# 252-04-81 1:252 *A l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la fondation de la revue, un grand nombre de lettres, de cartes, de messages nous sont par­venus, exprimant leurs vœux, leurs encourage­ments, leur amitié en des termes souvent émou­vants.* *A tous merci. Il n'est pas possible de répondre à chacun. Tous ceux qui travaillent à* « *faire *» *la revue disent ici leur reconnaissance à tant de bienveillants lecteurs. Oui, nous avons besoin de votre attention studieuse, de vos prières, de votre sympathie agissante. Nous comptons bien sur vous. Pour continuer. Ce qui n'est pas facile tous les jours.* J. M. 2:252 *L'argent ne manque pas autant qu'on veut bien le dire.* *Les sommes considérables dépensées sous nos yeux pour la campagne présidentielle* (*des dizaines de milliards, rien qu'en affiches... !*) *proviennent en grande partie, forcément, des entreprises.* *Les chefs d'entreprise trouvent le moyen de dégager ces sommes et de les affecter à cet usage* (*dérisoire*)*. Ils le PEUVENT, puisqu'ils le font.* *Ils estiment qu'il est de leur responsabilité sociale de le faire -- ou de ne pas le refuser.* *Une partie même très petite de ces sommes aurait un emploi bien meilleur, et beaucoup plus durable, s'ils la mettaient à la disposition d'ITINÉRAIRES.* *Qui le fera s'ils ne le font pas ?* *Cela fait partie aussi* (*voire davantage*) *de leur responsabilité sociale...* 3:252 ## ÉDITORIAL ### La gifle du président par Jean Madiran ■ Annonçant le 2 mars sa candidature à un nouveau septennat, le président Gis­card d'Estaing a gourmandé les dirigeants socialistes « con­damnés soit à gouverner avec les communistes, soit à *trahir leurs électeurs après avoir bé­néficié de leurs voix,* ce qui n'irait pas sans secousse gra­ve ». Notons cette réprobation de ceux qui en viennent à « trahir leurs électeurs après avoir bénéficié de leurs voix ». Le président Giscard d'Es­taing a pu la prononcer sans que le rouge lui monte au front. Avantage politique de la télévision en couleurs, qui permet une telle constatation. ■ Trahir ses électeurs après avoir bénéficié de leurs voix est une opération démocrati­que assez habituelle, et qui pourtant ne s'use guère ; cela prend à chaque coup. Le gé­néral de Gaulle et son minis­tre Michel Debré avaient, en 1958 et 1959, obtenu en France métropolitaine et en Algérie des majorités considé­rables au nom de l' « Algérie française » à sauver (et du pé­trole saharien à conserver) on sait ce qu'ils en ont fait. 4:252 Michel Debré en personne ose recommencer aujourd'hui, ré­clamant nos suffrages « pour la reconquête de la France », dit-il (jusqu'à Tamanrasset, la reconquête ?). Dès les dé­buts de la V^e^ République, la jurisprudence de sa première présidence a établi une forte tradition de mépris des élec­teurs. Le règne présidentiel du général de Gaulle s'est d'ail­leurs terminé comme il avait commencé, mobilisant l'opi­nion publique « contre la chienlit » universitaire de mai 1968*,* gagnant les élec­tions législatives par une telle mobilisation, et abandonnant néanmoins les universités à cette chienlit par la remise de l'Éducation nationale à Edgar Faure et à sa loi d'orientation. En se réclamant de ce gaullis­me-là, Jacques Chirac atteint à coup sûr notre confiance. Mortellement. ■ Le septennat qui s'achève n'a été indigne ni de la V^e^ République ni de la tradition gaulliste. Au second tour de 1974, le candidat Giscard avait rassemblé sur son nom tous les suffrages de la droite, à l'exception à peu près unique, mais électoralement (peut-être) négligeable, des lecteurs d'ITINÉRAIRES, avertis par nos soins, preuves à l'appui, que ce libéral était per­sonnellement partisan de la li­berté *complète* de l'avorte­ment. (C'est d'ailleurs pour­quoi sa loi, qui autorise l'avor­tement en le limitant, est le plus souvent interprétée et ap­pliquée, avec son consente­ment, comme si elle n'avait établi aucune limite.) Même parmi nos lecteurs, il y en eut un certain nombre qui ne voulurent pas nous croire : entre nos preuves et la parole ambiguë de Giscard, ils firent confiance à sa parole, sans re­marquer le flou hypocrite avec lequel il promettait, au nom de son « spiritualisme », qu'il aurait toujours le plus grand « respect de la vie ». Son spi­ritualiste respect de la vie se tournait davantage vers les malheureuses victimes de la peine de mort pour assassinat que vers les innocents hygié­niquement massacrés. Par là comme par ailleurs, car il faut mentionner aussi qu'il a fiscalisé, bureaucratisé, socia­lisé la société française com­me jamais auparavant, le pré­sident Giscard d'Estaing a éga­lé ses illustres prédécesseurs dans l'art et la manière de *trahir ses électeurs après avoir bénéficié de leurs voix.* 5:252 ■ Il faut seulement com­prendre comment calcule ce cerveau mécanique. Pour lui, ce n'est pas *trahir* qui est mauvais. Le grave, ce sont les *secousses* que cela entraîne. Remarquez bien sa psychologie. La déclaration du 2 mars ne dit pas aux diri­geants socialistes qu'en « tra­hissant leurs électeurs après avoir bénéficié de leurs voix » ils se couvriraient de honte et seraient moralement disquali­fiés. Non, sa réprobation ne dit point cela. Elle dit qu'une telle trahison « n'irait pas sans secousse grave ». Les communistes ne seraient pas contents que leurs suffrages aient été trahis et ils provo­queraient des troubles. De même le général de Gaulle. Il a trahi ses électeurs « Algérie française » après avoir bénéficié de leurs voix en 1958 et en 1959*,* mais cela n'est point allé sans grave se­cousse. Il a eu les barricades d'Alger ; il a eu l'OAS. Il a trahi ses électeurs de 1968 en abandonnant, par Edgar Fau­re, les universités à la chien­lit : il y a perdu son referen­dum de 1969*.* Le président Giscard au contraire présente cette singularité d'avoir pu trahir ses électeurs sans avoir eu à subir de secousse grave. Or la secousse grave qui peut s'ensuivre étant pour lui le seul inconvénient moral d'une trahison, lui-même ne se sent aucunement coupable en ce domaine, n'ayant rencontré au­cune secousse sur son chemin. Il peut donc sereinement tancer les autres sur ce chapitre, ne se connaissant ni poutre ni paille dans l'œil. ■ Les électeurs de Giscard trahis par Giscard n'ont pas secoué Giscard : c'est un point essentiel du septennat. Pour s'assurer que cela continuera, et que demain pas plus qu'hier ils ne bougeront, Giscard leur baille une gifle préventive : la gifle publique du président à ses électeurs de droite. A la cantonade il déclare en somme, il déclare en substance qu'il est le seul, lui Giscard, à pou­voir, sans secousse grave sub­séquente, se permettre de trahir ses électeurs après avoir béné­ficié de leurs voix. Comptez sur lui. Capable de réussir un tel tour de force, il ne manquera pas de vous le recommencer. ■ En ces jours d'avant-cam­pagne électorale (la campagne ne doit commencer, légale­ment, que le 10 avril), j'en­tends plusieurs fois sur les antennes, celles de la radio, celles de la TV, la répétition tranquille, comme d'une évi­dence indubitable, de cette affirmation que personne n'y conteste : *la légalisation de l'avortement est l'un des ac­quis les plus assurés et les mieux admis du septennat.* Et pourtant c'est tout le contraire. 6:252 La légalisation de l'avorte­ment, parmi tous les « ac­quis » du septennat, est le plus profondément réprouvé ; le plus insupportable à l'âme de la France, à son identité chrétienne, à sa vocation de fille aînée de l'Église ; c'est la violence la plus anti-fran­çaise, imposée par une Anti-France maçonnique et apatri­de, sans foi religieuse ni loi morale, qui colonise la Répu­blique, son État, ses media, son école. En 1974, lorsque Giscard d'Estaing fut élu pré­sident, une grande majorité de Français étaient farouchement opposés à l'avortement. Le sep­tennat mit beaucoup d'astuce et de persévérance à retour­ner la situation en manipu­lant les esprits et en faussant les consciences. Aujourd'hui cependant il demeure au moins une forte minorité de Fran­çais pour considérer toujours l'avortement comme un crime abominable. Cela devrait cons­tituer, aux yeux du « plura­lisme », une « tendance » im­portante, digne d'être respec­tée et entendue : elle est igno­rée par les media et ne sera pas représentée dans le débat pour l'élection présidentielle. ■ Giscard d'Estaing et Fran­çois Mitterrand sont tous les deux pour l'avortement, ce n'est pas un hasard. Par­fois différents par leur politique, divisés surtout par le fait qu'ils ne peuvent tous deux occuper le pouvoir en même temps, ils sont identi­ques, ils sont interchangeables par leur philosophie, ils ont la même conception générale de la vie. C'est la philosophie d'origine individualiste et li­bérale, selon laquelle il n'exis­te aucun dogme révélé, aucune vérité universelle, aucune loi (morale) naturelle s'imposant d'en haut et à tous. Ils ont l'un et l'autre la même philo­sophie des (faux) droits de l'homme, qui attribuent à chacun une entière autonomie morale : « ni Dieu ni maître ». Cette philosophie n'ai­me pas les brutalités du com­munisme, mais elle y con­duit : la loi non écrite de la démocratie moderne est une constante évolution à gauche, c'est-à-dire un continuel pas­sage du libéralisme au socia­lisme, qui écrase ou margina­lise les idées, les institutions, les hommes capables de résis­ter à l'hégémonie communiste. On va nous appeler à voter Giscard pour éviter Mitter­rand qui amènerait les com­munistes avec lui : cependant Moscou, c'est visible, c'est connu, préfère Giscard. -- Vous en concluez quoi ? -- Rien. Sinon que j'y trouve une raison supplémen­taire de ne préférer aucun des deux. 7:252 ■ Telle est notre situation nous ne pouvons considérer aucun des candidats en pré­sence comme notre candidat. Celui dont les idées qu'il a toujours défendues auraient été les plus proches des nôtres est Jean-Marie Le Pen : sauf miracle, il ne pourra finale­ment pas se présenter à cause de l'efficace barrière des cinq cents présentations qui réser­ve aux seigneurs de la classe dirigeante les privilèges de la candidature. Le pourrait-il au demeurant que, pour un pro­gramme de bon sens dont chacun, de Marchais à Chirac, lui prend l'une ou l'autre for­mule -- mais ne la lui prend que le temps sans lendemain d'une duperie électorale -- il ne recueillerait qu'un ou deux pour cent des voix, en raison du système, et du mythe asser­vissant de « voter utile » pour un candidat « crédible » : c'est ce mythe démoralisant et dé­moralisateur qui a conduit même les journalistes de *L'Homme nouveau* à faire campagne par avance pour des Debré et des Chirac. On saura seulement entre le mardi 7 avril à 24 h, clôture du délai pour la présentation des candidats, et le vendredi 10 avril, date limite de pu­blication officielle des candi­datures, quels sont ceux qui auront pu franchir la barrière des cinq cents. Cela donnera un portrait bien net des exclusives du régime sous lequel nous vivons. ■ Lors des élections prési­dentielles de 1974 et lors des élections législatives de 1978 nous avions proposé, sans aucun succès auprès des grands partis du régime, un programme minimum compor­tant quatre mesures d'urgen­ce : 1. -- la déscolarisation massive des âges et des pro­fessions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école ; 2. -- la réduction des horaires de la télévision ; 3. -- l'in­terdiction de toute informa­tion sexuelle faite en public par les puissances publiques (universités, écoles, ministères, préfectures, administrations) ; et aussi des deux autres formes d'incitation politique à la luxu­re, qui sont la propagande pour la contraception et la libéralisation de l'avortement ;  4. -- la restauration, comme loi fondamentale de l'État, des règles de la morale naturelle qui sont celles de tous les peuples et de tous les temps, et que récapitule le Décalogue. Au candidat qui voudrait être notre candidat, nous de­manderions de soumettre l'en­semble de sa politique à deux principes directeurs, deux de­vises conjointes : -- « Travail -- Famille -- Patrie. » -- « Dieu premier servi. » 8:252 Ces deux devises résument l'essentiel de la tradition po­litique française la plus pro­fonde, la plus authentique, de sainte Jeanne d'Arc au maré­chal Pétain. Elles expriment ce qui au­jourd'hui est radicalement ex­clu des antennes, exclu du dé­bat public, exclu de la com­pétition électorale. Ce système, ce régime, cette V^e^ République qui exclut l'âme chrétienne de la France, nous n'entrons pas dans son jeu. Nous refusons le rôle qui nous y est proposé : un rôle d'électeurs d'avance trahis par ceux qui auront bénéficié de leurs voix ; trahis et de sur­croît gratifiés, comme glo­rieuse récompense, de la gifle publique du président. Nous ne jouons pas le jeu de cette République-là. Nous jouons sa fin. ■ Rarement sans doute il au­ra été aussi manifeste que des élections de portée nationale vont se dérouler sans nous. Sans nous personnellement, cela n'a certes aucune impor­tance. Mais sans ce que nous croyons, ce que nous aimons, ce qui a fait la France. ■ Ce serait décourageant si l'on perdait de vue le grand secret des choses politiques. Un secret pourtant qui n'est nullement caché, qui est à la portée de tous : il n'y a pas un seul changement de régime en France, que ce soit un changement en mieux ou en pire, qui ait été opéré par voie électorale ; pas un seul ré­gime politique en France qui ait été fondé et installé par des élections. Ni la V^e^ République. Ni la IV^e^. Cherchez : aucun. ■ Les successifs régimes po­litiques en France ont été fon­dés et installés par l'événe­ment, bon ou mauvais, mais en général imprévu et impré­visible, -- et par ceux qui sa­vaient dominer et utiliser l'événement. Cela ne s'impro­vise pas mais se prépare de bien des manières, dans la peine, dans la méditation, dans l'étude, dans la concer­tation et dans toutes les ba­tailles civiques et politiques même fragmentaires que mè­nent les uns et les autres, cha­cun à son créneau. 9:252 ■ Comme il y a sept ans, nous redonnons aux pages suivantes des paroles qui fu­rent celles d'un chef d'État. Non point pour y limiter le discours qui devrait aujour­d'hui, dans d'autres circons­tances, être tenu au peuple français. Mais pour que cha­cun puisse faire la comparaison et se remémorer -- ou découvrir -- comment sonne une parole politique quand elle est une parole de vérité. Jean Madiran. 10:252 ANNEXE ### Paroles d'un chef d'État au peuple français *L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie.* *L'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on n'a servi. On a voulu épargner l'effort, on rencontre aujourd'hui le malheur.* *N'espérez pas trop de l'État qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent sur vous-mêmes et pour l'avenir sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir.* 11:252 *Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Il doit être sacré. Le capitalisme international et le socialisme international qui l'ont exploité ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance.* *Un peuple n'est pas un nombre déterminé d'individus, arbi­trairement comptés au sein d'un corps social. Un peuple est une hiérarchie de familles, de professions, de communes, de respon­sabilités administratives, de familles spirituelles, articulées et fédé­rées pour former une patrie animée d'un mouvement, d'une âme, d'un idéal, moteurs de l'avenir, pour produire, à tous les échelons, une hiérarchie des hommes qui se sélectionnent par les services rendus à la communauté, dont un petit nombre conseillent, quel­ques-uns commandent et, au sommet, un chef qui gouverne.* *La solution consiste à rétablir le citoyen, juché sur ses droits, dans la réalité familiale, professionnelle, communale, provinciale et nationale. C'est de cette réalité que doit procéder l'autorité positive et sur elle que doit se fonder la vraie liberté.* *Je me propose de recomposer un corps social d'après ces principes. Il ne suffira plus de compter les voix. Il faudra peser leur valeur pour déterminer leur part de responsabilité dans la communauté.* 12:252 *La politique est l'art de gouverner les hommes conformément à leur intérêt le plus général et le plus élevé. Elle ne s'adresse pas aux sentiments bas tels que l'envie, la cupidité, la vengeance, mais à la passion du bien public, à la générosité.* *Elle ne se propose pas d'exploiter le peuple, mais de le servir ; elle ne s'efforce pas de le flatter ou de le séduire, mais d'éveiller sa conscience et de provoquer sa réflexion ; et si elle lui parle de ses droits, elle n'oublie pas de lui rappeler ses devoirs.* *Le droit des familles est antérieur et supérieur à celui de l'État comme à celui des individus. La famille est la cellule essentielle ; elle est l'assise même de l'édifice social ; c'est sur elle qu'il faut bâtir ; si elle fléchit, tout est perdu ; tant qu'elle tient, tout peut être sauvé.* *S'il est normal que les hommes se groupent selon les affinités de leur métier, de leur niveau social, de leur genre de vie, et s'il est légitime que ces groupements divers essaient de faire valoir, les uns par rapport aux autres, leurs intérêts et leurs droits, la lutte des classes considérée comme le grand moteur du progrès universel est une conception absurde, qui conduit les peuples à la désagré­gation et à la mort.* *La nature ne crée pas la société à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société.* 13:252 *Le travail répond à cette loi sévère de la nature que rien ne s'obtient sans effort. C'est donc à tort que l'on a fait luire à vos yeux le mirage d'une cité future où il n'y aurait plus de place que pour le plaisir et pour le loisir. Mais si le travail est pour l'homme un fardeau, il est aussi un bienfait : il est une condition de la bonne santé morale et physique, de l'équilibre et du développement des facultés humaines. C'est une erreur de croire que l'on puisse conserver intacts ces dons ou ces facultés dans l'oisiveté. Nous ne développons nos capacités et n'augmentons nos forces que par l'exercice que nous leur donnons.* *Il s'agit de mettre fin à cet esprit revendicatif qui, passant du social au politique et respectivement, nous a perdus parce qu'il a dissocié et décomposé les mœurs et les pratiques qui sévissaient dans les rapports du capital et du travail.* *Il y avait à la base de notre éducation nationale une illusion profonde : c'était de croire qu'il suffit d'instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères.* *Le cœur humain ne va pas naturellement à la bonté ; la volonté humaine ne va pas naturellement à la fermeté, à la constance, au courage. Ils ont besoin, pour y atteindre et pour s'y fixer, d'une vigoureuse et opiniâtre discipline. Vous le savez bien, parents un enfant bien élevé ne s'obtient pas sans un usage vigilant, à la fois inflexible et tendre, de l'autorité familiale.* 14:252 *L'école française ne prétendra plus à la neutralité. La vie n'est pas neutre ; elle consiste à prendre parti hardiment. Il n'y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l'ordre et le désordre, entre la France et l'Anti-France.* *Il faudra que les maîtres de notre enseignement primaire se pénètrent de cette idée qu'il n'est pas moins noble et pas moins profitable, même pour l'esprit, de manier l'outil que de tenir la plume, et de connaître à fond un métier que d'avoir sur toutes choses des clartés superficielles.* *Jeunes Français : vous payez des fautes qui ne sont pas les vôtres. C'est une dure loi qu'il faut comprendre et accepter, au lieu de la subir ou de se révolter contre elle. Alors l'épreuve devient bienfaisante, elle trempe les âmes et les corps et prépare des lendemains réparateurs.* *Méditez ces maximes : le plaisir abaisse, la joie élève ; le plaisir affaiblit, la joie rend fort. Cultivez en vous le sens et l'amour de l'effort : c'est une part essentielle de la dignité de l'homme et de son efficacité.* *Lorsque vous aurez à faire le choix d'un métier, gardez-vous de la double tentation du gain immédiat et du minimum de peine. Visez de préférence aux métiers de qualité qui exigent un long et sérieux apprentissage.* *Seul, le don de soi donne son sens à la vie individuelle, en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l'élargit et qui la magnifie.* 15:252 *Mères de notre pays de France, votre tâche est la plus rude, elle est aussi la plus belle. Vous êtes, avant l'État, les dispensa­trices de l'éducation. Vous seules savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect, qui fait les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspi­ratrices de notre civilisation chrétienne. Et voici qu'aujourd'hui ; dans nos deuils, dans nos misères, vous portez la plus lourde croix. Mères de France, entendez ce long cri d'amour qui monte vers vous. Mères de nos tués, mères de nos prisonniers, mères de nos cités, qui donneriez votre vie pour arracher vos enfants à la faim, mères de nos campagnes qui, seules à la ferme, faites germer les moissons, mères glorieuses, mères angoissées, je vous exprime aujourd'hui la reconnaissance de la France.* 16:252 ## CHRONIQUES 17:252 ### Quand il faudra payer la note par Louis Salleron *Pour être grand, le risque de la guerre mondiale demeure un simple risque. La banqueroute, elle, est dès maintenant ac­quise. On se contente de reporter jour après jour la procla­mation du constat, car on en redoute les conséquences qu'aucun précédent ne permet de supputer.* Individuelles ou collectives, privées ou publiques, les banque­routes jalonnent l'histoire de l'humanité, mais pour importantes qu'elles fussent, elles ne constituaient jamais qu'un accident parti­culier au sein d'un ensemble qui n'en était pas gravement affecté et qui permettait le retour à l'équilibre. La situation est aujour­d'hui toute différente. C'est l'univers entier qui est atteint, au point que c'est un mal nouveau avec lequel nous sommes con­frontés. Nous le nommons *banqueroute* parce que c'est en termes de banqueroute que chaque pays le ressent et peut l'analyser pour lui-même. 18:252 Mais comme la généralité du mal exclut les solutions traditionnelles, une réflexion plus approfondie chasse les images auxquelles nous sommes habitués et nous laisse désarmés devant un avenir que le passé n'éclaire en rien. \*\*\* Qu'est-ce qui nous autorise donc à parler de banqueroute mon­diale ? Ce fait simple et patent : que le volume des créances et des dettes entre pays et continents est tel et lié à un tel dérègle­ment monétaire que nous ne voyons ni comment cette si­tuation pourrait se prolonger, ni comment elle pourrait s'arrêter. Le retour à la normale nous échappe, parce que nous ne savons plus quelle est la normale. Elle ne paraît pas pouvoir ni devoir être celle de naguère. A mal nouveau, remède nouveau. Quelle est la nature de notre mal ? \*\*\* S'agissant d'un mal financier, les symptômes en sont dans les chiffres. Mais quels chiffres retenir ? Un pays faisait banqueroute, autrefois, quand il ne pouvait plus faire face à ses dépenses intérieures et extérieures. Après quelques expédients provisoires et quelques secousses douloureuses, il s'en tirait par la définition d'une monnaie nouvelle consacrant l'annulation ou la réduction de ses dettes intérieures ou extérieures et lui permettant de repartir du bon pied. Parfois, quand le pays était fort, il recourait à la guerre pour aller chercher l'argent là où il était et divertir les nationaux en les mobilisant au service de la patrie en danger. La Révolution française et Napoléon pillèrent ainsi l'Europe pour stabiliser le franc germinal. La guerre nourrissait la guerre extérieure et la paix intérieure. Mais aujourd'hui ? Prenons l'exemple de la Pologne, à la une de tous les journaux. Elle est en état de faillite intérieure et exté­rieure. S'il n'y avait qu'elle, tout irait bien. Les pays riches lui prêteraient ce qu'il faut, avec les moyens de s'en servir et l'obli­gation d'utiliser ces moyens. Avec l'argent reçu et les contraintes imposées, elle se rétablirait vite. Ce n'est plus possible, à cause de la rivalité des puissances prêteuses et de la souveraine idéologie de l'indépendance nationale. D'autre part, le cas de la Pologne, loin d'être isolé, est celui de tous les pays sous-développés ou « en voie de développement ». 19:252 Dans un livre qu'il vient de publier ([^1]), Philippe Simonnot trace les deux courbes de l'évolution de la dette publique et du service de la dette dans les pays du Tiers-Monde, entre 1950 et 1980. De 1950 à 1970, la courbe de la dette passe de 10 milliards de dollars à quelque 75 milliards pour croître ensuite presque verticalement à plus de 400 milliards en 1980. Le service de la dette monte lentement de 0 à 10 milliards de dollars entre 1950 et 1970, puis tend à la verticale en atteignant quelque 75 milliards en 1980. La banqueroute n'est plus à nos portes, elle les a franchies. Entre pays créanciers et pays débiteurs, d'une part, mais aussi dans la concurrence entre pays créanciers et dans la concurrence entre pays débiteurs, c'est une sorte de jeu -- « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » -- qui nous permet de dire que le phénomène qu'on appelait banqueroute quand il s'agissait d'un fait limité change de nature quand il s'agit d'un fait général et que ce n'est que par analogie qu'on peut l'appeler banqueroute. Le dérèglement monétaire parfait cette anarchie. La monnaie n'est un bon instrument d'échange et de réserve que quand elle est un instrument de mesure, c'est-à-dire l'étalon immuable qui permet de compter. Il n'y a plus d'étalon monétaire. L'or n'a pas été remplacé. Le dollar n'a de valeur fixe ni par rapport au métal, ni par rapport à l'ensemble des autres monnaies. Entre lui, le pétrole, les matières premières et la masse monétaire mondiale, c'est un ballet perpétuel. Les taux d'intérêt, qui devraient définir la valeur du capital, ne sont pas moins variables et atteignent des taux astronomiques sans aucun rapport avec les possibilités de la production. Ils ne traduisent plus qu'une inflation dont la dose tend à devenir toujours plus forte pour produire son effet. \*\*\* L'inflation -- voilà, une fois de plus, le mot-clef que nous retrouvons pour désigner le mal universel dont on ne sortira que par une cure de désintoxication qui impliquera des mesures rigoureuses. Lesquelles ? L'imagination s'y perd. Car le mal uni­versel exige des mesures universelles. L'accord est impossible. 20:252 Chaque pays devra donc soigner sa « banqueroute » personnelle. Comment s'y prendra-t-il ? En toute hypothèse, le salut ne viendra que d'une autorité politique inflexible. Or, au point où nous sommes parvenus, cette autorité s'exprimera d'abord par un renforcement des pouvoirs de l'État, c'est-à-dire par un socialisme de fait qui a toutes les chances de devenir un socialisme de droit par l'idéologie régnante et la rési­gnation des populations. Le triomphe de l'informatique tenant en cartes la totalité des individus et de leurs activités annihilera les résistances. \*\*\* Que faire ? On n'aperçoit, dans l'immédiat que deux voies possibles. La première est d'exiger un *habeas corpus* précisé dans l'énumération de toutes les libertés individuelles et sociales oppo­sables à l'État. La seconde est la proclamation d'une doctrine poli­tique conforme au droit naturel et chrétien, seule garantie de la survie des patries et de leurs habitants. Pour rongés que soient les Français par le mythe égalitariste et la ruine de leurs patrimoines, leur sens de la justice et de la liberté ne rend pas absolument illusoire une tentative de ce genre. Mais ils doivent d'abord prendre conscience des faits : l'inflation leur laisse une note gigantesque à payer -- celle de la banqueroute. Ce lendemain est devant eux. Ils doivent préparer le surlendemain. Louis Salleron. 21:252 ### La dernière proie d'Amnesty par Hugues Kéraly L'OFFENSIVE D'AMNESTY IN­TERNATIONAL contre les nations coupables de résistance au communisme se poursuit sur une si vaste échel­le qu'il faudrait, pour y répon­dre, mobiliser chaque année vingt-cinq journalistes et dix numéros d'ITINÉRAIRES bien épais. -- C'est ainsi qu'à elle seule la malheureuse Colom­bie, aux premières lignes de la pénétration castriste vers l'Amé­rique du Sud, enregistre 322 *pages* d'accusations sanglantes en douze mois, de mars 1980 à février 1981 ([^2]). Le total tient compte de toutes les publica­tions lâchées par Amnesty con­tre cette nouvelle cible privilé­giée : communiqués de presse, rapport annuel d'activités, compte rendu de mission, « re­commandations » au gouverne­ment colombien, témoignages sur 600 cas de « tortures », etc. Illustrons au passage l'indis­cutable impartialité d'Amnesty, en signalant que la République Populaire Démocratique de Co­rée bénéficie pour la même pé­riode d'un unique document (« Récit d'Ali Lameda, prison­nier d'opinion en Corée du Nord »), commenté en ces ter­mes dans le *Rapport 1980 :* « Amnesty International est ce­pendant dans l'impossibilité de corroborer les déclarations de ce seul prisonnier. » (Page 236.) \*\*\* 22:252 Il n'entre pas dans nos moyens de consacrer 322 pa­ges à l'examen des chefs d'ac­cusation forgés contre la Co­lombie. Un communiqué de presse d'Amnesty les a d'ailleurs sobrement résumés : « *Arres­tations politiques pratiquées au hasard, tortures ; procès som­maires de civils par les tribu­naux militaires et assassinats politiques. Les paysans, les In­diens et les syndicalistes ont le plus souffert de ces abus. *» ([^3]) Ces conclusions nous sont pré­sentées comme solidement éta­blies par une mission d'enquête d'Amnesty International, qui s'était rendue sur place au mois de janvier 1980 -- à l'invitation du chef d'État colombien. (Cir­constance plutôt remarquable, mais elle ne paraît signalée nul­le part dans les rapports de l'organisation.) Le volumineux compte rendu de mission est daté, humour involontaire, du 1^er^ avril 1980. L'accusation la plus grave des enquêteurs d'Amnesty portait sur la persécution de nombreux leaders syndicaux, traqués par le gouvernement colombien dans l'exercice de leurs fonctions trois d'entre eux avaient même été assassinés dans les cachots de la police secrète, et, cette fois-ci, Amnesty donnait les noms... On comprend que ces révélations aient fait du bruit en Colombie, où plusieurs jour­naux avaient publié le compte rendu de la mission « humani­taire » invitée par le Président. Or, voici ce qu'on peut lire à ce sujet dans le Rapport 1980 d'Amnesty International, dont la version française vient de nous parvenir : « *Par la suite, il s'est tenu un débat politique national sur les droits de l'hom­me en général et les recomman­dations d'Amnesty Internatio­nal en particulier ; à ce débat prirent part des partis politi­ques, des associations profes­sionnelles, des groupes de dé­fense des droits de l'homme et les grands moyens d'informa­tion. *» (Page 153.) Cinq lignes. C'est tout ce qu'Amnesty dé­voile dans son rapport du débat en question, peut-être sans pré­cédent dans l'histoire des « droits-de-l'homme » en Amé­rique latine. Nous avons donc cherché ce qui s'était dit en Colombie, au mois d'avril 1980, des accusa­tions d'Amnesty. Parmi les cen­taines de pages du dossier de presse résumé en cinq lignes dans le Rapport 1980, il suffira ici d'extraire les déclarations suivantes, signées par deux lea­ders syndicaux qui ont pris part publiquement au fameux dé­bat : « Jusqu'à présent, nous n'a­vons pas eu connaissance que des dirigeants syndicaux aient été emprisonnés pour des ac­tivités syndicales. Quant aux affirmations suivant lesquelles quelques dirigeants du mouve­ment ouvrier seraient empri­sonnés, que plusieurs d'entre eux auraient disparu et que trois auraient été assassinés, nos informations au sujet de quelques dirigeants syndicaux actuellement en prison indi­quent qu'ils sont en procès pour *des* activités non syndi­cales, et nous ne sommes au courant d'aucune disparition de dirigeants syndicaux. 23:252 « Pour les trois dirigeants syndicaux assassinés, les délé­gués d'Amnesty International faisaient référence aux com­pagnons José Raquel Mercado, Rafael Bayona Jimenez et Guil­lermo Piedrahita Rave : le pre­mier, président de la Confé­dération des Travailleurs de Colombie (C.T.C.), était très connu dans le monde du tra­vail pour sa brillante carrière au service des travailleurs ; le deuxième était le plus grand leader du secteur métallurgi­que du syndicalisme, et prési­dent -- jusqu'au moment de son assassinat -- du Syndicat National des Travailleurs des Aciéries Paz del Rio, ainsi que membre du comité exécutif de l'U.T.C. ; le troisième était le président du Syndicat des Tra­vailleurs de Frigorifico Guada­lupe. *Tous les trois ont été vilement et lâchement assassi­nés par des mouvements sub­versifs,* qui ont revendiqué ces actions dans les deux premiers cas. « (...) Les activités syndica­les en tant que telles n'ont jamais été l'objet de « harcèle­ment » de la part du gou­vernement colombien, en ce qui concerne l'U.T.C. et la C.T.C. » ([^4]) Cette réponse, qui aurait dû figurer in extenso dans le Rap­port 1980 d'Amnesty, remonte au 14 avril 1980. Elle est signée de MM. Tulio CUEVAS, président de l'U.T.C. (Union des Travail­leurs de Colombie), et Manuel Felipe HURTADO, président de la C.T.C. (Confédération des Tra­vailleurs de Colombie.) Les deux hommes accusent clairement Amnesty d'avoir *maquillé en* « *exécutions extrajudiciaires *» *ordonnées par le gouvernement colombien trois assassinats ca­ractérisés du terrorisme interna­tional.* Ils affirment aussi, au nom de leurs organisations syn­dicales, que les autres accusa­tions du rapport d'Amnesty sont dans leur cas dénuées de fondement. N'ayant pu moi-même enquê­ter sur place, je verse toute crue cette nouvelle pièce au dossier d'Amnesty. \*\*\* Signalons pour finir sur une note gaie que Thomas Ham­marberg, secrétaire général d'Amnesty, semble avoir pris connaissance du contenu de notre *Enquête sur un organis­me au-dessus de tout soup­çon* ([^5]). Un communiqué de la section française ([^6]) lui prête en effet ces deux déclarations : 1\. -- « *Notre indépendance et notre impartialité dans la lutte pour les droits de l'homme dans le monde n'ont jamais été mises en défaut. *» (Ceci pour répondre à l'ensemble du numé­ro spécial d'ITINÉRAIRES : l'af­faire chilienne, la preuve par Londres et le cas afghan.) 24:252 2\. -- « *Nous étudions soi­gneusement chaque candidature avant de choisir nos collaborateurs afin de nous prévenir des infiltrations et de protéger des sources d'information confiden­tielles. *» (Cela pour éclairer la nomination de Derek Roe­buck, communiste australien, à la tête du centre de recherches d'Amnesty.) Hugues Kéraly. 25:252 ### Nature du terrorisme par Georges Laffly POUR Carl Schmitt, la guerre de partisans commence en Es­pagne en 1808, et en Allemagne. Même la guerre de Ven­dée était autre chose. Le partisan, au sens où il le prend, naît en même temps que l'État moderne, celui qui mobilise l'en­semble des hommes, régularise les activités, mais a perdu en légitimité. Schmitt note la surprise de Napoléon devant l'attentat de Frédéric Staps, qui essaya de le tuer, en 1809. Staps est arrêté, l'Empereur l'interroge. Il soupçonne un cas de folie, et fait inter­roger l'homme par Corvisart, son médecin. Visiblement, pour une fois, Napoléon ne comprend pas. Il est devant un fait nouveau, qui le trouble. Non pas l'attentat, mais son motif. Il n'a pas fait interroger Cadoudal par un médecin, il voyait bien clairement que Georges voulait l'éliminer pour mettre sur le trône Louis-Stanislas-Xavier. Ici, c'est autre chose. Napoléon a su utiliser l'instrument formidable créé par la Révo­lution : la levée en masse, premier pas vers la guerre totale, la mise au service de l'État de toute la nation, et la faculté de jouer de l'esprit nouveau pour renverser les trônes. Mais il reste classi­que en ceci : pour lui, la guerre se fait d'État à État. Un groupe d'hommes, ou un homme, contre l'État, ce n'est pas de jeu, cela se fusille. Il s'agit de brigands. L'Empereur voulait prendre des nouvelles règles ce qui lui convenait, interdire le reste. Impossible. 26:252 Car Staps, ou les guérilleros espagnols, ne sont pas des brigands. Et ils ne sont pas non plus semblables aux révoltés des jacqueries ou des Frondes. Ils ne se dressent pas contre des actes, contre la dureté d'un prince, mais contre la fonction de l'État, et son droit. Quand le moine Clément poignarde Henri III, il tue un maudit (à ses yeux), ce n'est pas la royauté qu'il veut anéantir. Au contraire, la Convention jugeant Louis XVI ne vise pas un individu mais la fonction royale. Et Louvel assassinant le duc de Berry, ou les attentats contre la famille impériale de Russie, au XIX^e^ siècle, se rattachent à cette deuxième catégorie. \*\*\* La modification apportée par la Révolution française se fit sentir d'abord dans l'ordre de la guerre. Un officier prussien, cité par Carl Schmitt, décrit la campagne de 1806, Iéna et Auerstadt, comme « une vaste opération de partisans ». Il était déconcerté par des méthodes (conscription de masse, offensive à outrance) qui ne respectaient pas l'ancien art. Elles firent le succès de l'Empereur, son génie aidant, jusqu'à ce qu'elles soient retournées contre lui. Mais s'il avait accepté la tactique de 1793, il restait un tenant de l'ancien ordre, assez pour refuser la guérilla, et en 1815, quand on le lui proposa, la guerre sociale. Voilà des expressions que nous allons retrouver. \*\*\* Tout terrorisme est fondé sur la ruine des anciennes légitimités et l'avènement d'un droit nouveau, qui fait du citoyen la source et le juge du pouvoir. C'est son devoir de poser la question *Pourquoi ainsi ?* Pourquoi telle forme d'État, et pourquoi même un État quelconque ? A ces questions, un homme moderne ne peut guère répondre, s'il est conservateur, qu'en alléguant comme Jeannot Lapin « la coutume et l'usage » mais justement la coutume et l'usage ne comptent pas, dans le droit nouveau. C'est pourtant bien sur l'habitude, le goût de la tranquillité, et la timidité du peuple que sont fondés les pouvoirs. Car l'État n'a rien de sacré, il est le résultat provisoire d'un compromis, d'un accident. Il suffit d'une majorité d'avis pour le changer, et en pratique, ces majorités ont toujours été produites par un petit groupe, une minorité que l'on trouve, après coup, porteuse de la solution historique. Une minorité de partisans, hors-la-loi aujourd'hui, fondateurs d'une nouvelle loi demain, peut très bien jouer ce rôle. 27:252 Contre le terrorisme, la légitimité dont peut se réclamer une démocratie moderne, c'est la volonté majoritaire, et presque una­nime, du peuple. Mais l'adversaire dira que cette volonté est mani­pulée, que le peuple est provisoirement somnambule, et qu'il faut justement des actions violentes pour le réveiller. On n'en sort pas. De plus, l'histoire contemporaine est pleine de la louange de partisans luttant pour sauver un État envahi (la Résistance) ou un État à naître (l'Algérie). Pourquoi des partisans luttant contre tout État seraient-ils plus mal traités ? A l'origine de la révolution, il y a bien l'idée que le pouvoir est mauvais en soi, que l'État est une forme condamnée. Le terrain est préparé pour ceux qui rêvent de la lutte finale. Toutes les Révolutions, à commencer par la française, ont considérablement renforcé les prérogatives de l'État, et l'étendue de son rôle. Elles en ont aussi affaibli le principe. Nous sommes à l'heure où cela paraît clairement. Voilà deux siècles qu'on apprend aux peuples à espérer la société parfaite, à désirer l'utopie. L'explosion d'utopie donne le terrorisme. \*\*\* De fait, une guerre de partisans n'a de chances de réussir que si elle est soutenue de l'extérieur, on le vérifie de l'Espagne napo­léonienne aux guerres de décolonisation. Rien n'empêche qu'une guerre terroriste, qui veut détruire tel État, soit soutenue par d'autres États, sûrs de n'en pas subir la contagion. La guerre subversive, expression qui fait rire les intellectuels. Ils savent bien pourquoi. Ils la favorisent en niant son existence. Dans son dernier livre, *La guerre,* le colonel Trinquier dit que la subversion « agit par des moyens appropriés sur les esprits et les volontés pour les amener à agir contre toute logique, contre toute règle, contre toute loi. Elle les conditionne pour en disposer à son gré ». Contre toute logique ? Je ne crois pas. Contre toute règle, toute loi, certainement. Il s'agit d'une guerre non-militaire, si l'on ose dire. Clandestine, sans frein, totale. C'est le développement logique de la guerre révolutionnaire inventée en France en 1792. Celle-ci mobilisait tous les corps. La subversion mobilise tous les esprits. 28:252 Être citoyen, c'est être soldat, enseigne la Révolution française. La guerre subversive généralise : tout le monde est mobilisé, même les enfants, les vieillards ; toutes les activités sont guerrières. Même la chanson. Fumer peut devenir un acte politique (le FLN coupait le nez des musulmans fumeurs). Les moyens d'action sont la guérilla, le terrorisme, l'espionnage, mais aussi l'information sous la double forme de la propagande et de la censure. On vient de rencontrer un de ces faits de censure : la négation de la guerre subversive, très utile. Trois étapes. La guerre classique est l'affaire d'une minorité de combattants en uniforme, classe à part dans la nation. Les combats suivent des règles très précises. La guerre révolutionnaire donne un uniforme à tous les hommes en âge de se battre. Les règles s'estompent. La notion de civil devient floue, peu à peu : bombarder les cités est efficace, et d'un autre côté apparaissent les francs-tireurs, combattants sans uni­forme. C'est que, déjà, on combat pour une idée. La guerre subversive se fait sans uniforme. Ses troupes sont invisibles, on est poussé à les confondre avec toute une popu­lation, et c'est bien toute la population qui, par menace ou par enthousiasme, est amenée à prendre parti. Les frontières s'effacent. Dans l'étape précédente, elles étaient capitales ; l'idée qui menait la guerre était un nationalisme. Ce peut être encore le cas, mais il est associé désormais à une autre idéologie, socialisme, libération des peuples. Les alliés du groupe subversif peuvent, de ce fait, se trouver jusque dans le groupe dirigeant du pays attaqué, et ils sont nombreux dans l'intelligentsia. Il devient plus difficile de définir l'adversaire quand deux traits de la guerre classique ne sont plus observés : déclaration de guerre et violation des frontières. Ces traits définissent les guerres d'État à État. On passe à un autre stade quand c'est une bande qui fait la guerre à un État. Le but peut être la sécession d'une partie du territoire, il peut être aussi la destruction de l'État. Le FLN niait l'autorité de l'État français sur l'Algérie. Mais les Brigades rouges, les terroristes basques, *nient* l'État italien, l'État espagnol. Les terroristes basques se moquent bien de l'autonomie de leur province. Ils l'ont. Ce qu'ils veulent, c'est démolir le pouvoir à Madrid. Terrorisme ou guérilla l'emportent selon le terrain. Il faut à la guérilla un peuple paysan, le terrorisme est citadin. L'efficacité de ce dernier dépend de la société technique. La nôtre nous a donné une sensibilité inouïe. On ne veut pas dire par là que nous ayons le cœur plus pitoyable, mais que nous sommes très vite et intensément informés. 29:252 Tout le corps social réagit à ce qui arrive en un de ses points : système nerveux achevé. L'écran de télé grossit comme une loupe, le transistor amplifie l'écho. On voit qu'il n'est pas question de sensibilité morale, mais physique. Dans cette situation, il suffit d'opérations ponctuelles (c'est le langage technique) pour ébranler tout l'édifice national. L'enlève­ment du juge d'Urso, en Italie, en est un bon exemple. Ce qui montre que le rôle de la presse est capital, c'est qu'une partie de la bataille consistait à savoir s'il fallait publier les mes­sages des Brigades rouges, ou faire silence. En poussant au silence, l'État italien tentait de revenir à la situation ancienne, celle d'un pays peu sensible, au sens qu'on vient de voir. C'est une partie difficile. Il faut en tirer que le développement des communications, si favorable à l'État -- il peut influencer fortement les citoyens -- peut aussi lui être pernicieux, et le rendre fragile. Ce sont les radios qui ont *fait* mai 68. L'opération de quelques hommes contre un juge secoue toute l'Italie. \*\*\* Dans cette affaire, les B.R. ont « condamné » le juge à mort. Inutile d'insister sur ce qu'un tel jugement a de frauduleux. Le « prévenu » est séquestré par un groupe qui le hait, et voit en lui un symbole à détruire. Ses juges sont ses ennemis, il est sans moyens de défense, sans public, sans aucune des garanties sur lesquelles nous sommes d'ordinaire si chatouilleux. On n'a pas vu que ces conditions scandaleuses aient ému le clan le plus prompt habituellement à s'indigner de tels manquements aux bonnes règles. Signe à retenir. On est moins exigeant, moins susceptible, en géné­ral, avec les pouvoirs ascendants qu'avec ceux qui déclinent. Il faut constater aussi que l'État italien a supprimé la peine de mort. Il ne dispose pas de riposte équivalent au châtiment dont on menaçait son agent. Bien sûr, le mot de « riposte » est mal venu quand il est question de justice. Mais il ne s'agit pas de justice, il s'agit de guerre. Dans cette guerre, les B.R. s'octroient une arme absolue (la mort) dont leur adversaire, l'État, s'est démuni. Traditionnellement, la peine de mort est prérogative de l'État, la manifestation majeure de sa « violence légitime ». S'en privant, il semble reconnaître qu'il n'a aucun droit à disposer de cette violence, au moins sous sa forme la plus achevée. Il paraît douter de son droit. Le résultat n'est d'ailleurs pas la diminution, mais la résurgence et la multiplication des violences. 30:252 L'État italien se trouve donc en position d'infériorité d'arme­ment devant un groupe qui veut sa perte. Et ce n'est pas seule­ment l'arme de la peine de mort qui est passée d'un groupe à l'autre, c'est aussi, en une manière, le respect. Non pas, bien sûr, le respect né de la reconnaissance, de l'admiration, du dévoue­ment, mais celui qui peut naître de l'horreur et de la peur (comme quand on parle de tenir en respect), qui est d'ailleurs tout aussi efficace, sur une courte durée. Le pouvoir est une sorte de magie. A mesure que l'État la laisse échapper, elle se réfugie chez l'ad­versaire et le grandit. Après cela, on dira que les B.R. ne se sont pas servies de l'arme (la peine de mort) et que le juge a été libéré. C'est vrai, cette fois l'État l'a emporté. Parce qu'il a eu un sursaut, et que sa fermeté a ramené vers lui la magie qui le fuyait. \*\*\* Le but du terrorisme est de détruire l'État. En Italie, c'est une bonne cible parce qu'il est faible. Faible parce qu'il est récent (l'unité italienne a un siècle). Parce que le régime parlementaire est faible par nature. Parce que la régionalisation a affaibli le pouvoir central. Faible enfin parce qu'il est né de la négation du régime de Mussolini. C'est un jeu facile de lui lancer, chaque fois qu'il veut se durcir, l'accusation de faire renaître le fascisme. Le terrorisme est toujours un symptôme de la faiblesse de l'État. Il ne prospère pas dans les régimes tyranniques dont les crimes et les abus expliqueraient pourtant qu'on se révolte. Il croît dans des États libéraux, indulgents qui sont les seuls où l'on voie des groupes affirmer un beau matin que le joug est insup­portable, et qu'il est temps de se libérer par la violence. C'est que ce sont justement ces États qui doutent de leur magie, aban­donnent du terrain. Ils ont perdu l'assurance. Le refus de l'État est un sentiment plus répandu qu'on ne croit, et qui grandit à mesure que l'État lui-même devient omni­présent. On ne voit plus que les contraintes qu'il impose, les services qu'il rend paraissent tout naturels et d'ailleurs insuffisants. D'ail­leurs la foi dans la nation s'est affaiblie, ou est rejetée. La foi dans la démocratie, affirmation inévitable, est très faible. Le lien social le plus sûr, depuis trente ans, est la prospérité grandissante, l'accès de plus en plus facile à des marchandises de plus en plus nom­breuses. 31:252 Or, cela même devient incertain. Situation très favorable aux rébellions, avec la vigueur nouvelle de l'esprit utopique. \*\*\* Un gauchiste italien, Gianfranco Sanguinetti, fameux auteur du *Véridique rapport sur les chances de sauver le capitalisme en Italie* (une excellente machine de guerre contre le capitalisme et la démocratie libérale) vient de publier un nouvel ouvrage : *Du terrorisme et de l'État.* Pour lui, la chose est simple. C'est l'État italien, aux abois, qui exerce le terrorisme, pour effrayer le peuple, et obtenir de cet effroi un ultime ralliement autour de ses insti­tutions. Sanguinetti parle des « fantomatiques Brigades rouges ». Il accuse l'État en particulier de l'assassinat de Moro. Il n'y a pas d'explication qui puisse mieux servir les terroristes réels. On déclare qu'ils n'existent pas, et on discrédite cet État déjà si faible et si controversé. Il y a là quelque chose de retors, qui est bien fait pour plaire à un public sceptique, vulnérable à toutes les duperies par peur d'être dupe. Sanguinetti avance même une « preuve » de sa thèse : on l'empêche de l'exposer, les jour­naux, la télé se dérobent. Et voilà qui démontre que « les B.R., c'est l'État ». Il porte ainsi la confusion à son comble. Tout béné­fice pour ses amis, car si Sanguinetti se déclare hostile au terro­risme, ce n'est pas qu'il le trouve criminel, mais par tactique. Ce livre est un acte réussi de la guerre subversive menée contre l'État. Guerre dont l'auteur est très conscient, puisqu'il écrit : « ...quand le développement de la société de classes dans toutes ses variantes, bourgeoises et bureaucratiques, s'oppose non seulement aux inté­rêts de la grande majorité, mais aussi aux conditions premières de la pure survie de l'espèce et des individus, et à leur volonté même par-dessus le marché, il ne s'agit pas, pour le prolétariat de retarder et encore moins d'éviter une guerre sociale *qui a déjà commencé... *» (mots soulignés par G.S.). C'est dans une guerre sociale en effet que nous sommes entrés. La pensée qui nourrit cette guerre, c'est que le pouvoir est le Mal (contrairement à ce que nous dit la tradition chrétienne, que le pouvoir est un outil indispensable du bien commun, et qu'il l'est à certaines conditions). A partir de là, ce sont les racines les plus profondes de la société, et des sentiments immémoriaux qui sont attaqués. Tout ce qui tient au père, et le lien au passé, tout ce qui tient à la loi, tout ce qui tient au travail. Le sabotage et le vol deviennent actes pies. 32:252 Sanguinetti condamne d'un même mouvement les sociétés « bourgeoises et bureaucratiques ». En clair, les démocraties occi­dentales et les républiques populaires. Elles sont également rejetées, mais au vrai, la guerre sociale n'est déclenchée qu'à l'Ouest. Les pays communistes s'en défendent mieux. Et on voit bien l'intérêt de l'URSS à attiser ce foyer. Georges Laffly. *-- *Carl Schmitt : *La notion de politique. Théorie du partisan* (Calmann-Lévy). -- Roger Trinquier : *La guerre* (A. Michel). -- G. Sanguinetti : *Du terrorisme et de l'État* (Grenoble 1980). 33:252 ### Parlez-nous de démocratie pour changer.... par Thomas Molnar *Le Laïcisme américain* A-t-on remarqué que les grands satiriques, de Juvénal à Jona­than Swift, d'Aristophane à Molière, s'attaquent plus volontiers aux travers des individus et des sociétés qu'à ceux des États ? Malgré son caractère despotique ou criminel, l'État sous Caligula et Ivan le Terrible ne se comportait pas avec ce mélange de gro­tesque et d'odieux qui encourage les satiriques à plonger leur plume dans le fiel. Il reviendrait à notre époque de prendre l'État comme cible du sarcasme ; mais ceux qui le visent restent à tel point horrifiés par ce « monstre froid » qu'ils suffoquent de répu­gnance et d'aversion (Soljénitsyne) et se montrent incapables de prendre un ton léger, décochant des traits qui tuent par le ridicule. 34:252 Une des fiertés de la Constitution américaine est la séparation des Églises et de l'État : séparation totale, absolue et mille fois réaffirmée, comme si c'était là justement le credo d'une religion. Voici une quinzaine d'années, au nom de cette sacro-sainte sépa­ration, des fanatiques bien pires que les janissaires turcs et les moines qui, paraît-il, dévastèrent la bibliothèque d'Alexandrie, mais des fanatiques laïcs, donc absous, dénoncèrent devant la Haute Cour des États-Unis d'Amérique les derniers vestiges de religion chrétienne dans la vie officielle de l'État. Une femme hurlante et frénétique, espèce de Bacchante en carton pâte, voulait faire enlever l'inscription « *In God we trust *» (nous nous remet­tons à Dieu) de la monnaie nationale ; elle s'en prit de même aux premiers astronautes qui, devant le spectacle de la Terre aperçue comme astre lointain, prononcèrent spontanément une prière émou­vante. Les astronautes voyageant « aux frais du contribuable », argument-massue du bon Américain, il n'y avait pas lieu de tolérer de leur part l'expression d'une quelconque émotion surnaturelle. Les dignitaires de la Haute Cour, neuf légistes aussi étroitement sectaires que la plaignante, consultèrent là-dessus leurs textes de référence, hochèrent sagement la tête et déclarèrent en effet ces pratiques contraires à l'esprit de la Constitution. Les Pères Fonda­teurs américains, ces momies que l'on ressuscite chaque fois com­me autant d'incarnation de la sagesse divine, ont proclamé en 1787 la séparation des Églises et de l'État, en dignes fils du siècle des Lumières qu'ils étaient. Il fallait bien que les gardiens de cette sagesse éternelle donnent raison aux fanatiques anti-chrétiens. Récemment, l'affichage des dix Commandements dans les écoles publiques a été mis au pilori par la Cour Suprême. Prières, sym­boles et autres références à la religion furent rigoureusement inter­dits dans les locaux scolaires. La Bible elle-même n'y saurait être abordée que comme « littérature » et non comme texte religieux -- décision qui donne la mesure de la profondeur de pensée des juges. De temps en temps, tel ou tel district cherche à contourner la loi : les autorités scolaires estiment que dans l'immoralité totale où se débat la société américaine, un brin de religion ne serait pas de trop. La loi autorisant l'introduction d'ouvrages pernicieux et obscènes dans les bibliothèques scolaires, pourquoi pas le contre-poison ? Ainsi les législateurs de l'État de Kentucky ont-ils imaginé la formule suivante, pour adapter l'affichage des dix Com­mandements : « *Voici le fondement de la civilisation occidentale et du code civil américain. *» Ce qui n'est pas mal trouvé... Le conflit fait rage actuellement, car l'entraîneur des rugbymen d'un collège de Kentucky défie ouvertement le onzième Commande­ment institué par la Haute Cour, proclamant que personne ne pourra empêcher la prière de son équipe avant le jeu. 35:252 Mais mon histoire n'est pas encore finie. L'État qui possède le pouvoir d'empêcher les enfants pauvres (car les riches envoient les leurs dans des écoles privées) de réciter leur prière, avant la classe, s'arroge le droit d'obliger des écoles catholiques à engager un instituteur pédéraste. Malgré toutes les protestations, dans les deux cas qui sont venus à ma connaissance, les tribunaux ont décidé que la loi était la loi, et que chacun devait pouvoir être engagé dans la profession s'il possédait les diplômes requis. Épilogue réconfortant. La tricoteuse anti-Dieu dont j'ai parlé tout à l'heure, Madeline Murray, précurseur du frénétique M.L.F., a un fils âgé aujourd'hui d'une trentaine d'années. Celui-ci a déclaré publiquement qu'il voulait faire pénitence pour l'œuvre néfaste de sa mère. Comme le nom de Murray l'indique aux États-Unis, le fils qui répare les péchés de la mère est catholique. *La décadence toujours la même* On dénonce chez les adeptes du Révérend Moon, les enfants de Krishna et autres dieux d'Orient, ainsi que chez ces jeunes imbéciles appelés « punk rock » qui se teignent les cheveux de couleurs violentes et s'habillent dans les oripeaux de la contre-culture, une sorte de dévergondage spirituel d'un style nouveau. Est-il vraiment nouveau ? Deux sectes orientales que vénéraient de nombreux Romains, à partir du III^e^ siècle après Jésus-Christ, im­posaient à travers toutes les classes de la société antique des pra­tiques curieusement similaires. Les prêtres et les fidèles de la Magna Mater, religion venue d'Asie Mineure, envahissaient les villes de l'Empire, et nous lisons dans les annales du temps qu'ils couraient les rues en cortèges denses, les cheveux dégoulinant du sang des animaux sacrifiés, le visage peint de couleurs criardes, se tailladant les épaules et les bras à coups de couteau jusqu'à ce que le sang coulât à flot sur leur passage. Quelques siècles plus tard, et sans que le culte de la Magna Mater cessât d'attirer des milliers d'adeptes et des centaines d'officiants, un autre culte pénétra dans Rome, venu d'Égypte : le culte d'Isis et d'Osiris ([^7]). Isis, adorée entre autres par Plutarque, avait de nombreux desser­vants en longue robe blanche, les cheveux flottant derrière, qui jouaient d'instruments musicaux pour tympaniser les masses sur le chemin du sanctuaire. 36:252 Le premier empereur romain qui ait piétiné dans un cortège d'Isis fut Domitien, fils dévergondé du noble Vespasien. Nos aristocrates et nos présidents sont-ils tellement loin de suivre les charlatans actuels ? Le fils du très respectable « sauveur » de la nation américaine, Ronny junior, n'a-t-il pas exprimé le fabuleux désir, le soir de son mariage, de dîner à trois avec sa femme bottée de rouge et Andy Warhol, héros des cultes hippy, punk rock et autres, dans un restaurant de millionnaires à New York ? (Lui-même s'était rendu en tee-shirt rouge, jeans et tennis à la cérémonie de mariage.) La décadence a la même odeur partout... *Walesa* Allons respirer un air plus salubre, en Pologne. Tandis que le « socialiste » John Lennon laisse derrière lui 250 millions de dollars et plusieurs suicidés, le non-socialiste Lech Walesa avance sur le fil tendu entre le Parti et les ouvriers vers la plus grande affaire du siècle, une confrontation victorieuse avec Moscou. Je dis bien « victorieuse », car même si Walesa finissait dans un goulag sibérien, et la Solidarité écrasée dans le sang, il aura démontré que le Léviathan soviétique n'est pas autre chose que cela : une masse de chair armée. La revue ITINÉRAIRES dès 1974 a célébré Soljénitsyne, Walesa en mériterait autant. Depuis le mois d'août cet homme est encensé à juste titre par le monde entier, respecté de l'Église, du parti communiste et même, parions-le, de Moscou, où l'on découvre enfin un adversaire irréductible, autrement ferme et intelligent que les dirigeants du monde non communiste. En ce qui me concerne, je retiens de ses traits de caractère, tous admirables, sa résistance aux intellectuels polonais, du K.O.R. et d'ailleurs. L'alliance entre ouvriers et intellectuels finit toujours par l'écrasement des premiers, même si les uns et les autres tiennent un langage identique. Les ouvriers, c'est Walesa qui le dit, aspirent seulement à des conditions de vie un peu moins misérables, où leurs femmes « ne passeraient pas des journées entières à faire la queue devant les magasins d'alimentation ». Les intellectuels, eux, cherchent toujours le pouvoir pour façonner des lendemains qui chantent. 37:252 Or, Walesa, et à sa suite le cardinal Wyszynski, dénoncent les entreprises du K.O.R. qui profite de la mobilisation des masses ouvrières pour lancer son grand cri de « démocratie ». -- Démo­cratie qu'un Walesa, libre, ne choisirait jamais : il a déjà con­damné les sociétés occidentales pour leur lâcheté dans le luxe, leur suffisance dans la prospérité corruptrice. Personne n'a encore osé demander à Walesa ce qu'il pensait de la « démocratie ». Je suis certain que son opinion ici ne diffère point de celle de Soljénitsyne. *L'Amérique veut* «* aider *» Je côtoie par hasard, dans une file d'attente, une femme d'un certain âge qui s'adresse à tout le monde, bavarde sans cesse, sourit, s'informe, sollicite -- enfin une de ces redoutables mégères qui ne peuvent s'empêcher de se montrer « aimables » avec leur prochain. Craignant d'être coincé à mon tour, je me garde bien d'esquisser le moindre sourire et joue les absents. Peine perdue, voici qu'elle s'intéresse à moi. Mes premières paroles aiguisent sa curiosité, à cause de l'accent. -- *Ah, vous êtes d'origine... Attendez, ne dites rien...* Je ne réponds pas en effet, et elle se met en devoir de chercher : -- *Française... ? espagnole... ? allemande... ?* Il faut bien me résoudre à passer aux aveux. -- *Ah oui, les Hongrois, ils parlent tant de langues !* Dès lors, elle ne tarit plus. -- *Vous savez, j'ai été à Budapest en 1948, comme membre d'une délégation de femmes. Quelle belle ville. Et quel peuple courageux, on recons­truisait déjà les rues, les ponts, les bâtiments... Vous savez quoi ? C'étaient surtout des femmes qui déblayaient les ruines. J'avais pitié d'elles. Notre gouvernement aurait dû leur venir en aide. Oui, j'aurais bien voulu qu'on vienne les aider...* Elle me regarde avec des yeux bovins, frémissante de curiosité et d'appétit mondain. Bon enfant, je hasarde une demi-phrase : -- *Je ne crois pas que l'occupant russe aurait permis l'entrée d'une aide trop voyante, de provenance américaine.* Peu lui chaut, elle ignore probablement que les Soviétiques occupent la Hongrie, comme son président Ford, dit Jerry, ignorait il y a cinq ans que la Pologne était un pays communiste. -- *Vraiment, je pense que nous aurions dû les aider.* 38:252 Aider... Il faudrait sortir son revolver chaque fois que l'Amé­rique prononce un mot comme celui-là. La vieille bavarde veut, voulait, voudra toujours aider, comme son gouvernement, sans aucun égard aux conditions, aux résultats, aux conséquences. Elle n'a cure de se renseigner, sa fonction est d'*aider* comme la fonction du renard est de dérober des poulets et celle de la vache de se laisser traire. Tous les mêmes. Du président Wilson qui voulait « aider » les peuples vaincus avec sa permission, jusqu'à Mme Roosevelt qui, visitant un goulag soviétique, trouva à s'extasier du repas servi aux bagnards (ce jour-là). *Le général Erken* Mon héros à moi, ces mois-ci, et après Walesa, c'est le général Erken, le patriote turc qui en avait assez de la chienlit parlemen­taire... Bien entendu, devant le tollé de l'Occident, le nouveau régime militaire turc a promis des élections, mais ce seront des élections à la Pinochet : qui n'auront pas lieu, ou le plus tard possible, et encore, seulement pour permettre à l'armée de veiller à ce que les démocrates professionnels ne reviennent pas au pouvoir. Or, je lis que M. Fraga Iribarne, leader classé à droite en Espagne, vient de déclarer que « la solution turque est peut-être la seule raisonnable » pour son pays. Durant l'été de 1980, je n'entendais à la radio de Madrid dans la bouche de M. Fraga qu'éloge de la sacro-sainte démocratie. C'était comme Figaro : démocra-ci, démocra-là. La dégringolade de l'Espagne juancarliste et suareziste aurait-elle impressionné cet ex-franquiste de choc, con­verti en militant démocrate ? J'ai mes doutes. Toujours est-il que la solution Erken commence à plaire à de plus en plus de gens -- même si notre sénateur Stevens (Alaska) songe à se réfugier dans ses glaces depuis la nomination du général Haig au poste de Secrétaire d'État, celui-ci ayant été « militaire ». Évidemment, Kissinger ne l'était pas, et quel beau Secrétaire il faisait ! 39:252 *Une autre Amérique ?* Mon ami C.S. est un jeune rabbin hassidique. Il a suivi des études quelconques en Amérique, c'est-à-dire plates, saupoudrées de bêtises sur le bonheur de vivre en démocratie laïque et pro­gressiste avancée. Très tôt, C.S. s'est débarrassé de ces balivernes, se convertissant du judaïsme moderniste au judaïsme rigoureux, et il est devenu professeur dans un collège de sa religion. Il porte un long caftan, le chapeau à large bord, dont sortent comme il se doit les boucles noires de ses cheveux. A part cet uniforme il se situe beaucoup plus à droite que moi, et les questions extrêmement précises qu'il me pose, au cours d'interminables appels télépho­niques de nuit, visent la réforme de nos sociétés : réforme cultu­relle, intellectuelle, morale et aussi, dans son cas, spirituelle. Cet homme connaît très bien les livres des « conservateurs » américains, et la seule chose qui le retient de plonger dans la lecture de Maurras est sa complète ignorance du français. Mais il a tout lu des auteurs français de droite parus en traduction, et me parle avec admiration du bulletin (anglais) de l'abbé de Nantes où il trouve un écrivain à son goût, bien que pas assez radical pour lui. C.S. poursuit deux objectifs principaux : faire retrouver par les Juifs américains la plus pure orthodoxie de leurs ancêtres, ce qui les mettrait, pense-t-il, sur le chemin du patriotisme (américain) et des idées de droite en général ; élaborer une doctrine politique compatible avec les exigences de la sainteté individuelle et le contrôle de la chose publique en matière de morale et de culture, mais de façon à ce que la nation affirme aussi sans faiblesse sa puissance politique et militaire. On voit que C.S. pense tout au rebours des réalités américaines. Il sait bien que son modèle n'est pas réalisable dans une société laïco-démocratique et pluraliste jusqu'à l'aplatissement complet, ce qui ne l'empêche pas de cher­cher avec moi une synthèse de nos valeurs préférées à l'intérieur du monde américain. Son idéal est de concilier la religion la plus transcendante et la politique la plus nationale dans un régime de type franquiste et salazarien. Un Américain pas comme les autres. 40:252 *Un grand journal de New York...* Le couple L. passe l'été à Hongkong, laboratoire de renseigne­ments sur la Chine populaire, premier lieu de refuge de ceux qui parviennent à s'échapper. Les L. ont déjà publié de nombreuses études sur ces réfugiés dont ils connaissent des milliers, ce qui leur permet de contrôler et recouper sans fin toutes les infor­mations recueillies... Il s'agit, dans mon histoire, d'une étude préparée par Mme L., qui a eu le bonheur de mettre la main sur l'autobiographie d'un ancien garde rouge condamné à quinze ans de réclusion à Pékin pour avoir écrit une vérité sur le mur des « dazibaos », l'an dernier, dans la capitale chinoise. C'était, on s'en souvient, la tactique de Deng pour endormir l'Occident sur la « libéralisation ». On devait mettre fin à ce petit feu d'artifice aussi subitement qu'il avait été déclenché : notre ancien garde rouge, appelé à Hongkong « premier dissident » et « le Soljénit­syne chinois », pourrit aujourd'hui dans un camp dont il ne sortira probablement jamais. Son autobiographie est d'une lecture extra­ordinaire : comment un garde rouge de seize ans (en 1967) a découvert la vérité sur le régime inhumain où les paysans échan­geaient leurs enfants en période de famine pour éviter d'avoir à manger le leur ! Chaque famille rôtissait ainsi l'enfant d'un autre, à la gloire de Marx. Mme L. a donc traduit de longs passages de ces mémoires, avec l'aide d'un universitaire chinois, y ajoutant une courte préface pour expliquer les circonstances, et elle a offert le document au supplément du dimanche d'un grand journal new-yorkais, dont je dirai seulement que le nom contient un mot qui figure également dans le titre du plus grand quotidien de Londres. Ayant satisfait au code de la discrétion, je continue. Le journal de New York acceptait le principe de cette publi­cation, mais en posant des conditions très spéciales : vérification rigoureuse de l'authenticité du texte chinois arrivé clandestinement à Hongkong ; rédaction revue et corrigée de la traduction établie par les L. ; une nouvelle préface de Mme L. qui minimiserait les traits décochés à l'encontre des dirigeants chinois ; la publi­cation conjointe d'un autre texte de dimensions semblables, rédigé par un professeur de Harvard connu pour ses ouvrages en faveur de Mao ; etc. Ces exigences du grand journal de New York n'étaient pas formulées toutes à la fois : quand Mme L. refusait d'obtempérer sur un point, on passait à un autre, espérant réduire sa résistance par ce procédé. 41:252 Comme elle ne fit aucune concession, et que le grand quotidien de New York pouvait craindre que l'article ne soit repris par un autre journal (je me demande lequel, tous étant complices), on a fini par envoyer aux L. le chèque prévu. Mes amis d'ailleurs n'y touchèrent pas aussi longtemps que le texte fut retenu dans les tiroirs de la rédaction... Pour sauver l'honneur du maoïsme, on pouvait craindre n'importe quoi. Le document ayant paru, les L. ont triomphé. Mais nous com­prenons bien qu'ils ne triomphaient que devant les hommes et la vérité, guère devant les dieux des media. Pour ceux-ci, selon la méthode dialectique, *les événements anti-communistes ne s'éclairent pleinement qu'à la lumière du communisme lui-même ;* si tout leur donne tort, les anti-communistes, étant primaires, systématiques et viscéraux, *se* *trompent bien davantage, du fait d'être anticom­munistes.* Si Pol Pot a fait massacrer les deux tiers de ses compa­triotes, et que des Jean Lacouture avouent l'avoir approuvé, ces mêmes Jean Lacouture et le grand journal de New York n'ont, en dépit de tout, rien à regretter. Comme quoi les media ont raison, les événements ont tort. Thomas Molnar. 42:252 ### Jules l'imposteur *Une lecture de la République* par François Brigneau 5*. -- *NOS MERVEILLEUX GRANDS ANCÊTRES. On semble s'étonner aujourd'hui de trouver l'histoire maltraitée par l'école. Elle serait enseignée de travers ; parfois pas enseignée du tout. Cet étonnement est étonnant. Car il est évident que le mépris de l'histoire est un des fondements mêmes de l'école laïque. L'igno­rance actuelle n'est pas de hasard. Elle n'est pas due à la paresse, au je m'enfoutisme général. Elle est voulue, systématique, pro­grammée depuis les origines. En voici la preuve. A tout le moins un signe. Le 16 septembre 1792, dans la salle du Manège, la Convention discute de l'organisation de l'instruction publique. 43:252 Un des orateurs les plus importants s'appelle Rabaut Saint-Étienne. Il fut vice-président de la Constituante. Il est une des têtes des -- Girondins. Il monte à la tribune pour définir ce que va être l'école nouvelle. Et il a ce mot révélateur dont on apprécie tout le sel aujourd'hui : -- Notre histoire n'est pas notre code ([^8]). Ce qui est bien regrettable, pour tout le monde y compris pour les sectaires sectateurs de l'école laïque. Car si l'histoire était leur code, si elle était, comme elle devrait l'être, une de leurs disciplines essentielles, ils découvriraient que cette Révolution qu'ils vénèrent et apprennent à vénérer, même vue par leurs yeux, fut une époque horrible et basse, un affreux morceau de l'histoire de France, grouillant de gredins, de coquins et de crétins, de grotesques aussi, dont on apprécierait sans réserve les *hellzapopineries* si elles n'étaient pas éclaboussées de sang. Prenez ce Rabaut Saint-Étienne, un des pères de l'école laïque. C'est un pasteur protestant de Nîmes, fils d'un pasteur protestant de Nîmes également, qui fut vice-président du synode. On le dit modéré et tolérant. Michel Mourre note pourtant : « Rabaut Saint-Étienne se fit remarquer par son hostilité au clergé. » ([^9]) S'il ne veut plus entendre parler de l'histoire de France par haine de la monarchie (« *Crier* « *Vive la nation *» *signifie pour Rabaut Saint-Étienne crier* « *A bas les aristocrates ! A bas les tyrans ! *»* *» ([^10]))*,* Rabaut entend modeler l'école française sur l'exemple crétois. Le meilleur moyen de vider l'église sera d'ouvrir dans chaque canton un *temple national.* Les citoyens s'y rassem­bleront pour des exercices physiques et spirituels. L'instituteur, tous les dimanches matins, donnera un cours de morale sociale. De l'enfance à l'adolescence, les élèves porteront un uniforme dessiné par le législateur. On ne saurait trop s'occuper des détails. Les sans-culottes de mai 68 qui manifestaient la libération des mœurs par le débraillé de leurs chemises, ignorent sans doute que leurs Grands Ancêtres se préoccupaient de la nécessité du port de l'uniforme. « *Les enfants sont vêtus de toile dans toutes les saisons... Ils conservent le même costume jusqu'à seize ans, depuis seize ans jusqu'à vingt et un ans ils auront le costume d'ouvrier, depuis vingt et un jusqu'à vingt-six celui de soldats, s'ils ne sont pas magistrats.* 44:252 *Ils ne peuvent prendre le costume des arts qu'après avoir traversé, aux yeux du peuple, un fleuve à la nage, le jour de la fête de la jeunesse. *» Si Renoir n'avait pas pratiqué la brasse papillon, il aurait été destiné à la boulange. C'est Ubu républi­cain ([^11]). Louis Michel Lepeletier de Saint-Fargeau ne dépare pas la galerie de ces bouffons tragiques. Député de la noblesse, puis envoyé à la Constituante par le département de bonne, il peut être considéré comme le responsable de l'exécution de Louis XVI. Non parce qu'il vota la mort. Mais parce que son vote entraîna celui de nombreux hésitants. Si Rabaut Saint-Étienne est hanté par les Crétois, Lepeletier ne parle que de Sparte. Dès l'âge de cinq ans il veut enlever les enfants des deux sexes à leurs familles. Ils seront élevés en commun, aux frais de l'État, dans les Maisons d'éducation nationales. Comme Rabaut et Saint-Just, Lepeletier a l'œil à tout. « *Il demande que l'enfant soit nourri sobrement : ni vin, ni viande. Il suggère une recette que dans le rigoureux hiver 1788, le curé de Sainte-Marguerite aurait employée avec bonheur : un mélange de plusieurs espèces d'aliments, la portion d'un homme fait n'allant pas à trois sous par jour. *» ([^12]) Qu'un curé soit bon, ne serait-ce qu'à donner des conseils de cuisine, exaspère l'assemblée. Lepeletier est sifflé. Voici Jacob Dupont. Dans son *Histoire socialiste,* Jaurès le salue en ces termes : « Jacob Dupont fait de l'école laïque le laboratoire de la révolution sociale. » Dans ce modeste libelle, on se contentera de faire suivre son nom des lettres M.L.D.E.M.A. (mérite le détour et même l'arrêt). Jacob Dupont naît à Tours en 1775. Après des études faites au séminaire de Tours -- et qui ne devaient pas être si mauvaises puisqu'elles lui permettent de s'occuper de celles des autres -- il devient abbé de Jumeaux, prieur commendataire de Sainte-Marie d'Eymet. La révolution le trouve maire de Perrusson. Il se dé­froque, pour être plus à l'aise et dans le vent. Les citoyens d'Indre-et-Loire apprécient son sens aigu de l'opportunisme, cette vertu majeure des périodes troublées. Ils en font un député. Et quel député ! A la Convention, Dupont trouve un faire valoir de rêve : le nommé Durand, avocat à Aix, « canoniste et gallican », tour­menté par l'Être Suprême. L'affrontement Dupont-Durand est su­perbe. On dirait du Tintin. Pour Durand, Dupont est un dangereux maniaque, énervé sur les bords. 45:252 Pour Dupont, Durand sent le cagot. En 1792, c'est une odeur insupportable. Elle lève le cœur du prieur défroqué. Le 14 décembre, du haut de la tribune, devant une Convention surexcitée, il apostrophe le déiste sournois : -- *Croyez-vous donc fonder la République sur d'autres autels que ceux de la Patrie ? La nature et la raison, voilà les dieux de l'homme, voilà nos dieux. Admirez la nature, cultivez la raison.* Jacob Dupont dut mettre trop d'intensité à cette culture. Thermidor le laissa passablement dérangé. Il y avait de quoi. Il s'essaya sans réussite à fonder une Église scientiste puis à ouvrir une école d'agriculture et de morale. On l'arrêta à Montlhéry au moment où il se préparait à besogner une vieille femme aveugle sans qu'elle eût souhaité l'hommage. La nature l'emportait sur la raison. On l'enferma à Charenton où il mourut dans les ténèbres d'un cachot capitonné. Une triste fin pour l'un des fondateurs de l'École des Lumières. Les autres Pères de la Laïque furent à peine mieux traités par le destin. Condorcet s'empoisonna pour s'éviter le désagrément d'avoir le col tranché par Samson. Prudent, Rabaut Saint-Étienne avait pris la précaution de faire partie de la Commission des Douze qui surveillait les activités du Tribunal Révolutionnaire. Il y passa néanmoins, comme les copains, fut condamné à mort et guillotiné en 1793. Lepeletier de Saint-Fargeau ne put venir défendre lui-même son projet scolaire à l'Assemblée. Il le portait sur lui quand il fut poignardé, chez un traiteur du Palais Royal, par un ancien officier de la garde du roi, qui voulait le venger. Conservons le nom de ce brave : Paris. Lepeletier passa aussitôt au rang de martyr républicain. On l'enterra au Panthéon, en grande pompe. Le 13 juillet 1794, Robespierre, en personne, vint à la Convention lire le mémoire de Lepeletier sur l'école laïque. Il était temps. Quinze jours plus tard l'Incorruptible était à son tour invité au sabbat. Il connaissait la rigueur du grand égalisateur républicain. Dans l'histoire du burlesque tragique, ce final est demeuré célèbre sous le titre du « raccourcisseur raccourci ». Il a inspiré une série de gags qui sont devenus classiques, tel l'arroseur arrosé. Ce tableau ne serait pas fidèle s'il ne montrait quelques ombres et nuances. Tous les Grands Ancêtres n'étaient pas partisans de répandre le savoir sans discrimination. M. Jeanneret le rappelle avec beaucoup de pertinence : « *Rousseau lui-même, saint de l'église laïque, père des idées nouvelles sur l'éducation, précise qu'elle vaut pour les privilégiés de la fortune :* « *Le pauvre n'a pas besoin d'éducation, écrit Jean-Jacques, celle de son état est forcée ; il ne saurait en avoir d'autres. *» ([^13]) 46:252 Voltaire n'est pas d'un avis différent : « *Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. Ceux qui sont occupés à gagner leur vie n'ont pas le temps d'éclairer leur esprit, il leur suffit de l'exemple de leurs supérieurs. *» Citons encore l'ennemi des Jésuites ([^14]), M. de Caradeuc de La Chalotais, procureur général du Parlement de Bretagne, totalement acquis aux Lumières qui déclarait : « *Le bien de la Société de­mande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations. *» ([^15]) Mais ce ne sont là que des divergences de deuxième rang. Sur l'essentiel le Parti philosophique est d'accord : « Aucune partie de l'enseignement public ne pourra être confiée aux membres des ci-devant congrégations. » Ce décret fut pris dans l'été de 1792. Pendant tout le XIX^e^ siècle il demeurera le mot d'ordre et le but, parfois d'une façon dissimulée (pensons-y toujours, n'en par­lons jamais), parfois d'une manière ouverte, lorsque Gambetta criera : « Le cléricalisme voilà l'ennemi ! » 47:252 **6. -- **PAR TOUS LES MOYENS. De la Révolution à la III^e^ Répu­blique, en 76 ans, la France connaît une rude épreuve. Elle subit une dizaine de systèmes politiques. Se succèdent : l'anarchie directoriale, le chaos consulaire, le militarisme éclairé, le milita­risme totalitaire, la monarchie traditionnelle, la monarchie libérale avancée, la république utopique et de carnaval, la république du capitalisme musclé, la dictature impériale, l'empire libéral et avancé lui aussi, la république monarchiste, la république maçonnique et pragmatique, etc. En cherchant bien on pourrait diviser davantage. Pendant ces 76 ans, sous ces régimes différents et souvent opposés, la franc-maçonnerie a nourri une idée fixe : assurer l'éta­blissement en profondeur de la République en arrachant l'école à l'Église et en la remplaçant par l'école républicaine, l'école ma­çonnique, l'école laïque. Ce combat va dominer le XIX^e^ siècle. Il sera plus important que la bataille sociale dont on parle davantage. Ce fut une guerre totale, et sans merci. On sait, hélas, que l'Église et l'Ancienne France l'ont perdue. Pour mener à bien son entreprise, la maçonnerie joue tous les coups, toutes les cartes. Sous la Restauration, quand le côté politique lui est fermé, elle n'attend pas l'embellie, la renverse, elle se reforme, se redéploie et occupe le terrain pédagogique pour y pousser ses hommes et ses relais de poste. La Révolution a détruit sans la remplacer l'instruction publique, telle qu'elle était organisée sous l'Ancien Régime -- nous l'avons vu. Nous avons entendu l'abbé Grégoire : « L'éducation n'offre plus que des décombres. » Il n'y a plus d'école et plus de maître ? Qu'à cela ne tienne. Un franc-maçon français, Martin Nadaud, importe d'An­gleterre un système pédagogique, pratiqué par un franc-maçon britannique, Joseph Lancaster : l'école sans maître dite *Mutuelle.* Le principe est aussi simple et génial que celui de l'œuf de Chris­tophe Colomb. Puisque les instituteurs manquent, on les rempla­cera par des moniteurs et de grands élèves qui apprendront le peu qu'ils savent à ceux qui ne savent rien. L'essentiel est que le curé ne vienne pas y traîner sa soutane. Et pour faire oublier cet aspect fondamental (comme dirait M. Marchais) de la question, on met l'accent sur cet exaltant témoignage de solidarité et d'en­traide appliquées. Les cœurs généreux s'enflamment. Le comte de Saint-Simon, le comte de Lasteyrie militent pour l'*École Mu­tuelle.* La duchesse de Duras aussi (pas Marguerite, Claire), ce qui peut se comprendre mieux : n'était-elle pas la fille du ci-devant conventionnel Kersaint ? Les mises en garde du clergé ne sont pas entendues. Même sous Charles X, on subventionne les *Écoles Mutuelles.* 48:252 En 1837, sous Louis-Philippe, à Toulouse, elles émargent pour 15.000 francs alors que les Frères de la Doctrine Chrétienne ne reçoivent que 10.000 frs ([^16]). Et pourtant, mutuel, mutualisme le socialisme, la Révolution sociale de Jacob Dupont ne sont pas loin. C'est tellement vrai qu'un des chefs des Mutuelles, Dionys Ordinaire, de Besançon, sera en 81 aux côtés de Jules Ferry. Et que Georges Duveau peut écrire : « *Parmi les leaders de la I^e^* *Internationale, nous trouvons beaucoup d'anciens élèves de la Mutuelle. Écoutons Philémon, un vétéran de la Commune, racon­tant ses souvenirs devant Lucien Descaves :* « *Je me suis quelque­fois demandé si l'habitude d'enseigner, contractée à l'école mutuelle par beaucoup d'enfants de ma génération, n'avait pas formé cette pépinière d'ouvriers qui préparèrent dans les associations et les réunions publiques la chute de l'Empire. *» ([^17]) Politiquement la franc-maçonnerie s'emploie à ruiner toute tentative de réorganisation cohérente de l'instruction publique. Ni la monarchie traditionnelle, ni la monarchie bourgeoise n'ignorent le problème. Le comte de Guernon-Ranville, ministre de l'ensei­gnement du ministère Polignac, est un homme remarquable. Il oblige les communes à se « pourvoir de moyens suffisants d'ins­truction ». Les instituteurs recevront un traitement fixe. Ils jouiront d'une retraite. En conséquence Polignac et Guernon-Ranville deviennent les cibles du parti républicain. Ils sont balayés par l'émeute de 1830 orchestrée -- déjà -- par Thiers. Tous deux sont arrêtés, condamnés à la prison perpétuelle et à la mort civile. Sous Louis-Philippe les réformes scolaires de Guizot, de Cou­sin, du comte de Montalivet reprennent l'essentiel de l'Ordonnance de Guernon-Ranville. Ils n'attendent pas 71 et la défaite pour prendre conscience de la supériorité de l'instituteur prussien. Victor Cousin, le philosophe de l'éclectisme, bien oublié et à juste titre, va étudier sur place le système allemand. Son rapport, très élo­gieux, signale « les bons effets que produit dans les Écoles de Saxe l'inspection ecclésiastique ». Cousin ni Guizot ne sont de farouches défenseurs de la monarchie traditionnelle. Ils croient à la science, au progrès *mais* ils veulent respecter les assises de la société. Ils acceptent un enseignement laïque *mais* qui ne rejetterait pas le prêtre hors de l'école. Cousin parle de « mettre la religion sous la protection des Lumières et les Lumières sous celle de la Religion ». Guizot estime que l'État et l'Église « sont en fait d'instruction les seules puissances efficaces ». C'est encore trop. En 1848, Cousin est écarté, Guizot doit s'exiler en Angleterre. Et pourtant, après la seconde illusion républicaine, Proudhon écrira « Si j'avais su, je me serais fait l'âme damnée de M. Guizot. » 49:252 Avec l'avènement de la Seconde République, la franc-maçonne­rie devrait pavoiser : elle tremble. -- J'avoue que j'ai eu froid dans le dos quand j'ai appris que le suffrage universel était installé en France, dit Jean Macé, le Père Joseph de la Laïque, futur fondateur de la Ligue de l'En­seignement. Inconséquence, dira-t-on ? Pas du tout. Pour un républicain conscient et organisé l'important n'est pas de voter, mais de voter républicain. Sans école républicaine, machine à fabriquer des petits républicains qui seront plus tard des électeurs républicains, on peut tout redouter des élections, même le pire, l'appel au chef, au soldat, au tyran. Souvenez-vous d'une autre phrase de ce maçon de Macé : « Qui tient l'école, tient tout. » L'école laïque c'est l'objectif prioritaire, la réforme essentielle, celle qui com­mande l'édifice. Rien ne doit être négligé qui peut la faire avancer. Or voici qu'en 1865, une Ligue de l'Enseignement se fonde en Belgique. Elle professe hardiment ses convictions antireligieuses. Certains de ses membres, les *Solidaires,* s'engagent par un serment public à refuser en toutes circonstances tout secours de l'Église. Leur mouvement gagne la France. Un jeune médecin y adhère. Il s'appelle Georges Clemenceau. Cinquante ans plus tard cet enga­gement l'empêchera d'être élu Président de la République ([^18]). L'initiative belge inspire un journaliste et romancier laborieux (on lui doit une *Histoire d'une bouchée* *de pain*, édifiante cucuterie laïque, dans le genre saint-sulpicien des Loges, grand succès scolaire imposé...) : Jean Macé. Macé est un ardent républi­cain. Un an après la révolution de 1848, jugeant la Seconde Répu­blique palotte et déjà bloquée, il a essayé de soulever Paris. Sans succès. 50:252 Réfugié en Alsace il s'est fait instituteur. Il a été initié à la loge « La Parfaite Harmonie », de Mulhouse. Maçon très actif ; entreprenant, ambitieux, la ligue belge lui donne l'idée d'en créer une française mais moins affichée, moins agressive. Il a compris que les sociétés secrètes ne sont jamais plus efficaces que lors­qu'elles animent, contrôlent et conduisent des associations qui ne le sont pas et paraissent ouvertes à tous, sans mystère ni ressorts cachés, sans exclusive, sans sectarisme apparent. C'est dans cet esprit qu'il fonde à Paris sa Ligue de l'Enseignement. Statutaire­ment cette association a pour but le développement de l'instruction primaire. Elle ne réclame ni l'obligation, ni la gratuité, ni même la laïcité de l'enseignement. Simplement elle déclare n'accepter « ni politique, ni religion » et se vouloir neutre. Tartufferie bien sûr ! Michel Mourre le dit, dans son encyclopédie : « *Cette neu­tralité est dirigée en fait contre les prêtres. Jean Macé, franc-maçon, considérait que l'on devait refuser la liberté aux catholiques* « *comme dans l'Inde aux étrangleurs *». » ([^19]) Jean Macé devait d'ailleurs déclarer quelques années plus tard : « *La Ligue de l'Enseignement est une institution maçonnique... Oui, ce que nous faisons est une œuvre maçonnique... Nous sommes une maçonnerie extérieure. *» ([^20]) En novembre 1867, la Ligue compte déjà plus de 6.000 adhé­rents. Elle en aura 18.000 en 70. Toute la presse maçonnique l'ap­puie : l'*Opinion nationale,* l'*Éclaireur* de Jules Ferry, le *Réveil* de Delescluze, le *Journal de Paris* de J.J. Weiss et Hervé, le *Siècle* de Gueroult. Georges Duveau reconnaît que « *son action se conju­gue avec celle de la maçonnerie. A Metz, le cercle de la Ligue de l'Enseignement et de la Ligue maçonnique ont le même président, un professeur de lycée... Des hommes appelés à jouer un grand rôle dans les conseils ou à la tête du gouvernement pendant la III^e^ République, font dans les dernières années du Second Empire, leur apprentissage politique en militant à la Ligue de l'Enseignement : le cas de Maurice Rouvier à Marseille est typique *» ([^21]). 51:252 Toujours à Marseille, elle appuie la candidature de Gambetta, l'ennemi de la « milice cléricale » dont Drumont disait : « Est-il Hébreu, Gé­nois, Illyrien, Dalmate, Italien, Bohême ou Prussien ? D'où vient-il ? Entre nous personne n'en sait rien ! » Au printemps de 1869, la Ligue « apolitique » participe aux élections législatives. C'est elle qui a inspiré le programme des socialistes, où l'on peut lire : « *Instruction laïque et intégrale, obligatoire pour tous et à la charge de la Nation ; indemnité al­louée à tous les enfants pendant la durée des études. *» En même temps elle multiplie les manœuvres obliques et oc­cultes, les pressions, les démarches de racolage comme en témoigne cette lettre de Ferdinand Buisson, un des fidèles de Jean Macé, à Victor Hugo : « *Ce n'est pas au protestantisme que je vous ai demandé si vous voudriez prêter votre puissant concours : c'est à une entre­prise laïque et philosophique pour combattre le catholicisme en France. Tenons-nous-en, dites-vous, à la philosophie. Sans doute, mais tâchons d'y amener les autres, la foule, les familles, les cam­pagnes, les femmes, la jeunesse.* « *La vraie question, la voici : oui ou non faut-il nous laisser porter vers une république, prochaine peut-être, sans songer à la situation qui nous sera faite au lendemain de son établissement ? Oui ou non, le prêtre, qui est aujourd'hui un de nos ennemis, ne sera-t-il pas alors notre ennemi ? Ne serait-il pas temps de préparer, par une hardie propagande, tous les esprits de toutes les classes à recevoir, à demander le régime de la liberté, la suppression du budget des prêtres, la séparation de l'État des églises, sans que toutes ces réformes puissent être tournées contre nous ? Ne pour­rions-nous pas tenter d'opposer à l'Évangile de la superstition l'Évangile de la Science et de la conscience en le faisant pénétrer dans toutes les couches de notre pauvre société ? Je me représente -- et c'est la chose à laquelle je suis bien décidé à consacrer toutes mes forces -- une vaste franc-maçonnerie au grand jour constituant des centres innombrables sur le sol français, allant dans chaque ville, dans chaque village, grouper les esprits avancés. Là, vienne le dimanche, au lieu de laisser les femmes et les enfants et encore pas mal d'hommes aller à l'Église, on réunit les enfants dans une* « *école du dimanche *» *où ils n'entendent que parler d'humanité et de raison.* 52:252 *On réunit les parents dans d'intéressantes, dans d'utiles, dans de généreuses conférences pour prêcher non pas le saint du jour, mais tous les saints de l'humanité, pour leur conter la vie des grands hommes, la mort des vrais martyrs, pour éveiller dans l'esprit le culte du beau, le respect sacré du devoir et ce soupir de l'idéal, plaisir humain par excellence, qui leur fera si vite oublier les rêves creux du mysticisme...* « *Voilà le vrai sens de ce dont je vous ai parlé, monsieur. Il va sans dire qu'en Suisse, pays profondément protestant et d'un très libre protestantisme, il faut prendre pied sur la tradition et s'appuyer autant que possible sur ce qu'il y a de bon dans la tradition pour éliminer ce qu'elle a de mauvais. En France c'est autre chose, il faut y constituer à neuf la religion du bien, l'église de la libre-pensée, prouver qu'on n'a point d'arrière pensée cléri­cale, payer de dévouement, habituer la population à se détacher du prêtre pour venir jusqu'à nous, disputer ainsi partout au prêtre ceux qui vivent et ceux qui meurent. *» ([^22]) Ainsi parlait en 1869 Ferdinand Buisson qui à Genève, au Congrès de la Paix, couvrait de son mépris les « trois livrées » la soutane du prêtre, la robe du juge, l'uniforme du soldat ([^23]). Dix ans plus tard, Jules Ferry allait en faire le directeur de l'en­seignement primaire en France. 53:252 On trouverait difficilement une preuve plus flagrante du complot et de sa préméditation. Désormais l'appareil de la conjuration est prêt. Ses hommes seront en place dans quelques mois. On va pouvoir passer au dernier acte : l'éta­blissement de l'école laïque, instrument de combat, arme de guerre civile. (*A suivre.*) François Brigneau. 54:252 ### La découverte de l'autre *suite* par Gustave Corçâo #### L'objet recherche les trois sens On ne sort pas de l'alternative : ou nous reconnaissons que les trois sens de notre conscience sont relatifs à une vérité cachée, ou bien nous admettons que l'univers entier n'est qu'une monstrueuse plaisanterie. Réduire ces trois sens à un épiphénomène, c'est opter décidément pour la plaisanterie et même en accroître le mauvais goût. Intellectuellement, dans l'écriture des livres ou la voci­fération des discours, nous pouvons rompre l'homogénéité de nos équations et éluder pour un temps notre soif et notre faim. Mais à la première occasion, nous agripperons le prochain comme un radeau dans l'océan. Nous avons dans l'idée que c'est lui qui pourra nous sauver. 55:252 La ren­contre de l'amour, les expériences un peu ridicules que chacun se souvient d'avoir faites en ses années d'adoles­cence, peuvent se définir comme un essai de rédemption. L'amoureux récupère le sens ludique, il colle à l'objectivité suprême de l'autre, il se sent sauvé. L'aimée apporte d'un coup sa triple solution aux sens de la personne, et pénètre en notre équation comme une magnifique réalité. C'est ensuite seulement qu'arrivent les déceptions. Si les fiançailles sont rompues, l'expérience a échoué ; si on la pousse jusqu'au mariage, elle peut devenir pire encore, car la présence constante de l'autre entraîne une saturation presque impossible à supporter. La faille ici sera beaucoup plus grande, parce que la transfusion vivante de l'amour s'est tarie, ne laissant derrière elle que l'appétit de la chair et l'obligation de la convivance. Les déceptions exaspèrent le dilemme : salut ou plai­santerie. Mais au matin qui suit la nuit la plus amère, voici que nous nous réveillons confiants. Personne à ce jour n'a réussi à vivre, sinon peut-être le suicidé dans ses dernières secondes, un accord naturel et parfaitement syn­chronisé avec ses propres déceptions, c'est-à-dire une mé­fiance intégrale vis-à-vis de tout. Quand nous croyons n'avoir plus confiance en personne, dans le monde, nous nous en remettons encore au coiffeur et au cuisinier ; et celui qui s'imagine parfaitement identifié à son idéalisme philosophique, il réussira bien à caresser un chat sur ses genoux sans que ce simple geste ait eu besoin de s'expli­quer dans la théorie. Personne à ce jour, je le vois bien, ne s'est représenté la mort sur un mode vraiment naturel, la regardant com­me conséquence logique et fonctionnelle de la vie. Nous parlons de la mort comme d'une réalité pensable, une expérience rationnelle, presque une abstraction, sans au­cune résonance profonde sur notre instinct vital. Dans les théories et les salons, la mort est abordée comme s'il s'agissait d'un triangle sphérique et non d'une réalité intense qui rôde dans la pièce autour de nos faibles carcasses... Elle est chose qui arrive aux parents éloignés, et élimine périodiquement des personnalités de la politique ou de la littérature. 56:252 C'est pourquoi, quand la mort tombe à nos côtés, quand elle couvre de sa nuit le visage de l'épouse, notre premier réflexe est celui de l'étonnement absolu ; comme si, malgré l'énorme évidence des statis­tiques de population, ce phénomène restait impair en ses applications. Chaque mort est terriblement inattendue. L'expérience de mille générations, la guerre, les épidémies, l'Armée du Salut ne parviennent point à nous réconcilier avec l'idée de la mort parce qu'au-dedans de nous, tout au fond des choses, nous attendons encore qu'elle soit vaincue. La mort reste impropre et ennemie. Les gens peuvent bien plaisanter de la mort, en tirer des histoires et cligner des yeux ; tous en eux-mêmes sont parfaitement convaincus que le phénomène a quelque chose de subversif et même d'obscène : ils devinent en lui la suprême pornographie. Et personne à ce jour, je le dis avec une certitude encore plus forte, n'a pu sincèrement cesser de croire à l'être. On peut avoir beaucoup philosophé, par goût du bricolage et de la magie intellectuelle, mais au moment de rompre le pain ou de dire bonjour à sa mère, l'évolu­tionniste bon teint aussi bien que le dialecticien enragé croit au blé et à la mère selon le même sens commun, qui est vraiment commun. Pensons maintenant un peu comme le naturaliste est supposé penser : la réalité de la conscience est indiscu­table, la présence des trois sens ne peut être écartée, cette manière d'être est bien notre manière. Serait-il alors juste de dire, en style poétique, que notre vie est un tissu d'il­lusions, ou en style scientifique que nos principaux pro­blèmes sont le fruit d'un épiphénomène ? Reconnaître un manque d'adéquation entre l'organe et sa fonction n'ar­range guère le naturaliste ; alléguer que l'homme reste encore encombré de divers préjugés et déformations psy­chologiques ne l'avancerait pas autrement. Si le natura­liste affirmait l'existence d'un préjugé, il devrait bientôt conclure qu'il ne s'agit pas d'un préjugé, puisque le natu­raliste s'engage à n'affirmer d'existence qu'au donné naturel. 57:252 S'il relève une aberration dans la monogamie, il devrait en découvrir de plus crasses encore dans la bride des yeux asiatiques ou la trompe excessive des éléphants. Dissertant sur la morale d'esclave et les injustices sociales, surtout lorsqu'il se réfère à ces choses sur le ton prophé­tique du réformateur, le naturaliste cesse d'être naturaliste et n'est pas loin de donner naissance à une nouvelle religion. L'aveu du triple échec, devant l'être qui danse, l'âge qui nous use et la personne qui si souvent nous trahit, est intolérable. Et il devient pire encore dès lors que nous avons deviné un principe de solution dans l'amour du pro­chain. Que faire de ces trois nerfs frémissants de notre moi, qui se débattent à vif dans l'air et dans le vent, et qui s'y brûlent, en attendant une pluie capable de les apaiser ? Un jour, je me suis demandé ce que je pourrais faire de mes poumons normaux, et j'ai dû m'arrêter perplexe au milieu de la rue en découvrant qu'il était plus facile de s'appliquer à une tuberculose qu'à la normalité. Le même problème se pose à nous en diverses circonstances de la vie et, faute toujours d'une solution, nous cherchons refuge en direction de l'anormalité qui oblige du moins à certains actes définis. Ce qu'on appelle l'esprit d'aventure, le dynamisme, l'héroïsme appliqué aux vitesses et aux altitudes, la frénésie des divertissements procède d'une mentalité qui fuit le normal comme l'adolescent fuit le maternel et le casanier. Il y a un étonnant négativisme dans la gloriole de l'activité, qui ne supporte pas la confrontation réelle, et le désespoir de cette confrontation, avec les plus profondes exigences de notre nature. Le lecteur me permettra de revenir un instant sur ce que j'ai dit plus haut de l'œuvre de Machado et de Picasso, pour éclaircir un point. Je ne prétends pas avoir atteint ici un absolu et une infaillibilité ; il est possible que je me trompe sur la vérité contenue dans les œuvres en question ; mais ma conviction est que cette vérité ne dé­pend pas de ma conviction. Mon opinion consiste à ne pas être une opinion, mais une confiance inconditionnelle, in­transigeante et intolérante dans l'absolu. 58:252 Ce que nous af­firmons sur les choses, ami lecteur de bonne volonté, c'est leur libre et ample objectivité. Notre principale certitude reste projetée sur l'objet, nous interdisant par là-même d'entretenir la moindre certitude sur ces choses les plus fragiles de notre entendement qui s'appellent opinions. Lorsque nous nous inquiétons avec droiture et bonne volonté de peinture ou de lettres, que nous pensons une chose aujourd'hui et une autre demain, notre opinion n'a pu se modifier que par un acte de foi en l'immutabilité de l'œuvre accomplie ; nous avançons, nous progressons sur des voies différentes, par soif d'aboutir en un lieu qui ne peut pas changer. \*\*\* Il existe une doctrine, un Verbe, qui parle de Lui-même et nous dit : « *Je suis Celui qui suis. *» Maintenant, lecteur, tendez l'oreille pour recevoir la bonne nouvelle : « *Et le Verbe s'est fait Chair. *» Tout est là ; la doctrine est Logos, Personne, et elle s'est fait Chair ; elle est entrée dans notre équation, descendue en notre nature pour y restaurer la splendeur d'une normalité ; elle est venue à nous, au lieu d'exiger de nous que nous nous fassions supra-humains ou déshumains ; elle est la suprême objec­tivité de notre intelligence ; le bien suprême de notre volonté ; l'Autre. Tout à l'heure encore nous appelions dans la nuit, nous désirions follement un salut ; maintenant nous découvrons que le Salut prend l'initiative et nous désire de lui-même infiniment plus. Ces trois sens qui nous paraissaient con­damnés au vide, perdus, comme fous, rencontrent ici leurs objets dans les trois vertus de Dieu : ils reçoivent la Foi, l'Espérance et la Charité. 59:252 #### Qui pense... n'épouse pas La rencontre avec une doctrine, même avec une doc­trine qui est Personne et s'est fait Chair, ne résout pas tous nos problèmes aussitôt. Une rencontre ne se transforme pas en noces graduellement, inévitablement ; entre la première et les secondes il faut insérer encore un élément décisif. Il est un proverbe de sotte apparence qui déclare ceci : « Qui pense n'épouse pas. » On a coutume d'y voir un encouragement à demeurer, toute la vie, replié sur une prudence de bourgeois. *Penser,* dans ce cas, signifie : cal­culer les dépenses, prévoir les maladies, mesurer la liberté perdue et les nouvelles charges contractées. *Qui pense* ainsi ne se mariera pas ; il lui reste la sagesse négative du proverbe en guise de consolation. Cet homme-là n'épouse pas, mais pense. Il est libre et il pense ; c'est une espèce de libre-penseur. Par-delà cette interprétation confortable, le proverbe recèle un avertissement et suggère qu'il vaut mieux se ma­rier que de rester sur ce chapitre pensif et supputant. Quand un garçon, dans les caprices de la vie, rencontre une fille à son goût et dont les sentiments lui correspon­dent, il n'a plus que cette alternative : penser ou choisir. Son choisir sera précédé, évidemment, d'un certain pen­ser ; la plus élémentaire prudence veut qu'il fréquente la fille, qu'ils se parlent et s'observent en toute sorte de choses, avant de décider le choix. L'homme est doté de raison aussi pour se marier et se doit de l'appliquer ici dans la juste mesure. Cette tâche n'est pas facile. La fille se cache sous de certaines manœuvres qui, au dire de nombreux auteurs, lui viennent directement des glandes. Le prétendant peut être sûr qu'elle va changer énormément ; demain, elle ne rira plus du tout de la même façon qu'aujourd'hui ; et ce n'est pas non plus sur les mêmes choses qu'il la verra pleurer. Ses gestes seront différents, sa taille s'alourdira et sa voix elle-même, qui plaît tant aujourd'hui, sera plus forte et plus dure dans le difficile quotidien. Le lecteur le plus attentif d'un Bourget ou d'un Montherlant se four­voiera rondement s'il entend faire des prévisions psycholo­giques sur l'épouse cachée dans la fiancée. 60:252 Les filles étant ce qu'elles sont, il est juste que l'homme y pense et rai­sonnable qu'il y cogite. Mais à un certain point du con­naître, il faudra bien décider. Ou l'homme choisit, et laisse s'envoler au loin par cet acte unique toutes les autres femmes, se livrant pieds et poings liés, affrontant tous les risques, supportant les conséquences à venir, s'offrant déjà du fond du cœur à toutes les supporter, décidant de faire confiance par le peu qu'il connaît au beaucoup qu'il ignore, troquant généreusement ce peu pour ce beaucoup, gageant en somme sa vie entière sur le tapis des quelques mois qui viennent de s'écouler. Ou alors, il continue à penser. Et s'il pense, il n'épousera pas. Car on peut bien user une vie entière à penser. A rêver ; à soupeser ; à ex­trapoler. Je connais ainsi plusieurs cas de tristes fiançailles qui ont duré plus de vingt ans : le fiancé pensait... Dans l'un d'entre eux, au lieu de noces, il y eut deuil, le garçon étant mort à la tâche sans avoir pu se décider. \*\*\* Dans la vieille catéchèse, selon le texte de la *Doctrine des Douze Apôtres,* on faisait état de deux chemins : le chemin de la Vie et le chemin de la mort. Le premier débouchait sur des noces ; le second, sur un deuil. Il fallait choisir. Mais n'allons pas imaginer ici que les uns choisissaient le chemin de la Vie et les autres celui de la mort, comme les choses ont dû se passer pour nos pères sur les bords de l'Ipiranga ([^24]). Personne ne choisit objec­tivement le chemin de la mort ; mais ceux qui ne veulent pas choisir s'y engagent cependant. Ils meurent de n'avoir pas voulu mourir ; perdent leur vie pour avoir voulu la sauver. C'est ce qui est arrivé à ce malheureux fiancé mort à la tâche de penser ; de penser et de retenir ; il devait tant retenir qu'il a tout perdu. 61:252 La rencontre, par elle-même, ne fait pas les fiançailles. Le temps apporte avec lui la confiance, qui est une dila­tation de la rencontre ; mais la confiance seule ne suffit pas non plus à arrêter des fiançailles. La décision finale est emportée par un acte d'amour, une véritable abdi­cation ; et cet acte qui ressemble à la mort engendre la vie. Après la rencontre, le prétendant doté d'assez de sens commun commence à se dire qu'il est plus raisonnable d'épouser une femme que de vivre et mourir pour une cause, ou tomber amoureux fou de l'humanité entière. Ensuite, il devra retrouver quelque sens ludique pour lui faire sa cour avec cœur et sans complication de calculs psychologiques. Rien de tout cela cependant ne peut résoudre son cas, si notre sens de *l'autre* ne frémit pas en lui comme un désir et comme une faim, s'il n'est un pauvre dans sa chair et un pauvre en esprit, qu'il n'a pas besoin de la chair de l'autre et de l'esprit de l'autre, -- s'il n'est en somme capable de recevoir et de donner, et ne se décide pas une fois pour toutes à mourir, pour vivre son bonheur dans les bras d'une femme amoureuse de lui. A quoi bon rester là à ruminer d'interminables cogi­tations, si la personne de l'autre est inépuisable au regard de l'esprit ? Pour tant qu'on fasse, il reste impossible d'entrer dans l'équation de l'autre, intégralement, avec le signe d'une donnée connue. La personne ne peut se composer à la personne que par le signe de la croix ; elle ne peut la connaître de façon éminente que par l'amour, en s'y crucifiant. \*\*\* Il existe un choix plus décisif que tous les autres : des fiançailles dont l'importance reste au-dessus de tout, et qui exigent beaucoup, parce qu'elles promettent *une épouse sans ride et sans tache.* Tout peut concourir à la rencontre ; les occasions s'en renouvellent mille fois dans une vie, croissant en insistance et en signification. 62:252 Notre pauvre nature garde au plus profond de l'abîme les dispo­sitions fondamentales pour reconnaître et désirer, pour s'élever vers cette rencontre. Elle a soif d'éternité ; son intelligence est à l'image de la Personne ; elle vit la pau­vreté profonde de l'amoureux. La confiance croît à la mesure de la connaissance ; la fiancée appelle ; tous les saints prient en chœur ; un déluge de mérites vient, du ciel et de la terre, abreuver les racines desséchées de notre cogitation. -- Et tout cela pour rien, si de notre part nous récusons le choix. Il y a un moment, porté sur les ailes de l'éternité, qui décide si ce sera la fête ou le deuil. On épouse ou l'on pense. Ou bien nous faisons pénitence, acte de reconnaissance et d'amour, ou bien nous prolongeons indéfiniment notre rumination de prudence. Et nous au­rons beau étudier, expérimenter, analyser, la confiance aura beau croître au fil des ans, sans cet acte d'amour, il n'y aura pas de noces. Il y aura étude ; confiance posi­tive, mais sèche ; raisonnable, mais non amoureuse. Nous pouvons rester dans ce conflit vingt ans, quarante ans, fixant sur un journal ad hoc l'intéressante évolution de notre personnalité. Mais il n'y aura pas fête ; et nous mourrons en évoluant. Nous pourrons user une vie entière à expérimenter la doctrine sur les énigmes de la nature ; du soleil, des insectes, des glandes, pour voir s'il n'y a pas de faille ; mais comme ces choses sont innombrables, et que la vie est brève, nous mourrons en programmant la dernière expérience. Et il n'y aura pas eu de noces ; et nous n'aurons même pas assisté à ses préparatifs, avec le miracle du pain et du vin. Aucun esprit ne pourra épuiser par la connaissance le fond d'une doctrine qui est Personne ; il aura déjà beau­coup de mal à connaître la millième partie de l'œuvre hu­maine écrite sur cette doctrine, qui est immense. Ce serait folie que d'attendre, pour se décider, d'avoir lu les œuvres complètes de saint Thomas ou des Pères de l'Église. Déjà, nous trouvons à peine le temps d'approcher quelques rares anciens, une demi-douzaine d'auteurs modernes, et nous avons du mal à comprendre ces textes dans toute leur profondeur. 63:252 Il serait évidemment d'un grand bénéfice pour n'im­porte qui de lire avec bonne volonté l'œuvre de Maritain, de Karl Adam, de Guardini, d'Amoroso Lima, de Dom Vonier, de Dom Columba Marmion ; il serait mieux encore de lire saint Thomas, saint Augustin, saint Cyprien, saint Ignace, saint Irénée ; et mieux encore, de lire les Saintes Écritures. Mais, mieux que tout cela, c'est de demander pardon à Dieu et de réciter un simple *Notre Père,* en appelant pour la sécheresse de notre âme le secours de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. Car vouloir tout lire, lire davantage et davantage en­core, c'est vouloir continuer à penser : ce n'est pas se convertir. Ce que l'homme désire, de droit, vient après l'option, et c'est l'intimité vécue avec la fiancée. On dirait un cercle vicieux, mais il ne s'agit pas d'un cercle, il s'agit d'une croix. On dirait un raisonnement boiteux ; mais il s'agit d'amour. On imagine que la poursuite du libre examen constitue la plus grande dignité humaine ; mais non, la plus grande est la charité. A un certain niveau du connaître, l'homme a gagné la confiance ; il doit alors choisir. Personne ne vient à gagner la Foi par un perfectionnement progressif de ses facultés de jugement, ni à trouver l'Espérance par une gymnastique régulière du nerf ludique : ces choses-là sont dons de Dieu, nous devons demander ce qui d'avance nous a été donné. Et il ne suffit pas de penser : nous devons demander en parlant, approcher notre corps et notre voix vivante de l'oreille consacrée. Nous devons entrer dans l'objectivité de Dieu. Après la rencontre, où Dieu et toute la Communion des Saints ont aidé, ont appelé, ont cherché, vient le tour de l'homme qui fut ainsi porté et soutenu. C'est à lui de jouer, à lui d'annoncer la couleur et de relancer. Un esprit ironique dont le nom m'échappe a écrit un jour : ([^25]) « Ce qu'il y a d'embêtant dans le catholicisme, c'est qu'on n'y a jamais de mérite. » 64:252 La remarque peut faire sourire, si l'on veut, mais elle ne présente aucune vérité, car le catholicisme est la doctrine de notre seul mérite. Nous méritons l'image et la ressemblance de Dieu ; et nous méritons notre terrible liberté. Dieu nous appelle et nous aide, mais nous voici soudain dans la situation inouïe d'avoir à répondre à cet appel de notre propre mouvement. On pourrait presque dire qu'en cet instant incroyable, il se fait un silence de Dieu. Tous les saints se taisent. Il se fait un silence, une attente, une secrète vibration d'impatience, où, dans l'âme des élus, vient mourir l'écho de derniers gémissements ineffables. Et dans ce silence auguste et terrifiant, tout d'un coup, nous nous retrouvons seuls, seuls et libres, terriblement seuls et terriblement libres. Nous, les créatures, vous, lecteur, moi, l'Edmond, nous avons tous été appelés et inondés de miséricorde ; mais nous voici soudain seuls et libres, et voici qu'il nous faut faire un petit quelque chose, une insignifiance, un acte de pénitence, un geste d'amour, un presque rien qui a la capacité de remplir ce silence de Dieu. #### Soyons désespérés Si fort que nous cherchions, par toutes les ressources de l'art et de la science, une solution intermédiaire entre l'existence et la non-existence de Dieu, nous sommes contraints de reconnaître en toute honnêteté que cette solution n'apparaît pas. L'absolu n'admet pas de moyen terme. La plus grande dignité humaine aujourd'hui con­siste à feindre que le moyen terme est possible, et à vivre sous la protection de ce stratagème. Vis-à-vis du christia­nisme, le moyen terme que le monde civilisé a découvert est pétri de sentiments et d'opinions, c'est-à-dire le dis­pense de la réalité-même du Christ. 65:252 Lorsque quelqu'un découvre que le message évangélique concorde sur plusieurs points avec ses propres opi­nions, il se déclare catholique ; mais ajoute aussitôt, pour introduire une distance convenable entre cette position bien-pensante et celle de la piété, qu'il n'est pas pratiquant. Il est entendu, dans ce cas, que la religion procure la réalité substantielle dès lors qu'elle met en possession de valeurs adjectives. Le Christ compte pour rien, là où les dérivés de son nom suffisent à remplir la bouche du con­temporain. Pour les gens qui pratiquent cette religion de la parole désincarnée, la réalité suprême est la façon de penser de chacun. L'expression usuelle de *catholique pratiquant* est née de cette équivoque sur la véritable essence du catholicisme, qui laisse supposer, comme plus grande faveur que l'homme puisse faire à Dieu, l'accord avec les conséquences civiques de Son enseignement. Or, il serait bon de savoir que celui qui ne pratique pas n'est pas catholique ; il ne l'est pas au sens absolu, comme n'est point marié qui n'a pris femme devant Dieu, toute immense que soit sa sym­pathie pour l'état conjugal. Pour éclaircir ce point nous devons rappeler que le baptême est la première pratique et la plus décisive, parce qu'elle imprime un *caractère.* Le baptisé qui déclare ne pas être pratiquant manifeste non seulement qu'il récuse l'intimité des fiançailles, la participation aux préparatifs de la fête, au pain et au vin, mais encore qu'il renie l'incorporation ontologique de son propre baptême. Et celui-là, quelles que soient ses négations, reste pratiquant, mais mauvais et infidèle pratiquant, mauvais et infidèle catholique, fiancé qui boude ses propres fiançailles, et tente en outre de convaincre le monde qu'il n'a pas reçu en son temps le baiser de la promesse. Notre homme parlerait plus bas, avec moins de sans-gêne, s'il lui fallait expliquer aux parents et amis qu'il est un catholique excommunié. L'Église ne fait pas grand cas de ces sympathies distantes, de cette offrande tronquée comme le cadeau d'Ananie et de sa femme à l'apôtre Pierre ([^26]) ; 66:252 pour répondre à cette convergence d'opinions, cette petite faveur d'adhésion mondaine, la « femme forte » a su trouver le mot qui exprime la situation réelle du sympathisant en question : un excommunié. \*\*\* Vraiment, lecteur, l'absolu n'admet pas de moyen terme. Le Christ *est* ou *n'est pas.* Il est le Verbe incarné qui nous a parlé de son propre mouvement, ou il n'est rien. Et devant cet absolu, je demande : que peut bien faire votre opinion, qui démontrait tout à l'heure son impuis­sance face à un misérable Chinois en train de planter du riz ? Si le Christ *est,* en quoi Son existence pourrait-elle souffrir de nous voir émettre demain au club une opinion contraire entre deux tournées de bridge ou de poker ? Il vaut la peine d'y penser avec toute l'attention requise, car il est parfaitement possible, de considérables dépo­sitions en témoignent, que le Christ soit le Christ... Ne vous vient-il jamais à l'esprit, lecteur, l'idée toute simple parmi tant d'autres que les idées ne suffisent pas ? et que la seule probabilité dans le monde pour que toutes les opinions soient comme les vêtements d'un corps uni­que, droitement garantis par la forme de ce corps, réside dans la vertu du Logos qui existait déjà avant les siècles des siècles ? Il vaut la peine d'y penser ; il vaut la peine le soir, avant de s'endormir, de se toucher les bras et les jambes, -- pour se sentir vivant dans sa chair, y trouver une soif de réalité, et le plus grand désir de notre participation au Verbe incarné. Convaincre, je ne puis. Par quel miracle convaincrai-je celui qui résiste à Dieu. Je peux tenter cependant, sur la voie ouverte par les paroles de l'Apôtre, une chose négative : une invitation au désespoir. Faisons, dans un esprit de franchise et de sincérité, un inventaire de notre solitude, un inventaire sans voiles ni tergiversations, l'in­ventaire de notre désespoir. Dressons-le ensemble, lecteur, vous et moi. 67:252 Nous sommes seuls et nous désespérons dans cette solitude. Il nous faut choisir entre deux chemins : le Christ est ressuscité ou il ne l'est pas. Il est le Chemin ou il ne l'est pas. -- Voici le chemin de la négation : si tu veux désespérer, désespérons jusqu'à la fin. Soyons dé­sespérés, soyons pornographiques. Buvons, mangeons et forniquons. Si ta femme te fatigue, prends-en une autre, mais n'invente pas une théorie. Gave-toi, et ne permets pas que la parole te poursuive comme l'ombre d'un Verbe. Ne dis rien, gave-toi. Voici le chemin qui n'est pas la Vérité et la Vie : entrons. Il n'avance à rien de ruminer en propos décousus que nous sommes immortels et que la sueur de l'agonie ne perle jamais qu'au front du voisin ; il ne sert à rien de philosopher sur la pente abrupte ni de poétiser sur les fleurs du chemin. Tais-toi ; ne permets pas que la parole te poursuive comme l'ombre du Tout-Puissant. Soyons conséquents et désespérés ; engageons-nous dans cet autre chemin, baissons la tête, serrons les dents, fermons les poings ; courons ensemble jusqu'au bout du chemin, jusqu'à ce que nos cornes s'embrochent et se brisent dans le dernier ravin ! Dieu est ou il n'est pas. Et s'il n'est pas, qu'on en finisse ; qu'on n'en parle plus. Soyons donc abandonnés pour de bon, apatrides absolus, sans familles, jetés aux sables du désert, habitants du hasard dans la farce cos­mique. Laissons là épiphénomènes et dialectiques ; causes et idées ; sciences et arts. Le Christ est ressuscité ou il ne l'est pas ; et s'il n'est pas ressuscité nous sommes les plus infortunées de toutes les créatures, car nous avons perdu je dernier pari. Tâchons d'avoir au moins l'ombre d'une dignité. Il n'avance à rien de s'arrêter au milieu du chemin, de s'asseoir sur les places publiques en balançant gravement la tête à propos de politique ou de canalisation ; il n'avance à rien d'être le docteur Untel qui transporte sous sa barbe de penseur deux calembours épatants, préparés la veille à toute opportunité ; il n'avance à rien de tresser des couronnes au XXI^e^ siècle, ni de faire la course aux enfants dans les jardins publics comme un faune pédagogique affamé de nouvelles générations ; 68:252 il n'avance à rien d'avoir raison ou d'avoir tort ; de parler ou de se taire ; de rester tran­quillement chez soi, entortillé dans le cycle terrestre, en feignant de dormir pour tromper la marche du temps. A rien. Ni d'être bon, d'avoir du caractère, de l'éducation, des sentiments, d'envoyer des télégrammes de condoléan­ces ou de rendre visite au veuf d'un air compassé, en lui tapotant l'épaule comme un sot. Si nous n'avons que l'ombre, soyons des ombres. Ami, lâche ton moi, tes convictions, ton éthique, ton système, car si tu n'as pas le Christ, tu n'as rien. Il est des livres qui te divinisent et me divinisent, qui divinisent en bloc toute l'humanité : conviens avec moi que trois billions de dieux font un peu excessif, à la place d'Un seul. Écoutons encore une fois l'avertissement de l'Apôtre ou le Christ est ressuscité, ou nous sommes les plus misé­rables de toutes les créatures. Soyons-le : mangeons, bu­vons, forniquons. Et le reste -- l'intelligence, l'art, le pro­grès, la bienveillance et le beau-parler -- aux orties ! Soyons misérables et pornographiques. Sortons dans la rue pour danser un dernier carnaval. Éclatons-nous. Dé­gurgitons vingt siècles d'une morale esclavagiste : clignons des yeux ; tirons la langue ; soyons malins. Et puis tous, ensemble, les billions d'êtres de cette planète où est venue éclore notre moisissure d'humanité à cause d'un certain degré géologique de température et de pression. Oui, tous ensemble, bien serrés dans un désert immense, au fin fond du Sahara, éclatons de rire, rions de nous-mêmes et de tout, faisons la nique au soleil, aux montagnes, aux vents, rions, crevons-nous de rire à ventres déboutonnés ! (*A suivre.*) Gustave Corçâo. (Traduit du portugais par Hugues Kéraly.) 69:252 ### Pour la célébration du 550^e^ anniversaire du martyre de Jeanne d'Arc par Jean Crété VOILA DEUX ANS, nous cé­lébrions le 550^e^ anni­versaire de la délivran­ce d'Orléans, qui fut la victoire décisive de sainte Jeanne d'Arc. Elle est restée, dans l'Histoire, la pucelle d'Orléans ; et c'est le diocèse d'Orléans qui s'est occupé de sa béatification et de sa canonisation. Et pourtant, sa mission ne se limite pas à la délivrance d'Orléans ni au sa­cre du roi à Reims. Comme le futur cardinal Pie le montrait dans son panégyrique du 8 mai 1843, son martyre à Rouen est l'essentiel de sa mission. \*\*\* Ce fut au cours de la se­maine sainte 1430, alors qu'elle était sous les fossés de Melun, que ses voix révélèrent à Jean­ne qu'avant la Saint-Jean elle serait faite prisonnière. A cette révélation, Jeanne sentit sa nature se révolter, elle pria Dieu d'éloigner d'elle cette épreuve ; au prix d'un effort héroïque, elle parvint à accep­ter la volonté divine. Elle gar­da pour elle le terrible secret, ne le confiant qu'à son confes­seur, et continua à guerroyer. Lors de sa sortie à Compiègne, elle ignorait qu'elle livrait là sa dernière bataille ; elle y com­battit plus vaillamment que ja­mais. Le pont-levis du château ayant été relevé par lâcheté ou par trahison, elle fut prise avec ses compagnons et, suprême épreuve, prise, non par des An­glais, mais par des Bourgui­gnons. 70:252 Jean de Luxembourg, après d'assez longues tractations, ac­cepta de livrer, pour une bonne somme d'argent, Jeanne aux Anglais. Jeanne, qui s'en dou­tait, avait essayé vainement de s'évader. Les Anglais la trans­férèrent à Rouen, dans une prison d'où toute évasion était impossible ; et par surcroît de précautions, la pauvre Jeanne était enchaînée. Ses voix l'ex­hortaient à la patience et lui disaient de ne pas s'inquiéter de son martyre. Par « marty­re », Jeanne entendait son épreuve présente et ne soup­çonnait pas le pire. Les Anglais voulaient se dé­barrasser d'elle, mais en la déshonorant, en la faisant pas­ser pour hérétique et sorcière. Ils trouvèrent un agent d'exé­cution dans l'ignoble Pierre Cauchon, évêque de Beauvais. Celui-ci monta le procès avec une habileté diabolique. Il s'as­sura le concours des inquisi­teurs dominicains de Paris. Un procès en hérésie put ainsi se dérouler à propos des appari­tions de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Margue­rite, en qui les inquisiteurs voyaient trois démons. Jeanne subit des interrogatoires insi­dieux, se tirant admirablement des pièges qui lui étaient ten­dus. On lui demanda une sou­mission à l'Église qui est sur la terre, c'est-à-dire au pape, aux évêques « et autres pré­lats ». Naturellement, Cauchon et ses inquisiteurs se rangeaient parmi ces prélats et préten­daient représenter l'Église. Jean­ne n'accepta de se soumettre à l'Église ainsi entendue que « Messire Dieu premier servi ». Et, conseillée par un de ses avocats, elle fit appel au pape. Cet appel dessaisissait le pseudo-tribunal de Rouen. Cauchon refusa d'en tenir compte. Pour, en finir, il monta la mise en scène du cimetière de Saint-Ouen au cours de laquelle, après bien des hésitations, Jeanne accepta de signer une formule très courte de soumis­sion à l'Église. Une formule beaucoup plus longue fut substi­tuée à la formule authentique ; Jeanne y était sensée renier ses visions. Elle fut condamnée à la prison perpétuelle. Mais les Anglais exigeaient sa mort, et Cauchon n'avait pas dit son dernier mot. Jeanne s'était en­gagée à porter désormais une robe. On s'arrangea pour la mettre dans la nécessité de re­prendre un habit d'homme. Cauchon, venu constater cette « rechute », lui demanda si elle avait eu des apparitions de­puis sa condamnation. Jeanne était contrainte de répondre af­firmativement : elle avait eu la consolation de recevoir dans son cachot la visite de saint Mi­chel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite ; elle ne pou­vait dire le contraire. Cauchon la déclara relapse et la livra au bras séculier. Les Anglais étaient pressés, il n'y eut ni pro­cès en rechute, ni sentence pro­noncée par un juge séculier. 71:252 Nous ne referons pas en dé­tail le récit de la dramatique journée du 30 mai 1431. Soit pitié, soit scepticisme, Cauchon accorda à Jeanne de recevoir la communion, faveur qui était d'ordinaire refusée aux relaps. Privée depuis des mois de la communion, Jeanne eut la con­solation de recevoir une der­nière fois son Sauveur. Elle en reçut la force d'affronter l'af­freux supplice du feu. Elle de­manda qu'on lui présente la croix bien haut pour qu'elle puisse voir jusqu'au bout Jésus crucifié ; elle réclama « de l'eau, de l'eau bénite » ; elle cria : « Non, mes voix ne m'ont pas trompée », et mourut en invoquant Jésus ; elle n'avait que dix-neuf ans. Qu'avait fait Charles VII pendant ce procès ? Que fit-il après le supplice de celle à qui il devait la couronne ? La vé­rité oblige à dire qu'il ne fit rien, qu'il ne prononça pas un mot en faveur de Jeanne. Le roi ingrat fut payé d'ingratitu­de : dès qu'il eut dix-sept ans, son fils, le futur Louis XI, cons­pira constamment contre son père. La mission de Jeanne d'Arc fut toutefois parachevée vingt ans après sa mort par les victoires de Formigny (1450) et Castillon (1453). Les Anglais ne gardèrent en France que Ca­lais, d'où ils ne furent chassés qu'en 1558. Entre temps, un événement imprévisible du temps de Jeanne d'Arc s'était produit : l'Angleterre était tom­bée dans l'hérésie anglicane. La France n'en fut préservée que par la merveilleuse délivrance accomplie un siècle plus tôt par sainte Jeanne d'Arc. On remarquera que les victoires de For­migny et Castillon coïncident avec la réhabilitation de Jeanne d'Arc prononcée par Calixte III. \*\*\* Nous avons raconté voilà deux ans les fêtes magnifiques qui marquèrent en 1929 le cin­quième centenaire de la déli­vrance d'Orléans. Les fêtes du 30 mai 1931 furent empreintes de gravité. L'archevêque de Rouen était alors Mgr André du Bois de la Villerabel. Né à Saujon (Charente-Inférieure) le 28 juin 1864 d'une famille bre­tonne des Côtes-du-Nord, il fut ordonné prêtre à Rome le 9 avril 1887 et fit toute sa car­rière sacerdotale à Saint-Brieuc. Évêque d'Amiens en 1915, il fut promu archevêque de Rouen en 1920. A partir de la con­damnation de l'Action fran­çaise en 1926, Mgr du Bois de la Villerabel se trouva en situa­tion très délicate vis-à-vis de Pie XI. Dix ans plus tard, une banale affaire donna à Pie XI un prétexte pour se débarrasser de l'archevêque de Rouen : celui-ci avait pris comme vi­caire général un jeune prêtre d'Amiens qui avait toute sa confiance et qui en abusait pour placer à son nom des sommes importantes appartenant à di­verses œuvres diocésaines et il en percevait les revenus. Lors­que Mgr du Bois de la Ville­rabel s'en aperçut en 1936, il poursuivit l'escroc devant les tribunaux. Pie XI, sous prétexte que l'archevêque de Rouen avait violé le privilège du for ([^27]), fit déclarer, sans aucune forme de procès, le siège de Rouen vacant par le saint-of­fice (2 mai 1936). Ce procédé devait être employé par Paul VI, près de quarante ans plus tard, à l'égard du cardinal Mindszenty. 72:252 En 1931 le vicaire général, dont nul ne soupçonnait alors l'indélicatesse, déploya un grand zèle pour préparer les fêtes du cinquième centenaire de la mort de sainte Jeanne d'Arc. Pie XI désigna comme légat le cardi­nal Bourne, archevêque de Westminster. Avant 1914, la désignation d'un légat anglais eût été chose inconcevable. Mais, au cours de la guerre de 1914-1918, quatre-vingt cinq di­visions britanniques avaient combattu en territoire français, y laissant plusieurs centaines de milliers de morts. Le choix d'un légat anglais avait le sens d'une réparation pour le crime de 1431. Six cardinaux, une cinquantaine de prélats et un nombre considérable de fidèles assistèrent à ces fêtes. En 1929, le président de la République était venu en personne à Or­léans ; le 30 mai 1931, un tel déplacement n'était guère pos­sible : M. Paul Doumer venait d'être élu président de la Répu­blique, mais son prédécesseur, M. Gaston Doumergue, était encore en fonctions pour quel­ques jours. M. Pierre Laval, président du conseil des minis­tres, délégua M. Léon Bérard, ministre de la justice, pour pré­sider les fêtes de Rouen. Le 29 mai eut lieu la récep­tion du légat, suivie d'une céré­monie de réparation au jardin de Saint-Ouen. Le 30 mai eut lieu une cérémonie de répara­tion sur la place du Vieux-Marché, avec de nombreux dis­cours, dont ceux de M. Léon Bérard et de M. Gabriel Hano­taux, de l'Académie française. Au cours du défilé, au moment où l'on passait sur le pont, le cardinal Boume demanda à une petite fille de lui donner son bouquet, et il le lança dans la Seine du lieu même d'où cinq siècles plus tôt le bourreau avait jeté dans la Seine le cœur de sainte Jeanne d'Arc. A midi, à la demande des évêques, tou­tes les cloches de France son­naient. C'est le dimanche 31 mai, fête de la Sainte Trinité, qu'eut lieu la messe pontificale à la Métropole de Rouen. La fête liturgique de sainte Jeanne d'Arc se trouvait renvoyée au lundi 1^er^ juin. \*\*\* 73:252 Telles furent les fêtes du cinquième centenaire de la mort de sainte Jeanne d'Arc. En 1981, le 30 mai tombe un sa­medi, jour pratiquement férié. Nous souhaitons que le 550^e^ anniversaire de la mort de sainte Jeanne d'Arc soit digne­ment célébré, avec une nom­breuse assistance, à Rouen et dans toute la France. Il ne faut guère compter pour cela sur les autorités politiques ou religieu­ses. Il appartient aux catholi­ques dignes de ce nom et aux organisations patriotiques de préparer et de célébrer dignement cette journée du 30 mai 1981, en l'honneur de la sainte suscitée par Dieu pour sauver la foi et la patrie. Jean Crété. 74:252 ### Minutes cléricales d'un incroyant par François Sentein Dans les anciennes études de mon Languedoc, les *minutes* étaient les notes cursives que le clerc pre­nait en langue vulgaire d'après les éléments qu'on lui apportait et d'après lesquelles le notaire com­poserait sur le registre l'acte officiel, ou *pacte.* *1965*. -- Zèle de ces évêques qui tiennent à faire savoir qu'ils ne sont pas ceux que l'on croit et clament quel est leur souci du Tiers-Monde. Merci pour ce tiers-là. Mais on n'a pas besoin du fils de Dieu crucifié pour entendre que la moitié affa­mée de la terre doit être nourrie. Tout le monde est d'accord là-dessus. On n'a pas -- ou plutôt, on n'a plus -- besoin d'une religion pour cela. Néron, de nos jours, organiserait des festivités dont le produit serait versé à un Comité mondial contre la faim et, pour y attirer l'équivalent des païens de son temps -- que représentent peut-être assez bien les chrétiens d'aujourd'hui --, il ferait brûler quelque chose comme les chrétiens du temps de Néron, quelque chose qui n'aurait certainement rien à voir avec les chrétiens d'aujourd'hui. Comme ces chrétiens-ci, Néron tient à être bien vu. Tout pour le public. Il le tient par la chansonnette. Il la pousserait aujourd'hui sentimentale et révoltée -- révoltée contre ceux qui laissent le monde avoir faim. 75:252 Si la religion du Pain vivant veut réduire autant qu'elle le peut le scandale de la faim, il faut que ses moyens soient religieux, et je n'en vois qu'un qui soit essentiel et principal : qu'elle rap­pelle aux rassasiés que l'homme ne vit pas seulement de pain. Si elle les en persuade, le pain qu'ils ont en trop ira naturellement à ceux qui n'en ont pas. \*\*\* *Septembre 1967*. -- De son collège de Jérusalem le supérieur, dans une lettre que publie *L'Œuvre d'Orient,* commence par écri­re : « *Je crois qu'il n'y a pas de meilleure insertion de l'Église dans un contexte humain. *» Ayant inséré son insertion et placé son contexte, le brave homme pense avoir suffisamment allumé les chrétiens qu'il appelle au secours pour pouvoir leur exposer, en honnête langage cette fois, la situation précaire de son établisse­ment. \*\*\* *28 octobre. --* Au *Monde,* H*.* Fesquet relate la visite que le patriarche Athénagoras a rendue au pape Paul VI. La bicéphalie, écrit-il, est « *inscrite dans l'histoire *». *--* « *Cette visite s'inscrit dans un double contexte catholique et orthodoxe sans précédent. *» *--* « *La visite d'Athénagoras à Rome s'inscrit dans une série de déplacements importants qui confèrent au siège de Constantinople un nouvel éclat. *» *--* « *Les œcuménistes qui ont mis au point la cérémonie de Saint-Pierre lui ont donné la structure d'une messe. *» *--* « *L'Église orthodoxe dont les structures sont depuis toujours synodales... *» *--* « *L'unité entre les deux églises sœurs ne pourra se réaliser qu'à l'intérieur d'une structure synodale. *» *--* « *Les structures des Églises locales... *» L'article doit faire trois ou quatre feuillets dactylographiés. \*\*\* 76:252 *4 novembre. --* H. Fesquet (*Le Monde*) : « *De véritables structures de dialogue restent à créer dans l'Église romaine. -- Les laïcs ne sont pas encore suffisamment intégrés dans les struc­tures d'Église *» *--* « ...*hémorragie qui risque de rendre peu à peu superflues, parce que désertées, les structures traditionnelles. *» A deux ou trois cents mètres de ce Vatican où tout n'est que structures, le poète populaire du Transtevere Trilussa présentait dans l'une de ses *Fables* un cochon snob : qui met les gants, prend la canne, va baiser la main des comtesses, esquisse un pas de danse, « dit quelques mots de français » (« ...*disse qualche parola di francese *»)*.* Aujourd'hui c'est s'entendre prononcer le mot structures qui lui donnerait le sentiment d'échapper à sa cochonitude. Dire structures c'est dire que de la chose on a l'analyse en poche. Le lecteur en est aussi intimidé que le patient en train de remettre sa chemise et ses bretelles devant le médecin qui vient de le passer à la radio. Nos curés en sont fous. « Discours » non plus n'est pas mal : « Le discours évangélique »... Pulvérisation efficace contre ce mot-pou : exiger de celui qui l'emploie qu'il fasse le dessin de cette structure. Seuls seraient autorisés à l'évoquer les esprits assez puissants pour concevoir et décrire les pensées, les actions et les œuvres humaines, non plus selon la logique linéaire à laquelle nous réduit le langage, non pas même selon les plans où les esprits ordonnés aplatissent la réalité et la pensée, mais selon une intelligence dans l'espace qui fonderait une logique à trois dimensions et nous autoriserait à employer enfin, outre le mot structures, cet autre mot chéri de notre cléricaille : dimension. Si j'étais évêque, j'adresserais à mon clergé la lettre suivante :  « Frères en Jésus-Christ -- la résonance magique dont certains mots se trouvent comme nimbés en ces années du siècle n'a pas été sans frapper vos oreilles. Or toute magie est contraire aux mystères sacrés, en ce qu'elle détourne à son profit, qui est celui de l'ombre, et contre la raison, la soumission que ces mystères seuls peuvent exiger de l'intelligence, non pas contre, mais au-delà de la raison. Celle-ci, en revanche, manifeste une haute humilité tant qu'elle prétend n'être que la servante qui les approche d'aussi près qu'il est possible sans les comprendre. Vous participerez à son humilité en vous joignant à son effort, lequel est préalable à toute prophétie et à toute adoration lorsqu'il tend à maintenir le langage comme le ciment principal de la communauté des fidèles tenus par ses constantes et ses mesures. Pour les choses les plus saintes les termes les plus saints seront -- comme dans l'Écriture sainte -- ceux qui s'attachent le plus fortement à ce qu'ils désignent, que ce soit par un lien de logique, de coutume ou de sensibilité. 77:252 Ainsi préférerez-vous le terme concret au terme abstrait, le terme le plus ancien, qui couvre le plus vaste espace de temps, au terme à la mode et par là même le plus précaire, le terme le plus analysable, et par là le plus fort, à celui qui tire son énergie de l'émotion confuse qu'il provoque. Vous vous adresserez à votre troupeau en termes de lumière, non à ceux de panique ou de vertige qui s'emparent des élèves les plus médiocres des écoles. Puissent vos paroles faire réfléchir et croire, non saliver ! « C'est pourquoi nous trouvons particulièrement déplacés dans la bouche des prêtres du Verbe fait chair ces mots -- impies dans la mesure où ils sont déraisonnables -- qui sont surtout bruits flatteurs aux oreilles d'un jour et qui semblent prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards dressés, et sommes-nous affligés d'entendre trop souvent tinter cette fausse monnaie par le fait de ceux qui ont charge de faire entendre la parole de vérité, com­me s'ils voulaient faire accepter celle-ci par celle-là. « Je vous demande, frères en la parole de Jésus-Christ, de n'em­ployer les mots et les tours parasites qui pullulent dans la promis­cuité des cervelles que lorsqu'ils sont exigés par le sens le plus strict de votre propos, et de vous en épouiller en toute autre occasion. Priez l'artisan Joseph de vous inspirer le mot charpente chaque fois que, pour vous faire bien venir du scribe qui passe, vous vous laisseriez aller à le remplacer par le mot structures. Parions que le Charpentier dont l'humble sainteté devait com­mencer au respect de ses outils vous proposera encore, comme mieux adaptés à votre pensée, des mots comme : forme, compo­sition, constitution, organisme, organisation, système, architecture, institution, ossature, bâti, armature, etc., voire hiérarchie ; où vous sentirez que l'emploi indiscret de certains mots sénateurs d'au­jourd'hui est ressource misérable d'ouvrier ignorant de ce que sa trousse contient, ou maladroit à s'en servir. Ainsi la bêtise et le blasphème ne sont peut-être que travail de bousilleur quand on entend parler de « structures de la prière » ou même « de la foi ». » « Structures, structures » dit Dieu... « Non, mais est-ce que j'ai une tête de structures ? » \*\*\* 78:252 L'épouse du Christ se met à parler comme ces rombières qui -- les enfants élevés et casés, le mari rapportant, de par sa situation, autant d'argent que peu de conversation -- reviennent à la faculté, pour y terminer une vieille licence, et s'y engouent d'un maître. Qu'elles agacent, qui les persécute un peu (volontiers dans leur foi, car il est athée), qu'elles suivent d'ailleurs non sans peine dans sa terrible intelligence, dont elles voudraient tant rece­voir une parole, un regard bienveillant... Oh ! ce sourire, qu'elles finiront bien par forcer par une docilité constante à ses vues, une conformité aimante à son verbe... et un jour... Qu'il vienne enfin ce jour où elles le verront se rendre à l'invitation de prendre le thé à la maison parmi ces dames confondues d'admiration ! Et voici que l'âpre penseur se laisse aller à plaisanter avec une compagnie si frivole, si indigne de lui !... Dieu ! il avance la main vers l'assiette des gâteaux secs, et nous communions dans le petit-beurre... Il y a sur le guéridon *Les Temps modernes* et les *Études* (des jésuites). De celles-ci, mieux encore que de ceux-là, on tirerait une grammaire du latin nouveau, ce parler à la syntaxe ataxique, au verbe de bois -- du bois dont on fait les substantifs --, aux énoncés raidis et seulement articulés entre eux par des charnières à leurs extrémités, aux termes calés par des chevilles de facture industrielle, à l'abstraction proliférante, au vocabulaire solennelle­ment misérable, à la langue à la fois prolixe et contractée comme un muscle à la mort... : la grammaire du diable. \*\*\* *1967*. -- Dans le troisième article consacré par *Le Monde* du 8 février à *L'Église catholique américaine à l'épreuve du concile* Georges Escoulin fait état des « *études sociologiques *» qui comparent les « *attitudes morales et religieuses *» des catholiques élevés dans leurs propres écoles et de ceux qui sont formés ailleurs : « *Si 86 % des élèves des écoles catholiques pratiquent régu­lièrement, et seulement 66 % des autres, 53 % des premiers sont d'accord pour affirmer que l'amour du prochain est plus important que le maigre du vendredi, alors que le chiffre s'élève à 61 % pour les seconds.* « *La conclusion qui est tirée sans enthousiasme par la plus importante de ces études est que les catholiques qui fréquentent leurs écoles confessionnelles "sont à peine meilleurs que les autres". *» 79:252 Ma conclusion à moi serait (si je ne m'embrouille pas dans ces pourcentages faits pour m'intimider) que, -- 53 ôté de 61, restant 8, -- 8 % donc des élèves catholiques des écoles catholiques américaines doivent être tout de même moins bêtes et moins hypocrites que ceux des écoles non catholiques. Je me dis en effet qu'à un « sociologue » assez cafard pour me demander si, catholique pratiquant, je juge que l'amour du prochain est plus important que le maigre du vendredi je répon­drais, en le regardant dans le bleu des yeux, qu'incontestablement c'est la morue que je préfère. Une question telle que -- dans une prétention « sociologique » -- elle permet au questionné de se payer la tête du questionneur, si elle garde quelqu'intérêt scientifique c'est en tant que son incohérence et sa ruse internes se proposent à l'analyse objective. Un cafard maniant des instruments de précision obtient des précisions cafardes. La docilité des machines qu'il utilise consterne. Rêvons qu'un jour elles retournent à ceux qui s'en servent ses questions tordues, qu'elles posent celles qu'en revanche ses grosses malices suggèrent et qui sont celles qu'en général on s'entend à ne pas voir ; des ordinateurs qui fassent « tilt ! », qui s'em­ballent, se révoltent et poursuivent l'usager jusque chez lui... \*\*\* L'amour du prochain, idée bouddhiste, juive et chrétienne, est aujourd'hui universellement acceptée. Demander à un catholique pratiquant de la mettre en balance avec le maigre du vendredi c'est le tenter d'éclater de rire à votre vilain nez ; c'est aussi l'in­duire à se rappeler quelles sont ses raisons chrétiennes d'aimer ce prochain -- qui ne sont pas tout à fait celles du franc-maçon ou du marxiste --, quelles aussi celles de faire ce maigre. Il aime son prochain parce qu'il se sait incapable d'aimer et que l'amour n'est que de Dieu. Mais Dieu qui l'a créé, ayant aimé sa créature jusque dans l'impuissance où elle est d'aimer, a voulu que son Fils achète de sa souffrance infinie le droit pour cette créature d'aimer dans le fini, c'est-à-dire au plus près, c'est-à-dire son prochain. Ainsi l'amour infini a-t-il été cloué sur la croix, dont les deux branches, horizontales et verticales, peu­vent signifier à la poésie de notre intelligence l'espace et le temps sur lesquels nous sommes nous-mêmes écartelés. C'est par et pour ce Fils que le chrétien désormais peut aimer. Et ce Fils a été, par l'impuissance humaine d'aimer, mis en croix le vendredi. 80:252 Ce sacrifice transforme en puissance d'amour tout aveu actif que nous en sommes par nous-mêmes incapables. Dans « aimer son prochain », « prochain » rachète l'outrecuidance d' « aimer ». Accepter ce prochain en tant que prochain est l'acte principal de l'humilité par quoi le christianisme rabat les prétentions de notre cœur et se montre d'ailleurs d'une permanente modernité par la suspicion dans laquelle il tient cet « amour » dont l'hypocrisie contemporaine se rince les dents -- ses dents de loup. Mais pour le cœur racheté aimer c'est accepter ce que Dieu veut lui donner pour objet prochain : un autre, un semblable, lui-même, une bête, une chose, une idée -- celle qui s'impose, l'idée prochaine... Penser honnêtement, c'est aussi aimer son prochain. Le maigre du vendredi réduit à une règle hebdomadaire cette proximité. Sacrifice minuscule, il correspond à notre impuissance d'aimer transformée ce jour-là par le sacrifice infini en puissance -- et en méthode -- d'aimer. C'est en tant qu'il est dérisoire qu'il dispose le cœur à accepter son -- ce qui lui sera -- prochain, dont le nom même écarte l'idée d'un élan de sa part qui lui serait flatteur. Aimer le prochain c'est, sentimentalement, faire maigre. Répondre à qui n'attend pas autre chose que l'amour du prochain est plus important que le maigre du vendredi, c'est se mettre du bon côté de l'opinion, du côté grassouillet de l'âme ; c'est spirituellement faire gras. Le prochain, c'est celui qu'on n'attend pas, mais qui s'impose ; c'est notre maigre. Les scribes et les pharisiens font à Jésus des questions grasses. Il leur donne des réponses maigres. Opposer l'amour du prochain au maigre du vendredi est une question grasse. Le maigre du vendredi est une réponse maigre. \*\*\* *1971. --* « *Entre saint Paul, recommandant aux esclaves d'être soumis à leurs maîtres, même méchants, comme au Seigneur, et l'Église d'aujourd'hui* (*et la plus officielle*) *encourageant le tra­vailleur à la lutte syndicale et à la transformation des structures économiques -- quel chemin parcouru ! *» (Maurice Bellet, « Réa­lité sexuelle et morale chrétienne », *Études* février 1971*.*) 81:252 Saint Paul recommandait aux esclaves de son temps ce que ce temps lui dictait. Quand les pasteurs d'aujourd'hui encouragent leurs ouailles à la lutte syndicale et aux transformations sociales, ils suivent leurs moutons, ces pilotes abondent dans le mouvement de leur temps, qui est un temps qui croit au mouvement comme celui de Paul croyait à l'ordre des choses. Chemin parcouru, nul. Régression plutôt. Paul se conformant à son temps y apportait une Nouvelle d'une prodigieuse nouveauté, capable de changer ce temps dans le sens de l'éternité qu'elle annonçait et qui par cela même en changea l'histoire. C'est peut-être parce qu'il ne s'occupait pas de transformer la société de son temps qu'il l'a mise sur la voie de se transformer. Du chemin de Damas au chemin de Rome, celui que Paul arpenta n'était heureusement pas la voie du « Progrès ». Aussi l'humanité y fit-elle un grand pas. Défilant sur le boulevard du Progrès, les évêques d'aujourd'hui n'apportent rien à leur temps que ce temps ne connaisse déjà par ses propres mesures et raisons. Syndicat et sainte Trouille seront bientôt les derniers saints de leurs églises. Ils ne changent rien à ce temps, ils ne changeront rien à cette société dans la mesure même où ils se contentent d'adhérer au changement qui se trouve déjà en elle. Leur « foi » n'apporte et n'apportera aucune nou­veauté dans la mesure où, ne s'informant plus d'éternité ni d'ab­solu, elle n'est plus une foi. Cela se sent à la langue tétanisée qu'ils empruntent aux phi­losophies athées de leur temps et que, au moment même où ils nous parlent de nouvelle Pentecôte, ils mettent en prothèse à la langue enflammée de Paul... A peine ai-je pris une cuillerée dans ces *Études* des jésuites, je ramène les obligatoires « structures », aussi difficiles à éviter dans le bouillon de culture actuel que les yeux dans la soupe grasse... Le carême n'est plus d'Église. Propo­sons en dispense un petit carême linguistique : que quarante jours avant la Pentecôte les célébrants de la Parole s'interdisent de pro­noncer (traduction à leur usage : ... évacuent du discours prophé­tique) les mots magiques du moment, tels que structures, dimen­sion, problématique, option, discours, statut, etc., au risque de s'en voir réduits au silence... Quelle vive et fluette langue de feu sur leur cervelle purgée ce jeûne n'attirerait pas lors de cette nouvelle Pentecôte qu'ils disent attendre ! \*\*\* 82:252 *1977*. -- Dans le magazine féminin d'avril, article sur la petite ville lorraine où le sous-préfet, le maire, le proviseur du lycée, le vicaire sont des femmes. La photo de cette dernière m'avait laissé le sentiment de quelque chose qui n'allait pas. La revoyant, je trouve que cela venait de ce que les cheveux du vicaire -- qui est une vieille dame -- sont teints, durcissant, tassant, enlaidissant un visage auquel des cheveux gris ou blancs auraient gardé de la noblesse, de la douceur, voire une certaine jeunesse, et la coiffe monastique, l'essentiel de sa beauté. C'est ainsi, dit triomphalement l'article (que contribue à payer la pu­blicité « bio-esthétique »), qu'elle prononce ses homélies. Affligeant spectacle déjà, que ces femmes qui soulignent par des ondulations et des teintes peu crédibles un âge qu'elles refusent, que sera-ce lorsqu'un tel visage annoncera l'homme-Dieu de l'acceptation et la Vierge du Fiat (à des vierges lorraines pour qui Fiat, il est vrai, n'est sans doute qu'une marque de « voiture ») ! Comme je fais part de ce sentiment à une vieille athée ni­gaude, optimiste, rondouillarde et charmante, elle me répond que pas du tout, qu'il a bien eu raison, ce vicaire, si ce soin qu'elle a pris doit rendre la religion agréable à ses ouailles. Moi, dont la réflexion impliquait que ce soin enlaidit, me trouvant réduit au silence face à qui trouve qu'il embellit -- face à face qui me confond quand je m'aperçois qu'elle est elle-même coiffée à la vicaire. Qui dit coiffeur dit parfumeur. Or ces parfums que la péche­resse répandait sur Jésus, au grand scandale de Judas, lequel -- comme les prêtres d'aujourd'hui pour qui la religion n'est pas affaire d'ostensoirs ni d'encens -- aurait préféré qu'on en donnât le prix aux pauvres, ne sera-ce pas indirectement pour ces pauvres qu'ils seront vaporisés, quand ce sera pour rendre plus puissants les charmes d'une dame vicaire de l'Église des pauvres ? Foin de l'encens ; plutôt Guerlain, ou Chanel, ou Rochas (rappelez-vous son parfum *Femme*) ! Et pourquoi, s'il vous plait, dans un monde où tout doit savoir se vendre -- jusqu'à la « Révolution », fût-elle contre tout ce qui se vend -- Jésus seul se vendrait-il mal ? -- Permettez à Judas de poser la question. \*\*\* 83:252 DERNIÈRE MINUTE (*février* 1981)*. --* Le bruit, bientôt confir­mé, qu'il serait le nouvel archevêque de Paris m'a appris le nom de Jean-Marie Lustiger, évêque d'Orléans, Juif converti au catho­licisme. Origine en soi de bon augure. Si un garçon né dans la foi d'Israël l'a abandonnée pour celle de Rome, sans doute est-ce que celle-ci lui a paru apporter quelque chose de plus. Tout incroyant en chantera l'hosannah, pour peu qu'il ne voie par rien dépassée cette plus-value catholique et alors qu'il la voit bazardée par tant de catholiques, évêques en tête. Aussi peut-il espérer qu'un évêque qui ne l'a pas héritée, mais acquise, saura en pro­clamer et en maintenir le prix. François Sentein. 84:252 ### Un archevêque à Paris par Édith Delamare On se moque du public -- une fois de plus -- quand on nous raconte qu'en Mgr Lustiger le pape Jean-Paul II a choisi un archevêque de Paris conforme à ses préférences et à ses desseins. Les media sont capables, par leur puissance péremptoire, de faire croire même le contraire de l'évidence. Si Mgr Lustiger avait été le candidat de Jean-Paul II, il n'aurait pas fallu deux années pour arriver à le nommer. Louis Salleron a raison quand, dans *De Rome et d'ailleurs,* il remarque ce que tout le monde aurait dû remarquer : « *Voici près de deux ans que le cardinal Marty était maintenu à Paris dans l'attente d'un successeur qui se révélait introuvable. La nomination de Mgr Lustiger est à cet égard révélatrice. Pour que le pape se soit décidé à choisir un fils d'immigrés polonais et juifs, c'est évidemment que toute autre solution était im­possible par suite d'un blocage sans précédent dans tout le système. Ou bien l'épiscopat français refusait tel ou tel, ou bien l'opposition venait du gouvernement, ou bien c'est le candidat pressenti qui se dérobait. Tel est l'état de l'Église de France. *» Oui. Ce qui au demeurant n'exclut point qu'à travers ces oppositions, et par elles, ce soit finalement le candidat de... la Providence qui ait été nommé. Non, cela n'est pas exclu ; mais n'est pas assuré non plus. Nous n'en savons rien. C'est l'erreur de Marcel Clément, dans *L'Homme nouveau* du 15 février, de professer en substance que toute nomination épiscopale est le résultat d'une volonté divine. La liberté humaine peut faire obstacle -- provisoirement, mais réellement, et parfois longtemps -- à la volonté de Dieu. L'illusion qui l'oublie conduit à des interprétations fort téméraires. A part ces considérations générales, je ne pense exactement rien de la nomination de Mgr Lustiger. J'ai donc laissé à Édith Delamare le soin de vous en parler. -- *J.M.* LA NOMINATION de Mgr Lustiger à Paris a surpris, car il était à peine installé à Orléans. Dans son COURRIER HEBDOMADAIRE du 5 février, Pierre Debray demande : « *N'existe-t-il qu'un seul épiscopable dans ce pays, que l'on mène de siège en siège ? *» Il faut croire. Mais à quoi attribuer cette anomalie, sinon à la mise à l'écart des prêtres de valeur depuis quarante ans ? Mgr Jean-Marie Lustiger est né à Paris en 1926 de parents juifs polonais. Sa mère, déportée à Auschwitz, y est morte en 1943. Son père vivrait toujours à Paris. La presse, si prolixe et indiscrète, qui a interrogé des cousins jusqu'en Israël, a fait silence sur le père de l'archevêque. On sait que ce dernier a été baptisé à Orléans à l'âge de quatorze ans, le 25 août 1940. « Cela n'a pas fait plaisir à mes parents », dit-il à l'Agence télégraphique juive (bulletin de l'A.T.J. du 4 février). Il est heureux que la nouvelle « pastorale » du baptême n'ait pas encore été mise en place en 1940, car elle exige notamment l'engagement des parents à donner une éducation catholique à l'enfant et Paris n'aurait toujours pas d'archevêque. 85:252 Cette déclaration à l'A.T.J. poursuit : « Je me suis toujours considéré comme juif, même si cela n'est pas l'avis des rabbins. Je suis né juif et je le resterai, même si cela est inacceptable pour beaucoup. » Effectivement, cela n'est pas l'avis des rabbins. L'an­cien grand rabbin de France, M. Jacob Kaplan, précise dans FRANCE-SOIR : « Je ne suis pas d'accord avec lui, lorsqu'il affirme qu'il reste juif tout en étant chrétien. Mgr Lustiger a prétendu qu'il était né juif et qu'il le resterait. Or, pour nous, on ne peut pas être à la fois juif et chrétien. Il faut choisir. » On nous excusera de ne pas nous livrer à l'exégèse du propos de Mgr Lustiger. Car s'il ne s'est pas placé sur le plan religieux, mais sur le plan ethnique, nous risquerions, lui et nous, de tomber sous le coup des lois. Plus inquiétant nous paraît son propos tenu à Luc Rosenzweig dans LIBÉRATION du 3 février : « Je suis wojtylien dans la mesure où ce pape est le symbole d'une église non limitée au monde occidental, à la trilogie latine France-Espagne-Italie. » 86:252 C'est Mgr Maxime Charles, recteur du Sacré-Cœur de Mont­martre, qui a suggéré le nom de l'abbé Lustiger, pour Orléans, au cardinal Bertoli. En juillet 1979, le cardinal était envoyé par Jean-Paul II en France, pour une discrète mission d'infor­mation. A cette date, l'abbé Lustiger était depuis dix ans curé de Sainte-Jeanne de Chantal dans le XVI^e^ arrondissement de Paris. Paroisse plutôt traditionnelle que le poulain de Mgr Charles mit promptement au pas. Marc Dem évoque cette brutalité en quelques pages de son livre « Il faut que Rome soit détruite ». Bien des paroissiens ainsi passés au bulldozer fuiront vers Saint-Nicolas du Chardonnet, refuge des âmes opprimées. Il y a des grâces d'état pour les évêques : à Orléans où il restera quatorze mois, Mgr Lustiger se fera aimer. Sa popularité éclatera aux dernières fêtes de Jeanne d'Arc (que son prédécesseur, le Père Riobé, avait voulu faire supprimer) : il sera acclamé par la foule. Les évêques aimés de leur peuple ne sont plus si nom­breux et cela mérite d'être souligné. Son dernier acte sera la création d'un séminaire à Orléans, confié à un prêtre sérieux. Quant à son clergé, progressistes et intégristes, ses prêtres seront laissés en paix. Que pourra-t-il faire à Paris ? « J'ai peur. Je trouve la tâche démesurée. Je ne me la représente même pas », avouait-il le 2 février sur France-Inter. Il ajoutait : « Je ne sais pas trop ce que Dieu me demande. J'en suis arrivé à un point où je n'ai qu'une seule chose à faire, c'est de me fier à Dieu. » Et sa première lettre à ses nouveaux diocésains exprimait son désarroi : « Quelle parole Dieu veut-il que je vous dise ? Depuis deux semaines, je le prie ainsi : « Seigneur, tu m'envoies vers tes enfants de Paris. Fais que j'accueille la parole que tu me donnes pour eux. Purifie-moi et ouvre mes lèvres puisque tu veux leur parler. » Dans le FIGARO du 3 février, l'abbé Laurentin pose une ques­tion essentielle : « Qui est le premier de l'Église de France ? » Réponse : « Le premier de l'Église de France est... le président élu de cette conférence (épiscopale). » La conférence épiscopale et tous les rouages dont elle s'est dotée coiffent le pouvoir de tous et de chacun des évêques, celui de Paris comme les autres. On dit que lors de la dernière réunion plénière de l'épiscopat à Lourdes, deux évêques refusèrent le nouveau texte de référence pour la catéchèse, préparé par Mgr Gilson, évêque-auxiliaire de l'arche­vêque de Paris. Or, l'un des deux opposants n'était-il pas Mgr Lustiger, alors évêque d'Orléans ? Édith Delamare. 87:252 ### Propos sur Mgr de Ségur par Maurice de Charette LES SÉGUR FORMENT UNE BIEN CURIEUSE FAMILLE, d'ailleurs de vieille et bonne noblesse puisque leur généalogie remonte au XIV^e^ siè­cle ; le mariage de l'un d'eux avec une fille naturelle du Ré­gent consommera leur réussite d'autant que le fils de ce mé­nage, Philippe-Henri (1724-1801), recevra la dignité de maréchal de France et sera mi­nistre de la guerre en 1780. Il portait le titre de marquis, mais ne semble pas avoir reçu de lettres patentes correspon­dantes. Il s'agit de l'un de ces titres dont on avait coutume de se parer à l'occasion d'une présentation au roi et qui s'ap­pelaient « titres à brevet » pour marquer qu'ils manquaient quelque peu de fondement et n'étaient pas transmissibles aux descendants... bien que l'habi­tude fût de les transmettre ! L'un des fils du maréchal eut une triste notoriété ; après avoir servi la Révolution, l'Em­pire, la Restauration, il se fût sans aucun doute dévoué bien volontiers à son « cousin » Louis-Philippe (dont il portait le prénom) si la mort n'avait mis un terme à sa soif de ser­vir. Franc-maçon et académicien, il était toujours sur les marches du palais pour accueil­lir dans la joie chaque nouveau régime, ce qui lui avait valu le surnom de « portier des Tuile­ries » tandis que Napoléon, après les Cent-Jours, l'appelait « le chat de la maison ». On dit aussi qu'il participa à la décision d'exécuter le duc d'Enghien. 88:252 Quoi qu'il en soit, Napoléon le nomma comte en 1810, par malignité et il en eut de l'humeur, lui qui se consi­dérait marquis à la suite de son père ([^28]). La fille de ce vilain bonhom­me fut dame du palais de la Joséphine tandis que son fils finit par se suicider en 1818 après avoir été sous-préfet de Soissons. Le sous-préfet eut pour fils Eugène qui fut page de Napo­léon avant d'être pair de Fran­ce sous la Restauration et d'épouser en 1829 Sophie Ros­topchine. Elle eut bien à souffrir de son volage époux mais demeure la plus célèbre des Ségur pour avoir charmé tant de généra­tions d'enfants. Elle serait aussi la plus grande de cette famille, si elle n'avait eu pour fils Gaston de Ségur qui fut prêtre, évêque, et dont le curé d'Ars disait qu'il était un saint, ce qu'affir­mait également Pie IX. C'est de ce surprenant des­cendant d'une telle famille que nous voulons dire quelques mots à l'occasion de son cen­tenaire. \*\*\* Il mourut voici un siècle, le 9 juin 1881, au 39 de la rue du Bac, à proximité de la chapelle des apparitions et la foule ac­courue pour saluer sa dépouille fut si considérable que la rue devint impraticable aux voitu­res. Des prêtres en grand nom­bre défilaient mêlés aux nota­bles, parents ou amis, mais éga­lement à des ouvriers et aux jeunes des patronages qu'il animait. Celui que l'on pleurait ainsi, « dans la rue », comme l'a rap­porté un témoin, n'était pour­tant pas un homme important selon le monde. Il ne s'agissait que d'un vieil infirme qui ré­digeant son testament quelques mois plus tôt l'avait daté « le 2 septembre 1880, vingt-sixième anniversaire du jour mille fois béni où je suis devenu aveu­gle ». Protégé de Napoléon III, ami de Pie IX, Mgr de Ségur serait sans doute parvenu aux plus hautes fonctions dans l'Église et dans la cité ; l'on s'accorde du moins à penser qu'il eût été promis à la pour­pre si cette infirmité n'était ve­nue modifier le cours de son existence. « Dieu aime donc bien Gas­ton » avait alors écrit sa grand-mère Rostopchine et dans une lettre qu'elle lui adressait, on peut lire : « Heureux Gaston, d'être entré dans la voie des béatitudes annoncées par le Sauveur ! Ce Dieu de nos âmes te traite comme un de ses élus. » La comtesse de Ségur, au contraire de sa mère, eut de la peine à accepter cette nou­velle épreuve venant après une vocation qu'elle avait violem­ment combattue. Ce fut pour elle l'occasion de se répandre en lamentations et en terribles colères, débagoulant de rauques protestations avec son plus vigoureux accent russe. 89:252 Mais le petit-fils était digne de l'admirable aïeule et, loin de s'appesantir sur son malheur ou de se renfermer sur lui-même, il poursuivit un aposto­lat compatible avec son état, prêchant, dictant un courrier de direction considérable et même des articles et brochures diverses ([^29]). Il fut également le confident, l'ami et parfois le conseiller des plus grands évêques de son temps tels que le cardinal Pie, le cardinal Langénieux, Mgr de Dreux-Brézé, Mgr Freppel et tant d'autres. Par-dessus tout, il s'intéres­sait aux âmes, avec un constant souci d'accueil et de compré­hension. Les jeunes et les hum­bles trouvaient sa porte tou­jours largement ouverte pour eux, dont il connaissait les peines. Il savait aussi à quelles con­taminations l'époque les expo­sait et en 1857 il avait fondé, à la demande de Pie IX, l'Œu­vre de Saint-François-de-Sales à laquelle le pape avait fixé pour but de combattre auprès de la jeunesse les méfaits de l'esprit libéral et maçonnique issu des principes philosophiques de 1789. Grâce à cette œuvre, Mgr de Ségur pouvait soutenir des écoles, des patronages, alimen­ter des bibliothèques populai­res, organiser des conférences et multiplier les initiatives. On demeure confondu par la som­me de travail que fournissait cet aveugle, par la piété avec laquelle il incitait les amis de sa famille à distraire de leur opulence les moyens nécessaires à la poursuite de ses entrepri­ses. Il exerçait sa charité à l'égard des riches, les faisant participer à ses œuvres popu­laires et bouclant ainsi le cercle de la société chrétienne. Pourtant, au milieu de toutes ses activités, Mgr de Ségur trouvait le temps de demeurer un prêtre. Vivant pauvrement, couchant sur une planche, il considérait sa messe comme le moment le plus important de la journée et la célébrait dès son lever, à cinq heures chaque matin. Presque chaque jour égale­ment, Mgr de Ségur confessait pendant plusieurs heures, assis sur le coin d'un grand canapé que l'on a conservé ; il écoutait, conseillait, pardonnait avec une inlassable charité dont ses di­rigés ont témoigné à maintes reprises. Un jour de décembre 1863, à l'approche de la fête de l'Im­maculée Conception, un jeune qu'il connaissait et aimait vint lui confesser ([^30]) qu'il avait, avec quatre de ses camarades, profané le Saint-Sacrement ! 90:252 Mgr de Ségur l'écoute sans rien manifester, puis lui donne l'absolution avec, pour péniten­ce, d'amener ses amis à la con­trition et de réciter un Ave Maria ; et comme le garçon s'étonne de cette modeste com­pensation pour un si grand pé­ché, l'aveugle de Dieu ajoute : « Pour le surplus de l'expiation, *je m'en charge. *» Ah, oui ! Il s'en chargea, ce prêtre de Jésus-Christ, faisant célébrer dans le monde entier *cinq mille* messes d'expiation pour offrir, ainsi que l'a dit un de ses biographes « au divin offensé la seule réparation éga­le à l'offense ». Mais, comme si cette expiation demeurait trop impersonnelle, il s'astreignit jusqu'à la fin de sa vie à se relever chaque nuit pour une heure d'adoration dans une coule de pénitence qu'il s'était fait remettre par la Grande Trappe de Mortagne. \*\*\* On demeure confondu devant la piété qui se dégage de cette anecdote, toute marquée de l'infinie révérence due aux Saintes Espèces. Nous nous permettons de la présenter à la réflexion de ceux qui oublient ou négligent qu'il s'agit de Notre-Seigneur Jésus-Christ « en chair et en os » comme disait le cardinal Journet. Nous demandons enfin à Mgr de Ségur de continuer, du haut du Ciel, à se charger des ter­ribles expiations que réclame notre époque. Maurice de Charette. 91:252 ### La tempérance *suite* par Marcel De Corte #### III La première préoccupation, à la fois ontologique et logique, de saint Thomas est de rechercher les racines de la vertu de tempérance. Cette vertu ne naît pas spontanément de l'action de la raison pratique sur la nature brute de l'homme. Pareille à un arbre robuste, elle s'implante avant de grandir et de fleurir dans un sol préparé. Il y a un état, une situation, un fait antérieurs à son épanouissement, qui lui sont *nécessairement* préalables et qui contribuent à sa naissance et à sa croissance. C'est ce qu'on appelle, en termes techniques, « les parties intégrantes » de la tempérance. Les conditions indispensables à la tempérance sont découvertes par l'observation : « il y a d'abord *la pudeur* qui fait fuir la honte contraire à la tempérance ; il y a ensuite *le sens de l'honneur* qui fait aimer la beauté de cette vertu » ([^31]) et qui y prédispose. L'absence de pudeur incline de toute évidence à l'intempérance formelle et la perte du sens de l'honneur incite indiscutablement « à ce qu'il y a de plus laid et de plus indécent pour l'homme, à savoir les voluptés bestiales » ([^32]). 92:252 Ce ne sont point là des vertus au sens plein du mot. S'il est vrai en effet que la vertu est une certaine perfection stable, la pudeur n'est pas une vertu parfaite puisqu'elle se définit par la crainte de quelque chose de honteux, de quelque chose qui suscite le blâme, c'est-à-dire par un élément négatif incompatible comme tel avec la perfection positive exigée de la vertu. Elle ne peut être une vertu qu'au sens large, parce qu'elle suscite, comme la vertu en général, la louange et qu'elle possède un caractère de bonté qui la magnifie : un homme, une femme pudiques méritent incontestablement l'éloge de tous ceux qui sont capables d'apercevoir en eux la présence d'une qualité pareille. Mais l'homme vertueux, parfait, qui a *l'habitus* de la vertu, ne se trouble pas, n'éprouve point de honte ([^33]). La confusion, l'humilia­tion que présuppose la pudeur sont le signe d'un élan émotif et non point d'une raison qui modère la passion et en discipline l'élan pour la mettre, désanimalisée, à son service. La pudeur est la crainte d'un acte honteux ou de ce qui a été accompli de honteux, selon Jean Damascène et Grégoire de Nysse. Rien de cela n'entre dans la définition de la vertu bien observée, c'est trop clair. Le motif de l'homme ou de la femme pudiques est d'éviter la honte que le péché provoque ou encore de rougir du péché commis. Qu'il y ait là une imperfection ou même une volonté qui n'est pas ou n'a pas été dirigée vers le bien avec fermeté, montre indubitablement que la pudeur n'est pas une vertu. Qu'est-elle donc ? Il est étonnant en effet de constater que pour saint Thomas la pudeur tend à disparaître chez l'homme tempérant à mesure que la vertu de tempérance se consolide en lui. C'est que saint Thomas ne se perd pas dans les méandres de la psychologie moderne qui fait de la pudeur « une délicatesse de conscience qui la rend sensible à l'espèce de profanation que constitueraient la divulgation ou l'étalage des choses intimes » ([^34]). Son analyse est ontologique : elle porte sur *l'être* de la pudeur, sur son *être social.* 93:252 C'est la crainte de la réprobation sociale qui suscite la pudeur, crainte qui n'a rien à voir avec le respect hu­main, avec le *timor mundanus* ([^35])*,* mais qui est une réaction en nous de la *nature* de l'animal vivant en société organisée, régie par des lois qui sanctionnent l'impudeur, parce qu'elle s'oppose directement à la possibilité de pratiquer la vertu de tempérance requise par la sociabilité *naturelle* de l'animal raisonnable qui refuse son statut d'animal pur et simple, mais qui intègre la pudeur en son comportement parce qu'elle est le terrain favorable où la tempérance plonge ses racines. La pudeur est *naturelle* à l'homme. Le récit de la *Genèse* est très symptomatique à cet égard : « Leurs yeux à tous deux s'ouvrirent (après qu'ils eurent mangé les fruits de la connaissance du bien et du mal) et ils virent qu'ils étaient nus ; ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures... Et Yahweh Dieu dit à Adam : « Qui t'a appris que tu étais nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? » ([^36]) Dans l'état surnaturel où se trouvait l'homme avant le péché originel, Adam et Ève auraient certainement engendré des enfants, parce que la grâce n'abolit pas la nature. Elle la surélève au contraire : elle la place totalement dans l'orbite attractive de Dieu. L'animalité nue qui était celle de nos premiers parents était donc haussée au niveau d'une raison qui l'imprégnait et la réglait d'autant plus profondément qu'elle était elle-même imprégnée de la grâce divine et réglée par elle. La nudité ne provoquait pas une réaction de honte de la part de la *nature sociale* de l'homme mis en présence d'autrui : la femme, et réciproquement. La nature était bonne : « Et Dieu vit que cela était bon. » Tout change avec la manducation du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Le bien ne relève plus désormais de l'ordre imposé par Dieu à la création et aux créatures. Il ne possède plus ce caractère d'infini qui comble les êtres finis et les rend dépendants. Le mal n'est plus que dans l'indépendance et l'autonomie à l'égard de Dieu. Le bien est désormais le résultat de la volonté subjective de l'homme qui le définit à partir d'elle-même ainsi que le mal son contraire. Autrement dit, le bien est ce qui paraît utile au moi, le mal ce qui lui semble nuisible. L'homme n'a plus d'autre finalité que lui-même, et c'est la chute. L'homme retombe sur soi, sur l'*ipsemet* qui finalise son activité *fabricatrice :* le *faire.* C'est pourquoi il est désormais condamné à travailler la terre à la sueur de son front. Son activité spéculative qui le relie au vrai et, par lui, à Dieu, son activité pratique qui l'attache au bien commun s'affaiblissent dangereusement. 94:252 Puisqu'ils ne cultivent plus que leur *moi* souverain et que leur péché a rompu l'union qui existait entre la partie supérieure de leurs âmes et la partie inférieure, libérant en eux les passions du concupiscible, Adam et Ève voient qu'ils sont nus. Leur nudité est le symbole de leur nature dépouillée des grâces divines, blessée en sa raison et en sa sociabilité qui la distinguent des autres animaux, ravalée à un niveau bestial. Ils sont nus comme les bêtes sont nues. Mais parce que leur nature n'est pas entièrement cor­rompue, elle réagit *par la pudeur :* ils *travaillent* des feuilles de figuier pour se vêtir, pour se dissimuler l'un à l'autre ce qui les apparente le plus aux animaux : les organes de la reproduction. C'est là le signe que leur intelligence pratique et leur sociabilité naturelle ne sont pas totalement perverties. C'est là aussi, *en cette pudeur* qu'ils ont vis-à-vis l'un de l'autre, l'indice d'une *amorce* de développement ultérieur de leur raison pratique en vertu de tempérance. La pudeur les prépare à l'exercice de cette vertu cardinale où s'amorce leur régénération natu­relle et où peut naître en eux une vie qui soit vraiment une vie d'homme par connexion avec les autres vertus. Elle n'est pas en­core une vertu, mais elle les dispose à la vertu, comme une sorte de réflexe salvateur de la nature sociale de l'homme et de la femme que le péché d'insoumission à Dieu a gravement offensée. Le vêtement les rend à nouveau à leur état d'êtres humains, faibles sans doute, mais qui pourront vivre en société autrement que les bêtes et, par la vie en société, par la recherche du bien commun, s'ouvrir à nouveau au Bien universel que découvre la raison et qui est Dieu. Il est facile alors de comprendre pourquoi la pudeur s'efface devant la tempérance : celle-ci est en effet celle-là portée à un niveau pleinement humain et raisonnable. Contrairement à la philosophie personnaliste immanente à la réflexion de l'homme moderne, la pudeur est donc bien une pré-vertu essentiellement sociale qui conditionne la tempérance et disparaît lorsque celle-ci atteint son point de perfection propre à la vertu ([^37]). Il en résulte que la tempérance n'a pas seulement une finalité personnelle. Comme toutes les vertus elle subit l'attrac­tion de la justice qui consiste à rendre à chacun -- socialement entendu -- ce qu'il est en droit de réclamer d'autrui : en l'occur­rence le respect de la relation entre les sexes, telle que Dieu et la loi naturelle l'ont établie et que les dispositions des lois ont confir­mée dans la Cité. 95:252 Il est donc faux de dire, avec Max Scheler, qu' « il appartient essentiellement à la pudeur d'être une forme du sentiment de nous-mêmes et qu'elle relève donc en cette mesure de la sphère des sentiments personnels » ([^38]). Il y a ici une ambiguïté sophis­tique sur le sens de *nous-mêmes :* il ne s'agit pas de la personne en tant que telle, mais de l'homme que nous sommes, qui vit en société, selon sa nature même d'animal politique, et qui éprouve de la honte devant autrui si le siège de la principale des passions du concupiscible vient à être dévoilé devant lui ([^39]). L'essence de la pudeur n'est en rien, comme le pense Scheler, « un retour de l'individu sur lui-même et le sentiment qu'il a de la nécessité de se préserver soi-même du tout universel » (*sic*) ([^40]). Sa valeur est sociale. On n'éprouvera un sentiment de pudeur que devant *un autre homme,* et non devant un animal ou une chose. Saint Thomas le laisse clairement entendre lorsqu'il nous dit de la pudeur définie comme « la crainte de l'acte honteux » ou de la faute, qu'elle regarde celle-ci de deux façons, d'abord en ce sens que l'homme s'empêche de commettre des choses vicieuses par crainte du *blâme,* lequel est un jugement de désapprobation sociale, ensuite en cet autre sens que l'homme, quand il commet des choses honteuses, se soustrait à la vue du public en vue d'échapper au blâme : *vitet conspectus publicos propter timorem vituperu* ([^41])*.* 96:252 Du reste, un peu plus loin, saint Thomas, commentant Aristote, souligne que « ceux avec qui nous vivons nous inspirent plus de honte, parce qu'ils sont mieux au courant de nos faits et gestes, tandis que ceux qui ne font que passer ou qui nous sont totalement inconnus et que n'atteint pas ce que nous faisons, ne nous inspirent aucune honte... Nous redoutons surtout le blâme des personnes qui nous sont proches, avec qui nous devons toujours vivre, car il en résulte pour nous un dommage permanent » ([^42]). Peut-on être plus net ? On comprend ainsi pourquoi la tempérance est une vertu à peu près complètement disparue à notre époque, sauf sur prescrip­tion médicale. La pudeur qui pose en effet, selon la formule de saint Ambroise, « les premiers fondements de la tempérance » ([^43]) est aujourd'hui attaquée de toutes parts. Il n'est guère d'aspects de la vie contemporaine où l'impudeur ne s'étale avec effronterie le roman, le cinéma, le journal, la publicité, les étalages, la télé­vision, la mode, les lieux de plaisir, les vacances, les plages, les rues elles-mêmes, nous les énumérons en vrac, sont aujourd'hui une perpétuelle incitation à l'impudicité, au dévergondage, à l'in­décence, voire à l'obscénité. L'érotisme s'affiche et parade partout. Quant à la pornographie, naguère encore réprimée par la loi, elle est actuellement tolérée : les *sex-shops* des pays anglo-saxons qui ont basculé de la pruderie dans le laxisme, ont envahi presque tout l'Occident autrefois chrétien. Les acrobaties dialectiques que les clercs exécutent autour du « péché de la chair », leur indul­gence, sous prétexte de « compréhension » et de « largeur d'es­prit », thèmes inaugurés par Vatican II, à l'égard de tout ce qui touche aux rapports sexuels en dehors du mariage, leur ouverture toujours plus large à tout ce qui peut aider à la « libération de l'homme » dans tous les domaines, n'aident pas peu ce déferlement de l'impudeur. Il faut encore y ajouter l'économie moderne de plus en plus axée, non sur les besoins normaux de l'homme, ainsi qu'elle l'avait toujours été, mais sur les satisfactions que ses produits toujours nouveaux apportent aux consommateurs : elle pousse à desserrer *partout* les freins qui s'opposent à leur adoption ([^44]). Sous sa poussée, les obstacles, les résistances, les oppositions à l'idéologie du plaisir qu'elle véhicule, s'effondrent dans les secteurs de la vie humaine qui relèvent de la sexualité où, précisément, le plaisir est porté à son comble. 97:252 Le cas de l'industrie pharmaceutique est typique : elle inonde le marché de ses produits anticonceptionnels et de ses moyens abortifs. Au lieu d'aider la vie malade et déclinante, elle tue la vie saine et montante. Une « civilisation » technique et économique uniquement fondée sur le contentement de l'*ipsemet,* du *moi,* ne peut que détruire les conditions néces­saires à l'éclosion et au développement de la vertu de tempérance dont la première est la pudeur, parce qu'elle détruit la société et qu'elle replie l'homme sur lui-même et sur ses parties basses : *quorum deus venter est* ([^45])*.* N'ayant plus de rapport avec autrui qu'au niveau de la conjonction des biens matériels toujours parti­culiers -- une collectivité, cette abstraction, ne consomme pas ; ce sont des individus de chair et d'os qui consomment --, l'être humain s'isole dans le plaisir que ces biens lui procurent et ne poursuit plus ailleurs que le plaisir. Le critère de son action n'est plus moral, c'est l'efficacité, la réussite, le succès, toujours éphé­mère puisque le propre de la production est d'être incessamment consommée et incessamment renouvelée pour être consommée à nouveau par les individus qui en sont la fin. La « société de consommation » où nous macérons -- jusques à quand ? -- ne peut donc être qu'une « société » où le plaisir particulier est roi. La primauté politique du bien commun rejetée, il n'y a plus que des éléments dissociés qui recherchent chacun leur plaisir propre. Or le plaisir particulier est contagieux. Ce n'est pas un paradoxe. La nature sociale de l'homme offensée réagit, mais n'a plus d'autre finalité que le partage du plaisir, son universalisation : une « société » se reconstitue, mais elle est discontinue, atomisée, empor­tée par le torrent des plaisirs particuliers qui lui confère une unité factice, transitoire, passagère et purement apparente. Comment la pré-vertu de pudeur, condition sociale nécessaire de la vertu de tempérance, pourrait-elle encore se maintenir en une telle atmosphère ? (*A suivre*.) Marcel De Corte. 98:252 ### Le Jeudi-Saint par Jean Crété Nous avons consacré l'an dernier un article à la liturgie des Rameaux. Les trois jours qui suivent sont des féries simples, quoique pri­vilégiées ; leurs messes sont intéressantes ; on lit le mardi la Passion selon saint Marc, et le mercredi la Passion selon saint Luc ; la messe du mercre­di-saint est une des plus anti­ques qui figurent au missel. Mais c'est le jeudi-saint qui attire la piété des fidèles. Cette solennité du jeudi-saint ne re­monte pas à la plus haute anti­quité. Le jeudi fut très long­temps un jour a-liturgique ; on ne célébrait pas la messe ce jour-là à moins d'occurrence d'une fête ; c'était une pause, un jour de repos au milieu de la semaine. Saint Grégoire le Grand respecta cet usage : il assigna une messe à chaque jour de la semaine en carême, mais le jeudi resta sans messe. Ce ne fut qu'au VII^e^ ou VIII^e^ siècle que l'introduction des messes privées entraîna la com­position de messes pour les jeudis de carême, les chants de ces messes étant empruntés à des messes déjà existantes. La messe du jeudi-saint est tout à fait composite, et c'est, en dé­finitive, très heureux, car les thèmes de la croix et de l'ins­titution de la sainte eucharistie s'y trouvent étroitement mêlés. L'introït *Nos autem* est em­prunté au mardi-saint ; et il est également utilisé pour les fêtes de la sainte croix : *il faut nous glorifier dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ... ;* cet in­troït est chanté sur un quatriè­me mode méditatif. La messe est célébrée en ornements blancs, en l'honneur de la sain­te eucharistie ; 99:252 elle comporte le *Gloria in excelsis,* accompagné de la sonnerie des cloches, qui ensuite se taisent jusqu'au *Glo­ria* du samedi-saint ; mais c'est une messe du temps de la Pas­sion, avec les particularités de ce temps : on omet le psaume *Judica me,* le *Gloria* à l'introït et au *Lavabo.* L'oraison est celle du vendredi-saint *Deus a quo et judas...,* l'épître est le passage de la I^e^ épître de saint Paul aux Corinthiens qui ra­conte l'institution de la sainte eucharistie et avertit les fidèles de la recevoir dignement ; elle est suivie du graduel *Christus factus est pro nobis obediens,* de la fête de l'exaltation de la sainte croix, chanté sur un cin­quième mode, dont la première partie est faite pour être chan­tée en voix d'hommes et la seconde, qui monte beaucoup, en voix de sopranos. L'évangile selon saint Jean raconte le la­vement des pieds qui précéda l'institution de la sainte eucha­ristie. Pie XII a permis l'in­sertion dans la messe, aussitôt après l'évangile, du lavement des pieds lui-même, dans les églises où il est possible de le faire (ce qui suppose des ser­vants bien formés et sérieux). Si possible, le prêtre doit laver les pieds à treize hommes ou enfants. Pendant ce temps, le chœur chante les antiennes dont la première, *Mandatum,* a don­né son nom à cette fonction liturgique. Neuf antiennes sont prévues, avec des versets de psaumes ; on n'est pas tenu de les chanter toutes. On notera que la troisième *Dominus Jesus* sera chantée à la communion ; on peut donc la sacrifier ici plus facilement que les autres. La dernière *Ubi caritas et amor* est la plus connue et la plus facile. Elles sont toutes très belles et très émouvantes. Rap­pelons qu'Henri Charlier ; sur le point de mourir, demanda qu'on lui chantât ces antiennes. Dans les églises où l'on ne fait pas le lavement des pieds, rien n'empêche de chanter une ou deux de ces antiennes pendant l'offertoire. L'offertoire *Dextera Domini* est emprunté à la messe de l'invention de la sainte croix ; il chante la puissance du bras du Seigneur qui nous a sau­vés : l'Église y voit une allu­sion à la crucifixion. La secrète, composée exprès pour le jeudi-saint, demande que celui-même qui a, en ce jour, prescrit à ses disciples d'offrir ce sacrifice en mémoire de lui, le rende agréable au Pè­re tout-puissant. La préface est celle de la croix. Beaucoup de diocèses de France ont une préface propre. Non seulement le Canon a un *Communicantes* et un *Hanc igitur* propres, mais le début de la formule de consécration de l'hostie rappelle l'institution en ce jour de la sainte eucha­ristie : *Qui pridie quam pro nostra omniumque salute pate­retur, hoc est hodie...* Le prêtre consacre deux grandes hosties, dont l'une sera réservée pour le lendemain. Dans le rite de Pie XII, on consacre des hosties pour la communion du jour et du lendemain, mais rien n'em­pêche de placer une grande hos­tie par-dessus les petites hosties réservées pour le lendemain ; 100:252 rien non plus n'empêche de pla­cer les hosties dans un calice plutôt que dans un ciboire ; d'ailleurs, beaucoup d'églises n'ont qu'un seul ciboire. En ce cas, le calice sera, après la communion, recouvert d'une palle, d'une patène renversée et d'un linge blanc qu'on nouera avec un cordon au pied du ca­lice. Si l'on se sert d'un ciboire, on le ferme avec son couvercle et on le couvre du pavillon. Les fidèles sont particulièrement in­vités à communier le jeudi-saint ; invités, mais non con­traints. Ce jour-là, comme tout autre, on se gardera d'imposer la communion, particulièrement aux enfants ou jeunes gens, dont tel ou tel pourrait ne pas se trouver dans les dispositions requises pour la communion. Après la communion des fi­dèles, le calice ou le ciboire contenant les hosties réservées pour le lendemain reste sur l'autel, et le prêtre fait la génu­flexion chaque fois qu'il passe devant. La communion *Dominus Je­sus* rappelle le lavement des pieds. La postcommunion de­mande pour nous l'immortalité. Aussitôt après la messe, le prê­tre s'écarte de l'autel, dépose la chasuble et le manipule, et prend la chape blanche. Puis il revient devant l'autel, im­pose l'encens et encense à ge­noux le Saint-Sacrement. A ce moment, le chœur commence à chanter le *Pange lingua* de la Fête-Dieu. Le prêtre prend le voile huméral, et le Saint-Sa­crement est porté en procession à l'autel appelé reposoir, où il reposera jusqu'à la messe des présanctifiés du vendredi-saint. Arrivé au reposoir, qui doit être illuminé et orné de fleurs (si possible, *uniquement de ro­ses*)*,* le prêtre dépose le Saint-Sacrement sur l'autel et l'encen­se de nouveau à genoux au chant du *Tantum ergo*. Puis le prêtre place le Saint-Sacrement dans le tabernacle qu'il ferme à clef. A partir de ce moment jusqu'à la messe des présancti­fiés, les fidèles se succèdent de­vant le reposoir pour assurer une adoration si possible inin­terrompue. La réforme de Pie XII ayant placé les offices des grands jours saints au soir, le temps d'adoration se trouve ré­duit le soir du jeudi-saint. Bien peu de paroisses ou de commu­nautés peuvent assurer l'adora­tion nocturne ; c'est donc la journée du vendredi-saint qui est devenue la journée d'ado­ration, ce qui nous rappelle que celui que nous adorons dans l'eucharistie est Jésus crucifié et mort pour nous et pour notre salut. Notre communion et no­tre adoration nous associent au mystère de la rédemption ac­complie une fois pour toutes par Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la croix et renouvelé per­pétuellement sur l'autel dans le saint sacrifice de la messe, qui est ainsi la source de notre sanctification. Jean Crété. 101:252 ### La sainte liturgie *suite et fin* #### Le goût de la beauté. Ceci nous amène à souligner un autre bienfait venu, lui aussi, de l'antiquité chrétienne : le goût de la beauté, inséparable, à notre avis, du zèle pour la vérité doctrinale. La beauté fixe le vrai. On trahit plus souvent la vérité des dogmes par l'affadissement du goût que par de pures erreurs de l'esprit. C'est une des conséquences de notre condition humaine douée d'une sensibilité qui l'enracine dans le monde visible. 102:252 Platon a dit que le beau est la splendeur du vrai ; par un juste retour la beauté se fait la gar­dienne de l'ordre dont elle émane. C'est pourquoi nos pères l'ont aimée ([^46]). Comment s'étonner que les écrivains sacrés de l'Ancien et du Nouveau Testament aient donné à leurs pensées une expression empreinte d'une si grande beauté, à commencer par Notre-Seigneur lui-même. Que l'on songe également aux Pères de l'Église et aux écrivains mystiques ; les textes liturgiques obéissent tous à cette grande loi, parce que c'est la loi de la Création qui est le langage même de Dieu, le livre où il se laisse déchiffrer, son vêtement de lumière ([^47]). Posant son regard sur ce qui est gracieux, tout homme est à même de lire une signature divine. « Ainsi, remarquait le philo­sophe Henri Bergson, pour celui qui contemple l'univers avec des yeux d'artiste, c'est la Grâce qui se lit à travers la Beauté, et c'est la Bonté qui transparaît sous la grâce. Toute chose manifeste, dans le mouvement que sa forme enregistre, la générosité infinie d'un principe qui se donne. Et ce n'est pas à tort qu'on appelle du même nom le charme qu'on voit au mouvement et l'acte de libéralité qui est la caractéristique de la bonté divine. » ([^48]) « Ô Beauté ancienne et toujours nouvelle, s'écrie saint Au­gustin, tard je vous ai aimée ! » *Sero Te amavi.* On trouve, dans le livre de l'Ecclésiastique, un éloge de ceux qui ont présidé aux destinées du peuple élu. Voici ce que dit le texte : « Faisons l'éloge des hommes illustres, pères de notre race... ils ont composé des poèmes parce qu'ils avaient du zèle pour la beauté, faisant régner la paix dans leur demeure, « *pulchri­tudinis studium habentes, pacificantes in domibus suis. *» ([^49]) Dans ce texte, qui compose le premier nocturne des matines de l'Office bénédictin du 13 novembre, fête de tous les saints de l'Ordre, les disciples de saint Benoît ont reconnu leurs pères ; ils ont perçu que la beauté des prières de l'Église les obligeait à vivre à une certaine hauteur. 103:252 Nous avons entendu un jour un jeune profès avouer à son Père Prieur que sans les splendeurs de l'office divin qu'on lui faisait découvrir au cours de son noviciat, il n'aurait pas persévéré. L'influence douce et régulière de la liturgie sur le déroulement des journées, crée une atmosphère où une certaine tenue de l'âme et du corps, une gravité souriante, un sens harmonieux des moin­dres gestes, une certaine façon de se vêtir, de parler, de s'incliner, finissent par faire de toute l'existence *une liturgie continuelle en présence de Dieu.* Paul Claudel, fidèle à son oblature bénédictine, a su traduire ce sentiment dans une page admirable : « Comme ce serait beau si tous les hommes à la fois avaient conscience de ce qu'ils font ensemble, sous l'œil de quelqu'un qui les regarde attentivement, de l'aide qu'ils se portent, de la cérémonie à la­quelle ils coopèrent, de l'offrande immense que constitue la seule élévation de leurs yeux vers le ciel, de la communication délec­table qu'ils ont ! Il y a quelque chose de ça dans la vie bénédictine. La vie du moine, ce n'est pas seulement la psalmodie au chœur, la délivrance pour chaque portion du temps de la quantité de louange dont elle est redevable au Créateur, c'est la vie même, banale et journalière, le réveil, le jardin, le travail, le repas en commun presque aussi solennel que la messe ; moins : ces vête­ments qu'on nettoie, cette lampe qu'on allume ; qui sont de grands symboles ; ce malade qu'on soigne, ce visiteur qui sonne. Si les hommes avaient un peu plus conscience de ce qu'ils font tous à la fois et à cet instant même, ils auraient le sentiment d'être comme à l'église, de ne pas faillir à un chœur. Comme ils s'ai­ment tous sans le savoir et que ce serait beau s'ils le savaient ! Ce qu'ils font sans le savoir, je voudrais qu'ils le fassent en le sachant. Ainsi il n'y aurait plus rien de profane, tout serait saint, tout serait consacré à Dieu. » ([^50]) L'honneur de nos gestes les plus familiers est qu'ils puissent être éclairés d'une telle lumière. #### L'Amour de la Règle. La spiritualité liturgique ne serait pas complète si l'on n'y retrouvait quelque part le signe de la croix. Sans doute il peut arriver qu'on soit obligé de chanter l'alleluia du matin de Pâques, avec une pierre sur le cœur, car la croix vient se glisser en nous à toute heure du jour. Mais c'est surtout par l'inflexibilité de sa propre règle que la prière liturgique sauvera ses acteurs d'une pente au particularisme, à la fantaisie ou à la prolixité. 104:252 L'obéissance sacrificielle de l'orant envers la règle de prière peut être perçue douloureusement dans les débuts ; mais cette soumission est un hommage rendu à la transcendance de Dieu. On a remarqué que tout grand art nécessite une ascèse et comme une première rédemption qui le sauve de lui-même ([^51]). A plus forte raison l'*ars orandi* qui est l'art par excellence, répu­gnera-t-il à tout ce qui pourrait sentir l'improvisation ou la vul­garité. Baudelaire ne s'y est pas trompé : « Tout ce qui est beau et noble, affirmait-il, est le résultat de la raison et du calcul. » ([^52]) Il écrivait également : « La construction, l'armature, pour ainsi dire, est la plus importante garantie de la vie de l'esprit. » ([^53]) Nous vivons aujourd'hui dans une époque de romantisme effréné où se retrouvent pêle-mêle les instables, les briseurs de règle, les amants de l'évolution et du progrès, contre lesquels se dresse l'expérience des siècles. « Je ne m'étonne pas que l'Église redoute tant les changements les plus simples, écrit le philosophe Alain ; une longue expérience a fait voir comme il est évident par les causes, que la paix de l'âme suppose que l'on prie des lèvres et sans hésiter, ce qui exige qu'il n'y ait point deux manières de dire. » Et il ajoute : « Ceux qui se répètent à eux-mêmes un texte familier jusqu'à ce que le sens éclate, sont les véritables penseurs. » C'est exactement la méthode employée depuis des millénaires par les moines, au cours de la récitation psalmodique. Aujourd'hui ils veulent tout changer, mais Thibon les avertit sagement : « Ne croyez pas aux briseurs de règles qui parlent au nom de l'amour. Là où la règle est brisée, l'amour avorte. » L'assujettissement à une loi n'est pas seulement une condition de la continuité et de la fidélité d'une œuvre à elle-même. Elle n'est pas seulement protection de l'œuvre contre la pente native de toute chose à la désagrégation, elle est image de l'éternel. C'est pourquoi l'œuvre divine de la création est elle-même marquée par la loi du retour et la fidélité au principe. Paul Claudel, qui est dans sa prosodie le poète le plus anarchique et le plus imprévisible, le dit dans une page qui vaut d'être citée, car elle éclaire parfaitement notre propos : 105:252 « La nature, au début de chaque saison, n'est pas comme une couturière qui se creuse la cervelle pour inventer de nouvelles formes de robes ou de manteaux. Nous la voyons, au contraire, qui, bien naïvement, ne se lasse pas de produire toujours la même feuille, toujours la même rose, toujours le même roseau, toujours le même papillon (les mêmes jamais les mêmes)... A chacune des choses qu'elle fait, on dirait qu'elle attache un tel intérêt, une im­portance tellement suprême, qu'elle ne se lasse jamais de les répéter, comme un enfant qui redit avec insistance un mot qu'il ne parvient pas à nous faire comprendre (...). De même, dans l'ordre des réalités religieuses, nous voyons un phénomène tout à fait analogue. Les petits esprits superficiels, les hérétiques, les modernistes voudraient sans cesse toucher à tout, tout changer, tout bouleverser. L'Église, elle, demeure attachée à l'ordre im­muable de ses dogmes et de ses cérémonies, sachant que, comme dit la Genèse, ce sont des choses, non seulement bonnes, mais très bonnes. Dans ses psaumes, dans ses hymnes, dans la messe de chaque matin, dans ce prestigieux poème de la liturgie, à la fois drame et chœur, qui s'étend à l'année tout entière, les âmes altérées d'amour et de beauté retrouvent, sans aucune lassitude, et avec un intérêt toujours renouvelé, les mêmes satisfactions qu'y sont venus chercher leurs pères avant eux. » #### L'attirance du ciel. Enfin comment ne pas signaler parmi les bienfaits que nous procure la grande, l'antique école de la liturgie, non seulement un désenchantement des passions, mais une attirance suave, un goût surnaturel de Dieu, qui est la chose la plus précieuse du monde. Il y a deux moyens de lutter contre le tumulte des créatures qui se partagent notre cœur : l'effort humain qui vient de nous et la contemplation surnaturelle qui vient de Dieu. Ces deux moyens, tous les deux bons et nécessaires, se situent à des plans bien distincts et colorent différemment le champ de la vie spirituelle. 106:252 La seconde méthode, qu'on appellera anagogique ou théologale, chasse l'impureté par la force de l'amour, par l'attrac­tion de la lumière, par la saveur des choses divines. Elle corres­pond aux premiers âges du christianisme, à l'esprit de la liturgie et des Pères de l'Église. Elle suppose l'ascèse mais la dépasse. La première, plus attentive aux rouages naturels des puissances de l'âme, correspond aux époques marquées par l'humanisme de la Renaissance. Comment s'étonner que la vie spirituelle soit tri­butaire des tendances et de l'esprit d'une civilisation ? A partir du XVI^e^ siècle un certain naturalisme se fait jour jusque dans les méthodes d'oraison où dominent le goût pour la méditation dis­cursive, et les examens particuliers, et le recours à la psychologie. Dans la lutte contre l'amour-propre, la paresse et la sensualité, il faut faire une place très large à l'effort humain de désentra­vement qui écarte les ronces du chemin. Mais qu'est-ce qui donnera l'élan vers le but et l'attraction de la lumière, *sinon la lumière elle-même ?* Comment lutter contre le péché d'impureté, se de­mandent les modernes ? Les maîtres de l'ancienne tradition ré­pondent à l'unanimité : *en regardant le ciel ;* car seule l'espérance du ciel donne le courage de travailler pour le ciel. La Règle de saint Benoît, pratiquée dès le VI^e^ siècle, offre un exemple éclairant. Au sujet de la chasteté, tout est dit en deux touches légères, d'une extrême discrétion : au chapitre IV *castitatem amare* (aimer la chasteté), et au chapitre LVII : *cari­tatem fraternitatis caste impendant amore* (que les moines se manifestent chastement l'amour de charité fraternelle). Point, c'est tout. En revanche, le saint législateur traite abondamment de la quête de Dieu, de l'imitation du Christ, de la prière, du chant des psaumes, de l'inénarrable douceur d'amour et de « la charité parfaite qui chasse dehors la crainte » (prologue de la Règle). Une expérience monastique de quatorze siècles incline à penser que le meilleur moyen d'éviter le péché consiste moins à faire effort pour s'en détourner, qu'à regarder du côté de Dieu avec persévérance. Nous faisons peu honneur à la Lumière divine et à sa puissance d'attraction quand nous choisissons un point de mire inférieur dans notre combat pour la sainteté. Dom Romain, fondateur et premier Abbé d'En Calcat, désignait comme le point le plus élevé de la vie monastique, non les morti­fications corporelles dont il ne se privait pas, mais « le service, la fréquentation et la jouissance de Dieu par la prière antique de l'Église ». 107:252 Et son successeur, dom Germain, donnait ce conseil à ses jeunes moines : « Dans la tentation, il faut surtout se charmer et se bercer comme un enfant à qui on ne donne pas ce qu'il demande, par la Parole de Dieu, le chant des psaumes. » « Les yeux sont les crochets de l'âme », disait le saint curé d'Ars : on ne peut lutter contre la vision hypnotique de la chair que par le charme d'une vision plus puissante et mieux accordée à notre âme profonde. « Ô moraliste, s'écrie Claudel, à quoi bon tant d'explications et de théories et de menaces, quand nous savons aussitôt que l'ordure en nous est inconciliable avec le saphir ? » (*L'oiseau noir dans le Soleil Levant.*) Voilà ce que nous dit une tradition spirituelle qui ne date pas du XVI^e^ siècle. Les premiers moines qui ont christianisé l'Eu­rope, au début de l'ère chrétienne, savaient le poids de la chair et la nécessité du combat spirituel. Leurs mortifications, devenues légendaires, s'identifient, dans l'esprit des modernes, avec la voca­tion monastique, ce qui est une erreur de perspective ; non pas que ces lutteurs infatigables aient dédaigné l'ascèse, mais parce qu'ils vivaient d'abord et avant tout pour le ciel. Le champ de vision qui les absorbait tout entiers, ce n'était pas leur combat contre eux-mêmes, mais la contemplation de Dieu, contemplation sociale, liturgique, où le corps avait une place, exerçait une fonc­tion. Ils ne contemplaient pas le péché pour le mieux combattre, attendu que le péché ne peut être objet de contemplation, mais ils le combattaient pour mieux contempler, et leur contemplation rendait plus allègre cette part de dressage sévère que comporte toute ascèse. La vie contemplative, à l'école de la liturgie, réalise ce que la pensée réflexive n'a jamais su faire : l'utilisation des créatures, selon un choix exquis, où participent le pain et le vin, l'eau et l'huile, l'encens et la cire, un chant sacré humble et somptueux dont la beauté sans pareille s'efface devant les droits du silence ; des formules antiques ciselées avec un art souverain qui nous ravissent, comme par de légers coups d'ailes, *dans l'amour des choses invisibles.* Par une attraction chaste, la lumière ne soulève en nous que ce qui mérite d'entrer dans les régions célestes dont une grande âme très intuitive, bien qu'elle n'en eût pas franchi le seuil, pressentait l'excellence : 108:252 « Tous ceux qui croient, écrivait Simone Weil, qu'il y a ou qu'il y aura, un jour, de la nourriture produite ici-bas, mentent. La nourriture céleste ne fait pas seule­ment croître en nous le bien, elle détruit le mal, ce que nos propres efforts ne peuvent jamais faire. La quantité de mal qui est en nous ne peut être diminuée que par le regard posé sur une chose parfaitement pure. » ([^54]) \*\*\* Sans même qu'elles s'en aperçoivent, quelque chose d'inappréciable manquera toujours aux âmes qui auront été privées de cette lumière. C'était l'avis de dom Delatte. « L'Église, écrivait-il, a reçu de son Époux, dont elle transmet la vie et prolonge la mission, le mode sacré de la prière, le secret des industries surna­turelles qui attachent les âmes à Dieu. Si le chrétien se dérobe à ce courant vivifiant, la foi perd aussitôt quelque chose de sa vigueur et de sa simplicité, la charité s'attiédit, la dévotion devient personnelle, étroite, mesquine, toute confinée dans des sentiments d'ordre factice et privé, dans des pratiques sans portée, dans de petits livres sans autorité. » ([^55]) Si l'on nous demandait quel est le caractère le plus frappant, parmi tous ceux qu'un esprit filial et attentif est à même de dé­couvrir dans la prière de l'Église, nous hésiterions devant la saveur poétique de ses chants, la force et l'exactitude d'emprise de ses sacrements, la richesse de ses sacramentaux, le contenu souverai­nement efficace de ses mystères imprimant en nos âmes la ressem­blance du Fils. Mais, à coup sûr, le caractère de sainteté détec­table sous le moindre rite, sous la formule la plus brève, exprime mieux que tout autre l'origine divine de la liturgie, ses droits souverains sur nous et cette connivence avec les chœurs célestes auxquels elle nous donne accès sous le voile de la foi, nous per­mettant d'unir nos voix à celles de nos frères invisibles et de faire humblement, dans la souffrance et dans la joie, l'apprentissage de l'éternité. Benedictus. 109:252 ## NOTES CRITIQUES ### La foi de Bruck R.P. BRUCKBERGER : *Ce que je crois* (Grasset). La vingtaine de livres qui figurent dans la collection « Ce que je crois » sont aussi divers que leurs auteurs. Celui que vient d'y ajouter le P. Bruckberger est le plus étonnant (quant à l'auteur) en ce sens qu'il est le moins étonnant (quant au texte). Il aurait pu s'intituler « Bref exposé de la doctrine catholique ». Qu'on en juge par les quatre cha­pitres qui le composent : I -- L'univers et son sens ;  II -- La hié­rarchie de la vie ;  III -- La révélation de Dieu ;  IV -- La présence de Dieu. Bref une sorte de catéchisme, et très conciliaire de surcroît, puisque ce sont les vérités éternelles « adaptées » à la mentalité et au vocabulaire de nos contemporains. De quoi trembler. Mais qu'on se rassure : si le P. Bruckberger est conciliaire, c'est sans y penser et selon le dessein originel de Jean XXIII. A la différence, toutefois, de son illustre prédécesseur, il est resté fidèle à ce dessein et, pour conti­nuer nos références pontificales, il est aussi proche de Pie XII qu'il est loin de Paul VI. Bref, nihil obstat. Toute profession de foi catholique qui ne se borne pas à lire le Symbole de Nicée se développe nécessairement autour d'un thème central. Ici, le thème est tout simplement celui de la vie. Thème dan­gereux, on le sait, car il conduit aisément à des conclusions douteuses. Tantôt la vie s'identifie à elle-même dans son évolutionnisme matéria­liste et athée ; tantôt elle se spiritualise vaguement dans un monisme panthéiste. La science et la foi ne se distinguent pas pour s'unir, mais s'unissent plutôt pour n'avoir pas à trop se distinguer. 110:252 Le P. Bruckberger évite de se perdre dans des sentiers sans issue. Convaincu du « pacte originel de l'esprit avec l'univers » (S. Weil), il pense, avec Aristote, Thomas d'Aquin et Claude Bernard, que le monde extérieur existe, que les ressorts secrets nous en sont accessibles par la science, mais que le sens ultime nous en demeure un mystère dont nous ne pouvons approcher qu'au-delà de l'observation et de l'ex­périmentation par l'abstraction intellectuelle et, plus avant, par la lu­mière de la Révélation. Les découvertes prodigieuses du XIX^e^ siècle avaient engendré le scientisme, c'est-à-dire la foi en la science se substituant en la foi en Dieu, dans l'identification du phénomène à la réalité. Les décou­vertes plus prodigieuses encore du XX^e^ siècle ébranlent le scientisme en rendant le mystère plus évident à la raison. Quelques savants pourtant s'enferment dans le donjon de la science. Ainsi, chez nous, Monod et Jacob. Le premier explique l'univers par le hasard et la nécessité, mots magiques qui n'expliquent rien, et se révèlent vides de sens au moindre examen ; le second, plus ambitieux si possible, s'atta­que au mystère de la vie en nous dévoilant la logique du vivant qui trouve dans la génétique de l'infiniment petit la programmation univer­selle et perpétuelle de l'évolution. Mais le savoir fût-il en ce point exact, et il ne l'est pas, il nous laisserait face au mystère de notre origine première et de notre fin dernière. L'illusion scientiste éclate. C'est de Jacob que part le P. Bruckberger pour lui opposer l'ordre hiérarchique ascendant de la vie et la constante victoire de la néguen­tropie spirituelle du vivant sur l'entropie d'une énergie physique tendant inexorablement à se perdre dans l'égalité du néant. Il cite à son appui des poètes comme saint John Perse, des philosophes, comme Arthur Koestler (à qui il dédie son livre), et une foule de savants, parmi les­quels le professeur Grassé se distingue par le bonheur de l'expression. Cette défense et illustration de l'intelligence, qui fait toute sa place à la science en remettant le scientisme à la sienne, trouve son couron­nement dans l'adhésion de foi à la Révélation. Mais là encore, comme chacun, le P. Bruckberger a ses préférences. C'est dans l'épître aux Hébreux qu'il ancre la doctrine de son Credo et c'est aux feux de l'évangile de saint Jean qu'il l'éclaire. *Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis, novissime diebus istis locutus est nobis in Filio... In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum...* Telle est, en réponse à la « logique » du vivant, la raison d'un vivant. Louis Salleron. 111:252 ### Queffelec trop téméraire Les sujets sont libres. Qu'Henri Queffelec entreprenne ([^56]) de raconter le drame du *Foederis Arca* après que Jacques Perret en ait fait le récit dans *Mutinerie à bord,* c'est son droit. Et Perret serait sans doute le dernier à le lui reprocher, parce qu'il s'en fiche, je pense, et parce qu'il écrit modestement à la fin de son livre : « Quelle que soit la docu­mentation riche, serrée, minutieuse dont peut se prévaloir un fait histo­rique, chacun le baratine et le moule à sa façon. Il y a toujours trente-six mille versions authentiques de la vérité... » Seulement, chacun devrait savoir estimer ses forces. Et ne serait-ce que par prudence, ne pas s'exposer à des comparaisons désavantageuses. Queffelec a été bien téméraire, c'est ce qu'on conclut en refermant son ouvrage. Peut-être ne savait-il pas ? Non, il savait parfaitement. Il le dit dans une post-face : « Nous avons découvert préparant cet ouvrage, que J. Perret s'était passionné pour le *Foederis Arca* (**56**) et ses personnages au point de leur consacrer tout un volume. Avant « le Caporal épinglé », les « Mutins épinglés ». Cet enthousiasme a été pour nous le plus beau des encouragements si d'autre part nous n'avons rien emprunté au livre. » La note 1 renvoie à ces mots : « J. Perret, *Mutinerie à bord* (Amiot-Dumont). » Cela fait deux erreurs en quelques lignes. *Le Caporal épinglé* est de 1947, *Mutinerie* de 1953. Et ce dernier livre a été repris depuis 1969 par les éditions Plon. Ne parlons pas de « l'encouragement » : Queffe­lec aveuglé n'a pas su lire le signal d'alarme, probablement. Plus lucide, il renonçait, il évitait la mésaventure. N'a-t-il rien emprunté au livre de Perret ? Dans celui-ci, le passager, Orsoni, est un type d'agitateur quarante-huitard, plein de phrases creuses. Chez Queffelec, c'est le pauvre commandant Richebourg qui se voit affligé d'idées tordues, et d'une amitié avec Arago. L'effet visé est le même : incompatibilité des rêveries humanitaires et de la discipline en mer. Le livre de Queffelec n'est, il est vrai, pas du tout construit comme celui de Perret, qui se limite au voyage, et à la progression de l'anar­chie, jusqu'à la noyade du mousse, une fois le bateau abandonné. Quef­felec commence par des variations sur une mutinerie récente à bord d'un navire formosan, évoque Jules Verne, et Vigny. Puis il raconte l'enquête du frère d'Aubert, les soupçons qui percent. On en vient à Chicot, le novice, qui avoue. 112:252 Récit de la mutinerie. Puis le procès et l'exécution, pages interminables et sentimentales sur les beaux assassins. C'est un livre bavard et encombré. Écrit en beau style, par-dessus le marché. Exemple, p. 59 : « Le beau navire qui proposait au ciel l'architecture somptueuse et vibrante, une et multiple, de ses hautes et basses voiles, transportait la sauvagerie d'alcools délétères et de fantasmes humains. » Et c'est tout le temps pareil. Ici, ce n'est pas seulement le *Foederis Arca* qui fait naufrage. Georges Laffly. ### Bibliographie #### Robert Poulet *La conjecture *(La Table ronde) « Un jeu qui manque de sé­rieux » : c'est ainsi que Robert Poulet présente son roman. On pourrait aussi bien y voir un si­gne d'un changement très impor­tant : la lassitude de l'Histoire, ce mot étant pris non pas dans le sens d'annales, de mémoires du passé, mais dans celui qu'il a pris de nécessité qui porte le sens de l'humanité, et qui en fait la déesse la plus vorace, la plus san­glante du nouveau paganisme. La plus obsédante aussi puisque les imbéciles la plantent sur la place publique à la moindre élection. L'idée de départ de « La Con­jecture », c'est que l'offensive de von Runstedt dans les Ardennes, en décembre 1944, réussit. Ce qui ne veut pas dire qu'Hitler gagne la guerre. Il va disparaître bien­tôt, renversé par un camion, et tous les autres « géants » du mo­ment s'éclipsent aussi : Roose­velt, Staline, Mussolini, Churchill. Signe que quelque chose s'est passé : ce nouveau retournement de la guerre, imprévu, a épuisé les fanatismes. Une paix obscure va se négocier peu à peu. Les peuples ne marchent plus. Ils re­fusent de s'enflammer, de s'étri­per. « Le peuple n'écoutait plus, et encore, que les « hommes de confiance » qu'il avait désignés lui-même, hors des mouvements, des clans, des partis... Pour dire le vrai, il n'y avait plus d'idéo­logies -- sauf chez les idéologues. » 113:252 Nous vivons ce rêve à travers les aventures de Quentin Blaisy et de sa femme, Marie. Lui, pen­dant la guerre, pour obéir à son roi, a dirigé un journal à Bruxel­les. Emprisonné à la Libération, bien sûr, et lâché par le souve­rain. Il s'aperçoit du nouveau tournant des choses quand ses gardiens deviennent polis. Les prisonniers sont transférés vers la côte. Leur sort reste incertain. Un incident peut amener le massacre. Blaisy s'évade en compagnie de quelques sympathiques fripouil­les : des voleurs et un faux-mon­nayeur, qui paraissent somme tou­te plus respectables que les officiels fanatiques ou hypocrites. Blaisy retrouve Marie qui, pour survivre, avait fait de la contre­bande de montres avec la Suisse. Ils retrouvent leur ancien ap­partement, pillé, leurs anciens amis qui, pour la plupart, leur tournaient le dos depuis six mois -- réclamant la tête du journaliste. Celui-ci est sans ran­cune : la rancune, ce serait encore attacher de l'importance à cette agitation politique dont il est li­béré. Bientôt, on le sollicite. On a besoin de lui, le roi et la Bel­gique comptent sur son intégrité et son dévouement au pays. On imagine bien que Blaisy envoie promener ces bonnes âmes. « J'au­rais sacrifié, dit-il, la France, la Belgique, la civilisation occiden­tale et le droit des gens à la sécurité de mon épouse et à la faculté de vivre en paix avec elle. » Un peu plus tard, pourtant, Blaisy quittera cette épouse mer­veilleuse, pour vivre seul, en tra­vaillant dans un chantier, comme s'il était saoul du bonheur re­trouvé, comme s'il avait besoin de solitude pour renaître vraiment après tant de secousses. Il re­viendra vers Marie après quelques mois, et c'est alors elle qui, fu­rieuse de le voir témoigner avec scepticisme au procès de juges épurateurs, s'en va et le fuit jus­qu'au bout de la France. Ces êtres exigeants se retrouvent enfin, et partent gaiement ensemble, loin des vieux démons. La leçon de ce roman allègre et dur est une indifférence qu'on peut dire désespérée. Mais il faut de la naïveté pour mettre de l'es­pérance dans des choses mortes, ou devenues monstrueuses. Et Blaisy, s'il en a eu, est bien guéri de cette naïveté-là. Il est défen­du de s'enthousiasmer pour des parodies, et des reflets sans substance. Le monde où nous sommes a mis du génie à exploi­ter les fidélités pour les faire servir à l'Infidélité. Il est absurde de s'y prêter. Georges Laffly. #### François Léger *La jeunesse d'Hippolyte Taine *(Albatros) Taine est de ces ancêtres qu'on laisse un peu à l'écart. On leur tire son chapeau, mais on les visite rarement. On sait que les *Origines de la France contempo­raine* sont un ouvrage considé­rable, mais il n'est pas disponible, sauf sous une forme abrégée (chez Laffont. Le choix a été fait par F. Léger). 114:252 L'Université n'a pas pardonné à ce destructeur de la légende révolutionnaire. On ne lit plus guère les Voyages (le *Voyage en Italie* est agréable). Le *La Fontaine* marque une date dans la critique des professeurs. Et *Graindorge* qui enchantait Léau­taud, paraît un peu lourd. Il s'agit pourtant d'un homme dont l'influence fut considérable. Sur Bourget, et aussi sur Barrès, sur Maurras. Et Zola le réclamait pour père. En histoire, A. Cochin s'appuie sur lui. Taine invente aussi un modèle de récits de voya­ge. Et il reste le patron, oublié, des déterministes de la critique, qui mettent l'œuvre d'art en for­mules et en graphiques. François Léger vient de don­ner le premier tome d'une consi­dérable biographie de Taine. Voici la naissance à Vouziers, en 1828, dans une famille de notables peu riches. Le père meurt quand Hippolyte a 14 ans. L'enfant doué va devenir une effrayante ma­chine à apprendre. On le chauffe pour Normale supérieure. De ses amis, Suckau, Prévost-Paradol, About, le souvenir a pâli. Il y a une forte atmosphère anticléricale à l'École, dans un moment où le cléricalisme contrôle l'enseigne­ment, où l'on surveille les pensées « dangereuses ». Taine est recalé à l'agrégation pour spinozisme, et parce que sa pensée paraît trop subtile pour qu'on lui confie des enfants. Il va être professeur à Nevers, puis à Poitiers. L'échec ne l'a pas abattu, et pourtant il comptait beaucoup sur cette agrégation pour assurer sa vie. C'est Jules Simon qui disait que le trait essentiel de Taine, plus que l'intelligence, était la volonté. Très juste. Le voilà qui déploie une énergie extraordinaire, forçant son corps débile à des exploits. Mais décidément, l'enseignement est impossible. Il revient à Paris, loge son piano et ses livres dans un taudis. Il vivra de leçons. Il écrit son *La Fontaine* et son *Tite-Live.* Il commence à publier dans des revues. Et enfin, ce contestataire rencontre Hachette, bon républi­cain, toujours prêt à pousser les jeunes gens de l'opposition, qui lui commande *Le voyage aux Py­rénées.* Il y a beaucoup d'échecs au début de cette carrière brillante, et beaucoup de ressentiment. Et une incroyable assurance. Taine a foi dans la Science, et il a ten­dance à croire qu'avec quelques visites à la Salpetrière et des lec­tures, il va dominer la physiolo­gie, connaître le fonctionnement du cerveau, régler la question de la pensée et des passions. Ce scientifique se moque de l'expé­rience. Il dogmatise. C'est vrai­ment le bonhomme Système. Avec cela un mépris outrecuidant du passé. Beyle, et Balzac, « enfon­cent » tous les classiques, mis à part les Grecs qui le séduisent. Il a un faible pour les jeunes gens de Platon. Par tous ces traits, c'est un moderne, ou si l'on préfère, un Barbare. On peut le considérer comme un prototype. Le livre de François Léger est passionnant, fourmillant de dé­tails, et d'une grande justesse de ton. Il a suivi Taine pas à pas, et c'est à la lettre qu'il faut prendre cette expression. Voilà une grande biographie, dont on attend la suite. Georges Laffly. 115:252 #### André Deroo *Un missionnaire du travail Le Père Stéphane-J. Piat *(Éditions franciscaines -- 9, rue Marie-Rose, 75014 Paris) Né en 1899, mort en 1968, le P. Stéphane Piat est notre con­temporain. Pourtant, en lisant sa vie, nous avons l'impression de plonger dans la nuit des siè­cles. Impression d'autant plus étonnante que ce franciscain est constamment aux prises avec les problèmes les plus aigus de son temps, et cela dans la région la plus industrielle de France, le Nord. La plus grande partie de son activité est consacrée à la formation, à l'organisation et à la défense des travailleurs. Il a une doctrine : c'est la doctrine sociale de l'Église. Il a une spiri­tualité : c'est l'Évangile ; ses deux saints préférés sont François d'As­sise et Thérèse de Lisieux (sur la­quelle il a beaucoup écrit). Il a une discipline : l'obéissance à l'Église et à ses supérieurs reli­gieux. Bref, un prêtre, selon l'image exigeante que s'en font les laïcs. Ajoutons qu'il est très cultivé et fort intelligent. Il est même poète à ses heures ; les vers qu'il écrit, dans les grandes et petites occasions, sont d'une excellente facture. Il est mort aux premiers temps de l'ère post-conciliaire. Les désor­dres commencent à se multiplier dans l'Église. Il commence, lui, à se poser des questions sur ce qu'il faut faire, ou ne pas faire en cer­taines circonstances. Si l'obéissan­ce jusqu'alors ne lui a jamais fait difficulté, même quand elle lui a été douloureuse, il pressent les cas de conscience qui vont bien­tôt devoir exiger de lui des choix déchirants. La Providence a sans doute voulu les lui épargner. Il meurt au mois de mai, tandis que les « événements » parisiens font flamber le quartier latin. Objectif et discret, l'abbé Deroo nous retrace, en 335 pages très denses, cette vie exemplaire qui se trouve être du même coup l'histoire de l'apogée suivie du déclin rapide de la doctrine sociale de l'Église. Le progressisme commençait sa marche triomphale. Louis Salleron. #### Jacques de Ricaumont *Visites à Messieurs les Curés de Paris *(La Table Ronde) D'abord enthousiasmé par Saint-Nicolas-du-Chardonnet, J. de R. se dit que la messe de saint Pie V, refusée par le pape et les évêques, ne permettait pas de lutter vic­torieusement contre le saccage de la liturgie. 116:252 Il se fit donc « tradi­tionaliste conciliaire » en récla­mant la messe de Paul VI en la­tin. Comment les évêques et les curés pourraient-ils lui refuser une messe si strictement conforme à la Constitution sur la liturgie ? Mgr Ducaud-Bourget le mit ru­dement en garde, mais en vain. Au total, malgré des miettes de satis­faction qu'on lui accorda à Saint-Roch, à Sainte-Clotilde ou ailleurs, ce fut l'échec. Il ne s'avoue pas vaincu et entend persévérer, sans se rendre compte apparemment des raisons de son échec, sans se rendre compte surtout que ce n'est pas la question du latin, pour importante qu'elle soit, qui est en cause, mais celle de la messe même. Quoi qu'il en soit ses visites aux curés de Paris (sans parler du cardinal et de divers évêques ou monseigneurs) sont fort instructives et valent la peine d'être lues. L. S. #### L. Lamartel *Jean-Paul II ou Giscard ? *(Éd. du Cèdre) Ce petit livre de 90 pages se compose presque exclusivement de faits, de chiffres, et surtout de ci­tations multiples relatives au septennat qui s'achève de V. Giscard d'Estaing. Une micro-encyclopédie du libéralisme avancé précieuse à consulter. Antoine Murat *Le catholicisme social en France* (Éd. Ulysse, 199, rue du Jardin Public E.B., Bordeaux) Brosser en 220 pages l'histoire du catholicisme social en France n'est pas facile. Une vie entière consacrée à la défense et à la propagation de ce catholicisme permet à l'auteur d'y réussir. D'une plume alerte, où l'objec­tivité s'allie à de solides convic­tions contre-révolutionnaires, il nous retrace le conflit qui ne cesse d'opposer les idées de 89 à celles de la tradition et du progrès social. 117:252 Son information, d'autre part, est très sûre. Quelques an­nexes fort utiles (la nuit du 4 août, les décrets d'Allarde et Le Chapelier, divers documents récents), un index des noms cités et une bibliographie font de ce livre un précieux instrument de travail, pour les jeunes notam­ment qui ignorent presque tout d'une histoire plus familière à leurs aînés. L. S. #### Marcel Regamey *Par quatre chemins *(Cahiers de la Renaissance vaudoise Petit-Chêne 18 -- 1003 Lausanne) M. R. y va par quatre chemins, tous chemins de soleil : la raison, la beauté, la foi, l'office divin. Quatre libres méditations sur Dieu, écrites dans une très belle langue et présentées dans une élégante plaquette de 90 pages. L. S. #### Cardinal Siri *Gethsémani -- Réflexions sur le mouvement théologique contemporain *(Téqui) Les 100 premières pages de cet ouvrage, qui en comporte 388, avaient été publiées il y a quel­ques années. Elles constituent dé­sormais l'introduction d'une étude fondamentale sur les déviations majeures de la théologie actuelle. C'est une œuvre de théologien qui, en certains points (par exem­ple sur la « nature pure », pp. 73 et s.), n'est guère accessible qu'aux spécialistes. Mais dans l'ensemble elle est accessible à tous les esprits tant soit peu cul­tivés. Bien loin d'user d'un lan­gage ésotérique le cardinal Siri s'insurge au contraire contre les prétentions de la linguistique mo­derne qui, en créant quantité de mots nouveaux ou en chargeant de significations subjectives et ar­bitraires les mots dont la tradi­tion avait fixé le sens, ruine la structure de la pensée et corrompt les vérités éternelles de la Révé­lation. 118:252 Trois faits résument les orien­tations du mouvement théologi­que contemporain : « Premièrement, la croyance d'avoir découvert une nouvelle dimension de l'homme : la *conscience historique.* « Deuxièmement, la croyance d'avoir découvert un chemin « nouveau » et unique pour la connaissance de la vérité : *l'her­méneutique.* « Troisièmement, la croyance d'avoir découvert une nouvelle perception fondamentale des phé­nomènes, un mode radicalement nouveau de percevoir la Réalité, la vie universelle, le cosmos et la vie intérieure de l'homme, partant une nouvelle référence transcen­dantale à propos de vérité et de connaissance qu'on peut appeler la *référence existentielle *» (p. 109). Divergentes ou convergentes, généralement entrecroisées, ces orientations marquent une égale allergie à la « notion simple et profonde de l'être » (p. 112). En un mot comme en cent, la théo­logie moderne souffre d'un rela­tivisme engendré par la valorisa­tion délirante de l'histoire et de la science. La « foi » à l'évolution historique et au fait scientifique évacue peu à peu la Foi à la Pa­role de Dieu. Les mots du Credo sont encore prononcés, souvent sincèrement (au début du moins), mais ils finissent, à la longue, par se vider de tout leur contenu. On ne croit plus à Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ; on ne croit plus à sa conception virginale ni à sa résurrection. Le dogme de l'Incarnation s'évapore. Le péché originel et la Rédemption deviennent des images. Nous ne respi­rons plus que le parfum d'un vase vide. L'intérêt du livre ne réside pas seulement dans la rigueur de la démonstration ; il est d'abord dans la qualité de l'information. Du XVIII^e^ siècle à nos jours, c'est un panorama complet de la théo­logie moderne que brosse l'au­teur. Dilthey, Vico, Herder, Kant, Hegel, Bergson, Heidegger, défi­lent sous nos yeux, nous aidant à mieux comprendre nos contempo­rains, le P. de Lubac, Karl Rah­ner, J. Maritain, Küng, Schille­beeckx et tant et tant d'autres. C'est Rahner qui semble retenir davantage l'attention du cardinal Siri. On le retrouve quasiment à toutes les pages, non pas tant comme le pire mais comme le plus représentatif par son ambi­guïté congénitale. Pour le lecteur moyen, un mé­rite éminent de l'auteur est de citer abondamment les théolo­giens-philosophes dont il expose les idées. Ces citations sont sou­vent saisissantes. Celle-ci, par exemple, de Feuerbach : « La mission de l'époque moderne a été celle de réaliser et d'huma­niser Dieu, c'est-à-dire de transfor­mer et de résoudre la théologie en anthropologie. La forme religieuse ou pratique de cette humanisation a été le protestantisme » (p. 260). Pourquoi le cardinal Siri a-t-il intitulé son livre : « Gethséma­ni » ? On s'en doute, mais il nous le dit dans la belle méditation d'une quinzaine de pages qui sert de conclusion à son étude. Une phrase la résume : « Dans le mys­tère de Gethsémani se dévoilent les deux plus grands, plus poi­gnants et plus doux mystères : l'Incarnation de Dieu en homme parfait en Marie, et l'engendre­ment de l'Église sainte dans la relativité de l'homme temporel » (p. 370). 119:252 Le théologien qui, avant d'écrire, se transporterait en pen­sée à Gethsémani, serait moins tenté de relativiser les vérités éter­nelles ; il serait davantage enclin à relativiser l'herméneutique, l'histoire et l'existence même, sans pour autant les réduire à néant. On ne peut que souhaiter la plus large audience à cet ouvrage capital. Malheureusement il ne faut pas compter sur la presse dite catholique pour le recommander, ni même seulement pour en par­ler. Louis Salleron. 120:252 ## Informations et commentaires ### Le Saint-Siège et les droits de l'homme *suite* Quelques ajouts à ce que nous en avons dit dans notre numéro de février (n° 250, pp. 195 et suiv.). 1\. -- La lettre de Jean-Paul II aux évêques du Brésil, datée du 10 décembre, a paru dans la *Do­cumentation catholique* du 15 fé­vrier. On y lit (p. 152) : « *Les droits de l'homme n'ont de vigueur, en vérité, que là où sont respectés les droits impres­criptibles de Dieu, et l'engagement à l'égard des premiers est illusoire, inefficace et peu durable s'ils se réalisent en marge ou au mépris des seconds. *» Voilà qui vient à l'appui de ce qu'avançait la *Pensée catholique* dans l'article que nous avons cité et commenté. Jean-Paul II déclare illusoire toute action en faveur des droits de l'homme qui serait entreprise non seulement « au mépris » mais même, simplement, « en marge » des droits de Dieu. C'est écarter de manière déci­sive l'idée de Maritain selon la­quelle « des hommes opposés ac­tuellement dans leurs conceptions théoriques peuvent arriver à un accord purement pratique sur une énumération des droits humains ». Cette énumération, en effet, pour­rait être imaginée comme ne com­portant aucun « mépris » pour les droits de Dieu ; mais elle serait nécessairement « en marge ». Jean-Paul II écarte cette éventua­lité. Il l'écarte *en théorie,* et c'est important. En pratique il se re­trouve pourtant, semble-t-il, sur la position de Maritain chaque fois qu'il mentionne élogieusement, et sans réserve, la déclaration uni­verselle de l'ONU, « pierre mil­liaire » sur le chemin du « pro­grès de la vie morale » de l'hu­manité (discours à l'assemblée gé­nérale des nations unies, 2 octo­bre 1979). On ne comprend pas pourquoi Jean-Paul II n'oppose pas à la déclaration de l'ONU qu'elle est « illusoire etc. » parce qu'elle est « en marge ou au mépris » des droits de Dieu. 121:252 2\. -- Au demeurant, une étude attentive des modernes droits de l'homme, dans leur lettre et dans leur esprit, montre qu'ils ne se contentent pas d'*omettre* les droits de Dieu. En réalité ils les nient plus ou moins explicitement. Ils énoncent ou insinuent une *auto­nomie* radicale de l'homme (indi­viduel ou collectif). Ils signifient : « Ni Dieu ni maître ». Ils con­damnent tout *arbitraire,* c'est par là qu'ils éveillent un écho puis­sant dans les cœurs, et ce serait parfait s'ils avaient de l'arbitraire une notion juste. Mais ils récu­sent comme arbitraire toute au­torité, toute loi, tout dogme qui d'en haut s'impose à l'homme, sans avoir été créé et choisi par lui. 3\. -- Dans *L'Aurore* du 28 fé­vrier, André Frossard dit très bien : *Il me semble de plus en plus clair que, pour Jean-Paul II, les droits de l'homme ont leur source dans la religion révélée... *» Mais il dit aussi : *Longtemps, un certain mora­lisme religieux a cru et prêché que les droits de l'homme allaient con­tre Dieu. On s'aperçoit aujourd'hui qu'ils viennent de lui : le change­ment de perspective est considé­rable. *» Ce n'est pas « un certain mo­ralisme religieux », ce fut l'ensei­gnement des papes : les droits de l'homme *dans leur formulation moderne* vont « contre Dieu ». Et ce n'est pas « aujourd'hui » seulement que l'on « s'aperçoit » que les *vrais* droits de l'homme « viennent de Dieu ». Il y a bientôt cinquante ans (quarante-sept exactement) qu'Étienne Gilson écrivait : « *Les droits de l'homme nous sont beaucoup plus chers qu'ils ne le sont à eux-mêmes* (les in­croyants), *car ils ne se fondent pour eux que sur l'homme, qui les oublie, au lieu qu'ils se fon­dent pour nous sur les droits de Dieu, qui ne nous permet pas de les oublier. *» A cette époque déjà, Étienne Gilson n'était pas précisément un inconnu. Et ce qu'il énonçait n'était pas une découverte sou­daine : mais une vérité tradition­nelle, parfois méconnue, jamais abolie. 4\. -- La confusion mentale con­tinuera de grandir sur ce sujet aussi longtemps que, sous la même étiquette « droits de l'homme », on parlera indistinctement des *vrais* droits de l'homme et des droits de l'homme *modernes.* Les déclarations des droits contiennent accidentellement des droits vrais, qui fondent leur bon­ne renommée. Essentiellement, leur esprit est faux, il fausse jusqu'à ces vrais droits, faisant tout con­courir à leur dessein de révolte religieuse et d'anarchie morale. J. M. 122:252 ### Le Saint-Siège et la franc-maçonnerie Une extraordinaire prolifération maçonnique colonise aujourd'hui, plus ou moins complètement, les démocraties occidentales, leurs États, leurs media, leurs écoles, leurs Églises : du Mexique à la France en passant par les U.S.A., l'Espagne et l'Allemagne, la diver­sité des situations n'empêche pas d'apercevoir une certaine unité d'inspiration, -- et de domination. Le phénomène maçonnique n'est pas tout à lui tout seul : il a des auxiliaires, des alliés, des concur­rents, des frères ennemis. Mais enfin il est au premier rang des puissants de ce monde et fort ja­loux de son autorité. C'est un signe de l'indépendan­ce du Saint-Siège que la récente déclaration de la congrégation ro­maine pour la doctrine, datée du 17 février et reproduite dans *La Croix* du 4 mars : « *En date du 19 juillet 1974, cette Congrégation écrivait à quelques Conférences épiscopales une lettre* «* réservée *» *à propos de l'inter­prétation du canon 2335 du Code de droit canonique qui interdit aux catholiques, sous peine d'excom­munication, de s'inscrire à des associations maçonniques et autres semblables.* «* Parce que cette lettre, devenue du domaine public, a donné lieu à des interprétations erronées et tendancieuses, cette Congrégation, sans vouloir préjuger des éventuel­les dispositions du nouveau Code, confirme et précise ce qui suit :* «* 1. L'actuelle discipline canoni­que n'a été modifiée d'aucune ma­nière et demeure en toute sa vi­gueur ;* «* 2. L'excommunication n'est donc pas abrogée, pas plus que les au­tres peines prévues ;* «* 3. Quand, dans cette lettre, on se réfère à l'interprétation à donner au canon en question, cela doit être compris, comme cela était dans les intentions de la Congrégation, seu­lement comme un rappel des principes généraux de l'interprétation des lois pénales pour la solution des cas particuliers qui peuvent être soumis au jugement des ordi­naires. Au contraire, ce n'était pas l'intention de la Congrégation de remettre aux Conférences épiscopa­les le soin de se prononcer publi­quement par un jugement de ca­ractère général sur la nature des associations maçonniques qui im­pliquerait des dérogations aux nor­mes susdites. *» On avait imaginé en effet, dans un esprit parfaitement « post­conciliaire », de changer la « discipline traditionnelle » sans avoir l'air de la changer. On en con­fiait désormais l' « application » aux conférences épiscopales. Le P. Caprile, dans la *Civiltà cattolica* du 19 octobre 1974, « interpré­tait » la précédente lettre de la congrégation pour la doctrine en y voyant « un élément nouveau », celui-ci : « dorénavant, c'est aux différentes conférences épiscopales qu'il appartiendra de porter un jugement sur les différents types de franc-maçonnerie ». 123:252 Porte ou­verte à tous les glissements, la plu­part des conférences épiscopales étant pourries, comme on le sait, par la prépotence en leur sein d'un *noyau dirigeant* bureaucratique, plus ou moins clandestin, large­ment maçonnisant. *La Croix* du 4 mars rappelle que l' « interprétation » du P. Caprile avait été présentée comme un « commentaire autorisé ». De fait, cette « interprétation » était conforme aux tendances bien con­nues de l'entourage de Paul VI (et sans doute aussi aux pensées ou arrière-pensées personnelles de ce pontife ambigu). C'était le temps du sinistre cardinal Villot. L'épiscopat d'Angleterre, celui du Canada, d'autres encore, s'étaient empressés de passer par la porte ouverte et d'absoudre plus ou moins nettement l'affiliation ma­çonnique. Insinuer que cette affiliation est désormais *permise* en principe n'est plus admis en silence par le Saint-Siège. Très bien. Ce redressement théo­rique est la condition nécessaire. -- mais non point suffisante -- d'un redressement pratique. La hiérarchie ecclésiastique demeure profondément contaminée, infil­trée, colonisée par des idées et des complicités maçonniques, ins­tallées jusque dans les rouages du Vatican. J. M. ### Après la mort de Marthe Robin La mort de Marthe Robin a révélé aux Français l'existence de cette sainte qui était de chez eux et dont ils n'avaient jamais en­tendu parler. Née le 13 mars 1902, elle est décédée dans la nuit du 6 au 7 février 1981 à côté du petit village de Châteauneuf de Galaure, dans la Drôme, qui fut tout son univers terrestre pendant les soixante dix-huit années de son passage parmi nous. Les journaux ont dit alors d'elle tout ce qu'il y avait humai­nement à en dire -- presque rien. Dernière née d'une famille paysanne incroyante de six en­fants, elle devint paralysée en 1927, puis aveugle en 1939. Pen­dant un demi-siècle, elle vécut re­croquevillée sur son lit, sans pouvoir bouger, et sans jamais man­ger ni boire (phénomène de l'*iné­die*)*,* revivant à chaque fin de semaine la passion du Christ et en portant les stigmates. Avec le Padre Pio en Italie et Thérèse Neumann en Allemagne, elle cons­titue le cas contemporain le plus extraordinaire de la sainteté ; mais à la différence des deux premiers que le monde entier connaissait, elle échappa complètement à la curiosité publique pendant tout le temps de son existence. Pourtant des milliers de person­nes l'ont vue et lui ont parlé. Qui étaient ces personnes ? Pour la plupart, des retraitants du Foyer de charité de Châteauneuf de Ga­laure. Ils surent rester discrets. 124:252 C'est le Père Finet qui créa ce Foyer, sur les instructions ou sous l'inspiration de Marthe Robin qu'il avait connue en 1936 et qui fixa sa vie. Il devint son directeur spirituel et se consacra à l'œu­vre des Foyers, dont on compte aujourd'hui une cinquantaine en France et à l'étranger. Ces foyers sont des centres de retraite, de formation et d'enseignement, quel­que chose comme les noyaux de communautés informelles où l'on s'efforce de vivre sa vie person­nelle, familiale et professionnelle aussi chrétiennement que possible. Les retraites, de cinq jours, en sont la base. Des dizaines de milliers de laïcs et des milliers de prêtres ont fréquenté ces re­traites depuis une trentaine d'an­nées. La fécondité de cette œu­vre est un signe non équivoque de la sainteté de Marthe Robin et de l'authenticité surnaturelle de ses charismes extraordinaires. Que vont devenir les Foyers de charité ? Le P. Finet est vieux. De Marthe aux Foyers et des Foyers à Marthe, il était le ca­nal quasiment unique. Elle dispa­rue, et lui à la veille de dispa­raître, un ébranlement va se pro­duire. Dès maintenant, paraît-il, cet ébranlement est perceptible. Le concile, m'assure-t-on, marque déjà l'œuvre fortement, dans le sens où l'on entend aujourd'hui « le concile », c'est-à-dire un esprit post-conciliaire chargé d'équivo­ques. Je n'en sais rien person­nellement, n'ayant pas été à Châteauneuf depuis de longues an­nées, mais je n'en serais pas étonné car c'est le contraire qui serait surprenant. Le seul fait que l'œu­vre ait été dirigée depuis le dé­but par le même homme, et un homme de l'autorité du P. Finet, implique des querelles de per­sonnes liées à des différences d'idées, quand cet homme n'est plus là. La dispersion des Foyers et leur origine mystique ne peu­vent que contribuer à des ten­sions que nourrit d'autre part la crise de l'Église. La personnalité même de Marthe Robin, si elle est assurée d'échapper à la con­testation quant à sa sainteté, peut devenir objet de discussion quant à ses volontés ou à ses désirs, car c'est le P. Finet, détenteur principal de ses secrets, qui en a été l'interprète habituel. Toutes ces questions viennent à l'esprit, mais l'importance s'en relativise, si l'on réfléchit qu'il en a toujours été ainsi dans l'histoire de l'Église. A plus ou moins lon­gue échéance, toutes les fondations contemplatives ou actives con­naissent des mutations grandes ou petites. Tout bouge, tout bouil­lonne aujourd'hui dans l'Église. La source des Foyers de charité ne tarira pas parce que de « la plaine » de Châteauneuf elle est remontée aux océans de l'éternité qui l'alimentaient. L'action de Marthe Robin, sa passion dirions-nous mieux, ne cessera pas de susciter des foyers de vivante charité sur la terre. Louis Salleron. Oui, nous sommes beaucoup à avoir connu Marthe Robin et la retraite prê­chée à Châteauneuf par le P. Finet. Le souvenir nous en demeure très pré­sent. Et puis il y eut le concile et la suite, et les distances grandirent. Le numéro 783 de *L'Homme nouveau* (1^er^ mars) est presque entièrement consacré à Marthe Robin : sur elle, c'est ce qui a été publié de plus pro­che et de plus sérieux. On peut demander ce numéro au journal (1, pl. Saint-Sulpice, Paris VI^e^). J. M. 125:252 ### Pour rendre sa place au chant grégorien Deux lettres de lecteurs. On voudra bien s'efforcer de les lire avec sérénité, pour éveiller une réflexion plutôt que pour allu­mer une querelle. La première : « *Pourriez-vous annoncer les sessions de chant grégorien orga­nisées par la schola Saint-Grégoire du Mans. Les prochaines ont lieu à Nice les 14, 15, 16 février, à Jouques les 20, 21, 22 février et à Montpellier le 1^er^* *mars. Il est trop tard pour les annoncer cette fois-ci, mais peut-être pourriez-vous annoncer le congrès de la C.I.M.S.* (*Consociatio internatio­nalis musicae sacrae*)*, qui aura lieu à Marseille les 16 et 17 mai. L'organisateur en est M. Bazoche qui est président d'Una-Voce-Mar­seille. La schola Saint-Grégoire est la seule école de chant grégorien à travailler selon la méthode de So­lesmes. Le chant grégorien devient ici ou là un phénomène à la mode et chacun invente sa méthode. Il faut soutenir ceux qui travaillent selon la méthode traditionnelle. *» Sur le même sujet, et à propos de la même schola, seconde let­tre : « *La schola Saint-Grégoire fait un travail admirable pour la main­tenance du chant grégorien et en fournit un très bon enseignement. A ce titre elle mériterait davanta­ge le soutien de beaucoup de chanteurs grégoriens qui ne font pas suffisamment l'effort de se cultiver en ce domaine, ce qui les amène à se contenter très souvent de la* « *messe des anges. *»* ; le reste, si important, est laissé dans l'ombre, même dans beaucoup de chapelles traditionalistes.* « *Cependant il est difficile de soutenir sans réserve cette schola, car les sessions qu'elle organise se déroulent par exemple à XXX, ou à YYY, c'est-à-dire dans des centres de messe grégorienne mais de nouveau rite.* « *Il n'est pas inimaginable que la schola Saint-Grégoire accepte d'or­ganiser des sessions dans des cen­tres de messe traditionnelle : c'est plutôt ceux-ci qui ne paraissent pas s'y intéresser.* « *De son côté l'abbé Portier organise lui aussi des sessions gré­goriennes, soit chez lui, soit dans les groupes qui le demandent, ou encore à Flavigny, et lui, bien entendu, assure la messe tradition­nelle.* « *Il est vraiment dommage de constater combien de fidèles et de prêtres traditionalistes n'ont pas compris la valeur liturgique et spi­rituelle du grégorien. Il reste un énorme travail à faire... *» Puissent ces deux lettres susciter non une dispute, mais une belle émulation. Rappelons qu'il existe, à la por­tée de tous, un ouvrage fondamen­tal : *Le chant grégorien,* par Henri et André CHARLIER. Un volume toujours en vente chez DMM. 126:252 ### Pour la survie de « *Patapon* » *Patapon*, comme tout le monde, connaît des difficultés matérielles. Plus que d'autres peut-être. Sur­prenantes à coup sûr. Quand on pense au nombre de familles catho­liques qui déplorent la mauvaise qualité -- ou la perversité bien étudiée -- de la littérature enfan­tine, on ne comprend pas pourquoi elles ne font point un succès -- un triomphe -- à cette publication. Que *Patapon* soit imparfait, qu'il appelle des critiques est une cho­se ; mais que les familles ne s'y soient pas abonnées en masse est incroyable. Les réactions (et les abstentions) du public sont souvent bien décevantes. L'association Avenir et Tradition, qui publie *Patapon* (et, encarté dans *Patapon*, un périodique pour enfants un peu plus âgés : *Vertes collines*) lance au public un appel urgent : « Pour la *dernière* fois, permet­tez-nous de vous demander : vou­lez-vous que *Patapon* et *Vertes col­lines* continuent ? (...) « Vos enfants n'auront plus qu'à recourir aux perfides *Pomme d'Api, Astrapi, Okapi* et le reste ; la seule revue enfantine fidèle à la tradition catholique aura disparu (...). « Cet appel est urgent. S'il n'est pas, ou trop insuffisamment en­tendu, nous devrons cesser nos pu­blications... » L'association éditrice Avenir et Tradition a pour adresse : 53, rue Victor Hugo, 69002 Lyon. On peut y demander des numé­ros de *Patapon* et des formules d'abonnement. A chaque numéro de *Patapon* est joint, pour les abonnés com­plets, un Bulletin d'information de l'association, qui renseigne les pa­rents sur les parutions enfantines qu'il faut recommander ou dont il importe de se méfier. Nous ne nous souvenons pas y avoir ja­mais lu que les parents catholi­ques auraient intérêt, pour dé­velopper leur documentation et nourrir leur réflexion, à s'abonner à la revue ITINÉRAIRES ; ni qu'ils devraient procurer à leurs enfants les ALBUMS DE MATHIAS ; ni, non plus, qu'ils pourraient utilement consulter et faire circuler la revue PLAISIR DE LIRE. Il est tout à fait permis d'appeler à l'aide quand on en a besoin ; il serait meilleur de le faire dans un climat habituel d'entraide et de réciprocité... Cette considération, énoncée pour mé­moire, ne nous empêche nullement de recommander une fois de plus *Patapon* à l'attention des familles. S'il est des parents qui n'en sont pas pleinement satisfaits, ils peu­vent du moins l'utiliser en le complétant ou en le corrigeant se­lon leur propre jugement. Mais ne le faites pas échouer, ne le laissez pas disparaître, ne fabriquez pas le désert ! J. M. 127:252 ### Une enquête américaine sur la messe Dans son numéro du 5 février 1981 *The Wanderer,* hebdomadai­re catholique américain de nuance « traditionalisme obéissant » pu­blie les résultats d'une enquête sur la messe et le latin. Le lancement de cette enquête nous ayant échappé, nous ne sa­vons pas exactement comment elle a été organisée mais d'après l'ar­ticle qui accompagne la publication des résultats, nous croyons com­prendre que les questionnaires fu­rent envoyés aux lecteurs qui les demandaient. Les quelque 3 000 qui ont été remplis et retournés donnent une image suffisante de la réalité. Les réponses émanent, en effet, de plus de cent diocèses (des États-Unis principalement, mais aussi du Canada). Le journal précise un point important : « Si, écrit-il, l'opposition à la célébration de messes en latin est indiquée comme venant des autorités diocésaines dans un tiers des réponses, les prêtres (*pastors*) semblent plus directement responsables de l'absence de messes en latin. Nous avons analysé les en­quêtes en provenance de deux évê­chés pour déterminer quelle diffé­rence pouvait apparaître -- éven­tuellement -- entre les réponses de ceux qui vivent dans un dio­cèse où la célébration de messes en latin est approuvée, sinon en­couragée, et de ceux qui vivent dans un diocèse où les messes en latin sont découragées, sinon in­terdites. Sur la base d'une information antérieure, nous choisissons l'archidiocèse de Los Angeles comme correspondant à la premiè­re description et celui de Chicago pour la seconde. « Soixante pour cent des ré­pondants de l'archidiocèse de Los Angeles disaient que les messes en latin étaient admises par le dio­cèse, quoique seize pour cent seulement disaient que des messes en latin sont régulièrement pré­vues dans leur paroisse. Cepen­dant, 55 pour cent indiquaient qu'ils avaient assisté à une messe en latin pendant l'année, tandis que 31 pour cent notaient qu'il y avait plus de cinq ans qu'ils n'a­vaient assisté à une messe en latin. « Les choses se présentaient beaucoup plus fâcheusement à Chi­cago pour ceux qui préfèrent la messe en latin. 61 pour cent des réponses de cet archidiocèse di­saient que les messes en latin n'étaient pas permises par les au­torités diocésaines et 100 pour cent des répondants disaient que les messes en latin n'étaient pas célébrées dans leur paroisse. A pei­ne 17 pour cent disaient qu'ils avaient assisté à la messe en latin pendant l'année passée, et 55 pour cent n'avaient pas assisté à une telle messe depuis plus de cinq ans. » Le journal donne diverses au­tres informations, mais nous pen­sons que les lignes que nous venons de citer et les réponses suivantes au questionnaire suffi­sent. 128:252 Avec des nuances diverses, *les réactions au massacre de la liturgie sont les mêmes dans tous les pays.* Espérons que le cardinal Knox d'abord, puis le pape en tireront les conclusions que nous espérons. *Pour le moment,* une seule décision suffirait : l'autori­sation expresse donnée à tous les prêtres de célébrer publiquement la messe traditionnelle. Louis Salleron. Résultats de l'enquête du « Wanderer »\ sur le latin à la messe : Près de 3000 réponses sont parvenues au *Wanderer*. Les voici, en pourcen­tages. Elles se répartissent en « Oui », « Non » et « SR » (pas de réponse, où « ne sait pas »). I. -- *La Constitution sur la Liturgie de Vatican II ordonnait l'usage du latin et disait que les fidèles devaient apprendre à dire ou chanter des par­ties de la messe en latin.* A\) -- *Votre paroisse prévoit-elle une Nouvelle Messe* (Novus Ordo Mass) *cé­lébrée régulièrement en latin ?* Oui : 5,6 ; Non : 93,0 ; SR : 1,4. B\) -- *Quand avez-vous assisté pour la dernière fois à une messe célébrée en latin ?* Cette année : 24,0 ; L'année dernière 6,8 ; Il y a 3 ans : 7,1 ; Il y a 5 ans : 6,0 ; Plus : 51,4 ; SR : 4,7. C\) -- *A-t-on appris aux gens de votre paroisse à chanter en grégorien ?* Oui : 3,4 ; Non : 93,4 ; SR : 3,2. D\) -- *Combien de personnes de votre paroisse seraient-elles intéressées à as­sister à une messe en latin ?* 10 ou moins : 2,2 ; 20-100 : 17,1 ; 200 : 14,0 ; 500 ou plus : 15,5 ; SR : 51,2. E\) -- *Les prêtres de votre paroisse veulent-ils bien chanter ou dire une messe en latin selon le nouveau* *rite ?* Oui : 10,1 ; Non : 34,6 ; SR : 46,3. F\) -- *Votre diocèse permet-il que la Nouvelle Messe soit célébrée en latin dans votre paroisse ?* Oui : 34,3 ; Non : 27,8 ; SR : 37,9. G\) -- *Voudriez-vous avoir la possi­bilité d'assister à la Nouvelle Messe en latin dans votre paroisse ?* Oui : 76,2 ; Non : 16,4 ; SR : 7,4. H\) -- *S'il y a dans votre diocèse une paroisse autre que la vôtre où des messes en latin sont célébrées* *le dimanche, vous arrive-t-il de satisfaire à l'obligation dominicale dans cette paroisse ?* Régulièrement : 18,2 ; Occasionnellement : 21,0. I\) -- Vos enfants ont-ils déjà assisté à une messe en latin ? Oui : 40,7 ; Non : 33,8. 129:252 II\. -- *Le nouveau missel du pape Paul VI* (Novus Ordo) *a remplacé le missel du pape Pie V et est* *obligatoire dans toutes les messes publiques.* A\) -- *La messe tridentine est-elle célébrée publiquement dans votre dio­cèse ?* oui : 35,2 ; Non : 45,8 ; SR : 19. B\) -- *Combien de personnes assis­tent-elles le dimanche à la messe tri­dentine dans votre diocèse ?* 10 ou moins : 4,2 ; 20-100 : 6,2 ; 200 : 0,4 ; 500 ou plus : 12,3 ; SR 68,9. C\) -- *La messe tridentine dans votre zone* (area) *est-elle célébrée en latin ?* Oui : 35,7 ; Non : 42,6 ; SR : 21,7. D\) -- *La messe tridentine dans votre zone est-elle célébrée en anglais ?* Oui : 4,2 ; Non : 48,3, SR : 47,5. E\) -- *Pensez-vous que, si diverses parties de la messe tridentine étaient incorporées, en options, au nouveau rite, ceux qui désirent assister à la messe tridentine auraient satisfaction ?* (*Par exemple, les prières au pied de l'autel, les prières de l'Offertoire, etc.*) Oui : 36,1 ; Non : 32,9 ; SR : 31,0. F\) -- *Pensez-vous que l'opposition à la Nouvelle Messe provienne souvent de la pauvreté des tradu*c*tions anglai­ses ?* Oui : 55,6 ; Non : 23,8 ; SR : 20,6. G\) -- *Pensez-vous que les abus de la Nouvelle Messe sont une cause fré­quente de la préférence pour* *la messe tridentine ?* Oui : 79,4 ; Non ; 6,6, ; SR : 14,0. Présence d'Arius\ dans l'Église conciliaire VIENT DE PARAÎTRE : le livre qui éclaire notre situation reli­gieuse, qui résume nos raisons, qui récapitule les résistances né­cessaires, qui ranime les coura­ges et raffermit les résolutions. C'est le nouveau livre d'HUGUES KÉRALY : *Présence d'Arius. Essai sur une vieille origine de la nou­velle religion.* L'ouvrage est édité par DMM : Dominique Martin Morin, 96 rue Michel-Ange, 75016 Paris. Téléphone : (1) 651.30.94. ============== fin du numéro 252. [^1]:  -- (1). « *Mémoire adressé à Monsieur le Premier Ministre sur la guerre, l'économie et les autres passions humaines qu'il s'agit de gouverner *» (Seuil, 1981). Ce petit livre (200 pages), écrit avec verve, se recomman­de par une documentation substantielle qu'anime une allègre imagina­tion tempérée par un robuste bon sens et de solides connaissances économiques. [^2]:  -- (1). Nos dates de référence sont celles de la publication en langue française des deux derniers rapports annuels d'Amnesty. [^3]:  -- (2). Communiqué SF 80 E 124 du 19 septembre 1980. [^4]:  -- (3). Texte intégral du document, en français, dans *L'information latine,* quo­tidien ibéro-américain d'information et d'économie, n° 8020 du 21 octobre 1980, dossier « Spécial Colombie » (61 pa­ges). [^5]:  -- (4). 220 pages. A commander chez *Dominique Martin Morin :* 96, rue Mi­chel-Ange, 75016 Paris. [^6]:  -- (5). Communiqué SF 80 E 165 du 12 novembre 1980. [^7]:  -- (1). Ainsi d'ailleurs que le culte de l'enfant Horus, né du lotus du Nil, assimilé plus tard au Christ incarné. [^8]:  -- (47). Duveau. *Les instituteurs*, p. 5. [^9]:  -- (48). *Dictionnaire encyclopédique d'histoire* (Bordas) T 7. [^10]:  -- (49). Duveau, *op. cit.* [^11]:  -- (49 bis) René Nivert. L'enseignement primaire en France. [^12]:  -- (50). Duveau. op. cit. [^13]:  -- (51). Serge Jeanneret. *La vérité sur les instituteurs.* p. 41. [^14]:  -- (52). Citons Drumont, toujours précieux : « Les francs-maçons s'étaient débarrassés du seul ennemi qu'ils eussent sérieusement à crain­dre dans cette société inattentive et frivole : le jésuite. Très délié, très perspicace, le Jésuite personnifiait l'esprit français en ce qu'il a de meilleur, le bon sens, l'amour des lettres, l'équilibre de l'intelligence qui firent notre XVII^e^ siècle si grand dans l'histoire... Le système d'édu­cation des Jésuites, ensuite, leurs exercices de logique forment des hommes capables de réfléchir, de ne pas se laisser prendre aux mots. A tous les points de vue, cet adversaire très mêlé aux affaires du monde sans ressentir aucune des passions de la terre était gênant, et l'habileté suprême des francs-maçons fut de l'éloigner du théâtre où ils allaient agir. Joseph de Maistre a expliqué admirablement cet antagonisme. Un corps, une association d'hommes marchant invariablement vers un certain but ne peut être combattu et réprimé que par une association contraire. Or l'ennemi capital, naturel, irréconciliable de l'illuminé, c'est le jésuite. Ils se sentent, ils se découvrent comme le chien, le loup. Partout où on les laissera faire, il faudra que l'un dévore l'autre. Rabaut Saint-Étienne, protestant et révolutionnaire a résumé la question dans une phrase : « Sans l'élimination préliminaire des Jésuites, la Révolution française était impossible. » *France Juive.* 266. [^15]:  -- (53). Serge Jeanneret. *La vérité sur les instituteurs*. p. 40. [^16]:  -- (54). Jean Fourcassier. *Une ville à l'époque romantique : Toulouse.* [^17]:  -- (55). *Op. cit.,* p. 49. [^18]:  -- (56). En 1920, l'Assemblée Nationale eut à élire le premier président de la République de l'après-guerre victorieuse. Avec la chambre bleu-horizon, le Père-la-Victoire semblait assuré du succès. Il n'en fut rien. L'extrême droite et une partie de la droite lui préférèrent Deschanel. Elles ne voulaient pas accepter l'éventualité d'un enterrement civil à l'Élysée. (Clemenceau avait 79 ans. On pouvait envisager le pire. Voir *Les massacres de la Victoire* d'Horace de Carbuccia, tome I, pages 84-85. A la nouvelle du boycott de Clemenceau, Lloyd George s'écria : « Maintenant, ce sont les Français qui brûlent Jeanne d'Arc ».) A cette occasion on vit l'Action française se scinder. Daudet soutenait Clemen­ceau, Maurras Deschanel. Ils ne se fâchèrent ni ne s'exclurent pour autant. C'est une leçon de liberté qui n'a guère été retenue. [^19]:  -- (57). Michel Mourre, *Dictionnaire encyclopédique d'histoire :* T. III. La ligue contrôle aujourd'hui 20.000 sociétés annexes : sportives (UFOLEP), de vacances (UFOVAL, auberges de la jeunesse), artistiques, de cinéma amateur etc. Elle fut à l'origine du Front Populaire. Jean Zay, ministre de l'Instruction publique, membre de la loge Étienne Dolet ; Théodore Rosset, directeur de l'Enseignement primaire au ministère de l'Éducation nationale, membre de la loge des Arts Réunis ; Marc Rucart, garde des Sceaux, membre des loges l'Indépendance et la Fraternité Vosgienne, dignitaire du Droit Humain, étaient (entre autres) des orateurs très écoutés de la Ligue. [^20]:  -- (58). *Bulletin de la Ligue de l'Enseignement* (juin 85). [^21]:  -- (59). Plusieurs fois ministre et président du Conseil sous la Troisième République. Compromis dans le scandale de Suez. Essaya d'étouffer l'affaire Wilson (Ah ! Quel malheur d'avoir un gendre). Membre de la loge La Réforme. [^22]:  -- (60). Serge Jeanneret. *op. cit*., p. 55/56. M. Jeanneret ajoute : « On notera en particulier le rôle assigné par Buisson aux œuvres dites post­scolaires qui sous l'impulsion de la Ligue de l'Enseignement complètent l'action de l'école. » [^23]:  -- (61). S. J. op. *cit.* p. 52. [^24]:  -- (27). Allusion à la proclamation de l'indépendance du Brésil par le dauphin du Portugal, le 7 septembre 1822, près du fleuve Ipiranga (région de Sâo Paulo). Le futur empereur Pierre 1^er^ avait brandi son épée vers le ciel et hurlé devant ses troupes « *Independencia o morte *»*,* en réponse à la lettre qu'il venait de recevoir des Chambres portugaises pour le rappeler au pays. -- Le « cri d'Ipiranga » fut d'ailleurs la seule violence de cette révolution. [^25]:  -- (28). En français dans le texte de Gustave Corçâo. [^26]:  -- (29). Allusion aux *Actes des Apôtres,* chap. V, 1-11. [^27]:  -- (1). Privilège du for : privilège selon lequel un ecclésiastique ne peut être jugé que par les tribu­naux d'Église. Aboli en France en 1790, le privilège du for n'a pas été rétabli par le Concordat de 1801. [^28]:  -- (1). Napoléon avait institué une hiérarchie des titres inconnue sous l'Ancien Régime ; son geste à l'égard de Ségur fut donc volon­tairement humiliant. [^29]:  -- (2). En 1871 il écrivit une bro­chure intitulée *Vive le Roi* en faveur du retour du Comte de Chambord et en fut félicité par Pie IX le 31 juillet 1871. [^30]:  -- (3). C'est le jeune homme qui en a témoigné. [^31]:  -- (38). 143, art. unique, c. [^32]:  -- (39). 145, 4, c. L'honneur est revêtu ici d'une signification objective que nous avons perdue et dont nous parlerons plus loin. [^33]:  -- (40). 144, 1, ad 1. [^34]:  -- (41). Définition du P. Vergriete dans son commentaire (p. 409) de la question 144, 4, éd. du Cerf déjà citée. [^35]:  -- (42). 2-2, 19, 3. [^36]:  -- (43). Gen., III 7 et 11. [^37]:  -- (44). La tempérance imparfaite et peu sûre d'elle-même s'accompa­gne du reste toujours de l'imperfection de la pudeur, nommée « pudi­bonderie ». [^38]:  -- (45). *La Pudeur,* trad. franç., Paris, 1952*,* p. 29. [^39]:  -- (46). On pourrait dire qu'il s'agit de la *personne* au sens ordinaire du terme -- « je n'ai vu *personne* dans la rue, je n'ai vu aucun être humain dans la rue » -- et non en son sens philosophique qui implique l'incommunicabilité. Cf. 2-2, 58, 9, ad 3 : *bonum commune est finis singularum personarum in communitate existentium, sicut bonum totius finis est cujuslibert partium,* ou encore 59, 3, ad 2, où la personne est dite pouvoir être considérée de deux points de vue : en tant que telle (*secundum se,* c'est-à-dire au sens philosophique : *substantia individualis naturae rationalis*)... ou bien socialement (*in quantum est aliquid civi­tatis... scilicet pars*) en qualité de citoyen ; on peut encore l'envisager comme appartenant à Dieu (*in quantum est aliquid Dei*) au titre de créateur et d'image de Dieu, c'est-à-dire au sens surnaturel puisque l'homme n'a pas été créé à l'état de nature pure. On peut sans doute parler avec Scheler (p. 50) d'un « retour sur soi » à propos de la pudeur, mais il s'agit d'un retour sur soi en tant que placé sous le regard d'autrui, c'est-à-dire en tant qu'être social. [^40]:  -- (47). Scheler, p. 49. [^41]:  -- (48). 144, 2, c. [^42]:  -- (49). 144, 3, c. [^43]:  -- (50). 144, 4, ad 4. [^44]:  -- (51). Cf. Ch. RAMBAUD, « Idéologie et publicité », dans *Permanences,* nov. 1979, n° 164, p. 16 sq. [^45]:  -- (52). Phil., 3, 19. [^46]:  -- (1). « Il faut perdre l'illusion que la vérité puisse se communiquer avec fruit, sans l'éclat qui lui est connaturel et qu'on appelle le beau ; sans que soient affirmées, tout au moins dans l'art d'écrire et d'exposer sa pensée, cette liberté et cette nouveauté des âmes à qui Dieu confie, par le moyen de sa grâce, la suite de son action en ce monde temporel. » (Henri Charlier : *L'art et la pensée,* p. 38.) [^47]:  -- (2). *Deus amictus lumine sicut vestimento* (ps. 103). [^48]:  -- (3). H. Bergson : *La pensée et le mouvant.* [^49]:  -- (4). Eccli., XLIV l-14. [^50]:  -- (5). Paul Claudel, *Conversations dans le Loir et Cher,* p. 102. [^51]:  -- (6). Maritain : *Art et scolastique.* [^52]:  -- (7). Baudelaire : *L'art dramatique.* [^53]:  -- (8). Baudelaire : *Notes nouvelles sur Edgar Poe.* [^54]:  -- (9). Simone Weil : *Réflexions sans ordre sur l'amour de Dieu.* [^55]:  -- (10). *Dom Guéranger*, par un moine de Solesmes. [^56]:  -- (1). *Le voilier qui perdit la tête* (Presse de la Cité).