# 244-06-80
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### A nos amis
*Un certain nombre de lecteurs de la revue* ITINÉRAIRES *ne reçoivent délibérément pas le* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. *A notre avis ils n'ont pas raison. Sans doute il arrive souvent que le* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *reproduise, en résumé ou en extraits, des articles parus ou à paraître dans la revue. Mais il arrive aussi que, pour des motifs de date, de rapidité, de diffusion ou autres, le* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *contienne des articles inédits et qui ne sont pas reproduits dans la revue.*
*Quoi qu'il en soit, il nous semble important que ceux des lecteurs de la revue qui n'auraient pas eu l'appel publié dans le* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *du 15 mai en prennent ici connaissance.*
*Important peut-être aussi que ceux qui l'ont déjà lu veuillent bien y prêter à nouveau attention.*
La souscription nationale lancée dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR en est à 768 souscripteurs. Merci aux nouveaux venus. Ainsi nous dépassons tout juste trois lecteurs sur cent ; trois lecteurs ayant répondu.
Mais les autres ? Plus de quatre-vingt-seize sur cent sont apparemment restés insensibles, indifférents ; ou au moins négligents. C'est beaucoup.
Sans doute y va-t-il de notre faute.
Trois lecteurs sur cent viennent à notre aide aux premiers appels : nous leur en sommes de tout cœur reconnaissants. Il est précieux d'avoir des amis prompts et décidés, qui ne demandent pas de longues explications.
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Les autres ont besoin de précisions. Nous avons eu tort de ne pas les donner en détail. Les voici.
\*\*\*
Rappelons d'abord que l'association LES COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, à qui la souscription est destinée, organise et coordonne tout le soutien à la revue ITINÉRAIRES, y compris la nécessaire propagande. J'ai demandé à l'ensemble des lecteurs un effort pour nous donner les moyens, notamment, de contrecarrer l'imposture de la « nouvelle droite » faisant croire à la cantonade qu'en dehors d'elle il n'y avait plus aucune pensée de droite depuis trente ans. La « nouvelle droite » trompe l'opinion sur ce point, elle trompe surtout la jeunesse intellectuelle, à cette tromperie il faut entre autres opposer une contre-propagande : il faut faire mieux connaître la revue ITINÉRAIRES, preuve vivante et décisive de la tromperie.
Or la première des propagandes pour la revue est en même temps beaucoup plus qu'une propagande. C'est véritablement une œuvre ; une œuvre de charité intellectuelle l'œuvre de l'entraide à l'abonnement. Les bourses d'abonnement, partielles ou totales, délivrées par les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES, permettent qu'accèdent à la revue ceux qui n'ont pas les moyens d'en régler eux-mêmes l'abonnement.
Cette œuvre a été poursuivie sans défaillance depuis dix-huit ans maintenant. La revue par elle-même n'a aucun moyen d'assurer des services gratuits ou demi-gratuits : grâce au système des bourses, les abonnements des boursiers lui sont réglés par les COMPAGNONS et ne mettent pas son équilibre en danger.
Depuis quelque temps l'œuvre est en difficulté, faute de moyens, faute d'un nombre assez élevé de cotisants, faute donc de ressources suffisantes.
Et pourtant nous n'avons pas arrêté la délivrance des bourses ni l'envoi de la revue aux boursiers. Mais une partie croissante de ces bourses n'a plus été réglée à la revue. La dette des COMPAGNONS est de 190.000 F, soit dix-neuf millions anciens. Cette dette non réglée de dix-neuf millions pèse lourdement sur la bonne marche de la revue elle-même. En outre, l'année 1979 s'est terminée pour les COMPAGNONS par un déficit de quatre millions.
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Toutes les réserves y ont passé.
C'est donc un minimum de vingt-trois millions que nous demandons -- maintenant de toute urgence -- à la souscription. La première moitié de ce minimum est déjà atteinte par les 768 premiers souscripteurs.
Vingt-trois millions, ce n'est pas en l'occurrence une somme disproportionnée. Si chaque lecteur du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR envoyait seulement 10 F (dix francs), cette somme serait même dépassée.
Bien entendu il n'en est jamais ainsi ; les lecteurs ne répondent pas tous à un appel de cette sorte. Et nous n'oublions pas que nous en sommes péniblement à... trois lecteurs sur cent seulement.
Mais l'hypothèse théorique d'une réponse de tous les lecteurs sert à fixer les idées, à établir un ordre de grandeur et une proportion : cette hypothèse théorique fait apparaître qu'en tout état de cause l'effort demandé n'est pas un effort impossible ; ni un effort héroïque.
Il pourra toutefois être un effort sérieux, car justement, les lecteurs ne répondent pas tous.
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L'œuvre des bourses d'abonnement doit continuer, elle doit se développer. Ce devoir de charité intellectuelle est simultanément, pour une publication comme la revue ITINÉRAIRES, la propagande primordiale et la base même de tout développement de la propagande.
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Nous avons toujours désiré que les COMPAGNONS puissent assurer non seulement les bourses d'abonnement mais aussi, selon le même système, un important contingent d'abonnements de propagande. En effet ce n'est que par une lecture régulière, suivie, prolongée, que la revue ITINÉRAIRES peut gagner de nouveaux abonnés et étendre sa diffusion.
L'objectif est donc que la souscription atteigne, de toute nécessité, mais aussi dépasse largement les vingt-trois millions.
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Le premier, le meilleur moyen pour aider et soutenir la revue ITINÉRAIRES est de se mettre en rapport avec l'association des COMPAGNONS, d'y adhérer, d'y apporter sa cotisation, ses idées, son renfort spirituel et temporel. Très librement : il n'y a ni discipline militaire ni encasernement ; mais une entraide fraternelle, à laquelle chacun participe autant qu'il le veut, autant qu'il le peut, on ne lui en demande pas davantage et on ne lui impose rien contre son gré. Mais vraiment tous ceux qui ne sont pas indifférents aux travaux et aux combats de la revue ITINÉRAIRES sont appelés à faire quelque chose, si peu que ce soit, pour l'association des COMPAGNONS. Au moins se renseigner en téléphonant ou en écrivant.
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Les dix-neuf millions de bourses non payées à la revue, cela vient à un très mauvais moment.
La revue ITINÉRAIRES a toujours connu, au cours des années, des hauts et des bas ; numériquement, des progrès et des reculs. Progrès et reculs numériques n'ont pas une signification d'oracles, ils ne veulent pas dire que l'on ait plus spécialement tort ou raison ; mais ils ont un retentissement financier sur la vie de la revue, l'assurant mieux ou l'étranglant.
Depuis le mois d'avril 1979, nous ressentons les effets d'une campagne malveillante, menée principalement de bouche à oreille et propageant la consigne de « se désabonner en masse ».
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Je n'accuse personne en particulier d'avoir lancé cette consigne, je n'en connais pas avec certitude les inventeurs. Mais j'ai constaté son existence, mois après mois, en remarquant la similitude des formules par lesquelles ceux qui nous déclarent se désabonner « en masse » nous reprochent de soutenir la « trahison » de Mgr Lefebvre, sa soumission « inconditionnelle » au Vatican et autres choses semblables.
On ne peut pas mener un combat, *même spirituel,* sans recevoir des coups, *même matériels.* Ce coup-là, en un an, a réussi à nous faire perdre, en gros, mille abonnés. Ce n'étaient pas tous, loin de là, des abonnés au tarif minimum. Le retentissement sur la vie de la revue est donc une perte qui est plus près de cinquante millions que de quarante. Cette perte risque de mettre très prochainement en cause la possibilité de maintenir, comme nous le voulions, le tarif minimum d'abonnement à 400 F. D'autres conséquences désastreuses sont également en vue. A moins que nos amis ne réagissent promptement, fortement, dans l'immédiat en participant à la souscription au profit des COMPAGNONS, ensuite en suscitant ou recrutant de nouveaux abonnements.
Il est peu évitable que ceux qui nous désapprouvent aussi violemment nous combattent autant qu'ils le peuvent. Mais il est souhaitable et il devient nécessaire que tous ceux qui nous approuvent mettent au moins autant d'énergie à nous soutenir, à nous défendre, à nous aider.
Jean Madiran.
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## ÉDITORIAUX
### Pour accueillir en France le pape Jean-Paul II
par Alexis Curvers
*Ce numéro paraît juste au moment de la visite du pape Jean-Paul II en France. Il a donc été écrit avant. Vous risquez de le recevoir plusieurs jours après, surtout si interviennent quelques retards techniques ou postaux.*
*D'autre part, nous ne pensons pas être obligatoirement tenus de parler de tout. Il est licite et normal que parfois nous n'ayons rien à dire, soit parce que le commentaire serait inutile ou déplacé, soit parce que la compétence ou l'inspiration nous fait défaut. Avant l'événement, il n'est pas possible de savoir s'il devra nécessairement être commenté.*
*Mais nous ne voulons pas non plus, dans le cas présent, faire mine de systématiquement* «* passer sous silence *» *cet événement.*
*C'est pourquoi, des* «* pages de journal *» *qu'Alexis Curvers nous envoie plus ou moins régulièrement, selon son inspiration, nous avons détaché celles-ci, qui sans l'avoir voulu sont d'une parfaite opportunité. Le titre et les intertitres sont de notre rédaction.*
*J. M.*
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#### I. -- Remarque préliminaire sur les droits de l'homme
Une perle, comme il s'en ramasse par milliers dans tous les hauts lieux de la Culture : « L'expression *droits de l'homme* suppose la référence à un certain nombre de droits inhérents à la nature humaine » (*sic*).
La « référence » n'étant là que pour l'esbroufe, comment comprendre cette belle tautologie, tombée pourtant d'une plume savante ?
C'est que la tautologie est nécessaire quand la définition est impossible. Or les « droits de l'homme » ne se peuvent définir, par la raison qu'ils n'ont de réalité ni dans les faits ni dans l'esprit de ceux-là mêmes qui les proclament.
S'il existait des droits de l'homme, le premier de tous incontestablement serait le droit de naître, que récusent néanmoins, au nom d'un autre des prétendus droits de l'homme, les partisans de l'avortement légal. Des droits contradictoires entre eux s'annulent évidemment par consentement mutuel. Un droit n'a de valeur qu'en fonction du devoir qui s'oppose à l'exercice d'un droit contraire. Si des êtres humains sont frustrés du droit de naître, c'est que d'autres humains se sont arrogé le droit de les en empêcher, au mépris du devoir qui oblige à les laisser vivre. Ce devoir des parents précède et fonde le droit des enfants à venir.
L'auteur de la tautologie s'est donc trompé d'un mot il aurait dû dire que les droits de l'homme sont corrélatifs à certains *devoirs* inhérents à la nature humaine.
#### II. -- Prêcher les devoirs
Mais, l'avez-vous remarqué ? le mot *devoir,* tant substantif que verbe, a pratiquement disparu du langage.
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Le verbe ne se conjugue plus qu'à la voix réfléchie : on ne doit plus, on *se* doit. Et si l'on ne doit plus rien à personne qu'à soi-même, personne non plus n'a droit de rien réclamer de personne d'autre.
Que sert de dénoncer les atrocités du goulag, si l'on reconnaît à leurs auteurs la liberté de n'avoir ni foi ni loi qui les retienne d'en user selon leur bon plaisir ?
Je me demande aussi, par exemple, à quel titre les réfugiés du Cambodge seraient en droit de survivre à leur malheur, à moins que des sauveteurs ne soient en mesure et ne se sachent en devoir de leur porter secours.
Encore eût-il été préférable que beaucoup de ces sauveteurs bénévoles, et généralement impuissants, eussent commencé, en temps utile, par mieux sentir le devoir qui leur interdisait de livrer les peuples d'Indochine, parmi tant d'autres, à l'enfer communiste.
Plus simplement, à propos de certaines irrégularités postales nouvellement entrées dans les mœurs, j'écrivais hier à un ami : « Tu n'as droit au secret de la correspondance qu'autant que d'abord le postier du coin consent au devoir ne de pas ouvrir ma lettre. »
Cet ami me demandait ce que je pense de Jean-Paul II. Je lui réponds que je n'en pense que du bien, à ceci près qu'il m'épouvante quand je l'entends porter aux nues, comme tout le monde, les droits de l'homme sans contrepartie. Il me semble que le métier d'un pape serait de prêcher les devoirs, de l'inobservance desquels nous voyons résulter la violation de tous les droits.
Je crois bien que l'idée ou le mot de droit ne se rencontre pas une seule fois dans l'Évangile, qui est pourtant la charte et le fondement unique des véritables droits de l'homme. En revanche, la notion de *devoir* y est constamment présente, soit explicitée, soit impliquée dans l'idée de *justice.* Or il s'agit toujours de la justice que nous avons à rendre à notre prochain, non de celle que nous aurions à revendiquer pour nous-mêmes.
Le Christ ne dit pas à la femme adultère : « Tu as le droit de tromper ton mari. » Mais bien aux pharisiens qui la condamnent : « Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. » C'est en rappelant aux juges leur devoir de conscience qu'il soustrait l'accusée au supplice, non sans l'exhorter à rentrer, elle aussi, dans son devoir : « Va, et ne pèche plus. »
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L'homme blessé qui gît au bord de la route ne dit pas au prêtre et au lévite : « J'ai le droit que vous me tiriez d'affaire. » Il sait bien que le prêtre et le lévite qui passent indifférents ont parfaitement le droit d'aller où bon leur semble. Il n'a de secours à attendre que du Bon Samaritain, parce qu'à celui-ci l'Évangile dicte le devoir d'aimer son prochain comme soi-même et de « prêter assistance à personne en danger ».
Saint Paul ne dit pas à l'esclave Onésime : « Tu as le droit de t'évader de chez ton maître Philémon. » Mais au nom du Christ il adjure et « supplie » Philémon die recevoir et de traiter « comme un frère bien-aimé » Onésime fugitif.
C'est pourquoi l'esclavage, comme la lapidation et tant d'autres horreurs, continue à s'exercer de plus belle et de plein droit dans tous les peuples qui ont repoussé l'enseignement de l'Évangile, quittes à invoquer selon les besoins de leur cause les fameux « droits de l'homme » dont ils ont d'ailleurs emprunté la néfaste formule à des chrétiens dégénérés.
#### III. -- La renaissance de l'Église
Selon toute *apparence,* l'Église catholique romaine va mourir, elle se meurt, elle est morte.
La *réalité* est plus incertaine. L'Église ne serait-elle qu'endormie, comme la fille de Jaïre dans la maison de son père ? Le cortège funèbre qui la mène en terre est-il déjà sorti de la ville, comme le convoi du fils de la veuve de Naïm ? Ou, liée de bandelettes et enveloppée d'un suaire, est-elle d'ores et déjà mise au tombeau « depuis quatre jours », en sorte qu'on puisse dire d'elle comme du cadavre de Lazare : *jam foetet ?*
On ne sait. Mais ce qui est sûr dans tous les cas, c'est qu'il ne faudra pas moins qu'un miracle pour ressusciter cette Église dont ses derniers fidèles pleurent la perte.
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Or si Jésus réveille la fille de Jaïre que tout le monde croyait morte, c'est à la prière de son père qui ne doute pas que le Christ ait le pouvoir de conjurer la mort définitive. S'il rend à la veuve de Naïm l'enfant qu'on portait au cimetière, c'est à la seule vue des larmes de la mère en deuil. Et s'il arrache au sépulcre fermé son ami Lazare dont le corps en voie de décomposition reprend soudainement vie, c'est sur la remontrance de Marthe : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. »
Les trois miracles se suivent donc en progression ascendante. Et tous trois, de plus fort en plus fort, sont proportionnés à la foi de ceux qui les obtiennent.
Jaïre est « l'un des chefs de la synagogue », c'est-à-dire un clerc, un intellectuel, un de ces théologiens professionnels en qui la foi ne survit que par exception et grâce particulière.
La veuve de Naïm ne dit rien, ne prétend rien, ne discute rien, et ne mérite que par l'humilité de ses larmes la miraculeuse compassion du Sauveur. « Jésus, l'ayant vue, eut pitié d'elle. »
Quant à Marthe, la sœur bonne à tout faire, la servante qui n'a pas choisi la meilleure part, elle est pourtant la seule qui ose courir à la rencontre de Jésus, l'apostropher et ne pas lui cacher qu'elle le tient pour responsable du malheur, comme on reproche au médecin de famille d'être arrivé trop tard. La voilà bien, dans toute sa rudesse, la foi qui soulève les montagnes ! Et cette bravoure de Marthe, alors que Marie la contemplative reste à gémir dans la maison (*Maria autem domi sedebat*)*,* la rend digne du plus grand miracle.
S'il demeure un espoir que l'Église, un jour, se relève toute vive du tombeau où nous la voyons sombrer, elle ne le devra finalement qu'à la foi, agressive et têtue, de ceux que nous appelons, à la légère, les simples.
Veuille Dieu faire du pape Jean-Paul II l'instrument du salut, en lui accordant la triple grâce d'une foi savante comme celle de Jaïre, profonde comme celle de la veuve de Naïm, passionnée comme celle de Marthe, en un mot toute-puissante, comme celle du Christ, contre la mort.
Alexis Curvers.
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### Nécessité d'une auto-défense intellectuelle
par Hugues Kéraly
« TOUT HOMME MODERNE est un misérable journal », voyait Charles Péguy. « *Il est comme un misérable vieux journal d'un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal de ce jour-là. *» -- Formule à retenir et actualiser. Toute oreille moderne est une misérable cassette d'enregistrement continu, comme une vieille bande magnétique usée qui s'enclencherait chaque jour sur les radios du jour ; et tout regard domestique, une pitoyable vidéo, un système de tuyauterie mentale, qu'on s'en vient brancher le soir à heure fixe sur le pipi d'eau tiède des émissions télévisées.
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Les conséquences de cette terrible chosification mécanique de l'esprit sont inépuisables. Elles prennent inévitablement des allures de catastrophe chez ceux qui ont dû en subir les méfaits dès le berceau, à partir de la fin des années cinquante, quand le cinéma permanent de la télévision a commencé de tenir dans la famille française les fonctions catéchétiques et sacramentelles qu'on lui connaît aujourd'hui... Si les écoliers et les étudiants de 1980 n'ont d'opinion (personnelle) à émettre sur rien, c'est d'abord un effet de la passivité et du conditionnement audiovisuels, imposés avec les mœurs parentales depuis le jour où ils touchèrent leur premier nounours. Ces petits récepteurs à visage humain en ont trop vu, trop entendu, avant l'âge, sans sortir de chez eux. La complicité maléfique des ondes leur a permis de se frotter un peu à tout par procuration. Et un esprit averti d'*un peu tout,* comme il est logique, n'a plus de goût véritable pour rien.
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L'information tous azimuts ne l'a point nourri en profondeur, elle en serait bien incapable, mais elle a faussé gravement quelque chose dans sa sensibilité, comme en le vidant d'avance des vraies curiosités de son âge... Quant aux dommages causés à la langue écrite et parlée, dans toutes les générations, par le tam-tam tribal de la radio-télé, ils sont d'une telle catastrophique évidence que jusqu'aux directions des entreprises commerciales, jusqu'aux cabinets des ministres on s'en alarme aujourd'hui.
Mais il faut remarquer que si la religion « informante » finit toujours par nuire au langage, au travail, aux facultés de concentration, ce n'est pas seulement parce qu'une consommation boulimique des images s'oppose au libre jeu des concepts dans l'esprit. L'image sonore ou visuelle diffusée par les media ne se contente pas de tenir au foyer la place de la lecture et de la parole. Plus profondément, elle nous en détourne. A la limite, elle en dégoûterait. Et il ne suffira jamais de fermer les boutons du récepteur pour se libérer ; car la fascination de ces têtes étrangères, les toxines du choc sensoriel brusque, l'appétit insatiable du mouvement et des couleurs continuent alors de nous habiter.
L'impérialisme de l'image s'est développé parmi nous à la manière d'un véritable cancer social. Brisant toutes les barrières de l'intériorité. Pulvérisant jusqu'aux impératifs élémentaires de l'équilibre, de la santé intellectuelle et morale. Il faut réagir, trouver l'antidote. Rouvrir le plus vite possible des chemins à l'esprit. En commençant par se convaincre, lecteur, de leur dignité ; qui est même notre seule dignité spécifique d'animaux pensants. L'homo televisionus se meurt de vivre suspendu, dans la tête des Mourousi et des Gicquel, à ce qui ne dépend pas de lui... *Penser, dans sa tête, à ce qui dépend de soi* reste un programme beaucoup plus ambitieux.
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Peut-être même pourrait-il résumer pour chacun d'entre nous le programme de la contre-révolution. Cela suppose évidemment d'autres soirées qu'audiovisuelles, et d'autres lectures que Télérama.
Hugues Kéraly.
L'organisation individuelle, familiale, scolaire d'une AUTO-DÉFENSE INTELLECTUELLE est chaque jour plus nécessaire. Au moins se défendre soi-même ; au moins sauvegarder sa liberté de jugement ; au moins ne pas se laisser niveler. La revue ITINÉRAIRES doit être très méthodiquement utilisée par chacun et proposée aux autres comme l'arme par excellence de cette auto-défense. -- Le livre d'Hugues Kéraly qui développe ces réflexions sur l'audiovisuel -- *Les media, le monde et nous. Essai sur les données immédiates de l'information --* peut être commandé au « Cercle de la Renaissance Française » : 3, bd Saint-Martin, 75003 Paris. Il est également disponible à la Librairie Duquesne : 27 av. Duquesne, 75007 Paris. -- *J. M.*
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## CHRONIQUES
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### Droite et Gauche en politique et dans l'Église
par Louis Salleron
**I. -- **Les mots « Droite » et « Gauche » appartiennent au vocabulaire politique. On peut les examiner à trois points de vue : 1) Que signifient-ils dans le langage courant ? -- 2) Quel est, en France, leur contenu philosophique ? -- 3) Quelle est leur origine ?
Sur le premier point, je renvoie à tout ce qu'ont écrit Jean Madiran et moi-même. Disons, en gros, que la Droite évoque la tradition et la conservation, tandis que la Gauche évoque le progrès et le changement. En France, c'est la Gauche qui incarne la (pseudo) légitimité. On ne peut être un « vrai » républicain, un « vrai » démocrate que si l'on est et se dit de Gauche. Pas d'ennemis à gauche ! La Droite est suspecte en tant que telle parce qu'elle est une conspiration permanente inavouée contre le régime.
Sur le troisième point, je me fie, sans y avoir regardé de près, à l'explication habituelle selon laquelle, depuis la Révolution, dans les assemblées politiques, les révolutionnaires siègent à gauche (par rapport à la tribune présidentielle), tandis que les conservateurs, c'est-à-dire les moins révolutionnaires, siègent à droite. Pourquoi cette répartition ? Le hasard, semble-t-il.
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**II. -- **Dans l'Église, les mots « droite » et « gauche » sont employés depuis l'origine du christianisme, sans aucun rapport avec la politique. Sont à droite les élus, à gauche les réprouvés. Rappelons saint Mathieu : « Lors donc que le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera, les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs, et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche » (Mt, 25, 31-33). D'une manière générale, la droite exprime la proximité de Dieu, et la gauche l'éloignement. Il ne s'agit pas là d'une nouveauté évangélique. C'est la suite de l'ancien Testament : « Dixit Dominus Domino meo ; sede a dextris meis » (psaume 109). Le Seigneur a dit à mon Seigneur : siège à ma droite.
Quelle est l'origine de cette élection divine de la droite ? Je l'ignore. Peut-être est-elle simplement anthropologique. Les hommes sont habituellement droitiers plutôt que gauchers. Être « maladroit » n'est pas un signe naturel d'élection surnaturelle (encore que *droit, dresser, adroit, adresse, maladroit, maladresse* ont pour étymologie *directum* et non *dexter,* de même que *gauche* ne vient pas de *sinistrum* mais d'un mot non latin).
Ceci dit les symbolismes religieux de la droite et la gauche dans le christianisme, le judaïsme et ailleurs, sont multiples et ont sans doute des origines diverses.
**III. -- **La Révolution française ayant été essentiellement anticatholique, l'aspect conservateur ou modéré de la droite politique a été associé au catholicisme que la Gauche a toujours considéré comme opposé, *dans tous les domaines,* au progrès, au changement et à la nouveauté. D'où une confusion générale où l'on discerne toutefois l'opposition fondamentale entre l'humanisme démocratique enraciné dans une philosophie de l'immanence et l'humanisme chrétien enraciné dans la théologie du Verbe incarné et une philosophie de la transcendance.
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La Gauche condamne le caractère immuable des vérités de la Révélation et de la Tradition. Le catholicisme condamne les contradictions d'une idéologie qui prétend, au nom de la raison, fonder sur l'évolution une vérité dont elle nie la définition même et confie à l'inconnaissable avenir la réalisation de ses rêves.
Malgré les démentis incessants de l'Histoire, la Gauche, disposant du Pouvoir, a fini par influencer le catholicisme français au point d'en amener toute une fraction à confondre le messianisme évangélique avec le messianisme révolutionnaire. L'épiscopat français en arrive à reconnaître les catholiques de gauche comme les meilleurs fidèles de l'Église et rejette ceux qu'il appelle intégristes ou traditionalistes comme les pires ennemis de l'Église. La Droite se trouve ainsi excommuniée à la fois par la Gauche et par l'Église (officielle). Cependant la Gauche ne s'y trompe et ne voit dans l'attitude de l'Église (officielle) qu'une hypocrisie, une tactique ou une illusion passagère.
**IV. -- **Cette analyse ultra-rapide et simplificatrice m'amène à poser une question : la Gauche et la Droite, telles que les définit la politique et tel qu'on en trouve maintenant le reflet dans l'Église, *existaient-elles dans l'Église* avant la Révolution ?
La question peut paraître bizarre tant il est évident que c'est la Révolution qui a établi la coupure entre sa propre essence et l'essence de l'Église, inscrivant cette coupure dans les deux mots de « gauche » et « droite ». Cependant je lis dans Bossuet : « ...cette parole divine, révérée du ciel, de la terre et des enfers, est ferme et toute-puissante par elle-même ; et l'on ne peut l'affaiblir lorsque, toujours autant éloigné d'*une excessive rigueur qui se détourne à la droite,* que d'une *extrême condescendance qui se détourne, vers la gauche,* on propose cette parole dans sa pureté naturelle, telle qu'elle est sortie de la bouche de Jésus-Christ et de ses apôtres... » (Quatrième sermon, prêché devant le roi, pour le jour de Pâques.)
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Si Bossuet a employé comme il fait les épithètes *droite* et *gauche,* c'est qu'elles étaient facilement entendues par ses auditeurs. Elles allaient donc dans le sens d'une certaine pente commune de l'esprit de son temps. Mais les trouve-t-on fréquemment ? Je n'ai pas souvenir, pour ma part, de les avoir jamais rencontrées, ni au XVII^e^ siècle, ni au XVI^e^, ni au XVVIII^e^. Les dictionnaires de l'ancien régime nous renseigneraient-ils ? ou les dictionnaires modernes les plus complets ou les plus spécialisés ? Je ne les ai pas consultés, mais je doute qu'on y trouve quoi que ce soit de bien convaincant.
Par contre, il est quasiment certain que l'exemple que j'ai rencontré dans Bossuet n'est pas unique.
D'où les deux questions que je me pose et que je pose à mes lecteurs plus savants que moi :
1°) Quels textes connaît-on, avant la Révolution, où les mots « droite » et « gauche » ont la résonance moderne qu'ils ont chez Bossuet ?
2°) Quelle est l'origine de ce sens ?
Merci d'avance pour les réponses que j'espère.
Louis Salleron.
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### De Valérie à Valery
*Petit papa c'est aujourd'hui ta fête*
par François Sentein
Le nom de baptême de l'actuel président de la république n'a rien à voir avec celui de sa fille Valérie-Anne.
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*Valérie* est la forme française de *Valeria,* nom d'une gens romaine, illustrée, au masculin, d'abord par Valerius Volusius Publicola, qui eut avec Brutus l'honneur de chasser Tarquin, puis par Valerius Maximus, (l'historien Valère Maxime), auteur, sous Tibère, de *Mémorables,* par Caius Valerius Flaccus, poète sous Vespasien etc. ; au féminin, par la fille de Valerius Messala, Valeria Messalina, première épouse de l'empereur Claude, la fameuse Messaline, et par l'impératrice Galeria Valeria, fille de Dioclétien. De la deuxième province romaine qui porta ce nom est venue la valériane, plante médicinale antispasmodique dont le nom convient bien à la fille du promoteur de la décrispation politique.
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Les étymologistes font remonter ce gentilice à la racine latine *ualé-* (elle-même de quelque indo-européen *w^o^lé*)*,* qui a produit d'autre part le verbe *valére,* avoir force, pouvoir -- verbe peut-être le plus important pour la tête romaine, en tout cas le plus fréquent sur ses lèvres, et sous la plume en ce qu'il était celui de la formule d'adieu, *vole,* à toi la force, la santé ! Ernout et Meillet (*Dictionnaire étymologique de la langue latine*)*,* suggèrent, Pokorny (*Indogermanisches etymologisches Wörterbuch*) proposait que de cette même racine procèdent les mots latins et d'origine latine qui expriment l'idée de valeur (*valor*) et de force, en même temps que, dans les branches germaniques, elle ait nourri le gotique *waldan,* dominer, gouverner, qui entre comme premier ou second composant dans de nombreux noms germaniques, devenus parfois des noms ou des prénoms français (*Gauthier, de Walter* \< *wald* + *hari,* armée, ou *Arnaud,* de *arn,* aigle + *wald*)*.*
Dès son époque romaine le nom de la gens Valeria fut sanctifié par plusieurs martyres chrétiennes, toutes également incertaines, dont la plus notable est sainte Valeria (28 avril) épouse de saint Vital de Ravenne, et la plus légendaire sainte Valérie (9 décembre), céphalophore (de ce qu'elle porta sa tête coupée) comme saint Denis, mais en Limousin. Sous le patronage de cette dernière, des filles de nos campagnes furent baptisées *Valiére,* doublet paysan qui, pour être villageois, n'est pas vilain et mériterait que dans la France des fermettes et des résidences secondaires on y repense. Quant à *Valérie,* savamment calquée sur le latin au XVII^e^ siècle, elle ne courait pas les champs, ni même les rues, mais, en compagnie d'*Eulalie,* de *Marcelle* ou de *Sophie,* seulement les ruelles des précieuses : « Va*lérie *» dit Baudeau de Somaize dans son *Grand dictionnaire des Pretieuses* (1661) « *est une Pretieuse ancienne des plus illustres du temps de Valère *»*.* Un aussi bel usage coupait l'herbe sous les pieds à ce prénom pour peu qu'il voulût sortir en cotillon simple et souliers plats dans le pré carré français.
Cet air trop affecté n'était plus guère sensible un siècle et demi plus tard, surtout dans les nations qui, de l'Italie à la Russie, ne le lui avaient jamais connu et dont la civilisation avait, autant que la française, formé Barbara Juliana de Wietenghoff (1764-1824), Européenne de Livonie.
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Épouse du baron de Krüdener, ambassadeur de Russie, elle le suivit à Venise, où elle situe le roman qu'elle fit d'un amour dont la tragédie la flattait : un attaché d'ambassade s'étant donné la mort de ne pouvoir lui avouer sa passion. *Valérie --* « *c'est ainsi qu'elle se nomme *» *--* réintroduisait ce nom français en France, avec toute la séduction, romantique, d'un romanesque nouveau. « Valérie » écrirait Sainte-Beuve « *parut en l'an XII* (*1804*) *sans nom d'auteur, à Paris. Quand Mme de Staël, en pleine célébrité et hautement accueillie par l'école française du XVIII^e^ siècle, commençait à tourner à l'Allemagne, Mme de Krüdener, Allemande, et malgré la littérature alors glorieuse de son pays, n'avait d'yeux que vers le nôtre. Dans cette langue préférée, elle nous envoyait un petit chef-d'œuvre, où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichir, étendre le genre de La Fayette et du Souza. Après Saint-Preux, après Werther, après René, elle sut être elle-même, à la fois de son pays et du nôtre, et introduire son mélancolique scandinave dans le vrai style de la France. Gustave, au plus fort de son délire amoureux... etc*. ».
Ce Gustave importait des pays du froid la passion frileuse qui embrase le cœur et donne au reste du corps, singulièrement à la poitrine, le mal de la mort ; la chaleur de la chair lui est interdite. Monté sur un grand vase de fleurs dans le jardin de la villa Pisani où se donne un bal, il aperçoit Valérie dansant la danse du châle, puis qui vient haletante vers la fenêtre derrière laquelle il se trouve, et il pose à travers la vitre ses lèvres sur le bras qu'elle y appuie...
Le succès que connut le roman de Gustave et de Valérie est peut-être cause des Gustave qui apparaissent dès lors sur les registres d'état civil, mais plus certainement de la promotion de *Valérie* comme l'un des prénoms de la femme romantique, dont il couvre très exactement le règne, moins animal d'apparence que supraterrestre... En 1832, Valérie Boissier tient le journal de ses relations avec Liszt, le compositeur le plus caractéristique de cette époque, dont elle est l'élève. « Valérie » est le nom qu'évoque pour Grevedon et Dubufe une de leurs lithographies dont la série donne à voir la femme de ce même temps.
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Or, quelle est la femme avec laquelle, de l'avis de tous, s'enterre littéralement, comme logiquement et chronologiquement, le mensonge sentimental du cœur sans la chair ? -- C'est l'affreuse Mme Marneffe, de *La Cousine Bette,* qui parut, comme exprès, à la veille de la révolution de 48 si bien décrite par un Gustave -- Flaubert, dans *L'Éducation sentimentale --* comme la fête hypocrite des beaux sentiments et des intérêts... Et quel est le petit nom charmant de la pouffiasse imaginée par le visionnaire du siècle de l'argent, à laquelle aucun Gustave, si scandinave soit-il, ne fera jamais perdre le nord ? -- Valérie !... « *Valérie *» dit Balzac « *est une triste réalité, moulée sur le vif dans ses plus légers détails. Malheureusement, ce portrait ne corrigera personne de la manie d'aimer des anges au doux sourire, à l'air rêveur, à figures candides, dont le cœur est un coffre-fort *»*. --* « *Et vous, sainte Valérie *»*,* s'écrie-t-elle dans la scène qu'elle fait à son entreteneur « *ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui vous est confiée ? Oh ! venez ce soir, comme vous êtes venue ce matin, m'inspirer de bonnes pensées, et je quitterai le mauvais sentier, je renoncerai, comme Madeleine, aux joies trompeuses, à l'éclat menteur du monde, même à celui que j'aime tant !*
*-- Ma Louloutte ! dit Crevel. *»
La Valérie inaccessible pour laquelle on se tue est devenue une Valérie accessible à condition qu'on se ruine pour elle. Son prénom n'a plus qu'à se faire oublier des familles françaises et à aller se faire voir en Angleterre, où il apparaît sous la forme *Valerie,* à la fin du XIX^e^ siècle. Trois quarts de siècle encore, et Valérie sera découverte dans le grenier aux prénoms avec la lithographie de Grevedon et Dubufe, alors que les noms de baptême ne sont plus choisis pour une piété ou une raison, mais en raison de leur pittoresque ou de leur patine, de même que les jeunes cadres décorent leur intérieur de vieux portraits achetés chez l'antiquaire et dont ils ne connaissent les modèles ni d'Ève ni d'Adam. A Valérie désuète et charmante il ne manquait qu'un cadre. L'un des premiers à l'adopter fut le président de la république des cadres.
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De cette Valérie, *Valère* en France est toujours le seul masculin. Masque serait mieux dire. C'est un nom postiche. « *Valère *» dit encore Somaize « *est si connu parmy les anciennes Pretieuses, si estimé parmy les jeunes... *»*.* Sept Valère dans le théâtre de Molière et des Valère à tout bout d'intrigue dans la littérature dramatique et romanesque du siècle classique confirment ce jeune et sympathique bouclé dans son emploi de galant fictif. Peuvent défiler au ciel : st. Valerius ou Valère, natif de Sorrente dont il devait être appelé à gouverner l'église après avoir passé son jeune temps dans une cellule d'ermite où il fut enseveli (à l'adresse du 16 janvier), st. Valerius dont Monemvasia -- Malvoisie quand il s'agit de son vin --, dans le Péloponnèse, prétend posséder les reliques, alors que, natif et évêque de Saragosse, il y fut arrêté sous Dioclétien, en 315, avec son diacre Vincent, dont le sang versé pour le Christ est, par calembour, invoqué par les vignerons (28 janvier), st. Valère évêque du IV^e^ siècle (?) qu'on honore à Trèves (le 29 janvier, st. Valerius l'un des vingt martyrs d'Hippone dont saint Augustin parle dans un sermon qu'il prononça le jour de leur fête (15 novembre)) -- ces saints patrons se trouvent réduits au chômage sur le marché français des prénoms. Aucun curé n'aura osé proposer aux parents un nom qui a l'air aussi peu vrai. Valère Bernard tout de même ? dira-t-on. -- Pas même, car, en dehors de cette forme francisée pour les journaux et les dictionnaires de Paris, le poète de la pauvraille marseillaise pour les siens s'appelait Valèri Bernard (1860-1936).
Il prouverait plutôt qu'il suffit qu'il perde cette finale muette, qui l'a trop théâtralement naturalisé français, pour que partout ailleurs le gentilice latin retrouve la vigueur romaine qu'il tire de sa racine. Témoins, dans la Russie soviétique, Valèry Brumel, recordman du monde du saut en hauteur avec 2 m 28, et Valèry Borzov, champion Olympique à Munich du 100 et du 200 mètres. En Roumanie *Valeriu* se porte très bien. Mais c'est naturellement en Italie que ce nom se prononce le plus avec l'arrière-goût d'un verbe de santé : autant de garçons baptisés *Valerio* et de filles, *Valeria,* que de familles *Valeri.* Mussolini fut abattu par le partisan Valerie, dans le temps que l'ex-nonce du pape auprès du gouvernement de Vichy, Mgr Valerio Valeri, portait à la fois ce nom sous sa forme de nom de baptême et sous celle du patronyme qui était aussi celui de Paul Valéry -- sauf l'*y* dont se fendaient en France les teneurs d'état civil pour peu qu'une bonne-main les eût mis en train de « belle escripture », ou pour franciser l'orthographe, la famille du poète sétois n'ayant été dans sa Corse d'origine que Valeri ou Valerj.
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Sans doute arrivait-il au nonce de rencontrer dans les allées du parc de Vichy un monsieur muet dont on lui chuchotait qu'héritier des inventeurs d'une source de la station il était aussi l'auteur, très goûté par un petit nombre, de *Barnabooth, Fermina Marquez, Enfantines, Aux couleurs de Rome* etc., d'une œuvre aussi fidèlement domiciliée aux éditions de la *N.r.f.* que celle de l'auteur du *Cimetière marin ;* et il pouvait penser que, dans les lettres françaises Paul Valéry illustrait la forme patronymique de son nom et -- malgré ce qui a été dit plus haut -- ce M. Valery Larbaud, la forme prénominale.
Or il n'en est rien. Le nonce comme le partisan communiste, le félibre provençal comme le poète mallarméen, le sauteur et le sprinter soviétiques comme la championne de France 1979 de gymnastique (Valérie Fiandrino) et sa coéquipière dans l'équipe nationale (Valérie Grandjean), la sylphide abusive du romantisme naissant comme la pouffiasse balzacienne, la lithographie Louis-Philippe comme la « Pretieuse ancienne » des ruelles Louis XIII, le général Valérie André, première femme à deux étoiles de l'armée française, comme Valérie-Anne Giscard d'Estaing et comme les innombrables Valérie de l'état civil d'aujourd'hui, tous et toutes, par leur prénom ou par leur nom de famille, se rattachent à la souche romaine sur laquelle buta Tarquin et dont la sève nourrissait les sens de Messaline.
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Valery Larbaud, lui, né à Vichy en 1881, avait reçu le prénom de son grand-père maternel Valery Bureau des Étivaux, de la même façon, je pense, que Valery Giscard, dit d'Estaing ([^1]), de son grand-père paternel Valery Amable Philippe Giscard, né à Saint-Amand-Tallende (Puy-de-Dôme) le 25 octobre 1862 -- l'un et l'autre, aïeuls fort probablement, parce que pour ces familles de l'Auvergne, du Bourbonnais, du Berry, il y avait du Valery dans l'air, y ayant du saint Valery dans le coin.
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Dans les dernières années du VI^e^ siècle, un jeune pâtre de par là avait appris à lire tout seul, en gardant ses bêtes, à lire et à déchiffrer le psautier. Comme il avait un oncle au monastère d'Autune, aujourd'hui Antoingt, près d'Issoire, il y fut admis dès seize ans. Quelques années après c'est à l'abbaye Saint-Germain d'Auxerre que l'évêque Aunaire le recevait. De là il se rendit, en 594, à Luxeuil avec quelques moines désireux de se joindre aux deux cent vingt religieux que saint Colomban, venu d'Irlande, y avait rassemblés. On le mit au jardin. Le parfum des fleurs s'attachait à lui et, quand il entrait au chapitre, il en embaumait la salle... En 611, quand Thierry II et sa grand-mère Brunehaut chassèrent les moines de Luxeuil, Colomban partit pour l'Italie, où il allait fonder l'abbaye de Bobbio, tandis que, prenant le pas d'un frère, l'ancien pâtre d'Auvergne tirait plus avant vers le nord. Comme il arrivait à Walimago (Gamache), on détachait de la corde un condamné à mort. Il s'étendit en prière et en pleurs sur le corps du supplicié et le ressuscita. Ce miracle le fixa là. Sur un domaine que Clotaire II lui donna il fonda une abbaye, celle de Leuconaüs, à l'embouchure de la Somme, en Vimeu. Cette terre, où il mourut en 619 le 1^er^ avril, jour de sa fête, garda son corps, et son nom -- lequel, latinisé par se biographes en Gualaricus, Gualericus, Walaricus, Walericus, Valaricus, Valericus, puis transcrit en français Gualaric, Gualeric, Walaric, Walleric, Vallaric, Walleri, Wallery, Valeri, Valry, mais plus constamment Valery, comme c'est le cas des toponymes qui conservent sa mémoire -- Saint-Valery-sur-Somme (l'ancien Leuconays), Saint-Valery-en-Caux, Saint-Valery-sur-Bresle (Oise) --, devait être quelque chose comme Walari(c)h, Walerich, Valerich ou Walrich, noms relevés par Fôrstemann (*Altdeutsches Namenbuch*), nom gallo-germanique composé de deux éléments, dont le premier, s'il est germanique, pourrait renvoyer au moyen-haut-allemand *wál* ([^2]), champ de bataille (du Walhalla) ;
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quant au second, c'est le *rîk --* signifiant puissance, domination, d'où le *Reich --* qui d'*Albe-rîk* a abouti au français *Aubry,* de *Teud-rîk* à *Thierry,* de *Frideriko* à l'allemand *Friedrich* et au français *Frédéric,* de *Haim-rîk* à *Heinrich* et à *Henry* (orthographe plus régulière que *Henri*)*,* enfin de *Wal-rîk* à notre Valery -- dont l'*y* est aussi justifié qu'il est abusif pour le patronyme descendant du *Valerius* latin.
Or le frère qu'avait suivi jusqu'en baie de Somme notre Walrîk, autrement dit Valery, se nommait Waldolène, nom où, une fois ôtée la terminaison cajolative *-len* propre à ce VI^e^ siècle, on retrouve le *wald-* cousin germain du *ualé*- latin, racine dudit *Valerius.* Ainsi voyons-nous cheminer côte à côte sous le froc monastique et sur la route mérovingienne un cousin germain par le nom des *Valérie* et des *Valéry* avec le patron des *Valery.*
Valery, selon la remarque de Valery Larbaud à propos de « Prénoms féminins » (dans *Jaune, bleu, blanc*) est « *condamné au célibat à perpétuité* \[...\] *Pour tant de Valéries qu'il y a dans le monde, pas une Valerie* (*sans accent sur l'*e) », tandis que, l'artificiel *Valére* n'étant pas valable, *Valérie,* elle, n'a pas en France de masculin. D'ailleurs, l'aurait-elle, ce serait, plus naturellement que *Valére, Valier,* cavalier paysan de la *Valière* déjà entraperçue, ainsi que l'y invitent les divers Saint-Val(l)ier de France issus du *Valerius* latin. *Valery,* lui, s'il avait sa chacune, ce devrait être une *Valérique,* une *Valrique,* voire une *Valriette,* comme *Frédéric* a *Frédérique* et *Henry Henriette.*
En effet, le pivot de l'évolution des noms qui dérivent du gentilice romain c'est la voyelle accentuée de la deuxième syllabe. Elle a bien pu se mettre au goût de toutes les langues européennes, s'ouvrir, se fermer, se mouiller, elle ne s'amuit jamais : Valèri, Valeriu, Valère, Valière, Valérie, Val(l)lier... Mais dans les noms d'origine gallo-germanique, cette même voyelle n'est qu'un tampon entre les voyelles longues des deux éléments significatifs qui requièrent l'essentiel de l'articulation et entre lesquels il arrive qu'elle soit écrasée. Voilà pourquoi il faut écrire, sans accent ([^3]), Valery Giscard d'Estaing, mais Valérie-Anne, sa fille. *Valérie-Valère* sont aussi improbables parmi les produits de *Walrîk\>Valery* que, parmi ceux de *Valerius, Valeric, Valry, Vaulry ou Vaury.*
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Saint Vaury (19 janvier), ermite dans le Limousin de sainte Valérie ou Valière, éponyme du village de Saint-Vaury dans la Creuse et dont le musée de Guéret conserve la châsse du XVII^e^ siècle ornée de sept plaques en argent repoussé, ne portait pas le nom latin de la céphalophore, mais, celui de saint Valery l'Auvergnat, vénéré en Vimeu, dont il fut (530-620) étrangement contemporain, nom qui, par la grâce d'un ou de plusieurs saints, est à l'origine des villages Saint-Valry et des familles de Saint-Valry.
Deux Saint-Valry s'acquirent quelque mérite au siècle dernier. -- Le principal mérite du premier, Adolphe Souillard (1796-1867) qui prit le pseudonyme de Saint-Valry, fut, étant traditionaliste, de le rester, car l'ami le plus intime de sa jeunesse, Victor Hugo, ne le resta pas. Ils avaient célébré ensemble la naissance du duc de Bordeaux, et chanté les ruines de Montfort l'Amaury, à l'ombre desquelles Victor avait couché, dans la maison du père d'Adolphe, alors qu'il allait à pied de Paris à Dreux pour voir Adèle que les Foucher ne lui reconnaissaient pas encore comme fiancée. Saint-Valry, dit-on, s'éprit d'Adèle ; c'est pour elle qu'il écrivit *Madame de Mably,* dont Sainte-Beuve, qui devait si bien parler de la *Valérie* de Mme de Krüdener, refusa de rendre compte. Cela expliquerait l'éloignement, à partir de 1826, de Saint-Valry et de Victor Hugo, plutôt que l'infidélité de celui-ci aux Bourbons -- infidélité que Saint-Valry devait déplorer en des vers déplorables, sans que dût jamais diminuer son affection admirative et attristée :
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*A Victor le laurier, la gloire est sa patronne*
*La rose au sein d'Anna, jeune fille aux yeux doux.*
Ce sont ses meilleurs vers.
L'autre, Gaston de Saint-Valry (1828-1881), pourrait être proposé comme patron de pensée à la société libérale avancée. Conservateur de progrès, comme on dirait aujourd'hui, il laisse voir un apitoiement impatienté pour les autres conservateurs, accrochés au passé, fermés à l'avenir, auxquels il oppose la nouvelle bourgeoisie dirigeante ouverte aux créateurs qui ont « *cherché la nouveauté, marque d'un véritable sens artistique *»*.*
*-- *La nouveauté ?... Manet ? Van Gogh ? Cézanne ? qui, entourés du mépris public, créent alors dans la résignation ou le désespoir.
-- Non : les audacieux auteurs de ces « *deux minarets sveltes et robustes *» qu'en 1878 on voit s'élever des deux côtés d'un Palais du Trocadéro qu'un demi-siècle plus tard il faudra détruire, dans l'assentiment général, comme la plus évidente horreur dont ait jamais été défiguré Paris.
François Sentein.
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### Le nouveau Balzac de Bardèche
par Georges Laffly
MAURICE BARDÈCHE a passé une bonne partie de sa vie avec Balzac, et cette fois-ci, il ne se contente pas d'étudier l'éducation romanesque du grand homme, ou de proposer une lecture de son œuvre : c'est l'homme et l'œuvre qu'il suit d'un même mouvement, avec une érudition, une connaissance des détails et une capa-cité à les intégrer à une vue d'ensemble qui sont difficilement égalables. C'est la comédie balzacienne restituée, autant qu'il est possible. Et pour résumer cette somme, si l'on ose, disons que l'on en tirera deux traits. Balzac n'est pas ce gros garçon sanguin, farceur et rêveur, un peu vulgaire, qui était parti pour être le Walter Scott français et finit par dresser le tableau du XIX^e^ siècle, encore moins l'habile portraitiste de la femme de trente ans (comme le croyait Sainte-Beuve). C'est d'abord un penseur, qui a une clé pour expliquer l'homme. Les *Études philosophiques* sont l'élément capital de la *Comédie humaine.* La clé, c'est la phrase de Rousseau : « L'homme qui pense est un animal dépravé. » Les passions nous usent comme nous usons nos vêtements. Balzac lui-même sera à la fin victime d'une de ces obsessions, si fréquentes dans son œuvre il subordonnera tout à Mme Hanska. Quant à l'œuvre, on la voit s'élever au hasard des commandes et de l'inspiration.
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Des pans entiers n'ont jamais vu le jour (les *Scènes de la vie militaire* par exemple), d'autres romans sont nés par bourgeonnement -- *Birotteau* appelant en quelque sorte *la Maison Nucingen.* Des perspectives très fortes pour le lecteur ont été créées après coup : *Splendeur et misère des courtisanes* a été écrit (la première partie au moins) avant les *Illusions perdues.* Et partout on trouve les mécanismes du roman noir pratiqué dans les années de jeunesse : d'où tant de mélo, les ascensions et les chutes prodigieuses, les dénouements extraordinaires, qui font de Balzac tout autre chose que le réaliste qu'on a voulu voir.
Tout cela donne un livre passionnant, plein de faits, rectifiant beaucoup d'images fausses, un portrait surprenant et fidèle.
Mais pourquoi lisons-nous des romans ? Au mieux, parce que plus une société se diversifie, plus elle crée des types d'hommes différents, dont nous n'avons pas idée -- ou que nous n'aimerions pas rencontrer -- plus nous avons besoin d'un relais. Le romancier nous fournit ces images que nous serions ennuyés de voir de trop près -- ou que nous ne pouvons espérer rencontrer. Cela donne une grille de références. On peut dire : « le père Goriot », en ayant des chances de faire comprendre ce que l'on veut dire. Bien sûr, nous savons que les personnages de Balzac n'existent que dans ses romans et ne rencontrent jamais ceux de Stendhal -- ou d'Élémir Bourges. On imagine difficilement la coexistence improbable d'un héros de Bernanos et d'un autre de Giraudoux. Cela dit, la réalité est assez vaste et mouvante pour que des *grilles* différentes, sans coïncider, puissent être utilisées en même temps. Et Balzac a une supériorité sur la plupart de ses confrères : l'ampleur de la grille qu'il propose, et, si irréaliste qu'elle soit (je veux bien que ses duchesses soient invraisemblables, et ses demi-soldes inventés), le fait qu'elle demeure valide. Il n'est sans doute pas simple de dire pourquoi. Nous ne rencontrerons sans doute jamais Contenson, mais nous savons qu'il y a des barbouzes. La princesse de Cadignan et Vautrin ont disparu, mais nous leur trouvons des correspondants. Cela tient à l'histoire. Balzac décrit un monde qui se défait, et nous sommes placés à la fin de cette opération, qui a pris deux siècles. Nous voyons s'éteindre la bourgeoisie qui aura triomphé sans créer un ordre (elle n'en voulait pas).
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Nous sommes à une étape inférieure de la spirale descendante, mais nous voyons toujours des phénomènes analogues à ceux que décrit *La Comédie humaine.* Les mécanismes sont plus féroces, l'enjeu est moindre (la France n'est plus une grande puissance), mais les desseins sont comparables. Refus d'un ordre vrai, simulacres d'organisations provisoires qui satisfont à la fois les illusions et les appétits.
Lorsque ce jeu sera terminé, Balzac ne sera plus lu que par les historiens. Malgré l'accélération finale, nous n'en sommes pas là. Un des avantages de Balzac est bien d'avoir été placé à la jointure de deux mondes : il voit dépérir l'ancien, et naître le monde industriel, celui où l'or l'emporte sur le sang, pour reprendre le vieux schéma de Maurras. Et pour en revenir au romancier, il faut noter que la naissance, le milieu, l'éducation, les influences de jeunesse, tout joue chez Balzac contre l'ordre ancien, qu'il mésestime (cela se voit encore dans *Les Chouans*)*,* même s'il est sensible, comme tout le monde à son époque, à ses vanités et à ses prestiges. Peu à peu, il s'élèvera jusqu'à la découverte de la vérité et de la beauté de cet ordre -- même si jamais il n'en acquit une idée complète. Et il est vrai aussi que tout en progressant dans cette compréhension, il continue de sentir avec appétit, avec une grande sympathie, le monde qui s'installe alors, et dont il voit les tares. Sa force de romancier vient de cette divergence. Il est proche du baron du Guénic et de Mlle de Saint-Sygne, mais aussi proche de Grandet et de Lousteau.
C'est cela qui fait à Balzac une position particulière dans le roman français. Il mérite plus qu'aucun autre d'être traité ainsi que le veut Alain : « Je retins premièrement, comme une politesse à l'égard des grands auteurs, cette manière de leur donner toujours raison. » Et je suis surpris quand je vois que l'on distingue entre ses romans. Pour Maurice Bardèche, *le Médecin de campagne* n'est qu'une affiche électorale, *La Vieille fille* une pochade, *les Employés* un roman manqué, etc. Il aime au contraire *Honorine* et les *Mémoires de deux jeunes mariés.* Et il s'en explique. Il avance gravement que les travaux des balzaciens, depuis une trentaine d'années, nous ont éclairés sur ces romans. Nous en connaissons les sources. *Un début dans la vie,* par exemple, est né d'un conte de Laure de Surville.
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Ce point de vue historique est, disons-le, futile. Peut-on penser sérieusement qu'il y a cinquante ans -- avant les travaux récents des balzaciens -- personne ne lisait vraiment Balzac ? Il y a aussi toute une école de critiques pour prétendre qu'avant la psychanalyse, ou le marxisme, on ne lisait pas vraiment Racine, ou Poe. On a entendu M. Barberis (balzacien, universitaire éminent, et marxiste) dire à la télévision : il n'y a pas de Balzac, il y a des lectures de Balzac. (Il sous-entendait évidemment : la mienne est la meilleure, et même la seule bonne.)
Cela me fait hausser les épaules. Il est probable que (si l'on peut comparer dans ce domaine) le meilleur lecteur qu'ait jamais eu Balzac fut Alain, qui n'était ni marxiste, ni psychanalyste (on le lui fait bien sentir). Maurice Bardèche, lui, ne se soucie pas de ces œillères. Il étudie les romans de Balzac dans leur gestation, leurs naissances difficiles, il voit leurs sources, il évalue la part d'autobiographie qui peut s'y trouver. Étude patiente, complète autant qu'il est possible, mais Bardèche lui-même souligne que bien des modèles possibles, bien des éléments restent inconnus. Cela me fera peut-être pardonner, si j'avoue que je trouve ces recherches un peu vaines. Par exemple, *Albert Savarus* est une sorte de plaidoyer adressé à Mme Hanska. On y voit un homme solitaire, qui s'enfouit dans les travaux pour mériter celle qu'il aime. Savarus, c'est Balzac. Mais ce qui émerge de ce roman, c'est l'étonnante figure de Rose de Watteville, jeune, cruelle, passionnée, un personnage bien plus neuf que Lamiel, à mon sens.
Pour résumer, il me semble que l'esprit historique échoue : les sources, les influences, les modèles, les allusions n'expliquent rien. Et tout le bataillon des balzaciens, -- y compris les balzaciens des trente dernières années, -- n'arrive pas, malgré tant de travaux, à saisir le secret de l'œuvre. Et ne nous fait pas croire vraiment que, de ce secret, l'auteur est dépossédé. Cela vaut aussi pour l'interprétation historique de *la Comédie humaine.* Bardèche évoque peu « l'Avant-propos » de 1842, où Balzac affirme : « J'écris à la lumière de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie. » Cela lui paraît peut-être une déclaration *électorale.* Je me demande ce que nous gagnons vraiment à « saisir » l'œuvre selon l'histoire qui se fit ensuite, et selon une formule électorale marxiste.
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C'est le bon ton, aujourd'hui. Il faut être rebelle au bon ton, dans les basses époques. Sur ce terrain, M. Bardèche fait grand cas d'une phrase balzacienne (dans le *Traité de la démarche*) : « Il me fut prouvé que l'homme occupé à scier du marbre n'était pas bête de naissance, mais bête parce qu'il sciait du marbre. » Il la trouve très marxiste, et il trouve aussi marxiste l'ensemble des *Illusions perdues :* le journalisme dépendant de l'or. *L'avenir de l'intelligence,* livre utile, lui donnerait une clé plus complète, je crois. La phrase sur le scieur de marbre est plus ingénieuse que vraie. Ce travail n'est pas le seul qui abêtisse. La recherche universitaire peut produire le même résultat, et nous connaissons tous des intellectuels qui scient la réalité selon le système admis.
Le mot histoire a divers sens. Un de ses plus anciens est : connaissance du passé. Autre défaillance de ma part, je n'arrive pas à comprendre pourquoi Bardèche évoque le système des « castes » de l'ancienne France. C'est cela, dit-il, qu'admirait Balzac, l'impossibilité de sortir du rang où l'on avait été placé. Comme si toute l'histoire de France, de Suger, né serf, à Colbert, né marchand, ne s'inscrivait pas en faux contre ces « castes ». Pour ma part, je relis *Jeannot et Colin,* joli conte de Voltaire, qui nous instruit et sur la fabrication des nobles (de façon abusive, qui explique bien des rancœurs révolutionnaires) et sur les nouveautés pédagogiques. Détour, mais qui en vaut la peine.
Dans cette entreprise d'explication de Balzac, Bardèche donne avec raison -- il n'est pas le premier -- une place capitale aux *Études philosophiques.* Il s'aventure peut-être un peu quand il trouve qu'une clé de *la Comédie humaine* est dans la phrase de Rousseau : « L'homme qui pense est un animal dépravé. » Que Balzac prenne cette phrase à son compte, sans doute. Il me paraît seulement difficile qu'il se place dans une perspective rousseauiste : il n'en tire ni mélancolie, ni misanthropie, ni goût de la révolution. Il raisonne avec ce qu'il a sous la main : Rousseau est partout. Mais si la phrase citée devient pour lui, Balzac, une sorte de définition d'un *péché originel,* on ne voit pas comment il voudrait l'abolir. Elle est aussi le centre et le moteur de son univers (ce qui n'est absolument pas le cas chez Rousseau). La pensée use, et finit par tuer, mais qui voit des héros balzaciens refuser ce vertige, rêver d'être Suisse et nourri de laitage ?
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C'est Bardèche lui-même qui cite ce passage des *Martyrs ignorés :* « La pensée est plus puissante que ne l'est le corps, elle le mange, l'absorbe et le détruit ; la pensée est le plus violent de tous les agents de destruction ; elle est le véritable ange exterminateur de l'humanité, qu'elle tue et vivifie, car elle vivifie et tue... »
Toute la *Comédie humaine* raconte comment la pensée (c'est-à-dire, ici, les passions également) *tue* et *vivifie* Valentin, Goriot, Vautrin, Rémonencq, Mme de Mortsauf, et tous les autres, ils sont vivifiés avant d'être tués. Pas d'autre ambition possible que de se consumer ainsi. Rousseau et sa pensée sont détournés, retournés, par une impulsion violemment contraire.
Voilà autant de questions que le livre de Maurice Bardèche donne envie de poser. C'est dire son intérêt qui est grand.
Georges Laffly.
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### Supplément à *L'Orme du mail*
par André Guès
*L'Orme du mail,* paru en 1897, est le premier des quatre romans qui composent l'*Histoire contemporaine* d'Anatole France, œuvre qu'Émile Faguet appelait « un pamphlet formidable présenté avec un sourire enchanteur ». Récits et dialogues y composent un tableau intellectuel et politique de la société française à la fin du XIX^e^ siècle dans une petite ville de province ; on y voit disserter contradictoirement, entre autres, un prêtre traditionnel et monarchiste, comme l'abbé Lantaigne, et un universitaire laïque et républicain comme Monsieur Bergeret. -- Charles Maurras et l'Action française ont souvent puisé formules et arguments dans cet ouvrage d'Anatole France. (Note d'ITINÉRAIRES.)
M. BERGERET, maître de conférences à la Faculté des lettres, était assis en sa place accoutumée sur un banc de pierre. Il laissait son regard errer sur les vertes prairies qui, du Mail, descendaient mollement, dans une brume fine, jusqu'aux peupliers qui bordaient la rivière, et il songeait avec tristesse à son *Virgilius nauticus* qui, pour une rétribution médiocre, à contrecœur consentie par un éditeur cupide, lui demandait des soins infinis. « Je suis moins payé que ma servante qui ne sait qu'attacher les casseroles, boucaner les viandes, instaurer son désordre dans mon cabinet, ébrécher les assiettes et me servir des radis creux comme des urnes. Mais est-il sage d'estimer mon travail meilleur que le sien en ce qu'il atteint mieux son but ? Moi, Lucien Bergeret, homme de la terre et du XX^e^ siècle, qui n'ai vu la mer qu'une fois à Villers, je prétends analyser le jargon de métier le plus ésotérique qui soit aux non-initiés, et chez un écrivain d'il y a deux mille ans, poète de surcroît, comme si la précision technique était le fait habituel de la poésie. Je n'y connais rien, encore que je m'aide de l'excellent *Glossaire nautique* de Jal.
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Je fais de ce poète un capitaine au long cours ainsi que M. Victor Bérard fit d'Homère au prix de fortes bévues dont il tira de nombreuses conséquences en chronologie, archéologie, philologie, sociologie, géographie et diverses autres sciences ainsi établies sur un contresens qui en tient la qualité de fondamental... »
Un prêtre de haute taille et de vaste corpulence, grave, très simple, le regard en dedans, interrompit les amères pensées de M. Bergeret. C'était l'abbé Lantaigne auquel le cardinal-archevêque venait d'ôter son emploi de supérieur du grand séminaire pour cause de traditionalisme dans son enseignement. Les deux hommes, qui s'estimaient beaucoup, ne s'entendaient sur rien. Ils commencèrent par s'accabler de compliments sincères et éloquents, puis M. Lantaigne s'assit près du maître de conférences, sans hâte, avec cette dignité sacerdotale qui ne le quittait jamais et qui était pour lui la simplicité même.
\*\*\*
« J'ai tout à l'heure participé aux obsèques de la veuve Houssieu, dit M. Bergeret, et quand je m'examine, je vois que j'y fus conduit par une malsaine curiosité qui tient aux circonstances de sa mort survenue par le fait d'un jeune voyou, son amant, plus que par un sentiment quelconque à l'endroit de cette vieillarde décrépite qui, durant qu'elle vivait, m'était à peine plus qu'existante, et maintenant qu'elle est morte existe pour moi davantage.
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J'en fus obligé de défiler par la ville sous les yeux du peuple rassemblé par la même curiosité, aux côtés du docteur Fornerol qui débitait ses habituels paradoxes sur la santé et la maladie, la vie et la mort, mêlés de détails scatologiques sur l'exercice de son métier.
« Je n'ai point de religion mais je suis théologien et accoutumé par courtoisie, quand j'assiste à une cérémonie religieuse, à m'y associer dans la mesure de mon esprit irréligieux par la méditation de quelque bon ouvrage de théologie. Celle-là fut gênée par le discours du docteur Fornerol, mais je n'osai changer de place tant par timidité que pour la politesse que je lui dois. Pourtant, M. l'abbé, le dernier livre du Père Congar mérite qu'on s'y arrête comme à celui d'un expert au concile. »
-- « Le seul mérite que je reconnais à cet ouvrage, dit M. Lantaigne, est sa brièveté, et cette minceur est en même temps le symbole de sa platitude intellectuelle. Vous me la baillez belle en parlant de théologie à propos de ce moine qui ne connaît rien à rien et singulièrement à cette science des sciences dont il écrit néanmoins, ou plutôt dont il prétend écrire. Cela se voit dans le détail des propositions autant que dans la thèse générale et un traité de mille pages in-quarto ne suffirait pas à le dire car il est autrement long de réfuter les erreurs que de les proférer la vérité est subtile et l'erreur est simpliste.
« M. Congar est un autre Lucius et fut changé en âne par un avatar dont il n'est point conscient, advenu à l'instant qu'il a abandonné la théologie thomiste, gloire de son ordre, en même temps que son habit, les deux trahisons vont ensemble, à ce point mélangées qu'on ne sait démêler quelle est cause et quelle est effet. M. Congar est un ignorant et conséquemment un cuistre, à la manière de M. l'abbé Oraison qui appelle Jésus Ieschouah, ce qui n'ajoute rien à son propos mais donne à penser qu'il pratique les langues sémitiques.
« En histoire, M. Congar fait appel, contre l'abbé Barruel, au témoignage du baron d'Eckstein. Tant vaut le témoin, tant le témoignage et celui-là est de nulle valeur. Deckstein, en un seul mot, était faux baron et vrai teuton, faux ultra et vrai libéral. Au fait qu'il s'est lui-même pourvu d'un faux titre de noblesse, je soupçonne même en lui le démocrate car les gens de cette opinion ont la rage de s'anoblir.
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Il fourmilla d'idées brumeuses qu'il avait importées des Allemagnes et qui furent celles du Correspondant. Mal converti du luthérianisme, il n'eut pas l'ardeur du néophyte. Coiffé du bonnet d'âne qu'on prend maintenant pour celui du docteur, il fut sans doute lié à la Charbonnerie. J'achèverai son portrait en disant sa jobardise avec sa lâcheté : certain 1^er^ avril, des plaisantins le persuadèrent que sa vie était en danger du fait des sectes en raison de l'influence qu'elles lui reconnaissaient sur la jeunesse et l'on eut peine à le retenir de passer en Suisse à l'instant. On le croyait ultra et nul ne parlait donc de lui quand, il y a quelques années, en s'appuyant sur un document unique, à vrai dire fort mince et qu'il faut solliciter, on découvrit en lui le père du catholicisme libéral, paternité dont le triste honneur revient à un prêtre jacobin et concubinaire, l'abbé Fauchet, dans son oraison funèbre prononcée en l'église Saint-Paul pour les morts du Quatorze-Juillet. Elle lui valut la popularité, les honneurs officiels, l'épiscopat constitutionnel et un siège à la Convention, après quoi il fut guillotiné. Au surplus il était un peu fou, c'est un illustre précédent. Je vous mettrai à même, Monsieur, de mesurer la sottise qu'il faut pour utiliser Deckstein contre Barruel qui a défini le rôle de la Maçonnerie dans la Révolution, en vous disant que c'est comme mettre les philosophies de Sénèque, de Cicéron et de Montaigne, qui ne sont que de pitoyables arts de vivre, en balance avec celles d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin. C'est pourtant ce que fait M. Congar qui cite Deckstein contre Barruel.
« Or, à la lecture de celui-ci, on ne peut pas ne pas penser à la crise actuelle que l'Église s'inflige à elle-même, si bien qu'il est à croire que les arrière-neveux des comploteurs dont il dénonça le travail dans la Révolution, ont eu, tout juste deux cents ans plus tard, accès aux postes d'influence au Vatican et dans les évêchés. Telle est la conclusion que j'ai tirée d'une soigneuse lecture que j'en ai faite la plume à la main. »
M. Lantaigne soupira et reprit : « M. Congar use contre le *parvulux grex* que nous sommes de l'argument dérisoire qu'est le Nombre : vous n'êtes qu'une poignée contre la foule des Pères conciliaires, des évêques et des prêtres du monde entier, donc vous avez tort.
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C'est une époque des basses eaux de l'intelligence que la nôtre, où un religieux prêche cette conception imbécile, née d'eunuques par l'esprit, que le Nombre désigne la Vérité entre plusieurs opinions ou même crée le Vrai. La simple connaissance du catéchisme suffisait jadis à protéger les clercs de semblables sottises, mais ils ne savent même plus le catéchisme. L'avant-dernier pape le constatait déjà des évêques français, et son erreur est d'avoir convoqué un concile d'ignorants. Pour échapper au reproche de ne pas le savoir, les clercs ont d'ailleurs supprimé depuis lors le catéchisme.
« Vous êtes démocrate, M. Bergeret, et vous croyez au Nombre, comme M. Congar, contre des esprits aussi divers que Pythagore, La Bruyère, Chamfort, du Bellay, Érasme, Roger Bacon, Descartes, Fontenelle, Bossuet, Diderot, Lamartine, Lyautey, Gandhi, Goethe, Joubert, Kierkegaard, Augustin Cochin, Guénon, Lincoln, contre le Talmud et même l'Évangile : « *Tunc discipuli omnes fugerunt. *» Certains se sont même haussés jusqu'à cette constatation qui est comme statistique, que plus une idée rallie de suffrages, moins il y a de chances qu'elle soit vraie. L'expérience antique et la sagesse chrétienne se rejoignent pour dire d'une même voix : *Genus humanum vivit paucis.*
« *Sub specie veritatis,* la doctrine du Nombre est comme nulle et la démocratie ne se peut aucunement concevoir comme philosophie, mais seulement, encore que sous réserves, comme un moyen pratique de désigner les tenants du pouvoir politique, au même titre que l'hérédité, la fortune, l'âge, les diplômes universitaires ou la permutation circulaire. *Sub specie aeternitatis,* parce qu'elle ne se connaît pas de loi supérieure, elle est absolue et conséquemment idolâtre par l'adoration qu'elle a d'elle-même.
« Mais mes confrères n'ont plus le même mode de penser que moi, non seulement dans les hautes spéculations théologiques, mais déjà dans les raisonnements les plus terre-à-terre. Ainsi le jésuite Riquet écrit que l'occupation par les traditionalistes de Saint-Nicolas du Chardonnet pour cause de détérioration de la liturgie ne se soutient pas car les paroissiens de Saint-Nicolas avaient de très belles cérémonies à Saint-Séverin. Il dit aussi que la liturgie ancienne règne encore en France, conservée dans certains monastères.
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De même dirait-il que les nobles à la rose circulent de nos jours, dont notre musée garde quelques beaux exemplaires de première frappe. Mes confrères les plus en vue et moi-même ne raisonnons plus de même, nos esprits ne se peuvent plus rencontrer, nous n'avons plus la même religion, en sorte que je me sens plus près de vous, qui n'en avez pas. »
L'abbé se tut et soupira. Mais M. Bergeret n'écoutait plus, s'il entendait encore : il suivait d'un œil concupiscent la démarche ondulante, la taille souple et les reins agiles de Mme de Gromance qui passait sur le Mail, songeant qu'elle se rendait sans doute à ses amours dont il conçut aussitôt des imaginations précises et cruelles. Il fut rappelé sur terre au même instant par la disparition de la dame au tournant de l'allée et le silence de l'abbé dont les dernières paroles sonnaient encore à ses oreilles. Il rentra aisément dans la conversation : « A ce propos, M. l'abbé, je viens de lire le *Journal* de M. Julien Green. Il est d'accord avec M. Fesquet pour dire que l'Église se protestantise et en est aussi affligé que l'autre s'en réjouit. Qu'en pensez-vous, M. l'abbé ? »
-- « Pour le coup, le témoin est bon, je parle de l'écrivain et non du journaliste, qui fut converti dans sa jeunesse par la lecture d'un traité de bonne doctrine, le même sans doute qui avait converti son père sous les chemises de qui il l'avait découvert dans un tiroir. L'expérience de M. Julien Green soufflette l'Église postconciliaire : il dit que maintenant il demeurerait dans la Réforme, car pourquoi quitter une religion pour l'autre quand elles ne se distinguent plus que par leur nom ?
« De ce fait est une preuve évidente dans la nouvelle liturgie de la messe. Dans l'ancienne, le prêtre, aussitôt dites les paroles nécessaires à la transsubstantiation, faisait le geste d'adoration adéquat, la génuflexion. Il la fait maintenant après l'élévation, c'est-à-dire quand il a obtenu le consensus jugé nécessaire à l'acquisition du fait : cette théologie est luthérienne. Ainsi le saint sacrifice de la messe est détruit en qui se concentre toute l'économie du salut. M. Georges Hourdin, dont la production imprimée est aussi lourde par le poids que légère par la pensée, conseille en la matière de consulter l'évêque Berkeley qui était un olibrius et dont l'ontologie est luthérienne, c'est-à-dire proprement inexistante, où le symbole, je dis le symbole pour ne pas affadir le sens catholique du mot de Présence, est lié à la réunion de l'assemblée et disparaît avec elle. Quand elle s'est séparée, on peut jeter les restes de pain aux chiens. Sommes-nous de la sorte au plus bas ? Dieu le sait ! »
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-- « M. l'abbé, vous allez bientôt, dit M. Bergeret, pécher contre l'espérance en même temps que contre la foi en la promesse que les puissances infernales ne prévaudront jamais contre l'Église. »
-- « Non pas, dit M. Lantaigne avec vivacité, non pas, des faits très généraux me font au contraire concevoir une vive espérance. J'avoue qu'il y a quelques mois encore ma vue, je dis ma vue humaine des choses, était autre, que voici. Contre l'opinion de M. de Tocqueville qui n'était qu'un plat libéral, je vois que la Révolution a eu une cause profonde qu'ignore l'histoire ficelée en Sorbonne, et qui est l'état, déplorable par la doctrine et par les mœurs, de l'Église gallicane. En ces temps calamiteux, elle cessa donc d'entretenir contre la Révolution le barrage que l'Église Universelle avait dressé au concile de Trente. Singulièrement, il lui manqua la Compagnie de Jésus, dissoute par un pontife pusillanime, dont l'ultramontanisme était outrancier, mais dont la puissante organisation était capable de s'opposer victorieusement à l'entreprise antimonarchique en même temps qu'antireligieuse des sectes si bien analysée par l'abbé Barruel. La Révolution en fut rendue possible.
« Comparant notre époque à celle-là dans leurs traits les plus généraux, je vis que la Révolution était inévitable, l'Église ayant non pas cessé de lui opposer son barrage, mais s'étant mise à son service dans la Hiérarchie, ses bureaux, commissions, secrétariats épiscopaux, ordres religieux et mouvements mandatés. A vue humaine donc, une nouvelle révolution était assurée, auprès de qui la première, qui fit tant de martyrs, ne serait qu'une chaleur passagère d'énervement. Ce raisonnement péchait par sa comparaison implicite entre l'Église d'alors et celle d'aujourd'hui dans leur influence sur le peuple. Alors un évêque, fût-il non résident et pécheur public, avait prestige et autorité. Aujourd'hui un évêque n'est plus rien, il est sans audience ou, tout au moins, n'en a plus qu'auprès des journalistes qu'il flatte. S'il est malheureusement impuissant pour le bien, il l'est heureusement aussi pour le mal, et le renfort qu'il porte à la Révolution est nul.
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« Nos évêques connaissent leur impuissance. Il y a quelques lustres, je ne sais quel éphémère cabinet de je ne sais laquelle parmi nos éphémères Républiques avait conçu secrètement je ne sais quel projet contre les écoles catholiques. Il n'y a pas de secret en démocratie et l'épiscopat le sut. Les évêques les plus intéressés, ceux de l'ouest, se réunirent et firent savoir au gouvernement que s'il persistait dans son projet, ils donneraient l'ordre à leurs ouailles de retirer leur argent de la caisse d'épargne, et cette menace au crédit de l'État suffit parce qu'on savait qu'ils seraient obéis : c'étaient là des évêques.
« Les nôtres ont eu ces dernières années quatre graves occasions de se manifester contre d'exécrables événements : le laxisme de la société a permis l'explosion de la pornographie, la libéralisation du divorce, l'introduction dans la législation des procédés anticonceptionnels et de l'avortement. Je leur fais la grâce de croire qu'ils déplorent ces abominations, encore que je n'en sois pas sûr quand je sais des évêques qui couvrent des prêtres concubinaires, des prêtres homosexuels proclamés tels au titre sacrilège d'aumôniers de leurs compagnons de vice, et d'autres qui prostituent le sacrement du mariage en en bénissant le simulacre entre divorcés ou concubins. Et je crois que s'ils n'ont rien fait dans ces quatre circonstances, ni en corps, ni aucun dans son diocèse, c'est parce qu'ils savaient bien, tous ensemble et chacun, qu'ils ne seraient pas obéis et que leur entreprise tomberait dans le ridicule en dénonçant leur impuissance. A force de compromis avec le mal et de compromissions avec les partis révolutionnaires, de laxisme doctrinal et disciplinaire, d'ouverture au monde, d'aggiornamento, de prévarications même financières, de refus d'enseigner la doctrine, de contorsions intellectuelles pour ménager le blanc et le noir, et plutôt le noir que le blanc, ils ont perdu toute autorité morale, et savoir qu'ils l'ont perdue est leur châtiment dès ici-bas. M. Bergeret, je vous le dis avec tristesse, nous n'avons plus d'évêques. *Hora et potestas tenebrarum.*
« Mais la manière dont la Providence en use avec les hommes pour faire naître leur bien du mal qu'ils se font, fût-ce du plus cruel, me permet de vous l'assurer avec joie : les séminaires et les scolasticats se vident et l'on peut dater l'époque où il ne restera plus que quelques prêtres âgés nomadisant jour après jour dans un désert spirituel auprès d'associations laïques n'ayant d'activités que sociales et politiques, les couvents se dépeuplent, le peu qui habite couvents, séminaires et scolasticats les rend indignes de ces noms, la Hiérarchie, comme je vous l'ai fait voir, s'est effondrée, le vide est fait ainsi pour donner place au renouveau de l'Église qui partira, quand il plaira à Dieu, de ces petits groupes de spiritualité qui, renouvelant le temps des catacombes, se créent incessamment autour des prêtres traditionalistes. J'en ai la certitude humaine et l'invincible espérance surnaturelle. »
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M. BERGERET. -- Je vous entends, Monsieur l'abbé, mais je ne vous suis pas. Dans ce que vous appelez les compromissions des évêques et que vous blâmez de toute votre éloquence persuasive, je vois une politique inspirée par le souci pastoral de s'adapter sans cesse à un monde changeant, et changeant de plus en plus vite conformément à la loi d'accélération de l'histoire mise en lumière par M. Halévy. La souplesse, aussi appelée adaptation, et que les Anglais, je crois, nomment flexibilité, est un des principes de la guerre. En fait, ces principes sont ceux de toutes les actions humaines que l'on veut heureuses et fertiles en résultats. Je serais donc plutôt tenté de féliciter les évêques d'en inspirer leurs activités pastorales.
M. LANTAIGNE. -- Et qu'ont donc à voir, Monsieur, les règles que les hommes appliquent à leurs misérables et vaines activités de trublions impuissants pour le bien, sans la grâce, avec le plan de Dieu que Sa Providence applique continûment à l'humanité qui met tout son médiocre génie à le contrarier avec constance ? Dans une œuvre abondante qui n'est que sacrilèges, M. Renan a écrit qu'aucun des principes de la guerre ne se trouve dans les Béatitudes. Il lui a manqué toutefois de se hausser à concevoir que si les Béatitudes n'ont rien d'une philosophie humaine de l'action, il faut qu'elles soient d'une divine Personne. Mais M. Renan n'était qu'un drôle, aussi est-ce d'un gros rire qu'il a accompagné sa juste observation. Bien plus, je dis que si d'aventure il se trouvait quelque principe des actions humaines dans les Béatitudes, il n'y figurerait que changé de sens et de nature comme animé par le surnaturel dont elles émanent exclusivement, et non point par je ne sais quel souci d'efficacité appuyé par l'histoire ou la statistique.
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« Il y a du changement. Lent ou prompt, il n'importe que peu devant le fait. Mais l'école philosophique qui a proféré cette sottise que tout change a été incapable, étant païenne, de voir ce qui ne change pas sous ce qui change, parce que la continuité implique la durée et que la durée est un attribut d'un Dieu que les Anciens ne concevaient pas, quelque pieux qu'ils fussent. Le premier, Aristote l'a confusément senti, en quoi il fut le lointain précurseur de saint Thomas qui a définitivement dit le vrai en cette matière avant que l'Occident ne retombe dans l'ornière avec la philosophie allemande du changement.
« L'Écriture nous enseigne que Dieu créa l'homme à son image et à sa ressemblance et ce fait est gros de développements théologiques très éclairants. L'image s'est ternie, la ressemblance s'est brouillée depuis la chute, mais il en demeure quelque chose qui est la durée. Il demeure la nature humaine à laquelle s'est appliquée la Rédemption et si cette nature changeait, il faudrait une nouvelle Incarnation, suivie d'une Révélation adaptée et d'un autre Rachat. Je rougis de l'obligation où je suis de suggérer ces obscénités pour montrer dans ses conséquences l'inanité d'une prémisse absurde qu'enseigne présentement M. l'évêque de Metz.
« Que si ce raisonnement vous échappait, Monsieur, comme faisant appel à un surnaturel auquel je déplore que vous demeuriez aveugle, il me resterait à m'étonner qu'un homme versé dans les lettres anciennes n'y constate pas la pérennité de la nature humaine. Vous êtes attaché à Virgile par un travail dont la puérilité m'afflige en considération de la hauteur à laquelle votre esprit peut s'élever, mais chemin faisant vous ne laissez pas d'y découvrir la nature humaine semblable à elle-même et cette pérennité fait précisément que vous pouvez comprendre un poète d'il y a deux mille ans. Cette idée sous-tend d'un bout à l'autre l'excellent ouvrage de Théodore Haecker, *Virgile père de l'Occident,* que vous n'ignorez pas. Je ne lui fais qu'un reproche, celui d'avoir porté sur un autre plan, où elle s'embrume de pensée allemande, la prophétie virgilienne de la naissance du Christ. »
M. BERGERET. -- Eh quoi, M. l'abbé, après les travaux de M. Jérôme Carcopino, vous ajoutez encore foi à cette vue médiévale que la 4^e^ Églogue est, comme on disait alors, messianique ? Mais nous voilà loin de notre sujet.
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M. LANTAIGNE. -- Nous y sommes en plein, Monsieur. M. Carcopino est un trop savant homme dont la pitoyable érudition m'a convaincu du contraire de ce qu'elle prétend établir. Les arbres de la science lui ont caché la forêt de la plus haute théologie. Le détail historique, circonstanciel et mesquin, qui y foisonne, est en démesure avec l'ampleur cosmique du changement annoncé, on dirait aujourd'hui la mutation, et c'en sera une, la théologie l'atteste et l'Église la disait à chaque messe : « *Deus qui humanae substantiae dignitatem mirabilius reformasti *» à l'effet que les hommes deviennent « *divinitatis consortes *». Toute l'Église le répétait à chaque messe de chaque prêtre avec ce texte formidable, maintenant châtré dans une liturgie débile, fruit, pourri sur l'arbre, d'une théologie évanescente. Ouverte au monde, l'Église en a adopté la langue où l'inflation verbale diminue la force des mots comme l'inflation monétaire la valeur des billets. Elle appelle mutation n'importe quel changement qui ne relève le plus souvent que d'une mode passagère, et dans le même temps elle supprime de sa liturgie séculaire la référence à une mutation véritable de l'humanité. Ouverte au monde, l'Église a été pénétrée par le Prince de ce monde, qui est aussi celui du mensonge. Je vis douloureusement dans une Église d'imposture.
« Je vous sais gré, Monsieur, quand vous parlez de changement, de ne pas dire ce mot de mutation dont le fait qu'il est à la mode, dans toutes les bouches et mis sur tous objets suffirait seul à dénoncer la fausseté. Il est vrai que vous êtes assez philosophe pour vous distinguer de nos évêques qui ne le sont pas et n'ont que ce mot à la bouche. Je le sais de toute certitude, Monsieur, et vous le dis avec toute la force que je puis mettre dans une affirmation : l'humanité ne connaît que trois mutations. Deux sont accomplies, la Chute et la Rédemption, dont rendait compte dans un raccourci admirable cette prière de l'Offertoire que je vous rappelais à l'instant. Il reste à accomplir la troisième, aussi certaine que les deux autres : *et expecto resurrectionem mortuorum et vitam venturi saeculi.* Le reste n'est que vaines paroles épiscopales. »
\*\*\*
47:244
Les ormes du Mail commençaient à verser leur ombre sur l'orient. Un souffle frais, venu d'un lointain orage, passa dans les feuilles. M. Bergeret répondit sur le ton le plus affable : « Monsieur l'abbé, croyez bien que je m'afflige avec vous, parce que je vous estime et vous ai en amitié, de la sanction qui vous a été infligée en toute injustice. J'y compatis d'autant plus que je la comprends, étant moi-même victime de la haine vigilante de M. le doyen Torquet qui m'oblige à enseigner dans une cave humide et noire où j'abîme ma vue et ruine ma santé. Mais l'ostracisme de votre archevêque est plus compréhensible que celui de mon doyen car je n'enseigne rien contre la République, tandis que si votre enseignement au séminaire reflétait ce que vous venez de me dire, Monsieur l'abbé, vous ne devez pas vous étonner d'avoir la douleur de ne plus verser votre haute science à de jeunes lévites et qu'elle demeure inemployée.
« Votre théologie est inattaquable et vous fûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont la majestueuse hypocrisie cachait mal l'impossibilité de vous accabler d'un jugement établi sur des attendus irréfragables. Il est vrai que votre juge était intéressé à votre perte, puisque votre enseignement le tirait à bas de son siège. Il est vrai que votre abaissement était décidé d'avance dans ses conseils. Vous avez raison contre le concile, le pape et toute la hiérarchie, c'est beaucoup pour un seul homme. On a toujours tort d'avoir raison contre l'Autorité, et elle se fût condamnée elle-même en vous laissant subsister. Vous êtes victime de la raison d'État, ce qui est extrêmement honorable.
« Mais je ne vous suis pas très bien, Monsieur l'abbé. Vous êtes pour l'autorité, tant en politique qu'en religion. Vous êtes monarchiste et ultramontain. Et vous êtes entré en rébellion contre l'autorité, tout en vous scandalisant qu'elle vous ait sanctionné par la personne de Son Éminence. »
Ainsi parla M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres. M. l'abbé Lantaigne se leva, tira de sa poche son mouchoir bleu à carreaux, le passa sur ses lèvres, le remit dans sa poche, assura son bréviaire sous son bras et dit : « Son Éminence, si elle pouvait s'élever au-dessus d'elle-même, s'étonnerait d'être évêque. Son Éminence observe, en théologie du moins, la pauvreté évangélique.
48:244
Cet homme ne dit jamais la vérité, hors sur les degrés de l'autel où, prenant l'Hostie Sainte dans ses mains, il prononce ces paroles : Seigneur, je ne suis pas digne. »
Au moment où la dernière phrase cinglait l'air sous les quinconces, une silhouette ventrue passa devant le banc. « Parlez plus bas, Monsieur l'abbé, dit le maître de conférences : M. l'abbé Guitrel vous entend. » M. Lantaigne sourit, contre sa coutume, assura de nouveau son bréviaire sous son bras, salua M. Bergeret et s'éloigna d'un pas droit, ferme et lourd.
Quelques jours plus tard, l'archevêque le suspendait *a divinis*.
P. c. c. : André Guès.
49:244
### La découverte de l'autre
*suite*
par Gustave Corçâo
#### Il s'appelait Edmond
L'histoire que je vais conter est insignifiante ; elle ne mérite même pas le nom d'histoire, car il lui manque à la fois le début et la fin. Cependant, comme j'ai besoin du témoignage d'Edmond, il m'est indispensable ici de faire les présentations. ([^4])
Cet Edmond était un compagnon assidu de nos nuits blanches aux temps des cogitations socialistes ; mais c'était le dernier, le moindre d'entre nous. Il était entré docilement dans le cercle, sans que personne puisse dire vraiment d'où il venait.
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La première fois que je l'ai vu, c'était je crois dans un café ; il sera revenu ensuite pour s'amuser, et finit par s'intégrer au groupe sous l'effet de l'habitude. Sa principale fonction, chez nous, consistait à rire quand nous étions en verve et à hocher du chef quand nous avions raison. Il s'y prêtait d'ailleurs volontiers. Parfois, dans le feu des discussions, profitant du bref silence où s'allumaient nos cigarettes, il tentait d'exprimer quelque chose de son cru ; mais quand nous le dévisagions alors, la cigarette au bec et l'œil impatient, Edmond rougissait, bafouillait qu'il n'avait rien de bon à dire, et se replongeait dans son rôle de rire et d'approuver. C'était le dernier de la bande, le moindre d'entre nous.
Une fois ou l'autre nous chargions Edmond d'une mission facile, et lui posions la main sur l'épaule. Cela le remplissait de fierté. Sur son visage de douce fouine, brillait une splendeur composée de nos restes. C'était un pauvre. Si cette histoire s'était passée en Russie, vers 1905 ou 1917, c'est ce compagnon-là, l'Edmond, qui eût porté la bombe serrée sur sa poitrine pour se précipiter avec elle sous les roues du tyran. Dans nos réunions inoffensives, il se contentait de porter les messages et d'offrir des cigarettes à la ronde. J'ignore quelle fut la fin de l'histoire d'Edmond. Peut-être est-il exilé ; peut-être mort. Il aura poussé un peu loin, qui sait, le goût de servir.
Or, une nuit, tandis que l'un d'entre nous soutenait par quelque argument nouveau l'origine matriarcale de la famille, j'ai remarqué une alliance d'homme marié qui flottait sur la maigreur osseuse de son doigt. Je me suis dit aussitôt qu'il devait être très ennuyeux de vivre indissolublement avec l'Edmond. Je l'imaginai chez lui ; devinai, près de lui, cette femme dont nous n'avions jamais la moindre nouvelle, parce que cela ne se faisait pas chez nous, révolutionnaires antibourgeois, mâles solaires, de demander quoi que ce soit sur les personnes de la famille. Après, je lui inventai un fils, et le tableau fut complet.
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L'Edmond devait habiter par là, du côté de l'Encantado ([^5]) ; son fils serait maigre comme lui, avec ces yeux larges et doux, et il aurait la même manière contordue de s'esclaffer... Le dimanche, Edmond restait à la maison ; il passait son pyjama à rayures bleues et déambulait au hasard, tel un zèbre très doux, très paternel, distribuant des conseils tirés du matérialisme historique. Le soir, après dîner, le fils sautait sur ses genoux ; et son regard un peu maladif s'éclairait alors pour crier à maman que, quand il serait grand, il voulait être comme papa. Comme ce devait être ennuyeux de vivre toujours, tous les jours, de dîner, dormir, de se réveiller en compagnie de l'Edmond !
Mais quelque chose de pire soudain m'apparut : que je serais, moi, l'Edmond...
#### Close up ([^6])
Puisque vous m'avez suivi sur l'histoire d'Edmond, j'en conterai ici une autre encore plus insignifiante. Je l'ai retrouvée dans une lettre écrite il y a cinq ans, qui est restée dans mes tiroirs.
A cette époque ([^7]) il m'a fallu obtenir un certificat de réserviste, un peu tardif, mais l'État apparemment avait plus de confiance en mes muscles que moi-même. Il le prouvait en exigeant de moi, passé quarante ans, une attitude militaire. Le papier était nécessaire à cause d'une charge de professeur que j'avais et tiens encore aujourd'hui au sein de l'Armée. Je partis donc m'occuper du certificat. Il me faut ajouter que, depuis lors, j'ai dû m'occuper d'une plus grande avalanche de papiers qu'en toute ma jeunesse ; avalanche qui m'est tombée dessus un peu tard, car je n'arrive guère à retrouver l'agilité dont la nouvelle génération fait preuve dans cet exercice.
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Je suis gauche en tampons et couloirs. La moindre porte de sous-chef a tendance à me paralyser la tête aussi bien que les jambes. Mais enfin, j'y fus. J'emportais des recommandations, et forçais autant que possible mon importance de professeur.
Je ne puis reconstituer ici tout le chemin parcouru, à travers les bureaux et quartiers militaires, car il fut quotidiennement kilométrique. Mes poches débordaient de sauf-conduits, certificats, livrets, photographies d'identité, numéros de protocole ; et comme je me préparais alors à me marier pour la seconde fois, la photo de la fiancée surgissait volontiers sous le nez du capitaine Rocha, à la place du document officiel que je cherchais à lui montrer.
Ce qui a mis un comble aux complications naturelles de l'entreprise fut le nom de ma mère. Ma mère a un nom composé, mais d'une composition un peu oubliée, qui apparaissait dans un papier et refusait de se montrer dans l'autre. Par suite, ce n'était pas la même mère. Un colonel me démontra avec toute l'affabilité requise qu'officiellement, j'avais deux mères ; et comme ma physionomie ne brillait point de compréhension, le colonel s'est irrité, tandis que son sergent-secrétaire, au fond de la pièce, souriait franchement du cas où le hasard des écritures m'avait mis.
Et le nom de ma mère, pendant plus d'une semaine, s'est promené à travers les administrations, tandis que patiemment je moisissais. C'est donc tout moisissant que j'atterris dans le bureau où s'est passée la chose, à cause d'une dent malade du lieutenant Lino.
Ce bureau où, à raison de deux ou trois heures par jour, j'ai vécu une part substantielle de mon existence, avait bien cinq ou six mètres de long, et se trouvait divisé en deux par une sorte de petite cloison. Tout de suite à gauche de la porte qui donnait sur le couloir, la table du lieutenant Lino ; à droite, derrière une autre table, un sergent-dactylo ; au fond, par-dessous la cloison, qui ne descendait pas jusqu'au sol, on discernait les bottes du capitaine Rocha ; et par-dessus la cloison, qui ne montait pas jusqu'en haut, on pouvait suivre ses raclements de gorge.
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Le lieutenant Lino était maigre sans exagération. Plutôt sec que maigre, avec ces traits fins, anguleux et tendus qui font aussitôt pitié. Il m'offrit courtoisement une chaise, me donnant du Professeur, et se plongea dans ses papiers. Le sergent tapait sur sa machine comme s'il devait en tirer vengeance ; quand il se trompait de lettre, il lâchait un gros mot sourd, suffisamment sourd par considération de discipline, et suffisamment gros pour satisfaire à sa virilité de bas-off. Ce sergent avait le visage long, chevalin et verdâtre. Une certaine langueur dans les yeux permettait que son nom fut Eulalio.
Les bottes du capitaine Rocha, de temps en temps, changeaient de position par-dessous la cloison. Excellente personne, ce capitaine Rocha ! Il me serait facile de le montrer en ouvrant un autre chapitre spécialement consacré à l'histoire du capitaine Rocha. Pour celui-ci, nous nous contentons d'apercevoir ses bottes.
C'est seulement au troisième ou quatrième jour d'attente que je remarquai le reste du bureau. Je veux parler des murs. J'ignore si c'est un phénomène général ou qui m'est propre, mais le fait est qu'il m'a fallu trois jours pour en compter quatre. On peut tenter l'explication en remarquant qu'un mur est chose suprêmement négative, et que nous avons l'habitude de fixer d'abord les objets que nous pouvons désirer. Or, personne ne désire jamais une paroi ; pour moi, ce que je désirais alors par-dessus tout, c'était les portes. J'en conclus au passage que la majeure partie des affiches et des écriteaux perdent royalement leur temps sur les murs.
C'est donc au quatrième jour d'attente que je découvris les murs du bureau, aperçus le calendrier, déchiffrai les proclamations édifiantes, et pris enfin bonne note du choix de la peinture. Quand j'en fus aux peintures, le sergent trempait la moitié d'un pain grillé dans son café au lait. Il se penchait avec soin sur le bol pour bien dégouliner, haussant le plus haut possible ses gros sourcils, et sous cet angle son visage paraissait plus chevalin et verdâtre que jamais.
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La peinture que je découvrais sur les murs était touchante. Bleu-clair et lisse jusqu'à la hauteur des portes, mais ensuite, à la frise, quelque artisan au cœur tendre avait choisi d'agrémenter ce bureau de caserne d'un petit feston de colombes qui, deux par deux, se bécotaient... Un couple de colombes, mais oui, tous les cinquante centimètres.
Je regardai par la fenêtre qui laissait voir une colline lointaine, saupoudrée de petites maisons blanches au soleil. Un cerf-volant dansait dans le ciel. La pièce alors me parut tranquille, fraîche, comme une belle véranda de campagne que le colonel aurait réquisitionnée pour abriter ses cartes à l'occasion des grandes manœuvres. Je me sentais envahi d'une douce somnolence et me serais bien endormi, n'était le tic du lieutenant Lino. Car c'est à ce moment-là que je l'ai remarqué.
Le lieutenant suçotait quelque chose, de temps à autre, dans le coin de sa bouche ; mais il n'en retirait apparemment aucun profit, car après chaque sucée, son visage trahissait plutôt la déception que le plaisir. Au bout d'un moment, le bruit de succion recommençait. Percevant mon intérêt, le lieutenant se tourna vers moi dans un sourire, et me dit sur le ton de la confidence : -- C'est une dent.
Il écrivit encore quelques mètres de ses offices, mais finit par tout raconter. C'était une dent. On y avait monté une couronne l'année dernière ; qui avait coûté bien cher ; et voici maintenant qu'elle se détachait. Pour s'en convaincre une fois de plus, le lieutenant serrait ses maxillaires d'un air résolu et testait attentivement les oscillations de la couronne. Son visage accédait dans cette expérience à la gravité de celui qui ausculte, et je vis sur sa tempe une veine qui se gonflait. Après quoi il introduisit un doigt sous sa joue pour sonder la chose directement. Indiscutable. La couronne bougeait.
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Pour me le prouver, il se tourna vers moi la bouche grande ouverte et le doigt sur l'objet du délit, qu'il se mit en devoir de faire tourner doucement, ses yeux rivés aux miens. Je me penchai avec intérêt et le lieutenant, maintenant l'oscillation, me répétait avec la voix particulière des ventriloques : -- Vous voyez ? Vous voyez ?
Je voyais. La couronne du lieutenant Lino oscillait lentement ; elle branlait sur la dent cariée dont les malheureuses crevasses m'apparaissaient successivement d'un côté puis de l'autre, tandis qu'un filet de salive commençait à courir sur les doigts du propriétaire.
Or, lecteur, la chose que je voulais vous dire est seulement celle-ci. J'ai vu la dent (mal) raccommodée du lieutenant Lino. Et ce presque rien, à ce moment-là, m'est apparu comme une chose énorme. Je peux dire que j'y suis entré ; elle allait de pair avec le café au lait du sergent, avec les raclements de gorge du capitaine, le petit feston de colombes, et la fenêtre ouverte sur les lointains de la colline... Ce qui n'allait pas, pour moi, c'était la machine à écrire, c'étaient les bandes molletières et les affiches. Et aussi les certificats. Mais dans la bouche béante du lieutenant Lino, je n'ai pas lu l'apothéose de la bureaucratie ; j'ai vu seulement une couronne qui se défaisait, une dent qu'il continuerait de sucer au compas de sa désolation, qui serait commentée après souper le soir à la maison, soumise au verdict de l'épouse comme elle l'avait été au mien, de la même manière, avec le doigt dans la bouche pour retrousser les maigres babines. Et la maison du lieutenant Lino, la maison du capitaine, de l'excellent capitaine avec ses raclements et son graillon, la maison plus pauvre aussi du sergent qui était peut-être une de celles-là, sur la colline, et puis les couples dans chaque maison, ces hommes et ces femmes qui n'étaient pas identiques ni ne roucoulaient perpétuellement comme les colombes du feston, -- c'est tout cela, lecteur, qu'il m'a semblé découvrir dans la bouche du lieutenant. Et là même, oublieux du certificat, j'aurais embrassé sur-le-champ lieutenant, sergent et capitaine, si je n'avais souffert d'être gauche aussi en effusions. Mais comme je suis, je n'ai rien fait, et tout gardé pour moi.
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Voilà la chose. Que si vous n'avez rien aperçu de tout ce que j'ai dit, lecteur, dans la bouche grande ouverte du lieutenant Lino, c'est que vous avez mal compris les chapitres antérieurs de ce livre. Ou que moi-même, j'aurais mal conté.
#### Comme nous brûlons
Un soir -- des années plus tard, alors que j'étais déjà remarié et que même nous attendions un enfant --, assis sur un divan de la salle à manger, je regardais ma femme coudre sous la lumière de l'abat-jour ; soudain, pensant tout haut, je lui dis :
-- Nous avons besoin d'un chien. Un terre-neuve.
Les réflexions qui m'avaient conduit à une sortie d'apparence si banale revêtaient à mes yeux, je dois-le dire, une importance décisive. J'étais guéri du matérialisme historique et même de ma *saudade* ([^8]) ; une vie normale et heureuse semblait s'ouvrir à nouveau devant moi. Malgré cela ; je ne savais où diriger mon impatience et ne parvenais pas à inscrire ma vie dans un épilogue confortable. Les histoires s'achèvent généralement ainsi : ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants...
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Mon histoire, elle, continuait debout, comme quelqu'un qui ferait les cent pas dans un couloir sans se souvenir exactement de ce qu'il attend. Auparavant, quand je marchais par les rues à la recherche de l'extraordinaire, je pouvais me dire que le vertige des heures me venait du deuil et de l'affliction. Cette explication désormais ne convenait plus.
J'avais expérimenté jusque là diverses méthodes, pour la conquête d'une méthode. Je tentai par exemple de canaliser mon impatience en la minutant avec soin, ou de l'asseoir dans un fauteuil. J'achetai des sièges confortables, conçus pour la lecture, mais sans parvenir à y demeurer : je finissais par lire debout ou ne plus lire du tout. Je perfectionnai l'ordonnance de mon bureau, qui me parut aussitôt étranger et froid.
Par les conversations, la lecture, et aussi en espionnant aux fenêtres avec avide curiosité, je savais la vie des autres parfaitement ajustée dans le cycle des semaines et des quatre saisons. Je voyais dans le voisinage des individus sortir et rentrer à heures fixes, des couples se rendre régulièrement aux sessions du lundi, mettre des vêtements en accord avec le soleil ou la pluie, et avoir des endroits tout aussi fixes pour passer la nuit, enchaînant la lecture du *Globo* avec un jeu de cartes.
Le monde entier semblait une horloge monumentale, de celles qui indiquent aussi les jours de la semaine et les phases de la lune. Le cycle régnait partout, comme un métronome oublié au-dessus d'un piano de faubourg ; il rythmait le coiffeur, le bureau, l'école, et, jusqu'au restaurant, imposait une subtile concordance entre le calendrier et la tranche de porc. Certes, de temps en temps, mourait quelqu'un de notre connaissance ; cette nouvelle paraissait briser comme une syncope la mesure somnolente et facile, mais bientôt le cycle prenait en main ce défunt, et là-dessus venait la messe du septième jour puis venait celle du mois. Après quoi le défunt se noyait dans les faits consumés, il allait se perdre dans ce fond gris des choses qui n'étonnent plus personne. Et la vie continuait.
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Pour moi, à cette époque, tout me semblait provisoire, instable, et de chaque jour qui s'écoulait je retenais cette unique impression : qu'il était impair, disparate, atypique, que c'était une espèce de reste dans une année constamment bissextile. J'ai pu obtenir une maison bien à moi, mais, de cet avantage, ne retirais aucune des sensations plastiques que la propriété a coutume d'engendrer. Une fois, même, je me suis rendu sur le trottoir d'en face, comme je l'avais vu faire, pour embrasser ma façade d'un regard propriétaire ; mais le ciel était plein d'étoiles, et je me surpris méditant sur la rapidité du mouvement de la terre, et la marche vertigineuse du système solaire dans le sens de la constellation d'Hercule.
Donc, ce soir où je me trouvais assis dans un divan tandis que ma femme cousait, je venais de contempler une gravure sur le frontispice d'un livre de Dickens. Elle représentait un gentleman entre deux âges, vêtu comme au temps de la reine Victoria, et assis près de sa cheminée, devant laquelle trônait un énorme terre-neuve. Ce tableau, et plus encore le roman où tout était rentré dans l'ordre sur un épilogue aussi classique que confortable, avaient éveillé en moi un vif sentiment de nostalgie. J'aspirai intensément à un épilogue de ce genre, au confort. Je voulus être le gentleman de la gravure. La cheminée serait un excellent atout pour la conquête du « sweet home » de la bourgeoisie victorienne ; force me fut cependant de reconnaître que, sous les tropiques, elle n'avait pas sa place. Mais le chien, oui ; le chien convient parfaitement à toutes les latitudes. Il a sa place devant une cheminée comme sur la véranda ensoleillée avec ses chèvrefeuilles, tandis que le maître convalescent, sur sa chaise-longue, dévore un roman de Walter Scott... Peut-être manquait-il seulement cette petite pièce dans l'horlogerie de ma vie. Il est bien des phénomènes où les choses se passent ainsi, les grandes s'équilibrant au prix des petites. Il suffisait de songer aux énormes progrès de l'endocrinologie, pour conclure qu'il n'était aucunement absurde d'espérer que mon bonheur puisse dépendre d'un chien...
-- Mais quelle idée ! Un chien salit toute la maison.
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Ma femme avait raison. Je restai accablé de découvrir que j'avais pu désirer un chien lithographique. Je compris alors avec rancœur que l'image du foyer dans le livre représentait seulement un instantané. Le jour suivant, pour sûr, le gentleman aurait découvert une gouttière dans l'appartement, ou son chien attrapé la gale.
Abattu, je me jetai sur le divan, et là, mal assis, sans bonne lumière ni aucune conviction, je parcourus des yeux un journal où rien n'avait de sens, tandis que l'horloge égrenait les coups de dix heures.
\*\*\*
Dès les premiers jours qui suivirent cette parenthèse lithographique, et comme j'avais secoué déjà la poussière de mes convictions socialistes, je me trouvai confronté à une entité troublante. C'était le temps. Quel sens pouvait avoir le temps ? Je le sentais comme un vent froid qui me raclait les nerfs, une véritable peau de chien. Son énorme mécanisme à raboter venait des rotations célestes, certainement, et le cosmos à tout prendre n'était qu'une meule. Analysant mieux les choses, je vis que le temps ne présente pas toujours l'uniformité astronomique garantie par la rotation de la terre. Il semble au contraire bien vivant, et plein de paradoxes ; les heures, par exemple, elles paraissent interminables, mais les années sont toujours très courtes. Et les heures elles-mêmes ne sont pas toujours interminables ; parfois elles s'accroupissent dans l'immobilité roide des traîtres, puis tout d'un coup sautent et dévalent le temps avec l'élan de la férocité. Évidemment, le temps a une combine avec la mort ; à moins que ce ne soit la mort elle-même, bureaucratiquement enfouie sous le calendrier.
Un soir, chez des parents, après une conversation dénuée de tout intérêt et trois commentaires sur les événements du jour, quelqu'un nous découvrit un jeu dans son magazine, une sorte d'exercice de mémoire. Nous étions là cinq ou six personnes, réunies dans ce phénomène que les romanciers optimistes appellent une soirée familiale. Chacun s'efforçait de montrer son savoir-faire et sa bonne mémoire, et il y avait force éclats de rire quand l'un ou l'autre laissait échapper quelque sottise... Soudain, arguant d'un silence, l'horloge sonna dix coups.
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-- Mon Dieu ! Il est déjà dix heures. On se serait cru plus tôt...
-- Tant mieux. Rien qu'ainsi, nous avons passé deux heures.
Vous avez bien lu ce qui fut dit. Nous avions réussi à passer deux heures ; c'est-à-dire que nous avions avalé, sous l'appât de la charade, deux énormes pilules cosmiques. Je ne sais plus comment j'ai pris congé ; la seule chose dont je me souvienne, c'est de m'être ensuite enfermé dans mon bureau, assis devant la table, harassé, stupide de désespoir.
J'étais arrêté au carrefour de l'absurde, comme qui aurait eu derrière lui un chemin fatigant, par des routes de pierres et de boue, et vu tomber le soir pluvieux sur une croisée de chemins qui ne semblaient mener nulle part. Mon impatience nerveuse de marcher n'avait même pas lieu de choisir : ils se valaient l'un comme l'autre, tous deux emboue et tous deux bouchés. J'avancerai sur celui-ci ou celui-là, dans la nuit noire, épuisé, rompu, sans le moindre espoir de voir s'ouvrir une porte sur quelque maison lumineuse. -- Quand j'étais petit, très petit, j'avais appris dans les bras de ma nourrice la terrible histoire de Jean et de Marie. Au moment où les enfants se perdent dans la forêt obscure, je me sentais parcouru d'un frisson d'épouvante, qui allait durer quarante ans. Et, pour si féroce qu'on me réputait la vieille sorcière qui allait enfermer dans sa cage les deux enfants, dont je n'ignorais pas qu'ils devaient courir ensuite le risque du bûcher, c'est avec un soulagement immense que j'entendais la nounou me conter qu'alors... Jean et Marie avaient perçu au loin une lumière ! Tout le reste trouverait sa solution, la cage, le bûcher, la vieille ; mais se savoir perdu dans le noir était vraiment trop terrible à supporter.
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Cette phrase banale, cependant, m'avait révélé une misère insoupçonnée, plus grande encore que mon impatience trépidante et vide : elle révélait une patience vide, un désespoir absolu, sans fond, parce que c'était une attente sans objet, quelque chose d'antérieur même à la peur et à la vie, comme l'obscur frémissement d'un fœtus qui ne devait pas naître.
Ainsi donc -- me disais-je -- ce qu'ils font tous, en marchant dans les rues, en bavardant dans les salons, sur les places, dans les cafés parmi l'empressement des garçons et le cliquetis des tasses, dans les casinos, et sur nos plages au soleil... ce n'est que cela : avaler des heures. Tuer le temps. Vivre comme si le monde était l'antichambre d'une bureaucratie colossalement inutile, dans une attente dénuée de toute signification ; une attente patiente, dé-mémorisée, doucement tempérée d'idiotie ; une attente qui se divertit constamment d'elle-même et chemine vers le néant en poussant des petits cris de joie maladive, de petites protestations de fausset sur l'horreur, du vide !
La vie est trop longue, me suis-je dit. Elle est trop longue et elle sied mal à l'homme. On dirait une chemise de nuit taillée pour un gigantesque mannequin, qu'on nous aurait passée au cou par dérision. Les manches et les pans débordent. Comment faire ? Comment tuer le temps ? Vivre dans ces conditions revient à faire des plis, qu'on retient par des épingles à nourrice sur cette tunique ridicule... La vie est trop longue. Ou bien le temps serait-il une phrase, et la répétition des jours et des années comme un signe parmi nous de la divine patience, d'une patience qui attend toujours réponse et ne se fatigue pas d'appeler ? Mais personne n'écoute ; et nous sommes là à trébucher sur les pans, à lutter contre la démesure de nos propres vêtements, passant un demi-siècle dans le souci constant des épingles à remettre et des manches à retrousser.
J'ai décidé alors de marcher dans les rues à la recherche de l'extraordinaire. Ainsi du moins je marcherai plutôt que de rester assis, je chercherai quelque chose au lieu de jouer aux charades ; et je n'aurai pas à supporter dans ma chambre la gouttière du temps. Je suis donc sorti dans la rue. J'espionnais du regard tout ce qui passait.
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Quelqu'un tout à coup m'intéressait prodigieusement : je m'engageais à sa suite, avec des précautions d'aventure amoureuse ou policière. J'épiais tous ses gestes, surprenant jusqu'au moindre frémissement des muscles du visage. Je l'observais avec une curiosité fébrile pénétrer dans une quincaillerie ou prendre un rafraîchissement au lait de coco. J'avais l'impression que si je l'avais abordé subtilement, en le prenant par le bras, aurait pu naître entre nous une entente inespérée. Cet homme savait, certainement, une partie de mon secret... Mais je n'osais pas, pensant à tout ce que mon geste aurait d'insolite, et abandonnais enfin avec indifférence la proie convoitée à la dissolution des rues.
\*\*\*
Certains jours, assis dans un café, je restais près de la porte à observer le flux des gens. Ils passaient, et ne repassaient jamais. A quoi pouvaient bien servir tant de visages différents ? Chaque silhouette se profilait dans l'embrasure de la porte, avançait de deux pas, faisait trois gestes et disparaissait. C'est à cette occasion que j'ai découvert la tristesse des vêtements humains et la mélancolie sans fin d'un paquet de café avec son *pauzinho* ([^9])*.* Le voilà qui chemine, le bon citoyen du Brésil, vers sa maison, ses pantoufles, et ses pilules...
On sentait sous tout cela une équivoque, une erreur beaucoup plus fondamentale et beaucoup plus grave que ce malentendu des classes qui m'avait tant préoccupé. Une erreur plus grave et plus intime. Je dirais presque une trahison. Un jour les hommes avaient dû trahir, ou bien on les aura trompés, et ce jour-là le temps avait fait son entrée dans la cité d'Adam par la brèche de la trahison ou caché dans le ventre d'une fausse promesse. Cette cité depuis lors ne connaissait que la panique et c'est l'ennemi qui gouvernait.
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C'est pour cela que les hommes s'empressent aujourd'hui dans les rues avec ces chapeaux incroyables, ces vêtements et ces vestons ridicules battant leurs tristes fessiers. Tandis que sous la semelle de leurs bottes, l'écorce aride de la planète danse et s'abîme dans l'immensité.
\*\*\*
Un après-midi, dans la rue de l'Ouvidor ([^10]), une vieille est tombée devant moi. J'entendis le bruit sourd et insolite de sa rotule qui rencontrait le sol. Je lui vins en aide, plutôt de mauvaise grâce ; elle se releva en gémissant, et regardant à la ronde d'un air étonné : -- Voyez-vous ça, je suis tombée !
Toute l'activité de la rue me parut subitement arrêtée, et le temps vaincu par cette simple rencontre. J'existais donc, j'étais, par le témoignage de cette vieille qui s'assurait à mon bras ; entre nous venait de s'établir un pacte, qui entrerait dans l'éternité... Mais l'impression fut aussitôt détruite, et l'éternel évaporé en quelques secondes. Le mouvement autour de moi reprit son cours et la vieille me quitta au coin de la rue. Elle emportait son secret et, tout de même, la marque du mien. Car elle garderait quelques jours une tache violette au genou ; elle expliquerait à ses filles et à ses petits-enfants, avec force moralités, comment elle avait chu, et dans l'histoire confuse de la vieille je resterais présent comme un *gentleman* maigre vêtu de beige. Avec le cours du temps, je ne serais plus dans son souvenir qu'une silhouette vêtue de beige. Et quand la vieille mourra, le dernier vestige de cette scène ternie s'effacerait avec elle ; après quoi plus personne ne saurait que nous deux, la vieille et moi, ce jour-là, nous nous étions rencontrés.
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Les orbites astrales étaient comme les meules d'un papier émeri chargé de réduire en poudre toutes nos rencontres. Nous étions pris dans cet engin, nous y étions limés, mastiqués, triturés, par petites bouchées gourmandes, un peu aujourd'hui, un peu plus demain. Ou alors -- me disais-je -- nous étions en train de brûler. Chacun de nous est une flamme vivante. Cette jeune fille qui passe, par exemple, avec son petit chapeau rouge bien extravagant, fait une torche de la résine de son sang. Elle est flamme, corps en combustion, et ici, par sa nature intime, comme c'est le cas chez les étoiles, la flamme est rouge à l'image du chapeau, et son spectre tout plein de zébrures éclatantes ! Chacun de nous a ses raies, sa flamme, et entraîne avec lui en se consumant la splendeur d'un spectre... Chaque flamme serait un cierge, et la rue tout entière m'apparut comme une interminable procession de cierges qui tremblotaient. Mais pourquoi des cierges ? Où donc avais-je vu un cierge pour la dernière fois ?
Le secret de chacun était dans la façon dont il mourait, dans la mesure où il mourait, où il cessait d'être. Existait-il une seule chose qui fût encore ce qu'elle était ? Quelque obscure substance de mon être, une suie, une huile, une graisse, qui fût ce qu'elle était avant d'avoir brûlé ?
Mais comme la rue ne répondait à mes questions qu'avec le flux de ses passants, le mouvement perpétuel, les bagatelles en vitrine dans les magasins, l'ironie lassante des vêtements et des paquets, je repris le chemin de la maison en remuant des pensées sombres et violentes.
Eh bien -- me disais-je -- ne vaudrait-il pas mieux exposer au vent des siècles sa poitrine nue, arracher la chemise, déchirer la chair, et dévoiler son cœur... Oui, être plutôt une flamme vivante. A quoi nous sert d'abriter sous tant de couches la petite consommation quotidienne de nos charbons ardents ? Plutôt être une flamme toute vive qui se voit de loin, et crépite bien haut dans la fête et la gloire des incendies !
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#### C'était un bon garçon
Une fois, à un carrefour de la rue Uruguaiana, j'aperçus sur le reflet d'une vitrine un monsieur maigre, le dos voûté, vêtu de gris, qui avait l'air usé. Je marchais insouciant et lui aurais presque tiré mon chapeau, respectueusement, comme je faisais dans mon enfance en voyant passer le professeur de latin. Mais je compris bientôt, interloqué, que c'était moi-même qui promenais ainsi sous ce complet gris et ces épaules voûtées le ridicule d'avoir quarante ans.
Je savais parfaitement que j'étais arrivé à cet âge, et j'avais une conscience assez nette de l'apparence qu'offrait mon visage. Mon âge, on me le rappelait de façon répétée et constante, par l'inévitable petit jeu des bons mots qui s'en prennent aux quarante ans. Aujourd'hui encore, je n'ai pas saisi la raison qui fait traiter certains âges sous l'angle de la plaisanterie. Quand nous avons un an, tout le monde nous trouve bien drôles, et les adultes échangent de petits rires pleins de complicité devant cette occurrence phénoménale. Dans l'adolescence, nous affrontons de nouveau les facéties de l'entourage au sujet de nos manières dégingandées et à cause surtout de nos pauvres essais amoureux. Parvenus à la quarantaine, nous voici une fois de plus en butte à la plaisanterie. Logiquement, tous devraient cligner de l'œil et donner du coude devant le lit du moribond, qui réalise là sans aucun doute la plus intéressante des transitions.
J'avais donc, pour ce qui me concerne, la conscience parfaitement en éveil sur mes quarante ans. Je les savais heure par heure, minute par minute. J'étais professeur ici, et là industriel. A la maison, pour les enfants, j'avais même quarante ans depuis des temps immémoriaux. Au bureau, dans l'autobus, chez le coiffeur, partout je trimballais le poids de mon âge. J'en étais imprégné, saturé, jusqu'à l'incommodité.
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Quelle était donc la raison de ma surprise, devant la vitrine ? Je m'examinai attentivement. Non que j'eusse à regretter d'avoir vieilli, mais je cherchais la mystérieuse barrière qui empêchait ces quarante ans de faire partie intégrante de mon intimité, d'y coller, de me convaincre. Je voulais l'explication, non de la tristesse, qui serait bien facile, mais de l'étonnement. J'ai tenté de reconstituer dans ma tête les moments qui précédèrent immédiatement le choc. Mais les pensées qui avaient dû m'habiter alors ne me revenaient pas ; et je me souvenais vaguement avoir sifflé par là, entre mes dents, un air ancien... Je revins sur mes pas pour tenter l'expérience, et passai à nouveau devant le miroir en sifflotant quelque chose ; mais je ne vis alors qu'une image familière, les pupilles dilatées par l'ardeur inquiète de l'investigation.
Quelques jours plus tard, dans une expérience différente, j'ai trouvé la clé de mon problème. Je descendais une rue du quartier en pensant à l'affaire du jour, appareil de radio ou document de police, je ne sais. La question importe peu, mais elle était bien installée alors dans le jour et dans mes quarante ans. Je descendais la rue en hâte quand, d'une maison claire qui donnait sur jardin, une fenêtre s'est ouverte pour laisser entendre cette jeune voix :
-- Carlos, rentre à la maison, gare à la canicule ! ([^11])
J'ai senti monter en moi, irrésistiblement, le souvenir de ma petite enfance dans la rue Conde de Bonfim. C'était un jour chaud comme celui-là ; on sentait dans l'air morne une répétition mystérieuse, quelque concordance subtile qui me remplissait la poitrine d'air nouveau et ancien.
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Une fenêtre s'était ouverte avec ce même bruit, et du haut était venue une voix semblable, de jeune mère.
-- Les enfants, gare à la canicule !
Le *mormaço* ([^12]) aussi était sorti de ma mémoire, parce qu'aujourd'hui, à l'époque stridente des bains de soleil, personne n'a plus recours aux services de ce génie morne et un peu malfaisant qui faisait abandonner leurs jouets dans la cour aux enfants de ma génération...
Qui n'a pas rencontré cent fois son enfance, de cette manière ? Qui n'a pas marché, certains matins, en sifflotant une vieille rengaine dans les rues, ou zigzagant sur le trottoir pour ne pas poser le pied sur les jointures du ciment ? Ce n'est pas assez de dire que certaines associations nous font retrouver tout un matin de soleil de notre petite enfance dans une tasse de thé, ou sous le parfum pénétrant d'un pied de jasmin en fleurs. Cette brusque invasion de l'enfance est davantage qu'une évocation, une sorte d'expérience bleu ciel qui se déclenche dans la mémoire. En fait, il semble que l'enfance persiste au-dedans de nous, tassée comme la spirale d'un ressort, qu'elle nous saute soudain au visage, et qu'elle étonne, et qu'elle blesse, et qu'elle fait mal, quand nous découvrons sur le reflet d'une vitrine l'image d'un homme fatigué. Nous sommes pris du désir de faire savoir autour de nous, confus, que notre moi n'est pas ce lamentable adulte voûté et vêtu de gris. Et nous nous sentons à deux doigts d'interroger les passants sur ce petit garçon de la rue Conde de Bonfim. Où est-il ? Qui l'aurait aperçu ? C'était un bon garçon.
\*\*\*
C'était un bon garçon. Gros, rouge, avec les jambes grassouillettes comme deux cotylédons. Ces jambes compliquaient sa démarche et portaient un peu atteinte à sa dignité. Les grands ne savaient pas qu'il tenait à cette dignité, comme tout un chacun, et prenaient parfois occasion de quelque gaucherie pour s'amuser de lui.
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L'enfant aussi aimait à rire, mais il y a rire et rire. Le pire était quand toute la famille, y compris les oncles en visite, riait ouvertement de lui sous des prétextes incompréhensibles. L'éclat de rire des grandes personnes, la malice de leurs visages, la complicité dans les regards, le trouvaient désarmé, tout bête au-dessus de ses grosses jambes, avec le rouge aux joues et l'envie de pleurer. L'enfant trouvait que les grandes personnes n'avaient pas assez de sérieux, et aussi qu'on ne pouvait jamais compter sur elles, parce qu'aujourd'hui elles voulaient jouer et le lendemain n'en supportaient plus l'idée. Une chose *hic et nunc* provoquait le rire ; et c'est la même aussitôt après qui amenait la punition. Parfois une tante demandait au petit garçon pourquoi il était si sage...
-- C'est que je suis en train de penser...
La tante écartait d'un geste, comme une mouche, cette incongruité, et déclarait qu'enfant ne pense pas. Enfant non plus ne devait point songer à suivre la conversation des grandes personnes. Tout le champ des possibles se divisait avec clarté entre ce qui était permis et ce qui était défendu ; dans les histoires aussi, le bon était bon et le méchant méchant. L'air était transparent et la lumière éclatante ; le monde était grand et toujours le même. Les choses étaient ce qu'elles étaient, mais elles étaient en fête. Quelques années plus tard, l'enfant découvrirait le sens de la verticale et marcherait toujours avec la tête en haut. En ce temps-là, non : ici debout, là couché et là roulant sur le sol, il voyait le ciel et la terre, les arbres, les boules de verre du jardin, il vivait toute chose détachée, vaste, libre. Quand son père le prenait dans ses bras et le hissait vers le plafond, le garçon ravi riait bien fort de voir le plafond descendre, tanguer, valser, comme si la chose elle aussi fût un enfant.
\*\*\*
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Je n'ai pas l'expérience personnelle de ce que pouvait être une enfance socialiste : je n'ai jamais goûté au berceau de l'État, jamais été pris en charge par ses techniciens, ni gavé par la frivolité pédante de ses institutrices. Je n'ai pas connu à mon heure ce ton de voix conventionnel de la fausse maternité, cette câlinerie efficiente qu'on entend à la radio, durant le quart d'heure réservé aux enfants, ou dans les écoles municipales de la nouvelle pédagogie. La voix que j'entendais était franche et forte, voix de mère chargée d'enfants, qui savait distribuer les claques nécessaires, couper le pain, et pourvoir à tout ce qui nous était utile sous son toit.
Mon enfance fut libre et heureuse, dans une grande maison ancienne, peinte en bleu ciel, avec des plates-bandes énormes et des boules de verre dans le jardin. J'ai appris les tables de multiplication et la lecture en épelant ou récitant ces choses aux côtés de ma mère, tout petit et confiant, sans intérêt, sans la moindre volonté d'apprendre. C'était bon d'épeler les leçons du manuel avec la tête ailleurs, et l'idée d'en finir pour aller voir la poule qui couvait ou renforcer les défenses d'un monticule de terre.
Je n'établissais pas entre le manuel et la poule cette relation de complicité qui me serait enseignée plus tard par mes premières leçons de choses, quand le monde commencerait à tourner autour de mon adolescence. Mais entre toutes les choses régnait alors une immense solidarité, parce que toutes habitaient la maison de mon père.
Ma mère heureusement n'avait pas lu Rousseau, qui l'aurait sans doute convaincue de m'envoyer apprendre avec la poule. Elle ne connaissait pas non plus les étonnants résultats de Montessori avec ses anormaux ; elle n'a pas cherché à m'inoculer de motivations sur les tables, ni voulu me convaincre de commencer sur-le-champ l'expérience de ma citoyenneté. Mon alphabétisation aura été libre et gratuite, comme les œufs de la poule, comme les boules de verre du jardin. Chaque chose avait en ce temps-là son propre droit d'exister. Pour cette raison le monde était plus vaste, et très sûr.
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Le temps aussi n'existait pas ; ou s'exprimait en une espèce de danse à laquelle tout participait. Et quand les personnes dansaient, elles ne laissaient pas d'être elles-mêmes. Quand le plafond venait à ma rencontre, oscillant, grandissant, il ne laissait pas non plus d'être plafond. Le temps était comme la règle d'un énorme jeu : il faisait sortir mon père et après le faisait rentrer. Pour dire les choses exactement, c'est mon père lui-même qui imposait la règle. Tout était arbitraire et, par cela même, il régnait autour de moi une formidable sécurité : car les arbitres étaient père et mère. Les contradictions des adultes n'éveillaient en moi aucun sentiment d'injustice, mais seulement la vexation passagère de n'avoir pas su une certaine règle, comme au jeu des quatre coins.
A l'heure des leçons, je montais dans une toute petite chambre et ouvrais le manuel. Ma mère ne se vautrait pas sur le sol de la nouvelle pédagogie pour m'enseigner les quatre opérations en jouant les trois Grâces, mais elle disait que l'heure de la leçon est l'heure de la leçon. Et elle avait immensément raison, parce que tout a son temps. J'aurais pu apprendre sans doute sous une meilleure méthode, économiser quelques jours dans la lecture de cette phrase : *O viûvo viu a ave,* « le-veuf-a-vu-l'oiseau », ou avoir retenu par cœur une formule plus simple ; mais je n'aurais pas su en fin de compte que chaque chose a son temps. Un temps pour jouer ; un temps pour apprendre ; un temps pour manger. Et un temps pour prier. C'était avant de s'endormir.
-- C'est l'heure, nous allons prier. Animal est qui se couche sans prier. *Notre Père...*
\*\*\*
Mais où pouvait bien être ce Père des Cieux ? Un dimanche, dans l'après-midi, nous étions là à jouer sous une treille de *maracujâ* ([^13]), près d'une vieille citerne en pierre.
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Mon frère et un oncle plus âgé rassemblaient des cailloux et des bouts de bois ; moi, le benjamin, je voyais mal ce qu'ils étaient en train de faire et restais en arrière, planté sur mes grosses jambes, bien chagrin d'être si petit. Je voulus aider, mais ne réussis qu'à renverser le mur qu'ils s'employaient à fabriquer. On me pria de regagner mon coin parce que j'étais *sem jeito,* c'est-à-dire bon à rien ([^14]) ; je retournai donc au chômage. Regardant le ciel, j'y aperçus quelques nuages qui paraissaient du coton. Ils étaient tout blancs, tout blancs. A coup sûr, c'est derrière ces nuages que se tenait le Père des Cieux...
-- Dis, c'est pour quoi faire, les nuages ?
J'interrogeais l'oncle, qui avait quatre ans de plus que moi et savait déjà lire.
-- Imbécile ! Le nuage ne sert à rien.
Mais mon fière avait entendu dire qu'il servait à marquer les heures. Tous deux s'arrêtèrent, intéressés, pour examiner mon nuage. C'était un jour morne et du nuage descendait quelque chose d'étouffant... C'est alors que là-haut, dans la salle à manger, s'est ouvert une fenêtre, et que ma mère nous a appelés :
-- Les enfants, gare à la canicule !
\*\*\*
Un jour je m'employais dans la maison à pousser, royalement, devant moi une chaise baptisée carrosse, tandis que maman et la nourrice vaquaient à leurs petites affaires. Soudain ma mère m'ordonna d'arrêter le jeu et écouta très attentivement au dehors. On entendait dans la rue le bruit d'une voiture à cheval, qu'accompagnait le tintement d'une clochette.
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-- C'est le Saint-Sacrement. Dieu nous bénisse !
Ma mère s'est agenouillée ; la nounou surprise fit son signe de croix et tomba à genoux elle aussi au milieu de la pièce, là où elle se trouvait. Elles me dirent que c'était le Père des Cieux qui allait visiter un malade et, comme je voulais voir, ma mère me prit dans ses bras et courut vers les fenêtres de la façade. Mais je ne vis que la capote arrière d'un landau qui tournait au coin de la rue, en direction de Muda da Tijuca...
\*\*\*
-- Mon Dieu, comme il a grandi !
Cri de la tante qui était restée plusieurs mois sans nous voir. J'en restais embarrassé comme si ce fut de sa part une accusation ; comme si ces choses-là n'arrivaient qu'à moi. En vérité, je ne savais pas que j'avais grandi, et il ne me venait pas non plus à l'idée de répondre que, selon les lois de la relativité, c'est la tante tout aussi bien qui avait diminué. De fait, si je grandissais tant, il était juste que je visse les choses autour de moi diminuer. Mais ce n'était pas le cas. Les choses se conservaient à mes yeux identiques à elles-mêmes. Un peu plus tard, j'allais découvrir que tout subitement diminuait, et que mes oncles n'étaient pas si grands personnages que je l'avais pensé. Mais je n'avais encore que sept ans, et des oncles énormes.
\*\*\*
-- Mon Dieu, comme il a grandi !
Maintenant oui. Je savais que j'avais grandi : c'était l'année de mes douze ans. Deux ans plus tôt, mon père était parti pour l'hôpital et il n'en était pas revenu. Un soir, ma mère entra dans notre chambre et me réveilla. Elle a pleuré longuement en me tenant dans ses bras, disant que nous allions être seuls désormais, mais comme j'avais très sommeil, je me suis retourné vers le mur et aussitôt endormi.
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Le jour suivant un oncle est arrivé en fin d'après-midi et, sitôt entré dans la pièce où nous étions tous réunis, il a fait un grand geste de désolation en écartant les bras. Ensuite il est parti examiner avec le plus grand soin la garde-robe de mon père, pour mettre de côté certains vêtements, en disant que c'était autant de souvenirs. Il a pu faire un paquet volumineux parce que mon père aimait beaucoup s'habiller, et mon oncle aussi. J'étais assis par terre à dessiner un paysage où voisinaient un bateau, le Pain de Sucre ([^15]) et un nombre certainement exagéré de mouettes. Mon oncle, ployant sous ses nombreux souvenirs, s'est arrêté pour admirer mon œuvre et me promettre une boîte d'aquarelles. Cet oncle avait un graillement sec et il aimait à raconter des bobards ; aussi sa promesse ne me fit-elle aucun plaisir et je crois bien que je ne relevai même pas la tête sur cette proposition. Je savais qu'il ne reviendrait plus ; et il n'est pas revenu. Nous sommes devenus pauvres. Il y eut vente aux enchères et changement de maison. Il y eut école publique et, sur la table, maigre beurrier. Il y eut les livres de seconde main. Et ma mère passait le jour à coudre et repriser.
Alors oui, j'avais grandi. Une nuit j'ai eu du mal à m'endormir parce que je sentais mon corps entier tressaillir et frissonner, et je palpai sous ma couverture les jambes et les bras. Ce que je sentais était bon et était mauvais. Je pensais à la petite fleur de la forêt qu'une enfant du collège, appelée Juliette, m'avait offerte, et soudain me revint dans la mémoire des nerfs l'étrange sensation qui m'avait assailli un jour, quand j'avais trois ou quatre ans.
Nous nous trouvions alors à Copacabana, dans la maison d'une famille amie. Il y a quarante ans, Copacabana était une plage lointaine et déserte ; à rappeler cela aujourd'hui, je me sens une espèce de Mathusalem... Cette maison où nous venions était petite, claire, plantée sur le sable et entourée d'anacardiers. Elle s'élevait tout près de la mer, et il n'était pas nécessaire de sortir du jardin pour ramasser les coquillages de nos jeux.
74:244
Ce jour-là, dona Judith m'emmena promener. Je crois que c'était un dimanche. Elle me prit gentiment par la main. Nous avons marché, marché. Elle faisait tout pour me distraire et parfois me prenait dans ses bras ; mais moi, je sentais son odeur de savonnette ; et j'en avais à la fois peur et dégoût. Cette femme qui n'était pas ma mère m'emmenait vraiment trop loin, sous prétexte que nous allions acheter des bonbons. Je n'aimais pas cela et, dans ma tête boudeuse, répétais un gros mot. Parvenus enfin au village, nous sommes entrés dans une confiserie : j'ai dit que je ne voulais rien, mais elle insistait tellement que je finis par accepter un gros « soupir » ([^16]). Le « soupir », j'aimais ; celui-là cependant fut difficile à avaler parce qu'il avait un goût de tante abusive, le goût de dona Judith, et de ses jupes, et de sa savonnette.
Maintenant je pensais à Juliette, la fille du collège. Si au lieu de fleur elle m'avait offert un « soupir », de bon cœur je l'aurais mangé. Et dans la fièvre de ce lit, sans sommeil, tard dans la nuit, j'eus soudain peur de mourir...
(*A suivre*.)
Gustave Corçâo.
(Traduit du portugais par Hugues Kéraly)
75:244
### Amnesty International : le mensonge continue
par Hugues Kéraly
AMNESTY INTERNATIONAL vient de publier un « Rapport 1979 » auquel la presse française, c'est l'habitude, a fait généreusement écho. Ce rapport est introduit aux premières lignes de la première page par une contrevérité également habituelle de la part des rédacteurs d'*Amnesty* : « *Amnesty International*, mouvement mondial indépendant de tout gouvernement, tout groupement politique, toute idéologie, tout intérêt économique et toute croyance religieuse (...) s'efforce d'obtenir la libération des personnes détenues, où que ce soit, du fait de leurs convictions, de leur couleur, de leur sexe, de leur origine ethnique, de leur langue ou de leur religion, à condition qu'elles n'aient pas usé de violence ni préconisé son usage. » ([^17])
On pourrait s'interroger longuement sur l'allusion aux « personnes détenues du fait de leur sexe », car *Amnesty* jusqu'à présent ne milite pas pour l'abolition de l'Islam, mais le gros mensonge n'est pas là. Il figure dans la clause restrictive : *à condition qu'elles n'aient pas usé de violence ni préconisé son usage...*
76:244
J'ai dû constater moi-même combien celle-ci était fausse en emportant au Chili, voici deux ans, le dossier de onze personnes « enlevées » le même jour par la police secrète du gouvernement pour délit « d'opinion », et conséquemment prises en charge par *Amnesty.* Certains de nos lecteurs se souviennent certainement que sur ces *onze* innocentes victimes, si l'on excepte le bébé de huit mois -- que rien bien sûr ne menaçait -- et la personne qui n'existait pas, les *neuf* restantes faisaient partie d'un réseau du redoutable M.I.R. ([^18]), dont les dirigeants revendiquent tous les attentats à la bombe perpétrés aujourd'hui encore dans les rues de Santiago... Neuf personnes que je n'avais pas choisies : leur dossier était fourni par la section française d'*Amnesty.* Et c'était neuf militants d'un commando de « brigades rouges » chiliennes, qui ne savaient que la violence comme moyen d'action. Les deux têtes prétendument disparues avaient trouvé la mort, les armes à la main, au cours d'affrontements avec la police. Quant aux jolies compagnes qui cachaient les bombes et tenaient pour eux le fichier des personnalités politiques à liquider, ces filles que j'avais pu interroger sans témoin à la prison des femmes de Santiago, elles ont bénéficié l'année dernière d'une mesure d'amnistie... dont *Amnesty* s'est bien gardé d'informer ses propres militants. Les terroristes chiliens n'ont le droit d'exister, pour la propagande d'*Amnesty*, qu'au titre d'objecteurs de conscience traqués par les polices secrètes, torturés, « disparus ».
Il n'est pas toujours nécessaire d'entreprendre de lointains voyages pour constater que les dirigeants d'*Amnesty* nous trompent de façon constante -- et trompent d'abord les militants de l'organisation -- sur la qualité ou l'innocence de leurs protégés. Ainsi, au mois de février, une mission d'*Amnesty International* s'est rendue en Afghanistan. Heureuse initiative, me suis-je dit : les victimes authentiques, là-bas, se comptent par millions. Mais comme tous mes confrères, j'ai reçu le communiqué de presse que la section française du mouvement diffusait à cette occasion.
77:244
Nous y lisons que les délégués d'*Amnesty* ont rencontré « *quelques-uns des milliers de prisonniers politiques libérés lors de l'amnistie générale prononcée le 28 décembre 1979 *» -- c'est-à-dire au lendemain de l'entrée des troupes soviétiques en Afghanistan ; on ne nous dit pas si ces hommes libérés (sans condition,) par l'Armée Rouge œuvrent aujourd'hui du côté de la résistance ou s'ils collaborent aux atroces besognes de l'occupant... « *Ils ont aussi interrogé,* poursuit le communiqué, (*en dehors de la présence d'autorités officielles*) *six prisonniers qu'ils ont choisi de voir parmi ceux détenus à la prison de Pule Charchi* *; ces six prisonniers occupaient des postes officiels avant le changement de gouvernement du 27 décembre.* »
Cette fois-ci nous savons tout : dans un pays de vingt millions d'habitants, martyrisés depuis avril 1978 par une meute de fous sanguinaires -- les communistes du Khalq et du Parcham, que le Kremlin manipule à sa guise --, la délégation d'*Amnesty International* « choisit » de visiter et recommander à la conscience universelle une brochette de six malheureux. Des hommes aujourd'hui sans pouvoir et emprisonnés. Mais tous communistes. Et qui tous occupaient des postes officiels dans le gouvernement (hyper) communiste du président Amin, c'est-à-dire passaient leur temps à programmer des massacres dans la population... « Le régime Amin, écrit Georges Albertini ([^19]), nourrissait lui-même la résistance par la répression sanglante et folle, à la Staline ou à la Pol Pot, qu'il faisait peser sur le pays. Ce qui avait pour conséquence de menacer son existence même ; et l'U.R.S.S. n'était pas plus disposée à tolérer sa disparition qu'elle ne le fut d'accepter l'effondrement du régime communiste en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968. »
Pour les malheureuses populations afghanes, quotidiennement bombardées au napalm par les aviateurs de l'Armée Rouge, on comprend que le remède appliqué par le Kremlin à la folie d'Amin soit mille fois pire que le mal. Mais comment en février 1980, dans un tel pays, les délégués d'*Amnesty International,* champions des droits-de-l'homme, ont-ils fait pour ignorer à ce point la grande nation des brûlés vifs et choisir avec soin leurs « victimes » dans la famille des bourreaux ?
78:244
La réponse est dans le communiqué SF 80 E 037 d'*Amnesty* déjà cité, qui dit tout, pour peu qu'on le lise avec attention.
\*\*\*
Aujourd'hui, jeudi 28 février 1980, Amnesty International a confirmé qu'une mission s'est rendue ce mois-ci en Afghanistan pour discuter de la protection des droits de l'homme avec le nouveau gouvernement et pour étudier sur place les violations des droits de l'homme qui ont été dénoncées précédemment par l'organisation.
Mais oui. Les délégués d'*Amnesty International* trouvent honnête, ils sont bien les seuls, de « discuter de la protection des droits de l'homme » avec le nouveau gouvernement communiste de Babrak Karmal, mis en place par une armée d'occupation soviétique, dans un pays qui se soulève à 99,9 % contre cette double colonisation. Comme si le gouvernement de Babrak Karmal était légitime en Afghanistan, et qu'on pouvait dialoguer avec lui sur les exigences de la justice ; comme s'il était libre d'y faire autre chose que la politique de l'occupant, c'est-à-dire organiser sur tout son territoire le massacre des nationalistes et des croyants... La mission d'*Amnesty*, superbe de cécité pathologique ou volontaire, veut ignorer la situation de ses interlocuteurs « humanitaires » ; elle ne voit pas sur place ce que chacun sait depuis le mois de décembre 1979 : qu'ils sont arrivés au pouvoir les mains déjà pleines de sang, dans les fourgons de l'ennemi, et continuent de semer la mort à grande échelle en désignant leurs frères afghans au feu des divisions soviétiques. -- Dédaignant l'état de guerre, *Amnesty* en somme file tout droit vers la Kommandantur, au siège de la Gestapo afghane, pour discuter avec elle de la protection des innocents ! Ce front pourrait passer pour un acte de royal courage, s'il s'agissait de demander réparation de leurs crimes aux bourreaux. Mais le sujet de la conversation est bien précisé par le communiqué : « *les violations des droits de l'homme qui ont été dénoncées précédemment par l'organisation *».
79:244
Précédemment. J'ai vérifié dans mes archives. Pas de doute. Cette discrète subordonnée relative vise un autre communiqué, du 31 décembre 1979, qui portait comme la date l'indique sur les méfaits du président Amin : l'homme assassiné avec toute sa famille par la bande communiste rivale de Babrak Karmal, après qu'il eut signé lui-même sa condamnation en exécutant de sa main dans le bureau présidentiel le général soviétique V. S. Patutin, chef-adjoint du N.K.V.D. C'était le 26 décembre 1979, veille de l'invasion militaire de l'Afghanistan... Les gestapistes du nouveau président n'ont eu certainement aucun mal à surenchérir, sur un si beau sujet, aux indignations d'*Amnesty*. Elles justifiaient leur coup d'État et, du même coup, l'intervention de « l'allié » soviétique.
Amnesty International a annoncé qu'elle soumettrait prochainement au gouvernement ses recommandations concernant les mesures à prendre pour que les promesses officielles faites aux délégués soient pleinement et effectivement mises en œuvre.
On verra plus loin à quoi se réduisent les recommandations d'*Amnesty* : elles ne recommandent, hélas, ni le retrait des forces soviétiques ni la dissolution immédiate du Parti Communiste afghan, seules mesures capables de mettre fin dans les faits au massacre des innocents. Mais il est symptomatique que les délégués de Londres soumettent sans rire des « recommandations » de justice aux terroristes sanguinaires qui composent en Afghanistan le Conseil de la Révolution... Lorsqu'elle se rend au Chili, la mission d'*Amnesty International* ne prend même pas la peine de visiter les prisons : le risque serait trop grand, d'y rencontrer ses propres « disparus » ; elle se garde bien aussi de demander audience au général Pinochet, qui pourrait fournir tant de preuves de son excessive mansuétude à l'égard des assassins idéologiques ([^20]). Elle s'en va bien plutôt tenir meeting contre lui, avec les curés, dans la cathédrale de Santiago, sans être inquiétée par le moindre sergent, et revient à Londres en criant au loup.
80:244
-- Le pire ennemi d'*Amnesty*, l'incarnation du mal, c'est bien la droite chrétienne au pouvoir dans le cône sud du continent américain. On ne discute pas avec le Diable. Face aux présidents communistes par contre, et comme chacun sait, le dialogue est toujours possible, cohérent, fructueux...
Dans une lettre adressée au Président Babrak Karmal le 26 février, l'organisation rappelle qu'il a donné l'assurance que les prisonniers arrêtés actuellement en raison de leurs activités politiques seraient « traités en accord avec les principes du droit » et qu'aucun prisonnier politique ne serait torturé ou tué. Le Président a aussi assuré les délégués qu'aucune personne ne serait emprisonnée en raison de ses opinions, sous réserve qu'elle n'ait pas fait usage de violence.
Les « assurances » d'un Babrak Karmal, chef d'État communiste inféodé à Moscou, ne méritent aucun crédit. Sauf bien sûr pour *Amnesty International*, qui compte un sénateur communiste à la tête de son noyau dirigeant ([^21]).
81:244
Mais supposons un instant qu'on puisse croire sur parole les apaisements humanitaires du président Karmal. -- Quelles personnes concernent-ils en Afghanistan ? « Les prisonniers arrêtés (sic) en raison de leurs activités politiques. » -- Qui sont les détenus politiques du régime Karmal ? Les tortionnaires de l'ancien régime, ceux-là mêmes qu'*Amnesty* a visité dans les prisons de Kaboul, responsables avant l'arrivée des Russes de quelque 300.000 exécutions. Karmal, la belle affaire, garantit donc aux délégués d'*Amnesty* que ses compagnons de route tombés en disgrâce pour déviationnisme ou excès de zèle dans la répression seront « traités en accord avec les principes du droit »... Mais qu'importe pour le troupeau que les loups ménagent leurs propres dissidents ? Les seuls qui comptent, au regard de la justice, ce sont les villageois afghans. Trois millions déjà, qui auraient passé en catastrophe la frontière du Pakistan ; et combien d'autres qui auront trouvé une mort atroce, encerclés dans leurs montagnes sous le feu des divisions soviétiques... Ces gens-là ne jouissent pas du statut de prisonniers politiques, ils n'ont pas d'avocats à Londres ni de relations, ils ne peuvent présenter aux ambassades étrangères la carte d'aucun parti : *Amnesty* les abandonne tous sans un regard à la justice militaire de Brejnev-Karmal, et n'en souffle mot dans son communiqué.
Les membres du gouvernement ont donné l'assurance que si des prisonniers politiques devaient être jugés, les procès seraient ouverts au public et aux observateurs d'*Amnesty International* ; le Président a assuré que les délégués d'*Amnesty International* pouvaient se rendre en Afghanistan à tout moment. Il a aussi déclaré que le gouvernement envisageait d'abolir la peine de mort « si les circonstances le permettaient » et de garantir -- l'indépendance du système judiciaire.
Révélation imprudente : les délégués d'*Amnesty International* peuvent à tout moment se rendre en *Afghanistan.*
82:244
Si cette assurance-là est réelle, l' « impartialité » des bénéficiaires doit être tenue en grande suspicion. Nous savons en effet que les journalistes du monde entier sont interdits de séjour sur le territoire afghan depuis le 29 décembre 1979. Nos confrères en mission à cette date ont dû attendre l'avion du retour en résidence (très) surveillée à l'hôtel Intercontinental de Kaboul ; et les kamikazes du « scoop » journalistique opèrent aujourd'hui à leurs risques et périls, près des frontières du Pakistan. Pour les délégués d'*Amnesty*, rien de tel : ils sont les bienvenus « à tout moment ». Le président Karmal paraît fort assuré que ces messieurs de Londres n'abuseront pas de leur singulier privilège ; qu'ils ne profiteront pas de son hospitalité pour sombrer dans l'anticommunisme primaire, systématique et viscéral, en s'inquiétant par exemple de voir une armée étrangère ouvrir le feu sur les populations afghanes à la requête du gouvernement... Récapitulant tous les silences du communiqué d'*Amnesty*, il faut bien reconnaître en effet que la confiance du président Karmal savait où se placer. *Amnesty* a tenu parole, fermé les yeux dans la rue, pris des notes à la Kommandantur, fait écho dans le monde entier aux propagandes du régime, et sans doute promis de revenir pour faire mieux l'an prochain ! -- On pourrait relever encore la tirade sur l'abolition de la peine de mort, qu'*Amnesty* amalgame comme revendication de simple justice dans la plupart de ses communiqués, mais cette question mérite un traitement séparé. Signalons simplement ici qu'il faudrait beaucoup de cynisme pour se féliciter, aujourd'hui, d'une abolition officielle de la peine de mort dans l'arsenal judiciaire afghan. Car cette mesure ne sauverait, en attendant le Jugement de Dieu, que des politiques, des terroristes et des assassins. La peine de mort à abolir d'urgence en Afghanistan, si l'on veut lutter pour la justice et le droit, c'est celle qui tombe chaque jour du ciel sur des millions d'innocents. Lâchée sans sommation ni procès par les bombardiers soviétiques... Les délégués d'*Amnesty* auraient bien d'autres communiqués à nous faire, s'ils se décidaient enfin à appliquer leurs propres principes, en ouvrant les yeux.
Dans sa lettre au Président Karmal, Amnesty International rappelle qu'il est « particulièrement important pour nous d'avoir reçu l'assurance de la part du Ministère de la Justice que l'usage de la torture est officiellement interdit même en cas de menace étrangère dans le pays ».
83:244
Arrêtons sur cette énième « assurance », pour ne pas épuiser les capacités d'indignation du lecteur, notre citation du communiqué SF 80 E 037 d'*Amnesty*. -- Usage de la torture officiellement interdit. Bombes au napalm et gaz asphyxiants quotidiennement versés sur les populations. *Amnesty* comblé, comme il fallait s'y attendre, par la version officielle du gouvernement... J'abrège, car on pourrait ressortir ici pour chaque paragraphe la dialectique inhumaine du précédent.
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*Amnesty International* n'est plus crédible dans sa défense des « droits de l'homme », parce qu'on s'y trompe trop souvent sur la nature des *droits,* et nous abuse presque toujours sur la qualité des *hommes.*
Nous sommes tous d'accord que les hommes ont des droits, liés à la nature spécifique de l'agir humain, et les militants d'*Amnesty* font bien de s'en inquiéter. Le droit du poseur de bombes ou du despote sanguinaire est de se voir jugé équitablement, c'est-à-dire soustrait de la société des hommes par la peine que leurs actes appellent lorsqu'ils l'infligent à autrui. Le droit des victimes innocentes, d'être vengées, en toute justice, par l'exécution régulière des jugements. Et le droit fondamental de l'ensemble des citoyens, que l'État les protège le plus étroitement possible contre la haine des terroristes et des bourreaux.
C'est là tout un programme, que les législations, les magistratures et les polices du monde civilisé réalisent en général imparfaitement. Parfois elles ne le réalisent plus du tout, ou réalisent au sein du système des finalités idéologiques, partisanes, et alors on a le communisme ou bien une autre barbarie. Des innocents connaissent l'épreuve de la prison. Les poseurs de bombes prennent le pouvoir et échappent à leur jugement. *Amnesty International* se consacre plus particulièrement aux prisonniers innocents, définis comme ceux « qui n'ont pas fait usage de violence », et réclame leur libération. Fort bien. Nous ne discuterons pas ici davantage cette philosophie un peu courte du droit, où tant de choses contraires pourraient cohabiter. Mais les hommes ?
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Au Chili, je n'ai pu rencontrer de la part d'*Amnesty*, en fait d'opposants pacifiques, que neuf membres d'un réseau terroriste parfaitement violent ; ITINÉRAIRES imprimait aussitôt cette découverte, qui a ému quelques confrères à défaut d'*Amnesty*. Mais voici qu'en Afghanistan, sans erreur ni confusion possible sur les personnes, la mission d'*Amnesty International* « choisit » elle-même de prendre en charge les intérêts de six ministres déchus qui sont de notoriété publique comme les Pol Pot de l'avant-dernier régime afghan : des assassins idéologiques, professionnels et convaincus. Tandis que le génocide d'une population entière, pris en tenaille sur ses hauts plateaux par la plus puissante armée du monde, n'est pas jugé digne de la moindre mention.
S'il faut être terroriste chilien ou gestapiste afghan pour entrer dans la définition non-violente d'*Amnesty*, tandis que les liquidations massives et les goulags du communisme y échappent à tous coups, je dis, c'est bien le moins, que le pire mensonge du Parti se trouve objectivement imposé aux militants de l'organisation.
Hugues Kéraly*.*
Sur AMNESTY INTERNATIONAL, la revue ITINÉRAIRES a déjà publié :
1\. -- «* A la rencontre... des disparus, ou les onze mensonges d'Amnesty *», Hugues Kéraly, numéro 224 de juin 1978, pages 16 à 30.
2\. -- «* Contre l'Amérique latine : la haine et le mensonge *», Jean Madiran, numéro 225 de juillet-août 1978, pages 1 à 12.
3\. -- «* Une nouvelle pièce au dossier d'Amnesty *», Hugues Kéraly, numéro 229 de janvier 1979, pages 38 à 41.
4\. -- «* Amnesty International et le néo-cléricalisme *», document dans le numéro 239 de janvier 1980, pages 134 à 136.
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### Jean-Paul II aura fort à faire
*Les idées fausses du XIX^e^ siècle\
sont au pouvoir dans le clergé*
par Marcel De Corte
JE VIENS DE RELIRE la biographie qu'un moine anonyme a consacrée en 1909 à son maître Dom Guéranger, Abbé de Solesmes. On y trouve enchâssés de nombreux extraits de l'œuvre immense de ce grand restaurateur de la liturgie romaine, reflet de l'invariabilité et de l'universalité dans le temps et dans l'espace de l'Église fondée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Après trois quarts de siècle, on est étonné, effaré, stupéfié, de constater en les lisant à quel point, jusqu'à quelle profondeur, avec quelle intensité, *les causes et les effets actuels du délabrement et de la ruine de la liturgie,* laquelle est, dans le domaine surnaturel, au plus fort sens du mot, le cœur même de l'Évangile et des vertus théologales, singulièrement de la foi, *se sont déjà manifestés*, sous la forme que nous leur connaissons aujourd'hui, en ce XIX^e^ siècle français qui, à bien des égards pourtant, regorgeait de sainteté après les persécutions que fit subir la Révolution à l'Église catholique.
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Dom Guéranger les souligne vigoureusement dans un vocabulaire qui n'est plus guère accessible qu'aux spécialistes de l'histoire ecclésiastique : c'est « l'attachement du clergé de France aux principes et aux libertés de l'Église gallicane » (*Institutions Liturgiques,* t. I., p. 24). Le *Dictionnaire de la foi chrétienne* (t. I, p. 315) paru en 1968 ne le cache pas, avec une certaine satisfaction, comme on pouvait s'y attendre : « Le gallicanisme religieux, soutenu par des théologiens comme Gerson, voudrait réduire le rôle du pape à un office d'inspection et de direction, et non de pleine et suprême puissance de juridiction sur l'Église entière, pasteurs et fidèles. Le gallicanisme, né au XV^e^ siècle, et qui ne cessa d'être latent dans l'Église de France, se vit ruiné par la proclamation de l'infaillibilité pontificale au premier concile du Vatican. *Une partie de ses intuitions* (sic)*, au contraire, reprend vie dans la doctrine de la collégialité selon Vatican II *» ([^22]).
Le gallicanisme n'est qu'un autre nom du libéralisme religieux inauguré par le protestantisme : comme le montre son histoire, il laisse à l'individu, seul ou agrégé à d'autres en petites sectes ou « communautés de base », tel Port-Royal, le soin et le devoir de s'unir à Dieu sans autre intermédiaire, en dernière analyse, que le meneur du jeu qui émerge, *infailliblement,* de ces groupuscules « informels » en apparence, comme on dirait aujourd'hui. Il est une forme secondaire du protestantisme libéral au sein du catholicisme, avec le durcissement de certains dogmes -- mais la rigidité cadavérique précède toujours la corruption -- et surtout avec une modalité mystique qui soustrait l'individu seul à seul avec Dieu à l'autorité de l'Institution suprême que Dieu a fondée pour maintenir la continuité et l'universalité de la foi et pour la soustraire aux divagations de l'individu replié sur lui-même. Dom Guéranger l'a bien vu lorsqu'il nous cite ce passage de Lamennais : « Le monde intellectuel et moral a ses lois aussi inflexibles que celles du monde physique, et selon ces lois, toute idée, tout principe, tout système en action dans la Société -- et l'Église est une société, ajouterions-nous -- tend incessamment à réaliser ses dernières conséquences.
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Nulle volonté humaine, si puissante qu'elle soit, ne peut arrêter ce développement. Il est donc nécessaire, en ce sens, que les théories libérales pénètrent de plus en plus l'ordre politique, dominent de plus en plus le pouvoir... Ce que le libéralisme a obtenu n'est que bien peu de chose, comparé à ce qui lui reste à exiger encore ; il n'a fait qu'un pas vers le but où il marche forcément. *Et quel est ce but ?* Nous le répétons : c'est l'abolition du catholicisme. » ([^23])
Il suffit de jeter un regard sur l'état actuel de l'Église pour être convaincu de la vérité historique de ce diagnostic. L'individualisme libéral, contenu par saint Pie X et par Pie XII, a pénétré jusqu'au sommet de l'Institution sous les pontificats funestes de Jean XXIII et de Paul VI. La brèche que le premier a creusée par l'ouverture de Vatican II au monde et par son *aggiornamento* aux « théories libérales », n'a cessé de s'élargir. Comme l'écrivait Bossuet (qui savait encore distinguer entre l'*Institution* divine, et donc immuable en sa vérité, et les erreurs des *personnes*, si haut placées qu'elles soient en elle) à propos d'Innocent XI, « une bonne intention avec peu de lumières, c'est un grand mal en de si hautes places » ([^24]).
La cause actuelle est identique à celle que Dom Guéranger dénonçait et elle a les mêmes conséquences dans ce qui est l'essence même de la pratique surnaturelle du catholicisme : *la liturgie *: après une lecture du missel romain, en vigueur seulement en quelques diocèses européens, très rares au surplus, « les missels modernes me parurent alors, nous dit-il, dépourvus d'autorité et d'onction, sentant l'œuvre d'un siècle et d'un pays, en même temps que le travail personnel » (t. I, p. 34) et il complète cette observation par l'irréfutable déclaration suivante :
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« Toute liturgie que nous aurions vu commencer, qui ne serait pas celle de nos pères, ne saurait mériter ce nom. Un peuple n'est pas arrivé jusqu'au XVII^e^ siècle de son existence sans avoir un langage suffisant à sa pensée » (t. I, p. 56). C'est cependant ce que dénia le jansénisme et que renie aujourd'hui la quasi totalité de l'Église universelle. Comme au XVII^e^ siècle, « l'Église de France » (et les autres sous l'effet des collégialités épiscopales et des groupes de pression qui les mènent actuellement avec l'assentiment au moins tacite de Rome) « a déchiré en lambeaux, selon l'expression du saint pape Pie V, la communion de prières et de louanges qui doivent être adressées au Dieu unique d'une seule et même voix, *communionem illam uni Deo, una et eadem formula, preces et laudes adhibendi, discerpserunt *» (t. I, p. 59).
La raison -- ou la déraison plutôt -- qui en est donnée est aujourd'hui comme alors identique. Un certain abbé Gernet, gallican et libéral, l'exprime sans phrases à Dom Guéranger qui nous la rapporte : « Que voulez-vous ? *Il faut de toute nécessité passer par la démocratie* (*libérale*) *pour revenir à la théocratie *» (t. I, p. 66). L'aveu est net au XX^e^ comme au XIX^e^ siècle, l'Église qui recule sans cesse en face de la religion démocratique de l'homme, n'hésite pas à sacrifier au nouveau dieu et à ses exigences de liberté et de « créativité » ; le clergé, de bas en haut, ne balance pas un seul instant, et, pour récupérer l'audience que la Révolution et l'État démocratique moderne lui ont fait perdre, il s'accroche au char de l'Homme majusculaire victorieux et lui soumet sa liturgie séculaire aussi bien que 1'expression de sa doctrine. L'encyclique *Mirari vos* de Grégoire XVI (15 août 1832) est reléguée à la friperie : « Il serait absurde et injurieux pour l'Église, après le concile de Trente, qu'ayant recueilli la doctrine du Seigneur et des Apôtres et recevant chaque jour l'influence de l'Esprit de Dieu qui lui enseigne toute vérité, elle eût besoin de je ne sais quelle rénovation ou régénération nouvelle, comme condition de son influence actuelle et de son accroissement. »
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N'est-ce point là le procès et les condamnations prophétiques de tout l'*aggiornamento* dont pâtissent aujourd'hui jusqu'au sang la liturgie et le dogme. Qui donc se méprend ? Le pape Grégoire XVI ou les papes Jean XXIII et Paul VI ? L'Esprit Saint est-il du côté de ceux-ci ou du côté de celui-là ?
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Pour Dom Guéranger, il n'y a pas le moindre doute. Il fait siennes les paroles de Mgr Parisis qui venait d'être nommé évêque de Langres et dont les yeux s'ouvraient devant l'anarchie liturgique de son diocèse : « Je me demandais avec un douloureux étonnement comment il se pouvait que dans l'Église catholique, dont le plus frappant caractère est l'unité, il pouvait se trouver des diversités aussi étranges, si incommodes et si scandaleuses. Je ne tardai pas à savoir que ce n'était pas du tout l'œuvre de l'Église, mais bien plutôt *l'œuvre de l'homme qui avait jeté l'ivraie dans le champ et avait eu pour coopérateur dans cette œuvre de division les chefs mêmes des diocèses, égarés sans y réfléchir par les préjugés du protestantisme* que d'ailleurs ils combattaient avec sincérité et réprouvaient avec énergie. » (t. I, p. 264)
Le commentaire que l'Abbé de Solesmes en donne est percutant : « Ces hommes présomptueux qui ont pesé sur l'Église, qui ont sondé ses nécessités, ne prononcent pas seulement que sa liturgie pèche par défaut ou par excès, dans quelques détails, mais ils la montrent aux peuples comme dépourvue d'un système convenable dans l'ensemble de son culte. Ils se mettent à tracer un nouveau plan des offices, nouveau par les matériaux qui doivent entrer dans sa composition, nouveau par les lignes générales et particulières... Ces hommes que cent cinquante ans plus tôt la Sorbonne eût condamné... ces hommes sans caractère... ne furent point repoussés, on les écouta, on leur livra nos sanctuaires... Lorsque les églises de France seront revenues à l'unité, à l'universalité, à l'autorité dans les choses de la liturgie... on aura peine à se rendre compte des motifs qui purent amener une semblable révolution au sein d'une nation chrétienne. » ([^25])
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Peut-on aller plus avant dans la pénétration qu'en ce passage : « Pour accomplir cette révolution inouïe les évêques français se sont constitués *sous la dépendance de législateurs liturgiques sans titre, sans garantie, sans compétence, sans autorité *» (t. I, p. 307), tels ceux que nous avons vus à l'œuvre dans l'amalgame dit « œcuménique », où catholiques, protestants de tous bords, byzantins, etc. imposèrent aux évêques de Vatican II, avec l'approbation *expresse* de Paul VI, une « nouvelle eucharistie » où la sainte messe traditionnelle sombra « dans le plus complet discrédit » et « devint un genre littéraire comme un autre », livré à la fantaisie d'un chacun (t. I, p. 388) ? Le seul texte où cette perspicacité se trouve en défaut, au moins pour nous qui vivons en un temps où la liturgie s'est dégradée à un point que Dom Guéranger ne pouvait imaginer, est peut-être celui-ci : « La fonction que l'Église remplit nous fait pressentir qu'Elle ne saurait abandonner aux témérités humaines une cause où il s'agit de sa prière et de sa doctrine » (t. I, p. 329). Qui aurait cru alors que l'Église catholique, non sans doute en tant qu'Institution divine, mais en ses représentants les plus hauts, deviendrait une sorte d'appendice de l'ONU, ce grouillement grenouillé de toutes les oppositions et de toutes les divergences de la planète ?
Il a suffi d'une défaillance de la clé de voûte pour que l'édifice se fissurât. Dans une lettre du 20 août 1843, Dom Pitra l'écrit à Dom Guéranger : « Le pape règne, dit-on ouvertement, il ne gouverne pas ! Ce sont les évêques qui gouvernent. En France, le pape n'a le droit de ne rien faire, si ce n'est par l'intermédiaire des évêques. Pas d'exemptions ! » (t. I, p. 337). Aussi les accusations épiscopales, les attaques, les censures, les critiques, les réprobations pleuvent-elles dru sur Dom Guéranger, comme aujourd'hui sur Mgr Lefebvre. Montalembert écrit même à Dom Guéranger que Mgr Affre « lui avait avoué n'avoir jamais eu le temps de lire les *Institutions Liturgiques *» et qu' « il les avait condamnées par simple déférence à Mgr d'Astros » (t. I, p. 354), archevêque de Toulouse qui avait « entassé contre l'Abbé de Solesmes les calomnies, les falsifications les plus odieuses et les plus grossières, mettant en suspicion son orthodoxie et sa probité » (t. I, p. 370). N'est-ce pas encore le cas aujourd'hui du fondateur du Séminaire d'Écône, abreuvé par ses collègues dans l'épiscopat, pleins d'onction « évangélique » vis-à-vis des pires révolutionnaires dans leur clergé, de calomnies et de fureurs ?
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Relisons la lettre du mardi de la Quinquagésime 1845 de Dom Guéranger à ses moines de Solesmes, elle est d'une *actualité* fulgurante : « Mes chers et bien-aimés frères, j'ai contenu dans mon cœur aussi longtemps que je l'ai pu mon triste secret ; il ne m'est plus possible maintenant de le garder. Notre congrégation souffre persécution et la plus cruelle de toutes. Un pacte déplorable... a été conclu dans le but d'arrêter notre développement encore si faible et de transformer en délits nos actes les plus légitimes et les plus autorisés. Une machination ténébreuse, dont nous tenons les fils, a été ourdie pour effrayer le souverain pontife », etc. (t. I, p. 391). « Selon Mgr Fayet, évêque d'Orléans, Dom Guéranger est un ignorant, un novateur, un révolté... il ignore le catéchisme, la grammaire et, pour comble, écrit l'histoire à la Voltaire » (sic). Et le libelle de l'évêque se termine par cet aphorisme aussi étonnant alors qu'aujourd'hui : « Quand nous aurons sauvé la religion qui périt, il sera temps de raisonner sur la liturgie. » (t. I, p. 391)
A quoi Dom Guéranger réplique avec un bon sens surnaturel qu' « altérer la liturgie par laquelle l'Église en même temps qu'elle honore Dieu professe sa foi et la transmet à ses fils, c'est toucher au dépôt sacré de la foi » (t. I, p. 397). « La discipline de l'Église n'est pas seulement un mode de pratique universelle pour assurer l'uniformité, elle est souvent l'expression du dogme lui-même » (t. I, p. 401). Gravons dans notre esprit cette déclaration d'une clarté diamantine : « *Nulle autorité ne peut réclamer l'obéissance que dans la mesure de son droit. Il est peut-être des autorités absolues, il n'en est pas d'arbitraires, il n'en est pas d'illimitées. Plus fière que le stoïcien d'Horace, la conscience chrétienne ne sait pas ce que c'est que l'obéissance passive et, simplement, résolument, elle ignore l'ordre donné par une autorité qui excède son droit : l'ordre alors n'existe pas pour elle parce qu'il n'existe pas en soi. L'anarchie trouverait son compte dans ces excursions d'une autorité quelconque en dehors du domaine qui est le sien. *» (t. I, p. 402)
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L'auteur de la biographie de Dom Guéranger a bien dégagé la racine de cette haineuse volonté de puissance cléricale : « Bossuet a parlé de ceux qui appellent Dieu tout ce qu'ils pensent : c'est la perversion de la pensée. Il est tout aussi naturel à plusieurs d'appeler bien -- et bien de l'Église, dirions-nous en complément -- tout ce qu'ils veulent : *c'est purement l'adoration de soi *» (t. I, p. 407), l'individualisme forcené, le libéralisme qui, porté à son comble, s'aime lui-même et proclame qu'il n'y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Montalembert qu'il cite (p. 416) va plus profond encore : « Je suis inquiet du clergé. Peut-être n'avez-vous pas vu les discours de certains curés de Paris qui ont qualifié N.-S. Jésus-Christ de *divin républicain.* C'est toujours le même esprit : *l'adoration servile de la force laïque et du pouvoir vainqueur. *» L'égoïsme, totalitaire en son essence, est faible en ses actions, il lui faut l'appoint de la masse des autres égoïsmes derrière laquelle il se dissimule : *vox populi, vox Dei,* pour qu'il puisse se déployer dans la société religieuse comme dans la société profane. Le seul moyen de l'éviter, celui dont on ne prêche plus la nécessité aujourd'hui, est proposé dans l'Évangile : « Que celui qui veut me suivre, *renonce à soi-même. *» « C'est en me perdant, dit saint Jean de la Croix, que je me suis retrouvé. » Le catholicisme est une société surnaturelle de personnes qui doivent n'être plus en possession d'elles-mêmes pour se retrouver dans le Corps Mystique du Christ et *per Ipsum et cum Ipso et in Ipso* dans la Trinité des Personnes divines. Cette abdication de soi commence dès le Baptême qui est le grand sacrement de la mort à soi-même.
Dans une autre lettre à Dom Guéranger du 30 septembre 1849, Montalembert enfin clairvoyant élargit son jugement à la cause politique qui commande le XX^e^ siècle comme elle commandait le XIX^e^ et que les gens d'Église ont oubliée volontairement : « La liberté, la vraie, la sainte liberté, la liberté du bien, la seule que l'Église autorise et défende, *est incompatible avec la démocratie, avec la Révolution, en un mot avec l'esprit moderne *» ([^26]) (t. I, p. 434). Dans une autre du 8 avril 1850, il précise sa pensée : « Vous tous vous avez courbé la tête sous le joug de ces écrivains sans mission, sans autorité, sans justice, sans mesure et surtout sans charité, parce qu'ils ont en mains *la force, cette force infernale de la presse* qui a rendu impossible le gouvernement de l'État, et qui ne tardera pas à bouleverser l'Église » (t. II, p. 9). On l'a vu lors du tintamarre organisé lors de Vatican II. Et qui n'a cessé de tympaniser les oreilles ecclésiastiques.
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L'auteur anonyme voit clair en son siècle et son regard sûr perce également le nôtre : « Un large sillon divisait dorénavant les catholiques en deux groupes : ceux qui avaient comme premier souci *la liberté de l'Église* et le maintien de ses droits dans une société chrétienne, *et ceux qui s'efforçaient de déterminer la mesure de christianisme que la société moderne pouvait supporter pour ensuite inviter l'Église à s'y réduire *» (t. II, p. 11). Ces derniers n'ont-ils pas triomphalement vaincu les autres au concile Vatican II et dans « l'esprit » postconciliaire ? Parmi eux, se demandait du Lac dans une lettre à Dom Guéranger du 26 février 1853, « il ne s'est pas trouvé un évêque qui ait eu le courage de se sacrifier pour l'Église » (t. II, p. 83). Combien sont-ils en cette année de disgrâce 1980 ? *Apparent rari nantes in gurgite vasto,* alors que le cadre de la liturgie rompu entraîne la rupture du cadre de la foi. Déjà en 1853, Mgr Sibour, archevêque de Paris et aspirant au titre de Patriarche de l'Église gallicane, protestait ouvertement auprès du souverain pontife contre la proclamation -- dommageable selon ce maître patelin -- du dogme de l'Immaculée-Conception (t. II, p. 111). Nous en avons vu d'autres depuis vingt ans ! Que reste-t-il du *Credo ?*
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Mais de toutes ces analyses des causes et effets du libéralisme, la plus profonde reste celle de Dom Guéranger lui-même. Avec quel ravissement l'avons-nous relue alors que nous avions, quant à nous, mis des années à la retrouver : « Les grandes apostasies des peuples -- que sont le protestantisme et la Révolution -- *se prolongeaient selon Dom Guéranger dans un mouvement universel de sécularisation.* La société européenne, née de l'Évangile et formée par l'Église, avait si bien profité de l'éducation reçue qu'elle donnait congé à son éducatrice. Comme le prodigue de l'Évangile, elle se trouvait en âge de jouir de son propre bien et le réclamait impérieusement.
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*Cet effort de sécularisation ne s'arrêtera plus désormais* jusqu'à ce qu'il ait ramené la société à la condition païenne et effacé de la doctrine, des mœurs, des codes, des institutions, de la pensée et du cœur de chacun, *tout vestige de l'ordre surnaturel,* tout souvenir de l'Église, et de Jésus-Christ, et de Dieu. Le chrétien ne s'étonne pas de *ce mystère d'iniquité* qui, sous les yeux de l'apôtre, se nouait déjà dès la première heure du christianisme. » (t. II, p. 129)
Que voulez-vous ? Selon les libéraux d'alors, comme selon les libéraux qui occupent actuellement presque tous les postes importants de l'Église, « la société humaine, c'est-à-dire la société française *devenue adulte aujourd'hui,* ne pouvait plus se livrer aux mains de l'Église *avec l'enfantine docilité d'autrefois...* Dans ce monde contemporain où non seulement les doctrines se heurtent aux doctrines, mais où des institutions et des doctrines réprouvées par l'Église ont obtenu *définitivement* le droit de cité, *les anciennes revendications, les réprobations intransigeantes de l'orthodoxie n'ont-elles pas à s'adoucir et à se mesurer aux temps ? ... Les vrais arguments sont les arguments acceptés. Les axiomes de la doctrine et de l'action doivent composer avec les faits, les situations, l'état des sociétés, la mentalité nouvelle et en particulier le droit public européen. La civilisation ne rétrograde pas* (sic)*. A les considérer pratiquement, les doctrines elles-mêmes, à chaque époque de l'histoire, ne sont-elles donc autre chose que ce que l'on peut faire accepter à l'intelligence moyenne de ces contemporains ? Et chacune de ces doctrines, si elle est bien entendue, n'est-elle pas le moment passager d'un vaste système intellectuel qui déroule à travers les siècles la série mobile de ses anneaux ? Malgré le titre de société surnaturelle qu'elle se donne et que nous ne lui refusons pas, l'Église ne saurait poursuivre son œuvre ni exercer son action* QU'EN PRENANT SON PARTI DE L'ESPRIT NOUVEAU. Ainsi, transiger, faire la part du feu, acheter, par l'abandon d'une part de ses droits, la possession tranquille du reste et LA JOUISSANCE DE TOUT CE QUE L'ESPRIT MODERNE CONSENT A LUI LAISSER ENCORE, *tel était le devoir de l'Église. Ses enfants le lui signifiaient non sans hauteur. *» (t. II, p. 132) N'est-ce point la charte de « l'esprit » de Vatican II, non écrite ou à peine écrite sans doute, mais inscrite dans toutes les circonvolutions cérébrales des prélats qui, en leur quasi totalité, collaborèrent à « l'autodestruction de l'Église » ?
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Les laïcs catholiques faisaient -- et font encore ! -- chorus avec ce clergé fanatiquement libéral : à Mgr Pie qui avait attaqué Cousin et Augustin Thierry, le comte de Falloux lançait les plus vifs reproches. Du tac au tac, Mgr Pie lui répondait : « Ainsi donc, dans votre pensée, Monsieur le Comte, quand Jésus-Christ est outragé et les âmes mises en péril, *notre mission spéciale à nous, évêques, c'est d'éloigner tout fâcheux soupçon qui pourrait planer sur les blasphémateurs ! *» (t. II, p. 134). Combien d'évêques aujourd'hui n'ont-ils pas blâmé chez quelques trop rares fidèles ce qu'ils osaient appeler leur « anticommunisme négatif » ? Combien d'évêques aujourd'hui osent-ils condamner la dépravation des esprits et des mœurs en appelant un chat un chat et Rolin un fripon ? Combien d'évêques n'admettent-ils pas que « l'homme peut se sauver sans l'Église, sans l'Église qui est Jésus-Christ » Combien ne concluent-ils pas que « sans l'Église, sans christianisme, sans la foi, sans les sacrements, sans l'ordre surnaturel, l'homme peut parfaitement atteindre sa fin » ? (t. II, p. 139). Décidément, rien n'est changé depuis lors ! N'est-ce pas à ces clercs qu'il faut appliquer avec rigueur le mot de Bossuet : « Il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine complaisance, une pitié meurtrière qui leur a fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs, chercher des couvertures à leurs passions, pour condescendre à leur vanité et flatter leur ignorance affectée » (t. II, p. 172). C'est ce que Montalembert, en parlant de Mgr Dupanloup, chef de file du gallicanisme libéral anti-romain, appelait « un élégant escamotage » (t. II, p. 293). A quels tours de passe-passe n'assistons-nous pas aujourd'hui pour raccommoder le catholique et le monde déchristianisé ?
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La période antérieure au concile Vatican I a connu les mêmes conciliabules, les mêmes tractations, les mêmes groupes de pression organisés par les libéraux, que les années qui précédèrent, accompagnèrent et suivirent Vatican II : « De France et d'Allemagne, des évêques, que l'opposition devait voir un jour réunis dans une même pensée, *se donnaient la main* pour conjurer le péril qui menaçait leurs doctrines » (t. II, p. 325).
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« J'ai parlé de *manœuvres* stériles, de *calculs* impuissants, écrivait Mgr Pie ; je n'ai pas nié l'existence de ces calculs et de ces manœuvres. Ceux-là qui croient s'être essayés avec succès en ce genre dans notre dernière assemblée ne semblent-ils pas déjà vouloir dominer le concile de toute la hauteur de leur importance personnelle ? » Relisons l'ouvrage capital de Mgr Wiltgen, *Le Rhin se jette dans le Tibre :* la conjuration des évêques allemands, français, hollandais et belges a fait basculer le concile Vatican II du côté de ce que l'un d'eux appelait « un 1789 dans l'Église » et qu'un autre, théologien pour la cause, nommait « la Révolution d'Octobre » à Rome. La prédiction de Mgr Pie relative à Vatican I ne s'applique, hélas, pas à Vatican II : « Quoi qu'il en soit, les principes immuables de la vérité ne s'assujettiront point aux caprices de ce qu'on appelle les idées modernes » (t. II, p. 325), sauf sur un point applicable aux « experts » qui envoûtèrent les Pères pendant les années conciliaires et qui continuent : « Les catholiques de nom et de volonté *qui sacrifient à l'idole de l'esprit moderne,* finissent par placer leur raison au-dessus de l'Église contemporaine et par s'adjuger personnellement l'infaillibilité qu'ils refusent à la chaire apostolique » (t. II, p. 353). Leur organe *Le Correspondant* l'exprimait autrement : « On ne peut admettre que la convocation des *États Généraux* de l'Église ([^27]) ait pour effet de créer en son sein une monarchie despotique qui n'y a jamais existé... Ce n'est ni l'usage ni le penchant naturel des grandes assemblées de consommer elles-mêmes leur propre abdication » (t. II, p. 354). *Le Monde* aurait pu reprendre la même phrase et la même phraséologie à l'aube de Vatican II.
Il n'est point jusqu'à la grosse astuce de Mgr Dupanloup « qui s'efforça d'obtenir de Pie IX qu'il consentît, pour rallier à lui la minorité, à insérer dans le décret d'infaillibilité trois mots qui eussent consacré le gallicanisme : *innixus testimonio ecclesiarum *» (t. II, p. 397), dont les résonances précises évoquent la constitution *Lumen Gentium* de Vatican II et son laminage de l'autorité pontificale.
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« Il était malaisé de pousser plus loin l'audace. » Mais au lieu d'une *Nota explicativa praevia* inopérante à la Paul VI, le saint-père se borna à dire après avoir lu la lettre que lui adressait l'évêque d'Orléans : *Mi prende per un ragazzo ?* Et le prélat de s'enfuir.
Il n'empêche que la victoire du traditionalisme sur le libéralisme fut d'assez courte durée. Les passions soulevées par le concile Vatican I ne s'apaisèrent pas. Contenues par les pontificats de saint Pie X et de Pie XI, elles ont déferlé sur Vatican II et submergé la plupart des membres les plus importants de l'Église catholique. Selon le vœu de Mgr Maret, évêque de Sure, doyen de la Faculté de théologie de Paris, l'Église catholique a désormais récupéré sa vraie nature, qui est « d'être une monarchie tempérée d'aristocratie, *une monarchie constitutionnelle *» (t. II, p. 352). Jean-Paul II aura fort à faire pour renverser ce courant qui débouche dans l'anarchie dogmatique et liturgique pour s'enliser, comme nous ne le constatons que trop bien, dans les marais de l'indifférence au surnaturel.
Marcel De Corte*.*
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### Troisième centenaire de saint Jean Eudes
par Jean Crété
CETTE ANNÉE 1980 est celle du troisième centenaire de la mort de saint Jean Eudes, un grand saint français du XVII^e^ siècle, dont l'influence a été considérable.
Il naquit de parents très pieux. Son père s'était d'abord destiné au sacerdoce ; il y renonça, en raison de la pauvreté de sa famille, mais toute sa vie il récita le bréviaire. Jean naquit et fut baptisé le 16 novembre 1601 à Ri ou Ru, en Normandie, au diocèse de Séez. Enfant, il disparaissait souvent ; sa mère, sûre de le retrouver à l'église, ne s'en inquiétait pas. Il fit sa première communion probablement le 16 mai 1613 ; et désormais, il se confessa et communia tous les mois, ce qui était le maximum dans les usages de l'époque. Il fit très jeune le vœu de chasteté parfaite. Tous les jours, il allait à pied au village voisin apprendre le latin, chez un prêtre. Il fit ensuite ses études chez les jésuites de Caen ; il était de première force en grec et en versification latine. « Je fus reçu en la congrégation de Notre-Dame, écrit-il, l'an 1618, où Notre-Seigneur me fit de très grandes grâces par l'entremise de sa sainte Mère. »
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Il n'avait qu'une ambition : que nul ne le dépasse dans la dévotion envers Marie ; un jour il passa un anneau au doigt d'une statue de la Sainte Vierge, sa dame. En effet, son père, quoique très pieux, pensait pour lui au mariage et lui proposa plusieurs partis. Jean résista avec une douce fermeté, et le 25 mars 1623, il entrait, avec la bénédiction de ses parents, à l'Oratoire de France où il fut reçu par le Père de Bérulle ; ce même jour, Jean se consacra totalement à la Sainte Vierge. Ses débuts à l'Oratoire furent pénibles. Malade, il dut se reposer deux ans à Notre-Dame d'Aubervilliers. Le 19 septembre 1620, il avait reçu la tonsure et les ordres mineurs de Mgr de Pontcarré, évêque de Séez, « vase d'élection dans l'Église de Dieu ». Le même évêque l'ordonna sous-diacre le 21 décembre 1624. Il fut ordonné diacre à Bayeux en février 1625 et prêtre à Paris, dans la chapelle de l'évêché, le 20 décembre 1625 ; il célébra sa première messe le jour de Noël.
En 1627, il revint dans son diocèse de Séez pour soigner les pestiférés. Pendant dix-huit ans, il exerça le ministère à l'Oratoire de France, selon les ordres de ses supérieurs. Quoique très attaché à l'Oratoire, il résolut, après de longues méditations, de s'en séparer pour fonder une congrégation vouée à la formation et à la sanctification du clergé. Après un pèlerinage à Notre-Dame de la Délivrande, le 25 mars 1643, à Caen, il fondait la congrégation des prêtres de Jésus et Marie. Il fonda également les Filles de Notre-Dame de la Charité pour l'accueil des repenties.
Comme ses contemporains saint Vincent de Paul, M. Bourgoin, M. Olier, saint Jean Eudes eut pour premier souci de fonder des séminaires pour assurer la formation du clergé selon les prescriptions du concile de Trente ; il en fonda en effet à Caen, Lisieux, Coutances, Rouen, Évreux. Comme saint Vincent de Paul, il se préoccupa d'évangéliser les pauvres. Il prêcha des missions à Saint-Étienne de Caen, Saint-Germain-des-Prés, Lisieux, Amiens, Saint-Ouen, Autun, Beaune... L'affluence était telle qu'à Caen, il fallut cent confesseurs pour l'assister et qu'à Saint-Germain-des-Prés les moines se plaignirent de la trop grande affluence ! Il voulait des missions assez longues pour obtenir des résultats durables. Un jour qu'il portait le Saint-Sacrement en procession, remarquant quelques hommes debout, il leur cria : « A bas, vers de terre ! Rendez hommage à votre souverain ! »
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Il eut de nombreuses dirigées, dont Marie des Vallées, et il voulut être inhumé avec le rosaire de cette âme privilégiée. Plusieurs fois, il prêcha à la Cour, avec une entière franchise. Un temps disgracié auprès de Louis XIV pour sa trop grande franchise, il retrouva par la suite la faveur du roi et en profita pour lui asséner de nouveau quelques rudes vérités. En bons termes avec Richelieu, il fit nommer quelques bons évêques, notamment M. de Vialart à Châlons. Tombé gravement malade au diocèse de Chartres et déjà aux portes de la mort, il fut guéri subitement à la suite d'un vœu à Notre-Dame.
Une des caractéristiques de saint Jean Eudes est sa grande dévotion aux cœurs de Jésus et de Marie. Mais c'est la dévotion au cœur de Marie qui le conduira à la dévotion au cœur de Jésus. C'est en 1648 que saint Jean Eudes établit la fête du Saint Cœur de Marie, après un miracle du cœur de Marie rendant la vue à une bénédictine. En 1655, il construisit à Coutances, non sans une assistance miraculeuse, la première église dédiée au Saint Cœur de Marie. C'est seulement en 1670 qu'il établit la fête du Cœur très adorable de Jésus. Nous l'avons déjà dit dans notre article sur *Le culte du Sacré-Cœur* ([^28])*,* la dévotion de saint Jean Eudes aux cœurs de Jésus et de Marie n'a pas le caractère douloureux et réparateur qui sera la caractéristique propre du culte du Sacré-Cœur révélé à sainte Marguerite-Marie. Saint Jean Eudes composa lui-même les offices du Saint Cœur de Marie et du Cœur adorable de Jésus. Il écrivit des livres : « Le Cœur admirable », « Vie et Royaume de Jésus », « Le bon confesseur », et de très nombreuses lettres de direction. « Ah, la reine de mon cœur ! », dira-t-il en parlant de Marie. On retrouvera cette parole deux siècles plus tard chez le Père Emmanuel de Mesnil-Saint-Loup, sans qu'on puisse savoir s'il l'avait empruntée à saint Jean Eudes ou s'il l'avait retrouvée d'instinct. Nous citerons encore deux paroles de saint Jean Eudes : « La grande règle, c'est la charité », et : « Être chrétien et être saint, ce n'est qu'une même chose. »
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Le 19 août 1680, saint Jean Eudes s'endormait pieusement dans le Seigneur. S'il fut toujours vénéré par ses fils et filles en religion et par les personnes instruites de l'histoire religieuse du grand siècle, les honneurs des autels se firent attendre plus de deux siècles. Saint Pie X le béatifia le 25 avril 1909. Le 31 mai 1925, il était canonisé par Pie XI, qui introduisit sa fête au calendrier de l'Église universelle à la date du 19 août, avec l'office et la messe du commun d'un confesseur non pontife. Ses congrégations ont une messe propre *Dominus implebit,* avec une épître de saint Jean sur la charité, l'évangile des soixante-douze disciples et une postcommunion qui rappelle qu'il fut le dévot serviteur des saints cœurs de Jésus et de Marie. Les papes ont, à plusieurs reprises, rappelé que saint Jean Eudes était l'initiateur du culte liturgique des Cœurs de Jésus et de Marie. Il faut avouer que ce grand saint français est trop peu connu des fidèles. Souhaitons que ce troisième centenaire de sa mort soit une occasion de le faire connaître et honorer comme il le mérite, pour la gloire de Dieu et le bien des âmes.
Jean Crété.
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### Le mystère pascal continue
*Instructions pour les novices*
PENDANT la Nuit pascale, la sainte Église vous a donné ce qu'elle avait de meilleur : elle vous a donné les arrhes de l'éternité et vous en avez puisé la substance aux deux sources du sacrement et de la poésie. Toute l'année liturgique tend vers ce sommet qui est l'expression cultuelle de l'essence du Christianisme.
Mais le mystère pascal n'est pas un point dans l'espace. C'est une ligne continue avec laquelle doit s'identifier la ligne de votre vie : vous êtes venus au monastère pour vivre le mystère pascal qui consiste à passer de ce monde à Dieu.
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Pâques ne finit pas. Pâques, c'est la transhumance de l'humanité rachetée passant de la terre d'Égypte à la terre promise, des tristesses du temps aux joies de l'éternité, de la cellule au ciel. On n'a jamais fini de se convertir.
Lorsque sous forme de souhait nous demandons à nos frères du siècle de prier pour notre conversion, ils prennent une mine confuse : « Si vous n'êtes pas convertis, vous, qui est-ce qui le sera ? » Nous laissons dire mais vous savez que nos anciens, pour signifier l'entrée en religion employaient la formule : « venire ad conversionem » (*entreprendre de se tourner vers Dieu*)*.* C'est un travail qui dure toute la vie et qui nous absorbe entièrement.
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Dans l'Évangile du 3^e^ Dimanche après Pâques, nous lisions : « Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps et vous me verrez de nouveau. » Les Pères de l'Église nous donnent les « harmoniques » de cette mystérieuse parole. Il ressort que le mystère pascal s'étend à toute la vie, et que la vie c'est « un peu de temps ». Jésus alors disparaît de nos yeux de chair : c'est le temps de l'épreuve, la traversée du désert, la nuit de la foi. Puis ce sera la vision dans le ciel. « Alors, dit Jésus, votre cœur se réjouira. » Mais à la Pentecôte, le Saint-Esprit nous fait « goûter Jésus ». N'est-ce pas là une façon savoureuse de *voir Jésus* avec les yeux de l'âme ? c'est la joie dans la foi.
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« Jésus sachant que l'heure était venue pour lui de *passer* de ce monde à son Père... » Vous voyez que toute notre vie, comme celle de Jésus, consistera à passer de ce monde à Dieu. Notez cependant que pour Jésus il s'agissait d'une trajectoire typique et sacrificielle grâce à quoi il nous frayait le chemin. Tandis que, pour nous, l'expression *passer de ce monde à Dieu* indique plus qu'un mouvement local ou même simplement cultuel. Il faut passer en nous arrachant à ce monde auquel une certaine partie de nous reste collée.
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Voilà qui assigne à l'ascèse une place essentielle dans la spiritualité de Pâques. Notez que saint Paul dans l'épître aux Colossiens dit que Dieu nous a arrachés, ravis, enlevés (comment traduire : *eripuit nos *?) à ce monde de ténèbres, et qu'il nous a transportés (*transtulit nos *: le verbe indique une action passée) dans le royaume de son Fils bien-aimé. Vous comprenez maintenant la jubilation, je dirais *l'ivresse* de la liturgie pascale ! Que le mot ne vous choque pas ; il s'agit de la « sobre ébriété spirituelle » dont parle saint Ambroise.
Le vocabulaire mystique affectionne ce mot parce que, dans l'état d'ivresse, l'homme ne s'appartient plus.
-- Vivons pour Dieu !
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La liturgie pascale résume le mystère de l'Église dans ce qu'elle a d'essentiel, de céleste, de permanent. Pentecôte, le 15 août, la Toussaint, c'est encore le mystère pascal. C'est pourquoi je vous rappelais, hier, que selon saint Paul nous sommes déjà passés dans le Royaume. L'état de grâce suppose que notre âme baigne déjà dans la lumière de l'éternité. C'est pourquoi les chrétiens sont des gens à part. Ce sont des gens *pas-comme-les-autres.* Extérieurement, oui, nous sommes des êtres chétifs et souvent ridicules ; nous avons toutes les infirmités de la terre, parfois même les moins avouables ! Mais il suffit que notre regard se lève en haut et que nous disions « Notre Père » pour nous ressouvenir que nous sommes en réalité d'une race céleste.
Eh bien, la Règle bénédictine n'est que l'organisation d'une vie en société où toute l'existence est une préparation et, disons le mot, une anticipation de la vie des élus dans le ciel. C'est une grande liturgie où tous les gestes acquièrent une valeur sacrée, une valeur de culte. Voilà une existence très ordinaire, mais transfigurée de l'intérieur par la prière et les sacrements, qui se déploie tout entière en présence de Dieu avec un parfum d'antiquité qui nous vient du fond des âges : comme au temps de saint Benoît, nous menons une vie simple, paysanne, familiale, aux rythmes lents, sans éclat, sans à-coup ; c'est la vie cachée, comme à Nazareth.
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Mais c'est une vie exigeante qui demande qu'on adopte des mœurs célestes.
\*\*\*
Il y aurait une véritable inconvenance, pour ne pas dire une vulgarité à faire peu de cas de ce que nous donne la Sainte Liturgie. Ouvrez vos missels, regardez nos admirables Collectes du Temps pascal et dites-moi s'il n'y a pas là toute une règle de vie, une méthode pour nous dire comment vivre, comment agir.
-- Collecte du Mardi de Pâques : « *concede famulis tuis ut sacramentum vivendo teneant quod fide perceperunt *».
Ce que dans la nuit de Pâques nous avons reçu par l'intelligence de la foi, il s'agit maintenant de le *tenir* dans nos mains pour en faire de la vie !
-- Collecte du Vendredi de Pâques : « *quod professione celebramus, imitemur effectu *».
Voilà qui nous tire de nos rêves ! Non pas que ce que nous avons célébré par une profession de foi si solennelle pendant la bienheureuse Nuit soit un rêve (c'est probablement cela au contraire qui est la réalité suprême). Mais l'illusion naît quand on pense qu'il suffit de s'y référer mentalement. En deux mots énergiques, la liturgie nous invite au réalisme le plus exigeant : « imitemur effectu » imiter par des actes !
-- Traduire en miel la lumière tombée des corolles. Nous sommes vraiment les abeilles du Bon Dieu quand nous transformons en charité effective ce que nous puisons à l'intérieur des textes.
\*\*\*
Je vous ai dit la semaine dernière que la Sainte Liturgie nous donnait les arrhes de l'éternité. C'est rigoureusement vrai. Le mot est dans saint Paul : *arrabôn* (Éphes. 1 -- 14) non pas seulement le gage mais une garantie réelle (verser des arrhes consiste à produire non des promesses mais des espèces sonnantes et trébuchantes !).
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Le Bon Dieu a scellé l'union nuptiale de son Fils Unique avec l'Église en lui octroyant une dot royale : les joyaux de sa liturgie et de ses sacrements. Le fleuve liturgique est une rivière de perles. Et c'est avec cela qu'elle nous parle de l'éternité.
Elle fait comme Marco Polo à son retour de Chine. Vous connaissez ce trait : après vingt-quatre ans d'absence le voilà qui débarque à Venise avec son père Nicolas et son oncle Matthieu.
Tous les trois sont en costume asiatique ; ils se disent Vénitiens. On ne les croit pas. Alors ils donnent un banquet en ville puis, après le repas, ils se lèvent en silence et d'un même geste ils déchirent leurs vêtements, laissant rouler sur le sol des poignées de rubis, de saphirs et d'émeraudes.
Eh bien, la Sainte Église fait de même : les diamants de sa liturgie nous parlent de l'Autre Monde !
\*\*\*
Nous voilà dans le temps après la Pentecôte, et la lumière de Pâques continuera à fuser à travers le Temporal et le Sanctoral ; elle nous parle du ciel : profitez-en bien.
Je suis content parce que l'un d'entre vous m'a dit qu'il goûtait le pain quotidien de la liturgie, l'inaperçu, l'élémentaire : telle strophe d'hymne, tel verset de psaume que nous récitons tous les jours. Tout est grand dans la liturgie parce que tout vient de Dieu et tout remonte à Lui avec une efficacité souveraine.
« La prière de l'Église, dit dom Guéranger, est la plus agréable à l'oreille et au cœur de Dieu et partant, la plus puissante. Heureux donc celui qui prie avec l'Église, qui associe ses vœux particuliers à ceux de cette Épouse chérie de l'Époux et toujours exaucée. »
Benedictus*.*
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## NOTES CRITIQUES
### Le goût de la vérité (II)
*La difficulté de dire la vérité*
par Louis Salleron
Difficile à connaître, la vérité n'est pas moins difficile à dire pour des raisons évidentes. ([^29])
Si l'idéologie dominante est *totalitaire,* il est interdit de s'écarter des dogmes officiels. La vérité est clandestine et ne peut atteindre qu'un public extrêmement restreint : elle ne peut être dite et même entendue qu'au prix des plus dures sanctions.
Si l'idéologie dominante est *libérale,* le risque est moindre mais la possibilité n'est guère plus grande. Pour être occulte, en effet, le Pouvoir libéral n'est pas moins puissant que le Pouvoir totalitaire. Certes le Pouvoir libéral s'exerce différemment selon les pays et leurs traditions propres, mais dans le cas de la France on voit à quel point est étroite la liberté de dire la vérité, surtout dans le domaine religieux. Tout d'abord, le monopole étatique de l'enseignement y est presque absolu.
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Tous les enfants sont donc systématiquement imprégnés de l'idéologie dominante. Quand ils arrivent à l'âge adulte, ils ne sont plus à même de recevoir la vérité, ni même de la comprendre. Comment la diraient-ils dans ces conditions ? Il faut qu'ils la découvrent par leurs propres moyens, à quoi tout s'oppose. S'ils y parviennent et qu'ils veulent à leur tour la proclamer, ils se heurtent à des obstacles presque invincibles. L'enseignement leur est pratiquement fermé. Les maisons d'édition et les grands journaux refusent leur prose. Si, pour afficher le libéralisme, on leur donne une fois la parole, ils doivent s'estimer heureux. Les pouvoirs en place s'étayent les uns les autres contre la vérité, même si entre eux ils se combattent. Car leurs positions antagonistes sont toujours celles de l'idéologie, libérale ou totalitaire.
Pour rester dans le circuit des mass media, pour avoir droit à l'audience permanente du public il faut commencer par sacrifier aux idoles, c'est-à-dire, dans l'État libéral, accepter le panthéon des idées dans le syncrétisme de l'idéologie suprême.
On l'a vu récemment dans le cas exemplaire de Bernard-Henri Lévy. Ce « nouveau philosophe », élevé comme toutes les générations de l'après-guerre dans l'idéologie révolutionnaire, découvrit, après lecture de Soljénitsyne, le mensonge de cette idéologie. Stupéfait de sa découverte, il en fut aussi bouleversé. La vérité, c'est-à-dire la réalité, lui apparut dans toute son horreur. Il la proclama loyalement et sans réserve dans « *La barbarie à visage humain *» qui fit sensation, d'autant qu'au même moment d'autres philosophes, comme notamment A. Glucksmann, faisaient la même découverte et proclamaient, avec la même vigueur, la même vérité. Cependant cette vérité était dite et publiée depuis toujours par de nombreux écrivains dont le témoignage était irréfutable. On ne les lisait pas. Puisqu'ils dénonçaient le communisme et le marxisme, ils s'excommuniaient eux-mêmes de la république idéologique. L'appareil totalitaire de la société libérale les excluait des mass media. Le dogme de l'idéologie était la vérité puisqu'il était la vérité du Pouvoir, maître suprême de l'enseignement, de la presse, de la radio et de la télévision. Quand Bernard-Henri Lévy s'aperçut que ceux qui l'avaient précédé se félicitaient et le félicitaient de sa conversion à la vérité de la réalité, il prit peur. Il multiplia les déclarations pour revendiquer hautement sa qualité d'homme de gauche, contempteur de la droite et antifasciste résolu. Ainsi assuré des bénédictions du Pouvoir, il donna à son anti-communisme une base mi-judaïque mi-kantienne qui lui épargnait toute compromission avec la réalité. Ses idoles personnelles trouvaient leur place sans encombre dans le panthéon de l'Idéologie. Il pourrait continuer à parler, à écrire et à publier.
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Dans les deux domaines qui intéressent au premier chef le destin de l'homme, le domaine temporel qui est celui de la politique et le domaine spirituel qui est celui de la religion, la vérité de la réalité est ainsi bannie. Le Pouvoir lui accorde les droits mineurs d'une tolérance de ghetto pour justifier son libéralisme. Mais les moyens normaux d'expression, accordés à l'idéologie, lui sont refusés.
Dans le domaine politique, on en a une preuve éclatante que j'ai cent fois relevée, ainsi que Madiran : c'est qu'on ne peut se dire de droite. Il n'y a pas, en France, une droite et une gauche, il y a *la* Gauche seule, *qui incarne l'idéologie régnante et appelle Droite la dissidence de l'idéologie.* Les dissidents se sentent si bien excommuniés qu'ils ne tentent même pas de revendiquer l'épithète. Ce serait, comme dans l'Église, vouloir se déclarer catholiques en se déclarant en même temps et expressément hérétiques et schismatiques. Il n'y a donc pas de députés de droite, comme il n'y a pas de partis de droite. En outre, les partis qui ne se disent pas de gauche étant vite épinglés comme de droite se sentent obligés de changer de nom au bout d'un certain temps pour se dédouaner. Si les partis communiste, socialiste et radical peuvent garder leur nom pendant des décennies parce que, quel que soit le contenu de leurs programmes successifs, ils confessent ouvertement l'idéologie de gauche, les autres partis se parent si souvent d'étiquettes nouvelles qu'on ne peut même pas suivre leur histoire. Entre eux, ils trouvent encore moyen de se disputer pour s'affirmer plus à gauche que leurs voisins. Que dans cette hypocrisie permanente ils puissent gagner les élections et gouverner le pays montre à quel point l'idéologie est en rupture avec la réalité politique. C'est la cause la plus profonde de la faiblesse française et de notre décadence nationale.
Dans le domaine spirituel, il n'en va pas différemment. Bien sûr, de même que chacun est libre, dans son ghetto, de se dire de droite, chacun est libre de se dire catholique, mais à condition que son catholicisme ne l'engage en rien dans une action publique, ni au plan politique, ni même, depuis la libération et surtout depuis le Concile, au plan religieux. Pourquoi ? Parce que la doctrine catholique est évidemment aux antipodes de l'idéologie, étant doctrine de vérité ancrée dans la réalité surnaturelle et naturelle.
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Un catholique qui veut faire de la politique en y mêlant sa religion doit d'abord subordonner la vérité catholique à l'idéologie officielle par une profession de foi non équivoque dans quelque idole du panthéon : la république, la démocratie, le socialisme, le communisme. Si cependant il est amené à défendre des vérités catholiques, la Gauche le clouera au pilori en lui opposant l'idéologie du « vrai » républicain, du « vrai » démocrate etc. Il ne pourra être reçu dans la communion des idéologues qu'en abjurant expressément la religion catholique.
A plus forte raison, un parti politique qui voudrait rassembler les catholiques est inconcevable, tant d'ailleurs du point de vue catholique que du point de vue idéologique. Toutes les tentatives en ce sens ont rapidement échoué. Pourtant les fondateurs du « parti démocrate populaire » ou du « mouvement républicain populaire » étaient sincèrement ralliés à la démocratie et à la république. Mais dès qu'ils eurent rendu à l'idéologie le service que celle-ci attendait d'eux, ils furent brisés.
L'Église officielle n'admet pas davantage que les catholiques affichent leur foi religieuse d'une manière qui puisse l'opposer au monde. « Le social, disait Simone Weil, est irréductiblement le domaine du Prince de ce Monde. » C'est un fait. On ne part pas en guerre contre les faits. Mieux vaut ruser avec eux, à quoi pourvoira « l'ouverture au monde ». Les mots qui nomment la réalité ne nomment-ils pas la vérité ? Le monde est une réalité, l'homme est une réalité, la vie est une réalité. Accordons-nous donc tous sur le monde, sur l'homme, sur la vie. Et que si quelque doute planait sur la nature de ces réalités, le « dialogue » fera la lumière, donc l'accord. Comment la religion du Christ pourrait-elle entrer en conflit avec la religion de l'Homme ? Saint Irénée n'a-t-il pas dit que la gloire de Dieu c'est l'homme vivant ? Peu importe qu'il ait précisé que la vie de l'homme est la contemplation divine. On ne va pas chipoter sur les détails. Laissez à l'Église le soin des relations entre Dieu et César. Vous lui faciliterez la tâche en militant pour la libération et la promotion de l'homme, au besoin en vous inscrivant au parti communiste ou dans une loge maçonnique. Les fréquentations de Jésus n'étaient-elles pas autrement audacieuses ? Le message évangélique est celui de la liberté, comme il est celui de l'œcuménisme.
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Camilo Torrès et Martin Luther King figurent au martyrologe de l'Église conciliaire. Certains théologiens catholiques sont sans doute jaloux du pasteur Casalis qui écrivait en 1973 : « Rien ne ressemble plus à la vie et à la mort de Jésus que celles du CHE (Guevara), lui qui ne considéra pas comme un privilège à quoi se cramponner d'être égal à Fidel (...) mais qui volontairement s'abaissa lui-même et, partant pour l'exil (...), il devint en toutes choses semblable aux partisans anonymes (...). Tout ce qu'on dit de lui retentit comme une prédication sécularisée du Christ ressuscité : ce mort est vivant et une révolution qui peut produire de tels hommes ne peut mourir » ([^30]). L'avantage de la sottise absolue est d'effacer jusqu'au blasphème et à l'apostasie.
Dans le domaine religieux, la plus grande et la plus choquante offense à la vérité est celle que l'on observe à l'intérieur même de l'Église. Il ne s'agit plus là de propos équivoques sur les matières où le Monde est impliqué. Il s'agit de déclarations sur des faits qui ne concernent que l'Église et où la politique n'a rien à voir, ni de près ni de loin. Qu'on pense, par exemple, à l'usage du latin dans la liturgie. La Constitution conciliaire « Sacrosanctum Concilium » dit expressément dans son article 36, § 1 : « L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins ». Les alinéas suivants et certains autres articles indiquent les cas dans lesquels on pourra « accorder une place plus large » aux langues vernaculaires. C'est donc le latin qui est la règle et la langue vernaculaire qui est l'exception. Or non seulement le nouveau rite de la messe fut répandu dans le clergé dans sa traduction française avant même de l'être dans son texte latin original, mais quand, devant la résistance des fidèles, les évêques durent concéder un peu de latin, ils s'abritèrent toujours derrière le fait que le latin « n'est pas interdit » par le Concile. Jamais, à ma connaissance, aucun d'eux ne déclara que le latin était prescrit par le Concile. Dire la vérité ne leur est pas difficile, mais impossible. Le mensonge semble être connaturel à leur état épiscopal. Et je ne parle pas de la Constitution « Veterum sapientia » promulguée solennellement par Jean XXIII, le 22 février 1962, pour imposer le latin, non seulement dans la liturgie mais dans l'enseignement des séminaires ; elle est restée lettre morte. Il est triste de constater que c'est Paul VI lui-même qui ouvrit la porte au mensonge en déclarant aux fidèles massés sur la place Saint-Pierre, le 7 mars 1965 :
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« C'est un sacrifice que l'Église accomplit en renonçant au latin, langue sacrée, belle, expressive, élégante. Elle a sacrifié des siècles de tradition et d'unité pour une aspiration toujours plus grande à l'universalité ». Le 26 novembre 1969 il confirmait : « Ce n'est plus le latin, mais la langue courante qui sera la langue principale de la messe ». Or il avait le droit d'instituer les langues vernaculaires comme langues principales ou exclusives de la messe, mais il ne pouvait dire que c'était la volonté du Concile. L'esprit soi-disant conciliaire sera le poison de tout l'après-concile, c'est l'esprit du mensonge généralisé.
La fabrication de la nouvelle messe a été imprégnée de l'esprit de mensonge depuis l'origine. La crise actuelle de l'Église procède tout entière de ce péché originel.
Bref, qu'il s'agisse du Pouvoir spirituel ou du Pouvoir temporel, de l'Église (officielle) ou de l'État, la liberté qu'ils concèdent de dire la vérité est celle d'une tolérance contenue dans d'étroites limites. La concentration des pouvoirs sociaux les plus importants (l'argent, le syndicalisme, les mass media) oblige le Pouvoir politique à s'affirmer en les opposant les uns aux autres et en se compromettant avec tous. La liberté des faibles fait les frais de ces jeux de princes. La vérité devient confidentielle ; elle ne jouit même pas du prestige du courage qui lui assure un impact profond dans les pays dont l'idéologie est totalitaire.
Peut-on du moins penser que l'avenir vengera la vérité ? C'est l'illusion dont on se berce ordinairement. « L'Histoire jugera », dit-on. Mais l'Histoire a toujours été écrite par le Pouvoir en place. Seul un changement de Pouvoir peut changer l'Histoire. Or le Pouvoir peut durer des siècles. Même s'il vient à changer, la vérité qu'il a détruite peut ne plus avoir laissé de traces. Nous ne pouvons sauver la vérité carthaginoise que par ce que Rome a consenti à en sauver. Nous ne pouvons sauver la vérité gauloise que par ce que César a consenti à en sauver. De la vérité de l'avant-guerre, de l'Occupation et de la Libération, l'Histoire à venir ne sauvera que ce que, sauf changement de Pouvoir, le Pouvoir actuel consent à en sauver.
Ces vues sont-elles pessimistes ? Elles ne sont que réalistes, montrant du même coup que la vérité trouve toujours où se nicher, fût-ce dans les catacombes. La réalité, donc la vérité, est qu'entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, il y a et il y aura lutte jusqu'à la fin des temps. L'Évangile nous le dit et l'Histoire le confirme.
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Tantôt le bien et le vrai l'emportent, tantôt c'est le mal et le faux. Mais en outre de ces alternances de plus ou moins longue durée, le lieu d'élection du mal et du faux est le monde, comme le lieu d'élection du bien et du vrai est l'Église. Quand le bien et le vrai l'emportent dans le monde, c'est le grand éclat des époques de paix, de prospérité, de justice et de sécurité. Quand le mal et le faux l'emportent dans l'Église, c'est la grande nuit de la corruption du meilleur dans les consciences, les intelligences, les rites et les mœurs.
Nous sommes à l'une de ces époques où le mal et le faux sont partout. Raison de plus pour dire, envers et contre tous, la vérité. C'est le meilleur moyen d'en garder le goût, comme c'est le meilleur moyen de s'aider soi-même à la faire -- qui est le salut.
Louis Salleron.
### Bibliographie
#### Samuel Cohen et Marc Geneste *Échec à la guerre *(Copernic)
Ce livre est écrit pour montrer l'intérêt de la bombe à neutrons pour la défense européenne. Il mérite d'être lu même par les non-spécialistes -- dont évidemment je suis -- et pour deux raisons.
D'abord la thèse des auteurs semble convaincante. La bombe (atomique) à neutrons produit de très fortes radiations, mais brèves. Elle ne laisse pratiquement pas de séquelles de radio-activité. Ces radiations traversent des aciers puissants, mais, paraît-il, une épaisseur de terre d'un mètre cinquante est une protection suffisante. Conclusion : terrible contre des éléments armés, elle est moins efficace sur des civils (avec un minimum de précaution). C'est ce qui la fait nommer : arme *antipersonnel*.
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En fait, on voit qu'elle est l'arme défensive par excellence : elle permettrait d'arrêter des milliers de blindés envahisseurs, sans faire subir de désastre aux civils de la région touchée, pour peu qu'ils soient cachés dans leurs tranchées et leurs caves. C'est bien ce que proposent les auteurs : un rempart continu le long de la frontière européenne, formé de blockhaus et de canaux porteurs de bombes N, et qui stopperait tout assaut soviétique.
Je ne suis pas compétent pour décider sur ce sujet. Je n'ai aucune raison de mettre en doute le sérieux de ces spécialistes.
L'autre raison pour laquelle il vaut la peine de parler de ce livre est la suivante. La bombe N existe depuis vingt ans. Mais les États-Unis ont renoncé à la construire, parce que les Soviétiques y étaient opposés. L'argument décisif, repris par toute la gauche européenne, fut celui de Krouchtchev cette bombe est « capitaliste ». Elle tue les hommes, elle épargne les biens. On aura donc vu une arme interdite par la puissance à laquelle elle était destinée.
Il est clair que l'argument soviétique n'est bon que dans une guerre offensive : si par exemple, les États-Unis et l'Europe avaient l'intention d'utiliser la bombe N pour conquérir l'URSS en détruisant ses habitants -- et donc le principal support du communisme -- pour établir ensuite sur ces terres une colonisation étrangère. Hypothèse insensée. L'argument de Krouchtchev tombe au contraire s'il est question d'une guerre défensive. L'Europe envahie aurait tout à fait le droit d'utiliser une arme qui détruirait l'agresseur armé tout en protégeant au mieux ses populations civiles.
Curieux que depuis vingt ans, on n'ait pas vu cela, ou quand on le voyait, on n'ait pas pu le dire. Le livre est en tout cas publié. Il vaut la peine qu'on le lise et qu'on y réfléchisse.
Georges Laffly.
#### Antoine Spire *Profession : permanent *(Éditions du Seuil)
Il n'y en a plus, dans l'édition, que pour les communistes désabusés. L'un d'entre eux, toujours membre du parti mais désormais tenu à l'écart de toute responsabilité, vient de publier des souvenirs fort intéressants : pas seulement sur le P.C., mais aussi sur le judaïsme (sa famille était de bourgeoisie israélite convertie) et un certain catholicisme progressiste. Ces choses pouvaient être déjà connues ou soupçonnées, mais ici elles sont décrites de l'intérieur.
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En fait, c'est, dans les années 60, le passage d'un monde à un autre. Juifs convertis, les parents d'Antoine Spire gardent de leur origine de minorité des idées de gauche : c'est tout juste si M. Spire ne court pas aux aérodromes à l'appel de Michel Debré contre les parachutistes... Mais ils sont socialement et religieusement très conformistes. Le fils aîné, Arnaud, communiste de longue date et collaborateur du F.L.N., est tenu à l'écart. Le narrateur, Antoine, veut préparer Normale-Lettres comme son père (et à le lire, on voit que ses dons l'y destinaient évidemment) : non, il sera ingénieur ! quand il se révélera faible en maths, on transigera pour H.E.C.... Ainsi est la génération des parents, mais rien n'y fait : trois de leurs enfants sur quatre iront au P.C. comme le poisson va à la rivière.
Témoin de la transformation politique d'une génération à l'autre, Antoine Spire l'est aussi de la révolution dans l'Église. Là aussi, ses débuts sont traditionnels : pour préparer les Écoles scientifiques, sa famille l'a mis élève à « Ginette » (Sainte-Geneviève de Versailles) : il y a appris des Jésuites une forte discipline du travail intellectuel qui l'a marqué pour la vie. Mais très vite on le retrouve à la J.E.C., rédacteur en chef de son bulletin *Alpha* destiné aux classes préparatoires. Notez qu'Antoine Spire est évidemment un homme de gauche, un anticolonialiste qui en 1962 affrontait les « fascistes » à la sortie du lycée Pasteur de Neuilly (!). Que la J.E.C. ait joué le rôle d'école de cadres pour les partis d'extrême-gauche, Spire le confirme en citant, outre son propre cas, ceux de Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, passés, eux, au P.S.
Que fait un dirigeant de la J.E.C. vers 1964 ? Il s'occupe charitablement des enfants algériens du bidonville de Nanterre, mais aussi il emprunte l'Alfa-Roméo d'un copain pour draguer les filles au Quartier Latin... Beaucoup d'étudiants ont fait cela sans doute, mais autrefois ce n'était pas le fait des chrétiens ayant « fait l'option missionnaire », comme on disait à la J.E.C. ! Le christianisme progressiste a changé aussi les mœurs... Le bulletin de la J.E.C. pour les prépas n'aurait-il pas dû s'appeler « Alfa-Roméo » plutôt qu' « Alpha » tout court ?
Dernier détail sur cette intéressante institution : « *la dernière fois que j'ai fait le topo* « *politique* » *au camp de Saints* \[le camp d'été de la J.E.C., session de formation de militants\] *j'étais déjà communiste depuis plusieurs mois *». Cela se passait en juillet 1968 : l'Église de France ne voyait pas d'inconvénient à confier la formation politique des militants d'Action catholique à un membre du P.C. Les militants de droite qui parlaient depuis longtemps des « coco-jécistes » n'avaient donc pas tort ?
Voici maintenant l'aumônier d'H.E.C., un jésuite aussi -- mais nouveau style : « *Il était en porte-à-faux dans l'école de jeunes cadres dynamiques qu'était H.E.C. Aussi, c'étaient plutôt les syndicalistes* \[lisez les militants de gauche de l'U.N.E.F. et de l'U.G.E.\] *qui se rassemblaient autour de lui *».
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Un peu plus tard, Spire le retrouvera marié, animant une « communauté de base » « *nous étions six couples et prés de la moitié d'entre nous étaient communistes. Les autres étaient au P.S.U. *»... « *Nous célébrions régulièrement une messe chez l'un ou chez l'autre en consacrant simplement autour d'une table du pain et du vin *». Cela est à la page 54 du livre. Et à la page 55 -- post hoc, ergo propter hoc -- on lit ceci : « *Il est très difficile d'expliquer comment j'ai perdu la foi. Cela s'est fait insensiblement, les réunions se sont espacées, mon engagement politique a pris progressivement toute la place, et rendu comme inutile toute référence spirituelle. *»
Antoine Spire en garde cependant une sympathie pour les milieux chrétiens -- de gauche, bien sûr. A Ivry, où il habite ensuite, il fait l'éloge du curé « *se solidarisant immédiatement avec la jeune démocratie chilienne *» (passons sur l'adjectif « jeune », contresens absolu). Cet ecclésiastique ne paraît pas s'aviser qu'en prenant ainsi parti -- et à Ivry ! -- il se vautre devant César. Passe encore si César s'appelait Constantin et protégeait la religion ; mais l'Église établie à plat ventre devant Marchais, Gosnat et Allende !
L'usage des chrétiens à tout faire est d'ailleurs clairement indiqué : « *Ces chrétiens d'Ivry ont beaucoup milité au Mouvement de la Paix dont l'activité à une certaine époque fut considérable.* (*...*) *A Ivry, c'est au M.R.A.P. que ces chrétiens ont retrouvé une activité militante organisée. *»
L'Histoire, même récente, ne peut se bâtir que de témoignages, et les chrétiens de gauche ont trop peur de la lumière pour les fournir eux-mêmes. Celui d'A. Spire est donc précieux et parfaitement irrécusable, venant d'un homme qui n'a rien abdiqué de ses convictions d'extrême-gauche.
Jean-Pierre Plaud.
#### L.-Francis Hardy *Comme un étranger... *(Nouvelles Éditions latines)
Les titres des sept chapitres -- Jean XXIII : mythe ou réalité, Vatican II et la liturgie, L'Église et l'œcuménisme, L'Église des pauvres, L'Église et la politique, Le peuple de Dieu, Comme un étranger... -- révèlent l'orientation de l'auteur. Je ne lui reprocherais que son indulgence pour les responsables. Du moins ses idées sont-elles exemptes de toute équivoque.
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Au chapitre sur la liturgie relevons ces deux condamnations de l'Église anglicane :
En 1857, le ritualiste anglican Lidell est condamné par le Tribunal de la Reine d'Angleterre, chef de l'Église anglicane pour le motif suivant : « La distinction entre l'autel et une table de communion est, en elle-même, *essentielle* et fondée profondément sur la plus importante divergence en matière de foi qui sépare les protestants et les romanistes (...). (L'ancien autel) ne devait plus être un autel du sacrifice, mais seulement une table sur laquelle les communiants prendraient part à la Cène ».
En 1870, le Révérend Purchas est condamné pour 29 pratiques illégales, dont celle « d'avoir pris l'habitude, à l'instar des prêtres catholiques, de se placer pour le service eucharistique au milieu de l'autel *en tournant le dos à l'assistance...,* position exactement associée à l'idée catholique d'un prêtre opérant un sacrifice au nom des fidèles ».
Louis Salleron.
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## DOCUMENTS
### Le Traité du P. Emmanuel
*en édition italienne*
Voilà plus d'un siècle, le Père Emmanuel publiait, à l'intention des prêtres, son « Traité du ministère ecclésiastique » qui, de nos jours, a été réédité par DMM. Ce traité vient d'être publié en italien, avec une préface de Mgr Castellano, archevêque de Sienne, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. Voici la traduction de cette préface.
*Jean Crété.*
Les moines bénédictins olivétains ont pris la louable initiative de traduire du français et de publier cet opuscule sur le sacerdoce et le ministère, de leur confrère l'abbé Emmanuel André (1827-1903), avec l'espérance d'offrir au clergé de notre pays non seulement un motif de sérieuse réflexion sur les devoirs de leur ministère sacerdotal, mais aussi un riche enseignement sur ses valeurs essentielles.
En vérité, celui qui lit aujourd'hui cet ouvrage se trouve surpris de sa grande actualité.
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Incontestablement, il se ressent de l'état de choses qui existait en France à l'époque où il fut écrit. Lorsqu'il traite des « maux présents » de cette société française du XIX^e^ siècle, maux qui sont la conséquence du péché originel, il envisage surtout le naturalisme, le rationalisme, le sensualisme, l'apostasie, l'incrédulité ; et il indique la voie par laquelle le ministère des prêtres pourra réussir à vaincre ces maux et à redonner la foi aux hommes. Mais tout cela semble une description exacte et précise de notre société italienne contemporaine, et les remèdes indiqués valent tout autant pour nous.
En face des maux qu'il dénonce, le Père Emmanuel ne voit que le ministère sacerdotal dans toute sa pureté, et il en définit les trois grandes fonctions : la prière, la prédication, l'administration des sacrements. Le point de départ et le motif inspirateur de tout le traité est le passage des Actes des apôtres où l'on voit les apôtres, après avoir pourvu autrement aux œuvres de charité, se proposer, à la suggestion de saint Pierre, de se consacrer à la prière et au ministère de la parole : « *Nos vero orationi et ministerio verbi instantes erimus *» (Actes, VI, 4).
S'il n'y a pas la prière, le ministère du prêtre est comme un corps sans âme. Si la prédication n'annonce pas la parole de Dieu et n'est qu'une parole humaine, elle n'engendre pas la foi. Si les sacrements ne sont pas reçus dans la foi et avec foi, ils ne sont que pur ritualisme.
Il suffit de ces affirmations du Père Emmanuel pour nous faire comprendre qu'il parle de problèmes qui nous touchent vraiment de près.
L'épiscopat italien a entrepris une profonde révision du ministère pastoral sur le thème : « évangélisation et sacrements » pour obtenir que les sacrements soient préparés par la catéchèse, reçus dans la foi, vécus à la lumière de la parole de Dieu et avec la grâce qu'ils ont mission de conférer. Nous devons toutefois confesser qu'en mettant au centre de l'attention l'administration des sacrements, il est beaucoup parlé de la prédication de la parole de Dieu et de son renouvellement (car on parle vraiment beaucoup du renouvellement de la catéchèse) ; en revanche, il est fort peu parlé de ce que le Père Emmanuel considère justement comme la première fonction sacerdotale : la prière. On pourra dire sans douté que ce premier rang accordé à la prière et surtout à la prière liturgique, considérée comme première fonction du prêtre, est naturel de la part d'un moine : son monachisme le rendait fervent disciple et défenseur enthousiaste de la contemplation des mystères divins, dont il avait une profonde expérience et une continuelle nostalgie. Mais, à bien considérer, il nous faut reconnaître que tout prêtre, étant « homme de Dieu », a pour première fonction de rendre louange et gloire au Père, comme le faisait Jésus lui-même ; il lui faut converser avec Dieu, pour pouvoir parler de Dieu aux hommes, et invoquer le Saint-Esprit pour qu'il soit son guide dans le ministère de la sanctification des âmes.
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Le ministère sacerdotal sans la prière est comme un corps sans âme : notre auteur le dit en propres termes et à plusieurs reprises. Il nous faut donc écouter son invitation à nous tourner vers l'exemple des apôtres : « Nous nous adonnerons à la prière et au ministère de la parole de Dieu. »
Les réflexions du Père Emmanuel sur le ministère de la parole de Dieu sont précises et persuasives, fondées comme toutes les pages de son traité sur les saintes Écritures, la tradition de l'Église et la propre expérience pastorale de l'auteur, qui fut pendant cinquante-quatre ans curé de la paroisse de Mesnil-Saint-Loup. A l'exposition concise et substantielle s'ajoutent la richesse du contenu, les motifs d'édification et l'exposé des vertus nécessaires au prêtre, ministre du salut des âmes, selon saint Grégoire le Grand.
C'est, en somme, un livre qui se lit avec un intérêt croissant et qui entraîne l'adhésion profonde de l'esprit et du cœur. Le style en est simple, clair, précis, sans longueurs inutiles ; l'insistance sur l'essentiel ne peut que plaire au lecteur et le convaincre. J'espère que cet opuscule remportera un bon succès et fera du bien à nos prêtres, comme il m'en a fait à moi-même. Par-dessus tout, il nous fera plus humbles et plus confiants : plus humbles, parce qu'après avoir rempli nos fonctions sacerdotales il nous faut dire : « Nous sommes des serviteurs inutiles » ; plus confiants, parce qu'après avoir prié, travaillé et souffert pour semer et arroser, nous avons la certitude que Dieu donnera l'accroissement à son Église.
Saint Paul l'a dit : « Celui qui plante et qui arrose n'est rien, mais c'est Dieu qui donne la croissance. » (1 Corinthiens, III, 7.)
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### Honneur au courage malheureux
*L'échec du raid américain en Iran, au mois d'avril, a été commenté et même moqué en des sens divers, mais le plus souvent comme si nous étions neutres et indifférents en cette affaire.*
*Il nous semble que la véritable portée de cette opération malheureuse mais nécessaire a été admirablement mise en lumière par MAURICE BARDÈCHE dans une* « *tribune libre *» *de l'hebdomadaire RIVAROL du 30 avril. En voici la reproduction intégrale.*
Les hommes rampent sous le fouet des vainqueurs et ils insultent ceux que l'adversité atteint. Les cortèges du triomphe accueillent les parachutistes d'Entebbe, les jeunes filles vont au-devant des héros et les rhéteurs préparent leurs panégyriques. Mais celui qu'un caillou a fait trébucher sur la route du succès, on n'a pas assez de pierres pour les lancer sur son visage ensanglanté.
Ce n'était peut-être pas le meilleur moment pour ce raid contre Téhéran. Mais on ne se réveille pas toujours en un instant du sommeil de la bonne foi. Ce coup de poing sur la table, il fallait qu'il fût enfin donné.
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Si l'opération avait réussi, on n'aurait pas eu assez de mots dans le vocabulaire des louanges pour encenser la fermeté du juste, patient, mais déterminé. L'échec change-t-il la valeur des actes ? Cette colère de l'Amérique, ce sursaut, ce coup de gong dans le ronronnement fastidieux du verbiage, c'est ce qui compte dans ce raid manqué, et c'est ce qui restera.
L'échec n'est qu'une circonstance, c'est l'entreprise elle-même qui est cet événement. Le bruit de ces avions dans la nuit du désert, c'est un avertissement auquel l'enlisement de quatre hélicoptères n'enlève rien de sa gravité.
Je ne crois pas un instant que les chances électorales du président Carter soient diminuées par cette tentative malheureuse. Son image indécise, maladroite, me paraît, au contraire, affermie, transformée, parce qu'il est devenu, au matin d'une épreuve ressentie par tous, le symbole de son pays, étonné de ses erreurs, mais résolu. Le courage avec lequel il a pris la responsabilité de l'action entreprise, les explications qu'il a données loyalement à son pays lui ont conféré, en quelques heures dramatiques, ce format d'homme d'État qui lui manquait. Il les représente tous aujourd'hui, ses électeurs d'Amérique, blessés comme lui, stupéfaits comme lui de la défaite de la morale sur tous les fronts, décidés comme lui à défendre leur « bon droit » contre le mensonge et la violence.
Le drapeau américain est aujourd'hui en berne dans tous les États. Il est en berne pour ces soldats de commandos qui ont été, pendant cette nuit injuste, la voix de toute l'Amérique. C'est un deuil auquel nous pouvons nous associer, auquel peuvent s'associer même ceux qui, comme moi, contestent l'option politique des États-Unis au Proche-Orient et la regardent comme une dramatique et redoutable erreur ([^31]) : car ces soldats et ceux qui leur ont donné dans la nuit le signal du décollage représentent cette main de justice que les rois et les peuples doivent savoir lever contre la piraterie et le brigandage.
En accomplissant cette mission, ils ne sont pas au service d'une politique, ils sont au service de l'ordre. De l'ordre qui nous importe à tous, parce qu'il nous protège tous.
\[Fin de la reproduction intégrale de la « tribune libre » de Maurice Bardèche dans l'hebdomadaire *Rivarol* du 30 avril.\]
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## Informations et commentaires
### Lettre à Jean Madiran
IV^e^ dimanche après Pâques\
4 mai 1980
Cher Monsieur,
Le XIII^e^ congrès de l'Office international des œuvres de formation civique etc. s'est donc tenu à Paris du 2 au 4 mai 1980, sur le thème de la dignité de l'homme face aux oppressions. Nos amis de la Rue des Renaudes devaient y faire dès la séance d'ouverture ce qu'ils avaient annoncé -- allégeance au programme, à l'élan, aux discours de Jean-Paul II -- et c'est tant mieux : je veux dire tant mieux pour eux, car une avalanche de préoccupations concrètes écartées du dernier congrès de l'Office finiront nécessairement par fleurir dans le champ de cette nouvelle orientation, reléguant au musée des panoplies vétustes le voile désormais frileux de « l'implicitement » chrétien.
Ils auraient pu le faire, si vous permettez au passage cette timide réserve, sans cracher sur nous -- ces « *nouveaux judaïsants qui se raccrochent à la loi *», bornent le courage chrétien à dresser la doctrine « *comme une tour imprenable, une forteresse hautaine *», et caressent la Vérité « *comme un avare tient son or *» (André Giovanni). Je vous épargne ici le détail d'un autre développement, sur les « *scories intégristes *» et la « *tentation intellectuelle de l'orthodoxie sourcilleuse *», qui n'hésite pas à enterrer les « *bien-pensants glorieux *», mais nous ne sommes pas encore morts, dans « *le parti des pharisiens *» (Claude Callens).
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Rien de moins... Sauf que j'allais oublier cette fulgurante scorie intégristophobe du nouveau philosophe chrétien : « *Il faudrait ne plus penser au parti, à la classe,* A LA RELIGION*, mais à l'homme : c'est la seule manière de répondre aux appels des révoltés et des contestataires. *» *--* Le congrès « de l'audace chrétienne » aura bien mérité la première partie du nom.
Jean-Paul II, le modèle, n'a rien proféré d'aussi gros contre notre attachement à l'Écriture, au catéchisme et à la messe légués par la tradition ; non plus que Jean Ousset aujourd'hui, qui retrouvait un souffle sauvage pour réveiller *semper idem* le trésor de notre civilisation. Mais j'ignore qui fut ici le véritable patron, car l'auteur de *Pour qu'Il règne* et de *La découverte du Beau* ne peut pas avoir été l'artisan maléfique des nouvelles messes imposées au Palais de la Porte Maillot, des communions debout, à pleine main pour qui veut, ni de cette énorme croix américaine ou protestante, vide de grâce et de sacrifice, qui présidait à la messe et à tous les travaux, -- tandis que les fleurs de mai, la statue de Notre-Dame, les lumières mariales du premier samedi et toutes les prières à l'Esprit Saint avaient été supprimées... « *Chrétiens, n'ayez plus peur *»*,* oui, mais de quoi ?
Inutile de vous dire les sentiments d'amertume où ce spectacle me plongeait ; au point de me retirer (j'en connais qui font *ouf*) les dispositions littéraires requises pour creuser vaillamment la question. Je crains, voyez-vous, que la tristesse ici n'ait pris la place de l'indignation. -- Si l'Office réussit dans cette voie du « bon travail politique » de l'ouverture à gauche, il entraînera ou confirmera dans l'impasse des pratiques conciliaires la foule des nouveaux congressistes de mai 1980. S'il y échoue, il n'en aura pas moins rejeté sans esprit de retour tout ce dont nous vivons, y compris pour l'action politique, et ceux que nous aimons, qui furent trente ans de suite ses meilleurs serviteurs.
Pour finir sur une note gaie, de celles que la Providence ménage toujours à nos accablements, il me faut revenir un instant au début... Comme je cherchais le bureau de presse pour retirer un badge d'accréditation, le service d'ordre m'a orienté par erreur vers le « salon d'accueil », dont vous comprenez bien qu'il n'était pas pour moi. De fait, j'y fus accroché aussitôt par une jeune permanente à la Rue des Renaudes, ce qui n'aurait rien eu que d'agréable, si cette charmante hôtesse n'avait d'un air furieux levé la main sur votre serviteur en guise de bienvenue : -- *Vous, si vous me refaites un article aussi* « *dégueulasse* » *qu'en 77, je vous*...
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La malheureuse cherchait une menace adéquate, oublieuse soudain que le slogan anti-frousse du XIII^e^ Congrès valait aussi pour son abominable scorie d'interlocuteur, mais comme je suis d'un naturel galant, elle n'eut pas le loisir d'achever.
D'ailleurs, cette (vaine) tentative d'intimidation fut condamnée sans le savoir, en séance d'ouverture, par M. Jean-Pierre Moreau : « *L'Office traite la liberté de chacun, comme le conseille l'Écriture, avec une grande révérence.* » J'aimais mieux ça.
Affectueusement.
Hugues Kéraly*.*
### Lettre à Hugues Kéraly
S. Michel Archange\
8 mai 1980
Mon cher Hugues,
Ne nous emballons pas. Mon premier mouvement est identique au vôtre. Mais enfin, vous le dites, ce sont nos amis. Ils le furent longtemps dans une commune action politique et religieuse ordinairement qualifiée alors, par l'adversaire, d'intégriste et réactionnaire. Ils le seront demain au fond des mêmes goulags si nous continuons du même train, dans le même émiettement de nos forces, dans la même décomposition croissante de toute complémentarité. Aujourd'hui ils nous invectivent et, merveille, semblent vouloir décréter contre nous proscription et bannissement. Avant même les déceptions auxquelles je vous ai exposé en vous demandant d'assister à leur congrès, j'avais remarqué l'annonce par T. que devait en être *bannie totalement la mentalité réactionnaire et intégriste* ([^32])*.* Et, autre merveille, cela ne paraissait point énoncé sur le ton de l'autocritique et du repentir.
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Si je comprends bien, l'action nouvelle de l'Office est plus spécifiquement *politique.* A ce niveau il existe une urgence de salut public dont l'encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme a donné pour notre siècle la définition : l'alliance temporelle de toutes les croyances et de toutes les incroyances, sur la base de la loi naturelle, contre le plus grand péril. Faute de cette alliance, le plus grand péril n'a cessé de grandir encore, étendant partout son processus de domination.
Sans doute cet infernal processus ne peut être vaincu que par le jeûne et la prière. Mais les grâces indispensables qu'obtiennent prière et jeûne n'agissent pas habituellement d'une manière magique. Elles ne fructifient pas dans l'inaction temporelle des citoyens. J'appelle inaction temporelle, sur ce point, tout ce qui néglige, méconnaît ou contrarie l'urgence de salut public, l'alliance temporelle à construire. Alliance formelle ou informelle, souple et limitée, qui ne supprime ni ne fait taire aucune divergence, et surtout point les divergences religieuses. Mais alliance réelle ; qui n'est humainement possible que dans un minimum de convivance sociale, excluant l'imprécation, l'injure, la polémique. Si la conjonction politique contre le communisme réclamée du monde entier par l'encyclique *Divini Redemptoris --* et par Soljénitsyne -- est irréalisable même entre l'Office et nous, alors entre qui sera-t-elle jamais réalisée ?
La chaleur des congrès favorise parfois les déclarations excessives. Attendons leur publication authentique, officielle, éventuellement amendée. Nos amis de l'Office voulaient peut-être, en réalité, simplement dire qu'ils souhaitent rénover leur propre tradition intégriste et réactionnaire. Si au contraire il se confirmait que pour eux, désormais, la réaction et l'intégrisme sont des ennemis à abattre, condamnés au bannissement, à la relégation sociologique, alors il serait temps d'en prendre acte ; et d'en peser les conséquences.
Fidèlement vôtre,
Jean Madiran.
============== fin du numéro 244.
[^1]: -- (1). On sait qu'il est d'Estaing comme je suis Giscard... Que dis-je ! Ma grand-mère maternelle était une Giscard.
[^2]: -- (1). Plutôt qu'à *walah,* étranger, proposé par certains ; un nom gallo-germanique n'étant guère une description d'état civil, mais un vœu de gloire et un blason de combat.
[^3]: -- (1). Ici, d'une taloche en forme d'accent aigu, M. Grand-Larousse me renvoie à ma place, en orthographiant dans son 10^e^ volume à la lettre V : « VALÉRY (saint) \[...\] *établit un ermitage à Leuconaus, qui devint plus tard* Saint-Valéry-sur-Somme ». Moi qui ne fais évidemment pas le poids devant les dix volumes de M. Grand-Larousse, je n'en ricane pas moins, vu que dans le volume 9 il imprime : « SAINT-VALERY-SUR-SOMME, *formée auprès d'une abbaye fondée par Valery, moine de Luxeuil.*
En Vimeu, dans une chapelle dédiée à saint Valery, un ex-voto « *Offert à Dieu par Dom Waleri Ozenne, religieux,* représentait la résurrection du pendu par « *saint Walery *» célébré dans une légende rimée. Où l'on voit que la seule constante de l'orthographe est que le *e* n'est pas accentué.
[^4]: **\*** -- Voir la présentation et la première partie de ce texte inédit dans notre numéro précédent. Reproduction interdite.
[^5]: -- (5). L'*Encantado* (enchanté) est un quartier de Rio, assez éloigné du centre, qui ne brille pas par son élégance. (Toutes les notes en bas de page sont ajoutées par nous. -- H.K.)
[^6]: -- (6). En anglais dans le texte. Close up signifie « Fermez-là » en argot, et « Serrez les rangs » en langage militaire. Le chapitre autorise les deux acceptions.
[^7]: -- (7). C'est-à-dire en 1938 ou 1939.
[^8]: -- (8). Nous laissons ici le mot en portugais, par exception, et concession courtoise à nos amis Brésiliens qui le prétendent tous intraduisible en français (comme *namorado* qui vient pourtant tout droit de chez nous : « énamouré ». En fait, la difficulté de traduire *saudade* tient principalement à la richesse du français. Corçâo exprime ici le sentiment d'une peine profonde, liée à la mort de sa première femme. Ailleurs, le mot servira à marquer des chagrins plus légers, souvenir attendri d'une personne ou doux regret de ce qui n'est plus. Au pluriel, ce sera la simple nostalgie de l'absence ; tout Brésilien éloigné de sa terre éprouve ce tiraillement langoureux : *saudades do Brasil !* J'en connais un qui dans l'air léger du printemps parisien trouvait moyen d'avoir des *saudades* de bestioles et canicule tropicales... La seule chose littéralement intraduisible, c'est le cœur brésilien.
[^9]: -- (9). Pauzinho : petite latte de bois. On peut supposer qu'elle servait en ce temps-là au paquetage hermétique du délicieux café brésilien.
[^10]: -- (10). La rue de l'Auditeur, ou des Écoutes, à Rio. Elle a ici un nom prédestiné.
[^11]: -- (11). *Olha o mormaço !* Nous rendons par « canicule », faute de mieux, le temps chaud, et souvent humide et lourd, qui affecte Rio d'un bout à l'autre de l'année quand le soleil approche de midi : *mormaço* (de la même famille que « morbide » en français, parce qu'on y attrape de méchantes transpirations).
[^12]: -- (12). Voir la note précédente.
[^13]: -- (13). Maracujâ : plante brésilienne passiflorale, dont le fruit est comestible.
[^14]: -- (14). Le *jeito,* en portugais, c'est le moyen de moyenner, l'astuce, l'art et la manière, la façon élégante et rapide de se sortir des situations délicates. Les Brésiliens aiment à dire -- *Sempre tem um jeito,* il y a toujours un bon. moyen de tourner la difficulté (ou la loi).
[^15]: -- (15). Haute colline, célèbre par sa forme, en plein cœur de Rio.
[^16]: -- (16). Stispiro : blancs d'œufs battus en neige avec du sucre.
[^17]: -- (1). *Chronique d'informations internationales. Rapport 1979,* Publications Amnesty International, Paris 1980.
[^18]: -- (2). *Movimiento de Izquierda Revolucioniario* (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire).
[^19]: -- (3). « Le sens et le but de l'occupation de l'Afghanistan », *Est et Ouest* numéro 637 du 1^er^-29 février 1980.
[^20]: -- (4). Voir ITINÉRAIRES, numéro 225 de juillet-août 1978, pages 30 à 36.
[^21]: -- (5). Derek Roebuck, chef du service de recherches d'*Amnesty International* à Londres. (ITINÉRAIRES, numéro 229 de janvier 1979.)
[^22]: -- (1). Cf. notre étude *Collégialité, Parlementarisme et Groupes de Pression,* pp. 2-10, parue dans *De Rome et d'ailleurs,* mars 1980, n° 9, 2^e^ année, où nous montrons et démontrons que « la collégialité » épiscopale mise en œuvre par Vatican II est la forme ecclésiastique du parlementarisme démocratique, et que, comme ce dernier, elle implique, pour entrer en action, des groupes de pression qui sont la vapeur nécessaire à la mise en route de son mécanisme.
[^23]: -- (2). LAMENNAIS, *Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l'Église,* Paris, 1829*,* ch. VIII, p. 220.
[^24]: -- (3). *Lettre à l'Abbé de Rancé* du 30 oct. 1682*.* Les vertus de ces papes peuvent parfaitement coïncider *en leur personne* avec une foi profonde et une intelligence faussée *dans l'ordre pratique où elle s'exerce,* chez Jean XXIII par la vieillesse qui l'inclinait, selon la formule de notre ami l'ambassadeur de Belgique à l'époque au Vatican, M. Paternôtre de la Vaillée, « à être toujours de l'avis de son dernier interlocuteur », chez Paul VI par une obstination non pareille due à son individualisme, lequel, selon le mot de Louis Blanc, « a pour essence de se changer en révolte lorsqu'il subit le pouvoir -- rappelons-nous son exil doré à Milan pour avoir désobéi à Pie XII -- et la tyrannie quand il le possède ».
[^25]: -- (4). *Institutions Liturgiques,* 2, éd., II, ch. 19, pp. 225-6.
[^26]: -- (5). Et non par la liberté religieuse que professe Vatican II sans vergogne.
[^27]: -- (6). Admirons l'allusion analogue au « 1789 » du cardinal Suenens qui n'a même pas le mérite de l'originalité.
[^28]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 232, avril 1979.
[^29]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 243, de mai I980, pp. 156 et suiv. : « Le goût de la vérité ».
[^30]: -- (2). Cité par Pierre Jay dans *Esprit et Vie,* n° 13, 20 mars 1980, p. 193.
[^31]: -- (1). Semblablement, on peut comme nous ne pas partager toutes les « options politiques » de Maurice Bardèche : mais par delà certaines divergences d'appréciation, il y a de profondes convergences sur des choses essentielles et aujourd'hui mortellement menacées. (Note d' ITINÉRAIRES.)
[^32]: -- (1). *Permanences,* n° 168 de mars 1980, p. 12, col. 2.