# 250-02-81
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### Vingt-cinq ans
I. -- Arithmétique
Avec ce numéro la revue termine sa vingt-cinquième année d'existence. Un quart de siècle. La durée d'une génération. Chacune de ces années, dix numéros bien réguliers. *Deo gratias.* Tous ceux qui se terminent par un « 5 » sont de juillet-août, par un « 6 » de septembre-octobre, par un « 7 » de novembre et ainsi de suite. Tous ceux qui se terminent par le chiffre « 1 », comme le numéro 1, sont du mois de mars, et comme le numéro 1 sont le premier pas d'une nouvelle année. Dans un mois, notre numéro 251 sera le premier pas dans la première année de notre second quart de siècle.
II\. -- Chronologie
L'année 1980 a vu la fondation du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. C'est une nouvelle génération qui monte en ligne. Le fondateur du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER a exactement l'âge que nous avions nous-même quand nous fondions ITINÉRAIRES.
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La distance est de vingt-quatre ans. En vingt-quatre ans une génération s'ajoute à une autre ou succède à une autre, la remplace ou la prolonge, l'épaule ou la contredit.
Vingt-quatre ans avant la fondation d'ITINÉRAIRES (1956) c'était la fondation d'*Esprit* (1932).
Vingt-quatre ans avant la fondation d'Esprit, c'était la fondation de *L'Action française* quotidienne (1908).
Ainsi changent, alternent ou se confirment, de génération en génération, la couleur du temps, les mots de passe, les initiatives, les tendances et orientations, l'accent donné aux préoccupations éternelles.
III\. -- Mémorial
*Tuis fidelibus, Domine, vita mutatur, non tollitur.* L'inspiration, la participation, l'affection de nos maîtres, de nos amis, de nos collaborateurs défunts n'ont pas été abolies mais transmuées. Ils nous assistent et nous aident toujours. Nous redisons leurs noms avec piété :
Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'Abbé V. A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET, Henri RAMBAUD, R. Th. CALMEL, o.p., Henri CHARLIER, Jean-Marc DUFOUR, Luce QUENETTE, Gustave CORÇAO.
Ils avaient accepté et reçu le titre de « collaborateurs réguliers d'ITINÉRAIRES », -- titre qualitatif et non quantitatif, -- ils l'ont été publiquement : c'est un mémorial public et nominatif que nous leur élevons. En cet anniversaire, nous mentionnons mentalement, aussi, ceux et celle qui ne sont pas nommés publiquement mais qui ne sont pas anonymes dans notre souvenir. Leur affection, leur assistance, devenues invisibles, demeurent présentes et efficaces, nous le croyons fermement.
IV\. -- Remerciement
Vingt-cinq ans accomplis : grâce, d'autre part, à nos lecteurs. La revue s'efforce d'être au service de ses lecteurs sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral.
Encore faut-il que ses lecteurs désirent et acceptent ce service ; qu'ils soient en nombre suffisant ; qu'ils apportent le concours de leur attention studieuse, et autant qu'ils le peuvent celui qui consiste à payer de bon cœur la revue ITINÉRAIRES à son prix. Le prix de sa fabrication et le prix de son indépendance.
Temporellement, c'est par ses lecteurs que la revue a existé. Nous pensons leur avoir été utiles. Mais eux, simultanément, nous ont donné les moyens de travailler, de publier, de poursuivre le combat. Qu'ils en soient plus particulièrement remerciés au moment où nous franchissons le quart de siècle.
Et puis, nous pouvons tous ensemble exprimer notre reconnaissance au secrétariat administratif d'ITINÉRAIRES, assuré avec un dévouement sans défaillance par Marguerite-Marie David et Thérèse Lecoq. Sans elles non plus, rien n'eût été possible.
V. -- Déclinatoire
Il nous est arrivé, en de précédents anniversaires, d'esquisser un bilan du travail accompli ; de rappeler nos principes, nos méthodes, nos intentions déclarées ; de souligner la densité, le contenu, la portée des milliers et des milliers de pages publiées ici par des dizaines d'auteurs.
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Nous pensons qu'au bout de vingt-cinq années d'existence publique, nous en avons maintenant assez fait pour pouvoir nous en dispenser. Aux autres désormais de s'y employer s'ils le veulent. L'œuvre intellectuelle et morale d'ITINÉRAIRES est assez connue de quiconque désire la connaître ; notre régularité, notre continuité et peut-être, grâce à Dieu, nos services rendus à la communauté témoignent suffisamment. Nous ne faisons aucun obstacle à ce que soit convenablement fêté, à un moment ou à un autre de cette année 1981, notre vingt-cinquième anniversaire : mais au bout de vingt-cinq ans, c'est à nos voisins de le faire ; et s'il en est, à nos élèves, à nos disciples, à nos émules ; voire à nos imitateurs et contre-facteurs. Il est fort possible que personne parmi eux ne s'y intéresse, qu'aucun d'entre eux n'estime utile ou opportun de célébrer, d'analyser, de soupeser la contribution apportée à l'esprit public par ITINÉRAIRES pendant ces vingt-cinq années. Eh bien alors ce sera tant pis. Tant pis pour nous, tant pis pour eux ?
VI\. -- Argument
Laissant donc entièrement à d'autres le soin de dire, s'ils le veulent, ce que nous avons fait en vingt-cinq années, pour notre part nous nous contenterons de marquer cet anniversaire en nous arrêtant à considérer ce qui s'est passé pendant ce quart de siècle.
VII\. -- Considérations
Quand, avec son étiquette intégriste, on se présentait à Rome aux environs de l'année 1956, on recevait dans la plupart des bureaux de la curie un accueil prudent certes, mais bienveillant et même (à mi-voix) chaleureux. La République française quatrième du nom s'était débarrassée du général de Gaulle et le tenait désormais à l'écart du pouvoir ; elle s'était débarrassée aussi du plus funeste héritage du général de Gaulle :
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la participation communiste au gouvernement de la France, l'installation insensée de communistes à quelques-uns des plus hauts postes de l'État. L'alliance avec le communisme avait en 1942-1945 procuré au général de Gaulle le moyen -- et lui aurait imposé l'obligation s'il avait voulu s'y dérober -- d'un écrasement politique complet de la France du Maréchal, laquelle n'était ni germanophile ni pro-nazie (ce sont les circonstances seules qui l'étaient) : la France du maréchal était essentiellement « travail-famille-patrie », elle était pour une « révolution nationale » consistant surtout en un « redressement d'abord intellectuel et moral ». Cette France-là était pour le parti communiste le principal ennemi à écraser, et cet écrasement opéré ensemble est le résultat le plus éclatant de la collaboration gaullo-communiste ; il est resté le meilleur souvenir commun des anciens combattants communistes et gaullistes, et ce souvenir leur rendit facile de se retrouver à nouveau ensemble pour combattre l'OAS, liquider l'Algérie française et anéantir politiquement le peuple français d'Algérie.
Mais en 1956 la IV^e^ République, dont les mérites furent fort rares, avait pourtant celui de maintenir le parti communiste et le parti gaulliste à l'écart du gouvernement. Attentifs aux évolutions de la politique et aux tendances changeantes des pouvoirs temporels, les hauts et moins hauts fonctionnaires de la curie romaine renouaient alors volontiers avec les catholiques français d'esprit traditionnel qui avaient survécu aux massacres, aux proscriptions, aux confiscations de l'épuration gaullo-communiste. Sans doute communistes et gaullistes, quoique séparés, tenaient encore la presse, la radio, l'école et l'armée. Cependant leur étreinte s'était desserrée ; les fonctionnaires du Vatican, prolongeant la courbe, estimaient qu'elle se desserrerait de plus en plus. La hiérarchie ecclésiastique suivrait le mouvement du monde, comme elle le suit (presque) toujours, et ne tarderait pas à rouvrir ostensiblement les bras aux catholiques « travail-famille-patrie » auxquels elle avait tourné le dos :
-- Vous allez voir, nous disait-on dans les dicastères romains. Elles vont s'atténuer, elles vont bientôt disparaître, les conséquences de la dernière guerre mondiale et de la funeste alliance avec le communisme. La Croix elle-même a dû subir cette situation draconienne, mais ce n'aura été qu'une servitude passagère. La presse catholique française va se dégager de ses liens hérités de la « Résistance ». L'épiscopat lui aussi, lentement, reprend son souffle...
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On croit souvent aujourd'hui que l'emprise communiste sur les organisations et publications catholiques de France est une conséquence de l'évolution conciliaire, de l'ouverture à gauche de Jean XXIII, du laxisme doctrinal favorisé par Paul VI. Non point ; c'est une conséquence de la seconde guerre mondiale et de la faute historique des démocraties occidentales, dénoncée par Soljénitsyne comme une erreur absolue et comme un crime inexpiable : l'alliance avec l'URSS, la collaboration avec le communisme, entraînant dans le monde entier une promotion morale de la propagande et de l'appareil communistes. Aux dernières années du pontificat de Pie XII, les observateurs, les diplomates, les administrateurs du Vatican s'imaginaient que la page était en train de tourner sur cette faute historique. A la secrétairerie d'État le langage était, comme il convient à ce qu'était déjà devenue cette officine, beaucoup plus cynique :
-- *Voyez comme Fabrègues s'en est tiré. Il était pétainiste. Il a bien réussi à se dédouaner. Faites donc comme lui.*
Nous n'avions nullement le goût ni l'intention de faire comme Fabrègues. Nous ne pouvions cependant prévoir en 1956-1958 que tout ce qu'avait fait Fabrègues pour « se dédouaner » ne lui servirait finalement de rien, et qu'à la fin des fins il serait vidé de la *France catholique* et lui aussi désigné et marginalisé comme un intolérable extrémiste de droite et un irrécupérable intégriste tellement l'épiscopat et la presse catholique, au lieu de se dégager, s'enfonceraient davantage et toujours davantage dans l'ouverture à gauche et la connivence avec le communisme.
Le retour au pouvoir du général de Gaulle donna un moment naissance aux espoirs illusoires de 1958-1959. Il apparut assez vite que ce second règne venait rétablir et aggraver ce que le premier avait eu de pire, l'ostracisme contre la France du Maréchal et contre la tradition « travail-famille-patrie ». Le général de Gaulle opéra sans doute un renforcement nécessaire (mais aveugle et fragile) du pouvoir exécutif au-dessus des assemblées et des partis. Il en fit un usage surtout atroce, pour la seconde fois, complétant par l'écrasement du peuple français d'Algérie ce qu'il avait déjà fait par l'écrasement de la France du Maréchal. Par l'un et l'autre écrasement, il a politiquement anéanti ce que l'âme française avait de plus ancien et de plus jeune, ce qu'elle conservait de plus traditionnel et de plus dynamique. Le déboisement civique français, le déracinement intellectuel français, l'actuel désert moral français sont l'œuvre des deux règnes du général de Gaulle. Après quoi il ne restait plus que ce qu'il nommait lui-même la *chienlit,* il pouvait en effet la nommer exactement, il était le mieux placé pour cela, l'ayant lui-même suscitée et installée par l'élimination de tout ce qui aurait pu la contenir et la résorber.
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Ces histoires peuvent paraître anciennes. Elles sont ordinairement oubliées ou méconnues, radicalement déformées par les fables que véhiculent l'école, l'université, la presse, les radios, la TV. Pourtant elles pèsent sur nous, elles commandent encore notre présent et notre avenir. Pie XII avait prophétiquement raison quand en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, il lançait son dramatique avertissement : « *Sans la guerre, tout peut être sauvé ; avec la guerre, tout peut être perdu. *» Cette guerre mal engagée, mal conduite, mal terminée -- mal engagée et mal conduite par tous les belligérants sans exception, tous sans exception absurdes et criminels, mal terminée par l'aveuglement des vainqueurs occidentaux et la perfidie des vainqueurs communistes -- cette guerre mauvaise hypothèque aujourd'hui encore le destin de l'humanité. Même l'Église y a perdu ce qui lui restait de défenses intérieures (déjà minées par les maçonneries et le modernisme), Pie XII quasiment seul demeurant ferme et fixe dans la raison naturelle et la lumière surnaturelle. Mais Pie XII mort, les hommes d'Église, même ceux qui avaient fait leurs études ecclésiastiques à Rome sous son pontificat, s'affranchirent de son exemple, de ses enseignements, de son souvenir.
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La mort de Pie XII en effet a marqué le début d'une période tragiquement mystérieuse dans l'histoire de l'Église. Au début rien ne semblait avoir changé ; rien de grave. Chez les fonctionnaires romains, des concierges aux cardinaux, ce n'était qu'une voix :
-- Avec une autre manière, ce sont toujours la doctrine, la pensée, le gouvernement de Pie XII qui continuent.
C'était au contraire l'identité même du catholicisme qui allait commencer à s'effacer. Les idées nouvelles n'étaient pas nouvelles : elles sont toutes inscrites dans le Syllabus de 1864, catalogue dressé par Pie IX des erreurs modernes. Leur installation dans l'Église et jusque dans la hiérarchie apostolique n'était pas nouvelle non plus : *in sinu gremioque Ecclesiae,* avait dit saint Pie X. La nouveauté radicale était que, pour la première fois, le Saint-Siège n'y résistait plus. En quelques années, il ne resterait presque plus rien de la prière commune, de la doctrine commune de l'Église : il n'en resterait presque plus rien dans les communautés catholiques dociles aux directives des publications et organisations les plus soutenues par l'épiscopat.
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Ces mots eux-mêmes, « doctrine commune », « prière commune », qui disaient tout naguère, ne disaient plus rien aux nouvelles générations de prêtres, aux religieux et religieuses recyclées, à la jeunesse des aumôneries de lycée et des mouvements d'action catholique. D'un bout à l'autre de l'Église universelle, pour la première fois depuis toujours, on cessait plus ou moins vite, mais finalement on cessait à peu près partout d'enseigner les trois connaissances nécessaires au salut. Prêtres, catéchistes et enfants des catéchismes communient maintenant dans une même ignorance, dans un même analphabétisme religieux, ils ne savent plus qu'il y en a trois ni en quoi elles consistent, ni qu'elles sont nécessaires au salut éternel dont au demeurant on ne parle plus. Subsistent ici ou là, et grandissent, quelques îlots, quelques buttes-témoins, quelques survivances : quelques grains de sénevé qui croissent au rythme presque imperceptible des germinations. Mais le grand arbre est comme mort. Voilà le changement le plus important, le plus extraordinaire de ces vingt-cinq années. Nous l'avons dit en novembre dernier. Redisons-le :
-- Il y a seulement vingt-cinq ans, on pouvait entrer au hasard dans n'importe quel édifice affichant les signes extérieurs d'une église catholique, il fallait sans doute passer à côté d'une table de presse garnie d'imprimés intellectuellement dégoûtants, mais une fois franchie cette zone liminaire, on trouvait à coup sûr une messe visiblement valide, un prêtre disposé à vous entendre honnêtement en confession et à vous administrer le sacrement de pénitence selon les lois et critères de la religion catholique. Les exceptions étaient des accidents qui faisaient scandale, signalés de très loin à la méfiance et à la réprobation des fidèles.
Aujourd'hui c'est la chienlit à l'église comme dans la rue, au catéchisme comme à l'école, dans la liturgie comme dans les téléfilms et variétés des trois chaînes. On ne peut plus entrer les yeux fermés dans un bâtiment ou une institution catholique pour y demander un prêtre ; on ne peut plus aller de confiance à la messe d'une paroisse que l'on ne connaît pas. Même en présence du pape Jean-Paul II, lors de son voyage en France, la chienlit liturgique, avec ses refrains et ses pantomimes de music-hall, s'est étalée en spectacle, sûre de n'être ni interrompue ni réfrénée. Si bien que, nous l'avons déjà remarqué, à la question :
-- *Où est présentement l'Église ?*
la réponse ne va plus de soi ; elle n'est pas devenue impossible, mais elle n'est plus immédiatement évidente. Elle est objet de supputations indécises, de contestations interminables. A la question :
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-- *Qu'est-ce qui est catholique, qu'est-ce qui ne l'est pas ?*
la réponse aujourd'hui est sociologiquement inaudible, psychologiquement incertaine, hiérarchiquement inexistante. Selon *La Croix* des 4 et 5 janvier, voici le message de l'évêque Matagrin : « *La démocratie reste à inventer. *» Indigente en elle-même dans n'importe quelle bouche ou sous n'importe quelle plume, cette sentence devient-elle religieuse par la vertu d'un transit épiscopal ? On n'enseigne plus les trois connaissances nécessaires au salut dans le diocèse de l'évêque Matagrin, on y a enseigné au contraire, comme « rappel de foi », qu'à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire », et l'ordinaire du lieu proclame cette bonne nouvelle la démocratie reste à inventer. Subsidiairement, le même docteur, selon la même source, prononce un double refus articulé en une inacceptable symétrie : « *Non très ferme au capitalisme qui aboutit à l'impérialisme de l'argent, non très ferme au communisme destructeur des libertés. *» L'évêque Matagrin, même après les analyses (entre autres) du P. Fessard, n'aperçoit pas que l'opposé du communisme n'est pas le capitalisme ; ou, plus exactement, que le capitalisme n'est l'opposé du communisme que dans la propagande communiste, c'est-à-dire dans le mensonge communiste. La symétrie matagrine véhicule ce mensonge ([^1]). Toute la pastorale nouvelle de la hiérarchie ecclésiastique se veut ouverture au monde, présente aux réalités terrestres, attention aux signes des temps :
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mais elle consiste en fait à tenir pour vrais des signes, des réalités, un monde qui sont imaginaires, mis en scène par la terminologie et le cinéma communistes, mensonges préfabriqués du communisme garantis et propagés désormais par tout le discours de l'évolution conciliaire. Que la plupart des évêques soient davantage victimes que complices d'une telle confusion, c'était l'avis d'Henri Charlier ; mais cela n'arrange rien.
L'épiscopat français est à cet égard exemplaire. Depuis vingt ans il nous a enseigné que les concepts de nature et de personne ne peuvent plus être aujourd'hui ce qu'ils étaient au V^e^ siècle ou dans saint Thomas ; que le monde ayant changé, le message du salut doit changer semblablement lui aussi ; que ce fut une déplorable survivance du paganisme d'aller demander à Dieu dans la prière ce que le paysan moderne demande à l'engrais ; qu'une nouvelle théologie, nommée théologie des réalités terrestres, doit remplacer l'ancienne, en prenant désormais pour principes les considérations pastorales de la constitution conciliaire *Gaudium et spes*. Quand on a ainsi tout saccagé intellectuellement, tout déboisé, tout nivelé, bien sûr alors il ne demeure rien de « crédible », -- sauf le communisme.
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Comme en 1956, le journal *La Croix* est en France l'unique quotidien catholique de dimension nationale. Comme en 1956, ce journal a pour mission d'imposer son *monopole* tout en se réclamant du *pluralisme.* Le « pluralisme », ainsi que l'indique son nom, n'est pas la PLURALITÉ. La pluralité est une réalité, qui existe ou n'existe pas ; le pluralisme est une idéologie ; et de surcroît, cette idéologie a pour effet habituel de limiter la pluralité beaucoup plus que de l'assurer. (De la même façon que le libéralisme, Maurras l'a démontré, est destructeur des libertés réelles.) Je ne connais aucun « pluralisme » depuis 1945, politique ou religieux, qui ait admis en sa pluralité les hommes et les idées de « travail-famille-patrie ».
La direction de *La Croix* et le noyau dirigeant de l'épiscopat rejettent l'éventualité d'un parti catholique, disant qu'il y a des catholiques dans tous les partis et qu'il est bon qu'il en soit ainsi ; mais ils tiennent simultanément à ce qu'il y ait un quotidien catholique et un seul. Ce quotidien fait objectivement écho aux sommaires les plus remarquables de la revue *Esprit* et aux campagnes les plus importantes de l'hebdomadaire *Témoignage chrétien,* c'est de l'information.
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En vingt-cinq ans il n'a pas une seule fois fait objectivement écho, non, PAS UNE SEULE FOIS EN VINGT-CINQ ANNÉES, à un sommaire, une campagne ou un article de la revue ITINÉRAIRES. Comme quoi il est extrêmement utile de posséder le monopole catholique de l'information quotidienne.
Si ce monopole de fait et son usage partisan n'ont pas changé depuis 1956, ce n'est point qu'il n'y ait eu d'autre part à *La Croix* une modification spectaculaire. La religion y a été mise à l'écart. Elle ne l'était point il y a vingt-cinq ans. Aujourd'hui, dans ce quotidien qui a ordinairement une douzaine de pages chaque jour, c'est le plus souvent en page 7 ou 8, ou bien 9, qu'il faut laborieusement aller chercher les informations religieuses, entre la page des sports et celle des spectacles. Leur place n'est ni fixe, ni honorable, ni aisément visible ; et rarement annoncée en première page. Pourtant c'est la seule raison de lire *La Croix.* Il n'existe en effet aucun motif technique ou idéologique de prendre *La Croix* plutôt que *Le Monde* ou *Le Figaro ;* ce sont les mêmes informations politiques et sociales, les mêmes poncifs à la mode dans la classe intellectuelle dominante, les mêmes conformismes historiques, culturels, démocratiques. La seule chose qui véritablement distingue *La Croix,* ce sont ses informations religieuses plus détaillées, plus fréquentes, plus rapides. Les lecteurs qui veulent davantage de renseignements et commentaires sportifs que dans *Le Figaro* ou *Le Monde* prennent *L'Équipe ;* ceux qui veulent davantage de renseignements et commentaires religieux prennent *La Croix.* Mais dans *La Croix* de 1981, à la différence de celle de 1956, ils s'accoutument à considérer que les faits religieux ont une importance de cinquième ou dixième catégorie, relégués dans la mise en pages à une place si lointaine et si obscure qu'il faut vraiment les chercher pour arriver à les découvrir. Non, nous ne sommes plus en 1956 ; vingt-cinq ans ont passé.
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En 1956 nous espérions la publication du troisième secret de Fatima. Nous l'attendions pour 1960.
Vingt ans après 1960, la publication n'a toujours pas eu lieu. Nous avons seulement vu Paul VI aller à Fatima, nous avons vu comment, le 13 mai 1967, il s'est dérobé à l'entretien particulier que sœur Lucie lui demandait.
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Trois maisons d'édition et trois docteurs ecclésiastiques se sont réunis pour fabriquer un livre fort répandu depuis deux ans ([^2]). Deux photographies y montrent « le pape Paul VI et sœur Lucie devant la foule », et « Sa Sainteté le pape Paul VI et sœur Lucie le 13 mai 1967 » : cela sans plus ressemble pas mal, est-ce que je me trompe, à un mensonge par omission. D'autre part il nous y est dit que la « troisième partie du secret n'a jamais été publiée » (p. 115) ou qu'elle est « non encore révélée » (p. 164), sans aucune allusion à la date de 1960, comme s'il n'en avait jamais été question ([^3]). Cette omission elle aussi ressemble assez à un mensonge du même nom. Ainsi, à tous les niveaux, on traite le public catholique comme si l'on était sûr d'avoir enfin réussi à ce qu'il n'ait plus désormais ni mémoire, ni discernement.
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Ce qui en 1974 fit la fortune électorale du président Giscard, c'est que beaucoup pensèrent par lui sortir de la domination du mythe gaullo-communiste qui avait recommencé avec l'avènement de la V^e^ République en 1958. On se souvient que Giscard fut élu au second tour contre Mitterrand, mais on oublie que d'abord, au premier, il avait été promu contre Chaban, -- contre l'État gaulliste. Si vous me demandez avec un scepticisme appuyé où donc j'aperçois en France la domination d'un mythe gaullo-communiste, je vous répondrai que la plupart des Français ne peuvent pas l'apercevoir précisément parce qu'ils le subissent dans leur mémoire historique faussée et dans leur conscience nationale déformée, -- même s'ils croient avoir l'esprit fort libre à l'égard du général de Gaulle comme à l'égard du parti communiste. Et je répondrai secondement par un exemple. Dans une publication de parachutistes, qui bien évidemment ne porte dans son cœur ni le liquidateur de l'Algérie française ni l'ennemi communiste, je lisais récemment des propos patriotiques fort honorables, mais qui se concluaient en la résolution d'éviter par-dessus tout à la France *la honte d'un nouveau Munich.*
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Or si les accords de Munich en 1938 furent peu brillants, ils n'étaient cependant pas un déshonneur ni la plus grande catastrophe française de ces années-là. Seul le parti communiste, d'ordre de Moscou, se prononça contre eux. C'est à partir de 1945, ou au plus tôt de 1941, qu'une mythologie gaullo-communiste réussit à s'imposer aux autres familles politiques et à leur faire admettre « Munich » et « munichois » comme des termes automatiquement péjoratifs. Pour rétablir les justes perspectives il suffirait de se rappeler qu'en 1940 la France connut le plus grand désastre de son histoire, par sa faute, pour être entrée en 1939 dans une guerre qu'elle n'avait préparée ni militairement, ni moralement, ni politiquement. Si l'histoire des années 1936-1940 peut servir à quelque chose, c'est à se souvenir qu'une majorité de gauche, communistes inclus, élue sur le programme « pain-paix-liberté », nous conduisit à la guerre, à l'invasion, à la défaite, à l'occupation étrangère. La plus grande défaite de notre histoire, si proche de nous, comment elle advint et comment éviter de recommencer, cela devrait être le discours le plus fréquent, le plus pressant, le plus insistant que l'on tire du souvenir de ces années, à l'école et au lycée, dans les journaux et à la radio, à la télévision et au cinéma : on ne nous y parle ni du vrai 1939 ni du vrai 1940, mais d'un faux 1938, d'un Munich caricaturé et falsifié qui devient le principal événement et la plus grande calamité de ces années-là. On nous en parle comme d'une honteuse capitulation -- et même pas pour nous détourner d'être « munichois » en face de l'hégémonie communiste. Ainsi, dans le peu qui reste de mémoire historique au peuple français, l'influence convergente, voire conjuguée, du gaullisme et du communisme a déformé à la fois les faits eux-mêmes et les critères selon lesquels les juger.
On dit que le président Giscard n'a pas pu en affranchir l'État, les media et l'opinion autant qu'il l'aurait voulu. Mais rien ne l'obligeait aux paroles et aux gestes symboliques qui faussent l'esprit public et pourrissent l'âme d'un peuple. Non seulement il est allé à Moscou comme le général de Gaulle, mais, ce que le général de Gaulle lui-même n'avait point fait, il y a fleuri et vénéré la tombe de Lénine. Rien ni personne ne l'obligeait à proclamer que Mao-Tsé-Tung a été « un phare de la pensée mondiale ». Si le président Giscard a déplacé quelque peu le joug idéologique de la mythologie gaullo-communiste, ce fut en définitive pour y diminuer la part du gaullisme et y augmenter celle du communisme.
Parallèlement à la fortune électorale du président Giscard, on vit grandir la fortune journalistique du président Hersant. Il opérait une brillante percée dans le monde clos de la presse « issue » (issue de la spoliation et de l'écrasement politique de la France du Maréchal).
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Cela semblait annoncer l'entrée en ligne d'un groupe de grands et gros journaux qui culbuteraient les thèmes intellectuels et l'histoire maquillée imposés par le gaullo-communisme. Mais ce que l'on ne savait pas, ce que sa période de chance avait dissimulé, c'est qu'en réalité le président Hersant a le mauvais œil. A partir du moment où le jeu devenait sérieux, il joua Chirac, Giscard, Pauwels : toujours le mauvais cheval ([^4]). Passablement doué pour l'argent et pour l'intrigue, pour la gestion et même accessoirement pour l'écriture, il se révèle un personnage sans principes, sans doctrine, sans idées, sans racines dans la tradition nationale et religieuse de la France.
Il est au demeurant vraisemblable que les pragmatiques du type Giscard-Hersant ont fini par apercevoir à leur niveau quelques symptômes et conséquences d'un certain changement capital qui s'est produit dans ce quart de siècle.
En 1956, il y avait le danger grandissant d'un communisme qui aspirait à l'hégémonie mondiale.
Il y a aujourd'hui la présence asphyxiante d'un communisme qui exerce cette hégémonie.
Comprenez-vous ? On est passé d'une hégémonie menaçante à une hégémonie effective.
C'est pourquoi...
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Ce sont les esprits surtout qui sont captifs ; les esprits et les cœurs. Captifs, comme l'annonçait Péguy, d'un despotisme temporel colonisant jusqu'à l'espace spirituel, un despotisme infectant par son mensonge universel jusqu'à la respiration des âmes. C'est contre cet empoisonnement intellectuel, c'est contre cette captivité spirituelle que nous luttons pied à pied, mot à mot, cœur à cœur. Il me semble que la plus grande erreur que nous ayons eu à combattre pendant ces vingt-cinq années a consisté en une sous-estimation permanente des forces et courants contraires qui nous dominent ; une sous-estimation de l'étendue, de la profondeur d'une décomposition générale.
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Une vue plus exacte aurait suscité des résolutions plus vives, une mobilisation plus ardente, une action plus vigoureuse, un recours plus insistant aux ressources de l'ingéniosité temporelle et de la vie surnaturelle. Eh bien ! par la croix de Jésus, par le cœur de Jésus, par la miséricorde de Jésus, tâchons d'entamer notre second quart de siècle avec toute l'intrépidité nécessaire.
Jean Madiran.
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\[Table des articles : Voir Table.doc\]
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## ÉDITORIAL
### La conférence de presse d'Éric de Saventhem
AU NOMBRE des vérités que la presse, les radios, la TV cachent à l'opinion publique, il y a celle-ci : *parmi les catholiques qui sont des pratiquants réguliers, la plupart de ceux-là mêmes qui assistent le dimanche aux messes nouvelles préfèrent, désirent ou réclament le retour à la messe traditionnelle en latin, telle qu'elle était célébrée avant l'évolution conciliaire et la réforme liturgique.*
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Voyons cela.
Le 13 novembre 1980, notre éminent ami Éric M. de Saventhem, président de la Fédération internationale Una Voce, donnait à Rome une importante conférence de presse.
Toute la presse avait été invitée. Toute la presse était venue l'écouter.
Aucun journal n'en a rendu compte.
A l'exception de quelques journaux allemands qui se sont bornés à reproduire seulement deux des chiffres qui ont été révélés ce jour-là.
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Aucun journal français, à notre connaissance, n'en a soufflé le moindre mot.
S'agit-il d'une auto-censure spontanée, ou de l'effet d'une consigne impérieuse ? Nous n'en savons rien. La consigne a pu exister. Elle n'aurait pas forcément été respectée partout. Mais elle n'était pas indispensable. Les journalistes de la grande presse démocratique internationale ont été formés par leur métier à flairer d'eux-mêmes, sans qu'on le leur dise, les vérités interdites qu'il convient de passer sous silence. La religion catholique non réformée est toujours l'ennemi, qu'il faut dénommer « intégrisme » et priver, en les taisant, de toutes les informations qui lui seraient favorables. Notamment de celle-ci : pour trouver une majorité de catholiques qui se prononcent catégoriquement en faveur des messes nouvelles, il faut aller la chercher parmi ceux qui ne vont jamais à la messe, ou qui n'y vont qu'irrégulièrement. L'évolution conciliaire a fabriqué une messe à l'intention et selon les désirs de ceux qui n'y vont pas, qui n'y croient pas, ou guère, sans que cela les y fasse venir et les y fasse croire davantage. Quel succès...On comprend qu'il soit tenu caché.
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Notre fonction et d'ailleurs nos possibilités de revue mensuelle ne sont pas de donner les nouvelles quotidiennes que véhiculent les journaux, les radios, la TV ; ni de faire les commentaires à chaud, quasiment immédiats, que l'on trouve dans les hebdomadaires. Mais puisque personne n'en a rien dit, il nous faut bien écrire ici ce que vous auriez dû lire dans les rubriques religieuses de vos journaux habituels.
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En raison de l'enquête confidentielle du Saint-Siège qui interrogeait les évêques sur l'existence et les motifs de réclamations demandant le retour à la langue latine et au rite traditionnel, -- enquête révélée en France par ITINÉRAIRES ([^5]), -- et en raison de la suspicion qui frappait légitimement l'objectivité des réponses que pouvaient faire les évêques ([^6]), -- Éric de Saventhem fit procéder en Allemagne fédérale à un « sondage démoscopique » confié au très sérieux « Institut für Demoskopie Allensbach ».
42:250
Pourquoi en Allemagne seulement ? Pour une raison simple : ces sondages, quand ils sont bien faits, coûtent relativement assez cher, et en France on ne trouva point les fonds nécessaires. Si les chefs d'entreprise français consentaient à mettre à notre disposition fût-ce une infime partie des sommes qu'ils trouvent bien le moyen de dégager pour les engloutir dans chaque campagne électorale... mais ceci est une autre histoire (et une autre responsabilité).
Ce même Institut Allensbach avait en août 1979 réalisé un sondage pour la conférence épiscopale allemande : il en ressortait déjà à cette époque que 42 % des catholiques pratiquants étaient mécontents du nouveau rite ; et que la proportion de ceux qui en étaient contents était tombée de 61 % en 1977 à 41 % en 1979 c'est-à-dire qu'ils n'étaient plus majoritaires.
En octobre 1980, l'Institut Allensbach a donc, pour Éric de Saventhem, enquêté sur les deux questions du Saint-Siège : la langue latine et le rite tridentin. Entre le 15 et le 23 octobre, 280 enquêteurs professionnels ont soumis un questionnaire détaillé à 1.993 personnes, échantillon représentatif de la population catholique.
Ce sont les résultats de cette enquête qu'Éric de Saventhem a fait connaître dans sa conférence de presse du 13 novembre.
I. -- Sur le latin.
D'une manière générale, les catholiques allemands approuvent que la messe puisse être célébrée en langue allemande : 72 % « pour ».
Mais, parmi les pratiquants, une forte majorité de 60 % déplore la disparition du grégorien.
Parmi les jeunes de 16 à 19 ans, dont 48 % déclarent ne plus se souvenir de l'ancienne messe, 38 % regrettent le grégorien et 40 % restent indécis à son égard.
43 % des pratiquants regrettent la disparition de la messe « basse » en latin où chacun pouvait se livrer à ses prières personnelles ; 38 % ne la regrettent pas.
43:250
S'ils avaient le choix entre deux églises voisines, l'une célébrant la messe en allemand, l'autre en latin, 46 % des pratiquants (et 35 % de tous les catholiques) iraient à la messe latine, soit régulièrement soit de temps à autre. Parmi les jeunes, un quart s'y rendrait.
Éric de Saventhem en tire la conclusion suivante :
« Pour les diocèses allemands, la réponse à la première question du Saint-Siège devrait être : -- Oui, on continue à demander la messe en latin ; la demande n'a certainement pas diminué, sauf parmi les très jeunes, faute d'une éducation liturgique appropriée ; la délatinisation forcée et généralisée de la liturgie de la messe était une grave erreur pastorale. »
II\. -- Sur le rite.
Parmi l'ensemble des catholiques allemands, pratiquants ou non, une importante majorité souhaite que la messe tridentine soit partout admise : 48 % « pour », 32 % « contre », 20 % « indécis ».
Parmi les pratiquants, la majorité est plus considérable encore et atteint 57 %.
Parmi les jeunes, 39 % « pour », 36 % « contre », 25 « indécis ».
Ces chiffres répondent à une question de principe : l'ancienne messe devrait-elle être « réadmise » ? C'est-à-dire : devrait-elle cesser d'être (réputée) interdite ? Il apparaît que l' « interdiction » est de moins en moins comprise, de moins en moins approuvée.
Quand on demande ensuite aux catholiques s'ils seraient « personnellement heureux » que l'ancienne messe soit de nouveau librement célébrée, on aperçoit que plus de six millions de catholiques, dont presque quatre millions de pratiquants réguliers, se déclarent dans ce cas. Le motif allégué le plus souvent est que l'ancienne messe soulignait fortement le caractère sacré de la célébration eucharistique.
44:250
Éric de Saventhem en conclut que la congrégation romaine du cardinal Knox, qui a lancé l'enquête auprès des évêques, devrait recommander à Jean-Paul II de rétablir officiellement l'usage liturgique du rite tridentin.
Bien entendu, en faisant connaître les chiffres révélés par Éric de Saventhem, nous ne prétendons point, pas plus que lui-même, que la langue liturgique et le rite de la messe devraient dans l'Église être mis aux voix.
Mais nous voulons premièrement faire voir au lecteur comment il est « informé ». Et secondement lui montrer qu'il n'est pas isolé et seul de son espèce, comme les media s'efforcent de lui en donner l'impression.
J. M.
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## CHRONIQUES
46:250
### La France bloquée
par Louis Salleron
LA FRANCE EST UN PAYS BLOQUÉ, à l'extérieur et à l'intérieur.
Le blocage extérieur est évident. Il a de multiples aspects. Le plus sensible dans l'immédiat est l'aspect économique. Sans le pétrole nous ne pouvons rien faire. Or nous devons subir la loi étrangère quant aux prix et aux quantités. C'est le sort commun de tout l'Occident, d'où résulte peut-être une certaine capacité de défense collective ; mais parmi les pays menacés la France est particulièrement vulnérable.
Ce qui est vrai du pétrole l'est aussi de la plupart des matières premières, accentuant donc le poids du blocage.
Les pays arabes et ceux du Tiers-Monde étant les principaux détenteurs de ces produits indispensables aux pays développés, ceux-ci dépendraient complètement de ceux-là si leur développement même ne leur donnait une puissance qui leur assurait naguère la domination du monde et qui leur laisse encore aujourd'hui une capacité de négociation sur un certain pied d'égalité. Mais cet équilibre est théorique. Il n'y a pas d'un côté l'Occident et de l'autre les pays arabes et le Tiers-Monde ; il n'y a pas même les États-Unis, l'U.R.S.S., l'Europe et le reste du monde ; il y a quantité de forces d'attraction et de répulsion, d'intérêts convergents et divergents, dans tous les domaines, entre grandes et petites communautés ethniques, nationales, religieuses, géographiques, économiques et politiques, qui créent à chaque État des problèmes particuliers.
47:250
Les capacités d'action de la France sont dans ce puzzle, de plus en plus limitées par les positions dominantes, sur des points différents, du Tiers-Monde, des pays arabes, des États-Unis et de l'U.R.S.S. Entre sa volonté d'indépendance et d'onéreuses dépendances de fait, elle a beaucoup de peine à trouver une ligne d'action cohérente. Associée *volens nolens* à ses voisins britanniques, allemands, italiens, et espagnols, elle craint la balkanisation du côté américain et la finlandisation du côté soviétique. Sous cette double pression elle vacille. Elle se sent plus proche de l'Amérique sans laquelle elle ne peut sauver sa liberté, ni même son existence, mais elle est plus proche géographiquement de l'U.R.S.S. qu'elle voit autrement que ne la voient les États-Unis. Ce n'est pas seulement la peur qui la meut. Elle temporise avec Moscou parce qu'elle pense confusément qu'avec le temps les puissances d'assimilation de la civilisation européenne joueront dans le sens d'une déstabilisation de l'empire soviétique. L'idéologie communiste est touchée à mort. Chaque jour gagné sur la guerre tend à faire de la formidable armée soviétique une machine que la foi animera de moins en moins. Si donc il ne faut pas la tenter par la faiblesse, il ne faut pas non plus la provoquer par des défis inconsidérés.
Cependant cette vision de la réalité ne peut être perçue par l'U.R.S.S. que si elle s'accompagne d'une attitude qui la rende claire et qui la justifie. Sans quoi elle ne peut apparaître que comme une irrésolution ajoutant au risque de guerre. A cet égard tous les gestes et toutes les paroles des dirigeants français depuis l'affaire de l'Afghanistan accusent un défaut d'âme non moins notable, quoique différent dans sa nature, que celui dont font preuve les dirigeants soviétiques.
Cette carence de la France dans sa politique extérieure provient du blocage intérieur dont elle souffre. La campagne pour les élections présidentielles montre de manière aveuglante les causes de ce blocage.
Il y a d'abord les contradictions internes de notre Constitution. Le président de la République et le Parlement sont réputés incarner l'un et l'autre la souveraineté nationale parce qu'ils procèdent l'un et l'autre du suffrage universel. Ils risquent donc de se paralyser mutuellement. Si l'un l'emporte sur l'autre, comme c'est le cas aujourd'hui, il réduit à rien son rival et déséquilibre le système. Cc déséquilibre est accentué par l'opposition entre le caractère bipartite de l'élection présidentielle et le caractère pluraliste (pratiquement quadripartite) de l'élection législative.
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De surcroît, les élections législatives ont lieu tous les quatre ans, tandis que l'élection présidentielle n'intervient que tous les sept ans. Le contrepoids au pouvoir exécutif n'étant plus assuré par les organes constitutionnels l'est par le pouvoir de la presse et du syndicalisme. L'alternance ne peut jouer sans être explosive et la continuité est débilitée par la position en porte-à-faux des détenteurs du pouvoir. On le voit clairement dans la campagne électorale actuelle. Aucun candidat n'ose proposer un programme précis. L'inflation, le chômage, l'anarchie sociale, le problème de l'énergie et le risque de guerre ne sont évoqués que pour laisser entrevoir une politique, renouvelée à droite, radicalement autre à gauche, mais également inadéquate, à la gravité du péril.
Il en résulte une démoralisation profonde des Français. Saoulés par le mensonge ou l'infantilisme des propos qui leur sont tenus par ceux qui prétendent les sauver, la mobilisation à laquelle on les invite au nom de la Démocratie, de la République, de la Résistance, du Gaullisme, du Libéralisme, du Socialisme, de l'Écologisme, de l'Anti-racisme, de l'Anti-capitalisme et de cent autres idoles du même acabit les laisse froids. Les jeunes surtout ne voient qu'imposture et vieilleries dans tous ces mots usé jusqu'à la corde. Ils y opposent un refus total trouvant eux-mêmes refuge dans l'apathie générale ou la violence groupusculaire.
Après la guerre de 1870, celle de 1914 et celle de 1940, les Français ont le sentiment que l'idéologie qui les gouverne depuis la Révolution les mène à l'anéantissement. Huit siècles de persévérance monarchique ont construit la France et en ont fait la plus forte nation de l'Europe ; deux siècles de versatilité démocratique ont dévoré sa substance et l'ont laissée débile face à l'adversité.
Au désarroi général s'ajoute l'effet de la politique du septennat qui s'achève. Valéry Giscard d'Estaing n'a cessé de diviser pour régner. Mais il ne s'est pas contenté de diviser les partis et leurs dirigeants, il a passé son temps à apaiser les appétits et les colères en multipliant les privilèges, les subventions et les exemptions par un saupoudrage perpétuel qui ruinait la notion de loi. Mille petites féodalités locales et professionnelles se sont ainsi superposées aux grandes féodalités des pouvoirs parallèles au pouvoir de l'État. La France en miettes est ainsi devenue la France bloquée, celle-là précisément qui ne sait pour quelle politique, quel président se donner.
49:250
On sait sur quoi débouchent les situations de ce genre. Quand l'autorité ne peut plus s'exercer dans le jeu normal des institutions, c'est l'étranger qui y supplée ou c'est la dictature qui l'assume. L'alternative est à nos portes.
Certains diront que le blocage est le même dans tous les pays et que nous ne sommes pas logés à pire enseigne que les autres. Dans la mesure où cela est vrai le danger extérieur n'est que plus grand, car l'URSS sera portée à trancher le nœud gordien par la guerre. Si nous échappons à la guerre, l'aggravation brutale de la crise nous obligera avant longtemps à des mesures de contrainte qui n'iront pas sans de violentes résistances.
Si une parole de vérité se faisait entendre, le passage à la vérité des faits serait moins douloureux. Mais la vérité n'a plus droit de cité en France. Il est peu flatteur pour nous que ce soit un juif américain, le célèbre linguiste Noam Chomsky, qui déclare au « Monde » (24 décembre 1980) que « le goût de l'irrationnel et le mépris pour les faits (marque) le débat intellectuel français ». Le terrorisme de l'intelligentsia bloque, chez nous, la presse et l'édition. Notre *establishment,* c'est la gauche maçonnique et communiste qui, de la maternelle à l'École normale supérieure, tient la totalité de l'enseignement et contrôle les médias. Sartre et Althusser ont été pendant trente-cinq ans les maîtres à penser de l'armée d'écrivains et de journalistes qui gouvernent l'opinion.
Les faits vont prendre leur revanche, mais une fois de plus hélas, ce sont les Français qui en paieront le prix. Le prochain septennat (durera-t-il sept ans ?) ne s'annonce pas gai.
Louis Salleron.
50:250
### Pour les jeunes artistes
I.. -- Le goût
par Bernard Bouts
Mille penseurs et même quelques peintres ont certainement écrit sur le « goût » mais mon ignorance est grande, je ne les connais pas. Je vois seulement, je constate, que ce mot sert à toutes les sauces et je voudrais ajouter à mon tour quelques réflexions à ce sujet, dans le but de remettre les choses à leur place, la place que je leur souhaite, bien entendu.
\*\*\*
Mon intention est de n'en parler qu'à propos de mon métier principal, la peinture, tant pour le fond des idées que pour les exemples, parce que toute ma vie tourne autour, depuis tôt le matin jusque tard dans la nuit, devant le chevalet, la table à dessin, la planche de gravure, les exercices, les études, et donc les beaux papiers, les panneaux de bois, le cuir, la pierre, l'or et, naturellement, les couleurs. Nombreux sont les problèmes et alors, de temps en temps, je prends note.
51:250
Je note toutes sortes de choses relatives à l'évolution du travail, la technique employée aujourd'hui, celle à reprendre demain, mais aussi des idées parallèles qui me viennent, justement, à propos de l'ouvrage et que je compare à tout ce que je vois de grimaces dans le monde et la ville, ce que j'entends ressasser, ronchonner, grincer.
Le monde grince. Il y a détraquage général, dit-on, et je répète : religions reléguées, politiques mystifiées, morale déplacée, valeurs renversées, la mer pétrolée, le vin frelaté et, tout se tient, les couleurs falsifiées...
Sachez d'abord que depuis que le monde est terre les couleurs des artistes, les pigments, étaient d'origine minérale, soit terreuse, soit métallique, exceptionnellement animale, jus de Murex ou de Cochenille, sang de bœuf, ou d'humain, qui sait ? Ce sont les couleurs dites « naturelles » qui ont entre elles une certaine parenté, une alliance. Mais aujourd'hui la science fait sortir de ses laboratoires des pigments artificiels dont le principal défaut est le manque de fixité à la lumière, mais ce n'est pas le moindre : par je ne sais quelle machination, folie collective, quel mimétisme, ces couleurs sont aussi acides et agressives que les peintres qui les emploient. Elles tuent la vraie couleur, elles sont criardes et vulgaires, c'est une sorte de bluff, un défi à l'harmonie, une contrevérité, et alors les amateurs peintres sont ravis de n'avoir plus à chercher, puisque, dès le départ, tout est faux ; et les professionnels de la Révolution sont également ravis de trouver à si bon compte toutes les exigences révolutionnaires réunies sans effort, ajoutant à l'énervement et à la démolition générale. Et ils parlent d'écologie ! s'apitoient sur le sort des animaux, des lions, des serpents, des mouches qui deviennent myopes, et nous alors ? Qu'on supprime donc les affiches lumineuses qui nous offensent à longueur de vue et de rue !
Bien entendu un peintre médiocre trouvera certainement le moyen de faire hurler des couleurs naturelles, manque de pot ! Un mauvais cuisinier trouvera la façon de mal accommoder les meilleurs ingrédients ; manque de goût ! Et si l'harmonie consiste à « ramener le divers à l'unité » cela ne veut pas dire de grouper des mots incohérents, jeter pêle-mêle toutes les couleurs sur la toile, rassembler des notes de musique sans portée ou mettre des cheveux sur la soupe.
Cela veut dire de créer réellement une unité de pensée, et cette unité s'obtient, dans une œuvre peinte, par un certain équilibre des couleurs, des tons, des valeurs, des volumes, des formes, ensemble participant de la couleur de l'air ambiant, de la lumière ambiante, et tout volume, toute couleur, qui échapperait à cette ambiance serait une *faute de goût* au même titre qu'une plaisanterie méchante.
52:250
Nous voici très loin du bon-goût-qui-court-les-rues, celui du libéralisme en art et en tout, qui permet à chacun de juger, à la base de sa petite culture, de ses habitudes mentales et de l'état de son humeur : « j'aime le bleu, j'aime les voyages, la campagne, la République, le tabac blond » ... C'est l'appétit, c'est une option, une opinion sans grande valeur. On peut toujours opiner, une opinion n'est pas un jugement, elle est généralement fonction du lemme : « à chacun sa vérité ». Rien n'est plus faux et fat. Rien n'est plus fat parce que c'est une vanité et la vanité est un orgueil mal placé. Un goût raffiné doit être exercé dans des domaines définis et alors il est très rare que l'on change d'avis et « le goût du bleu, des voyages, de la campagne » ne signifie rien du tout car on répond : « quel bleu ? quels voyages ? quelles campagnes ? ».
Par contre : « telle personne a beaucoup de goût » sous-entend : pour le vêtement, les bouquets de fleurs et, à la rigueur, le mobilier, et rien de plus. Mais il ne faudrait jamais dire : « telle personne a du goût pour la littérature », c'est un lapsus pour « préférence » parce que là encore on demandera « quelle littérature ? » et il va de soi qu'on ne peut tout aimer, justement, que si l'on n'a aucun goût. Je ne sais plus qui disait qu'une femme admettra qu'on lui dise : « vous avez mauvais caractère » ou même : « vous n'êtes pas jolie » mais elle n'admettra jamais de n'avoir pas bon goût. J'ajoute que ce goût est toujours subjectif.
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Mais le goût d'un peintre ne doit pas être subjectif. Il est objectif. Il compare constamment l'œuvre, l'œuvre en cours, au réel. Il goûte, exactement comme le cuisinier goûte un mets en voie de perfection, à supposer qu'il ait, à la fois, une grande connaissance de ce genre de mets, les techniques nécessaires à l'exécution et une idée claire de son inspiration dans ce cas précis. Le réel, pour le créateur, est un mouvement de l'esprit dont il essaye de donner une équivalence par des moyens choisis. Choisis.
On voit donc que l'art n'est pas seulement un agrément, un enjolivement de la vie ou une thérapeutique. Il nous peine d'avoir à le répéter. L'art est une parabole, comme l'a très bien dit Henri Charlier ; et les paraboles du Christ sont le modèle de l'art ([^7]).
53:250
Mais il ajoute que le langage articulé n'est pas seul à parler du réel et des choses de l'esprit ; il présente même par rapport aux autres moyens d'expression deux faiblesses principales qui sont les frontières linguistiques et, par nature, l'obligation de développer successivement l'idée, comme la musique, la danse et le cinéma ; cependant que les arts dits plastiques peuvent parler en même temps de ce qui était et de ce qui sera.
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Le Christ a parlé, oui, presque toujours en paraboles et quelquefois de la façon la plus directe, mais son enseignement s'est bien souvent passé de mots, depuis sa petite enfance où nous le voyons dans les bras de sa Mère, jusqu'à cette Nuit où nous le voyons sur les bras de la Croix, et où il ne parle plus, presque plus, tant le Signe est éloquent et définitif. D'ailleurs, toutes ses attitudes, ses mouvements, pendant ses trois années de vie publique, si scrupuleusement décrits par les évangélistes, ne se montrent-ils pas à nos yeux comme des « images » aussi parlantes que les mots ? Qu'en avons-nous fait ou laissé faire ? Vous ne le savez que trop. Si nous avions réellement le goût du Christ nous ne nous permettrions de faire des images qu'après mûres réflexions, une longue éducation et de grandes connaissances...
C'est pourquoi moi qui porte un lourd héritage je n'ai peint la Sainte Vierge que trois fois dans ma vie et le Christ deux fois par-ce-que-je-sais, et je ne l'ai pas « représenté » plus souvent par-ce-que-je-ne-sais-pas. Tout le reste, qui porte les titres de Petrus, Paul, Kefale, Socrate, Moshê, L'Ecclésiaste, l'Attente, l'Étoile du Jour, l'Arbre, la Poire ou la Pomme, Plancton, Japuticaba, n'est qu'une hymne au « Souffle de vie ». Comprenne qui pourra.
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N'a pas compris celui qui, il y a deux jours est venu me dire « il faudra changer votre manière de peindre si vous voulez gagner de l'argent ». On comprendra que j'en aie gros sur le cœur : gagner de l'argent ? le malheureux, changer ma manière de peindre ? à quoi pense-t-il ?
N'a pas compris non plus celui qui croit que la musique d'un cantique a moins d'importance que les paroles. La musique doit avoir un caractère sacré tout autant que les paroles, et si l'on chante mal, qu'on se donne la peine d'apprendre. Je ne peux pas croire que la Sainte Vierge ait dit à des enfants : « chantez faux si vous voulez mais priez bien » car c'est mal prier que de mal chanter.
54:250
N'a pas compris l'architecte qui construit une église comme une gare ou un super-marché.
N'ont pas compris les peintres qui représentent des madones sous les traits de filles qu'on aurait envie d'envoyer se confesser. Ce n'est pas indifférent. Le choix des œuvres et de l'esprit des œuvres n'est pas indifférent. Il n'est pas plus indifférent de scander dans une église des musiques de rythmique métrique que d'y entrer tout nu. Il est aussi immoral et négatif de donner à nos enfants des jouets en plastique gueulard que de laisser au peuple le soin de choisir ses icônes : il choisira celles qui ressemblent à des danseuses de cabaret. Il faut que ceux qui savent, sachent, et guident. Il n'est pas bon d'aller à des messes « comme il faut » dans des chapelles comme il ne faut pas ([^8]) et les intellectuels, les philosophes, les théologiens, les saintes-gens me disent que seule compte l'intention ? Allons donc, il y a quelque chose qui cloche, nous savons très bien où conduisent les bonnes intentions sans les œuvres.
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Il faudrait une réforme totale, car, aujourd'hui, les forces en présence sont inégales : les uns croient remettre les choses à leur place avec la « Liturgie de la parole » et la morale de la parole que font-ils de la morale esthétique ? Pendant ce temps la Révolution lutte sur tous les fronts ; ses experts savent qu'il faut tout atteindre : arts plastiques, cinéma et télévision, musique, au même titre que la propagande orale ou écrite : images destructives, couleurs agressives, nouvelles alarmantes, situations équivoques, lois immorales, mensonge, matérialisme, et allez-donc ! pourvu que l'on désagrège, pervertisse et dégoûte...
Et nous, nous croyons avoir bien travaillé pour la Patrie, pour la morale et pour le Bon Dieu lorsque nous avons dénoncé un film obscène. Un film à l'eau de rose sera-t-il nécessairement meilleur ? J'ai connu un peintre (il en est mort) dont les œuvres, toutes de sujets religieux, étaient libidineuses par la complaisance du trait et par les yeux à la retourne. Et la couleur, la croit-on inoffensive ? Peignez votre chambre en rouge et vous verrez !
Notre amie Dona Vivi a fait opérer son œil malade. Dès avant l'opération, à l'hôpital, elle se sentait calmée, tranquille ; elle attribuait cela, en partie, à la couleur de sa chambre : un gris souris et le plafond vert horizon. « Mais, lui dit le médecin, c'est fait exprès, tout cela est étudié ! ... »
55:250
Quelques religions ont un caractère satanique : on s'en aperçoit principalement dans leurs œuvres peintes et sculptées. Il arrive même que certains aspects de leurs cérémonies revêtent une sorte de vernis mystique, cependant que d'autres sentent nettement le soufre ! Et nous, catholiques romains, qu'avons-nous à ricaner ?
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Il y a donc le « goût » et puis le « dégoût ». Les avis sont partagés pour l'un comme pour l'autre et pourtant là encore ce ne devrait pas être une estimation subjective : laissons de côté la répugnance pour certains aliments et pour les évidentes saletés physiques et morales, lieux très communs ; parlons des idées, de la vie, de la nature, parlons de la pluie et du beau temps, de la belle mer et du libre air (pardon) : on n'a jamais tant parlé de ces choses, mais maintenant on croit pouvoir et devoir nous les expliquer ; on nous les commente, on en fait des « loisirs », et finalement on les souille, on fait tout, en un mot, pour nous en dégoûter. N'est-ce pas assez que la rue empeste ? N'est-ce pas assez que le béni-pétrole saupoudre la ville de flocons noirs ? Ne serait-ce pas assez de nous avertir du danger quand il y en a et prendre des mesures contre ? Mais non, il faut encore qu'on invente des pollutions là où il n'y en a pas (et même peut-être qu'on en fabrique ?) et on tient pour rien les pollutions morales : on veut nous détourner des vérités ancestrales, de la vie surnaturelle, on méprise ou ignore notre travail, la naissance est déracinée et la mort dissimulée. C'est dégoûtant. Ne suis-je pas assez souvent dégoûté de moi-même et de mon ouvrage pour être encore attaqué dans mes convictions et, ce qu'il y a de plus fort, contre l'évidence ?
Et qu'a-t-on fait de l'amour ? ceux-mêmes qui en parlent le plus me font l'effet d'en savoir peu : rabaissement du goût, renversement des valeurs naturelles, appétits incontrôlés, oubli de la charité (*caritas*) au profit d'un gros sentimentalisme, on a oublié l'amour de l'âme. Or « l'amour de l'âme est insatiable parce qu'il est pur » (xen.). Enfin cette infantile satisfaction de soi, sans vergogne, sans hésitation et sans référence, voilà où sont arrivés les apôtres de la joie de vivre, de l'amour du prochain, de l'étude et de la recherche, mais voyons, ils piétinent ! Où est la civilisation ? Sur quelle base établissent-ils le « contrat social » si chacun a sa vérité ? Quelle salade !
56:250
Une jeune gauchiste de salon me disait : « J'ai horreur du confort, j'ai horreur du luxe, d'ailleurs je suis dégoûtée de tout. » Mais elle vit dans le somptueux appartement de ses parents, étudie la médecine, fait la grève, participe à des je ne sais quoi de groupe, et se croit « meneuse » alors qu'elle est « menée ». Quelle marmelade !
De toute évidence cette jeune femme a été égarée par l'ambiance universitaire : ses puissances de l'âme sont éparses, elle dit n'avoir plus aucun but, aucun goût... Mais elle « milite ». Quelle déconfiture !
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Voilà que je me suis encore écarté de mon sujet. Je voudrais pour finir, revenir à la peinture, à la couleur, à l'harmonie. Chaque nouveau tableau est un contrat d'amour par lequel je m'engage à « trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature » (Cennno Cennini). Les choses nouvelles, nous l'avons dit, sont des mouvements de l'esprit. J'ai bon appétit (est-ce le goût ?) pour ce futur tableau qui n'existe pas encore ; et une grande curiosité : car comment apprécier des harmonies avant qu'elles ne soient peintes ? Pour l'instant le verbe « faire » est encadré d'un sujet : moi, et d'un complément le tableau. Le jeu s'engage par une couleur, puis deux, qui se mettront en valeur mutuellement. Mais lesquelles ? Dans quelle forme ? Tel est le premier problème, c'est celui de l'inspiration. L'inspiration n'est pas un rêve romantique, croyez-moi. Cela existe et se développe avec l'âge, mais la source en est très mystérieuse, même dans les cas où nous croyons la connaître (choses vues dans la nature et mémorisées) car elle subit des modifications avant et pendant le travail jusqu'à ce que, en fin, le verbe « faire » passe au participe : *fait,* moi au passé : je fis, et le tableau bien établi dans un éternel présent, c'est-à-dire que, même s'il était détruit, personne ne fera qu'il n'ait été peint de telle façon que nous puissions murmurer : ainsi soit-il.
Bernard Bouts.
57:250
### Les finances de la Révolution
*1792-1800*
par André Guès
#### I. -- L'ampleur des ressources
Je sais que le sujet est aride, mais, ayant montré autrefois la déplorable gestion des finances par la Constituante et la Législative (ITINÉRAIRES, mai 1975), il faut bien dire la suite. Car l'*histoire quantitative,* nouveau « *territoire de l'historien *» (titre de M. Leroy-Ladurie, Gallimard 1973), se flatte bien de tout traduire en nombres de ce qui ne se présente pas naturellement sous cette forme : la santé du cidre de Normandie et la virginité des filles aussi bien que l'esprit de chicane. Mais les finances de la Révolution, qui sont directement données sous forme de nombres, n'intéressent personne : il faut bien qu'il y ait là quelque chose qui n'est pas à la gloire de la Première République.
58:250
Sous les deux premières assemblées révolutionnaires, il est possible de suivre, par rapport aux prévisions, l'exécution des recettes et dépenses. Sous la Convention, il n'est plus possible d'en faire autant parce que, du haut en bas de la jacobinière, tout le monde pompe des ressources tant en numéraire qu'en matières, et tout le monde engage des dépenses, le tout au jour le jour, suivant l'occasion, sans prévision comme sans contrôle. Sous le Directoire, les choses sont plus ordonnées en apparence : il y a bien un budget, mais une inflation monétaire quasi-verticale le rend parfaitement illusoire. Tout ce que l'on peut faire, c'est d'énumérer les catégories de recettes en les chiffrant en gros quand cela est possible, puis d'examiner comment tout a été dépensé. C'est ce que j'ai entrepris.
Je ne reviens sur la vente des biens nationaux (ITINÉRAIRES, décembre 1971) que pour rappeler qu'elle représente une ressource d'un peu plus de 3 milliards.
Le 9 octobre 1793, la Convention décrète la confiscation des biens des citoyens qui n'en ont pas fait disparaître « *les marques de la royauté *»*.* Des façades, cela va sans dire, mais les visiteurs à domicile considèrent pour appliquer la loi les plaques fleurdelisées des cheminées et même tout objet de prix dans un salon suffit à exciter la convoitise des sectionnaires. Du Bouchet rend compte de Melun dès le 15 octobre que « *des visites domiciliaires ont donné beaucoup d'argenterie armoriée *»*,* voire « *quelques armes, des effets d'habillement et d'équipement *»*.* Le 22 octobre Garreau écrit de Bayonne que dons « patriotiques » et visites domiciliaires « *produisent chaque jour des monceaux d'or et d'argent en numéraire et en matières *»*,* déjà plus de 600.000 livres en numéraire. L'appétit jacobin entend dans un sens large « *les marques de la royauté *»*.* Desmoulins fait à la Convention le 24 janvier 1794, le récit, reproduit dans le numéro suivant de son journal, d'une perquisition chez son beau-père, au demeurant enragé « patriote » : les sectionnaires ont gratté sur une vieille malle « *les marques de la royauté *»*,* mais ont saisi une pendule de 1.200 livres dont les aiguilles se terminaient en trèfles qu'ils ont déclarés être d'indubitables fleurs de lys.
Le 13 novembre 1793, un nouveau compte est ouvert par le décret qui ordonne des fouilles pour découvrir les « *trésors cachés *»*,* avec 5 % en prime au délateur. Avant de partir, maint émigré a enfoui les objets précieux qu'il ne pouvait emporter : par la loi, ces biens appartiennent à la nation et il n'est que de les découvrir. Mais aussi depuis des années sévissent des visites domiciliaires qui ne sont pas toujours effectuées avec délicatesse.
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Bien des citoyens ont donc, par précaution d'ailleurs normale en temps de troubles, pratiqué les mêmes caches : il est normal que le législateur « patriote », dont la « vertu » est ombrageuse à l'égard d'autrui, considère que ces objets sont cachés pour la raison qu'ils ne sont pas de bon aloi et qu'en les soustrayant de la sorte le détenteur reconnaît implicitement le droit que la République a sur eux. De plus en maints endroits les autorités ont décrété l'échange des espèces sonnantes contre des assignats pris au pair, alors qu'ils sont dépréciés d'environ 40 %. Enfin en d'autres régions, c'est l'égalité des fortunes qui est décrétée : sectionnaires et armées révolutionnaires s'activent en saisies d'espèces et d'objets à cet effet. Autant de motifs qu'ont les Français de cacher argent, bibelots, argenterie et bijoux.
La loi du 13 novembre 93 donne immédiatement lieu à cet abus que tout objet de l'espèce qui se trouve dans un secrétaire ou un tiroir, est tenu pour « *caché *» et saisi. La Convention, mise au courant le 13 janvier, passe outre : le vol *ad libitum* est organisé par la loi et l'on voit quelle est la sûreté de jugement de M. Soboul écrivant que le gouvernement révolutionnaire « *n'entendait pas toucher à la propriété privée *» (*Les sans-culottes,* Seuil 1968).
En fait, cette recherche des « *trésors cachés *» a commencé depuis longtemps ; les représentants en mission rendent compte plus d'un million en numéraire à Chantilly le 24 mars 93, le 28 avril 41 kilos d'argenterie dans un château de l'Aveyron, environ 120.000 livres et de l'argenterie dans une abbaye de la Somme le 10 octobre, etc. Les recherches systématiques se développent ensuite conformément à la loi, plus ou moins fructueuses selon le soin que les autorités y mettent, ou du moins elles paraissent telles suivant l'exactitude avec laquelle les représentants les rapportent. Elles duraient encore après Thermidor et se sont étendues à la Belgique occupée.
Des lois d'un mécanisme différent de l'appropriation directe sont venues encore enrichir l'État. Celle du 30 juillet 93 démonétise les assignats à face royale, sans remboursement sauf que, prime à l'exactitude d'un contribuable qui renâcle, ils pourront servir pendant cinq mois à payer les impôts. Il s'agit des coupures de plus de 100 livres dont 588 millions ont été émis. L'État récupère ainsi 204 millions. Le 24 août suivant, la Convention soumet le paiement des rentes à la production d'un certificat de civisme. Toutes les rentes, pensions et dettes de l'État sont annulées et leur réinscription soumise à la fourniture du certificat, mais avec une diminution du cinquième. En somme, une société fait faillite et, du concordat accordé à ses créanciers, elle exclut léoninement ceux dont la tête ne lui revient pas et ne reconnaît aux autres que 80 % de leur créance.
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Il y a ensuite la démonétisation des assignats repris au centième de leur valeur, faillite à 99 % consacrée par la loi du 18 mars 96, la loi du 4 février 97 qui supprime tous les papiers émis, et il y en a de 17 sortes, faillite à 100 %, et enfin la loi du 30 septembre 97 créant le « *tiers consolidé *»*,* faillite à 66 % seulement.
Aux biens qui font l'objet de lois d'appropriation par l'État, il faut ajouter les ressources obtenues à la suite d'initiatives de toutes sortes par les autorités locales de droit ou de fait. Les plus fructueuses en deniers paraissent être les contributions volontaires ou forcées levées sous toutes sortes de motifs civils ou militaires, voire pour l'organisation de fêtes civiques. Le 29 avril 93 à Nevers, Collot et Laplanche lancent un appel aux contributions volontaires des riches et comme ils n'ont pas grand succès, ils en font un autre : « *Toute mauvaise volonté sera dénoncée à l'opinion publique. *» L'exemple montre la difficulté à distinguer le don « patriotique » de la contribution forcée. La Convention ayant interdit ce genre de taxes par la loi du 4 décembre organisant le gouvernement révolutionnaire, l'affaire n'est toutefois pas claire. Car l'Assemblée renouvelle l'interdiction le 8 par un décret annulé le lendemain, sans que l'on sache si l'annulation porte aussi sur le texte du 4, si bien que certains représentants continuent à lever des impôts forcés que d'autres transforment en contributions volontaires, sans que Comité ni Convention désavouent les uns ni les autres. Dans le même ordre d'activités, il faut mettre les échanges de monnaie métallique contre des assignats pris au pair. La Convention les ayant interdits le 1^er^ décembre 1793, ils n'en continuent pas moins ici et là. Il y eut enfin des arrêtés locaux de démonétisation pure et simple de la monnaie métallique.
Comme la recherche des « *trésors cachés *»*,* ce genre de prélèvement commence très tôt. Dès septembre 92 à Auriol dans les Bouches-du-Rhône, une expédition de la garde nationale de Marseille saisit 40.000 livres sous menace de mort : et non menace en l'air, car deux citoyens sont pendus. Sur cette prise, 3.000 livres sont consacrées à un banquet. En novembre dans le Comtat, une bande armée, qui s'appelle elle-même « *justice ambulante *»*,* fait cracher les gens « *au nom de la loi *»*.* A Salon-de-Provence en février 93, quarante notables sont allégés de 300.000 livres. Ce genre d'attentat est devenu si commun que, le 27 avril, le Département prend un arrêté « *relatif aux contributions arbitraires et aux voies de fait contre les personnes et les propriétés *»*.* Gallet, vice-président du directoire du district de Fontenay-le-Comte, écrit le 9 mars : « *J'ai décerné des exécutoires pour la somme de 12.000 livres. *» Il se targue de poursuivre jusqu'à 120.000 et conclut :
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« *J'ai impitoyablement fait exécuter militairement sur-le-champ tous ceux qui ne soldaient pas. Cette méthode pour avoir de l'argent est bonne, je puis en répondre. *» A la même époque, Beysser tire 100.000 livres de Noirmoutier et, l'été suivant, se targuera d'avoir tiré 537.000 livres des ennemis de la République pendant son commandement en Vendée. Dans le Tarn et l'Aveyron, Bô et Chabot ont inauguré le 13 mars « *une taxe révolutionnaire pour faire un fonds d'encouragement à ceux qui s'armaient pour la défense de la patrie et d'indemnités pour leurs parents *»*.* Ceci pour la levée de 300.000 hommes qui vient d'être ordonnée.
Tout cela va être amplifié et comme organisé au printemps de 93. L'origine est dans une initiative du département de l'Hérault décidant de lever une « *contribution patriotique *» volontaire de 5 millions pour armer un bataillon de 5.000 hommes à destination de la Vendée. C'est une taxe forcée, car si le résultat n'est pas obtenu sous deux jours, il le sera par des exécutoires personnels. Le département rend compte à la Convention où, le 27 avril, Cambon lit sa lettre. L'Assemblée décide de la diffuser dans toute la France à titre d'exemple, le Comité y ajoute une circulaire qui proclame que c'est une « *grande mesure qui prouvera à l'Europe que les ressources républicaines sont illimitées *»*.* Que chaque département fasse donc comme celui-là au prorata du nombre de ses députés. Voilà 1.250.000 hommes, s'ajoutant aux 300.000 dont la levée a été décrétée deux mois auparavant, et une ressource non pas illimitée mais de 1.250 millions. Tout cela était plutôt une vue de l'esprit.
Mais le branle est donné. La Commune de Paris imite l'Hérault le 3 mai avec 12 millions en réquisitions personnelles. Lyon décide le 14 mai un impôt de 6 millions qui en produira 30, bien appuyé par des visites domiciliaires de l'armée révolutionnaire locale. Et dès lors toutes les autorités locales s'en donnent à cœur joie de manier le croc-à-phynances du Père Ubu : Haute-Garonne, 6.640.000 livres ; Seine-et-Oise, 3,5 millions ; Puy-de-Dôme, 3 millions, Aube, Côtes-du-Nord, Basses-Alpes, Lot, etc. Les représentants en mission ne sont pas en reste et leurs correspondances rendent compte à l'envi des ressources qu'ils procurent à la République, eux et leurs émissaires dans les districts où ils ne se rendent pas, en taxant individus, groupes, corps de métiers, communes, districts et départements : Laplanche à Orléans et Bourges, ses sbires à Vierzon et Sancerre, Hérault en Savoie, Fouché dans l'Allier, au Mans Phélippeaux, à Toulouse Baudot et Chaudron-Rousseau, dans la Loire Javoques, dans l'Ain Albitte, à Orange Maignet, dans les Landes Monestier, Ysabeau et Tallien à Bordeaux, Taillefer à Castelsarrasin, dans l'Aveyron, le Lot et le Cantal, puis dans le Tarn-et-Garonne et enfin à Montbéliard que Bernard (de Nantes) a déjà pressuré.
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Du Bouchet à Melun, Guimberteau à Blois, Paganel à Moissac, Couthon dans le Puy-de-Dôme, Mallarmé et Lacoste à Metz, Nancy, Lunéville et Pont-à-Mousson, Roux-Fazillac en Dordogne avec Lakanal, Boisset dans l'Hérault, Faure dans les Vosges, Lanot à Ussel, Laignelot à Brest, Guiot à Lille, Garnier (de Saintes) en Loir-et-Cher, Milhaud et Soubrany à Narbonne, Roux à Sedan, et la série se termine après Thermidor dans la correspondance des représentants en mission par une « *souscription volontaire *» de 60.000 livres organisée le 2 février 1795 par la Société populaire de Saint-Malo, et à Amiens le 17 mai par une autre des « *citoyens aisés *» *qui* a produit 2.400.000 livres : du coup les représentants en décident une autre, mais de 600.000 livres seulement.
Le Comité révolutionnaire de Thionville arrête : « *Sous peine d'être traité révolutionnairement, le nommé Collignon, aubergiste, paiera dans les trois heures entre les mains du commissaire Remoissenet la somme de 1.000 livres. *» Un autre arrêté soustrait 3.000 livres à la veuve Vayer. Paganel à Moissac a obtenu par la terreur un don, qu'il dit volontaire : le Comité de surveillance l'augmente de quelques milliers de livres et ses commissaires, escortés de gendarmes et se livrant à des voies de fait, vont opérer dans le district de Montauban et jusqu'en Haute-Garonne. A Lyon, les commissaires civils près l'armée révolutionnaire tirent monnaie des mandats d'arrêt. A Laval Guilbert, membre du Comité révolutionnaire et agent national près la commune, lève 59.000 livres sur les suspects emprisonnés. A Agde, le Comité de surveillance tire 13.386 livres 10 sous des détenus. L'armée révolutionnaire de l'Hérault enlève à Matelles 3.560 livres sur 16 citoyens et citoyennes à qui elle prend de 25 à 1.000 livres chacun. Langlade, son commissaire civil, taxe à 2.535 livres la commune de Vieil-Montaud. Le directoire de l'Allier réuni sous la présidence de Fouché arrête que les familles des suspects emprisonnés sont réduites au strict minimum, leur surplus étant utilisé aux dépenses qu'occasionnent les mesures révolutionnaires. Dans le Comtat, Maignet arrête que les accusés absous par le tribunal révolutionnaire paieront leur libération, puis il frappe les détenus fortunés d'une redevance destinée à payer le Comité de surveillance qui les a dénoncés et les geôliers qui les retiennent. Le Comité de surveillance d'Aurillac rapporte environ 326.000 livres.
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A partir de l'automne 93 arrivent les métaux précieux en objets, lingots et monnaie qui mêlent les produits du pillage des églises, des échanges de métal contre les assignats et de la démonétisation de la monnaie métallique. Les arrivages à la Convention commencent par celui de la Nièvre le 11 septembre et durent six semaines, après quoi ils vont directement à la Monnaie. Ils durent jusqu'en juin 1794. Je n'ai trouvé que 23 lettres de représentants en mission donnant le poids de leurs envois qui vont de 50 marcs à « plus de 20.000 ». Leur total, à 244.753 milligrammes le marc, 8 onces au marc et 8 gros à l'once, est de 22.064 kilos d'or et d'argent, près d'une tonne par envoi annoncé. Pour l'intérieur de la France, opérant par sondages dans les départements et les districts, en tenant la livre à 5 grammes d'argent, le rapport de l'argent à l'or à 15,1 pour un et l'or pour 10 % dans les envois à la Monnaie, je trouve 1.200 millions de livres-or ainsi prélevés !
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Pendant la première occupation, le pillage légal des pays envahis est couvert par l'article 7 de l'arrêté du Conseil exécutif explicitant le décret conventionnel du 15 décembre sur le principe jacobin que « *la guerre doit nourrir la guerre *»*.* Pendant la deuxième, il l'est par l'arrêté du Comité du 18 septembre 93 explicitant le décret conventionnel du 15. Les opérations sont minutieuses et conduites avec soin, généraux et représentants en rendent compte par le menu : ainsi de la saisie de 200 étalons et poulinières pleines appartenant au duc de Deux-Ponts lors de la première occupation, et de la prise de 2.092 bovins, 1.392 moutons et 850 cochons avec 36.400 livres en or à l'occasion de la seconde. En 1795 on s'occupera aussi du produit des mines de manganèse du duché. De sorte qu'on en remplirait des pages et il faut se borner à quelques notes d'ambiance, anecdotes caractéristiques, et, quand on le peut, à un bilan chiffré.
Les représentants écrivent de Bruxelles le 17 février 93 : « *Le salut de la République française est dans la Belgique. Ce n'est que par l'union de ce riche pays a notre territoire que nous pourrons rétablir nos finances et continuer la guerre. *» Ce pourquoi ils le vident si bien qu'à cette époque Cambon estime que la France en a tiré rien moins que 611 millions, 20 % de plus qu'un budget annuel de l'ancien régime. En ce qui concerne le Palatinat, le « patriote » Forster, mayençais et ami de la France, écrit : « *Les habitants auraient été moins cruellement trompés si on leur avait dit en arrivant : Nous venons pour tout prendre. *» Blaux, qui est sur place, écrit : « *On a désolé les habitants du ci-devant duché de Deux-Ponts... au point qu'il ne leur a pas été laissé l'extrême nécessaire *»*,* quoi qu'il en soit du principe : « *Paix aux chaumières *»*.*
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Après les défaites du printemps et entre les deux invasions, les troupes ont pour consigne d'organiser des raids pour « *dévaster *»*,* et le moindre coup de main est mis à profit. A la fin d'août 93, Houchard lance une attaque sur Furnes : Stettenhoffen qui la commande délivre des réquisitions pour 600 bœufs gras, autant de moutons de première qualité, 150 chevaux de trait, 12.000 boisseaux d'avoine et 120 tonnes de foin. L'affaire finit mal à cause de l'indiscipline des soldats, mais il n'oublie pas d'emporter les fonds publics, ou du moins le peu qu'il en reste après les pillages individuels. En Cerdagne au début d'octobre, le vide est organisé par le représentant Cassanyès, le général n'ayant pas voulu en prendre la responsabilité. Le même mois à Sarrebruck, Richaud et Ehrmann ordonnent l'échange d'un million d'assignats ; comme celui-ci rend mal, ils le remplacent par une contribution telle qu'en 96 le Directoire constatera qu'on ne peut même plus en tirer les 150.000 livres de sa contribution à l'emprunt forcé.
Mais ce n'est là que peloter en attendant partie, je veux dire les grandes offensives pour lesquelles le Comité a mis sur place des *agences d'évacuation :* leur décret de création par le Comité porte qu'elles ont pour mission « *de faire transporter en France les objets d'approvisionnement, commerce, arts et sciences *» pris « *en territoire ennemi *» et « *trouvés propres au service de la République *»*,* en outre de ce que les armées prélèvent pour leur propre usage. Cela ne suffisant pas, le représentant Frécine sera envoyé en Belgique en août 94 pour s'occuper spécialement de « *l'évacuation *»*.*
Le 14 juillet 94, le Comité ordonne de lever 50 millions à Bruxelles qui vient d'être pris : le 13 septembre Briez et Haussmann rendent compte que, dépassant ses ordres, ils en ont tiré 63.225.875 livres. Ce ne sont pas seulement les armées qui se ravitaillent en Belgique, les représentants qui taxent et les agences *ad hoc* qui évacuent pour le compte du gouvernement : le Comité a autorisé « *plusieurs communes et divers établissements de France à s'y ravitailler *»*.* Si bien que le 11 novembre les représentants en mission écrivent qu'à leur avis la Belgique est épuisée. On notera qu'il s'agit là d'un pays non pas ennemi, mais « *réuni *»*,* c'est-à-dire rendu français par les décrets conventionnels du printemps de 93.
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Hoche se distingue par les soins qu'il prodigue tant au pillage qu'à en rendre compte au ministre quasiment au jour le jour et dans le détail. En gros, on tire 35 millions du pays entre Meuse et Rhin. Quand Bourbotte annonce la prise de l'Électorat de Trèves, c'est pour signaler que c'est là un « pays *riche, abondant, vraie vache à lait de la République française *» aussitôt taxé de 100.000 rations de pain par jour, soit 85 tonnes. Il rend compte d'une astuce pour duper les habitants : il a retardé l'établissement des impôts qu'il a l'intention de percevoir, « *en leur laissant croire qu'ils seraient quittes *» avec les contributions en matières dont ils s'acquitteraient ainsi plus facilement. Le déploiement de l'armée est même déterminé par les nécessités du pillage car Hoche écrit au ministre le 5 janvier 94 : « *Je porte des troupes sur Kreuznach afin de le faire contribuer *»*,* cependant qu'il ordonne à ses divisionnaires de ne rien négliger : subsistances, draps, cuirs, toiles, etc.
Avec 35 millions pour les pays entre Meuse et Rhin, c'est excéder les ordres de la Convention qui, pour l'exercice de l'an III (septembre 94-septembre 95), a fixé la contribution à 10. Pour ne pas payer, les villes excipent de ce qu'elles ont versé en trop. Mais il est vrai que le Comité a ensuite transformé ces 10 millions en grains, foin et viande, mais en fixant leur prix à la moitié de ceux du commerce international. Quoi qu'il en soit, les représentants en mission continuent à taxer, et finalement le Comité leur donne raison au nom du principe que « *la guerre doit nourrir la guerre *»*,* dont il écrit que les circonstances n'ont jamais plus que maintenant requis la stricte exécution, et du fait que ce n'est pas de Paris qu'on peut fixer les taxes en bonne connaissance de cause. Mais le Comité veille néanmoins et, le 23 septembre 95, s'apercevant que Gillet a insuffisamment taxé le duché de Berg à 800.000 livres, il le taxe à 3 millions. Du coup les autres territoires sont traités de même : Neuwied et Lahn paieront chacun 1.575.000 livres au lieu de 400.000, les parties des Électorats de Trèves et de Cologne sur la rive droite 1.050.000 chacune au lieu de 300.000.
Pendant l'hiver 94-95, la Hollande est envahie. L'année précédente, le roi de Sardaigne a emprunté à une banque d'Amsterdam 760.000 florins avec en garantie des bijoux pour une valeur double. On condescend à laisser dans les coffres de la banque la garantie en perles des 200.000 florins qu'il a touchés jusqu'alors et l'on s'empare du reste, soit 1.375.000 livres. Le Comité ordonne d'expédier en France les collections, cabinets de peinture et de sculpture du Stathouder, les animaux de sa ménagerie. Piqués, les représentants Cochon, Alquier et Ramel répondent qu'ils n'ont pas attendu cet ordre pour commencer.
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Ce sont là broutilles, et avant le traité de paix avec la Hollande les représentants en ont tiré 200.000 quintaux de blé, 5 millions de rations de foin, 200.000 de paille, 5 millions de boisseaux d'avoine, 150.000 paires de souliers, 20.000 de bottes, autant d'habits et vestes de drap, le double de culottes, 150.000 pantalons de toile, 200.000 chemises et 50.000 chapeaux.
Passons au Directoire qui, chroniquement aux abois, compte sur les ressources à provenir des armées et ne cesse de leur envoyer ses objurgations à ce sujet. Elles commencent avant le début des opérations ; ainsi, le 25 mai 96, il donne ses instructions à Sambre-et-Meuse, qui va attaquer, sur la manière de traiter les villes selon qu'elles sont neutres, alliées de la Prusse ou ennemies. Le jour même où il nomme Bonaparte commandant en chef de l'armée d'Italie, il lui prescrit de lever « *de fortes contributions *» à partager par moitié entre les caisses civiles et celles de son armée. Les objurgations continuent pendant les opérations ; ainsi, le 5 juillet 96, à Rhin-et-Moselle qui a passé le fleuve il n'y a que onze jours : « *Ne perdez pas de vue que le grand art de la guerre est de vivre aux dépens de l'ennemi. *» Chacune de ses lettres de félicitation à Bonaparte pour une de ses victoires contient le rappel d'avoir à alimenter son armée et la République sur l'ennemi. Ainsi après Bassano : « *Belle gloire pour vous, immortel Bonaparte... Poussez jusqu'à Trieste... Levez de fortes contributions dans le Frioul. *»
Car le Directoire, et même quand Carnot y siège, n'ordonne d'opérations militaires qu'en considération de ressources à se procurer pour vivre. Ainsi à Jourdan, qui commande Sambre-et-Meuse, il suggère de pousser en descendant le Danube, au-delà de Ratisbonne, sur Passau, et même : « *L'intention du Directoire est qu'un corps d'observation suffisant, détaché de votre armée, surveille la Bohême et y lance même quelques partis pour y lever des contributions. *» Il y a trois jours que Bonaparte a commencé son offensive dans les Alpes du sud qu'il faudrait, lui écrit le Directoire, qu'il fasse un coup de main sur Notre-Dame de Lorette, près d'Ancône, à plus de 600 kilomètres à vol d'oiseau, pour y prendre « *dix millions de sterlings *»*.* Quand il pénètre dans le Milanais, il faudrait qu'il aille occuper Livourne aux riches cargaisons et la Toscane qui regorge de biens étrangers, puis Rome :
« *Ses statues, ses tableaux, ses médailles, ses bibliothèques, ses bronzes, ses madones d'argent et même ses cloches nous dédommageront des frais de la visite que vous lui aurez faite. *» Il est encore aux prises avec les Autrichiens dans le Quadrilatère, qu'il faudrait que Bonaparte aille à Naples chercher « *des juments de belle race pour restaurer celle de nos chevaux *»*.*
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Pas plus que Jourdan, Bonaparte n'exécute les ordres picrocholesques du Directoire, mais alors que l'offensive du premier échoue, le second nourrit la République, et son armée, ce qui lui permet de prendre de singulières initiatives en politique. Car il pressure sévèrement le territoire de son proconsulat : dès la mi-avril une manœuvre de Laharpe sur Cairo rapporte force mulets et 36.000 livres. Le 8 mai, il annonce à Paris l'envoi d'au moins deux millions en bijoux et lingots, le 19 il frappe le Milanais d'une imposition de 20 millions, la prise de Plaisance lui permet de payer la solde de son armée et fournit 10.000 quintaux de blé et 15.000 d'avoine. A cette date, les pays occupés ont rapporté plus de 47 millions. En juillet le président en exercice du Directoire, Larevellière-Lépeaux, le remercie en des termes qui sont ceux d'une citation à l'ordre de la nation : « *Vous faites cent fois plus de numéraire avec vos baïonnettes que nous n'en faisons avec toutes les lois de finances imaginables. *» Il en pourrait dire autant de toute la campagne de Bonaparte en Italie. C'est ainsi que, le Directoire ayant inscrit dans le budget de l'an V, qui commence en septembre 96, 10 % des recettes à provenir de l'Armée d'Italie, le 25 mars 97 il en a touché déjà la presque totalité.
En 1798 et 1799, le Directoire fait de belles affaires financières en créant et pressurant les Républiques-sœurs, car être promue à cette éminente dignité crée comme premier devoir celui de secourir l'aînée tombée dans le besoin. Le 2 février, Brune occupe Berne dont le trésor est saisi, soit 23 millions ; après quoi la France tire de la République helvétique près de 22 millions en huit mois. Le 21 février, la République cisalpine est contrainte à l'engagement de payer 18 millions par an. En Hollande, la minorité jacobine fait son coup d'État de fructidor : Paris réclame aussitôt 18 millions au nouveau régime. La République romaine est proclamée sous la protection des baïonnettes françaises le 12 février : cinq jours plus tard, elle est requise *manu militari* de verser 15.333.000 livres plus trois millions d'équipements militaires, -- de payer, c'est bien le moins, l'entretien des troupes qui assurent son existence, d'abandonner les biens domaniaux et de la Chambre apostolique, soit plus de 5 millions : au total plus des deux tiers de ce qu'auront coûté à l'État pontifical l'armistice de Bologne et le traité de Tolentino. Comme si en 1872 le Reich avait réclamé à la France 3 milliards en plus des 5 obtenus à Francfort. Au début de 1799, les commissaires à l'armée d'Italie écrivent au Directoire :
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« *La révolution de Rome n'a pas été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais un parti plus convenable est de considérer et de traiter les finances de l'État romain comme finances de l'armée française. *» Paris l'entend bien ainsi et son arrêté du 26 mars taxe la petite sœur romaine de 32 millions en numéraire, 3 en équipements militaires et autant en ravitaillement, plus des objets d'art pour une somme indéterminée.
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Dernière des grandes rubriques où s'inscrivent les ressources de la Révolution, les conventions d'armistice et traités de paix. Le traité de paix avec la Hollande ouvre la série en mai 95 indemnité de guerre de 250 millions, un million en réquisitions, entretien de 25.000 hommes, solde comprise, jusqu'à la paix générale. Le 15 mai 96, traité avec le Piémont : les pays occupés seront « *soumis à la levée de contributions militaires, prestations de vivres et fourrages qui auront été ou pourront être exigées par les besoins de l'armée française *»*,* c'est ce qu'on appelle un compte ouvert. Le 23 juin, armistice de Bologne avec le Saint-Siège : 21 millions, plus 21 pris dans les Légations détachées de l'État pontifical. Le 7 août, traité de paix avec le Wurtemberg : 42.000 chevaux, 100.000 quintaux de grains, 50.000 sacs d'avoine, 100.000 bottes de foin, 50.000 paires de souliers et 200.000 livres par mois jusqu'à la paix avec l'Autriche. Traité le 24 avec le margrave do Bade : 2 millions, 1.000 chevaux, 25.000 quintaux de grains, 12.000 sacs d'avoine, 50.000 bottes de foin, 25.000 paires de souliers, 8.000 arbres propres aux constructions navales choisis par la République et mis à sa disposition sur les rives du Rhin et 22.000 livres par mois jusqu'à la paix avec l'Autriche. Le 16 septembre, convention avec les Cercles de Franconie : 6 millions en numéraire et 2 en denrées et effets d'habillement.
Je ne cite ces trois derniers traités que pour montrer la boulimie directoriale, car je ne pense pas qu'ils aient été complètement exécutés en raison de la retraite de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle survenue sur ces entrefaites. Il n'en est pas de même du traité de Tolentino avec le Saint-Siège conclu en janvier 97 : 36 millions en numéraire, lingots et bijoux, plus chevaux, bétail et vivres. Le 3 juin suivant, l'agent de la République à Rome, Cacault, constatait la parfaite exécution du traité, avec même un million en excédent. En 99, Naples ne sera taxé que de 8 millions, mais le pillage individuel y sera quasiment institutionnalisé. Puis la jeune République parthénopéenne, dernière-née des Républiques-sœurs, sera imposée de 120 millions.
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Une idée de ce que l'occupation française a coûté aux pays qu'elle délivrait heureusement de leurs tyrans peut être fournie avec la Hollande : *500 millions en dix ans.* En rapportant ce nombre à la population du pays, c'est l'équivalent pour lui d'un budget annuel de l'ancien régime. Certains sorbonnards n'ont pas manqué de faire remarquer combien la Révolution française a été bienfaisante pour les populations auxquelles elle fut appliquée par les armes : supprimer les droits féodaux, c'était redonner aux paysans une partie importante du produit de leur travail et améliorer ainsi d'une manière considérable leur niveau de via. Il apparaît bien au contraire que la République française a repris d'une main, et bien au-delà, ce qu'elle donnait de l'autre, sans compter les pillages individuels dont ses armées étaient coutumières.
André Guès.
\[suite au n° 257\]
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### Louis XVII
*état de la question*
par Hervé Pinoteau
LES BOURBONS et les malheurs de la famille royale sous la Révolution ne sauraient nous laisser insensibles, car nous ressentons bien tout ce que nous avons perdu avec la disparition de cette glorieuse famille que tant de nations ont pu nous envier. Ce qui peut toucher le plus notre sensibilité est sans aucun doute la détention de ce pauvre petit roi Louis XVII qui fut littéralement démoli par des conditions atroces de solitude, de froid, de faim, d'anxiété, après avoir été dépravé par les geôliers. Cette sensibilité est tellement heurtée que nombreux furent ceux qui ont rêvé d'une évasion, et ainsi d'une survivance, la survivance par excellence. C'est dire que nous entrons dans le domaine de l'irrationnel, des fantasmes, des témoignages de peu de valeur, des on-dit. C'est le véritable paradis des dossiers formidables qui traînent dans toutes les archives les plus officielles et qui s'évanouissent on ne sait où dès qu'il s'agit de mettre la main dessus. Des dizaines de candidats Louis XVII au XIX^e^ siècle ont dévalorisé la matière, mais il y a toujours des ouvertures de cercueils, des pièces nouvelles trouvées dans les archives et même des expertises tonitruantes pour couper les cheveux en quatre et relancer les débats.
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Quelques séquelles judiciaires ponctuent ces péripéties, mais l'arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 7 juillet 1954, semble avoir mis un terme aux agissements des Naundorff qui ont été déboutés, laissant ainsi les Bourbons Parme en paix ; ces derniers représentaient en effet la proche famille des derniers rois, en passant par une femme, la sœur du comte de Chambord, Louise de France, duchesse de Parme (1864). Quoi qu'il en soit, l'affaire Louis XVII n'a pas fini de faire couler de l'encre, -- on en a la preuve sous les yeux, -- et même de donner quelques idées à la télévision, le dernier « descendant » en date du petit roi s'étant manifesté le 25 septembre 1980 sur la seconde chaîne de télévision française ; par pure charité on n'en dira rien ici...
Par contre, il me semble utile de signaler deux textes. Le premier est un livre d'Éric MURAISE et Maurice ÉTIENNE, *Les treize portes du Temple et les six morts de Louis XVII,* publié chez Guy Trédaniel, Éditions de la Maisnie, en 1980. C'est un livre posthume pour le premier des auteurs, alias colonel Maurice Suire, mort en début mars 1980. Auteur et co-auteur d'ouvrages sur les guerres, il publia aussi divers livres sous ce nom d'Éric Muraise. La petite correspondance que j'ai eue avec lui et la teneur des livres évoqués ci-dessous ne pouvaient que me rendre méfiant vis-à-vis des *Treize portes,* etc. Il répondait à côté dans ses lettres et dans ses livres il faisait preuve d'une belle ignorance au sujet des Bourbons, présentés dans la plus grande confusion. On avait l'impression qu'il n'avait pu assimiler la structure et les problèmes de la maison royale, et qu'il était par contre fasciné par Nostradamus et compagnie, tout en n'ayant aucune idée des dernières recherches sur la prophétie des papes dite de saint Malachie, ce en quoi il n'est pas le seul. Je cite donc d'Éric Muraise *Du roy perdu à Louis XVII* (Julliard, 1967), *Histoire et légende du grand monarque* (Albin Michel, 1975) ([^9]), *Histoire sincère des ordres de l'Hôpital* (Fernand Lanore, 1978) ([^10]), *Voyance et prophétisme* (ibidem, 1980) qui essayait de mettre de l'ordre dans de nombreuses prophéties plus ou moins connues.
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On y retrouvait toutes les tendances de l'auteur, des graphiques prouvant de grandes catastrophes dès la fin de 1980 (invasions, etc.), des cartes montrant les grandes lignes des chemins pris par les envahisseurs et le Grand Monarque, etc. le tout se présentant comme une synthèse de la Salette, Garabandal, Kérizinen, La Fraudais, etc. réunis et assaisonnés à la sauce Léon Bloy, le plus curieux et sans doute plus néfaste auteur qui soit en la matière, tant par ses outrances que par ses erreurs ([^11]).
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Muraise se trouvait à l'aise dans les théories des cycles (en fonction des étoiles ou des activités solaires), essayait de prévoir les crises à la lumière du passé et résumait tout ce qui avait été dit par le club de Rome et autres technocrates en vue.
C'est dire la crainte légitime que j'éprouvais en ouvrant *Les treize portes du Temple et les six morts de Louis XVII !* Je fus agréablement surpris en constatant que l'auteur s'était amélioré, probablement sous l'influence de son co-signataire, Maurice Étienne, historien amateur lui aussi, mais chercheur obstiné, méthodique et sérieux, loin des rêveries de Suire-Muraise. Certes, il reste bien quelques fantasmagories du genre *Planète,* en particulier au sujet de la sainte ampoule ([^12]), mais ce n'est pas grave pour la thèse de ces messieurs.
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Après avoir établi de nombreux tableaux et diagrammes, mettant en bon ordre les divers témoignages sur le jeune prisonnier du Temple (événements, aspects, hypothèses) et tout le milieu social des personnes ayant sans doute trempé dans au moins une évasion, les auteurs en viennent à la conclusion que le roi Louis XVII n'est pas mort au Temple, mais que personne ne peut savoir ce qu'il est devenu.
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Comme depuis quelque temps il semble difficile d'éviter plusieurs sorties de Louis XVII et de divers substitués, pour essayer de tenir compte de toutes les hypothèses (Jean-Pascal Romain a déjà échafaudé diverses séries de permutations), les auteurs n'ont pas hésité à échafauder une nouvelle théorie fondée sur six enfants.
P. 239 : « Dans cette élaboration fantastique et sans vergogne, on a quand même besoin de six enfants : le Dauphin » (il faudrait dire le roi, car tel depuis le 21 janvier 1793) « authentique, qui disparaît sans laisser de traces certaines -- l'inconnu de la rue Phélipeau qui deviendra le prétendant Hervagault -- le véritable J. M. Hervagault, qui deviendra le prétendant Naundorff -- le corps en trop de Meudon -- le prétendu muet -- le malade. Et l'on en tue quand même trois : le corps en trop de Meudon -- le prétendu muet enterré aux fossés du Temple -- le malade, qui tardait à mourir, pour être enterré à Sainte-Marguerite. C'est beaucoup ! » Au passage on apprend que Jean-Marie Hervagault qui deviendra Naundorff, n'était sans doute qu'un bâtard d'Honoré IV Grimaldi, prince de Monaco et que le prétendant Richemont (impossible Louis XVII) était un séminariste lombard ou un bâtard de Bourbon Conti ([^13]).
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M. Étienne s'est de son côté donné un mal énorme depuis plusieurs années pour essayer de retrouver les traces de Louis XVII vers l'Auvergne : il y aurait même une famille Chomette en Puy-de-Dôme qui prétendrait descendre de l'évadé du Temple... Il est manifeste pour les auteurs (mais on n'est pas forcé de les croire) que plus personne ne savait où était passé Louis XVII sous la Restauration, toutes les cartes ayant été brouillées. Le talent des auteurs donne quelque vraisemblance à une évasion vers l'Auvergne et le Forez, mais il n'y a là aucune certitude et il est même bien probable qu'il n'y en aura jamais ! On ne saurait en tout cas point reprocher son attitude à Louis XVIII. Ayant appris la mort de celui qui n'était plus que Louis-Charles Capet, par deux cavaliers de l'armée de Condé, le comte de Provence ne pouvait faire autre chose que de se considérer comme roi ([^14]).
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Il fut d'ailleurs accepté par tous, les émigrés en 1795, les Français en 1814 et 1815. C'est sans aucun scrupule que son frère lui succéda en 1824 et qu'il fut sacré et couronné en 1825. Ce que l'on a pu conter en sens inverse n'est que du mauvais roman de gare, du genre des œuvres de Gérard de Sède.
Il y eut une tragédie au Temple ; nul ne peut dire tout ce qui s'y passa au sujet de Louis XVII et il est bien probable que la vérité y est fort banale. Certes, la version officielle soulève bien des problèmes, mais on a voulu découvrir plus de mystères qu'il n'y en eut réellement, tout particulièrement avec les diverses descriptions de l'enfant. A force de tenir toutes ces descriptions pour véridiques dans leurs moindres détails, on en est venu à affirmer un défilé de substitués en cette tour maudite, à croire qu'elle était percée de nombreuses ouvertures plus secrètes les unes que les autres. De nos jours, des historiens sont encore partisans de la mort de Louis XVII au Temple, comme Maurice Garçon et Jean De Lathuy ([^15]), Louis Hastier faisant même remonter cette mort au début de janvier 1794 ([^16]).
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Leurs recherches et conclusions sont corrosives pour la Survivance défendue depuis peu avec talent par des auteurs comme Jean-Pascal Romain ([^17]), mais il y a peu de chances pour qu'ils aient raison.
Quoi qu'il en soit, la captivité de la famille royale fut ignoble et c'est l'une des plus grandes hontes de notre histoire. On comprend facilement qu'il y ait des Français et même des étrangers pour sonder les mystères ou possibles mystères du Temple. On verra sans doute encore longtemps des historiens de profession ou amateurs scruter les plans de la Tour et de l'Enclos, les comptes de la blanchisseuse et les diagnostics des médecins. Napoléon I^er^ était si conscient de l'ampleur de la tragédie qui s'y était déroulée, qu'il fit raser la Tour en 1808-1811, vieille méthode révolutionnaire qui servit pour d'autres édifices médiévaux, capitaux pour notre histoire (Cluny, Saint-Martin de Tours, etc.). Certes, bien des gens sont passés dans cette prison parisienne (le futur général baron Pinoteau, mon quadrisaïeul, y fut quelque temps pour avoir été soupçonné de comploter contre le Premier Consul), mais c'est le martyr des lis qui doit être commémoré, mémorisé, et c'est pour cela que je signale cette étude de Muraise-Étienne, bien qu'elle n'emporte pas la conviction.
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Dans un tout autre registre, beaucoup plus sec et austère, frappé du sceau officiel, se trouve l'exposé des dernières fouilles opérées au cimetière Sainte-Marguerite, ou de ce qu'il en reste : il s'agit du *Rapport sur les résultats du sondage effectué au cimetière Sainte-Marguerite en vue de vérifier l'exactitude des déclarations faites en 1816 relativement à la sépulture de Louis XVII* fait à la Commission du Vieux Paris le 10 décembre 1979 par M. Michel FLEURY son vice-président et secrétaire général ([^18]).
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Rappelons que Louis XVII fut déposé dans une bière de bois blanc et que celle-ci fut portée par quatre hommes au cimetière en question, au milieu d'un peuple curieux et sans doute peiné, sans oser le montrer. C'était en fin de journée, vers 9 heures. Le petit cortège d'officiels et de soldats entra dans l'enclos situé contre l'église et la bière fut mise dans une fosse commune, toute trace de l'endroit même étant ensuite effacée. Pendant des jours deux factionnaires se tinrent sur les lieux et, il faut bien le reconnaître, tout souvenir précis se perdit quant à l'endroit de l'inhumation. On pense actuellement qu'il se trouve près d'un mur de clôture depuis que le cimetière a subi un retranchement du côté de la rue Saint-Bernard en 1832. Une crèche municipale occupe largement les lieux depuis 1904 et il se peut qu'elle surplombe l'endroit même où fut déposé Louis XVII, encore que les fouilles pratiquées officiellement par la Commission cette année-là n'aient rien donné de probant, les os et le bois du cercueil ayant fort bien pu être anéantis par le temps. Pour certains auteurs, les restes de l'enfant mort au Temple seraient sous le trottoir de la rue Saint-Bernard... Qu'on n'imagine d'ailleurs pas un cimetière idyllique à la fin du XVIII^e^ siècle ! Il contenait des milliers de cadavres et squelettes en provenance des habitants du quartier, des hôpitaux (autopsiés, déchiquetés) et des guillotines ; il puait tellement et le spectacle y était parfois si horrible que les voisins s'en plaignaient vivement et ce n'est qu'en 1804 que le préfet décida de le fermer après la n^e^ réclamation ; le Père-Lachaise prit le relais, mais il y eut des inhumations plus rares jusqu'en 1819. Cette simple évocation montre que le sous-sol était un invraisemblable mélange d'ossements les plus divers. Dès 1816 on voulut retrouver les restes de Louis XVII et on réalisa qu'on ne trouverait rien de certain, les témoignages se contredisant. Le pouvoir ne pouvait se permettre les risques d'une mauvaise exhumation et de déposer des restes incertains à Saint-Denis, en compagnie de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On fut de même obligé de renoncer à exhumer Mme Élisabeth, inhumée dans une fosse commune du cimetière des Errancis, de l'autre côté de la barrière de Monceau, celui de la Madeleine où se trouvaient Louis XVI et Marie-Antoinette étant complet ([^19]).
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Quoi qu'il en soit, des fouilles peu scientifiques furent effectuées en 1846 et 1894. On alla creuser en un endroit fantaisiste : c'était en effet le lieu désigné par des personnes ayant connu le fossoyeur de 1795, nommé Bertrancourt, lequel aurait prétendu avoir transporté la bière ailleurs, quelques nuits après l'inhumation officielle, travail effectué en fin de nuit et en très peu d'heures... Les caractéristiques de la nouvelle inhumation étaient que la bière avait été mise à moitié sous le mur de l'église, perpendiculairement à lui, et que ce mur avait été orné sous terre, bien entendu, discrétion oblige, d'une croix assez petite. Le résultat des fouilles avait été décevant, car on avait trouvé un cercueil de plomb (mais les survivantistes n'en perdaient point leur latin, puisqu'ils déclaraient que le fossoyeur avait pu aussi changer de cercueil), qui contenait visiblement des os de plusieurs personnes dont ceux d'un garçon de 15 ans et même un peu plus...
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Comme Louis XVII, ne pouvait avoir que 10 ans à sa mort, ce n'était évidemment pas le roi qui avait été inhumé à Sainte-Marguerite ! Il n'était donc pas mort au Temple. D'autres fouilles, elles aussi infructueuses, furent faites en 1904 comme cela a été dit supra. En 1970 et 1979, un historien amateur nommé Paul Pascal-Sol fit effectuer par la Commission du Vieux Paris de nouvelles fouilles, tout d'abord à l'endroit anciennement fouillé en 1846 et 1894, puis dans un second endroit qui aurait pu mieux convenir, la porte de repérage de l'église Sainte-Marguerite pouvant être une autre que celle déjà envisagée. Aucun des endroits récemment fouillés n'a livré le mur à croix et largement creusé pour y mettre une bière à moitié enfoncée ; certains disent cependant qu'il y aurait quand même une trace de croix ?
Bien entendu, il y avait des ossements partout et ceux de la fouille de 1979 furent analysés par des docteurs spécialistes ; ils ne présentaient aucune des caractéristiques qui pourraient faciliter la crédibilité de la thèse survivantiste et sont le résultat d'un mélange tout à fait normal dans un cimetière fait de fosses communes.
M. Fleury qui est, je le rappelle, un éminent archéologue et historien, déclare donc pp. 12-13 de son *Rapport :*
« Force m'est donc de conclure que Bertrancourt a bel et bien menti et que les dépositions de 1816 ne sont que le reflet d'une hâblerie... Répétons-le, le mensonge est établi dès que l'un des éléments essentiels de la déposition fait défaut, en l'espèce, l'ouverture nécessaire pour faire pénétrer la bière dans la muraille... Que l'une ou l'autre croix soient ou ne soient pas des croix, que celle de la porte ouest n'ait pu, comme pense le prouver M. Babelon, être visible en 1795, parce que le sol du cimetière a été un temps plus bas qu'aujourd'hui, importe peu. Il suffit que la moitié des dépositions de 1816 soit contredite par le résultat des fouilles pour que l'ensemble s'en effondre... Au-delà de cette première conclusion négative, j'en tirerai une autre, de plus d'importance. C'est que la thèse de l'inhumation à Sainte-Marguerite d'un enfant substitué repose sur la découverte de 1846 : celle d'un squelette qui *ne pouvait* être celui de Louis XVII (parce qu'il était celui d'un sujet trop âgé), mais qu'il *devait* être celui de l'enfant autopsié au Temple, *primo* parce qu'il avait le crâne scié, *secundo* parce qu'il aurait porté des traces de lésions tuberculeuses des os aux endroits auxquels le conventionnel Harmand avait remarqué des tumeurs, observées plus tard par Pelletan et ses confrères, *tertio,* « *parce que l'emplacement correspondait à celui que donnaient les traditions authentiques et pour ainsi dire vivantes dans* (la) *paroisse *».
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On sait depuis longtemps que les deux premiers faits peuvent aussi bien convenir à n'importe quel sujet provenant de l'un des hôpitaux qui faisaient inhumer à Sainte-Marguerite les restes de malades autopsiés. Le troisième argument, à la lumière des fouilles de 1970 et de 1979 (dont l'initiateur a été M. Pascal, il est juste de le rappeler), s'effondre complètement car les *traditions de l'église* ne sont rien d'autre que les dires de Bertrancourt rapportés par sa veuve et Decouflet, dires que contredisent, comme on vient de le constater, les observations faites sur le terrain. Ainsi se trouvent ruinées, faute de pouvoir s'appuyer dorénavant sur la moindre preuve matérielle, toutes les thèses « évasionnistes » fondées sur la prétendue découverte du squelette d'un enfant substitué à Louis XVII. »
M. Fleury montre ensuite que le travail de déplacement de cercueil par Bertrancourt était impossible « entre 3 heures du matin et le lever du jour » et ajoute : « Conclusion : les restes du petit roi n'ont pas quitté la fosse commune et, comme il a été démontré en 1906 ([^20]), s'ils subsistent encore, on ne saurait aujourd'hui les identifier, ni même les retrouver. » Ces paroles reçurent l'approbation des membres de la Commission, et tout particulièrement de M. Jean Favier, directeur général des Archives de France.
On m'excusera de ces macabres lignes, mais il faut bien admettre que l'on a fait tourner une masse de considérations sur la survivance de Louis XVII autour de cheveux au canal médullaire excentré ([^21]) et des restes de Naundorff inhumé à Delft en tant que Louis XVII (1845) pour ennuyer la France, laquelle venait de vaincre les Pays-Bas en participant activement à la création d'une Belgique indépendante (1831-1839) ;
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cette funèbre plaisanterie semblait une réponse vengeresse aux Français et aux Belges, liés par les combats et l'union de la fille de Louis-Philippe I^er^ avec Léopold I^er^ (1832). Mais c'est ainsi qu'on en vient à la question du cœur de Louis XVII.
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L'histoire de ce cœur est complexe et même rocambolesque. On peut la reconstituer d'après plusieurs documents ([^22]).
Après avoir autopsié le petit Capet, en compagnie de trois autres confrères, dont Lassus qui fut chirurgien de Mmes Victoire et Sophie, donc habitué de la cour, le chirurgien Philippe Jean Pelletan déroba le cœur à la barbe de ceux-ci, en le roulant dans du son (9 juin 1795) ([^23]).
Revenu chez lui, il plaça le cœur dans un bocal d'esprit-de-vin, c'est-à-dire d'alcool éthylique et le posa sur le plus haut rayon de sa bibliothèque. Quelques années après, le liquide s'était évaporé et le cœur était momifié. Pelletan le mit sans autre considération dans son tiroir, mais son élève et secrétaire particulier, nommé Tillos, le vola. Pelletan s'aperçut bien du vol, mais n'osa rien réclamer. Sur ce, Tillos mourut et déchargea sa conscience en demandant à sa femme de rendre le cœur, ce qui fut fait, l' « objet » étant alors dans une bourse. On était alors à l'extrême fin de l'Empire... Dès le retour du roi en 1814, Pelletan offrit le cœur à la famille royale. Vicaire général de la grande aumônerie de France, l'abbé de Quélen vint le voir chez Pelletan, de même que Chateaubriand.
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La duchesse d'Angoulême, Marie Thérèse de France, sœur de Louis XVII, remercia notre chirurgien des soins qu'il avait pu donner à son frère et apprit de sa bouche que le cœur était sauvé. Les cent jours vinrent mettre un terme à ces conversations. Après le second retour du roi, des calomnies de Dupuytren auprès du souverain n'arrangèrent rien. Un ancien gardien du petit roi aurait aussi assuré que la prise du cœur par Pelletan n'avait pu avoir lieu ; ayant été un fidèle observateur de tout ce qui s'était alors passé, il n'avait rien vu de tel.
Quoi qu'il en soit, il est manifeste que vers 1817 il y eut un changement dans les esprits. Beauchesne a publié des documents officiels que l'on doit trouver aux Archives nationales ; ils montrent que Louis XVIII désirait faire déposer à Saint-Denis le cœur de Louis XVII et celui de son frère aîné, Louis Joseph Xavier François dauphin de France, mort à Meudon le 4 juin 1789 (ce dernier cœur perdu depuis ! Cf. lettre du ministre de l'intérieur au ministre de la justice ainsi que l'état des pièces prouvant que le cœur royal est bien chez Pelletan, signé par le grand maître des cérémonies de France). C'est à cette époque que le cœur de Louis XVII fut mis par Pelletan dans un reliquaire de cristal gravé de divers symboles et orné d'une fleur de lis de vermeil.
Puis Quélen devint archevêque de Paris (1821), comte pair de France (1822), membre de l'Académie française... Obstiné dans ses pensées, il reçut enfin des mains de Pelletan le cœur afin de le déposer un jour en l'église du Val-de-Grâce restaurée et rendue au culte, puisque c'était là qu'on mettait les cœurs des rois Bourbons sous l'ancien régime. « Hyacinthe, archevêque de Paris » signa donc le reçu le 23 mai 1828, Pelletan ayant juré de l'authenticité du cœur. Qu'on ne vienne pas me dire qu'il s'agissait là d'un geste personnel de l'archevêque de Paris ! Pour un tel acte, devant avoir des conséquences officielles et publiques, nul doute que Charles X fut consulté et qu'il donna son accord. On sait d'ailleurs que le prélat et le roi en parlèrent. La dauphine, ex-duchesse d'Angoulême, ne pouvait qu'approuver : refuser le cœur aurait jeté une ombre sur la vérité officielle. Quoi qu'il en soit, Pelletan mourut le 26 septembre 1829, disparition remarquée, étant donné la célébrité de l'homme : ancien chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, professeur à l'École de médecine, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, étaient des titres plus que suffisants pour ne point passer inaperçu.
Vint ensuite la révolution tricolore de Juillet. La famille royale partit pour l'exil et le cœur resta dans la bibliothèque de l'archevêque légitimiste. On sait que l'archevêché fut pillé et ravagé en février 1831.
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Ce fut abominable... Un ouvrier imprimeur nommé B. Lescroat pénétra dans le cabinet de l'archevêque, trouva des livres sur le sol, et sur un rayon de la bibliothèque, restaient à découvert un étui de bois ainsi qu'un rouleau de papiers. Dans l'étui était un bocal de cristal orné de métal doré, donc objet précieux à déposer à l'Hôtel-Dieu tout proche. Il partit avec, mais un forcené brisa l'étui et le vase d'un coup de sabre ! Abandonnant les débris, il ne conserva que les papiers et c'est à leur lecture qu'il vit le nom de Pelletan allié à celui de Louis XVII. Comme ce docteur l'avait fort bien soigné peu de mois auparavant en cet Hôtel-Dieu, et qu'il lui en avait conservé beaucoup de reconnaissance, il écrivit immédiatement à son fils, le docteur Philippe Gabriel Pelletan, pour lui annoncer ce qu'il lui était arrivé. C'est ainsi que le fils Pelletan et Lescroat se rendirent le plus rapidement possible à l'endroit où l'ouvrier avait perdu le reliquaire. Un orage avait eu lieu, la cour avait été balayée et des tas de sable avaient été constitués. Dans l'un d'eux furent retrouvés les débris du reliquaire et le cœur qui avait conservé son odeur d'esprit-de-vin ; procès-verbal fut rédigé séance tenante avec les présents. Un nouveau reliquaire fut fait, tout semblable et on n'entendit plus parler du cœur jusqu'en 1874. Cette année-là, la veuve Naundorff traînait le comte de Chambord devant les tribunaux pour se faire reconnaître. Sur le conseil de son ami, le notaire Édouard Barre, Pelletan se rendit au parquet pour faire connaître le dépôt qu'il avait entre les mains et à l'audience qui suivit, l'avocat général Benoist conta cette démarche et s'en servit pour prouver la mort de Louis XVII au Temple ([^24]).
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Le fils Pelletan mourut à son tour en 1879, nommant pour exécuteur testamentaire Barre, devenu notaire honoraire et pour légataire universel l'architecte Prosper Deschamps, cousin de sa femme. Le cœur fut remis à Barre pour qu'il le fasse transmettre au comte de Chambord, d'où une correspondance avec Barrande, administrateur des biens du prince ; il vint voir le cœur et adressa une notice documentée à son maître (juin 1883) qui mourut peu après (24 août).
La correspondance continua en 1886 avec Huet du Pavillon, exécuteur testamentaire d'Henri V : il était difficile d'aller vite, déclarait Huet du Pavillon, car un des princes concernés était en Amérique. Si le nouveau chef de maison était don Juan (Jean III), il était surtout connu pour son libéralisme et sa passion de l'incognito. Frohsdorf devait ainsi parvenir à son fils aîné don Carlos VII duc de Madrid, puis au fils de ce dernier, don Jaime, filleul d'Henri V. En 1886, la comtesse de Chambord étant morte, don Carlos était maître du château et des souvenirs royaux. Mais lassé de ne pas aboutir, Barre remit son dépôt à Mme Deschamps, veuve du légataire universel, par acte passé devant le notaire parisien Tollu (22 avril 1887). D'un premier mariage, la veuve Deschamps avait eu un fils, Édouard Dumont, qui devint à sa mort le possesseur du cœur... Avant la remise du cœur à Mme Deschamps, Barre avait eu un soir à dîner chez lui son ami et ancien collègue en notariat, nommé Pascal, lequel était venu avec son fils Maurice qui s'occupait de recherches historiques sur les corps des rois ([^25]).
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Au cours de la conversation on en vint à parler de Louis XVII et de son cœur qui était dans un coffre de l'hôte. Maurice Pascal s'intéressa vivement à la question et sur les conseils de Barre, se mit en rapport avec une demoiselle de Castelbajac qui connaissait la famille royale ; le couple Barre en avait fait connaissance aux bains de Saint-Sauveur (Hautes-Pyrénées). De mois en mois l'affaire dura et Mlle de Castelbajac mit enfin en relation Maurice Pascal avec le comte Urbain de Maillé de la Tour Landry, représentant de don Carlos en France. En effet, ce prince était devenu chef de la maison de Bourbon à la mort de son père don Juan (1887) et il était reconnu comme Charles XI par les légitimistes, ce qui ne lui faisait qu'un plaisir fort mitigé à l'époque, car il n'était obnubilé que par l'Espagne et les séquelles des guerres carlistes... fort blâmées par son bien aimé oncle Henri V ([^26]).
Quoi qu'il en soit, il était représenté en France par Maillé et après un mois de négociations entre ce dernier et Édouard Dumont, le duc de Madrid accepta le cœur, acte qui lui est toujours reproché par les hautes consciences de la Survivance. Or, le duc de Madrid savait ce qu'il faisait et il était assez non conformiste pour avoir de longues conversations avec l'époux d'une Naundorff qui avait pu lui expliquer à loisir l'état du dossier de cette famille ([^27]).
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C'est le 22 juin 1895, à Neuilly-sur-Seine, dans la propriété d'Édouard Dumont, que fut remis le cœur au comte Urbain de Maillé, en présence d'un notaire, de médecins et de personnalités du parti légitimiste. Dans l'acte dressé, M. Dumont affirmait l'authenticité de la relique. Maillé remercia bien vivement au nom de son maître, et ce dernier expédia à Barre une lettre de remerciements chaleureux. Maurice Pascal passa le cœur clandestinement en Italie, ne voulant pas avoir d'ennuis avec les douaniers ; il était accompagné du marquis de Marichalar, gentilhomme de la chambre du prince. Le 2 juillet suivant, don Carlos reçut le reliquaire des mains de Pascal qui le lui offrit genou à terre ; la solennité de l'acte était rehaussée par la présence des membres de la maison du prince. Le reliquaire fut donc placé dans la chapelle de Lorédan, sanctuaire du carlisme, puis dans la chapelle de Frohsdorf, en compagnie de reliques de Marie-Antoinette, comme le fichu et le bonnet qu'elle portait le jour de son exécution... le fichu était taché du sang de la reine.
A la mort du duc de Madrid, son fils don Jaime lui succéda comme propriétaire de Frohsdorf et des souvenirs royaux (1909). Prince plus que non conformiste, le Jacques I^er^, duc d'Anjou et de Madrid, des légitimistes, veilla sur son patrimoine mais ne put se marier ; il mourut vieux garçon en 1931, après qu'il y eût réconciliation avec la branche suivante, représentée par Alphonse XIII chassé d'Espagne. Certes, la succession politique et des souvenirs devaient tomber dans les mains de son oncle l'infant don Alfonso (1849-1936), second fils de don Juan et dernier carliste ([^28]), mais tout fut fait pour que les souvenirs de Frohsdorf soient distribués aux descendants des sœurs de don Jaime ou vendus à Londres, etc.
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Vidé de ses souvenirs, le château fut ravagé par les Soviétiques ; il est maintenant la propriété de l'État autrichien et sert d'école des télécommunications...
Quelles étaient les sœurs de don Jaime ? L'infante Blanche de Castille (1868-1949), mariée à Frohsdorf avec l'archiduc Léopold Salvator, prince de Toscane d'où postérité, certains mâles réclamant à tort la couronne d'Espagne ; l'infante Elvire (1871-1929) qui eut une existence malheureuse et une postérité naturelle du nom de Bourbon, avec un peintre italien ; l'infante Béatrice (1874-1961) mariée à Venise à don Fabrizio Massimo, prince de Roviano et duc d'Anticoli-Corrado, d'où postérité ; l'infante Alice (1876-1975) mariée à Venise avec Friedrich prince de Schönburg Waldenburg qui la martyrisait, d'où annulation, et remariage avec un officier supérieur italien nommé Lino del Prete, ce qui entraîna deux postérités ([^29]).
Le cœur passa à la descendance de Béatrice qui habitait l'Italie. Cette descendance est composée de quatre dames : donna Margherita (née 1898) sans postérité d'Emilio comte Pagliano, ambassadeur d'Italie ( 1953) ; donna Fabiola (née 1900) qui a postérité du baron Enzo Galli Zugaro ; donna Maria de las Nieves (née 1902) veuve sans postérité (?) de Charles Piercy ( 1953) ; donna Bianca ou Blanca (née 1906) qui réside à côté de Frohsdorf où elle entretient le souvenir des Bourbons, et qui a postérité du comte Paul de Wurmbrand Stuppach. Mme Piercy était dépositaire du cœur à Rome ; avec l'accord de ses sœurs elle désira le donner à Saint-Denis. C'est ainsi que la relique royale fut apportée par la comtesse de Wurmbrand Stuppach à M. le duc de Bauffremont, président du Mémorial de France à Saint-Denis et le matin du 10 avril 1975 eut lieu publiquement sa remise entre les mains du duc français, en présence d'une assistance restreinte.
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Après une brève bénédiction, le cœur en son reliquaire fut déposé dans une crypte de la cathédrale, à côté d'autres cœurs royaux. Le procès-verbal était assez évasif quant à l'identité du cœur « de l'enfant mort au Temple le 8 juin 1795 » ([^30]) mais un groupe de personnes ayant M. Jean-Pascal Romain à sa tête (« le seul écrivain naundorffiste intelligent au cours d'une période de 120 ans » dit M^e^ Escaich) ([^31]) se mit à pousser des cris épouvantables et à diffuser un communiqué à la presse, orné de pas mal d'hypothèses et de quelques erreurs, allant même jusqu'à me mettre en cause ([^32]).
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Ce tapage impressionna *Le Figaro* qui en fit un long article ([^33]). Je crois cependant qu'il faut rester ferme. L'affaire Louis XVII, qui est très artificielle, demeure le royaume des rêveurs, des mythomanes, des ragots et de l'à-peu-près.
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Si le cœur déposé par la comtesse Paul de Wurmbrand Stuppach est bien celui de l'enfant mort au Temple, et tout le montre, c'est forcément celui de Louis XVII, surtout à Saint-Denis où un médaillon existe déjà orné du profil de l'enfant, accompagné de l'inscription « Louis XVII ». ([^34]) Il s'agit ici d'une affaire d'État, car l'État a été littéralement réglé durant dix ans (1814-1824) sur le nombre d'années de règne de Louis XVIII comptées à partir de la mort de Louis XVII. Une constitution française, la charte de 1814, a été datée de la dix-neuvième année du règne de Louis XVIII, donc référencée à la mort de Louis XVII. Le souverain de 1814-1824 s'est toujours considéré comme Louis XVIII et le sénat ex-impérial qui appela au trône en 1814 « Louis Stanislas Xavier de France, frère du dernier roi », ce qui éliminait Louis XVII, fut éliminé à son tour par Louis XVIII. L'Almanach *royal* édité de 1814 à 1830, donc l'annuaire politico-administratif de la France, mettait bien dans la liste des rois Louis XVII en 1793 et Louis XVIII en 1795. On ne peut revenir là-dessus.
C'est sur cette considération que je termine cet article en montrant qu'il ne peut y avoir à Saint-Denis que le cœur de Louis XVII. Douter de son identité serait bafouer nos anciens rois et la famille royale qui accepta le cœur dans le sanctuaire de L'exil, puis ridiculiser les donatrices ainsi que le Mémorial de France à Saint-Denis, digne organisme culturel qui veille avec tant de compétence et de dévouement sur la nécropole de nos rois.
Dernier point d'importance : il est grand temps de sortir des souvenirs macabres, des cimetières, des reliques... Je ne dis pas cela pour ceux qui ont à mettre en ordre ces dernières à Saint-Denis ou ailleurs, car il faut qu'il y ait un ordre et même un bon ordre officiel, étatique. Mais je le dis aux royalistes : l'affaire Louis XVII est un mythe démobilisateur, sécrétant le doute sur la légitimité des aînés de la maison de Bourbon depuis 1814 et même 1795. C'est une machine de guerre d'apparence fort pieuse et même très respectueuse de la vérité, mais elle liquéfie les volontés, raréfie les militants et conforte la paresse intellectuelle et physique de nombre des meilleurs. L'affaire Louis XVII est un chef-d'œuvre de l'anti-France, un beau produit de l'intelligence du diable, n'ayons pas peur de le dire. On ne pouvait pas mieux imaginer : pour anéantir les énergies d'un public attaché aux souvenirs de nos rois qui firent la gloire de la France. Il faut quand même qu'on s'en rende compte, le combat pour la royauté sociale de Notre-Seigneur nous attend, et pour certains d'entre nous il est lié à la notion de roi très chrétien. Voilà le sens général des véritables motifs qui doivent animer notre existence terrestre.
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On est donc loin, dans cette perspective, de l'attente d'un roi caché, d'un roi perdu... On est loin des perpétuelles supputations relativement aux quarante prétendants à l'identité de Louis XVII, alors que trente-neuf sinon quarante étaient faux. Domaine de la confusion que celui de l'affaire Louis XVII, donc terrain du Malin. Alors comment récuser une vision de la chose qui fait rentrer en lice le surnaturel ? Car enfin, le plus attachant des prétendants à l'identité de Louis XVII est bien Naundorff auprès de qui soupirent les Jean-Pascal Romain et Raoul de Warren, esprits pourtant distingués. Or, cet Allemand d'origine douteuse est un fou, qui change de religion comme de chemise, qui ne sait pas le français et qui, esprit fruste, lit dans l'esprit des autres (cf. note 13) ; ce genre de fait existe, c'est de plus en plus admis : comme il s'agit de présent ou de passé, et non point d'avenir, c'est donc à la portée de tout esprit informé par le Malin pour mettre du désordre. Un esprit déséquilibré, mal structuré, même primitif, est tout à fait du genre voulu pour une telle opération. J'avoue être navré de voir autant de Français s'égarant sur les chemins de la pseudo-Survivance. Je me doute bien que le manque d'énergie de lointains Bourbons et l'activité souvent malheureuse des Orléans n'ont fait que renforcer les tendances rêveuses de beaucoup d'entre nous, déçus de prétendants peu conformes à leurs désirs. Mais enfin, évadons-nous du Temple, du cimetière Sainte-Marguerite et des mèches de cheveux ! C'est aux remparts qu'il faut nous rendre, et vite.
Hervé Pinoteau.
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### La découverte de l'autre
*suite*
par Gustave Corçâo
#### Équations sans homogénéité
Examinons, lecteur, avec un minimum de réflexion sincère, cette chose que vous estimez tant, au point de la vouloir représentative de votre plus haute dignité ; voyons un peu quelle force garde votre « opinion » en présence de ce qui *est*. Prenons des figures simples, des images candides, pour nous éviter les brumes de l'intellectualisme qui tombe sur la vérité avec ses mots savants. Imaginez seulement ceci : dans un certain canton de Chine ; sur les rives du fleuve Jaune, en ce moment où j'écris, cette minute où vous me lisez, se tient un homme maigre aux yeux obliques qui s'appelle Lin-Fu et plante du riz. Voyons maintenant ce que votre opinion peut faire au sujet de ce simple Chinois.
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Vous pourriez bien avoir des points de vue très arrêtés sur la question de l'Extrême-Orient en général ou du riz en particulier, mais je doute, et vous en conviendrez aisément avec moi, que ceux-ci diminuent en quoi que ce soit l'existence du Chinois. Quelqu'effort que vous fassiez, mon Chinois existe, la Chine existe et le riz également. L'opinion ne peut surgir qu'après que ces choses soient.
Sur ce livre que je suis en train d'écrire, vous pourriez couver aussi une demi-douzaine d'opinions, dont je n'aurai pas ici l'impertinence de prétendre qu'elles me sont toutes parfaitement égales ; au contraire, je sais qu'il existe des milliers d'opinions sur la construction, le rythme, le choix des mots et des titres, sur tout enfin ce qui s'appelle écrire, et souvent meilleures que les miennes. La seule chose que je ne puisse admettre est que la vérité contenue dans ces pages, supposé qu'elle s'y trouve, dépende un seul instant de votre opinion.
Or, qu'arrive-t-il lorsqu'une opinion se heurte à une objectivité ? Elle s'irrite ; elle gigote ; elle frémit de la tête aux pieds en s'entortillant dans la volonté ; et la volonté aussitôt se déroule pour sauter comme un serpent. L'opinion, entrée en mouvement, continue en action. Quand la volonté a usurpé le primat de l'être, elle n'admet plus l'impuissance, et prend le mors aux dents. -- Revenons au cas du Chinois Lin-Fu et imaginons que mon lecteur nourrisse une aversion extrême pour le riz. S'il a le bras assez long pour faire sentir sa force jusque là, c'est-à-dire de bonnes relations dans la police ou l'armée chinoise, il enverra pendre le misérable et fera brûler toute sa récolte. Dans le cas plus probable où ce recours lui ferait défaut, il s'efforcera tout de même de propager son aversion pour le riz par voie de discours enflammés sur la place publique, ou de quelque système philosophique résolument nouveau qui démontrerait aux classes laborieuses et déshéritées que la cause véritable de toute leur misère est la culture du riz.
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Le subjectivisme engendre deux conséquences inévitables : le *libéralisme bourgeois,* qui se protège derrière l'argent et la satisfaction des sens, et le *volontarisme fanatique* qui sort à la recherche du pouvoir. Il produit trusts et révolutions ; capitalisme et anticapitalisme ; communisme et anticommunisme. Aucun esprit ne pouvant rester totalement subjectif, détaché du monde extérieur, l'homme cherche son adéquation aux choses par le biais de la volonté, de l'action, au lieu de la chercher par l'intelligence et dans la contemplation. Et cela peut se faire de deux façons qui paraissent contradictoires, mais ne diffèrent en réalité que sur des questions secondaires : ou bien l'action se borne à réaliser des affaires et jouir de leur bel argent, ou bien elle cherche à transformer les opinions en choses, c'est-à-dire se fait réformatrice ou révolutionnaire. La soif naturelle d'objectivité, chez les individus qui cultivent des opinions, n'a pas d'autre issue que celles-là : se suffire de l'objectivité subalterne des sens ; ou alors promettre à l'intelligence un ordre nouveau, subordonné à un système, une cause, un idéal. Dans les deux cas, le fonds commun du subjectivisme reste entier.
L'horrible guerre qui déchire actuellement l'Europe ([^35]) recèle une contradiction singulière : les Anglo-Saxons combattent avec ardeur une certaine mentalité, une certaine maladie de l'esprit, *affichant comme principe d'action ce qui constitue précisément le premier cycle de la même maladie.* La liberté au nom de laquelle ils combattent les hordes nazies est en effet la liberté *d'opinion...* Le seul mérite, d'ailleurs grand, qu'il faut reconnaître aux Anglais est de n'avoir pas fait de cette « liberté d'opinion » un système de domination politique, mais juste une attitude pratique, une disposition en quelque sorte négative, au sein d'une vague philosophie. Loin de moi l'idée de réduire ce mérite, d'exprimer des réserves sur la haute signification de la générosité anglaise et de la bravoure russe, mais je trouve extrêmement inquiétant pour mes petits-fils que leurs propagandes prétendent aussi bien transformer le négatif en positif et les trous en doctrine, ce qui va replacer le monde dans la position bien définie qui a déterminé la crise du volontarisme fanatique.
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Il existe une profonde différence entre reconnaître, avec humilité, l'imprécision de notre jugement, jeter un regard tolérant ou même bienveillant sur toutes les expériences que le monde fait et doit faire, et glorifier avec enthousiasme cette même indétermination. La liberté d'opinion devrait être considérée comme une disgrâce que l'homme supporte, et non comme une chose dont il convient de se vanter. Sur la base de cette distinction on pourrait concevoir une certaine dignité, négative, dans le régime politique où chaque citoyen a le loisir de s'exprimer, où il n'est pas tenu d'encenser ce qu'il méprise intérieurement ; mais cette dignité ne peut croître en un sens positif que si elle tend vers un désir d'objectivité, si elle reste consciente en elle-même de sa pauvreté.
Vraiment, toute personne qui émet une opinion le fait avec un droit incontestable ; mais elle devrait avoir conscience de sa misère dialectique, elle devrait confesser avec chagrin la lamentable situation où elle se trouve de n'avoir pas d'autre argument à produire au débat. L'opinion est un triste droit ; quoiqu'il s'agisse incontestablement d'un droit. A l'inverse, la glorification de cet état de choses entraîne son auto-destruction ; il est facile de comprendre en effet que l'éloge de la libre opinion expose au risque qu'une opinion parmi d'autres se propage avec plus de facilité, et qu'elle s'impose enfin, niant à toutes les autres leur droit de cité. Le dictateur est l'homme qui a eu raison dans un certain nombre de débats, et qui finit par supposer au bout de quelque temps avoir raison en toutes choses. Il tend à devenir, devant les masses qui l'ont écouté, hochant la tête avec assentiment, une sorte d'incarnation, une sorte de Verbe : le dictateur prend sur lui l'inévitable désir d'objectivité, il vient personnifier toutes ces opinions qui n'ont pas supporté de vivre indéfiniment dans l'air, privées de corps, comme âmes en peine.
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Le subjectivisme entraîne une profonde inadéquation entre la personne humaine et les objets. Il traduit un véritable abandon de l'absolu, une démission du réalisme. Il est bien curieux de noter que l'homme d'opinions, et spécialement celui qui se veut actif par principe, entreprenant par système, considère qu'il vit au cœur même des réalités. Le journaliste, le négociant, l'industriel seraient les hommes les plus positifs du monde, tandis que le bénédictin symboliserait l'individu rentré en lui-même, une espèce d'humanité abstraite qui se nourrit de rêves. On trouve évidemment quelque chose d'objectif dans le métier de vendre des fromages ou de fabriquer des chaussures, mais la vie de ces hommes actifs, pour l'essentiel, tourne autour d'opinions et d'idéaux. La contemplation est réaliste, et non l'action. Le contemplatif est même le seul esprit qui se préoccupe vraiment de la réalité... Un homme se fait fabricant de fromages par opinion, il aurait pu choisir une infinité d'autres métiers ; il a penché pour le fromage sur un coup d'intuition, en se disant que ce serait d'un bon rapport. On avait largement discuté du problème à la maison, les parents s'interrogeaient, le beau-frère condamnait l'entreprise, et il était resté sur ses convictions concernant la rentabilité des fromages. L'objet fabriqué lui-même, qui garde une réalité sensible dans le cas de celui qui mange, s'évanouit peu à peu dans l'esprit du fabricant ; il n'y verra bientôt que carnet de commandes et facturations. Le moine bénédictin, au contraire, ne se préoccupe que d'une seule réalité ; celle-ci est ou n'est pas, mais elle n'admet point de moyen terme ; sur bien des choses cet homme pourra discuter et énoncer librement des opinions ; mais s'il s'est fait moine, c'est que la réalité suprême, le centre définitif de sa vie, a cessé précisément d'être une opinion.
Et maintenant, je le demande, quelle est la réalité qui sert de centre à la vie d'un fromager ? Doutons que ce soient les fromages eux-mêmes, encore qu'il y palpe, et goûte à l'occasion, parce que pour lui, en chacune des sections de sa fabrique, le fromage reste une chose distincte. Ici matière première, là conditionnement et emballage ; lait dans cette pièce, et dans cette autre fichier. Une vache au début de la chaîne, et des colonnes de chiffres à la sortie.
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Le fromage finit sa course comme compte en banque et bien-être dans la villa de l'industriel ; et aucun signe particulier n'atteste, dans la vie du fabricant, qu'il s'occupe de fromages plutôt que d'appareils sanitaires ou de souliers.
Les banquiers sont considérés, indubitablement, dans le cercle de leurs propres relations, comme des hommes aux idées claires et qui ont le sens des réalités. Mais cette valeur qui les occupe le plus, l'argent, n'est rien ; toujours en imminence de devenir quelque chose, par elle-même, la puissance financière n'existe pas. L'homme riche n'impressionne point par ce qu'il est, mais par ce qu'il menace d'être à chaque instant. Et ceux-là, plus que les industriels ou les négociants, vivent d'opinions : la valorisation d'un terrain quelconque naît d'un préjugé ; la recherche de tel ou tel article surgit d'une idée.
En dernière analyse, on peut avancer que les hommes d'affaires *vivent* de *rêveries.* Ils adorent répéter eux-mêmes que les faits sont les faits et que les chiffres sont les chiffres, et à cela se résume en effet toute l'idée qu'ils se font de la réalité.
C'est exactement le contraire chez les hommes contemplatifs, moines ou poètes. La seule chose qui les occupe est l'absolu d'une réalité. A celui qui m'objecte, avec un sourire supérieur, que la réalité du bénédictin peut-être n'existe pas, je réponds que ceci est une autre histoire, et n'empêche pas que l'unique occupation du moine soit une réalité. Le moine, comme Léon Bloy, n'a pas d'opinions, mais seulement des croyances et des certitudes absolues.
Et quant à dire que la Réalité du moine n'existerait pas, rappelons-nous qu'il se trouve aussi des gens pour soutenir avec force que le fromage n'existe pas, ou qu'il serait une simple illusion sécrétée par les sens dans notre entendement. Pour le physicien, le fromage est un agglomérat d'électrons. Le seul homme à croire sincèrement au fromage comme fromage, c'est encore le poète ou le moine. Pour ceux-là, la réalité de chaque chose reste illuminée par un absolu, elle baigne dans une supra-réalité.
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Pour les hommes d'opinions, l'unique réalité est celle du *moi*. Le patron des hommes dynamiques, modernes, fut Descartes. Et c'est pourquoi chacun d'entre eux pourrait lui emprunter aujourd'hui la formule de sa philosophie : « *J'ai une opinion, donc je suis. *»
L'opinion est l'auréole du petit-bourgeois. Elle lui tient lieu d'intelligence ; elle lui confère sa dignité ; elle est tout dans sa vie. Et j'en viens à conclure contre toute attente que Nietzsche aura été le poète épique des petits-bourgeois, le grand barde des sous-chefs de section, ou alors, le prophète qui annonçait l'avènement explosif de trois milliards de dieux sur notre petite planète...
\*\*\*
En chaque situation de sa vie, l'homme cherche une adéquation entre lui-même et la réalité ; le subjectivisme rend cette opération impossible et engendre un mouvement de l'âme qui est pris à son tour pour la suprême réalité. Ainsi l'homme libéral-volontariste passe-t-il son temps à former des équations sans homogénéité. Tâchons d'abord d'éclaircir ce concept.
On dit en physique qu'une équation est homogène quand les entités rapprochées sont de même nature, qu'elles relèvent de la même « dimension » physique. C'est ainsi qu'une force, au terme de mille et une transformations algébriques, ne pourra cesser d'être une force pour devenir une surface ou une durée. Le physicien s'engage à maintenir sa réalité ontologique sur toute la chaîne des manipulations. Et pour vérifier, de temps en temps, qu'il a tenu parole, la science devait mettre au point un instrument mathématique appelé *analyse dimensionnelle,* qui démonte la partie métrique des équations et met en évidence leur parfaite homogénéité « dimensionnelle ». On pourrait trouver étrange, à première vue, la nécessité d'un tel instrument pour une si simple vérification. N'importe quel individu moyennement doué de sens commun sait qu'on ne peut discuter d'une chose qui ne se maintiendrait pas identique à elle-même durant toute la conversation...
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Si par exemple nous commencions ici l'histoire d'un éléphant, pour faire allusion dès la page suivante à la fine silhouette ou aux ailes du petit animal, nul doute que notre conte sombrerait aussitôt dans la plus grande obscurité. Bien des gens aujourd'hui, un peu sous l'influence des idées évolutionnistes, s'imaginent que ce procédé est très fin et qu'il s'appelle la *fantaisie.* Les dessins animés américains sont arrivés dans cette matière à l'arbitraire le plus complet : ils ne savent pas que le féerique a l'ordre naturel pour base et fondement ; qu'il peut être une transmutation, mais jamais la révocation pure et simple du sens commun.
Les concepts d'homogénéité et d'analyse dimensionnelle apparaîtront comme un peu ridicules aux personnes non versées dans la méthode scientifique. On s'imagine volontiers que le scientiste, étant le plus sensé des hommes, a ces évidences dans le sang. Mais il n'en est rien. Tout d'abord le scientiste n'est point le plus sensé des humains, il court même fréquemment le risque d'être le plus insensé de tous. Il a besoin plus que quiconque d'une garantie ontologique pour le protéger du vertige logique de la mathématisation. Quand le physicien livre ses objets à l'instrument mathématique (force, durée, masse, etc.), et lui demande de lâcher ses équations là-dessus, il dispose toujours de ces outils simples et robustes dont nous avons parlé pour vérifier de temps en temps s'il n'y a pas eu solécisme dans la syntaxe mathématique. Je n'entends pas dire par là que la logique ou la mathématique recèleraient en elles-mêmes une tendance à l'erreur, mais que nous-mêmes, hommes de science, nous avons le souffle court en matière de logique ; nous finissons toujours par nous perdre, glisser du vrai au faux, et cela arrive généralement quand nous jugeons que nos raisonnements progressent plus fort que jamais. L'homogénéité n'est pas à proprement parler critère de l'erreur, mais critère d'une certaine erreur ; elle sert rarement ; c'est un ustensile rudimentaire et presque grossier, un peu humiliant même, pour le génie humain. L'analyse dimensionnelle, comme tous les instruments mathématiques, fut au contraire travaillée au burin dans les moindres détails, jusqu'à une minutieuse perfection. Les mathématiciens sont les joailliers du sens commun ; et parfois, dans leur enthousiasme, ils succombent à la tentation de penser que l'or aussi est de leur invention.
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Le concept simple, celui d'homogénéité, peut être étendu et servir à toutes sortes de mises en équations. Voici deux mille ans, le Philosophe énonçait la chose ainsi : « *Il est impossible de suspendre une épée réelle avec une chaîne dessinée sur le mur. *» Pour suspendre une véritable épée, il me faut une chaîne également véritable ; à une peinture, bien entendu, je ne pourrai jamais suspendre qu'une autre peinture.
Eh bien, les équations formées par le subjectivisme, et nourries par les opinions, sont fautives quant à l'homogénéité. Lorsque la difficulté est plus grande ou l'incongruité plus visible, le sujet introduira le *temps* dans ses équations, comme si cet élément avait la propriété de raboter toutes les dimensions. Pour la mécanique céleste, le temps reste le temps ; mais dans les équations des sciences naturelles ou sociales, le temps semble un élément magique qui résout les difficultés dimensionnelles. Quand un orateur proclame avec éloquence, la main sur la poitrine et la voix sur la gamme emphatique correspondante, qu'il vit pour la postérité et travaille pour les générations à venir, il viole le principe d'homogénéité. Aucune équation n'autorise à prendre en compte un élément qui n'est pas encore apparu, et à confier au futur le soin d'y rétablir l'homogénéité. Les sciences naturelles, depuis quelque temps, se vantent d'imiter les procédés de la physique mathématique ; comme les sciences sociales se vantent d'imiter les techniques des sciences naturelles. Ni les unes ni les autres n'imitent en réalité la seule chose imitable, qui est la rigueur logique et la rigueur ontologique.
Le lecteur habitué à tirer son chapeau aux hommes de science pourra s'étonner que je les mette ainsi à contribution dans ce chapitre consacré au subjectivisme, tant il paraît acquis que la science est la plus objective des activités. Ce qu'elle est en effet, au niveau de l'analyse et de la confrontation avec l'objet ; mais sorti de là, quand on la voit bander ses forces dans la construction d'une synthèse, toute science n'est plus qu'une immense opinion.
104:250
Prenez l'anthropologie. Un savant illustre décide de se rendre en Australie pour étudier les origines de l'humanité. Il est clair que notre homme emporte avec lui sur le terrain une opinion en fin de compte définitive au sujet de ces origines, selon laquelle l'Australien constitue je plus proche représentant de l'homme primitif. Il ne se rend pas compte qu'il est victime ici d'un cercle vicieux l'Australien est appelé primitif parce qu'un académicien quelconque a dû décréter un jour que les hommes primitifs étaient semblables aux indigènes australiens. Sur la base de ce petit malentendu, notre savant explorateur commencera à faire œuvre de science objectivement : il consacrera des années à étudier les coutumes locales, noircira des cahiers entiers, multipliera les clichés photographiques, et le seul défaut de toute cette admirable documentation sera de n'avoir pas le moindre rapport avec l'homme primitif.
Je pourrais fort bien, partant d'une opinion différente, commencer une recherche sur les premiers pas de l'humanité dans la rue de l'Ouvidor, à la terrasse du Pingonin ([^36]). Je crois même pouvoir établir que cette recherche-là serait plus raisonnable que celle du savant parti pour l'Océanie. Réellement, l'homme qui passe à cinq fleures de l'après-midi devant la terrasse du Pingouin, avec sa petite ration de beurre, son veston, son chapeau, ses soucis, en tant que civilisé, reste plus proche de notre ancêtre de l'époque tertiaire que l'Australien ; il est lié à cet ancêtre par une continuité naturelle, il représente le terme actuel d'une certaine ligne de vie qui s'origine dans la caverne. L'Australien, en tant précisément qu'Australien, représente quelque chose de perdu, quelque chose qui a dû dévier de la ligne.
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On peut faire la même remarque au sujet de la psychologie de l'enfance. Sur la base d'une opinion, divers esprits studieux qui avaient observé comme caractéristique de l'enfant le triste fait de ne pas savoir se moucher se sont tournés vers l'étude des anormaux, des imbéciles heureux et même des chiens pour avancer dans les problèmes de psychologie infantile... Ne remarquait-on pas, à travers tous ces sujets, une impuissance identique à faire face au rhume ?
Les hommes de science en général sont objectifs, mais ils se trompent fréquemment d'objet. Ils prennent une chose pour l'autre. Parfois ils construisent un beau modèle de cellule ou d'atome, et aussitôt, enthousiasmés, ils en oublient ce qu'ils viennent de faire, pour transférer sur le modèle lui-même l'observation de la chose à étudier. Imaginez le cas que voici : un professeur s'emploie à expliquer la forme de la terre, et dit que sa surface décrit approximativement un ellipsoïde. Voulant être plus clair, il montre à l'élève une orange, comme modèle de la forme en question. S'il venait cependant à oublier qu'un modèle ne contient, comme tel, que le rapport de similitude par lequel on l'a défini, notre professeur découvrirait une demi-heure plus tard avec stupéfaction en épluchant l'orange que la terre a des pépins et du jus. Tout cela pour montrer que la science doit constamment se soumettre à une sérieuse discipline si elle entend demeurer objective ; avec un peu plus de travail, je démontrerais aussi bien que la science est impuissante à fournir une synthèse. Mais je dois revenir maintenant sur la question de l'homogénéité.
\*\*\*
Quand j'étais petit, j'entendais très souvent les grandes personnes évoquer devant moi l'exemple de vies admirables par leur dévouement au service de *causes sacrées.* Une de ces causes, autant qu'il m'en souvienne, était le bien-être des générations à venir ; une autre, la Science ; une autre encore, la protection des animaux. Je n'ai pas connu le temps où la République aussi était une cause sacrée, mais j'eus l'occasion de croire, en arrivant à l'âge adulte, que la rénovation complète de cette même république devait être considérée à jamais comme la plus sacrée des causes de ma vie.
106:250
Il m'a fallu attendre quarante ans pour découvrir que la seule cause raisonnable consistait à servir le prochain ; et qu'elle était raisonnable surtout pour n'être point ce qu'on appelle une cause. Le prochain est la dernière chose du monde que nous puissions mettre dans une opinion ; il y résiste de toutes ses forces et par tous les bouts ; il représente dans le champ de nos expériences une difficile mais inévitable objectivité. Sur l'individu du XXX^e^ siècle je puis bien formuler une douzaine de théories, donner libre cours en ce qui le concerne aux caprices de ma volonté, et de là, selon mes opinions, forger de toutes pièces une noble cause à défendre. Je militerai en faveur de l'esperanto, de l'eugénisme, du socialisme à visage humain, et j'aurai d'une façon ou d'une autre la satisfaisante conviction de rendre un excellent service à ce lointain citoyen. Avec le prochain c'est plus difficile, car il se charge lui-même d'exiger de moi tant de choses qu'il ne me reste pratiquement plus rien à lui donner de mon propre mouvement.
En fait, ce que je veux dire, c'est que toutes ces équations pèchent par absence d'homogénéité. L'humain et le personnel exigent le personnel et l'humain, mais en présence réelle. Les plus admirables exemples de dévouement à une cause ne suffisent pas à transformer une erreur en vérité. Ils émeuvent, mais ne démontrent point. Le jeune révolutionnaire russe qui devait en 1917 se jeter avec sa bombe sous la voiture du tyran, donnant sa vie à la Cause, a eu une triste fin parce qu'il est mort en se trompant sur l'homogénéité. Beaucoup de gens meurent en mer par suite d'une erreur dans un calcul de longitude ou d'un homme de quart qui s'est endormi ; ces morts sont aussi respectables que si elles provenaient d'une maladie. Mais la gravité des derniers instants serait sérieusement compromise si le moribond déclarait dans un souffle, avant de rendre l'âme à Dieu, son complet dévouement aux erreurs de longitude. Le fait de mourir est assez grave, il ne suffit pas pour compenser une erreur d'ontologie.
107:250
Le dévouement étant un mouvement de la volonté, une volonté bonne à la recherche de son objet requiert une équation homogène, où d'un côté se trouve la personne humaine, et de l'autre la personne humaine également. La majorité des révolutionnaires sont de grands sentimentaux, prêts à verser leur sang pour cueillir au bord de la fosse le sourire des compagnons de combat. Les révolutionnaires qui échappent à cette règle, c'est-à-dire essentiellement les chefs, ne sont que de tristes hallucinés rongés par l'angoisse de l'objectivité. Ils jettent leurs nerfs à vif dans la conquête d'une objectivité suprême issue de leur opinion. Et ils s'adressent aussitôt pour se faire une clientèle aux adolescents, esprits fragiles à la recherche de leurs premières « opinions », prêts à avaler tout ce qui s'éloigne du sens commun familier, ange gardien de leur enfance. Il est facile de prévoir que le premier petit chef venu leur apparaîtra comme l'incarnation des opinions nouvelles, le véritable sauveur.
#### Et alors, lecteur ?
Supposons maintenant qu'un vieil ami entre un jour dans votre maison en se frottant les mains, le visage resplendissant, et finisse après quelques détours d'usage par vous confier son secret :
-- J'ai trouvé la solution au problème de ma barbe ! Vous recevrez l'information avec plaisir parce que vous aussi, sans doute, vous avez de la barbe, et surtout parce qu'un vieil ami inspire toujours de bons sentiments. Vous penserez que celui-ci a dû découvrir une nouvelle lame de sécurité ou quelque savon spécial. Mais si vous êtes homme d'expérience, vous ne vous réjouirez que modérément, sachant bien que tout ustensile nouveau crée dix problèmes pour en résoudre un.
108:250
La solution de l'ami vous paraîtra partielle et d'ores et déjà compromise par la complexité des nouveaux problèmes qu'elle n'aura pas manqué d'engendrer. Si c'est un appareil, son efficacité dépendra de l'entretien, du nettoyage, de la conservation du fil ; s'il s'agit d'un savon spécial, il faudra aller le chercher à l'autre bout de la ville dans un magasin malcommode, et avec le temps celui-ci perdra ses propriétés excellentes, comme il arrive à tout produit nouveau.
Les grandes solutions que le monde découvre sont ainsi ; elles se gâtent rapidement. Ce qui sauvait hier ruine aujourd'hui ; ce qui semblait remède est devenu venin. Mais ce n'est pas seulement le temps qui altère nos solutions ; elles-mêmes, en réalité, naissent insuffisantes et racornies. On dirait que nous nous débattons dans une tunique terriblement avare de son propre tissu : si quelqu'un prétend qu'il est couvert jusques au cou, examinons les pieds ; si la poitrine est vêtue, jetons seulement un coup d'œil au dos. Il manque toujours quelque morceau.
Mais supposons, cette fois-ci, que l'ami de tout à l'heure arrive chez vous encore plus resplendissant, et vous laisse entendre à mots couverts qu'il a trouvé une solution au problème de sa barbe, de son petit déjeuner, du rangement de son pyjama, de la tristesse des dîners et de la solitude insupportable des nuits. Vous penserez alors tout simplement que l'ami, au terme de cette fastidieuse énumération, va vous annoncer ses fiançailles. C'est l'idée qui s'impose aussitôt à qui possède tant soit peu le sens du réel et quelque notion d'homogénéité. Nous savons qu'il n'existe pas d'ustensile pour tant d'usages à la fois, et qui touchent de si près les problèmes d'une personne humaine. Il ne pourrait s'agir non plus d'un système, d'une théorie, d'une cause, car ces choses n'ont jamais tenu compagnie à personne. Personne n'a réussi à dîner avec un théorème, ou passer une nuit de noces avec son idéal. Et pour si grande que soit la somme des ustensiles, leur commun dénominateur reste une utilité ; même une infinité de systèmes ne ferait encore qu'un système. Rien de tout cela ne peut entrer avec homogénéité dans l'équation, de la personne humaine.
109:250
Quand l'ami va passer aux aveux complets, lâchant le nom de sa fiancée, la grâce qui repose en elle, et entreprendre d'énumérer devant nous les multiples dons de l'élue, nous pourrons encore trouver son exubérance un tantinet ridicule ; et même sentir quelque inquiétude, tant nous connaissons de mauvais mariages qui ont commencé dans les fièvres de l'enthousiasme. La fille en question n'est peut-être qu'une sotte de plus, dont il ne savoure à cette heure que les cheveux ou la taille. Comme en cette matière nous sommes plutôt pessimistes, nous craignons que notre ami se soit trompé, et qu'il ne revienne nous voir dans quelques années avec des mots sinistrement couverts, cette fois-ci, et des réticences accablées.
Tout cela pourra nous traverser l'esprit, mais sur un point, nous serons tranquilles ; au moins, l'équation élaborée par notre ami est homogène : elle intègre une personne d'un côté et une personne de l'autre, ou peut-être prétend les additionner par un signe qui est celui de la crucifixion. L'équation pourra être fausse, ou le devenir plus tard en une de ses transformations : fausse dans la mesure, dans la juste mesure de l'équilibre entre les termes. Mais elle est bonne, sous le rapport du sens commun.
Quel ne serait pas notre émoi, en tout état de cause, si l'ami était venu nous annoncer ses fiançailles avec un théodolite ou avec un idéal...
\*\*\*
Or, que font les hommes aujourd'hui dans le monde, sinon des équations sans homogénéité ? Le désarroi général nous oblige à improviser des solutions au fur et à mesure que surgissent tristesses et difficultés. Telle solution qui aujourd'hui réussit, demain ne sera plus d'aucune utilité. Un auteur pessimiste a écrit quelque part : « Une vérité de complexion robuste peut bien résister jusqu'à ses dix-sept ans. » Mais je crois qu'il exagérait encore la probabilité.
110:250
Le siècle scientifique, qui accumule doctrines sur doctrines, se trompe constamment selon notre critère tout simple de connaturalité, et il se trompe parce qu'il n'est pas suffisamment scientifique. Les formules de salut abondent ; chaque jour en voit surgir une nouvelle, et chaque nuit abandonner une autre qui paraissait pleine de promesses.
Le libéralisme progressiste certifie que le salut est dans le mouvement *lent* des propres données du problème, qui se résoudra par lui-même à force d'attendre la solution. Cet évolutionnisme, généralement, n'a pas le cœur d'affronter ses ultimes conséquences. Peu de ses apôtres seront capables de mener à terme leurs équations ; et moins nombreux encore ceux qui, ayant atteint ce point, ne reculeront pas épouvantés. En fait, l'affirmation évolutionniste se réduit à attribuer au temps la suprême objectivité. Dans sa dernière équation, l'évolutionnisme soutient que le seul *être* est la *durée.* Le temps est le ferment du monde aussi bien que des âmes ; c'est un démiurge, le tissu même de la création, et en un mot le Créateur. D'une certaine manière, le mérite du bergsonisme est d'avoir poussé l'évolutionnisme banal des bourgeois satisfaits jusqu'à une conséquence qui fait peur. Mais la majorité des biologistes, des sociologues, des pédagogues, et plus encore des archéologues, continuent candidement d'affirmer que le cheval est une réalité quelconque, homogène au quart d'heure.
Les fanatiques de la technique et de la science, émerveillés par les dernières prestidigitations de l'électronique, attendent que le salut leur vienne des réfrigérateurs et de la vidéo. Les pédagogues, exultant de quelque expérience supplémentaire sur la libido des chiens, entrevoient déjà l'aurore d'un monde nouveau, mais nous demandent une petite concession : la solution intéressera seulement les générations à venir. Bien des gens souscrivent de bonne foi à cette fausse générosité, cet amour qui paraît appliqué aux personnes, et partant homogène, mais qui s'applique en réalité à des êtres non *encore* existants. Comme *encore* n'a pas le moindre sens personnel, je suis bien assuré que cet objet, pour l'amour, n'existe pas. Cet *encore* témoigne, une fois de plus, que le temps ici a enseveli la personne.
111:250
Quelques savants nous laissent entendre qu'ils détiendraient des solutions plus concrètes. Carrel, par exemple, s'est lancé dans des expériences tout à fait curieuses, où de petites peaux flasques prélevées sur un derrière de poule font battre le faisceau électronique d'un oscilloscope, mais il ne s'oppose pas aux rumeurs équivoques sur la découverte du cœur artificiel qu'attendent jour après jour les malheureux cardiaques des cinq continents. Autre est Victor Pauchet, qui stocke toute la félicité humaine dans le gros intestin, et annonce la rédemption du monde par la ponctualité aux latrines !
L'individualisme bourgeois est une philosophie du *sauve-qui-peut :* chacun fabrique son propre évangile, et chaque doctrine est un axe méridien qui passe par le nombril de son inventeur. Je connais quelqu'un, par exemple, qui a mis au point une théorie sur le mariage heureux où la femme devait être stérile et le mari journaliste. Cela marchait assez bien pour lui, qui était journaliste, mais du côté de sa femme le système n'obtenait aucun des résultats escomptés ; celle-ci n'était que plaintes et récriminations. Un autre a découvert que l'état de bonheur consiste tout bonnement à s'en convaincre, et à affirmer tous les matins avant de boire son café au lait qu'on est profondément heureux. Cet individu a vite atteint un pessimisme si radical qu'il est devenu dans Rio le plus amer de tous les Optimistes.
Mais comme personne ne supporte de vivre indéfiniment embrassé à une ombre, amarré avec une ancre peinte sur le mur, certains philosophes imaginèrent une solution-miracle, dans laquelle l'homme aussi se trouvait point. Ils découvrirent que l'élément perturbateur du problème était l'humanité de l'homme, et qu'une théorie plane, unidimensionnelle, avait toutes chances de réussir si les hommes à leur tour consentaient à devenir plats.
Cette solution est supérieure, au point de vue de l'homogénéité, à celle de la banale incohérence évolutionniste ; mais il n'en saurait exister de pire au point de vue humain. On peut noter d'ailleurs un fait curieux : les tentatives d'évacuer l'ontologie humaine par l'idéalisme sont nées de l'impératif de connaturalité, impératif proprement ontologique, et c'est pourquoi ces tentatives restent déchirées de haut en bas par leur propre contradiction.
112:250
Sur le terrain politique, où l'appel du salut est scandé par des millions de gorges rauques, on ne pouvait maintenir bien longtemps en équilibre des systèmes considérant ces gorges comme autant d'abstractions. La misère de l'homme ne se satisfait pas de théories et d'opinions, et le sauve-qui-peut des démocraties bourgeoises finit tôt ou tard par tomber aux mains d'un sauveur, -- improvisé. Les nations orgueilleuses, qui avaient adoré le veau d'or de la chimie ou de la biologie, dressent une estrade sur la grand place désolée pour y acclamer un César de bistro, un pédagogue au chômage ou un capitaine d'opérette. Elles retombent dans l'inévitable objectivité, renouent ainsi avec l'humain sous un statut d'esclaves, et voient dans le pantin divinisé l'incarnation de la doctrine, les opinions personnifiées. La doctrine est le sauveur lui-même, sa propre personne ; mais le sang de la rédemption doit être versé, à millions de litres, par les peuples sauvés.
Et alors ? Alors, nous en sommes toujours au même point : nos problèmes nous déchirent et les remèdes que le monde nous offre sont inhumains ou déshumains. D'un côté il s'efforce de nous réduire à une formule de trigonométrie plane pour nous rendre homogènes à la platitude des théories, de l'autre il nous invite à devenir sur-humains pour résoudre les problèmes en leur passant dessus. Mais la chair humaine s'afflige et pleure, les problèmes sont chaque jour plus cuisants, et il ne nous paraît point facile d'abandonner notre nature pour accéder au salut ; nous voulons, tout au contraire, que le salut descende en notre humaine nature. Personne n'aspire à la platitude trigonométrique, et le plus enthousiaste des spirites ne désire pas sincèrement se transformer en fantôme.
113:250
Le siècle naturaliste des Zola et des pédagogues du socialisme aura été le moins naturaliste de tous les siècles pour avoir voulu résoudre les difficultés en sacrifiant la nature ou en la réduisant en esclavage. Le « saint de la nature » et ses disciples entendaient servir l'humanité, en quelque sorte, sous condition : que celle-ci devienne d'abord ce que lui, le saint, avait imaginé... Les naturalistes se divisent en apparence seulement : les uns voudraient que nous soyons cendre ; les autres, que nous soyons dieux. La grâce de leurs doctrines ne présuppose pas la nature, mais postule au contraire une défiguration de ce qui est.
Et alors, lecteur ? Quelle nouvelle allons-nous communiquer à l'ami qui nous voit entrer content dans sa maison ? Quelle chose pourrions-nous lui montrer, quelle découverte lui annoncer ? Quelles fiançailles exotiques, quelle équation extravagante, quelle prophétie de cauchemar aurons-nous à lui conter ? Devrai-je déclarer que je me suis inscrit au cours d'esperanto pour sauver le monde de la confusion des langues ? annoncer mon mariage avec la grande race caucasienne ? Convaincrai-je jamais quelqu'un que tous mes efforts visent les générations de demain ? Et que mon cœur bat d'un amour impossible à contenir, quand je songe à certain individu qui va naître, grandir, et pénétrer au mois de mars 2021 dans un supermarché non encore construit, sur une avenue non encore existante, pour y faire emplette -- ô prodige sans pareil -- d'une livre de café non encore récolté, calibré, ni moulu ?
(*A suivre*.)
Gustave Corçâo.
Traduit du portugais par Hugues Kéraly)
114:250
### Le Symbole des bons apôtres
*Méditations d'un incroyant*
par François Sentein
*C'est du dehors que l'auteur parle ici de l'Église, dont les ruines et le vide actuels lui* *font mieux sentir ce qu'elle a été et pourrait être.*
Voici la « profession de foi » qu'à la place du Symbole des Apôtres l'aumônerie du lycée Voltaire a fait réciter aux élèves de 5^e^, le dimanche le avril 1979, au cours de la « Célébration de l'accueil » -- l'ex-communion solennelle -- à l'église Saint-Ambroise :
115:250
Nous croyons.
Nous croyons qu'on est plus heureux quand on est ensemble, et que l'amitié se fait avec plusieurs personnes réunies.
Nous croyons que sur la terre il n'y a pas que des méchants.
Nous ne sommes pas d'accord avec tout ce qui fait mal \[*sic*\], nous n'aimons pas la guerre, l'injustice.
Nous espérons qu'il n'y aura plus de racisme sur la terre, parce que chacun a le droit de vivre sa vie.
Nous croyons au savoir de l'homme, à la volonté des gens pour guérir, et que chaque jour chacun vit quelque chose.
Nous croyons à l'alliance de deux êtres.
Nous croyons qu'accueillir l'autre, c'est l'accepter tel qu'il est et c'est accueillir Dieu.
Nous croyons aux personnes qui nous font confiance. Nous croyons que Dieu existe, que les autres existent et que, grâce à eux, nous existons aussi.
Nous croyons à un monde où l'homme vivra dans l'amour et la paix du Christ.
Nous croyons en l'Église qui nous rassemble et qui est témoin de la vie de Dieu.
Nous croyons qu'en ressuscitant Jésus, Dieu a prouvé son amour pour les hommes.
Nous croyons que Dieu est pour tout le monde, qu'il nous réconforte, qu'il nous répond, qu'il nous guide et qu'il nous aide à nous aimer.
Nous croyons que personne n'a jamais vu Dieu, mais nous pouvons le connaître par sa Parole ; Il est présent par Jésus et le témoignage des autres.
Nous croyons à un monde d'amour, de paix et de bonheur, à la réconciliation : et l'Esprit \[*sic*\] qui nous guide sur le chemin de Dieu.
Bref, nous sommes des petits gars très bien.
L'athée de passage n'a guère à redire -- pourvu qu'il soit mou d'esprit -- à cet amas de niaiseries douteuses qui, sous le patronage de saint Ambroise, satisfont à l'opinion de Voltaire, patron de ce lycée : « *La religion n'est bonne qu'autant qu'elle admet des principes dont tout le monde convient *» (*Sottisier*)*,* c'est-à-dire quand elle est assez bonne, et bête, pour montrer à quel point elle est inutile.
116:250
Il n'y a peut-être pas dans cette « profession de foi » un seul article de foi.
On n'a pas à croire « *qu'on est plus heureux quand on est ensemble et que l'amitié se fait avec plusieurs personnes réunies *»*,* mais à le sentir, sans qu'il y ait d'ailleurs à s'en vanter, la libido d'être ensemble n'étant qu'une des misères de la société industrielle moderne. La foi ne se connaît jamais mieux que dans la solitude et l'abandon, où s'éprouve de même la liberté qui constitue les « personnes » susdites.
Que « *sur la terre il n'y a pas que des méchants *»*,* il ne s'agit pas non plus de le croire, mais de le vérifier. Comme c'est évident, on ne peut professer une telle « croyance » que pour se faire bien voir. « Bons » et « méchants » ne sont guère mots de chrétiens -- lesquels connaissent plutôt des pécheurs --, encore moins mots de l'homme moderne.
Qui est « *d'accord avec ce qui* \[se\] *fait* \[de\] *mal *»* ?* ([^37]) Qui aime la guerre ? -- Même pas ceux qui la justifient. Et s'il y en a qui l'ont aimée, ils soulignent que cela ne la justifie pas. -- Qui aime l'injustice ? -- Ceux qui en profitent professent l'abominer.
117:250
Qui n'espère pas « *qu'il n'y aura plus de racisme sur la terre *»* ?*
*-- *Même pas les racismes avoués (s'il y a encore des maladroits pour refuser l'alibi avantageux de l'antiracisme), lesquels prétendent l'être, non de gaieté de cœur, mais par la contrainte des faits et pour que des races de stagnation et de régression n'empêchent pas des races de progrès de « *vivre leur vie *» et de faire ainsi progresser les autres.
Le « *savoir de l'homme *» n'est pas objet de foi, mais de science. -- Non seulement on n'a pas à croire « à *la volonté des hommes pour guérir *»*,* mais c'est dangereux pour cette guérison même. Croire et vouloir ou s'impliquent ou se contredisent. -- Quant à croire que « *chaque jour chacun vit quelque chose *»*,* c'est le credo de M. de La Palisse.
Que signifie « *l'alliance de deux êtres *» ? -- Le mariage ? Dans ce cas qu'est-ce que cela vient faire dans la profession de foi d'enfants dont certains conduiront leur vie hors d'une telle alliance selon leur sort et la piété dont ils le recevront (s'ils ont quelque foi), ou selon leur vocation, de prêtres, de clercs, voire de cœurs honnêtes ? Pour les autres, du jour où cela prendra sens, ils devront, s'ils sont chrétiens, trouver que cette expression ne convient pas. On n'a pas à croire à un pacte, mais à le tenir. Et encore le tiendrait-on, cela risque d'être une affaire. Mais si -- comme la lumière naturelle nous le montre, outre l'Évangile -- c'est l'impossibilité d'être entièrement soi sans tel être qui n'est pas moi, le mariage s'impose alors comme l'effet d'une volonté qui nous dépasse infiniment, contemporaine de la création du monde et qui tient à la cicatrice d'Adam, ce n'est pas un article mais une conséquence possible de la foi : c'est un sacrement. Même il n'est pas de sacrement de l'Église -- laquelle nous rappelle que les époux en sont les ministres -- qui ne paraisse s'imposer plus raisonnablement comme tel à un incroyant, et d'autant plus que celui-ci raisonne. C'est une alliance qui se constate et se bénit. On n'aurait besoin d'y croire que pour s'en faire accroire au cas où la mauvaise foi, plus que la foi, dissimulerait l'intérêt que l'on y trouve. Ainsi le Pharisien (*Matthieu *XIX) : « Si le mariage est tel que tu dis, ce n'est plus intéressant. »
118:250
Vient tout de même l'article où finit par apparaître Dieu, qui attendait que ces croyeurs pleins d'eux-mêmes le nommassent -- n'apparaissant encore qu'en tant qu'il cautionne leur altruisme. Ici demandons-nous pourquoi les prêtres de la Parole se soumettent au parler mode de leur temps qui leur dicte « l'autre », terme ressassé de son boy-scoutage, alors que le grec de l'Évangile leur donne « le prochain », avec la manière de s'en servir, dans la parabole du bon Samaritain -- quelque chose, il est vrai, pour les juifs interlocuteurs de Jésus, comme le bon raciste pour un abonné de *La* Vie (catholique).
Prochain bien importun. « L'autre » est plus commode -- « l'autre dans sa différence », comme ils disent ; celui qui n'est pas semblable, celui qui est loin. On n'est pas mécontent de se voir capable d'aimer cet autre qui est loin. Aussi l'Ancien Testament disait-il : « Celui qui est près, celui qui est loin. » L'Évangile n'autorise plus aucune équivoque et, comme s'il devinait l'homme moderne, il lui signifie qu'il ne s'agit pas d'aimer autrui en tant qu'il est autre, en tant qu'il est loin, mais en tant que cet autre ou ce lointain pour le moment est là, est prochain. Le prochain annonce le devoir même de la raison ([^38]) en ce qu'il est ce qui ne se choisit pas, conséquence ou objection. Il déjoue les ruses du moi, -- lequel s'entend fort bien à se complaire encore à lui-même en se fuyant dans l'autre -- parce qu'aussi bien que cet autre et ce différent il peut être mon semblable, mon frère, moi-même. Paul (Ambroise) Valéry mettait le doigt sur le désordre de la passion altruiste par une boutade profonde : « Si le moi est haïssable, comment aimer son prochain comme soi-même ? » Comment « accueillir Dieu » dans une maison où l'on ne saurait demeurer ?
119:250
En bazardant -- au bénéfice d'un mot qui aura flatté pendant quelques saisons l'hypocrisie du siècle -- le terme qui, après deux millénaires d'usage, se prête parfaitement aux morales comme à la psychologie modernes, on sacrifie la force et la liberté de la pensée chrétienne au conformisme le plus superficiel. Pour parler le latin par quoi on s'attire aujourd'hui la considération des prêtres, disons que cette notion de prochain, dont la tradition les effraie, réalise pourtant sur « l'autre » un progrès dans la dialectique de la charité.
Nous n'avons pas non plus à croire que «* les autres existent *», à moins de donner à ce verbe un sens ironique qui le rend indécent à affirmer en même temps l'existence de Dieu. Aux yeux mêmes de l'incroyant, un croyant devrait croire n'exister que par l'existence de Dieu, et il blasphème ce Dieu (mais pour lui, incroyant, il dit tout simplement une sottise) s'il met l'existence de Dieu sur le même plan que l' « existence » des autres et prétend n'exister que grâce à cette dernière (ce qui est, au surplus, le mal même au regard de la pensée incroyante la plus forte -- existentialiste, justement --, laquelle rejoint sur ce point la pensée catholique, voire chrétienne).
Admirons encore que cet article de cette étrange foi ne succède pas à celui que nous avons considéré devant et dont il est, encore qu'inconséquente, la conséquence, mais à un intercalaire qui n'a rien à voir ni avec celui-ci, ni avec celui-là... Au temps où il y avait des compositions au collège, nous chantions à la messe qui les précédait -- comme peut-être alors les lycéens de Voltaire à l'aumônerie de leur lycée -- le *Veni creator spiritus.* C'est en tant que ce chant résonnait encore une heure après dans ma tête affrontée aux difficultés de la composition que me vint le sentiment que composer est la façon la plus humble de créer : parce qu'à chercher le A qui précède et le C qui suit B, on découvre A, ou B, que l'on n'aurait pas inventé sans cela... Créativité, cela devrait dire quelque chose au lycée Voltaire d'aujourd'hui, de même qu'humilité à la communauté chrétienne de Saint-Ambroise. Mais à ces lycéens on dissimule jusqu'au mot de composition et à ces « accueillis », à la place du *Veni creator,* des hymnes et des psaumes, on fait chanter de ridicules chansonnettes-maison ([^39]), de même qu'à la place du credo catholique ils récitent l'informe profession de foi qui nous occupe.
120:250
L'article intercalaire susdit y professe donc : « *Nous croyons aux personnes qui nous font confiance. *» -- Moi aussi... (encore que le verbe croire ne signifie rien ici. Mais nous savons maintenant que cette profession de foi ne s'embarrasse pas de langage objectif ; ni du respect dont celui-ci témoigne pour la vérité comme pour la liberté de l'esprit de « l'autre ». Il s'agit de gens qui se flairent)... Moi aussi, et je n'y trouve aucune peine. Ce qui me paraît plus difficile -- et proprement chrétien -- c'est de « croire aux personnes qui ne me font pas confiance. Si je croyais -- ce qui s'appelle croire -- à la communion des saints et à la réciprocité des mérites, peut-être en trouverais-je la force... Mais pas de communion des saints à Saint-Voltaire Ambroise et Cie. Pour quoi faire ? On y est déjà des types tellement épatants...
121:250
On y croit « *à un monde où l'homme vivra dans l'amour et la paix du Christ *». Alors, vous qui, n'y « croyant » guère, vous efforcez de croire au Christ, c'est-à-dire de vivre un peu comme si vous y croyiez, même si ce « monde » ne devait jamais advenir, est-ce que vous ne vous sentez pas l'âme mesquine, à côté ?
Ces mêmes termes d'amour et de paix sont repris dans le dernier article -- parce que, pour faire dire à des enfants ce qui devrait être le plus important de leur vie, on bâcle --, mais réduits à rien par le « bonheur » qu'on y ajoute, grand ferment de guerre celui-là, en ce que celui de l'un est essentiellement étranger à l'autre et que ses définitions peuvent être contradictoires ([^40]), grand inconnu de l'Évangile d'autre part, et comme s'il suffisait d'y croire... à moins que de se démarquer une fois encore des âmes chagrines qui, ayant vergogne de professer croire à un monde de bonheur, se contentent de penser que c'est chose à quoi on ne travaille jamais mieux qu'en n'en parlant pas et en y tournant le dos.
Quant à « *la réconciliation et l'Esprit qui nous guide sur le chemin de Dieu *», c'est, d'une part (la réconciliation), l'affirmation d'un futur historique auquel il n'y a toujours pas à « croire », mais à travailler -- sauf à s'avantager d'une croyance si généreuse ; d'autre part (l'Esprit qui nous guide), dans une rédaction hâtive et incorrecte, une prétention qui fut de tout temps celle des mollassons de la pensée aussi bien que des mollahs fusilleurs.
« *Nous croyons à l'Église qui nous rassemble *»... Serait-ce enfin un article de foi ? -- Il s'en faut encore d'une virgule. Si l'on dit : « Nous croyons à l'Église, qui nous rassemble », cela signifie que nous croyons d'abord à l'Église et que cette foi nous rassemble ; que, fondée par Jésus-Christ fils de Dieu, elle existe avant et en dehors de nous -- en quoi elle est objet de foi. Nous croyons parce qu'elle est l'Église.
122:250
Si nous disons : « Nous croyons à l'Église qui nous rassemble », la relative d'explicative devient déterminative -- comme diraient (?) les élèves de 5^e^ du Voltaire de M. Guillotin -- et cela signifie qu'elle est Église en ce qu'elle nous rassemble ([^41]), en quoi elle est un fait qui n'est plus objet de foi ou qui ne saurait l'être sans nous diviniser nous-mêmes, dans une immanence à couverture spiritualiste et à quoi il me semble que le croyant devrait préférer un franc matérialisme... Ici encore on fait professer à des enfants qu'ils croient à ce qui n'est pas à croire.
« *Nous croyons qu'en ressuscitant Jésus, Dieu a prouvé son amour pour les hommes *»... Le tribunal de l'Histoire lui en tiendra compte... Mais peut-être l'auteur de cette profession de foi a-t-il accroché une vérité de foi : Le Vendredi soir, Jésus est mort ; Hérode, Pilate et Barabbas ont gagné. Le croyant -- ou l'incroyant ? -- mourra désespéré. L'Évangile donne une longue durée à ces ténèbres de l'espérance, et les voyageurs d'Emmaüs s'y résignaient presque : « Reste avec nous car le soir tombe... » Ténèbres qui peuvent se renouveler sur la terre : le jour qu'il n'y aurait plus un chrétien... Ce jour-là pourtant la foi resterait intacte dans sa possibilité, c'est-à-dire dans son passé, dans ce qu'elle fut dans l'Être, qui est dans le temps et ailleurs que dans le temps... Elle importe au fidèle cette longue mort du Christ ; il importe à sa foi qu'il puisse n'y avoir plus d'espoir, que tout soit fini dans l'Histoire.
123:250
Aussi lui a-t-on fait, au sommet de l'enfance, au moment d'entrer dans l'âge bête des adultes et du scandale, prononcer les paroles auxquelles c'est lui qui donnera un jour leur profondeur et leurs conséquences : « *Je crois... en Jésus-Christ... qu'il est mort, a été enseveli ; le troisième jour, a ressuscité *», ce que n'ont pas prononcé les lycéens de Saint-Ambroise, auxquels aura été imposé un texte qui les ridiculise en les définissant, eux, malgré eux, mais en leur ôtant la liberté de dire plus tard si ce mystère où ils ne sont pour rien est, ou non, resté celui de leur intelligence et de leur cœur.
Le credo de Nicée est indépendant de ceux qui le récitent ou le font réciter. Il professe des mystères objectifs. Dussions-nous en perdre la certitude, nous n'en éprouverons pas plus de ressentiment contre ceux qui nous l'ont transmise que, dans un autre ordre, contre un conteur qui nous a enchanté. Mais la profession de Saint-Ambroise n'est à peu près faite que d'opinions par lesquelles un « nous » s'affirme et qui n'existent qu'en tant qu'elles sont par ce « nous » affirmées. Aucun des articles du credo catholique ne relève de votre consentement, ne le relève, ni ne vous disqualifie si vous le refusez. Refusez la profession de Voltaire et Saint-Ambroise, vous êtes un salaud.
L'homme que deviendra chacun de ces enfants risque de s'apercevoir que l'on a profité de son âge de confiance pour lui faire proférer comme vérités de foi les platitudes et les incohérences d'un imbécile. « Si j'avais récité le symbole des Apôtres et si je n'y adhérais plus aujourd'hui du même cœur naïf, ce serait dans le regret de mon intelligence pour un édifice de mystères si sublimes et si profonds. Mais le bon apôtre que la profession de foi de Saint-Ambroise faisait paraître, si je ne me sens plus pour en être, il faut que j'en aie honte. C'est de moi qu'ils ont fait, ce jour-là, ce petit pharisien outrecuidant, ce fayot altruiste, ce croyeur avantageux, dont le modèle adulte, affamé de justice sur le petit écran comme à la sainte table, aujourd'hui me débecte... ! »
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Sous le pluriel du « nous » troupeau bêlant, un « je » montre ses oreilles de loup. Étant donné le paradoxe qu'est l'homme -- paradoxe que toute la pensée catholique suppose et rappelle --, quand on entend crier à « l'autre », il faut s'attendre à voir surgir un « moi » sauvagement agressif, et d'autant plus qu'il est conforme, qu'il est légion, qu'il ne court donc aucun risque, fondu dans la foule des volontés de puissance minuscules.
124:250
L'ami qui m'a communiqué la grotesque profession de foi de cette cérémonie me rapportait qu'on y vit s'impatroniser à l'épître une chanteuse charismatique forte de savoir que sa spontanéité en recherche d'identité a droit désormais au respect du peuple de Dieu. Tournée vers le public (j'allais dire : les fidèles), comme aujourd'hui le prêtre et comme depuis toujours le comédien (alors qu'on ne faisait qu'entendre le chantre, la soliste ou les chœurs), elle n'avait jamais été à pareille fête. « Pas moyen de la faire taire ! »
Il n'est pas jusqu'au fait de croire qui, annoncé d'abord absolument -- « Nous croyons » -- ne soit ainsi mis dans la bouche de ces enfants comme une affirmation de leur intéressante nature, alors que, pour le croyant comme pour l'incroyant, « croire » n'a en soi aucune valeur indépendante de l'objet de la foi ([^42]). On ne se regarde pas croire. Pas de commandeur de la foi là où la croix est moins d'honneur que d'abjection... « je crois... » est le premier mot du credo, mais il est aussitôt absorbé par l'énoncé des mystères que les fidèles qui le récitent ou le chantent ont présent à l'esprit à la place de leur personne -- et il n'est plus répété. Ici, ces petites personnes reprenant « nous croyons » à chacune de leurs opinions (c'est-à-dire de celles de leurs régents), demandent que l'on s'intéresse à leur cas. Cela n'est pas, dans son principe, différent des hurlements de complaisance du tam-tam disco. M'as-tu vu dans ma crise ? M'as-tu vu dans ma foi ?
Ce pluriel enfin n'est pas d'aloi chrétien. Un jour peut venir où le fidèle du divin Abandonné devra Le confesser dans la solitude non plus du désert, mais de la désertion, d'être le seul et le dernier -- comme il arrive sans doute un peu à chacun de nous devant la mort. Le singulier du credo alors suffira. Il suffit à Dieu.
Un athée comprendrait ça.
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La bêtise rend bête. Je m'en étais rendu compte en relisant ces réflexions et les avais remises au tiroir, non sans humeur contre moi-même. Non sans l'agacement aussi, qui sans doute m'avait mû, à penser que désormais les sots, qui eussent autrefois transmis aux enfants la plus-value d'âme et d'esprit dont l'Église les avait eux-mêmes munis, sont libres de ne plus faire communier ceux qu'ils prennent en charge que dans leur propre sottise. L'Église a augmenté les médiocres. Ils ont aujourd'hui pouvoir de la diminuer.
Là-dessus je lus dans *Le Monde* du 21 novembre dernier un article intitulé *Vers une nouvelle Église* par P. A. Chassagneux, ancien aumônier de lycée, animateur des communautés du Seuil, qui n'est donc pas n'importe qui et dont j'attendais qu'il me justifiât d'avoir abandonné la poursuite des croyeurs de Voltaire. « *Après quarante-six ans de sacerdoce... *» écrit-il en effet, « *ma foi *» qui « *n'a cessé d'évoluer* \[*...*\] *est simple, je l'exprimerai en quelques lignes *». Lignes qui non seulement ne reprennent pas une seule du credo, mais barrent la première : « *Pour moi, depuis* long*temps, Dieu n'est pas* LE PÈRE TOUT PUISSANT. » -- Applaudissements sur tous les bancs du lycée... L'ennui, c'est que le premier article de ce non credo n'est le fait ni de l'abbé ni de ses jeunes gens, mais des besoins de la société industrielle qui voit dans ces structures verticales des bâtons dans les roues propres à embarrasser sa mécanique. L'abbé continue :
« Dieu est cette présence merveilleuse au cœur de la création, celui qui, lentement, dans la patience et la délicatesse de l'amour, conduit tout être, vers la joie et le pain, dans l'infini du temps et de l'espace. Il est aussi celui qui nous invite à participer à la création, puisque, suivant le mot merveilleux de Bergson, DIEU A CRÉÉ DES CRÉATEURS. »
Si Bergson avait connu plus avant la civilisation du moule et de l'emboutissage, peut-être se serait-il inquiété que l'on y parle créer d'autant plus que l'on y subit la série, la masse et l'uniformité. Être créateur aurait paru emphatique -- mais quelque peu blasphématoire aux fidèles du credo -- quand, ne prétendant qu'à composer, sinon à imiter, on créait de fait autant qu'homme peut faire.
En tout cas, Bergson, s'il constate une évolution qui l'autorise à voir l'avenir en rose, c'est dans la mesure où il s'abstient d'y « croire ».La religion messianique dans laquelle il était né aurait été plus que suffisante à intégrer cette foi-là.
126:250
J'imagine que, lorsqu'il hésitait au seuil du catholicisme, c'étaient d'autres articles du credo qui l'attiraient ou le retenaient... Revenons à l'abbé :
« Je crois en l'esprit créateur, sans cesse au travail dans le cœur de tous les hommes. Je crois au Christ, chemin de lumière. Je crois en la tendresse de Dieu. Je crois à la communion fraternelle de tous les hommes, de toutes les races et de toutes les religions, tous unis dans l'Esprit.
En un mot je crois en la vie. »
Derechef, de nous sentir petits, dans nos petits souliers. Il faut dire qu'on croit à la vie ? Tout le monde prétend en être. C'est le poncif majeur. Qui n'est pas ouvert à la vie dans ce monde assuré tous risques ? -- Quelques personnes timides, ou bien élevées, pas si haut que l'abbé, toutefois... J'ai même vu un manuel scolaire intitulé *Les mathématiques vivantes...* Notez que je tiens l'invention des mathématiques pour une des plus hautes manifestations de la vie. Mais plus haute encore la parole qui dit : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Alors, dans ce qui apparaît à la plupart comme le contraire de la vie, la vie ? La vie éternelle -- qui n'est pas « l'infini » mais la négation de l'espace et du temps ? -- L'abbé ne fait pas le détail : il croit en la vie.
Jésus le faisait : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » La vie inséparable de la vérité. Ça change tout. On voit mieux où conduit le « chemin de lumière » de l'abbé : *hodos,* la voie, dit le grec de l'Évangile -- ce qui fait penser à *methodos,* la voie de la vérité, et aussi à cette parole de Nietzsche : « *La vie n'est qu'un moyen de la connaissance *»*,* laquelle résonne comme une profession de foi superbe -- superbe, hélas ! dira l'abbé et là nous ne le contredirons pas -- dans ce siècle qui n'adore tant la vie que parce qu'il espère secrètement qu'elle dévorera l'embarrassant héritage de sa connaissance et de sa liberté... Parole peut-être plus proche de Jésus que de l'abbé. Devant la braderie des dogmes ce sont parfois les grands athées qui ont proféré les paroles les plus religieuses de ce siècle.
127:250
Triade de l'esprit qui fait aussi penser au maître de la méthode, Descartes, écrivant à quelqu'un qu'il retrouve la Trinité divine dans la créature de Dieu qu'il est : étant, il sait qu'il est, et il aime ce savoir. Descartes ne professait pas -- comme l'auteur de la profession de foi des lycéens de Voltaire ou l'aumônier de lycée émérite -- pour vérités de foi des lieux communs flatteurs pour sa personne ; il confessait des mystères dont la méditation avait humilié son esprit avant d'élever son intelligence...
L'intelligence ? Elle est presque aussi rarement invoquée par les prêtres d'aujourd'hui que la Trinité. Ils ne sont qu'amour.
François Sentein.
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### Le mouvement liturgique
par Jean Crété
LES ÉDITIONS Fideliter (Notre-Dame du Pointet, Broût-Vernet, 03110 Escurolles) publient, en un volume de 190 pages, illustré d'une bonne vingtaine de photographies, une étude de l'abbé Didier Bonneterre, directeur du séminaire d'Albano, sur le mouvement liturgique. Les sept premiers chapitres avaient paru, sous une forme un peu plus concise, en articles dans la revue *Fideliter* de mai 1978 à mai 1979. L'auteur y étudie le mouvement liturgique de Dom Guéranger jusqu'à nos jours. Il y montre comment *ce mouvement qui avait abouti à la restauration liturgique réalisée par saint Pie X, a gravement dévié à partir de 1920 environ pour aboutir à l'actuelle subversion de la liturgie.*
Avec beaucoup de perspicacité, l'abbé Bonneterre fait remonter à Dom Lambert Beauduin la déviation du mouvement. J'ai moi-même plusieurs fois dénoncé l'influence pernicieuse de ce moine, mais j'avoue que l'abbé Bonneterre m'apprend sur Dom Beauduin bien des choses que j'ignorais.
129:250
Au temps de saint Pie X, la déviation existait déjà chez Dom Beauduin à l'état de *tendance* à trop insister sur l'importance *didactique* de la liturgie. Avec les années, cette tendance s'accentuera. Pendant la guerre de 1914, Dom Beauduin dut se réfugier en Angleterre ; il s'y lia avec des anglicans. A son retour en Belgique, il s'intéressa beaucoup aux Églises orientales et versa dans l'œcuménisme. Dès lors, il rêva d'une réforme profonde de la liturgie latine qu'il jugeait bien inférieure aux liturgies orientales. En 1924, il publia un mémoire sur « l'Église anglicane unie, mais non absorbée », qui contenait de graves erreurs. Rome ne se rendit pas tout de suite compte du danger et encouragea la fondation, à Amay-sur-Meuse, du « monastère de l'union ».
Dom Beauduin inspirait à ses moines un tel amour de l'Orient qu'en 1928 plusieurs d'entre eux passèrent à l'orthodoxie. Rome s'alarma. Dom Beauduin dut démissionner et quitter la Belgique. Comme je l'ai raconté (ITINÉRAIRES, n° 216), Dom Lambert Beauduin, réfugié à Cormeilles-en-Parisis, passa ses idées aux oblates moniales de sainte Françoise Romaine et, par leur intermédiaire, aux moines olivétains venus de Mesnil-Saint-Loup à Cormeilles. Mais il est exagéré de parler, comme le fait l'abbé Bonneterre, de « pourrissement de la congrégation olivétaine » ; l'influence de Dom Beauduin ne s'est exercée que sur les deux monastères de Cormeilles, transférés au Bec-Helluin en 1948 et 1949 ; l'ensemble de la congrégation n'a pas été atteint.
Par la suite, Dom Beauduin, réfugié à Chalivoy en Berry et protégé par Mgr Izart, archevêque de Bourges, organisa ce qu'il appelait lui-même des « *retraites un peu canailles *» dans lesquelles il insufflait ses idées réformistes et œcuméniques aux prêtres qui y participaient. Dès 1924, Dom Beauduin s'était lié avec Mgr Roncalli qui le protégea toujours très efficacement et adopta, au moins en partie, ses idées. En 1958, à la nouvelle de la mort de Pie XII, Dom Beauduin affichait une joie indécente et souhaitait ouvertement l'élection de Mgr Roncalli et la *convocation d'un concile.* On voit par là que le projet de concile existait avant même l'élection de Jean XXIII, et que, bien probablement, il fut imposé au futur pape au cours du conclave. Le malheur est qu'à part saint Pie X et Pie XII, tous les papes du XX^e^ siècle ont pris, en cours de conclave, des engagements (canoniquement nuls) envers leurs électeurs et qu'ainsi leurs pontificats s'en sont trouvés viciés dès l'origine.
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130:250
L'abbé Bonneterre parle ensuite du mouvement liturgique allemand qui dévia rapidement. Dom Herwegen, abbé de Maria-Laach, veut dégager la liturgie des « scories » du Moyen Age. Dom Odon Casel veut la « faire sortir des impasses des théories post-tridentines du sacrifice ». On a là, dès 1920-1925, l'atténuation, voire la négation du caractère sacrificiel de la messe. Romano Guardini prône le vague de l'expérience personnelle. Le plus connu de tous, Dom Pius Parsch, inaugure dès 1922 à Vienne des messes avec chants en allemand ; cette pratique deviendra courante vingt-cinq ans plus tard. Cependant, en 1940-1941, nous avons assisté à des messes célébrées par des aumôniers militaires allemands pour leurs soldats : ces messes étaient intégralement chantées en latin et en grégorien. Mais un détail m'avait frappé : le 24 novembre 1940, dernier dimanche après la Pentecôte, l'aumônier prêcha longuement et, bien que ne comprenant pas l'allemand, je saisissais qu'il commentait l'évangile de la fin du monde : les soldats paraissaient prodigieusement intéressés, et quelques-uns interrompaient sans façon leur aumônier pour lui poser des questions.
En 1930, Dom Pius Parsch publia une *Année liturgique* en cinq volumes, qui fut traduite en français en 1935. Or, dans son ensemble, cette *Année liturgique* est excellente. Dom Pius Parsch revient souvent sur la distinction entre « piété objective » fondée sur la liturgie, et « piété subjective » ; mais il ne condamne pas cette dernière. Voici ce qu'il dit au sujet du chapelet : « On nous reproche à nous, amis de la liturgie, de ne pas aimer le chapelet. Qu'en est-il au juste ? Nous ne nous opposons pas au chapelet, mais à la coutume de réciter le chapelet pendant la messe. » La finale de cette réponse demanderait à être nuancée : il est, en effet, anormal de réciter le chapelet ou d'autres prières *à haute voix* pendant la messe ; c'est très gênant pour le célébrant et pour les fidèles qui désirent suivre la messe dans leur missel. En revanche, on ne peut interdire à ceux qui le désirent de réciter le chapelet *à voix basse* pendant la messe ; cela ne gêne personne, et il faut respecter la liberté des âmes. Or les tenants du mouvement liturgique ont presque toujours cherché à imposer, parfois très brutalement, leur conception « communautaire » de la messe.
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Les déviations du mouvement liturgique allemand furent combattues par Mgr Grdber, archevêque de Fribourg-en-Brisgau ; mais il se trouva isolé ; les autres évêques soutenaient le mouvement.
131:250
En France, il y eut beaucoup d'innovations anarchiques, d'abord dans les camps scouts, comme le dit l'auteur, mais il faudrait ajouter : dans les mouvements d'action catholique et surtout les colonies de vacances auxquelles participaient, à partir de 1930, à peu près tous les séminaristes. Il y a par ailleurs un rapport étroit entre le mouvement progressiste (doctrinal et politique) et le mouvement liturgique. Le 20 mai 1943 se fondait le Centre de pastorale liturgique (C.P.L.) qui groupait des dominicains progressistes : Duployé, Roguet, Chenu, Chéry, Maydieu, les jésuites Doncœur et Daniélou, le Père Bouger de l'Oratoire, l'abbé Martimort, et trois bénédictins belges : Dom Beauduin, Dom Bernard Capelle et Dom Botte, ces deux derniers relativement conservateurs.
Dom Botte raconte que, lors d'une réunion, il prit la défense de la distinction *de nature* entre le sacerdoce des prêtres et le sacerdoce commun des fidèles, mais qu'il se trouva seul de son avis ; on mesure la gravité de la déviation vingt ans avant le concile.
J'ajouterai un détail que l'abbé Bonneterre semble ignorer : tout en encourageant le C.P.L. débutant, le cardinal Suhard eut conscience du danger : il demanda à Dom Fulbert Gloriès, abbé de La Pierre-Qui-Vire, de donner au C.P.L. un théologien ; Dom Gloriès désigna le Père Thomas d'Aquin ( 1980), maître des études de son abbaye. Le Père Thomas d'Aquin m'a lui-même raconté qu'il participa à quelques réunions du C.P.L. en 1943-1944, mais que, s'apercevant que ses collègues se moquaient éperdument de la doctrine et ne l'écoutaient pas, il démissionna dès 1944.
Par la suite, d'autres prêtres furent adjoints au C.P.L., notamment le Père Gy, O.P., le Père Gelineau S.J. et M. Jounel, ex-sulpicien. Dom Beauduin avait, dès l'origine, fixé la ligne de conduite du C.P.L. : ne demander les réformes qu'avec beaucoup de prudence, en affichant un grand respect pour la hiérarchie, mais en utilisant les évêques pour faire pression sur le Saint-Siège. (Page 73 : il faut lire Dom Basset, abbé de Ligugé, et non Passet.)
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Pie XII eut, en partie, conscience du danger : il exposa fortement la doctrine catholique dans les encycliques *Mystici corporis* (1943) et *Mediator Dei* (1947). Mais ces encycliques furent détournées de leur sens par les commentaires qu'en firent les novateurs ; et Pie XII, s'il rappela les principes, n'eut pas le courage de prendre des mesures efficaces contre les personnes ; il aurait fallu dissoudre le C.P.L. et interdire un bon nombre de publications.
132:250
Mais ces mesures auraient entraîné un conflit ouvert avec l'épiscopat français. Lorsqu'en 1953 Pie XII voulut dissoudre la Mission de France et la Mission de Paris, les cardinaux Liénart, Gerlier et Feltin se précipitèrent à Rome et réussirent à faire hésiter le pape.
A partir de 1950, les positions subversives furent ouvertement affichées dans des ouvrages comme : *La vie de la liturgie* par le P. Louis Bouyer. Dans les paroisses, les innovations se multipliaient messe face au peuple, lectures, chants et commentaires en français. Chose que l'abbé Bonneterre ne dit pas, c'est que le *parolier,* recueil de chants nouveaux en français, fut pratiquement imposé aux curés. Or ces chants étaient sans valeur, et souvent bien équivoques du point de vue doctrinal. Il faut se méfier beaucoup des livres de cantiques publiés à partir de 1945 ; les cantiques traditionnels n'y figurent que profondément altérés ([^43]).
Dans d'autres pays, comme les États-Unis, l'Espagne, l'Italie, le mouvement liturgique, inexistant ou moins avancé, subit à partir de 1950 l'influence subversive des mouvements allemand et français. Le mouvement liturgique perverti devint mondial. Les pressions sur Rome se firent énormes, et Rome s'engagea, avec réticence, dans la voie dangereuse des concessions. Le 24 mars 1945, Pie XII introduisait une nouvelle version du psautier, œuvre du Père Bea, jésuite allemand ; or si ce psautier traduit bien exactement le texte hébreu des psaumes, c'est dans un latin très lourd, fortement teinté de germanismes, et impropre à l'usage liturgique. Pie XII ne déclarait pas ce psautier obligatoire, mais il l'imposait en fait en faisant signifier aux éditeurs pontificaux l'interdiction d'imprimer à l'avenir des bréviaires avec le psautier de la Vulgate (interdiction qui fut levée par Jean XXIII en 1960). Le nouveau psautier fut généralement adopté par les prêtres séculiers et les religieux non astreints à l'office de chœur ; il fut parfois employé pour la récitation en commun de l'office ; et même les novateurs reconnurent, à l'expérience, que cette version ne se prêtait pas à l'usage liturgique. On conserva heureusement le psautier de la Vulgate dans les livres de chant.
133:250
Le 23 mars 1955, Pie. XII promulguait un décret sur la simplification des rubriques qui bouleversait les règles de la récitation de l'office et supprimait les premières vêpres de la plupart des fêtes, la plupart des vigiles et presque toutes les octaves. L'abbé Bonneterre reconnaît que ce décret marque le début de la subversion de la liturgie, mais cherche à excuser Pie XII en disant qu'à l'époque personne, en dehors des hommes du parti de la subversion, ne pouvait s'en rendre compte. Je puis au contraire lui apporter sur ce point un témoignage catégorique. Je me rendais très bien compte que ce décret n'était que le début d'une subversion totale de la liturgie ; et je n'étais pas le seul. Tous les vrais liturgistes, tous les prêtres attachés à la tradition étaient consternés. La congrégation des rites n'était pas du tout favorable à ce décret, œuvre d'une commission spéciale. Lorsque, cinq semaines plus tard, Pie XII annonça l'introduction de la fête de saint Joseph artisan, l'opposition se manifesta ouvertement : pendant plus d'un an, la congrégation des rites refusa de composer l'office et la messe de la nouvelle fête. Il fallut plusieurs interventions du pape pour que la congrégation des rites se résigne, de mauvaise grâce, à publier à la fin de 1956 un office si mal composé qu'on peut se demander s'il n'a pas été saboté volontairement. Et c'est seulement en 1960 que furent composées les mélodies (qui sont des modèles de mauvais goût) de l'office et de la messe. Nous racontons cet épisode peu connu pour donner une idée de la violence des réactions suscitées par les premières réformes liturgiques de Pie XII.
Le Code des rubriques de Jean XXIII, en revanche, fut accueilli assez favorablement car, très bien rédigé, il remettait un peu d'ordre dans la confusion introduite par le décret du 23 mars 1955 ; mais il en aggravait les dispositions.
L'abbé Bonneterre note les réactions des fidèles auxquelles le Père Roguet répondit par son livre ironique : « *On nous change la religion ! *»*.* Ces réactions visaient les innovations de plus en plus hardies introduites par des prêtres, et non point les réformes romaines de 1956 et 1960 qui n'avaient que peu d'incidences sur la messe dominicale.
\*\*\*
Vint le concile. Les débats à la commission pré-conciliaire furent beaucoup plus vifs que ne le dit l'abbé Bonneterre : un amendement permettant l'introduction des langues vulgaires fut très vivement discuté, un moment adopté, puis écarté par une intervention personnelle de Jean XXIII. Seul de tous les secrétaires des commissions pré-conciliaires, le Père Bugnini ne devint pas secrétaire de la commission conciliaire ; il fut remplacé par le Père Antonelli, plus modéré.
134:250
Le concile donna tout de suite une priorité au schéma sur la liturgie ; les débats occupèrent presque toute la première session, et ils furent passionnés. Le 8 décembre 1962, le concile adoptait les deux funestes amendements, l'un prévoyant un large emploi de la langue vulgaire, l'autre accordant un pouvoir législatif aux conférences épiscopales nationales (lesquelles, en 1962, n'existaient encore qu'à l'état de projet). C'est alors que Jean XXIII renvoya la suite du concile à octobre 1963, c'est-à-dire à un avenir qui, il le savait bien, ne lui appartenait plus.
Comme le note bien l'abbé Bonneterre, le texte élaboré pendant l'intersession de 1962-1963 est plein d'équivoques savamment calculées. Des principes conservateurs y sont affirmés, aussitôt corrigés par un *attamen* ([^44]) ouvrant la porte aux innovations. Le texte adopté en décembre 1963 pouvait faire illusion. Les novateurs n'avaient plus qu'à en tirer les conséquences, et c'est ce qu'ils firent ; ce fut, pour l'Église universelle, l'œuvre du funeste *Consilium* institué par Paul VI le 25 janvier 1964 sous la présidence du cardinal Lercaro ; le Père Bugnini y retrouvait son poste de secrétaire. Dès octobre 1964, la langue vulgaire était autorisée pratiquement pour toute la messe, sauf les prières d'offertoire, la préface et le canon. Ces réserves disparurent en 1967. Le Père Bugnini élaborait une nouvelle messe qui, sous le nom de « messe normative », fut présentée au synode des évêques, le 24 octobre 1967. L'abbé Bonneterre tombe dans une erreur cent fois ressassée en disant que la messe normative fut rejetée par 43 NON PLACET et 62 PLACET JUXTA MODUM contre 71 PLACET. Mais les PLACET JUXTA MODUM sont des votes positifs, simplement assortis d'une proposition d'amendement. La messe normative a donc été adoptée par 71 PLACET et 62 PLACET JUXTA MODUM, soit 133 voix positives contre seulement 43 voix négatives. Les modi portaient sur les points suivants :
1° la messe normative prévoyait au début le *Confiteor* ou le *Kyrie* ou le *Gloria,* un des trois seulement ; on a rétabli la possibilité de dire les trois ;
2° la messe normative comportait le Symbole des apôtres ; on a rétabli le Symbole de Nicée ;
3° la messe normative supprimait toutes les prières d'offertoire : le prêtre faisait les gestes d'offrande en silence, pendant que la schola chantait l'antienne d'offertoire ; on a rétabli des prières d'offertoire, mais entièrement nouvelles ;
4° la messe normative prévoyait une refonte complète du Canon romain ; on y a renoncé, mais on a introduit de nouvelles prières eucharistiques ;
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5° la messe normative prévoyait une refonte profonde des rites de communion ; on a rétabli deux sur trois des prières avant la communion.
La messe normative a donc été *adoptée* par le synode des évêques de 1967, avec des demandes d'amendements dont il a été tenu compte. Mais, sur l'essentiel, la messe normative préfigure bien le nouvel *Ordo missae* de 1969*.* Le *Consilium,* ayant achevé son œuvre funeste, fut dissout ; et une *congrégation du culte divin* fut organisée, englobant les anciennes congrégations des rites et des sacrements. Le cardinal Gut en devenait préfet. L'abbé Bonneterre a pour lui une phrase un peu dédaigneuse. La vérité nous oblige à dire que Dom Benno Gut avait été un bénédictin, un abbé, des plus remarquables, si remarquable que, lors de sa première élection d'abbé-primat en 1947*,* Pie XII annula l'élection à la demande du gouvernement suisse qui désirait que le Père Gut reste à la tête de son abbaye. Le congrès des abbés élut alors un autre Suisse, Dom Bernard Kaelin. En 1953*,* le congrès des abbés élit une seconde fois Dom Benno Gut et, cette fois, le gouvernement suisse n'ayant pas élevé d'objection, Pie XII confirma l'élection. Mais lors de son élévation au cardinalat en 1967*,* Dom Benno Gut était âgé et fatigué. Il était là pour rassurer les traditionalistes et, de fait, se montra bienveillant envers eux, déplorant les excès, disant que le pape « dans sa grande bonté, avait souvent cédé à regret ». Le Père Bugnini, secrétaire de la congrégation du culte divin, dirigeait tout. Lorsqu'il fut enfin évincé, le mal était consommé.
L'abbé Bonneterre termine son livre par quelques documents : d'abord un échange d'articles, dans *La libre Belgique,* entre Mgr Lefebvre et Dom Botte ; ce dernier assurant que les protestants n'avaient eu aucune part à l'élaboration du nouvel *Ordo missae,* qu'ils n'assistaient même pas aux séances de la commission. Non, ils n'assistaient pas aux séances officielles où siégeait Dom Botte ; mais ils participaient très activement à ce qu'on appelle, dans le jargon moderne, des « réunions informelles » auxquelles Dom Botte n'était pas convié ! Et c'est là que tout se décidait.
Le dernier document est une révélation : c'est la reproduction in extenso et sans commentaires de la « Liturgie eucharistique » de Taizé en 1959*.* La ressemblance avec l'*Ordo missae* de 1969 est saisissante. Point n'est besoin d'aller chercher au IV^e^ siècle les sources de la réforme de la messe ; nous les avons, dix ans avant la réforme, dans la Cène de Taizé.
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Ce livre de l'abbé Bonneterre est excellent, et nous en recommandons vivement la lecture. Nous l'avons, dans cette recension, complété par des souvenirs personnels qu'évidemment le jeune auteur ne peut avoir. Les événements de 1944 et le concile ont été les deux grandes épreuves de ma vie. Tout était perdu sur le plan politique en 1944, j'en avais bien conscience, et la suite des événements ne l'a que trop prouvé. Tout a été perdu pour l'Église par le concile et la réforme liturgique ; l'Église a les promesses de Notre-Seigneur, des promesses d'immortalité, mais non d'invulnérabilité. Comme l'a dit Jean Madiran, il y faudra la sainteté, l'autorité et probablement une intervention particulière de Dieu. Il nous appartient, par notre fidélité, de préparer de loin une restauration que nous souhaitons à l'abbé Bonneterre et à ceux de sa génération de voir de leurs yeux ici-bas.
Jean Crété.
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### Universalité de la liturgie romaine
par Hervé Kerbourc'h
LA LITURGIE LATINE de l'Église romaine possède-t-elle un caractère d'universalité ? A vrai dire, quand on regarde ce qui se passe partout dans le monde depuis le concile, cette question peut paraître saugrenue. Cependant je crois fermement à l'universalité de la liturgie romaine et latine. Et, bien que celle-ci soit presque partout détruite, à cause d'une prétendue reconnaissance des cultures nationales et des valeurs propres à chaque peuple, j'oserai apporter un argument nouveau pour prouver l'universalité de la langue et de la musique sacrées de l'Église catholique romaine. Jusqu'ici, l'argument essentiel que j'ai trouvé parmi mes lectures est celui-ci : Dieu, dans sa Providence, a voulu que les premiers peuples évangélisés fussent ceux de l'Empire romain. Les autres peuples, venus plus tard, n'ont donc qu'à s'incliner devant cette primauté et à accepter la liturgie romaine. C'est l'opinion que développe Dom Guéranger contre ceux qui demandaient la création d'une liturgie chinoise. Les premiers qui firent usage de cet argument furent évidemment des Romains chrétiens (saint Léon, Prudence) qui en outre, prétendaient -- ce qui n'était pas vrai -- que Rome avait soumis les nations du monde entier :
*Qui sceptra Romae in vertice*
*Rerum locasti, sanciens*
*Mundum quirinali togae*
*Servire, et armis cedere...*
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ce qui supprimait du même coup le problème des « autres peuples ». A quoi on ajoute que la Rome antique était LA CIVILISATION, que les autres peuples étaient tous des barbares, et que par conséquent la Rome chrétienne, achèvement de la Rome antique, devait apporter aux peuples et la foi catholique et la culture latine classique. Ce genre d'argument ne peut convaincre personne d'autre que ceux qui en sont déjà convaincus, surtout à notre époque. Et Pie XII eut ces paroles qui n'auraient guère plu à Prudence : « L'Église a conscience d'avoir reçu sa mission et sa tâche pour tous les temps à venir et pour tous les hommes et, par conséquent, de n'être liée à aucune culture déterminée... L'Église catholique ne s'identifie à aucune culture. » (7 sept. 1955.) Si Pie XII pouvait dire cela, c'est que la langue de l'Église n'est plus la langue des Romains de l'antiquité. La langue d'un peuple actif est devenue la langue de la contemplation. L' « Occident » et l' « Orient » spirituels se sont unis dans le latin de l'Église : « Le latin, de sa nature même, convient parfaitement pour promouvoir dans tous les peuples, toutes les formes de culture. » (Jean XXIII, *Veterum Sapientia.*) Ceci est en soi un autre argument en faveur de l'universalité de la liturgie romaine.
A force de mépriser les « barbares », on a négligé un argument décisif. Celui-ci est en effet d'ordre historique. Au début de l'ère chrétienne, Rome est en décadence, le monde celtique aussi, même l'Irlande, restée en dehors de la domination romaine. Depuis longtemps les chefs spirituels n'y sont plus les druides, mais les filids, qui à l'origine étaient la deuxième classe de la hiérarchie sacrée. Les druides étaient devenus de vulgaires sorciers. Comment l'Irlande s'est-elle convertie au christianisme ? Question difficile, quasiment insoluble. Aux environs de l'an 200, Tertullien parlait de peuples aux extrémités de la terre, inaccessibles aux Romains mais accessibles au Christ. Habituellement on pense que c'est saint Patrick qui a évangélisé l'Irlande au V^e^ siècle. L'histoire de saint Patrick est extrêmement obscure. D'une part les grandes fondations monastiques irlandaises ne se réclament jamais de saint Patrick. D'autre part aucun historien du haut Moyen Age ayant parlé de l'Irlande ne le mentionne, ni les Irlandais (Adamnan, saint Columba), ni les Anglais (saint Bède), ni les Bretons (saint Gildas). Saint Patrick aurait été envoyé en Irlande par saint Germain d'Auxerre. Mais saint Patrick ne parle pas de saint Germain. Par contre Prosper d'Aquitaine parle de saint Germain et d'un certain Palladius (qui aurait précédé Patrick en Irlande) mais il ne parle pas de saint Patrick.
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Le premier biographe et propagandiste de saint Patrick est Muirchu. Celui-ci était l'historien officiel de la dynastie dont les membres se donnèrent le titre de Roi suprême de l'Irlande, détruisant ainsi ce qui faisait la beauté de la tradition irlandaise, car le roi suprême et le royaume central de Tara étaient de magnifiques symboles de l'unité irlandaise (en tant que tels ils étaient bien réels) mais n'avaient jamais eu d'existence matérielle. La structure « mythique » de l'Irlande est celle de la croix dans un cercle. Elle était l'île des quatre cinquièmes. Ces quatre cinquièmes étaient les quatre royaumes divisés par la croix. Le dernier cinquième était le centre de la croix, siège de la royauté suprême. Symbolisme qui n'attendait que le Christ pour être chrétien. Le siège de la Royauté suprême, au centre de la croix, c'est le Sacré-Cœur. Ce royaume n'existait pas dans la dimension horizontale matérielle de cette croix, il n'existait que verticalement comme l'axe unifiant les quatre cinquièmes, axe du passage au divin, double passage de la grâce et de la louange, comme celui que perce la lance jusqu'au cœur de Jésus sur la Croix. Chaque année, les quatre cinquièmes se rassemblaient sur la colline de Tara, centre de l'Irlande, pour un sacrifice solennel. Cette nuit-là, le premier feu à s'allumer en Irlande devait être celui de Tara. Saint Patrick viola cette loi en allumant d'abord le feu du Christ et les chefs spirituels ne s'y trompèrent pas, qui prédirent que ce feu supplanterait à jamais celui de Tara.
Revenons à la dynastie usurpatrice. Le roi centralisateur avait besoin d'un saint centralisateur. Le christianisme existait en Irlande avant saint Patrick. Celui-ci apporta à l'Irlande la structure romaine et substitua la juridiction épiscopale romaine à la juridiction « anarchique » des monastères. Il n'y avait pas de villes en Irlande. Il est même curieux de constater que les Irlandais n'ont jamais construit de villes. Les quelques villes qui existent aujourd'hui ont été créées par les Vikings au IX^e^ siècle. Le christianisme s'organisa autour des monastères, dont l'abbé était évêque. Sur le continent les Romains avaient organisé la société autour de la ville dont le chef spirituel et souvent temporel était l'évêque. Rome n'a jamais toléré cette organisation de ce que certains ont appelé à tort l'Église celtique. Muirchu fit sa propagande patricienne à Rome, et Rome fit de saint Patrick l'apôtre de l'Irlande. Cela servait à la fois la dynastie des Ui Neill et Rome qui avait bien des difficultés avec les moines celtes. Mais qui étaient ces moines celtes ? Les moines irlandais nous ont transmis tous les « textes » mythologiques et épiques de la tradition irlandaise, jusque là uniquement orale, tradition dont les filids étaient les gardiens. Il n'est pas hasardeux par conséquent de penser que ces moines n'étaient autres que les filids convertis au christianisme.
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La tradition patricienne nous montre fard-ollam (c'est-à-dire le chef suprême des filids) se convertissant et devenant le bras droit de saint Patrick. Et les écoles monastiques furent similaires aux écoles des filids. Et comme ceux-ci étaient une élite d'initiés, on peut penser qu'ils gardèrent le christianisme comme une doctrine ésotérique. Saint Patrick aura pu être nécessaire pour porter le christianisme au peuple, ou pour relancer le processus d'évangélisation. Saint Patrick déclare lui-même :
« Dans les temps anciens, déjà, la loi de Dieu avait été fort bien implantée et propagée en Irlande, je ne cherche pas à m'attribuer l'œuvre de mes prédécesseurs. » (Lettre à Corotic.)
Toute cette discussion autour de saint Patrick ne porte pas atteinte au rôle déterminant qu'il a certainement eu dans la conversion de l'Irlande. Ce qui ne cesse d'étonner les historiens de l'Irlande chrétienne, c'est que nulle part on ne trouve la moindre mention d'un martyr (il en est de même pour le pays de Galles et la Bretagne). César disait : « toute la nation gauloise est très adonnée aux choses de la religion » et il décrit à sa façon précise et concise comment toute la vie sociale tournait autour du sacrifice, que la sanction pénale la plus lourde était l'interdiction de participer au sacrifice. Ce point précis montre à quel point les Gaulois, et donc les Irlandais pouvaient être religieux. Imagine-t-on que la sanction pénale la plus lourde soit l'interdiction de communier ou d'assister à la messe ? Ainsi les filids, par leur haute tradition de philosophie et de poésie sacrée, comme le peuple par sa profonde tradition religieuse, se convertirent sans hésitation dès qu'ils connurent le sacrifice qui achevait, rassemblait et dépassait tous les autres sacrifices : le sacrifice chrétien est sacrifice végétal, parce que c'est au départ du pain et du vin, c'est un sacrifice animal, parce que ce pain devient chair, sacrifice humain, parce que cette chair est celle d'un homme, sacrifice divin, parce que cet homme est Dieu.
Parce qu'ils avaient la notion juste du sacrifice, les Irlandais comprirent sans peine que ce sacrifice nouveau résumait et achevait les leurs d'une façon prodigieuse, incomparable et insurpassable. Je ne peux m'empêcher de penser aux juifs. Eux aussi, et pour cause, avaient une notion juste du sacrifice. Et les filids sont comparables aux pharisiens, dans ce sens que leurs préoccupations étaient d'ordre intellectuel et non sacerdotal. Il faut croire que les pharisiens avaient perdu le sens du sacrifice tandis que les filids l'avaient conservé (ce qui est une simple vérité si il est vrai que les juifs actuels sont héritiers des pharisiens, puisqu'on ne les entend jamais parler du Temple ni des sacrifices du Temple et des prescriptions de la Loi à ce sujet).
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Il y avait le sacrifice. Il y avait aussi le nombre *trois*, omniprésent dans l'art, dans la mythologie, dans le symbolisme, au point que le svastika, symbole cosmique que l'on rencontre en de nombreux endroits du monde, n'avait pour les celtes que trois branches (triskell). Il n'est donc pas étonnant de voir saint Patrick, à ce qu'on raconte, convertir les Irlandais à la foi trinitaire en leur montrant une feuille de *shamrock*, le petit trèfle qui est devenu l'emblème (catholique) de l'Irlande.
Il y avait aussi les prophéties : « Les peuples de l'Irlande prophétisaient la venue d'un nouveau prince de paix, dont la postérité durerait jusqu'au jour du Jugement. La terre de Tara, disaient-ils, deviendrait silencieuse et désolée. » (Hymne de Fiacc.) Et aussi sans doute, comme en Gaule une *Virgo paritura.*
Les filids ne firent pas que se convertir. Ils adoptèrent immédiatement la liturgie romaine et la langue latine -- voir l'antiphonaire de Bangor, publié par Muratori. Et ils ne firent pas qu'adopter la liturgie latine. Ils devinrent les grands érudits de la période carolingienne : « La littérature hagiographique et l'érudition latine des Irlandais ont été l'épanouissement final de siècles de haute culture à tradition orale. Une telle culture était rendue possible par la situation élevée et honorable des filids, lesquels formaient la classe des intellectuels chargés de la formuler et de la transmettre fidèlement. » (N. Chadwick.) (On notera que cette phrase présuppose que les moines sont les anciens filids.) C'est ainsi que le meilleur livre de géographie du haut Moyen Age est l'œuvre de Dicuil, un Irlandais de la cour carolingienne, que l'Irlandais Clemens Scottus était le chef de l'école du Palais, que Scot Érigène à la cour de Charles le Chauve fut le premier à traduire saint Denys l'Aréopagite, avec une telle maîtrise que le bibliothécaire du pape ne comprit pas comment un « barbare » pouvait avoir acquis une telle connaissance des subtilités de la langue grecque. Du reste la connaissance du grec était le monopole des érudits irlandais chez les Francs. Toute la littérature irlandaise du Moyen Age fut donc une littérature latine, et elle était très riche, puisque jusqu'à la fin du XII^e^ siècle, la littérature irlandaise fut la plus importante littérature d'Europe (la seconde était la galloise). Cela explique pourquoi les thèmes celtiques eurent une telle influence sur la littérature française du Moyen Age (Chrétien de Troyes, Marie de France).
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Ainsi, quelle que soit la part de saint Patrick et des filids, l'île des quatre cinquièmes devint l'île des saints et le demeura sans faille puisque, un millénaire et demi plus tard, malgré l'atroce et si longue persécution protestante (qui lui donna les martyrs qu'elle n'avait point eus aux premiers temps), au congrès eucharistique de Dublin, alors que l'Irlande venait de se voir reconnaître son indépendance, le chef nationaliste de la nouvelle Irlande, Eamon De Valera, ouvrit les séances par un discours... en latin.
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A ce point de mon exposé, on me dira que mon argument, si c'en est un, n'a aucune portée, aucune valeur. L'Irlande n'est pas la Chine, et si l'une et l'autre ont échappé à la domination romaine, chacun sait que l'Irlande est à l'extrême Occident et la Chine à l'extrême Orient. Que la géographie ne nous égare pas. La civilisation irlandaise était orientale, au sens beaucoup plus intellectuel que géographique qu'on donne maintenant à ce mot. Il existe de frappantes similitudes entre l'ancienne civilisation irlandaise et la civilisation hindoue. Et c'est là que réside mon argument. Si les Irlandais et les Hindous avaient des lois et des structures sociales qui se ressemblaient par certains points d'une façon étonnante, il est clair que les Hindous pourraient adopter la liturgie latine comme les Irlandais l'ont fait. Et si la liturgie latine a été adoptée par la civilisation mère des civilisations occidentales, et par une civilisation à caractère oriental, c'est qu'elle a de fait un caractère évident d'universalité. Reste à prouver que l'ancienne civilisation irlandaise était de type oriental. Je n'entrerai pas dans les détails pour ne pas allonger démesurément cet article, car la liste est longue. J'essaierai aussi de laisser de côté ce qui se retrouve dans toutes les civilisations traditionnelles, comme par exemple la distinction des castes de brahmanes et kshattriyas, la caste sacerdotale et celle des chevaliers. Les filids ne sont pas tous devenus moines. Dans l'Irlande chrétienne, il y avait aussi l'élite profane, toujours composée de filids, qui ont continué leur rôle de poètes « officiels », généalogistes, juristes, continuant la tradition orale alors que les moines écrivaient. Aussi bien la forme que le contenu de leur enseignement montrent une étonnante similitude avec la tradition brahmanique ; dans la forme : similitude entre la versification des filids et les mètres du Rig-Veda ; dans le contenu étroit parallélisme entre le droit irlandais et les lois de Manou. Par exemple la *sapinda* hindoue est la même chose que la *derbfine* irlandaise. C'est l'entité familiale des quatre générations qui descendent d'un arrière grand-père commun.
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Par exemple la loi de la fille désignée (*ban chomarba* en Irlande, *putrika* en Inde). Si un père n'a pas de fils, il désigne une fille et un mari pour cette fille pour avoir des petits-fils. Par exemple l'usage *légal* du jeûne pour obtenir réparation. Par exemple les huit formes de mariage, dont deux exactement semblables dans les droits irlandais et hindou.
On n'a pas de calendrier irlandais mais on a un calendrier gaulois (calendrier de Coligny), qui ressemble à celui des Hindous par sa division des mois en deux moitiés, claire et sombre, l'existence d'un mois de trente jours dans un cycle triannuel à la fin duquel on ajoutait un mois intercalaire.
Le Dieu Cernunnos est représenté dans la posture du lotus entouré d'animaux, exacte réplique du sceau de *Mohenjorado,* à Delhi. La forme caractéristique de la légende irlandaise est le récit en prose, avec des dialogues en vers. C'est aussi l'ancienne forme indienne.
Vendryes a remarqué des archaïsmes de vocabulaire communs au celtique et à l'indo-européen. Sur le plan de la grammaire, on trouve deux modes identiques de construction des préverbes, et surtout, en sanskrit comme en ancien irlandais, les verbes ont des radicaux variés de temps et de mode, indépendants les uns des autres, si bien qu'on ne peut les classer en conjugaisons. Et quand Vendryes traita de la poésie bardique à l'Académie des inscriptions et des belles lettres en 1932, son exposé provoqua chez Sylvain Lévi ce commentaire : « C'est presque un chapitre de l'histoire de l'Inde sous un autre nom. »
Je terminerai par deux brèves considérations sur la Chine. J'ai parlé de la structure « mythique » de l'Irlande. On retrouve la même structure dans la Chine ancienne, figurée par le palais impérial : un carré composé de neuf carrés, le carré central étant le *royaume du milieu,* qui finit par désigner la Chine entière. Nous avons évoqué l'importance du nombre *trois* pour l'Irlande, on le retrouve en Chine dans la grande Triade (Ciel, Terre, Homme). La croix irlandaise est la carte de géographie sacrée de l'Irlande et fait penser au Paradis terrestre, comme le palais chinois est la carte de géographie sacrée de la Chine et fait penser, lui, à la Jérusalem Céleste par son plan carré et ses douze ouvertures.
On peut montrer aussi que le mode de pensée celtique était totalement opposé au rationalisme gréco-romain. Ainsi les historiens qui se penchent sur l'Irlande sont peu nombreux. Ils se heurtent à un peuple qui refuse obstinément de distinguer entre mythe et histoire, symbole et réalité matérielle. Ce qui a toujours été pour les Irlandais la seule possibilité de rendre compte du réel dans toutes ses dimensions est pour les historiens modernes une absurdité sans nom.
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Nous en avons eu un exemple avec les quatre cinquièmes. Les Romains n'auraient jamais accepté cette histoire de royaume central « mythique » et cependant bien réel par les effets du « mythe » sur l'organisation politique de l'Irlande. Voilà cependant le vrai roi, centre immobile autour de qui tout gravite dans l'unité et l'ordre, dont le gouvernement « passif » est le rayonnement de sa présence « symbolique ».
Sur le plan artistique c'est la même chose : « Pour les Grecs, une spirale est une spirale et un visage est un visage. On sait toujours clairement où l'un se termine et où l'autre commence, alors que les Celtes « voient » les visages dans les spirales ou les vrilles. » (Roman Jacobsthal.) Il est clair par conséquent que l'ancienne civilisation irlandaise (dont on retrouve des traces jusqu'au XVII^e^ siècle dans le domaine juridique et jusqu'à nos jours dans le domaine de la pensée) n'était pas une civilisation occidentale mais « orientale ». Si les Irlandais se sont convertis avec l'enthousiasme que l'on connaît, en adoptant la liturgie romaine, les Chinois, les Hindous, etc., peuvent tout aussi bien se convertir avec la liturgie romaine.
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Je voudrais ajouter quelques mots sur ce qui est la musique propre de la liturgie latine, le chant grégorien. Si on peut discuter longtemps pour savoir si le latin liturgique est une langue universelle, il n'est pas besoin d'être musicologue pour comprendre que le chant grégorien est une musique universelle. C'est le chant de la synagogue qui s'est transformé au contact des Romains, des Grecs, des autres peuples des débuts du christianisme. C'est ainsi que Dom Guéranger disait qu'on y retrouvait des chansons populaires romaines. Les musicologues ont trouvé des affinités très grandes entre plusieurs musiques populaires du bassin méditerranéen et du Proche-Orient avec le chant grégorien. Toute musique populaire a des affinités avec le chant grégorien. Il y a des mélodies bretonnes et des mélodies irlandaises qui sont incroyablement proches de certaines antiennes grégoriennes. Mais j'ai entendu récemment des airs d'orgue à bouche du Laos et on pouvait en dire autant. Et écoutez les flûtes de Haute-Volta, et bien d'autres musiques africaines ou orientales... « Les mélodies grégoriennes, comme cela est reconnu, peuvent parfois être facilement chantées par les indigènes, car elles ont assez souvent une certaine affinité avec leurs chants. » (Instruction sur la musique sacrée, 1958.)
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La plupart des musiques profanes ou sacrées, classiques ou populaires, ont des rapports secrets ou évidents avec le grégorien, parce que ce sont des musiques modales. La seule musique qui soit radicalement différente du chant grégorien, c'est la musique tonale moderne.
Pour les élites, jusqu'à une époque récente, la musique, c'était la musique tonale, et celle qui en découle. Le peuple ne la connaissait pas. Il continuait de baigner dans la musique modale. A cause des media tout cela a changé. Et si pour l'élite, la musique tonale c'était Bach ou Mozart, pour le peuple ce fut *Le petit vin blanc* ou *La java bleue...* Il n'empêche que peu avant « le » concile, on pouvait entendre en Basse-Bretagne des églises de campagne résonner d'un chant grégorien superbe parce que intégré dans la vie des gens, intégré dans leur culture musicale. On chantait à la veillée des complaintes, on chantait à l'église le Gloria, et c'était la même musique.
Ainsi le chant grégorien a ceci de tout à fait extraordinaire qu'il est à la fois populaire et sacré. Populaire et sacré dans son origine. Car si les musicologues lui trouvent des racines populaires, la Tradition lui donne une origine sacrée. Ce sont les anges qui ont appris aux hommes sur quelle musique ils devaient louer Dieu. Le chant grégorien possède au degré suprême les caractères de sainteté, d'excellence des formes et d'universalité (cf. saint Pie X, *Tra le sollecitudini*)*.*
Mais que faut-il dire de plus pour faire comprendre le caractère irremplaçable du chant grégorien ?
Où est la nouvelle musique populaire capable de produire une nouvelle musique sacrée ? Où est le sens de la Tradition qui permet de viser juste ? Où est le sens du sacré, c'est-à-dire où sont les anges dont je parlais tout à l'heure ? On n'y croit plus, aux anges. Vous croyez qu'ils vont se déplacer pour mettre de la musique sur : « Tu es béni, Dieu de l'univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ? » Vous croyez qu'ils vont se déplacer, lorsque ce sont des hommes profanes et profanateurs qui prétendent fabriquer une musique sacrée sans avoir le moindre sens du sacré ? Voilà une « civilisation » qui a perdu le sens de la Tradition sacrée, de la tradition populaire, le sens du mystère et de la transcendance et qui prétend fabriquer une nouvelle liturgie ? La liturgie ne se fait pas avec des moyens humains dérisoires. La liturgie est œuvre de la grâce, œuvre des anges, œuvre des saints. C'est la musique de l'amour qui circule entre les degrés de la hiérarchie céleste. C'est la musique de l'amour qui va du Créateur à sa création, qui se répand dans le cosmos comme une huile parfumée, et qui revient au Créateur chargée de l'hommage de toutes les créatures.
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Ils ont fait un « centre national de pastorale liturgique », ils ont fait des « liturgies nationales », alors que la liturgie ne peut se concevoir qu'au plan cosmique, c'est le chant du cosmos devenu tout entier l'encensoir qui rend grâces à Dieu. Il n'y a pas, il n'y aura jamais de liturgie nationale. La liturgie ne peut être qu'universelle. La liturgie de la Sainte Église Catholique Romaine est universelle. Fasse le Seigneur Tout Puissant que son Épouse retrouve son chant de lumière et le fasse vibrer jusqu'aux extrémités de la terre, pour illuminer partout la grisaille des pauvres humains.
Hervé Kerbourc'h.
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### La tempérance vertu disparue
par Marcel De Corte
#### I
Réfléchir, écrire, publier aujourd'hui sur la tempérance est une gageure. Le mot est disparu du vocabulaire de l'homme moyen comme de « l'élite » intellectuelle, laïque et religieuse. Pour notre part, la dernière fois que nous l'avons entendu, c'est au début du siècle, dans notre enfance, quand notre instituteur nous pria d'adhérer, à notre sortie de l'école, à une « société de tempérance », comme il y en avait beaucoup en Belgique à cette époque, dont le but restreint était de lutter, non point contre les innombrables formes de l'intempérance, mais contre l'alcoolisme qui sévissait un peu partout et particulièrement dans la classe ouvrière. Le petit Robert ne lui reconnaît que deux sens, l'un « didactique » modération dans tous les plaisirs des sens, l'autre « courant » : modération dans le boire et le manger, et plus spécialement dans l'usage des boissons alcoolisées. Tous deux se sont volatilisés du langage de la société contemporaine comme de la terminologie des moralistes contemporains. Mis à part quelques « paléothomistes » dont la lecture fait encore nos délices, nous ne l'avons rencontré nulle part au cours d'un bon demi-siècle, pas même dans la conversation.
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On ne peut même plus dire avec Valéry que « toute chose m'est claire à peine disparue ; ce qui n'est plus se fait clarté ». Outre le mot qui la désigne, c'est la réalité même de la *vertu* de tempérance qui s'est évaporée de l'âme des hommes livrés aux délices de la « société de consommation » et bientôt, sinon dès maintenant, aux supplices de l'économie matérialiste moderne en pleine crise. Les chrétiens, les catholiques n'échappent pas à ce bilan négatif, tant dans l'enseignement qu'ils reçoivent que dans leur conduite. Nous sommes à cet égard dans la même situation qu'à la fin de l'Empire romain telle que la décrivait avec véhémence saint Augustin : « Trouvera-t-on facilement en fin de compte un chrétien se conduisant comme il le devrait à l'égard des impies dont l'effrayant orgueil ([^45]), la luxure, la cupidité, les iniquités et les sacrilèges abominables ont contraint Dieu à broyer l'univers selon sa menaçante prédiction ? Vit-il comme on doit vivre au milieu de telles gens ? Le plus souvent, quand il devrait les avertir, les instruire et parfois même les gourmander et les corriger, il s'en abstient fâcheusement, soit par répugnance pour l'effort, soit par peur de les heurter en face, soit par souci d'éviter des inimitiés capables de le gêner ou de lui nuire en ces biens temporels que notre cupidité aspire encore d'obtenir ou que notre faiblesse redoute de perdre. » ([^46])
Pour qu'il en fût autrement, il faudrait que la tempérance fût professée comme une *vertu* et même comme une vertu *cardinale* qui, malgré la place qu'elle occupe après la justice, la prudence et la force, ne laisse pas d'intervenir, si *elle est exercée,* dans presque toutes les finalités de la vie quotidienne de l'homme. On en est loin ! Or la tempérance est bien une *vertu,* c'est-à-dire au sens oublié du mot, une disposition naturelle qui incline à ce qui est selon la raison : le nom même de « tempérance » l'indique puisqu'il signifie une certaine modération, un « tempérament », c'est-à-dire, en langage châtié, une certaine « mesure dans les jugements et dans la conduite », bref une « solution mesurée » des problèmes que soulèvent les jouissances que l'homme ne laisse pas d'éprouver au cours de sa vie ([^47]).
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Cette mesure que la raison impose aux actions et aux passions humaines est le sens général du mot « tempérance ». En son sens plus précis qui la définit comme vertu, « la tempérance est la vertu qui met un frein à la convoitise de ce qui attire l'homme le plus fortement. Elle a alors une matière spéciale » ([^48]) : la convoitise des biens sensibles que nous désirons tous et singulièrement les délectations du toucher en ce qu'elles ont de plus attirant et qui sont d'autant plus intenses que les actes qui se dirigent vers elles proviennent d'un élan de notre nature, à savoir ceux qui conservent la nature de l'individu -- le manger et le boire -- et la nature de l'espèce -- l'union de l'homme et de la femme. La tempérance a donc trait aux plaisirs du toucher, lequel est au reste, selon Aristote et le bon sens, la racine de toutes nos sensations ([^49]). On le voit dans les locutions populaires qui nous disent d'un spectacle qu'il nous *frappe* la vue, d'un bruit qu'il nous *heurte* le tympan, d'un parfum qu'il nous *caresse* les narines, d'un vin généreux que son bouquet nous *enveloppe* le palais. Ces métaphores sont assez suggestives.
Parmi les plaisirs du toucher que la tempérance doit régler et qui ont trait à la conservation et à la transmission de la vie humaine, saint Thomas distingue justement un élément principal -- la jouissance essentielle, *essentialem delectationem,* qui est adjointe à l'usage de la nourriture et de la boisson ainsi qu'à l'usage de la femme, lesquels sont de stricte nécessité vitale pour l'humanité, -- et un élément secondaire qui est adjoint au premier pour le rendre plus agréable, telles la beauté et la parure de la femme ou la saveur et le fumet des aliments. L'usage nécessaire s'effectue toujours par le contact. Les autres sens n'interviennent que pour donner au toucher des déterminations subsidiaires qui ajoutent à son agrément spécifique. Or comme ces parachèvements relèvent tous des autres sens que le toucher, il faut dire que la tempérance concerne principalement le tact et accessoirement la vue, le goût, l'odorat, l'ouïe. Ce ne sont point là subtilités. Le propre du philosophe étant de distinguer avec soin l'essentiel de l'accessoire qui l'accompagne, il faut dire en l'occurrence que le plaisir au premier sens du terme est lié intimement à l'acte de manger et de boire, comme à l'acte de procréer, sans que le plaisir au second sens le soit nécessairement. Saint Thomas oriente toujours sa pensée foncièrement objective vers l'essence même des choses. Il importe donc de conclure avec lui sur ce point que « la tempérance et l'intempérance ne se rapportent que secondairement aux plaisirs du goût, de l'odorat ou de la vue, en tant que les impressions de ces sens contribuent à l'usage délectable des choses nécessaires à la vie qui relèvent du toucher » ([^50]).
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Ils en sont toutefois concrètement liés comme l'accident est en fait inséparable de l'essence, sans toutefois se confondre réellement avec elle.
S'il est vrai que la vertu -- et ici tous les mots portent ! -- est « une disposition stable à bien agir dont le sujet propre est la faculté volontaire d'un être intelligent » ([^51]), la tempérance est non seulement une vertu propre à l'homme -- comment être vertueux si l'on est intempérant ? -- mais aussi une vertu cardinale, une vertu fondamentale, une vertu à l'entour de laquelle tourne, comme à l'entour d'un gond (*cardo*)*,* une série d'autres vertus pareilles à des panneaux qui s'y subordonnent et la subdivisent, une vertu dans laquelle s'exprime d'une manière éminente l'ordre de la raison par rapport aux actions humaines. Or la tempérance introduit un ordre particulièrement digne d'éloge (*praecipue laudabilis*) dans les manifestations de l'acte du toucher, là où la vie humaine le requiert impérieusement ([^52]). Elle domine de la sorte, comme nous le verrons, toute une longue série de vertus adjacentes que notre époque méconnaît outrageusement. Elle régit comme vertu les plaisirs sensibles et les concupiscences charnelles qui accompagnent nécessairement la vie de l'homme et, comme vertu cardinale, tous les autres plaisirs et concupiscences analogues que règlent d'autres vertus connexes qui s'y lient, soit au titre de conditions, soit à celui d'espèces dont elle est le genre, soit à celui d'énergies morales qui lui sont connexes ou apparentées ([^53]).
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Il est clair, au surplus, que les réalités sur lesquelles porte la tempérance sont plus nécessaires à la vie que celles des vertus subordonnées et qu'elles sont du coup plus naturelles à l'homme. Il ne s'agit pas ici de la vie en général, mais de la vie vécue. En effet, s'il est vrai de dire que « le bien a raison de la fin et que la fin elle-même est la règle de ce qui est ordonné à la fin », -- « toutes les choses qui se présentent à l'usage de l'homme comme délectables doivent être ordonnées -- et c'est l'office de la tempérance -- à la vie présente comme à leur fin », dans l'acte concret où elle s'exprime et donc suivant le lieu et le temps, suivant les conditions sociales dans lesquelles on se trouve par naissance ou selon la profession qu'on exerce (*officia*) et suivant les congruences de ceux avec lesquels on vit ([^54]).
Il y a donc lieu de tenir compte dans l'exercice de la vertu de tempérance des réalités extérieures, des richesses que l'on possède, des fonctions que l'on remplit et par-dessus tout (*multo magis*) de l'*honestas,* c'est-à-dire du caractère honorable, de l'estime et de l'honneur dont on est revêtu, de la *considération sociale* dont on est entouré ([^55]). Aucune vertu cardinale, non plus qu'aucune vertu qui lui soit associée, n'est strictement *personnalisée* chez saint Thomas, comme nous avons trop tendance à le faire aujourd'hui : le lien intime et profond des vertus à la société, à la politique (au sens étymologique et noble du terme) est toujours souligné par lui. Le seul fait que la tempérance dépend essentiellement de la vie présente, laquelle est *toujours* une vie *sociale,* aucun homme n'étant une brute solitaire ou un dieu, suffirait à l'attester.
Bien que « la tempérance modère seulement les convoitises et les plaisirs individuels » ([^56]) et qu'elle s'avère ainsi inférieure à la justice et à la force qui appartiennent davantage (*magis*) au bien de la société, elle ne laisse pas d'être à son tour orientée vers le bien social non seulement parce qu'elle procède des directives que l'éducation ajoute à la nature ([^57]), mais encore et surtout parce qu'elle est conditionnée par la pudeur et par le sens de l'honneur, ses parties intégrantes, qui sont nettement des sentiments liés aux relations sociales et aux regards d'autrui ([^58]).
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L'intempérance détourne du reste toujours l'homme de sa juste fin ([^59]) ou de sa fin ultime qui, dans l'ordre temporel, est le bien commun de la cité où il vit. La matière de la tempérance individuelle -- le manger et le boire -- est enfin ordonnée, comme l'est toujours la fin particulière à la fin dernière ([^60]), à l'union charnelle ordonnée à son tour à la continuité de l'espèce.
On peut donc dire que, selon saint Thomas, la tempérance est axée sur la modération des deux formes fondamentales du plaisir que suscite naturellement le sens du toucher et qu'elle implique un équilibre impliquant lui-même les circonstances de lieu, de temps et de situation sociale, entre la nature raisonnable de l'homme et sa partie corporelle, tout aussi naturelle que la première, où le toucher occupe une place essentielle. Le mot grec *sôphrosunê* que traduit *temperantia* le fait bien voir. Il est composé d'un adjectif (*sôs*) qui signifie *sain* et d'un substantif (*phrên*) qui désigne l'enveloppe, la membrane d'un organe qui maintient celui-ci dans l'unité, et singulièrement l'âme, le cœur, le siège des sentiments et des passions. L'homme tempérant est celui dont l'esprit en bonne santé *équilibre,* comme le fait la santé des organes du corps, les passions du cœur et, plus spécifiquement, les passions du concupiscible, de cette partie de l'âme par laquelle nous désirons nécessairement les choses du monde indispensables à notre vie et à celle de l'espèce. Il faut une *harmonie* entre l'intelligence pratique, mère de l'action, et les passions du concupiscible qui font partie de notre nature. Cette harmonie n'est pas au premier chef une répression, une punition, un étouffement. En bon disciple d'Aristote, saint Thomas sait que l'âme et le corps sont complémentaires et sa foi chrétienne en la résurrection le confirme en sa philosophie réaliste. Il ne s'agit donc pas pour lui de supprimer les passions, mais de les imprégner de la vie de l'esprit nécessairement amené à les intégrer sous sa mouvance à sa vie temporelle et à sa vie surnaturelle.
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Il ne s'agit pas non plus d'être modéré vis-à-vis des passions du concupiscible au sens moderne du mot qui implique l'idée de peu d'intensité, d'une certaine faiblesse, d'un éloignement de tout excès. En effet, si la vertu est un juste milieu entre l'excès et le défaut, il est remarquable que les passions du concupiscible se manifestent plutôt de manière exubérante et que l'insensibilité à leur égard témoigne d'un défaut dans la constitution naturelle de l'homme, car « la nature a joint le plaisir aux opérations nécessaires à la vie de l'homme ». Ce serait même un péché, ajoute saint Thomas, de fuir la jouissance qui leur est inhérente en négligeant du même coup les nécessités voulues par Dieu pour la conservation de la nature.
Une précision doit cependant être apportée à cette allégation. La nature étant un système hiérarchisé de fins, il est louable et même nécessaire de s'abstenir des jouissances qui accompagnent les nécessités de la vie présente en vue d'une fin plus haute, temporelle ou surnaturelle. On jeûne pour la bonne santé du corps. On s'abstient des boissons alcoolisées pour le sport. On se restreint dans le manger et dans le boire pour la pénitence de ses péchés. Les prêtres voués aux choses divines renoncent au mariage. Rien de tout cela n'est insensibilité parce que tout cela vise *selon le vœu même de la raison droite* à des fins de plus en plus hautes, bien supérieures au simple entretien de la vie individuelle et de la vie de l'espèce. Il faut cependant maintenir fermement avec saint Thomas que « le bien de la raison ne peut exister dans l'homme -- pourvu d'un corps -- s'il s'abstient de tout plaisir » ([^61]), et que « ceux à qui il appartient en raison de l'office qu'ils occupent dans la société, de se livrer aux œuvres corporelles qui exigent une plus grande abondance de nourriture et de boisson, ou à la génération charnelle pour assurer la permanence de la famille et de la cité, ne mériteraient pas la louange en s'en abstenant » ([^62]).
Sans doute la tempérance occupe-t-elle la dernière place dans le cortège des quatre vertus cardinales. Elle est inférieure à la prudence qui adapte avec mesure les moyens à la fin dernière poursuivie : bien temporel ou bien surnaturel, et qui est la *recta ratio agibilium,* la règle objective du bien à faire, lequel, pour être atteint, doit tenir le juste milieu entre l'excès et le défaut. Elle est inférieure à la justice qui règle nos rapports avec les autres hommes et qui vise le bien commun, singulièrement celui de l'union.
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Elle est inférieure à la force qui affronte la mort en vue du salut public ([^63]). Elle tempère seulement, dit saint Thomas, « les convoitises et les plaisirs qui se rapportent à *l'homme lui-même *» (*ad ipsum hominem*) ([^64])*,* mais cette expression assurément large ne vise pas l'individu en tant que tel -- ou la personne --, mais l'aspect naturellement subjectif du plaisir en un être qui par sa nature est intrinsèquement social, est un « animal politique ». Le plaisir est éprouvé subjectivement et la tempérance a un caractère subjectif, non point au sens moderne du mot qui ne correspond qu'à un objet apparent, illusoire, ou à un pur repli sur soi, mais en tant qu'il est de l'essence même de l'homme d'éprouver du plaisir devant la nourriture, la boisson ou le sexe, réalité dont on ne peut nier le caractère social. L'infériorité de la tempérance par rapport aux autres vertus cardinales réside dans le fait que celles-ci ont, *dans l'ordre des essences,* un *objet* plus élevé que celle-là. La tempérance n'en est pas moins étroitement liée à la prudence puisqu'elle modère les passions du concupiscible et tient vis-à-vis d'elles un juste milieu rationnel entre l'excès et le défaut. Elle s'unit à la justice par ses actes et par son refus de l'intempérance, vice essentiellement propre à l'individu recueilli sur son seul plaisir propre. Elle est la compagne de la force qui lutte pour le bien commun, puisqu'il est impossible d'être fort sans être tempérant.
Il n'est guère de vertu qui soit en plus étroite connexion avec toutes les autres et qui leur soit plus extensible : presque toutes les vertus, cardinales ou non, ont besoin de la tempérance pour s'exercer. Son usage est courant, quotidien, et si la force l'emporte sur elle par son aspect plus social, « par un certain côté » (*quoad aliquid*)*,* par sa nécessaire fréquence et par ses attaches concrètes à toutes les vertus, la tempérance peut avoir la préférence du moraliste, non seulement sur la force, mais « même sur la justice » ([^65])*.* Elle est une vertu *virile* et saint Thomas, à la suite d'Aristote, remarque avec acribie que son contraire « est un péché de convoitise » excessive que l'on assimile d'ordinaire aux enfants ([^66]). Il souligne également, à la suite du « Maître de ceux qui savent », que l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté parce qu'il est plus volontaire, plus propre à l'homme fait.
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Le lâche a presque toujours l'esprit paralysé devant le danger de mort physique ou moral ; il est plus assujetti aux impulsions extérieures qu'il subit, plus sensible aux risques et aux menaces en général. L'intempérant, lui, est attiré par les jouissances particulières, adjacentes ou accessoires aux convoitises de la nature. Or « est plus volontaire purement et simplement ce qui est volontaire dans les actions *singulières* en quoi culminent la vertu ou le vice au sens propre des termes » ([^67]).
Mais, encore un coup, ces actions singulières ne sont pas coupées de leurs prolongements sociaux. La honte qui s'attache à l'intempérance est opposée à l'honneur et à l'éclat de la vertu contraire. Sans doute l'intempérance est-elle fréquente dans l'humanité, et sa répétition trop visible semble diminuer la honte et le déshonneur qui s'y attachent dans l'opinion des hommes. Elles ne s'y effacent toutefois pas complètement : la nature du vice auquel l'intempérant succombe et qui est marquée de gravité, s'y oppose. Du reste, les stigmates que laisse l'intempérance sur le visage de l'homme, l'abjection de sa conduite libidineuse effacent, nous dit saint Thomas avec profondeur, l'éclat et la beauté inhérents à l'homme tempérant, équilibré, maître de soi, sûr des finalités qu'il poursuit, et dont la raison illumine par transparence les actes vertueux ([^68]). Une visible flétrissure marque le noceur et les artifices qui le dissimulent ne font qu'accentuer l'absence de chasteté chez la femme. Tous ces signes dont le sens est de toute évidence à la fois individuel et social manifestent que l'homme ou la femme livrés à l'intempérance se ravalent au niveau de l'animal et détruisent en eux les marques de leur caractère vraiment humain.
(*A suivre*.)
Marcel De Corte.
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### Sainte Bernadette Soubirous
BERNADETTE naquit à Lourdes, le 7 janvier 1844. Baptisée deux jours après, elle reçut le nom de Marie-Bernarde, mais on l'appelait familièrement Bernadette, diminutif gracieux qui lui resta.
Ses parents étaient d'honnêtes meuniers, bons chrétiens, trop généreux peut-être, peu avisés au commerce en tout cas. Toujours est-il que la faillite, puis la misère s'abattirent sur la famille qui se réfugia dans une ancienne prison de Lourdes, désaffectée à cause de son insalubrité, appelée « le cachot ». C'était un logis sombre et humide, comprenant une pièce unique pour six personnes. La nourriture insuffisante, le climat délétère et la souffrance de voir ses parents dans le besoin, aggravèrent chez la fillette ses crises d'asthme douloureuses. Bernadette fut formée très tôt à l'école du sacrifice. Loin de se révolter, les parents supportèrent l'épreuve courageusement, avec le fond de tristesse de ceux qui ont connu le bonheur, à quoi ils alliaient une décence, une distinction naturelle, une fierté laborieuse et humble dont notre sainte resta marquée pour toujours.
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Plus tard, lorsque la famille connaîtra une certaine notoriété, Bernadette s'écriera, à l'adresse des siens « Surtout qu'ils ne s'enrichissent pas ! » Elle vit cependant ses frères et sœur pleurer du mal de faim ; son petit frère Jean-Marie, à l'église, grattait les dalles pour manger la cire des cierges, tombée pendant l'office des morts. Bien souvent, à la tombée de la nuit, on allait se coucher sans avoir mangé ; et lorsque la prière en famille réunissait chaque soir le père, la mère et leurs quatre enfants pour la récitation du Notre Père, on devine quelle signification revêtait pour eux l'invocation : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. »
Un rais de soleil pour Bernadette : ses parents la mirent à Bartrès chez sa nourrice Marie Laguës ; là du moins elle gardait les moutons au grand air, on l'habillait chaudement et le pain ne manquait pas. Pourtant Bernadette suppliait ses parents de la ramener à Lourdes afin de pouvoir faire sa première communion et parce qu'elle voulait vivre à nouveau au milieu de ses frères et sœur : miracle de la charité qui préfère partager la souffrance des êtres chers que jouir sans eux des biens de l'existence.
Elle revint donc et c'est alors qu'eut lieu l'événement céleste qui marquera la vie de l'Église jusqu'à la fin des temps : Bernadette fut choisie par la Reine du Ciel comme confidente de ses messages et comme témoin de ses apparitions. Mais elle n'en tira jamais nulle vanité : « La Sainte Vierge, disait-elle, m'a choisie parce que j'étais la plus pauvre et la plus ignorante. »
C'était un jeudi 11 février 1858, lors d'une froide matinée éclairée d'un pâle soleil d'hiver. Bernadette ramassait du bois mort au bord d'un cours d'eau que franchissent sa sœur Toinette et sa cousine Jeanne Abadie. Au clocher de l'église ont tinté les douze coups de midi. Elle se prépare à franchir à son tour le maigre canal qui la sépare de ses compagnes. Mais lisons le récit qu'en a fait la voyante :
« Je commençais à peine à quitter un bas, que j'entendis une rumeur de vent, comme quand il fait de l'orage. Je me tournai du côté de la prairie et je vis que les arbres ne remuaient pas du tout. J'avais entrevu, mais sans y arrêter le regard, une agitation de branches et de ronces, du côté de la grotte.
« Je continuai de me déchausser et je mettais un pied dans l'eau quand j'entendis la même rumeur devant moi. Je levai les yeux et je vis un amas de branches et de ronces qui allaient et venaient, agitées, au-dessus de l'ouverture la plus haute de la grotte, tandis que rien ne remuait tout autour.
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« Derrière ces branches, dans l'ouverture, je vis tout de suite après une jeune fille blanche, pas plus grande que moi, qui me salua par une légère inclination de tête ; en même temps elle éloigna un peu du corps ses bras étendus, en ouvrant les mains, comme les Saintes Vierges ; à son bras droit pendait un chapelet. « J'eus peur. Je reculai. Je voulus appeler les deux petites, je n'en eus pas le courage. Je frottai mes yeux à plusieurs reprises ; je croyais me tromper.
« Relevant les yeux, je vis la jeune fille qui me souriait avec beaucoup de grâce et semblait m'inviter à m'approcher. Mais j'avais encore peur. Ce n'était pas pourtant une peur comme j'en ai eu d'autres fois, puisque je serais toujours restée pour regarder cela -- *aquéro, --* au lieu que, lorsqu'on a peur, on s'en va vite.
« Alors l'idée de prier me vint. Je mis la main à la poche. Je pris le chapelet que je porte habituellement sur moi. Je m'agenouillai et je voulus faire le signe de la croix. Mais je ne pus pas porter la main au front : elle me tomba.
« La jeune fille cependant se plaça de côté et se tourna vers moi. Cette fois, elle tenait le grand chapelet à la main. Elle se signa, comme pour prier. Ma main tremblait. J'essayai de nouveau de faire le signe de la croix et je pus le faire. Après quoi je n'eus plus peur.
« Je récitai mon chapelet. Tout en récitant le chapelet, je regardais tant que je pouvais. La jeune fille était vivante, très jeune et environnée de lumière. Quand j'eus fini mon chapelet, elle me salua en souriant. Elle recula dans la niche et disparut tout d'un coup. »
Interrogée par la suite, Bernadette précisa que les yeux étaient bleus, la voix « fine ». Pendant la récitation des *Ave,* la visiteuse laissait glisser les grains de son chapelet en même temps que la voyante, mais ses lèvres ne remuaient pas. Elle la regardait en souriant, ne s'unissant à la récitation vocale que pour les « Gloria Patri ». Alors elle s'inclinait légèrement et priait avec la fillette en extase. La physionomie de la Sainte Vierge était douce et belle.
Si belle, déclarait Bernadette, que lorsqu'on l'a vue une fois, on voudrait mourir pour la revoir. »
Dix-sept fois encore l'apparition devait se manifester, ne dévoilant son nom que le 25 mars, à la demande de l'enfant qui dut réitérer 3 fois en son dialecte pyrénéen : « *Madamizélo, boulét avoué éro bouéntat de disémé qui ét ? *» (Mademoiselle, voulez-vous avoir la bonté de me dire qui vous êtes ?) Alors seulement elle vit l'Apparition, qui jusque là gardait les mains jointes, ouvrir les bras et les incliner comme sur la médaille miraculeuse, puis les croiser sur la poitrine en levant les yeux au ciel.
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Enfin elle laissa tomber de ses lèvres ces mots que Bernadette entendit pour la première fois dans sa langue maternelle et dont elle ignorait la portée : « *Qué soy ér' Immaculado Councepciou *» (Je suis l'Immaculée-Conception).
Sur le chemin du retour, l'enfant répéta à haute voix, comme une leçon apprise, le nom de l'Apparition, et se précipitant chez le curé, le prononça devant lui tout à trac, sans l'avoir déformé. L'abbé Peyramale homme rude dont l'aspect inspirait la crainte plus que la sympathie, la gronda tout d'abord : « Que dis-tu, petite orgueilleuse ? » Mais devant les réponses candides de l'enfant, pour laquelle les syllabes prononcées n'étaient que des sons, le curé se sentit chanceler ; il la congédia, monta dans sa chambre et se mit à pleurer ! Quatre ans auparavant, le 8 décembre 1854, Pie IX avait solennellement proclamé le dogme de l'Immaculée-Conception. Sous une forme gracieuse, la Vierge Marie venait inculquer dans la piété populaire ce que l'Église avait défini par son Magistère infaillible.
Dès lors on verra se dessiner une nouvelle phase de la vie de sainte Bernadette. Au cours de ses mystérieux entretiens, la Mère du ciel avait inspiré à l'enfant le désir du ciel : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde, mais dans l'autre », et celui d'une vie réparatrice : « Priez pour les pécheurs ».
Bernadette résolut donc d'embrasser la *voie étroite qui conduit à la vie.* Elle quitta, non sans déchirement, sa chère famille, l'univers familier de son enfance et partit pour Nevers, loin de ses chères montagnes, loin du Gave mélodieux, loin surtout du lieu béni des apparitions. Elle vint donc une dernière fois à la grotte de Massabielle, insista pour qu'on lui permît de prolonger sa visite, baisa la terre, le rocher et ne put retenir ses larmes : « La grotte, dit-elle pour s'excuser, c'était mon ciel. Je ne la reverrai plus ! »
Elle prit donc le voile chez les Sœurs de la Charité de Nevers. Quel arrachement et quel dépaysement ! Mais elle accepta ce sacrifice, dont Dieu seul connaît le prix, pour répondre à sa vocation, afin d'ensevelir le *secret du Roi* dans le silence et dans la solitude.
Le samedi 7 juillet 1866, lorsque Bernadette se présenta au couvent Saint-Gildard, encore vêtue de son gracieux costume pyrénéen, elle fit, sur la demande de ses supérieures, le récit des apparitions, très simplement et avec sobriété. Puis, à partir de ce jour, elle garda le silence le plus absolu sur les événements dont elle avait été le témoin, méritant ainsi le beau titre que lui donne une leçon du bréviaire : *Silentii custos,* gardienne du silence.
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Dès le début de sa vie religieuse elle connut l'humiliation et la souffrance. Sa maîtresse des novices décela en elle un fond de fierté un peu raide, un peu farouche, qu'elle s'appliqua à corriger avec un zèle intempestif qui entrait mystérieusement dans les desseins de Dieu. La fille du meunier en détresse François Soubirous, avec sa petite taille de 1 m 40, avec son accent du midi et sa réserve *instinctive,* offrait un contraste frappant avec la Mère Marie Thérèse Vauzou dont l'incontestable vertu et la hauteur un peu solennelle faisaient une maîtresse des novices rompue à tous les exercices de sa charge. Elle excellait en particulier à corriger l'amour-propre et à raboter les aspérités de caractère de ses jeunes aspirantes. D'un commun accord, supérieure générale et maîtresse des novices résolurent de maintenir leur nouvelle recrue dans les humiliations. Le soir de sa profession, comme Mgr Forcade, évêque de Nevers, distribuait comme de coutume les *obédiences* des nouvelles professes, sœur Marie-Bernarde fut *étonnée* d'être la seule à n'en point recevoir. Elle se pencha vers sa voisine et lui dit : « On en donne à tout le monde... J'aurais pourtant bien aimé faire comme les autres. » -- « Et sœur Marie-Bernarde », demanda l'évêque ? -- « Monseigneur, elle n'est bonne à rien ! » répondit la supérieure générale. -- « Eh bien, reprit l'évêque, je vous donne l'emploi de la prière. »
Ce traitement rigoureux offrit à Bernadette de quoi correspondre à l'injonction formelle de la Vierge, au rocher de Massabielle « Prière et Pénitence ». Ce qu'elle souffrit peut se résumer en trois mots terribles : abjection, solitude du cœur, souffrance morale. La torture des souffrances physiques viendra parfaire en ses derniers moments les traits de ce petit Christ en croix. Un tel régime en eût abattu d'autres. Mais la grâce divine trouvait en elle une nature fine et énergique, d'un grand bon sens et d'un équilibre parfait. Elle eut à cœur de combattre généreusement sa vivacité native et elle accepta la froideur de sa Mère maîtresse comme un moyen de purifier l'élan trop naturel de sa sensibilité. Elle souffrit le martyre du cœur par une disposition providentielle de Dieu. Mère Marie Thérèse Vauzou, secrètement honorée d'avoir à former une *âme privilégiée,* avait déclaré au noviciat, la veille de son arrivée : « Vous comprendrez quelle grâce et quelle faveur c'est pour nous de recevoir l'enfant privilégiée de Marie ; pour moi, ce sera un des plus grands bonheurs de ma vie de voir les yeux qui ont vu la Sainte Vierge. »
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Pourtant il n'y eut pas rencontre d'âme ; aucune intimité spirituelle ne s'établit entre la maîtresse des novices qui aimait conduire les esprits en y imprimant sa marque, et la jeune religieuse. Celle-ci échappait à sa supérieure de deux côtés : sa vivacité spontanée, son don d'observation et de répartie bien terrienne, qui fait penser à Jeanne d'Arc devant les juges, déconcertaient Mère Marie Thérèse, plus conventionnelle et plus compassée. D'autre part, Bernadette, initiée à la vie intérieure par la Très Sainte Vierge elle-même, possédait en son âme une zone secrète entourée de silence qui échappait à toute investigation humaine. Cette double résistance irritait la supérieure.
La Mère Vauzou, trompée par les apparences, crut y voir une marque d'amour-propre et un manque de confiance, ce qui suscita en elle une sorte de dépit. « Toutes les fois, avoua-t-elle plus tard, que j'avais quelque chose à dire à Bernadette, j'étais portée à le dire avec aigreur. » Cependant tous reconnaissaient à sœur Marie-Bernarde l'étoffe d'une infirmière hors pair, tant par l'intelligence et les soins laborieux que par le rayonnement qui émanait d'elle et la faisait désirer de tous les malades. Une de ses grandes souffrances fut de ne pouvoir, faute de santé, partir dans les hôpitaux comme elle le désirait.
Ses supérieures ne firent rien pour atténuer le sentiment douloureux que lui causait son état d'impuissance. Bien au contraire, les multiples petites abjections inhérentes à la vie religieuse pesèrent douloureusement sur Bernadette tant en raison de son dépaysement et de sa vive sensibilité que de son état de santé fragile. L'incompréhension de ses supérieures vrillait son cœur plus profondément qu'une injustice déclarée. Mais la Vierge de Massabielle veillait. C'est elle qui permettait la solitude et le détachement des créatures, nécessaire purification pour l'âme appelée au mariage spirituel : « Je l'attirerai au désert et je parlerai à son cœur » (Os. II.16), ainsi le Seigneur parle-t-il de la communauté d'Israël, figure de l'Épouse. Tous ceux qui désirent aimer Dieu avec plénitude savent de quel prix s'obtient cette grâce insigne : pour que Dieu soit aimé réellement, il faut qu'il soit le tout de l'âme et pour que Dieu soit le tout de l'âme il faut qu'elle se détache de tout ce qui n'est pas Lui. Ainsi l'entendait celle qui traçait ces lignes d'une main ferme : « Ô Jésus donnez-moi de comprendre la jalousie du céleste amour. Dégagez, attirez, élevez toutes mes affections. » -- « Ô ma mère, je vous fais le sacrifice de toutes les créatures, afin que mon cœur soit tout à vous et à mon Jésus. » Mais ce détachement, pour atteindre toute sa profondeur, requiert que Dieu lui-même y mette la main. Alors, au-delà des simples purifications de l'amour-propre, apparaissent les phases d'une mystérieuse déréliction, préambule de la vie mystique.
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Voici ce que nous trouvons dans les carnets intimes de sœur Marie-Bernarde : « Mon divin Époux m'a donné de l'attrait pour la vie humble et cachée et souvent il me disait que mon cœur n'aurait d'arrêt que quand il lui aurait tout sacrifié... et pour me décider, souvent il m'inspirait qu'après tout, à la mort, je n'aurai d'autre consolateur que Jésus et Jésus crucifié ; Lui seul, fidèle ami, entre mes doigts glacés dans la tombe j'emporterai. Ô folie des folies de m'attacher à autre chose qu'à Lui. »
Et ceci : « Ô Jésus, je suis persuadée que le plus grand des délaissements serait de n'avoir point part au vôtre. » Ces lignes nous font pénétrer dans le sanctuaire de l'âme où se livre la bataille de la sainteté.
Un dernier trait jette une lumière sur la conduite de Dieu à l'égard de l'humble enfant formée par la Vierge de Massabielle. Bernadette avait entendu la Vision prononcer les mots devenus célèbres : « Prière et Pénitence ». Elle avait entendu Marie lui dire : « Priez pour les pécheurs » et le regard de la Vierge s'était alors embué de tristesse.
Désormais les souffrances morales et, plus tard, physiques de sœur Marie-Bernarde auront une signification bien précise : sauver les pécheurs. Aussi a-t-on recueilli nombre de souvenirs où apparaît une véritable hantise du salut des âmes.
Un jour, à Lourdes, elle avait accepté malgré sa répugnance à refaire devant un tiers le beau signe de croix de la Très Sainte Vierge ; son interlocuteur avait réussi à obtenir qu'elle se signât devant lui en lui disant simplement : « Je ne crois pas en Dieu. » -- « Ah ? Vous ne croyez pas en Dieu ? » lui dit-elle avec une sorte de tendre commisération. Alors l'enfant se recueillit un instant et fit lentement le beau signe de Croix tel que le lui avait enseigné la Sainte Vierge, laissant une profonde et durable impression dans l'âme de l'infortuné.
Bien plus tard, c'était en 1877, sœur Marie-Bernarde fut abordée par un jeune prêtre, l'abbé Perreau. Soudain elle joignit les mains, leva vers le ciel des yeux baignés de larmes et dit d'une voix suppliante : « Monsieur l'Abbé, ah ! j'ai une grande grâce à vous demander. -- Laquelle ? -- Promettez-moi de prier tous les jours pour mes pécheurs. » Et, en parlant, sa poitrine était haletante, elle avait comme des sanglots.
Lorsqu'elle reçut la nouvelle que son mal était incurable, elle s'écria : « Alors, il me faut un pécheur par jour ! » La mort de sainte Bernadette Soubirous manifesta que Dieu la voulait humiliée jusqu'au bout et l'amour fut sa seule lumière. Elle connut l'agonie spirituelle et l'affrontement avec l'ange des ténèbres. Son confesseur l'entendit murmurer plusieurs fois : « Va-t-en, Satan ! »
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A l'invitation qu'on lui faisait de renouveler le sacrifice de sa vie elle répondit : « Quel sacrifice ? » Ce n'est pas un sacrifice de quitter une pauvre vie dans laquelle on éprouve tant de difficulté à appartenir à Dieu. »
Dans la nuit du 16 avril, jour de sa précieuse mort, elle connut un accroissement de souffrance. Une de ses compagnes lui demanda :
-- *Ma sœur, vous souffrez beaucoup ?*
*-- Tout cela est bon pour le Ciel.*
*-- Je vais demander à notre Mère Immaculée... de vous donner des consolations.*
*-- Non, reprit-elle, pas de consolations, mais la force et la patience.*
Puis ce furent les derniers mots mémorables, ceux de la Salutation angélique qu'elle murmura par deux fois :
« Sainte Marie mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheresse, pauvre pécheresse. »
Nous sommes en 1879, en cette fin du XIX^e^ siècle où la Chrétienté jette ses derniers feux avec le saint curé d'Ars, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, le Père Emmanuel du Mesnil Saint Loup, le général de Sonis ; les États pontificaux sont envahis, la France vaincue tombe sous le pouvoir maçonnique.
La Sainte-Espérance monte comme une aurore sur les ruines d'une civilisation.
*Et nunc reges, intelligite !*
A une heure où s'effondrent les grandeurs d'établissement, c'est à la société tout entière que s'adresse le sévère avertissement de la Très Sainte Vierge :
« Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde mais dans l'autre. »
Que les sociétés chrétiennes qui veulent renaître ça et là sur le globe de la terre écoutent le chant qui s'élève sur les bords du Gave, chant de l'humilité, de la petitesse et de l'innocence.
\*\*\*
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Ô sainte Bernadette, ô cœur d'enfant pur comme une source, vrai miroir de l'Immaculée ! N'êtes-vous pas le chef-d'œuvre de Marie, sa confidente et son plus beau miracle ? Depuis que l'Église vous a proposée à notre affectueuse vénération, pouvons-nous désormais rendre un culte à la Mère de Dieu sans nous souvenir qu'elle-même vous a formée et façonnée pour être notre modèle ?
Obtenez-nous, chère sainte, d'être comptés au nombre des âmes qui sont comme vous captivées et ravies par la beauté de la Vierge Immaculée, se mettent à son école, suivent ses traces, écoutent ses conseils. Apprenez-nous à travailler dans l'espérance du ciel, à ne chercher que la Volonté de Dieu au sein d'une vie humble et cachée, acceptant de mourir, comme le grain tombé en terre dont parle l'Évangile, afin de produire du fruit. Débarrassez-nous de ce personnage important que nous sommes ; faites-nous accepter nos limites, rire de nos échecs, embrasser la croix et boire joyeusement à la coupe des humiliations. Obtenez-nous la grâce de travailler comme le serviteur inutile et d'être traités comme le balai qu'on remise derrière la porte après s'en être servi, image sous laquelle vous avez voulu vous dépeindre vous-même. Apprenez-nous à travailler à quelque grand dessein qui nous dépasse, à labourer dans l'ignorance des fruits, à porter dans le cœur de vastes intentions, et à les réaliser dans la perfection du détail caché et vulgairement quotidien. Apprenez-nous à réciter le chapelet et, de chapelet en chapelet, à gravir les marches du trône, jusqu'aux pieds de l'Immaculée où pour la dernière marche, n'est-ce pas, vous nous tendrez la main !
Benedictus.
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## NOTES CRITIQUES
### John A. T. Robinson et l'Écriture sainte
John A. T. ROBINSON : *Peut-on se fier au Nouveau Testament ?* Traduction de Georges Passelecq (P. Lethielleux).
Dans le numéro 225 (juillet-août 1978) d'ITINÉRAIRES nous avions rendu compte du dernier livre de John A.T. Robinson, l'ancien évêque anglican de Woolwich, auteur d'*Honest to God* (que nous avions traduit sous le titre *Dieu sans Dieu* dans la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines).
Ce livre, *Can we trust the New Testament ?,* vient d'être traduit en français par Georges Passelecq sous le titre *Peut-on se fier au Nouveau Testament ?* dans la collection « Bible et vie chrétienne », nouvelle série, aux éditions P. Lethielleux, Paris 1980.
Dans notre compte rendu de 1978, fait sur l'édition anglaise, nous avons dit le grand intérêt de l'ouvrage. L'auteur, qui est un exégète réputé, pense maintenant que tous les textes du Nouveau Testament sont antérieurs à l'an 70.
On sait qu'à force de distinguer le Jésus de l'Histoire du Christ de la foi, nos exégètes finissent par faire de la foi un vague fidéisme où l'agnosticisme est latent. Telle était la position de J. A.T. Robinson, il y a une quinzaine d'années. Cependant cet exégète anglican est aussi honnête qu'il est savant et intelligent. Peu à peu, en approfondissant son étude des documents qui permettent de cerner de plus près la vérité historique, il en est venu à la conviction que la rédaction de tous les textes composant le Nouveau Testament est beaucoup plus ancienne qu'on ne le croit généralement. A vrai dire, il y a belle lurette que les experts ont abandonné le deuxième siècle comme celui de la rédaction du N.T. Depuis une cinquantaine d'années on échelonne cette rédaction, selon les textes, de l'an 50 à l'an 100.
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Allant plus loin, Robinson pense qu'il faut descendre de 47 à 70. Ce n'est, bien sûr, qu'une hypothèse ; mais elle s'impose à lui de plus en plus. Il l'a présentée dans un autre ouvrage, *Redating the New Testament,* où il explique ses raisons.
Quel est l'intérêt de cette datation nouvelle ? Il saute aux yeux : plus la date de rédaction des évangiles et des autres livres du N.T. est proche de celle de la mort de Jésus (en l'an 30 probablement), plus on peut faire confiance aux rédacteurs, ceux-ci ayant été des témoins directs de ce qu'ils rapportent ou ayant été en mesure d'interroger les témoins.
Cette datation reculée était déjà pressentie et proposée par nombre d'exégètes, mais saint Jean demeurait confiné à la fin du premier siècle. Robinson le restitue aux approches de l'an 70, comme les autres. Bien mieux, il fait de lui le témoin historique le plus sûr, chaque fois du moins que c'est en témoin qu'il parle. Histoire et théologie coïncident en Jean plus qu'en aucun autre.
Au total donc Robinson estime qu'on peut faire confiance au Nouveau Testament. La science aujourd'hui épaule la foi, alors qu'elle l'ébranlait plutôt naguère. Mais l'acte de foi reste spécifique en toute hypothèse.
Quoique nous ne sachions pas très bien quel est le contenu exact du Credo de l'auteur, son livre, à quelques mots près, est de la plus stricte orthodoxie catholique et on souhaite qu'il soit lu par tous ceux qui en sont là où il en était il y a quinze ans.
La traduction est satisfaisante, sans plus. Parfois on a intérêt à se reporter au texte original pour la comprendre ou même la rectifier (Cf. par exemple, p. 94 la phrase du milieu qui commence par « clair aussi que Jean ! » etc.).
Quant à l'éditeur, P. Lethielleux, quand il consentira à inscrire son adresse sur les livres qu'il édite, on pourra acheter ses livres.
Louis Salleron.
### Les révélations du marquis de Breteuil
Marquis de BRETEUIL : *La haute société. Journal secret. 1886-1889* (Atelier Marcel Jullian).
Je l'ai souvent écrit, les temps nous apportent progressivement des aveux retentissants quand il s'agit des membres de la famille royale. En voici un nouvel exemple. Henri Le Tonnelier, titré marquis de Breteuil (j'écris titré, car le titre officiel était bien celui de baron), mourut en laissant des mémoires que son petit-fils Henri-François, actuel marquis, vient de publier en partie ([^69]).
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Nous le savons par le petit-fils présentateur, ce n'est qu'un choix de pages sur une courte période de trois ans, mais période qui compte du fait que l'aïeul est au centre des affaires politiques, en tant que député des Hautes-Pyrénées et conseiller écouté du comte de Paris ([^70]).
C'est de plus l'époque de la crise due à une République scandaleuse et qui tremble devant le général Boulanger sur lequel il y aurait trop à dire. Ni le comte de Paris, ni Breteuil ne sont enthousiastes devant le dit général, mais enfin, pour faire quelque chose, ils décidèrent de marcher dans toute la campagne électorale qui devait le faire élire dans divers départements, chose possible à l'époque. C'est dire que nous sommes plongés au cœur des opérations politiques destinées à mettre Boulanger sur le fauteuil élyséen, de façon telle qu'il installe rapidement les Paris sur le trône... Ceci nous vaut de pittoresques descriptions des membres de la famille royale (des Français). Le couple Paris est mal fagoté, comme de petits bourgeois, ce qui horrifie le prince de Galles et la société britannique, la comtesse de Paris étant une brave femme, mais aussi une virago qui fume, chasse, boit, tout en giflant ses enfants à tour de bras. La princesse Amélie leur fille, duchesse de Bragance (et future reine de Portugal) ([^71]) est un grand échalas, faisant profession de libéralisme à faire frémir le noble faubourg Saint-Germain (cf. infra).
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Le duc d'Orléans son frère n'est qu'un jeune fêtard. Le duc de Chartres, frère cadet du comte de Paris, est un excellent homme, aimant trop la bouteille et qui concocte une chose abominable, le mariage de sa fille Marguerite avec le duc d'Orléans. Son fils le prince Henri (frère aîné du futur duc de Guise) a hérité de son goût pour la bouteille ; de morale médiocre il a « un air sournois et endormi. Il écrit en français comme un portier, il sait peu de chose et en montre encore moins » ; il couche avec Mme d'Avaray, prostituée mondaine dont le mari est un « serin » (p. 151). Le prince de Joinville est « un philosophe sceptique », le duc d'Alençon « un imbécile », marié à une Bavière enfermée pour folie en Allemagne ; le duc de Nemours est le plus ennuyeux des hommes et le moins intelligent de tous ces princes, etc. etc. La duchesse d'Uzès qui dépensera des millions pour Boulanger et qui se trouve, elle aussi, au cœur de l'action, n'hésite pas à déclarer en une formule concise : « Les princes sont des crétins ! » (p. 266).
Voilà comment étaient jugés les membres de la « maison de France » (*sic*) par leurs plus chauds partisans.
Seul, le comte de Paris a droit à quelques bontés, de même que le duc d'Aumale, qui ne manque pas une occasion de critiquer, ouvertement et publiquement, son neveu comte de Paris ; la femme de ce dernier le déteste. Quelle famille !
Breteuil, quant à lui, semble désolé de toute cette médiocrité ambiante, mais il est manifeste qu'il fait parfois erreur, comme tant d'autres contemporains. Il juge mal Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, fils de la princesse Clémentine d'Orléans et donc petit-fils de Louis-Philippe I^er^. Ferdinand est un désaxé, c'est certain, et son élection comme prince de Bulgarie excitera la verve de toutes les cours plus ou moins horrifiées d'une telle promotion pour un homme qui n'est qu'un dandy perdu de vices (et qui bat sa mère ?)... Mais le Ferdinand en question, tout pédéraste affolé de bijoux et de décorations qu'il est, s'avérera un bon politique, manœuvrier et intelligent. Il faudra la première guerre mondiale pour que cet homme qui aura martyrisé tant de monde (dont ses deux femmes successives), trouve une chute normale pour les vaincus des empires centraux (novembre 1918) ([^72]).
Le dynaste qui trouve grâce devant Breteuil est le prince de Galles, futur Édouard VII. Ce dernier lui précisera combien Bismarck haïssait la France et ses princes, protégeant ainsi la République qui ne pouvait que l'affaiblir. On le savait, mais c'est encore utile à lire sous une autre plume. Nous lisons d'autres témoignages d'intérêt, écrits par un homme renseigné, chez lui dans le milieu de la haute société dont il fait partie, tant en France qu'à l'étranger. En France, car il est issu d'une ancienne famille du Beauvaisis qui a donné de bons serviteurs, dont un ministre de Louis XVI (d'où l'avenue de Breteuil) et un pair de la Restauration ; à l'étranger, du fait de son argent qui facilite tant le port du titre.
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Notre marquis est à la cour de Grande-Bretagne, mais aussi invité par l'empereur de Russie et d'autres potentats du jour.
Mais j'en viens aux points d'intérêt.
1\) Breteuil qui est un homme sensible (il vient de perdre sa première femme et la pleure longuement) n'est visiblement qu'un immoral personnage, mais lucide devant les catastrophes à venir. Ayant découvert qu'on allait marier le duc d'Orléans, jeune fêtard revenu des Indes, avec la princesse Marguerite d'Orléans sa cousine germaine, il s'empresse de lui donner de savoureux conseils. Tout d'abord, comme il n'est pas assez mûr, il doit récuser le mariage et vivre sa vie. Qu'il s'habille bien (pas comme ses parents !), qu'il se fasse bien voir des Britanniques et du prince de Galles : « Allez aux courses, dans le monde, au bal, dans les clubs. Qu'on vous voie dans la meilleure société ; faites la cour aux plus jolies femmes et tâchez de les tomber ! soyez un héros ! C'est de votre âge et de votre situation. Apparaissez comme un prince brillant, plein de vie et d'ardeur. Cela se saura vite au loin et vous servira en France ! » (On croit rêver en lisant ces conseils antichrétiens qui, trop bien suivis, mèneront ce prince vers la débauche, un mariage raté avec une archiduchesse qui restera vivre en Hongrie pendant la guerre de 14-18, et des paternités naturelles.) Un peu plus loin : « Gardez-vous des hommes de mauvaise compagnie... » (Quand même !) « Amusez-vous tant que vous pourrez ; mais amusez-vous bien. Vous aurez, pour le faire, sept ou huit années devant vous ; ne les perdez pas, vous les regretteriez toujours. » (Mai 1889, cf. p. 355.) Lors des noces d'argent des Paris à Sheen House, les royalistes français font triste mine devant l'annonce des fiançailles. Le duc d'Orléans déclare à Breteuil : « J'étais engagé » (ce qui n'était pas vrai car une ancienne amourette enfantine avait été considérablement amplifiée par le duc de Chartres) « et, du reste, tout cela ne se fera que dans dix-huit mois ! D'ici là, je vais faire la fête, et puis, voyez-vous, je n'avais pas d'autre moyen de conquérir ma liberté ! ». Notre marquis répliqua à ce « grand enfant » que c'était alors plus triste qu'il ne le pensait et s'empressa de le souligner au duc de Chartres piqué de constater sa froideur. Breteuil avait raison sur plusieurs points : Orléans n'était pas en âge, il était imprudent de marier des princes qui sont tant de fois parents et cela d'autant plus que tous les royalistes comptaient sur une alliance étrangère qui pouvait grandir le jeune prince aux yeux de la France, en lui faisant servir sa patrie... Une grande-duchesse de Russie semblait possible ou une Grande-Bretonne... Le mot de la fin était dit par le banquier Hirsch, au duc de Chartres : « Vous avec bien mené l'affaire » (p. 372). Il y a des choses qu'on n'invente pas ! Breteuil écœuré devant cette volonté du duc de Chartres de devenir le père de la future « reine de France », épilogue en écrivant que les Orléans ont en fin de compte renoncé à régner et que « si jamais nous faisons la monarchie, ce sera malgré eux » (p. 373). Il rappelle l'extraordinaire parole de Floquet, interrogé à la chambre par Beauvoir, conseiller du comte de Paris, lors de la discussion de la loi d'exil en juin 1886 :
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« Et puis, voyez-vous, quand ils seront en exil, ils seront obligés de recommencer à se marier entre eux. »
Vue fulgurante !
Mais n'en pouvant plus du joug familial, Orléans s'en vint en France se présenter au bureau voulu pour le service militaire, fut mis en prison et abandonna sa fiancée qui fut mariée en 1896 à Patrice de Mac-Mahon ([^73]).
Le désastreux mariage entre cousins germains se fit plus tard, en 1899, quand Jean d'Orléans « duc de Guise », fils subsistant du duc de Chartres (et donc frère de Marguerite), épousa Isabelle d'Orléans, fille du comte de Paris. Les deux mariés avaient chacun un père et une mère Orléans et les enfants de ce couple, dont le « comte de Paris » actuel, descendent ainsi *de quatre côtés* de Louis-Philippe I^er^ et de Philippe Égalité. Le « comte de Paris » ayant épousé une Orléans Bragance issue du duc de Nemours et leur fils aîné, « comte de Clermont » ayant épousé une Wurtemberg issue de Marie d'Orléans, fille du dit Louis-Philippe 1^er^, les enfants du couple *descendent de six côtés différents* de ce roi des Français mort en 1850... Comme le dit Breteuil, accablé, au sujet du mariage prévu en 1889 : « Pour le moment, ce qu'on ne peut envisager sans frémir, c'est qu'on va marier les produits de quatre cousins germains et qu'on prend moins de précautions pour la reproduction des princes qui perpétueront la maison de France que pour celle des chiens ou des chevaux » (p. 366). Je livre ces lignes à la réflexion des royalistes de 1981 et qui ont quelques motifs d'inquiétudes...
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2\) Pour mener campagne et faire élire Boulanger, il fallait des sommes folles que la duchesse d'Uzès ne pouvait assurer à elle seule. Aussi, chaque fois qu'il faut absolument trouver de l'argent pour que le comte de Paris puisse alimenter le brave général et les siens ([^74]) on constate que Breteuil file chez le baron Hirsch, banquier autrichien vivant à Paris, pour lui soutirer des chèques. En mars 1888, 200.000 F (dont 100.000 sur la demande du marquis de Beauvoir, chef du cabinet du comte de Paris) pour une élection ; Breteuil explique qu'il en a immédiatement besoin pour la cause monarchique et qu'il n'y aura aucun compte possible.
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Hirsch fait le chèque séance tenante ! 100.000 F seront remis le lendemain à un homme de Boulanger qui sera élu avec en Dordogne. En décembre suivant, Hirsch donne 5.000.000 au comte de Paris pour les dépenses électorales... L'argent est la hantise de Breteuil ; il dit au comte de Paris qu'il faut emprunter 20.000.000 F à des banquiers juifs pour la propagande ; surtout ne pas faire de quêtes auprès des fidèles, mais prendre chez Hirsch et Rothschild : « Je crois bien que je prêchais un converti » ajoute notre marquis (p. 162). Un peu plus tard, Beauvoir, Breteuil et le prince envisagent de dépenser 5 à 6.000.000 F et ce dernier n'est pas effrayé par cette somme. Le baron Hirsch annonce à l'Orléans qu'il lui faut 50.000.000 F pour vaincre, qu'il ne les aura pas et qu'on sera obligé de s'en tenir à 10 ou 15.000.000 F à prendre chez le baron Alphonse de Rothschild, mais la duchesse d'Uzès donne déjà 3000.000 F à son prince dont elle pense ce que l'on sait. Que d'énergies et d'argent pour tomber sur un général qui abandonnera tout le monde ! Mais aussi que de connexions avec le monde des barons juifs ! En Grande-Bretagne, le fameux prince de Galles est un ami des Sassoon, etc. Je sais bien que les Rothschild ont prêté de l'argent à beaucoup de gens de la « droite » et le reste, mais une gêne reste devant ces amitiés. Aux noces d'argent des Paris, les orléanistes peuvent contempler les cadeaux des Rothschild et de Hirsch ; ce dernier a donné un morceau de la Sainte Croix dans un superbe reliquaire du XVI^e^ siècle enrichi de pierreries... (p. 367). Je me suis cependant demandé comment Breteuil était si bien avec Israël et je n'ai pas l'impression que ce soit marqué dans l'ouvrage analysé. La lecture du « Révérend », les spécialistes du monde généalogique me comprendront ([^75]), donne la clé : le marquis était fils du comte Alexandre de Breteuil et de Charlotte Fould, fille d'Achille Fould, ministre et sénateur sous Napoléon III, et d'Henriette Goldsmith ! Nous y voilà donc, Breteuil était tout bonnement à moitié juif et on comprend la facilité qu'il avait à fréquenter ce monde puissant car argenté.
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Je laisse le lecteur méditer à loisir sur ces récentes révélations. Elles ne font que confirmer ce que l'on savait depuis Drumont. Lisons à ce sujet Henry Coston : « Les d'Orléans, écrit E. Drumont dans *La France juive*, ont toujours accordé à l'argent une importance excessive. Avoir pour eux est comme un complément, comme une prolongation d'être... Pour le comte de Paris et les siens, le fait de posséder beaucoup constitue un mérite et c'est sous l'influence de ces idées qu'une famille fermement chrétienne » (?!) « est arrivée à donner au pays le spectacle démoralisateur de la maison de France vivant sur pied d'intimité avec la maison de Rothschild ». L'actuel comte de Paris ne semble pas mieux inspiré que son grand-père maternel, car *La libre parole* a révélé en 1935 que le commanditaire de son *Courrier royal* avait été le banquier Édouard Raphaël Worms. Plus tard, on sait le cas que fit le prétendant d'Émile Moreau, gouverneur de la Banque de France par la grâce des Rothschild, posant au conservateur mais en réalité franc-maçon ; c'était un associé du financier Horace Finaly et l'indispensable conseiller du « prince » : c'est dans son hôtel particulier de la rue de Constantine que fut installé le secrétariat du comte de Paris, qui fit parler de lui durant quelques années, avant que de sombrer dans les séquelles d'un gaullisme fervent... ([^76]).
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3\) On retrouve en ce livre le mépris des Orléans pour leur lointain parent le comte de Chambord. Tableau de la future reine de Portugal : très bien, très intelligente, hélas trop grande... « Comme sa grand-mère ([^77]), elle est très tolérante, très moderne dans ses idées, très libérale dans ses aspirations, tout à fait de son temps ([^78]), et si le noble faubourg avait pu entendre ses appréciations sur M. le comte de Chambord, son sentiment sur la fusion, la visite à Frohsdorf, le drapeau blanc et le reste, il eût bien certainement renié cette fille de France.
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Au point de vue religieux, je doute qu'elle croie beaucoup : elle est trop supérieure, et la superstition dévote de la duchesse de Montpensier ([^79]) l'a dégoûtée de la foi. » (p. 78) On savait déjà combien le duc d'Aumale était loin lui aussi d'Henri V, mais on lit ici ces paroles du comte de Paris, qui pensait cependant en être l'héritier. Après avoir publié ses fameuses *Instructions* en 1887, l'aîné des Orléans qui se voulait « chef de la maison de France » déclare à Breteuil au sujet du comte de Chambord : « Ses phrases sonnaient creux, ils (les Républicains) ne le craignaient pas » (p. 160). Etc. On comprend qu'Henri V, bien informé, ait été ennuyé à la pensée d'avoir de tels cousins, et ce n'est pas fini, les Orléans continuant. Il y a donc une perpétuelle dissonance entre Bourbons et Orléans. On comprend que les princes d'Orléans, dont le comte de Paris, aient fait voter pour la République en 1875. Merci à l'actuel marquis de Breteuil de nous avoir livré tous ces témoignages sur un passé qui pèse encore si fort sur nous.
Hervé Pinoteau.
### Un poète oublié : Brizeux
A. BRIZEUX : *Marie* (Éditions de la Digitale).
Lorsque je revenais du lycée, à Quimper, je passais devant le lycée de jeunes filles, le lycée Brizeux, puis devant l'hôtel Brizeux. Je savais que Brizeux était un poète, mais je ne savais même pas de quel siècle. Pour ma grand-mère, ancienne institutrice, c'était même un très grand poète. Mais alors que mon grand plaisir était de fureter dans les librairies, surtout parmi les livres de poètes, jamais je n'ai trouvé le nom de Brizeux. Il était complètement oublié, et les élèves du lycée portant son nom auraient été bien incapables de dire quel genre de poète il était, ou d'en citer le moindre vers.
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Si Brizeux est totalement oublié dans le pays qu'il a chanté et où il est né, la Cornouaille, je ne doute pas qu'il soit tout autant oublié dans la ville où il vécut et où il fut célèbre, Paris. Dans les salons qui se l'arrachaient, il côtoyait Musset, Delacroix, Berlioz. Il publia dans le *Mercure* des études sur son ami Vigny. Sainte-Beuve écrivit que *Marie*, le chef-d'œuvre de Brizeux, était la perfection même. Le succès de Brizeux était dû à ce que son œuvre était à la fois au goût du jour et différente.
Au goût du jour, c'est-à-dire romantique. On retrouve chez lui les grands thèmes lamartiniens : le sentiment de la nature, l'émotion religieuse, la raison identifiée à la vérité évangélique :
*Plus forte la Raison nous dit :* « *Détrompez-vous,*
*Jésus fut mon ami, mon ami le plus doux. *»
Mais, à la différence de Lamartine, il ne se croit pas du tout investi d'une mission divine pour éclairer les hommes sur le vrai sens du christianisme ; Brizeux n'est pas Jocelyn. Il suit les idées du siècle, mais toujours il revient à son enfance catholique à Arzano, dont le curé, ancien prêtre réfractaire, avait fait de son presbytère une école, et à la liturgie qui l'enchantait. C'est toujours avec une grande piété et une grande dévotion qu'il parle de son vieux maître, et *presbytère* rime avec *règle salutaire*. Jamais on ne trouvera chez lui la moindre critique de l'Église, de la religion catholique. Au contraire il blâme le Parisien orgueilleux qui « se raille du passé, le dédaigne et l'offense ».
Ce fait de toujours revenir à ses souvenirs d'enfance donne à ses poèmes la note d'exotisme exigée de tout romantique. Il n'aura pas besoin de se forcer, de faire comme d'autres de l'exotisme de pacotille, ou d'aller le chercher aux antipodes. Il revoit sa jeunesse bretonne et c'est tout. L'exotisme breton était très à la mode, à une époque où la celtomanie envahissait les salons parisiens. Cependant Brizeux n'a rien d'un poète folklorique, d'un pseudo-barde. Sa description des costumes et des coutumes reste toujours discrète car ce qui domine dans sa mémoire, c'est Marie, la jeune paysanne qu'il aimait, et c'est le souvenir de la foi, quand il était enfant de chœur « parmi les flots d'encens, les fleurs et la lumière ».
La plus grande réussite du recueil intitulé *Marie* est à mon avis le poème central de *La noce d'Ivona,* où Brizeux réussit le tour de force de rendre, et de bien rendre, en vers français, le dialogue improvisé en vers bretons, sorte de joute oratoire qui se déroulait entre les deux meilleurs chanteurs de l'endroit, la veille de la noce, devant la porte de la fiancée, pour obliger le père (figuré par un des chanteurs, l'autre étant le représentant du fiancé) à donner sa fille... au meilleur homme du monde, bien entendu.
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Romantique aussi parce qu'il chante l'amour. L'amour impossible évidemment, celui qu'il éprouve pour Marie qu'il avait connue à Arzano et qui avait épousé un paysan pendant que son amoureux courait les salons de la capitale. A lire le poème, il paraît évident que Marie est aussi un souvenir. Brizeux aime ses souvenirs plus que Marie :
*Je vis de souvenirs, de souvenirs anciens.*
Marie a toujours dix-sept ans. Elle est toujours l'écolière, dans l'église, dans le presbytère, sur les mêmes bancs que lui. Elle est dans la nature aussi, et les promenades avec Marie permettent à Brizeux de chanter la nature, thème romantique connu. Les deux souvenirs de Brizeux, c'est Marie et l'Église : Marie et la nature, l'Église et la liturgie, la foi solide, la piété intense des paysans :
... *et leur humble oraison,*
*Encens du cœur, s'élève et remplit la maison ;*
*Et la journée ainsi, pieuse et régulière,*
*Comme elle a commencé finit dans la prière.*
Ce que le recueil, intitulé *Marie,* publié quatre fois du vivant de l'auteur, avait de différent, c'est Sainte-Beuve qui le dit : « En lisant ce livre tout virginal et filial, le DECOR, le VENUSTUS, le SIMPLEX MUNDITIS des Latins reviennent à la pensée pour exprimer le sentiment qu'il inspire dans sa décence continue. C'est le livre poétique le plus virginal de notre temps ; c'est même le seul véritablement tel que je connaisse. » Brizeux fut l'antidote de la perversion morale des romantiques. Sur le plan du style aussi il est différent. Brizeux est beaucoup plus discret que ses contemporains. Il cède rarement à la grandiloquence. Les cuivres et les cymbales, les fracas aussi sonores que vains de ses amis Vigny et Berlioz n'avaient rien à faire, il est vrai, avec la petite paysanne et les aimables paysages d'Arzano. La fraîcheur des vers de Brizeux parut un bienfait sans nom au milieu des fièvres romantiques. A cette époque où l'inquiétude et l'agitation étaient la règle, Brizeux ne craint pas de chanter la vie simple et calme, ordonnée et tranquille. Cette discrétion et cette simplicité font surtout que Brizeux, à notre époque, paraît beaucoup plus sincère que les autres. Ses sentiments ne sont jamais exaltés, exacerbés, enflés, par les mots, par les rimes ou par des images tonitruantes. Cette « fraîcheur » des vers de Brizeux, en voici à mon avis le meilleur exemple, qui n'est pas sans faire penser à certains vers de Marie Noël :
*Assez, sonneur, assez ! vous briserez la cloche !*
*Sa voix par les vallons roule de roche en roche.*
*Les pâtres dans l'étable ont renfermé les bœufs.*
*Le catéchisme sonne, Iann, peignez vos cheveux.*
*-- Vous me rapporterez, Daniel, de l'eau bénite*
*-- Et vous, partez aussi, Marie, et courez vite. *»
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Je ne cacherai pas que les vers de Brizeux me touchent, en partie sans doute parce que les paysages qu'il décrit, je les connais bien. Il y a la rivière qui coule devant chez mes parents ; il y a les collines que j'aperçois de chez moi. Mais ils me touchent aussi par leur fraîcheur naturelle et la vérité des sentiments qui contrastent avec l'emphase des grands romantiques qui me font rire et non pleurer et que je trouve généralement illisibles. Ils me touchent surtout par l'expression vraie de la piété populaire, ce qu'aucun autre romantique n'a su faire. On l'a appelé le *Virgile breton,* ce qu'il ne fut certes pas. On l'a appelé aussi le *chantre de la Bretagne croyante,* et il le fut. Brizeux a vécu cette piété paysanne ; jeune, il vivait avec les jeunes paysans d'Arzano, il parlait leur langue. Cette langue, il ne l'oubliera pas. Si *Marie,* de son aveu même, ne fut pas écrit pour ses anciens condisciples, il écrira de nombreuses chansons en breton qui auront un grand succès dans les campagnes bretonnes. Outre le recueil qu'il en fera, Brizeux écrira un autre livre en breton, une des toutes premières œuvres d'ethnographie bretonne, un recueil de dictons et de proverbes.
Mais sur le plan intellectuel, les vers de Brizeux révèlent une grande confusion, d'étranges contradictions (il est vrai que son compatriote Renan, de vingt ans son cadet, sera fier de se définir comme « un tissu de contradictions » ?). La campagne, c'est la pureté, la ville, c'est la souillure (deux fois dans le recueil, *ville* rime avec *vile*)*.* Mais les idées philosophiques qu'il adopte, si tant est qu'elles méritent ce nom puisqu'elles sont celles de Victor Cousin, sont pourtant celles qui sont concoctées dans cette ville si pleine de crimes. Et il abandonne la religion des paysans, qu'il admire. Il suit les idées philosophiques du temps et demande à plusieurs reprises d'une façon pathétique, de rester fidèle aux traditions :
*Oh ! ne quittez jamais, c'est moi qui vous le dis,*
*Le devant de la porte où l'on jouait jadis,*
*L'église où, tout enfant, et d'une voix légère,*
*Vous chantiez à la messe auprès de votre mère ;*
On n'aura jamais peut-être autant mêlé la piété filiale la plus émouvante et le « meurtre du père ». Sans doute doit-on comprendre que l' « intellectuel » qu'il est ou voudrait être, ne peut pas avoir la « foi du charbonnier » ; cela le déchire, mais apparemment, il n'y peut rien. Mystère de l'orgueil de l'intelligence...
*Mais cette chaîne d'or, ce fil mystérieux*
*Qui liait autrefois la terre avec les cieux,*
*Notre orgueil l'a rompu...*
Lui-même le reconnaît.
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Sur le plan politique, c'est la même confusion. Il se sépare de Vigny au moment des *Trois Glorieuses* auxquelles il participe les armes à la main, et ce républicain ivre de « liberté » croit dur comme fer que la république va libérer la Bretagne, alors que c'est elle qui lui a supprimé toutes ses libertés. Il avait oublié Cadoudal, pour qui il s'était pourtant enflammé quand il était au collège de Vannes. Cadoudal savait que la seule façon de sauver la Bretagne était de combattre pour la monarchie. Mais Cadoudal n'était pas un intellectuel romantique. Il était le paysan catholique et réaliste qui n'était plus pour Brizeux qu'un objet de nostalgie et de rêveries poétiques.
Je rends hommage ici au courage de ces jeunes cornouaillais qui ont osé publier *Marie,* un livre si contraire aux modes du temps. Ils ont fait une œuvre bonne, et ils ont fait une œuvre belle. Car ces nouvelles *éditions de la Digitale* ont fait un très joli livre. A une époque où on prétend mettre à la portée de toutes les bourses, mais à un prix exorbitant, des livres du siècle dernier par une reproduction offset souvent très mal faite, parfois illisible, *la Digitale* propose à un prix très bas un vrai livre imprimé en typographie bien faite, sur un beau papier, avec une couverture sobre et de bon goût. La présentation de Joseph Rio elle aussi est sobre et bien faite, elle donne les éléments nécessaires à la compréhension de l'œuvre sans sacrifier aux modes philosophico-littéraires des critiques en vue. De plus le livre est agrémenté de discrètes et fines illustrations à la plume de Pierre Le Tellec qui évoquent les paysages chantés par Brizeux. C'est une véritable réussite que ce petit livre. Les « grands » éditeurs feraient bien d'en prendre de la graine.
Hervé Kerbourc'h.
### Bibliographie
#### Michael Davies *Pope Paul's New Mass *(The Angelus Press Dickinson, Texas 77539, U.S.A.)
Pour le lecteur anglais ce gros livre de 674 pages apprendra tout sur « la nouvelle messe du pape Paul VI ». Au lecteur français capable de lire l'anglais il apprendra bien des choses qu'il ignore ou sait mal sur les rapports qui existent entre la nouvelle messe et la Réforme anglaise.
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Aux pages 513-519, Michael Davies dresse un tableau saisissant de la messe tridentine, de la nouvelle messe et de la messe de Cranmer (le réformateur anglais du XVI^e^ siècle). Sur 21 points importants il fait la comparaison entre les trois rites. Dans la plupart des cas le nouveau rite romain ressemble ou même s'identifie à celui de Cranmer.
Louis Salleron.
#### Paul Poupard *Le pape *(Que sais-je ?)
La venue en France de S.S. Jean-Paul II doit être à l'origine de ce petit livre paru dans une collection parfois rédigée par des marxistes et qui date de la dernière guerre ; je me souviens avoir acheté quelques-uns des premiers numéros il y a près de quarante ans. La collection a continué en se spécialisant progressivement, donnant parfois d'excellents numéros, destinés à dégrossir les problèmes, baliser les questions et même « faire le point » comme on le dit maintenant. Ici, le point c'est le pape, présenté par « Paul Poupard évêque auxiliaire de Paris, recteur de l'Institut catholique » de cette ville, bref, un homme de l'appareil, du parti au pouvoir et longtemps présenté comme devant être un jour le successeur de l'incroyable Marty. Passé le pape, parti Poupard ! Les journalistes en sont restés sans voix et les catholiques qui soupiraient déjà vers ce prélat présenté comme potable, l'ont vu s'envoler vers Rome sans comprendre le sens de la manœuvre. Le pape a-t-il été consterné par l'Institut catholique et son chef ? A-t-il appelé ce dernier à Rome pour le noyer dans la masse des clercs ou le préparer à mieux ? Ou lui a-t-il donné une flatteuse compensation pour le consoler d'une impossible promotion due au niet du gang parisien ? Qui le saura ? Et d'ailleurs ce n'est pas notre problème ; laissons ces questions aux grands de ce bas monde et voyons l'ouvrage. Il commence par quelques lignes qui montrent la papauté allant vers son bimillénaire. C'est « la plus vieille institution du monde » ([^80]) ; rien que cela doit nous émerveiller et l'auteur l'écrit deux fois, pp. 3, 32.
179:250
Sans s'attacher à tous les papes, ce serait impossible et bien inutile, Mgr Poupard articule ainsi son œuvre : ch. 1 : l'apôtre Pierre ou le primat dans l'Évangile, ch. 2 : les papes dans l'histoire, ch. 3 : le pape dans l'Église, ch. 4 : l'élection du pape, consistoires et conclaves, ch. 5 : le ministère du pape, ch. 6 : le gouvernement du pape, ch. 7 : les papes contemporains, ch. 8 : les papes en notre temps, de Paul VI à Jean-Paul II, conclusion : le dialogue œcuménique. Auteur précis (il barre le « I » dans le patronyme polonais de notre pontife), documenté et sérieux, Mgr Poupard nous donne l'essentiel sur son sujet, mais le plan tel que je l'ai transcrit est assez trompeur, car les lignes sur les derniers papes sont véritablement abondantes, car réparties dans tout le livre. Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II, leurs actes et leurs paroles sont la trame, la justification du livre. Vatican II « ou l'affirmation de la collégialité épiscopale » est aussi à l'honneur. Je livre à la méditation de tous les lignes (p. 59) sur le développement de l'enseignement social des papes :
« Il est puéril d'opposer un texte à un autre... d'en appeler du pape d'aujourd'hui à celui d'hier dont il est le continuateur, davantage, il faut bien le dire, dans le souci d'y confirmer son propre jugement que d'éclaircir, voire, si besoin est, de le réformer. »
Il est cependant puéril de vouloir escamoter les problèmes et il y a longtemps qu'on a montré que des lignes pontificales du siècle dernier et celles de Vatican II sont antinomiques ; on utilisa même les mathématiques modernes pour essayer de le faire comprendre à des esprits obtus... Peine perdue !
Quant à Mgr Poupard, c'est un prêtre heureux. Il ne frémit pas d'inquiétude devant des paroles humanistes de Paul VI et une réforme liturgique dévastatrice ; pour le simple lectionnaire de la messe, c'est l'admiration de l'érudit : 500 spécialistes, 10.000 fiches ! Heureux Poupard ! Irénique Poupard ! Obéissant hiérarque d'une Église en désarroi, insensible évêque (de quoi, au juste ?) devant le saccage opéré par les siens... Mais, comme il le suggère à la suite du curieux P. Bouyer ([^81]), il faut absolument obéir aux évêques, au concile, au pape et c'est « une obéissance de la foi » (p. 69). On ne nous avait pourtant jamais appris à obéir à n'importe quoi et c'est bien là le nœud du problème. Mais là encore, pour notre béat Poupard, pas de problème, car c'est le Christ lui-même qui conduit infailliblement l'Église... Voilà, tout va donc pour le mieux dans la meilleure des chrétientés ; et devant l'assurance que le Christ entérine toutes les péripéties actuelles, que dire, que répondre ? J'ai bien l'impression cependant que notre brillant Poupard est graine de cardinal...
Hervé Pinoteau.
180:250
#### Pierre Virion *Le Christ qui est roi de France *(Téqui)
Un livre de Pierre Virion est toujours d'intérêt et son *Christ qui est roi de France* en sa première édition (Paris, 1948) m'avait bien servi pour mon *Monarchie et avenir* (1960). Je salue donc sa réédition qui s'imposait. On sait que Virion établit avec force les droits de Dieu sur notre pays, à grand renfort d'exemples historiques et de citations de textes souvent judicieux. Toutes les légitimités sont évoquées, celle de l'Église, de la famille, de l'autorité, de l'authentique liberté et même des libertés, des aristocraties... La vocation de la France est soulignée, la chrétienté est souhaitée, bref on se trouve dans une ambiance normale et qui ne peut que réjouir les traditionalistes.
On peut cependant regretter dans cette réédition de nombreuses erreurs typographiques, mais certains éditeurs n'ont plus de correcteurs...
Pas mal de points seraient aussi à rectifier.
P. 14 : il faut lire do*m* Carlos et non do*n* car il s'agit d'un roi de Portugal.
P. 23 : l'allocution consistoriale de juin 1793 sur le meurtre de Louis XVI, prononcée par Paul Léardi, camérier secret, devant Pie VI en la chapelle du Quirinal, eut lieu le dix-sept et non le onze : l'erreur est répétée p. 179.
P. 34 : la lettre d'Anastase II est un faux et je me suis laissé avoir dans *Monarchie et avenir* ([^82]).
P. 35 : Clovis ne put être confirmé avec le baume de la sainte ampoule car tout montre que la sainte ampoule est une invention du IX^e^ siècle, à la suite d'une longue méditation sur un thème iconographique du baptême du Christ, sur des textes liturgiques et sur la découverte d'ampoules dans le tombeau de saint Remi (et non Saint Rémy, ou Rémi comme l'inscrit l'auteur) ([^83]). P. 36 : les Francs avaient bien une langue écrite avant le VIII^e^ siècle et c'était... le latin ! Quant au grand prologue de la loi salique, il faut bien admettre qu'il a dû être écrit par Baddilo vers 757/766, probablement à Saint-Denis ([^84]).
181:250
Tout ce que l'on peut admettre est qu'il est le résumé d'une tradition de la plus grande importance, celle des Francs qui se sont sentis choisis par Dieu pour accomplir de grandes choses. P. 37 : personne n'a jamais entendu parler d'un serment de Charlemagne le jour de son couronnement à Rome ! ([^85]).
On peut tout au plus penser qu'il y eut une promesse dès Pépin, mais quelle en fut la teneur ? ([^86]).
P. 41 : *Breviarium*. P. 42 : Bernard Shaw s.v.p. Je remarque au passage que Virion ne disserte pas sur la grande et extraordinaire scène de l'apport de la couronne de France à Charles VII par un ange ; elle gêne tout le monde ; je n'arrive pas à prendre ce qu'a dit Jeanne pour une totale fantasmagorie. P. 44 : Pépin le Bref fut tout d'abord sacré à Soissons par l'ensemble des évêques de la Gaule, probablement en présence de saint Boniface et à la Noël (?) 751... « selon l'usage des Francs » déclarent annales et chroniques ([^87]).
P. 48 : les paroles de saint Remi à Clovis, connues par le mauvais latin de saint Grégoire de Tours doivent être lues ainsi « Sois humble, enlève tes colliers (fétichistes), barbare (c'est le vrai sens de Sicambre) ; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré », et dans cet ordre s.v.p., l'interprétation de Jean Hoyoux étant toute naturelle : le roi doit d'abord enlever ses insignes païens ([^88]).
P. 49 : on ne peut pas dire que le royaume des Francs, morcelé ou non, était une confédération ; ce terme s'applique aux Francs avant Clovis et même avant Clodion ; il faut écrire Pippinides ; en 754 Étienne II sacra Pépin et ses deux fils, mais ne fit que bénir Bertrade ; ce ne fut pas le premier sacre royal français, car il y eut la cérémonie de Soissons en 751 (cf. supra) ; on ne peut pas non plus qualifier race de maires du palais les descendants de Robert le Fort ; quel dommage que cet ouvrage soit déparé de telles erreurs ! La famille des Robertiens s'imposa par ses services, sa puissance féodale (le duché de France, ancienne Neustrie) ([^89]), et trois sacres, ceux d'Eudes, de Robert I^er^ et même de Raoul, antérieurs à celui de Hugues Capet.
182:250
P. 50 : on ne parla de loi salique qu'en 1358, donc bien après les Capétiens directs ([^90]). Il est curieux que Virion ignore tout de Jean de Terre-Rouge (ou de Terre-Vermeille) premier théoricien de la loi successorale en 1419.
P. 53 : le grand testament de saint Remi est une invention du X^e^ siècle, et il apparaît dans l'*Histoire de l'église de Reims* par Flodoard ; à ce sujet je renvoie à mes lignes parues dans ITINÉRAIRES ([^91]). P. 54 : Adalbéron était certes descendant de Charles le Chauve, mais les membres de toutes les grandes familles franques étaient lointains parents des rois. Hugues Capet n'a point érigé le royaume de France en position indépendante de l'Empire, car c'était fait depuis longtemps et, de plus, on sait qu'Adalbéron fit élire Hugues Capet pour faire plaisir à la cour impériale d'Othon III ([^92]). P. 54-55 -- les rois d'Angleterre ont eu aussi l'onction sur la tête et S.M. Élisabeth II reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord a été ointe sur la paume des mains, la poitrine et le front, mais l'affaire est maintenant tout hérétique et schismatique. Seul le roi de France avait la possibilité de se faire sacrer, en neuf places, par le baume de la sainte ampoule, réputé venir du ciel et mélangé au saint chrême. Maintenant, il est absolument impossible d'avoir des certitudes sur les raisons de Dieu quant à l'extinction des diverses branches de la maison royale, Capétiens directs, Valois et Bourbons ; les raisons de Virion sont possibles, elles ne sont pas certaines, loin de là.
P. 56 : Virion se rallie, dans sa nouvelle édition, à une possible descendance du « Dauphin Louis XVII » (*sic*) ; cette descendance est possible après une évasion possible, mais en ce domaine il n'y a aucune certitude.
P. 59 : qui est au début du XIX^e^ siècle la sœur Marie-Julie ? Je donne ma langue au chat.
P. 65 : Napoléon I^er^ prononça effectivement un serment civique à la fin du sacre, hors la présence du pape, mais il y eut aussi un serment religieux au début de la cérémonie, sous forme d'un *profiteor* prononcé après la lecture d'une formule écourtée ([^93]). P. 66 : Louis XVIII désira dès l'émigration avoir un sacre et manifesta plus d'une fois son désir à ce sujet, de façon très officielle, alors que la cérémonie était prévue par l'article 74 de la charte ; dès 1814 le manteau de sacre est commandé ([^94]) mais la pitoyable santé du souverain empêchera tout ([^95]).
183:250
Charles X sera sacré fort bien, certaines prières ayant été cependant écourtées, et il prêtera plusieurs serments, sans pourtant promettre d'exterminer les hérétiques...
P. 67 : l'ouvrage de Catta sur le cardinal Pie est édité par les Nouvelles éditions Latines.
P. 76 : l'*Ave maris stella* ne semble pas l'œuvre de Robert II le Pieux, encore que l'ancien élève de l'école épiscopale de Reims ait été bon musicien et même compositeur.
P. 77 : Domremy n'est pas en Lorraine, mais en France ([^96]). Il serait bon de restituer à saint Louis-Marie Grignion de Montfort son nom exact. P. 78 : Dieu seul sait comment étaient les étendards francs sous Pépin le Bref ! Alors, l'image de la Vierge... La couronne impériale de Charlemagne : ce doit être une tradition purement locale. Par contre, je demande à lire l'acte de consécration de Louis VII. P. 79 : Louis XVI du fond de sa prison... Le texte de promesse de consécration du roi, de sa famille et du royaume au Sacré-Cœur aurait été écrit en 1792 et aux Tuileries, à une époque où Louis XVI était sous la direction spirituelle de l'abbé François-Louis Hébert, de la Congrégation de Jésus et de Marie ; l'on sait que ce confesseur du souverain fut assassiné aux Carmes le 2 septembre de cette année, ce qui lui valut le titre de bienheureux ([^97]). P. 83 : l'ordonnance évoquée est en réalité une déclaration faite sous forme de lettres patentes ; cet acte confirmé par Louis XIV, aboli par la Révolution dès la chute de Louis XVI (14 août 1792), en vigueur sous la Restauration, n'est plus loi de l'État, hélas ! Dans le chapitre « Toutes les légitimités », la partie consacrée aux aristocraties n'existe plus ; on en retrouve des bribes dans un paragraphe sur la charité. P. 108 : l'allocution consistoriale a trouvé sa bonne date : 17 juin 1793. P. 130 : British Israel s.v.p. P. 150 : j'attire l'attention sur la belle prière « tirée d'un missel du IX^e^ siècle », dite « prière pour les Francs » et donnée à nouveau pp. 168-169, mais sous une autre forme et sans que cela soit dit ; cette prière que tous les traditionalistes aiment répéter, a pour unique source la préface de l'*Histoire de saint Léger, évêque d'Autun et martyr* de dom Jean-Baptiste Pitra (Paris, 1846) et l'on sait que cet illustre érudit bénédictin fut cardinal (1863) et même bibliothécaire de la Vaticane (1869, 1889).
184:250
Or, en la p. XXII de l'introduction de cet ouvrage, dom Pitra ne donne aucune source précise (missel du IX^e^ siècle dont on fait remonter l'usage au VII^e^), et je dois avouer que toutes les recherches entreprises depuis des années à ce sujet n'ont rien donné, alors que j'ai demandé l'aide de plusieurs éminents érudits en liturgie et de bibliothécaires de couvents bénédictins bien connus ; je ne précise pas leurs noms, car j'ai l'impression que certains d'entre eux ne seraient pas très heureux de se voir inscrits dans notre bien aimée revue... mais je leur en suis très reconnaissant, l'un d'eux m'ayant même permis de consulter les papiers de dom Pitra, dont le dossier de la réédition de cette *Histoire,* qui ne vit jamais le jour. Il est probable qu'on retrouvera ce fameux texte latin, vulgarisé en français par le feu et cher abbé Henry (je crois en effet que c'est lui le responsable), mais la probabilité n'est pas forte, car tous les textes anciens sont de plus en plus imprimés et connus. Je serai ravi qu'un de nos lecteurs le retrouve rapidement... ([^98]). P. 152 : faire disparaître Anastase II sera une bonne action et quant à la bulle *Dei Filius,* elle aurait pu être mieux exploitée, surtout avec *Rex gloriae* (c'est le royaume de France qui est couronné, donc sans *s* final à couronné) ([^99]). P. 155 : le « vieux texte » commençant par « Apprenez, mon fils, que le royaume de France... » n'est qu'une très libre transposition moderne du texte de Flodoard, beaucoup plus sobre et point écrit sous forme de harangue ! ([^100]).
185:250
P. 173 : la loi salique, en réalité, le long prologue, si magnifique, gagnerait à voir traduire en français actuel le nom des rois, Clovis, Childebert En tout cas, aucun texte latin du grand prologue ne mentionne Clodwigh ou Clovis *le chevelu.*
Pour terminer, je tiens à dire que je ne conçois l'explication la tradition politique de mon pays (la très chrétienne et royale, évidemment) que fondée sur des textes sûrs. Je déplore que l'on produise à ce sujet tant d'ouvrages si mal fichus. Un *Christ qui est roi de France* se doit d'être fignolé dans ses moindres détails, car c'est le genre d'ouvrage qui devra être diffusé dans toutes les écoles d'une France rénovée... diffusé et enseigné pour que nos enfants soient fiers de leur nation et désireux de la défendre, car c'est un somptueux don de Dieu.
Hervé Pinoteau.
#### Rémy *Sedan *(Ed. France-Empire)
Voici le troisième volume de la « chronique d'une guerre perdue » à laquelle se consacre le colonel Rémy. Comme les précédents, celui-ci n'est pas un récit historique continu mais, comme son nom l'indique, une chronique, c'est-à-dire, en l'espèce, une série d'épisodes vécus et racontés par des témoins dignes de foi.
Certes celui qui participe à la bataille n'a que la vision restreinte des événements auxquels il est personnellement mêlé, mais quand les observations qu'il fait recoupent celles que d'autres, au même moment, font dans d'autres secteurs, il en résulte, pour le lecteur, une vue d'ensemble qui ne trompe pas. C'est pourquoi la douzaine de chapitres qui constituent ce volume donnent une image saisissante du drame qui se déroula du 10 mai 1940, jour du déclenchement de l'offensive allemande, au 19 mai, jour du remplacement du général Gamelin par le général Weygand.
Avant les « choses vues » qui composent l'essentiel du livre, Rémy publie le rapport inédit du général Georges concernant l'enquête faite après l'armistice par le général Dufieux sur les opérations de la IX^e^ armée. Il intéressera surtout les militaires car il est très technique. Tel quel il éclaire vivement cette première et hélas ! décisive phase de la guerre. Du même coup, il plante en quelque sorte le décor des témoignages qui suivent.
Ces témoignages confirment tous l'état d'impréparation morale et matérielle dans laquelle était notre armée quand les hostilités commencèrent.
186:250
L'excessive diversité des armes et des munitions multiplie leur insuffisance. Les communications deviennent presque impossibles dans les opérations de mouvement que perturbe l'exode des populations. La confusion est générale, s'ajoutant à une fatigue qui terrasse les plus résistants.
On n'en admire que davantage le courage de ceux qui, partout, se battent furieusement, sur terre et dans les airs. En maints endroits, des villages, des pitons sont pris, perdus, repris plusieurs fois dans la même journée. Les pertes sont énormes des deux côtés. Rémy cite à ce sujet un témoignage de l'adversaire. C'est un ensemble de récits de combattants allemands publié à Munich en 1941 sous le titre « Die grüne Hölle von Inar » l'Enfer du bois d'Inar. Il confirme en tous points les récits français.
Mais enfin les Allemands l'emportèrent grâce au moral de leurs troupes et à la parfaite coordination de leur aviation avec les divisions de panzers. Sur le rôle de ces dernières, Rémy rappelle les propos tenus après la première guerre par le général Estienne qui fut le créateur en 1917 de l'armée blindée française : « Réfléchissez, disait-il, au formidable avantage stratégique et tactique que prendraient sur les lourdes armées du plus récent passé 100.000 hommes capables de couvrir 80 kilomètres en une nuit avec armes et bagages, dans une direction quelconque et à tout moment (...) Ah, la surprise, messieurs ! On a essayé bien des procédés d'attaque depuis que les hommes se battent ; je ne crains pas d'affirmer qu'après cette Grande Guerre, comme il y a 3 000 ans, la surprise reste le plus formidable procédé connu et, à défaut de l'anneau de Gygès -- c'est-à-dire l'invisibilité -- la rapidité des mouvements est le plus puissant moyen de surprise. »
Gamelin n'y croyait pas, et pas plus après qu'avant l'écrasement de la Pologne...
En fermant le livre, on pense à la situation présente. Les données concrètes sont toutes différentes. Mais les données spirituelles, psychologiques et politiques sont les mêmes. Que la Providence nous protège !
Un regret : des cartes eussent été bienvenues pour mieux comprendre les récits de bataille. On eût aussi apprécié un index des noms de personnes et de lieux.
Louis Salleron.
#### Edmond Malinvaud *Réexamen de la théorie du chômage *(Calmann-Lévy)
Ancien élève de l'École polytechnique, directeur général de l'I.N.S.E.E., M. Edmond Malinvaud est l'un des rares économistes français dont la notoriété soit mondiale.
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Son nouveau livre est d'ailleurs la traduction française de conférences données en anglais à Helsinki, en 1976, et publiée en 1977. Un signe parmi tant d'autres du recul de notre langue en Europe comme dans le reste du monde. Si nous avons dû attendre près de quatre ans pour connaître les idées de l'auteur, du moins bénéficions-nous d'une édition revue et complétée, avec une préface d'une vingtaine de pages qui nous est spécialement destinée.
Seuls les mathématiciens peuvent accéder à la pleine compréhension de la théorie présentée par M. Malinvaud. N'étant pas du nombre, je me garderai bien d'en faire un résumé, jugeant même inutile de recopier celui de la « prière d'insérer », très claire, qui figure aussi sur la couverture.
Je me contenterai des réflexions suivantes.
L'auteur nous prévient qu' « à tous ceux qui voudraient agir aujourd'hui pour améliorer rapidement l'emploi ce livre n'apportera malheureusement aucune aide. Sa seule utilité éventuelle se trouve dans le perfectionnement des outils grâce auxquels le choix des actions en faveur de l'emploi pourra être éclairé » (p. 8). Il n'est pas douteux que des études de ce genre sont non seulement utiles mais indispensables. Les débats qu'elles suscitent font progresser vers la lumière.
Cependant la situation actuelle présente des caractères qui la rendent complètement différente de la grande crise des années 30. Si celle-ci a fini par être surmontée, c'est par des politiques volontaires qui, à l'époque, ont été plus gênées qu'aidées par les théories en honneur. Keynes bâtit sa théorie sur des résultats acquis ou en voie de l'être bien davantage qu'il ne contribua à les obtenir.
L'économie est toujours politique. Il faut savoir ce qu'on veut et ce qu'on peut. Or ce qu'on veut est objet de désaccords permanents et ce qu'on peut est à la merci de changements dont la nature et l'ampleur sont souvent imprévisibles. La construction de modèles a moins d'intérêt pour eux-mêmes que pour l'exercice de l'esprit qui devra en bâtir d'autres quand le moment sera venu.
S'agissant du chômage, l'important, aujourd'hui, est de faire l'analyse minutieuse de son ampleur et de ses causes. C'est une œuvre d'observation. Les remèdes efficaces ne pourront intervenir qu'à partir d'une connaissance certaine de la réalité. Le pouvoir politique devra alors décider de la nature des mesures à prendre, dans un dosage approprié de liberté et de contrainte. Il est d'ailleurs à craindre que des nécessités de salut public apparaîtront prochainement. Mieux vaut s'y préparer. Toutefois, comme dans les pires catastrophes ce sont encore les prix qui règlent la vie économique, aussi longtemps du moins que subsiste un État, les modèles mathématiques ont leur rôle à jouer. C'est en ce sens que demeurent précieuses les études théoriques du genre de celle de M. Malinvaud. Les experts ne sauraient donc manquer d'en faire leur profit.
Louis Salleron.
188:250
#### Christophe Andruzac *René Guénon La contemplation métaphysique et l'expérience mystique *(Dervy-Livres)
Livre savant et difficile qui nous invite à distinguer les divers sommets de la sagesse et de la connaissance auxquels l'homme peut accéder par la religion, la philosophie et l'initiation. L'auteur, qui est catholique (et qui a obtenu l'imprimatur) étudie notamment les rapports qui peuvent exister entre l'expérience mystique chrétienne et certains cas d'expérience mystique de non baptisés qui n'en semblent guère différents (Al Hallay). Il conteste les opinions de Maritain et de Daniélou et, s'appuyant sur saint Thomas d'Aquin et le P. Dominique Marie Philippe, pense que si le Christ, en tant que Fils du Père, objet de la Révélation, ne peut être connu en dehors du christianisme, le Verbe de Dieu, en tant que lumière éclairant tout homme selon saint Jean, peut se communiquer en dehors de la grâce de la foi.
L. S.
189:250
## DOCUMENTS
### L'hégémonie soviétique
*Le communisme tend depuis toujours à établir sa domination mondiale. Mais l'année 1980 aura été sans doute l'an I de son hégémonie effectivement exercée. Sur les positions conquises par le communisme au cours de cette année 1980, et sur les faiblesses intellectuelles, morales et politiques de la résistance qui lui est opposée, voici les principaux passages d'un article de* GEORGES ALBERTINI *paru dans* EST ET OUEST, *numéro 646 du 31 décembre.*
J'ai souvent écrit -- et dit plus encore -- que ceux qui, comme nous, s'efforcent de faire comprendre la politique soviétique, et le communisme en général, avaient échoué sur un point décisif. Nous ne sommes pas parvenus à convaincre ceux qui nous gouvernent que le marxisme-léninisme avait engendré un système sans aucun rapport avec tous les systèmes qui l'ont précédé, et qu'il fallait bien connaître sa vraie nature pour adopter en face de lui l'attitude efficace de résistance qui s'impose. Si l'on a l'occasion de parler à un homme politique de qualité d'un quelconque sujet politique, il vous répond généralement avec une grande pertinence, mais dès que vous abordez les problèmes communistes, son ignorance ou son incompréhension vous stupéfie.
Il serait aisé de fournir des exemples, choisis parmi les plus intelligents et les plus expérimentés de nos hommes politiques. Ne donnons pas de noms par charité. Hélas ! ce qui est vrai en France l'est aussi dans à peu près tous les pays (sauf dans les pays communistes, et pour cause).
190:250
Qu'on se souvienne du mot désolé du président Carter disant, à la suite de l'invasion de l'Afghanistan, qu'il avait plus appris sur l'U.R.S.S. en quelques semaines que dans toutes les années précédentes, y compris, par conséquent, ses trois années de présidence. Ce mot, où se mêlaient l'honnêteté, l'ignorance, et qui constituait l'aveu presque naïf d'un manque total de compréhension de ce qu'est vraiment le communisme, est peut-être le plus accablant exemple de l'échec de ceux qui ont essayé d'éclairer les responsables du monde libre sur la vraie nature des idées de ceux qui gouvernent le monde d'en face.
L'année 1980 aurait pourtant dû dessiller les yeux de tous.
En effet, le comportement de l'U.R.S.S. depuis un an aurait dû convaincre tous et chacun que rien n'avait vraiment changé dans le monde communiste. Ou plutôt si. Il y a bien eu un changement ; les dirigeants continuent à se livrer la même âpre lutte pour le pouvoir, mais les vainqueurs n'y tuent plus les vaincus, comme au temps de Staline. Différence capitale, en effet, mais pour les chefs communistes, non pour les autres (...).
L'Union soviétique a avancé à pas de géant en 1980, et, dans la classe politique européenne, chez les intellectuels de gauche et les politiciens de tout bord, c'est sur la nécessité et la façon de résister à la force américaine qu'on s'interroge. On feint d'être préoccupé de maintenir l'indépendance de l'Europe à l'égard des États-Unis, mais ce n'est qu'un moyen noble de masquer une politique de compréhension -- soyons modéré -- à l'égard des agissements de l'U.R.S.S.
\*\*\*
L'U.R.S.S. a agi dans le monde entier. Aucun continent, mis à part peut-être l'Océanie, n'a été à l'abri de ses entreprises. Partout où elle a essayé d'avancer, elle a réussi. Elle a connu un échec réel en Jamaïque et, dans une certaine mesure, au Congo-Brazzaville (encore faut-il être très prudent pour apprécier la situation dans ce pays). Mais ailleurs, il faut le répéter, elle a soit consolidé ses positions, soit commencé à pénétrer. La Pologne est autre chose, nous le verrons.
Que l'U.R.S.S. ait agi partout avec succès prouve à quel point sa diplomatie a progressé dans la connaissance du monde. Les années qui ont suivi la guerre ont été utilisées à assurer son pouvoir dans les pays de l'Europe de l'Est conquis par Moscou. Elle n'a pas eu toujours la tâche facile, comme l'ont prouvé les crises en Yougoslavie (1948), en Allemagne de l'Est (1953), en Pologne (1956), en Hongrie (1956), en Tchécoslovaquie (1968). Mais jusqu'au début des années 60, quand son impérialisme a dépassé les limites de l'Europe (peut-être Staline était-il trop prudent pour s'éloigner du continent européen), la diplomatie soviétique subit de graves échecs : à Cuba avec l'affaire des fusées, au Congo ex-belge avec l'échec de Lumumba, et même en Chine avec la rupture entre les deux pays.
Nombre de ces échecs (il y en eut d'autres) s'expliquaient par l'ignorance où se trouvaient les Soviétiques, en particulier à cause de leur racisme, de ce qu'était là société africaine, la politique américaine dans les Caraïbes, et même de ce qu'était la Chine (malgré le nombre d'années qu'ils ont consacrées à la vassaliser).
191:250
Mais de leurs échecs, les Soviétiques ont su tirer des leçons. Ils ont appris à agir efficacement là où auparavant ils accumulaient les erreurs. Ils ont diversifié leurs moyens d'action. Ils ont su trouver des alliés, et leur succès est d'autant plus significatif qu'il n'a été obtenu que par des moyens politiques et militaires, sans aide économique, cette aide dont les pays occidentaux sont prodigues, et qui n'en tirent à peu près jamais d'autres avantages que mercantiles, c'est-à-dire de peu d'importance dans la compétition pour la création d'un monde libre ou d'un monde totalitaire bureaucratisé.
C'est grâce à tout cela que, cependant que les pays occidentaux s'enlisaient dans leurs incompréhensions, leurs égoïsmes, leurs illusions et leurs faiblesses, ! U.R.S.S. a pu faire dans le monde, cette année, des progrès spectaculaires. En voici quelques-uns.
Jetons un coup d'œil rapide sur chaque continent pour voir ce qu'elle a conquis.
##### Afrique
En Afrique, elle a consolidé et elle a conquis. Elle a renforcé les trois piliers sur lesquels elle veut construire sa domination. Au nord, la *Libye.* A l'est, l'*Éthiopie.* Au sud, l'*Angola*.
Ce renforcement s'est traduit par l'arrivée de troupes de ses satellites : Cuba et Allemagne de l'Est, et même de hauts cadres militaires soviétiques coiffés par plusieurs généraux de rang élevé. Dans ces trois pays, les militaires contrôlés par les Soviétiques avoisinent les 50.000 hommes. Si l'on y ajoute les coopérants civils dans plus de 20 pays du continent (et ces coopérants sont une fois sur deux des agents), et qui ne sont pas loin non plus de 50.000, on constate que Moscou dispose en Afrique d'une force militaire et civile dont l'effectif est compris entre 80 et 100.000 hommes venus d'Europe de l'Est ou de Cuba. On peut ainsi se faire une idée de la présence directe ou indirecte de l'U.R.S.S. sur ce continent.
Certes, les pays africains sont déçus de ne recevoir pratiquement aucune aide soviétique pour leur développement, et cela n'est pas sans causer aux Soviétiques, ici ou là, de sérieuses difficultés. Mais comme les pays occidentaux sont là, pour une fois, bien rares sont les États africains qui cherchent à s'émanciper de la tutelle soviétique, car beaucoup ont peur.
1980 a surtout été marqué par les grands progrès obtenus grâce à l'aide libyenne. Il y aurait beaucoup ; à dire sur le colonel Khadafi qui n'est pas le fou que l'on croit, qui a des projets précis en. Afrique : le plus grandiose, qui est loin d'être irréalisable, est ce grand Empire du désert qui, allant du Sahara occidental à la mer Rouge, couperait l'Afrique horizontalement du sud du Maghreb au sud du Sahel : une bande de 1.500 à 2.000 km de largeur.
Les activités de Khadafi en Afrique se sont multipliées. L'or du pétrole et les écoles de subversion ont été les moyens principaux de cette action. Et la conquête en cours du Tchad, où plusieurs milliers de soldats libyens ont été engagés, montre que les soviétiques, alliés et protecteurs de Khadafi, sur le territoire duquel ils ont installé l'un des plus grands dépôts d'armes qu'ils possèdent dans le monde, n'hésitent plus à engager dans la lutte armée en Afrique des Africains (d'ailleurs blancs et racistes) et non plus seulement des Cubains ou des Allemands de l'Est.
192:250
Preuve de leur assurance et preuve qu'en s'engageant au cœur même de l'Afrique, ils poursuivent avec ténacité l'investissement de ce continent.
L'entreprise soviéto-libyenne est d'autant plus significative qu'elle s'accompagne d'un essai d'union entre la Libye et la Syrie, laquelle vient de se lier à l'U.R.S.S. par un traité d'alliance qui pourrait permettre aux troupes soviétiques de pénétrer en Syrie à la requête du gouvernement. Il est hélas ! impossible de ne pas constater que les gouvernements des pays occidentaux n'ont que des réactions insignifiantes devant des actes aussi graves, et qu'ils laissent, impavides, les Soviétiques parler sans rire de leur attachement à la « non-ingérence dans les affaires des autres pays ».
Les manœuvres soviétiques se sont poursuivies, notamment en Éthiopie, où le voyage du président éthiopien Mengistu, le traité d'alliance entre les deux pays donnent aux soviétiques des possibilités accrues soit en direction du Nil, soit dans toute la « Corne de l'Afrique », y compris en Somalie, soit pour contrôler le passage de la mer Rouge à l'océan Indien grâce à l'alliance avec la République du Sud-Yémen (Aden), qui a peut-être des velléités mal comprises d'atténuer la pénétration soviétique ; mais qui, en attendant, fournit, elle aussi, des soldats à la politique soviétique en Afrique et même en Asie. Le rapprochement récent de l'Éthiopie et du Soudan, où la main russe n'est assurément pas absente, permettra l'écrasement de la rébellion érythréenne, à laquelle le Soudan est indispensable, et par suite consolidera l'empire soviétique sur l'ancien État du Roi des Rois. Quand on regarde les Soviétiques pousser ainsi partout leurs pions directement ou avec l'aide de leurs alliés ou des mouvements dits « de libération » -- et l'on pourrait les suivre du Sahara occidental au Bénin, de Brazzaville à l'Angola, du Lesotho enclavé dans la République Sud-Africaine à l'Ouganda, de Madagascar aux Seychelles --, on ne peut qu'être frappé de la consolidation de leurs positions africaines durant cette année (...).
##### En Asie
Si l'on regarde maintenant l'Asie voisine, on peut y faire les mêmes constatations.
L'occupation de l'*Afghanistan* a continué, et les massacres se sont amplifiés. Cela seul aurait dû servir de leçon, notamment à des hommes d'État aussi expérimentés que M. Giscard d'Estaing et M. Helmut Schmidt. L'un est allé à Varsovie. L'autre est allé à Moscou. Les dirigeants soviétiques leur ont menti.
Au premier ils ont dit qu'ils retireraient une partie de leurs troupes. Ils s'en sont bien gardés. Au second ils ont dit la même chose, plus des apparences de concession dans l'affaire des missiles et, ensuite, ils lui ont, par la main du Chef de l'État est-allemand, infligé la gifle retentissante, pour le remercier de son voyage, de dénoncer le traité de 1972, présenté en son temps par le S.P.D. et Willy Brandt comme une grande victoire de la fameuse « détente », qui valait un encouragement pour la politique d'ouverture à l'Est (...).
193:250
Tenant l'Afghanistan, l'un des nœuds de l'Asie, l'U.R.S.S. caracole en Asie. Elle se sert des Vietnamiens pour assurer son contrôle total sur l'ancienne Indochine, et 1980 a permis de progresser. Elle a fait de l'*Inde* un satellite complet, alors que d'illustres visiteurs ont cru ramener celle-ci à un nouveau non-alignement. Elle menace le *Pakistan* à la fois par la pression afghane à l'ouest et le soutien au séparatisme balouchte au sud. Entre l'*Iran* et l'*Irak*, elle joue un jeu subtil qui fait qu'elle ne sera perdante dans aucun cas. Elle a fait de la *Syrie* une base pour une éventuelle intrusion au Proche-Orient et, en tout cas, un agent d'influence dont l'autorité est réelle, comme on l'a vu lors de la préparation de la conférence d'Aman. Il n'est pas jusqu'à l'*Arabie séoudite,* le meilleur allié des États-Unis, qui ne lui ait donné des facilités portuaires et aériennes pour ravitailler l'Irak (d'ailleurs prudemment).
Là aussi 1980 a été une année faste pour l'U.R.S.S. Si les Européens, et spécialement les Français, pour tout ce qui concerne le Moyen-Orient suivent exactement la situation, qu'opposent-ils à cette politique soviétique aussi prudente qu'efficace ? Cela aussi on voudrait bien le savoir.
##### L'Amérique
Dans l'hémisphère occidental, *Cuba* travaille activement. Plusieurs des îles des *Caraïbes* ont des gouvernements « progressistes » qui seront demain plus proches encore des Soviétiques. Qui aurait pu imaginer une pareille situation en 1961, lors de la tentative soviétique d'établir des fusées à Cuba, qui échoua.
En Amérique du Nord, il n'y a rien à espérer. En Amérique du Sud, l'échec castriste est encore trop proche pour qu'il soit possible de recommencer. Toutefois, la situation au *Brésil* recommence à se dégrader, et, si cette dégradation se poursuivait, les ingérences soviétiques recommenceraient comme avant 1964.
C'est en Amérique centrale que les Soviétiques soutiennent le plus activement les activités révolutionnaires, en profitant des excès d'une dictature ou de graves malaises sociaux. Ils ont réussi à consolider leur emprise sur le *Nicaragua,* qui est quelque chose comme la Tchécoslovaquie avant le Coup de Prague de 1948. Ils soutiennent les insurgés du *San Salvador* et ceux du *Guatemala.* Ce n'est pas à dire que la situation sociale doive être approuvée dans ces pays. Mais il faut savoir que les Soviétiques sont passés maîtres dans l'art de détourner les revendications les plus justifiées aux moyens de mise en place de régimes qu'ils contrôlent progressivement (...)
##### Et l'Europe
L'U.R.S.S., malgré l'Afghanistan, a, peu à peu, rétabli sa situation en Europe. Le boycott diplomatique n'a pas duré longtemps. Encore quelques mois, et l'Afghanistan sera effacé des mémoires comme les chars à Budapest ou à Prague.
Au contraire, dans la voie d'une politique dite compréhensive pour préserver la paix, l'Europe durant l'année 1980 a donné (à l'exception de l'Angleterre) le plus désolant spectacle.
194:250
Si l'on continue, on mettra sur le même plan les risques venus de l'Est et ceux venus de l'Ouest à cause du sursaut américain. Les hésitations de Carter étaient invoquées pour juger sévèrement l'Amérique. La résolution de Reagan est maintenant présentée comme un danger pour la paix. On a beau vouloir respecter les « grands dirigeants », un pareil comportement est incompréhensible à tout esprit moyennement intelligent et moyennement informé.
Comme d'ordinaire, les bonnes nouvelles sont venues de l'Est. La résolution et l'intelligence des Polonais ont montré qu'on pouvait agir contre la dictature. Il n'y a aucun conseil à leur donner, car ils savent. Mais là aussi, on voudrait être sûr qu'en dehors de l'aide économique, les pays qui y participent se sont demandés si, sans provocation ni imprudence (elles seraient criminelles), il ne faudrait pas réfléchir aux leçons à tirer de ce dégel polonais. Ce serait assurément le plus bel hommage à rendre à ces ouvriers qui posent à l'U.R.S.S. ce problème comment agir dans un pays soulevé par le nationalisme, la religion et la lutte ouvrière pour la liberté ? Si Moscou connaissait la réponse, les Polonais paieraient cher leur révolte. Les aider c'est agir de telle manière que les Soviétiques ne parviennent pas à trouver une solution quasi sans risque. Car, s'ils savaient qu'ils ne risquent rien...
\[Fin de la reproduction des principaux passages d'un article de GEORGES ALBERTINI paru dans EST ET OUEST, numéro 646 du 31 décembre 1980.\]
195:250
## Informations et commentaires
### Le Saint-Siège et les déclarations modernes des droits de l'homme
La question des droits de l'homme est l'une de celles qui se trouvent présentement au centre des perplexités catholiques. La grande presse démocratique internationale félicite l'Église d'avoir changé d'attitude et de les défendre aujourd'hui au lieu de les condamner comme elle faisait avant-hier. Il est vrai que le pape Pie VI, dans son encyclique *Adeo nota* du 23 avril 1791, avait qualifié de « contraires à la religion et à la société » les droits de la déclaration française de 1789. Le pape Léon XIII en condamnait l'esprit dans son encyclique *Libertas praestantissimum* du 20 juin 1888 : « L'homme doit nécessairement rester tout entier dans une dépendance réelle et incessante à l'égard de Dieu ; par conséquent il est absolument impossible de comprendre la liberté de l'homme sans la soumission à Dieu et l'assujettissement à sa volonté. »
Le pape Benoît XV, dans sa lettre *Anno jam exeunte* du 7 mars 1917, résumait en ces termes la déclaration de 1789 :
« On se plut à placer dans le peuple, et non en Dieu, l'origine du pouvoir ; à prétendre qu'entre les hommes l'égalité de nature entraîne l'égalité des droits ; que l'argument du bon plaisir définit ce qui est permis, en exceptant ce qu'interdirait la loi ; que rien n'a force de loi qui n'émane d'une décision de la multitude ; et, ce qui surpasse tout, à se prévaloir de la liberté de pensée en fait de religion, et même de publier tout ce que l'on veut, sous prétexte qu'on ne nuit à personne. »
196:250
Benoît XV continuait en déclarant : « Tels sont les éléments qui, à la manière de principes, sont depuis cette époque à la base de la théorie des États. Veut-on savoir combien ils peuvent être désastreux pour la société humaine partout où des passions aveugles et la rivalité des partis les mettent aux mains de la multitude ? Jamais cela n'a été plus évident qu'à l'époque même où s'en fit la première proclamation. »
La déclaration des droits de 1789 était le fruit d'une « philosophie en délire, prolongement de l'hérésie et de l'apostasie », qui avait « le propos déterminé de ruiner les fondements chrétiens de la société, non seulement en France, mais peu à peu en toutes les nations » ([^101]).
Quand la Semaine sociale de Rouen, en 1938, prit pour thème : « La liberté dans la vie sociale », le Saint-Siège lui rappela, par la lettre du 19 juillet, ce point essentiel. « La condamnation prononcée par l'Église contre les abus de la liberté et les déformations de son véritable concept *ne doit pas être mise dans l'ombre, même devant les menaces qui de nos jours vont s'accumulant contre les plus légitimes libertés civiles. *»
C'est bien le contraire, semble-t-il, qui a lieu aujourd'hui. A cause sans doute des atteintes portées aux plus légitimes libertés, on multiplie les rhétoriques ardentes en faveur de la liberté et des droits de l'homme, et on laisse « dans l'ombre » la condamnation portée contre cette fausse conception de la liberté qu'énoncent les modernes déclarations des droits.
Mais alors, la position officielle du Saint-Siège à l'égard des droits de l'homme aurait donc changé ? Est-ce possible, est-ce vrai ?
Dans l'éditorial de la *Pensée catholique* de novembre-décembre 1980 (n° 189), l'abbé Luc-Jean Lefèvre constate qu' « innombrables sont, parmi nous, les malheureux qui n'admettent pas qu'un pape, notre pape, se permette de nous parler des « *droits de l'homme *» comme le fit la Révolution en 1789 et comme le fit plus récemment l'ONU en 1948 à Paris ». A l'intention de ces « malheureux », il entreprend une clarification doctrinale qui doit les rassurer :
« La Déclaration des droits de l'homme de 1789 a été condamnée par l'Église qui n'est jamais revenue sur sa condamnation (...).
« La Déclaration universelle des droits de l'homme proclamée par l'Assemblée générale de l'ONU, le 10 décembre 1948, au Palais de Chaillot à Paris, a pu être rappelée ici et là, et même par des papes, dans la mesure où l'on reconnaissait qu'il y a un « progrès » dans cette déclaration qui parle explicitement de la famille et de la religion qu'ignoraient parce qu'ils les voulaient détruire, les philosophes du XVIII^e^ siècle.
« Mais hâtons-nous de dire que l'Église n'a pas tardé à dénoncer l'*athéisme foncier de l'Assemblée de l'ONU* (*...*)*.*
« On peut lire dans *L'Osservatore romano* du 15 octobre 1948 les lignes suivantes, parues en première page à droite et attribuées au souverain pontife lui-même :
197:250
La rédaction définitive (du 1^er^ article) contient en elle-même, malgré la solennité des expressions, le germe morbide qui réduit les « droits de l'homme et du citoyen » substitués à ses devoirs envers Dieu, à ce que nous vîmes dans les camps de concentration, aux fours crématoires, aux bombardements des populations civiles, aux tyrannies des totalitarismes.
Ce n'est plus Dieu mais l'homme qui avertit les humains qu'ils sont libres et égaux, doués de conscience et d'intelligence, tenus de se considérer comme des frères. Ce sont les hommes eux-mêmes qui s'investissent de prérogatives dont ils pourront aussi arbitrairement se dépouiller.
L'histoire nous dit comment finit celui qui au lieu de recevoir la couronne du représentant de Dieu, se la mit sur la tête de ses propres mains.
La leçon vaut non seulement pour la destinée des humains, s'ils continuent de se définir suivant le statut de l'ONU, mais pour le statut lui-même.
« La condamnation de Pie XII est grave.
« Jean XXIII, dans son encyclique *Pacem in terris,* en 1963, rappela les réserves justifiées dont avait fait l'objet cette déclaration de 1948.
« Comment aujourd'hui ne pas rapprocher l'enseignement de Jean-Paul II de la condamnation portée en 1948 par son prédécesseur Pie XII ?
« Pour Jean-Paul II, les droits qu'il défend inlassablement ne sont pas des « prérogatives dont s'investissent les hommes eux-mêmes », mais bien les droits que confère à l'homme réel Dieu en Personne, son Créateur et son Sauveur. »
Cette claire mise au point est réconfortante.
Elle rappelle le fond du problème : les modernes droits de l'homme ne sont fondés que sur la volonté (collective) de l'homme ; ils méconnaissent que la véritable nature des *droits de l'homme* est d'être des *devoirs envers Dieu ;* c'est un athéisme.
Jean-Paul II au contraire n'est évidemment point athée.
Ce ne sont donc pas les mêmes « droits de l'homme » qu'il défend, ce n'est pas dans le même sens qu'il en parle.
\*\*\*
Après avoir pleinement éprouvé la force de cette conclusion, on ne peut pourtant s'empêcher de remarquer que quelques points de la démonstration ne sont pas tout à fait aussi nets qu'on le souhaiterait.
**1. -- **L'entrefilet de *L'Osservatore romano* du 15 octobre 1948 exprime une pensée qui est vraisemblablement celle de Pie XII, conforme à la doctrine traditionnelle de l'Église. Mais un article de journal « attribué au souverain pontife » ne constitue pas un texte pontifical ; encore moins peut-on parler de « condamnation de Pie XII » ou de « condamnation portée en 1948 ». De plus, l'entrefilet du 15 octobre 1948 concerne seulement le 1^er^ article (d'ailleurs capital) de la déclaration, et il est *antérieur* à la proclamation de celle-ci, qui n'aura lieu qu'au mois de décembre suivant : c'est une mise en garde (qui ne fut pas écoutée) visant un seul point (fondamental) d'un texte non encore proclamé.
Aucune *condamnation* officielle n'a donc été *portée* par le Saint-Siège contre la déclaration universelle proclamée par l'ONU le 10 décembre 1948.
198:250
L'attitude de Pie XII à l'égard de cette déclaration fut le silence. Silence significatif, croyons-nous, car il aurait souvent eu l'occasion de la mentionner s'il l'avait voulu, dans ses fréquents messages, discours et allocutions traitant des droits naturels. Silence manifestement réprobateur. Mais un silence réprobateur ne peut être assimilé à une « condamnation portée par le pape ».
**2. -- **Ce silence fut rompu par Jean XXIII dans son encyclique *Pacem in terris.* Mais il n'est pas pleinement exact de dire qu'il « rappela les réserves justifiées dont avait fait l'objet cette déclaration de 1948 ».
Ce que Jean XXIII rappela, c'est l'*existence* de réserves justifiées ; mais il ne dit pas *en quoi* elles consistaient, ce qui, pédagogiquement, était tout à fait inefficace. Au demeurant, ces « réserves justifiées » n'avaient jamais été formulées avant lui, sinon par un silence de Pie XII et par un entrefilet anonyme « attribué au souverain pontife » : ce ne sont pas là des références officielles ayant une autorité doctrinale décisive.
D'autre part, le « progrès » que désignait Jean XXIII dans la déclaration de l'ONU n'était pas qu'elle mentionnât la famille et la religion ; c'était qu'à ses yeux elle constituait « un pas vers l'établissement d'une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ».
Et si Jean XXIII évoque des « réserves, justifiées », il ne le fait pas pour rappeler une condamnation, mais bien plutôt, selon le mouvement du texte, pour écarter cette possible objection, ou pour en limiter la portée. En effet : il y a eu, dit-il, des « réserves justifiées » (portant seulement sur « certains points »), *cependant,* ajoute-t-il, il faut quand même considérer cette déclaration comme « un pas vers l'établissement etc. »
Voici d'ailleurs le texte lui-même de Jean XXIII (paragraphes 143, 144 et 145 de *Pacem in terris*) :
143\. -- Un des actes les plus importants accomplis par l'ONU a été la *Déclaration universelle des droits de l'homme,* approuvée le 10 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies. Son préambule proclame comme objectif commun à promouvoir par tous les peuples et toutes les nations la reconnaissance et le respect effectif de tous les droits et libertés énumérés dans la Déclaration.
144\. -- Nous n'ignorons pas que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l'objet de réserves justifiées. Cependant Nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l'établissement d'une organisation juridico-politique de la communauté mondiale. Cette Déclaration reconnaît solennellement à tous les hommes sans exception leur dignité de personne ; elle affirme pour chaque individu ses droits de rechercher librement la vérité, de suivre les normes de la moralité, de pratiquer les devoirs de justice, d'exiger des conditions de vie conformes à la dignité humaine, ainsi que d'autres droits liés à ceux-ci.
199:250
145\. -- Nous désirons donc vivement que l'ONU puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d'action à l'étendue et à la haute valeur de sa mission. Puisse-t-il arriver bientôt, le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine : ces droits qui dérivent directement de notre dignité naturelle et qui pour cette raison sont universels, inviolables et inaliénables.
(Traduction française des Presses polyglottes vaticanes.)
**3. -- **Jean-Paul II, non point dans des entrefilets anonymes « attribués au souverain pontife », mais dans des textes officiels, fait référence à la Déclaration de l'ONU sans plus aucune mention de « réserves justifiées ». -- Des « réserves justifiées » mentionnées par Jean XXIII on ne savait rien, sinon qu'elles portaient seulement « sur certains points », ce qui était déjà une expression bien faible : elles doivent porter d'abord et avant tout sur le *fondement* même des droits de l'homme. -- Bien entendu Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II n'ont pas l'intention de nier le nécessaire fondement en Dieu de tous les droits ; ces pontifes ne sont évidemment pas des athées militants ; on n'a pas le dessein de les censurer pour athéisme ! Nous entendons bien Jean-Paul II dire et répéter, de beaucoup de manières et en beaucoup d'occasions, que « sans Dieu l'homme n'a pas de sens ». Mais il ne semble point appliquer cette sentence à l'ONU sans Dieu, à la déclaration des droits de l'homme sans Dieu. Au contraire. Dans son encyclique *Redemptor hominis* du 4 mars 1979 :
« On ne peut s'empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d'estime pour le passé et de profonde espérance pour l'avenir, le magnifique effort pour donner vie à l'ONU, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs et inviolables de l'homme... »
Aucune réserve ne vient limiter cette louange ; pas plus que dans sa lettre du 1^er^ septembre 1980 aux chefs d'État :
« On relève avec satisfaction qu'au cours des dernières décennies, la communauté internationale, qui manifeste un intérêt croissant pour la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, a pris attentivement en considération le respect de la liberté de conscience et de religion dans certains documents bien connus parmi lesquels la *Déclaration universelle de l'ONU* sur les droits de l'homme du 10 décembre 1948... »
Comment faut-il comprendre ces... politesses ? Ne risquent-elles pas de favoriser la « confusion inadmissible » que la *Pensée catholique* s'efforce de dissiper ?
N'y a-t-il pas comme un glissement en direction de l'une des vues les plus contestées de la philosophie morale de Jacques Maritain ? Celui-ci pensait que « des hommes opposés actuellement dans leurs conceptions théoriques peuvent arriver à un accord purement pratique sur une énumération des droits humains » (*L'Homme et l'État,* p. 69). Qu'ils puissent arriver à un tel accord, sans doute mais n'est-ce pas nécessairement un accord équivoque ?
200:250
Faut-il le préciser ? L'intention des remarques que l'on vient de lire n'est pas de contredire ou d'annuler tout ce que la *Pensée catholique* rappelle et affirme à bon droit, mais simplement de s'y juxtaposer, pour mieux cerner l'un des motifs de l'actuelle perplexité catholique.
J. M.
#### Maurras vu par P. Pierrard dans l'encyclopédie « Catholicisme »
L'encyclopédie « Catholicisme », que publie Letouzey et Ané sous la direction du Centre interdis-ciplinaire des Facultés catholiques de Lille, en est à la lettre « M ». Le fascicule 36 contient une brève étude sur Charles Maurras (col. 883-887) signée de P. Pierrard.
J'ai lu cette étude avec curiosité. Que pouvait dire P. Pierrard, démocrate farouche, d'un homme dont les idées politiques se situent aux antipodes des siennes ?
D'une manière générale, je crois à la sincérité des gens qui ont des convictions. Je crois donc que P. Pierrard a rédigé sa notice avec la volonté d'être objectif, et sans doute estime-t-il y être parvenu. On est pourtant loin de compte. Je passe sur les petites erreurs : « Quand *des* Français ne s'aimaient pas » au lieu de « Quand *les* Français... », ou « *Henri* Lasserre » au lieu de « *Pierre* Lasserre ». Ce qui est grave c'est l'incompréhension totale dont P. Pierrard fait preuve à l'égard de la pensée de Maurras. Comment ne s'aperçoit-il pas qu'en ne voulant voir dans celui-ci qu'un païen qui ne songeait qu'à se servir du catholicisme pour des fins politiques, c'est l'Église elle-même qu'il accuse d'incohérence ou de duplicité ? Car enfin le lecteur qui ignorerait tout des problèmes religieux et politiques de la France dans la première moitié du XX^e^ siècle devrait conclure de ce qu'écrit Pierrard, que saint Pie X et Pie XII furent des maurrassiens, plus soucieux de politique que de vérité religieuse. Aussi bien, en soulignant avec satisfaction la « condamnation » de l'Action française par Pie XI, Pierrard omet de dire que celui-ci prit conscience de son erreur à la fin de son pontificat et que Pie XII ne fit que conclure la levée de la condamnation à laquelle il s'apprêtait quand la mort le saisit. A travers le récit de P. Pierrard, le lecteur ne peut absolument pas deviner l'évolution de la pensée de Pie XI.
*Combien P. Pierrard connaît-il de* « *condamnations *» *portées par l'Église qui aient été levées douze années plus tard ?* C'est cela qui est extraordinaire dans l'affaire de l'Action française. Pie XI s'était trompé ou avait été trompé. Il s'en aperçut et eut à cœur de réparer le mal accompli. Avant même la levée de la condamnation, il écrivit à Maurras, alors en prison, une lettre qui présageait la réhabilitation de celui-ci.
201:250
P. Pierrard n'en parle pas. Ne pouvant du moins passer sous silence la levée de la condamnation, il l'escamote autant qu'il le peut, en se contentant de la mentionner incidemment. Parlant du Maurras de cette période, il écrit : « ...son retour de prison (1937) et sa réception à l'Académie française (1939), l'année même où Pie XII relève l'Action française de la condamnation, sont l'occasion de manifestations triomphales ». Ce ne sont pas les « manifestations triomphales » qui ont de l'importance, c'est la levée de la condamnation.
De même, quand Pierrard indique, à la fin de sa notice, que Maurras reçut les derniers sacrements avant de mourir, on ne peut que le louer de son honnêteté mais le lecteur ignorant s'interroge : Maurras était-il gâteux ? hypocrite ? ou loyal ? Pas un mot de ce que Pierrard a écrit de lui ne permet de comprendre cette attitude ultime du vieux lutteur royaliste.
Si l'on ne peut reprocher à P. Pierrard de flagrantes inexactitudes de fait, on constate que la vérité lui échappe complètement quant au personnage de Maurras, quant à son œuvre, à sa pensée et à ses rapports avec le catholicisme. Certes la mémoire de Maurras n'en souffrira guère, mais le prestige de l'encyclopédie « Catholicisme » n'en est pas rehaussé.
Louis Salleron.
#### Amnesty International
L'ouvrage d'Hugues Kéraly *Enquête sur un organisme au-dessus de tout soupçon* est jusqu'ici aussi méthodiquement ignoré par la presse de droite et d'extrême droite que par la presse de gauche. A l'exception des deux hebdomadaires *Rivarol* et *Aspects de la France :* ils ont été les plus prompts (et pour le moment, à cotre connaissance, les seuls) à en parler d'une manière intelligente et détaillée. Dans des occasions semblables on mesure -- ou on se remémore si on avait tendance à l'oublier -- l'utilité publique de ces deux vétérans des luttes nationales : différents l'un de l'autre, on le sait, sur plusieurs points de doctrine et de tactique politiques, mais très semblables par leur dévouement au bien commun, leur désintéressement, leur fidélité ; et leur indépendance vraie à l'égard des puissants du jour.
202:250
#### La pastorale du silence
Il y a environ un an, Pierre Debray révélait comment le soi-disant « Comité catholique contre la faim et pour le développement » (CCFD) fonctionne, avec l'appui (aveugle ?) du noyau dirigeant de l'épiscopat, comme une courroie de transmission du parti communiste (voir ITINÉRAIRES, numéro 241 de mars 1980, pp. 161-169).
Dans son *Courrier* numéro 630, Pierre Debray remarque maintenant à ce sujet :
« Notre campagne d'information sur le CCFD n'a été, même pour la condamner, reprise par aucun quotidien d'audience nationale. Une consigne, scrupuleusement respectée, a été donnée par le secrétariat général de l'épiscopat aux « informateurs religieux ». Personne, pas même à *L'Homme nouveau,* n'ose la transgresser. Les catholiques qui déplaisent au secrétariat général de l'épiscopat n'existent plus, ils ne comptent plus. »
Cette remarque ne retranche rien à la haute valeur morale de certains articles de *L'Homme nouveau.* Mais les journalistes de *L'Homme nouveau* disent et ne font pas. Ils disent des choses fort belles sur l'injustice de la conspiration du silence systématique et malveillante que fait contre eux tout ce qui est sur leur gauche. Mais ils en font autant à l'égard des catholiques qu'ils situent sur leur droite. Les considérations théoriques qu'ils impriment dans leur journal sont bien meilleures que leur comportement journalistique.
#### Le CCFD au Mesnil !
Le « Bulletin de l'Œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance » s'aligne de plus en plus sur l'idéologie du CCFD. Il continue son feuilleton du P. Cosmao (en supprimant maintenant la mention du nom de l'auteur, -- jugé trop... voyant ?). Dans son numéro de décembre, sous prétexte de « Noël, temps de l'espérance », il publie un article de Bernard Holzer, « secrétaire général adjoint du CCFD », qui véhicule la politique de cette courroie de transmission. Sous le patronage invoqué du P. Emmanuel, sous la couverture dessinée par Henri Charlier ! Nous avons déjà protesté contre cet abus de confiance qui grandit et devient de plus en plus énorme. Le responsable direct en est l'abbé Jean Piot, actuel « directeur-gérant » du bulletin. Il faut mettre en garde les amis du Mesnil-Saint-Loup qui, par distraction, ne se méfieraient pas de cette nouvelle direction et continueraient à lui envoyer leurs subsides.
============== fin du numéro 250.
[^1]: -- (1). Le « capitalisme » est simplement le système économique où les apporteurs du capital sont distincts des apporteurs du travail. Ce n'est pas le capitalisme en tant que tel, c'est le capitalisme *libéral* (c'est-à-dire le capitalisme, animé en outre par une philosophie, le libéralisme, contraire à la loi naturelle) qui « aboutit à l'impérialisme de l'argent » ; et d'ailleurs moins à l'impérialisme de l'argent qu'au socialo-communisme, en passant par l'actuel libéral-socialisme. Mais le capitalisme est susceptible d'être informé par n'importe quelle autre philosophie politique et morale. Les régimes socialo-communistes réellement existants sont l'aboutissement du capitalisme libéral et ils sont eux aussi capitalistes : c'est un capitalisme d'État. -- Quant à dire que l'on oppose au communisme un « non très ferme » simplement parce qu'il est « destructeur des libertés », c'est ignorer sa spécificité. Si le communisme ne faisait que détruire les libertés, on ne voit pas où serait sa nouveauté spécifique, et en quoi il se distinguerait par exemple de Napoléon Bonaparte, de Pierre le Grand, de Néron ou de Nabuchodonosor ; on ne pourrait plus discerner pourquoi l'esclavagisme communiste est pire que l'esclavage classique, par une différence qui n'est pas de degré, mais de nature. Ces vérités fondamentales sont pourtant attestées aussi bien par la doctrine catholique sur le communisme (encyclique *Divini Redemptoris,* 1937) que par le témoignage, les avertissements, les admonestations de Soljénitsyne.
[^2]: -- (2). Dom Claude Jean-Nesmy, P. Réginald Simonin, chanoine Besombes : *Lucie raconte Fatima* (Fatima-Éditions, Desclée de Brouwer, Éditions Resiac).
[^3]: -- (3). « Quand est-ce que le troisième élément du *secret* nous sera dévoilé ? Déjà en 1946, à cette question, Lucie et Mgr l'évêque de Leiria me répondirent uniformément, sans hésitation et sans commentaire : En 1960. » (Chanoine Barthas : *Fatima merveille du XX^e^* siècle, édition de 1957, p. 83.) -- Cf. aussi abbé Georges de Nantes, La Contre-réforme catholique, notamment n° 160 de décembre 1980, pp. 15-17.
[^4]: -- Ce que Hersant n'avait pu prévoir, c'est la conversion de Louis Pauwels, qui a transformé le mauvais cheval en un homme nouveau. (Note de 1984.)
[^5]: -- (1). Voir notre numéro 246 de septembre-octobre 1980, pp. 153 et suiv.
[^6]: -- (2). Voir *ibid.* nos observations à ce sujet.
[^7]: -- (1). Henri Charlier, *L'Art et la Pensée,* Dominique Martin Morin Édit.
[^8]: -- (2). Sauf, bien entendu, le cas de guerre ou de persécutions où l'on se loge où on peut, mais alors il faut une pièce complètement simple.
[^9]: -- (1). Dans ce livre, Suire-Muraise n'avait pas amélioré ses connaissances en fait de « prétendants » et je me suis demandé si l'âge ne le rendait pas incapable d'assimiler des nouveautés pour son univers mental. Une aberrante typographie (p. 99 in fine, par ex.) n'arrangeait rien, de même qu'une généalogie pleine d'erreurs (pp. 178-179). Pour la petite histoire, je dévoile quelques patronymes de « prétendants illuminés », énumérés pp. 204 et suivantes : Ch de G. est Charles de Gimel, « Monsieur » pour ses amis et admirateurs (il résidait à Provins et se répandait en études bibliques ; il fascina beaucoup de traditionalistes) ; M. Léon M. est Léon Millet qui serait chauffeur de taxi à Rome (sur lui : Robert CASSAIGNE, *Le chevalier blanc et son mentor ou les futurs grands pape et monarque* paru dans *Le fureteur médical,* Paris, février 1964, pp. 51-64... éléments sur la biographie de « Louis XIX », ami de « Clément XV ! ») ; son successeur auprès de l'antipape était M. A. de la V., c'est-à-dire Gilles Artur (Artur est patronyme) vicomte de la Villarmois, chevalier du Saint-Sépulcre, résidant près Fougères et mort en juin 1971 ; l'abbé P. est Lucien Preuvot, curé de Koléa, près Alger, né à Rumilly en 1896, dernier d'une famille nombreuse et choisi par son père pour continuer à prétendre, puisqu'ils « sont descendants de Louis XVII »... il prétendait même ressembler à François I^er^, et obtenir des miracles de « sa grand-mère sainte Clotilde », lors de pèlerinages à Vivières ; quant à Jean Français, nombreux sont ceux qui savent que c'est le héros d'un canular ronéotypé et de bien mauvais goût, réalisé par un relieur et antiquaire du XVII^e^ arrondissement, qui n'avait visiblement rien d'autre à faire. Depuis les recensements effectués en 1947 et 1955 par Raoul de Warren, les prétendants pullulent plus que jamais et si l'on passe devant le fleuriste qui jouxte l'hôpital du Hasenrain, à Mulhouse, on voit qu'il se proclame, en grandes capitales sur un mur : Bertrand I^er^ empereur et roi de France... On voit depuis peu se manifester un Louis XX dont le véritable nom est Antoine Ré, 33 ans, père de famille habitant Bergerac et qui prétend descendre lui aussi de Louis XVII évadé avec l'aide de Robespierre (*Sud Ouest Dimanche* du 25 mai 1980). Un petit livre dont la couverture s'orne du crâne de Dagobert II « conservé par les sœurs noires de Mons (Belgique) » (p. 1) et de la frimousse de « Thomas Plantard de St Clair », né en 1970, « le dernier descendant mérovingien de la branche aînée, photographié en 1976 dans le paysage symbolique de Rennes-les-Bains (Aude) » (p. 4) en dit long sur l'état de l'érudition historique chez certains de nos contemporains (Louis VAZART, *Abrégé de l'histoire des Francs. Les gouvernants et rois de France,* Paris, 1978 : à ne pas acheter, mais si on y tient, voir à Beaubourg : l'auteur y disserte gravement sur les ancêtres de Pharamond et nous parle de Jean XVI l'Alchimiste, 1571-1638, Mérovingien inconnu de tous mais qui rencontra saint Vincent de Paul... etc.).
[^10]: -- (2). Ouvrage sincère (?) mais délirant sur le plan de l'histoire de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, actuellement « Malte », l'auteur faisant visiblement partie d'une contrefaçon qu'il essayait de légitimer ; tellement nul en histoire ancienne et contemporaine, Muraise écorchait tous les noms et nommait Emmanuel le dernier roi d'Italie qui est Humbert (Umberto) II, fils de Victor Emmanuel III. On s'étonne de voir un éditeur publier de telles erreurs, mais il est vrai qu'il avait déjà fauté en 1975 avec un ouvrage sur *Le crépuscule de la chevalerie,* écrit par un Écossais qui a activement trempé dans les « ordres » les plus farfelus ! Trop à dire.
[^11]: -- (3). On ignore trop le petit livre très savant de Raymond BARBEAU, *Un prophète luciférien : Léon Bloy,* Aubier, Éditions Montaine, 1956 ; ce travail universitaire (Sorbonne) démontre que Bloy (1846-1917) était un fou qui professait inlassablement les pires hérésies et pour qui, c'était son grand secret, le Paraclet est Satan. Barbeau s'étonne que les auteurs qui ont disserté sur Bloy n'aient pas voulu accepter la réalité qui est pourtant avouée ; il montre que Bloy doit être situé dans tout un courant d'ésotéristes et le livre qui devait suivre, *Léon Bloy l'initié,* ne semble pas avoir paru. Grand admirateur d'Albert Frank-Duquesne (encore un méconnu, car difficile à lire), le Canadien Barbeau paraît avoir abandonné ce genre de recherches pour d'autres relatives à son pays.
[^12]: -- (4). Selon MURAISE (car déjà écrit dans *Histoire et légende du Grand Monarque,* p. 172), l'israélite subversif et compagnon de la Libération Jacques Bergier aurait su de Charles de Gaulle que la sainte ampoule n'aurait pas été détruite par Ruhl en 1793 et que des parents de ce conventionnel régicide auraient remis la précieuse fiole au dit de Gaulle lors de son passage à Reims, lequel en aurait fait cadeau à on ne sait qui, déclarant même à Bergier : « Elle est entre les mains de qui il convient. L'audience est terminée. » Ce qui entraînerait que le sacre de Charles X n'aurait été qu'une comédie sans caractère sacré (*sic*), le roi (« le pauvre roi que cela fit », *resic,* juge l'éminent spécialiste de notre royauté très chrétienne qu'était Bergier !) n'ayant été sacré qu'avec un simulacre d'ampoule, etc. Il faut rappeler que la sainte ampoule fut brisée en public le 7 octobre 1793, après avoir été largement vidée de son contenu par l'abbé Armand Jules Seraine, curé de Saint-Rémi, devenue paroisse, aidé dans cette opération par Philippe Hourelle, officier municipal et administrateur de cette paroisse, personne n'ayant osé dissimuler l'objet. Les parcelles conservées par l'abbé et la famille Hourelle, ainsi que celles provenant du bris même de l'objet sur le piédestal de la statue de Louis XV, furent réunies le 11 juin 1819. Tous les procès-verbaux existent à Reims (publication dans Prosper TARBÉ, *Trésors des églises de Reims,* Reims, 1843 ; cf. aussi (Auguste) LACATTE-JOLTROIS, *Recherches historiques sur la sainte ampoule,* Reims, 1825). Il se peut qu'il y ait eu une ou des parcelles parvenues jusqu'à nos jours par une autre vole, car la famille Hourelle en confia à une personne étrangère qui n'a rien rendu, ce transfert ayant été fait en 1814, lors de l'invasion, probablement pour répartir les risques sur plusieurs dépôts. S'il fallait croire les paroles de Bergier qui ressemblent à une des nombreuses fables sorties de son cerveau inventif, de Gaulle n'aurait reçu qu'une ou des parcelles provenant de cette source et ainsi identiques à ce qui reste dans la nouvelle sainte ampoule qui dort dans un reliquaire fait par Cahier ; on peut l'admirer dans le trésor de la cathédrale, au palais du Tau. On a aussi imaginé qu'il y avait deux ampoules, une pour oindre le roi et une autre pour la reine ; mais c'est là une invention de sir Francis OPPENHEIMER dans *The legend of the Ste Ampoule,* Londres, 1953, prenant au pied de la lettre un passage de la *Vita sanctae Chrothildis* datant de vers 1100, dans lequel il est dit que la colombe du Saint-Esprit apporta deux ampoules pleines d'huile et de chrême, avec lesquelles saint Rémi oignit Clovis (*Monumenta Germaniae historica, Scriptores rerum Merovingicarum,* t. 2 -- *Fredegarii et aliorum chronica. Vitae sanctorum,* éd. Bruno Krusch, Hanovre, 1888, p. 344). Il y aurait là le souvenir d'anciennes représentations du baptême du Christ avec une colombe tenant en son bec deux ampoules (cf. dossier iconographique réuni par Oppenheimer) et une plus ancienne affirmation selon laquelle il y aurait eu plusieurs ampoules au baptême d'un mourant (Jean MABILLON, *Annales ordinis S. Benedicti,* Paris, 1703, t. I, pp. 62-63 et 680, n° VI : préface d'une ancienne messe pour saint Remi, texte de la liturgie gallicane, que le chanoine F. BAIX ne date pas mais considère comme bien antérieure au IX^e^, siècle : cf. « Les sources liturgiques de la *Vita Remigii* de Hincmar », paru dans *Miscellanea historica in honorem Alberti De Meyer,* Louvain, Bruxelles, 1946, t. I -- Université de Louvain, *Recueil de travaux d'histoire et de philologie,* 3 série, 22^e^ fascicule, p. 222 etc.). Quoi qu'il en soit, il faut bien le préciser, aucun auteur de l'ancien régime ne nous parle de deux ampoules. Enfin, affirmons ce principe essentiel de notre droit successoral : c'est la loi coutumière, non écrite, qui fait le roi, en le rendant tel dès la mort de son prédécesseur. Le roi est donc fait par la loi et non par la tradition d'objets (couronne, etc.) ou par l'onction. Le sacre et le couronnement confirment le roi, lui assurant bénédictions et prières de l'Église. Ils sont du domaine du sacré et du festif, mais non point constitutifs depuis le XIII^e^ siècle. Louis XVIII fut roi légitime et non sacré. Quant à Charles X il fut tout à fait normalement sacré et couronné. S'il n'avait eu aucune sainte ampoule à sa disposition, il aurait été quand même fort légitimement sacré, des rois comme Louis VI le Gros ou Henri IV n'ayant jamais bénéficié de la sainte ampoule de Reims, celle-ci ayant probablement servi pour la première fois au sacre de Charles III le Simple (893), en tant que simple relique « remigienne » ; il se peut qu'elle ait été identifiée comme la sainte ampoule ayant servi à Clovis dès le sacre de Philippe I^er^ (1059) et la chose n'est certaine qu'au sacre de Louis VII (1131). Nombreux sont les rois carolingiens et premiers capétiens qui furent sacrés hors de Reims. Sur tout cela je me permets de renvoyer à ce que j'ai dit dans ITINÉRAIRES, n° 235 de juil.-août 1979, pp. 130-133 et sur la question des testaments de saint Remi aux pp. 128-129. Je le précise car Jean OUSSET remet sur le tapis l'affaire du grand testament, qui n'est qu'un faux, dans son article *France fille aînée de l'Église* paru dans *Permanences,* Paris, n° 172 d'août-septembre 1980, pp. 8-16 ; il y encense l'invraisemblable ouvrage de l'abbé Dessailly.
[^13]: -- (5). Sur l'identité de Richemont on est averti p. 281, n. 1 de la prochaine parution d'un travail rédigé par Mme J. Ducasse.
[^14]: -- (6). Louis XVII meurt le 8 juin 1795 au Temple sous le nom de « Louis Charles Capet, fils de Louis Capet, dernier Roy des Français, et de Marie Antoinette Jeanne d'Autriche » (acte de décès du 12), est autopsié le 9, jour où l'annonce de sa mort est faite à la Convention nationale, est inhumé le 10 au cimetière Sainte-Marguerite, le *Moniteur universel* imprimant la nouvelle le 10 et le 11. L'armée de Condé qui est en Brisgau (Bade) sait la nouvelle le 14 et le 16 a lieu le service funèbre en présence des Princes, duc de Berri en tête ; c'est à ce camp situé entre Steinenstadt et Neuenburg que fut donc proclamé Louis XVIII. J'ai relu plusieurs relations, dont celle d'un de mes lointains oncles, aumônier à l'armée de Condé (cf. l'édition par F. UZUREAU, *Un prêtre français pendant l'émigration. M. de la Corbière chanoine d'Angers,* Arras, Paris, 1909, p. 103) et je ne trouve aucune trace d'interrogation sur la mort de Louis XVII (pour le chanoine Louis François de la Corbière, qui avait été aussi aumônier de Mme Adélaïde, on connaît bien le manuscrit écrit en émigration, à son usage personnel et pour sa proche famille, cf. Arch. dép. de Maine-et-Loire, J 3592). Pendant ce temps deux gentilshommes de l'armée traversaient l'Europe à toute allure et, couverts de poussière, arrivaient le 21 devant la maison de Vérone où résidait le comte de Provence, pour le saluer du titre de roi. Ce dernier qui pensait depuis quelque temps que ce décès devait arriver, écrivit le 24 à toutes les puissances amies sa première lettre royale, signée Louis et non plus Louis STANISLAS XAVIER, pour annoncer la mort de Louis XVII et son propre avènement. J'avoue que je ne vois pas du tout Louis XVIII recevoir les cavaliers de Condé puis la foule des Français et des étrangers, dont certains représentaient les puissances, en leur disant : « Chers amis, attendons un peu pour cette promotion, ne serait-ce que le temps pour moi d'arriver en France et de faire faire une enquête policière qui ne donnera peut-être rien de neuf ou que MM. Jean-Pascal Romain, Raoul de Warren, Éric Muraise etc. se mettent enfin d'accord pour présenter une solution dans deux siècles » (1795-1980 et la suite...). Louis XVIII ne pouvait évidemment pas raisonner ainsi. On sait qu'il fît enquêter sur certains aspects de la détention de Louis XVII lors de son retour en France, mais aucun pouvoir royal au monde ne peut durer paisiblement (et c'est là l'essentiel) avec un point d'interrogation sur la tête du monarque ! Le doute sur la légitimité de Louis XVIII est un exercice intellectuel pour les rêveurs en chambre qui s'occupent de la « survivance » ; il est impossible pour le corps politique de la Nation. On peut évidemment dire que Louis XVII n'avait aucune importance pour Louis XVIII, du fait que ce dernier savait qu'il n'était pas le fils de Louis XVI, mais bien celui de Fersen, homme volage et séducteur de reine. J'ai déjà évoqué l'ouvrage de Bernard Devismes dans ITINÉRAIRES, n° 245 de juillet-août 1980, p. 130 ; et on peut encore ajouter de Kjell STROMBERG, « Fersen, la Reine et... Louis XVII », paru dans *La nouvelle Revue des deux mondes,* Paris, janvier 1974, pp. 100-113. Ce dernier auteur trouve qu'il y a des indices troublants en faveur de la paternité du Suédois, mais en ce domaine règne la vieille règle *Pater is est quem nuptiae demonstrant,* et comme me le disait souvent mon feu ami Philippe du Puy de Clinchamps, si la femme d'Hugues Capet ne fut pas fidèle, il n'y eut jamais de Capétiens, et pourtant notre histoire se fit avec eux. A vrai dire nous tombons là encore dans le domaine des suppositions peut-être véridiques, mais de peu d'intérêt pratique.
[^15]: -- (7). Maurice GARÇON, *Louis XVII ou la fausse énigme,* Hachette, 1952 ; Jean DE LATIIUY, *Louis XVII. Études critiques,* Gembloux, 1976.
[^16]: -- (8). Louis HASTIER, *La double mort de Louis XVII,* Flammarion, 1951, thèse entraînant la présence ultérieure d'un substitué.
[^17]: -- (9). Je me suis autrefois laissé impressionner par tant d'arguments, souvent nouveaux. Voir par exemple ma contribution à l'ouvrage collectif *Le sang de Louis XIV,* Braga, 1961, t. 1, pp. 81-83, n. 81 qui est entièrement relative aux possibles substitutions, encore que non affirmative, et avec deux ou trois points à modifier (par ex. on n'a pas trouvé les ossements de l'enfant mort au Temple lors des fouilles de Sainte-Marguerite). Cf. infra note 24.
[^18]: -- (10). M. Michel Fleury est aussi président de l'École pratique des hautes études et directeur des Antiquités historiques de l'Ile de France. Le rapport en question figure dans le supplément au *Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris,* n° 89 du 8 mai 1980 (*Commission du Vieux Paris. Procès-verbal de la séance du lundi 10 décembre 1979*). On y trouve en annexe une note de M. Jean-Pierre Babelon (membre de la Commission et conservateur en chef aux Archives nationales) relative à l'ouverture d'une porte de la chapelle du Saint-Sacrement ou de la Communion (aujourd'hui Saint-Vincent-de-Paul) à Sainte-Marguerite, les portes de la dite église servant à repérer l'emplacement de prétendues tombes du roi dans le cimetière.
[^19]: -- (11). C'est là que se dresse la Chapelle Expiatoire Saint-Louis (titre donné par son aumônier, l'abbé SAVORNIN en son petit livre : *Notice historique sur les faits et particularités qui se rattachent à la Chapelle Expiatoire...,* Paris, 1865, p. 9), construite avec l'argent de la cassette de Louis XVIII de *1815 à 1826* par l'architecte Fontaine (cf. Jacques SAINT-GERMAIN, *La seconde mort des rois de France,* Hachette, 1972, pp. 251-256 ; D. RABREAU, *La chapelle expiatoire du square Louis XVI à Paris,* texte de 4 p. vendu sur place et issu de la revue *Les monuments historiques de la France,* Paris, 1976, n° 1, pp. 75-78 a le tort de dire que Mme Élisabeth fut inhumée en cet endroit). Les corps royaux ont été exhumés et déposés à Saint-Denis le 21 janvier 1815, jour de la pose de la première pierre de la Chapelle Expiatoire par le comte d'Artois. Cette chapelle est désaffectée par décision du ministère de l'instruction publique et des beaux-arts datant d'octobre 1883, lors du décès d'un chapelain, peu de temps après celui d'Henri V... Depuis 1972 l'Institut de la maison de Bourbon y fait dire une messe pour la France et la famille royale en souvenir du martyre de Louis XVI, donc le 21 janvier ou le dimanche le plus proche de cette date. Le chef de la maison de Bourbon préside généralement cette messe. Une messe y a été dite le dimanche 12 octobre 1980 en l'honneur de Marie-Antoinette, par les soins de l'Association Vendée militaire. Plus de 2830 victimes de la Révolution sont couchées dans le sous-sol de l'ancien cimetière de la Madeleine de la Ville-l'Évêque, actuellement jardin de la Chapelle expiatoire... alors que l'enclos du Christ ou des Errancis est effacé par la voirie triomphante : « C'est là, sous les pavés de notre boulevard de Courcelles, entre la station de métro *Villiers* et le boulevard Malesherbes, que Philippe Égalité dort de son dernier sommeil, en compagnie de Robespierre, de Saint-Just, de Couthon, de tous ses « amis » de la Montagne, *entamés* par Thermidor... et de sa cousine Madame Élisabeth » (et de Fouquier-Tinville l'accusateur de la princesse), cf. André CASTELOT, *Philippe Égalité, le prince rouge,* Paris, 1950, p. 274. \[voir rectification, It. 255, p. 153.\]
[^20]: -- (12). Il s'agit visiblement d'une erreur, pour 1904.
[^21]: -- (13). Vraie merveille, les cheveux de Louis XVII et de Naundorff offraient cette commune rareté : leur canal médullaire était excentré ! André Castelot fit ainsi son entrée dans l'Histoire avec un retentissant article dans *La Gerbe* du 9 décembre 1943 qui établissait l'identité de Naundorff-Louis XVII, en se fondant sur une expertise du fameux professeur Edmond Locard, directeur du Laboratoire de police technique de Lyon. Mais on a su depuis que l'origine des cheveux était douteuse, que l'excentration médullaire n'était pas si rare et que Locard s'était déjà trompé dans des expertises judiciaires... J'épargne au lecteur le récit de l'exhumation de Naundorff à Delft le 27 septembre 1950 et les nouvelles analyses des cheveux coupés en quatre. Le non moins fameux journaliste Castelot en vint à récuser ses premières déductions (*Le mystère de Louis XVII,* Flammarion, 1953) : si l'évasion n'est que probable selon ce que l'on peut savoir de l'histoire, elle est certaine si on admet l'analyse des cheveux (trichoscopie), cette dernière étant formelle pour affirmer que Naundorff ne peut être Louis XVII et comme Naundorff ne peut pas être non plus Carl Benjamin Werg comme le voulait l'historien Manteyer (le cadavre de Naundorff exhumé en 1950 indique que l'homme est mort à environ 60 ans, âge possible pour Louis XVII, alors que Werg aurait eu 68 ans), on est obligé d'admettre qu'il existe un mystère Naundorff. Dans son dernier livre sur la question (*Louis XVII,* Librairie académique Perrin, 1971, p. 358), Castelot conclut que juridiquement, le « déchet humain » mort au Temple est Louis XVII ; il dort son dernier sommeil sous le trottoir de la rue Saint-Bernard (p. 249) ; historiquement, si on ne peut rien prouver de façon définitive, les présomptions sont suffisantes pour croire à l'évasion (voir les expertises de Locard) ; enfin, juridiquement et historiquement, Naundorff n'était pas Louis XVII. Mais alors, qui était ce Naundorff ? Aurait-il rencontré Louis XVII évadé ? Il me semble évident que Naundorff était un déséquilibré, créateur d'une nouvelle religion, et qu'il apprit un rôle avec une facilité renforcée du fait qu'il avait probablement un don de voyance, de lecture dans la pensée des autres, ce qui peut, à tort, faire sourire certains. J'ai même l'impression que c'était un homme d'origine cent pour cent allemande et luthérienne ; catholique, puis hérétique condamné par Grégoire XVI le 8 novembre 1843 (« ce fils de perdition qui usurpe le titre de duc de Normandie »), il démontra sa folie ou son imposture par des récits discordants et fantastiques. Il ressemblait à la famille royale et ses descendants aiment prendre des poses les rendant similaires à des Bourbons de l'ancien régime, mais le type invoqué n'était pas tellement Bourbon, mais bien Saxe. Louis XVI et ses frères et sœurs étaient enfants de la dauphine née Marie-Josèphe de Saxe, dont les frères et sœurs avaient bien l'aspect bedonnant qu'on retrouve chez les rois Louis XVI, Louis XVII de France et Charles IV d'Espagne (sa mère était Marie-Amélie sœur de Marie-Josèphe), chez Mme Clotilde de France, sœur des rois de France (elle sera dite à la cour du fait de son embonpoint : « le Gros Madame » et sera reine de Sardaigne, puis vénérable), etc. Qu'on regarde le portrait de Marie Christine de Saxe, princesse abbesse de Remiremont (1773-1782), sœur de la dauphine, et celui d'une réunion de famille comportant Clément Wenceslas prince évêque de Trèves, Marie Cunégonde princesse abbesse de Thorn et d'Essen et la même Marie Christine, tous frère et sœurs de la dauphine ; on ne peut être qu'édifié devant le type saxon (cf. reproductions dans l'article de Francis PUTON, « Deux sœurs abbesses... tantes de Louis XVI » publié dans le *Bulletin de la Société philomatique vosgienne,* Saint-Dié, 1970, vol. LXXIII, pp. 21-68, tableaux venant de la famille de Reinach Hirtzbach qui en a hérité de ses aïeux Gohr et Breiten-Landenberg, respectivement chambellan et grand maître de la maison de Marie Christine). Or Naundorff apparaît en Allemagne et écrit en patois saxon lors de ses ennuis avec la justice prussienne en 1824 (GARÇON, *Louis XVII ou la fausse énigme,* p. 318). Bâtard de la maison électorale de Saxe (mais elle était catholique) ou sujet saxon (donc luthérien, qu'il soit de Saxe électorale ou de Saxe Weimar, car né à Weimar, comme il le déclara en 1824), Naundorff eut-il une existence aventureuse qui croisa un Louis XVII évadé ? On n'en saura jamais rien, si tant est que Louis XVII ait pu sortir du Temple, ce qui semble fantastique et non prouvé.
[^22]: -- (14). Louis CHANOINE-DAVRANCHES, *Le docteur Pelletan et le cœur du Dauphin,* Rouen, 1897 et surtout : *Documents concernant le cœur de Louis XVII,* dont le *Mémoire historique sur les derniers jours de la vie de Louis XVII et sur la conservation de ses précieux restes* par Philippe Jean PELLETAN, le chirurgien en question, publiés dans la *Revue rétrospective,* Paris, janv.-juin 1894, pp. 145-207, avec une photo de l'actuel reliquaire, face p. 146. On ajoutera l'*Odyssée d'un cœur royal,* note envoyée par la comtesse Paul de Wurmbrand Stuppach, en provenance du notaire Barre et dans l'œuvre d'A. DE BEAUCHESNE, *Louis XVII...,* Paris, 1861, 3 éd., gr. in 8°, t. 2, pp. 496-502, des documents en provenance de Pelletan.
[^23]: -- (15). Pelletan était alors chirurgien en chef du Grand hospice de l'humanité (ex-Hôtel-Dieu) et pour être précis, seul Lassus fut mis au courant de son larcin. Des cheveux furent aussi donnés par Pelletan à l'officier municipal Damont qui avait assisté aux opérations.
[^24]: -- (16). L'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 27 février 1874 débouta la veuve Naundorff et ses enfants ; toute cette famille arriva par la suite et avec l'appui des Néerlandais, à se faire donner le nom de Bourbon, qui a été lamentablement reconnu en France. Le plus connu de tous ces Bourbons a été longtemps le « prince René de Bourbon », en réalité un adopté, qui étant né Tschoeberlé, fils de chanteuse et danseuse de café concert, n'avait certes pas une goutte de sang Naundorff. Bien entendu, le personnage avait le profil Bourbon ! On lira sur lui ce que j'en ai écrit dans la revue *Héraldique et généalogie* de janv.-fév. 1970, pp. 6-7. Lors d'une émission de la télévision sur Louis XVII (série « Les dossiers de l'écran »), en date du 4 mai 1967 j'avais eu affaire au personnage et il avait fait scandale sur le plateau avant l'émission avec des prétentions inadmissibles pour les réalisateurs... Il est mort en 1979, laissant une fille naturelle (il dit lui-même qu'elle est telle dans *L'Aurore* du 4 mai 1964, p. 9 b), terrorisée lors de l'émission, probablement à la pensée que son père allait montrer à des millions de téléspectateurs le « signe du Saint-Esprit, petite tache brune en forme de colombe qu'elle porte à la partie médio-intérieure de la cuisse droite, comme Louis XVII et Naundorff » (Claude PASTEUR, « Le pape connaît peut-être le secret de Naundorff » dans *Miroir de l'histoire,* Paris, mars 1962, p. 300), ce qui ne manque pas de sel, si j'ose dire, quand on pense que René « de Bourbon » n'était même pas Naundorff ! Et c'est ce personnage haut en couleurs qui fut l'un des deux « Bourbons » à faire appel contre les Bourbons Parme en 1954 ! Comme il n'avait aucune confiance dans les actions de ses partisans, il s'était fait faire de son vivant une photographie de son gisant, pour être mise sur son mémento. J'ai ce document éloquent : l'Altesse Royale y dort son dernier sommeil, de profil, évidemment, un petit vase orné de trois fleurs de lis posé à côté de lui pour l'eau bénite et le buis. On n'est bien servi que par soi-même.
[^25]: -- (17). On connaît de Maurice PASCAL un recueil de photos sur *Les corps des rois de France Louis VIII, Henri IV, Louis XV, Turenne, 1793, basilique de Saint-Denis* (Bibliothèque nationale, Estampes, Pe 103/ 4°) ; ces photos montrent des dessins exécutés lors de la sauvage exhumation des corps à Saint-Denis par les révolutionnaires et leur auteur est le célèbre Alexandre Lenoir (les originaux se trouvent chez un lointain héritier de Lenoir). Le recueil date d'après le 26 juin 1895, le « cte Urbain de Maillé » y signant une attestation qu'une image a touché le cœur de S.M. le roi Louis XVII.
[^26]: -- (18). Les appréciations du duc de Madrid sur le comte de Chambord ne sont pas très chaleureuses, c'est le moins qu'on puisse en dire ! Époux d'une fille de la duchesse de Parme, sœur d'Henri V, don Carlos était un proche des princes de la branche aînée, mais il n'était guère apprécié pour hispanisme et certains de ses actes. Certes, il valait mieux que son père l'incroyable don Juan, successeur obligatoire et meneur du deuil lors des obsèques d'Henri V à Goritz, mais on comprend combien Henri V était réservé vis-à-vis de ces Espagnols auxquels tout devait obligatoirement revenir. Les légitimistes le comprirent bien quand Frohsdorf fut occupé par don Carlos et les siens. C'était un autre monde... mais il était quand même bon que le sanctuaire de l'exil soit dans les mains des ayants droit.
[^27]: -- (19). L'entrevue d'Albert Laprade et du duc de Madrid eut lieu en 1884 au palais Lorédan de Venise, résidence habituelle du prince ; elle dura en réalité une dizaine de jours, les conversations ayant lieu l'après-midi, en présence du secrétaire Francisco Melgar -- on sait que le prince ne fut pas convaincu par le secrétaire de la princesse Amélie de Bourbon (*sic*), en réalité son époux depuis 1876. Laprade, qui fit bonne impression, ne put apporter d'arguments décisifs, laissant simplement dans l'esprit de don Carlos qu'il pouvait y avoir eu une évasion et une mort de maladie peu après... (cf. Francisco MELGAR, *Veinte años con don Carlos. Memorias de su secretario,* Madrid, 1940, p. 192). Melgar écrivit aussi qu'il avait vu des gens ayant connu la comtesse de Marnes (fille de Louis XVI et veuve de Louis XIX), et l'ayant assistée lors de ses derniers instants (elle mourut à Frohsdorf le 19 octobre 1851). Or, en ces ultimes moments, elle déclarait avoir horreur des faux dauphins. La reine Marguerite (fille de la duchesse de Parme, sœur d'Henri V et épouse du roi don Carlos, duc de Madrid) conservait comme un de ses plus impressionnants souvenirs d'enfance l'explosion de fureur de la comtesse de Marnes un jour qu'on lui parlait de Naundorff et qu'on lui disait de le recevoir pour le démasquer (p. 191). On disait même qu'elle ne souriait jamais et qu'elle assurait avoir vu son frère moribond peu d'heures avant sa mort... Ce qui est évidemment contesté par ailleurs. A lire Melgar, on a l'impression que don Carlos qui détestait les Orléans et ne pensait qu'à l'Espagne, aurait été ravi de voir la France occupée par la descendance de Louis XVII, ce qui n'est pas un signe d'intelligence chez ce prince, mais nul n'a dit jusqu'ici qu'il fût très brillant.
[^28]: -- (20). Don Alfonso se déclara roi carliste Alfonso Carlos I^er^, avec le titre de duc de San-Jaime et fut reconnu comme Charles XII duc d'Anjou par les légitimistes français, comte Jean d'Andigné en tête, en tant que grand maître de la maison de Jacques I^er^ et chevalier du Saint-Esprit. Peu intelligent, ce vieux Bourbon ne sut pas assurer la jonction avec la branche suivante, encore qu'il reçût plus d'une fois Alphonse XIII avec amitié.
[^29]: -- (21). Avant de mourir, Mme del Prete, dernier membre de la dynastie carliste, fit une déclaration publique pour affirmer que le droit espagnol s'incarnait en Mgr Alphonse, petit-fils aîné d'Alphonse XIII et c'est l'actuel chef de la maison de Bourbon. Fils unique du couple Schönburg Waldenburg - Bourbon, le prince Karl Léopold s'est marié avec une Tahitienne et en a postérité...
[^30]: -- (22). Voici le texte tel qu'il a été publié dans l'*Intermédiaire des chercheurs et curieux,* Paris, avril 1976, col. 342-343, avec les majuscules dont il est gratifié : « Ce jour, jeudi 10 avril 1975, à 10 h 30 dans la CRYPTE DE LA BASILIQUE SAINT-DENIS : Madame la Princesse Marie des Neiges MASSIMO et Madame la Princesse Blanche MASSIMO, Comtesse de WURMBRAND STUPPACH, agissant conjointement avec leurs sœurs absentes, Madame la Princesse Marguerite MASSIMO, Comtesse PAGLIANO et Madame la Princesse Fabiola MASSIMO, Baronne GALLI ZUCARO, toutes quatre filles de S.A.R. Madame la Princesse Béatrice DE BOURBON, fille elle-même de Charles, chef de la Maison de BOURBON, Duc de Madrid, propriétaire de FROHSDORF, ont remis, pour être conservée en ces lieux, à Monsieur le Duc de BAUFFREMONT, Président du Mémorial de France, assisté du Baron Hervé PINOTEAU une urne de cristal contenant le cœur de l'enfant mort au Temple le 8 juin 1795. Prélevé par le chirurgien Pelletan et provenant de la succession dudit duc de Madrid. En présence de : son Excellence Monsieur BROUILLET, Ambassadeur de France, Monsieur Alain BACQUET, Directeur de l'Architecture, Monsieur Michel FLEURY, Directeur des Antiquités Historiques de la Région Parisienne, Monsieur René Duval, Architecte des Bâtiments de France, Monsieur Maurice SOUCHEYRE, Maire-Adjoint de Saint-Denis. » Je conterai plus tard la façon de ce document d'importance. Deux images avec un commentaire assez stupide, comme trop souvent, dans *Point de vue -- Images du monde,* Paris, n° 1395 du 18 avril 1975, p. 25 ; on y voit en particulier la comtesse de Wurmbrand Stuppach tenant le reliquaire lors de sa bénédiction.
[^31]: -- (23). René ESCAICH, *L'affaire Louis XVII devant la justice et devant l'histoire,* Paris, 1954, p. 278 ; écrit par un avocat des Naundorff en 1954, c'est un livre d'intérêt car il démolit avec joie la plupart des romans édifiés par Naundorff et ses partisans, mais il fait preuve lui-même de bien des suppositions.
[^32]: -- (24). *A propos du cœur du* « *présumé Louis XVII *»*,* signé de dix personnes plus ou moins connues par leurs écrits ou par leur curiosité relativement au problème de Louis XVII, représentant le Comité d'études et de recherches historiques ainsi que le Cercle d'études dynastiques et l'Institut des sciences historiques, toutes créations de Jean-Pascal Romain et de ses amis. Il y était dit, entre autres, que le squelette de l'enfant mort au Temple fut examiné en 1846 et 1894 (on sait de façon certaine que ce n'est pas vrai !) et qu'il ne pouvait être celui de Louis XVII (et pour cause !). « Aujourd'hui aucun historien au courant de la question ne prétend que ce cadavre ait été celui du roi Louis XVII. Citons seulement, parmi bien d'autres : Lenôtre (*Le roi Louis XVII*) ; Sainte-Claire-Deville (*A la recherche de Louis XVII*) ; Louis Hastier (*La double mort de Louis XVII*) ; Hervé Pinoteau (*Le sang de Louis XIV*). » On aurait pu ajouter Jean-Pascal Romain et Raoul de Warren, mais la touchante modestie de ces deux auteurs signataires du communiqué s'y opposait. Or, dans *Le sang de Louis XIV* à l'endroit déjà indiqué supra, je n'ai pas été affirmatif sur l'identité de Louis XVII et d'un substitué. J'écrivais en 1961 que la possible descendance de Louis XVII est écartée de l'histoire de par la volonté de Dieu (cela crève les yeux) et que si Dieu veut la faire apparaître plus tard on aura le temps pour s'en accommoder, terminant ainsi : « *Mais arrêtons de songer et reconnaissons que quoi qu'il en soit, Louis XVIII fut tout de même roi de France reconnu de tous les pouvoirs* (*les réticences sont-elles aussi précises qu'on l'assure ?*) *et ayant les caractéristiques d'un roi légitime, il régnait au milieu de la tranquillité de l'ordre. Charles X fut même sacré comme tout bon roi très chrétien *» (t. 1, p. 83, n. 81 dernières lignes). Je me suis d'ailleurs opposé à une idée des autres auteurs qui désiraient mettre au moins en note la descendance de Naundorff ! Tout ce que j'ai raconté sur les substitutions à la mode Jean-Pascal Romain a été ponctué de points d'interrogation et je disais que tout était âprement contesté. Disons en bref que je ne crois plus à la valeur de certains arguments depuis 1961*,* soit près de 20 ans après. J'avais écrit : « Le squelette exhumé (1846, 1894), qui doit bien être celui du mort du 8.6.1795 (ce qui a été nié) est celui d'un garçon d'au moins 14 ans », mais on sait maintenant de façon formelle que ce squelette ne pouvait être celui de Louis-Charles Capet (cf. supra). De même, les véritables raisons de l'attitude de Mme Royale, duchesse d'Angoulême, etc. ne sont pas bien connues. Il est cependant manifeste que la famille royale se trouvait devant de nombreuses incertitudes quant aux endroits où se trouvaient les corps de Louis XVII et de Mme Élisabeth. Elle ne voulut pas faire d'erreurs et il est tout aussi manifeste qu'elle admit progressivement qu'il fallait déposer le cœur en un endroit officiel. Mais je ne vois pas du tout Pelletan mettant sous la vue de la duchesse d'Angoulême le reliquaire de cristal, donc transparent, avec le pauvre viscère noirâtre de son frère. Cette femme qui cachait une hypersensibilité sous un masque assez dur, n'aurait pu supporter cet affreux spectacle. Qu'on se mette à sa place.
[^33]: -- (25). Jean PRASTEAU, *L'affaire du* « *cœur de Louis XVII *» *actualise un roman policier vieux de 160 ans. L'énigme du Temple : la polémique renaît,* paru dans le numéro des 28-29 juin 1975, p. 24 et dernière.
[^34]: **\*** -- *Sic *: Si le cœur déposé par la comtesse Paul de Wurmbrand Stuppach est bien celui de l'enfant mort au Temple, et tout le montre, c'est forcément celui de Louis XVII, [surtout à Saint-Denis]{.underline} où un médaillon existe déjà orné du profil de l'enfant, accompagné de l'inscription « Louis XVII ». \[phrase incomplète ? -- 2003.
[^35]: -- (25). Gustave Corçâo a écrit ce premier livre, *La découverte de l'autre,* en 1943.
[^36]: -- (26). Café bien connu des Cariocas, au centre du vieux Rio.
[^37]: -- (1). Texte conjectural. -- Ce credo n'a même pas mérité qu'on le tape avec soin. Un cœur ici se regarde être si bon qu'il n'en a plus la frappe nette. Comme il ne doit guère ressentir qu'il ait avec l'intelligence une racine commune par laquelle celle-ci tient à la charité, il n'a pas pris non plus la peine de s'exprimer selon la logique de la langue commune ; la Pentecôte repassera. -- *Nous ne sommes pas d'accord avec tout ce qui* \[*se*\] *fait* \[*de*\] *mal* signifie que nous pouvons être d'accord avec les 99/100 de ce mal. Si les élèves de 5^e^ de Voltaire avaient eu à traduire en latin cette phrase, ils auraient vu qu'elle dit tout le contraire de ce qu'elle voudrait ; peut-être auraient-ils également senti que dans cet effort pour exprimer honnêtement sa pensée en s'exerçant, par exemple, à la traduire dans une langue où l'on pense comme en latin, tout différemment, il y a une humilité, un respect de « l'autre » qui peuvent être agréables à Dieu, une façon de prier même, la chapelle prolongeant l'étude et l'étude, la chapelle. Mais, comme ce latin-là supposait un travail désintéressé, aux conséquences en tout cas indirectes et lointaines, bref un peu de poésie intellectuelle, ou de foi, on ne l'enseigne plus dans les 5^e^ du lycée Voltaire, on ne le prononce plus dans la paroisse Saint-Ambroise -- ce qui permet de faire professer à des enfants qui viennent de celui-là en celle-ci une « foi » qui eût scandalisé saint Ambroise dans un français qui aurait fait rire Voltaire.
Quelques mois plus tard, *L'Éducation* (novembre 1979) nous laissait espérer que le proviseur dudit lycée, M. Guillotin, fût, lui au moins, digne de Voltaire, voire de saint Ambroise : « *Un humaniste *» disait la revue officieuse. Avant d'ajouter, il est vrai : « *Le discours qu'il tient n'est guère stéréotypé. *» Patois du jour ; où l'on peut tout de même entendre que ce M. Guillotin a sa pensée à lui et son franc parler. Las ! il est aussi « *soucieux de la dimension relationnelle de l'acte éducatif *»*.* Alors là, c'est foutu, même si l'acte en question n'est pas encore éducationnel.
[^38]: -- (2). Oui, je vois dans la rigueur intellectuelle et dans son petit frère l'effort de l'esprit des parents pauvres de la pauvre charité et qui s'éprouvent dans la pauvreté de leurs situations, si être pauvre c'est ne pouvoir choisir. L'esprit dans ses rencontres connaît, comme le Samaritain, quelle est sa pensée prochaine et que sa charité consiste à ne pas s'y soustraire. J'en si autrefois trouvé un exemple dans une note en bas de page de la vieille *Morale* (Hachette, 1945) d'André Bridoux. Il y rapporte qu'alors que « *devant un problème de géométrie, un élève au tableau hésitait et prenait un biais qui l'engageait dans une fausse voie *»*,* l'inspecteur M. Blatel, s'écria : « *Attention ! Regardez si c'est votre devoir du moment *»*,* pour conclure : « *Il faut toujours faire son devoir, c'est l'enseignement que je tirerai de ce problème de géométrie. *» Une erreur vient de ce que plus ou moins on s'est préféré à sa pensée prochaine.
[^39]: -- (3). *Ce Chant d'entrée,* par exemple :
REFRAIN : *Prends le temps, écoute un peu le vent, / prends le temps de poursuivre le vent, / encore un peu de temps, et tu n'auras plus le temps* (*bis*)
\(1\) *Le temps de remonter le temps / Le temps de retrouver l'enfant / L'enfant qui n'était pas parfait, / Mais qui savait rêver*
\(2\) *Le temps de compter jusqu'à deux, / Le temps de regarder ces yeux, / Ces yeux trop pleins d'immensité / Qui gardent leur secret...*
Faire chanter à des enfants -- dont la grâce vient de ce qu'ils ne se regardent pas -- cet « enfant » vu par des yeux d'adulte informé de littérature médiocre... !
Le *Chant final :*
*A tout ce qui t'entoure ouvre les yeux / A tout ce qui t'entoure éveille toi / De tout ce qui t'entoure entends la voix / A ces voix qui t'entourent prête l'oreille*
*Tu entendras partout vibrer le chant du monde / Tu comprendras alors l'âme de notre monde / Ce monde qui est le tien, / Ce monde qui est le nôtre. Etc.*
C'est le genre de littérature qu'entre juin 36 et la guerre on vit fleurir dans les Auberges de jeunesse quand les Ajistes avaient un coup de Giono dans le nez. Seulement, ça penche plutôt ici vers Ernest Legouvé :
*Le champ de blé quand le vent le caresse / Au ciel d'été lance un cri d'allégresse / Il dit aussi :* « *Quand tu manges ton pain / Pense à tes frères, à tous ceux qui ont faim *»*.*
*Et le torrent qui saute de pierre en pierre / Pour devenir un jour grande rivière / Chante à ton cœur :* « *Sois de bonne volonté, / Tu trouveras alors la vérité... *»
*...* Et Giono, quant à lui, préférait les Psaumes.
[^40]: -- (4). Dans un devoir de philosophie où il s'agissait du bonheur j'en donnais cette définition -- qui serait encore la mienne : « La plus grande conscience du plus de réalité possible ». Le bouddhisme du Petit véhicule m'oppose ses trois singes, les mains sur la bouche, les yeux et les oreilles -- ne pas dire, ne pas voir, ne pas entendre -- comme le secret du bonheur... Pourquoi me tuez-vous ? -- Parce que mon bonheur n'est pas le vôtre.
[^41]: -- (5). On me dit que les catholiques de cette tendance rappellent ici l'étymologie même du mot église, qui est le grec *ekklêsia,* assemblée. Chiche pour le grec ! Au collège et à propos du mot collège nous avons appris que l'assemblée en tant que rassemblement (l'Église qui nous rassemble) s'y traduit *syllogos* (latin *collegium*)*, synodos, synagôguê* (préfixe *syn-,* ensemble), tandis que l'assemblée par convocation (l'Église, qui nous rassemble) correspond seule au mot *ekklêsia,* formé sur le radical de l'adjectif verbal -- *ekklêtos,* le groupe convoqué, les invités (c'est *ekklêtos* que Jésus s'est rendu aux noces de Cana, à la fête même de la vie et du monde, avant d'appeler ses propres invités hors de ce monde et de cette vie) -- du verbe *ekkaleîn* (préfixe *ek-,* hors de, *+ kaleîn,* appeler) : appeler du dehors, appeler à sortir -- à sortir peut-être de la synagogue, du synode, du syndicat des pêcheurs, du bureau de la perception... Ce qui décrit exactement la vocation des premiers apôtres, appelés du dehors par le Christ, et s'accorde à l'invite de tout l'Évangile : « Laisse tes filets... Laisse ta fortune, ton bureau, et suis moi. » C'est le mot *ekklêsia* que, dans *Matthieu* (XVI, 18) -- Matthieu qui a quitté le bureau de la perception --, Jésus prononce quand il s'adresse à Pierre pour lui dire que sur cette pierre -- non un tas de cailloux -- il bâtira son Église. Dès le mot qui la nomme l'Église est définie comme le contraire d'un consensus ou d'une convention. La racine même de son nom lui rappelle sa vocation de transcendance.
Je regrette de ne pas retrouver les citations de textes officiels où l'idée d'ensemble et le terme de rassemblement définissent, malheureusement, la nouvelle messe comme la cérémonie d'une synagogue plutôt que d'une Église.
[^42]: -- (6). Seizième des règles énoncées par Ignace de Loyola *Pour penser vraiment selon que nous devons faire dans l'Église militante :* « *Il faut prendre garde que, en parlant beaucoup de la foi, avec grande insistance, sans aucune précision ou explication, on ne donne occasion au peuple de devenir négligent et paresseux à agir, soit avant d'avoir la foi informée par la charité, soit après *» (traduite par P. Doncœur). « La foi informée par la charité » -- ce qui signifie, me dit-on, l'état de grâce -- ne définirait pas mal pour moi l'intelligence.
[^43]: -- (1). Nous avons déjà signalé le manuel de cantiques de l'abbé Son, curé de Gripport, 54290 Bayon. C'est dans ce manuel qu'on trouvera les cantiques traditionnels dans leur forme authentique.
[^44]: **\*** -- Cependant.
[^45]: -- (1). L'orgueil, et les autres vices énumérés ici par saint Augustin sont, comme nous le verrons, des annexes de l'intempérance, selon saint Thomas.
[^46]: -- (2). *Civ. Dei,* I, 9, l*.*
[^47]: -- (3). *Somme Théologique* (dorénavant S.T.), 2-2, 141, 1, conclusion (c.) et *ad* 1. Nous utilisons l'édition du Cerf et souvent sa traduction.
[^48]: -- (4). *Ibid*., 141, 2.
[^49]: -- (5). 141, 3 et 4.
[^50]: -- (6). 141, 5.
[^51]: -- (7). 1-2, 56, 4, c.
[^52]: -- (8). 141, 7 et 1-2, 61, 3 et 4.
[^53]: -- (9). Ces trois sortes ou parties de la vertu sont appelées techniquement *parties intégrantes* ou conditions qui concourent nécessairement à la formation de la vertu ; *parties subjectives* ou diversification de la vertu selon les différences spécifiques de sa matière ou de son objet ; *parties potentielles* ou vertus secondaires qui ont une autre matière que la vertu principale, mais qui, comme elle, observent une mesure identique en leur matière à celle qu'exerce la vertu principale en sa matière propre. Les thomistes en parlent peu ou pas du tout. Ils considèrent cette division des vertus comme « scolastique », voire même méprisable. Toutefois, à bien considérer le réel, la vertu est comme un arbre vigoureux conditionné par le terrain où elle s'enracine, par les espèces variées en quoi il se diversifie, et par ses rameaux qui régularisent sa sève comme son tronc régularise celle-ci. Loin d'être une incommode division scolaire et abstraite, cette division épouse étroitement la réalité.
[^54]: -- (10). 141, 6, c et ad 1, 2 et 3.
[^55]: -- (11). C'est chez Cicéron que lisait saint Thomas que se trouve le mieux développée la notion d'*honestas* qui est bien plus large que « honnêteté » moderne, presque exclusivement axée sur l'argent.
Cf. H. MERGUET, *Lexicon zu den philosophischen Schriften Ciceros,* Iena, 1892, s. v. On peut consulter aussi N. THEIL, *Grand dictionnaire de la langue latine du Dr Guill. Freund traduit en français,* Paris 1867, et le *Glossarium mediae et infimae latinitatis* de Du Cang, Paris, 1843.
[^56]: -- (12). 141, 8, c.
[^57]: -- (13). 142, 2, c,
[^58]: -- (14). 143, art. unique, c. et 145, 1, ad 2. Cf. la citation d'Aristote effectuée par saint Thomas en 144, 3, *sed contra :* « Les hommes rougissent plus devant ceux qui seront toujours présents que devant ceux qui lui sont le plus proche. » *Autrui* au sens fort a un regard en quelque manière plus objectif que celui des parents enclins à pardonner, encore que l'homme redoute surtout le blâme des personnes qui lui sont proches et avec lesquelles il vit continuellement, car il en résulte pour lui un dommage quasi permanent (144, 3, c).
[^59]: -- (15). 148, 2, c.
[^60]: -- (16). Il s'agit évidemment ici de la fin dernière temporelle.
[^61]: -- (17). 142, 1, ad 2.
[^62]: -- (18). *Ibid.*
[^63]: -- (19). Voir nos ouvrages *De la justice, De la Prudence, De la Force* parus aux éditions Dominique Martin Morin à Paris.
[^64]: -- (20). 141, 8, c.
[^65]: -- (21). 141, 8, ad 3.
[^66]: -- (22). 142, 2.
[^67]: -- (23). 142, 3, tout cet article est admirable de précision et d'analyse.
[^68]: -- (24). 142, 4 ; cf. 3 *Eth.,* lect. 20. Cf. 141, 2, ad 3 ; 145, 2. Rappelons que selon la métaphysique thomiste le beau est un transcendantal qui émane du vrai : *splendor veri.* Un homme vraiment homme est toujours beau, quelles que soient les irrégularités de son visage. Son âme -- sa raison droite bien dirigée vers sa fin par les vertus cardinales et par les autres vertus -- éclaire son corps qu'elle domine. Notons aussi le mystérieux sentiment de honte que l'acte sexuel ne laisse pas d'inspirer. Cet acte : n'a rien qui soit naturellement public, en dépit de la licence des mœurs actuelles. C'est que l'âme ne régissant plus complètement le corps depuis le péché originel est humiliée de la bête qu'elle ne dompte plus entièrement et qui, dans la plupart des cas, vise *plus* le plaisir que la procréation, laquelle aurait existé (avec le plaisir) si l'homme et la femme n'avaient pas péché.
[^69]: -- (1). L'actuel marquis de Breteuil est connu pour le travail de restauration du château qui porte son nom (Choisel, Yvelines). C'est un travail bien fait et cette somptueuse maison est devenue un centre de réceptions.
[^70]: -- (2). Je donne ici à Louis-Philippe d'Orléans le titre qu'il se donnait, qu'on lui donnait et qui lui avait été conféré par son aïeul le roi (usurpateur) des Français. C'est une facilité de plume ou mieux d'écriture (je suis adepte de la machine à écrire) ; ce n'est pas une reconnaissance d'un titre abusif. Il n'est pas inutile de donner ici des renseignements sur l'auteur même, car ils ne figurent guère dans l'ouvrage : *Henri* Charles Joseph Le Tonnelier, titré marquis de Breteuil, né à Paris le 17 septembre 1848, mort à Paris le 4 novembre 1916, fut officier de cavalerie, fit la guerre de 1870-71 où il fut décoré (il était chevalier de la Légion d'honneur), donna sa démission en 1877 pour faire de la politique, étant élu député des Hautes-Pyrénées (1877-1881, 1885-1889, 1889-1892) : ce fut un orateur assez bon, partisan de l'alliance russe et la voix de l'orléanisme militant. Il ne put accepter la politique de ralliement inaugurée par Léon XIII et pour échapper au trouble qu'elle engendrait chez les royalistes, il donna sa démission. La droite y vit d'autant plus une trahison que son siège fut occupé par un homme de gauche ; la gauche, quant à elle, pavoisa, et pour cause ! Il passa son existence à faire de nombreux voyages à travers le monde, recevant chez lui, avenue du Bois (actuellement Foch), le prince de Galles dont il était le guide à Paris. Marié à une Castelbajac dont il n'eut qu'une fille, il devint veuf et se remaria avec une Américaine de New York qui lui laissa postérité (cf. les deux éditions du *Dictionnaire des parlementaires français*)*.*
[^71]: -- (3). Épouse de dom Carlos I^er^ qui sera assassiné en 1908 ; il est décrit comme un homme plein d'aplomb et de sûreté, un enfant... N'oublions pas que ce n'était qu'un Saxe-Cobourg-Gotha, la véritable dynastie capétienne des Bragance étant exilée en Autriche ; c'est elle seule qui subsiste, le roi libéral dom Manoël II, fils de dom Carlos et d'Amélie, exilé en 1910, étant mort sans postérité en 1932.
[^72]: -- (4). Sur ce souverain : Stephen CONSTANT, *Foxy Ferdinand,* 1861*-*1948*, tsar of Bulgaria,* Londres, Sidgwick & Jackson, 1979.
[^73]: -- (5). Fils du maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, qui fut président de la République, Patrice devint deuxième duc à la mort de son père. Impitoyable, Breteuil écrit p. 93 : Patrice « nul et vulgaire ». Les descendants des Mac-Mahon de Magenta seront sans doute peu ravis de cette appréciation qui vient à la suite de la description peu flatteuse du maréchal duc président et de sa femme née Castries.
[^74]: -- (6). L'affaire fut sérieuse puisqu'il était question de complot et que la Haute Cour condamnera ses chefs : Boulanger, le comte Dillon et Rochefort furent condamnés à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée. Le général se tuera sur la tombe de sa maîtresse à Bruxelles. Quant à Breteuil, mêlé de très près au complot, il prendra de grandes précautions pour que ses carnets de mémoires ne tombent pas dans les mains de la police.
[^75]: -- (7). A. RÉVÉREND, *Titres, anoblissements et pairies de la Restauration,* Paris, nlle éd. 1974, t. 4, pp. 343-344. Fould indique le juif venu de Fulda en Hesse. Le banquier Ber Léon Fould fut père de : 1) Benoît ( 1858) député conservateur français pour Saint-Quentin ; 2) Achille (1800-1867) ; député dès 1842 il fut avec Guizot et devint ministre des finances de Louis-Napoléon Bonaparte (1849-1852) ; « il rendit confiance aux milieux capitalistes et provoqua la spéculation effrénée qui devait se développer sous le Second Empire ». Il fonda le Crédit mobilier avec les Péreire, devint ministre d'État (1852-1860), membre du conseil privé (1858) et à nouveau ministre des finances (1861-1867), soutenant le libéralisme et faisant son possible pour la signature du traité commercial avec la Grande-Bretagne (1860). Il fut aussi sénateur... et j'ai l'impression que si ce fut le premier sénateur juif, il fut aussi le premier ministre juif. Conseiller général des Hautes-Pyrénées (il mourut à Tarbes), il laissa la place chaude à son gendre Breteuil. Resté juif jusqu'au bout, il épousa une protestante d'origine juive et les enfants furent chrétiens (*Encyclopaedia judaïca,* Jérusalem, 1971, t. 6, col. 1445 ; Michel MDURRE, *Dict. d'histoire universelle,* Paris, 1968, t. 1, p. 739). On trouvera dans les divers tomes du *Dictionnaire de la politique fran*çaise d'Henry COSTON, l'essentiel sur la famille Fould qui a donné un ministre contemporain.
[^76]: -- (8). Henry COSTON, *Les financiers qui mènent le monde*, Paris, 1955, pp. 36-37, n. 3, p. 164.
[^77]: -- (9). Hélène princesse de Mecklembourg-Schwerin (1814-1858) épouse de Ferdinand-Philippe d'Orléans, duc d'Orléans, prince royal (1810-1842), d'où le comte de Paris, prince royal, et le duc de Chartres. Restée protestante, la princesse Hélène sera toujours une violente partisane des droits du comte de Paris contre le comte de Chambord, luttant contre tous projets de réconciliation entre les deux branches.
[^78]: -- (10). Elle est ainsi la digne petite-fille de Ferdinand-Philippe d'Orléans qui laissa un testament (Toulon, 9 avril 1840), objet de scandale pour les royalistes « Il faut qu'il (le comte de Paris) soit avant tout un homme de son temps et de sa nation : qu'il soit catholique et serviteur passionné, exclusif de la France et de la Révolution... » Il devra vivre en catholique, le catholicisme ayant un « principe si parfaitement d'accord avec les idées sociales nouvelles au triomphe desquelles mon fils doit se consacrer... Hélène sait que ma foi politique m'est encore plus chère que mon drapeau religieux... Qu'il apprenne (le comte de Paris) qu'il n'est de la première famille du monde que pour être fier et digne de tenir un jour dans ses mains les destinées de la cause la plus belle qui, depuis le christianisme, ait été plaidée devant le genre humain ; qu'il soit l'apôtre de cette cause et au besoin son martyr... » (Flavien BONNET-ROY, *Ferdinand-Philippe duc d'Orléans, prince royal,* Paris, 1947, pp. 309, 310, 311, 312). Ce texte qui fait preuve d'un remarquable esprit faux a été livré au public après le pillage des Tuileries en 1848.
[^79]: -- (11). Son autre grand-mère, comme mère de la comtesse de Paris : c'était la sœur cadette d'Isabelle II d'Espagne.
[^80]: -- (1). Et quelle est la seconde par ordre d'ancienneté ? N'ayons pas peur de le dire. Depuis la fin de l'Empire romain, c'est-à-dire depuis l'été 806 (François II, tout germanique qu'il était, se sentait bien le continuateur d'Auguste et de Constantin), la plus vieille institution du monde après la papauté est l'État français qui existe en toute continuité depuis Clovis, baptisé à l'extrême fin du V^e^ siècle.
[^81]: -- (2). Le R.P. Louis Bouyer, de l'Oratoire, s'est signalé par une incroyable attaque contre Mgr Lefebvre, son groupe (*sic*) et le missel de Pie V (pas saint) lors de sa première conférence sur la Tradition faite aux chevaliers de Notre-Dame, à Chartres, le 14 août 1979 (publiée dans *Chevaliers,* 235 rue des Fresnes, Franqueville Saint Pierre, 76520 Bons, nn. 41-42, 1^er^-2^e^ trim. 1979).
[^82]: -- (1). Oratorien très cultivé, Jérôme Vignier (1606-1661) inventa pas mal de faux passés dans le *Spicilegium* de dom Luc D'ACHERY (Paris, 1655-1677), parmi lesquels la lettre de félicitation adressée par Anastase II à Clovis. Ces faux étaient habilement faits et Julien HAVET a démontré leur véritable nature (*Bibliothèque de l'École des chartes,* Paris, t. 46, 1885, p. 258-259). Le but de ces faux, écrits par un oratorien très gallican, a été montré par Hugo RAHMER s.j. (*ibidem,* t. 97, 1936, p. 250).
[^83]: -- (2). Cf. ITINÉRAIRES, juil-août 1979, p. 132.
[^84]: -- (3). Baddilo était le chancelier de Pépin le Bref. Il ouvre la liste des chefs de la chancellerie carolingienne » (Georges TESSIER, *Diplomatique royale française,* Paris, 1962, p. 4I). Sur la date du grand prologue cf. Ernst H. KANTOROWICZ, *Laudes regiae,* Berkeley, Los Angeles, 1958, p. 58 qui restitue l'ambiance de grande fierté franque lorsque Pépin roi sacré deviendra le centre d'une royauté toute davidique ; Karl August ECKHAROT, *Lex salica. 100 Titel-Text,* Weimar, 1953 qui édite et commente. Il n'y a pas de manuscrit de ce texte avant le IX^e^ siècle. Pour le professeur Robert Forz, *Le couronnement impérial de Charlemagne,* Paris, 1964, p. 100 : le long prologue est composé vers 763/4 à la chancellerie royale.
[^85]: -- (4). Je renvoie à l'ouvrage de Folz qui donne une excellente synthèse de tout ce que l'on sait sur ce renouveau de l'empire.
[^86]: -- (5). La première promesse de Pépin aurait été faite au pape Étienne II lors de l'entrevue de Ponthion, donc en début janvier 754 ; cf. M(arcel) David, *Le serment du sacre du IX^e^ au XV^e^ siècle,* paru dans la *Revue du moyen âge latin,* Strasbourg, 1960, t. 6, n, 1 de janvier-mars, pp. 58 ss. Il faudra du temps pour qu'un serment puisse s'imposer.
[^87]: -- (6). Réflexion qui va loin. La cérémonie eut lieu entre le 31 octobre 751 et le 23 janvier 753. Cf. Jean (THOMAS) de PANGE, *Le roi très chrétien,* Paris, 1949, p. 129.
[^88]: -- (7). *Le collier de Clovis* paru dans la *Revue belge de philologie et d'histoire,* Bruxelles, t. 21, 1942, p. 169.
[^89]: -- (8). Les ducs Hugues le Grand et Capet pouvaient encore contrôler les duchés de Bourgogne et d'Aquitaine, presque toute la France ; cf. J(an) DHONDT, *Études sur la naissance des principautés* *territoriales en France* (*IX^e^-X^e^ siècle*)*,* Bruges, 1948.
[^90]: -- (9). Le fameux titre *de alodis* excluant les femmes de la *terra salica* est relatif au droit privé ; cf. par ex. Bernard BASSE, *La constitution de l'ancienne France,* Liancourt, 1973, p. 137.
[^91]: -- (10). N° 235 de juil.-août 1979, p. 128. Texte fantastique, relatif à l'église de Reims et à ses biens, le grand testament est un faux qui fait rêver les catholiques, alors que ses prescriptions n'ont jamais été appliquées. Il ne saurait donc être « soutenu par la vivante argumentation de l'histoire » !
[^92]: -- (11). L'église de Reims rêvait à l'unité temporelle des chrétiens... Sur la descendance de Charlemagne, donc de Charles le Chauve, dont est Adalbéron Siegfried RÖSCH, *Caroli Magni progenies,* Neustadt an des Aisch, 1977, I^e^ partie, dernier état de la question, p. 172 pour notre archevêque.
[^93]: -- (12). Frédéric MASSON, *Le sacre et le couronnement de Napoléon,* nlle éd., Paris, 1978, p. 155 ; *Le sacre de S. M. l'empereur Napoléon,* nlle éd. augmentée d'une lettre préface de S.A.I. le prince NAPOLÉON et de notes historiques d'Hervé PINOTEAU, Paris, 1969, pp. 23-24.
[^94]: -- (13). Il est au Palais du Tau, près de la cathédrale de Reims, ayant servi à Charles X.
[^95]: -- (14). On envisagera même de faire le sacre à Paris, dans l'église Sainte-Geneviève, actuellement Panthéon. Le plan existe aux Archives nationales.
[^96]: -- (15). La Lorraine est du saint Empire ; Domremy est du Barrois mouvant de la couronne de France ; cf. abbé Jean-François HENRY ( 1979), *L'unique et vraie Jeanne d'Arc,* Paris, 1965, p. 23.
[^97]: -- (16). A ce sujet : Antoine ÉGRET, « Le bienheureux Hébert, confesseur de Louis XVI », dans *La pensée catholique,* Paris, 1960, n° 66, pp. 94-101 : le texte royal fait allusion au Cœur de Marie, mais ne promet qu'une consécration à celui de Jésus. Paul VIOLLET, *Familles royales de France. Prières et fragments religieux,* Paris, 1870, p. 462 parle du pseudo-vœu de Louis XVI au Sacré-Cœur, projet sans signature, connu dans deux petits textes imprimés et datant du début de 1792, fut conseillé au roi par le père Hébert son confesseur, supérieur de la maison des Tourettes à Paris et coadjuteur du supérieur général des eudistes. Selon DANIEL-ROPS, *L'Église des révolutions,* Paris, 1960, t. 1 -- *En face de nouveaux destins,* p*.* 36 et n. 30 : Mme Élisabeth fonda une pieuse association consacrée aux cœurs sacrés de Jésus et de Marie et elle offrit ainsi en 1790, à la cathédrale de Chartres une sorte d'ostensoir formé de deux cœurs liés (on les voit encore dans le trésor). Mme Élisabeth voulait que son frère vouât publiquement son royaume au Sacré-Cœur, elle rédigea un texte de vœu qui devait être retrouvé plus tard parmi les objets lui ayant appartenu, dans un petit portefeuille de maroquin bleu ; le roi ne fit pas le. vœu...
[^98]: -- (17). C'est l'abbé Henry qui aurait publié une petite feuille avec une « Prière au christ-Roi pour le retour du Roi très-chrétien », fort belle, et une « Oraison carolingienne, tirée d'un missel du IX^e^ siècle » qui est la prière recherchée ; l'éditeur de ces textes (évidemment sans *imprimatur*) ajoute : « Cette oraison, dite parfois de saint Louis, retrouvée par le cardinal Pitra, était la prière favorite du père de Foucauld. » Une traduction ou mise en français moderne, toute semblable, se trouve dans *La mission divine de la France* (s. l., 1955, p. 83 avec dom Pitra pour source), du marquis de la Franquerie.
[^99]: -- (18). Je renvoie à la traduction parue dans ITINÉRAIRES n° 147 de novembre 1970, p. 104 car elle est beaucoup plus précise, étant l'œuvre d'un archiviste paléographe, M. Pierre Janin, lequel a eu beaucoup de mérite, le style de la chancellerie pontificale n'étant point limpide. Notez que le texte dit en réalité : « De même que la dite tribu (de Juda), préfigurant le dit royaume (de France)... » on voit tout de suite la liberté prise par Virion. Elle n'est pas grave, mais elle introduit une distinction qui n'existe pas entre la France et les Francs.
[^100]: -- (19). On trouvera le texte de base dans l'édition de l'*Historia ecclesiae Remensis* de Flodoard (Patrologie latine, t. 135, colonne 52 A) et dans l'édition latino-française de l'*Histoire de l'église de Reims* faite par Lejeune (Reims, 1854, t. 1, pp. 83-84) : il s'agit là d'une série de prédictions faites, soi-disant, par saint Remi à Clovis et sainte Clotilde peu avant le baptême, l'évêque de Reims étant mis en parallèle avec Moïse. Je rappelle que Flodoard écrivait peu avant 966 (date de sa mort) et qu'il est le premier à avancer ces prédictions relatives à une cérémonie de 496... Ce qui entraîne que ces pseudo-paroles de saint Remi ne furent pas rapportées par Hincmar, comme le dit Virion p. 156, n. 7 (le texte d'Hincmar est plus bref, cf. sa *Vita Remigii episcopi Remensis* dans *Monumenta Germaniae historica, Scriptorum rerum merovingicarum,* Hanovre, 1896, t. 3 -- *Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici et antiquiorum aliquot,* éd. Bruno Krusch, p. 296). Alors, saint Bède le Vénérable, mort en 735... le seul Clovis qu'il connaisse dans son œuvre historique est Clovis II (*Baedae opera historica,* éd. trad. J.E. King, Cambridge Mass. Londres, I954, t. 1, p. 427).
[^101]: -- (1). Cette lettre officielle du pape Benoît XV, parue aux *Acta Apostolicae Sedis,* ne figure pas dans les *Actes de Benoît XV* publiés en France par la Maison de la Bonne Presse 5, rue Bayard à Paris.