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## ÉDITORIAUX
### Amitié française
par Jean Madiran
QUAND ON DIT : *amitié française,* un écho implacable, mais non injuste, répond aussitôt : *Algérie française...* Cher Georges Laffly, ce crime contre l'amitié française, nous ne l'oublions pas : il ne suffirait cependant point de s'en souvenir à voix basse, portes et fenêtres closes, et vous avez raison d'en faire le rappel public. Ce crime commande encore notre vie politique de tous les jours. Ceux qui n'y ont pas trempé, ceux qui l'ont combattu les armes à la main ou simplement dénoncé par la parole et par l'écrit demeurent exclus de la classe politique. Car la classe politique tout entière, ce que Maurras appelait le « pays légal » par opposition au « pays réel », c'est-à-dire en substance les quatre ou cinq États confédérés qui colonisent la France, -- mais disons la « classe politique » pour parler selon la mode, il faudrait seulement y ajouter la classe informante, celle qui tient et fabrique les media, -- oui, tout le système, tout le régime, toute la V^e^ République, tous les hommes du pouvoir et de l'opposition ont été acteurs ou complices de la destruction du peuple français d'Algérie.
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Ce n'est point du passé. Les mêmes, à une ou deux exceptions près, le prince de Broglie et le général de Gaulle, les mêmes sont toujours là. Ils sont capables de traiter la France comme ils ont traité l'Algérie française. Non seulement ils en sont capables : ils sont en train de le faire. Plus sournoisement. Plus lentement. Cette politique porte un nom. Romain Marie aura été le premier à le crier. C'est un génocide. Le génocide français.
\*\*\*
Le terme de génocide a été créé au procès de Nuremberg, en 1946, et les dictionnaires qui le définissent semblent s'être donné le mot pour ne mentionner qu'un seul exemple, toujours le même, comme s'il n'en existait qu'un : « l'extermination des juifs par les nazis est un génocide ». On peut cependant supposer, jusqu'à preuve du contraire, que le génocide demeure sémantiquement un génocide, demeure grammaticalement un génocide, demeure politiquement un génocide, demeure moralement un génocide même lorsque les exterminateurs ne sont pas des nazis et même lorsque les exterminés ne sont pas des juifs. La démocratie religieuse moderne sous sa forme dite libérale ou sous sa forme dite populaire, c'est-à-dire soviétique, n'a pas attendu, pour perpétrer des génocides, que le mot existât ; elle n'a pas non plus renoncé au génocide après le procès de Nuremberg.
Mais pour le bien comprendre, il importe de faire une seconde remarque préalable.
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Les définitions des dictionnaires consultés, petit et grand Robert, Larousse en deux volumes, sont inexactes. Elles déclarent : *destruction méthodique d'un groupe ethnique.* L'unique exemple cité proteste. Le groupe ethnique juif, qui a été victime d'un « génocide », n'a pourtant pas été « détruit », puisqu'il existe encore. Il faut donc dire plus précisément que le génocide est une *tentative* de destruction. Ou, comme dit le petit Larousse (1976), qui cette fois est plus véridique : *crime commis dans l'intention de détruire.* Pour qu'il y ait « homicide », il faut qu'il y ait mort d'homme. Pour qu'il y ait « génocide », il suffit qu'il y ait tentative de supprimer une race, une nation, une ethnie -- même si la tentative n'aboutit pas, comme dans le cas cité du peuple juif.
Le génocide comporte donc la tentative d' « extermination des individus » qui composent un peuple.
Mais il comporte aussi « la désintégration de ses institutions politiques, sociales, culturelles, linguistiques et religieuses ».
Le peuple français d'Algérie a donc bien été victime d'un génocide.
Et la nation française tout entière.
Elle subit elle aussi une entreprise méthodique de *désintégration de ses institutions religieuses, culturelles, sociales et politiques.* Depuis plus de mille ans, ces institutions françaises, variables dans le détail et selon les époques, étaient essentiellement FAMILIALES. Depuis deux siècles, lentement, sournoisement, pas à pas, sous l'influence de la démocratie religieuse moderne, s'insinue puis prolifère une législation faite, selon le mot célèbre de Renan, pour des citoyens qui seraient « nés enfants trouvés et morts célibataires ». C'était un génocide à doses efficacement homéopathiques. Depuis une génération, c'est le génocide à doses massives, culminant sous le septennat giscardien avec l'avortement au pouvoir et dans la loi, l'incitation publique à la luxure par l'école et les media et, sous le nom imposteur de « politique familiale », la *politique anti-familiale* systématiquement orchestrée à tous les niveaux et par tous les moyens.
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A ceux qui ressentent ce mensonge comme un mensonge, cette agression comme une agression, s'adresse l'*invitation* du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER pour la journée du 30 novembre :
« Un génocide très sophistiqué, sous anesthésie générale, frappe les Français, chaque jour davantage, dans leur vie nationale, religieuse, familiale, professionnelle et les atteint jusque dans leur existence physique.
« Par la perversion libéral-socialiste des lois et des spectacles, des idées et des mœurs, le génocide fait que les Français sont de moins en moins chrétiens et se sentent de moins en moins français.
« L'incitation générale à la dénatalité, les ravages de l'avortement, le déracinement des populations, l'immigration sans frontières arrivent à faire que les Français sont de moins en moins nombreux en France.
« La démocratisation de la pornographie vient parachever cette perversion libéral-socialiste : les Français sont de moins en moins des hommes dignes de leurs vocations.
« A cette formidable entreprise de mal et de mort s'oppose la volonté nationale de résistance et de survie. A travers beaucoup de différences, de divergences, de divisions, s'exprime et grandit une renaissante fidélité à l'âme de la France et à cette race française dont parlait Péguy. C'est en cette même fidélité que nous nous retrouvons : nous qui, si le pire l'emportait, serions ensemble au plus bas de l'adversité.
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« Le génocide ouvre la voie à l'installation du communisme, horizon indépassable de l'esclavagisme moderne.
« Y faire face est une urgence de salut public. Entre tous ceux qui le comprennent, et dont la tâche est difficile, il est besoin d'une bienveillance réciproque dans l'amitié française. C'est pour Cela que nous vous invitons aux rencontres entre amis et voisins, le dimanche 30 novembre. »
Cette *invitation* a été envoyée par le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER aux organismes, aux publications et aux personnalités qui, à l'encontre du génocide français, manifestent une volonté nationale de résistance et de survie.
Les personnalités, les publications, les organismes qui acceptent de répondre à l'invitation viendront à cette journée y tenir chacun un stand et y présenter au public leurs ouvrages.
L'idée de Romain Marie est que des catholiques peuvent inviter leurs compatriotes à une journée d'amitié française. Dans la perspective d'une même fidélité.
Fidélité à l'âme de la France ; fidélité à la race française qui donc, après Péguy, en a mieux parlé que notre maître André Charlier ; qui donc mieux que lui a réveillé la « fidélité aux vertus de la race ».
Relisons :
« *Il ne s'agit pas de diviniser la race, comme l'ont fait les païens modernes. Mais une race est quelque chose de beau et de grand. Une race est une grande famille qui dépend d'un milieu physique déterminé, qui est attachée à un certain sol hors duquel elle ne peut subsister.* « *Il faut que France, il faut que chrétienté continue... *»*, disait Péguy. Il est beau de continuer sa race, de faire les mêmes gestes, avec le même style, que ses aïeux.*
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*Les hommes d'aujourd'hui perdent le sentiment de la race parce qu'ils sont littéralement* DÉRACINÉS, *étant arrachés du sol et entraînés vers les villes par le flot de la vie moderne* (*...*)*. On ne peut pas sauver le spirituel si on ne sauve pas le charnel. La décadence des races n'est pas une chose fatale. Quand on a reçu d'appartenir à une race comme la nôtre, quel devoir ! Les dons de la nature prodigués à la France au point de rendre jaloux l'univers, qu'en avons-nous fait ? Mais ils sont encore là, endormis, et peuvent revivre* (*...*)*. Il faut avoir, sans orgueil, la fierté de sa race. *» ([^1])
« *Il y a la race qui est là, et qui est une fameuse race* (*...*)*. Bientôt, en face de l'effroyable tyrannie marxiste, il n'y aura plus que les vertus séculaires de notre race, je dis bien de la nôtre* (*...*)*. Mais ces vertus, jeunes gens, vous ne les connaissez pas* (*...*)*. Cette race et ces vertus que vous ignorez protestent contre tant de sottise et contre une bassesse si contraires à notre caractère. Ce sentiment d'horreur remonte en nous du fond des âges. Il n'a rien de l'orgueil racial, jeunes gens, n'ayez pas peur. Il est plein d'humilité au contraire, et il sait exactement en quoi nous avons manqué à notre vocation* (*...*)*. Cette race attend que quelqu'un se lève et parle son langage et qu'elle puisse aimer. *» ([^2])
« *La vieille sève n'est pas morte, parce que l'eau du baptême s'y trouve mêlée de telle façon qu'on ne sait plus ce qui est de la nature et ce qui est de la grâce. *» ([^3])
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L'*invitation* du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER n'ignore pas qu'elle s'adresse à des personnalités, des publications, des organismes dont la commune volonté nationale de résistance et de survie s'exprime « à travers beaucoup de différences, de divergences, de divisions ». Il ne s'agit aucunement d'inciter à une confusion des uns et des autres. Mais parce que pour tous « *la tâche est difficile *»*,* comprenons, comme nous y sommes invités, qu' « *il est besoin d'une bienveillance réciproque dans l'amitié française *»*.*
Une bienveillance réciproque dans l'amitié française !
Notre réponse est oui.
Jean Madiran.
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### Algérie française
par Georges Laffly
LE 14 juin dernier, le cent cinquantenaire du débarquement à Sidi-Ferruch et de l'Algérie française n'a guère été fêté. On pouvait s'y attendre. La France débile d'aujourd'hui renie de toutes ses forces la France qui fut grande.
Deux faits, pendant le mois de juin, ont pourtant rappelé cette date.
A Toulon, un monument élevé « aux martyrs de l'Algérie française » a été plastiqué, certainement par des barbouzes gaullistes. Afin de montrer que l'abandon de l'Algérie fait partie de l'héritage du régime, et qu'il n'est pas question de « réconciliation ». Il y a assez longtemps que l'unité nationale ne se fait que contre un ennemi intérieur, et entre des gens qui se réclament d'un grand crime. Premier exemple : les conventionnels régicides.
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L'explosion de Toulon nous rappelle cette règle, s'il en est besoin. Le gaullisme, lui aussi, est un bloc. Ceux qui n'en acceptent pas la légende sont exclus. Et l'adhésion est beaucoup plus facile à Georges Marchais qu'à Antoine Argoud. Conséquence : Marchais sera un adversaire, bien sûr, pour les fidèles de la croix de Lorraine, mais un adversaire qui reste dans le cercle, admis, tandis qu'Argoud est hors du cercle, rayé du monde.
Le deuxième fait, c'est la publication du livre de la S.P.L. sur l'Algérie de 1942-1962. Les vingt dernières années : au début, Alger, capitale de la France en guerre, les départements qui vont fournir les corps francs de la bataille de Tunisie, le corps expéditionnaire en Italie, puis la I^e^ armée. A la fin, la république « une et indivisible » renonçant aux départements d'Afrique du Nord, et refusant, par ce fait, deux conditions de l'indépendance : l'énergie (le pétrole) et l'espace, indispensable à une force nucléaire réelle.
Sur cette période Philippe Héduy a rassemblé une somme considérable de documents et d'études de premier plan. Il m'est difficile de tout citer, mais il faut absolument signaler les essais historiques de P. Ordioni, A. de Sérigny, J.P. Angelelli, X. Yacono, et le très bon exposé de la guerre que fait P. Buisson. Les documents sur la médecine (Pr Goinard), l'énergie (Manuel Weckel), l'hydraulique (Gaston Barbet), les chemins de fer (Louis Hamed), ont l'avantage de rappeler des faits omis systématiquement : la « colonisation », c'était cette œuvre immense, que Nasser découvrit, stupéfait, quand il vint à Alger en 1963. Très bonne idée aussi de reproduire un reportage de Jean Brune, l'écrivain qui a le mieux compris l'Algérie. Suivent des témoignages sur les huit années de guerre. S'il fallait choisir, je mettrais à part « l'histoire de Jules », un texte très court écrit par Roger Degueldre quelques jours avant qu'il soit fusillé, et le bilan dressé par le colonel Argoud « Accélération de la décadence ». Tout est là.
12:247
Dans notre temps d'oubli et de déformation, ce livre est un monument du souvenir. Il est remarquablement illustré. On le regretterait presque, sachant combien ces images en augmentent le coût. Mais lisez-le, il en vaut la peine. Il vous aidera à rétablir la vérité sur ce que fut l'Algérie, et à réfléchir sur les conséquences du désastre de 1962.
Georges Laffly.
Philippe HÉDUY et d'autres auteurs : *Algérie française 1942-1962* (S.P.L.).
13:247
### Le génocide français
par Romain Marie
#### Les images d'une semaine en automne
Lundi matin
En Languedoc, c'était encore l'été. Je découvre l'automne à 8 h du matin entre la gare d'Austerlitz et celle de Lyon. A Toulouse, hier au soir, j'ai pris l'Occitan, le meilleur moyen encore pour être dans la matinée à Montargis où, depuis quelques mois, je me rends chaque semaine dans une usine qui ne se porte pas très bien.
Est-ce le gris du matin ? La population aussi est grise, triste semble-t-il et moutonnière.
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Premier arrêt. Comme les autres fois, avant l'été, ils sont montés, une quinzaine, pour se rendre dans je ne sais quel centre « d'éducation » à Fontainebleau, envahissant le fond du wagon où je suis. Pas exactement agressifs mais turbulents, sans gêne ; pas du tout navrés de ce que les pauvres gens tristes soient obligés de se lever pour aller se serrer à l'avant ; sans rien dire, je leur ai fait comprendre, et ils ont compris, que pour ma part je ne bougerai pas.
Quelquefois, étonné, l'un ou l'autre me regarde les regarder. D'une certaine manière je dois constituer un public. Sans doute parlent-ils ou plutôt hurlent-ils leurs histoires un degré plus fort à cause de moi. Ils racontent les exploits de la veille et du samedi ; toujours les mêmes. A vrai dire, ils me fascinent. Quatorze, quinze ou seize ans ? Certains ont encore des visages d'enfants mais d'enfants déjà étrangement trempés dans la vie. L'un d'entre eux semble avoir une position de chef : celui à qui le petit, au coin de la fenêtre, un peu tassé, manifeste son approbation ; le petit qui a dû être élevé par des parents gentils et besogneux et dont les habits sentent encore le marché fait par la maman pour qu'il ait « ce qu'il faut ». Le petit qui sûrement doit s'appliquer pour avoir son C.A.P. et puis après sa mobylette.
Mais en attendant, il lui faut tenir dans cet univers. Et il approuve le grand qui parle le plus fort. Parce qu'il vaut mieux, sans doute, essayer de se trouver un protecteur. Et le grand d'ailleurs a besoin d'admirateurs.
Le grand, lui, a la peau sombre. De quel pays, de quel continent, de quelle île procède-t-elle ? Difficile de deviner.
Il est habillé comme ceux qu'il a dû admirer au cinéma, style loubards d'Harlem s'efforçant déjà à prendre le genre gangster cossu : costume rayé agressif, chaussures très cirées, chemise et foulard sans nul doute mûrement choisis, bagues et gourmettes, et la casquette perfectionnant le tout. A lui seul, toute une évocation de Chicago des années 30, de la prohibition, des incorruptibles d'Al Capone. Jamaïcain, Haïtien ? Décidons-le Jamaïcain.
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Il parle un étrange langage, aux composantes diverses : ni le français, ni l'argot savoureux des faubourgs d'autrefois, et quel accent ! Beaucoup de ces R qui, tournant sur le H aspiré et s'exprimant en un désagréable « rot » de gorge, indiquent bien l'influence maghrébine.
Pourtant, lui ne semble pas tellement un Africain du Nord...Mais qu'importe : tous, Arabes ou pas, Zoulous plus ou moins, Bambaras ou Chaouias, parlent de la même façon. Et même les deux ou trois à la peau plus claire qui ont bien dû apprendre chez eux un peu de portugais.
Et le petit Français du coin de la fenêtre s'évertue à s'exprimer lui aussi comme cela pour raconter l'exploit qu'il n'a pas commis la veille. Protecteur, le grand Jamaïcain l'a laissé parler le temps d'une longue cigarette.
Et les voilà tous qui racontent leurs histoires, en rajoutent, surenchérissent, enjolivent -- si l'on peut dire. J'écoute celle des flics à qui l'on a fait peur et qui n'ont pas osé entrer dans la zone et celle de la bande des Portugais qui a tabassé celle des « Rrrabeu » (Arabes ?), et les virées en bécane (motocyclette) pour aller « saigner les mecs qu'on aime pas ».
Tous bien sûr ils ont « pointé » un flic (poignardé ?) et puis, bien sûr, ils ont fait mieux que dans le film classé X avec les sieurs de Bouziane...
Peut-être, sans doute, espérons-le, exagèrent-ils ; mais ils évoquent, à leur façon, l'immensité de la banlieue, les hordes qui la peuplent, la drogue, la violence sans frein et la peur.
Fontainebleau. Les voilà descendus. Fontainebleau : vieux nom de France. Beauté des châteaux et des chaumières ; quelques chansons d'autres temps montent en moi. Elles disent de nos pères les prières, les joies et les peines, l'amour et la fuite du temps, le rossignol et le bon vin. Ces chants ne sont pas les leurs. Ils n'auront ce soir que leurs décibels en juke-box.
10 h. -- L'usine près de Montargis
La réunion du comité d'entreprise commence aussitôt. Autour de la table, de braves gens dans l'ensemble et qui savent bien que nous nous battons pour sauver cet établissement ; mais plutôt silencieux.
16:247
Car les deux délégués des syndicats révolutionnaires sont là qui tiennent encore, pour un temps, le haut du pavé. Rien d'étonnant d'ailleurs lorsqu'on sait l'extraordinaire démission de la hiérarchie qui caractérise la gestion précédente de l'établissement. L'ambiance est lourde. Comment parler de communauté, de propriété du travail à des gens dont l'usine a changé quatre fois de mains en quatre ans, à qui l'on n'a jamais su dire la signification de leur travail ; ils ressentent qu'ils ne sont qu'une pièce dans un dispositif mécanique de production déshumanisée. Microcosme d'une réalité plus vaste : d'un côté la seule loi du profit, le travail impersonnel, la monotonie ; de l'autre, la volonté de faire que tout aille plus mal, la haine habilement suscitée et entretenue, le nihilisme révolutionnaire.
Mardi. -- 8 h.
Autre mission. Versailles cette fois ! La gare Saint-Lazare. Dès l'entrée, une maison dite de loisirs. Elle n'ose pas encore s'appeler de la culture (cela viendra). D'immenses affiches lisibles de très loin annoncent les films pornographiques au menu. Des enfants qui vont à l'école s'arrêtent pour regarder...
Mercredi. -- 15 h.
De retour à Paris. Au Kremlin-Bicêtre pour visiter un local de travail. J'attends durant un quart d'heure. La rue est bruyante, grouillante. Mais quelle est cette foule ? je n'y reconnais guère le peuple de France.
Jeudi
La joie du retour à Castres.
Mes filles me montrent leurs livres d'histoire. Étonné, j'appelle notre ami Jacques de Chambon, professeur au lycée Fermat de Toulouse. C'est encore pire dans les autres ouvrages me dit-il. Et de me lire quelques extraits de ceux que l'on voudrait qu'il utilise. J'apprends ainsi que le cas de Jeanne d'Arc (à qui l'on concède 8 lignes contre une page au Club Méditerranée) relève de la psychanalyse. Quant à Louis XIV, il est défini comme *un* roi qui se prenait pour Dieu. J'apprendrai donc l'histoire à mes filles. Mais qu'apprendront la plupart des petits enfants des écoles de France ?
17:247
Vendredi soir
Les voisins du dessous fêtent le centenaire de la grand-mère. Nous avons aperçu la famille dans les escaliers : de bonnes gens venus de la campagne voisine, des jeunes aussi, sans doute comme presque tous peu ou prou écologistes et occitanistes. Longtemps la maison a retenti du bruit lancinant du disco et de mélopées étranges. Nous n'avons pas entendu de chants, ni en français, ni en langue d'oc...
Samedi soir
Dîner avec des médecins amis travaillant dans une clinique de la ville où bien sûr on travaille à sauver des vies, pas à tuer. J'apprends qu'à l'hôpital de la ville, au service de Mme Myriam Fraijmann, on procède certains jours jusqu'à quatre de ces « actes » que l'on appelle I.V.G. Au train où vont les choses, en 10 ans, dans le seul avortoir de ce seul hôpital la France aura subi plus de pertes que dans la guerre d'Algérie...
I.V.G. : cela passe mieux qu'avortement. Quand on se contente de prononcer les trois lettres, cela donne même un petit piment technico-scientifique. Si l'on évoque « l'Interruption Volontaire de Grossesse », on passe alors dans un contexte plus psychosociologique avec arrière-plan de libération de la femme, d'affirmation adulte, de libre choix de sa destinée, etc.
Le mot d'avortement, lui, est à proscrire. Il ne tient aucun compte de l' « idée généreuse » qui le sous-tend. Il évoque sans complexe la réalité. Il est cru, brutal, réactionnaire, fasciste en un mot. Ceux qui l'emploient sont ceux qui appelant juif un juif et nègre un nègre, relèvent de la loi Pleven.
Le proscrire et sanctionner ceux qui l'utilisent est urgent car son emploi menace la démocratie.
Dimanche matin
L'ancien évêché de Castres, son jardin dessiné par Le Nôtre : la mairie a pris une partie des bâtiments ; l'autre est occupée par le musée Goya. L'Agout, la rivière indolente qui traverse la ville, bordée par de très vieilles maisons, se précipite à ses pieds en une petite chute.
18:247
De mon balcon, rive gauche, j'aperçois un peu cela ; un peu seulement, car il y a 20 ou 30 ans une municipalité que je ne qualifierai pas a laissé construire deux énormes « H.L.M ». Rive droite : le XVII^e^ siècle, dans sa grâce, son harmonie, sa paix. Rive gauche : le XX^e^ siècle, pas à son avantage.
Trop rarement, je traverse le pont pour aller flâner dans le jardin ; je le fais ce matin, en compagnie de mes filles. Elles voulaient que je découvre les « choses » dont on a flanqué le perron d'accès au musée. Statues, sculptures, comment ose-t-on nommer ainsi ces difformités provocatrices qui ne sont là que pour souiller, pour injurier. Témoignage d'une époque qui, incapable de créer, se réfugie dans la grimace.
Nous avons poursuivi la promenade. Sur la place nationale « rebaptisée » (si l'on peut dire) Jean Jaurès, la lourde silhouette de la statue du personnage devient presque acceptable. Le ciel est bleu. Des fatmas passent là, des hommes souvent enturbannés parlent en gesticulant ou vous dévisagent dans une semi-torpeur. En semaine, ils sont là aussi mais les passants d'origine française sont encore nombreux. Le dimanche matin, le tableau est plus homogène ; quelques indigènes sortent de la célébration eucharistique (ou de la synaxe comme ils disent) et passent rapidement ; sans doute un peu confus : la cathédrale au centre ville n'a pas encore été transformée en mosquée.
Nous retraversons la rivière pour aller vers le Mail, long et ombragé. Mes filles jettent un coup d'œil, heureusement distrait sur les affiches du Palmarium où on les a quelquefois amenées voir Alice, Blanche Neige ou Peter Pan lors des séances scolaires. Mais, j'y pense, sans en enlever les affiches ordinaires comme celles du jour où, sous un titre que je ne puis réécrire, l'on promet des « scènes d'un réalisme brutal, une sexualité moderne, pleine de perversion et de violence ». Je l'avoue, cela ne me déplaît point de voir ainsi ingénument (où se glisse l'ingénuité...) associée la notion de « moderne » avec celle de « perversion » et de « violence ». A moins qu'ils n'apprécient ce type de sexualité, ce qui après tout n'est pas impossible, voilà une jolie pierre dans le jardin des adversaires du Syllabus !
Non loin de là, au kiosque à journaux rempli de revues présentant un vaste choix d'études sur le même sujet, je me risque à demander *Rivarol*, *Monde & Vie* et *Aspects de la France.*
19:247
Va-t-on me prendre pour un anormal ? Pour un original, cela ne fait pas de doute, mais la vendeuse est compréhensive. Elle croit avoir *Aspects.* Las, ce n'est que *Jours de France.* « Mon pays me fait mal... » Car le mal qui l'assaille semble, chaque jour, s'étendre plus inexorablement. Ce mal, c'est LE GÉNOCIDE FRANÇAIS.
#### Cela s'appelle un génocide
Un génocide : « Quelle exagération ! » diront certains. « Que la situation ne soit guère brillante, d'accord ! Que l'on soit peut-être en décadence, c'est possible ; mais enfin, nous ne sommes, nous Français, ni dans la situation des Arméniens face aux Turcs, ni dans celle des juifs face aux nazis, ni dans celle des Cambodgiens ou des Afghans. »
Certes ! Et pourtant, nous l'affirmons, c'est bien un véritable génocide qui frappe aujourd'hui la France et les Français. Et c'en est même la forme la plus élaborée, la plus achevée.
Dans l'esprit de la plupart, le terme de génocide évoque les scènes sanglantes de massacres collectifs, le fer et le feu ou l'anéantissement dans les camps de la mort. Mais ne nous y trompons pas, le massacre n'est qu'un des aspects du génocide, le plus violent, le plus radical sans doute. Mais le génocide est plus et autre chose que le massacre.
Et d'ailleurs, la nouveauté même du mot ne devrait-elle pas nous inviter à réfléchir sur la nature réelle de ce qu'il est. Car l'histoire bien sûr est riche en guerres inexpiables, en effroyables tueries collectives. Et nous savons bien que Satan, qui n'est pas inactif à notre époque, n'était pas non plus au chômage lorsque, par exemple, les hordes de Tamerlan ravageaient les immensités orientales et bâtissaient des villes avec des ossements ; et qu'alors, l'importance des destructions et des massacres ait pu conduire à l'extinction de peuples ou de nations ne semble pas douteux.
Mais ce qui distingue le génocide des grands massacres d'autrefois, c'est qu'il est pensé, travaillé, programmé. Et surtout il est « justifié ».
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Or, ni Attila, ni Tamerlan ne cherchaient sans doute beaucoup de justifications. Le souci de la propagande leur était étranger et s'ils brisaient les corps, du moins se souciaient-ils fort peu de l'adhésion des cerveaux. Aussi leurs massacres demeurent-ils entachés d'un archaïsme certain.
Certes, un peu d'idéologie aidant, et eu égard à leurs dons naturels, ils seraient devenus à n'en pas douter de grands « génocideurs ». Mais, sans idéologie, il n'est pas de génocide qui vaille...
Le génocide en effet est toujours mû par de grandes raisons. Or, comme chacun sait, les hommes d'autrefois étaient trop primitifs, trop demeurés, trop aliénés ; insuffisamment adultes. Ils ne savaient pas la nécessité d'accélérer le cours de l'histoire et d'acheminer l'humanité vers sa libération...
Par contre, pensons à ce qu'auraient pu devenir les grands massacreurs antiques s'ils avaient pu, comme le révolutionnaire Carrier, se justifier en prononçant des phrases comme celle-ci « Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière. » Ou si, comme Lénine, ils avaient eu l'occasion, en toute bonne conscience révolutionnaire, de dire calmement que s'il fallait exterminer les 9/10° de la population russe pour imposer le communisme, il n'y avait pas à hésiter un seul instant.
Or aujourd'hui, d'une certaine façon, Carrier et Lénine eux-mêmes sont dépassés. Comme dit le bon peuple, « on n'arrête pas le progrès ».
Car, pour faire disparaître une race, il n'est plus nécessaire de l'exterminer complètement.
Diable merci, grâce au progrès de la biologie, de la génétique, de la psychologie, de la dynamique des groupes, des médias, l'on sait bien aujourd'hui qu'il y a des moyens moins violents mais autrement efficaces, plus adaptés à la conscience moderne, et même conformes à la déclaration universelle des droits de l'homme.
Oui, il y a mieux, plus propre, et plus intelligent que le fer de Tamerlan, l'eau de Carrier ou le feu de l'armée rouge ; il y a plus radical... et plus économique.
Pour détruire un peuple, pour détruire une race, il n'est plus besoin de détruire les individus. Mieux vaut les changer, mieux vaut les transformer !
Et c'est bien ce que l'on a fait.
L'on nous a changés, l'on nous change la France et les Français.
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Destruction effroyable, plus sûre et plus subtile, et qui ne provoque aucune indignation.
Et là réside l'explication de l'étonnement de nos contemporains lorsqu'on leur dit qu'un génocide les menace.
Ce génocide est en effet d'autant plus efficace qu'il s'attache d'abord à anéantir les centres mêmes de perception que l'on pourrait en avoir : feutré, gradué, insidieux, multiforme, il se développe d'autant mieux que ceux-là mêmes qui en sont les artisans ne sont pas, pour la plupart, conscients de ce qu'ils font.
Sans précédent dans l'histoire, sophistiqué au point que ce sont les Français eux-mêmes qui, sans le savoir, se suicident collectivement, il est LE GÉNOCIDE FRANÇAIS.
Une triple atteinte
Les raisons profondes de ce génocide ? Nous allons y venir. Le constater, en analyser les principaux aspects, voilà qui d'abord importe avant de remonter aux causes.
Car, si nous ne reconnaissons plus la France et les Français, c'est que ce sont toutes les composantes de leur être, spirituelles, intellectuelles et physiques qui ont été touchées.
#### Le génocide spirituel : le détournement de Dieu
Jésus-Christ : « un mec bien », « un mec qui m'aide à cheminer », « un copain avec qui je me serais entendu », « un gars sympa »... Voilà donc ce que disent les jeunes du Dieu fait homme, mort et ressuscité ; du moins d'après les innombrables publications des maisons de la dite bonne presse et éditions convexes. Voilà en réalité non pas ce qu'ils disent mais ce que l'on fait dire aux jeunes et même aux moins jeunes.
« La Vierge Marie ; la première militante syndicale ! » C'est ce qu'en 1967, dans un stage de quinze jours dirigé par le Révérend Père Malescours, aumônier d'étudiants devenu peu après supérieur des jésuites de Toulouse, on laissait dire avec ravissement à un syndicaliste C.F.D.T. de la S.N.C.F. de Tarbes. Laisser dire, faire dire, rassurer, appliquer pleinement la méthode rousseauiste « de l'éducation des enfants » ([^4]), voilà en réalité un des leviers essentiels de la praxis subversive utilisée par des hommes d'Église pour effectuer ce que nous appellerons un véritable détournement de Dieu ou plutôt de l'idée de Dieu.
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Car croient-ils encore au Dieu du Credo, ceux qui ne sont mus que par une étrange volonté de puissance et qui, experts dans l'utilisation frauduleuse de certaines méthodes dites de dynamique des groupes, n'enseignent plus le catéchisme et falsifient l'Écriture ; et qui ont abandonné la messe pour la transformer en ces assemblées démocratiques où se manipulent à des fins révolutionnaires les cœurs et les cerveaux.
Ont-ils encore le respect de l'Église ceux qui ne cessent d'en salir insidieusement le passé et qui, se parant avec ostentation d'une humilité qui ne les affecte guère, battent leur coulpe... sur le cœur de leurs prédécesseurs.
Et ainsi, lorsque de moins en moins nombreux, les petits Français vont encore au catéchisme, n'est-ce plus le catéchisme qui leur est enseigné. Au contraire, et sans bien sûr que soient très explicitement niés les dogmes catholiques, les prépare-t-on insidieusement, sans risque de rejet, à ingurgiter tous les poncifs du néo-arianisme qui triomphe avec le modernisme.
Ainsi, l'attachement aux droits de l'homme remplace l'observation de la loi naturelle, les variations démocratiques sur le bien et le mal se substituent au Décalogue intangible et pour finir, le culte de l'homme qui se croit Dieu remplace celui du Dieu qui s'est fait homme.
#### Le génocide intellectuel : une fausse éducation, faussement nationale
Attaqué dans son âme, le petit Français l'est aussi nécessairement dans son esprit. Comment, en effet, pour ceux qui rêvent d'un monde débarrassé de Dieu, ne pas se méfier de l'intelligence qui inéluctablement remonte toujours à sa cause. Aussi, de plus en plus, ce que l'on appelle l'éducation vise-t-elle à limiter l'exercice de cette intelligence au seul domaine de la technique.
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En particulier, toute connaissance vraie du passé risquerait-elle de faire découvrir à l'enfant combien la chrétienté, pour imparfaite qu'elle ait pu être, du fait des hommes, a été une grande et belle chose. Et le risque alors serait grand que l'enfant remonte des manifestations de la foi à la foi elle-même.
Aussi, notre dite éducation nationale ne peut-elle, dans sa logique, que faire du passé table rase. Elle ne transmet donc plus ; et par le fait même n'éduque plus. Car elle ne peut plus cultiver les vertus intellectuelles et morales qui furent celles des Français. Mais ; à ces vertus, elle est bien incapable d'en opposer d'autres. Aussi la culture dont on nous rebat les oreilles n'est-elle qu'un ersatz dont les tenants ne produisent rien. Ne respectant plus le sol nourricier et les enseignements des prédécesseurs, ils ne croient plus ni aux lois d'ensemencement, ni à l'effort, ni à l'amour. Aux fruits de la contemplation, de la méditation, de l'ascèse, ils opposent la fausse valeur d'une pseudo-spontanéité créatrice.
Ils cherchent le plus à partir du moins et l'être à partir du néant.
Refusant les lois de gradation de l'espèce chères à Edgar Poe et toute loi en général, ils sont des barbares. Mais leur barbarie est la pire. Le barbare d'autrefois en effet, sans héritage et donc sans civilisation, n'ayant pas encore eu la grâce de la Révélation, était riche d'une nature en friche mais forte.
Et l'histoire prouve qu'il pouvait ainsi reconstruire et défendre ce que, ignorant, il détruisait la veille.
Le barbare moderne, lui, se sait héritier, connaît les lois de vie et de mort des sociétés. Mais son héritage lui pèse, trop lourd à assumer.
Aussi, les barbares modernes qui détiennent le quasi monopole de la dite éducation qui n'est pas nationale, sont-ils, consciemment ou non, les complices actifs du génocide.
De leur enseignement ils ont en effet banni ce qui est le plus important dans toute éducation, à savoir ce qui permet à l'enfant de situer sa destinée individuelle par rapport à celle des communautés familiales, provinciales, nationales, professionnelles dans lesquelles il s'épanouit.
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N'apprenant plus leur histoire, ni leur langue, ne connaissant plus ni les prières, ni les chansons de leurs pères, les Français, au fil des ans, sont-ils de moins en moins chrétiens et se sentent-ils de moins en moins français.
Et alors se vérifie une fois encore la parole de Chesterton « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui n'est pas naturel. » Faute de demeurer chrétien en effet, le naturel français s'efface jusque des choses les plus quotidiennes, les plus humbles, qui pourtant faisaient la beauté et le charme d'une civilisation.
Il y avait une façon française de vivre et de mourir, légère et grave à la fois, d'aimer et de rire, d'accueillir l'invité et l'ami et même de goûter ce merveilleux don de Dieu qu'est le bon vin.
Or la vulgarité et la lourde tristesse de la société de consommation, peu à peu, submergent tout. Et les Français vont jusqu'à boire un médiocre liquide appelé «* vin en provenance de divers pays de la communauté européenne *» en attendant que, définitivement, M. Doumeng impose du vin sans raisin. Pauvres Français, de moins en moins français, qui hier prenaient le vin trafiqué pour du vrai et qui aujourd'hui prendraient le vrai pour du faux... Mais cela bien sûr n'est que la moindre des conséquences du processus.
#### Et puis enfin : le génocide physique
Que les Français soient de moins en moins chrétiens et se sentent de moins en moins français n'était pas suffisant. Les artisans du génocide savent bien qu'il est difficile de tuer définitivement l'âme d'un peuple s'il en demeure la racine charnelle.
Alors, de même que dans les camps de concentration communistes il est d'usage de miner alternativement la résistance physique des prisonniers pour anéantir la résistance spirituelle, puis leur résistance psychologique pour les affaiblir physiquement, le génocide s'exerce à la fois dans les ordres spirituel et intellectuel mais aussi dans l'ordre physique.
Atteindre l'esprit avant d'affaiblir le corps ; affaiblir les corps pour mieux en finir avec l'esprit, ainsi apparaît clairement la stratégie qui préside à sa mise en œuvre.
Car, si la France était demeurée un pays catholique, comment aurait-elle toléré que l'esprit de jouissance l'emportât à ce point sur l'esprit de devoir et de sacrifice.
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Comment aurait-elle admis cette conception selon laquelle la loi ne doit avoir pour objet que le respect de la satisfaction la plus large possible des désirs des individus au détriment même de la survie de la communauté ; conception entraînant nécessairement l'affirmation du bien fondé des trois facteurs essentiels du génocide : la généralisation de la contraception érigée en bienfait social, la pornographie, l'avortement (sans parler de l'euthanasie demain).
Les destructeurs savaient bien en effet qu'en s'attaquant au catéchisme on ouvrait la porte à tout cela et que, réciproquement, en légalisant et en normalisant l'avortement et la pornographie, on ne risquait guère de faire surgir des parents qui enverraient leurs enfants au catéchisme.
Enfin, si les Français étaient demeurés chrétiens, comment auraient-ils pu accepter l'incroyable détournement du sens de l'accueil et de l'hospitalité que constitue l'immigration.
Car tout se tient et l'on s'exposerait à une inefficacité totale dans le combat pour la survie de la France si l'on ne voyait pas le lien évident entre tous ces facteurs.
Oui, par la contraception, par l'avortement, par la pornographie, par l'immigration, la survie physique du peuple français est menacée. *Par la contraception* en faveur de laquelle s'exerce une propagande continuelle, odieuse : dès leur plus jeune âge, les enfants (rescapés de l'avortement) sont soumis à un incroyable apprentissage dans lequel ce qu'on ne peut décemment appeler l'amour est réduit aux techniques de le pratiquer sans « risque d'accident » comme on le dit et l'écrit dans presque toute la presse pour les jeunes et pour les femmes.
« Une maladie qui s'attrape facilement si l'on n'y prend garde » osait écrire, en parlant de la maternité, un atroce scribouilleur dans l'infâme canard fondé pour les jeunes par un chanteur heureusement avorté par électrocution, entre sa 1.500^e^ et sa 2.000^e^ semaine.
Et n'est-il pas incroyable de traiter comme des originales et bientôt comme des malades les femmes encore dignes de ce nom qui attendent des enfants. Nous exagérons ? Observez plutôt l'ahurissant concert de quasi condoléances qui accompagne l'annonce par une épouse de ce qu'elle attend un troisième ou un quatrième enfant (à cinq elle passe pour une dangereuse anormale et son mari pour un candidat à l'asile psychiatrique pour cause d'inadaptation majeure aux mœurs du temps). Et que dire du fait que la pilule est délivrée gratuitement à celles qui la prennent pour leur « sécurité personnelle » grâce à l'argent de celles et ceux qui en réprouvent l'usage.
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Observons en outre que, sur le seul plan de la santé physique, son utilisation, dont on sait les dangers à court terme et dont on ignore les conséquences sans doute graves à long terme, ne fait pas l'objet de la moindre campagne de mise en garde. Si bien que le slogan « A bas le tabac, vive la pilule, ne buvez plus mais avortez si vous voulez ! » pourrait résumer les grandes impulsions que donna au ministère de la santé celle qui préside aujourd'hui le parlement européen !
-- *Par l'avortement* sur lequel bien sûr tout a été dit et écrit et qu'il ne faut plus appeler ainsi comme nous l'avons vu plus haut mais désigner du beau sigle libéral et avancé d'I.V.G. ; ce qui nous convient : car l'I.V.G. demeurera bien dans l'histoire comme l'Institution de Valéry Giscard.
I.V.G. qui est bien l'acte criminel exprimant le plus fondamentalement le désir du barbare moderne de procéder à la radicale I.V.C., interruption volontaire de civilisation.
-- *Par la pornographie :* instrument parfait de domination des masses. Pornographie s'étalant partout, sur nos cinémas, dans tous nos kiosques à journaux, offerte aux regards des plus petits, des plus innocents ou s'exprimant plus insidieusement mais non moins dangereusement dans toute l'affreuse publicité qui sans cesse vise à « matraquer » l'inconscient de tout individu.
Pornographie visant à créer, développer, amplifier toujours plus une obsession sexuelle destinée non seulement à avilir, mais surtout à abêtir. Obsession qui, suffisamment répandue et entretenue, permet plus sûrement que le goulag de « tenir » une population. Pornographie sans entrave, sommet de la liberté libéral-socialiste qui permet de massifier, de dépersonnaliser et de rendre les hommes d'autant plus esclaves qu'ils n'ont même plus conscience qu'on leur a retiré les autres libertés, les vraies, les bonnes.
Pornographie par laquelle la Suède a pu éviter de voir surgir un trop dangereux Soljénitsyne pour dénoncer son totalitarisme feutré mais non moins répugnant que celui des régimes communistes.
-- *Par l'immigration :* dont on nous dit qu'elle est nécessaire alors qu'elle est à la fois dangereuse, odieuse, inutile, économiquement et socialement mauvaise.
*Dangereuse,* car l'histoire nous enseigne ce qu'il advient des peuples qui ne sont plus capables de faire face à certaines tâches et les confient progressivement à des étrangers nombreux et inassimilables.
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*Odieuse* parce que doublement injurieuse pour les immigrés que l'on importe pour des tâches considérées comme dégradantes et pour ceux des Français qui sont réduits à faire encore de tels travaux...
*Inutile,* parce que loin de résoudre les difficultés des pays d'origine des immigrés, elle pousse ceux-ci à demeurer dans leur état de nations d'autant plus agressives contre l'Occident en général et la France en particulier, qu'elles demeurent dans une dépendance économique certaine.
*Économiquement et socialement mauvaise,* parce que l'importation de travailleurs étrangers acceptant de faire des travaux rebutants pour des salaires relativement faibles empêche le jeu normal et sain de l'adaptation de l'offre à la demande et permet de conserver d'une manière par trop figée les hiérarchies salariales définies dans les conventions collectives.
Ainsi, la France qui, renonçant à toute mission civilisatrice, a par réflexe égoïste tranché les liens qui l'unissaient à tant de peuples, importe depuis des années des millions de prolétaires oublieux de leurs traditions et auxquels elle ne peut plus offrir que son propre vide et son propre déracinement.
Alors ces immigrés qui, dans leur pays d'origine, auraient pu progressivement bénéficier de l'apport de nos valeurs, constituent en France de vastes masses occupant lentement les centres et les périphéries de nos villes, dévorant inexorablement ce monde qui les entoure, un monde qui, de toutes façons, n'est pas le leur.
*Et l'étranger, progressivement doté de tous les droits des Français mais sans en reconnaître les devoirs correspondants, absorbe la France.* Si bien que le peuple français, chaque jour plus réduit, plus peureux, n'offre plus alors la traditionnelle hospitalité due au visiteur, à l'exilé, à l'ami ; peuple français désormais peu soucieux de sa solidarité avec le harki, l'Africain qui lutte contre le communisme ou le catholique indochinois. Peuple qui ressemble de moins en moins au peuple de France.
#### Les Français de moins en moins des hommes
De moins en moins chrétiens, de moins en moins français, de moins en moins nombreux, nos contemporains deviennent par le fait même de moins en moins des hommes dignes de leurs vocations. Car enfin, est-il encore un homme cet être qui ne se sait plus fils de Dieu, qui n'a plus de patrie et ne veut plus de famille, qui ne cesse de revendiquer ses droits mais a perdu conscience de ses devoirs ?
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Le génocide, chaque jour un peu plus, produit cet être nouveau, sans mémoire et sans avenir, dépouillé de toute dimension surnaturelle et dépossédé de sa nature.
#### Ce génocide, pourquoi ?
Il convient bien sûr, lorsqu'il s'agit d'expliquer un phénomène étendu dans le temps et dans l'espace et qui touche à la fois au spirituel, au politique et au social, de se méfier des explications par trop simplistes qui ramènent tout à un seul facteur.
Aussi, la thèse d'un seul et immense complot mené de main de maître par un groupe d'hommes solidement unis et tirant diaboliquement les ficelles, est-elle, nous le savons bien, un peu caricaturale. Mais l'affirmation contraire ne nous satisfait pas davantage selon laquelle ce que nous appelons le génocide ne serait en fait qu'une sorte de suicide collectif explicable par la lente dégénérescence d'une civilisation vieillie. Cette explication, nous l'avons vu, n'est pas à rejeter. Mais si la paresse, la sclérose, l'impiété, l'esprit de jouissance qui sous-tendent le nihilisme contemporain et produisent la barbarie moderne sont bien des éléments favorables expliquant l'incroyable facilité avec laquelle se développe le génocide, il convient d'observer qu'ils sont soigneusement entretenus et développés. Plus encore que des causes, ils sont donc des conséquences.
Que l'on invoque encore que le génocide a pour cause finale l'esprit du mal, la révolte satanique contre Dieu et la loi naturelle, cela est une évidence. Mais cela ne doit pas nous dispenser de rechercher les agents de ce mal.
Parce qu'enfin, si l'on entend ne pas rester inerte devant l'étendue du mal, il importe de se demander à qui le crime profite. Nous observerons d'abord que le génocide peut rapporter et rapporter gros.
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Car enfin, sans parler des honteuses spéculations faites autour de l'immigration et de l'avortement, la pilule, le porno, la mauvaise musique, la presse pourrie, les produits de bas niveaux, tout cela se vend et se vend même de mieux en mieux au fur et à mesure que leur diffusion abat les centres de résistance tant spirituels que matériels au laid et au faux.
Du capitalisme libéral au mondialisme
Aussi convient-il de dénoncer d'abord l'immoralisme du capitalisme libéral qui, sans frein, sans règle professionnelle, sans limite, permet de vendre n'importe quoi à n'importe qui.
C'est bien ce capitalisme libéral qui, depuis 1789, essayant de détruire dans notre pays les communautés naturelles et tous les corps intermédiaires, déracinant les individus, faisant de l'État son instrument, a trouvé en Amérique sa terre d'élection.
Il n'est pas étonnant de constater que le libéralisme joua sur le plan international le même jeu destructeur qu'il avait pu mener à l'intérieur de la nation. Comment expliquer autrement l'aide financière massive apportée à la révolution bolchevique par la banque américaine, comment comprendre la création et le soutien de tous les mouvements visant à nous chasser de nos terres d'outre mer. Comment expliquer Yalta ? Business is business. Et, pour la ploutocratie américaine ou anglo-saxonne, juive ou protestante, quel rêve que celui de deux ou trois nations capitalistes au milieu d'un monde de nations prolétaires, gigantesque marché à la fois de fournisseurs et de consommateurs. Car un marché, pour les grandes entreprises monopolistiques, quoi de mieux que de le régler à sa convenance, d'en contrôler tous les phénomènes. Et c'est alors que, comme toujours, le loup cherche à se couvrir de la dépouille de l'agneau, et l'impérialisme des oripeaux de l'idéologie. Ainsi, le capitaliste trouva-t-il avantageux de s'avancer masqué sous les traits du philanthrope mondialiste.
Alors, ayant soigneusement mis au point leur justification idéologique et pouvant l'entretenir grâce à une armée de journalistes mercenaires et d'intellectuels dévoyés, les maîtres du libéralisme économique continuent à *libérer :* c'est-à-dire à briser impitoyablement tout ce qui demeure du passé pour construire un « nouvel ordre économique mondial ».
Ne faut-il pas d'ailleurs prendre la peine de s'arrêter ici un instant pour observer combien le capitalisme a obéi lui aussi à la loi qui veut que, selon un phénomène pendulaire, désormais bien vérifié, l'exaltation démesurée de la liberté entraîne inéluctablement le passage à un régime de dictature.
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Car, observons bien : dans un premier temps, au nom de la liberté, le libéralisme détruit tout ce qui lui paraît devoir entraver la liberté de l'individu. En France notamment avec la loi de Le Chapelier et les décrets d'Allarde, il abattra toutes les institutions corporatives, puis il essayera d'empêcher toute tentative de réorganisation professionnelle et la naissance des associations de défense, de solidarité, de concertation. De fait, au nom d'une conception abstraite de la liberté, c'est tout l'édifice naturel des libertés qui est brisé. Le libéralisme n'a cure de cela. Avec Rousseau, il proclame qu'il ne doit y avoir de rapport que d'individu à individu et que l'État est le seul garant des pactes que ceux-ci établissent entre eux. Il ne doit y avoir que l'Individu d'un côté, l'État de l'autre.
Alors s'ouvre cette ère pendant laquelle on proclame la grandeur de la liberté d'entreprendre, de créer, de développer, de vendre ou d'acheter sans aucune autre limite que celle de la loi de l'offre et de la demande.
S'exerce donc la liberté du « renard libre dans le poulailler libre » et le faible alors, démuni de toute protection, ne peut que disparaître.
Aussi, dans un deuxième temps, la concurrence ayant éliminé la concurrence, le capitalisme devient-il ce pouvoir des grands monopoles ([^5]) qui visent alors à influencer suffisamment l'État pour organiser l'économie selon leurs vues.
Dans un troisième temps enfin, les visées de ces monopoles débordant le cadre des frontières, il faut faire sauter les vieux cadres nationaux, tout aussi contraignants, à l'échelon international, pour la santé des affaires, que l'étaient, sur le plan national, les institutions corporatives.
Ainsi voit-on, depuis des années, le capitalisme libéral se transformer progressivement en *libéral-socialisme à visée mondialiste* et, bouclant alors la boucle de sa contradiction, empêchant pratiquement toute tentative d'entreprendre, tant individuelle que communautaire ou nationale, qui ne s'inscrirait pas dans ses visées planificatrices.
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La volonté de puissance brutale, les idées de domination des hommes d'affaires de Wall Street rencontrent alors les utopies des idéalistes. Et le projet d'un marché mondial bien soumis pour les uns fusionne avec le rêve des autres d'une planète enfin unifiée.
Il ne restait plus aux politiciens qu'à se faire financer par les uns et à utiliser le vocabulaire des autres pour créer ce que l'on appelle le mondialisme.
Ce mondialisme, qui n'est donc pas, au sens strict, la philosophie sous-tendant le plus extraordinaire des complots de l'histoire, mais un état d'esprit entraînant la convergence d'un ensemble puissant de forces.
Là est la racine idéologique, politique, financière, du génocide perpétré contre la France et toutes les nations « prolétaires ». Et s'éclairent mieux alors certaines menées américaines ne visant pas essentiellement à combattre le communisme mais à abattre, avant tout, les résistances nationales, afin de pouvoir réorganiser la planète, la diviser en quelques zones d'influence : américaine, russe et japonaise, sans considération de l'étiquette politique des régimes respectifs.
Nos dirigeants mondialistes pensaient qu'à terme, à force de négociations, de rencontres sportives ou culturelles diverses, le monde communiste finirait bien, lui aussi, par jouer le jeu et battre la mesure avec l'orchestre. L'on vit donc, jusqu'à ces derniers temps, les grands-prêtres du dollar et les apparatchiks du Kremlin faire finalement bon ménage ; les premiers finançant sans trop de répulsion les révolutions des seconds, pour briser tout ce qui demeurait, en Asie, en Afrique ou en Europe, de national, de chrétien et pour tout dire d'humain. Hélas, les Soviétiques, forts d'une doctrine qui pousse jusqu'à ses conséquences ultimes la logique des erreurs révolutionnaires, ne s'encombrant pas des jeux illusoires de la démocratie, forts de leur organisation et de la continuité de leur politique, entendent bien inverser le jeu prévu par les libéraux-socialistes. Car ceux-ci leur ont, conformément aux prévisions de Lénine, non seulement payé la corde pour les pendre mais encore la potence !
Or le génocide qui affaiblit chaque jour un peu plus la France, ne la frappe pas seule. Sans nul doute, c'est chez nous qu'il a trouvé le plus de complices, conscients ou inconscients et le plus de soutien dans les responsables de notre destinée nationale. Mais partout il laisse la voie libre au « communisme, horizon indépassable de l'esclavagisme moderne ».
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Parce que c'est en France qu'il a atteint sa perfection, c'est là aussi qu'il doit être le plus vigoureusement dénoncé, combattu et finalement vaincu.
En France, fille aînée de l'Église, ce combat est, comme en Pologne, celui des forces de chrétienté.
Romain Marie.
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## CHRONIQUES
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### Confession d'un lycéen de Paris
*sur les dangers de la circulation en imperméable militaire*
par Cartago
*L'auteur de cet effarant témoignage vécu de vie parisienne a quinze ans. Il vit dans un quartier particulièrement bourgeois de la capitale et signe ici d'un pseudonyme, pour des raisons que son histoire nous dispense d'exposer.*
*H. K.*
SE PROMENER DANS LA CAPITALE revêtu d'un imperméable de style militaire est devenu une chose particulièrement risquée. A preuve cette petite anecdote, dont je fus victime récemment avec un camarade de mon âge.
\*\*\*
Ce jour-là, il faisait beau. Sortant d'un cinéma, nous décidions d'aller boire un verre au King Burger, grande brasserie américaine située dans la galerie du Lido, sur les Champs-Élysées.
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Descendant l'escalier qui mène à la salle principale du bar, je vis que les tables du fond étaient occupées par une bande de jeunes à l'allure inquiétante. Rappelant que nous sommes en Démocratie, mon ami me fit remarquer qu'il ne pouvait y avoir de danger à aller commander quelque chose au bar de cet établissement.
Mal lui en prit : à peine avions-nous pris place que nous fûmes abordés par l'un d'entre eux, qui nous prévint charitablement que ses copains et lui « n'aimaient pas les fafs » ([^6]), et que nous eussions dû choisir en conséquence un autre café.
Négligeant vaillamment cette déclaration, nous attendîmes de voir la suite, qui se présenta sous la forme d'un grand type, habillé de façon peu engageante, et qui ne tournait pas autour du pot : -- *Je vous* *préviens les gars, je suis juif, et j'aime pas les fachos. Sortez donc avec moi, on va vous latter la gueule* ([^7]).
Nous nous rendons compte, un peu tard, qu'ils n'ont pas l'air de plaisanter : la trentaine ou quarantaine de jeunes présents dans l'établissement, dont certains arborent l'étoile de David sur leur blouson, montrent nettement par leurs visages ce qu'ils comptent faire de nous.
Avisant celui qui a l'air d'être le plus respecté -- par la force des choses : il promenait au moins 2 m 10 et 100 kg, et portait d'énormes bottes allemandes crénelées au bout de pointes de fer pour casser les tibias --, mon ami tente d'intervenir, expliquant que nous n'avions manifesté aucune intention désagréable à leur égard, et que nous venons juste boire un pot... L'autre se met alors à hurler : -- *J't'ai pas causé ! pourquoi qu't'ouvres ta grande gueule ? J'vais t'défoncer, moi !*
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A ce moment un coup de pied part en direction de mon ami, lancé par un gaillard aux cheveux rasés, chaussé de grosses ranchos noires ([^8]).
Si, à cette minute précise, le patron du café ne s'était pas interposé physiquement, je n'aurais pas aujourd'hui assez de doigts pour écrire mon histoire !
Notre sauveur, ancien para sans doute d'après l'écusson qu'il portait, avait dans les trente-cinq ans ; cet homme solide sut éviter toute casse en nous dirigeant un peu à l'écart.
Un envoyé des étoiles de David vint nous prévenir que celles-ci nous attendraient jusqu'à 2 h du matin (heure de fermeture) à la porte du bar, dans l'intention de nous laisser pour morts, comme ce fut le cas pour d'autres fafs ([^9]) auparavant, le tout accompagné de considérations générales tout à fait déplaisantes quant à ce que ces gens pensaient exactement de nous. Genre d'affirmations qui a pour conséquence une envie très soudaine de se trouver n'importe où ailleurs...
Un second envoyé, un peu mieux vêtu que le précédent, vint nous faire savoir avec un grand sourire que ses amis étaient un peu excités (à l'odeur du sang ?), mais qu'il allait arranger cela (!), si nous condescendions à sortir avec lui. Quelque chose comme un pressentiment nous empêcha de faire une totale confiance à ce brave garçon.
Tout allait encore assez bien pour nous, mais il restait cependant le problème de la sortie. Ce n'est qu'une demi-heure après, c'est-à-dire un kilo de sueur plus tard, que le patron du café se décida à appeler ces messieurs de la police. Ceux-ci arrivèrent casqués, boucliers et matraques aux poings, et ils contrôlèrent nos trop tenaces agresseurs tandis que nous nous échappions, solidement encadrés, par une sortie de secours.
Jamais les grilles d'un car de police ne m'ont paru si belles que ce jour-là !
\*\*\*
37:247
Les lecteurs non avertis des véritables mœurs de la capitale trouveront sans doute ce récit incroyable, et pourtant nombre de mes amis ont été victimes de semblables aventures, avec des conséquences souvent plus douloureuses et durables que dans mon cas.
Autre schéma d'agression, subi dans le XVI^e^ arrondissement, en plein après-midi : -- Me promenant dans la rue, je croise un groupe de sept ou huit garçons aux mines patibulaires qui, me traitant de « faf », me frappent sans que j'aie eu le temps de placer un mot, ni d'ailleurs un coup. Évitant le fouet des terribles chaînes, j'effectue sans attendre une retraite stratégique. Ceux qui sont à moto me poursuivent, et je ne dois finalement mon salut qu'à un immeuble à double sortie.
Il est d'ores et déjà reconnu que la violence et l'agression sont monnaie courante à Paris, dans les quartiers mal famés. Mais ce qui devrait faire pousser de hauts cris, et qui laisse pourtant les autorités inactives, c'est le fait que les lycéens de Droite côtoient chaque jour les plus grands dangers. Notre Constitution ne dit-elle pas que « nul homme ne saurait être inquiété pour ses idées politiques ou religieuses » ?
Élève de 1^re^ C au Lycée Janson de Sailly, j'ai pu quotidiennement constater l'agressivité des lycéens envers les jeunes de Droite. Soit que lors d'une discussion je montre mes idées politiques, ou même religieuses, soit que mon habillement paraisse un tant soit peu militariste, je me retrouve aussitôt entouré dans la cour d'un cercle hostile et violent. J'ai déjà essuyé quelques injures, mais généralement, dans l'enceinte du lycée, ça ne va pas plus loin ils ne se sont jamais trouvés assez nombreux pour se montrer courageux.
Atmosphère tout à fait déplaisante, qui m'a amené à pratiquer les arts martiaux, et fait de moi, on le comprend, un chaleureux adepte de la self-défense... Paris va devenir le Far-West, s'il faut savoir se battre ou porter sur soi une arme pour y circuler. La solution, pour éviter cela, serait d'éduquer ces jeunes qui agressent les autres au nom de la liberté et de la non-violence -- ceci dès le berceau --, et de recourir à des punitions plus exemplaires qu'une nuit passée au poste, pour ceux qui sont surpris en flagrant délit : il y a encore des autoroutes à construire en France.
Cartago.
Ce témoignage avait été écrit avant la campagne hystérique de chasse à l'homme et de haro sur « l'extrême-droite » qui a été lancée dans les médias, à partir du début d'octobre, par la classe informante et la classe politique : c'est-à-dire par les quatre ou cinq États confédérés qui colonisent la France.
Quand la chasse à « l'extrême-droite » va jusqu'à englober les gens du *Figaro* parmi les hommes à abattre, c'est bien le signe qu'il s'agit d'une hystérie, et qu'elle est artificiellement suscitée. -- *J. M.*
38:247
### Lettre de prison
par Manuel Murias
MANUEL MARIA MURIAS est à Lisbonne le directeur d'un grand hebdomadaire particulièrement courageux, *A Rua,* qui lutte depuis son premier jour contre la désagrégation de la nation portugaise poursuivie dans tous les domaines par la « Révolution des œillets ». Ce combat a valu à notre confrère de fêter en prison, l'été dernier, le sixième mois de sa seconde condamnation pénale devant les tribunaux.
Nous lui avions rendu hommage lors de sa première incarcération en publiant dans notre numéro 195 de juillet-août 1975 (pages 148 à 151) son magnifique « discours de Marc-Antoine » à la nation portugaise, traduit par Jean-Marc Dufour. -- Voici maintenant les principaux extraits de la lettre qu'il adressait cet été à ses compagnons de combat, parue comme éditorial dans le numéro 219 d'*A Rua.*
Manuel Murias pourrait passer à juste titre pour l'archétype européen du prisonnier politique « d'opinion ». C'est pourquoi sans doute il n'est jamais question de lui dans les circulaires d'Amnesty International, ni par suite dans les colonnes de vos quotidiens.
*H. K.*
39:247
J'AI FÊTÉ AUJOURD'HUI, 21 AOÛT 1980, mon sixième mois de prison ; avec les quatorze autres dont on me fit bénéficier en 1974-1975, je dois pouvoir me vanter avec une quasi certitude d'être dans le monde actuel le journaliste le plus longtemps détenu pour avoir exercé honorablement sa profession. Pour bien mesurer la valeur qu'on attache dans ce pays au grave concept de la *liberté de presse,* sans doute ne serait-il pas inutile de méditer un peu à tête reposée sur ma situation. Dans la mesure du possible, je suis bien traité à la prison centrale de Linho ; n'ayant donc pas trop à me plaindre de l'ordinaire, je vais me plaindre du régime.
La Liberté de Presse est interprétée au Portugal comme le droit dont dispose n'importe quelle publication d'exprimer ce qu'elle pense sans porter atteinte à l'honneur et à la dignité des personnes en place dans les organes de la souveraineté nationale. Or il fut bien établi, dans les colonnes de notre journal *A Rua,* que M. Mario Soares s'était mérité le titre de menteur relaps et contumace ; et il se trouve que le susdit, comme premier ministre de l'époque considérée, faisait partie d'un organe de souveraineté. Je fus donc condamné à quatorze mois de correctionnelle, bien qu'avant, pendant et depuis mon incarcération, M. Mario Soares nous ait fourni en abondance de nouvelles preuves de ce qu'il était : un menteur relaps et contumace.
Si par hasard j'avais qualifié M. Mario Soares de filou, et pu fournir toutes les preuves de cette accusation, il me serait arrivé la même chose, -- car le concept de liberté de presse qui prévaut au Portugal dit que tout sujet accédant aux organes de souveraineté doit être défendu et protégé contre les accusations de la presse dans son honneur et sa dignité.
A la fin du Moyen Age, il existait des communes portugaises où les justices du Roi ne pouvaient pénétrer, -- c'est-à-dire : où n'importe quel criminel pouvait trouver refuge sans être poursuivi par la justice de son pays. Il lui suffirait aujourd'hui de se réfugier dans l'hémicycle de Sâo-Benito.
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En ce haut-lieu il ne peut être accusé de filouterie, pour ne point blesser l'honneur et la dignité des personnes en place dans les organes de la souveraineté. La frénésie d'être commis ministre ou élu député vient en grande partie de là : ces messieurs subitement deviennent intouchables, principe plutôt comique, mais que personne chez nous ne songe à discuter...
Il n'y eut, il n'y a aucun mystère dans mon emprisonnement. Les juges qui devaient me condamner l'ont fait en appliquant la lettre de la loi ; et comme dans la jeune démocratie portugaise le concept de Justice est aussi précaire que n'importe quel gouvernement, je fus positivement bien condamné, quoique sans l'avoir été absolument. Au Portugal on considère désormais que la définition de l'État de Droit se ramène au contenu des dernières lois promulguées par le gouvernement ; il n'est aucune justice antérieure à ses lois, et quand bien même le premier ministre serait un menteur ou un criminel, la presse ne doit pas le dire, parce que la loi l'interdit. C'est la situation actuelle de l'Union Soviétique. Ce fut autrefois celle du III^e^ Reich. Est juste tout ce que l'État légifère, injuste tout ce qu'il décide de condamner.
On ne cherche pas à savoir si ce que j'affirme est mensonge ou vérité. Si ma conduite est naturellement juste, et naturellement injuste la conduite de l'État. Ce que l'on veut, c'est défendre l'objective dignité et honorabilité des personnes singulières qui intègrent les organes de la souveraineté, parce qu'en y pénétrant ces personnes deviennent de pures représentations de la majorité du prétendu peuple souverain.
S'il n'y a aucun mystère dans mon incarcération, il en reste cependant un peu dans son prolongement. Dès que je fus mis « au trou », comme on dit, il y eut un tollé général ; et un seul journal -- *A Tarde --* applaudit à ma condamnation. Nombre de mes plus respectables confrères réclamèrent avec insistance une amnistie qui me libérerait de cette peine subjectivement injuste. Et j'entendis parler plus d'une fois, à la prison de Linho, du mouvement qui se levait en faveur de mon amnistie ; des personnes responsables me montraient même les textes de la loi qui devait être votée au Parlement, d'abord pour fêter le 25-Avril (on cherchait à me vexer) ([^10]), ensuite pour commémorer le IV^e^ centenaire de la mort de Camôes. Or ces projets d'amnistie ne furent même pas proposés (...). Pourquoi ? Nous allons tenter de le comprendre par quelques réflexions sur la situation politique et morale de ce malheureux pays. La raison principale, je viens seulement de la découvrir.
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Un des prétextes invoqués pour ne pas voter l'amnistie fut l'augmentation de la criminalité. Avec la destruction de tous les systèmes de sécurité dans l'État, la montée du désordre et celle du chômage, le crime a débordé comme un fleuve et envahi la cité. Or s'il semblait indécent de voter et promulguer une loi d'amnistie qui ne concerne que les journalistes (c'est-à-dire, Manuel Murias), on ne trouvait pas pour autant raisonnable d'en promulguer une autre qui aurait bénéficié à toutes les catégories de délinquants. On pouvait craindre en effet de renouveler la prouesse de Salgado Zenha en 1974 qui, faisant sortir de prison des milliers de voleurs et d'assassins, mit le pays à sac -- les policiers en cellule et les criminels en liberté. N'aurait-il pas été possible cependant de considérer que nos tribunaux sont matériellement débordés par des millions de procès sans réelle importance, et qu'une amnistie portant sur un certain nombre de délits mineurs, avec des remises de peine appropriées, convenait tout à fait aux exigences de la justice, et incidemment suffisait à ma propre libération ?
On s'est servi de ce mauvais prétexte parce qu'il était (et reste) nécessaire de contraindre juridiquement la presse d'opposition en période électorale : de très graves accusations ayant été publiées contre plusieurs personnalités du gouvernement, la seule façon de bâillonner les journalistes semblait de leur faire peur avec mon cas.
(...) Plus encore : -- Murias condamné est un Murias inéligible... La raison principale de mon maintien en détention est rigoureusement celle-là : empêcher que je me présente aux élections. Cet empêchement est désormais acquis, mais il leur a fait oublier que la Droite, indignée, allait s'unir pour condamner l'infamie, et aussi que mon incarcération « exemplaire » allait dénoncer clairement les principes d'action qui régissent l'Alliance Démocratique, pareils à ceux du Parti Communiste, semblables à ceux du Parti Socialiste, et caractéristiques d'un régime partitocratique où les critères de la justice se définissent par leur précarité, -- loin de cet absolu dogmatique, antérieur à l'État et au droit positif, qui constitue l'auréole de toute doctrine du Droit.
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Un individu de mon espèce ne s'enchaîne pas : on le tue. Pour m'imposer silence il faudra qu'ils me tuent. Je leur réclamerai justice jusqu'à la dernière goutte d'encre de mon stylo. Et non pour moi-même, qui me sais justifié. Mais pour le Portugal volé, mutilé et bafoué par un régime qui ne respecte en aucune de ses actions l'honneur et la dignité de la personne humaine, dont l'État reste serf plutôt que seigneur.
*Le détenu* n° 257\
*de la prison centrale de Linho,*
Manuel Maria Murias.
(*traduit du portugais par Hugues Kéraly*)*.*
P.S. -- Un pur hasard de lecture me fait tomber sous les yeux cette interrogation de Junius Brutus : *Rex a lege an lex a rege frendibit ?* « Est-ce au Roi de défendre la Loi ou à la Loi de le défendre ? » Le lecteur répondra. -- M. M.
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### L'Europe au seuil des années 80
par Thomas Molnar
COMME CHAQUE ANNÉE A CETTE ÉPOQUE, je viens entretenir les lecteurs d'ITINÉRAIRES des impressions recueillies durant l'été dans les pays d'Europe : cette fois-ci la France, l'Espagne, l'Autriche, l'Allemagne et la Suisse. Voilà si l'on veut l'épine dorsale de l'Europe de l'Ouest, de Madrid à Vienne et de l'Atlantique en deçà de l'Oural. Épine dorsale mais aussi unité de vues, car j'ai trouvé l'Europe, davantage que les années précédentes, tiraillée partout entre deux aspirations, partant entre deux politiques : l'aspiration à une certaine indépendance, vis-à-vis surtout de la protection encombrante des États-Unis, et la peur, une peur terrible de n'être plus protégé face au danger de l'invasion soviétique, ou du moins de la « finlandisation ».
La première chose qui me frappe est que l'Europe -- conservatrice, libérale, bourgeoise -- a pris nettement l'orientation américaine dans le sentiment réel exprimé par les gens. Tous pourtant s'accordent à dire que les États-Unis entrent dans leur déclin de super-puissance, et que le « parapluie atomique » gît par terre comme un pauvre parapluie ordinaire que la tempête aurait déchiré. Cependant, l'illusion est plus forte que jamais, elle revit chaque fois que Washington donne une nouvelle preuve de faiblesse. Le grand rêve européen d'aujourd'hui est la reprise en main des affaires du monde par Ronald Reagan, « vainqueur évident » des élections de novembre.
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Des gens fort sérieux, politiciens, hommes d'affaires, professeurs, présidents d'université, journalistes, m'entretiennent des symptômes du réveil américain, symptômes que leurs illusions dessinent sur les parois de châteaux de cartes. Mes arguments à cet égard sont vains, car eux aussi les connaissent tout en les combattant avec la dernière énergie. Leur raisonnement est simple : le Kremlin est plus fort et plus agressif que jamais ; ses chars, prêts à bondir. L'Europe semble perdue, elle ne s'occupe que de son confort, de ses frivolités, victime toute désignée de ces vigoureux barbares que sont les Soviétiques. Dans ces conditions, il faudrait s'unir, mais le processus est lent, très lent, et de toute manière aussi précaire que fragile. Il ne reste alors que l'Amérique et l'alliance atlantique pour offrir une perche de salut. -- L'Amérique est faible, dites-vous, elle manque de volonté politique ? En bien, quand même, il n'y a que l'Amérique ; et les hommes d'État européens qui soutiennent timidement que l'Europe devrait avoir son mot à dire dans les affaires du monde -- Giscard, Schmidt -- ne sont que des farfelus ; des profiteurs, des vendus... Il faut donc bien attendre le 4 novembre des élections américaines, d'où sortira, dans la personne du président Reagan, le *miraculum mundi,* c'est-à-dire le salut de l'univers.
Comment ? et si Carter obtenait un second mandat ? -- D'abord c'est impossible ; mais si cela se confirme, eh bien nous sommes perdus, car Moscou masse déjà ses chars d'assaut à nos frontières. Dans ces conditions, on ne peut plus compter que sur les Américains, etc., etc., etc. Le refrain repart, inlassable, comme un chœur de tragédie grecque.
La maladie qui s'est ainsi emparée des Européens offre une étrange contradiction avec certains symptômes culturels de leur vouloir-vivre. J'ai dû le constater pour la millième fois : l'Europe est le plus bel endroit du monde, celui qui recèle le plus de beauté, d'humanité, de collaboration heureuse entre l'homme et la nature, l'histoire et les hommes. Malgré le consommationisme -- au sens large -- qui défigure certaines régions (les banlieues en France, la côte espagnole, paradis d'enfer pour estivants, les parkings, les supermarchés), j'ai retrouvé la ville de Paris plus merveilleuse que jamais, le centre de Vienne débarrassé des voitures, Munich une des plus belles villes du continent, enchanteur le paysage autrichien et bavarois, et la Provence digne d'un nouveau Cézanne. Pour moi qui vis toute l'année dans l'exaspérant utilitarisme des villes américaines, d'où toute beauté est strictement exclue, la promenade à travers l'Europe représente la meilleure purification visuelle, une quasi réintégration de l'âme et du corps...
45:247
Cette Europe qui n'a jamais connu le mortel puritanisme, cousin germain du dévergondage, n'apprécie pas assez les atouts dont elle dispose et qui ne sont pas tous d'ordre politique ou économique. Mais en un sens elle sait les conserver, sans quoi on ne rencontrerait guère cette sensation d'équilibre qui se dégage des pierres, de la végétation, des coutumes locales, de l'entretien des gens, voire de l'urbanisme, qui refait surface après deux décennies d'architecture « fonctionnelle ».
Tache sombre : les jeunes voyous de familles bourgeoises qui encombrent les rues. De Chambéry à Salzburg, j'en ai croisé un assez grand nombre, non point criminels, mais leur regard atteste le désœuvrement moral et la vacuité sans borne des discothèques, des motos, de la télé, trois poisons qui tuent l'âme comme les drogues dévastent le corps. -- Pourtant, face à ces regards vides, quels beaux exemples de droiture, de profondeur... Ce fils d'un ami de Salzbourg qui, à 29 ans, après une très longue période de maturation, entre chez les Capucins de stricte obédience... Cette visite à Bédoin que me proposaient depuis des années M. et Mme de Soualhat, amis de la revue, et où m'accueille un Dom Gérard rayonnant, lumineux de spiritualité et de charme humain... Ce jeune ami revu pendant mon séjour à Paris, professeur genevois, que son itinéraire spirituel vient de conduire à demander le baptême chrétien en compagnie de sa dernière-née, dans une même cérémonie... Dans un autre ordre, la conversation éblouissante, dans sa maison du Chiemsee, de ce vieil aristocrate prussien, 50 ans de journalisme sur tous les continents, qui passe en revue devant moi ses souvenirs de Gandhi, d'Adenauer, du père Kennedy, de la guerre civile espagnole, en véritable témoin du siècle.
Dans le plus vieux café de Salzburg (1782), je retrouve le doyen des historiens de l'art autrichiens. Autour de nous -- coutume admirable, à travers toute l'Europe centrale --, chacun consomme des pâtisseries avec le café qui leur sert d'excuse. Pendant que mon professeur (84 ans) pétille de vivacité en me parlant de ses projets de travail, j'écoute d'une oreille l'agréable murmure des conversations qui s'élèvent aux autres tables. A cette heure, dans les bars sombres de New York, on n'entend que le vrombissement de la télévision et le cliquetis des verres avec leur flot ininterrompu de whisky.
J'arrive à temps à Munich pour assister à la réunion trimestrielle de la revue Z. Autour d'une table, nous écoutons ce député austro-bavarois qui porte un nom royal mais ne siège hélas qu'au Parlement européen de Strasbourg, ce palais du bavardage qui ne s'appelle point Babel simplement parce qu'il ne peut attirer sur lui l'attention du Créateur.
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De bonne source, nous apprenons qu'il existe quand même des tendances prononcées dans cette hétéroclite assemblée : la bureaucratie, internationale, connaît l'art de bloquer les initiatives de droite ; le bloc massif des socialistes est d'un anti-soviétisme à toute épreuve ; tandis que les porte-parole du « capitalisme » sont tout sourire à l'égard de Moscou. Mes collègues autour de la table sont tous partisans de l'Europe unie. Je suis le seul à me montrer résolument contre : noyées dans une Europe anonyme et centralisée, les nations perdraient leur élan vital pour devenir de simples unités ou provinces de production et de consommation. -- Mais nous le sommes déjà, m'oppose-t-on. -- Oui, mais la Hongrie de 1956 se serait-elle insurgée sans sa conscience nationale, sans les symboles patriotiques de l'unité du destin et les souvenirs, la mémoire historique ?... Au fond nous sommes d'accord, sinon que je viens d'Amérique, tandis que mes interlocuteurs se sentent découragés par le marasme et la veulerie d'une Europe plus ou moins à la dérive, asservie.
Exemple. J'ai suivi le débat du Bundestag, à Bonn, autour d'Helmut Schmidt revenant de Moscou. Le chancelier rend compte de ses conversations avec Brejnev. Rien de bien sensationnel, chacun étant resté sur sa position. Seulement, en Allemagne aussi, c'est l'année des élections. Les partis d'opposition se doivent de profiter de l'aubaine. Le « taureau de Bavière », Strauss, monte à la tribune pour assener cet argument-massue : Washington désapprouve le voyage de Schmidt ! Willy Brandt se lève avec un sourire malicieux : au contraire, dit-il, Washington approuve, et de citer un court texte de Muskie à Carter, de Brzezinski à Muskie, de Carter à sa femme, je n'ai pas retenu le détail de l'opération, comme quoi... etc. Non, rétorque le leader de l'opposition, ce sont là formules d'usage, en vérité Washington désapprouve car, parce que, etc. -- Telle est l'image de l'Europe indépendante, et de l'honneur des nations.
L'Espagne : démocratie, grèves et attentats ; Juan Carlos s'est mis en quête du... prix Nobel de la paix, tandis que des millions de touristes, malgré ce qu'impriment les journaux, se contentent d'occuper une place au soleil sur les plages, comme chaque année. Dans l'autobus de Madrid à Valence, nous restons bien malgré nous captifs de la radio que le chauffeur fait hurler pendant les quatre heures du trajet. Interminable retransmission des débats aux Cortes : Suarez vante la démocratie, Fraga Iribarne prévient la démocratie, Felipe Gonzales pleure la démocratie, Santiago Carillo (pourquoi pas ?) appelle à la démocratie, bref, l'Espagne entière ne parle que de démocratie.
47:247
Si je ne détestais point déjà ce régime, ce serait le moment d'apprendre à le mépriser. Leur démocratie n'est qu'un prétexte pour tous les glissements vers l'anarchie. Les communistes attendent leur heure, la droite (Allianza Popular) ne compte malgré son éloquence que neuf députés, et le centre (Suarez, le roi et des opportunistes) sait que tôt ou tard une motion de censure le culbutera au profit des socialistes, eux aussi mous et peu durables. Ce glissement à gauche s'explique par la brillante tactique de Carillo, seul homme de la classe politique à ne pas céder à l'ivresse des mots, et par la peur de tous ces ex-franquistes (de Suarez à Fraga) d'avoir à affronter un jour l'accusation de « fascisme ». Entre temps, ils s'appliquent à donner des gages, et sont « démocrates ».
Reste le peuple espagnol, toujours aussi agréable à vivre que par le passé. Le trop-plein d'estivants étrangers transforme les professionnels du tourisme en de cyniques exploiteurs, mais infiniment moins qu'en France ou en Italie. L'autre jour, dans un petit café de la Costa Blanca où nous avons nos habitudes, j'ai rappelé au garçon que nous n'avions pas oublié qu'il collectionnait les monnaies étrangères et que, la prochaine fois, nous lui en rapporterions. Il a tourné les talons pour nous apporter le café et les croissants. J'allais payer. « -- Pas question, me dit-il, c'est déjà réglé. Vous êtes mes invités. »
Thomas Molnar.
48:247
### Cantiques populaires en français
par l'abbé V.-A. Berto
Faut-il rappeler que notre cher collaborateur l'abbé Berto (1900-1968), ancien professeur au grand séminaire et aumônier des Ursulines de Vannes, fut le fondateur du Foyer d'enfants Notre-Dame de joie qui est à Pontcalec et de l'Institut des Dominicaines du Saint-Esprit. Faut-il rappeler qu'une partie de sa correspondance et de ses articles a été recueillie en deux volumes : *Notre-Dame de Joie* (Nouvelles Éditions Latines) et *Pour la sainte Église romaine* (Éditions du Cèdre).
L'article que nous reproduisons ici avait paru dans la *Semaine religieuse de Vannes, --* notez la date : en janvier 1945.
*J. M.*
On a pu faire avec raison de sévères reproches aux recueils, généralement anonymes, de cantiques populaires en langue française. On a relevé dans le style, tantôt la platitude et tantôt l'enflure ; dans la versification, la maigreur des rimes et l'évocation mécanique des mots à la place de l'invention ; dans le lyrisme, presque toujours du forcé et du convenu ; dans les idées, de fâcheuses insuffisances et même des inexactitudes doctrinales. La mélodie aussi est trop souvent, geignante ou ronflante, d'aussi mauvais goût que le texte.
49:247
Des recueils comme celui de M. le chanoine Pirio ([^11]) ont marqué depuis longtemps déjà un effort heureux pour relever le genre si piteusement déchu du cantique. Seulement, il s'est trouvé que ces recueils ont été composés, sans exception connue de moi, par des musiciens, dont le souci principal était naturellement la musique ; et dans la mesure où ils ont cherché, comme accessoirement, à proposer des textes plus satisfaisants, ils n'ont pas toujours évité l'excès contraire à celui qu'ils voulaient corriger ; leurs cantiques ne sont plus vulgaires, mais peut-être ne sont-ils plus populaires ; ils conviennent mieux à des communautés ou à des institutions qu'à la foule du peuple fidèle.
Le peuple fidèle ! il y a pourtant un auteur de génie et un saint qui a écrit pour lui, comme il vivait pour lui, et qui a laissé de merveilleux cantiques ; c'est le bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort. Il est vrai qu'en plus de deux siècles, sous son nom se sont introduits bien des apocryphes, que des altérations nombreuses et graves ont corrompu l'œuvre authentique ; mais depuis que nous possédons l'admirable édition critique du R.P. FRADET, S.M.M., il est devenu tout à fait impossible de ne pas saluer dans le bienheureux le maître incontesté du cantique populaire en français.
C'est de ce maître que M. l'abbé Le Cerf a eu l'idée si simple, -- mais il fallait l'avoir ! -- de se faire le disciple, et ce n'est pas faire un petit éloge du recueil que vient de publier notre confrère, que de dire qu'on y retrouve, bien reconnaissables, l'inspiration et l'accent du bienheureux ([^12]).
\*\*\*
*Il faudrait une œuvre parfaite*
*Pour célébrer de tels objets,*
*Un vrai théologien-poète*
*Non un rimeur et des essais.*
50:247
Ainsi M. l'abbé Le Cerf, en sa préface ([^13]). « Théologien poète », l'expression est belle, et le plus beau, c'est qu'elle n'aille point mal à son inventeur. Le théologien en lui a visiblement suscité le poète. C'est la gloire de la vérité qui l'a ravi et qui l'a forcé à chanter. C'est le christianisme comme vérité qu'il contemple et qu'il veut faire contempler ; je dis bien, sa poésie est contemplative, et en cela même théologique.
Il faut s'entendre, assurément. Si l'on convient d'appeler théologie la seule science des connexions entre la Révélation et la raison, nulle théologie ici ; M. l'abbé Le Cerf n'a pas composé de cantique sur la prémotion physique ou sur le mode d'actuation de humanité dans le Christ. Mais la théologie est aussi l'exploration et l'exploitation, à la fois humble et exigeante, du donné révélé en lui-même ; elle se propose l'expression exacte et l'exposition méthodique du dogme. En ce sens, le catéchisme est une théologie élémentaire, et en ce sens l'œuvre de M. l'abbé Le Cerf est théologique au premier chef, n'étant autre chose qu'un catéchisme chantant.
Il nous donne, par exemple, un cantique sur la Trinité, un cantique sur la grâce sanctifiante, un cantique sur l'Église, un cantique sur le mariage, un cantique sur la virginité. Cela devrait paraître la chose du monde la plus ordinaire, j'en conviens ; on n'imagine pas un recueil catholique de cantiques en langue vulgaire où ces thèmes absolument essentiels au catholicisme ne soient pas traités, j'en conviens encore ; on ne peut penser qu'un auteur de cantiques n'ait pas pour intention première et principale de faire partager au peuple fidèle ces hautes pensées dont se nourrit inépuisablement, par le Missel et l'Office, la contemplation chantante de l'Église, j'en conviens, j'en conviens toujours. Je demande cependant qu'on me montre, dans un recueil quelconque, des cantiques sur les sujets que je viens de désigner. Il est trop vrai que ce qui paraît aller de soi ne va pas de soi, que ce qui semble inimaginable et impensable, c'est cela même qui s'offre tous les jours à nos yeux et à nos oreilles. Pour avoir institué divorce entre la piété et la pensée (probablement par incapacité de penser) on a réduit la piété à n'être plus qu'une émotion et, suggérée le plus souvent par de piètres cantiques, qu'une émotion factice, ou une grimace d'émotion.
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Délibérément, ou plutôt non, par un effet spontané de son « intention » théologique foncière, M. l'abbé Le Cerf a donné le pas à la contemplation sur l'émotion. La piété que respirent et qu'inspirent ses « cantiques » n'en est que plus profonde et plus communicative. Ils sont supérieurs, de fond et de forme, à tous ceux que nous possédons en français, si l'on excepte les propres cantiques du bienheureux Grignion de Montfort.
\*\*\*
Il faut ajouter qu'ils sont les plus utiles, s'il est vrai, comme j'en suis persuadé, que l'effroyable décadence religieuse de notre époque consiste dans un appauvrissement du christianisme qui l'atteint -- je dis chez les chrétiens -- dans sa même substance surnaturelle et qui va à en faire une adhésion aux vérités naturelles de la religion et de la morale, connotée par une sorte d'attachement sentimental à un Christ Lui-même horriblement défiguré.
Quand, tout enchanté et ravi au sortir de la lecture des Pères et des Docteurs, je m'aheurte douloureusement à tel « Livre de prières » ou à tels « messages » d'aujourd'hui, épouvanté d'un disparate qui brûle les yeux et qui meurtrit l'âme, je ne puis que me demander comment certains n'y voient qu'une évolution dans l'homogène, quand ils ne poussent pas l'ignorance ou la sottise, peut-être la mauvaise foi jusqu'à nommer « redressement » ce qui n'est qu'une affreuse corruption.
Mais les « cantiques » de M. l'abbé Le Cerf m'ont bienheureusement procuré une impression toute contraire, celle de la fidélité. Des grands textes magnifiques d'un saint Cyprien ou d'un saint Méthode à ses modestes vers, il y a toute la distance qu'on voudra ; il n'y a point de rupture, il y a une continuité délicieuse. Les enfants de la sainte Église qui chanteront ces « cantiques » auront la même religion que leur Mère. Hélas, combien nombreux sont ceux qui en ont une autre ! J'entends bien qu'ils ne s'en doutent pas, qu'ils sont trompés et non coupables ; mais qu'attendre de bon de ces chrétiens difformes, de ce sel affadi ?
\*\*\*
C'est surtout pour les enfants des catéchismes que M. l'abbé Le Cerf a composé ses cantiques ; il espère cependant, et il a raison d'espérer, que d'autres en tireront profit. Il leur suffira de comprendre ce qu'ils chanteront, et ils le comprendront aisément, grâce à la simplicité du langage, pourvu qu'un bref commentaire accompagne chaque strophe. En recommandant cette méthode, l'auteur montre une fois de plus qu'il ne veut être qu'un continuateur du bienheureux Grignion de Montfort ([^14]).
52:247
Puissent les « cantiques » de M. l'abbé Le Cerf donner aux catéchistes, aux prédicateurs, aux aumôniers, le goût de revenir à des moyens d'instruction, d'édification, de conversion, qu'un saint, et un grand saint, a trouvés les plus propres à l'œuvre apostolique ! Il est entendu que les saints ne sont pas tous et en tout imitables ; mais franchement, il me semble qu'en ceci comme en bien d'autres choses, le péril est surtout que nous ne les imitions pas assez.
V.-A. Berto.
53:247
### Malebranche et Bossuet
*nos contemporains*
par Marcel De Corte
DANS UNE LETTRE au Marquis d'Allemans, fidèle et enthousiaste disciple de Malebranche, Bossuet écrit : « Plus je me souviens d'être chrétien, plus je me sens éloigné des idées que Malebranche nous présente. » ([^15]) Pourquoi ? D'un trait, il nous en donne la raison : « S'écarter de la saine théologie comme le fait Malebranche est de la dernière conséquence, car pour ne vous rien dissimuler, je vois non seulement au point de vue de la nature et de la grâce, mais encore en beaucoup d'autres articles très importants de la religion, *un grand combat se préparer contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes,* à mon avis mal entendus, *plus d'une hérésie,* et je prévois que *les conséquences qu'on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus,* la vont rendre odieuse, et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'on en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité et l'immortalité de l'âme.
54:247
*De ces mêmes principes mal entendus, un autre inconvénient terrible gagne sensiblement les esprits. Car sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce qu'on entend clairement, chacun se donne la liberté de dire :* « *J'entends ceci, et je n'entends pas cela *»* ; et sur ce seul fondement on approuve et on rejette tout ce qu'on veut,* sans songer qu'outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de générales qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles qu'on renverserait tout en les niant. *Il s'introduit, sous ce prétexte, une liberté de juger qui fait que sans égard à la tradition, on avance témérairement tout ce qu'on pense ; et jamais cet excès n'a paru davantage que dans le nouveau système :* car j'y trouve à la fois les inconvénients de toutes les sectes, et en particulier ceux du pélagianisme... Je ne trouve rien dans votre système qui ne me rebute ; *tout m'y paraît dangereux, même jusqu'à ces belles maximes que vous y étalez d'abord, parce que vous les proposez d'une manière si vague, que non seulement on n'y peut trouver aucun sens précis, mais encore qu'on en peut tirer le mal plutôt que le bien...* Tant que le P. Malebranche n'écoutera que des flatteurs, ou des gens qui, faute d'avoir pénétré le fond de la théologie, n'auront que des adorations pour ses belles expressions, *il n'y aura point de remède au mal que je prévois, et je ne serai point en repos contre l'hérésie que je vois naître en votre système.* Ces mots vous étonneront, mais je ne les dis pas en l'air. Je parle sous les yeux de Dieu et dans la vue de son jugement redoutable, *comme un évêque qui doit veiller à la conservation de la foi. Le mal gagne :* à la vérité, je ne vois pas que les théologiens se déclarent en votre faveur ; au contraire, ils s'élèvent tous contre vous. Mais vous apprenez aux laïques à les mépriser : *un grand nombre de jeunes gens se laissent flatter à vos nouveautés. En un mot, ou je me trompe bien fort, ou je vois un grand parti se former contre l'Église,* ET IL ÉCLATERA EN SON TEMPS, si de bonne heure on ne cherche à s'entendre avant qu'on s'engage tout à fait. »
Et Bossuet continue : « *Lorsqu'on s'éloigne des sentiments de l'Église et de la théologie qu'on y a trouvée universellement reçue, le succès ne peut venir que de l'appât de la nouveauté, et toute âme chrétienne doit en trembler : c'est le succès qu'ont eu les hérétiques.* Comme vous, ils se sont donné un air de piété, en nommant beaucoup Jésus-Christ et en se parant de son Écriture. Comme vous, ils se sont souvent vantés de proposer des moyens de ramener les errants à la foi de l'Église. Mais il faut songer à cette parole : « Tous ceux qui m'appellent Seigneur, Seigneur, n'entreront pas pour cela dans le Royaume de Dieu » (Mt., 7, 21).
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Citer souvent l'Écriture et n'en alléguer que ce qui ne sert à rien à la matière, c'est encore un des artifices dont l'erreur se sert pour attirer les pieux... Ne croyez pas qu'en vous comparant aux hérétiques, je vous veuille accuser d'en avoir l'indocilité, ni ce qui les a enfin portés à la révolte contre l'Église, à Dieu ne plaise, mais *on y arrive par degrés. On commence par la nouveauté, on poursuit par l'entêtement. Il est à craindre que la révolte ouverte n'arrive dans la suite,* lorsque la matière développée attirera les anathèmes de l'Église, et après qu'elle se sera tue longtemps, pour ne pas donner de la réputation à l'erreur. »
Et le dernier mot de Bossuet jaillit de son âme bouleversée : « *Votre succès me fait peur. *»
Dans son oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche, Bossuet avait déjà manifesté la même inquiétude : « Que je méprise *ces philosophes qui, mesurant les desseins de Dieu à leurs pensées,* ne le font auteur que d'un certain ordre général d'où le reste se développe comme il peut ! Comme s'il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement. » ([^16]) L'allusion à Malebranche et aux malebranchistes qui, à la suite de Descartes, vont substituer à la philosophie, à la science de l'être, l'aventure spirituelle et subjective du philosophe lui-même qui va désormais régner sur toute la pensée occidentale et, par le biais de l'individualisme -- ou du personnalisme --, sapera les fondements de l'ordre social, est claire et transparente.
La parenté du malebranchisme et du protestantisme qui, à cette époque déjà, s'enkystait dans l'Église catholique, ne laisse pas d'être soulignée : il suffit de comparer les deux textes que nous venons de citer à l'Oraison funèbre de Henriette-Marie de France qui les a précédés. Bossuet dénonce avec force « la fureur de disputer des choses divines, sans fin, sans règle, sans soumission », lorsque « chacun s'est fait à soi-même un tribunal où il s'est rendu l'arbitre de sa croyance », « où il n'y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu'il pense » ([^17]). C'est, de part et d'autre, la même dénonciation de cette tendance philosophique qui consiste à ramener les jugements que tout homme porte spontanément sur le réel, non point à la réalité elle-même, mais à des états de conscience personnels et, en fin de compte, à réduire toute existence à l'existence du sujet pensant.
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Du malebranchisme à l'Église postconciliaire, la continuité est ininterrompue. Bossuet a raison. C'est Malebranche, plus que Descartes encore, qui inaugure l'esprit révolutionnaire moderne, l'inocule à la civilisation chrétienne encore vivace à son époque, le répand à travers tout le XVIII^e^ siècle chez les laïcs, l'infiltre au XIX^e^ dans le catholicisme par l'intermédiaire de Lamennais et de Renan, engendre au XX^e^ le modernisme et le néomodernisme pour saper de nos jours les ultimes fondements de l'Institution établie par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Cela se montre et se démontre. Il faudrait à coup sûr un gros volume pour le prouver dans tous les détails. Il nous suffira de parcourir quelques chemins de crête pour justifier le vaste panorama de ruines que la prophétie de Bossuet étale devant nous et qu'une seule formule peut décrire : l'explosion continue du subjectivisme.
On sait que Malebranche, à l'instar de Descartes, dénonce la théorie objective de l'abstraction, accréditée jusqu'alors dans la pensée catholique sous l'influence de l'école aristotélicienne et thomiste, et selon laquelle l'intelligence humaine tire de l'être des choses sensibles, qui en est l'objet immédiat, les aspects intelligibles qui s'y trouvent contenus : ainsi, de Pierre, Paul ou Jacques atteints par la vue, elle abstrait l'essence « animal raisonnable » qui caractérise tout être humain concret. Pour Descartes et pour Malebranche en effet, les sens sont constitutivement trompeurs et dupent l'intelligence qui se fie à leurs données dont la teneur varie du tout au tout d'un individu à l'autre et manifeste son imposture dans l'irréalité du rêve. Rien n'est transmis du corps à l'âme et l'objet immédiat de l'intelligence est, non pas l'être investi dans le sensible extérieur, mais l'idée que nous nous faisons de « la réalité véritable » de l'être à l'intérieur de l'esprit. C'est en s'enfermant dans son « pensoir » à la manière du Socrate des *Nuées* d'Aristophane, que le philosophe s'ouvre au monde véritable constitué par les idées immanentes à son esprit et que tout autre esprit, prétendent-ils, peut saisir en se repliant sur soi. Il suffit de clore les yeux pour voir clairement et distinctement l'exacte réalité.
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Il suffit de se retourner sur soi pour accéder au seul univers qui soit : celui des idées directement présentes à l'esprit humain. L'intelligence ne peut connaître que les idées qu'elle se forme et qui, débarrassées de tout ce qu'elles peuvent avoir de confus et d'obscur, restituées à la clarté et à la distinction qui les constituent et les rendent intelligibles, sont la règle suprême d'infaillibilité de l'esprit qui a rompu avec le dehors.
« Toute ma physique n'est que géométrie », c'est-à-dire opération mentale, dira Descartes. Malebranche ira jusqu'à prétendre que ce que nous appelons *corps* n'existe que parce que la Révélation nous l'apprend. Comme la connaissance angélique, la connaissance humaine est indépendante à l'égard des choses ([^18]). Dès lors, si l'intelligence humaine n'est plus mesurée par l'être, par l'essence des choses de l'univers sensible qui est son objet premier et naturel, il faut résolument proclamer qu'elle est la mesure de la réalité. Il n'y a pas d'autre issue. Puisque le philosophe, le savant veulent connaître l'univers, ils n'ont d'autre ressource que de *le faire,* d'introduire dans l'opacité de son existence l'idée qui rendra sa connaissance effective. Autrement dit, la théorie cartésienne et malebranchiste des idées va de la pensée à l'être, exactement comme l'intelligence *fabricatrice* d'une œuvre ou intelligence *poétique* va, chez le poète ou chez l'artiste, du modèle créateur qu'elle élabore en elle-même à l'ouvrage, poème, peinture, sculpture, architecture, musique, qu'ils créent et qui lui est conforme ([^19]).
La grande révolution cartésienne et malebranchiste qui prélude à toutes les autres révolutions « culturelles », politiques, sociales, économiques que nous connaissons et dont les déflagrations se succèdent de nos jours jusqu'à l'éclatement final de la planète, consiste dans la substitution de l'intelligence *créatrice* d'objets utiles au seul être auquel ils puissent l'être : l'*individu,* à l'intelligence *contemplative* d'un monde qu'elle n'a pas fait et à l'intelligibilité duquel elle doit se soumettre. Il n'est pas étonnant que notre époque fasse de « la créativité » sa dominante culturelle. Descartes et Malebranche l'avaient précédée. Elle ne fait que prolonger un élan que les pères de la philosophie moderne ont imprimé à la seule activité qu'ils reconnaissent à l'homme : l'activité *technicienne,* transformatrice du monde, productrice d'un monde, d'une société, d'un homme nouveau, qui font retour à l'individu ou aux groupes d'individus comme à leur centre créateur. L'anthropocentrisme et le culte de l'homme, propres à notre époque et à l'Église postconciliaire prennent ici leur source.
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C'est pourquoi Malebranche, au lieu de suivre Descartes qui professe que les idées sont innées à l'esprit de l'homme, juge bon, afin de sauvegarder le théocentrisme sans lequel la foi, l'espérance et la charité chrétiennes disparaissent, faute d'objet, de placer les idées claires et distinctes que la philosophie et la science nouvelles prennent comme principes, en Dieu lui-même. Il hisse ainsi la créativité propre à l'idée cartésienne à un niveau qui semble lui éviter l'impasse du subjectivisme, mais en fait il en accroît la portée transformatrice de l'univers en la lestant d'une puissance mystique. C'est la célèbre théorie de la vision en Dieu : l'intelligence humaine voit directement en Dieu les idées, c'est-à-dire les essences des choses créées ; elle ne connaît point les objets créés, mais seulement les idées qui les représentent et qui sont en Dieu comme les matrices originelles réalisatrices de ces objets. Il ne peut en être autrement : si les idées que nous avons des corps ne proviennent pas des corps eux-mêmes, si l'esprit humain ne les engendre pas de son propre fonds, s'il est purement gratuit que Dieu en les créant les ait placées en l'âme et que celle-ci ait en elle, au titre inné, toutes les perfections qu'on voit dans les corps selon l'estime de Descartes, il reste que « l'âme soit unie avec un être tout parfait et qui renferme généralement toutes les perfections intelligibles ou toutes les idées des êtres créés » ([^20]).
L'activité intellectuelle de l'homme est donc identique à celle du Créateur de l'univers, du moins à son niveau. Elle y participe. Elle présuppose ainsi qu'elle est directement unie au « Père des Lumières » (Jac. 1, 17) dès son apparition à l'existence et en tous ses exercices. Et puisque l'esprit humain est uni non seulement à la puissance créatrice du Père, mais aussi au Fils *per quem omnia facta sunt* et dont la sagesse est le lieu des vérités éternelles, « l'homme connaît l'univers comme Dieu le connaît, en droit tout au moins » ([^21]), autrement dit par un type exclusif de connaissance qu'il faut qualifier de *factive, poétique, fabricatrice* d'un monde qui soit directement accessible à la raison humaine entée sur la Raison universelle que le Fils conjoint au Père représente.
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On saisit ici l'intention profonde de Malebranche qui sera celle de ses imitateurs contemporains, et dont le but est d'apporter à la philosophie nouvelle que son époque inaugure, la garantie de la foi, et qui, en même temps, fait bénéficier le catholicisme du triomphe que remporte cette philosophie dans la mode intellectuelle de son époque. L'Oratorien ne cesse, comme nos oreilles en sont actuellement tympanisées, de répéter sur tous les tons que le catholicisme ne peut se répandre que s'il s'allie à la philosophie dont les esprits de son temps sont imprégnés. Garder les vérités éternelles de la foi en les exprimant dans un langage (et donc en relation avec les idées que ce langage exprime) qui soit accessible à ses contemporains est sa préoccupation majeure : on la retrouve partout, depuis Jean XXIII, Paul VI et l'Église postconciliaire. Bon gré mal gré, l'éternel doit s'adapter à la nouveauté des temps, dussent les vérités immuables de la foi -- et des mœurs chrétiennes -- en subir les conséquences, tel sera le souci d'une partie de plus en plus nombreuse du clergé catholique inquiet de voir son influence se restreindre de plus en plus depuis la Réforme, à partir de Malebranche (et déjà, mais sans la refonte complète de la pensée chrétienne, bien avant lui).
Une telle tentative comporte toutefois chez Malebranche une contrepartie dont les répercussions ne laissent pas de s'exercer sur l'Église du XX^e^ siècle.
Si l'esprit humain, dès qu'il pense, saisit intuitivement les idées des choses en Dieu par son union constituante avec Dieu, il ne peut pas ne pas saisir du coup l'essence même de Dieu. En dépit de certaines dénégations, Malebranche ne laisse pas de l'avouer : « Si nous ne voyions Dieu en quelque manière, nous ne verrions aucune chose... Nous ne voyons aucune chose que par la connaissance naturelle que nous avons de Dieu » ([^22]), et donc de son essence intime selon le texte précédent. Alors que la théologie classique professe que nous ne comprenons naturellement de Dieu que ce qu'il n'est pas, la théorie malebranchiste de la connaissance implique que l'homme se trouve déjà, dès ici-bas, lorsqu'il exerce sa pensée, dans la situation qui sera la sienne dans l'au-delà au sein de la béatitude éternelle. La théorie cartésienne des idées qu'il adopte l'y contraint : « j'ai souvent averti, écrit Descartes, que je prends le nom d'idée pour tout ce qui est conçu immédiatement par l'esprit, et je me suis servi de ce mot parce qu'il était déjà communément reçu par les philosophes pour signifier les formes des conceptions de l'entendement divin » ([^23]), les idées créatrices, les concepts intelligibles des choses à créer ([^24]).
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« Les esprits aperçoivent toutes choses *par la présence intime* de Celui qui comprend tout dans la simplicité de son être » ([^25]), parce qu'il a tout créé. « S'il est vrai que la raison à laquelle tous les hommes participent est universelle, s'il est vrai qu'elle est infinie, s'il est vrai qu'elle est immuable et nécessaire, il est certain qu'*elle n'est point différente de celle de Dieu même,* car il n'y a que l'être universel et infini qui renferme en soi-même une raison universelle et infinie. » ([^26]) « *Nous voyons donc* la règle, l'ordre, *la raison de Dieu. *» ([^27])
Or, « cela est absolument *impossible -- omnino* -- », déclare saint Thomas. Malebranche a beau répéter sur tous les tons qu'il n'y a pas d'idée de Dieu parce que Dieu n'est pas son propre créateur et que les idées que nous voyons en Dieu sont relatives, non pas à Dieu lui-même, mais aux créatures, ces dénégations sont d'ores et déjà réfutées par le Docteur Angélique. « Comment en effet pourrait-on voir les raisons des créatures dans l'essence divine elle-même sans connaître cette essence ? D'une part, l'essence divine est la raison de tout ce qui se fait ; or la raison idéale n'ajoute rien à l'essence divine qu'une relation aux créatures. D'autre part, on connaît d'abord une réalité en soi avant de la connaître par rapport et comparaison à autre chose, ce qui revient ici à connaître Dieu comme objet de béatitude avant de le connaître selon les raisons des objets qui existent en lui. » ([^28]) On ne peut connaître la relation du sculpteur à l'idée qu'il a de la statue sans connaître le sculpteur, sinon l'idée de la statue serait sans père ni cause. Au surplus, c'est un des thèmes les plus constants du malebranchisme que Dieu a créé l'univers pour sa propre gloire, ce qui est conforme à la fin poursuivie par toute connaissance créatrice : *finis cujuslibet facientis in quantum facientis est ipsemet,* dit l'adage thomiste ; « la fin poursuivie par l'homme qui fabrique un objet est lui-même », le contentement et l'utilité qu'il en retire. Connaître les idées divines créatrices c'est donc connaître la gloire de Dieu, c'est connaître Dieu en lui-même. « Dieu n'agit que pour sa gloire, pour l'amour qu'il se porte à lui-même : je conçois que ce principe renferme bien des conséquences. » ([^29])
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« Ce sont ces conséquences qui forment la philosophie et la théologie de Malebranche, commente justement Henri Gouhier ; les développer, c'est regarder l'univers comme Dieu le voit, c'est participer à la perception que Dieu a de son œuvre. » ([^30])
Connaître c'est « former entre Dieu et nous *une espèce de société *» ([^31])*.* « La raison créée, notre âme, l'esprit humain, les intelligences les plus pures et les plus sublimes peuvent bien *voir la Lumière,* mais ils ne peuvent la produire. » ([^32]) S'il est bien vrai que l'essence de Dieu est la Lumière, et si l'on voit la Lumière, on voit donc Dieu.
*Quod est omnino impossibile,* dans la condition terrestre de l'homme, même avec le secours de la grâce divine ([^33]). S'il en est ainsi, c'est toute la philosophie et toute la théologie de Malebranche qui s'écroulent puisqu'elles se rattachent pour lui à la vision en Dieu et à la vision de Dieu que l'homme partage. Il ne peut en être autrement : *Malebranche ne conçoit la connaissance humaine* (*et divine*) *que sous la forme de la connaissance poétique.* Il se recrée pour lui-même en pensée -- et non en réalité, sauf en celle du langage -- l'acte créateur de Dieu. *Il l'imagine.* La création n'est pas pour lui une réalité objective. C'est un poème métaphysique qu'il compose et qu'il déroule sous ses yeux. Son œuvre n'est ni philosophique, ni théologique, ni même scientifique, mais *littéraire.* Condillac l'avait bien vu : « Malebranche était un des plus beaux esprits du dernier siècle : mais malheureusement *son imagination avait trop d'empire sur lui.* Il ne voyait que par elle, et il croyait entendre les réponses de la sagesse incréée, de la raison universelle, du Verbe. » ([^34]) Et Voltaire d'ajouter qu' « *il était animé de cette imagination forte* qui fait plus de disciples que la vérité » ([^35]).
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Malebranche est à cet égard, et très nettement, le précurseur de Teilhard de Chardin et l'origine des élucubrations dont ce dernier a intoxiqué la pensée catholique contemporaine, celle de Vatican II comprise. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler la théorie malebranchiste de la causalité. Selon elle, causer c'est vraiment *créer,* c'est déployer au dehors dans une œuvre : l'univers, une puissance créatrice ([^36]). Or, pour elle encore, Dieu *seul* est cause. Ce que nous croyons être une cause lorsqu'une chose met une autre en mouvement ou que je meus mon bras par exemple, n'est que *l'occasion* pour la cause unique qui traverse tous les êtres et les événements de l'univers de se manifester et de prolonger son acte créateur initial. On reconnaît ici la fameuse *doctrine des causes occasionnelles* selon laquelle les prétendues causes dont seraient pourvus les êtres particuliers de la nature ne sont que le découpage artificiel que nous introduisons dans l'acte unique de la création continuée. Malebranche est tellement obnubilé par sa doctrine de l'unique causalité qu'il ne craint pas de qualifier de « philosophie du serpent » les causes secondes qu'Aristote et saint Thomas attribuent, avec un bon sens souverain, aux êtres de la nature dont nous sommes : qui donc pensera jamais que Dieu meut ses jambes lorsqu'il marche ? L'intention de Malebranche est de dépaganiser radicalement le monde extérieur et de christianiser totalement la nature en la faisant dépendre tant dans ses activités les plus diverses qu'en son existence, du seul mouvement rationnel dont la Raison divine du Fils de Dieu l'imprègne. Mais du coup la grâce qui se greffe sur la nature et la surélève se trouve englobée dans ce mouvement unique de rationalisation qui émane de la divinité. Le surnaturel est ainsi gouverné par les mêmes lois rationnelles qui gouvernent la nature, au même titre que la distribution des pluies et la chute des corps. Entre le surnaturel et le naturel il n'y a plus de différence. La distinction entre ces deux ordres que tracent les disciples d'Aristote est « extravagante, car la nature que ce philosophe a établie est une pure chimère » qui provient « du commun des hommes » astreints à juger « par l'impression que les choses font sur leur sens » ([^37]).
Comme chez Teilhard de Chardin, la différence entre le surnaturel et le naturel ne se maintient qu'au prix de pirouettes verbales. La « christification » de l'Évolution universelle du premier est la réplique de l'imprégnation rationnelle de la création continuée que le Père tout-puissant a déléguée à la Sagesse de son Fils et qui permet ainsi à la raison humaine de s'exercer selon les normes logiques de la pensée scientifique et se nourrir de vérités qui doivent tout leur être à la Raison divine universelle.
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Entre la science de type cartésien fondée sur les idées, la philosophie nouvelle, la théologie qui en est tributaire, et la Révélation, il n'y a plus de solution de continuité. Tout est science parce que tout est Science divine. Malebranche et Teilhard ne sont séparés du panthéisme de Spinoza que par l'épaisseur du cheveu de la foi qu'ils professent subjectivement. Bon nombre des critiques contemporains de l'Oratorien s'étaient déjà aperçus de cette indéniable parenté. Quant à Teilhard, on peut dire que son système n'est qu'un essai de christianisation du spinozisme par le biais de la biologie (ou plutôt par le biais de ce que Teilhard entendait par biologie).
Aussi l'Oratorien et le Jésuite pensent-ils tous deux que le fait essentiel du christianisme n'est pas la Rédemption, mais l'Incarnation. La seconde Personne de la Trinité se serait incarnée, selon l'un et l'autre, même s'il n'y avait pas eu de péché originel. L'Incarnation n'est autre que la Création qui se continue : Dieu le Fils s'unit à l'univers pour le pénétrer de sa Sagesse rationnelle et en définitive pour le diviniser. Pour Teilhard, l'Incarnation et l'Évolution sont quasiment synonymes. Aussi nos deux « théologiens » ont-ils le plus grand mal d'admettre le péché originel et surtout de tenter de l'expliquer dans la perspective similaire où ils se placent. Puisque tout mouvement, tout changement dans le monde et dans l'homme est l'œuvre de Dieu qui s'accomplit, comment expliquer, outre l'erreur et le péché actuels, la chute du premier homme ? Par la liberté de l'homme sans doute, mais cette liberté n'est plus enracinée dans la raison, comme le pense saint Thomas et l'Église anté-conciliaire à sa suite, mais dans la volonté irrationnelle qui suspend -- inexplicablement -- son assentiment au progrès de la Raison universelle ou à l'ascension évolutive ([^38]).
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Comment expliquer le miracle dans la théorie malebranchiste de la seule efficacité de la Cause générale où les causes particulières -- et les grâces particulières -- n'ont plus de sens puisque Dieu n'agit jamais qu'en déployant sa causalité strictement générale (conforme comme telle à la raison qui est son essence et qui est toujours axée sur l'universel) à travers les causes occasionnelles ? Comment l'expliquer dans la doctrine teilhardienne de l'irréversible succession des moments du temps en leur montée vers la « noosphère » et vers la « Christosphère » ? La négation du péché originel et du miracle qui sévit dans l'esprit de tant de catholiques actuels ne prend-elle pas sa source dans les virtualités de la pensée malebranchiste telle qu'elles s'épanouissent chez Teilhard ?
Mais c'est toute la théorie du progrès des Lumières propre au XVIII^e^ et inviscérée dans l'esprit de nos contemporains, que consacre le malebranchisme.
L'historien attentif aux origines n'est pas surpris de voir un système qui rattache mystiquement et religieusement toutes choses à la seule Raison divine prégnante de leurs idées créatives, dévaler la pente du déisme et de l'athéisme ([^39]) où roule le XVIII^e^ siècle, et dont les grondements se répercutent avec violence jusqu'à nos jours, ébranlant toute la planète. La réforme de la philosophie et de la théologie effectuée par Malebranche et moulée dans un système nouveau accordé au nouveau type de culture et de société qui se préparait dans les cornues de l'histoire depuis la Renaissance et la Réforme, orientait sa pensée, par un développement graduel, vers la phase ultime à laquelle nous assistons aujourd'hui. La prédiction de Bossuet s'accomplit sous nos yeux : les ferments de décomposition dont le malebranchisme est gros se sont infiltrés *in sinu ac gremio Ecclesiae,* comme l'observait saint Pie X. Ils menacent de mort l'Institution fondée par le Christ. Bossuet, de son regard d'aigle, a cependant franchi quelques chaînons qui relient le malebranchisme aux dangers de destruction qui pèsent sur l'Église actuelle. Il a bien vu que Malebranche, par son imaginaire théorie de la vision des idées en Dieu, acculait la philosophie nouvelle (et par suite la théologie) ([^40]) au subjectivisme :
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sous prétexte que les hommes voient en Dieu les idées et que Dieu en garantit l'évidence, un tel dira : « Je vois ceci », un autre « Je vois cela ». Nous avons déjà dit qu'une telle conséquence est inévitable : si nous connaissons par idées créatrices, comme Malebranche le professe, nous projetons ces idées dans la pâte molle et obscure du monde extérieur et nous la modelons (selon une forme mathématique dans le cartésianisme, selon n'importe quelle autre construction de l'esprit ailleurs, dans la philosophie moderne) à la manière de l'artiste, de l'artisan, du technicien, et nous imprimons à notre œuvre une finalité qui la tourne vers nous-mêmes, vers notre joie esthétique ou vers notre utilité. Toute la Renaissance est dominée par ce primat de la connaissance poétique et par le subjectivisme qui en est issu. Toute la Réforme également puisque les dogmes ne sont plus des vérités immuables dont l'Église a la charge, mais une matière à une expérience personnelle qui les infléchit selon notre libre subjectivité. C'est pourquoi le protestantisme vire, dès son apparition, vers le libéralisme, voire même vers le solipsisme chez certains exaltés qui en convainquent d'autres.
Si nous jugeons et raisonnons selon les idées créatrices que nous voyons en Dieu et dont Dieu pénètre la création continuée, il est clair que Dieu se met à notre place et à notre point de vue. Or « un Dieu jugeant et raisonnant à notre point de vue se confond vite avec nous-mêmes ». « Il ressemble fort à un homme. » ([^41]) Et la connaissance humaine que Malebranche divinise en lui faisant partager la connaissance créatrice de Dieu, voit son processus s'inverser : au lieu d'être théocentrique, elle devient anthropocentrique. Tous les calculs créateurs de Dieu se font dans la perspective de l'homme. Le refus de reconnaître à l'homme une connaissance autonome et la prétention de mettre Dieu à l'origine et au déploiement de toute connaissance humaine conduisent infailliblement à la méconnaissance de Dieu. Malebranche amorce ce renversement mécanique puisqu'il professe, pour garder la différence entre la connaissance divine et la connaissance humaine, que, si nous voyons en Dieu les idées créatrices du monde, *nous n'en avons pas pour autant l'idée de Dieu.* Tout ce que nous savons de Dieu provient de la foi en la Révélation et la foi ne s'exerce que *per speculum et aegnimate,* selon la parole de l'Apôtre.
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Il suffira d'une défaillance de la foi chez les disciples de Malebranche pour exclure les idées créatrices du Verbe divin et les inclure dans l'homme. Malebranche les y pousse même puisqu'il professe que le Verbe gouverne strictement le monde par idées générales, selon l'essence même de la Raison pure qu'Il est. Où se trouvent donc les idées particulières du monde qui sont à la base du savoir humain, sinon dans la pensée humaine ? Dieu est-il encore l'auteur de ce monde regorgeant d'idées particulières que nous nous formons à son propos ? N'étant plus en Dieu, c'est nous qui les construisons, et la science, la philosophie, la théologie même, deviennent des constructions de l'esprit qui fonctionne pour penser dans la seule perspective de la connaissance *poétique. La Lumière* du Verbe divin fait place aux *Lumières* de la raison humaine. Le XVIII^e^ siècle est pénétré de ce malebranchisme laïcisé.
*Le grand phénomène de sécularisation du christianisme et du passage du théocentrisme à l'anthropocentrisme* dont nous avons souligné l'action en plusieurs de nos études, entraîne toute l'œuvre de Malebranche dans une direction qui aurait fait horreur à l'Oratorien, mais qui n'en est pas moins réelle.
Dans le *Dixième Éclaircissement de la Recherche de la Vérité,* Malebranche, en effet, ne confère au Verbe divin que la direction générale du monde sous les auspices de la seule idée d'étendue infinie, ce qui rapproche étonnamment la théologie malebranchiste du déisme propre au XVIII^e^ siècle, lequel n'est qu'un christianisme désurnaturalisé dont Bayle dira, à la même époque, qu'il est proche de l'athéisme au point de se confondre avec lui : n'est-il pas une construction de l'esprit à partir d'un christianisme dépouillé de tous les éléments de la Révélation et que la raison humaine hypnotisée par le dogme du mécanisme universel que Descartes et ses disciples ont accrédité, utilise comme une armature pour bâtir un monde nouveau, né de la seule raison humaine universelle, par la seule activité créatrice et *poétique* de l'homme qui rendra ce dernier, comme Descartes le lui avait assigné dans le *Discours de la Méthode,* « maître et possesseur de la Nature ».
Nous assistons là à la naissance de ce qu'on appellera dans la théologie catholique du XIX^e^ siècle « le naturalisme » : plus de surnaturel, à quoi bon un Dieu créateur, à quoi bon un Dieu incarné puisque l'homme par ses idées créatrices se suffit à lui-même, à quoi bon enfin une religion révélée ?
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Ce thème critique qui érode et aplatit le christianisme dans une sorte d'humanisme qui édifie la Science majusculaire pour la seule gloire de l'homme, sera inlassablement repris par d'Alembert, Bayle, Berkeley, Diderot, Helvétius, Hume, La Mettrie, Locke, Meslier, Mirabeau, Montesquieu, Raynal, Voltaire, et *tutti quanti,* qui tous, à des degrés divers, directement ou indirectement, avouent leur allégeance à la philosophie malebranchiste ([^42]). Tout le XVIII^e^ siècle est empreint de la conviction que l'homme est au centre de l'univers par sa raison qui en pénètre tous les aspects, non plus d'un coup comme l'Acte créateur d'un Dieu relégué dans un ciel inaccessible, mais graduellement, par *le progrès des Lumières.* Condorcet déclarera ce dernier *indéfini,* c'est-à-dire sans terme, *infini* comme Dieu que Malebranche identifie à l'idée d'infini, mais qui se trouve désormais dilué dans la raison humaine que chaque homme possède en partage. Rousseau, poursuivant le même but que le malebranchisme, considérera la conscience individuelle comme l'habitacle du Maître intérieur, du Verbe illuminateur de l'Oratorien, dans la *Profession de Foi du Vicaire savoyard :* la « Conscience, conscience, immortelle et céleste voix » prélude à l'expérience individuelle de Dieu que le modernisme attribue à l'homme religieux au-delà de tous les dogmes qu'elle soumet à son remodelage. Tout le XIX^e^ siècle romantique avec Hugo, Ballanche, Lamennais et Renan ([^43]) dans l'*Avenir de la Science,* sera en proie à la même transe mystique qui assimile la raison humaine à Dieu. Ce ne sera plus seulement le poète qui, par la magie du verbe humain, transformera le monde, c'est l'humanité entière dans un puissant élan collectif : « le pas collectif du genre humain, c'est le Progrès », déclare impérativement Hugo.
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En dépit de « la voix haute et salutaire des faits » qui proclame tout le contraire (deux guerres totales, le totalitarisme partout répandu et la crise), nos contemporains sont persuadés que demain sera meilleur qu'aujourd'hui.
La suprématie de la connaissance technique sur la connaissance contemplative et sur l'activité pratique de l'esprit finalisée par le bien commun de la société, la disparition quasi complète de ces deux derniers types de pensée au bénéfice du premier, le triomphe de la vision scientifique et mécaniste du monde sur toute espèce de métaphysique, la capacité que possède désormais l'homme, par sa connaissance des lois de la nature, de modifier celle-ci à son bénéfice et de la soumettre à ses projets, toutes ces conséquences rigoureusement déduites par les malebranchistes de la théorie cartésienne des idées créatrices, vont transformer, pour reprendre la formule célèbre d'Auguste Comte, *le savoir en pouvoir.* Le vieil homme cède la place à l'homme nouveau, non point celui qui se trouve élevé par la Grâce à la hauteur de Dieu, mais celui dont la vocation est de travailler sans trêve et sans arrêt à introduire dans le monde un ordre rationnel.
C'est ce que fera Kant par sa théorie des formes *a priori* de la connaissance et des catégories de l'entendement qui rappelle fortement les idées créatrices immanentes à la pensée divine et à la pensée humaine avant leur effectuation dans l'existence, selon Malebranche. C'est ce que fera Hegel qui amplifie jusqu'au délire logique la certitude absolue que Malebranche éprouve de « savoir ce que Dieu pense, ce que Dieu veut » et de pouvoir « parler des desseins de Dieu... dans la production de son ouvrage » ([^44]). Le détenteur du Savoir universel (autrement dit Hegel lui-même) et le Verbe de Dieu, lieu de toutes les idées créatrices, s'identifient : l'homme et Dieu ne font plus qu'un. Encore un coup, la primauté de la connaissance active et poétique finalisée par l'individu qui la pratique, le requiert : chez les deux philosophes l'idée créatrice s'incarne dans une œuvre, ici dialectiquement, là selon les lois de l'ordre mécanique universel.
Ce n'est pas seulement la philosophie et l'histoire de la pensée moderne que le malebranchisme a pour ainsi dire imbibée au détriment de la pensée catholique traditionnelle réduite aujourd'hui à la portion congrue et vilipendée jusque dans l'Église. C'est la société elle-même, tant naturelle que surnaturelle.
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Bossuet n'a vu que les répercussions désastreuses que la liberté créatrice de l'homme -- « j'entends ceci, je n'entends pas cela » -- prônée par Malebranche, allait avoir sur l'Institution ecclésiale qu'elle protestantiserait, comme nous le voyons avec stupeur aujourd'hui. Son diagnostic et son pronostic foudroyants ont omis un intermédiaire qu'ils ne pouvaient prévoir : *la Révolution,* la construction toujours éboulée et toujours recommencée d'une pseudo-société, axée non plus sur la suprématie du bien commun, mais sur les exigences inlassables de l'individu et sur la précellence de « la personne humaine », propre au « libéralisme » ou sur les revendications des groupes d'individus agglomérés en « masses » et sur la victoire finale du « collectivisme », bref sur la *Révolution permanente :* on ne fait pas une société avec des individus constitutivement *séparés* les uns des autres (*ab omni divisi*)*,* même si on les décore du nom de *personnes,* lesquelles sont par définition incommunicables.
Une « société » fondée sur le primat de l'activité technique l'exige cependant. D'où, à travers de brèves périodes d'euphorie matérielle, la crise qui s'installe à demeure. Toute société véritable s'adonne au primat du bien commun sur le bien individuel et rassemble des êtres sociaux de naissance, naturellement unis les uns aux autres : des pères, des mères, des enfants, d'abord ; des associations de familles ensuite, rassemblées dans la poursuite de biens spirituels, intellectuels, moraux et politiques qui définissent une civilisation. Une « société » de style strictement économique, telle que la nôtre, point d'aboutissement de la glorification de l'idée créatrice selon Malebranche, est strictement inviable. Destructrice de tout lien social authentique, elle ne se survit que dans une course éperdue à la *nouveauté* périssable, dans le refus du passé qui est la seule dimension impérissable du temps *et qui, seul, peut charrier les vérités éternelles de la foi.* En fait, elle est une *dissociété* perpétuelle. Paul VI a cependant célébré cette *nouveauté* avec enthousiasme.
Ces poisons dissociateurs ont pénétré l'Église. *Gratia naturam supponit.* S'il n'y a plus de nature, il n'y a plus de surnaturel capable de s'y greffer, il n'y a plus d'Église catholique gardienne des vérités immuables de la foi dont la substance pourrait se diffuser par les canaux de la sociabilité naturelle. Telle est la conséquence qu'engendre le malebranchisme et qui consternait Bossuet.
En effet, Malebranche n'a que mépris pour les sociétés naturelles et traditionnelles. Elles sont le fruit de l'expérience et d'une politique orientée vers la défense et l'illustration du bien commun. Or Malebranche repousse avec dédain toutes les données de l'expérience.
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Il n'a cessé de condamner sévèrement toute la vie sociale de toutes les époques ([^45]). « L'esprit de caste, l'esprit de clocher, l'idolâtrie de la patrie, le culte du souverain sont, pour lui, au même titre que l'avarice et la coquetterie, les suites du désordre (originel) qui a transformé l'union de l'âme et du corps en dépendance : il s'agit toujours de mettre *au-dessus de tout,* c'est-à-dire à la place de Dieu, la famille, la patrie, l'amitié, etc. » ([^46]) dans « une communion de biens particuliers et périssables dont la fin soit la commodité et la conservation de la vie du corps » ([^47]), alors que la véritable société, la seule qui existe au monde est l'Église de Jésus-Christ : « *Excepté, donc, cette société qui est gouvernée par le même chef et animée par le même esprit que la céleste Jérusalem, je prétends,* écrit Malebranche, *qu'il n'y a point sur terre de société véritable. *» ([^48])
Il suffira au XVIII^e^ siècle de laïciser cette société de personnes qu'est l'Église catholique où les personnes communient dans les mêmes dogmes, dans les mêmes vertus théologales, dans les mêmes sacrements toujours reçus au titre personnel, dans la même liturgie, où le Christ est « tout en toutes », au moins inchoativement, pour lancer dans le monde, qui ne s'en relèvera plus désormais, l'idée créatrice d'une « société » composée d'individus et pour engendrer la Révolution par excellence, la Révolution dissociatrice. Malebranche prépare Robespierre lorsqu'il proclame que « *la raison est le lien de notre société *» ([^49]). En proclamant que « la personne est le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales » ([^50]) et en invitant l'Église à épouser les exigences de la dissociété, Vatican II a mis en danger de mort l'Institution fondée par Jésus-Christ. Il en a fait une « société démocratique » c'est-à-dire un rond-carré. On veut *créer* de toute pièce une « nouvelle société » à partir des individus. On aboutit à la *dissociété.* On veut *créer* une « nouvelle Église » à partir des consciences religieuses individuelles -- voyez le décret de Vatican II sur la liberté religieuse --, « nouvelle Église hâtivement baptisée œcuménique ». On aboutit à l'éclatement de l'Église catholique dont les dogmes et la liturgie sont livrés au libre choix sinon à la fantaisie et aux fantasmes de chacun.
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*Un grand parti s'est désormais formé* dans l'Église et *contre l'Église, et il a éclaté en notre temps,* trois siècles après Bossuet ([^51]). C'est le parti de la démocratie libérale et de la démocratie collectiviste qui en est la suite. L'Église se meurt de cette politisation dont les Droits de l'homme -- individuel, le seul qui existe -- sont l'explosif.
Marcel De Corte.
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### Propos « facho »
par Paul Bouscaren
L'ÉVANGILE n'est pas un altruisme, c'est même le contraire selon qu'il exige de toujours voir en autrui le prochain, et qu'est-ce à dire, sinon un autre soi-même en l'amour de Dieu ?
\*\*\*
A une Personne *divine,* rien à contester, mais une créature à l'image de Dieu l'est-elle évidemment en cela même qu'il s'agit d'une *personne ?* Non la simplicité de Dieu en sa totale indépendance ; non la pétition de principe de la personne humaine en tant que sujet individuel ;
mais pouvoir sur soi du sujet individuel en la *dignité* de l'humaine nature,
mais, de bon sens immédiat, selon que le sujet ne laisse pas, pour être individuel ; d'être sa nature, et ne peut être pouvoir sur elle qu'en elle et par elle, dans ses *limites,*
et non dans la simplicité ni l'absolue indépendance de Dieu seul, qu'il est ridicule de vouloir comparable du moment qu'il est parlé de l'homme à son image et à sa ressemblance,... mais sans pouvoir être comme Dieu, cela n'est-il pas dit aussi net ?
\*\*\*
Fait de Dieu, fait de droit, par l'adéquation parfaite de Celui qui Est à Ce qu'il Est par hypothèse, Tout-Bon indéfectiblement ; au contraire, avec l'individu créé en tant qu'individu, il s'agit seulement de l'ordre du fait ; donc, l'image de Dieu par le fait de Dieu, ordre de droit divin ; chez l'homme, ordre de droit requis, sous bénéfice d'inventaire du fait de droit.
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C'est à l'individu de disposer de lui-même, donc, tout fait de l'individu disposant de lui-même est fait de droit ? Oui et non : ce que nul autre ne peut faire à sa place, vérité immanquable ; ce qu'il fait de droit, sous condition : s'il ne mésuse pas et n'abuse pas du droit qu'il a d'user de soi-même, oui, mais non d'en abuser droit de source, oui ; droit de course, il faut voir. *Tout pouvoir est pour un bien et c'est pourquoi il fait droit, ainsi et non autrement.*
\*\*\*
Ce que c'est que Dieu impose l'existence de Dieu par l'identité de Celui qui Est avec Ce qu'il Est ; ce que c'est que l'homme n'impose pas l'existence d'un tel être, encore moins l'existence de tel homme en particulier. Mais, du moment que Dieu fait exister un homme, il s'impose à lui-même l'existence de cet homme de même que l'existence divine ? Illusion impardonnable. Dieu existe parce qu'il est Dieu, un homme n'existe pas parce que Dieu est Dieu, ni parce que Dieu existe, ni parce qu'un homme est un homme, ni parce que l'homme existe ; l'existence d'un homme est contingence radicale, tout au contraire de l'existence de Dieu. Et il en va de la sorte de tout ce qui existe en l'homme ; il faut le voir touchant le pouvoir personnel, comme il suit en Dieu, pour notre pensée, à l'existence de Dieu, et comme il suit à l'existence de l'homme, image de Dieu.
\*\*\*
Dieu est Lui-même de telle sorte qu'il ne peut manquer aucunement d'être Lui-même, ni d'être Toute-Perfection par Lui-même. L'homme, au contraire, peut se perdre, et alors, ou se perdre est aussi bien lui-même que se sauver et bien agir de son choix, et alors, création manichéenne ; ou c'est faute de réussir à être lui-même en agissant bien, et cela, de par l'imperfection de sa nature, de même que le pouvoir sur soi tient à la relative perfection de la même nature, à l'image de Dieu. L'individu est pris en bloc par opposition à tout le reste qui n'est pas lui pris de la sorte ; mais autre le bloc divin, autre le bloc animal, autre le bloc humain ; bloc divin, la simplicité absolue ; bloc animal, l'unité de nécessité ; bloc humain, la dualité, à dominer par chacun, de la nécessité et de la liberté.
\*\*\*
La mentalité moderne est aussi tolérante qu'il peut vous plaire, mais n'attendez pas d'être supportable, aujourd'hui, en disant avec force, je veux dire avec des raisons contre lesquelles on n'est pas de force, que la mentalité moderne fait déraisonner, en général et en particulier.
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Aussi bien, Jésus-Christ l'a dit à Ponce-Pilate, c'est mission de roi que de rendre témoignage à la vérité ; or, en moderne, c'est « facho », vous connaissez ?
\*\*\*
Un pouvoir de droit par opposition au pouvoir physique reste une parole vide s'il n'implique pas un ordre de l'obligation où le droit obtient le respect, comme le pouvoir physique suppose un ordre de la nécessité physique où ce pouvoir soit efficient. Le bien commun interne de l'être spécifique entraîne le bien commun externe du milieu favorable ; chez l'homme, cela est connu, cela est conscient, de là que l'on puisse sympathiser : admirer et compatir, -- la catharsis d'Aristote, si mal comprise en sa profondeur : monter avec autrui, souffrir avec autrui, qui est monter et souffrir *purement,* non englué dans le moi.
\*\*\*
Dans la langue de la Bible, le nom propre de la personne, et en particulier le nom nouveau donné par Dieu à son prophète, le nom propre d'une personne est cette personne elle-même ; voilà qui est parler, non pas saisir l'eau avec sa fourche à trois pointes, fussent-elles théologiques et à la gloire de la Sainte Trinité.
\*\*\*
Le féminisme a un tort qui entasse les torts, il redouble l'hominisme, appelé humanitarisme, expérience faite de toute la bêtise hoministe : la vie humaine en société réduite aux acquêts individuels.
Sans l'individualisme, quelle chance pour le totalitarisme ? L'État antique n'était que l'organe d'un corps social totalement humain, puisque d'abord religieux (La cité antique, Fustel de Coulanges) ; tandis que le totalitarisme moderne impose à l'humanité un ensemblisme idéologique encore plus réducteur, en son irréligion, de fait que de droit.
\*\*\*
Être soi-même à l'exclusion de tout autre quant à être soi-même :
a\) Si être soi-même consiste à être simplement l'être dont il s'agit, Vérité transcendante de Dieu seul.
b\) Si être soi-même implique l'être d'une créature, être soi-même à l'exclusion de Dieu consiste à ne pas être.
c\) Si être soi-même est regardé chez l'homme, être soi-même à l'exclusion de toute autre créature consiste à ne pas pouvoir être, faute des conditions requises,
-- d'une part, selon qu'il faut à l'existence de l'animal raisonnable ses milieux d'existence,
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-- d'autre part, selon que le moi humain ne se construit pas à soi seul mais avec les hommes, avec eux dans le temps, avec eux dans l'espace.
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Mise en garde évangélique « Ce n'est pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur... » Traduction moderne : « Ce sont ceux qui disent : l'homme, l'homme... »
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Toute créature est bonne objectivement d'une bonté spécifique, la créature humaine tient de sa bonté spécifique la bonté subjective d'être à hauteur du bien absolu ; ainsi, et non autrement, la personne est dite par saint Thomas d'Aquin ce qu'il y a de plus parfait dans toute la nature ; l'individualisme des droits de l'homme détourne l'élévation à Dieu de chacun en grandeur divine chacunière, et c'est l'aberration morale, non pas d'ignorer nos devoirs, mais de ne faire devoir à l'homme qu'envers l'homme, non pas en tant qu'homme et à mesure de l'homme, mais tel qu'il se trouve en chacun, à vue de nez de chacun ; la conscience inversée par la réduction de la justice biblique, d'obligation à Dieu, en la justice des droits de l'homme, d'autant moins humaine qu'elle prétend l'être du tout au tout. Quel pouvoir sur soi-même de la personne, si l'on n'est soi-même qu'en dualité du sujet individuel en tant que tel avec la commune nature humaine ? Pouvoir du sujet sur le sujet, du sujet sur la nature, du sujet dans la nature ou sans la nature ? Le pouvoir sans aucune distinction de l'individualisme peut-il être, comme l'on dit, constructif, soit de la personne ou de la société, ou ne peut-il, comme on le voit, qu'aboutir au chaos de la révolution illimitée, de la révolution pour la révolution ? A parler strict, à la guerre pour ce chaos de l'aberration individualiste contre ce qui nous reste de la réalité humaine, Dieu merci, dans la vie sociale et dans la vie personnelle.
\*\*\*
Liberté religieuse ? La religion, c'est le bien individuel de tout homme dans le bien commun universel qui est Dieu ; la liberté religieuse est donc la liberté de chacun dans la vérité du bien commun de tous, au rebours de quoi il faut voir, bon gré, mal gré, à la vie, à la mort, le mensonge de la liberté individualiste, *justificata in semetipsa,* et de tout l'individualisme des modernes droits de l'homme. L'Évangile implique les droits de l'homme dans la vérité de la liberté, les droits individuels de tout homme restent par définition en deçà de l'Évangile, et lui opposent en fait toute la puissance du mensonge de se vouloir soi-même à soi seul. La liberté religieuse comme l'un des droits de l'homme, la dialectique soviétique est irréfutable à vous en sortir l'anti-religion comme la liberté la plus libre.
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Revendiquer la liberté religieuse en tant que droit de l'homme, il s'agit de l'appartenance à soi de chacun à l'encontre du totalitarisme, et c'est-à-dire d'opposer à l'idéologie communiste l'idéologie libérale, au lieu de lui opposer l'appartenance première à Dieu de tous et de chacun, individuellement et socialement ; c'est opposer au totalitarisme communiste une erreur plus radicalement inhumaine que la sienne, que l'État communiste a raison de combattre, politiquement : le bien commun dont César a la charge l'oblige au bien commun qui est Dieu, nullement, et tout au contraire, au faux bien particulier du faux dieu individualiste.
\*\*\*
Démocratisme par ci, scientisme par là, tout esprit moderne est à mesure un redoutable imbécile, -- voyons-le du moins dans ce qu'on appelle l'aggiornamento de l'Église.
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Avortement dit ce dont il s'agit, interruption de grossesse, I.V.G. a ses raisons pour ne pas le dire, c'est un fait qu'il ne le dit pas, ne tenant compte que de la femme, c'est encore trop dire, de son état physiologique, rien de plus.
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Le partage des consciences est-il tel, réellement et valablement, que l'opposition du pouvoir à la conscience soit égale, ou même comparable, selon que la loi fait un droit du crime abominable pour la conscience chrétienne, ou fait un crime de ce que tient pour son droit (au dire du R.P. Riquet, *Figaro*, 11 juin 1979) la conscience non-chrétienne ?
\*\*\*
Pas de vérité dans l'Église à l'encontre de la Tradition ; c'est au rebours de la science, ainsi appelée, et de l'esprit moderne, ainsi appelé, tant pis pour quiconque, les appelant de la sorte, leur fait tenir le bon bout face à l'Église qui est sa Tradition pour être l'Église, qui ne peut pas être oui aujourd'hui par le non à hier de la vieillesse du monde où fait naufrage le monde. « Vous êtes vieux, je suis jeune : l'avenir m'appartient » : dixit, de son propre aveu, le Comte de Paris à Charles Maurras ; propos d'un jeune quelconque, touchant le premier ; mais, servi au second, d'une sottise peu ordinaire, il me semble, dans l'ordinaire sottise moderne.
\*\*\*
Dieu est Dieu sans supposer rien d'autre que Dieu, sans aucun milieu de son existence, Dieu en cela même pour notre connaissance, et comme le milieu transcendant qu'il faut à l'univers même de tout ce qui n'est pas Dieu.
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Aucun être individuel autre que Dieu n'est cet être individuel sans supposer le milieu qu'il faut à l'existence qu'il a, dans ce milieu, moyennant ce milieu. Pas d'atome ou de particule sans son milieu, c'est la relativité métaphysique. Pas d'individu humain, et c'est-à-dire animal, sans la milieu physique et biologique. Pas de personne humaine vivant de vie humaine sans le milieu social, qui est historique. Quoi que l'on attribue à un sujet individuel qui n'est pas Dieu, en particulier à l'homme en tant qu'individu, il ne faut pas dire absolument que cet individu en tant qu'individu est cet attribut, -- par exemple, que l'homme est pouvoir de droit sur soi-même, -- mais que ce sujet a cet être et ne peut l'avoir que selon telles conditions d'existence internes et externes, en dualité radicale du sujet avec son être spécifique et avec son milieu, -- par exemple, donner de la personne humaine la définition de Boèce, qui met en présence de cette dualité, formellement, et requiert cette analyse.
\*\*\*
Dieu a-t-il fait l'homme libre pour que l'homme fasse de la volonté de Dieu sa volonté personnelle, et rende ainsi à Dieu vie pour vie et amour pour amour, et c'est-à-dire, bibliquement, sommes-nous libres pour obéir ? Ou au contraire, d'évidence moderne, la liberté consiste-t-elle à ne pas obéir, à vivre non seulement selon sa propre volonté, mais pour faire sa vie à soi de sa volonté à soi, et par-dessus tout quant à aimer ? Liberté religieuse, laquelle des deux ? L'homme à l'image de Dieu (1), s'il veut être comme Dieu (2), poussière qui retombe en poussière (3) ; la Genèse dit les trois, elle les dit ainsi. Qui a des oreilles entende.
Paul Bouscaren :.
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### Livres pour les enfants
par France Beaucoudray
CE QUI EST JOLI CHEZ LES ENFANTS c'est leur goût de la vérité. J'aime qu'ils me demandent avec des yeux qui brillent : « Oh, France, racontez-nous des histoires ! » Je sais bien qu'ils ajouteront presque toujours : « Une histoire *vraie,* s'il vous plaît. » A défaut de cela, ils voudront une histoire de l'Histoire. Alors saint Louis, Jeanne d'Arc et les Chouans les entraîneront dans les galops et la poussière à la rescousse du royaume de France. Et plus il y aura de bravoure et de blessés, de drapeaux tombés, relevés par main enfantine, plus ils vibreront d'enthousiasme. Aux livres, ils demandent souvent les mêmes aventures chevaleresques.
Dans le genre fantaisie historique, vous trouverez *Tremblez Godons* d'Alice Piguet, aux éditions Magnard dans la collection « Fantasia ». C'est une histoire inhabituelle, un long suspense qui pourrait s'intituler : « En attendant Jeanne d'Arc ». Que fait-on à Paris, lorsqu'on est petit et que doit venir la Pucelle, ? Quel bonheur une famille aimante, c'est doux au cœur mais ce n'est pas tout. Des choux, des raves, une lichette de lard, voilà ce qu'il faut pour meubler l'estomac. Et ce n'est pas toujours facile à trouver.
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Intrigues, courses furtives le long des rues dangereuses, Étiennette et Loïc tuent le temps comme ils peuvent. Quand donc viendra celle envoyée par le ciel ? Son arrivée à Paris les trouve sur les remparts, non pour se battre mais pour contempler son pur visage. Et l'histoire se termine là, un peu sec, sur la victoire.
C'est un tableau vivement peint, plein de détails. C'est tout ce qu'il y a de plus précis en matière de costumes et de coutumes ; il ne manque pas un cordonnet de tablier, pas une expression populaire. L'atmosphère est bien moyenâgeuse et les mœurs chrétiennes rafraîchissent le cœur.
Paris au XV^e^ siècle est tout proche, tout vivant. Las, il y a les images : couleurs fofolles, personnages drolatiques, voilà un monde assez étrange. Surtout, je me demande bien en quoi ces illustrations collent avec le texte. Il n'y a là qu'effets décoratifs. Le texte, lui, a une tension qui monte et qui s'étire. Le rythme interne de l'ouvrage se trouve trahi, par légèreté, incompréhension ou méconnaissance du texte, on ne saurait trop le dire. Loïc et Étiennette maintiennent l'intérêt par leurs sorties risquées, leur impatience à rencontrer la jeune guerrière.
Pour les lecteurs de 9 à 11 ans, ce livre est une façon d'entrer par le menu détail des jours, chez les enfants soumis à la guerre. L'ère confortable des frigidaires et des machines à laver cache aux nôtres les délices de ces temps précaires. Eh bien voilà une bonne occasion pour leur ouvrir les yeux !
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Toujours dans le domaine historique, il existe un autre livre pour les 12-13 ans, et qui a un charme fou : *Le Prince et le Pauvre,* paru aux éditions GP dans la collection « Rouge et Or Souveraine ». Ce livre est une réédition de l'ouvrage de Mark Twain. Il est très riche d'enseignements. Il a quelque chose d'un conte de fées, il a une pointe de Shakespeare et un côté *Sans famille,* le livre d'Hector Malo. Dans les bas-fonds de Londres vit un petit garçon de 12 ans qui rêve de voir un prince. A sa tanière, le pauvret reçoit les coups d'une immonde grand-mère, ceux d'un père fin saoul et les tendresses maternelles, furtivement, comme en cachette. Un hasard merveilleux fait que le petit prince de Galles et lui, Tom Canty, se rencontrent aux grilles du palais. Et nous voici entraînés sous les lambris, dans les soieries et la beauté. Ils échangent leurs vêtements, pour rire, et s'aperçoivent qu'ils sont sosies. Bien sûr, le pauvre est pris pour le prince et le fils du roi, en haillons, est jeté dehors. Nous tombons avec lui en plein dans le Londres populaire du temps d'Henri VIII : une foule de « n'a que son cœur », « n'a qu'une dent », « n'a qu'un œil », « n'a qu'sa misère ».
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Sans lourdeur, sans grossièreté Mark Twain évoque la torture, la prison, la marque au fer. Edward est horrifié. Pendant ce temps, le pauvre Tom se prélasse et mange enfin à sa faim. Il apprend aussi à rendre la justice et il ne manque pas de coup d'œil. Conjointement, Edward, le prince en loques, découvre la vie réelle de son peuple. L'auteur nous raconte merveilleusement cette histoire : les mouvements de foule, les enchantements du pauvre, le couronnement et ses liesses, le coup de théâtre final, que l'auteur a de verve ! Il y a même plus que cela : un amour de la royauté, une peinture des méchants, une chaleur humaine qui tiennent en haleine jusqu'à la fin du livre. N'était le coup de griffe à Marie Tudor -- sinistre face de carême, selon Mark Twain -- ce serait parfait car Henri VIII, l'obèse, le cruel, est éreinté pour toujours. De légères aquarelles aux teintes douces nimbent l'histoire de féerie. Il sied à ce rêve d'être joli et il l'est ; car la tendresse et l'humour ne manquent pas au petit peuple d'Angleterre, ni la droiture et le courage au fils du roi. C'est un peu comme dans nos contes lorsque le roi épouse une bergère (que fait la bergère alors, en face d'une fourchette et d'une cuiller en or massif ? Et que peut faire un petit garçon qui n'a jamais vu le grand sceau d'Angleterre ? Il s'en sert bien sûr pour casser ses noisettes).
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Il y a bien des manières de parler des rois et du peuple. *Trois romans de chevalerie* nous raconte trois histoires présentées sous la forme d'un seul et gros volume de près de 500 pages. Édité chez Gautier-Languereau dans la collection « Série 3 », il fera la joie des mauvais lecteurs car ce sont là histoires faciles et vite lues.
La première aventure : *L'orphelin de Brocéliande* de Simone Roger-Vercel est celle d'un jeune garçon dont le château est pris par surprise, et de sa cache mouvementée dans la forêt de Brocéliande. Confié par son père à un noble chevalier, Yvain connaît la jalousie, la poursuite, la traîtrise. Il a aussi son ami fidèle. Il y a ici tous les personnages que les jeunes aiment retrouver : le noir félon, le gentil page, la petite fille sage et le bon bûcheron. Il y a la gente demoiselle et la jolie fin, pleine de beaux sentiments. Le chevalier fidèle élève l'âme et heureusement car la tante Laudine, malgré ses atours et son hennin, n'est qu'une méchante pécore, bête comme une oie et de surcroît jalouse. C'est une gentille histoire ; mais c'est léger tout de même. Les forêts manquent de profondeur et de fleurettes sur la mousse, les chaumières de fumée et les châteaux de relief. Et tout ce monde ne prie guère. C'est comme un dessin au crayon qui manquerait d'ombre pour rendre plus éclatante la lumière. En revanche, le tableau est clair.
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Le second titre : *Aloyse et l'écuyer du roi* est de Marguerite Perroy. Dans les années 60, cette Aloyse a été la coqueluche des filles de 12-13 ans (car ce livre a été autrefois édité par Hatier). On y voit les humbles et on y voit la Cour, le tisserand et le chevalier, et aussi saint Louis et Madame Blanche, sa mère. Ici, les personnages ne sont pas perdus dans la grisaille. Chacun est ciselé avec intelligence. Et c'est merveille de voir les caractères agir les uns sur les autres, créant cette complexité de situations qu'engendre la vie.
Cette histoire est celle de Claudine, la vieille auvergnate, de son fils Robin et de la mystérieuse Aloyse. Veuve d'un tisserand tombé à Bouvines, Claudine aime retrouver dans son fils l'habileté manuelle du père ; et c'est l'occasion pour l'auteur de lever le voile sur un atelier de tissage royal au temps de saint Louis. Mais on en revient toujours à l'étude des caractères : Claudine la méfiante, Aloyse la hardie, Robin le brave, Madame la reine bonne et intuitive, Louis le neuvième qui est si juste déjà. Et cela dans un style gracieux, clair et piqueté de mots du XVI^e^ siècle. L'auteur a fait un effort notoire pour se documenter. A noter un intéressant personnage, retors, noir, vivant de haine et de traîtrise, les imprudences d'une jeune fille, de vaillants serviteurs ; et aussi le cliquetis des armes, le martèlement des chevaux, la profonde rumeur des foules anonymes en partance pour la Croisade. C'est très riche, très joli et encore, je ne vous dis pas tout !
La troisième histoire, hélas, est de Walter Scott. Il y a je ne sais quoi de hâtif, de brouillon, de bâclé dans son style. Beaucoup de personnages se croisent, s'entrecroisent, s'ajoutent, disparaissent. On perd même un cavalier en route ! Et puis Louis XI « l'universelle aragne », trotte menu le long des murs, ment, observe, trahit, se replie dans son quant-à-soi d'une manière que l'auteur rend désobligeante. Ah, l'histoire n'est pas toujours aimable. Il est vrai que Walter Scott est un auteur du XVIII^e^ siècle ; et Kendall n'avait pas encore écrit *son* Louis XI. Les qualités du roi nous apparaissent dans un éclairage sans compréhension, sans tendresse. A ces signes peut-être avez-vous reconnu *Quentin Durward ?* Oui, c'est bien de *Quentin Durward* qu'il s'agit. Un pimpant jeune homme, curieux d'aventures, et qui va les trouver en escortant de nobles dames jusqu'aux Flandres.
Bref, ces trois livres ne font qu'un seul gros ouvrage, agréable à lire, n'était ce méchant portrait final. Les parents sauront sans doute en combler les lacunes.
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Et comme il y a toutes sortes de lecteurs, j'aimerais vous faire connaître un livre autrement singulier, autrement étonnant : *Le poète et les lunatiques* de G. K. Chesterton, réimprimé chez Gallimard dans la collection NRF du monde entier. Il y a là huit aventures policières d'un suc si étrange qu'il déroute.
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Les adolescents amateurs d'Edgar Poe et de Conan Doyle trouveront dans ces histoires huit tableaux inusités et pourtant parfaitement possibles. Pour vous mettre dans l'ambiance, il faut citer au moins la première : *Les amis fantastiques.*
Une auberge s'enlise dans l'abandon, le lierre et le silence. Un matin, débarquent deux bizarres cocos : ce sont Gabriel Gale fin, blond et longiligne, et le docteur Hurrel, petit, oviforme et râblé. Puis, arrivent dans une charrette une jeune femme brune et son pâle frère. Gabriel Gale, poète et peintre, entreprend sur-le-champ de repeindre l'enseigne et se lance dans un discours où il est fortement question de rendre vie à l'Angleterre en ressuscitant ses auberges. Le peintre et le docteur ont bondi sur une table, et chacun reconstruit l'île à sa manière car le docteur Hurrel évoque un tableau grandiose : on reconstruit le pont et l'auberge du Soleil Levant est rendue aux rires et à la foule.
Un orage éclate. Le poète reconduit la jeune fille à travers le gué en lui tenant des propos étranges. Presque aussitôt, il retraverse, au péril de sa vie. Pourquoi ?...
Comme l'auberge du Soleil Levant cette histoire s'enfonce hors du temps, laissant derrière elle us et coutumes et modes intellectuelles qui la rendraient transparente.
Reportez-vous une soixantaine d'années en arrière dans l'Angleterre des corsets et de la haute politesse avec tout son « tralala », alors cette histoire devient merveilleuse. Ces cinq personnages qui *n'ont jamais été présentés* abordent sans préambule le problème de leur existence même. Les gentlemen bondissent sur la table (ce qui est impoli peut-être mais pratique pour rejoindre une enseigne), une jeune aristocrate reste seule sous l'orage en compagnie d'un homme fou dialoguant avec la tempête et le petit docteur, qui pérore sur ce que devrait faire l'Angleterre pour revivre, provoque un tel choc en touchant les âmes vraies à travers leurs 32 couches d'amidon, que les deux plus vulnérables se suicident. Toute l'histoire est faite pour pourfendre le conformisme, débusquer les êtres réels.
C'est déroutant et tient en haleine qui aime l'étrange et le fantastique. La clef ? Se défaire du snobisme.
Des huit histoires, celle-ci n'est pas la meilleure mais elle est la première et c'est pourquoi je vous donne la règle du jeu, pour que vous aimiez les suivantes. Comment Gabriel Gale a-t-il deviné qu'un jeune homme se suiciderait. Parce que l'artiste, qui recherche l'esprit vrai des choses, va droit et vite, là où le pharisien, le matérialiste, ne voit que matière opaque.
Plus convaincante, plus jolie est l'affaire du « Joyau écarlate » mais toutes sont étonnantes.
Ces aventures policières nous montrent combien, pour les contemporains de Chesterton, il était affolant et horrible d'être naturel. Enfin, pour comprendre et savourer ces histoires il faut voir les choses sans a priori.
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Ne pas avoir l'esprit cartésien est indispensable. En ce domaine les adolescents de 15 ans ont beaucoup plus de facilité pour lire Chesterton que les adultes. Ils ont justement besoin de croire à une vie blonde et gaie comme une mirabelle. Ils la rêvent excitante et mystérieuse. Les livres de Chesterton les dérouteront à plaisir. Un exemple : « Ce sont, je crois, ces bonbons multicolores dans la vitrine qui m'ont mis sur la voie », répondit Gale, « je ne pouvais en détourner les yeux. Ils sont si jolis. Les bonbons valent mieux que les pierres précieuses, les enfants ont raison, car ils ont le plaisir de manger des émeraudes et des rubis. J'étais sûr que ceux-ci me parlaient. Alors j'ai compris ce qu'ils disaient. Ces pastilles à la framboise, violettes ou pourpres, sont aussi éclatantes et aussi étincelantes que les améthystes quand on les voit à l'intérieur de la boutique », et le poète, l'observateur subtil qu'est Gabriel Gale, ajoute : « mais à l'extérieur, en pleine lumière, elles paraissent ternes et sombres. Beaucoup d'autres choses, dorées ou peintes de couleurs opaques, auraient paru beaucoup plus gaies dans la vitrine au client qui les regardait ».
Partant de là pourquoi un marchand expose-t-il ses bonbons de sorte que ce soit lui qui jouisse de leur beauté ? « ...et je compris tout en un instant. Celui qui avait arrangé la vitrine n'était pas un commerçant. Il ne pensait pas à l'effet que ces bonbons feraient sur l'œil du passant dans la rue, mais à l'effet qu'ils produiraient sur son œil d'artiste à l'intérieur. D'ici il voyait des joyaux écarlates. » Vous ferez découvrir à vos enfants le commencement et la fin de cette aventure si pleine de logique et de bon sens et qui a l'air parfaitement extravagante, comme toutes celles du livre d'ailleurs. Prêtez-leur ITINÉRAIRES n° 221 de mars 1978 avant cette lecture : c'est le numéro consacré à Chesterton. Si l'œil pétille, s'ils ont cet air espiègle et particulièrement angélique de ceux qui ont préparé une piquante blague, c'est bon signe.
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Revenons maintenant à l'esprit latin, plus tranquille. *Magnificat* de René Bazin, réimprimé chez Calmann-Lévy, est un livre admirable. Une jeune fille de 15 ans aimera certainement cette histoire si limpide et si belle. Un paysage vide, balayé par le vent, des âmes qui infusent dans la grâce au fil gris bleu des jours et sur cela le tumulte léger des Dimanches. Sous les toits de chaume où fume la cheminée, l'amour, le vrai, prend naissance. Et cette histoire, qui ne finit pas comme on pouvait prévoir, est magnifique.
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La touche est délicate ; chaque chose baigne dans la grâce chrétienne qui de l'intérieur l'ennoblit et la sacralise ; ainsi de ces dîners dans la ferme bretonne où René Bazin situe ses personnages ; ainsi de ces courses à travers la lande où la petite servante prie ses amis du ciel ; ainsi d'un tablier vendu. On retrouve la grande veine de l'art français chrétien : celle où, au temps de saint louis, les sculpteurs élevaient les travaux des champs jusqu'à en parer les bas-reliefs de la Sainte-Chapelle. Et c'est vrai que chaque moment du jour ici a sa noblesse et s'enchaîne harmonieusement au moment suivant, créant une marche gracieuse, accordée au chemin que Dieu dessine. René Bazin est de ces auteurs, gloires de la France, dont le nom s'efface des mémoires. Michel de Saint Pierre la ressuscite joliment, dans une préface remarquable, qu'il ne faut pas omettre. Visiblement, il est très inspiré par son sujet. Un volatile mauve (Saint-Esprit ou colombe) orne la couverture ; un paysage aux coloris discutables. Mais l'auteur a senti qu'il était question ici de lumière. On s'enchante dans cette clarté tout au long d'une lecture d'une paix radieuse ; même le style est suprême simplicité. Et quelle idée ravissante que d'intituler un livre Magnificat !
France Beaucoudray.
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### Vie du cardinal Pie
par Jean Crété
*Nous avions d'abord pensé publier tout un numéro spécial consacré au cardinal Pie, à l'occasion du centenaire de sa mort* (*18 mai 1880*). *Sa personne, sa doctrine, ou au moins quelques-unes de ses formules et maximes les plus fortement frappées furent assez connues des générations qui aux années cinquante et soixante ont été formées au sein de* «* La Cité catholique *». *Puis sa mémoire s'est estompée peu à peu. Il faut savoir pourtant que saint Pie X disait de lui :* «* C'est mon maître *». *Il avait à Trévise appris la langue française dans les œuvres du cardinal Pie, et il y avait trouvé l'explicitation de la doctrine de l'*INSTAURARE OMNIA IN CHRISTO, *qu'il a littéralement reprise le 4 octobre 1903 dans sa première encyclique* E supremi apostolatu cathedra.
*Ayant dû, faute de temps et de moyens, renoncer à l'élaboration de tout un numéro spécial, nous commençons du moins aujourd'hui la publication de cette* « *Vie du cardinal Pie composée pour* ITINÉRAIRES *par notre excellent ami et collaborateur Jean Crété.*
*J. M.*
LOUIS-FRANÇOIS-DÉSIRÉ-ÉDOUARD PIE ([^52]) naquit à Pontgonin, au diocèse de Chartres, le 26 septembre 1815. Son père était un modeste artisan cordonnier ; sa mère, mariée à dix-sept ans, assistait à la messe lorsqu'un premier tressaillement lui fit comprendre qu'elle attendait un enfant ; aussitôt, selon sa propre expression :
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« Je jetai dans le sein de Dieu l'enfant que je portais dans le mien. » Puis, se tournant vers l'autel de la Sainte Vierge, elle la conjura de se montrer toujours la mère de son enfant. Devenu évêque, Mgr Pie prendra pour devise : *Tuus sum ego* (je suis vôtre) adressée à la Sainte Vierge à qui sa mère l'avait ainsi consacré. Il fut baptisé le dimanche 1^er^ octobre 1815, fête du Saint Rosaire. Tout jeune, il donna des signes de vive piété. Son curé, l'abbé Lepoivre, homme simple, qui avait souffert la persécution sous la Révolution, le forma au service de l'autel et vint dire un jour à Mme Pie qu'il voulait préparer Édouard au séminaire. Mme Pie sourit : « Vous avez déjà envoyé au séminaire cinq garçons qui n'y sont pas restés ; Édouard fera de même, et on se moquera de lui. » Mais Édouard pensait sérieusement au sacerdoce. De complexion délicate, il attirait les regards par sa chevelure d'un roux éclatant ; il était surtout d'une intelligence exceptionnelle.
Après les premières leçons au presbytère et la première communion, faite le 25 juin 1826, Édouard fit ses études, d'abord à Chartres, dans une école dirigée par un laïc excellent, M. Brou, puis au petit séminaire de Saint-Chéron. En raison de sa fragilité, on l'envoyait au jardin pendant les études ; il n'en était pas moins toujours premier et composait, en plus de ses devoirs, des vers latins et français. L'année 1828 apporta de dures épreuves d'abord la mort subite de M. Pie, le 21 juin ; puis la dispersion du petit séminaire, en vertu des décrets du ministère Martignac ; les professeurs, prêtres séculiers, n'étaient pas touchés par ces décrets, mais Mgr Clausel de Montals, par solidarité avec les ordres religieux, ne voulut pas que ses professeurs souscrivissent l'attestation, qui leur était demandée, qu'ils n'appartenaient pas à un ordre religieux non autorisé. Les élèves furent dispersés par groupes de trois ou quatre dans les presbytères ; Édouard Pie alla à Épernon.
En 1829, le petit séminaire put rouvrir sans conditions. Édouard y fit toutes ses études. Lors des douloureux événements de 1830, il composa un poème latin qui n'était pas un éloge de la révolution. Deux ans plus tard, il rédigea une pièce en vers latins sur la première communion du duc de Bordeaux qui, pour lui, resta toujours le roi légitime en exil. Aux vacances de 1832, Édouard prit comme confesseur et directeur spirituel M. Lecomte, archiprêtre de la cathédrale de Chartres, qu'il connaissait depuis longtemps, et qui veilla désormais sur ce garçon d'élite, mais si fragile que, ses études classiques terminées, on n'osa pas le faire entrer au grand séminaire ;
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il resta deux ans à Saint-Chéron comme professeur de huitième ; il y réussit si bien que ses élèves l'emportèrent sur ceux de septième ; et il gagnait leurs cœurs par une fermeté toute empreinte de douceur. En 1835 enfin, il entrait au séminaire de Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux.
Il avait demandé à la Sainte Vierge le minimum de santé indispensable pour faire son séminaire et devenir prêtre : « Laissez-moi aussi longtemps que vous voudrez auprès de la croix ; mais, de grâce, que j'y sois debout. » Il fut exaucé ; quoique presque toujours souffrant, il fit normalement son séminaire. Il ne parlait jamais de ses souffrances, sinon dans ses lettres à son directeur spirituel, M. Lecomte. Sa dévotion à Notre-Dame des Douleurs fut son soutien, et on trouve souvent sous sa plume l'expression : *Cœur douloureux de Marie,* encore peu répandue à cette époque.
L'esprit des séminaires de Saint-Sulpice était bon ; les élèves y vivaient gaiement dans un inconfort qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. La formation spirituelle était celle de l'École française du XVI^e^ siècle. Les études y étaient d'un niveau élevé ; la philosophie n'était pas thomiste, hélas, mais Édouard Pie sut faire bon usage de l'enseignement imparfait qui lui en était donné. Outre ses cahiers de cours, rédigés en latin, il a laissé des dissertations françaises rédigées avec une logique parfaite, une sur la spiritualité, l'immortalité et la liberté de l'âme ; et une sur les droits et les devoirs de la société, où l'on trouve l'ébauche de ce que sera son enseignement d'évêque. Après une seule année de philosophie, le jeune abbé Pie fut admis au séminaire Saint-Sulpice à Paris, où il fit sa théologie. Le supérieur en était M. Garnier, qui avait fait son séminaire sous la Révolution. Quelques professeurs, MM. Laloux, Hugon, Icard ([^53]), étaient ultramontains ; d'autres étaient gallicans. Avec M. Gallais, Édouard Pie débattit plus de vingt fois la question de l'infaillibilité du pape, développant les arguments qu'il devait reprendre au concile du Vatican. M. Gallais se prêtait très volontiers à ces discussions lors du « quart d'heure » qui terminait la classe. L'élève finit par convaincre son professeur qui, avant de mourir, brûla ses thèses gallicanes. M. Garnier révéla à Édouard Pie les trésors de la Bible. A partir d'avril 1837, l'abbé Pie fut chargé du catéchisme de persévérance de la paroisse Saint-Sulpice, qui groupait trois cents jeunes gens de douze à dix-huit ans. Il y obtint autant de succès que, dix ans plus tôt, l'abbé Dupanloup dans ses catéchismes aux enfants.
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L'abbé Pie avait été tonsuré à Saint-Chéron ; il reçut les quatre ordres mineurs de Mgr de Quélen, archevêque de Paris, à Noël 1837. Il fut ordonné sous-diacre le 9 juin 1838, et ce fut alors qu'il adopta pour devise le : *Tuus sum ego,* adressé à la Sainte Vierge. Il fut ordonné diacre probablement en décembre 1838. Pour l'ordination sacerdotale, il revint à Chartres le 13 mai 1839, en habit civil, Paris étant alors en proie à l'émeute anarchiste déchaînée par Barbès et Blanqui.
Le jour de la Pentecôte, il prêcha à la Visitation avant d'entrer en retraite ; ce fut M. Lecomte qui la lui fit faire, en particulier. Le samedi des quatre-temps de Pentecôte, 25 mai 1839, Édouard Pie était ordonné prêtre par Mgr Clausel de Montals. Le lendemain, il chantait sa première messe à la cathédrale, dont il était nommé vicaire. Il prit un modeste logement près de la cathédrale ; Mme Pie, son second fils étant marié, vint habiter chez son aîné dont elle tint la maison jusqu'à sa mort. Le jeune abbé se trouvait donc vicaire de M. Lecomte qui était, depuis sept ans, son directeur spirituel. Cette direction lui fut plus précieuse que jamais. Tout en s'adonnant au ministère, l'abbé Pie continua et approfondit ses études de théologie et acquit une connaissance très solide des Pères de l'Église. Mgr Clausel de Montals et M. Lecomte furent ses maîtres en éloquence sacrée ; son curé lui enseigna l'homélie, son évêque la polémique. La réputation d'orateur du jeune vicaire s'établit rapidement. Dès 1840, il prêcha la station de carême à la cathédrale, et il continua les années suivantes. Il se fit remarquer par la fermeté de sa doctrine, la logique de sa démonstration et sa vigueur à affirmer les droits de Dieu et de l'Église en face d'une société apostate. Sa réputation d'orateur lui valut de nombreuses invitations. Le 8 mai 1843, il prêchait le panégyrique de Jeanne d'Arc à la cathédrale d'Orléans. A cette époque, la tendance générale était de considérer que la mission de Jeanne s'était achevée à Reims ; l'abbé Pie montre que son martyre est la partie la plus importante de sa mission ; de l'héroïne, déjà il fait une sainte ; son panégyrique laisse entrevoir le procès de béatification. Ce panégyrique, qui fut imprimé, fit connaître l'abbé Pie dans toute la France ; il avait déjà écrit sur les gloires de l'église de Chartres. Le 4 janvier 1845, Mgr Clausel de Montals nommait l'abbé Pie vicaire général, avec l'idée bien arrêtée de le préparer ainsi à l'épiscopat.
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L'administration du diocèse se trouvant assurée par le premier vicaire général, en fonctions depuis longtemps, M. Pie eut la tâche de pousser les prêtres à compléter leur formation intellectuelle par une bonne organisation des conférences ecclésiastiques, un bureau d'examens, des encouragements, des promotions accordées aux plus instruits. Plus que jamais il dut prêcher un peu partout dans le diocèse et au dehors. En 1847, il prêcha le panégyrique de saint Louis, à Blois. Mgr Clausel de Montals et son vicaire général combattaient l'indifférentisme religieux de la Monarchie de juillet et surtout son obstination à maintenir le monopole universitaire. A la révolution de février 1848, ils virent dans la république un régime transitoire qui accorderait peut-être un peu plus de liberté à l'Église et préparerait le retour du roi légitime. Sur ce dernier point, ils devaient être déçus, mais la république accorda effectivement à l'Église deux libertés précieuses : la liberté de l'enseignement, et celle de tenir des conciles provinciaux. L'abbé Pie se méfiait beaucoup de Louis-Napoléon Bonaparte et se félicitait d'avoir été absent de Chartres le jour de l'élection. Désireux d'obtenir l'appui des catholiques, le nouveau président prit comme ministre de l'instruction publique et des cultes M. de Falloux, avec mission de préparer une loi sur la liberté de l'enseignement. Catholique libéral, M. de Falloux prépara cette loi avec le concours d'hommes comme l'abbé Dupanloup, Lacordaire, Montalembert qui, pour l'obtenir, se plaçaient sur le terrain du droit commun, sans trop parler du droit divin de l'Église. Mgr Clausel de Montals et l'abbé Pie revendiquaient hautement les droits de Dieu, de l'Église, de la famille ; ils voulaient la destruction complète du monopole d'État, donc la faculté pour les établissements libres de conférer eux-mêmes leurs propres diplômes auxquels l'État avait reconnu la même valeur qu'aux siens ; surtout ils ne voulaient pas d'inspection de l'État dans les petits séminaires ; ils combattirent donc le projet de loi. La loi votée, ils en tirèrent le meilleur parti possible.
Entre temps, la révolution romaine avait chassé Pie IX de Rome. Dès 1846, l'abbé Pie, effrayé de la tentative de gouvernement libéral dans les États pontificaux, avait prédit que Pie IX serait un pape martyr.
De Gaète, Pie IX consulta les évêques sur l'opportunité d'une définition de l'Immaculée Conception de Marie. L'abbé Pie se trouva en situation délicate : Mgr Clausel de Montals croyait à l'Immaculée Conception, mais en jugeait la définition par le pape seul inopportune. A ses yeux, seul un concile œcuménique pouvait prononcer une telle définition. L'abbé Pie ne partageait pas ces avis ; la réponse qu'il fut chargé de rédiger ne plut pas à son évêque qui en fit rédiger une autre.
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Pendant son bref passage au ministère, M. de Falloux n'eut que deux sièges épiscopaux à pourvoir : Orléans, où il nomma l'abbé Dupanloup, et Poitiers. Mgr Clausel de Montals avait pensé à Orléans pour son vicaire général, mais l'abbé Dupanloup était nommé avant qu'il ait eu le temps d'écrire. Dès que le siège de Poitiers se trouva vacant par la mort de Mgr Guitton, Mgr Clausel de Montals écrivit secrètement à M. de Falloux pour lui proposer l'abbé Pie. M. de Falloux consulta Mgr Morlot, le Père de Ravignau, le duc de Noailles et l'abbé Dupanloup qui, tous, opinèrent pour la nomination de l'abbé Pie. Entre temps celui-ci, informé de ce projet, avait supplié son évêque d'écrire qu'il refusait l'épiscopat. Mgr Clausel de Montals accepta d'écrire, mais la décision du ministre était prise. Le 22 mai 1849, l'abbé Pie était nommé évêque de Poitiers ; la nouvelle lui en parvint le 25 mai, dixième anniversaire de son ordination. Âgé d'à peine trente-quatre ans, il devenait le plus jeune évêque de France.
Il se prépara sérieusement à l'épiscopat, en lisant les instructions du concile de Trente, la vie de saints évêques, et tout ce qu'il put se procurer sur l'église de Poitiers. L'exil de Pie IX retarda l'institution des deux évêques nommés ; on leur ménagea une entrevue le 8 octobre ; et tout de suite se manifesta entre eux la divergence d'idées qui devait les séparer toute leur vie : Mgr Dupanloup ne voyait de salut pour la société que dans la formation d'un grand parti conservateur réunissant tous les hommes d'ordre. Mgr Pie redoutait beaucoup cette coalition où les catholiques se trouveraient noyés et ne voyait de salut que dans la reconnaissance de la royauté de Jésus-Christ. Quatre jours plus tard, c'est par une lettre de Mgr Dupanloup que Mgr Pie apprenait qu'ils étaient tous deux préconisés par bulles datées de Portici le 28 septembre. Mgr Pie se prépara intensément par la prière, sous la direction de M. Lecomte, puis alla faire sa retraite au petit séminaire de Saint-Chéron. Mgr Clausel de Montals, presque aveugle, s'était fait répéter pendant un mois les prières et cérémonies du sacre. Le 25 novembre 1849, dans la cathédrale de Chartres, il conférait l'épiscopat à celui qu'il avait confirmé enfant et qu'il avait ordonné prêtre dix ans et demi plus tôt ; ce fut une cérémonie émouvante, l'évêque consécrateur répétant les formules sacrées qu'on lui lisait phrase par phrase. La longue cérémonie se termina par le triple : « Ad multos annos ! » chanté par le nouveau consacré à son consécrateur qui devait effectivement vivre encore sept ans et demi.
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C'était un déchirement pour Mgr Pie de quitter Chartres ; il adopta comme blason Notre-Dame du Pilier, avec la devise : *Tuus sum ego.* Le jour même de son sacre, il adressait à ses diocésains sa première lettre pastorale : le retour à Jésus-Christ, remède unique à tous les maux. *Instaurare omnia in Christo* (tout restaurer dans le Christ), tel était le programme de son épiscopat.
La lettre était claire, ferme, vigoureuse et pleine de délicatesse ; et tout son épiscopat resta dans cette ligne tracée une fois pour toutes.
#### *Poitiers*
Le 2 décembre 1849, Mgr Pie faisait ses adieux à la cathédrale de Chartres avec une émotion qui arracha des larmes à son auditoire. Le 7 décembre, il entrait dans son diocèse ; le 8, en la fête de l'Immaculée-Conception, il faisait son entrée solennelle à Poitiers. Il se dirigea d'abord vers Notre-Dame la Grande ; et là, devant l'autel et la statue de Marie, il quitta sa mitre, son anneau et sa crosse et les déposa aux pieds de la Sainte Vierge, lui consacrant ainsi son épiscopat ; après une longue prière, il se releva et, désignant la place où il s'était agenouillé : « C'est là, dit-il, que je veux être enterré. » Puis le cortège se reforma jusqu'à la cathédrale, et là, devant douze mille personnes qui se pressaient dans la cathédrale et aux portes, Mgr Pie prononça son premier sermon sur le thème : *Episcopus ego sum,* je suis évêque. Ce sermon fit grande impression ; et presque chaque jour, dans les semaines qui suivirent, Mgr Pie prêcha en un lieu ou en un autre. Le diocèse de Poitiers, qui englobe les départements de la Vienne et des Deux-Sèvres, comptait six cent mille habitants, près de sept cents paroisses, plus de mille prêtres. Mgr Pie conserva les vicaires généraux de ses prédécesseurs, MM. Sumoyault et de Rochemonteix, qui lui furent précieux ; mais s'il prenait conseil, Mgr Pie décidait lui-même, avec autorité. -- Pour les prêtres, il mit en place les mêmes institutions qu'à Chartres et les stimula avec une fermeté enveloppée de douceur. Lors de la première retraite pastorale, Mgr Pie insista sur les deux aspects dominants de son épiscopat : autorité et romanité. Très lié avec Dom Guéranger, Mgr Pie voulait la restauration de la liturgie romaine. Après cinq ans de préparation, il l'imposa à son diocèse en 1854.
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L'année 1850 vit deux grands événements : le jubilé, accordé par Pie IX encore exilé à Gaète, mais sans pèlerinage à Rome ; et le concile provincial de Bordeaux. Mgr Pie apporta tout son zèle à la prédication du jubilé, qui fut l'occasion de nombreuses conversions. Le concile de Bordeaux siégea du 15 au 25 juillet 1850 ; tous les évêques de la province étaient ultramontains. Mgr Pie fut nommé président de la commission de la foi et doctrine et eut une grande part dans les actes du concile ; les vérités de foi y furent rappelées, les erreurs du temps condamnées avec force ; la fidélité absolue au souverain pontife y fut affirmée. Des vœux furent émis en faveur de la définition de l'Immaculée-Conception, de l'adoption de la liturgie romaine et d'un catéchisme unique dans la province. Mgr Pie fit amender le chapitre sur l'approbation des livres, afin de sauvegarder la liberté des écrivains et de la presse catholiques, que le concile de Paris avait voulu par trop restreindre. Enfin Mgr Pie fit adopter par le concile une supplique demandant à Pie IX de déclarer saint Hilaire docteur de l'Église et de reprendre la cause de béatification du Vénérable Louis-Marie Grignion de Montfort. Pie IX déféra au premier de ces désirs le 19 mars 1851, saint Hilaire était proclamé docteur de l'Église. Ce fut une grande joie pour Mgr Pie qui avait adopté saint Hilaire comme son modèle et son maître ; il n'est guère de sermon ou de lettre pastorale de Mgr Pie qui ne se réfère, parfois très longuement, à son saint prédécesseur ([^54]). A ce concile siégeait le supérieur du grand séminaire de Poitiers, M. Cousseau, évêque nommé d'Angoulême, sur recommandation de Mgr Pie ; le nouvel évêque fut sacré le 29 décembre 1850 à Poitiers par son prédécesseur, Mgr Régnier, promu à l'archevêché de Cambrai.
Le jubilé, prolongé toute l'année 1851, produisit des fruits merveilleux : environ cent mille conversions. Quatre cent mille diocésains s'étaient approchés des sacrements, c'est-à-dire en décomptant les enfants, la presque totalité des catholiques. Il y avait tout de même des réfractaires, surtout parmi les fonctionnaires. L'occasion se présenta de le leur faire sentir. Lors du coup d'État du 2 décembre, Mgr Pie observa une extrême réserve, et il s'abstint de voter au plébiscite des 20 et 21 décembre. Le secrétaire de la préfecture vint lui en témoigner ses regrets : « Quel bon exemple, Monseigneur, ç'eût été si l'on avait vu Votre Grandeur venir voter à la tête de tout son clergé... » La riposte fut cinglante : « Nous aussi, nous avons eu à donner notre suffrage au vrai Sauveur dans les exercices du jubilé. Quel bon exemple ç'eût été si M. le préfet était venu, à la tête de tout le corps administratif, dire oui à Jésus-Christ, en s'approchant des sacrements ! » Mgr Pie, méfiant à l'égard du nouveau régime, s'abstint également lors du plébiscite des 21 et 22 novembre 1852 en faveur du rétablissement de l'Empire ; mais le secrétaire de la préfecture ne lui renouvela pas sa visite...
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Pour le jubilé, Mgr Pie avait fait appel à l'abbé Gay. Né à Paris le 1^er^ octobre 1815, Charles Gay, après un début de carrière musicale, était devenu prêtre à l'âge de trente ans. Très lié avec Mgr de Ségur, il avait connu par lui l'abbé Pie. Constatant l'exceptionnelle valeur de ce prédicateur, Mgr Pie le persuada de se fixer à Poitiers ; il l'employa à prêcher dans les communautés religieuses et les paroisses ; par la suite, il le nomma chanoine théologal, puis vicaire général ; l'abbé Gay fut le conseiller et le collaborateur le plus intime de Mgr Pie. Très lié également avec Mgr de Ségur, Mgr Pie lui fit prêcher pendant vingt-trois ans de suite la retraite au petit séminaire de Montmorillon. Mgr Pie voulut que son petit séminaire restât purement ecclésiastique ; il imposa la soutane aux élèves à partir de la classe de troisième. Chaque année, il y venait le samedi *Sitientes,* veille de la Passion ; il tonsurait les élèves de troisième, ordonnait portiers les élèves de seconde, lecteurs les élèves de rhétorique, et exorcistes les élèves de philosophie. Mgr Pie regrettait de ne pouvoir visiter plus souvent son petit séminaire, situé à trente-deux kilomètres de Poitiers ; il veillait de près sur son grand séminaire, situé à Poitiers. Pendant tout son épiscopat, le recrutement fut excellent, tant en qualité qu'en quantité.
En trente ans, Mgr Pie fit sept fois la visite complète de toutes les paroisses de son diocèse, et bien plus souvent celle des doyennés ; il allait à Niort plusieurs fois par an. Le concile de Bordeaux ayant demandé le rétablissement des synodes diocésains, Mgr Pie en tint vingt pendant son épiscopat ; le synode venait après la retraite pastorale ; les prêtres se trouvaient bien disposés par la retraite à recevoir les instructions du synode. A chaque synode, Mgr Pie publiait une lettre synodale fortement doctrinale, dans laquelle il se prononçait sur les questions d'actualité ; ces lettres avaient un grand retentissement, même hors du diocèse.
Mgr Pie eut à cœur de rétablir ou consolider les ordres religieux dans son diocèse. Le 25 novembre 1853, les bénédictins de Solesmes prenaient possession de l'antique abbaye de Ligugé, rachetée par l'évêque. Les jésuites avaient déjà une résidence dans le diocèse ; en 1854, Mgr Pie leur confia le collège Saint-Vincent-de-Paul. Il fonda une congrégation religieuse diocésaine, les oblats de Saint-Hilaire et, lorsqu'ils furent assez nombreux, il leur confia le petit séminaire de Montmorillon. Mgr Pie s'intéressa beaucoup aussi aux ordres contemplatifs féminins, et en fit plusieurs fondations.
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Mgr Pie fit construire ou restaurer un grand nombre d'églises, et il en consacra quatre-vingt-treize en trente ans d'épiscopat. Il déploya tout son zèle pastoral envers les quatre cantons déchristianisés de son diocèse, dans la région voisine des Charentes ; il fit également de gros efforts pour ramener à l'unité catholique les dissidents de la Petite Église, assez nombreux dans la région de Courlay, et il réussit à en convertir quelques dizaines. Il encourageait au départ pour les missions étrangères ceux de ses prêtres qui avaient la vocation missionnaire, et il y eut parmi eux plusieurs martyrs : Augustin Bourry, Théophard Vénard, et d'autres.
Mgr Pie profita de la loi sur la liberté de l'enseignement pour établir partout où ce fut possible des écoles de garçons et de filles, et il attira dans son diocèse plusieurs congrégations de sœurs enseignantes. Dans les affaires générales de l'Église, Mgr Pie eut toujours une attitude de fermeté doctrinale associée à une remarquable prudence. Il redressa, mais sans nommer ses adversaires, les erreurs libérales de certains évêques, celles notamment de l'archevêque de Paris, Mgr Sibour, nommé en 1848 pour ses idées républicaines, et qui ne s'en rallia pas moins, avec trop de complaisance, à l'Empire. Mgr Pie avait d'excellentes relations avec son voisin de Tours, le cardinal Morlot, qui représentait le tiers-parti entre le gallicanisme et l'ultramontanisme, et il s'efforçait de l'amener aux idées purement romaines. Devenu archevêque de Paris en 1857, après la mort tragique de Mgr Sibour, le cardinal Morlot apportait dans la capitale, sinon les idées romaines, au moins beaucoup plus de dévouement à l'Église que ses deux prédécesseurs ; il eut une excellente influence sur Napoléon III, auprès duquel il était bien en cour ; il n'en eut pas moins le courage de protester publiquement contre la politique italienne de l'empereur, dès qu'elle devint dangereuse pour la papauté. Très aimé pour sa grande charité envers les pauvres, le cardinal Morlot mourut le 29 décembre 1862. Napoléon III chercha un archevêque complaisant et le trouva en la personne de Mgr Darboy qui poussa jusqu'aux dernières limites le gallicanisme, le libéralisme et la servilité envers le pouvoir.
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#### *Rencontres et difficultés avec Napoléon III*
Dans sa lettre synodale de 1855, Mgr Pie dénonça avec force les erreurs du temps, le naturalisme, le syncrétisme, la fausse philosophie, les attentats aux droits de l'Église ; cette lettre eut un grand retentissement en France et jusqu'à Rome. Le ministre des cultes, M. Fortoul, lui fit des observations auxquelles l'évêque répondit avec courtoisie, sans rien céder sur le fond. Le ministre lui fit savoir que l'empereur désirait le recevoir. Le 9 décembre 1855, Mgr Pie était reçu par Napoléon III. L'évêque parla en toute liberté ; il dénonça en quelques mots l'alliance avec le Piémont, mais consacra la plus grande partie de l'entretien à protester contre les prétentions du gouvernement d'inspecter les couvents de religieuses. Mgr Pie ne cacha pas sa fidélité à la royauté légitime, tout en affirmant sa loyauté envers le pouvoir établi, tant que celui-ci respecterait les droits de l'Église. Comme son oncle, Napoléon III estimait ceux qui avaient le courage de lui dire la vérité en face ; l'évêque et l'empereur se séparèrent en bons termes, tout en restant sur leurs positions. De Paris, Mgr Pie se rendit à Rome, où il eut de très importants entretiens avec Pie IX et les cardinaux. A son retour, il eut une nouvelle audience de l'empereur, à qui il reprocha sa politique trop favorable au Piémont.
En 1856, un troisième concile provincial ([^55]) se tint à Périgueux ; il fut plus difficile que les deux premiers, car l'unité romaine de la province se trouvait rompue par la nomination d'évêques libéraux à La Rochelle et à Luçon. Malgré cette difficulté, d'excellents textes, dus en grande partie à Mgr Pie, furent adoptés par ce concile. Mgr Pie les commenta et les exposa dans une lettre synodale ; il y dénonçait avec vigueur le déisme de Jules Simon, le pythagorisme de Jean Reynaud, l'impiété d'Ernest Renan ; il dénonçait, dans le catholicisme libéral, une complicité avec les erreurs du temps. En même temps, l'évolution de la politique italienne de Napoléon III le préoccupait vivement. Le 15 mars 1859, Mgr Pie était reçu une troisième fois par Napoléon III.
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Comme l'empereur parlait des « abus » qui régnaient dans les États du pape, l'évêque lui rappela l'expédition de Crimée qu'il avait faite, au prix de la vie de deux cent mille soldats français, pour consacrer les abus, autrement graves, qui sévissent dans l'empire turc. L'empereur, embarrassé, lui rétorqua qu'il avait fait pour la religion plus que n'en avait fait la Restauration. C'est alors que Mgr Pie, citant l'article qui se retrouve dans toutes les chartes et constitutions du XIX^e^ siècle : « Tous les cultes jouissent d'une même et égale protection », fit à l'empereur cette célèbre réponse : « Eh bien moi, dit Jésus-Christ, j'accorde à tous les pouvoirs la même et égale protection ; j'ai accordé cette protection à l'empereur, votre oncle ; je l'ai accordée à la Restauration ; je l'ai accordée à la Monarchie de Juillet ; je l'ai accordée à la République. A vous aussi, la même et égale protection vous sera accordée. » Et comme l'empereur répondait que les circonstances ne permettaient pas, que le moment n'était pas venu d'établir un gouvernement ouvertement catholique, Mgr Pie conclut : « Le moment n'est pas venu pour Jésus-Christ de régner ? Eh bien, le moment n'est pas venu pour les gouvernements de durer. »
Le 2 mai 1859, la France et le Piémont déclaraient, sans raison valable, la guerre à l'Autriche. Mgr Pie ordonna des prières, mais il remplaça les prières pour le temps de guerre par des psaumes pénitentiaux. Il s'en expliqua franchement à son clergé, rappelant que l'Autriche était un État catholique, alors que le roi de Piémont et son ministre Cavour étaient excommuniés pour leurs attentats contre les biens d'Église. « Quel est le chauvinisme libéral religieux qui voudrait m'obliger, sous peine de n'être pas national, à faire des veaux pour le triomphe d'une cause qui tourne au détriment de l'Église ? » Mgr Pie marquait ainsi les limites du vrai patriotisme, vertu morale qui doit tenir le juste milieu entre l'excès et le défaut, et qui n'oblige nullement à soutenir le gouvernement de son pays dans une guerre manifestement injuste et désastreuse. « On en veut à l'Autriche pour son concordat tout romain de 1857. » Après les victoires françaises de Magenta et Solferino, la Prusse se disposait à attaquer la France sur le Rhin, si l'Autriche acceptait de dénoncer son concordat ; elle n'en eut pas le temps. Napoléon III, effrayé de la menace prussienne, proposa la paix à l'Autriche. Mgr Pie prêchait alors à Poitiers la retraite à quatre cents de ses prêtres ; il leur faisait réciter des psaumes de circonstance. Le 10 juillet au soir, Mgr Pie, comme inspiré, disait à ses prêtres : « Nous sommes exaucés. » Le 11 juillet, la paix était signée à Villafranca ; elle attribuait la Lombardie à la France, qui la rétrocéda au Piémont. Les Piémontais, qui voulaient aussi la Vénétie, crièrent à la trahison.
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Pendant la durée de la guerre, Parme, Modène, la Toscane et les Légations pontificales s'étaient insurgées ; malgré la stipulation du traité de Villafranca : « Les souverains détrônés rentreront dans leurs États », les révolutionnaires décernèrent la dictature à Victor-Emmanuel II ; ni la France ni l'Autriche ne réagissant, le Piémont annexa ces provinces. Pie IX, dans son encyclique du 18 juin, avait excommunié les violateurs des États pontificaux. Mgr Pie lui envoya une adresse qu'il fit signer par ses prêtres. Plus rien ne pouvait arrêter le Piémont dans la conquête de toute l'Italie. En 1860, Garibaldi se chargea de la conquête du royaume de Naples, et y réussit facilement. Mais le roi et la reine de Naples, réfugiés à Gaète, y soutinrent un siège de quatre mois qui nécessita l'intervention de l'armée piémontaise. Le roi de Piémont devenait roi d'Italie. Mgr Pie n'était pas resté inactif ; le 28 septembre 1859, l'évêque adressait à son clergé une lettre sur la situation inique faite au pape ; le pape y répondit le 15 octobre en affirmant les droits de l'Église. Tous les catholiques se retrouvaient unis pour défendre le pouvoir temporel du pape. Un quatrième concile provincial se tint à Agen en 1859. Mgr Pie s'y heurta à l'opposition déclarée des évêques de Luçon et de La Rochelle sur la condamnation du naturalisme. Il put faire passer d'excellents textes sur les superstitions, les mauvais livres, et surtout sur le Saint-Siège et le pape. Sur ce point, l'unanimité se refit. La brochure *Le pape et le congrès* publiée par M. de la Guéronnière révélait assez l'intention du gouvernement français de limiter le domaine du pape à la région de Rome et d'y imposer un régime séculier. Le 15 janvier, Mgr Pie condamnait solennellement ces prétentions dans un mandement qu'il fit lire dans sa cathédrale et dans toutes les églises de Poitiers. En pleine nuit, le préfet était venu le trouver pour le conjurer d'y renoncer. L'évêque passa outre, et il n'y eut pas de suites. De même, il commenta, malgré l'interdiction du gouvernement, la bulle du 26 mars 1860, qui excommuniait les auteurs des attentats contre les États pontificaux. Il encouragea la général Lamoricière à offrir son épée au pape et s'occupa du recrutement de volontaires pour l'armée pontificale et de l'institution du « denier de saint Pierre » pour aider le pape. Cette chevalerie de Saint-Pierre, comme on l'appelait, fut rapidement mise à l'épreuve. Le 10 septembre 1860, l'armée piémontaise envahissait les Marches et l'Ombrie ; les quatre mille six cents volontaires opposèrent une résistance héroïque aux vingt-cinq mille agresseurs ; le 18 septembre, ils étaient écrasés à Castelfidardo, et se retranchaient dans Ancône, d'où ils furent chassés par la flotte italienne. Mgr Pie fit prier intensément, glorifia les héros et condamna la sacrilège agression.
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Au début de février, une nouvelle brochure de M. de la Guéronnière, porte-parole habituel de Napoléon III, rejetait sur le pape la responsabilité de l'agression. Mgr Pie répondit par un mandement qui, évoquant l'histoire de la Passion de Notre-Seigneur, rappelait que c'était Ponce-Pilate qui en portait la responsabilité. « Pilate pouvait sauver le Christ et, sans Pilate, on ne pouvait mettre le Christ à mort... Lave tes mains, ô Pilate, déclare-toi innocent de la mort de Jésus-Christ. Pour toute réponse nous dirons, et la postérité la plus reculée dira encore : Je crois en Jésus-Christ... qui a souffert sous Ponce-Pilate. » L'allusion au rôle de Napoléon III dans les récents événements était claire. Le mandement eut un immense retentissement dans toute la France et au-delà. Le gouvernement le déféra au Conseil d'État qui -- en pleine semaine sainte -- déclara l'abus. Mgr Pie reçut des lettres d'injures des partisans de l'unité italienne et d'innombrables approbations de la part des catholiques. A Saint-Pierre de Rome, le jour des Rameaux, au moment où le diacre chantait : « *accepta aqua, Pilatus lavit manus *», les cardinaux, prélats, et les officiers de l'armée française se tournèrent vers l'ambassadeur de France... Ce même jour, Mgr Pie recevait une lettre de félicitations de Pie IX.
Le gouvernement envisagea de démembrer le diocèse de Poitiers en érigeant un évêché à Niort ; ce projet suscita de vives protestations de la part du clergé et de la population du pays ; finalement, il ne fut pas même présenté au pape. Pie IX avait fait savoir que, bien que désirant augmenter le nombre des diocèses, il n'en érigerait pas à Niort du vivant de Mgr Pie. L'abbé Gay, invité à prêcher le carême à Saint-Louis des Français à Rome en 1862, se heurta à un veto du gouvernement. En compensation, Mgr Pie l'envoya le représenter à Rome à la Pentecôte pour la canonisation des martyrs japonais ; à cette occasion, Pie IX consulta les évêques sur le projet de Syllabus.
Pendant ce temps, Mgr Pie faisait sa tournée de confirmation et tenait partout un langage ferme et mesuré ; il était reçu triomphalement par les prêtres et les populations, malgré les tracasseries administratives. Des maires, instituteurs et fonctionnaires furent révoqués pour avoir reçu l'évêque ; des curés furent poursuivis en justice et condamnés à de minimes amendes pour avoir organisé des cortèges sur la voie publique. Énergiquement soutenus par Mgr Pie, les curés condamnés firent appel, puis se pourvurent en cassation...Le 25 juin 1863 la cour de cassation cassait et annulait sans renvoi toutes ces condamnations.
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Par ailleurs, Mgr Pie continuait à dénoncer les erreurs. Lorsque parut la *Vie de Jésus* de Renan, il condamna solennellement le livre au cours de son synode diocésain, en interdit la lecture et la diffusion dans son diocèse et demanda un jeûne expiatoire à ses prêtres ; cette synodale lui valut les injures de la presse rationaliste.
Presque en même temps (août 1863) se tenait à Malines un congrès catholique, au cours duquel Montalembert fit un éloge démesuré de la liberté complète dont jouissait la Belgique et dans laquelle il saluait un « progrès immense ». Mgr Pie, par considération pour Montalembert, ne lui répondit pas directement. Mais, dans sa synodale de 1864, il dénonça le naturalisme sous toutes ses formes, depuis les plus radicales jusqu'aux plus modérées ; et, tout en admettant la distinction entre la thèse et l'hypothèse, il se refusait à reléguer la thèse au rang de pure théorie ou d'idéal impossible ; un effort réel devait être tenté pour réaliser la thèse, dans la mesure du possible : la constitution chrétienne des sociétés est *de droit ;* elle n'existe plus *en fait,* c'est un *malheur,* dont il faut tenir compte, mais le *devoir* d'y revenir n'en subsiste pas moins, et l'*intérêt vital* des sociétés le demande.
#### *Le Syllabus*
Par cette synodale de 1864, Mgr Pie préludait au grand, acte qu'allait accomplir Pie IX. Le 8 décembre 1864, le pape promulguait l'encyclique *Quanta cura* et le *Syllabus errorum.* C'était l'acte solennel, souhaité depuis longtemps par Mgr Pie, qui condamnait en détail et avec précisions toutes les erreurs du temps présent : le pape rejetait toute conciliation entre l'Église et le monde moderne. Certaines phrases visaient le libéralisme catholique, tel que Montalembert l'avait si nettement exposé à Malines. On le comprit bien, et ce fut un véritable désarroi chez les catholiques libéraux. Mgr Dupanloup se hâta de publier une brochure qui, commentant l'encyclique et le Syllabus, les atténuait habilement, laissant croire que seuls étaient condamnés le naturalisme radical, l'indifférentisme, la liberté illimitée des cultes et de la presse considérée comme un idéal. Sa brochure pouvait convaincre d'autant plus facilement que les textes mêmes de l'encyclique et du *Syllabus* étaient inconnus du public, le gouvernement en ayant interdit la publication en France.
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Mgr Pie protesta avec vigueur contre cette interdiction par une lettre adressée le jour même au ministre. Les 8 et 15 janvier 1865, l'évêque lut lui-même deux mandements qui résumaient et expliquaient, dans toute leur force, les enseignements de l'encyclique et du Syllabus. En juillet, il profita de la retraite pastorale pour réfuter l'argumentation de Mgr Dupanloup et montrer que le catholicisme libéral était frappé. On sait que les catholiques libéraux n'ont jamais accepté l'encyclique *Quanta cura* ni le *Syllabus.* Cent ans plus tard, exactement, était élaboré, au 2^e^ concile du Vatican, le décret sur la liberté religieuse, en contradiction avec l'enseignement constant et invariable de l'Église, que Pie IX, sans rien innover, avait rappelé, avec une vigueur particulière, dans les deux documents publiés le 8 décembre 1864. Les auteurs du décret sur la liberté religieuse en avaient prévu la promulgation pour le 8 décembre 1964, le jour même du centenaire du *Syllabus* tant détesté. Paul VI jugea plus prudent d'en renvoyer la publication à l'année suivante ; le décret n'en est pas pour autant rendu meilleur ([^56]).
#### *Le concile du Vatican*
Cependant Pie IX préparait en secret le concile ; Mgr Pie fut un des trente-six évêques consultés sur le programme de cette assemblée ; il demanda un exposé de la doctrine catholique sur Dieu, Jésus, la grâce, le surnaturel, l'Église ; des décrets sur le mariage, le repos du dimanche, la spéculation financière, le luxe, les retraites sacerdotales, les synodes, les conciles provinciaux, l'abstinence, l'index ; enfin l'affirmation en face des États de la totale indépendance et des droits de l'Église. En mai 1866, Mgr Pie se rendit à Rome et eut trois longues audiences de Pie IX. Le 17 juin, la Prusse et l'Italie déclaraient la guerre à l'Autriche. La guerre tournait au désastre pour l'Italie, quand la victoire prussienne de Sadowa y mit fin. Quoique vaincue, l'Italie obtint la plus grande partie de la Vénétie. Le pape profita de cette guerre pour renouveler son excommunication contre le roi d'Italie.
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Le 5 juillet, le jour même de la cession de la Vénétie, Mgr Pie quittait Rome. Le 11 décembre 1866, la France, conformément à la convention du 15 septembre 1864, retirait ses troupes de Rome, se contentant de la garantie donnée par le gouvernement italien à ce qui restait de l'État pontifical. Mgr Pie exhala sa douleur. En juin 1867, Mgr Pie, comme un grand nombre d'autres évêques, se rendit à Rome pour le 18^e^ centenaire du martyre des saints Pierre et Paul ; il apportait au pape une somme importante, collectée dans son diocèse et au dehors, pour le « denier de saint Pierre » et l'armement des zouaves pontificaux. Le 26 juin 1867, Pie IX annonçait aux évêques présents son intention de convoquer un concile.
En octobre 1867, Garibaldi envahissait les États pontificaux. Mgr Pie multiplia les appels en faveur du pape. Après quelque hésitation, Napoléon III se décidait à envoyer un corps expéditionnaire au secours de Rome, et le 3 novembre, les troupes de Garibaldi étaient écrasées à Mentana par l'armée française et les zouaves pontificaux.
Ce retournement de la politique française autorisait un rapprochement avec le pouvoir. Le 26 février 1868, Mgr Pie était reçu une quatrième et dernière fois par Napoléon III. Tout en le remerciant de son intervention en faveur du pape, il mit l'empereur en garde contre l'évolution vers l'empire libéral : « *La liberté demandée, c'est celle de vous renverser,* lui dit-il ; *les races qui sont montées sur le trône y sont restées tant qu'elles furent fidèles à Jésus-Christ. *» Mgr Pie avait vu juste ; l'empire libéral entraîna un déchaînement de la gauche ; l'empereur et sa famille étaient publiquement insultés ; lors des élections de 1869, tous les députés de Paris étaient républicains ; l'empereur prit des ministres de gauche, hostiles à la religion. Ce fut cette poussée violente de l'opposition qui ancra Napoléon III et ses conseillers dans l'idée funeste que, seule, une guerre victorieuse contre la Prusse pourrait sauver l'Empire. A la retraite pastorale de 1868, Mgr Pie fit à ses prêtres un tableau très sombre de la situation, leur montrant en particulier « la Prusse s'agrandissant à la faveur de notre funeste abandon de l'Autriche et s'assurant en Europe, avec le sceptre impérial, une prépondérance, qui n'avait, depuis longtemps, appartenu qu'à vous ; la France menacée de descendre... ; puis les passions frémissantes des plèbes..., les menaces renaissantes contre la religion, la propriété, la famille, en un mot l'anarchie, la ruine, le pillage... ». On ne peut refuser à Mgr Pie ce qu'il appelle lui-même, avec saint Grégoire, « le bouclier de la prescience ».
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Mais cette année 1868 vit plusieurs grands événements : d'abord l'établissement des dominicains à Poitiers, puis le 15^e^ centenaire de la mort de saint Hilaire, qui fut marqué par la tenue à Poitiers du 5^e^ et dernier concile de la province d'Aquitaine. Les divisions que les évêques libéraux de La Rochelle et de Luçon avaient suscitées au concile d'Agen avaient fait différer le concile de Poitiers ; mais les deux évêques ayant obtenu de brillantes promotions, l'obstacle disparaissait, leurs successeurs ayant de meilleures dispositions. Le concile de Poitiers, qui se tint en janvier, retrouva la belle unanimité romaine des conciles de Bordeaux et de La Rochelle. Un décret solennel sur saint Hilaire, évêque de Poitiers et docteur de l'Église, demanda que les traces du saint docteur fussent recherchées et étudiées, que sa basilique fût restaurée, son pèlerinage fréquenté, et surtout sa doctrine observée et son courage imité. Des décrets furent portés sur le pape, son pouvoir spirituel et temporel, sur le mariage religieux, l'Écriture sainte, la théologie, la philosophie ; on y condamna les deux erreurs extrêmes : le rationalisme et son contraire, le traditionalisme ([^57]), ainsi que la morale indépendante. On y recommanda le culte de saint Joseph.
Mgr Pie prépara le concile du Vatican en évêque ; il fit nommer consulteur et envoya à Rome son vicaire général, l'abbé Gay. Mais il s'abstint de toute controverse publique et laissa Louis Veuillot répondre aux adversaires de l'infaillibilité. Il dut défendre auprès de Rome la mémoire de M. Olier, fondateur de Saint-Sulpice ; un écrit de M. Olier, resté inédit, *La vie intérieure de Marie,* venait d'être publié par M. Faillon ; il fut déféré à l'Index pour quelques expressions qui s'écartaient de la terminologie reçue. L'Index demanda dix-sept corrections ; M. Icard, supérieur général de Saint-Sulpice, en fit plusieurs centaines, faisant perdre au livre son originalité. Après un pareil zèle, on ne pouvait plus accuser la compagnie de Saint-Sulpice de n'être pas romaine.
La réserve de Mgr Pie sur les questions à soumettre au concile étonnait ses amis ; il ne s'en départit pas. C'est seulement après la publication du livre de Mgr Maret, qui subordonnait les définitions prononcées par le pape à l'assentiment, au moins tacite, de l'épiscopat, que Mgr Pie réfuta cette thèse dans un discours adressé à ses prêtres assemblés pour ses vingt ans d'épiscopat. Il envoya son discours à Mgr Maret ; mais inséra la réponse qu'il en reçut dans la *Semaine liturgique* de Poitiers. Mgr Maret retira son livre dès qu'il le vit prohibé à la frontière romaine, mais il avait obtenu le résultat opposé à celui qu'il cherchait : en attaquant la doctrine de l'infaillibilité du pape, il en avait rendu la définition nécessaire.
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Le 9 octobre 1869, Mgr Pie eut la joie de consacrer la nouvelle église du monastère de sainte Radegonde à Poitiers : c'était le treizième centenaire de la réception en ce monastère d'une relique insigne de la sainte croix ; c'est à cette occasion que Venance Fortunat avait composé le *Vexilla regis.* Le 24 octobre, Mgr Pie prit congé de son clergé, et en profita pour réfuter la thèse du *Correspondant,* qui voyait dans le concile le « parlement de l'Église », l'inauguration du régime parlementaire dans l'Église, la fin des privilèges et l'abandon des principes du Syllabus. Le 26 octobre 1869, jour de son départ pour Rome, Mgr Pie bénit une croix érigée dans le jardin de l'évêché, sur l'emplacement de l'autel de l'ancienne basilique abbatiale de Sainte-Croix. Deux inscriptions gravées sur la croix rappellent que là avait été chanté pour la première fois le *Vexilla regis* et que la croix avait été bénie par Mgr Pie le jour même de son départ pour le concile du Vatican.
L'évêque rendit d'abord visite aux lieux de son enfance et de sa jeunesse ; le ter novembre il célébrait pontificalement la messe en l'église de Pontgonin ; le 2 novembre, il était à Notre-Dame de Chartres, le 3 à Saint-Chéron. Le 12, il arrivait à Rome avec Mgr Cousseau et M. Gay. Le 18, il était reçu par Pie IX qui le félicita de ses mandements et de sa discrétion sur les affaires du concile. A la fin de novembre, on eut connaissance à Rome des écrits polémiques de Mgr Dupanloup : *Observations* sur la question de l'infaillibilité et *Avertissement à M. Louis Veuillot.* Mgr Pie en fut péniblement impressionné, mais garda le silence : « Le concile y gagnera », disait-il. Il s'adonna intensément à la prière jusqu'au jour de l'ouverture solennelle du concile, 8 décembre 1869. Le 14 décembre, il était élu, par 470 voix sur 700, membre de la commission de la doctrine et de la foi. Le 14 janvier, il prêchait à Saint-André della Valle ; tout son sermon porta sur saint Hilaire, sa doctrine qu'il appliquait au temps présent. Ce sermon fut très apprécié et contribua à éclairer les esprits ; le comte de Chambord l'en félicita.
Dès les premières réunions de la commission de la doctrine de la foi, Mgr Pie proposa l'élection d'une sous-commission de trois membres pour préparer les travaux ; il y fut élu, avec Mgr Deschamps, évêque de Malines, et Mgr Conrad Martin, évêque de Paderborn ; cette sous-commission fut la cheville ouvrière du concile. Mgr Pie avait pour collaborateur son théologien, l'abbé Gay.
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Le cardinal Pecci, archevêque-évêque de Pérouse (le futur Léon XIII), déposa un *postulatum* demandant la condamnation de l'ontologisme ; et il écrivit à Mgr Pie pour lui exposer son plan des travaux conciliaires : il demandait que toutes les questions soumises au concile fussent coordonnées et présentées dans leur ordre logique, pour former un corps de doctrine complet. C'était exactement le sentiment de Mgr Pie. Selon l'ordre prévu, il travailla au schéma *de fide.* Le chapitre IV, *de fide et ratione,* lui est particulièrement redevable. Le 8 avril 1870, il le présenta à la commission. Et le mardi saint 12 avril, il présenta le schéma entier au concile. Son rapport reçut un assentiment quasi unanime ; et le 24 avril, dimanche de Quasimodo, la constitution *Dei Filius* était votée à l'unanimité, moins la voix de Mgr Strossmayer, évêque de Diakovar en Autriche, l'un des plus jeunes évêques du concile et opposant perpétuel. Après avoir affirmé, contre l'athéisme, le panthéisme et le déisme, le Dieu personnel, créateur, providence et révélateur, la constitution *Dei Filius* établit une lumineuse doctrine sur l'harmonie de la raison et de la foi ; elle rappelle que la foi est non un assentiment aveugle, mais un acte de l'intelligence, guidée par la grâce et la volonté droite, donnant son assentiment aux vérités révélées, à cause de l'autorité de Dieu qui les révèle. A la suite de ce vote, Mgr Pie, très fatigué, dut prendre quelque temps de repos.
(*A suivre*.)
Jean Crété.
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### La sainte liturgie
« *Dès que la voix de votre\
salutation a frappé mes\
oreilles, l'enfant a tressailli\
de joie dans mon sein.* »
(*Luc I, 44.*)
TROIS miracles fleurissent sans cesse dans le jardin de l'Épouse du Christ : la sagesse de ses docteurs, l'héroïsme de ses saints et de ses martyrs, la splendeur de sa liturgie. *Et hi tres unum sunt !* Ces trois choses ne font qu'un car la liturgie est elle-même un chant de sagesse et d'amour : elle résume les deux ordres de l'intelligence et de la charité et les fait monter en prière.
Il n'est donc pas étonnant que lorsque l'action liturgique, incantatoire ou sacramentelle, frappe nos yeux et nos oreilles, nous y percevions le secret de notre destinée et qu'un tressaillement sacré s'empare de tout notre être comme il en fut de Jean-Baptiste à la voix de Marie.
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La voix de l'Épouse tout uniment ravit le cœur de l'Époux et sanctifie l'âme de ses enfants, ainsi remplit-elle sa double fonction de culte envers Dieu et de sanctification des âmes. Sans doute, ce tressaillement d'amour ne peut être pour chacun de nous ce qu'il fut pour Jean-Baptiste, le signe de la transformation soudaine et totale qui fit de lui le plus grand parmi les fils de la femme ; cependant, touchés par la prédication liturgique, nous pressentons une annonce du salut et une saveur de vie éternelle qui nous transforme peu à peu. Et s'il nous arrive d'écouter ces accents d'un autre monde résonner dans une langue sacrée à l'intérieur de l'un de ces temples de pierre que les anciens élevaient dignement, en accord profond avec l'esprit de la prière, nous pénétrons dans un monde mystérieux où les gestes et les mots composent une harmonie divine, comme un écho affaibli des cantiques de la cité céleste, les seuls qui soient capables de nous distraire un peu des choses de la terre.
« Je demeure frappée de la grandeur des cérémonies de l'Église », disait sainte Thérèse d'Avila. Si nous nous interrogeons sur le secret de cette grandeur nous nous apercevons qu'elle vient beaucoup moins du relief et de l'ampleur que lui donnent nos industries humaines que de l'essence même de la liturgie et de sa relation avec deux ordres de grandeur très différents : la grandeur cosmique de notre univers créé et la grandeur surnaturelle du Royaume des cieux.
\*\*\*
#### I. -- *Le Temple de la Création*
Depuis quelques années, à la faveur de travaux fort méritoires sur les Pères de l'Église, on est à même de mesurer l'enracinement historique et terrestre du drame liturgique. On aperçoit mieux comment la moindre cérémonie *contracte le temps,* comment elle ramasse en elle-même toute l'histoire sainte : genèse, exode et littérature prophétique avec son point culminant qui est le mystère du Christ, comment aussi elle annonce et réalise le royaume en sa phase achevée où *Dieu sera tout en tous.*
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A la lecture des Pères, notamment de Clément d'Alexandrie, de saint Maxime le Confesseur et de saint Augustin, on ne peut manquer d'apercevoir combien la liturgie de l'Église s'accorde au rythme de l'univers, lui-même comparable à un temple immense où se célèbre une liturgie ininterrompue.
Ces grands docteurs n'enseignaient pas seulement les douze articles du *Credo,* ils apprenaient aussi à regarder le monde à la lumière de la foi, comme un vêtement lumineux de Dieu, ou comme le déroulement d'une action liturgique.
N'y a-t-il pas dans notre univers une ébauche de liturgie, une sorte de danse sacrée qui *attend* que l'homme lui donne sa pleine signification ? Dans l'attente dramatique de la création (*expectatio creaturae*)*,* où saint Paul voit un enfantement douloureux destiné à la manifestation glorieuse des enfants de Dieu, ne peut-on inclure l'incroyable foisonnement de formes et de rythmes, la coexistence des règnes que leur essence hiérarchise depuis la base plongée dans la matière jusqu'au sommet où siège l'esprit et voir dans ce *theatrum mundi* un chœur gigantesque dans l'attente de son coryphée ?
Pour saint Maxime le Confesseur, l'univers apparaît comme « une église cosmique dont la nef serait le monde sensible et le chœur le monde spirituel ».
Saint Augustin est partisan de cette ample vision du monde dont la beauté lui apparaît comme « le poème immense d'un chanteur ineffable » :
« Universi saeculi pulchritudo velut magnum carmen ineffabilis modulatoris. » (Enarr. super psal.)
Une théologie de l'image
Le règne animal et végétal, la luxuriance de ses formes, l'alternance des saisons, le rythme des heures marquées par le soleil, l'exacte révolution des astres, tout cela compose une liturgie muette en état d'attente une image en laquelle Dieu se plaît puisqu'il y a imprimé sa marque qui est la lumière du Verbe.
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Le monde est rempli de vestiges et de similitudes de Dieu ; la création est une image du créateur, image innocente, non souillée, mais non encore parvenue à l'état de gloire. Comment ne pas voir que la lumière du soleil est aussi neuve aujourd'hui que lorsque ses premiers rayons frappaient la surface du globe au matin de la création, l'atmosphère que nous respirons aussi vierge que la gorgée d'air pur respirée par le premier homme à son premier éveil ?
Cette nouveauté des créatures est le grand miracle de l'existence ; peu d'êtres humains y sont sensibles, elle est pourtant, après l'élévation à l'ordre surnaturel, la plus haute expression du divin dans l'ordre créé. Elle permet de prendre au sérieux l'idée augustinienne du monde considéré comme un poème divin.
Nous avons dans le prologue de saint Jean une phrase qui exprime très bien le mystère de la communication que Dieu fait de sa lumière à la créature. Cette signification est encore soulignée par la ponctuation que saint Augustin donne à la phrase. Voici le texte sacré tel qu'on le voit imprimé : « *Omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil quod factum est. In ipso vita erat et vita erat Lux hominum. *»
Or voici la ponctuation adoptée par l'évêque d'Hippone (on sait que les manuscrits originaux n'en portaient aucune) : « *Omnia per Ipsum facta sunt et sine Ipso factum est nihil. *» (Un point) Puis un autre membre de phrase apparaît : « *Quod factum est in Ipso vita erat !* »
Ce qui a été fait en lui était vie (participée). La vie est donc infusée aux créatures parce qu'elles ont été créées en Dieu.
Dans le commentaire que saint Augustin fait de ce texte, on trouve une idée très belle et très noble : toutes choses sont vivantes parce qu'elles habitent éternellement la pensée de Dieu : « Mes très chers frères, la Sagesse de Dieu par laquelle toutes choses ont été faites renferme l'idée et le dessein de toutes ces choses avant qu'elles soient créées.
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« Vous voyez la terre, elle existe dans *l'idée* de son Créateur ; vous voyez le ciel, le soleil, la lune, ils existent également dans le plan qu'il a formé ; au dehors ils sont inanimés mais dans la pensée divine ils sont vie ! : « *In arte vita sunt *» (Tract in Jo, I, 17). »
Retenons ce mot *in arte :* L'*ars* c'est le plan d'exécution, l'idée inspiratrice. Saint Bonaventure est dans la lignée de saint Augustin quand il dit que le Verbe est *l'Art* du Père. Cela emporte que l'univers créé est une métaphore en action, une signature, une image concrète émanée de la Pensée divine. C'est pourquoi lorsque dans son prologue saint Jean enchaîne : *et Vita erat lux hominum,* le lien se fait de lui-même qui relie vie et lumière. Ce qui a été fait en Lui était vie, et cette vie était lumière des hommes.
Autant dire que nous sommes illuminés de la même lumière divine qui projette au dehors le *magnum carmen*, « le poème de la création, œuvre d'un artiste ineffable ». Et cette lumière nous parle de Dieu : « *In lumine tuo videbimus lumen *». C'est dans ta lumière que nous verrons la lumière, chante le psaume 35. Dans ta Lumière c'est-à-dire dans la lumière créatrice que Denys nomme « *Autokallopoios *» (productrice par elle-même de toute beauté) et que saint Augustin appelle Sagesse ou Art ; c'est dans cette Lumière divine et en elle seule que nous pouvons percevoir la vérité des créatures, leur caractère incantatoire et sacré, le mystère de leur vocation !
Comment donc pourrions-nous refuser de voir dans ce grand œuvre de la création si neuf si harmonieux, une louange naturelle, un chant, une ovation et pour tout dire une immense liturgie cosmique ?
Cette conception qui s'épanouira plus tard avec bonheur dans la théologie franciscaine semble accorder ce qu'il y a de plus essentiel dans le catholicisme ; elle trouve son fondement doctrinal chez les Pères grecs pour lesquels il n'y a pas de valeur créée même naturelle qui ne doive être conçue comme une ressemblance et une participation de la lumière du Verbe. *Mimesis* et *metexis* sont des mots qui reviennent sans cesse sous leur plume.
C'est dans cet esprit qu'il faut lire l'admirable « *Hiérarchie Céleste *» de Denys l'Aréopagite dont la doctrine peut se résumer en trois mots-clés : image, épanchement, participation. Selon lui tout vient jusqu'à nous par l'illumination de la « lumière principielle » (*Archiphôtos*) qui « descend avec bonté et selon divers modes jusqu'aux objets de la providence... pour nous convertir à l'Un et à la simplicité déifiante du Père rassembleur ».
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Dans cette descente de lumière et dans ce reflux ascendant des êtres illuminés et hiérarchisés par le Verbe, splendeur du Père, l'univers remonte à son principe en une célébration grandiose où la créature humaine se trouve elle aussi insérée : « Nous-mêmes, écrit Maxime le Confesseur, par le déroulement de notre nature présente, d'abord engendrés comme tous les animaux de la terre, devenus enfants, transportés de la jeunesse aux rides de l'âge mûr, comme une fleur qui ne dure qu'un moment, mourant enfin pour passer à une autre vie, vraiment, nous méritons d'être appelés un *jeu de Dieu *» (Mystagogie).
On retrouve la même conception chez Clément d'Alexandrie pour qui le Verbe est essentiellement celui qui « *a tout ordonné avec mesure, ayant soumis la dissonance des éléments à la discipline de l'accord pour se faire du monde une symphonie *» (Protreptique).
Mais cette symphonie, compromise par le péché et par la déchéance de l'homme, sera saisie à son tour et purifiée par le grand courant de l'action rédemptrice du Fils de Dieu. Le Verbe incarné n'est pas seulement Roi des nations ; il exerce une souveraineté sur tout l'univers et la création acquiert une dignité nouvelle non seulement depuis que la terre s'est faite l'escabeau de ses pieds -- *scabellum pedum tuorum --* mais aussi depuis que les ruisseaux de sang qui se sont échappés de ses membres sacrés l'ont lavée dans un universel fleuve d'amour. Une hymne de la Passion exprime cela dans une strophe célèbre :
« Mite corpus perforatur, sanguis, unda profluit,
« Terra, Pontus, astra, mundus quo lavantur flumine. » ([^58])
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Une liturgie accordée à l'univers
Il ne sera pas étonnant de constater, à la lumière de cette doctrine, que la célébration de la liturgie, resserrée à l'intérieur de nos temples mais accordée au rythme de l'univers en reçoit un souffle et une sève d'autant plus intense que le monde qui l'entoure, lumineux et aveugle, lui fournit les éléments naturels de sa poésie et de ses sacrements.
Le cycle liturgique épouse l'alternance des saisons qui forment une ronde ou, comme le dit le psaume 64, une couronne bénie offerte par la bonté royale de Dieu. Et voici comment ces deux cercles s'entrelacent : Noël, mystère de la naissance et dans l'éternité du. Fils de Dieu, correspond au solstice d'hiver (25 décembre) par lequel le soleil annonce sa marche victorieuse en un mouvement de croissance progressive où les ténèbres reculent devant l'avance de la lumière, tandis que Pâques correspond à une renaissance de la végétation comme le souligne heureusement le « Salve festa dies ».
« La grâce du monde renaissant atteste que toute la création revient à la vie avec son Seigneur. Après son triste séjour aux enfers, en l'honneur du Christ triomphant, partout les bois se couvrent de feuillage et les prairies de fleurs. »
Ainsi l'Église, héritière des premiers âges de l'histoire n'a pas rejeté de son cœur les attaches de l'antique paganisme : ce goût de terre et de soleil ne lui est pas passé de la bouche ; elle l'a seulement purifié comme elle a purifié son alliance avec Cérès et Déméter, déesses des moissons et de la glèbe féconde, par l'utilisation du pain, du vin, de l'huile, de l'eau et du sel dans la confection de ses sacrements et par l'organisation de son office réglé d'après la course du soleil dans le ciel.
Poésie et prière
Chaque jour de la semaine, à vêpres, les hymnes du bréviaire romain racontent une phase de l'histoire de la création, tandis que les hymnes des laudes chantent la lumière du jour qui dissipe la nuit. Avec un art souverain la liturgie nous fait passer du plan de la lumière créée à celui de la lumière éternelle : chaque matin, l'aube chasse l'obscurité comme le Christ, lumière du monde, refoule les ténèbres du péché.
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L'espérance luit sur la vie quotidienne des humains avec une fraîcheur d'invention insoupçonnée. Ainsi en est-il d'une hymne fameuse des dimanches d'hiver, appelée l'hymne du coq parce que chaque strophe mentionne le cri de cet animal :
« L'aube dissipe la nuit, les malades reprennent goût à la vie,
le matelot reprend courage dans la tempête,
le brigand cache la lame luisante de son poignard,
le coq se met à chanter. »
Le chant des psaumes, qui est la trame de la prière liturgique, ruisselle d'images formant un corps de poésie à la sève puissante et primitive dont on chercherait vainement ailleurs l'équivalent. Voici comment parlent les psaumes :
Le Seigneur est revêtu de lumière comme d'un manteau (ps. 103). Il touche les montagnes et elles fument (ps. 143). Il apparaît dans le tonnerre (ps. 76) et marche sur les ailes du vent (tant. Dan.). Il se réveille comme un guerrier gorgé de vin (ps. 77). Devant lui les fleuves applaudissent (ps. 97). Les montagnes exultent, elles sautent comme des béliers, et les collines comme des agneaux (ps. 113). Le juste est comme l'arbre verdoyant près d'un cours d'eau (ps. 1), il médite comme la colombe et crie comme l'hirondelle (cant. Is. 38). La loi de Dieu il l'aime plus que l'or et la topaze (ps. 118). Mais les impies sont comme des chiens faméliques qui rôdent le soir autour de la ville (ps. 58). Toujours une image ou un verbe dru qui accroche et qui tire.
Mais la liturgie catholique, accordée au temps, rachète le temps ; immergée joyeusement dans le flot des créatures à qui elle emprunte son immense matériel d'images elle transfigure l'ordre créé et le prépare à son ultime transformation. Du vin, breuvage naturel qui réjouit le cœur de l'homme, elle fait une pourpre royale qui enveloppe le monde, le réhabilite et le consacre d'une consécration plus auguste que celle qu'il connut au premier jour de la création.
Louis Veuillot s'en émerveille à l'issue d'une cérémonie de consécration d'église :
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« L'huile, l'eau, le vin, le feu, la cendre, le sel, la cire, l'hysope, l'or, l'argent, la pierre, la chaux, le sable, tout appartient à l'Église, elle use de tout en souveraine. L'Église vient tout relever, tout sauver, tout unir. Le péché a détruit l'harmonie entre Dieu et l'homme entre l'homme et la créature : l'Église vient réconcilier l'homme avec Dieu et l'homme avec la création. » Et il conclut non sans raison : « Le paganisme souillait la nature, le protestantisme la rejette, l'Église la consacre. » ([^59])
Le rite de la consécration -- ou dédicace -- d'une église est la plus somptueuse des cérémonies de l'Église ; les assistants y sont témoins d'une suite ininterrompue d'incantations du plus haut lyrisme. Deux oraisons expriment avec splendeur le mystère du monde cosmique trans-illuminé par la présence divine. Voici la prière de bénédiction de la chaux et du sable :
« Grand Dieu, Vous qui conservez ce qui existe au sommet, comme au bas de l'échelle des êtres, Vous qui renfermez toutes les créatures en pénétrant leur essence, sanctifiez et bénissez cette chaux et ce sable que vous avez créés. »
Et la grande préface prononcée du dehors vers la porte principale chante magnifiquement :
« ...Ô Sainte, ô Bienheureuse Trinité qui purifiez tout, lavez tout, embellissez tout. Ô Bienheureuse Majesté de Dieu qui remplissez tout, embrassez tout, disposez tout. Ô main de Dieu, Sainte et bienheureuse, qui sanctifiez tout, bénissez tout, enrichissez tout !... »
L'Église ne consacre le monde que pour l'offrir à Dieu et elle ne l'offre que pour le sanctifier et le diviniser. La force de la liturgie et son exactitude d'emprise vient d'une connivence profonde avec le monde des signes. Elle réalise à sa manière le souhait exprimé naguère par Charles Péguy : « Il faut qu'une sainteté monte de la terre. » Elle porte en elle juste ce qu'il faut de terre pour traduire en image et en symbole le trésor des réalités célestes. Parmi les joyaux offerts à l'Épouse du Christ *par le doux royaume de la terre* il y a la poésie liturgique. Cette liturgie en use avec le monde profane un peu comme les Hébreux lorsqu'ils partirent pour la Terre promise en emportant les richesses de l'Égypte.
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Ce n'est pas rien d'avoir emporté ainsi avec soi quelque chose des beautés de la terre, d'avoir su traduire le gémissement inénarrable du Saint Esprit qui est le fond de toute prière, mêlée aux voix innombrables de la création. Et rien n'est plus beau et plus conforme à notre vocation, au dire du poète Charles Baudelaire, que :
*Cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge*
*Et vient mourir au bord de votre éternité.*
#### II. -- *L'accès au Temple céleste*
Nous autres Éphésiens de l'an 60 ou 62 à qui saint Paul écrit dans une lettre magnifique que nous ne sommes *plus des hôtes et des étrangers mais les concitoyens de saints et les hommes de la maison de Dieu,* nous aimerons, au-dessus de tous les trésors de la terre, la grâce que la sainte Église prodigue à ses enfants quand elle les élève au-dessus du temps et leur donne un avant-goût des joies éternelles. La valeur du fleuve liturgique, chargé de tout l'or du monde, est qu'il se jette dans l'océan de la vie divine : la procession des images et des signes s'arrête au seuil du sanctuaire ne laissant pénétrer que les âmes d'oraison à la prière nue qui consentent à l'abolition des signes et à l'avènement de la plénitude. « Alors les élus n'auront plus besoin de flambeau car c'est le Seigneur lui-même qui sera leur lumière » est-il écrit dans l'Apocalypse.
A la question de savoir comment les acteurs du drame liturgique sont conduits sur le chemin de la Patrie et dans quelle mesure ils peuvent avoir accès à *la Beauté qui ferme les lèvres* ([^60]), il faut répondre que la marche ascensionnelle se réalise sur deux plans : d'abord dans l'ordre du signe par l'expression des figures, puis dans l'ordre de la réalité ontologique, par la vérité des sacrements.
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*L'ordre du signe.* On peut dire sans crainte de se tromper que le déploiement liturgique en son entier baigne dans un univers de figures et de symboles qui rappellent à la fois notre condition d'exilés et le mystère de notre appartenance à la Cité de Dieu. Nous sommes donc invités à faire porter notre attention sur le réseau de signes qui nous est adressé, et le signe le plus évident et le plus fondamental auquel il nous est demandé d'être attentif c'est la joie.
Qu'est-ce que la liturgie ? demandait un jour Charlemagne à son ministre et confident Alcuin. Celui-ci lui répondit : « La liturgie, c'est la joie de Dieu ». Nous pourrions enchérir en disant qu'elle est tout uniment joie de Dieu et joie de la création tout entière.
Voici ce que chante l'*Exsultet* de la Nuit Pascale :
« Exsultet jam Angelica turba caelorum...
gaudeat et tellus tantis irradiata fulgoribus. » ([^61])
La préface de la messe de Pentecôte évoque elle aussi le tressaillement de joie de la création à la descente du Saint Esprit sur les apôtres :
« Quapropter profusis gaudiis, totus in orbe terrarum mundus exsultat. » ([^62])
Et le *Sanctus* n'évoque-t-il pas l'état d'un univers submergé par les flots de la gloire divine ?
« Pleni sunt coeli et terra gloria tua. » ([^63])
Voici ce que nous disent les textes du temps pascal :
« ...resurrexit in Eo coelum, resurrexit in Eo terra.
(saint Ambroise, lecture du bréviaire) ([^64])
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In resurrectione tua, Christe, Alleluia !
Coeli et terra laetentur, Alleluia ! » ([^65])
Cette joie qui est, selon son degré, soit un écho soit une anticipation du séjour bienheureux, s'exprime sur le mode lyrique, principalement par le chant, par la lumière, par le vêtement blanc, par la procession.
Le chant d'église appelé grégorien est un écho du cantique de la Jérusalem céleste. A la messe et à l'office divin, le chant n'est pas un ornement facultatif né du désir louable d'embellir le culte. Le chant est une donnée essentielle au culte catholique parce que le culte de la terre imite le culte céleste qui est un chant de louange et d'action de grâce. C'est la grande panégyrie de l'Apocalypse où les élus et les anges forment un chœur autour de l'Agneau. Et ce chœur chante amen et alleluia. *Amen :* tout est bien ainsi ; *Alleluia :* Louez Yahvé ! Ce sont là, nous dit saint Augustin, les deux clameurs de l'éternité. Il a fallu attendre le XII^e^ siècle pour voir se généraliser l'usage des *messes basses.* Jusque là, la « célébration des divins mystères » -- tel était le nom par lequel on désignait la messe -- était toujours accompagnée de chant et d'encens parce que l'oblation du sacrifice est tout uniment actualisation de la croix et participation à la liturgie du ciel.
Le chant grégorien exprime cela mieux que tous les autres chants de la terre parce qu'il nous introduit dans un monde intemporel d'où se trouve bannie toute expression naturaliste. Même pendant la semaine sainte, la supplication et la douleur n'altèrent pas la sérénité d'un chant qui se situe au-dessus de la douleur, comme l'admirable chant des gréco-slaves, avec en plus une note de jubilation qui n'appartient qu'à la mélodie grégorienne. La musique de la Renaissance a jeté des feux de beauté incontestable. Ce n'est pas le chant propre de l'Église latine. L'Épouse du Christ ne peut se reconnaître non plus dans l'expressionnisme moderne qui s'attache à des émotions sensibles, voire sentimentales. Les *negro-spirituals* respirent une tristesse mélancolique où le rythme à deux temps syncopé se ressent des chaînes qui entravaient les noirs chanteurs de la Louisiane. Ce qui manque à cette expression religieuse c'est la lumière de Pâques, la joie du ciel, la glorieuse liberté des enfants de Dieu.
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Le vêtement et la lumière sont eux aussi des images de la vie céleste. Ils viennent du fond le plus ancien du culte mosaïque, probablement même d'un donné primitif encore plus fondamental lié à une symbolique naturelle. Au temps de la primitive Église, ils jouaient un rôle essentiel dans la liturgie baptismale au cours de laquelle les néophytes portaient l'aube de lin blanc exprimant qu'ils avaient revêtu le Christ, et recevaient un flambeau qui les désignait comme des fils de lumière. Ces deux rites accompagnés de deux injonctions finales forment la conclusion du rite baptismal actuel : ils sont parvenus jusqu'à nous comme les témoins d'une théologie du vêtement et d'une théologie de la lumière qui appellent la joie.
Le rite de la procession exprime toujours la marche de l'humanité rachetée vers le sanctuaire du ciel. L'Église est évidemment l'image du paradis. Cela est visible dans l'architecture de nos temples de pierre : le portail d'entrée, rayonnant de sculptures représentant les élus, marque la séparation d'avec le monde profane et l'entrée dans le ciel. Toute procession aboutit au sanctuaire et imite le mouvement ascendant de la vie humaine vers l'éternité. Tel est le sens que suggèrent les oraisons qui accompagnent les processions de la chandeleur, celle des rameaux et celle des coutumiers monastiques.
Dans la cérémonie de la dédicace d'une église, le caractère dramatique de l'entrée dans le sanctuaire est encore souligné par le rite de la triple percussion de la porte fermée : le pontife frappe trois fois avec sa crosse (crosse : crux) la porte de l'église derrière laquelle le diacre et les acolytes représentent les anges et un dialogue sublime s'établit de part et d'autre.
Le pontife chante : *Elevamini portae eternales...*
Élevez-vous portes éternelles et le Roi de gloire entrera !
Le diacre : *Quis est iste Rex gloriae ?* Qui est ce Roi de gloire ?
Le pontife : C'est le Seigneur fort et puissant, le Seigneur puissant dans le combat.
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Qui ne voit ici se dérouler comme en filigrane l'histoire eschatologique du salut. Jésus-Christ, grand prêtre, victorieux par le bois de la croix, pénètre dans le temple céleste pour y célébrer à la fin des temps une dédicace éternelle.
Dans le rite byzantin de la messe solennelle, les dons sont portés en procession de la sacristie à l'autel. Le clergé représentant les hiérarchies angéliques chante l'admirable *Cherouvikon :* « Nous qui mystiquement *représentons les chérubins* et qui, en l'honneur de la vivifiante Trinité, chantons l'hymne trois fois saint, déposons toute sollicitude mondaine pour recevoir le Roi de toutes choses, invisiblement escorté des milices angéliques, Alleluia ! »
**La vérité des sacrements**
M. Olier et le Père de Condren ont mis en honneur la fameuse thèse du *sacrifice du ciel* qui a tellement fait couler d'encre et a été fort combattue en ce qu'elle avait d'excessif. Aujourd'hui l'accord semble s'être fait non sur la permanence d'un *acte sacrificiel* du Christ-Prêtre dans le ciel, la sainte Écriture affirmant au contraire que le Christ Jésus est mort une seule fois ([^66]), mais sur un *état sacrificiel :* Jésus, ayant conservé les stigmates de la Passion, apparaît dans la gloire comme victime glorieuse d'un sacrifice accompli ([^67]).
Si l'on écarte l'idée d'une mort sacrificielle qui se reproduirait dans l'éternité, la thèse du sacrifice céleste chère à l'École Française garde toute sa valeur. Le Père de Condren a sur ce sujet des aperçus lumineux qui méritent d'être cités :
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« Ce grand Sacrifice que Jésus-Christ fait à Dieu dans le ciel avec ses Saints en s'offrant lui-même avec eux est le même sacrifice que les prêtres et toute l'Église offrent par eux sur la terre dans la Sainte Messe. Avec cette différence que la communion qu'ont les Saints à Jésus-Christ dans le ciel est sans interruption et éternelle, au lieu que la nôtre est journalière et passagère ; parce qu'icy nous sommes assujettis aux vicissitudes du temps et aux nécessités de la vie présente, mais au ciel il n'y a point d'autre durée que l'éternité et point d'autre occupation que le Sacrifice et la Communion éternelle. Au ciel les Saints communient à Dieu et à Jésus-Christ dans la jouissance parce qu'ils le voient face à face. Tel qu'il est. Ici nous communions à Luy sans jouir de sa vue et nous le voyons, que des yeux de la Foi... Dans l'ancienne loi, on n'avait que les figures sans la Vérité. Nous avons maintenant la Vérité sous les figures... et dans le ciel, lieu de jouissance et de lumière, nous aurons la même Vérité à découvert et sans voile. » (Condren)
Comment donc exprimer la relation qui existe entre la messe, la croix et l'état du Christ glorieux ? On dira avec le concile de Trente que la messe est le renouvellement sacramentel non sanglant du sacrifice du calvaire et qu'à la messe c'est le même sacrificateur, la même victime, le même sacrifice que sur le calvaire. Mais il faut bien voir que le concile de Trente affirmait cela contre les protestants qui niaient que la messe fût un vrai sacrifice et l'offrande sacramentelle une vraie victime. Il ne prétendait pas reléguer dans l'ombre l'autre aspect du sacrifice, mis en lumière par les Pères de l'Église, selon lequel la messe est en relation directe avec la liturgie qui se déroule dans le ciel. Il y a en effet identité absolue d'être et d'action entre l'Hostie déposée sur le corporal et l'Agneau, Kyrios céleste de la gloire.
On peut dire sans se tromper que la messe *est* le sacrifice du ciel en ce sens que ce que tient entre ses doigts le célébrant de nos messes de la terre *c'est* le Christ glorieux, s'offrant actuellement à la majesté de son Père. C'est pourquoi il n'y a pas de signe spécial à la messe qui représente l'état céleste. *Le pain eucharistié est une réalité céleste :* « panem coelestem accipiam... ».
C'est ce que suggère admirablement la prière *supplices Te rogamus* ([^68]) (après la consécration) et les commentateurs de cette prière du canon s'expriment tous dans un sens réaliste.
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Non pas que le Christ descendrait par une sorte de bilocation pour se trouver soudain entre les doigts du prêtre, ce qui serait métaphysiquement absurde et peu conforme à la gloire céleste du Christ ressuscité, mais au contraire en ce sens que c'est la communauté qui accède à un plan supérieur.
Florent Diacre fait valoir les textes où saint Augustin célèbre l'autel invisible sur lequel le Souverain Prêtre offre le Sacrifice éternel de louanges car « toute la société des rachetés c'est-à-dire l'immense assemblée des saints est offerte à Dieu en sacrifice universel par le grand Prêtre dans le paradis ».
Le *supplices* et les commentaires patristiques qui en ont été faits nous libèrent d'une fausse théologie du sacrifice tendant à faire croire que le Christ, comme enfermé dans l'hostie, se trouverait alors en un état amoindri (*in statu decliviori*), ainsi que des expressions malheureuses comme le « divin prisonnier du Tabernacle » et autres fleurs d'éloquence plus sentimentales que véridiques, chères aux orateurs du siècle dernier.
Autrement profonde et grandiose est la perspective des Pères de l'Église et des auteurs nourris de l'antique sève théologique qui, comme le fera plus tard M. Olier, invite à voir qu'il y a « un sacrifice dans le paradis, lequel en même temps est offert en la terre, puisque l'hostie qui s'y présente est portée sur l'autel du ciel. Et il est différent en cela seulement qu'il se présente ici sous des voiles et des symboles et là il est à découvert et sans voile ».
On comprendra mieux à cette lumière, l'évocation fréquente de la présence des anges dans le culte catholique. Dès le début de la messe c'est en présence de toute la cour céleste et de saint Michel Archange que les fidèles de la terre s'humilient de leurs fautes. Le rite de l'encensement se fait également par l'intercession du grand Archange « qui se tient à droite de l'autel de l'encens » (missel romain).
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Pendant le *Gloria* la communauté terrestre s'associe à la liturgie des anges par le moyen d'*une voix unique* -- *una voce* -- le mot est très profond et il demande d'être creusé, pour chanter de concert le *trisagion,* l'hymne angélique par excellence, le chant suprême par lequel les Séraphins adorent le Dieu trois fois Saint *qui habite une lumière inaccessible.* Au chant du Trisagion, écrit saint Jean Chrysostome, « l'homme est comme porté dans le ciel lui-même. Il se tient près du trône de gloire ; il vole avec les Séraphins, il chante l'hymne sacré ». Tout cela est signe, préfiguration, prophétie. Mais c'est la communion au Sacrifice eucharistique qui réalise ce que signifient les psaumes, les lumières, les symboles.
La communion sacramentelle en effet ne nous permet pas seulement de « recevoir » l'âme, le corps, le sang et la divinité du Christ Jésus ; elle nous unit dans une sorte de symbiose à l'acte cultuel du Fils bien aimé tel qu'il se déploie dans le sanctuaire céleste : nous sommes un avec la personne agissante du Christ prêtre et victime. La *co-naissance* se poursuit en *co-agir* dans un ordre de réalité où s'effacent les frontières du monde terrestre et du monde céleste. Lorsqu'au chapitre XII de son épître aux Romains, saint Paul exhorte les chrétiens à offrir leur corps comme des hosties vivantes, saintes, agréables à Dieu, « sicut hostiam viventem, sanctam, Deo placentem », le conseil de l'apôtre trouve sa réalisation la plus parfaite dans l'acte même de la communion sacramentelle qui fait du communiant l'acteur d'une liturgie angélique filiale et céleste sous le regard aimant de Dieu créateur et Père.
Le troisième point qui s'offre à notre méditation est celui de la liaison intime qui existe entre le rite et l'homme, de l'éducation de celui-ci par celui-là et du danger que comporte tout relâchement de ce lien vital.
L'âme chrétienne est si habituée à l'atmosphère céleste dont s'entourent les moindres démarches liturgiques à l'intérieur du sanctuaire, qu'elle risque de ne plus apercevoir l'étonnant message qui lui est adressé et le vide qui suivrait sa disparition.
(*A suivre.*)
Benedictus.
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## NOTES CRITIQUES
### La petite musique de nuit de Jean-Pax Méfret
J'ai tout réentendu ; une fois encore, les deux faces à la suite. Il n'y a pas de doute, c'est bon. Le disque de Jean-Pax Méfret, interdit de séjour dans tous les circuits commerciaux, mis hors la loi du chobiz, méritait bien l'honneur de cet ostracisme. Il doit pouvoir compter sur notre attention et notre solidarité : comme nous, il est mis au ban de la société par la tyrannie des quatre ou cinq États confédérés qui nous colonisent.
Répétons donc que le chanteur-compositeur se nomme JEAN-PAX MÉFRET et que le disque s'appelle : *Vous allez me traiter de réac ;* qu'il est en vente directement, par correspondance, il faut écrire à VÉRONICA S.A. NORMANDY, 48 rue de Sèvres, 92100 Boulogne. Chaque disque : 55 F, toutes taxes comprises ; frais d'envoi : 6 F par disque. Inutile de le chercher dans les magasins, boutiques, supermarchés, grandes surfaces de notre société libéral-socialiste, le terrorisme intellectuel les a tous « dissuadés » de l'offrir au public.
La musique de Jean-Pax Méfret est *politique,* comme la vie. Elle chante les événements que nous avons vécus et l'environnement historique que nous subissons, elle les chante comme nous les sentons, en rupture violente et totale avec le monde imaginaire, le monde menteur des chansons et musiques autorisées sur les antennes. Comme elles pourtant, et avec des moyens musicaux analogues, Jean-Pax Méfret chante la grande désolation de notre temps :
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mais chez lui ce n'est plus une désolation anonyme, aveugle, tombée on ne sait d'où et on ne sait pourquoi ; il nomme les causes de notre désolation, ou du moins il en nomme les causes prochaines, les causes politiques. D'où une nostalgie virile au lieu d'une « déprime » sans issue.
C'est, avec beaucoup de sensibilité, une petite musique de nuit ; la nuit spirituelle de notre époque. Je ne sais ce qu'elle donnerait à un feu de camp. C'est un chant de cabarets, ou de catacombes déjà, que l'on écouterait quasiment toute la nuit, comme ce soir de juillet à « L'Atelier 1 » où, inépuisable, infatigable, pour quelques amis insatiables, « Jean-Pax » interpréta une bonne quarantaine de ses chansons. Il chante nos batailles perdues, de l'Indochine à l'Algérie, puisque nous n'avons plus de victoires à chanter ; il a raison de les chanter, nous ne renions pas ces batailles, elles étaient justes et il fallait les livrer, notre seul tort est de les avoir perdues.
Écoutez, dans l'ordre ou le désordre. *Veronica,* c'est le mur de Berlin, « ich bin ein Berliner ». Puis vient le *Goulag,* avec quelques naïvetés assurément (comme aussi les accords d'Helsinki dans *Le chanteur d'Occident*)*,* je préfère *Sibérie,* d'un tragique plus prenant et plus exact. Le *Loup de guerre* c'est ce qu'on pourrait nommer la nostalgie militaire : « ...Pour comprendre ce qu'il m'a dit -- Faudrait connaître un peu sa vie. Savoir qu'il y a vingt ans de ça -- Il était officier para -- Il n'a jamais voulu renier -- Le serment qu'on lui fit donner... »
(Je ne sais pourquoi, il arrive plusieurs fois que le texte imprimé sur la pochette du disque ne soit pas exactement celui que chante Jean-Pax. La version chantée est chaque fois meilleure que la version imprimée.)
Il y a encore *Les démagos,* « Vous allez me traiter de réac -- Vous allez dire que je suis facho... ». Mais oui, bien sûr, *facho* au bon sens du terme, c'est-à-dire étiqueté « fasciste » par l'agit-prop communiste et par l'hypocrisie du capitalo-socialisme. Si « la droite » en France, aujourd'hui, c'est Giscard et Ponia, Peyrefitte et Debré, les francs-maçons du libéralisme conservateur ou avancé, comment dès lors ne pas être forcément « à droite de la droite » ?
Il y a surtout *Les Barricades* (d'Alger), dont la sobriété possède un intense pouvoir d'évocation ; et bien sûr *Le chanteur d'Occident,* nouvelle version 1980 ; il y a *La musique s'est arrêtée* « ...et Fleur de Jade s'est mise à pleurer », inoubliable et belle lamentation sur le Cambodge qui « a cessé d'exister ». Écoutez-la, cette musique qui en France peut semblablement s'arrêter : le génocide plane sur nous aussi.
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Dans ce disque, musique et diction composent souvent une interpellation haletante, où la puissance dramatique s'allie à une grande puissance de sympathie. Quand il chante, Jean-Pax ne chante pas pour ne rien dire, il dit toujours quelque chose. Et quand il chante « *moi je viens -- chanter -- Soljénitsyne *», ce SOLJÉNITSYNE claque comme un drapeau, éclate comme une proclamation, résonne comme un message d'espérance. SOLJÉNITSYNE est dans notre nuit un mot de passe et un signe de reconnaissance. IL faut saluer Jean-Pax Méfret pour avoir « chanté Soljénitsyne ». Il faut le soutenir. Ne manquez pas de commander son disque.
Et pourtant le disque demeure un peu infirme, comme la voix d'un ami au téléphone. Jean-Pax Méfret est à entendre, si je puis dire, de vive voix ; il faut le voir. Il chantera, on l'espère, à la journée d'amitié française du dimanche 30 novembre à la Mutualité. Venez le voir et l'entendre, l'applaudir et le fêter.
Jean Madiran.
### Cassettes et disques religieux et politiques
Hugues Kéraly a donné dans ITINÉRAIRES, numéro 242 d'avril 1980, une excellente recension du disque (ou cassette) *La grand messe à Saint-Nicolas,* édité par la maison SERP, 6 rue de Beaune, 75007 Paris. Cette maison, fondée par Jean-Marie Le Pen, a le mérite d'avoir édité, depuis quelques années, des disques fort intéressants (dont quelques-uns existent également en cassettes), tant religieux que politiques.
Le disque *La grand messe à Saint-Nicolas* avait été précédé de trois autres, enregistrés à Saint-Nicolas du Chardonnet : deux de chants traditionnels, latins et français, chantés par la chorale ou par la foule, parfois par un soliste, et le disque : *La communion solennelle à Saint-Nicolas :* les chants n'y sont pas donnés dans leur ordre logique, mais ils sont tous très bien exécutés. On remarque la merveilleuse sonorité de cette église si providentiellement reconquise.
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Une cassette remarquable, qui ne semble pas avoir été enregistrée à Saint-Nicolas, c'est *Cantiques de naguère,* qui reproduit, dans leur texte original, quatorze de ces merveilleux cantiques, pleins de doctrine et de poésie, tant aimés des fidèles : *Venez, divin Messie* (1701), *Il est né, le divin enfant* (XVII^e^ siècle), *Vive Jésus, vive sa croix* et *Ô l'auguste sacrement,* de saint Louis-Marie de Montfort, *Je mets ma confiance, Vierge en votre secours* (XVIII^e^ siècle), *J'engageai ma promesse au baptême* (XVIII^e^ siècle), *Je suis chrétien,* du Père Fonteneau (1851), *J'irai la voir un jour,* du Père Janin (XIX^e^ siècle), *Le voici l'Agneau si doux* (XIX^e^ siècle), *Ô Saint Esprit* (XIX^e^ siècle), *Les saints et les anges* (XIX^e^ siècle), *Volez, volez, anges de la prière* (1865), *Pitié, mon Dieu* et *Ô Marie, ô mère chérie,* tous deux composés après la défaite de 1871. Il est à souhaiter que les lieux de culte traditionnel adoptent ces cantiques et d'autres semblables dans leur texte authentique, car les manuels publiés depuis quarante ans ne les donnent que sous une forme profondément altérée.
Il y a aussi deux disques de chants de Noël, enregistrés à Port-Marly ou à la chapelle du château de Versailles, et deux enregistrés à Écône (messe de Pâques et ordinations) ; un enregistrement de discours de Mgr Lefebvre, un de discours des papes de notre temps (antérieur à l'élection de Jean-Paul le°).
Les disques ou cassettes politiques offrent un intérêt tout particulier ; la maison SERP a pu, au prix de quelles difficultés, on s'en doute, faire revivre des voix honnies et proscrites depuis 1944, des voix d'hommes qui, presque tous, connurent un destin tragique ; et encore pour pouvoir sortir *Les voix de la collaboration,* a-t-il fallu éditer aussi *Les voix de la résistance.* A ceux qui n'auraient pas les moyens d'acheter de nombreux disques, nous recommandons la première de ces deux cassettes : elle réunit deux messages du Maréchal, des discours du président Laval, de l'amiral Darlan, de Philippe Henriot, de Joseph Darnand, de Jacques Doriot, du colonel Pujaud, de Marcel Déat... A propos de ce dernier, le commentateur observe que, s'il ne fut ni recherché ni jugé après 1944, c'est qu'il était susceptible de faire des révélations fort gênantes pour les hommes en place ; ce qui est vrai. Il aurait fallu dire aussi que Marcel Déat trouva dans son exil en Italie la grâce de la conversion au catholicisme qu'il avait combattu parce qu'il n'en avait eu sous les yeux que d'affligeantes caricatures. Baptisé et marié religieusement en Italie, il y mourut en 1955 ; il est donc un des grands convertis du XX^e^ siècle, et le plus méconnu.
Ceux qui peuvent acheter des disques pourront se procurer les messages du Maréchal (de 1927 à 1944) : deux disques qui coûtent, hélas, 80 francs chacun. Petite consolation : le disque des discours de De Gaulle coûte, lui, 400 francs ; à ce prix, il faut être fanatique pour l'acheter ! A des prix plus accessibles (58 F, 50 ; 48 F ; 42 F), on peut avoir Philippe Henriot, Jacques Doriot, les poèmes de Fresnes, de Brasillach, dits par Pierre Fresnay. Pour 74 francs, on peut avoir Pierre Laval et Mussolini et le fascisme. Il y a un disque sur les Chouans, un sur l'Action française ; toute une série de disques sur la deuxième guerre mondiale, sur l'Allemagne hitlérienne et sur l'armée allemande.
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On s'en doute bien : Jean-Marie Le Pen n'a pas oublié l'Algérie française, c'est même par là qu'il a commencé. Son tout premier disque était : *Plaidoirie pour la défense* (Jean-Louis Tixier-Vignancour). Quatre autres disques sont consacrés à l'Algérie française, du 13 mai à l'O.A.S., et il y en a un sur le procès du Petit-Clamart. On peut souhaiter que d'autres soient édités, qui remonteraient plus haut : il doit bien exister des documents sonores sur l'Algérie d'avant 1954, notamment sur la période 1940-1942, pendant laquelle l'Algérie fut un bastion de fidélité au Maréchal ; c'est peut-être là que la Révolution nationale fut accueillie avec le plus d'enthousiasme.
L'activité de la maison SERP n'est certes pas terminée. Elle nous a déjà donné des documents sonores qui évoquent pour nous un passé émouvant et qui pourront donner aux jeunes une idée de ce que fut ce passé, ce que furent ces hommes ignorés ou traînés dans la boue par les manuels officiels, la radio et la télévision. C'est un moyen de transmettre l'héritage : profitons-en donc, pendant qu'il est encore temps.
Jean Crété.
### Droite et Gauche en politique et dans l'Église
*suite*
Dans le numéro de juin d'ITINÉRAIRES, nous avons cité un texte de Bossuet où il parle de la Droite et de la Gauche dans l'Église au sens communément attribué, de nos jours, à ces vocables, sous l'influence de la politique -- « droite » signifiant conservateurs et « intégristes », « gauche » signifiant hommes de progrès et « progressistes ».
Les mots « droite » et « gauche » ayant, en politique et dans leur extension à l'Église, leur origine à la Révolution, nous nous étonnions de les trouver dans Bossuet et posions à nos lecteurs la double question :
« 1°) Quels textes connaît-on, avant la Révolution, où les mots « droite » et « gauche » ont la résonance moderne qu'ils ont chez Bossuet ?
2°) Quelle est l'origine de ce sens ? »
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M. Émile Poulat, savant historien de l'intégrisme et du modernisme, nous écrit en nous communiquant les renseignements suivants qu'il a obtenus de M. Jacques Le Brun, éminent « bossuettiste », directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études, section des Sciences religieuses :
« Bossuet emploie très souvent l'image droite/gauche et il garde toujours présent à l'esprit le texte de *Proverbes* IV, 27. Ainsi dans le deuxième panégyrique de St Joseph en 1661 (Lebarcq -- Urbain -- Levesque, t. III p. 847) et dans l'oraison funèbre de Nicolas Cornet en 1663 (id. t. IV, p. 478) où l'opposition est appliquée au domaine moral : c'est un moyen de s'opposer à la fois aux rigoristes (jansénistes) et aux laxistes (jésuites) et de tenir le juste milieu : gauche : parti du vice et de la corruption, droite : mettre la vertu trop haut, rigueurs trop extrêmes.
« Le texte de Pâques 1681 ([^69]) (id. t. VI, p. 80) est dans la ligne de l'oraison funèbre de N. Cornet. Je pense que la différence avec *Matthieu *XXV, 33 ([^70]), vient de ce que Bossuet dans ces textes suit les *Proverbes* et non pas l'Évangile.
« Dans les manuscrits de Bossuet on trouve souvent « à droit et à gauche » selon l'usage du XVII^e^ siècle, déjà un peu archaïque dans les dernières décennies. »
Nous nous sommes reportés au deuxième panégyrique de saint Joseph et à l'oraison funèbre de Nicolas Cornet dans l'édition de La Pléiade. Voici les deux textes auxquels M. Jacques Le Brun fait allusion :
« (La voie de la vertu est étroite et serrée, et tout ensemble extrêmement droite.) Par où nous devons apprendre qu'il faut y marcher en simplicité, et dans une grande droiture. Si peu non seulement qu'on se détourne, mais même que l'on chancelle dans cette voie, on tombe dans les écueils dont elle est environnée de part et d'autre. C'est pourquoi le Saint-Esprit, voyant ce péril, nous avertit si souvent de marcher dans la voie qu'il nous a marquée, sans jamais nous détourner à droite ou à gauche : *non declinabitis usque ad dexteram neque ad sinistram... *» ([^71]) (Deuxième panégyrique de St Joseph, p. 543 de La Pléiade.)
« Vous voyez donc, Chrétiens, que, pour trouver la règle de mœurs, il faut tenir le milieu entre les deux extrémités, et c'est pourquoi l'Oracle toujours sage nous avertit de ne nous détourner jamais ni à la droite ni à la gauche ([^72]). Ceux-là se détournent à la gauche, qui penchent du côté du vice, et favorisant le parti de la corruption ; mais ceux qui mettent la vertu trop haut, à qui toutes les faiblesses paraissent des crimes horribles, ou qui, des conseils de perfection, font la loi commune de tous les fidèles, ne doivent pas se vanter d'aller droitement, sous prétexte qu'ils semblent chercher une régularité plus scrupuleuse. Car l'Écriture nous apprend que, si l'on peut se détourner en allant à gauche, on peut aussi s'égarer du côté de la droite, c'est-à-dire en s'avançant à la perfection, en captivant les âmes infirmes sous des rigueurs trop extrêmes » (Oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 57 de La Pléiade.)
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Ces citations confirment celle que nous avions donnée, tout en étant plus directement axées sur la *morale.* Dans le quatrième sermon pour le jour de Pâques (notre citation), c'est bien de morale aussi qu'il s'agit mais dans un contexte plus vaste où se mêlent sagesse, doctrine et vérité. Quoi qu'il en soit, chez Bossuet, « droite » et « gauche » s'opposent plus comme rigorisme et laxisme que comme intégrisme et progressisme.
On retrouverait sans doute chez nombre d'auteurs les mêmes mots pour signifier la même opposition. L'origine de ce vocabulaire est évidemment l'Ancien Testament. Des diverses références qu'on peut apporter, la plus simple et la plus claire est bien celle que donne M. Le Brun : *Proverbes* IV, 27, « ne dévie ni à droite ni à gauche, détourne ton pied du mal ».
En face du sens issu de la Révolution, deux points sont à noter :
1\) Dans l'*image* révolutionnaire, la droite et la gauche se définissent par rapport au président d'une assemblée siégeant devant lui en demi-cercle (l'hémicycle).
La droite et la gauche biblique se définissent par rapport à la ligne droite du chemin qui mène au but.
2\) Dans l'*idée* révolutionnaire, la droite et la gauche se définissent par rapport aux deux philosophies opposées de l'Être et du Devenir, la droite croit à ce qu'il y a d'immuable dans la nature humaine et de permanent dans la physique sociale. La gauche croit au progrès indéfini de la société et de l'homme. Transcendance contre immanence.
Au total, la droite et la gauche expriment avant la Révolution une opposition essentiellement *morale.* Elles expriment une opposition à la fois *morale* et *doctrinale* après la Révolution.
Reste la grande question : pourquoi, à toute époque, dans l'Ancien et le Nouveau Testament, avant et après la Révolution, est-ce la droite qui, pour les chrétiens, symbolise la vertu, la sagesse, la vérité, l'élection divine, et la gauche le vice, la sottise, l'erreur et la damnation ? Voilà, de la théologie à l'anthropologie et de la mystique à la science, de quoi faire phosphorer les esprits.
Louis Salleron.
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### Bibliographie
#### Jacques Levron *Philippe Auguste ou la France rassemblée *(Librairie académique Perrin)
Le 1^er^ novembre 1179 un garçon de quatorze ans se fit sacrer et couronner par l'archevêque de Reims : il se nommait Philippe, on lui donnera plus tard le numéro II et le surnom d'Auguste, en mémoire du mois d'août qui vit sa naissance, pour les résonances véritablement impériales qu'il suggérait et aussi parce qu'il augmenta (augmenter, *augere*) le domaine royal. Son père Louis VII était absent de cette cérémonie pour cause de maladie et on verra le nouveau roi émettre des actes sous son seul nom, ce qui était une véritable révolution, mais ce qui montrait à tous que le grand Louis VII n'existait pour ainsi dire plus ([^73]).
Il mourut le 18 septembre 1180 après un très long règne (1137-1180), ayant même été sacré dès 1131. Ce fut un règne tout aussi long qui suivit : 1179-1223 ; qu'on songe à ce que serait notre histoire si mourait en 1980 un roi de cinquante-huit ans, sur le trône depuis 1936 et succédant à un père en poste, si j'ose dire, depuis au moins 1894. Père et fils couvrent quatre-vingt-six ans ! Rêvons un peu... mais c'était cela, la monarchie des premiers Capétiens. Nous sommes donc là très loin de la sarabande des présidents de nos tristes républiques... Quoi qu'il en soit, la France s'apprête à fêter le huit centième anniversaire de l'arrivée au pouvoir de Philippe Auguste et il est alors manifeste que l'ouvrage de Jacques Levron est bienvenu. Archiviste et historien de formation, Jacques Levron nous donne un bon livre qui se lit facilement, avec l'essentiel de ce qu'il faut savoir sur le règne : Philippe II augmenta le domaine royal, tout particulièrement avec la Normandie, réduisit l'importance des Plantagenêt sur la terre de France où ils étaient ses vassaux, défit l'empereur des Romains qui se trouvait à la tête d'une effrayante coalition (Bouvines), améliora l'administration de son domaine royal c'est-à-dire les terres soumises à sa domination la plus directe (le reste du royaume allant des Flandres aux Pyrénées étant sous la coupe de grands féodaux), transforma Paris dont il fit une véritable capitale (rues pavées, murailles, château du Louvre avec son superbe donjon, nouvelle cathédrale), siège du pouvoir mais aussi d'une institution de la plus haute importance et la plus ancienne d'Europe : l'Université !
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C'est dire l'ampleur des vues, la tâche, l'effort soutenu, bref la grandeur d'un règne qui eut cependant ses tristesses : les péripéties conjugales du roi (le royaume en interdit !), la croisade qui ne fut réussie qu'en partie, la lutte harassante contre les Plantagenêt dans le nord de la France, quelques massacres inutiles mais à la mode de l'époque... Dans l'attente d'un grand ouvrage d'érudition sur Philippe II Auguste (rien ne remplace jusqu'ici les cinq tomes -- je dis cinq alors qu'on écrit trop souvent quatre -- d'Alexander Cartellieri, *Philipp II August, König von Frankreich,* Leipzig, 1899-1922), le livre vulgarisateur de Jacques Levron donne une bonne idée de l'œuvre d'un de nos plus grands rois. On regrettera cependant quelques absences de renseignements (rien de bon sur le baptême de 1165, sur les sacres de 1179 et 1180, pourtant pleins d'enseignements) (...) et des erreurs. P. 39 : Louis VII, mort le 18 ou le 19 septembre 1180 (et non le 8 !), est inhumé à l'abbaye N.-D. de Barbeau (et non des Barbeaux) ; pp. 87 ss : la reine Ingeborg était dite en France Isambour, ce qui était beaucoup plus en harmonie avec le génie de notre langue ([^74]) ; pp. 107-108 : Isambour serait morte en 1236 ; pp. 140-141 Urraque sans i ; planche de photos : il s'agit bien du sceau de majesté et du contre-sceau et quant à la première femme du roi, il est préférable de la nommer Isabelle, l'Élisabeth ne figurant que dans la langue latine, comme sur son sceau navette ; p. 185 : petit seigneur flamand Henri I^er^ duc de Brabant ? Allons donc ! P. 210 : on oublie toujours de mentionner que Ferdinand de Portugal, comte de Flandre, vaincu de Bouvines, était... Capétien, le Portugal ayant été fondé et maintenu durant des siècles par sa dynastie issue des ducs de Bourgogne de la première famille ; frère aîné de Ferdinand, Alphonse II de Portugal épousa Urraque vue ci-dessus et sœur de Blanche de Castille ; tous ces dynastes étaient de très proches parents ; ([^75]) p. 227 : Othon ou Otton de Brunswick était empereur des Romains et non du Saint Empire (titre inconnu) et certes pas officiellement roi d'Allemagne, encore que les Français de l'époque le prenaient bien pour ce qu'il était en réalité, le souverain des Allemands ; p. 230 : il est quand même pénible de voir un auteur comme Jacques Levron ne pas savoir décrire l'oriflamme : c'était un drapeau de soie légère, rouge uni (rien dessus, donc pas d'étoiles !) tout en long et avec des queues, sans doute cinq à l'époque ; autrement dit, c'est le gonfanon rouge de Saint-Denis, levé par le roi qui était avoué de l'abbaye ([^76]) ; pp. 232-234 :
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il n'est pas évident que ces deux cartes viennent du bon livre d'Antoine Hadengue, *Bouvines, victoire créatrice,* Paris, Plon, 1935, pp. 201, 223 ([^77]) ; p. 236 : Jacques Levron n'a pas montré la complexité de l'enseigne impériale qui était d'ailleurs montée sur un mât planté dans un char ! P. 238 : Galon de Montigny (et non Gaillon !) agitait l'enseigne royale, c'est-à-dire la bannière rectangulaire d'azur semé de fleurs de lis d'or... et non point l'oriflamme de Saint-Denis qui était au milieu des troupes envoyées par les communes. Dans une telle affaire, tous les mots ont leur sens, car en agitant la bannière aux lis ([^78]) il appelait au secours, ce qui entraîne que la bannière indiquait la place du roi et donc qu'elle était unique ; il faudra attendre pour que les bannières héraldiques soient multipliées, ce qui entraînera la création des pen(n)ons pour indiquer les emplacements... P. 248 : ce que dit Jacques Levron sur le droit féodal est totalement faux, car tout féodal pouvait fort bien dépendre de souverains parfois ennemis, ce qui entraînait des choix pénibles ; c'est pour cela que Richmond était souvent ôté aux comtes puis ducs de Bretagne ; P. 273 : le fait que Philippe II Auguste ait aimé jurer par saint Jacques, n'est-il pas le reflet du pèlerinage de son père à Compostelle, ce qui aurait entraîné une dévotion spéciale dans la famille royale ?
Il y aurait beaucoup à dire sur le livre de Jacques Levron, mais je m'étonne qu'il ne ressente pas le sentiment de Philippe II Auguste vis-à-vis de Richard Cœur de Lion (p. 55) ; notre roi a toujours montré qu'il était le supérieur du Plantagenêt sur la terre de France et qu'il considérait l'Angleterre (trop souvent écrite Grande-Bretagne par Levron, terme qui comprend l'Écosse et Galles !) comme inférieure à la France, ce qui était vrai. L'affaire des bannières de Messine en est le plus bel exemple, mais Levron n'en parle pas... Un auteur arabe a compris avec finesse toute la différence entre les rois lors du siège de Saint-Jean d'Acre ; il se nommait Bahâ' ad Dîn. En dissertant sur les événements de 1191 dont il fut contemporain, il montre que Philippe Auguste qui arrive devant Saint-Jean d'Acre est « (un) grand personnage respecté, l'un de leurs (aux Francs) principaux souverains, auquel obéissaient toutes les armées et qui prendrait le commandement suprême » ... il arriva avec six navires. Or, Richard Cœur de Lion arriva avec vingt-cinq galères !
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« Le roi d'Angleterre était un homme très puissant chez eux (toujours les Francs), de grand courage et de cœur élevé ([^79]). Il avait livré de grandes batailles et était spécialement hardi à la guerre. Inférieur au roi de France par son royaume et son rang ([^80]), il lui était pourtant supérieur en richesses, plus fameux et plus preux dans la bataille... » ([^81]).
Mais j'arrête ici, car il y aurait trop à dire sur un aussi grand roi et sur le dernier ouvrage qui lui est consacré : lisez-le !
Hervé Pinoteau.
#### Jean Nicolle *Madame de Pompadour et la société de son temps *(Albatros)
Je suis heureux de signaler cet ouvrage de Jean Nicolle qui donne un tableau très véridique de la société qui environnait Jeanne Antoinette Poisson, épouse Lenormand d'Etiolles et marquise de Pompadour en Limousin, avec les honneurs de duchesse. Tout ce beau monde est celui des financiers du XVIII^e^ siècle, donc celui de l'argent. On voit défiler les Lenormand, mais aussi les fameux frères Paris et tant d'autres qui eurent une grande influence sur les arts. On voit encore les lignées de femmes légères. Nous sommes au cœur du Tout Paris, du Tout Versailles et même du Tout État. L'auteur a renouvelé le sujet par la patiente étude de dizaines d'actes notariés qui apportent d'innombrables renseignements sur l'état des personnes et des biens, rectifiant ainsi de nombreuses dates et des légendes à vie dure. Nous sommes aussi loin de toute l'hagiographie delpérugienne, encore que la Pompadour eût du tact envers la famille royale et aussi pas mal d'autres qualités. Elle mourut à quarante-deux ans et demi, ce qui libéra son époux : il existait toujours et ce veuvage lui permit de régulariser une liaison dont il avait eu des enfants. Tout ce monde-là est bien immoral, mais il a donné un certain cachet à la fin de l'ancien régime... Il est probable que ce cachet para une décadence, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas en étudier les sources. Voilà qui est fait, au moins en partie, mais bien. Des tableaux généalogiques, pas tous clairs, viennent apporter un fil d'Ariane au milieu de ces précisions familiales ; ils sont ornés de blasons, ce qui ne saurait me déplaire. Quant à la typographie, elle est bonne, c'est une chance par les temps qui courent.
H. P.
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#### Maurice Courant *Ténébreuse lumière,* poèmes *L'immobile et le mouvant,* notes (Éditions de la Revue moderne)
Dans ce recueil double, c'est l'essentiel de sa pensée que nous livre un poète ; nous pouvons dire que c'est une « somme », mais pour nous en faire une idée plus exacte, nous ajouterons qu'il s'agit d'une quête passionnée et d'une ascension spirituelle, empruntant les voies de la poésie ou se référant toujours à elle, et que nous saisissons dans son progrès même. En conservant l'ordre voulu par l'auteur, consacrons-nous d'abord aux mystères d'un lyrisme ardent, lumineux et néanmoins parfois difficile. Sous la variété des mètres, des rythmes, des développements plus ou moins étendus assignés à chaque poème, nous discernons un unique et immense élan, un envol qui dépasse les paysages évoqués, toujours plus vastes, ces images des mers et des fleuves, du soleil et de la nuit, cet univers en fait toujours intégré à l'âme et offert à son désir primordial : « la mer à boire », le « désir de mon désert ». L'ampleur des visions commande celle d'un style souvent largement déployé dans une seule période lyrique, incantatoire, mais toujours soucieuse de préserver les liens de la pensée maîtresse. Une foi qui s'interroge sur la destinée rencontre dans le spectacle altier du ciel, de la mer, de la lumière et des échos sonores, maintes occasions d'angoisse et de vertige, auxquelles correspondent parfois des figures étranges et quasi-monstrueuses comme « les chats de la mer ». Les chants d'amour, nobles et exaltés, apportent à la conscience poétique une expérience de force, de plénitude qui aide l'âme dans sa démarche, vers Dieu : « Qu'attendez-vous, Seigneur ? » Si parfois dans le cours des premiers poèmes, l'expression admet des prosaïsmes insolites, jetés comme de nécessaires défis aux visions qu'il faut affronter, on voit ensuite surgir plus fréquemment ces préludes d'une inoubliable et mystérieuse intensité : « Des chevaux pâliront sur la lande obscurcie... » ou « Visage que le vent de haute mer ravage... » Encore impressionnés par ces invocations aux vibrantes cadences, nous aborderons ensuite ces « notes » en prose qui sont en fait les maximes fermes et mûries nées de l'expérience intellectuelle poétique : « Rien, si tu le veux, de tout ce qui ne touche pas à l'essentiel de ton être ne peut t'atteindre profondément. »
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L'unité ontologique fortement affirmée nous permet de repérer un itinéraire philosophique à travers les problèmes du formel et de l'informel, de la perfection esthétique, de la critique d'un art abstrait, du rôle de l'image, du rapport essentiel de la charité et de la beauté, de l'insolite et du singulier, du hasard, du pur et de l'impur, de la valeur accordée à la notion de recherche -- enfin, de la mort et de Dieu. Maurice Courant justifie les structures réglées et les formes traditionnelles de cette poésie qu'on nomme « classique » et qui est à ses yeux la seule poésie ; il le fait en s'appuyant sur une méditation profonde de la spiritualité chrétienne. Que l'on soit ou non porté vers la poésie, on éprouvera tout l'intérêt de cette profession de foi, heureusement commentée et éclairée par la préface de Gustave Thibon et l'introduction d'Augustin Jeanneau.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Charles-Gabriel Richard *Place du Vieux Tilleul et autres contes *Contes foréziens (Éditions Horvath à Roanne)
Je suis et resterai toujours de ceux qui prennent un plaisir extrême aux contes dans la manière ancienne, aux fabliaux et aux historiettes villageoises. Encore faut-il que l'auteur reste fidèle aux lois simples du genre qui exclut toute velléité de parodie, de pastiche trop visible, ainsi que toute intention satirique grinçante. M. l'Abbé Ch.-G. Richard comprend fort bien quelles sont les nécessités de l'art en la matière, grâce à ses qualités de tact littéraire, et aussi parce que chez lui le curé de village et l'homme attaché au terroir trouvent aisément la charité et la sérénité indispensables pour traiter des fictions toujours si proches du réel et de l'humain. Comme dans son roman « Mon curé, sa sainte et ses diables », signalé ici il y a quelques années, les contes narrés sur la place du Vieux Tilleul en un village forézien auront le pouvoir de plaire à la jeunesse et à tous ceux qui gardent la jeunesse du cœur. Le village demeure le lieu irremplaçable des contes, le petit théâtre éternel des passions humaines, avec leur tragique qui n'abolit pas l'espérance, avec leur comique qui ne doit point aller jusqu'au grotesque ou à la censure acerbe. Quand le conte s'oriente vers le fabliau, c'est un fabliau chrétien qui nous est proposé ; nous y retrouvons des personnages typiques et en somme traditionnels : les frères-ennemis, les commères, le clochard, les enfants, et tous les animaux généralement associés au folklore rustique : l'âne, le bouc, le malheureux chat-huant, tous plus ou moins victimes des hommes, ou compagnons des humains dans les malheurs de la vie. Un paysage sylvestre à l'entour de la petite communauté développe ses décors, tantôt réconfortants et tantôt générateurs d'épouvantes et d'angoisses.
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La Mort, le Diable sont présents reprendre les structures des vieilles fables de nos campagnes, n'est-ce pas tenter encore une fois, suivant l'exemple de nos aïeux, de retrouver la sagesse authentique en conjurant les éternels dangers auxquels l'homme est exposé ? Cette sagesse revêt sous la plume de M. l'Abbé Ch.-G. Richard l'allégresse piquante, la malice et la tendresse, qui définissent ce climat de l'âme vers lequel il nous plait tellement de revenir.
J.-B. M.
#### Janine Chanteur *Platon, le désir et la cité *(Sirey)
Dans la collection de « philosophie politique » que dirige Raymond Polin, professeur à la Sorbonne, et où a paru le remarquable essai de Julien Freund sur « l'essence du politique », Mme Janine Chanteur, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, publie *Platon, le désir et la cité.*
C'est un livre savant, d'une rigueur et d'une densité redoutables. Je laisse aux philosophes le soin de l'analyser. Si j'en dis un mot, c'est tout de même pour en signaler l'intérêt à plus compétents que moi.
A une époque où le bouleversement du monde nous plonge tous dans la politique, je ne cesse de m'étonner de l'indifférence où elle laisse les meilleurs esprits. Un exemple : les « nouveaux philosophes » découvrent le totalitarisme soviétique ; ils confessent leurs erreurs passées quant au marxisme théorique et pratique ; mais ils n'en tirent aucune conclusion, aucune réflexion même, d'ordre politique. Ils se réfugient dans une vague éthique kantiste ou sombrent dans le nihilisme. Autre exemple : les socialistes. Ils se contentent d'être « l'opposition » ; mais leur querelle avec le communisme et le libéralisme avancé ne dépasse pas le niveau de la politique politicienne.
En dehors d'un Bertrand de Jouvenel et d'un Raymond Aron, à qui leurs origines familiale ou gaulliste ont permis de franchir l'obstacle du terrorisme intellectuel, je ne vois guère de nom qui se soit imposé dans le champ de la pensée politique. Pourtant l'intelligence n'est pas morte ; mais elle est confinée dans les revues et dans les maisons d'édition sans moyens.
L'ouvrage de Janine Chanteur, pour être purement philosophique, n'en contribuera pas moins à frayer une voie à la réflexion politique. Il est, en effet, évident que « le problème de la liaison du désir à ses implications politiques est un thème privilégié de la réflexion contemporaine » (p. 4). Les perspectives de Platon sont, certes, bien différentes de celles de nos contemporains, mais en un certain sens c'est cette différence même qui est suggestive.
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Du désir de la vérité au désir du bonheur, de l'intelligible au désirable, du bien commun au bien particulier, de la cité idéale à la cité terrestre, la dialectique platonicienne nous promène à travers tous les paysages de la métaphysique et de l'anthropologie.
Peut-on dire que la cité parfaite dont Platon nous fait l'esquisse est celle de l'utopie et du communisme totalitaire ? Janine Chanteur ne le pense pas. Je le pense quant à moi. Mais au fond la question n'est pas là. Toute « idée » est totalisante et conduit au totalitarisme si elle entend se réaliser. C'est le sort de toutes les « idéologies » modernes. Platon, lui, n'est pas un idéologue. A côté de son « idéalisme », il conserve un « réalisme » qui n'est guère contestable quand sa dialectique le conduit à l'examen de la « réalité ».
Je ne veux pas m'avancer sur ce terrain miné où ma science seconderait mal mon intuition. Néanmoins je dois dire que, quitte à le trahir, le livre de Janine Chanteur me confirme cette intuition. Et puisque le désir est aujourd'hui à la mode, je pense qu'après « L'apocalypse du désir » de Pierre Boutang on lira avec profit « Platon, le désir et la cité ».
Louis Salleron.
#### *Vivre les psaumes avec Bossuet Pareil à l'aigle : Bossuet face à saint Jean *par Dom René-Jean Hesbert, moine de Solesmes
Les NOUVELLES ÉDITIONS LATINES viennent de publier deux livres d'extraits de Bossuet, composés par Dom Hesbert, moine de Solesmes ; le premier : *Vivre les psaumes avec Bossuet* porte la date du 1^er^ septembre 1979, qui est celle du jubilé sacerdotal de l'auteur ; le deuxième : *Pareil à l'aigle : Bossuet face à saint Jean,* porte la date du 27 décembre 1979.
Après quelques lignes de présentation, Dom Hesbert s'efface complètement devant Bossuet. Les deux livres sont des extraits des différentes œuvres de Bossuet, judicieusement choisis ; chaque extrait est présenté sous un titre très court choisi par Dom Hesbert ; il y a une cinquantaine d'extraits par livre, chacun tenant en moyenne trois ou quatre pages. La typographie en caractères très lisibles est bien aérée ; ces ouvrages peuvent être lus même par des personnes ayant la vue faible.
*Vivre les psaumes avec Bossuet* n'est pas un commentaire des psaumes ; c'est un recueil de textes de Bossuet, dans lesquels les psaumes sont cités, le plus souvent discrètement et incidemment, le sujet principal du passage n'ayant qu'un rapport assez lointain avec le psaume cité. Dom Hesbert qui, depuis bientôt soixante ans, partage sa vie entre l'office de chœur et l'étude, a tout naturellement enrichi sa prière liturgique d'une méditation appuyée sur ces textes de Bossuet ;
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ceux qui récitent l'office divin pourront en faire autant ; les textes de Bossuet leur permettront d'approfondir le sens des psaumes ou d'en tirer un sens accomodatice ([^82]) approprié au temps liturgique ou à leur propre état d'âme. Ceux qui ne récitent pas l'office trouveront dans ces extraits de Bossuet un aliment à leur méditation ou à leur lecture spirituelle.
*Pareil à l'aigle* présente davantage d'unité. Saint Jean et Bossuet ont été, l'un et l'autre, comparés à l'aigle. Appliquant aux quatre évangélistes la célèbre vision d'Ézéchiel (chapitre I, 1-13), les Pères de l'Église et la liturgie ont reconnu dans la « face d'aigle » l'image de saint Jean, le plus sublime des évangélistes. Bossuet a été surnommé *l'aigle de Meaux,* en raison de son éloquence. Dom Hesbert a réuni dans ce livre une cinquantaine de textes s'appliquant à saint Jean : c'est un commentaire des thèmes les plus importants du quatrième évangile Le Verbe était Dieu, Voici l'Agneau de Dieu, le suis la Voie, la Vérité et la Vie, je suis la vigne, etc. Le dernier chapitre est consacré à l'Église.
Après avoir réédité la Vulgate, DMM a publié, en guise de commentaires, deux volumes de *Réflexions sur les quatre évangiles tirées de Bossuet.* Les deux livres de Dom Hesbert s'inscrivent heureusement dans la même ligne ; celle d'un commentaire autorisé de la Sainte Écriture. Souhaitons bon succès à ces quatre volumes. Dom Hesbert, qui avait publié précédemment une dizaine de livres, en annonce deux, qui sont actuellement en préparation : *Saint Augustin, maître de Bossuet,* et : *Bossuet, écho de Tertullien.* Nous espérons qu'ils seront publiés dans un avenir prochain. Le moine de Solesmes aura rendu grand service à ses frères restés dans le monde en leur donnant comme nourriture spirituelle ces textes de Bossuet, chefs-d'œuvre de la littérature française autant que de la spiritualité catholique.
Jean Crété.
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## DOCUMENTS
### Le gouvernement clandestin de l'Église
Dans l'excellent bi-mensuel *Monde et Vie* a paru le 12 septembre une étude très remarquable de « Pierre Fontaine » sur le pouvoir de fait, clandestin, qui gouverne en réalité l'Église, -- en France et dans la plupart des nations. En voici les principaux passages.
Il y a la *Conférence Épiscopale.* Elle comprend 125 évêques membres de droit, avec voix délibérative ; des participants, avec voix consultative ; des invités. Il y a quinze *Commissions Épiscopales :* Liturgie et pastorale sacramentelle, Enseignement Religieux, Monde scolaire et Universitaire, Sociale, Milieux Indépendants, Monde ouvrier, Monde rural, Famille et Communautés chrétiennes, Opinion publique, Clergé et séminaires, Enfance-Jeunesse, Migrations, État religieux, Mission à l'extérieur, Unité des chrétiens.
A ces Commissions Épiscopales, s'ajoutent le *Conseil Permanent de l'Épiscopat,* et le *Conseil des Cardinaux.* Il y a encore le *Bureau d'Études Doctrinales,* les *Comités Épiscopaux* mandatés pour un problème précis ne relevant pas d'une Commission, il y a le *Secrétariat de l'Épiscopat.* Enfin, la France est découpée en neuf régions apostoliques ayant chacune un évêque à leur tête, comme Président.
Voici quelques remarques que l'on peut faire à propos de cet organigramme.
*Première remarque :* Les structures d'un pouvoir non territorial l'emportent, en fait, sur le pouvoir territorial de l'évêque diocésain, pouvoir de droit divin. En théorie, l'évêque diocésain peut refuser les décisions de ces Commissions, Conseils, Comités. En réalité, il les applique. Des évêques, ainsi, interviennent dans le gouvernement de diocèses qui ne sont pas le leur. Ceci va contre le droit commun de l'Église et la structure de droit divin de son gouvernement.
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*Deuxième remarque.* Ce pouvoir administratif, disposant du pouvoir de fait, porte la responsabilité des désastres enregistrés dans l'Église de France, dans les différents domaines de la vie de l'Église : Catéchèse, Liturgie, Séminaires, Action Catholique, etc.
*Troisième remarque.* Depuis plus de dix ans, de différents côtés, les appels se sont multipliés, signalant les déviations et les abus, demandant des mesures efficaces pour empêcher la ruine de l'Église. Le pouvoir de fait n'a accordé aucune audience à ces appels et n'a pris aucune mesure efficace. C'est du domaine public.
*Quatrième remarque.* Pour reprendre une formule épiscopale, « le cap » a été maintenu. Il est permis de se demander pourquoi. Les fruits des orientations et des décisions du pouvoir de fait apparaissent aux yeux de tous. Les ruines ne se comptent plus dans tous les domaines. Quelle raison y a-t-il de maintenir le cap sur les ruines ? Il doit bien y en avoir une.
Ces faits publics conduisent à poser deux questions.
Puisque le cap a été inexorablement maintenu sur les ruines, les ruines constatées ne seraient-elles pas justement l'objectif poursuivi par le pouvoir de fait ? Sur ces ruines, le pouvoir de fait n'envisagerait-il pas de construire une nouvelle Église dont les linéaments apparaissent déjà quelque peu dans le culte, la catéchèse, l'administration paroissiale, (« les laïcs à la barre »), la pastorale sacramentelle, avec ses filtrages étudiés, qui commencent à entrer en application ?
Ces questions sont graves, mais les faits qui les fondent sont graves aussi.
*Cinquième remarque.* Cet organigramme prétend s'appuyer sur le Décret « Christus Dominus » concernant « la charge pastorale des évêques » du Concile Vatican II. Ce Décret, dans son chapitre III, outre ses directives sur la Conférence Épiscopale, ses structures, sa compétence donne des instructions sur l'érection de nouvelles régions ecclésiastiques, sur la mise en place d'organismes interdiocésains. La constitution de ces organismes est ainsi présentée :
« *Comme les besoins pastoraux exigent de plus que certaines tâches pastorales soient menées et développées d'un commun accord, il convient que, pour le service de tous les diocèses ou de plusieurs diocèses d'une région ou d'une nation déterminée, soient établis un certain nombre de services qui peuvent être confiés même à des évêques. Le saint Concile recommande qu'entre les prélats ou les évêques exerçant ces charges et les évêques diocésains et les conférences épiscopales, existent toujours une union fraternelle et une communauté d'intentions pastorales, dont les conditions doivent être définies par le droit commun. *»
Les organismes interdiocésains de l'organigramme n'ont pas de pouvoir de juridiction. Mais ils se l'attribuent pratiquement dans les faits.
#### *Le pouvoir inconnu*
L'hypothèse d'un pouvoir inconnu vient à l'esprit après lecture de l'organigramme précité. Qui gouverne quoi ?
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Les Présidents et les évêques des Régions Apostoliques ont à s'occuper de la Liturgie, de l'Enseignement Religieux, du monde scolaire et universitaire, etc., en un mot, de tout ce qui relève de la compétence des quinze Commissions Épiscopales. Le Conseil Permanent de l'Épiscopat, le Conseil des Cardinaux, ne peuvent faire autrement que de s'occuper de ces mêmes questions.
Le fidèle de la base ne peut vraiment pas s'y reconnaître. Autrefois, il avait affaire à un pouvoir bien connu, celui de son évêque exerçant ce pouvoir dans la dépendance du Pape. Maintenant, il dépend d'un pouvoir lointain, inconnu de lui, dont les attributions s'entremêlent. S'il a des questions à poser, des plaintes à adresser on peut le renvoyer de Commission en Commission, de Commission en Conseil. Le pouvoir personnel de l'évêque diocésain s'est dilué au profit d'un pouvoir collectif.
Rien n'empêche d'ailleurs que le pouvoir réel se trouve exercé, pour une part, par des services Généraux de l'Épiscopat, comme le Centre National de Pastorale Liturgique, le Centre National de l'Enseignement Religieux.
Il ne faut pas oublier les leçons que dispense la société civile à propos du gouvernement collectif. Qui peut connaître les véritables maîtres du Politburo à Moscou, même en Russie ? Les personnages clefs des différents Conseils de la Communauté Européenne, qui sont-ils et qui peut les nommer ? Dans les divers organismes internationaux, politiques, économiques, culturels, caritatifs, quels sont ceux qui mènent vraiment le jeu ? Là encore, ce sont des inconnus.
Le gouvernement collectif, en fait, est exercé par quelques-uns qui, en raison de leur personnalité, de leur compétence, de leur savoir faire, font prendre les décisions. Le Peuple de Dieu ne connaît pas ces gens efficaces qui siègent dans les Commissions Épiscopales, dans les différents Conseils, et qui font passer leurs idées et leur avis, les faisant revêtir de la force de la prescription. C'est, en réalité, à ces inconnus, que les catholiques de France sont tenus d'obéir.
Constatons les faits. Le pouvoir territorial de l'évêque diocésain, responsable de son diocèse devant le Pape, est de droit divin. Ce pouvoir se trouve maintenant pratiquement supplanté par un pouvoir administratif d'organismes entremêlés dont les membres interchangeables sont pratiquement irresponsables. A l'intérieur de ces organismes, le pouvoir inconnu agit, commande, et il est insaisissable.
#### *Questions fondamentales*
En cette fin du deuxième millénaire, une question fondamentale se pose. Quel pouvoir inconnu est en train de s'emparer progressivement du gouvernement réel de l'Église Catholique en écrasant progressivement son gouvernement qui est de droit divin ? Le cas de l'Église de France n'est pas unique. Il se retrouve dans la plupart des nations. C'est déjà une donnée historique que les ruines accumulées dans l'Église depuis le Concile sont liées à ce processus. La multiforme autodestruction de l'Église, dont a parlé Paul VI, n'y posséderait-elle pas là son point d'appui essentiel ?
En présence de cette situation, une autre question, non moins fondamentale se pose. L'Église restera-t-elle passive devant ce phénomène redoutable ?
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Il est significatif que Vatican II n'a pas précisé avec suffisamment de clarté l'application de la collégialité.
Par quelles voies l'Église redonnera-telle le pouvoir réel au gouvernement qui est de droit divin, c'est-à-dire, au gouvernement de l'évêque diocésain ? On voit, en particulier, l'urgence de ramener à ses limites légales le pouvoir des Conférences Épiscopales, et de dépouiller les Conseils et les Commissions de ce pouvoir de juridiction qu'ils ont usurpé et qu'ils exercent, en fait, avec une toute-puissance absolue.
Il est à prévoir que le pouvoir réel et inconnu ne se laissera pas déposséder facilement de la puissance qu'il possède déjà. Si un affrontement doit se produire, nul doute qu'il sera long, difficile, peut-être terrible.
\[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de « Pierre Fontaine » paru dans le bi-mensuel *Monde et Vie,* numéro 333 du 12 septembre 1980.\]
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### Ce qui s'est vraiment passé en Pologne pendant l'été 1980
Intéressante analyse, dans le *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray,* numéro 618 du 10 septembre 1980. En voici les principaux passages :
*Ce qui vient de se produire en Pologne ne se réfère à aucun précédent. Pour la première fois dans l'histoire, les catholique sociaux ont fait reculer le pouvoir communiste.*
En Hongrie, puis en Tchécoslovaquie, des communistes, tels que Nagy ou Dubcek, ont tenté d'imposer des réformes qu'ils tenaient pour nécessaires. Ils ont reçu l'adhésion de leur peuple, désireux de se libérer de la tyrannie marxiste. Mais il s'agissait d'une crise interne du « parti », qui avait permis aux aspirations populaires de s'exprimer.
Rien de semblable en Pologne. Le mouvement a été conduit non par des marxistes « libéraux », mais par des chrétiens sociaux, non par des intellectuels, mais par des ouvriers. Parmi les « *vingt et un points *» qui exprimaient les revendications des travailleurs de Gdansk figurait la transmission, par la radio, de la messe dominicale. Le premier geste du chef incontesté du comité de grève, Lech Walesa, fut de placer le crucifix au mur du local attribué au nouveau « syndicat indépendant » pour attester qu'il s'agissait, en fait, d'un syndicat chrétien.
Les dirigeants ouvriers ont d'ailleurs manifesté leur volonté de lutter contre la démoralisation du peuple. En Pologne, les autorités communistes savent bien que la propagande matérialiste et athée ne pouvait avoir aucun succès. Pour combattre le christianisme, elles ont encouragé le divorce, l'avortement, l'alcoolisme.
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Même l'escroquerie était légalisée : les membres du parti pouvant acheter chaque année une nouvelle voiture qu'ils revendaient « d'occasion » au triple de son prix. Le mouvement chrétien social a interdit l'introduction dans les entreprises en grève de la vodka et toute la population a suivi. Un journaliste français constatait que, dans la région de Gdansk, on ne pouvait se faire servir de l'alcool dans les bars. Les mineurs de Silésie, de leur côté, ont exigé que soit mis fin à l'imposture de « sportifs amateurs », qui recevaient un salaire de l'entreprise pour s'entraîner à plein temps, camouflet pour les dirigeants du comité international olympique qui ferment les yeux sur l'amateurisme marron des pays de l'Est. Les travailleurs polonais, derrière Lech Walesa, ont affirmé leur volonté de retrouver leur dignité d'hommes. Sur les chantiers en grève des milliers d'ouvriers se pressaient pour se confesser (...).
\*\*\*
Que représente le PC polonais ? Les rares dirigeants qui ont un passé militant, tel que Gierek, appartiennent à des familles de mineurs, émigrées en France ; revenus dans leur pays en 1945, ils ont aussitôt été promus à des postes importants. En dehors d'eux, l'on ne trouve que des arrivistes de bas étage, intéressés par les avantages matériels que leur procure la qualité de membre du parti mais aussi, reconnaissons-le, des technocrates soucieux sans doute de faire carrière, dont le patriotisme et la compétence -- c'est le cas du vice-président du gouvernement, Jagielski, chassé du pouvoir puis rappelé en catastrophe -- semblent reconnus par la plupart des Polonais.
Une anecdote illustre cette situation. La reine Elizabeth, l'épouse d'Albert I^er^, connue pour son amour de la musique et ses opinions d'extrême gauche, se trouvait à Varsovie, à l'occasion d'un festival Chopin. Visitant une église en compagnie d'un ministre, elle remarqua que celui-ci se signait. « *Vous croyez donc ? *» demanda-t-elle. « *Comme tous les Polonais,* bafouilla le pauvre homme *mais je ne pratique pas. *» La reine ajouta à sa confusion en constatant : « *Par contre, vous ne croyez pas au communisme, mais vous pratiquez. *»
*Dans le passé, les travailleurs polonais ont livré au pouvoir des combats désespérés et violents, qui ont échoué. Cette fois, ils ont adopté un comportement réaliste, prudent. Que s'est-il donc produit, entre temps ?*
La classe ouvrière a, en Pologne, une dure expérience des luttes contre le régime. Pendant l'ère stalinienne, selon la formule fameuse, « *l'ordre régnait à Varsovie *». Nul ne bronchait. Les destructions opérées par le nazisme fournissaient une justification à la misère du peuple. J'ai visité le pays en tant que « grand reporter » -- appellation pompeuse qui me porte aujourd'hui à sourire -- en 1951. Les Polonais travaillaient avec un courage admirable et reconnaissons-le, du moins en ce qui concerne Varsovie, le pouvoir sauvait ce qui pouvait l'être de la vieille ville. Sa reconstruction, au plan esthétique, constitue une réussite, qui n'a guère d'exemples en Europe. Staline n'était pas idiot. Il avait trouvé ce moyen de satisfaire, à bon compte, le patriotisme polonais. La résistance ne s'exprimait, à l'époque, que par l'humour. Aucun peuple n'a inventé autant de « *bonnes histoires *» antisoviétiques.
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La « *destalinisation *» entreprise par Krouchtchev provoqua dans le peuple, mais aussi parmi les communistes, un fol espoir. Le 28 juin 1956, quinze mille chouans, c'est ainsi que les nommait, et ce n'était pas tellement faux, «* l'Humanité *», ouvriers de l'usine de wagons de Poznan, se révoltaient. Ils attaquèrent la prison, dont ils libérèrent les prisonniers politiques, incendièrent un commissariat de police, occupèrent la radio. Les forces de l'ordre attaquèrent, tuant cinquante-trois ouvriers. Gomulka fut sorti de prison et porté au pouvoir. Il fit l'autocritique du parti. On libéra trente mille prisonniers politiques. Mais les travailleurs demeuraient influencés par la propagande communiste de l'avant-guerre, par ce « luxembourgisme » durement maté par Staline. Ils réclamaient l'autogestion des entreprises par des conseils ouvriers qui désigneraient des dirigeants des entreprises. Revendication infantile, de type gauchiste, que Gomulka eut l'habileté d'accepter, d'autant plus facilement qu'elle était inapplicable et de fait, elle ne fut pas appliquée.
Les ouvriers avaient donné leur confiance à Gomulka, militant communiste de toujours, victime des purges staliniennes. Ils furent rapidement désabusés. La situation ne s'était en rien modifiée. Pendant l'hiver 67-68, une pièce de Mickiewicz, le grand écrivain révolutionnaire polonais, toute pleine de tirades hostiles à la Russie des tzars, fut jouée à Varsovie, avec la bénédiction d'un ministre, qui n'y voyait pas malice. Chaque soir, le théâtre était comble et les applaudissements couvraient la voix des acteurs. La pièce fut interdite. Les étudiants manifestèrent. La répression féroce qui suivit et une augmentation brutale des prix alimentaires provoquèrent la révolte des ouvriers de la Baltique. Gomulka fut remplacé par Gierek, qui fit l'autocritique du parti, promit beaucoup et tint un peu.
*La stratégie de Gierek : introduire en Pologne la société de consommation afin de donner au peuple des satisfactions matérielles, tout en détruisant les structures morales.*
Gierek a été formé en France. C'est un homme intelligent, ouvert, qui jouit d'une incontestable popularité, du moins dans les premiers temps de son gouvernement. Il élimine le sinistre général Moczar, qui engoulagait et torturait, dans la grande tradition stalinienne, assouplit la censure, laisse à l'Église une certaine liberté.
Ce communiste convaincu sait bien que le catholicisme constitue le principal obstacle à la marxisation du peuple. Affronter ouvertement l'Épiscopat ne réussirait qu'à renforcer l'influence de l'Église. Donc, pas de persécutions. Mieux vaut répandre le matérialisme pratique de l'Occident que d'essayer d'imposer un matérialisme théorique, devenu un révulsif. Très lié au président Giscard d'Estaing, dont il devient le truchement dans ses rapports avec Moscou, ce qui lui permettra de l'attirer dans le piège de la fameuse rencontre de Varsovie avec Brejnev, il reprend certains thèmes du « *libéralisme avancé *»*,* l'avortement et plus généralement le laxisme d'une législation qui favorise la destruction des structures morales.
La Pologne s'endette. Les banques américaines, ouest-allemandes ou françaises se battent pour lui fournir des crédits à faible taux d'intérêt, illustrant la boutade de Lénine : « *les capitalistes nous vendront la corde pour les pendre *»*.* Gierek lance le mot d'ordre : bâtir une « *seconde Pologne *»*,* en d'autres termes doubler la production. L'idée de base est celle de tous les technocrates : les besoins ne cessant de croître, le développement de la consommation se révèle plus rapide que celui de la production.
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Gierek et ses conseillers économiques en concluent que la « *seconde Pologne *» écoulera sans peine ses produits sur le marché occidental, ce qui lui permettra d'éponger ses dettes et d'élever le niveau de vie de la population. A mesure que les Polonais rejoindront le niveau de vie de l'Europe de l'Ouest, la pratique religieuse s'effondrera, tout comme en Occident et pour les mêmes raisons, par l'occultation de l'au-delà au profit de la jouissance immédiate. Le slogan de Gierek aurait pu être : « *profitez de la vie, je m'occupe du reste *»*.*
Malheureusement pour lui, la planification autoritaire interdisait, de toute façon, un développement accéléré de la production. Les erreurs des planificateurs aboutissaient au gaspillage des matières premières et de la main-d'œuvre. A quoi s'ajouta, en 1974, la crise pétrolière que les dirigeants communistes ne surent pas mieux prévoir que leurs homologues libéraux. L'Occident achetait moins et pour permettre aux chantiers de la Baltique de tourner, le gouvernement Gierek s'engagea dans la voie dangereuse du dumping, vendant les navires à perte. Ce qui coûta fort cher aux Français, dont les chantiers n'étaient plus, et pour cause, compétitifs, mais tout autant aux Polonais, engagés dans un processus inflationniste qu'augmentait encore un endettement devenu si lourd qu'ils devaient emprunter pour payer les intérêts. L'État se trouvait en faillite. De mauvaises récoltes, aggravées par les exigences de Moscou qui rafla la viande pour nourrir les spectateurs des jeux olympiques et le blé afin de limiter les conséquences de l'embargo américain, amenèrent le gouvernement à augmenter les produits alimentaires au delà du supportable, d'autant que ceux-ci disparaissaient des boutiques. Ce qui fut ressenti d'autant plus durement par la population que les privilégiés, membres du parti, officiers ou policiers disposaient de magasins spéciaux où ils trouvaient de tout à bas prix. L'explosion sociale devenait inévitable (...).
\*\*\*
En légalisant l'existence des syndicats indépendants, le gouvernement s'est contenté de reconnaître un état de fait. Que demain il revienne sur ses engagements ne changerait rien, sauf, bien sûr pour Lech Walesa et les permanents qui sa retrouveraient en prison. Ils en ont l'habitude. D'autres militants les remplaceraient et les syndicats indépendants rentreraient dans la clandestinité. Leur autorité n'en serait que renforcée. Les technocrates communistes l'ont compris. Ils savent qu'un syndicat légal se contrôle mieux qu'une « *commission ouvrière *»*,* puisqu'il doit respecter la législation.
Mais cette concession, encore que formelle condamne, à moyen ou à long terme, le système. Selon Lénine, et même M. Maire le découvre, le syndicalisme ne constitue qu'une courroie de transmission du Parti, celui-ci étant censé représenter « *l'avant-garde de la classe ouvrière *» dont il est la « conscience ». Admettre qu'il y ait une organisation syndicale qui ne soit pas le bras séculier du parti revient à saper la base idéologique du léninisme. Même si Walesa et ses camarades ont assez d'intelligence politique pour soutenir qu'ils ne mettent pas en question le régime, le syndicat indépendant, du moment qu'il dispose de la confiance des travailleurs, incarne le « *trade-unionisme *»*,* c'est-à-dire le réformisme dont Lénine savait qu'il était « *la Conscience spontanée *» de la classe ouvrière que le Parti précisément devait transformer en « *conscience réfléchie *» donc « *révolutionnaire *»*.*
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Le dimanche 31 août, à Gdansk, quand le vice-premier ministre Jagielski signa avec Walesa le « protocole » qui mettait fin à la grève, il paraphait, du même coup, l'arrêt de mort du léninisme. Ce qui, en bonne logique, devrait lui mériter le poteau.
*La hiérarchie catholique n'est intervenue qu'avec prudence, laissant l'initiative au laïcat. Elle est devenue un* « *contre pouvoir *»*. A ce titre, il ne faut pas qu'elle fournisse à l'URSS le moindre prétexte.*
Peu à peu, par la technique du grignotage, elle est devenue l'unique force sociale en face de la « bourgeoisie rouge » accrochée à ses privilèges. Le cardinal Wyszynski a toujours été respectueux de la raison d'État. Selon le mot de Gomulka, il sait que la Pologne ne se situe pas dans l'hémisphère austral. En fait le communiqué de l'Épiscopat n'était nullement ambigu, même si la télévision polonaise n'en reproduisait que le passage sur la nécessité d'en finir avec une grève dont la prolongation risquait de porter le coup de grâce à une économie moribonde. Les évêques affirmaient le droit pour les travailleurs à s'organiser afin de défendre leurs intérêts. Il reprenait donc les objectifs des grévistes.
Que va-t-il se passer ? L'URSS peut provoquer une crise au sein du Parti ouvrier polonais, afin qu'une fraction de « durs » fasse appel à son « aide fraternelle ». Jean-Paul II, qui n'était intervenu que pour demander de prier pour la Pologne, vient de parler haut et clair, le 3 septembre, après la signature des accords. Si l'URSS attaque la Pologne, elle provoquera la mobilisation des catholiques du monde entier, mobilisation qui en Allemagne et surtout aux États-Unis, coûterait cher, en période électorale, aux soviétiques. L'Occident risque de se réveiller. M. Brejnev n'en a guère envie. L'avenir dira si Jean-Paul II a sauvé la Pologne.
\[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article paru dans le *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray,* numéro 618 du 10 septembre 1980.\]
Non moins intéressante analyse de Marcel Clément, dans *L'Homme nouveau* du 21 septembre :
(...) Il ne s'agit nullement d'une « révolte » épisodique, du sursaut passionnel d'une colère, ou du trop plein d'une souffrance, mais d'une réalité différente, spécifique, et je le crois, à une telle échelle, sans aucun précédent historique. Les troupes soviétiques ont pu réduire l'insurrection hongroise du 4 au 13 novembre 1956.
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Elles ont pu mater la tentative de socialisme humain en Tchécoslovaquie du 21 au 27 août 1968. Elles ne pourraient pas, aujourd'hui, rétablir « l'ordre à Varsovie » en une semaine. Ce n'est pas quelques poignées de héros ou quelques hommes de cœur au gouvernement qu'il s'agirait, ici, de faire disparaître dans une trappe. C'est un peuple entier qui se prépare, dans la prière, depuis un tiers de siècle, à affirmer, avec la grâce de Dieu, sans violence et sans exaltation, les droits de l'homme ([^83]).
C'est un peuple entier qui est prêt au martyre. C'est un peuple entier qu'il faudrait anéantir. Et les vieillards de Moscou, méthodiques et circonspects, s'étonnent et mettent en œuvre une prudence que l'âge aiguise encore. « Cela » ne s'était jamais produit. « Cela » n'est pas explicable au regard des méthodes de l'analyse marxiste-léniniste (...).
Pour le comprendre, il faut évoquer, avant tout, le témoignage de celui qui est le chef désormais historique de l'été polonais : Lech Walesa. Cet homme répond, avec autant de mesure quotidienne que de détermination totale, à sa vocation. Il a contribué à donner son style, son rythme, son admirable prudence à la démarche, lente et puissante, discrète et prête à tous les sacrifices, du peuple polonais.
Parlant il y a quelques jours -- le 12 septembre -- au club de la presse d'Europe 1, Lech Walesa assurait :
« *Ma force, je la tire du cœur, de la foi. Je n'ai pas d'autre force et je crois que c'est ce qu'il faut faire. Nous devons nous appuyer sur le cœur, la conscience, et c'est là-dessus qu'il faut construire tout le reste. Tous les matins, je vais à la messe, je communie. Pourquoi ? Mais parce que c'est la source de ma force. Si je n'avais pas cette foi profonde, ma tête éclaterait. Je prie la Vierge et, bien entendu, je considère qu'elle est la reine de la Pologne. Quelqu'un peut penser autrement. Cela ne me dérange pas... *»
C'est le témoignage d'un homme. Mais cet homme a émergé parce que les ouvriers de Gdansk se sont reconnus en lui. Il est aujourd'hui le laïc le plus populaire de Pologne parce que l'immense majorité du peuple se reconnaît en lui.
Or, le peuple polonais n'est pas devenu ce qu'il est aujourd'hui par hasard. Il n'est pas un peuple mièvre, réfugié dans une dévotion pour petite fille, quelque peu arriéré dans sa ferveur et sa pratique, et pour tout dire, atteint de ce que d'aucuns nomment avec une nuance de superbe, un « catholicisme polonais ». Non ! Le peuple polonais a été formé à la vraie foi catholique : celle de Pierre, de Paul, et qui est aussi celle de Grignion de Montfort et du Père Kölbe. Et c'est, avant tout, un homme de notre temps, un géant de la foi et sans doute, de la sainteté, qui a été son modèle, son père et son maître : le cardinal Wyszynski.
Il n'est pas possible, ici, de tout rappeler. Mais il faut au moins dire que, lorsque l'auteur qui signait Pierre Lenert écrivait en février 1962 dans « *La Croix *» des articles qui ont constitué l'essentiel du livre, publié à la fin de la même année, sur « l'Église Catholique en Pologne », il établissait le document incontestable le plus propre à éclairer les événements d'aujourd'hui.
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L'auteur y écrivait : « *L'Église, en Pologne, intransigeante pour les erreurs du communisme, aime les communistes qui en sont les premières victimes. *» Et encore : « *La Croix témoigne de la Vérité, non pas en l'imposant par force, mais en lui frayant le chemin des cœurs au prix du plus grand amour, celui qui accepte tous les sacrifices, et jusqu'à la mort, pour le salut de ses frères *» (p. 13). C'est cela qu'ont compris, qu'ont accepté, que vivent en plénitude, corps et âme, les familles catholiques de Pologne. Il faut citer encore le titre du chapitre XIII : « *Nous n'avons pas le droit d'avoir peur *» (pp. 114-119).
Parce que je viens de relire ce livre -- devenu hélas, introuvable -- je crois pouvoir assurer que les historiens de l'avenir y découvriront, et dans nombre d'autres documents analogues, l'explication la plus profonde des événements de 1980 : depuis trente ans, un peuple à genoux, souffre, offre à Dieu, aime et pardonne à ses agresseurs, suivant en cela les directives unanimes de son épiscopat, fraternellement uni, et de celui qui, primat de Pologne, est aujourd'hui le père de la patrie : le cardinal Wyszynski.
Le 8 mai 1953, celui-ci posait dans une lettre au Président Bierut, signée par tout l'épiscopat polonais, les principes d'action de l'Église catholique face au gouvernement. Elle protestait contre la persécution religieuse qui, supprimant les écoles libres, chassait l'enseignement religieux des écoles d'État. Elle déplorait les pressions politiques multiformes exercées sur le clergé et dénonçait explicitement l'action du groupe « Pax ». Elle protestait contre la liquidation de la presse et des publications catholiques, et contre l'ingérence insidieuse, mais quotidienne, de l'administration d'État dans la vie de l'Église. Simultanément, le primat rappelait que « *l'Église en Pologne ne néglige rien, n'omet rien qui puisse contribuer à la paix et à l'entente* (*avec le gouvernement*) *bien qu'elle souffre de graves injustices et affronte de cruelles épreuves... Nous avons tout fait et tout supporté pour maintenir une paix durable entre l'Église et l'État *»*.* Et le cardinal terminait : « *Si jamais le pouvoir séculier nous empêche de nommer aux postes ecclésiastiques ceux que nous en jugerons dignes,* NOUS SOMMES DÉCIDÉS A LES LAISSER VACANTS PLUTÔT QUE DE CONFIER LE GOUVERNEMENT DES AMES A DES MAINS INDIGNES (*...*) *Et si l'on nous met devant l'alternative : ou bien soumettre la juridiction ecclésiastique au pouvoir séculier, ou faire le sacrifice de nous-même, nous n'hésiterons pas un instant *»*.* (Loc. cit. pp. 125-142).
Cinq mois plus tard, le cardinal Wyszynski était arrêté et déporté dans les Carpates. Mais, devant la résolution intime et le témoignage quotidien de la population, il fallut bien, trois ans plus tard, le libérer et prendre acte d'une réalité : le gouvernement polonais ne peut pas gouverner sans que l'Église catholique dispose d'un minimum -- réduit certes -- de liberté, mais suffisant pour que l'essentiel : la catéchèse, la prière, les sacrements, la vie évangélique intimement vécue, soit répandu et constitue, de plus en plus, le bien commun surnaturel concret de tout le peuple (...).
La foi que l'épiscopat de Pologne a confirmée, développée dans le peuple, est avant tout marquée par l'équilibre. Elle est don total à Jésus, par les mains de Marie. Simultanément, elle est amour du prochain, même du bourreau. Elle résiste, elle demande, elle insiste, mais toujours dans la paix.
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Elle est calme et inébranlable. Elle est suave et forte, « *suaviter et fortiter *». Elle conduit à une action lente, méditée, décidée, prudente, mesurée, finalement efficace. Elle est aux antipodes des héroïsmes inutiles de la révolte violente comme aux antipodes des concessions que les lâches griment des couleurs de la charité.
Retour de prison -- au bout de trois ans, et prié, en quelque façon, par les autorités communistes de reprendre l'exercice de sa charge, -- le primat de Pologne ne va plus cesser d'accentuer ces notes spirituelles pour tout un peuple sous le joug.
Il va se battre pour la réintroduction de l'enseignement religieux dans les écoles de l'État. Il l'obtient (décret du 8.12.56). Il conclut alors une lettre à tous les parents de Pologne par l'engagement suivant :
« *A Jasna Gora, nous avons promis à la Mère de Dieu fait homme, à la Reine de Pologne, d'élever la jeune génération dans la fidélité au Christ, de la défendre contre l'athéisme et la dépravation, et de l'entourer de soins vigilants et paternels. La meilleure des mères a agréé ces promesses d'un cœur aimant puisqu'elle est venue nous soulager et secourir pendant son année mariale. Nous serons fidèles à nos promesses *» (Doc. cath. 17-2-57, p. 216).
Le cardinal faisait ici allusion au fait que le 26 août 1956, un million et demi d'hommes et de femmes s'étaient rendus à Jasna Gora et avaient fait serment que la Pologne devienne « *le véritable royaume de Marie et de Son Fils *»*.* Ce vœu fut renouvelé dans chacune des paroisses de Pologne le 5 mai 1957.
Commence alors, ordonnée par l'épiscopat polonais, « *la neuvaine nationale pour le millénaire de l'établissement de la chrétienté en Pologne *»*,* qui se poursuivra de 1957 à 1966. Il est instructif, aujourd'hui, de relire (ou de découvrir) les neuf points du programme établi par l'épiscopat polonais, pour cette neuvaine d'années :
1\. *Les Polonais feront cause commune pour conserver la foi, l'amour de la croix et de l'Évangile, et pour rester fidèles à la Sainte Église, à son Pasteur suprême et à la patrie chrétienne.*
2\. *Ils veilleront spécialement à préserver la grâce sanctifiante contre les péchés graves.*
3\. *Ils veilleront sur l'intégrité du foyer chrétien et sur la vie en formation.*
4\. *Ils défendront également l'institution du mariage, la dignité de la femme et l'harmonie au sein des familles.*
5\. *L'éducation de la jeunesse sera conforme à l'esprit de l'Évangile, aux mœurs chrétiennes et aux traditions séculaires.*
6\. *Un effort commun sera fait pour que tous les fils de la Pologne vivent unis dans un esprit de justice sociale et d'amour fraternel.*
7\. *On luttera d'une façon organisée contre les vices de la société. 8. On encouragera les vertus nationales.*
9\. *On imitera les vertus de Marie en propageant la dévotion à la Mère de Dieu.*
Pendant neuf ans, dans le silence, la prière, l'esprit de pénitence, les prêtres et les familles de Pologne poursuivirent cette neuvaine. En 1966, pour sa conclusion, le gouvernement polonais mit obstacle au voyage que Paul VI se proposait de faire à l'occasion des fêtes du millénaire.
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Le 3 mai, le cardinal Wyszynski déclarait à Czestochowa : « *Paul VI s'est adressé personnellement à la Représentation de la Pologne à Rome pour obtenir l'autorisation de venir ici. Il semble que ce voyage du pape n'était pas dans le dessein de Dieu, mais le temps viendra sûrement où nous vivrons cet instant *» (Doc. cath. 15-5-66, p. 891).
Quelle espérance ! On a envie de dire : quelle obstination dans l'espérance !
Mais aussi quelle réponse ! Ce fut d'abord l'évêque de Cracovie sur le trône de Pierre ! Puis Jean-Paul II à Varsovie, à Czestochowa, à Cracovie, du 2 au 10 juin 1979. Treize ans plus tard !
Le 30 janvier 1966, le cardinal Wyszynski avait conclu la neuvaine : « *Merci pour tant de prières ferventes qui ont aidé les évêques polonais dans cette période de ténèbres et d'épreuves. Bientôt luira le soleil. Dans l'histoire de l'Église, on voit souvent cette alternance de ténèbres et de lumière. Lorsqu'il fait sombre, il faut attendre patiemment que renaisse le jour. C'est ainsi qu'agissent les vrais croyants *» (Doc. cath. 15-5-66, p. 902).
On le sent. C'est une œuvre de longue haleine qui a été poursuivie en Pologne (...).
\*\*\*
Cela dit, quelle est la signification de la désignation -- par Moscou -- de Stanislas Kania pour remplacer Gierek comme secrétaire général du parti communiste ? L'avenir, autant qu'il soit possible de le conjecturer, ne dépend-il pas en partie, de la réponse à cette question ?
La réponse est relativement simple ! Ce changement ne modifie rien aux yeux des travailleurs catholiques de Pologne. Ils ont négocié avec le gouvernement Gierek. Ils continueront de négocier avec le gouvernement Kania. Les hommes changent. La situation demeure. C'est cette situation qu'en France, on apprécie mal (...).
Les catholiques de Pologne n'ont pas cessé de peser de plus en plus lourd au sein du communisme polonais depuis trente ans. Ce qui s'est passé durant l'été 1980 n'est pas une explosion soudaine. C'est la mise à jour d'une situation de fait qui s'est constituée jour après jour depuis un tiers de siècle. C'est en cela qu'on ne peut pas comparer l'automne de Hongrie et le printemps de Prague avec l'été de Pologne : celui-là a été enraciné dans la prière de tout un peuple. Les gouvernants le savent, les nouveaux comme les anciens. Il suffit d'entendre Romuald Jankowski, le nouveau président des syndicats *officiels* (CRZZ) le confesser : « *Les structures organisationnelles des CRZZ ont éclaté *»*.* En clair, elles ne sont plus qu'une coquille vide. Et, simultanément, depuis trois semaines, les syndicats autogérés fleurissent un peu partout cependant que le nouveau ministre adjoint des affaires étrangères Marian Dobrosielski souligne : « *Il n'est pas question pour le gouvernement ou le Parti polonais de revenir sur les concessions faites lors des récentes grèves. *» Quelque chose d'irréversible s'est produit dans le rythme profond, intime, de la vie du peuple polonais. Les communistes comme les catholiques en ont la même conscience.
Est-ce à dire que le gouvernement communiste va accepter de jouer le jeu ? Évidemment non ! Mais cela n'est pas une difficulté pour ceux qui, depuis trente ans, souffrent, prient, se battent et avancent, mais avec des moyens pacifiques.
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Ils vont simplement continuer. Il y aura des échecs et des victoires. Mais la marche en avant est inexorable. Ils en sont sûrs, de la certitude même de l'espérance chrétienne. Leur prière n'a-t-elle pas obtenu un pape polonais ? N'a-t-elle pas obtenu la résurrection surnaturelle d'un peuple entier ? Les Polonais aujourd'hui pas plus qu'hier n'ont le droit, ni d'avoir peur, ni de douter. Loch Walesa lui-même n'exclut pas la collaboration avec les syndicats officiels :
« *Elle est non seulement possible ; mais elle serait même souhaitable, à condition que l'on n'essaie pas de nous avaler, de nous grignoter et qu'il s'agisse d'une coopération pour créer quelque chose *» (sur Europe 1 le 12 septembre).
Telle est la vraie force. Ce n'est pas celle qui croit au miracle une fois pour toutes. C'est celle qui accepte de croire, d'aimer et de combattre pour obtenir les infimes miracles, tous les jours, toute la vie...
\[Fin des extraits de l'article de Marcel Clément paru dans le bi-mensuel *L'Homme nouveau,* numéro 772 du 21 septembre 1980.\]
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## Informations et commentaires
#### Intéressante révélation concernant Jean XXIII
Malgré quelques apparences contraires qu'il avait prodiguées notamment lorsqu'il était nonce à Paris, Jean XXIII était en réalité un admirateur de Marc Sangnier et un disciple du Sillon.
Révélation ? Oui. Comme le disait Henri Rambaud, le véritable « inédit » c'est... l'imprimé, celui que l'on n'avait pas remarqué au moment de sa parution.
La lettre du nonce Roncalli que nous reproduisons ci-après avait pourtant été publiée déjà en 1965 dans le livre d'Ernest Pezet : *Chrétiens au service de la cité, de Léon XIII au Sillon et au MRP* (NEL). Elle était passée inaperçue, du moins de nous. Voici qu'elle est republiée dans *L'âme populaire,* organe toujours vivant du « Sillon catholique » fondé par Robert Pigelet en 1920, 60^e^ année, numéro 571 d'août-septembre 1980.
Cette lettre a été adressée par le nonce Roncalli à Mme Marc Sangnier, le 6 juin 1950, à l'occasion de la mort de Marc Sangnier, son contenu, sa portée dépassent de beaucoup un simple message de condoléances, comme on va le voir :
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*Paris, le 6 juin 1950*
*Madame,*
*J'avais entendu parler Marc Sangnier pour la première fois à Rome vers 1903 ou 1904, à une réunion de Jeunesse Catholique. La puissante fascination de sa parole, de son âme, m'avait ravi, et je garde de sa personne et de son activité politique et sociale le souvenir le plus vif de toute ma jeunesse sacerdotale.*
*Son humilité noble et grande à accepter plus tard, en 1910, l'admonition, du reste bien affectueuse et bienveillante du Saint Pape Pie X, donne à mes yeux la mesure de sa véritable grandeur.*
*Des âmes capables de se tenir aussi fidèles et respectueuses que la sienne de l'Évangile et de la Sainte Église sont faites pour les plus hautes ascensions qui assurent la gloire d'ici bas auprès des contemporains et de la postérité, à qui l'exemple de Marc Sangnier restera comme un enseignement et un encouragement.*
*A l'occasion de sa mort, mon esprit a été bien réconforté de constater que les voix les plus autorisées à parler au nom de la France officielle se sont rencontrées, unanimes, à envelopper Marc Sangnier comme d'un manteau d'honneur, du discours sur la Montagne. On ne pouvait rendre hommage et éloge plus éloquent à la mémoire de cet insigne Français, dont les contemporains ont su apprécier la clarté d'une âme profondément chrétienne et la noble sincérité du cœur.*
Par l'effet magique d'une sorte de « réinterprétation » implicite des textes, -- qui annonce les prodiges que réalisera en ce domaine l'évolution conciliaire, -- Marc Sangnier et son Sillon ne reçurent donc du « saint pape Pie X » rien d'autre qu'une « admonition bien affectueuse et bienveillante » ; il ne reste le souvenir d'aucune erreur qui aurait été condamnée, d'aucun enseignement qui aurait été formulé à l'encontre du Sillon. Le seul « enseignement » dont se souvienne à ce propos le futur Jean XXIII, c'est celui de... Marc Sangnier lui-même !
Sans doute saint Pie X reconnaissait dans les chefs du Sillon « des âmes élevées, supérieures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien » ; mais il déclarait aussi : « Nous avons eu la douleur de voir les avis et les reproches glisser sur leurs âmes fuyantes. » Les gens du Sillon sont « emportés dans une voie aussi fausse que dangereuse ». Le Sillon « bâtit sa cité sur une théorie contraire à la vérité catholique et il fausse les notions essentielles et fondamentales qui règlent les rapports sociaux » ; il « sème des notions erronées et funestes » ;
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il a « une fausse idée de la dignité humaine » ; « son esprit est dangereux et son éducation funeste » ; et désormais « *il ne forme plus qu'un misérable affluent du grand mouvement d'apostasie organisé dans tous les pays *»*.*
Qui le soupçonnerait, à lire la réinterprétation lénifiante de Roncalli ? Qui pourrait supposer qu'en réalité, dans sa Lettre sur le Sillon, saint Pie X avait doctrinalement défini et dénoncé cette DÉMOCRATIE RELIGIEUSE qui, un demi-siècle plus tard, à travers la soi-disant ÉVOLUTION CONCILIAIRE, entraînerait la société ecclésiastique dans l'APOSTASIE IMMANENTE ?
Au demeurant le nonce Roncalli aimait en 1950 se souvenir qu'il avait été « fasciné » et « ravi » par Marc Sangnier : souvenir qui demeure « le plus vif de toute (sa) jeunesse sacerdotale ».
Le même nonce Roncalli, avec d'autres interlocuteurs, arrivait à se faire passer plutôt pour un admirateur et un disciple du cardinal Pie nous en avons le témoignage précis. Malheureux Jean XXIII, sur qui l'abbé Berto avait eu ce mot terrible : -- *C'est un sceptique.*
Un sceptique, oui ; mais non point, pour autant, impartial entre les doctrines, ou indifférent devant elles. Comme tous les sceptiques de tempérament, il inclinait activement du côté des anti-dogmatiques ; des modernistes ; des sillonistes. Son admiration pour le cardinal Pie, c'était de la frime ; ou disons : un respect protocolaire ; dont il jouait habilement. Son cœur était pour le Sillon.
Le plus frappant, c'est l'audace tranquille avec laquelle le nonce Roncalli se permettait de parler de la lettre de saint Pie X sur le Sillon en la « réinterprétant » *de manière à lui enlever toute sa signification morale et doctrinale.* Qu'on relise cette lettre *Notre charge apostolique* du 25 août 1910, et l'on apercevra aussitôt à quel point la manière dont en parle le nonce Roncalli manifeste une totale effronterie.
En 1950, le substitut Jean-Baptiste Montini traitait exactement de la même manière l'encyclique *Humani generis* de Pie XII : on en trouve le récit dans l'un et l'autre des deux livres que Jean Guitton a consacrés à Paul VI. J'avais analysé en détail ce phénomène à l'occasion du premier volume : dans le numéro 128 d'ITINÉRAIRES, décembre 1968, pages 154 à 159. Je n'y nommais pas Montini, j'examinais son propos, je le qualifiais par litote d' « inattention aux textes » et de « rêverie gratuite », estimant que mon commentaire « ne changerait actuellement rien à rien et trouverait sa place normale en son temps, avec du recul et dans une perspective déjà historique ».
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Le nom de Montini n'apparaissant pas, mon analyse ne retint guère l'attention. On peut s'y reporter aujourd'hui, après le second ouvrage de Jean Guitton sur Paul VI, qui est venu confirmer la teneur authentique et l'audace effrontée des propos montiniens de 1950. C'était le 8 septembre. Roncalli, le 6 juin de la même année. L'occasion de l'un et l'autre texte était différente. La substance, la *méthode intellectuelle* était identique. Voilà donc en quelles mains l'Église militante était tombée.
J. M.
#### Paul VI et Vatican II
Michel Martin, dans *De Rome et d'ailleurs,* numéro 13 d'août-septembre, publie un important article sur le voyage de Jean-Paul II en France et sur son discours aux évêques français. Le même numéro contient des documents significatifs sur la messe de Saint-Denis, en présence du pape, le 31 mai 1980. Ces études solides sont à garder et à méditer, avec celles de l'abbé de Nantes. A propos de celui-ci, Michel Martin rappelle opportunément :
« La responsabilité du concile et du pape Paul VI dans la crise actuelle de l'Église a été affirmée avec force par plusieurs auteurs au premier rang desquels il faut citer l'abbé Georges de NANTES. (*Lettres à* *mes amis* devenues ensuite *La Contre-Réforme catholique au XX^e^* *siècle.*)
« Vertement critiqué pour son attitude, l'abbé de Nantes demanda à être jugé par un tribunal romain, s'engageant à lui communiquer tous ses écrits. Pensant bien le trouver en faute et pouvoir ainsi condamner « l'intégrisme » en sa personne, Rome accepta.
« Mais le Tribunal romain ne put trouver aucune erreur théologique ou de fait dans ses écrits. Soyons bien sûrs, en effet, que s'il en avait trouvé, il en aurait soigneusement établi la liste et sommé l'abbé de se rétracter.
« Fort dépité de s'être ainsi lancé dans un procès qui tournait à sa confusion, le Tribunal pensa pouvoir se tirer d'affaire en déclarant que, par son attitude, l'abbé de Nantes s'était « disqualifié ». N'apportait-il pas ainsi la preuve que les accusations de l'abbé de Nantes étaient fondées ? »
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Le tribunal romain en question était la congrégation pour la doctrine de la foi (qui a succédé à l'ancien saint-office). Nous avons à l'époque amplement parlé de tout cela dans ITINÉRAIRES. Les questions posées alors restent sans réponse, les objections sans réfutation. Et la décomposition de l'Église post-conciliaire continue.
J. M.
#### Septième centenaire de saint Albert le Grand
Cette année 1980 est celle du septième centenaire de la mort de saint Albert le Grand. Il naquit à Laningen, dans la Souabe bavaroise au début du XIII^e^ siècle. De famille noble, il fit de brillantes études à Bologne et à Padoue. Il pensait à se consacrer à Dieu et fit cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, écoutez la voix de ma douleur ! Dans la solitude des pénitents, je crie vers vous pour n'être pas séduit par de vaines paroles tentatrices sur la noblesse de la famille, sur le prestige de l'Ordre, sur ce que la science a d'attirant. » Il se décida à entrer dans l'Ordre des Frères Prêcheurs et y fut reçu, à Padoue, par le bienheureux Jourdain de Saxe, premier successeur de saint Dominique. Devenu ainsi dominicain, il se distingua par l'exactitude de son observance, sa vive piété et sa tendre dévotion envers la Sainte Vierge. Ses supérieurs l'envoyèrent comme professeur à Paris, à Cologne (1228), à Hildesheim (1234), à Fribourg en Brisgau, à Ratisbonne, à Strasbourg et de nouveau à Paris où il eut saint Thomas d'Aquin comme élève. En raison de sa forte stature et de sa taciturnité, celui-ci était surnommé le « bœuf muet » par ses condisciples. Saint Albert discerna l'exceptionnelle intelligence de cet élève peu loquace et dit un jour aux étudiants : « Ce bœuf muet couvrira un jour toute la terre de ses mugissements. »
En 1248, saint Albert fut renvoyé à Cologne comme supérieur de l'école de son Ordre ; il fut ensuite pendant trois ans prieur provincial des dominicains d'Allemagne. A ces charges successives de professeur ou de supérieur, il ajoutait le ministère de la prédication et était très apprécié des fidèles. Il défendit devant Alexandre IV les Ordres mendiants contre les attaques dont ils étaient l'objet. Nommé évêque de Ratisbonne en 1260, il s'y distingua par son zèle à apaiser les querelles. Les livres qu'il composa sur les questions de philosophie et de théologie et principalement son livre sur le Saint-Sacrement lui valurent le surnom d'Albert le Grand. Il eut la joie de voir son ancien élève saint Thomas d'Aquin publier ses œuvres monumentales. Quoique plus âgé que saint Thomas d'Aquin, saint Albert lui survécut de plus de dix ans ; il mourut pieusement Ic 15 novembre 1280 à Cologne. Un culte, reconnu par le Saint-Siège, lui fut rendu dans l'Ordre des Frères Prêcheurs et dans quelques diocèses, ce qui lui valait le rang de bienheureux, quoique sans béatification formelle.
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C'est seulement en 1931 que Pie XI le canonisa, le proclama docteur de l'Église et introduisit sa fête au calendrier de l'Église à la date du 15 novembre, en renvoyant au 16 la fête de sainte Gertrude la Grande (dont le dies natalis est, en réalité, le 17, date de sa fête chez les bénédictins).
Saint Albert le Grand a été un peu éclipsé par son disciple saint Thomas d'Aquin. Sa canonisation tardive a attiré l'attention sur ses travaux que les professeurs et étudiants en théologie feront bien de ne pas négliger, tout en accordant la première place, comme l'Église l'a constamment demandé, à l'œuvre de saint Thomas d'Aquin.
Jean Crété.
#### Dernière nouvelle de Lisbonne
MANUEL MURIAS, dont il faut lire dans les chroniques du présent numéro la noble « *Lettre de prison *»*,* vient d'être mis en liberté conditionnelle « pour bonne conduite pendant la première moitié de sa peine de réclusion ». C'est la raison invoquée par les autorités portugaises, que le sens du ridicule n'étouffe pas : le directeur d'*A Rua* s'était vu condamner pour délit d'opinion antidémocratique (ou anti-partitocratique) et mise en cause de premier ministre dans l'exercice de ses fonctions, -- méfaits que sa plume n'a cessé un instant de commettre depuis le premier jour de son incarcération !
Libéré pour avoir sagement poursuivi son œuvre en prison, Manuel Murias n'est donc encore ni amnistié comme la justice l'aurait voulu, ni à nouveau éligible comme la règle du jeu démocratique l'imposerait. Notre confrère reste sous le coup de la condamnation, clairement « politique », qui croyait punir cette grande voix portugaise en la conduisant à méditer sur les misères nationales dans la prison centrale de Linho. Où il y a plus d'une chance qu'elle retourne, une troisième fois, passée la période des élections.
*Amnesty International,* bien sûr, ne bouge pas. Comme dans les années 1961-1965, pour l'amnistie de nos propres prisonniers politiques, qui se comptaient alors par milliers dans la République Française, mais n'étaient pas non plus les « bons ». C'est une nouvelle pièce à verser au dossier de cet organisme... « au-dessus de tout soupçon ».
H. K.
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#### A propos du calendrier liturgique
Le philosophe Joseph Moreau, dans une allocution prononcée à l'Académie de Bordeaux le 5 avril 1979, a déclaré notamment :
« La contestation des fêtes mobiles semble s'être atténuée par l'effet de ce que l'on a appelé la sécularisation, qui tend à détacher Pâques de sa solidarité avec la Semaine Sainte. Dans le calendrier scolaire, le dimanche de Pâques n'est plus régulièrement l'articulation de deux semaines de vacances ; il n'est parfois que l'occasion d'un week-end prolongé ; la Semaine Sainte s'est trouvée comprise en période scolaire, sans inconvénient apparent pour la vie religieuse, attendu que les offices liturgiques ont lieu maintenant après la journée de travail. Mais la Semaine Sainte y a perdu son majestueux recueillement, dans lequel le silence des cloches retentissait sur la vie publique. La nouvelle liturgie, d'ailleurs, est peu favorable au caractère de solennité, qui s'attache à ce qui est célébré annuellement selon un rite immuable. Dans un dessein pédagogique, afin de présenter aux fidèles une plus grande variété de lectures scripturaires, celles-ci ont été réparties sur un cycle de trois ans ; il s'ensuit de là que chaque dimanche de l'année n'a plus sa physionomie particulière, liée à une page invariable de l'Évangile, dont la lecture en latin à l'autel était réitérée en chaire, en langue vulgaire. Cet effacement du caractère solennel se traduit encore par la disparition du temps de l'Épiphanie et du temps de la Pentecôte, confondus dans le temps ordinaire. Mais si l'année liturgique est la commémoration des ères et périodes de l'histoire du salut, comment peut-elle comporter un temps ordinaire ? Nous serions ramenés ainsi à un temps monotone, celui de la succession quotidienne, où il n'y a plus rien de solennel, où la variété ne dépasse pas le niveau de l'actualité. »
*Cette citation est extraite du bulletin bimestriel* UNA VOCE (*organe de l'* « *Una Voce *» *française*)*, numéro 93 de juillet-août 1980.*
*Sur* JOSEPH MOREAU, *voir notre numéro 222 d'avril 1978, p. 248 et pp. 250. 251.*
#### Avis de recherche
Nous voudrions bien savoir s'il existe actuellement en France un seul grand quotidien ou un seul grand magazine politique qui soit « de droite » sans avoir des francs-maçons pour directeurs (ou pour directeurs culturels).
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Qu'on n'aille pas feindre que nous voudrions par cette question empêcher les francs-maçons de diriger des journaux.
Nous osons simplement souhaiter qu'il y en ait aussi un ou deux qu'ils ne dirigent pas. Un ou deux quotidiens nationaux ou grands magazines politiques.
Précisons davantage.
Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que les journaux de gauche soient dirigés par des francs-maçons ; ou plus exactement, nous n'avons aucune opinion sur l'opportunité de conférer à des francs-maçons la direction des journaux de gauche. Que les francs-maçons soient les maîtres chez eux, cela les regarde. Mais qu'ils soient en outre maîtres chez nous, c'est autre chose.
Bref, nous trouvons bizarre, et même abusif, que les grands journaux « de droite » soient eux aussi dirigés par des francs-maçons.
\*\*\*
Il existe assurément des hebdomadaires qui ne sont pas dirigés par des francs-maçons : *Aspects de la France, Minute, Rivarol.* Mais c'est une autre catégorie. Ce sont des hebdomadaires d'opinion et de combat. Ils ne peuvent par définition avoir la diffusion de masse des grands magazines politiques comme *L'Express, Valeurs actuelles,* etc. ; ils ne peuvent pas non plus jouer le rôle d'un quotidien. Quotidiens et grands magazines paraissent condamnés à ne pouvoir exister qu'avec une direction maçonnique.
Y aurait-il quelque exception qui nous aurait échappé ?
Pour répondre à cette question, nous lançons le présent avis de recherche.
\*\*\*
*Précisions supplémentaires. --* Dans son numéro 275, notre excellent confrère mensuel *Lectures françaises,* que dirige Henry Coston, rappelle que c'est la revue ITINÉRAIRES qui a « attaché le grelot » :
« ITINÉRAIRES a attaché le grelot et l'agite énergiquement (...). Son directeur rappelle qu'il a posé à quatre personnalités de la presse, qu'il considère comme les animateurs de « la nouvelle droite », des questions précises sur leur appartenance ou non à la maçonnerie. Reproduisant la note parue dans L.F., la revue enregistre la confirmation de l'appartenance de MM. Raymond Bourgine et Louis Pauwels à la société secrète. Elle ajoute une précision : M. Louis Pauwels, directeur du *Figaro-Magazine,* « serait un franc-maçon partiellement marginal, à la Grande Loge Opéra, ayant été refusé à la GLNF ». La Grande Loge Nationale Française Opéra est une obédience entretenant des relations normales avec les autres organisations maçonniques. » C'est en effet la revue ITINÉRAIRES (et non point un journal suisse, comme l'a écrit inexactement Ploncard d'Assac) qui a révélé l'appartenance de Louis Pauwels. Notons que selon *Lectures françaises,* son obédience n'est pas aussi marginale que nous le supposions.
Dans le même numéro de *Lectures françaises,* Henry Coston apporte une précision nouvelle sur l'appartenance maçonnique de Raymond Bourgine, directeur de *Valeurs actuelles* et de *Spectacle du monde :*
« Avec juste raison, ITINÉRAIRES indique que le *Dictionnaire* de Henry Coston se borne à mentionner l'appartenance de M. Bourgine à la maçonnerie sans plus.
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« Nous pouvons ajouter aujourd'hui que le directeur de *Valeurs actuelles* appartient, ainsi que son ami Serge Dassault, au *Carrefour de l'Amitié,* ainsi qu'en fait foi l'annuaire confidentiel de cette fraternelle maçonnique.
A coup sûr cette précision nouvelle ne manquera pas d'intéresser prodigieusement les lecteurs « de droite » de *Valeurs actuelles.*
#### L'étranglement administratif du « Courrier » de Pierre Debray
Pierre Debray publie depuis des années, de manière parfaitement légale, un périodique intitulé *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray.*
Sous le titre : *Est-ce le dernier numéro ? voici* ce que rapporte son numéro du 26 septembre (qui nous est parvenu seulement dans le courant du mois d'octobre) :
« Mardi 23 septembre nous avons été prévenus que les PTT désormais n'accepteraient plus le Courrier » au tarif préférentiel accordé aux entreprises de presse. Ce qui revenait à le condamner à mort. Tout au plus nous accordait-on un délai de grâce d'une semaine.
« L'administration des postes justifie cette décision par le fait que la commission paritaire des papiers de presse nous aurait retiré notre numéro d'immatriculation qui figure sur chaque exemplaire. Or la commission ne nous a pas entendus, elle n'a fourni aucune explication, bien plus elle ne nous a même pas notifié la mesure qu'elle avait prise.
« Bien entendu, nous avons immédiatement pris contact avec elle. Il nous fut répondu que notre publication, ayant cessé de paraître, la radiation ne faisait qu'entériner un état de fait. Bien entendu, nous pouvions formuler une nouvelle demande d'inscription qui serait examinée le 21 octobre par la commission.
L'on ne saurait se moquer des gens avec autant d'impudeur. Chaque numéro du « Courrier » est envoyé en six exemplaires -- il s'agit là d'une obligation légale -- à M. le premier Ministre, service de l'information, dont dépend la commission. Il y a de quoi en distribuer dans tous les services.
Il ne s'agit donc que d'un mauvais prétexte. Nous sommes victimes d'un acte de despotisme administratif. »
Nos lecteurs de 1973-1974 se rappellent que notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR fut victime d'un coup analogue.
La suppression du « numéro d'inscription à la commission paritaire » équivaut à une interdiction de paraître (à moins d'être millionnaire).
Pierre Debray écrit plus loin que « l'erreur » le concernant sera sans doute réparée « dans un mois ou dans deux », mais trop tard, car une interruption d'un mois ou deux aura été suffisante pour contraindre le *Courrier* à déposer son bilan, à licencier son personnel et à disparaître définitivement.
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J'observe d'ailleurs que parler d'un mois ou deux comme le fait Pierre Debray est peut-être exagérément optimiste. Pour nous, il y fallut *toute une année* de réclamations, protestations et procédures ; et il y fallut encore l'intervention du « Médiateur », qui à l'époque était Antoine Pinay.
La « commission paritaire » est ainsi nommée parce qu'elle est une commission « presse-gouvernement » ; elle dispose en fait d'un pouvoir redoutable, pratiquement sans contrôle, ses arrêts sont quasiment sans recours ; elle est un instrument de la classe politique dominante *tout entière,* presse *et* gouvernement, c'est-à-dire gauche *et* droite réunies : une presse qui est en majorité d'opposition de gauche, un gouvernement s'appuyant sur une majorité qui est électoralement de droite. Cette classe dominante, *politiquement divisée* en gouvernement électoralement de droite et opposition idéologiquement de gauche, est en *communion morale* sur des choses plus fondamentales que la politique : une certaine philosophie générale de la vie humaine, -- philosophie étrangère à nos plus anciennes traditions nationales et religieuses. Nous avons analysé, démontré, exposé la réalité et les conséquences de cette situation. Tout l'historique de notre affaire et tout l'essentiel des conclusions à en tirer sont rassemblés dans notre numéro spécial hors série 179 bis de janvier 1974, intitulé : *L'étranglement administratif du* « *Supplément-Voltigeur *» *et les irrégularités de la commission paritaire presse-gouvernement.*
A l'époque *L'Écho de la presse,* journal professionnel, avait bien compris et clairement indiqué que *pour sa propre liberté et son propre avenir, l'ensemble de la presse doit se solidariser sans hésitation* avec le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR victime de l'arbitraire administratif. L'ensemble de la presse resta sourde, aveugle et muette.
Très exactement, il y eut pour nous, tout au long des *six premiers mois* de nos protestations :
-- un article d'Édith Delamare dans *Rivarol ;*
*-- *un article de *Lumière ;*
*-- *un article de Luce Quenette dans la *Lettre de la Péraudière ;*
*--* une protestation de DMM dans son bulletin d'annonces.
Et ce fut tout comme manifestations de solidarité confraternelle. Oui, ce fut tout, mon cher Pierre Debray, souvenez-vous.
L'interdiction administrative se prolongea six autres mois encore. Un an au total : c'est pourquoi, dans la collection du SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR qui publie dix numéros par an, il manque dix numéros. *Les numéros 9 à 18 du* SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR *n'ont pas paru et n'existeront jamais,* annonçait le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 19, le 15 juin 1974 : « Cette lacune dans la numérotation marquera de manière durable que, pendant toute une année, notre parution a été empêchée par ce que nous avons appelé l'équivalent administratif d'une interdiction de paraître. »
Pierre Debray s'en tirera-t-il mieux ?
Il déclare avoir « contre-attaqué aussitôt en écrivant... aux journaux... ». Je n'ai vu encore aucun quotidien faire quelque écho que ce soit à sa protestation. La situation de son *Courrier* est difficile : « Les frais généraux continuent de courir. Nous devons payer la sécurité sociale, le loyer et nous souhaitons garder le personnel pour être prêts à redémarrer. » Mais cela ne sera pas possible pendant deux mois ; encore moins pendant un an.
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Pierre Debray espère que son numéro d'inscription lui « sera rendu très rapidement, surtout en période d'élection présidentielle ». Peut-être ; mais l'élection est dans plusieurs mois...
La situation personnelle de Pierre Debray est elle-même durement atteinte, comme celle de son personnel. Il l'explique :
« Qu'est-ce que cinq chômeurs de plus ou de moins ? Le *Courrier* n'est pas *Manu-France.* On tue un vieux journaliste qui n'aura même pas la ressource de s'inscrire au chômage, étant « patron ». Seul le *Courrier* me fait vivre. Convenablement. Ni bien ni mal. Je gagne 5.000 F par mois et ma femme qui assume la lourde tâche de répondre à vos lettres, 3.000 F. Je n'ai pas de fortune, pas d'économies. Il ne me reste qu'à mourir de faim, car à mon âge, dans ma profession, on ne retrouve pas de travail... »
Le même numéro du *Courrier* publie le « communiqué de presse » que Pierre Debray a envoyé (en vain) aux directeurs de journaux. En voici le texte intégral :
Cher Monsieur,
Depuis quatorze ans, je publie le « COURRIER HEBDOMADAIRE DE PIERRE DEBRAY », un petit hebdomadaire qui touche cinquante mille personnes.
Sans même que cette décision nous ait été notifiée, la direction des PTT refuse notre hebdomadaire, arguant que son numéro d'immatriculation aux publications et agences de presse aurait été supprimé. Pourquoi ? Comment ? Nous n'en savons rien, la Commission Paritaire n'ayant daigné ni nous entendre, ni même nous prévenir.
Il s'agit d'un acte arbitraire, destiné à détruire un hebdomadaire « marginal » qui, sans doute, dérange.
Une publication privée du tarif préférentiel est vouée à disparaître. Me voici contraint de mettre le personnel au chômage et d'interrompre la publication du « COURRIER », voici un journaliste réduit au silence. Où est dans cette affaire, la liberté de la presse ? si vous vous taisez, ce qui nous arrive arrivera à d'autres.
J'ose espérer que vous ferez écho à ma protestation, même si mes idées, d'aventure, contredisaient les vôtres. Il en va d'un principe auquel vous devez d'exister.
Recevez, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments respectueux.
P. Debray.
Pierre Debray dit fort justement aux directeurs de journaux :
-- *Si vous vous taisez, ce qui nous arrive arrivera à d'autres.* Certainement. Mais tant qu'ils ne sont pas atteints eux-mêmes, ils restent indifférents. Comme en 1973.
Pendant douze mois, en 1973, en 1974, nous avons nous-même tenu le même langage et adressé le même avertissement à nos « confrères ». Nous n'avons pas été entendu. Nous avons dû nous tirer d'affaire sans recevoir aucun secours ni du soi-disant « principe de la liberté de la presse » ni de la supposée « solidarité confraternelle ».
Je souhaite meilleure chance à Pierre Debray.
J. M.
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## NOTE DE GÉRANCE
### Le point
Dans notre précédent numéro, pp. 170-171, nous avons reproduit le compte rendu de la souscription en faveur des COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES qui avait paru dans le SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR numéro 80.
D'autres versements sont encore parvenus aux COMPAGNONS. Le nombre total des souscripteurs atteint finalement 1.057. Le total des sommes recueillies s'élève à 220.034 F. C'est presque l'arriéré de 223.000 F, montant des bourses d'abonnement non réglées à la revue par les COMPAGNONS.
J'avais remarqué, dans notre numéro de juillet, que la souscription la plus importante s'élevait à 3.000 F et qu'elle avait été versée par un écrivain sans fortune qui est un collaborateur régulier de la revue. Depuis lors il y a eu une souscription de 10.000 F (une seule, en un an), une de 3.500 F (en deux fois), une de 3.400 (en quatre fois), une autre de 3.000 F (en deux fois). Ces souscriptions fortes et tardives ont été semble-t-il provoquées par l'insuffisance des résultats obtenus. Insuffisance décourageante, insuffisance stimulante, selon les tempéraments. En tout cas, insuffisance : il y a en effet un an maintenant que la souscription a été lancée ; elle a presque couvert l'arriéré ; elle n'apporte pas un sou pour les bourses à venir.
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Faut-il supprimer l'œuvre des bourses ? Cette œuvre n'intéresse décidément qu'un petit nombre de nos lecteurs, malgré son évidente nécessité, et malgré nos explications, appels et rappels. Voilà qui est extrêmement préoccupant.
En revanche, l' « objectif 400 » est atteint pour le moment. Un nombre suffisant d'abonnés a jusqu'ici choisi le *tarif normal,* ce qui permet de maintenir le *tarif minimum.* Naturellement, le *tarif normal* va prochainement augmenter, mais d'une augmentation modérée ; et le *tarif minimum* demeurera à 400 F.
Je remercie tous les abonnés qui ont accepté ce système et consenti cet effort. Je note que cette forme de soutien à la revue est plus rapidement et plus largement adoptée que tout ce qui concerne les COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES. Pourtant il faut, il faut absolument que les COMPAGNONS aient les moyens matériels de poursuivre l'œuvre des bourses. Je n'arrive pas à comprendre et vous n'arrivez pas à me faire savoir pourquoi vous êtes si nombreux à vous en désintéresser.
J. M.
============== fin du numéro 247.
[^1]: -- (1). André CHARLIER : *Que faut-il dire aux hommes* (NEL), p. 345.
[^2]: -- (2). P. 271.
[^3]: -- (3). P. 273.
[^4]: -- (1). « Qu'il croie, écrit Rousseau dans *L'Émile* qu'il croie, l'enfant, toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a pas d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté. On captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne ? N'êtes-vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses loisirs, ses peines, tout n'est-il pas entre vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. »
[^5]: -- (1). Dont l'instauration réjouit le parti communiste qui, pour en venir ensuite à la phase finale, celle du regroupement de tous les monopoles dans un monopole d'État, a beau jeu de demander la fin du pouvoir des monopoles !
[^6]: -- (1). *Fafs* ou *fachos :* expressions péjoratives désignant les jeunes en imperméable de style militaire, ou uniformes non conformistes. (Toutes les notes sont d'ITINÉRAIRES).
[^7]: -- (2). *Latter la gueule :* frapper au visage avec une barre de fer ou un objet contondant.
[^8]: -- (3). *Ranchos,* de leur vrai nom *rangers :* chaussures montantes de l'armée américaine, adoptées depuis dans le monde entier par diverses catégories de vrais ou faux sportifs.
[^9]: -- (4). Voir ci-dessus la note numéro l.
[^10]: -- (1). Le 25 avril est la date anniversaire, au Portugal, de la « Révolution des œillets ». (Note du traducteur.)
[^11]: -- (1). L'abbé D. PIRIO (1876-1952) maître de chapelle de la Cathédrale de Vannes, de 1907 à 1942. Son « Recueil » parut en 1911.
[^12]: -- (2). Abbé Le Cerf : *Cantiques.* Quelques exemplaires éventuellement disponibles en écrivant à Notre-Dame de joie, Pontcalec-Barné, 56240 Plouay.
[^13]: -- (3). La préface de la première édition était en vers.
[^14]: -- (4). Le bienheureux Grignion de Montfort (1673-1716) a été inscrit au catalogue des « saints » de l'Église par le pape Pie XII, en 1947.
[^15]: -- (1). *Œuvres Complètes,* Paris, 1864, vol. XXVI, pp. 395 et sq. Lettre datée du 21 mai 1687.
[^16]: -- (2). C'est là un des thèmes du malebranchisme dont nous verrons qu'il est d'actualité sous une autre forme. Cette oraison funèbre fut prononcée le 1^er^ septembre 1683. Nous citons d'après l'édition de *La Pléiade,* Paris, 1961, p. 110.
[^17]: -- (3). Même édition, pp. 67 et 68.
[^18]: -- (4). Cf. J. MARITAIN, *Trois Réformateurs,* Paris, 1925, p. 97.
[^19]: -- (5). Cf. notre longue étude sur *La Dialectique poétique de Descartes*, dans *Archives de Philosophie* 1939, où tous les textes sont cités et analysés.
[^20]: -- (6). *Recherche de la Vérité,* ch. 1, n° 2.
[^21]: -- (7). André ROBINET, *Malebranche* dans *Histoire de la Philosophie,* 2, Éd de La Pléiade, Paris, 1973, p. 516.
[^22]: -- (8). *Recherche de la Vérité,* ch. 1, n° 2.
[^23]: -- (9). *Réponse aux troisièmes objections,* dans *Œuvres Complètes, Adam* et Tannery, VII, 181.
[^24]: -- (10). Cf. Jacques MARITAIN, *Le Songe de Descartes,* Paris, 1932, p, 158.
[^25]: -- (11). *Recherche de la Vérité,* I^e^ édition, Paris, 1674, p. 370. Cité par H. GOUHIER, *La philosophie* *de Malebranche et son expérience religieuse,* Paris, 1926, p. 233.
[^26]: -- (12). *Ibid.,* p. 373. Cf. GOUHIER, p. 239.
[^27]: -- (13). *Ibid.,* p. 374.
[^28]: -- (14). *S. Théol.,* 2-2, 173, 1. Cf. *De Ver., *XII, 6.
[^29]: -- (15). *Entretiens sur la Métaphysique,* IX, § VII. Édition Jules Simon, Paris, 1871.
[^30]: -- (16). Op. cit., p. 18.
[^31]: -- (17). *Entretiens,* III, II, p. 42.
[^32]: -- (18). *Ibid.,* III et IV, p. 43.
[^33]: -- (19). Sauf dans le cas de Moïse et de saint Paul pour lequel saint Thomas estime plus probable qu'il ne fut pas « ravi » en dehors de son corps (S. *Th.,* 2-2, 175, 3, 3m) et donc qu'il ne vit pas pleinement l'essence divine. (*Erat enim tunc viator,* 2-2, 24, 8, 1m*.*) Ce fut un *actus* instantané et non un *habitus.*
[^34]: -- (20). *Traité des Systèmes,* ch. VII.
[^35]: -- (21). *Le siècle de Louis XIV,* Catalogue des Écrivains.
[^36]: -- (22). *Recherche de la Vérité,* VI, 2, ch. III.
[^37]: -- (23). *XV^e^ Éclaircissement,* 5^e^ preuve.
[^38]: -- (24). *Réflexions sur la prémotion physique,* S XIII : « Tous nos mouvements sont déterminés par nos jugements, et tous nos jugements ne sont de notre part que de simples repos ou des cessations de recherches. » La liberté est donc une simple suspension de la recherche,. laquelle est constituée par l'activité créatrice -- « poétique » -- de l'esprit qui collabore à l'activité de Dieu en sa création continuée. La : liberté est donc refus de l'inéluctable progression de la Lumière, ou au contraire consentement et abandon à l'édification d'un univers rationnel. Selon l'abbé Blampignon, *Étude sur Malebranche,* Paris, 1962, l'homme de Malebranche est « une chose sans causalité, sans liberté vraie, sans réelle vertu, une chose uniquement mue, dirigée, conduite par la volonté divine » (p. 200). Arnauld (*Réflexions philosophiques,* I, ch. IX, Cologne, 1685-1686) avait déjà accusé Malebranche de supprimer la liberté en l'homme.
[^39]: -- (25). OLLÉ-LAPRUNE, *La Philosophie de Malebranche,* Paris, 1870, pp. 544-5, remarque justement que « les principes du malebranchisme » conduisent logiquement à la négation d'un Dieu personnel ».
[^40]: -- (26). Cf. GOUHIER, *op. cit.,* p. 205 : « Malebranche n'a jamais conçu la réforme de la philosophie sans une réforme de la théologie, pour l'excellente raison qu'il ne séparait guère les deux sciences. Son *Traité de la Nature et de la Grâce* marque l'avènement d'une théologie nouvelle. » Les textes sont cités à l'appui de cette assertion. Raison et foi se confondent pour Malebranche.
Cf. J. VIOGRAIN, *Le Christianisme dans la philosophie de M.,* Paris, s.d., p. 362. Cf. aussi les textes commentés par V. DELBOS, *Étude de la philos. de M.,* Paris, 1924, ch. VI, particulièrement p. 116.
[^41]: -- (27). F. ALQUIÉ, *Le Cartésianisme de Malebranche,* Paris, 1974, pp. 180-181.
[^42]: -- (28). *Ibidem, passim,* où la démonstration est faite irréfutablement, et du même auteur *Malebranche,* Paris, 1977, p. 78 : « Tout se passe comme si les idées qui s'expriment dans la philosophie de Malebranche avaient un contenu et une force propres, leur permettant de suivre leur propre destin. Ce destin les conduit *parfois* à se retourner contre l'intention qui semble leur avoir donné naissance. » Ce *parfois* ne paraît pas de trop : c'est *toute* la pensée de Malebranche, dominée, plus encore que celle de Descartes, par le primat de la connaissance *poétique ;* fabricatrice d'un monde enfin perméable à la raison humaine et faisant retour à l'homme dominateur de la nature, qui commande cette évolution.
[^43]: -- (29). Mon savant collègue Christian RUTTEN montrera dans un livre à paraître sur la philosophie de Renan que celle-ci est très largement influencée par Malebranche.
[^44]: -- (30). *Œuvres*, vol. VI, Réponses à Arnauld, p. 23.
[^45]: -- (31). *Conversations chrétiennes,* V, pp. 185-186 ; IX, p. 344 ; X et *Traité de Morale,* II, ch. VI, § XII à XVIII.
[^46]: -- (32). H. GOUHIER, *Malebranche,* Les Moralistes Chrétiens, textes et commentaires, Paris, 1929, p. 254.
[^47]: -- (33). *Traité de Morale,* II*,* ch. VI, § II.
[^48]: -- (34). *Entretiens sur la Mort* III*,* Cf. GOUHIER, p. 260.
[^49]: -- (35). *Entretiens sur la Métaphysique,* IV entretien, p. 71.
[^50]: -- (36). *Gaudium et Spes,* ch. II, 25.
[^51]: -- (37). C'est un vent de folie qui souffle sur l'Église. On pourrait montrer qu'il déferle d'un faux mysticisme religieux, inadapté au surnaturel de la foi, et que, manquant son objet : Dieu, il s'attaque alors au monde qu'il détruit pareillement. Voyez le tourbillon du communisme dans l'Église. La citation d'un vers grossier (mais juste) de l'Abbé Faidyt à propos de Malebranche s'impose *ici : Lui qui voit tout en Dieu ne voit pas qu'il est fou.*
[^52]: -- (1). En famille, il fut toujours appelé Édouard. Devenu évêque, il signa Louis-Édouard. -- Cet article est rédigé principalement d'après l'*Histoire du cardinal Pie* de Mgr Baunard, parue en 1886. L'auteur de l'article est un petit-cousin de Mgr Baunard.
[^53]: -- (2). M. Icard devint, par la suite, supérieur général de Saint-Sulpice. Théologien de Mgr Bernardou au concile, il en a écrit une intéressante relation.
[^54]: -- (3). Voir le livre du chanoine Catta : *Saint Hilaire et le cardinal Pie.* (Éditions du Cèdre.)
[^55]: -- (4). Le 2^e^ concile provincial s'était tenu à La Rochelle en 1853.
[^56]: -- (5). Sur cette question, voir les lumineuses observations de Mgr Lefebvre, dans ITINÉRAIRES n° 233 de mal 1979, pages 28 à 81.
[^57]: -- (6). Sur la sorte de *traditionalisme* ainsi rejeté, voir ITINÉRAIRES, numéro 241 de mars 1980, pp. 29 et *suiv. :* « *Note sémantique sur le traditionalisme *»*.*
[^58]: -- (1). « Le corps si doux est transpercé, le sang et l'eau s'échappent, terre, mer, astres, monde, de quel fleuve n'êtes-vous pas lavés ! »
[^59]: -- (2). *Les parfums de Rome.*
[^60]: -- (3). Sainte Angèle de Foligno.
[^61]: -- (4). Qu'elle exulte l'armée des anges... que se réjouisse aussi la terre (tellus) irradiée de telle splendeur.
[^62]: -- (5). « C'est pourquoi, inondé de joie, le monde exulte sur tout l'orbe de la terre !
[^63]: -- (6). « Les cieux et la terre sont remplis de votre gloire. »
[^64]: -- (7). En Lui le ciel ressuscite, en Lui ressuscite la terre.
[^65]: -- (8). « En votre résurrection, ô Christ, le ciel et la terre se réjouissent, Alleluia ! »
[^66]: -- (9). « Le Christ ressuscité des morts ne meurt plus... sa mort fut une mort au péché une fois pour toutes » (Rom. VI 10). Le Christ est mort une *fois* (*semel*) pour nos péchés (1 Petr. III 18).
[^67]: -- (10). « Je vis alors un agneau debout au milieu du trône, comme égorgé, (Apoc. y 6).
[^68]: -- (11). « Ordonnez, nous vous en supplions, Dieu Tout puissant, que ces choses (*haec*) soient transférées par les mains du Saint Ange sur l'autel sublime, en présence de votre divine majesté...
[^69]: -- (1). Celui que nous avions cité dans ITINÉRAIRES. -- L. S.
[^70]: -- (2). Id. -- L. S.
[^71]: -- (3). L'édition de La Pléiade donne ici en note les références suivantes : Deut. V, 32 ; XVII, 11 ; Prov. IV, 27 ; Is. XXX, 21. -- L. S.
[^72]: -- (4). La Pléiade donne ici la référence : Prov. IV, 27. -- L. S.
[^73]: -- (1). Le premier acte de Philippe qui soit conservé est à mettre entre le début de décembre 1179 et le 19 avril 1180 : il s'y qualifie *Philippus Dei gratia Francorum rex* (*Recueil des actes de Philippe Auguste roi de France,* éd. Élie Berger, Henri-François Delaborde, Paris, 1916, t. 1, n° 1) et tous les autres actes seront tels jusqu'à la mort de Louis VII.
[^74]: -- (2). « Isambour est le nom qu'elle se donne à elle-même, que lui donne le testament de Philippe Auguste, et que l'on doit adopter : Charles PETIT-DUTAILLIS, *La monarchie féodale en France et en* *Angleterre,* Paris, éd. 1971, p. 391, n. 554. Ce petit livre d'érudition est excellent et mis à jour chez Albin Michel.
[^75]: -- (3). Fils d'Alphonse II et d'Urraque, l'infant Alphonse de Portugal épousa Mahaut de Dammartin, fille de Renaud, vaincu de Bouvines ; cet infant qui s'entendait mal avec son frère aîné Sanche II, vint en France chez sa bonne tante Blanche, fut éduqué avec saint Louis et ses frères, puis devint comte de Boulogne par mariage avec Mahaut ; les bêtises de Sanche II le firent retourner en Portugal où il devint Alphonse III, ayant abandonné Mahaut (sur le nœud des problèmes héraldiques découlant de ces situations, voir mon article « A propos des armes d'Alphonse de Portugal, comte de Boulogne », dans *Cahiers d'héraldique,* Paris CNRS, t. 2, 1975, pp. 93-117 avec pl. et 2 tab. gén.). Mahaut de Dammartin était aussi veuve de Philippe Hurepel, fils légitimé de Philippe II Auguste et d'Agnès de Meran(o), dite de Méranie.
[^76]: -- (4). Le rouge est généralement mis en relation avec la couleur du martyre de saint Denis et de ses compagnons, mais c'est aussi une couleur très impériale, et l'on sait que l'abbaye avait une garnison dès Charles II le Chauve qui fut empereur. L'oriflamme n'a pas livré tous ses secrets ; à ce sujet, cf. mon article oriflamme » dans le Thesaurus index de l'*Encyclopaedia universalis,* Paris, t. 19, 1975, pp. 1416 ; cf. Philippe CONTAMINE, L'oriflamme de Saint-Denis aux XIV^e^ et XV^e^ siècles. « Étude de symbolique religieuse et royale » paru dans les *Annales de l'Est,* Nancy, 1973, n°.3, pp. 179-244 avec planches, ce qui a été tiré à part en 1975 (avec index et table des matières).
[^77]: -- (5). Préfacé par le général Weygand, ce livre a été récemment réédité par Taillandier. Il est évidemment d'un autre esprit que l'ouvrage de Georges Duby : *Le dimanche de Bouvines,* Paris, Gallimard (« Trente journées qui ont fait la France » n° 5), 1973 : plein de vues intéressantes, mais aussi des idées à la mode, c'est-à-dire gauchisantes d'un auteur par trop souvent prolixe... et fascinant.
[^78]: -- (6). Sur la naissance des armes de France (d'azur semé de fleurs de lis d'or) cf. mon article « Lis, fleurs de » paru dans le même *Thesaurus* index, p. 1132 ; une synthèse au sujet de la création de ces armes sous l'influence de la pensée de saint Bernard dissertant sur le *Cantique des cantiques,* a été le sujet d'une communication faite à la Société nationale des antiquaires de France le 14 mai 1980 ; elle devrait paraître très résumée dans le *Bulletin* de cette société vers 1982.
[^79]: -- (7). Cependant pédéraste notoire à ce qu'il paraît.
[^80]: -- (8). Il ne s'agit donc même pas des possessions françaises où il est vassal de Philippe II Auguste, Normandie, Maine, Anjou, Aquitaine...
[^81]: -- (9). BAHÂ' AD-DÎN IBN SHADDÂD (1145-1234), *An Nawâdir as Sultaniyya wa al Mahâsin al yusufiyya* (biographie de Saladin au service duquel il fut durant longtemps). Si l'on n'a pas envie d'aller regarder le *Recueil des historiens des croisades,* série des *Historiens orientaux,* Paris, 1884, t. 3, on peut retrouver ce que j'ai cité dans le bon recueil : *Chroniques arabes des croisades* éd. Francesco Gabrieli et Viviana Pâques, Paris, Sindbad, 1977 (« La bibliothèque arabe », « L'histoire décolonisée »), pp. 238-239... Livre édifiant, montrant tout ce qui nous sépare des infidèles, leurs historiens se régalant de sang et de viols ; c'est parfois une anthologie de l'horreur et du sadisme.
[^82]: -- (1). Voir notre article : Les psaumes, dans ITINÉRAIRES, numéro 243 de mai 1980.
[^83]: -- (1). On aura remarqué la densité et l'intention de cette dernière formule. Elle ne nous paraît pas inexacte. Elle eût été plus juste si elle avait préféré dire : les vrais droits de l'homme. (Note d' ITINÉRAIRES.)