telle ou telle victime, les maux où celle-ci aurait pu succomber. Ces « souffrances mystiques de suppléance » vont sauver en Bavière quantité d'âmes et de vies. Car le ciel exauce à chaque fois cette petite Allemande qui a pris au pied de la lettre les enseignements de la rédemption : l'oblation des souffrances pour satisfaire à la justice de Dieu, et la réversibilité des mérites acquis dans la communion des saints, à l'exemple du Fils trois fois Saint.
C'est ainsi qu'à la Noël de 1922, Thérèse Neumann demande à prendre sur elle la maladie d'un jeune homme qui se préparait à l'ordination sacerdotale : une sorte de cancer, semble-t-il, où, en attendant de périr, le malheureux étouffait. Dieu honora si bien cette nouvelle requête de la plus haute foi et du plus grand amour que Thérèse en resta étranglée de douleur, presque muette, jusqu'à la première messe de son protégé. Faut-il ajouter qu'avec l'évolution du mal, elle n'avalait plus rien ? -- A partir de 1923, et jusqu'à sa mort en 1962, Thérèse Neumann échappe en effet à la nécessité la plus commune de cette vie : manger. Elle se nourrit de ce que Dieu lui donne de voir, dans ses extases, comme en échange de tout ce que son humble servante Lui a déjà abandonné. Le curé du village de. Konnersreuth le note ainsi dans ses carnets : « Thérèse déclare qu'à sa première vision de la Transfiguration du Christ (6 août 1926), elle a laissé toute faim et soif sur le Tabor. J'avais alors moi-même l'impression qu'à partir de ce jour, elle n'avait plus besoin ni de nourriture, ni de boisson (...). Déjà, depuis le début de 1923, elle n'avait pris aucun aliment solide (...). Que Thérèse ait perdu faim et soif sur le mont de la Transfiguration lors de la vision de la magnificence du Sauveur me rappelle les mots de l'Écriture : *Satiabor cum apparuerit gloria tua* ([^37]). » (pages 177-178.)
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Il importe de préciser que, jeune fille, Thérèse Neumann bénéficiait d'un solide appétit : lors d'une première hospitalisation, en 1918, comme les médecins l'avaient soumise à la diète, elle se faisait porter des suppléments en cachette, et criait encore aux infirmières qu'on la laissait mourir de faim ! Mais l'Esprit de Dieu souffle où il veut. Et Dieu s'est choisi cette solide bavaroise, parce qu'elle avait dedans le cœur une foi à soulever les montagnes, pour réaliser en elle le continuel miracle d'un jeûne absolu qui durera trente-cinq ans... Il va de soi que la science des médecins n'a ici aucun soupçon d'hypothèse à formuler. Un corps humain privé de toute nourriture et de toute boisson met onze jours pour périr dans le meilleur (ou le pire) des cas ; et à la condition, encore, de ne fournir aucune dépense d'énergie. Or Thérèse Neumann, miraculée, l'une après l'autre, de ses terribles maladies, sans autre traitement que celui du « lève-toi et marche » ([^38]), reprend dès 1925 tous les travaux des champs. La seule explication naturelle de son maintien dans l'existence sans faim ni soif apparentes serait celle d'une gigantesque supercherie. -- Mais cette explication est rejetée d'emblée par tous les témoins d'une vie qui sera, pendant trente-cinq ans, la plus observée du monde. Elle est exclue par les médecins « traitants », le curé Naber, les habitants du village, les amis religieux ou laïcs, la famille de Resl (comme dit avec eux E. Boniface, lorsqu'on mange, il y a des conséquences difficiles à cacher...) Elle fut même exclue par la commission d'enquête de l'Ordinaire du lieu, qui devait rester quinze jours de suite dans la chambre de Resl à lui surveiller seconde après seconde la bouche et les mains ; pour se résoudre à consigner, au terme de la « scientifique » expérience, un poids, un pouls, une pression artérielle et une formule sanguine rigoureusement inaltérés ! Après quoi le saint-père en personne, c'était encore Pie XI, exigera du clergé catholique « qu'il laisse cette enfant dans la paix » ([^39]).
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Le miracle, comme Boniface l'avait compris dès sa première visite à Konnersreuth, ne pouvait s'approcher que dans les altitudes de mystère et de grâce où Thérèse Neumann elle-même respirait. Resl vivait une foi si grande, dans le secret du cœur, que Dieu lui a donné d'en rayonner visiblement la force dans la vie du corps par ce charisme unique de l'*inédie :* jeûne perpétuel, ou plutôt « phénomène eucharistique perpétuel », car Resl se nourrissait chaque jour, au sens propre, sur 0,33 gramme de pain azyme consacré. Elle y puisait toute l'énergie vitale que nous trouvons dans les aliments, et s'effondrait littéralement, comme aux portes de la mort, si le curé tardait à lui porter la communion ([^40])... Ce n'est pas à Resl qu'on avait besoin d'expliquer la parole du Seigneur : *Ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang véritablement breuvage.* (Jean, 6, 56.)
« Lorsque je lui demandais : *de quoi vis-tu ? --* raconte le curé -- elle répondait simplement : *du Sauveur. *» Mais oui, c'était une vérité charnelle dans son cas. Pour en faire briller une autre, plus proche de notre quotidien, et lui fournir avec éclat sa démonstration expérimentale *la vérité de la présence réelle et réellement toute-puissante du Fils, dans le mystère de l'eucharistie.* Pour rappeler aussi à chacun d'entre nous les promesses de la vie éternelle, quand les croyants verront Dieu dans leurs yeux de chair, et que la contemplation de sa Gloire suffira in aeternum à tous les besoins d'un corps et d'une âme enfin réconciliés.
Le jour où s'ouvrira à Rome le procès de Thérèse Neumann, pour la proclamer Bienheureuse, il faudra se souvenir également de quelle prédication de l'Église le miracle eucharistique de Konnersreuth fut contemporain l'invitation à introduire les communions fréquentes dans l'*habitus* de la piété...
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A Konnersreuth, une femme resplendissait sans mot dire de ce progrès demandé à la foi, dans les églises du monde entier.
\*\*\*
Les souffrances de Thérèse Neumann n'ont pas cessé avec la guérison miraculeuse de sa cécité et de sa paralysie. Mais elles vont radicalement changer de nature, d'origine, de signification. Thérèse Neumann s'est portée assez loin dans l'imitation de Jésus-Christ pour mériter d'en recevoir l'ultime consécration : miroir vivant de la Passion, elle ne pourra plus souffrir désormais dans sa chair que des souffrances mêmes du Dieu fait homme pour la rédemption du genre humain. Resl porta donc jusqu'à la fin de sa vie les stigmates permanents des pieds, des mains, du cœur et du front (la couronne d'épines) ; à quoi il faut ajouter ceux du portement de croix et de la flagellation, qui apparurent sur son corps plus de sept cents fois, au cours des extases sanglantes du vendredi.
On sait que ces blessures mystiques ne ressemblent à rien de connu : les plaies, ouvertes, parfaitement dessinées, n'évoluent jamais selon les lois naturelles de la cicatrisation ou de l'infection pour peu qu'on ne les soumette à aucun traitement. Ce qui n'en fait pas pour autant des blessures romantiques et comme désincarnées. Ennemond Boniface rapporte que le stigmate du cœur, dans le cas de Resl, saignait par jets violents durant le temps de la Passion : « (...) du sang épais, gluant, pourpre foncé, du sang véritable enfin, comme celui qui coule d'une plaie brusquement ouverte par un instrument tranchant » (P. 198). Thérèse Neumann, qui ne se plaignait de rien, avouait en souffrir d'une manière lancinante et continue. Elle acceptait le tout avec une merveilleuse simplicité : -- *Le Seigneur m'a donné ça pour que les hommes le voient et soient renforcés dans leur foi.* (p. 197.)
Il est facile aux obsédés de l'incroyance de relativiser et même tourner en dérision ce prodige des stigmates, sous réserve d'écarter d'abord tous les témoignages dignes de foi. Mais quelle pitié, vraiment, si l'on se penche un instant avec eux sur l'interprétation « scientifique » des phénomènes neumanniens...
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Marc Oraison, pour commencer par ce produit français, se déclare partisan ici de l'explication *hystérique :* Thérèse Neumann se serait stigmatisée elle-même par auto-suggestion ([^41]). A ce compte, on comprend mal comment Giscard ne trône pas encore à la tribune d'une O.P.U. (Organisation des Planètes Unifiées) de son invention, ou Alain de Benoist aux commandes du Soviet des surhommes indo-européens. Chacun ses prodiges, n'est-ce pas, s'il suffit de pousser très fort sur le délire du rêve pour en sortir une réalité... Mais Oraison, circonstance atténuante, avait un précurseur parmi les médecins allemands admis à visiter Thérèse Neumann. Partisan, lui aussi, d'un phénomène d'idéoplastie, le pauvre homme s'entêtait à expliquer les choses au patient : « C'est à force de contempler le Christ en croix que tu t'es, toi-même, provoqué des stigmates. » Cela lui valut un franc éclat de rire, dans la chambre de la suppliciée, aussitôt suivi de cette belle leçon, joyeuse, sans réplique : -- *Prends bien garde, lui* dit-elle, *de ne pas regarder trop longtemps un âne, parce que tes oreilles vont s'allonger !* (P. 310.) Thérèse Neumann, comme on voit, avait à ses heures le mysticisme gai.
Il y aura toujours des médecins et des prêtres pour s'insurger contre les droits du Ciel à se passer de toute leur science, comme de leur autorisation. On peut très bien comprendre le désarroi professionnel des premiers, et sans doute absoudre, chez les seconds, un réflexe de susceptibilité hiérarchique mal placé. Mais quand le clergé s'associe dans de véritables transes à la psychose anti-mystique de la Faculté pour discréditer aux yeux du monde une manifestation spéciale de la Providence, il passe vraiment toutes les bornes de sa compétence et de ses intérêts... Les hommes de Dieu, bien admise la légitime prudence de l'Église en ces matières, n'ont jamais à se faire avocats de l'athéisme « scientifique » dans leur appréciation des miracles, des extases, ou des apparitions. S'ils détenaient aujourd'hui quelque argument majeur contre Konnersreuth ou Garabandal, celui-ci ne pourrait être, pour nous, convaincre, qu'un argument de foi. Une raison d'Église. Une preuve qui ne se retournerait pas aussi bien, aussitôt, contre la foi de l'Évangile et toute la Tradition. -- Jusqu'ici, les détracteurs post-conciliaires de la mystique et du miracle ne se sont pas encore élevés au niveau du sujet.
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Pour revenir aux splendeurs de notre foi, recueillies par Ennemond Boniface à travers d'innombrables témoignages, dont le sien propre, admirons encore que les extases de Thérèse Neumann lui aient fait vivre la Passion du Christ selon un mode sensitif direct, où n'entrait rien de symbolique ni de purement cérébral (sinon bien sûr pour les témoins). Le vendredi, et spécialement le Vendredi-Saint, elle assistait en effet à toutes les phases du supplice à la manière d'un témoin invisible qui se serait trouvé mêlé au va-et-vient des Juifs et des bourreaux. Et pour elle, ce n'est pas du cinéma. Car on la voit se dresser et tendre la tête pour apercevoir le visage du Christ par-dessus une épaule de légionnaire qui a dû s'interposer ; s'essuyer un front ruisselant de chaleur dans les rues de Jérusalem ; prendre violemment à partie Simon de Cyrène qui s'insurgeait (mais qu'aurions-nous fait à sa place ?) de la réquisition autoritaire des soldats... « Cette vision extatique des douleurs de Jésus, écrit Ennemond Boniface, lui causait des souffrances d'une intensité indicible ; car c'était la souffrance même de Jésus qu'il lui était donné de ressentir, dans sa chair, dans son cœur et dans son esprit. » (p. 198.) -- Thérèse Neumann en pleurait, à la lettre, des larmes de sang. Sa mère et ses sœurs doivent lui arracher de force une chemise tout entière rougie et collée à la peau après la scène la plus violente, qui est celle de la flagellation. Au couronnement d'épines, elles la voient lutter désespérément contre une torture invisible qui lui déchire le front. Plus loin, lorsque les stigmates de ses mains s'ensanglantent sous les coups du marteau, c'est tout le corps de la suppliciée qui sursaute et se révolte à nouveau, avec l'énergie pitoyable d'une vie prisonnière, meurtrie, condamnée... Et quand le Christ rend l'âme à Dieu son Père, Thérèse Neumann s'effondre d'un bloc sur sa couche, exsangue, inanimée. Son visage présente aux médecins de l'assistance tous les signes d'une mort violente par asphyxie tétanique. Elle a perdu quatre litres de sang. Pendant de longues minutes encore, où chacun peut contempler le masque d'une immense douleur qui s'est figée dans la mort, le stéthoscope confirme que son cœur a cessé de battre. -- Resl va mourir ainsi plus de sept cents fois.
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Vraiment, « *ce n'est pas pour rire, eux non plus, que les mystiques aiment le Christ ; c'est en eux surtout qu'Il est et restera en agonie jusqu'à la fin du monde *» (p. 13).
Le caractère historique des visions de Thérèse Neumann nous est attesté par la stupéfaction de tous les savants véritables qui ont eu l'occasion de l'interroger. A l'un, elle fournira en effet le plan détaillé des entrées et des pièces intérieures du temple d'Hérode ; à l'autre, une description incroyablement précise des lampadaires qui éclairaient les rues de Bethléem. Et c'est encore à son chevet que les plus éminents sémitologues allemands préciseront une version araméenne complète des sept paroles du Christ en croix. Resl s'étonnait seulement de leur mauvaise prononciation.
Mais faut-il prendre à la lettre la foule de précisions et de détails inédits que la Passion de Thérèse Neumann dévoilait aux témoins ? Je crois la question assez secondaire, au regard des trésors d'émotion chrétienne que la lecture d'un tel récit ne peut manquer de réveiller... Nous n'en donnerons ici, pour finir, qu'une page à méditer. Celle de la flagellation, telle que la rapporte Ennemond Boniface dans la première partie de son ouvrage. -- Le scénario dépasse, par la netteté de sa violence dans la peinture du sacrilège, les œuvres d'art les plus poignantes que la scène a su inspirer ; et même tous les raffinements de torture que le génial Boulgakof, avant de sombrer dans la folie, avait comme pressentis ou caricaturés ([^42]) :
Thérèse voyait que, pendant la flagellation, Jésus, entièrement nu, est attaché par les mains, les bras levés, de telle sorte que la pointe des pieds seule touche, et à peine, terre, ce qui aggrave et renforce singulièrement le supplice, non seulement par l'effet plus cruel des coups de fouets et de lanières sur les muscles tendus, mais aussi, par l'impossibilité, où se trouve le patient, d'avoir aucun réflexe de défense.
Cette flagellation, exécutée à tour de bras et avec une joie visible, par trois groupes de soldats, complètement ivres, est interrompue, au bout d'un moment, sur un ordre de Pilate, qui leur commande de marteler à coups de poing la face du flagellé, de façon à le montrer à la populace dans un état véritablement lamentable, qui force sa pitié.
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Il espère ainsi le sauver de la mort, car il le sait innocent. Mais il n'ose affronter la fureur de la foule et risquer sa place de gouverneur, pour une émeute, en le sauvant d'autorité.
Les ignobles soudards mettent, de nouveau, tout leur cœur, à cette affreuse besogne. Le sang jaillit bientôt du nez, de la bouche, des yeux, de tout *le* visage du Nazaréen, qui se couvre de plaies et de larges ecchymoses.
Lorsqu'il le juge dans un état suffisamment pitoyable, Pilate montre l'écorché à la foule vociférante et trépignante : « Ecce homo ».
Mais la populace, avide de mort, ne se laisse pas attendrir. Le condamné devra subir toute sa peine. La flagellation est alors reprise.
Une fois achevée et quand on lui permet de reprendre ses vêtements, qui sont à terre, Jésus se baisse pour les ramasser. Mais, à ce moment, un voyou les projette au loin d'un coup de pied. Ce geste ignoble met la soldatesque en gaîté et c'est alors qu'on décide de rire un peu. Puisque le personnage se dit roi des Juifs, on va lui rendre les honneurs. On le fait asseoir comme sur un trône, on le couvre d'un haillon rouge, on lui met un bout de roseau dans la main, en guise de sceptre, et on s'amuse à le saluer, à se prosterner devant lui, avant de le souffleter et de lui cracher au visage.
Thérèse voit nettement une de ces brutes attendre, à plusieurs reprises, le moment où Jésus gémit, pour lui cracher dans la bouche.
Finalement, les bourreaux, à qui nul n'avait pourtant commandé tous ces raffinements de cruauté, décident de parfaire la pantomime en couronnant leur victime de façon bouffonne. La couronne dont ils se servent n'est pas faite de ronces ou de branches d'églantier, régulièrement tordues, comme la tradition nous la représente. C'est une sorte d'épais chapeau, grossièrement formé d'acanthes orientales, aux épines longues, aiguës, serrées. Et on l'enfonce à coups de bâton, pour ne pas se blesser soi-même en le touchant.
C'est à ce moment précis que les stigmates de la tête de Thérèse commençaient à saigner.
(*Pages 213 et 214 du livre d'Ennemond Boniface.*)
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Mgr Graber, évêque de Ratisbonne, a ordonné dans son diocèse l'ouverture d'une sorte d'enquête informative sur la vie de Thérèse Neumann. C'est la démarche préalable à un possible procès officiel de béatification : Rome en effet instruit seulement les causes qui lui sont présentées par l'Ordinaire du lieu. *Sub specie aeternitatis,* celle de Konnersreuth pourrait se juger très vite, tant on reste frappé par la vilenie de ses détracteurs et la qualité, l'ardeur, l'avalanche des véritables témoins. Je pense surtout ici aux calvinistes de l'intelligentsia allemande qui ont trouvé dans le miracle eucharistique de Konnersreuth la grâce de leur conversion ; et pour plusieurs d'entre eux, celle de mourir en confessant leur foi catholique sous la torture nazie... « Nulle part et jamais -- écrit Ennemond Boniface --, au cours de ma longue vie, je n'ai rencontré de personnalités moralement supérieures à celles-là. » (p. 95.)
Mais les charismes de Thérèse Neumann ne sont pas de ceux qui coexisteraient pacifiquement avec les lâchetés du réductionnisme « œcuménique » prêché au nom du concile par les ennemis de la foi. Konnersreuth reste par excellence le miracle de la présence réelle eucharistique au cœur de l'Europe et du XX^e^ siècle après Jésus-Christ. Un miracle pédagogiquement ante-conciliaire, psychologiquement non-œcuménique et objectivement anti-protestant. Il faudra un certain courage sociologique et beaucoup de ténacité orthodoxe à l'Ordinaire de Konnersreuth pour en faire triompher la cause devant un tribunal romain. Mgr Graber paraît homme à s'y accrocher aussi longtemps qu'il faudra. En attendant qu'il y réussisse, comme notre article le montre assez, c'est tout le livre d'Ennemond Boniface que les enquêteurs doivent aujourd'hui verser au dossier.
Hugues Kéraly.
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### Réponses en bref à un contradicteur téléphonique
*sur Konnersreuth et Garabandal*
**1. -- **La première chose à considérer, dans les phénomènes surnaturels ou prétendus tels, est la personnalité du sujet « privilégié » par le Ciel. L'Église en effet refuse avec sagesse de supposer un seul instant une origine divine aux mystères, messages ou charismes qui affecteraient des personnes suspectes quant à la pureté de leur foi, et bien sûr de leur existence. -- A cet égard, il n'est aucune barrière infranchissable à élever entre la Passion de Thérèse Neumann et les apparitions de Garabandal. Conchita, Mari Loli, Jacinta et Mari Cruz, dans leur petit village des monts cantabriques, montrent un cœur aussi chrétien que l'avait à leur âge l'admirable Resl de Konnersreuth : le *Journal de Conchita* ([^43])*,* avec ses beaux traits enfantins d'élévation spirituelle, est là pour le prouver... Une différence, parmi beaucoup d'autres, vient de ce que Garabandal ne disposait pas à demeure d'un bon curé Naber pour lui enseigner la foi. Garabandal en effet dessine, avec quelques années d'avance, l'image sociologique de l'Église post-conciliaire, où les enfants, quand ils ne sont pas pervertis, sont abandonnés. Et voilà pourquoi la Vierge, comme on sait, s'emploie d'abord à enseigner les rudiments du catéchisme à ses quatre privilégiées ([^44]).
Quant à ceux qui s'indignent aujourd'hui, comme d'un signe rétrospectif de mystification sur-évidente, du destin matrimonial des voyantes de Garabandal, je me demande en vérité quelle idée ils se font du mariage chrétien... Et prie en outre l'impartial lecteur d'imaginer un instant ce qu'une Conchita pourrait bien faire aujourd'hui, si son *angel de la guardia* ne l'avait détournée d'aller quérir refuge et sainteté dans un couvent hyper-conciliaire de Saragosse ou de Pampelune ! Au moins, à New York, son charmant mari ne la contraint pas de remplacer le Rosaire par des séances de psychanalyse ou de yoga. Ni de voter socialiste à toutes les élections ([^45]).
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Enfin l'apparition, contrairement aux stigmates, ne passe jamais en elle-même pour un signe de sainteté. Paul de Tarse tombe violemment de cheval, terrassé par la parole de Dieu, tandis qu'il galopait pour persécuter les chrétiens. Seul compte, ici, l'usage fait par chacun des grâces particulières qu'il aura reçues ; dans le respect de l'intention particulière de Celui qui donne. Les enfants de Garabandal n'ont reçu que le catéchisme et le Rosaire (et pour eux, dans les années du concile, c'était déjà beaucoup), des mains de leur Mère des cieux. Le mépris des grâces, dans leur cas, eût été précisément d'abdiquer ce trésor dans le confessionnal d'un quelconque jésuite espagnol, à la chapelle du couvent. -- Puissent-elles donner le jour, pour leur parler comme le faisait la Vierge, à beaucoup d'enfants...
**2. -- **Un second signe, en faveur de l'authenticité de phénomènes surnaturels ou mystiques, réside dans la conformité de leurs « messages » à l'enseignement de l'Évangile, et d'une façon générale de toute la tradition. -- Ici encore, nous ne discernons aucun motif d'opposer les événements de Konnersreuth à ceux de Garabandal. Sans doute, l'acteur principal se nomme Jésus dans le premier cas et Marie dans le second. Mais tous deux restent parfaitement d'accord pour rappeler au monde un mystère identique, par les voies distinctes qu'ils se sont réservées. Car l'eucharistie est au centre des apparitions de Garabandal comme elle a brillé trente-cinq ans de suite dans le corps et la Passion de Thérèse Neumann... Les voyantes de Garabandal apprennent de la Vierge, et c'est la conclusion normale du premier catéchisme, dans quel esprit ils doivent s'approcher de la sainte communion. Ils l'apprennent par les enseignements en effet préalables du mystère de la rédemption, de la pénitence et du sacrifice, de l'esprit de foi demandé à la porte de ce sacrement, comme à celles du Royaume des cieux. On leur explique aussi avec beaucoup d'insistance, pour mieux les préparer à ce qui va suivre, les prières et les gestes de piété dont s'entoure dans l'Église la pratique d'un si haut sacrement.
« La préparation au mystère, le jeûne eucharistique, la communion fréquente à genoux de la main du prêtre, l'action de grâce et même la récitation du Confiteor, oui, tout ce que l'Église du concile a voulu ou laissé perdre, tout cela, la Vierge l'enseigne pendant le concile aux enfants de Garabandal » ([^46])
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Certes, de Konnersreuth à Garabandal, on observe comme un recul, une baisse dans le niveau des vérités mystiques figurées ou clairement rapportées par le voyant. Konnersreuth devait contraindre tous ses témoins sincères, spécialement protestants, à une méditation de caractère théologique sur les deux plus grands mystères de notre religion. Garabandal m'a conduit moi-même, et j'espère bien d'autres avec moi, à des réflexions de nature pédagogique, qui s'aventuraient rarement au-delà du domaine des médiations les plus élémentaires, dans l'apprentissage de la foi. -- Et alors ? Et si cela, aussi, faisait partie du contenu des messages ? De l'un à l'autre, ne l'oublions pas, il y a toute la formidable distance spirituelle et historique qui sépare l'Église d'un Pie XI, d'un Pie XII, et le temps du concile, de Paul VI, de Jean XXIII... A ce que dit le Ciel -- pour ceux qui ont encore, quand elle paraît légitime, la simplicité d'y croire -- on mesure très clairement ce dont l'Église a besoin.
**3. -- **Il faudrait signaler enfin toute sorte de correspondances plus ou moins secondaires, dans les « charismes » attachés par le Seigneur aux deux séries d'événements. Pour m'en tenir à la table des matières du livre d'Ennemond Boniface, qui en attribue exactement une vingtaine à Thérèse Neumann, je n'en relève pas moins de douze qui furent attestés à Garabandal par tous les témoins. Dans l'ordre : *L'absence de sommeil ; Les visions mystiques ; Le don d'entendre et de répéter en langues étrangères* (précisons : en langues étrangères inconnues de toutes les personnes présentes, telles le grec ou l'araméen) ; *La clairvoyance et la clairaudience ; Le don de prophétie* (sur le nazisme à Konnersreuth, et le communisme à Garabandal) ; *La lévitation ; L'hiérognose* (reconnaissance immédiate d'une relique véritable ou de la présence eucharistique dans l'hostie) ; *La cardiognosie* (divination, limitée au domaine de la foi, d'une pensée intime de son prochain) ; *La connaissance du sort de* (certains) *défunts ; Les conversions ; Les guérisons ; Les phénomènes eucharistiques* (tels la communion à distance ou la communion mystique).
Nous aurions besoin, on le comprend sans peine, d'un bon petit chapitre pour développer. Surtout à la question, si savoureuse, de la « cardiognosie », où se dévoile à merveille de Konnersreuth à Garabandal l'incroyable entêtement matérialiste... d'un certain clergé, largement majoritaire dans les paroisses de 1980.
H. K.
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### Si vous ne faites pénitence
*vous périrez tous* (*Luc, XIII, 3*)
par Hervé Kerbourc'h
JEUNER, c'est se priver de nourriture. Jeûner, c'est ne pas manger. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler cette définition aux catholiques, qui ont peu à peu perdu le sens du jeûne jusqu'à perdre même le sens du mot.
La privation de nourriture a sans doute été un moyen d'expiation et de mortification dans toutes les religions, en même temps que signe de deuil et d'affliction. Il n'est donc pas étonnant de voir les juifs jeûner, et les chrétiens après eux : « les divines Écritures de l'ancien et du nouveau Testament déposent tout entières en faveur de cette sainte pratique » (Dom Guéranger). Le prophète Zacharie rappelle (VIII, 19) les jeûnes solennels des quatrième, cinquième, septième et dixième mois. L'Église en a fait les Quatre-Temps, dont la liturgie contient tout son enseignement sur le jeûne. La parabole du pharisien et du publicain nous montre que les juifs pieux jeûnaient habituellement deux jours par semaine.
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Cette coutume passera dans l'Église et subsistera assez longtemps ([^47]), au moins dans les monastères. Il convient cependant de remarquer que le jeûne absolu n'a jamais été une pratique courante dans l'Église (ni ailleurs). On voit dans les vies des saints un assez grand nombre de véritables athlètes de l'ascétisme pratiquer des jeûnes absolus (par exemple tel moine du désert qui jeûnait effectivement pendant tout le carême. Le dimanche étant exclu, il mangeait ce jour-là quelques feuilles de chou, crues). Et on vit assez longtemps même de simples fidèles jeûner pendant la Grande Semaine (Semaine Sainte), toute la semaine ou plus fréquemment les trois ou quatre derniers jours. Le jeûne religieux habituel, dont nous avons déjà commencé à parler et tel qu'il est défini dans les Saintes Écritures, consiste à s'abstenir d'aliments durant la journée, et à prendre son unique repas vers le soir.
Trois passages de l'Évangile évoquent la question du jeûne. Il y a tout d'abord le jeûne rigoureux de quarante jours que Jésus s'imposa, non pas qu'Il en eût besoin, mais pour nous instruire, dit saint Jean Chrysostome (in Matth.), pour nous montrer comme le jeûne est un grand bien, que nous devons nous y adonner, comme Notre-Seigneur, après le baptême ; le précepte n'étant pas de jeûner quarante jours après le baptême, mais de jeûner, une fois baptisé, pour lutter contre le tentateur (cf. saint Augustin, sermo de quadragesima). Un deuxième passage nous montre Jésus apprendre à ses disciples que certains démons ne peuvent être chassés que par la prière et le jeûne (Marc IX, 28). Enfin, dans un des plus beaux passages de l'Évangile de saint Marc, Jésus explique aux disciples de Jean et aux pharisiens pourquoi ses propres disciples ne jeûnent pas, et il termine en disant « quand l'Époux leur sera enlevé, ils jeûneront », *Tunc jejunabunt in illis diebus* (Marc II, 20). Le texte est affirmatif, à l'indicatif futur. Il paraît difficile d'en affadir le sens si l'on s'en tient aux termes de la Vulgate et au sens précis des mots.
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Jésus n'a pas donné le précepte du jeûne. Il existait déjà. Il ne l'a pas abrogé. Les trois allusions que nous venons de faire à l'Évangile le montrent. Les Actes des apôtres le prouvent ; et la tradition qui en découle, en Orient comme en Occident. De plus, tout le passage de saint Marc montre que c'est par le jeûne pénitentiel (saint Jean-Baptiste) qu'on accède au banquet du Royaume des Cieux (Jésus). Saint Jean-Baptiste est une véritable personnification de la pénitence. De même qu'il était le nécessaire précurseur du Christ, pour préparer ses voies, la pénitence, et ici précisément le jeûne, est la nécessaire préparation à l'accession au Royaume de Dieu. Souvenons-nous des juifs passant quarante ans dans le désert, regrettant les oignons d'Égypte, avant de pénétrer dans le pays où « coulent le lait et le miel ».
Voici déjà deux fois que nous rencontrons le nombre quarante. Il représente, ainsi que l'ont dit tous les Pères, la vie présente dans le monde, pendant laquelle nous avons à lutter contre le démon. C'est évidemment le sens du jeûne de Jésus aux prises avec le Tentateur. Notre-Seigneur n'avait pas besoin de ce jeûne comme purification. Quant à nous, pécheurs, le jeûne doit nous purifier pendant les quarante jours de notre vie mortelle, pour nous permettre d'être acceptés en la présence de Dieu. Nous devons obéir aux *dix* commandements pendant notre vie sur cette terre -- marquée du chiffre *quatre* (les quatre points cardinaux, les quatre éléments, les quatre saisons sanctifiées par les Quatre-Temps) ; nous devons accomplir le décalogue avec l'aide de la grâce contenue dans les quatre Évangiles. Moïse et Élie jeûnèrent quarante jours avant de voir Dieu. Le jeûne de quarante jours fut donc consacré, comme le dit saint Augustin (de cons. Ev.), par la Loi, les Prophètes, l'Évangile ([^48]) : Moïse, Élie, Jésus, les trois personnages de la Transfiguration. C'est pourquoi les apôtres fixèrent une période de quarante jours de jeûne avant Pâques, afin que nous puissions nous retrouver dans la lumière du Seigneur ressuscité : *Paradisi portas aperuit nobis jejunii tempus ; suscipiamus illud orantes et deprecantes, ut in die resurrectionis cum Domino gloriemur* ([^49])*.* « Puissions-nous réussir à faire comprendre aux fidèles, disait Dom Guéranger, l'importance et la gravité de cette sainte institution qui est destinée à remplir une si grande part dans l'œuvre du salut de chacun de nous. »
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Le carême, dont le nom vient de quarante, fut donc vraisemblablement dès l'origine la principale période de jeûne pour les chrétiens, et celle qui subsista le plus longtemps, avec les Quatre-Temps et certaines vigiles (l'Avent, en Occident, fut une période de jeûne du VI^e^ au XIII^e^ siècle environ, avec des variantes considérables suivant les temps et les lieux). Pendant les premiers siècles, le carême consistait à jeûner effectivement le jour, un seul repas étant pris après la tombée de la nuit, ou tout au moins après les vêpres. Au IX^e^ siècle eut lieu le premier adoucissement. Peu à peu on avança l'heure du repas à l'heure de none. Au XII^e^ siècle, cette pratique était générale et fut sanctionnée par saint Thomas d'Aquin au siècle suivant ; mais celui-ci n'était pas encore terminé que certains prenaient déjà leur repas à l'heure de sexte (midi), ce qui devint l'usage courant au XIV^e^ siècle. Alors on trouva qu'il était très incommode de se coucher avec le seul souvenir du repas de midi, et on permit une collation le soir. Puis on finit par permettre une collation le matin, et le jeûne proprement dit ne fut plus qu'un souvenir. Chacun sait comment ce « souvenir » fut lui-même aboli récemment. Quant à l'abstinence qui accompagnait le jeûne, elle suivit la même évolution. Dans les premiers siècles étaient exclus tous les produits d'origine animale. Vers le IX^e^ siècle on commença, dans certains pays, à permettre les laitages (ce ne fut admis qu'au XVI^e^ siècle en France), puis peu à peu on permit les œufs, et de dispenses en dispenses de plus en plus facilement accordées, on finit par manger du poisson et même de la viande. Alors que je n'avais jamais entendu parler du jeûne que par les Pères du désert, quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir, dans l'*Année Liturgique* de Dom Guéranger, la défense solennelle qu'avait faite Benoît XIV en 1745 de servir, les jours de jeûne... du poisson et de la viande sur la même table !
Ce que l'on peut retenir de tout cela, c'est que le chrétien qui veut jeûner aujourd'hui a devant lui le plus large éventail de possibilités, ce qui lui permet d'adapter son jeûne et son abstinence à sa faiblesse et à ses activités. Mais pourquoi privilégier le jeûne parmi les œuvres de pénitence ? parce que c'est l'enseignement des Saintes Écritures ([^50]), comme nous l'avons vu. Parce que le jeûne est symbolique, aussi, et à plus d'un titre.
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Et comme tous les véritables symboles, que les Pères appelaient *sacramenta,* le jeûne effectue spirituellement ce qu'il signifie matériellement. *Quod observantia nostra profitetur extrinsecus, interius operatur* ([^51])*.* Le jeûne du carême est un sacramental, qui agit par son double symbolisme du nombre quarante et du jeûne lui-même comme signe.
Le jeûne est d'abord signe d'affliction. On afflige son corps pour montrer l'affliction de l'âme (et pour l'affliger au besoin). C'est ainsi que David jeûna pour montrer sa douleur lors de la mort de Jonathan et du premier fils qu'il avait eu de la femme d'Urie. Cette affliction devient acte de religion quand elle a pour objet les péchés commis. Le psaume trente-sept, l'un des sept psaumes de la pénitence, est tout entier pénétré de ce sentiment : *non est pax ossibus meis a facie peccatorum meorum, quoniam iniquitates meae supergressae sunt caput meum, et sicut onus grave gravatae sunt super me... Miser factus sum et curvatus sum usque in finem, tota die contristatus ingrediebar... Afflictus sum et humiliatus sum nimis, rugiebam a gemitu cordis mei... Dolor meus in conspectu meo semper, quoniam iniquitatem meam ego annuntiabo, et cogitabo pro peccato meo...* Lorsque la Loi prescrit le jeûne du septième mois (jour des expiations), elle dit : « vous affligerez vos âmes » (Lev. XVI, 29). Cette affliction, cette componction, est accompagnée d'humilité, puisque le fait de reconnaître nos péchés nous humilie : *Humiliabam in jejunio animam meam* (Ps 34). Cette humiliation travaille à l'intérieur même de l'affliction et ne fait que l'accroître.
Le jeûne est ainsi sacrifice d'expiation, de propitiation, ce sacrifice qu'accompagnait le jeûne du septième mois. C'est pourquoi la quatrième antienne des laudes du premier dimanche de carême est une prière de l'offertoire de la messe, dans une version légèrement différente : *In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur, Domine, a te, et sic fiat sacrificium nostrum, ut a te suscipiatur hodie, et placeat tibia Domine Deus :* la liturgie n'hésite pas à faire du jeûne quadragésimal une image du saint sacrifice de la messe.
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Se priver de nourriture est signe de détachement ; détachement du monde, des plaisirs, des convoitises (*terrenis affectibus mitigatis* ([^52])) et par là renoncement à ses passions (lesquelles sont exacerbées par les excès de nourriture et de boisson). « Jeûner n'est pas seulement s'abstenir d'aliments charnels, mais de toutes les séductions de la chair et, bien mieux, de toutes les passions vicieuses » dit saint Bède (in Matth.) suivant l'enseignement de la liturgie : « *Praesta quaesumus, Domine, sic nos ab epulis carnalibus, ut a vitiis erruentibus pariter ieiunemus.* » ([^53])
Le jeûne est donc sienne de conversion, et les prophètes (Isaïe, Joël, Jonas, particulièrement) le rappellent pendant tout le carême. On reconnaît ses péchés, on s'en humilie, on lutte contre ses passions, on essaye d'éviter des fautes et de rechercher la justice ([^54]), on lutte contre le démon, ainsi que le montre le jeûne de Notre-Seigneur. Le jeûne, bien loin de nous affaiblir, attire sur nous la grâce en abondance et nous rend plus forts contre les ennemis ([^55]). Ainsi il convient de nous armer contre les tentations par le jeûne, dit saint Thomas d'Aquin ([^56]) et, si Notre-Seigneur a jeûné, c'est pour nous montrer quel bon bouclier est le jeûne contre le démon (saint Jean Chrysostome). C'est pourquoi les psaumes de pénitence et de conversion contiennent tous des imprécations terribles contre l'ennemi : *confundantur et revereantur inimici mei, qui quaerunt animam meam,* dit la liturgie du carême (cf. Ps 6, 34, 69, 108, etc.).
La conversion, c'est le retour à la santé spirituelle. Le jeûne est signe de purification des âmes, parce qu'il purifie les corps. Sans aller jusqu'à dire, comme le font certains « hygiénistes », que le jeûne guérit toutes les maladies, on peut cependant affirmer sans crainte de se tromper qu'il peut en guérir un assez grand nombre, sans l'aide d'aucun médicament, comme les animaux nous en donnent la preuve. (Et pour jeûner, ils se retirent dans la solitude, « au désert ».) Le jeûne purifie notre corps de ses toxines, il fait le même travail dans notre âme.
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Il y répand une onction d'huile spirituelle qui attendrit les fibres psychiques, assouplit l'âme et lui apporte une douce lumière. Ce n'est pas une idée personnelle, elle se trouve clairement exprimée dans la liturgie : *Hoc solemne jejunium, quod animabus corporibusque curandis salubriter institutum est* ([^57]) : le jeûne a été institué pour guérir les âmes et les corps. Il n'y a, bien entendu, aucun rapport entre ce qui vient d'être dit et les stupides et risibles interprétations des symboles par Dom de Vert qui, au XVIII^e^ siècle déjà, expliquait tout de la façon la plus bassement naturaliste et utilitariste. Le jeûne du carême n'est pas une institution hygiénique. Ce qui est le plus important dans le jeûne ecclésiastique, et ce qui importe seulement dans l'œuvre du salut, c'est évidemment la purification intérieure : *sacro nos purificante je junio, sinceris mentibus a sancta facias pervenire* ([^58]). Mais l'une n'empêche pas l'autre, ainsi que le dit la liturgie elle-même, et il n'est peut-être pas sans intérêt de remarquer qu'un hygiéniste contemporain préconise, pour lutter préventivement contre le cancer, un jeûne de quarante jours chaque année. Ce qui n'étonnera pas ceux qui savent que les symboles ne sont jamais arbitraires et sont toujours efficaces, même dans le domaine matériel. Le Créateur a dit : je purifierai la Terre par un déluge de quarante jours, Il a permis aux Israélites de s'établir dans la Terre promise après quarante ans passés au désert, Il a fait jeûner Moïse et Élie quarante jours avant qu'ils puissent Le rencontrer. Le Créateur a créé l'âme et le corps. Il est logique que les quarante jours de jeûne qui permettent par leur symbolisme la purification de l'âme permettent aussi dans leur désagréable réalité matérielle la purification du corps.
L'homme qui jeûne est un homme qui a faim. Cette faim corporelle sera, elle aussi, symbolique, signe de la faim spirituelle, demande de nourriture spirituelle. C'est l'enseignement principal du jeûne eucharistique. Mais qu'est-ce que le carême sinon l'attente du Sacrifice qui nous procurera le Pain du Ciel ? Le jeûne devient ainsi lui-même nourriture spirituelle :
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*Carnis inedia, refectio cordis,* dit saint Bernard en rappelant un verset du psaume trente-deux : *ut alat eos in fame* ([^59]) et la liturgie : *qui per abstinentiam macerantur in corpore, per fructum boni operis reficiantur in mente* ([^60])*.*
Le jeûne est demande, le jeûne est prière. Notre jeûne pénètre le ciel si on lui donne les deux ailes de la justice et de la prière, dit saint Bernard ([^61]). Le jeûne est la prière de celui qui regrette ses péchés, qui s'en humilie (et c'est œuvre de justice), qui demande au Seigneur de les lui pardonner et de l'aider contre le Tentateur en lui envoyant la grâce. Jeûne et prière sont inséparables. Qu'on pense à la vieille Anne, *jejuniis et obsecrationibus serviens die ac nocte* (Luc II, 37), à Judith, de qui on pouvait dire la même chose, à Esther qui précède et appuie sa supplication au Grand Roi par le jeûne. « Le jeûne donne de la force à la prière, la prière sanctifie le jeûne et le présente au Seigneur » (**15**). La liturgie du carême multiplie les supplications les plus ferventes que l'on peut trouver dans les psaumes, comme un immense *in adjutorium meum intende.*
La liturgie du carême est aussi une école de confiance. Le Seigneur nous exaucera, parce que nous nous tournons vers Lui, notre seul recours, et sa miséricorde est infinie *Deus meus, in te confido, non erubescam* ([^62])*.* La liturgie quadragésimale dans son ensemble est un immense chant de confiance, aussi bien par les lectures que par les antiennes extraites des psaumes. Le Seigneur nous purifiera, nous libérera ; par notre jeûne le Seigneur nous apportera secours et pardon, en jeûnant nous serons rassasiés de sa grâce ([^63]), nous serons guéris de nos blessures et de nos maladies de l'âme (*subsidia, medela, remedia, auxilium, gratia*)*.* « Jeûner ce n'est pas seulement abolir les péchés, mais extirper les vices, le jeûne n'obtient pas seulement le pardon, il mérite la grâce ; non seulement il efface les péchés commis, mais il écarte les péchés que nous pourrions commettre. » (**15**)
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De la fatigue que nous imposons à notre corps résultera le réconfort de l'âme ([^64]). C'est comme si le jeûne prenait son énergie à notre corps pour la transférer à l'âme : *castigatio carnis assumpta ad nostrarum vegetationem transeat animarum* ([^65])*.* Dom Guéranger, parlant du jeûne quadragésimal, écrit : « l'homme y puisait chaque année un renouvellement d'énergie pour combattre les instincts sensuels et relever la dignité de son âme en mettant un frein à l'attrait du plaisir ». Le jeûne aiguise la pointe de l'esprit et l'âme aspire d'un souffle plus libre, dit une hymne de Prudence ; l'âme respire, dit aussi la liturgie ([^66]).
Par le jeûne nous mortifions notre corps. Cette mortification symbolise et appuie, aide la mortification intérieure et l'effectue même d'une certaine manière. La mortification du corps et celle du cœur sont nécessaires toutes deux, *ut et corpore tibi placeamus et mente* ([^67])*.* Il faut tenir son corps en laisse, il faut châtier son corps pour prévenir le châtiment de Dieu. Il est nécessaire de réduire son corps en esclavage, comme l'enseigne saint Paul, d'enchaîner le corps de péché des liens de la pénitence pour éviter qu'il enchaîne le cœur dans les liens de la concupiscence : « la pénitence du cœur serait illusoire si l'on ne joignait l'hommage du corps aux sentiments intérieurs qu'elle inspire ». « L'Église nous avertit que la pénitence de notre cœur ne sera pas reçue, si nous n'y joignons la pratique exacte de l'abstinence et du jeûne », écrivait Dom Guéranger à une époque où le jeûne n'était devenu, dans ses obligations légales, qu'une formalité vaguement désagréable. Et, puisque nous venons, avec Dom Guéranger, d'évoquer l'Église, nous préciserons avec lui : « la pratique du carême est un signe essentiel du catholicisme, et la Réforme protestante du XVI^e^ siècle a eu pour un de ses traits principaux et a écrit sur son drapeau l'abolition de l'abstinence et du jeûne ».
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Et à ceux qui prétendent que maintenant on peut avoir les pratiques de pénitence que l'on veut, au degré que l'on veut, Dom Guéranger répond que la plupart des gens sont « incapables d'avoir même l'idée de suppléer par d'autres pratiques de pénitence à celles que l'Église prescrit ; il en résulte que sans s'en apercevoir et insensiblement, ils en arrivent à n'être plus chrétiens ». Et il évoque le dernier jour : « leur étonnement sera grand lorsque le Seigneur, au jour de son Jugement, les confrontera avec tant de pauvres musulmans qui trouvent chaque année en eux-mêmes le courage d'accomplir les rudes privations des quarante jours du Ramadan », même en faisant chez nous des travaux nécessitant force physique ou tension nerveuse. C'est là l'écho d'une parole de Notre-Seigneur : « les hommes de Ninive se dresseront au jour du Jugement avec cette génération et ils la condamneront, car ils firent pénitence à la proclamation de Jonas » (Matth. XII, 40). Et l'on peut trouver curieux que cette suppression de la pratique du carême des lois de l'Église coïncide avec les appels répétés et pressants de la Mère de Dieu à la pénitence, à chacune de ses apparitions. « Faites pénitence », ce furent les premiers mots de la prédication de Notre-Seigneur (Matth. IV, 17 -- Marc I, 15). La pénitence nous permet d'expier nos péchés. La pénitence collective du jeûne quadragésimal permettait à une société entière d'expier ses péchés. Et quelle société en a plus besoin que la nôtre ? « Que l'on compare ces populations, disait Dom Guéranger en parlant du Moyen Age et même de la Renaissance, auxquelles la crainte des jugements de Dieu et la noble idée de l'expiation faisaient embrasser chaque année de si longues et si rigoureuses privations, avec nos races molles et attiédies chez lesquelles le sensualisme de la vie éteint de jour en jour le sentiment du mal, si facilement commis, si promptement pardonné et réparé si faiblement ». Et Benoît XIV écrivait dans son encyclique de 1741 : « L'observance du carême est le lien de notre milité ; c'est par elle que nous nous distinguons des ennemis de la Croix de Jésus-Christ ; par elle que nous détournons les fléaux de la divine colère ; par elle que, protégés du secours céleste durant le jour, nous nous fortifions contre les princes des ténèbres. Si cette observance vient à se relâcher, c'est au détriment de la Gloire de Dieu, au déshonneur de la religion catholique, au péril des âmes chrétiennes ; et l'on ne doit pas douter que cette négligence ne devienne la source de malheurs pour les peuples, de désastres dans les affaires publiques et d'infortunes pour les particuliers. »
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Et si l'on me dit que c'est là une vision bien charnelle de la religion, anachronique, bonne pour les temps lointains où l'homme était encore fruste, je répondrai qu'au contraire c'est une vision parfaitement catholique, qui pénètre au cœur du christianisme. Dieu s'est fait chair. Notre religion est la religion de l'Incarnation. Notre corps doit coopérer à toutes les œuvres de religion et les symboliser. Dieu s'est fait chair et il a jeûné. Si nous jeûnons à notre tour, nous ne faisons que l'imiter et c'est bien là le devoir du chrétien, qui doit lutter dans sa chair, malgré sa faiblesse, sa paresse, sa pusillanimité. Notre-Seigneur a voulu souffrir la Passion dans sa chair, dans tout son corps. Dieu s'est fait chair et a souffert tout ce que la chair peut souffrir. Pour vivre le temps de la Passion, il faut participer d'une façon ou d'une autre à la Passion de Notre-Seigneur. Nous devons y participer pour pouvoir participer à la Résurrection, nous devons partager l'agonie de Notre-Seigneur, avoir peur de ces jours de la Passion, avoir peur des dernières et plus dures privations que nous allons nous imposer. Sinon, comment pourrons-nous participer à la joie de Pâques ? Si on s'impose des privations pendant le carême, alors éclate à Pâques la joie de la délivrance, nous renaissons avec notre corps rendu à la liberté. C'est aussi le printemps de notre corps purifié par le jeûne. Tout l'être exulte d'une joie qui fuse des entrailles : Ô Pâques, qui vient récompenser les saintes tristesses (liturgie grecque). Et aux pauvres, faibles et froides larmes de notre laborieuse componction succèdent les larmes chaudes de la joie pascale, mêlées peut-être à des larmes d'amertume et d'admiration impuissante... Il est vraiment ressuscité, je demeure dans ma médiocrité, mais avec l'espérance indéfectible d'entrer un jour, un véritable huitième jour, dans la joie pascale complète et éternelle. *Paradisi portas aperuit nobis jejunii tempus.*
Hervé Kerbourc'h.
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### De la force (III)
par Marcel De Corte
LE CARDINAL DE RETZ le notait avec une incomparable perspicacité au milieu des troubles provoqués par la Fronde : « *Les effets de la faiblesse sont inconcevables et je maintiens qu'ils sont plus prodigieux que ceux des passions les plus violentes. *» Rappelons ici que toutes les passions humaines procèdent psychologiquement et surtout ontologiquement de deux centres : l'appétit irascible qui a pour objet l'*arduum*, le bien difficile à obtenir et le mal pénible à écarter ; l'appétit concupiscible dont l'objet est le bien à se faire accorder. Tous deux sont l'expression de l'appétit sensible qui réside de toute évidence dans le corps, lequel individualise, et dont l'énergie subjective exige pour se charger d'objectivité la réalisation d'une fin qui soit *réellement* la fin de l'homme, naturel ou surélevé par la grâce vers le Dieu de la Révélation. Comment y parvenir sans la prudence et sans la force ? La tempérance elle aussi a besoin des deux pour régler le concupiscible ([^68]).
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Au simple niveau de l'activité physique que comporte la marche, le manger, le boire, etc. nous savons qu'il est des biens qu'on peut difficilement atteindre (tu travailleras à la sueur de ton front), comme il est des maux dont il importe de s'écarter (ne fais pas ceci, ne fais pas cela). Il faut se vaincre pour réaliser le moindre bien : le premier mouvement de la nature nous y pousse, mais le second ? Il faut se vaincre pour repousser l'attrait de ce qu'Hésiode appelait déjà un « mal si beau » : un mal qui ne se présenterait pas comme un bien exercerait spontanément sur nous une invincible répulsion. Il faut vaincre également les oppositions venues de l'extérieur ou à tout le moins y résister. L'éducation de l'homme ne consiste pas dans le déploiement de la « créativité », comme disent aujourd'hui les sots. Elle est dans la force de dire *non* aux tentations de s'abandonner à la faiblesse -- au repli dans une subjectivité frileuse qui se couvre et se réchauffe de tous les prétextes -- et aux maux délicieux qui nous assaillent. *Oui* commence par *non*, tant chez l'adulte que chez l'enfant qui ne survivrait pas longtemps sans la puissance d'interdire de ses parents ou de ses éducateurs.
Cette force de dire *non* à la faiblesse est d'autant plus requise qu'à notre époque, l'individualisme, le personnalisme, le subjectivisme, « l'humanisme », l'immanentisme, en rompant avec la transcendance du bien réel à opérer sous sa forme sociale ou religieuse, ont rendu les esprits poreux aux utopies, aux mythes, aux propagandes idéologiques, aux publicités fallacieuses. Là où le premier mouvement de la vie, qui est de surmonter la mort, n'est plus aidé par la raison pratique objective et par la force de se développer, il est remplacé par le dynamisme de l'imagination qui se construit n'importe quoi, n'importe quelle société, n'importe quelle religion, fût-elle athée, plutôt que de placer l'homme en face du néant inimaginable. Là où l'autorité, gardienne du bien commun, dans la cité et dans l'Église, s'effiloche, défaille, abdique à chaque instant, les volontés de puissance laïques ou cléricales déchaînées ne cessent d'inoculer à tous ceux qui exercent encore la vertu de force et contiennent la subversion de toutes les valeurs, *la mauvaise conscience* de leur fermeté d'âme et des actes qui en émanent.
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Il est peu de réalités (et de concepts) plus ambigus que *la conscience*, telle que les modernes l'entendent. Elle est devenue pour eux la faculté principale de la vie morale -- et politique -- qui commande tout l'agir humain. Saint Thomas est beaucoup plus réticent à cet égard : la conscience est prise par lui dans un tout autre sens, radicalement différent. Elle n'est ni une faculté, ni un *habitus,* mais simplement un acte de l'intelligence qui s'applique à ce que nous opérons ([^69]). Elle est en effet parfois le nom qui équivaut à la *syndérèse*, c'est-à-dire à cette « étincelle » (*scintilla*) de l'âme, à cette humble (*modica*) intuition de l'âme par laquelle tout homme, quel qu'il soit et si inférieur que soit son niveau moral, appréhende les principes de l'agir humain dont le premier, comme on sait, est qu' « il faut faire le bien et éviter le mal ». La syndérèse est comparée par lui à l'œil de l'aigle (*aquila*)*.* C'est une sorte de lumière naturelle qui nous éclaire dans nos actions et nous en indique la fin. C'est la loi suprême qui commande nos actes et qui ne s'obnubile jamais même chez le plus grand malfaiteur ou le plus grand pécheur. La raison, principe des actes humains, ne s'éteint pas chez l'homme, sauf en cas d'aliénation mentale, mais alors il n'y a plus d'acte humain.
Mais la raison pratique a pour principe premier la fin ultime, et la fin ultime de la vie humaine, c'est la félicité ou béatitude objective, le bien objectif. Car l'homme est un animal qui vit en société. « Or, toute partie est ordonnée au tout comme l'imparfait l'est au parfait. L'individu humain est une partie de la communauté parfaite. *Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune.* C'est pourquoi Aristote, lorsqu'il parle des choses légales et de leur définition, fait mention de leur orientation à la félicité commune ([^70]). Il dit en effet que nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par l'entremise de la solidarité politique. De fait la société parfaite est la cité... La loi ne prend sa pleine signification que par son orientation vers le bien commun (*ad bonum commune*), tout autre précepte (*omnis lex*) visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon leur orientation vers ce bien commun. ([^71]) » Le bien commun soumet donc le sujet humain à *une fin objective* qui est sa loi naturelle, imposée à lui par sa nature d'animal politique dont, quoi qu'il fasse, il ne peut se défendre.
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Ainsi nous pouvons dire sans le moindre risque d'erreur que la syndérèse, ou *habitus* des premiers principes des actes humains, est, en son essence même, finalisée par le bien commun objectif de la cité, dans l'ordre naturel, et par le bien commun objectif qui est Dieu, dans l'ordre surnaturel. Le mot « conscience » qui est parfois (*quandoque*) employé pour celui de syndérèse ne peut alors désigner que la conscience objective.
Mais comme la conscience est aussi subjective et peut se porter sur des « objets » qui en usurpent le nom et qui sont de purs produits de la conscience individuelle, ayant en celle-ci leur seul principe et leur seule fin, on comprend que saint Thomas n'emploie guère ce vocable ambigu à l'extrême qui ne joue, au reste, qu'un rôle bien effacé dans son œuvre maîtresse : la *Somme théologique* ([^72]). Contrairement aux modernes qui magnifient d'enthousiasme « la conscience » individuelle -- « Conscience, conscience, immortelle et céleste voix ! » -- au rebours des scolastiques modernes qui sont fascinés par une philosophie complètement étrangère à celle qu'ils affectent de professer et qui ont remplacé les traités de la prudence par les labyrinthiques *Tractatus de conscientia* sous l'influence d'un christianisme protestantisé ou laïcisé, saint Thomas estime que la notion de conscience ne projette qu'*une lumière abstraite* sur les actes humains et n'a rien à voir avec l'ordre de la réalisation, ainsi que l'expérience la plus commune le fait voir, tandis que la prudence, vertu *objective et réaliste,* est une vertu *agissante, impérative, axée sur le bien commun.* « Le jugement de la conscience consiste en une pure connaissance » : *judicium conscientiae consistit in pura cognitione,* qui, comme tel, loin d'inciter à l'action, se dilue en d'infinies spéculations et engendre par son absence d'objectivité pratique une anxiété débilitante dans les âmes ([^73]).
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Son introduction en morale et en politique paralyse l'action, laquelle doit alors faire appel pour se déclencher aux puissances obscures de l'instinct et du sentiment, à l'exclusion de l'intelligence pratique.
Ce détour était nécessaire pour comprendre pourquoi le subjectivisme de la conscience a rendu l'homme moderne incapable de résister par des actes vertueux de force aux immenses menaces que la dissociété actuelle fait peser sur lui en l'emprisonnant dans son Moi individuel ou collectif et en le figeant pour ainsi dire dans la seule poursuite de son bien particulier. Il l'était aussi pour apercevoir que la falsification de la justice et les altérations énormes qu'elle subit à notre époque sont dues à la même cause : la faiblesse de l'homme moderne et la propension qu'il éprouve à utiliser la violence animale maquillée d'idéologie abstraite, de soi inopérante, pour sortir du chaos où il sombre.
La vertu de force noue en effet des relations étroites avec la vertu de justice, non pas avec cette « justice » dont le nom seul aujourd'hui nous étourdit et nous assomme, mais avec cette forme de la justice qui a trait au bien commun et qu'on appelle la justice générale ou légale. Il faut sans cesse y revenir : la justice étant de rendre à chacun ce qui lui est dû, *le dû prioritaire,* sans lequel tous les autres ne peuvent exister, *est la vie en société,* selon les normes de la loi naturelle et de la raison pratique, qui permet concrètement et efficacement à l'homme d'être ce qu'il est par essence : un animal politique ([^74]) astreint à collaborer, dans l'espace et dans le temps, avec les générations simultanées et successives, de manière à ce que les acquisitions de la société, comme l'ensemble des apports religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques de tous au bien commun puissent être distribués à chacun. Cette répercussion de la justice générale sur les membres de la cité s'appelle *justice distributive.*
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Or, ici, tant au niveau de la justice-mère que de la justice-fille, nous sommes dans le domaine concret de l'agir. C'est un fait patent que, contrairement à la sphère abstraite du spéculatif où l'homme répond à sa définition d'animal raisonnable et où chacun, à ce titre, se trouve l'égal de tous les autres hommes, *les hommes sont radicalement inégaux dans le champ de l'action humaine,* non seulement au niveau quantitatif, mais au niveau qualitatif de l'activité qui est leur. La nature est ici le lieu privilégié des inégalités naturelles jaillies de la naissance, des dispositions, des mille et un dons les plus divers que la Providence intarissable accorde aux hommes, qui les font croître ou dépérir, si bien qu'ils deviennent à nouveau encore plus dissemblables : un saint ou un héros n'est pas l'égal d'un gredin dans l'ordre de l'action, non plus qu'un père de famille laborieux d'un clochard. Pour constituer une société au moyen d'éléments à première vue aussi disparates, il faut *une force* unificatrice, qui s'emparant des premiers mouvements de la nature humaine vers la vie sociale, les fait fructifier, les organise, et conjugue leurs tendances au bien suprême auquel ils tendent sans pouvoir l'atteindre, dépourvus qu'ils sont presque tous de continuité, de perception étendue de leurs intérêts communs. Il est inutile d'ajouter que le péché originel, en séparant l'homme de lui-même et des autres, selon l'éblouissante formule d'un Père de l'Église, a encore accru, dans des proportions notables, cette asthénie sociale. Aussi Aristote et saint Thomas ne cessent pas de louer l'homme qui, le premier, édifia une cité.
Comment ? Par la vertu de force, en s'entourant de collaborateurs doués de cette vertu. Rendre à chacun ce qui lui est dû en justice distributive c'est établir chacun dans la hiérarchie sociale dont aucune communauté ne peut se passer, à la place qui lui revient selon les services qu'il a rendus au bien commun, âme de la cité. *Il est impossible que ce bien commun puisse nature, subsister et se transmettre sans la vertu de force* « au moins en ceux à qui incombe la charge du commandement » ([^75]). *C'est pourquoi Aristote dit que* « *la vertu du* (*vrai*) *chef est identique à celle de l'homme bon,* proportionné au bien commun, mais ce n'est pas vrai d'un citoyen quelconque » ([^76]). *Et la vertu de l'homme bon est, outre la prudence et la justice, la vertu cardinale de force.*
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Pouvons-nous être assurés qu'il en est encore ainsi à une époque telle que la nôtre où sévit le mythe égalitaire, aussi opposé que possible à la réalité du bien commun et à la vertu de force qui subordonne les inférieurs aux supérieurs en toute société tant soit peu ordonnée -- et même dans les dissociétés où elle se mue en contrainte policière et bureaucratique ? C'est peut-être le mensonge le plus éclatant et le moins aperçu du monde moderne que d'avoir dénommé *justice sociale* le cadavre de la justice. Ce que nos contemporains entendent par justice sociale est de rendre à chacun, *pris individuellement,* ce qui lui est dû, sur un pied d'égalité avec tous les autres membres du groupe dont il fait partie. Dans les démocraties libérales ou totalitaires modernes, tous les citoyens sont électoralement des égaux au sens le plus strict du terme. Ils participent tous au même degré, avec un même bulletin de vote en main, à la mécanique « sociale » dont ils sont les rouages identiques. Il est à peine besoin de noter qu'une telle « société » est la négation de toute société puisqu'elle est en principe composée de grains de sable rigoureusement semblables, dont chacun n'ayant politiquement rien de plus et rien de moins que les autres, ne peut dès lors rendre à chacun d'eux ce qui lui est dû, et réciproquement. C'est une « société » *sans justice générale, sans justice du coup.* Aussi bien cette dissociété est-elle toujours en quête de justice sociale. Ses membres -- si l'on peut encore ainsi parler -- n'ont plus que ce mot à la bouche, les uns pour défendre les « droits » non-politiques qu'ils possèdent encore -- leur fortune par exemple --, les autres pour les leur enlever. Ainsi se forment des partis politiques adverses, les possédants et les non-possédants ([^77]), « la droite » et « la gauche » qui substituent le bien individuel de leurs adhérents au bien commun si d'aventure ce dernier subsiste encore, et à la justice générale défendue par la vertu de force une pseudo-justice dont l'instrument est la violence.
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Il s'ensuit que la politique change de sens et opère un revirement complet. Il n'est plus même question, sauf par verbalisme, de politique, puisqu'il n'y a plus de bien commun à défendre par la vertu de force, mais des biens individuels à protéger ou à requérir, par tous les moyens que permet l'État faible ou que s'arroge l'appareil de l'État hyperbolique.
On s'explique alors la quasi disparition à l'époque moderne des communautés naturelles et semi-naturelles : famille, métier, profession, petite et grande patrie, civilisation même ([^78]), que l'homme n'a ni créées de toutes pièces ni choisies : le bien commun de ces communautés et la vertu de force ont des connexions réciproques et la disparition de l'un ou de l'une entraîne la disparition de l'autre. Ce sont ces communautés multiples à biens communs divers, mais capables de complémentarité, qui reçoivent l'homme dès sa naissance et l'enveloppent de leur tissu tutélaire d'un bout à l'autre de son existence, mais dont la continuité, les vertus, les bienfaits ne peuvent être maintenus que par ses efforts délibérés. Ce sont elles qui soutiennent le bien commun général et en sont les assises solides, inébranlables aussi longtemps que l'homme qui en reçoit les forces conjuguées ne s'abandonne pas à la faiblesse d'y renoncer parce qu'elles lui demandent à leur tour de la force pour durer. *Rien de plus fragile que cet ordre vraiment humain, rien de plus constamment menacé :* la mort les guette sans interruption, la mort qui enlève tous les biens parce qu'elle enlève le premier de tous l'existence, la mort qui est le plus grand des maux les menace sans cesse, si la vertu de force qui, par nature, se dresse contre elle, comme nous l'avons vu, n'est pas là pour les prémunir contre son péril. L'ordre du bien commun est entrelacé de milliards de relations réelles, le plus souvent inconscientes, entre les hommes.
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Mais rien n'est plus aisé que de rompre ces relations quasi organiques et ces artères nourricières : il *suffit de dire* MOI*.* C'est tout. Il suffit d'ériger la personne en principe et *en fin --* car nous sommes dans le domaine de l'action où la fin est principe ! -- *de l'ordre social,* comme le font avec une audace et, il faut le dire, avec une ineptie non-pareilles, quelque deux mille cinq cents têtes mitrées de Vatican II, approuvées avec feu par Paul VI. Il suffit, en d'autres termes, de subordonner l'intérêt général à l'intérêt particulier, individuel ou collectif, pour affaiblir la vertu de force et, par un inévitable choc en retour, la force chancelante accroît ce renversement des valeurs. Bref, il suffit de se laisser aller sur sa *propre* pente. Chacun la porte en soi : on peut la dégringoler à chaque instant dès que l'on considère les communautés naturelles et semi-naturelles non comme des milieux qui vivifient et affermissent, mais comme des carcans qui étouffent « la personnalité » de l'homme.
On s'explique également alors pourquoi le politique a fait place à l'économique dans la hiérarchie des valeurs de l'humanité contemporaine, en dépit de tous les déboires que son primat provoque et qu'on espère éliminer par un accroissement des moyens qui les ont pourtant fait naître.
L'économique diffère en effet du politique comme le *faire* de l'*agir* et le bien matériel particulier du bien commun. Sa finalité est strictement individuelle : le consommateur en chair et en os, porteur de tel ou tel nom propre, et seul capable d'utiliser les biens matériels, toujours particuliers. C'est par métaphore qu'on dit que la France ou la Belgique a consommé tant de tonnes de beurre par exemple en 1979. En réalité, et de toute évidence, ce sont les Français et les Belges qui l'ont fait individuellement. Une entité collective, dépourvue de tout corps humain, est bien incapable de consommer ! En outre, alors que le domaine du politique est dominé par la justice générale qui se prolonge en justice distributive ou proportionnelle aux services rendus à la société, le domaine de l'économique est réglé par *la justice commutative.* La parité que présuppose la justice est « géométrique » dans le premier cas, elle est « arithmétique » dans le second. Tu me donnes « deux », je suis tenu en justice commutative de te rendre « deux ».
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Mais le citoyen, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, sociale, reçoit infiniment plus de la société réelle dont il est membre et au bien commun de laquelle il se dévoue, que tout ce qu'il a pu lui donner, y compris sa vie. Au contraire, dans une société où l'économie exerce exclusivement la fonction directrice des activités humaines, la loi de l'égalité arithmétique qui la régit aura tendance à s'étendre à tous les autres domaines de la vie, ouvrant la porte à l'égalitarisme universel avec tout son cortège de revendications. Une lutte intense, jamais achevée, et pour cause, est désormais entreprise contre les inégalités de toute espèce que comporte l'existence, de l'économie à « la culture » et même aux « chances » en éliminant les « hasards » de la naissance et des dons capricieusement distribués par on ne sait quelle divinité absurde -- à chasser à son tour ! Trotski s'est rendu célèbre en prédisant, dès 1921, que les hommes de l'avenir dépasseront en profondeur et en envergure les plus grands génies du passé. L'enseignement dit « rénové » est sur cette voie.
De là vient le culte que l'homme contemporain voue à la Technique ; et à la Science, laquelle n'a d'autre raison d'être selon lui que de conduire à la découverte des moyens de parvenir à cette apothéose. La justice générale et la justice distributive ont leurs réalisations sociales intimement liées, nous l'avons vu, à la vertu de force. Une fois l'ordre social atteint par la maladie démocratique moderne, ces justices qui n'en font qu'une s'étiolent et meurent. *Avec elles disparaît la vertu de force* qui maintenait l'homme dans la ligne de sa plus haute finalité naturelle la réalisation du bien commun. *Mais comme il faut néanmoins vivre en société en dépit de la dissociété qui s'installe, il faut aussi trouver un substitut à la vertu de force.* Puisqu'il n'y a plus de politique au sens plein du terme et que l'*agir* a fait place au *faire,* les œuvres de vertu à la production et à la consommation des biens matériels, il ne reste plus à la disposition de l'homme que la Technique ou ensemble des moyens nécessaires pour transformer le monde extérieur à l'agent et obtenir un résultat distinct de ce dernier : une maison ou une automobile par exemple. Alors que les vertus cardinales et toutes les autres qui gravitent autour d'elles sont orientées vers le bien commun dont la réalisation fait partie de la nature de l'animal politique, est immanente à des degrés divers de capacité à tout homme, et répercute proportionnellement ses bienfaits en chacun des membres de la cité, les incitant en l'occurrence à développer davantage en eux la vertu de force et les perfectionnant ainsi *intérieurement,* les techniques, quelles qu'elles soient, visent une œuvre située *en dehors* de celui qui les manie.
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Si l'intériorité est le propre de l'âme, l'extériorité est le propre du monde matériel. Dès lors, si l'homme n'est plus qu'un animal économique fabricateur et consommateur de biens matériels, les techniques qu'il utilisera pour transformer le monde matériel à son profit seront à leur tour matérielles. Elles devront développer une puissance physique supérieure à la résistance que leur oppose la matière. *La vertu de force fera place à cette puissance physique* qui, en transformant le monde, transforme automatiquement l'homme, partie du monde, une fois qu'elle est abandonnée à elle-même et privée de sa subordination à tout le spirituel que la politique inclut. C'est pourquoi les Anciens distinguaient nettement l'économique du politique, le premier étant finalisé par la vie physique de l'homme, sa subsistance, son entretien, le second par le bien commun dont le plus haut degré est le développement de la vie vertueuse sans laquelle le degré suprême de la connaissance contemplative de Dieu ne peut être atteint.
Lancé sur cette pente, l'homme ne peut plus que transformer le monde matériel et se transformer lui-même, perpétuellement, si bien qu'il imagine se dépasser dans un progrès indéfini et qu'il n'hésite plus à prendre la place du Créateur, cause motrice et fin de toutes choses. Il en possède l'instrument : la Technique sous des formes de plus en plus puissantes qui utilisent les énergies les plus secrètes de la nature pour domestiquer la nature et la mettre en esclavage à son service. *Gaudium et Spes* fait écho à la croyance, aujourd'hui répandue sur toute la planète, que l'homme est l'épilogue de l'univers, et préconise l'intégration de la religion de l'Homme dans le catholicisme. Il s'agit là pour nos contemporains d'une « mutation » de l'espèce humaine, d'un passage à une espèce supérieure, d'un changement de l'homme en surhomme. La Technique émancipée de sa finalité suprême : le bien commun naturel et surnaturel, se dilate alors en un ensemble rationnel de procédés qui vont des lentes pressions exercées sur les parties du corps social aux transformations opérées sur le tout, afin de parachever ce qu'on appelle aujourd'hui la construction d'un monde nouveau, d'une humanité neuve dont l'homme sera le seul maître, le seul seigneur, et dans laquelle il remplacera la Divinité.
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On peut rire -- un rire jaune ! --, de la distinction que faisaient les Anciens entre le bien *honnête,* recherché pour lui-même, pour sa convenance avec la raison pratique axée sur le bien commun, le bien *utile* poursuivi en vue d'un autre et le bien *délectable* ou jouissance qui résulte de l'obtention d'un bien, cette classification *objective,* ne préjugeant de rien, avait au moins le mérite de placer les deux derniers biens sous la régence du premier, comme il se doit lorsqu'on dispose de quelques réserves de bon sens. Mais comment ériger l'homme en fin ultime de la société et du monde, sans s'apercevoir que l'homme en question est *toujours* l'individu, « la personne humaine », le bien étant toujours dans les choses, qu'elles soient vraiment réelles ou imaginées comme réelles ? Et du coup se représenter la société comme une pure addition d'individus et le monde dans une perspective strictement nominaliste ? Le bien utile ne sera plus que celui qui répond au désir de l'individu ou de la collection d'individus qui se prennent consciemment eux-mêmes comme fin. Le langage actuel le laisse entendre : est utile ce dont on se sert, verbe réfléchi, dont l'action se retourne vers le sujet. L'utilité, pour la mentalité moderne, répond à un besoin qui ne peut être que le bien particulier de celui qui l'éprouve, émancipé de la tutelle du bien commun et de la vertu de force qui consolide ce dernier. « L'utile, écrit justement Paul Janet, drainant en sa philosophie l'opinion de son temps, est l'objet dont l'existence est liée à l'idée de notre conservation et de notre bien-être » ([^79])*. Suum utile quaerere hoc est suum esse conservare,* disait Spinoza ([^80]).
Mais si tout devient utile par l'ablation du bien commun, tout est orienté vers la satisfaction du Moi. Comme la personne porte en elle, malgré tous ses reniements, l'empreinte du Créateur infini dont elle dépend jusqu'au tréfonds de son être, la saturation de ses désirs n'aura jamais de fin. Il faudra de plus en plus d'utilités à son service.
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Il faudra de plus en plus de moyens mécaniques pour combler l'aspiration béante du Moi à l'infini. Nous tenons là, une fois de plus, la raison pour laquelle la Technique a évacué des conduites humaines la vertu de force à laquelle nos ancêtres, bon gré mal gré, parce qu'ils vivaient dans des sociétés humaines exposées à tous les dangers de l'existence, étaient obligés de recourir. Le machinisme est nativement lié à l'individualisme et à son frère siamois le collectivisme.
Le trait de génie de Marx a été de tirer du Moi idolâtre de soi-même un agrandissement gigantesque où tous les hommes d'aujourd'hui puissent se reconnaître. Depuis le péché originel, l'homme n'est que trop disposé à entendre la fallacieuse promesse de parvenir à une radicale autonomie à l'égard du bien commun naturel et du bien commun universel qui est Dieu : *Eritis sicut dei,* vous serez comme des dieux. Tant bien que mal (et plutôt bien que mal puisque l'homme a toujours vécu jusqu'ici en société et que, malgré l'extension de la dissociété, des relations sociales réelles existent encore), la vertu de force a résisté à l'assaut du Tentateur, qui, pour atteindre l'inaccessible surnature de Dieu, est contraint de s'attaquer à la nature humaine. Il a suffi au satanisme de Marx de *radicaliser* la subversion et l'inversion des activités humaines entreprises par l'homme moderne et de *récapituler* sous *la seule* dénomination de *travail* toutes les techniques de transformation de la matière par lesquelles l'homme moderne veut manifester sa transcendance et sa divinité : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » De fait, l'homme ne peut pas se passer d'être un travailleur. Il faut travailler pour vivre, dit l'adage, pour entretenir sa vie, toujours personnelle parce qu'unie à un corps qui l'individualise. Mais la maxime populaire ajoute, avec le bon sens, qu'on ne vit pas pour travailler, pour assouvir les besoins vitaux. Ce n'est point par hasard que *travail* provient du latin *tripalium*, un instrument de torture. Depuis le péché originel, d'homme est contraint de gagner son pain à la sueur de son front. Marx s'est emparé de cette nécessité comme d'un levier pour créer, à l'instar d'un dieu, un monde nouveau, le monde du travail, le seul qui doive exister parce que lui seul est capable, selon l'assurance de Marx renouvelant la promesse du Tentateur, d'engendrer (dialectiquement bien sûr !) un monde inédit, flambant neuf où tous les besoins seront assurés sans effort, où l'homme n'aura plus besoin de travailler, où il sera définitivement un surhomme.
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Le marxisme est le point d'aboutissement logique du privilège accordé au travail depuis le refus protestant et bourgeois de considérer l'idéal de vie contemplative comme le plus haut que l'homme puisse atteindre ici-bas par la grâce de Dieu et qui, malgré la vie active qu'ils ont parfois menée, culmine toujours chez les saints. Pour la tradition grecque et chrétienne, la société se composait de strates hiérarchisées : les *oratores* qui détenaient les clefs du Ciel et les secrets du savoir humain, philosophie et sciences ; les *bellatores* dont la vertu de force protégeait les cités et la chrétienté ; les *laboratores* dont le travail permettait à la société entière de subsister matériellement. Ces « classes », comme on dirait aujourd'hui, étaient loin d'être étanches. L'histoire nous montre en outre qu'à partir de la Renaissance les laïcs ravirent aux prêtres le monopole du savoir, qu'à la Réforme la société ecclésiale fut battue en brèche, et que la Révolution supprima ces trois ordres légalement sans les remplacer par d'autres assises sociales ([^81]). Le conflit du Sacerdoce et de l'Empire n'avait du reste pas peu fait pour briser la clef de voûte des deux régimes sociaux : la cité et l'Église, naguère encore alliées l'une à l'autre. C'est par pans et morceaux, à des vitesses différentes, que peu à peu les seules assises des *laboratores* subsistèrent de ce majestueux édifice, et que s'insinua, dans les débris de la société laïque et dans l'Église, le ferment destructeur de l'individualisme propre à l'économie dont la finalité est de servir les consommateurs en chair et en os, exerçant sur les producteurs une attraction telle que les corporations, sociétés semi-naturelles, éclatèrent, les abandonnant au même sort. Il ne restait plus à l'homme que transformer la matière et, en fin de compte, de se transformer lui-même, en érigeant sa personne comme fin et comme seule fin possible.
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Marx a conféré à cette conception du travail de sape une cohésion à laquelle le capitalisme industriel, commerçant et financier des XIX^e^ et XX^e^ siècles n'est jamais parvenu, encore que le point de départ de leurs idéologies apparemment opposées fût le même. Il est incontestable en effet que le libéralisme a conféré et confère encore au travail une place privilégiée. Soit dit en passant, c'est la raison pour laquelle il s'imprègne si aisément de socialisme. Mais c'est à partir de Marx et de la philosophie qu'il a inoculée à la « société » industrielle de notre époque, que le travail devient la caractéristique spécifique de l'homme, donnant leur congé au *contempler* et à l'*agir,* ramenant toutes les activités humaines au *faire,* tentant de restaurer autour de son centre l'unité humaine disparue, et s'offrant comme l'unique moyen de conquérir le pouvoir politique universel. La totalité de *ce qui est* a désormais le seul travail pour cause première et absolue et se trouve soumise à sa *praxis,* à son pouvoir de donner une forme nouvelle à toutes choses. La Technique que le Travail se soumet est même parvenue selon Marx à un point d'évolution telle que le communisme, relayant le capitalisme qui l'a perfectionnée, est inéluctable. C'est une *nécessité* inscrite dans la texture même du devenir de l'Humanité. *Qu'est-il alors encore besoin de la vertu de force en* ce *monde ? Pour le libéralisme bourgeois, elle doit être remplacée par le travail. Pour le communisme prolétarien, elle doit être chassée et remplacée par la violence révolutionnaire qui hâtera la marche du processus dont le travail est le moteur et rendra définitivement mythique toute relation de l'homme à Dieu comme cause et fin de son être, en même temps qu'elle supprimera tous les rapports de supériorité et d'infériorité dans le nouvel* «* ordre *» *social.*
A une condition toutefois qui souligne jusqu'à quel point Marx est et reste tributaire du subjectivisme et de l'individualisme propres à la pensée moderne : c'est que le travailleur ne puisse plus jamais aliéner sa puissance de travail en autrui comme il le fait en régime capitaliste et qu'il ne dépende plus de personne. La subversion des valeurs qui réduit toutes les activités humaines au seul travail et qui confère -- idéologiquement ? -- à l'homme la possibilité d'être sa propre fin exclusive de toute autre, implique non point seulement la suppression de la propriété privée et l'appropriation des moyens de production par là collectivité, comme on le conclut trop hâtivement, mais surtout la réduction de l'homme à sa seule entité individuelle,
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à la suppression de toutes les relations sociales naturelles -- et surnaturelles aussi ! --, à la violence exercée sur ceux qui les défendent par la vertu de force, et à la création d'un Monstre inconnu de nos pères : l'État communiste qui *doit* pénétrer jusqu'au fond des consciences individuelles pour les mouvoir et les coordonner en un Appareil directeur. Pour parvenir à cette fin, il n'est qu'un moyen : faire en sorte que les individus, toujours tentés de s'éparpiller, se dépouillent d'eux-mêmes, de manière à se perdre mystiquement dans la masse informe et malléable que leurs renoncements constituent.
La divinité se transfère ainsi du Moi à une *Idée* de la collectivité sans que le Moi avide d'infini ne cesse d'être Moi puisque cette Idée lui est immanente et coïncide avec lui. Comme l'écrit Simone Weil, « le gros animal -- le collectif -- devient la seule imitation d'un objet qui est infiniment éloigné de moi *et qui est moi *»*.* Il faut que l'individu renonce à tout ce qu'il a et à tout ce qu'il est pour s'immerger dans l'imaginaire. Car le collectif n'existe que dans la pensée qui en additionne les éléments : un plus un, plus un, etc. Dans la réalité ces éléments sont des individus *séparés.* Le collectif est l'opium du peuple, la drogue qui prive l'être humain de son intelligence et de sa volonté, qui ruine sa nature d'animal raisonnable et politique et que lui versent, à doses plus ou moins massives selon *les* besoins et les circonstances, les prêtres de la religion de l'Homme. L'intoxication commence par la dragée apparemment anodine de l'individualisme libéral. Le reste suit.
Tel est « l'ordre nouveau » qui s'installe dans le monde à mesure que la Révolution permanente le martèle et que les tireurs de ficelles du pantin humain le manœuvrent au profit de leur Moi propre. *Il est la pire violence qui soit faite à la nature et aux hommes en chair et en os, avec leur accord enthousiaste ou résigné.* La société qui fait pratiquement l'homme disparaît et fait place à l'ergastule et les artères nourricières aux chaînes qui paralysent.
*De quelque côté qu'on se tourne, il n'est de réplique à cette violence dissimulée sous la prétendue valeur salvatrice de la puissance de travail, que la vertu de force chez ceux qui la possèdent encore par nature et par grâce et qui placent le bien commun au-dessus de leur bien particulier.*
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#### IV La vertu de force contre la violence révolutionnaire
La subversion et la violence qui l'accompagne ne se sont point bornées à culbuter la hiérarchie des activités proprement humaines et à opérer dans l'homme une véritable refonte de sa mentalité et de sa nature sociale, rejetant tous ceux qui pratiquent encore la vertu de force hors de la cité où elles règnent d'une manière endémique, les isolant, coupant par le silence fait autour d'eux des rapports qu'ils pourraient avoir encore avec autrui, et les calomniant au besoin. L'immense *mutation,* l'immense dégénérescence que ce mot implique presque toujours a gagné l'institution la plus noble et la plus solide que le monde ait connue : l'Église catholique, par le biais des nouvelles formes « sociales » établies par la loi inspirée de l'individualisme libéral.
Il n'est pas contestable qu'un « nouveau christianisme » s'est insinué dans l'Église, *in sinu ac gremio Ecclesiae* selon saint Pie X, où la contemplation des vérités révélées contenues dans les dogmes et la pratique des vertus théologales qui dirigent les fidèles vers leur fin surnaturelle, sont sacrifiées littéralement à la seule *praxis* terrestre, à la seule efficacité, aux seuls moyens humains de sauver les hommes. Un processus de sécularisation de l'Église, dont la soutane jetée aux orties est le signe, un *aggiornamento* radical, une adaptation « irréversible » aux exigences « imprescriptibles » du monde moderne dévoré par la fièvre démocratique libérale ou collectiviste, sont en cours, dont on n'aperçoit pas l'issue. L'Église des « nouveaux prêtres » est désormais centrée sur l'homme, sur la personne humaine laïcisée et se prenant elle-même comme fin, sur ses désirs, ses aspirations, ses prétentions, ses revendications.
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L'homme n'est plus mesuré par sa définition, par sa mensuration d'animal politique axé sur le bien commun auquel il doit se soumettre ; il n'est plus tonifié à cette fin par la vertu de force, il est la mesure, la seule mesure de toutes choses *et de Dieu même* contraint de s'adapter à la compréhension de l'homme moderne et à sa subjectivité tenue pour inviolable et sacrée.
Un renversement complet de l'ordre surnaturel s'accomplit sous nos yeux : la théologie se veut anthropocentrique, sans craindre la contradiction ; la transcendance de Dieu obtempère aux impératifs multiformes de l'immanence ; la catéchèse ne se soumet plus au dogme, mais aux prescriptions de la conscience autonome, aux pulsions de l'inconscient, à l'instinct sexuel, aux mille et une extravagances d'une dissociété en délire ; la liturgie obéit à tous les caprices du meneur de jeu et de l'entrepreneur de spectacle ; l'autorité se mue en opportunisme et s'incline craintivement devant l'opinion créée et manœuvrée par les groupes de pression ou par la bureaucratie dont elle s'est entourée sur le modèle du pays légal ; le surnaturel se naturalise ; son ordre transcendant dont l'Église était encore naguère la gardienne est évacué au bénéfice d'une technique de la rédemption de l'humanité décalquée des manœuvres de la Révolution permanente ; le clergé, en grande partie, aspire à son tour de construire le Royaume de Dieu sur la terre par la vertu de la seule parole humaine ou de la Parole de Dieu détournée de son sens ; la foi devient idéologie politique ; le prochain cède la place au lointain ; *l'homme de Dieu* abdique son pouvoir « magique » et se métamorphose en un *homme comme les autres,* en homme moderne qui, comme tel, ne connaît rien qui le dépasse et laisse libre cours à sa volonté de puissance au lieu de cultiver la vertu de force et de résister aux agressions de ce bas monde.
La subversion s'installe dans l'Église et en utilise l'ascendant pour la détruire, pour faire violence aux âmes et pour instaurer, avec une tartuferie qui n'est pas toujours inconsciente, surtout dans la hiérarchie, un *césarisme clérical* qui pénètre jusqu'à la source même de l'être humain et se substitue à la volonté de Dieu clairement exprimée dans l'Évangile : *haec est voluntas mea sanctificatio vertra* ([^82])*.*
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La collusion du nouveau christianisme vidé de sa substance surnaturelle et gonflé, jusqu'à l'éclatement, d'un « christianisme social » qui n'est que la réplique, vernie d'une vague religiosité à peine déiste, de l'une ou l'autre des diverses variétés du gauchisme, du libéralisme et du communisme, ne pouvait pas ne pas s'opérer. Nous sommes ici en présence du mystère même de notre époque : il nous fait comprendre pourquoi la vertu cardinale de force, surélevée au cours des siècles par la grâce de Dieu et par la tradition catholique, est aujourd'hui bannie de la mentalité des hommes, chrétiens y compris, et pourquoi la mystique de la violence la remplace. Il suffit de lire les écrits des théologiens contemporains et les mandements épiscopaux, ainsi que les constitutions de Vatican II, pour s'apercevoir aussitôt que cette vertu n'y joue aucun rôle et que, si d'aventure son vocable apparaît, c'est pour être honni, vilipendé, condamné comme le péché par excellence, qui ne peut être pardonné. A vrai dire, il n'y a pas ici collusion entre deux courants disparates : ils diffèrent, mais ils ont la même origine, comme l'avait déjà entrevu le comte de Saint-Simon dans son apologie de l'industrialisme et du « nouveau régime » qu'il préconisait à l'humanité ([^83]).
On n'a pas assez remarqué en effet que la « société industrielle », qui est la grande innovation de notre temps et qui a évacué la plupart des formes naturelles des sociétés antérieures, est née dans l'Occident chrétien, *et pas ailleurs.* On n'a pas assez remarqué davantage qu'elle résulte de la lente décadence de l'Église catholique après son admirable ascension provoquée par le concile de Trente. C'est au cours du siècle des Lumières que la déchristianisation qui s'était déjà propagée antérieurement dans l'ombre, s'est ruée à l'assaut de l'Europe sans guère rencontrer de résistance de la part d'un clergé gagné par le processus de sécularisation du christianisme. Il est notable que la société laïque et la société ecclésiale y sont toutes deux, en même temps, attaquées dans leurs œuvres vives et dans leurs structures propres. La première voit sa finalité combattue comme opposée à la liberté individuelle :
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le bien commun dont les monarques et la noblesse -- les *bellatores* du Moyen Age -- ont la garde, n'apparaît plus à l'*intelligentsia* de l'époque que sous l'aspect d'une arme qu'utilise le despotisme contre la personne humaine déjà libérée du carcan de l'Église par le triomphe du protestantisme dans les consciences. La seconde voit défiler à sa tête une série de papes médiocres, préoccupés de disputes politiques, et par la figure de Benoît XIV. Ce pontife règne dix-huit ans et adopte une attitude extrêmement conciliante devant les exigences des souverains catholiques et protestants, comme envers la mentalité des « philosophes ». La hiérarchie ne donne plus l'impression qu'elle est à la tête de la seule société surnaturelle de personnes qui soit possible puisque leur incommunicabilité caractéristique se trouve levée en chacune d'elles par la même empreinte divine que leur communiquent le sacrement du baptême et l'adhésion à la même foi. Il en résulte en ce qui reste de là chrétienté catholique un affaissement général du surnaturel qui libère les personnes de leurs relations à l'intérieur de l'Église et les inclinent, selon les tempéraments, à l'individualisme religieux dont le seul facteur d'unité sera la religion naturelle où siégera un Dieu lointain, inconnu, inconnaissable, sans rapport avec la cité des hommes. La grâce ne confortant plus la nature, la nature politique de l'homme et sa subordination au bien commun ont ainsi moins de sens encore.
Que reste-t-il alors pour unir les hommes entre eux sinon la technique, le travail, l'économie et la fondation d'une « société » nouvelle de type individualiste qui, comme telle, ne peut avoir comme fin que le bonheur matériel de chacun et de tous. Les promoteurs de l'*Encyclopédie* dont l'influence fut immense sur les classes dirigeantes et sur le clergé, s'en sont bien aperçus. Seule une société de type industriel dont la finalité est centrée sur le consommateur individuel en chair et en os, peut être l'héritière de la société d'Ancien Régime et de l'Église catholique dépassées l'une et l'autre à leurs yeux. Ce renversement du bien commun au bénéfice du bien particulier remonte alois inéluctablement de la fin au principe, autrement dit aux producteurs qui sont tous aussi des consommateurs, avec l'irrésistible conséquence : la lutte entre les divers niveaux des producteurs pour le partage du profit.
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Lorsque l'*Encyclopédie* ou *Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres* prétend communiquer à son public les principes généraux de la Technique « d'où nous proviennent les arts si utiles à la vie et qu'on perfectionne tous les jours », comme le disait déjà l'*Essay concerning humans Understanding* de John Locke, elle ne fait que prolonger l'impulsion donnée par Descartes à la philosophie moderne : la rendre strictement indépendante de la religion et de la politique à l'encontre de la scolastique aristotélicienne antérieure ; briser la solidarité entre le *contempler,* l'*agir* et le *faire ;* évacuer les deux premiers au seul avantage du troisième qui rendra, selon la prédiction du *Discours de la Méthode,* « l'homme maître de la Nature », et hisser l'*Ego* laborieux au sommet de l'univers. L'apologie des arts mécaniques qui éclate partout dans *l'Encyclopédie* et l'instauration d'une nouvelle société de type industriel que proposent ses collaborateurs s'allie au combat impitoyable mené par elle contre l'Église catholique pour remplacer la seule société de personnes qui puisse exister, par l'union de tous les hommes individuellement pris dans la poursuite du seul bonheur encore possible sous la souveraineté de la Mécanique universelle : le bonheur matériel, le bien particulier et physique de chaque être humain. Il n'y a plus de justice générale, ni dès lors de vertu de force pour la défendre, et la justice distributive consiste uniquement dans l'octroi, par la « société » nouvelle qui s'établit, d'avantages matériels et financiers à ceux qui travaillent à sa prospérité. Le rôle des *oratores* et des *bellatores* est terminé : l'Europe qui remplace la Chrétienté disparue ne laisse place qu'aux *laboratores,* représentés à l'époque par les bourgeois. Qu'est-il encore besoin de force morale et politique lorsque l'homme est en train de domestiquer toutes les énergies de la nature à son profit ?
La « société » industrielle moderne dont le siècle des Lumières nous trace la perspective et qu'il établit sur la libération de la personne humaine à l'égard de ce qui n'est pas son bien propre et le droit imprescriptible qui en découle, n'est que le dernier avatar d'un christianisme qui éclate en individualisme dès que branle et se fissure l'Institution ecclésiale commise par le Christ au salut surnaturel de ses membres. Sous le nom de « société d'abondance » où le capitalisme la mène, ou sous le nom de « société parfaite » où la personne humaine sera complètement désaliénée, la « société » industrielle qui se veut la seule société possible de notre temps, comme en témoigne l'actuelle absorption du politique par les seules préoccupations économiques, est le produit du rabattement dans l'horizontale de la verticale de la Rédemption.
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Grâce à sa puissance technique l'homme sera bientôt délivré de tous les maux. L'idéologie du Progrès qui l'imprègne persuade l'homme moderne qu'il peut désormais être sûr d'atteindre la félicité ici-bas. C'est ainsi qu'en leur immense majorité nos contemporains conçoivent l'existence ([^84]) : « Mangeons et buvons, car demain nous serons morts. » Si une crise éclate en cette marche en avant vers le bonheur, elle sera tôt ou tard surmontée par un accroissement des pouvoirs techniques de l'homme qui ont rendu inutile l'exercice de la vertu de force. Au surplus, il y a toujours des responsables à une crise : ce sont les « réactionnaires », les idolâtres du passé dont on a pourtant fait table rase. Il suffira de les supprimer par la violence révolutionnaire pour que le Progrès rebondisse vers sa seule fin possible le salut matériel des individus du monde entier au-delà de tout ce qui les distingue les uns des autres, en lieu et place de ce salut surnaturel dérisoire que l'Église promet à ses fidèles au-delà des caractères raciaux, nationaux, sociaux, familiaux même, qui les affectent.
Si l'on appelle révolution le renversement complet d'un ordre, il est clair que ce « *Nouveau christianisme *»*,* comme osait l'appeler le comte de Saint-Simon, qui consiste à invertir l'ordre du salut individuel du ciel à la terre, est une révolution. Si, en outre, toute révolution s'effectue dans les esprits avant de se traduire dans les lois et dans les mœurs, il est également évident que *ce même nouveau christianisme est la Révolution par excellence,* bien plus : *qu'il coïncide avec la Révolution permanente* qui sévit dans le monde depuis deux ou trois siècles.
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En d'autres termes, le nouveau christianisme qui tente de créer une société industrielle salvatrice de la personne humaine en lieu et place de l'Église catholique et dont les fondements sont établis dès le siècle des Lumières, et la Révolution qui s'en suivit, gagnant de proche en proche tous les pays du monde, sont une seule et même hérésie chrétienne, la plus grave et la plus universelle qui soit et qui nous fait entrer dans la plus impitoyable des guerres de religion celle qui oppose la foi en Dieu et la foi en l'Homme. Cette guerre exerce sur la société civile (composée de sociétés de moindre taille dont la famille est l'ultime élément et non faite d'individus agglomérés) ainsi que sur l'Église qu'elle sécularise totalement, la plus inhumaine des violences : elle tente d'anéantir dans l'homme, si c'était possible, la nature et la grâce.
(*A suivre*.)
Marcel De Corte.
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### La liturgie des Rameaux
par Jean Crété
LA SEMAINE SAINTE s'ouvre, huit jours avant Pâques, par le dimanche des Rameaux qui, dans l'antiquité, comportait deux messes : la messe des Rameaux proprement dite, suivie d'une procession, et la messe de la Passion. Avec la multiplication des lieux de culte, le même prêtre devait assurer les deux cérémonies ; la discipline antique n'admettait pas qu'un prêtre célèbre deux messes le même jour ; la messe des Rameaux est donc devenue ce que les liturgistes appellent une « messe sèche », c'est-à-dire une solennelle bénédiction, qui épouse la forme de la messe mais ne comporte pas de consécration. Cette solennelle bénédiction des Rameaux a été très abrégée par Pie XII pour des raisons pastorales évidentes : de nos jours, la plupart des curés sont chargés de plusieurs paroisses ; or il est impossible d'assurer deux fois dans une matinée une cérémonie aussi longue que celle des Rameaux sous sa forme traditionnelle ; du point de vue liturgique, la disparition de cette cérémonie magnifique sous sa forme antique est bien regrettable ; on aurait pu la maintenir telle quelle à l'usage des monastères, des cathédrales et des curés n'ayant qu'une seule paroisse, tout en introduisant un rite abrégé à l'usage des prêtres chargés de plusieurs églises. Nous décrivons ici la fonction des Rameaux dans toute son ampleur, tout en notant les modifications apportées par Pie XII.
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La bénédiction des Rameaux commence par l'antienne *Hosanna Filio David,* d'un septième mode triomphal ; c'est l'équivalent de l'introït. Suit une oraison demandant à Dieu, qu'il est juste d'aimer, de multiplier en nous les dons de sa grâce ineffable, en sorte qu'espérant ce que nous croyons, en la mort de son Fils, nous arrivions par sa résurrection au but auquel nous tendons. L'épître du livre de l'Exode (chapitres 15 et 16) nous raconte les murmures du peuple hébreu à Élim, après la sortie d'Égypte, et la promesse de la manne faite par Dieu à Moïse. Cette épître est suivie d'un répons magnifique *Collegerunt pontifices,* qui chante, sur un deuxième mode pathétique, les complots des princes des prêtres et la prophétie involontaire de Caïphe : il vaut mieux qu'un seul homme meure pour tout le peuple ; ce chant, plus difficile en apparence qu'en réalité, nous met tout de suite dans l'ambiance de la Passion. Un chant de remplacement, tiré des ténèbres du jeudi saint, est prévu. Puis le diacre ou le prêtre chante l'évangile de l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem selon saint Matthieu. Viennent ensuite une oraison, une préface chantée sur le ton férial avec le Sanctus XVIII, et une série de cinq oraisons implorant la bénédiction des Rameaux ; ceux-ci sont aspergés d'eau bénite, puis encensés. Une longue oraison suit encore. De tout cela, le rite de Pie XII n'a retenu que l'antienne Hosanna, une seule oraison, l'aspersion et l'encensement, l'évangile étant renvoyé après la distribution des Rameaux. Celle-ci se fait au chant des deux antiennes *Pueri Hebraeorum* et se termine par une oraison. Puis le diacre ou le prêtre annonce la procession : *Procedamus in pace ;* réponse : *In nomine Christi, amen.*
La procession doit se faire, si possible, à l'extérieur ; des antiennes sont prévues pour la procession : les trois premières, longues et difficiles, qui n'étaient guère chantées que dans les monastères, ont été supprimées dans le rite de Pie XII, mais on les a remplacées par une autre, tout aussi difficile. Restent heureusement les trois petites antiennes *Occurrunt turbae, Cum angelis, Turba multa,* faciles à chanter et bien suffisantes. Mais le chant principal de la procession, c'est le *Gloria, laus et honor,* de Théodulfe, évêque d'Orléans, hymne magnifique, composée d'un refrain qui peut être chanté par tous, et de cinq strophes faites pour être chantées en voix de sopranos.
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Si la procession s'est déroulée à l'extérieur, la chorale seule entre à l'église, où elle chante les strophes, les portes fermées, et la foule chante le refrain à l'extérieur. L'hymne achevée, le sous-diacre ou le prêtre frappe à la porte avec la hampe de la croix ; on ouvre la porte, et la procession entre, en chantant le répons *Ingrediente.* Le rite de Pie XII comporte une oraison de conclusion.
La grand messe du dimanche suit immédiatement la procession ; c'est une messe de la Passion. L'Église met dans la bouche de Notre-Seigneur les chants pathétiques de cette messe. L'introït *Domine, ne longe*, d'un beau huitième mode, est extrait du psaume 21, dont Notre-Seigneur prononça sur la croix les premiers mots, que saint Matthieu cite en hébreu : *Eli, Eli, lamma sabacthani ?* (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?) L'oraison rappelle l'incarnation et la rédemption et demande la grâce de la patience dans les souffrances et l'association à la résurrection de Jésus. L'épître est le passage de l'épître aux Philippiens qu'il fallut défendre voilà une dizaine d'années contre les falsifications du lectionnaire l'affirmation de la divinité de Jésus et de son abaissement jusqu'à la mort et la mort de la croix ; puis celle de son exaltation, en sorte qu'au nom de Jésus tout genou doit fléchir. Le graduel *Tenuisti* est un chant de confiance : il est d'un quatrième mode assez difficile. L'admirable trait du deuxième mode demande à être chanté entièrement ; il se compose des quatorze versets les plus suggestifs du psaume 21, que la mélodie met en valeur d'une manière saisissante. Henri Charlier considérait comme une lacune grave chez les évêques modernes de n'avoir jamais entendu ce trait ; car, hélas, pour gagner quelques minutes, on le psalmodiait même dans les cathédrales. Son chant modulé, qui demande dix minutes, ne présente aucune difficulté. C'est la meilleure méditation qui puisse être sur la Passion.
La Passion selon saint Matthieu doit normalement être chantée par trois diacres ou trois prêtres ou, à défaut, par le prêtre, le diacre et le sous-diacre. L'un chante le récit de la Passion (parties marquées d'un *C *dans le texte) ; un autre les paroles de Notre-Seigneur, indiquées par une croix ; le troisième les paroles des autres personnages, marquées *S* (Synagogue) dans le texte ; la chorale peut chanter les cris de la foule, également marqués *S*.
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Si le prêtre est seul, il peut tout chanter, mais il faut pour cela une voix exceptionnelle, car les paroles du Christ se chantent très bas, et celles de la synagogue très haut. Si le prêtre n'est pas capable de tout chanter, ce qui est le cas le plus fréquent, il lit simplement la Passion. A : *emisit spiritum* (il rendit l'esprit), tout le monde s'agenouille et prie un instant en silence. La dernière partie de la Passion est chantée sur un ton spécial, très beau et qui n'exige pas une voix exceptionnelle ; le prêtre peut donc chanter cette dernière partie, même s'il n'a pas chanté l'ensemble de la Passion ; à défaut du ton spécial, il peut prendre un des tons ordinaires de l'évangile.
Dans le rite de 1955, on a abrégé les trois Passions selon saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, en les faisant commencer à l'arrivée de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers. L'abrègement est d'à peine deux minutes si la Passion est simplement lue et il a le très grave inconvénient de faire disparaître le récit de l'institution de la sainte eucharistie et donc de séparer l'eucharistie de la Passion. Certains experts, qui dix ans plus tard réaliseront la réforme conciliaire, étaient déjà en place en 1955 et préludaient ainsi à la destruction du saint sacrifice de la messe.
L'offertoire *Improperium*, assez long, chante, sur un beau huitième mode, la plainte de Notre-Seigneur : Mon Cœur a recueilli l'insulte et la misère, j'ai cherché des consolateurs, et je n'en ai pas trouvé. L'antienne de communion, très courte, chante également en huitième mode l'acceptation par Notre-Seigneur du calice des souffrances. La postcommunion demande que, par l'opération de ce mystère, nous soyons purifiés de nos vices et que nos justes désirs soient accomplis. La grand messe se termine par le dernier évangile ordinaire de saint Jean ; mais aux messes basses, on lit en finale l'évangile de la bénédiction des Rameaux, qui raconte l'entrée de Jésus à Jérusalem ; c'est également cet évangile qui est commenté à l'homélie de matines ; et le même épisode, plus détaillé, selon saint Jean, a été lu la veille, à la messe du samedi de la Passion. En Palestine et dans les pays méridionaux, on emploie tout naturellement, pour la fonction de ce jour, des rameaux de palmier et d'olivier.
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Dans nos régions, il a fallu trouver un autre genre de rameaux, et c'est le buis qui a été adopté. La coutume est d'emporter ce buis bénit chez soi, d'en accrocher aux crucifix, et aussi d'en déposer un rameau sur les tombes. Beaucoup de chrétiens sans autre pratique religieuse viennent à la messe des Rameaux pour cela, et il faut bien se garder de les rebuter ; ils ne tiennent plus à l'Église que par ce fil ténu ; il ne faut surtout pas le rompre. Le rameau trouve sa place également auprès du malade, du mourant et du mort, pour l'aspersion de l'eau bénite ; il est le symbole de l'espérance et de la résurrection. Au seuil de la semaine sainte, tout en insistant sur la Passion, l'Église nous fait entrevoir la résurrection que nous célébrerons huit jours plus tard. Cette grande cérémonie des Rameaux nous met dans l'esprit de la semaine sainte : l'association aux souffrances rédemptrices de Notre-Seigneur dans l'espérance de sa résurrection et de la nôtre.
Jean Crété.
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### Psaume 83
*Le désir du ciel*
*Aux fils de saint Benoît*
ON NE SAURA JAMAIS combien les psaumes de David ont nourri la piété juive sous l'Ancien Testament. Ils étaient pour Israël comme la manne tombée du ciel qu'on ramasse au petit jour, la nourriture légère qui s'adapte au goût de chacun, véritable pain quotidien dont on ne se lasse pas, qui accompagne le peuple élu dans la traversée du désert.
Chants de guerre, cris de détresse où semble ramassée toute la misère du monde, tendres protestations d'amour, cantiques de procession pour les pèlerins de Jérusalem, recueil de sentences à rattacher au genre sapientiel, mélopées nostalgiques sur une terre d'exil ; on devine que ces thèmes transposés au plan de la Nouvelle Alliance et de la nouvelle économie de grâce, revêtirent une signification autrement riche et profonde que celle reçue d'abord au temps du roi David ou des scribes inspirés.
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Maintenant les psaumes n'appartiennent plus à la Synagogue mais à l'Église, seule capable de leur donner un sens complet et définitif. Les trouvant insérés dans nos offices liturgiques, chacun peut y étancher sa soif de vérité et de poésie, y lire comme dans un miroir l'histoire de son destin.
Jésus a récité les psaumes qui parlaient de lui ; en venant au monde, nous dit saint Paul (Hébr. X-9), il a dit le verset « Ecce venio » du Ps. 39 ; sur la croix il prononça le 1^er^ verset du Ps. 21.
Paul et Silas chantaient les psaumes, la nuit, en prison ; les Pères du désert récitaient le psautier intégral dans la journée ; saint Bernard, voyageant à cheval, chantait l'office avec ses compagnons. La principale application, dans un noviciat bénédictin, consiste à étudier les psaumes qui seront pour le moine une source de lumière et de consolation tout le long de sa vie.
Le latin dru et savoureux de la Vulgate va droit au cœur et se grave dans l'esprit avec une facilité souveraine. Chaque mot, plein de sève, même isolé, fournit une réserve inépuisable de vérité : « *Beatus vir... quam dilecta... miserere mei... exurge Domine ! *»
#### Le psaume 83
Bien que le psautier, dans son ensemble, soit attribué au roi David, nombre de psaumes ont été composés par des lévites. La tribu de Lévi, au sein des douze tribus d'Israël, était chargée du culte liturgique.
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Cette fonction lui était réservée depuis que les fils de Lévi s'étaient montrés zélés pour la cause de Yahwé lors de l'érection du veau d'or (Exode XXXII). Moïse s'était placé alors à la porte du camp et avait crié : « A moi ceux qui sont pour Yahwé » ; et tous les enfants de Lévi se sont rassemblés autour de Moïse. Leur récompense fut de s'occuper du service liturgique du Temple. Sentinelles la nuit, portiers des enceintes pendant le jour, ces gardiens du sanctuaire sont aussi des chantres. Ce sont les ancêtres des contemplatifs qui peuplent aujourd'hui nos monastères. C'était des âmes de prière, cultivées et formées par l'exercice au culte liturgique ; des âmes de lumière pénétrées de la grandeur de Dieu, chargées d'entretenir la piété en Israël. Ils composèrent une série de psaumes, dont notre Ps. 83, aisément reconnaissable à la qualité de la composition et à l'élévation des sentiments exprimés. Par le titre du psaume nous connaissons leur nom : ce sont les fils de Coré. Ces lévites sont mentionnés comme chantres officiels au second Livre des Chroniques : « *Levitae de filiis Caath et de filiis Core laudabant Dominum Deum Israël voce magna in excelsum *» *:* « Les lévites fils de Caath et de Coré chantaient à pleine voix la louange du Seigneur Dieu d'Israël » (II Chron. XX-19). Ce verset est à replacer dans son contexte : juste avant la bataille au cours de laquelle Josaphat, roi de Juda, affronte l'armée des Moabites : « Le roi établit les chantres qui devaient marcher devant l'armée revêtus d'ornements sacrés et célébrer Yahwé en disant : Louez le Seigneur, car sa miséricorde est éternelle. » Puis après avoir remporté la victoire, « ils entrèrent à Jérusalem au son de la cithare, de la harpe, et de la trompette ».
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Savoureux par lui-même, ce trait a une valeur prophétique. Comme Israël, et plus que lui, l'Église militante est comme environnée de chants qui l'accompagnent au cours de son pèlerinage et de ses luttes. Dans l'Église, ce sont les moines bénédictins qui continuent la tradition des lévites, gardiens du Temple et chantres de la louange divine. Leur vocation éternelle est décrite par Isaïe : « *Super muros tuos, Jerusalem, constitua custodes ; tota die et notre non tacebunt laudare nomen Domini *» : « Sur tes murailles, Jérusalem, j'ai établi des sentinelles ; jour et nuit elles ne cessent de louer le nom du Seigneur » (Is. 62-6).
Dans le psaume 83, le lévite-moine chante à la fois la douceur d'une vie tout entière consacrée à Dieu et l'espérance de la vie éternelle.
On peut trouver dans nos anciens missels le psaume *Quam dilecta* comme exercice préparatoire à la sainte messe. Il prend place au bréviaire dans l'office de la dédicace d'une église : l'âme chrétienne en fait tout naturellement la transposition, car le Temple était l'ombre du sanctuaire céleste ; il ne fut construit que pour évoquer le mystère de notre habitation avec Dieu dans un « Tabernacle qui n'est pas fait de mains d'hommes ».
*Quam dilecta Tabernacula tua Domine virtutum !*
Qu'ils sont aimables vos Tabernacles, Seigneur des armées !
Lévite inspiré, qui avez lancé pour la première fois cette acclamation vers le ciel, vous êtes notre frère ! Nous vous rejoignons à travers les brumes de l'Ancien Testament, et avec vous nous disons : « *Quam dilecta !* » Il est émouvant de penser que jusqu'à la fin des temps nous vous emprunterons ces accents de tendresse, à vous qui faisiez vos délices d'une proximité qui, pour nous, s'est changée en étreinte !
Je pense à ces milliers de moines et de moniales qui ont entonné le psaume *Quam dilecta,* au deuxième nocturne de l'office férial du jeudi, depuis plus de quatorze cents ans. N'ont-ils pas dignement invoqué le *Seigneur des armées,* de ces armées d'amour qui surplombent nos têtes, et dont vous faites partie maintenant, ô mon frère inspiré, scribe inconnu, fils de Coré, gardien du Temple ?
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Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini ; cor meum et taro mea exsultaverunt in Deum vivum.
Mon âme défaille et se consume de désir après les parvis du Seigneur ; mon cœur et ma chair tressaillent d'amour pour le Dieu vivant.
Chrétiens, est-ce que votre âme défaille en vous approchant de l'autel ? Est-ce que votre cœur exulte, est-ce qu'il tressaute lorsque le Dieu vivant s'approche de vous ? Moines, vous qui faites profession d'aimer et de désirer le Dieu souverainement désirable, vous qui avez été choisis pour compenser le désamour et la froideur des derniers temps, est-ce que votre cœur se consume d'amour pour le Dieu vivant ?
La liturgie du Temple n'était que l'ombre de la Réalité future, mais une ombre porteuse de grâces qui tourmentait l'âme du scribe obscur, au point que nous communions à son attente. Et nous, moines, qui sans mérite possédons la Réalité, nous revenons au chœur sept fois le jour et une fois la nuit, nous livrant à cet exercice sacré comme à une éducation du désir, car ce que nous possédons n'a pas encore été manifesté, et « nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, dit l'Apôtre, mais nous cherchons celle qui est à venir » (Heb. XIII-14).
*Etenim passer invenit sibi domum et turtur nidum sibi, ubi ponat pullos suos. Altaria tua, Domine virtutum : Rex meus et Deus meus.*
Même le passereau se trouve une maison et la tourterelle un nid pour y déposer ses petits. Pour moi, ce sont vos autels, Seigneur des armées, mon Roi et mon Dieu.
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Voici une pensée profonde servie par une image gracieuse : tous les êtres, surtout les plus faibles, ont besoin d'un abri ; pour les petits de la tourterelle il faut un nid et le secours d'une mère. *Altaria tua, Domine --* la phrase reste en suspens ! Votre bonté infinie, la douceur et la sécurité que je trouve près de vous, Seigneur, m'apparaissent avec tant d'évidence ! *Altaria tua !*
Chaque jour je m'approche de l'autel ! Que dire de plus, sinon crier mon bonheur ?
*Beati qui habitant in domo tua, Domine : in saecula saeculorum laudabunt te.*
Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur : ils vous loueront dans les siècles des siècles.
Ils n'osent pas trop le dire parce qu'il faut cacher le secret du roi, mais ils sont heureux, ces reclus volontaires ensevelis sous la tunique, le scapulaire et la coule : ils habitent dans la maison du Seigneur, et le chant de louange ininterrompu, qu'ils font retentir dans la nuit de la foi, fait de toute leur existence *une vie éternelle commencée.*
A cette seule idée, saint Augustin commentant notre psaume s'écrie devant son peuple qui l'écoute dans la cathédrale d'Hippone : « Si tanta alacridate laudamus quod *credimus*, quomodo laudabimus quod *videbimus *? Amor sempiternus erit quia illa insatiabilis pulchritudo erit : noli timere ne non possis semper laudare quem semper poteris amare » : S'il y a tant de joie à louer ce que nous ne savons que par la foi, que sera-ce quand nous louerons Dieu dans la lumière de la vision ! Il y aura là un amour sans trêve, parce que la Beauté contemplée sera inépuisable -- Ne crains donc pas de ne pas pouvoir toujours louer Celui que tu pourras aimer sans fin ! -- (Enarr. super psalmos 83.)
*Beatus vir, cujus est auxilium abs te : ascensiones in corde suo disposuit, in valle lacrimarum, in loto quem posuit.*
Heureux l'homme qui attend de vous son secours : il a pris à cœur les ascensions de son pèlerinage, du passage de la vallée de larmes Jusqu'au lieu qu'il a déterminé.
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La vie chrétienne est une marche : la marche de l'Espérance ; et elle est une course d'amour, car l'amour est lui-même course, dit saint Augustin : « Ipse cursus amor* *» !
Le moine, pour marcher plus vite au combat, imite le soldat qui abandonne sa lourde armure et court nu, l'arme au poing.
« Beatus vir » : l'homme qui agit ainsi est heureux. Libre, détaché, il court, laissant sa tristesse derrière lui, en bas, dans la vallée de larmes, et il commence son ascension spirituelle. « Beatus », heureux. C'est l'Écriture qui le dit.
Etenim benedictionem dabit legislator, ibunt de virtute in virtutem : videbitur Deus deorum in Sion.
Aussi le divin Législateur le couvre de bénédictions. Ceux-là iront marchant de vertus en vertus, et le Dieu des dieux leur apparaîtra en Sion.
Que le divin Législateur donne sa bénédiction à celui que n'effraie pas la marche ascensionnelle au sein de la vallée des larmes, c'est la conclusion du verset précédent. Mais que signifie : « Ibunt de virtute in virtutem* *», -- ils iront de vertus en vertus ? Qu'est-ce à dire ? Au sens littéral, ce cantique de pèlerinage nous dépeint la procession des pieux Israélites gravissant la colline de Sion, où Dieu leur apparaîtra dans la majesté du Temple. A mesure qu'ils en approchent, n'est-ce pas que leur fatigue disparaît et que leurs forces reviennent croissantes ?
Mais j'aperçois en deuxième plan une autre procession de pèlerins qui gravit les pentes de la vie éternelle ! Un chant céleste fleurit sur leurs lèvres qui n'altère pas le silence de l'âme et rend plus alerte la marche vers Dieu. Après leur patriarche Benoît, né il y a 1500 ans, ils se sont mis en route sur « la voie étroite qui conduit à la vie* *», marchant *de vertu en vertu :* pauvres, obéissants et chastes, ils fondent en Europe des colonies chrétiennes où s'épanouit la paix bénédictine, arrosée bien souvent du sang des martyrs.
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Ils puisent dans ce souvenir une nouvelle forme de courage, doux et tranquille, qu'ils nomment fidélité, et qui augmente de génération en génération leur patrimoine spirituel. Que dire aujourd'hui ? Nous sommes, Bénédictins noirs, les héritiers indignes de ce patrimoine, l'ayant dilapidé honteusement : nous avons abandonné la messe traditionnelle, l'office intégral, le chant grégorien, l'habit, la tonsure, la clôture, les veilles, les jeûnes et cette harmonie heureuse dont nous avions le secret. En un mot, nous avons perdu la grâce ! Que saint Benoît intercède pour nous !
*Domine, Deus virtutum, exaudi orationem meam : auribus percipe, Deus Jacob. Protector noster, as ice, Deus : et respire in faciem Christi tui.*
Seigneur, Dieu des armées, écoutez ma prière ; prêtez l'oreille, Dieu de Jacob. Vous qui êtes notre protecteur, ô Dieu, abaissez vos yeux et regardez la face de votre Christ.
Il est temps d'implorer Dieu avec la hardiesse d'une prière instante, presque indiscrète à force d'être pressante ; il est bon de savoir que le Seigneur aime à être invoqué sous le nom de *Dieu des armées* et qu'il aime regarder la FACE DE SON CHRIST. Ce dernier trait peut recevoir deux interprétations : l'un des rois de Juda, connu du psalmiste, réclame un regard de faveur : « Seigneur, accordez-lui des jours heureux. » C'est le sens historique littéral. Mais tous les rois de Juda étaient des figures de Jésus-Christ. C'est donc, au sens spirituel, la Sainte Face de son Fils que nous demandons à Dieu de regarder, face royale et sacerdotale de l'Homme des Douleurs, qui intercède pour nous en silence.
*Quia melior est dies una in atriis tuis, super millia.*
*Elegi abjectus esse in domo Dei mei, magis quam habitare in tabernaculis peccatorum.*
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Car un seul jour passé dans vos parvis, vaut mieux que des milliers :
moi je préfère être méprisé dans la maison de Dieu que d'habiter dans les tabernacles des pécheurs.
Le pieux lévite qui parle n'a pas reçu une fonction très élevée dans la hiérarchie sacerdotale. Il est portier du Temple et prend son tour de chantre. C'est en s'acquittant de sa modeste fonction qu'il a ressenti la douceur du service de Dieu. Ainsi, les plus grands saints ne trouvent pas indigne d'eux de balayer le cloître ou de faire la cuisine. Ce qu'on fait n'a aucune importance. C'est la manière dont on le fait qui rend notre âme noble ou vulgaire. Le fils de Coré a compris cela : il préfère être « *abjectus *» (traduisons « relégué ») dans la maison de Dieu que d'être entouré d'égards dans des demeures impies. Ce lévite, ancêtre de nos religieux, s'exprime maintenant comme un grand théologien.
*Quia misericordiam et veritatem diligit Deus : gratiam et gloriam dabit Dominus.*
Car Dieu aime la miséricorde et la fidélité ; le Seigneur donnera la grâce et la gloire.
Miséricorde et vérité (ou fidélité) sont des attitudes morales ; elles viennent de nous. Grâce et gloire sont des régimes de vie ; elles viennent de Dieu. Ces deux mots accouplés ont une saveur théologique indéniable. Le psaume *Quam dilecta* s'achève sur une évocation de la gloire qui est l'épanouissement de la grâce, et sur une évocation de la grâce qui en est le commencement et le germe. « Votre grâce dans ce monde et votre gloire dans l'autre » disons-nous dans l'acte d'espérance.
*Non privabit bonis eos, qui ambulant in innocentia : Domine virtutum, beatus homo qui sperat in te.*
Il ne privera pas de bien ceux qui marchent dans l'innocence. Seigneur des Armées, heureux l'homme qui espère en vous.
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Espérer en Dieu, désirer avec ardeur la vie éternelle, se porter avec véhémence vers les rivages de la Patrie céleste qui donnent un sens à la traversée de la vie, passer de la grâce à la gloire, de la foi à la vision, du sanctuaire terrestre au Temple du ciel, des liturgies d'ici-bas à la grande panégyrie, où les élus et les anges forment la cour céleste de l'Agneau : voilà la perspective qui achève de faire de ce psaume des lévites et des moines, un cantique de la Sainte-Espérance.
Benedictus.
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## Reparution de « L'année liturgique »
### Nécessaire et urgente
par Antoine Barrois
DMM RÉÉDITE *L'année liturgique* de Dom Guéranger. La réédition de cette œuvre immense est mise au point par les moines du Prieuré Sainte-Madeleine, sous la direction de Dom Gérard, et présentée ici même par Dom Guillou. C'est dire qu'elle sera pieusement fidèle à l'esprit de Dom Guéranger, si profondément méconnu aujourd'hui.
*L'année liturgique* de Dom Guéranger est centrée sur la prière et le culte publics et traditionnels de l'Église romaine. Ce n'est donc pas une anthologie de dévotions privées, ni un répertoire de considérations singulières, mais l'exposé et l'approfondissement de la pensée de l'Église maîtresse et mère, à l'occasion du déroulement de l'année ecclésiastique. En bref, *L'année liturgique* de Dom Guéranger est un commentaire monumental du missel romain (propre du temps et propre des saints) tel que la tradition l'a façonné à travers les siècles.
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La présente réédition est *abrégée* notamment en ceci que le florilège de textes liturgiques et de poésies latines sera considérablement réduit et figurera dans un volume à part, qui paraîtra, s'il plaît à Dieu, en complément et comme en couronnement de notre entreprise. Mais elle est aussi *complétée :* en ceci que les fêtes nouvelles y sont introduites.
Il s'agit d'une entreprise considérable. Pour être à la fois fidèle à l'esprit de l'œuvre et maniable, on a conservé la division en tomes selon les sections de l'année liturgique. Les 3.500 pages de cette réédition seront publiées en 9 volumes brochés, selon le plan donné en annexe.
Les délais de publication seront de l'ordre de deux années. Cette prévision correspond aux possibilités de travail de DMM. -- C'est-à-dire à ce que nous pouvons *techniquement* faire, Dieu aidant. Mais *financièrement* c'est une autre affaire.
Cette entreprise, sans doute, ferait reculer des maisons autrement installées que DMM. Mais alors, dira-t-on, pourquoi vous lancez-vous ? Réponse : parce qu'il y a nécessité et urgence.
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Il y a nécessité parce que du train où elle a été menée en France, la révolution liturgique n'a guère laissé que des ruines. Il s'ensuit que les fidèles doivent se procurer les moyens de connaître et de fréquenter l'enseignement que l'Église dispense par la liturgie dont ils sont privés. Et il y a urgence pour une raison de chronologie.
Depuis le commencement de sa publication en 1841 jusqu'à la guerre de Quarante, *L'année liturgique* a été constamment disponible en librairie : les quinze volumes (sans les tables) existaient en formats divers, plus ou moins richement reliés ou simplement brochés. Après la dernière guerre, une édition nouvelle (revue et mise à jour par les moines de Solesmes) a été publiée entre 1948 et 1952. Depuis rien. *Cela fait une génération.*
Et aujourd'hui il devient difficile -- presque impossible -- de se procurer une collection complète. Or il n'existe rien d'équivalent. La « somme liturgique » de Dom Guéranger demeure sans rivale. Il était donc nécessaire et urgent de la rééditer, sans se laisser effrayer par les risques de l'entreprise.
Ceci dit ces risques existent, le plus grand, bien mesuré, étant l'indifférence. C'est pourquoi nous attirons à nouveau l'attention de nos amis et de tous ceux de nos lecteurs qui en ont la possibilité, sur la nécessité de soutenir activement la publication des livres de fond. Comme il est rappelé dans l'encadré, ITINÉRAIRES et DMM ont assuré ces treize dernières années la présence sur le marché d'ouvrages de fond de première nécessité. Ce dont Mgr Lefebvre s'est félicité publiquement en ces termes : « Quel service rendu à l'Église que ces rééditions des livres qui sont des trésors de vie spirituelle : les catéchismes, en particulier celui de Trente, et les Saintes Écritures. »
Ne l'oublions pas : demain, il sera peut-être trop tard.
\*\*\*
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Cette réédition de *L'année liturgique* est mise sous la protection de saint Benoît dont l'Église célèbre en 1980, le quinze centième anniversaire de la naissance, et de tous les saints moines et moniales de l'ordre bénédictin.
Antoine Barrois.
PLAN DE PUBLICATION
I. Introduction 224 p. (paru).
Ce volume rassemble : la Préface générale de l'œuvre et les trois chapitres : historique, mystique et pratique qui figurent au début de chacune des divisions de « L'année liturgique ».
N.B. -- Ce volume donne exactement le même texte que le volume paru sous le titre : « Historique, mystique et pratique des temps de l'année liturgique ». Seule la présentation est différente. Publié sous le titre « Historique, mystique et pratique... » le livre est présenté comme un tout que l'on peut utiliser isolément. Publié sous le titre « L'année liturgique Introduction », il est présenté comme le premier volume de notre réédition complète. Bien entendu les personnes qui ont acquis le premier volume dès sa publication et qui souscrivent à la présente réédition peuvent demander l'échange, qui sera fait immédiatement, et soustraire son montant de leur règlement.
II\. L'Avent -- 250 pages environ (à paraître : avril-mai 80).
III\. Le temps de Noël -- 420 pages environ (à paraître).
IV\. Le temps de la Septuagésime -- 200 pages environ (à paraître).
V. Le Carême et la Semaine Sainte -- 500 pages environ (à paraître).
VI\. Le temps pascal -- 500 pages environ (à paraître).
VII\. Le temps après la Pentecôte -- tome 1 -- 450 pages environ (à paraître).
VIII\. Le temps après la Pentecôte -- tome 2 -- 450 pages environ (à paraître).
IX\. Le temps après la Pentecôte -- tome 3 -- 450 pages environ (à paraître).
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Un dixième volume, hors souscription, donnera un florilège de textes liturgiques et de poésies ainsi que les tables générales de l'œuvre et la « Présentation » de Dom Guillou.
LA SOUSCRIPTION
SOUSCRIPTION DE SOUTIEN
Le prix en est fixé entre 1200 et 2 000 francs pour les neuf volumes.
Cette souscription ne donnera pas lieu au tirage d'exemplaires sur « beau papier ». Les montants versés seront intégralement utilisés à maintenir le prix de vente définitif aussi bas que possible et à assurer le fond de trésorerie indispensable étant donnée la lourdeur de l'opération. Cette souscription de soutien sera ouverte pendant toute la durée de la réédition.
SOUSCRIPTION ORDINAIRE
*1. Souscription* à *la totalité de l'édition* Prix : 700 F pour les neuf volumes.
Les neuf volumes constituant notre réédition seront envoyés sans autre avis aux souscripteurs, au fur et à mesure de leur publication, l'envoi du premier volume (déjà paru) servant d'accusé-réception.
*2. Souscription en deux versements :*
1^er^ versement : 360 F.
Ce versement donne droit aux cinq premiers ouvrages Introduction -- L'Avent -- Noël -- Septuagésime -- Carême et Semaine sainte.
2^e^ versement : 350 F.
Ce versement donne droit aux quatre derniers ouvrages Pâques et les trois tomes du temps après la Pentecôte.
Les volumes seront envoyés sans autre avis aux souscripteurs au fur et à mesure de leur publication, l'envoi du premier volume servant d'accusé de réception. Le bulletin de souscription aux quatre derniers volumes sera joint au cinquième envoi.
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*3. Souscription en douze versements* (*un par mois*)
12 versements de 60 F.
Ces douze versements doivent être faits douze mois de suite ; ils donnent droit à recevoir les ouvrages au fur et à mesure de leur publication, l'envoi du premier volume servant d'accusé de réception. En cas d'interruption des versements mensuels l'envoi des volumes serait arrêté sans avertissement lorsque serait atteint le montant des versements effectués. Le bénéfice de la souscription serait alors perdu.
N.B. -- En raison de l'actuelle situation économique, nous ne pouvons plus nous engager à garantir absolument les prix que nous donnons pour les souscriptions à longue durée. En cas d'augmentation accélérée des prix (plus de 10 à 12 % dans l'année) nous serions contraints de répercuter les hausses et d'appeler un complément de souscription. En aucun cas cela ne donnerait droit à annuler une souscription en cours et à en demander le remboursement.
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### Dom Guéranger et « L'année liturgique »
par Édouard Guillou, m.b.
*Et aedificaverunt altare novum\
secundum illud quod fuit prius\
*(I Macc. IV. 47)
Dom PROSPER GUÉRANGER est une des plus hautes figures de la renaissance catholique après la tourmente révolutionnaire.
Il est généralement connu par son œuvre la plus populaire, *L'année liturgique.* Elle a été très largement répandue et très souvent rééditée ; aucune œuvre similaire n'a pu la remplacer pour l'approfondissement de la piété, pour le sens de l'Église, pour l'esprit de foi et de fidélité intégrale, c'est-à-dire ce qui est redevenu, de nos jours, plus nécessaire que jamais.
« Il y a, disait le grand Abbé, une grâce spéciale accordée à la confession pleine et entière de la vérité ». Les Éditions Dominique Martin Morin s'adressent à ceux qui en sont convaincus.
145:241
Ceux-là aimeront savoir que Dom Guéranger n'a fait grâce de rien aux erreurs de son temps, qui nous menacent à nouveau : le libéralisme et le naturalisme. Il a saisi leur complicité avec le gallicanisme anti-unitaire et le jansénisme desséchant. Il a vu dans leur conspiration une influence de « l'hérésie anti-liturgique » protestante. Il en a dépisté jusqu'aux moindres indices dans les compositions diocésaines qui n'ont cessé de se multiplier au siècle précédent. Ces liturgies risquaient de s'imposer définitivement sans que Rome, à elle seule, parvînt à s'y opposer. Mais dans l'écroulement général, le besoin commençait à se faire sentir de s'appuyer sur le roc de Pierre et la nouvelle répartition des évêchés créait, en plusieurs diocèses, des diversités fort gênantes. L'heure était propice. Avec la science, la vigueur, la liberté d'un grand moine, Dom Guéranger est entré en lutte. Contre vents et marées, il est parvenu à remettre en honneur et en pratique la liturgie romaine. Il y voyait « la tradition même à son plus haut degré de puissance et de solennité ». A Mgr d'Astros qui défendait des « traditions » toutes fraîches, il pouvait dire : « Je ne fais toute la journée que de réclamer contre les innovations. » Pas question pour lui de voir dans la liturgie un simple département de la législation, une pure discipline, changeable et imposable à volonté. Il savait qu'une vraie restauration ne peut être une création nouvelle. La liturgie est essentiellement conservatrice et sa qualité de tradition fait argument théologique : si c'est ainsi que l'on a toujours prié, c'est ainsi qu'il faut toujours penser. Le retour à la liturgie traditionnelle lui paraissait la clef d'un véritable renouveau, qui porterait un coup décisif à toutes les divagations de l'époque et donc à leurs conséquences désastreuses sur le plan même de la société. Dom Guéranger partageait le sentiment de son grand ami, le cardinal Pie : « La question sociale ne sera dénouée que par la question religieuse, et la question religieuse tient surtout à une question de culte. »
Psychologiquement, en effet, une communauté se définit mieux par la liturgie qu'elle pratique que par le dogme qu'elle professe ; celui-ci s'adresse à l'intelligence mais l'homme n'est pas seulement esprit, fût-il intellectuel, et Dieu sait d'ailleurs si cette espèce est rare et facilement prétentieuse ! Le caractère de la liturgie est d'engager l'être tout entier, âme et corps ; il est plus facile de commander à ses gestes et à sa voix qu'à son esprit ; il est normal de s'élever des choses visibles aux invisibles : c'est la logique même de l'Incarnation, comme aimait à dire Dom Guéranger.
146:241
« Celui qui n'est pas spirituel dans sa chair devient charnel jusque dans son esprit », disait saint Augustin. L'homme est aussi un être social ; l'unanimité le soutient ; les habitudes et les coutumes nourrissent sa croyance. Le Credo passe dans la vie du peuple, il s'insère dans ses mœurs, il pénètre chacun par les obligations et les célébrations liturgiques, qu'elles intéressent les moments forts de l'existence ou qu'elles remettent annuellement devant les yeux les principaux mystères de la foi. De là une imprégnation sûre, douce, continuelle, qui s'exhale dans la prière et qui constitue pour l'homme « le premier des biens ». Par exemple, Dom Guéranger eût applaudi avec chaleur l'institution par Pie XI de la fête du Christ-Roi, pour combattre « la peste du laïcisme ». Il eût par contre certainement réagi contre les suppressions récentes que l'on a fait subir, dans un tout autre esprit, aux hymnes alors composées.
Nul plus que lui, attiré dès l'enfance par la liturgie, n'en mesurait l'inestimable bienfait. Car avant tout, il était moine, c'est-à-dire homme de prière ; il était en même temps, au plus fort du terme, homme d'Église. Les murs de son monastère ne l'ont point isolé du monde. C'est pour tous qu'il voulait la restitution de la prière par excellence ; il y sentait battre le cœur de la Mère commune. « Les destinées de l'Église sont les nôtres ; chacune de nos âmes est de la part de Dieu l'objet d'une miséricorde, d'une prévenance, semblables à celles dont il use à l'égard de l'Église elle-même. Elle n'est le temple de Dieu que parce qu'elle est composée de pierres vivantes ; elle n'est l'Épouse que parce qu'elle est formée de toutes les âmes qui sont conviées à l'éternelle union. »
Dom Guéranger a été vraiment le chantre de la prière publique ecclésiale ; il a reçu du Ciel un don tout particulier pour la comprendre et pour la faire aimer, et c'est dans son *Année liturgique* qu'il a manifesté la profondeur de sa piété, par elle qu'il a exercé sur une multitude d'âmes une action telle qu'il peut être considéré comme le grand « docteur de la liturgie ». Il a été le premier et le principal pionnier d'un mouvement qui, une trentaine d'années après sa mort, a reçu sa plus juste et pleine consécration par saint Pie X. Ce n'est point hasard que ce pontife ait été de la même trempe et du même esprit que lui, voulant tout restaurer dans le Christ.
147:241
Le plus grand pape de ce siècle, le plus clairvoyant et le plus courageux, s'en est pris au naturalisme moderniste ; il a donné au jansénisme par la communion fréquente le coup de grâce ; il a étendu à toute l'Église latine son chant propre, dans la conviction de sa beauté incomparable et de sa valeur d'universalité. Or il a réalisé ainsi la prédiction de Dom Guéranger : « Il faudra bon gré mal gré en venir au chant romain. » L'abbé y contribua par l'élan qu'il donna aux studieuses recherches de l'abbaye de Solesmes qu'il avait restaurée. Et si saint Pie X a pu imposer son autorité, c'est grâce à l'amour généralisé du Père commun, hérité de Vatican I. Or à ce grand concile, Dom Guéranger contribua fortement à préparer les esprits par sa *monarchie pontificale*, par sa lutte sans merci contre le gallicanisme. Et il eut pleine conscience de l'instrument approprié que lui fournissait l'institution monastique, traditionnellement exempte d'une tutelle nationale et particulièrement reliée au siège romain, pour triompher des résistances épiscopales qu'il rencontra sur le chemin de l'unité.
Avec quelle ferveur faut-il donc reprendre en mains, savourer, méditer l'*Année liturgique*, composée par un homme aussi sûr. Elle redevient un véritable antidote contre les erreurs qui relèvent la tête orgueilleusement, contre une désacralisation galopante à travers l'abandon du chant grégorien et de la langue latine qui enveloppent si opportunément les saints mystères, contre des nouveautés qui ne sont que des régressions déguisées et ne portent pas le caractère d'un vrai développement dans le respect délicat du donné séculaire et « pour un plus grand éclat de vérité ». « Nous sommes en droit, redirait Dom Guéranger, d'exiger des nouvelles liturgies une doctrine plus pure, une autorité plus grande, un caractère plus élevé. »
Personne n'a été plus soucieux que l'illustre auteur de *L'année liturgique*, chacun pourra le constater, de mettre ses pas dans les pas des Anciens. Et s'il n'avait tenu qu'à lui, des traditions fort belles, évoquées par son ouvrage, eussent été maintenues, bien que particulières à nos pays. Mais ce sont les novateurs du XVIII^e^ siècle qui ont poursuivi « l'élément français dans la liturgie avec la même rigueur qu'ils avaient déployée contre l'élément romain, parce que tous deux étaient traditionnels ». A une époque sans âme ils se prenaient pour des créateurs ; ils étaient incapables de voir que « l'alliance de la foi et de la poésie constitue le fond de la liturgie catholique ».
148:241
Ils ont récusé notamment « la piété extérieure », « le luxe des cérémonies », accusés de « soumettre la religion aux sens » ; ils ne voulaient voir dans les accroissements successifs de la liturgie que des excroissances alors qu'ils ont toujours été dans le sens de plus de lumière et de dignité, multipliant par exemple « les témoignages de la foi de l'Église et de son amour pour le sacrement de l'autel, en proportion des attaques de l'hérésie ». En historien, Dom Guéranger savait qu' « il ne s'est pas élevé dans l'Église une seule hérésie à laquelle ne corresponde une protestation spéciale dans la liturgie ».
Celui que Dom Beaudoin lui-même appelait « le liturgiste inégalé » s'est donc toujours gardé de donner dans l'archéologisme, dans le retour à des balbutiements dépassés ou des incomplétudes ; il savait le prix du développement harmonieux en liturgie comme en doctrine, l'intérêt qu'il y a à ne remanier ni l'une ni l'autre. Il comprenait à quel point dogme et culte sont intimement liés. Il n'a cessé de les associer, se montrant dans ses *Institutions liturgiques* d'une perçante et juste sévérité contre les minimisations, omissions et ambiguïtés, de quelque prétexte qu'elles se couvrent et fussent-elles mêlées à des résidus de vérité, ou même à des enrichissements partiels, pour donner le change. « On aime mieux profiter, constatait-il, d'une expression vague qui n'exprime point clairement le dogme que de le traduire dans un style précis mais surtout catholique. » N'est-ce pas encore le danger couru par une époque d'œcuménisme à tout prix ?
C'est dire avec quelle sécurité, avec quelle « tranquillité de dévotion », plus que jamais nécessaires, il faut accueillir et goûter les pages que l'on a eu la sagesse de rassembler dans cette édition judicieusement abrégée. Elles sont remplies d'une onction non pas romantique mais céleste, qui ne se rencontre nulle part ailleurs. Elles sont la respiration d'une âme forte et tendre merveilleusement accordée à celle de l'Unique Épouse du Christ. Elles sont capables de modeler à l'image de la divine Vierge Marie, Mère de l'Église.
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Daigne Notre-Dame réchauffer les cœurs, éclairer les esprits et les conduire, par les chemins chantants du poème liturgique, au Paradis dont elle reste à jamais la porte maternellement ouverte : *pervia coeli porta manet.*
Édouard Guillou m.b.
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## DE AMARITUDINIS ZELO
### Introduction
■ Nous publions ci-après, avec leur autorisation et dans la version qu'ils nous ont remise à cet effet, une note de Mgr Lefebvre et une autre de Dom Gérard. La première est du 8 novembre 1979, la seconde du 13 janvier 1980. Elles n'ont pas été écrites dans une intention de controverse théorique, mais pour l'instruction et la direction des membres de leurs communautés. La note de Mgr Lefebvre est pour les prêtres et les religieuses de la Fraternité sacerdotale S. Pie X, la note de Dom Gérard pour les Frères de Bédoin et les Sœurs de Montfavet.
■ Les responsabilités qu'exercent ainsi d'une part Mgr Lefebvre, d'autre part Dom Gérard, ne sont pas simplement intellectuelles. Ce sont les responsabilités du gouvernement de communautés réelles, ce qui est bien autre chose que gouverner métaphoriquement une tendance de l'opinion.
■ Mgr Lefebvre annonce une mesure d'autorité concernant la Fraternité sacerdotale dont il est le fondateur : il décide de ne plus « tolérer dans son sein des membres qui refusent de prier pour le pape et qui affirment que toutes les messes du Novus Ordo Missae sont invalides ».
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■ Il donne cet avis explicatif : « Nous devons toujours agir en médecins des âmes et non en justiciers et en bourreaux comme sont tentés de le faire ceux qui sont animés du zèle amer et non du vrai zèle.
■ Cette décision et cet avis ne sont ni arbitraires ni secrets. En rendant publique sa note, Mgr Lefebvre les fait connaître, et il en fait connaître les raisons. Les excès du zèle amer conduisent à un « esprit schismatique », lis poussent les fidèles vers « des sectes vraiment schismatiques ».
■ A Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le dimanche 27 janvier, troisième dimanche après l'Épiphanie, et le dimanche 3 février, dimanche de la septuagésime, Mgr Ducaud-Bourget s'est déclaré « en pleine communion de cœur et d'esprit » avec Mgr Lefebvre, spécialement sur la question du pape. « Si vous voulez savoir ce que j'en pense, a-t-il dit, lisez ce qu'en a écrit Mgr Lefebvre. »
■ Dom Gérard manifeste des préoccupations semblables : méfaits du « zèle d'amertume », tendance au « schisme » ; c'est moins une « question d'opinion » qu'une « attitude spirituelle ».
■ Il faut méditer l'avertissement de Dom Gérard :
« Il n'est pas sans danger, en temps de crise, de proposer des principes métaphysiques sous un mode brutal et sans articulation avec les exigences de la simple morale naturelle. Il en résulte en général peu de lumière et beaucoup de fanatisme. »
*Règle de saint Benoît, chap. 72 :* « *Il y a un zèle d'amertume qui est mauvais, qui sépare de Dieu et conduit à l'enfer ; et il y a un bon zèle qui éloigne des vices et conduit à Dieu et à la vie éternelle. *»
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### Le N. O. M. et le pape
par Mgr Marcel Lefebvre
« COR UNUM » ([^85]) *présentait ma conférence du 16 janvier 1979 intégralement ; elle concernait spécialement la question du Pape. Elle répondait à ceux qui me reprochaient de m'être rendu à Rome pour être interrogé par la Sacrée Congrégation pour la Foi.*
*Il m'a paru opportun de profiter de cette occasion pour préciser de nouveau ce que j'ai écrit et dit au sujet de ces deux problèmes qui travaillent les catholiques fidèles à la Tradition : la validité du N.O.M. et l'existence actuelle d'un Pape.*
Au cours de ces dix dernières années j'ai eu l'occasion de répondre maintes fois à ces questions qui sont très graves. Je me suis toujours efforcé de demeurer dans l'esprit de l'Église, conformément à ses principes théologiques qui expriment sa foi et à sa prudence pastorale exprimée dans la théologie morale et dans l'expérience de son histoire.
Je crois pouvoir dire que je n'ai pas varié d'opinion sur ces sujets et que cette pensée est heureusement celle de la grande majorité des prêtres et fidèles attachés à la Tradition indéfectible de l'Église.
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Il est clair que ces quelques lignes sont insuffisantes pour faire une étude exhaustive de ces problèmes. Mais il s'agit plutôt d'exposer les conclusions nettement de telle sorte qu'on ne se trompe pas sur les orientations et les pensées de la Fraternité Sacerdotale S. Pie X.
\*\*\*
Au sujet de la nouvelle Messe, détruisons immédiatement cette idée absurde : si la Messe nouvelle est valide, donc on peut y participer. L'Église a toujours défendu d'assister aux Messes des schismatiques et des hérétiques, même si elles sont valides.
Il est évident qu'on ne peut participer à des Messes sacrilèges, ni à des Messes qui mettent notre foi en danger.
Or il est aisé de démontrer que la Messe nouvelle telle qu'elle a été formulée par la Commission de Liturgie, avec toutes les autorisations données par le Concile d'une manière officielle, avec toutes les explications de Mgr Bugnini, manifeste un rapprochement inexplicable avec la théologie et le culte protestants.
Les dogmes fondamentaux de la Sainte Messe n'apparaissent plus clairement et sont même contredits :
-- que le Prêtre est le seul ministre,
-- qu'il y a un véritable sacrifice, une action sacrificale,
-- que la Victime ou l'Hostie est Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même présent sous les espèces du pain et du vin, avec son corps, son sang, son âme et sa divinité,
-- que ce Sacrifice est propitiatoire,
-- que le Sacrifice et le Sacrement se réalisent par les paroles de la Consécration et non par les paroles qui précèdent ou suivent.
Il suffit d'énumérer quelques-unes des nouveautés pour être convaincu du rapprochement avec le Protestantisme :
-- l'autel transformé en table sans pierre d'autel,
-- la Messe face au peuple -- concélébrée -- en langue vernaculaire, à voix haute,
-- la Messe a deux parties : la Liturgie de la Parole et celle de l'Eucharistie,
-- les ustensiles vulgarisés, le pain fermenté, la distribution de l'Eucharistie par des laïcs, dans les mains,
-- la Sainte Réserve cachée dans les parois,
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-- les lectures faites par des femmes,
-- la communion aux malades par des laïcs.
Il ne s'agit là que de nouveautés autorisées.
On peut donc sans exagération aucune dire que la plupart de ces Messes sont sacrilèges et qu'elles pervertissent toute la foi en la diminuant. La désacralisation est telle que cette Messe risque de perdre son caractère surnaturel, « son mystère de la foi » pour n'être plus qu'un acte de religion naturelle.
Ces Messes nouvelles non seulement ne peuvent être l'objet d'une obligation pour le précepte dominical, mais on doit à leur sujet appliquer les règles de la théologie morale et du droit canon qui sont celles de la prudence surnaturelle par rapport à la participation ou à l'assistance à une action périlleuse pour notre foi ou éventuellement sacrilège.
Doit-on pour autant dire que toutes ces Messes sont invalides ? Dès lors que les conditions essentielles existent pour la validité, c'est-à-dire la matière, la forme, l'intention et le prêtre validement ordonné, on ne voit pas comment on pourrait l'affirmer.
Les prières de l'offertoire, du Canon et de la communion du Prêtre qui entourent la Consécration sont nécessaires à l'intégrité du Sacrifice et du Sacrement mais non à sa validité. Le Cardinal Mindszenty prononçant « à la sauvette » dans sa prison les paroles de la Consécration sur un peu de pain et de vin pour se nourrir du corps et du sang de Notre-Seigneur, sans être aperçu de ses gardiens, a certainement accompli le Sacrifice et le Sacrement.
Qu'il y ait toujours moins de Messes valides à mesure que la foi des prêtres se corrompt et qu'ils n'aient plus l'intention de faire ce qu'a toujours fait l'Église, car l'Église ne peut changer d'intention, c'est évident. La formation actuelle de ceux qui sont dits séminaristes ne les prépare pas à accomplir des Messes valides. Le Sacrifice propitiatoire de la Messe n'est plus l'œuvre essentielle du prêtre. Rien n'est décevant et triste comme la lecture des discours ou communiqués des Évêques au sujet des vocations ou à l'occasion d'une ordination sacerdotale. Ils ne savent plus ce qu'est le Prêtre.
Toutefois pour juger de la faute subjective de ceux qui célèbrent la nouvelle Messe et de ceux qui y assistent, nous devons appliquer les règles du discernement des esprits selon les directives de la théologie morale et pastorale. Nous devons toujours agir en médecins des âmes et non en justiciers et en bourreaux comme sont tentés de le faire ceux qui sont animés du zèle amer et non du vrai zèle.
155:241
Que les jeunes prêtres s'inspirent des paroles de saint Pie V dans sa première encyclique ! et des nombreux textes d'auteurs spirituels connus comme ceux de Dom Chautard dans l' « Ame de tout Apostolat », de Garrigou-Lagrange dans le II^e^ tome de « Perfection chrétienne et contemplation », de Dom Marmion dans « Le Christ idéal du Moine ».
\*\*\*
Passons au deuxième sujet non moins important : avons-nous vraiment un Pape ou un intrus assis sur le Siège de Pierre !
Bienheureux ceux qui ont vécu et sont morts sans avoir à se poser une semblable question ! Il faut reconnaître que le Pape Paul VI a posé et pose encore un sérieux problème à la conscience des catholiques. Sans rechercher ni connaître sa culpabilité dans l'affreuse démolition de l'Église sous son Pontificat, on ne peut pas ne pas reconnaître qu'il en a accéléré les causes dans tous les domaines. Comment un successeur de Pierre a pu en si peu de temps causer plus de dommages à l'Église que la Révolution de 89 ? on peut se le demander.
Des faits précis comme les signatures apposées à l'article VII de l'Instruction concernant le Nouvel Ordo Missae, ainsi qu'au document de la « Liberté Religieuse », sont scandaleux et sont l'occasion pour certains d'affirmer que ce Pape était hérétique et que par le fait de son hérésie il n'était plus Pape.
Les conséquences de ce fait seraient que la plupart des Cardinaux actuels ne le seraient pas et sont donc inaptes à élire un autre Pape. Les Papes Jean-Paul I^er^ et Jean-Paul II ne seraient donc pas élus légitimement.
Il est donc inadmissible de prier pour un Pape qui ne l'est pas et de converser avec celui qui n'aurait aucun titre à siéger sur la chaire de Pierre.
Comme pour le problème de l'invalidité de la Nouvelle Messe, ceux qui affirment qu'il n'y a pas de Pape simplifient trop les problèmes. La réalité est plus complexe.
Si l'on se penche sur la question de savoir si un Pape peut être hérétique on s'aperçoit que le problème n'est pas aussi simple qu'on le croirait. L'étude très objective de ce sujet par Xaverio da Silveira montre qu'un bon nombre de théologiens pensent que le Pape peut être hérétique comme docteur privé mais non comme docteur de l'Église universelle. Il faudrait donc examiner dans quelle mesure le Pape Paul VI a voulu engager son infaillibilité dans ces divers cas où il a signé des textes proches de l'hérésie sinon hérétiques.
Or nous avons pu voir que dans ces deux cas comme dans beaucoup d'autres le Pape Paul VI a beaucoup plus agi en libéral qu'en s'attachant à l'hérésie. Car dès qu'on lui faisait remarquer le danger qu'il courait, il rendait le texte contradictoire en ajoutant une formule contraire à ce qui était affirmé dans la rédaction, ou en rédigeant une formule équivoque, ce qui est le propre du libéral qui est incohérent par nature.
156:241
Le libéralisme de Paul VI, reconnu par son ami le Cardinal Daniélou, est suffisant pour expliquer les désastres de son Pontificat. Le Pape Pie IX en particulier a beaucoup parlé du catholique libéral, qu'il considérait comme le destructeur de l'Église. Le catholique libéral est une personne à double visage, dans la contradiction continuelle. Il veut demeurer catholique et est possédé par la soif de plaire au monde. Il affirme sa foi avec crainte de paraître trop dogmatique et il agit en fait comme les ennemis de la foi catholique.
Un Pape peut-il être libéral et demeurer Pape ? L'Église a toujours réprimandé sévèrement les catholiques libéraux. Elle ne les a pas tous excommuniés. Là encore nous devons demeurer dans l'esprit de l'Église. Nous devons refuser le libéralisme d'où qu'il vienne parce que l'Église l'a toujours condamné sévèrement, parce qu'il est contraire à la Royauté de Notre-Seigneur et en particulier à la Royauté sociale.
L'éloignement des cardinaux de plus de 80 ans et les conventicules qui ont préparé les deux derniers Conclaves ne rendent-ils pas invalide l'élection de ces Papes : invalide, c'est trop affirmer, mais éventuellement douteuse. Toutefois l'acceptation de fait postérieure à l'élection et unanime de la part des Cardinaux et du clergé romain suffit à valider l'élection. C'est l'opinion des théologiens.
La question de la visibilité de l'Église est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l'omettre durant des décades.
Le raisonnement de ceux qui affirment l'inexistence du Pape met l'Église dans une situation inextricable. Qui nous dira où est le futur Pape ? Comment pourra-t-il être désigné puisqu'il n'y a plus de cardinaux ? Cet esprit est un esprit schismatique du moins pour la plupart des fidèles qui s'attacheront à des sectes vraiment schismatiques comme : celle de Palmar de Troya, de l'Église Latine de Toulouse, etc.
Notre Fraternité se refuse absolument à entrer dans de pareils raisonnements. Nous voulons demeurer attachés à Rome, au successeur de Pierre, mais nous refusons son libéralisme par fidélité à ses prédécesseurs. Nous ne craignons pas de le lui dire respectueusement mais fermement, comme saint Paul le fit vis-à-vis de saint Pierre.
C'est pourquoi loin de refuser de prier pour le Pape, nous redoublons nos prières et nos supplications pour que l'Esprit Saint lui donne lumière et force dans l'affirmation et la défense de la foi.
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C'est pourquoi je n'ai jamais refusé de me rendre à Rome à sa demande ou à la demande de ses représentants. La Vérité doit s'affirmer à Rome plus qu'en n'importe quel lieu. Elle appartient à Dieu qui la fera triompher.
En conséquence la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X des Pères, des Frères, des Sœurs, des Oblates ne peut pas tolérer dans son sein des membres qui refusent de prier pour le Pape et qui affirment que toutes les Messes du Novus Ordo Missae sont invalides. Certes, nous souffrons de cette incohérence continuelle qui consiste à louer toutes les orientations libérales de Vatican II et qui en même temps s'efforce d'en atténuer les effets. Mais cela doit nous inciter à prier et à maintenir fermement la Tradition, mais non pour autant affirmer que le Pape n'est pas Pape.
\*\*\*
En conclusion, nous devons avoir l'esprit missionnaire qui est le véritable esprit de l'Église, tout faire pour le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ selon la devise de notre Saint Patron Saint Pie X : « Instaurare omnia in Christo », bout restaurer dans le Christ, et tout subir comme Notre-Seigneur dans sa passion pour le salut des âmes, pour le triomphe de la Vérité. « In hoc natus sum, dit Notre-Seigneur à Pilate, ut testimonium perhibeam veritati. » « Je suis né pour témoigner en faveur de la Vérité. »
Marcel Lefebvre.
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### La question du pape
par Fr. Gérard o.s.b.
I. -- Il appartient à la prudence, non d'énoncer les principes, mais de les appliquer aux situations concrètes, et de régler les actions en vue de la fin.
L'attitude à prendre en face du nouveau pontificat est donc une attitude prudentielle.
La foi dans la primauté de Pierre étant sauve, on cherche quelle attitude répond davantage à la vertu surnaturelle de prudence :
ou bien déclarer que Jean-Paul II a perdu sa juridiction pour crime d'hérésie : proposition insoutenable, parce que impossible à établir ;
ou bien admettre que Jean-Paul II est effectivement pape régnant sur le siège de Pierre (bien ou mal, ceci est une autre question).
Cette position s'appuie sur deux faits :
Le pape a été élu validement.
Il a été accepté par l'Église.
Cette position est conforme au bon sens.
C'est la position de Mgr Lefebvre.
II\. -- Les « Ultras » confondent *défaillance dans l'exercice du pontificat* avec *vacance du siège apostolique.*
Ils assimilent « mauvais pape » à « non pape » ; « résistance au pape » à « rejet du pape ».
159:241
Cette surenchère imprudente a toujours été, au cours de l'histoire, la tentation des « schismatiques de droite », ceux qui ont poussé au paroxysme l'exigence de pureté (Donatistes, Jansénistes, Vieux catholiques).
Ce qui n'est actuellement encore qu'une tendance, une tentation de zèle amer, pourrait aller jusqu'au schisme déclaré, le jour où Jean-Paul II rétablirait (imparfaitement) la tradition de l'Église.
III\. -- Comment envisager la critique envers le pape ?
Les actes (ou l'absence d'actes) de Jean-Paul II peuvent être jugés sévèrement par référence à la doctrine et à la tradition. Certains discours du pape sont ambigus. Nous ne le nions pas ; nous le faisons remarquer avec douleur quand cela est nécessaire.
Parfois notre critique rejoint celle des Ultras, mais nous récusons leur conclusion hâtive, leur exclusive et leur refus de prier pour le pape.
IV\. -- *La prière pour le pape.*
Il faut prier pour le pape au canon de la messe selon la norme indiquée par la liturgie.
Il n'appartient pas à chaque fidèle de décider si l'Église est « una cum pontifice nostro », selon son humeur ou ses intuitions.
La prière pour le pape se présente, non comme un problème de théologie spéculative, mais comme une exigence de *charité,* de *piété filiale* et d'*humilité*.
L'attitude requise envers Jean-Paul II ne relève donc pas directement du dogme, mais de la vertu.
La prière pour le pape, comme l'attitude générale envers le souverain pontife, est commandée par un principe en vigueur dans toutes les Communautés : c'est le principe qui exige des sujets un *préjugé favorable* envers l'autorité. Sans ce principe, il n'y a plus de vie en société possîble, plus de gouvernement, plus d'esprit communautaire. C'est le règne de l'individualisme, de la volonté propre, des hiérarchies parallèles.
V. -- Il faut dénoncer fermement la tendance à intellectualiser à outrance une question d'ordre moral posée à l'*humilité*, à la *patience*, à la *docilité aimante* et au *sensus ecclesiae,* c'est-à-dire aux vertus qui ressortissent à la vie en société, lesquelles ne vont pas sans une certaine défiance de soi-même et de ses propres lumières.
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*CONCLUSION*
Il n'est pas sans danger, en temps de crise, de proposer aux esprits des principes métaphysiques sous un mode brutal et sans articulation avec les exigences de la simple morale naturelle. Il en résulte, en général, peu de lumière et beaucoup de fanatisme.
Ce n'est pas le diagnostic sur le gouvernement du pape qui est en question ; il est toujours loisible d'avoir une opinion. Ce qui donne à craindre, c'est le manque de piété et de charité avec lequel on porte son diagnostic.
Il est désolant de voir avec quelle précipitation on passe à des conclusions extrêmes, contre toute prudence surnaturelle, avec une absence de sens pastoral que saint Benoît nomme dans le chapitre 72 de la Règle : « *Zelus amaritudinis*, zèle d'amertume. Il n'est plus question alors d'opinion, mais d'attitude spirituelle : on est « Ultra ».
« Être *Ultra*, disait le vieil Hugo, c'est aller au-delà ; c'est attaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom de l'autel. » C'est peut-être, en un sens plus dramatique, passer outre aux lumières de la grâce.
Fr. Gérard o.s.b.
161:241
## DOCUMENTS
### La colonisation communiste des structures pseudo-hiérarchiques de l'Église en France
*Dans notre précédent numéro* (*pp. 102 et suiv.*) *nous avons fait écho aux accusations circonstanciées de Pierre Debray contre le soi-disant* COMITÉ CATHOLIQUE CONTRE LA FAIM ET POUR LE DÉVELOPPEMENT, *l'abominable CCFD qui par un abus de confiance détourne l'argent recueilli pour des motifs charitables et fonctionne en fait comme une courroie de transmission du parti communiste.*
162:241
Nous disons qu'il y a -- dans le cas du CCFD comme dans beaucoup d'autres cas similaires -- une colonisation *communiste* des structures *pseudo-hiérarchiques.* Ce sont bien des « structures » ; elles commandent en fait à l'appareil administratif du catholicisme : en quoi elles sont « hiérarchiques ». Mais « pseudo » hiérarchiques parce que leur autorité de fait est illégitime. Ce qui n'innocente point les évêques, lesquels sont complices, au moins par consentement passif. Enfin cette colonisation est « communiste » parce qu'elle s'exerce au profit de la *praxis* communiste, c'est-à-dire de l'action politique du communisme.
Le *Courrier de Pierre Debray,* numéro 591 du 23 janvier, a renouvelé et développé ses accusations contre le CCFD. En voici la reproduction intégrale, parce qu'il importe que ces faits soient bien connus du public.
Catholiques, vous vous saignez aux quatre veines pour adresser des dons au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement.
Vous avez le droit d'être informés de l'accusation très grave que porte contre ce Comité « Médecins sans frontière ».
Vous connaissez tous « Médecins sans frontière », ces médecins et ces infirmières qui consacrent plusieurs mois, parfois plusieurs années au service des plus démunis, les victimes des guerres et des génocides, qui se multiplient malheureusement. Leur président, le Docteur Xavier Emmanuelli a lancé de graves accusations dans le « Quotidien du Médecin » du 27/28 décembre 1979 en page 13. Les voici :
Énumérant les « *associations caritatives et confessionnelles qui travaillent sur le terrain *»*, il* constate que « *jusqu'à présent, le gouvernement cambodgien a refusé les visas à leurs représentants. Deux exceptions cependant, le CCFD catholique et le Cimade protestant. Avant de clore ce chapitre, on peut en ouvrir un dernier sous la rubrique :* « *organisations politisées faisant croire qu'elles sont apolitiques *»*. C'est le Comité français d'aide médicale et sanitaire à la population cambodgienne* (*communiste*) : *il entraîne dans son sillage, comme* « *faux nez *»*, CIMADE* (*protestant*)*, CCFD* (*catholique*) *et Secours populaire.*
163:241
*Comme par hasard, ils sont les seuls à travailler au Cambodge* \[sic\]*, la population réfugiée en Thaïlande ne devant probablement pas être faite de vrais Cambodgiens. Menteurs ou naïfs, ils prétendent que tout va bien, que l'aide arrive partout. En réalité, le CICR et l'UNICEF, bloqués dans leurs hôtels, pourraient témoigner sur une telle distribution... *»
A quoi sert votre aide ?
« Le Monde » du 30 décembre 1979 en page 3 donne la réponse :
à engraisser les rats.
« *Plusieurs dizaines de milliers de tonnes d'aide alimentaire livrée au régime de Phnom-Penh depuis deux mois par l'UNICEF et le C.I.C.R., par divers gouvernements et par des organisations humanitaires, n'ont toujours pas été distribuées. Une part importante des secours occidentaux reste bloquée alors que, pour les opérations militaires prioritaires, des dizaines d'avions-cargos soviétiques et vietnamiens et des centaines de camions sillonnent le Cambodge chargés de carburant et de munitions. Dans le port de Kampong-Som, les entrepôts, bondés, contenaient jusqu'à ces derniers jours au moins 23 000 tonnes de riz fournies par le programme alimentaire mondial* (*PAM*) *et livrées par l'UNICEF et le C.I.C.R., sur un total de 30 000 tonnes acheminées depuis la fin septembre. Ces stocks, attaqués par les rats, doivent être traités d'urgence.*
*Quoi qu'il en soit, on s'explique difficilement les raisons de la politique de stockage de l'aide. Même ceux qui évitent de les mettre sur le compte d'une stratégie délibérée de Hanoï, rejettent aujourd'hui l'argument exclusif d'un manque de moyens matériels : plus de cent camions et un important outillage ont été livrés au titre de l'aide, et quatre cents véhicules sont en voie d'acheminement. *»
Déjà en 1974, le fondateur du « Secours Catholique », Monseigneur Rodhain, manifestait son inquiétude devant l'orientation du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement. La lettre que nous reproduisons en fournit la preuve.
164:241
Secours Catholique -- 106, rue du Bac, Paris 7^e^ -- Tél. 260.37.70 -- C.C.P. 5620-09 Paris.
JR/IB
n° 12
Paris, le 2 Janvier 1974.
Monsieur,
Je reçois votre lettre où vous me dites votre désarroi devant les prises de position du C.C.F.D. et où vous me demandez jusqu'où le Secours Catholique souscrit à cette politique.
Au récent Congrès National du C.C.F.D. le 24 Novembre dernier, dans son rapport de clôture, le président du C.C.F.D., Monsieur FARINE, a précisé que le Secours Catholique tout en restant par solidarité membre du Comité, avait clairement signifié qu'il ne pouvait ni ne voulait adhérer à certaines prises de positions politiques du C.C.F.D. Au Vietnam, en particulier, nous entendons bien poursuivre notre action en plein accord avec l'épiscopat et les missionnaires qui sont sur place.
Cette distinction a été si vigoureusement affirmée que le journal OUEST FRANCE y a fait écho par deux fois : Numéros des 27 Novembre et du 1^er^/2 Décembre 1973.
\*\*\*
Je vous remercie de votre confiance et je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes meilleurs sentiments.
Mgr Jean RODHAIN, Président.
Pourquoi Monseigneur Rodhain s'inquiétait-il ? Il avait été alerté à l'époque par le « projet 1974 » du Comité et particulièrement par la page 21.
INDOCHINE
Vietnam Sud
> Page n° projet titre montant
------ ------------ ------------------------------------------------------ -------
VII 385.00.9 Formation de Jeunes militants et de cadres œuvrant\ 22000
pour le rétablissement de la Justice, de la Liberté\
et de la Démocratie
VII 335.00.10 Soutien à des publications et revues\ 40000
travaillant dans le même sens
------ ------------ ------------------------------------------------------ -------
165:241
----- ------------ ---------------------------------------------------- ---------
VII 335.00.11 Aide humanitaire aux prisonniers politiques 200 000
VII 335.00.12 Réalisation de classes populaires pour les enfants 24000
VII 335.00.13 Action de promotion dans les quartiers 19 000
VII 335.00.14 Mise en place de foyers de jeunes dans les villes 24000
----- ------------ ---------------------------------------------------- ---------
Vietnam Nord
------ ---------- ------------------------------------------------ --------
VII 334.00.2 Équipement sanitaire 60000
VII 334.00.3 Éducation 60000
VIII 334.00.4 Reconstruction d'habitations 180000
VIII 334.00.5 Aide pour emplois aux invalides de guerre 180000
------ ---------- ------------------------------------------------ --------
Pour le Sud-Vietnam, le comité se préoccupait des prisonniers politiques. Comment le lui reprocher ? Parmi eux se trouvaient, sans doute, des agitateurs et des terroristes vietminh, mais aussi des chrétiens et des bouddhistes qui étaient indignés par la corruption des dirigeants, par le développement de la prostitution, par les « combines » de commerçants chinois, qu'il ne faut pas prendre nécessairement pour des victimes, sous prétexte que les vietnamiens les ont chassés d'une manière un peu brutale. Les chrétiens devaient fournir une aide « humanitaire » à ces prisonniers en vertu du précepte évangélique.
« *J'étais en prison et tu m'as visité. *» Mais il y avait aussi, au Vietnam du Nord des camps de concentration où croupissaient des chrétiens et des bouddhistes. Le comité ne s'en préoccupait pas. Certes, il ne pouvait rien pour eux, directement. Du moins lui était-il possible d'agir, de façon indirecte, en alertant l'opinion internationale.
Ne parlons pas de l'argent destiné à la formation de cadres communistes présentés comme des défenseurs de « *la Justice, de la liberté et de la démocratie *»*.* Le régime communiste se montre incommensurablement plus injuste, plus tyrannique, plus cruel que celui qu'il a remplacé. Alors, naïveté ou hypocrisie ?
Par contre, le comité se préoccupe de secourir les invalides de guerre, quand ils appartiennent à l'armée communiste. Il ne s'intéresse nullement à ceux du Sud Vietnam. Il n'y en avait donc pas ? Étrange charité, à ce point sélective. L'on s'explique l'indignation de Mgr Rodhain.
Certes, dans ses dépliants publicitaires, le Comité, afin d'encourager votre générosité, vous présente des projets d'action d'ordinaire fort louables. Nous ne prétendons d'ailleurs pas que l'ensemble des dons reçus soit dilapidé. Mais nous vous apportons la preuve qu'une partie d'entre eux est détournée au profit d'organisations partisanes ou parfois subversives qui n'ont rien à voir avec la lutte contre la Faim et pour le Développement.
166:241
Nous vous présentons quelques projets -- il y en a de 350 à 400 par an -- que nous avons extraits des fiches du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement. Nous vous les livrons avec les références, même si celles-ci paraissent parfois incompréhensibles. Vous pouvez vérifier en consultant dans votre diocèse, au siège du Comité, l'ensemble des fiches de 1977 et 1978.
------------ ------------ ------------ --------------------------------------------- ---------
000009577 Mondial 700 000 F Bourses promotions syndicale, politique p\. 45
0000010477 Mondial 100 000 F Cours formation de militants engagés p\. 48
0000012277 Mondial 25000 F Bourses rencontre de l'AECC p\. 56
0000012977 Mondial 10000 F Dialogue sensibilisation CFDT p\. 60
200005477 Amér. Lat. 45 000 F Formation syndicale et politique p\. 139
200006977 Amér. Lat. 20 000 F Formation dirigeants ouvriers UTAL p\. 143
211001477 Bolivie 50 000 F Formation cadres syndicaux p\. 158
21204177 Brésil 150 000 F Éducation ouvrière p\. 163
22400877 Haïti 50 000 F Formation cadres militants en exil p\. 192
500000777 Europe 45 000 F Sensibilisation opinion publique pour la
Guinée Équatoriale p\. 230
5190024877 France 20000 F Recherche efficacité syndicale p\. 238
53400677 Portugal 25000 F Centre information et doc. anti-colonial. p\. 244
100009378 Afrique 60 000 F Colloque resp. synd. France, Afr. P. Arabe p\. 101
109001378 Algérie 10 000 F Sensibilisation luttes de libération p\. 108
109002978 Algérie 60 000 F Recyclage initiation planification p\. 109
11000478 Angola 30 000 F Formation 100 responsables pour luttes
de libération p\. 108
12300278 Guinée éq. 40 000 F Inf. et conscientisation en Europe p\. 138
16000578 Sahara 10000 F Soutien amis REP. Arabe Sahraouie p\. 191
200005478 Amér. Lat. 20 000 F Form. SYND. et pol. de 5 responsables p\. 193
209002478 Argentine 6 000 F 1/2 bourse pour réfugiée politique p\. 205
213003178 Chili 45 000 F Édition Fr. bulletin lutte contre dictature p\. 228
213004378 Chili 15 000 F Formation de 40 cadres syndicaux p\. 232
213004578 Chili 7 500 F Brochures, affiches, manif. en France p\. 233
21318278 Chili 85 000 F Formation syndicalistes ruraux p\. 238
234003078 Pérou 25 000 F Liaison avec les courants politiques pour
la libération du peuple p\. 260
300005178 Asie 20 000 F Information en Europe p\. 214
34000178 Vietnam 1000 000 F Wagons de voyageurs p\. 32
------------ ------------ ------------ --------------------------------------------- ---------
167:241
Il ne s'agit là que d'échantillons mais fort intéressants. Ainsi nos dons passent à former des cadres syndicaux, à subventionner des colloques, à organiser des révolutions, à soutenir une rébellion contre le Maroc, toutes activités qui n'ont rien à voir de près ou de loin avec la lutte contre la faim et pour le développement. Vous remarquerez, Monsieur le Cardinal, que dix mille francs, un million de centimes servent à la « sensibilisation » du peuple algérien, aux «* luttes de libération *». Tout le monde sait que la presse de ce pays ne cesse de multiplier les appels à la révolte, en particulier contre le Président Sadate, coupable du crime de paix. A quoi donc pourra bien être utilisé ce million de centimes ? A offrir à quelques dirigeants un bon repas ? Vous constaterez également, Monsieur le Cardinal, que trente mille francs sont offerts à l'Angola pour former « *cent responsables *» de luttes de libération. Or, les responsables angolais imposent, grâce aux mercenaires cubains, une impitoyable dictature, de type marxiste, à leur peuple dont une partie continue de résister, au prix de terribles souffrances. Cet argent est manifestement destiné à chasser les dirigeants chrétiens (noirs) de la Rhodésie qui s'efforcent de sauver leur pays d'une dictature marxiste. Est-ce l'objectif du Comité Catholique contre la faim et pour le développement ? Il faut que nous le sachions.
Bien plus, une partie des dons des catholiques est utilisée pour l'édition de bandes dessinées. Celle qui s'intitule « l'espoir de la vie » est destinée à persuader les enfants que seul le communisme peut libérer les peuples de la Faim et permettre leur Développement.
Elle prétend leur raconter l'histoire d'une petite Cambodgienne, Vanna, qui leur explique tous les bienfaits que lui apporte l'occupation de son pays par les communistes vietnamiens : « *On recommence à jouer, à rire. Il n'y a plus d'hôpital mais on s'organise. On a de la peine, mais on croit qu'on peut y arriver. Reconstruire le pays c'est long mais on veut laisser personne de côté. *»
Croyez-vous qu'il soit permis de mentir aux enfants ? Il s'agit, en effet, d'une imposture que dénonce un rédacteur du « Monde », Pierre Droin, (« Le Monde » du 12 décembre 1979).
« *Nous connaissons aujourd'hui une autre sorte de disette que l'on pourrait dire politique et dont le Cambodge est l'exemple type. Après la perpétration froide et lucide d'un véritable génocide du fait des Khmers rouges, les survivants se rendent compte -- selon les témoignages les plus dignes de foi -- que le Vietnam se sert de l'alimentation comme d'une arme pour asseoir son pouvoir :*
168:241
*cela va de la répartition au compte-gouttes de secours à l'interdiction de l'abattage du bétail et aux retards imposés aux moissons. Comme le disait le Dr Kouchner au retour de Phnom-Penh, où il avait apporté 1000 tonnes de vivres avec l'Île de Lumière,* « la disette et le marché noir sont organisés par les Vietnamiens à leur profit, car l'aide internationale est actuellement incontrôlée ». »
Nous vous faisons remarquer que jamais le Comité ne s'est préoccupé des hommes et des femmes qui souffrent dans le Goulag, que ce soit en Union Soviétique, en Chine ou au Vietnam. Ainsi, il combat les atteintes aux droits de l'homme qui se produisent dans différents pays d'Amérique latine, sauf ceux dont les victimes se trouvent à Cuba.
Faut-il en conclure que le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement est une organisation marxiste ? Certes pas. Mais son orientation politique le conduit à pratiquer une charité sélective. Vous ne l'accepterez pas. Nous vous demandons de ne plus donner un centime au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement aussi longtemps que vous ne serez informés de façon exacte de la répartition de vos offrandes.
Certes, le Comité se réclame du patronage des évêques qu'il a peut-être mérité en d'autres temps, mais ceux que nous avons interrogés à ce sujet et qui nous ont répondu l'ont tous fait dans le même sens. Pas plus que nous, ils ne sont tenus informés.
C'est cette information que nous réclamons tant pour les évêques que pour les prêtres et pour les fidèles.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article paru dans le *Courrier de Pierre Debray*, numéro 591 du 23 janvier 1980.\]
Comme on peut le supposer, nous ne suivons pas toujours les commentaires, appréciations et jugements de Pierre Debray. Nous ne croyons pas du tout que les évêques aient besoin d'une information supplémentaire.
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Pour notre part c'est depuis 1955 -- depuis vingt-cinq ans, un quart de siècle, quasiment une génération -- que nous mettons en lumière la transformation d'organisations catholiques en courroies de transmission de l'action politique du parti communiste. Cela fait un quart de siècle que nous entendons les évêques (et leurs successeurs choisis par eux, selon une continuelle cooptation), quand on les met en présence de faits irrécusables, dire qu'ils n'avaient pas été « tenus informés ». Le cas du CCFD n'est pas un simple accident. Pas plus que celui du chef des informations religieuses du journal LA CROIX, qui depuis des années est, selon ses propres termes, un « compagnon de route des communistes » : le noyau dirigeant de l'épiscopat le sait fort bien. La vraie question est précisément l'existence illégale et le fonctionnement arbitraire d'un NOYAU DIRIGEANT à l'intérieur de l'épiscopat. Ce noyau dirigeant est de tendance moderniste en religion et de tendance pro-communiste en politique. Tout le reste suit de là.
J. M.
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### Le temps des rois fainéants
« *Le temps des rois fainéants *»* : sous ce titre* MAURICE BARDÈCHE *a publié dans plusieurs numéros successifs de sa revue* DÉFENSE DE L'OCCIDENT *une vigoureuse critique des méthodes et personnels de gouvernement dans les démocraties occidentales, notamment en France. Voici quelques extraits de l'article paru dans le numéro 170 de décembre 1979.*
La crise de la politique extérieure américaine a pour origine une erreur sur la réalité : c'était une tâche utopique que de convertir le monde entier à la démocratie américaine et, pour cela, de se faire garde-champêtre préposé à faire respecter une certaine morale internationale que les Américains s'étaient peu souciés d'appliquer pendant la guerre. Le repli américain actuel est la conséquence de cette erreur d'optique.
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Ne pas appeler les choses par leur nom est une cécité grave parce qu'elle empêche de reconnaître les périls et de trouver les moyens de s'y opposer. Les Américains sont en présence d'une série de guerres de conquêtes menées par l'URSS, les armes dont on se sert contre eux sont idéologiques, l'URSS conquiert et s'installe au nom de l'anticapitalisme, les hommes qui conduisent ces opérations stratégiques sont des spécialistes de l'endoctrinement et de la déstabilisation et ils sortent de centres de formation où on leur enseigne les méthodes de cette guerre nouvelle. Quelles armes les Américains opposent-ils à ce mode de guerre inconnu il y a trente ans ? Aucune. Ils n'ont rien inventé, non par faiblesse ou manque d'intelligence, mais parce qu'ils n'ont jamais osé prononcer le mot de « guerre » pour l'appliquer à cette situation. Et ils laissent l'URSS établir peu à peu un empire colonial et acquérir des bases qui lui donneront le contrôle des voies maritimes, faute d'avoir vu la réalité telle qu'elle est, de lui avoir donné son véritable nom et de faire face à la réalité avec résolution (...)
Appeler les choses par leur nom, nous n'en sommes pas plus capables que les Américains. Ici, nous allons nous contenter d'un exemple modeste, de taille domestique. La France, et de leur côté l'Italie et l'Espagne, se trouvent dans un état qu'on appelle poliment d'*insécurité*. Or cette insécurité qui se manifeste par des rapts, des actes de banditisme, des assassinats n'est pas seulement le résultat d'une politique de mollesse des gouvernements et des tribunaux. La véritable pusillanimité consiste à refuser le nom de *guerre* à cette situation parce qu'elle ne correspond pas à l'idée que nous nous faisons généralement de la guerre. Il s'agit, dans le cas de l'Italie et de l'Espagne, d'une guerre menée par des moyens nouveaux contre la nation, par des armes et des méthodes inédites et qui a pour objectif la conquête de territoires ou de positions de force obtenus par le chantage et la violence : le tout, pour installer au pouvoir dans certaines régions les états-majors qui conduisent cette guerre d'intimidation. Pour la France, la situation est politiquement différente, mais mérite le même nom. Les Français se trouvent en présence d'une guerre du pillage dont les instruments sont le terrorisme et l'assassinat. Que l'objectif soit l'expropriation de ceux qui possèdent ou l'installation politique importe peu, le danger est le même, l'impuissance est pareille parce qu'on refuse le nom de guerre à cette situation, ce qui empêche d'utiliser pour y mettre fin les armes qu'on doit utiliser dans toute guerre. Comme les Américains, nous sommes en retard d'une idée, d'un matériel, d'une volonté.
Sur la question très circonscrite de la criminalité de droit commun, l'inertie par routine est d'autant plus remarquable que nous possédons tous les moyens pour mener une contre-offensive si nous en avons la volonté. L'ennemi est identifiable puisque la pègre est un milieu connu, fiché. La nouvelle pègre dont on nous affirme qu'elle échappe à l'identification habituelle faute d'indicateurs et parce qu'elle est fluide et inorganisée, est toutefois localisable, donc recensable.
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Si la volonté de protéger les honnêtes gens existait réellement chez les hommes qui nous gouvernent, il leur suffirait de dresser un fichier général de la criminalité et d'*exclure de la protection des lois ceux qui se trouveraient sur ce fichier* (*...*)*.*
\[Fin des extraits de l'article de Maurice Bardèche : « Le temps des rois fainéants » paru dans *Défense de l'occident,* numéro 170 de décembre 1979.\]
*Dans un autre article du même numéro, Maurice Bardèche s'indigne du mépris* *qu'Alain de Benoist prétend afficher à l'égard de Maurras :*
Je ne suis pas maurrassien, je ne l'ai jamais été que par sympathie pour des gens que j'aimais. Mais ce vieil homme qui s'est battu toute sa vie avec tant de courage, qui nous a tant apporté, tant appris, est-il juste qu'on le laisse sans un mot au bord de la route, oublié et blessé, pendant que montent les escouades de la relève ? Le sentiment que chaque peuple est un organisme dont il faut respecter la diversité et la vie, que des poisons peuvent tuer, le mélange nécessaire de l'ordre et du désordre des croissances naturelles, l'empirisme organisateur, le primat du politique comme garant de tout ordre, n'est-ce pas son héritage, des vérités que nous lui devons ?
*Alain de Benoist a pu écrire :*
« *Ce nécessaire primat du politique, si bien mis en valeur par Carl Schmitt... *»
*Écrire ainsi, c'est écrire à l'intention des seuls* « *illettrés politiques *», *remarque Maurice Bardèche. Sans doute, ajoute-t-il, on n'arrive pas à l'audience et au succès en se recommandant de Maurras, qui n'a pour lui que* « *cinquante ans de lucidité *» *et* « *la forme la plus difficile du courage, le courage intellectuel *»*. Tout le monde comprend en effet qu'en parlant de Maurras avec mépris, Alain de Benoist* ACHÈTE *en quelque sorte la considération, la renommée, l'audience qu'il convoite.*
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*Mais, ce faisant, il s'est attiré ce mot terrible de Maurice Bardèche :*
L'audience s'achète, j'en conviens. Mais il n'est peut-être pas indispensable de la payer au plus haut prix.
*Au plus haut prix, c'est-à-dire par la vilenie* (*intellectuelle*) *la plus méprisable. Du mot terrible de Maurice Bardèche, Alain de Benoist aura du mal à se relever.*
============== fin du numéro 241.
[^1]: -- (1). Non, les messes en question ne sont pas « dites traditionalistes ». Elles sont dites traditionnelles. La MESSE TRADITIONNELLE, c'est la messe célébrée dans l'un *des* rites reconnus par saint Pie V : romain, dominicain, ambrosien, lyonnais pour l'Église latine, et bien entendu les rites catholiques orientaux. Pour désigner sans équivoque la messe de rite romain, nommée parfois « messe tridentine », on emploie autant qu'il est nécessaire l'expression : LA MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V. -- Voir d'autre part, plus loin, en appendice, notre note sémantique sur le traditionalisme.
[^2]: -- (2). S'il « n'est pas sain de laisser subsister certaines ambiguïtés », Mgr Schmitt devrait expliquer pourquoi donc il les a laissé subsister pendant dix ans ; pourquoi « le moment semble venu » de les dissiper seulement en décembre 1979. La « réforme du missel romain promulguée par Paul VI » est de 1969. En 1979 seulement, le « moment semble venu » à Mgr Schmitt d'en dire enfin, « au nom de l'Église, les véritables enjeux ». Dont acte : pendant dix ans, ces véritables enjeux n'avaient pas été dits.
[^3]: -- (3). Le vertige le plus grand est assurément celui qu'éprouve Mgr Schmitt lui-même, pour qui tout tourne et change, le monde et la foi, la conception du salut elle-même, selon les célèbres énoncés de Saint-Avold.
[^4]: -- (4). Supercherie. Nous ne jetons pas le doute sur la fidélité *de l'Église* à son Seigneur. Nous mettons en doute la fidélité épiscopale au Seigneur et à l'Église.
[^5]: -- (5). Justement, il ne l'a pas réformé, spécialement pas au sens moderne de ce mot. Il l'a rétabli ou restauré : « *Missale romanum restitutum *».
[^6]: -- (6). Nous n'en avons pas au « liturgiste peu suspect de progressisme, Dom Paul Nau, moine de Solesmes » : c'est un irresponsable, en plusieurs sens du terme. Nous en avons aux autorités coupables d'abus de pouvoir. C'est pourquoi nous ne disons rien de cette misérable citation, -- sinon pour remarquer que Mgr Schmitt, par connaturalité sans doute, a su parfaitement mettre la main sur l'extrait le plus propre à faire éternellement honte au liturgiste peu suspect de Solesmes. -- Sur les liturgistes (actuels) de Solesmes, le lecteur se reportera utilement à *Solesmes et la messe,* par Louis Salleron, dans ITINÉRAIRES, numéro 196 de septembre-octobre 1975 : texte repris en appendice V de son livre, *La nouvelle messe,* dans la deuxième édition revue et augmentée (NEL 1976) et dans son opuscule : *La nouvelle messe en quoi...,* reprint chez DMM.
[^7]: -- (7). Nouvelle supercherie. On ne nous donne pas la référence de ce Motu proprio, ce qui nous empêche d'aller y voir. Nous y sommes allé quand même. C'est le Motu proprio *Abhinc duos annos* du 23 octobre 1913. Et nous avons découvert la tromperie. La citation que fait Mgr Schmitt NE CONCERNE PAS LE MISSEL, comme il le donne à croire, mais seulement le psautier et en général le bréviaire.
[^8]: -- (8). Il n'est pas vrai que Paul VI a fait ce que saint Pie V avait fait. Il y a, entre autres, deux différences capitales : -- 1° La différence entre les deux conciles, Vatican II n'ayant osé que des « orientations » dites pastorales, ce qui lui confère une moindre autorité. -- 2° Saint Pie V n'a nullement voulu faire disparaître, comme Paul VI s'y efforçait, les missels différents du sien ; il a reconnu et confirmé la validité, le droit imprescriptible des rites fondés sur une coutume légitime et ininterrompue de deux siècles au moins. Paul VI au contraire a tenté de supprimer sans le dire (sans le dire jusqu'au 24 mai 1976, soit pendant sept années) des rites ayant quatre siècles, ou quinze, ou davantage.
[^9]: -- (9). Et particulièrement mélangé, téméraire, critiquable.
[^10]: -- (10). Mais alors, où sont-elles passées ? Que sont donc devenues « toutes les richesses de la tradition » dans les célébrations actuelles ? Où les cache-t-on ?
[^11]: -- (11). Rejoindre la nouveauté de l'homme !
[^12]: -- (12). Non, justement, ce ne fut pas comme saint Pie V. Nous en avons déjà dit un mot plus haut à la note 8. La différence essentielle est que saint Pie V ne voulut pas faire disparaître mais au contraire confirma les autres rites légitimes. Son missel ne fut pas une arme par destination contre rien de catholique. Le plus inacceptable dans la messe nouvelle, nous l'exposons en détail plus loin, est qu'elle soit une arme par destination contre la messe traditionnelle. -- Mais il y a encore une autre différence entre la procédure de saint Pie V et le procédé de Paul VI : saint Pie V déclara et ordonna clairement ce qu'il voulait dans la bulle *Quo primum *; Paul VI n'en fit rien, il publia, ratura, embrouilla dans une confusion telle qu'aujourd'hui encore la discussion est ouverte sur ce que purent bien être exactement ses intentions et ses volontés. -- D'autre part Mgr Schmitt ne dit pas où, quand, en quels termes Paul VI aurait, comme il l'affirme, « *demandé à tous les membres de l'Église d'adopter sa réforme *» *:* ce ne fut point par sa constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969 ; ce fut par des propos privés et chuchotements, jusqu'au discours au consistoire du 24 mai 1976, sept ans après coup, ce qui était bien tardif. Et en tout cas jamais, même en 1976, la « demande » de Paul VI n'a pris la forme juridique d'un commandement régulièrement promulgué.
[^13]: -- (13). Cette interdiction existe pourtant. Mgr Schmitt ne peut l'ignorer. Il en est co-auteur et co-responsable. Interdiction abusive, illégale, injuste, portée par l'ordonnance épiscopale du 12 novembre 1969, juridiquement schismatique ; en son article 2 elle prescrivait de célébrer la nouvelle messe en *traduction* française, ce qui fut fait aussitôt à peu prés partout ; les quelques dissidents qui essayèrent de s'en tenir à la nouvelle messe en latin furent avertis, réprimandés, finalement menacés, traqués, persécutés, par les administrations diocésaines. La lettre et l'esprit de l'ordonnance de 1969 étaient bien de supprimer le latin (et donc le grégorien), c'est bien ainsi qu'elle fut entendue et appliquée. -- Assurément nous estimons que ce n'est pas « l'Église » en tant que telle qui a interdit le latin et le grégorien : mais un épiscopat prévaricateur, soutenu voire suscité en cela par Paul VI. Faut-il donc rappeler une fois encore ce que nous avons appelé l'exemple du latin ? Paul VI déclarait le 7 mars 1965 : « C'est un sacrifice que l'Église accomplit en renonçant au latin. » Et le 26 novembre 1969 : « Ce n'est plus le latin mais la langue courante qui sera la langue principale de la messe. » Plus tard il fit machine arrière ; trop tard.
[^14]: -- (14). Une constante expérience nous enseigne à nous méfier des affirmations épiscopales de ce genre sur les messes célébrées « en latin » ou chantées « en grégorien ». Ce sont habituellement des affirmations inexactes. Le pauvre P. Congar avait été trompé de cette manière quand en 1976 et en 1977 il se portait garant qu' « on célèbre une messe en latin chaque dimanche dans vingt paroisses de Paris » (p. 27 de son opuscule : La crise dans l'Église ; réitéré pp. 28-29 de la seconde édition). Par une affirmation aussi extravagante, il manifestait sa méconnaissance de la situation réelle des paroisses. Mais il avait été induit en erreur par les mensonges de l'archevêché. Nous n'allions donc certainement pas croire sur parole Mgr Schmitt nous assurant qu'à Metz tous les dimanches à la cathédrale la grand messe continue à être chantée en grégorien. Nous avons fait une première vérification le dimanche 27 janvier. Voici ce que Mgr Schmitt ose nommer une « grand messe qui continue à être chantée en grégorien » : en fait de grégorien, pas un mot du propre, rien ; on a chanté simplement le Gloria, le Sanctus, le Pater et l'Agnus Dei : c'est tout. Le Kyrie était un méli-mélo principalement en français. Les chansonnettes abondaient. Pas de Credo, remplacé par trois phrases. A ce compte, Mgr Schmitt pourrait aussi bien dire que la messe continue à être célébrée en hébreu, puisqu'on y dit « amen » de temps en temps. En liturgie comme ailleurs, l'évolution conciliaire se développe dans le mensonge.
[^15]: -- (15). « Désormais », grâce à Mgr Schmitt et à ses semblables, l'Église est enfin devenue « fidèle à l'événement de la Pentecôte ». Elle ne l'était donc pas avant Vatican II. Voilà : c'est toute la question implicitement posée par l'évolution conciliaire, qui présuppose que l'Église a été infidèle hier, avant-hier, pendant des siècles. Si c'était véritablement « l'Église » qui prononçait que l'Église était hier infidèle, qu'est-ce qui nous garantirait que ce n'est pas aujourd'hui qu'elle l'est ?
[^16]: -- (16). Ou bien Mgr Schmitt ignore, ou bien il escompte que nous ignorons que la parole de Dieu fut de tout temps traduite et prêchée dans toutes les langues parlées. Cela n'a rien à voir avec l'usage du latin liturgique.
[^17]: -- (17). Pour le « maximum de participation », c'est une réussite. La participation des catholiques français à la célébration de l'eucharistie a diminué de 50 % depuis le concile.
[^18]: -- (18). Cette édition latine est difficilement accessible, voire pratiquement introuvable ; la plupart ignorent jusqu'à son existence.
[^19]: -- (19). Non, justement pas, cela n'est pas « tout aussi monstrueux », il n'y a pas équivalence. Quatre siècles (voire quinze) de la vie liturgique de l'Église sont bien autrement insoupçonnables que l'incertaine et contestée « œuvre de Vatican II ».
[^20]: -- (20). En tout cas le nouveau missel ne défavorise ni ne gêne l'hérésie bien démontrée et toujours non abjurée de Mgr Schmitt : hérésie dite, comme on le sait, de Saint-Avold.
[^21]: -- (21). Mgr Schmitt embrouille. Nous ne prétendons point que Paul VI n'avait pas un certain droit à changer, dans une certaine mesure, certaines formes de célébration. Nous disons qu'il n'avait pas le droit : 1° de bouleverser de fond en comble tous les rites ; 2° de faire disparaître les rites traditionnels.
[^22]: -- (22). Révélation du cœur d'un évêque : « morne répétition ». Les trésors et les splendeurs de la liturgie traditionnelle, qui sont pourtant d'une variété quasiment inépuisable, n'étaient pour lui qu'une morne répétition. Un tel mot ne s'invente pas. Il vient du cœur. Mgr Schmitt était resté aussi étranger à la liturgie qu'à la doctrine : étranger à l'Église ; fonctionnaire d'une occupation étrangère.
[^23]: -- (23). Non, cette eucharistie célébrée aujourd'hui par Mgr Schmitt et ses collègues de l'épiscopat français n'est pas substantiellement la même. Déjà, ils le passent toujours sous silence, bien sûr, la nouvelle messe en français est gravement différente de la nouvelle messe de Paul VI. D'autre part, le missel des dimanches de l'épiscopat français a enseigné comme « rappel de foi indispensable », de 1969 à 1975, et jamais rétracté depuis lors, qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire ». Ce missel des dimanches était, de par l'autorité de Mgr Schmitt, le plus répandu parmi les fidèles du diocèse de Metz, dont l'évêque fut prévaricateur en cela aussi. -- Enfin changer jusqu'à la substance de l'eucharistie est bien conforme à la religion de Saint-Avold qui depuis 1967 préconise les remises en question les plus fondamentales et les changements les plus radicaux dans la conception même du dessein de Dieu et du salut apporté par Jésus-Christ.
[^24]: -- (24). Il n'est pas vrai que l'évêque Schmitt et ses collègues étaient « tout disposés à laisser ceux qui le désirent célébrer selon l'ancien missel ». En 1969, *tout le monde* célébrait selon l'ancien missel, et c'est *à tout le monde* que l'épiscopat entreprit d'arracher ce missel ancien. Ce missel n'était alors le symbole d'aucune opposition, il ne pouvait pas l'être, il était le missel en vigueur pour tous. -- Même si l'on suppose qu'ensuite il a pu devenir « le symbole de l'opposition au concile », il ne l'était pas au moment où l'épiscopat français l'interdit. La vraie raison de cette interdiction arbitraire en 1969 n'est donc pas celle que l'on prétend aujourd'hui.
[^25]: -- (25). Est-ce honnête de faire croire que nous protestons « contre l'Église », alors que, ils le savent très bien, nous protestons contre Mgr Schmitt et ses semblables parce qu'*ils ne sont pas* l'Église. Ils ne le sont pas plus que les épiscopats anglican, luthérien ou calviniste ne l'étaient au moment de la réforme protestante.
[^26]: -- (26). Est-ce honnête, dit-il encore, parce qu'il crie au voleur chaque fois qu'il commet lui-même un larcin. Est-ce honnête de prétendre que dans nos rangs « on ne voue qu'un respect formel » à la tradition ?
[^27]: -- (27). Oui certes : mais point l'évêque anglican ; point l'évêque luthérien ; point l'évêque calviniste ; point l'évêque arien ; point l'évêque de Saint-Avold.
[^28]: -- (28). Avec la grande honnêteté qu'on lui connaît, Mgr Schmitt présente donc les catholiques traditionnels comme unis par « leurs options culturelles ou socio-politiques » et non. par une « foi commune ».
[^29]: -- (29). Qu'est-ce que cette rhétorique hypothétique. La rupture d'unité n'est pas un risque éventuel. Elle est déjà très largement accomplie. Par l'abus de pouvoir, par la persécution, l'épiscopat évoluteur et mutant a opéré une « rupture de la communion ecclésiale ». L'interdiction arbitraire de tous les rites traditionnels a été l'attentat principal contre l'unité.
[^30]: -- (30). Heureusement. On ne va pas demander ou accepter quelque mission que ce soit du hiérarque de Saint-Avold.
[^31]: -- (31). Non point. Ils ne sont pas en rupture avec l'Église. Ils sont en rupture avec l'hérésie de Saint-Avold qui a installé son occupation étrangère dans le diocèse.
[^32]: -- (1). « Pagan : 2217 stoupas », clament les brochures à l'intention du touriste, victime désignée des agences du même nom.
[^33]: -- (1). « Vie et message du Padre Pio », ITINÉRAIRES numéros 102, 103, 104 et 105 (avril / juillet-août 1966). Voir aussi : *Padre Pio le Crucifié,* Nouvelles Éditions Latines 1971.
[^34]: -- (2). 10 rue Cassette, 75006 Paris, tél. 222.90.20. Le livre porte en sous-titre : *Essai d'introduction à l'étude de la phénoménologie mystique.*
[^35]: -- (3). Les deux premiers -- *La Crucifiée de Konnersreuth,* Bloud et Gay 1932, et *Thérèse Neumann, la Stigmatisée,* Pierre Horay 1957 -- sont épuisés.
[^36]: -- (4). C'est le diminutif allemand de Thérèse.
[^37]: -- (5). C'est à la fin du Psaume 16. « Je serai rassasié lorsque vous m'aurez fait paraître votre gloire. »
[^38]: -- (6). Après six ans et demi d'une immobilisation complète des membres inférieurs.
[^39]: -- (7). E. Boniface attribue ce mot, pages 311 et 312, « *au saint pape Pie X *». Mais il ne pouvait s'agir que de Pie XI (1922-1939), saint Pie X, mort en 1914, n'ayant rien pu connaître des miracles de Konnersreuth.
[^40]: -- (8). Dieu lui accordait dans de tels cas le don de communier à distance (communions mystiques), ou encore celui de se trouver présente à l'office quand ses proches attestaient qu'elle n'avait pas quitté le lit (bilocation). On. n'en finirait pas de conter les charismes de Thérèse Neumann attachés au miracle de « l'inédie ».
[^41]: -- (9). *Le Tribunal du Merveilleux,* Plon 1976.
[^42]: -- (10). Dans *Le maître et Marguerite,* Robert Laffont 1968.
[^43]: -- (1). Il vient d'être réédité aux Nouvelles Éditions Latines.
[^44]: -- (2). Voir « Notre-Dame de Garabandal et la pédagogie des apparitions », in *Garabandal hier et aujourd'hui,* D.M.M. 1978.
[^45]: -- (3). Voir « Après Garabandal : rencontres en Amérique », II, ITINÉRAIRES, numéro 235 de juillet-août 1979.
[^46]: -- (4). *Garabandal hier et aujourd'hui, op. cit.,* p. 75.
[^47]: -- (1). Au mercredi et au vendredi, on ajoutera même le samedi, en l'honneur de la Mère de Dieu.
[^48]: -- (2). C'est aussi ce que dit l'hymne des matines du carême, attribuée à saint Grégoire.
[^49]: -- (3). Répons des matines du premier dimanche de carême.
[^50]: -- (4). Les trois principales œuvres de la pénitence sont la prière, le jeûne et l'aumône :
[^51]: -- (5). Secrète du samedi des Quatre-Temps du carême.
[^52]: -- (6). Collecte du mercredi de la quatrième semaine du carême.
[^53]: -- (7). Oraison du samedi des Quatre-Temps de septembre. On retrouve la même idée dans les collectes du mercredi de la deuxième semaine, des lundi, mercredi et vendredi de la troisième semaine du carême (*a noxiis vitiis abstinentes*).
[^54]: -- (8). Collectes du lundi de la deuxième semaine et du samedi de la troisième semaine du carême.
[^55]: -- (9). Oraison du samedi des Quatre-Temps de septembre.
[^56]: -- (10). Somme théologique, III a, LXI, art. 3.
[^57]: -- (11). Collecte du samedi après les Cendres. Cf. première oraison du samedi des Quatre-Temps de septembre et la secrète du jeudi de la première semaine du carême : *medicinalis jejuniis.*
[^58]: -- (12). Cf. note 12 page 96.
[^59]: -- (12). Sermo I in Quadragesima.
[^60]: -- (13). Collecte du mercredi des Quatre-Temps de carême.
[^61]: -- (14). Saint Bernard, Sermo IV in Quadragesima.
[^62]: -- (15). Antienne d'Offertoire du vendredi après les Cendres et du mercredi de la 2^e^ semaine de carême.
[^63]: -- (16). Oraisons du samedi des Quatre-Temps de septembre.
[^64]: -- (17). Collecte du mercredi des Quatre-Temps de carême.
[^65]: -- (18). Collecte du samedi de la deuxième semaine de carême.
[^66]: -- (19). Le jeudi après les Cendres, le quatrième dimanche et le quatrième mercredi du carême.
[^67]: -- (20). Collecte du lundi de la quatrième semaine du carême.
[^68]: -- (50). Comme nous le verrons dans *De la Tempérance* (à paraître).
[^69]: -- (51). S. Th., 1, 79, 13 ; 1-2, 19, 5.
[^70]: -- (52). 1, 79, 12 : *De Ver.,* 16, 1 ; in II *Sent.,* d. 24, 9, 3, 3, ad 5 *de Ver.,* 16, 1, ad 9. \[manque l'appel de note dans l'original.
[^71]: -- (53). 1-2, 90, 2 ; 3 ; 91, 5 ; 6, ad 3 ; 92, 1 ; 93, 1, ad 1 3, 4 ; 96, 1, 3, 4, 6 ; 97, 1 ; 100, 2 ; 2-2, 58, 5 ; 3, 70, 2, ad 2 ; *Contra Gent.,* 123, etc., et in *V Eth.,* c. 1 ; in *Pol.,* c. 1.
[^72]: -- (54). Saint Thomas en a conscience : ainsi dans in *II Gent.* d. 24, 2, 4 ; 39, 3, 1, ad 1 et dans *De Ver.,* 17, 2, il déclare que la conscience peut errer -- ce qui est trop évident ! -- mais non la syndérèse.
[^73]: -- (55). *De Ver.,* 17, 1, ad 4. Cf. les très belles pages que le R.P. T. H. DEMAN consacre à ce problème dans son édition du *Traité de la Prudence, Somme théologique,* 2, 2, 47-56, Paris, 1949, pp. 449-523.
[^74]: -- (56). Ce qui ne veut pas dire : un animal pourvu d'un bulletin personnel de vote au suffrage universel pur et simple.
[^75]: -- (57). 1-2, 92, 1, ad. 3.
[^76]: -- (58). In *III Pol.,* c. 2.
[^77]: -- (59). Il y a des « possédants » à gauche, bien sûr. En régime démocratique-communiste, ce sont même les plus gros possédants, comme l'a montré, sans réfutation possible, Milovan Djilas dans son livre *La Nouvelle Classe Dirigeante.* En dernière analyse, le secrétaire général du parti communiste, dans les pays où il règne, est un capitaliste dont l'envergure n'a jamais été dépassée par un multimilliardaire quelconque.
[^78]: -- (60). Le mot est remplacé par culture. Les civilisations, comme l'indique l'étymologie, sont liées aux cités. La culture n'implique que l'exercice de la faculté intellectuelle, universelle par définition, qui déracine celui qui la cultive exclusivement, n'a cure de la raison pratique finalisée par le bien commun respectif des cités, « libère » l'individu et lui accorde tous les « droits ».
[^79]: -- (61). *Traité de Philosophie,* Paris, 4° éd., p. 756. Cf. A. LALANDE, *Vocabulaire technique et critique de la philosophie,* Paris, 1951, p. 1175.
[^80]: -- (62). *Éthique,* IV, 20.
[^81]: -- (63). On ne dira jamais assez, avec Maurras, qu'il y a eu un Ancien Régime, mais qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura jamais de Nouveau Régime.
[^82]: -- (64). 1 Th., 4, 3.
[^83]: -- (65). Dans toute son œuvre et particulièrement dans un livre qui porte, ce titre remarquable : *Le Nouveau Christianisme,* Paris, 1925.
[^84]: -- (66). Il est remarquable à cet égard que les pays dits « sous-développés » -- en retard sur « le Progrès » -- revendiquent l'industrialisation qui les mettra au niveau des pays « développés » -- à la pointe du Progrès. Depuis des décennies, on assiste à la réduction massive des sociétés agricoles au bénéfice de l'industrie.
[^85]: -- (1). *Cor unum* est le bulletin interne de liaison entre les membres de la Fraternité sacerdotale S. Pie X. Son numéro de novembre 1979 a publié du présent texte une première version, identique, à trois mots prés, à celle-ci.