# 251-03-81 1:251 ## Le centenaire de l'école laïque ### Jules l'imposteur ou une lecture de la République par François Brigneau « On ne raconte pas sans interpréter. » -- (Jacques Bainville) « Dans l'histoire je cherche avant tout non le détail à scandale, mais le détail à symptôme ; non le renseignement à sensation, mais le rensei­gnement à réflexion. » -- (Édouard Drumont) **1. -- **ANNIVERSAIRE. L'école laïque, gratuite et obligatoire a été fabriquée en 1881, il y a tout juste cent ans. Ceux qui n'ont pas pratiqué les mathématiques modernes peuvent calculer. Pour un pays de traditions, comme la France, un siècle, ce n'est rien. Pour l'école, il aura été long. Elle a vieilli très vite et mal, dans ses pentes, celles de son inspirateur : Rousseau. Lente d'abord, presque imperceptible, la dégradation galope depuis 68. Je connais des calotins de la laïque qui, dans le privé, reconnaissent, mais avec douleur, que leur école se décompose dans l'anarchie. C'est donc le moment que va choisir M. Giscard d'Estaing pour lui rendre un hommage ému. Sur ses décombres et devant ce qui n'est plus qu'une caricature, il va profiter de l'anniversaire pour dire comme elle demeure exemplaire et vivante. 2:251 Ainsi le veut la logique du système, tout en truquages et trompe-l'œil. L'année de l'enfant légalisa l'avortement ; celle de la femme mit fin aux privilèges de la féminité ; nul ne peut s'étonner en voyant la prolifération des cancres et la destruction des maîtres, solennelle­ment consacrées par une année dite « de l'école ». Le paradoxe amusera. Il n'est pourtant pas très sérieux. Que l'école soit ou non de qualité, les grands prêtres de l'anniversaire s'en tamponnent. Ce qui est important, ce qui compte, c'est qu'elle soit laïque. Certes, pour le spectacle, ils font semblant de saluer une réforme qui avait la prétention de mettre la connaissance à la portée de tous et qui n'aura réussi qu'à vulgariser l'ignorance, mais le sens réel de la cérémonie est tout autre. En vérité c'est la victoire de la Contre-Église scolaire que l'on fête ; cette formi­dable machine de guerre civile qui a permis à la République maçonnique de s'imposer à un peuple qui lui était hostile. « *Je crois à l'avenir républicain des provinces,* disait Gambetta. *C'est l'affaire d'un peu de temps et d'instruction mieux répandue. *» ([^1]) Les dévots de la laïque disaient à qui les voulait entendre, que leurs intentions étaient pures, ils ne cherchaient qu'à mieux ins­truire les petits Français. Ce n'était qu'un mensonge de plus. Ils ne voulaient que former des petits républicains, le plus grand nombre de petits républicains. Dans un remarquable ouvrage, sou­vent pillé, rarement cité : « *La vérité sur les instituteurs *» ([^2])*,* Serge Jeanneret, instituteur lui-même, le souligne : « *L'école, pour les véritables républicains, n'a jamais été que le moyen d'amener le peuple à penser et à se sentir républicain. *» Ce que l'on commémore, aujourd'hui, c'est cent ans de lavage de cer­veaux. Spüller l'avait annoncé en 1883. 3:251 Ce dignitaire de la franc-maçonnerie, fils de parents badois, que Rouvier puis Casimir Périer chargèrent donc de l'Instruction publique (et des Cultes) n'a pas craint de le dire. « *On ne peut fonder la République qu'en renouvelant l'état mental de la France. *» ([^3]) « *Faire des cerveaux républicains, tel fut le mot d'ordre, indéfiniment commenté, de­puis... par les décisions des comités et des déclarations de ministres,* écrivit M. P. H. Simon ([^4]). *Et cela n'a jamais voulu dire seulement qu'on apprendrait aux enfants à chanter la Marseillaise, à honnir les rois et à aimer la liberté, mais qu'on imposerait par l'École aux jeunes Français une sorte d'orthodoxie scientiste, de dogma­tisme antichrétien, de mysticisme antimystique *»*.* Terminons ce tir groupé de citations à faire pâlir Alain de Benoist lui-même, par le mot du Grand Architecte de l'Opération. « *Ce qu'il faut c'est organiser l'humanité, sans roi et sans Dieu. *» (**4**) Signé Jules Ferry, père de la laïque, deux fois premier ministre, quatre fois ministre de l'Instruction publique (et des Cultes), franc-maçon historique, initié en 1875 à la loge « la Clémente Amitié », passé ensuite à la loge « Alsace-Lorraine », pensez-y toujours, n'en par­lez jamais, c'est ce qu'a dû se dire son biographe, l'excellent G. Froment-Guiysse, directeur de l'Encyclopédie coloniale et mari­time, franc-maçon lui aussi mais qui dans son livre : « Jules Ferry » ([^5]) ne croit pas utile de mentionner une seule fois les attaches maçonniques de son héros. Je n'ai pas ces pudeurs. On va s'en apercevoir. Rien de ce qui est républicain ne m'étant étranger, j'ai en effet décidé de participer aux fêtes du centenaire de la laïque. Voici mon cadeau d'anniversaire. **2*. ***-- LA DIVINE SURPRISE. Les commémorations sont toujours dangereuses chez les peuples sans mémoire. Le nôtre l'est devenu. Il convient donc de rappeler les faits, les situations, les personnages et pour, expliquer 1881 de remonter dix ans en arrière, au lendemain de la « honteuse capitulation de Sedan ». Le mot est de Bismarck. 4:251 Pour les républicains, ce désastre est une divine surprise. Ils étaient sortis écrasés du plébiscite du 8 mai 1870. 7.336.000 « oui », 1.560.000 « non ». C'était la déculottée des sans-culottes. Même à Paris, la ville républicaine où le souvenir de la tête de M. de Launay, de la machine du Dr Guillotin, des divertissements des septembriseurs et du spectacle du Tribunal révolutionnaire, entretenait d'ineffables nostalgies, les « non » ne l'avaient em­porté que de fort peu, 50.000 voix à peine, une misère. La loi du nombre condamnait sévèrement ses zélateurs. Et brusquement, quatre mois plus tard, alors qu'ils se trouvaient encore sous le choc de l'échec, voici que les armes leur apportaient ce que leur avait refusé le suffrage : le pouvoir. (Les armes prussiennes, est-il nécessaire de le préciser ?) Le 4 septembre, autour du pauvre général Trochu, catholique, breton et parjure ([^6]), on trouve en effet : Étienne Arago, Isaac Moïse dit Adolphe Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Léon Gambetta, Garnier-Pagès, Eugène Pelle­tan, Ernest Picard, Jules Schweitzer, dit Suisse, dit Simon. Tous républicains. Tous francs-maçons. Arago, initié à la loge « le Réveil Maçonnique », était orateur du Suprême Conseil du Rite Écossais. Isaac Moïse dit Adolphe Crémieux atteignait les degrés supérieurs de la hiérarchie maçonnique : Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France. Jules Favre fut initié à la loge « L'Encyclopédique », « un joli temple de style persan de l'Orient de Toulouse » ([^7]). Gambetta fut initié en 1869 à la loge « La Réforme », de Mar­seille. Vénérable de la loge « l'Avenir » Eugène Pelletan était membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient. Jules Schweitzer, dit Suisse, dit Simon, premier ministre de l'Instruction Publique (et des Cultes) avait été initié, (de justesse), à la loge « le Réveil Maçonnique » de Boulogne, comme Arago. Pour Garnier-Pagès et Picard, Saint-Pastour ([^8]) donne comme référence « l'Annuaire de la Grande Loge » (p. 70 et p. 39). Il y a là un signe qu'il faut d'autant plus éclairer que l'histoire officielle, celle des Lumières, l'occulte. 5:251 L'histoire n'a pas qu'une seule serrure. Je ne crois pas qu'une main cachée dirige tout et toujours. Je ne nie pas l'importance des complots d'initiés, à certaines époques et conditions. Mais je doute qu'on puisse tout expliquer par leurs entreprises. Reste qu'ici l'action de la franc-maçonnerie va se révéler déterminante. Bainville me paraît dans le vrai quand il écrit : « *On est porté tantôt à exagérer le rôle des francs-maçons, tantôt à nier leur in­fluence. La vérité se tient probablement entre les deux. Les sociétés secrètes ne sont pas toutes-puissantes. Sinon ce serait trop simple. Mais il y a dans le développement de la politique répu­blicaine une certaine continuité, il y a aussi des programmes, des plans, des mots d'ordre qui ne s'expliqueraient pas si tout était laissé au hasard du souffle populaire et de l'inconscient. *» ([^9]) Dans *La Fin des Notables*, Daniel Halévy reprend ce thème et l'élargit : « *Dès le lendemain du Quatre Septembre, ils* (*les républicains*) *s'étaient partout montrés, formant des Comités de Défense Nationale qui, sitôt la guerre terminée, s'étaient trans­formés en comités électoraux, trahissant ainsi, par l'aisance et la rapidité de la manœuvre, l'intention première et cachée. Ces hom­mes capables d'agir avec ensemble par toute l'étendue du pays, d'où sortaient-ils ? L'accord, la sûreté de leurs actes, incitent à chercher derrière eux quelque organisation préalable et la seule à laquelle on puisse penser c'est cette franc-maçonnerie qu'a res­pectée le Second Empire et que nous savons appelée à un avenir considérable. Un Barante* ([^10]) *le dit à l'Assemblée : c'est du sein des sociétés secrètes que sont issues en septembre 1870, les com­missions municipales qui ont régi les grandes villes. Derrière Gam­betta et ses amis, la franc-maçonnerie est présente et puisqu'il faut enfin à tous les régimes une classe dirigeante, c'est elle qui se prépare à en fournir les membres et à donner à la République, par elle fondée et maintenue, son orientation, sa prudence, son esprit. *» ([^11]) 6:251 N'allons pas si vite. En 71, la République n'est ni « mainte­nue » ni même vraiment fondée. Ce n'est encore qu'un mot de passe et de ralliement, un héritage sentimental, un rêve baroque et disparate, fait de pièces et de morceaux, que fréquente une petite minorité de fanatiques très divers et mêlés. Certes les députés l'ont proclamée, à l'Hôtel de Ville, dans les clameurs de la populace, tandis que les futurs émeutiers agitaient les drapeaux de la Révolution que le sang des généraux Leconte et Thomas allait bientôt rougir un peu plus. Encore faut-il que le pays suive et ratifie le bon choix. Rien n'est plus urgent. La guerre, les armées encerclées, les Prussiens dont on entend à Vincennes la grosse musique de parade, le pays assommé par la débâcle, on s'en occupera plus tard. Pour l'instant la consigne est de voter. Le mot d'ordre de la République c'est : les urnes, les urnes seules. Dès le 8 septembre, les élections sont annoncées pour le 16 octobre. Fina­lement elles se déroulent le 8 février 1871. « Jamais scrutin n'a été plus libre » ([^12]). L'administration impériale a disparu. La cam­pagne électorale a été trop courte pour que les curés aient eu le temps de se mobiliser. Appuyée par Gambetta, qui occupe le Mi­nistère de l'Intérieur, la seule organisation prête à ce genre d'exercice est la franc-maçonnerie. Alors qu'il était le Fouché du général de Gaulle, M. Frey a dit un jour l'efficacité des francs-maçons : « *Ils sont 30.000 qui en huit jours à raison de 25 rencontres par semaine peuvent dicter leur mot d'ordre à 750.000 personnes. C'est assez pour que je m'y intéresse... *» ([^13]) Après le despotisme éclairé de Badinguet, après son effondrement, ces élections doivent donc ouvrir définitivement les portes de bronze de la République nouvelle. On peut tout en espérer. Et patatras, l'affreuse méprise ! Le raz-de-marée prévu déferle bien. Mais il est blanc. Sur 676 députés, l'Assemblée qui va siéger à Bordeaux compte 400 monarchistes dont une centaine d'ultras, les « chevau-légers ». « *Voici les La Rochefoucauld, les Noailles, les Broglie, les Haussonville, les Harcourt, les Tocqueville et, avec les nobles, la vieille bourgeoisie : les Guizot, les Bocher, les Ernoul, les Anisson-Duperron, les Casimir-Perrier. Et les princes mêmes : Au­male, Joinville. La vieille France, enfin, toutes les vieilles Frances, ses ordres et ses hommes, tirés par une sorte de miracle du sol bouleversé, crevassé par le désastre. *» ([^14]) On s'embrasse. On rit. 7:251 Sur les allées de Tourny on crie : « Vive le comte de Chambord ! Vive le Roi ! » Après quoi bras-dessus bras-dessous ces hobereaux, ces gentilshommes, ces campagnards, ces soldats, ces royalistes, ces catholiques gagnent d'un pas allègre le Grand Théâtre, dernier témoignage de la perfection classique et là, dans l'enthousiasme de l'espérance retrouvée, ils élisent par 519 voix sur 536 le prési­dent de leur Assemblée en choisissant naturellement le plus représentatif de leurs familles d'idées, à savoir le Très illustre Frère**.·.** François-Judith-Paul dit Jules Grévy ([^15]), membre influent de la loge « La Constante Amitié » d'Arras, dont le Vénérable avait été M. de Robespierre, le père de Maximilien ([^16]). Jules Grévy n'est pas un ingrat. Il sait renvoyer les monte-plats et rendre les honneurs qu'on lui a accordés. En retour il propose à l'Assemblée royaliste de désigner comme « chef du pouvoir exécutif de la République française » M. Adolphe Thiers, l'ancien *Carbonaro,* celui qui avait juré sur le Christ « haine à la Monarchie » ([^17]). L'Assemblée accepta. Elle fut immédiatement récompensée. Sur les neuf ministres aussitôt nommés par M. Thiers deux étaient « thiéristes » : Armand Dufaure et Lambrecht ; deux républi­cains : le général Le Flô et l'amiral Pothuau et trois francs-maçons : Jules Favre, Jules Simon et Ernest Picard. **3. -- **LA COMMUNE, OUI MAIS... Ces précautions ne suffisaient pas. La bourgeoisie républicaine a toujours été frileuse, vite angoissée. Avivés par la nouvelle trahison du suffrage, les tour­ments et les craintes empoisonnaient les cœurs égalitaires. On n'avait donc pas assez coupé de têtes, dans les années 90, qu'il s'en trouvât encore 400, bourdonnantes de mots iconoclastes « l'ancienne France, l'ancien Régime, le Roi en ses états... » dans une Assemblée appelée pour consacrer la République. 8:251 Les Frères devenaient nerveux. Les signes de détresse se mul­tipliaient. Un Crémieux de Marseille, pas Isaac-Moïse dit Adolphe, Gaston, mais de même farine, dénonce le scandale : -- Majorité rurale, dit-il, honte de la France. Cela ne devait pas lui porter chance. Trois mois plus tard il était fusillé ([^18]). A Paris, on affirmait que les majorités qui ne sont pas répu­blicaines ne sont pas légitimes. Dans les statuts de la Fédération républicaine des Bataillons Parisiens, dont les membres donneront leur nom aux gardes nationaux insurgés : les Fédérés, se trouve cette phrase superbe : « *La République, qui est le seul gouver­nement de droit et de justice, ne peut être subordonnée au suffrage universel qui est son œuvre. *» ([^19]) Ce qui rappelle le sabre de Joseph Prudhomme et annonce celui de Malraux. « Pas de libertés pour les ennemis de la Liberté. » Il existe plusieurs manières de maîtriser une assemblée indigne. La plus expéditive consiste à l'abattre par l'émeute populaire. Ces propos la préparent. Elle éclate le 18 mars. A Paris, d'abord, puis sporadiquement, dans quelques grandes villes de province : Lyon ; Marseille, Limoges, Saint-Étienne. Ce qui indique une opération préméditée. Ouvertement l'insurrection est dirigée contre l'envahisseur, la défaite, les conditions de paix exigées par Bismarck et acceptées par les « ruraux ». En vérité elle vise surtout cette assemblée catholique et monarchiste. Comme la Résistance fera la guerre plus à Vichy qu'à l'occupant, la Commune tuera beaucoup plus de Français que de Prussiens. 9:251 Les discours héroïques se succèdent. Cette armée de 160.000 hommes ne parle que d'offrir son sang pour la patrie. Elle préfère mourir debout que vivre à genoux. Il n'est question que de « sortie en masse ». Mais on n'en fera qu'une. Et encore : contre les Versaillais. Sans aucun succès, d'ailleurs. Aux premiers obus tirés du Mont-Valérien c'est la panique, la débandade, la rentrée en masse, coudes aux corps, par le pont de Neuilly, avec aux fesses les baïonnettes des « ru­raux » qui feront plus de 2.000 prisonniers. M. Jacques Chastenet qui est un historien débonnaire, unique­ment engagé dans histoire, écrit à ce sujet ([^20]) : *La masse parisienne était patriote... Était-elle aussi détermi­née à la lutte à outrance que les déclarations des agitateurs ont pu le faire croire ? Ce n'est pas certain.* *L'Allemand n'a pas été constamment considéré par les ouvriers parisiens d'extrême-gauche comme l'adversaire principal et, devant la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale, Cresson, préfet de police à la fin du siège pourra déclarer :* « *Les gens de Belleville à qui on distribuait des drapeaux et qu'on faisait sortir de Paris disaient en rentrant et après avoir bu leur ration d'eau-de-vie :* « *Ce n'est pas à nous de sortir, c'est dans Paris que nous avons affaire, et non pas avec les Prussiens. *»* *» *Et Jules Favre ajoutera :* « *Il y avait une disposition générale à profiter des événements pour satisfaire des passions politiques et sociales. *» *Quand, au début de janvier, le gouvernement a demandé à la garde nationale de former des compagnies d'élite, 6.500 volontaires seulement se sont présentés, soit 2 pour 100 de l'effectif. Paris, à l'exception d'une minorité, est apparu au fond plus ulcéré qu'irré­ductiblement belliqueux. *» Sauf contre les calotins si l'on en croit le F**.·.** M**.·.** Eugène Mayer, de la loge École Mutuelle, qui dans *La Lanterne* écrivait : « *Vous concluez qu'on a eu tort de fusiller les pauvres calotins en 1871. Nous sommes d'un avis contraire. Nous estimons même qu'on a usé de trop de ménagements avec vous. *» La Commune était si profondément et si frénétiquement anti­catholique que malgré la situation, les premières mesures qu'elle arrêta -- avant d'arrêter les prêtres -- ne furent pas d'ordre militaire mais religieux. 10:251 A peine installée, elle se dépêcha de pro­mulguer les instructions secrètes de la franc-maçonnerie en décré­tant l'inventaire des biens des Congrégations, leur confiscation, la suppression du budget des cultes et l'abolition de l'enseignement libre. C'est-à-dire l'essentiel des réformes que la République des Républicains s'emploiera à imposer à la France par l'action soute­nue des Jules Simon, Jules Ferry, Jules Méline, Paul Bert, René Goblet, Jacques Spüller et Charles Dupuy, tous ministres de l'Ins­truction publique (et des Cultes) de 1871 à 1894, tous maçons. De nombreuses églises et chapelles, de nombreux monastères et couvents furent pillés. En revanche, le marquis de Plœuc, sous-gouverneur de la Banque de France, n'eut qu'à se louer de Charles Beslay, le délégué aux finances de la Commune. Celui-ci ne toucha pas à l'encaisse-or et ne fit pas marcher la planche à billets ([^21]). Les premiers otages furent des prêtres, Mgr Darbois archevêque de Paris en tête, que Raoul Rigault, délégué à la Préfecture de police, tint à interroger. -- Pourrai-je savoir pourquoi je suis arrêté ? demanda Mgr Darbois. -- Voilà huit siècles que vous nous embastionnez ; il faut que cela cesse... Oh ! Nous ne vous brûlerons pas comme au temps de l'Inquisition. Nous sommes plus humains. Nous vous fusillerons simplement ([^22]). Ce qui ressemble étrangement au propos d'Isidore de Fran­çois, directeur de la prison de la Roquette : -- Voilà 1.500 ans que ces gens-là (les prêtres) écrasent le peuple, il faut les tuer ; leur peau n'est même pas bonne pour faire des bottes ([^23]). La fureur antireligieuse éclate encore dans cet interrogatoire d'un Jésuite par Rigault : -- Quelle est votre profession ? -- Serviteur de Dieu. -- Où habite votre maître ? -- Partout. -- Écrivez, greffier : un tel se disant serviteur d'un nommé Dieu, en état de vagabondage. 11:251 Le peuple parisien était donc si hostile à la religion ? Ce n'était pas l'avis de Drumont. Il le dit dans une page charmante. Je ne résiste pas au plaisir de vous la recopier, d'autant que le livre dont elle est tirée -- *La France juive* -- ne se trouve plus qu'en occasion, sous le manteau : « *L'ouvrier parisien... C'était un type bien singulier que celui-là. Tout se mêlait dans sa cervelle confuse, il aimait la France et la Pologne, parce qu'elle avait été persécutée, il détestait ce qu'il appelait, on n'a jamais su pourquoi, le parti prêtre, mais il n'ad­mettait pas, comme Paul Bert, que l'homme fût tout à fait sem­blable à un chien ; il regardait sans horreur le crucifix qui ornait son humble demeure, il se souvenait de l'avoir placé jadis sur le lit où quelque être cher venait d'expirer, il y suspendait, aux Rameaux, la branche de buis béni que l'enfant rapportait ; près du crucifix, parfois, était attachée la croix d'honneur de quelque compagnon de Napoléon I^er^.* « *L'ouvrier parisien était en effet révolutionnaire et chauvin, il tirait sur la troupe aux jours d'émeute et sentait son cœur battre lorsque quelque régiment défilait dans les faubourgs. Convaincu, par la lecture d'Eugène Sue, que les jésuites passaient leur vie à accaparer les héritages, il n'en disait pas moins un amical bon­jour au Frère qui l'avait instruit. Il s'élevait avec force contre la superstition et aurait été désolé que son fils et sa fille ne fissent pas leur première communion. Le grand jour arrivé, il laissait la mère et l'enfant partir seuls pour l'église ; puis, brusquement, jetait l'outil, passait la redingote des dimanches et, caché derrière un pilier, il cherchait le garçon ou la fillette, parmi la foule blanche qui ondulait dans la nef au bruit des cantiques, aux clartés des cierges ; quand il avait reconnu un visage aimé, il se détournait pour essuyer une larme, se trouvait face à face avec un camarade qui pleurait comme lui et disait :* « *Toi aussi mon vieux ?, qu'est-ce que tu veux, cela vous remue. *» ([^24]). » Il est possible qu'il y ait un peu trop de bonté dans le regard de notre Drumont et qu'il enjolive le tableau. Pourtant les témoins et les historiens s'accordent pour dire que le petit peuple de la Commune fut moins bassement anticlérical que ses chefs. Jacques Chastenet note : « *Sur 67 églises parisiennes, 55 sont restées ouvertes ; 14 d'entre elles n'ont pas même été touchées par les inventaires théoriquement prescrits par le décret de séparation. Le père Ollivier prêche le Carême à Notre-Dame avec des fédérés dans son auditoire.* 12:251 *Regère, l'un des chefs communalistes conduit lui-même ses enfants à Saint-Étienne-du-Mont et lorsque, dix ans plus tard, Jules Ferry frappera les Congrégations, il se trouvera plusieurs supérieurs de couvent pour lui reprocher de se montrer plus persécuteur que la Commune elle-même... Ces faits ne font que souligner l'incohérence du régime communaliste, incohérence qui suscita l'ironie méprisante de Karl Marx. *» ([^25]) A notre avis ces faits soulignent autre chose : le divorce entre la Commune des notables révolutionnaires et la Commune populaire ; entre le peuple manipulé et les meneurs manipulateurs. Le premier n'appartient pas à la maçonnerie. Les seconds si. Tous, ou presque tous, portent le tablier en peau de cochon et les emblèmes, comme Félix Pyat, membre du Conseil. Et ceux qui n'ont pas été initiés en sont comme inspirés. N'est-ce pas un *frère* important de la hiérarchie parisienne, le F**.·.** M**.·.** Thirifocq qui le 29 avril 1871, devant 6.000 francs-maçons appartenant à 55 loges différentes, déclara : -- La Commune est la plus grande révolution qu'il eût été donné au monde de contempler. Elle est le nouveau temple de Salomon, que les francs-maçons ont le devoir de défendre ([^26]). Il n'est pas douteux que la franc-maçonnerie joua un rôle déterminant dans le déclenchement de la Commune à laquelle elle donna ses thèmes et ses buts. Un manifeste signé de la Fédération des francs-maçons et des compagnons de Paris l'atteste. On lit : « *Paris, à la tête du progrès humain, dans une crise suprême, fait appel à la Maçonnerie universelle, aux compagnons de toutes les corporations ; il crie : A moi les enfants de la Veuve !...* *Francs-maçons de tous les rites et de tous les grades, la Commune, défenseur de vos principes sacrés, vous appelle autour d'elle. Vous l'avez entendue et nos bannières vénérées sont déchirées par les balles, brisées par les obus de ses ennemis.* « *Vous avez répondu héroïquement !* « *Continuez avec l'aide de tous nos frères...* « *L'instruction que nous avons reçue dans nos respectables ateliers, dicte à chacun de nous le devoir sacré que nous avons à remplir. *» 13:251 Tout cela est sans équivoque. Et pourtant il est également prou­vé que lorsque la victoire parut ne plus devoir échapper à Ver­sailles, la maçonnerie, ou plus exactement une partie de la maçonnerie, n'hésita pas à trahir la Commune et à l'abandonner à Thiers. Drumont le suggère. Halévy le confirme. Drumont d'abord : « *On parlait du rôle de Gambetta pendant la Commune, un jour chez Victor Hugo :* *-- Ah ! répondit le poète, j'ai reçu à Bruxelles une lettre bien significative de lui là-dessus, il était absolument d'accord avec Thiers.* *-- Comment, lui demanda-t-on.* *Oui, ajouta-t-il, la Commune a été faite par ceux qui en ont profité...* *Il allait en dire plus long quand le petit Lockroy détourna vite la conversation avec quelque faribole.* *L'avenir seul pourra connaître le rôle plus ou moins considé­rable joué dans la Commune par Gambetta, représenté par Ranc* ([^27])*, l'oblique jacobin, qui s'esquiva dès que l'affaire fut engagée. *» ([^28]) Gambetta, Ranc et le petit Lockroy, qui devint ministre du Commerce et de l'Industrie dans un ministère du F**.·.** Goblet avaient en commun leur appartenance à la maçonnerie, le dernier nommé ayant même été attaché à quatre loges : La Mutualité, La justice, Voltaire et La Fédération Universelle. Daniel Halévy, maintenant. Lisez attentivement. Le fait est capital pour la suite de ce récit. « *Ainsi qu'on sommât ou suppliât Thiers, c'était la République qu'on lui demandait de toutes parts. Il s'en réjouissait, n'ayant jamais aimé les rois et se trouvant comblé par cette autorité souveraine dont les événements l'avaient investi. Il avait donc donné aux délégués des villes es promesses qu'ils étaient venus réclamer. Il aurait pu leur dire, sans manquer aux engagements qu'il avait contractés avec l'Assemblée : le ne ferai rien contre la République, je la rendrai comme je l'ai reçue. Il est visible qu'il fit davantage et promit de travailler à fonder la République. La promesse avait été donnée à mi-voix, dans le secret.* 14:251 *Lyon était alors considéré comme la capitale des régions républicaines du Midi : c'est aux Lyonnais, semble-t-il, que Thiers s'engagea, à Hénon, maire de la ville et aux francs-maçons qui l'avaient accompagné. Hénon, d'ailleurs, était lui-même un franc-maçon, c'est-à-dire un homme de secret. Ainsi fut conclue une sorte de pacte : Promettez-nous la République disent les provinciaux, les francs-maçons. Livrez-moi les Parisiens, répondit Thiers. Et les radicaux provinciaux, ac­ceptant le pacte, se lavèrent les mains du sang dont ils touchaient* le *prix. *» ([^29]) La Commune avait atteint son objectif. L'Assemblée royaliste que l'on n'avait pu chasser par la violence, on s'en assurait par la ruse et l'intrigue, avant de profiter de meilleures élections pour instaurer la machine à empêcher définitivement le retour de la monarchie : l'école laïque. **4. -- **UNE MONARCHIE D'ILLETTRÉS. Cette école, dressée comme un cheval de Troie au cœur de la cité, il y a long­temps qu'on y pense. En 1869, Jules Simon n'était pas encore ministre de l'Instruction publique. Le 11 mai de cette année-là, dans une loge parisienne, il prononça pourtant un important dis­cours sur ce sujet : « *On répète avec raison que la révolution n'est pas finie. Nous voulons qu'elle le soit. Quel est le moyen ? Fonder partout des écoles. *» ([^30]) Dès les premiers jours d'une République qui n'ose pas encore dire son numéro, Jules Simon va s'attacher à cette entreprise. L'homme est rusé. Né à Lorient d'un drapier juif aux origines obscures, subtil, malin, avec on ne sait trop quoi de fuyant dans l'allure et de dissimulé dans le regard, il est le type même du Tartuffe laïque, plus répandu qu'on l'imagine, fait pour l'intrigue et le feutré. Mgr Dupanloup disait de lui : « Il sera cardinal avant moi. » Parce qu'il avait l'air austère et compassé quand ses amis, toujours emportés, faisaient dans le déboutonné et l'exubérance, Jules Simon plaisait à la droite, que l'ennemi séduit toujours s'il avance cravaté ! En public il ne disait jamais sa haine du roi et des prêtres. 15:251 Les autres, au contraire, n'aimaient rien tant que les accabler en joyeuse compagnie avec des mots violents, des chansons paillardes, des allusions irrésistibles à l'abbaye de Monte-à-regrets, la machine du bon docteur où l'on avait égalisé Capet et sa bourgeoise. Simon passait donc pour un républicain fréquentable, compréhensif, avec qui l'on pouvait causer. Ce n'était pas l'avis de Mme Adam qui tenait un des salons politiques et littéraires de Paris. Elle note dans *Nos angoisses*, un livre de souvenirs : « *Jules Simon donne des appoints secrets mais colossaux à l'anticléricalisme... Il a subtilisé le* « *Journal des Instituteurs *»*, aujourd'hui fait ou inspiré tout entier par le ministre de l'Instruction publique. -- Accordez, mon cher Simon, à la droite tout ce qu'elle vous demandera, lui disait l'autre soir Macé, chez un de nos amis. Député par député, contentez-la. Au besoin sacrifiez-nous, mais faites-nous une France délivrée des ténèbres cléricales. *» ([^31]) Ce Macé qui surgit est Jean Macé, publiciste besogneux, séna­teur inamovible, franc-maçon naturellement et surtout fondateur de la « Ligue de l'Enseignement », une des pièces essentielles du complot. « *Qui tient les écoles, tient tout *» déclara-t-il en 1882 ([^32])*.* On notera en passant le goût très vif des francs-maçons pour le ciel, les étoiles, les ténèbres de la nuit, les clartés de l'aurore, etc. En 1872*,* Jean Macé disait encore à Jules Simon : « *Les étoiles des cieux brillent dans les ténèbres que la lumière du Grand Orient, montante aurore, dissipera non pour la France seule, mais pour l'ensemble de l'humanité. *» ([^33]) (Admirons en silence. Le style, c'est l'homme.) Et en 1904*,* ce sera Viviani (loge « Droit et justice ») qui félicitera les instituteurs d'avoir « *d'un geste magnifique, éteint les étoiles des cieux *» (**33**)*.* Si émouvante qu'elle soit, laissons cette poésie. Jules Simon a le cœur moins tendre. Il pousse ses feux. Il vient d'avoir une idée stratégique géniale. Pour imposer plus facilement l'école nouvelle, il faut discréditer l'ancienne. L'époque s'y prête. La dé­faite a été douloureusement ressentie par un peuple qui se croyait invincible. Très bien. Simon lance, propage, fait répandre le mot d'ordre : « C'est l'instituteur prussien qui a gagné la guerre. » Belle formule. Elle n'a que des avantages. Elle va dans le goût scientiste du temps (Renan la reprendra). 16:251 Elle conteste la supério­rité *réelle de* l'armée allemande et remet celle-ci à sa place, la seconde, derrière l'armée française républicaine, celle des soldats de l'an II modifiés 71. Sans le maître d'école teuton, Reichshoffen n'aurait pas été Waterloo. Nous n'avons pas été vaincus. Nous avons été trahis par nos instituteurs, c'est-à-dire par les Frères des Écoles Chrétiennes, « ces animaux ignorants et fangeux » comme disait le spirituel, le « voltairien Edmond About » ([^34]), dont les romans affligeants se trouvent dans toutes les bonnes bibliothèques scolaires car leur auteur était tout auréolé des Lumières reçues à la loge Saint-Jean-de-Jérusalem (de Nancy). Si nous voulons la revanche, il nous faut donc d'abord changer de maître d'école et d'enseignement. C'est la réforme essentielle. La patrie l'exige. L'avenir des Français aussi. On glisse sur la République. Mais les initiés comprendront. Il faut en finir avec cette nation d'illettrés ignorants voulue par la monarchie et le parti prêtre. Jules Simon a écrit dans son livre l'*École* qu'avant la Révolution « *un ouvrier, un laboureur, un soldat sachant lire était une exception très rare *» ([^35])*.* Considérant le retard de la révolution, il l'attribuait à cette ignorance. « *Un peuple plus instruit aurait bousculé depuis long­temps la vieille monarchie dépravée et impuissante. Il aurait aussi fait une révolution beaucoup moins sanglante. L'ancien régime en refusant d'instruire le peuple a fait des attardés serviles ou des sauvages qui ne savent contenir leurs instincts. *» Jules Simon brode sur un thème déjà orchestré par Michelet « *Ce qui témoigne en 1789 contre l'Église d'une manière accablante c'est l'état d'abandon où elle a laissé le peuple. Elle seule depuis 2.000 ans a eu charge de l'instruire : voici comme elle l'a fait... Les curés avaient des vertus, quelques instincts de résistance* (*à l'oppression monarchique*)*, point de lumières ; partout où ils domi­naient, ils étaient un obstacle à toute culture du peuple et le faisaient rétrograder. Pour ne citer qu'un exemple, le Poitou* ([^36]) *civilisé au XVI^e^ siècle, devint barbare sous leur influence : ils nous préparaient la Vendée. *» ([^37]) 17:251 Le morceau est admirable. On ne voit pas très bien pourquoi l'Église, seule à instruire le peuple depuis 2.000 ans, n'aurait saboté cet enseignement qu'à partir du XVI^e^ siècle, dans le Poitou et le but de favoriser la chouannerie. Mais peu importe... Ce qui compte c'est que frémisse l'émotion républicaine et que les Français soient profondément persuadés de cette vérité de l'évan­gile laïque : avant 89 les curés maintenaient le peuple dans un état d'abrutissement total afin qu'après avoir payé la taille royale, la capitation, le dixième, le vingtième, les aides, les traites et la gabelle, il s'en fut, sans rechigner, passer ses nuits à battre l'eau des fosses pour empêcher les grenouilles de réveiller les seigneurs. La propagande exige des images puissantes. Il semble qu'en l'occurrence on n'y ait pas été avec le pinceau à sourcils. Michelet, Simon et les autres membres de l'orchestre n'ont pas hésité à forcer le trait et le ton. Prenez un témoin aussi irrécusable que l'abbé Grégoire. Il a tout pour plaire. Il a pris la défense des juifs par un libelle de 1788*.* Il a été élu député du clergé aux États Généraux. Il a été l'un des premiers à demander la réunion des Trois Ordres. Il a prêté le serment du Jeu de paume. Le 14 juillet il a applaudi à la prise de la Bastille. Le 4 août il a voté l'abolition de tous les privilèges. Il fut le premier à prêter serment à la Constitution civile du clergé. Il accepta d'être élu évêque du Loir-et-Cher, du vivant même de l'évêque légitime. A la Convention il appuya la proposition d'abolir la royauté. Il vota la condamnation de Louis XVI (par correspondance). Jules Simon fit son éloge. Bref, voilà un républicain sans ombre ni tache, bien sous tous rapports ([^38]). Or en pleine révolution, dans un mémoire sur l'ins­truction publique, il écrit : « *Il y a neuf à dix ans, chaque com­mune avait un maître et une maîtresse d'école...* 18:251 *Tout cela n'est plus, la persécution a tout détruit. L'ignorance menace d'envahir les campagnes, les villes mêmes, avec tous les fléaux qui en sont la suite. On a beaucoup raisonné et même déraisonné sur l'établisse­ment des écoles primaires et les écoles primaires sont encore à naître. *» ([^39]) Car à en croire le conventionnel Grégoire, ancien curé d'Embermesnil, c'est la révolution de 89 qui a détruit l'école. En 1795, il constate : « L'éducation n'offre plus que des dé­combres. » ([^40]) La monarchie, quoi qu'en disent les Jules -- Michelet, Simon, Ferry et les autres -- était loin d'être une monarchie d'ignorants. Serge Jeanneret fait à ce propos une remarque qui paraît fort juste : « *Nous nous garderons de conclure que l'organisation des écoles de l'ancienne France était parvenue à un degré de perfection inimitable. Mais si l'on songe que de 30.000 cahiers de doléances aux États Généraux, on en trouve 300 qui s'occupent de l'ensei­gnement, il faut croire que les autres paroisses disposaient d'écoles et de maîtres en quantité raisonnable. *» ([^41]) Sur cette quantité un des papes de la laïque, le calviniste franc-maçon, M. Ferdinand Buisson lui-même, que l'on retrouvera bientôt -- patience, nous ne l'oublierons pas dans nos prières -- apporte sa caution républicaine à M. Jeanneret : « *Avant 1789, la France comptait un assez grand nombre de petites écoles. C'est un fait bien établi. *» ([^42]) Taine estimait à 47 % le nombre d'illet­trés sous Louis XVI. Ce nombre était monté à 63 % en 1860 ([^43]). 19:251 La vérité est que l'instruction variait beaucoup d'une région à l'autre (14,45 % d'hommes sachant lire dans la Creuse, 89 dans les Vosges) ([^44]). Et qu'elle était pratiquement gratuite partout, pour les pauvres. Ce fait, c'est encore un orfèvre qui l'atteste Jules Simon en personne : « *Sous le régime qui a précédé 1789, la gratuité de l'enseignement du peuple était établie sur des bases assez larges, mais c'était à titre d'aumône... Les fondations qui avaient pour but dans l'église catholique, de distribuer l'enseigne­ment, se faisaient un devoir de le distribuer gratuitement. *» ([^45]) En 1953*,* dans une *Histoire Générale des Civilisations* très neutre et impartiale, M. Roland Mousnier, professeur à la Sor­bonne, écrivait : « *L'enseignement* (*sous la royauté*) *comportait la religion et la morale d'abord, c'est-à-dire pour une conception de l'univers et de la destinée de l'homme, de la place et du rôle de celui-ci dans la société, ensuite les outils de la connaissance élé­mentaire, lecture, écriture, calcul. Les résultats étaient souvent bons... En France, l'instruction du peuple étant certainement supé­rieure -- dans les années qui précèdent la Révolution -- à ce qu'elle a été dans la première partie du XIX^e^ siècle. *» ([^46]) Cette école forme des seigneurs et des paysans « *beaucoup plus civilisés qu'instruits *» (**46**)*.* Elle ne forme pas des républicains. C'est pourquoi il faut l'abattre. Ce sera le premier souci des Grands Ancêtres. Et, ensuite, l'obsession permanente de la franc-maçonnerie. (*A suivre.*) François Brigneau. 20:251 ## CHRONIQUES 21:251 ### La conception française *officielle *de la liberté par Louis Salleron MAURRAS ne voulait pas qu'on parle de « la » liberté -- qui autorise toutes les tyrannies. Ce sont « les » libertés qui importent parce qu'elles sont concrètes et consti­tuent des garanties effectives. On ne sait pas de quoi l'on parle quand on brandit le drapeau de « la » liberté ; on le sait au contraire quand on parle de libertés bien définies -- liberté de circuler, de s'associer, d'écrire, de publier, d'enseigner, de voter, d'avoir une famille, etc. Cependant la coloration et même le contenu des libertés concrètes varient beaucoup selon les pays. On peut parler de la conception française de la liberté pour la distinguer de la concep­tion anglaise, ou américaine, ou allemande, ou italienne, etc. A chaque pays sa conception particulière de la liberté, à l'intérieur de laquelle se loge la multiplicité des libertés concrètes. Chacun s'en rend parfaitement compte quand il voyage. Dans chaque pays on respire un air différent de la liberté. A quoi tient cette diversité ? A toutes les raisons -- historiques, géographiques, raciales, religieuses -- qui font la diversité des pays. 22:251 Nous nous flattons d'être le pays de la liberté. Nous ne sommes que le pays de la conception de la liberté issue de la Révolution de 1789, très différente des conceptions anglaise, américaine, allemande, italienne, etc. C'est pourquoi nos libertés con­crètes, dominées par notre conception nationale de la liberté, se­ront différentes des libertés concrètes des autres pays. \*\*\* La Révolution française a été totalitaire, en ce sens qu'elle a été le rejet total des principes de l'ordre social antérieur. La liberté qu'elle proclame est instituée sur le refus des contraintes liées aux règles qui garantissaient les libertés concrètes de l'ancien régime. Elle débouche ainsi sur l'anarchie qui engendre à son tour la dictature. La vie sociale ne pouvant s'accommoder dura­blement ni de l'anarchie ni de la dictature, la France oscillera perpétuellement entre l'une et l'autre, à la recherche d'un équilibre qui ne sera jamais que précaire faute de la reconnaissance des principes qui l'établiraient solidement. Entre l'individu souverain et l'État qui prétend incarner cette souveraineté, les corps inter­médiaires se voient refuser tout droit naturel à l'existence. Ils ne subsistent que par la fiction de la volonté contractuelle des individus suspendue à la volonté souveraine de l'État. Le principe révolutionnaire les marque d'une instabilité congénitale. Leur fina­lité propre étant niée, ils oscillent eux-mêmes entre un excès de faiblesse et un excès de puissance qui retentit à la fois sur l'indi­vidu et sur l'État. Mais le principe demeure, intangible. La liberté française est une liberté contre -- contre tout ce qui définissait la liberté d'ancien régime, contre donc le principe d'autorité fondé lui-même sur l'idée de vérité qui, dans tous les domaines, postule des normes pour que le maximum de liberté soit réalisé à travers la multiplicité des libertés concrètes. Depuis deux siècles la liberté « républicaine » ne se pose qu'en s'opposant à la liberté d'ancien régime et elle ne se construit qu'en minant les libertés concrètes liées aux principes de l'ordre antérieur. Cependant comme ces principes étaient ceux d'un ordre naturel correspondant à des vérités surnaturelles, la liberté nou­velle, après avoir dévoré la substance de l'ordre ancien dont elle se nourrissait en s'y opposant, est obligée de se faire tyrannique pour subsister. Elle glisse ainsi au communisme qui, en se déclarant athée et matérialiste, crée un ordre infernal hypostasié dans le Parti omnipotent auquel sont soumises toutes les activités hu­maines. Au nom de la liberté sont ainsi méconnues et si possible abolies toutes les libertés concrètes. 23:251 Que la « liberté » communiste soit la fille de la liberté républi­caine (française) on en a la preuve dans le fait que les « vrais » républicains, les « vrais » démocrates, c'est-à-dire tous ceux qui se réclament inconditionnellement de la Révolution et se reconnaissent dans « la Gauche », considèrent toujours que les communistes font partie de la famille dont ils ne sont, à leurs yeux, que les enfants terribles. La droite n'existe pas. Elle n'est que le nom résiduel de ce qui n'est pas la Gauche. Honteuse de sa bâtardise elle ne veut pas porter son nom. Elle n'est que l'humble expression d'une société asservie qui tente d'échapper à la mort. La liberté républicaine est celle dont jouit de plein droit la Gauche. La droite n'y a aucun droit. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » Comme toutefois l'extermination ou l'incarcération de tous ceux que la Gauche classe à droite serait impossible et contredirait par trop violemment au nom même de la liberté, ils bénéficient d'une liberté surveillée dont les limites varient au gré des circonstances. Les Français, habitués à ce régime, s'en accommodent vaille que vaille. Par l'effet de la propagande, le plus grand nombre d'entre eux est même convaincu qu'ils sont le peuple le plus libre du monde. Les étrangers ont une opinion différente, quoique variable. En effet, la Révolution française ayant été la première des grandes révolutions modernes, la France reste le symbole de la liberté pour de nombreux pays. Mais dans les pays anglo-saxons, traditionnellement libéraux, on est fréquemment étonné du secta­risme idéologique et pratique de ceux qui, chez nous, exercent le pouvoir au gouvernement ou dans l'opinion. Dans *Le Monde* du 24 décembre 1980 un juif américain, le célèbre linguiste Noam Chomsky, s'est fait l'écho de cet étonnement à propos de l'affaire Faurisson (ce professeur qui prétend qu'il n'y a pas eu de chambres à gaz dans les camps de concentration nazis). Sans prendre parti pour les thèses de M. Faurisson, M. Noam Chomsky ne comprend pas qu'on lui interdise de les exposer. « Si vous défendez sérieusement les droits civiques, dit-il, ce n'est pas aux gens qui n'ont pas besoin d'être défendus que vous devez vous intéresser. Le simple fait que cette question soit devenue une « affaire » en France est un exemple remarquable du caractère autoritaire de la société française... » 24:251 « Ce que toute cette affaire signifie, c'est qu'il y a une bonne partie de l'intelligentsia française qui est fortement sollicitée par le totalitarisme : depuis quarante ans, quelques-uns des courants intellectuels dominants se sont répartis entre le fascisme d'extrême-droite, d'une part, le léninisme et le stalinisme d'autre part. » Observation fausse quant aux faits évoqués, mais qui montre que la fausse information reçue de France pénètre à l'étranger. Aussi bien, Noam Chomsky juge correctement quand il dénonce « le goût de l'irrationnel et le mépris pour les faits » qui, selon lui, caractérisent « le débat intellectuel français ». \*\*\* Après la défaite de 1940 il s'est passé en France ce qui s'était passé après la défaite de 1870 (sans remonter à une situation analogue après 1815). Dans un premier temps, les Français sont revenus aux sources de leur histoire, puis repris en mains par les maîtres qui les gouvernent ils ont assisté, impuissants, au massacre de leurs libertés. Après 1870 ce furent les prières, les pèlerinages et l'érection de la basilique du Sacré-Cœur, en même temps que des élections de droite et une tentative avortée de restauration monarchique. Suivit le raz-de-marée républicain, les persécutions religieuses, l'expulsion des congrégations, le développement de la laïcité anti-catholique. Après 1940, ce fut, identiquement, le retour aux sources religieuses, le rejet des mensonges qui nous avaient fait tant de mal et le rassemblement autour d'un vieux chef militaire prestigieux dans l'attente et la préparation de lendemains plus favorables à l'instauration d'un régime politique digne de ce nom. Suivit hélas, obscurcissant la joie de la libération du terri­toire, le « régime d'abattoir » courageusement stigmatisé à Notre-Dame par le P. Panici. Cette nouvelle Terreur dura de trop longs mois, mais surtout elle réapparut comme la pure expression de la légitimité républicaine et ne cesse depuis lors d'être revendiquée comme la référence et le symbole de la liberté. \*\*\* Il serait trop long de retracer le chemin qui nous a menés là où nous en sommes aujourd'hui. Contentons-nous de dire que deux libertés fondamentales et dont ceux qui nous gouvernent prétendent être les champions n'existent pratiquement pas chez nous ; je veux parler de la liberté d'expression et de la liberté d'enseignement. 25:251 La *liberté d'expression* est quasiment illimitée dans le domaine de la « permissivité » morale et dans le conformisme idéologique (de Gauche donc). Elle est au contraire étroitement limitée, dans les faits et dans le Droit, quand elle s'en prend au terrorisme idéologique. Dans les faits, car les éditeurs et les directeurs de journaux (ou de la radio et de la télévision) ne veulent « pas d'histoires ». Leur indépendance est précaire. Ils ne veulent pas s'exposer à des ennuis de toute nature en publiant des livres ou des articles qui vont contre les idées reçues. Seules les petites maisons d'édition prennent des risques. Il leur en coûte cher géné­ralement. Même si elles tiennent le coup, elles n'atteignent qu'un public extrêmement restreint. Le Droit, d'autre part, joue contre elles. Elles sont à la merci de lois mystérieuses qui permettent de les condamner et de les ruiner. Encore au moment où j'écris, l'Assemblée nationale vient de voter à l'unanimité (paraît-il) le texte de loi suivant : « *Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou de la Déportation ou, de manière générale, de combattre les crimes contre l'humanité, peut exercer les droits reconnus à la partie civile, notamment en ce qui concerne soit les faits constituant des crimes de guerre ou contre l'humanité, soit l'apologie des crimes de guerre ou des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu'elle remplit. *» Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voir qu'un tribunal peut faire ce qui lui plaît d'un charabia pareil. Aussi bien, si j'en crois *Lectures françaises* (janvier 1981 ; page 34), M. J. P. Pierre Bloch, rapporteur du projet de loi, a déclaré au *Figaro* du 10-12-80 : « *La nouvelle loi renforce la législation de 1972 sur les discriminations raciales. Le texte est très large puisqu'il touche tous les anciens* « *collaborateurs *»*,* MAIS AUSSI LES NOSTALGIQUES DE VICHY. » On voit que la notion même de liberté d'expression ne signifie pratiquement plus rien chez nous. Puisque l'actualité ne cesse de nous alimenter, relevons l'in­formation que nous donne *Le Monde* du 6 janvier 1981 : « Par un arrêté du 23 décembre 1980, en application de l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, M. Christian Bonnet, ministre de l'intérieur, a fait interdire « la circulation, la distribution et la mise en vente » d'un ouvrage de provenance étrangère intitulé *Hitler.* La version française du livre, écrit par un Allemand, ancien sympathisant du III^e^ Reich, M. Herbert Walther, a été assurée par les éditions Robert Bau­douin. Il s'agit d'une description de la vie quotidienne de l'Alle­magne nazie. 26:251 « Le ministre de l'intérieur a considéré que ce livre était « *de nature à constituer une provocation à l'égard de tous ceux qui ont souffert du régime nazi *»*.* Pour deux raisons : 1) la couverture de l'ouvrage comporte la photographie de Hitler et la croix gam­mée ; 2) les légendes des photographies « *font abstraction des crimes et des malheurs imputables à l'idéologie nazie *»*. *» Cette information suscite de nombreuses réflexions. Tout d'abord, on remarque que c'est la vieille loi de 1881 qui permet à M. Bonnet d'interdire le livre incriminé. Alors pourquoi la loi de 1972 sur les « discriminations raciales » ? et pourquoi le projet de loi voté par les députés en vue de « renforcer » la loi de 1972 ? En second lieu, le livre interdit constitue, s'il faut en croire *le Monde,* « une description de la vie quotidienne de l'Allemagne nazie ». Les Français sont-ils condamnés à ignorer, trente-cinq ans après la fin de la guerre, ce qu'était « la vie quotidienne de l'Allemagne nazie » ? En troisième lieu, les légendes des photographies « font abstraction des crimes et des malheurs imputables à l'idéologie nazie ». Les légendes de photographies illustrant la vie quotidienne de l'Allemagne nazie doivent-elles comporter à chaque fois la mention de ces crimes et de ces malheurs ? En quatrième lieu, ce livre est la « version française » d'un livre allemand qui, apparemment, n'a pas été interdit en Alle­magne ou dans tel ou tel pays étranger (lequel ? ou lesquels ?). La « version française » altère-t-elle dans un sens favorable au nazisme la version allemande ? En toute hypothèse, c'est la censure. Si c'est pour éviter l'apologie directe ou indirecte des « crimes de guerre ou contre l'humanité » que la censure doit jouer, toute la littérature sovié­tique ou pro-soviétique devrait être interdite. Or elle n'a jamais cessé d'être notre pâture quotidienne. Pourtant les exterminations et les déportations réalisées par le communisme ne le cèdent en rien à celles dont le nazisme s'est rendu coupable. Elles leur sont même nettement supérieures en quantité et continuent dans le monde entier, alors que le nazisme est mort. C'est vouloir le ressusciter que de pourchasser son ombre, alors que la menace communiste pèse sur nous de tous côtés. 27:251 Le seul mérite que nous reconnaissions aux procédés actuels, c'est de manifester avec éclat le mensonge de l'idéologie révolu­tionnaire de la liberté. Quand la vérité n'est pas reconnue comme principe de l'autorité instituant la liberté par des normes défi­nissant et garantissant les libertés concrètes, c'est le mensonge qui s'érige en vérité pour fonder son autorité. Ainsi réapparaît en creux la vraie nature de la liberté. \*\*\* La *liberté d'enseignement* n'est pas à meilleure enseigne que la liberté d'expression. La question est immense et comporte de multiples aspects. Le plus sensible aux catholiques est celui de « l'enseignement libre », c'est-à-dire le droit des parents à assurer à leurs enfants l'enseignement de leur choix. C'est un droit naturel, proclamé d'ailleurs par trente-six Déclarations des droits de l'homme. L'État français s'en soucie comme d'une guigne. Pour lui, la liberté de l'enseignement n'est qu'une liberté « formelle ». Sa devise, cyniquement proclamée, est : « A l'école publique les deniers publics, à l'école privée l'argent des particuliers. » Ce qui signifie que les catholiques (et d'autres, moins nombreux) paient deux fois : une fois, par l'impôt, pour l'école publique, une autre fois, par leurs dons volontaires, pour l'école privée. Leur charge est naturellement d'autant plus lourde qu'ils ont plus d'enfants. De tous les pays dits libres, c'est-à-dire non commu­nistes, il n'en est pas un seul où la violation de la liberté de l'enseignement soit aussi flagrante. Mais au sein de l'enseignement public la liberté n'est pas moins méprisée. L'Université est com­plètement étatisée. Dans tous les pays libéraux les universités sont libres. Elles dispensent les cours qu'elles veulent, attribuent leurs diplômes à leur gré, recrutent leurs professeurs comme elles l'entendent et élisent leurs propres recteurs et dirigeants divers. Chez nous tout est réglementé par l'État. Quant au contenu de l'enseignement, à tous les étages, on ne le connaît que trop. C'est la culture en miettes, dans tous les domaines. Grammaire, littérature, histoire, géographie, sciences diverses, tout est bouleversé et sème l'ignorance avec la révolte chez les enfants et les adolescents. Les manuels sont révolution­naires, dans tous les sens du mot. Le personnel enseignant est recruté autant que possible parmi les « vrais » démocrates, à commencer par les communistes. Le syndicalisme dominant est un fief de la franc-maçonnerie. De la maternelle à l'enseignement supérieur, c'est l'anarchie. 28:251 La tragédie récente dont la rue d'Ulm a été le théâtre nous a rappelé que le communiste Althusser a été pendant plus de trente ans le maître à penser des normaliens. Comment s'étonner qu'ils aient tous eu la tête farcie de Marx ? Matraqués par les pouvoirs officiels et occultes qui tiennent les moyens de communication et l'école, les jeunes, au contact de la vie, se réveillent parfois. Mais des illusions perdues ne font pas un bagage. Entre la violence et le découragement le chemin de la liberté est hérissé de pièges et d'obstacles. Les lendemains de la grande fête de mai 68 ne chantent pas. Pour les catholiques la difficulté est plus grande encore. Ils ne savent à quel saint se vouer depuis que leur Église s'est réconciliée avec le Monde. Ils doivent en convenir : la liberté, c'est bien cette prison dans laquelle ils se sentent enfermés, dont nul ne leur ouvre la porte, où nul ne vient même les visiter. Telle est la conception officielle française de la liberté. On comprend ce que veut dire Pol Pot, le bourreau du Cambodge, quand il proclame avoir appris son catéchisme de la liberté à la Sorbonne. Et on comprend la réflexion de ce président d'un État africain se lamentant que les étudiants qu'il envoie à Paris lui reviennent communistes, tandis que ceux qui ont choisi d'aller à Moscou ne rêvent que de retrouver la liberté. Louis Salleron. 29:251 ### Le cours des choses par Jacques Perret *UNE dame au grand cœur dont j'ai oublié le nom, encore qu'elle soit mi­nistre, avait décrété que désormais les détenus de droit commun seraient autorisés à sortir en ville, de temps en temps. Il y en aurait hélas d'assez malhonnêtes pour ne pas rentrer au bercail et satisfaire à leur nostalgie professionnelle. C'est ainsi que dernièrement, dans le métro, deux permissionnaires qui de­mandaient l'aumône ont cru bien faire en bra­quant leur pistolet, c'est la tradition. Dans sa version antique braquer c'était bander l'arc. Au­cun voyageur ne fut assez goujat ou imprudent pour tirer le signal d'alarme et les permission­naires sont descendus à la prochaine avec leur quibus en poche. Malheureusement ils n'ont pas regagné leur cellule et voilà qui est bien déce­vant.* 30:251 *Ils ont paraît-il rejoint les carabiniers de la rue Copernic et, d'un commun accord, offert leur recette à Mme Claustre actuellement occu­pée de recherches préhistoriques pour le compte de M. Issen-Abré, en mémoire d'un capitaine assassiné pour cause d'agissements colonialistes.* \*\*\* *Le ministère de l'Éducation nationale nous pa­raît envisager l'abandon progressif des leçons d'Histoire pour les périodes antérieures à 89. Il faut quand même bien en finir avec ces temps-là qui n'ont plus aucun rapport avec la république française. Quel que soit le mode d'enseigne­ment laudatif, indulgent ou imprécatif, il ne peut que troubler la cervelle de nos concitoyens éco­liers. Cette décision ne serait d'ailleurs qu'une première étape en attendant la désinfection radi­cale de nos quatre républiques elles-mêmes. Aux dires d'experts en effet il traînaille encore dans la cinquième quelques vestiges bacillaires de l'ancien régime. Nous serons tous enfants trou­vés de l'Assistance publique, purgés de toute parentèle, autrement dit légalement soulagés de toute hérédité. Il faudra bien que cette patrie de synthèse renonce au doux nom de patrie étymologiquement périmé ; elle n'a déjà plus pour nom officiel qu'une espèce de raison sociale énoncée comme suit : république démo­cratique et libérale avancée. Nous en avons eu connaissance par la voix de son monarque, aris­tocrate de synthèse et prestigieux amateur de tirelires.* \*\*\* 31:251 *M. Giscard et prétendu d'Estaing poursuit en toute conscience et bonne foi la réalisation de son idéal mondialiste. Il serait, dit-on, en com­munication avec les Martiens qui proposent un arrangement avec les banquiers de Saturne.* Jacques Perret. 32:251 ### Un tour en brousse de Haute-Volta par Hugues Kéraly JE N'AI PAS REGRETTÉ DE DÉCOUVRIR LA HAUTE-VOLTA en com­pagnie d'une équipe de la télévision. TF1 y préparait son repor­tage pour la 28^e^ Journée mondiale des lépreux, nous ménageant partout des arrivées fracassantes, avec les techniciens qui transpi­raient en tous sens sur les câbles, batteries, magnétos et autres quintaux de matériel entassés dans les breaks des Fondations Follereau ([^47]). Le grand spectacle exotique, assurément, c'est nous qui l'offrions ! Surtout au moment du coup de feu de nos petites cuisines cinématographiques : la vue du *Blanc-qui-court* est d'une drôlerie irrésistible pour n'importe quel Africain, quand même celui-ci n'aurait rien connu de l'époque... antérieure. Personne ne court en Haute-Volta dans l'exercice de sa profession. Si bien que nous aurons laissé là-bas, sans le vouloir, autant de souvenirs et d'images que nous en amassions. \*\*\* 33:251 Certains prétendent qu'on ne doit rien savoir de la Chine avant d'y avoir vécu vingt-cinq ans. Les vieux colons français disent la même chose de l'Afrique, et tout le monde leur donnerait raison s'ils prenaient plus souvent la parole ou la plume pour la raconter. Mais l'expérience enseigne qu'une fois entré dans l'intimité d'une terre et de ses habitants, il devient extrêmement difficile d'en communiquer quelque chose à autrui. Il y a trop à dire, et plus encore à nuancer. Les choses qui nous frappaient au début n'ap­paraissent pas aussi clairement, parce que le milieu lui-même a déteint... Je n'attendrai donc point d'autres voyages, et la paralysie de la compétence, pour livrer ici dans le désordre quelques-unes de mes premières impressions. #### *De l'homme à la femme et de la femme au buffle* La brousse de Haute-Volta est d'une beauté sévère et mono­tone, comme tous les paysages sans accidents. Un baobab, une case, un champ (desséché) ; les jachères brûlées par le soleil et le feu ; un champ, une case, un baobab et ainsi de suite. A mi-chemin entre le désert malien et la riche forêt ivoirienne, le terrain ne déçoit pas l'idée qu'on s'en faisait en étudiant les cartes. Les vraies couleurs du paysage voltaïque, et ses contrastes, c'est l'homme qui vient les apporter. On est frappé le long des pistes de la jeunesse de cette population. De sa maigreur aussi, et de sa pauvreté. (Mais je n'ai pas visité les fonctionnaires cita­dins.) La plupart des hommes circulent avec beaucoup d'élégance, libres de toute charge servile, sur des mobylettes mille fois rafis­tolées ou d'incroyables vélos. Le comble du luxe est une grosse cylindrée Peugeot à échappement scié, pour magnifier les passages en agglomération. En Haute-Volta, l'art de passer inaperçu ferait plutôt figure d'infirmité... La femme voltaïque va à pied, silencieuse, sereine et perpétuellement encombrée : un petit bout d'enfant aplati par un pagne au niveau des reins, un autre encore qui visiblement se prépare à l'avant du navire, des paniers bien remplis à chaque bras, et le plus gros de la charge en fabuleux équilibre au-dessus de la tête. 34:251 J'en ai vu qui déménageaient ainsi sur des kilomètres toutes les richesses de la famille. La démarche est royale, car cette technique de portage n'autorise aucun relâchement de la colonne vertébrale hors du polygone de sustentation. Et on les sent gracieuses en toute occasion. Certaines trouvent même le cœur de vous sourire au bord de la piste, suspendues et tremblantes dans l'épaisse tornade de poussière où le passage de la voiture les a rejetées. Ya bon pat(r)on qui passe, les filles, garez-vous ! Leur beauté hélas ne dure pas. La femme de brousse voltaïque doit donner le jour à huit enfants, quand ce n'est pas douze, pour en conserver trois ; enfants qu'elle porte et nourrit jusqu'à la limite de ses possibilités. Aucune poitrine ne résiste à vingt ans d'allaitement continué. Sans parler de l'infinie tristesse de tous ces deuils, inscrits dès la naissance dans les lois de la vie. Mais l'instinct maternel, ici, reste plus fort que tout. « *Le buffle ne peut se fatiguer de porter ses cornes. *» Proverbe voltaïque. #### *Des pieds et des mains* « *C'est le pied qui fait la famille *»*,* autre proverbe voltaïque à méditer. Sa vérité s'est confirmée tout au long du voyage à plu­sieurs niveaux. Vérité géographique, qui exprime la dispersion de l'habitat et la simplicité évangélique du premier moyen de transport national. Vérité morale aussi, la famille ici étant toujours sacrée : on visite la veuve, recueille le neveu affamé et consent de grands détours pour saluer l'ancien. Vérité patrio­tique enfin, si vous considérez cette famille africaine au sens large, car 90 % de la population voltaïque vit en brousse, et le broussard qui marche en chaussures est un original fini ou un fonctionnaire du gouvernement. On distingue en Haute-Volta de nombreuses ethnies : Mossis, Samos, Lobis, Peuls, Touaregs, Gourounsis... Chacun ou presque porte la sienne sur son visage, sous forme de scarifications complexes qui ont grandi avec la peau : l'initié y lira sans difficulté le groupe, le sous-groupe, la langue, le clan, la caste et parfois même la profession de l'intéressé. Mais la véritable carte d'identité nationale, le trait d'union voltaïque, c'est le pied. 35:251 Pieds de broussards, rompus à toutes les anfractuosités. Pieds nus et calleux, qui se déforment, s'infectent, s'écorchent et cicatrisent dans la poussière ou dans les boues à longueur d'années. Pieds courageux des femmes sur les tranchants et les ornières de la latérite. Pieds inlassables des enfants dans le bouillon de culture du marigot. Dieu sait les légions de microbes et d'infirmités qui doivent entrer par là. « -- *Docteur, regardez... *» On est venu à moi dans la brousse, parce que j'étais Blanc, pour me montrer un orteil ou une jambe qui avaient doublé de volume sous la poussée de l'infection. Je me suis félicité de n'être pas médecin ni chirurgien en titre, car le seul remède à ce stade consiste à amputer. Mais j'ai retenu aussi l'émouvante leçon que me donnaient sans le savoir ces chairs douloureuses et meurtries. Le Français qui s'arrête en brousse dans ce coin d'Afrique sans micro ni caméra est présumé ami. Il vient là pour soigner. C'est tout. A rajouter d'urgence aux nombreux « méfaits » de la colonisation. Si le pied résume toutes les misères économiques et médicales de ce pays, la main en exprime la noblesse admirablement. Par sa beauté d'abord : les races voltaïques sont fines et déliées ; sa force dans le travail : on ne connaît ici le tracteur que par ouï-dire et la charrue attelée reste une exception ; son adresse à la chasse : beaucoup de Voltaïques utilisent encore l'arc et la flèche empoisonnée ; sa douceur expressive dans la conversation, cha­leureuse à l'enfant, déférente au vieillard et à l'étranger. Sa cha­rité enfin, puisqu'il faut appeler les choses par leur nom : main de la fille qui soutient sa mère impotente au marché, main de l'enfant sur le bâton de l'aveugle en perdition, mains innom­brables, qui n'ont pas honte pour servir de toucher l'infirmité, se plier sur les souffrances humaines et leur porter secours au-delà des mots... La civilisation voltaïque ne croule pas sous le poids des livres, mais elle se lit partout sur les mains. #### *Dans la cour des miracles de Bobo-Dioulasso* On nous avait demandé d'être attentifs au cadre de vie des lépreux. Ce fut l'occasion d'une matinée d'enfer au quartier médical du secteur 7 de Bobo-Dioulasso, où viennent échouer les cas impossibles et (pour beaucoup) sans rémission. 36:251 Il m'était difficile d'imaginer qu'on pouvait « hospitaliser » d'aussi grands malades dans ces conditions. Pourtant, pour les quelque cinquante lépreux qui vivent là, souvent en compagnie de leurs familles, ces pavillons délabrés et crasseux où l'on s'en­tasse comme en prison, ces cuisines de fortune dans la misère du sol, la baraque aux pansements de deux mètres sur trois, et surtout la visite régulière du médecin français, c'est déjà une manière de salut. Dans la brousse, leurs souffrances eussent été indicibles, et leur déchéance complète jusqu'au coup de grâce de la mort. Ces malheureux, entrés trop tard dans les circuits de soins, ont atteint les plus terribles stades de leur maladie : quand la lèpre vous transforme un visage d'homme en terrain volcanique, fait tripler de volume la jambe d'une jeune femme ou réduit de moitié les bras d'une petite vieille qui déjà n'avait plus de mains... A certains, elle inflige en outre le supplice de ronger les cils et les paupières jusqu'à totale disparition ; on ne peut voir ceux-là que sur leurs couches, dans la solitude et l'obscurité : leurs yeux toujours ouverts, infestés de mouches, pleurent le sang et le pus, pour que nous comprenions enfin que nos migraines et nos rhu­matismes n'ont jamais compté ! J'eus le sentiment très net que ces morts-vivants expiaient quelque chose d'horrible, dans le monde, qui n'avait aucun rapport direct avec eux. Dans la « cour des miracles » du secteur 7, quand nous sommes entrés, ce fut aussi surprenant qu'un arrêt en brousse : on se croit au désert, isolé de tout, et il surgit bientôt quarante personnes des quatre points cardinaux. Les enfants sont venus d'abord, poussiéreux et gentils à souhait ; puis les boiteux, les aveugles, qui passeraient presque ici pour infirmes légers ; der­rière eux, des lépreux amputés en voitures orthopédiques ; enfin, loin derrière, les plus déshérités, qui se traînaient littéralement sur le sol à notre rencontre pour ne rien perdre de l'occasion... Il y eut de véritables hurlements de rire, cette fois encore, chaque fois qu'un technicien de la télévision courait vers les voitures à la recherche d'un accessoire oublié. Les Blancs offraient là, avec leurs jambes saines, le spectacle d'une énergie fiévreuse (par 40 degrés à l'ombre) et presque gaspillée. Pour le trouver drôle, quand chaque mètre est une montagne à surmonter, il fallait vraiment que nos hôtes aient le cœur bien placé. 37:251 La voiture orthopédique du secteur 7 est un modèle spécial, actionné sur l'avant par une sorte de manche à balai : quand on n'a plus de mains pour accrocher les roues, ce levier permet encore à l'avant-bras ou au coude de pousser. J'en ai vu qui circulaient ainsi en ville pour monnayer de petits travaux d'artisanat de leur invention ou faire leur marché. Car le quartier des lépreux de Bobo-Dioulasso n'a rien d'un goulag sanitaire et, dans ce pays, la lèpre elle-même fait partie du quotidien : elle n'empêche pas l'infirme d'ouvrir commerce et de circuler. Mais cette voiture du moindre mal, porte entrouverte sur la ville et sur la vie, ne coûte pas moins de 80.000 francs C.F.A. *1.600 F français.* C'est-à-dire mille fois trop cher, on le comprend, dans un pays qui compte parmi les plus pauvres de toute l'Afrique, après le Mali ; et pour un « hôpital » qui ne peut distribuer à ses pensionnaires qu'une maigre ration de mil, remplacée le di­manche par une casserole de riz. -- Mille six cents francs, c'est le prix d'une belle auto-radio à lecteur de cassettes et touches présélectionnées. Chez nous, il s'en vend chaque année des cen­taines de milliers... Nos voitures ont bien de la chance. Et nos oreilles aussi. Il faudrait mesurer plus souvent à ce genre de détails ce que la gauche française dénonce comme crise écono­mique, misère sociale ou calamité. « *A contempler les larmes d'un lépreux, tu ne mangeras jamais. *» Ce dicton de la sagesse voltaïque nous exprime à nou­veau une grande vérité : quand on n'a rien, que survivre même est un exploit pour le bien-portant, à quoi bon s'arracher le cœur de ne pouvoir donner ? J'ai compris en Haute-Volta que les lépreux infirmes, aujourd'hui encore, restaient rongés par une double maladie : ils ont la lèpre ; ce sont les lépreux des pauvres. -- Dieu a confié aux petits du Tiers-Monde la grâce de les *accepter,* dans leur laideur, ce qui n'est pas évident ; aux autres, Il demande simplement de ne pas les sacrifier toujours au béné­fice... du gadget supérieur, superchouette et définitivement superflu. Les auto-radios n'auront pas la parole, au jugement dernier. #### *Deux passeports pour la vie* Il ne faut pas juger sur le cas-limite des « hospitalisés » de Bobo-Dioulasso la situation globale de la lèpre en Haute-Volta. 38:251 L'évolution très favorable de l'endémie lépreuse dans ce pays ne cesse de se consolider ; on la cite en exemple dans le monde entier pour faire comprendre l'efficacité de la méthode des circuits mobiles de dépistage et de traitement : en 25 ans, 75 % des malades ont pu être guéris. Rayés des contrôles sanitaires. Rendus à la vie. (Mais il s'agit ici des seuls malades « dépistés » et suivis, dans un pays où de nombreux villages encore ne figurent pas sur la carte, parce que la piste s'est perdue dans les brous­sailles et qu'ils sont inconnus des administrations.) Le nombre de lépreux dépistés en Haute-Volta s'élève à 42.885 dans le dernier compte dont nous disposons, pour un pays de sept millions d'habitants ([^48])... A quoi il faut ajouter les deux garçons que nous avons eu la joie de voir entrer sur les contrôles du secteur 7 dans le village de Sokoroba. Je dis la joie, car c'était là deux magnifiques athlètes de quinze ou dix-sept ans, qui seront « blanchis » dans six mois, et ne pleureront jamais dans l'attente d'une voiture d'infirme à Ouagadougou ou Bobo-Dioulasso. Personne ne les avait cherchés : on ne peut pas soupçonner de lèpre, en quelques heures, des milliers de braves gens. Seule une médecine militaire de campagne obligatoire, massive et conti­nue pourrait venir à bout en quelques années des grandes endémies africaines combattues aujourd'hui par les organismes internatio­naux. Ne rêvons pas. Cela s'appelle la colonisation. Le sort des deux garçons de Sokoroba s'est donc décidé pres­que par hasard ce jour-là. Ils étaient venus montrer des choses insignifiantes à la consultation ambulante du médecin français... C'est l'infirmier africain qui, les examinant en tous sens un bon moment, d'un air préoccupé, a fini par planter un doigt expert sur les taches anodines et presque imperceptibles où l'activité du bacille se trahit. Il en a tant vu, l'infirmier africain, qu'il devine avant n'importe quel docteur en médecine le sujet à ne pas lâcher. Ces deux-là subiront bientôt, à l'hôpital du secteur 7, tous les examens de complément. Mais on a établi aussitôt à leurs noms deux fiches nouvelles de traitement. Et ce sont deux passeports pour la vie, en République de Haute-Volta. 39:251 #### *Instituteur à Fafo dans le pays Lobi* « *Quand on ne couche pas dans une case, on ne peut en connaître les parties qui coulent. *» Recevant pour mon compte ce nouvel adage de la sagesse voltaïque, j'ai planté là notre équipe de télévision, et profité d'une invitation à passer quelque temps dans un village de brousse : Fafo, chef-lieu d'un « secteur scolaire » de 7.000 habitants. C'est l'instituteur, Saïbou Ouattara, qui me recevait. Il lit Zola et Victor Hugo, mais aucun autre adulte du village ne parlait français. Lui et sa petite école -- deux salles de classe, dont une seule munie de tables et de bancs -- constituent avec trois vieilles bécanes toute la civilisation occidentale pénétrée en ces lieux. Ni eau, ni gaz, ni électricité ; inutile d'ajouter : ni téléphone, ni télévision ! Ici toutes les cases sont en terre, comme les sentes et les greniers, et tout a dix mille ans. Le plus proche médecin reçoit sur rendez-vous à 60 kilomètres de là, cinq heures de piste à vélo. Premier hôpital, premiers magasins, première librairie : Bobo-Dioulasso, 200 kilomètres, une véritable expé­dition. Tous les problèmes doivent trouver leur solution sur place, et la justice est assurée par le conseil des anciens. Le pays légal est beaucoup trop loin. Le « chef de terre » du village m'a souhaité la bienvenue en me fourrant un coq vivant et caquetant dans les mains : « *-- Pour ton dîner ! *» (Imaginez-vous débitant les politesses d'usage dans cette position.) Les plus pauvres sont souvent les plus généreux ; le vieil homme assis dans la poussière me cédait là, au nom de l'amitié franco-voltaïque, ce qu'il avait de mieux. Saïbou fit pré­parer cette encombrante volaille de manière succulente, et nous l'avons mangée au clair de lune sur le seuil de sa case en parlant du travail d'instituteur à Fafo. On discute vraiment bien, sans journaux ni télévision... Les qualités requises sont d'abord morales et spirituelles. Le fonctionnaire de brousse se sent « *brûlé de face et de dos *» : il a renoncé à tout confort pour rejoindre un village du bout du monde, loin des siens, où on le regardera d'entrée comme un espion de la ville et du gouvernement ; confronté à la réalité choquante et terriblement lointaine pour les cabinets ministériels d'une masse analphabète, il est en outre privé de contact avec son administration. Lâché dans la brousse sans matériel scolaire ni logement. Sommé de se sortir tout seul, et les gosses avec lui, d'une pénurie généralisée : pas d'argent, pas de cahiers, pas de livres, pas de bancs. Saïbou a fait face avec tact et courage à cet incroyable défi. Il est devenu un des hommes les plus considérés du village, pour avoir su lui-même en pénétrer jour après jour la richesse spirituelle et la générosité. Une petite association de parents d'élèves a surgi pour pallier les premières difficultés. L'instituteur fait aussi tra­vailler ses élèves, dans un champ, afin d'améliorer la trésorerie. Il visite les familles le plus souvent possible, y sème quelques principes d'hygiène vitaux en Haute-Volta : puiser l'eau aux bons endroits, cultiver tomates et salades pour ajouter des vitamines au triste menu ancestral (la galette de mil), interdire aux enfants de se baigner dans le marigot infesté de vermines et de parasites ; etc., etc., etc. Aujourd'hui, Saïbou s'est mis en tête d'enseigner aux habi­tants du village la technique du sillon droit : les semences ici sont dispersées au vent sur des monticules de terre sans alignement. Le sillon droit, c'est l'évidence sur tous les autres continents, augmente et facilite dans une large mesure n'importe quelle moisson. Mais le monticule de Haute-Volta a de quoi se défendre, avec une tradition de dix mille ans. L'instituteur doit donc prouver sur pièces la supériorité de sa thèse... en remplissant ses propres greniers ! Tel est l'arrêt du conseil des anciens. C'est ainsi que le seul écrivain du village se casse les reins, à la sortie des classes, sur un champ alloué par le chef de terre à cet effet. Inutile de préciser que le ministère de l'Éducation Nationale ne se préoccupe guère de lui fournir l'âne et la charrue. Saïbou heureusement a assez de philosophie, de cœur et de force pour pouvoir s'en passer. « L'action en brousse est et sera la seule salvatrice -- conclut-il noblement -- parce qu'il s'agit du seul développement véri­table. » En quittant Fafo, dans le pays Lobi, je me suis dit que si les lèpres du Tiers-Monde étaient un jour vaincues, à commencer par celles des conditions de vie, ce serait l'œuvre de ces héros obscurs, sans grade, dont les bruits de la ville ne nous parlent pas. Mais combien de fonctionnaires voltaïques ont la trempe d'un Saïbou Ouattara ? 41:251 #### *Le chien, les puces et la colonisation* Pas beaucoup, si l'on en croit l'avis de cet ancien, traduit par l'instituteur de Fafo : « -- Les fonctionnaires, nous en avons plus peur aujourd'hui que des Blancs qui nous commandaient. » j'ai demandé à Saïbou de m'expliquer pourquoi. On appelle « fonc­tionnaires », en brousse, tous ceux qui ont tourné le dos au paysannat, où ils reviennent cependant à jours fixes pour imposer leur loi. La puissance qu'ils incarnent semble assurée d'elle-même par un monopole tout simple sur les moyens de transport auto­mobile. Le livreur de Bravolta (c'est la bière nationale) n'a aucun mal à ruiner le village avec les montagnes de caisses qui sont requises ici par la longueur des soirées et des conversations. Et ces mêmes camions enlèveront pour un prix tout à fait dérisoire les belles récoltes de céréales, de coton ou de bois. -- A qui d'autre les broussards pourraient-ils acheter ou vendre quoi que ce soit ? En outre, il paraît que le « fonctionnaire » voltaïque, conseiller agricole en titre ou simple marchand de bois, a hérité du Blanc un méchant complexe de supériorité. Avec cette circonstance ag­gravante que la couleur de sa peau ne permettra jamais de le traîner pour racisme devant le conseil des anciens. Et je ne dirai rien des villes, où l'on murmure qu'autour du moindre poste of­ficiel, népotisme et corruption sont rois. Tel est du moins le point de vue des broussards qui y ont séjourné. Mais « *la chèvre a toujours cru tendre l'os qu'elle voit entre les crocs du chien *», Le fonctionnaire des villes reste en définitive aussi parasitaire que parasité : sa réputation lui impose d'entretenir à domicile toute une clientèle familiale tapageuse et vorace, qui n'aperçoit aucune raison de travailler ; s'il a rang de ministre, il ne saura plus bientôt où coucher dans sa propre villa... L'indigent des capitales est pauvre doublement, de ne rien avoir, avec tant et tant de choses à convoiter des yeux. La réussite ici sera malheureuse d'une autre manière, parce qu'inca­pable de rien garder pour soi. La seule situation vraiment enviable est celle de neveu du Préfet. 42:251 A propos du souvenir colonial, l'ancien de tout à l'heure citait encore ce proverbe avec un brin de malice dans la voix : « *La mort du chien ne saurait en aucune façon faire le bonheur des puces. *» N'ayant rien connu de cette époque, sinon par ses vestiges urbains, je laisse à plus compétent que moi le soin d'une interprétation convenable, qui ne ferait pas exploser de fureur le parasitaire ou le parasité. #### *La voix du redressement national* Il serait injuste de lâcher notre bouquet d'Afrique sans avoir dit un mot de la politique courageuse du gouvernement voltaïque en matière de justice et de moralité. J'ai noté tout d'abord que la peine de mort était fermement appliquée dans ce pays aux derniers coupeurs de têtes, sans ac­ception de caste ni de religion. Il arrive en effet que de nobles guerriers maliens viennent quérir quelques têtes vers les faubourgs des villes pour tenir compagnie dans sa tombe au grand chef de la tribu ; les teints clairs sont alors particulièrement prisés. Une autre fois, c'est un marabout légèrement hétérodoxe qui aura exigé du disciple, pour la cérémonie d'intronisation dans la secte, qu'il y présente la tête de son meilleur ami. (Il ne m'a pas été possible de savoir si, dans ce cas, on fusillait également le mara­bout. Mais il ne faudrait pas s'exagérer pour si peu la vigueur du sentiment religieux animiste ou musulman en République de Haute-Volta. Une coopérante française qui assistait à la messe de minuit le 25 décembre dernier dans la cathédrale de Bobo-Diou­lasso m'a assuré avoir entendu cet avis au moment de la com­munion : « Vous êtes instamment priés de rester assis à vos places si vous n'avez pas reçu le baptême catholique ! » Les musulmans et les païens s'étaient rendus en grand nombre à la cathédrale, attirés par la musique et les lumières dans la nuit... De véritables missionnaires n'auraient eu aucun scrupule à faire, ce jour-là, de vrais catéchumènes chrétiens.) Pour revenir à la moralité du quotidien, notons encore qu'un couvre-feu sévit dans les villes de 9 h du soir à 5 h du matin. En brousse, où le gouvernement voltaïque ne dispose d'aucun contrôle, ce décret reste assez théorique et n'empêche nullement les palabres nocturnes autour du feu. 43:251 Sa finalité officielle n'est d'ailleurs que de lutter contre l'ivresse publique : les débits de boisson sont également contraints de fermer aux heures de bu­reau. -- Le résultat le plus notable est que le voyageur étranger meurt de soif en ville jusqu'à cinq heures et demie, puis se morfond après souper en compagnie des moustiques de l'hôtel, tandis que le fonctionnaire local, lui, s'adonne en paix vingt-quatre heures sur vingt-quatre à sa Bravolta bureaucratique, automobile ou casanière. S'il écoutait la radio, pour digérer ses bières, il y puiserait pourtant de nombreux encouragements à la vertu. *La voix du Redressement pour le Progrès National* diffuse en effet toutes sortes de communiqués, officiels ou privés, qui invitent chacun à se mettre en règle avec sa conscience et la loi... De tous ceux que j'ai pu surprendre, voici peut-être le plus beau : *M. Alexis Traoré, domicilié avenue de l'Indépen­dance à Bobo-Dioulasso, demande au voleur de sa moby­lette Peugeot... de remettre l'objet sans attendre dans la salle de bains de la maison où il l'a dérobée.* C'est tout de même inquiétant, dans un des coins les plus fragiles, les plus perméables du monde africain, ces trésors de gentillesse et de confiance vis-à-vis d'autrui. Les Voltaïques ne sont pas encore dans la situation des Tchadiens, ni aux premières lignes de la pénétration islamo-socialiste comme leurs voisins du Niger ou du Mali. La limite des « États-Unis du Sahel » n'en traverse pas moins leur territoire à 150 kilomètres au nord de la capitale, sur la ligne Bamako-Niamey. Ma dernière image africaine, à l'aéroport de Ouagadougou, fut l'arrivée d'un magnifique Boeing libyen bourré de « conseillers politiques et militaires ». Trop tard pour découvrir ce qu'ils venaient comploter... Mais s'il s'était agi de chars, imaginez un peu le communiqué : -- *Ici La voix du Redressement pour le Progrès National... La République de Haute-Volta demande aux formations blindées qui ont franchi par erreur dans la soirée d'hier les fron­tières du territoire de retrouver sans attendre le chemin de la sortie.* Sinon, gare aux flèches empoisonnées ? Hugues Kéraly. 44:251 ### Volkoff par Georges Laffly Vladimir VOLKOFF : *Les humeurs de la mer.* 1. *Olduvaï*. 2. *La leçon d'anatomie.* 3. *Intersec­tion*. 4. *Les maîtres du temps.* (Julliard, L'âge d'homme.) NOUS DISPOSONS MAINTENANT de l'ensemble des *Humeurs de la mer,* et nous pouvons voir qu'il s'agit d'une œuvre romanesque de première grandeur. Il ne semble pas que la critique, dans son ensemble, en ait discerné l'ampleur ; ou bien il faut estimer que ce n'est pas la lucidité qui a manqué, mais la sympathie. Ce livre considérable doit heurter la plupart de nos censeurs dans leurs habitudes les plus chères, dans leurs préjugés les plus intimes. \*\*\* Il nous faut donc en parler assez longuement. Je commencerai, comme on faisait autrefois, par un résumé, tâche impossible qui n'a d'autre ambition que de donner quelques points de repère à ceux qui n'ont pas encore lu ces quatre volumes. Les autres sont priés de sauter par-dessus ce passage. 45:251 *Olduvaï* se situe en Amérique en 1967, visiblement dans une ville des États-Unis, mais aucun nom n'est prononcé. Un jeune Français, Arnim, qui vient tra­vailler à l'Université, y rencontre une troupe de théâtre amateur, dirigée par un certain Frank Blok. Nous connaîtrons la pièce qu'il joue, une tragédie en vers mesurés (Volkoff pense que c'est l'avenir de la poésie française) qui oppose deux frères, Montrose et Mont­brun, dans un décor du dix-hui­tième siècle. Blok est un quinqua­génaire mystérieux, qu'Arnim soup­çonne d'être un ancien nazi. D'ail­leurs des agents secrets rôdent. Une émeute de Noirs, menée par le jeune Henri Beaujeux, un mu­lâtre africain, agite la ville. Arnim finit par apprendre de Blok que le père dont il cherchait la trace était (car il est mort) un indus­triel, Richard Laurens. *La leçon d'anatomie* se passe en Algérie, au début de 1962 (là non plus aucun nom de lieu re­connaissable n'est prononcé). Le colonel François Beaujeux, un homme des services spéciaux, arri­ve comme chef de secteur dans une ville qui pourrait être Bougie. Le FLN est déjà gagnant, par les accords d'Évian. L'OAS est dé­crite à travers quelques compar­ses de peu de poids. Beaujeux re­trouve un ancien adversaire ou complice, un Américain prénommé Richard (nous comprenons alors que Blok et Beaujeux ne font qu'un). Le colonel doit « dégager » en silence pas question même d'évoquer l'honneur et la dignité. Il s'en tire. Grâce à lui, le jeune lieutenant Miloslavski, un « garde blanc », réussit à sauver deux mille Musulmans, des harkis et leurs familles, qu'il embarque pour Marseille, malgré les ordres. Autre personnage : Solange Bernard, que nous avions vue dans *Olduvaï*, est une auxiliaire de l'armée, très liée avec le colonel. *Intersection* raconte la première rencontre de Solange Bernard et de François Beaujeux, dans la ville algérienne, et constitue un long retour en arrière sur ces deux per­sonnages. Solange s'appelle en fait Bernhardt. Elle est la fille d'un des principaux lieutenants de Sta­line, une sorte de Jdanov. Dans sa jeunesse, ce jeune juif a connu la famille de Miloslavski et leur demeure de la Tchaïka. Il s'y ins­tallera après 1917, et épousera l'ancienne institutrice. Leur fille sera Solange. Bernhardt triomphe longtemps, devinant la pensée du Maître ; enfin Staline, vers 48, se lasse de lui et le fait condamner. L'intellectuel, qui aime sa fille, la fait passer en France, et lui trouve une identité : elle sera la fille d'une vieille demoiselle Ber­nard. Mais les services secrets sont soupçonneux. Solange ne cessera jamais d'être traquée. François Beaujeux est l'un des quatre fils d'un hobereau méridio­nal, quinteux et occultiste. Ce François a quelque chose de génial et de fou. Son gabarit est trop grand pour une époque adminis­trative. L'armée lui convient : elle l'encadre d'un ordre, mais cet ordre est comme le reste, mortelle­ment atteint. Le personnage de la guerre totale n'est plus le soldat, c'est l'espion. François le devine vite, avec complaisance même. L'ensemble de ces renseigne­ments nous est fourni par le dialo­gue des deux anges gardiens des héros. Des anges auxiliaires, en quelque sorte. Grand-Michel est l'âme de Mikhaïl, oncle de Milos­lavski, amoureux de la mère de Solange au beau temps de la Tchaïka. Il est revenu en Russie après l'exil, pour combattre la Ré­volution. Il meurt martyrisé. Petit-Michel est le frère cadet de Fran­çois, mort tout enfant. 46:251 *Les Maîtres du temps* nous amè­nent en 1968 aux Baléares (com­me à la fin du *Soulier de satin !*)*.* Beaujeux, soldat perdu en 1962 (après un dernier exploit qui l'a fait maudire : il a bombardé, en plein cessez-le-feu, la casbah de la ville) y vit avec Solange dans un ancien moulin. Successivement, Arnim et Miloslavski on dit Milo viennent les voir. Milo lui aussi fut un soldat perdu. Il vient de sortir de prison, grâce aux re­mous de mai, et il va devenir prêtre orthodoxe. Autre visite, c'est l'été, la famille Beaujeux. Jérôme, le jésuite, Alain, politicien qui a trempé dans les accords d'Évian, sa femme et ses deux fils. Les frères se retrouvent comme autre­fois pour le 15 août, journée consacrée au souvenir de leur mère. Des confidences de ce 15 août : nous retirerons une connaissance plus complète des personnages, mais aussi le secret de François. Il rêve de paternité, mais la re­doute aussi en pensant à Solange, qui a trente-huit ans. C'est même pourquoi il ne l'épouse pas. Le sacrement lui interdirait tout sub­terfuge pour éviter une naissance. D'où un épisode vaudevillesque. La femme d'Alain pense à trouver à son beau-frère une femme qui lui procurerait un rejeton puis dis­paraîtrait. La candidate est trou­vée. Elle ignore le plan, évidem­ment. Mais au dernier moment, c'est Arnim qui l'emportera, tandis que nous apprenons que Solange est enceinte : François sera père. Répétons-le : résumer une intrigue romanesque est absurde. Si l'auteur pouvait écrire ce qu'il veut dire en trois pages, il le ferait lui-même. Ce résumé ne vise qu'à aider le lecteur dans les allusions que nous ferons aux personnages. Si l'on s'attache aux *Humeurs de la mer,* c'est que ce roman ne laisse pas seulement le souvenir d'une histoire, d'ailleurs magistralement contée, mais celui d'un univers constitué, autonome et viable, avec ses questions propres, qui sont les plus importantes du temps où nous sommes. Il y a une réflexion de Volkoff sur notre siècle, il fait le point du lieu où nous nous trouvons, et il indique des moyens de salut. Il nous éclaire dans nos propres réflexions, ce qui est le propre d'une œuvre qui compte. Dès le premier volume, on comprend le vrai sujet du livre, qui deviendra plus apparent dans *les Maîtres du temps* (et par le titre même). Comment l'homme éphémère, dans un monde où tout *passe* encore plus vite que lui, peut-il maîtriser le temps ? Il y a deux réponses. De façon imparfaite, mais réelle, l'homme peut se perpétuer selon l'ordre de la nature, par ses enfants. Image physiologique de l'immortalité. Et surnaturellement, il vainc le temps et accède à l'éternité en faisant son salut : il a en lui le germe d'un corps glorieux. 47:251 Paternité et salut sont au centre de l'œuvre. *Olduvaï* (dont le titre rappelle le souci des origines : c'est un lieu où l'on a trouvé des « ancêtres » de l'homme, les guillemets que je place sont chargés de rappeler le caractère aléatoire de telles découvertes) raconte la quête de son père par Arnim. Il a été élevé par une mère qui voulait rester seule, par mépris des hommes, ce qui est très moderne. Il arrive dans cette ville américaine parce qu'il sait que son père s'y trouve. Il croit d'abord que c'est Blok. Il l'espère, puis le craint, soupçonnant Blok d'être un nazi déguisé. Blok, à la fin, apprend à Arnim que son père réel est Richard Laurens. Mais ce n'est pas en vain qu'Arnim s'est attaché au gros metteur en scène. C'est pour lui un pôle d'attraction et de ré­pulsion, qui le transforme. On le comprendra en voyant au dernier volume Arnim accourir près de Beaujeux. La même attirance s'exprime, dans un autre registre, pour le petit Charles Beaujeux, fasciné par son oncle, et même pour ce dadais d'Alineau. On dirait qu'il y a en François Beaujeux une force de paternité, par ce qu'il a de rassurant comme par ce qu'il a d'excentrique par rapport au monde moderne. Ce François est d'ailleurs hanté par l'idée de la paternité. Il a engendré Henri Beaujeux, le mulâtre révolutionnaire d'*Oldu­vaï,* mais il ne l'a pas élevé. Il se réjouit de sa force, mais ne se reconnaît pas en lui. Ce n'est pas son héritier. Il voudrait un fils de Solange (c'est la question des *Maîtres du temps*)*,* et ne lui en donne pas car il a peur qu'elle en meure. Ce n'est pas la seule raison. Il redoute, ou affecte de redouter, que notre monde ne permette plus la paternité, étant fondé sur la révolte contre le père, et faisant de Freud une idole. « Pourquoi voulez-vous que j'engendre alors que je sais qu'Œdipe-junior m'attend avec sa fronde derrière le frigo ? » Plus qu'à cette verve un peu facile, on attachera de l'importance au rêve de Jérôme, un peu plus tard : il voit apparaître « le clown Sainte-Beuve », venu lui dire : « M. Freud s'est trompé... » En attendant que cette révélation soit plus connue, nous som­mes passés, dit Beaujeux, de l'*homo sapiens* à l'*homo ricanans.* Tout finit en dérision, ce monde a l'appétit du néant. Tout l'univers s'édifie sur la relation du Père au Fils, dont Volkoff parle magni­fiquement, mais il y a deux périls. Le premier, qui est constant, est qu'engendrer signifie transmettre le péché d'Adam (cela est un peu cathare). On trouvera de longues et tortueuses considérations sur le rapport entre mal et civilisation : toute civilisation est caïnite. Autre risque, propre à notre temps : un fils n'est plus un héritier, et hors la marque originelle, on ne lui transmet plus ni croyances, ni sentiments, ni préjugés. La paternité est trahie. 48:251 Si l'on a suivi l'équation, l'autre chance reste, celle du salut. Le Christ est la Voie, la Vérité, la Vie. Les personnages, ici, vivent dans cette lumière, même lorsqu'ils s'écartent de cette Voie et de cette Vérité. Et ils s'en écartent passablement. Jérôme, certes, la suit, professionnellement. Milo, mystiquement. Alain s'en trouve indigne, il est dans le fossé, mais il la connaît. Solange l'ignore apparemment personne ne lui en a parlé, sauf sa nourrice mais par une sorte de grâce, elle ne cesse de la rejoindre. François, lui, s'il a surtout « peur de Dieu », c'est qu'il a choisi de le servir à sa manière étrange : acceptant de se salir les mains, de faire le mal au service du Bien, pratiquant « le mal opposé au Mal ». Voilà l'influence des livres occultistes de son père, d'une assez facile capacité d'invention métaphysique, et des méthodes retorses des agents du renseignement. A ce point, je ne déciderai pas s'il faut penser que Beaujeux a choisi cette guerre secrète par penchant naturel, et si toute sa pensée en est marquée, ou si, à ses yeux (et à ceux de l'auteur), la guerre du renseignement et de l'espionnage est l'allégorie nécessaire de notre situation. Ces personnages se débattent dans la nuit du XX^e^ siècle, et si l'Enfer est présent, le Ciel aussi. La plupart n'ont pas oublié la voie, le chemin de Saint-Jacques qui brille dans nos ténèbres intérieures et conduit à la maison de Dieu. Seul Arnim est étranger à ces vues. C'est vraiment un bon jeune homme moderne. \*\*\* On a noté que Volkoff ne nomme ni les États-Unis, ni l'Algérie. Manière de *couper* le roman du reportage, de rétablir une sépa­ration nette, que bien des opérations de librairie ont cherché à effacer. Cela n'empêche pas que son livre soit bâti sur une trame historique solide. C'est une œuvre datée, remarque qu'il faut prendre dans un sens laudatif, quand il s'agit de roman. Cela signifie que dans ce genre d'œuvres, celles qui comptent sont l'image d'une situation historique. Elles la reflètent et en donnent le sens. La situation historique, dans *Les Humeurs de la mer,* c'est la débâcle de l'Europe. Masquée par une prospérité économique sans précédent, cette débâcle a pu être niée assez longtemps. De même un héritier qui dilapide les biens qu'il a reçus peut, pendant un temps, sembler beaucoup plus riche que ceux auxquels il succède. L'erreur ne peut durer. Sans doute, la richesse du monde occi­dental, entre 1945 et 1975, était bien une richesse qu'il créait. Mais au même moment, il renonçait aux conditions politiques et historiques qui donnaient une sécurité à sa vie. 49:251 On commence à en voir les conséquences. Ce n'est pas la concurrence japonaise qui va ruiner le monde de l'Occident. On reste dans les règles du jeu, il y a de la ressource. C'est le fait que matières premières et énergies tombent aux mains de gens qui ont d'autres règles du jeu, et se soucient peu des équilibres économiques. C'est le fait que des forces neuves, politiques, religieuses, raciales, surgissent sur lesquelles nos idées de développement, de liberté, etc., n'ont pas de prise. Très généralement, on croyait entrer dans un monde unifié, on va vers un monde qui se dissocie. Partout, on oppose, au lieu de composer. Cela se voit jusque dans les vieilles nations, qui éclatent sous les autonomismes, les querelles linguistiques, le jeu des idéologies. La guerre d'Algérie tient une place importante dans *Les Humeurs de la mer.* C'est que cet événement, mal compris, une grande signification. On entend dire souvent qu'il n'a jusqu'ici pas fourni le sujet d'un grand livre. Ce reproche (si futile, d'une certaine façon) est avancé par des gens qui d'ailleurs refuseraient refusent de voir ce grand livre quand ils le rencontrent, parce qu'il ne répond pas à leur vision optimiste de cette guerre. Elle fut dure et longue, et ne fut pas un épisode de la décolo­nisation (phénomène qui emporte la bénédiction de tous les partis et de toutes les Églises) mais le moment crucial du reflux de l'Europe et de la montée de l'Islam. Ce qui gagne, en 1962, c'est la disjonction contre l'union, le particularisme contre l'esprit im­périal (qui a toujours quelque chose d'universel), la Méditerranée barrière contre la Méditerranée trait d'union. La France se retire à une place modeste et dépendante. Les premières conséquences, déjà reconnues, ne sont que l'image de l'inévitable. On se sépara de l'Algérie parce que la pression démographique de ! Afrique du Nord serait trop forte : vingt ans après, les Maghrébins sont cinq fois plus nombreux dans l'hexagone, et plus du tout prêts à s'y intégrer : on ne cherche pas à ressembler au vaincu. Quant au pétrole, c'était donner les clés de nos usines et de nos maisons. La révolte des Noirs dans la ville d'*Olduvaï* est un autre signe du moment historique où nous sommes. Ces Noirs sont beaucoup plus prospères que leurs frères d'Afrique : selon le système admis, ils devraient être satisfaits. Ils ne s'en soucient pas, recherchent une âme perdue. Leur triste espoir n'est que de s'opposer à un monde qu'ils sentent trop faible et inquiet. La Révolution russe, qui se profile dans *Intersection,* montre l'utopie au service du Séparé, du Haineux, et la mise en œuvre des forces de mort. \*\*\* 50:251 Curieuse manière de parler d'un roman. J'ai l'air d'en oublier la chair, les personnages et ce qui leur arrive, ce qui retient l'attention du lecteur. On ne les oublie pourtant pas quand on a fait leur connaissance, ils ont cette présence, cette épaisseur, don des romanciers qui ont mis beaucoup d'eux-mêmes dans leur ouvrage. A ce propos, je vais encore dériver, mais la complémen­tarité entre Beaujeux et Milo, comme le couple Beaujeux-Solange, seraient certainement à étudier en pensant à la dualité du Russe et du Français chez l'auteur lui-même. Mais laissons cela à un travail futur. Je disais que ces personnages ne s'oublient pas. Comme c'est le cas avec les plus grands romans, on s'interroge sur eux, sur les réactions qu'ils auraient dans des moments nullement prévus par leur auteur. Les questions qu'ils se posent deviennent les nôtres, et on n'a envie d'en rejeter aucun. Pas même Bernhardt. Pas même Alain Beaujeux (et pourtant...). \*\*\* Ce roman touffu, forêt dont on essaye d'esquisser le cadastre, n'est sans doute pas sans défauts. Volkoff a trouvé un ressort excellent dans les intrigues d'espionnage (souvenons-nous du *Re­tournement,* éd. Julliard), les déguisements, les calculs à triple détente, les manipulations. Leur mystère sert la densité roma­nesque, quelquefois un peu facilement. On notera aussi chez lui une certaine difficulté à entrer dans le récit. Il faut qu'il s'échauffe, qu'il trouve sa voix. C'est que les conteurs ne sont plus innocents. Ils savent que des écriteaux leur interdisent d'écrire : « Il était une fois... » ou « à cinq heures, la marquise... ». Trop de gens leur feraient les gros yeux, ayant appris qu'il est impossible de raconter, que cela ne se fait pas. Mais ces défauts ne comptent guère, il me semble. Une fois que le romancier est lancé, oubliant le rivage et les surveillants, il est tout au plaisir de l'invention ou de la découverte. La richesse, le fourmillement heureux des détails, l'abondance inépuisable de scènes et de personnages ont ici une vitalité, une prodigalité qui fait penser aux grands Russes. On a nettement l'impression que Volkoff se restreint, je le dis sans sourire : il pourrait nous en dire bien plus sur ces créatures de son esprit. 51:251 Il y a deux sortes d'œuvres aujourd'hui. Celles qui détruisent le sens, et celles qui le servent. Celles qui visent à anéantir le monde et la parole, tendent à l'anodin et à l'incommunicable (parce qu'il n'y a rien à communiquer), et les autres qui retrouvent en filigrane, au milieu du chaos, une trace divine, celles qui nous mettent en relation avec l'infinie richesse du monde. L'esthétique du néant en est déjà au rabâchage. Elle est allée au bout de toutes les impasses. Elle triomphe, apparemment. Le public est heureux de retrouver ses traces familières, qu'il a appris à respecter. Mais ce sont les autres qui comptent, les quelques livres qui ont l'am­bition de retracer l'ordre du monde, sa hauteur et sa profondeur. *Les humeurs de la mer* sont une de ces œuvres. Georges Laffly. P.S. Je regrette vraiment que ces volumes soient collés. Un livre, même mal broché, est promis à la durée. Collé, on craint tout de suite qu'une feuille s'écarte, révélant le caractère éphémère de la marchandise. Mais ce livre-ci n'est pas écrit pour une saison. 52:251 ### Pour les jeunes artistes II..-- Le regard par Bernard Bouts ON DIT qu'il y a encore au Japon, en automne, des trains entiers de pèlerins des feuilles mortes. Sensibles aux messages de la nature, héritiers d'antiques disciplines, fatigués des bruits de la ville et des gesticulations, ils passent une journée assis sur l'herbe, au bord d'une rivière, sans parler, à regarder les arbres, les montagnes et les feuilles jaunes ou rousses courant avec l'eau silencieuse. C'est un enrichissement, croyez-le, une communication sans parole, un épanouissement de l'âme. Mais il faut *savoir* regarder : d'abord faire taire la raison, le raisonnement, la bousculade des mots et des idées. Ensuite on promène son regard très lentement à droite, à gauche, en haut, en bas, on suit des yeux le cours d'un ruisseau ou le tronc d'un arbre, on fixe un point, une « région », sachant que rien ne nous presse, que nous sommes ici pour, ça, des heures... 53:251 Que le paysage soit très étendu ou très limité, la même chose change d'aspect en inclinant la tête, en clignant les yeux, chan­geant légèrement de place, plaçant la main en forme de lunette, lorgnant des deux mains, manœuvrant comme un navire à la vague, mais non dans le vague : le regard ne doit pas être éteint, « indiligent », il faut au contraire une attention soutenue, perçante, et si vient la fatigue il n'est pas interdit de faire un petit somme, car en songe le paysage revient, parfois plus lumi­neux. Il n'est pas bon de lire : la lecture isole et disperse, mais on peut prendre quelques notes, écrites ou dessinées, sur un papier assez grand, parce que, levant les yeux de dessus la feuille blanche les couleurs nous apparaissent plus chaudes et ravissantes. Nous pouvons faire les mêmes exercices dans notre chambre à condition qu'elle soit harmonieuse, mais ici nous n'avons plus à nous déplacer beaucoup : la chaise le lit, le lit la chaise. Nous pouvons seulement modifier la lumière et le décor : l'un de mes amis (il est vrai qu'il est Chinois) tournait de temps en temps un tableau la face contre le mur pendant plusieurs semaines et lorsqu'il le retournait, quelle surprise ! En un mot nous avons tendance à ne plus voir les objets qui nous sont familiers : un savant psychologue assurait qu'il faut un mois pour oublier le presse-papiers ; mettons-le donc dans le tiroir, nous le retrouverons avec joie dans deux ou trois mois et si nous n'avons pas de coupe-papiers ce sera la statuette, la photo, le timbre-poste sur le coin de la table... Sur un coin de ma table à dessin, mon unique table, j'ai à longueur d'année une dizaine de petites boîtes cylindriques, toutes exactement pareilles, noires avec des couvercles gris, moitié rem­plies de poudres aux vives couleurs : Vermillon de Chine, Ver­millon orange, Orangé de mars, Émeraude, Cobalt, etc. Pas grand mérite à les reconnaître, leur nom est écrit dessus. Mais un jour les couvercles et les noms furent mélangés par inadvertance et, malgré tout, veut-on croire que, les examinant attentivement, je les reconnais ? Il y a des signes presque imperceptibles mais il faut avoir les yeux bien ouverts et inquisiteurs. Ces arrangements, agréments, trucs de la vie journalière nous évitent la saturation, car si nous n'y prenons garde le monde mécanique aura vite fait de nous aveugler sous des tonnes de surplus : nous sommes gavés, mes frères, il est grand temps de revenir aux insignifiances, nous y retrouverons notre compte. \*\*\* 54:251 L'art de regarder les tableaux, c'est un art, est semblable à celui d'apprécier la nature. Là encore il ne faut pas se presser de parler. Le langage des arts visuels se passe de mots, à tel point que je ne sais si, au cinéma, c'est la parole qui gêne l'image ou l'image qui empêche de bien voir ce qui, à nous-autres benêts-peintres, nous intéresse avant tout : le mouvement des choses qui bougent sans remuer. Je ne parlerai que de la peinture : les bonnes manières d'exa­miner les gravures, les dessins en blanc et noir, les lavis en un ton, sont beaucoup trop difficiles à expliquer et puis il faudrait avoir trois yeux et cela n'est pas donné à tout le monde. Les grands Opticiologistes considèrent que pour bien voir un tableau dans son ensemble il faut se placer à une distance triple de sa plus grande dimension. De leur côté les savants Esthético­philes professent que les grands tableaux sont pour les grandes pièces et les petits pour les petites pièces. Cela dépend ! Je n'ai pas tranché la question car les Ensembliers du XII^e^ siècle, qui n'en savaient rien, ont souvent fait le contraire et avant eux et ailleurs et après, beaucoup d'ignorants l'ont fait aussi : figures grandeur nature à toucher la table de la salle à manger et minuscules tableautins en guirlandes ou en frises aux murs de salons immenses. Placez-vous donc où vous voudrez, même de biais, mais chan­gez doucement le point de vue et promenez le regard comme vous avez fait devant la Nature et si vous ne voyez pas bien, rapprochez-vous, le nez vous conduira, mais toujours sans parler, sans même penser. On suppose, bien entendu, que vous n'avez pas été perverti par les critiques d'art et que vous ne savez rien d'histoire, c'est important pour laisser au regard toute son innocence. Vous aurez pris soin, si c'est pour un musée, d'apporter un pliant ou un coussin mais si c'est chez moi, il y a des tabourets gratis et même des fauteuils à roulettes où vous pourrez vous endormir en paix devant Socrate ou en compagnie de l'archange Raphaël. Est-ce assez clair ? Les musées sont pleins à craquer, mon atelier aussi. Aussi choisirons-nous quelques tableaux seulement, on ne peut pas tout voir ! Et nous prendrons le thé. Il est vrai qu'on ne prend pas le thé dans les musées sophistiqués : tableaux sans bar pour les purs ; bar sans tableaux pour les impurs. Mais un jour viendra où les pinacothèques saturées déborderont dans la rue : beaucoup d'œuvres anciennes se perdront sous la pluie, mais dans ce temps-là il y aura tant de peintres que toutes les maisons seront musées, nous n'aurons que l'embarras du choix... 55:251 Au fait, j'y pense : n'était-ce pas un peu ainsi du temps que la clef de la cave était si belle qu'on la met aujourd'hui sous vitrine, qu'il y avait encore des lits-clos, des tapisseries à toutes les fenêtres, des images peintes et sculptées sur la table de chevet, à la tête du lit, des salles d'honneur dans les châteaux et des cathédrales à portée de la main ? Bernard Bouts. 56:251 ### La découverte de l'autre *suite* par Gustave Corçâo Nous arrivons au chapitre central : c'est celui qui est à peu prés au milieu du livre, c'est aussi celui qui est le plus important. Gustave Corçâo explique et montre qui est l' « autre », c'est-à-dire le prochain. Il le fait avec à la fois un lyrisme et une rigueur bien transposés en français par son traducteur Hugues Kéraly. J. M. #### Trois sens pressentent l'objet SI TOUT LE MONDE ÉTAIT AVEUGLE, dirait un psychologue habitué à voir les choses sous l'angle de la relativité, il n'y aurait pas de cécité. A première vue, l'affirmation semble impossible à contester : tout d'abord, l'aveugle a besoin de savoir qu'il est aveugle ; ensuite, que les autres ne le sont pas. 57:251 Le fait de la cécité et l'affliction qui en résulte exigent ces deux conditions. Mais toutes ces cons­tructions s'évanouissent quand nous cessons de spéculer d'un point de vue relatif, et c'est le cas chaque fois que nous affrontons le problème de la vie humaine avec droi­ture intellectuelle et bonne volonté. Les petits épisodes insignifiants et tronqués que j'ai consignés aux pages précédentes n'ont de quoi étonner personne ; chaque vie contient des expériences analogues ; chaque individu a pu voir des dizaines de fois une vieille dame tomber au milieu du trottoir, un homme qui suçote sa dent douloureuse, un couple qui se dispute pour moins que rien, et il a dû contempler aussi la pâleur de la mort sur un visage aimé. Les circonstances varient, et les manières de sentir en fonction du tempérament ; mais il reste sous tout cela quelque chose de commun ; il existe par-delà les différences une constante essentielle. Nous sentons cela fort bien, avec une profonde résonance intérieure, quand nous disons qu'un certain phénomène est *humain.* Quelque chose alors s'agite en nous, comme une blessure indéfinie, parce que ce terme qui nous unit en même temps nous fait mal. Il nous vient aussitôt à l'esprit une idée de manque. Humain... Nous prononçons ce mot presque toujours comme une excuse, pour atténuer l'erreur ou justifier l'échec. Ou encore avec désespoir humain, trop humain... Le faux romantique, que les esprits déchus savourent, est construit sur des événements et des situations extraor­dinaires : incendies, avortements, naufrages, assassinats. Le vrai romantique est le quotidien, le triste quotidien, la triste normalité sans application, en somme *l'ordinaire des personnes humaines.* Et ce roman contient un élément tragique que nous pourrions définir ainsi : une cécité de naissance généralisée. Nous avons la conscience vive et aiguë de cette infirmité sans jamais avoir reçu de face la lumière que nous sentons manquer. Il y a une dispro­portion, une cassure de relativité, aggravée en outre par la généralisation de la cécité. On dirait qu'il reste en nous un nerf, un sens, une antenne qui s'agite sans fin, aveuglément, qui gesticule en embrassant le vide, à tâtons dans l'obscurité. Il nous est resté le nerf, mais l'objet extérieur qui aurait dû lui répondre s'est dérobé de notre champ visuel. 58:251 En vérité je dirais que nous avons trois sens, atrophiés mais persistants, et tous trois tournés vers l'absolu : le premier est une sorte de vision ; le second, une écoute ; le troisième, un toucher. Vision absolue, écoute absolue, toucher absolu. Tous les problèmes humains, essentielle­ment humains, s'inscrivent dans le triangle fondamental formé par ces trois sens de la conscience humaine, et c'est pourquoi il vaut la peine d'en chercher une définition plus développée. Le lecteur pourra vérifier ensuite en consultant ses propres expériences si j'ai cédé à l'arbitraire ou à l'artificiel dans la schématisation proposée par ce chapitre. Plus clairement, voici quels sont les trois sommets du triangle en question : le premier pourrait s'appeler le *sens de l'objectivité ;* le deuxième, le sens de l'éternité ou *sens ludique ;* le troisième, le sens de la personne humaine dans le prochain, dans l'autre, ou *sens de l'altruité.* Consi­dérons chacun d'entre eux de façon plus précise. \*\*\* Le sens de l'objectivité, dont il était question déjà dans les chapitres antérieurs, est celui par lequel l'intelligence tend vers l'objet et prend conscience de sa responsabilité première dans le jugement. L'atrophie de ce sens entraîne le subjectivisme, l'exaltation des droits de l'opinion, le libéralisme, le volontarisme, et tous les courants de philo­sophie idéaliste qui ne cherchent dans l'objet qu'une réso­nance du sujet. Personne n'arrive à se maintenir réelle­ment dans la position subjective sans perdre le sens com­mun ; ceux qui énoncent des idéologies ou vivent pour dès causes, blessant l'homogénéité de la personne humaine, ne s'y donnent jamais de manière parfaite, et ils tombent dans cette inévitable conséquence d'une profonde sépa­ration entre la vie et la doctrine, les actes et les idées. 59:251 C'est ce phénomène qui m'a le plus impressionné aux temps où je hantais les cercles de marxistes et de nietzschéens. Entre ce que nous disions et ce que nous faisions il n'y avait pas seulement une disproportion de mesures, une insuffisance de notre petitesse face à la grandeur de la cause, mais une complète et radicale ab­sence de lien. Comme première conséquence, notre vie de famille cessait d'être une vie de famille, une réalité de suprême importance, pour devenir une contingence désagréable, presque d'ordre végétatif ; dans cette équation, femme et enfants n'avaient tout simplement pas leur place. Ce sens de l'objectivité, comme je le disais en com­mençant, a quelque chose d'une cécité de naissance dont nous aurions gardé une conscience singulière. De fait, notre intelligence avide d'*être* ne reçoit du dehors, par la porte des sens, que nouvelle de vertigineuse mobilité. Les choses passent, dansent, courent devant nous ; l'univers entier se défait sous nos yeux ; les eaux qui coulent dans le fleuve n'y retournent jamais. Qu'arrive-t-il alors ? Nous en venons à affirmer que la suprême objectivité est juste­ment cet élément qui défie le sens de l'objectivité ; la suprême existence consiste à cesser d'être. La mobilité, et finalement sa mesure dans le temps prennent la place de l'absolu. Tout ceci parce que la volonté intervient, s'immisce entre l'intelligence et l'objet, et cherche à s'approprier la mobilité qui reste une catégorie proportionnée à son essence. L'activité prend le pas sur la contemplation, l'ap­pétit commande au jugement, l'opinion se substitue à la vérité. \*\*\* Le sens ludique, semence de vie éternelle, germe d'es­pérance, nous parle d'une enfance qui ne veut pas mourir. Nous portons en nous l'absurde d'une petite enfance qui se heurte à nos pas de professeur ou d'industriel pour demander à refleurir. 60:251 L'âge est une insulte, si la logique y voit un phénomène que nous devrions supporter facile­ment, parce qu'il nous pénètre à pas comptés, de manière insensible, produisant toute une série d'habitudes. Chacun de nous possède, indubitablement, les habitudes propres de son âge ; mais personne ne porte en soi la véritable et intégrale acceptation de l'âge. Parfois le désaccord at­teint une tension tragique, quand la vieillesse commence à nous ratatiner la peau du visage et blanchir nos cheveux. Nous contemplons dans le miroir cette ombre que nous sommes devenus. Et nous changeons chaque jour en sachant que nous sommes toujours les mêmes ; c'est précisément lorsque nous commençons à remarquer les plus grands changements que nous sentons de manière intolérable à quel point nous n'avons pas changé. Maintenant c'est la mobilité du moi lui-même, cette expérience plus vitale encore, qui nous rend malheureux. Le sens ludique est lié au sens de l'objectivité par un nœud qui traverse toute personne, et tend vers une objec­tivité vécue. Ce sens nous dit que nous sommes bien vivants, nés pour vivre et non point pour mourir. Notre dignité d'êtres vivants reste en permanence insultée par la mort, et nous aspirons tous de façon extravagante, en dépit de l'expérience séculaire de l'univers entier, des mille générations qui avant nous ont gémi de douleur, à un bonheur sans fin dans une éternelle enfance. J'appelle sens ludique cette soif d'éternité parce que la vie de l'enfance nous a laissé, caché, enfoui sous nos routines, le souvenir d'un éclair. On a déjà beaucoup écrit sur les jeux de l'enfance : il suffit d'ouvrir un traité de psychologie pour rencontrer à ce sujet une douzaine de théories. Pour tel auteur le jeu est exercice prépara­toire ; pour tel autre manœuvre interne de déviation, catharsis ; pour ce troisième, phénomène de débordement vital. De chacune de ces doctrines sort une pédagogie, tous les modernes restant d'accord pour affirmer que le jeu exprime avant tout une fonction, une activité spécifique, qui comme telle devra être placée au centre d'une pédagogie active et fonctionnelle. 61:251 Une autre fois, si Dieu le veut, je reviendrai sur le sujet pour défendre de toutes mes forces le primat de la pédagogie passive et existen­tielle contre cette abomination. Pour l'heure j'entends seulement bien définir ce qu'il faut entendre par jeu ou *ludus* dans les pages de ce livre. Ce mot nouveau, ou plutôt antique et latin, n'apparaît pas ici par goût, mais parce que l'autre semble rendu inutilisable par une géné­ration entière de psychologues. Je dirai d'abord que *ludus* n'est pas jeu comme fonction ou activité, mais une chose plus intérieure et plus objective, une réalité ontologique. Avec davantage de précision philosophique, on pourrait définir le *ludus* comme un principe formel de l'enfance ; ou encore, dans un langage plus suggestif, le *ludus* est l'enfance elle-même, existentiellement. L'activité que le pédagogue observe, étudie et mesure est la fonction infantile, c'est-à-dire la moins enfantine des choses, puisqu'il s'agit d'une fonction. L'enfant vit un sens de l'éternité, mais il le vit dans le temps ; de cette interférence de la mobilité, de la fonction, dans le centre ontologique de l'enfance, sort le dualisme qui conduit à l'erreur moderne et ses funestes conséquences. La véritable base de la psychologie infantile est une métaphysique de l'enfance, c'est-à-dire la reconnaissance de sa suprême objectivité vécue. L'enfant possède et vit le sens de l'ob­jectivité, et le sens ludique qui vient à intégrer aussi son expérience propre de l'objectivité. Chez l'adulte ces sens s'intériorisent et passent à charge de la fonction. L'action s'interpose et détruit la contemplation ; le faire se subor­donne le *ludus.* Le psychologue soutient que l'enfance est essentielle­ment active ; je dirais bien plutôt qu'elle est contemplative parce qu'elle vit dans l'objectivité et vit l'objectivité. Tout cela néanmoins en rudiment, en semence, en pauvreté matérielle. L'adulte gagne avec la croissance et la force une richesse matérielle qui obscurcit parfois les deux sens dont son enfance avait l'usage comme à fleur de peau. Mais le sens ludique ne l'abandonne pas entièrement ; il n'est qu'endormi, et non pas mort. 62:251 Ce sens ludique chez l'adulte ne se manifeste pas comme une fonction, infantile mais au contraire comme une fonction virile, parce qu'il est prisonnier du faire. Le poète demeure un enfant, ludi­quement, car il joue avec les mots, les rapproche, les éloigne, les arrange, et tire de ces expériences des étincelles vives ou des sens nouveaux. Il rénove les mots, en invente à l'occasion. L'artiste est l'homme dont le faire reste tout gonflé de sens ludique ; et l'art lui-même peut être défini comme un faire dilaté par la joie, un faire habité par le *ludus.* La principale fonction de l'art dans le monde consiste à y porter un message d'enfance, nous protégeant de la sécheresse du rationalisme et de l'aridité du scien­tisme. Je n'accorde aucun crédit à l'idée que l'art puisse naître de la douleur, du conflit psychologique, du choc obscur d'on ne sait quels principes : l'art a un sens positif et s'affirme au contraire comme une victoire sur nos conflits, un essai de résurrection. Mais il faut distinguer. Il existe un *pseudo-ludus* et un art qui en dérive ; la séparation des divers âges humains selon leur esprit est à la base de cette nécessaire distinc­tion. En ce sens on peut dire que la vie se partage en deux âges seulement : l'enfance et l'adolescence. Quand nous sortons de l'enfance nous tombons à pic dans l'adolescence et touchons en ces tristes jours à la plus grande vieillesse de toute notre vie, dans une mésentente tragique avec la poussée fébrile du corps, et l'éveil des fonctions qui engendrent la vie. Dans l'enfance nous vivons le *ludus,* le germe de l'éternité ; dans l'adolescence, le *pseudo-ludus,* le vertige et le premier frémissement de la mort. Dans notre enfance le temps n'existe pas, sinon comme règle d'un énorme jeu ; notre adolescence va le glorifier comme une entité de la plus haute signification. L'enfant s'amuse ; l'adolescent s'occupe et se divertit. Et voilà bien le faux *ludus,* voilà les jeux que le pédagogue observe minutieu­sement dans la cour de récréation, convaincu de sonder les mystères de l'enfance : il ne fait qu'ordonnancer dans sa tête les premières manœuvres d'une mobilisation... 63:251 Sous ce point de vue, notre vie entière n'est qu'une oscillation entre un esprit d'enfance et un esprit d'adolescence, entre la vie et la mort, le *ludus* et le faux *ludus...*Et le même principe de putréfaction, qui engendre, le divertissement bourgeois, engendre le pseudo-art fait pour plaire au bourgeois ou pour l'étonner. Un tétanos identique travaille l'académisme imbécile et l'anti-académisme révo­lutionnaire qui ne l'est pas moins. Cet art, qui se fonde sur l'épouvante et la subversion, n'incarne plus un faire dilaté par le *ludus* mais un défaire rongé par le *pseudo­ludus.* Après la première chute dans l'adolescence, la vie poursuit son chemin dans le dérèglement : tantôt dressée vers le haut, tantôt succombante au fond de l'abîme ; ici, resplendissante d'éternité, là empoisonnée par la mort. Chaque fois que notre montagne russe nous conduit au sommet, tout se dilate alentour, les moindres mouvements se soumettent à un ordre, et le souvenir du jardin heureux de notre enfance palpite au plus profond de nous. Mais nous retombons aussitôt, et la seule trace laissée en nous par l'espérance de l'éternité est le terrible et bienheureux désespoir. Nous nous sentons vivants même au fond de l'abîme par ce reste de conscience qui nous indique, com­me si le nerf ludique était un baromètre de notre âme, que nous sommes à terre et désespérés. Et les larmes que chacun verse sur la solitude de sa chute sont des larmes d'enfant, car c'est toujours comme enfant que l'homme encore sait pleurer. En vérité nous possédons deux âges, tantôt l'un, tantôt l'autre ; aujourd'hui enfant, demain adolescent ; aujour­d'hui confiant, sûr de l'objectivité, demain perdu et empê­tré dans les recoins du moi. Le monde moderne se carac­térise, dans son orgueilleux développement matériel, par un esprit d'adolescence généralisé. On vérifie ce phéno­mène dans tous les secteurs, le lieu géométrique de cette mentalité étant l'horreur du *familial*. La science moderne et l'art du même nom, sous de multiples aspects, ressem­blent à ces garçons de quinze ans qui découvrent leur premier rasoir et ne savent pas où se mettre lorsqu'ils rencontrent une tante dans la rue. Ils n'ont plus que dé­goût pour tout ce qui est domestique et maternel. 64:251 L'abri réveille en eux des souvenirs végétatifs, la vague rémi­niscence d'un lieu obscur et humide qui fut durant neuf mois leur première maison. L'adolescent a besoin de se convaincre qu'il est vivant, qu'il est né, il arriverait pres­que à se persuader que c'est lui-même qui s'est fait naître et s'est donné le jour, solitairement. Et tout cela surgit à cause de la proximité constante de la mort. Il y aurait là matière à un autre livre ; je dois me contenter dans celui-ci des indications qu'on vient de voir, parce qu'il reste encore à dire quelque chose dans ce chapitre du troisième sens de la personne. Et c'est le plus important, les deux sens déjà mentionnés convergeant sur lui. \*\*\* Le sens de l'altruité est celui qui cherche l'*autre*. La définition semble trop simple et facile à concrétiser, mais en réalité cet *autre* est l'objet le plus voilé du monde, tout en restant le plus désiré. Derrière chaque visage nous cherchons un visage caché, un secret qui n'est pas loin de détenir notre propre secret. Nous vivons sous cette étrange impression qu'il existe dans le prochain une clé de notre être, et de là naît parfois le désir impétueux de renverser et piller l'autre pour arracher de ses entrailles le morceau qu'il nous a pris. Cette exaspération vient justement de l'immense difficulté à atteindre l'objet deviné et voulu. Le sens de l'altruité établit un lien intime entre les deux précédents, un croisement d'objectivité et de *ludus* au-dessus de la réalité suprême qui est la personne du prochain. L'autre se tient pour nous au carrefour d'une connaissance et d'une convivance. Notre faim d'objectivité le veut plastiquement, réel, présent ; notre soif d'intimité ludique le désire fraternel, c'est-à-dire lié dans l'être par une ressemblance et une commune paternité. Pour notre intelligence il reste le meilleur objet, et pour le sens ludique, le partenaire d'une félicité, le convive, celui qui nous atteste dans un éclair d'amour la fête vécue en notre âme comme souvenir et comme promesse. 65:251 Ici et maintenant, entre un occident et un orient, dans la jour­née trop longue qui sépare le souvenir de la promesse, l'*autre* est ce compagnon de voyage qui marche avec nous, progressant du même pas que nous sur le même chemin. C'est avec lui encore que nous nous arrêtons, et qu'autour d'une table, anticipant la promesse, nous célébrons les agapes de l'amitié dans le partage du pain, pour nous réjouir ensuite de rester des heures conversant avec lui, vivant, convivant, dans l'unité de la parole. Le pain com­mun fortifie l'objectivité de l'autre ; et la parole commune, sa fraternité dans le *ludus*. Parler, converser, c'est échanger un souffle de vie et d'amitié ; c'est jouer en esprit. Tout ami véritable est un ami d'enfance ; celui qui me fera remarquer que je connais Marc ou Alfred depuis seulement un an, il ne sait pas compter le temps sur les éons de l'enfance ; ou alors, il ignore ce que c'est qu'un ami. Découvrir le prochain n'est pas faire de la psychologie. Ce n'est pas pénétrer le secret de ses embrouilles intes­tinales, ni épier ses moindres faits et gestes par le trou d'une serrure. Tous nos recours naturels restent insuffi­sants et secs devant la prodigieuse banalité de l'autre. Nous ne pourrons trouver un début de lueur sur cette réalité qu'au prix d'une nouvelle catégorie venue du dehors, de l'autre, d'un autre ; au prix d'un élément qui se superpose à notre connaître, insufflant en nous l'enfance recouvrée, pour nous tourner le cœur à l'envers ou plutôt le remettre à l'endroit. Dans cette situation le monde se fait intégralement absurde, avec comme un épouvantail d'amour planté au sommet de ses cordillères. La rencontre avec l'autre dans l'amour, ami ou fian­cée, renouvelle le monde, ouvre au temps un compte à part, tout neuf, et fait du sol le plus misérable un vestibule de palais en fête ! Mais l'*autre* est difficile. Le monde a donc mis au point diverses tactiques pour l'éviter, sous les appellations so­nores de philanthropie, humanitarisme et solidarité. Il nous propose une « fraternité » universelle sous la condi­tion singulière qu'on ne parlera plus de la paternité, assu­rant ainsi ce concept de bâtardise et de vacuité. 66:251 Et, au lieu de la fête promise, du palais préparé pour le retour du roi, le monde s'est inventé la fête du faire, la triste vendange des sueurs, avec musique de marteaux. Le pro­chain est vraiment intolérable. Son épaisse concrétude, son visage, ses muscles, sa moustache nous pressent de réfugier nos bons sentiments sur des choses plus pures et plus élevées. Nous nous tournons vers l'espèce humaine, les idéaux, les causes sacrées. Il est plus facile de con­sacrer des heures brûlantes aux lointains opprimés de Pologne ou aux enfants faméliques de Calcutta. Il est plus facile de vouloir du bien à l'humanité qu'au voisin de palier qui écoute *Au théâtre ce soir* sur la première chaîne de télévision. Il est plus vaste, plus généreux, de militer pour l'avenir devant un microphone, saturant de douceurs et de miel des millions d'oreilles qui ne sont pas encore nées, que de pénétrer dans une chambre qui sent le remède et la sueur. Soyons généralisateurs, cosmiques, affranchis ; fondons des écoles ; organisons des bibliothèques publiques au bénéfice des enfants pauvres ! Mais, pour plus politiques et intellectuels que nous devenions, l'*autre* nous poursuit. Il vient lui-même à nous, frappe à notre porte, blesse notre oreille, s'accroche à notre bras. Et aussitôt un sens caché se galvanise. Nous désirons ce prochain avec proximité, nous en avons faim. Nous sommes des pauvres qui ne se rassasient pas de généralités et générosités, il leur faut du pain à table. Tout de suite. Du pain. Nous sommes pauvres de l'autre ; comme si le sang des veines ne nous suffisait pas et qu'il fallait d'urgence y ajouter quelque chose, dans une transfusion chaleu­reuse et vive, de cœur à cœur. Nous avons besoin de l'autre pour le *faire* commun, le travail, sans aucun doute ; mais bien davantage encore pour l'usage commun de la parole et du blé. Nous avons besoin de l'autre, pour construire des villes et pour entendre un disque. Pour lire des ou­vrages imprimés et trouver des lecteurs à ceux que nous écrivons. 67:251 Pour tout ; et pour rien. Pour avancer au hasard sur le même chemin ; pour se tenir en silence à côté de nous. Par la chaleur de sa proximité, par le réconfort de sa compréhension. Nous avons besoin de l'aumône de l'*autre ;* l'aumône vivante de lui-même, comme il est, autre et prochain. Quand nous marchons à travers les rues, dans l'acca­blante solitude des rues, et que nous voyons soudain apparaître entre tant de silhouettes étrangères la vieille tête connue, le bon visage ami, le temps s'arrête et notre sang se réjouit. Comme c'est bon de voir le visage ami, lorsqu'on se croyait seul. L'antique frayeur qui nous pour­suit depuis l'enfance, peur de la solitude et de l'obscurité, entre sous terre dès la rencontre avec l'ami. Nous sommes pauvres, fondamentalement pauvres, de chair et d'esprit. Pauvres comme les petits enfants qui succomberaient de faim et de peur, si le monde n'était pour eux un jardin peuplé de femmes et de mains. L'adolescent, l'anti-infantile, se glorifie parce qu'il a pris dix centimètres en un an d'être un obélisque solitaire qui déambule dans la stratosphère. Sa grandeur et sa virilité consistent à marcher seul, tenir en selle, se suffire. Les mains qui voudraient le soutenir lui répugnent abso­lument. Bien des hommes restent une vie entière dans cet âge, blanchis sous le tragique orgueil de l'adolescence, à répéter bien haut qu'ils n'ont pas besoin de béquilles, et ruminer tout bas des obsessions de suicide dans leur for intérieur. Cette race-là n'a pas besoin des autres, elle n'a besoin de personne, parce que le cosmos entier obéira à sa dose de gardénal ou au nœud de sa corde préparée dans la nuit. Elle est la plus libre de l'humanité, la plus indépendante, auteur de ses propres jours, tutrice de l'univers entier. Bénie soit notre pauvreté, et bénies les épaules que nous rencontrons pour nous servir de béquilles dans l'en­fance retrouvée ! C'est pour cela que même au sein de la famille la plus heureuse et la plus complète, il manque encore quelqu'un. 68:251 Il manque l'invité. Et c'est pour cela que chacun se réjouit dans la maison quand l'hôte enfin frappe à la porté. -- Soyez le bienvenu ! Le père de famille s'est levé aussitôt à la recherche de celui qu'on attendait, la main tendue, dans le geste de recevoir et de donner, un geste de men­diant et de roi... Mais la vie est triste. L'expérience banale de chaque jour nous charge de déceptions. Une douloureuse dispro­portion semble établie entre notre nature et ses plus grands désirs. L'être danse sa valse devant notre esprit ; l'âge se fait pesant ; le prochain tour à tour déçoit et trahit. Et nos trois sens tâtonnent à la recherche d'un objet. Où est-il, cet objet dont la présence voilée ne nous laisse pas en repos ? Pourquoi a-t-il voulu nous cacher Sa Face ? (*A suivre.*) Gustave Corçâo. (*Traduit du portugais par Hugues Kéraly*) 69:251 ### La malveillance non réciproque *de l'inimitié anti-française* par Paul Olion Quatre mots (terribles) ont provoqué des animosités hargneuses ; les quatre mots que nous avons lancés à la cantonade : « *bienveillance *» « *réciproque *» dans l' « *ami­tié *» « *française *»*.* Des distributions de tracts virulents ont opposé leur ardente malveillance à notre appel à la bienveillance. Malveillance contre bienveillance, c'était assez clair et n'appelait, à notre avis, aucune réponse. Sauf si la réponse est l'occasion d'un bel exposé, ré­tablissant dans leur lumière les simples et saintes vérités qui ont été offensées ou méconnues. Heureuses attaques, bienfaisantes hargnes, salutaires mal­veillances qui nous ont valu l'article de Paul Olion, direc­teur après Luce Quenette de la *Lettre de la Péraudière.* J. M. 70:251 *LA malveillance non réciproque de l'inimitié antifrançaise :* ce travers n'a pas tardé à se manifester et nous nous atten­dions bien à quelques réflexions inamicales en prenant parti nettement pour les organisateurs et les participants de la journée du 30 novembre dernier, « premier pas vers la bien­veillance réciproque dans l'amitié française ». Il n'y avait besoin d'aucun flair pour cela et nous connaissons depuis longtemps les procédés de ces ultra-grincheux qu'illustrera l'exemple suivant, extrait d'une lettre adressée à Madame la directrice du journal *Patapon* afin de lui reprocher l'image d'une crèche figurant sur le numéro de Noël 1977, et dont la lecture est aussi édifiante que divertissante : « Dans le numéro de décembre, vous présentez en couverture une crèche, œuvre d'un artiste qui n'a visiblement pas la foi, sinon ses personnages n'auraient pas cet air cynique et ennuyé, l'Enfant Jésus n'aurait pas la tête de l'anté-Christ et n'exécu­terait pas ce geste, ô combien inconvenant, de se « curer entre les doigts de pieds ». « Parfaitement, Madame, j'ai sous les yeux un agrandissement de cette crèche marquée de la griffe de Satan *où ce geste grotesque apparaît sans doute possible. *» ([^49]) Tel est le regard de ceux qui cherchent aujourd'hui à démasquer chez nous une « fausse bienveillance », un « sociabilisme », un « ralliement » et des tendances « démocratiques ». Forts de l'adage scolastique selon lequel « pour qu'une chose soit bonne, il faut qu'elle le soit intégralement, le moindre défaut la rend mauvaise » et oubliant qu'en ce bas monde il n'y a rien d'intégralement bon à part ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ y a directement établi, des individus hostiles braquent leurs projecteurs et scrutent nos moindres paroles et actes avec des optiques surpuissantes au moyen desquelles un brin de paille leur apparaîtra gros comme une poutre, et les orteils de l'Enfant Jésus porteurs des griffes de Satan. Cependant les limites de la coopération entre croyants et in­croyants sont précisées dans ce texte de Pie XII que j'ai trouvé cité dans le livre de Jean Madiran *Le principe de totalité,* ouvrage imprimé en 1963 et donc peu suspect de ralliement au concile Vatican II qui était juste commencé : 71:251 « L'ordre et l'harmonie divins dans le monde doivent être le point d'appui, non seulement des chrétiens mais de tous les hommes de bonne volonté en vue du bien commun ; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes. » (Note de J. Madiran : *Message de Noël 1957, l'ensemble du message est sur ce sujet.*) Ce pape n'ayant pas encore été déboulonné par les sedevacan­tistes est certainement digne de confiance et nous n'avons pas vu que ces limites eussent été outrepassées le 30 novembre dernier ; et je trouve même que ce texte résume assez adéquatement les événements de la journée. En effet des « incroyants » ont accepté de se rendre à l'invi­tation de catholiques défenseurs de la tradition de l'Église à une réunion organisée par le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. Le choix de ce patronage est un signe évident de fidélité à la tradition catholique et française, sauf pour ceux qui ignorent ou ne veulent pas savoir, ou veulent oublier qui sont Henri et André Charlier ; mais les personnes présentes à la Mutualité le 30 novembre der­nier se l'entendirent rappeler après la messe, dès la première conférence qui était celle de Jean Madiran : « Je reviens à Henri et André Charlier dont la pensée et la vie ont tracé l'itinéraire qui va du mensonge moderne à la foi chrétienne. L'inverse de l'itinéraire que suivait au même mo­ment l'Église de France, l'itinéraire dit progressiste qui de la foi chrétienne s'en allait au mensonge moderne. » ([^50]) Cet itinéraire passe par le retour à un catholicisme sans com­promission et les incroyants qui se laissent dire cela et qui applau­dissent, -- car Jean Madiran fut unanimement et chaleureusement applaudi, -- entrent certainement dans la catégorie des hommes de bonne volonté dont a parlé le pape Pie XII. Ils ne méritent pas plus que nous les anathèmes de M. l'abbé Vincent Zins : dans des tracts de sa composition, il tente de nous appliquer ces paroles de saint Vincent de Lérins, selon lui le propre des catho­liques face à l'hérésie est de « garder le dépôt confié par les saints pères, de condamner les nouveautés impies, et comme l'a dit et répété l'apôtre, de crier anathème à quiconque annonce une doc­trine différente de celle qui a été reçue ». 72:251 Saint Vincent de Lérins avait bien raison, mais M. l'abbé Zins ne précise pas où se trouvaient les hérétiques dans notre assemblée. Étaient-ils du côté des traditionalistes ? ou parmi les sympathisants qui avaient accepté de se rendre à une invitation officiellement catholique ? L'hérésie, c'est de se détourner d'une vérité connue, c'est par exemple aller « de la foi catholique au mensonge moderne » et c'est exactement l'inverse que Jean Madi­ran a proposé en montrant aux hésitants l'exemple d'Henri et André Charlier. \*\*\* L'étude de la cinématique au niveau le plus élémentaire montre que deux mobiles suivant la même direction, par exemple la verticale, mais en sens inverse, peuvent à un instant donné se trouver au même point, celui qui monte rencontrant celui qui descend ; c'est là que les attend le malveillant avec ses projecteurs et ses caméras. Exhibant une image perfidement choisie qui permet d'apercevoir dans des positions voisines celui qui se rapproche du catholicisme et l'hérétique qui s'en éloigne, il se permet de les amalgamer et de crier : sus aux hérétiques ! ils ne sont pas intégralement catholiques ! ils sont en dehors de l'Église et de sa tradition ! et la preuve c'est qu'ils se sont permis de parler d'autre chose ! ils lui ont substitué la « culture chrétienne de tradition française ». En effet, ils ont parlé, ils ont écouté parler des catholiques du « génocide qui frappe les Français chaque jour davantage dans leur existence familiale, professionnelle, les atteignant jusque dans leur existence physique (...) par la perversion libérale-socialiste des lois et des spectacles, des idées et des mœurs : l'incitation générale à la dénatalité ; les ravages de l'avortement, le déracine­ment des populations, l'immigration sans frontière... ». Selon M. l'abbé Zins, traiter de ces questions devant des non-catholiques, c'est faire du « sociabilisme », les seules lumières de la loi naturelle suffisant à les régler. Mais la loi naturelle, pour M. l'abbé Zins, ce sont « des termes humanitaires vagues et généraux », « des points communs pour s'unir malgré les diver­gences doctrinales », détournant les catholiques de leurs véritables obligations qui sont de « crier anathème »... etc. 73:251 Malheureusement, le pape Pie XII n'a pas eu l'occasion de bénéficier des lumières de ce théologien éclairé et s'est permis de déclarer sans son autorisation : « La loi naturelle, voilà le fon­dement sur lequel repose la doctrine sociale de l'Église » ([^51]) et tel doit être également « le principal point d'appui non seulement des chrétiens mais de tous les hommes de bonne volonté en vue du bien commun ». *Le principe de totalité,* ouvrage de Jean Madiran déjà cité, comporte justement un chapitre intitulé « en quoi consiste le bien commun » où l'on trouve cet extrait de l'encyclique *Sapientiae Christianae* de Léon XIII ([^52]) : Si la loi naturelle nous ordonne d'aimer spécialement et de défendre le pays où nous sommes nés et venus au jour, au point que le bon citoyen n'hésite pas à affronter la mort pour sa patrie, à plus forte raison les chrétiens doivent-ils toujours être animés de pareils sentiments à l'égard de l'Église (...) Il faut donc aimer la patrie à qui nous devons de jouir de cette vie mortelle, mais il est nécessaire d'avoir un amour supérieur pour l'Église à qui nous sommes redevables de la vie immortelle de l'âme, parce qu'il est juste de préférer les biens de l'âme aux biens du corps et que les devoirs envers pieu ont un caractère beaucoup plus sacré que les devoirs envers les hommes. Au reste, si nous voulons juger selon la vérité, nous comprendrons que l'amour surnaturel de l'Église et l'amour naturel de la Patrie sont deux amours issus du même principe éternel, car Dieu est l'auteur et la cause de l'un et de l'autre. D'où il suit que l'un de ces devoirs ne peut entrer en conflit avec l'autre. » Et ces anti-français prétendent nous interdire de défendre notre pays contre le « génocide » dont il est actuellement victime, et de réunir pour cela des hommes de bonne volonté. Ils osent déclarer et répéter que « les causes du mal » qui ronge notre pays sont « la défense des traditions françaises ... (?) ... SUBSTITUÉES à la tradition catholique et romaine ». Sans doute l'amour de l'Église est supérieur à l'amour de la patrie, le premier étant surnaturel et l'autre naturel, mais ils sont « issus du même éternel principe, car Dieu est l'auteur et la cause de l'un et de l'autre », et mépriser l'ordre naturel c'est aussi mépriser son auteur et principe et saint Thomas l'a d'ailleurs bien montré ([^53]). 74:251 Voilà où peut mener une recherche déraisonnable des subtilités les plus pures et les plus hautes et un amour déréglé de l'Église et de la vérité intégrale, devenu une passion aveugle. « Qui veut faire l'ange fait la bête » (Pascal). Cela est d'autant plus outrecuidant que la tradition catholique dont l'abbé se veut le défenseur n'est autre que le sedevacantisme. Opposer la tradition catholique à la tradition française montre d'ailleurs une grande ignorance de la seconde, au moins. La tra­dition française n'est pas seulement du folklore et des pièces de musée, elle est profondément catholique. Il y a dans les traditions et le patrimoine culturel et religieux de la France d'innombrables chefs-d'œuvre d'inspiration catholique. Un homme de bonne vo­lonté peut y découvrir un itinéraire lui permettant de s'élever au-dessus de tout ce qui est proprement humain, jusqu'à la véri­table cause surnaturelle de l'œuvre contemplée. Jean Madiran nous a rappelé, le 30 novembre dernier, que c'est « en passant devant Notre-Dame de Paris » qu'Henri Charlier découvrit « l'évidence que le mensonge moderne est pleinement un mensonge ». Mais les destructions de la civilisation et de la culture fran­çaises, qui sont une forme de civilisation et de culture chrétiennes, inquiètent peu notre censeur ; les auteurs du génocide coupent des itinéraires qui vont « du mensonge moderne à la foi chrétienne » afin de détruire l'âme de la France. Or, selon l'abbé Zins, la véritable cause de ce génocide c'est la crise de l'Église et son occupation par de faux pasteurs et la seule solution : la « rupture » avec le pontife romain « pour cause d'hérésie » ; le seul itinéraire capable de sauver la France et l'Église, c'est la voie impériale qui va de la foi catholique au sedevacantisme, et une action fondée sur cette « vérité intégrale » sera « intégralement bonne », il n'y a pas d'autre point sur lequel les Français et tous les catholiques puissent s'unir. 75:251 N'ayant pas encore rencontré, parmi les diverses thèses sede­vacantistes contraires les unes aux autres, celle qui devait emporter notre adhésion et nous donner accès à ces hauteurs éthérées au-dessus de toutes les contingences terrestres, nous nous contenterons modestement des vérités de la foi catholique et de celles de la loi naturelle pour appuyer notre action, comme le recommande le pape Pie XII. Poursuivant la trajectoire hyperbolique où l'entraînent ses théorèmes favoris, M. l'abbé Zins en vient à nous reprocher d'avoir montré quelque sympathie au régime républicain en acceptant M. Le Pen et ses idées. « Qui ne voit là le programme classique du ralliement jusque là réprouvé dans tous les milieux traditio­nalistes. » Il faut pourtant bien constater que M. Le Pen est le seul candidat à la présidence hostile au « génocide » qui ait accepté de se rendre à l'invitation du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER, et le retour à la loi naturelle que défend M. Le Pen est certaine­ment plus urgent pour la France que le recours aux idées de l'abbé Zins. Saint Pie X qui n'était pas plus que nous un doctrinaire du ralliement, ni un fanatique républicain, avait cependant écrit : « Il est aujourd'hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passés, si nombreuses sont les mo­difications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l'Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu'elle possède une vertu merveilleuse d'adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l'intégrité ou à l'immutabilité de la foi, de la morale et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s'accommode facilement, en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société. » (*Il fermo proposito.*) Le régime monarchique est sans doute celui qui convient le mieux à l'âme de la France, mais nous n'y sommes malheureuse­ment plus soumis et ce n'est pas une raison pour se dispenser des devoirs envers la patrie. L'Église n'a pas défini la meilleure forme de gouvernement, le pape Pie XII a seulement précisé qu'un bon gouvernement doit « sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l'accomplissement de ses devoirs » ([^54]). 76:251 Ainsi, le gouvernement républicain du ma­réchal Pétain fut certainement meilleur que celui du « roi très chrétien » François I^er^ qui s'allia avec les Turcs musulmans pour combattre l'Autriche catholique. C'est ce que pensait et enseignait Luce Quenette. La définition du bon gouvernement par le pape Pie XII s'ap­plique au gouvernement de la France tel que l'envisage M. Le Pen, mais pas à celui des législateurs favorables à la contraception, l'avortement et autres crimes contre la foi ou la nature. Luce Quenette nous montrait également, en histoire de la philosophie, que c'est seulement dans les sociétés où régnait un certain ordre et un certain calme, du moins intérieur, que des hommes ont découvert les meilleures expressions de la loi naturelle dont l'ap­plication leur a permis d'atteindre un haut degré de civilisation. On pense, bien sûr, à la république d'Athènes et saint Thomas d'Aquin qui se réfère si souvent à Platon et Aristote ne nous dirait pas le contraire (il les reprend quelquefois, il est vrai, car le paganisme les empêchait de voir certaines vérités). Mais il n'est pas étonnant qu'on les ait parfois pris, par erreur, pour des Pères de l'Église, au Moyen Age. D'autre part, c'est l'orga­nisation de l'Empire romain qui favorisa la rapide diffusion du christianisme dans le monde méditerranéen, et ce n'est pas sans raisons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, objet de l'attente de l'univers, a daigné naître sous la *pax romana.* Que doit penser M. l'abbé Vincent Zins de Notre-Seigneur Jésus-Christ si gravement compromis en naissant dans un État gouverné par un empereur païen et, pire encore, à Bethléem, où ses parents se trouvaient en flagrant délit d'obéissance à un édit de César. Et Il a été jusqu'à montrer de l' « amitié bienveillante » à des pécheurs et des païens, au point de scandaliser parfois ses disciples, réservant les coups de fouet aux seuls marchands du temple qui faisaient le mal sciemment et exprimant son indignation et sa colère aux pharisiens hypocrites. \*\*\* 77:251 Il nous faut bien constater les dégâts que peut causer dans un esprit une doctrine déviée en dogmatisme passionnel. Même sans prendre parti pour ou contre l'orthodoxie du sedevacantisme, on voit qu'il entre partout dans les pensées de l'abbé Zins et qu'il ne peut plus traiter une question, si simple, ordinaire ou banale soit-elle, sans recourir à cette doctrine comme remède et solution universels. C'est très grave pour l'abbé Zins, mais aussi pour toutes les personnes qu'il risque de détourner de l'accomplissement de leurs devoirs envers la France objet d'un « génocide » et plus simplement, envers leur prochain. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les erreurs de ces tracts, mais je n'en ai plus ni le temps ni la patience. Espérant ne pas avoir abusé de celle du lecteur, je rappellerai pour finir -- ce qui nous a été dit pour Noël : « *Pax hominibus bonae volun­tatis ! *» La véritable bonne volonté, développée par la recherche, l'étude et la pratique de la loi naturelle peut conduire au catho­licisme et nous y faire progresser. C'est celle que nous souhaitons par amitié bienveillante à tous les participants de la réunion du 30 novembre dernier, que nous souhaitons aussi à M. l'abbé Zins, que nous demandons au Bon Dieu de nous accorder et de développer en nous, et que nous vous souhaitons aussi, chers lecteurs, au commencement de cette nouvelle année en vous assurant de notre affection et de nos prières. Paul Olion. 78:251 ### La tempérance *suite* par Marcel De Corte #### II Que la nature de l'homme ait été perturbée dans l'équilibre et dans la hiérarchie de ses composantes se passe de démonstration. On pourrait même dire que le péché originel qui disloque l'âme du corps et le corps de l'âme et qui débouche sur la mort et sur sa séparation des éléments intégrés dans l'homme, est le *fait,* l'*événement,* la *réalité humaine* qui s'impose à l'attention à chaque instant de notre existence, si nous avons des yeux pour voir. Si la peine qui lui est attachée est enlevée par le baptême et par la grâce de Dieu, ses suites ne cessent de se prolonger : l'homme est continuellement exposé à la révolte des passions du concu­piscible contre la souveraine autorité de l'âme que celles-ci enta­ment, ébrèchent ou brisent. Le salaire du péché est toujours là, et singulièrement dans le domaine où règne le plaisir. Il n'est pas exclu de dire que la société actuelle favorise de toutes ses forces -- qui sont des faiblesses conjuguées -- le vice d'intem­pérance, qu'elle camoufle en idéologie du progrès matériel, lui-même badigeonné d'une épaisse couche d'idéologie libérale ou socialiste. 79:251 Mais ce n'est plus en flattant seulement les plaisirs du toucher et de la chair, comme l'analysait objectivement saint Thomas, que le phénomène se développe, c'est en désorganisant la cohésion sociale traditionnelle et en la pulvérisant en une multitude d'individus épars et sans liens, abandonnés à leurs égoïsmes particuliers déguisés sous les égoïsmes de groupes plus virulents encore et masqués par l'idéologie démocratique qui les recouvre. On peut le montrer de façon générale tout d'abord, en sou­lignant vigoureusement avec saint Thomas, disciple d'Aristote, que « les considérations relatives aux plaisirs et aux peines relèvent du philosophe qui traite de la science (pratique) politique *à laquelle la philosophie morale --* c'est-à-dire l'acte de raison qui dirige nos conduites, nos comportements et nos mœurs vers sa fin temporelle dernière, savoir le bien commun de la Cité -- *se ramène tout entière comme à son principe directeur : Considerare de delectatione et tristitia pertinet ad eum qui circa scientiam politicam philosophatur, ad quam tota moralis reducitur sicut ad principalem. *» ([^55]). « De même, en effet, que tous les arts subor­donnés à l'architecture se ramènent à la fin que celle-ci poursuit, par exemple la construction de tel ou tel édifice, ainsi est-ce au plaisir que se réduisent tous les aspects du savoir pratique ([^56]). 80:251 C'est par rapport au plaisir qu'elle procure que les hommes disent de telle ou telle chose qu'elle est bonne ou mauvaise ([^57]). Nous appelons bon celui qui se plaît dans des activités bonnes et mauvais celui qui se complaît dans des activités mauvaises. On porte le même jugement sur les choses bonnes ou mauvaises qui en dérivent. Nous jugeons mauvais ce qui provient d'un plaisir mauvais et bon ce qui provient d'un plaisir honnête. En toute espèce de savoir, il importe de considérer au plus haut point ce qui est tenu pour règle de ce savoir -- en l'occurrence la morale qui se confond avec la politique axée sur le bien commun -- et, puisque les hommes poursuivent le plaisir, il sied au philosophe de la morale (de la politique) d'examiner ce qu'est le plaisir -- et de le régler. Non seulement il lui convient de le faire, mais c'est pour lui une nécessité puisque la considération des vertus et des vices avec leurs références nécessaires aux plaisirs et aux peines, relève de son domaine. Enfin, c'est à ce philosophe de réfléchir sur le bonheur comme sur la fin ultime que l'homme poursuit dans l'ordre temporel et qui est le bien commun de la Cité. » ([^58]) D'une manière générale, on peut donc avancer que la politique, au sens noble du mot, doit faire en sorte que, dans une société bien organisée, la vertu de tempérance soit à l'honneur puisqu'elle règle les plaisirs que l'homme éprouve. La philosophie pratique, élaborée ou non, qui dirige ses actes, le lui impose. Là ou triomphe le plaisir, la société s'émiette et n'est plus qu'un agrégat confus d'individus qui ne recherchent que leur propre plaisir au détri­ment du bien commun. Le plaisir est sans doute en effet ce qu'il y a de plus individualisé en l'homme puisqu'il émane de la partie concupiscible de l'âme, laquelle est la plus proche de la matière individualisante. 81:251 L'évolution de la « société » moderne vers ce qu'on pourrait appeler « la dissociété de plaisir » est patente. Il est à peine besoin d'insister là-dessus. Jamais dans l'histoire de l'humanité, même au temps de l'Empire romain décadent, l'éventail des sensations ou des émotions agréables ou fortes, les possibilités de satisfaire toutes les tendances du concupiscible et de saturer les besoins matériels des hommes inclus en cette « société » n'a été plus largement et plus méthodiquement ouvert. Que l'homme moderne ne recherche que son bien-être, son contentement, son euphorie et qu'il tente d'exaucer tous les désirs matériels de l'humanité, est un phénomène inédit dans l'histoire. Pour nous borner aux seules sensations, du toucher, notre « civilisation » offre aux hommes une gamme incroyable d'aliments et de boissons qui ne peuvent pas, par leurs, attraits, ne pas susciter en eux la tentation, sinon le vice d'intem­pérance. Quant aux péchés de la chair, ils ne choquent quasiment plus personne, même parmi les gens d'Église. Il n'y a plus guère de honte ni de crainte à les commettre. C'est au sens le plus fort de la préposition qu'il faut désormais prendre le vers du *Tartufe* déclarant qu'ils offrent : De l'amour *sans* scandale et du plaisir *sans* peur, il n'y a plus de scandale, il n'y a plus de peur, à ce niveau, dans le monde moderne. De l'alcool aux diverses drogues, nos contem­porains jouissent de tous les moyens de se couper du monde extérieur, porteur de vérité, et d'autrui avec qui il ferait société. Les contraceptifs et l'avortement sont aujourd'hui légalisés et à la portée de toutes les bourses. Les étalages, les réclames, la mode, les illustrés, les moyens de communication sociale, des journaux à la télévision, professent une tolérance qui va croissant à l'égard du vice d'intempérance et de ses variétés. Il n'est pas outré de dire avec Bergson que notre civilisation est devenue *aphrodisiaque.* La « morale » relâchée que répandent les clercs de tout acabit depuis la révolution déclenchée par Vatican II -- « plus d'ana­thèmes, désormais », vaticinait Jean XXIII ! -- est l'impur reflet de ces innombrables incitations à l'intempérance et au laisser-aller de tous les sens : comment l'admirable vertu de tempérance qui règle la modération dans les plaisirs et les dirige vers leur fin naturelle pourrait-elle encore subsister en un tel climat ? Ce n'est pas seulement le toucher qui se trouve atteint, mais tous les autres sens avec des raffinements non-pareils dans une sorte de benoîte perversion admise comme « normale » par un nombre croissant d'individus. La sérénité de l'esprit -- *quies animi --* que les moralistes anciens attribuaient à la vertu de tempérance est désor­mais transférée à son contraire. Encore que le mot soit presque disparu du langage courant, l'intempérance est sans doute le *fait* majeur de notre « civilisation » et le signe le plus clair de ce que James Ensor nommait « sa finale crevaison grenouillère ». 82:251 Les raisons de ce phénomène commun à toutes les fins de civilisation mais dont l'ampleur et la profondeur n'ont jamais été atteintes dans le passé où se maintenaient de larges zones de mœurs saines, sont de plus en plus éclatantes. En effet, des trois genres auxquels se rapportent et se distribuent toutes les activités humaines : l'activité *spéculative* qui recueille toutes les vérités possibles ; l'activité *pratique* qui *agit* pour le bien commun de la société ; l'activité « *poétique *» qui *fait* (du grec *poiein*) ; qui ma­nufacture, qui fabrique, qui usine les divers biens dont l'homme a besoin pour vivre -- tant les biens de l'esprit que sont la poésie, la musique, les beaux-arts, que les biens matériels qui sont, quant à eux, irréductiblement nécessaires à son existence journalière ([^59]), *seule* persiste en ce XX^e^ siècle déclinant la *troisième,* tandis que les deux autres ont subi de radicales altérations en se mettant au service de l'activité laborieuse souveraine. Sans parler ici de la philosophie qui n'est plus guère à l'époque moderne que le récit des aventures intérieures du penseur, « une suite de mémoires involontaires et inaperçus », comme disait Nietzsche, bref une œuvre d'art abstraite où se coule la biographie spirituelle du philo­sophe, les sciences, dans leur immense majorité, les mathématiques comprises, sont au service des diverses techniques que l'homme a multipliées pour vivre et survivre. Il en est de même de l'activité sociale et politique : l'économique est en train de la dévorer tout entière. En un mot comme en cent, *l'animal raisonnable* et *l'animal politique* qui ont été à la source de toutes les civilisations connues, se sont effacés devant *l'animal laborieux* tentant, avec un opti­misme aveugle qui voile sa désespérance, de *construire* (*poiein*) « un monde nouveau ». Les deux premières définitions de l'homme, confirmées par le bon sens et par l'observation du réel, le finali­saient vers les objets propres à l'intelligence preneuse de nécessité et d'universalité : la vérité toujours et partout semblable à elle-même, le bien commun de la Cité, qui le caractérisent *en tant qu'homme, différent des animaux.* La troisième qui l'apparente à ces derniers les élimine ou les assujettit à son service, les dépouil­lant de leurs finalités propres. Répétons-le au risqué de lasser le lecteur : une civilisation de style purement technique comme essaient de l'élaborer sur les deux faces du globe le libéralisme et le socialisme est un rond-carré, ou, si l'on veut, une baudruche destinée à l'explosion. 83:251 Pourquoi ? Pour une raison extrêmement simple que saint Thomas n'indique qu'en passant, une telle éventualité lui semblant impossible et ne se présentant même pas à son esprit dans la hiérarchie des valeurs humaines qu'il analyse : « *Finis ultimus cujuslibet facientis in quantum facientis est ipsemet :* quiconque fait ou fabrique quelque chose est, de ce point de vue, sa fin dernière à *lui-même :* nous usons en effet à *notre profit* (*propter nos*) de ce que nous avons fait ; que si parfois dans son travail un homme poursuit quelqu'autre but, c'est encore en relation avec son bien *personnel* (*suum*)*.* Il recherche l'utile... *pour lui-même. *» ([^60]) Une « civilisation », si l'on peut dire, comme la nôtre, où tout est subordonné aux exigences de l'économie ne peut que transformer la société en une dissociété qui juxtapose les *individus* au lieu de les unir, et qui dépouille les hommes de leurs caractères nativement et naturellement sociaux : d'où la décadence de la famille et de la patrie à l'époque contemporaine et leur réduction à un agrégat d'égoïsmes. Or la disparition de la vertu de tempérance est à la fois la cause et l'effet, s'engendrant l'un l'autre circulairement, de ce phénomène. L'intempérance a sans doute toujours existé, mais elle rive aujourd'hui les hommes à leur individualité matérielle comme elle les renferme en leur immanence spirituelle dans les innombrables philosophies ou idéologies qui érigent la personne en valeur suprême et qui ne sont que le masque de l'effondrement de sa sociabilité. Rien n'est plus individualisé que les plaisirs de manger, de boire ou de l'amour sexuel. Aussi bien le système politique qui accompagne la dissociété économique actuelle ne peut être que la démocratie de type libéral ou socialiste, fondée sur des individus esseulés ou additionnés en partis (en parti unique), mais qui sont proclamés maîtres absolus de leur destin, architectes du « monde nouveau » où ils jouiront tous, sans les entraves de la vertu de tempérance, de tous les biens matériels imaginables et seront, chacun, libérés de toutes les contraintes La « société de consommation », comme on l'appelle, est en fait une société de consommateurs qui sont tous des producteurs, effectifs ou possibles, d'utilités *pour eux-mêmes.* Et comme le *moi* est insatiable ; il exige de plus en plus de jouissances matérielles. 84:251 L'essor impétueux de l'économie depuis deux siècles n'a pas d'autre origine : il importe de produire *de plus en plus* pour satisfaire l'avide intempérance des hommes. Mais dans l'ordre de la matière, essentiellement finie, un point de saturation surgit fata­lement : l'estomac n'est pas indéfiniment dilatable et, c'est avec un sens pénétrant des mots employés que Baudelaire nous parle « du débauché brisé par ses *travaux *»*.* La « civilisation » écono­mique et technique ne peut être qu'une « civilisation » qui apporte à l'intempérance humaine de plus en plus de plaisirs désordonnés par l'abandon de la primauté du spéculatif et du pratique dans la société. Or comme l'écrit sarcastiquement Voltaire qui s'y con­naissait, « toujours du plaisir, ce n'est plus du plaisir ». Pour peu qu'on soit attentif à la crise actuelle qui semble sans remède possible, on s'accordera sans aucun doute à voir dans le rejet de la tempérance, dans la « civilisation » matérialiste, dans la dé­mocratie moderne, des liens essentiels : dans les trois cas, la raison pratique, orientée vers le bien commun de la société et la subordination des biens particuliers à celui-ci, ne modère plus les passions du concupiscible. La méconnaissance délibérée de la tempérance « détériore les mœurs des hommes dans leur compor­tement politique » ([^61]). Le chaos sous-jacent qui en résulte em­pêche l'exercice du sens commun et la renaissance de la philosophie réaliste qui le prolonge. Sans ces deux guides, la technique fina­lisée par l'égoïsme de chacun et de tous est incapable de cons­truire « le monde nouveau » et « la société nouvelle » dont elle rêve. Elle n'est puissante que pour détruire. Le dynamisme de l'économie moderne doit être maîtrisé sous peine de mort, et il ne peut l'être que par la restauration de la primauté du *contem­pler,* de l'*agir* sur le *faire,* de la vérité universelle et du bien commun sur les satisfactions particulières des sens. On en est loin, et d'autant plus que nous assistons à un autre phénomène, connexe au premier, sa cause et son effet se muant en cause et engendrant de nouveaux effets analogues à ceux que nous venons d'analyser : l'écroulement de l'Église catho­lique, passager sans doute puisqu'elle a reçu les promesses de l'éternité, mais dont le redressement prendra des décennies, sinon des siècles. Nous entrons dans un nouveau Haut Moyen Age. L'Église instituée par le Christ, son Seigneur, est en effet, (à la différence de la famille qui rassemble le père, la mère, les enfants, et de la Cité qui réunit en son sein les familles et les diverses organisations sociales nées au cours de l'histoire de la vitalité humaine tendue vers le bien commun) une société *surnaturelle de personnes* qui, par la grâce divine individuellement reçue, font don de leur être personnel, entièrement, sans rien garder pour soi, à Dieu. 85:251 Chaque chrétien a reçu personnellement le baptême et a revêtu, comme dit saint Paul, personnellement le Christ. Il n'y a plus ici de caractéristique familiale ou sociale. « Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni homme libre ; il n'y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous unis dans le Corps Mystique de la personne du Christ Jésus. » ([^62]) Tous les sacrements qui nous « déifient » sont reçus personnellement et nous comparaîtrons personnellement devant le Souverain Juge. L'Église est la seule société de personnes qui soit possible parce qu'elle réalise le mystère surnaturel de la donation totale de la personne, de soi incommunicable, à Dieu par la grâce même de Dieu présent ainsi en chacune et en toutes, les unissant entre elles d'une manière incomparablement supérieure à tous les liens de la nature. Comme le disait Léon XIII, « l'Église et la société civile sont toutes deux des sociétés parfaites, chacune dans leur ordre ». La première rassemble des personnes, la seconde des « animaux naturellement politiques » dont les actions sont orientées vers le bien commun. Mais qu'arrive-t-il lorsque l'Église fléchit dans sa tâche de répandre l'enseignement dogmatique qui tient lieu ici-bas de la Parole divine, et d'accorder tous ses soins à la vie sacramentelle qui unit les chrétiens sur terre de la même façon que le Christ sera en eux dans l'au-delà ? Il arrive ce qui s'est produit à la fin du Moyen Age et lors de la Renaissance et de la Réforme : une fulmination d'individualisme, une laïcisation de la personne hu­maine qui n'est plus retenue avec toutes les autres dans le sein de l'Institution divine ébranlée, fissurée, ou même, comme ce fut le cas avec les diverses formes du protestantisme, purement et simplement niée en tant qu'Institution hors de laquelle -- et pour cause ! -- il n'est point de salut. L'histoire montre sans conteste que la « civilisation » technique est née à partir de la Renaissance et de son exaltation de tous les arts, mécaniques compris, et qu'elle s'est développée dans les pays protestants ([^63]), avant de se répandre, sous la pression du Tiers-État livré au travail, dans le reste du monde lors de la Révolution française dont la « civilisa­tion » actuelle, libérale ou socialiste, est l'héritière. 86:251 *Comme les personnes sont incommunicables si elles ne s'effacent devant Dieu et par Dieu, il* n'y *a plus de société véritable. La personne désin­tégrée de l'Église, société divine, désintègre à son tour les sociétés humaines.* C'est pourquoi tout affaiblissement de l'Église contribue au désordre moral, social, politique, ainsi qu'on peut le voir avec consternation depuis Vatican II et la substitution qu'il a opérée des Droits de l'Homme (de la Personne humaine souveraine) aux Droits de Dieu et de l'Église. *Le laxisme en matière d'intempérance dans tous* les *domaines et en particulier dans le domaine sexuel que professent aujourd'hui les clercs de tout niveau, est éloquent à cet égard.* La vertu de tempérance ne peut *historiquement* subsister hors de l'Église catholique fidèle à elle-même et à la nature sociale de l'homme sans laquelle son, enseignement dogma­tique et sa vie surnaturelle ne pourraient se répandre. Le terrible « dérèglement de tous les sens » dont rêva en vain Rimbaud, est le lot d'une époque qui a renversé la hiérarchie des activités humaines au bénéfice de la plus basse, et renié la pédagogie surna­turelle du catholicisme ([^64]). L'intempérance contemporaine et la « civilisation du plaisir » qu'elle anime se situent au confluent de deux forces destructives intimement liées entre elles : l'exal­tation de la technique et l'exaltation de la personne humaine qui en est la fin : *finis cujuslibet facientis est ipsemet.* La personne faite pour Dieu est ouverte sur l'Infini et, lorsqu'elle chute des hauteurs du surnaturel dans le seul temporel, elle projette son désir laïcisé d'infini dans la matière qu'elle dévore et dans la chair dont elle ne se rassasie jamais. La tempérance disparaît ([^65]). Et les passions se donnent libre cours ([^66]) : 87:251 l'homme détruit les fins pour, lesquelles il est fait et se détruit lui-même. Il détruit singu­lièrement les fins naturelles et le bien commun qui le sollicitent et qui sont quant à la nature, mais quant à la nature seulement, plus essentiels que la grâce, laquelle reste supérieure en dignité ([^67]). (*A suivre*.) Marcel De Corte. 88:251 ### La sainte liturgie #### III. -- L'homme et le rite Dans tous les pays du monde, avant de savoir lire et écrire, les petits êtres humains jouent, chantent, évoquent de grands mystères, frappent dans leurs mains et scandent des rondes enfantines aux règles précises, sans savoir qu'ils expriment là quelque chose d'éternel. 89:251 De tous temps, l'homme a éprouvé le besoin de cir­conscrire sa joie et sa liberté dans le tracé d'une figure parfaite qui est l'image de l'éternité. Attirés par le cercle comme par un aimant les hommes de l'Antiquité y lisaient la grande loi de l'univers, ce retour cyclique des saisons et des astres auquel la vie était soumise comme à une règle de suprême harmonie, mais dont ils ne pouvaient s'évader : le fatum, expression sacrée du destin ([^68]). Les Hindous égarés par une fausse métaphysique, mais inventeurs d'ingénieuses paraboles, ont eu recours, eux aussi, à la figure circulaire pour exprimer la vision du monde : c'est la ronde de Maya, danse tournoyante des illusions, qui emporte tout dans un perpétuel devenir et à laquelle le sage se doit d'échapper. Le thème du cercle sera repris dans une optique chré­tienne par l'architecture romane, ruisselante de symboles et inspirée cette fois-ci d'un puissant réalisme, car il ne s'agira plus d'exprimer la ronde des apparences fugitives, mais le déroulement exact d'une parabole du Royaume. Sous la voûte immobile qui représente le ciel, l'autel est le centre d'un hémicycle que prolongent les chapelles rayonnantes. Les officiants, *circumstantes ante thronum,* figurent la grande Panégyrie de l'Église triomphante, la Jérusalem céleste, dont notre liturgie d'ici-bas n'est que l'humble et précieuse réfraction. Placés autour de l'autel, dans un ordre qui symbolise les saintes hiérarchies, les ministres sacrés, vêtus de l'aube nuptiale, expriment leur certitude tranquille d'appartenir à un autre monde et leur foi dans la consistance des promesses. \*\*\* Parce que les rites sont chargés d'une signification précise et profonde, un changement de rite peut déclencher une guerre, un schisme ou une hérésie. 90:251 Le rite est une pensée en acte. Il est la pensée humaine incarnée dans un geste, capable d'une intense force d'ex­pression comme de la plus exquise délicatesse mentale. Fruits lourds des beautés d'une civilisation, entraînés dans sa chute ou lui survivant parfois comme une fleur raffinée et fragile (pensons à la persistante et désuète étiquette de cour), on oublie que les rites furent d'abord le grand poème, fruste et sauvage, d'une humanité dans l'en­fance qui a dansé sa théologie avant de l'écrire, première expression saisissable, à travers la nuit des temps, qui nous parvienne de nos lointains ancêtres. Car avant même de recevoir d'eux aucune inscription, aucune fresque murale, aucun hiéroglyphe, nous décou­vrons dans les vieux rites funéraires le premier témoi­gnage, combien émouvant, d'une croyance en l'Au-delà : le défunt, les jambes repliées sous le ventre, à la manière du fœtus, est de nouveau confié à la Terre mère comme une semence d'éternité. Voilà saisie sur le fait l'extraordinaire puissance d'un rite. Poème en action, admirable instrument de l'expression religieuse, le rite s'empare de l'existence humaine tout entière et la fait refluer vers sa source. Et ce ne sont pas seulement les rites funéraires qui expriment cette re­montée, mais ceux de la prière et du sacrifice, du repas et de l'hospitalité, les rites de la naissance et du mariage, le culte envers les dieux, les parents et la patrie. Dans son livre intitulé *L'homme et l'invisible,* l'ethno­logue Jean Servier écrit ceci : « Les sauvages n'existent pas. Les hommes sont égaux en valeur intellectuelle et en pensée. Ils nous apparaissent plus soucieux des biens invisibles que des biens de ce monde, au mépris de tous les déterminismes géographiques, économiques, sociaux ou historiques. » Il note encore : « Toutes les projections de l'homme dans le monde portent le sceau de l'Invisible. Les tombeaux sont plus nombreux que les maisons et les temples plus solidement construits. » Et il conclut : « L'Invisible explique l'homme des civilisations tradition­nelles comme l'air explique l'oiseau. La mort lui paraît aussi familière que le coucher du soleil, aussi nécessaire au cycle de sa rédemption que sa naissance. L'initiation qu'il subit imprime dans sa chair le sceau de l'invisible Patrie avec des rites identiques d'un bout à l'autre de l'espace et du temps, au symbolisme toujours le même. » 91:251 Tout au long de l'histoire, ces rites manifestent avec constance leur double caractère religieux et communau­taire. Le social était sacré. Travailler ou mourir pour la cité était un acte religieux. Pour bien saisir la notion de liturgie qui nous semble si familière, il faut apercevoir que ses racines plongent dans une terre de très ancienne civilisation. Jadis, lorsque l'homme de la cité antique se chargeait d'équiper un navire de guerre, ou bien lorsqu'il composait un chœur en l'honneur des dieux, comme celui des *Perses* dans lequel Eschyle célèbre la victoire de Salamine, cette sorte de prestation publique au service de l'État recevait le nom de *leitourgia* (de *laos,* peuple et de *ergon,* ouvrage) d'où est venu notre mot « liturgie ». Pris dans son accep­tion originelle, liturgie signifie donc à la fois charge, fonction sacrée, ministère public et l'on comprendra aisé­ment que la liturgie soit dès lors essentiellement un acte social. Nous voici au bord d'une définition de la liturgie ; elle est, nous dit dom Guéranger, « l'ensemble des sym­boles, des chants et des actes au moyen desquels l'Église exprime et manifeste sa religion envers Dieu ». Et l'Abbé de Solesmes d'insister : « (Elle) n'est donc pas simplement la prière, mais bien la prière considérée à l'état social. » ([^69]) Pie XII, dans son encyclique *Mediator Dei,* ajoute une précision qui met en lumière le rôle royal et sacerdotal du Christ dans tout acte liturgique : « La Sainte Liturgie est le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme chef de l'Église... c'est le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire du Chef et de ses membres. » On pourrait unir les deux définitions et tout resserrer dans une formule qui exalte l'union nuptiale du Christ et de son Église. On dira alors que la liturgie est *le chant de l'Époux et de l'Épouse.* 92:251 Et voici que d'un bond l'idée de liturgie présente un contenu d'une richesse inouïe : il ne s'agira plus d'un acte religieux social, exprimant la volonté sacrificielle d'un peuple ou d'une cité, mais de ce mystère sans fond dans lequel les Anges désirent plonger leur regard ([^70]) : l'union nuptiale du Christ et de l'Église, l'acte du Verbe saisissant l'humanité et la soulevant au-dessus d'elle-même par la vertu de son sacrifice, drame rédempteur ayant pour fin le rassemblement de toutes choses, *celles qui sont dans le ciel, et celles qui sont sur la terre, sous* l'influence royale et sacerdotale du Fils bien aimé en vue de faire éclater la louange de gloire de sa grâce ([^71]). Voilà ce que représente pour nous l'action liturgique. Elle ramasse en elle tout le mystère du Christ ; elle véhicule jusqu'à nous, d'une façon non sanglante, sous la douceur des apparences du pain et du vin, le drame sanglant et triomphal du Christ Prêtre et Roi. C'est pourquoi cette action s'entoure de tant de solennité ; c'est pourquoi une messe basse, non com­munautaire et non chantée, aurait fait figure d'anomalie pour les premières générations chrétiennes, tant était vif au cœur de la Communauté liturgique le sentiment de participer au mystère dans lequel se consomme victorieu­sement l'histoire du salut, sous le signe des Noces de l'Agneau. C'était à leurs yeux chose si grande, si ineffable, que le vocabulaire chrétien ne possédait pas de mot adéquat pour désigner l'action liturgique. Le contenu de cette ac­tion, d'une richesse quasi infinie, on le désignait d'un seul mot : *mysteria,* au neutre pluriel, ou *sacramenta* qui a exactement la même signification, ou bien encore *sacro­sancta.* La messe et le monde sacramentel qui en dérivait constituaient la plus haute expression de la vie chrétienne. Nous pensons que le sentiment de participer ainsi à la jonction du ciel et de la terre ([^72]) et au culte de cette Jérusalem céleste dont les prophètes, au cours des lectures, annoncent la magnificence, fut l'élément décisif qui suscita dans l'âme des premiers chrétiens le sens de leur vocation surnaturelle ([^73]), la générosité des martyrs, et la vision souriante d'une éternité à laquelle ils se trouvaient affron­tés par la tragique imminence des persécutions. 93:251 Ainsi, jusqu'à la fin du monde, l'âme chrétienne trouvera dans la liturgie cette source de vie à laquelle se sont abreuvés nos ancêtres et la vision céleste qui berçait leur attente. On pourrait même dire, sans rien forcer, que l'école liturgique est à même, aujourd'hui plus que jamais, au milieu des dangers qui nous menacent, de revirginiser l'âme chrétienne et de la réaccorder au monde spirituel qui fut celui de l'Église primitive. ##### La liturgie, éducatrice de la vie spirituelle. L'homme moderne, c'est une chose entendue, est un homme angoissé et instable. S'il a perdu son unité inté­rieure, c'est parce que son intelligence, attentive à son propre mécanisme, travaille en dehors du réel, ses affec­tions en dehors des sentiments naturels du cœur humain, et parce que son corps séparé de ce qui touche à la vie de l'âme, ayant perdu le secret de sa vocation, se voit exilé de toute participation à une quelconque vie religieuse. Rien d'étonnant que ce corps se jette sur les plaisirs des sens et se présente ensuite comme un objet de représailles. Comme nous sommes loin de ce que saint Paul écrivait aux fidèles de Rome : « Frères, je vous en supplie, par la miséricorde de Dieu, offrez vos corps comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu. Voilà le culte spirituel que vous devez lui rendre. » ([^74]) Parmi les bienfaits dont l'âme se trouve redevable à la tradition liturgique, il faut mentionner d'abord le primat de la contemplation sur toute autre activité. 94:251 ##### Le primat de la contemplation. C'est d'abord grâce à sa valeur contemplative, que la tradition liturgique, fidèle à la théologie de saint Jean, de saint Paul et des Pères de l'Église, offre un remède permanent aux forces de désintégration dont le Christia­nisme se trouve menacé depuis la Renaissance. Le mal essentiel de la Renaissance n'est pas, comme on fait semblant de le croire pour mieux l'en excuser, le retour au paganisme de l'Antiquité, mais le ferment du naturalisme qu'impliquait cette pseudo-restauration. Car il y a une grande différence entre l'univers religieux du monde gréco-romain où subsistaient des pans entiers de religion intacte, de piété intacte, où les dieux affleuraient l'existence humaine avec une aisance et une candeur indé­passables, et ce monde religieux centré sur l'homme que la Renaissance portait dans ses flancs. Les méfaits du naturalisme inoculés dans les veines d'une religion révé­lée, se définissant par son contenu surnaturel sans alliage, sont autrement dangereux que les tâtonnements d'une religion aveugle d'avant la venue du Christ. Contre la tentation du naturalisme, la prière liturgique propose un grand remède : le primat de l'adoration. L'orientation vers la lumière, la contemplation filiale et admirative de Dieu, faite de respect et d'amour, tracent les arêtes d'une antique spiritualité. Face au naturalisme incurvé sur lui-même, l'ordre liturgique oppose une longue protestation de la beauté et de la grandeur de Dieu. Le pygmée des civili­sations techniques s'émerveille de ce qu'il fabrique ; il regarde les réalisations de son cerveau, de là son regard s'abaisse sur ses outils, sur ses mains, et -- Dieu nous pardonne, -- quelquefois sur son nombril. Alors la Sainte Église le redresse, elle le met en prière ; par la grâce de la liturgie le voici qui s'efface, se désintéresse un peu de lui, de ses mains et même des taches de son cœur ; le voici qui regarde et qui chante la gloire de quelqu'un d'autre : 95:251 « *Laudamus Te, benedicimus Te, adoramus Te, glorifi­camus Te, gratias agimus Tibi propter magnam gloriam Tuam* ([^75]). « *Quoniam tu solus Sanctus, tu solus Dominus, Tu solus Altissimus : Jesu Christe. *» 'Église sainte, première contemplative, tamise sans la lui supprimer, la véhémence d'une lumière qui blesse­rait ses yeux malades ; elle lui fait entendre en d'admi­rables lectures les secrets de son plus haut destin qui est de ne faire qu'un avec Dieu, puis, le laissant ébloui devant la sublimité de sa vocation, elle place sur ses lèvres le bégaiement prophétique de Jérémie ([^76]), cet alleluia sans paroles par où l'on voit que le chant liturgique n'est qu'une jubilation, une réponse extatique et sans traduction pos­sible : « C'est pourquoi, dit saint Augustin, celui qui jubile n'exprime pas de mots, mais un son joyeux sans mots : c'est la voix de l'esprit perdu dans la joie, l'expri­mant de tout son pouvoir, mais n'arrivant pas à en définir le sens (...) Et à qui convient cette jubilation, sinon au Dieu ineffable ? Ineffable c'est en effet ce qu'on ne peut dire, or si tu ne peux et ne dois le taire, que te reste-t-il sinon de jubiler, afin que ton cœur se réjouisse sans pa­roles et que l'immensité de ta joie ne connaisse pas les limites des syllabes ? » ([^77]) On n'insistera jamais trop, au sein d'une civilisation plongée dans le domaine de l'utile et du rentable, sur le rôle éducateur de la liturgie : absorbée par la vision de l'éternel, et soucieuse d'initier ses fidèles à la gratuité, au chant et à l'extase, elle les conduira jusqu'au seuil où s'effacent toutes paroles pour aimer, louer et adorer en silence « la Beauté qui ferme les lèvres ». ##### Le sens de l'Église. Ce caractère normatif révèle un autre aspect de sa mission. 96:251 L'instabilité de l'homme moderne vient en grande partie de ce qu'il a perdu le sens communautaire ; l'indi­vidu déstabilisé, parce que rivé à lui-même, a besoin, pour se maintenir dans l'être, d'appartenir à une communauté visible ou invisible. Nous ne ferons pas le procès d'une société civile où le collectivisme anticommunautaire indi­vidualise les êtres, en les livrant au flux incolore d'une masse sans structure. Mais comment ne pas remarquer, hélas, le même phénomène dans l'ordre ecclésial ? Or l'Église, Épouse et Corps mystique du Christ, est la société la plus diversifiée, la plus structurée, la plus hiérarchisée qui existe : du sommet jusqu'à la base, tout porte en elle l'empreinte d'une hiérarchie sacrée émanée de son centre vivifiant. Cette Église céleste composée d'anges et d'élus que nos peintres primitifs ont représentés les yeux grand ouverts, les mains jointes et rangés par ordre autour de l'Agneau, depuis les grands Séraphins jusqu'aux âmes du Purgatoire qui montent prendre place parmi les chœurs innombrables, c'est elle qui est notre véritable patrie et c'est en la voyant s'ébaucher sous nos yeux, que nous faisons l'apprentissage de l'éternité. Or quel manuel, quelle explication didactique nous ouvrira l'intelligence du *Mysterium Ecclesiae ?* Aucun si­non cette parabole vivante que déroule sous nos yeux la cérémonie liturgique. Le Père Abbé du Bec Hellouin rapporte qu'à l'issue d'une messe solennelle où assistaient des pasteurs protes­tants, l'un d'eux, bouleversé, s'exclama dans un trans­port : « *J'ai vu l'Église ! *» Nulle vision plus exacte en effet ne peut en être offerte sur terre sinon par cet épan­chement lumineux fait de chants, de parfums, de formules et de rites augustes, qui descend de l'autel médiatisé par l'office du diacre, pour envelopper dans la nef la commu­nauté des fidèles vrais, acteurs du drame liturgique, en qui se marient la clameur et le silence de l'âme. Il n'est pas rare que le merveilleux agencement de psaumes et de prophéties qui compose la prière publique, conduise une âme égarée jusqu'au sanctuaire, où cette voix mélodieuse lui découvre le mystère de *l'Ecclesia Sponsa* et de *l'Ecclesia Mater.* 97:251 Le Père Clérissac rapporte comment un rabbin, au XII^e^ siècle, s'était converti à la foi catholique : l'homme ayant remarqué que le lyrisme de la synagogue était passé dans la liturgie, n'eut pas de peine à identifier les sources authentiques de la Révélation. (*A suivre*.) Benedictus. 98:251 ## AU MILIEU DES PERPLEXITÉS  ### Note sur l'état présent de l'Église militante par Jean Madiran Au milieu des perplexités : c'est sous ce titre que, déjà une fois, nous avons groupé plusieurs articles, afin de rendre clair que leur fonction dans cette revue n'était pas d'imposer une ligne, comme on dit la ligne d'un parti, mais de nourrir une libre ré­flexion ([^78]). Voici un autre paquet de semblables perplexités. Nous n'entendons ni les dissimuler ni les trancher. Les dissimuler, ce serait favoriser une fausse quiétude, une molle indifférence, un aveuglement déjà trop répandus ; mais les trancher serait s'attribuer une autorité que nous n'avons pas. Nous nous efforçons : de comprendre et de juger : notre compréhension n'est pas illimitée, et n'allons pas croire ou feindre que nos jugements seraient exé­cutoires. 99:251 Querelle marginale : *nolite judicare.* Ne jugez pas. En Mat­thieu 7, 1, et en Luc 6, 37. Demi-vérité dont nous assomment à chaque carrefour les demi-savants en saintes écritures. *Nolite judicare*..., oui, mais en Jean 7, 24 lisez donc la suite aussi : *... secundum faciem sed justum judicium judicate.* Ne jugez pas. Jugez. Ne prétendez pas juger comme au tribunal de Dieu les intentions et les mérites, dont vous ne percevez que l'apparence. Mais jugez selon la justice, jugez selon la vérité, jugez les actes et les situations, avec la faculté de discernement que Dieu a donnée précisément pour ce jugement-là. Ce jugement-là s'appuie sur des supputations, des appréciations, des inductions, des déductions qui, même éclairées par la foi, même guidées par la théologie la plus certaine, n'ont pas le même degré de certitude que cette théologie et cette foi en elles-mêmes. Dans le meilleur des cas, c'est la certitude fragile d'un savoir humain, qui n'est pas la certitude de la révélation divine ; elle est d'un autre ordre, et inférieur. Dans cet ordre-là, nous proposons nos observations, nos raisons, nos réclamations sans nous étonner (ni nous impatienter) qu'à l'intérieur d'une même communauté de foi et d'espérance, les jugements individuels puissent être diffé­rents quand ils portent sur des objets tels qu'un concile pastoral ou qu'une pastorale du Saint-Siège. Sur l'évolution conciliaire et sur le gouvernement du pape, un jugement même fondé sur la foi n'est pas un article de foi. Il peut être plus qu'un simple sentiment, il peut être davantage qu'une simple opinion, il peut être la conclusion honnête et rigou­reuse d'un docteur privé : mais ce jugement-là n'a pas l'autorité de la chose jugée ; contre ceux qui n'y adhèrent point, aucun anathème n'est valide. #### II L'Église, militante se défait sous nos yeux. L'Église militante est défaite presque partout et presque complètement. 100:251 Dans les premiers temps où s'engageait le processus de l'évolution conci­liaire, on parlait de « bavures », d'excès isolés, d'incidents épiso­diques, de malfaçons marginales ; un trouble passager ; il n'était que d'attendre un peu. Ces échappatoires étaient sans rapport avec la réalité d'un mouvement général, d'une impulsion venue d'en haut. Jean XXIII développait un désordre universel en pratiquant, sous le nom d'ouverture au monde, une systématique ouverture à gauche et en y poussant l'Église entière. Paul VI favorisait l'installation à tous les étages d'un laxisme doctrinal doublé d'un sectarisme pastoral. L'un et l'autre pape faisait de temps en temps un rappel vigoureux de la doctrine et de la discipline tradition­nelles, mais donnait lui-même l'exemple de tenir ce rappel pour intermédiaire entre le facultatif et l'obligatoire, comme Jean. XXIII pour sa constitution *Veterum sapientia* sur le latin ou Paul VI son encyclique *Mysterium fidei* sur l'eucharistie. Manière, étrange (et funeste) de gouvernée l'Église, que Léon XIII avait déjà, pra­tiquée, quoique beaucoup moins ostensiblement ; promulguant d'admirables monuments doctrinaux, et opérant partout dans l'Église la promotion sélective des docteurs et des pasteurs ; qui y étaient le moins attachés mais cela se manigançait très loin encore, des paroisses, des catéchismes, des sermons. Quand, la décomposition de l'Église militante devient pour chaque fidèle une réalité, quotidienne qui lui saute au visage et qui l'étouffe, il trouve réconfortant de supposer que le pape n'est pas bien au courant de ce qui se passe, que les évêques finiront bien par réagir, et autres consolations convenues, qui reviennent en définitive à ima­giner que la décomposition n'est ni générale, dans l'Église, ni tolérée par les successeurs des apôtres. -- Pourtant, il suffit de lire ? des textes parfaitement publics et accessibles ? -- Sans doute. Mais, comme disait Bainville, *qui lit ? qui comprend ce qu'il lit ? qui retient ce qu'il a compris ?* A qui désire véritablement connaître l'état présent de l'Église, je recommande de LIRE un bref article de Dominique François paru dans le numéro 95 d'*Una Voce* (française) ; et de chercher à COMPRENDRE ce qu'il aura lu ; et de s'efforcer de RETENIR ce qu'il aura compris. Cet article, le voici en son entier : Le bulletin du diocèse d'Arras a pu­blié en mars 1980 les résultats d'une enquête sur les « célébrations » faites par 32 prêtres en trois mois (*Église d'Arras,* 1980, numéro 6, 21 mars : « 32 prêtres évaluent leurs 2.500 célébrations en trois mois »). Le mot « célébration » recouvrant tout, mes­se, administration des sacrements et d'autres cérémonies parfois non iden­tifiables, l'enquête dénombre : « 2.500 célébrations », non comptée la messe quotidienne. 101:251 Celles-ci sont énumérées dans une liste en treize rubriques. Après 643 messes dominicales et 258 messes « de petit groupe », on lit : « 327 funérailles sans messe, 45 funé­railles avec messe ». Cela signifie que 7 défunts sur 8 ont été enterrés sans messe. « 293 mariages sans messe, 45 maria­ges avec messe ». Cela signifie que 6 mariages sur 7 ont eu lieu sans messe. Outre 69 célébrations pénitentielles, il y a eu « 119 séances de confessions (50 minutes en moyenne) ». Cela fait pour chaque prêtre une heure par mois de confessions, ce qui n'est pas beaucoup, pour les fidèles. On trouve encore « 48 autres célé­brations avec des adultes » (?) et « 216 autres célébrations avec des en­fants (plus 52 par des religieuses) » (?). Mais le plus surprenant, c'est la façon de recenser les baptêmes : « 46 baptêmes (accueil seul). 346 baptêmes entiers ». Voilà donc la célébration de « l'ac­cueil » (qui est, comme on sait, une espèce de cérémonie sans sacrement) présentée maintenant comme un bap­tême ; mais tout en étant un « bap­tême », ce serait un baptême non « entier » ! Quant au baptême, le vrai (du moins on le suppose), il est spécifié qu'il est « entier », comme s'il pouvait ne pas l'être et comme si c'était une particularité supplémen­taire. Dans une telle confusion -- c'est le moins qu'on puisse dire --, les 46 accueillis ne se croiront-ils pas bap­tisés ? Mais la question qui semble préoc­cuper le commentateur de l'enquête c'est celle du temps passé par les prêtres à faire ces célébrations. « Le nombre des célébrations est énorme » et le temps passé aussi, déclare-t-il dans la conclusion. Un simple calcul montre pourtant que cela fait moins d'une « célébration » par jour pour chaque prêtre. Serait-ce encore trop ? La question qui est ensuite posée per­met d'entrevoir la réponse : « Jus­qu'où peut aller un laïc dans le do­maine de la célébration ? Et la place de la femme ? » Faudra-t-il la cher­cher dans les funérailles sans messe, les mariages sans messe, les « bap­têmes » non « entiers » ou les « au­tres célébrations » ? Au point où, l'on en est... -- Ayant « lu », que faut-il donc « comprendre », que faudra-t-il « retenir » ? -- Deux choses : la densité des faits, et leur caractère à la fois général et officiel. A diverses époques, dans l'histoire de l'Église, il y a eu des prêtres s'abandonnant à la lassitude -- ou au dégoût -- des « célé­brations » pour lesquelles ils ont été ordonnés. Mais ils ne for­maient pas le courant dominant d'un clergé (d'un « presbyte­rium ») : et puis ils s'en cachaient plutôt. D'autre part leur désaf­fection n'était pas enregistrée, par une publication officielle, comme un phénomène normal. Trente-deux prêtres célébrant deux mille cinq cents cérémonies en trois mois, cela fait pour chacun moins d'une célébration par jour (vingt-six par mois). Estimer que « *le nombre des célébrations est énorme *» quand il est inférieur à un par jour, et trouver excessif que chaque prêtre doive consacrer une heure par mois aux confessions, voilà une indication, quand elle est officielle, qui est assez décisive sur l'état présent de l'Église. 102:251 Or elle est officielle ; et, n'étant ni déplorée ni condamnée officiellement, elle est officiellement admise. Église d'Arras est le bulletin diocésain c'est-à-dire le journal officiel du diocèse. Je ne crois vraiment pas, au besoin j'en appelle aux historiens pour le confirmer ou l'in­firmer, que jamais jusqu'ici le journal officiel d'un diocèse ait fait une publication de cette sorte, recensant des baptêmes qui n'en sont pas, et déclarant « énorme » que chaque prêtre doive faire une célébration presque chaque jour et une heure par mois de confessions ; sans que l'évêque, sans qu'aucun évêque, sans que le Saint-Siège, sans que personne ne fasse entendre un cri de douleur et d'indignation, un rappel à l'ordre doctrinal et pratique, une parole de charité pour le peuple chrétien abandonné, trompé, trahi. #### III Quelques-uns savent ce qu'est la paroisse du Mesnil-Saint-Loup, convertie par le P. Emmanuel, et n'ignorent pas non plus la méconnaissance systématique de son œuvre, organisée depuis des années et des années par l'évêché de Troyes. Divergences d'appréciation pastorale, disaient les indulgents, et les inconscients. En vérité c'est la foi catholique qui est asphyxiée, c'est la foi catho­lique qui est niée, au cœur même, de cette paroisse de chrétienté. Le Bulletin du Mesnil annonce dans son numéro de janvier qu'il va nous faire lire cette année « quelques pages du Coran, dans l'ordre habituel des sourates ». Pourquoi pas. Mais dans quel esprit. On nous l'annonce aussi : « Nous le ferons en songeant qu'il y a deux millions de musulmans vivant en France et que leurs enfants fréquentent nos écoles, c'est avec ceux-ci que, le dialogue religieux devrait un jour s'instaurer. Dans la communauté de foi issue de la famille d'Abraham, ils représentent le rameau le plus important après les catholiques. » C'est justement une question dont le P. Emmanuel avait parlé, c'est une confusion qu'il avait débrouillée. Pour imaginer que nous sommes avec les musulmans dans une « communauté de foi », il faut avoir perdu la claire notion de ce qu'est la foi catholique. 103:251 Avec les musulmans, comme avec les juifs et avec les païens, nous pouvons avoir une communauté de sentiment religieux ; une communauté de religion naturelle ; et ce n'est pas rien. Mais juste­ment ce n'est pas une communauté de foi. Malheureusement, là-dessus comme ailleurs, les curés, et même le curé du Mesnil, finissent par suivre les évêques. Il y a long­temps qu'en France les évêques du noyau dirigeant parlent et agissent comme si la foi ne comptait plus pour eux, ou comme s'ils ne savaient plus ce qu'elle est ; il y a longtemps déjà qu'Henri Charlier disait d'eux : « Nous ne pouvons plus croire qu'ils aient encore la foi. » En 1972 l'évêque de Lille, Adrien Gand, -- qui était en outre, à cette époque, le spécialiste de l'enseigne­ment de la foi, le responsable des nouveaux catéchismes imposés aux petits enfants, -- insinuait doctoralement : « *Nous, chrétiens de France, n'avons-nous pas à nous mettre à l'école du monde musulman présent dans la région ? A recevoir de lui cette part de vérité religieuse et humaine dont il est détenteur ? *» ([^79]) L'évêque chargé par l'épiscopat français de superviser l'ensei­gnement de la foi nous a donc donné à penser : 1) que le monde musulman est détenteur d'une part de vérité religieuse ; 2) que nous avons à la recevoir de lui ; 3) et que pour cela nous devons nous mettre à son école. A l'époque nous lui avons répondu : -- Il existe chez les musulmans (ou du moins chez les musul­mans pieux) un sentiment religieux qui est un sentiment naturel. Nous n'avons point à nous mettre à l'école de ce sentiment ni à le recevoir de l'Islam ; ce n'est nullement « une part de vérité religieuse » dont le monde musulman serait « détenteur » ; c'est au contraire un sentiment qui est commun à tous les hommes quand ils ne sont pas devenus impies : commun aux païens, aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens. Mais ce sentiment naturel n'est pas la foi surnaturelle en la vérité révélée par Dieu et ensei­gnée par son Église. Bien entendu le clergé évoluteur a écouté son évêque Adrien Gand plutôt que, notre protestation. Ainsi la notion même de la foi s'est trouvée laminée jusque dans l'esprit de l'actuel curé du Mesnil. A ce dernier nous dédions ce que le P. Emmanuel expli­quait à ce sujet : 104:251 « Le sentiment religieux est un don de Dieu assurément. C'est un bien, un bien de l'ordre naturel. Le sentiment religieux est la conséquence naturelle de notre qualité de créature, comme le respect des parents est naturel à l'enfant. « Le sentiment religieux est ainsi le respect que nous avons, comme créatures, pour notre Père qui est dans les cieux et qui, par le seul fait de notre création, nous regarde comme ses enfants et nous donne le pain de chaque jour, la lumière de son soleil, les fruits de la terre, la vie, la santé, et mille autres biens également de l'ordre naturel. « Le sentiment religieux étant naturel à l'homme se trouve chez tous les hommes... Il y a des peuples chez lesquels il est très profond et cela naturellement, par exemple chez les Arabes... « Mais notre nature est déchue en Adam, et d'une nature déchue il ne peut venir qu'un sentiment religieux lui aussi frappé de déchéance... Aussi, avec toute sa religion naturelle, l'Arabe conservera tous les vices qui lui sont naturels aussi. « Par là vous pouvez connaître le trait caractéristique du sentiment religieux purement naturel : il ne voit rien, il ne veut rien, il ne peut rien contre le péché... « La foi n'est pas un sentiment, la foi n'est pas de l'ordre naturel. Elle est l'assentiment de notre esprit à la vérité révélée par Dieu. » #### IV Tout glisse à l'incertitude et à la contre-vérité. A tous les niveaux et de tous les côtés. Autre exemple. L'abbé René Lau­rentin, dans le *Figaro* du 17 janvier : « ...*En moins d'un demi-siècle, non sans crises, tout a changé. Avant, les catholiques n'osaient plus lire la Bible. On allait parfois jusqu'à dire qu'elle était à l'index ; une édition protes­tante, c'était* « *l'erreur *»*. Aujourd'hui, catholiques et protestants reconnaissent la même Bible, et l'édition œcuménique est celle qui a le plus de densité doctrinale. *» 105:251 C'est une vieille histoire, une vieille fausse histoire, cette his­toire d'un catholicisme où l'on ne lisait point la Bible. Le plus biblique de tous les catéchismes, il suffit de l'ouvrir pour s'en apercevoir, c'est le catéchisme du concile de Trente. Quoi de plus quotidiennement biblique que le bréviaire romain, ou que le bréviaire monastique ? Mais la Bible a une version et une inter­prétation traditionnelles dont l'Église est surnaturellement instituée la gardienne. L'abbé Laurentin veut ignorer (ou peut-être a-t-il toujours ignoré) quelle est la règle catholique, qui n'a pas changé, qui demeure aussi réelle dans l'Église post-conciliaire qu'avant Vatican II : il n'est pas permis aux fidèles de lire une Bible sans notes et commentaires ayant reçu l'*imprimatur.* S'il suffisait de lire la Bible tout seul et de l'interpréter selon ses propres lumières, il n'y aurait aucun besoin d'une Église enseignante. Code de droit canonique, article 1399, paragraphe 5 : sont interdites « les versions des saintes Écritures en langue vulgaire sans notes et non approuvées par le Saint-Siège ». Cet article est resté en vigueur jus­qu'en 1966, date de son abolition ([^80]) ; mais la disposition citée a été rétablie en 1975 : « Les livres d'Écriture sainte ne peuvent être publiés qu'avec l'approbation du siège apostolique ou de l'ordinaire du lieu. Pour pouvoir publier des traductions de l'Écriture sainte en langue du peuple, il faut que celles-ci soient approuvées par cette même autorité et qu'elles soient accompa­gnées des explications nécessaires et suffisantes. » ([^81]) L' « édition œcuménique » mentionnée par l'abbé Laurentin, pour l'appeler par son nom c'est la TOB (mot hébreu, paraît-il, qui signifie « bon », et initiales de : « Traduction Œcuménique de la Bible »). Elle constitue sans doute un événement historique, socio­logique, psychologique tout à fait considérable, mais elle n'a au­cune qualification proprement *religieuse,* aucune qualification pro­prement *catholique.* Elle a une grande qualification sociale et mondaine, qui vaut ce que valent la société et le monde d'aujourd'hui. Elle plaît à certains prêtres dans la mesure, aussi, où elle trouve le moyen, de faire décréter par saint Paul que *pour vivre saintement, il faut prendre femme, c'est la volonté de Dieu :* 106:251 traduction prétendue de I Thess. 4, 4 ; falsification crapuleuse, rendue manifeste par l'adjonction de ce « pour vivre » qui dans ce passage de saint Paul n'avait été lu par aucun docteur, aucun exégète, aucun traducteur avant cette grande découverte de la seconde moitié du XX^e^ siècle. La TOB commente en assurant que saint Paul « *oppose à la licence sexuelle non la maîtrise de soi mais le mariage *». Voilà un commentaire lourd de signification un record inégalé de « densité doctrinale », comme dit l'abbé Laurentin. Cette « édition œcuménique » est en infraction à la légalité ecclésiastique ; elle ne mentionne aucune approbation du Saint-Siège, et ses annotations, telles qu'on vient d'en donner un exemple, ne constituent pas les « explications nécessaires et suffisantes » qui sont obligatoirement requises, elles en constituent plutôt le contraire. La situation de la TOB dans l'Église est de bénéficier d'une sorte de tolérance de fait, et quand on voit ce que cette tolérance tolère ([^82]), on y trouve un symptôme supplé­mentaire de la décomposition où se défait l'Église militante. La TOB est aussi étrangère à la tradition catholique que peuvent l'être les nouveaux catéchismes et les célébrations dominicales avec ou sans prêtre qui continuent à s'imposer et à se dégrader comme si l'on était encore sous Paul VI. #### V L'évolution conciliaire a été plus ou moins rapide dans les diverses régions séculières ou régulières de l'Église universelle. Partout elle a fini par priver plus ou moins radicalement le peuple chrétien de la messe, du catéchisme, de l'Écriture : le priver du saint-sacrifice de la messe, du catéchisme romain, de la version et de l'interprétation traditionnelles de l'Écriture. C'est pourquoi notre réclamation au saint-père disait en 1972 : -- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.* 107:251 Cette réclamation fut approuvée et soutenue par Gustave Corçâo, Alexis Curvers, Henri Rambaud, Marcel De Corte, Louis Salleron, Thomas Molnar, Élisabeth Gerstner, Éric de Saventhem, Georges Laffly, Luce Quenette, Maurice de Charette, Paul Bous­caren, Bernard Faÿ ; Jacques Vier, l'abbé des Graviers, Édith Delamare, le P. Maurice Avril, J. Trémolet de Villers, l'abbé Coache, Jean Crété, Bruno Durand, Roger Berrou, J. B. Barrère, Hugues Kéraly et Antoine Barrois ([^83]). Ce que demandait cette réclamation, ce n'était pas une *réponse,* qu'il est toujours loisible de refuser, toujours possible de faire, avec des mots. Elle demandait une RESTITUTION effective, dans la réalité des choses : *Très Saint-Père, que ce soit par vous ou sans vous que nous en ayons été privés, chaque jour davantage sous votre pontificat, il n'importe. L'important est que vous, qui pouvez nous les rendre,* nous *les rendiez. Nous vous les réclamons.* La réclamation demandait aussi une CONFIRMATION : *Très Saint-Père, confirmez dans leur foi et dans leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique.* Rien n'a bougé dans l'Église depuis 1972 : il n'y a eu ni cette confirmation, ni cette restitution. Par delà toutes contestations occasionnelles sur la sympathie, la confiance, l'espoir ou leurs contraires que peuvent inspirer aux uns ou aux autres les déclarations et les promesses, c'est bien l'absence prolongée de cette restitution et l'absence prolongée de cette confirmation qui caractérisent le mieux l'état présent de l'Église. Un immobilisme dans l'absence. Une persévérance immobile dans la décomposition. Critère le plus fondamental : les trois connaissances néces­saires au salut ne sont plus enseignées ; elles ne sont plus connues et reconnues ; elles sont, dans la nouvelle catéchèse, négligées ou remplacées. 108:251 C'est à cela d'abord, c'est à cela surtout que l'on doit mesurer la spécificité d'une situation, sa constante aggravation, son éven­tuelle amélioration. #### VI Il est possible que désormais, sans intervention divine extra­ordinaire, plus rien ne soit capable d'empêcher la désintégration de se poursuivre. Il est possible que l'occupation étrangère ins­tallée dans les rouages de la hiérarchie ecclésiastique y soit si fortement retranchée maintenant qu'elle ne puisse plus en être délogée que par un miracle. Je ne me prononce pas sur cette hypothèse, je ne l'écarte pas. Il est possible qu'elle soit la meil­leure explication du gouvernement actuel de Jean-Paul II ; il est possible qu'il ait la conviction que ce qui se décompose doit se décomposer jusqu'au bout, et finalement disparaître de cette manière-là. Je n'en sais rien. Je lis dans *La Croix* du 14 janvier : La distribution de la communion :\ l'attitude du pape Pendant son voyage en France, Jean-Paul II a toujours donné la communion sur les lèvres, même à ceux qui lui tendaient les mains. Dans son récent voyage en Alle­magne, par contre, le pape a dis­tribué la communion soit dans la main, soit sur les lèvres, suivant le désir de chacun. A la ques­tion qui lui était posée sur ces différences d'attitudes, voici la ré­ponse officielle donnée le 12 dé­cembre par Mgr Noé, maître des cérémonies pontificales. La lettre est adressée au P. Gérard Defois, secrétaire général de la conférence épiscopale française : « La réponse est très simple. Après son élection et lors de ses premiers voyages, le pape a toujours distribué la communion sur la langue, comme il en avait l'habitude selon l'usage suivi en Italie et en Pologne, sa patrie. En Amérique comme en France, il a suivi ce même usage ; et cela, sans la moindre opposition ni réticence de sa part envers l'usage contraire, mais simplement en raison d'une habitude personnelle acquise depuis longtemps. 109:251 « En Allemagne, lorsque le saint-père a vu de très nombreux communiants tendre la main selon l'usage ancien, restauré : depuis Vatican II dans une cinquantaine de pays avec l'approbation de la conférence épiscopale (vote favorable aux deux tiers des voix) et l'accord du Saint-Siège, il n'a fait au­cune difficulté. Préférant renon­cer à sa propre habitude et à celle des pays dont il est fami­lier, il a distribué la commu­nion selon la manière exprimée par le geste du communiant dans la main ou sur les lèvres. « Il n'y a là, évidemment, au­cune conclusion à tirer pour ou contre l'une ou l'autre manière de faire. Ce changement d'atti­tude, largement diffusé par les médias, donne simplement aux pasteurs un bel exemple à mé­diter et à suivre, en s'adaptant volontiers aux légitimes préférences de chacun et aux coutu­mes locales approuvées par l'Église. » La communion dans la main, comme la soutane, plus grave­ment que la soutane, n'est grave que par l'environnement et le contexte ; par la destination et l'esprit. Il était réconfortant pour le peuple chrétien de voir Jean-Paul II se montrer favorable à la soutane et défavorable à la communion dans la main, bien que cela ne soit pas aussi important que l'oblitération générale des trois connaissances nécessaires au salut. Tout le monde a pu constater avec quelle obstination décidée, lors de son voyage en France, Jean-Paul II refusait la communion dans la main : refus appuyé, refus spectaculaire, quand ce fut à l'épouse du président de la République qu'il la refusa. L'explication lue dans *La Croix,* qui est la « réponse officielle » donnée à une réclamation du noyau dirigeant de l'épiscopat français, suppose ou implique, ou même déclare explicitement : 1) que Jean-Paul II agissait en l'occurrence simplement par habitude : « *sans la moindre oppo­sition ni réticence de sa part envers l'usage contraire, mais simple­ment en raison d'une habitude personnelle acquise depuis long­temps *»*. ;* et 2) que Jean-Paul II avait une invincible ignorance de ce qui se faisait en France, où il n'a pas su voir ce qu'il a vu du premier coup en Allemagne... La « réponse officielle donnée le 12 décembre par Mgr Noé, maître des cérémonies pontificales » n'est pas conforme à la vérité. La « réticence » de Jean-Paul II à l'égard de la communion dans la main était parfaitement visible ; en outre, elle s'est expri­mée dans un document officiel, la lettre apostolique *Dominicae cenae* sur le mystère et le culte de la sainte eucharistie (24 février 1980). Au paragraphe onzième s'inscrit non pas une condam­nation de la communion dans la main, ni une opposition, mais précisément une « *réticence *», la « réticence » maintenant niée. 110:251 Après avoir rappelé qu' « en certains pays est entré l'usage de la communion dans la main », à la demande de la conférence épiscopale et avec l'approbation du Saint-Siège, Jean-Paul II in­troduit par un « cependant » l'évocation des inconvénients que comporte cette pratique et des abus auxquels elle donne lieu. Sans nier que l'Église puisse « concéder cette faculté » ni vouloir revenir sur les concessions qui ont été faites, il rappelle ; claire­ment la norme : « Toucher les saintes espèces, les distribuer de ses mains, est un privilège des personnes ordonnées, qui indique une participation active au ministère de l'eucharistie. » Pourquoi le « maître des cérémonies pontificales » vient-il, maintenant nous raconter des fables à ce sujet ? En France Jean-Paul II refusait la communion dans la main. En Allemagne il y a consenti. Il a véritablement changé d'attitude. Cette concession qu'il n'a pas cru pouvoir éviter est une victoire pour le parti moderniste. Elle ne lui a pas suffi. Le noyau dirigeant français a demandé davan­tage, des excuses publiques pour l'attitude de Jean-Paul II en France. Ce sont bien des excuses qu'il obtient, Mgr Noé excuse le pape sur son « habitude personnelle acquise depuis longtemps » ; il prononce même un désaveu, lisez bien : louant Jean-Paul II d'avoir donné en Allemagne un « bel exemple à méditer et à suivre, en s'adaptant volontiers aux légitimes préférences de cha­cun et aux coutumes locales approuvées par l'Église », du même coup il le blâme de ne l'avoir pas fait en France où, ni « volon­tiers » ni à contre-cœur, il n'avait consenti à « s'adapter » aux coutumes locales et aux légitimes préférences. Savoir maintenant si cette incroyable « réponse officielle » a été publiée derrière le dos de Jean-Paul II, sans qu'il en soit informé ; ou si elle lui a été imposée par ruse ou par chantage ; ou si c'est une autre hypothèse qui est la bonne, je n'ai aucun moyen d'en décider ([^84]). Ce texte est d'une impertinence et d'une fausseté manifestes. 111:251 Quoi qu'il en soit de son origine et de sa rédaction, il reste de toutes façons qu'entre son voyage en France et son voyage en Allemagne Jean-Paul II a cédé sur la communion dans la main, et annulé ainsi le début de redressement que son refus en France avait esquissé. Nous n'avons pas le cœur de lui en faire reproche, nous ne croyons pas utile de lui en adresser une plainte. Nous notons seulement que sur ce point aussi l'état présent de l'Église ne s'est pas amélioré, au contraire. Et que les « réponses officielles » ne sont pas encore redevenues des paroles de vérité. #### VII S'il n'est pas possible pour le moment, ou sans un secours divin extraordinaire, d'arrêter la dégradation de l'appareil ecclé­siastique, il devrait être possible au moins, semble-t-il, d'accepter la requête de Mgr Lefebvre : *-- Au milieu de tant d'expériences qui se poursuivent impu­nément, laissez-nous faire l'expérience de la tradition.* De notre place, nous joignons notre voix à celle du fondateur de la Fraternité sacerdotale S. Pie X, nous nous sommes pleinement associés, à sa requête, notre réclamation est permanente et sans réserve : -- *Laissez Mgr Lefebvre faire l'expérience de la tradition.* Pour, cela, suspendez visiblement les suspenses abusives, dissi­pez clairement les faux interdits, levez ostensiblement les sanc­tions iniques, écartez suffisamment les obstacles administratifs. Donner à Mgr Lefebvre de poursuivre librement et paisible­ment l'expérience de la tradition qu'il a commencée à Écône en 1970, c'est en effet la première manière, et sans doute la plus immédiatement applicable, de faire droit à notre instance : -- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.* Quelques catholiques nous objectent farouchement que la tra­dition n'a besoin dans l'Église d'aucune autorisation ; qu'elle ne peut accepter sans se nier elle-même de se présenter comme une expérience parmi d'autres. Nos objecteurs ont lu cela dans ITINÉ­RAIRES, pourquoi font-ils mine de venir maintenant nous l'ap­prendre ? 112:251 Ces objections sont fondées à leur niveau ; à leur niveau seulement. Elles sont fondées « métaphysiquement ». Mais la requête vaut « dialectiquement »... ... pour reprendre les termes dont se servait Alexis Curvers en mai 1977 : « Mgr Lefebvre a demandé au pape : *Laissez-nous faire l'expérience de la tradition, au même titre que toutes les autres expériences que le pluralisme autorise maintenant dans l'Église.* « Dialectiquement, l'argument est d'une logique irréfutable. « Métaphysiquement il se détruit lui-même : car ni la tradition ne peut s'accommoder du pluralisme qui par définition la conteste, ni le pluralisme ne peut s'étendre à la tradition qui par nécessité de nature le rejette. « Aussi la réponse du pape ne saurait-elle être favorable sans être à son tour dialectiquement satisfaisante et métaphysiquement absurde. S'il consentait à maintenir la tradition au sein du plu­ralisme, ce ne serait plus ni l'un ni l'autre. Force lui est de choisir entre le feu qui s'éteint dans l'eau et l'eau qui s'évapore sous l'action du feu. » Tout se passe maintenant comme si, dans la confusion actuelle et l'impuissance qu'elle entraîne, le gouvernement central de l'Église ne se croyait plus en état ni d'oser ouvertement laisser faire l'expérience de la tradition ni cruellement de l'empêcher. Jean Madiran. 113:251 ### Flashes sur Jean-Paul II par Maurice de Charette NOUS AVIONS ENCORE DANS LA MÉMOIRE le hiératisme de Pie XII, sa stature d'Église éternelle, ses bras ouverts pour accueillir mais aussi pour barrer la route au monde moderne dans son matérialisme et son impiété. Nous n'avions pas, non plus, oublié la bonhomie de Jean XXIII, son air de vieux prêtre conciliant, peut-être un peu sceptique. Et, surtout, nous sortions du règne de Paul VI, homme du sérail, qui avait vécu toute sa vie de la vie du Vatican, qui en demeurait imprégné dans ses gestes, ses attitudes et même ses ambiguïtés. Curieux et inquiétant Paul VI qui aura fait lever la bourrasque sur l'Église au nom d'un absolu de doctrinaire, avec une volonté sans failles, tout en déplorant les conséquences inévitables de ses décisions. Pape angoissé, torturé semble-t-il, entre ses vérités et la Vérité. Au total, sans doute un homme assez émouvant, qui aura vécu ses contradictions internes à partir du poste qui juste­ment n'en tolère aucune ; un homme dont on a vanté les « in­tuitions prophétiques », alors que sa mission était de confirmer et de tenir les clefs. 114:251 Et puis, voilà que Jean-Paul II crève le rideau et bondit au milieu des spectateurs avec une violence de sportif et une sorte de spontanéité qui n'exclut pas la rigueur de la réflexion... et non plus parfois, probablement, les « trucs » de l'acteur. Il aime son public et n'est pas indifférent aux applaudissements. Il connaît d'ailleurs la façon de les provoquer et fait, bien sûr, preuve de métier lorsqu'il pratique la familiarité dans ses propos, embrasse telle vieille religieuse ou élève un enfant dans ses bras. Ajoutons bien vite que s'il utilise toutes les « ficelles », ce n'est de sa part qu'un moyen, peut-être une concession à la facilité et un goût pour les acclamations, mais avec la volonté évidente de mettre ces moyens au service de Dieu. Car il n'est pas douteux que ce pape a une foi profonde, abso­lue, une foi polonaise que nul n'entravera ni ne contraindra jamais au silence. Il n'a rien de commun avec les théologiens en recherche ou les moralistes en déroute. Il adhère au Credo dans son intégralité et il n'ignore pas que Satan rôde, contre lequel il faut se prémunir avec des lampes garnies d'huile. Mais, dans le même temps, ce même pape nous laisse dans un sentiment étrange d'insatisfaction, d'inconfort et d'incertitude. On n'arrive pas à deviner vers quoi marche le pontificat, quelle en sera la trajectoire. Jean-Paul II a bien affirmé avec tout le poids de son équilibre physiologique les vérités que Paul VI murmurait en tremblant sans pourtant jamais les mettre en doute, mais il n'a pas, jusqu'à présent, pris l'erreur à bras-le-corps. Est-il Paul IV encore tourné vers la Renaissance ? Est-il Pie IV déjà, tourné vers Trente ? Il ne semble pas possible aujourd'hui de répondre. Peut-être découvrirons-nous qu'il réunit les deux à la fois, ce qui nous ferait gagner du temps vers le renouveau. Chaque jour qui passe, en tout cas, nous pousse à nous demander avec inquiétude s'il sera le Pie V auquel nous aspirions. Telle est la trame sur laquelle s'exerce notre réflexion, notre tentative d'expliquer et de comprendre, sans préjuger d'une possible action plus ou moins directe du Saint-Esprit, qui se situerait en dehors des limites de l'analyse humaine. \*\*\* Tout d'abord, ce pape apparaît comme un pur produit de sa race. Le Polonais est homme de foi intrépide, de courage, d'endu­rance, de cœur ; mais il est aussi slave et romantique, issu d'un peuple qui n'a jamais su s'installer dans la pérennité et fut grand surtout dans les drames de son histoire. 115:251 La pauvre Pologne n'a jamais existé que pour se faire étrangler, quitte à renaître perpé­tuellement de ses cendres. Sans doute a-t-elle hérité de ce doulou­reux passé la force et l'espérance, mais aussi une sorte d'indifférence à l'événement, ou plutôt une distance à son égard et une inaptitude à le conduire qui ne laissent pas d'être inquiétantes... N'y a-t-il point un peu de tout cela dans le « n'ayez pas peur », lancé par Jean-Paul II au soir de son élection ? Car, en vérité, la peur n'a rien à voir avec le découragement contre lequel le pape aurait eu raison de nous prémunir. La confiance légitime et absolue dans le Christ n'empêche pas d'éprou­ver une angoisse et une douleur intolérables en face de la crise de l'Église ; elle ne dispense pas de mettre en œuvre tous les moyens propres à ramener le troupeau dans les pâturages. \*\*\* Ayant vécu depuis 1939 sa vie de citoyen et de prêtre au milieu des difficultés et des drames, il ne nous semble pas que le pape ait pris au tragique la situation de l'Église en tant qu'institution et société. Il s'est attaqué en apôtre à la déchristianisation des âmes, mais n'a pas accordé la même urgence à la reconstruction de l'édifice. Il faut d'ailleurs revenir encore une fois à la Pologne pour essayer de comprendre. Le pays a tenté d'obtenir son indépen­dance à l'égard de la Russie depuis 1830, dans le mouvement de révolution qui soufflait de Paris ; l'action a été menée par des jacobins et des francs-maçons qui sont devenus les héros dont le pape rappelait avec émotion le souvenir dans son discours aux Polonais de Paris. Nous oublions trop souvent qu'une partie de l'Europe actuelle est née de nos principes révolutionnaires, qu'il s'agisse de l'Alle­magne, de l'Italie, de la Pologne ou de la Belgique et qu'en raison de cette origine, les choses ne sont pas considérées, dans ces pays, sous l'angle auquel nous sommes habitués en France. Pour nous, Dieu et le Roi ont été associés depuis Reims pour faire la France, alors que, chez eux, on ne s'étonne pas d'une distorsion entre les fondements de l'État et ceux de la religion. Cela explique sans doute pour une part l'idée que Jean-Paul II se fait de l'homme, du citoyen, de son autonomie et de ses droits. Il a baigné dans les principes démocratiques qui se sont trouvés pragmatiquement confortés par la nécessité de lutter contre le tota­litarisme marxiste. Le bien commun de l'instant passait par la défense de l'homme en tant qu'individu. 116:251 Toutes ces données ne prédisposaient pas le pape à être le vicaire du Christ à l'égard du Monde considéré comme création du Père, ni à comprendre le bien commun sous l'éclairage que lui fournit Marcel De Corte. La formation intellectuelle et civique de Jean-Paul II le pousse à se pencher d'abord, sinon exclusi­vement, vers la créature. Il n'est, par conséquent, pas humainement escomptable que le pape revienne vers la notion d'États catholiques ni qu'il com­prenne la Royauté sociale de notre Seigneur Jésus-Christ dans le sens traditionnel que lui donne Mgr Lefebvre. \*\*\* Mais le citoyen polonais et le démocrate, qui existent en lui, ne suffisent pas à expliquer le pape, sinon partiellement et surtout sous l'angle contingent de sa conduite en tant que chef et repré­sentant de l'organisation qui s'appelle l'Église catholique. Pas davantage on ne comprendra le pape en ne voulant consi­dérer que l'homme tel qu'il est, véritable force de la nature, toujours en mouvement et en action, soucieux de popularité et même, peut-être, de succès mondain au point que l'on peut se demander s'il trouve véritablement le temps nécessaire à penser et réaliser la gestion de l'Église, ou s'il l'abandonne aux bureaux de la Curie comme certains le murmurent. C'est donc vers le prêtre qu'il faut se pencher principalement ; ce prêtre a été formé à Rome, et sans doute aussi en Pologne, par des maîtres qui avaient subi l'emprise du modernisme ; son école comprend Maritain et Teilhard qui l'ont préparé à recevoir Vatican II sans réticence. Les abus qu'il constate dans le comportement des prêtres et des évêques, la désacralisation générale l'affectent et il les combat vigou­reusement ; cependant, rien jusqu'à aujourd'hui ne laisse à penser qu'il en aperçoive les prémices dans le concile lui-même. L'auto­destruction lui paraît comme un détournement inadmissible des eaux vives libérées par les votes des Pères sous le regard du Saint Esprit. Tel est du moins le sentiment qu'il nous donne à travers chacun de ses écrits et chacune de ses paroles, lorsqu'il multiplie les références à Vatican II dont il semble bien exalter à la fois la pureté doctrinale et l'adéquation à notre temps. 117:251 Les « intuitions » et le « prophétisme » de Paul VI et des Pères sont, pour une grande part, les produits d'un subjectivisme et d'une auto-satisfaction qui en est le fruit toujours prévisible. Le Christ dont a, soi-disant, besoin notre temps est, le plus souvent, le Christ que veut notre temps dans son orgueil, c'est-à-dire un Christ déformé, affadi, compréhensif au point de ne plus être exigeant. Il s'agit, au fond, d'un Dieu qui ne nous aimerait pas assez pour vouloir nous hausser vers Lui mais qui, par contre, accepterait de nous voir célébrer avec Teilhard la messe sur le monde. Voilà ce que nous refusons dans le concile et dans le mouve­ment qu'il a entraîné. Il nous paraît donc mystérieux que Jean-Paul II puisse se mouvoir aussi à l'aise dans cette contradiction, semblant mener de pair son adhésion au monde moderne et au Christ Éternel. Il est cependant trop tôt pour se faire une opinion définitive sur les résultats d'un pontificat dont le point d'aboutissement nous est inconnu. Il n'est d'ailleurs pas exclu que ce pape ait mesuré la crise de l'Église au point d'estimer impossible de lui administrer brutalement une thérapeutique trop sévère, tout en ayant une vision claire et juste de la maladie. Beaucoup le croient. Nous le souhaitons. Et si tel n'est pas le cas, nous supplions le Saint Esprit d'assister et d'éclairer Jean-Paul II, successeur de saint Pierre. Maurice de Charette. 118:251 ### Sur la concélébration par Louis Salleron Jusqu'à Vatican II la concélébration est pratiquement ignorée. Le mot ne figure pas dans le grand Dictionnaire de théologie catholique de Vacant et Mangenot. Le Code de Droit cano­nique ne la mentionne que pour l'interdire, à deux exceptions près. On lit, en effet, au canon 803 : « Non licet pluribus sacer­dotibus concelebrare, praeterquam in Missa ordinationis presbyte­rorum et in Missa consecrationis Épiscoporum secundum Ponti­ficale Romanum. » Il n'est pas permis à plusieurs prêtres de concélébrer, sauf à la Messe d'ordination des prêtres et à la Messe de consécration des Évêques selon le Pontifical Romain. C'est le Concile qui a restauré le mot et la pratique. Malheu­reusement, il l'a fait dans des textes très mal rédigés, voire contradictoires, qui ont engendré tous les excès post-conciliaires qu'on connaît. La concélébration est devenue une véritable mode. Ce n'est qu'un aspect de la subversion liturgique et non le moins grave. On peut s'en faire une idée en lisant la série d'articles que lui a consacrés le P. Joseph de Sainte-Marie o.c.d., dans *La Pensée catholique* (à partir du numéro 180, de mai-juin 1979). C'est en puisant principalement dans la documentation et les analyses de ces articles que je me propose d'examiner brièvement la question. 119:251 #### *Le retour aux sources* Comme pour tout ce qui touche à la messe, c'est le retour aux sources qui est invoqué pour faire de la concélébration une règle presque générale... Il y a là une confusion, facile à comprendre. Dans l'Église primitive, la célébration de l'eucharistie est le point de ralliement des chrétiens. Encore peu nombreux dans chaque communauté, ils sont tous là, rassemblés autour de l'officiant, chacun à sa place, mais tous étroitement soudés dans la célébration commune qu'on peut appeler concélébration au sens large du mot. Dans une lettre adressée aux Corinthiens vers l'an 96, saint Clément de Rome écrit : « Nous devons faire *avec ordre* tout ce que le Seigneur nous a prescrit d'accomplir *en des temps fixés :* nous voulons dire les oblations et les saintes liturgies. Nous ne pouvons les remplir *sans ordre et au hasard ;* car au *grand-prêtre* des fonctions ont été dévolues ; aux *prêtres* une place propre a été assignée ; les *lévites* s'acquittent de leur ministère ; des dispositions spéciales concernent les *fidèles *» ([^85]) (c'est moi qui souligne). Ce texte -- le plus ancien, semble-t-il, sur la question -- est particulièrement éclairant. Alors que ni le vocabulaire ni l'ordo missae ne sont encore fixés, l'*ordre hiérar­chique* des participants est indiqué avec force. Il y a « concélé­bration » de la communauté chrétienne *unie* autour de l'autel. Mais elle ne concélèbre pas au sens actuel du mot. Seul célèbre le « grand-prêtre » (à moins que les « prêtres » concélèbrent avec lui, mais cette interprétation semble contraire à l'esprit du texte). Tous les textes des premiers siècles, par le recoupement qu'on peut faire des divers indices de détail qu'ils fournissent, montrent que la concélébration d'alors est ce qu'on appellera de nos jours une concélébration « cérémonielle » (une « grand-messe » en quelque sorte) et non pas une concélébration « sacramentelle » (celle qu'on appelle simplement maintenant « concélébration », dans laquelle plusieurs prêtres consacrent ensemble le pain et le vin en prononçant en même temps les paroles de la consé­cration). 120:251 Sans entrer ici dans le déroulement historique de la pratique liturgique, on peut dire en conclusion : « que la « concélébration » des origines est seulement céré­monielle (...) ; (...) « que la concélébration sacramentelle n'apparaît avec certi­tude qu'au VIII^e^ siècle et qu'elle est d'abord un privilège que le pape accorde et réserve aux prêtres cardinaux de Rome ; elle existera *sous* cette forme et dans ce contexte précis du VIII^e^ au XII^e^ siècle ; (...) « que le Moyen Age latin l'a considérée surtout, voire même exclusivement, comme une coutume propre à l'Église de Rome et comme un privilège réservé par le pape aux prêtres cardinaux, et qu'il a fallu un certain temps pour en admettre la généralisation *dans le cas des ordinations *» ([^86])*.* Ajoutons que « dans les églises orientales où on la trouve, loin d'être le fait de la fidélité à une tradition remontant aux origines, la concélébration sacramentelle apparaît au contraire comme une nouveauté contraire à cette tradition et due à l'in­fluence latine » ([^87]). Finalement, le canon 803 du Code « peut être considéré comme un reflet fidèle de la Tradition liturgique de l'Église d'Occi­dent » ([^88]). #### *Les dispositions de Vatican II* Le principal texte sur la concélébration est l'article 57 de la Constitution « Sacrosanctum Concilium » sur la liturgie. Le voici in extenso : 121:251 ART. 57. -- § 1. La concélébration, qui manifeste heureusement l'unité du sacerdoce, est restée en usage jusqu'à maintenant dans l'Église, en Occident comme en Orient. Aussi le Concile a-t-il décidé d'étendre la faculté de concélébrer aux cas suivants : 1\. *a*) le jeudi-Saint, tant à la messe chrismale qu'à la messe du soir ; *b*) aux messes célébrées dans les Conciles, les assemblées épiscopales et les synodes ; *c*) à la messe de la bénédiction d'un abbé. 2\. En outre, avec la permission de l'Ordinaire, à qui il appartient d'apprécier l'opportunité de la concélébration : *a*) à la messe conventuelle et à la messe principale des églises, lorsque l'utilité des fidèles ne requiert pas que tous les prêtres présents célèbrent indivi­duellement ; *b*) aux messes des assemblées de prêtres de tout genre, aussi bien séculiers que religieux. § 2 : 1. Il appartient à d'évêque de diriger et de régler la concélébration dans son diocèse. 2\. Cependant on réservera toujours à chaque prê­tre la liberté de célébrer individuellement, mais non pas au même moment dans la même église, ni le Jeudi-Saint. L'article 58 ajoute : « On composera un nouveau rite de la concélébration qui devra être inséré dans le Pontifical et le Missel romain. » L'embrouillamini de l'art. 57 bat tous les records. Dans un premier temps, il conserve à la concélébration son caractère ex­ceptionnel en l'étendant à trois cas rares et précis ; dans un second temps, il en fait une règle quasi-générale et à ce point impérative qu'il se voit obligé de préciser que tout prêtre conserve le droit de célébrer la messe individuellement ! Les autres textes du Concile où il est question de la concélé­bration ajoutent à la confusion en tirant à hue et à dia, dans le sens de la tradition ou dans celui de la nouveauté. Ainsi les articles 7 et 8 du Décret « *Presbyterorum ordinis *» sur le ministère et la vie des prêtres s'inscrivent, au moins en esprit, dans la ligne de la Tradition : 122:251 ART. 7. -- Tous les prêtres, en union avec les évêques ; participent à l'unique sacerdoce et à l'uni­que ministère du Christ ; c'est donc l'unité même de consécration et de mission qui réclame leur commu­nion hiérarchique avec l'Ordre des évêques ; mani­festée de manière excellente dans le cas de la concé­lébration liturgique, cette union avec les évêques est affirmée explicitement au cœur de la célébration de l'Eucharistie. (...) ART. 8. -- (*Il s'agit du* « *presbyterium *» *des prêtres autour de l'évêque*) (*...*) Chaque membre de ce presbyterium noue avec les autres des liens particuliers de charité apostolique, de ministère et de fraternité. C'est ce que la liturgie exprime depuis l'antiquité quand elle invite les prêtres présents à imposer les mains avec l'évêque à celui qu'on ordonne, et quand elle les rassemble, unanimes, dans la concélébration de l'Eucharistie. (...) Autrement ambigu, dans la Constitution sur la liturgie, est l'ensemble des articles 26 à 32 groupés sous le titre « Normes tirées du caractère de la liturgie en tant qu'action hiérarchique et communautaire. » Qu'on en juge, par l'article 2 : ART. 27. -- Chaque fois que les rites, selon la nature propre de chacun, comportent une célébra­tion commune avec fréquentation et participation active des fidèles, on soulignera que celle-ci, dans la mesure du possible, doit l'emporter sur leur célé­bration individuelle et quasi privée. Ceci vaut surtout pour la célébration de la messe (bien que la messe garde toujours sa nature publique et sociale), et pour l'administration des sacrements. Ce charabia, grammaticalement inanalysable, est tout de même clair dans son intention : chaque fois que, dans une action litur­gique, la concélébration n'est pas impossible elle *doit l'emporter* sur la célébration individuelle, *surtout* s'il s'agit de la messe. S'il n'y avait la Tradition et la suite des conciles antérieurs à Vatican II, on serait en droit de penser que l'incohérence des textes de ce dernier fait pencher la balance en faveur de la concélébration comme *norme* de la messe, la célébration, indivi­duelle étant seulement, autorisée. 123:251 La confusion qui règne dans cette question a une explication toute simple : c'est le désordre dans lequel elle a été abordée et débattue. Le P. Joseph de Sainte-Marie qui a eu le courage de lire tous les travaux du Concile à ce sujet -- sans en excepter les phases antépréparatoire et préparatoire -- nous en fait un tableau effarant (dans le numéro 188 de la *Pensée catholique*). Il n'y avait d'ailleurs qu'un très petit nombre de Pères conciliaires à connaître tant soit peu l'histoire et la signification de la concélé­bration. Encore leur science était-elle souvent incertaine. Ce qui, finalement, porta l'idée de concélébration au Concile, ce fut le courant *communautaire* qui, combiné avec celui du *retour aux sources*, privilégiait constamment, dans la messe, l'*assemblée* sur le *sacrifice.* L'interprétation erronée d'une phrase de Pie XII con­tribua aussi, dans la minorité traditionaliste, à favoriser la concé­lébration. Il faut en dire ici quelques mots. #### *Dans la concélébration, y a-t-il une messe ou plusieurs, messes ?* Pour le commun des mortels, la messe est la messe. Qu'elle soit célébrée par un seul prêtre ou concélébrée par plusieurs, elle est toujours *la* messe -- *une* messe unique donc, célébrée par un seul prêtre ou par plusieurs. Or dans une allocution du 2 novembre 1954, Pie XII rejetait l'erreur de ceux qui affirment (c'est moi qui souligne) « que la *célébration* d'une seule messe à laquelle cent prêtres *assistent* pieusement est la même chose que cent messes *célébrées* par cent prêtres. Il n'en est absolument pas ainsi. En ce qui concerne l'oblation du sacrifice eucharistique, il y a *autant d'actions* du Christ Souverain Prêtre *qu'il y* *a de prêtres célébrants* et non pas qu'il y a de prêtres *écoutant* pieusement la messe d'un évêque ou d'un prêtre célébrant » ([^89]). On comprit que, lorsqu'il y avait des prêtres *concélébrant* (et non pas *assistant* et *écoutant*), il y avait autant de messes que de prêtres. Alerté sur cette erreur d'interprétation, Pie XII la rectifia dans le discours de clôture qu'il prononça, le 22 septembre 1956, au Congrès international de liturgie pastorale, à Assise : « En réalité, expliquait-il, l'action du prêtre consacrant est celle même du Christ qui agit par son ministre. Dans le cas d'une *concélébration au sens propre du mot, le Christ,* au lieu d'agir par un seul ministre, *agit par plusieurs. *» ([^90]) 124:251 Le 7 mars 1965, le Décret général « Ecclesiae semper » déclarait plus nettement encore : « Dans cette manière de célébrer -- (la concélébration) --, plusieurs prêtres, en vertu d'un même sacerdoce et, en tenant la place du Souverain Prêtre, *agissent ensemble* par *une seule volonté* et d'*une seule voix*, et *ils font et offrent, par un acte sacramentel unique, un unique sacrifice,* et ils y participent ensemble. » ([^91]) Cependant, même après sa mise au point de 1956 à Assise, la pensée de Pie XII n'avait pas toujours été comprise. A la veille du Concile, la Sacrée Congrégation des Rites déclarait encore que dans la concélébration sacramentelle il y a « autant de sacrifices que de prêtres concélébrants » ([^92]). C'est certainement selon cette opinion que Dom Prou, pour la Congrégation de France, et Dom Dayez, pour celle de Belgique, exprimaient le vœu « que l'usage de la concélébration soit permis dans les maisons religieuses et dans les assemblées ecclésiastiques » ([^93]). Dom Prou demandait que l'on permette la concélébration quotidienne : « Pour signifier davantage l'unité et pour extirper plus facilement la pratique qui consiste à faire suivre la participation collective à une unique messe célébrée par un seul célébrant de la célébration individuelle par plusieurs prêtres. » ([^94]) Autrement dit, l'abbé de Solesmes souhaitait qu'à *la* concélébration « cérémonielle » en usage (prati­quement, la grand-messe) soit substituée la concélébration « sa­cramentelle ». On sauverait ainsi le nombre des messes célébrées, tout en manifestant l'unité de la communauté (et en évitant les inconvénients des « tours de messe » individuels qui compliquent la vie du monastère). Tout cela doit être rappelé pour comprendre le désordre des textes de Vatican II. En ajoutant les courants modernisants des experts aux erreurs communément partagées par les Pères conci­liaires sur l'évolution historique et la nature théologique de la concélébration, on s'étonne moins de l'aspect chaotique des réfor­mes post-conciliaires. 125:251 #### *Le problème et la solution* La messe se présente donc actuellement sous deux formes...Ou bien elle est célébrée par un seul prêtre, ou bien elle est concélébrée par plusieurs. Quel est le problème ? Il n'est pas de savoir si une forme est préférable à l'autre. Dans les deux cas la messe demeure la messe, identique à elle-même. Il est de savoir quelle est la signification particulière de l'une et l'autre messe, d'où résultera la préférence à accorder à l'une ou l'autre selon les circonstances. C'est au Magistère de nous en instruire. Mais la Tradition et une multitude de textes nous permettent déjà d'entrevoir la solution. L'Église a toujours demandé la multiplication des messes ([^95]), pour toutes sortes de raisons évidentes. Or cette multiplication est favorisée par la célébration individuelle, sans laquelle d'ailleurs le plus grand nombre des fidèles seraient privés de l'eucharistie, centre et sommet du christianisme. D'un autre côté, la concélébration met en valeur l'unité de l'Église dans sa nature communautaire et hiérarchique. La Tra­dition est, à cet égard, lumineuse. C'est le pape concélébrant avec les cardinaux prêtres et l'évêque concélébrant avec son presbyterium qui « définissent » en quelque sorte la concélé­bration. Le sens commun trace spontanément la ligne idéale de démar­cation entre la célébration individuelle et la concélébration. Sur le terrain, c'est-à-dire pour l'application à la vie de l'Église, c'est au Magistère de tracer la ligne concrète. Des déviations sont, en effet, possibles. Elles sont manifestes aujourd'hui. Sous la double influence religieuse et politique du protestantisme et du démocratisme, la concélébration tend à gommer la différence entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce commun des fidèles, à remplacer le sacrifice eucharistique par un service de communion, à absorber enfin dans un communautarisme excessif le sens de l'unité et de la hiérarchie ecclésiale. 126:251 Devenue une mode -- car c'est de mode qu'il faut parler -- la concélébration a présentement des effets globalement fâcheux parce qu'elle altère la vraie nature de la messe dont, du même coup, elle détourne ou prive les fidèles. Souhaitons donc que l'Église en rappelle sans tarder la signification, en précisant claire­ment les cas où elle l'autorise, qui ne peuvent être qu'exceptionnels. Louis Salleron. 127:251 ## NOTES CRITIQUES ### Même Gallimard retrouve Chesterton G. K. CHESTERTON : *Le club des mé­tiers bizarres ;* et aussi : *Le Napoléon de Notting Hill.* (Gallimard.) Les amateurs de romans policiers, qui ont leurs clubs, lieux de culte, et sont pieux jusqu'à la férocité envers les grands patrons de leur secte, continuaient de parler des histoires du Père Brown. Il faisait partie du cercle sacré. En dehors de cela, l'œuvre immense de Chesterton semblait rejetée par un monde qui n'en peut supporter les leçons. Telle était apparemment la situation il y a cinq ans. Mais il faut compter, de façon chestertonienne, avec les exceptions. Par exemple, un écrivain argentin, Borges, subtil sophiste et grand rhétoriqueur, citait souvent l'auteur de *l'Auberge volante.* Et un jeune éditeur parisien, Antoine Barrois, traduisait pour la première fois de façon complète *l'Homme éternel,* puis republiait *saint Thomas du créateur* et *saint François d'Assise* (chez Dominique Martin Morin). Le jeune catholique et le vieux sceptique, qui ne sont pas séparés seulement par un océan, avaient ce point de rencontre improbable. Il faut croire qu'ils ont été efficaces. Gallimard, fouillant dans ses pyramides, retrouva *Un nommé jeudi,* et le *Poète lunatique,* puis *Hérétiques* (en Folio). Il vient de rééditer *Le Club des métiers bizarres* et *le Napoléon de Notting Hill.* 128:251 Évidemment, la presse n'en parle pas. Chesterton n'est pas écrit dans son rôlet. Et qui nous redonnera *Orthodoxie,* qui avait paru chez Rouart (il doit y avoir une histoire de « droits ») ? En attendant, prenons notre plaisir. *Le club des métiers bizarres* est une suite de nouvelles intrigantes, un brin fantastiques d'apparence, en fait limpides, et pleines d'un rire de géant. Yves Denis qui a écrit sa thèse sur Chesterton (*Paradoxe et catholicisme,* éd. Les Belles-Lettres) saurait bien montrer la méthode constante de l'auteur. Nous ne voyons pas la vérité parce qu'elle nous crève les yeux. Notre raison est un outil excellent, très recommandable, mais pour comprendre le monde, il faut la faire courir un peu plus vite qu'elle n'en a envie. Pas de sagesse sans un grain de folie. Ces nouvelles caricaturent malignement un disciple de Sherlock Holmes, qui suit sa piste et ses indices comme on suit des rails, et arrive toujours à des résultats absurdes. C'est qu'il se sert de sa raison, mais jamais de son imagination. Il n'attend pas l'inattendu. Mais le vieux juge à l'âme fraîche, Basil Grant, sait admettre une part d'excentricité dans l'exercice de son esprit. Il résout les énigmes, et même en compose quelques-unes, pour réparer le désordre que font les usages et les lois (c'est une sorte de médiateur du Bon Dieu). Paulhan a certainement joué à l'imiter. On pourrait aussi voir dans ces récits autant de fables dont la morale serait : il faut se fier aux apparences ; la réalité a plus d'ima­gination que la fiction ; la civilisation est supérieure à la nature (vérité bien utile aujourd'hui). Tout cela avec une gaieté tonnante, qui dissipe les brouillards et renverse les ennuyeux. *Le Napoléon de Notting Hill* est lui aussi un apologue. Chesterton ne racontait les histoires les plus étranges que pour faire admettre des réflexions sérieuses. Dans un temps à venir, où l'Angleterre choisit son roi comme on choisit le roi des fous, et prend ses caprices pour lois, le trône échoit à Auberon Quinn. Par plaisanterie il décide de restaurer bannières, hérauts et usages féodaux, pour mettre un peu de couleur dans un monde noir. Le prévôt de Notting Hill, Adam Wayne, prendra cela au sérieux. Ce quartier de Londres, qui est celui de son enfance, devient à ses yeux une patrie pour laquelle on meurt, le lieu qui donne sens à la vie (le lieu de ses racines, comme on serine partout aujourd'hui, à vous fatiguer de Barrès). La guerre est fatale entre Notting Hill et les quartiers voisins. Elle éclate, et sera glorieuse. L'épopée durera vingt ans. Mais un jour arrive où Wayne est vaincu, et son empire détruit. Le temps de la folie est passé, l'ennui s'installe à nouveau. Wayne et Quinn se rencontrent. Il y a là un dialogue étourdissant, qui devrait être étudié comme un traité de l'homme très sûr et très solide. Quinn s'applique à montrer que son caprice n'était qu'une farce, mais Wayne ne désarme pas. De cette farce, il a fait un grand rêve, de ce jeu d'enfants une croisade. D'une création ironique il a fait une création tragique. 129:251 L'épicier et le pharmacien se sont trouvé des âmes de héros. L'erreur serait d'en ricaner. Leurs blessures, leurs combats étaient bien réels. Que l'enjeu ait été minuscule, cela ne veut rien dire. La Terre est aussi minuscule que Lilliput. Et tout ce qui arrive sur la Terre est à la fois vain et éternel. Les deux hommes, le satirique et le fanatique, ont raison. Ils sont les deux lobes d'un même cerveau. Il n'y a pas « d'antagonisme entre le rire et le respect ». C'est l'exact opposé de la dérision, triomphante aujourd'hui. Et au point exactement opposé à la dérision, il faut donner son vieux nom, qui est sagesse. Georges Laffly. ### Deux lectures du Foutriquet Pierre BOUTANG : *Précis de Foutriquet.* (J. E. Hallier-Albin Michel.) *Première* Le pamphlet politique est un « genre littéraire » presque aban­donné. Il y a diverses raisons à cet abandon. La première et la plus importante est qu'après les horreurs de la guerre et de l'après-guerre, un genre d'écriture qui s'apparente au duel paraît ana­chronique. Déjà après la première guerre le duel proprement dit avait disparu. De la Somme à Verdun trop de cadavres le dis­qualifiaient. Cependant le Parle­ment et une presse libre exis­taient encore, supportant les joutes oratoires. Un Daudet, un Béraud maintenaient la tradition des Ro­chefort et des Drumont. De nos jours, la fin du Parlement et l'as­servissement des media à l'omni­potence du Pouvoir politique ou des Pouvoirs idéologiques rendent les tribunes de l'opinion inaccessi­bles aux non-conformistes. Les écrivains courageux existent en­core, mais quand ils peuvent se faire éditer ou passer un article dans un journal, il s'agit d'une petite maison d'édition ou d'un journal à tirage très restreint. Mê­me s'ils disent les vérités les plus dures, c'est ordinairement sans in­vectives. Le ton du pamphlet est autre. 130:251 Assistons-nous à la résurrection du genre ? Il y a eu J. Edern-Hallier ; il y a maintenant Bou­tang. Le « Contre un » de ce dernier est, on s'en doute, un « Contre Giscard ». La bande rouge qui entoure le livre nous en précise le but, deviné sans peine : « Il faut qu'il parte », En trois chapitres virulents sur « le Men­teur », « le Pourrisseur » et « le Fossoyeur », Boutang déploie les raisons de son ultimatum. Atteindra-t-il le « grand public » ? En tout cas, les lecteurs, même con­vaincus d'avance, dégusteront sa verve vengeresse. Louis Salleron. *Seconde* « Foutriquet », c'est petit hom­me, dit Littré, toujours poli. Ce fut le surnom donné à Thiers par les Communards et par les Légi­timistes, également adversaires de celui qui instaura une III^e^ Répu­blique, que nous voyons de loin encadrée entre deux Sedans. Boutang appelle Giscard « Fou­triquet » d'abord parce qu'à la lettre, le nom du président lui reste en travers de la gorge. A le prononcer, il s'étrangle. Il lui re­proche tout. L'avortement, les dia­mants, sa politique africaine, ses ambitions européennes, ses fautes de français, sa prononciation, son ignorance du point et virgule, son échec économique, d'avoir été psy­chanalysé par Lacan -- et j'en oublie. Tout, mais d'abord ses mensonges. Quand Giscard parle du « dénuement » de sa jeunesse, Boutang note, terrible : « il y a des impropriétés de terme qui sont des malpropretés du cœur. » C'est donc bien un pamphlet, un de ces grands coups de gueule comme notre époque fuyante et ricanante ne sait plus en pousser. Ce livre écrit au mois des grandes marées est une vague qui emporte et lave tout, charriant d'ailleurs d'encombrantes épaves dans son flot. Le fait est que Boutang et Gis­card sont incompatibles. Il y a là deux races. Quand ils parlent de la France, ce ne peut être de la même. Et Boutang se révèle quand il s'indigne de cette phrase de *Démocratie française,* le chef-d'œuvre du président : « Il n'y a plus de paysan. Le paysan est réellement devenu un exploitant agricole, agent qualifié de l'économie. » C'est-à-dire que le point de vue économique, le monde mo­derne, a triomphé, et qu'on ne sait même plus, on ne conçoit même plus, que c'est au prix de la disparition du type d'homme qui a soutenu notre histoire. (Re­marquez, cela n'empêche pas Gis­card de parler à l'occasion de racines, de France profonde, et même de race, je crois bien, der­nièrement, mais c'est parce qu'il met peu de poids aux mots.) C'est par cette phrase qu'on voit le mieux l'antinomie des deux hom­mes, celle de l'argent et du sang, de la mode et de la nature -- du « tube » et de la tragédie. 131:251 Boutang, qui ne lâche rien, note que son sujet est hanté par la morbidité, la dissolution du corps. Le cadavre est une fin, tout s'ar­rête là (encore un point de vue *économique !*)*.* La résurrection ne fait pas partie de la *démocratie française.* Et c'est le même Gis­card qui voit la France *du dehors,* et doute de l'avenir de la famille. Un moderne cohérent, en somme, et finalement « un anarchiste de clubs, et d'État ». Ce livre foudroyant aura-t-il le résultat escompté (qu'il parte) ? Il faut répondre par une autre ques­tion : Boutang parle-t-il au nom d'un peuple, ou en souvenir d'un peuple ? Et puis, il convertit à l'éloge du gaullisme tout ce qu'il con­damne chez Giscard. Là, non. On ne comprend pas du tout qu'il soit question du « généreux Mi­chel » (p. 83) et que ce Michel soit Debré. Devant qui peut-on dire cela, depuis 1962 ? Et Boutang dé­monte savamment, je veux le croire, la politique africaine de Giscard pour l'opposer à celle de De Gaulle. Mais c'est De Gaulle qui a *fait* Bokassa (et c'est Debré qui a livré des *Mirage* à la Libye). Giscard est sans doute follement complaisant pour les Arabes, mais le tournant fut pris dès 1967. Etc. Quant à Tshombé, les Américains furent idiotement ses ennemis, mais c'est en Algérie qu'il a été tué, après enlèvement et séquestration, sans une protestation de la France gaulliste et de son in­faillible guide. Giscard, hélas, n'est pas une pièce rapportée, ou le mauvais serviteur qui détraque la belle machine. Il semble bien qu'il re­présente les Français, comme la hauteur du liquide dans le ther­momètre représente la température ambiante. C'est que depuis vingt ans on a formé les Français ainsi, on les a poussés dans cette voie (cela se verra clairement demain si Mitterrand par exemple est élu). On ne peut oublier cela. Restent la fougue et la force de ces pages furieuses, d'un souffle égal au souffle de Bernanos. Georges Laffly. ### L'assassinat de Darlan et un autre crime d'Alger I. -- Albert Jean VOITURIEZ : *L'affaire Darlan. L'instruction judiciaire*. Présentation de François Broche. (J.C. Lattès). Voici le point (final ?) d'une affaire qui a fait, couler beaucoup d'encre. L'assassinat de l'amiral de la flotte François Darlan est probablement l'une des plus gran­des catastrophes de notre histoire contemporaine, car nous en su­bissons encore largement les con­séquences : 132:251 la destruction de ce qui était positif dans l'œuvre du Maréchal, les horreurs de la Li­bération, la folle épuration, l'oc­cupation de notre pays par un clan qui règne encore après avoir abandonné l'Empire, liquidé l'Al­gérie et largement livré la nation aux marxistes de divers genres, aux maçons, aux démocrates chré­tiens, aux syndicats et aux étran­gers. La France occupée par l'anti-France maîtresse des médias, ne peut que se poser des questions sur les origines d'une telle tragé­die, en essayant de voir clair au milieu d'un brouillard de menson­ges qu'on nous présente comme dogme d'État depuis 1944. Certes, nombreux sont les livres et même, maintenant, les émissions de télé­vision qui ont évoqué le drame d'Alger, mais nul n'avait entendu le témoignage du principal expert en la matière, tout bonnement le juge d'instruction. Or voici qu'il parle, démolissant avec ardeur tous les échafaudages gaullistes et orléanistes. Comment tout cela est-il arrivé ? L'amiral de la flotte, représen­tant le Maréchal empêché et donc véritable chef de l'État, fut assas­siné le 24 décembre 1942 par un jeune Français nommé Fernand Bonnier de la Chapelle. Ce dernier fut incroyablement fusillé en vi­tesse, au matin du 26 suivant, et ce au mépris de toute justice. C'était un peu sommaire et le général d'armée Giraud qui venait d'être élu à la place de Darlan devait en souffrir quelque peu. C'est ainsi qu'il voulut que tout soit expliqué et à la suite de toute une série de circonstances qui nous sont expliquées, il nomma le com­mandant Voituriez, juge d'instruc­tion militaire, pour reprendre l'affaire à zéro. C'est ainsi que le commandant fut appelé du Maroc à Alger et que les généraux Giraud et Bergeret lui donnèrent tous pouvoirs (9 janvier 1943). Devant un dossier presque vide, le nou­veau juge fit diligence, interrogea tous les protagonistes du drame, sauf, sur ordre de Giraud, le pré­tendant Orléans. Le brave général était en effet effrayé de l'ampleur des révélations et si la justice s'en mêlait avec ce prince, il était im­médiatement obligé de le coffrer ! Ce dernier était en effet officielle­ment sur le territoire français qui lui était interdit par la loi d'exil, en tant que chef de la famille ayant régné de 1830 à 1848. Il fut d'ailleurs évident pour le juge d'instruction que si le prince était resté sur place, c'est qu'il espérait encore qu'on élimine Giraud pour lui frayer le chemin vers le pou­voir. Le cerveau de l'opération précédente était toujours là : c'était le banquier Alfred Pose, brillant synarque et présentement commissaire aux finances du pou­voir en place ; il était aidé par un certain Marc Jacquet, son chef de cabinet, mais aussi « chambellan de monseigneur ». Le résultat de l'enquête (terminée le 16 janvier) montra que de Gaulle comme le prince étaient au courant de la manœuvre et qu'ils avaient donné leur accord. « Les conjurés Pose, d'Astier et Cordier » (le prêtre donnant l'absolution et l'arme !), « qui ont pris l'initiative du complot, l'ont mené à bonne fin. Du moins en ce qui concerne l'assassinat. Le comte de Paris a vu dans le com­plot l'occasion ou jamais de cette restauration à laquelle il a consa­cré sa vie. D'abord trompé par les conjurés, il a progressivement compris qu'on allait au meurtre. Mais cela, il « ne voulait pas le savoir » et il agissait comme s'il ne s'apercevait de rien. Aussi, sans mentir, a-t-il pu écrire au juge d'instruction qu'il blâmait ceux qui se sont permis d'agir en son nom, car il n'avait jamais envisagé d'arriver au pouvoir par le meur­tre. Il est certain que de Gaulle a donné son approbation à l'assas­sinat qui se préparait. Il n'est pas démontré qu'il ait donné l'ordre de l'exécution. Une intime convic­tion n'est pas une preuve. Mais, en l'absence de preuves, il arrive que les convictions demeurent... » Telle est la conclusion fignolée de l'auteur. Giraud et Bergeret lui déclarèrent qu'il n'était pas possi­ble de mettre en prison le quasi-ministre des finances qu'était Pose, ainsi que Jacquet. Le comte de Paris fut enfin expulsé. Revenant d'Anfa où il s'était mis d'accord avec de Gaulle pour ne pas étaler cette affaire au grand jour (ques­tion de prestige vis-à-vis des Al­liés), Giraud éteignit la procédure. « C'était clair : le général de Gaulle ne voulait pas que l'on condamnât d'une manière ou d'une autre ceux qui, volontairement ou non, avaient favorisé le contact avec le comte de Paris. » Le com­mandant Voituriez, scandalisé, pro­posa que les généraux fassent traî­ner l'affaire et qu'on le renvoie à Casablanca. Plus tard, quand tout serait estompé, on trouverait bien « un magistrat susceptible de trahir le dossier. Celui-là rendra le non-lieu que vous désirez » dit-il à Giraud. « Ainsi fut fait. » Maître d'Alger en septembre, de Gaulle fit rendre une ordonnance de non-lieu, non motivée, par un colonel Pagès ! La cour d'appel d'Alger rendit ensuite un arrêt blanchissant Bonnier de la Cha­pelle. De hauts magistrats osèrent juger que Bonnier de la Chapelle avait bien fait de tuer Darlan, qualifié par eux de traître : « La justice faisant l'éloge du crime ! » et l'auteur en est indigné. Cordier eut la médaille de la Résistance et presque tous les autres s'en tirèrent avec des honneurs. Par contre, le commandant Voituriez n'eut que des ennuis, fut obligé de changer d'occupations, alors qu'il était un résistant de longue date, fut rayé de l'armée, devint avocat, attendit des années une réhabilitation qui se manifesta par une Légion d'honneur à titre mili­taire. Ah, la vindicte gaulliste ! Survivant de la tragédie, le comte de Paris trouva le moyen de com­mencer l'évocation de sa vie à la télévision le 21 janvier (!) 1980, ce qui entraîna qu'il eut immédiate­ment à s'expliquer sur le régicide de Philippe Égalité (dont il des­cend de quatre côtés différents) et sur son rôle dans l'affaire Dar­lan. Ce fut minable, car on dérapa tout de suite dans l'évocation du sang. Paru depuis, le livre du commandant Voituriez n'a fait qu'une bouchée de la dialectique embarrassée de monseigneur d'Or­léans. II\. -- Alfred FABRE-LUCE : *Deux crimes d'Alger.* (Julliard.) Ce petit livre est paru peu avant celui d'Albert Jean Voituriez et François Broche, ce qui entraîne qu'il l'ignore, mais il le recoupe largement quant au premier crime. 134:251 Car, ainsi que le montre Fabre-Luce, Alger fut bien le siège, le décor de deux crimes d'importance pour notre histoire, « L'exécution de Darlan » et « L'affaire du bazooka », traités l'un à la suite de l'autre et offrant un autre point commun : il s'agit en effet de meurtres destinés à changer la lé­gitimité politique et à frayer la voie du pouvoir à feu de Gaulle. On pourra certes reprocher à Fabre-Luce bien des erreurs sur les Capétiens ([^96]), mais, l'ensemble est bien vu. Fabre-Luce montre le « comte de Paris » trempant dans la disparition de l'amiral en distribuant des portefeuilles dès le 12 décembre et souligne discrète­ment les arrière-plans israélites qu'on peut entrevoir autour de Pierre Alexandre et de François d'Astier... C'est ce dernier qui donna à son frère Henri (et donc au « comte de Paris ») la consigne d'élimination de Darlan. Ce crime fut accompli avec beaucoup d'ha­bileté par de Gaulle et beaucoup d'imprudence de la part du prince d'Orléans (p. 77). L'évocation de ce binôme est l'occasion pour Fabre-Luce de souligner la com­plicité des deux hommes, person­nages cependant inégaux et dont l'un roulera l'autre depuis 1942. Les mémoires du « comte de Pa­ris » sont éloquents à ce sujet... En 1942, de Gaulle s'est débarras­sé de Darlan, de Giraud et de l'Orléans (p. 88) ; par la suite, sous la V^e^ République, il fera lan­terner de magistrale façon un pré­tendant tremblant de désir devant une couronne possible ou même un simple fauteuil présidentiel. Ci­tons Fabre-Luce p. 83 : « Mais le pouvoir peut aussi avoir pour origine et fondement un rite de sang versé. Rien de mieux pour marquer une rupture et souder un clan. Bonaparte, nous l'avons vu, fonda son Empire sur l'exécution du duc d'Enghien. De Gaulle a fondé le sien sur d'autres exécu­tions : Darlan, Pucheu. De tous les hommes, le comte de Paris était le moins capable de lui con­tester cette légitimité-là. A Alger en 1942, le parent du duc d'En­ghien s'était trouvé associé au successeur de Bonaparte. » Mais il est vrai, ce que n'a pas compris Fabre-Luce, qu'on a l'habitude des ruptures de légitimités chez les Or­léans où c'est devenu une affaire de famille ([^97]). Parmi les retom­bées de tous ces hauts faits se trouvent la collaboration de De Gaulle et des communistes dès Alger, puis sous la V^e^ République, ainsi que les amitiés que le même de Gaulle eut pour les Soviétiques. 135:251 L'affaire du bazooka est bien oubliée de nos jours. Il s'agissait tout bonnement de liquider le gé­néral Salan, nommé commandant de la 10^e^ région militaire, donc à Alger, alors qu'on le créditait de la liquidation de l'Indochine. Sa­lan tué, le général Cogny maître des lieux à Alger, l'appel à un gouvernement de salut public, le retour au pouvoir de De Gaulle à Paris, tel était le scénario de bril­lants patriotes et même d'un co­mité de six gaullistes, en tête des­quels se trouvait le curieux Michel Debré, farouche patriote et don­neur de leçons, déshonoré depuis par son appui inconditionnel à feu de Gaulle qui largua l'Algérie et le reste. Il est curieux que l'au­teur ne donne pas tous les noms des membres de ce comité clandes­tin... ([^98]) Quoi qu'il en soit, tout fut assez minable et les stratèges de la révolution furent sans doute à l'origine de pas mal d'attentats devant provoquer des tensions en­tre les communautés d'Algérie. Qu'arriva-t-il exactement à Alger lors de l'assassinat de Froger ? Les désordres qui suivirent devaient parachever l'atmosphère subversi­ve... Le pire fut que les tueurs se couvrirent de ridicule en tuant le commandant Rozier au lieu du général Salan ! C'est en effet le 16 janvier 1957 que ces artistes lancèrent une roquette sur un bureau occupé par un autre que l'homme visé. On remarquera l'étouffement de l'affaire, les protagonistes s'en tirant à meilleur compte. Il est vrai aussi que de Gaulle était enfin re­venu au pouvoir et que la Répu­blique des camarades se devait de minimiser les grandes manœuvres destinées à mettre sur le trône ce catastrophique général. Selon Alfred Fabre-Luce, Salan tiendra Debré pour être le véritable assassin du commandant Rozier (p. 137) et il est manifeste que la possible évo­cation de l'affaire du bazooka contribuera à sauver Salan lors­qu'il sera traîné devant un tribunal parisien. Fabre-Luce retrace les épisodes mystérieux et codés d'un procès joué de main de maître par Tixier-Vignancour... ce qui nous vaut d'ailleurs l'évocation de Mitterrand et de l' « attentat » du jardin situé entre le Luxembourg et l'Observatoire. Comme le mon­tre Fabre-Luce, il n'aurait pu ima­giner lors du procès de Salan qu' « on verrait reparaître en pro­fesseurs de vertu les deux hom­mes... Michel Debré, incitant les Français du dernier quart de siècle à la continuité de vues et à la ri­gueur morale, François Mitterrand, dénonçant les violations du droit et s'identifiant à la cause de la justice » (p. 143). Il est vrai que c'est un bien tragique destin pour notre pays que d'être per­pétuellement confronté à de pareils acteurs. Le pire est que la méca­nique mise sur pied par tous ces brillants politiciens est si démente, si diabolique, que tout est, fait pour perpétuer cette classe poli­tique. Ceci dit, comme on a raison d'avoir peur de ce qui peut en­core arriver avec les gaullistes ! Car, Fabre-Luce a PEUR, cela crève les yeux quand on lit les lignes feutrées que cet homme distingué écrit en pensant probablement à son cher Giscard qui lui est si proche. Citons ces lignes finales. (p. 151) : 136:251 « On a tué en 1942, au nom de la France, le seul hom­me qui, au moment décisif, s'était montré capable de faire de l'Afri­que du Nord française le trem­plin de la victoire alliée : Darlan. En 1957, on a voulu tuer, au nom de l'Algérie française, l'homme qui allait être, quelques années plus tard, son dernier défenseur, le chef de l'O.A.S. : Salan. On pourrait viser la prochaine fois un homme auquel on n'aurait à repro­cher que d'occuper une place con­voitée et de frustrer ainsi certaines ambitions. Certes, des procédés plus raffinés sont utilisables. Un homme qui gêne peut être « éli­miné » -- même physiquement par le dénigrement et l'usure, sans qu'il soit nécessaire d'user d'un revolver ou d'un bazooka. Mais cette méthode « douce » n'opère pas à coup sûr. Certains fléchis­sent, d'autres résistent. Si un hom­me-cible s'avère capable de domi­ner les épreuves, on en reviendra peut-être au temps des spadassins. *Caveant consules. *» A la lecture des mots précédents, le clan gaulliste a accusé le coup car ils sont sacrilèges. J'ai comme une vague impression que la pau­vre France va subir dans les mois qui viennent bien des navrantes péripéties républicaines, sociales, laïques et obligatoires. Hervé Pinoteau. 137:251 ## DOCUMENTS ### Une opinion sur Marcel Clément et le devoir des catholiques *Commençons par l'anecdotique, pour sourire un peu.* *Dans son numéro 781 du 1^er^ février, le bi-mensuel* « *L'Homme nouveau *»*, dont Marcel Clément est directeur, fait écho en sa deuxième page à la question :* « *Qui êtes-vous, Marcel Clément ? *»*. Et il consacre les pages 7 et 8 à y répondre.* *Les quatre premiers intertitres donnent le découpage biogra­phique suivant :* \[1\] « Après des études supérieures à Paris » \[2\] « ...et des missions économiques en Indochine, au japon, à Washington (1945-1947)... » \[3\] « ...c'est l'enseignement doctrinal au Canada (1947-1962) ... » \[4\] « ...puis le retour en France, la rédaction de « L'Homme nouveau » (depuis 1962). » *Sous les intertitres 3 et 4, qui ont de quoi attirer une attention amusée, on lit :* « A partir de 1949, c'est le Canada. Marcel Clément, qui avait passé à la Sorbonne la licence et le D.E.S. en philosophie, y sou­tiendra une thèse de doctorat en philosophie sur « L'économie sociale selon Pie XII » (1953). Par ailleurs, il publie « Esquisses pour l'homme ». 138:251 « Entre 1949 et 1962, il est si­multanément professeur à la fa­culté des sciences sociales de l'uni­versité Laval, à Québec, profes­seur de doctrine sociale de l'Église au grand séminaire de Montréal, professeur d'analyse et de conjonc­ture économiques (troisième année de licence) aux Hautes Études commerciales de Montréal, profes­seur de doctrine sociale au grand séminaire de Sherbrooke. Les principaux volumes consacrés à la doctrine sociale sont publiés au cours de ces quinze années. « En 1962, il renonce à son enseignement au Canada pour de­venir rédacteur en chef de « L'Homme nouveau », collabo­rant avec l'abbé André Richard auquel il succédera comme direc­teur de la publication en 1972, etc. » *Un tel enseignement au Canada, cela saute aux yeux, devait à coup sûr immobiliser Marcel Clément beaucoup plus de trois ou quatre mois par an. Le* « *retour en France *» *ne fut donc que de 1962.* *Une bio-bibliographie aussi belle, et aussi habile, il faut l'avoir lue. On peut demander ce numéro de* « *L'Homme nouveau *» *à l'adresse du journal, 1 place Saint-Sulpice à Paris.* \*\*\* *Dans le même numéro, Marcel Clément expose quelle est selon lui la* « *seule possibilité *» *et la seule* « *espérance *» *pour la France :* « N'étant ni collectiviste ni libéral, ni gaulliste ni giscardien, mais simple citoyen cherchant à user de mon bulletin de vote avec des chances raisonnables de voir élu un homme ayant une visée politique suffisamment proche du bien commun de mon pays, j'ai rarement expérimenté à ce point ce qu'est la vertu d'espérance. Elle commence véritablement au-delà de tout motif humain, c'est-à-dire raisonnablement fondé, d'espérer. « Il n'est point raisonnablement fondé d'espérer que les non-gaullis­tes encore blessés votent pour un candidat gaulliste... « Il n'est point raisonnablement fondé d'espérer que ce candidat puisse l'emporter au premier tour pour être en face du candidat collectiviste au second tour­ « Et après le déjeuner Debré-Chirac du 22 janvier, puis la guerre des communiqués qui s'en est suivie, il n'est point raisonna­blement fondé d'espérer que les deux candidats trouveront simul­tanément, devant Dieu, assez de force d'âme pour confondre leurs efforts au lieu de les disperser l'un contre l'autre. « C'est tout à fait évident. Mais comme c'est, à vues hu­maines et dans les circonstances présentes, la *seule possibilité* pour la France de ne point être naufra­gée dans une politique de suicide biologique non moins que spirituel, je pense qu'il faut activement, et malgré tout, espérer. 139:251 Et qu'il faut, plus que jamais, prier Dieu, par Notre-Dame, patronne de la Fran­ce, pour l'avenir de nos familles, pour la possibilité, pour nos jeunes foyers, d'élever des enfants sans être des cas sociaux, sans relever, par la volonté du législateur, de l'assistance aux familles nécessi­teuses. Espérer contre toute espéran­ce ! Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois. » *Voilà un exemple de télescopage entre la vertu théologale d'es­pérance* (*surnaturelle*) *et les espérances* (*temporelles*) : *sans doute l'une et les autres ne sont pas sans communication, mais il ne faut pas, même si on les porte dans une même prière, aller jusqu'à les lier, et finalement les confondre.* *De même,* « *espérer contre toute espérance *» *est une belle et, forte attitude, qui mérite de se voir proposer une meilleure perspective que le ralliement électoral à un gaullisme supposé réunifié par le miracle d'une réconciliation Chirac-Debré. Non, l'espérance n'est pas enfermée dans cette seule perspective, non, l'espérance politique n'est pas captive à ce point.* *Marcel Clément semble avoir oublié :* *1. -- que les régimes politiques ne sont pas éternels ;* *2. -- que la V^e^ République a déjà duré dix ans de plus que la IV^e^ ;* *3. -- et que ce n'est* JAMAIS PAR DES ÉLECTIONS *que la France change de régime...* \*\*\* *On peut raisonnablement craindre que* « *L'Homme nouveau *» *n'éloigne les esprits des* ACTIONS POLITIQUES NON ÉLECTORALES *davantage qu'il ne les y prépare.* *Dans le numéro du journal* « *Présent *» *paru au même moment, nous lisons à ce sujet une opinion sur Marcel Clément et le devoir des catholiques. Nous pensons y reconnaître la plume de Romain Marie :* « Gilbert Tournier cite avec raison Marcel Clément dont nous avons toujours, dans l'ordre de la politique extérieure, apprécié la pertinence des analyses. Ceci nous est l'occasion, comme nous le demande un de nos lecteurs, de préciser notre position à l'égard de celui-ci. Elle est celle d'une amitié à la fois admirative et déso­lée. « -- Admirative, parce que dans l'ordre de la pensée politique, éco­nomique, sociale, Marcel Clément a délivré un enseignement (cf. no­tamment ses articles dans les premières années de la revue « Itiné­raires ») précieux par son étendue et sa clarté. 140:251 « -- Désolée d'abord parce que nous pensons que dans l'application pratique Marcel Clément n'a guère incité ses lecteurs au combat et s'est toujours rallié au « moindre mal » sans penser à favoriser la naissance de ce vaste mouvement national qui pourra permettre de faire réellement échec à la Révo­lution. « Désolée surtout, parce que dans l'ordre religieux Marcel Clé­ment ne nous semble guère disposé à voir totalement l'étendue de la subversion et les complicités qu'elle rencontre dans les plus hautes sphères. Ainsi, il se plaint souvent de l'ostracisme que les « bu­reaux » de l'Église de France pra­tiquent à son égard mais n'entend guère observer que ces bureaux sont bien ceux qui sont installés, protégés, pourvus, par les auto­rités de l'église conciliaire. Obser­vons au passage que Marcel Clé­ment ne songe guère semble-t-il à lever pour sa part l'interdit « de revue de presse » dont l'Homme nouveau semble frapper les re­vues et journaux traditionalistes. « Nous regrettons par exemple que notre campagne pour le boy­cott des jeux Olympiques à Mos­cou qui pourtant ne pouvait en rien froisser les positions religieu­ses de l'Homme nouveau n'ait pas rencontré le moindre écho dans ce journal. « Cela ne nous empêchera pas de continuer à proposer à Marcel Clé­ment de nous rencontrer au-delà de nos divergences, pour faire face dans l'amitié française au génocide qu'il ne peut lui aussi que dé­noncer. » *Marcel Clément dénonce en effet ce qu'il appelle* « *une politi­que de suicide biologique non moins que spirituel *»*. Est-il permis d'observer que* SUICIDE *n'est pas vraiment exact. Ceux qui imposent cette politique ne se tuent pas eux-mêmes, ils sont étrangers à ce qu'ils tuent, ils sont étrangers aux plus profondes traditions nationales et religieuses de la France. C'est pourquoi il nous paraît plus approprié de parler d'un* GÉNOCIDE (« *biologique non moins que spirituel *»)*, selon le mot juste lancé par Romain Marie et repris par François Brigneau, par la revue* ITINÉRAIRES *et par le* CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. 141:251 ### Deux opinions sur Jean-Marie Le Pen et le devoir des citoyens *Il n'est ni équitable ni franc de commenter l'approche des élections présidentielles en France comme le font plusieurs publi­cations catholiques : c'est-à-dire comme si Jean-Marie Le Pen existait si peu qu'il ne vaille pas la peine d'en parler, ni seulement de le nommer. On peut estimer qu'il ne ferait pas un bon prési­dent, ou trouver qu'il n'est pas un bon candidat, et le dire. Mais l'ignorer, c'est fausser carrément le tableau, cela permet d'aller raconter par exemple que* «* les moins éloignés *» *de la doctrine sociale de l'Église sont Debré, Chirac et Giscard...* *Avant les élections législatives de mars 1978, la revue* ITINÉ­RAIRES *avait mené une enquête politique très détaillée* ([^99]) : *il en ressortait, nous n'y pouvons rien, que le* « *moins éloigné ; *» *était Jean-Marie Le Pen.* *Notre pronostic actuel est que Jean-Marie Le Pen ne sera pas candidat aux présidentielles, en raison des conditions draconiennes qui barrent l'accès à la candidature et le réservent aux seigneurs de la classe dirigeante.* 142:251 *Le parti communiste fait partie de cette classe, sa CGT est subventionnée par l'État, ses hommes et ses idées ont droit de cité permanent sur les antennes. En sont exclus les hommes et les idées de* « *travail-famille-patrie *» *et de* « *Dieu premier servi *»*. Mais enfin dans la circonstance présente notre pronostic n'est rien de plus qu'un pronostic, par nature hasardeux. On nous parle aussi d'un candidat purement et simplement* « *ca­tholique *»* : Gilbert Grelin. La difficulté à nos yeux n'est pas qu'il soit catholique, mais qu'il puisse vraiment être candidat, ce qui nous paraît beaucoup plus hors de portée encore que pour Jean-Marie Le Pen. Nous n'en tirons pas argument pour éternelle­ment nous croiser les bras. Si notre pronostic se vérifie* (*mais beaucoup ne le croiront que lorsqu'ils l'auront vu*) *il faudra -- tirer les conséquences pratiques de la situation bien vérifiée où nous place le système actuel. Nous nous y efforcerons.* \*\*\* *Voici premièrement des extraits de l'article de* François BRI­GNEAU *dans* « Le National », *numéro 15 de novembre-décembre 1980 :* -- Ah, ah !, Je vous y prends. La main dans le sac, s'écria mon ami Thomas. -- Pas possible ! dis-je. Et de quel sac s'agit-il, s'il vous plaît ? -- De votre sac à malice dans lequel vous avez plus d'un tour. -- Mais encore... -- Este vrai ce que l'on me chante ? Vous avez adhéré au comité électoral de Le Pen ? Mon ami Thomas frétillait. Il avait le teint vif et le regard bril­lant, la mine gourmande, aussi. Visiblement il venait de découvrir un aspect particulièrement peu ragoûtant de ma nature et ne ré­sistait pas au plaisir de me le faire savoir, toutes affaires cessantes. Les voluptés de nos meilleurs amis ont souvent d'étranges moteurs. -- Et quand cela serait, dis-je. Vous allez donc appeler à voter pour lui ? J'en convins. Thomas éclata. -- C'est la meilleure de l'an­née, rugit-il. Je vous croyais pour­tant hostile à l'ignoble loi du nom­bre, au suffrage, à tout l'attirail de la démocratie, ce régime néfaste dont vous ne cessez de répéter qu'il conduit à leur perte l'Occi­dent en général et la France en particulier. -- C'est vrai. -- Et vous ne voyez pas la contradiction ? Le tour de passe-passe ? Le truquage ? -- Non. -- Eh bien vous avez une belle santé. Et un fier culot. A moins que ce ne soit le ramollissement cérébral d'une sénilité à peine pré­coce qui commence. Car vous ne pouvez prétendre que ce n'est pas tricher que de dénoncer un jour le vote et ses turpitudes pour appeler, le lendemain, vos amis à voter. Notre vieux maître, Char­les Maurras... -- N'a jamais dit autre chose. 143:251 -- Vous vous moquez de mol ? -- Pas le moins du monde. Maurras n'était pas contre l'élec­tion. Il était contre la démocratie. Il l'a écrit : « Le mal, ce n'est pas le fait d'une élection, c'est le système électif étendu à tout, c'est la démocratie. » Il a même tou­jours été contre l'abstention. -- Vous plaisantez ? -- Nullement. Je cite. « S'il faut nous abstenir, quant à nous, ce n'est pas de voter, c'est de *conce­voir aucun espoir fallacieux dans la vertu du vote. Il faut voter et bien voter,* pour parfaire la dé­monstration de l'impuissance du vote entendu comme solution. Il faut voter pour *décliner, par un acte public, toute responsabilité dans l'échec.* Il faut voter pour établir que la liberté et la lucidité de la pensée n'excluent ni un cœur sociable, ni un esprit conci­liant, ni la discipline, ni la cour­toisie, ni l'indulgence envers les faiblesses humaines. Les enfants que l'on contrarie sur des vétilles deviennent ingouvernables *sur l'im­portant. Il faut voter pour être, au lendemain du vote, en état de redire la pure vérité* aux grands enfants qu'entraîne aujourd'hui cette duperie. » Je pourrais conti­nuer longtemps ainsi. Je pourrais vous prouver que l'admirable théo­ricien de l'Action Française a été pour le vote des femmes et le suffrage universel. -- Cette fois vous allez trop loin. -- Mais, non. Écoutez : « Nous en avons si peu au suffrage uni­versel que nous voudrions l'éten­dre. Nous voudrions que les en­fants à la mamelle, qui ne peuvent pas voter, fussent représentés par le suffrage de leurs parents. Nous vaudrions voir voter les femmes, du moins celles qui représentent une existence non engagée dans les liens du mariage, un intérêt non confondu dans les complexes intérêts du foyer. Le suffrage uni­versel ne nous « effraye » nulle­ment. Nous sommes effrayés des choses auxquelles on l'applique. » -- Je n'en crois pas mes oreil­les. -- Maurras a même condamné les entraves mises par la Républi­que au droit de vote. « Nous l'avons dit souvent : si c'était sérieux, si l'on y croyait, si la République vivait les idées qu'elle prétend exprimer, si la souverai­neté du peuple était conçue véri­tablement, le premier article de la constitution comporterait une loi qui défendrait la libre volonté des votants. Or celle-ci est bridée en première ligne... » A son époque Maurras dénonçait l'interdiction des candidatures multiples, le dé­coupage des circonscriptions fait à la carte pour favoriser d'élection de certains candidats, les mesures prises pour empêcher l'élection des royalistes. Aujourd'hui il s'élève­rait contre la barre des 500 si­gnatures, le rôle des préfets, les faveurs accordées aux candidats officiels. Voter pour Jean-Marie Le Pen c'est d'abord protester contre ce détournement abusif du suffrage universel, car J.-M. Le Pen n'a cessé de protester, dès le premier jour, contre les décrets scélérats qui favorisent, les nantis de la politique politicienne et in­terdisent pratiquement à l'électeur -- et surtout à l'électeur de Droite -- de faire le choix qu'il juge bon. -- Le Pen n'a quand même pas été le seul à s'élever contre ces pratiques. -- Non. -- Il n'est pas le seul à en être la victime. -- Je vous l'accorde. Ai-je dit qu'il était le seul ? J'ai dit qu'il avait été le premier à se dresser contre ces manigances qui ne font pas honneur à ceux qui, les ont tricotées. 144:251 En revanche, il est le seul, à Droite, à avoir coupé les ponts avec le système qui en porte la responsabilité et avec certains des hommes qui y sont entrés, au nom d'un « entrisme » tactique mais qui s'est révélé de profit. Vous voulez que je vous fasse un dessin ? -- Non. Non. Je vous ai com­pris. -- Parfait. En recommandant à nos amis de ne pas s'abstenir je n'ai cessé d'être dans le droit fil de l'enseignement maurrassien qui disait : s'abstenir revient à approu­ver car « qui ne dit mot consent ». En recommandant de voter pour Le Pen je n'ai pas davantage trahi la vieux Maître. Le Pen est le seul candidat qui, s'il était élu, déclencherait immédiatement la révision des-procès de l'Inquisition gaullienne qui ont entraîné la con­damnation du Maréchal Pétain et de Charles Maurras. Et, croyez-moi, ce n'est pas rien. -- S'il était élu, peut-être... Mais vous savez bien qu'il n'a aucune chance. -- Autant de chance que Mme Marie-France Garaud, que M. Mi­chel Debré, éventuellement que M. Jacques Chirac. J'avoue que je suis peiné de voir des gens que j'estime, des gens qui tiennent pour criminelle la grande épuration de la Libération, celle qui vit de Gaulle et les siens livrer la Droite française aux communistes, voter et faire voter pour des candidats qui doivent tout à ce crime et s'en flattent. Comme je suis malheureux quand d'autres gens, parfois les mêmes, qui se battent courageuse­ment pour conserver Mayotte ou les Nouvelles-Hébrides à la France, votent ou font voter pour des can­didats qui ont sacrifié l'Algérie Française aux calculs du général. Tel M. Debré. Il vient de faire paraître une « Lettre aux Fran­çais sur la reconquête de la Fran­ce ». Mais il omet de dire où il veut la pousser. Jusqu'à Taman­rasset, peut-être ? -- Nous nous éloignons du su­jet. Nous y sommes en plein, Vous m'avez cherché noise en di­sant que l'admiration, chaque jour augmentée que je porte à Charles Maurras, jurait avec mon soutien à Jean-Marie Le Pen. Je vous explique qu'il n'en est rien. Je vous prouve que Maurras était contre l'abstention. (...) Après la triste affaire de la rue Copernic, dans le climat que vous savez, un seul homme poli­tique a eu le courage d'organiser une conférence de presse pour dé­noncer l'amalgame que la racaille intellectuelle s'employait à mon­trer. C'est Le Pen. Cela devait suffire à lui valoir l'indulgence et les suffrages (...). -- Mais... -- Il n'y a pas de mais, mon vieux Thomas. Vous ne croyez que ce que vous voyez. Et que voyez-vous ? Ici, un candidat comme Giscard qui ne peut être élu qu'avec la complicité communiste ; là, un autre, comme Mitterrand, qui ne pourrait gouverner sans l'appui du P.C. Et entre ces deux forces où se défait le pays, vous vous refuseriez à essayer de faire nombre derrière le seul homme qui tienne le langage qui vous est le plus proche ? *Voici secondement des extraits d'un article paru dans* « *Pré­sent *»*, où nous pensons reconnaître la plume de* JEAN FAURE : 145:251 On dit que nous sommes contre le principe électoral. On dit aussi que nous sommes partisans d'un retour à l'Ancien Régime... Lors­que l'on sait que, sous la monar­chie, nos ancêtres votaient plus que nous, et pratiquement chaque année pour renouveler les consuls de leurs communes, on comprend mieux l'inanité des dires de nos détracteurs. On nous dit opposés au suffrage universel, nous qui pensons, au contraire, que le petit d'homme, le nouveau né qui ne peut encore s'exprimer devrait accorder une voix supplémentaire à ses parents. Ne va-t-on pas donner une demi-part fiscale de plus à chaque chef de famille, à compter du troisième enfant, pour le calcul de son im­pôt sur le revenu ? Ce à quoi nous nous opposons, c'est au mythe de la souveraineté du peuple et à la stupide loi du nombre, au régime des partis qui en découle, à l'affreux déchire­ment de la France en deux blocs opposés qui est la conséquence d'un système livré à la publicité, aux mass-média, à l'empire de la ploutocratie. Ce que nous voulons est un vote ORDONNÉ et QUALIFIÉ, une élection faite par des citoyens libres de tous groupes de pression et sur des sujets qu'ils peuvent connaî­tre. A chacun doit revenir la fonc­tion qui correspond à ses capaci­tés ; c'est notre théorie des corps intermédiaires. Des « conseils », des « états », oui ! Mais il n'est pas au pouvoir des citoyens de diriger l'État. Il est aberrant de penser qu'un chef d'État est soumis au caprice de l'élection, de la publicité, de la bonne gueule qu'il exhibe sur un écran de télévision, et en dé­finitive de l'argent. Il est aussi aberrant de constater qu'un « élu du peuple » ne peut penser qu'à son élection d'abord, à sa réélec­tion ensuite, et qu'à cette fin il sera donc obligé d'utiliser tous les moyens démagogiques, de faire toutes les promesses, avant d'ac­complir la tâche pour laquelle il est désigné. N'étant inféodés à aucun parti politique, ni même, de près ou de loin, à aucun homme du régime, nous ne nous en trou­vons que plus à l'aise pour rappe­ler ce que nous a prouvé (s'il en était besoin) un homme qui fut le seul candidat à participer à notre journée « Amitié Française » du 30 novembre. Jean-Marie Le Pen dé­fend, avec nous, les mêmes posi­tions contre le génocide sous toutes ses formes. Depuis 25 ans il est à côté de nous, au même créneau. Quel est celui, parmi les élus de 1956, qui peut encore porter ce témoignage de fidélité ? C'est donc sans illusion, mais avec amitié et reconnaissance que nous appelons nos amis et mili­tants à aider le seul candidat na­tional véritable et à voter ou faire voter pour lui, sachant bien que nous gardons toute notre dispo­nibilité et nos forces vives pour le combat qui sera le nôtre après l'échéance d'avril. *Oui, de toutes façons, et parce qu'aucun régime politique en France n'a jamais été établi ou renversé par des élections, nous regardons vers le combat qui sera le nôtre après l'élection prési­dentielle.* 146:251 ## Informations et commentaires ### Les quatre ou cinq plus grands écrivains contemporains Dans un périodique de « for­mation » qui est habituellement sympathique, bien intentionné, dynamique et résolument opti­miste, nous avons lu en jan­vier, page 8, ces lignes d'une désolation navrante : « Le désert français est une réalité non seulement géographi­que et administrative, mais aussi morale et artistique. Certes nous avons eu Malraux, Camus, Céline, Sartre, pour citer les plus grands parmi les quelques contempo­rains : Mais avons-nous mesuré quel était l'univers de leur œuvre ? Hormis Céline dont le génie verbal transfigure tout ce qu'il touche (mais le génie n'est pas omniprésent dans son œuvre) quel morne désespoir ! » Le plus bizarre est que ces quatre auteurs-là, Malraux, Ca­mus, Céline, Sartre, nous soient présentés comme « les plus grands ». Bien sûr, on peut entendre par *grands* ceux qui ont eu le plus d'importance sociologique, le plus d'influence, sans aucun jugement de valeur sur la beauté, la vérité de leur œuvre. Mais Aragon et Claudel, entre autres, n'ont-ils pas été aussi « grands » en ce sens-là ? -- Attention, dira-t-on. Vous sortez du cadre. Aragon est en­core vivant. Claudel est né en 1868. Vous voyez bien que les *contemporains* dont on vous parle, ce sont seulement des morts ; et que le plus ancien d'entre eux, Céline, est né en 1894 ; ne remontez pas plus loin. Ce qui élimine Pourrat et La Varende (nés en 1887) ; et Bernanos (né en 1888). 147:251 -- Bon. Si l'on veut. Pla­çons-nous à l'intérieur des mêmes limites. Parmi les écri­vains de langue française nés après 1893, et aujourd'hui décé­dés, les plus grands sont-ils donc Sartre, Céline, Camus, Malraux ? Le contexte de la citation, le lieu d'où elle est extraite, qui est de « formation », nous in­diquent qu'il ne s'agit d'ailleurs pas des plus « grands » par la seule importance matérielle, mais qu'il s'agit bien de gran­deur « morale et artistique ». Mais quelle disgrâce. Le choix de ces quatre-là est celui du conformisme mondain. C'est le choix que feraient sans doute, si on les interrogeait, Giscard et Mitterrand ; c'est le choix que l'on ne s'étonnerait pas de lire dans *La Croix* et dans *Le Monde,* dans *Le Figaro* et dans *L'Express.* Dans un périodique de formation intellectuelle, on attendrait autre chose : expli­quer au public que Sartre, par exemple, sait écrire, mais qu'il écrit sale, comme dit très exac­tement Georges Laffly ; et que Céline, dont la puissante sono­rité verbale n'est pas forcément du génie, défigure ce qu'il tou­che aussi souvent qu'il le transfigure... Et puis Camus. Écrivain émouvant quand il est bref. Est-il véritablement plus « grand », par la pensée ou par l'art, que Saint-Exupéry ? que Giono ? que Montherlant ? Sans doute est-il fort aventu­reux de prétendre mesurer la « grandeur » des contemporains. Boileau là-dessus énonçait de justes prudences. A esquisser de tels classements, on se peint (on se classe) surtout soi-mê­me : quelle révélation du cœur d'avoir inscrit Sartre, Sartre ! et Céline, et Camus, au nombre des quatre « plus grands parmi les contemporains ». Quelle ré­vérence des grandeurs d'établis­sement. *Hormis Céline, quel morne désespoir ?* Le morne désespoir est dans Céline davantage que dans Malraux... Gardons Malraux, mais alors sans omettre Montherlant. Tout de même, en restant à l'intérieur des limites, c'est-à-dire en se limitant aux auteurs nés après 1893 et déjà morts, on en trouve plusieurs autres à qui il est impossible de re­fuser l'accès au premier rang littéraire : Marcel Aymé, Bra­sillach, Lanza del Vasto, Saint-Exupéry, Pagnol, Giono. Cha­cun d'eux est plus *grand* que Sartre, que Camus, que Céline. Oui, non ? On peut en dispu­ter ? Certes. Mais ceux que nous indiquons, sans être abso­lument des « maîtres », sont à coup sûr moins indignes d'at­tention, et de nomination, quand on se préoccupe de for­mation intellectuelle. J. M. 148:251 ### Qui est ce mystérieux Joseph Kieiner A la suite d'un article du P. Joseph de sainte Marie sur la con­célébration, dans le n° 180, mai-juin 1979, de « *La Pensée catho­lique *»*,* « *Esprit et Vie *» (*L'ami du clergé*) publiait, dans son n° 51, 20 décembre 1979, un article de Joseph Kleiner qui présentait des vues opposées à celles du P. Jo­seph de Sainte Marie. Celui-ci, poursuivant dans « *La Pensée ca­tholique *» sa série d'articles sur la concélébration, Joseph Kleiner publia dans « *Esprit et Vie *»*,* n° 41, 9 octobre 1980, une nou­velle étude sur le même sujet, également en opposition avec le P. Joseph de Sainte Marie qui, dans le n° 189, novembre-décembre 1980, de « *La Pensée catholique *»*,* déclarait : « Nous ignorons qui est ce théologien ou plus probable­ment ce liturgiste, dont le nom est par ailleurs inconnu et dont on vient à se demander, ne s'agissant pas là d'un nom de plume connu, si ce n'est pas un pseudonyme. Mais ce que nous tenons à préci­ser, pour détromper certains lec­teurs et non des moins avertis, c'est que l'auteur de ces articles n'a strictement rien à voir avec le vénéré et Rme P. Dom Sighard Kleiner, Abbé général de l'Ordre de Cîteaux » (p. 30). Quand on prend un pseudo­nyme pour polémiquer (comme c'est le cas), on a généralement des raisons, bonnes ou mauvaises. Elles n'apparaissent pas clairement en l'espèce. Joseph Kleiner parle-t-il pour lui-même, ou pour un groupe ? D'autre part, quand le pseudonyme est inconnu, il en­gage normalement la publication qui l'abrite. Apparemment, ce n'est pas le cas, «* Esprit et Vie *» se contentant de publier l'article sans le faire sien. Dernière hypo­thèse : Joseph Kleiner serait bien le nom de l'auteur. Mais alors qui est-il ? Comment se fait-il que per­sonne ne le connaisse ? D'où vient cette atmosphère de mystère ? Louis Salleron. 149:251 ### Les ignorances (?) de Marc Dem L'abbé Georges de Nantes, dans la CRC de février : « *Il faut que Rome soit dé­truite,* de Marc Dem (Albin Mi­chel) *est un livre des plus agréables à lire par tous, et constitue une vivante, passion­nante rétrospective des vingt-cinq dernières années de l'Église, en de petits tableaux et dialogues criants de vérité. Sur les démolisseurs. Sur les défenseurs. Que l'auteur ait voulu systématiquement nous ignorer, comme c'est devenu la règle, ne m'empêche pas de vous en conseiller la lecture et la diffusion. *» Marc Dem a semblablement ignoré la revue ITINÉRAIRES. Tant pis... pour lui. La plupart des er­reurs de fait ou de doctrine que contient son ouvrage proviennent de sa volonté d'ignorer (ou de pa­raître ignorer ?) les sources de do­cumentation comme la CRC et comme ITINÉRAIRES : le recours -- pourtant bien normal sur un tel sujet -- aux collections de ces deux publications lui aurait évité des bévues qui ne sont pas toutes de détail. Un exemple. Il écrit en sa page 226 : *La première édition, en* 1970 \[*du* « *Nouveau missel des dimanches *» *de l'épiscopat français*\] *fit sursauter beau­coup de fidèles, parce qu'il y était précisé, à propos de la messe :* « *Il s'agit simple­ment de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accom­pli. *» *Cette définition provo­qua un tollé, qui n'émut guère les responsables. *» La première édition, qui date en réalité de 1969, ne fit sursauter personne et ne provoqua, aucun tollé. Et cette absence complète de réaction constitue le point le plus (lamentablement) remarquable de l'affaire. Les catholiques traditionnels n'a­vaient rien remarqué dans le « Nouveau missel » pour la bon­ne raison qu'ils ne s'en servaient pas. Ceux qui s'en servaient n'étaient sans doute déjà plus en état de remarquer l'anomalie : en tout cas *personne* ne formula à haute voix la moindre observation. C'est seulement *en janvier* 1973 que la revue ITINÉRAIRES et son SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR publient la découverte, faite par hasard dans l'édition de l'année liturgique 1972-1973. (« En feuilletant au mois de décembre, en feuilletant à peine et du bout des doigts le Nouveau missel des dimanches pour l'année 1973, j'étais tombé sur la page 383 », etc.) D'où la lettre publique au cardinal Marty du 26 janvier 1973, publiée dans ITINÉRAIRES de mars. Il apparut alors, recherche faite, que le même texte figurait déjà dans le Nouveau missel des dimanches pour l'année liturgique 1969-1970. *Célébrants et prati­quants de la nouvelle messe ne s'étaient aperçu de rien.* « Ou en­core, quel autre abîme s'ajoutant au précédent, ceux qui d'aventure ont aperçu quelque chose sont res­tés silencieux, comme il convient de l'être dans un pays occupé par l'ennemi. L'Église militante se tait sous la botte, comme un pays occupé. » Tout l'essentiel de cet épisode est aisément accessible : dans le volume *La religion du cardinal Marty,* essai sur la religion de l'épiscopat français (toujours en vente chez DMM) ; et, pour le détail précis et complet, dans la collection de la revue ITINÉRAIRES. 150:251 Le livre de Marc Dem appellerait un certain nombre d'observations de ce genre. Disons qu'il est glo­balement et approximativement exact au niveau d'un public peu averti et peu exigeant, et qu'il peut y provoquer un premier choc salutaire. ### Le dogmatisme scientiste Lu dans le magazine hebdoma­daire *L'Express,* numéro 1.541 du 17 au 23 janvier : « Nous, descendre du singe ? Espérons que ce n'est pas vrai. Mais, si c'est vrai, prions pour que cela ne s'ébruite pas ! » L'hor­reur ressentie par la femme de l'évêque de Worcester lorsqu'elle entendit pour la première fois, en 1860, parler des thèses de Darwin trouve encore des échos aujourd'hui. En juin dernier, devant plu­sieurs milliers de chrétiens réu­nis à Dallas, l'actuel président des États-Unis, Ronald Reagan, déclarait : « J'ai des doutes sé­rieux sur la théorie de l'évolu­tion. On devrait enseigner dans les écoles la version biblique de la création ! » S'il est scientifiquement dépassé, le « création­nisme » reste sans doute un bon argument électoral. Selon la revue « Nature » presque la moitié des adultes américains croient toujours, au­jourd'hui, qu'ils descendent en droite ligne d'un seul homme, Adam, et d'une seule femme, Ève. Il n'y a pas qu'en Amérique... Il semblerait donc que « la ver­sion biblique de la création » ne soit même plus mentionnée dans les écoles américaines. On peut d'ailleurs se demander si elle est encore enseignée en France dans beaucoup d'écoles « catholiques » placées sous domination cléricale des abusives directions diocésaines. L'obscurantisme moderne s'épais­sit. ### Question à trois mille francs D'*Una Voce* (française), numé­ro 95, autre aspect de l'obscuran­tisme moderne : « Au jeu des mille francs du 20 novembre dernier les can­didats qui avaient brillamment répondu aux six questions et gagné le banco, ont échoué au super-banco parce, qu'ils ne sa­vaient pas pourquoi le diman­che qui suit Pâques est appelé dimanche de *Quasimodo.* Seule, dans l'assistance, une voix qui, à l'entendre, n'était pas de pre­mière jeunesse, a pu révéler *que Quasimodo* était le début de l'introït de la messe de ce dimanche-là. 151:251 « Il y a quelques années une telle question n'aurait même pas été retenue parmi les pre­mières de ce jeu, à cause de sa facilité. Elle est aujourd'hui proposée aux super-doués, pour 3.000 francs ! Vous verrez que bientôt on offrira la même haute récompense à ceux qui pourront triompher d'une épreuve d'identification aussi difficile que celle de *Magnificat* ou de *Dominus vobiscum !* » Cet aspect-là de l'obscurantisme spirituel grandissant est la consé­quence de la fameuse « option fondamentale » et de la brillante « évolution conciliaire ». ============== fin du numéro 251. [^1]:  -- (1). Cité par Daniel Halévy. « La fin des notables » (p. 115). [^2]:  -- (2). Flammarion. [^3]:  -- (3). L'école et la nation. Éd. du Cerf (p. 234). [^4]:  -- (4). Cité par S. Jeanneret. [^5]:  -- (5). Éditions de l'Institut de l'Encyclopédie Coloniale et Maritime. Paris 1937. [^6]:  -- (6). Sur Trochu, ce jugement sévère de Drumont : « Chez Trochu comme chez Mac Mahon. les deux hommes qui, pour notre malheur, jouèrent un rôle considérable dans nos affaires, vous trouverez la même duplicité naïve... Trochu n'essayant même pas de défendre la souve­raine à laquelle il avait adressé des déclarations emphatiques, accumu­lant, pendant des mois, mensonges sur mensonges comme un enfant qui est tout heureux de gagner une heure et s'évadant d'une responsabilité qu'il avait cherchée par vanité par un naufrage digne d'un sauvage. » (*La France Juive* T. I, p. 433.) [^7]:  -- (7). Henry Coston. *La République du Grand Orient*. La Librairie Française. (p. 16.) [^8]:  -- (8). *La Franc-Maçonnerie au Parlement* (Librairie Française). [^9]:  -- (9). Jacques Bainville. *La Troisième République.* Fayard. (p. 74.) [^10]:  -- (10). Prosper Barante, élu député du Puy-de-Dôme à l'Assemblée de 1871, était le fils d'Amable Barante qui avait été auditeur au Conseil d'État et préfet de Napoléon I^er^, directeur des Contributions Directes de Louis XVIII, ambassadeur et pair de France, sous Louis-Philippe. Appartenant à « l'opinion libérale doctrinaire » il écrivit une Histoire des Ducs de Bourgogne et entra à l'Académie. [^11]:  -- (11). *La Fin des Notables.* Grasset (1936). (pages 122-133.) [^12]:  -- (12). Jacques Chastenet. *Cent ans de République,*. Taillandier, (p. 68.) [^13]:  -- (13). *L'Express*. 13-XI-67. Interview de M. Roger Frey par Michèle Cotta. [^14]:  -- (14). Halévy. Opus cité. (p. 12). [^15]:  -- (15). Henry Coston, *op. cit*., rapporte le fait « d'après une revue maçonnique très officielle, « la chaîne d'union » en 81 » (p. 17). [^16]:  -- (16). « Robespierre, fort avant dans la maçonnerie, dont son père, Vénérable de la loge d'Arras, avait été un des zélateurs en France -- ce qui explique la popularité du fils »... Drumont, *op. cit*., (p. 288). [^17]:  -- (17). Témoignage de M. Michel de Bourges, en 1849, devant le Bureau de l'Assemblée Nationale. En 1848, Thiers s'était d'ailleurs déclaré « du parti de la Révolution » (discours du 17-1-1848). Cité par H.C. [^18]:  -- (18). Drumont raconte : « Thiers avait accordé la grâce de Gaston Crémieux ; ce fut le général Espivent de la Villeboynet qui le fit exécuter, pour ainsi dire, de son initiative personnelle. Crémieux devait être fusillé en même temps qu'un chasseur à pied. Les membres de la gauche, naturellement, ne s'occupèrent en aucune façon du pauvre pioupiou : chair à canon, bon à tuer ; ils intercédèrent pour l'homme intelligent, responsable, pour l'avocat ! Le général Espivent qui était de vieille race française, ne comprenait pas la démocratie de cette façon et il déclara nettement qu'il entendait que l'avocat eût le sort du soldat. Crémieux était si sûr de sa grâce que, lorsqu'on vint le prendre à la prison Saint-Pierre pour le conduire au Pharo, il était convaincu, malgré la présence du rabbin qui se trouvait dans la voiture, qu'on le conduisait à la gare pour aller à Aix faire entériner les lettres de grâce devant la cour. Lorsque la voiture s'arrêta au centre d'un carré, sur le champ de manœuvre du Pharo ; il eut alors un moment d'émotion assez naturelle, mais la vérité m'oblige à dire qu'il mourut fort courageuse­ment. » *op. cit.,*(413). [^19]:  -- (19). Chastenet, *op. cit.,*(p. 95). [^20]:  -- (20). Chastenet *op. cit*., (p. 113). [^21]:  -- (21). Chastenet, *op. cit.,*(p. 105). [^22]:  -- (22). Chastenet, *op. cit.,*(p. 423). [^23]:  -- (23). Drumont, *op. cit*. (p. 409). [^24]:  -- (24). Drumont, *op. cit.,* (p. 401). [^25]:  -- (25). J. Chastenet, *op. cit*., (p. 121). [^26]:  -- (26). J. A. Faucher, *La véritable histoire de la Commune* (p. 197). [^27]:  -- (27). Nommé directeur de la Sûreté par Gambetta, s'enfuit en Bel­gique. Succéda à Clemenceau à la direction de « L'Aurore ». [^28]:  -- (28). Drumont, *op. cit*. (p. 539). [^29]:  -- (29). Halévy, *op. cit.,* (p. 34). [^30]:  -- (30). Adrien Leroux, *La F.M. sous la III^e^ République,* t. II (p. 165). [^31]:  -- (31). Cité par Daniel Halévy, *op. cit.* (p. 217). [^32]:  -- (32). Congrès de la Ligue, cité par Coston, *op. cit.* (p. 38)... [^33]:  -- (33). Cité par Coston, op. cit. (p. 38). [^34]:  -- (34). Chastenet, *op. cit*., t. II (p. 73). [^35]:  -- (35). Cité par George Duveau, *Les Instituteurs*, Seuil 1957 (p. 15). [^36]:  -- (36). M. Louis Audiat publie en 1896 un livre sur *L'instruction primaire en Saintonge-Aunis avant 1789*. Il montre que la gratuité, l'obligation scolaire sont amorcées sous la monarchie. « Il présente même cette instruction comme laïque... Mais il y a là un artifice de langage. Beaucoup de régents sont des laïcs *stricto sensu.* Mais leur enseignement n'est pas laïque. » Duveau, *op. cit.* (*p.* 14). [^37]:  -- (37). G. Duveau, *op. cit.* (p. 16). [^38]:  -- (38). Drumont en donne un portrait différent : « En mission en Savoie, l'abbé Grégoire vota par écrit « la condamnation de Louis Capet par la Convention, sans appel ni sursis ». Plus tard, il déclara avec la rouerie qui le caractérisait qu'il avait entendu par ces mots que Louis XVI « fût condamné à vivre ». Nommé commandeur de la Légion d'honneur, sénateur, comte de l'Empire par Napoléon, qu'il accablait des plus basses flatteries, l'ancien jacobin fut l'un des premiers à demander la déchéance de son bienfaiteur et il osa se rendre au-devant de Louis XVIII dans son grand costume de sénateur de l'Empire. Exclu de la Chambre des pairs, expulsé de la Chambre des représentants « comme indigne », rayé de la liste des membres de la Légion d'hon­neur, il fut repoussé même par Louis-Philippe. Cupide autant qu'intrigant, le comte Grégoire profita cependant de la Révolution de 1830 pour faire réclamer par Crémieux l'arriéré de son traitement d'ancien séna­teur. Voilà les hommes auxquels on élève des statues. » *op. cit.,* t. I, pp. 284-285. [^39]:  -- (39). Duveau, *op. cit*., p. 13. [^40]:  -- (40). S. Jeanneret, *op. cit*., (p. 44). [^41]:  -- (41). S. J., *op. cit*. (p. 39). [^42]:  -- (42). Ferdinand Buisson, *Dictionnaire pédagogique,* article « France ». [^43]:  -- (43). *L'instruction populaire en France* par Carnot. Jules Simon « référence république » dit S. J. qui les cite, *op. cit*., 39. [^44]:  -- (44). F. Buisson, *op. cit*. [^45]:  -- (45). *L'instruction populaire en France.* [^46]:  -- (46). Duveau, *op. cit*., 20. [^47]:  -- (1). Commanditaires de l'expédition. [^48]:  -- (1). Si l'on considère qu'un lépreux sur deux échappe à tout contrôle (hypothèse favorable), cela représente encore plus de 1 % de la population voltaïque frappée par cette maladie. [^49]:  -- (1). C'est nous qui soulignons. [^50]:  -- (2). Texte intégral de l'allocution de Jean Madiran le 30 novembre, dans ITINÉRAIRES, numéro 249 de janvier 1981, p. 9. [^51]:  -- (3). Message du 25 décembre 1949. [^52]:  -- (4). *Le principe de totalité* de Jean Madiran, page 53. (Nouvelles Éditions Latines.) [^53]:  -- (5). Selon saint Thomas d'Aquin, trois ordres président aux actes humains : 1) l'ordre établi par la loi divine ; 2) l'ordre dicté par la raison ; 3) l'ordre réglé par les lois humaines. Tout ce qui est contre le troisième de ces ordres est contre le deuxième et le premier et tout ce qui est contre le deuxième est encore contre le premier, mais non réciproquement parce que le deuxième renferme et dépasse le troisième et que le premier embrasse les deux suivants (Somme Théologique Pre­mière Il partie Q. LXXII A. 4). [^54]:  -- (6). Pie XII, Message du 1^er^ juin 1941, cité dans *Le principe de to­talité* p. 58. [^55]:  -- (25). *In VII Eth.,* 1.9, n° 1419 sq. (éd. Pirotta). [^56]:  -- (26). Non au plaisir seul, mais au plaisir qui prolonge nécessaire­ment le bien et fait corps avec lui, s'ajoutant à lui, selon l'expression d'Aristote, comme à la jeunesse l'éclat de son âge. Il ne faut pas oublier que la philosophie morale (politique) d'Aristote et de saint Thomas est une philosophie de « l'animal social », du *dzôon politikon,* qui doit tenir compte des opinions les plus répandues, et conformes au bien honnête, qui ont cours dans la société. Ce n'est *en aucune* manière une philosophie. personnaliste ou humaniste comme trop de thomistes la considèrent depuis la Renaissance et l'instauration du culte de l'individu. Cf. nos volumes précédents sur les trois premières vertus cardinales et nos nombreux articles d'ITINÉRAIRES. La philosophie pratique n'est pas de même nature que la philosophie spéculative qui fait nécessairement usage de l'abstraction. Elle est concrète et tient compte -- le mieux qu'elle peut et en vue du bien commun -- de « l'animal politique », des lieux, des temps, des circonstances dans lesquels il agit conformément à sa *nature* sociale. Les fonctions de la raison théorique et de la raison pratique, sans être opposées, loin de là, sont *différentes,* l'une visant à l'universel et au nécessaire, l'autre au particulier et au contingent dans la ligne du bien temporel (et du bien spirituel). La plupart des hommes ne dissocient du reste pas le bien et le plaisir. [^57]:  -- (27). Les hommes ne spéculent pas, sauf quelques-uns nommés philo­sophes ou savants. Ils agissent et toute action est affectée d'une certaine contingence dont les responsables de la société (saine) doivent tenir compte pour la diriger vers le bien commun *nécessaire à* toute cité digne de ce nom. Point d'application ici du théorique dans le pratique, comme d'un moule abstrait dans une pâte molle à la manière kantienne. L'époque moderne a malheureusement adopté ce principe du moulage sous la forme de l'idéologie démocratique -- rien à voir avec la dé­mocratie classique -- de type libéral ou socialiste qui pétrit et façonne l'homme par la propagande extérieure. [^58]:  -- (28). Cf. la note 25. Nous avons suivi au plus près le texte du com­mentaire de saint Thomas qui adopte la position d'Aristote *puisqu'il n'y apporte aucune réserve.* [^59]:  -- (29). S'il est vrai de dire avec Baudelaire que « l'homme peut vivre sans pain, et jamais sans poésie », l'inverse est plus vrai encore aujour­d'hui, au risque d'atteindre la platitude de M. Jourdain. Voyez ce qu'est devenue la poésie depuis un bon demi-siècle ! [^60]:  -- (30). *Contra Gent., L*. VII, ch. 17. [^61]:  -- (31). *Ibid.* I. I, ch. 92. [^62]:  -- (32). Gal., 3, 28. [^63]:  -- (33). On notera que le rigorisme et le puritanisme protestants sont les conséquences du refus, opéré par le protestantisme, de l'Église comme institution divine. Ils maintiennent une certaine cohésion contre la montée d'un individualisme qui détruirait le protestantisme lui-même. Mais cet excès, ainsi qu'en témoigne l'histoire, provoque l'excès opposé : les passions du concupiscible font partie de la nature humaine, mais elles doivent être réglées par la raison pratique qui leur est supérieure, les pénètre, se les soumet et se remplit alors de leur force domptée. C'est le rôle de la tempérance. [^64]:  -- (34). La poésie appartient évidemment au domaine du *faire.* Le cas de Rimbaud se muant de poète en commis-voyageur ne l'a pas fait changer dans sa conviction de la primauté de l'activité technique sur les deux autres. [^65]:  -- (35). Et avec elle la prudence (et les autres vertus par la suite) car « la prudence ne disparaît pas complètement par oubli : elle est plutôt détruite *par les passions *»*.* L'oubli concerne en effet la connaissance et la prudence est unie à la volonté (2-2, 47, 16, c.). [^66]:  -- (36). Cf. Ecclés. VI, 7, « Tout le travail de l'homme est pour sa bouche ». [^67]:  -- (37). 1-2, 94, 6, ad 2. [^68]:  -- (1). A Stonehenge, entre Salisbury et Bristol, 1500 ans avant J.-C. des hommes construisaient un mystérieux cercle de pierres encore visible de nos jours. Ce cercle avait un diamètre de 30 mètres -- 30 montants verticaux pesant chacun 25 tonnes supportaient un anneau continu de 30 linteaux. Lévi-Strauss, dans « Tristes Tropiques » observe avec intérêt la structure circulaire des villages Bororos. [^69]:  -- (2). Institutions liturgiques de dom Guéranger, ch. 1^er^. [^70]:  -- (3). Pierre I, 1/12. [^71]:  -- (4). Ephes. I, 1 à 14. [^72]:  -- (5). « Ô Nuit en laquelle se sont joints le ciel et la terre, les choses divines aux choses humaines ! » (Exsultet de la vigile pascale.) [^73]:  -- (6). « Vous n'êtes plus des hôtes de passage et des étrangers, mais les concitoyens des saints et les hommes de la maison de Dieu. » (Saint Paul aux Éphésiens, ch. 11.) [^74]:  -- (7). Rom. 12/1. [^75]:  -- (8). Il est remarquable que le texte sacré oriente l'action de grâce des fidèles, d'abord vers le bien qui est en Dieu même. C'est ainsi que la liturgie exerce l'âme à s'oublier elle-même. [^76]:  -- (9). « Alors j'ai dit : A,a,a, Seigneur Dieu, je ne sais pas parler, car je suis un enfant ! » (Jér. I 6.) [^77]:  -- (10). Saint Augustin, enarr. Sup. psal. 99 4 32 1-8. [^78]:  -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 248 de décembre 1980. Voir notre article : « La ligne d'incertitude fondamentale ». -- Et Thomas Molnar : « Jean-Paul II, leader pontifical ». ; Louis Salleron : « Vatican II, concile pastoral ». [^79]:  -- (2). Cf. notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR ; numéro 4, janvier 1973. [^80]:  -- (3). Congrégation pour la doctrine de la foi, notification du 14 juin 1966 et décret du 15 novembre de la même année. [^81]:  -- (4). Même congrégation, décret du 19 mars 1975, art. 2 ; [^82]:  -- (5). Sur les inspirations, méthodes et réalisations de la TOB, on se reportera aux articles d'Antoine Barrois dans ITINÉRAIRES, principalement numéro 218 de décembre 1977 et numéro 220 de février 1978 ; et aussi numéro 239 de janvier 1980 et numéro 243 de mai. A notre connaissance, il n'a rien été répondu nulle part aux observations précises et graves formulées par ces articles. [^83]:  -- (6). Voir notre volume : *Réclamation au saint-père,* deuxième tome *de L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines) : « C'est jus­qu'aux successeurs de Paul VI que ce livre adressera notre réclamation. Il peut le faire, puisqu'elle fut, qu'elle est, qu'elle demeure la réclamation adressée à Paul VI de son vivant ; le témoignage porté contre l'auto­destruction au temps même de l'autodestruction, dans l'espérance qu'un autre temps viendra. » [^84]:  -- (7). Embrouilles et manigances. La « réponse officielle » est du 12 décembre 1980. Elle est publiée dans *La Croix* seulement le 14 janvier -- après quels marchandages, si elle n'était initialement pas destinée à la publication ? La *Documentation catholique* la reproduit le 1^er^ février (p. 149), en donnant une autre source : « SNOP, 7 janvier 1981* *». Ce « SNOP » est probablement un « secrétariat national à l'opinion publi­que », aux ordres du noyau dirigeant français. Mais pourquoi « 7 jan­vier » ? sept jours avant la parution dans *La Croix ?* D'autre part la *Documentation catholique* ne dit plus ce que disait *La Croix :* que la réponse était « adressée au P. Gérard Defois, secrétaire général de la conférence épiscopale française » (et donc qu'une réclamation était venue de l'épiscopat français). Tout cela, une fois de plus, ne respire ni la franchise ni la clarté. [^85]:  -- (1). « Petite histoire de la concélébration » par J. Ch. Didier (*Esprit et Vie*, n° 48, 27 novembre 1980). [^86]:  -- (2). *La pensée catholique,* n° 189, p. 27. [^87]:  -- (3). *Id.* [^88]:  -- (4). *Id.* p. 23. [^89]:  -- (5). *Id*. n° 180, p 24. [^90]:  -- (6). *Id*. p. 25. [^91]:  -- (7). *Id.* p. 29. [^92]:  -- (8). *Id.* n° 188, p. 22. [^93]:  -- (9). *Id.* p. 20. [^94]:  -- (10). *Id.* p. 21. [^95]:  -- (11). *Id.* n° 185, pp. 42-58. [^96]:  -- (1). Elles pullulent en quelques pages ! Le « comte de Paris, chef de la maison de France », Hugues Capet né en « 911 », le régicide de Philippe Égalité mis entre guillemets comme s'il n'avait pas eu lieu, etc. Faut-il préciser que Fabre-Luce ne connaît que les théories orléanistes de la succes­sion, à la couronne et qu'il se trompe ainsi sur le comte de Chambord, les événements de 1883, etc. Mais ce n'est pas ici le fond du problème. [^97]:  -- (2). N'oublions jamais 1793 (régicide de Philippe Égalité), 1830 (usurpation de son fils), 1883 (prétentions abusives du petit-fils de ce dernier)... N'oublions pas non plus l'assassinat du dernier Condé en 1830, résultat de la peur de voir partir en exil ce prince qui pou­vait modifier son testament (en faveur du duc d'Aumale) pour le duc de Bor­deaux et sa sœur ; il est manifeste que la Feuchère a appliqué au pied de la lettre les consignes de Louis Philippe I^er^ ... Dans cette abominable affaire, les Orléans et la Feuchère ont été complices dans un héritage acquis de bien vilaine façon, et sans doute par un meurtre ! Le principal bénéficiaire, encore qu'innocent en 1830, fut donc le duc d'Aumale, mais ses quatre fils, parés indûment des titres Condé (prin­ce de Condé ou duc de Guise) mou­rurent tous jeunes et ainsi sans pos­térité : justice immanente ! Et c'est ainsi que l'Institut de France put hé­riter de Chantilly. [^98]:  -- (3). Je relis une coupure de journal du temps jadis, relative à la déposi­tion de Michel Debré lors du procès Salan, le 19 mai 1962 : il y niait avoir été membre d'un « comité des six, ou des dix », organisateur d'un complot dont l'affaire du bazooka n'était qu'un élément. Selon Debré, l'auteur de l'at­tentat aurait même déclaré que ce co­mité clandestin aurait comporté « un représentant de l'une des dynasties qui ont régné sur la France ». Debré poursuit. « J'en fus très affecté. Je m'en ouvris au garde des sceaux, M. Mitterrand, avec qui j'étais alors en bons termes. Il ne prit pas la chose au sérieux... » Fabre-Luce a l'air de croire à la réalité de ce comité, mais ne souffle mot du dynaste. Quel pou­vait-il être ? Un ami des généraux Faure et Cogny ? [^99]:  -- (1). Voir notre numéro 219 de janvier 1978. -- Nous recommandons de le relire aujourd'hui ; on y trouvera notamment plusieurs questions qu'il est toujours utile en 1981 de poser aux candidats ou à leurs représentants et propagandistes.