# 242-04-80
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## ÉDITORIAUX
### Imposture et vérité de la bombe française
*La ligne Maginot du Figaro Magazine*
par Hervé de Blignières
LE FIGARO MAGAZINE du samedi 9 février 1980 se voulait-il candide ou réaliste quand il titrait en page de couverture : « *La bombe française fait peur à l'U.R.S.S. *»* ?* Sur cette belle lancée, M. Robert Lacontre, auteur de l'article, développait le thème : « *L'état-major français révèle : la France pourrait détruire 80 % de l'U.R.S.S. *» Je me garderai de reprendre point par point le contenu de ces révélations, sans résister toutefois à l'envie de citer la première phrase du journaliste : « *Il ne faut pas rêver. *»
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Eh bien, j'avoue qu'en lisant l'article de Robert Lacontre, je me suis mis à rêver. Et cela d'autant plus facilement que l'hebdomadaire porteur de son fracassant témoignage a l'heureuse idée de reproduire ce que *Le Figaro* offrait chaque semaine à ses lecteurs voici quarante ans. -- « On sème le blé de la victoire devant la ligne Maginot », tel était le thème des informations militaires de février 1940. A vrai dire, la moisson de ce blé-là s'est appelée Sedan, la débâcle, l'occupation, la déportation, les tueries de la Libération !
Si pénible qu'il y paraisse, il me semble qu'il ne serait pas inutile de réveiller aujourd'hui le souvenir des slogans trompeurs de l'époque : -- « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » -- « La route du fer est et restera coupée », etc. Les Français, comme on sait, ont la mémoire courte ; même ceux qui à vingt ans se sont battus contre l'Allemagne hitlérienne, à trente ans ont affronté le Viet-Minh, et lutté à quarante contre la subversion F.L.N. Que dire des autres, pour qui la libération était l'affaire des Alliés, l'Indochine la chose de notre armée de métier, l'Algérie le problème des colonialistes ou des fascistes ?
Il serait candide d'attribuer au hasard *la somme des déclarations officielles ou officieuses qui, depuis peu, magnifient sans mesure la capacité militaire et nucléaire de la France.* Le chef de l'État, son premier ministre, le général commandant la I^re^ Armée, et de moindres personnages, touchant de près ou de loin notre défense, se font un devoir de nous expliquer que la France, la France seule, hors des grands blocs, veut et peut jouer un rôle international du fait de l'indépendance de son potentiel militaire, notamment atomique.
Comme tout patriote, j'aimerais pouvoir en être convaincu. Les Français de Louis XIV, voire de Napoléon I^er^, auraient pu revendiquer pareille assurance. Mais les temps ont changé. Sans doute la capacité de destruction nucléaire de la France n'est-elle pas nulle. Ceux qui parlent de « bombinette » à propos des moyens dont dispose la F.N.S., Force Nucléaire Stratégique de notre pays, commettent une grave erreur. Et ils ne rendent pas justice à leur pays, qui a eu le mérite de bâtir un outil militaire aux implications politiques sans commune mesure avec le niveau réel auquel la France se situe par sa démographie, son économie et ses ressources énergétiques.
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Mais de là à croire que notre F.N.S., soutenue par un corps de bataille de « 26 divisions (sic), 2.000 chars, 500 avions de combat et 100 navires de guerre », confère à la France une capacité de dissuasion paralysante pour l'U.R.S.S., -- voilà qui laisse rêveur, incrédule et sceptique le lecteur tant soit peu attentif aux réalités de la guerre moderne.
Rêveur en effet, parce que la France de la V^e^ République, qui a toujours cédé aux courants dominants de l'opinion, est incapable d'accepter un suicide collectif pour sauver l'honneur : a fortiori n'aura-t-elle pas la volonté de le provoquer. Incrédule ensuite, parce qu'en dépit d'affirmations péremptoires, la France n'a ni les moyens militaires, ni la capacité nucléaire de « deuxième frappe » (puisque telle est la doctrine) d'intimider l'Union soviétique. Sceptique enfin, parce que l'U.R.S.S., qui, elle, croit au principe d'unité d'action en stratégie générale, maîtrise l'art de la stratégie indirecte, singulièrement efficace à l'âge de « l'équilibre de la terreur ». Elle sait ce qu'elle peut attendre de la subversion sous toutes ses formes, du progressisme émollient au communisme révolutionnaire. Après Budapest, après Prague, après Saïgon, après Kaboul... *Moscou n'a nullement besoin de missiles atomiques pour s'emparer de Paris.*
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Pour que tout soit bien clair aux yeux du Français moyen, la presse télévisée l'a complaisamment promené dans le poste de commandement opérationnel de l'Élysée. Il fallait bien souligner au public les responsabilités nucléaires du chef de l'État et, le cas échéant, de ses adjoints directs. Mais, hors de tout procès d'intention, l'étude d'un passé récent donne à penser sur la réalité d'une volonté effective de jouer le tout pour le tout.
Certes, plus l'indépendance énergétique de la France est compromise, plus ses hommes d'État proclament la capacité du pays à agir seul, comme les « grands ». Mais les réactions des dirigeants français à des moments cruciaux pour notre défense, à l'heure des échéances électorales, aux graves étapes de la crise économique à surmonter, ne nous ont guère accoutumés aux mesures énergiques. La démagogie au service de la survie politique prime trop souvent des considérations autrement fondamentales.
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On voit mal comment des responsables nationaux qui financent la C.G.T., principale courroie de transmission du Parti communiste, qui s'alignent sur la gauche de peur d'être accusés de collusion avec la droite, et tremblent devant le jugement des media, des technocrates ou des consommateurs, pourraient inviter brutalement au suicide collectif des Français dont les deux tiers avouent sans honte que la patrie ne vaut pas le sacrifice de leur vie.
D'autre part, si brillante que soit la nébuleuse étoilée qui conseille notre gouvernement en matière de défense, je doute qu'elle puisse plier les principes d'une saine stratégie opérationnelle aux arcanes d'une politique internationale dont la cohérence n'apparaît point, fût-elle chapeautée par « la dissuasion nucléaire » et guidée par le besoin de pétrole à tout prix.
Faut-il rappeler ici que ces généraux ont vécu comme officiers supérieurs le drame de l'Algérie, où ils ont subi au nom de la grandeur et de l'indépendance nationales l'abandon de *quinze* départements français, sans menace nucléaire, sans déferlement de blindés, pratiquement sans armée ennemie ? Deux au moins de ces départements recelaient les fondements énergétiques de notre réelle indépendance et, qui plus est, le F.L.N. ne nous les demandait même pas... Ces conseillers ont vécu aussi le retrait français de l'organisation militaire du Pacte Atlantique au profit d'une stratégie nouvelle « tous azimuts ». Certes, ils appartiennent à la grande muette, et sont tenus par l'obligation de réserve ; mais, forts des enseignements de l'histoire et des connaissances de leur profession, *on peut douter de leur conviction profonde* à l'égard d'une doctrine aussi utopique.
Une floraison d'interviews, de déclarations et d'affirmations ne cesse de vanter avec complaisance au grand public l'efficacité de notre potentiel nucléaire et militaire ; et dans le même temps, tous les hauts responsables de l'O.T.A.N. s'évertuent à alerter l'opinion sur la faiblesse des moyens de l'Occident face à la puissance des Soviets. A dire vrai, certains esprits critiques peuvent percevoir de nombreuses failles dans le système français, ne serait-ce que par les délais qu'impose sa modernisation ; mais, à cinq ans près, l'extrapolation s'adapte à la propagande. Et il faut, à tout prix, convaincre et rassurer : la voie solitaire empruntée par la France pour quêter, ici ou là, quelques barils de pétrole supplémentaires doit apparaître sans danger.
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L'Iran, l'Afghanistan, l'Indochine ne nous concernent pas. Et puisque l'Union soviétique nous craint, selon les rodomontades du *Figaro magazine,* la France peut faire cavalier seul.
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Flatter le complexe de supériorité des Français est une chose. « Intimider » militairement l'U.R.S.S. en est une autre. Et affirmer que la France, avec ses moyens nucléaires actuels, pourrait détruire 80 % de l'U.R.S.S., anéantissant depuis les sous-sols de l'Élysée la première armée du monde, singulièrement dans l'hypothèse officielle d'une riposte « en deuxième frappe », n'a strictement aucun sens. Cela impliquerait un ensemble de conditions politiques, militaires et techniques qu'une imagination fertile peut toujours rêver, mais que récuse le simple bon sens.
En supposant même, ce qui est loin d'être évident, que notre capacité théorique d'anéantissement en territoire soviétique soit celle qu'on affiche au *Figaro magazine,* il faudrait admettre ici : 1°) l'invulnérabilité réelle de tous nos sites et bases de lancement nucléaire ; 2°) une disponibilité totale de tous les vecteurs dont dispose notre Force Nucléaire Stratégique ; 3°) la précision absolue de tous les missiles qu'elle comporte, étant entendu que le tir français serait une riposte à la première frappe soviétique ! -- Autant dire qu'un mitrailleur sénégalais disposant d'un stock de 15.000 cartouches tiendrait à sa merci, parce qu'il vise juste, une division ennemie composée d'un nombre égal de combattants...
Il est vrai que la logomachie est en honneur à l'âge atomique. Et le spécialiste nucléaire du *Figaro magazine* qui, en l'occurrence, nous dit pratiquer (pour les besoins du mythe) la stratégie « anti-cités », ne manquera pas de s'offusquer d'une comparaison si grossière, soulignant à juste titre la révolution apportée dans l'art militaire par l'arme atomique. A noter qu'en France, du moins, ce même stratège néglige presque complètement le fait communiste qui, depuis quarante-cinq ans, a effectivement bouleversé la stratégie : tant et si bien que, depuis l'explosion d'Hiroshima, les Soviets et leurs alliés ont pu progresser sur tous les fronts, dans tous les continents.
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Rappelons qu'en 1980 la stratégie « anti-cités » de la France repose sur trois éléments : les sous-marins lanceurs d'engins atomiques, une force aérienne de Mirages IV et les sites souterrains du plateau d'Albion. Compte tenu de la situation géographique de l'hexagone, seul le premier de ces éléments, pour employer le langage à la mode, présente un caractère de « crédibilité ». L'invulnérabilité relative de nos sous-marins atomiques leur confère en effet un poids certain ; leur potentiel toutefois reste bien modeste : deux sous-marins en permanence dans les océans ne représentent que deux fois 16 missiles immédiatement opérationnels. En outre, la portée de ces missiles est de moitié inférieure à celle des missiles correspondants aux États-Unis ; leur tête ne comporte qu'une charge unique ; et leur relative imprécision n'est compensée que par la puissance de la charge. Bref ces sous-marins, si remarquables qu'ils paraissent, correspondent à l'armement naval américain d'il y a vingt ans au plan qualitatif, et divisé par dix au plan de la quantité. On voit mal leur possibilité, n'en déplaise au *Figaro magazine,* d'anéantir 80 % des cités de l'U.R.S.S. !
Sans doute les dix-huit silos du plateau d'Albion, en Provence, sont-ils parfaitement équipés. Il n'y a pas lieu de le mettre en doute. Mais la localisation de ces sites de lancement à portée des S.S. 20 soviétiques, dont la précision se calcule en dizaines de mètres, donne fort peu de crédit à une riposte de leur part « *en deuxième frappe *»*.* Au reste, le programme des sites enterrés a été abandonné, et pas seulement pour des raisons financières. Car il faut qu'à l'heure de la crise, ces sites de lancement conservent leur complète liberté d'action. Or il semble bien que *dans une population française dont plus de 20 % applaudit à toutes les initiatives soviétiques,* la chose ne soit pas absolument évidente. Dans ces conditions de vulnérabilité certaine et de paralysie possible, je ne pense pas que les missiles du plateau d'Albion puissent faire jouer à plein, le jour venu, leur capacité de destruction.
Restent les Mirages IV dont, avec un peu d'optimisme, on peut espérer qu'ils échapperaient partiellement à la première frappe de l'ennemi. Mais il faut savoir que pour atteindre leurs objectifs en Union soviétique, nos Mirages IV doivent se faire ravitailler en vol au-dessus du Rhin et de l'Allemagne.
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Sans doute le Japon n'a-t-il pas le monopole des kamikazes, mais il semble bien aléatoire de bâtir une stratégie aérienne de dissuasion sur la droite disposition au suicide de tous ses pilotes. Ici encore, il serait absurde d'escompter un résultat à la mesure de nos capacités théoriques de destruction.
Le bilan est donc maigre, face à la prétention émise (*ou transmise*) par le stratège du *Figaro magazine.*
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Est-il besoin, enfin, d'insister sur le caractère insensé du gonflement artificiel de nos forces terrestres ? Faire croire aux Français que leur corps de bataille se compose de « *26 divisions *» relève de la candeur ou de l'imposture pure et simple. Intituler régiments des bataillons, intituler divisions des brigades, cela n'a jamais suffi à augmenter la puissance d'une armée. L'astuce n'est pas nouvelle. Elle a été pratiquée en 39-45 avec le succès que l'on connaît. Dix ans plus tard, au moment de la mise sur pied du Pacte Atlantique, la IV^e^ République a voulu se livrer au même bluff à l'égard des Américains, oubliant un peu vite que les effectifs budgétaires de notre armée avaient les honneurs du *Journal Officiel...*
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Mais qu'importent aux Français les normes techniques d'une « tranche divisionnaire » ? L'essentiel n'est-il pas de faire illusion ? Faute d'une lecture avertie, on peut tout démonter avec des chiffres : il suffit de raisonner, à l'exemple des mathématiques « modernes », *sur des ensembles sans contenu défini.* C'est ainsi qu'un ministre en exercice, pour appuyer sa méchante thèse sur *Le mal français,* réussit la performance d'additionner nos chars de 1940 en une somme impressionnante d'engins blindés, composée comme suit : chars Renault de 1917 armés d'une simple mitrailleuse ; chars lourds des Divisions Cuirassées que leurs canons sous casemate rendaient impropres à la lutte anti-chars ; chars moyens des Divisions Légères Mécaniques qui, eux, avaient été conçus dans l'optique des Panzerdivisionen. La vérité s'adaptait vraiment trop mal aux besoins de la démonstration ministérielle : Peyrefitte ne devait pas hésiter une seconde à lui préférer sa théorie.
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Hélas, les responsables de la V^e^ République restent dans le droit fil de la politique militaire des deux régimes précédents : à partir d'éléments concrets et remarquables, ils choisissent le monde des illusions. Qu'importait la menace allemande de 1939, puisque la France avait la ligne Maginot ! Qu'importe le danger soviétique de 1980, puisque le potentiel nucléaire de l'hexagone tient en respect l'U.R.S.S. !
Dieu veuille seulement, dans sa miséricorde, que le Kremlin limite ses sources d'information militaire aux journaux et magazines inspirés par l'Élysée...
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Libre à chacun d'apprécier ou de critiquer les options de la politique nucléaire de la France inaugurée par Guy Mollet, développée par De Gaulle et poursuivie par ses successeurs. En tout état de cause, hommage doit être rendu aux savants et aux techniciens qui ont mis au service de notre pays une arme nouvelle, si modeste qu'en soit encore la structure par rapport aux moyens des deux supergrands.
La faute mortelle à ne pas commettre consiste à cristalliser toute l'énergie de notre défense sur ce moyen « miracle » d'éviter la guerre. *La défense est globale, parce que la guerre elle-même forme un tout.* Faute de pouvoir ou de vouloir maîtriser tous les facteurs permanents d'une défense, politiques, psychologiques, moraux, il est tentant de se réfugier à l'abri d'une quelconque « ligne Maginot » ou d'un providentiel « rayon de la mort », moyens techniques qui n'engagent point les Français, ni ne gênent leur confort quotidien.
Après des années de silence, imposées par l'abandon de l'Algérie, plusieurs voix viennent de s'élever pour rappeler l'efficacité redoutable, dans la conquête du monde, de la *stratégie indirecte à vecteur subversif.* Celle-ci trouve aujourd'hui son plein emploi, sous le calme apparent de l'équilibre nucléaire. Moscou, par-delà tous les accords de désarmement et les compromis de la « détente », n'a jamais cessé de mener *sa guerre révolutionnaire,* directement ou par personne interposée.
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Et en dépit de crises spectaculaires qui arrachent périodiquement le bandeau que l'Occident a décidé de se mettre sur les yeux, les termites du communisme, encouragés par les promoteurs suicidaires du progressisme, sapent toujours plus avant la charpente de la défense nationale.
Quand, dans la nation française, un quart de la population vote pour le parti allié des Soviets, quand la moitié de cette population approuve l'union de la gauche qui implique une sujétion marxiste-léniniste, quand la majorité des media s'offre à servir cette opération, quand la quasi-totalité de l'enseignement public fait le lit de la subversion, quand on étouffe à la télévision la voix de Soljénitsyne pour faire entendre celle de Georges Marchais, ... on se demande pourquoi l'Union soviétique prendrait le risque, si minime soit-il, d'un affrontement classique et nucléaire ; et le prendrait contre une France qui, au cœur de l'Occident européen, facilite toutes ses manœuvres de stratégie indirecte.
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Le patriotisme n'est pas le fruit d'une génération spontanée. L'âme d'une défense naît au foyer, se forge à l'école, se cultive à l'université, pour s'épanouir dans la cohérence et l'équilibre d'une vie nationale où le civisme est le trait d'union de toute la communauté. Tel n'est plus le cas en France. Les fondements traditionnels du patriotisme y sont ouvertement bafoués, ou relégués comme accessoires d'un passé révolu.
D'aucuns prétendent qu'à l'heure du danger, un sursaut se produirait. Je crains beaucoup qu'ils ne se fassent des illusions. Le brillant coup de main de Kolwezi, fait d'armes d'une unité de métier, leur aura fait oublier trop vite les manifestations récentes d'un contingent qui descendait en uniforme pour crier dans la rue. Les cellules communistes, connues, admises, voire financées par le gouvernement, au sein de l'administration, de l'enseignement, des entreprises et bien sûr de l'armée, constituent pour notre patrimoine national un danger autrement sérieux que le Pacte de Varsovie. Mais il est de bon ton, au nom de la démocratie et du libéralisme, de ne point s'en offusquer ; voire scandaleux d'y faire simplement allusion.
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Nul n'ignore que depuis la perte de l'Algérie et du Sahara, la guerre subversive et révolutionnaire n'existe que dans l'imagination des gens de droite : par voie d'autorité, *elle a été bannie de l'enseignement de nos écoles de guerre.* Moscou n'a pas pour autant arrêté sa montre, en 1961, à l'heure gaullienne de Paris. Et inlassablement les Soviets, confortés par le processus de « décolonisation » français au profit d'une hypothétique grandeur hexagonale, ont poursuivi leurs opérations subversives en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient.
Il ne semble pas que depuis cette date, qui marquait aussi le début de l'ère atomique française, notre bombe ait freiné tant soit peu les initiatives du Kremlin. C'est tout le paradoxe de notre politique militaire. Possédant un noyau de forces nucléaires stratégiques, la France a cru pouvoir se détacher de l'organisation militaire du Pacte Atlantique pour voler de ses propres ailes dans le domaine de la diplomatie internationale. Par le fait même, elle a ouvert une brèche dans le dispositif psychologique et militaire de la défense occidentale. Cela faisait le jeu de Moscou qui, pesant de tout son poids à l'intérieur et à l'extérieur de nos frontières, a compris le parti à en tirer. La crise internationale de 1980 est une conséquence de cette nouvelle situation. Sans doute la France n'en porte-t-elle pas l'unique responsabilité, mais elle y a sa très large part.
Dans ces conditions, il faut beaucoup de candeur pour croire ou laisser croire aux lecteurs du *Figaro magazine* que la bombe française fait peur à l'U.R.S.S. « L'équilibre de la terreur » n'est pas le fait de la France et son récent potentiel nucléaire, hors du contexte occidental, est loin de lui conférer la liberté d'action revendiquée par ses dirigeants. Un moyen d'intervention militaire, si puissant soit-il, n'a de sens que par son insertion dans une stratégie générale, et cohérente de surcroît.
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La France réduite aux faibles dimensions de l'hexagone dispose aujourd'hui du fait de sa capacité nucléaire d'un atout sans précédent pour faire entendre sa voix dans le concert des nations, singulièrement dans le cercle de ses alliés immédiats. Mais, si regrettable que ce soit, elle ne présente ni l'unité morale, ni la cohérence politique interne, ni les moyens stratégiques et tactiques suffisants pour « intimider » l'U.R.S.S.
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Le Kremlin et la Maison Blanche ont depuis longtemps le pouvoir théorique de se « sur-tuer » : *overkill,* comme disent les Américains. Ils n'en poursuivent pas moins l'un comme l'autre, par un arsenal de moyens sans commune mesure avec les nôtres, quantitativement et qualitativement, le perfectionnement de leurs systèmes réciproques de destruction.
C'est pourquoi, en cette veillée d'armes, où la France chemine seule, je cherche vainement les raisons de l'assurance dont se gonflent avec le *Figaro magazine* les dirigeants de notre pays.
Hervé de Blignières.
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### L'Amérique ne comprend pas
par Thomas Molnar
JE DÉCOUVRE SEULEMENT AUJOURD'HUI, de retour à New York, l'article que le colonel de Blignières consacrait à la défense de l'Europe dans notre numéro de juillet-août 1979. L'auteur y exécute les vues trop étroitement atomistes du général Gallois : passe d'armes entre deux militaires, beaucoup plus compétents que moi... Si j'entre sur le terrain sans y être invité, c'est que je partage comme bien d'autres le souci des deux officiers, et que j'avais lu en son temps l'article du général Gallois auquel répond le colonel de Blignières.
Ce dernier fait état dans sa réponse de trois sortes de guerres : nucléaire, conventionnelle et subversive. Sa thèse, je la rappelle au lecteur, est qu'il est vain d'exiger, comme le fait le général Gallois, que l'Europe soit dotée d'un armement atomique complet si l'autre aspect de la confrontation entre l'Occident et l'Union Soviétique, l'arsenal idéologique, reste condamné à l'oubli dans le camp occidental.
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Tout à fait d'accord, même si un arsenal atomique créé et entretenu par un pays européen, indépendant de la volonté et des décisions de la Maison Blanche, aurait peut-être une chance de réveiller la volonté de combattre aussi sur le front idéologique. Un changement psychologique dans les rapports Europe/Amérique pourrait entraîner une vision nouvelle, plus réaliste, des rapports Europe/Union Soviétique. Mais je voudrais parler ici d'une quatrième espèce de guerre ; la négliger débiliterait la défense de l'Europe tout autant, sinon davantage, que la peur d'appeler par son nom le danger communiste.
Cette « quatrième guerre » a aussi son front ; c'est la ligné idéelle séparant l'Europe et les États-Unis, quelque part dans l'Océan Atlantique. Si les Européens n'en prennent pas conscience, c'est qu'ils ont assimilé dans leur structure mentale l'idéologie américaine, aussi complètement que les gens d'en face, intellectuels et politiciens progressistes, ont assimilé l'idéologie marxiste. L'aveuglement des premiers est même plus consternant : les marxistes de l'Europe occidentale peuvent se prévaloir de l'excuse d'une idéologie projetée -- combien vainement -- dans l'avenir ; les « américanistes », eux, croient s'attacher à une nation de réalistes-pragmatistes, leader de l'Occident et du monde libre, qui s'est provisoirement auto-affaiblie par le « complexe de Watergate », mais sort déjà de sa léthargie.
Le travail subversif des intellectuels marxistes est en partie compensé par le travail des kremlinologues, esprits souvent puissants comme un Boris Souvarine, dont le nombre ne cesse d'augmenter par l'apport des transfuges occidentaux et des dissidents russes. Du côté des « américanistes », rien de semblable : la « washingtonologie » n'existe point ; il est de mauvais ton de supposer outre-Atlantique une idéologie sous-jacente qui expliquerait la ligne politique américaine au même titre que l'idéologie communiste explique la ligne suivie par le Kremlin.
Je n'entrerai pas dans l'analyse de l'idéologie américaine que j'ai donnée récemment, dans *Le modèle défiguré.* Il suffira ici d'esquisser les contours de ce que j'appelle, à la suite de la « troisième guerre » du colonel de Blignières, le quatrième front.
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Bien sûr, il ne s'agit pas de « guerre » dans le sens classique, ni même dans le sens moderne. C'est en vérité un front camouflé, mais aussi débilitant que n'importe quel autre front privé de combattants. Je me contenterai de quelques citations indiquant, du haut en bas de l'échelle politico-sociale américaine, la pensée en face de l'ennemi soviéto-communiste.
La pensée politique américaine est enfermée entre deux présuppositions, forgées l'une et l'autre à la mesure des réalités intérieures : a) « l'ennemi » est une notion immorale que la démocratie ne saurait admettre : il ne s'agit que d'éduquer la nation hostile jusqu'à ce qu'elle accepte la coopération ; b) les USA ont été fondés pour venir à bout de ce qui est mauvais dans l'histoire humaine, guerre, pauvreté, inégalité, et construire les bases de la paix et du bien-être universels : la libre entreprise illimitée et, en général, l'*american way of life,* seule garante de la prospérité et de la liberté.
Deux illustrations, dont il faudra me contenter si je ne veux pas remplir les livraisons de cette revue d'ici la fin de la décennie. La première est tirée d'un entretien accordé à *Time* (29 février 1979) par le négociateur en chef des accords SALT II, le sénateur Paul Warnke : « Les Soviétiques sont des citoyens du monde (*world-citizens*) récalcitrants ; des gens profondément blessés et solitaires qui ont peur d'une guerre atomique. Cependant, ils sont à la recherche d'une place dans la grande famille humaine... (Au cours des négociations) les Soviétiques nous ont trouvés (nous, la délégation américaine) sympathiques, car nous traitions leur pays comme une grande puissance. Il est vrai qu'ils n'ont rien d'une super-puissance, sauf pour la puissance militaire (*sic*) ... L'Union Soviétique n'a pas de véritables alliés ; le Kremlin se méfie de tous ses partenaires, il voit partout des menaces. Les Soviétiques n'ont pas d'amis, ils sont installés sur leur territoire immense et massif. Ils cherchent à se faire accepter d'une manière ou d'une autre par les autres peuples. C'est souvent par la force brutale, mais peut-être aussi à l'aide de traités tels que SALT II. »
Je n'insulterai pas l'intelligence du lecteur en commentant ce monument de sagesse historico-philosophique. Il est certain qu'il n'est ni de Polybe, ni de Tocqueville.
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Deuxième illustration. Si M. Warnke est un personnage officiel de haut rang, M. Jay Van Andel n'est qu'un gros businessman, assez important pour siéger parmi les directeurs d'un grand collège conservateur du Michigan, qui l'a invité dans le cadre d'une Semaine consacrée à la libre entreprise : un de nos « leading corporate heads », porte-parole des directeurs d'entreprise, sorte de François Ceyrac américain. S'adressant aux étudiants, aux collègues, aux professeurs, il avait choisi comme thème « le rêve américain », *the American Dream.*
Son discours s'organise autour de deux « vérités » 1°) Au cours de l'histoire de l'humanité (non américaine), le revenu par tête d'habitant n'a jamais dépassé les deux cents dollars (?!). Seule l'Amérique, en deux siècles, a réussi à multiplier ce chiffre par quarante ! Cela légitimise le rêve américain de produire et de consommer toujours davantage, à l'infini. Il n'y a point de pénurie dans le monde ; une exploitation dynamique des ressources planétaires démontrera l'absurdité des théories qui voudraient limiter la croissance au nom des matières premières. 2°) Seules les lois fiscales socialistes du gouvernement américain imposent des restrictions au développement tel qu'il a été conçu et mené depuis deux siècles d'histoire. Luttons ensemble pour que le rêve américain se réalise à votre profit, jeunes gens, comme il s'est réalisé pour les générations de vos pères.
Il y avait aussi une troisième vérité dans l'arsenal de M. Van Andel, mais on hésite à en faire état parce qu'elle énonce un principe marxiste : les réalisations culturelles, confiait-il à son auditoire, ont toujours été créées à partir du superflu de la production. (La « super-structure » culturelle de Marx et son « infra-structure » économique, celle-ci déterminant celle-là.) Personne ne s'est dressé pour rappeler à l'orateur, qui incluait les religions parmi les réalisations du superflu, que la religion, la littérature, l'art et jusqu'à la science (« réalisations culturelles ») n'ont pas attendu la « productivité » américaine pour surgir et s'épanouir. D'ailleurs, si l'analyse historico-culturelle de notre businessman était exacte, il serait évident qu'avec 200 dollars *per capita* on obtient une culture quarante fois moindre qu'avec 40 fois deux cents dollars.
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Qu'on me pardonne cet examen des déclarations profondes du politicien et de l'homme d'affaires, où l'incurable ignorance le dispute à l'infantilisme criminel. Mais il fallait illustrer ce « quatrième front » qui joue le rôle de « cinquième colonne » dans une guerre sans merci, dont le participant numéro un (du côté du monde libre) ne comprend pas la nature. Car il est à présent clair comme le jour pour les Américains que le *non-ennemi* soviétique ne fait que *bouder* lorsqu'il occupe la moitié de la planète *à la recherche d'amis compréhensifs ;* et que si l'on réussit à lui faire admettre les bienfaits de la libre entreprise, rien ne mettra plus obstacle à l'unité harmonieuse de la planète. Tout est donc affaire d'éducation ; et, en attendant, de beaucoup de patience et de bienveillance. L'histoire n'a rien à nous apprendre, pensent-ils, puisque la ligne de démarcation n'est pas la philosophie grecque ou la résurrection du Christ, elle passe à travers le XVI^e^ siècle, où le revenu *per capita* a pris son prodigieux envol.
Oui, le colonel de Blignières a parfaitement raison : le facteur humain est au moins aussi important dans notre guerre larvée que l'arsenal atomique. La préparation psychologique des peuples libres aurait dû être entreprise depuis longtemps, pour déboucher enfin sur une confrontation « idéologique » à armes égales. Cependant, en même temps que cette troisième guerre, le quatrième front ne devrait pas non plus être négligé. La « guerre subversive » du côté soviétique se trouve puissamment aidée par la « guerre incomprise » du côté américain. L'amoncellement de la ferraille, conventionnelle ou nucléaire, est la plus vaine des escalades, si ceux dont on attend chez nous qu'ils s'en servent restent incapables de localiser les dangers et d'analyser les situations.
Thomas Molnar.
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## CHRONIQUES
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### Le manger, le boire et la politique
par Louis Salleron
SOUVENT je me demande ce que les autres mangent et boivent. Nous vivons, paraît-il, dans une société de « consommation ». C'est bien vrai si l'on entend par là que nous consommons nos biens et nos forces pour assurer la vie de l'État au détriment de la nôtre. L'année du patrimoine sera sans doute celle de la socialisation intégrale, comme l'année de l'enfant fut celle de l'avortement. Tout cela est logique. Pas d'enfants, pas de patrimoine familial. Pas de patrimoine familial, pas d'enfants. L'État consomme tout.
Mais la consommation évoque la nourriture avant même l'essence, le manger et le boire avant même l'auto. Que mange-t-on ? que boit-on ? Tout est de plus en plus immangeable et imbuvable.
On imaginait naguère la frugalité sous les espèces du pain, du fromage, des fruits et du vin. Qui ne rêverait aujourd'hui de repas composés de bon pain, de bon fromage, de bons fruits et de bon vin ?
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Oui, je le reconnais, la baguette qui sort du four est excellente au goût. Dès le soir elle est mauvaise. Le lendemain matin, elle est brique ou caoutchouc.
Pour le fromage, il a fallu, année après année, battre en retraite, abandonner le camembert et le pont-l'évêque, puis le livarot, pour se réfugier enfin dans le saint-nectaire, le cantal et le comté, fort agréables certes mais dont la monotonie fait regretter les pâtes onctueuses.
Les fruits font peur. Il faut les laver, les peler, de peur de s'empoisonner. On les sent vaccinés contre de mystérieuses maladies que leur vaccin nous communique plutôt qu'il ne nous en préserve. Allez donc croquer une pomme aujourd'hui !
Le bon vin existe, mais son prix l'éloigne de la table quotidienne.
Alors, quoi manger ? quoi boire ? On ose à peine écrire le mot « viande ». La succulence du gigot et de la côtelette d'agneau ne nourrit plus que la mémoire. Les bas morceaux ? Essayez donc de faire un pot-au-feu ! Pas plus de bouillon que de viande.
Le jambon était, il y a encore dix ans, la ressource du découragement. C'est fini. La tranche de jambon est devenue un morceau de toile cirée violacée dont je me demande avec quoi les industriels la fabriquent.
Aller au restaurant ? Même combat, même défaite. Je ne doute pas qu'il y en ait encore des milliers à la fois excellents et d'un prix abordable. Mais ils sont en province. On ne peut faire chaque jour trois cents kilomètres pour déjeuner. Encore faut-il les connaître, quoique dans l'ensemble on puisse se fier au guide Michelin (publicité gratuite).
Voilà quatre ou cinq ans j'ai passé six jours en Bretagne, allant d'une ville à l'autre pour des conférences. Mes hôtes me traitèrent somptueusement, mais les trajets me réservaient un repas libre par jour, où j'espérais retrouver le bon cidre, le poisson sortant de l'eau et l'incomparable « beurre mou ». Je ne pus boire une seule goutte de cidre. Au bord de la mer, un vendredi, je ne pus manger de poisson : ce n'était pas la saison ! Le beurre fut partout celui des Charentes et du Poitou (au mieux), en petits carrés empaquetés.
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Je ne m'étonne pas que les boutiques de « produits naturels » se multiplient. Un peu trop peut-être. On n'est plus très sûr de ce qu'on y achète. Mais l'accroissement de la demande révèle l'inquiétude de beaucoup en face d'une alimentation qui leur démolit l'estomac sans parvenir à corrompre complètement leur goût.
La politique n'y serait-elle pour rien ? Ce serait bien le seul endroit d'où elle serait absente. Tout ce qu'on peut dire à la décharge des princes qui nous gouvernent, c'est que tous les pays sont logés à la même enseigne. Du moins tous nos pays. On y meurt lentement du développement comme, dans les autres, on y meurt rapidement de la faim.
En France, le libéral-socialisme s'accommode bien de la situation. Plus il y aura de chimie dans la nourriture, plus les usines travailleront. Et plus il y aura de santés délabrées, plus la pharmacie prospérera. La chaîne de la consommation est productrice de dépenses où nos économistes voient des investissements. La France s'y ruine ; l'État français s'y enrichit.
Y a-t-il un remède au mal ? Ce n'est pas certain. Gustave Thibon racontait naguère une histoire merveilleuse et vraie qui illustre bien le point de non retour où nous sommes arrivés. Cet hiver-là, la neige bloqua tous les chemins dans la Drôme. Impossible de ravitailler les pintades qu'on engraissait avec des ingrédients chimiques. Restait la ressource du grain, leur nourriture traditionnelle, qui demeurait dans les greniers. On l'offrit aux pintades. Déshabituées, elles refusèrent le grain et moururent par dizaines de milliers dans les élevages spécialisés.
En fait, le consommateur intoxiqué n'exige-t-il pas déjà la pintade chimique, le poulet chimique, le veau chimique, le vin chimique et tout le reste chimique ? Il ne veut plus consommer que des apparences. Une politique *essentiellement* fausse et menteuse engendre à la fin une nourriture à son image. Le bien commun est devenu le mal commun qui nous empoisonne, tout en se nourrissant de notre empoisonnement.
On y trouve du moins une consolation métaphysique.
Maurras écrivait un jour :
*Immobiles dans la lumière*
*Les grandes lois de l'Être font*
*Un silence qui me confond.*
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Les grandes lois de l'Être, maintenant, parlent aussi fort que leur lumière est vive. Du macrocosme au microcosme, l'analogie hurle et rayonne ses vérités. L'invasion rampante de la mort nous rappelle les lois de la vie. A nous de les respecter, si nous ne voulons pas de la grande mort collective et individuelle que nous nous préparons.
L'anarchie est un signe de résistance. Mais rien qu'un signe. Ni l'écologie, ni la fuite à la campagne, ni l'objection de conscience, ni les groupuscules religieux et politiques ne constituent nécessairement les points de départ d'une contre-offensive victorieuse contre la mort. Ils accélèrent la décomposition, pour le pire comme pour le meilleur. C'est le meilleur dont il faut se préoccuper, et s'occuper.
Religion, philosophie, politique, boustifaille, tout se tient.
Dans la hiérarchie des ordres et des urgences, je reconnais que ce n'est pas la boustifaille qui vient en premier.
Louis Salleron.
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### La Révolution et l'enfant
*aujourd'hui comme hier*
par Jean-Pierre Brancourt
LA RÉPUBLIQUE LIBÉRALE-AVANCÉE consacre une attention toute particulière à l'enfant, qu'elle prend en main de la conception à la maturité politique.
Aujourd'hui, la loi sur l'avortement n'est plus un sujet de crainte : elle est acquise définitivement. Les enfants qui viennent au monde dans la France de 1980 sont différents de leurs aînés et de leurs parents : ce sont des rescapés, c'est sans doute pourquoi la République s'y attache avec une tendre sollicitude. Elle leur impose sa tutelle de plus en plus tôt et multiplie, par voie législative, les réformes de l'enseignement et de la famille afin de s'assurer le monopole de leur formation.
Aussi médiocre soit-il, chaque ministre de l' « Éducation Nationale » entend laisser son nom à une ou plusieurs réformes de l'enseignement. Tous ces bouleversements conservent un dénominateur commun, malgré un aspect extérieur parfaitement disparate : ils sont dominés par l'obsession de l'utile ([^1]) et la manie égalitaire ; ils tendent tous à l'annexion de l'école et de l'Université par la machine économique.
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L'idée dominante de la V^e^ libérale-avancée est l'unification et la planification de l'enseignement. La socialisation de l'enfant est méticuleusement organisée dès le berceau. La notion même d'effort, considérée comme élitiste et réactionnaire, est impitoyablement écartée. Derrière une avalanche de mots creux : « éducation d'éveil de la sensibilité, de l'imagination, des sens ; souci de structurer les enfants au point de vue de leur personnalité » (sic), la République giscardienne poursuit un but unique : la substitution de l'État à la famille.
La législation familiale récente porte, en effet, la trace de la vigilance « libérale ». Le modèle scandinave se profile sur un horizon rougeoyant ([^2]). Sous la vigoureuse impulsion du président de la République, secondé de Mme Veil, de M. Neuwirth et de quelques autres bons chrétiens, l'enfant peut de plus en plus se dégager des ruines de la tutelle familiale : la pilule contraceptive est distribuée à partir de 13 ans sans le consentement des parents. L'éducation sexuelle obligatoire a enfin cédé la place à la liberté sexuelle. La pornographie à usage enfantin est réhabilitée après avoir été « décriminalisée » -- pour reprendre l'élégant euphémisme d'un haut fonctionnaire du ministère de la Justice. L'incitation à la licence se complète d'une collectivisation et d'une « pédantisation » des dérèglements de la jeunesse. Jean Cau a ridiculisé à juste titre ces cuistres baptisés sexologues qui, au sein des Universités d'avant-garde, radiographient, analysent, auscultent, mettent sur fiches -- et vendent le désordre et le vice. Il n'y a plus de voyeurs mais des savants que l'intellectuel libéral doit saluer respectueusement. En fait, il s'agit simplement d'un prosélytisme émancipateur qui évoque irrésistiblement l'action pourrissante des sexologues du Berlin des années 20. La république giscardesque a d'ailleurs pensé à tout : adultes et adolescents peuvent mettre les leçons en application au moment et à l'endroit où l'inspiration leur vient, puisque, dès 1974, « ce bon M. Poniatowski » a supprimé les fiches d'hôtel.
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L'enfant de la France de 1980 n'est plus qu'un objet parmi les objets : sa naissance a été programmée dans les budgets prévisionnels de ses parents, entre l'achat d'un aspirateur et celui d'une « fermette », et sa jeunesse est jalonnée de tests, d'analyses, de psychanalyses, organisés par les pédiatres, psychiatres, pédagogues, etc.
Le naïf s'étonne, parfois se scandalise.
Il a tort.
Pareil comportement était inscrit dans la logique révolutionnaire : l'histoire de la « Grande Révolution française » présente un raccourci terrifiant et grotesque de cette évolution.
\*\*\*
La monarchie avait façonné la France : pour substituer la république à la royauté et pour assurer à cette nouvelle forme de gouvernement l'avenir et la durée, il ne suffisait pas de décréter que « la royauté était abolie », ni de détruire la législation. Le but de la Révolution était d'établir dans la ligne des « Lumières » un État sans Dieu et une société sans Dieu. Il fallait bouleverser le génie de la France d'Ancien Régime.
Il fallait que chaque individu rompît avec le passé en général, et le sien en particulier. Les révolutionnaires ont compris que l'enfant n'était pas seulement l'enjeu de cette partie, mais que de lui, et de lui seul, dépendait le succès ou l'échec de l'entreprise : il fallait absolument s'emparer de lui dès son entrée dans la vie pour lui insuffler ses idées et ses passions. Il fallait que la Révolution fît l'enfant à son image pour que l'œuvre ne s'arrêtât pas à la génération suivante. Les soins attentifs dispensés par le pouvoir furent dominés par le souci de couper l'enfant de sa lignée et de sa famille afin de lui inculquer plus aisément la foi républicaine.
Cet enfant assorti d'un vêtement « antique » sera transformé en un être artificiel, amputé de son milieu naturel et voué à la vie ou à la mort d'un révolutionnaire.
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#### De « Saint Pétion » à « Sainte Betterave »
Aussitôt que l'enfant voyait le jour, la Révolution se penchait sur son berceau et lui imprimait sa marque. Elle écartait de lui ces prénoms entachés de superstition et de fanatisme : Marie, Louis, Pierre, Jean-Baptiste, Jacques, Jean, François, et elle lui donnait quelque beau nom tout empreint de l'esprit nouveau : en septembre 1791, *Les Révolutions de Paris* révélait : « un bon citoyen vient de donner à son fils nouveau-né le nom de Pétion » ([^3]). Le 25 mars 1792, un autre bon citoyen appela son fils Pétion-National-Pique, et c'est l'évêque Claude Fauchet qui présida à la cérémonie. La marraine, Mlle Calon, tint l'enfant sur les fonts baptismaux.
*Les Révolutions de Paris* signale à ses lecteurs, le 16 juin 1792, un autre baptême civique où l'on retrouve le nom chéri de Pétion : « Puisque l'Assemblée Nationale n'en finit pas touchant le décret attendu sur les actes civils de naissance, de mariage et de mort, plusieurs citoyens, pressés de jouir du droit des hommes libres et raisonnables, ont été au devant de la loi trop lente à sortir. Les mariages par devant la municipalité se multiplient et n'étonnent presque plus personne. Il paraît qu'on va en faire de même quant aux baptêmes. Nous avons sous les yeux un extrait du registre de la municipalité de Montmorency daté du 31 mai dernier par lequel il appert que J.-B. Le Turc, officier municipal demeurant en cette ville, a requis le procureur de la commune pour constater la naissance et l'état civil de son fils, né de la veille, et pour recevoir sa déclaration, ajoutant qu'il nomme son enfant nouveau-né Libre-Pétion Le Turc. »
Le malheureux enfant affublé du prénom de Pétion le 31 mai 1792 dut probablement être débaptisé le 31 mai 1793.
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En 1792, il y eut une quantité de petits Pétion et de jeunes Brissot, les départements penchant généralement pour Brissot. A la fin de 1791, un curé de l'Hérault écrivait aux jacobins de Montpellier : « L'Être suprême bénit mon mariage. Mon épouse à qui j'avais fait lire mon éloge funèbre de Mirabeau ne me reçut qu'à la condition que nous tâcherions de réparer la perte du grand homme que nous avons souvent admiré, pleuré ensemble. Tout a réussi : ma femme est enceinte. Quoique j'aie solennellement promis à mon épouse de nommer mon fils *Mirabeau,* j'éprouve un regret mortel qui me déchire. Je suis désespéré de m'être tant pressé. Au moment de sa naissance, j'aurais dit comme Zacharie : « Brissot *est nomen ejus. *» Si ce patriote jette sur la présente un coup d'œil bénévole, il y verra que je lui présente mon fils à bénir sur les fonts baptismaux. Je le supplie d'en être le parrain et l'Assemblée Nationale la marraine. »
A cette date, Robespierre était moins populaire que Pétion et que Brissot, mais il avait aussi des partisans fanatiques qui le sollicitaient de donner à leurs enfants son nom vénéré.
A la veille du 10 août 1792, les nouveaux saints s'appelaient : Robespierre, Pétion, Brissot. Les autres n'étaient pas tout à fait interdits mais, à partir de septembre 1792, le ton changea. La Révolution pesa de tout son poids pour éliminer le souvenir de l'héritage moral du christianisme. La proclamation de la République, en 1792, multiplia baptêmes civiques et prénoms révolutionnaires. L'exemple venait de « haut » : le ministre des Affaires Étrangères, Lebrun, eut une fille le 11 novembre 1792 : il l'appela *Civilis-Victoire-Jemmapes-Dumouriez.*
Des prêtres constitutionnels refusèrent ces baptêmes patriotiques, mais les sections de la Commune y mirent bon ordre. En décembre 1792, un patriote ([^4]) prétendit infliger à son fils le nom de sa section, « *Alexandre-Pont-Neuf *»*.* Le vicaire de l'église de Notre-Dame répondit qu'il ne baptiserait pas l'enfant sous ce nom : il fut dénoncé à la section du Pont-Neuf qui se plaignit à la Commune et celle-ci chargea le citoyen Chaumette de poursuivre.
Le vicaire de Notre-Dame fit peu d'émules : d'ailleurs la question fut réglée le plus simplement du monde par la fermeture des églises. Il n'y eut plus d'autres prêtres que les officiers municipaux et ils enregistrèrent avec un sérieux imperturbable et républicain des nouveau-nés affublés des prénoms de *Brutus, Scevola, Veturie, Le Peletier, Damiens, Marat...*
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Ils ne se contentèrent pas d'accueillir ces bouffonneries : dans bien des cas, ils les imposèrent. Pour échapper à cette situation, beaucoup de parents décidèrent de ne pas présenter leur enfant à l'officier de l'état civil. En 1797, un membre du Conseil des Cinq Cents, Dauchet d'Arras, constata que sous la Convention, beaucoup de parents s'étaient refusés à déclarer la naissance de leurs enfants à l'officier d'état civil parce que ceux-ci les contraignaient à choisir les « noms odieux de Marat, de Robespierre ou d'autres chefs de la tyrannie ». « Il demanda que les enfants non présentés puissent l'être, que ceux qui l'avaient été et qui portaient des noms odieux pussent être représentés et recevoir le nom que leur famille désignerait. » ([^5])
En réalité, il ne s'agissait pas de la fantaisie des officiers d'état civil mais d'une volonté systématique de déchristianisation. La preuve en est fournie par l'attitude des représentants en mission dans les départements : ils se mettaient tout entiers au service de cette paganisation et n'en faisaient pas mystère. Prieur de la Marne, qui exerçait ses talents dans le Morbihan, s'indignait de voir « un grand nombre d'enfants inscrits sous les noms des ci-devant saints et des prétendus apôtres ». Il fit alors placarder des affiches où il promettait : « Je serai le parrain des enfants qui me seront présentés et, en leur donnant des prénoms républicains, j'en ferai, dès le berceau, des serviteurs dévoués de la République. » Sur les registres d'état civil de Vannes, il figure d'ailleurs, avec son collègue Jullien de la Drôme, comme témoin dans plusieurs actes de naissance. Les prénoms qu'il donnait de préférence étaient ceux de Vérité, Montagne, Marat, Le Peletier, Jean-Henri-Sans-Culotte, Joséphine-Liberté, Charles-Brutus-Messidor.
De tous les prénoms dont on accablait les enfants, le plus fréquent était celui de *Brutus.* Une étude portant sur les prénoms républicains dans les registres de l'état civil, révèle que sur 400 prénoms du registre de la Seine, il y a 300 *Brutus*, mais il eut à soutenir une concurrence redoutable à partir de l'assassinat, en janvier 1793, du conventionnel régicide Le Peletier de Saint-Fargeau, dans un café du Palais-Royal :
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la République avait enfin un martyr -- involontaire, il est vrai, mais elle n'y regardait pas de si près. Elle le porta en grande pompe au Panthéon, l'inscrivit en tête de son calendrier et il n'y eut pas de bon républicain qui ne se crût obligé de donner à son fils le nom de Le Peletier.
En juillet 1793, la République inscrivit deux autres saints à son martyrologe : Marat exécuté par Charlotte Corday le 13, et Chalier, chef du parti montagnard à Lyon, guillotiné dans cette ville, le 16. De gré ou de force, des milliers de parents donnèrent à leurs enfants pour patron le « divin » Marat ou le « martyr » Chalier. Lors de l'inauguration des bustes de Marat, de Rousseau et de Le Peletier, à la section du Contrat Social, des mères de famille amenèrent leurs enfants à la cérémonie dont -- le caractère familial devait émouvoir un maximum de personnes. Le citoyen Paly, président, récita le poème suivant ([^6]) :
« *Au Ciel malgré l'usage antique*
*Mon fils ne doit pas son patron*
*Et dans un baptême civique*
*De Marat il reprit le nom*
*Mon fils saura*
*Mériter ce bienfait insigne.*
*Il sentira*
*Ce que prescrit un nom si beau.*
*S'il ne doit pas en être digne*
*Que la mort le frappe au berceau. *»
Au Club des Cordeliers, Orain monte à la tribune en portant son enfant dans ses bras : « C'est mon fils, je, l'offre à la Liberté. » Le président prit le nouveau-né, l'embrassa et le remit à quatre jeunes filles vêtues de blanc qui l'enveloppèrent dans un drapeau tricolore où l'on pouvait lire : « Tremblez, tyrans, la France est libre, tout l'univers le deviendra. » Deux prêtres mariés le baptisèrent au nom du Très-Haut et de la Liberté, et lui donnèrent le triple nom de Brutus-Marat-Le Peletier.
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Les registres révèlent un nombre considérable de prénoms romains ([^7]) : aussi révolutionnaires qu'ils aient été, beaucoup de parents comprirent qu'il pouvait être dangereux de choisir un patron républicain à leur enfant dans une époque où le saint de la veille était certain d'être le proscrit du lendemain et où le panthéon était le plus proche voisin de la décharge. Les parents jugèrent prudent de s'en tenir *à : Phocion, Mucius Scevola, Bias, Caton, Thémistocle, Regulus* ([^8])*.*
D'autres suivirent l'illustre exemple de Fouché qui donna à sa fille, née à Nevers, le 10 août 1793, le prénom de *Nièvre* ([^9])*.*
On voulut aussi laïciser le temps et sa mesure afin d'effacer plus sûrement des esprits le souvenir des origines chrétiennes du royaume et d'éviter le rappel quotidien de la grandeur de Dieu à travers les fêtes du calendrier. La commission de l'instruction publique composée de Monge, Lakanal, Chénier, Fabre d'Églantine, élabora en octobre 1793, sur le rapport de Fabre d'Églantine, un calendrier républicain : en 1788, Sylvain Maréchal avait publié à Paris un *Almanach des honnêtes gens* ([^10]) qui, daté de l'an I de la Raison, divisait chaque mois en trois décades, substituait aux fêtes catholiques celles de l'Amour, de l'Hyménée, de la Reconnaissance et de l'Amitié, et évinçait les saints du calendrier pour y installer Mahomet, Cromwell, Démocrite, Brutus, Spinoza, Voltaire, Wolf, Marc-Aurèle, etc. L'ouvrage avait été condamné par le Parlement à être lacéré et brûlé : il servit de modèle.
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Le projet fut voté le 5 octobre 1793. Les semaines étaient métamorphosées en décades, dont les jours étaient : primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octodi, nonodi et décadi. On fit disparaître tous les ci-devant saints du calendrier et on les remplaça par des noms de plantes, de légumes, de volailles, et d'instruments aratoires : on disait « primidi betterave », « duodi dindon », « tridi charrue », etc.
A partir de ce moment, les registres de l'état civil s'enrichirent des prénoms de « Céleri », « Cerfeuil », « Raisin », « Salsifis », etc. Castil-Blaze note dans ses souvenirs ([^11]) : « A l'occasion de la fête de l'Être Suprême, à Cavaillon, à laquelle j'assistais, trois garçons nouveau-nés furent présentés en ce jour solennel au temple de la Raison : ils reçurent les prénoms de Suprême-Robespierre, Brutus-le-Magnanime, et Betterave. »
Pour mieux détacher l'enfant de sa famille et de ses traditions, la Révolution s'emparait de lui dès sa naissance et lui interdisait les prénoms qui rattachaient à Dieu la vie terrestre et se transmettaient d'une génération à l'autre comme un héritage de vertu et de religion c'est précisément la volonté irréligieuse qui détermina l'attitude révolutionnaire à l'égard de l'enfant. Pour établir de façon durable un État sans Dieu et une famille sans Dieu, il fallait à tout prix expulser de l'esprit des enfants toute idée religieuse. Les révolutionnaires entendaient tout mettre en œuvre pour éliminer de l'enfance toute référence à Dieu. Le principe dominant était que l'enfant n'appartenait pas à ses parents : la famille ne devait pas être en mesure de lui donner l'éducation de son choix, ni de priver la République de la possibilité de lui fournir l'enseignement le plus adapté à ses besoins.
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#### De l'école jacobine au lupanar républicain
Les discours de Danton et de Robespierre sont, à cet égard, dépourvus d'ambiguïté. Le 13 décembre 1793, Danton proclamait : « Il est temps de rétablir ce grand principe que les enfants appartiennent à la république avant d'appartenir à leurs parents... Qui me répondra que les enfants travaillés par l'égoïsme des pères ne deviennent dangereux pour la république ? Que doit nous importer la raison d'un individu devant la raison nationale ? » ([^12])
Le 7 mai 1794, Robespierre tenait le même langage : « la patrie a seule le droit d'élever ses enfants. Elle ne peut confier ce dépôt à l'orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l'aristocratie, et d'un fédéralisme domestique qui rétrécie les âmes en les isolant » ([^13]).
Le 13 octobre 1797, au Conseil des Cinq Cents, Bérenger déclarait que si les enfants appartenaient encore aux parents, ce n'était que par « l'effet d'un préjugé généralement répandu ». L'autorité paternelle n'était qu'une survivance de l'obscurantisme. Le 22 août 1793, au non du comité de Législation, Cambacérès fit un rapport à la Convention où il affirmait : « La voix impérieuse de la raison s'est fait entendre ; elle a dit : il n'y a plus de puissance paternelle. » ([^14])
L'effort principal de gouvernement révolutionnaire porta sur l'enseignement primaire. Les religieux et religieuses n'en étaient pas exclus en principe : ils pouvaient ouvrir des écoles à condition de fournir des certificats de civisme délivrés par les municipalités : en d'autres termes, on leur demandait de présenter des attestations d'orthodoxie jacobine. En fait, endoctrinement des enfants et surveillance des parents furent les deux postulats de la politique pédagogique de la Convention.
La législation s'est harmonisée à cette idéologie. Les principes énoncés par Danton et Robespierre se traduisirent dans l'article 6 du décret du 19 décembre 1793 : les pères, mères, tuteurs furent tenus d'envoyer leurs enfants aux écoles du premier degré d'instruction, entre 6 et 8 ans, et ils ne pouvaient les en retirer qu'après avoir fréquenté l'école pendant au moins trois années consécutives.
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L'éducation fut à peu près conforme à l'idée qu'en donnait le père Duchesne :
« Ce n'est qu'avec des lois sévères, écrivait-il dans son 277^e^ numéro, et surtout par l'éducation que l'on corrigera les vices et que les bonnes mœurs s'établiront ; mais attendons peu de ceux qui ont sucé le lait du despotisme et qui ont croupi dans l'esclavage... Non, jamais on n'aura de bons généraux, de bons magistrats, jusqu'à ce qu'une bonne éducation ait réformé les hommes ! Empressons-nous donc de former nos enfants dans les principes républicains. Que leurs mères soient leurs nourrices, la nature l'ordonne ; que les premiers mots qu'elles leur feront balbutier soient ceux de liberté et d'égalité ; que leurs vieilles grands-mères, au lieu de leur apprendre des contes de fées et de revenants, leur apprennent, dès le berceau, tous les crimes des rois : ils apprendront de bonne heure à détester ces ogres véritables, qui ne vivent que de chair humaine. L'histoire de Capet leur fera plus d'horreur que celle de la *Barbe bleue.* Il faut qu'en entendant prononcer le nom de roi, qu'en voyant l'effigie d'un roi, l'enfant républicain recule de peur, comme s'il voyait un loup ou un tigre prêt à fondre sur lui ! Aussitôt qu'il marchera, qu'il soit placé dans des écoles publiques où on lui apprendra, avec l'A.B.C., la Constitution (la Constitution de 1793 !) ; ce sera là son premier catéchisme. Surtout que les prêtres n'approchent jamais de lui, car ils corrompraient bientôt sa jeunesse ; ils lui apprendraient à être fourbe, orgueilleux, intrigant... Quels hommes nous aurons dans vingt ans ! C'est alors que la République s'établira sur des bases inébranlables. Si elle rencontre tant d'obstacles, c'est que les hommes ne sont pas assez mûrs. Chacun veut jouer au fin et tirer son épingle du jeu. Étouffons l'intérêt particulier, et nous ferons le bonheur de tous... »
Ce programme fut respecté dans ses grandes lignes. Tous les livres d'enseignement qui rappelaient l'Ancien Régime furent interdits. On prohiba l'enseignement de l'histoire de France : entre la France et la République, il n'y avait rien de commun. Il fallait se dégager des préjugés de la tradition. La correspondance de madame de Campan ([^15]) révèle qu'on multiplia les perquisitions pour saisir et détruire les bibles.
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Certains révolutionnaires poussaient la logique plus loin encore dans le refus de tout héritage de civilisation : plusieurs membres du comité de l'instruction publique affirmaient que l'instruction était inutile et qu'il fallait seulement enseigner aux enfants à lire dans « le grand livre de la nature ». Malheureusement, le « grand livre de la nature » n'était pas d'une lecture facile et ne se trouvait pas dans toutes les bibliothèques. On fournit aux enfants toutes sortes de catéchismes. Où ils apprirent à lire. On leur distribua le *catéchisme de la constitution française,* le *catéchisme élémentaire de morale propre à l'éducation de l'un et l'autre sexe,* le *livre indispensable aux enfants de la Liberté,* la *Philosophie des* « *Sans-Culotte *»*,* etc. Tous ces livres prêchaient la haine de la religion et de la royauté, et ils enseignaient le mépris du passé de la France. Ces catéchismes se présentaient sous la forme de questions et de réponses : dans *L'éducation nationale ou principe de morale,* le maître demandait à l'élève « d'entrer dans quelques détails sur les maux qu'avait produits la religion catholique ». L'écolier devait répondre : « L'abrégé de ces déplorables détails va faire frémir... »
Les instituteurs ne devaient jamais prononcer le nom de Dieu. Ils ne devaient évoquer la religion que pour la ridiculiser ([^16]). Les élèves ne pouvaient faire le signe de la croix. Beaucoup d'instituteurs parodiaient le signe de la croix en substituant aux noms de la Sainte Trinité ceux de Le Peletier, de Marat et de Danton.
Les écoliers durent apprendre par cœur la constitution du 24 juin 1793, les carmagnoles de Barère, les homélies de Saint-Just et les plus beaux discours de Robespierre. Plusieurs cartons d'archives contiennent ces récits d'instituteurs affirmant que leurs élèves connaissaient à la perfection l'adresse de la Convention au peuple français du 13 octobre 1793. Toutefois, il est certain que ni les adresses de la Convention, ni les harangues de Barère, ni les discours de Saint-Just, ni ceux de Robespierre n'avaient la valeur formatrice du *Père Duchesne* ou de *l'Ami du Peuple.* Beaucoup d'instituteurs en étaient convaincus.
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Huet, par exemple, membre du club des instituteurs d'Épernon, adressait au président de la Convention, le 24 novembre 1793, la lettre suivante :
« Citoyen président, je te fais passer la marche que je tiens dans ma classe, et la manière dont je la dirige ; elle est montée d'un président et secrétaire, qui se nomment tous les quinze jours. Le matin, l'ouverture est faite par une prière républicaine ; le soir, elle est terminée par le chant pieux des *himes* de la Liberté ; j'ai supprimé les Livres de l'ancien régime ; la lecture n'est composée que de celle des droits de l'homme, de la Constitution, des décrets, et numéros du *paire Duchêne. *»
Au-dessus du *Père Duchesne,* on plaçait *l'Ami du Peuple :* les écrits du « divin » Marat constituaient l'évangile nouveau.
Dans une séance de la commune de Paris, une femme exprima clairement le projet révolutionnaire : « Citoyens, vous savez qu'on a insulté aux mânes de Marat ; eh bien, nous avons juré d'élever autant de Marat que nous aurons d'enfants. Nous leur donnerons pour évangile la collection entière des œuvres de ce grand homme. »
Le 19 janvier 1794 ([^17]), une députation du club des Cordeliers se présenta à la Convention. Elle transportait avec toute la solennité requise l'urne contenant le cœur de l'ami du peuple. Le président de la députation s'exprima en ces termes :
« Législateurs, les amis des droits de l'homme et du citoyen, les frères de Marat, se présentent à la barre du Sénat français avec le cœur de ce martyr de la liberté dont ils sont dépositaires... Marat, en mourant pour son pays, n'a laissé que des vertus à imiter ; la vérité étouffée longtemps est tout entière dans ses écrits... Il est du devoir de la République de propager ses ouvrages, de *les mettre en les mains des jeunes citoyens,* afin qu'ils y apprennent de bonne heure leurs droits et leurs devoirs envers la patrie... Nous vous demandons donc, législateurs, au nom de la patrie, au nom des principes immuables de la liberté, que vous décrétiez l'impression des ouvrages de Marat... Les écoles primaires trouveront dans ces écrits les éléments d'un cours de morale républicaine, tous les citoyens la règle de leur conduite, la République la base de son établissement et la garantie de ses droits et de son existence. »
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Les « frères de Marat » eurent satisfaction : cet enseignement porta ses fruits. Le 25 août 1793, une députation d'enfants encadrés de leurs instituteurs se rendit à la barre de la Convention. Un écolier prononça un discours et demanda qu'au lieu de prêcher au nom d'un soi-disant Dieu, on les instruise, ses camarades et lui-même des principes de l'égalité, des droits de l'homme et de la Constitution ([^18]).
En 1794, les enfants de la section de la Fontaine de Grenelle se présentèrent à la barre de la Convention, et ils prièrent l'assemblée de leur accorder des bustes de l'Ami du Peuple. « Le jeune citoyen » qui présentait cette requête, ajouta : « L'auguste image de Marat, sans cesse sous nos yeux, nous rappellera son souvenir et nous fera marcher sur ses traces. Son sang a été une semence de héros. Nous lirons sans cesse ses actions ; le livre qui les renferme remplacera ceux de la superstition où se trouvait à peine une vérité parmi mille erreurs. Hâtez-vous de nous procurer les livres élémentaires : c'est un moyen sûr de nous affermir dans le sentier du républicanisme. »
La formation de l'enfant aurait dû résulter de la collaboration de l'école, de la famille et de la cité. Le rapport de Cambacérès du mois d'août 1793 indiquait ([^19]) « Quant à l'éducation, la Convention en décrètera le mode et les principes. » De fait, évoquer la « famille révolutionnaire » et fonder des espoirs sur son rôle formateur aurait été absurde, puisque tout l'effort de la Révolution tendait à la dissoudre. Les « républicains authentiques » passaient leurs soirées au club ou à la section ; femmes et enfants prenaient part aux réunions, y poussaient des cris vengeurs, ou dénonçaient les ennemis de la République.
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La volonté d'embrigader les enfants ([^20]) pour leur modeler l'intelligence et leur inculquer des réflexes révolutionnaires est l'un des soucis permanents de la révolution française. Dès 1790, un bataillon d'enfants -- que le peuple appela « Royal-Bonbons » était incorporé à la garde nationale et placé sous les ordres de Lafayette ; très vite on décida d'en lever un second : c'est ainsi que la Garde Nationale comporta, à côté d'un bataillon de vieillards, celui de l'Espérance de la Patrie et la Légion des Élèves défenseurs de la Patrie. Il aurait été évidemment inconvenant d'interdire à des membres de la Garde Nationale l'accès des clubs patriotiques : le 15 janvier 1791, le club des Amis de la constitution leur ouvrit ses portes.
L'exemple fut suivi en province, non pas seulement par mimétisme, mais parce que la même logique présidait au développement de la mécanique. A Besançon, des prêtres œcuméniques conduisirent eux-mêmes au Club jacobin les plus âgés de leurs élèves, et ils poussèrent le zèle républicain jusqu'à veiller personnellement à leur affiliation ([^21]). A Mâcon, les enfants des deux sexes, entre cinq et dix ans, furent amenés tous les jours au club pour y réciter la Déclaration des droits de l'homme et les versets du catéchisme républicain.
La Révolution poussa même la sollicitude jusqu'à établir des clubs réservés aux « jeunes républicains ». A Paris, la *société des jeunes élèves de Brutus* envoya de très nombreuses députations à la Commune. Les *élèves de la Patrie* adoptèrent le même comportement. Le 4 novembre 1793, par exemple, ils vinrent réclamer à la Commune de Paris le drapeau qu'on leur avait promis. L'orateur, âgé de sept ans, exposa les principes qui régissaient le club ([^22]). La Commune accéda à la demande et octroya même à chacun des enfants un bonnet rouge « afin de leur inspirer la ferme résolution de le tremper dans le sang pour lui rendre sa première couleur si elle venait à s'altérer ». Ces *élèves de la Patrie* allaient combler les vœux de la Commune.
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Le 19 février 1794, leur conduite inspira à Rolin le rapport suivant : « Les jeunes gens appelés *Élèves de la Patrie* sont aussi corrompus qu'on puisse l'imaginer. Hier, au jardin national des Plantes, ils se permirent de chanter les chansons les plus obscènes, ce qui fit murmurer le public ; leurs conducteurs n'en rougirent point : des citoyens se permirent d'imputer la faute au citoyen Chaumette de ce qu'il a obtenu qu'ils ne seraient pas corrigés. » ([^23])
L'institution à laquelle appartenaient ces jeunes héros était une école-modèle établie dans un local officiel, à Martin-des-Champs (ci-devant abbaye de Saint-Martin des Champs) ; elle avait pour directeur l'un des principaux membres de la Convention, un ami de Robespierre, Léonard Bourdon.
Au moment de la distribution des prix de cet établissement, la Convention nomma une commission chargée d'y assister. « Nous allons rendre compte de ce que nous avons vu, entendu et senti. Le premier acte s'est ouvert par une assemblée de jeunes élèves, *qui ont délibéré sur les affaires de leur petite république.* A cette scène a succédé la tenue d'un tribunal, des juges, des jurés, un accusateur public, des prévenus, jugés suivant les formes républicaines. Cette école fait honneur à ceux qui y enseignent, et surtout au citoyen qui en est le créateur et que les élèves regardent comme un père. Il faut aider cette institution et la subventionner. »
La République subventionna. Elle ne perdit pas son argent. Louvel, assassin du duc de Berry, fut l'un des plus illustres fleurons de cette école. Ainsi, aux yeux de la Convention, l'école exemplaire était celle où les enfants jouaient au tribunal révolutionnaire.
L'un des aspects les plus intéressants de la pédagogie de la révolution française est le soin qu'elle prit à familiariser les enfants à la violence et aux événements sanglants. Au mois d'août 1789, quelques jours après avoir vu promener les têtes de Foulon, Bertier de Sauvigny, Launay, etc. Bailly raconte que les enfants paradaient dans la rue avec des têtes de chats plantées à l'extrémité de piques ([^24]).
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Lors des massacres de l'Abbaye ([^25]), en septembre 1792, on ménagea des places aux enfants pour leur permettre de contempler le spectacle au premier rang. Le 21 janvier 1793, les professeurs du collège des Quatre Nations amenèrent leurs élèves au pied de l'échafaud. Des femmes étaient venues avec leurs enfants. On distribua des jouets en forme de petites guillotines et les « jeunes républicains » s'amusaient à exécuter les oiseaux avec cet instrument : le Conseil général de la commune d'Arras, qui était composé de cœurs sensibles, décida même de saisir ces instruments, mais il ne prit cette mesure que le 27 septembre 1794, après la chute de Robespierre et le décret de la Convention ordonnant d'examiner les inculpations portées contre Joseph Le Bon ([^26]).
Dans plusieurs villes, les instituteurs furent obligés de conduire les enfants aux exécutions. Le conventionnel Daunou ([^27]) raconte que chaque prison était taxée à un nombre déterminé de victimes : « les débats, la condamnation, la traversée et le supplice se consommaient au milieu des sarcasmes stupidement inhumains... Ce langage était l'éducation de l'enfance ; les jeux de l'enfance consistaient à imiter ces épouvantables scènes. La barbarie a été semée dans des âmes délicates... ».
Appelés à participer à la Révolution, comme élèves, aux côtés des bourreaux, les enfants y tinrent aussi le rôle de victimes : les tribunaux révolutionnaires jugèrent des enfants de sept ans, de cinq ans et de quatre ans. Le 18 nivôse an II (7 janvier 1794), la commission Brutus Magnier qui siégea à Fougères, Saint-Aubin-du-Cormier et Rennes, et prononça 268 condamnations à mort, dont 19 contre des femmes, jugea Marie Aubin, âgée de sept ans, François Aubin, âgé de cinq ans, et Pierre Aubin (quatre ans) ([^28]).
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Michelet ([^29]) ne peut pas dissimuler la pratique des noyades d'enfants. Il y en eut environ 300. Les pièces du procès de Carrier ([^30]) le confirment. Bignon : « En vain la commission représentait-elle à Carrier que les jeunes enfants déposés dans les prisons pouvaient être utiles aux armateurs et qu'il fallait les leur livrer. Carrier avait prononcé l'arrêt de mort de ces enfants : il eut la barbarie de les faire exécuter. »
Les historiens révolutionnaires, à l'exception de Gaston Martin ([^31]), ont chargé Carrier qui est devenu le bouc émissaire des crimes de la République, mais, en réalité, la mécanique révolutionnaire a suscité dans toute la France d'innombrables Carrier ([^32]).
A Angers, pour aller plus vite, les commissaires affectaient aux suspects une lettre : F, *à fusiller* ou G, *à guillotiner.* Ils appelaient cela juger par F. Parmi les victimes, François Grellet et Henri Brichet, 13 ans ; François Oudor, 14 ans ; Mathurin Robin et Étienne Flandrin, 15 ans ; Louis Soulard et François Chauveau, 16 ans.
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Le 23 mars 1794, une jeune fille de 16 ans, Élisabeth Chavenot, fut exécutée à Angers ; le 5 décembre 1793, un enfant de 10 ans fut fusillé sur l'ordre du représentant du peuple Francastel.
A Laval, les condamnations d'enfants de moins de 16 ans furent si nombreuses que Garnier, de Saintes, intervint pour les limiter.
A Savenay, la commission Bignon fit fusiller les 23, 25 et 26 décembre 1793, six cent soixante individus dont 35 n'étaient âgés que de 17 ans.
En Vendée trônait le conventionnel Lequinio, disciple de Carrier : il faisait dîner le bourreau à sa table ([^33]) et criait partout qu'il ne fallait pas faire de prisonniers ([^34]).
Il écrivit à la Convention à propos de la fondation du tribunal révolutionnaire de Rochefort : « Tout va marcher rondement... Le tribunal révolutionnaire que nous venons d'établir fera marcher les aristocrates et la guillotine fera rouler les traîtres. » Ce personnage écrit à propos de la guerre de Vendée, en 1795 : « On a vu porter des enfants au bout de la baïonnette ou de la pique qui avait percé du même coup la mère et l'enfant. » Lequinio est choqué, mais lui-même, il faisait exécuter à Rochefort les parents puis les enfants pour contraindre les uns à marcher dans le sang des autres ([^35]).
Il est essentiel de remarquer que les crimes commis alors contre les enfants ne sont ni le fait d'éléments « incontrôlés », ni la conséquence de l'excitation du combat. Les généraux de la République avaient l'ordre de mener une guerre totale et ils se chargèrent de donner l'exemple : si les officiers municipaux républicains s'en offusquèrent, c'est parce que ces réjouissances s'étendirent parfois aux enfants des patriotes : « Après le général Grignon, nous espérions, citoyens, que nos cantons ne seraient plus couverts de sang et d'incendies. Nous avons de nos propres mains tué tous les brigands qui étaient dans nos parages ; mais on avait vu Grignon, par passe-temps et pour essayer le tranchant de son sabre, couper en deux des enfants à la mamelle : il appelait cela une distraction patriotique. Commaire a été plus loin : il en fait une loi.
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Nous le voyons chaque jour prendre les premiers enfants venus, fils de républicains ou de brigands, peu lui importe ; il les saisit par une jambe, et les fend par moitié comme un boucher fend un mouton. Ses soldats en font autant. » ([^36])
Une même stupeur frappa les commissaires municipaux, Morel et Carpanty, qui suivaient les colonnes infernales : le 24 mars 1794, ils envoyèrent à la Convention une lettre indignée -- et naïve dans sa monstruosité : « Tureau prétend avoir des ordres pour tout anéantir ; patriotes ou brigands ; il confond tout dans la même proscription. A Montournais, aux Épesses, et dans plusieurs autres lieux, le général Amey fait allumer les fours, et lorsqu'ils sont bien chauffés, il y jette les femmes et les enfants. Nous lui avons fait des représentations convenables ; il nous a répondu que c'était ainsi que la République voulait faire cuire son pain. D'abord, on a condamné à ce genre de mort les femmes brigandes, et nous n'avons trop rien dit ; mais aujourd'hui les cris de ces misérables ont tant diverti les soldats et Tureau, qu'ils ont voulu continuer ces plaisirs. *Les femelles des royalistes manquant, ils s'adressent aux épouses des vrais patriotes.* Déjà, à notre connaissance, vingt-trois ont subi cet horrible supplice, et elles n'étaient, comme nous, coupables que d'adorer la nation. La veuve Pacaud, dont le mari a été tué à Châtillon par les brigands, lors de la dernière bataille, s'est vue, avec ses quatre petits enfants, jetée dans un four. Nous avons voulu interposer notre autorité ; les soldats nous ont menacés du même sort. » ([^37])
Il y eut des enfants parmi les victimes : il y en eut aussi parmi les assassins. Parmi les noyeurs de Nantes, Robin ([^38]), Lavaux, Lallouet étaient d'une extrême jeunesse. A Bordeaux, en 1794, l'agent du comité de salut public, qui proclamait que la guillotine était le purgatif des aristocrates et que « le sang était le lait de la liberté naissante » avait moins de 19 ans.
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Il fit monter plus de deux cents personnes sur l'échafaud, en moins de deux mois. C'était Marc-Antoine Jullien, fils du conventionnel Jullien de la Drôme.
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La Révolution a guillotiné, fusillé, noyé, brûlé vifs des enfants. Elle n'a pas réussi à les transformer tous en bourreaux, mais elle a pu proscrire toute attitude et toute référence religieuses. Elle a atteint la santé intellectuelle et morale des enfants qui lui furent livrés. Libertinage et corruption furent les conséquences les plus immédiatement perceptibles de cette politique.
Un rapport du 4 ventôse an II révèle : « Beaucoup de jeunes filles de 10 à 12 ans, et même en dessous, se prostituent avec des enfants du même âge. Hier le Palais Égalité en était rempli. » Sous le Directoire, la débauche ne fit que croître et contaminer les enfants eux-mêmes. *L'Accusateur public* put écrire : « La France n'est plus qu'un vaste lieu de prostitution. » On fit jouer des proverbes licencieux à des petites filles.
La famille et les sentiments qui la soudaient subirent le contre-coup de cette dégradation. La Révellière-Lépeaux, ancien terroriste, déplorait dans ses *Réflexions sur le Culte* la dépravation générale des mœurs : le relâchement était tel que l'on avait même perdu le respect des morts de la famille. Les dépouilles des parents étaient conduites au cimetière « comme les restes d'un animal dont on se débarrasse le plus promptement possible... Le corbillard d'un père n'avait personne derrière lui » ([^39]).
Quant à l'enseignement, Fourcroy, le 31 mars 1796, déclarait à la tribune du Conseil des Anciens que dans les villes les plus peuplées, on trouvait à peine quelques particuliers pour donner aux enfants les premiers éléments de lecture et d'écriture.
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Les leçons, distribuées par les révolutionnaires aux enfants, avaient été, en réalité, d'une telle teneur que, malgré les dangers, les parents avaient évité aussi souvent que possible d'envoyer leurs enfants à l'école. On avait voulu remplacer les sujets chrétiens du roi de France par de parfaits citoyens de la Révolution : le 17 janvier 1799, Bonnaire faisait inconsciemment le bilan de l'enseignement révolutionnaire : « La génération qui touche à l'adolescence ne pourra, en l'an XII, exercer ses droits de citoyen : elle ne saura ni lire ni écrire. » ([^40])
De l'aveu de Chaptal et de l'abbé Grégoire, il n'y avait pratiquement plus d'écoles ; quant à celles qui existaient, Barbé-Marbois ([^41]) déclarait, dans un rapport au Conseil des Anciens du 31 mars 1796, qu'elles étaient devenues celles de la licence. L'un de ses collègues s'écriait que la France ne serait bientôt plus qu'une peuplade ignorante et corrompue.
Les Français s'acheminaient vers leur destin : ils devenaient un troupeau de révolutionnaires.
Jean-Pierre Brancourt.
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### Au Brésil l'argent de la subversion vient d'Allemagne
par Julio Fleichman
POURQUOI la présidence de la Conférence Nationale des Évêques du Brésil a-t-elle échu, voici quelques années, à un Lorscheider ? Pour quelle raison son secrétariat général était-il assuré par un Lorscheider ? Comment se fait-il que le second, Lorscheider, cousin du premier, soit aujourd'hui, à sa suite, président de la C.N.B.B. ? Et pourquoi enfin parmi tant d'évêques gauchistes bien connus, dont certains particulièrement féroces dans l'insinuation, la vilenie, l'insulte, contre le gouvernement anti-communiste du Brésil, pourquoi le seul agitateur de l'épiscopat brésilien à avoir reçu la correction qu'il mérite est-il l'un de ses plus obscurs représentants (il prétend lui-même qu'on l'aurait bastonné, dévêtu et barbouillé à l'encre rouge en raison de son « option pour les pauvres », qui le désignait comme « communiste » aux yeux des autorités) ?
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La réponse est peut-être à chercher dans le fait que ces trois évêques portent de beaux noms d'Allemagne, ou parlent couramment la langue de ce pays. Les deux premiers en effet descendent d'émigrés allemands, dont ils ont gardé l'apparence physique. Quant au troisième, Adriano Hipolito, évêque de Nova Iguaçu, il a sauté dans le premier avion à destination de l'Allemagne après sa sauvage « agression », pour y tenir contre le Brésil une série de conférences et de meetings diffamatoires, qui lui valurent en gage de reconnaissance le titre de docteur *honoris causa* de l'Université de Tübingen (10 novembre 1977).
\*\*\*
Pour comprendre, il faut remonter à la fin de la deuxième guerre mondiale. Les catholiques américains, à la suite des évêques américains encore catholiques, procuraient alors des secours massifs à l'Allemagne par le biais de l'*American Relief Services.* Pendant des années, grâce au dévouement généreux de prêtres comme le Père Schneider, que j'ai moi-même bien connu, des millions de dollars, des milliards de tonnes de produits alimentaires, vêtements, instruments de travail et autres traversèrent ainsi l'Atlantique pour venir en aide aux catholiques allemands... Plus tard, quand l'Allemagne n'eut plus besoin de cette aide, les services de l'*American Relief Services* toujours en activité firent bénéficier de leurs collectes les catholiques des pays « sous-développés ». Le Père Schneider frit envoyé au Brésil pour mettre sur pied une organisation locale capable de recevoir et de répartir au mieux, selon des projets étudiés à l'avance, l'aide en marchandises et en équipements : il s'agissait d'éviter les distributions sauvages et la dispersion d'initiatives individuelles plus ou moins cohérentes. Cette préoccupation n'était pas sans fondement. Les Brésiliens, comme en règle générale tous nos pays d'Amérique latine, ne possèdent en effet ni le savoir-faire, ni les disciplines de travail, ni le niveau culturel des populations européennes. Des précautions sans doute superflues, lorsqu'il s'agissait d'aider l'Allemagne, trouvaient toute leur raison d'être en arrivant chez nous.
Invité par des amis que le Père Schneider avait pressentis, j'ai participé à la fondation de la première institution brésilienne mise en place pour gérer l'aide des États-Unis. Elle s'appelait F.A.S.E. : *Fédération des Associations d'Assistance Sociale et d'Éducation.* On m'avait chargé d'en rédiger les statuts, et je fus à Rio un de ses premiers directeurs.
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Pendant près d'un an, la F.A.S.E. ne put pas fonctionner parce que ces statuts -- précisément -- n'obtenaient pas l'approbation de la Conférence Nationale des Évêques du Brésil (C.N.B.B.), dont le secrétaire général alors n'était autre qu'Helder Camara. L'explication de cette résistance nous apparut plus tard, quand le Père Schneider et avec lui l'*American Relief Services* furent contraints de céder : la C.N.B.B. (lisez Helder Camara) était désignée comme unique institution du Brésil qui déciderait des projets dignes d'être retenus, notre F.A.S.E. se bornant à réunir ou préparer des plans d'action, à les lui soumettre humblement, et à appliquer les verdicts souverains de la C.N.B.B. -- On dut trouver, bien sûr, un autre homme pour diriger la F.A.S.E. : un personnage d'ailleurs aussi honorable que naïf, dont tout Rio savait le dévouement absolu à Dom Helder Camara.
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Quelques années plus tard, quand l'Allemagne elle-même devint une nation (excessivement) prospère, la population catholique de ce pays commença à réunir à l'intention du Tiers-Monde des fonds très généreux. Deux organisations furent créées, *Adveniat* et *Misereor,* qui sont présentes aujourd'hui encore dans notre pays. Mais aussi bien en Allemagne qu'au Brésil, avec les années soixante, les esprits catholiques se mirent à basculer dans les pires directions ; et la catastrophe qui s'est abattue sur l'Église durant le règne de Paul VI devait empoisonner aussi les organisations allemandes, tandis qu'elle développait les ambitions de pouvoir et l'influence personnelle d'un Helder Camara.
Il reste assez difficile d'établir avec certitude si c'est l'esprit de la gauche catholique qui commande aujourd'hui, dans ces organisations allemandes, ou si les évêques qui patronnent *Misereor* et *Adveniat* sont tout bêtement ensorcelés par le tapage de la « musique » qu'un orchestre particulièrement puissant leur verse en permanence dans les oreilles : la « musique » des reportages, conférences, livres, programmes de télévision que la gauche, partout maîtresse des media, fait retentir dans le monde entier ; celle qui diffame, sans jamais s'en lasser, les pays d'Amérique latine en lutte contre le communisme.
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D'une part, l'orchestre chante les horreurs de la misère où vivent des millions d'êtres humains : ainsi dans le journal *La Croix,* édition du 7 mars 1979. Cette misère nous est présentée comme la conséquence directe de l'égoïsme des dirigeants. Lesquels pourraient fort bien l'alléger, sinon la supprimer, moyennant une série de mesures faciles à énoncer ; s'ils ne le font pas, c'est par perversité, et parce qu'ils ont besoin (dit *La Croix*) du grand malheur ambiant pour profiter pleinement des délices de leur propre luxe. L'auteur de l'article oublie seulement de comparer la situation des populations sud-américaines à celle des peuples colonisés par les Européens dans un tout proche passé, peuples que les Européens n'ont pas réussi à transformer en nations civilisées et prospères selon le modèle occidental. Et il réussit l'exploit de fonder tout son développement sur un triple mensonge : mensonge sur la nature de la pauvreté en Amérique latine ; mensonge sur les statistiques qu'il manipule à son gré ; mensonge enfin sur ce que font ou pourraient faire les dirigeants de nos pauvres pays, dont les efforts aussi évidents que sincères sont traînés dans la boue.
Mais, d'autre part, l'orchestre fait croire aux évêques allemands et à ceux du monde entier qu'en Amérique latine, au Brésil par exemple, l'Église est sans cesse « persécutée » ; que des évêques et des prêtres y sont torturés ou gravement menacés par la police et les agents du gouvernement. Toute une constellation d' « artistes » et de publications est maintenue en état d'alerte pour inculquer cette conviction aux évêques allemands. Ainsi, voici peu, circulaient au Brésil et en Europe des listes d'évêques « persécutés ». Le lecteur attentif avait la surprise d'y découvrir qu'un titre de persécution consiste à être « attaqué par la presse » ; un autre, pour un groupe d'évêques brésiliens hostiles au gouvernement, comme celui de Bauru, de se faire pincer par la police... *en Équateur,* où ils étaient venus conspirer quelque révolution, et encore ne fût-ce *que pour les expulser* (à juste titre) de ce pays. -- Les Brésiliens se souviendront ici sans peine de l'incident comique qu'avait provoqué voici quelques années notre évêque de Volta Redonda, Dom Valdir Calheiros, dans son délire de persécution.
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Celui-ci, au terme d'une discussion violente avec le commandant d'une unité militaire proche de son diocèse, s'était *décrété lui-même son* « *prisonnier *»*.* Le commandant, surpris, répondit à l'évêque qu'il n'avait jamais été question de l'arrêter, et qu'il pouvait quitter les quartiers militaires quand il le voudrait. Mais Dom Valdir refusait obstinément de sortir et il stationna en effet dans la cour de la caserne, sous un terrible soleil d'été, durant plus de six heures. Le commandant, qui avait retrouvé le sourire, ordonna qu'on apporte une chaise au prélat ; lequel commença par la refuser avec hauteur, l'accepta ensuite pour un moment, s'en repentit bientôt... et finit par vider les lieux sans avoir obtenu l'honneur d'être arrêté par aucun de ces farouches militaires, qui pouffaient de rire sous leurs képis !
Le rôle d'Helder Camara dans cette campagne anti-brésilienne est important. Il voyage sans cesse, ce qui délivre son diocèse d'une présence néfaste, mais c'est pour cracher partout ses réserves de venin sur les gouvernants qui n'ont pas renoncé à nous défendre du communisme. De sorte que les organisations allemandes n'entendirent jamais parler du démenti apporté par le cardinal-archevêque de Porto Alegre, Dom Vicente Scherer, aux prétendues « persécutions » de nos hommes d'Église. Évêque d'origine allemande lui aussi, mais honnête homme (malheureusement pour l'orchestre de la C.N.B.B.), Dom Vicente Scherer en effet devait déclarer : « Qui vit au Brésil trouvera surprenante et suspecte la manière dont, à l'extérieur, on décrit, défigure et caricature la situation de notre pays, et combien on falsifie les nouvelles sur nos relations d'hommes d'Église avec le gouvernement. » ([^42]) L'évêque nommait en toutes lettres certains des supports de cette campagne -- la revue *Croissance des jeunes nations* en France, *Kirschenzeitung* en Allemagne, *Relations* au Canada --, la dénonçait comme « calomnieuse », et niait expressément que l'Église du Brésil fût persécutée... Les organisations allemandes elles-mêmes dépêchèrent au Brésil, en 1977, un de leurs conseillers : le député démocrate-chrétien Paul Hoffacker ; de retour à Essen, siège de l'organisation *Adveniat,* celui-ci déclare que « les informations sur la répression de l'Église en Amérique latine perdent leur consistance quand on les examine sur le terrain », ajoutant même (ce qui est plus discutable) :
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« La vie religieuse se développe actuellement de manière libre et florissante au Chili et au Brésil. » ([^43]) -- Mais tout cela, on le comprend, fut dit une fois, et sans grand tapage. Tandis que l'orchestre de la C.N.B.B., qui feint n'avoir rien entendu, continue de mentir sans discontinuer.
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Tous ceux qui suivent, dans la douleur et l'indignation, la situation de l'Église brésilienne savent à quoi travaille la C.N.B.B. : AU PLAN POLITIQUE, *elle s'emploie depuis 1964 à démoraliser nos dirigeants militaires, coupables d'avoir renversé des communistes et brillamment conclu la guerre contre le terrorisme urbain ;* AU PLAN RELIGIEUX, *elle organise depuis plus longtemps encore à travers tout le pays une vaste et terrible campagne de corruption des âmes simples.* Ce Brésil spirituel, religieux dans l'âme, elle l'arrache aujourd'hui à toutes ses traditions et à la simplicité de sa foi. Partout les agents de la C.N.B.B., prêtres, évêques, dominicains ou franciscains, se mobilisent pour « *conscientiser *» le peuple, c'est-à-dire l'inciter à la révolte sous prétexte de « participation », et aux revendications sociales permanentes sous celui de « justice ». Le pire est que ces émissaires, de toutes parts, ridiculisent les antiques dévotions du peuple chrétien à Notre-Dame ; ils parlent de « foi adulte », d'une « Église libérée des groupes d'oppression », « unie au peuple », « au service de la base »... « Réforme de structures », « théologie de la libération », « Églises particulières », voilà le genre de slogans qu'ils répandent partout, pour troubler mais aussi pervertir la foi des âmes simples.
*Un peuple crédule se trouve ainsi privé de toute vie religieuse authentique.* A la place des associations catholiques où les fidèles s'aident l'un l'autre à progresser spirituellement vers Dieu, on voit aujourd'hui des sortes de campements de jeunes avec guitares, qui passent leur temps à programmer des « réformes de structures » et des agitations universitaires ; ou encore des réunions de personnes plus âgées que l'on consacrera exclusivement, sous prétexte de « charité », à des problèmes de caractère temporel :
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car toutes les formes de la vie de prière en sont exclues ; quant à la vie contemplative, personne ne pourrait plus dire ce qu'elle signifie... Ainsi, voici quinze ans que la C.N.B.B., pour se consacrer à la pauvreté, nous prive d'entendre les mots de Carême, pénitence et chemin de croix. Par contre, nous sommes depuis longtemps saturés de « Campagnes de Fraternité », qui prétendent inculquer « l'assistance à ton frère », quand ce n'est pas « l'effort collectif (mutuel) ». Cette année, faute d'un thème meilleur, ils se sont mis à causer « pollution atmosphérique » et « écologie ». Sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, voici quinze ans qu'ils n'ont plus rien à dire. La notion de réparation des fautes ne s'exprime plus que par l'offrande faite à la sacro-sainte « communauté », et non à Dieu.
Les agents de la C.N.B.B. entendent arracher le peuple -- comme ils disent -- à ses activités paroissiales « aliénantes ». Ils veulent rompre avec l'Église qui vivait jusqu'à Vatican II « enfermée dans un monde à part, avec en même temps la prétention de tout christianiser », pour s'attacher à l'Autre, celle qui « prit un virage fondamental avec Vatican II (...) et se découvrit par là une nouvelle mission » ([^44]). Ils cherchent rien de moins qu'un « changement subversif dans la structure continentale (?) de l'Église » ([^45]). Ils s'efforcent enfin de conscientiser les braves gens pour en faire des professionnels de la revendication permanente, comme l'avoue avec « une joie énorme » Angelico Sandalo, un évêque de Sâo Paulo : « Nous éprouvons une joie énorme, éclate-t-il, de voir dans nos communautés de Sâo Paulo tant de gens qui adhèrent à nos syndicats nationaux. » ([^46])
Partout c'est le même spectacle : des organisations d'évêques et de prêtres qui, surtout dans les milieux ruraux très isolés de l'intérieur du pays, s'en prennent aux jeunes, aux pauvres, aux simples, aux Indiens, aux fermiers ;
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*ils leur arrachent l'une après l'autre toutes les pratiques de la piété religieuse,* sous le mensonge que cette piété serait responsable des « structures injustes de l'oppression », pour les conduire à remuer des projets d'agitation politique, du genre de ceux que prêche ouvertement l'évêque communiste Tomas Balduino (dénoncé comme tel par l'archevêque de Diamantina, Dom Geraldo Sigaud)... Et ce n'est pas seulement l'agitation politique que je mets ici en accusation, mais le venin qu'ils introduisent dans la foi elle-même ; le discrédit qu'ils jettent sur des expressions de la piété sans doute ingénues, pauvres, mais bien vivantes, et sans apporter en échange rien qui mérite le nom de religieux.
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On devine que toute cette organisation, tous ces agents qui voyagent dans un pays aux dimensions continentales, toutes ces conférences à Essen, ces vols en avion vers l'Allemagne (et pour Helder, aux quatre coins du monde), tout cela revient fort cher, cela coûte énormément d'argent. Qui donc soutient ici l'effort financier ?
Tous les signes nous indiquent que *l'argent vient d'Allemagne.* Cependant, outre qu'il sera toujours difficile d'en apporter les preuves, nous n'arrivons pas davantage à percer le mécanisme qui détourne l'argent des « projets sociaux » approuvés en Allemagne au profit des offensives menées par les mouvements de la C.N.B.B. contre la piété populaire brésilienne. A moins d'imaginer, ce qui serait bien la solution la plus simple, que les organisations allemandes elles-mêmes, *Adveniat* et *Misereor,* sont infiltrées, tenues par la gauche, et dans un état de décomposition interne comparable à tout le reste du monde catholique.
Un rapport de M. Georg Regozoni, conseiller scientifique du Parlement allemand, qui a visité en juillet 1978 diverses régions de l'intérieur du Brésil, restant même plusieurs jours aux côtés de l'évêque Pedro Casaldaliga de Sâo Felix ([^47]), apporte tout de même quelques éléments de solution. M. Georg Regozoni fait preuve d'une extrême réserve et prudence dans ce qu'il publie ; malgré quoi il réussit tout de même à nous en apprendre beaucoup.
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Son rapport est résumé sous le titre « Expériences dans le domaine religieux et ecclésiastique au Brésil » par la revue bilingue *Deutsch-Brasilianische Hefte* ([^48]), numéro de novembre-décembre 1978. Nous y comprenons que le biais par lequel l'argent des organisations allemandes parvient à être détourné au profit des activités politiquement gauchistes et spirituellement corruptrices de l'épiscopat consiste à utiliser les fonds attribués à certaines « communautés ecclésiales de base », comme on va le voir plus avant.
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Il courait déjà quelques rumeurs, dans les milieux ecclésiastiques brésiliens non encore « conscientisés » de la tête aux pieds. On savait que le président d'*Adveniat* en personne, Franz Hengsbach, évêque d'Essen, avait voulu venir incognito au Brésil pour vérifier sur place ce qu'y réalisait la « théologie de la libération » financée par son organisme. Et qu'il était rentré chez lui indigné de ce qu'il avait vu. Mais son rapport (hélas non publié) lui coûta aussi sa démission, exigée par le gouvernement social-démocrate de R.F.A., d'une charge d'aumônier militaire. Quoique toujours président d'*Adveniat*, Mgr Hengsbach a donc été réduit au silence ; on ne voit pas qu'il ait fait quelque chose pour dénoncer publiquement le détournement des fonds allemands, et tous les rideaux de fumée humanitaire qui lui servent de couverture.
Le député Regozoni, quant à lui, n'a pas eu le courage de dire toute la vérité. Mais les conclusions de son enquête évoquent explicitement une « fausse distribution de l'aide financière », et aussi « le manque de qualification des projets » : façon comme une autre de faire comprendre aux dirigeants du Brésil qu'ils doivent se garder des pseudo-théologiens (Regozoni pense qu'il existe une « théologie de la libération bien comprise »), et chercher l'assistance de ceux qui croient réellement au Christ.
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Mais voyons plutôt, dans son rapport, comment le *Projet communauté de base de Sâo Felix d'Araguaia* utilise les fonds allemands. Le député Regozoni renvoie à la « III^e^ Rencontre des communautés de base du Brésil », tenue du 19 au 22 juillet 1978 dans la ville de Joâo Pessoa, au nord-est du pays. Sont présents, outre deux Lorscheider, alors président et vice-président de la C.N.B.B., l'inévitable Helder Camara, le communiste épiscopal Pedro Casaldaliga, et le théologien « de la libération » Leonardo Boff, pour ne citer que les plus marquants. Les discussions devaient porter, naturellement, sur les moyens de résistance aux « régimes dictatoriaux » (thème rapporté par la presse), dans « la perspective finale d'assurer une meilleure distribution de la propriété et une modification des structures ».
M. Regozoni écrit, non sans une pointe d'humour, que les communautés de base « *aideront la théologie traditionnelle à se libérer d'elle-même *». Telle est bien en effet l'idée des participants de la rencontre. Lesquels assignent aux évêques le devoir « de se joindre au peuple, pour l'éclairer sur les injustices, la pauvreté, l'exploitation, etc. ». -- Regozoni : « Ils (les évêques) utiliseront en ce sens la *théologie de la libération,* qui dit condamner comme idolâtre un Évangile où l'on ne s'occupe pas des situations concrètes, pour appuyer la lutte (des masses populaires)... Cette théologie, présentée dans la pratique, surtout à l'intérieur du Brésil, comme un instrument politique, est privée de toute dimension extérieure ou rituelle. Elle ne tient aucun compte des croyances du peuple, de la force morale du christianisme, ni des cultures immigrées. »
Je reproduis, ci-dessous, quelques passages du rapport relatifs à la « théologie de la libération » pratiquée dans la ville de Sâo Felix, région du fleuve Araguaia, État de Goias. L'Ordinaire du lieu est le fameux poète communiste Pedro Casaldaliga ([^49]) :
Illustration concrète de cette « théologie de la libération » à Sâo Felix, sur le fleuve Araguaia, à la hauteur de Bananal (la plus grande île fluviale du monde). -- Mgr Pedro Casaldaliga, formé dans un séminaire du pays basque, est établi à Sâo Felix depuis 1968. Sacré évêque voici six ans dans des conditions folkloriques, sur les rives de l'Araguaia, sa mission est de veiller sur 70.000 fidèles, répartis sur 150.000 km ^2^.
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Sâo Felix, à 700 km de Barra de Garças, dont elle dépend, possède un aéroport de terre battue et une route non carrossable qui traverse 1.000 km de forêt... Les gens n'y connaissent pas la faim car la terre est féconde, le grand fleuve extrêmement poissonneux, et tout ce qu'on plante rend ; mais ils sont ignorants, sans hygiène, apathiques et sots, végétant à la petite semaine sans aucune motivation. Les Indiens tapirapés, qui vivent en amont, sont devenus aujourd'hui une attraction touristique. -- En dépit de dix années d'activité « pastorale », voici les maux dont souffre Sâo Felix : désagrégation des familles et des communautés ; corruption, fraude, violence, propriétés incontrôlables, pauvreté et prostitution ; manque d'électricité, de routes en dur et d'eau courante. Le plus proche tribunal de justice est à 700 km. Les ordures s'entassent devant les portes des maisons. Les fossés, à côté des cabanes, servent de latrines ; et les petits enfants s'y promènent tout le jour, au milieu des excréments et de la vermine, des cochons et des chiens. Le ventre ballonné des enfants est plein de vers et d'ascarides, sans parler des autres parasites. -- L'évêque Casaldaliga, qui quitte très souvent le pays en avion, a aboli dans ses églises le signal des cloches. Ses collaborateurs proclament que le peuple ne doit pas être obligé de se rendre à l'église : « Nous devons nous libérer, disent-ils, de l'oppression que l'Église nous impose déjà depuis plus de trois siècles. »
La petite église de Sâo Felix est nue et froide. Le peuple n'y vient pas. Mgr Casaldaliga, qui a marié en juin 1978 un des prêtres de son archevêché, soutient que le peuple doit venir à l'église « de lui-même » ; le plus important, en ce qui le concerne, est « la conscientisation » de sa pauvreté. Opinion partagée par tous les religieux de Sâo Felix qui nous l'ont rapportée.
A Sâo Felix, la Bible elle-même est interprétée politiquement. Spiritualité, mystique, rite et liturgie furent complètement évacués, au profit d'une prise de conscience de la lutte des classes. Le sacré est mort. On n'assiste à aucune fondation de communautés religieuses. Et le clergé n'offre rien en remplacement du dogme et de la pratique religieuse qu'il évacue. Le contact entre le peuple et son père spirituel s'est considérablement refroidi. Les prêtres se sont transformés en fonctionnaires.
La doctrine et l'exemple de Casaldaliga ne modifient en rien la pauvreté spirituelle et sociale de Sâo Felix elle n'atteint pas le cœur, ni l'âme, ni même le corps de ses diocésains. *Malgré les dons d'institutions religieuses et de particuliers, les projets sociaux et religieux de* l'évê*que de Sâo Felix sont toujours invisibles.* ([^50]) Les rats se promènent à leur aise dans le palais épiscopal. Le peuple se sent en état d'insécurité, et il a peur.
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Après cela, le journal *La Croix* et le Père Werenfried vont proclamer partout que si le peuple brésilien a peur, c'est de son gouvernement !
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Reste à préciser ici que le rapport du député Regozoni mentionne aussi d'autres projets en cours d'exécution des projets hautement méritoires, à en juger par ses descriptions. Par exemple celui d'un Père allemand appelé Lothar Weber, dans la paroisse de Pedro II, Piaui, qui, parti de rien et sans l'aide de personne, règne aujourd'hui sur une grande communauté unie et prospère : les deux églises qu'il a fait construire et toutes les chapelles existantes sont « bourrées », selon l'expression de Regozoni.
Il y aurait bien d'autres choses à dire sur les « communautés de base » et la tactique de noyautage mise en œuvre par la gauche du clergé brésilien à partir de la Conférence de Medellin, Colombie, 1968. Tactique qui va se poursuivre et se développer, puisque Puebla n'a pas su mettre fin à la prolifération de ces cellules extrêmement dangereuses, où repose toute l'espérance de notre criminel épiscopat. Nous y reviendrons dans le prochain numéro.
Julio Fleichman.
(traduit du portugais par Hugues Kéraly).
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### Bastions de l'Est
*Hongrie, Pologne, Lituanie*
par André de Asboth
*Notre ami* ANDRÉ DE ASBOTH, *qui a trouvé refuge en Argentine où nous l'avons connu, est d'origine hongroise. Il dirigé à Buenos Aires l'excellente revue catholique* Roma*. Cela explique que l'article qu'il nous donne ici sur* « *les bastions de l'Est *» *soit traduit par nos soins de la langue espagnole.*
H. K.
CE N'EST POINT par goût du paradoxe que le communisme athée, dont le but avoué est la destruction de tous les credos, soutient avec largesse certains mouvements religieux ou pseudo-religieux : ces organisations en effet servent ses propres desseins, à commencer par le dessein principal qui est l'anéantissement de l'Église catholique. On l'a vu en Pologne dans les années cinquante, lorsque les dirigeants de Pax et du Znak prêchaient la collaboration des chrétiens à l'édification du socialisme ; on l'a vu au moment du concile, quand le Parti engageait partout des sommes fabuleuses pour soutenir le progressisme, débauchant même dans cette entreprise un certain nombre de renégats issus de l'aristocratie. Nous savons aussi que le patriarcat de Moscou, de la soi-disant Église orthodoxe russe, est aux ordres du Kremlin, et collabore activement aux persécutions que le pouvoir soviétique organise contre les catholiques ukrainiens fidèles à l'Église de Rome. -- Nous allons voir, ici, ce qui se passe dans certains territoires d'Europe centrale soumis à la tyrannie communiste, en partant des points d'histoire indispensables pour juger aujourd'hui de leur situation.
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En Transylvanie, province orientale de la Hongrie du IX^e^ siècle à 1918, une partie de la population est de langue roumaine. Les Valaques en effet apparaissent au sud de la Transylvanie, près du cours inférieur du Danube, après l'abandon de ce territoire au XIII^e^ siècle par les Coumains. (Les principautés valaques, Valachie et Moldavie, situées respectivement au sud et à l'est de la Hongrie, furent fondées dans les années 1330 -- 1350, avant de passer au XVI^e^ siècle sous la domination de l'empire turc.) Entre le XVI^e^ et le XIX^e^ siècle, de nombreux Valaques émigrent en Transylvanie pour fuir l'exploitation impitoyable des grands feudataires de leurs principautés. Ils remplissaient ainsi les vides d'une population hongroise qui se saignait littéralement, contre l'Islam, pour défendre la chrétienté.
Il faut savoir en effet que la Sublime Porte -- nom du gouvernement turc à l'époque des sultans -- avait coutume de louer ses deux principautés valaques ou danubiennes à des aventuriers grecs, habitants d'un quartier de Constantinople qui s'appelle le Phanar. D'où leur nom de princes phanariotes. Ceux-ci, pour se dédommager des sommes croissantes réclamées en tribut par le Sultan, imposaient de terribles charges à leurs sujets.
Les Valaques ou Roumains, du nom qu'ils se donnèrent à l'époque moderne, professaient le schisme byzantin, communément appelé religion orthodoxe ([^51]).
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Mais en Hongrie, sous l'influence bénéfique des Habsbourg, une bonne partie des Valaques se convertit au catholicisme avec l'évêque Théophile. Ils ont gardé leur rite qui est un véritable rite catholique, puisque le schisme grec éclate avec la rébellion en 1054 du patriarche byzantin Michel Cérulaire contre le pape saint Léon IX, et qu'il n'a point touché au rite -- grec-catholique -- de l'Église d'Orient.
Notons au passage que le mot de roumain fut inventé pour affirmer avec force les origines latines de ce peuple. La Roumanie apparaît comme État en 1859 et 1866, avec l'approbation de Bismarck ; c'est d'ailleurs un membre de la Maison de Hohenzollern, régnante en Prusse, qui en assume la souveraineté, avant que le prince roumain ne se proclame roi. Dans la seconde moitié du XIX^e^ siècle, les trônes des États balkaniques sont occupés en règle générale par des princes liés à l'une ou l'autre des grandes puissances qui pèsent sur cette région : Allemagne, Autriche-Hongrie, Angleterre, Russie.
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La Maison de Habsbourg s'était donné pour mission, aussi bien en Occident qu'en Europe centrale, la défense et la propagation de la foi. La branche espagnole veillait à l'évangélisation des Amériques et de l'Extrême-Orient, tandis que la branche austro-hongroise, fondée par le frère successeur de Charles Quint à la couronne impériale, Ferdinand I^er^, faisait face à l'Islam.
Après la déroute des Turcs au siège de Vienne (1683), héroïquement défendue par le comte Rüdiger Starhemberg, les Habsbourg libèrent la Hongrie, pays qui avait supporté presque tout le poids de cent cinquante années de guerre contre le Croissant ; dès lors, ses gouvernants peuvent se consacrer à travailler pour le retour des orthodoxes à la maison du Père. Les Ukrainiens à Ungvar, et en 1687 les Roumains de Transylvanie, font leur soumission au souverain pontife, reconnaissant que l'Esprit Saint procède également du Père et du Fils -- c'est le *Filioque* que Byzance avait rejeté. La grande reine Marie-Thérèse (1740-1780) se montra particulièrement ardente dans cette propagation du catholicisme.
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Rien d'étonnant, par suite, à ce que la Révolution éprouvé une telle haine à l'encontre de cette grande Maison et de ses deux empires, l'espagnol et l'austro-hongrois, ni qu'elle n'épargne aucun effort pour les anéantir.
En Espagne, dès le XVIII^e^ siècle, commence un curieux phénomène d'autodémolition. Sous le règne d'un Charles III aussi pieux qu'ingénu, c'est le comte d'Aranda, grand-maître de la maçonnerie, qui occupe le pouvoir, et les jésuites sont expulsés. L'autodémolition se poursuit avec les funestes « Cortes » de Cadix ([^52]), et la déroute des rois de la branche carliste consacre le déclin de l'Espagne traditionnelle. L'esprit de la Reconquête renaîtra avec force dans la première moitié du XX^e^ siècle, pour culminer dans la croisade de 1936-1939. Mais il va rapidement s'affadir et se gangrener, sous l'influence des personnages qui noyautèrent le régime issu de la croisade, et surtout de l' « aggiornamento » clérical par lequel tout pouvoir politique, le droit, le principe même d'autorité sont menacés de dissolution.
Pour empoisonner la paix sociale de la monarchie austro-hongroise, le plus grand État d'Europe après la Russie, où tant de peuples et tant de langues vivaient unis par une histoire commune, la révolution libérale de 1848 a inscrit sur son drapeau le « principe des nationalités ». Elle incitait les populations au séparatisme -- comme on fait aujourd'hui avec les Catalans, les Basques, les Galiciens ou les Andalous --, en se gardant bien de leur laisser comprendre que leur propre mélange rendait illusoire le tracé de frontières ethniques ; et que les États qui en résulteraient tant bien que mal seraient autant de royaumes utopiques, faciles à satelliser par un puissant voisin. Les Autrichiens et les Hongrois, malgré ou plutôt à cause de leur histoire millénaire au service de la chrétienté, furent les principales victimes de cette révolution.
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Malgré la tempête soulevée par ses ennemis, la monarchie austro-hongroise ne parvint pas à être détruite de l'intérieur. Mais n'allez pas croire que sa cohésion alors fut maintenue par un État policier. Le souvenir est encore bien vivant, aujourd'hui, du climat de liberté et de paix sociale qui caractérisa le long règne de François-Joseph. Les populations d'Autriche-Hongrie étaient heureuses : elles démontrèrent assez leur adhésion au souverain et à la patrie commune durant la terrible épreuve des quatre années de la première guerre mondiale, où des gens de toutes langues -- à l'exception de certains secteurs tchèques -- combattirent avec héroïsme pour la double monarchie. Ceux qui parlaient roumain, et la Roumanie était en guerre contre l'Autriche-Hongrie, accomplirent leur serment à l'égal des Hongrois et des Autrichiens. Il a fallu attendre la défaite pour que le collapsus et les alliés liquident la dernière grande puissance catholique d'Occident.
La maçonnerie avait atteint son but. Dans les négociations de paix de 1919-1920, à la tête des grands pays vainqueurs se trouvaient Georges Clemenceau, militant de la Commune de Paris en 1871, David Lloyd George, qui venait de refuser l'asile d'Angleterre à son fidèle allié le tsar Nicolas II, laissant les Rouges assassiner toute la famille impériale russe, et enfin Woodrow Wilson, le président des États-Unis, lié aux mêmes forces occultes que son successeur Franklin Delano Roosevelt ([^53]), et qui œuvrait déjà pour la reconnaissance de l'Union soviétique par l'Occident.
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-- Face à de tels politiques, l'empire des Habsbourg avait bien peu de chances de survivre à la paix. L'intérêt commun de la France et de l'Angleterre rendait pourtant indispensable le maintien d'une grande puissance en Europe centrale pour faire contrepoids à l'Allemagne prussianisée par Bismarck. Mais l'esprit révolutionnaire n'eut aucun mal à l'emporter sur le patriotisme. On laissa l'Allemagne intacte, pour dissoudre l'Autriche-Hongrie. *Le châtiment fut Hitler.*
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La paix des libéraux, comme on sait, ne devait même pas respecter son propre principe « des nationalités ». On propulsa la minorité serbe à la tête d'une Yougoslavie artificielle et la minorité tchèque à la tête d'une « Tchécoslovaquie » qui l'était tout autant, unissant des peuples sans aucun souci de leurs affinités ; la Roumanie se vit elle-même annexer des territoires qui n'avaient jamais rien eu de roumain, avec plus de deux millions de Hongrois et des centaines de milliers de personnes qui parlaient allemand. Mais la fin principale des sectes était réalisée : aucun de ces États n'était catholique. Dans deux d'entre eux, la minorité dominante professait le schisme byzantin. En Tchécoslovaquie, l'esprit du gouvernement était libéral et maçonnique : un début d'église nationale devait même y être imposé. L'homme qui exerçait là-bas le pouvoir entre les deux guerres s'appelait Édouard Benès, prototype de mentalité jacobine, avec un penchant très net pour l'Union Soviétique.
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Benès était le beau-père du polonais Zbigniew Brzezinski, l'idéologue de la fameuse Trilatérale fondée par David Rockefeller ([^54]), qui a modernisé le cheval de bataille du principe des nationalités en celui des « droits de l'homme », mais sans rien changer à la finalité fondamentale de l'opération : *détruire la droite,* qui représente la chrétienté catholique, *fortifier la gauche.* L'essentiel est d'en finir avec la civilisation chrétienne pour promouvoir l'avènement d'un monde uniforme et socialisant, Brzezinski considérant le marxisme comme une force importante de création ([^55]). Ce personnage estime en effet que les problèmes de l'heure présente trouveront leur solution, non dans un retour à Dieu et aux grands principes d'une civilisation fondée sur l'Évangile, mais dans la *technotronique,* amalgame étrange de technocratie et d'électronique. C'est un homme débordant de ressources et de relations. Certains vont jusqu'à dire qu'il est ami de Jean-Paul II.
Dans ce contexte, on comprend aisément que l'annexion de la Transylvanie et de ses territoires limitrophes à l'État roumain allait entraîner un recul de la foi véritable et de la civilisation chrétienne. Les Transylvains catholiques, parmi lesquels de nombreux grecs-catholiques de langue roumaine, perdirent entre les deux guerres mondiales le privilège d'appartenir à la religion de l'État. Après quoi, ils durent subir l'invasion soviétique de 1944 et la domination d'un régime strictement satellite de Moscou. C'est-à-dire d'un régime athée bien distinct de l'indifférentisme libéral, puisqu'il s'agit du système militant qui fait appel à toutes les ressources de la force et du mensonge pour réduire à l'athéisme la population d'un pays.
Sur ce terrain, Lénine avait vu très clair. Né dans la religion orthodoxe russe, il n'a pas hésité à désigner le catholicisme comme ennemi principal de ses théories, au point de prophétiser qu'il ne resterait bientôt que deux forces dans le monde pour s'affronter : l'Église catholique et le communisme. Et il conseillait, avec une astuce véritablement satanique, de créer à l'intérieur même de l'Église des mouvements de dissolution... *Utiliser la* « *religion *» *pour détruire la Religion.*
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On sait que le plus précieux allié des Bolcheviks, dans les nations catholiques, fut le progressisme. Dans les pays de religion orthodoxe, les dirigeants du Parti n'eurent qu'à s'adresser directement aux membres de la hiérarchie, plus faciles à enrégimenter lorsqu'il s'agit de hiérarchies autocéphales, qui ont derrière elles une tradition séculaire de soumission au pouvoir politique.
En Roumanie le régime de Ceaucescu, à l'image de ses protecteurs du Kremlin ([^56]), a fait alliance avec la hiérarchie orthodoxe. Il persécute férocement les grecs-catholiques pour leur faire abandonner la foi véritable et les forcer de rejoindre, sinon l'athéisme, du moins l'orthodoxie contrôlée par le Parti communiste. Ces persécutions visent principalement les catholiques de langue roumaine, qui représentent l'immense majorité de la communauté grecque-catholique. On en arrive au point, à peine croyable, qu'un régime qui ferme ou détruit les églises, dissout les congrégations, emprisonne les prêtres, les évêques, et procure tant de martyrs à l'Église de Jésus-Christ, paye aujourd'hui le clergé orthodoxe et finance la construction de ses églises. Oui, l'État athée lève de ses fonds des églises officiellement consacrées au service de Dieu, qui constituent en réalité autant de leurres.
L'appareil du Parti s'est rendu compte que la population roumaine n'était pas suffisamment corrompue pour se faire athée. Qu'il fallait lui procurer au moins un produit de substitution. Le rite est presque identique dans l'Église orthodoxe : l'apostat de la religion catholique s'y trouve psychologiquement sécurisé ; on y prie de même, le même Dieu, les cérémonies sont à peine différentes. Le plan communiste compte qu'une fois domestiqués sous la houlette de pasteurs bien dociles, et qui lui doivent tant de « conversions », les fidèles seront plus facilement conduits à l'athéisme par une propagande et un enseignement d'État scientifiquement anti-chrétiens.
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La hiérarchie orthodoxe n'aura alors ni les moyens ni la volonté requise pour s'y opposer. -- Ces Roumains en vérité doivent bien regretter aujourd'hui les Habsbourg et la Hongrie, où ils pratiquaient dans la paix la religion de leurs pères, et recevaient en outre l'instruction de leur langue maternelle dans des écoles financées par l'État.
Quant aux catholiques de rite latin, généralement hongrois, on les poursuit aussi avec acharnement. L'évêque de Gyulafehévar, Mgr Aaron Marton, pasteur de ce malheureux troupeau, devait endurer de longues années de suite un terrible emprisonnement, comme il est d'usage derrière le rideau de fer pour les successeurs des Apôtres qui confessent la foi de Jésus-Christ avec toutes ses conséquences. Un autre grand Hongrois, le cardinal Mindszenty, fut, comme on sait, l'archétype de cette fidélité.
Les Hongrois csango, catholiques de rite latin eux aussi, qui sont environ deux cent cinquante mille à l'est de la Transylvanie ([^57]), ne peuvent même pas s'entourer de prêtres de langue hongroise. On imagine les problèmes que cela vient à poser pour la confession. L'État communiste entend bien les roumaniser de force.
C'est le même but que poursuit Ceaucescu en Transylvanie, où il implante dans les villes principales (de langue hongroise) des populations roumaines, contraignant les Hongrois -- avec les moyens qui sont ceux d'un État communiste -- à se disséminer eux-mêmes dans les vieux territoires valaques : on compte bien que ce contact quotidien avec un univers étranger à la culture hongroise fera oublier leur langue maternelle aux nouvelles générations.
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Il ne saurait être indifférent aux intérêts de la chrétienté que ce soit telle nation plutôt que telle autre qui domine sur telle partie du monde. Les peuples de tradition catholique exercent naturellement une influence favorable à la diffusion de l'Évangile, comme les Espagnols et les Portugais l'ont montré dans le nouveau monde, tandis que d'autres poussent d'instinct à l'hérésie, l'islamisme, le paganisme ou même la religion athée. La Révolution anti-chrétienne a toujours su tenir compte de ces données, comme nous venons de le voir.
L'histoire nous montre ainsi que les Espagnols révolutionnaires furent, sans exception, de mauvais Espagnols. Castelar, président de la première République espagnole, manifestait sans ambages son mépris pour l'empire des rois catholiques, Charles V et Philippe II, et aujourd'hui encore il est de bon ton dans les cercles « intellectuels » hispaniques de dénigrer les grandeurs du passé. La Hollande au contraire, aux XVI^e^ et XVII^e^ siècles, devait fondre son destin national avec la cause protestante ; et la Suède, depuis la Réforme, manifeste un sinistre entêtement à infester le monde par la Révolution : elle commence par détruire, dans le berceau de la guerre de trente ans (1618-1648), l'unité catholique allemande que l'empereur Ferdinand II était sur le point d'achever, et dont il serait résulté une telle disproportion de forces en faveur du catholicisme que l'hérésie protestante ne s'en serait pas relevée. Et cette nation scandinave est aujourd'hui à l'avant-garde de l'édification d'une société athée, technocratique, égalitaire, inhumaine, qui nous prêche les « droits de l'homme », mais ne garantit même pas chez elle le droit à la vie des plus innocents.
C'est pourquoi un Espagnol catholique se sentira moralement tenu par l'histoire de sa patrie, il y puisera la force de travailler au développement de la chrétienté, tandis que seul un Suédois de mentalité révolutionnaire pourra contempler avec fierté l'œuvre de ses pères. Et il est bien certain que tout accroissement de l'influence suédoise dans le monde contribue à la dissolution de notre société.
L'Amérique latine, catholique et mariale par excellence, constitue la plus grande réserve continentale d'esprit contre-révolutionnaire latent. C'est pour cette raison que les trois forces qui comptent en face -- le pouvoir soviétique, le régime de Carter et la subversion cléricale font tout ce qu'elles peuvent pour plonger ce continent dans le chaos, y fomenter des révoltes, et insuffler des principes mortels à l'ordre civilisé.
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En Europe centrale, seuls les Tchèques connaissent depuis longtemps des velléités de révolution : ils furent partiellement hussites ([^58]) à la fin du Moyen-Age, appelèrent à leur tête un prince protestant au début de la guerre de trente ans et inaugurèrent l'État libéral entre les deux conflits mondiaux. Mais les Hongrois, les Polonais et les Lithuaniens furent toujours dans cette partie du monde de véritables bastions de la chrétienté. Ces trois peuples conservent d'ailleurs une dévotion filiale à la Très Sainte Vierge Marie, dont la Hongrie a inscrit l'image pendant des siècles sur ses bannières nationales et ses pièces de monnaie. Il n'est pas nécessaire d'insister ici sur les vertus héroïquement anticommunistes de la Hongrie ([^59]) : elle en a fait la preuve, et au-delà, pendant la contre-révolution de 1956. Quant à la Pologne, tandis que la Hongrie des siècles passés défendait le catholicisme contre l'Islam, elle en faisait de même contre la Prusse protestante et la Russie orthodoxe. Sœurs dans la même foi et la même liturgie -- du moins jusqu'à la destruction de cette dernière par « l'évolution conciliaire » --, les trois nations restaient étroitement unies à tout le monde occidental.
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Et la messe dans les Carpates se célébrait exactement comme à Rome, Paris, Madrid ou Buenos Aires. C'était en somme l'avant-garde de l'Occident contre la vieille barbarie.
Hongrie, Pologne et Lituanie furent les plus grandes victimes des ennemis de notre religion. Leur tradition nationale les appelait et les appelle encore aujourd'hui à se couvrir de gloire dans le martyre, comme les premiers chrétiens, au milieu des pires persécutions. Mais la justice exige aussi des catholiques du monde libre qu'ils n'oublient pas dans leurs prières et dans leurs œuvres ceux qui se sacrifient ainsi sans retour pour le témoignage d'une foi commune. Elle exige que nous les défendions jusque dans leurs droits temporels, en sachant bien que la paix est l'œuvre de la justice : *Opus justitiae pax.*
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Il existe aujourd'hui une tentation dangereuse pour les fils de ces peuples opprimés qui ont la parole en Occident ; et spécialement pour ces Polonais courageux comme personne, mais enclins aussi comme personne à l'illusion libérale, surtout quand l'un d'entre eux occupe le trône de Pierre pour faire entendre sa voix. Cette tentation est de recourir à des armes mondaines, purement humaines, comme une prédication aveugle et universelle des « libertés de perdition » ([^60]), ennemies de tout ordre social, pour renverser l' « ordre » communiste. Les communistes, qui contrôlent les moyens de communication, savent très bien retirer à cette arme toute efficacité en ce qui les concerne, pour concentrer sur l'Occident son pouvoir de destruction.
Il est vain d'exalter l'idéologie libérale, tant anathématisée par les papes, dans l'espoir que le communisme en sera affecté. Le marxisme, ne l'oublions pas, reste fils de la Révolution libérale. Et ce n'est pas en lui prêchant une erreur, qui fait injure à la Royauté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'on pourra améliorer le sort de ses victimes derrière le rideau de fer.
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« *On ne bâtira pas la société autrement que Dieu ne l'a bâtie* (*...*) *La civilisation n'est plus à inventer* (*...*) *Elle a été ; elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété :* Omnia instaurare in Christo. » ([^61])
« *La vérité vous rendra libres *»*,* dit le Seigneur ([^62]). C'est l'enseignement qu'illustre aujourd'hui le martyre des chrétiens de l'Est. Celui aussi que la Révolution veut radicalement inverser dans tout l'Occident : -- La liberté, la licence sans frein, vous rendra véritables ; « authentiques » ; elle vous « réalisera »... Interdit d'interdire !
Les catholiques savent que seul l'accomplissement de la volonté de Dieu réalise la plénitude humaine, et transforme en victoires de la liberté spirituelle toutes les persécutions.
André de Asboth.
(Traduit de l'espagnol par Hugues Kéraly.)
69:242
### Carnets sabbatiques
(*suite*)
***En Extrême-Orient***
par Thomas Molnar
*Singapour, décembre. --* Je dois quelque excuse au lecteur de l'avoir quitté dans les faubourgs de Rangoon, en Birmanie, car ce n'était vraiment pas l'endroit. Et de fait, arrivé à l'aéroport de Singapour, une bouffée d'air (politiquement) frais nous conduisit nous-même à signifier notre plaisir à haute voix. Deux Anglais, qui avaient voyagé derrière nous dans l'avion birman, y firent tout de suite écho. C'étaient des ingénieurs ; ils avaient mené à bien là-bas quelques travaux de leur spécialité pour le compte du gouvernement. Mais tout étranger qui séjourne en Birmanie plus de huit jours, à quelque titre que ce soit, est considéré par la police comme un demi-citoyen. Nos deux Anglais connurent donc toutes sortes de difficultés pour quitter le pays, et ils montraient plus d'enthousiasme encore que nous à retrouver la civilisation... L'un d'eux s'est promis d'exhorter tous les membres du Parti Travailliste anglais à se rendre en Birmanie, pour n'en plus revenir, et que cela leur serve de leçon !
70:242
De mes précédents voyages en Extrême-Orient, j'étais revenu déjà avec le sentiment très fort que s'il fallait comparer entre eux les mérites et la vivacité des races, la chinoise l'emporterait de beaucoup sur toutes les autres. Singapour, deux millions d'habitants, 80 % de Chinois, n'apparaît pas seulement comme une ville propre, accueillante et bien organisée : c'est l'État au monde qui s'approche le plus de la polis idéale des Grecs. Les qualités et les vertus de cette race, comme à Hong-Kong, à Taiwan, font aussitôt la conquête de l'esprit et du cœur. Pour moi, après tous les dégoûts où m'avait plongé le continent indien, ce fut une véritable explosion d'enthousiasme. Je pouvais de nouveau faire confiance à ceux qui m'entouraient, renifler des rues et des hôtels propres, entrer dans des boutiques et des restaurants impeccables -- pour ne rien dire de l'ordre public, beaucoup mieux assuré qu'à New York, ou même à Paris.
Il faut ajouter que Singapour, grand comme un mouchoir de poche, Hong-Kong, deux mouchoirs et demi, Taiwan, la dimension des Pays-Bas avec dix-sept millions d'habitants, nous semblent des territoires spacieux, où tout est mis en œuvre pour faire chanter jusque dans le quotidien les harmonies de l'ordre et de la beauté. On comprend que les vieux missionnaires européens qui ont passé une grande partie de leur vie en Chine, chassés du continent, ne veuillent point quitter ces pourtours : les Chinois savent créer une atmosphère, un cadre de vie, qui nous va comme un gant. Avec cela, on ne relève chez eux aucune trace de cette servilité sournoise des Indiens ou de la politesse trop affectée des Japonais. Sûrs d'eux-mêmes, les Chinois ignorent le fanatisme ; ils ne sont inébranlables que dans leur confucianisme religieux, univers où baignent d'ailleurs des vertus chrétiennes.
\*\*\*
*Bali, décembre. --* Depuis de longues années, je regrettais de n'avoir pas passé quelque temps à Bali. Une amie en avait fait devant moi cette description paradisiaque : « le seul lieu du monde où se réalise l'harmonie parfaite de la religion, de la nature et des hommes ! » Fort d'une si belle promesse, je n'avais plus qu'à me précipiter sur le prochain avion en partance pour cette petite île, dressée à l'est de Java.
71:242
Le survol de Java n'est pas dénué d'intérêt : on regarde en effet directement, à la verticale, dans la bouche béante d'innombrables volcans en pleine ébullition. (Et d'ailleurs, quatre jours après notre départ de Bali, une éruption a fait deux cents morts sur l'île, et un grand nombre de sinistrés.) Mais Bali, le paradis terrestre ? Eh bien, l'appellation contrôlée est vraiment discutable, et je n'ai rien compris quant à moi à l'engouement collectif pour cette île aussi sale que l'Inde ou la Birmanie, ses habitants au regard vide et inquiétant, ses vieilles idoles à tablier, ce panorama où rien vraiment ne justifie les escalades de la publicité.
Certes, on y trouve deux ou trois hôtels de luxe, d'où les touristes font des sorties prudentes pour assister aux *sightseeing* qu'on leur a programmés ; de retour à l'écurie, on leur servira bien chaud les spaghetti à la bolognaise ou le *mixed grill* d'un menu touristique homogénéisé ; après quoi, un dernier coup d'œil de leurs fenêtres sur la « plage dorée », et ils pourront se reposer. -- Nous, nous avions préféré l'aventure d'un hôtel en ville, et faire le tour de l'île autrement que dans des autocars climatisés. Ce que nous avons pu voir se situe entre le quelconque et le désagréable. Un spectacle de danse, organisé sous le patronage du gouvernement local, était franchement ridicule ; et j'avoue que les quarante façons, chez les danseuses, de faire valoir le mouvement de leurs doigts n'a pas réussi à me plonger dans les transes.
Dernière mésaventure : le chauffeur de taxi qui avait promis de nous conduire à l'aéroport dès quatre heures du matin, payé d'avance (hélas), s'était évaporé dans la nature. Nous avons bien failli rester un jour de plus dans cette île de Bali, dont nous renoncions pour toujours à percer les harmonies secrètes entre dieux, nature et êtres humains.
\*\*\*
*Sabah et Sarawak, Bornéo, décembre.* -- Enfant, j'ai souvent rêvé de Bornéo, patrie des beaux timbres et de l'orang-outang, dont la configuration compacte m'impressionnait. Je m'étais même promis en secret de ne pas mourir avant d'avoir vu cette île ; du moins la côte septentrionale, qui constitue la Malaisie orientale, tandis que le Sud appartient à l'Indonésie.
72:242
Le tout est revendiqué par les Philippines, mais la paix semble régner sur cette immensité insulaire, troisième en étendue derrière le Groenland et la Nouvelle-Guinée.
J'ai pu vérifier de visu ces souvenirs géographiques en survolant la côte nord de l'île, de Kuching à Kota Kunabalu, avec des étapes aux noms tout aussi mystérieux, comme Sibu. -- Kuching, capitale de l'État de Sarawak, est une ville assez agréable, marquée par l'ère de sa fondation coloniale britannique ; elle est peuplée de Malais et d'une minorité chinoise active, intelligente, qui vit du commerce comme nous de l'air que nous respirons... C'est grâce à elle justement que le marché de la ville regorge de toutes sortes de richesses. Nous entrons dans une échoppe dont l'étalage est alléchant. Il va falloir se faire comprendre par signes : rude perspective, car nous voulons mesurer, peser, faire emballer, et expédier. Mais notre interlocuteur, un jeune garçon qui parle seulement le chinois, devine sans peine ce que nous désirions : il court, il mesure, il coupe, il a déjà tout compris. Nous partons satisfaits. Un Chinois ne galope jamais après son client comme le Malais, l'Indien ou le Cinghalais. Il sait que la servilité en fin de compte ne paie pas, et que le bon client apprécie un commerçant honnête. Confucius, d'ailleurs, condamne la tricherie dans les affaires humaines.
Kota Kunabalu, de l'autre côté de Bornéo, est une ville hélas à demi américanisée en raison du pétrole dans le Brunei voisin. La chaleur torride de l'équateur vous saisit à la gorge, mais l'hôtel est doté d'une piscine où je descends nager. J'y rencontre un couple de Canadiens. Madame, intarissable, m'explique que son mari enseigne l'emploi de l'ordinateur aux technocrates locaux ; puis elle entreprend avec charité de me tirer des larmes sur le compte du président américain : -- « Pauvre Jimmy Carter, quel souci il doit se faire pour le sort des otages de Téhéran ! » Je l'interromps pour lui lâcher en vrac tout ce que je pense, moi, du poltron imbécile. J'aurais dû savoir que devant une Anglo-Saxonne, Démosthène en personne aurait perdu son souffle bien inutilement. En guise de vengeance, j'ai lancé *Vive le Québec libre !* avant de quitter les lieux. Ils ont dû me croire l'un et l'autre un peu dérangé.
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Je quitte Bornéo heureux d'avoir pu vérifier cette forme qui me plaisait tellement, sait-on pourquoi, sur les timbres-postes de mon enfance.
\*\*\*
*Hong-Kong, décembre. --* On renonce à calculer l'accroissement de la population de l'île, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Ils sont cinq millions en 1979, dont trois millions de réfugiés qui ont passé la fragile frontière avec la Chine communiste. Et on estime à 1.500, chaque jour, le contingent actuel des entrées clandestines. Sur ce nombre, un tiers seulement des nouveaux réfugiés finit par être attrapé et « rapatrié ». C'est le problème qui obsède en permanence les autorités de Hong-Kong : comment arrêter cette marée humaine que Pékin même ne veut pas endiguer, trop heureux sans doute de mener la vie dure au petit voisin commerçant et résolument capitaliste ? Le gouvernement chinois semble même encourager ces départs : les « rapatriés » que lui livre Hong-Kong sont affectés pour deux jours au balayage des rues. Point d'autre châtiment. Cette peine purgée, ils tentent à nouveau de passer la frontière... Les splendeurs de la métropole maritime sont visibles, le soir tombant, du continent communiste. Comment résister à la tentation ?
Les autres réfugiés de Hong-Kong sont les fameux rescapés des *boat-people* vietnamiens. La plupart sont d'origine chinoise. On les accueille avec plus de générosité, car ils ne cherchent pas à s'établir dans le pays : leur seule hantise est de quitter ce coin du monde, et le spectre du communisme. Excellents travailleurs, ils émigreront en France, au Canada, aux États-Unis, en Scandinavie. En attendant, ils fournissent aux autorités de l'île les détails de leur vie sous régime communiste : plus de famille, ni même de droit de regard sur l'instruction des enfants, et menace permanente de la mort ou (pire) du camp de rééducation. Ces Chinois ont préféré affronter la noyade, la faim, la soif, les pirates ou les requins... à la survie sous régime communiste.
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74:242
*Taiwan, janvier. --* Le maréchal Tchang Kai-shek fut de son vivant le Pinochet avant la lettre de la presse internationale, du *New York Times* au *Monde* et à *Der Spiegel.* Franco à l'Ouest, Tchang à l'Est, deux solides barrières contre l'avance communiste, et c'est ce qu'on ne leur pardonnait pas. Des deux hommes, si Tchang fut le moins heureux, c'est pour avoir eu affaire aux conseillers du président Roosevelt. Tchang a perdu la Chine continentale pour des raisons exactement identiques à celles qui perdront plus tard Cuba, le Sud-Vietnam, le Nicaragua... et la liste continue de s'allonger.
Et Washington continue, depuis la mort de Tchang, de vouloir mettre Taiwan au ban des nations : efforts enfin couronnés de succès ce 31 décembre 1979, -- jour où les États-Unis d'Amérique, ayant assez couru après le dernier candidat à leur donner des coups de pied au derrière, en l'occurrence Pékin, ont rompu le traité qui les unissait à Formose. C'est aussi le jour où j'écris ces lignes, dans ma chambre d'hôtel de Taipei.
Voici exactement trois semaines, une manifestation d'une rare violence devait éclater à Kaohsiung, grand port de la côte méridionale de Taiwan. Cette manifestation regroupait les rédacteurs et lecteurs du magazine *Formosa,* périodique d'opposition favorable à la démocratie, aux droits-de-l'homme, Amnesty et autres machins de désintégration nationale qui cachent une pure et simple volonté d'anarchie. La tolérance des autorités de Taiwan est suffisamment établie par le fait que *Formosa* s'affichait sans entraves dans tous les kiosques de l'île. Mais comment ne pas s'interroger sur les motifs véritables de la manifestation de Kaohsiung, lorsqu'on apprend que son slogan numéro un était « l'indépendance de Taiwan », principe rejeté non seulement par le gouvernement taïwanais, mais aussi par celui de Pékin ? S'il reste en effet une chose sur laquelle les deux frères ennemis sont d'accord, c'est bien la définition de Taiwan comme province intégrante de la Chine. Le seul problème, entre eux, est de savoir qui doit la gouverner.
Il n'était donc pas dans l'intérêt de Pékin de lancer à l'assaut du régime adverse les lecteurs de cet insignifiant magazine. La lumière commence à se faire pour ceux qui ont suivi à la télévision de Hong-Kong, comme moi, la conférence de presse d'une certaine Linda Shih, l'épouse (américaine) du rédacteur en chef de *Formosa,* qui a subitement disparu de la circulation. Le gouvernement de Taiwan en effet, au lieu d'arrêter cette nouvelle Jane Fonda, s'est contenté de l'expulser du territoire, lui permettant ainsi de jouer les martyrs à la télévision.
75:242
Or, il semble bien que la douce Linda, dont le vocabulaire se résume à deux mots : « démocratie » et « répression », ait été un agent de la C.I.A. Ne voyez là aucune contradiction. La C.I.A. est noircie à dessein par les agents de Moscou pour alimenter le mythe de la méchanceté américaine ; mais elle reste notoirement maladroite dans ses actions anti-soviétiques, et s'efforce même très souvent de déstabiliser les régimes amis. C'est là une autre particularité de l'ineffable bonne conscience américaine, qui se répète qu'une grande puissance politique doit tout « prévoir », y compris l'accession au pouvoir de ses propres ennemis. Et la réelle distance qui sépare, dans une tête bien faite, *prévoir* de *préparer* échappe tout naturellement à la myopie politique des dirigeants de la Maison Blanche, du State Department et de la C.I.A. Bref, les États-Unis cherchent aujourd'hui, sinon à se débarrasser de la compromettante Taiwan, du moins à lui faire comprendre de ne pas mettre des bâtons dans les roues d'une amitié pleine de promesses entre Washington et Pékin.
Je me suis rendu à Kaohsiung moins de quinze jours après les événements qui s'y sont déroulés. C'est une ville active et prospère, où les proclamations d'indépendance paraissent le dernier souci des habitants. Les manifestants eux-mêmes s'étaient d'ailleurs bien gardés de critiquer là-bas la politique économique du gouvernement formosien, de peur de s'attirer la colère du peuple. J'ai dû m'entretenir un peu au hasard avec les gens, car tous ne parlent pas anglais : un chauffeur de taxi, la secrétaire d'un ami, un ingénieur du chantier naval, deux professeurs de l'enseignement secondaire... Mes interlocuteurs, dont aucun ne s'expliquait les motifs de la manifestation, furent unanimes à s'indigner de sa violence, et de la mollesse du gouvernement : 183 agents de police à l'hôpital (tel fut le bilan de cette journée), qui avaient reçu interdiction de porter des armes à feu, voilà peut-être l'explication ! L'opinion ne comprend pas : primo, que les autorités de l'île n'aient pas aussitôt sévi ; secundo, qu'elles aient laissé filer la pétroleuse américaine ; tertio, qu'elles n'aient point eu l'idée d'envoyer les 26 personnes arrêtées en flagrant délit devant un tribunal d'exception.
76:242
Mes propres entretiens, avec certains dirigeants taiwanais, confirmèrent l'explication que je redoutais : Formose entend ne pas provoquer « l'opinion mondiale », et spécialement Washington ; elle cherche à enterrer rapidement l'affaire dans un esprit « démocratique » et le respect des « droits-de-l'homme ». Je ne suis pas le gouvernement de Taiwan, mais enfin il me semble que les puissances de destruction démocratiques ne vont pas s'arrêter pour si peu. Ainsi, il paraît qu'*Amnesty International* a déjà dépêché un câble a Kaohsiung « pour être mis au courant ». On sait ce que cela veut dire. Et on ne risque pas d'apprendre, par ailleurs, qu'*Amnesty International* sera aussi rapide à demander des comptes au nouveau despote pro-soviétique de Kaboul.
\*\*\*
Qui vient pour la première fois en Extrême-Orient pourrait se dire que des deux peuples, le chinois et le japonais, ce dernier est le plus proche de l'Occident : grand voyageur, meilleur technicien, mieux capable de s'adapter. C'est le contraire qui est vrai. Le fond du tempérament japonais est la timidité, et c'est ce qui en fait des hommes arrogants. Perdre la face équivaut pour eux à une mort de l'âme. Ils se murent donc, comme on voit, derrière la façade d'un sourire stéréotypé. Mais quand on les contraint d'en sortir, pour révéler quelque chose de leur for intérieur, ils s'effondrent, et vous en gardent rancune. Mon impression est qu'ils détestent les étrangers, et ne manquent pas une occasion de les exploiter.
Ici à Taipei, depuis le Jour de l'An, des hordes de touristes japonais se sont abattues comme des vautours sur l'hôtel où je suis logé. L'atmosphère de l'établissement jusqu'alors était calme et agréable, comme seuls les Chinois sont capables de la créer. A présent, de petits êtres pleins de nerfs courent en tous sens, leurs enfants mènent un vacarme épouvantable dans les couloirs de l'hôtel, et les appareils photographiques claquent de jour comme de nuit. C'est ainsi sans doute qu'il faut imaginer les Martiens robotisés, nouveaux riches, bruyants...
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Ceux-là sont déjà prodigieux : ils se photographient absolument sans discontinuer. Vous ne pouvez pas passer à côté d'eux sans être pris dans les feux croisés de cinq ou six flaches qui partent en même temps. -- Chez lui, le Japonais est plus amène et prévenant. C'est un des fléaux du tourisme planétaire de rendre les gens désagréables, en les arrachant (par définition) à la place que la civilisation leur avait assignée.
A Taipei, on me propose de rencontrer le directeur de la télévision. Moi qui déteste cet instrument ! Je m'y rends tout de même par curiosité. L'homme qui m'accueille signera un de ses ouvrages « César Teng » à la fin de l'entretien. C'est que les Chinois poussent l'amabilité jusqu'à se doter pour nous d'un nom occidental facile à prononcer ; mais ils choisissent en général des noms américains. Ce « César » doit cacher un esprit europhone, et peut-être même europhile. En effet. Celui-là a suivi des études au Conservatoire de Bruxelles, sous un maître hongrois, il parle français, italien, portugais, connaît Paris, Rome, Vienne, Rio, voudrait voir encore Prague et Budapest, sans oublier la rivière Moldau pour la musique de Smetana.
Autant de ponts jetés entre nous en une heure d'entretien. Ils se consolideront davantage lorsque « César » m'apprend son admiration pour Soljénitsyne (le volume qu'il me dédicace aligne une collection de textes et images du grand écrivain), et qu'il est président de l'Association des laïcs catholiques de son pays. -- Le Chinois est déjà un homme qui sait vous mettre à l'aise. S'il se nourrit en outre de culture et d'esprit européens, le mélange devient irrésistible.
Thomas Molnar.
78:242
### La thèse de Cassiciacum
par Jean Madiran
I. -- Une thèse fondée sur un raisonnement inductif.
II\. -- Le raisonnement inductif n'est énoncé nulle part.
III\. -- « Certitude probable ».
IV\. -- Une théologie pour Bourgeois gentilhomme.
V. -- De l'inaptitude intellectuelle à l'observation correcte du concret.
VI\. -- La légitimité de la résistance se fonde sur les certitudes de foi davantage que sur l'explication de la crise.
THÈSE tardive. Concernant Paul VI et venue après Paul VI. Pour cette raison elle se heurte à un sentiment puissant d'invraisemblance. Elle nous dit que Paul VI n'était pas vraiment pape, que cela fut certain au plus tard avec la promulgation du 7 décembre 1965, que le nier ou le méconnaître c'est ignorer ou rejeter la doctrine catholique.
79:242
Et pourtant personne ne s'en est aperçu à l'époque, en tout cas point l'auteur de la thèse encore trois et quatre années après le 7 décembre 1965, l'esprit vigilant du P. Guérard des Lauriers considérait toujours Paul VI comme matériellement et formellement pape, il travaillait à lui adresser, en sa qualité de souverain pontife, les observations et requêtes du *Bref examen critique.* C'est seulement à la fin du pontificat de Paul VI que nous avons entendu les premiers chuchotements de la « thèse » selon laquelle ce pontificat n'avait pas été un réel pontificat : à peine un mémoire ronéotypé que l'on n'arrivait guère à se procurer, et un résumé déclaré authentique mais presque aussi inaccessible. Paul VI était déjà mort depuis environ une année lorsque la thèse le concernant a été enfin imprimée pour la première fois et qu'ainsi les fidèles ont pu être avertis, mais trop tard, de l'imposture dont ils avaient été victimes. Peut-on imaginer que Dieu, concernant l'Église qu'Il a voulue visible, ait permis une tromperie aussi grave, aussi complète, aussi longue, dont le P. Guérard lui-même a été le jouet tant d'années ? Je ne prétends pas décréter a priori la réponse à une aussi redoutable question. J'avance seulement que le caractère très tardif de la thèse la rend, pour le moins, fortement improbable.
Bien entendu, nous n'allons pas tirer argument d'une telle improbabilité pour nous dispenser d'examiner la thèse en elle-même. Mais cette forte improbabilité explique et, dans une certaine mesure, justifie que le plus souvent la thèse ait été rejetée sans examen.
#### I. -- Une thèse fondée sur un raisonnement inductif
Par son auteur principal et par ses disciples, la thèse qui refuse à Paul VI et à ses successeurs d'être véritablement pape a été exposée : 1° dans un résumé ou « guide » déclaré authentique, daté de 1978 et que nous avons pu nous procurer en juillet 1979 ; 2°, 3° et 4° dans le premier, le second numéro et le supplément au second numéro des *Cahiers de Cassiciacum,* respectivement datés de mai et de novembre 1979, mais reçus par les abonnés plusieurs semaines ou plusieurs mois plus tard ([^63]).
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La thèse ne garantit pas mais ne nie pas que Paul VI ait été *matériellement* pape : c'est-à-dire qu'il ait été validement désigné pour occuper le siège apostolique, sur lequel il n'était pas un intrus et qui, durant son règne, n'était pas vacant et n'aurait pu recevoir un autre occupant. La thèse nie que Paul VI ait été pape *formellement* c'est-à-dire qu'il ait eu le droit de gouverner l'Église. Ses actes de magistère et de gouvernement étaient tous invalides, aucune soumission ne leur était due ; et les prêtres ne devaient pas nommer Paul VI au canon de la messe. Tout cela vaut aussi pour ses successeurs, élus par des conclaves composés de cardinaux invalidement créés par Paul VI. Il ne s'agit point là d'une hypothèse, d'une suspicion, d'un doute, mais d'une certitude absolue qu' « on ne peut nier sans rejeter la doctrine certaine de l'Église » ([^64]). Si l'on veut « rester catholique », « on doit nécessairement reconnaître que Paul VI n'était pas pape » ([^65]).
81:242
La thèse a l'avantage de résoudre ou plutôt de supprimer toutes les difficultés théoriques et pratiques qui embarrassaient la résistance des prêtres et des fidèles aux autodestructions de l'évolution conciliaire. Il n'y a plus en effet aucun problème d'obéissance et de désobéissance, puisqu'il n'y a plus aucune autorité. Il aurait certainement fallu, dit la thèse, obéir à Paul VI s'il avait été le pape. Mais comme il ne l'était pas, il n'avait aucun pouvoir, ses commandements n'existaient pas.
D'où provient une aussi merveilleuse assurance ?
De l'observation des faits et gestes de Paul VI, dit la thèse. A partir d'eux, un raisonnement inductif arrive à la conclusion que Paul VI était habituellement dépourvu de l'intention de réaliser le bien de l'Église. Or cette intention est la condition nécessaire pour avoir communication du pouvoir conféré par le Christ au pape. Faute de cette intention, Paul VI n'avait pas communication de ce pouvoir. Pape *materialiter,* il ne l'était pas *formaliter :* il avait cessé d'être pape « au moins depuis le 7 décembre 1965 », à supposer qu'il l'ait jamais été.
La mention fréquemment insistante du 7 décembre 1965 peut toutefois introduire un doute sur le fondement de la thèse. Cette date est celle de la promulgation par Paul VI de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse ; promulgation tellement détestable qu'en plusieurs endroits elle paraît en train de devenir l'argument nécessaire et suffisant, commodément simplificateur : Paul VI ayant fait cela ne peut plus être véritablement le pape. Mais des affirmations catégoriques écartent cette simplification : « Le fait d'avoir promulgué la déclaration (du 7 décembre 1965) ne constitue pas à lui seul une raison suffisante pour affirmer que Paul VI n'ait plus été pape que materialiter. Il faut pour le conclure (...) faire intervenir d'autres considérants. » ([^66]) « Les comportements déficients de Paul VI sont multiples et convergents. C'est *seulement cette accumulation* qui permet, et qui malheureusement exige de conclure... » ([^67])
82:242
Le fondement de la thèse n'est donc pas dans l'analyse isolée d'un seul acte, fût-ce celui du 7 décembre 1965. Il est dans un raisonnement inductif construit à partir de l'ensemble des actes du gouvernement de Paul VI et concernant l'*intention habituelle* de ce gouvernement. C'est bien ce raisonnement inductif qui est la base, qui est la clé, qui apporte les prémisses nécessaires de la preuve, c'est de lui que tout le reste dépend, c'est lui qu'il faut entendre, examiner, soupeser.
Mais nous l'interrogeons sans qu'il nous réponde. Nous le cherchons sans le trouver.
C'est lui le fondement, mais il est absent.
#### II. -- Le raisonnement inductif n'est énoncé nulle part
La conclusion du raisonnement inductif est, elle, souvent répétée dans les quatre documents ([^68]) qui exposent la thèse : Paul VI était dépourvu de l'intention habituelle de réaliser le bien de l'Église.
On nous expose également avec un grand luxe de détails que la certitude de cette conclusion est la certitude propre à l'induction ; et que le raisonnement inductif qui l'établit part d'une « expérience prolongée et généralisée » ([^69]) ; il se fonde sur « l'observation des faits » ([^70]) ; « on ne connaît l'intention que par celles des réalisations extérieures qui en sont observables » ([^71]) ; on doit s'appuyer sur « l'impressionnante stabilité du comportement observé » ([^72]) ;
83:242
il faut que « les données d'observation » aient « été critiquées » ([^73]) ; « les cas sont multiples (...) dans lesquels l' « autorité » n'a pas eu le comportement qu'exigeait, qu'exige en permanence la réalisation du Bien divin » ([^74]). Il s'agit d' « une preuve dont la certitude est fondée sur les faits observés » ([^75]) : sur « les faits observés et correctement interprétés » ([^76]).
La conclusion, en effet, n'est pas simplement que Paul VI se serait écarté plusieurs fois du bien de l'Église ; la conclusion est que d'une manière habituelle l'impressionnante stabilité de son comportement manifeste qu'il n'avait pas l'intention de promouvoir ce bien. Il faut donc observer l'ensemble de ses actes les plus importants aux diverses périodes de son pontificat. Une fois réunies des « données d'observation » représentatives des principaux aspects de ce gouvernement, il importe qu'elles soient « critiquées ». Autrement dit : énumération suffisante, examen de la portée des faits énumérés.
La thèse de Cassiciacum a cru pouvoir s'en dispenser complètement.
Elle nous renvoie, non pas même en quelques phrases, mais en quelques mots, « aux études déjà faites à ce sujet » ([^77]) ; elle déclare « se fonder sur l'état actuel des travaux » ([^78]). Elle se contente d'une allusion à « ce qui a souvent été redit » ([^79]) ; elle assure : « Les cas sont multiples, on l'a dit et redit et nous n'y revenons pas. » ([^80]) Mais où, quand, par qui ? Quelles sont ces études déjà faites ? L'état des travaux : de quels travaux ? On ne les cite même pas ; on ne nous donne aucune bibliographie.
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En cherchant bien, nous finissons par découvrir une seule référence explicite à un seul ouvrage : *Le ralliement de Rome à la Révolution* par Albert Briault et Pierre Fautrad ([^81]). Ouvrage intéressant, mais qui à lui seul ne saurait prétendre représenter tout l' « état actuel des travaux » ; au demeurant la thèse de Cassiciacum n'en fait exactement aucune citation, elle le mentionne au passage, elle le nomme, c'est tout, sans en rien extraire.
Il manque donc à la thèse de Cassiciacum précisément «* les faits observés et correctement interprétés *», il manque l' «* expérience prolongée et généralisée *» que l'on invoque et allègue sans cesse et que l'on ne produit jamais. Il manque, à partir de ces faits et de cette expérience, l'énoncé du raisonnement inductif qui conduit à la conclusion.
Dans ces conditions, la prétendue conclusion, affirmée gratuitement, n'est pas une conclusion ; la prétendue preuve n'est pas probante ; la prétendue thèse n'est qu'une hypothèse.
Sans doute, l'allusion répétée à l' « état actuel des travaux », aux « études déjà faites », à ce qui « a souvent été dit et redit » nous renvoie à un grand nombre de livres et d'articles critiquant le gouvernement de Paul VI. Oui, il a été dit et redit, par de multiples auteurs, avec précision et sévérité, que beaucoup d'actes de ce gouvernement ont été mauvais, nuisibles, désastreux : mais cela n'est justement pas le fondement dont a besoin la thèse de Cassiciacum.
La « conclusion » du raisonnement inductif sur laquelle se fonde la thèse n'est pas simplement que le gouvernement de Paul VI a été désastreux. Qu'il ait été désastreux, tous les auteurs qui récusent l'évolution conciliaire en tombent plus ou moins d'accord. Mais il ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit pas de n'importe quelle sorte de désastre. Il s'agit de tirer des faits une conclusion bien précise, ayant d'ailleurs un « caractère singulièrement insolite » ([^82]) : à savoir que Paul VI *n'avait pas l'intention habituelle* qui est une condition nécessairement requise du pouvoir pontifical.
85:242
La thèse de Cassiciacum aurait pu se dispenser d'examiner elle-même et d'interpréter « l'expérience prolongée et généralisée » des faits observables si l' « état actuel des travaux » révélait un consensus unanime ou un très large accord sur l'*intention habituelle*. L'exposé de la thèse se développe comme si cet accord existait manifestement, à un point tel qu'il serait superflu d'y revenir. Mais il n'existe pas ; et doublement :
1\) Parmi les auteurs critiquant Paul VI, il y a un certain consensus pour estimer que son gouvernement a été très mauvais (au moins par ses conséquences). Mais il n'y a aucun consensus sur l'absence d'intention habituelle. Il n'y a même aucune considération explicite de cette question : dans sa formulation littérale comme dans son point de vue, elle a bien le « caractère singulièrement insolite » et insolitement singulier que revendique pour, elle le P. Guérard ([^83]), elle est inédite, avant le P. Guérard elle n'avait, à notre connaissance, jamais été énoncée à propos de Paul VI. -- Mais, objectera-t-on sans doute, les auteurs critiquant Paul VI ont en réalité mis en cause son intention habituelle, quoique sans le dire et peut-être sans le comprendre. -- En ce cas il aurait fallu au moins le montrer par une interprétation explicite de leurs observations. La thèse de Cassiciacum s'affirme comme si le raisonnement inductif qui la fonde avait été énoncé par les auteurs de travaux sur Paul VI, et comme si ce raisonnement avait explicitement abouti chez tous à la conclusion que Paul VI, d'une manière habituelle, n'avait pas eu l'intention de réaliser le bien de l'Église : Or cette conclusion « insolite » résulte d'un raisonnement inductif que jusqu'à présent personne n'a énoncé.
2\) En outre, il ne serait pas rigoureux de se référer à l' « état des travaux » sur Paul VI en ne retenant que ceux qui le critiquent et en ne prenant pas en considération ceux qui cherchent à l'excuser ou à le justifier.
86:242
Ce serait une supercherie de donner à croire que tous les travaux concernant les actes du gouvernement de Paul VI sont unanimement critiques à son égard. Ceux qui lui sont favorables peuvent être réfutés ? Sans doute : encore faut-il le faire ; montrer que les faits qu'ils invoquent ne sont pas correctement interprétés ou n'ont pas la portée qu'on leur donne, et en tout cas n'infirment pas l'absence d'intention habituelle dont on accuse Paul VI.
Tant que ce double travail de critique et d'induction n'aura pas été produit, l'absence d'intention habituelle demeurera une affirmation gratuite ; et la thèse de Cassiciacum, une simple hypothèse.
#### III. -- « Certitude probable »
Bien que le raisonnement inductif qui est le fondement de la thèse demeure inconnu, celle-ci n'en parle pas moins avec assurance de la *preuve* et de la *certitude* que ce raisonnement caché lui procure.
Mais non sans variations :
« Cette certitude est engendrée dans l'esprit par l'observation des actes de Paul VI ; elle est la certitude propre à l'induction. » ([^84])
Par moments cependant elle n'est plus que vraisemblance : « La vraisemblance qui est propre au raisonnement de type inductif » ([^85]).
Toutefois « la certitude que nous devons attendre de l'induction à laquelle nous procédons est celle dont on est communément convenu d'estimer qu'elle est suffisante dans l'ordre de l'agir humain. On la désigne habituellement sous le nom de certitude morale » ([^86]).
87:242
Cette *certitude* qui est une *vraisemblance,* cette vraisemblance qui est une *certitude morale* est aussi une *preuve* tout en n'étant qu'une *probabilité :* « Preuve de la thèse par induction (...) : La thèse : le cardinal J.B. Montini n'est plus pape formellement nous paraît prouvée par induction. Le raisonnement de type inductif est celui qui remonte des effets à la cause. Plus les effets observés sont nombreux et convergents, plus la *probabilité* de l'induction est grande. » ([^87])
Pour les besoins de la cause, on aura recours au concept sur mesure de « CERTITUDE PROBABLE » ([^88]), concept fort intéressant, aussi utile que celui de blancheur noire, de nuit diurne, de loyauté sournoise. Un oxymoron.
La thèse de Cassiciacum revendique donc pour elle-même la note souple de CERTITUDE PROBABLE. Dans son état actuel de carence inductive, nous lui concéderions plutôt la note de CERTITUDE IMPROBABLE.
#### IV. -- Une théologie pour Bourgeois gentilhomme
-- La thèse de Cassiciacum contient pourtant des pages et des pages de démonstrations ?
-- Oui, des pages et des pages pour démontrer qu'à partir du moment où le pape a cessé d'être pape il n'est plus le pape ; et qu'à partir du moment où il n'y a plus de pape, nul n'est plus tenu d'obéir au pape.
88:242
Démonstration savante qui nous est administrée par la forme et la matière, par la relation entre l'autorité et la fin au sein du collectif humain, par l' « être avec » et la « communication de l'être avec », par le paradigme de l'unité et l'analogie constituée par l'acte de la justification, par la différence entre l'essence et la condition, par la contingence objective et la contingence subjective, et par quantité d'autres belles choses aussi érudites. Des pages et des pages pour démontrer ce qui va de soi : quand l'occupant du siège apostolique n'est pas véritablement pape, il n'a aucun pouvoir sur nous.
Ce qui ne va pas de soi, c'est de savoir si l'ensemble des faits observés permettait d'induire que Paul VI n'avait pas l'intention habituelle de faire le bien : alors là, pour ce qui fait question, plus rien, quelques mots allusifs, évasifs, reportez-vous à l'état actuel des travaux, dont on ne vous donne même pas les références.
La démonstration interminable et pédante de ce qui va de soi, l'escamotage de ce qui constitue la vraie difficulté, voilà un comportement intellectuel qui rappellera quelque chose à tous ceux qui ne sont pas encore tout à fait des illettrés. Le Maître d'armes de Monsieur Jourdain lui enseigne l'escrime de cette façon : en lui découvrant comme un secret et en lui exposant par raison démonstrative « ce que tout le monde entend sans qu'il soit besoin d'en parler » ([^89])
-- Tout le secret des armes ne consiste qu'en deux choses, à donner et à ne point recevoir ; et comme je vous le fis voir l'autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l'épée de votre ennemi de la ligne de votre corps : ce qui ne dépend seulement que d'un petit mouvement du poignet ou en dedans ou en dehors.
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-- « De cette façon un homme sans avoir du cœur est sûr de tuer son homme et de n'être point tué ?
-- « Sans doute ; n'en vîtes-vous point la démonstration ? »
*Le secret des armes ne consiste qu'en deux choses, à donner et à ne point recevoir :* la véritable difficulté, qui consiste à « tuer son homme et n'être point tué », est supposée résolue à coup sûr grâce à ce secret enseigné par *raison démonstrative.* Il faut être Monsieur Jourdain pour ne pas voir aussitôt que ce prétendu secret est au contraire ce qui va de soi et ne fait avancer en rien dans l'art de l'escrime. L'important est ici l'habileté de l'escrimeur, son apprentissage, son entraînement : le Maître d'armes du Bourgeois gentilhomme l'escamote. De la même façon, le Maître théologien du Bourgeois gentilhomme lui révèle par raison longuement démonstrative le secret des doctes, à savoir qu'à partir du moment où le pape n'est plus le pape, il ne faut plus le considérer comme le pape. L'important était dans l'interprétation difficile des actes pontificaux et à partir d'eux dans la conduite correcte d'un raisonnement inductif : le Maître théologien pour petits abbés gentilshommes l'escamote en trois mots et deux hochements du chef, c'est qu'il est un véritable expert, un champion du tournemain métaphysique, et tout est réglé comme une table de logarithmes. -- Quelle belle chose que la théologie, s'écrient les petits abbés, nous sommes tous théologiens.
#### V. -- De l'inaptitude intellectuelle à l'observation correcte du concret
Pour autant qu'on puisse en juger, l'escamotage, dans la thèse de Cassiciacum, n'est pas la perfidie du joueur de bonneteau ;
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il résulte, semble-t-il, d'une inaptitude intellectuelle assez fréquente chez ceux des logiciens que leurs dons naturels et leurs habitudes mentales ont munis davantage d'esprit de géométrie que d'esprit de finesse c'est l'inaptitude à l'observation correcte du concret.
Cette inaptitude peut aller par moments jusqu'à une sorte d'infirmité, télescopant les dates, mélangeant les faits, embrouillant les textes et défigurant les pensées que ces textes expriment ; incapacité à lire un événement historique, à respecter une chronologie, à discerner l'idée du voisin : et l'on trépigne, et l'on tape du pied et du poing, et frénétiquement l'on s'oublie jusqu'à proférer des paroles malsonnantes ou des injures démesurées, mais c'est parce que l'on avait tout compris de travers, n'étant à l'aise que dans l'enchaînement intemporel de théorèmes bien nickelés, bien euclidiens, bien géométriques, bien abrités des contingences de la réalité concrète.
Cela se remarque principalement dans *CASS I :* dès qu'il y est question d'un fait, d'une date, d'un texte, c'est presque toujours à contresens, et avec un acharnement furieux et agressif. Des exemples, on en ramasse à poignées, en voici quelques-uns, de tous ordres, les plus frappants :
-- Les affreux discours de Paul VI du 19 et du 26 novembre 1969 sur la messe, méprisants et littéralement insultants pour les rites traditionnels, sont tenus et donnés pour de « rassurants discours » ([^90]).
-- Paul VI est déclaré avoir « *répondu d'avance *»*,* en 1976, à une réclamation qui est de 1972 ! ([^91])
-- Le pape Honorius I^er^ (625-638) aurait été coupable seulement de « grave désinvolture », ou même simplement d' « inadvertance, voire désinvolture », -- alors que les documents officiels de l'Église le déclarent coupable d'hérésie ([^92]).
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-- Ceux qui, à propos de Paul VI, ont rappelé le cas d'Honorius I^er^ l'ont fait, tenez-vous bien, « *en vue d'excuser Paul VI *» ([^93])*.*
-- L'existence simultanée de « deux messes », étant pourtant bien spécifié qu'elles sont l'une et l'autre « intégralement catholiques », est donnée dans l'abstrait pour un scandale, par un docteur dominicain qui, dans le concret, a célébré toute sa vie une autre messe que celle de rite romain ([^94]).
-- Le pape Sixte Quint avait imposé une mauvaise édition de la Vulgate, comme Paul VI a imposé un mauvais rite de la messe. L'un et l'autre l'ont imposé en fait, *sans édicter* l'obligation juridique qui en aurait ordonné l'usage à l'exclusion de tout autre. Ils l'ont fait, l'un en *ne publiant pas* la bulle qui édictait cette obligation, l'autre en publiant une constitution qui *n'édictait pas* cette obligation. L'esprit de Cassiciacum, qui est ici pire que l'esprit de géométrie et devient (par passion peut-être) du strict simplisme, objecte qu'il n'y a aucune ressemblance entre les deux cas, puisque l'un a promulgué sa constitution et que l'autre n'a pas promulgué sa bulle ([^95]). Promulgué, pas promulgué, rien de commun, assure le simplisme. Avoir aperçu une analogie entre les deux est une erreur que l'on « ne comprend pas » ([^96]), une erreur « importante » et coupable que le simplisme vous somme de rectifier ([^97]).
-- Le « parallélisme » entre Sixte Quint et Paul VI est dénoncé comme « *visant à montrer que Paul VI a pu rester pape *» ([^98]). La simple lecture du texte incriminé montre que ce n'était manifestement pas cela qui était « visé » par la considération de ce « parallélisme ».
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-- Le *Catéchisme de saint Pie X* est donné comme ayant été : 1° « écrit » par saint Pie X, 2° avant d'être pape. N'importe quoi ! ([^99])
-- La thèse de Cassiciacum n'aperçoit que « trois opinions contraires » : 1° Paul VI était hérétique (ou schismatique), donc n'était point pape, 2° Paul VI était pape, il avait droit à une obéissance inconditionnelle ; 3° Paul VI était pape à éclipses, par moments, quand il était catholique. -- L'esprit de Cassiciacum n'arrive pas à discerner l'existence, à saisir la réalité, en dehors de lui, d'aucune autre opinion, hypothèse ou doctrine contraire ([^100]). Réduire à ces trois fabrications caricaturales les opinions traditionalistes non conformes à la thèse de Cassiciacum ressemblerait fort à un subterfuge, s'il ne fallait incriminer plutôt la naïve incapacité du docteur cassiciacien à regarder, voir et entendre autre chose que ses propres constructions mentales.
Mais quand on désire (et prétend) appuyer sa thèse sur « les faits observés et correctement interprétés » ([^101]), il faudrait disposer d'instruments d'observation et d'interprétation un peu moins déconnectés.
\*\*\*
Le rêve ne passe pas toujours à côté de la réalité. Les rêveries de ce promeneur solitaire qui chemine à travers les nuages du cent quarante-septième degré d'abstraction, je n'en dirai pas qu'elles ne sont jamais visitées par quelque lumière :
« Serait-il donc surprenant qu'une crise qui est dans l'Église sans précédent culmine dans le siège apostolique, par un type de vacance qui est lui-même sans précédent ? » ([^102])
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Ce serait d'autant moins surprenant qu'à chaque siècle de son histoire ou presque, la crise que l'Église a connue était elle-même sans précédent. Mais qu'une simplification cubiste ne vienne pas défigurer aussitôt le tableau : sans précédent ne signifie pas sans analogie. Dans chaque crise il y a du « même » et de l' « autre ». Quant à la *vacance*, est-elle ainsi proprement nommée, ou bien s'agit-il plutôt, avec Paul VI, de l'analogue d'une vacance ? L'hypothèse est possible, la suspicion légitime est permise ; seule la thèse, faute de preuve, est interdite.
#### VI. -- La légitimité de la résistance se fonde sur les certitudes de foi davantage que sur l'explication de la crise
Au hasard de sa rêverie qui est quelquefois contemplation, belle et prenante contemplation de Marie et de Joseph, malgré son expression un peu macaronique ([^103]), le promeneur solitaire de l'abstraction stratosphérique rencontre encore quelque clarté lorsqu'il entrevoit ce qu'il faudrait faire :
« *Dans la situation actuelle, ne pas juger l'actuel occupant du siège apostolique* (Paul VI), *et ne faire état, strictement, que de ce qu'imposent les circonstances. *» ([^104])
Juste résolution : ne faire état, en fait de critiques du gouvernement de l'Église, que de celles qui sont strictement indispensables pour la défense et le maintien de la tradition catholique : c'est-à-dire celles qui sont nécessaires pour neutraliser les incitations à mépriser ou à détruire cette tradition.
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Mais dans le même moment le cassiciacisme s'en va « conclure avec certitude : l'actuel occupant du siège apostolique (Paul VI) pratiquement n'a pas le propos de poursuivre le Bien-Fin qui est commis à l'Église » ([^105]).
Cette « conclusion » intempestive contrarie la résolution juste et l'annule. Et pourtant c'est une « conclusion » qui n'est ni certaine, ni exempte de jugement porté sur l'occupant du siège apostolique ; surtout, elle ne fait point partie de ce que « strictement, imposent les circonstances », elle n'est nullement nécessaire pour y faire face.
Ce n'est pas, disait Gilson, parce qu'une question est posée quelque part qu'elle se pose obligatoirement à nous, et que nous serions tenus de lui apporter une réponse.
Il n'était pas indispensable d'avoir une thèse, une opinion ou une hypothèse sur le gouvernement de Paul VI pour demeurer fidèle à la messe catholique, au catéchisme romain, à l'Écriture sainte. *La foi suffit.* C'est la foi qui nous tient attachés à l'Écriture, au catéchisme, à la messe, à la tradition de l'Église. On vient nous dire que le pape nous ordonne de nous en séparer : il nous suffit de savoir que personne n'a ce pouvoir. Discerner si cette volonté du pape est vraiment la sienne ou s'il s'agit d'un abus dans la transmission hiérarchique est une question intéressante mais déjà subsidiaire ; une question permise, mais dont la solution ne peut avoir aucune influence sur l'essentiel de notre détermination, laquelle est antérieure et fondée sur la certitude que personne ne peut avoir le droit de nous séparer de la foi reçue. C'est encore une question intéressante, mais encore subsidiaire, d'analyser comment il a pu se faire qu'en apparence ou en réalité Paul VI ait donné des commandements ou des pseudo-commandements aussi destructeurs. Quelle que soit l'explication que l'on en fournira, la non-validité de ces commandements nous est assurée par une certitude antérieure à celle qu'apporterait éventuellement l'explication ; et c'est une certitude d'un autre ordre. En effet, dans le meilleur des cas, les certitudes que l'on prétend avoir sur la qualification qu'il convient de donner aux actes de Paul VI ne seront jamais que les certitudes du savoir humain. Ce n'est pas sur elles principalement que se fonde la légitimité de la résistance, mais sur la certitude de la foi.
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En d'autres termes, nous avons à rendre compte de notre foi ; nous n'avons pas forcément à rendre compte des étrangetés ou des scandales du gouvernement pontifical. C'est en raison de ce qu'est en elle-même la tradition de l'Église que nous y restons attachés. Si l'on nous demande ce que nous pensons des actes pontificaux qui en apparence ou en réalité contrarient cet attachement, nous avons tout à fait le droit de répondre :
*-- Nous ne les comprenons pas.*
Il se trouve au demeurant que cette réponse la plus ignorante risque d'être aussi la réponse la plus docte. Quelle que soit l'hypothèse que l'on admette sur le pape, fût-ce celle de Cassiciacum, le mystère d'iniquité n'en devient pas moins mystère. Serait-on aussi savant que dix Guérards additionnés ensemble, c'est *Nous ne comprenons pas* qui a le plus de chances d'être la plus véritable réponse aux questions insolites que pose depuis la mort de Pie XII le collapsus du Saint-Siège.
Former des hypothèses, des opinions, des raisonnements sur ce collapsus est assurément conforme à la dignité de l'esprit humain. C'est pourtant une activité moins nécessaire, et aux résultats moins certains, que la fidélité aux paroles et aux sacrements du salut. La communion catholique est dans cette fidélité. Elle n'est pas d'abord, ni obligatoirement, dans l'accord sur les notes théologiques que l'on décerne aux actes désastreux du pape de l'autodestruction. *Cet,* accord n'est d'ailleurs point réalisé entre théologiens et il est douteux qu'il puisse l'être prochainement. Il n'est pas encore fait, après plus de treize siècles, sur les actes condamnables et condamnés du pape Honorius I^er^. Cela ne nous interdit pas d'en discuter, mais nous engage à ne pas tout suspendre au résultat de cette discussion. Le clair-obscur de la foi est autrement nécessaire et autrement solide que le clair-obscur cassiciacien de la certitude improbable.
Jean Madiran.
96:242
### La religion du "c'est-vous-qui-le-dites"
par Hugues Kéraly
J'AI PARCOURU le Nouveau missel des dimanches de 1980 ([^106]) pour lire l'heure de l'évolution conciliaire à une source commune et autorisée, comme on s'inquiète ailleurs des derniers manuels de l'Éducation Nationale ou des Actes du XXIII^e^ Congrès. Il y aurait bien sûr mille choses diversement étonnantes et plus ou moins scandaleuses à relever. Le temps liturgique aidant, je me suis surtout laissé émouvoir par un mauvais procédé appliqué trois fois de suite aux paroles du Christ dans le récit de sa Passion. Avec trois fois de suite le même résultat, qui est de Lui refuser toute clarté objective -- hypothèse la plus bienveillante -- dans l'expression de sa Divinité et de sa Seigneurie sur tout l'univers.
97:242
**1. -- **Le premier texte prétend donner pour la messe du dimanche des Rameaux le récit de saint Luc, 22, 66-71 : « Jésus devant le Sanhédrin ». Voici l'intégralité du passage dans le *Nouveau missel des dimanches 1980,* page 146, sans aucune apostrophe ([^107]) ni modification :
Lorsqu'il fit jour, les anciens du peuple, chefs des prêtres et scribes, se réunirent, et ils l'emmenèrent devant leur grand conseil. Ils lui dirent :
-- Si tu es le Messie, dis-le nous.
Il leur répondit :
-- Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j'interroge, vous ne répondrez pas. Mais désormais le Fils de l'homme sera assis à la droite du Dieu Puissant.
Tous lui dirent alors :
-- Tu es donc le Fils de Dieu ? Il leur répondit :
-- C'est vous qui dites que je le suis.
Ils dirent alors :
-- Pourquoi nous faut-il encore un témoignage ? Nous-mêmes nous l'avons entendu de sa bouche.
Il est clair que la réponse de Jésus, au verset 70, ne sonne pas chrétien : « Fils de Dieu ? ... C'EST VOUS QUI DITES QUE JE LE SUIS. » Pourquoi pas, tant qu'on en est à insinuer des malices ou des doutes dans l'esprit du Sauveur : « C'est vous qui le dites ! » Chacun comprend ainsi que Lui, du moins, Il ne s'y risquait pas.
Notre-Seigneur répond tout autrement dans le texte de la Vulgate : -- *Vos dicitis, quia ego sum.* Et saint Jérôme transcrit ici mot à mot l'original grec, qui offre la même construction : -- *Umeis legete oti ego eimi.* En français, on peut consulter bien des traductions courantes, pour s'assurer qu'elles disent toutes la même chose avec une plus ou moins grande économie de mots. La plus proche du texte latin se trouve chez Le Maistre de Sacy (D.M.M.) :
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-- *Vous le dites, je le suis.* Crampon la reprend avec une ponctuation intelligente, qui renforce l'affirmation de la divinité : -- *Vous le dites : je le suis.* La Bible de Jérusalem ajoute un adverbe, pour parvenir au même résultat : -- *Vous dites bien, je le suis.* La version synodale de la Société biblique de France (protestante, mais de 1949) met l'accent sur la vérité lâchée malgré eux par les hiérarques juifs interrogeant Notre-Seigneur, ce qui revient au même du point de vue de la divine confirmation : -- *Vous-mêmes vous dites que je le suis.*
Aucune de ces versions, qui vont du texte original de saint Luc, cité d'après Jager et Nestle, à une lecture protestante sans garantie pour nous, aucune n'introduit la moindre nuance d'ambiguïté ou d'hésitation dans la réponse de Notre-Seigneur : Fils de Dieu, oui, vous le dites vous-mêmes, et vous faites bien, *car je le suis.* Ce sera d'ailleurs le dernier enseignement du Christ sur son identité de Dieu fait homme, dans une circonstance où la manifestation de la Vérité ne souffrait pas d'attendre ; une circonstance où sa vie déjà, pour Lui, était jouée ; et où le Sanhédrin ne pouvait se contenter d'une réponse de Normand, vomie d'ailleurs par tout l'évangile de l'accusé... « Relisez les textes, écrit le Père Calmel. Si vous tenez que la réponse de Jésus à la demande extrêmement précise du grand-prêtre Caïphe : -- *Vous le dites, je suis le Fils de Dieu,* si vous tenez que cette proclamation solennelle qui fera mettre en croix notre Sauveur n'est pas une affirmation irrécusable sur sa divinité, divinité irréductible aux grandeurs de nature et de grâce, que faudra-t-il donc pour vous éclairer ? » ([^108])
Le missel de l'épiscopat français ne tient pas du tout pour irrécusable que Jésus affirmait là sa divinité. Ni d'ailleurs qu'Il s'y serait absolument refusé. Mais il ne Lui fait dire ni oui ni non ; comme si le *quia* de la Vulgate introduisait ici une subordonnée complément d'objet direct de *dicitis* qui rejette sur vos, le sujet de la principale, toute la responsabilité de l'affirmation. Il y a pourtant un abîme, dans le contexte et la gravité de cet interrogatoire, entre le beau *quia* de saint Jérôme et le simple *quod* qui serait requis par la lecture du nouveau missel, pour construire en latin convenable une proposition complétive à discuter.
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Au mieux, le Christ des évêques insinue qu'il ne refuse pas de se mettre à l'écoute du monde pour découvrir son identité : -- « Ma foi... si c'est vous qui le dites... » (On verra plus loin quelle « christologie » sous-tend cette interprétation.) Au pire, il se moque ouvertement de la foi de l'Église en retirant tout objet de scandale aux accusateurs du Sanhédrin : -- « Fils de Dieu ? Je prends bonne note que c'est là votre étrange pensée. »
S'il fallait voir une certaine ironie dialectique dans la réponse au Sanhédrin (ce n'est pas mon sentiment), il était bien facile de transposer librement les paroles du Christ vrai Dieu et vrai homme sans ruiner la netteté de sa déposition. Par exemple, avec une pointe de reproche : -- « Fils de Dieu ? Il est temps que vous l'aperceviez. » Un soupçon de socratisme : -- « Le demanderiez-vous, si vous ne le saviez déjà ? » Ou encore, pour parler le langage des pères recyclés : -- « Je ne vous l'envoie pas dire ! » Et c'est bien ce que Caïphe, lui, devait comprendre sans recyclage ni complément d'information. (Luc, 22, 70 : *Qu'avons-nous encore besoin de témoins, puisque nous l'avons entendu nous-mêmes de sa propre bouche ?*)
**2. -- **Le récit de saint Luc se poursuit, comme on sait, par la comparution devant Pilate (23, 1-7). Voici donc dans le *Nouveau missel des dimanches,* aux pages 156 et 147, les trois premiers versets de ce passage, choisi pour servir de début à la « lecture brève » du dimanche des Rameaux :
Ils se levèrent tous ensemble et l'emmenèrent chez Pilate. Ils se mirent alors à l'accuser :
-- Nous avons trouvé cet homme en train de semer le désordre dans notre nation : il empêche de payer l'impôt à l'empereur, et se dit le Roi Messie.
Pilate l'interrogea :
-- Es-tu le roi des Juifs ?
Jésus répondit :
-- C'est toi qui le dis.
100:242
Cette fois-ci, nous y sommes. La dérision est complète des deux côtés du prétoire où se joue le destin du monde avec la vie de l'Agneau : « C'EST TOI QUI LE DIS ! » -- Texte de la Vulgate : *Tu dicis,* sans *plus* (*su legeis* en grec, dans le texte original de Luc). Traduction de Le Maistre de Sacy dans l'édition de D.M.M. : *Tu le dis, je le suis* ([^109]). Version commune du chanoine Crampon ([^110]) et de la Bible de Jérusalem : *Tu le dis.* Leçon, puisque le malheur des temps veut qu'on en prenne partout, des traducteurs protestants cités plus haut : *Tu le dis ! ...* Tout le monde chrétien est d'accord, jusqu'à l'apparition du *Nouveau missel des dimanches* imposé par l'épiscopat français, pour traduire les paroles de Jésus conformément à l'esprit de l'Évangile : *Est, est ; non, non.* Notre-Seigneur ne s'est pas dérobé devant Pilate, au moment d'affirmer sa Royauté, par un « c'est-vous-qui-le-dites » goguenard ou calamiteux. Pas plus qu'il n'a refusé à Caïphe la confession publique de sa Divinité. Bien sûr. Mais il faut vraiment mépriser ce que sont les textes, et ce que dit la foi, pour attribuer au Dieu fait homme la complaisance du vide qui sera précisément celle de Pilate dans le texte de saint Jean (18, 38) : *Quid est veritas ?* Qu'est-ce que la vérité... ? Avec son principe corollaire : à chacun la sienne. Et la conséquence pratique en toute discussion : C'est-vous-qui-le-dites !
Je n'ignore pas que l'expression « c'est-vous-qui-le-dites », dans une certaine intonation de lecture, pourrait marquer chez celui qui parle le sentiment positif d'avoir été enfin reconnu : on laisse entendre ici que l'interlocuteur est venu à dire ou comprendre de lui-même ce qu'il fallait. Mais ce n'est point là le sous-entendu habituel (ni surtout actuel) de cette formulation, qui, bien au contraire, sert presque toujours à prendre ses distances avec l'opinion d'autrui... D'ailleurs, le contexte suffit à trancher la question. Le Sanhédrin a conduit Jésus devant le procurateur de Judée, seul magistrat à détenir alors le pouvoir juridique de ratifier une condamnation.
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En répondant aux questions de Pilate, le Christ s'adressait donc à la puissance terrestre, l'instance impériale, souveraine, qui devait Le « juger ». S'Il avait répliqué « c'est-vous-qui-le-dites » à quelque accusation plus banale, de droit commun, tout le monde aurait compris qu'Il protestait ainsi de son innocence. C'était relancer l'interrogatoire et le déroulement du procès. Or nous constatons, dans l'Évangile de saint Luc comme dans celui de saint Jean, que « l'aveu » du Christ conclut définitivement pour Pilate l'examen des chefs d'accusation. La populace en furie impose ensuite démocratiquement sa conception de la sentence, pour ce délit de blasphème judaïque que la loi romaine n'avait point prévu. -- Matthieu, 27, 37 : *Ils mirent au-dessus de sa tête le sujet de sa condamnation, écrit en ces termes : C'est Jésus, le roi des Juifs.*
Telles sont les minutes du plus grand procès de l'histoire, dont on fait mémoire dans l'Église au dimanche des Rameaux. Il n'est vraiment que le missel des évêques de France pour ne pas les prendre au sérieux.
**3. -- **Troisième trucage des paroles du Christ dans le *Nouveau missel des dimanches,* page 167, à la messe du Vendredi-Saint. Le récit de la Passion est emprunté à saint Jean : 18, 1 -- 19, 42. Ci-dessous les versets 33 à 37 du chapitre 18 selon la version recyclée, dans une grammaire et une intonation exactement semblables à celles des deux passages précédents :
Alors Pilate rentra dans son palais, appela Jésus et lui dit :
-- Es-tu le roi des Juifs ?
Jésus lui demanda :
-- Dis-tu cela de toi-même, ou bien parce que d'autres te l'ont dit ?
Pilate répondit :
-- Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les chefs des prêtres t'ont livré à moi : qu'as-tu donc fait ?
Jésus déclara :
102:242
-- Ma royauté ne vient pas de ce monde ; si ma royauté venait de ce monde, j'aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livre aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d'ici.
Pilate lui dit :
-- Alors, tu es roi ? Jésus répondit :
-- C'est toi qui dis que je suis roi.
Texte de la Vulgate : -- *Tu dicis quia rex sum ego.* La conjonction *quia* impose ici le même sens que dans l'Évangile de saint Luc (22, 70). Et nous relevons une traduction mot pour mot identique dans les quatre Bibles de langue française déjà consultées : -- *Tu le dis, je suis roi* ([^111])*.* Ajoutons-en ici une cinquième, plus récente, celle du chanoine Osty ([^112]), qui récupère dans un sens parfaitement traditionnel le c'est-vous-qui-le-dites des grammairiens libéraux : -- *Pilate lui dit donc :* « *Tu es donc roi, toi ? *» *Jésus répondit :* « *C'est toi qui le dis : je suis roi. *»
Le *Nouveau missel des dimanches* traduit avec son ambiguïté et sa dérision habituelle « C'EST TOI QUI DIS QUE JE SUIS ROI » parce que, d'instinct, l'affirmation d'un principe monarchique fait horreur à la religion des droits-de-l'homme, fût-il proclamé par la personne du Verbe très au-dessus des destins nationaux. C'est dans le même esprit d'orgueil humanitaire que l'idée d'un Christ conscient tout seul, dès le début, de sa divinité lui répugne absolument... Selon la formule du « dominicain » Jean Cardonnel, que pourrait revendiquer comme axiome toute la pensée cléricale issue du concile : « *Il n'y a pas de Dieu en soi. Il n'existe de Dieu qu'en vie commune avec les hommes. *» ([^113]) Cette hérésie incroyable, où se renverse purement et simplement le sens de la relation établie par la foi, implique que Jésus-Christ a eu besoin des hommes dans le cours de sa vie terrestre pour découvrir *ce qu'il était :* tel est bien en effet le principal leitmotiv de la « christologie » importée d'Allemagne (et d'Arius) (et du nestorianisme) par les nouveaux théologiens.
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La thèse en rebondit presque à chaque page dans le dernier livre du père Pohier ([^114]) : « L'étude scientifique des différences -- croasse-t-il doctement -- entre les traditions évangéliques ultérieurement organisées dans les textes des Évangiles canoniques permet de constater que des épisodes comme le baptême de Jésus et sa transfiguration ne furent pas seulement compris comme des manifestations s'adressant surtout aux compagnons de Jésus pour leur manifester qui il était, mais aussi comme des manifestations s'adressant à Jésus, ou plus exactement comme des moments décisifs où Jésus eut la "révélation" de ce qu'il était. (...) C'est la foi de la Cananéenne qui amène Jésus (il faut même dire : qui l'oblige) à prendre conscience qu'il ne peut s'en tenir aux limites qu'il croyait devoir être celles de son action. (...) C'est la réponse de Pierre à la question : Et vous, qui dites-vous que je suis ? -- Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant, qui permet à Jésus de mieux savoir qui il est. » Etc., etc., etc. -- On peut bien supposer que les rédacteurs du nouveau missel subissent l'influence de cette pensée-là, lorsqu'ils attribuent en somme à l'intervention de Pilate (ou laissent sous sa seule responsabilité) la révélation finale de la Royauté de N.-S. Jésus-Christ. Le « *C'est toi qui dis que je suis roi *» du nouveau missel devrait alors être compris, non comme une tentative de défense ou de dérision, mais comme une sorte d'illumination maïeutique dont le Sauveur à l'article de la mort remercie son prochain. Et donc, de même que « *Jésus n'a pas parlé tout de suite de sa mort parce qu'il n'en a rien su* *pendant longtemps *» ([^115])*,* la christologie post-conciliaire suppose qu'Il ignorait tout ou presque de sa Royauté universelle jusqu'à ce que Pilate l'entreprenne à ce sujet... Comme quoi il ne suffit pas de mettre à l'index un auteur ecclésiastique conduit par la haine du divin pour enrayer dans les paroisses de France les forfaits de son enseignement.
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C'est le moment ou jamais de chercher antidote dans la belle méditation de Bossuet que, parmi bien d'autres, Antoine Barrois a remis sous nos yeux : « TU LE DIS, JE SUIS ROI. -- *Ce qu'il n'a jamais avoué parmi les applaudissements des peuples, qui étaient étonnés et du grand nombre de ses miracles, et de la sainteté de sa vie, il commence à le publier hautement lorsque le peuple demande sa mort par des acclamations furieuses. Il ne s'en est jamais découvert que par figures et paraboles aux apôtres, qui recevaient ses discours comme paroles de vie éternelle : il le confesse nûment au juge corrompu, qui par une injuste sentence le va attacher à la croix. Il n'a jamais dit qu'il fût roi quand il faisait des actions d'une puissance divine, et il lui plaît de le déclarer quand il est prêt de succomber volontairement à la dernière des infirmités humaines. *» ([^116])
Le *Nouveau missel des dimanches* de 1980 s'est aligné sur la « Traduction Œcuménique de la Bible » pour les trucages numéros 2 et 3 portant atteinte à la Royauté. Nous retrouvons en effet dans la T.O.B., édition du Livre de Poche, le grotesque « *c'est toi qui le dis *» attribué à l'Évangile de saint Luc (23, 3), et un minable « *c'est toi qui dis que je suis roi *» à la place du verset de Jean (19, 37). -- Toutefois, pour le trucage numéro 1 sur la Divinité, le missel des évêques de France peut se vanter d'avoir frappé beaucoup plus fort, sur la foi de toute l'Église, que le consortium œcuménique judéo-chrétien des cent vingt-neuf truqueurs patentés : la détestable T.O.B. en effet traduit sans force mais correctement « *Vous-mêmes, vous dites que je le suis *» la réponse du Seigneur devant le Sanhédrin (Luc. 23, 70).
Pour trouver un précurseur et un complice à l'odieuse falsification numéro 1, j'ai dû fouiller dans un livre du père Louis Bouyer sur *Le Fils éternel* ([^117])*,* dont la table des matières indiquait suffisamment la germano-christologique orientation. En voici le passage intéressant (page 208), sur la réponse du Christ dans l'Évangile de Luc :
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Chez Luc, Jésus ne répond encore ni oui ni non, mais semble accepter, quoique non sans ambiguïté : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas. » Puis il ajoute semblablement : « Mais désormais le Fils de l'homme sera assis à la droite de la puissance de Dieu. Tous lui dirent alors : Tu es donc le Fils de Dieu ? Mais lui leur dit : *C'est vous qui dites que je le* suis », ce qu'ils prennent pour un acquiescement.
La dernière proposition nous indique en quel sens le père Bouyer fait répondre au Christ « C'est-vous-qui-ledites », comme le *Nouveau missel des dimanches 1980* « vous », les prêtres, et non moi que vous accusez... Le père Bouyer, je l'indique au passage, fut le maître en matière exégétique d'un dominicain beaucoup plus sinistre encore que lui-même dans ses conclusions : Jacques Pohier, cité ci-dessus au numéro 3. Et c'est bien à Bouyer que le disciple se réfère, lorsqu'il argue dans son charabia de « l'étude scientifique des différences entre les traditions évangéliques ultérieurement organisées dans les textes des Évangiles canoniques », étude qui lui « permet de constater » -- je résume la suite en traduisant -- que les vingt siècles écoulés d'interprétation traditionnelle de l'Écriture au sein de l'Église catholique n'avaient qu'un but : masquer le rôle de nos frères juifs et romains dans la progressive *conscientisation* teilhardienne de N.-S. Jésus le Christ.
Pohier, Bouyer, Boudon... on ne sort pas de la petite famille. Hélas, c'est une famille de fous, luthériens, corrupteurs et méchants, qui tirent toutes les ficelles dans l'Église de France.
Hugues Kéraly.
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POUR MÉMOIRE, QUELQUES-UNES DES « MÉMOIRES » ÉTRANGES ET AUTRES BIZARRERIES DU *Nouveau missel des dimanches* DE L'ANNÉE 1980, IMPRIMATUR DE RENÉ BOUDON A MENDE, LE 3 OCTOBRE 1979 :
-- *Page 68, 11 janvier 1980 :* Mémoire de Dom Lambert Bauduin, fondateur en Belgique d'un monastère pour l'unité des chrétiens. Son meilleur titre de gloire, d'après le nouveau missel, est d'avoir laissé comme « idéal » à ses moines : « Tout mettre en œuvre pour que le catholicisme ne puisse plus être confondu avec le latinisme. »
-- *Page 92, cinquième dimanche* « *du temps ordinaire *» : Mémoire des saints Cyrille et Méthode, « contrés (voici 1100 ans) par les partisans inconditionnels du latin ».
-- *Page 126, troisième dimanche du Carême :* Publicité pour les quêtes organisées dans les paroisses par le « Comité Catholique contre la faim et pour le développement » --, le C.C.F.D., courroie de transmission du Parti Communiste français, qui finance actuellement le génocide du peuple cambodgien. (Voir les documents parus dans ITINÉRAIRES, numéros 240 de février et 241 de mars 1980.)
-- *Page 215, jour de Pâques :* Après l'Évangile de saint Luc, texte intégral de la « Prière universelle » de l'Église réformée du pays de Vaud !
-- *Page 351, 8 juin 1980, fête du Corps et du Sang du Christ :* Deuil du débarquement, voici 150 ans, en juin 1830, du « corps expéditionnaire français » en Algérie. Pleurs sur « le douloureux enfantement de l'Afrique moderne ».
-- *Page 367, douzième dimanche* « *du temps ordinaire *» : Grave mémoire de la Confession d'Augsbourg présentée à l'Église par les amis de Luther le 25 juin 1530... « Ni l'Église catholique ni l'Église luthérienne ne sont aujourd'hui ce qu'elles étaient au 16^e^ siècle. La reconnaissance même partielle de la Confession d'Augsbourg par l'Église catholique ne pourrait-elle pas nous faire prendre conscience que ce qui nous sépare est d'un moindre poids que ce qui nous unit ? »
-- *Page 434, vingt-troisième dimanche* « *du temps ordinaire *» Heureuse mémoire de l'expulsion des Jésuites, il y a cent ans, par Jules Ferry. Et, « dans la foulée de la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse », ode à la gloire de la laïcité de l'État, « régime où coexistent des gens qui ne se font pas une même idée de la vie ».
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-- *Page 445, vingt-cinquième dimanche* « *du temps ordinaire *»* :* Énumération attendrie des fêtes juives du temps de septembre.
-- *Page 459, vingt-huitième dimanche etc. :* (citation intégrale) « Il y a 150 ans, le 16 octobre 1830, paraît le premier numéro du journal catholique libéral *L'Avenir,* où Lamennais, secondé par Lacordaire et Montalembert, réclamait pour tous des libertés (de presse, d'enseignement...) qui sont aujourd'hui partie intégrante des Droits de l'Homme. La condamnation du journal par Grégoire XVI en 1832 accentua le malentendu entre l'Église et les aspirations du monde moderne. Ce malaise fut enfin dissipé par l'Encyclique « Pacem in terris » en 1963. » (Décrispons-nous.)
-- *Page 484, Dédicace de Saint-Jean-de-Latran ;* Mémoire de la mort, voici 10 ans, du général De Gaulle. -- Enfin une pensée chrétienne dans le nouveau missel ! Dieu ait pitié des ennemis de la France et de leurs abominations.
(Pour copie conforme : René Boudon ?)
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### Les biens d'Église
par Maurice de Charette
SI L'ÉGLISE n'est pas du monde, elle est dans le monde. Elle est ordonnée à une finalité spirituelle mais dans la mesure même où elle constitue une société temporelle organisée, elle est soumise aux principes ([^118]) qui président à toute organisation temporelle.
Cette règle générale s'applique tout spécialement à l'obligation pour l'Église de s'occuper de contingences matérielles, de prévoir le financement de ses activités, de ses entreprises et donc de posséder et de gérer des fonds et des biens qui sont la condition de son action et de sa survie.
Et cependant, depuis l'origine de l'Église, l'argent est fréquemment apparu comme une pierre d'achoppement, un signe de contradiction entre les responsables du pouvoir spirituel et les représentants du pouvoir temporel. Dès l'Évangile, le « rendez à César » retentit comme un coup de cymbale, mais aussi comme une proposition ambiguë -- ou plutôt nécessitant un éclairage en profondeur -- du fait des circonstances du récit évangélique.
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D'ailleurs, le Christ avait un trésorier, en la personne de Judas, même si ce ne fut pas une réussite. Il est donc bien vrai que cette première micro-société de ce qui sera l'Église avait déjà besoin d'un gestionnaire pour ses modestes ressources.
Dès lors que l'institution dure, s'installe, se perfectionne, se complique et se subdivise dans le temps et dans l'espace, il lui faut à la fois des ressources au jour le jour et des possessions permanentes. Il en résulte la nécessité de la quête et la justification des biens-fonds, mobiliers et immobiliers, les uns et les autres étant le produit de la générosité des fidèles, qu'il s'agisse de particuliers ou de libéralités consenties par des États chrétiens.
Au surplus, si nous ne voulons ici nous occuper que de l'Église catholique, l'on pourrait cependant élargir la discussion jusqu'aux sommets de l'œcuménisme et même du syncrétisme, car le problème des biens temporels est commun à toutes les religions.
Mais, ceci admis, les difficultés pratiques demeurent pour de multiples raisons. En premier lieu, les biens d'Église sont de mainmorte et échappent aux règles de succession ou de partage ; ils constituent, par le fait même, un problème pour les responsables de la cité, surtout lorsqu'ils se multiplient au cours des siècles au point de devenir immenses et de paraître supérieurs aux besoins.
Il n'est pas douteux que l'ancienne France avait inventé le « don gracieux » comme un impôt inavoué sur les biens d'Église, de même l'attribution des bénéfices constituait un moyen détourné de remettre dans le circuit temporel certains revenus, même si cela présentait les inconvénients que l'on sait. Bien loin de nos préoccupations, mais dans le même esprit, on peut évoquer la distribution par le Shah de certaines propriétés religieuses.
La seconde considération provient du peu de dispositions qu'ont, en général, les gens d'Église à l'administration temporelle. Ils connaissent souvent fort mal les règles d'une bonne gestion, comme aussi les lois édictées par l'État... ou par la morale pour contraindre les excès et endiguer les honnêtetés insuffisamment informées. Également, ils ne peuvent pas avoir le sens de la continuité familiale, source de prudence, même s'ils conservent la préoccupation de la continuité à travers l'institution.
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Dans le meilleur cas, les biens représentent pour eux le moyen d'une action nécessaire, plutôt que la source d'une activité économique orientée vers le développement et l'épanouissement de la cité et des familles qui la constituent.
Enfin, la quête, ce « sacrement » commun à toutes les religions, permet de faire face aux imprévus ou aux initiatives nouvelles et peut servir, au besoin, de compensation et de remède aux erreurs de gestion ou aux incuries des clercs. Nous ne le disons pas dans une intention de reproche, mais parce qu'il en va réellement ainsi. Le Vatican a inventé le *denier de Saint Pierre* lorsque le roi du Piémont a volé les États pontificaux et cela a permis à la papauté de vivre depuis 1570. De même, en France, Pie VII reconnaîtra la vente des biens d'Église mais en un siècle auront été réunis d'immenses biens... juste à temps pour que la troisième république s'en empare en 1905. Pour ne citer qu'un exemple, nous évoquerons le cas de l'archevêque de Paris quittant son palais à l'heure même de la saisie pour se rendre dans le magnifique hôtel particulier de la rue Barbet de Jouy que venait de lui abandonner son propriétaire. Ceci rend cela moins pénible !
Et, sans médire, on peut affirmer que l'on nous tendra la main, un jour que nous devons espérer prochain, pour reconstituer les séminaires, écoles et couvents que l'on a vendus avec tant de criminelle insouciance depuis vingt ans. Les gens d'Église ont dilapidé, comme s'ils en étaient les propriétaires, des biens dont ils étaient seulement les gestionnaires. Ils ont cru que le *jus utendi* leur conférait le *jus abutendi* que, par ailleurs, la morale a toujours légitimement dénié aux propriétaires temporels.
\*\*\*
Il est donc bien convenu que nous nous trouverons un jour dans l'obligation de participer à la rénovation du patrimoine de l'Église et il faut souhaiter que nous le fassions généreusement. Ce ne sera pas sans douleur et il conviendra que nous soyons assez sages et assez fermes pour obtenir des conditions qui nous mettent à l'abri de nouvelles aventures.
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Dans les époques passées, des pouvoirs temporels chrétiens ont pu jouer le rôle de frein et de contrôle en ce domaine et nous avons eu l'occasion de montrer que le bilan du constantinisme ([^119]) n'était pas tellement négatif.
Mais, dans une prospective à moyen terme, il est peu envisageable que se créent à nouveau des États chrétiens capables de répondre à cette nécessité sans pour autant abuser. Il nous faudra donc envisager, sous différentes formes, des moyens de remplacement et cela ne pourra se faire sans l'accord de l'Église.
Il faut pourtant y songer dès maintenant et examiner dans quelle mesure et par quelles modalités nous pourrions commencer d'appliquer certains principes à nos communautés et à nos entreprises catholiques.
Depuis le concile, des activités religieuses multiples ont été mises sur pied grâce à l'initiative des traditionalistes ou avec leur argent. C'est l'occasion de tenter une forme d'administration temporelle qui puisse demain être un exemple, à l'heure de la restauration de l'Église, à qui elle offrirait les garanties d'indépendance qui lui sont indispensables tandis que les laïcs y trouveraient les sécurités auxquelles ils ont droit quant à l'emploi et à la bonne gestion des fruits de leurs dons.
Plusieurs signes indiquent qu'il faut s'y préparer et nous ne ferons point d'indiscrétion en écrivant qu'ici ou là, quelques grincements se produisent qui doivent inciter à ne pas trop attendre. Parfois ce sont les clercs qui estiment qu'on ne leur fait pas assez confiance, qu'on ne leur laisse pas l'indépendance suffisante ; ailleurs, ce sont les laïcs qui pensent que l'on se montre léger à l'égard de leurs dispositions généreuses, que « l'on presse trop allègrement le citron », si l'on veut bien nous permettre cette expression.
Il ne faut pas oublier que nous avons improvisé, au jour le jour, depuis le concile, pour faire face à des circonstances imprévisibles ou, au moins, exceptionnelles. Mais, dans la mesure même où la situation nous oblige à nous organiser sans que nous puissions envisager un terme relativement proxime, il devient nécessaire d'examiner quelques solutions, quelques moyens pratiques.
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Cela évitera que les esprits se bloquent et que la confiance réciproque s'estompe.
\*\*\*
Lorsque l'initiative d'une entreprise religieuse émane des laïcs, ils créent en général une association avec des responsables connus, qui doivent être choisis de telle sorte qu'ils deviennent les garants d'une saine gestion tant en raison de leur compétence que de leur droite intention. Ils administrent alors les ressources et rétribuent les prêtres suivant les besoins et les possibilités. C'est le cas de la plupart de nos chapelles où est célébrée la messe de saint Pie V, comme de beaucoup d'écoles et d'œuvres diverses.
Il est normal que le prêtre conserve la pleine juridiction spirituelle, la conduite et l'organisation des offices, même s'il est légitime qu'il se soumette aux principes de l'association tels qu'il les avait connus et acceptés lorsqu'il a commencé de lui prêter son concours. Il est enfin normal que si l'une des parties (l'association ou le prêtre) s'écarte de l'accord originel, il y ait séparation, même s'il demeure éminemment souhaitable que cela se fasse avec discrétion, avec charité et dans le respect des personnes ; mais il n'y aura pas lieu de s'en choquer.
Le prêtre n'ayant pas pour vocation principale d'administrer le temporel n'a pas, ce nous semble, de motif à se formaliser d'en être délivré. Par ailleurs, la situation d'aumônier ou de chapelain qui est la sienne lui laisse toute la marge voulue pour travailler à la gloire de Dieu et au bien des âmes ; il est légitime qu'il veille au besoin à conserver une suffisante initiative dans ces domaines ou qu'il refuse de collaborer à une activité qui ne les lui offrirait pas.
\*\*\*
En face de ce schéma courant, il existe aussi des activités directement créées et organisées par des prêtres ou des religieux, telles que couvents, écoles, etc. Les juridictions spirituelle et temporelle sont alors réunies dans la même main. Telle était la situation générale avant les troubles de ces dernières années et il n'y a pas lieu de refuser qu'elle renaisse ou se perpétue parallèlement à l'autre type que nous venons d'évoquer.
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Mais, pour éviter les critiques et les soupçons inutiles, il y aura le plus grand intérêt à s'entourer d'un conseil de laïcs réunissant les compétences nécessaires en matière juridique, financière, architecturale, pédagogique ou autres, selon les buts poursuivis.
Pour qu'un tel organe soit efficace, il faudra qu'il soit écouté, ce qui ne fut guère le cas jadis des conseils de fabrique et des comités diocésains. Il ne doit pas s'agir d'une simple chambre d'enregistrement ayant pour mission essentielle de « couvrir » des entreprises quelles qu'elles soient, bonnes ou mauvaises, sages ou aventurées.
Il faudra aussi, croyons-nous, que ces conseils soient connus dans leur composition, d'autant plus que bien des motifs de prudence et de discrétion peuvent rendre opportun de ne pas publier leurs délibérations et leurs conclusions, du moins dans leur intégralité, malgré les inconvénients de la dissimulation et du secret. En un mot, c'est la qualité morale et humaine des membres qui doit être le principal garant, vis-à-vis des chrétiens, d'une gestion temporelle conforme aux buts de l'entreprise dans une saine économie des moyens.
Il demeure bien entendu que les fonds religieux ne se gèrent pas comme des fonds temporels. L'Église ne thésaurise pas ; l'imprudence est parfois une vertu à condition de la proportionner au bien apostolique escompté. L'audace ne doit cependant pas se confondre avec la témérité.
Notre but, dans tout ce qui précède, n'est pas de jeter la suspicion sur telle ou telle initiative, ni sur telle ou telle gestion en particulier, mais d'alerter ceux qui doivent l'être. Des contestations apparaissent ici et là depuis quelque temps qui concernent la répartition des responsabilités entre clercs et laïcs, mais aussi la saine utilisation et la meilleure économie des fonds rassemblés par les uns ou : les autres.
La sainteté des buts ainsi que la rigueur et la clarté des moyens sont les seules réponses convenables.
Maurice de Charette.
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### Sixième centenaire de sainte Catherine de Sienne
par Jean Crété
LE 29 avril 1380, mourait à Sienne, à l'âge de trente-trois ans, la vierge sainte Catherine qui, sauf la palme du martyre, n'est inférieure ni en science ni en vertu à sa patronne, sainte Catherine d'Alexandrie, martyre vers l'an 300, sous l'empereur Maximin.
Elle était issue d'une famille noble de Sienne, les Benincara, une de ces familles profondément chrétiennes qui font l'honneur d'une cité et y exercent une bienfaisante influence par le seul exemple de leurs vertus.
Les Benincara n'avaient pas moins de vingt-deux enfants, lorsque en 1347 naquit la petite fille qui fut prénommée Catherine. Elle devait être suivie un ou deux ans plus tard d'un vingt-quatrième enfant. Elle fut donc élevée au sein d'une famille très nombreuse ; les aînés étant mariés, les neveux et nièces s'ajoutaient aux frères et sœurs.
Catherine, toute jeune, aspira à la vie religieuse, mais elle était de trop faible santé pour entrer dans un couvent cloîtré. Elle se fit donc admettre chez les Sœurs de la Pénitence, tiers-ordre de saint Dominique.
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Elle y pratiqua les vertus les plus héroïques et poussa très loin la pratique de la pénitence. A certaines périodes de sa vie, elle jouit du privilège de vivre sans autre nourriture que la sainte eucharistie. Certaines années, cette faveur miraculeuse lui fut accordée des Cendres à l'Ascension ; ce miracle est bien attesté par les contemporains ; on se demande donc pourquoi il n'est plus mentionné dans la leçon contractée composée en 1914 ; il n'était pas sans précédent : au XII^e^ siècle, sainte Alpais, vierge ayant vécu à Cudot, au diocèse de Sens, avait vécu de très longues années sans autre nourriture que la sainte eucharistie. Célèbre de son vivant dans toute l'Europe, comme de nos jours le Padre Pio, sainte Alpais ne reçut après sa mort qu'un culte local, qui ne fut reconnu par le Saint-Siège qu'en 1874.
Sainte Catherine de Sienne acquit, elle aussi, bien jeune, un grand renom au moins en Italie. Accablée de maladies et persécutée par le démon, sainte Catherine avait le don des miracles ; de toute part, on lui amenait des malades et des possédés du démon ; elle guérissait les malades et délivrait les possédés. Surtout, elle avait le don de conseil et possédait une science théologique peu commune ; on la consultait de tout côté, parfois sur de très difficiles questions de théologie, et ses réponses étaient le plus souvent admirables. Bien entendu, sainte Catherine avait fait ses études théologiques sous la direction de ses maîtres dominicains ; ce qui explique l'erreur, citée par tous les manuels de théologie, qui lui échappa un jour. Ses maîtres dominicains ne croyaient pas à l'Immaculée Conception de Marie, qui leur paraissait incompatible avec les dogmes de l'universalité du péché originel et de l'universalité de la rédemption. Un jour que cette question était agitée devant elle, sainte Catherine, qui jouissait d'apparitions de la Sainte Vierge, affirma que la Sainte Vierge elle-même lui avait dit : « Je ne suis pas immaculée. » On voit par là avec quelle extrême prudence on doit accueillir les révélations privées, même celles des saints canonisés, car la canonisation d'un serviteur ou d'une servante de Dieu n'entraîne pas du tout l'approbation des visions ou révélations dont il ou elle a pu jouir, ni de toutes les paroles prononcées. C'est l'enseignement constant de l'Église que les révélations privées sont accordées non pour enseigner des vérités nouvelles ou dirimer une question controversée, mais pour inciter les fidèles à la conversion et à la dévotion.
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Le cas de sainte Catherine n'est pas unique ; à peu près à la même époque, saint Vincent Ferrier (1350-1419) annonçait la fin du monde comme prochaine et confirma un jour cette prédiction en ressuscitant un mort. Si l'on peut retenir les révélations privées reconnues par l'Église, comme celles de Paray-le-Monial, Lourdes, Fatima et bien d'autres, pour vivre plus chrétiennement et mieux pratiquer certaines dévotions, on se gardera de rechercher dans des révélations privées la solution d'une controverse théologique ou des prétendus éclaircissements sur des points que, précisément, Dieu n'a pas voulu nous révéler la date de la fin du monde, le nombre des élus, le salut ou la damnation de telle ou telle personne : ce sont des domaines que Dieu s'est jalousement réservés et qu'il ne nous appartient pas de scruter. En s'y aventurant, même les saints s'y trompent, *experientia patet* ([^120])*.*
Religieuse non cloîtrée, sainte Catherine ne demeurait pas toujours à Sienne. C'est à Pise qu'elle reçut une de ses grandes grâces mystiques. Au cours de son action de grâces, un dimanche, après sa communion, elle eut la vision de Jésus crucifié venant à elle dans une grande clarté ; des cinq plaies de Jésus sortaient des rayons couleur de sang qui se dirigeaient vers elle ; elle comprit qu'elle allait recevoir les stigmates, comme les avaient reçus saint François d'Assise et d'autres serviteurs de Dieu. Aussitôt, elle supplia Dieu de rendre en elle les stigmates invisibles ; elle fut exaucée : les rayons rouges se changèrent en rayons de pure lumière, et ils atteignirent ainsi son cœur, ses mains et ses pieds ; elle ressentit toute sa vie la très vive douleur de ces blessures invisibles ; elle en fit le récit à son confesseur qui attesta la réalité de cette grâce mystique qui semble, sous cette forme invisible, avoir été unique. On connaît, depuis le XIII^e^ siècle, environ huit cents stigmatisés portant les stigmates visibles, dont plusieurs à notre époque ; sainte Catherine semble bien être la seule à avoir reçu la grâce des stigmates invisibles.
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Sainte Catherine ne se désintéressait pas des problèmes de son époque ; elle avait un don remarquable d'apaisement, et elle réussit à résoudre un grand nombre de conflits entre particuliers, familles ou cités. Un conflit aigu opposait Florence au Saint-Siège, et la ville était frappée d'interdit ; on sollicita son intervention. Mais un problème beaucoup plus grave encore se posait à l'Église à son époque ; depuis 1309, le pape avait abandonné Rome pour résider à Avignon. Les raisons qui avaient pu légitimer cet exil à l'origine avaient disparu depuis longtemps. Or il est de droit divin que le pape soit évêque de Rome, et il est tenu d'y résider, sauf empêchement réel. En achetant Avignon en 1348 et en y construisant le château, Clément VI, trop visiblement, entendait fixer la papauté à Avignon ; les cardinaux étaient en majorité français ; bon gré mal gré, les papes d'Avignon subissaient l'influence des rois de France ; tout cela était très vivement ressenti en Italie. Grégoire XI, élu pape en 1370, avait conscience de l'anomalie de cette situation, et il souhaitait secrètement rétablir la papauté à Rome, mais n'osait en parler, par crainte des cardinaux français et du roi de France. Toutefois Charles V, roi très chrétien, n'était pas homme à faire des difficultés au retour du pape à Rome. Sainte Catherine sut, par révélation céleste, le désir de Grégoire XI de revenir à Rome ; elle était bien convaincue de la nécessité de ce retour. L'affaire de Florence lui parut une occasion propice d'intervenir. Elle partit donc pour Avignon, avec la mission avouée de réconcilier Florence avec le pape et le dessein secret bien résolu de ramener le pape à Rome. Elle réussit dans cette double mission. Accueillie avec honneur à la cour d'Avignon, elle eut plusieurs entretiens en tête à tête avec Grégoire XI ; l'affaire de Florence réglée, elle lui déclara connaître par révélation divine son désir secret de revenir à Rome ; et elle lui affirma avec beaucoup de force que telle était la volonté de Dieu. La fermeté de sainte Catherine donna à Grégoire XI le courage d'agir ; il promit à sainte Catherine de revenir à Rome ; elle repartit pour Sienne. Grégoire XI manifesta bientôt son dessein de rétablir définitivement le siège de la papauté à Rome. Malgré l'opposition des cardinaux français, il partit pour Rome en 1377, suivi par tous les cardinaux et les officiers de la cour pontificale ; il y mourut l'année suivante.
118:242
Le conclave se tint donc à Rome ; la foule des Romains, massée devant le palais, réclamait à grands cris un pape romain ou au moins italien. Les cardinaux élurent effectivement un Italien, Urbain VI ; tous les cardinaux, sans exception, firent hommage et prêtèrent serment au nouvel élu. Reconnu pape sans la moindre objection par l'Église entière, Urbain VI indisposa malheureusement les cardinaux français par son caractère irascible. Sainte Catherine, qui avait accueilli avec grande joie l'élection d'Urbain VI, s'alarma aux premières nouvelles des difficultés et lui écrivit des conseils de modération. Hélas, le mal était fait. Un groupe de cardinaux français, réunis à Naples, déclarèrent n'avoir élu Urbain VI que sous la contrainte de la foule romaine, et élurent un nouveau pape, qui fixa sa résidence à Avignon. La chrétienté se partagea entre ces deux papes rivaux. Sainte Catherine de Sienne resta inébranlablement fidèle à Urbain VI, alors que saint Vincent Ferrier et d'autres s'attachaient au pape d'Avignon.
L'Église n'a jamais officiellement déclaré qui était le vrai pape. Mais les théologiens s'accordent à estimer que le grand schisme d'Occident n'était pas un vrai schisme. Les deux ou trois papes rivaux avaient tous au moins un « titre coloré » ; les pouvoirs qu'ils donnaient étaient valides. Il semble bien toutefois, d'après les faits, et c'est l'opinion quasi unanime des théologiens modernes, que le pape de Rome était le vrai pape. Le grand schisme fut la douloureuse épreuve des dernières années de sainte Catherine de Sienne. Jésus, qui l'avait marquée des stigmates invisibles de sa Passion, lui accorda la grâce de mourir à l'âge qui était le sien au moment de sa Passion. Comme son Maître, sainte Catherine de Sienne vécut trente-trois ans sur cette terre ; elle s'envola au ciel le 29 avril 1380. Vénérée par la piété populaire, elle fut canonisée par Pie II, pape de 1458 à 1464. La date du 29 avril étant celle de la fête du martyr dominicain saint Pierre de Vérone (martyrisé le 29 avril 1252, canonisé l'année suivante par Innocent IV), la fête de sainte Catherine de Sienne fut fixée au 30 avril ([^121]).
119:242
L'Italie, longtemps divisée en une foule de petits États, n'avait pas de saint patron en tant que telle. Après les accords du Latran (1929) qui réconciliaient l'Italie unifiée avec le Saint-Siège, des instances furent présentées à Pie XI pour obtenir un patron pour l'Italie. Les demandes se partageaient à peu près également entre saint François d'Assise et sainte Catherine de Sienne. Pie XI prit le temps de réfléchir ; et en 1936 seulement, il déclara saint François d'Assise et sainte Catherine de Sienne patrons principaux de l'Italie. Le choix de sainte Catherine de Sienne est dû surtout à son rôle dans le rétablissement de la papauté à Rome.
Vers la même époque, Pie XI avait envisagé de donner le titre de docteur de l'Église à sainte Catherine de Sienne et à sainte Thérèse d'Avila. Les théologiens consultés furent unanimes à estimer qu'une femme ne pouvait pas être docteur de l'Église ; en effet ce titre implique une certaine participation au magistère de l'Église. Quelque influence qu'une sainte puisse exercer par sa doctrine et ses écrits, ce ne peut être qu'à titre personnel et privé. Pie XI se rangea très sagement à cet avis. Nous croyons que si l'on avait dit à sainte Catherine ou à sainte Thérèse qu'elles seraient un jour docteurs de l'Église, elles en auraient ri de bon cœur, avec leur robuste bon sens de chrétiennes solides et bien formées. En ce domaine, comme en tant d'autres, l'acte de Paul VI doit être tenu en suspicion légitime. Car si une femme peut être docteur de l'Église, pourquoi ne pourrait-elle être prêtre, évêque, pape ? Ce qui est précisément une des grandes revendications du parti de la subversion. Nous honorons donc sainte Catherine de Sienne comme vierge ; ce titre lui suffit. Elle, qui contribua tant à ramener le pape à Rome, aidera l'Église du XX^e^ siècle à surmonter la très grave crise où elle risque de perdre son identité.
Jean Crété.
120:242
### De la force
*suite*
par Marcel De Corte
SI NOUS TENONS FERMEMENT, par la vertu de force et par le don de force qui la trempe, *à cette évidence que l'Évangile,* SANS l'Église, gardienne de la foi et des mœurs, SANS la Tradition qui les conserve intactes, SANS la métaphysique naturelle de l'esprit humain que les Grecs ont transmise à tous les hommes de tous les lieux et de tous les temps, SANS la certitude complémentaire que l'homme est un animal politique soumis au bien commun des diverses sociétés où il se trouve inséré, *ne peut plus avoir pour interprète que la raison individuelle abandonnée à toutes les passions que la vertu de force ne maîtrise plus et à la plus terrible d'entre elles : la passion d'* « *être comme des dieux *»*, par inversion de l'ordre du salut,* ALORS, mais ALORS seulement, nous comprendrons que ce même Évangile peut *se changer* en un agent de corruption d'une portée incalculable et dégénérer en religion de l'Homme avec le bouleversement de l'ordre de toutes les valeurs que celle-ci comporte. *Sans l'Église, sans la Tradition, sans la philosophie du sens commun, sans la primauté du bien commun politique, l'Évangile se mue en agent révolutionnaire négateur de toutes les réalités surnaturelles et naturelles parce qu'il fait de la personne humaine une entité aux droits sans limites, principe et fin de toutes choses* ([^122])*.*
121:242
L'Homme s'approprie les attributs de Dieu. Jésus devient uniquement le modèle de la conscience humaine, mesure de l'univers ; le prêtre qui l'imite se situe au-dessus du droit ecclésiastique, du droit civil, de la morale elle-même, et s'estime investi, par un épouvantable devoir de conscience, du pouvoir de détruire un monde qui résiste aux exigences de l'Homme divinisé, et d'en rebâtir de toutes pièces un autre qui s'accorde à ses engagements. Comment accomplir cette tâche surhumaine sans la guerre civile et religieuse, sans une technique de la violence subversive qu'aucune loi divine et humaine ne réprime plus et dont « la théologie de la Révolution » fait l'apologétique ? Il n'y a plus de bien commun humain ou divin qui se subordonne la personne humaine décharnée. Il n'y a plus de société : elle explose. L'Église st entrée dans une phase d' « autodémolition ».
Loin de suivre la Subversion jusqu'en ses phases les plus aiguës pour ne pas « décoller » d'avec le peuple, l'Évangile révolutionnaire la précède *et en est la cause,* la source unique parce qu'il a plus en lui qu'un ferment avarié : la divinisation du Moi. De toutes les religions du monde, le christianisme est en effet la seule qui enseigne que Dieu s'est fait Homme afin que l'homme soit fait Dieu, *à la condition formelle que l'homme abdique son Moi,* qu'il renonce à l'appropriation de sa *personne* par elle-même -- « vous n'êtes pas à vous-mêmes », dit l'Apôtre --, sans renoncer pour autant à son *essence* d'animal raisonnable et politique créée par Dieu : « Que Votre Volonté soit faite et non la mienne. » C'est là que l'Évangile tel que l'Église catholique l'a reçu de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour être annoncé sans altération aux hommes, attend l'Évangile révolutionnaire.
Car le Moi de l'Homme n'a plus depuis l'Évangile qu'un seul déguisement possible : le masque de Dieu, la parodie de la connaissance divine et de l'Amour divin étalée spectaculairement sur le théâtre de ce monde.
122:242
En face de Dieu, il ne peut plus que devenir Dieu par participation à la vie divine *en s'expropriant* ou le mimer en se *L'appropriant.* Il y a des milliers de manières de se servir de Dieu pour servir son Moi, mais ces métamorphoses reviennent toutes à *Le singer.* Il ne reste à l'homme, depuis le christianisme, que l'ARTIFICE, la TECHNIQUE par laquelle il recrée le monde, rebâtit la société, façonne « l'homme nouveau », opère une nouvelle « rédemption », « libère » enfin l'homme et le « sauve ». Toutes les déviations, les erreurs et les tentatives actuelles de subversion de l'ordre humain et divin sont des hérésies chrétiennes. Aujourd'hui c'est de leur folie furieuse que le monde est la victime parce que bon nombre de chrétiens, privés de la vertu de force, n'imposent plus aux falsificateurs de l'Évangile la camisole de force qu'ils méritent, parce que ces chrétiens *résistent* de moins en moins à l'aberration universelle et refusent de l'*attaquer* avec les armes de la nature et de la grâce.
La violence marxiste révolutionnaire, la faiblesse et la tolérance libérales, la violence prétendument « évangélique » ont la même origine : le refus de Dieu et la divinisation de l'Homme individuel et collectif ou, plus exactement, l'utilisation de l'idée de Dieu, vidée de tout son contenu naturel et surnaturel, et farcie des exigences du Moi destructrices de toutes les sociétés traditionnelles.
*On comprend alors le changement d'optique que nous devons opérer lorsque nous analysons l'essence et la portée de la vertu de force. La fin de la vertu de force n'a plus seulement pour fin la résistance de l'homme aux meurtriers du bien commun, particulièrement dans* « *la guerre chaude *»*, mais son inébranlable fermeté devant les dangers protéiformes qui désintègrent ce qui reste de la société et de l'Église, c'est-à-dire, des fins de la vie naturelle et surnaturelle dans l'esprit humain en proie à* « *la guerre froide *»*.* En effectuant sa trouée dans la *dissociété* civile et ecclésiale contemporaine, la violence révolutionnaire, favorisée par le libéralisme individualiste et par les prétendus droits de la personne humaine amputée de ses corps sociaux traditionnels et, pour le chrétien, de son allégeance au Corps Mystique du Christ, n'a qu'un seul but : s'emparer de l'État, Technique des techniques, Pouvoir des pouvoirs, de manière à instaurer son empire sur les pauvres humains qu'elle fascine, et interdire en eux, en sa source : le bien commun naturel et surnaturel, l'exercice et jusqu'à l'existence de la vertu de force.
123:242
Le prêtre intellectuellement et moralement dépravé ne fait alors plus qu'un avec le commissaire du peuple, lequel se retrouve réciproquement en lui. Pour l'un comme pour l'autre qui ont renié les réalités transcendantes de la vie profane et du Sacré, *tous les moyens sont bons* et le plus colossal de tous les moyens : l'*État moderne.* Le jour où ils occuperont ensemble l'État, ce sera la fin.
La fin vers laquelle tend la violence révolutionnaire, *si nous ne lui opposons pas à l'avance la vertu de force* dont nous disposons encore par une sorte de miracle, avec tout ce qu'elle présuppose et tous les actes qui en procèdent dans la résistance ET dans l'attaque.
#### V Les vertus annexes de la vertu de force
L'état de dissociété où se trouvent les communautés naturelles et la patrie elle-même ainsi que l'Église catholique éparpillée en mille chapelles différentes selon les mille catéchismes, les mille liturgies, les mille versions de l'Écriture Sainte adoptées et tolérées depuis Vatican II, implique une autre finalisation non seulement de la vertu de force, mais aussi des vertus annexes qui la prolongent.
La première d'entre elles est la *magnanimité* qui reçoit son nom de ce qui est absolument grand comme la force le fait de ce qui est absolument difficile. Le magnanime, selon Aristote et saint Thomas, et selon le sens commun, est l'homme dont l'âme tend à agir grandement, c'est-à-dire « par le meilleur usage qui soit des réalités les meilleures » (*in optimo usa rei maximae*)*.* « Or les réalités dont l'homme use sont les réalités extérieures à lui-même.
124:242
Parmi celles-ci, la place absolument première revient *à l'honneur* qui est ce qui se rapproche le plus de la vertu puisqu'il est le témoignage effectif (*testificatio existens*) qu'on lui rend, puisqu'il est également offert à Dieu et aux êtres les plus parfaits, et qu'enfin, pour acquérir l'honneur et conjurer la honte, les hommes méprisent tout le reste. » ([^123]) Être élevé de la sorte au niveau de la chose la plus grande qui soit : l'honneur, implique chez le sujet la grandeur d'âme ([^124]).
C'est là une vertu spéciale qui, comme toute vertu, implique dans le sujet le refus de l'excès et du défaut. Le magnanime vise à ce qu'il y a de plus grand (*ad maxima tendit*)*.* Ce qu'il y a de plus grand, c'est je service du bien commun de la Cité et du Bien commun universel qui est Dieu. Cette fonction *objective,* finalisée par une réalité transcendante au sujet, se répercute sur le sujet dès que ce dernier l'exécute selon la raison pratique qui lui enjoint de le faire comme il convient de le faire, c'est-à-dire en restant subjectivement dans le juste milieu, en s'estimant à sa juste valeur, en prétendant seulement à ce dont il est digne au nom de la fin qu'il poursuit et atteint. Comme toujours, dans une philosophie du bon sens, c'est la fin qui commande les moyens et l'usage, c'est l'objet qui détermine l'attitude du sujet à son égard et qui exige, s'il est grand, de la grandeur d'âme de la part du sujet.
Nous retrouvons ici, méconnue de l'égalitarisme et du subjectivisme modernes, la justice générale qui vise le bien commun selon ses deux formes : l'humaine et la divine, et qui se prolonge en justice distributive selon que l'effort pour la réaliser est plus ou moins grand. La justice distributive confère ainsi un honneur plus ou moins grand à ceux qui ont déployé plus ou moins de magnanimité dans les actions qui y tendent : le héros est honoré dans la cité pour sa grandeur d'âme, le saint dans l'Église pour la même raison. L'honneur est la face subjective, le revers de la finalité objective poursuivie, de l'avers de la vertu de force. Parmi les quelque vingt sens apparentés ou dérivés que Littré assigne au mot *honneur* s'en dégagent deux qui paraissent essentiels : le premier, objectif, qui est « l'estime glorieuse accordée à la vertu, *au courage,* aux talents », comme dans l'expression « faire honneur à sa naissance » ou « faire honneur à la vérité », lesquelles ne dépendent pas de nous ; le second, subjectif, qui est « le sentiment qui fait qu'on veut conserver la considération de soi-même et des autres ».
125:242
Les vers suivants de Boileau expriment admirablement cette subordination du sujet à l'objet :
*Le seul honneur solide,*
*C'est de prendre toujours la vérité pour guide* ([^125])*.*
L'honneur est la récompense accordée par la société au sujet qui pratique la vertu de magnanimité.
Le magnanime poursuit ce bien spécial ([^126]) : l'honneur, qui dérive particulièrement de l'exercice de la vertu de force. « Il doit, en vertu de ses hautes intentions, réaliser ce qui grandit et fuir ce qui diminue. C'est une grandeur que d'être bienfaisant, que de donner du sien (*quod sit communicativus*) et de rendre plus que ce qu'on a reçu (*plurium retributivus*)*.* Le magnanime se porte de lui-même à ces actes de vertu, non pour eux-mêmes, mais à cause de ce qu'il y a d'excellent en eux. » ([^127]) Or qu'y a-t-il de plus grand que de donner sa vie pour la patrie dans la guerre ou pour Dieu dans le martyre ? La magnanimité est ainsi une partie de la force dont nous avons vu la relation intime au bien commun. « Elle lui est subordonnée comme une vertu secondaire à une vertu principale. » ([^128]) Si la grandeur d'âme peut donner un surcroît à toutes les vertus et les grandir toutes ([^129]), c'est essentiellement la vertu de force qu'elle couronne en ce que celle-ci se manifeste dans l'attaque.
126:242
Ce qui la distingue de la force, c'est qu'elle est une fermeté vers le bien et que la force, comme nous l'avons vu, est une fermeté contre le mal. La confiance que tout homme magnanime a en soi-même lui communique l'espoir qu'il sera victorieux dans les grandes entreprises qu'il mène, ce qui est la seconde manière de réaliser la vertu de force ([^130]).
La transposition à opérer aujourd'hui dans la vertu de magnanimité est parallèle à celle que nous avons faite dans la vertu de force. Il ne s'agit plus seulement pour la force d'affronter le danger de mort dans les combats ou dans le martyre, mais de résister personnellement aux dangers de mort qui assaillent aujourd'hui la société et l'Église gardienne de la foi. De même, il ne s'agit plus seulement pour la grandeur d'âme de se manifester dans la conquête de l'honneur, de la considération, de l'estime, de la renommée, de la gloire, de l'approbation d'un grand nombre de personnes (*in multorum notitiam et approbationem*) ([^131]), parce qu'on occupe dans la société une place élevée correspondant aux exigences de la justice distributive qui répondent elles-mêmes aux activités déployées en vue du bien commun naturel et surnaturel de la justice générale, -- mais de renoncer à ce sentiment qui fait qu'on veut obtenir et conserver la considération des autres et de soi-même, et de tendre à faire de grandes choses avec humilité, petitement, mais fermement, inébranlablement, là où nous a placé le destin de la naissance et de la vocation. La grandeur d'âme et l'humilité n'ont rien d'incompatible ([^132]). Dans la dissociété civile et ecclésiale où nous sommes plongés, accomplir par grandeur d'âme les humbles tâches de la vie quotidienne, selon l'ordre de la raison pratique et selon l'ordre de Notre-Seigneur Jésus-Christ ([^133]), de manière à restaurer de proche en proche, même si la tâche paraît infinie, la société, cadre du bien commun, et l'Église, canal de la foi, de l'espérance et de la charité. La société et l'Église ne se sont pas reconstituées autrement lors de la chute de l'Empire romain.
127:242
C'est autour du *pater familias* et de ses travaux que, peu à peu, la première a pris corps et a été le bien commun d'un petit nombre acharné à la maintenir parce que la nécessité de vivre et de survivre l'imposait. C'est autour des monastères, pauvres foyers de lumière et de paix surnaturelles, dispersés dans l'immense Europe disloquée, que s'est bâtie la Chrétienté, modestement, pierre par pierre, jusqu'aux croix qui triomphent au sommet des cathédrales.
S'appliquer aux petites choses en visant les grandes choses : le relèvement de la société et de l'Église, même et surtout peut-être avec l'assurance de travailler dans la nuit et ne jamais en voir l'aurore ici-bas, transmettre à ses fils, à son entourage nécessairement restreint en un temps comme le nôtre, renoncer aux *honneurs* -- au pluriel, comme disait Péguy -- en vue de l'honneur de l'homme et de l'honneur de Dieu, espérer contre toute espérance, *contra spem in spe,* avec l'allégresse et la force de l'Apôtre, sans escompter une récompense de la part des autres hommes ([^134]), telle est la magnanimité qui est aujourd'hui requise et qui est peut-être plus grande que la magnanimité qu'Aristote et saint Thomas analysaient chez les grands hommes de leur époque. Il ne s'agit de rien de moins en effet que de rallumer la flamme de l'éternel dans les fuyantes ténèbres qui nous emportent vers des lendemains qui déchantent. Il ne s'agit de rien de moins que de maintenir et de propager les dons que le Créateur de l'animal politique et le Sauveur de l'homme pécheur nous dispensent encore inlassablement.
Chaque époque a en effet sa grandeur d'âme propre. Le héros des siècles passés a fait place aux pères et aux mères de famille -- ces grands aventuriers du monde moderne comme disait encore Péguy -- acharnés à transmettre à leurs enfants l'héritage de l'éternité. Les effroyables macérations des Pères du Désert et la fidélité dans les petites choses de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus témoignent de la même grandeur d'âme qui s'ouvre devant l'Infini. La déclaration de « la petite sainte de Lisieux » est empreinte de cette magnanimité nouvelle et identique à elle-même à travers toute l'histoire : « Il n'est pas nécessaire d'accomplir des œuvres éclatantes, mais plutôt de *se* cacher aux yeux des autres et de soi-même. »
128:242
La « mutation » de l'homme, nous enseigne la Petite Voie, ne consiste pas dans la transformation du monde et de soi-même par la puissance des moyens matériels, mais dans la surélévation de la faiblesse au niveau de la force par d'humbles moyens journaliers, *en prenant sur soi* et en allant du fini le plus simple à l'Infini.
Telle est l'école de la magnanimité : ne jamais renoncer à la finalité terrestre et céleste de l'homme. *Où serait votre mérite,* nous dit la sainte avec son exemple, *s'il fallait que vous combattiez seulement quand vous vous sentez du courage ? Qu'importe que vous en ayez pourvu que vous agissiez comme si vous en aviez ?* Y a-t-il au monde une grandeur d'âme plus apte à convoquer tous les hommes à pratiquer cette vertu ? Elle est à la portée même de tous ceux que la dissociété moderne compte pour rien parce qu'ils agissent à contre-courant. L'Évangile le dit du domaine profane comme du domaine sacré : *Qui fidelis est in minimo et in majori fidelis* ([^135])*.*
L'enseignement de sainte Thérèse nous paraît ici inépuisable. Dans l'homélie de sa messe de canonisation, Pie XI l'avait déjà souligné : « Si cette voie de l'enfance spirituelle se généralisait, *combien facilement se réaliserait la réforme de la société humaine que nous nous sommes proposée au début de notre pontificat ! *» ([^136]) Au jugement d'Aristote repris par saint Thomas et vrai pour son temps : « Le magnanime n'est pas *microkindynos,* brave pour les petites choses, mais *makrokindynos,* brave pour de grandes choses » ([^137])*,* il faut aujourd'hui unir les deux bouts de la chaîne, en commençant, ainsi qu'il se doit, par le premier. S'il est vrai que « la supériorité est le plus grand désir humain et si la gloire, qui lui tient de si près, est elle-même hautement désirable » ([^138]) de la part du magnanime de type ancien, le magnanime qui vit à une époque où la hiérarchie des fins et celle des hommes est inversée, devra y renoncer, non par mépris ou par indifférence, mais tout simplement parce que compte seulement en ce cas l'estime *of a happy few,* de quelques-uns qui, comme lui, s'efforcent de pratiquer le retour à l'élémentaire et qui savent que les grandes choses ont commencé par être petites.
129:242
Aussi bien le danger pour lui ne consiste plus dans ces vices par excès de grandeur d'âme que saint Thomas analyse : la présomption, l'ambition, la vaine gloire ([^139]), mais dans la pusillanimité, tel le serviteur timoré qui, selon la parabole, fait un trou dans la terre pour y déposer l'argent qu'il a reçu, au lieu de s'appliquer à le faire fructifier, et se trouve puni par son maître ([^140]). Cette étroitesse d'âme est surtout répandue chez ceux qui perdent de vue la finalité des petites choses et refusent du même coup d'accorder de l'importance aux détails qui composent l'ensemble ou aux parties qui constituent le tout. L'infidélité à l'habit ecclésiastique en est un exemple. La méconnaissance de sa propre condition -- et des signes extérieurs qui la manifestent -- a pour effet, nous dit saint Thomas, le renoncement aux grandes choses dont on était initialement capable ([^141]). Il en est de même du père de famille qui, par crainte du qu'en dira-t-on, tolère le déshabillé de ses filles ou le débraillé de ses fils. Le prétexte donné dans les deux cas est toujours le même : ce sont là des vétilles ! Il y a chez le pusillanime un laisser-aller, un laisser-faire qui dénonce son libéralisme individualiste et, du coup, sa faiblesse.
(*A suivre.*)
Marcel De Corte.
130:242
### L'Alleluia pascal
DANS LE MARTYROLOGE ROMAIN, à la date du 5 avril nous lisons : *In Africa, passio sanctorum Martgrum, qui, in persecutione Regis Ariani Genserici, in die Paschae, in Ecclesia caesi sunt ; quorum hector, dum in pulpito* « *Alleluia *» *cantaret, sagitta in gutture transfixus est.*
Je traduis : « En Afrique, passion des saints Martyrs qui pendant la persécution du roi arien Genséric, le jour de Pâques, ont été tués dans l'église ; parmi eux un Lecteur eut la gorge percée d'une flèche tandis qu'il chantait l'Alleluia. »
Ô temps bienheureux où la persécution nette, franche, avouée consistait à envoyer les chrétiens dans l'éternité aux meilleures conditions possibles !
131:242
Pouvait-on trouver circonstance plus opportune que celle où les fidèles, préparés par quarante jours de jeûne et de pénitence, une nuit entière ou presque passée dans la *sobre ivresse de l'Esprit* à chanter les *Mirabilia Dei,* ces merveilles que Dieu accomplit pour son peuple par une admirable condescendance (*o mira dignatio !*) dont le chant solennel de l'*Exultet* détaille avec ravissement la longue succession ?
Le dimanche matin, le peuple chrétien revenait à l'église pour y chanter le retour de l'Alleluia pascal ; c'est alors qu'eut lieu le drame dont fait état notre martyrologe.
Parmi les chers martyrs massacrés dans cette petite église d'Afrique dont l'histoire n'a pas retenu le nom, il y avait un officiant appartenant à l'ordre des Lecteurs : au beau moment où le *jubilus* de l'Alleluia s'échappait de ses lèvres, une flèche bien ajustée arrêta net le flot de la vocalise.
L'âme du lévite est donc entrée en paradis sans interrompre sa louange, passant des consolations de la foi aux allégresses de la vision, car la louange de l'Église de la terre et celle de l'Église du ciel ne sont qu'un seul et même exercice.
L'unique Épouse du Christ chante ici et là le même cantique, animée de la même charité envers le même Seigneur. Ce qui change c'est le régime : ici-bas la foi ; là-haut la vision.
Ici-bas, le chant d'Église, même dans l'allégresse pascale, reste teinté d'une tristesse douce, parfois d'un gémissement parce que l'Épouse a reçu une blessure d'amour qui ne guérira qu'au ciel et qu'elle reste ici-bas, comme une femme *en travail de vie éternelle.* D'autre part, lorsqu'elle prend les accents d'une jubilation céleste c'est parce que Celui qu'elle désire, elle le porte déjà dans son cœur et parce que, en bonne éducatrice, elle veut que ses enfants adoptent les mœurs du paradis qui est le lieu de la joie sans mélange et de la louange ininterrompue.
132:242
C'est ainsi qu'ils accroissent en eux la force de la sainte espérance qui leur fait désirer le ciel et qu'ils cessent quelque peu de se tourner vers eux-mêmes -- par avarice ou par plaisir -- vice indéracinable hérité de nos premiers parents.
Après saint Augustin, c'est Bossuet qui a le mieux parlé de cet Alleluia, cantique de la Jérusalem céleste et *berceuse* de l'Église de la terre.
Voici une page admirable de Bossuet, directeur d'âme. Elle est extraite d'une lettre de direction adressée à une nouvelle convertie du protestantisme dont on ignore le nom.
Le texte s'intitule : *Lettre à une demoiselle de Metz. *
XXI\. L'Église gémit ici-bas comme une exilée : assise, dit le saint Psalmiste, sur les fleuves de Babylone, elle pleure et gémit en se souvenant de Sion : assise sur les fleuves, stable parmi les changements ; non emportée par les fleuves, mais soupirant sur leurs bords ; voyant que tout s'écoule, et soupirant après Sion où toutes choses sont permanentes ; pleurant de se trouver au milieu de ce qui passe et qui n'est pas, par le souvenir qu'elle a au cœur de ce qui subsiste et qui est : tels sont les gémissements de cette exilée.
XXII\. Elle chante cependant pour se consoler, et elle chante le même cantique de la céleste Jérusalem : *Alleluia,* louange à Dieu ; *Amen,* ainsi soit-il : cela est écrit dans l'Apocalypse. Louange à Dieu pour sa grande gloire ; ainsi soit-il dans la créature par une complaisance immuable à la volonté de Dieu : c'est le cantique de l'Église. Cette partie d'elle-même, qui est déjà vivante avec Dieu, le chante dans là plénitude, et l'autre, fidèle écho, le répète dans l'impatience et dans l'avidité d'un saint désir.
133:242
*Alleluia* pour l'Église, louange à Dieu pour l'Église : louange à Dieu quand il frappe, louange à Dieu quand il donne : *Amen,* ainsi soit-il par l'Église qui dit sans cesse, ma Sœur, et vous le savez : *Il a bien fait toutes choses.*
XXIII\. L'Église est persécutée, louange à Dieu, ainsi soit-il : l'Église est dans le calme, louange à Dieu, ainsi soit-il. Disons-le pour tout le corps de l'Église ; disons-le pour toutes les âmes qui souffrent ou de pareils exercices, ou de pareilles vicissitudes.
XXIV\. L'Église est persécutée ; elle est fortifiée au dedans par les coups qu'on lui donne au dehors : l'Église est dans le calme ; c'est pour être exercée de la main de Dieu d'une manière plus intime.
XXV\. L'Église est comme inondée par le déluge des mauvaises mœurs : l'Église semble quelquefois être donnée en proie à l'erreur qui menace de la couvrir toute ; cependant sa sainteté demeure entière ; sa foi éclate toujours avec tant de force, que même ses ennemis sentent bien par une céleste vigueur qu'ils ne peuvent point l'abattre ; mais par-là elle-même sent bien qu'il n'y a que Dieu qui la soutienne.
XXVI*. Alleluia* pour l'Église ; *Amen* à Dieu pour l'Église, et le même pour toutes les âmes que Dieu fait participer à cette conduite. Jésus-Christ est fort et fidèle, et jusqu'aux portes de l'enfer il faut espérer en lui, et que tout notre cœur, toutes nos entrailles, toute la moelle de nos os crient après lui : *Venez, Seigneur Jésus, venez !*
\*\*\*
*Amen, Alleluia* sont les deux grandes clameurs qu'on entendra dans l'éternité, nous dit saint Augustin.
134:242
*Amen* signifiera : oui, tout est bien ainsi ; les promesses de Dieu sont accomplies et les décrets de sa Sagesse sont admirables !
*Alleluia* signifiera : Louez Dieu éternellement car sa miséricorde a fait éclater la louange de sa gloire.
Déjà sur la terre nous pouvons chanter l'*Amen* et l'*Alleluia* de l'éternité et faire l'apprentissage de la vie céleste. A condition d'y joindre le *Fiat* du Jardin des Oliviers.
Benedictus.
135:242
## NOTES CRITIQUES
### De la Politique
par Louis Salleron
UN DES TRAITS les plus étonnants de l'époque actuelle est l'ignorance de la Politique.
J'écris Politique avec un « P » majuscule pour donner à ce mot la plus vaste extension : tout ce qui relève dans l'information de la chronique politique, la réalité politique, la nature de la politique, l'interprétation des faits politiques, la réflexion profonde sur les faits et les idées concernant la politique.
Plus précisément, je suis frappé du fossé qui existe entre ce que tout le monde appelle « la politique » et ce qu'est véritablement la politique. Tout le monde en a, du reste, plus ou moins conscience, car une épithète accompagne fréquemment le substantif. On dit « la politique politicienne », entendant par là que la politique véritable semble bien étrangère à ceux qui font profession de s'en occuper, soit comme agents (les hommes politiques), soit comme critiques (les écrivains et journalistes).
Il y a sans doute beaucoup de raisons à cette ignorance de la politique, ou à sa méconnaissance. Elles confluent, me semble-t-il, dans l'omnipotence des mass media.
136:242
L'antique alliance de la force et de l'opinion, si bien exprimée par Pascal -- « l'opinion est reine du monde », « la force fait l'opinion » -- assure de beaux jours à l'opinion quand celle-ci a à son service, non plus seulement le livre, non plus seulement la presse, mais la radio et la télévision.
Il a toujours fallu gouverner avec l'opinion. Mais quand celle-ci devient présence, permanente et universelle par les mass media elle constitue l'enjeu premier des pouvoirs rivaux qui se disputent le Pouvoir.
Par définition, le Pouvoir en place, c'est-à-dire le pouvoir *politique* régulièrement institué, est plus fort que l'ensemble des autres pouvoirs sociaux. Mais dans les régimes qui se disent *démocratiques,* c'est la *liberté* qui fonde le Pouvoir. Par « liberté » on entend, à cet égard, la possibilité de changer les titulaires du Pouvoir, afin d'instaurer une autre ligne de conduite dans les affaires du pays.
La lutte entre le Pouvoir en place et les pouvoirs qui veulent lui succéder devient alors de plus en plus incertaine. Le Pouvoir en place bénéficie de l'ensemble des moyens administratifs qui constituent la structure même du Pouvoir (et de tout pouvoir social). Mais les pouvoirs candidats à son remplacement incarnent la « Liberté », toujours ressentie comme une résistance au Pouvoir. Suspendue à l'opinion, qui arbitre aux jours d'élection, la politique (politicienne) s'épuise dans la mobilisation permanente des forces dont disposent les titulaires du Pouvoir pour le garder aux prochaines élections et l'identique mobilisation des forces dont disposent les aspirants au Pouvoir pour le ravir à la même occasion.
A ce jeu, le *bien commun* qui est l'objet de la politique disparaît de la scène. Mais comme la nécessité l'impose au Pouvoir, celui-ci le confie à l'Administration dont il a besoin pour tenir l'opinion et tenir contre elle. L'Administration croît donc à mesure que le Pouvoir est plus instable. C'est, selon le vœu du socialisme, *l'administration des choses se substituant au gouvernement des hommes.* Et comme les choses se compliquent indéfiniment du fait du progrès technique, la technocratie s'installe dans les fauteuils de la démocratie. Le peuple et le souverain sont dépossédés ensemble au profit du robot.
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Il est significatif que les menaces mortelles qui pèsent sur la société occidentale ne sont jamais analysées ni en termes *politiques,* ni en termes *métaphysiques.* C'est dire que la nature de la société comme la nature de l'homme sont délibérément ignorées. Quand on veut s'évader de la politique politicienne, on invoque l'*idéologie.* En lui-même, ce mot dit l'erreur qu'il contient. Il privilégie l'idée. Il est le reflet d'une philosophie idéaliste, opposée au primat de la réalité qu'affirme toute philosophie réaliste.
Qu'est-ce que l' « *idéologie *»* ?* Ce n'est pas par hasard que le mot apparaît à la fin du XVI^e^ siècle, siècle des idées, des idéalistes et des idéologues (dont se méfiait Napoléon, leur enfant ingrat). En son sens moderne, peu différent de l'originel, le dictionnaire Robert le définit : « ...3° (Fin XIX^e^ ; vocab. marxiste). Ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe. Système d'idées, philosophie du monde et de la vie. « *La révolution du XX^e^ siècle... est d'abord une politique et une idéologie *» (Camus). » Disons que la révolution du XX^e^ siècle est politique dans les faits et idéologique dans son principe.
La perte des vérités religieuses et métaphysiques n'est hélas ! que trop connue. Mais l'ignorance de la réalité politique stupéfie. C'est l'idéologie libérale et l'idéologie socialiste que mettent respectivement en avant les États-Unis et l'U.R.S.S. pour justifier le réalisme de leur politique. C'est pour tenter d'échapper au danger politique que représente pour elles le conflit politique des deux super-puissances politiques que les nations européennes, à commencer par la France, se fabriquent une idéologie libérale-socialiste.
Si le matérialisme, tant libéral que socialiste, provoque un certain retour de la religion qui, pour être anarchique et souvent aberrant, n'en est pas moins significatif, allons-nous connaître un retour de la Politique ? On en voit des indices, mais bien faibles.
Dans son premier livre, *La barbarie à visage humain,* B.-H. Lévy, balayant, avec les idéologies, le vocabulaire révolutionnaire lui-même, redécouvrait la réalité politique devant laquelle, stupéfait, il s'arrêtait net, mais non sans avoir reconnu la nature et les réalités métaphysiques qu'elle postule.
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On espérait que son livre suivant irait plus loin sur la voie de la vérité politique et de la vérité religieuse. Hélas ! affolé de sa propre audace, il redevenait « de gauche », « antifasciste », « démocrate », dans *Le testament de Dieu* et suspendait sa Résistance (au Pouvoir) à une Transcendance idéologique à laquelle il refusait l'essence et l'existence.
On voit par cet exemple que l'idéologie demeure reine du monde, comme l'opinion avec laquelle elle fait corps. La refuser en tant que telle, c'est s'exclure de la communication, de la communion des vivants. Il faut lui rendre le culte auquel elle a droit, sinon on s'excommunie soi-même, on se rejette, plus encore qu'on n'est rejeté, dans les ténèbres extérieures.
Or aujourd'hui il n'y a que deux idéologies universelles, la libérale et la socialiste (communiste). Le jeu de la réalité politique se joue à travers elles. Chacune véhicule une portion de vérité. L'idéologie libérale recèle des valeurs de liberté où se retrouve la vérité politique de la justice. L'idéologie socialiste recèle des valeurs d'autorité où se retrouve la vérité politique du pouvoir.
Pascal -- toujours lui -- disait que faute de pouvoir fortifier la justice on « justifiait » la force. La justice est le premier bien commun dont le Pouvoir a la charge. C'est par la force qu'il la fait régner. La Politique est le domaine de la justice et de la force.
Quand ces vérités simples sont perdues, la force seule subsiste car elle est un fait physique qui prévaut sur l'idéologie. Cependant quand celle-ci est d'une nature telle que la force se trouve en parfaite correspondance avec elle, elle est politiquement en posture de l'emporter sur une idéologie rivale qui y contredit naturellement. C'est ce qui explique l'avantage permanent dont dispose l'idéologie socialiste (communiste) sur l'idéologie libérale.
Dans le conflit qui existe entre les États-Unis et l'U.R.S.S. on voit depuis trente ans que les premiers avancent chaque fois d'un pas pour reculer de deux, tandis que la seconde avance de deux pas pour ensuite reculer d'un.
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Les affaires du Pakistan et de l'Afghanistan illustrent cette constatation -- comme toutes les affaires précédentes. Mais comme la force des États-Unis est immense, le risque de guerre en résulte, car il arrive toujours un moment où la réalité politique l'emporte.
Tel est l'état du monde au début des années 80.
Louis Salleron.
### La grand-messe à Saint-Nicolas
L'église Saint-Nicolas du Chardonnet est entrée le 27 février 1980 dans la quatrième année de sa restitution au tulle catholique. Il faut s'émerveiller chaque année de la chance que nous avons ; applaudir au témoignage que nous donne la garde, spécialement nocturne, avec ces trente-six mois déjà de fidélité ; et sans pousser trop loin la comptabilité des grâces, songer qu'au maître-autel, en trois ans, pour le salut de tous, des vivants et des morts, plus de quatre mille fois le sacrifice de la messe s'est renouvelé... Essentiel, inégalable et tout-puissant.
Un beau disque 33 tours, stéréo, fête cet anniversaire aux « Éditions du Chardonnet » : *La grand-messe à Saint-Nicolas du Chardonnet.* On le trouve à la table d'accueil, près de l'entrée, ou en le commandant aux Disques SE RP : 6 rue de Beaune, 75007 Paris. Bon moyen de s'assurer chez soi, pour les jours sombres, un temps plus que tout autre vibrant et fort de l'occupation de Saint-Nicolas. Car il s'agit d'un enregistrement in vivo, procession d'entrée et bénédiction finale comprises, de la messe du dimanche du Christ-Roi. Les fidèles de Saint-Nicolas y retrouveront très nettement, à la Préface, au Gloria, la voix du pasteur vénérable dont la fidélité et le courage ont permis tout cela au cœur de la Cité. C'est un des traits émouvants du disque, qui est *vrai* d'un bout à l'autre jusque dans les déchaînements parfois excessifs de l'orgue, la montée en force des répons du kyriale à travers l'assemblée, et l'émotion contenue du diacre à la lecture de l'Évangile.
Henri Sauguet écrit fort bien dans sa préface que ce disque présente le témoignage « d'une paroisse parisienne particulièrement exemplaire par tout ce qui l'unit autour de son clergé » (...)
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« Le grégorien, tout d'abord, trésor ineffable, irremplaçable de la liturgie romaine, chanté ici non par des spécialistes pointilleux, mais par un groupe vocal qui s'est tout récemment formé au sein de la chorale paroissiale (...) Les chants d'assemblée du kyriale, qui font résonner de leur ample sonorité les voûtes du sanctuaire, nous relient à la prière médiévale de la rigoureuse foi chrétienne, celle qui a bâti les cathédrales et formé les âmes puissantes et fortes. Et aussi les grandes formes polyphoniques viennent rehausser de leur architecture sonore et de leur beauté spirituelle la cérémonie pastorale. C'est un ensemble choral, paroissial lui aussi, tout entièrement composé de fidèles bénévoles qui les interprète, mené avec une fougue irrésistible, une maîtrise intelligente, par celui qui, maître de chapelle du Saint-Lieu, Jean-Philippe Sisung, coordonne tous les éléments musicaux dans un souci d'homogénéité et de parfaite cohésion. »
Seule fausse note, à mon sens, un chant de « louanges » de César Franck, qui vient troubler la beauté de l'Offertoire en alternant le criard et le mou sur un texte d'une insipidité spirituelle sans défaut. Mais on s'en trouve consolé sur la même face du disque par un sublime *Christus vincit,* éclatant -- comme il convenait à l'occasion liturgique -- d'un triomphalisme que rien ne saurait contenir. Jean-Philippe Sisung a eu la belle inspiration d'introduire ici, entre chaque retour de flamme du cri victorieux, des extraits du Psaume 118 ; de sorte que sur les hauteurs de cette méditation grégorienne, chantée à deux voix comme au chœur du monastère, les orgues elles-mêmes, surprises, se retiennent de longues secondes avant d'exploser.
C'est le moment de plus grande élévation et richesse musicales : un de ces éclairs de gloire céleste accessibles à ceux dont le cœur ne s'est pas encore fermé au divin, comme on les doit rêver éternels dans la maison du Père qui séchera toute larme de nos yeux... Qui sait ce que les justes verront en arrivant au ciel, et s'ils ne seront pas surpris de le trouver tellement pareil à ce que chante ici « en miroir et en énigme » la poésie de la foi ».
H. K.
### Hersant est-il un vecteur ?
Je n'avais pas cherché où il fallait. Je souhaitais une notice sur Igoin dans le Dictionnaire de Coston, elle existe, mais c'est dans le premier tome ([^142]). La voici :
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IGOIN (Haïm-David, dit Albert).
Financier, né à Tragul-Frumos (Roumanie) le 10 février 1915. Naturalisé français par décret du 24 décembre 1938, a été autorisé à substituer à son nom patronymique de *Jaller* celui d'*Igoin*. Fut, après la Libération, le collaborateur des ministres communistes Billoux et Tillon. Homme de confiance et représentant financier de l'URSS en France, présida et administra diverses entreprises, dont *France-Navigation* (créée au siège de la Banque commerciale pour l'Europe du Nord) et la *Société parisienne de banque.* En 1955, fut arrêté (puis relâché) par la DST : la police s'était étonnée de l'importance prise brusquement, dans le monde financier, par cet ancien attaché de cabinet ministériel. S'intéressa à la *Compagnie française de cultures et de participations,* au *Consortium du Nord* ainsi qu'au groupe de presse Robert Hersant.
De telles précisions dispensent de tout croquis et valent une attestation de bons et loyaux services. Elles situent le personnage d'Albert Igoin sans incertitude. Or cet « homme de confiance et représentant financier de l'URSS »... «* s'intéressa au groupe de presse Robert Hersant *». On peut « s'intéresser » de bien des manières. Mais ce fut comme *commanditaire,* nous dit la notice sur HERSANT que j'ai précédemment citée ([^143]). J'y avais relevé une phrase qui me paraissait « mystérieuse et à peine croyable », relisons-la :
« *Le groupe de presse Hersant eut pour commanditaire le financier judéo-roumain Haïm-David Jaller, dit Albert Igoin... *»
Ces affirmations du *Dictionnaire* d'Henry Coston sont publiques depuis une douzaine d'années, toujours rééditées, constamment accessibles, et n'ont fait l'objet, pour autant que je sache, d'aucun démenti, d'aucune contestation.
Elles n'ont pas fait non plus l'objet d'une diffusion notable et d'un débat ouvert, comme on aurait pu s'y attendre. Pour ma part c'est seulement cette année qu'ayant enfin suivi le conseil d'Henry Coston de consulter son *Dictionnaire*, j'y ai découvert cette étrangeté de première grandeur. Elle mérite d'être plus largement connue des rédacteurs et des lecteurs du Figaro.
Le *Dictionnaire* d'Henry Coston n'est pas infaillible. Il se trompe peut-être. En ce cas, pour l'honneur de Robert Hersant, il importerait de le détromper, et de faire savoir que l'actuel propriétaire-directeur du *Figaro* libéral, magazine et immobilier n'est plus ou n'a jamais été « commandité » par un financement moscovite.
142:242
Sans quoi, les hypothèses sont permises, les questions deviennent inévitables.
S'il l'a été, il l'est peut-être encore. S'il ne l'est plus, depuis quand ? S'il s'est libéré de cette liaison dangereuse, qui est toujours exigeante et insatiable, s'en est-il libéré en apparence seulement ? ou en réalité, mais alors comment ?
Lorsque Robert Hersant a procédé à l'acquisition du *Figaro,* pendant des semaines et des mois *L'Écho de la presse,* de l'air de quelqu'un qui a des soupçons, a demandé avec insistance :
-- *D'où vient l'argent ?*
Il ne me semble pas que l'on ait entendu la moindre réponse. Mais justement : si le *Dictionnaire* de Coston a raison, il y a de quoi méditer.
L'Europe en général, la France en particulier sont en voie de « finlandisation ». Hersant est-il un vecteur de cette entreprise ?
J. M.
### Bibliographie
#### Jeannine Poitrey *Introduction à la lecture de sainte Thérèse d'Avila, *(Beauchesne)
Le XVI^e^ siècle a bien souvent été caricaturé, et, parfois, avec les meilleures intentions. Les bouleversements religieux, intellectuels, politiques et sociaux qu'avait déterminés l'effondrement de l'empire byzantin entraînèrent indiscutablement, entre autres conséquences, la vénération de la nature, le retour à l'Antiquité païenne dont l'imprimerie facilita la diffusion des œuvres, et l'avènement de l'humanisme.
143:242
Il est également certain que les découvertes de Christophe Colomb et de Magellan, les conquêtes de Cortés élargirent les horizons des hommes tandis que la révolution astronomique de Copernic préludait au développement prodigieux des sciences exactes. Enfin, la prédication luthérienne ébranla la Chrétienté et accentua le goût des princes à l'omnipotence. Le morcellement religieux qui résulta de l'extension du protestantisme souligna le morcellement politique : Charles Quint fut le dernier défenseur de la tradition unitaire du Moyen Age, mais ses efforts pour restaurer la Chrétienté échouèrent. A partir du XVI^e^ siècle, le but du prince n'est plus que de conserver et de renforcer son pouvoir : il cesse de se considérer comme le feudataire de Dieu. A première vue, le XVI^e^ siècle accorde la priorité aux appétits de l'homme sur la volonté de Dieu : contre l'Église se dressent les deux mouvements antagonistes, la Renaissance et la Réforme, décidés tous deux à écarter sa suprématie.
Un survol rapide du XVI^e^ siècle suggère l'idée d'une rupture, mais la réalité est plus complexe : il est profondément lié à la pensée chrétienne qui s'était épanouie au Moyen Age ; la préoccupation religieuse y reste dominante, et la foi traditionnelle, toujours vivante, se cristallise autour du Christ de la Passion et de la Vierge du Rosaire. La volonté d'enseigner les nations est plus vive que jamais et elle suscite apôtres, Croisés et conquérants : en 1484, le pape Pie II meurt à Ancône au moment de partir en Terre Sainte et de réaliser le grand projet de son pontificat : l'union des chrétiens contre le Turc. L'expédition de Charles VIII à Naples n'est rien d'autre que le point de départ d'une nouvelle Croisade pour délivrer le saint sépulcre. Si on explore le monde avec un enthousiasme inaltérable c'est parce qu'au premier chef, on entend le conquérir à Dieu. Cortés part sereinement s'emparer du Mexique avec un effectif dérisoire de trois cent cinquante hommes, parce qu'il a la certitude, dans ce combat pour Dieu, d'être assisté de la Providence.
Le livre de Mlle Poitrey, à sa manière, contribue à restituer au XVI^e^ siècle son véritable visage. L'auteur a soutenu en Sorbonne une thèse brillante sur le vocabulaire de sainte Thérèse et ses travaux éminents la qualifiaient plus que tout autre pour élaborer cette initiation à la spiritualité de la sainte d'Avila. La connaissance profonde qu'a Mlle Poitrey du XVI^e^ siècle espagnol était indispensable pour traiter d'un tel sujet, car la personnalité de sainte Thérèse a été modelée par cette Espagne combattante qui vivait, entre l'achèvement de la Reconquête par la prise de Grenade (1492) et la victoire de Don Juan d'Autriche à Lépante (1571), l'un des épisodes les plus glorieux de son histoire ; ce fut aussi le christianisme espagnol qui, dans les mêmes années, allait opposer ses certitudes aux négations des modernes et reprendre les grandes affirmations de la tradition médiévale.
144:242
Tout autant que Philippe II, sainte Thérèse fut consciente de cette mission de l'Espagne : la réforme du Carmel devait avoir pour parallèle dans l'ordre temporel une politique qui a certainement sauvé le christianisme. Sainte Thérèse d'Avila, saint Jean de la Croix, saint Ignace de Loyola -- et Philippe II d'Espagne sont les reflets les plus authentiques de ce catholicisme vivifié par l'épreuve et la volonté de se purifier : traiter de l'un en ignorant les autres eût été impossible.
L'ouvrage de Mlle Poitrey est, au premier chef, une introduction à l'œuvre de sainte Thérèse. Le but de l'auteur est de familiariser les lecteurs contemporains à l'esprit et au langage de la sainte avant qu'ils n'abordent ses grandes œuvres, mais en réalité, le livre de Jeannine Poitrey déborde largement ce projet. Il comprend d'abord une biographie, sommaire mais complète. En quelques pages, le talent de l'auteur ressuscite, à travers l'entourage de la sainte, l'Espagne chrétienne telle qu'elle surgissait au seuil d'une nouvelle étape véritablement épique de son histoire. L'enfance de sainte Thérèse a baigné dans une atmosphère familiale chevaleresque, dominée par l'esprit de détachement de la noblesse véritable : la famille célébrait à la fois les armes et les lettres et se conformait à un style de vie « vieux chrétien » contre lequel, un jour, s'acharnerait le monde. La psychologie de sainte Thérèse s'est façonnée à ce contact, mais son hérédité la disposait déjà au renoncement : elle tenait de son père, Alonzo Sanchez de Cepeda, une piété passionnée et le goût de l'héroïsme aventureux, et de sa mère une foi inébranlable. Dès ses premières années, sainte Thérèse fut fascinée par l'idée de l'éternité et elle se sentit une vocation irrésistible au martyre. Une inclination naturelle, encouragée par la formation morale que lui donnèrent ses parents, suscita en elle la volonté du sacrifice qu'elle devait ordonner à Dieu. Terre privilégiée de l'aristocratie catholique, l'Espagne marqua de son empreinte la jeunesse de sainte Thérèse : lorsqu'elle naquit, son père revenait de la guerre de Navarre ; enfant, elle connut la révolte des *Comuneros,* puis l'enthousiasme des premières années du règne de Charles Quint, et, enfin, celui qu'engendrèrent les exploits espagnols en Amérique.
Une telle préparation permit à sainte Thérèse d'affronter dans les meilleures conditions les épreuves morales et physiques qui, très tôt, lui furent infligées. Elle dut vaincre d'abord l'opposition paternelle, puis, après qu'elle ait eu la joie de faire sa profession au Carmel de l'Incarnation, le 3 novembre 1537, elle subit une maladie qui l'obligea à quitter pendant un an la vie monastique. Elle supporta ces souffrances avec courage, et toute sa vie la fragilité de son corps devait contraster avec sa force d'âme.
145:242
Mlle Poitrey montre opportunément comment une activité matérielle prodigieuse accompagna la vie spirituelle intense de sainte Thérèse. Visionnaire, mystique, sainte Thérèse fit preuve d'une faculté d'adaptation étonnante à la réalité la plus objective. En 1562 elle créa un premier Carmel réformé auquel elle donna le nom de saint Joseph, puis, de 1567 à 1582, elle ne créa personnellement pas moins de douze maisons distribuées sur toute la péninsule : elle dut alors parcourir l'Espagne de Burgos à Séville, de Salamanque à Grenade, de Valladolid à Caravaca. Elle franchit des montagnes, assura les charges physiques inhérentes à de telles expéditions, dressa, avec les architectes, les plans des constructions, assura la nourriture des monastères etc*.* Dans ses *Lettres* et dans sa vie, le bruit des charrettes coexiste avec des projets de réformation d'une spiritualité élevée. Elle fut une mystique, et aussi une organisatrice lucide, volontaire et réfléchie. Mlle Poitrey souligne l'ampleur du sacrifice consenti par sainte Thérèse qui, contemplative par nature, s'obligea à accepter cette dualité. En fait, elle a transporté dans la vie religieuse la mentalité de ses frères, de ses oncles et de ses cousins qui s'engagèrent dans les armées des *conquistadores* afin d'agrandir le domaine de la Croix : fermement résolue à défendre l'orthodoxie catholique, sainte Thérèse s'est acharnée à appliquer sans retard les premières décisions du concile de Trente (pp. 22, sq. ; p. 47, etc.). Cette juxtaposition de la contemplation et de l'action a profondément marqué le Carmel réformé par sainte Thérèse dans l'esprit tridentin : le Carmel avait des origines orientales, érémitiques et contemplatives, mais en Occident, il était devenir un ordre mendiant voué à l'apostolat, sans perdre pour autant ses aspirations à l'adoration silencieuse. La réforme de sainte Thérèse rechercha cette synthèse pour le Carmel masculin. Quant aux religieuses, elle les destina à la vie purement contemplative, toute d'ascèse et de prière en faveur de l'Église que menaçaient les hérétiques au Nord, les infidèles dans le bassin méditerranéen, et l'irréligion partout.
Mlle Poitrey achève sa biographie de la sainte en révélant : les conflits particulièrement douloureux qui l'opposèrent à ses supérieurs : dénonciations, calomnies, tracas administratifs, incarcération même de saint Jean de la Croix, son disciple et confesseur, aucune épreuve ne fut épargnée à Thérèse d'Avila de 1576 à 1581, date de la reconnaissance de sa réforme. Enfin, l'année suivante, le 4 octobre 1582, elle mourut à Alba de Tormes au terme d'un long et pénible voyage.
Après avoir ainsi brossé, dans une première partie, le portrait de sainte Thérèse, et décrit avec précision son caractère, l'auteur s'attache à sa formation, et cette partie de son ouvrage est d'une importance essentielle.
146:242
Sainte Thérèse a répandu à profusion la doctrine du catholicisme le plus authentique, mais curieusement, chaque fois qu'elle en eut l'occasion, elle se qualifia elle-même, dans ses écrits, d'ignorante : mademoiselle Poitrey a relevé cette contradiction et s'est interrogée, en universitaire et en hispaniste, sur la formation intellectuelle de la réformatrice du Carmel.
Trois facteurs ont contribué à la formation de sainte Thérèse : au premier chef, les lectures ont joué un rôle déterminant dans sa connaissance du catholicisme. Dès son enfance, sainte Thérèse s'enthousiasma pour les livres. Elle lut la vie des saints et elle y trouva, entre autres exemples, celui des martyrs qui entraient après leur mort dans une gloire éternelle : « Pour toujours, toujours, toujours », répétait-elle avec fascination. A peine adolescente, elle passa des livres spirituels aux romans et, dans sa quinzième année, la future réformatrice du Carmel composa elle-même un livre de chevalerie à la suite duquel son père la fit entrer comme pensionnaire au couvent des Augustines de Notre-Dame de Grâce. Jeune religieuse, elle eut recours aux livres de prières : elle avait d'ailleurs à sa disposition une petite bibliothèque de livres spirituels ([^144]). Au fil des années, elle se détacha de ces ouvrages : elle leur préféra « les paroles de l'Évangile car celles-ci », écrivait-elle, « m'ont toujours plus recueillie que les livres les mieux faits ». Finalement, la sainte déprécia les livres de spiritualité qui furent en somme peu de chose en face des deux sources du savoir de sainte Thérèse : les leçons des théologiens et l'expérience.
Les leçons orales des théologiens constituent, en effet, d'après mademoiselle Poitrey, un élément capital de la formation intellectuelle de sainte Thérèse. Les théologiens prirent progressivement le pas sur les livres et leur prestige ne cessa de grandir aux yeux de la sainte. Ils l'éveillèrent aux préoccupations doctrinales du concile de Trente. Ils la mirent en contact avec les maîtres de l'Université mais aussi avec les grands courants de la spiritualité. Elle leur soumit scrupuleusement chacune de ses œuvres. Leur rôle a consisté surtout à confirmer les découvertes personnelles de sainte Thérèse, à garantir son expérience intérieure ainsi que la validité de ses interprétations.
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L'expérience directe, en effet, est la source la plus riche des connaissances de sainte Thérèse. Il s'est produit dans son esprit un dépassement de l'enseignement classique au profit de l'expérience mystique. Ce phénomène est habituel chez les mystiques : sainte Thérèse, par la grâce de Dieu, a eu le privilège d'être la voyante d'un autre monde, celui par lequel le monde des hommes se soutient et s'explique, celui qu'affirme simplement la prière : « Notre Père qui êtes aux Cieux ».
Le livre se termine par un florilège dont la qualité est exceptionnelle car l'auteur, dans sa traduction, s'efforce, en parfaite hispaniste, de garder la phrase, le rythme de sainte Thérèse et ses modulations.
Cette *Introduction à la lecture de Thérèse d'Avila* qu'a bien voulu préfacer l'ambassadeur d'Espagne en France, Don Miguel Solano, est à la fois une initiation et une approche nouvelle, mais orthodoxe, de sainte Thérèse ; elle est aussi une ouverture sur l'Espagne de Philippe II, véritable place d'armes de l'Église contre l'Islam et contre cette autre invasion venue du Nord, celle du luthéranisme.
Jean-Pierre Brancourt.
#### François Ducaud-Bourget *Orée, poèmes *(Éditions de Chiré)
Si Saint-Nicolas du Chardonnet a fait connaître à tous les Français Mgr Ducaud-Bourget, son œuvre poétique n'a pénétré que chez un petit nombre. C'est qu'il n'en fait pas étalage. Elle a du moins été saluée par ses pairs. Paul Fort, prince des poètes, écrivait : « je ne sache point qu'il y ait, dans le lyrisme français, ton plus élevé que celui, reçu des anges, permis du ciel, très angéliquement accepté, adopté par Ducaud-Bourget. Oui, je l'aime, je l'admire ; il est devenu mon très cher ami... »
Paul Fort l'avait connu par Francis Jammes, autre bon juge, qui le lui avait adressé en lui disant : « Veuillez bien accueillir l'un des plus humbles et fiers hommes qui soient, fier dans son humilité de servir jusqu'en la poésie son Dieu. » Louis Mercier, André Fontainas louaient également son œuvre en termes chaleureux.
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André Figueras présente aujourd'hui son troisième livre de poèmes, pour la plupart des sonnets, où les thèmes de l'enfance et de la mort fusionnent dans la nostalgie et l'espérance du Royaume de Dieu :
*Et sois certain de vaincre en la Foi qui te hante*
*et t'oblige à L'aimer en toute liberté*
*l'Imperator d'amour, de douceur, de beauté :*
*ton Dieu, rythme sacré de tes victoires lentes.*
Louis Salleron.
#### Michel de Saint Pierre *Laurent *(Grasset)
Dans les « vient de paraître » où « le Monde » présente en deux lignes les nouveautés, on lit : « *Laurent. --* De la difficulté d'être, à vingt-trois ans, dans une société sans idéal. Par l'auteur des *Aristocrates. *» C'est bien cela. Le titre suffit à indiquer que Laurent est le personnage principal, lequel effectivement en quête de lui-même n'arrive pas à se trouver dans la société actuelle.
Mais cette société, si elle lui est contraire, est en même temps à son image. Il y baigne, il s'y accorde, et le dégoût qu'il en éprouve est sans conclusion : Michel de Saint Pierre lui laisse seulement sa chance aux dernières pages du livre, après un suicide joué en quelque sorte à pile ou face, c'est-à-dire tenté puis refusé, hors de la volonté et du choix, selon la pente d'un destin incertain et consenti où le souvenir enfoui de la mère le sauve pour quelque nouvelle expérience inconnue.
Laurent émerge. Un autre, Pierre-Yves, sombre. Celui-ci aurait pu clore aussi bien le roman dans la clinique où le mène la drogue. « Overdose. Il est foutu », diagnostiquent les spécialistes. Nous n'en savons rien. Mais l'expérience est du côté de Laurent. Michel de Saint Pierre a voulu laisser entrouvertes les portes de l'avenir et de l'éternité.
En fait, ils se ressemblent, tous ces étudiants et ces étudiantes qui virevoltent sous nos yeux : Laurent donc et Sylvaine, Pierre-Yves et Charlotte, et les frères Bretteville, et les jeunots Christophe, et Carol, et Joseph le malien, et John Riverside, et tous les autres qu'on aperçoit ou qu'on devine.
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Ils se ressemblent, dans leur diversité, en ce qu'ils collent les uns aux autres et sont étrangers les uns aux autres. C'est la foule solitaire que le travail, la paresse, le copinage, les beuveries, les coucheries laissent à son grégarisme et à sa solitude. Ni l'amour, ni la mort n'arrivent à faire lever cette pâte. Fortunés ou fauchés, ils sont tous paumés.
Il y a aussi les professeurs : un vieux qui se désole de n'être pas compris et de ne pas être sûr de comprendre, un jeune, qui cherche à s'agréger mais que son rang et sa prudence marginalisent tout de même.
Il y a enfin les parents, qui ont le bon goût de s'absenter assez souvent pour que l'on puisse faire tranquillement la foire dans leurs appartements. On ne les connaîtra pas, sauf M. et Mme de Balivière, les père et mère de Laurent, elle fine et discrète, lui -- le « Maestro » -- poète et très « cher maître », mais intelligent et que préoccupe son fils, en qui il discerne avec fierté des dons égaux ou supérieurs aux siens propres mais mangés par un rêve qui risque de lui faire perdre pied. Il tente de lui parler et ne sait quoi lui dire. Il finit par lui écrire une lettre pour lui rappeler les traditions catholiques de sa famille et lui tendre l'Évangile comme une perche de salut. Laurent ne répond pas, poursuit brillamment ses études dans l'indifférence et écrit de beaux vers où s'épanche son désespoir croissant jusqu'à la crise finale.
Michel de Saint Pierre a fait d'un thème banal un roman remarquable. De ceux que j'ai lus de lui, c'est, pour moi, le meilleur. Dans leur inconsistance, tous les personnages ont un relief extraordinaire. Aussi semblables entre eux que radicalement différents. Le récit se poursuit dans un mélange d'incohérence et de nécessité qui le noue en un drame de la fatalité où le suspense est à chaque page. Rien ne peut arriver dans un monde où rien ne signifie rien. Mais ce rien finit par prendre la densité du vide métaphysique. A travers une jeunesse déboussolée, c'est le duel de la vie et de la mort qui se joue. On y assiste comme à un film. Pas d'analyses psychologiques. La vie bête et commune, le divertissement triste, le dialogue grossier et conforme. Si l'enfer, comme le voulait Simone Weil, c'est de se croire au paradis par erreur, ce n'est même pas l'enfer, car l'artifice du siècle a tué jusqu'aux paradis artificiels. Le *schéol* peut-être.
Je crois que *Laurent* sera très diversement apprécié. Pour ma part, sans vouloir trop user de grands mots, j'y vois une manière de chef d'œuvre.
L. S.
150:242
#### François Réveilhac *Identité sacerdotale*
Le 27 août 1979, quelque trois cents adolescents étaient reçus par Jean-Paul II à Castelgandolfo. C'étaient des membres du M.J.C.F. (Mouvement de la Jeunesse catholique de France). Horreur ! Ils n'étaient ni communistes, ni progressistes ! Les Bureaux en firent une maladie.
Le pape fut ravi d'entendre des jeunes chanter des chansons et lui dire leur fidélité à Rome, à l'Église et à la tradition. Il les félicita et les encouragea à persévérer dans leurs sentiments.
C'est le P. Réveilhac qui avait obtenu cette audience qu'il nous raconte dans le petit livre qu'il vient de publier. Mais il ne s'agit là que d'une douzaine de pages parmi deux cent quarante où sont mêlés les souvenirs de famille et les méditations sur le sacerdoce.
Michel de Saint Pierre, dans une préface très élogieuse, dit tout le bien qu'il pense de ce prêtre « qui a confié au Dieu d'amour « *son cœur intact, qui n'a jamais battu que pour LUI seul *» »*.* (Chez l'auteur, 21 rue de Chartres, 92200 Neuilly.)
L. S.
#### Christian Chabanis *Dieu existe ? Oui *(Stock)
Faisant suite à son *Dieu existe-t-il ? Non, répondent...,* publié il y a six ans, Christian Chabanis poursuit son dialogue avec ceux qui, maintenant, lui répondent *Oui*.
Ce sont les savants qui nous intéressent le plus puisque depuis les temps modernes c'est toujours le conflit de la Science et de la Foi qui domine les esprits. A cet égard, les deux livres se ressemblent, eu ce sens que le premier faisait état d'un *Non* qui était généralement un *Non, mais...,* et que le Oui du second se nuance souvent d'un *Oui, mais...*
Une seule chose est certaine : *le scientisme est mort.* C'est ce qui ressort le plus nettement de cette enquête.
151:242
Ont été interrogés 9 scientifiques, 3 politiques, 8 personnes ordinaires comme vous et moi et 5 intellectuels, artistes ou écrivains. On ne peut guère que signaler les noms de ceux dont les réflexions sont les plus intéressantes : André Lichnerowicz, Charles Fehrenbach, P. P. Grassé, A. Delaunay, J. Soustelle, A. Frossard et M. Clavel. (Mais les goûts ou les attentes de chacun feraient autant de choix différents parmi ces 25 interpellés.)
Une longue étude serait à faire pour montrer les christianismes et les non-christianismes divers qui sont latents. dans ces dialogues et nous, présagent un avenir religieux aux contours indécis.
Christian Chabanis mène fort bien son enquête mais s'y manifeste un peu trop.
L. S.
#### Henry Montaigu *Paray-le-Monial ou le ciel intérieur *(Éd. S.O.S.)
Un très beau livre qui, à partir de Paray-le-Monial et des révélations dont a été gratifiée sainte Marguerite-Marie, est en fait toute l'histoire de la dévotion au Sacré-Cœur et, plus profondément, une quête de la vérité mystique dans l'histoire de l'Église et dans l'histoire de la France.
Que signifient les révélations privées ? Quelle est leur place et leur valeur dans la vie du corps mystique et dans celle des nations ? Comment les situer par rapport au dogme et à la raison ? Ce qu'elles peuvent avoir de fou dans leurs exigences politiques est-il acceptable ? Toutes ces questions (que nous durcissons) font la trame de l'ouvrage conduit de manière passablement cahotante dans un style semé d'éclairs. Comment concilier Foi, prudence, passion, loi, liberté ? L'auteur cite ces propos imprévus d'Érasme à la fin de sa vie : « Je vois venir une race d'hommes dont mon être se détourne avec épouvante. Personne ne devient meilleur, tout va de mal en pis et je suis profondément navré d'avoir même dans mes livres célébré la liberté spirituelle » (p. 110). Où est la vérité religieuse et politique entre un régime qui serait celui qui nous divise le moins et celui qui nous divise le plus ? entre Carter et Khomeiny ? entre le pape X et le pape Y ? En tout cas le livre est à lire.
L. S.
152:242
#### Une rectification
Dans une note de ma recension de l'ouvrage de Bardet sur la Kabbale (ITINÉRAIRES*,* n° 238 de déc. 1979, p. 105, n. 4), il est dit que Guénon fut exorcisé. On m'a fait remarquer que c'était une erreur, Jean Robin ayant montré que c'était un épisode de la vie de Marquès-Rivière. Je m'en excuse près des lecteurs, tout montrant que Guénon ne bénéficia pas d'une telle cérémonie qui lui aurait certes fait le plus grand bien !
Pierre Dupré.
============== fin du numéro 242.
[^1]: -- (1). Paul Valéry avait écrit : « Il faut faire comprendre à tous que l'homme n'est homme que dans la mesure où l'utile ne dirige pas toutes ses actions et ne commande pas tout son destin. »
[^2]: -- (2). La création de l'Institut de l'Enfance, les initiatives de Mme Giscard d'Estaing, et certaine jurisprudence récente annoncent la possibilité qui sera octroyée prochainement à l'enfant de choisir le parent avec qui il entend demeurer.
[^3]: -- (3). *Cf. Les Révolutions de Paris,* n° 116, t. IX, p. 564.
[^4]: -- (4). *Cf. Le Mercure français* du 1^er^ janvier 1793.
[^5]: -- (5). *Le Moniteur Universel,* 21 prairial, an V (9 juin 1797).
[^6]: -- (6). *Hymnes et couplets chantés à l'occasion de l'inauguration des bustes de Rousseau. Marat, Le Peletier, à la section du Contrat Social, le 25 frimaire an 11* (15 décembre 1793), Paris, s.d., imprimerie de Pellier.
[^7]: -- (7). *Cf.* Charles-Joseph VATEL, *Charlotte de Corday et les Girondins,* Paris, 1864, 3 vol.
[^8]: -- (8). *Cf.* J.B. SALGUES, *Des erreurs et des préjugés répandus dans les XVIII^e^ et XIX^e^ siècles,* Paris, 1826, 2 vol., t. II. p. 325.
[^9]: -- (9). *Cf.* comte Arnauld de MARTEL, *Types révolutionnaires. Études sur le communisme et dans sa pratique en 1793,* Paris, 1873,2 vol., t. I, p. 111 : « Dans l'acte de naissance dressé par René-André Bigot, officier de l'état civil, on voit que la fille du représentant du peuple « fut conduite au son des fanfares sur l'autel de la patrie, place de la Fédération » (sur laquelle était aussi exposée en permanence la guillotine) auquel lieu étant arrivé, il lui donna le prénom de Nièvre-Fouché. »
[^10]: -- (10). Sylvain MARÉCHAL, *Almanach des honnêtes gens publié à Paris en 1788,* Nancy, 1836.
[^11]: -- (11). François CASTIL-BLAZE, *L'Académie impériale de musique, 1645-1855,* Paris, 1855, 2 vol., t. II, p. 33.
[^12]: -- (12). *Le Moniteur Universel, *XVIII, p. 654.
[^13]: -- (13). *Le Moniteur Universel,* t. XX, p. 409.
[^14]: -- (14). Jean-Jacques-Régis de CAMBACÉRÈS, *Rapport sur le code civil,* Paris, 1793, p. 6.
[^15]: -- (15). Jeanne CAMPAN, *Correspondance inédite avec la reine Hortense,* éd. Buchon, Paris, 1835, 2 vol, t. I, p. 306.
[^16]: -- (16). Abbé Henri-B. GRÉGOIRE, *Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois,* Paris, 1837, 2 vol.
[^17]: -- (17). *Le Moniteur Universel,* t. XIX, p. 250.
[^18]: -- (18). *Le Moniteur Universel,* t. XVII, p. 492.
[^19]: -- (19). CAMBACÉRÈS, *ibidem.*
[^20]: -- (20). Cambacérès les désigne, d'ailleurs, de l'expression « nos jeunes républicains ».
[^21]: -- (21). L'un d'entre eux était promis à un bel avenir : Pierre-Joseph Proudhon, âgé alors de douze ans, parent du prêtre terroriste, Melchior Proudhon.
[^22]: -- (22). *Courrier de l'égalité,* 10 novembre 1793. 20 Brumaire, an II.
[^23]: -- (23). Chaumette était alors procureur général syndic de la Commune.
[^24]: -- (24). Jean-Sylvain BAILLI, *Mémoires,* Paris, 1821, 3 vol, t. II, p. 31.
[^25]: -- (25). Charles-Aimé DAUBAN, *Les prisons de Paris sous la Révolution, d'après les relations des contemporains,* Paris, 1870, p. 26.
[^26]: -- (26). L'équivalent de Carrier pour la région de Cambrai et d'Arras.
[^27]: -- (27). Pierre-Claude-F. DAUNOU, *Mémoires pour servir à l'histoire de la Convention nationale,* Paris, 1841, p. 52.
[^28]: -- (28). *Cf. Compte des opérations de la ci-devant commission révolutionnaire séante à Rennes.*
[^29]: -- (29). J. MICHELET, *Histoire de la Révolution française,* Paris, 1898-1900, 10 vol., t. VII, p. 91.
[^30]: -- (30). Lors du procès de Carrier, Griault, marin de la Durance, affirma avoir vu des jeunes femmes accoucher dans les bateaux destinés à les noyer (*Bulletin du Tribunal criminel révolutionnaire,* 6 partie, 1793, n° 85, p,. 340) ; il témoigna également (*ibidem,* n° 86, p. 341) de noyades nombreuses d'enfants de 4, 5, 6 et 7 ans ; au cours du même procès, Foucault (*ibidem,* n° 87), Noël, marin à Nantes, Laurent, armurier dans la même ville, reconnurent les noyades de très nombreux enfants, conformément aux ordres du comité révolutionnaire inspiré par Carrier.
[^31]: -- (31). Gaston MARTIN, *Carrier et sa mission à Nantes,* Paris, 1924. L'auteur, historien officiel -- et franc-maçon -- de la franc-maçonnerie, présente Carrier comme un homme normal, qui aurait été, jusqu'à la Révolution française, consciencieux et honnête : sans le vouloir, G. Martin suggère ainsi que c'est la mécanique révolutionnaire qui a transformé Carrier en une sorte de fou criminel.
[^32]: -- (32). *Cf.* Camille BOURCIER, *Essai sur la Terreur en Anjou,* Angers, 1870, pp. 37, 38, 39, sq.
[^33]: -- (33). *Le Moniteur Universel,* t. XVIII, p. 413.
[^34]: -- (34). *Le Moniteur Universel* du 14 novembre 1793, du 23 décembre 1793 et du 6 novembre 1793.
[^35]: -- (35). Voir le procès de Lequinio *in : Le Moniteur Universel,* 1795.
[^36]: -- (36). *Le Moniteur Universel,* t. XXV, p. 517.
[^37]: -- (37). *Le Moniteur Universel,* t. XXV, p. 517.
[^38]: -- (38). *Cf.* J. MICHELET, *op. cit.,* pp. 91-92.
[^39]: -- (39). Louis-Marie de LA RÉVELLIÈRE-LÉPEAUX, *Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et sur les fêtes nationales,* Paris, an VII.
[^40]: -- (40). Félix BONNAIRE, Rapport fait par Bonnaire au nom des commissions d'Instruction publique, sur les écoles centrales, Paris, an VII.
[^41]: -- (41). François de BARBÉ-MAREOIS, *in : Le Moniteur Universel,* 15 germinal an IV, t. XXVIII, p. 120.
[^42]: -- (1). *O Estado de Sâo Paulo,* 28 décembre 1976.
[^43]: -- (2). *O Globo,* 2 août 1977.
[^44]: -- (3). Le franciscain Leonardo Boff, *O Pov*o de Fortaleza, 25 juillet 1978.
[^45]: -- (4). L'évêque de Crateus, Ceara, Dom Antonio Fragoso, *loc. cit.*
[^46]: -- (5). *O Globo,* 29 janvier 1979.
[^47]: -- (6). Un autre de ceux qui furent dénoncés comme communistes par Dom Geraldo Sigaud.
[^48]: -- (7). Revue bilingue portugais-allemand éditée à Bonn.
[^49]: -- (8). Voir « Prêtres tués au Brésil », ITINÉRAIRES numéro 211 de mars 1977.
[^50]: -- (1). Souligné par nous.
[^51]: -- (1). Le mot *orthodoxe* veut dire : fidèle à la droite doctrine. C'est en ce sens que nous sommes des catholiques orthodoxes, avec toute la Tradition. Mais l'usage commun appelle orthodoxes les héritiers du schisme grec ou byzantin. Dans cet article, on emploie indistinctement les mots d'orthodoxie et de schisme grec ou byzantin.
[^52]: -- (2). Voir à ce sujet l'article de Julio Garrido : « La nouvelle Constitution espagnole », ITINÉRAIRES numéro 227 de novembre 1978. (*Note de la rédaction.*)
[^53]: -- (3). Voir sur ce point le livre du colonel Curtis Dall, gendre du président F. D. Roosevelt : *My exploited father-in-law,* Liberty Lobby, Washington 1968. -- Il y raconte la vénération dont l'équipe de Roosevelt entourait un ancien colonel de la garde du Texas, House, conseiller de Wilson, qui fut notoirement pro-soviétique durant la domination de Lénine en Russie. Wilson devait encourager aussi la révolution mexicaine, dont est sorti le régime de gauche capitalo-socialiste qui enchaîne aujourd'hui cette grande nation catholique. Les sympathies de Wilson pour ce mouvement subversif aboutirent ensuite à la confiscation « nationale » du pétrole mexicain, qui était alors aux mains des États-Unis. Ce simple fait nous montre que la thèse qui consiste à attribuer aux pressions du grand capital les va-et-vient de la politique américaine est souvent dénuée de tout fondement.
[^54]: -- (4). L'histoire nous donne d'innombrables exemples de révolutionnaires extrêmement riches. Alberto Falcionelli, profond connaisseur de la révolution soviétique, raconte dans sa monumentale *Historia de la Rusia contemporanea* (Universidad National de Cuyo, Mendoza 1954) que les banquiers Jacob Schiff, allemand, et Max Warburg, américain, aidèrent puissamment Trotski et la révolution bolchevique. -- Les Rockefeller se situent aujourd'hui à l'extrême gauche de l'éventail politique américain. Nelson Rockefeller, frère de David, est même tellement anti-chrétien que, lorsque la législature de l'État de New York révoqua la loi qui autorisait l'avortement (loi qu'il avait fait voter), il imposa comme gouverneur de l'État un droit de dérogation. C'est donc par sa volonté expresse qu'à New York, on continue d'assassiner des enfants.
[^55]: -- (5). Nous empruntons ces détails à la grande étude sur la commission trilatérale publiée par la revue espagnole *Que Pasa ?*
[^56]: -- (6). Le prétendu affrontement roumano-soviétique est tout à fait invraisemblable. Mais, même en cas de divergences réelles avec les Soviétiques, c'est seulement l'occupation de l'Armée rouge qui empêche les régimes communistes d'Europe centrale de s'effondrer. On sait que la doctrine officielle de l'Union soviétique, récemment rappelée par Brejnev, justifie le recours à la force pour maintenir dans le bloc socialiste tout pays qui voudrait s'en échapper.
[^57]: -- (7). Ils commencèrent d'y arriver au Moyen-Age, quand les rois de Hongrie voulurent évangéliser les Valaques. Une de leurs gloires fut le comte André Hadik, maréchal de la reine Marie-Thérèse, qui réussit à occuper Berlin à l'époque du voltairien Frédéric le Grand.
[^58]: -- (8). *Hussites :* partisans de Jean Huss qui soulevèrent de grandes révoltes durant le XV^e^ siècle en Bohème, Allemagne et Hongrie. L'hérésiarque pré-protestant Huss fut condamné et exécuté par le concile œcuménique de Constance en 1415, concile convoqué sur les instances du roi Sigismond de Hongrie. Huss devait être élevé au rang de héros national, entre les deux guerres, par le régime tchécoslovaque : il a sa statue à Prague depuis 1925. Les hussites furent définitivement vaincus au nord de la Hongrie par Jean Hunyadi, futur régent du royaume, qu'on appelait le Chevalier de la Vierge Marie, et qui arrêta les Turcs à Belgrade avec l'aide de saint Jean Capistran. -- C'est cette victoire de 1457 qui décida le pape Calixte III à ordonner qu'on sonnerait les cloches, à midi, dans toutes les églises du monde.
[^59]: -- (9). Je signale aux amateurs de détails curieux que la Hongrie fut sans doute le seul pays du monde à utiliser une décoration appelée *Médaille de la Contre-révolution.* Cette distinction fut remise aux cadets du collège militaire de Budapest (l'Académie Ludovica) pour leur combat contre le régime rouge de Bela Kun en 1919. Leur Académie portait le nom de l'impératrice qui fut chez nous l'âme de la résistance à Napoléon.
[^60]: -- (10). Les libertés du libéralisme qui « émancipent » les hommes des lois de Dieu et de son Église, proclamées une première fois par la « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen », puis par la « Déclaration Universelle des Droits de l'Homme » des Nations-Unies. Condamnées par le magistère de l'Église de Pie VI à Pie XII.
[^61]: -- (11). Saint Pie X : *Lettre sur le Sillon.*
[^62]: -- (12). Jean, 8, 32.
[^63]: -- (1). Nous désignerons ces quatre documents, dans l'ordre, par les sigles : *RES, CASS I, CASS II* et *CASS SUPP.* Une première version de *CASS I* avait existé, vers 1977 ou 1978 croyons-nous, « en fascicules ronéotypés à tirage très limité » (cf. *CASS I* p. 3), mais la version de *CASS I* est « notablement augmentée ». -- Cassiciacum est le nom d'un lieu retiré où vécut un temps saint Augustin, selon le récit qu'il en fait dans les *Confessions.* Quand nous parlons de la thèse de Cassiciacum, de l'esprit de Cassiciacum ou du cassicianisme, nous ne faisons assurément aucune référence à saint Augustin, mais seulement aux quatre documents cités et au comportement de leurs auteurs.
[^64]: -- (2). *CASS SUPP* p. 3.
[^65]: -- (3). *Ibid.*
[^66]: -- (4). *CASS I* p. 22*. -- *En sens contraire : *CASS SUPP* p. 10.
[^67]: -- (5). *CASS I* p. 53. C'est nous qui soulignons.
[^68]: -- (6). Voir note 1.
[^69]: -- (7). *RES* p. 3. -- Ce document de 13 pages ne comporte, du moins dans l'exemplaire authentique qui est en notre possession, aucune pagination. Nous en avons numéroté les pages de 1 à 13.
[^70]: -- (8). *CASS I* p. 22.
[^71]: -- (9). *CASS I* p. 64.
[^72]: -- (10). *CASS I* p. 68.
[^73]: -- (11). *CASS I* p. 70.
[^74]: -- (12). *CASS I* pp. 72-73.
[^75]: -- (13). *CASS I* p. 77.
[^76]: -- (14). *CASS I* p. 84, et passim.
[^77]: -- (15). *RES* p. 9.
[^78]: -- (16). *RES* p. 10.
[^79]: -- (17). *CASS I* p. 62.
[^80]: -- (18). *CASS I* p. 72.
[^81]: -- (19). Note 55 à la p. 72 de *CASS I*.
[^82]: -- (20). *CASS I* p. 72.
[^83]: -- (21). Voir note 20.
[^84]: -- (22). *CASS SUPP* p. 3.
[^85]: -- (23). *CASS I* p. 61.
[^86]: -- (24). *CASS I* p. 62 (en note).
[^87]: -- (25). *RES* p. 9.
[^88]: -- (26). *RES* p. 13.
[^89]: -- (27). Cf. Henri Charlier : « Les quatre causes », dans *Culture, École, Métier,* édition NEL de 1959, p. 179.
[^90]: -- (28). *CASS I* p. 68.
[^91]: -- (29). *CASS I* p. 97.
[^92]: -- (30). *CASS I* p. 53.
[^93]: -- (31). *Ibid. -- *Dans cet exemple, comme d'ailleurs dans plusieurs autres, ce n'est même plus l'esprit de géométrie qui l'emporte sur l'esprit de finesse, mais un aveuglement passionné qui envahit, semble-t-il, tout le champ de la conscience.
[^94]: -- (32). *CASS I* p. 53.
[^95]: -- (33). *CASS I* p. 54.
[^96]: -- (34). *Ibid.*
[^97]: -- (35). *CASS II* p. 96.
[^98]: -- (36). *Ibid.*
[^99]: -- (37). *Ibid.*
[^100]: -- (38). *CASS I* pp. 78 et suiv. ; *RES* pp. 10-13.
[^101]: -- (39). *CASS I* p. 84.
[^102]: -- (40). *CASS I* p. 77.
[^103]: -- (41). *CASS I* pp. 85-86.
[^104]: -- (42). *CASS I* p. 87.
[^105]: -- (43). *Ibid.*
[^106]: -- (1). Édition liturgique collective de Brepols, Centurion, Cerf, etc. -- Année du 2 décembre 1979 au 29 novembre 1980 « *orientée vers la personne du Christ *»*.* Imprimatur de René Boudon, toujours lui, évêque de Mende, le 3 octobre 1979.
[^107]: **\*** -- *sic *: mis pour *aucun guillemet *?
[^108]: -- (2). R.-Th. Calmel, *O.P. : Les Mystères du Royaume de la Grâce,* tome I, Dominique Martin Morin 1972.
[^109]: -- (3). Dans les éditions du XVIII^e^ siècle, le Christ vouvoie Pilate, et tous les autres personnages de l'Évangile.
[^110]: -- (3 bis) Nous disons « Crampon », mais nous n'avons malheureusement que la « nouvelle édition » de 1923, moins mauvaise sans doute que les ultérieures, mais déjà « révisée », hélas, « par les professeurs etc. ».
[^111]: -- (4). Crampon met *deux-points* pour séparer les deux propositions, et la Bible de Jérusalem un *point d'exclamation.*
[^112]: -- (5). Éditions Siloé, « traduction complètement remaniée » de 1973.
[^113]: -- (6). « Les femmes exclues des droits de l'homme », article dans *Le Monde* du 24 octobre 1979.
[^114]: -- (7). Jacques Pohier : *Quand je dis Dieu,* Seuil 1977.
[^115]: -- (8). Jacques Pohier, *op. cit.,* page 146.
[^116]: -- (9). *Réflexions sur les Quatre Évangiles tirées de Bossuet,* tome II : *Saint Luc et saint Jean,* Dominique Martin Morin, 1979.
[^117]: -- (10). *Le Fils éternel. Théologie de la parole de Dieu et christologie,* Éditions du Cerf, 1974.
[^118]: -- (1). C'est volontairement que nous parlons ici de principes, car les lois peuvent être injustes par la faute, consciente ou inconsciente, de leurs auteurs.
[^119]: -- (2). ITINÉRAIRES, n° 171 de mars 1973.
[^120]: -- (1). Une doctrine comme celle de l'Immaculée-Conception, qui n'est contenue qu'obscurément dans les sources de la Révélation, ne peut être élucidée que par une très longue réflexion théologique, les actes du magistère et la piété du peuple chrétien, non par des révélations privées.
[^121]: -- (1). Dans le calendrier de Paul VI, on a supprimé la fête de saint Pierre de Vérone, on a placé au 29 mai celle de sainte Catherine de Sienne, et au 30 celle de saint Pie V, mort en réalité le 1^er^ mai.
[^122]: -- (67). C'est ce que *la Nouvelle Droite* composée de clercs antichrétiens est incapable de comprendre : elle inculpe le christianisme de tous les maux, alors que la source de ces maux est un christianisme inversé. C'est pourquoi *la Nouvelle Droite* partage bien des idées de la gauche *et ne peut pas ne pas les partager.*
[^123]: -- (68). 129, 1.
[^124]: -- (69). 129, 2.
[^125]: -- (70). *Satire XI.*
[^126]: -- (71). 129, a.4 Nous citons, pour simple mémoire, le seul livre de langue française, extrêmement érudit, consacré par le R.P. R.A. GAUTHIER, O.P., à *La Magnanimité, L'idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne,* Paris, 1951, gâté par la philosophie d'inspiration subjectiviste dans laquelle sombrent depuis des années les maîtres de l'Ordre dominicain, et dont nous estimons la thèse fausse d'un bout à l'autre. Cf. notre étude *L'Éthique à Nicomaque, Introduction à la Politique,* parue dans les *Mélanges offerts à Josephe Moreau,* Paris, 1978, où l'on en trouvera la démonstration.
[^127]: -- (72). 129, 4, ad 2.
[^128]: -- (73). 129, 5.
[^129]: -- (74). 129,-4, ad 3.
[^130]: -- (75). 129, 6 et ad 1, ad 2. Cf. aussi 129, 7.
[^131]: -- (76). 132, 1.
[^132]: -- (77). 129, 3, ad 4.
[^133]: -- (78). Cf. le mot d'ordre de sainte Thérèse d'Avila à ses moniales : « Tout ce qui vous écarte de la raison -- de sa capacité d'être finalisé par le réel -- vous écarte de Dieu. »
[^134]: -- (79). 129, 6, 2 et 131, 1, ad 2.
[^135]: -- (80). Luc, 16, 10 et 19, 17.
[^136]: -- (81). Pour le développement de ce thème, cf. notre Essai sur *la fin d'une Civilisation,* Paris, 1949 (épuisé), pp. 214-248.
[^137]: -- (82). 129, 5, ad 2.
[^138]: -- (83). 132, 4.
[^139]: -- (84). De Ia qu. 130 à la qu. 132.
[^140]: -- (85). 133, 1.
[^141]: -- (86). 133, 2.
[^142]: -- (1). *Dictionnaire de la politique française*, par Henry Coston ; trois tomes édités chez l'auteur, BP 92-18, 75862 Paris Cedex 18.
[^143]: -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 240 de février 1980, pp. 88 et suiv. :. Sont-ils francs-maçons ?
[^144]: -- (1). Jeannine Poitrey indique opportunément la liste des ouvrages qui influencèrent sainte Thérèse : ceux des Pères de l'Église, saint Jérôme qui détermina sa vocation, saint Grégoire et saint Augustin ; ceux des auteurs spirituels contemporains, ceux du chartreux Ludolphe de Saxe, l'Imitation de Jésus-Christ et les livres pseudo-augustiniens (pp. 42-43).