# 246-09-80 1:246 ## Saint Benoît nous parle *Écoute, ô mon fils\ les préceptes du Maître\ et incline l'oreille de ton cœur* 2:246 ### L'apprentissage de la bienveillance par Jean Madiran QUEL DÉLUGE D'AVANIES. Dans nos rangs ; dans ce qui fut nos rangs. Quelle rage d'animosités fratricides. « La malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l'esprit français » selon Chateaubriand : du moins le croyait-il un jour d'amertume. On pourrait le croire à nouveau. Mais les vices n'ont aucune fatalité insurmontable. Ils reculent devant l'apprentissage des vertus contraires. La BIENVEILLANCE, dit Aristote, ce n'est pas encore l'amitié, mais c'en est le commencement. L'amour, dit saint Thomas, comporte la BIENVEILLANCE, qui est *simplex actus voluntatis quo volumus alicui bonum :* nous ne savons plus trop ce qu'elle est, nous serions bien en peine de la définir ou de la reconnaître, faute d'en apercevoir habituellement les manifestations chaleu­reuses ou discrètes ; c'est une inconnue dans la vie moderne, c'est une oubliée ; une marginale, une clandestine. 4:246 Disons alors qu'elle est le contraire de la MALVEILLANCE, dont les exemples sont nombreux et fort visibles, et ainsi chacun pourra com­prendre, s'il le veut, en quoi elle consiste. Elle est présente dans l'hospitalité bénédictine. Là où cette hospitalité existe encore ; là où elle existe de nouveau. \*\*\* C'est toute l'Église militante qui est appelée d'une certaine manière à l'école de saint Benoît. Non point certes en disciple : la famille bénédictine est fille de l'Église, et non l'inverse. Et pourtant saint Benoît avait dit : « Nous allons constituer une école où l'on apprenne le service du Seigneur. » Cette école qui doit tout à l'Église est celle où à chaque époque l'Église pérégrinante peut apprendre à redevenir elle-même ; à retrou­ver son identité ; à mieux connaître et reconnaître son trésor ; à désirer son propre perfectionnement. A la différence de ces écoles qui ne forment adéquatement que des professeurs aptes à former à leur tour d'autres professeurs, l'école de saint Benoît ne forme pas seulement des bénédictins, elle forme aussi aux tâches qui ne sont pas spécifiquement bénédictines. Entre ses murs elle a vu passer plus ou moins longtemps combien de saints qui, tels Thomas d'Aquin ou Ignace de Loyola, n'avaient pas vocation d'y rester ; et à combien d'autres il aura manqué de n'être point du tout passés par elle, et par exemple, curés de paroisse, ordinaires des lieux ou évêques de Rome, de n'avoir aucune notion juste et suffisante de la vie liturgique. La litur­gie en effet n'est pas une annexe facultative, un complément occasionnel de la spiritualité catholique ; elle dépasse l'ordre des moyens pour atteindre déjà à l'ordre des fins, puisqu'elle est louange de Dieu, et en cela anticipation du paradis. La méconnaissance de la nature, des lois, des splendeurs de la prière commune de l'Église est aussi grave que la méconnais­sance de sa doctrine commune, et d'ailleurs en fait partie ; à un certain degré, elle peut constituer ce que Dom Guéranger nom­mait l'hérésie liturgique, qui est, comme toute hérésie, facteur de mort temporelle et éternelle. 5:246 L'idée que l'Église militante ait à se mettre à l'école ins­tituée par saint Benoît n'est pas, comme il pourrait sembler au premier regard, impertinente ni absurde. Il s'agit là pour l'Église non point d'aller ailleurs chercher un enseignement qui lui serait étranger, mais d'y retrouver son propre bien, sa propre semence, tout y vient d'elle, mais y a fructifié d'une manière qui lui est devenue en quelque sorte indispensable. D'une façon analogue, ce ne sont pas toujours des moines bénédictins, ce sont surtout, dans les trente ou quarante années du milieu du XX^e^ siècle, deux artistes, deux écrivains, deux éducateurs laïcs, Henri et André Charlier, qui ont conservé, cultivé et transmis l'esprit bénédictin ; qui ont enseigné la psychologie et la théologie du grégorien, et qui l'ont fait pratiquer. Leur livre intitulé *Le chant grégorien* ([^1]) est sans équivalent. Mais sa substance, et la substance de toute leur œuvre religieuse, Henri et André Charlier l'avaient d'abord reçue de l'Ordre de saint Benoît. Et l'Ordre de saint Benoît, aujourd'hui aussi désin­tégré que les autres, tout autant sombré dans le reniement et l'inexistence, trouvera dans l'œuvre d'Henri et d'André Charlier un relais, un passage, une lumière qui viennent de lui et ramènent à lui. \*\*\* L'école instituée par saint Benoît mérite exactement son nom d'école, car elle est par excellence le lieu de l'*apprentis­sage* et du *perfectionnement.* La vie chrétienne elle aussi s'ap­prend et se perfectionne, d'un jour à l'autre, d'une année à l'autre. L'objet formel de la foi, c'est-à-dire ce qu'énonce l' « ac­te de foi », le *pourquoi* de la foi, est un don de Dieu, encore faut-il le cultiver ; l'objet matériel de la foi, c'est-à-dire son *contenu,* constitué par les articles du « credo », réclame l'étude et la méditation : en ce sens la foi s'apprend et se perfectionne. 6:246 On apprend aussi à prier. On apprend la liturgie et le grégorien. On apprend le latin liturgique. La pastorale moderniste répute ces trésors inaccessibles à la plupart des hommes : ce n'est pas assez dire, ils sont radicalement inaccessibles à tous, si l'on veut y accéder sans effort ; sans apprentissage ; sans perfectionnement laborieux. Mais avec un effort raisonnable, avec un minimum d'apprentissage, avec un perfectionnement progressif ils sont à la portée de tous, comme l'abbé Berto l'a montré et prouvé pendant un quart de siècle en y faisant accéder les enfants les plus pauvres, les plus déshérités, les moins préparés intellec­tuellement et socialement. Il faut seulement ne pas aller, sous prétexte de « créativité », refuser jusqu'à l'idée même d'un apprentissage et d'un perfectionnement qui soient conduits par un maître, selon une doctrine et une discipline. \*\*\* Discipline bienveillante. A l'école de saint Benoît, on ap­prend la bienveillance même à l'égard de ceux qui « ont faibli » ; même à l'égard des « excommuniés ». Chapitre XXVI de la Règle. Car il est écrit que « ce sont les malades qui ont besoin du médecin, et non pas ceux qui sont en bonne santé » (Mat. IX, 12). « L'Abbé enverra en sous-main, pour consoler l'ex­communié, des Frères âgés et sages qui, comme à la dérobée, ré­confortent le Frère chancelant (...). Que surtout ils le consolent, de peur qu'il ne soit absorbé par l'excès de la tristesse... » Il importe que l'Abbé selon saint Benoît « sache qu'il a reçu la charge de conduire des âmes faibles et non d'exercer sur des âmes saines un pouvoir tyrannique ». Chapitre LXIV : que l'Abbé « fasse toujours prévaloir la miséricorde sur la justice, afin qu'il obtienne pour lui-même un traitement pareil ». « Qu'il haïsse les vices, mais qu'il aime les Frères. Dans les corrections même, qu'il agisse avec prudence et sans excès, de crainte qu'en voulant trop racler la rouille, le vase ne se brise. » « Qu'il tempère tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se découragent pas. » Chapitre XXXV : « On procurera des aides à ceux qui sont faibles, afin qu'ils n'accomplissent pas leur fonction avec tristesse ; et tous auront ainsi des aides... » 7:246 Les semainiers chargés du « tra­vail de la cuisine », qui est particulièrement éprouvant pour un moine (« on acquiert par cet exercice une plus grande récom­pense et l'accroissement de la charité »), seront fortifiés en conséquence : « Une heure avant le repas, ils prendront cha­cun, en sus de la portion ordinaire, un coup à boire et un morceau de pain, afin qu'au moment du repas ils puissent servir leurs frères sans murmure et sans trop de fatigue. » Il faut tout organiser et gouverner « de façon à ce que personne n'ait sujet de plainte... », « ...que personne ne soit troublé ni contristé ». Voilà jusqu'où condescendaient l'attention et les attentions de saint Benoît. Ce n'était point en un temps tranquille et oisif ; c'était « à l'heure où se trouvaient très gravement compromises les conditions d'existence de l'Église et de toute civilisation politique et humaine » ([^2]). De même au XX^e^ siècle, assurait Pie XII, si les enseignements de saint Benoît étaient à nouveau entendus, « notre monde moderne pourrait émerger de son formidable naufrage et trouver à ses maux immenses d'oppor­tuns et efficaces remèdes » ([^3]). Encore faudrait-il, pour com­mencer, que ce monde moderne soit appelé à comprendre que c'est bien dans un naufrage formidable qu'il s'engloutit, au lieu de s'entendre admirer par tous les pontifes pour ses merveilleux progrès dans le culte de l'homme et de la démocratie. \*\*\* Si aimable, si nécessaire, si désirée, la bienveillance n'est pourtant pas aisée. Elle n'est facile que velléitaire et fugace. Son règne ne s'établit pas tout seul, de lui-même, par génération spontanée. Ce ne sont pas le laxisme, la permissivité, le laisser-aller qui rendent les hommes bons les uns pour les autres. C'est au bout de l'exigence intégrale que se découvre, peu à peu, la bienveillance bénédictine. Jean Madiran. 8:246 ### Le destructeur d'idoles par Dom Gérard o.s.b. LORSQUE saint Benoît naît, en 480, l'empire romain, mal­gré le courage de ses légions, s'effondre comme une forteresse sous le coup des invasions barbares. La jeune religion chrétienne, affrontée à un danger plus insidieux que la persécution, se trouve menacée au plan moral par la facilité, rançon de sa reconnaissance officielle ; au plan doctrinal, par la fièvre des grandes hérésies christologiques dont le christianisme sort vainqueur mais épuisé. Alors se produit un événement qui marquera l'histoire de la civilisation jusqu'à la fin des temps : l'aube du VI^e^ siècle s'est levée sur une petite âme élue de Dieu dont le destin s'identifie avec la naissance de l'Europe chrétienne. Une pensée divine effleure les fonts baptismaux de Nursie l'enfant qui naît est l'héritier d'une grande civilisation. Des siècles ont tissé lentement pour lui une robe baptismale faite de justice, d'Ordre et de gravité où le goût d'une sage admi­nistration s'allie à la piété antique qui rend un culte « aux dieux, aux parents, et à la patrie ». 9:246 L'enfant appartient à la *gens* Anicia issue de cette noblesse provinciale dont les vertus ont survécu à la décadence de l'empire. Il était, nous dit son biographe saint Grégoire, *rempli de l'esprit de tous les justes ;* une grâce d'ascendance déposée en son âme fera de lui le père d'une race d'homme appelée par le psaume XXIII « la race des chercheurs de Dieu »* :* « *haec est generatio quaerentium Dominum *» *: Voici* venir la race des hommes qui cherchent le Seigneur. C'est à eux que le psaume dit encore : « *quaerite faciem ejus semper *» *:* Cherchez sans cesse la face du Seigneur. (Ps CIV.) #### *La fuite du monde* De l'enfant béni de Dieu « par la grâce et par le nom » qui grandissait à Nursie, petite bourgade accrochée au flanc des monts Sabins, que savons-nous ? Saint Grégoire ne nous en dit rien, mais la conduite de l'homme de Dieu, ses paroles, les maximes de sa Règle et la tendre affection qui le liait à sa sœur Scolastique suggèrent une atmosphère patriarcale, une éducation virile, l'esprit profondément religieux des anciens Romains auxquels la grâce divine ajoute la charité, la paix, la douceur chrétienne. Le jeune Benoît, au seuil de l'adolescence reçut, comme il était d'usage, une formation héritée de l'antiquité, appelée « artes liberales ». Il fut donc envoyé à Rome et confié à un collège de rhéteurs et de grammairiens dont les leçons consis­taient essentiellement en trois exercices : la lecture, l'éloquence, la récitation. L'enfant écoute leurs discours, inquiet de n'y pas trouver l'écho de cette voix bénie qui, depuis l'éveil de sa raison, mur­mure à son âme comme à celle du martyr d'Antioche : « Viens vers le Père ! » 10:246 Avec tristesse, il aperçoit autour de lui la vanité de ces honneurs qu'une fausse science lui promet, le sénat, la magis­trature, et, mû par une inspiration divine, il quitte le monde et s'enfonce dans une retraite sauvage suivi pendant quelque temps par sa nourrice. Ce détail relevé par son biographe nous en apprend plus sur l'âme de saint Benoît que bien des traités. On devine que malgré sa ferme résolution de quitter sa famille et son pays, il ne put résister au désir de cette pieuse servante qui devait être pour lui comme une seconde mère. Ainsi en est-il parfois dans les familles chrétiennes où l'obscure fidélité des humbles veille sur l'âme des enfants avec une ten­dresse d'ange gardien. Mais le saint jeune homme, nous dit son biographe, ne cherchait à plaire qu'à Dieu seul : *Soli Deo placere desiderans.* Ces quelques mots dépeignent l'âme de saint Benoît et forment une maxime de vie dont ses disciples s'inspireront jusqu'à la fin des temps. Saint Benoît embrasse donc, dans la grotte de Subiaco, une solitude totale, et commence sous le regard de Dieu une vie céleste dont les anges furent seuls témoins. C'est pour cela que l'Église d'Orient décernera à saint Benoît le titre somptueux d'Isange (qui est semblable aux anges). Les heures s'écoulent en prière. Le jeune homme lève son regard vers le ciel et l'abaisse sur le monde qui l'entoure. La contemplation de l'essence divine ne permet-elle pas de voir toute chose dans la lumière de Dieu ? Toute chose ayant été créée dans le Verbe, comment l'âme purifiée n'apercevrait-elle pas dans le monde transfiguré et transilluminé par la Lumière du Verbe *l'empreinte humide du doigt divin et le rayonnement de sa gloire ?* Mais, plus parfaitement que les créatures inanimées, le mi­roir de l'âme réfléchit la lumière déifiante du Verbe qui la pénètre non plus d'une présence ontologique d'immensité mais d'une présence surnaturelle d'amour. 11:246 C'est pourquoi saint Grégoire écrit dans ses *Dialogues* que le solitaire de Subiaco habitait à l'intérieur de lui-même : « habitavit secum* *». Ainsi allait-il du miroir de l'âme au miroir des créatures dans l'unité d'un regard purifié. Dans son exil terrestre il éprouve alors une joie inconnue de lui, joie douloureuse, poignante et suave, que les mystiques décriront à l'aide de magnifiques symboles dans les âges sui­vants. Mais le saint jeune homme n'est pas là pour écrire. Son âme se remplit d'une immense réserve de grâce qu'il déversera plus tard sur ses fils. Il magnifie le Seigneur qui opère en lui. Il participe par la patience au silence de Dieu. Il se tient dans son ordre. Il écoute. Il consent. Il obéit. Il y a dans son âme une alternance de lumière et d'ombre comme dans le beau ciel d'Italie tra­versé par de grands nuages qui font une plaque sombre sur les collines avoisinantes, et il dit avec le psaume XXXI : « Je bénirai le Seigneur en tout temps ; toujours sa louange se trouvera sur ma bouche. » #### *Le lutteur* L'imagerie populaire et les anecdotes retenues par la pos­térité ont laissé dans l'ombre cette période de la vie du saint. Le patriarche a éclipsé le solitaire. L'élan juvénile a fait place à la vieillesse féconde comme un grand arbre chargé de fruits sous le soleil de l'été. La longue lignée des saints et des saintes issue du Patriarche des moines, les monuments d'impérissable beauté nés de la prière et du travail, le rayonnement de ses disciples qui ont essaimé dans toute l'Europe, enseignant aux barbares l'art de vivre en bonne intelligence au sein d'une existence laborieuse, familiale, souriante, ne retenant des valeurs terrestres que ce qui est apte à tourner les âmes vers le ciel, invitent à reconnaître en saint Benoît avant tout des qualités d'ordre, d'équilibre, de sagesse, de pondération. 12:246 Sa haute stature de chef et de père, dont les préceptes contenus dans sa Règle ont jeté les bases de la spiritualité occidentale ; sa bonté native, sa sévérité me­surée et la puissance de ses miracles composent une figure royale où dominent les traits de l'homme qui commande, qui organise et qui construit plutôt que ceux du vengeur de Dieu et du destructeur d'idoles. Mais le fondateur du monachisme occidental, rempli de l'esprit de tous les justes, ramasse en lui tout l'espace où se sont déployés les siècles de sainteté. Semblable à Abraham, père des croyants, qui portait en son sein une multitude innombrable d'élus, saint Benoît appar­tient à cette lignée de prophètes robustes, jaloux de l'honneur de Dieu, conducteurs de peuples, faiseurs de miracles et bri­seurs d'idoles. A lui s'applique éminemment la parole que Yawhé adres­sait au prophète Jérémie : « Je t'ai constitué sur les nations et sur les royaumes pour que tu arraches et pour que tu plantes, pour que tu détruises et pour que tu édifies. » Saint Benoît éducateur des peuples d'Occident a commencé par affronter celui que Notre-Seigneur appelle *l'homme ennemi, meurtrier dès l'origine, père du mensonge.* Toute sa vie consis­tera à monter une garde vigilante autour de cette aire sacrée qu'il arrache tout d'abord à l'emprise du diable et qui sera son premier monastère : avant d'organiser, il renverse. C'est donc un destructeur d'idoles qui s'est mis en route en cette matinée de miracle où, sous un ciel encore chargé d'orage, la naissance de l'Ordre bénédictin coïncide avec l'éveil du printemps de l'Église. En quittant Subiaco, saint Benoît renonçait à un certain type d'implantation monastique constitué de *laures* éparses abritant chacune un groupe de moines sous la conduite d'un ancien. Son charisme prophétique discernait ce que le système des laures, inspiré de l'Égypte, comportait d'imperfections eu égard à la faiblesse humaine. Il se dirigea alors vers une conception plus monarchique, mieux structurée et plus familiale : celle dont le monastère bénédictin aujourd'hui encore nous offre l'image. 13:246 On date aux alentours de l'an 530 le départ de Subiaco. C'est donc parvenu à l'âge mûr que Benoît de Nursie s'avance à la tête de sa petite colonie pour prendre pied sur son nouveau domaine et y déloger *l'antique ennemi.* Ayant trempé son âme dans la solitude, le jeune ermite qui buvait aux eaux de la contemplation douce et amère, est devenu l'homme fort de l'Évangile qui relève la tête. On peut lui appliquer ce que dit le psaume CIX de Notre-Seigneur lui-même et de ses saints : *De torrente in via bibet* *propterea exaltabit caput* Contemplatif et lutteur, il s'abreuve au torrent et relève la tête. Devant lui se dresse Cassinum, citadelle dominant un cirque immense cerné de hautes montagnes boisées ; au fond de la vallée, le Liris coule paisiblement vers la mer. Il s'agit d'une ancienne place forte où jadis avaient campé les légions romaines. Les remparts flanqués de tours pouvaient servir encore de refuge aux populations menacées par les barbares. Mais l'acropole païenne conservait encore les vestiges d'une religion moribonde et, avant d'en faire le Sinaï de l'Occident, l'homme de Dieu, -- *vir Dei,* comme l'appelle son bio­graphe, -- purifie l'aire des idoles qui la souillent. C'est une musique agréable aux anges que ces coups de marteau et le *ahan* du Père et de ses fils, donnant de la masse jusqu'à réduire en poudre Apollon, Jupiter et le bois sacré voué à Vénus, abolissant le charme maléfique de ces images, auxquelles les philosophes du Bas-Empire ne croient plus, mais derrière lesquelles le démon retranché se cache pour abuser les humbles habitants de ces contrées. Ces mythologies qui ont bercé depuis si longtemps les vieux rêves de l'humanité, ces dieux et ces déesses nus, satisfaits, souriants, aussi vides que les déclamations des rhéteurs de l'époque, l'étudiant de Rome en connaît le danger. 14:246 Si lui-même y avait toujours été insensible, les aurait-il désertés comme il le fit certain jour mémorable où, *sapienter indoctus,* comme le dit saint Grégoire, il se fit sagement igno­rant de choses dont peut-être ensuite il n'aurait pu se dé­prendre ? Ces textes plongent nos grands civilisés dans une profonde stupeur : fallait-il donc que ces esprits fussent grossiers pour adorer une pièce de métal ou de bois, de forme animale, recou­verte de plaques d'or ! -- Un instant, s'il vous plaît. Les civilisations anciennes reposaient sur la religion ; la religion était faite de rites, de mystères et d'images. Ne croyons pas que les païens fussent assez sots pour croire à la divinité de l'idole. Celle-ci jouait un rôle de média­tion ; elle apparaissait comme une épiphanie de la divinité laquelle se manifestait à travers son symbole. L'homme antique était moins matérialiste qu'on ne le pense. Toutes les nuances du moins étaient permises. Nous avons nous-mêmes tellement perdu la signification du langage des créatures et leur liaison avec le mystère, que nous sommes incapables de comprendre l'attrait, la séduction profonde, exer­cés par ce miroitement de l'univers sur l'esprit de nos ancêtres. Nous sommes généralement séduits par en bas ; très peu par en haut. Nous gémissons sur nos penchants au stupre, à l'avarice, à la gourmandise ; très peu d'entre nous se plaignent d'une attirance violente exercée sur eux par le soleil, la lune, la mer ou les étoiles. Or c'est précisément de ce côté-là que résidait la tentation de nos pères. Un frémissement sacré s'emparait d'eux au spec­tacle de l'univers et les jetait dans l'adoration. Les prophètes n'eurent de cesse de rappeler aux fils d'Israël la gravité du péché d'idolâtrie, sous la forme d'un culte rendu aux astres du firmament. Voici le langage de Sophonie : « J'exterminerai de ce lieu le reste de Baal, le nom de ses ministres, en même temps que ses prêtres et ceux qui se prosternent sur les toits *devant l'armée du ciel. *» 15:246 Jadis, dans l'antiquité, à l'issue des guerres de conquête, il était d'usage que les divinités des peuples vaincus fussent supplantées par celles de leurs vainqueurs. Ainsi fit le fonda­teur du Mont Cassin : nettoyant son aire il expulse sans pitié les dieux alanguis, leur fausse incantation, leur fausse réfé­rence au divin où flotte un relent de culte du corps, chose dont l'âme chrétienne a horreur. Tandis qu'il frappe du mar­teau, un monde s'écroule sous ses coups. Saint Benoît achève l'œuvre de saint Martin, lui-même grand destructeur d'idoles, et lui érige un autel. Une nouvelle civilisation est en train de naître, fondée sur la reconnaissance du Dieu vivant et vrai, Seigneur de Gloire, illuminateur du monde et soutien de l'uni­vers, mais distinct de lui. La civilisation bénédictine durera mille ans, pendant les­quels, comme l'avait prédit l'Apocalypse, *Satan sera enchaîné.* Au XVI^e^ siècle, l'Occident retombe dans l'ornière du paganisme ; il déterre les dieux oubliés, exhume les sentences fanées d'une philosophie naturelle, célèbre l'Homme et la Nature ; au XVIII^e^ siècle, la science ; au XIX^e^ siècle le progrès ; au XX^e^ siècle, l'évolution : des millions d'êtres humains, le front courbé, ado­rent leurs nouveaux dieux. Les Bénédictins sur les traces de leur Père sauront-ils rester fidèles à leur vocation de briseurs d'idoles ? Ils le peuvent, non pas nécessairement à coups de marteau, encore que bien souvent les monuments de l'art ou de la culture moderne ne mériteraient pas d'autres traitements ; mais en réapprenant l'humilité des commencements : réapprendre à se taire, à lire, à obéir, à prier, à dire *non* au mensonge, à cultiver le goût du vrai. En détruisant les idoles, saint Benoît n'a pas fait seulement acte de foi ; il a débarrassé l'Occident de la vieille tentation panthéiste qui infecte encore de nos jours l'âme des religions orientales ; car si l'essence de Dieu est noyée et diluée dans le monde, que reste-t-il de sa Seigneurie ? Devant cet effondrement du vieux paganisme, l'ordre bénédictin, jeune et intact, entre­prend l'éducation de l'homme sans tomber dans *l'autre tenta­tion,* celle du manichéisme qui déclare l'ordre naturel irrémé­diablement mauvais, faute d'en percevoir la vraie vocation, qui est d'être une louange de gloire. 16:246 #### *Les deux tentations et les deux colonnes* Réduire en poudre les idoles du Mont Cassin est un acte prophétique qui éclaire la voie bénédictine et protégera l'Occi­dent d'un double péril de l'esprit : d'une part, on écartera la tentation sacrilège d'immerger l'Auteur du monde dans sa propre création ou dans le flux de l'histoire, d'autre part on se gardera de céder à la tentation opposée : combattre le monde comme s'il constituait un principe essentiellement mauvais. La première tentation constitue une immense tromperie ; elle incline à un optimisme insensé, à la disparition de l'idée de péché ; elle pulvérise le mystère de la Croix, détruit jusqu'à l'idée d'une nécessaire purification, et conduit à la négation de la transcendance divine. Pour triompher de cette tentation, saint Benoît confie à ses moines les armes de l'humilité, du renoncement et de l'obéis­sance. Il n'est pas vrai que l'homme soit bon par nature, il n'est pas vrai que le monde soit sans danger et que l'on puisse suivre impunément sa volonté propre. Contre quoi le saint législateur écrit le chapitre VII de sa Règle qui est une colonne de l'édifice bénédictin. Son « *De humilitate *» pourrait s'intituler : de la place de l'homme devant Dieu et devant l'univers. Pour saint Benoît l'humilité est avant tout une attitude de vérité qui s'identifie avec la *crainte révérencielle :* caché à ses propres yeux sous cette colonne de nuée, l'homme marche en présence d'un plus grand que lui. Grâce à ce souvenir continuel il échappe à la séduction de l'apparence et se garde de la présomption. La deuxième tentation entame et détourne ce qui, dans l'homme, essaie de s'évader du relatif, de l'impur et de l'éphé­mère. On sait jusqu'où les sectateurs de Manès ont poussé cette vision pessimiste du monde. L'hérésie cathare qui ensanglanta le midi de la France au XIII^e^ siècle, reprenant les vieilles erreurs du Montanisme, alla jusqu'à la condamnation du mariage. La chair essentiellement mauvaise ne pouvait être que malé­fique : la société se trouvait acculée au suicide. 17:246 L'esprit humain oscille entre ces deux tendances, entre ces deux erreurs opposées qui s'engendrent l'une l'autre et se dialec­tisent non sans faire parfois curieusement alliance, parce que les extrêmes se touchent. La tentation manichéenne feint d'attirer l'homme par en haut, comme le panthéisme se vante de rendre Dieu accessible par en bas. Si le panthéisme apparaît comme une fausse mystique, un miroir déformant de la réalité divine, le manichéisme se pré­sente comme un faux ascétisme : nier la création pour exalter le Créateur, condamner ce qu'on ne peut assumer. Comment échapper à cette seconde tentation où nous induit un secret orgueil, qu'alimente un besoin exacerbé de pureté ? Saint Benoît dresse alors une deuxième colonne : la Sainte Liturgie. En suivant cette colonne de lumière, l'homme accueil­lera et intégrera dans sa marche vers Dieu la beauté éparse de la création. L'homme, poète, roi et sacrificateur s'empare de ces œuvres que Dieu a faites très bonnes, *valde bona,* dit la Sainte Écriture, il les restitue au culte, il en fait un poème sacré, un chant, une fumée sacrificielle. C'est le cantique des trois enfants dans la fournaise. On remarque chez certaines âmes de bonne volonté un resserrement et un dessèchement de la piété pouvant aller jus­qu'au mépris des dons de Dieu. Elles ont fait ce raisonnement : je dois faire mon salut, c'est là le but unique de ma vie ; donc tout ce qui ne me sert pas à éviter l'enfer et à gagner le ciel doit m'être étranger. Ce zèle, sans aller jusqu'au fanatisme et jusqu'à la rage de « blasphémer ce qu'ils ignorent », en amène certains à se détourner des réalités que Dieu a conçues comme des miroirs de son essence, qu'il a créées dans la lumière de son Verbe et sanctifiées par le mystère de l'Incarnation pour les inclure dans le chœur innombrable d'un office solennel et ininter­rompu. 18:246 La religion, réduite à l'obtention du salut personnel, risque non seulement de s'installer dans une sorte de guerre froide où les œuvres de Dieu seront regardées avec dédain sinon avec suspicion, mais encore d'amputer et de dénaturer le Christia­nisme lui-même qui sortira rapetissé et déformé de ce lit de Procuste, privé de son aspect essentiel qui est de constituer par avance une assemblée d'élus, de chantres et de sacrificateurs, occupés à faire monter un cantique de gloire vers le trône du Seigneur, à l'aide de ces créatures qui sont autant d'images de sa Bonté et de son Innocence. Ainsi, comme un nouveau Moïse, le Patriarche des moines conduit-il son peuple à travers le désert de la vie terrestre : du Sinaï de la contemplation où il a goûté la saveur infinie des choses divines, il redescend et propose la Règle. Puis il enjoint à ses disciples de suivre les deux colonnes qui le mèneront en Terre Promise sans s'écarter de la bonne voie. L'humilité, sym­bolisée par la colonne de nuée qui précédait les Hébreux pen­dant le jour, protégera le moine contre la séduction des créa­tures et le faux éclat des valeurs terrestres. Mais la liturgie, comme la colonne de feu qui éclairait les Hébreux pendant la nuit, conduira la race des chercheurs de Dieu jusqu'en Terre Promise, par la puissance de ses sacrements et la splendeur de sa poésie. A la condition d'ouvrir les yeux à la *deificum lumen,* à cette « lumière qui divinise », nous dit saint Benoît, le moine saura l'art d'user droitement des créatures et de leur faire chanter la gloire du Créateur, ce qui est le contraire de l'idolâ­trie. Par l'humilité le moine apprendra qu'il n'est rien par lui-même, qu'il doit se défier non pas des idoles d'or ou d'argent, mais de ce *moi* hypertrophié qui se fait, dans notre propre cœur, le rival de Dieu. Par l'Office de la liturgie, le moine débarrassé du poids de l'amour-propre, et prenant place parmi les *stantes ante thronum* au sein des créatures réconciliées, devient chant, ovation, ré­ponse d'actions de grâce, heureux de disparaître dans le chœur de l'univers racheté, prémice de la gloire future. \*\*\* 19:246 Ô Frères répandus par le monde, Bénédictins de tous les monastères, hommes de la diaspora, grande est votre mission sur la terre. Pour la remplir, ne changez rien à votre vie. Vous êtes les fils du Patriarche, de l'athlète de Dieu, du briseur d'idoles : à sa suite soyez de patients lutteurs ; expulsez de votre âme non plus les constellations qui fascinaient nos an­cêtres, mais l'idole par excellence, la seule capable de se faire réellement la rivale de Dieu : *l'idéologie.* Ce mot a la même racine étymologique que le mot *idole :* eidos. C'est l'image désincarnée, l'idée du cerveau qui se substitue au réel ; l'utopie, le rêve démoniaque ; l'idée de progrès, d'évolution, d'âge d'or, de renouveau : tout cela qui voudrait que vous soyez autres que ce qu'ont été vos pères. Il n'y a que Satan qui ait pu vous souffler cette folie, exacte réplique de la tentation au jardin d'Eden. Réapprenez les vertus communes : la patience, la cour­toisie, le respect des anciens, le mépris des choses transitoires et caduques que vous enseigna notre grand Patriarche. Réappre­nez la piété envers vos pères, l'amour de l'héritage, le silence, la lenteur paysanne de ces gestes accomplis dans une exacte répétition, gestes qui ne viennent pas de nous et nous relient comme une chaîne d'amour à nos pères dans la foi. Acceptez, bien que modestes terriens, d'être les serviteurs d'une liturgie qui annonce le ciel et, sans vous en rendre compte, vous ferez sauter l'énorme carapace des prétentions et des idéologies dont souffre le monde moderne. Par votre douceur et votre fidélité têtue à la sainte Règle, vous ferez échec à la *barbarie verticale,* la plus dangereuse de toutes les barbaries puisqu'elle fait irruption, hélas, jusque dans certains de vos monastères. Écoutons l'avertissement dramatique sur lequel s'achève la première épître de saint Jean : « Mes petits enfants, prenez garde aux idoles. » Cette injonction s'adresse aux chrétiens de tous les temps ; aux baptisés, aux évêques et aux moines. Lequel d'entre nous n'a jamais été tenté de s'enfuir comme Rachel (*Genèse, *XXXI, 19)*,* dissimulant sous sa robe les *théraphim* de son père ? 20:246 C'est pourquoi saint Benoît, au-dessus de tous les préceptes de l'observance régulière, invite son disciple, non pas à com­poser avec le monde et ses fumées, mais à se placer les yeux grands ouverts sous le rayonnement de la lumière qui divinise. Fr. Gérard O.S.B. 21:246 ### Monastères, centres du monde par Georges Laffly LES TÉNÈBRES *du V^e^ siècle où naît saint Benoît, et les ténèbres du XX^e^ siècle. Celles-ci pires, ne* *sachant pas qu'elles sont ténèbres et notre monde croyant rayonner des premiers feux du jour.* *Nous nous trompons même sur ce qu'est la nuit : au V^e^ siècle, la ruine de l'ordre romain, la fin de toute loi, les diffi­cultés de communication des biens et de transmission du savoir. Nous croyons être exempts de ces maux, et même définitivement préservés d'eux. Il y aurait beaucoup à dire, sur la fragilité des États, et la barbarie interne qui l'emporte, comme sur la fragilité de nos échanges et de la communication des connais­sances. L'ivresse technique nous entraîne. Les domaines de l'esprit qui sont négligés, c'est parce qu'ils sont périmés, restes d'un monde dont on n'a plus besoin, à ce qu'on croit.* *Saint Benoît est* « *père de l'Europe *»*, selon la formule de Pie XII. Or, on nous dit qu'elle est en train de se constituer et de réaliser son unité. Ce n'est donc pas de la même Europe qu'il s'agit.* 22:246 *Monte Cassino, premier monastère d'où tant d'autres de­vaient naître, n'est plus pour nous le réservoir de pensée et de science mais le nom d'une des grandes batailles de la deuxième guerre mondiale.* *Deux faits, entre bien d'autres, qui peuvent nous aider à comprendre que nous ne sommes pas au même moment. Nous voilà au milieu d'autres ténèbres. Dans ces quinze siècles qui nous séparent de la naissance du saint, tout s'est renversé, in­versé. Et sa leçon, qui reste immuable, doit être interprétée en fonction de ce renversement.* *De fait, elle n'est plus généralement comprise, même quand on la célèbre. Certes les directeurs de la pensée du jour consen­tent à saluer saint Benoît et les moines, comme défricheurs de l'Europe, et gardiens du savoir antique. On admire en somme leur efficacité technique -- c'étaient des sortes de coopérants, aidant les peuples démunis à survivre -- et leur érudition -- ils représentent une façon de CNRS mal fichu. Nous nous trouvons bien supérieurs à eux, dans ces deux ordres, et bien certains de n'avoir plus besoin de leurs services, mais avec bienveillance, avec condescendance, nous ne refusons pas de leur reconnaître un certain mérite.* *Voilà donc le respectable XX^e^ siècle incapable même de comprendre que tel n'était pas le but de ces hommes, que ces résultats bénéfiques, immenses* (*à proprement parler, les fon­dations mêmes de notre monde*) *n'étaient pour eux qu'un effet secondaire de leur action. En français d'aujourd'hui : les* « *re­tombées *» *de leur entreprise.* 23:246 *Il y a assez longtemps qu'on ne le comprend plus. Depuis que, vulgairement, s'est établie l'image du moine paillard et paresseux, ou pour les doctes, qui ne se trompent pas moins, celle des moines oisifs, superflus, parasites de la société. On trouve cela chez Montesquieu, chez Voltaire, et toute la suite. Cette incompréhension marque un déclin de l'esprit, et c'est justement à cet endroit que le monde moderne situe son ori­gine et ses grands ancêtres. Ce n'est pas par hasard.* *Or la raison d'être des monastères, et qui fait vraiment de saint Benoît* « *le père de l'Europe *»*, c'est de constituer le pivot invisible autour duquel s'organise un monde. Ils sont la référence, le lieu* « *inactif *» *de prière sans quoi le reste se défait. Le point immobile autour duquel s'aimantent et se distribuent toutes les activités humaines. Elles ne prennent sens que par l'ordre qui se dessine autour de ce centre où passe l'axe vertical qui relie l'homme à Dieu. Un point presque sans étendue, et qu'une bande de pillards peut détruire mais cette destruction n'est rien. Il sera reconstruit, ici ou ailleurs. Au contraire, s'il est effacé, oublié, si le monde perd conscience de son existence ou nie son action, il ne reste à la surface du cercle qu'agitation sans but, mouvement infini et nul. Chacun de ces monastères est une colonne de silence et de lumière secrète. C'est sur elles que repose l'Europe, et même si nous ne le savons pas, nous en bénéficions.* ORA ET LABORA, *dit la devise de l'Ordre. En effet, la prière vient d'abord, et ensuite les travaux, que nul ne nie, parce qu'ils ont laissé des traces visibles, dans nos paysages, dans nos vies, dans nos esprits. Le défaut de l'histoire est qu'elle n'enregistre pas ce qui ne laisse pas de traces appa­rentes.* *La prière reste la même, elle ne peut changer, elle ne pourrait que faiblir ou s'obscurcir. Les travaux, du fait du renversement que l'on constatait, doivent sans doute être réin­terprétés. Non pas l'ouvrage manuel, qui faisait dans les pre­miers temps, de chaque monastère, un îlot autonome, avec les ateliers nécessaires à la survie.* 24:246 *Il n'est pas exclu qu'ils doivent encore être des arches en ce sens-là aussi. Mais saint Benoît faisait apprendre à lire et à écrire à ses moines, quand ils ne le savaient pas. Aujourd'hui il ne s'agit sans doute non plus d'apprendre la mécanique de la lecture et de l'écriture, qui est fournie obligatoirement. Ni de recueillir les livres échappés au feu et au fer. La tâche difficile est de recueillir et d'éprouver les résultats intellectuels des deux ou trois derniers siècles, sans œillères, et sans entraînement. Les matériaux accumulés n'ont pas été encore interprétés. Il faut que la théologie les trie et les ordonne.* *La raison, le courage des moines qui restent fidèles à saint Benoît, c'est qu'ils sont deux fois retirés du monde. D'abord, à l'écart, comme ils furent toujours. Et de plus, aujourd'hui, en retrait de la place même que le monde leur consent. Parce qu'ils refusent non seulement le mal que le monde s'est tou­jours permis, mais encore le bien qu'il se promet.* Georges Laffly. 25:246 ### Le « non » bénédictin par le Révérend Père J.-M. Brancolini o.s.b. COMME UN ROI se préparant à une expédition périlleuse déclare à ceux qui viennent servir sous ses ordres à quelles conditions il les reçoit, de même le Christ Roi, descendu du ciel pour faire la guerre au prince de ce monde et pour instaurer son Royaume de vérité, de sainteté et de paix, propose en peu de mots les qualités requises pour militer sous son étendard. « Quiconque, dit-il, désire venir à ma suite, doit renoncer à soi-même, puis prendre la résolution généreuse et définitive de porter sa croix chaque jour et me suivre, à travers mille difficultés : « *periculis in civitate, periculis in solitudine, periculis in falsis fratribus *». Le disciple n'est pas plus que le maître, s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront, mais soyez dans l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. » ([^4]) Voilà, frères, les lois, les peines et la solde de cette divine milice. Le propre de chaque baptisé sera toujours de participer aux souffrances du Christ, car nous ne sommes pas du monde comme Jésus-Christ n'est pas du monde et puisque nous ne sommes pas avec le monde « nous serons toujours crucifiés avec Jésus-Christ » par le monde. 26:246 Cela explique l'affrontement entre le monde païen et le christianisme à travers tout l'Empire. Cela explique le sang chrétien versé pendant trois siècles, quand les soldats du Christ « sont détruits par les flammes, égorgés par le glaive, mis en pièces par les fauves » ([^5]). La paix de 313 provoque un renversement paradoxal de la situation. *Ce n'est plus le monde qui combat et élimine le martyr, c'est le moine qui passe à l'attaque et élimine le monde de son être.* Le monachisme reconstitue le climat de combat des premiers siècles et retrouve l'équivalent des formes agressives de la persécution. Les arènes où les fauves déchirent les martyrs font place aux solitudes où surgissent des fauves infiniment plus redoutables et où se profilent des puissances infiniment plus menaçantes qui prennent le relais des empereurs contre ces « nouveaux témoins du Christ » opposés à la construction de -- la société, -- proclamée chrétienne, -- sur l'hérésie et le matérialisme. Le monachisme est le « non » le plus catégorique à tout complice du Tentateur déguisé tantôt sous la couronne, tantôt sous la mitre. Il est le « oui » retentissant au Christ du désert vainqueur de la Puissance des ténèbres. On ne reviendra jamais assez sur le caractère salvateur du monachisme par rapport à la chrétienté, du simple fait de son avènement. « Notre-Seigneur, écrit Évagre le Pontique, nous a légué ce qu'il avait fait lui-même lorsqu'il avait été tenté par Satan. » Dès son origine la spiritualité monastique s'affirme comme la continuation du combat inauguré par le Seigneur dans le désert. A chaque tournant décisif pour le christianisme -- quand la grandeur, la sécurité et la prospérité deviennent plus dange­reuses que les sévices de Néron -- on trouvera toujours des moines aux avant-postes du Royaume, pour défendre la Vérité et pour rappeler qu'on ne peut pas éluder la Croix sans courir le risque de succomber aux solutions proposées par Satan. 27:246 C'est à ces lois que va se soumettre le jeune Benoît quand, méprisant cet *aridum mundum cum flore --* le monde aride avec sa fleur -- il décide de « ne rien préférer à l'amour du Christ ». En cette époque tragique, il pourrait, comme Cassio­dore et Boèce, rallier l'envahisseur arien qui veut fonder un royaume où les vérités sont diminuées parmi les fils des hom­mes ([^6]). Il pourrait confondre le ciel et la terre, mêler Jésus et Bélial, se détourner au gré des vanités et des intérêts de la route immuable de la vérité et arriver au faîte des honneurs. Benoît refuse la solution ostrogothe ; il ne militera que « sous le vrai Roi, le Seigneur Christ » et par cette obéissance au crucifié, il n'échouera pas, comme Cassiodore et Boèce, mais construira l'Europe chrétienne. Méprisant les honneurs d'une fausse science, il va s'enfoncer dans l'âpre vallée de l'Anio. Il sait que pour militer sous le Christ Roi il doit se défaire de toutes ses volontés propres et se transporter comme dans un autre monde, l'*exokosmos* dont parle saint Basile, sans quoi il n'atteindra pas le but qu'il s'est fixé, à savoir de « plaire à Dieu seul », *soli Deo placere.* Il sait que pour être un disciple parfait de Jésus-Christ il ne faut pas seulement « vendre tout ce qu'on a » mais aussi et surtout « vendre tout ce qu'on est ». Car « il ne lui sera plus licite de garder sous sa dépendance ni son corps ni ses volon­tés ». Et alors, comme Abraham, il va là où il n'y a rien, hormis Dieu. Et il y va « *scienter nescius et sapienter indoc­tus *» ([^7]), car ce n'est pas avec les instruments de la puissance et de la culture humaine, mais avec ses mains nues que Benoît maintiendra l'Évangile à sa hauteur transcendante. Et c'est là le premier miracle de la grâce. Ce jeune homme en acceptant de « ne rien préférer au Christ » a saisi tout l'esprit de la croix : ce n'est pas le chemin qui est impossible, c'est l'im­possible qui est chemin. Benoît le parcourra jusqu'à la fin sans la moindre défaillance : *ut gigas a currendam viam.* Sa rupture avec le monde va plus loin que la simple fuite de l'approche des hommes. Ce n'est pas pour lui donner un refuge que l'Esprit conduit Benoît au désert, mais pour le préparer « par un combat singulier » à engendrer un peuple nouveau sur qui régnera à jamais le Christ Roi. 28:246 L'ascèse de la solitude sera le moyen par lequel Dieu va transformer son serviteur. Il ne lui demande autre chose que son cœur. Si les martyrs imitaient la passion du Christ, les ascètes vont prendre à la lettre le conseil de l'Évangile : « Si ta main, ton pied, ton œil sont une occasion du péché, coupe-les... il vaut mieux entrer borgne ou estropié dans le Royaume, qu'être jeté dans la géhenne... car tous seront salés par le feu. » Sous le climat héroïque de la solitude de Subiaco, ce sel et ce feu ne sont point des métaphores. Benoît y est « salé » par trois épreuves qui le transformeront. Ce baptême de feu changera la face de l'Occident : ce morceau de pain que lui passe par charité et en cachette Romanus, croyez-vous qu'il apaise la faim de ce jeune homme vigoureux et en la fleur de l'âge ? Non, mais il le purifie de l'emprise du matérialisme et le transmue en la nouvelle créature qui ne vit pas seulement de pain. -- Ces ronces teintées de son sang le libèrent de l'emprise du charnel et c'est le mystère de sa consécration totale à Dieu, car *celui qui n'est pas spirituel jusque dans sa chair, devient charnel jusque dans son esprit* ([^8])*.* -- Cette obéissance à Romanus et même à la volonté des moines empoisonneurs qui le contraignent à devenir leur Abbé, c'est la purification de l'emprise idolâtre de l'*ego.* L'obéissance crucifie toute volonté propre, mais elle ressuscite à la suprême liberté : l'esprit à l'écoute de Dieu. Un récent traducteur du second livre des dialogues dit que Grégoire le Grand a conté tout cela à la manière des « fioretti ». Je veux bien, mais passer de la mort à la vie, arriver à être l' « *arbor grandis atque fructifera *» dont parle saint Bernard, lutter contre la présence constante du démon -- et cela dans une solitude qui éteint même les lumières et les couleurs et abolit jusqu'à la notion du temps -- tout cela a coûté des souf­frances dont je serais bien incapable de parler. Le fait est que Dieu n'a pas mis Benoît en face de tisanes, mais en face de la Croix. Et Benoît a dit « oui », au péril même de sa vie et sans fuir la voie du salut dont l'entrée est étroite. 29:246 Cassiodore et Boèce ont eu leurs salles à manger, leurs lits et même le consulat. Des épreuves aussi ; mais entre eux et s. Benoît il y a la même distance qui sépare la velléité et le consentement. Le sage, par son silence ou sa passivité, supporte et endure, mais le saint dit « oui » sans souffrir de délais dans l'exécution et va « prendre d'assaut la voie étroite ». Ce « oui » a permis à la grâce de faire de s. Benoît non pas un consul, mais un *Vir Dei,* un homme de Dieu qui gardera son ardeur jusqu'au bout. Si, comme l'affirme Origène dans son dialogue avec Tri­phon, « l'épreuve est de rendre tout homme martyr ou ido­lâtre », Benoît sort martyr de la flamme du buisson ardent et transformé en *Isange* ([^9]) pour qui le ciel n'aura plus de secrets. Il sera pour toujours *Benedictus in corde, Benedictus in ore, Benedictus in actu,* comme l'a si bien dit l'un de nos aïeux, Odon de Cluny. \*\*\* Alors, le saint homme se leva et marcha jusqu'à la mon­tagne de Dieu. Sur l'Horeb cassinien, Benoît va bâtir, non pas en marge, mais à la place de la cité profane, la cité de Jésus-Christ, dont chaque maison sera une « *schola Dominici servi­tii *», fréquentée par un « *fortissimum genus *», la race très forte des cénobites. « La cité profane, dit saint Augustin, aura tou­jours pour fin la paix temporelle ; la cité de Dieu, la paix de l'éternité. Les princes en sont ennemis, les coutumes toutes dissemblables, les lois entièrement opposées. » Sur le Cassin, le grand Patriarche reçoit de la Sagesse divine la Règle destinée à former et à gouverner le monachisme d'Occident, destinée aussi à donner aux rois et aux peuples la juste notion du pouvoir dont Dieu est la seule origine : 30:246 à donner l'expérience de l'autorité qui consiste à « ne rien enseigner ni statuer ni ordonner en dehors des Commandements du Sei­gneur » ([^10]) et dont le but exclusif sera de « tempérer et de ménager toutes choses afin que les âmes se sauvent » ([^11]), de donner enfin aux hommes l'idéal d'une société hiérarchisée sous la puissance protectrice de la Croix et dont les membres sont unis par les liens de Jésus-Christ, car « tous, serfs et hommes libres, nous sommes un en Lui et portons également le joug du même service, militant sous le même Seigneur » ([^12]). Saint Benoît trouva le monde essoufflé et en ruines et le restaura non par les critères du dialogue, de l'ouverture et de la remise en cause, mais selon ceux de l'humble soumission à la Loi Divine : *ausculta, excipe, comple :* écoute, accueille et mets en pratique. Il resta fidèle à la suprême exigence de la révélation qui est le point d'appui inébranlable de la tradition monastique tout doit être ordonné à Dieu comme à son centre et à son sommet. Comme le monachisme, la chrétienté ne saurait être que théocentrique : *Soli Deo honor et gloria.* Le jour où la chrétienté acceptera que tout soit ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet, ce jour-là elle sera en danger de mort. Ce n'est pas à l'homme qu'il faut obéir, mais à Dieu. Telle est la maxime que proclame saint Benoît sur les hauteurs du Cassin. C'est elle qui l'a soutenu dans l'épreuve, c'est en elle seule qu'il a foi et c'est par elle qu'il deviendra le Père d'une multitude de fils. « Voici mon élu, dit le Seigneur Dieu, j'ai mis sur Lui mon esprit afin qu'il apporte ma Loi aux nations. » ([^13]) Il y a quelque temps, nous lisions dans le livre d'un jésuite que « la communauté religieuse n'est qu'une communauté hu­maine au service de l'homme », car « nous ne voulons rien de moins que l'homme comme cadre de nos ambitions et de nos organisations » ([^14]). Le malheur pour cet écrivain est que saint Benoît n'a pas institué « une communauté humaine au service de l'homme ». 31:246 Pour cela il n'aurait eu que l'embarras du choix ; le bar­reau, l'armée, le *cursus honorum* royal, ou même une carrière au palais du Latran. L'Esprit le conduit sur le Cassin pour qu'il y bâtisse la *coelestis Urbs, beata pacis visio,* habitée par des hommes qui mènent une vie toute conforme à l'Évangile et qui militent pour les droits souverains de Dieu avec les armes exi­gées de tout baptisé : la vertu de foi, le goût de la vérité, un corps tempérant, une âme priante. Non ! le monachisme n'est pas une société humaine. Saint Benoît dit qu'il est « une école du service du Seigneur », une « maison de Dieu », un « atelier de l'art spirituel » où l'on sert un seul et même Seigneur et où l'on milite sous le même Roi. Il prescrit formellement aux moines de « se rendre étran­gers aux mœurs du siècle » et leur ordonne de « ne rien pré­férer à l'amour du Christ ». Il y a donc deux pôles radicalement opposés : l'un duquel on se détourne, le monde ; l'autre vers lequel on revient, Jésus-Christ : « N'aimez point le monde ni ce qui est dans le monde, car si quelqu'un aime le monde, l'amour de Dieu n'est point en Lui. » Et l'apôtre nous dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » ([^15]) Quatorze siècles plus tard, Pie XII répète, en des formules d'une netteté rarement égalée, ce qui, selon saint Benoît, fait l'essence du monachisme : la séparation du monde : « Ce mou­vement profond de l'Esprit, dit le pape, qui ne cessera jamais tant qu'il y aura des cœurs pour écouter sa voix. » ([^16]) Mais si saint Benoît a voulu que la société monacale soit un rempart contre le monde, il n'a pas voulu qu'elle le soit contre la charité. En effet, l'homme qui a renoncé à la cité profane pour le service dans la cité de Dieu, ne saurait rencon­trer l'égoïsme, mais l'amour. Non Éros, mais Agapé, la charité...*In charitate radicati et fondati !* Ce n'est pas Éros, dit Clément d'Alexandrie, qui fait battre le cœur, mais Agapé ; Agapé qui habite non pas l'homme du commun, l'homme-cymbale, l'homme des commissions et des bureaux, mais le martyr. 32:246 Celui-là répète sa leçon comme un perroquet, mais celui-ci va jusqu'à « aimer ses ennemis et bénir ceux qui le maudissent », parce qu'il aime déjà le Seigneur Dieu de toute son âme, de toute sa force, de tout son cœur. Sans cet amour de Dieu que saint Benoît a transcrit en tête du ch. IV, on n'aimera jamais le prochain comme le Christ l'a aimé. Sans cet amour de Dieu exigé par le Christ l'on ressemblerait à des disciples sordides qui suivraient Jésus-Christ non pour lui-même, mais à cause de la multiplication des pains ; qui se passionne­raient non pour la Croix, mais pour le ravitaillement. L'erreur qui infecte de très larges secteurs du christianisme est le vieux panthéisme humaniste réintroduit de nos jours sous le signe d'une fausse charité philanthropique, laïque et sélective. C'est là l'opposition la plus irréductible entre le mona­chisme et la religion de l'homme, qu'elle se nomme arianisme ou modernisme, protestantisme ou libéralisme. Dans la cité que Benoît organise sur le Cassin, il n'y a de place que pour la « *nova creatura *» dont parle l'épître aux Galates. Une nouvelle créature qui n'obéit pas à la chair, mais à l'esprit ! Pas des messaliens ni des cathares mais des créatures nou­velles libérées du péché par la croix et asservies à Dieu. Si le moine est une « nouvelle créature », c'est qu'il a été touché par la grâce le jour où, les yeux ouverts à la lumière déifique, il a été changé et il est né de nouveau. Les deux termes « *méta­noïa *» et « *naissance *» expriment bien cette modification pro­fonde de l'être humain et marquent son entrée dans la cité du Christ dont les principes sont à l'opposé des principes de ce monde. « Nous quittons les tuniques de peaux pour revêtir le man­teau royal. » Voilà le secret profond de la joie libératrice du moine : s'il participe aux souffrances du Christ, il participe aussi à la joie de la résurrection : *tristitia vestra vertetur in gaudium... et gaudium vestrum nemo tollet a vobis* (Jo. 16, 21). C'est ce « cœur dilaté », cette « joie de l'Esprit Saint » qui a exposé le monachisme à la haine du monde. « Les hommes non libérés, récite Maître Eckart, ont horreur de ce qui fait la joie profonde des hommes libérés. » Le monde en a horreur parce qu'il a horreur de la vérité. 33:246 Saint Benoît a bien décelé la gigantesque substitution qu'opère le Prince de ce monde dans le cœur de l'homme, s'ériger en double afin de déloger Dieu ; coller à l'être en parasite et faire de l'homme le complice de son mensonge, substituer à Dieu la terrible présence de l'idole humaine ; exciter l'homme à se passionner pour des paysages lunaires, des constructions artificielles, des paradis terrestres fantomatiques ; vampiriser l'homme en lui donnant l'illusion qu'il pourra, sans Dieu, établir finalement sur la terre le règne de la prospérité, de la paix mondiale et du bonheur universel. Hélas, aucun programme humain n'arrivera jamais à donner à l'homme le bonheur, le monde sera toujours contraint de recourir soit à la terreur, soit au *panem et circenses,* soit au mirage des « droits de l'homme ». Saint Benoît, illuminé par la grâce, a compris que sans l'humble conversion à Dieu, que sans l'observance de l'Évan­gile et la pratique quotidienne des « instruments de l'art spiri­tuel », l'homme présentera toujours à l'état de veille les carac­téristiques qu'on lui trouve à l'état de rêve ([^17]) et, par consé­quent, il sera toujours malheureux dans l'absence de l'amitié et de la paix de Dieu. L'homme de Dieu enfonce alors la cognée jusqu'à la racine. Avec discrétion et souplesse car « il espère ne rien prescrire de rude ni de trop pénible » ([^18]). Mais il veut que les siens guérissent de l'orgueil et de la vanité par l'obéissance *sine mora* et par l'humilité ; de l'aliénation de la chair par la purification du cœur et la chasteté ; de l'aliénation de l'égoïsme et de l'avidité par la pauvreté et la désappropriation. Cela coupera court à nos passions et brisera notre égolâtrie. Il veut des « hommes nouveaux » qui ont brisé contre le Christ leur vieil homme, et d'esclaves du monde qu'ils étaient, sont devenus « amis de Dieu ». « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis » (Jn. 15,15). 34:246 Cependant, fin connaisseur des limites humaines, sachant que la discrétion est la mère des vertus, il tient sa balance bien équilibrée : « *sic omnia temperet, ut sit et fortes quod cupiant et infirmi non refugiant *» ([^19]). Donc pas de grands exploits ascétiques « *sine voluntate abbatis *». Les jeûnes excessifs, note Cassien ([^20]), font le même mal que la gourmandise. Ni d'ivres­ses mystiques non plus. L'imagination est la pire ennemie du monachisme : « Très souvent, dit Grégoire le Sinaïte, on pense que c'est une joie spirituelle, et ce n'est que de la sensualité suscitée par l'ennemi. » ([^21]) Pas de grandes spéculations. Nous n'avons pas été appelés à être des théologiens de la libération et des droits de l'homme, mais les fidèles serviteurs des droits de Dieu. Donc que « rien ne soit préféré à l'œuvre de Dieu » ([^22]), école sûre de vérité. Et saint Benoît veut que la vie des siens soit constamment centrée sur la psalmodie, la prière et la méditation priante des saintes Écritures. Là, dit l'apôtre à Timothée, on trouve « tout ce qui est utile pour enseigner, réfuter et redresser ». « Si tu es théologien tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment tu es théologien », remarque Évagre ([^23]). Et la Règle veut que l'on prie « *in puritate cordis, compunctione lacrima­rum et reverentia Deo *» ([^24]). Ce qui est le démenti le plus autorisé et le plus sévère aux sarabandes du culte de l'homme. Saint Benoît veut des hommes humbles et simples, qui se détournent du mal et font le bien ; cherchent et poursuivent la paix, courent, le cœur dilaté -- *dilato corde* -- sur le chemin des volontés de Dieu, militent sous la sainte obéissance des préceptes divins et observent fidèlement « *hanc minimam Re­gulam inchoationis *» ([^25]). 35:246 C'est avec ces hommes, simples dans l'ignorance ou le savoir, humbles sous la tiare, la pourpre ou la bure, obéissants sans retard ni murmure, *orantes sine intermissione,* silencieux même à l'égard des choses bonnes, contents de tout ce qu'il peut y avoir de vil et de bas dans leur condition, et remplis d'une fervente charité que Benoît va conquérir l'Europe à Jésus-Christ et peupler le ciel de saints. « Et le Seigneur agis­sait avec eux et confirmait leur parole par les miracles qui l'accompagnaient. » (Mc. 16.) Si nous avions eu le privilège de vivre avec saint Benoît, nous aurions été les témoins des prodiges éclatants qui confir­maient son enseignement : « Moi, le Seigneur Dieu, je t'aiderai à parler et je te suggérerai ce que tu devras faire » (Ex. 3). Nous aurions été les témoins de la réalisation de la parole du Fils de Dieu : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous. » Et nous aurions vu que les mondes se rapprochaient, les frontières s'estompaient et que l'au-delà était sur la colline cassinienne, quand l'athlète de Dieu, Benoît, les mains élevées vers le ciel, debout sur le dernier degré de l'échelle, dans un face à face étendu sur l'éternité, attendait de pied ferme l'arri­vée de Celui qu'il avait si fidèlement servi dès sa jeunesse, lorsqu'il décida de pratiquer la règle d'or : « Ne rien préférer à l'amour du Christ. » Nous n'avons rien vu. Mais cette obscurité bienheureuse, sur laquelle planent quatorze siècles, nous fait dire en ce jour solennel, avec une immense tendresse à celui qui nous fit « revenir par le labeur de l'obéissance au Christ, Roi des siècles, immortel et invisible » : Oui, Père, vous avez été vraiment l'Abraham d'un peuple nouveau, le Moïse qui fit jaillir l'eau de notre conversion du rocher endurci de notre cœur ; le nouvel Élie qui nous a rendus fidèles au Dieu Unique et vivant et à son Fils Jésus-Christ. Bienheureux Père saint Benoît, intercédez pour nous, afin qu'en cette heure crépusculaire qui prépare la nuit du monde, nous soyons fidèles, dans l'humilité et l'obéis­sance, à la vérité de Jésus-Christ et, malgré notre fragilité, nous parvenions au sommet de la vertu que, par votre exemple, vous nous avez enseignée. \*\*\* 36:246 En entrant dans ce monastère, me revenait à l'esprit la devise insérée dans le blason du Mont Cassin, après sa dernière destruction : *succisa virescit.* Comme repousse et s'accroît une plante après qu'elle ait été coupée, ainsi le monachisme re­fleurit ici, sous cette tente provisoire que Dieu vous a donnée. « Et Israël, parvenu au désert du Sinaï, établit là son camp, en face de la montagne. » ([^26]) En cette fin de siècle où le panthéisme matérialiste, pré­curseur de l'antéchrist, remplace le Dieu Unique, Trinité sainte, indivisible et consubstantielle, et où l'apostasie générale met l'homme à la place de Jésus-Christ, et se prostitue devant l'idole en disant : « Qui égale la bête, et qui peut lutter contre elle ? » ([^27]), en cette fin de siècle, où le Christ est vraiment placé pour la chute et le relèvement d'un grand nombre, vous faites retentir ici les cris de Matthatias : « Moi et mes fils nous suivrons l'alliance de nos pères ; nous ne dévierons de notre religion ni à gauche ni à droite. » Ce cri est le « non » monas­tique, en réponse à tous ceux qui du silence sont passés au dialogue, de la virginité à des unions sacrilèges, du service de Dieu à celui de l'homme, de l'Opus Dei à la psychanalyse, de l'obéissance à la contestation, de l'humilité aux honneurs, du Christ à Marx. Le 3 juillet dernier, à l'occasion du voyage à Lourdes de ceux qu'on appelle « les chrétiens du renouveau charismati­que », un cardinal déclarait que le mouvement charismatique est une chance pour l'Église. Non ! C'est votre « non » mo­nastique qui est une chance pour l'Église, car c'est un « non » à la facilité, au rêve, à la compromission, à l'ambiguïté. Jadis la fidélité comportait le sang des martyrs. Aujourd'hui, pour sauver le monde du menteur qui amorce ici-bas l'enfer des hommes, la fidélité à la dure loi monastique est l'instrument dont le Seigneur d'Israël se sert pour *donner à son peuple la science du salut.* Un jour, lorsque vous serez vieux et que les jeunes recrues vous interrogeront sur ce « non » que vous criez à l'aube de votre jeunesse, vous répondrez : « Oh ! *torrentem pertransivit anima nostra,* notre âme n'a fait que traverser un torrent » et, pourtant, sans cette fidélité inébranlable au Christ, « *forsitan pertransisset aquam intorelabilem,* elle aurait pu avoir à tra­verser des eaux infranchissables ». 37:246 En entrant ici, mes frères, je repensais à tous ceux qui ont dit ce même « non » salvateur et qui ont restauré à chaque tournant dangereux de l'histoire, par leur fidélité et leur souf­france, la cité de Jésus-Christ ; je pensais à Romuald, Jean Gualbert, Pierre Célestin, Sylvestre, Bernard Tolomei ; à Odon, Odilon, Mayeul et Hugues de Cluny ; à Robert, Albéric, Étienne de Cîteaux, à Benoît d'Aniane, à tous nos saints et saintes qui ont milité en première ligne sous l'étendard du Christ Roi. Vous bâtissez un nouveau monastère. Cela coïncide avec la célébration officielle du quinzième centenaire de la naissance de saint Benoît. Vos futurs historiens se persuaderont sans peine que cette destinée était guidée, et auront la certitude que cet événement s'est produit à point nommé par la volonté souveraine de Dieu. Alors, ils se rappelleront l'oracle d'Isaïe : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : au temps opportun je vous exaucerai et je vous restituerai les héritages désertés. » ([^28]) Cela coïncide aussi avec la construction d'une Europe sous le signe du Prince des ténèbres. Oui, c'est l'heure des ténèbres mais aussi l'heure de Jésus ! Le monastère que vous édifiez avec abnégation et souf­france est la première réponse que donne saint Benoît, le bâtisseur de l'Europe catholique, aux bâtisseurs d'une Europe de l'absence de Dieu. « *Vir Dei Benedictus signum crucis edidit, et vas pestifiri potus ita confractum est. *» ([^29]) 38:246 Oui, le vase contenant le breuvage empoisonné que l'on veut faire boire aux peuples d'Europe sera brisé par la puissance de la croix que, défiant l'enfer, vous élèverez, au-dessus du Temple. Alors « le peuple qui se trouvait dans les ténèbres verra une grande lumière » : la lumière triomphale dont le Christ Ressuscité environna, *quasi sol refulgens,* notre Bienheureux Père saint Benoît, lorsqu'il monta au Royaume des Cieux pour y recevoir la couronne de la vie immortelle et y contempler dans sa gloire, après l'avoir suivi dans la croix, le Verbe incarné, Fils unique et consubstantiel du Père, plein de grâce et de vérité. Amen. Fr. Julien-Marie Brancolini o.s.b. L'article du R.P. Brancolini reproduit le texte d'un panégyrique de saint Benoît qu'il a prononcé le 11 juillet 1979 au monastère Sainte-Madeleine de Bédoin. Cette circonstance donne la signi­fication des allusions finales. -- *J. M.* 39:246 ### La stabilité bénédictine par Gustave Corçâo LE MOINE, pour tout dire, nous impressionne davantage que le martyr. Celui-ci est extraordinaire dans sa mort ; celui-là, dans sa vie. Le martyre soudain et sanglant des chrétiens persécutés nous apparaît plus raisonnable, plus accessible, plus normal que ce martyre lent et incolore de la vie solitaire. Un cirque avec des lions est pour nous plus compréhensible qu'une caverne sans lions. Et les hurlements d'un parterre de sauvages, plus supportables que la terrible absence du contact humain, qui jusque dans la haine nous soutient. Ces réflexions sont insensées. Les Évangiles donnent des réponses pour chaque situation de la vie ; le précepte est saint ; les chemins sont variés ; et les demeures nombreuses dans la maison du Père. Mais le fait de voir inscrite dans les Évangiles l'invitation pressante au chemin le plus court, et le fait historique, incroyable, que tant d'hommes s'y soient engagés, nous laisse dans l'âme une angoisse pesante... Ne sommes-nous pas ici, avec nos scolastiques, nos distinctions savantes entre le précepte et le conseil, en train de tisser des sophismes pour fuir l'appel de Dieu ? Ne sommes-nous pas en train d'imaginer, comme les jeunes hommes riches de toutes les époques, une aiguille gigantesque ou un microscopique chameau ? 40:246 En outre, l'Église instituée par Dieu était complète avec le peuple et les évêques. Où insérer le moine dans l'échelle de Jacob ? Il y a les pasteurs et les brebis ; la hiérarchie et les fidèles. Où placer le moine ? De quel côté ? Sur quel barreau ? Dans le camp des laïcs, s'ils n'ont pas reçu d'ordres ? Mais la difficulté reparaît aussitôt si nous observons que la vie extraordinaire des Pères du Désert fait tout, on dirait pres­que intentionnellement, pour nous en séparer. Leur chemin nous effraie, non seulement parce que raide et rapide, mais parce qu'il suggère -- dans ses hauteurs -- un terme différent. La violence du conseil évangélique attaque l'essence du pré­cepte, et tout se présente comme si la perfection, la charité, Dieu, ne pouvaient être atteints que par les cendres, les macérations et autres saintes extravagances des ermites. La parole des Évangiles, gravée avec force en Matthieu, Marc et Luc, sonne à nos oreilles distante et vague comme les voix du rêve : *Si vis perfectus esse...* Et nous -- qui avons maison, famille, enfants, livres, tourne-disques, etc. -- nous repartons tristement. \*\*\* Or, dans l'angoisse et les ténèbres du Bas-Empire... \[Cf. « Le monachisme de saint Benoît », It. 208-12-76, pp. 54-64.\] 51:246 ### Saint Benoît et la liturgie par Jean Crété « NIHIL *operi Dei praeponatur* » : Que rien ne soit préféré à l'œuvre de Dieu, c'est-à-dire à l'office liturgique. Cette célèbre maxime de saint Benoît marque l'importance de la liturgie dans la vie monastique. Il importe toutefois de remarquer que la liturgie n'est pas l'apa­nage exclusif des bénédictins ; elle appartient à l'Église entière à qui il incombe de rendre à Dieu un sacrifice de louange. L'Église délègue des ministres pour chanter ou réciter en son nom l'Office divin, et ce ne sont pas uniquement les moines ; le clergé séculier a sa place et même la première place dans l'accomplissement de cette mission sacrée. Au temps de saint Benoît, les clercs séculiers chantaient l'office en commun, aussi bien que les moines. Lorsque les obligations du ministère apostolique réduisirent la plupart des prêtres à réciter en particulier l'office divin, l'Église institua des chapitres de chanoines pour assurer l'office solennel dans les cathédrales et d'autres églises, appelées collégiales. Les chanoines sont « propter chorum fundati », établis spéciale­ment pour l'office de chœur ; c'est leur mission propre. 52:246 Il n'en est pas ainsi des moines ; il suffit de lire la règle de saint Benoît pour s'en rendre compte. L'office divin tient dans la vie monastique une place très importante, mais la vie monas­tique ne se réduit pas à assurer les offices liturgiques, c'est la vie tout entière du moine, et pas seulement la prière, qui est orientée à la louange divine. « *Si revera Deum, quaerit *», s'il recherche vraiment Dieu, telle est la première disposition demandée aux novices, à laquelle s'ajoute aussitôt une triple exigence : l'empressement à l'œuvre de Dieu, à l'obéissance et aux humiliations. (Règle, chapitre 58.) On voit donc la place occupée par la liturgie dans la vie monastique, une place importante, primordiale par certains côtés, mais non pas ex­clusive. Un moine trahirait sa vocation s'il s'adonnait exclusi­vement à la liturgie en négligeant les autres devoirs de la vie monastique ; il la trahirait de même s'il négligeait la liturgie. Saint Benoît avait, sous ce dernier rapport, fort mal com­mencé. Saint Grégoire le Grand nous raconte l'effrayante vie érémitique à laquelle, dans la fougue de sa jeunesse, s'adonna tout d'abord le futur législateur de la vie monastique. Dans l'excès de sa solitude, il en était arrivé à perdre la notion du temps, et Dieu dut intervenir miraculeusement pour rappeler, par le ministère d'un prêtre, à l'imprudent ermite, que c'était le jour de Pâques et qu'il était hors de saison de jeûner. La leçon ne fut pas perdue. En écrivant sa règle, saint Benoît réserve la vie érémitique à ceux qui ont longtemps pratiqué la vie cénobitique, et par là il condamne implicitement son essai de jeunesse. L'ermite lui-même ne doit pas aller jusqu'à se priver de tout secours religieux ; il lui faut, s'il n'est pas prêtre, sortir de sa solitude pour trouver au moins chaque dimanche la messe et les sacrements, sans lesquels aucune vie chrétienne n'est normalement possible, sauf cas de force majeure. Dans sa règle, saint Benoît consacre treize chapitres entiers (chapitres VIII à XX) à la liturgie ; et il en parle encore inci­demment dans le reste de sa règle. Saint Benoît se montre à la fois très traditionnel et audacieux novateur. Il n'invente rien, se réfère constamment à la liturgie romaine et aux pratiques monastiques antérieures, mais les adapte à ce que doit être une vie monastique bien équilibrée. L'horaire de la vie monas­tique est étroitement lié à la liturgie. 53:246 L'office de nuit, que saint Benoît appelle les *vigiles,* et qu'on appellera par la suite matines (*matutinum,* neutre singulier, dont on a fait en français un féminin pluriel), occupe une place primordiale dans la liturgie comme dans la vie monastique. Aussi a-t-on toujours jugés inaptes à la vie monastique les novices qui se trouvent contraints par leur santé de demander trop souvent dispense de matines. Saint Benoît règle, d'une manière assez complexe, l'heure du lever, suivant les saisons et les jours. Disons-le nettement : il serait chimérique de vouloir de nos jours observer à la lettre l'horaire de saint Benoît ; l'expérience qui en a été faite à Boquen a tourné au désastre, comme il était aisé de le prévoir. Une adaptation est nécessaire aux divers temps et aux divers lieux. Nous citons, comme un modèle d'équilibre, la règle établie pour Solesmes par dom Guéranger : les moines se lèvent entre quatre heures moins vingt et quatre heures vingt, suivant la longueur des matines, de telle sorte que les laudes, qui suivent matines, se trouvent terminées vers cinq heures et demie ; le tout selon l'heure solaire, bien sûr. Les matines de saint Benoît comportent douze psaumes, comme les matines romaines ; mais alors que celles-ci ont les douze psaumes d'un seul tenant, suivis de trois leçons, les matines monastiques sont divisées en deux nocturnes, et les leçons prennent place au milieu de l'office, après les six pre­miers psaumes. En outre, saint Benoît stipule que, pendant l'été, c'est-à-dire de l'octave de Pâques à la Toussaint, les matines n'auront pas de leçons en semaine, à cause de la brièveté des nuits. Cette raison laisse supposer que les leçons étaient très longues, et les répons modulés. Alors que l'office romain a des leçons pendant toute l'année, l'office monastique n'en a, en semaine, que pendant environ cinq mois ; en été, on se contente d'une leçon brève et d'un répons bref. Le second nocturne se termine par un capitule, un verset et l'orai­son ; les matines monastiques ont toujours l'oraison finale, alors que les matines romaines ne l'ont pas, car elles sont obligatoi­rement suivies de laudes, considérées comme ne faisant qu'un seul office avec matines. Saint Benoît, au contraire, distingue bien les laudes, qui peuvent être séparées des matines. 54:246 Les dimanches et fêtes, les matines sont beaucoup plus longues ; elles comportent trois nocturnes, comme dans l'office romain. Dans l'office romain, tel qu'il a subsisté jusqu'en 1912, les matines du dimanche ont dix-huit psaumes, et celles des fêtes neuf seulement ; et dans les deux cas, il y a neuf leçons et neuf répons, ou huit répons et le Te Deum. Aux matines monastiques des dimanches et fêtes, les deux premiers noc­turnes ont chacun six psaumes, quatre leçons et quatre répons ; le troisième nocturne a trois cantiques, quatre leçons, quatre répons et le Te Deum, qui se dit même en temps de pénitence aux matines du dimanche ; et les matines se terminent par le chant de l'évangile, suivi du *Te decet laus* et de l'oraison. Les laudes (que saint Benoît appelle *matutinum,* réservant le nom de *laudes* aux trois derniers psaumes) sont très proches de l'office romain : le psaume 66 est le psaume inaugural, alors qu'il vient en troisième position dans les laudes romaines ; puis viennent le psaume *Miserere,* sauf aux fêtes, deux autres psaumes, le cantique de l'Église romaine, les trois psaumes 148, 149 et 150 ; puis le capitule, suivi d'un répons bref, l'hymne, le verset, le cantique *Benedictus* et l'oraison. Notons que les antiennes fériales sont identiques dans l'office romain et l'office monastique ; elles sont très anciennes, très courtes aussi, et les bénédictins de Solesmes s'efforcent depuis des décennies de retrouver leurs antiques mélodies. Un des points faibles de la réforme de saint Pie X en 1913 a été de rem­placer trop souvent ces antiennes par d'autres plus longues. Pour la journée, saint Benoît a retenu les petites heures de l'office romain : prime, tierce, sexte et none, avec un choix de psaumes différent ; il attribue à prime les dix-neuf premiers psaumes, répartis du lundi au samedi. Alors que l'office ro­main répète chaque jour le psaume 118 divisé en onze sec­tions, saint Benoît reprend la division en vingt-deux strophes du texte hébreu ; les treize premières sont utilisées aux petites heures du dimanche, les neuf dernières à tierce, sexte et none du lundi. Pour tierce, sexte et none du mardi au samedi, saint Benoît a retenu neuf psaumes graduels courts et faciles à apprendre par cœur ; on les répète donc pendant cinq jours. Saint Benoît appelle l'hymne : *ambrosianum,* l'ambroisien ; les hymnes sont placées comme dans l'office romain : au début des matines et des petites heures ; après la psalmodie, à laudes, vêpres et complies. 55:246 Les vêpres monastiques ne comptent que quatre psaumes, au lieu de cinq dans l'office romain. Le psau­me *In exitu,* qui est le cinquième des vêpres romaines du dimanche, est le premier psaume des vêpres monastiques du lundi. A part cette différence, les vêpres sont à peu près semblables dans les deux offices. Les complies étaient primitivement identiques dans l'office romain et dans l'office monastique. C'est seulement au cours du Moyen Age que les complies romaines se sont enrichies du répons bref *In manus tuas* et du cantique *Nunc dimittis,* que les bénédictins n'ont pas adoptés ; ils ont en revanche adopté les belles antiennes à la Sainte Vierge qui terminent l'office. Aussi bien dans l'office romain que dans l'office monastique, prime s'est, au cours du Moyen Age, prolongée par l'office du chapitre : le martyrologe, suivi d'une assez longue série de prières invariables. Saint Benoît prescrit de toujours prier pour les frères absents à la fin de chaque office ; au verset *Divinum auxilium maneat semper nobiscum* (que le secours divin de­meure toujours avec nous), on répond : *Et cum fratribus* (ou *sororibus*) *nostris absentibus, amen.* (Et avec nos frères absents -- ou : nos sœurs absentes --, ainsi soit-il.) Saint Benoît ne parle qu'incidemment de la messe conven­tuelle ; de ce qu'il en dit, il ressort qu'elle n'était célébrée que les dimanches et fêtes et qu'elle prenait place après tierce. Saint Benoît n'envisage l'ordination de prêtres que dans la mesure des besoins du monastère. Il nous est impossible de savoir si saint Benoît lui-même était prêtre ; rien, ni dans sa règle, ni dans les dialogues de saint Grégoire, ne permet de trancher cette question ; on ne peut pas prouver que saint Benoît était prêtre. On a souvent dit qu'il était « au moins diacre », car on le voit s'emparer du Saint Sacrement pour repousser une invasion ; mais on trouve exactement le même trait dans la vie de sainte Claire d'Assise ; l'argument n'est donc pas péremptoire. Si l'on ne peut pas prouver que saint Benoît était prêtre ou diacre, on ne peut pas davantage prouver qu'il ne l'était pas. Il semble que, dès le ville siècle, la messe conventuelle soit devenue quo­tidienne. A la même époque ou un peu plus tard, des moines accédèrent au sacerdoce par piété personnelle, et les messes privées s'ajoutèrent à la messe conventuelle. Il est évident que l'accession au sacerdoce est pour un moine un enrichissement spirituel considérable, dont le monastère et l'Église entière bénéficient également. 56:246 En réglant l'ordre des psaumes, saint Benoît avait laissé à ses successeurs la liberté d'adopter un ordre différent, à la seule condition que les cent cinquante psaumes et les cantiques d'usage se trouvent récités dans la semaine. Il y eut donc bien des variantes dans l'office monastique jusqu'au XVI^e^ siècle. A la suite du concile de Trente et de la promulgation du bré­viaire romain par saint Pie V, une remise en ordre de l'office monastique s'imposait. Par la bulle *Ex injuncto* du 1^er^ octobre 1612, Paul V imposa à tous les bénédictins et bénédictines de se conformer au bréviaire monastique publié sur son ordre ; l'unité se trouva ainsi réalisée pour trois siècles et demi. Au début du XX^e^ siècle, la surcharge du sanctoral était lourdement ressentie par les bénédictins qui se trouvaient astreints presque tous les jours à des matines de douze leçons que saint Benoît avait réservées au dimanche et aux grandes fêtes ; et le commun des confesseurs revenait quatre-vingt-dix fois par an, au détri­ment des psaumes dominicaux ou fériaux. Les bénédictins eurent la patience d'attendre que Rome prît l'initiative d'une réforme liturgique dont ils ressentaient, plus que quiconque, la nécessité. Ils accueillirent donc avec grande joie la réforme de saint Pie X et en firent, en 1915, une adaptation très judicieuse à l'office monastique ; ils conservèrent le psautier de saint Benoît et adoptèrent, outre les rubriques romaines de 1913 légèrement modifiées, un calendrier allégé inspiré du projet de réforme du calendrier romain auquel saint Pie X avait dû renoncer, en raison des oppositions qu'il avait soulevées. L'office bénédictin de 1915 répond exactement aux désirs de saint Pie X tout autant qu'aux directives de saint Benoît. Il fut complété en 1934 par l'édition, due aux moines de So­lesmes et particulièrement à dom Gajard, d'un excellent anti­phonaire monastique, qui restitue les antiques mélodies de l'office divin. Cette restauration de l'Office, tant romain que monastique, aurait pu durer des siècles. On sait, hélas, ce qu'il en est advenu. 57:246 En 1955, le décret très malencontreux de « simplification des rubriques » ne concernait que l'office romain ; les bénédic­tins n'y étaient pas astreints. Or quatorze abbés généraux sur quinze demandèrent l'application du décret à l'office monas­tique. Seul, dom Cozien, abbé de Solesmes, tenta de s'y opposer. Mais que pouvait-il seul contre tous ? Ayant demandé eux-mêmes ce premier train de réformes, les bénédictins se condam­naient à en accepter toute la suite. En 1960, ils adoptèrent le Code des rubriques de Jean XXIII, avec une exception impor­tante : l'office monastique conservait les matines dominicales de douze leçons. Mais le calendrier de 1961 réduisait le sancto­ral à sa plus simple expression et préfigurait sur plusieurs points le calendrier de Paul VI que les bénédictins adoptèrent douze ans plus tard. Entre temps, de nombreux monastères avaient abandonné le psautier de saint Benoît et adopté des offices très abrégés, le plus souvent en langue vulgaire. Le *Thesaurus Liturgiæ Horarum monasticæ* a tenté de remettre un peu d'ordre dans ce désordre : quatre schémas y sont prévus, le premier étant celui de saint Benoît, mais on reconnaît à chaque congrégation monastique le droit de régler sa propre liturgie ! En 1980, quelques monastères d'hommes et un plus grand nombre de monastères de femmes conservent le psautier de saint Benoît en latin, avec les adaptations exigées par le nouveau calendrier, déclaré *absolument obligatoire,* alors que pour tout le reste, la liberté la plus complète est pratiquement laissée aux monastères. De même, le missel de Paul VI a été *imposé* à des bénédictines qui n'en voulaient pas. Nous es­périons en 1965 que les monastères bénédictins seraient le dernier refuge de la liturgie partout ailleurs saccagée ; il n'en a rien été ; le sel s'est laissé affadir. Une restauration serait relativement facile : il suffirait de reprendre le bréviaire de 1915 et l'antiphonaire de 1934 qui répondent exactement, nous le répétons, tant aux directives de saint Benoît qu'aux volontés et même aux désirs de saint Pie X. Il suffirait de le vouloir. Mais la plupart des moines de notre temps n'y sont pas disposés, précisément parce qu'ils ont la hantise de se conformer à notre temps, c'est-à-dire à l'esprit du monde qui a envahi et perverti l'Église. Saint Benoît leur donne le remède : *si revera Deum quaerit.* 58:246 Il faut chercher vraiment Dieu, à l'exemple de saint Benoît et de ses disciples, les saints moines de tous les temps. Que leur intercession obtienne aux moines, aux moniales, aux clercs et aux fidèles de notre siècle ce souci de la recherche authen­tique de Dieu, et ils retrouveront du même coup les trésors de la liturgie sans lesquels il n'y a ni culte digne de Dieu, ni sanctification pour les hommes. Jean Crété, oblat olivétain. #### Note sur l'Ordre de saint Benoît Saint Benoît n'a pas fondé un ordre, comme le feront saint Dominique ou saint Ignace ; il a fondé un monastère et écrit une règle. L'ordre de saint Benoît est une réalité spirituelle et non pas juridique. A Subiaco, saint Benoît avait fondé douze petits monastères de douze moines chacun, ayant chacun son propre abbé ; c'était donc une congrégation dont il était l'abbé général. Chassé de Subiaco par l'hostilité d'un prêtre, saint Benoît émigra au Mont Cassin et là il fonda un grand monastère se suffisant à lui-même ; sa règle s'inspire uniquement de la fondation du Mont Cassin et ne retient pas l'idée d'une fédération de monastères. La question restait posée et fut résolue diversement selon les temps et les lieux. Il y eut des monastères indépendants ; il y eut aussi des congrégations de monastères ; la plus importante fut celle de Cluny, qui groupait des centaines de monastères. Quatre congré­gations médiévales subsistent encore aujourd'hui : les Camaldules, bénédictins blancs, semi-érémitiques, fondés par saint Romuald ( 1027) ; les Vallombrosiens (bénédictins noirs), fondés par saint Jean Gualbert ( 1073) ; les Silvestrins (bénédictins bleus), fondés par saint Silvestre ( 1277) ; les Olivétains (bénédictins blancs), fondés par le bienheureux Bernard Tolomei ( 1348) ; ces derniers ont été agrégés en 1959 à la Confédération bénédictine. En 1098, saint Robert de Molesme établit à Cîteaux une observance très austère. Cîteaux végéta péniblement jusqu'au jour où saint Bernard y entra avec trente compagnons (1113). Les fondations se multiplièrent et les cisterciens devinrent comme un second ordre bénédictin, plus austère. Au XVII^e^ siècle, la réforme de l'abbé de Rancé a divisé les cisterciens en deux branches. 59:246 Parmi les congrégations de bénédictins noirs, il faut citer les congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur, célèbres par leurs travaux érudits aux XVI^e^ et XVII^e^ siècles. La révo­lution anéantit tout ; la congrégation de Saint-Maur donna alors trois martyrs à l'Église : les bienheureux Ambroise Augustin Cheoreux, supé­rieur général de la congrégation, Louis Barreau de la Touche, son neveu, et René julien Massey. Au XIX^e^ siècle, les bénédictins se reconstituèrent sous forme de congrégations nationales, avec toutefois possibilité de faire des fonda­tions à l'étranger. Vers le milieu du siècle s'organisa la congrégation cassinaise de la primitive observance, dont l'abbaye mère est Subiaco ; cette congrégation est divisée en provinces. Vers la fin du XIX^e^ siècle, Léon XIII imposa aux bénédictins noirs de se grouper dans une *confédération bénédictine,* présidée par l'abbé-primat de Saint-Anselme de Rome. Les bénédictins n'acceptèrent que contraints cette confédéra­tion et prirent leurs précautions pour réduire à rien le primat, qui n'a aucune juridiction ; le congrès des abbés, qui se réunit périodiquement, n'a pas d'autre pouvoir juridique que d'élire le primat ; il peut émettre des vœux et des résolutions ; mais chaque congrégation bénédictine est indépendante et a ses propres constitutions, et les monastères eux-mêmes jouissent d'une très large autonomie. Il y a seize congrégations confédérées, en comptant les Olivétains. La Congrégation de France est entièrement issue de Solesmes, dont l'abbé est supérieur général ; elle groupe les monastères de Solesmes, Ligugé, Saint-Wandrille, Wisques, Kergonan, Hautecombe, Fontgombault, Sainte-Marie de Paris, Clervaux (Luxembourg) et Quarr Abbey ; cette dernière abbaye est dépositaire de la magnifique bibliothèque de la congrégation ; mais la Congrégation de France a aussi des monastères en Espagne, au Canada, en Argentine et quelques fondations plus récentes. La province française de la con­grégation cassinaise de la primitive observance regroupe les monastères de La Pierre Qui Vire, Saint-Benoît-sur-Loire, En-Calcat, Tournay, Belloc, Landévennec, et quelques fondations à l'étranger ([^30]). 60:246 Les cisterciens sont divisés en deux ordres tout à fait distincts : les cisterciens de la commune observance sont une fédération de quinze congrégations autonomes ; l'abbé général a des pouvoirs réels, quoique limités. En France, nous avons la congrégation de l'Immaculée-Concep­tion, qui semble se réduire actuellement à la seule abbaye de Lérins. Les cisterciens de la stricte observance (trappistes) constituent un ordre relativement centralisé, dont l'abbé général réside à Rome. Les monas­tères de femmes ont des régimes très variés : certains sont indépendants, d'autres forment des congrégations, d'autres encore se rattachent à des congrégations ou monastères d'hommes ; il y a des bénédictines à Solesmes, Wisques, Kergonan, Belloc, Dourgne (En-Calcat). De nos jours, dans les documents romains, l'appellation : ordre de Saint-Benoît, est généralement réservée à la confédération bénédictine. Les documents adressés à l'ensemble des bénédictins et bénédictines portent la mention *omnibus qui et quae sub regula sancti Benedicti militant* (à tous ceux et celles qui militent sous la règle de saint Benoît). Cette appellation n'englobe pas les cisterciens qui pourtant militent sous la règle de saint Benoît. Celui-ci a donc une postérité fort diversifiée, ce qui est normal puisqu'il a tracé une règle, et non fondé un ordre. Le sigle : O.S.B. (de l'ordre de saint Benoît) n'est en usage que chez les bénédictins noirs ; certains préfèrent : m.b. (moine bénédictin), ce qui semble en effet plus exact. Jean Crété. 61:246 ### En relisant la Règle par Louis Salleron QUAND ai-je lu pour la première fois la Règle de saint Benoît ? Il y a certainement plus d'un demi-siècle. Je l'ai sans doute relue depuis lors. Mais surtout j'en ai maintes fois entendu la lecture, par bribes, au début des repas dans les abbayes bénédictines. Rien ne vaut, pour la compréhension des textes, la lecture à haute voix, faite par un tiers, *recto tono.* Certes la lecture intelligente, intentionnelle, poétique, est valable pour les œuvres littéraires. Elle est même nécessaire pour les poèmes. Quiconque a entendu les *récitals* de lecture -- de Péguy, de Claudel -- donnés par Jacques Copeau dans l'entre-deux-guerres, ne sau­rait en douter. Mais ces lectures savantes sont herméneutiques. L'écriture requiert, au contraire, la lecture *nue* quand l'écri­vain inscrit dans les mots la parole de la raison, de la sagesse ou, bien sûr, de la Révélation divine. L'art du lecteur ne doit pas alors s'ajouter à l'art de l'écrivain, car la beauté de l'écri­ture est celle de l'ordre intemporel des vérités éternelles. Le lecteur ne peut s'y accorder qu'en s'effaçant. 62:246 La place demeure pour l'interprétation, le commentaire, l'exégèse philologique, historique, sociologique. Place impor­tante, mais subalterne. Quand une parole écrite s'est révélée *créatrice de vie* dans les âmes et les sociétés, c'est *qu'elle est vie elle-même* et, à cet égard, insondable dans ses ultimes profondeurs. Il faut donc toujours y revenir pour la recevoir d'abord dans sa simplicité. On doit faire, à ce sujet, une observation capitale. Tous les textes anciens nous sont parvenus chargés des méfaits du temps. Parfois il s'agit d'une pièce unique difficile à déchiffrer ou à authentifier. Plus souvent ce sont des inscrip­tions ou des manuscrits multiples qui divergent en divers points et dont les éléments sont disparates -- Quand il s'agit de textes religieux, on s'efforce de discerner le vrai du faux. A cer­taines époques, on « canonise », officiellement ou pratiquement, certains textes. Mais des découvertes nouvelles et le progrès général des sciences aboutissent parfois à remettre en question, en tout ou en partie, certains textes reçus jusqu'alors comme authentiques, quant à leur auteur, quant aux mots qu'on y lit, voire même quant au sens qu'on leur donne communément. Les problèmes que soulèvent les dégâts dus au temps sont nombreux et d'importance très différente. A l'extrême, ils con­cernent les rapports de la foi et de la science. Ce n'est pas ceux-là qui nous intéressent ici, mais ceux, beaucoup moins graves qui, sans toucher à la foi, mettent en cause l'exactitude intégrale d'un texte qui a nourri la piété de nombreuses géné­rations, ou l'identité de son auteur, jamais mise en doute pen­dant des siècles. Le texte habituel doit-il alors être tenu pour dénué de valeur ? La réponse ne peut être donnée que cas par cas, selon la nature exacte du problème. Mais l'observation générale que nous voulons faire est la suivante. Quand un texte a été durablement *créateur de vie spirituelle et sociale,* c'est qu'il est relié par son origine ou son intention à la sève vitale qui court en lui. Il bénéficie même, en retour, de la vie qu'il communique aux générations futures. Il devient une unité vi­vante au sein d'une unité plus vaste. C'est un aspect de la valeur de la *tradition,* au sens le plus large du mot, de même que c'est un aspect de la valeur de la *religion populaire* et, plus généralement, du *consensus communautaire --* valeur qui n'est jamais absolue, mais qui est très importante. 63:246 Je prendrai ici un exemple minime, et d'autant plus carac­téristique. On a récemment établi le texte authentique des manuscrits autobiographiques de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Ce texte diffère, en d'innombrables points de détail, de celui de l'*Histoire d'une âme.* On a eu raison d'opérer cette restauration dont l'importance est considérable pour l'appro­fondissement théologique de la mystique thérésienne. Il n'en demeure pas moins que c'est l'*Histoire d'une âme* qui a converti, confirmé ou consolé des millions de lecteurs, déclen­chant cet « ouragan de gloire » qui a canonisé Thérèse avant même les décisions officielles de l'Église. La *vox populi* a son rôle à jouer conjointement à celui du Magistère, et sans récuser celui de la science, pour établir la vérité. *Mutatis mutandis,* l'observation vaut pour tous les textes religieux. J'y songeais en relisant d'affilée, en vue de cet article, la Règle de saint Benoît. Ce qui m'a en effet frappé d'abord, dans ce texte, c'est son *unité.* J'ai été surpris de cette impression première. Qu'y a-t-il de plus apparemment désordonné que la Règle ? On accepterait aisément là-dessus les informations et les explications des experts : chapitres rédigés à des dates diverses, interpolations, grandes ou petites, erreurs ou correc­tions de mains plus zélées que savantes. Tout cela pèse peu. L'unité de l'œuvre s'impose à nous. Parce que les quelques siècles qui l'ont précédée et les nombreux siècles qui l'ont suivie l'ont faite *une.* Parce qu'elle est chargée de vie. Parce qu'elle est vivante comme au premier jour. Parce qu'elle est marquée du sceau d'une extraordinaire *autorité* qui révèle l'auteur, l'au­teur *unique* donc, fût-ce par le rassemblement d'éléments flot­tants dans l'air qui attendaient le génie créateur pour naître à l'unité de la plus haute vie. La Règle de saint Benoît, c'est saint Benoît lui-même. C'est la liberté de la sainteté dans la nécessité de la physique sociale, la grâce dans la nature, la conversion personnelle dans la discipline de la communauté. C'est la porte étroite ouverte sur la voie royale. C'est le règlement des temps et des mouvements pour atteindre le but poursuivi, la distillation des heures pour aborder l'éternité, le manuel du soldat en campagne pour as­surer la victoire. La bonne nouvelle apportée par le Christ se fait pédagogie élémentaire pour ceux qui risqueraient de pré­sumer de leurs forces ou croiraient qu'on monte au ciel en plongeant dans la mer. 64:246 Une *école,* en somme. Saint Benoît le dit expressément dans le prologue : « Nous allons fonder une *école* où l'on apprenne à servir le Seigneur. » Le moine est l'écolier ; l'abbé est le maître. La Règle les instruit les uns et les autres. Saint Benoît écrit pour les hommes qui ont choisi de tout quitter pour le service du Seigneur. Son enseignement leur est approprié. Mais c'est là qu'on voit le génie de la sainteté dans l'œuvre et dans l'auteur, car la Règle vaut, *mutatis mutandis,* pour toutes les collectivités, laïques ou religieuses, petites ou grandes, familiales, professionnelles ou politiques. De même, si elle est écrite pour des hommes du VI^e^ siècle, cernés par l'anarchie d'une civilisation décadente, la leçon s'en transpose aisément à tous les pays et à toutes les époques. L'homme ne change pas, et ce sont les lois éternelles de la psychologie individuelle et sociale auxquelles la Règle fait appel. L'His­toire a prouvé que saint Benoît les connaissait bien. Intuition ? ou expérience ? Il y a tant de sagesse dans la Règle qu'on ne peut s'empêcher d'imaginer saint Benoît sous les traits d'un patriarche ployé par l'âge et les travaux. Sait-on jamais ? Thé­rèse de Lisieux n'avait que vingt-quatre ans quand elle est morte. La sainteté lui avait déjà donné la sagesse des vieil­lards ; et son autorité, voilée par les gestes et les mots de l'enfance, s'était rapidement imposée dans son couvent, en attendant de s'étendre à l'univers entier. Le royaume de Dieu appartient aux enfants et, de même que pour y arriver Thé­rèse propose sa « petite voie », Benoît ne veut avoir écrit qu'une « toute petite règle », laissant aux Pères de l'Église les grandes doctrines de la perfection. « Qui donc que tu sois, écrit-il aux dernières lignes de la Règle, toi qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis, le Christ aidant, *cette toute petite règle* de début que nous avons écrite ; et, alors enfin, aux plus hauts sommets (que nous avons précé­demment mentionnés) de la doctrine et des vertus, Dieu proté­geant, tu *parviendras. *» 65:246 Dom Aubourg note que le mot « parvenir » est sept fois répété dans la Règle ([^31]). Mais saint Benoît n'est soucieux de désigner les sommets que pour signaler les pierres et les fondrières qui encombrent les interminables sentiers du départ. Tels que nous sommes, « inertes et mal vivant, et négligents », il nous faut commencer par le commencement qui est « l'honnêteté des mœurs » et la pratique des vertus élémentaires. La perfection a ses racines célestes dans la charité, mais ses racines terrestres dans la justice. L'esprit seul vivifie, mais à partir de la lettre. L'*ama et fac quod vis* n'est que la fleur et le fruit de la règle observée. Comme le génie, la sainteté est une longue patience. La *patience...,* c'est la trame et le commun dénominateur de toutes les vertus monastiques. Elle est la compagne de l'obéissance pour les frères, de la prudence pour l'abbé. L'*obéissance* va de soi, si l'on peut dire. Saint Benoît y consacre un chapitre et en parle souvent par ailleurs. Mais il l'inscrit à la première ligne du prologue, en reprenant l'ensei­gnement des Proverbes : « Écoute, Ô fils, les préceptes du Maître et *incline* l'oreille de ton cœur : accueille volontiers les instructions d'un tendre père et accomplis-les efficacement afin de revenir par le *labeur de l'obéissance* à Celui dont t'éloignait l'inertie de la désobéissance. » Pour l'abbé, la *prudence* doit toujours inspirer son gouver­nement. Il doit savoir que la discrétion est « la mère des vertus » l'invitant à tempérer « toutes choses » de telle manière qu'il y ait « matière pour les forts à désirer et pour les faibles à ne point fuir ». S'il doit en tout donner l'exemple, avoir le souci obsédant de sa responsabilité devant Dieu et, selon le conseil de saint Jacques, « élever la miséricorde au-dessus du jugement », c'est, au ras de la vie pratique, la pru­dence, la discrétion, la mesure, le bon sens qui, dans le cadre de la *Règle,* doivent être la *règle* de ses décisions et de son comportement habituel. 66:246 L'adage veut que le chef n'ait pas à s'occuper des détails *de minimis non curat praetor.* Si on le prend au pied de la lettre, rien n'est plus faux. Ce qui est vrai, c'est que quand les structures ont été bien établies et les responsabilités exac­tement définies, le chef n'a pas à interférer constamment dans le fonctionnement de la collectivité qu'il gouverne. Mais son rôle est essentiel pour l'établissement et la mise en place des structures comme pour la définition et le contrôle des respon­sabilités. A cet égard, il doit entrer dans les moindres détails. L'histoire nous l'enseigne, comme l'observation du présent. Qu'il s'agisse d'institutions religieuses, militaires, profession­nelles ou politiques les plus grands dirigeants sont ceux qui savent se libérer des détails parce qu'ils ont veillé, dans les plus petits détails, à la construction de l'ensemble, tant dans l'organisation des choses que dans la hiérarchie et les relations des hommes. Ensuite, dans leur gouvernement, ils réservent leur souci du détail à la préparation et l'exécution des projets qui créent une mutation dans le fonctionnement normal de la collectivité. Les hommes des plus vastes desseins -- qu'on songe à un Richelieu ou à un Napoléon -- ont toujours été les plus minutieux dans l'attention portée aux détails des plans consacrés à la préparation, puis à l'exécution par leurs subor­donnés, de l'action à laquelle ils attachaient de l'importance. Saint Benoît est un chef de cette envergure. Homme du vaste dessein et homme du détail, il est *fondateur.* Tout grand chef est fondateur. L'autorité est fondatrice. Si elle crée, c'est parce qu'elle transcende les antinomies de la nature en les assumant, en les subsumant, dans l'unité spirituelle et pneumatique de la Création et de la Rédemption. Saint Benoît éduque les moines comme la mère éduque ses enfants -- par l'exemple, par la patience, par l'inlassable répétition des préceptes de la bonne conduite. « Tiens-toi droit », « lave-toi les mains », « apprends ta leçon », « ne grogne pas », « c'est l'heure de dormir », etc. Du dressage ? Eh ! Oui, du dressage -- c'est-à-dire la formation d'habitudes qui sont la voie de la connaissance par connaturalité des vérités éternelles. Les habitudes acquises font la liberté par laquelle on *parvient* aux sommets. 67:246 La capacité de gouvernement de saint Benoît apparaît d'au­tant plus *exceptionnelle* qu'il semble avoir à faire face à une situation infiniment plus complexe qu'aujourd'hui. Tout d'abord la population du monastère est très hétéro­gène. Enfants, adultes et vieillards y trouvent place. Combien sont-ils là-dedans ? et de quels milieux sociaux ? Certains sont de noble origine tandis que d'autres sortent du servage. Les uns étaient riches et les autres pauvres. Beaucoup savent lire, mais sans doute pas tous. Comment amalgamer tout ce monde -- ces dizaines ou ces centaines de personnes ? On devine que l'extrême précision de la Règle, sa rigueur comme sa flexibilité, la variété des tâches affectées comme des travaux aux heures libres, l'espèce de code du savoir-vivre intégré à la discipline du corps et de l'esprit, ont pour objet de réduire au maximum les causes de tension entre individus très différents et de leur faciliter l'adaptation à la vie communautaire par la meilleure utilisation possible de leurs dons naturels, de leurs goûts et de leurs habitudes. On a par moments l'impression d'une Légion étrangère vouée au sacrifice absolu pour l'honneur de Dieu, dans un dur combat qui n'est que le déroulement pacifique des travaux et des jours. A toutes ces difficultés de gouvernement s'ajoutent celles d'une « ouverture au monde » assez extraordinaire. Certes le moine est normalement coupé du monde par la clôture et la Règle. Mais les contacts extérieurs, du moins pour tel ou tel, ne sont pas exceptionnels car les sorties dans la journée et les voyages pour un temps plus ou moins long sont, comme le reste, réglementés, toujours dans le même esprit de mesure et de bon sens. A son retour, le voyageur doit s'abstenir de papo­tages sur tout ce qu'il a vu et entendu. C'est l'intérêt, inutile et dangereux, aux affaires du monde dont saint Benoît veut pré­server les moines. Le portier principal doit être un homme d'âge et d'expérience pour aviser comme il faut aux petits problèmes que peut poser le visiteur inconnu. Si celui-ci est un hôte attendu ou qu'il demande l'hospi­talité, il sera reçu « comme le Christ en personne » et on le traitera avec les plus grands égards, surtout s'il est un frère dans la foi ou qu'il est un pèlerin venant de loin. L'hôtelier s'occupera de lui, mais les autres frères ne devront pas lui parler à moins d'en avoir reçu l'autorisation de l'abbé. L'abbé lui-même lave les mains et les pieds de l'hôte à son arrivée. 68:246 L'importance donnée par saint Benoît à l'*hospitalité* n'a d'égale que celle qu'il accorde à l'*hôtellerie.* Ici comme ailleurs, c'est l'alliance de l'esprit et de la lettre, la primauté du spirituel vérifiée et soutenue par la priorité du matériel, le grand dessein de la fin poursuivie, accompagné de l'extrême attention portée au détail des moyens. La forteresse monastique gardée par les armes de la prière et du travail -- *ora et labora --* est le havre de paix où tous les réfugiés de la misère du monde peuvent venir se refaire pour affronter les combats qu'ils ont à mener dans leur état propre. Dans les sentiments d'admiration que suscite en nous la Règle, peut-être sommes-nous influencés par l'histoire du mo­nachisme. Je n'en suis pas certain, car à la seule lecture nous sentons naître ces sentiments. A mesure que nous avançons dans ces chapitres qu'on oserait dire hétéroclites, non seule­ment leur unité s'impose à nous, mais nous avons l'impression en cheminant dans un zig-zag de rochers, de broussailles et d'épines, de découvrir le paradis perdu. Nous baignons dans la lumière divine d'une sérénité majestueuse et familière. Le royaume de Dieu est parmi nous. L'Histoire, nous l'avons dit, est là pour témoigner de l'ex­cellence de la Règle. Ce sont les moines d'Occident qui ont fait l'Occident, sa civilisation et son rayonnement. Et la Règle, si rigoureuse et si simple, si close en la lettre de ses prescrip­tions détaillées et si ouverte en son esprit de charité pure, a manifesté sa vitalité créatrice en deux points révélateurs. Car, d'une part elle a inspiré la variété des multiples ordres reli­gieux qui, sur la base de ses principes fondamentaux ont mis l'accent sur tel ou tel caractère de spiritualité, une ascèse plus dure ou plus douce, un genre de travail plus intellectuel ou plus manuel, une relation au monde plus ouverte ou plus fer­mée, etc. Toutes les voies de la perfection dans la vie com­munautaire sont offertes à la diversité des temps et des lieux *à* partir de la Règle. Celle-ci permet la spécialisation des Ordres religieux comme des fonctions dans le monastère. Tout ordre non bénédictin est, en quelque sorte, bénédictin d'abord avant d'être lui-même. Mais d'autre part, la Règle est source intaris­sable de renouvellement et de résurrection pour chaque mo­nastère et chaque ordre religieux. 69:246 Car la vie collective est comme toute vie, sujette à la maladie, à la décrépitude et à la mort. Il est souvent plus difficile à une collectivité de se maintenir par des réformes de détail que de renaître de ses cendres après une descente aux enfers. Le poids des habitudes acquises, l'élévation de l'âge moyen des moines, le trop long règne d'un abbé, la sécurité spirituelle et matérielle d'un mo­nastère ou d'un ordre longtemps florissant, sont les germes redoutables d'un mal secret dont les ravages peuvent être fou­droyants. On en connaît de si nombreux exemples qu'on peut y voir comme une loi physique de la vie sociale. La Règle est là pour garantir la renaissance. Sont-ce là des réflexions d'ordre « politique » ? Très cer­tainement, mais au sens plénier du mot qui évoque la vie sociale dans sa totalité, c'est-à-dire au niveau politique propre­ment dit qui est celui de la société organisée dans son ensemble, mais aussi celui de la société s'organisant à tous les étages de la vie supra-individuelle -- notamment la famille, la com­mune, la région, la profession -- selon les principes éternels de la loi naturelle, de la hiérarchie et de la subsidiarité. L'ordre politique ainsi compris s'ancre dans la vérité suprême du chris­tianisme et c'est pourquoi la Règle de saint Benoît, établie dans la seule perspective du service divin, s'est révélée d'une telle fécondité spirituelle et temporelle. « Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît » a dit le Christ. C'est parce qu'il a cherché le Royaume de Dieu et sa justice dans la vie com­munautaire du monastère que saint Benoît a rétabli, sans même y penser, les bases de l'ordre politique universel. Dans l'empire romain en décomposition, les abbayes bénédictines, surgissant partout, constituaient à la fois la trame religieuse et les piliers matériels de la Chrétienté où allait s'épanouir la plus belle civilisation de l'Histoire. Mais cette Chrétienté, dans l'ivresse de ses triomphes terrestres, vient de dévorer en quelques décennies les vérités qui l'avaient fondée. Son berceau, l'Europe, en est aujourd'hui à peu près au point où était l'empire romain au y siècle. 70:246 Le gouffre qui s'ouvre sous ses yeux l'engloutira-t-il ? Ici ou ailleurs, elle renaîtrait alors un jour. Mais la foi, l'intelligence et la volonté peuvent toujours l'emporter sur l'apparente fata­lité. Parce que, chrétienne dans ses fibres, elle a déjà vingt fois mis en échec le « sens de l'Histoire », elle peut y réussir une fois de plus malgré l'ampleur sans précédent du défi. Rappe­lons-nous Charles Martel, Jeanne d'Arc, Pie V, Jean Sobieski, tant et tant d'autres. Le père de l'Europe peut encore nous aider à sauver ce qui en reste et à la refaire dans sa solidité. C'est au chaos que nous sommes confrontés aujourd'hui plus encore qu'aux puissances d'anéantissement. On ne triomphe pas du chaos par l'énergie du pétrole, de l'atome ou du soleil, mais par la lumière de la Vérité créatrice et providentielle. Nous nous en convainquons en relisant la Règle. Louis Salleron. 71:246 ### L'équilibre dans l'altitude *Méditations sur la Règle* par Gustave Thibon JE N'AI NI LE TEMPS ni la force, ni même hélas ! l'expérience suffisante pour commenter dignement la Règle du saint patriarche. J'apporte tout au plus quelques réflexions épar­ses, issues d'une relecture attentive du grand texte de saint Benoît, et ce témoignage d'un homme du XX^e^ siècle -- qu'on accuse parfois de n'être pas assez de son temps et qui l'est encore trop à son gré -- doit être entendu comme un hommage lointain et nostalgique à tout ce qui, dans la Règle, répond aux besoins profonds de l'homme éternel et, singulièrement, de l'homme d'aujourd'hui. J'ai conscience de parler de ce qui me manque. Peu im­porte, pourvu que ce manque soit reconnu et éprouvé comme tel. La blessure d'une absence est encore une présence. Et le contraste avec ce que nous sommes aiguise, si nous refusons de nous mentir à nous-mêmes, la perception de ce que nous devrions être. 72:246 Un Balzac, un Hugo, dont on connaît la vie aven­tureuse, n'ont-ils pas senti comme personne le prix de la chasteté qu'ils trahissaient dans leur conduite ? « La virginité, mère des grandes choses, tient dans ses blanches mains la clef des mondes supérieurs », écrit le premier. Et le second chante : *Hélas ! faux désirs, fausses flammes ;* *L'esprit par la chair se corrompt.* *Quand nous n'aurons plus que des âmes* *Comme les âmes s'aimeront !* Ou faut-il évoquer Nietzsche -- philosophe de l'explosion et « briseur des vieilles tables » -- qui pousse le paradoxe jusqu'à cet aveu : « se faire l'avocat de la règle, ce sera demain la dernière forme de la grandeur ». La prophétie s'est accom­plie : ce demain, c'est notre aujourd'hui, et les servitudes sans nom et sans nombre qui sont nées du dérèglement nous font soupirer vers la règle comme vers le creuset de la liberté. \*\*\* Je me suis attardé sur le prologue de la Règle. De quoi s'agit-il ? Avant tout d'ouvrir les yeux à la lumière qui divi­nise : *ad deificum lumen.* J'ai pensé au mot de Goethe sur le regard humain destiné à contempler les objets éclairés, non la lumière « Erleuchtetes, nicht Licht, zu schauen bestimmt ». Car la lumière, qui fait tout voir, est elle-même invisible. D'où notre attachement aux objets éclairés au profit desquels nous oublions la lumière. La conversion réside dans le changement intérieur qui nous fait adorer la lumière nue à travers et par-delà les objets éclairés et nous comporter, suivant le mot de l'Apôtre, « comme si nous voyions l'invisible ». 73:246 Et de cette contemplation de la lumière naissent les œuvres de lumière. « Si nous voulons habiter dans le tabernacle divin, sachons qu'on n'y parvient que si l'on y court par de bonnes actions. » Ces œuvres accomplies, la réponse de Dieu précé­dera nos invocations : « *et antequam me invocetis, dicam vobis : ecce adsum *». \*\*\* « J'entends bien, me dit un jeune interlocuteur, conditionné par le laxisme contemporain, mais qu'est-il besoin d'une règle comme celle de saint Benoît pour s'ouvrir à la lumière et à l'amour ? Quel rapport entre ces minuties et ces minutages et la sainte liberté des enfants de Dieu ? Ou avec le célèbre précepte de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux. » *L'amour,* don gratuit de l'être infini et dont la mesure, dit le même saint, est d'être sans mesure, exige-t-il une discipline aussi raffinée dans l'humain et le temporel ? » J'ai répondu : vous confondez la cause et les conditions. La cause de la croissance d'une plante est dans la graine ; ses conditions sont dans la nature du sol, dans le soleil, dans la pluie et dans les soins du jardinier. La cause de la respiration est dans les poumons ; ses conditions sont dans la qualité de l'atmosphère et aussi dans la solidarité entre les poumons et les autres parties du corps. Peut-on assimiler, par exemple, la « cage » thoracique à celle qui retient un oiseau captif ? Et respirerait-on plus librement si les poumons s'évadaient de cette prison ? De même pour l'amour divin et le salut de l'âme. L'ascèse est à la liberté des enfants de Dieu ce que le sol, le climat et le travail du jardinier sont à la plante. Ou ce que le squelette est aux poumons. Ou encore ce que l'expérience, la prudence et l'équipement de l'alpiniste sont à l'attraction du sommet à gravir. La sainte ivresse de l'ascension le dispense-t-elle de l'usage des cordes et des piolets ? Et ce qui lui évite la chute, est-ce offense à sa liberté ? \*\*\* Dans un sens plus profond encore, la Règle nous enseigne l'usage harmonieux du temps, chose presque totalement oubliée dans notre monde d'idolâtrie du temporel. 74:246 Le temps, reflet du mouvement circulaire des astres, « image mobile de l'immobile éternité », a pour essence le rythme ; il est continu et irréversible, mais il ramène sans fin les mêmes phénomènes -- jours et saisons, montées et déclins, vie et mort, etc. -- dans sa gravitation autour du même centre. « Le rythme est la palpitation de l'éternel dans la durée », dit un romantique allemand. Dérythmer le temps -- soit en l'étirant par l'oisiveté et l'ennui, soit en le bousculant par l'agitation et le surmenage -- c'est pécher contre l'éternel dont il est l'image et le chemin. Et perdre son temps, c'est déjà perdre son âme. En cela, la Règle est un chef-d'œuvre d'adaptation du temps de l'homme au temps de Dieu. Chaque heure est pour elle l'heure du Seigneur. Elle a pour effet, disait Simone Weil, « de rendre plus sensible le caractère circulaire du temps », c'est-à-dire d'imprégner sans cesse le présent d'éternité, chaque point de la circonférence restant également soumis à l'attraction du centre. Le moine parfait vit dans la rédemption perpétuelle de l'éphémère par l'éternel. Monotonie, uniformité, diront des esprits gâtés par la fièvre du siècle, pour qui l'image du cercle évoque celle de la prison. C'est oublier que le rythme ne ramène jamais l'identique, mais le semblable, qu'il est rejaillissement permanent et non répé­tition mécanique. Y a-t-il uniformité dans le vol circulaire de l'aigle, dans l'ondulation des flots de la mer, dans le bruisse­ment des feuilles sous le vent, dans la succession des prin­temps ? Rien, dans la nature, n'est le décalque absolu de ce qui l'a précédé ; tout ressemble à ce qui fut et tout est « ce que jamais on ne verra deux fois ». Il n'y a pas de monotonie en Dieu ni dans l'œuvre de Dieu. Ce qui est monotone, ce qui rabâche, ce qui tourne en rond (mais pas dans le même cercle dans celui d'une gravitation sans étoile), c'est le prurit de nouveauté à tout prix, c'est la mode qui, sur le mur du temps vécu comme une geôle, peint des fausses fenêtres pour une illusoire évasion. 75:246 Mais le temps n'est pas seulement l'image de l'éternité, il en est aussi *l'épreuve.* Saint Benoît souligne ce fait tragique que nous n'avons que cette vie pour faire notre salut et que chacun de nos pas sur la terre laisse une empreinte indélébile dans le monde où rien ne change : « tandis qu'il en est temps encore et que nous sommes en ce monde, courons et faisons dès maintenant ce dont nous cueillerons le fruit dans l'éter­nité ». En d'autres termes, tout ce qui n'est pas semence d'éter­nité est gaspillage du temps. Face à la chronolâtrie moderne qui n'est pas autre chose que la prostitution du temps à lui-même, peut-on rendre au temps un plus profond hommage que d'y voir, selon l'emploi que nous en faisons, l'accoucheur ou l'avor­teur d'une âme immortelle ? \*\*\* La Règle, à l'image de la vie, est ferme dans son principe et souple dans ses applications. Je suis émerveillé, en la relisant, par l'esprit de modération qui tempère et, si j'ose dire, lubrifie les préceptes les plus sévères. La meilleure balance est celle qui est le plus sensible aux différences de poids. Saint Benoît ne perd jamais de vue la diversité des êtres et des circons­tances : chaque page de la Règle témoigne de cette attention vigilante au concret et au détail : qu'on relise, par exemple, les lignes consacrées à la mesure de la nourriture et de la bois­son, au soin des malades, aux travaux manuels, etc. Et si la balance -- dont la *justesse* est le symbole de la justice -- doit pencher un peu, c'est dans le sens de l'indulgence et de la miséricorde : *semper superexaltet misericordiam judicio,* est-il prescrit aux abbés. Règle de vie et règle *vivante.* Notre siècle répudie volontiers les disciplines morales et spirituelles comme contraires à la liberté et à « l'épanouissement » de l'homme. Or, en fait, nous n'avons plus de vraie liberté parce que nous n'avons plus de vraies règles. Et quant à l'épanouissement permanent, il n'existe que pour les fleurs artificielles que n'alimente aucune sève et qui ne portent ni fruits ni semences. On n'échappe pas à la règle : on n'a le choix qu'entre la règle vivante et vivifiante et la règle morte et mortifiée. Le Janus contemporain nous offre deux visages également grimaçants : d'un côté la grimace mobile de la licence et du chaos ; de l'autre la grimace figée de l'Ordre bureaucratique qui remplace les règles par les règle­ments et les formes (au sens aristotélicien du mot) par les forma­lités -- squelette préfabriqué pour les invertébrés de la liberté. 76:246 Un seul exemple pour illustrer ce contraste : la pornographie, l'avortement sont permis, sinon encouragés, mais on n'a pas le droit de refuser les vaccinations ou de circuler sans cein­ture : on peut corrompre et tuer, mais non disposer de son propre corps... \*\*\* Sans doute y a-t-il des éléments caducs dans la Règle. Des écorces tombent, la sève demeure... Le jeune homme cité plus haut s'est montré choqué par les prescriptions concernant les châtiments corporels. J'ai con­cédé que nous ne sommes plus au VI^e^ siècle et que j'imagine mal l'usage des verges dans un monastère contemporain. Mais peut-on parler sans rougir -- ou sans rire -- d'un véritable adoucissement des mœurs ? Notre époque -- qui est celle des enfants gâtés, de l'assistance généralisée, de la « com­préhension » attendrie de la justice pénale, etc. -- n'est-elle pas aussi celle des avortements en série, des génocides massifs, des camps de concentration et de mort, du terrorisme politique, de la torture scientifique ? Et que pèsent les pauvres verges de saint Benoît, comparées à ce déluge d'horreurs ? Un peu de pudeur ne messiérait pas. La pire forme de l'hypocrisie est de se servir de la poutre qui barre notre œil comme d'un verre grossissant pour exagérer la dimension des fétus qui of­fusquaient le regard de nos aïeux. Réflexe infantile d'auto­défense et d'autojustification par lequel notre siècle se donne bonne conscience en conciliant, au prix d'un mensonge, sa foi au progrès et sa régression vers la barbarie... \*\*\* L'équilibre dans l'altitude. Plus le but de l'ascension est élevé, plus doit être vigilante l'attention aux lois de la pesan­teur. Le danger de chute est autrement grave pour l'alpiniste que pour le voyageur en plaine. 77:246 Les minuties de la Règle assurent cet équilibre, faute duquel on s'expose à tomber aux premières marches -- ou à ne monter qu'en rêve. J'ai dit jadis que l'infini seul nous donnait la clef de la mesure. On peut retourner la proposition et dire que la mesure nous livre la clef de l'infini. La règle émane du confluent de ces deux évidences : elle nous vaccine contre la tentation de la démesure, ce faux infini haï des Grecs que Maurras qualifiait d'obscène, et qui trahit à la fois la terre et le ciel. Le terme du voyage est dans le ciel ; le chemin est sur la terre et l'homme y monte de tout son poids. La Règle trace, consolide et balise la voie étroite qui conduit à la Patrie sans frontières. Elle ne supprime pas la pesanteur : elle en prévient les effets négatifs en l'enchaînant à l'attraction de l'impondé­rable divin. C'est par ce chef-d'œuvre d'harmonie entre les lois de la nature et le mystère de la grâce que saint Benoît demeure, au-delà et à l'intérieur de tous les siècles, un des guides su­prêmes de l'humanité en marche vers le salut. En ce quinzième centenaire de sa naissance et dans un monde déjà atteint par endroits et menacé dans son ensemble par une nouvelle barbarie plus impitoyable que celle du haut Moyen Age, l'image tutélaire du Patriarche et de son troupeau émerge comme la vision de l'Arche sur les eaux du déluge. Et me reviennent à la mémoire les vers que lui dédiait au début de ce siècle le poète Le Cardonnel : *Tu regardes les flots échappés de ton urne* *Aux horizons lointains de l'espace et du temps,* *Miséricordieux, sévère et taciturne.* Des horizons où l'espace confine à l'infini et le temps à l'éternité. Gustave Thibon. 78:246 ## TEXTES ### Aux moines et aux moniales de l'Ordre de saint Benoît par André Charlier *De cet appel qui a maintenant valeur historique, témoi­gnage terrible pour les générations à venir, preuve que dans la décomposition tout était très net pour qui se don­nait la peine de voir, il a existé deux versions. La première a paru dans le numéro 91 d'ITINÉRAIRES, au mois de mars 1965. La seconde figure dans le volume LE CHANT GRÉGO­RIEN, édité en novembre 1967 par DMM, ouvrage qu'An­dré Charlier composa en collaboration avec Henri Charlier. Il n'y avait pas encore le* « *nouvel ordo *» *de la messe. Il y avait déjà la destruction de la liturgie et du grégorien. C'est la seconde version que nous reproduisons ici.* *J. M.* 79:246 Mes Révérends Pères, Mes Révérendes Mères, Vous êtes, selon la volonté de votre fondateur, le Patriarche des moines, une « École du Service du Seigneur » *-- Dominici schola servitii --.* Parmi les diverses familles religieuses de l'Église, votre originalité est d'être voués au Seigneur seul. Vous le servez par la Louange, que saint Benoît appelle *Opus Dei ;* et il ne vous suffit pas que la Louange soit pure, vous voulez qu'elle soit belle. Vous observez à la lettre la parole du psalmiste : « Sept fois le jour je vous ai loué », et vous donnez à votre louange les ailes du chant. Dans notre siècle trépidant, dont toute l'activité se développe sous le signe de l'utile, il est beau qu'il y ait encore des hommes et des femmes qui se consacrent à louer Dieu, qui délaissent toutes occupations plusieurs fois par jour pour cela et s'adonnent à la Louange avec gravité, avec simplicité, comme on doit s'acquitter d'une fonction sacrée. Vous avez là une incontestable vocation dans notre siècle. Tandis qu'autour de nous, et à l'intérieur de l'Église même, nous sommes témoins d'une incroyable dévaluation du sacré, vous seuls rendez encore le sacré sensible. Vous le rendez sensible par votre attitude, par votre habit, par votre démarche quand vous entrez dans le chœur, par ces saluts que vous vous adressez mutuellement, et qui marquent si bien la dignité de l'homme acteur d'un drame sacré, par l'économie si parfaite­ment calculée des gestes liturgiques où le hasard n'a nulle place, mais qui tous signifient, par l'harmonie chorégraphique qui préside aux évolutions des officiants à l'autel. Quand j'assiste à une messe conventuelle la plus simple qui soit, -- je ne parle pas d'une messe pontificale --, de préférence quand l'orgue se tait et laisse de longs silences avant et après la consécration, Dieu est pour moi plus présent, ma foi trouve une certitude particulière. Quand on vous regarde, quand on vous écoute, on a le sentiment que chacun de vos gestes, que chacune de vos paroles correspond à une réalité spirituelle. 80:246 Ces gestes et ces paroles s'inscrivent dans un ensemble litur­gique qui est le moyen choisi par l'Église pour élever l'âme des fidèles à la sainteté, pour les « engendrer à la vie céleste », selon la belle expression de Pie XII dans l'encyclique *Mediator Dei.* Cette élévation par laquelle une réalité naturelle prend un sens sacré n'est possible que par votre fidélité au principe de saint Benoît : « Que votre esprit soit d'accord avec votre voix. » Car c'est par le chant que se traduit votre louange. Pour donner à « l'œuvre de Dieu » toute sa pureté et sa perfection, vous avez rétabli les mélodies sacrées dans leur texte authentique, ce qui sera l'honneur de votre Ordre en ce siècle. Sans doute vous portez le culte liturgique à un degré de perfection qu'il est difficile d'atteindre dans une paroisse quel­conque ; pourtant jusqu'à présent il n'y a pas eu deux liturgies, une pour les moines et une autre pour le peuple chrétien tout le peuple a été invité à s'abreuver à la même source de sainteté. Certaines paroisses ont montré que, même avec des moyens restreints, on peut donner à la liturgie la grandeur et la noblesse qu'elle requiert, que c'est simplement une question d'éducation et de formation des fidèles. Nous qui appartenons au peuple chrétien des paroisses, nous avons certainement mal suivi vos leçons ; cependant nous avons aussi notre expérience, nous savons à n'en pas douter que la grâce de Dieu agit par la prière liturgique, qu'elle agit par le chant de l'Église. Aussi est-ce avec une véritable détresse que nous nous tournons vers vous quand nous voyons démolir avec précipi­tation ce qui a fait la vénération de tant de siècles. Car enfin tout laïcs que nous sommes, nous avons le droit de dire ce que nous pensons de réformes qui, bien qu'imposées au nom du concile, nous paraissent souvent une simple consécration de l'anarchie qui a régné dans l'Église depuis un certain nombre d'années sous le rapport de la liturgie. Nous nous tournons vers vous, moines et moniales, pour vous supplier de sauver le trésor de l'Église. Nous avons tant d'obligations à l'Ordre bénédictin, qui a été pour nous une source de grâces incom­parables, nous avons si profondément senti, chaque fois que nous avons pénétré dans vos monastères, la flamme spirituelle qui rayonnait de vous, que nous étions convaincus que la sainte liturgie et le chant grégorien trouveraient en vous de zélés défenseurs. Quelle ne fut pas notre stupéfaction et notre tristesse quand nous fûmes détrompés par la lettre pontificale *Sacrificium laudis :* 81:246 « Des lettres reçues de plusieurs parmi vous, révèle le Saint-Père, et des informations plus nombreuses encore prove­nant d'autres sources Nous ont appris que des monastères, des provinces -- Nous ne parlons que de ceux qui appartiennent au rite latin -- ont introduit des façons de faire différentes dans l'accomplissement de la Sainte Liturgie : les uns conser­vent jalousement la langue latine ; d'autres désirent vivement les langues vulgaires dans l'office choral ; ici et là on voudrait substituer au chant qu'on nomme « grégorien » des cantilènes composées de nos jours. Bien plus il a été demandé avec ins­tance que la langue latine fût abolie. Nous devons dire haute­ment que ces demandes Nous ont fort ému et profondément affligé, et l'on se demande d'où viennent et pourquoi ont été propagés une telle mentalité et ce dégoût auparavant inconnu. » Peut-être estimez-vous que la liturgie et le chant grégorien sont des questions secondaires, mais il semble bien que le souverain pontife en jugeait autrement, tant sa lettre était pleine d'émotion et de douleur : « Dans les conditions actuelles, ajoutait-il, quelle voix, quel chant pourrait remplacer les formules de piété catholique dont vous avez usé jusqu'ici ? Il faut tout bien peser et considérer, de peur que la situation n'empire lorsque le glorieux héritage aura été rejeté... Nous prions donc tous les responsables de bien peser ce qu'ils veulent abandonner, de ne pas laisser tarir cette source à laquelle ils se sont jusqu'ici copieusement abreu­vés. Sans doute la langue latine représente-t-elle aux jeunes recrues de votre sainte milice quelque difficulté, peut-être même une difficulté sérieuse, mais elle ne doit pas être estimée telle qu'elle ne puisse être vaincue et surmontée, surtout chez vous qui, plus séparés des affaires et des bruits du monde, pouvez vaquer plus facilement à l'étude des lettres. En outre ces prières, douées d'antique supériorité et de noble majesté, continueront à attirer vers vous les jeunes que le Seigneur appelle. Au contraire, si on leur enlevait cette langue qui dépasse les frontières des nations et cette harmonie née des entrailles de l'âme, où la foi réside et où la charité brûle, je veux dire le chant grégorien, le chœur ressemblerait à un cierge éteint qui n'éclaire plus et n'attire plus les yeux et l'esprit des hommes. » ([^32]) 82:246 Un de vous, dans une lettre admirable, qui témoigne de vos déchirements intérieurs dans les temps actuels, me parle « de l'harmonieuse beauté de la vie bénédictine, dont la réfé­rence à Dieu, totale, fait de toute l'existence *une liturgie continuelle *». De grâce ne brisez pas cette harmonieuse beauté par des innovations hâtives. C'est à travers elle que la vocation bénédictine est venue toucher votre cœur : elle est faite d'élé­ments indissolubles dont vous ne pouvez rien rejeter sans un appauvrissement qui vous sera une souffrance irrémédiable. Et vous voudriez vous débarrasser d'un chant qui a porté la prière de générations de moines pendant des siècles et qui a été le canal pour vos frères et pour le monde de grâces ineffables ? Vous voudriez cela au temps même où par vos soins ce chant a été rétabli dans sa pureté primitive ? Vous renonceriez sans verser une larme, je ne dis pas à tant de chefs-d'œuvre, parce que ce ne sont pas seulement des œuvres du génie humain, mais à tant de miracles de la grâce ? En écrivant cela, ces miracles se pressent dans ma mémoire, et ce sont justement les plus simples et les plus populaires : c'est la séquence *Victimae pas­cali laudes* où la Résurrection nous est annoncée d'une façon si touchante et familière ; c'est cette autre séquence *Veni Sancte Spiritus,* qui développe la mélodie d'un des plus beaux alle­luias ; ce sont les hymnes, au milieu desquelles on serait em­barrassé de choisir ; c'est le *Stabat Mater* qu'il est impossible de chanter, ou seulement de lire, sans que des larmes péni­tentes montent à vos yeux. Si vraiment vous êtes prêts à re­noncer à tout cela, je commencerai à trembler pour l'Ordre bénédictin. Ces mélodies sont la fleur d'une production de plusieurs siècles de chrétienté. Pouvez-vous vraiment croire que n'im­porte quel Centre de pastorale liturgique, même national, même en s'appliquant beaucoup, va nous fabriquer quelque chose qui en approche, même de très loin ? Vous ignorez le mystère de la création artistique, sans quoi vous n'auriez pas cette idée innocente, qu'on peut balayer ce trésor inestimable, qu'on peut faire place nette, que ça n'a aucune importance, parce qu'on va refaire tout cela en mieux. 83:246 Il y a décidément un sentiment que les modernes ignorent, c'est le respect, et particulièrement le respect des choses de la pensée. Et croyez bien que nous n'ignorons nullement le besoin qui pousse toute époque à s'ex­primer dans son propre langage. Nous aussi nous essayons de faire parler notre temps dans son langage ; mais nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire pour cela de rejeter les modèles les plus parfaits et d'étouffer les voix les plus saintes. Je vois ce qui vous trouble. On entend tenir, même dans l'Église, des propos tellement ahurissants sur l'art sacré que vous avez peur de vous trouver dépassés. Vous vous sentez comme un vestige immobile du Moyen Age au milieu d'une Église qui se livre à un aggiornamento éperdu, qui court vers des formes de prière, de liturgie et d'art, auxquelles on de­mande surtout d'être inédites, sans tenir compte des prescrip­tions conciliaires et malgré les sages résistances de la hiérarchie. On veut que, dans un monde en perpétuel devenir, l'Église aussi épouse ce devenir et fasse changer ces formes en fonction de l'évolution du monde. Mais ce n'est pas là ce que les âmes attendent. Elles n'ont que faire du devenir du monde : elles en souffrent plutôt qu'elles n'en jouissent. Ce dont elles ont soif, c'est d'une « source jaillissant jusqu'à la vie éternelle » ([^33]). L'Église, si elle ne méconnaît pas les besoins du Temps, est avant tout l'épouse de l'Éternel : elle nous arrache au Temps pour nous donner à l'Éternel. Aussi on se détournera finale­ment de ceux qui ne savent que s'insérer dans le Temps, dont ils deviennent prisonniers, et on ira d'autant plus vers vous que votre vie est un langage qui parle d'Éternité. Vous feriez donc un mauvais calcul quant à votre place dans l'Église en aban­donnant celle que vous occupez si noblement et où personne ne peut vous remplacer. N'ayez pas peur de demeurer immo­biles, ou d'avoir l'air de demeurer immobiles dans un monde que la vitesse dévore : vous avez choisi un Amour qui est sans changement, mais qui est prompt comme l'éclair. 84:246 Nous essayerons, nous laïcs, de sauver la musique grégo­rienne partout où nous le pourrons. Les moines et les moniales peuvent la sauver bien mieux que nous encore, parce qu'elle est leur nourriture quotidienne, et j'aime à croire qu'ils n'en sont pas rassasiés : elle est leur respiration. On pourra toujours admirer le tympan et les chapiteaux de Vézelay, ils continue­ront à inspirer des pensées saintes aux hommes jusqu'à la fin des temps, parce qu'il suffit de les regarder avec une âme ouverte (je néglige le cas où la rage des iconoclastes les réduirait en poudre). La musique, elle, doit être exécutée et écoutée, sans quoi elle est vouée à la mort pure et simple ou à la mort des bibliothèques. Il vous appartient donc de maintenir en vie le chant grégorien. C'est une obligation que vous avez à remplir, et c'est d'ailleurs une obligation séculaire de votre Ordre, celle de sauver tout ce qui est une richesse pour la culture des hommes. Si la Règle de saint Benoît n'en fait pas mention, l'histoire la reconnaît comme un des plus beaux fleu­rons de votre couronne. Que dirait la postérité si elle voyait que, sauveurs dans le passé de tant d'œuvres même païennes que vous n'avez pas voulu laisser périr parce qu'elles pesaient d'un certain poids dans la balance des choses de l'esprit, vous vous montrez incapables de sauver votre propre trésor ? André Charlier. 85:246 ### Sainte Scholastique par Henri Charlier SAINTE SCHOLASTIQUE était la sœur de saint Benoît, et leur vie est si bien jointe l'une à l'autre qu'une tradition s'est établie qu'ils étaient jumeaux. Ils passèrent en­semble leur jeunesse probablement jusqu'au moment où suivant les lois de l'empire romain, le jeune homme dut aller faire à Rome des études qui devaient le conduire à quelqu'emploi obligatoire ; car dans cet État totalitaire l'administration fixait toutes choses. Le jeune Martin, fils de soldat, fut obligé de s'engager dans l'armée. Nos « orienteurs » feront des prouesses du même genre. Cependant l'histoire rapporte que la fillette s'était vouée au Seigneur dès son enfance ; les deux enfants, très pieux, devaient en parler ensemble, et saint Benoît donna la preuve de ses sentiments en s'enfuyant de Rome et de ses écoles avec l'aide de sa nourrice, dès ses quinze ou seize ans, « sagement indocte » dit son biographe. Il aboutit finalement à la grotte de Subiaco où il mena trois ans la vie érémitique avant que ses miracles ne lui attirassent des disciples. Il fonda alors douze petits monastères. 86:246 Le frère et la sœur vécurent en un temps plus trouble encore que le nôtre ; au V^e^ siècle où ils naquirent il n'y eut ni paix durable, ni tranquillité, ni assurance d'un seul lende­main paisible, ni stabilité sinon dans l'Église catholique. Mais celle-ci était faible et les hérétiques avaient le nombre et la force. C'est le temps des grandes invasions ; or les envahisseurs barbares étaient ariens. En 406 font irruption dans l'empire romain les Vandales, les Alains, les Suèves, les Visigoths. Alaric, chef de ces der­niers, prend Rome et la pille vers 410. Saint Augustin meurt en 430 dans Hippone assiégée par les Vandales. Attila battu en France en 451 dans les Champs Catalauniques se tourne contre l'Italie ; il est arrêté devant Rome par saint Léon le Grand, alors pape, comme il l'avait été devant Troyes par saint Loup ; ce qui prouve quel ascendant avaient alors les chefs de l'Église. Ce fut l'époque où naquirent sainte Scholastique et saint Benoît. En 476 Odoacre, chef des Hérules, pilla Rome et prit le titre de roi d'Italie. Ce fut la fin théorique de l'Empire romain d'Occident ; mais ce barbare fut vaincu et ensuite assassiné par Théodoric, roi des Goths de l'Est (Ostrogoths) vers 492, alors que nos deux saints avaient quatorze ans. Tous ces barbares, convertis au christianisme pendant leur séjour au voisinage de l'Empire d'Orient, étaient ariens et niaient la divinité de Jésus-Christ. Certains d'entre eux persécutèrent violemment les catholiques. C'est le temps aussi de l'hérésie de Nestorius, patriarche de Constantinople ; il ne voyait dans le Christ qu'un homme parfait auquel la divinité s'était en quelque sorte associée ; et les Ostrogoths ravageaient toute l'Italie, puisque leur roi vou­lut éprouver la sainteté de saint Benoît alors au Mont Cassin. Il fallait fixer un monde plein de violences et de meurtres ; une nouvelle société se formait avec les envahisseurs ; les nouveaux venus étaient peu nombreux, mais ils avaient tout pouvoir et une idée très incomplète de la justice. Ils se rendaient bien compte de leur incapacité à administrer une société bien plus diverse et civilisée que celle d'où ils sortaient ; aussi prenaient-ils des ministres romains, comme Cassiodore ou Boè­ce. C'était risquer sa vie pour un caprice du maître, comme Boèce l'éprouva. 87:246 L'Église eut à former ces barbares et à transmettre la pensée chrétienne débarrassée de ce que la société romaine gardait de ses origines païennes, comme l'esclavage et le tota­litarisme de l'État. De notre temps, l'Église aurait de même à se débarrasser et nous débarrasser du néo-paganisme de la Renaissance (et du rationalisme de la Réforme) ; de l'indivi­dualisme libéral, qui livre à l'argent le pouvoir, et son contraire, qui en naît, le totalitarisme socialiste. Comment l'Église s'y prit-elle ? Au moyen de ses saints ; elle n'a pas d'autre moyen. \*\*\* Tel fut le temps où vécurent sainte Scholastique et son frère ; saint Benoît est bien connu ; sa sœur a vécu dans son ombre et c'est dans la vie de saint Benoît que la sainteté de la sœur montre son caractère ; voici ce qu'en dit saint Grégoire le Grand : « Scholastique, sœur de notre bienheureux Père, vouée à Dieu dès le temps de son enfance, avait coutume de le venir voir une fois par an. L'homme de Dieu descendait pour cela dans une propriété de son monastère, non loin de la porte. Vint le jour où comme de coutume son vénérable frère des­cendit la retrouver avec ses disciples. Ils passèrent tout le jour à la louange de Dieu et en saintes conversations. Quand tomba le jour et vint la nuit, ils prirent ensemble un repas ; ils étaient encore à table, il se faisait tard et l'heure passait en pieux colloques ; la sainte moniale sa sœur dit à son frère : « Je t'en prie, ne me quitte pas cette nuit et jusqu'au matin entre­tenons-nous des joies de la vie céleste. » Il lui répondit : « Que dis-tu là ma sœur, je ne puis d'aucune manière rester en dehors du monastère. » « Le ciel était alors très clair et il n'y avait pas trace de nuages dans le ciel. Mais la sainte femme, dès qu'elle eut entendu le refus de son frère, croisa ses doigts sur la table et posant sa tête sur ses mains, elle répéta sa demande au Seigneur tout puissant. Et lorsqu'elle leva la tête de sur la table, le tonnerre et le vent, un tel ouragan de pluie survinrent que ni le vénérable frère, ni les frères avec lui venus, qui du seuil considéraient le temps, ne purent mettre le pied dehors. 88:246 « Car la sainte moniale, la tête dans ses mains, répandit sur la table un fleuve de larmes et changea en pluie la sérénité de l'air. En un moment l'averse suivit la demande ; et si parfaitement coïncidèrent le déluge et la prière, que Scholas­tique levait à peine la tête de sur la table qu'il tonnait et que tombait la pluie. « Alors, au milieu des éclairs, du tonnerre et des torrents de pluie, l'homme de Dieu, voyant qu'il ne pouvait retourner à son monastère, s'attrista et dit : « Que le Dieu tout puissant te pardonne, ma sœur, qu'as-tu fait ? » Et Scholastique répon­dit : « Je t'ai prié et tu n'as pas voulu m'écouter. J'ai prié mon Dieu et Lui m'a entendue. Sors donc si tu le peux, laisse-moi là et retourne à ton monastère. » Saint Benoît, qui avait refusé de rester, ne pouvant quitter l'abri du toit, demeura malgré lui. Ils passèrent donc la nuit à veiller et à se rassasier l'un l'autre d'entretiens spirituels. « Le lendemain, la vénérable femme rejoignit son monastère et l'homme de Dieu le sien. Mais trois jours après, levant les yeux au ciel dans sa cellule, Benoît vit l'âme de sa sœur, sortie du corps, pénétrer dans les mystères du ciel sous la forme d'une colombe. Réjoui de la gloire de sa sœur, il rendit grâce à Dieu par des hymnes et des louanges et annonça cette mort aux frères. Il les envoya chercher le corps pour l'apporter au monastère et le déposer dans le caveau qu'il avait fait préparer pour lui-même. » Et l'Église aujourd'hui chante : « Quelle est celle-ci qui vole comme un nuage et comme une colombe qui rejoint son nid ? -- Dieu m'a donné des ailes comme à la colombe je volerai et trouverai le repos. » Elle dit encore : « Lève-toi et avance, mon amie, ma colombe, ma toute belle ; viens et prends la couronne que le Seigneur a préparée pour toi dès l'éternité. » N'est-ce pas cette poésie chrétienne qu'on veut supprimer ? Profitons-en donc, s'il est encore temps : « Sous la forme d'une colombe, l'âme de Scholastique est apparue. -- L'âme de son frère s'en est réjouie. L'âme de Scholastique est apparue. Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit. -- Sous la forme d'une colombe, l'âme de Scholastique est apparue. » 89:246 Et voici l'antienne du Magnificat des premières vêpres : « La foule des fidèles exulte de la gloire de Scholastique ; s'en réjouissent surtout les vierges qui célèbrent sa fête ; car, fon­dant en larmes en priant le Seigneur, elle obtint plus de Lui parce qu'elle aima davantage. » Souvenez-vous en le 10 février. \*\*\* *Elle aima davantage !* Comme Dieu envoya au monde à la fin du XIX^e^ siècle la sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la sainte Face, pour s'offrir comme victime à l'amour miséri­cordieux, il envoya, parmi les misères qui suivirent la chute de l'empire romain, une sainte fille vouée au saint amour. Nous ne savons rien, ou à peu près, de la vie mystique de ces époques lointaines ; on n'en écrivait rien, on se conten­tait de la vivre. Saint Benoît écrivit sa règle pour les commen­çants comme une méthode d'ascèse. Après avoir décrit les douze degrés de l'humilité, qui nous paraissent un sommet de la sainteté, il dit en substance que le cénobite enfin libéré peut entrer alors dans la vie spirituelle ; et il n'en décrit rien. Elle est en effet à la fois divine et personnelle. Scholastique a suivi les enseignements de son frère. Rien ne dit qu'elle ait fondé un monastère ; saint Grégoire dit : *cum ad cellam pro­priam recessisset *; « *cella *» peut vouloir dire simplement sa demeure. Les vierges consacrées en ce temps restaient souvent dans leur famille. Quand saint Benoît, vers 525, fonda le Mont Cassin, elle vint s'installer tout auprès. Qui sait, si dans cette dernière nuit de leur rencontre, ce ne fut pas elle, qui sans même le vouloir, instruisit le patriarche des moines d'Occident ? \*\*\* Telles sont les armes de l'Église ; dans l'impossibilité de guérir une société ainsi bouleversée, sinon petit à petit et par l'exemple, l'Église recueillait les âmes clairvoyantes et soucieuses de l' « unique nécessaire », elle fondait de minuscules sociétés chrétiennes, aussi parfaites qu'il est possible sur la terre, et maintenait l'unité par l'ascendant, légitime et fondé sur l'Écriture, de ses papes. 90:246 Il est probable -- c'était l'opinion de Dom Schuster -- que c'est le pape lui-même qui envoya saint Benoît dans la région de la Campanie ; saint Benoît s'installa sur la bordure de cette plaine très riche mais alors dépeuplée et sans clergé, car elle avait été pillée plus de dix fois en un siècle. Là saint Benoît prêchait la doctrine évangélique aux paysans des environs « avec zèle et assiduité » dit son bio­graphe. Le rôle de sainte Scholastique fut d'être une héroïne de l'amour, comme l'est dans notre temps sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. \*\*\* De notre temps, la vraie réponse de l'Église reste la même qu'au VI^e^ siècle. Le mal est plus grand encore, car il ne s'agit pas seulement de civiliser des brutes et de leur montrer com­ment doit se conduire un vrai chrétien. Nous vivons dans une société apostate et les désordres intellectuels et moraux attei­gnent les chrétiens. La réponse est un appel à la sainteté de tous. Cet appel n'atteindra d'abord qu'un petit nombre d'âmes ; les transformations brusques sont impossibles. Les cataclysmes comme celui des grandes invasions nous montrent ce qui s'en­suit : quatre siècles d'anarchie gouvernementale et de malheurs sociaux que durent compenser quatre siècles de sainteté pour en venir à bout ; et une sainteté comme elle existe présente­ment de l'autre côté du rideau de fer, une sainteté de martyrs. Aujourd'hui comme en ce temps la vraie vie chrétienne consiste à vivre dans la sainte espérance du ciel et à faire le nécessaire pour l'obtenir en recherchant à accomplir la volonté de Dieu. Il n'y a rien à attendre de transformations sociales dont le succès et les conséquences sont toujours aléa­toires ; c'est tout de suite qu'il faut prendre le parti de Dieu. Les petites sociétés naturelles qui doivent donner l'exemple sont d'abord les familles ; elles sont l'instrument destiné à sauver le petit reste qui doit tenir. Là, il est plus facile qu'ailleurs de mener une vie chrétienne dans une union fon­dée sur l'amour. Dans notre appel aux femmes chrétiennes nous avons montré que l'avenir de l'humanité dépend de la formation des petits enfants ; et celle-ci est confiée à leurs mères directement par Dieu. 91:246 N'est-il pas significatif, ce lien fraternel de Scholastique et de Benoît ? Et celui des sœurs Martin, toutes quatre reli­gieuses, dont trois carmélites demeurant ensemble ? Les fa­milles ont préparé la naissance des saints ; et c'est une longue histoire que celle des saintes, mères de saints. Saint Grégoire termine ce qu'il raconte de sainte Scholastique en disant que son frère la fit enterrer dans son propre tombeau et il conclut : « Il arriva donc que leurs âmes étant toujours unies en Dieu, leurs corps non plus ne furent pas séparés dans le tombeau. » Il y a donc bien des manières de travailler à la paix de l'Église et à la conversion des âmes ; celle qui est le plus à la portée de la généralité des chrétiens est d'imiter ces parents qui, dans Nurcie, élevèrent Scholastique et Benoît, ou M. et Mme Martin. La vie des seconds nous est connue ; ils cher­chèrent avant tout le royaume de Dieu ; ce ne fut pas sans peines. Mais peut-on enfanter Jésus dans les âmes, même celles de ses enfants, sans qu'un glaive vous transperce le cœur ? Henri Charlier. 92:246 ### L'éducation par le grégorien *textes de l'abbé V.-A. Berto* J'ÉLÈVE ici des enfants abandonnés, ou retirés par les tribunaux à leurs parents qui sont au bagne ou en prison. C'est mon vrai milieu, mon poste cano­nique, que je mets incomparablement au-dessus de tout hon­neur humain, y compris celui de co-diriger « La Pensée Catho­lique ». Ces enfants resteront en ce monde des prolétaires, comme leurs aînés qui les ont précédés ici ; ils ne connaîtront pas le luxe, même pas l'aisance, ils vivront du travail de leurs mains et je les habitue à chérir pieusement cette dure condition terrestre ; mais il y a un luxe auquel je tiens pour eux avec passion, c'est celui de savoir leur vraie langue maternelle, qui est le latin. 93:246 Cette connaissance n'est pas nécessaire pour s'unir à la prière transcendante de la Mère Église ; en un sens, le latin est donc un luxe. Mais quoi ! Il faut n'avoir jamais étudié « ce qu'il y a dans l'homme » comme dit l'Évangile, pour ne pas savoir qu'un certain superflu est plus nécessaire à l'homme que le nécessaire même. Le mendiant qui sonne à la porte aime mieux recevoir une pièce de dix francs pour s'acheter un verre de vin de plus, et même de trop, que de recevoir en nature quarante francs de pain, même s'il n'a rien dans le ventre depuis la veille. Maudits ceux qui lui refusent de l'argent, sous prétexte « qu'il ira le boire » et qui l'obligent à s'enfermer dans le nécessaire. Maudits soient ces esprits primaires, ces esprits serfs, ces esprits sordides, qui prennent le pauvre pour un chien adéquatement comblé par sa pâtée. Qu'ai-je à faire d'apprendre le latin à des garçons de ferme, à des menuisiers, à des ajusteurs, à des boulangers ? Le français est assez bon pour eux, n'est-ce pas ? Qu'ils triment aux champs ou à l'établi, dès quatorze ans, pendant que des garçons de leur âge, mais dont les parents pourront « payer », étudieront Virgile ou Tite-Live ! Non, non et non ! Je fais d'ailleurs peu de cas du latin de collège, et je ne tiens pas à moudre des bacheliers. Mais le latin vivant, le latin de l'Église, le latin liturgique, je veux de toute mon âme de « père de jeunesse », comme disait le cha­noine Timon-David, que mes pauvres enfants le sachent, qu'ils le savourent, qu'ils en jouissent, qu'ils prient sur de la beauté, selon le mot attribué à saint Pie X (en tout cas la pensée est sienne, sinon l'expression). Parce qu'ils sont pauvres, parce qu'ils sont malheureux, les merveilles de l'art grégorien seraient réservées à d'autres, et à eux interdites ? Cette seule idée me jette dans une colère dont je ne cherche même pas à atténuer la violence. 94:246 Le seul luxe des pauvres, c'est le luxe en religion ; Chartres est à eux, Reims est à eux, on ne paie rien pour entrer. Le grégorien aussi est à eux, moyennant qu'on le leur apprenne ; c'est cela, servir les pauvres ! Le jeudi-Saint, je lave et je baise, avec un amour inénarrable, les pieds de mes enfants ; je n'oserais plus le faire, si je ne leur apprenais pas le latin, je perdrais le droit à l'honneur d'être à genoux devant eux. \*\*\* Il n'est point en éducation de méthode infaillible. La pâte humaine est lourde, pour ne rien dire des déficiences de l'édu­cateur. Mais nous tenons pour certain que l'éducation par le grégorien est la meilleure, étant la plus théologale et à la fois la plus propre à tremper les caractères. Nous n'avons pas connu que des succès ; mais des quelque trois ou quatre cents enfants qui sont passés par notre très humble manécanterie, en ceux-là mêmes qui nous ont été cause ensuite des déceptions les plus amères, quelque chose a toujours surnagé dans le naufrage, quelque chose que nous ne saurions définir, ou que nous ne saurions mieux définir qu'en l'appelant une nostalgie du gré­gorien. Oui, il leur reste cela, oui leur faiblesse est pour tou­jours pétrie de cette sublimité. Ils ne sauraient plus décliner rosa la rose, mais jamais ne s'éteindra dans leurs entrailles le chant du Regina coeli de Pâques ou du Cibavit du Saint-Sacrement. Inoubliable, inoubliée, la prière grégorienne les garde victorieusement « pèlerins de l'absolu ». Et si, parvenu au terme de notre course, Dieu nous fait la grâce de pouvoir dire : 95:246 « De tous ceux que vous m'avez confiés, pas un ne s'est perdu, ex iis quos dedisti mihi non perdidi ex eis quemquam », cette grâce de toutes la plus douce au cœur d'un prêtre qui va paraître devant le Souverain Juge, nous savons que nous en serons éternellement redevable aux puissantes ondes de salut sur lesquelles le chant grégorien porte les âmes jusqu'au seuil du Paradis. V.-A. Berto. 96:246 ### Poème en l'honneur de saint Benoît *par le bienheureux Alcuin\ abbé de Tours* ( *804*) O Benedicte, vale, monachorum maxime Pastor ! Quos generas verbis, hos rege jam precibus. Auxiliare tuis precibus quapropter ubique Grex numero crescat, Pastor amate, tuus. Jam gregis ex numero Pastoris gloria crescit. Conserva meritis ecce tuos famulos. (Patrologie latine, 101, 795.) 97:246 ### Préface de saint Benoît *Cette préface est pour les fêtes de saint Benoît, le 21 mars et le 11 juillet, pour la fête de sainte Scholastique le 10 février, pour la messe commémorative de tous les saints de l'Ordre de saint Benoît le 13 juillet et pour la messe votive de saint Benoît.* Vere dignum et justum est, æquum et salutare, nos tibi semper et ubique gratias age­re, Domine, sancte pater, om­nipotens æterne Deus : qui beatissimum confessorem tuum Benedictum, ducem et magis­trum cælitus edoctum, innu­merabili multitudini filiorum statuisti. Quem et omnium justorum spiritu repletum, et extra se raptum, luminis tui splendore collustrasti ; ut in ipsa luce visionis intimæ, mentis laxato sinu, quam an­gusta essent inferiora depre­henderet. Per Christum Domi­num nostrum. Quapropter pro­fusiis gaudiis, totus in orbe terrarum monachorum cætus exsultat. Sed et supernæ virtu­tes atque angelicæ Potestates hymnum gloriae tune conci­nunt, sine fine dicentes Vraiment, il est digne et juste, équitable et salutaire, de vous ren­dre grâces toujours et partout, seigneur, père saint, Dieu éternel et tout puissant. Vous avez établi sur une multitude innombrable de fils votre bienheureux confesseur Benoît comme guide et maître ins­truit de par le ciel. Vous l'avez rempli de l'esprit de tous les jus­tes, et l'ayant ravi hors de lui-même, vous l'avez illuminé de la splendeur de votre lumière ; afin qu'à la faveur de cette même lu­mière, par une vision intime, l'âme comme dilatée au plus profond d'elle-même, il saisisse combien sont étroits tous les biens d'ici-bas, par le Christ Notre-Seigneur. C'est pourquoi, dans un débordement de joies, exulte le chœur tout entier des moines répandu sur l'orbe de la terre. Avec eux, les vertus d'en haut et les puissances angéliques chantent un hymne à votre gloire et redisent sans fin. 98:246 Année liturgique 1981 \[...\] 147:246 ## CHRONIQUE ### Quand le serpent de mer se mord la queue par François Brigneau DEPUIS LA DISPARITION du serpent de mer, victime de la marée noire, l'été ne ramène plus dans ses filets que des monstres de droite ou d'extrême-droite. L'an dernier, à l'occasion du lancement d'un hebdoma­daire remis en prime avec un quotidien, il n'était question que de la Nouvelle Droite. Son nom seul répandait la terreur. Rue des Rosiers, des familles se barricadaient le soir et *Le Monde* disait qu'il fallait se considérer en état d'alerte. Puis avec l'hiver, Téhéran, l'Afghanistan, les Jeux, la Pologne, on eut d'autres chats à fouetter. Le péril représenté par MM. Alain de Benoist, Robert de Herté, Fa­brice Laroche et leurs amis parut moins vif. On l'oublia. Paris est une ville de modes. C'était vrai déjà au XVI^e^ siècle. Casanova en fut frappé, qui venait pourtant de Venise. 148:246 Cette année le monstre se nommait la F.A.N.E. Derrière ce sigle se dissimulait une terrifiante association de cri­minels néo-nazis composée de trois personnes : un employé de banque, un policier en civil, et un pilleur de résidences secondaires opérant dans le secteur de Maisons Laffitte et tenu par la police depuis au moins deux ans. Malgré la raréfaction des vespasiennes ils étaient deve­nus les spécialistes de la révolution par le graffiti. Heureu­sement M. Christian Bonnet n'était pas totalement absorbé à résoudre l'énigme des faux Bons du Trésor dans l'affaire de Broglie-Ponia. Le premier flic de France avait l'œil et le bon. Il vient de dissoudre la F.A.N.E. Ouf ! On va respirer. Les plus graves des périls qui menacent la France, les Françaises-et-les-Français, sont désormais conjurés. On ne se félicitera jamais assez de la clairvoyance et de la rigueur de notre Ministre de l'Intérieur. On aurait tort de croire que la Nouvelle Droite a dis­paru pour autant. Le magazine dont elle fut le gadget pu­blicitaire a pu se mettre en vacances, son activité n'en demeure pas moins intense. La preuve c'est que l'article que je lui ai consacré ici même au mois de mai (« Ni à droite, ni adroite, la Nouvelle Droite ») nous a valu deux lettres. La première émane de M. Pierre Vial, secrétaire Gé­néral de G.R.E.C.E. Sur papier à en tête, M. Vial (je cite in-extenso) « Vous remercie d'avoir, par votre article paru dans le N° 243 d'ITINÉRAIRES, clarifié le débat -- dans la mesure où « sa pente », comme vous dites, n'est ni la « réaction », ni la « contre-révolution ». Chacun ses goûts. » Entendez : la pente de M. Vial. M. Vial ne le précise pas. Une lecture aussi hâtive que l'écriture de cette fulgurante réplique permettait de se demander si ce n'est pas le débat (clarifié) qui est en pente. 149:246 Mais non. Il s'agit bien de M. Vial. De M. Vial qui se félicite que sa pente ne le pousse ni vers la « réaction », ni vers la « contre-révolution ». Il m'en remercie. Il me remercie d'avoir révélé aux lecteurs d'ITINÉRAIRES que M. Le Pen avait été jugé indésirable au quatorzième colloque du G.R.E.C.E. Il me remercie d'avoir précisé que si les adhérents du G.R.E.C.E. pouvaient sans réserve adhérer au R.P.R. ou au P.R., au mouvement radical, au Parti Socialiste (etc.), l'entrée au P.F.N. de M. Pascal Gauchon leur était strictement interdite. Cela ne le gêne pas. Il en serait même assez fier. Cette double exclusive confirme le brevet que je lui ai donné. Encore qu'on ne sache pas que M. Le Pen ait jamais été tenté par la contre-révolution ni M. Gauchon par la réaction. Mais peu importe. Voici M. Vial satisfait. On a reconnu publiquement que sa pente ne l'entraînerait jamais vers ces horreurs. Comme il dit : chacun ses goûts. Mais avais-je tellement tort de prétendre que la Nou­velle Droite n'est pas aussi à droite que le prétendent ses adversaires de gauche ? \*\*\* La seconde lettre est signée de M. Pierre Barrucand...Elle est ainsi libellée : « Monsieur le Rédacteur en chef, Ni Anna Posner, ni moi-même n'avons jamais connu M. Godmine et ignorions jusqu'à son existence. Aussi je me sens dans l'obligation de protester contre l'amalgame que fait M. Bri­gneau, nous citant côte à côte, dans les mêmes phrases. Les personnalités auxquelles nous avons fait allusion sont des membres de partis politiques de la majorité. 150:246 Puisque M. Brigneau croit devoir mêler la franc-maçonnerie à cette affaire, je lui rappelle­rai que Joseph de Maistre théoricien d'une droite incontestable mais cultivée fut franc-maçon. Il y en eut d'autres, de même tendance. Apparemment la droite dont M. Brigneau se réclame est celle de Monseigneur Jouin et de la défunte REVUE INTERNATIONALE DES SOCIÉTÉS SECRÈTES. Le seul point commun entre G.R.E.C.E. et franc-maçonnerie semble que tous deux ont été victimes de campagnes de dénigrement leur reprochant d'être ce qu'ils ne sont pas. Veuillez agréer, etc. » Je répondrai en trois points. Je n'ai jamais écrit que M. Goldmine connaissait Mme Posner et par elle M. Barrucand. 1\) Si « amalgame » il y a, il fut fait par *Éléments,* la revue du G.R.E.C.E. qui à la page 24 parle de la présence de M. Goldmine au colloque et à la page 25 de celles de Mme Posner et de M. Barrucand. J'ai simple­ment conclu qu'ils avaient été invités au colloque alors que M. Le Pen fut invité à rester chez lui. Cela a d'ailleurs paru comme allant de soi à M. Vial. Il n'a pas été choqué de cet « amalgame ». M. Barrucand se sentirait-il choqué par la présence dans la salle du colloque de M. Goldmine ? 2\) Je remercie M. Barrucand de tenir à préciser aux lecteurs d'ITINÉRAIRES que Joseph de Maistre « faisait partie d'une droite incontestable mais cultivée ». Cependant il paraît un peu spécieux de vouloir faire de Joseph de Maistre le théoricien de je ne sais quelle droite maçonnique. S'il est exact « qu'il eût poussé jusqu'à la Loge » écrit Maurras, qui précise aussitôt : « si différente qu'elle fût de la Loge moderne... » ([^34]), ce fut aux premiers pas de sa vie et l'on chercherait en vain l'influence de la maçonnerie dans son œuvre. En 1900 le Nouveau Petit Larousse Illustré le présentait ainsi : « *Joseph de Maistre est avec Bonald un des adver­saires les plus éloquents de la Révolution Française. Il veut restaurer le pouvoir royal, mais cette restauration en suppose deux autres : celle du pape et celle de Dieu. *» 151:246 Le grand critique Pierre Lasserre écrivait que l'adver­saire de Joseph de Maistre, l'adversaire « *qu'il veut à tout prix déshonorer et abattre, parce que cet adversaire est, selon lui, non seulement mauvais, mais le mal lui-même c'est la doctrine des Encyclopédistes *» ([^35])*.* Pourquoi ? Parce que « *cette doctrine réclame l'abolition des insti­tutions qui ne se fondent que sur la tradition et sur la coutume et leur remplacement par des institutions ration­nelles que l'humanité, grâce au progrès des Lumières, est devenue capable de concevoir. Contre cette doctrine il a forgé une arme de guerre très redoutable : le sophisme qui consiste, d'une part à lui faire porter la responsabilité exclusive de la Révolution de 1789 ; d'autre part à ne retenir de cette révolution que le mal : terreurs, massacres, pilleries et iniquités *»*.* Tout cela, on l'accordera, est assez peu représentatif de l'esprit maçonnique. Dans ma tentative (désespérée) d'appartenir à une droite « *indiscutable mais cultivée *»*,* je terminerai par une dernière citation, d'Auguste Comte : « *Le plus éminent penseur de l'école catholique ac­tuelle : l'illustre de Maistre *»*...* dans son principal ouvrage *Du Pape* (1819, deux ans avant sa mort), Joseph de Maistre « *s'emploie à fonder le rétablissement de la suprématie papale sur de simples raisonnements historiques et poli­tiques, d'ailleurs à certains égards admirables *» ([^36])*.* Encore une fois : peut-on sans se moquer présenter Maistre comme un maçon de droite ? 3\) J'admire beaucoup en effet l'œuvre et l'action de Mgr Jouin. Voilà des années que je cherche en vain un de ses ouvrages de base : *Le péril judéo-maçonnique.* Si M. Bar­rucand pouvait m'aider à me le procurer je lui en aurai beaucoup de reconnaissance. Surtout si Mme Posner par­ticipait à cette œuvre pie. 152:246 4\) M. Barrucand a le sentiment que j'ai entrepris une campagne de dénigrement contre le G.R.E.C.E. « en lui reprochant comme à la maçonnerie d'être ce qu'ils ne sont pas ». Ce n'est pas l'avis de son secrétaire général, M. Vial, qui me « remercie » d'avoir « clarifié le débat » en préci­sant que sa pente n'était ni la contre-révolution, ni la réaction. Maintenant que nous savons ce que n'est pas le G.R.E.C.E., peut-être conviendrait-il de nous dire ce qu'il est ! Mais nous ne le demanderons pas à M. Barrucand. Nous n'avons qu'une médiocre confiance dans la perspi­cacité d'un homme qui fait de Joseph de Maistre un franc-maçon. François Brigneau. 153:246 ## Informations et commentaires ### L'enquête confidentielle et la réponse-type Le Saint-Siège a envoyé au mois de juin un questionnaire demandant à chaque évêque en particulier : 1\. -- Y a-t-il dans votre diocèse des messes célé­brées *en latin ?* Les fidèles continuent-ils à en deman­der ? Cette demande est-elle en augmentation ou en diminution ? 2\. -- Y a-t-il dans votre diocèse des personnes ou des groupes qui réclament l'*ancien rite* de la messe ? Quelle est leur importance ? Quels sont leurs motifs ? Depuis la fin du concile, c'est la seconde fois que, sur une question liturgique, le Saint-Siège adresse un questionnaire non point aux conférences épiscopales, mais personnellement aux ordi­naires des lieux. L'unique précédent concernait la communion dans la main : fallait-il la permettre ? Les évêques répondirent non. En conséquence, elle fut autorisée et même, en France, imposée. Toutefois le questionnaire actuel est différent. Il ne demande pas aux évêques s'ils estiment opportun de permettre ceci ou d'interdire cela ; il leur demande simplement quelle est, dans leur diocèse, la situation de fait. On ne sollicite donc pas leur avis ; on leur réclame une simple information. \*\*\* 154:246 Le noyau dirigeant de l'épiscopat n'aime pas que le Saint-Siège s'adresse aux évêques individuellement, comme s'ils avaient l'au­torisation de penser par eux-mêmes, de parler spontanément, de décider en conscience, fantaisies périmées que le collégialisme conciliariste a recouvertes et déclassées. Le secrétariat permanent de l'épiscopat, -- organe et partie visible de l'iceberg constitué par le noyau dirigeant, -- procure aux évêques leur nourriture intel­lectuelle sous forme d'aliments prédigérés, de déclarations préfa­briquées, de décisions prédisposées. Il ne faut donc pas s'attendre, en France du moins, à ce que les évêques fassent au Saint-Siège des réponses véritablement personnelles. Ils consulteront le secré­tariat permanent. Celui-ci leur représentera que, dans l'intérêt bien compris de l'union et de la communion, ils devront recopier avec peu de variantes la réponse-type qu'on leur fournira. \*\*\* Figurez-vous que le secrétariat permanent (ne) s'est (pas) adressé à nous-même pour la rédaction du projet de réponse-type que devra suivre chaque évêque. Les réponses au questionnaire devant parvenir au Saint-Siège avant le 31 octobre, nous avons travaillé avec la plus extrême rapidité et nous avons sans retard mis au point le texte que voici. Réponse-type\ à suivre obligatoirement\ dans la réponse au Saint-Siège (*Les parenthèses en italiques ne font pas partie de la réponse-type préfabriquée à l'intention des évêques ; ce sont des commentaires réservés en ex­clusivité aux lecteurs d'ITINÉRAIRES*.) *-- *Y a-t-il dans votre diocèse des messes célébrées en latin ? 155:246 -- Réponse affirmative. Il y en a tout plein. Chaque dimanche, à la cathédrale et dans de nombreuses paroisses du diocèse, la grand messe est chantée en latin et en grégorien. (*C'est la tromperie habituelle de l'épiscopat fran­çais. Il ne va pas, à l'occasion d'un simple question­naire du Saint-Siège, reconnaître brusquement qu'il avait menti. Il faut au contraire qu'il s'en tienne à une rigoureuse cohérence et continuité dans le men­songe. Mgr Paul-joseph Schmitt, ordinaire de Metz, évêque de Saint-Avold et promoteur célèbre de la religion du même nom, déclarait encore récemment que dans son diocèse* « *tous les dimanches, à la cathédrale et en de nombreuses paroisses du diocèse, la grand messe continue à être chantée en grégo­rien *»* : déclaration reproduite dans la* DOCUMENTA­TION CATHOLIQUE, *numéro 1777 du 6 janvier 1980, commentée dans* ITINÉRAIRES, *numéro 241 de mars 1980, pp. 1 et suiv., spécialement pp. 9 et 10. Nous avons vérifié dans sa cathédrale la grand messe du 27 janvier. En fait de* « *grégorien *»*, il n'y avait* PAS UN MOT DU PROPRE, RIEN ; *on a chanté seulement le Gloria, le Sanctus, le Pater et l'Agnus Dei, c'est tout ; le Kyrie était un méli-mélo principalement en français ; les chansonnettes abondaient ; point de Credo, remplacé par trois phrases. Même mensonge à Paris : le pauvre P. Congar avait été trompé de cette manière quand en 1976 et 1977 il se portait garant* qu' « *on célèbre une messe en latin chaque dimanche dans* VINGT (*sic*) *paroisses de Paris *» (*p. 27 de son opuscule* « *La crise dans l'Église *»* ; réitéré pp. 28-29 de la seconde édition*) ; *il avait été induit en erreur par les tromperies de l'archevêché. Le Saint-Siège est averti, au moins ici par* ITINÉRAIRES, *qu'il peut s'il le veut se laisser tromper comme le P. Congar.*) *-- *Les fidèles continuent-ils à demander que la messe soit célébrée en latin ? -- Réponse négative. Les fidèles ne le demandent pas et ne l'ont jamais demandé. D'ailleurs nous n'aurions pas toléré une aussi grosse impertinence anti-conciliaire et anti-démocratique. -- La demande de la messe en latin est-elle en augmentation ou en diminution ? 156:246 -- Elle est en très nette diminution constante. (*C'est l'histoire du chaudron. Nous avons plusieurs fois montré et vérifié, depuis plus d'une dizaine d'années, que les déclarations et argumentations de l'épiscopat français sont strictement conformes au schéma bien connu du chaudron neuf :* *-- *Rends-moi le chaudron neuf que je t'avais prêté. -- Mais non, il n'était pas neuf. Et puis, tu ne m'en avais pas prêté. D'ailleurs, je te l'ai déjà rendu. *De la même façon, lorsqu'un évêque français parle de la messe en latin, c'est pour assurer simultané­ment :* *-- qu'il en fait célébrer beaucoup ;* *-- que personne n'en a jamais demandé ;* *-- que la demande diminue à vue d'œil.*) *-- *Y a-t-il dans votre diocèse des personnes ou des groupes qui réclament l'*ancien rite* de la messe ? -- Réponse négative. Personne dans le diocèse n'a jamais pré­senté une telle réclamation. -- Quelle est l'importance des personnes ou des groupes qui réclament l'ancien rite ? -- Importance nulle. Ceux qui le réclament sont morts, c'est pour leurs funérailles que, par testament, ils le réclament. Ou encore, ce sont des survivants du XIX^e^ siècle, des exploiteurs du peuple, déconsidérés devant l'opinion publique, rejetés par les jeunes et par les travailleurs syndiqués, donc sans influence sur la partie vivante et dynamique de la population. -- Quels sont leurs motifs ? -- Jamais religieux. Uniquement politiques et financiers. En réclamant l'ancien rite, ils ne songent qu'à désarmer la saine agressivité du mouvement ouvrier et à défendre leurs privilèges de classe. (*On le voit, c'est une nouvelle manifestation de la rhétorique épiscopale dite du chaudron :* 157:246 *1° ceux qui réclament la messe traditionnelle ne s'intéressent pas à la messe ; 2° ils sont des profi­teurs égoïstes et vieillis ; 3° et au demeurant la messe traditionnelle n'est réclamée par personne.*) \*\*\* Le secrétariat permanent a beaucoup admiré l'empressement implacable avec lequel nous avons mis en œuvre la technique du chaudron. Notre projet de réponse-type a été accepté dans l'en­thousiasme et aussitôt envoyé aux évêchés. Si vous ne le croyez pas, attendez la publication des réponses épiscopales et vérifiez vous-mêmes : vous verrez combien de réponses auront scrupuleusement recopié notre modèle. J. M. ### Communion catholique et amitié française Quelques signes, cet été. Quel­ques bons signes. Au moins deux. Et qui sont plus que des signes : déjà des réalités. Il y eut l'adresse à Jean-Paul II* :* « *Très Saint Père, n'ayez pas peur ! Rendez à l'Église de France la messe, la liturgie, les sacrements, les prêtres, les sémi­naires, le catéchisme, et vous retrouverez la fille aînée de l'Église... *» Cette adresse était présentée, « en toute indépendance de chacun dans la même commu­nion catholique », avec des si­gnatures fort diverses allant de Louis Salleron à Romain Marie, de Pierre Debray à Gustave Thibon, de Jacques Perret à Michel de Saint Pierre, d'Édith Delamare à Jean Madiran. Elle fut ensuite signée par un éventail de personnalités variées où figuraient l'amiral Auphan, Yvan Christ, Michel Déon, Michel Droit, Jean Dutourd, André Figueras, Roland Gaucher, Christian Langlois, Gilbert Tournier, Jacques Vier, Jean de Viguerie, etc. 158:246 Ainsi était-il démontré qu'il est des démarches que, malgré toutes divergences, l'on peut effectuer *ensemble.* \*\*\* Il y eut ensuite, à Fanjeaux, l'université catholique d'été or­ganisée par le Centre Henri et André Charlier qu'a fondé Ber­nard-Romain-Marie Antony, dit « Romain Marie », avec comme professeurs et conférenciers Dom Gérard, Maurice Bardèche, Patrick de Belleville, Jean de Viguerie, Hugues Kéraly, Roland Gaucher, Jean-Pierre Brancourt, Albert Gérard, Jean Madiran, François Brigneau... Cette large diversité n'a pas empêché d'accomplir *ensemble,* « en toute indépendance de chacun dans la même amitié française », une tâche commune d'enseignement. Ce n'est qu'un début. Il y aura d'autres manifes­tations d' « amitié française » organisées par le Centre Henri et André Charlier. Il est beau que ces rencontres et conjonc­tions se développent sous le pa­tronage d'Henri Charlier et d'André Charlier qui de leur vivant furent tellement mécon­nus par leurs contemporains. C'est une juste revanche qui commence à prendre figure. Les jeunes viennent à eux. L'œuvre d'André Charlier, celle d'Henri Charlier vont maintenant por­ter tout leur fruit intellectuel et moral. A la seule condition que l'on continue à y travailler. L'intervention de Mgr Lefebvre Le 4 août, Mgr Lefebvre se trouvait lui aussi à Fanjeaux, mais par occurrence, pour une autre raison : il y était appelé par une ordination. Cependant il vint visiter l'uni­versité catholique d'été du Cen­tre Henri et André Charlier, et en signe d'approbation et d'en­couragement il improvisa pour les professeurs et pour les élè­ves une chaleureuse allocution qui devint une ample confé­rence de plus d'une heure. Ce qu'il dit de « la politique » venait particulièrement bien à point. En effet, il arrive encore trop souvent que telle ou telle « As­sociation saint Pie V » ou « saint Pie X », ayant fondé un lieu de culte traditionnel, en interdise l'accès à ITINÉRAI­RES et jette le discrédit sur la revue, sous le prétexte qu'elle « fait de la politique ». -- Il faut *faire de la poli­tique,* a déclaré avec force Mgr Lefebvre, le 4 août à Fanjeaux. 159:246 Bien entendu, une « politique chrétienne ». Mais si l'on détourne les catholiques traditionnels de fai­re « de la politique », par qui donc la *politique chrétienne* se­ra-t-elle faite ? par les francs-maçons du libéral-socialisme, croyez-vous ? par les commu­nistes ? Espérons que cette évidence de bon sens ne se heurtera plus, désormais, aux préjugés d'associations par ailleurs si méritantes. On leur demande non point de « faire » elles-mêmes « de la politique », mais de ne plus élever cette « objection » contre ITINÉ­RAIRES. Jacques d'Arnoux L'excellent mensuel *Lumière,* pu­blié par Michel Duchochois, boîte postale 508, 62311 Boulogne, a donné dans son numéro d'août la notice suivante : Un homme nous a quittés qui était un héros et un saint. Dieu l'a rappelé le 26 avril de cette année 1980 après beaucoup de souffrances offertes et une ago­nie lucide de 22 heures. Jacques d'Arnoux, volontaire à dix-huit ans en 1914 au 12^e^ cui­rassier, puis fantassin par choix généreux, puis aviateur pour mieux servir. C'est dans l'enfer de Verdun, devant le fort de Vaux tout juste repris, qu'il ap­prend que sa demande est ac­ceptée, il est muté dans l'avia­tion. Jeune officier observateur, le lieutenant d'Arnoux est abattu le 6 septembre 1917 entre les lignes du Chemin des Dames, à 300 m des tranchées françaises et qua­rante des allemandes. Revenu à lui, il est lucide, la colonne ver­tébrale brisée il est cloué au sol près de son avion dans une flaque d'essence qui imbibe ses vête­ments. Il souffre terriblement. La nuit venue les fusées éclairantes retombent autour de lui, risquant à tout moment de le transformer en torche vivante. Il prie. Au bout de 26 heures, enfin, après plusieurs essais qui leur coûteront un mort et plusieurs blessés, profitant d'une brume matinale, les zouaves du 4^e^ régi­ment mixte parviennent à le ra­mener dans les lignes françaises. Il a été blessé en Champagne en 1915. Il a connu cette terrible « semaine sainte de Verdun » de 1916 au Ravin de la Mort, puis la chute incroyable, il a fait avec courage ce que d'autres ont fait mais c'est maintenant sur son lit d'hôpital, pendant soixante mois dans la souffrance, que le héros va prendre sa stature : il contre-attaque, et pour la victoire : Seul ? Non. Fervent chrétien, dans ce nouveau combat il porte sur la poitrine l'image du Sacré-Cœur, comme ses camarades du front sur leurs fanions. Il prie, il médite, il contemple mais lorsque les forces lui manquent, pour violenter son être meurtri il ap­pelle ses renforts de la terre Beethoven, les héros de Poe, de Shakespeare, la Furie de Michel-Ange, la Victoire ailée de Samo­thrace... il les a tous choisis maîtres de grandeur ou de rage héroïque. Il vit une épopée de souffrance, d'enthousiasme et de foi. 160:246 Petit à petit il reconquiert sa guenille terrestre brisée, décou­vrant des contractions musculai­res possibles, il les exploite des heures durant pour étendre la vie aux nerfs et aux muscles voisins, activer la circulation, de proche en proche : il parviendra à mar­cher avec des béquilles, il ne viendra jamais à bout de ses in­firmités mais se vaincra lui-même. Du combat commencé en sep­tembre 1917, poursuivi près de soixante-trois ans de souffrance, de prière et de travail, il vient de remporter la victoire définitive ce 26 avril 1980. Il écrivait le 10 octobre 1922 : « Oui, je guérirai, je guérirai quand le Fils de l'Homme apparaîtra sur les nuées du ciel et quand l'Ange clamera *il n'y a plus de temps. *» Il n'a pas voulu garder son combat et les moyens de sa vic­toire pour lui seul. Pour guider tous ceux qui voudront suivre ses chemins il a d'abord écrit, au jour le jour, les Paroles *d'un revenant,* puis l'immense méditation des *Sept colonnes de l'héroïsme.* Nous voulons ici apporter un témoignage personnel. Un de nos professeurs, qui avait échappé à la captivité lors du désastre de 1940, était un prêtre d'abord glacé, qui cachait sous un visage im­passible et sans couleur, sous une parole délibérément mesurée, sa propre victoire -- nous l'avons su depuis -- sur une nature trop nerveuse et une grande émotivité. Il avait trouvé en Jacques d'Ar­noux un compagnon. Ce fut lui, en 41/42, qui nous le fit décou­vrir, dans ce collège de province. En fin d'année scolaire il nous lisait parfois des passages des *Pa­roles d'un revenant* et des *Sept Colonnes.* Nous y découvrions cha­que fois un monde de force, d'en­thousiasme et de joie. Nous avons souvent pensé depuis qu'il en vi­vait. Nous le remercions du fond du cœur et lui devons notre priè­re. Il a précédé son héros, il y a bien des années, modeste curé d'une bourgade rurale. « Quel présent fais-tu à celui qui te parle, à celui qui t'écou­te ? Lui donnes-tu un peu de foi, d'espoir, d'amour, cette triple flamme de la joie ? » (Jacques d'Arnoux.) Notre premier argent gagné nous servit, à dix-huit ans, à acheter les *Sept colonnes de l'héroïsme* puis les *Paroles d'un revenant.* Ces livres, depuis, ne nous ont guère quitté, leur état en témoigne mais les *Sept colonnes* sont tou­jours debout : l'Intelligence, l'En­thousiasme, la Mémoire, la Vo­lonté, le Sacrifice et l'Ire, la Grâce. Par la suite nous avons presque tout lu de lui... Il a été écrit de Jacques d'Ar­noux, avec beaucoup plus de compétence et d'étendue que nous ne sommes capable, dans le numéro 71 de *Lectures et Tra­dition,* juin-juillet 1978, à l'occa­sion de son dernier ouvrage : *Les soifs de l'homme.* Ce numéro lui était dédié et portait sur la couverture sa photo. Il y a d'abord cet entretien où il nous fait part de sa prière quotidienne, collecte du temps de la Pentecôte : « Que l'Esprit Saint allume en nous, Seigneur, le feu que Jésus-Christ apporta sur la Terre et qu'Il voulait voir s'embraser avec véhé­mence, Lui qui étant pieu vit et règne avec Vous. » Il nous ré­vèle ses moyens de supporter les souffrance : eucharistie, médi­tation priante des mystères dou­loureux du Rosaire et contempla­tion de la Passion... Parmi les saints qu'il chérissait, avec sainte Thérèse de Lisieux, il nous dit sa « tendresse immensément ad­mirative » pour un saint que nous aimons, tant pour son genre de sainteté que comme saint de chez nous, gens du Nord : saint Benoît-Joseph Labre. Le sublime va­gabond des routes de France et d'Italie, le clochard de Rome où il mourut d'épuisement et de pri­vations, privation de pain, mais non du Pain céleste, ni d'extase et de contemplation. Nous con­naissons bien sa maison à Amet­tes et le pèlerinage qu'ont fait, avant nous, tous les nôtres dans le passé : enfants d'un terroir si proche qu'on le faisait à pied et retour le même jour... 161:246 Mais il faudrait tout transcrire de ce numéro, le concernant ; de Michel de Saint Pierre son der­nier préfacier (le premier était Henri Bordeaux qui avait aussi donné le titre aux *Paroles*)*,* à Ro­bert Martel, Jean-Paul Roudeau et Flore Lantana. Contentons-nous modestement de reprendre, avec Robert Martel, cet appel tiré des *Soifs de l'homme* : SEIGNEUR REVENEZ !... « souffrir en Vous aimant ne sera pas souf­frir », revenez mettre « le feu aux âmes refroidies par notre grande marée d'incrédulité ». REVENEZ, « notre naufrage mérite un mi­racle urgent »... on ne saurait mieux dire en notre temps. Nous ne saurions pas plus citer, hélas, le discours du Lt-Colonel Lhuisset à ses obsèques, nous en avons tiré des enseignements et des renseignements, qu'il en soit remercié ! Nous ne voudrions pas finir sans dire que Jacques d'Ar­noux était de nos plus fidèles amis. Mme Hélène d'Arnoux, sa parente et assistante dévouée depuis plus de 25 ans, nous écrivait récem­ment : « Il lisait, et dans les derniers temps se faisait lire LU­MIÈRE, et je pense ne pas exagérer en vous disant que vous étiez par­mi les préférés pour votre courage et votre clairvoyance »... Nous la remercions de tout notre cœur et lui disons notre admiration avec notre reconnaissance. Un tel témoignage, venant de lui, nous est un encouragement sans prix, une force dans les passages difficiles, les soucis et les fatigues de notre combat. Nous voudrions, et pourquoi pas ? imaginer que dès mainte­nant, il nous aide et nous pro­tège. Nous lui devons notre prière fervente comme un remerciement et une aide fraternelle ; s'il n'en avait plus besoin, qu'elle devienne alors, avec lui, flamme ardente devant Dieu. \[Fin de la reproduction inté­grale de l'article : « In me­moriam : Jacques d'Arnoux » paru dans le mensuel *Lumière,* numéro 195 d'août 1980.\] Simple méprise ? Une « revue trimestrielle de controverse » cite « un texte fort clair de Jean Madiran », un texte qui déclare notamment : « La nôtre (famille spirituelle)... est celle qui veut maintenir vi­vant et transmettre aux nouvelles générations l'héritage que nous avons reçu du P. Emmanuel, de Péguy, de Maurras, des Char­lier, de Massis, d'Henri Pour­rat... » Commentaire de la « revue de controverse » : ce texte de Jean Madiran « *définit nettement sa véritable orientation *»*,* qui se li­mite à « *la modeste prétention de défendre une simple tradition lit­téraire *». L'éminent et très fin théologien qui est l'auteur de ce commentaire aura sans doute été trompé par l'abréviation : « P. Emmanuel », il y aura probablement vu le poète contemporain *Pierre* Emma­nuel ; d'où la qualification de « *simple tradition littéraire *»*.* 162:246 S'il avait compris qu'il s'agissait du *Père Emmanuel,* curé du Mesnil-Saint-Loup, aurait-il aussi vaillam­ment affirmé que « l'héritage que nous avons reçu du Père Emma­nuel » n'est qu' « UNE SIMPLE TRA­DITION LITTÉRAIRE ». Mais peut-être ignore-t-il qui est le Père Emmanuel... \*\*\* Le très fin et très distingué théologien commentateur doit sem­blablement ignorer qui furent Pé­guy, Maurras, les Charlier, Mas­sis, Henri Pourrat, pour imaginer que nous avons reçu d'eux « UNE SIMPLE TRADITION LITTÉRAIRE ». \*\*\* Voici donc venu un temps où on peut trouver même un théologien traditionnel, et connu pour sa dé­licatesse de jugement, pour sa mo­dération discrète, pour sa fine in­tuition, qui tienne pour simplement « littéraire » l'œuvre d'Henri Pourrat ; celle de Massis ; celle d'André Charlier ; celle d'Henri Charlier ; celle de Maurras ; celle de Péguy ; celle même du Père Emmanuel... Pourtant sa méprise (si méprise il y a) aurait pu être dissipée par le texte même qu'il citait. La suite de la citation disait en effet que notre famille spirituelle est celle qui s'attache, dans cet héritage, à « *l'itinéraire spirituel qui va du monde moderne à la foi chrétienne, en réaction contre le courant domi­nant qui entraîne les peuples de la foi chrétienne à l'apostasie mo­derne *». Ne voir en cela qu' « UNE SIMPLE TRADITION LITTÉRAIRE » manifeste un discernement vérita­blement exemplaire. \*\*\* La revue ITINÉRAIRES veut bien entrer en conversation, voire s'il le faut en « controverse », avec tout le monde : mais cela n'est possible qu'à partir d'un certain seuil de compréhension. Avec ceux qui comprennent (ou en tout cas qui prétendent) que la revue ITINÉRAIRES se limite à « DÉFENDRE UNE SIMPLE TRADITION LITTÉRAIRE », on n'aperçoit guère quel langage on pourrait parler. Ignorance non étoilée D'ailleurs l'ignorance gagne par­tout du terrain. Ignorance feinte ou réelle, en tout cas coupable. Un grand personnage ecclésias­tique, occupant de hautes fonc­tions auprès du Saint-Siège, -- nous ne donnerons pas son nom, nous le nommerons Mgr l'Impor­tant, -- a tenu à un de nos amis un discours effarant. 163:246 Il lui a résu­mé « l'affaire Lefebvre » en ces termes, qui manifestent une mé­connaissance radicale des dossiers et même des faits publics et no­toires : « Le rapport de la commission cardinalice lui était favorable. Mais Mgr Lefebvre prit peur, et il eut la malencontreuse idée de faire paraître dans ITINÉRAIRES un compte rendu de ce rapport. D'où la réaction sévère du Saint-Siège. » Il ne s'est absolument rien passé de semblable. Mais l'habitude actuelle de ra­conter *n'importe quoi* a gagné jusqu'aux hautes sphères du Va­tican. Nous voilà bien ! Rappelons que l'historique de l' « affaire » et le texte des documents, annotés et commentés par nos soins, se trouvent dans notre numéro spécial : La condam­nation sauvage de Mgr Lefebvre, édition complète. Nous en avons fait aussi une « édition abrégée ». On peut commander l'une et l'au­tre éditions chez DMM, et les offrir aux monseigneurs importants qui se croient « bien informés » par fonction et de droit divin, sans avoir pris la peine de rien étudier. Pour être « informés » «* Mgr Lefebvre ouvre une uni­versité à Paris *» : cette informa­tion a paru dans *La Croix,* qui est un quotidien, le 18 août 1980 (page 10). -- Elle avait paru dans ITINÉRAIRES, revue mensuelle, nu­méro de juin. Conclusion : si vous voulez être informés... Patapon grandit *Avenir et tradition*, bulletin d'in­formation de l'association du même nom, qui édite le mensuel pour enfants Patapon, dont nous avons plusieurs fois parlé ici, an­nonce que « pour son quatrième anniversaire Patapon grandit : trois revues en une, 24 pages au lieu de 16 ». Il y aura désormais chaque mois : « 1. -- Le *Patapon classique*, avec son titre et son mouton, mais au ton et à la typographie mieux adaptés aux 48 ans. « 2. -- L'entourant, comme le protégeant, la revue des aînés, 8-9 à 13 ans, l'une et l'autre pouvant se séparer. 164:246 « 3. -- Enfin, le bulletin d'in­formation destiné aux parents. » Le bulletin d'information, c'est ce très utile bulletin destiné aux parents qui ne manque guère de signaler et de faire connaître les bonnes publications pour enfants, comme les *Albums de Mathias.* Dans le même numéro du bulle­tin d'information, cette phrase surprenante : « Si les catholiques ne compren­nent pas qu'une entreprise de presse enfantine selon l'esprit de l'Évangile et de la vraie doctrine NE MÉRITE PAS (*sic*) d'être soute­nue, même au prix de gros sacri­fices, alors nous n'aurons qu'à baisser les bras. » Lisez, relisez, il y a bien : ne *mérite pas.* Mais on comprend... que c'est le contraire qu'il faut comprendre. *Oui, Patapon* mérite d'être con­nu et soutenu. Nous n'hésitons pas à le faire connaître et à le soute­nir AU MOINS AUTANT que lui-même a fait connaître et a soutenu les *Albums de Mathias.* La confrater­nité, la solidarité, la réciprocité, l'amitié sont aujourd'hui plus que jamais nécessaires, et Mme Louise André-Delastre manque rarement d'en donner généreusement l'exem­ple. Les familles qui ne connaissent pas encore *Patapon* peuvent de­mander renseignements et numéros specimens en écrivant à *Avenir et tradition,* 53 rue V. Hugo, 69002 Lyon. Alerte à Marseille Notre ami Daniel Tarasconi si­gnale une nouvelle atteinte portée à la basilique de Notre-Dame de la Garde : dans la crypte, la chapelle où était auparavant ho­noré le Sacré-Cœur a été transfor­mée en salon d'accueil et de con­versation ; l'autel a été supprimé ; les ex-voto ont disparu. C'est donc le début de la mise en œuvre du fameux rapport, éta­bli à l'archevêché, pour « une meilleure pastorale » à Notre-Dame de la Garde. Ce rapport avait provoqué émo­tion et scandale il y a quelques années. Daniel Tarasconi avait fon­dé, pour la défense du sanctuaire, le mouvement des *Amis de Notre-Dame de la Garde.* Mgr Etchegaray, archevêque de Marseille, avait démenti. Son com­muniqué du 11 avril 1976, publié dans la partie officielle du bulletin diocésain, déclarait solennellement : « Contrairement à une campagne malveillante, qui trouble et qui divise, il n'a jamais été décidé d'éliminer les ex-voto, ni de supprimer la brûlerie des cierges, ni de transformer une partie du sanctuaire en un lieu de culte pour d'autres religions ou en un nouveau Taizé. On ne peut s'ap­puyer sur un rapport de simple recherche qui ne présente même pas des conclusions, mais des hy­pothèses et des suggestions d'ail­leurs parfois divergentes. » 165:246 L'action si nécessaire de Daniel Tarasconi avait donc fait reculer l'archevêché... ... pour quatre ans seulement. Les termites sont patients. il importe donc de demeurer vi­gilants et mobilisés. Demandez toute la documentation aux *Amis de Notre-Dame de la Garde,* 110 rue Paradis, 13006 Marseille. L'avachissement\ d'Antoine Blondin Les journalistes français de la presse installée qui, cet été, sont allés à Moscou pour rendre comp­te des jeux olympiques du goulag ont été particulièrement plats, ser­viles, lâches. Parmi eux, Antoine Blondin. Sous le titre : « J'avais un ca­marade », FRANÇOIS BRIGNEAU, dans son *Journal de vacances* du 6 août, déplore cette liquéfaction : ... Les journalistes n'ont rien fait, ce qui s'appelle rien. Ils se sont laissé insulter par Marchais, qui les a ac­cusés de « faire le trottoir ». Ils ont contribué à entretenir la fiction de la « trêve olympique » tandis que l'Armée Rouge brûlait les villages afghans et massait de nouvelles divi­sions blindées en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l'Est. Sous le pauvre prétexte du *sport über alles,* ils ont apporté leur caution de braves petits démocrates syndiqués à la plus for­midable machine d'asservissement et de mort du monde moderne. Com­ment peuvent-ils prétendre donner des leçons à quiconque ? Ils avaient des tribunes. S'en sont-ils servis ? Non. J'ai particulièrement souffert à la lecture des billets quo­tidiens d'Antoine Blondin. Un hom­me de sa valeur, de son intelligence, de son talent, de sa sensibilité et de sa formation politique, comment a-t-il pu s'abaisser, dans la situation ac­tuelle, à être aussi creux et vide ? J'écris cela avec beaucoup de tris­tesse. Mais aujourd'hui on n'a plus le droit d'être complice même de souvenirs heureux. Antoine Blondin fut le compagnon fraternel des an­nées les plus vives de ma jeunesse. Nous nous étions connus à *Paroles françaises,* qui était l'hebdomadaire de la droite musclée, antirésistantia­liste et d'un robuste anticommunisme primaire, comme il se doit. En pleine dictature gaullo-communiste, *Paroles françaises* attaqua Marcel Paul et dénonça le rôle terrible que les stali­niens avaient joué dans les camps allemands qu'ils avaient fini par ad­ministrer. Antoine et moi, nous avons participé joyeusement à cette cam­pagne de salubrité publique. Nous avons continué, ensemble, et dans la même voie, à la *Dernière Lanterne,* à *l'Indépendance française,* à *L'Épo­que,* à *La Fronde,* à *Rivarol,* des journaux qui ne mettaient pas leurs drapeaux dans leurs poches et ne prenaient pas de gants avec la sub­version communiste. 166:246 Et puis la vie a passé. Nous nous sommes éloignés. Antoine Blondin est devenu un des rares écrivains de notre génération. Il a évolué. Il a glissé. On a retrouvé sa signature dans *L'Ex­press* et *Le Matin.* Il est devenu l'ami de Mitterrand. Avec ses références qui auraient dû compter et peser, cela faisait tout drôle. Mais enfin ce n'était pas bien méchant. On peut changer. Seuls les imbéciles, etc. J'en suis la preuve vivante. Têtu, borné, buté, immobile et fidèle, jusqu'à ma mort, aux idées qui me révélèrent à moi-même, il y a quarante ans. Antoine était différent, voilà tout. Encore une fois il n'y avait pas de quoi avoir les sangs retournés. Il faisait de la politique buissonnière, pour employer un mot qu'il aimait. Mais je n'aurais jamais cru qu'il irait aussi loin dans la connivence avec tout ce que sa jeunesse refusait. Malgré les consternants articles qu'il écrivit pour la défense de ces Jeux du Komintern, de la Guépéou et de l'Armée Rouge, j'étais persuadé qu'il ferait un éclat à Moscou. Il s'est contenté de plaisanteries de garçon de bains et de calembours à barbes, comme ce « bachelier de la vodka », surnom que nous avions donné à Pierre Hervé en 1947. Tout cela est bien triste et décevant. Grave aussi, car il serait vain de se le cacher. C'est de l'accumulation de ces lâchetés et de ces reniements qu'est faite la démission de l'Occi­dent. \[Fin de la reproduction d'un extrait de l'article de François Brigneau paru dans l'hebdo­madaire *Minute*, numéro 956 du 6 août 1980.\] Jean-Pax Méfret,\ le chanteur d'Occident Voici un « 33 tours » intitulé *Vous allez me traiter de réac,* paroles, musique et interprétation de Jean-Pax Méfret. Chanteur et chansons interdits de séjour, in­terdits d'antenne, ni radio, ni télé­vision, pas même de distribution, le terrorisme intellectuel règne sur le chobiz : on ne trouve pas ce disque chez les marchands de dis­ques. Il faut le commander privé­ment, en écrivant à : Veronica S.A. 48 rue de Sèvres 92100 Boulogne ... société constituée par un groupe d'amis pour enregistrer et diffuser Jean-Pax Méfret. 167:246 Sans doute avez-vous connu il y a quelques années *Le chanteur d'Occident.* C'en est maintenant la version 1980, avec Kaboul. Pieds-noirs exilés, anciens de l'OAS et de l'OAS-Métro entendront avec émotion *Les barricades* et aussi *Le loup de guerre. Véronika,* c'est le mur de Berlin. *La musique s'est arrêtée,* c'est le Cambodge : « le Cambodge a cessé d'exister ». Et une demi-douzaine d'autres : « Puisqu'il faut le dire en chan­sons -- Puisque la guitare est devenue une arme -- Je viens chanter l'espoir -- Je chante contre le Grand Soir -- Je viens chanter pour l'Occident. » Nous reparlerons de Jean-Pax Méfret plus à loisir. Dès mainte­nant, commandez son disque, soutenez-le. Pour son talent. Pour son courage. Et par solidarité con­tre les quatre ou cinq États confé­dérés qui nous colonisent. *J. M.* Perplexités attentives Visiblement l'épiscopat français ne sait trop sur quel pied danser avec Jean-Paul II. Bien qu'en deux années de pontificat aucune déci­sion véritablement... décisive n'ait encore été prise, et bien que l'ancien et détestable personnel soit toujours en place dans l'adminis­tration vaticane, les évêques de France sont dans l'attente et dans l'inquiétude. Le journal *Le Monde,* lui, n'a pas attendu pour critiquer, dénigrer, attaquer le souverain pontife. Mais de leur côté les communistes, jusqu'ici, sont beau­coup plus prudents et réservés. C'est que sur la personne, la pen­sée, les intentions, l'action de Jean-Paul II, depuis deux ans n'ont pas cessé d'apparaître des indica­tions multiples et parfois, semble-t-il, contradictoires. La perplexité s'étend. Dans la *CRC *de septembre, l'abbé Georges de Nantes résume en ces termes les analyses très do­cumentées et très détaillées de l'actuel gouvernement pontifical qu'il a publiées à l'occasion et à la suite du voyage en France de Jean-Paul II : Parce que, moi aussi, j'aime Jean-Paul II avec une grande et surnaturelle piété filiale, j'ai éprouvé, et je ne m'en cache pas, beaucoup d'émotion lors de sa visite en France, à voir toutes les marques qu'il donnait de sa foi, de sa dévo­tion, et de sa bonté pour les humbles, les infirmes, les âmes consacrées. Je l'ai dit et pu­blié. Mais parce que nous de­vons aimer la vérité et ne pas la celer, aussi bien celle des faits que celle de la raison et de la foi, j'ai dû constater que tout n'était pas satisfaisant ni même acceptable dans ce voya­ge. Et je l'ai écrit. Les choses ne sont pas sim­ples ; elles ne sont pas claires ; si bien que l'on s'interroge et que l'on interroge de plus en plus : 168:246 Dès lors, il était prévisible qu'on me demanderait, et de bords opposés, *comment il m'est possible de dire en même temps tant de bien et de mal de la même et auguste Person­ne.* L'un trouverait ma critique intolérable, et l'autre incom­préhensibles mon admiration et mon affection. Les uns et les autres tenant pour assuré que l'incohérence est dans mes propos et non dans les faits, entre mes sentiments et mes raisons plutôt que dans l'es­prit de notre Saint-Père le Pape (...). Maintenant ce harcèlement d'une critique sur deux fronts se fait véhémente, à la limite du supportable. Et d'abord dans mon propre cœur. On constate que des catholiques dits « de droite », ou « intégris­tes », en viennent à adopter et défendre des « idées de gauche », comme les droits de l'homme de l'ONU ou « liberté -- égalité -- fra­ternité », en raison de certains propos, bien ou mal interprétés, prononcés par Jean-Paul II. L'abbé de Nantes s'en inquiète avec rai­son : Jean-Paul II a su déclen­cher, comme Paul VI en son temps, un énorme travail de justification intellectuelle des idées de gauche par la droite chrétienne (...). L'important n'est pas dans les injures et les insultes échangées. L'important est de constater ce glissement intel­lectuel des catholiques inté­gristes vers la gauche moder­niste et révolutionnaire par fidélité au Pape. Il y a toujours « le concile ». Dépassant la querelle des *interpré­tations* et *applications* bonnes ou mauvaises de Vatican II, la posi­tion bien connue de l'abbé de Nantes est celle-ci : Je refuse ce Concile de mal­heur qui n'a été que confusion des langues, obscurcissement de la foi, corruption de la pastorale, ouverture à toutes les hérésies de ce temps et de tous les temps. Je ne trouve pas bon que Jean-Paul II nous contraigne à croire que ce même Concile a été divin, saint, rénovateur, le plus grand Concile de l'histoire, qui a fait toutes choses nou­velles et dicté à l'Église des siècles à venir tout son es­prit, toute sa pratique. Il y a trop de poison dans cette ti­sane... L'abbé de Nantes rappelle une fois de plus, en termes saisissants, l'erreur fondamentale des hiérar­ques de l'Église post-conciliaire : Ils font de tous les hommes, ou plutôt, parce qu'ils préfè­rent nager dans les abstrac­tions, ils font de l'Homme, en tant que tel, un *fils de Dieu.* C'est aberrant, parce que cela abolit le péché originel, les péchés personnels et leurs conséquences. D'où résultent nécessairement l'inutilité de la foi et du baptême, la nullité de la justification par la grâce et du don de l'adoption divine à ceux qui se convertissent pour la recevoir du seul Jésus-Christ par son Église sainte. Car il n'y a pas à s'efforcer de gagner ce que tous possè­dent déjà en tant qu'hommes. 169:246 Ils jouent ainsi depuis vingt ans à cache-cache avec le dog­me catholique, ils cherchent depuis vingt ans des expres­sions ambiguës qui puissent couvrir toute la distance, et l'opposition, qui sépare l'hu­manisme maçonnique de la foi chrétienne. Et voici le plus grand objet ac­tuel de perplexité : Il est indubitable que S.S. Jean-Paul II professe intégra­lement la foi catholique. Il n'est donc pas question de le suspecter d'un quelconque re­fus de nos dogmes, de notre morale, ni d'une altération consciente et délibérée de no­tre foi dans quelque intention perverse que ce soit. La dif­ficulté n'en demeure que plus inquiétante : comment le Pa­pe peut-il accorder une con­viction catholique qui paraît absolument ferme et loyale, avec un humanisme aussi con­vaincu, aussi militant, tel enfin qu'on croirait entendre un catholique-libéral du siècle dernier, un démocrate-chré­tien disciple de Sangnier, ou Maritain lui-même, celui du *Paysan de la Garonne ?* Évidemment ce deuxième registre demeure de l'ordre des opinions personnelles du Pape. Il est permis d'en discu­ter librement, respectueuse­ment même si c'est prati­quement très mal vu -- et de ne le point accepter. Mais en­fin le problème reste entier de savoir comment une reli­gion exacte et ardente souffre un tel voisinage, et d'autant plus qu'elle se mélange trop étroitement, en tant de dis­cours, avec ces idées philoso­phiques et politiques éminem­ment discutables (...). A l'époque des critiques élevées par l'abbé de Nantes contre Paul VI, nous avons assuré, sans être trop entendu, qu'on pouvait les approuver ou les désapprouver plus ou moins partiellement, mais qu'en tout cas elles faisaient par­tie de l'état de la question. Sans doute s'en rend-on mieux compte aujourd'hui, après coup. Sembla­blement, la déjà longue suite d'ar­ticles que l'abbé de Nantes a pu­bliée dans la *CRC* sur la personne, la pensée, le gouvernement de Jean-Paul II fait indubitablement par­tie, désormais, de l'état de la question. Il n'est pas interdit d'en estimer quelques aspects excessifs ou prématurés : mais feindre d'en ignorer tout et se forcer à n'y faire jamais allusion n'est pas de bonne méthode intellectuelle. Mê­me si ce silence artificiel peut trouver une *explication* dans les rudesses superflues et les imper­tinences déplacées de l'auteur, il n'y trouve pas une *justification* suffisante. Du moins si nous ne sommes pas devenus tout à fait des barbares. J. M. ============== fin du numéro 246. [^1]:  -- (1). Paru en 1967. En vente chez DMM, ainsi que le *Saint Benoît* de Claude FRANCHET (Mme Henri Charlier) : *Saint Benoît de Nursie, le père de famille* (illustrations d'Henri Charlier), petit livre admirable, dense et beau de 80 pages, qui n'est pas du tout, comme on l'a trop répété, destiné « aux enfants », mais s'adresse indistinctement, et avec autant de bonheur, aux grands et aux petits. [^2]:  -- (1). Pie XII, encyclique *Fulgens radiatur* du 21 mars 1947 pour le quatorzième centenaire de la mort de saint Benoît. [^3]:  -- (2). Ibid. [^4]:  -- (1). Mt 5/12. [^5]:  -- (2). *Apoc.* 33/7. [^6]:  -- (3). Diminuatae sunt veritates a filiis hominum (ps. 11/2). [^7]:  -- (4). « Privé de savoir, le sachant, et acceptant l'ignorance avec sa­gesse » (dial. de St. Grégoire). [^8]:  -- (5). Aug Enarr. inps. 147. [^9]:  -- (6). C'est-à-dire semblable aux anges. « Isange » est le titre que l'Église d'Orient décerne à saint Benoît. [^10]:  -- (7). Reg. II. [^11]:  -- (8). Reg. XLI. [^12]:  -- (9). Reg. II. [^13]:  -- (10). Is. XLII, 1. [^14]:  -- (11). Teilhard de Chardin, *Lettres à Léontine Zanta,* p. 36. [^15]:  -- (12). Coloss. III, 1. [^16]:  -- (13). Alloc. 15.3.1958. [^17]:  -- (14). Platon, Rep. p. 167. [^18]:  -- (15). Règ. Prof. [^19]:  -- (16). Que l'Abbé tempère toutes choses en sorte que les forts dési­rent faire davantage et que les faibles ne se découragent pas. (Reg. LXIV.) [^20]:  -- (17). Confer. 11 16. [^21]:  -- (18). Contempl. 10. [^22]:  -- (19). « L'œuvre de Dieu », traduction du terme *Opus Dei,* revêt sous la plume de saint Benoît une acception solennelle. Il s'agit de la prière publique de l'Église en présence de Dieu et de ses anges. [^23]:  -- (20). De oratione LX. [^24]:  -- (21). *Avec pureté du cœur, componction des larmes et révérence à Dieu* (Reg. XX. ! II). [^25]:  -- (22). *Cette modeste Règle écrite pour des débutants* (l'expression est de saint Benoît lui-même ; elle se trouve au chapitre LXXIII). [^26]:  -- (23). Exode. [^27]:  -- (24). Apoc. XIII 4. [^28]:  -- (25). Isaïe 45 7. [^29]:  -- (26). Antienne des Laudes du 11 juillet : « L'homme de Dieu, Be­noît, traça un signe de croix et la coupe empoisonnée se brisa. » [^30]:  -- (1). Le prieuré Sainte-Madeleine de Bédoin (Vaucluse) a été arbitrairement exclu de la congrégation cassinaise P.O., précisément parce qu'il conserve trop bien la tradition liturgique ! -- Signalons la fondation de deux monastères de bénédictines fidèles à la tradition liturgique et monastique : 1° les bénédictines de Montfavet, de la primitive observance, sous l'obédience de dom Gérard Calvet, prieur de Bédoin ; 2° le monastère Notre-Dame de toute Confiance, à Lamaire, 79600 Airvault, près de Parthenay : monastère qui suit l'observance de Solesmes. [^31]:  -- (1). Dom G. Aubourg : « Le Tabernacle », in *Primauté de la Contemplation,* numéro spécial de la revue ITINÉRAIRES, reprint chez DMM. \[76-09-63.\] [^32]:  -- (1). Lettre adressée aux Supérieur généraux des communautés reli­gieuses astreintes à la récitation chorale de l'office. [^33]:  -- (2). Jean, IV, 14. [^34]:  -- (1). *Dictionnaire politique et critique.* [^35]:  -- (2). *Mise au point.* [^36]:  -- (3). *Physique sociale,* 48^e^ leçon.