# 248-12-80 1:248 ## ÉDITORIAL ### La bombe à neutrons par Hervé de Blignières LA MODE est aux formules. Elles font le bonheur des journalistes, fût-ce en des domaines où la complexité des problèmes se prête mal aux simplifications. En dépit de récentes et cruelles déconvenues, notre défense natio­nale n'y échappe pas. Voici peu, dans cette revue, je relevais l'outrance d'un titre jeté en pâture aux lecteurs : « *La bombe française fait peur à l'U.R.S.S. *» ([^1]). L'euphorie née de révé­lations officielles sur les perspectives de notre défense en 1984 incitait aux formules-choc ! Depuis, il y a eu l'Afghanistan, avec une accentuation de la menace d'encerclement de l'Europe occidentale. L'Irak et l'Iran se déchirent les armes à la main, avec le danger immé­diat de la fermeture des robinets qui approvisionnent en pétrole le monde libre. 2:248 Il n'empêche que, le 11 octobre dernier, au cours d'une interview, un spécialiste d'études sur notre défense pouvait déclarer : « La France est le seul pays d'Europe qui ait le privilège d'être maître de sa défense » ([^2]). Sans doute, notre pays détient des atouts indéniables en matière nucléaire ; encore faudrait-il avoir le courage de mettre aussi en lumière les lourds handicaps qui grèvent sa défense. Sans autonomie énergétique, sans espace stratégique, sans unité nationale -- car on ne saurait oublier que près d'un quart de son électorat sou­tient le parti dont les directives ont leur source à Moscou --, la France seule ne peut prétendre à la maîtrise de sa défense. S'il ne s'agissait en définitive de notre survie, ces formules feraient sourire. Mais les formules ont le don de plaire, les media l'art de les utiliser, et les hommes politiques la manie de les fabriquer. Et voici que nous venons de lire dans un hebdomadaire à grand tirage : « *Sans bombe à neutrons, on perd la guerre en 24 heures *» ([^3]). Ainsi s'exprimait, selon l'auteur de l'article, le général américain Julius Becton, participant notoire aux manœuvres européennes de l'OTAN. Sans insister davantage sur la contradiction des propos péremptoires tenus à si court intervalle sur la qualité de la défense atlantique ou française, nous sommes en droit de nous interroger sur l'aptitude de cette nouvelle arme miracle (la bombe à neutrons) à nous préserver de la marée des chars soviétiques. Cette curiosité est d'autant plus légitime qu'en France, dès le mois de juin dernier, M. Jacques Chevalier, di­recteur des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique, déclarait devant un parterre d'anciens de l'École Nationale d'Administration : « La charge à rayonnement ren­forcé, contre laquelle l'Union Soviétique a mené une opération psychologique acharnée et victorieuse, présente l'avantage es­sentiel de pouvoir être utilisée sur le territoire défendu au voisinage immédiat des troupes amies, là où l'attaquant est forcé de se concentrer pour effectuer une percée. Ceci donne à cette arme une efficacité militaire redoutable et rend son emploi d'autant plus crédible que la responsabilité de l'escalade géographique serait laissée à l'adversaire » ([^4]). 3:248 Ces révélations percutantes ne sont certes pas le fruit d'une initiative personnelle. Il convient de les insérer dans le contexte d'une préparation psychologique et budgétaire ouvrant la voie à la bombe à neutrons, puisque notre gouvernement a déjà opté pour sa réalisation. \*\*\* En dépit d'une publicité aussi récente que fracassante, la bombe à neutrons ne date pas d'aujourd'hui. Elle a été découverte dans son principe il y a plus de trente ans, alors que la France n'en était qu'aux balbutiements du réacteur atomique. Mais aux États-Unis, le professeur Samuel Cohen, inventeur de la bombe à rayonnement renforcé, n'a pu à l'épo­que faire valoir ses vues, en dépit de l'avance technologique de « l'industrie » nucléaire américaine. Dans les années 1950 à 1960, la supériorité stratégique des États-Unis en matière d'armements nucléaires était telle face à l'Union Soviétique qu'il était hors de question de mettre en doute sa capacité absolue de dissuasion. A l'époque, le *Strategic Air Command,* dépositaire principal des forces stratégiques, incarnait aux yeux des parlementaires et des citoyens des États-Unis la suprématie incontestée du potentiel nucléaire américain. Un quart de siècle plus tard, la situation géo-politique du monde a bien changé : la balance des forces entre l'Est et l'Ouest -- même en admettant l'axiome de la parité nucléaire stratégique entre les deux super-grands -- ne laisse pas d'être fort inquiétante pour l'Occident et singulièrement pour l'Eu­rope. Après avoir, au nom de la démocratie, volontairement négligé le problème de la subversion marxiste sur la planète, après avoir inconsciemment refusé d'appréhender le problème des conflits limités -- moyen complémentaire de la stratégie indirecte au service de cette subversion -- l'Occident, l'Europe et la France semblent brutalement découvrir que leur survie dépend d'un pari : le pari de la dissuasion. 4:248 En effet, si nécessaire qu'elle soit, la dissuasion nucléaire reste un pari, et une stratégie de défense, c'est-à-dire de survie, basée sur la certitude de l'anéantissement réciproque reste dépourvue de crédit, au moins en ce qui concerne la France. Pour un pays qui se trouve à quelque deux cents kilomètres du rouleau compresseur des armées blindées soviétiques, la dissuasion nucléaire, qu'elle soit nationale ou atlantique, est une condition nécessaire de sa défense, mais ne saurait être suffisante. Dans ces conditions d'une infériorité écrasante en moyens dits -- bien à tort -- conventionnels, seule l'intégration du feu nucléaire au corps de bataille aéroterrestre peut per­mettre de rétablir l'équilibre. Encore faut-il que cette intégration soit possible. Avec la bombe à neutrons, il semble que ce soit le cas. Et là réside le prestige dont on l'auréole désormais. Après Hiroshima, nul n'ignore les effets d'une explosion nucléaire : le souffle, la chaleur et les radiations. Encore qu'il faille ajouter que ces effets se combinent de façon fort diffé­rente selon la hauteur de l'explosion par rapport au sol. Quoi qu'il en soit les armes à fission dont dérivent toutes les charges nucléaires depuis Hiroshima détruisent par le choc ou par le feu avant que les radiations d'explosion n'aient pu jouer un rôle. Cette destruction physique est totale et considérable, po­sant des problèmes d'emploi très difficiles à résoudre dans la mêlée du champ de bataille ; ces problèmes se compliquent encore du fait de la radio-activité résiduelle sur le terrain après l'explosion à fission, interdisant pour l'essentiel l'exploitation des résultats obtenus. Au contraire, et sans entrer dans la technique de la bombe à radiations renforcées, la bombe à neutrons, issue de réactions de fusion, ne produit pas de radio-activité résiduelle. Son efficacité sur le personnel est dix fois supérieure à celle d'une charge à fission de puissance égale, et les dégâts matériels causés à l'environnement sont de dix à quinze fois moins im­portants. En outre si les chars résistent remarquablement au souffle, leur blindage reste perméable aux flux de neutrons, alors que l'eau, la terre et le béton constituent une protection efficace contre ce même danger. 5:248 « Il s'en suit, enchaîne le professeur Cohen, que la bombe à neutrons est l'arme anti-chars idéale. Elle permet de bloquer une attaque de chars par un véritable « tapis de radiations », épargnant à la fois l'infrastructure civile et la végétation, qui seraient écrasées ou incendiées par le souffle et la chaleur des bombes atomiques classiques. Sur le plan militaire, elle permet de tirer au plus près, voire même au-dessus, des lignes amies protégées dans des abris de campagne appropriés et faciles à construire. » ([^5]) En effet, la hauteur de l'explosion de l'engin à neutrons peut être réglée de telle sorte que les effets de souffle au sol sont négligeables, tandis que les effets par ra­diation sur l'objectif gardent toute leur efficacité contre du personnel à découvert ou sous blindage. Pendant un quart de siècle, les armées des super-grands, États-Unis en tête, ont cherché à maîtriser l'atome pour faire de cette bombe apocalyptique une arme militaire, c'est-à-dire passer de la stratégie « psychologique » de dissuasion à la stratégie, voire à la tactique opérationnelle du champ de ba­taille. Mais les contraintes de sécurité liées à l'emploi de l'engin à fission rendaient bien aléatoire l'intégration du feu nucléaire aux corps de bataille. Dans cette optique purement militaire, l'apparition d'un projectile à radiations renforcées représente une véritable révolution. Pas plus que pour les problèmes techniques, ce n'est pas le lieu ici de retracer les déboires de la miniaturisation des charges atomiques en vue de leur emploi au niveau des com­battants. En quelques années, les États-Unis ont su et pu doter leurs unités de charges atomiques utilisables par les calibres d'artillerie les plus courants, tant par leur volume que par leur puissance réduite. Ils avaient même créé l'arme atomique du fantassin avec le célèbre « Davy Crockett »... Mais pour des raisons politiques, dont le bien fondé face à la menace soviétique reste à démontrer, ces charges atomiques sont désormais stockées, en vue d'éviter toute initiative inop­portune de la part de leurs utilisateurs. En dépit de la célérité des procédures américaines et compte tenu de la doctrine mili­taire soviétique, on peut se demander quel crédit il y a lieu d'accorder au système ! 6:248 Hors de toute considération politique, mais en pleine connaissance des astreintes opérationnelles à l'emploi du feu atomique « classique », on peut également s'interroger sur les raisons du refus américain de se doter de la bombe à neutrons dont le principe était connu du Pentagone dès 1949. Que ces possibilités n'aient pas été exploitées en temps voulu pose une énigme, encore que tout ne soit pas du ressort de la devinette. Cependant, on aimerait ne pas souscrire à l'idée lapidaire du général Douglas Mac Arthur : « L'histoire des guerres perdues peut se résumer en deux mots : trop tard ! » \*\*\* Quant à la France, le débat actuel sur la bombe à neutrons la place dans une position équivoque au regard de la politique nucléaire de défense qu'elle suit depuis une vingtaine d'années. Car en somme, le jour où sonnait le glas de son empire, carillonnaient les cloches de son indépendance militaire, désor­mais assurée, disait-on, par sa récente force nucléaire straté­gique. A l'époque, l'impunité du trouble-fête français était garantie par la supériorité incontestable du potentiel de dissua­sion américain sur celui de l'Union Soviétique. Dès lors tout en France devait être sacrifié aux visions planétaires de son Chef d'État, auquel la Force de Frappe naissante servait d'alibi au sabordage d'une organisation militaire qui assurait de fait la sécurité du pays. Aujourd'hui, plus qu'hier, on peut se demander en quoi cette stratégie nationale « tous azimuts », basée sur la fiction d'une force stratégique de dissuasion anti-cités, a accru en quoi que ce soit la liberté d'action de la France et contribué en quoi que ce soit à freiner l'expansion­nisme soviétique. Vingt ans plus tard, la fiction garde son charme aux yeux des visionnaires, tandis que la pression blindée soviétique ren­force son poids aux yeux des réalistes. Et ce poids est d'autant plus sensible qu'en matière de forces nucléaires stratégiques, Moscou n'a plus rien à envier à Washington. 7:248 Dans ce contexte, la capacité dissuasive de la France relève plus que jamais du pari. Avec bien du retard, il faut donc se rendre à l'évidence : la défense de notre sol ne peut dépendre d'un système national de dissuasion totale avec ce qu'il contient d'absurde, ni d'une garantie atlantique avec ce qu'elle présente d'aléatoire. Au-delà de la menace de représailles nucléaires, alliées ou natio­nales, elle doit reposer sur la capacité de réaction d'un corps de bataille aéroterrestre, doté des moyens nucléaires capables d'endiguer la submersion blindée des Soviets. C'est ce qui explique l'intérêt subit que la bombe à neutrons suscite dans des milieux politiques qui, hier encore, affirmaient sans discussion possible que seule une Force Nucléaire Stra­tégique française pouvait assurer la sauvegarde de l'indépen­dance et du territoire de la France. Mais tout parieur qu'on soit, on aime la sécurité, et 30.000 chars d'obédience soviétique à 24 ou 48 heures de marche de Strasbourg, cela fait réfléchir par delà les rêves de vocation mondiale. \*\*\* Les partisans résolus de la bombe à neutrons n'hésitent pas à la qualifier de « rayon de la mort » sélectif, puisqu'elle a l'avantage de ramener l'atome au niveau strictement opéra­tionnel, -- c'est-à-dire au champ de bataille des militaires -- en épargnant dans une très large mesure le domaine civil. Ses adversaires les plus acharnés, par contre, et ils sont nombreux ici et ailleurs, la traitent d'arme capitaliste, immorale et anti­chrétienne. Il me semble assez paradoxal de poser la question de la moralité d'une arme de destruction, à vocation spécifiquement militaire, quand « l'Est » aussi bien que « l'Ouest » sont en mesure d'anéantir par une seule bordée nucléaire plus de cent millions d'individus, quand la France, dite « fille aînée de l'Église », proclame bien haut une stratégie anti-cités fondée sur sa force de frappe, quand Coventry, Dresde, Hambourg, Hiroshima sont encore dans toutes les mémoires. Pour moi, je crois prudent, et à vrai dire plus expédient, de laisser à des théologiens le soin de définir la voie la plus chrétienne pour donner la mort en temps de guerre légitime : par arme blanche, par balle, par lance-flammes, par choc mécanique, thermique ou chimique... 8:248 Mais, fort curieusement, le champion des opposants en matière d'armements à rayonnement renforcé se trouve être le Kremlin. Dès 1961, Nikita Krouchtchev décrivait la bombe à neutrons comme « une bombe au moyen de laquelle il serait possible de tuer les personnes mais de préserver toutes les richesses ». « Voilà, disait-il, l'éthique bestiale du plus agressif des représentants de l'impérialisme. » ([^6]) Comme le fait re­marquer Samuel Cohen, le chef du Kremlin omet d'ajouter que les personnes à tuer sont ici les envahisseurs d'une Europe pacifique et fort civilisée. Cette observation d'ordre moral mise à part, peut-être convient-il de souligner qu'en 1961 la technologie américaine aurait été en mesure de fabriquer la bombe à neutrons, alors que l'Union Soviétique n'en avait pas encore les moyens. Aujourd'hui, il n'en va plus de même. Cependant l'oppo­sition de l'Union Soviétique à la bombe à neutrons reste fa­rouche, en dépit de moyens stratégiques largement capables d'infliger aux États-Unis une frappe nucléaire égale à la leur. A ma connaissance, bien peu d'observateurs se sont penchés sur les raisons fondamentales de l'opposition des Soviets. Compte tenu de leur parité nucléaire stratégique, de leurs avan­tages nucléaires en Europe, de leur supériorité conventionnelle écrasante, pourquoi donc le Kremlin et ses alliés font-ils appel à la civilisation, à la morale, voire à la religion pour interdire la mise en service à l'Ouest de la bombe à neutrons ? Rien ne me paraît plus dangereux que d'avancer, comme cela a parfois été écrit, que la bombe à neutrons est une arme spécifiquement défensive et qu'en cela elle n'intéresse pas un envahisseur. En effet, deux remarques s'imposent. La pre­mière, fort générale, tient au fait qu'une arme est toujours neutre et qu'elle ne prend un caractère offensif ou défensif qu'en fonction de la stratégie ou de la tactique dans laquelle elle s'inscrit. 9:248 Les deux guerres mondiales de notre siècle en ont fourni trop d'exemples célèbres pour qu'il soit nécessaire d'y insister. La seconde remarque a trait au caractère particulier de l'Armée Rouge d'hier et d'aujourd'hui, qui ne sera peut-être pas celle de demain. Pour l'heure, face à l'Europe occidentale, l'Armée Rouge se présente en gros comme une masse de blindés dont la supériorité numérique est à ce point décisive qu'elle lui per­mettrait de submerger les unités du Pacte Atlantique. Qui a tant soit peu étudié la doctrine soviétique sait qu'elle a intégré le feu nucléaire, dans les concepts de la bataille. De ce fait, sa supériorité numérique, singulièrement en blindés, joue dans les deux hypothèses : guerre avec des moyens atomiques de part et d'autre, et guerre avec les seuls moyens conventionnels. Or la protection offerte par le blindage contre les effets des armes atomiques « classiques », c'est-à-dire des armes à fission, est loin d'être négligeable. Pour les chars modernes, leur cuirasse et leur étanchéité les mettent à l'abri des effets thermiques ; les effets mécaniques décroissent très vite avec l'éloignement du point zéro, car le char est peu sensible à l'onde de choc. Et si la radio-activité reste pour le char l'enne­mi le plus dangereux, il est utile de noter que dix centimètres de blindage réduisent à un dixième la densité des rayons gam­ma ; 38 millimètres suppriment la moitié de la radiation ini­tiale ; enfin une zone de 16 km de retombée radio-active à 100 roentgens/heure peut être franchie sans pertes par un équipage de chars modernes pour peu qu'il la traverse en 35 minutes. Le char est donc relativement bien adapté aux condi­tions du champ de bataille soumis au feu nucléaire « classi­que », à savoir celui dont disposent aujourd'hui les forces en présence. Dans ces conditions faut-il s'étonner que l'Armée Rouge (dont le fer de lance, face à l'Europe, est totalement équipé de chars modernes : blindés, surpressurisés et très mobiles) ne veuille pas renoncer à l'avantage considérable que lui confère d'emblée le nombre de ses chars et leur aptitude à toute forme de conflit ? 10:248 En effet, la bombe à neutrons renverserait les données du problème. Sa facilité d'emploi dans la destruction des équi­pages de chars -- en raison de la perméabilité du blindage au flux de neutrons -- porterait un coup fatal à l'outil militaire inégalé dont disposent aujourd'hui les Soviets. \*\*\* Il serait utopique d'en inférer pour autant que la bombe à neutrons constitue l'arme miracle, le rayon de la mort des combats de science-fiction, bref la formule idéale pour résoudre tous les problèmes de la défense occidentale. Si, passant outre à l'opposition de Moscou, les États-Unis, la France, fabriquaient en série des bombes à neutrons, l'arme dite « capitaliste » par les marxistes, qualifiée de défensive par beaucoup, ne tarderait pas à équiper l'Armée Rouge. Ce n'est certes pas une raison pour s'en priver, à la condition que cette bombe, anti-chars en l'état actuel des choses, vienne s'insérer dans un système cohérent. *Quels que soient les armements mis en œuvre, la cohérence reste le principe fondamental qui doit présider à l'organisation de tout système militaire.* Depuis vingt ans, enivrés en quelque sorte par l'accession de la France à la capacité atomique, nos hommes d'État, nos parlementaires, nos journalistes, nos « spécialistes » en straté­gie -- il n'y en a jamais eu autant ! -- ne cessent d'employer un jargon nébuleux en matière de défense. A les entendre, il semblerait que la France, désormais détentrice de la formule-miracle, puisse se permettre toutes les fantaisies diplomatiques ou militaires dans un domaine où le concret de la balance des forces opposées se prête fort peu à l'imaginaire. Or notre frontière est à deux cents kilomètres de la pre­mière vague blindée des Soviets. Notre hexagone constitue une cible nucléaire quarante fois plus vulnérable que le territoire de l'U.R.S.S. Un cinquième de la population des votants plé­biscite chez nous le Parti de l'ennemi. Et, dans l'optique d'une France seule, notre potentiel nucléaire et militaire se mesure en quelques centièmes de celui du Kremlin... 11:248 En fait, une stratégie de dissuasion (le terme est à la mode) n'a valeur réelle de défense que si elle combine harmonieuse­ment les facteurs politiques, économiques et militaires d'une stratégie globale, la doctrine, l'organisation et les moyens d'une stratégie opérationnelle, enfin le moral, l'entraînement et les armes du combattant au niveau tactique du champ de bataille. Comme tout engin de guerre, la bombe à neutrons, si révo­lutionnaire soit-elle, rentre dans ce cadre et à ces trois niveaux. Puisse-t-elle ne pas être l'occasion d'une nouvelle euphorie aussi pernicieuse pour l'Occident que l'absolu de la dissuasion nucléaire ! Pas plus qu'avant-hier la ligne Maginot, et qu'hier la suprématie nucléaire incontestée des États-Unis, pas davantage que la prétendue maîtrise de défense acquise par la France aujourd'hui, la bombe à neutrons ne saurait constituer demain la clef magique ni surtout unique de notre survie. Hervé de Blignières. 12:248 ## CHRONIQUES 13:248 ### Lettre à mes amis juifs par Romain Marie CETTE LETTRE bien sûr, n'est pas destinée à ceux d'entre vous, militants ou amis fidèles, qui portez l'un de ces noms qui indiquent généralement une ascendance juive. Depuis longtemps votre intégration est chose aussi bien faite que celle de ces autres Français dont les noms reflètent l'origine plus ou moins lointaine, italienne ou espagnole, slave ou germanique. De la race française -- ce beau mot de race, au sens où l'entendent Péguy et Charlier, si piétiné hélas par les racistes et les professionnels de l'anti-racisme -- vous faites bien sûr partie. Car le vieux terroir, pourvu qu'elles ne l'envahissent point massivement, sait s'enrichir de plantes nouvelles ; et la sève française toujours identique et toujours nouvelle irrigue en fin de compte les rameaux d'une diver­sité qui s'enracine dans la même unité. Non, cette lettre, c'est à vous que je l'adresse, amis juifs d'Afri­que du Nord qui avez gardé, et je ne vous le reproche pas, une conscience aiguë de votre judaïcité ; vous à qui, il y a déjà long­temps, secrétaire général de la Fédération des Étudiants de Tou­louse, j'ouvrais toutes grandes les portes de nos locaux où vous vous réunissiez pour évoquer vos joies et vos peines, vos nostalgies et vos projets. Ensemble nous avions souffert de la perte de l'Algérie. 14:248 Aussi, la petite poignée d'étudiants métropolitains dont je fai­sais partie et qui s'était battue pour la plus belle de nos provinces, accueillait sans distinction, chrétiens, juifs et musulmans fidèles qu'un lâche abandon avait jetés dans l'exil. Nos discussions, bien sûr, étaient animées, véhémentes souvent. A vrai dire, vous n'étiez guère tendres pour les Arabes ou Kabyles quels qu'ils soient et, me permettez-vous de vous le rappeler, c'était à moi souvent qu'il revenait de vous faire remarquer qu'il ne fallait pas confondre la poignée de terroristes fanatiques (qui avait fini par s'imposer à cause de la lâcheté d'un gouvernement félon) avec la grande masse d'un peuple algérien qui, aujourd'hui encore, je le sais, regrette la France. Alors, souvenez-vous, chrétien, je ne vous cachais bien sûr pas l'espérance qui était, qui est toujours la mienne, l'espérance de votre conversion ; espérance et certitude de ma foi ; pas plus que je ne renonce à convertir mes amis musulmans. Mais, Français et soucieux de la paix française, il me parais­sait que l'intérêt politique de la France, conformément à ce que pensaient tous les grands officiers royalistes et chrétiens, Bugeaud, Mac Mahon, Lyautey, qui avaient servi en Afrique du Nord, eût été de ne pas procéder d'une manière jacobine à une intégration purement administrative des différents peuples mais plutôt de pren­dre en compte leur personnalité. Nous discutions alors des grandes erreurs de la République, par exemple la loi Crémieux, accordant la nationalité française aux juifs mais la refusant aux musulmans. Et je vous faisais remarquer les aberrations de la pensée officielle jacobine et démocrate oscillant sans cesse entre un discours assimilationiste et une pratique colonialiste (le prince Jérôme Napoléon, ardent démocrate, ne disait-il pas : « Entre un paysan kabyle et un paysan auvergnat je ne vois pas de différence. » Il ne connais­sait ni les uns ni les autres !). Or, qui ne voit aujourd'hui que, conformément au génie de la France, la solution était à la fois de maintenir la nécessaire unité et de respecter, dans un cadre fédéral, les diverses personnalités des peuples la composant. Mais comme le disait et le prouvait Charles Maurras, « la République voudrait décentraliser mais ne le peut pas ». Dans cette France décentralisée aurait pu s'effectuer, dans la paix, le retour d'une terre à son ancienne religion chrétienne, encore vivante ça et là, en Kabylie notamment. Et ce cadre fédéral, n'est-ce pas au fond ce que réclament aujourd'hui beaucoup de juifs français même s'ils le font d'une manière brutale et inconsi­dérée, en affichant par milliers, dans le quartier du Marais à Paris et ailleurs, les proclamations suivantes : « *l'antisémitisme nous guette et l'assimilation nous détruit *» *;* ou encore : « *nos ancêtres n'étaient pas les Gaulois *»*.* 15:248 Et ceci m'amène à vous écrire franchement ce que je pense de ce qui vient de se passer et qui indubitablement est grave. Mais revenons tout d'abord aux faits. Depuis quelques mois la grande presse a mis en exergue l'action d'un petit groupe dit d'extrême-droite : la FANE, dont la motiva­tion essentielle serait l'antisémitisme. Cette FANE et quelques autres groupuscules seraient à l'origine d'un certain nombre d'actes de malveillance, voire de terrorisme, à l'encontre des personnes et des biens de la communauté juive française. Un attentat, le plus violent, a fait 4 morts dont 3 chrétiens et une personne de nationalité israélienne dans l'explosion d'une bombe placée à quelque distance de l'entrée d'une synagogue, rue Copernic. D'autres attentats, de moindre gravité heureusement, ont eu lieu. Dans certains cas cependant il est apparu qu'il s'agis­sait de camouflage pur et simple d'actes ayant une tout autre finalité. Ainsi deux commerçants israéliens ont été inculpés de chantage à l'assurance pour avoir incendié leur magasin, après avoir préalablement peint des croix gammées sur les murs. A la suite de tous ces faits et notamment de l'attentat de la rue Copernic, une manifestation réunissant entre 150.000 et 200.000 personnes était organisée à l'appel du M.R.A.P. pour dénoncer les dangers du néo-nazisme. En outre, une violente campagne de presse, de radio et de télévision a procédé pendant plusieurs jours à un amalgame permanent entre le néo-nazisme, le fascisme et la droite. Pour se garder de ce danger de résurgence du nazisme, on vit même se constituer des milices juives d'autodéfense et moi qui, à Paris, réside habituellement chez des amis rue des Rosiers, j'eus même la surprise d'être à deux reprises, *arrêté et fouillé* par des groupes de jeunes, manifestement vigilants contre quiconque pou­vait avoir des cheveux trop courts, signe extérieur de néo-nazisme plus ou moins rentré... ! 16:248 Que vous ayez été légitimement indignés par des actes de toute façon odieux, je le comprends fort bien. A mon tour vous comprendrez que je vous fasse part de mon indignation. Parce qu'enfin les faits que j'ai brièvement rappelés ci-dessus devraient vous inviter à quelques réflexions critiques. Pour ce qui est de la campagne anti-sémite dont la FANE serait à l'origine, il serait tout de même bon de s'aviser d'observer que d'autres campagnes du même genre ont été menées dans diffé­rents pays d'Europe et que la preuve est faite aujourd'hui qu'il s'agissait là de campagnes diaboliquement menées par le K.G.B. soviétique. Pour ce qui est de la FANE j'ai déjà écrit ce que j'en pensais dans le journal PRÉSENT du mois de juillet. Dans ce numéro, je dénonçais aussi « les trois grosses ficelles d'une grossière intox pour faire échec à la renaissance de la droite ». Ces trois grosses ficelles visent à amalgamer droite, fascisme et nazisme. M. Olivier Chevrillon les utilise allègrement dans le POINT du 19 octobre, qui met sur le même pied nazisme, fascisme, franquisme, régime du Maréchal Pétain, l'O.A.S., etc. Oubliant par exemple qu'à la mort de Franco, les rabbins de New York organisèrent une cérémonie religieuse à sa mémoire pour le remercier de son action en faveur des juifs en Espagne. Oubliant aussi que nombre de juifs militaient dans l'O.A.S. et que celle-ci fut d'ailleurs une organisation d'enfants de chœur en comparaison de l'Irgoun terroriste de M. Begin. Alors, amis juifs, la colère me prend et monte d'autant plus forte que vous savez bien, jusqu'à ce jour, la sympathie que j'eus, a priori, pour vous. Et vous savez bien aussi que, parmi les tout premiers, je com­battais dans PRÉSENT les thèses de ce que l'on allait appeler « la Nouvelle Droite » dont le matérialisme biologique, le paganisme et surtout l'anti-judéo-christianisme, m'étaient proprement insup­portables. Mais aujourd'hui, comment voudriez-vous que je puisse consi­dérer encore la « Nouvelle Droite » comme un adversaire essen­tiel alors que tout ce que je combattais en elle me semble soutenu et défendu par l'énorme majorité du judaïsme et que le peu juste­ment de ce que j'y trouvais de positif est ce qui ne plait pas à nette majorité. 17:248 Parce qu'enfin, amis qui me disiez et me dites toujours votre fidélité à notre commun Décalogue, comment n'observez-vous pas avec moi que ce furent surtout, par milliers, des juifs apostats, oublieux de la Loi, qui hier travaillaient à la victoire de l'avorte­ment et font tout aujourd'hui, docteurs Simon et Minkowski en tête, pour imposer l'euthanasie. Comment ne pas voir que ce que l'on appelle la Nouvelle Droite, imprégnant d'ailleurs largement les allées du pouvoir giscardien, fut en étrange connivence avec M. Druon ou dame Veil ? L'on reproche aussi et vous reprochez à la Nouvelle Droite son inégalitarisme, son culte des différences, son élitisme. Les chrétiens, eux, croient à l'*égalité essentielle* des hommes et observent leurs *inégalités existentielles ou accidentelles.* Ni éga­litariste, ni inégalitariste, telle est la doctrine chrétienne qui pro­fesse que la justice de Dieu traitera chacun selon les dons qu'il a reçus et que chacun sera également comblé selon son attente ; doctrine invitant en conséquence dans l'ordre politique au respect de la dignité de la nature humaine commune à tous les hommes et à la prise en considération de toutes les fortes réalités (races, nations, milieux, etc.) qui les différencient à l'infini. Mais êtes-vous bien sûrs que vous ne partagiez par l'élitisme racial que vous reprochez tant à la Nouvelle Droite et que nous lui reprochions aussi lorsqu'elle affirmait avec franchise ses idées ; cet élitisme qui n'a rien à voir avec cette constitution organique de tout peuple civilisé qui s'appelle aristocratie ? *Oui, êtes-vous bien sûrs que le judaïsme soit exempt de tout élitisme racial ?* Nous tenons éventuellement à votre disposition une large documentation à ce sujet. Simone Weil, la grande, avait là-dessus des paroles dures. Pourchassée par la Gestapo, elle n'hé­sitait pourtant pas à écrire qu'Hitler chassait sur le territoire d'Israël, mû par *le même* esprit d'idolâtrie de la race. Comme Bernard Lazare, le grand historien israélite, elle dénonçait la dia­lectique du sémitisme et de l'antisémitisme ; dialectique infernale qu'il nous faut combattre ensemble. Parce qu'enfin ouvrez les yeux sur ce qui se passe et revenons à quelques faits. Par exemple : -- Que serait-il arrivé si deux commerçants d'origine bourgui­gnonne ou auvergnate avaient été arrêtés pour avoir mis le feu à leurs magasins après les avoir badigeonnés d'étoiles juives pour faire croire à un attentat juif. Comme MM. Lévy et Demri, ils auraient certes été inculpés de chantage à l'assurance et d'incendie volontaire. Mais de surcroît, n'auraient-ils pas été inculpés d'inci­tation à la haine raciale ? 18:248 Or, MM. Lévy et Demri s'ils n'avaient pas, par bonheur, été pris, n'auraient-ils pas contribué à alourdir un climat déjà passablement chargé ? Oui, en peignant des croix gammées sur leurs propres magasins ils n'en incitaient pas moins, objectivement, à la haine raciale ! -- Et que se passerait-il, si MM. Dupont ou le Bihan affichaient dans Paris : « Nos ancêtres ne sont pas les Juifs » ?... -- Enfin et surtout, depuis longtemps, des militants de droite ont été assassinés sans que cela émeuve le moins du monde la « conscience universelle ». Des bombes ont été déposées chez mes amis, François Bri­gneau, J. M. Le Pen, à *Rivarol,* etc. A Saint-Nicolas du Chardon­net, l'une d'elles, désamorcée juste à temps, aurait pu entraîner une effroyable boucherie. Mais quel journaliste se souciera de cela ? Et qu'est devenu Estève le Palois, dont on n'a toujours, plus d'un an après, retrouvé que la voiture maculée de sang et que la *Dépêche du Midi* enterra sans autre forme de procès en profé­rant qu'avec les idées qu'il avait, il était normal qu'il lui arrivât des ennuis... \*\*\* Bien sûr, je sais ce que vous me répondrez ; que pour vous il y a toujours, derrière les attentats, l'ombre des atrocités nazies. Je comprends cela. *Mais pourquoi le chrétien que je suis ne vous rappellerait-il pas que le vingtième siècle a vu hélas verser sans doute proportionnellement autant de sang chrétien que de sang juif ?* *Car enfin, des millions de catholiques arméniens ne périrent-ils pas du fait des Turcs dans des conditions aussi atroces que cel­les des juifs dans les camps nazis ?* *Or que diriez-vous si le national-socialisme ayant survécu, le plus haut dignitaire juif eût, quelques années plus tard, cru bon de se rendre en visite dans le pays des bourreaux nazis ? Pourtant le pape Jean-Paul II s'est bien rendu en Turquie sans croire devoir rappeler au peuple turc l'effroyable massacre dont bien de ses pères s'étaient rendus coupables.* *Comment oublier les cent cinquante millions de morts dus au communisme, chrétiens en majorité, de l'Ukraine au Vietnam, de la Guinée Bissau au Mozambique.* 19:248 Or le communisme, dont le M.R.A.P. n'est, vous le savez, qu'une courroie de transmission, frappe aujourd'hui les juifs com­me les chrétiens. Et à l'appel de cette courroie de transmission du parti de l'idéologie la plus massacreuse de l'histoire, voilà que par milliers des juifs défilent dans les rues pour hurler après un nazisme dont il reste à prouver qu'il existe encore et auquel ils assi­milent toute la droite. Beau spectacle en vérité que cette alliance du Betar sioniste et des gauchistes, juifs peut-être, mais hier encore et sans doute demain farouches ennemis d'Israël. Alors, amis juifs, permettez-moi de vous dire que vous tombez dans le panneau. *Parce qu'enfin, vous qui acceptez assimilation de la droite et du nazisme, que diriez-vous si l'on assimilait le judaïsme et le communisme, plus massacreur encore que le nazisme ?* *Cela serait pourtant tout aussi facile, car la preuve est facile à établir qu'il y eut plus de juifs à être communistes que d'hommes de droite à être nazis !* Soljénitsyne a peut-être eu tort de rappeler qu' « *au Goulag les victimes d'aujourd'hui sont les fils des bourreaux d'hier *»*.* Mais comment ne pas observer que plus de 80 % des leaders bolcheviks étaient des juifs qui ne se repentirent pas tous comme Souvarine. Mais voilà, et vous le savez, chrétien, je ne crois à aucune res­ponsabilité collective, ni à celle des Turcs, ni à celle des Allemands, ni à celle des Juifs. Simplement, chrétien et homme de droite, je réprouve tout terrorisme et tout racisme. Chrétien, il ne me viendrait pas à l'idée d'amalgamer toute la gauche, tous les juifs, et le communisme assassin. Homme de droite, je réprouve tous les terrorismes et même toutes les résistances qui emploient le terrorisme qui frappe les civils et déclenche les répressions aveugles. Partisan de l'Algérie Française, défendant la légitimité du combat militaire de l'O.A.S., j'ai réprouvé que le poison se soit infiltré en elle par la présence dans ses rangs d'hommes infestés de l'esprit de résistance terro­riste. Comme je l'aurais réprouvé si, étant né plus tôt qu'en 1944, j'avais eu à choisir entre deux formes de résistance ([^7]) et si mon choix, comme celui d'Estienne d'Orves, du colonel Rémy, de Jac­ques Perret, de Michel de Saint Pierre, d'André Figuéras, de Pierre de Villemarest, de Georges Bidault ou tant d'autres hommes de droite, se fût porté sur la résistance armée ou clandestine. 20:248 *Oui, quelque chose de grave vient de se passer.* *Bien sûr, le judaïsme français vient de faire la preuve de sa force, de sa puissance, de son emprise sur les* « *médias *»*, mais contre qui ? Finalement, contre une droite que l'on a ignominieu­sement amalgamée à quelques groupuscules de nostalgiques, droite qui pourtant n'éprouvait aucune sympathie ni pour le romantisme nazi, ni pour les tueurs de Khadafi ou de Yasser Arafat.* Cette haine contre l'homme de droite dans laquelle la commu­nauté juive s'est laissée entraîner a été non seulement odieuse mais a constitué surtout une lourde erreur. *Car l'on peut observer que s'il y avait 150.000 juifs il y a quelques mois aux douze heures pour Israël, il n'y avait guère beaucoup plus de monde à manifes­ter* (*200.000 d'après les journaux les plus optimistes*) *à l'appel du M.R.A.P. et de tous les partis de la gauche et du libéral-socia­lisme.* A vrai dire, même les travailleurs de la C.G.T., fidèles de tous les défilés, étaient restés chez eux. Et dans le peuple de France, des sentiments que ni vous ni moi ne souhaitons voir naître pourraient se faire jour. En 1921, le grand philosophe Bergson, juif français, avertissait ses coreligionnaires allemands de ce que leur pouvoir et leur puissance financière étaient par trop dispro­portionnés à leur nombre. Et il leur disait sa crainte de voir le ressentiment allemand s'amplifier en une formidable vague de haine, s'ils ne changeaient pas leur comportement. Mes amis juifs, méditez cela. Car l'antisémitisme que nous réprouvons ensemble se nourrit finalement, alternativement, des sursauts légitimes contre Marx d'une part et contre Rothschild d'autre part, qui se partagent par trop le monde moderne. *Alors, à votre tour, répudiez Marx et Rothschild ! Et soyez d'abord des hommes d'une patrie. Soyez donc Français décidément et définitivement ou bien soyez décidément et définitivement Israé­liens. Mais ne soyez pas de ces sionistes à propos desquels l'on peut trop facilement plaisanter en disant qu'un sioniste est un juif qui veut en envoyer un autre en Israël !* Et surtout, ne cédez pas aux sirènes mortelles de la gauche. Comme hier en Algérie, votre combat doit être celui de la France, pour la France. Ensemble, nous avons à dénoncer après Simone Weil la dia­lectique du sémitisme et de l'antisémitisme. 21:248 Mais surtout il est temps que vous aussi, juifs français, vous vous aperceviez qu'il vous faut lutter, avec nous, contre ce géno­cide que nous dénonçons sans trêve, qui frappe la France et les Français. Oui, il faut, mes amis juifs, que vous compreniez que votre place est avec nous, à droite, pour une France unie dans sa diversité et où vous n'aurez ni à vous constituer en ghetto ni à mettre en branle toutes vos énergies pour exercer une domination plus ou moins feutrée qui ne peut, à terme, que vous nuire. Une France de la solidarité, une France fédérale, une France recon­naissant dans le Décalogue qui nous est commun la base de sa constitution et de son ordre social, voilà ce pourquoi ensemble nous devons lutter afin que, juifs ou catholiques, nous ne soyons pas exterminés par le communisme, horizon indépassable de l'es­clavagisme moderne. Romain Marie. 22:248 ### Que vont-ils dire aux électeurs ? par Louis Salleron LES ÉLECTIONS présidentielles posent déjà et poseront de plus en plus aux candidats un redoutable problème : que dire « aux Françaises et aux Français » ? Toute campagne électorale est démagogique. Mais la démago­gie est grossière ou subtile. Dans les moments de crise elle peut prendre les allures de l'anti-démagogie. Comment trouver la note juste ? Dès maintenant, la perplexité des intéressés est manifeste. Les plus notables d'entre eux ne se hâtent pas. L'équilibre politique est si instable, les événements sont si imprévisibles, qu'à s'engager trop tôt on risque de se trouver en porte-à-faux avec la situation du lendemain. Comment entrer en communication avec l'électeur ? Sans la télévision, rien à faire. Mais elle tue son homme à l'instant même où elle le projette dans l'actualité. Les sondages lui assignent aus­sitôt un rang d'où il ne bougera plus qu'en d'infimes variations. La « France profonde » sait bien qu'elle est guettée par des périls qui, de l'extérieur comme de l'intérieur, se précisent chaque jour davantage et ne pourront être conjurés que par des mesures drastiques. Mais ces mesures, l'électeur se contente de les ratifier quand elles ont été prises par une poigne énergique ; il ne les demande jamais à l'avance, refusant même qu'on les lui propose. 23:248 Inflation, chômage, insécurité croissent inexorablement ; le pétrole peut manquer un jour brusquement ; le surarmement soviétique n'a pas pour objet la conquête du ciel ; le Tiers-Monde sur­peuplé et sous-alimenté investit lentement le « camp des saints » occidental -- tout cela connu, évident, lancinant, doit-il être clamé ou pudiquement tu ? On en parle, dira-t-on. En réalité, on ne parle que de l'infla­tion, du chômage et de la sécurité. Pas du reste. Et on n'en parle que pour opposer programme à programme, projet à projet*,* parti à parti, au niveau de la politique politicienne dont les Français sont saturés, conscients qu'ils sont que tout se tient et que les belles paroles prodiguées pour supprimer les effets n'extirperont pas les causes. Les mots sont usés, et les images, et les hommes. A mesure qu'un décor électoral est planté, il s'effondre pour faire place à un autre. Il y avait l'opposition contre la majorité, Mitterrand contre Giscard d'Estaing. Puis il y eut l'opposition divisée entre Marchais et Mitterrand, la majorité non moins divisée entre Chirac et Gis­card. Ensuite ce fut l'éclatement des partis entre base et sommet, entre figures marquantes de la base et du sommet. On ne saura qu'à la date définitive du dépôt des candidatures quels candidats subsistent. Ceux qui paraissent les plus assurés dansent encore une valse hésitation. Seuls sont certains Marchais et Debré, le communisme et le gaullisme -- étranges nouveautés. Malgré la mort et l'esclavage qu'il porte dans ses drapeaux, le communisme bénéficie de la (pseudo) légitimité de ses origines révolutionnaires. Marchais doit faire le plein habituel des voix de son électorat monolithique. On verra ce qu'il adviendra de Debré. Le nombre de voix qu'il obtiendra ne donnera pas la cote de l'homme, mais celle du gaullisme. Il serait surprenant que Mar­chais ne surclasse pas Debré. La (pseudo) légitimité du commu­nisme l'emporte dans notre démocratie sur celle du gaullisme. A moins que Giscard d'Estaing ne se représente pas ([^8]). En cet automne 1980, nous n'en savons rien. S'il se représente, il peut d'ailleurs le faire de deux manières : soit en maintenant son personnage habituel -- qui lui assurerait probablement sa réélec­tion mais le laisserait assez rapidement en présence de difficultés insurmontables --, soit en présentant un projet de réforme consti­tutionnelle et un programme précis de mesures radicales de redres­sement politique, qui lui vaudraient sans doute la défaite mais le ramèneraient au pouvoir après les catastrophes prévisibles. 24:248 En bref, pour notre président comme pour ses concurrents l'alternative est la même : ou des paroles fallacieuses avec à cha­cun sa chance et l'éjection à relativement court terme, ou des paroles de dure vérité entraînant l'échec immédiat et le rappel au moment du drame. Alternative d'autant plus cruelle que la plupart penseront, non sans raison, que ce n'est pas en récoltant 2 ou 3 p. 100 de voix par une attitude provocante qu'on se met « en réserve de la République ». Mieux vaut alors rester en dehors du jeu, comme le feront tel ou tel. Peut-être certains considéreront-ils que Michel Debré prononce aujourd'hui les paroles de salut qui le désignent pour le présent ou pour l'avenir. Nous ne le croyons pas pour deux raisons. D'une part, nous l'avons dit, son gaullisme le rive au passé. Le gaullisme se confondait avec de Gaulle. Il est mort avec lui. S'il s'est un temps survécu, en déclinant constamment, c'est par la Constitu­tion qui a institué un semi-présidentialisme. Or la Constitution fonctionne de plus en plus mal par l'anéantissement du Parle­ment et la reviviscence virulente des partis. D'autre part, l'éloquence sentimentale et nébuleuse de Debré renvoie l'auditeur à ses pro­pres inquiétudes plutôt qu'elle ne lui apporte des raisons d'espé­rer. A quoi il faut ajouter que son revirement au moment de l'af­faire d'Algérie et ses indulgences pro-soviétiques font douter de sa capacité d'homme d'État et de la justesse de ses orientations. Dans ces conditions, l'électeur d'avril va être aussi embarrassé que ceux qui solliciteront son suffrage. Aura-t-il à arbitrer un duel Giscard-Rocard, ou Giscard-Debré, ou Giscard-Marchais ? Aucun de ces noms ne sera peut-être à l'affiche. Qui pouvait pré­voir en avril 1968 les événements de mai, et ceux de juin ? Et qui pouvait prévoir en décembre 1967 que l'inconnu Cohn-Bendit déclencherait les événements de 1968 ? L'irruption de madame Marie-France Garaud sur la scène élec­torale est à cet égard significative. Personne ne l'attendait. Per­sonne, dans le grand public, ne la connaissait. Sa parole est *nou­velle,* en ce sens qu'elle tranche sur le langage politicien. Elle aborde un sujet tabou. A-t-elle des alliances ? Est-elle en liaison avec certains milieux ? Nous n'en savons rien, mais elle se situe au cœur d'une préoccupation qui existe dans tous les milieux, politiques et étrangers à la politique. Mettre en garde contre « l'hé­gémonisme » soviétique, c'est soulever tout l'ensemble du problème communiste, c'est attaquer à la racine la sacro-sainte (pseudo) légitimité du communisme. 25:248 Marie-France Garaud est-elle de taille à poursuivre son entre­prise ? Va-t-elle succomber sous les fleurs ou sous les flèches, sous les sourires ou les sarcasmes ? Va-t-elle entrer dans d'innom­brables distinctions pour préciser sa pensée au point de la rendre insaisissable ? Va-t-elle être seulement en mesure de poser sa can­didature ? Objectivement, ses chances de faire une percée dans le débat public sont faibles. Elles sont suspendues à l'inconnu du subconscient national. Quoi qu'il en soit, puisque nous nous interrogeons sur ce que vont dire à nos concitoyens les candidats à l'élection présidentielle, nous devons reconnaître que les premiers propos tenus par Marie-France Garaud sont les seuls à s'évader d'un vocabulaire éculé pour toucher au fond du problème. Attendons la suite. Louis Salleron. 26:248 ### Le cours des choses par Jacques Perret Sur les bords du Loiret, non loin d'Orléans, rien ne bouge à mon approche, ni dans l'eau ni dessus, rien ne vit, pas une grenouille pas un têtard pas un vairon, pas même un argyronète hydroglisseur, pas même un pa­pillon. En revanche un somp­tueux décor de feuillage appa­remment inhabité comme si la nature persécutée dans son rè­gne animal se revanchait dans le végétal. On comprend bien que le voyageur et d'abord le citadin soit attentif au paysage avant de s'inquiéter de la faune. Ne serait-il que modérément artiste il faudra bien qu'il s'émeuve à la splendeur des chênes et des saules comme à la grâce des roseaux avant de pleurer sur l'absence des libellules, roitelets, sau­terelles, escargots et moucherons. Au même endroit de ce même Loiret je dois dire que nageaient superbement quelques cygnes. Il n'est pas prouvé que leurs maniè­res et attitudes héraldiques, hiératiques et gourmées soient l'ex­pression affichée de leur for intérieur. Il s'agirait plutôt de postu­res héritées depuis le jour lointain où Jupiter, amoureux de Léda reine de Sparte, ayant pris figure de cygne et se disant poursuivi par un aigle, notre cher Jupin se réfugia dans les bras de la reine avec un tel bonheur que celle-ci en conçut deux œufs d'où sorti­rent Pollux et Hélène, et j'en resterai là de l'embrouillamini mytho­logique. J'évoquerai plus volontiers le citadin d'un certain âge et vacancier qui ne pourra que s'attendrir en découvrant enfin à l'état de nature ces grands et gracieux robinets dont il s'amusait, gamin, dans la baignoire de grand'mère. Si quelques cygnes ont encore le privilège de voguer, voleter ici et là sur le Loiret, ils ne sont rien moins que libres voyageurs, mais parfaitement domestiqués, nourris de pâtées diététiques, jouis­sant d'une envergure intacte et nullement vexés de n'en battre que pour aller d'une rive à l'autre. En revanche ils ont parfois à l'égard du spectateur l'obligeance de plonger leur fameux col et faire semblant d'attraper quelque fretin plus ou moins fictif. Quant au parisien que je suis, non seulement le cri des mar­tinets en ribambelle qui s'enfilaient dans les rues à raser les fenê­tres ne tinte plus qu'en secret aux oreilles du vieillard, mais celui-ci doit avouer que sa nostalgie radoteuse peut aller jusqu'à l'évo­cation attendrie des souris, punaises, puces et autres animalcules amateurs de plinthes et parquets. Toujours est-il qu'absent de la maison il me plaisait de savoir qu'elle restait habitée. 27:248 Les propos de ce genre sont aujourd'hui qualifiés d'écologiques et l'écologie est une science justement réputée bienfaisante et réparatrice. Elle n'en est pas moins et parfois soupçonnée de nour­rir l'ambition d'arrêter le progrès. Toujours est-il que la réaction qu'elle traduit se manifestait déjà dans Ur et Jerimadeth par la seule bouche des scrogneugneux qu'exaspérait une mouche dans le yaourt. \*\*\* L'affaire de la rue Copernic. Attentat criminel aussitôt imputé au sempiternel et précieux groupuscule raciste néo-nazi. S'en suivit un impressionnant défilé de protestataires anti-racistes au premier rang duquel figuraient les chefs de tous les partis légalement cons­titués et provisoirement, fragilement réunis dans la communion anti-raciste. Quelques jours plus tard hélas le prestigieux agrégat se verrait dans la pénible obligation de remballer ses motifs. Les criminels n'étaient pas des goyes mais des sidis. Toujours est-il hélas que nous persistons dans ce préjugé très ancien qui nous laisse croire que le juif lui-même serait un tan­tinet raciste. \*\*\* Au cours d'une émission télé sur les impressionnistes Max Pol Fouchet a raconté ceci : après avoir été opéré de la cataracte Monet s'était montré fort satisfait des peintures exécutées au cours des deux années pendant lesquelles il n'y voyait quasiment plus. A tel point satisfait qu'après sa guérison il devait continuer dans cette manière. Or un de mes amis, Philippe Rouart, alors âgé de vingt ans et accompagné de son oncle Ernest, ami de Monet, s'en fut un jour visiter le maître à Giverny, et celui-ci lui raconta que les peintures faites pendant cette période de quasi cécité étaient si mauvaises qu'il avait très vivement reproché à son entourage de lui avoir dissimulé qu'il voyait alors tout en jaune. Après quoi il fit un grand feu de tous les tableaux en question. Les marchands n'en sont pas encore consolés. N'en dites rien à Max Pol. \*\*\* 28:248 A la télé : il semble bien que l'interviouveur ordinaire soit tenu de ne pas se faire voir à l'écran autrement que par son ombre. En revanche il s'autorise à questionner le personnage sur un ton d'insolence routinière ou de lassitude extrême. De son côté le personnage ainsi interrogé se fait très humble et très poli comme le petit garçon devant son père, ou l'élève devant son maître. Telle est la télé, la malice et la magie de ses pouvoirs. \*\*\* Quelques locutions d'usage courant : Vous allez où ? Vous faites quoi ? Comment vous dites ? Tu dis quoi ? Je dis que le français est la langue de l'honnête homme. Jacques Perret. 29:248 ## SOLJÉNITSYNE NOUS AVERTIT ENCORE ### Ce que l'on ne veut pas entendre IL ARRIVE QUELQUE CHOSE d'étonnant, avec Soljénitsy­ne. Le premier, il a fait une brèche dans le mur de respectabilité qui protégeait l'URSS bien plus efficacement que le mur de la honte. D'au­tres avaient parlé avant lui des camps et de la terreur commu­nistes. D'autres avaient dénoncé l'Internationale, dont quelques-uns qui y avaient cru. Le mur restait intact. Depuis Soljénit­syne, il est éventré, et même des petits garçons timides osent parler des crimes de Lénine et de Staline. Mais le succès (im­mense) s'arrête là. Maintenant Soljénitsyne se heurte, sans le rompre, à un mur : la frivo­lité, et, sinon la complicité, au moins la connivence des pays libres. Il ne renonce pas à les ébranler, et il continue d'écrire en grondant. C'est sa tâche. Ainsi, avec ce petit livre ([^9]), il veut dire deux choses : *1. -- Il n'y a pas de bon communisme.* *2. -- Le peuple russe est la première victime du communis­me.* Vérités élémentaires que no­tre monde ne veut pas avaler : 1\. -- Il lui faut un autre communisme, meilleur, un « eu­rocommunisme » par exemple, ou un « socialisme à visage humain », n'importe quoi. On feint de croire que les ouvriers polonais ne veulent que cela. Raison simple : sans ce faux-fuyant, que deviendraient nos marxistes, entiers ou partiels, nos marxologues, nos curés ré­volutionnaires ? 30:248 2\. -- Il faut penser (pour la même raison) que s'il y a une erreur dans le communisme tel qu'il est, la faille vient du peuple russe, habitué au des­potisme, portant le lourd poids de son héritage byzantin et asiatique. Alors, tout s'explique. *Ailleurs,* ce serait autre chose, et on est ramené au problème précédent. En somme, il faut qu'il y ait un « mal russe » aussi enraciné que « le mal français » réinventé par Alain Peyrefitte, et qui aura le même usage rejeter *sur le passé national* les tares récentes *dues à la Révo­lution,* cette Révolution qu'il faut sauver. 31:248 C'est pourquoi Soljénitsyne a peine à se faire entendre, quand il écrit par exemple : « C'est pourquoi le communisme s'est toujours montré particulière­ment implacable à l'égard des chrétiens actifs et des nationa­listes. » Tout ce qui persiste de l'ancien ordre -- l'indépendan­ce des personnes et les lois ré­glées selon l'ordre divin -- est inassimilable pour l'ordre nou­veau, révolutionnaire. Si bien que Soljénitsyne est incompris, et qu'il se retourne aussi bien contre le monde libé­ral que contre l'ordre révolu­tionnaire. Et ce n'est nullement par goût de la symétrie, c'est par fidélité à ce qu'il a de plus solide, de plus profond : « Je ne peux mettre au compte des vertus de la démocratie son impuissance face aux groupus­cules terroristes, ou au dévelop­pement du banditisme, ou aux profits effrénés que les capita­listes accumulent sans le moin­dre souci de la santé morale de la population. » Que voulez-vous que des libéraux mondia­listes fassent de ça ? Ils se bouchent les oreilles. Le grand Russe peut être un allié tac­tique pour eux, ils le rejettent en somme totalement, aussi totalement que le font les communistes. Georges Laffly. Principaux articles parus dans ITINÉRAIRES sur Soljénitsyne : -- Hugues KÉRALY : Soljénitsyne, pour combien de temps (numéro 182 d'avril 1974, pp. 156 et suiv.). -- Archiprêtre Alexandre TROUBNIKOFF : L'Archipel Gou-lag (même numéro, pp. 165 et suiv.). -- Georges LAFFLY : Le témoin solitaire (numéro 194 de juin 1975, pp. 41 et suiv.). -- Hugues KÉRALY : Leur diversion (même numéro, pp. 43 et suiv.). -- Jean MADIRAN : Comment ils arrivent (même numéro, pp. 51 et suiv.). -- Thomas MOLNAR : De Peyrefitte à Soljénitsyne (numéro 202 d'avril 1976, pp. 107 et suiv.). -- Marcel DE CORTE : Soljénitsyne historien (même numéro, pp. 115 et suiv.). -- Georges LAFFLY : L'Archipel tome III (numéro 204 de juin 1976, pp. 103 et suiv.). -- Jean MADIRAN : Soljénitsyne, quelle famille ? (éditorial du numéro 237 de novembre 1979, pp. 1 à 25). Avec *L'erreur de l'Occident,* paru cette année chez Grasset, il faut lire au moins, pour entendre l'essentiel du message de Soljénitsyne : *Message d'exil,* paru au Seuil l'année dernière, et *Le déclin du* courage, paru au Seuil en 1978. ### Intrinsèquement pervers J'IGNORE le mot russe que traduit « intrinsèquement pervers » page 38 de *L'erreur de l'Occident,* et si Soljénitsyne l'a repris de Pie XI pour asseoir le communis­me à sa vraie place, dans la même définition que lui. Inten­tionnelle ou non, cette rencontre avec l'enseignement de *Divini Redemptoris* est remarquable à plus d'un titre. D'abord parce qu'Alexandre Soljénitsyne reste bon juge de son actualité ; en­suite, et surtout, parce que l'ac­cord ici ne s'en tient pas aux mots mais témoigne d'une per­ception identique de la même vérité ; enfin par un salutaire effet de surprise, qui ressuscite sous cette plume orthodoxe la pédagogie du Magistère romain. 32:248 La première charité due aux esprits lorsque de fait ou de droit on détient sur eux un ma­gistère, c'est d'appeler les choses par leur nom... Il suffit de lire pour comprendre que *Divini Redemptoris* et *L'erreur de l'Occident* traitent du communisme, au fond des choses, où il ne s'agit plus seulement de con­damner mais de dire pourquoi. Qui se souviendra encore au printemps prochain que le dis­cours du pape à Saint-Denis portait pour une large part sur le même sujet ? Stigmatiser la « lutte des classes » et le « ma­térialisme athée » sans nommer une seule fois en public le mo­teur des deux violences, sociale et spirituelle, c'est soustraire le meilleur de sa force au coup qu'on voulait porter. Le Parti Communiste peut farder son vocabulaire, il l'a souvent mon­tré, pour faire croire que le programme lui-même s'est hu­manisé. Notre résistance au communisme impose de com­prendre par-delà les menson­ges de sa propagande la nature propre de son action. Connaître le communisme, c'est même le seul moyen de lui résister. Voilà pourquoi, explique Sol­jénitsyne, l'Occident résiste si mal et comme à côté de la ques­tion. Sa débilité reste intellec­tuelle tout autant que morale l'Occident souffre d'une « in­compréhension totale de la na­ture irréductible, mortellement pernicieuse du communisme, qui représente un danger iden­tique pour tous les pays » (pa­ge 13) ; il n'arrive pas à croire que le système de domination communiste soit *criminel en son essence* et non par accident, c'est-à-dire « globalement hos­tile à tout ce qui est humain » (page 30). L'Occident oppose un simple refus de voir à ce phénomène politique entière­ment nouveau dans l'histoire des hommes, faute de critère pour le comprendre et de cou­rage pour s'en alarmer. Toutes les explications lui paraissent bonnes à prendre, qui laissent hors de cause l'idée d'un mal radicalement incurable, d'un crime voulu pour lui-même con­tre l'humanité. « *Demandez à une tumeur cancéreuse pourquoi elle gros­sit. C'est simple, elle ne peut pas faire autrement. *» (Page 14.) -- Soljénitsyne dénonce le communisme comme une infec­tion dans l'histoire du monde, et cette image est bien la seule qui convienne à sa monstrueuse réalité : infiltration des agents pathogènes, incubation, fixation, prolifération, généralisation des foyers, sans autre préférence que celle dictée par les fai­blesses ou les prédispositions du terrain, ni d'autre but que d'anéantir le malade entier. Le communisme comme le cancer ne se réalise qu'en détruisant... Il ne choisit pas de détruire, et aucune cellule de l'organis­me social ne devrait tenir pour un choix héroïque de lui résis­ter. On consent à s'attrister chez nous que les communistes au pouvoir fassent si peu de cas des libertés individuelles ou collectives. Si ce n'était que cela. En vérité, le système de domination communiste a beau­coup plus d'appétit encore que nous l'imaginons. 33:248 Ce n'est pas seulement d'espace géographi­que qu'il a faim, comme Hitler ou Napoléon, ni de gouverne­ment central, mais de pouvoir sur les esprits ; c'est sur la mort de l'âme, sur la reddition de l'âme individuelle, de l'âme populaire et patriotique, sur le silence des âmes enfin asservies qu'il aspire à commencer sa véritable digestion. Chaque fois que l'imbéci­lentsia occidentale se dissimu­le cette vraie nature du communisme, elle participe plus ou moins consciemment à la pro­pagation du foyer. Elle prépare ou plutôt devance la reddition politique par la reddition spi­rituelle que le projet totalitaire comme son nom l'indique n'a ramais séparée. D'ores et déjà, elle réalise la seule communion possible dans le système de l'en­nemi : elle « *communie dans le crime *»*. --* Encore un mot de Pie XI dans *Divini Redemp­toris,* qui est de 1937. Il ré­sume parfaitement la doulou­reuse méditation contempo­raine d'Alexandre Soljénitsyne. Hugues Kéraly. ### Bien pire que le nazisme Tout se discerne et tout est jugé au moment décisif de l'ac­tion politique : la politique étant le plus souvent réduite, selon Maurras, à la « fuite du pire » et au « moindre mal », ce qui décide de tout (et révèle la réalité des pensées et des cœurs), c'est la réponse à la question : -- *Quel est le plus grand danger, quel est le pire ennemi ?* Depuis une quarantaine d'an­nées, exactement depuis l'année 1941, toutes les démocra­ties, libérales ou socialistes, ploutocratiques ou marxistes, dans un parfait accord sur l'essentiel, ont défini, vénéré, imposé ce dogme : -- *Le plus grand danger, le pire ennemi, l'horreur indépassable, le mal absolu c'est l'hitlérisme, le na­zisme, le racisme, l'anti-sémitis­me, le fascisme.* Occidentales ou orientales, bourgeoises ou populaires, les démocraties ont imposé ce dogme dans la guer­re et dans la paix, par le fer et le feu, par la force physique et par la pression morale, par l'école et la télévision, par la prédication laïque et la pasto­rale religieuse. 34:248 Ce dogme régnant, la domi­nation communiste n'a pas ces­sé de s'étendre. Ce n'est pas une coïncidence. C'est une conséquence. En effet, la seule condition nécessaire et suffisante de l'ac­croissement sans limites de la domination communiste sur le monde, c'est que le communis­me ne soit pas tenu pour le plus grand danger. Il faut et il suffit que le pire ennemi soit n'importe quoi d'autre, -- contre quoi le com­munisme sera un allié, un com­pagnon d'armes, un commensal et un copain, et ainsi bientôt, le maître. En d'autres termes, il faut et il suffit au communisme, pour pouvoir s'imposer, qu'il ne soit pas vu, connu, compris et tenu pour ce qu'il est : *le pire.* Tout l'avertissement de Soljé­nitsyne se conclut et se concré­tise en un jugement pratique qui contredit la religion démo­cratique prêchée et vécue dans le monde entier depuis quaran­te ans. De cent manières, en substance et en propres termes, Soljénitsyne nous le déclare et nous le répète : -- LE COMMU­NISME EST BIEN PIRE ET BEAU­COUP PLUS DANGEREUX QUE LE NAZISME. De Soljénitsyne, on accepte l'avertissement sans le traiter lui-même de « nazi », on l'accepte parce que de lui on ne l'entend pas. On suppose que dans sa bouche ou sous sa plume il s'agit d'une amplifica­tion rhétorique ; d'une exagé­ration bien excusable chez un homme qui a tant souffert du communisme. A la limite, cet avertissement, on l'accepte pla­toniquement, on l'accepte en théorie, comme un point de vue ingénieux et paradoxal que l'on examine favorablement un ins­tant, et puis on ne le rejette même pas, on l'oublie. Et l'on s'en va, octobre 1980, manifester *avec* et *derrière* le parti communiste contre le « racisme » donné pour responsable de l'attentat de la rue Copernic. Or l'avertissement de Soljé­nitsyne est à prendre au pied de la lettre, dans l'intégralité de ce qu'il contient et de ce qu'il implique. Disons la même chose exactement, mais en ex­plicitant ce contenu et en précisant ces conséquences : -- *Le communisme est bien pire que le nazisme et beaucoup plus dangereux que lui,* il ne faut donc pas s'allier, fût-ce occasionnellement, avec le com­munisme contre le nazisme, au­jourd'hui surtout où le nazisme n'est plus qu'un fantôme mis en scène par l'agit-prop com­muniste et le KGB. Il ne fallait même pas rechercher ni accep­ter cette alliance en 1941. (Les démocraties occidentales, dit Soljénitsyne, n'ont pas eu le courage de vaincre Hitler par leurs propres forces ; par pa­ressé et lâcheté, pour économi­ser leur effort, elles ont com­mis le crime et la faute de faire asseoir le communisme à la table des gens respectables et honorés, et de « renforcer la domination stalinienne sur des peuples qui voulaient être li­bres ».) 35:248 -- *Autrement dit, le commu­nisme est bien pire que le racisme, bien pire que l'anti-sé­mitisme et beaucoup plus dan­gereux.* C'est un aveuglement, c'est une lâcheté de prendre le racisme (l'anti-sémitisme, le fascisme, le nazisme) pour un mal plus redoutable ou plus horrible que le communisme. C'est faire le jeu communiste : le seul jeu dont il ait fondamentalement besoin, la seule collaboration qui serve efficacement son pro­cessus de domination. Ce n'est point là une inven­tion de Soljénitsyne. Ce n'est pas non plus un témoignage original et particulier. Cela se démontre aisément par l'histoire et par le bon sens ; par la sim­ple et claire leçon des faits. Mais le monde moderne ne peut entendre cette leçon. Si claire, si simple, si tangible soit-elle, il ne pourra l'entendre qu'au prix, d'une « reconver­sion radicale ». Pour que cette évidence pratique soit aperçue, il faut sortir de l'abrutissement où est plongé l'univers démo­cratique tout entier : « J'estime -- écrit Soljénitsyne -- que ce XX^e^ siècle opulent et matéria­liste ne nous a que trop long­temps maintenus, les uns par la faim, les autres par l'aisance, dans un état de semi-bestiali­té » Cette *semi-bestialité,* pour l'Occident, est faite de « la faiblesse spirituelle inhérente à tout bien-être qui tremble pour lui-même ». Ainsi, dans le message et l'avertissement de Soljénitsyne, la connaissance de la nature exacte du communisme est insé­parable d'une vue profonde sur la cause de sa méconnaissance ou de sa sous-estimation. Cette méconnaissance, cette sous-estimation ne sont pas d'or­dre technique ; elles ne tien­nent pas essentiellement à une insuffisance d'information, en­core que l'information sur le communisme soit constamment manipulée au niveau des mé­dia : mais cette manipulation elle-même est le résultat d'un consensus, d'une connivence, d'une lâcheté, bref d'un état d'âme. L'information vraie sur le communisme existe aujour­d'hui. Elle a toujours existé. Elle n'est pas reçue. Elle se heurte à une *cécité spirituelle.* On aurait pu le deviner d'avance : une perversion aussi totale, aussi diabolique, on n'y peut résister simplement avec des statistiques et des choses vues ; avec un simple savoir. Choses vues et statistiques et juste savoir accablent le com­munisme. Ils l'accablent plato­niquement. Ils ne le font pas reculer. Ils ne l'empêchent pas d'avancer. Soljénitsyne détient la clef de ce mystère ; de ce sortilège épouvantable. Il énonce, il cla­me tout seul, en prophète, ce que les chefs temporels et spi­rituels des peuples chrétiens devraient penser, dire et faire en face du communisme. 36:248 On mesure alors à quel point les peuples sont abandonnés, sont livrés, aujourd'hui, par la cécité et l'abstention de leurs autorités politiques ; et reli­gieuses. Jean Madiran. P. S. -- La présentation matérielle, chez Grasset, de *L'erreur de l'Occi­dent* est telle que l'on se demande s'il s'agit d'une négligence extrême ou d'un sabotage malin. *Il n'y* a pas *de table des matières ni d'avertisse­ment.* Seule indication, en sous-titre : « Textes traduits du russe par... ». *Textes* au pluriel, bon, mais combien y en a-t-il, d'où sont-ils tirés, quelle est leur date, on n'en sait rien. Il faut entrer dans le livre comme dans une forêt obscure et cheminer à l'a­veuglette jusqu'à la p. 25 pour ap­prendre dans une note que le premier texte est un « article publié aux USA par *Time* en février 1980 » et avait été « partiellement reproduit en France par *L'Express *»*.* De là on tombe p. 27 sur un second texte dont on ne sait rien. Il faut attendre la p. 126 pour lire en note : « Cet article a été reproduit aux USA dans *Foreign Affairs*, numéro d'avril 1980. » Comment cela, *reproduit ?* S'il a été reproduit, c'est qu'il avait d'abord été publié : mais où ? Vraiment, les éditions « Bernard Grasset » méprisent trop le lecteur. Le seul recours est de leur en faire publiquement honte. En précisant que sans doute elles s'en moquent. J. M. 37:248 ### Évidence interdite par Georges Laffly LA POLITIQUE *consiste à empêcher les gens de s'occuper de ce qui les regarde, dit Valéry. On peut* *le prendre pour un éloge de la démocratie.* *Mais regardons. Aujourd'hui deux peuples se battent. Irak contre Iran. Décidés à lutter* « *un an, peut-être deux *» (Monde *du 21.10.80*)*. Il se trouve que cela nous regarde parce que nous risquons de manquer de pétrole, qui est pour nous comme man­quer d'air.* *Cela nous regarde, mais on nous le présente comme une sorte de fatalité. L'information omnisciente se garde bien d'expliquer que s'il est stupide de livrer des armes savantes aux peuples qui ne savent pas les fabriquer, il est encore plus stupide de laisser la source de notre vie matérielle dans des mains irresponsables et fanatiques. C'est ce que nous avons fait. Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, donc décolonisation. Décolonisation, donc droit des peuples à* disposer de nous. *Voilà une évidence interdite. On comprend mieux les quelques-uns qui se réjouissent. Pétris de mauvaise conscience, ils pensent que nous commençons à expier notre ancienne puissance et ses crimes.* 38:248 *Notre temps est passé, souffrons et mourons. C'est odieux, mais plus compréhensible que les clameurs d'auto-félicitation, qui sont la réaction courante. Parce qu'il était possible de limiter le recours au pétrole* (*il y aurait eu une croissance plus lente*)*, ou de jouer sur cette énergie, mais en s'assurant de ses sources. On a choisi la croissance rapide, et la décolonisation, on a donc les difficultés aujourd'hui, demain peut-être la catastrophe, mais on affecte la satisfaction. On a même dressé l'opinion à bénir les causes de nos périls tout en maudissant ces périls.* **Le peuple** *Dans un article du* Quotidien de Paris, *Jean-Marie Benoist parle des* « *Français de base *»*,* « *les Beaufs *»*.* *On avait eu, avec Herriot,* « *les Français moyens *»*, image rétrécissante, banalisante. Le type rêvé du Français, c'était l'hom­me qui ne fait pas d'histoires, qui est comme tout le monde et ne se distingue en rien de ses voisins. La démocratie souhaite régner sur des troupeaux paisibles.* *Aujourd'hui, on fait mieux. Nous avons grandi. La République a ses cadres, ses guides éclairés à la double lumière de l'ordinateur et des sciences humaines : ceux qui savent. Et au-dessous, ceux qui ne savent pas, les Français de base. Autrement dit les* « *Beaufs *»*. Le* « *Beauf *» *de beau-frère est comme on sait un personnage du dessinateur Cabu. Il est râleur, sot, bourré de vinasse et de préjugés qui choquent la délicatesse gauchiste. Un affreux.* *Voici donc l'image du peuple, pour le démocrate qu'est Jean-Marie Benoist. Car démocrate, il l'est, de nuance libérale et anti­communiste. Le sujet de son article est le danger du terrorisme, dont les provocations risquent de remuer des groupes de plus en plus grands, et de dériver vers la guerre civile. Et quel est le danger de la guerre civile ? Les massacres, sans doute, mais d'abord qu'elle risque de* « *déstabiliser la démocratie *»*.* 39:248 *Cœur généreux, enflammé par les immortels principes, -- par eux seuls. Parce qu'en fait, la souveraineté du peuple est sans doute exaltante, mais la souveraineté des* « *beaufs *» *l'est un peu moins. Comment Benoist concilie-t-il son respect du peuple et le mépris qu'il y a à le confondre avec le* « *beauf *»* ? Mystère. Un mystère qui ne lui est pas particulier. Remarquez que la gauche a toujours professé l'amour du peuple, mais du peuple tel qu'il devrait être. Réformé, transfiguré* (*par la démocratie*)*. Le peuple tel qu'il est n'inspire que mépris. L'image du* « *beauf *» *le montre très bien.* Georges Laffly. 40:248 ### Un livre vrai sur le Chili par Louis Salleron Suzanne LABIN : *Chili, le crime de résister.* Nouvelles Éditions Debresse. LE CHILI est probablement le pays le plus constam­ment désigné à la vindicte publique par l'intelligentsia française. Pour faire passer la condamnation (du bout des lè­vres) du communisme, il est de bon ton de dénoncer les dicta­tures « de droite comme de gauche », ou plutôt « de gauche comme de droite ». Pinochet fait pendant à Staline, à Mao, à Pol Pot. L'imposture étant la loi des démocraties libérales, il n'y a pas à s'en étonner, mais elle n'est pas sans effet. Le mensonge indéfiniment répété porte. Le spectateur de la télévision, l'auditeur de la radio, le lecteur de la grande presse se dit qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que ce qui se passe au Chili doit être assez affreux. Le livre que publie aujour­d'hui Suzanne Labin fait jus­tice de cette odieuse campagne. Sa documentation est si impres­sionnante qu'on voit mal ce qui pourra lui être opposé. At­tendons-nous plutôt à la cons­piration du silence, car toute lumière projetée sur le Chili ne pourrait que lui être favorable. 41:248 Si l'objet de la politique est le bien commun, c'est principalement au degré atteint de la prospérité et de la liberté qu'on peut le mesurer. A cet égard, il suffit de constater les faits. Jusqu'en 1970, le Chili est une démocratie parlementaire libérale assez semblable à la France. Les courants politiques qui l'animent correspondent à peu près aux nôtres. La situa­tion, sans être brillante, est nor­male, avec une inflation d'en­viron 30 pour 100. Le 4 septembre 1970, les élections donnent aux socialis­tes (Allende) 1.070.000 voix, soit 36 % des suffrages, 1.030.000 voix aux conserva­teurs libéraux (Alessandri), soit 35 %, 820.000 voix aux démo­crates-chrétiens (Tomic), soit 28 %, et 28.000 voix, soit 1 % aux « divers ». Les socialistes ont donc à peine plus d'un tiers des voix. Arbitres de la situa­tion, les démocrates-chrétiens, pour bien montrer qu'ils sont de gauche, décident de donner leurs suffrages aux socialistes. Allende va régner pendant trois ans. Bilan de ces trois années : la production industrielle baisse de 12 %, la production agri­cole de 30 %, la production de l'élevage de 20 %, les prix aug­mentent de 700 % (1.000 % en incluant le marché noir), la cir­culation monétaire augmente de 2.000 %, les réserves en de­vises tombent de 400 millions de dollars à zéro, la balance des comptes passe d'un excé­dent de 90 millions de dollars à un déficit de 325 millions, le budget passe de l'équilibre à un déficit de 53 %, l'escudo est quatre fois dévalué. Cette faillite accélérée s'ac­compagne d'une anarchie ter­roriste où fleurissent les spolia­tions et les nationalisations dans un climat de chantage et de corruption. Le peuple, acculé à la misère, voire à la famine, obligé à d'interminables queues pour obtenir n'importe quoi et d'abord son pain quotidien, manifeste ses sentiments de ré­volte par des mouvements de grève dont la plus célèbre est celle des camionneurs. Les fem­mes protestent en défilant ar­mées de casseroles vides avec lesquelles elles font un vacarme étourdissant pour signifier la faim de leurs foyers. Le régime est universellement vomi, mais les milices para-militaires, com­posées en grande partie d'étran­gers (Cubains principalement) rendent impossible toute insur­rection. Seule l'armée pourrait quelque chose. Elle s'y décide le 11 septembre 1973 sous la conduite du général Pinochet, prenant d'assaut le palais d'Al­lende, qui se suicide, et devan­çant l'exécution d'un plan des­tiné à remplacer l'anarchie li­bérale par une dictature terro­riste de type marxiste-léniniste. Pinochet s'attaqua aussitôt à la remise en ordre du pays. Ru­de tâche qu'il a menée à bien comme, là encore, en témoi­gnent les faits et les chiffres. L'inflation est revenue progres­sivement de 1.000 à 30 %, où elle stagne depuis trois ans. Les réserves monétaires, volatilisées par Allende, sont remontées en 1979 à quelque deux milliards de dollars (quatre ou cinq fois plus qu'avant Allende). 42:248 Les ba­lances du commerce et des comptes sont rééquilibrées, ac­cusant tantôt de légers déficits, tantôt de légers excédents. La production, le commerce interna­tional et les investissements ac­cusent des progrès d'année en année. Le désastre économique de la période Allende est tota­lement effacé et, en beaucoup de points, les niveaux de la pé­riode antérieure sont dépassés. En affectant de l'indice 100 le revenu *réel* des salariés au 1^er^ janvier 1970, il était tombé à 34 en octobre 1973 ; on le trou­ve à 109,7 au 1^er^ janvier 1979 et à 120 en mai 1980. Cette res­tauration quantitative de l'éco­nomie s'accompagne d'une amé­lioration qualitative plus impor­tante encore parce qu'elle cons­titue un potentiel considérable de développement par la diver­sification des productions et la mise en place de structures de compétitivité. Suzanne Labin en fournit de nombreux exem­ples. Parallèlement le progrès social se poursuit avec vigueur. « A la conférence de l'U.N.I.C.E.F., réunie à Mexico en juillet 1979, le Chili fut consi­déré comme l'un des pays qui avaient le plus progressé dans la lutte contre la dénutrition et la mortalité infantile (*El Mer­curio,* 15 juillet 1979). Celle-ci avait diminué de 47 pour cent en six ans. De plus, un rapport d'experts de la Banque mon­diale reconnaît que le Chili est le seul pays de l'Amérique la­tine où tous les enfants sans exception sont incorporés dans l'enseignement primaire » (p. 288). Et la liberté ? Elle est totale en ce qui concerne les libertés personnelles. Seuls sont interdits les partis politiques et suppri­mées les élections législatives. Autrement dit, l'activité parle­mentaire est suspendue. Mais pour le reste chacun peut pen­ser, parler, écrire, publier, en­seigner, se syndiquer, faire la grève, produire, échanger, cir­culer, etc., aussi librement que dans les pays les plus libéraux. Ajoutons qu'en avril 1978 une amnistie générale a libéré tous les prisonniers politiques. En somme, le Chili connaît actuel­lement un régime présidentiel libéral, assez semblable au nô­tre, moins le Parlement. Pourquoi cette méfiance à l'égard du Parlement ? Pour beaucoup de raisons évidentes, mais d'abord à cause de la dé­mocratie chrétienne. Sans doute, dans l'état actuel des choses, des élections législatives donne­raient une majorité aux partis, ou aux hommes qui se réclame­raient du général Pinochet. Mais qu'adviendrait-il après quelques années ? La démocratie chrétienne ne semble pas avoir changé. En octobre 1973, Eduardo Frei reconnaissait que Pinochet ve­nait de sauver le pays. Il le déclarait abondamment dans une interview au journal espa­gnol *ABC *: « Pourquoi a-t-on menti au monde en lui laissant ignorer qu'Allende avait mené l'économie chilienne au désas­tre ? Pourquoi n'a-t-on pas dit que tout était étatisé de façon *illégale,* les banques, les indus­tries, les mines, l'agriculture ? Pourquoi a-t-on caché au monde que les bureaucrates marxistes ne s'occupaient que de deux choses : le marché noir et les groupes para-militaires ? (...) 43:248 Le monde ignore que les marxistes chiliens disposaient d'un arme­ment entreposé dans des milliers de cachettes, supérieur en nom­bre et parfois en qualité à celui de l'armée nationale... *Les militaires ont sauvé le Chili* (*...*) Les armes saisies grâce à la loi Carmona prouvèrent qu'Allende préparait la guerre civile *depuis la présidence même...* ces armes étaient russes (...). Je vous dis que quand un gouvernement comme celui d'Allende refuse d'appliquer les lois, défie et in­sulte la Cour suprême, ne tient aucun compte de l'immense majorité du Congrès, provoque le chaos économique, arrête et tue les ouvriers qui font grève, méprise et piétine les libertés individuelles et politiques, af­fame le peuple pour livrer les produits aux monopolisateurs communo-gauchistes du marché noir ; lorsqu'un gouvernement commet tous ces abus et ces crimes, LA RÉBELLION DEVIENT UN DEVOIR (...) Et, si un peuple a été trop affaibli ou trop tra­qué pour pouvoir s'insurger contre un pouvoir bardé de janissaires, surtout importés de l'étranger, alors oui, QUE L'AR­MÉE RELAYE SON BRAS ET FASSE SA BESOGNE » (pp. 198-201. Ita­liques et capitales dans le texte.). Voilà ce que disait après la « rébellion » de Pinochet ce même Frei qui, avec ses com­pagnons de la démocratie chré­tienne, avait porté Allende au pouvoir en septembre 70, dé­clarant alors : « Certes le com­munisme est un mal, mais pour moi l'anti-communisme est un mal supérieur » (p. 40). Où en est-il aujourd'hui ? En décembre 1977, lorsque Pinochet lança un référendum destiné à soute­nir sa politique, il conseilla l'abstention. (Le résultat fut 75 % *pour,* 20,3 % *contre,* 4,7 *blancs ou nuls,* et 11 d'abstentions, non comptées dans le résultat -- pp. 255-6.) Un peu plus tard, quand en septembre 1980 le général Pi­nochet soumit au référendum un projet de Constitution assez analogue à la nôtre, mais après une phase transitoire de huit ans, le résultat fut : 68 % pour, 28 % *contre,* 4 % *nuls.* On peut conjecturer que les mili­tants de la démocratie chré­tienne votèrent *contre,* car « les leaders D.C. déclarèrent qu'ils accepteraient l'alliance commu­niste pour renverser Pinochet » (p. 266). Frei était-il du nom­bre ? Nous n'en savons rien mais s'il n'en était pas, il avait une grande part de responsabi­lité dans la « sinistrose » de ses camarades. Au-delà de la D.C., l'Église a une responsabilité certaine dans le gauchisme des catholi­ques. Si Suzanne Labin est très discrète sur ce chapitre, des petits faits qu'elle note inci­demment sont suffisamment éclairants. Le 10 novembre 1970, quelques jours après l'ac­cession au pouvoir d'Allende, le cardinal Silva Henriquez, arche­vêque de Santiago, primat de l'Église chilienne, déclarait : « Le socialisme contient d'énor­mes valeurs chrétiennes et, de beaucoup de points de vue, je le trouve très supérieur au capi­talisme. J'invoque Dieu pour que Salvador Allende, chef loyal, honnête, lucide et dé­voué, puisse réaliser tout le bien qu'il a conçu pour sa pa­trie » (p. 35). 44:248 L'année suivante il s'exhibe aux côtés d'Allende (le 1^er^ mai 1971) puis, le 13 novembre, « s'en va en per­sonne à l'aéroport pour accueil­lir le communiste Fidel Castro et lui faire cadeau d'une bible avec enluminures d'or » (p. 36). L'expérience Allende ne semble pas avoir modifié ses idées. En mai 1979, il constitue avec les professeurs les plus avancés de l'Université catholique une « Académie de l'humanisme chrétien », très gauchiste, qui fonctionne librement et publie « une revue *Analyse*, ... organe de presse anti-Pinochet qui se vend librement dans les kios­ques » (pp. 261-262). On peut résumer l'action de Frei et du cardinal Silva dans ce jugement lapidaire de Suzanne Labin : « Allende arma les bras. Silva et Frei désarmèrent les consciences » (p. 37). Notons, pour l'honneur de l'Église, que l'ar­chevêque de Valparaiso, Mgr Tagle, lutta constamment con­tre le marxisme, ralliant de nombreux catholiques. Sur les dix dernières années, on peut dire en gros, avec Suzanne La­bin, « que beaucoup de forces de l'Église finirent par aider au redressement du Chili, après que beaucoup aient contribué à sa chute » (p. 36). \*\*\* Cette affaire chilienne nous intéresse à tous égards. Elle est pour nous une source de ré­flexions sans fin -- sur la poli­tique, sur le marxisme, sur l'Église, sur la nature humaine, sur le « sens de l'Histoire ». Le nom de Maritain (jamais cité par S. L.) vient à l'esprit. Son « humanisme intégral » hante manifestement l'Académie de l'humanisme chrétien dont l'*Analyse* nous est connue d'avance sans que nous ayons besoin de la lire. Mais revenons à notre livre. Il faut le lire et le répandre. Suzanne Labin n'élude aucune question. Son dossier est solide. Elle en connaît toutes les pièces (sans excepter l'enquête d'Hu­gues Kéraly publiée dans ITINÉ­RAIRES). Elle s'interroge longue­ment, pour finir, sur les raisons de la campagne mondiale me­née contre Pinochet. Ses ré­flexions sont pleines d'intelli­gence et de probité. Je ne la chicanerais que sur l'emploi, d'ailleurs assez rare, du calot « fascisme » assimilé au na­zisme et au communisme, com­me de la distinction qu'elle fait entre la « vraie » démocratie et la démocratie tout court. Broutilles. Son propos n'est pas équivoque. Il faut saluer *Chili -- le crime de résister* comme un grand livre, un acte libéra­teur. Louis Salleron. 45:248 ### La découverte de l'autre *suite* par Gustave Corçâo #### Où un chat est un chat CE CHAPITRE DONNE UNE IDÉE de la déraison à laquelle on arrive dans un univers mental d'illusion et de prestige. -- Si quelque individu nous annonçait une série de conférences, avec tableaux et diapositives, pour exposer en détail la façon dont il a retrouvé l'adresse de sa propre maison ou le souvenir du nom de sa mère, il est peu probable qu'un tel sujet lui remplirait la salle. 46:248 Dans le cas contraire, on pourrait sans doute lui trouver du charme, suivre avec intérêt le récit de son égarement et vibrer pas à pas aux curieuses conséquences de la dé­mémorisation. Les ouvrages qui s'accumulent aujourd'hui sur ce thème de l'échec et de la vie disloquée exercent une fascination que personne ne trouve plus dans le Roman de la vie retrouvée. L'attrait de la prestidigitation se fonde sur un phéno­mène identique. Le théâtre se remplit pour voir le magicien extraire un œuf de ses narines, parce que tout le monde sait parfaitement que le diamètre de l'œuf est supérieur à celui de la fosse nasale. La science et la techni­que représentent elles aussi autant de prestidigitations, et c'est cette saveur équivoque de mensonge ou tricherie dont le public se régale lorsque le physicien escamote un piano entier pour présenter à sa place comme plus vrai que lui quelque essaim d'électrons ou un système d'équa­tions différentielles. Chacun sourit avec une supérieure finesse devant cette sorte de communication, précisément parce qu'il sait qu'un piano est un piano. Or, ce chapitre renferme une histoire simple, où il m'apparaît qu'un chat est un chat. Qu'il s'agisse là à pre­mière vue (et même tout bien réfléchi) d'une donnée im­médiate du sens commun, je ne le nie pas. Mais dans mon cas ce fut comme une récupération, une rencontre avec le nom des choses, à travers les filandreux méandres du cri­tère scientifique. Rencontre d'ailleurs assez soudaine, où l'on pourrait bien m'accuser à mon tour de bricoler dans la magie. Et de fait, en un certain sens, cette rencontre devait être magique : en ce sens, ce poids qu'avaient les choses dans ma première enfance, quand tout était magi­que. Mais mon tour de prestidigitation se bornera ici à chercher les œufs dans la paille du poulailler. \*\*\* Mon lecteur sans doute aura déjà oublié le personnage de Fred, fiévreux matérialiste qui pratiquait la biologie. 47:248 Dans la dispersion de mes amis communistes ou nietz­schéens, celui-là m'était resté. Convaincu que le fin mot de tout reviendrait à la science, Fred répétait sans cesse que la moindre conclusion en matière politique ou religieuse était prématurée. Il me recommandait avec le plus grand sérieux d'attendre cinquante et quelques siècles pour déci­der si oui ou non, l'homme avait une âme. Je ne garantis pas exactement le nombre de siècles, mais celui-ci restait assez conséquent pour me plonger dans la mélancolie... Mon ami cependant ne pouvait transiger : -- Nous som­mes, disait-il, les pèlerins de l'ignorance. Parfois Fred s'appliquait à me redonner courage, en insistant sur l'accélération vertigineuse des derniers temps. Je n'avais qu'à regarder les progrès de la génétique, consi­dérer les derniers travaux d'endocrinologie, songer un peu au microscope électronique... Il était clair que nous débou­chions d'un coup sur une phase mirobolante de la courbe du progrès, où il ne serait sans doute pas exclu de gri­gnoter cinq ou six siècles dans la solution des problèmes spirituels qui m'inquiétaient. Si les États comprenaient quelque chose aux vraies affaires du monde, ils ouvriraient de plus grands crédits aux laboratoires, au lieu de perdre leur temps à nouer des intrigues internationales. La simplicité de Fred n'allait pas jusqu'à prophétiser une ère de l'absolu sous le contrôle de la science, mais il tenait pour une ère de l'erreur sous ce contrôle-là. En d'autres termes, il conservait la mentalité que j'avais traî­née moi-même dans le monde en levant les yeux du gal­vanomètre, et ce concept anti-tragique de l'erreur, subor­donné aux formules de Gauss et au calcul des probabilités. Tout le reste n'étant que tricherie ou mauvaise volonté. L'unique nécessaire en cet âge préhistorique de l'hu­manité -- disait mon ami -- était qu'on nous laisse tra­vailler sans faire de bruit, hic et nunc, dans les couloirs de la politique et de la religion. C'était un véritable apôtre du critère scientifique. Où s'appliquait ce critère jaillissait immanquablement une parcelle, une étincelle de vérité ; où il ne s'appliquait pas, subsistait seulement cette chose informe : l'épaisse gri­saille du quotidien. 48:248 Fred avait ébauché plusieurs théories qu'il présentait non sans réserves, mais où se profilaient déjà certaines solutions aux graves problèmes du sexe. Il les tirait de la biologie, naturellement, et les avait épu­rées de tout élément conventionnel de morale transitoire. Ces théories faisaient apparaître une énorme différence entre le cas de l'homme et celui de la femme. Celui-ci personnifiait la prodigalité de la nature, celle-là son ava­rice. Et il fallait vraiment se boucher les yeux pour ne pas voir que tout le cosmos est travaillé par ce redoutable dualisme : d'un côté l'exubérance, de l'autre l'économie. On n'en finit pas de s'étonner de la profusion des astres ; mais chacun d'eux suit une orbite d'une draconienne éco­nomie d'énergie. Mon ami concluait de là que le Cosmos était un couple immense, enlacé dans l'acte de sa propre génération, et que tout dans la nature agissait sur la base de ces deux principes, l'un solaire et l'autre tellurique. L'homme était pour lui le mâle solaire, ensemenceur cosmique, dispensateur magnanime, chêne altier qui sème à tous les vents. C'est folie, disait-il, que de vouloir enchaî­ner à l'avarice d'un utérus cette immense potentialité. Biolo­giquement, l'homme se trouve non seulement dispensé de fidélité, mais comme contraint à la polygamie. Tout lui est permis. C'est pour cela qu'il ne se montre pas trop regardant sur le type et sur la beauté, se contentant d'un certain niveau. Ce minimum acquis, *questa o quella,* elles sont toutes bonnes à prendre. Chez la femme, tout ne pouvait qu'être différent. La femme incarne le principe tellurique. Elle est avare ; sa constitution la dispose à garder, protéger et nourrir. Il lui faut un mois-pour amasser son petit pécule hormonal, qu'il serait pour cette raison biologiquement indigne d'aller gaspiller au hasard des rues. Personne ne dépense raisonnablement le salaire d'un mois dans l'achat d'une cravate. Par là, la femme reste obligée à la fidélité ; et par là aussi exigeante, sensible, délicate et fort regar­dante quant au type, puisque contrainte à se suffire d'un homme pour la vie. -- La société bourgeoise, avec ses conventions et la dépendance économique où elle main­tient la femme, établit le mensonge à la base du problème en réservant à l'homme toute l'initiative du choix, tandis que la jeune fille décente reste nécessairement passive. Et se rattrape ensuite avec astuce, en allant chercher hors du mariage bourgeois un petit adultère libérateur... 49:248 La théorie de Fred allait loin en conséquences pra­tiques, comme il ressort de cet échantillon reproduit de mémoire, mais je dois préciser que dans la phase de ses applications in vivo, elle n'obtenait point d'excellents ré­sultats. La femme de Fred ne comprit pas l'enjeu scienti­fique, ni ne sut se convaincre des avantages de la doctrine, et l'histoire s'acheva sur une séparation déchirante, avec le cortège de misères qu'on lit chaque jour dans les jour­naux. D'ailleurs, pour dire les choses comme elles sont, cette théorie qui me laissait pourtant du bon côté de la barrière ne parvenait pas non plus à m'enthousiasmer : le rayonnement imposé au mâle solaire me semblait exté­nuant, dès lors qu'il fallait observer scrupuleusement tous ses corollaires. \*\*\* Mais le cas que je désire rapporter maintenant est sans relation avec la vie privée de mon ami ; il se rattache seulement à l'idée que celui-ci se faisait du critère scien­tifique. Un jour -- la raison nous entraînerait sur des chemins étrangers à l'économie de cette histoire --, je dus ap­prendre comment le biologiste décervelait les bêtes pour atteindre certaine racine de nerfs. J'allai trouver Fred dans son laboratoire et lui demandai de me montrer l'opé­ration concrètement. Il commença par m'assener une série d'explications préliminaires et se tourna ensuite vivement, comme à son habitude, vers l'assistant de service : -- Jean, apportez-moi un chat. L'assistant revint peu après avec le chat, et mon ami se mit à labourer du doigt dans la fourrure de l'animal avant de l'anesthésier, pour me faire voir les premiers éléments de la technique sur le sujet. 50:248 Or, à ce moment, je fis une découverte si prodigieuse, et dont je restai si confondu, que je n'ai presque rien retenu du reste. Au­jourd'hui encore je serais bien incapable de décerveler un chat ; mais en revanche, j'ai appris beaucoup mieux. Je ressentis la joie du spectateur qui découvre tout à coup le truc du magicien, le fil invisible, et se convainc lui-même que les choses en définitive sont bien ce qu'elles sont. Au moment précis en effet où Fred s'emparait du chat et détachait les ongles que le petit animal avait plantés aussitôt dans sa blouse de laboratoire, je perçus clairement la ligne de démarcation qui séparait la vie de mon ami de son œuvre, ce qu'il faisait de ce qu'il disait, et sa science de la sagesse millénaire des hommes. Tout cela parce que je m'étais mis sans le vouloir à formuler en moi-même la plus simple des questions : -- Comment sait-il que ceci est un chat ? Comprenez bien, lecteur. Fred avait reçu la bête des mains de son assistant dans un geste parfaitement normal, familier, nullement biologique, un geste d'appropriation utilitaire, semblable à ceux que nous répétons chaque jour pour sortir un livre de la bibliothèque ou couper une tranche de pain. -- Mais comment donc pouvait-il savoir que cet animal était bien un chat ? Quel était le critère scientifique de sa conviction ? Eh bien, mon cher lecteur, il savait cela exactement de la même manière que, vous et moi, nous le savons un jour, lorsqu'il était petit, son père avait montré du doigt une bête au poil luisant, avec sa longue queue, ses yeux mi-clos, et lui avait donné le nom de « chat ». Oui, Fred savait que le chat était chat *par tradition.* Et il acceptait cet héritage ontologique, le chat, cette simple garantie paternelle au temps de sa petite enfance, pour mettre en branle toutes ses minuties expérimentales sur la base d'une telle énormité. Il recevait des mains d'un autre ce chat entier, vivant total ; il commençait même par faire confiance à son assistant, lequel à son tour avait appris dans la même école antique et passive l'art de distinguer les chats. 51:248 A ce moment précis, Fred passait de la sagesse touchant les chats à la science concernant le cortex des chats. Le critère scientifique apparaissait donc seulement au som­met d'un immense dépôt familial, séculaire, humain, il revenait à travailler au burin sur la fine pointe d'un obé­lisque. Mais cette image-même paraît mal choisie, qui suggère l'idée d'une simple disproportion, et laisse encore subsister l'espérance de pouvoir buriner tout l'obélisque en quelques siècles. En vérité, l'homme qui imposerait un critère rigoureusement scientifique à la reconnaissance de chaque chose finirait par en nécessiter un aussi pour dire bonjour à sa mère, et vous imaginez aisément à quelles extrémités serait conduit un tel individu. On pourrait m'objecter qu'il existe des reconnaissances plus scientifiques que celle introduite ici comme exemple. Le chat reste un animal par trop familier, il a hanté toutes nos enfances avec son asthme et son astuce ; n'importe quel enfant sait qu'il ne faut pas tirer la queue du chat. Supposons alors que notre expérience, au lieu de chat, ait requis un ornithorynque. La bête est plus précise, plus rare, et jamais ne l'avons vu nicher sur les genoux de maman. Mais le naturaliste n'en reconnaîtrait pas moins l'ornithorynque pour avoir aperçu son image dans un ouvrage illustré. Si évolué qu'il soit, le zoologue ne se libère pas de cette enfance incarnée dans le souvenir d'un animal en chair et en os ou de son image sur la planche à dessins ; et il n'importe guère que cette image ait été regardée à quatre ou à quarante ans, car une image est toujours regardée avec des yeux d'enfant. (*A suivre.*) Gustave Corçâo. Traduit du portugais par Hugues Kéraly.) 52:248 ### A propos d'une Université d'été par Bernard Bouts HONNEUR aux personnes qui ont eu l'idée de joindre les noms d'Hen­ri et André Charlier au fron­ton d'une Université d'été. J'ai su par la suite que cette Uni­versité avait eu un grand succès, et je me suis dit : bon, alors tout n'est pas perdu en France. « ...Bonne pression, ya de l'es­poir. -- Espoir de quoi ? -- Comment de quoi ? Je dis : ya de l'espoir, et Dieu verra de quoi. » ([^10]) Car enfin si on avait annon­cé. « Université Marx Ju­nior » ou « Université œcumé­nique et écologique » Hé ! Hé ! Ou seulement « University of structuralism », le succès était assuré, tant il est vrai que la marque de fabrique fait la moi­tié de la vente. J'ai rencontré jadis un Espagnol dont la carte de visite noire portait en lettres d'or : « COCO y COCO, re­presentantes ». Cela prêtait à confusion, mais c'était frap­pant ; j'ai été frappé, sans tou­tefois comprendre clairement ce qu'ils représentaient, peut-être des eaux troubles, qui sait ? 53:248 Pour Henri et André Char­lier, c'est clair, mais il faut être connaisseur et je n'aurais pas cru qu'il y eût tant de connais­seurs en France pour se réunir en une Université Henri et An­dré Charlier. Je leur tire mon chapeau et, pour leur agrément, je me permettrai d'ajouter mon grain de sable à la fresque. C'est que, à force de bourlin­guer d'escale en escale (plus d'un demi-siècle, mes frères !) on a l'occasion de fréquenter pas mal d'esprits supérieurs, parmi les dockers, les capitai­nes, et même les hommes de lettres, connus ou inconnus, et des techniciens supérieurs, et des spécialistes de toutes sortes, des gens de talent, des gens de bien, et finalement, tout homme de métier, (qui possède à fond son métier), me fait toujours l'effet d'un prodige de la nature, devant qui je reste bouche bée. Est-ce à dire que les hommes de métier et les esprits réel­lement supérieurs dans une discipline aient tous des vues étendues à d'autres disciplines, maîtres à penser en toutes cho­ses, « spécialistes de l'univer­sel » comme disait plaisamment Henri Charlier au sujet de cer­tains philosophes ?... Voilà qui est délicat, parce que nous avons tous, à plusieurs titres et divers niveaux, la prétention de savoir, et c'est vrai, nous sa­vons. Socrate, dans toute sa sa­gesse, ne savait pas, parce qu'il était né trop tôt. Ne me dites pas que nous sommes nés trop tard ! Notre science ne va pas loin mais elle est suffisante pour notre petit bonhomme de chemin, tribord amures, barre amarrée ; ciel d'azur, mer belle et cumulus de beau temps. C'est le printemps de la vie. Après le printemps, qu'est-ce qui vient ? Il vient le diable, qui ouvre un four grand com­me ça pour nous avaler. Depuis que le monde est monde l'orage se bouscule aux portes. C'est le diable. Son feu d'artifice est épatant, les pattes en l'air, et sa musique, sa musique, sa mu­sique... Voilà ce qui se repro­duit périodiquement ; donc il faut être prévenu, il faut savoir s'y prendre. Des marins, des grands capitaines, des vieux ma­telots donnaient l'exemple et montraient, tout bottés, le che­min des enfléchures. J'ai vu ça, moi qui vous parle, quand j'étais novice, et je l'ai fait à mon tour à bord de *l'Étoile du Jour,* tu te souviens ? Il est bien évident que si on vire de bord, c'est que le bord qu'on courait n'était pas le bon ; plus tard viendront les brises célestes, alizées, où nous glisserons joliment, plus tard... En attendant nous vieillis­sons, et nous veillons au grain, l'œil sur l'horizon, pour que le mauvais temps ne nous prenne pas au dépourvu. Avez-vous vu un huracan ?... Donc, nous y sommes, et il y a trois solu­tions : la route, la cape, la fuite, selon les cas et selon les bateaux. Quelques grands et forts navires sont emportés comme un fétu, d'autres sont retournés comme une galette, d'autres tiennent la cape, d'au­tres fuient au vent arrière, et j'en connais qui, dans certaines circonstances, ont continué leur route sous basses voiles, sans se faire de bile. 54:248 Vous me direz que mes allé­gories sont cousues de fil blanc, mais il y a des gens qui perdent le fil et qui vous disent : « passe-moi l'aiguille » comme si l'aiguille sans fil servait à quelque chose ! Il faut deux brasses, c'est-à-dire une brasse en double, et sachez une chose, c'est que dans toutes les cou­tures d'une voile, et de toutes les voiles, il n'y a pas un nœud. Si vous venez me voir je vous montrerai comme ça se faisait autrefois, (j'ai cousu moi-même plus de voiles, laize par laize, que ma mère ne m'a cousu de culottes, croyez-moi), mais au­jourd'hui c'est tout à la machi­ne et en zig zag. Peut-être est-ce mieux, mais on ne s'y fait pas la main... \*\*\* Les Charlier, sans se voir souvent, suivaient des routes parallèles dans des offices dif­férents, bon vent bon plein, et ils avaient ceci de commun que, ne cessant d'avertir des dangers, des fausses routes, des fausses notes, des faux pas, des faux jetons, ils ne se fai­saient pas plus de bile que le bateau dont j'ai parlé. C'est surprenant, mais c'est ainsi. « Vin sur lait rend l'cœur gai ! » disait Henri. « Lait sur vin rend l'cœur malin », et de trinquer à la santé du Roy Ab­sent. Cependant l'édifice se cons­truisait peu à peu, il s'élevait, je l'ai vu s'élever et c'était ad­mirable parce que tout se te­nait, toutes les activités, toutes les connaissances, tous les arts, à commencer par l'art de vi­vre, l'art de penser, l'art d'ins­truire et d'éduquer, tout se retrouvait dans la même pensée, et de telle façon qu'on n'y voyait pas une fissure. (La na­ture m'a pourtant doué d'un certain esprit critique !) Ainsi lorsque dans ce temps-là, et par la suite, je me trou­vais nez à nez avec un député, un beau professeur, un éditeur, un fonctionnaire, un peintre, un juge au tribunal, un journaliste, un grand écrivain, un médecin, un général, je comparais. Malgré toute l'admiration que je pouvais avoir pour le général, mon parent, mon voisin, mon cousin, je ne pouvais pas m'em­pêcher de le comparer avec l'un ou l'autre des Charlier. Je dis, en esprit. Il est bien possible que le général ou l'écrivain fût supérieur en tant que général ou écrivain ou ingénieur élec­tricien, mais pas quant à l'édi­fice que ces deux personnages-là ont su construire, chacun de son bord, avec les moyens du bord et les deux ensemble, dans un monde qui n'était vrai­ment pas disposé à les écouter, à part les quelques amis qui sont en train de repasser les consignes et les techniques aux jeunes intelligences. \*\*\* 55:248 Hélas ! si nous revenons à bord, voulez-vous que je vous dise ? je suis écœuré. « Quoi, demanderez-vous, la marée noi­re ? » Oui, la marée noire a quelque chose à voir avec ce qui m'écœure. Savez-vous com­ment est construit un pétrolier ? Avez-vous vu, comme je vois de temps en temps, des pétroliers et des minéraliers attendre au large parce qu'ils craignent de se casser dans les vagues trop longues ou trop hautes ou je ne sais quoi de la passe ? *L'Étoile du Jour* avait une quille et une contre-quille qu'on appelle Carlingue, et des côtes, comme nous, et des Épontilles, des Baux, des Jambettes, com­me nous, des Virures, des Bor­dés, qui sont la peau du bateau. On dit : « Avoir la peau sur les os » mais, s'il n'y a pas d'os, comment faire ? Baudruche en­flée ? Je sais que ces navires-là n'étaient pas faits pour trans­porter du pétrole, (quoique j'aie transporté du kérosène en fûts pour les avions), mais le pétro­lier moderne me ferait plutôt penser à un énorme suppositoi­re. Les petits voiliers de loisirs d'aujourd'hui, en fibre de verre, en aluminium, en ciment, en bois moulé, coques, coquilles, cocons, sont très jolis, très logeants et fins voiliers, je ne dis pas le contraire mais le navire dont je vous parle était authen­tique, voilà, avec ses Mâts qui ne reposaient pas sur le pont mais dans l'Emplanture, tout au fond, et les Haubans, et les Cadènes, authentiquement cons­truit, comme nous. Voilà ce que je voulais dire au sujet des Charlier : ils étaient authen­tiques. En l'année 1550 à peu près, la « Nave » qui s'appelait quel­que chose comme « Notre-Da­me-des-Airs-et-les-Saints-Anges-Gardiens-de-nos-Ames », rien que ça, est allée au plein vers la première « Angostura » du canal de Magellan. Il fallut des jours de lames furieuses pour la détruire. Les matelots construi­sirent une grande chaloupe avec les restes et revinrent en Espagne. (Vous voyez les mari­niers actuels construire une chaloupe avec les restes de leur pétrolier éventré ?) Du ventre du Folgoët mort et enterré il sortit, dit-on, un églantier. Je m'arrête, sûr que vous m'avez compris. Au revoir ! *Kenavo,* monsieur le Recteur ; j'ai appris que le beau trois-mâts de Messieurs Bordes et Fils est revenu à son port d'at­tache ! Mes compliments. Bernard Bouts. 56:248 ## L'INTÉGRALE DU SOULIER DE SATIN ### Rendez-vous en janvier ? par Jean Madiran LE TOUR DE FORCE que nous avons connu cette année, de la fin de janvier au début de mars, chaque samedi et dimanche, le tour de force de Jean-Louis Barrault, ce fut d'avoir rendu possible l'impossible représentation intégrale du *Soulier de Satin.* ([^11]) Pour la première fois. Pour la dernière ? En mars 1980, le théâtre d'Orsay fermait ses portes. En janvier prochain, la compagnie Jean-Louis Barrault, pardon, la « Com­pagnie Renaud-Barrault » s'installe aux Champs-Élysées. Y repren­dra-t-elle l'intégrale ? Il le faut. Au besoin, on ira la lui réclamer. Entre temps, nous en aurons eu peut-être en décembre, nous dit-on, une projection à la télévision. Effet non garanti. Mais à la scène, quel éblouissement, quel merveilleux enivrement. Deux fois j'y ai entraîné des jeunes hommes, des jeunes femmes qui ne connaissaient rien de Claudel et qui avaient témérairement négligé ma recommandation préalable et prudente de lire le texte à l'avance pour n'être pas noyé, à la représentation, dans les sinuo­sités d'une histoire embrouillée : malgré leur impréparation com­plète, ils ont été conquis, ils ont été bouleversés, ils ont été atteints dans la profondeur de l'âme. 57:248 Mais n'allons pas faire le malin en parlant des autres, comme si nous-même, avant d'y aller, nous avions su. Non pas. Combien de fois avais-je lu *le Soulier de Satin* en entier ? Deux ou trois ; trois ou quatre ; pas toujours dans l'intégrale ; et jamais d'un seul coup ; j'y trouvais bien sûr quelques belles pages, celles que l'on cite partout, et plusieurs autres encore, mais le livre finissait par me tomber des mains, fouillis impénétrable, bavardage « irrépressible », torrent sauvage, désordre sans limite, démesure insupportable. J'avais tort. A la scène, tout apparaît nécessaire, l'unité ne s'évanouit pas et l'esprit, saisi, est tenu attentif d'un bout à l'autre ; et le cœur, emporté. Jean-Louis Barrault, mais oui, a parfaitement servi le texte, il a tait exister l'œuvre dans la lumière de son écrasante vérité. Les grands journaux n'en ont pas fait grand cas. Ils n'ont pas donné un retentissement appréciable à cet événement littéraire, à cet événement théâtral. C'est qu'il s'agit surtout d'un événement spirituel, qui place le spectateur dans un autre univers et lui insuffle une autre respiration de l'âme. Il ne faut pas en rester là l'expérience vient de montrer que toute une jeunesse, sans aucune préparation intellectuelle, est prête à s'enthousiasmer pour cette puissante musique. L'intégrale du *Soulier de Satin* fait entendre une clameur surnaturelle intégralement catholique. Toute la France y viendra, si les représentations reprennent, et si on le lui fait savoir. \*\*\* L'œuvre de Claudel et Claudel lui-même sont violemment contestés. Auteur des *Paroles au maréchal Pétain,* il devint un peu vite l'auteur d'une ode *Au général de Gaulle.* Avec une détestation quasiment hystérique, il chercha, par des calomnies délirantes, à faire condamner Maurras à mort en 1944 et 1945. Et comment oublier la sentence enflammée de Bernanos : « *Plus riche que Turelure et plus décoré que Goering, ce vieil imposteur de Clau­del. *» De tout temps il avait attiré sur sa personne de grandes sévérités : il y a sur lui une page terrible de Péguy, mais comme il n'y est pas nommé, elle n'est pas connue ; elle n'en existe pas moins. Et puis, en sed contra, voici Léon Daudet qui le désigne comme « *l'auteur dramatique le plus riche en métaphores neuves et hardies de sa génération *» ([^12]). 58:248 Et voici Brasillach : « *Les drames de Claudel, honneur de notre temps indigne et de notre langue, sont eux aussi les drames de la création et du salut, et cette œuvre ainsi, née de la Bible, y retourne, cette vie formant un cercle parfait. *» ([^13]) Et l'acribique Louis Jugnet : « *Nous voyons dans l'œuvre de Paul Claudel une incarnation particulièrement structurée, solide, orthodoxe, vivante, du catholicisme traditionnel. *» ([^14]) Qui a raison ? Les uns et les autres, sans doute. L'ambassadeur, l'académicien, le capitaliste Claudel a plusieurs fois été abominable. Son œuvre comporte aussi des étrangetés et des baroqueries inutiles. Mais si Jean-Louis Barrault redonne en janvier l'intégrale du *Soulier de Satin,* allez la voir. Vous serez pris ; emporté dans le torrent de la foi, de l'espérance, de la charité. \*\*\* *Le Soulier de Satin, ou le pire n'est pas toujours sûr,* « action espagnole en quatre journées », existe en deux versions : la « ver­sion intégrale », écrite de 1919 à 1924, et la « version pour la scène, abrégée, notée et arrangée en collaboration avec Jean-Louis Barrault », en vue des représentations qui eurent lieu à la Comédie française à partir du 27 novembre 1943. La « version intégrale » compte 282 pages, la « version pour la scène », dans les mêmes caractères typographiques, en compte 159, elle est donc réduite presque de moitié. En tête de la version intégrale, Claudel écri­vait : « Après tout il n'y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour ou l'autre, d'ici dix ou vingt ans, totale­ment ou en partie... » Trente-six années après la représentation partielle de 1943, Jean-Louis Barrault a risqué l'incroyable entre­prise d'une représentation (presque) intégrale, six heures de spec­tacle. Il y avait eu en 1972, à Brangues puis à Paris, comme un relais, la mise en scène de la Quatrième journée, « Sous le vent des îles Baléares », précédée d'un résumé cavalier des événements antérieurs ; cela ne m'avait guère convaincu, et il faudrait surtout éviter d'y revenir. 59:248 Maintenant que l'intégrale a reçu l'existence sur scène -- et en quelque sorte l'existence tout court, une existence qui manque au texte froidement imprimé et solitairement lu -- ne retournons plus aux versions abrégées, ne lâchons plus l'intégrale, c'est une réussite énorme, carrée, souveraine, ou alors ne la lâchons désormais que pour tenter la nouvelle aventure d'une intégrale qui serait tout à fait intégrale (je pense que cela ferait bien une heure de plus, ou pas loin). De Jean-Louis Barrault, Claudel disait en 1943 qu'il était avec lui « en pleine unanimité de convictions artistiques ». On s'interrogera longtemps peut-être sur la nature exacte d'une telle « unanimité », c'est-à-dire d'une identité d'esprit, limitée pourtant aux « convictions artistiques ». Dans la mise en scène du *Soulier de Satin,* l'artiste est bien forcé de dépasser l'art, et Jean-Louis Barrault y est juste et profond. Com­ment pourrait-on l'en remercier mieux qu'en lui souhaitant de tout cœur de voir, d'entendre pleinement et de recevoir lui-même l'entière dimension de ce qu'il a fait. Jean Madiran. 60:248 ### Un événement majeur  par Georges Laffly ATLAS, qui porte le monde (« la belle pomme parfaite », « le globe » dont parle Rodrigue dans le *Soulier de satin*) voilà Claudel. Et cette pièce en quatre « journées » est bien un monde, qui respire et qui vit, immense, avec ses sommets et ses gouffres, et même quelques coins mal venus. \*\*\* Pour la première fois, la compagnie Renaud-Barrault en donne une représentation intégrale -- ou presque -- qui montre cela à l'évidence. L'œuvre n'est pas seulement écrasante, ou immense, comme on dit par commodité. Elle est grande. Le XX^e^ siècle fran­çais qui l'a portée n'est pas indigne du riche héritage qui lui était donné. Et peu importent les accrocs, les vulgarités, la démesure (et aussi bien les fautes d'interprétation). *Le Soulier de satin* entraîne ces scories et s'impose, superbement. En écrivant ainsi, je me donne le ridicule de découvrir l'Amérique. Mais c'est que l'Amérique est toujours à découvrir. 61:248 Et à qui hésiterait, je donne cette histoire de Cocteau. Un couple français était allé entendre Parsifal à Bayreuth. « Après cinq heures de spectacle, mon amie se penche vers son mari, à droite, et murmure : « C'est trop long. » Un vieil Allemand, son voisin de gauche, qui l'avait entendue la rembarra en ces termes : « C'est peut-être vous, jeune dame, qui êtes trop courte. » Anecdote où l'humour est un peu massif, ce qui convient à notre sujet, et qui nous rappellera que l'ambition de Claudel fut aussi de concurrencer la « totalité » wagnérienne. Il ne me semble pas que la création de la troupe Renaud-Barrault ait été accueillie pour ce qu'elle est, un événement majeur. Cela mesure notre insuffisance. (Notre merveilleuse information n'est plus en mesure de capter et de transmettre ce qui importe vraiment.) Et sans doute, j'indiquerai quelques réserves, comme d'autres ont fait, mais ce n'est pas ce qui compte. Le poème emporte ces chicanes. \*\*\* *Le soulier de satin,* on peut l'indiquer brièvement, c'est l'histoire d'un renoncement. Toute la pièce est sans cesse tirée vers le haut par ce mouvement difficile, si long à obtenir chez Prouhèze, pres­qu'impossible pour Rodrigue, parce que Claudel, comptons sur lui, n'oublie pas les pesanteurs, et les plus attirantes, les plus séduisantes, les plus légitimes aussi. « *Mon Dieu, qui m'avez délivré de moi-même *»*,* écrivait-il dans la III^e^ des *Cinq grandes odes,* le *Magnificat.* C'est cette délivrance qui est au cœur du drame. Il est difficile à l'homme de se libérer de soi-même, et plus il est comblé des biens terrestres, plus c'est difficile. La beauté, la noblesse, la force, c'est cela d'abord qui retient les héros, les tire vers le bas, et dont ils doivent se délier. Il faudra bien qu'enfin ils soient foulés, aplatis, détruits, pour s'accomplir parfaitement, mais ils refusent tant qu'ils peuvent. Ils ne se laissent pas faire. Dans le dialogue où l'Ange gardien explique à Prouhèze qu'elle a été créée comme l'appât qui peut seul retenir et sauver Rodrigue, il y a : « *Cet orgueilleux, il n'y avait pas d'autres moyens de lui faire comprendre le prochain, de le lui faire entrer dans la chair. *» Non, il n'y avait, rien d'autre que cet amour terrestre et qui n'a pas d'issue terrestre. Et Prouhèze, elle, reconnaît : « *Rodrigue est toujours cette croix à laquelle je suis attachée... *» Ce qui n'est pas suffisant, et Don Camille, ce traître, ce galeux, si haut lui aussi quelquefois, vise juste quand il lui répond : « *Mais la croix ne sera satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n'est pas la volonté de Dieu détruit. *» 62:248 (Et soit dit en passant, il était bien facile de polir ce langage rugueux, et on se demande si Claudel a bien raison de vouloir porter à l'extrémité du verset le mot « détruit », place expressive, mais peu naturelle. Laissons cela, n'est-ce pas ?) \*\*\* Prouhèze meurt. Mais Rodrigue survivra quinze ans au moins avant de renoncer, et de s'accomplir à son tour. Même prisonnier, amputé, même vagabond, humilié par son roi, son orgueil demeu­rait intact. Et cet orgueil ne cède que lorsque l'ancien vice-roi du Nouveau monde est vendu, pour rien, comme serviteur à un couvent de sainte Thérèse. « *Délivrance aux âmes captives *»*,* c'est le dernier mot de la pièce. A la lettre, il s'agit des âmes captives des Barbaresques : Don Juan d'Autriche part pour Lépante, et va arrêter les Turcs. Mais il est d'autres captivités. Et la délivrance, pour l'homme et la femme qui s'aimaient, n'a pas été une mince entreprise. Justement parce qu'ils étaient *grands,* et se trompaient d'autant plus aisément. Ils se trompaient d'ordre. Il y a en eux, par leur grandeur native, un défi. Défi au monde, et c'est le plus simple. Défi aussi qu'ils portent à eux-mêmes, et l'un à l'autre. Prouhèze épouse Camille, quand la mort de son premier mari, d'un point de vue mondain, la libérait. C'est pour rester fidèle à la promesse faite de tenir Mogador, de contrôler le renégat. Mais on n'est pas sûr que cet enjeu compte vraiment à ses yeux. Il s'agit d'une exigence supplémentaire, et qu'elle s'im­pose seule. On le voit mieux encore, lorsqu'elle est déléguée par Don Camille sur le vaisseau du vice-roi -- c'est la seule confron­tation entre les deux amants. Elle dit à Rodrigue : « *Dis seulement un mot... Un mot et je reste avec toi. *» Défi beaucoup plus qu'appel. Elle *tente* Rodrigue plus qu'elle ne s'abandonne. Elle sait qu'il ne peut prononcer ce mot attendu sans se réduire, sans les réduire tous deux. Un peu avant, elle a eu cette exclamation : « *L'honneur em­pêche. *» C'est ce que le XVII^e^ appelait « *la gloire *», le sentiment de ce que l'on doit à soi-même. Et je sais bien que Claudel détestait Corneille (comme il détestait Hugo) mais je me retiens mal de penser qu'ici il veut rivaliser avec lui, et il entend bien l'emporter, dépasser l'homme de Rouen. 63:248 Il y a un passage heureux, dans cette pièce, où l'on voit le vice-roi de Naples (celui que cherche Dona Musique) converser avec ses compagnons dans la campagne ro­maine. Il dit : « *Il y a autre chose à faire d'une belle œuvre que de la copier, c'est de rivaliser avec elle. Ce n'est pas ses résultats qu'elle nous enseigne, ce sont ses moyens. Elle nous verse la joie, l'attendrissement et la colère ! Elle met au cœur de l'artiste une fureur sacrée ! *» Cela s'applique au *Soulier.* Le choix de l'Espagne, le nom même du héros, Rodrigue (c'est une remarque qui a dû être faite souvent, je ne parle pas en critique) désignent assez le poète contre qui, et avec qui, Claudel élève son ouvrage. Ce que l'on doit à sa gloire, cela ne répond pas au mouvement du monde, à la puissance et à l'ambition. Prouhèze restant à Mogador après la mort de celui qui lui a confié cette mission, Rodrigue quittant l'Amérique, sa création, dès qu'il a en main la lettre qui le cherche depuis dix ans, ce ne sont pas des mouve­ments communs. Ils supposent le mépris des grandeurs du siècle. On a même un exemple plus corrosif de ce mépris avec le spectacle du Roi et de sa cour dans la 4^e^ journée, mais j'y revien­drai parce qu'on peut se demander si, en cet endroit, la représen­tation ne force pas, ne fausse pas le sens. Claudel savait mieux qu'un autre que le temporel et les grandeurs d'établissement, ce n'est pas rien. Il ne les a pas méprisés pour son compte, c'est le moins qu'on puisse dire. Et il n'est jamais si facile de s'en détacher. Les montrer grotesques, c'est trop simple. Un dernier point. Ce qui domine ici, c'est la grandeur de la femme. Pour les meilleurs, pour ceux qui comme Rodrigue sont élus : « *Un éclair a brillé pour eux par quoi le monde entier est frappé à mort, désormais, retranché d'eux. *» « *Une promesse que rien au monde ne peut satisfaire, pas même cette femme qui un moment s'en est faite pour nous le vase. *» Ce qui implique que la femme est figure de la réalité essen­tielle. Elle est, chez Claudel, Ève, Marie, ou l'Église, selon un langage analogique qu'il faut garder présent. Je n'ai pas mes notes sous la main, mais je crois devoir cette remarque au beau livre de Jean-Bertrand Barrère « Claudel et son œuvre » (éd. Sedes). Et dans *le Soulier de satin* partout éclate la supériorité de Prouhèze sur Rodrigue. \*\*\* 64:248 Si les deux personnages sont essentiels, chacun sait que la pièce les déborde de tous côtés. Comme c'était le penchant et la force de Claudel, elle dit tout. Il y a ces deux vies qui n'arrivent pas à se rejoindre. Il y a aussi l'amour heureux et la maternité de Dona Musique. Les méditations religieuses et les réflexions politiques (cette Espagne tiraillée entre l'Afrique et l'Amérique, la lutte contre l'Islam et la création du nouveau monde) et aussi les bouffonneries. Côte à côte, et mêlé, tout tient ensemble, monde incarné, merveille, *opus mirandum.* \*\*\* La représentation n'est pas « intégrale », en fait, et la seule chose qu'on regrette ce sont les coupures : reproche à prendre comme hommage. Je regrette les monologues des saints Nicolas, Boniface, Denys d'Athènes -- et Ad libitum ! -- autour de Dona Musique à Saint-Nicolas (de Prague). Et le dialogue entre don Léopold et don Fernand, dont il ne reste ici qu'une maigre part. Claudel, au nom de la nouveauté, y lance ses flèches contre la tradition -- et à la lettre il a raison, nous le savons bien, nous qui subissons la tradition de la nouveauté (en raison, c'est autre chose, et il le savait bien, fidèle de la Vulgate et d'Eschyle). Je regrette aussi les coupures opérées dans la quatrième jour­née, et le style de sa représentation. On a coupé les textes sur les images des saints, telles que les décrit Rodrigue au Japonais, et c'est dommage. Et pis, on montre l'une d'elles, un saint Gabriel, qui est un portrait de Claudel en ambassadeur, tout doré et décoré et le crâne ras : mauvaise plaisanterie. Ce qu'on a gardé des pêcheurs des Baléares n'est rien, puisqu'on est privé de la scène entre Bidince et Hinnulus. Et au fait cela passe mal. Surtout, sur­tout, les scènes avec le roi et la cour sont faussées. Je crois d'abord dans le texte même du roi quand il s'adresse à Rodrigue, mais encore plus dans son costume et son allure : ce nouveau roi doit faire penser « au roi de pique » dit Claudel. Sur scène, on ne voit pas cela du tout, mais une sorte de Coluche couronné. Ce n'est pas la même chose. Ce roi se moque de Rodrigue -- c'est une des bizarreries de cette partie, comme le fait que celui-ci accepte sans s'étonner une actrice qui se présente comme la reine Marie. Mais si ces bizarreries sont dans le texte, la repré­sentation masque que le roi se joue aussi bien de sa cour : « *Il n'y a qu'à remercier Dieu d'un si grand succès *», dit-il au chan­celier, alors qu'il sait déjà que l'Armada est noyée et l'Angleterre intacte. Il y a une différence entre un homme solitaire, et cruel à lui-même, et un bouffon. La *modernité* n'excuse pas ce traves­tissement, si elle le rend insensible. \*\*\* 65:248 En voilà assez avec les reproches. Il faut louer un ensemble admirable, l'ordre et le rythme de ces scènes. Grâce à un usage savant du plateau et de deux loges latérales, ainsi que du jeu des lumières, le spectateur entre tout naturellement dans cette forêt de scènes et d'images. C'est le mérite des metteurs en scène (ré­serves faites pour la 4^e^ journée). Les costumes sont très beaux. Quant aux acteurs, il ne faut pas sous-estimer ce qu'on leur doit. J'ai trouvé Hélène Arié (Prouhèze) admirable, belle, musicale, noble dans ses attitudes, et capable de sublime. Dom Camille (Bernard Alane) étonnant dans un rôle difficile, quoiqu'il crie parfois. Un peu en retrait de ces deux comédiens, Jean-Pierre Bouvier dans Rodrigue. Mais aussi quelle tâche écrasante. Je ne saurais nommer ici tous les acteurs qui participent à cette création. Pourtant comment ne pas citer Sophie Deschamps (Dona Sept-Épées) et Sylvaine Charlet (la bouchère), Jean-Pierre Granval (le Chinois, le Japonais), et bien sûr Madeleine Renaud (Dona Hono­ris). Jean-Louis Barrault est l'Annoncier. Et aussi, pour la seconde journée, l'Irrépressible : c'est tout à fait cela. On a l'impression qu'un ressort le déclenche toujours vers la scène. Mais quel mer­veilleux metteur en scène. Et j'oubliais la musique de Honegger, qui soutient la poésie et l'humour du texte. Au total, un concours de talents accordés au service du *Soulier de satin.* Disons-le sim­plement : que c'est beau. Georges Laffly. 66:248 ### Poésie et transcendance par Gérard Hubert Nous sommes allés voir en janvier l'intégrale du *Soulier de satin* comme on se rend à une cérémonie liturgique, non sans quelque inquiétude, avec le pressentiment d'être bien­tôt harponné et tiré de toutes les forces de la poésie sur le rivage d'une autre patrie. Comment ne pas saluer tout d'abord la hardiesse d'une entre­prise qui mobilise les spectateurs de quatre heures de l'après-midi jusqu'à onze heures du soir ? Comment ne pas être saisi par la beauté de la mise en scène, par l'autorité et la majesté du langage ? Félicitations à J. L. Barrault et à J. P. Granval maîtres d'œuvre de cette cathédrale. Mais il fallait consentir au ton direct, à l'absence de trompe-l'œil, au commencement *ex abrupto.* L'Annoncier frappe trois coups avec sa canne. Il épelle : « Action espagnole en quatre journées », donne quelques mots d'explication. Il montre le missionnaire jésuite attaché au mât d'un bateau naufragé, image qui va donner au drame toute sa signi­fication. Il dit : « C'est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau. » Et le Père jésuite commence : 67:248 « *Seigneur je vous remercie de m'avoir ainsi attaché. *» Nous voici en plein mystère. Le ton est donné. Il faut nous laisser emporter par cette première phrase comme par une vague puissante, avec, pour tout décor, le balancement d'un mât. Cette première phrase placée au début d'un splendide monologue comme une incantation majestueuse, une souveraine connivence entre Dieu et l'homme, donne le signal du départ. Nous quittons nos amarres, notre grisaille quotidienne ; nous partons nous aussi pour une grande aventure. -- Et nous savons que cette aventure est une aventure mystique. Dramaturgie étrange, en contravention non seulement avec les trois unités mais avec toutes les règles de la tragédie classique, traversée d'un bout à l'autre par une avalanche de scènes cocasses et d'excroissances baroques, « *énorme drame touffu, mélange in­congru de bouffonnerie, de passion et de mysticité *»*,* au dire de l'auteur, classique pourtant, à sa manière, si l'on admet certaines lignes sobres et la profonde unité intérieure qui sous-tend le mou­vement général de la pièce. Dès le début, le monologue du Père jésuite, au milieu de l'océan démonté, nous servira de fil d'Ariane dans le dédale de l'action. -- *En quoi consiste l'action ?* Une étrange histoire d'amour mêle inextricablement le destin de deux êtres jusqu'à la fin de leur vie ; traverse les continents, entraîne les saisons et les hommes dans un ballet étourdissant de joie, de couleur et de fantaisie avec comme arrière-fond les canons de Lépante et la chaude odeur d'une Espagne du XVI^e^ siècle, par­venue au faîte de sa gloire, lançant ses navigateurs à la conquête des terres lointaines, avide de rassembler le monde catholique sous le signe de la Croix. Voilà l'univers où se poursuivent Rodrigue et Prouhèze, comme deux navires à la course, âmes de feu, pas­sionnément épris l'un de l'autre, d'un *affreux amour impraticable* auquel reste interdite la consommation. Car Dona Prouhèze est mariée à un sévère vieillard, Don Pélage, et dans l'univers de chré­tienté où se déploie le drame claudélien, il n'y a pas de place pour l'hymen en dehors du sacrement. Le visage de Prouhèze une fois entrevu, Rodrigue traversera les océans comme un oiseau blessé, apprenant de celle qui lui a « planté une épée dans le cœur » l'incomplétude foncière de tout homme auquel les mondes ne suffisent. 68:248 C'est ce que nous enseigne le frère de Rodrigue, ce missionnaire à la soutane déchirée attaché au mât de son navire, qui sert d'exorde et de conclusion au drame, comme le chœur dans la tragédie antique. Sans doute va-t-il périr englouti dans les vagues de cette mer en furie mais sa vie rectiligne s'achève en une somp­tueuse action de grâces et il supplie Dieu avant de mourir d'épar­gner à son jeune frère le faux rassasiement des amours humaines : « Apprenez-lui que Vous n'êtes pas le seul à pouvoir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l'appelle à travers l'intervalle ! « Faites de lui un homme blessé parce qu'une fois en cette vie il a vu la figure d'un ange ! » On touche ici à ce qui fait l'essence même du drame claudé­lien : le sacrifice. Non pas le goût morbide de la catastrophe cher aux modernes, mais le sacrifice chrétien, le dépassement des nour­ritures. L'attirance, au-delà du sensible, d'une réalité supérieure qui est synonyme de joie : DON RODRIGUE. -- *Et crois-tu donc que ce soit son corps seul qui soit capable d'allumer dans le mien un tel désir ?* *Ce que j'aime, ce n'est point ce qui en elle est capable de se dissoudre et de m'échapper et d'être absent, et de cesser une fois de m'aimer, c'est ce qui est la cause d'elle-même, c'est cela qui produit la vie sous mes baisers et non la mort !* *Si je lui apprends qu'elle n'est pas née pour mourir, si je lui demande son immortalité, cette étoile sans le savoir au fond d'elle-même qu'elle est,* *Ah ! comment pourrait-elle me refuser ?* La prière du Père jésuite est exaucée : blessé d'un amour qui n'est pas de la terre, Rodrigue rejoint son frère par le lien de parenté subtile de la communion des saints jusqu'à lui ressembler parfaitement au terme de sa longue errance. C'est pourquoi il faut que le jésuite paraisse comme une marque au fronton du drame, sur cette mer démontée (image de ces passions terrestres dans lesquelles Rodrigue se débat), à demi nu, attaché au mât (chaque signe a sa valeur), debout, l'âme intacte, intérieurement illuminé et proférant ces paroles douces et solennelles comme une prière liturgique : « Seigneur, je vous remercie de m'avoir ainsi attaché... » Tout est parabole, dans cette œuvre de Claudel, tout est signe d'un grave destin qui s'achève en se purifiant au sein d'un terrible amour brisé. 69:248 Le comique lui aussi a valeur de parabole. Si le comique trouve place dans l'œuvre, ce n'est pas pour égayer le drame mais parce qu'il est un reflet de la liberté créatrice de Dieu et de sa générosité infinie. La farce, la drôlerie ne brisent nullement l'action ; elles l'accompagnent comme un élément néces­saire, comme le reflet d'une joie promise, pressentie et déjà effleurée. Si l'enfance paraît elle aussi, c'est pour témoigner, dans une vision qui se veut totale, qu'il existe quelque part une innocence victorieuse que n'entame pas le sombre travail des passions. Dona Musique, Dona Sept-Épées, la négresse sont la preuve qu'une gratuité et qu'un desserrement de l'âme sont toujours possibles. Claudel nous livre ici une conception parfaitement équilibrée de son œuvre théâtrale : pessimisme à l'endroit d'une nature humaine blessée par le péché originel ; l'homme en proie à ses passions se détruit au sein d'un univers coalisé contre lui, -- opti­misme surnaturel, parce que le royaume de Dieu est à l'intérieur de nous et qu'il s'ouvre au désir de l'âme comme un monde de joie et de liberté pourvu que nous sachions lui sacrifier les biens périssables. Un grand dramaturge exprime cela non pas sous forme ana­lytique, mais avec les moyens propres à son art, en donnant à chaque personnage son chant, sa stature et sa place dans le drame. Voici comment Claudel parle du personnage de Dona Musique : « Je sentais le besoin, à côté du conflit, du corps à corps poi­gnant des deux personnages essentiels, de laisser place au lyrisme. Le personnage de Dona Musique est une espèce de fusée, de rêve, de joie, de bonheur qui s'élance du milieu de cette histoire assez sombre. » Ainsi de *Jobarbara,* la bonne négresse, aussi noire que la nuit, qui danse au clair de lune son amour pour le sergent : LA NÉGRESSE. -- *Vive maman qui m'a faite si noire et si jolie ! C'est moi le petit poisson de la nuit, c'est moi le petit toton qui tourne, c'est moi le chaudron qui ballotte et qui bondit dans l'eau froide qui bouge et qui bout.* *Hi pour toi, papa maman codile ! hi pour toi papa cheval potame !* 70:248 Et cette déclaration d'amour qui fuse tout à coup sans raison au milieu du drame : LE VICE-ROI. -- *Tu chantais sous une pierre en Espagne et déjà je t'écoutais du fond de mon jardin de Palerme.* *Oui c'est toi que j'écoutais et pas un autre.* *Pas ce jet d'eau, pas cet oiseau qu'on entend quand il s'est tu !* On dira que le poète s'amuse avec ses personnages. Plus exac­tement il les fait jouer sous le regard de Dieu, se souvenant du Livre de la Sagesse où il est écrit qu'aux premiers jours de la création « Dieu se jouait et se délectait sur l'orbe de la terre, en faisant ses délices avec les enfants des hommes ». C'est pourquoi, tout au long du drame, l'auteur fait entendre cette jubilation des âmes délivrées, comparable à la déclaration de lumière exprimée par le fond or dans les tableaux des primitifs. Cet esprit d'enfance culmine dans le personnage de Dona Sept-Épées, fille de Dona Prouhèze, au travers d'une scène que les spectateurs garderont gravée pour toujours dans leur imagination et peut-être dans leur âme : SEPT-ÉPÉES. -- *Est-ce que je resterai lâchement à me prélasser en Espagne quand il ne tient qu'à moi de délivrer tout un peuple captif* (*...*)*.* LA BOUCHÈRE. -- *C'est vous qui allez délivrer les captifs ? Expliquez-moi ce que nous allons faire.* SEPT-ÉPÉES. -- *Aussitôt que nous serons ensemble trois cents hommes* (*et il n'y a rien de plus facile que de réunir trois cents hommes et beaucoup plus, car il n'y a pas de bon chrétien en Espagne qui ne voudrait être d'une aussi noble entreprise*)*,* *Nous partirons tous ensemble sous l'enseigne de saint Jacques et de Jésus-Christ et nous prendrons Bougie.* *Bougie pour commencer, il faut être raisonnable, Alger est une trop grosse affaire.* *J'ai vu un matelot, il y a huit jours, qui connaît Bougie. Son frère de lait a été prisonnier à Bougie. Il dit qu'il n'y a rien de plus facile que de prendre Bougie.* LA BOUCHÈRE. -- *Et quand nous aurons pris Bougie ?* 71:248 SEPT-ÉPÉES. -- *Si tu veux savoir ce que je pense, je ne crois pas que nous prendrons Bougie, mais que nous serons tous tués et que nous irons au ciel. Mais alors tous ces pauvres captifs du moins sauront que nous avons fait quelque chose pour eux.* *Et tous les chrétiens quand ils nous auront vu périr bravement se lèveront pour les délivrer et chasser les Turcs.* *Au lieu de se battre vilainement entre eux.* ...... *Tu as bien entendu que toute l'Asie encore une fois est en train de se lever contre Jésus-Christ, il y a une odeur de chameau sur toute l'Europe !* *Il y a une armée turque autour de Vienne, il y a une grande flotte à Lépante.* *Il est temps que la Chrétienté, une fois de plus, se jette sur Mahomet à plein corps, il va voir ce que nous allons lui faire prendre...* *Le Soulier de Satin* est une œuvre débordante de vie, de gaîté mais aussi de profondeur surnaturelle. Un des sommets de la pièce est sans doute le dialogue entre l'Ange Gardien et Prouhèze. La mise en scène, à la hauteur de ce moment unique, suggère le fil invisible par lequel l'Ange retient ou attire sa malheureuse proté­gée. Un simple mouvement de pêche à la ligne très doux et très sobre exprime le va-et-vient où se joue le destin de l'âme : L'ANGE GARDIEN. -- *Prouhèze, ma sœur, l'enfant de Dieu existe.* DONA PROUHÈZE. -- *Mais à quoi sert-il d'exister si je n'existe pour Rodrigue ?* L'ANGE GARDIEN. -- *C'est en lui que tu étais nécessaire.* DONA PROUHÈZE. -- *Ô parole bien douce à entendre ! laisse-moi la répéter après toi ! eh quoi je lui étais nécessaire ?* L'ANGE GARDIEN. -- *Non point cette vilaine et disgracieuse nature, créature au bout de ma ligne, non point ce triste poisson.* DONA PROUHÈZE. -- *Laquelle alors ?* L'ANGE GARDIEN. -- *Prouhèze, ma sœur, cette enfant de Dieu dans la lumière que je salue.* *Cette Prouhèze que voient les Anges, c'est celle-là sans le savoir qu'il regarde, c'est celle-là que tu as à faire afin de la lui donner.* DONA PROUHÈZE. -- *Et ce sera la même Prouhèze ?* 72:248 L'ANGE GARDIEN. -- *Une Prouhèze pour toujours que ne détruit pas la mort.* DONA PROUHÈZE. -- *Toujours belle ?* L'ANGE GARDIEN. -- *Une Prouhèze toujours belle.* DONA PROUHÈZE. -- *Il m'aimera toujours ?* L'ANGE GARDIEN. -- *Ce qui te rend si belle ne peut mourir. Ce qui fait qu'il t'aime ne peut mourir.* DONA PROUHÈZE. -- *Je serai à lui pour toujours dans mon âme et dans mon corps.* L'ANGE GARDIEN. -- *Il nous faut laisser le corps en arrière quelque peu.* DONA PROUHÈZE. -- *Eh quoi ! il ne connaîtra point ce goût que j'ai ?* L'ANGE GARDIEN. -- *C'est l'âme qui fait le corps.* DONA PROUHÈZE. -- *C'était beau d'être pour lui une femme.* L'ANGE GARDIEN. -- *Et moi je ferai de toi une étoile.* DONA PROUHÈZE. -- *Une étoile ! c'est le nom dont il m'appelle toujours dans la nuit.* *Et mon cœur tressaillait profondément de l'entendre.* L'ANGE GARDIEN. -- *N'as-tu donc pas toujours été comme une étoile pour lui ?* DONA PROUHÈZE. -- *Séparée !* L'ANGE GARDIEN. -- *Conductrice.* DONA PROUHÈZE. -- *La voici qui s'éteint sur terre.* L'ANGE GARDIEN. -- *le la rallumerai dans le ciel.* DONA PROUHÈZE. -- *Comment brillerai-je qui suis aveugle ?* L'ANGE GARDIEN. -- *Dieu soufflera sur toi.* DONA PROUHÈZE. -- *Je ne suis qu'un tison sous la cendre.* L'ANGE GARDIEN. -- *Mais moi je ferai de toi une étoile flam­boyante dans le souffle du Saint-Esprit !* Le drame s'achève dans le dépouillement et la pauvreté. Don Rodrigue, tombé en disgrâce, n'est plus qu'un vieux soldat à la jambe cassée recueilli par la *Mère glaneuse,* une sœur, comme on en voyait jadis, qui ramasse des chiffons pour les pauvres. Voici Don Rodrigue humble enfin dépossédé, et déjà purifié : « *Ce que la passion n'a pu obtenir, c'est au sacrifice, de le réaliser ! *» 73:248 La scène finale baigne dans une atmosphère toute surnaturelle faite de guérison, de sourire, et de charité. Les personnages évo­luent lentement sur le pont d'un bateau dans un décor dépouillé, hérité en droite ligne du *tréteau nu* cher à Jacques Copeau. Nous voici reportés au début du drame dont l'atmosphère est maintenant enveloppée d'une lumière vespérale et de l'immense clapotis de la mer, comme l'annonce d'une éternité bienheureuse. Au loin, venant du navire de Don Juan d'Autriche, on entend une sonnerie de trompette et le dernier mot appartient à frère Léon : « Délivrance aux âmes captives ! » L'issue de ce drame gigantesque n'est-elle pas en effet l'an­nonce d'une grande délivrance ? Et est-ce que la magie du poète n'est pas de délivrer une partie secrète de notre âme qui restait prisonnière ? *Poésie et transcendance* On pourrait résumer ce qui précède en disant que le théâtre claudelien nous introduit à la fois dans la poésie et dans la transcendance. Le théâtre de Claudel nous introduit d'abord dans une four­naise de poésie, dans l'épaisse réalité d'un monde que nous sommes conviés à regarder, à toucher jusqu'à en sentir le grain sous le bulbe des doigts, non pas pour en jouir égoïstement comme le ferait un disciple d'Épicure, mais pour nous consacrera l'ad­miration : « *Ah, les fleuves de la terre au mois de juin, quand les trou­peaux épars remontent l'herbe difficile et que le pâtre écarte du genou ce torrent qui descend vers lui de la vie verte et rose et toute luisante, pleine de fleurs, d'abeilles et de papillons. *» ([^15]) Grâce au poète, spectateur ébloui d'un monde qui *existe* et avec lequel il fraternise, nous participons au mystère de l'Être comme immergés dans l'œuvre de la création. Mais cette *descente* dans le mystère de l'être nous conduit vers les profondeurs de l'âme où se joue le drame des passions. 74:248 Ainsi l'auteur éclaire-t-il la psychologie de ses personnages en les faisant parler de tout autre chose que d'eux-mêmes. Lorsqu'un des personnages de Par­tage de Midi écarte la toile de la tente sur le pont du bateau, la brûlure du soleil et la réverbération de la mer, évoquées d'une manière saisissante participent mystérieusement à l'action du drame : AMALRIC. -- *Je suis aveuglé comme par un coup de fusil. Ce n'est plus du soleil cela !* DE CIZE *-- C'est la foudre ! Comme on se sent réduit et consumé dans ce four à réverbère !* AMALRIC. -- *Tout est horriblement pur. Entre la lumière et le miroir,* *On se sent horriblement visible, comme un pou entre deux lames de verre.* MESA. -- *Que c'est beau ! Que c'est dur !* *La mer à l'échine resplendissante* *Est comme une vache terrassée que* *l'on marque au fer rouge.* Voici maintenant dans le *Soulier de Satin,* comment le poète fait parler la lune consolatrice, « la lune en marche vers la mer » : « *Il n'y a plus que cette palme que le vent de la mer par reprises après de longs suspens fait remuer et qui tremble,* *Libre et cependant captive, réelle sans poids.* *Pauvre plante ! N'en a-t-elle pas eu assez tout le jour à se défendre contre le soleil ?* *Il était temps que j'arrive. C'est bon ! Ah ! qu'il est doux de dormir avec moi !* *Toutes les créatures à la fois, tous les êtres bons et mauvais sont engloutis dans la miséricorde d'Adonaï !* *Ignoreraient-elles cette lumière qui n'est pas faite pour les yeux du corps ?* *Une lumière non pas pour être vue mais pour être bue, pour que l'âme vivante y boive, toute âme à l'heure de son repos pour qu'elle y baigne et boive.* 75:248 *Quel silence ! à peine un faible cri par instants, cet oiseau impuissant à se réveiller.* *L'heure de la Mer de lait est à nous ; si l'on me voit si blanche, c'est parce que c'est moi Minuit, le Lac de Lait, les Eaux.* *Je touche ceux qui pleurent avec des mains ineffables. *» Le poète devra-t-il se contenter de vibrer à l'unisson des créa­tures dans une sorte de communion panthéiste ? Depuis très longtemps l'ordre poétique avait été envahi et colonisé par le panthéisme. Depuis la Révélation il n'en est plus ainsi. Celui à qui est échu le don royal de poésie a pour fonction comme Adam au Paradis terrestre de nommer les choses, de leur assigner une place dans le chœur de la création. Ainsi saint Augustin au lendemain de sa conversion : « J'interrogeais le ciel, le soleil, la lune, les étoiles... ô vous tous qui vous pressez aux portes de mes sens, objets qui m'avez dit n'être pas mon Dieu, dites-moi quelque chose de Lui. Et dans leur beauté qui avait attiré mes recherches avec mon désir ils ont crié d'une seule voix : *Ipse fecit nos !* C'est Lui qui nous a faits ! ». On ne peut manquer de reconnaître dans l'œuvre de Paul Claudel, ce découvreur de Dieu, la grâce même qui inspira le « *Cantique des trois enfants dans la fournaise *»*,* chant biblique indépassable qui invite toutes les créatures à bénir le Seigneur et que l'Église a inséré dans son office de *Laudes.* C'est l'esprit de saint Augustin et des Pères de l'Église, c'est ce que Claudel appelait « la position catholique... celle qui non contente de rassembler toute la terre, la rattache au ciel ». Le poète conscient de son don poétique y voyait une composante de la grâce baptis­male, comme une aptitude à lire dans le grand livre de la Création la révélation même de Dieu : « Nous savons que le monde est en effet un texte et qu'il nous parle, humblement et joyeusement de sa propre absence, mais aussi de la présence éternelle de quelqu'un d'autre, à savoir son Créateur. » (*Positions et Propositions.*) C'est pourquoi l'exclamation fameuse de Pascal le scandalisait quelque peu. « Pascal a dit quelque part : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye. » Mais comment peut-on être effrayé par une prairie ? 76:248 Est-ce qu'une étoile n'est pas aussi familière à nos cœurs qu'un brin de muguet, aussi désirable qu'une escarboucle ? Nous n'avons qu'à la cueillir. Il n'y a qu'à lever les yeux pour lire de tous les côtés la proclamation de la Paix. Comment se plaindre que notre possession soit trop riche ? Et quelle serait notre timidité que de vouloir des bornes ? Et pourquoi parler, je vous prie, de silence quand je n'ai qu'à me taire pour entendre un hourra et un cantique, une récitation et un Credo, un hosannah et un Confiteor, et mêlés aux vastes plis de l'explication paternelle des cris d'hi­rondelles et d'enfants, et les sanglots d'une femme folle de joie ? Le silence en vérité ! Mais n'est-ce pas le Psalmiste qui a raison quand il nous dit que les cieux racontent la gloire de Dieu et Isaïe quand il crie aux Iles de se taire ? Taceant insulae ad me ? Voilà leur espèce de silence ! » ([^16]) Le monde de Claudel est celui de la civilisation médiévale, un Univers Sacré où tout parle de Dieu, tout verbe, où toute parole, prend comme naturellement le ton d'une incantation liturgique, parce que tout vient de Dieu et tout monte vers Lui. Ainsi le langage séparé du flot incolore qu'en fait l'usage quo­tidien acquiert soudain une grandeur solennelle. Apercevant la tache de lèpre sur le corps de Violaine, Jacques Hury interroge sa fiancée : « *Quelle est cette fleur d'argent dont votre chair est blason­née ? *» Le même langage d'une beauté auguste apparaissait dès les premières œuvres du poète et, sans que le nom de Dieu soit pro­noncé, faisait déjà ruisseler l'affirmation divine : *Cependant les peupliers frémissent au-dessus de nous. La lune se lève.* *Ouvrant les paupières, et les fermant, je vois, tour à tour, de mes yeux et dans ma pensée, l'espace illuminé.* *Ô la splendeur de la pleine mer,* *Alors que l'ombre des grands nuages se peint sur les solitudes luisantes.* *Je te salue, ô Reine de la Nuit !* *Ovation à la resplendissante Lune, œil de la gloire !* 77:248 *Tu manifestes, sans le détruire, le mystère du Ciel avec son étendue.* *Car comme le maître nouveau d'un palais qui le visite, un flambeau à la main,* *Tu marches en l'éclairant à travers la salle de la Nuit vide.* ([^17]) Les Français n'ont pas le lyrisme facile. Un brin d'ironie et de scepticisme les induit même à contrôler sévèrement le langage des poètes tandis qu'ils se reconnaissent davantage dans la justesse et l'équilibre de leurs prosateurs. Peut-être même une certaine pu­deur les empêche-t-elle de célébrer leurs poètes moins par inca­pacité d'en saisir la secrète harmonie que par crainte de l'hyper­bole et de la démesure. On touche au problème de *la forme* qui opposera toujours claudeliens et anti-claudeliens. Saint-John-Perse, dans un *Hommage à Paul Claudel,* témoigne de cet état d'esprit : « Son œuvre, suspectée, fut d'abord étrangère à notre aire, comme une excoriation splendide : classique, cependant, de certi­tude et d'autorité, dans le grand cours vivant d'une continuité française. On entendit encore à nos confins ce peuple de grandes voix sévères qui ne sont pas souvent réentendues, ni souvent con­viées. C'est le miracle du génie français, aux pires heures d'étiole­ment, qu'à de telles forces d'irruption, il puisse ouvrir son harmo­nieux jardin. » ([^18]) Nous pensons comme l'auteur de ces lignes que l'œuvre de Claudel appartient à la tradition et à l'esprit français, à preuve l'accueil que lui firent des critiques aussi exigeants que le Père de Tonquédec, Henri Massis, Louis Jugnet et d'autre part, vingt-cinq ans après la mort de l'auteur, le succès de la représentation du Soulier de Satin au Théâtre d'Orsay. Cependant, si grand que soit le poète, si ample l'univers où sa poésie se déploie, Claudel aurait pu n'être qu'un Rubens ou un Wagner de la littérature. « Croyez-vous, disait-il à Jacques Rivière, que... Rubens, ou Titien, ou Wagner travaillaient pour *faire de l'art ?* Non pas, mais n'importe comment pour mettre dehors ce grand paquet de choses vivantes ! » 78:248 Il note non sans satisfaction dans son Journal qu'on l'appelle un « gorille chrétien ». Le poète torrentueux, charriant avec lui la terre entière s'est dépeint lui-même admirablement dans un poème sur le Rhône... *... Que pouvais-je chercher, avec cette violence,* *Que pouvais-je trouver, excepté le repos !* *... C'est fini pour toujours, la Saône dévorée !* *Avalés tous ces ponts et ces villes dormantes !* *C'est fini pour toujours de la route et la roue !* *Ma rive a disparu, le monde s'est ouvert !* *Plein d'ennui, de désir, de colère et de boue,* *Le Rhône en rugissant se jette dans la mer !* ([^19]) Mais le « Rhône rugissant » et le « gorille chrétien » qui saisissait l'univers à bras le corps comme une gerbe fut aussi le témoin et l' « annoncier » d'un *autre monde* infiniment saint où réside l'ineffable et où l'on n'accède que par l'extase et par le sacrifice. En forgeant les personnages inoubliables de ses drames, Claudel s'est fait le poète de la transcendance. Lui-même avait parfaitement conscience de la portée spirituelle de son art. Voilà ce qu'il écrivait en 1922, de Tokyo, à Aniouta Fumet, au sujet du *Soulier de Satin* : ... « Je suis plongé dans une grande œuvre dramatique dont je ne sais pas encore ce qui sortira, mais qui a été pour moi jusqu'ici un merveilleux engin à explorer les profondeurs de l'âme. Peut-être parviendrai-je à faire pénétrer jusqu'aux âmes les plus abruties un peu de cette odeur de paradis que j'ai respirée quand je n'étais qu'un malheureux enfant, souillé, asphyxié, aveuglé par Renan et par l'enseignement universitaire, et autour de laquelle je n'ai jamais cessé d'errer. »... ([^20]) On voit par cette lettre la haute idée qu'il se faisait de son théâtre, avec quel sérieux on est en droit d'accueillir ce désir insatiable d'une âme à qui la grâce fit respirer un jour une *odeur de paradis.* 79:248 « C'est, dit le Père de Tonquédec, ce qui rend pour nous catho­liques ces œuvres théâtrales si vivantes, si pleines de substance et de vérité. Nous y retrouvons quelque chose de nos expériences intimes, une vie spirituelle consubstantielle à la nôtre, notre ma­nière de prier et de souffrir, la perfection de ce qui s'ébauche en nous aux heures généreuses, peut-être même quelques lambeaux palpitants de notre propre histoire, ou de celle d'une âme très proche de la nôtre. » ([^21]) La psychologie des personnages claudeliens n'est pas l'objet d'une investigation minutieuse et compliquée. Elle tient tout en­tière dans le conflit entre le temps et l'éternité, entre l'assouvisse­ment des biens terrestres et *le désir immortel plus fort que le plaisir et que l'avarice.* La psychologie du héros claudelien est celle d'un homme dressé comme l'arbre dont il est fait l'éloge dans *Tête d'or :* « *Pour toi, tu n'es qu'un effort continuel, le tirement assidu de ton corps hors de la matière inanimée.* *Enfonçant, écartant de tout côté tes racines fortes et subtiles.* *La Terre et le ciel tout entiers, il les faut pour que tu te tiennes droit ! *» On ferait un magnifique florilège de maximes ardentes avec ces cris d'oiseau blessé qui fusent ça et là, au milieu de l'action répondant par le gémissement et le désir à l'appel du large. *Quel est donc cet appel irrésistible ?* *Dites-moi que vous ne l'avez pas ressenti vous-même ?* *Les moucherons ne sont pas plus faits pour résister à cette extase de lumière, quand elle pompe la nuit, que les cœurs hu­mains à cet appel du feu capable de les consumer.* (*Le Soulier de Satin*) *Cette force qui nous appelle hors de nous-même, pourquoi ne pas lui faire confiance et la suivre ? pourquoi ne pas y croire et nous remettre à elle ?* (*Soulier de Satin*) *Ainsi la misérable prostituée dans son ergastule, ainsi la conscience souillée, où pénètre par un pertuis imperceptible un rais, un cheveu de soleil. Ce rayon qu'elle a entraîné dans son ab­jection, qui sait si, à son tour, il ne l'entraînera pas dans sa gloire ?* (*Présence et Prophétie*) 80:248 *Fouillez mon cœur ! et si vous y trouvez* *Rien d'autre qu'un désir immortel,* *jetez-le au fumier avec les cloportes* *et les vers roses.* (*Tête d'or*) *Il n'y a rien pour quoi l'homme soit moins fait que le bonheur et dont il se lasse si vite.* (*Le Soulier de Satin*) *Il est nécessaire que je ne sois pas un heureux !* *Il est nécessaire que je ne sois pas un satisfait !* *Il est nécessaire que l'on ne me bouche pas la bouche et les yeux avec cette espèce de bonheur qui nous ôte le désir !* On ne peut finir sans signaler ce qui est peut-être le point le plus original du théâtre de Claudel, l'apparition de la femme, dans l'action dramatique, mêlée à la grâce dont elle est le signe et l'instrument ; grâce médicinale, qui blesse et qui guérit : « De ce déliement, de cette délivrance mystique nous savons que nous sommes par nous-mêmes incapables et de là ce pouvoir sur nous de la femme pareil à celui de la grâce » (*Le Soulier de Satin*). L'apparition de Violaine, au début du drame, si gracieuse et si chaste, nous introduit immédiatement au plan du sacré comme devant une page de la Sainte Écriture : *Je vois ma fiancée à travers les feuilles et les fleurs* *Qui me la montrent à demi et la cachent. Cette heure est bonne et je n'en connaîtrai point de meilleure !* *Quelle est celle-ci qui se tient debout en face de moi, plus douce que le souffle du vent, telle que la lune à travers les jeunes feuillages ?* L'apparition de Prouhèze à Rodrigue, douloureuse comme un coup d'épée, c'est tout le sujet du drame : 81:248 *...D'où vient cette profonde exultation comme le prisonnier qui dans le mur entend la sape au travail qui le désagrège, quand le trait de la mort dans notre côté s'est enfoncé en vibrant ?* *Ainsi la vue de cet Ange pour moi qui fut comme le trait de la mort :* *-- Qu'êtes-vous donc ?* *-- Une Épée au travers de son cœur.* Et ce dialogue bref comme l'éclair entre l'Ange Gardien et Prouhèze, où *l'affreux amour impraticable* a trouvé place très haut dans la lumière de l'éternité : L'ANGE GARDIEN. -- *N'as-tu donc pas toujours été comme une étoile pour lui !* DONA PROUHÈZE. -- *Séparée !* L'ANGE GARDIEN. -- *Conductrice.* \*\*\* Je pense que personne n'ose dénier au théâtre de Claudel l'im­pression qui s'en dégage de force, de joie triomphante et de fami­liarité avec le ciel, un peu comme dans l'Iliade où les dieux de l'Olympe affleurent constamment à la surface de l'histoire des hommes. On ne refusera pas de reconnaître à ce monument de poésie la hauteur de vue, l'autorité des personnages, leur puissance d'affir­mation, la splendeur du verbe et ce regard neuf sur un monde virginal fait de tendresse pour les créatures de Dieu : l'Ange Gardien, l'eau, la terre sous les étoiles, l'enfant et la lune : « Je te salue, ô Reine de la Nuit ! » Qui peut se dire insensible à cette houle de sang qui jette les êtres les uns sur les autres, dans un univers plein d'ouragans et de cris où la violence côtoie la douceur, mais une douceur si étonnamment pure et limpide qu'elle ressuscite pour nous, pour un moment, quelque chose de l'innocence oubliée. Il ne fallait pas moins que l'immense chapiteau d'une gare désaffectée pour abriter la représentation du drame claudelien. Le poète aurait aimé la gare d'Orsay transformée en théâtre, le public mêlé aux acteurs, le dîner pendant l'entracte, avant de re­prendre la représentation mêlée parfois au grondement sourd et lointain d'une locomotive. 82:248 Si on se demande d'où vient la force de Claudel, il faut répondre assurément : de la même source d'où a jailli cette longue gerbe de géants qui traverse l'histoire du théâtre et l'épopée : le génie littéraire. Un génie qui nous a donné Eschyle et Sophocle, Homère et Virgile, Dante et Shakespeare. Et en France, Péguy et Claudel. Celui-ci ajouta au souffle épique des plus grands sa note parti­culière : une espérance joyeuse (le fond or des primitifs), la jubi­lation d'un converti et cette énergie chrétienne qui a fait l'Europe, si opposée selon lui « à ces bouddhas sur le sol, aplatis comme des limaces... assis et les yeux baissés, amalgués à leur propre pesanteur » ! Les personnages de Claudel ne sont jamais passifs, résignés. Animés, malgré la chair et le sang, d'un souffle qui les délivre et les dresse à la hauteur de leur destin, ils nous entraînent géné­reusement et avec un merveilleux esprit d'enfance dans la bonne direction. Gérard Hubert. 83:248 ## Au milieu des perplexités *Avertissement* ### "La ligne d'incertitude fondamentale" SANS DOUTE, dans les prochaines semaines, parlera-t-on beau­coup, et ici même, du nouveau livre d'Émile Poulat ([^22]). D'une grande rigueur de documentation et de pensée, cet ouvrage dissipe pas mal de mythes, d'illusions, de faux-semblants artificieusement fabriqués. Et il attesterait et prouverait, s'il en était besoin, que nous ne rêvons pas quand il nous paraît que l'Église traverse une crise totale dont la solution est inconnue. S'il en était besoin, il prouverait... ? Il en est besoin parfois. Telles considérations, telles attitudes viennent nous endormir en nous induisant à penser vaguement, mollement, qu'il n'y a en somme aucun problème religieux dans l'Église, *no prob :* que toutes difficultés éventuelles ou supposées se trouveraient « tout bonnement » résolues par le simple fait de « s'affirmer fils de l'Église et de son chef » ; comme si nous vivions en des temps ecclésiastiquement paisibles ; 84:248 comme si la démocratie religieuse, l'obscurantisme moderniste, l'apostasie immanente n'avaient point profondément colonisé les rouages hiérarchiques de l'Église catho­lique. Marcel Clément, que nous lisons toujours avec affection, souvent sans déplaisir et parfois avec profit, vient d'énoncer une sentence contre laquelle il convient d'élever cordialement les pro­testations les plus circonstanciées : « *Nul ne peut comprendre,* écrit-il, *que Mgr Lefebvre se lance dans de semblables entreprises au lieu de s'affirmer, tout bonne­ment, fils de l'Église et de son chef. *» ([^23]) Les « semblables entreprises » mises en cause sont la fondation par Mgr Lefebvre de l'Institut Saint-Pie X à Paris, faculté d'ensei­gnement supérieur pour la philosophie, l'histoire, les lettres classi­ques et modernes. On discerne mal en quoi la libre fondation d'un enseignement supérieur catholique est aux yeux de Marcel Clément une entreprise méprisable ou suspecte ; et pourquoi donc il con­viendrait de s'affirmer fils de l'Église *au lieu de* fonder une ins­titution d'enseignement. Il a bien écrit : *au lieu de.* Il a bien résumé, avec cet *au lieu de* ce que ses lecteurs sont habituellement amenés à tenir pour la solution universelle et suffisante, dans l'ordre intellectuel, aux crises actuelles : « *s'affirmer tout bonne­ment fils de l'Église et de son chef *»*.* C'est à quoi risque de se réduire peu à peu son discours doctrinal sur l'actualité religieuse c'est-à-dire qu'il tend à devenir vague, inconsistant, inutile. Simul­tanément, le voici incliné à quitter la réalité et à entrer dans l'imaginaire : « NUL NE PEUT COMPRENDRE *que Mgr Lefebvre se lance dans de telles entreprises. *» Comment cela, *nul ne peut comprendre ?* Comment, *nul,* c'est-à-dire personne ? Marcel Clément ne devrait pourtant point ignorer que nous sommes *plusieurs,* et non pas *nul,* à *comprendre* ce que fait Mgr Lefebvre. Question de fait : nous existons, si négligeables que l'on nous répute, nous comprenons, aller prétendre que « nul ne peut comprendre » n'est pas conforme à la vérité constatable et connue. C'est lui, Marcel Clément, qui obstinément ne *comprend* pas : il désapprouve, c'est son droit, il dénigre, ce n'est pas joli, mais sans *comprendre,* c'est bien dommage. On peut comprendre sans approuver : qu'il lise donc les pages 274 à 282 du livre de Poulat, seconde partie du chapitre 13 : 85:248 « La défense d'une tradition doctrinale : Mgr Le­febvre ». Ces pages sont susceptibles d'aider l'intelligence de ceux qui ont du mal à comprendre. \*\*\* Non, « s'affirmer tout bonnement fils de l'Église », attitude en elle-même très (sur)naturelle et très louable, et à ne point abandonner, est une attitude sans rapport avec la spécificité de la crise actuelle, parce que la crise actuellement subie par l'Église est une crise d'identité, au niveau même des successeurs des apôtres ; au point que, pour la première fois peut-être, à la question : -- *Où est présentement l'Église ?* la réponse ne va pas de soi ; elle n'est pas devenue impossible, mais elle n'est plus IMMÉDIATEMENT ÉVIDENTE. Dans tous les do­maines, théologique, liturgique, canonique, ce qui est ÉVIDENT c'est d'abord « *la ligne d'incertitude fondamentale qui traverse le catholicisme à l'heure actuelle *» ([^24])*.* Une réalité concrète, tan­gible, le manifeste : il y a seulement vingt ans, on pouvait entrer au hasard dans n'importe quel édifice affichant les signes extérieurs d'une église catholique, on y trouvait à coup sûr, par delà une table de presse garnie de journaux dégoûtants, une messe certai­nement valide, un prêtre catholique prêt à vous entendre honnê­tement en confession et à vous administrer le sacrement de péni­tence selon la loi morale et les règles canoniques de la religion catholique ; les exceptions étaient des accidents qui faisaient scan­dale, et qui étaient signalés de très loin à la méfiance et à la répro­bation des fidèles. Aujourd'hui regardez les évêques... et le music-hall, et la chienlit dans les églises, même en présence du pape Jean-Paul II, avec une insolence tranquille, lors de sa venue en France. Écoutez Émile Poulat : « L'Église catholique traverse une épreuve -- dogmatique, disciplinaire, spirituelle -- qui ne ressemble à aucune autre de celles qu'elle a connues dans le passé. » ([^25]) Malgré toutes exégèses anodines, malgré toutes rhétoriques rassu­rantes, nous nous trouvons bel et bien dans l'Église en face de « transformations acceptées après avoir été longtemps déclarées inacceptables, consenties après avoir été impitoyablement combat­tues, sans autre fondement en dernière instance qu'un changement de perspective et de majorité » ([^26]) ; « ce qui était naturel a cessé de l'être, ce qui était de règle n'est plus la règle » ([^27]). 86:248 Un tel bouleversement est a priori insupportable au tempérament catho­lique, à la « mentalité » catholique, à la fidélité catholique. Il aurait fallu au moins l'expliquer ; le justifier ; le légitimer. (Les évoluteurs et mutants de l'évolution conciliaire déclarent eux-mêmes qu'ils ont eu le tort de ne pas expliquer et justifier : mais ils ne le feront pas plus qu'ils ne l'ont fait ; car si l'on peut certes expliquer et justifier l'évolution conciliaire par quantité de consi­dérations *mondaines,* selon des critères *démocratiques,* il est im­possible en revanche de le faire par des considérations *religieuses,* selon des critères et principes *catholiques.*) Prétendre qu'on n'a touché à rien d'essentiel, qu'on est fidèle à la tradition, qu'il n'y a aucun problème de continuité, de cohérence, c'est se moquer du monde, et trop mépriser les gens. Même abrutis de télévision, ils ne sont tout de même pas si bêtes. \*\*\* Dans le monde moderne l'Église est essentiellement aux prises avec cette préoccupation terrible que Poulat résume en une formule qui est un excellent raccourci : « *le destin du christianisme dans une culture qui l'exclut *» ([^28])*.* Oui, la « culture » moderne, la philosophie du monde moderne, la démocratie (religieuse) moderne, la science moderne, l'école et l'université modernes, et presque toujours le théâtre et le cinéma, et la télévision, tous ensemble, excluent le christianisme, même quand d'aventure ils le mention­nent, le saluent, le tolèrent. Ils le tolèrent en l'excluant. Car s'ils le tolèrent, c'est comme une survivance marginale, reléguée dans les parcs nationaux où l'on protège les espèces en voie de dispa­rition ; ils l'excluent de ce qui inspire, juge, décide dans la vie politique et morale ; il n'est plus le fondement de la loi commune ; il n'est plus la règle de la législation et des mœurs. Le modernisme assurément est une réponse à cette situation, mais une fausse réponse, qui veut supprimer le conflit en installant la culture et la pensée modernes, dans l'Église même, à la place de la culture et de la pensée chrétiennes. 87:248 Ce modernisme, décrit par saint Pie X dans l'encyclique *Pascendi* et dénoncé par lui comme déjà installé au sein même des rouages hiérarchiques de l'Église militante, c'est bien lui qui est devenu, pour la plupart des baptisés eux-mêmes, l'équivalent d'une évidence ; une « évidence collective », fausse, mais dominante : « Comment (ne) pas reconnaître la diffusion dans le domaine public de ce que Pie X dénonçait en 1907 sous le nom de *modernisme* et dont il fit tout pour préserver l'Église catholique ? Ce qu'il condamnait comme aberration prend de plus en plus caractère d'évidence collective. » ([^29]) Quand on a bien discerné la réalité de cette situation (mais il en est plus d'un qui ne la discernent pas), il est légitime, il est inévitable de poser la question : -- *Église, que dis-tu de toi-même, que dis-tu de cela ?* Le collapsus de la hiérarchie catholique consiste en ce qu'elle n'en dit rien. Pie XII avait appelé *Église du silence* l'Église orientale tempo­rellement dominée par le communisme. Voici que l'Église latine tout entière, dominée à son tour, psychologiquement dominée par le communisme, est à son tour devenue « Église du silence ». 88:248 C'est Soljénitsyne, aujourd'hui, qui dit une parole de vérité sur le communisme et la résistance au communisme, ce n'est pas l'Église romaine, muette à l'exemple et à la suite de Vatican II. Muette pareillement sur la démocratie religieuse. Muette sur la prépotence moderniste en son sein. Muette comme sous la botte d'une occupation étrangère. \*\*\* Celui qui nous invite, *au lieu de* n'importe quoi d'autre, à *tout bonnement nous affirmer fils de l'Église et de son chef,* ne connaît donc sur ce point, ou n'avoue, aucune perplexité. Aucune perplexité sur l'attitude actuelle de l'Église à l'égard d'elle-même, à l'égard du monde moderne, à l'égard de la démo­cratie religieuse, à l'égard du communisme. Nous sommes au contraire au milieu des perplexités les plus désolantes. Au milieu de ces perplexités, ce que nous offrons au lecteur ne cherche pas à lui imposer une ligne mais à nourrir sa réflexion. Non pas définir une ligne mais nourrir une réflexion, c'est à quoi contribuent, ce mois-ci, les méditations de Thomas Molnar et de Louis Salleron que l'on va lire ci-après. Jean Madiran. 89:248 ### Jean-Paul II leader pontifical par Thomas Molnar LE PHÉNOMÈNE « WOJTYLA » ne cesse d'étonner, et les visites du souverain pontife dans divers pays de la planète indiquent d'ores et déjà un style nouveau, derrière lequel se profile également une certaine idée de la position de l'Église dans le monde contemporain. Il y a lieu d'étudier et cette conception et ce style, car il peut s'agir non seulement de rapports nouveaux entre l'Église, l'État, la société, etc., mais aussi d'une vision nou­velle de ce que les Américains appellent, d'un mot intraduisible en français, le « leadership ». Gardons donc « leadership », et remarquons d'abord qu'il en est de deux sortes dans notre demi-siècle finissant : celui du « secrétaire-général » des partis, mouvements, syndicats et bureau­craties totalitaires ; et celui du « leader » démocrate. Le premier dissimule sous son titre modeste le foyer d'une puissance telle que le personnage de secrétaire général est souvent entouré d'un véritable culte de la personnalité, en contradiction avec son officiel anonymat. 90:248 Le second en vérité n'est point leader car on lui inculque (notamment aux États-Unis) l'habitude de *suivre* pour guider : il lui incombe de sonder l'avis des membres de son groupe, d'en tirer une espèce de somme ou consensus, de façon ensuite à ne leur proposer que ce qu'ils attendent, plutôt que de dicter ou imposer une volonté personnelle. Il est clair que le pape actuel ne suit ni l'une ni l'autre de ces deux méthodes. Il ne propose point une utopie politico-idéologique, tel le secrétaire général, au nom de laquelle on sacrifie liberté, dignité et vies ; et il agit au service d'une vérité divine non sujette à consensus et délibération quotidienne des participants. A mon sens, les voyages du pape s'expliquent par deux considé­rations, l'une de technique pastorale, l'autre de politique religieuse. Dans un siècle où même sans le vouloir les media font écran entre les hommes et les événements, le pouvoir et le public, bref entre le monde et nous -- car c'est dans la nature simplificatrice et sen­sationnaliste des moyens de communication --, il devient absolu­ment indispensable de se rendre sur place pour voir et se montrer : de se faire tangible, direct, communicatif, et, dans tous les sens du mot lorsqu'il s'agit du pape, *pastoral ;* c'est-à-dire rassurant, média­teur, source de bonté et de vérité. Les foules qui viennent voir et acclamer le pontife se ressourcent à la charité du Christ et d'une certaine manière revivent l'Évangile, ce qui serait impossible devant la télé. Henri Fesquet lui-même admet que dans ses multiples contacts avec l'humanité grouillante, le pape ne perd rien du mystère qui l'entoure ; qu'il n'use point ce mystère dans cette exposition. *Médiatiser* la Vérité est évidemment autre chose que *représenter* l'idéal ou l'intérêt provisoire d'un Parti. La deuxième motivation du pape est, me semble-t-il, d'ordre politique. Les rois de France, et pas seulement de France, avaient l'habitude de se déplacer souvent pour constater de visu comment allaient les choses, limiter sur place le pouvoir des barons et autres féodaux, et, par cet acte concret de gouvernement, protéger les populations. Dans l'état où se trouve actuellement l'Église -- état quasi-féodal où les évêques-barons défient Rome et où les secré­taires généraux des conseils épiscopaux mènent les affaires comme bon leur semble -- la seule façon de ramener à son centre le gouvernement de l'Église reste d'aller voir ; de faire contrepoids ; d'admonester en personne ; de rétablir les rapports avec les fidèles ; d'incarner, si je puis dire, le Christ une nouvelle fois. Bref, dans notre univers saturé de mots, d'images, de slogans et autres abstractions, il fallait montrer le concret pour retrouver le réel. Reprendre les rênes du gouvernement. Redevenir monarque en­vers et contre tout, au sein d'une démocratie anarchique et déjà polluante. 91:248 C'est ici cependant que s'infiltre dans les voyages pontificaux une sorte d'ambiguïté, -- ambiguïté à mon avis voulue, et peut-être même imposée au pape dans l'extraordinaire effort qu'il déploie pour restaurer l'ordre, ou venir à un ordre nouveau. Il est vrai que Jean-Paul II admoneste, partout, épiscopat, clergé et théolo­giens ; ce doit être son objectif principal, bien que sans illusions excessives. Mais par le caractère-même de sa présence, de ses entretiens, de ses discours, de ses gestes, le pape s'adresse surtout aux masses de fidèles, chez lesquelles il provoque souvent des réactions « médiévales ». Au Brésil on lui crie : « Tu es notre roi ! » On lui présente des pétitions (notamment les Indiens de Manaus). On se plaint à lui des abus des fonctionnaires du gouver­nement. Ces choses ont lieu au Brésil (au Mexique le pape était encore trop « neuf » pour que ce soit significatif), mais aussi en Pologne, quoique bien sûr tacitement. Toutes ces manifestations publiques, et l'attitude du pape à leur égard, ont été interprétées par la presse progressiste comme autant de preuves de la faveur pontificale vis-à-vis de l'épiscopat et du clergé « engagés ». Il convient ici d'être prudent. A un niveau superficiel on pourrait dire que Jean-Paul II continue l'œuvre de récupération des ouvriers et des paysans en « pays de mission », et qu'il ajoute à ces deux catégories déjà anciennes celles, nouvelles, des minorités et des marginaux. On peut penser également qu'en jouant sur l'ambiguïté de sa situation de chef spirituel invité par les gouvernements en place, le pape se conduit en *subversif de l'ordre régnant :* ses appels en faveur d'une « société juste », son indignation à l'égard des riches en tant que riches, ses actes, comme le don de l'anneau pontifical dans une favella de Rio, qu'on peut bien sûr interpréter selon l'esprit de l'Évangile, apparaissent dans le monde tel qu'il est (et tel qu'il est obstinément et durablement) comme une suprême approbation accordée à la révolte, sinon à la théologie de la libération. Car que vont faire évêques et ministres, au Brésil, après le départ du pape ? Les premiers se proclameront justifiés, encouragés, les seconds se sentiront grondés, jugés. Un conseiller de la pré­sidence n'a-t-il pas déclaré que l'immense et inattendue affluence des masses a d'ores et déjà modifié les rapports de force, au Brésil, entre l'Église et l'état ? Tout le monde comprend que c'est en faveur des Arns et des Helder Camara ; en faveur aussi du castro-allendisme, plus actif aujourd'hui que jamais. 92:248 Et cela, en dépit de tous les discours pontificaux où Jean-Paul réaffirme l'enseigne­ment de l'Église : pas de substitution cléricale aux pouvoirs tem­porels légitimes, respect pour les attributions des hommes publics, condamnation du combat des hommes d'Église pour le pouvoir. Relevons cependant cette demi-phrase : « L'Église tient comme objectif l'homme dans sa dimension transcendantale, mais aussi dans le contexte concret de sa situation historique contemporaine. » -- Il me semble qu'à partir du mais, la phrase est une extrapolation du principe initial, que d'aucuns ne manqueront pas d'interpréter à leur profit. \*\*\* A côté de la « politique », Jean-Paul consacre aussi bien du temps à la « culture » qu'il définit, notamment devant l'UNESCO, comme la substance même d'une nation, ce qui la fait vivre et lui donne sa véritable identité. Définition admirable en effet : ce qui donne à une nation son élan, ses sursauts dans la crise (voyez la Hongrie de 1956), sa personnalité profonde, ce sont sa langue, sa littérature, l'art et les symboles, les poèmes et les chants, le souvenir de la gloire et de l'humiliation, les grands hommes du passé et les grands projets d'avenir. Sur tout cela, le pape polonais en sait long. On se demande pourtant si le mot « culture » n'est pas automatiquement interprété de nos jours comme accès universel à la consommation et au loisir, et à la mécanisation de l'une et de l'autre. Ainsi ce que la foule et ses manipulateurs ont pu retenir des propos du pape, c'est la revendication, qui d'une cinquième semaine de congés payés, qui d'une retraite hyperanticipée, qui d'une télévision en couleur. « Si vous avez le droit de dire votre mot sur l'activité écono­mique et industrielle, déclare le pape aux ouvriers de Sâo Paulo, vous avez aussi le devoir de l'orienter selon les exigences de la loi morale qui est justice, dignité, amour. » On est en droit de se demander si les ouvriers et les syndicats qui les encadrent comprennent « *justice, dignité, amour *» avec autant d'empresse­ment que « *activité économique et industrielle *»*.* Le déséquilibre idéologique de l'époque fausse le sens des mots et fait glisser sur leur signification profonde jusqu'aux auditeurs du souverain pon­tife. On retient l'interprétation politique favorable, on fait fi du contenu évangélique... 93:248 Tout serait-il en train de se passer comme si, dans le sillage de l'encyclique *Populorum progressio* de Paul VI, le pontife actuel se prononçait, lui aussi, en faveur de ce fameux « cambio de estructuras » qui se traduit sous nos yeux en révolution sanglante au Nicaragua, au Salvador et ailleurs. Dans cette vision des choses, la violence véritable se trouve du côté des institutions, celle de la rue n'étant qu'une contre-violence, dès lors légitimée. Bien enten­du, Jean-Paul II condamne à de nombreuses reprises la théologie de la libération, le modèle idéologique qu'elle propose, et la lutte des classes qui en découle selon le schéma marxiste ; mais, comme le remarque le correspondant du *Monde,* il ne semble pas vouloir court-circuiter les conférences épiscopales à l'œuvre dans chaque pays. Ce qui revient dans les faits à cautionner leur politique et leur idéologie de destruction. Le roi parti, les seigneurs féodaux reprennent les choses en main. \*\*\* Voilà un aspect de la méthode de Jean-Paul II, aspect impor­tant et par moments inquiétant. On pourrait dire que la trans­cendance s'en trouve immanentisée, et plus exactement socialisée. La tentation sera grande dans les années à venir, à moins que le pape ne la décourage expressément, de fonder des partis « sociaux-transcendantalistes », à l'instar des formations dites chré­tiennes-démocrates et chrétiennes-sociales d'Amérique latine. On sait à quoi ont pu servir ces partis en France (MRP), au Chili, au Nicaragua, etc. : fourriers de l'allendisme, du sandinisme, et autres catastrophes nationales. Le même destin attendrait les partis cherchant à s'organiser autour des propos pontificaux. Mais la méthode de Jean-Paul II n'est pas si facile à cerner ; ses visites offrent encore un autre aspect, peut-être de portée im­mense pour l'ensemble de l'Église. Il est absolument hors de doute que le pape a engagé l'œuvre herculéenne de neutraliser l'idéologie régnante, faite de dialectique matérialiste, de lutte des classes, d'uto­pisme. Or, sans opposer de savantes disputes à la doctrine mar­xiste ni à la doctrine libérale, il en montre la fragilité et l'inadé­quation radicale, c'est-à-dire l'absence de tout fondement dans la nature humaine. Tour à tour, inlassablement, en Europe et en Amérique, il rappelle la naissance chrétienne des nations, les exi­gences de l'unité dans le bien commun, la collaboration des di­verses vocations humaines, le droit des parents, le service des nécessiteux, le besoin social d'autorité, la légitimité du pouvoir politique indépendant du pouvoir spirituel, enfin la dimension transcendante de l'homme, qui ; bafouée ou seulement négligée, fait de nous des brutes infra-humaines. 94:248 Ce sont des vérités anciennes, mais le pape les réitère du haut de sa position qui est littéralement universelle, aucun homme public n'approchant au­jourd'hui son immense prestige. C'est ici que réside le secret de son « style », cette *fusion du transcendant et du populaire,* inédite à ce jour hormis chez quel­ques saints. Aux étudiants de Belo Horizonte, il rappelle son propre passé d'étudiant, quand il confrontait ses convictions de justice sociale avec le message de Jésus-Christ : « J'ai compris qu'Il était le seul à me révéler leur vrai contenu et leur valeur ; j'ai voulu les défendre avec Lui. » Voilà un langage qu'on n'a pas encore tenu aux étudiants ; langage qui en quelque façon n'ignore pas les idéologies mais les absorbe, les réduisant à l'état de construc­tions mesquines, anxieuses de vérité dans la mauvaise direction. L'équation du pape, toujours à Belo Horizonte, sur le « vieillisse­ment » du jeune chrétien dès lors qu'il adhère aux idéologies, son rappel que la société sans classes crée aussitôt de nouvelles classes, son affirmation que seul l'amour rapproche ce qui est différent, et que c'est l'unique révolution qui ne trahisse pas l'homme, -- voilà bien un *message incarné* qui rend dès à présent caduques les idées fausses sur l'homme et sur la société. Répéter cela de Varsovie à Curitiba, du Kinshasa à l'UNESCO, c'est porter la torche purifiante dans tous les recoins de l'Idéologie qui dévore l'humanité. Jean-Paul II n'a pas d'idéologie, bien qu'il soit à la mode dans les milieux progressistes de parler du christianisme comme d'une « idéologie » parmi d'autres. Il croit le temps mûr pour ce que je viens de décrire comme la fusion du transcendant et du popu­laire, en enrichissant ce dernier terme de deux notions oubliées, que du même coup il est en train de réhabiliter : la *nation* et la *culture*. On admire les nouveaux découpages qu'il pratique dans la vie matérielle et spirituelle des hommes d'aujourd'hui, ces fameux hommes modernes si confortablement établis dans leurs idées re­çues, dans leurs convictions inculquées par le journal du matin et l'écran du soir. Est-ce un nouveau Lamennais qui voudrait réaliser l'alliance de l'Église et du Peuple ? Oui, il y a un peu de cela dans la méthode de Jean-Paul II. Cependant, un siècle et demi après Lamennais, ce n'est plus le même peuple, et ce n'est pas le même pape. Le « peuple » est revenu de pas mal d'illusions, et tous ceux qui l'encadrent ne sont pas des idéologues forcenés. Bref le populisme, sous diverses étiquettes, a mûri, et l'Église de Jean-Paul II se montre prête à le coopter. 95:248 Précisons : dans l'esprit du pape il ne s'agit pas ici du *peuple* en tant que classes sociales antagonistes, mais de l'humanité organisée en sociétés, et d'abord du levain catholique. Le pape semble persuadé que les idéologies sont parvenues à un point d'usure suffisant et que c'est le moment d'avancer la sagesse de l'Évangile comme point de ralliement. C'est un risque à prendre en effet, quoiqu'il n'y ait probable­ment pas d' « alternative ». Un risque et même deux. -- Le pre­mier, nous l'avons pris en considération plus haut, est d'apporter des renforts à la cause socialiste, toujours marxiste par certains côtés. Cependant, comme Jean-Paul II renvoie dos à dos le marxisme et le capitalisme (et en cela il a raison), il ne lui reste en effet dans les perspectives qu'il s'assigne que l'exploration d'un certain « socialisme », où il entend faire passer beaucoup du message chrétien. Le danger, ici évident, est celui d'une politi­sation de l'Église à laquelle le pape prête son prestige inentamé. -- Le second risque, nous l'avons également mentionné, est cette socialisation de la transcendance par laquelle Jean-Paul II rejoin­drait le concept fumeux de Teilhard sur « l'hominisation » de l'homme, en attendant sa « divinisation ». Ce danger paraît d'autant plus grand que, comme les masses, les philosophes aussi croient à la fin de la transcendance... Dieu est mort, enseigne Nietzsche, et Heidegger ajoute que la métaphysique l'a rejoint dans sa tombe. Place donc à l'utopie, à la fraternité universelle, aux lendemains qui chantent et au socialisme à visage humain. Il ne fait pas de doute que le pape sait tout cela, et aussi que par tempérament il aime à prendre des risques, confiant dans la promesse du Christ de maintenir l'Église sur la voie de la Vérité. Il faudra pourtant s'attendre à des développements où le conservatisme et l'intégrisme, non moins que le progressisme, au­ront des occasions de s'étonner, voire de ne pas comprendre. Nous croyons, pour notre part, que le mélange de haute spiritualité et de « populisme » du meilleur aloi peut constituer une source d'inspi­ration non seulement pour le pontife mais pour tous ceux qui veulent l'aider dans ses tâches. Notre monde est corrompu par les idées fausses et les malins. Seul un acte de courage spirituel -- le pape en donne chaque jour le modèle et la méthode -- est capable de le racheter. Thomas Molnar. 96:248 ### Vatican II concile pastoral *Que faut-il entendre par "pastoral" ?* par Louis Salleron SI L'ADJECTIF « pastoral(e) » est vraisemblablement aussi ancien que le substantif « pasteur », on ne devait pas, jadis et naguère, lui attribuer dans l'Église une importance particu­lière, car il ne figure pas dans le grand Dictionnaire de théologie catholique dont le fascicule XCI traite des mots compris entre « Pascal » et « Paul (saint) » -- ceci en 1932. Par contre, un peu plus d'une page est consacré au mot « pastorat » dans le dictionnaire théologique de L. Bouyer (1963), tandis que de leur côté Karl Rahner et Herbert Vorgrimler ac­cordent une page (au total) à « Pastorale, charge -- de l'Église » et « Pastorale, théologie » (1961 première édition allemande, 1970 éd. française). 97:248 On sait que Vatican II est passé par là. A la différence des conciles précédents qui étaient toujours essentiellement *doctrinaux,* ce dernier est, en effet, essentiellement *pastoral,* comme Paul VI n'a cessé de le proclamer et de le rappeler. *Pastoral --* qu'est-ce à dire ? Puisqu'est *pastoral* tout ce qui appartient au *pasteur,* on conçoit l'importance du mot. Le christianisme est la religion pastorale par excellence. « Je suis le bon pasteur » déclare Jésus (Jean, 10, 12). Ceux qui croient en lui sont les brebis, qui constituent le troupeau à qui il donne la vie « en abondance ». Quand il demande à Simon-Pierre s'il l'aime et que, par trois fois, celui-ci l'assure de son amour, Jésus lui dit : « Pais mes agneaux », « Sois le pasteur de mes brebis », « Pais mes brebis » (Jean, 21, 15-17). Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis ; mais d'abord il les paît, c'est-à-dire qu'il les conduit vers les pâturages, veille à ce qu'elles ne s'égarent pas, les protège des animaux féroces qui cherchaient à les dévorer. Saint Pierre, investi des pouvoirs de pasteur suprême, écrit aux premiers fidèles de l'Asie mineure : « *Quant aux anciens qui sont parmi vous, voici les recomman­dations que j'ai à leur faire, moi, ancien comme eux et témoin des souffrances du Christ, qui participerai aussi à la gloire qui doit se révéler. Paissez le troupeau de Dieu qui est parmi vous, non par contrainte mais de bon gré, selon Dieu, non pour de honteux profits mais de plein cœur, non en faisant peser votre domination sur ceux qui vous sont échus en partage mais en vous montrant les modèles du troupeau. Et quand se manifestera le souverain Pasteur, vous obtiendrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas. Pareillement, jeunes, soyez soumis aux anciens *» (I Pierre, 5, 1-5). Ce texte de la première épître de Pierre dessine en quelque sorte les traits de l'Église naissante. Lui-même, premier pape, exhorte les premiers évêques à accomplir comme ils le doivent leur tâche pastorale. Il n'est encore question que d'anciens et de jeunes. Mais peu à peu se précisera le vocabulaire et son contenu : le pape, les évêques, les prêtres, les diacres, les fidèles ; ceux qui reçoivent le sacrement de l'ordre et les simples baptisés ; l'Église enseignante et l'Église enseignée ; l'Église, corps mystique du Christ, et l'Église institutionnelle ; le peuple de Dieu et le magis­tère ; les pasteurs et le troupeau. 98:248 Si saint Pierre, dans sa première épître, donne des directives pastorales aux anciens, c'est Jésus lui-même qui, après sa résur­rection, a défini leur mission aux onze apôtres. Ses paroles, qui terminent l'évangile de saint Matthieu, constituent en quelque sorte la charte de l'Église : « *Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, les bapti­sant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé. Et voici que je suis avec vous toujours jusqu'à la fin des temps *» (Mt, 28, 18-20). La mission pastorale des onze est donc de constituer le troupeau et de le garder en enseignant aux Gentils ce qu'ils doivent croire et ce qu'ils doivent faire pour recevoir le baptême et entrer ainsi dans la bergerie. Toute l'activité des pasteurs, en tant qu'ils agissent comme pasteurs, est pastorale par définition. Au départ donc, le pastoral englobe tout et ne s'oppose à rien ni ne s'en distingue. Cependant comme le *croire,* le *faire* et la *manière de faire* sont impliqués dans l'adhésion au Christ, le *doctrinal,* qui concerne la *vérité,* est distingué du *pastoral,* qui concerne l'*action.* Au sein du pastoral, on tend à distinguer l'action même d'évangéliser, qui comporte un aspect doctrinal, du *comportement* des pasteurs qui est l'évan­gélisation par l'exemple de la plus parfaite imitation de Jésus-Christ, le souverain pasteur. A cet égard, les paroles de Jésus rapportées par Matthieu à la fin de son évangile sont *globalement pastorales.* Celles de saint Pierre dans sa première épître sont *spécifiquement pastorales.* \*\*\* Le Concile Vatican II est à la fois *globalement* et *spécifiquement* pastoral. Il est *globalement pastoral* en ce sens que tout concile œcumé­nique l'est par définition, étant l'Église elle-même dans l'exercice de son pastorat suprême. Il l'est encore en ce sens que sa note dominante est pastorale et que la plupart de ses textes sont spéci­fiquement pastoraux. A cet égard, il est donc *spécifiquement pastoral,* ce qui n'est pas le cas des conciles antérieurs qui, globalement pastoraux en tant qu'œcuméniques, sont spécifiquement doctrinaux par leur contenu. Vatican II a clairement indiqué son intention pastorale dans les deux messages qu'il a délivrés le 20 octobre 1962 au début du Concile et le 8 décembre 1965, à la fin. 99:248 Dans le « Message du Concile à tous les hommes », du 20 octobre 1962, nous lisons : « *Dans cette assemblée, sous la conduite de l'Esprit Saint, nous cherchons comment nous renouveler nous-mêmes pour nous* « *trou­ver de plus en plus fidèles à l'Évangile du Christ *»*. Nous nous appliquerons à présenter aux hommes de ce temps la vérité de Dieu dans son intégrité et dans sa pureté, de telle sorte qu'elle leur soit intelligible et qu'ils y adhèrent de bon cœur.* « *Pasteurs, nous voulons répondre aux besoins de tous ceux qui cherchent Dieu,* « *dans l'espoir de le découvrir à tâtons ; et certes il n'est pas loin de chacun de nous *»*.* « *C'est pourquoi, obéissant à la volonté du Christ qui s'est livré à la mort* « *afin de se présenter une Église sans tache ni ride, mais sainte et immaculée *»*, nous nous donnerons tout entiers à cette œuvre de rénovation spirituelle pour que l'Église, aussi bien dans ses chefs que dans ses membres, présente au monde le visage attirant du Christ qui brille dans nos cœurs* « *pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu *»*. *» On voit, par ces lignes, à quel point la volonté des Pères conci­liaires est pastorale, au sens le plus spécifique du mot. Le 7 décembre 1965, dernier jour du Concile, Paul VI déclare « *Aimer l'homme non pas comme un simple moyen, mais comme un premier terme dans la montée vers le terme suprême et trans­cendant, vers le principe et la cause de tout amour. Et alors le Concile tout entier se résume finalement dans cette conclusion religieuse : il n'est pas autre chose qu'un appel amical et pressant qui convie l'humanité à retrouver, par la voie de l'amour fraternel, ce Dieu dont on a pu dire : S'éloigner de lui, c'est périr ; se tour­ner vers lui, c'est ressusciter ; demeurer en lui, c'est être inébran­lable ; retourner à lui, c'est renaître ; habiter en lui, c'est vivre. *» La note de cette déclaration est éminemment pastorale. Il s'agit d'amour et non de vérité. L'amour fraternel est présenté comme la voie qui mène à Dieu, parce que les incroyants peuvent entendre l'appel à l'amour fraternel et que le Concile est pour eux comme pour les croyants. Le lendemain, 8 décembre, sept messages sont adressés par le Concile 1) aux gouvernants, 2) aux hommes de la pensée et de la science, 3) aux artistes, 4) aux femmes, 5) aux travailleurs, 6) aux pauvres, aux malades, à tous ceux qui souffrent, 7) aux jeunes. Ces catégories sociales sont, à elles seules, révélatrices. 100:248 Elles ne sont pas déterminées par l'Évangile ou la Tradition. Elles correspondent seulement à une actualité « mondaine ». Dans une introduction à ces messages, Paul VI, s'adressant aux Pères conciliaires déclarait : « *C'est pour toutes les catégories humaines que le Concile travaille depuis quatre ans ; c'est pour elles qu'il a élaboré cette* « *Constitution sur l'Église dans le monde d'au­jourd'hui *»*, que Nous promulguions hier, aux applaudissements enthousiastes de votre assemblée. *» Nettement pastorale, elle aussi, par son ton, cette déclaration l'est également par sa référence à une Constitution du Concile dont le titre exact est « Constitution *pastorale* sur l'Église dans le monde de ce temps » (*Gaudium et Spes*)*.* On sait que les textes conciliaires comprennent quatre *Cons­titutions,* neuf *Décrets,* trois *Déclarations* et les *Messages* que nous venons d'évoquer. Des quatre Constitutions, l'une est sans qualificatif, deux sont dogmatiques (*Lumen Gentium,* sur l'Église, et *Dei Verbum* sur la Révélation divine) et la quatrième pastorale (*Gaudium et Spes*)*.* La diversité de leurs dénominations crée entre ces textes une certaine hiérarchie. Un Décret est moins important qu'une Constitution, et une Déclaration, moins importante qu'un Décret. D'autre part, Décrets et Déclarations sont des documents essen­tiellement pastoraux, même s'ils contiennent des éléments doctri­naux. Les Messages sont exclusivement pastoraux. L'intérêt de la distinction entre le doctrinal et le pastoral est évident. Ce qui est doctrinal, touchant à la *vérité,* a une valeur permanente. Ce qui est pastoral, touchant à la *pratique évangélique,* a une valeur plus contingente, du fait même qu'elle est relative à une réalité mouvante. Le dire, c'est simplement constater un fait et non pas faire preuve d'intégrisme ou d'hostilité au Concile. On peut d'ailleurs relever à ce sujet des témoignages peu suspects. En 1978, dans une préface à un livre sur la catéchèse, Mgr Pézeril écrit : « *Dans tous les pays, quels que soient leur système social et leur héritage* « *culturel *»*, les hommes et les femmes sont soule­vés par un même mouvement spirituel. Animés par le souci du bien de tous, ils luttent et travaillent pour* « *un monde nouveau *»*.* « *Ce qui suppose partout une rupture. Une rupture avec quoi ? Avec le monde que* « *Gaudium et Spes *» *s'était peut-être un peu hâté de célébrer comme moderne, mais qui craque de toutes parts... *» ([^30]) 101:248 De son côté, Mgr Poupard, faisant une conférence sur « le vrai visage du Concile », le 16 décembre 1977, à Bruxelles, disait : « ...*Or, treize ans après Vatican II, quelle est la situation, en toute vérité ? Confessons-le, bien des textes sont oubliés et d'autres nous paraissent déjà dater, en particulier ceux qui semblaient les plus neufs, comme la constitution* Gaudium et Spes *sur l'Église dans le monde de ce temps. *» ([^31]) Enfin il ne faut pas oublier la fameuse conférence donnée à Rome, le 20 janvier 1976, par le cardinal Garrone. Celui-ci, oppo­sant la Constitution (pastorale) *Gaudium et Spes* à la Constitution (dogmatique) *Lumen Gentium,* disait que si celle-ci ressemble aux documents conciliaires traditionnels, celle-là « ne ressemble à rien ». (Ce sont ses propres mots.) Il ajoutait, toujours au sujet de *Gaudium et Spes :* « C'est un essai. » Il est évident qu'un *essai,* dont la nature est *pastorale,* et que l'actualité *date,* ne requiert pas la même adhésion qu'une constitution dogmatique. Aussi bien, la commission doctrinale de Vatican II a donné elle-même les règles d'interprétation du Concile (c'est nous qui soulignons) : « *Compte tenu de l'usage des Conciles et du* but pastoral *du Concile actuel, celui-ci ne définit comme devant être tenus par l'Église que les seuls points concernant la foi et les mœurs qu'il aura clairement déclarés tels.* « *Quant aux autres points proposés par le Concile, en tant qu'ils sont l'enseignement du magistère suprême de l'Église, tous et chacun des fidèles doivent les recevoir et les entendre selon l'esprit du Concile lui-même qui ressort soit de la* matière traitée, *soit de la* manière dont il s'exprime, *selon les normes de l'inter­prétation théologique. *» Ce texte figure dans les « Actes du Concile » après la Consti­tution *Lumen Gentium.* Tout cela étant parfaitement clair, on peut se demander ce que voulait dire Paul VI quand il écrivait à Mgr Lefebvre, le 29 juin 1975 : « Comment aujourd'hui quelqu'un pourrait-il se com­parer à saint Athanase, en osant combattre un Concile comme le deuxième Concile du Vatican, *qui ne fait pas moins autorité, qui est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée ? *» ([^32]) 102:248 Les paroles de Paul VI sont souvent difficiles à comprendre. Lui-même ayant constamment souligné le caractère pastoral de Vatican II, il faudrait interpréter : dans l'ordre pas­toral Vatican II ne fait pas moins autorité que Nicée dans l'ordre dogmatique. Cependant, à cet égard il serait moins important, des propositions spécifiquement pastorales étant contingentes, comme nous l'avons vu. Serait-ce alors que Paul VI entend signifier que sa nature même de Concile pastoral donne à Vatican II une im­portance plus grande que Nicée parce qu'il inaugure une ère nou­velle dans la vie de l'Église ? Un millénaire et demi d'approfon­dissement dogmatique a épuisé l'essentiel des vérités à croire. Il s'agirait désormais d'en faire bénéficier le monde par un dialogue de l'Église avec lui. Cette prise de conscience d'une priorité du pastoral sur le doctrinal serait une révolution dans la tradition conciliaire. D'où l'importance de Vatican II, plus grande que celle de Nicée par ce caractère révolutionnaire. Paul VI, dans son intro­duction aux Messages au monde du 8 décembre 1965, avait indiqué la « fonction prophétique » du Concile. Sans doute est-ce ce pro­phétisme qui lui semble d'une importance majeure. Reste à savoir si l'autorité du magistère peut et doit se manifester dans la pro­phétie. On a peine à le croire. \*\*\* Le caractère « pastoral » de Vatican II explique l'usage abon­dant qui est fait du mot dans ses textes. On y trouve du même coup les éléments qui permettent de distinguer ce qui est pastoral de ce qui ne l'est pas. A cet égard, une note qui accompagne l'avant-propos de *Gau­dium et Spes* met en lumière la distinction qu'on fait habituelle­ment entre le pastoral et le doctrinal. Voici, in extenso, le texte de cette note : « *La Constitution pastorale* « *L'Église dans le monde de ce temps *»*, si elle comprend deux parties, constitue cependant un tout.* « *On l'appelle Constitution* « *pastorale *» *parce que, s'appuyant sur des principes doctrinaux, elle entend exprimer les rapports de l'Église et du monde, de l'Église et des hommes d'aujourd'hui. Aussi l'intention pastorale n'est pas absente de la première partie, ni l'intention doctrinale de la seconde.* 103:248 « *Dans la première partie, l'Église expose sa doctrine sur l'homme, sur le monde dans lequel l'homme est placé et sur sa manière d'être par rapport à eux. Dans la seconde, elle envisage plus précisément certains aspects de la vie et de la société contem­poraines et en particulier les questions et les problèmes qui pa­raissent, à cet égard, revêtir aujourd'hui une spéciale urgence. Il s'ensuit que, dans cette dernière partie, les sujets traités, régis par des principes doctrinaux, ne comprennent pas seulement des éléments permanents, mais aussi des éléments contingents.* « *On doit donc interpréter cette Constitution d'après les normes générales de l'interprétation théologique, en tenant bien compte, surtout dans la seconde partie, des circonstances mouvantes qui, par nature, sont inséparables des thèmes développés. *» Ne retenons de cette note laborieuse que ce qui nous intéresse ici : *le* (*spécifiquement*) « *pastoral *» *se distingue essentiellement du* « *doctrinal *» *et n'a que la valeur contingente de l'actualité. A cet égard, la note vaut pour tous les textes conciliaires à l'exception des deux Constitutions dogmatiques.* Le pastoral ne se distingue pas seulement du doctrinal. Il peut, par exemple, se distinguer du spirituel et de l'intellectuel. Dans le décret sur la formation des prêtres, on lit au paragraphe 8 : « La formation *spirituelle,* qu'on unira étroitement à la formation *doctrinale* et *pastorale,* sera donnée, etc. » Un peu plus loin, au paragraphe 22, on lit : « Le jeune clergé pourra ainsi entrer pro­gressivement au triple point de vue *spirituel, intellectuel* et *pastoral,* dans la vie sacerdotale et l'activité apostolique, etc. » Toutes ces distinctions, et bien d'autres, ont un point com­mun : ce qui caractérise le pastoral relève d'abord de l'*action.* C'est une volonté d'évangélisation manifestée *à l'égard des hom­mes.* Les conditions de l'évangélisation sont si nombreuses et si complexes qu'on en a fait une science : la *pastorale.* Ce nouveau substantif appelle lui-même un complément. On parle couram­ment de la pastorale des milieux ouvriers, des intellectuels, des handicapés, des divorcés remariés, des jeunes, des vieux, des gitans, des incroyants, etc. Dans ses Messages au monde du 8 décembre 1965, le Concile s'adresse à sept « catégories humaines », ébau­chant ainsi lui-même une pastorale diversifiée de ces catégories qui, divisibles à l'infini, appelleraient autant de pastorales spéciales. 104:248 La pastorale conciliaire, c'est l'ouverture *au monde* par *l'adap­tation,* dans sa présentation, de la Révélation, au monde en général, au monde présent en particulier et, plus particulièrement encore à chaque catégorie sociale de ce monde. Mais qui sont les pasteurs ? Originellement, ce sont le pape et les évêques. Plus largement, ce sont tous les fidèles ayant reçu le sacrement de l'ordre, puis plus largement encore tout le peuple de Dieu (à l'égard des incroyants). Dans les textes conciliaires la pastorale se déploie de sa conception première du « bon pasteur » à la variété illimitée de son adaptation au monde moderne. Ainsi, au paragraphe 14 du décret sur le ministère et la vie des prêtres, on lit : « *Les prêtres réaliseront cette unité de vie en s'unissant au Christ dans la découverte de la volonté du Père et dans le don d'eux-mêmes pour le troupeau qui leur est confié. Menant ainsi la vie même du Bon Pasteur, ils trouveront dans l'exercice de la charité* pastorale *le lien de la perfection sacer­dotale qui ramènera à l'unité leur vie et leur action. Or cette charité* pastorale *découle avant tout du sacrifice eucharistique ; celui-ci est donc le centre et la racine de toute la vie du prêtre, dont l'esprit sacerdotal s'efforce d'intérioriser ce qui se fait sur l'autel du sacrifice. *» On trouve en ce texte l'écho direct de la conception pastorale du Nouveau Testament. Par contre, dans le décret sur la formation des prêtres, au chapitre VI, « De la formation proprement *pastorale *»*,* on lit qu'il faudra apprendre aux séminaristes « *à utiliser, selon de justes méthodes et en accord avec les règles posées par l'autorité ecclé­siastique, l'apport des disciplines pédagogiques, psychologiques et sociologiques *» (par. 20). C'est certainement indispensable, mais on voit où la pente peut mener et ce que la pastorale peut y devenir. Des textes analogues se trouvent dans le décret sur le ministère et la vie des prêtres (par. 19), dans le décret sur l'activité missionnaire de l'Église (par. 20 : « *Les conférences épiscopales doivent veiller à ce que, à des époques fixes, soient organisés des cours de renouvellement biblique, théologique, spirituel et* pastoral *dans l'intention suivante : que parmi les bouleversements et les changements, le clergé acquière une connaissance plus pleine de la science théologique et des* méthodes pastorales », et par. 34 : 105:248 « *L'exercice régulier et ordonné de l'activité missionnaire exigeant que les ouvriers évangéliques soient préparés scientifiquement à leur mission, particulièrement au dialogue avec les religions et les cultures non chrétiennes. -- et que dans l'exécution elle-même ils soient aidés efficacement --, on désire que, en faveur des missions collaborent fraternellement et généreusement entre eux les divers instituts qui cultivent la missiologie et d'autres disciplines ou arts utiles aux missions, comme l'ethnologie et la linguistique, l'histoire et la science des religions, la sociologie, les* arts pastoraux, *et autres choses semblables *»)*,* dans la Constitution sur la sainte liturgie (par. 33-36 et 43-46) et, à vrai dire un peu partout. Le mot « pas­torale » n'est pas nécessairement prononcé, mais le mot et l'idée d' « *adaptation *» font la trame du Concile. Or la conception nou­velle de la pastorale est celle de l'adaptation. C'est en quoi Vatican II est *spécifiquement pastoral.* \*\*\* Ne refaisons pas l'histoire du Concile. Elle est suffisamment connue pour que s'explique la confusion de ses travaux. Ce qui importe aujourd'hui, c'est de ne retenir que son intention pastorale en ce qu'elle a de valable et de la clarifier par une interprétation de ses textes conformes à la foi catholique, comme Jean-Paul II ne cesse de le répéter. Le danger d'une interprétation erronée est, en effet, considérable. L'ère post-conciliaire suffit à en témoigner. Cette « autodémolition » de l'Église qui, par moments, épouvantait Paul VI provient en droite ligne de la conception néo-moderniste que les pouvoirs parallèles installés dans l'Église se font de « la pastorale ». Ce danger a des aspects multiples dont les principaux sont les suivants. 1\) La pastorale tend à privilégier l'*action* sur la *contemplation --* C'est une vieille querelle, sur laquelle il n'y a pas lieu de s'étendre. Action et contemplation sont également légitimes et éga­lement nécessaires. Trop séparées l'une de l'autre, elles risquent l'une et l'autre de se dénaturer. Mais il reste que l'action évangé­lisatrice et missionnaire n'a de sens qu'enracinée dans sa relation à Dieu, c'est-à-dire finalement dans la contemplation. Ce n'est pas pour rien que sainte Thérèse de l'Enfant Jésus est patronne des missions. Ce n'est pas pour rien que les plus grands « actifs » -- un Ignace de Loyola, un Vincent de Paul, un Grignion de Montfort -- sont des saints, c'est-à-dire des hommes de prière et d'ascèse. Ce n'est pas pour rien que les « pasteurs » qui obtiennent les plus grands résultats dans leur « pastorale » -- un curé d'Ars, par exemple -- sont ceux dont la vie se conforme le plus étroi­tement au modèle du Bon Pasteur. 106:248 2\) Quand la pastorale devient un leitmotiv quasiment obses­sionnel, elle ne tend pas seulement à privilégier l'action, elle finit par en faire une philosophie pratique, une *praxis,* qui n'a pas seulement l'inconvénient d'être fausse, mais qui a celui, plus grave encore, de rejoindre la seule philosophie élaborée de la praxis, le marxisme. L'ivraie d'un messianisme humaniste et révo­lutionnaire risque alors d'étouffer le bon grain des moissons escomptées pour le royaume de Dieu. 3\) L'efficacité que la pastorale cherche dans l'action l'amène à valoriser la notion de *méthode.* Il ne faut pas agir inconsidéré­ment. Il y a des méthodes qui sont vouées à l'échec, d'autres qui mènent au succès. Ce sont ces dernières qu'il faut employer. Elles exigent une parfaite connaissance des lois de la physique sociale, de la psychologie des masses et des individus, du mouve­ment de l'histoire. Pas d'action efficace sans connaissance des « *sciences humaines *»*,* comme on les appelle aujourd'hui. Seule la possession complète de ces sciences permettra la mise au point d'une pastorale digne de ce nom et promise au succès. Là encore, c'est toujours la même chose. La méthode est bonne en elle-même. La connaissance des sciences humaines également. Mais il ne faut pas les surestimer. Non seulement la fin ne justifie pas les moyens, mais elle implique des moyens qui soient en accord avec elle. « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît. » C'est là loi de l'Évan­gile. La conversion des autres dépend essentiellement de la con­version de soi-même. Seules la foi, l'espérance et la charité pro­pagent la foi, l'espérance et la charité. Les grands évangélisateurs ont toujours été des modèles évangéliques. C'est eux qui ont créé leur propre méthode, selon leur tempérament personnel. Savants ou ignorants, plus ou moins ordonnés ou désordonnés dans leur manière d'agir, ils communiquent la vérité en la rayonnant par leur vie. Quoi de commun entre un François d'Assise, un Domi­nique, un Thomas d'Aquin, un François de Sales, sinon l'éclat de leur sainteté ? Une pastorale fondée sur la méthode et les sciences humaines non seulement ne peut convertir les autres, mais elle se retourne contre ceux qui mettent en elle leur confiance ; ils peuvent y perdre eux-mêmes la foi ([^33]). 107:248 4\) Le commun dénominateur des erreurs et des dangers que recèle la pastorale mal comprise est, paradoxalement, un mélange contradictoire de *rationalisme* et de *sentimentalisme.* De rationa­lisme, parce qu'elle privilégie la raison et le raisonnement au détriment de la foi. De sentimentalisme, parce qu'elle privilégie le sentiment au détriment de la charité et l'impulsion du cœur au détriment de la rectitude de l'intelligence. Quand cette déviation pastorale se répand dans l'Église entière, c'est alors contre l'Église elle-même qu'elle se retourne et c'est tout le peuple de Dieu, la masse des fidèles, qui en pâtit. Le dogme, la morale et la liturgie s'effritent ou s'effondrent ensemble dans un christianisme devenu humanisme autour d'un Christ progressivement vidé de sa nature divine. Tels sont les dangers d'une pastorale qui, à force de se vouloir la panacée de la crise de l'Église, a perdu de vue l'image du Bon et Souverain Pasteur pour y substituer celle d'une sorte de pasteur-robot. \*\*\* Concile *pastoral,* Vatican II ne soulève pas de difficultés parti­culières si on l'interprète selon les normes qu'il a lui-même rappe­lées et que nous avons mentionnées plus haut. D'autre part, Jean-Paul II s'est expliqué là-dessus à maintes reprises, notamment lors de son voyage en France. De son discours à nos évêques, le 1^er^ juin 1980, détachons quelques passages : « Notre tâche commune demeure donc l'acceptation et la réalisation de Vatican II, *selon son contenu authentique. *» « ...accepter *l'interprétation authentique du Concile -- car c'est là la question de fond... *» « *Le Bon Pasteur se soucie du pâturage, de la nourriture des brebis.* Ici je pense tout particulièrement aux publications théo­logiques... » Aux séminaristes, le même jour, il dit : « Ne voulez-vous pas être, vous-mêmes, de « bons pasteurs » ? *Le bon pasteur donne sa vie, et il donne sa vie pour ses brebis. Eh ! bien, il faut découvrir le sens du sacrifice de soi, relié au sacrifice du Christ, et vous offrir pour les autres qui attendent de vous ce témoignage. *» 108:248 Il les invite à acquérir la « *sagesse pastorale *»*.* « Vous subirez moins ainsi la tentation de « célébrer » uniquement ce que vivent nos contemporains, ou, au contraire, *d'expérimenter sur ceux-ci des idées pastorales peut-être généreuses, mais personnelles et sans la garantie de l'Église :* on ne fait pas d'expériences sur les hommes. » Ces paroles, et cent autres à la vérité, ne laissent aucun doute sur la conception que Jean-Paul II se fait de la pastorale, dont toute son activité pontificale témoigne d'ailleurs de la manière la plus convaincante. Les foules ne s'y trompent pas. Ce pape est bien le pape que, dès les premiers jours, Soljénitsyne a salué comme un véritable « don de Dieu ». D'où vient alors ce je ne sais quoi qui laisse certains d'entre nous comme désorientés en face de lui ? Quel trouble vague, quelle gêne secrète éprouvons-nous qui brouille un peu une admi­ration et une confiance que nous voudrions sans réserve ? Ce n'est pas facile à dire. La cause n'en est certainement pas dans un désaccord sur tel ou tel propos, tel ou tel geste du pape. Ce sont là des broutilles. L'adhésion inconditionnelle à une forte personnalité relève d'ailleurs de l'idolâtrie. Alors quoi ? je ne sais trop. Le 6 août dernier, à l'occasion du deuxième anniversaire de la mort de Paul VI, Jean-Paul II a encore déclaré : « Au fur et à mesure que le temps s'éloigne, la figure de Paul VI grandit à la lumière de tout ce qu'il a fait et enseigné. » Mais ce qu'il a fait n'est-il pas le contraire de ce qu'il a enseigné, ou du moins en complet porte-à-faux par rapport à ce qu'il a enseigné (dans sa profession de foi et ses grandes encycliques doctrinales) ? Jean-Paul II fait un bloc de Vatican II et de la pastorale de Paul VI. Il déclare d'autre part qu'il faut donner une « inter­prétation authentique » du Concile -- « c'est là la question de fond » --, ce qui laisse à penser que l'interprétation courante (et dominante) est inauthentique. Ne l'était-elle pas déjà du temps de Paul VI ? Si l'interprétation authentique du Concile est chez Paul VI, à la fois dans ce qu'il a fait et ce qu'il a enseigné, alors d'où vient le désastre post-conciliaire ? Paul VI ne citait jamais ou ne citait que du bout des lèvres ses prédécesseurs, à commencer par Pie XII. Ses silences à l'égard de ce dernier équivalaient à une réprobation morale. La Consti­tution sur la liturgie n'a pas une seule référence à *Mediator Dei,* l'admirable encyclique de Pie XII sur la liturgie. Paul VI ne s'est pas contenté de faire sienne cette Constitution, il a été au-delà en promulguant un nouveau rite de la messe (*novus ordo missae*) et en faisant des langues vulgaires les langues normales de la messe et de l'ensemble de la liturgie, tout en prétendant, ce qui était faux, appliquer ainsi la Constitution conciliaire. Alors, que penser ? 109:248 On a l'impression que ce qui fascine Jean-Paul II chez Paul VI et dans le Concile, c'est une intuition fondamentalement juste qui leur est commune. Laquelle donc ? S'accorde-t-elle à la Tradition, ou non ? Constitue-t-elle une nouveauté radicale, ou non ? Et si une « interprétation authentique » du Concile peut fournir la réponse pour le Concile, comment cette réponse peut-elle valoir pour Paul VI dont les actes et les paroles marquent une inter­prétation personnelle dont les actes et les paroles de Jean-Paul II s'éloignent considérablement ? On demeure dans le noir. Il y a quelque part, au Vatican, un mystère qui n'est pas facile à percer. « Un mal vif et bien terminé vaut mieux qu'un supplice dormant » chantait Paul Valéry. L'Église souffre et nous fait souffrir un supplice dormant. Souhaitons le mal vif et bien ter­miné qui nous en délivrera. Le Bon Pasteur est aussi le Souverain Pasteur. C'est par l'exercice de sa souveraineté que nous espérons que Jean-Paul II manifestera sans trop tarder sa bonté. Louis Salleron. 110:248 ### Des livres d'enfants pour Noël par France Beaucoudray UNE COUVERTURE DE TOILE ROUGE, un bric-à-brac d'instruments dorés, une mappemonde, des vaisseaux en partance qui s'envolent vers le bleu des pays de rêves : c'est un JULES VERNE à tous les coups. Celui-ci, *Mistress Branican,* Éditions Gautier-Languereau, col­lection jeunes Bibliophiles, est un joli cadeau à faire pour Noël. C'est un cadeau de poids aussi -- au jugé dans la main, une bonne livre ! C'est le récit d'une interminable recherche. Celle qu'une épouse mène pour retrouver son mari perdu en mer. Les drames s'y succèdent. L'auteur burine ses personnages : ils sont tout d'une pièce. Héroïques ou terribles, leurs caractères ne changeront ja­mais. Quinze ans durera la lente quête, finalement victorieuse ! Géographe jusqu'au bout des ongles, l'auteur nous décrit ces trois voyages et surtout le dernier très minutieusement. Il n'y manque pas une fourmi blanche, pas un tronçon de serpent rôti, pas une ombre portée de cactus. Lentement, une idée s'impose : c'est qu'ici, il y a deux temps. Celui qui passe avec les années perdues, les cheveux qui blanchissent, les bateaux qui rentrent bredouilles et un autre temps, celui de l'épouse dont l'amour est immobile, dur comme un diamant, éternel. 111:248 Tout cela est un peu monocorde, l'auteur l'a sans doute senti : il rajoute à la fin deux comiques qui viennent mettre un peu de couleur. Cependant, c'est une leçon de fidélité conjugale tellement impressionnante et chrétienne qu'elle mérite lecture. Les illustrations du XIX^e^ siècle, personnages copiés sur le réel, noient les héros plutôt qu'autre chose. C'est noir et blanc et tout à fait anodin. \*\*\* *Lettres aux Capitaines* d'André CHARLIER paru aux Éditions Sainte-Madeleine, Monastère de Bédoin, est un livre magnifique tant par le fond que par la forme. D'abord, le fond : cinquante lettres écrites par le Directeur de l'école des Roches de Maslacq à ses grands élèves. Lettres courtes qui révèlent une admirable connaissance de l'adolescent. Il serait dommage de résumer des pensées et des directives où chaque mot compte et ne peut pratiquement pas être déplacé. Citons plutôt : « L'action véritable s'exerce *par ce qu'on est *» et « je vous donne cette règle *tâchez donc d'être *»*.* « La première des choses que vous avez à faire, et vous êtes loin d'y songer assez, c'est de *faire attention* aux âmes qui vous sont confiées quelles qu'elles soient, et peut-être, ensuite, vous parviendrez à les connaître. » « Le but de vos études n'est pas d'entasser dans votre esprit une certaine somme de notions, mais de vous faire pénétrer profondément dans la vie de la pensée, de vous apprendre à penser. » « Je crois qu'au fond l'homme est le plus souvent conduit par un besoin secret d'échapper à lui-même et d'échapper surtout à cette image qu'il a constamment devant les yeux de ce qu'il sait qu'il devrait être et qu'il ne consent pas à être. » A travers ces textes, on devine la vie de l'école et les réactions des élèves à ces lettres. C'est un livre de fond pour les jeunes. Il est riche d'enseignements et d'un style très pur. Quoique déjà présenté dans ITINÉRAIRES, il était bon d'en reparler pour Noël. Chaque nouveau texte débute par une lettrine en noir. Re­gardez bien ces lettres décores de fleurs, ce sont des dessins tout petits mais très intéressants. Ils parlent de l'être des fleurs et des feuilles, pas de zéphyr sur un tendre pétale translucide. 112:248 Ces petites illustrations sont belles, incisives, comme gravées. Aussi, la rose immobile est-elle une rose éternelle. C'est un livre profond et élégant. \*\*\* Ceux qui veulent se distraire liront avec plaisir *A Peyreloube un été...* d'Hélène COUDRIER paru aux Éditions G.P. dans la collection Rouge et Or Souveraine. C'est une chronique paysanne. C'est un paysage aussi : celui des Cévennes, dur, bien dessiné, roux et chaud comme langue d'Oc. C'est une étude psychologique, et bien fine ma foi ! Com­ment ces enfants des villes retrouvent-ils leurs racines ? A la vieille ferme, chaque cheminée, chaque table a son histoire ; et dans ce cadre, il y a de mystérieuses retrouvailles avec le génie simple des anciens. Une invisible conspiration de l'air, de la terre et de l'orage met à jour un trésor. Ce qui tombe bien pour cette famille pauvre. Une autre conspiration, celle de l'ombre et de la lumière, des arbres et des champs, est beaucoup plus subtile. C'est elle qui éveille au cœur des petits l'amour de la terre. C'est bien écrit c'est bien ferme, bien régulier, bien coloré. Il y a de l'action et, comme toujours avec cet auteur, la note historique est juste, la note chrétienne aussi. Garçons et filles devraient aimer ce livre dès 12-13 ans. La typographie est un tantinet petite et revêche. Tout de même, cela passe. Les images auraient pu être assez belles si le papier de ce livre n'était un peu gris et l'impression légèrement brouillée. Il en reste pourtant de solides paysages à l'aquarelle qui ne sont pas vilains ; peints dans la manière d'Yves Brayer, quoique moins lumineux. La couverture est joliment quelconque et c'est joliment dommage. \*\*\* *Un petit gars du nom de Quinquembois* d'Anne BEAUCHAMP édité chez G.P. dans la collection Rouge et Or Souveraine, fera l'amusement des garçons et des filles de 11-13 ans. Là, nous chan­geons tout à fait d'univers. C'est écrit de façon très piquante. Par-ci, par-là, un humble mot d'argot fait image. Mais ces mots ne dépassent guère le galurin pour le chapeau et la beigne pour la gifle. (je sais que certains sont sensibles aux mots et sourcillent lorsqu'un auteur a ses fantaisies.) 113:248 Bref, Quinquembois Yves est un petit gars de Bretagne. Cela se passe avant 1914 dans le village de Martiné-la-Jubaudière et Quinquembois raconte ses mémoires. Comment il grandissait entre sa mère qui *musiquotait* et sa grand-mère qui-cousait-toujours. Comment un coup resta célèbre -- le jour, par exemple où le chapeau de la notairesse prit feu à l'église et où les gamins l'éteignirent à l'eau bénite. Puis Quinquembois grandit. L'oncle Cyprien lui fait découvrir son terroir au pas léger de son ânesse ; Cyprien a le don de guérir et emmène l'enfant voir les malades. Adolescence pimpante, émerveillée et qui découvre un petit monde qui lui semble si vaste. *C'était Noël pour nous tout au long de l'année* constate Quinquembois ; car un rien émerveillait ces humbles gens : une pince à sucre à trois sous gagnée à la tombola, une petite chose venue de Paris et dont le palper leur paraissait à lui seul mira­culeux. Trouve-t-on un trésor ? On est bien content et c'est tout : *on rayonnait de joie parce qu'on savait qu'on était riches à ne pas pouvoir compter notre or, si bien qu'on renonçait à le compter.* *--* Et l'adolescent ajoute : *Et tel que je vous parle à présent, je trouve encore la vie si belle que je me demande ce que j'irais faire à déterrer des sous morts.* Seule une harangue un peu panthéiste du Cyprien fait tache page 178. Elle demande une petite mise au point. Les images sont d'une candeur maladroite qui semble voulue. Elles soulignent l'innocence de ce village au bonheur fort simple. \*\*\* *Bayard fleur de chevalerie* d'Yvonne GIRAULT toujours aux éditions G.P. dans la collection Spirale est d'un tout autre style. C'est de l'Histoire de France. Le lecteur de 10 ou 11 ans débarque ici en terre inconnue. A celui qui est enfant aujourd'hui, les parentés de Bayard paraî­tront sibyllines. Il ne verra qu'un fond de paysage remuant et incompréhensible en manière de fond historique. Les professeurs ne font plus bruire et palpiter notre passé ; comment voulez-vous que les enfants le devinent ? Ici, le passé bouge, revit et ferraille, paré de batailles et de cortèges. C'est même un livre très sérieux que celui-ci ! 114:248 La documentation est très bien faite : les coutumes abondent et les métiers sont cités par leurs noms. Par moments, le texte a quelque chose de grave, ou presque. En revanche, l'admiration pour Bayard et la façon de le mettre en scène sont charmants. Voilà un livre qui présente un vrai héros pour modèle. Seul reproche à lui faire : page 120, une erreur sur le pape, souverain temporel plus que souverain spirituel. L'auteur rapporte qu'on avait surnommé Bayard « *l'écarlate des gentilshommes de France* » parce que l'écarlate était la plus belle, la plus royale des couleurs. Il faudra un bon lecteur pour ce livre-là, non parce qu'il est difficile mais parce qu'il emploie presque toujours le mot exact et qu'il est plein de faits historiques. Les images sont bonnes, plus par le relief et l'intention que par les couleurs. L'histoire, le savez-vous ? est le sujet préféré des 8-11 ans. Dans tous les milieux, les garçons apprécient les hauts faits d'armes, les héros, les périls. Ils l'aiment aussi par curiosité. C'est sans doute pourquoi les livres d'Yvonne Girault sont la coqueluche des petits. On ne se trompe *jamais* en offrant un livre de cet auteur. Ses histoires sont toujours faites à point. Ni compliquées de fioritures difficiles, ni rendues sottes par un faux esprit enfan­tin. Elle sait raconter ; cela sonne juste, bon, vrai. \*\*\* *Johannet et le courage de Fontfraîche* d'Hélène COUDRIER aux éditions G.P. collection Rouge et Or Dauphine nous parle d'un village au temps de Clovis. La guerre est passée par là ne laissant que des ruines. Johannet, fils de Johannes Vitalis, dit Gros-Bras va aider les hommes à reconstruire. Nous sommes en 507 et Johannet a 11 ans. L'auteur nous campe son monde en plein froid, en pleine faim avec les loups qui rôdent et la misère qui guette. Il y a là toutes les qualités des vieux français, gens ingénieux et d'esprit clair qui ne rechignaient pas à la peine et savaient rester gais. Johannet a faim, Johannet a peur des loups. Pourtant, il domine sa faim et sa peur. C'est ainsi, en reconstruisant que l'enfant devient homme. 115:248 On nous conte le sauvetage de Lutèce par sainte Geneviève, on nous campe des gaillards plaisants qui se nomment le Tort ou le Rusé, le Simple ou la Fouine. Tout cela est charmant. S'il n'y avait pas de nerveux gribouillis, même pas des images, ce serait parfait. \*\*\* Que donner aux tout petits qui savent juste lire ? Il y a beaucoup beaucoup d'albums pour eux. Pourtant, le tri est indispensable. *Missouri, le petit siamois* de Romain Simon aux éditions Gautier-Languereau, collection premiers livres, est une suite d'images attendrissantes. Un minet, étriqué, tout louchon, tout timide, découvre le monde. L'imagier a saisi au vol le regard incertain et secret des petits siamois. Son chat a vraiment une âme. Désarmé, vulnérable, Missouri est un compagnon pour enfants sages, trop candides, trop sensibles pour aborder déjà un monde plus vigoureux. Ce n'est pas une chose merveilleuse, extraordinaire : c'est un petit livre, joli, tout simplement. \*\*\* *Robin des Lunes* de Satoni Ichikawa, toujours aux éditions Gautier-Languereau, est une œuvre raffinée, un peu mystérieuse. Ces japonaises vous ont un art tout de même qui n'appartient qu'à elles ! C'est justement l'heure la plus difficile à peindre qu'elle a choisie ; celle entre chien et loup, à l'heure mauve où l'on allume les lampes. Le plus étonnant, c'est qu'elle a réussi ! Il y a là une étude de lumière que l'on peut aimer, ou ne pas aimer : cela dépend des goûts. Le jour a tourné, ce n'est plus le jour et pas encore la nuit. Alors les objets changent de sens et l'arbre se découpe comme un symbole étrange. Deux silhouettes enfantines ne livrent pas d'elles-mêmes autre chose qu'une ligne, saisie au bon moment. A l'angle d'une rue, le halo d'un réverbère fait surgir une con­naissance plus intime des vitrines des boutiques. Dans les maisons la lumière est blonde. La chambre d'enfants n'est plus que bonheur doré. 116:248 Tout à l'heure, la nuit bleue livrera sous la lune des pommes qui prendront l'air féerique. Les transparences, les opacités lumineuses, voilà un art très intérieur et très fin. Il est dommage que les courts poèmes n'égalent pas ces tableaux. Ce grand album est tout de même un très beau cadeau. \*\*\* *Le Recueil de Poésies* paru chez Dominique Martin Morin est tout à l'opposé de *Robin des Lunes.* Des auteurs comme Jean Racine, Marie Noël, Jean Moréas, Jean de la Fontaine, Paul Arène, Marguerite de Navarre, Paul Verlaine, Loys Labèque, Jean Richepin, Robert Brasillach, Charles Maurras et j'en passe -- sont la fine fleur de la clarté française. Ici, tout est pur, net, franc et limpide. Le ciel bleu de France a fait naître des poètes qui chantent les formes concises, les images mesurées, parfaites. Citons : La Vierge à Midi. *Il est midi, je vois l'église ouverte. Il faut entrer.* *Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.* *Je n'ai rien à offrir et rien à demander.* *Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.* L'image riche et sereine d'une église à midi n'est-elle pas à faire entrer pour toujours dans les yeux d'un enfant ? Ou celle-ci encore, des fleurs de chez nous, qu'il faut leur apprendre à regarder : *J'offre ces violettes,* *Ces lis et ces fleurettes,* *Et ces roses ici,* *Ces vermeillettes roses,* *Tout fraîchement écloses,* *Et ces œillets aussi.* La France du plein jour, des sources radieuses et des fontaines blanches, n'est-elle pas beaucoup plus la poésie qu'il faut leur faire connaître ? 117:248 Les petits comprennent bien plus l'*esprit* d'un texte qu'on ne le croit. Ou s'ils ne le comprennent pas d'une manière explicite, leur âme baigne au moins dans la beauté chrétienne. Il en reste une fraîcheur qui fait aimer l'état de grâce et aide à comprendre ensuite une beauté plus haute : celle des nobles sentiments et des grands sacrifices. Ce recueil de poésies est d'une présentation simple, pure. Il a des images lui aussi. Elles sont au trait sur fond sanguine et rappellent la concision de certaines images populaires de l'époque romane. Mais c'est le texte surtout qui enlumine ce petit livre. Ces très riches heures des poètes français, qui nous ont dit si bien les cigales et le blé, le ciel et la terre, les Rois et les chevaliers, le printemps et l'été, l'automne et l'hiver. Citons : Chant de la Vierge Marie MARIE *Pour ses mains, ses pieds si tendres,*\ *Des gants, des petits chaussons,* LES ANGES *Pour ses mains, ses pieds si tendres,\ Quatre clous, quatre poinçons,* MARIE > *Au bout de l'Avent, nous sommes,\ > Tout est prêt, il peut venir...* LES ANGES > *Tout est prêt, tu peux venir,\ > Ô Jésus, sauver les hommes.* France Beaucoudray. Trouver de bons livres pour vos enfants ; avoir un choix pour toute la famille, des plus jeunes jusqu'aux adultes ; lire des articles à la gloire de nos grands auteurs : tout cela dans PLAISIR DE LIRE, revue bibliographique trimestrielle (348, rue Saint-Honoré, Paris I^er^ ; le nu­méro : 25 F. -- Abonnement : 90 F.). -- A partir du numéro 51 *Littérature pour mon filleul,* ou la littérature française racontée aux enfants. 118:248 ### Vie du cardinal Pie *suite* par Jean Crété LA QUESTION DE L'INFAILLIBILITÉ du pape continuait à être agitée dans de nombreux écrits. Mgr Pie désapprouvait cette cam­pagne et gardait le silence. Mais, ayant reçu beaucoup de lettres de ses diocésains, les unes pour, les autres contre l'infailli­bilité, il y répondit par son mandement de carême de 1870 blâmant l'agitation provoquée par les libéraux et gallicans, il exhortait ses diocésains au calme, à la prière, à la confiance dans le concile, seul compétent pour discuter une question aussi grave. Le 24 avril, un certain nombre de Pères signèrent un *postulatum* demandant la discussion immédiate de l'infaillibilité. Mgr Pie ne signa pas ce *postulatum :* il estimait que la question de l'infailli­bilité devait être discutée à sa place logique dans un exposé général de la doctrine catholique. Cela lui valut des critiques de la part des infaillibilistes. Mais la violence des attaques contre l'infaillibilité en rendait inévitable la discussion immédiate. 119:248 Au cours d'une promenade dans la campagne romaine, Mgr Pie et Mgr Cousseau rencontrèrent Pie IX qui, les apercevant, descendit de voiture. La question brûlante ne tarda pas à être abordée. « Très Saint Père, dit Mgr Pie, je n'estime pas que cette définition soit maintenant opportune. » -- « Qu'est-ce à dire ? » demanda Pie IX, fort surpris. -- « Très Saint Père, répliqua Mgr Pie, après ce qu'on a fait de l'autre côté pour l'empêcher, elle n'est plus opportune, elle est devenue nécessaire. » Ce que Mgr Cousseau traduisit aussitôt en latin : « *Quod inopportunum dixerunt, necessarium fecerunt. *» (Ce qu'ils ont déclaré inopportun, ils l'ont rendu nécessaire.) Le tournant décisif venait d'être pris dans cet entretien familier au bord d'une route. Dans les journées qui suivirent, le *postulatum* réunit plusieurs centaines de signatures ; une lettre de Mgr Dupanloup au pape et la protestation de soixante-sept évêques ne pouvaient détourner Pie IX de la résolution appuyée par la grande majorité du concile le 9 mai, le schéma sur l'infaillibilité était distribué. La veille, la commission avait chargé Mgr Pie du rapport. Le 4 mai, l'évêque de Poitiers avait passé une soirée entière avec le pape dans les jardins du Vatican ; les jours suivants, il vit beaucoup Mgr Jacobini et les Pères Franzelin et Schrader, et passa le reste de ses journées à prier et à travailler. Le 13 mai, il présenta son rapport au concile. Au départ, le concile comportait une minorité d'infaillibilistes convaincus, une minorité d'opposants résolus, et une majorité d'évêques indécis ; les attaques violentes des oppo­sants avaient fait comprendre aux évêques indécis la nécessité d'élucider la question ; ce fut le rapport de Mgr Pie qui les rallia définitivement à la doctrine de l'infaillibilité et à la conviction que la définition était nécessaire. Ce rapport était d'une clarté et d'une force saisissantes. Dans un long préambule plein de délicatesse, Mgr Pie s'excusa de pré­senter un schéma hors cadre, mais expliqua que les controverses avaient rendu nécessaire l'étude immédiate de ce schéma. Puis il exposa les quatre chapitres du schéma *De Romano Pontifice* qui exprimaient l'*origine,* la *perpétuité,* l'*objet* et l'*étendue* du pouvoir pontifical avec, à l'appui, les témoignages des Pères et des Doc­teurs, y compris Bossuet. Le chapitre IV apparaît comme la conclusion logique du schéma : le juge suprême et universel ins­titué par Jésus-Christ peut-il être faillible dans l'exercice solennel de son suprême magistère ? Mgr Pie le nie au nom de tous les siècles dont il apporte le témoignage ; le caractère de l'infaillibilité, son objet, ses conditions, ses limites sont lumineusement exposés : le pape est infaillible lorsque, en vertu de son magistère suprême, il définit ex cathedra comme étant révélée de Dieu une doctrine touchant la foi ou les mœurs. Mgr Pie conclut modestement en disant que le schéma était susceptible d'être rendu plus parfait et plus précis par les discussions des Pères. 120:248 Ces discussions ne firent pas défaut : cent seize orateurs s'étaient inscrits ; cinquante-six parlèrent au cours de trente-quatre congré­gations générales ; les soixante autres renoncèrent, estimant que leur pensée avait été suffisamment exprimée par les orateurs en­tendus. Mgr Pie, quoique épuisé et plusieurs fois contraint de se reposer, dut suivre toutes ces discussions. Les opposants ne pou­vaient pas dire que la liberté de discussion du concile n'avait pas été respectée. L'un d'eux se déshonora par une démarche indigne d'un évêque : le 21 mai, Mgr Darboy demandait à Napoléon III d'intervenir et de rappeler son ambassadeur à Rome pour obtenir le retrait du schéma ([^34]). Le gouvernement impérial, composé de ministres libéraux et rationalistes, jugea inopportun de s'engager dans cette voie. Mais le 4 juillet, un télégramme en provenance de Paris conseillait à un évêque de la minorité de faire traîner le plus possible les débats, la guerre, jugée dès lors inévitable, devant entraîner l'interruption du concile ; il suffisait donc de prolonger la discussion pour que le concile se trouvât contraint de se séparer avant d'avoir prononcé la définition. L'avertissement arrivait, heu­reusement, trop tard : tous les orateurs inscrits ayant parlé ou renoncé à la parole, les cardinaux présidents avaient, le matin même du 4 juillet, prononcé la clôture des débats. Mgr Pie, accablé par la chaleur et le travail, et souffrant de la phlébite qui devait l'emporter dix ans plus tard, dut se reposer quelques jours. Le 13 juillet, le concile vota sur l'ensemble du schéma : il y eut 451 *Placet,* 88 *Non Placet,* 62 *Placet juxta modum.* Des évêques de la minorité s'étaient adressés directement au pape pour obtenir l'adjonction des mots : *innixus testimoniis Ecclesiarum* (le pape, *appuyé sur les témoignages des Églises* \[sous-entendu : *locales*\]). Cette adjonction aurait entièrement faussé le sens de la définition, en faisant dépendre l'infaillibilité du pape du consentement des évêques. Le concile écarta cette demande, et la commission tint compte de certains *modi* demandant plus de vigueur dans les termes de la définition : deux adjonctions furent faites en ce sens le pape possède la plénitude du pouvoir suprême, *et non tantum potiores partes* (et non pas seulement la partie la plus importante) ; et les définitions ex cathedra prononcées par le pape sont *irré­formables par elles-mêmes et non pas par le consentement de l'Église.* 121:248 Le 17 juillet, sur le conseil de Mgr Dupanloup, les opposants décidaient de s'abstenir. Ce même jour, Mgr Dupanloup tenta une dernière démarche auprès de Pie IX, en le conjurant de ne pas promulguer la définition. Le 18 juillet, la constitution dogma­tique *Pastor Aeternus* était votée à l'unanimité moins deux voix ; et Pie IX la promulguait séance tenante. L'infaillibilité du pape, dans les limites précisées, devenait un dogme de foi. Aucun évêque ne fit défection, mais des églises vieilles-catholiques s'organisèrent en Allemagne et en Suisse ; à partir de 1873, elles eurent des évêques, sacrés par l'évêque vieux-catholique de Deventer, en Hollande. Rome appliqua à ces com­munautés la jurisprudence bienveillante constamment appliquée envers les Églises orientales séparées : c'est-à-dire que les vieux-catholiques ont toujours été, comme les Orientaux séparés, consi­dérés comme schismatiques, mais non pas comme hérétiques, bien qu'ils nient le dogme défini en 1870. Or, en pareille matière, c'est la jurisprudence romaine qui compte. De même, les ordres vieux-catholiques, comme les ordres orientaux, ont constamment été considérés comme valides par Rome ; on n'a jamais réitéré les sacrements donnés par les évêques ou les prêtres orientaux ou vieux-catholiques ; on ne ré-ordonne pas, pas même sous condition, un prêtre oriental ou vieux-catholique qui se convertit. Nous devons rappeler ces vérités à l'encontre des exagérations de quelques théologiens. En matière aussi grave, la seule chose qui compte, c'est la *pratique constante et invariable de Rome.* Le schisme vieux-catholique resta fort heureusement limité à quelques milliers de personnes ; mais il subsiste depuis plus d'un siècle. A l'intérieur de l'Église, le dogme fut accepté avec enthou­siasme par la majorité, avec résignation par les autres ([^35]). #### *La guerre de 70* Le 19 juillet, la France déclarait, sous un prétexte futile, la guerre à la Prusse, malgré les efforts désespérés de M. Thiers pour sauver la paix. 122:248 Bismark avait habilement manœuvré pour laisser toute la responsabilité de la guerre à la France. Depuis 1866, le roi de Prusse était « praesidium » (mot allemand neutre beaucoup plus fort que le mot français président) de la confédération de l'Allemagne du Nord. Devant la déclaration de guerre française, ce fut l'Allemagne entière, y compris la Bavière, qui se solidarisa avec la Prusse. Ce même jour 19 juillet, Mgr Pie obtenait de Pie IX son audience de congé, puis repartait pour Poitiers, où il arriva le 24, accueilli par une foule enthousiaste de prêtres et de fidèles. Le cortège se rendit d'abord à Notre-Dame la Grande, puis à la cathédrale où l'évêque prononça quelques mots avant le chant du *Te Deum.* Mgr Pie trouvait sur son bureau un Bref de Pie IX le félicitant pour les services exceptionnels qu'il avait rendus à l'Église au cours du concile. Mgr Pie retrouvait son pays en guerre. Comme il l'avait prévu et annoncé dès 1868, la guerre tourna rapidement au désastre. Le 2 septembre, l'empereur était fait prisonnier à Sedan avec son armée. Le 4 septembre, les députés de Paris proclamaient la répu­blique et constituaient un gouvernement de la défense nationale, dont le général Trochu, commandant militaire de Paris, accepta la présidence. La présidence du général Trochu avait pour unique but et eut pour effet le ralliement de l'armée et du pays au nouveau gouvernement, dirigé en fait par Gambetta et Jules Favre. Ils s'efforcèrent de prolonger une guerre évidemment perdue. Paris subit un dur siège de quatre mois. Des combats, heureux ou malheureux, se livrèrent jusque dans l'ouest. Mgr Pie encouragea toutes les œuvres de charité en faveur des blessés qui affluèrent à Poitiers, pria et fit prier, consola les affligés. Sollicité de se présenter aux élections prévues pour le 2 octobre, mais qui n'eu­rent pas lieu, il refusa sans hésiter. Entre temps, le 20 septembre, les troupes italiennes avaient occupé Rome, consommant la ruine du pouvoir temporel. Le 20 octobre, le concile était suspendu ; il ne fut jamais clos officiellement. Dans son mandement d'octobre, Mgr Pie protesta contre l'occupation de Rome et affirma avec vigueur les droits du pape, désormais confiné au Vatican. Il encouragea beaucoup les zouaves pontificaux chassés de Rome à constituer le corps des « Volontaires de l'ouest », dont le dépôt fut bientôt établi à Poitiers. Les Volontaires de l'ouest devaient, le 1^er^ décembre, s'illustrer à Loigny dans un combat héroïque où plusieurs centaines d'entre eux trouvèrent la mort, combat qui permit aux troupes françaises de ligne de se replier en bon ordre, mais qui ne put arrêter l'avance allemande. 123:248 L'hiver 1870-1871 fut effroyable. Fin janvier, Paris dut capituler. Un ar­mistice permit à la France d'élire une assemblée nationale. Les élections furent une victoire pour les conservateurs. M. Thiers, du fait de son opposition à la déclaration de guerre, jouissait d'un immense crédit. Élu chef du pouvoir exécutif, il négocia avec l'Allemagne. La victoire acquise, les rois et princes allemands réunis à Versailles avaient reconnu le roi de Prusse comme em­pereur d'Allemagne. Thiers obtint un traité qui fut jugé très dur en France et trop modéré en Allemagne : la cession de l'Alsace, de la moitié de la Lorraine et une indemnité de cinq milliards. De retour de Versailles, il passa à Poitiers le 28 février, avant de rentrer à Bordeaux où siégeaient le gouvernement et l'assemblée. L'évêque et l'homme d'État s'étaient déjà rencontrés sous l'empire, à l'époque où Thiers défendait le pouvoir temporel du pape. Le traité ratifié par l'assemblée, le gouvernement et l'assemblée purent s'installer à Versailles, évacuée par les Allemands. Presque aussi­tôt, ils durent faire face à l'insurrection de la Commune, que Mgr Pie avait prévue et annoncée. A la nouvelle du massacre des otages, il publia un mandement sur Jérusalem qui tue ses prêtres et ses prophètes. S'il condamnait la Commune, Mgr Pie n'en approuvait pas pour autant la tactique de Thiers, abandonnant Paris à l'insurrection, pour reconquérir ensuite la capitale par la force armée ; la tactique s'avéra efficace, mais au prix d'un torrent de sang. Les Volontaires de l'ouest, sollicités par Thiers, refusèrent leur concours à la reconquête de Paris ; Mgr Pie n'était sans doute pas étranger à ce refus. #### *Les années 1871-1875* Au lendemain de ces douleurs, Mgr Pie pouvait saluer un grand événement : le 16 juin 1871, Pie IX atteignait, puis dépassait les années de Pierre. Pie IX restait la seule grandeur debout sur les ruines. Quelques évêques sollicitèrent l'assemblée nationale en vue d'une intervention en faveur de la restauration de l'État pontifical. Mgr Pie ne partageait pas cette illusion ; la France vain­cue ne pouvait s'engager dans une guerre contre l'Italie ; l'opinion publique y était hostile. Thiers, qui avait défendu l'État pontifical tant qu'il existait, en jugeait la restauration impossible. Il nomma un ambassadeur auprès du roi d'Italie, installé au Quirinal, consa­crant ainsi le fait accompli. 124:248 Au début d'octobre 1871, Mgr Pie alla faire une retraite, rue de Sèvres, chez les jésuites, sur la tombe des religieux martyrs de la Commune ; il y fit sa préparation à la mort. A la suite de cette retraite, il fut reçu par Thiers à Versailles et dîna chez lui. Le 2 décembre, il était à Loigny et y faisait l'éloge des zouaves pontificaux tombés là un an plus tôt. Ces années 1871-1875 furent marquées par un grand effort de relèvement religieux. Dans une synodale, Mgr Pie exposa à ses prêtres les deux constitutions votées par le concile. Il se réjouit de la soumission des opposants et contribua grandement à celle du Père Gratry. De concert avec le nonce, Mgr Chigi, il veilla aux nominations épiscopales. Il se réjouit de la nomination de Mgr Guibert à Paris et écarta l'offre qui lui fut faite de lui succéder à Tours. La gauche relevait la tête et insultait le clergé. Une loi de 1872 donnait au prêtre et au pasteur une place dans le conseil d'administration des hôpitaux. Mgr Pie protesta contre cette égalité accordée aux pasteurs protestants. Il intervint également, dans la discussion d'une loi sur l'enseignement. Il soutint vigoureusement les efforts d'Albert de Mun pour la fondation de cercles catholiques d'ouvriers, et le second congrès de l'œuvre se tint à Poitiers en août 1872. Mgr Pie attira à Poitiers le Père Schrader, jésuite alle­mand, chassé de Rome par l'invasion italienne. Il favorisa l'établis­sement des chanoines réguliers du Latran à Beauchêne. Il fit nom­mer Mgr de la Bouillerie évêque de Carcassonne, au poste de coadjuteur du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux ([^36]). Mgr Cousseau, évêque d'Angoulême, atteint d'un tremblement nerveux, démissionna et se retira à Poitiers. Mgr Foulquier, évêque de Mende, ayant également démissionné, Mgr Pie s'occupa activement de leur succession ; il put faire nommer Mgr Sébeaux à Angou­lême et Mgr Saivet à Mende ; ces trois prélats étaient très ferme­ment romains. Mgr Saivet fut sacré à Poitiers par Mgr Pie le 11 mai 1873. En 1876, Mgr Pie fit nommer un autre de ses prêtres, Mgr Marie-Albert de Briey, à l'évêché de Saint-Dié et le sacra le 24 août 1876. Cependant, l'œuvre de la libération du territoire accomplie, Thiers, constatant les divisions des royalistes, orientait le pays vers une république qu'il voulait conservatrice. Le 24 mai 1873, il était contraint de démissionner et il était remplacé par le maréchal de Mac-Mahon. 125:248 Mgr Pie était allé à Rome au début de 1873 ; à son retour, il avait vu Thiers. Mais, dès 1871, Mgr Pie estimait urgent le rappel du comte de Chambord et l'institution d'une monarchie franchement catholique. Lors de son voyage à Rome, il avait rencontré M. de Vaussay, envoyé du comte de Chambord. La position de Mgr Pie était très nette : le roi doit être rappelé sans condi­tions, et c'est lui qui réglera, en accord avec l'assemblée, la ques­tion constitutionnelle. Comme le comte de Chambord, Mgr Pie voulait une monarchie forte, quoique tempérée. Il avait rédigé lui-même, en ces termes, l'article relatif à la religion : « La religion catholique, qui est pour les Français la religion de quatorze siècles dans le passé et de trente-cinq millions de citoyens sur trente-six dans le présent, est la religion du pays et de ses institutions. « Les citoyens qui professent les autres cultes jouissent de toutes les garanties assurées par la loi. » Par cette rédaction, Mgr Pie évitait l'expression « religion d'État » qui effarouchait ; il constatait le fait, posait le principe de la religion catholique, fondement des institutions. La tolérance était ensuite accordée, non aux cultes dissidents en tant que tels, mais aux citoyens qui les pratiquaient. Le 5 août 1873, le comte de Paris venait à Froshdorf saluer son cousin le comte de Chambord et le reconnaître comme seul héritier du trône. La restauration parut alors imminente. Si la réconciliation s'était faite entre les personnes, elle laissait subsister l'opposition des principes. Le comte de Chambord voulait une mo­narchie forte, indépendante des partis, et catholique. Le comte de Paris, et avec lui les royalistes libéraux qui détenaient le pouvoir, avec le duc de Broglie comme président du conseil des ministres, étaient acquis à la royauté parlementaire, c'est-à-dire au règne des partis. Le comte de Chambord acceptait deux chambres, dont l'une élue au suffrage universel, et cela, déjà, c'était trop, car la chambre élue risquait d'être rapidement dominée par l'opposition anti­dynastique ; mais il voulait des ministres nommés par lui et respon­sables devant lui seul ; alors que les royalistes libéraux voulaient un ministère responsable devant les chambres. En outre, le comte de Chambord voulait le drapeau blanc. Le maréchal de Mac-Mahon, d'accord avec le comte de Chambord sur la question mi­nistérielle, estimait impossible de faire accepter le drapeau blanc à l'armée. Après deux mois de tractations, le comte de Chambord, par la lettre du 27 octobre au comte Chesnelong, affirmait sa résolution définitive de garder le drapeau blanc et de ne pas céder sur la question ministérielle. 126:248 Mgr Pie se montra entièrement d'ac­cord avec le prince. Les royalistes libéraux considérèrent que l'in­transigeance du comte de Chambord rendait la restauration im­possible. Le 20 novembre, ils fixaient à sept ans la durée du mandat du maréchal de Mac-Mahon, avec l'espoir que, dans l'in­tervalle, la mort du comte de Chambord permettrait d'instaurer, avec le comte de Paris, la royauté libérale et parlementaire. La déception fut grande pour Mgr Pie. L'avenir lui parut bien sombre. Il resta toujours fidèle à son roi en exil. Après l'échec de la restauration, ce fut la république votée à une voix de majorité en 1875. Le sénat élu en décembre 1875 conservait une faible majorité royaliste, grâce aux soixante-quinze sénateurs inamovibles élus par l'assemblée nationale ; mais les élections du 20 février 1876 envoyaient à la chambre des députés une forte majorité de républicains, la plupart fort hostiles à l'Église. Mac-Mahon appela au pouvoir un républicain modéré, Jules Si­mon qui, pris entre les impatiences de la gauche et les réticences du président et du sénat, dut louvoyer plutôt que gouverner. La chambre comportait une minorité catholique, dont le représentant le plus résolu était Albert de Mun : élu à Pontivy sous l'étiquette « catholique », il vit son élection invalidée par la majorité anti­cléricale ; il fut réélu et, cette fois, admis à la chambre où il défendit vaillamment les droits de l'Église. L'année 1875 était celle du jubilé. Mgr Pie s'appliqua à faire revivre les grandes prédications de ses débuts d'épiscopat, lors du jubilé de 1850-1851. Le début de cette année 1875 fut marqué par un deuil : la mort de son ami et compagnon de lutte, Dom Guéranger (30 janvier). Ce fut Mgr Pie qui prononça son éloge funèbre le 4 mars à Solesmes. Ce fut lui aussi qui s'occupa de trouver les 250.000 francs dont Solesmes avait besoin pour survivre. Le 6 juin 1875, Mgr Pie consacrait la nouvelle église des Picpu-ciens de Poitiers ; cette église était la quatre-vingt treizième et dernière qu'il lui était donné de consacrer ; l'état de ses jambes ne lui permit plus désormais d'accomplir cette fonction solennelle, très fatigante (car elle dure cinq heures pendant lesquelles l'évêque est presque constamment debout), fonction que beaucoup d'évêques n'accomplissent jamais. Cette année 1875 était également celle du deuxième centenaire des révélations du Sacré-Cœur à Marguerite-Marie. Mgr Pie célébra solennellement la fête du Sacré-Cœur à l'église des jésuites de Poitiers et autorisa une formule de consécration individuelle au Sacré-Cœur. Il en profita pour prendre la défense des jésuites, objets des attaques violentes de Paul Bert. Le 13 octobre 1875, Mgr Pie assistait dans son agonie son ami Mgr Cousseau, ancien évêque d'Angoulême. 127:248 Mais l'année 1875 vit surtout la réalisation de ce que Mgr Pie considérait comme la grande œuvre de son épiscopat : l'institution canonique d'une Faculté de théologie à Poitiers. Le concile pro­vincial de Bordeaux (1850) avait rétabli la collation des grades théologiques et c'est à Poitiers qu'avaient lieu les examens pour toute la province de Bordeaux. En vingt-cinq ans, 450 diplômes de bacheliers et 33 de licenciés en théologie et en droit canon avaient été décernés à des prêtres de la province. Quatorze prêtres du diocèse de Poitiers étaient allés à Rome pour y obtenir le doctorat. L'exil du Père Schrader et du Père Tedeschi, chassés de Rome, permit à Mgr Pie d'organiser à Poitiers un cours supé­rieur de théologie. Mgr Pie donnait saint Thomas d'Aquin comme le maître à suivre dans l'enseignement de la théologie. La mort du Père Schrader (23 février 1875) ne découragea pas l'évêque. Il demanda des professeurs au général des jésuites. La loi Dupan­loup sur l'enseignement supérieur libre semblait lever tout obstacle du côté de l'État. Les négociations furent menées à Rome avec Mgr Czacky, secrétaire de la Congrégation des études. Le 1^er^ octobre 1875, Pie IX signait le Bref d'érection de la Faculté théolo­gique de Poitiers. Ce Bref fut tenu secret par crainte des réactions de la gauche. Mgr Pie sollicita les fidèles pour une œuvre qu'il ne pouvait nommer ; on lui faisait confiance, les dons affluèrent. L'opposition vint d'un côté où on ne l'attendait pas : Mgr Maret, doyen de la Sorbonne et très gallican, s'émut de cette fondation qui ferait concurrence aux facultés de théologie de l'État, dont l'enseignement était loin d'être sûr ; il voulait obtenir pour les facultés de l'État le droit de conférer le doctorat en théologie. Mgr Pie s'y opposa auprès de Rome. Le général des jésuites envoya à Poitiers dix professeurs, sous la direction du Père Wilmers, et l'enseignement put commencer. #### *Fin du règne de Pie IX* Mgr Pie refusa le siège de Lyon qui lui fut proposé au début de 1876. Il avait refusé de se porter candidat au sénat ; il voulait rester jusqu'au bout évêque de Poitiers et rien d'autre. 128:248 En 1876-1877, la majorité anticléricale de la chambre multi­pliait les actes hostiles à l'Église ; les crédits pour l'aumônerie mili­taire étaient supprimés ; les projets d'expulsion des religieux, de laïcisation de l'enseignement, de rupture avec le Saint-Siège n'étaient arrêtés que par l'opposition du président et du sénat. En cette année 1876, Mgr Pie fut invité comme orateur à Lourdes, à Char­tres et à Reims ; ses sermons, pleins d'élévation et de force, firent impression. L'année 1877 commença par un grand deuil : Mme Pie, qui depuis 1839 avait tenu avec dévouement la maison de son fils prêtre, puis évêque, déclinait ; elle mourut le 5 février. Ce fut un déchirement pour Mgr Pie ; sa mère n'avait que dix-huit ans de plus que lui ; il vit dans sa mort l'annonce de la sienne, et il ne se trompait pas ; l'état de ses jambes, atteintes de phlébite, empirait. Le 16 mai 1877, le maréchal de Mac-Mahon, excédé des débor­dements de la gauche, révoqua le ministère Jules Simon et rappela la droite libérale au pouvoir ; il restait dans les strictes limites de son pouvoir constitutionnel : « Les ministres sont nommés et révoqués par le président de la république. » La gauche n'en cria pas moins au coup d'État ; le président, appuyé par le sénat, prononça la dissolution de la chambre, et se mit à parcourir la France pour essayer d'obtenir des élections favorables. Mgr Pie se trouvait à Rome en mai-juin, pour le cinquantenaire de l'épis­copat de Pie IX, et ce fut lui qui prêcha le 1^er^ juin, jour de ce jubilé, en la basilique Saint-Pierre-aux-liens, où Mgr Mastaï Ferreti avait été sacré le 1^er^ juin 1827. Pie IX le reçut plusieurs fois ; c'étaient leurs adieux ; ils ne devaient plus se revoir. Pie IX profita des bonnes dispositions du gouvernement du 16 mai pour élever à l'épiscopat Mgr Gay et le donner comme auxiliaire à Mgr Pie, qui ne le désirait pas, et ne le demandait pas, prévoyant que son auxiliaire se trouverait en situation très difficile vis-à-vis de son successeur. Pie IX en ayant ainsi décidé, Mgr Pie dont les jambes fléchissaient de plus en plus, accepta avec joie le précieux évêque auxiliaire que le pape lui donnait. Le gouvernement donna son agrément ([^37]). Préconisé évêque titulaire d'Anthédon en septembre, Mgr Gay fut sacré par Mgr Pie le 25 novembre 1877. Cet auxi­liaire fut très précieux à Mgr Pie ; dès la semaine sainte 1878, ce fut Mgr Gay qui accomplit toutes les fonctions épiscopales, l'évêque de Poitiers s'en trouvant empêché par la maladie. M. Sa­moyault, vicaire général depuis 1832, étant mort le 27 décembre 1877, Mgr Gay eut une part très importante dans l'administration du diocèse. 129:248 #### *Léon XIII* Le 7 février 1878, Pie IX mourut. Ce fut un deuil pour l'évêque de Poitiers qui avait toujours été en parfait accord avec ce grand pape. Mgr Pie prévoyait et souhaitait l'élection du cardinal Pecci qui effectivement fut élu le 20 février, dès le second jour du conclave, et prit le nom de Léon XIII, en souvenir de Léon XII, dont il était le cousin éloigné. Mgr Pie, qui n'avait connu le cardinal Pecci qu'au concile, se faisait des illusions. Pour s'être trouvé du bon côté au concile, le cardinal Pecci n'en avait pas moins été pendant trente ans un opposant résolu, quoique discret, à la ligne intransigeante du pontificat de Pie IX ; son élection rapide marquait chez les cardinaux un désir de changement d'orien­tation. En outre, après le très long pontificat de Pie IX, les cardi­naux souhaitaient un pontificat assez court ; l'élu ayant soixante-huit ans et une petite santé, on prévoyait un pontificat d'une dizaine d'années, qui laisserait la place à certaines ambitions. Léon XIII s'obstina à vivre vingt-cinq ans et enterra tous ses électeurs, à l'exception d'un seul. Tout à fait étranger à ces calculs trop humains, Mgr Pie ne voyait dans le nouveau pape que les bons côtés, qui étaient réels, et s'entendit parfaitement avec lui pendant les deux années qui lui restaient à vivre. Cette harmonie se fût-elle maintenue si Mgr Pie, qui avait cinq ans de moins que Léon XIII, avait vécu davan­tage ? Il est permis d'en douter ; il n'eût pas approuvé le rallie­ment, ni certains relâchements habilement dissimulés sous des encycliques qui soulevaient l'enthousiasme et l'adulation. Comme le cardinal Pitra, il se serait trouvé en situation très délicate. En le rappelant prématurément, la Providence épargna à ce grand serviteur de la papauté l'épreuve de se trouver en opposition avec le pape. Léon XIII lui manifesta le désir de le voir. A la veille de son départ de Poitiers, Mgr Pie apprit la mort de Mgr Dupanloup survenue en Savoie le 11 octobre. Mgr Pie vint, de Paris, assister aux obsèques à Orléans le 23 octobre. Puis il gagna Rome. Le 30 octobre, il eut une audience d'une heure et demie de Léon XIII. 130:248 Il en retira l'impression que le nouveau pape resterait très ferme sur les principes, mais chercherait à renouer des relations qui avaient été rompues sous Pie IX ; et il approuvait cette ligne. Il vit de nombreux cardinaux et Mgr Czacky. Pie IX avait désiré élever Mgr Pie au cardinalat, mais s'était heurté à la prétention du gouvernement français d'obtenir cette dignité également pour Mgr Dupanloup. Or Pie IX se refusait à mettre sur le même pied le défenseur et l'adversaire de l'infaillibilité. La mort de Mgr Dupan­loup faisait disparaître l'obstacle. La tradition voulait qu'il y eût six cardinaux français, dont un de curie ; il n'y en avait que cinq en 1878. Le maréchal de Mac-Mahon ayant demandé le chapeau pour Mgr Desprez, archevêque de Toulouse, Léon XIII acquiesça, mais annonça son intention de créer exceptionnellement un sep­tième cardinal français en la personne de Mgr Pie. Le 13 décembre, cette double promotion était décidée. Mgr Pie en fut avisé le 29 janvier 1879. Entre temps, le premier renouvellement du tiers du sénat avait envoyé à cette assemblée une majorité républicaine. La chambre élue en octobre 1877 était plus à gauche encore que la chambre dissoute. Privé de tout appui, le maréchal de Mac-Mahon démissionna le 3 janvier 1879 et fut remplacé par Jules Grévy, docile serviteur de la majorité de gauche. Le 26 mai, les deux nouveaux cardinaux recevaient la barrette du nouveau président ; ils tinrent l'un et l'autre un langage ferme et digne, et Jules Grévy y répondit avec courtoisie. Mais le 13 mai, le lendemain même de sa création officielle en consistoire, le car­dinal Pie avait fait part, en termes protocolaires, de sa nouvelle dignité à son roi en exil ; le comte de Chambord lui fit une réponse chaleureuse. Lors de la mort de Mme Pie, il avait écrit à l'évêque une lettre pleine de délicatesse. Le 2 juin, le cardinal fit son entrée solennelle à Poitiers, entrée qui rappelait son arrivée trente ans auparavant ; sa visite à Niort, le 14 juin, fut également triomphale ; tout le diocèse était en fête ; le cardinalat était le couronnement d'un grand épiscopat ; mais dans l'intime de son cœur, le cardinal Pie V voyait le présage de sa mort prochaine. Il ne se trompait pas : la dernière année de sa vie était commencée, et ce devait être une année de lutte contre l'impiété des gouver­nants, qui ne dissimulaient pas leurs projets antireligieux, en pre­mier lieu l'expulsion des congrégations religieuses. Dès son man­dement de carême du 18 février 1879, Mgr Pie dénonçait cette impiété en termes très forts qui, à cette date, auraient pu faire échouer son élévation au cardinalat. Le cardinal Donnet ayant publié une lettre de protestation contre l'expulsion des religieux, le cardinal Pie, tout en trouvant cette protestation trop faible, lui envoya son adhésion. 131:248 Lors de la retraite ecclésiastique de juillet 1879, le cardinal communiqua à ses prêtres les actes du nouveau pape ; l'encyclique *Quod apostolia muneris* était une condamnation très vigoureuse du communisme, du socialisme et d'autres doctrines subversives. Le second jour, il parla avec émotion des attaques contre les religieux, des projets d'expulsion ; il s'en prit ouverte­ment à Paul Bert, dénonça les tendances totalitaristes de la répu­blique, mit en garde contre les tentatives de séduction ; appliquant la devise : diviser pour régner, le gouvernement qui se préparait à expulser les religieux, faisait voter 200.000 francs pour améliorer le traitement des prêtres séculiers. C'était la dernière retraite sacer­dotale qu'il lui était donné de présider. Très fatigué, le cardinal dut aller prendre les eaux à Cauterets ; il en profita pour aller à Lourdes et, à son retour, célébra pontificalement les offices de l'Assomption à Bordeaux. Rentré à Poitiers le 18 août, trois se­maines plus tard il partait pour Rome. Au consistoire public du 22 septembre, Léon XIII lui remit le chapeau et lui donna pour titre cardinalice Sainte-Marie de la Victoire ; le 26 septembre, tren­tième anniversaire de sa préconisation, le cardinal Pie prenait possession de son église cardinalice. Il eut plusieurs entretiens avec le pape et les cardinaux sur les affaires de la France. Le 11 octobre, il célébra pontificalement à Notre-Dame de Chartres ; le lendemain, il était à Saint-Chéron où il consacra un autel. C'étaient ses adieux à son diocèse natal. Léon XIII venait de nommer nonce à Paris Mgr Czacky ; le cardinal Pie, de concert avec lui, veilla plus que jamais sur les nominations épiscopales. Plus que jamais aussi, il vivait dans la piété, le recueillement, la pensée du ciel et, avec l'aide précieuse de Mgr Gay, s'occupait activement de son diocèse. En mars 1880, il dut retourner à Rome, appelé par Léon XIII. Avant de partir, il expliqua l'encyclique du pape sur le mariage et publia son dernier mandement de carême. A Paris, il vit le président de la république et des ministres ; le voyage lui fut très pénible ; la nuit du 21 au 22 mars, il faillit mourir dans le train. Il célébra la semaine sainte à Rome. Le samedi saint, il reçut la lettre de M. Jules Ferry, qui interdisait à la Faculté de théologie de Poitiers de porter le titre de Faculté et d'employer des profes­seurs étrangers ; c'était l'arrêt de mort de la Faculté. Le cardinal obtint un sursis jusqu'à la fin de l'année scolaire ; à cette date, il n'était plus de ce monde et la Faculté ne lui survécut pas. Le 1^er^ avril, il était reçu par le pape ; on venait d'apprendre l'ex­pulsion des jésuites de France. Il témoigna sa sympathie au géné­ral des jésuites et écrivit au cardinal Donnet pour l'inciter à protester vigoureusement. Le 20 avril, le cardinal Pie confirma un orphelin de Poitiers, André Aubrun, qui devait mourir en prédes­tiné un an plus tard. 132:248 Le 25 avril, Léon XIII recevait un pèlerinage français ; avant l'audience, le cardinal Pie prit à part ses dio­césains. Il eut son audience de congé du pape et, dans la nuit, il eut une crise très grave. A son retour à Paris, le cardinal vit l'archevêque, le nonce et quelques hommes politiques. A quelqu'un qui lui demandait s'il avait quelque espoir, il répondit : « Aucun ; ils iront jusqu'au bout. » Il rentra le 5 mai, épuisé, à Poitiers. Toujours soucieux d'assurer de bons évêques à l'Église, il avait, non sans peine, décidé un de ses prêtres, l'abbé Emmanuel de Briey, frère de l'évêque de Saint-Dié, à accepter le poste d'évêque coadjuteur de Meaux. Il le sacra, en sa cathédrale de Poitiers, le 9 mai 1880, et prononça un grand discours en faveur de la justice opprimée. Sans le savoir, il faisait ses adieux à son clergé et à sa cathédrale. Il avait promis à Mgr Sébeaux de venir à Angoulême, pour la Pentecôte. Quoique très souffrant, et malgré l'avis du médecin, il partit le samedi 16 mai. Le lendemain, il prononça l'homélie de la Pentecôte à la cathédrale d'Angoulême et, là encore, tint un langage énergique face aux persécuteurs. Le lundi, il célébra la messe à l'école Saint-Paul : c'était sa dernière messe et son viatique. L'après-midi, il présida une réunion des œuvres catholiques et parla à cinq cents hommes présents avec sa clarté et son énergie habituelles. « La sécession va jusqu'à l'exclusion du crucifix de l'école et de l'hôpital, leur dit-il ; mais, à défaut des institutions publiques, les œuvres privées nous restent. » Il recommanda l'obéissance ponctuelle au Syllabus dont il précisa le sens, avec beaucoup de force. Il termina en disant : « *Moi qui suis un passant parmi vous,* je vous dis de tout mon cœur : que la bénédiction du Seigneur soit sur vous ! Je vous bénis au nom du Seigneur ! » La soirée à l'évêché se passa normalement. Mais, vers une heure du matin, le vicaire général qui l'avait accompagné, M. Marnay, entendit le cardinal frapper à la cloison. Avant qu'il ait eu le temps de se lever, M. Marnay vit la porte s'ouvrir, et le cardinal, le visage défait, apparaître, demandant du secours. M. Marnay le reconduisit à son lit. Le domestique accouru lui dit : « Mais, monsieur, Son Éminence se meurt ! » M. Marnay demanda au cardinal : « Voulez-vous les sacrements ? » Le cardinal, qui n'avait plus l'usage de la parole, fit un signe affirmatif. M. Marnay lui donna l'absolution. Mgr Sébeaux, accouru en hâte avec les saintes huiles, n'eut que le temps de lui donner l'extrême-onction. Quelques minutes plus tard, le cardinal expirait. Le médecin ne put que constater le décès dû à une rupture d'anévrisme. On re­trouva son chapelet, tombé du lit dans les efforts qu'il avait faits pour demander du secours, et, sur le chevet, la petite statue de Notre-Dame de Lourdes qu'il tenait de sa mère et qui ne le quittait jamais. 133:248 Sur son corps, il portait une grosse corde à nœuds. Le cardinal Pie paraissait devant Dieu, fidèle jusqu'au bout à sa tendre dévotion envers Marie, à son apostolat d'évêque, à sa fermeté inébranlable à la plus pure doctrine. #### *Après la mort du cardinal Pie* Ce fut la consternation générale lorsqu'on apprit que le brillant orateur de la veille n'était plus de ce monde. Un premier service funèbre fut célébré à la cathédrale d'Angoulême. Puis le corps fut transporté à Poitiers, où pendant deux jours, la foule défila devant son cercueil. Le cardinal Donnet, malgré ses quatre-vingt-sept ans voulut célébrer lui-même la messe des obsèques à la cathédrale de Poitiers. Quinze évêques, un millier de prêtres et une foule immense se pressaient dans la cathédrale ; le Père Jourdan de la Passardière prononça une allocution toute biblique. Puis le corps du cardinal fut porté à Notre-Dame la Grande et inhumé, selon son désir, au pied du maître-autel ([^38]). Dès la nouvelle de la mort du cardinal, le chapitre cathédral de Poitiers avait élu plusieurs vicaires capitulaires, dont Mgr Gay. A la sortie de Notre-Dame la Grande, des prêtres du diocèse s'ap­prochèrent de lui, en exprimant le vœu de l'avoir pour évêque. Mgr Gay, en larmes, répondit qu'il n'en était pas capable. Le 7 juillet, au service de quarantaine qui fut célébré à la cathédrale de Poitiers par le cardinal Guibert archevêque de Paris, Mgr Gay prononça un émouvant éloge du défunt, glorifiant surtout en lui l'homme d'Église qu'il avait toujours été. On attendait avec anxiété le choix de son successeur. Le gou­vernement eut l'unique souci de nommer à Poitiers un prélat républicain. Très habilement, il attendit ; et c'est seulement à la fin de 1880 que fut choisi M. Bellot des Minières, vicaire général de Bordeaux, né à Poitiers le 15 novembre 1822. Cette origine poitevine et le patronage du cardinal Donnet firent accueillir favo­rablement cette nomination. 134:248 Sacré à Bordeaux le 30 janvier 1881, le nouvel évêque dissimula ses sentiments jusqu'au jour même de son entrée à Poitiers. Du haut de la chaire de sa cathédrale, il lut son premier mandement : c'était un acte de ralliement incon­ditionnel à la république persécutrice. Ce fut la consternation générale qui, à la sortie, se transforma vite en colère. Le chapitre protesta fortement ; les chanoines étaient dominés par la puissante personnalité du chanoine Ulysse Maynard, homme érudit, mais caractère passionné ; il devait quelques années plus tard, batailler avec vigueur contre l'authenticité du Saint Suaire de Turin. Il entraîna le chapitre dans une opposition, trop violente dans la forme, au nouvel évêque. Mgr Gay, auxiliaire du cardinal Pie, ne l'était pas de Mgr Bellot des Minières, mais celui-ci l'avait nommé vicaire général. En fait, Mgr Bellot des Minières ne gou­vernait pas ; il agissait par impulsions, avec une totale incohérence, sans sectarisme d'ailleurs, mais en s'entêtant dans son idée de ralliement à la république. Pendant quatre ans, Mgr Gay s'efforça à la fois de conseiller l'évêque et de canaliser dans de justes limites l'opposition du chapitre. N'y réussissant pas, il quitta Poitiers en 1885. Mgr Bellot des Minières continua à semer le désordre et mou­rut prématurément dans des circonstances qui firent scandale ; nous en dirons deux mots, car l'examen attentif des faits permet de laver le malheureux évêque de la grave accusation qui fut portée alors contre ses mœurs. Lors de ses voyages à Paris, Mgr Bellot des Minières avait coutume de loger chez une dame, très hono­rable, qui avait été sa pénitente à Bordeaux. Le 15 mars 1888, en arrivant chez cette personne, il fut pris d'une crise cardiaque et mourut en quelques minutes. La malheureuse femme dut subir l'enquête policière et les soupçons de la presse : à tort, nous en sommes convaincu ; simplement, ils avaient été l'un et l'autre très imprudents. Cette mort rendit quelque espoir à Mgr Gay et aux fidèles du cardinal Pie. Mais le gouvernement s'obstinait : il choisit M. Jut­teau, curé de Saint-Julien de Tours, connu pour ses idées libérales et républicaines. Aussitôt, de Poitiers et de Tours, des suppliques furent adressées à Léon XIII, lui demandant de ne pas instituer M. Jutteau. Le cardinal Lavigerie, chargé de l'enquête canonique, lava M. Jutteau de toute accusation touchant la foi et les mœurs. Dès lors, Léon XIII ne pouvait refuser l'institution. Craignant d'être accueilli dans une cathédrale vide, Mgr Jutteau se fit sacrer à Poitiers même le 23 avril 1889 ; il était difficile au clergé de s'abstenir du sacre fait dans la cathédrale du diocèse. Le chapitre resta toujours très hostile à Mgr Jutteau, mais celui-ci, beaucoup plus habile que son prédécesseur, sut désarmer bien des préventions et se rallier une bonne partie du clergé. 135:248 Il était résolument hostile à tout ce qui rappelait le cardinal Pie. Mgr Gay était resté supérieur d'une communauté religieuse de Poitiers. Mgr Jutteau lui interdit de porter les insignes pontificaux dans son diocèse. Mgr Gay dé­missionna, et mourut à Paris le 19 janvier 1892. Mgr Jutteau mourut le 20 novembre 1893. Le gouvernement choisit alors un prêtre parisien plus modéré, Mgr Pelgé. Sous son épiscopat (1894-1911), l'apaisement des esprits se fit, mais de l'œuvre du cardinal Pie dans son diocèse, il ne restait qu'un grand souvenir et une génération de prêtres bien formés. Les bons évêques que le cardinal Pie avait fait nommer restèrent fidèles à son esprit. Mgr Emmanuel de Briey, qu'il avait sacré huit jours avant sa mort, vécut jusqu'en 1909 et se trouvait en parfait accord avec saint Pie X. Car, sans le savoir, le cardinal Pie s'était fait un disciple en Italie. Alors qu'il était chancelier de l'évêché de Trévise, Mgr Sarto voulut apprendre le français. Son évêque lui conseilla de lire toute l'œuvre du cardinal Pie, ce qu'il fit : il y apprit à la fois le français sous sa forme la plus élégante, et la doctrine la plus ferme. Devenu évêque de Mantoue, un des plus mauvais diocèses d'Italie, Mgr Sarto suivit l'exemple du cardinal Pie : il veilla à la bonne formation des séminaristes, visita assidûment son diocèse, tint plusieurs synodes, multiplia les instructions doctri­nales. En neuf ans, il rénova le diocèse de Mantoue. Devenu pape en 1903, saint Pie X, dans sa première encyclique, emprunta litté­ralement à la première lettre pastorale de Mgr Pie un très long passage, celui-là même qui contient et explique la devise *Instau­rare omnia in Christo.* Les évêques et prêtres fidèles, qui avaient tant souffert sous le pontificat de Léon XIII, reconnurent en saint Pie X l'héritier à la fois de Pie IX et du cardinal Pie. Les papes et les évêques qui ont pour unique programme de tout restaurer dans le Christ ne sont pas légion à l'époque moderne. Ce qu'il faut demander à Dieu, c'est de nous donner un évêque comme le cardinal Pie, un pape comme Pie IX ou saint Pie X, uniquement soucieux de tout fonder sur la pierre angulaire, Notre-Seigneur Jésus-Christ, le seul Sauveur des sociétés aussi bien que des âmes. Jean Crété. 136:248 ## NOTES CRITIQUES *Le livre est aujourd'hui une marchandise périssable. Trois mois après sa sortie de l'imprimerie, il disparaît le plus souvent des rayons du libraire. Et on vous affirme froidement qu'il est* « *épuisé *»*. Les notes qui suivent traitent de livres parus il y a un an, et qui n'ont pas perdu de leur intérêt pour autant. Il ne reste plus qu'à souhaiter que les lec­teurs intéressés pourront se procurer les volumes.* Georges Laffly. #### Joseph Calmette et Henri David *Saint Bernard *(Taillandier) Très heureuse réédition pour deux raisons : parce que le livre est bon, et parce que le fondateur de Clairvaux est un saint particu­lièrement antinomique à notre époque. Il est tout ce qu'elle hait. Ascétique, il méprise la santé du corps. Il est mystique, alors qu'on ne jure plus que par la « gnose » (ça fait plus *rationnel*)*.* C'est un pilier de Rome. Il sauve le pape Innocent II, il convertit les Ca­thares. Et il prêche la deuxième croisade. Grand lettré et poète. Mais on lui préfère Abélard, dont on imagine qu'il sent le fagot. Saint Bernard a donc toutes les chances de heurter la sensibilité générale. Ce résumé suffit à mon­trer que c'est une des figures im­portantes de notre histoire. #### Walter Laqueur *Weimar 1928-1933 *(Hachette, Pluriels) Pour l'auteur, c'est une grande époque, celle où végéta la premiè­re république allemande. Il y voit comme une préfiguration de notre temps. 137:248 Nous vivrions sur les dé­couvertes faites alors. Dans un sens, ce n'est pas faux, mais il n'y a pas de quoi en tirer gloire : les faiblesses, les tares et les folies de Weimar (ou de Berlin) présagent les nôtres. Tout cela, comme on sait, finit mal. La figure symbolique de ce temps, aux yeux de Walter La­queur, c'est le caricaturiste Georges Grosz, maître de la dérision. Ernst Jünger en parle avec plus de sa­gesse : « *On n'aime pas repenser à ces convulsions qui annonçaient de grands changements. Bien d'au­tres que moi le sentaient ; plus tard, Rudolf Schlichter m'écrivit que Grosz eût souhaité voir dé­truire toute cette partie de son œuvre. *» Là où il voyait l'entrée du dé­moniaque, W. Laqueur applaudit des « libérations ». Fait sympto­matique, qu'on en vienne à « dé­couvrir » avec admiration ce mon­de qui craquait, et à se réjouir de la parenté entre lui et nous. #### Anthony Burgess *1984-1985 *(Laffont) C'est à la fois une réflexion sur « 1984 » le livre de Georges Orwell, et un roman : l'image que Burgess se fait, quant à lui, de l'avenir proche, sa « cacotopie ». Image dont la brutalité, la cruauté, risque fort de rebuter les natures délicates, avertissons tout de suite. En 1985, imagine Burgess, la Grande-Bretagne a perdu son nom. Elle se nomme R.U.T. (Rassem­blement uni des travailleurs) ou Rutland. C'est la dictature des syndicats. Être exclu du syndicat dont on fait obligatoirement partie, c'est la mort, ou l'asile d'aliénés, à moins que l'on ne rejoigne les bandes de hors-la-loi, chez qui subsiste le sens de la liberté. On y vole, on y tue, mais paradoxalement, le seul espoir que laisse en­trevoir ce livre luit dans cette paille pourrie. De jeunes groupes apprennent le grec, le latin, sont à la recherche d'un passé civilisé. Autre aspect du Rutland : la puis­sance de l'Islam, qui colonise ce pays en décomposition. Un des aspects passionnants du livre, c'est ce que Burgess montre du langage abâtardi, mécanisé, et ordurier. La rupture avec le passé détruit le sens de la parole. Cu­rieuse rencontre avec *Eumeswil,* le dernier roman de Jünger, pour qui la dégradation du langage est aussi un trait caractéristique de la bar­barie croissante. D'ailleurs, écoutez autour de vous. #### Jules Monnerot *Sociologie du communisme *(éd. Hallier) Ce livre est du petit nombre de ceux qui sont nécessaires pour comprendre notre temps. Trente ans après sa publication (la première édition est de 1949) ses analyses sont passées dans le domaine pu­blic, sans qu'on fasse toujours référence à leur auteur : Monne­rot a été plus souvent pillé que cité. 138:248 Il définit le communisme com­me l'action convergente de trois éléments : un Empire (qui se donne pour autre chose qu'un Em­pire), une religion séculière (qui se donne pour autre chose qu'une religion séculière), une organisa­tion subversive (qui se donne pour autre chose qu'une organisation subversive de conquérants du mon­de). Donc une entreprise dont la virulence tient pour une bonne part au fait qu'elle est masquée et qu'elle est reçue pour autre chose que ce qu'elle est. Le marxisme se présente comme une science : analyse qui ramène toute réalité aux fondements éco­nomiques, et description du cours nécessaire de l'histoire. Science dé­finitive. Toute pensée est détermi­née par le niveau des forces pro­ductives, sauf, il faut supposer, le marxisme lui-même, qui, selon ses propres données, devrait être con­sidéré comme le résultat de l'éco­nomie industrielle de l'Occident au XIX^e^ siècle. Le communisme est la réalisation du marxisme à partir de la prise du pouvoir par Lénine. Or ce hasard historique a ses conséquences. La révolution a une base territoriale. Le mouvement prolétarien international devient un mouvement à direction russe. Le Politburo définit l'orthodoxie, « la ligne juste ». Et il a le nerf de la guerre. L'intérêt de la Russie sovié­tique l'emporte sur l'intérêt de tel ou tel prolétariat. C'est alors que se constitue l'Empire, et les révo­lutionnaires du monde entier de­viennent autant d'armées exté­rieures manœuvrées de Moscou se­lon les intérêts de Moscou. Ce qui fait la force de l'Empire, et de l'entreprise, c'est la foi qui l'anime. Le marxisme est une « science » qui donne la clé de l'histoire et du salut de l'huma­nité. Il répond au besoin d'une explication totale, besoin si vivace chez tout homme. Le Prolétariat est destiné à terminer la lutte des classes et à finir l'histoire. Reli­gion séculière, où la Révolution est un substitut du jugement der­nier et la future société sans clas­ses un ersatz du Paradis. S'ap­puyant à la fois sur le besoin de dévouement et sur les méconten­tements, la foi gagne, et se dé­veloppe d'autant mieux que la puissance de l'Empire s'accroît. Ces succès sont acquis par une organisation de type militaire le parti, qui encadre les masses, et qui est renforcé par un appareil clandestin (qui doit être présent dans toutes les classes, dit Lénine). Là où le pouvoir est conquis, on se trouve dans une société où po­litique et sacré sont confondus. Monnerot peut parler d' « Islam du XX^e^ siècle ». On aboutit à une extraordinaire concentration des pouvoirs, et à une mobilisation des individus jamais atteinte jusque là. C'est que l'entreprise a su profiter d'une des leçons des sociétés capitalistes : il est possible de tout organiser et de tout ratio­naliser. « Les moyens industriels modernes font, de ce qui à d'au­tres époques n'aurait été que ty­rannie, l'absolutisme totalitaire. » On aurait tort d'attendre que ce défi s'affaiblisse tout seul, ou re­nonce de lui-même à se poser. Si la réponse de nos sociétés n'a ja­mais eu l'énergie et l'efficacité suf­fisantes, cela ne tient pas, en tout cas, à une défaillance intellec­tuelle : avec quelques autres, le livre de Monnerot en est la preu­ve. 139:248 #### Amable Audin *Lyon, miroir de Rome *(Fayard) Une ville est faite de couches successives. En grattant le sol, on retrouve son âme. Et l'âme de Lyon, c'est la Rome des empe­reurs. Camp pour César, capitale pour Auguste, Claude y est né, Hadrien l'embellit. Elle fut aussi métropole chrétienne, où coula le sang des martyrs. L'auteur, qui a découvert sous le Lyon d'au­jourd'hui un théâtre, un odéon, l'amphithéâtre des martyrs, sait parler avec passion de sa science. #### Paul Del Perugia *Les derniers rois mages *(Phébus) Au Ruanda vivait jusqu'en 1960 une civilisation pastorale pareille à celles du temps des Patriarches. A côté des Pygmées chasseurs et des Bantous agriculteurs, les Tutsi, géants de deux mètres, faisaient paître leurs troupeaux de vaches aux cornes en lyre. Les rois sacrés, les devins, la vie organisée sur le rythme d'un temps mythique (rè­gne de fécondité, règne guerrier, règne de « réparation » se suc­cédaient immuablement) tout cela, qui nous était contemporain sem­blait sortir de l'ère du Taureau. Vingt ans après il n'en reste rien, que ce témoignage. L'auteur a in­venté l'ethnologie poétique. #### Jean Servier *Le terrorisme *(P.U.F. coll. « Que sais-je ? » n° 1768) En tant que guerre, le terrorisme a trois caractères : ses trou­pes pensent combattre pour une « cause » et sont au service d'une puissance ; l'ennemi est n'importe qui ; les moyens sont ceux du banditisme (vols, meurtres, otages). Jean Servier commence par rappeler des modèles anciens : la secte des assassins, les nihilistes russes, les anarchistes français de 1890 etc. (Valéry disait : la pre­mière science politique est l'assas­sinat politique.) 140:248 Aujourd'hui, le terrorisme s'appuie sur une révolte globale contre la réalité, solution d'esprits qui n'arrivent pas à de­venir adultes. Derrière cet infan­tilisme, des meneurs de jeu qui mènent une guerre bien réelle pour la domination du Proche-Orient et de l'Afrique. Il n'est pas niable qu'il y ait une internationale du terrorisme : voir les liens entre Palestiniens, Baader et armée rouge japonaise. Voir l'aide de la Libye aux « lut­tes » corses, bretonnes ou irlan­daises. Enfin, *c'est la publicité qu'on leur fait qui assure l'efficacité de ces actions :* « Si le pu­blic ne se pressait pas à ce spec­tacle, si les mass media s'en te­naient à leur rôle d'informer, le terrorisme retournerait aux crimes de droit commun dont il ne se distingue pas. » Excellent, ce petit livre. #### Raymond de la Pradelle *Aux frontières de l'injustice *(Albin Michel) Un avocat spécialiste du droit international traite des affaires qui sont plus du domaine de l'histoire que du fait divers. Ce qui veut dire que la justice est encore plus dif­ficile à obtenir. On le voit bien dans ce livre de souvenirs et de réflexions, depuis l'affaire d'Éthio­pie, en 1934, quand Mussolini at­taquait le Négus, jusqu'au sort du petit royaume de Sanwi qui ne voulait pas, en 1962, se fondre dans la Côte d'Ivoire, et qui y fut bien forcé. #### Jean Brun *Les rivages du monde *(Desclée) Notre société substitue les libé­rations à la Délivrance, l'avenir au Salut, la croissance à l'accomplis­sement. Elle s'aplatit, jusque dans son langage. Elle élimine l'être per­sonnel au profit du groupe, de l'espèce : « ça parle » disent nos pédants, et ce n'est personne qui parle. Toutes les issues sont bou­chées. L'homme continue pour­tant de demander ce que le monde ne peut lui donner. Toujours déçu, toujours trompé. « Depuis qu'il n'y a plus de Dieu, la solitude est devenue intolérable » (Nietzsche). Le monde a échoué dans son désir d'être son propre absolu. A la question de Pilate : « Qu'est-ce que la Vérité », Jean Brun montre justement qu'il n'y a que deux réponses : 141:248 le scepticisme, et *n'im­porte quoi* alors est admissible, même « l'intolérable », ou bien l'autre réponse, celle de l'espéran­ce : « Découvrir et comprendre que, à travers les impasses dans lesquelles nous ne cessons de nous fourvoyer, un Signe traverse le monde, qui ne vient pas de lui. » Après la *Nudité humaine* et les *Vagabonds de l'Occident,* ce livre confirme l'importance de la ré­flexion de Jean Brun. Il fait par­tie du petit groupe de ceux qui valent d'être écoutés. #### Augustin Cochin *La révolution et la libre-pensée *(Copernic) « Augustin Cochin était un de nos grands espoirs », écrivait Maurras en 1916. Le jeune histo­rien venait d'être tué au front. Malgré cinq blessures, il n'avait pas voulu accepter un poste à l'arrière. L'essentiel de ses écrits fut publié au début des années vingt. Trop tôt, s'il faut en croire ce que dit Philippe Ariès dans *Un historien du dimanche.* Il s'étonne un peu de l'importance que François Fu­ret donne à Augustin Cochin, et se demande même si Furet n'y a pas mis tout ce qu'il y voit. L'intérêt d'Augustin Cochin est de mettre en valeur ce qu'on ap­pelle le pouvoir culturel et de dé­monter le mécanisme de l'infor­mation. La clé de la Révolution française, pour lui, ce sont les sociétés de pensée. Tout ce qu'on décrivait en Sorbonne comme élan populaire, instinct des masses, Co­chin montre que c'était l'action du « cercle intérieur » des sociétés, et des « initiés » qui donnaient l'impulsion. Il part de l'idée qu'il ne faut pas chercher d'explication psychologique à la Révolution. Ses acteurs, les grands ancêtres, si soufflés, sont inférieurs au drame : « Ni des héros, ni des monstres, mais des hommes ordinaires, vulgaires, vulgaires d'âme et de talent, et tous en général au-dessous de leur rôle ». La véritable explica­tion des faits est sociologique. Le peuple, laissé à lui-même, ne dit rien, ou ses opinions contra­dictoires s'annulent. Mais il y a un organe qui parle pour le peu­ple : ce sont les sociétés de pen­sée, qui apparaissent vers 1750. Elles sont généralement anodines. On y cherche « la vérité », mais, comme le remarque Cochin, une vérité qui se parle. L'union se fonde sur des mots. On est à l'abri de l'épreuve des faits. Ainsi se dé­veloppe une pensée d'autant plus harmonieuse qu'elle est libérée du réel, une *libre pensée.* La société de pensée est la seule société bâtie selon le « contrat social » : on a choisi d'en faire partie, et tous les membres en sont égaux. On s'y trouve bien, et on se propose naturellement comme modèle à la société réelle. Grisé de contentement de soi, on se sent une vocation de guide : tous les membres savent qu'ils sont les plus éclairés, les plus dépouillés de préjugés, et ils ne doutent pas de leur bon cœur. Ils ne voient pas pourquoi la France ne serait pas ainsi demain. Naturellement, les esprits qui ne se contentent pas de verbiage sont écartés ou s'en vont d'eux-mêmes. 142:248 Sélection négative : il reste, menés par quel­ques ambitieux, les sots, les vani­teux, les bavards. N'oublions pas non plus que les sociétés sont liées entre elles, et véhiculent très vite les idées, les fantaisies lan­cées des centres les plus actifs. Il n'est question que de la vo­lonté générale. Mais on ne regarde pas trop le fait que l'organisation a le moyen de transformer les désirs de quelques-uns en vœu unanime. Au centre du dispositif (Paris, bien sûr) on émet l'idée, le slogan, la campagne, et on les répercute discrètement vers la pé­riphérie. Discrètement : auprès des quelques hommes sûrs. Une société de province, un adepte in­connu seront chargés de faire écla­ter la proposition au grand jour. D'autres la reprennent, qui sont avertis, ou qui sentent qu'elle plai­ra (il y a une pente de la déma­gogie, de l'utopie verbale, et les citoyens sociétaires forment un pu­blic très sensible). Le tapage se déclenche. Il a l'air de monter de la base vers le sommet, des sans-grade vers la société-mère. Il ne reste plus à celle-ci qu'à s'incliner devant « la volonté générale ». Tout le secret est que le mouve­ment apparent soit le contraire du mouvement réel. L'usage de ce centralisme démocratique n'est pas perdu. Tout se décide en un seul point, mais avec l'art de faire croire que ce centre obéit aux dé­sirs de tous. L'action des sociétés sur les non-initiés, sur « la majorité silencieuse » comme on dit aujourd'hui, est assurée par la cohésion des adeptes, leur art du verbe et de la manœuvre en groupe, et par leur insouciance des contraires du réel. Le bon sens est battu par le rêve. Ainsi l'utopie se propage. Le résultat, à l'arrivée, est la mobilisation totale. Mobilisation militaire (la levée en masse), mais plus encore mobilisation des es­prits. Quand les sociétés de pen­sée sont au pouvoir, elles se heur­tent au réel. L'explication de leurs échecs leur paraît simple : c'est la faute des traîtres, des contre-révo­lutionnaires. Le remède est de les éliminer. Tout bon citoyen doit donc adhérer visiblement au mou­vement, s'enthousiasmer, et dé­noncer les adversaires (sous peine d'être dénoncé lui-même). On arri­ve à une socialisation totale, y compris celle des biens. Les rap­ports anciens ne résistent pas à cette secousse : les amitiés, les liens de métier, la famille elle-même éclatent sous la pression. Mais du coup, la société réelle, écrasée, commence à ressembler au modèle de la société de pensée les différences de nature s'effacent, et l'on s'accorde sur des mots. Telle est la thèse de Cochin. Pas de complot, à l'origine de la Ré­volution, ou des complots sans efficacité, mais un type d'homme fabriqué dans les clubs. La société de pensée est une machine : « elle crée le genre d'hommes qui lui sont nécessaires ». La préparation est longue, et n'est pas consciente. Mais le type d'homme obtenu se multiplie, puis s'impose : il y a une terreur intellectuelle avant la Terreur de 93. On aura reconnu au passage les principaux mécanismes de l'in­formation, qui n'ont pas changé, et les moyens de son règne sur les esprits. Ce livre constitue la démonstration théorique de l'opé­ration. Augustin Cochin l'illustrait par l'analyse de faits historiques particuliers : actes du gouverne­ment révolutionnaire, campagne électorale en Bourgogne en 1789, les philosophes etc. Ces études furent publiées en 1921 sous le ti­tre : *Les sociétés de pensée et la démocratie.* 143:248 Il est curieux que le livre ait été réédité récemment sous deux formes. En 1978, aux éditions Co­pernic, sous le titre. *Les sociétés de pensée et la démocratie moderne.* Comme aucune raison n'est donnée à l'adjonction de l'épithète *moderne,* je me suis laissé aller à penser que c'est en hommage à Madiran, et à sa nécessaire dis­tinction entre démocratie *classique* et démocratie *moderne* (voir : *Les deux démocraties,* éd. N.E.L.). Le même ouvrage de Cochin a reparu aussi l'an dernier aux P.U.F. sous le titre : *L'esprit du jacobi­nisme.* L'édition a été faite par Jean Baechler. Il a supprimé un cha­pitre, changé l'ordre des textes, qui, dit-il, n'était pas de Cochin, ce qui est probable. Et il a aussi changé le titre. Pourquoi ? Baech­ler le trouvait « démodé ». Il faut que Clio s'habille à la mode. Mais il y a peut-être autre chose. Dans sa préface, Jean Baechler note à juste titre que l'analyse de Cochin s'applique à merveille « aux na­zis et surtout aux bolcheviks ». Et aussi que « Cochin offre peut-être une vision déformée de la Révolution française, mais une analyse saisissante de vérité du léninisme et du stalinisme ». On voit où cela nous mène. Au­gustin Cochin découvre le modèle d'un système totalitaire dans la Révolution française. Nous avons vu depuis, nous voyons encore d'autres systèmes totalitaires, et nous les rejetons. Mais comment les rejeter sans renier aussi la Ré­volution française, qu'il est conve­nable de respecter, et de considérer comme origine de notre histoire ? Eh bien, on peut avancer que Co­chin est plus prophète qu'histo­rien, et remplacer dans un titre *démocratie* (qui est sacré) par *jacobinisme* (qui est une « ten­dance », une branche reniée de la démocratie). Ainsi, on fera passer le message de Cochin, utile pour critiquer le léninisme, mais en lui enlevant les épines qui nous bles­sent, et sa condamnation de la Ré­volution française. J. Baechler reproche encore à Augustin Cochin d'omettre Toc­queville. Ce n'est pas ignorance, chez celui-ci, c'est saturation. De­nys Cochin, son père, devait lui rebattre les oreilles de l'auteur de *Démocratie en Amérique.* Georges Laffly. #### Armel Guerne Armel Guerne est mort le 9 octobre, à soixante-dix ans. Il vivait à l'écart, dans le Sud-Ouest, peu soucieux des milieux « littéraires » et de leur foire. ITINÉRAIRES (n° 220) avait présenté trois de ses livres : un essai sur le romantisme, et deux recueils de poèmes. On le connaissait d'abord comme traducteur. Dans ce domaine, son œuvre est considérable. 144:248 L'allemand : Novalis, Kleist, Rilke, Martin Buber ; l'anglais : Melville, Sha­kespeare ; le tchèque, le grec et le latin liturgiques : de toutes ces langues, il avait donné des transcriptions à la fois fidèles et justes de ton. Je lui suis reconnaissant, particulièrement, des *Contes* traduits de Grimm et de sa version du *Nuage d'inconnaissance*, œuvre d'un mystique anglais du XIV^e^ siècle, dont il voulait nous donner d'autres textes. Il écrivait à ce propos : « Nous espérons que la grâce nous sera donnée d'en entreprendre un jour la traduction, et nous l'accueillerons comme nous avons reçu celle-ci (la traduction du « Nuage ») ainsi qu'une providentielle et magnifique récompense, très imparfaitement méritée. Et puisque nous voici loin de toute littérature, qu'il me soit permis d'ajouter que c'est avec le sentiment sans cesse plus heureux d'infuser, à cette extrémité de la civilisation, un sang énormément plus jeune de quelque six siècles, dans une fraternité joyeuse, que j'ai accompli pour ma part cette tâche, et avec tout l'amour que peut y mettre l'ouvrier. » Longue citation mais qui fait connaître l'homme : son enthousiasme pour une œuvre belle et sainte, sa modestie, le dégoût du monde moderne et la conscience nette qu'il marque un déclin. Ce sont les mots de quelqu'un qui regarde vers l'invisible. Armel Guerne était un poète, c'est je crois ce qu'il faut surtout dire. Les poèmes qu'il a publiés composent une sorte de journal de bord mystique. Il y communique une expérience intérieure avec les mots les plus nus, les plus proches de la terre, les plus *naturels*. Le « chant », au sens facile, n'est pas recherché. Il doit naître de la réalité essentielle perçue à travers l'image. Le poète s'étonne de l'éclosion des feuilles, du vol des nuages, des couleurs des collines. Il est comme Adam au milieu du premier jardin. Il s'émerveille et correspond avec ce monde. On fait des poèmes avec des mots, disait Mallarmé, et c'est vrai. Mais vrai aussi qu'un poème est une illumination, le compte rendu d'un instant irremplaçable. Renouer avec la prose pour retrouver le langage commun, est aussi un besoin de la poésie (on l'a vu en France avec Péguy, avec Daumal, H. Thomas). Mais je m'égare. Pour Armel Guerne, l'important était de montrer les rapports de la création et de l'esprit qui l'anime. Tout est signe. Le mieux est de citer un de ces poèmes. On le trouvera ci-dessous. G. L. 145:248 *Les grands oiseaux* *Déjà on les avait entendus, et ils passent* *Coulant d'étranges cris au-dessous de leur vol* *Les migrateurs qui semblent épuiser le vent* *Comme à l'appel d'une enivrante certitude,* *Élargissant soudain l'espace d'un élan* *Qui connaît à la fois, dessiné sur le ciel* *Et déposé sur nous comme une ombre furtive,* *Leur voyage au présent, son passé ancestral* *Et l'avenir comme une cible de promesse* *Ou cet œil d'un soleil invisible et puissant* *Qui aiguise et attend la pointe de leur flèche.* *Eux sont toujours de la race sacerdotale,* *Mais du temple sacré, nous ne savons plus rien.* (Rhapsodie des fins dernières, *éd. Phébus.*) Quelques titres Traductions : Novalis*. Œuvres complètes* (2 vol) Gallimard 1975. Kleist. *La marquise d'O*. Phébus 1976. Rilke. *Poésie*. Seuil 1972. Grimm. *Les contes*. Flammarion 1967. Melville. *Moby Dick*. Club français du livre 1955. Anonyme. *Le Nuage d'inconnaissance*. Seuil 1976. Essai : *L'âme insurgée*. Phébus 1977. Poésie : *Rhapsodie des fins dernières*. Phébus 1977. *Le jardin colérique*. Phébus 1977. 146:248 ## DOCUMENTS ### Les écarts de langage du candidat Michel Debré *Michel Debré candidat à la présidence de la République : pour quoi faire ? Pour faire au peuple français de la métro­pole ce qu'il a fait au peuple français d'Algérie ?* *Le comble est qu'il se réclame, entre autres choses, de* l'HONNEUR. *De sa part, cela ne peut être qu'un écart de langage, ainsi que le lui a signalé* ALAIN DE SÉRIGNY, *dans un* « *point de vue *» *publié par le journal* LE MONDE *des 7 et 8 oc­tobre.* *En voici la reproduction intégrale* (*avec l'autorisation de l'auteur et du journal*)*.* Candidat à la présidence de la République, M. Michel Debré a le souci bien légitime de se pré­senter à ses compatriotes sous le jour le plus avantageux. Il met en œuvre pour cela la richesse ver­bale dont il usait déjà avec bon­heur sous la IV^e^ République et, si j'ose dire, un défaut de mémoi­re qui lui permet de paraître, aux yeux des ignorants, du moins, et des amnésiques de son espèce, ce qu'il a cessé d'être depuis long­temps. Ainsi écrit-il sans malaise apparent, voire avec la sérénité des consciences pures, que de son côté se trouvent le bon sens, le courage, l'intérêt et l'honneur (*la Lettre de Michel Debré,* juillet 1980, n° 29.) 147:248 C'est la deuxième fois en quelques mois que l'ancien premier ministre du général de Gaulle se laisse aller à de tels écarts de langage. A l'occasion des élections à l'As­semblée européenne, d'abord, il s'érigea en défenseur farouche de la souveraineté française. M. Jac­ques Soustelle se chargea alors de rappeler à la décence celui qui, après avoir frénétiquement exalté le caractère sacré de la souverai­neté française sur l'Algérie, finit par livrer à des rebelles vaincus cette partie intégrante du territoire national et obligea ses habitants, par centaines de milliers, à choi­sir, lorsqu'ils le pouvaient, entre la valise et le cercueil. Leçon vai­nement donnée, semble-t-il, puis­que M. Michel Debré récidive. « Trop de trop, c'est trop », aurait protesté le petit peuple de Bal-el-Oued. Témoin, acteur et vic­time d'une tragédie mise en scène par un théoricien inattendu de l'honneur, je considère comme un devoir civique de participer à la « campagne d'information » de ce candidat, officiellement déclaré, à la plus haute magistrature de l'État. Mon but est en effet de procu­rer aux jeunes électeurs qui n'ayant pas été mêlés aux combats de leurs anciens, sont des proies désignées à l'imposture, des élé­ments d'appréciation sur un hom­me convaincu de manquements aux vertus qu'il prétend incarner et ce­pendant tout imbu d'une infaillibi­lité personnelle qui tourne à la fu­reur lorsqu'elle se trouve contes­tée. Je m'en tiendrai (il y en a d'autres) à une courte, mais édi­fiante page d'histoire. En décembre 1957, trois ans après la Toussaint sanglante qui fut le premier jour du terrorisme algérien, M. Michel Debré sur­veille avec inquiétude l'évolution de la politique métropolitaine. Il est sénateur d'Indre-et-Loire. L'hémicycle de son assemblée retentit fréquemment de ses adjurations et imprécations patriotiques. Son principal tourment, à cette époque, est l'Algérie. L'Assemblée nationa­le a voté une loi-cadre dont le Sénat doit délibérer à son tour. Ce texte n'est pas sans danger. Je le critique presque quotidien­nement dans *l'Écho d'Alger.* L'en­vironnement international, en ou­tre, est de moins en moins favora­ble au maintien de la souveraineté française sur les départements algé­riens. M. Michel Debré a eu recours parfois à mon journal pour faire connaître ses opinions -- les opi­nions du gaullisme -- sur les pro­blèmes d'actualité. Au début de ce mois de décembre, il me prie instamment, par une lettre que j'ai conservée avec le plus grand soin, d'insérer en bonne place dans *l'Écho d'Alger,* un article que lui ont inspiré les périls, mortels à son avis, dont l'Algérie est mena­cée. L'article paraît dans *l'Écho d'Al­ger* du 6 décembre. Il commence par les phrases suivantes : « *Tant que l'Algérie est terre française, tant que la loi en Algérie est la loi française, le com­bat pour l'Algérie française est le combat légal, l'insurrection pour l'Algérie est l'insurrection légitime. Si l'on pouvait réussir par quel­que procédé à retourner la léga­lité, à renverser la légitimité, les ennemis de la France, les traîtres à la France auraient partie ga­gnée. *» Et voici la conclusion : « *Que les Algériens sachent sur­tout que l'abandon de la souve­raineté française en Algérie est un acte illégitime -- c'est-à-dire qu'il met ceux qui le commettent hors la loi et ceux qui s'y opposent, quel que soit le moyen employé, en état légal de légitime défense. *» 148:248 Jamais aucun de mes collaborateurs ni moi-même n'avions osé aller jusqu'à l'appel aux armes. L'article du sénateur Debré eut dans l'opinion algérienne un pro­fond rebondissement. On y trou­vait, par avance, la légitimation de l'O.A.S. \*\*\* Mais passent les semaines et passent les mois. En mars 1958, la situation de l'Algérie s'est aggra­vée. « *Je crains fort,* me dit M. Ro­bert Lacoste le 14 mars, *que la procédure des bons offices accep­tés par Félix Gaillard* (*président du conseil*) *ne nous conduise tout droit à un Dien-Bien-Phu diplo­matique. A mon avis, le grand Charles est le seul homme qui puisse maintenant sauver l'Algé­rie. *» Le « grand Charles », c'est de Gaulle. Est-ce vraiment de lui que peut venir le salut ? Je n'en suis pas du tout certain. Comment, au vrai, me fierais-je aveuglément à ce personnage qui ne sort pas du silence où il s'est enfermé ? Sur le conseil de M. Jacques Sous­telle, à qui j'ai fait part de ma perplexité, je débarque, le lende­main 15 mars, à Nice où va se tenir le congrès des républicains sociaux. Et qui donc, en fin de compte, dissipera mes craintes ? M. Michel Debré, qui, rencontré par un heureux hasard dans les couloirs de l'hôtel Ruhl, m'invite aussitôt à prendre avec lui une tasse de thé. Juste pour me glisser avec une pointe d'ironie : « *Entre nous, vous qui avez porté la francisque du maréchal Pétain, com­ment pourriez-vous douter un seul instant que celui qui incarne la ré­sistance à l'abandon puisse songer à abandonner l'Algérie ? *» Et de me rappeler ses propres mérites. N'était-il pas, lui, Debré, l'orateur qui, au Sénat, défendait avec le plus de fermeté -- « *avec même plus de vigueur que Jacques Sous­telle *»*,* insista-t-il -- la cause de l'Algérie française ? Et n'était-il pas l'auteur du fracassant article pu­blié par *l'Écho d'Alger* le 6 dé­cembre précédent ? s'il était ceci et cela, ne l'était-il pas avec l'ap­probation, l'encouragement, la bé­nédiction de Charles de Gaulle ? Et ne devais-je pas, dès lors m'en re­mettre entièrement au général grâ­ce à qui -- c'était sûr, c'était juré, pourvu qu'il revint au pouvoir -- la souveraineté française sur l'Al­gérie serait maintenue pour les siècles des siècles ? \*\*\* Je n'ai pas à rappeler le rôle que je jouai dans le retour du général. J'ai acquis depuis très longtemps la certitude que ce fut un rôle de dupe. Mais la honte n'est pas pour moi. Elle est pour celui qui m'a trompé, comme il a trompé des millions de Français, et qui, le 26 février 1961, à Co­lomb-Béchar, un an avant la liqui­dation totale, par lui-même, de la souveraineté française, avait le front de déclarer à propos du Sa­hara : « *Sachez que la France est ici présente et qu'elle y restera. *» M. Michel Debré spécule aujour­d'hui sur la faculté d'oubli, qui est grande, de ses compatriotes. Il y met trop d'audace. C'est peut-être ce qui le perdra. Car il existe encore trop d'hommes et trop de femmes en France qui, ayant souf­fert moralement et physiquement par sa faute, ont gardé de leurs souffrances un souvenir assez vif pour lui rafraîchir la mémoire aussi souvent qu'il le faudra. \[Fin de la reproduction intégrale du « point de vue » d'Alain de Sérigny paru dans le journal *Le Monde* des 7 et 8 octobre 1980\] 149:248 ## Informations et commentaires ### Fragilité politique et mentale de la classe dirigeante en France ■ Après l'attentat de la rue Copernic, au début du mois d'octobre -- une bombe déposée à Paris non loin de l'entrée de la synagogue, quatre morts parmi les passants -- et avant que l'on sache quoi que ce soit sur les auteurs de cet attentat, de grandes « manifestations de masse » non point contre le terrorisme mais « contre le racisme et l'anti­sémitisme » ont eu lieu dans plusieurs villes de France, et principale­ment dans la capitale, sur l'initiative et à l'appel du « mouvement contre le racisme et l'anti-sémitisme et pour la paix » (MRAP). Ce mouvement est, au sens technique des termes, une « organisation de masse » et une « courroie de transmission » du parti communiste. Pendant des jours et des jours, à longueur d'antennes, elle a été présentée par les radio-télés comme une « organisation humanitaire », -- ce qui est aussi vrai que de présenter la CGT comme une « organisation syndicale », sans plus. Mais pour la CGT, l'opinion publique est plus ou moins au courant ; elle ne l'est pas pour le MRAP. Un peu tout le monde comprend que se rendre à une manifestation d'ampleur nationale organisée par la CGT c'est, en fait, répondre à un appel du parti com­muniste ; pour le MRAP, un peu tout le monde l'ignore. Les *informa­teurs politiques* de presse, de radio et de télé, qui devraient le savoir, et qui d'ailleurs, en général, le savent, ont omis d'en rien dire. 150:248 ■ Ainsi, au début d'octobre 1980, sous le prétexte ou pour le motif de manifester « contre le racisme », tous les « grands » partis de la République sans exception, et même quelques petits, sont allés grossir une manifestation voulue et machinée par le parti communiste, ils sont allés manifester *avec* et *derrière* Georges Marchais. Même Jacques Chi­rac, l'homme aux cocoricos sans conséquences, qui avait eu le premier mouvement de refuser, a fini par s'y associer : la pression morale, le terrorisme intellectuel étaient trop puissants, il n'a finalement pas mieux résisté que les autres. ■ Cela montre l'*extrême fragilité politique* des trois grands partis non-communistes sur lesquels repose le fonctionnement de la République. Soit par ignorance, soit par lâcheté, soit les deux à la fois, ils sont ma­nœuvrables et manœuvrés par l'agit-prop communiste. Rien ne prouve actuellement que l'attentat de la rue Copernic ait été commis par le KGB plutôt que par des palestino-lybiens ou par une bande anarchiste de germano-japonais ou, comme on disait autrefois, d'hitléro-nippons. Mais autre chose est bel et bien prouvé : s'il le veut et quand il le veut, le parti communiste sort de son isolement anodin et peut entraîner les autres partis avec lui, à la seule condition, qui lui est aisément réalisable, de faire exploser une bombe non loin d'une synagogue, et d'impérativement convoquer derrière lui la classe diri­geante par les soins de l' « organisation humanitaire » qui lui sert de « courroie de transmission » en ce domaine. La classe dirigeante tout entière répond aussitôt à la convocation. \*\*\* ■ Telle est la première constatation que suggèrent les événements d'octobre. La raison de cette *fragilité permanente* de la classe dirigeante fran­çaise en face des manœuvres de l'agit-prop communiste est d'abord mentale : elle n'a pas compris l'avertissement de Soljénitsyne (qui est aussi l'avertissement de l'histoire contemporaine, et celui du bon sens) selon lequel *le communisme est bien pire que l'hitlérisme et beaucoup plus dangereux.* Bien pire que l'hitlérisme, cela veut donc dire très précisément bien pire que le racisme, bien pire que l'anti-sémitisme. C'est une grave erreur politique de manifester contre le racisme et de combattre l'anti-sémitisme *avec* le parti communiste (et plus encore *derrière lui*)*.* Tout ce que la classe dirigeante et la classe informante profèrent d'anathèmes, de menaces et d'interdits contre le racisme et l'anti-sémitisme, elles devraient le proférer *plus encore* contre le com­munisme. Cette observation vaut aussi pour l'épiscopat français ; et semblablement pour les bureaux du Vatican. \*\*\* 151:248 ■ Seconde observation. La démocratie religieuse moderne est une idéologie commune, en son fonds essentiel, aux libéraux avancés et aux marxistes ; commune, oui, malgré tout le secondaire et le subsidiaire qui les oppose par ailleurs, commune assurément au libéral-socialisme et au communisme. Pour cette idéologie, le *pas d'ennemis à gauche* demeure vrai en substance, obligatoire en conscience ([^39]). L'ennemi est à droite, toujours ; le seul ennemi ; ou en tout cas le principal. Les politiciens pragmatiques le vivent et le pratiquent sans en avoir forcément une connaissance claire et distincte. Les chrétiens, surtout catholiques, ne peuvent guère le pratiquer et le vivre qu'en le dogmatisant de manière explicite. Jacques Madaule est chrétien et catholique : c'est pourquoi il est enclin à exprimer en termes nets et catégoriques ce que les prag­matiques ne formulent pas (et que les tacticiens préfèrent cacher). Il l'a fait aussitôt après l'attentat de la rue Copernic. Cet attentat dont on ne connaissait pas les auteurs, il *fallait* en rendre politiquement respon­sables non pas seulement d'éventuels racistes hitlériens, non pas seule­ment une certaine « extrême-droite », mais bien *toute la droite* sans restriction et *tous les gens de droite* sans exception. Jacques Madaule l'a fait dès *Le Monde* du 8 octobre : *Les gens de droite* font sauter les trains et les gares en Italie ; en Allemagne, ils s'en prennent aux paisibles buveurs de bière ; en France, *leur* engin de la rue Copernic ayant éclaté trop tôt, ils n'ont réussi à tuer que quelques passants... » ■ C'est moi qui souligne. Ce sont bien *les gens de droite* en tant que tels, ce sont bien *tous les gens de droite* sans en excepter aucune caté­gorie, que Jacques Madaule désigne à la détestation publique, aux fureurs et aux représailles. Pas de dérogation, pas de quartier. Bien sûr un tel article, en soi, objectivement, est une provocation : une provoca­tion à la haine, si ce n'est au meurtre ([^40]). Ce n'est pourtant pas ce qui doit retenir le plus l'attention. 152:248 Le plus important est le système d'inven­tion délirante et illimitée, les « gens de droite » destructeurs de trains et de gares, assassins de paisibles buveurs de bière, cela va jusqu'à affirmer comme chose certaine et prouvée que l'engin de la rue Copernic a « éclaté trop tôt » : c'est-à-dire qu'il était programmé pour opérer un massacre général à la sortie de la cérémonie. On peut sans doute imaginer cette hypothèse parmi d'autres. Madaule imagine uniquement le pire, et l'énonce comme vérité démontrée. Tout est permis aux fa­natiques de la démocratie religieuse moderne quand c'est pour la bonne cause. Mettre au pilori tous les « gens de droite » est une fin qui justifie les moyens. \*\*\* ■ M. Begin, premier ministre de l'État d'Israël après avoir été en son temps le chef de l'Irgoun, organisation terroriste du sionisme, a donné son avis. Avant même que l'on sache (on ne le sait pas encore aujour­d'hui) si l'attentat de la rue Copernic était véritablement d'inspiration anti-sémite, M. Begin a prononcé une vigoureuse condamnation morale de cet attentat. Compte tenu de son activité, naguère, à la tête de l'Irgoun, il faut sans doute comprendre que la condamnation morale qu'il a ainsi prononcée réprouve seulement le caractère *anti-sémite* de l'attentat et non point sa nature d'*attentat terroriste.* C'est intéressant. Il y a des gens, ou des groupes, qui ont le droit de massacrer des inno­cents, et d'autres non. Par ailleurs, M. Begin a condamné l' « anti­sionisme », assurant que « l'anti-sionisme, la politique anti-israélienne et l'anti-sémitisme ne peuvent être séparés » : assertion « approuvée » en France par le grand rabbin Jacob Kaplan « dans son discours pro­noncé le 16 octobre au cours de l'office à la mémoire des victimes de la rue Copernic » ([^41]). Sans prendre parti sur l'exactitude de la thèse qui assimile anti­sionisme et anti-sémitisme, il convient de remarquer que cette thèse est celle d'au moins une partie de la communauté juive de France. Elle est soutenue, comme il le rappelle, depuis plus de dix ans par M. Jacob Kaplan : « *L'anti-sionisme devient le masque de l'anti-sémitisme* (...). *Lutter contre cet anti-sionisme est notre devoir le plus urgent. *» ([^42]) Dire que là est le devoir le plus urgent revient à dire, si nous comprenons bien, que là se trouve donc le pire danger et l'ennemi principal. Or la plus grande force politique qui soit anti-sioniste en France est le parti communiste. 153:248 La conclusion nécessaire, semble-t-il, est que la communauté juive devrait combattre en priorité le communisme, -- au lieu de se laisser, à l'appel du parti communiste et avec lui, mobiliser comme au mois d'octobre contre les fantômes du nazisme mis en scène précisément par l'agit-prop et le KGB de l'anti-sionisme. Telle est la troisième observation que nous suggèrent les événements d'octobre 1980. \*\*\* ■ Quatrième observation. Le GRECE, laboratoire intellectuel de la soi-disant « Nouvelle Droite », par la plume de Michel Marmin, directeur d'*Éléments*, organe du GRECE, a trouvé dans le remue-ménage du mois d'octobre l'occasion d'une nouvelle et supplémentaire gambade dans l'intellectuellement abject. Cette gambade peu décente est intitulée « Les enfants d'Athènes et de Jérusalem », elle a paru dans *Le Monde* du 8 octobre. Elle entend faire connaître aux milieux scientifiques et à l'ensemble de l'opinion publique la plus récente découverte du laboratoire de la Nouvelle Droite. Si l'Europe est aujourd'hui gangrenée par le totalitarisme, la responsabilité en revient à la religion chrétienne. Telle est l'invention merveilleuse des chercheurs du GRECE : « Ils se sont interrogés sur les sources du mal qui gangrène aujourd'hui l'Europe, du totalitarisme, de l'intolérance. La res­ponsabilité du christianisme est à leurs yeux écrasante, et toute l'histoire de l'Église atteste une volonté séculaire d'arracher les peuples à leurs croyances et de leur dénier le droit de rechercher Dieu selon leurs propres façons de vivre et de penser. « Comme les martyrs du paganisme, les martyrs du judaïsme ont payé un très lourd tribut à l'Église triomphante, et les bûchers de l'Inquisition ont uni dans les flammes les enfants du désert et ceux de la forêt, les enfants d'Athènes et ceux de Jérusalem. Entre les tenants du judaïsme et du paganisme, il existe donc une communauté de douleur et de souffrance, etc. » ■ Le paganisme militant du GRECE et de la Nouvelle Droite s'en prenait jusqu'ici au « judéo-christianisme » présenté comme la cause unique de tous nos malheurs. On avait cependant cru comprendre, et on ne s'était donc pas trompé, que dans ce « judéo-christianisme » dé­testable, c'était le christianisme beaucoup plus que le judaïsme qu'il fallait liquider ; et spécialement le christianisme de l'Église catholique. ■ Toutefois Michel Marmin, dans son invocation des « martyrs du paganisme » et des « martyrs du judaïsme », a négligé un détail. 154:248 Des « martyrs », il y en a un peu partout sans doute, dans tous les camps et toutes les confessions, c'est le train ordinaire de l'histoire humaine, son malheur et sa grandeur. Mais quand on dit *les martyrs,* tout court, sans autre précision, com­me l'écrivait par exemple Chateaubriand, tout le monde entend qu'il s'agit des chrétiens qui ont été martyrisés à toutes les époques de l'histoire. Aux premiers temps de notre ère, les chrétiens furent *martyrs du paganisme* et *martyrs du judaïsme,* selon l'autre sens des formules imprudemment utilisées par Michel Marmin. Sans haine et sans crainte, nous lui en opposons ici le simple rappel. A lui et à d'autres... ■ Au XX^e^ siècle comme en n'importe quel autre de l'ère chrétienne, il y a des martyrs de toutes sortes, mais il y a surtout des martyrs chrétiens. Si l'on discute du nombre exact de *millions* de juifs martyrisés au XX^e^ siècle, c'est du nombre exact de *dizaines de millions* de chrétiens qu'il faut parler pour ce même siècle. Beaucoup de juifs en effet ont été massacrés en notre siècle. Peut-être quatre ou cinq millions, ou six. Et beaucoup de chrétiens : pro­bablement quarante ou cinquante millions, ou davantage. Savoir pourquoi la presse, la radio, l'école, la télévision nous parlent tellement des uns et si peu des autres, voilà sans doute une curieuse question. J. M. #### Un sondage de « The Universe » sur la messe M. Michael Davies me communique le numéro du 31 octobre 1980 de l'hebdomadaire catholique anglais « The Universe » où sont publiés les résultats d'un sondage que cet hebdomadaire avait organisé sur la messe. La première question était la suivante : « *A quelle messe préfèreriez-vous assister, à supposer qu'elles soient toutes permises ? *» Les réponses ont été les suivantes : 155:248 *a*) Messe en anglais dans la traduction actuelle 1 635 *b*) Messe en anglais dans une meilleure traduction 1 045 *c*) Messe en latin dans le nouveau rite 847 *d*) Messe en latin dans le rite tridentin traditionnel 10 622 Je laisse de côté trois questions subsidiaires à la première et deux autres questions moins importantes, toutes les réponses allant d'ailleurs dans le même sens. Michael Davies me précise que *The Universe* a une « circulation » de 160.000 lecteurs. Il organise de temps en temps des sondages sur des questions débattues. Le plus grand nombre de réponses obtenues précédemment avait été cette année de 3 000. Que la question de la messe ait suscité plus de 14 000 réponses, et qu'elles aient été ce qu'elles ont été est donc significatif. Louis. Salleron. #### De Gaulle antisémite Rendant compte, dans *Le Monde* du 31 octobre, des « Lettres, Notes et Carnets » de Charles de Gaulle (Plon), B. Poirot-Delpech extrait d'une lettre du capitaine de Gaulle envoyée de Pologne à sa mère, le 23 mai 1919, ces lignes, où il parle : « ...*d'innombrables* (*...*) *détestés à mort de toutes les classes de la société, tous enrichis par la guerre dont ils ont profité sur le dos des Russes, des Boches et des Polonais, et assez disposés à une révolution sociale où ils recueilleraient beaucoup d'argent en échange de quelques mauvais coups. *» Que cachent ces trois points en­tre parenthèses : « d'innombra­bles (...) détestés » ? B. Poirot-Delpech commente : « On doute que le manuscrit n'ait pas permis d'identifier le mot « juifs ». Cette pudeur mal pla­cée jette immédiatement une petite suspicion sur le tri et l'établisse­ment des textes assumés par le fils du général. » Du père au fils, que d'incerti­tudes ! L. S. #### A propos de Michael Davies La revue *Fideliter,* l'excellent et précieux « bulletin trimestriel » de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X, s'est réjouie que Mgr Lefebvre, dans l'homélie prononcée lors de sa messe jubilaire, ait « cité le nom de Michael Davies, ce catholique de Grande-Bretagne converti de l'anglicanisme, auteur de plusieurs ouvrages écrits pour la défense de la foi ». 156:248 -- On se souvient en effet de l'article de Michael Davies paru dans ITINÉ­RAIRES, numéro 227 de novembre 1978 : « *Le laïcat mainteneur de la Tradition selon Newman. *» Cet article était traduit de l'anglais et présenté par Louis Salleron. #### Le Courrier de Pierre Debray a pu reparaître Dans notre précédent numéro nous avons fait écho aux diffi­cultés et aux appels du *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray* (ITINÉRAIRES, numéro 247 de no­vembre 1980, pp. 160-162). Beaucoup plus rapidement que l'on n'aurait pu le craindre, le *Courrier* a pu reparaître. Mais il y a fallu l'intervention du premier ministre Raymond Barre en personne, intervention réclamée par une douzaine de dé­putés, parmi lesquels Hubert Bas­sot et Frédéric Dupont. (Cf. le *Courrier de Pierre Debray,* numé­ro 623.) Telle est aujourd'hui la puis­sance despotique de l'administra­tion étatique. Quand elle commet une injustice flagrante, il ne faut pas moins que l'intervention du premier ministre lui-même pour en obtenir réparation. C'est une situation bien dange­reuse. Il faut savoir que c'est la nôtre aujourd'hui, dans la France libéral-socialiste de 1980. Cette affaire fut l'occasion d'une bien curieuse lettre de Georges Montaron à Pierre Debray (pu­bliée dans le *Courrier* n° 622). Georges Montaron est, depuis un quart de siècle ou davantage, directeur de *Témoignage chrétien.* Il est devenu un des puissants de la société libéral-socialiste, un des importants du régime et de sa classe informante, en qualité de président du syndicat de la presse hebdomadaire. Voici le texte intégral de sa lettre : Mon cher Pierre, Je reçois ta lettre circulaire concernant ton « Courrier Hebdo­madaire ». Cette affaire m'étonne et d'au­tant plus que, comme président du Syndicat de la Presse heb­domadaire, je connais assez bien les problèmes que tu évoques pour avoir défendu, efficacement je le crois, un certain nombre de nos adhérents. Peux-tu me communiquer ton dossier ? Il m'arrive souvent -- tu le sais -- de défendre la cause de voix dont je ne partage pas les sentiments. Il m'arrive même de défendre des voix qui ne m'épargnent guère car elles ont perdu le sens de la vraie polémique et le respect de l'autre... Pourquoi ne donnerai-je pas un coup de main à un vieux ca­marade qui a mal tourné... Fraternellement. 157:248 On est ému, mais surpris aussi, d'apprendre que SOUVENT Georges Montaron DÉFEND LA CAUSE DE VOIX DONT IL NE PARTAGE PAS LES SENTIMENTS, et défend même DES VOIX QUI NE L'ÉPARGNENT GUÈRE, ayant, les misérables, « perdu le sens de la vraie polémique et du respect de l'autre ». Quand notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR fut administrativement in­terdit pendant toute une année, en 1973-1974, Georges Montaron omit, tout au long de ces douze mois, de manifester à notre égard cette générosité dont maintenant il est fréquemment coutumier. C'est sans doute qu'il s'est amendé depuis lors, et qu'il a con­sidérablement avancé dans la voie du progrès moral. Comme quoi il ne faut jamais désespérer des virtualités et res­sources de la nature humaine... #### Du « Figaro-Magazine » à « L'Homme nouveau » Le *Figaro-Magazine* du 18 octobre a inventé cette fable : « A peine inauguré par Mgr Lefebvre, l'Institut universitaire Saint-Pie X suscite de vives po­lémiques... Les milieux ultra-intégristes, ceux de l'abbé Coa­che et plus encore ceux de l'abbé Georges de Nantes jugent cette initiative avec une certaine sévérité. » On n'a vu nulle part les « VI­VES POLÉMIQUES » audacieusement inventées par le *Figaro-Magazine ;* pas même la « CERTAINE SÉVÉRI­TÉ » (qui au demeurant, si elle existait comme telle, ne serait pas la même chose que des « VIVES POLÉMIQUES »). Le rédacteur anonyme du *Fi­garo-Magazine, --* en l'occurrence, selon la déontologie, Louis Pau­wels, -- écrit donc n'importe quoi. Il ne précise pas ce que l'abbé Coache reprocherait à Mgr Le­febvre. Pour l'abbé de Nantes, il raconte que « le rectorat aurait dû lui revenir tout naturellement ». Comme si l'abbé de Nantes avait été candidat à un tel poste, sous l'autorité de Mgr Lefebvre ! Et il continue : Les professeurs sont pres­que aussi nombreux que les étudiants : une vingtaine. Des docteurs d'État, des norma­liens et des enseignants de Paris II et de Paris IV dont l'identité n'a pas été divulguée. Comme si les professeurs ve­naient faire leur cours clandesti­nement, le visage dissimulé par une cagoule. Ces professeurs dont « l'identi­té n'a pas été divulguée », la liste nominale complète en avait paru quelques jours auparavant dans le *Figaro* lui-même. 158:248 La sottise et la bassesse du *Fi­garo-Magazine* n'a pas rebuté Mar­cel Clément : ce paquet d'inven­tions dénigrantes, il l'a reproduit INTÉGRALEMENT dans sa revue de presse de *L'Homme nouveau* du 2 novembre. La reproduction *in­tégrale* d'un article est chose inso­lite dans cette revue de presse. En outre, c'est une revue de presse *critique,* qui ajoute des commentaires et formule des ob­jections : mais cette fois, pour les petits ragots contre Mgr Lefebvre, *L'Homme nouveau* reproduit sans manifester aucun désaccord. Information ? Non, ce n'est pas de l'information. L'information ne consiste pas à reproduire religieu­sement, sans y rien objecter, un texte manifestement vil et calom­nieux. Au demeurant, s'il s'agis­sait d'informer, *L'Homme nouveau* aurait pu reproduire l'article do­cumentaire paru dans le *Figaro* quotidien plutôt que les insanités du *Figaro-Magazine.* Par des erreurs de cette sorte, dont il est assez coutumier, Mar­cel Clément risque, sans l'avoir voulu, d'exciter un esprit d'animo­sité et de détestation à l'égard des « intégristes » en général et de Mgr Lefebvre en particulier. Il est temps pour lui de se reprendre, de s'arrêter, d'adopter une attitude moins constipée ([^43]). ============== fin du numéro 248. [^1]:  -- (1). « *Imposture et vérité de la bombe française *»*,* premier éditorial de notre numéro 242 d'avril 1980, par le colonel de Blignières. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^2]:  -- (2). *L'Aurore* des 11/12 octobre 1980, interview du général Valentin sur son ouvrage : « Une politique de défense pour la France ». [^3]:  -- (3). *Le Figaro Magazine* du 27 septembre 1980. [^4]:  -- (4). Communication au colloque de l'E.N.A., journal *Le Monde* des 15 et 16 juin 1980. [^5]:  -- (5). *Échec à la guerre, la bombe à neutrons,* de Samuel Cohen et Marc Geneste. [^6]:  -- (6). *Plaidoyer pour la bombe à neutrons* par Samuel Cohen, *Le Monde* du 17 avril 1980. [^7]:  -- (1). La résistance légale derrière le maréchal Pétain ou la résistance armée ou clandestine de ce que l'on appelle « la Résistance ». [^8]:  -- (1). V. *Le testament de Giscard* dans *Itinéraires* n° 238 de décembre 1979. [^9]: **\*** -- Alexandre SOLJÉNITSYNE : *L'erreur de l'Occident*, textes traduits du russe par Nikita Struve et Geneviève et José Johannet. Grasset 1980. [^10]:  -- (1). Jacques Perret : *Le Vent dans les Voiles.* [^11]: **\*** -- Sur Claudel voir aussi It 335-07-89 et 901-06-93. [^12]:  -- (1). *Fantômes et vivants,* p. 135.. [^13]:  -- (2). *Les quatre jeudis,* éd. Sept Couleurs 1951, p. 77. [^14]:  -- (3). *Le système du monde de Paul Claudel,* p. 125. [^15]:  -- (1). *Protée* p. 256. [^16]:  -- (2). *Seconde note sur les Anges* dans *Présence et Prophétie.* [^17]:  -- (3). *La ville.* [^18]:  -- (4). NRF n° spécial, 1-IX-55. [^19]:  -- (5). Œuvre lyrique (La Pléiade). [^20]:  -- (6). Cité dans *Cahiers Renaud-Barrault,* n° 100. [^21]:  -- (7). *L'Œuvre de Paul Claudel* par Joseph de Tonquédec. [^22]:  -- (1). Émile POULAT : *Une Église ébranlée.* Changement, conflit et continuité de Pie XII à Jean-Paul II. Casterman 1980. [^23]:  -- (2). *L'Homme nouveau,* n° 775 du 2 novembre 1980, p. 12, col. 4. -- Cf. plus loin dans le présent numéro la rubrique *Informations et commen­taires.* [^24]:  -- (3). Émile POULAT, *op. cit.,* p. 281. [^25]:  -- (4). P. 274. [^26]:  -- (5). P. 278. [^27]:  -- (6). P. 275. [^28]:  -- (7). P. 278. -- Dans une autre perspective, la même préoccupation : « Reconnue l'*historicité* du christianisme, comment lui faire droit sans qu'elle en dévore l'essence, la transcendance, l'absoluité » (p. 279). [^29]:  -- (8). P. 285. -- Ici encore, *Le Paysan de la Garonne* a brouillé gra­vement les perspectives. Maritain y parlait (p. 16) de « *la fièvre néo­moderniste* (*...*) *auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins *»*.* La formule fut abondamment citée et reprise par tous ceux qui ne voyaient que l'énergie de la répro­bation. Mais cette exagération vigoureuse, volontairement ou non, était piégée. Il est carrément faux qu'à aucun point de vue, et fût-ce par comparaison avec notre temps, le modernisme du temps de saint Pie X puisse être tenu pour « *un modeste rhume des foins *»*.* La conséquence d'une telle sous-estimation est de faire négliger comme secondaire, et désormais inutile, le contenu de l'encyclique *Pascendi ;* et par suite, d'empêcher d'apercevoir que le prétendu « néo »-modernisme d'aujour­d'hui est, quant à l'essentiel, exactement le modernisme que *Pascendi* réfute et rejette ; les différences sont circonstancielles et terminologiques. Émile Poulat a raison contre Maritain : nous n'avons pas affaire à un nouveau modernisme, différent et plus virulent, mais au même, diffusé maintenant dans le domaine public (clérical et laïque) au point d'y être devenu une sorte d'évidence collective. -- Qu'on veuille bien le noter, nos citations du livre de Poulat n'en font pas un compte rendu, même résumé : en nous aidant de quelques-unes de ses remarques qui nous ont le plus frappé, c'est bien entendu notre pensée et non la sienne que nous exposons. [^30]:  -- (1). Cité par Dominique François dans *La pensée catholique*, n° 174, mai-juin 1978, p. 82. [^31]:  -- (2). Texte dans le n° 1 (mars 1978) des *Nouvelles de l'Institut catholique*. [^32]:  -- (3). Sur ce texte on consultera le numéro spécial hors série d'ITINÉ­RAIRES : « *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre *»*,* spécialement pages 69 à 72. [^33]:  -- (4). Dans leur dictionnaire, Karl Rahner et H. Vorgrimler écrivent « Une pastorale qui étudie théologiquement et sociologiquement, en établissant les faits, en exerçant une critique et en formulant des règles, non seulement la « tactique » du ministère pratique, mais aussi la « stra­tégie » de l'ensemble de l'Église, constitue un objectif qui, dans une large mesure, reste encore à réaliser. » -- Reste à savoir si c'est un objectif valable. Faut-il souhaiter un Clausewitz de la pastorale ? [^34]:  -- (7). Pour cette raison, nous croyons que la cause de béatification des martyrs victimes de la Commune ne pourra être reprise utilement qu'après disjonction du cas de Mgr Darboy. [^35]:  -- (8). Au sujet des réactions provoquées par la définition, voir les cu­rieux détails donnés par La Varende dans son roman *Le centaure de Dieu,* édition Grasset, pages 107-108 et 258-259. [^36]:  -- (9). Mais Mgr de la Bouillerie mourut avant le cardinal, peu après la mort de Mgr Pie. [^37]:  -- (10). Sous le Concordat, les évêques diocésains et les coadjuteurs étaient choisis par le gouvernement et institués par le pape. Au contraire, les évêques auxiliaires, fort rares, étaient choisis par le pape et agréés par le gouvernement. [^38]:  -- (11). Ici s'achève le récit de Mgr Baunard. Ce qui suit est emprunté à la *Vie de Mgr Gay,* par Dom du Boisrouvray (1921) et à des notes manus­crites d'un érudit bénédictin. [^39]:  -- (1). Si bien que le libéral-socialisme, quand il veut s'opposer aux communistes, est moralement obligé de prétendre contre toute évidence que le communisme *n'est pas de gauche.* D'où par exemple la formule connue de Guy Mollet : « Le communisme n'est ni de droite ni de gauche, mais de l'Est. » [^40]:  -- (2). Jacques Madaule termine en proclamant que « *l'homme doit être respecté avant tout, même s'il est* juif *ou arabe, même s'il est étranger, même s'il est de gauche... *»*,* mais pour lui « les gens de droite » ne sont probablement pas des hommes ; ou bien la règle du « respect de l'homme avant tout. ne vaut pas pour eux. [^41]:  -- (3). *Cf. Le Monde* du 5 novembre, p. 8. [^42]:  -- (4). *Ibid.* [^43]:  -- (1). Voir plus haut, dans l' « Aver­tissement » aux articles « Au milieu des perplexités », quelques réflexions à propos d'un « *au lieu de *» malen­contreusement énoncé par Marcel Clément.