# 253-05-81 1:253 ### La revue "Itinéraires" commence à... exister ? *Est-ce le choc, la vertu, la magie de l'anniversaire ? Est-ce la dimension : un quart de siècle ? Il semble que la vingt-cinquième année accomplie de la revue ait provoqué quelque mouvement dans les esprits. Une certaine attention bienveil­lante, ici et là, se manifeste. Plusieurs périodiques de notre voisinage se mettent à en parler : nous en ferons la recension vers la fin de l'année. Voici donc que la revue* ITINÉRAIRES *commence à exister en dehors même du cercle de ses lecteurs habituels : autour d'elle on commence à s'apercevoir, et même à dire à haute voix, qu'elle tient une place, remplit une fonction, rend véritablement service à ceux qui font l'effort de la lire studieusement.* *La maison d'édition DMM* ([^1]) *a publié à ce sujet un bulletin dont voici la reproduction.* Il y a vingt-cinq ans, c'était peu avant Suez et Budapest, Jean Madiran fondait la revue ITINÉ*RA*IRES. Nous avons à cœur de célébrer cet anniversaire et de fêter ceux qui, vingt-cinq années durant, ont fait cette revue, Dieu aidant. 3:253 Nous avons à cœur de célébrer cet anniversaire parce que, sans la revue ITINÉRAIRES, DMM n'existerait pas. Non point com­me on le croit parfois, à tort, que DMM et ITINÉRAIRES soient une même entreprise. Dès sa fondation, en 1967, par Dominique Morin, DMM a été une entreprise autonome. Mais il est vrai que sans l'appui de la revue ITINÉRAIRES la maison d'édition DMM n'aurait pu être fondée, ni continuée jusqu'à présent. Et c'est pour cette raison que nous nous tournons avec affection et re­connaissance vers la revue, son fondateur et ses collaborateurs. Remercions et fêtons d'abord le fondateur d'ITINÉRAIRES et les plus anciens parmi les « pères fondateurs », Louis SALLERON et MARCEL DE CORTE, dont les noms figurent au sommaire de pres­que tous les numéros, depuis le premier. Associons-leur JACQUES PERRET, l'Ancien des anciens, qui pour n'être pas tout à fait de fondation n'en est pas moins, lui aussi, un « père fondateur » de cette fraternité spirituelle, intellectuelle et morale qu'est ITINÉRAIRES. Fêtons ensuite, à l'autre bout de la chaîne des générations, HUGUES KÉRALY, écrivain et philosophe, et ROMAIN MARIE, fonda­teur du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. En les fêtant, les plus anciens et les plus jeunes, que sépare presque un demi-siècle, nous désirons fêter tous ceux que nous ne nommons pas, les vivants et les morts, qui ont fait ITINÉRAIRES de 1956 à 1981*.* A tous nous disons merci, merci de tout cœur. Et nous espérons que ce remerciement, auquel nous joignons notre prière, leur sera un encouragement, un réconfort, une intercession, s'ils en ont besoin. Fêter cet anniversaire à travers MARCEL DE CORTE, HUGUES KÉRALY, ROMAIN MARIE, JACQUES PERRET, LOUIS SALLERON et JEAN MADIRAN suffit à marquer plusieurs caractères essentiels de la revue I. *--* La diversité de ses auteurs d'abord. Parce que leurs noms sont inscrits ensemble au sommaire de la revue, on ne fait pas attention à ce que leur conjonction a de surprenant. Mais cela saute aux yeux si l'on considère les œuvres, les entreprises, les travaux. Quoi de commun, en ce sens, entre *Le caporal épinglé* et *L'Hérésie du XX^e^ siècle ?* Entre les enquêtes au Chili et en Argentine et la fondation d'un CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER à Castres ? Entre des travaux sur la diffusion de la propriété et des études sur les quatre vertus cardinales ? 4:253 II\. -- La variété des sujets ensuite. Quand MARCEL DE CORTE réfléchit sur Bossuet et Malebranche et que JACQUES PERRET narre *le cours des choses ;* quand Louis SALLERON s'interroge sur les élections présidentielles à venir et que JEAN MADIRAN salue un livre d'Émile Poulat ou la représentation intégrale du Soulier de Satin ; quand ROMAIN MARIE écrit à ses amis juifs sur l'attentat de la rue Copernic et que HUGUES KÉRALY démonte l'imposture d'Amnesty International, cela couvre un (très) large éventail d'informations et de sujets de réflexion. III\. -- Troisième trait marquant, sans doute le plus impor­tant, assez difficile à cerner et tout à fait méconnu : une certaine ouverture d'esprit et une certaine qualité d'attention. Quelques exemples, pris dans les numéros spéciaux, nous permettront de mettre ce caractère en évidence. La revue ITINÉRAIRES a consacré des numéros spéciaux :  -- à la Royauté de Marie -- à la primauté de la contemplation -- à la civilisation chrétienne -- à saint Pie X -- au saint sacrifice de la messe. Et ces travaux avaient leur place dans une revue *catholique.* La revue ITINÉRAIRES a aussi consacré des numéros spéciaux : -- à saint Louis -- à Maurras -- au cinquantième anniversaire de la victoire de 1918 -- à Péguy et à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Et ces hommages avaient leur place dans une revue *française.* D'autre part la revue ITINÉRAIRES a publié des numéros spéciaux sur Charles De Koninck, le P. Garrigou-Lagrange, Henri Massis. La revue ITINÉRAIRES a consacré des centaines de pages à rendre hommage à Étienne Gilson, à débattre de Teilhard de Chardin, de l'avenir de la science, du « Paysan de la Garonne », à présenter la pensée de Chesterton et celle de Soljénitsyne. Et ces études avaient leur place dans une revue de *culture générale.* Ces exemples (qui ne sont que des exemples) suffisent à montrer ce qu'est cette ouverture d'esprit intelligemment attentive que nous voulions célébrer. 5:253 Mais ce n'est pas tout. Il y a encore la fraternité de combat. On trouve, en feuilletant une collection de la revue, un nombre impressionnant de pages, de suppléments et de tirés à part consa­crés à soutenir Mgr Lefebvre, à défendre la *Cité catholique* scandaleusement calomniée, l'abbé de Nantes injustement « disquali­fié », tant d'autres et parmi eux, non les derniers, les « pieds-noirs ». Et certes ces manifestations de soutien, de confraternité, de compassion avaient leur place dans une revue catholique française. Qu'on y fasse pourtant attention : *il n'y a pas d'autre* « *lieu *» où, à travers les vingt-cinq années passées, autant d'écrivains aient célébré *ensemble* saint Pie X *et* Soljénitsyne, Péguy *et* Maurras ; où l'on ait lu et discuté aussi attentivement Teilhard *et* Chesterton, Maritain *et* Gilson, où l'on ait assuré aussi activement la résistance au modernisme *et* de plus marqué autant de sympathie aux Français les plus persécutés parmi nous, ceux d'Algérie. Les quelques traits esquissés ici suffisent à marquer la place unique d'ITINÉRAIRES dans les lettres et le catholicisme français. Contre vents et marées, la revue ITINÉRAIRES a dit et expliqué, depuis vingt-cinq ans, ce que Soljénitsyne est venu dire à l'Occident depuis sept ans : le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que le nazisme ; le communisme est le pire danger qui menace l'homme. Et comme, depuis la mort de Pie XII, la marée montante du progressisme submergeait l'Église militante, la revue ITINÉRAIRES a dit et expliqué pourquoi et comment il fallait résister aux mots d'ordre dévastateurs du modernisme triomphant. Dans ses derniers numéros la revue ITINÉRAIRES a publié des textes de : Gustave THIBON -- François SENTEIN -- Louis SALLERON -- Jacques PERRET -- Thomas MOLNAR -- Romain MARIE -- Jean MADIRAN -- Georges LAFFLY -- Hervé KERBOURC'H -- Hugues KÉRALY -- André GUÈS -- Dom GÉRARD OSB -- Julio FLEICH­MAN -- Alexis CURVERS -- Marcel DE CORTE -- Jean CRÉTÉ -- Henri CHARLIER -- André CHARLIER -- Gustave CORÇAO -- Mau­rice de CHARETTE -- François BRIGNEAU -- Jean-Pierre BRAN­COURT -- Dom BRANCOLINI OSB -- Bernard BOUTS -- Paul BOUSCAREN -- Colonel de BLIGNIÉRES -- Abbé V. A. BERTO -- France BEAUCOUDRAY -- et « BENEDICTUS ». 6:253 A l'occasion du vingt-cinquième anniversaire d'ITINÉRAIRES, nous demandons à tous ceux qui le peuvent de souscrire un abon­nement à la revue pour eux-mêmes, leurs enfants, leurs amis. *La campagne d'abonnements du vingt-cinquième anniver­saire doit être la campagne* ABONNER LE PROCHAIN. *Ce que la revue* ITINÉRAIRES *vous apporte, il en a besoin lui aussi. Abon­nez-le. -- Mais qui est mon prochain ? -- Si vous ne le savez pas, c'est une occasion d'y réfléchir. Cherchez-le. Il n'est jamais bien loin.* 7:253 ## ÉDITORIAL ### Nous avions un président catholique *et nous ne le savions pas !* ■ Sur les élections présiden­tielles, notre éditorial du mois d'avril a dit tout ce que nous avions à dire. Dans notre pro­chain numéro nous commente­rons leur résultat ; et nous pro­poserons éventuellement quel­ques lignes d'action et réso­lutions pratiques pour le nou­veau septennat. ■ Sur le septennat qui s'achève ce mois-ci, une révé­lation tardive nous est, le 25 mars, tombée du ciel radio­phonique. Pour la première fois, le président Giscard d'Estaing s'est publiquement déclaré « catholique ». Il avait cou­tume jusqu'alors de se dire « spiritualiste », ce qui trom­pait beaucoup de badauds, mais tout de même, de moins en moins. Nos observations, celles de Jacques Perret, ense­velies semblait-il dans une inattention générale, ont fini par faire leur chemin. Se dire spiritualiste, c'est une manière de refuser ou d'éviter de se dire catholique : et c'est, au moins en cela, ne l'être point. 8:253 Sans doute, le président Gis­card d'Estaing se montrait quelquefois à l'église le di­manche : avec ce que sont devenues la plupart des égli­ses aujourd'hui, et les panto­mimes de music-hall qui s'y déroulent même en présence du pape, la participation ac­tive ou passive à de telles cérémonies n'a pas forcément une signification religieuse bien nette. Elle a une signi­fication « spiritualiste » si l'on veut. Et encore ; ce n'est pas toujours sûr. ■ Je suis « catholique », « je n'ai jamais dissimulé aux Français mes convictions per­sonnelles », a dit le président Giscard sur les antennes de France-Inter, le 25 mars, je ne l'ai pas entendu mais je m'en rapporte aux citations non démenties faites par *Le Monde* du 27. Qu'il n'ait *ja­mais dissimulé ses convictions personnelles* est une affirma­tion passablement téméraire en ce qui concerne la religion. En effet les dites « convic­tions » sont exposées dans son ouvrage *Démocratie françai­se :* On n'y trouve pas une seule allusion proprement re­ligieuse. Il y parle de la France et de lui-même com­me si le christianisme n'avait jamais existé. La pensée ex­primée y est souvent d'une coloration plutôt maçonnique, jamais l'on n'y aperçoit l'om­bre d'une coloration catholi­que. Ce n'est point par une réserve ou une retenue qu'il croirait due à sa fonction pré­sidentielle. Il n'hésite pas à en « déborder le cadre », comme il dit : « Ma convic­tion, qui déborde le cadre de ma fonction, est que... » (p. 24 de l'édition de poche 1978). Il ne nous « dissimule » donc rien de ses « convictions », même débordantes. Or aucu­ne, en ce livre, n'est chré­tienne. ■ Le « rôle de la France », selon lui (p. 24), est d' « être une nouvelle Grèce », il en­tend la Grèce antique : c'est honorable, mais c'est pire que se tromper d'époque. Il se trompe d'ère. Il raisonne com­me si le Christ n'était pas venu, et l'ère chrétienne pas encore commencée. La pensée grecque fut assurément, dans le monde ancien, ce qu'il y eut de mieux, avec l'alliance juive et l'empire romain, et c'est pourquoi leurs « trois langues » ont quelque chose de sacré et d'immortel. Mais rêver aujourd'hui pour la France d' « être une nouvelle Grèce », plutôt que de pen­ser par exemple à une nou­velle chevalerie ou une nou­velle chrétienté, c'est ne pas dissimuler aux Français une *absence* de convictions chré­tiennes. 9:253 ■ A l'époque de son livre, en 1976-1977, le président Giscard attendait que « la lumière d'une nouvelle idée civilisatrice s'allume quelque part » (p. 24). « Dans ce livre, assure-t-il (p. 23), les lignes auxquelles j'attache le plus d'importance sont les dernières. » Relisons donc ces dernières lignes : « Après que tout aura été ouvert, libéré, humanisé par notre effort commun, il res­tera à attendre que jaillisse d'un esprit, ou plus proba­blement d'un mouvement de la conscience collective, le rayon de lumière nécessaire pour éclairer le monde, ce­lui d'une nouvelle civilisation réunissant, dans une même perception spiritualiste, l'af­franchissement de l'être et le tracé du destin de l'es­pèce. (p. 191.) C'est ce qu'il y a de plus « religieux » dans *Démocra­tie française.* Aux premières années de son septennat, notre président attendait ainsi une nouvelle lumière, une nou­velle civilisation, venant de l'avenir ; les « idéologies tra­ditionnelles » lui apparais­saient d'autant plus périmées qu'à ses yeux elles se limi­taient au « marxisme » et au « libéralisme classique » (p. 51-59) ; il ne connaissait point d'autre patrimoine in­tellectuel, il ne connaissait aucune autre philosophie sociale dont nous ayons eu l'hé­ritage. Il avait reçu en charge une France sans âme : « Voici la France, venue de si loin, la France des champs de bataille, celle des révolu­tions successives, celle des cris dans la rue et celle du matin doux à la campagne, la France qui peut se déchi­rer, comme elle en a l'habi­tude, ou qui peut, tout à coup, éveillée et songeuse, être l'une des premières à franchir le seuil de la nou­velle organisation de la société. » (p. 190.) En lisant ces lignes, non, nous n'avions pas compris que nous avions un président catholique. Revenons donc à la pu­blique profession de foi ca­tholique du président. Il l'a faite à propos de sa légali­sation de l'avortement. Il y a quelques coupures signalées par des points de suspension entre parenthèses, elles ne sont pas de moi, mais du *Monde,* et n'ont provoqué au­cune rectification. Je cite in­tégralement : « Il y avait la solution de la lâcheté qui consistait à laisser l'ancienne loi en l'état et à ne pas l'appliquer ou bien proposer une nouvelle législation qui, sans du tout encourager ou admettre sur le plan moral ces situations, permettait à l'individu d'exer­cer dans un cadre légal sa propre responsabilité (...). Cette législation a été pro­posée de mon temps par un gouvernement, signée par un premier ministre et par le ministre de la santé, votée par la majorité (...) et l'opposition (...). 10:253 Il faut que vous sachiez que je l'ai fait bien que catholique, car je n'ai jamais dissimulé aux Fran­çais mes convictions person­nelles. Mes convictions per­sonnelles c'est ma règle de vie. Je n'ai pas à imposer ma règle de vie à d'autres caté­gories de Français. Ce qui retient notre atten­tion, plus que les inexactitu­des anecdotiques et sophisti­ques, c'est la profession de foi en elle-même. Le président Giscard est donc un président catholique selon ses convictions person­nelles. Ses convictions person­nelles sont sa règle de vie (privée). Il n'a pas à « impo­ser sa règle de vie à d'autres catégories de Français » pour cette raison, et bien que catholique, il a légalisé l'avor­tement. Bon. C'est ce qu'il pense. Dans le contexte, cela signifie clairement que le pré­sident, parce que catholique, était *contre* l'avortement, mais qu'il n'a pas cru avoir le droit d'imposer sa règle et sa con­viction aux Français qui Ont une conviction et une règle différentes. Arrivé là, il est bien difficile d'admettre que cette pro­fession de foi soit véridique. Voici pourquoi. Par ses convictions person­nelles précisément, M. Gis­card d'Estaing, nous le savons, n'est pas *contre* mais pour l'avortement : pour une liberté de l'avortement sans con­ditions ni limites, sans autre loi que l' « appréciation per­sonnelle des intéressés ». Il déclarait au *Nouvel Observa­teur* du 26 novembre 1973 : « Que je sois libéral, c'est un fait, mais je vous précise qu'il ne s'agit pas du tout du libéralisme au sens où l'entendent les économistes. Non. « La loi sur l'avortement, par exemple. J'estime qu'en un tel domaine, quels que soient les principes ou les croyances de chacun, la loi n'a pas à se substituer à l'ap­préciation personnelle des in­téressés. Si la « nouvelle législa­tion » n'est pas conforme aux « convictions personnelles » de M. Giscard d'Estaing, ce n'est point parce qu'elle *au­torise* l'avortement, mais par­ce qu'elle en *limite* la liberté, se *substituant* ainsi à *l'appréciation personnelle* et souve­raine de chaque individu, « quels que soient ses principes ou ses croyances ». Peut-être faut-il compren­dre que les « convictions per­sonnelles » (non dissimulées) de M. Giscard d'Estaing ont radicalement changé entre 1973 et 1981 : qu'il n'était pas catholique en 1973, ni d'ailleurs quand il écrivait son livre en 1976-1977, mais qu'il l'est devenu juste à temps pour les élections de 1981. Cependant ce n'est point l'usage, lorsqu'on vient ou revient au catholicisme, de le faire clandestinement. 11:253 ■ Le roi de France était te­nu d'être catholique, on l'a bien vu avec Henri IV. La République maçonnique au­rait plutôt la règle contraire, mais une règle plus subtile la franc-maçonnerie admet à la tête de l'État (comme d'ail­leurs en son sein) tous les ca­tholiques dont la religion n'est rien de plus qu'une « conviction personnelle » se limitant à être la « règle de vie » de leur vie privée. On le voit bien avec le président Giscard. ■ Il est à tout cela une autre explication possible. C'est que le président, dilettante du genre calculateur, parle des « convictions personnelles » comme un aveugle des cou­leurs. Jean Madiran. 12:253 ## CHRONIQUES 13:253 ### Ce qui a changé par Gustave Thibon PAS DE LECTURE PLUS SAISISSANTE -- en ce qui concerne la réalité économique -- que celle du livre de Jean Fourastié : *Les trente glorieuses.* L'ascension accélérée du niveau de vie des Français depuis le début du siècle et, particulièrement, au cours des trente années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, y est analysée sous toutes ses faces dans l'indiscutable clarté des chiffres. Et mille souvenirs d'enfance et de jeunesse ont confirmé en moi cette lecture. \*\*\* Nous étions, avant et après 1914, de petits propriétaires agri­culteurs dans une région relativement favorisée : la vallée du Rhône. Le logement ? Une vieille ferme dont une seule pièce -- la cuisine -- comportait un feu de bois. Un potager, garni de braises, assurait la préparation des repas. Dans les chambres, on gelait copieusement tout l'hiver. On s'éclairait à la lumière incertaine d'une lampe à pétrole. Pas d'eau courante : on allait la chercher à trente mètres de la ferme, dans un puits profond de dix mètres d'où l'on revenait en portant deux seaux à bout de bras. 14:253 Pas de toilettes -- ce qui manquait étrangement de confort par mauvais temps. Et j'omets le charroi quotidien du bois, la lessive en plein air, la fumée qui piquait les yeux quand la cheminée tirait mal, etc. La nourriture ? Elle était saine, mais extrêmement frugale. On vivait presque en autarcie des produits du jardin et l'élevage. A l'exception du sucre et du café ou du pot-au-feu du dimanche, on n'achetait pratiquement rien. L'usage fréquent de la viande passait pour un luxe presque criminel. J'entends encore une vieille paysanne crier à son fils qui voulait épouser une fille de la ville : « *Ne la prends pas, malheureux, il lui faut de la viande tous les jours ! *» Les loisirs, les distractions ? On allait un peu au café le dimanche et on ne voyageait que dans des circonstances excep­tionnelles. J'ai rêvé pendant des mois de prendre le train ; et Avi­gnon (distant de 50 km), où mes parents m'avaient promis de m'emmener si je travaillais bien à l'école, me faisait l'effet d'une ville de légende, alors que je n'éprouve aucune émotion aujourd'hui à traverser l'Atlantique. Les seuls moyens de locomotion à courte distance étaient la marche, la carriole légère à cheval et, pour certains, la bicyclette. L'achat d'une automobile aurait englouti le revenu de plusieurs années de travail... Le droit à la santé ? On n'appelait le médecin que pour les cas graves et, la chirurgie mise à part, on ne s'en portait pas plus mal : les rhumes se traitaient par le mépris, les indigestions par le jeûne et personne n'avait les moyens de s'offrir le luxe d'une dépression. Quant aux soins dentaires, ils étaient presque inconnus -- ce dont témoignaient les mâchoires ébréchées des vieux paysans. En quoi, soit dit en passant, ils rivalisaient avec Louis XIV qui n'avait plus une dent à 50 ans ! On ne souffrait pas moralement de cet inconfort, car on n'imaginait même pas qu'il pût en être autrement. S'il m'arrivait de désirer posséder un jour une automobile, c'était sous la forme d'un souhait impossible, tel celui d'un cadre moyen d'aujourd'hui qui rêverait d'un hélicoptère privé ou d'un yacht avec plusieurs hommes d'équipage... \*\*\* Chiffres en main, Jean Fourastié trace la courbe des progrès vertigineux qui se sont accomplis en quelques décennies. Et se analyses recoupent exactement mes propres observations sur mon village. 15:253 La majorité des foyers dispose de l'eau courante, d'appareils électro-ménagers, d'un poste de télévision, d'une voiture automo­bile. La nourriture, achetée en grande partie à l'extérieur, est infiniment plus variée (c'est un signe des temps, qu'on ne dise plus gagner son pain, mais son bifteck), les loisirs sont plus étendus et les distractions plus nombreuses (beaucoup de nos jeunes ont déjà voyagé à l'étranger ou participé aux sports d'hiver), la Sécurité Sociale a mis les soins médicaux à la portée de tous, etc. Qu'il reste encore des situations pénibles, on ne saurait le nier. Mais, dans l'ensemble, le pouvoir d'achat des travailleurs les plus modestes, a triplé dans l'espace d'une génération. Il fallait par exemple le montant de 8.000 heures de travail ouvrier pour se procurer une automobile, il en faut à peine celui de 2.000 aujourd'hui... \*\*\* Fourastié nous fait remarquer que si nos aïeux, en proie à la pénurie, avaient pu prévoir un tel bond en avant, ils auraient pensé que cette ascension s'accomplirait dans l'euphorie et l'enthousiasme des conquérants. Or, c'est le contraire qui s'est produit : le progrès matériel a sécrété un climat de morosité et de revendication encore inédit dans l'histoire. Pourquoi ? Parce que ce progrès, en apportant sans cesse de nouvelles satisfactions, crée simultanément de nouveaux besoins parce que les hommes, habitués et inattentifs à ce qu'ils possèdent, concentrent leur désir vers ce qu'ils n'ont pas, parce qu'ils souffrent, non dans leur chair comme leurs aïeux, mais dans leur imagination. Or, les besoins de la chair sont limités, tandis que les vieux de l'imagination ne connaissent pas de frontières. D'où le méconten­tement et l'ennui. Un seul exemple : n'est-ce pas une souffrance imaginaire que celle de l'homme irrité de ne pouvoir s'offrir une voiture de haut standing ou un poste de télévision en couleurs ? En quoi le corps et l'âme sont-ils réellement affectés par la privation de ces objets ? Faut-il donc proclamer la faillite du progrès social et tech­nique ? En aucune façon : il faut simplement remettre ce progrès à sa place qui est celle d'un pur moyen. Si l'on en fait une fin, il se dévore lui-même en engendrant sans cesse de nouveaux appétits qui croissent plus vite que les possibilités de les satisfaire. 16:253 « Le drame de notre civilisation, a-t-on dit, est d'avoir placé la fin dans le perfectionnement des moyens. » Un minimum de confort, par exemple, m'est très utile pour travailler, mais qu'im­porte ce confort si je ne m'intéresse pas à mon travail ? Et qu'im­portent les meilleures conditions de vie si je ne sais pas quoi faire de ma vie ? Je m'ennuierai alors -- et c'est le cas de tant de nos contemporains -- dans la mesure où je n'aurai plus à lutter contre les aspérités du destin et je chercherai d'autres objets de plaisir ou de distraction pour fuir mon vide intérieur. D'où l'urgente nécessité d'un retour aux biens de l'esprit et de l'âme dont la possession est seule capable d'apaiser les stériles prurits de l'ima­gination : joies qui naissent de la culture, de la sagesse, de l'amour, de l'amitié, de la contemplation de la beauté, du service d'un idéal moral ou religieux, etc., et qui transfigurent le chemin de la vie en lui donnant un sens et un but. Biens immatériels qui ne s'achè­tent ni ne se vendent et plus précieux que tout ce qu'on peut acheter ou vendre, parce que leur source est en nous et non dans le monde extérieur. « Aux maux imaginaires, il faut des remèdes spirituels » écrivait au début du siècle l'économiste trop oublié que fut Henri d'Avenel... Évidence d'autant plus impérieuse que, comme le souligne Fourastié à la fin de son livre, nous touchons au terme des temps faciles. Et les remèdes spirituels contre les maux imaginaires en­gendrés par l'abondance nous seront peut-être nécessaires demain contre les maux trop réels issus de la privation. « L'homme qui sait pourquoi il vit supporte n'importe quelle condition de vie » disait Nietzsche. Tout être soulevé par une passion ou un idéal, met instinctivement au second plan le confort et l'agrément. Si vous avez été une seule fois amoureux dans votre vie, dirai-je au plus matérialiste des hommes, qu'est-ce qui vous préoccupait le plus quand vous alliez rejoindre votre bien-aimée : les conditions du trajet ou le bonheur de la revoir ? Il en va de même, mais à longueur de vie, pour toutes les vocations supérieures, celle d'un artiste devant son œuvre ou d'un saint devant son Dieu. Notre vie est un voyage. Savoir où l'on va et vouloir à tout prix avancer dans ce sens dispense de s'attarder démesurément sur les facilités ou les difficultés du parcours... Gustave Thibon. 17:253 ### 198... par Louis Salleron DANS DES SOUVENIRS qui s'étalent sur 82 ans d'une vie bien rem­plie ([^2]), Alfred Sauvy constate de temps en temps qu'en 1981 c'est encore la même chose. Quoi donc ? Le refus, ou l'in­capacité, de partir des faits et des chiffres pour comprendre les causes du désordre financier, économique et social, et se donner ainsi les moyens d'y porter remède. Parce que Paul Reynaud l'écouta en 1938, il fut à l'origine du redressement, trop tardif hélas !, de 1939, malgré l'opposition unanime du patronat et du syndicalisme. Cependant il imagine qu'on lui pose aujourd'hui la ques­tion : « Si vous étiez, comme en novembre 1938, pourvu des pouvoirs nécessaires, pourriez-vous donner, à l'économie, la reprise vigoureuse que nous at­tendons ? » (p. 189). Il répond : non. Pour deux raisons : 1°) « En novembre 1938, au lendemain de Munich, *nous n'étions pas en démocratie* ([^3]) ; du moins, n'y avait-il pas d'opposition ef­ficace... » ; 2°) « En novembre 1938, la pièce maîtresse à ma­nier ou plutôt le grand verrou à desserrer était simple ; la du­rée du travail. Aujourd'hui, l'économie est bloquée par de multiples verrous, tous bien gardés (...). La solution n'est plus technique, comme en 1938, mais politique. Dans l'état d'ignorance générale actuelle et de puissance des groupes, il faudrait de sérieux drames pour qu'elle se présente. Ne souhai­tons aucun Munich, aucun juin 1940. » 18:253 Sauvy donne un exemple, minuscule mais qui fait ima­ge : « Les chauffeurs de taxi, maîtres de l'Hôtel de Ville, ont demandé à M. Monory la liber­té des prix, conformément à sa politique. Il leur a répondu avec à propos : « D'accord, si vous supprimez le numerus clausus. » L'affaire en est res­tée là. » (p. 190.) En 1981, nous sommes en démocratie, et plus que jamais. Les apparences sont contre, parce que le parlement a été réduit à l'impuissance. Mais au parlement se sont substitués des pouvoirs parallèles qui paraly­sent cette « monarchie abso­lue » dont on nous rebat les oreilles. En fait, le pouvoir du président de la république est ligoté par les syndicats, l'ar­gent et les mass media. La dé­mocratie est plus virulente que naguère, en ce sens que l'oppo­sition mobilise instantanément la radio et la télévision. Au temps du parlement, il n'y avait que le parlement lui-même et les journaux. Les partis politi­ques étaient plus nombreux qu'aujourd'hui, les journaux également. D'autre part, cha­que journal ne touchait que son public propre, tandis que la té­lévision touche tout le monde. Il fallait un grand débat parle­mentaire pour que les opposi­tions fragmentaires s'unissent et fassent tomber le gouverne­ment. D'une manière générale, les effets de l'opposition étaient plus lents. S'ils sont aujourd'hui plus rapides, étant, nous ve­nons de le dire, presque instan­tanés, ils sont partiels, ne con­cernant ordinairement qu'une catégorie de citoyens. En outre, neuf fois sur dix, ils sont de nature économique ou sociale. Le pouvoir les conjure en leur donnant satisfaction. D'où ce que nous avons appelé le « sau­poudrage » qui caractérise le septennat présidentiel venant à expiration. Le seul terrain sur lequel le président avait les mains à peu près libres est celui où ne s'affrontaient pas directe­ment les intérêts particuliers : défense nationale, énergie, po­litique étrangère. Ce qui a été fait en ce domaine peut être jugé inadéquat ou insuffisant mais demeure positif dans l'en­semble. Le souci de l'intérêt national y prévalait sur la dé­mocratie. Cependant le saupoudrage -- allocations, primes, exemptions, statuts particuliers, privilèges de tous ordres, multiplication in­finie des décrets, arrêtés et cir­culaires abolissant la notion de loi, réglementation incompré­hensible, absurde ou inconnue qui rend fraudeurs malgré eux les plus honnêtes et les plus travailleurs, charges sociales et fiscales toujours croissantes, travail noir, etc. --, ce saupou­drage ponctuel et universel dé­bouche dans la faillite et l'anar­chie. A force de vouloir entre­tenir tout le monde en prenant l'argent là où il était facile à prendre, l'État a multiplié le petit nombre des très riches et le grand nombre des très pau­vres, l'entre-deux se réfugiant dans les bastions du féodalisme et du corporatisme. Maintenant la machine est grippée. 19:253 La solution n'est plus tech­nique, elle est politique, écrit Sauvy. Mais la solution est toujours politique ; ce sont les moyens qui sont techniques. Si, en 1938, « nous n'étions pas en démocratie », c'est que la peur suspendait les jeux démagogi­ques de l'opposition. Car nous étions bel et bien en démocra­tie. Quoi de plus démocratique que le Front populaire ? Et qui de plus démocratique qu'un Léon Blum ou un Daladier ? De même étions-nous en démo­cratie en 1926 quand le super-démocrate républicain qu'était Poincaré restaura le franc et les finances publiques. La peur seule créa la dictature de salut. En 1981, un sauveur est-il possible ? Non. Pour trois rai­sons. La première, c'est que tous les mécanismes sont bloqués. Quand naguère apparaissait un Poincaré, un Reynaud ou même un Pinay, sa seule apparition débloquait la machine. Il n'avait alors qu'à appuyer sur les boutons voulus pour que la machine fonctionne selon le programme indiqué. Tout se faisait ensuite automatiquement. Aujourd'hui, si « la solution n'est plus technique », cela veut dire qu'il faut descendre beau­coup plus profondément dans les mécanismes financiers, éco­nomiques et sociaux pour re­mettre la machine en marche. La démocratie doit être suspen­due plus longtemps que par l'effet d'une peur passagère. Problème politique. La seconde, c'est que les moyens techniques qu'il faudra bien tout de même mettre en œuvre sont ignorés ou du moins mal perçus. Nous avons dit pourquoi le mois dernier. Toute faillite nationale s'ins­crit désormais dans la faillite mondiale que traduisent des taux d'intérêt exorbitants, l'ab­sence d'une monnaie stable et un enchevêtrement de dettes et : de créances dont on ne peut sortir. C'est en quoi, pour A. Sauvy, « la solution n'est plus technique » -- quoique concrè­tement elle ne puisse être autre. La troisième, c'est que la né­cessité d'une poigne vigoureuse pour redresser la situation se heurte à l'idéologie régnante. Des mesures de contrainte des­tinées à durer plusieurs années seraient, dès le départ, taxées de fascisme ou de nazisme et ba­layées par l'opinion publique. Nul n'oserait les appliquer ni même les proposer. La (pseudo) légitimité est à gauche. Impos­sible d'aller contre. C'est pour­tant ce qui arrivera, mais à par­tir de la gauche. A cet égard, la situation ressemble à celle de l'après-première-guerre en Alle­magne et en Italie. B. H. Lévy l'a remarqué dans *La barbarie à visage humain,* Mussolini et Hitler venaient du socialisme et établirent leur dictature sur l'an­ti-capitalisme en même temps que sur l'anti-communisme. De Gaulle lui-même, obligé de par­tir en 1946 pour conserver son image de démocrate et d'homme de gauche, ne put revenir qu'en sacrifiant l'Algérie et l'armée pour établir sa (pseudo) légiti­mité. Sous une forme nouvelle, le « moi ou le chaos » répétera ce processus. 20:253 Quand ? C'est la question. Et comment ? C'est encore la question. Car si la solution est « politique », elle n'en est pas moins « techni­que » quant aux moyens. Ni le classicisme libéral, ni le di­rigisme keynésien ne fournis­sent avec précision le modèle à suivre. Nous intitulons ces réflexions « 198... » parce que la date de l'échéance est imprévisible. Ce peut être 1981, ce peut être 1989, la drogue inflationniste ayant de durables vertus. On la voit mal pourtant excédant un septennat. A l'heure où paraîtront ces lignes, la France sera à la veille de connaître son nouveau pré­sident. Plaignons l'infortuné, qui aura à affronter la mutation brusque en 198... Louis Salleron. 21:253 ### Le cours des choses par Jacques Perret Si j'évoque aujourd'hui la Fortune, le cours des choses n'en sera certes pas trahi. Plus que « hasard » ou « chance », *fortune* est un mot réussi qui honore la langue et plaît à l'oreille. Toujours prêt à rendre service il se prête volontiers à plusieurs emplois apparemment sans rapport mais dont peuvent témoigner des locutions com­me : « fortune du pot », « of­ficier de fortune » et « fortune de misaine » ; il est même de taille à se risquer impunément dans la contradiction de soi-même car il est admis qu'un homme peut avoir de bonnes fortunes sans avoir pour autant la moindre fortune. C'est un mot fier aussi parce qu'il prétend s'opposer avec le sourire aux monstres solennels de la philosophie qu'on appelle déterminisme ou fatalité. Enfin le mot à lui seul a quelque chose de brillant et nous sentons bien qu'avec ses deux voyelles si clairement ouvertes il n'est mauvaise fortune qui ne puisse tourner et que fortune faite reste à la merci, Dieu merci ! d'une fortune de mer. Assez joué sur les mots. Si vous le voulez bien nous allons passer à la représentation allégorique de la Fortune telle que les anciens nous l'ont transmise. Elle n'a cessé, je dois dire, d'in­triguer mon enfance quand je feuilletais les livres d'images d'un caractère instructif, et aujourd'hui encore j'estime que cette figure nous propose des conventions abusives et des symboles peu clairs. Vous voyez à quelle femme je fais allusion : elle a les yeux bandés, elle est en équilibre sur une roue et n'en répand pas moins avec élégance d'inépuisables trésors. Pour les yeux bandés, pas d'ob­jection, la fortune est aveugle, c'est une affaire entendue et nous ne mettrons pas en doute la bonne foi du bandeau encore que tous les joueurs de colin-maillard vous diront qu'il y a manière de nouer le bandeau pour tricher discrètement, mais nous ne les suivrons pas sur ce point. La fortune a les yeux bandés, il n'y a malheureusement pas à revenir là-dessus et cela n'empêche pas d'espérer qu'un jour nous lui enlèverons le bandeau pour lui montrer un peu le travail qu'elle a fait depuis le temps qu'elle roule. 22:253 C'est une femme élégante, svelte et gracieuse, légèrement voilée d'une seule écharpe, mais si longue et si attentivement lovée par la brise que la pudeur en est sauvée ; de justesse il est vrai. Disons que la pudeur a souvent mis les artistes en obligation de réaliser des chefs-d'œuvre de virtuosité. De toute manière, en l'occurrence, il se dégage des mouvements de l'écharpe une idée de vitesse, chose indispensable, car si la fortune était immobile elle perdrait son nom, ses trésors tomberaient toujours à la même place, cela finirait par se savoir et les jeux des mortels en seraient dénaturés avant de s'abolir. Donc la fortune se déplace rapidement. On dit bien de quelques gens, parfois, qu'ils ont une fortune assise, mais c'est une illusion grossière, ou alors il s'agit d'un fauteuil à roulettes. A propos de roulette justement j'en reviens à cette roue sur laquelle on voit notre Fortune se tenir en équilibre à cloche-pied. C'est là qu'un esprit cartésien, comme nous le sommes tous en France plus ou moins, commence à soulever des objections. Les clowns les plus habiles, les professionnels de l'équilibre eux-mêmes ne sauraient se maintenir plus de quelques secondes sur une telle roue et d'un pied si léger ; à la rigueur, je ne dis pas, si la roue était maintenue fixe, on pourrait imaginer une station de longue durée, pour peu que la jante soit assez large. Mais rouler étant le propre de la roue, une roue fixe n'aurait pas de raison d'être sinon pour figurer le symbole de la vanité ou de l'absurde et d'ailleurs il n'est pas question d'ergoter là-dessus puisque la roue seule qui nous occupe a pour seule mission de tourner alors que, par une figure de rhétorique appelée « métonymie », on dit que la Fortune tourne. Or, si la roue tourne, et tout semble indiquer qu'elle tourne vite, la Fortune, pour agile qu'elle paraisse, va se casser la figure. Telle est à première vue l'antinomie qui nous frappe. Certes, en poussant la question d'une manière plus cartésienne encore, nous pouvons imaginer que la dame allégorique se maintient sur la roue en mouvement par une suite ininterrompue de petits coups de pied tangents à la circonférence de manière à corriger sans cesse le déplacement de la gravité, mais vous voyez d'ici le travail, ce n'est pas une hypothèse sérieuse et n'oublions pas que l'équili­briste en question opère les yeux bandés. Vous me direz alors que l'instabilité essentielle de la Fortune est précisément évoquée par cet appareil précaire. Je veux bien, mais il faut choisir et si la Fortune ne tient pas en équilibre elle ne peut plus tourner comme nous aimons à croire qu'elle le fait depuis toujours et le fera longtemps encore. Ce qui vient aussi compliquer les choses c'est la présence d'une paire d'ailerons fixés au moyeu de cette roue, je ne sais trop d'ailleurs par quel genre de ligament fibreux monté sur quel roulement à billes. De toute façon, à partir du moment où elle est pourvue d'ailes une roue n'a plus besoin de tourner pour se mouvoir dans l'espace, elle n'a même plus besoin d'être roue. Il y a là une pléthore de symboles très préjudiciable à la clarté des intentions. 23:253 Ainsi perchée sur le tranchant de sa petite soucoupe volante la Fortune répand ses trésors à l'aveuglette. Pour exprimer la chose les artistes lui font lâcher des pièces d'or à pleine main ou vider une corne d'abondance. En général les sculpteurs préfèrent traiter la corne d'abondance car il n'est pas facile de sculpter en ronde bosse des pièces d'or en chute libre. De source informée je tiens que cette corne d'abondance serait une des cornes de la chèvre Amalthée, nourrice de Jupiter. Admettons. Je n'y connais pas grand chose en cornes de chèvres et je veux bien croire que la nourrice de Jupiter était une fameuse chèvre. Toujours est-il que l'inépuisable abondance répandue par cette corne est en contra­diction formelle avec ce que nous savons de la capacité des plus grosses cornes en usage dans le monde animal contemporain. Il faudrait alors admettre une corne sans fond, mais les artistes les plus célèbres furent impuissants à traduire le système de la corne insondable ; on a même l'impression qu'ils ont toujours tâtonné un peu pour dessiner les contours de cette corne excessivement arbitraire. En revanche, ils sont très à l'aise pour peindre les produits épanchés de cette corne : produits ménagers d'origine agricole, fruits, légumes et céréales, rarement des andouillettes ou même des nougats. En vérité on ne pouvait pas nous montrer un échantillonnage complet des biens de ce monde, mais, derrière les comestibles traditionnels, chacun est libre d'imaginer dans la corne un petit inventaire à sa convenance. Tout ce que j'en ai dit bien sûr n'est pas pour dénigrer la Fable mais pour souligner au contraire la nécessité où furent les hommes de faire de la fortune une déesse qui échappât à nos lois vulgaires concernant l'équilibre et le rationnement. Au demeurant ces considérations sont caduques et une fois de plus j'ai quasiment parlé pour ne rien dire puisque la Fortune qui nous occupe ici ne fonctionne plus aujourd'hui sur une roue mais dans une sphère. Certes, je sais bien que la sphère, dans le monde géométrique, est fortement apparentée à la roue ; elle auto­rise même des mouvements rotatifs qui ne peuvent qu'accroître non seulement le caractère fortuit de la fortune mais son côté un peu acrobatique. Il ne s'agit plus, en effet, de faire des pointes sur une roue de brouette et jusqu'ici les artistes n'ont encore fourni aucun document sérieux sur la manière dont la fortune se débrouillait dans son nouvel attribut, et je voudrais pouvoir vous affirmer que notre allégorie, tourneboulée dans la sphère, n'a rien perdu de sa dignité mythologique. \*\*\* 24:253 Le fouteballe et le rugby, le parti de la sphère et celui de l'ovale. Il serait bon d'ouvrir une enquête sur les conditions phy­siques et morales qui prédisposent les joueurs à se distinguer dans l'une ou l'autre discipline. N'ayant pratiqué ces deux sports que dans les cours d'école avec une balle de peau sur un terrain gravillonneux, je n'irai pas me risquer à départager leurs prati­quants adultes par un jugement de valeur sur eux-mêmes et moins encore sur la morphologie du jouet qui respectivement les occupe. A propos de celui-ci par exemple je ne vais pas me fatiguer sur la question de savoir si dans l'ordre des volumes le sphérique précède l'ovale, ou si l'ovale est une maladie de la sphère, ou si l'effet excentrique de sa rotation conduit la Terre à s'aplatir les pôles au bénéfice de ses flancs équatoriaux. Bornons-nous à constater que dans ses trois dimensions l'ovale rejoint l'olive et déjà nous le fait entendre par effet de translation syllabique. Dans l'exercice de sa version sportive il faut bien convenir que l'ovale est un volume irresponsable. Autrement dit en tant que jouet il se distinguera par des réactions imprévues, voire imprévisibles et conformément d'ailleurs aux intentions de l'inven­teur. Si vous me faites observer que les ressauts du ballon rond sont parfois inattendus eux aussi, je vous dirai qu'il n'y est pour rien, absolument rien et que seuls les accidents du terrain en sont la cause. Ces caractéristiques, dûment réglementées, nous font assez comprendre tout ce qui sépare le génie du fouteballe et celui du rugby. Elles traduisent la nature même et le tempérament des joueurs qui ont choisi leur discipline. La différence est tout de suite constatée par le spectateur novice à la seule vue des effets produits dans l'un ou l'autre camp par le but ou l'essai réussi. Chez ceux du fouteballe c'est la manifestation expansive d'un bonheur collectif, on saute on danse on s'embrasse. Chez ceux du rugby c'est la satisfaction placide et sereine au constat d'une victoire non seulement justifiée mais attendue comme l'issue né­cessaire et suffisante d'un mouvement tactique subitement conçu et parfaitement exécuté. 25:253 Les équipes de rugby étant jusqu'ici principalement recrutées dans les régions du sud-ouest, les Parisiens ont dû revenir sur le préjugé d'une Guyenne et Gascogne peuplées de volubiles et d'agi­tés. Peut-être en était-il déjà ainsi au temps des Cocosates, Elupsates, Vascons, Bigerrions et autres Volques Tectosages. Toujours est-il que certains médiévistes ont avancé que l'occupation anglaise avait pu se prolonger assez longtemps pour instruire les occupés dans l'économie des cris et gambades. \*\*\* Avec le béton ou le plastique on peut édifier ou obtenir tout ce qu'on veut et partant n'importe quoi. C'est alors que la laideur a beau jeu, elle se régale. Il peut quand même arriver que la facilité engendre la beauté, phénomène imputable au coup de génie ou au coup de pot ; l'un et l'autre sont rares. \*\*\* *Énarque.* C'est un produit de synthèse commercialisé par mou­lage. Il a quelque chose de fragile. Le selfemaidemane, lui, comme son nom l'indique une fois traduit, est un produit de l'effort indi­viduel. Il n'a pas de soutien, pas d'appareil, pas de coterie, il a triomphé dans la solitude, il a quelque chose de monstrueux. \*\*\* La démocratie, cancéreuse de naissance, dictatoriale à sa ma­nière et chienlitique de vocation nous aura une fois de plus édifiés par cette fébrilité que nous appelons *scrutinose heptodique.* Tous les sept ans la république se paye ainsi un an de récréation bien méritée. C'est l'animation préalable au jour de fête qui devra confier à la sagesse d'un peuple souverain les destinées de la république par le choix d'un citoyen-président qui détiendra plus de pouvoirs que Louis XIV. \*\*\* Rugby. Je suis consolé de tout ça par notre victoire absolue dans le tournoi des Cinq Nations. Nous en sortons en effet cinq fois vainqueurs. Ce genre de réussite absolue a reçu le nom de Grand Chlème, orthographe phonétique. 26:253 N'allons pas souffrir en­core d'un mot anglais. Prenons-le brandissons-le comme la dé­pouille du vaincu. Je dois bien avouer qu'il y a des circonstances où je me surprends *chauvin.* C'est une attitude, en tout cas une expression généralement acceptée comme plus jacobine encore que celle de patriote. Dans ma bouche elle ne fait que traduire tout simplement l'admiration et affection que je porte à Charles le Chauve premier roi de France. \*\*\* Molière à la Télé. Avec appréhension je pousse le bouton. Je n'ai pas résisté plus de cinq secondes au spectacle. L'olibrius échevelé râleur et criard c'était bien Molière, massacré par l'in­telligenzia des adapteurs, illettrés dans le meilleur des cas mais plus probablement appliqués à démolir toute idée ou image reçue. La vérité d'hier est incompatible avec celle de demain. C'est un règlement de compte. Toute référence à l'histoire et tout spéciale­ment la française doit contribuer à sa déchéance. Vous me direz qu'honnêtement on ne peut, on ne doit juger une émission dans ses premières images. Soit, mais l'exception est rare qui dans un plat cuisiné fait la première bouchée écœurante et tout le reste savoureux. Jacques Perret. 27:253 ### Pages de journal par Alexis Curvers DU BON USAGE DES STATISTIQUES. -- En 1976, la Communauté européenne prescrivit à chacun des pays qui en sont membres de contribuer pour sa part à une enquête sur la pauvreté en Europe. Le grand-duché de Luxembourg refusa de participer à cette opération, dont les premiers frais devaient s'éle­ver à cent millions de francs belges (de l'époque). Un ministre luxembourgeois proposa de distribuer cet argent directement aux pauvres. On ne sait ce qu'il en advint, ni quels furent ailleurs les résul­tats de l'enquête, ni encore moins ses suites pratiques. On voit seulement que l'heureux Luxembourg, y compris ses pauvres, n'a rien à regretter, pour n'avoir pas démérité de l'enviable réputation que lui fit naguère Jules Romains, désignant ce petit pays comme le grand « chef-d'œuvre du capitalisme libéral » -- ou, pour mieux dire, du bon sens. \*\*\* 28:253 Jean-Paul II a fait beaucoup pour un éventuel sauvetage de la civilisation lorsque, le soir du dimanche 1^er^ juin 1980, aux jeunes Français réunis en foule autour de lui au Parc des Princes, il a donné ce conseil impératif : « Apprenez le latin. » Il n'a pas ajouté que ce serait tant mieux s'ils apprenaient aussi le français, ou quelque autre langue désuète ou étrangère assurément utile. Voilà qui allait sans dire. Le latin seul mérita l'honneur d'être nommé, comme étant entre toutes les langues la toute première qu'il faille réapprendre si l'on veut recommencer, dans n'importe quelle autre, à essayer de penser juste. L'ovation qui s'en est suivie donne à espérer que les jeunes Français ne sont plus très loin de sentir le prix de la clef d'or dont ils sont frustrés, depuis que l'Église et l'école conspirent à ne plus leur enseigner le latin. Il y avait pourtant là nombre de gens d'Église et d'école qui riaient jaune, mêlant leurs applaudissements forcés à ceux d'une jeunesse qu'ils ont excitée à tout contester, le latin, le pape et le reste, et par qui ils s'étonnent d'être main­tenant contre-contestés à leur tour en faveur du latin, du pape et du reste. Ce retournement les prit au dépourvu sans qu'ils per­dissent contenance. On vit même se hisser sur le devant de l'estrade une sorte de cow-boy exhibitionniste, déjà célèbre à la télévision, loubard censément prêtre en mission spéciale ou prêtre déguisé en loubard de luxe, on ne sait trop, mais qui cette fois, aussi à l'aise dans la mimique de l'oraison qu'il l'est d'habitude parmi les « mecs » de son escorte, ouvrait des bras démesurés par-dessus les cheveux blancs du pape qui ne broncha pas. Pour l'Église, il est remarquable qu'elle se soit précipitée dans la barbarie à l'initiative du dernier pape italien, tandis que le premier pape slave la remet tant bien que mal sur le droit chemin de la romanité. Il en va de même au temporel. Nos pédagogues marxistes s'em­ploient et réussissent à priver la jeunesse des bienfaits de ce latin qui fut et reste en Occident l'instrument de la civilisation, tandis que les Soviets en restaurent chez eux l'étude à des fins pratiques. *Oui, apprenez le latin.* Tant pour la raison que pour la foi, c'est le maître mot de la sagesse. \*\*\* 29:253 Il est un peu tard et le Japon est un peu loin pour y aller s'apercevoir enfin que les succès de l'industrie et de l'économie sont directement liés à l'effort que réclame d'un peuple l'acqui­sition des connaissances désintéressées. Telle est pourtant la décou­verte que sont en train de faire maints enquêteurs émerveillés de ce qu'ils croient être le « miracle japonais », lequel s'explique très simplement par les causes les plus évidentes : enseignement tra­ditionnel, écoles où l'on travaille, examens rigoureux et stricte discipline. Une pédagogie qui exerce d'abord les enfants à « mé­moriser » à tout le moins plusieurs centaines d'idéogrammes (c'est leur « latin » à eux) forme naturellement des penseurs, des artistes, des dirigeants, mais aussi des exécutants, des techniciens, des ar­tisans, des ouvriers également capables et consciencieux. Les mêmes enquêteurs cependant oublient qu'ils n'ont cessé et souvent ne cessent encore de porter docilement aux nues, dans nos pays, les mirobolantes inventions des pédagogues réforma­teurs : éducation permissive, méthodes globales, mathématique nouvelle, grammaire, sans règles, histoire sans personnages ni dates, créativité du néant, enseignement rénové et autres inepties habi­lement machinées pour faire de nos écoliers des estropiés men­taux, analphabètes jargonnants, hommes de métier sans métier et chômeurs sans espoir, tous embrigadés en aveugles dans la masse de manœuvre de la Révolution qui les réduira à l'esclavage et au malheur définitifs. Plus malin que Jupiter qui les rendait fous, le diable rend bêtes ceux qu'il veut perdre. \*\*\* Ni par l'esprit de suite, ni par la puissance d'organisation, ni par la richesse des moyens, ni par le succès, les efforts que dé­ploient les peuples ci-devant civilisés pour alphabétiser les autres ne sont rien auprès de ceux qu'ils emploient à se désalphabétiser eux-mêmes. C'est que l'analphabétisme est chez eux le préliminaire le plus favorable, chez les autres le principal obstacle aux progrès de la Révolution qui doit les détruire tous. \*\*\* *Septembre 80*. -- Pour faire échec à l'expansion mondiale du communisme, les puissances occidentales, Américains en tête, s'em­ploient à prêcher, propager, instaurer, imposer la « démocratie » dans tous les pays où les communistes n'attendent plus qu'elle pour s'emparer du pouvoir. \*\*\* 30:253 Toute propagande est mensongère par définition et par nécessité de nature. La vérité n'a pas besoin de propagandistes qui la falsifient à mesure qu'ils entreprennent de la répandre par des moyens qui sont les leurs et non les siens, c'est-à-dire par publicité, suggestion séduction, contrainte, corruption et terreur. La vérité peut certes et doit s'exprimer, se prêcher, s'enseigner à quiconque est désireux, libre et capable de l'entendre et de le recevoir. Elle se communique d'homme à homme, avec la grâce du ciel. « Allez, *enseignez* toutes les nations. » Le Christ n'a pas dit : « Organisez des campagnes de presse, emparez-vous de la radio-télévision, lancez les modes, mettez les snobs de votre côté : et conditionnez les réflexes du troupeau que vous mènerez ainsi à sa perte. » Le diable a dû commencer par dénaturer, dans le monde et jusque dans l'Église, la notion même et l'exercice de l'*enseignement ;* pour que l'Église et le monde arrivent à y substituer, comme véhicule d'une prétendue vérité, la *propagande* et ses machinations. \*\*\* Qui veut la fin veut les moyens, disait-on en manière d'excuse. Le contraire est souvent plus vrai. Qui veut les moyens manque la fin, et celle-ci ne vaut pas mieux que ceux-là. \*\*\* *Décembre 80*. -- Le mardi 9, à Bruxelles, les ministres de la Défense des pays appartenant à l'O.T.A.N. tiennent conseil. Ils parlent surtout de la Pologne, « pour en arriver à la conclusion qu'il n'y a pas grand chose à faire, sinon à se montrer prudent ». Prudemment en effet, l'amiral canadien Robert H. Falls, prési­dent du Comité militaire, commence par rassurer tout le monde « Nous n'avons pas l'intention d'intervenir dans les affaires in­ternes de la Pologne. » Ce que peuvent faire les services spécialisés de l'O.T.A.N., c'est « réunir le plus d'informations possible, et les échanger entre alliés ». Force est d'avouer cependant que les plus récentes de ces informations « ne sont guère encourageantes » : « Le dispositif rassemblé par Moscou autour de la Pologne demeure en place et est apparemment très efficace, contrairement à ce qu'avaient cons­taté d'abord certains observateurs... Et les deux divisions sovié­tiques qui se trouvent déjà en Pologne ont atteint un haut niveau opérationnel. » 31:253 C'est au point que l'amiral Falls ose enfin déclarer : « S'ils le veulent, les Soviétiques peuvent intervenir immédiatement, et les services de renseignements alliés ne le sauraient qu'après l'opé­ration. » Autant dire qu'en ce cas les fameuses *informations,* espoir suprême et suprême pensée, n'auraient donc servi absolument à rien. Ce même mardi, pour la première fois, les commandants su­prêmes des armées de l'Europe, de l'Atlantique et de la Manche sont venus à leur tour *se pencher* ensemble sur les données de la situation militaire générale. « Leurs conclusions sont plutôt som­bres : la menace soviétique continue de s'affirmer, alors que les moyens dont dispose l'O.T.A.N. n'ont guère évolué » (depuis 1977)... Si bien que (en 1980) « l'intervention extérieure -- na­vale notamment -- dont est capable l'Union soviétique est deve­nue extraordinairement puissante ». Le secrétaire américain à la Défense, Harold Brown, a remar­qué au cours de la séance que c'étaient les Européens qui parais­saient « le moins intéressés par la défense de l'Europe ». Certains des ministres présents ont failli prendre la mouche. Mais, n'étant pas sûrs d'avoir très bien compris, ils attendront la séance du lendemain mercredi pour demander à M. Brown « ce qu'il a voulu dire exactement par là ». Il fallait bien que le compte rendu d'une telle première journée se terminât sur une note comique. \*\*\* Aimez-vous les problèmes ? On en a mis partout -- et de préférence où il n'y en a pas ombre. Ce fut l'un des passe-temps favoris du XVIII^e^ siècle. Supposez, vous disait-on, que vous fassiez une promenade en barque avec votre mère, votre sœur, votre épouse, votre maîtresse et votre fille, et que la barque vienne à chavirer : laquelle de ces personnes sauveriez-vous d'abord ? Tel était le caractère hautement intellec­tuel et moral des problèmes alors à la mode. La question contenait la réponse, qui est qu'à force de perplexité la barque s'est fina­lement retournée sur la famille entière. 32:253 La problématique d'aujourd'hui s'étend à des matières infini­ment plus ardues et plus vastes. Mais le petit jeu de société où l'on s'en amuse n'a rien perdu de son ineptie originelle. Si quelqu'un vous dit : « J'ai des problèmes », voire mieux encore : « J'ai *mes* problèmes », ne doutez pas un instant que la situation, pour épineuse qu'elle soit, ne soit d'ores et déjà réglée dans l'esprit du questionneur ainsi qu'il le souhaite. Quand au contraire un autre vous assure : « Il n'y a pas de problème ! » attendez-vous à des casse-tête sans fin. De toute façon, les inventeurs de ces problèmes préfabriqués n'ont pas en vue d'y apporter la solution exacte et raisonnable qui mettrait un terme au débat, mais de troubler l'attention des sots qui les écoutent pendant que la muscade passe. Dans tel jour­nal où cette charlatanerie est particulièrement active, un lino­typiste s'est oublié jusqu'à parler un jour de problèmes *insolubres.* Coquille révélatrice. Une lettre changée de plus, et nous n'aurions affaire qu'à des problèmes qui se donneraient enfin pour ce qu'ils sont *: insalubres.* \*\*\* On parlait beaucoup autrefois de « classes dirigeantes », qui cependant ne dirigeaient rien du tout. Jamais d'ailleurs on n'a parlé de « classes dirigées », parce qu'il aurait fallu dire par qui. Le secret à ne pas éventer était que les unes et les autres étaient bel et bien dirigées, les premières plus encore que les secondes, vers l'état de décomposition où nous les voyons maintenant s'abî­mer et se confondre. Mais qui donc, quelle main unique, anonyme et invisible, sous couleur de les opposer, les a si bien fait con­courir à leur perte commune ? Cette main qui a tout dirigé vers le pire est désormais assez sûre de sa victoire pour n'avoir plus besoin de se cacher, et reste assez puissante pour empêcher que même ses victimes la dénoncent. \*\*\* L'astrologue de la fable, qui tombe dans un puits, n'a d'égal que le soi-disant réaliste moderne, lequel s'égare dans les nuées. Ces malheureux visent de plus en plus haut quand il s'agit de garder les pieds sur terre, et se penchent de plus en plus bas quand il faudrait consulter le ciel. \*\*\* 33:253 « Nous avons plus besoin de Héros que de Dieux », disait Cyrano de Bergerac. Profonde erreur, démentie par les consé­quences de trois siècles de gassendisme. Nous le savons maintenant d'expérience, ce sont les dieux qui suscitent et forment les héros. Une humanité en rupture d'avec le divin ne produit plus que des médiocres. Alexis Curvers. 34:253 ### Abellio victime de l'inattendu par Georges Laffly L'AMBITION d'Abellio n'est pas de raconter sa vie, mais d'en fixer le sens, et comme il serait absurde de concevoir le sens d'un destin individuel au milieu du chaos, il lui faut définir aussi le sens du siècle, et le mouvement général du monde. La machine explicative et organisatrice ne saurait s'arrêter. *La structure absolue* décrivait le système général. Les trois volumes de *Ma dernière mémoire* en montrent des applications, mêlées aux images d'un récit qui suffirait à rappeler que l'auteur est le romancier des combats de l'ombre et de la puissance de l'esprit. Après l'enfance (*Un faubourg de Toulouse*)*,* les années du jeune ingénieur des mines saisi par le socialisme (*Les militants*)*,* voici *Sol invictus,* la période la plus dramatique de cette vie, et capitale de plusieurs façons. En 1940, Georges Soulès (son vrai nom) est fait prisonnier. Dans son Oflag, ce disciple déçu de Marceau Pivert s'intéresse au national-socialisme. Il en voit bien sûr plus le second terme que le premier. Libéré, à peine arrivé à Paris, il entre dans le Mouvement social révolutionnaire de De­loncle (homme qu'il décrit avec assez de sévérité). A l'intérieur de ce petit mouvement, il s'agite, crée une fraction. Il a démissionné de son poste d'ingénieur. Schueller, patron de *l'Oréal,* lui offre les moyens de se consacrer à la politique. 35:253 Deloncle éliminé, Abellio et ses amis vont mener une action compliquée, dont le labyrinthe réclamerait un spécialiste. Ils sont en liaison et en opposition avec Déat, très fidèles à Pierre Laval. Mais ils se rap­prochent aussi de la Résistance. Abellio se lie avec Armand Petitjean et Jean Maze. C'est en 1943 qu'il fait la rencontre de Pierre de Combas, un ésotériste qui cherche la sagesse à travers des calculs sur les textes bibliques. Peu importe que les calculs soient faux, et qu'Abellio ne tienne plus guère à ceux qu'il a établis lui-même dans la *Bible, document chiffré* (il en poursuit d'autres). Ce qui compte, c'est que Combas lui révèle l'homme intérieur. Il l'éveille. Le disciple aperçoit la possibilité d'une gnose, d'une connaissance appuyée sur les textes sacrés et sur la science, à l'écart bien sûr de toute église (et particulièrement de l'Église). Il est naturellement héré­siarque. Autre rencontre de 1943 : celle de Jane L. qui jouera un grand rôle dans sa vie, nous dit-il. A la Libération, Abellio qui se croyait *couvert,* est recherché. Il doit se cacher. Il vivra six mois ainsi, enfermé dans une chambre, après avoir erré de gîte en gîte. C'est le moment où il se met à écrire vraiment. En 1948, il arrive à passer en Suisse. Pour la petite histoire : *a*) il sera précepteur de Pascal Jardin, *b*) son procès en 1952 se conclut par un acquittement. \*\*\* La part de justification est normalement assez grande dans les « Mémoires » : l'esprit de l'escalier y souffle volontiers. Elle est plus grande encore avec « *la dernière* mémoire » dont le but, retraçant la trajectoire d'une vie, est d'en dire le sens, et de la situer par rapport au mouvement de toute l'époque. Entendons-nous. Ce n'est pas dans les faits, les anecdotes, les portraits -- il y a sur ces points des richesses surprenantes dans *Sol invictus* ([^4]) *--* que l'on peut soupçonner l'auteur d'arrangements exagérés. Le portrait de Pierre Laval et d'autres passages de ce livre montrent une réelle liberté d'esprit. Le danger est dans la jointure entre l'individu et le siècle. Quelle relation établir entre ces deux ordres ? Comment échapper aux fausses fenêtres, aux analogies forcées ? Comment le système pourrait-il éviter des compositions trop habiles ? 36:253 Au moment où son action politique l'enferme dans une im­passe, Abellio fait la rencontre qui va lui permettre d'échapper grâce à Pierre de Combas, il sort de l'impasse *par en haut.* Il découvre qu'il se trompait lui-même. Il était homme de connais­sance, non pas homme de pouvoir. Rencontre providentielle. Il n'est pas exclu que cette Providence, Abellio veuille l'étendre à l'Europe : pour elle aussi, pense-t-il, le temps de la puissance est terminé. Son rôle est maintenant tout spirituel. (C'est *l'Assomption de l'Europe.*) Ce genre de *pari* est souvent renouvelé ici, et pas toujours convaincant. D'une façon générale, il semble qu'une élection particulière fasse de l'histoire propre d'Abellio une figure analogue de celle du siècle : « Toute l'histoire de mon action et de ma pensée, ainsi que la justification de mes attitudes publiques, de mes tâtonne­ments, de mes « erreurs », procèdent elles-mêmes de cette évo­lution par étapes qu'elles épousèrent, certes, sans le savoir, mais chaque fois de façon *précursive,* c'est-à-dire *trop tôt,* car ayant mesuré dès mon enfance ma foncière chétivité, je ne sus jamais être purement « physique » et me trouvai passionné quand l'his­toire ne l'était pas encore, puis cessai de l'être quand elle le devint, me croyant alors « intelligent » quand il était encore inconcevable de l'être. » Les lecteurs de l'œuvre auront reconnu un thème fondamen­tal : le XX^e^ siècle, chargé de récapituler l'histoire entière du cycle -- car il y a un « cycle », l'histoire n'est pas arbitraire -- doit être marqué par trois guerres. La première fut celle du corps (et sa fin libéra les corps : sexe, sports) ; la deuxième fut celle de l'âme, nourrie des passions raciales et des idéologies fondée sur le sol et le sang ; la troisième sera guerre de l'esprit. Il nous faut bien considérer soit que tout homme d'aujourd'hui récapitule au cours de sa vie ces trois étapes, mais la remarque perd de son intérêt (et peut s'étendre à l'homme de n'importe quel siècle) ; soit qu'une élection fait d'Abellio le support ou l'un des supports privilégiés de cette évolution, incarnant dans le microcosme d'une vie le destin d'un siècle qui lui-même résume l'histoire du « cycle » étendu du vie siècle avant le Christ à la fin prochaine. \*\*\* 37:253 Voilà un exemple de la prodigieuse imagination intellectuelle qui anime ces pages. Le danger est que la réalité, dans son mouvement surprenant, déborde le cadre qui lui est tracé. Dans *Les militants,* Abellio avançait que la future guerre de l'esprit opposerait le marxisme chinois (pur, rationnel) à la « communauté gnostique » qui se constitue en Occident. En bref, un combat Mao-Husserl. Depuis, la Chine a rejeté le maoïsme. Dans *Sol* *invictus,* Abellio ajuste le tir. D'abord, il affirme que la révolution culturelle n'a pas dit son dernier mot (et il appelle Alain de Benoist à la rescousse !). Il refuse de voir la dépression, le nihi­lisme qu'a produit cet épisode chez les jeunes Chinois. Pour ma part, je me fierais là-dessus plus à Simon Leys et à C. et J. Broyelle qu'à Alain de Benoist. Ensuite, la confrontation finale devient, dans ce troisième volume, celle de la gnose chinoise contre la gnose juive : Yi-King contre Kabbale. Pourquoi pas ? Mais le changement d'éclairage est aussi une modification du décor (futur). \*\*\* On pense bien que le destin juif tient une bonne place dans ce volume. Abellio nous dit, et on a toutes les raisons de le croire, qu'il ne soupçonnait pas l'ampleur de l'antisémitisme hitlé­rien. Il commença à se poser des questions à partir des rafles de 1942. Là-dessus, il esquisse une méditation sur Israël et l'Occi­dent. Selon les principes exposés dans *La structure absolue,* il analyse les rapports et les oppositions, les complémentarités et les inversions, la « conception », la « naissance », le « baptême » et la « communion », ce qui nous vaut bien des remarques inté­ressantes. Il a le don d'éloquence intellectuelle, c'est un fait. Après quoi, on s'aperçoit que le Christ n'est pas nommé. Escamoté, au vrai. Il est juste question de « la christianisation de l'empire romain », date de la « naissance » de l'Occident. Est-ce bien sérieux ? \*\*\* Keyserling remarquait que Spengler « professe en fait une doctrine mécanique du monde » et voit « dans le destin historique le déroulement d'un mécanisme d'horlogerie ». Cette mécanique, on la retrouve chez Abellio. Il n'est pas habile à prévoir les surgissements inattendus, ou les retours, mais ces surprises de l'histoire ne le déconcertent pas. Il modifie sa machine en consé­quence, et le coup de pouce est si léger qu'on le voit à peine faire bouger les rouages, replacer l'aiguille. Mais à quoi sert une montre qu'il faut toujours remettre à l'heure ? Au lycée, un inspecteur général lui fit un jour cette remarque : « Vous avez un étrange talent généralisateur. » Et Abellio commente : « il ne m'en faisait pas compliment ». Toute sa vie, il a cédé à ce démon, malgré l'avertissement. 38:253 Le déterminisme total que professe Abellio lui fait refuser tout regret, comme toute idée d'échec, de décadence (et il écrit erreurs entre guillemets) : tout sert, tout est admirable. En particu­lier, il ne regrette pas de « n'avoir pas fait d'enfant à l'Histoire », étant constamment décalé par rapport à son époque, en retard ou trop en avance. Il a bien raison. S'il avait été *opportun*, il aurait dépensé son génie à mettre en forme et à glorifier les modes du moment, et même les plus folles. Il aurait été le poète de cour des sociétés de masse. Le destin a bien fait les choses, donnons-lui raison sur ce point. \*\*\* Un des aspects remarquables de cette gnose et de cette immense somme de réflexion, c'est qu'elles ont laissé intacts, chez Abellio, les sentiments acquis dans sa préhistoire. Il est retombé sur ses pieds. Il garde un ressentiment à l'égard de l'Église, une hostilité à tout ce qui peut tenir à une politique traditionnelle, naturelle ennemi de Rome, ennemi du Père, et de tout ce qui fut fondé sur ces bases. Ces inimitiés-là sont de mode, et font partie des politesses obligées si l'on veut être *reçu*, mais on a toutes raisons de les croire sincères. Elles sont encore bien marquées dans *Sol invictus*. Il est d'ailleurs amusant de constater, dans ce volume, que ce sont ses liens de gauche qui ont rapproché Abellio du national-socialisme, tandis que ses rencontres de droite (Bénou­ville, Castellane) le guideront vers la Résistance. Pour être juste, il faut ajouter que les amitiés de gauche (l'excellent Le Bourre, Dardel, Vallon) lui seront d'un bon secours à la Libération. Les jugements sur l'Église trahissent une méconnaissance de l'histoire. Mais il faut s'arrêter à une des oppositions constantes dans toute l'œuvre : celle de la mystique et de la gnose. La mys­tique est une lumière reçue dans les ténèbres, et passivement, la gnose est active, consciente, illumination au-delà de la raison. Au passage, Abellio mettra au compte de la mystique les passions inspirées par le sol et le sang, nationalismes et guerres raciales, ce qui donne au mot un sens dangereusement élastique, mais c'est pour favoriser une symétrie, et opposer la deuxième guerre (mystique) et la troisième (gnostique). 39:253 Pour mieux nous éclairer, l'auteur cite le mot de Dostoïevski « s'il était réel que la vérité soit en dehors du Christ, j'aimerais mieux rester avec le Christ qu'avec la vérité » et commentera ce cri de foi et d'amour en disant : « il s'exprimait là en mystique, non en gnostique ». Il est aussi question dans *Sol invictus* de Mauriac et de Bernanos (ce rapprochement !), et de « leurs saints tourmentés » : « ...on chercherait en vain chez eux la moindre trace de gnose... ils n'appartiennent qu'au lointain passé de l'esprit. » On reste un peu ébahi devant une assurance si ferme (et on admire cette introduction de l'idée de progrès dans la « connaissance »). Mais en même temps, on se demande si un tel tranchant, cette présomption imperturbable -- celle d'un pon­tife de quartier au sens où André Breton passait pour « pape » -- ne sont pas l'effet abusif d'une écriture énergique. Car on trouve également ceci -- exception unique dans l'œuvre, il est vrai : « C'est à la Source que je vérifiai pour la première fois que la mystique et la gnose ne s'opposent pas mais se soutiennent l'une l'autre... » Il faut ajouter qu'à ce moment Abellio, traqué par les épu­rateurs, s'est réfugié chez les Dominicains. Oui, chez les disciples de ce moine « fanatique », comme il dit dans ce volume même. Et d'ailleurs, bercé par le chant grégorien, il commence à y écrire une pièce sur ses chers Cathares, dont il rapproche le « génocide » de celui des juifs par Hitler. Laissons cela. Arrivé à cette *réconciliation* de la mystique et de la gnose, on se demande si d'autres circonstances, un autre climat général, n'auraient pas poussé ce merveilleux inventeur intellectuel sur d'autres voies. Au lieu de privilégier les antinomies, il aurait estimé les complé­mentarités. Bref, on le soupçonne d'être souvent trop influencé par *ce qui se fait*, qu'il transforme en un *ce qui se fera*, non pas vulgairement dans la recherche du succès, mais dans l'espoir, toujours déçu, d'arriver au point de rencontre avec le siècle, à l'accord parfait qui résoudrait les contradictions, annulerait les retards et les avances dont il a souffert. \*\*\* La lucidité d'Abellio s'exerce cependant, intrépide, sur des points où la mode et le courant du siècle exigeraient un autre ton. Non seulement dans sa volonté de cohérence mais jusque dans des coups d'œil jetés sur l'époque. 40:253 Quand il note que la querelle obstinément poursuivie, après plus de trente ans « sur le maréchal Pétain et le général de Gaulle (...) ne saurait passer à aucun titre pour une marque de vitalité elle-même « nationale » mais témoigne au contraire de l'incapacité probablement définitive de la France à se rassembler à nouveau en tant que nation ». Ou bien, autre exemple, quand il décrit la crise actuelle, implo­sive, et « toute économie humaine s'effondrant ainsi sur elle-même à la façon de ces étoiles devenues géantes qui s'écrasent sous leur propre poids ». Il ajoute : « La guérilla urbaine généralisée témoigne de ce mouvement interne proprement suicidaire, indif­férent à son effet. » A chaque chapitre, on pourrait trouver ainsi un coup de projecteur qui perce la nuit, et guide le voyageur. \*\*\* Déconcertant Abellio dont le génie oscille de la grandeur à l'absurde. Grand, il atteint au sublime lorsqu'il déroule la chaîne rigoureuse des raisons et des vues les plus neuves, dans une langue ferme où l'intensité de l'esprit émet sa phosphorescence. Mais il retombe, et parfois jusqu'au saugrenu (la page sur les visiteurs extra-terrestres enseignant les hommes), et plus souvent, il suc­combe à l'absurde par un sort étrange qui tient peut-être à sa vindicativité, peut-être aussi à une erreur plus foncière. Le secret de la gnose, c'est le refus de l'incarnation. Le Christ dont Abellio fait la figure fondamentale du « cycle » devient chez lui une entité méconnaissable. C'est le défaut de cette entreprise, où se creuse l'abîme en même temps que l'édifice s'élève. Œuvre babé­lienne, en somme, si l'on pense que le but des constructeurs de la Tour était bien la restauration du lien unissant la terre au ciel, mais que cet axe, ce pont, ils voulaient le faire partir, l'imposer, *d'en bas,* refusant même l'idée d'un consentement divin. Georges Laffly. 41:253 ### La découverte de l'autre *Chesterton et Maritain* par Gustave Corçâo Dix-huitième chapitre de « La découverte de l'autre », dont la traduction intégrale par Hugues Kéraly sera le premier ouvrage de Corçâo à paraître en français. La publication dans « Itinéraires » en a commencé il y a un an, dans notre numéro 243 de mai 1980. En lisant ce chapitre, il convient de se souvenir que Maritain n'est pas exactement resté ce qu'il était alors, et que Corçâo se détachera, par une stricte critique -- comme on le voit dans son der­nier ouvrage : « O século do nada » -- de cette ultérieure évolution maritanienne. J. M. CHESTERTON ET MARITAIN : c'est dans l'œuvre de ces deux auteurs que survint, de façon plus décisive, ma rencontre avec la doctrine chrétienne ; et le fait est revêtu pour moi d'une signification spéciale parce que ces livres, dont j'avais le plus besoin, entrèrent dans ma maison avant que j'aille les chercher dans les librairies. 42:253 Un de mes rares amis catholiques, que je passais souvent des mois sans rencontrer, est venu un soir m'ap­porter deux volumes, en insistant pour que je les lise. On pourrait donner un cachet romanesque à cet épisode, car il est parfaitement possible que l'ami ait débarqué chez moi par un soir de tempête, fumant de pluie dans son manteau. Je n'ai pas gardé le souvenir exact des conditions météorologiques, mais je crois qu'il est arrivé avec beau­coup de naturel, et parfaitement sec. Quoi qu'il en soit, je me souviens de lui, l'ami, et des livres. Ainsi, la première prédication chrétienne, dont j'aurais pu entendre dans l'église la plus proche les paroles authen­tiques, m'est venue à travers l'humour et la philosophie, en des livres écrits à Londres et à Paris. Il est difficile d'évaluer aujourd'hui le bien que j'ai reçu, la joie immense que m'ont apportée ces deux écrivains de l'autre hémis­phère, si différents et si semblables, un Français et un Anglais, séparés par la langue et le tempérament, mais unis dans le corps de la doctrine. Chesterton m'apportait une libération, une récupération de l'enfance, il me remplissait d'une confiance qui plus tard, par la miséricorde de Dieu, serait revêtue d'Espé­rance ; Maritain m'apportait la rectification de l'intelli­gence, me remplissant d'une autre confiance qui serait revêtue par la Foi. Le premier, je crois, fut le plus décisif, car il allait au nerf le plus blessé et le plus sensible, il me touchait au sens ludique : j'ai joué avec lui les heures les plus heureuses de mes quarante ans, quand en réalité, par la force des événements, j'aurais dû me trouver accablé de tristesse. Personne ne savait ma jubilation, personne ne soupçonnait cette félicité nouvelle que je cachais d'ailleurs avec crainte, comme un avare. Bien souvent, j'y brûlais des nuits entières, lisant jusqu'à n'en plus pouvoir, et le jour me surprenait endormi sur le livre. Avec Maritain, plus question de jouer ; je le lisais parce que Chesterton m'avait donné la volonté de le lire ; je le lisais comme à l'étude, avec application, assis, les pieds joints sous ma chaise et les coudes bien rivés à la table de travail. Il me manquait la formation philosophi­que, comme c'est aujourd'hui le cas général, pour le com­prendre du premier coup ; mais même ainsi, je devinais sans équivoque que la vérité se dressait dans sa force derrière le droit langage du philosophe. 43:253 Chesterton me préparait pour cette nouvelle enfance où, au lieu des chansons et des rondes qui éveillaient en moi une telle nostalgie, j'allais m'ouvrir un jour à la psalmodie monastique, la ronde de l'Espérance autour de l'autel. Ma­ritain, pour sa part, opérant une rectification tardive de mon développement, refaisait mon adolescence : il me préparait pour la Confirmation et l'Eucharistie. Ce serait toutefois un grand malentendu de supposer que l'humorisme de Chesterton a quelque chose de futile, tandis que seul le philosophe est grave. Ils sont sérieux tous les deux. Les gens posés et rassis aiment à se persua­der que l'humorisme et la poésie sont des frivolités inven­tées pour détendre les hommes d'affaires de leur surme­nage. On concédera encore une certaine importance à la poésie, surtout si elle entonne des lamentations. Mais l'hu­morisme est la chose la plus méconnue qui soit au monde. Un bel exemple nous en est fourni dans la préface à l'édition française d'*Orthodoxie.* L'auteur, J. de Tonqué­dec, est un grand théologien, très respectable comme tel, qui pourtant n'a pas su voir le sens ludique de l'humo­risme dans l'œuvre de Chesterton, son message alléluia­tique d'espérance. Le préjugé qui conduit la rédaction de cette préface consiste à faire d'*Orthodoxie* un livre d'apo­logétique, et de l'humorisme un genre littéraire qui mérite au mieux l'aimable condescendance du théologien. Le ton général adopté par Tonquédec évoque le sourire d'un pro­fesseur découvrant des clowneries adroites à quelque ancien élève. Il tient, pour des raisons qui m'échappent, à établir un parallèle entre Chesterton et Pascal : «* Chesterton, beaucoup moins dégagé des sens que Pascal, beaucoup moins spirituel, ne nous entraîne pas vers des profondeurs aussi vertigineuses. Il ne nous donne pas le frisson de l'éternité... *» 44:253 J'accorde en effet volontiers que Chesterton ne fut pas un «* dégagé des sens *», parce qu'il était sensé ; et aussi qu'il ne nous donne aucun « *frisson *» d'éternité, parce que le sens ludique de son œuvre, sa robuste exis­tentialité, participe d'une éternité promise à l'âme qui ne se traduit pas en vapeurs ou refroidissements. Quant à la « *profondeur *»*,* je dois avouer que j'ignore le sens habituel du terme dans les critiques littéraires. Il semble qu'on trouve à l'employer en deux cas : celui de l'érudition savante bourrée de références et bardée de notes, ou celui du vertige. C'est à ce sentiment que J. de Tonquédec se réfère à propos de Pascal. L'humorisme ne saurait revêtir aucune de ces deux profondeurs : il fuit la première par timidité, par une certaine pudeur qui l'éloigne de l'em­phatique et du pompeux, une modestie aussi devant l'au­torité ; il s'écarte de la seconde, parce que ses racines spirituelles plongent dans l'enfance, qui n'a pas de goût pour les abîmes. L'humoriste joue, mais sur un sol antique et ferme ; il joue avec le sens commun. Il ne s'abandonne pas, comme l'homme *d'esprit* et l'ironique, au plaisir du vertige, au goût du risque et de l'équivoque. De ces tour­nures salées par des éléments dangereux, les Français ont coutume de dire, en toute propriété, qu'elles sont *risquées* ([^5])*.* Je ne vois d'ailleurs aucune utilité, pour l'économie de cette préface, à établir un parallèle entre Chesterton et Pascal : ou J. de Tonquédec sacrifie à la manie française d'exalter les fameuses profondeurs pascaliennes, ou alors, il fait ce rapprochement sans autre but que de l'avoir fait. Pour moi, un préfacier de Chesterton devrait nous dire ce qu'il est, et non ce qu'il n'est pas. Je rejette également la classification de « gros-bon sens » pour l'œuvre chestertonienne, qui serait réservée à la tâche de convertir l'homme des rues. En premier lieu, il existe une grande différence entre l'homme des rues pour le français et pour l'anglais. Un *épicier* sensé, pour avoir le sens commun, diffère d'un *grocer* sensé, parce qu'il a le sens de l'humour. D'autre part, on peut dire qu'il y a une petite équivoque au sujet de l'œuvre de Chesterton. 45:253 Celle-ci fut bien écrite *sur* l'homme de la rue, mais non pas *pour* lui. Notre auteur traite toujours de l'homme ordinaire, mais il s'adresse indiscutablement aux intellectuels, tentant de les convaincre de l'immense avantage qu'il y aurait pour eux à devenir précisément des hommes ordinaires. Pour moi Chesterton fut profond, objectivement, parce qu'il faut l'être pour pénétrer au plus secret de l'âme et toucher la petite racine perdue où survit la capacité d'un refleurissement. En ce sens, qui n'est pas celui du vertigi­neux, je dirais aussi bien que Charlie Chaplin est plus profond que Pascal, et Machado de Assis plus profond que Proust. Je suis prêt à reconnaître, cependant, que l'effet dépend du sujet. Un moine, par exemple, pourrait se sentir un peu étonné de l'importance attribuée ici à cet auteur, qu'il lit sans doute avec la même indifférence qu'un Otavio de Faria ([^6]), quoique pour des raisons opposées. Pour le moine en effet, l'animation du nerf lu­dique n'a pas d'importance particulière, parce qu'il est déjà vigilant. La main sur l'épaule d'un homme endormi déclenche une réaction prodigieuse, comparée à celle qu'on obtient sur l'épaule d'un homme prévenu ; et le moine, en matière de *ludus,* est le mieux prévenu et le plus vigi­lant des hommes, parce que l'Office Divin a aussi ce sens fondamental de l'éternelle enfance. Pour Otavio de Faria, au contraire, la lecture aura été indifférente, et même désagréable : incapable de s'y réveiller, il s'est tourné en grognant de l'autre côté. Le problème de l'adolescence, chez Otavio de Faria, paraît si grave qu'il vient couvrir comme une chape épaisse le *ludus* enfantin. C'est pour­quoi, quand on le touche du côté de l'enfance, il se re­tourne tout bougonnant vers l'autre côté, le côté du mur et du destin... Les personnages de ses romans restent privés de cette racine de liberté, ils sont presque toujours fondamentalement désespérés. 46:253 Psychologiquement, un personnage peut être désespéré, se suicider ou passer son temps dans un salon de bridge. Il le sera pour son compte et à ses risques. Mais il n'est pas juste qu'un auteur les fasse désespérés, ontologique­ment, leur récusant cette donnée fondamentale de notre nature qui abrite la possibilité d'une récupération. En vérité, Otavio de Faria doit libérer ses personnages ; ou alors il doit se libérer lui-même. Je ne prétends pas lui recommander la lecture de Chesterton comme une espèce de cure, car les rencontres ne se recommandent pas. Il n'existe aucun régime progressif et méthodique au terme duquel un individu découvre qu'il est fiancé. Mais un petit service humain peut être attendu de l'humoriste, du poète, de l'artiste en général, et c'est d'en appeler justement au petit nerf ludique qui fut créé pour recevoir l'Espérance. \*\*\* L'humour demande à être bien compris, et pour ce faire il convient de le considérer tantôt du côté de la forme, tantôt du côté du contenu. Comme forme d'expression, l'humorisme réside en un ton particulier qui peut être défini, négativement, par une attitude de réserve un peu gauche à l'égard de l'emphatique ; une manière pudique et frileuse comme la mimique de Charlie Cha­plin ; une discrétion qui recule devant les grandes phrases. Assimiler l'humorisme à la drôlerie, comme on le fait si souvent, c'est détruire la valeur spécifique de ce mot qui fut forgé pour désigner une chose particulière. En­tendant par humorisme, quant à la forme, ce qu'ont pra­tiqué Chesterton, Machado et Dickens, nous reconnaîtrons que la drôlerie, le comique, la farce, l'anecdote, par ce qu'ils ont d'expressif, de débridé et d'emphatique, res­semblent moins à l'œuvre de ces trois auteurs qu'au discours des politiciens. 47:253 Le contenu de l'humorisme, c'est-à-dire l'*humour*, surgit d'un sens ludique tout comme la poésie. Jouer avec le verbe, au sens le plus authentiquement enfantin, re­vient à faire de la poésie ou de l'humour ; je dirais même que l'humour est une espèce de poésie pour gauchers. Les enfants évidemment ne font ni l'un ni l'autre ; mais ils vivent les deux ; ils sont poètes et humoristes existentielle­ment, étant enfants. Chez l'adulte, la manifestation de ce *ludus* sera conditionnée au faire artistique. L'adulte est comme contraint à l'œuvre, il reste pris dans les impératifs de la fonction ; et s'il venait à fonctionner comme un enfant de cinq ans, il ne serait d'aucune manière en train de vivre ludiquement. Il serait seulement un imbécile. Mais l'adulte qui ne fonctionne que comme adulte, sans le moindre appui sur l'élément existentiel de l'enfance, sera quant à lui le parfait rationaliste, c'est-à-dire un fou. Il existe un *pseudo-ludus,* d'adolescence et de vertige, dont sortent un faux sens poétique et un faux sens de l'humour, qui se manifestent dans le sensualisme, la pornographie, l'hilarité spasmodique, les fièvres de l'émotion romantique et les perversités tranchantes de l'ironie et du sarcasme. L'humorisme de Chesterton, quant au contenu, offre deux aspects dignes de considération. Le premier est son irrévérence devant le lieu commun, contre lequel Ches­terton réagit par des rectifications brusques et surpre­nantes qui se répercutent dans la forme comme des para­doxes. Le paradoxe chestertonien n'est pas intentionnel, ou peut-être vaudrait-il mieux dire que ce n'est pas l'au­teur qui le forge, mais le lieu commun lui-même. Ches­terton oblige en somme le préjugé à produire son paradoxe, à faire apparaître la contradiction qui se trouvait cachée en lui. Sans doute, par la force de l'habitude, ou faiblesse passagère, aura-t-il succombé quelquefois à la tentation d'émettre un paradoxe intentionnel ; une police rigoureuse sanctionnerait dans son œuvre telle ou telle acrobatie ver­bale, mais de toute évidence, ce ne sont pas ces travers qui la caractérisent. Au second chapitre d'*Orthodoxie,* où il parle du fou et souligne l'importance du sens ludique dans l'équilibre humain, l'auteur arrive au bout de quelques pages à cette conclusion que le fou est l'homme qui a tout perdu, excepté la raison. 48:253 Il y arrive avec un étonnement égal à celui du lecteur, et peut-être s'est-il amusé de sa propre découverte ; mais il faudrait une bonne dose de mauvaise volonté pour soutenir que Chesterton avait déjà en poche cette contradiction apparente et qu'il a rédigé tout le chapitre en question pour sortir, au moment opportun, une acrobatie de mots. Machado de Assis et d'autres humoristes sont sensibles aux proportions : le ressort caractéristique de leurs trou­vailles se ramène à un rétablissement de mesures. Des choses considérées comme grandes deviennent petites et réciproquement. Le bonheur, par exemple, peut tenir dans une paire de bottines. En Chesterton, la sensibilité s'appli­quera davantage à l'ordre qu'à la dimension, à la position qu'à la proportion. Plutôt que de procéder à une recti­fication de mesures, il cherche la récupération d'un ordre. C'est ainsi qu'au lieu des réductions poignantes et pessi­mistes d'un Machado, il s'en tire avec de jolis paradoxes, et ma foi bien content... Dans *Le poète et les lunatiques,* qui pose une fois de plus le grave problème de la vie ludique en conflit avec le rationalisme borné, un de ses personnages, le poète, aimait à se promener les jambes en l'air et la tête en bas. L'exercice est incommode, mais la position fort riche en perspectives nouvelles : elle dévoile en effet à l'œil saturé une foule de choses, que l'usage avait suspendues dans le monde à l'envers de leur réalité. L'autre aspect important du contenu humoristique de Chesterton est plus directement lié à la vision de l'enfance, où les corrélations et dépendances entre les choses cèdent le pas à une solidarité plus forte. Pour l'enfant, chaque chose a son propre centre de gravité ontologique, et les relations sont comme les règles d'un jeu qui ne saurait mettre en danger les substances elles-mêmes. L'enfant, normalement, est l'antirationalisme incarné. Les choses pour lui ne sont pas phénoménologiquement enchaînées les unes aux autres, dans cette sorte d'indigence détermi­niste où les plonge la science contemporaine, mais forte­ment unies dans la solidarité des existences. De là naît une conséquence pratique qui fait le fond de tous les humorismes, et spécialement chez Chesterton. 49:253 Pour lui il n'existe pas de sujet fermé, il n'est pas de secteurs, de séries qui s'isoleraient logiquement, quoique lui-même ne cesse jamais d'être logique. Toutes ses expériences, les choses vues et entendues, restent à sa disposition, prêtes à surgir inopinément, sans logique apparente, au milieu d'une question qu'on aurait pu croire infiniment éloignée. Personne ne saurait prévoir à coup sûr ce qu'il va dire (comme il est facile avec Shaw) ; mais la chose dite, nous reconnaissons que celle-ci a son accent propre et plonge dans une expérience vivante de l'auteur. Les interpolations inattendues de Chesterton ne viennent d'aucun artifice précieux, -- comme il serait également injuste de dire qu'il se promenait partout avec de bonnes histoires prêtes à servir, en vieux professionnel de la plaisanterie ; simple­ment, Chesterton parvenait à montrer que notre monde lui-même est parfois une plaisanterie. Un individu qui ne serait pas fortement doté de sens ludique ne parviendra point à introduire des panthères dans un chapitre sur l'évolution ou le christianisme, et des tigres peinturlurés de bleu, et des prêtres détectives, des poètes qui semblent fous mais qui sont des sages, des sages qui semblent philosophes et qui sont fous, sans que toutes ces choses détonnent et prennent l'allure assom­mante des petits intermèdes faussement drolatiques pro­pres, au conférencier, lorsque celui-ci estime le moment venu de détendre son auditoire par un mot d'esprit. Les fabricants de scénarios croient, eux aussi, aux vertus de la note comique pour aérer de temps à autre les pesanteurs du mélo. Et il arrive parfois, en ces circonstances, que le spectateur doué de quelque sens de l'humour ait envie de pleurer, au moment précis où le scénariste comptait bien le faire éclater de rire. D'ailleurs, une des choses que le monde ne sait plus reconnaître, c'est le moment de rire et celui de pleurer. Par-delà, cependant, toute sa façade d'exubérance anar­chique, le grand trait de Chesterton est l'amour de l'Ordre ; de cette rectitude fondamentale, mais habillée de fête, est sorti l'admirable chapitre intitulé : « L'éthique du pays des fées », où il montre que le principal élément de la *féerie* reste précisément l'ordre naturel. 50:253 Si Walt Disney avait lu ce chapitre, en admettant aussi qu'il ait pu le comprendre, il n'aurait pas produit sa médiocre « Fantai­sie », et la plupart des dessins animés américains, fondés sur l'arbitraire et la facilité technique, seraient rejetés avec indignation. La *féerie,* que ce soit dans le dessin animé ou dans le ballet, n'a de sens que lorsqu'elle prend appui sur un ordre : non pas seulement un rythme, un ordre numérique, mais un ordre substantiel et profond. C'est sur cet aspect de l'œuvre chestertonienne que beau­coup ont tiré la leçon d'un « gros bon sens » destiné à l'homme de la rue. C'est aussi du fait de ce tempérament robuste, de cette bonne nature du moraliste anglais, que celui-ci diffère énormément de Pascal et tous les autres vertigineux... Chesterton joue, saute, marche la tête en bas, parce qu'il jouit d'un bon équilibre, et de labyrinthes intellectuels très sains. \*\*\* Quoi de plus différent que ces deux auteurs, Chesterton et Maritain ? Si je les rapproche ici, c'est qu'ils se sont tous deux approchés de moi ; ils entrent ensemble dans ce chapitre pour être d'abord entrés ensemble dans ma maison. N'était cette circonstance, on pourrait dire que je me livre ici à des approximations forcées, par goût d'énumérer des ressemblances et des contrastes. -- Il est un point cependant où les deux se rencontrent, et celui-ci, malgré les apparences contraires, tient au petit sens de l'enfance recouverte. A première vue il semblerait que Maritain soit l'adulte complet, sans rien d'enfantin, car son œuvre philosophique reste aux antipodes de l'irrévé­rence et de l'espièglerie. Mais je persiste à soutenir que l'adulte complet est celui qui peut renouer le fil qui l'attache à l'enfance ; et dans la vie du philosophe, cette réalité se manifeste, non en des actes ludiques, mais par un esprit de filiation. Le philosophe possède l'enfance dans la maturité de sa force et de son intelligence, étant fils de quelqu'un, fils de quelque chose, débiteur d'une véritable lignée. 51:253 Jacques Maritain est philosophe par vocation, par appel de Dieu. Trop de gens aujourd'hui promènent ce titre par décret d'un cercle d'admirateurs, ou auto-nomination ; il suffit pour cela d'être entré dans l'âge mûr et d'avoir scribouillé quelque chose sur le ton vague et grandiloquent des idées générales... Celui-là même que nous avons con­nu, au temps du collège, visiblement affligé de la plus indélébile idiotie, le voici élevé à la dignité de penseur, promis déjà à l'embonpoint mental, et on le tient pour philosophe. Les journaux lui ouvrent leurs colonnes, les devantures des libraires ne suffisent plus à contenir ses portraits, et une énorme logorrhée typographique se donne libre cours sur tout et n'importe quel sujet, politique ou religion, sexe ou marché des changes, sur la base de cette escroquerie intellectuelle maquillée de fausse austérité. Tout le monde sait tout et le sait par soi-même ; chacun découvre tout et le découvre tout seul, on ne sait comment ni où ; la valeur suprême, la plus belle marque d'origi­nalité, c'est d'être un bâtard de l'intelligence, dégustateur solitaire de spasmes mentaux. Jacques Maritain est philosophe, en un sens authen­tique, parce qu'il reste attaché à une école, lié à une tradition, à cette loi vivante de l'héritage sans laquelle il n'existerait pas aujourd'hui la plus petite de ces choses qui fait que l'homme de la rue s'arrête étonné devant la vitrine d'un magasin. Et c'est selon cette filiation, cet esprit d'enfance que se ressemblent, comme deux frères, le philosophe français et l'humoriste anglais. Bien des chroniqueurs superficiels ont déjà pensé et écrit que le trait dominant de Chesterton était l'irrévé­rence. Les mêmes jugeront sans doute que la caractéris­tique de la poésie est la frivolité, souffrant d'une incapacité à voir chez le poète ou chez l'humoriste cet immense sérieux habillé de fête, l'exultation de l'enfance retrouvée. En réalité, Chesterton est irrévérent à l'encontre de l'irré­vérence pédante et emphatique de l'intellectualisme adolescent, comme chaque livre de Maritain est tout aussi irrévérent à l'égard des sottises officielles des cinq conti­nents. 52:253 En vérité, toute l'œuvre de Chesterton cherche à con­vaincre d'un ordre et d'une tradition. Il déclare lui-même être l'homme qui a fait l'extraordinaire découverte de ce qui était déjà découvert ; il se présente lui-même comme l'aventurier ayant fait naufrage, après un long et périlleux voyage, sur une plage qui est le fond de son propre jardin. Il utilise des paradoxes, ou les découvre dans le monde, mais ne prêche pas de révolutions. Autant et plus que Chesterton, Maritain a horreur de l'emphatique, et sur ce point la ressemblance entre les deux atteint le niveau du tempérament. Voici ce qu'il disait dans sa préface à la seconde édition de *La philo­sophie bergsonienne,* à propos du texte de la première édition, ancienne de dix-sept ans : « C'est l'emphase et la raideur juvéniles du texte primitif qui nous en rendent aujourd'hui la lecture malaisément supportable. Voilà donc ces pages qu'on n'avait écrites que pour la pure vérité, et que l'on s'imaginait transparentes *à* la seule lumière de l'objet ; l'humeur du moment paraît aussi dans leur style ; leur style ! Un philosophe ne devrait pas avoir de style... » La majorité des penseurs de la planète vit convaincue que l'emphase est l'essence même de la philosophie, et la vérité, directement proportionnelle au ton catégorique et solennel de la voix. Ils se vantent d'être, comme les banquiers qui ont réussi, des *self made men,* car ils sont intellectuellement fils de pères inconnus. Maritain et Chesterton sont semblables par la meilleure des ressemblances. L'un et l'autre ont vécu leurs œuvres pour témoigner qu'ils restaient en tout fils de Dieu : le premier comme philosophe, ami de la Sagesse, ami intime et sincère du Verbe ; le second comme humoriste, heureux de jouer parmi les hommes et de danser aux pieds du Père. (*A suivre.*) Gustave Corçâo. (Traduit du portugais par Hugues Kéraly) 53:253 ### Jules l'imposteur *Une lecture de la République* par François Brigneau **7. --** TARTUFFE LIBRE PENSEUR*.* « *Ferry : c'est un domestique de grande maison *» dit Proudhon. Et Drumont : « *Il était l'exécuteur prédestiné des œuvres infâmes de l'Intérieur... Il est féroce contre tout ce qui est faible, et volontiers implacable contre tout ce qui est noble et généreux, mais, au demeurant, c'est plutôt l'homme de la boue que du sang, et la France était à regarder cela comme un bien. *» ([^7]) 54:253 Ces jugements surprennent. La propagande républicaine a ré­pandu et imposé l'image d'un saint laïque, au-dessus de tout soup­çon. La propagande ment. Proudhon et Drumont ont raison. Ferry fut un politicien servile, un ambitieux capable de tout, un bonhomme tortueux et oblique sous des allures romaines, un im­posteur et un fripon. Il suffit de regarder pour le voir. Suivez le guide. Jules François Camille Ferry naît le 5 avril 1832 à Saint-Dié, ville moyenne des Vosges, 15.000 habitants environ, sur la Meurthe, dans un cirque de collines et de forêts, à 50 km d'Épinal. Son père, avocat auprès du Tribunal Civil, est libre-penseur, « voltai­rien » comme on disait. Sa mère est catholique. Jules sera baptisé, comme son frère Charles et sa sœur Adèle, dans la cathédrale Saint-Déodat, célèbre pour son cloître gothique du XI^e^. Il y fera également sa communion ; « une si bonne petite communion » soupirait l'abbé qui l'instruisit, quarante ans plus tard, lorsque Ferry entreprit de bannir de France les congrégations enseignantes malgré le vote du Sénat ([^8]). Sa mère meurt alors qu'il n'est encore qu'un enfant. Il perd la foi très tôt, à Strasbourg sans doute, où son père s'est fixé. Nous sommes en 1848. Jules Ferry écoute, transporté, la *Marseillaise* et la *Carmagnole* auxquelles l'accent alsacien ajoute de la détermination. Une grande émotion le saisit quand il regarde partir pour Paris les députés d'Alsace, coiffés du bonnet phrygien. Il se sent républicain jusqu'aux moelles. Ce sentiment l'exalte, comme une vocation. 1851\. Paris. Ferry termine son droit. Il s'inscrit au barreau. Il n'a pas vingt ans (la maturité se moque de la majorité légale et l'époque est précoce). Il devient le secrétaire de Thureau, avocat de quelque renom. Timide, renfermé, il se force au monde sans lequel il n'y a pas de réussite. Dès que l'Empire assouplit son pouvoir, il court les cercles républicains, clandestins ou à demi, puis tolérés et admis. Il écrit un pamphlet : « Les comptes fantas­tiques d'Haussmann » où il attaque les politiciens de rapines, au premier rang desquels il va bientôt figurer. Quand l'Empire devient libéral, il rédige un livre de circonstance, un « Manuel électoral », petit traité de ce qu'il importe de savoir pour se présenter aux élections et les gagner. Le journalisme l'attire. Il a sa feuille : « L'Éclaireur ». On trouve sa signature dans des quotidiens plus importants : « Le Siècle », « Le Temps », journaux d'influence maçonnique. Ses amis s'appellent Garnier-Pagès, Spüller, Allain-Targé, Gambetta : tous maçons ([^9]). 55:253 Pourtant Jules Ferry ne sera initié que beaucoup plus tard, une fois la République assurée. La cérémonie se déroule le 11 juillet 1875, rue Cadet. Il y a un banquet rituel, des discours, un concert. Le F**.·.** Edmond About rapporte l'événement, dans « Le XIX^e^ siècle », en termes d'autant plus émouvants que Ferry n'est pas le seul initié : Littré l'accompagne ([^10]). Toujours méthodique et précis, Ferry va faire un mariage ajusté. Son épouse jolie, ambitieuse et riche, ce qui ne gâte rien, lui per­met de quitter la moyenne bourgeoisie libérale, à laquelle il appartient, pour entrer dans la grande bourgeoisie protestante, celle des Kestner, luthériens originaires du Hanovre, (une Char­lotte Kestner servit de modèle à Goethe, dans *Werther*)*,* établis à Thann et Mulhouse où ils exploitent de grosses usines de tex­tiles. Ferry devient ainsi le parent par alliance de Scheurer-Kestner (voir Dreyfus) et de Charles Floquet, passé à la postérité pour avoir crié « Vive la Pologne, messieurs », lors de la visite d'Alexan­dre II et lancé à Boulanger : « A votre âge Napoléon était mort ». Le sottisier républicain est merveilleux. Floquet était le Vénérable de la Loge « La Justice ». Cela lui fut d'un grand secours lors du scandale de Panama, dans lequel il faillit couler. En 1869 Napoléon III qui caresse la perspective d'une mo­narchie parlementaire de tout repos, adaptée à la retraite paisible des potentats fatigués, autorise des élections. Ferry saute sur l'occasion. Il se présente et se fait élire en un tournemain, dans le camp des « Irréconciliables », avec Gambetta, qui s'oppose aux républicains ralliés, type Émile Ollivier. Ferry figure parmi les véhéments austères. Il parle avec gravité des « destructions nécessaires ». Il cite Robespierre d'un air péné­tré : « Le gouvernement de la Révolution c'est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. » Tout un programme. Pour les besoins de la cause il s'est donné un style et fabriqué un personnage ceux d'un sans-culotte en redingote et boutonné. Grand, froid, noir de poil, épais de cuir, un visage sans âge dès la quarantaine, où l'on remarque les favoris en côtelettes et la lèvre supérieure pen­dante et lippue ([^11]), il marche, les mains derrière le dos, un peu voûté, en jetant des coups d'œil vifs et brefs sous ses gros sourcils. 56:253 Il a une certaine aisance d'expression, le sens de la démonstration, le goût des dossiers et celui des fiches. Il aime la tribune -- quand il devient premier ministre on dit même qu'il la préfère à l'étude des problèmes -- mais ce n'est pas un tribun, comme Gambetta, ce flamboyant entraîneur d'hommes, que l'on croyait promis à un exceptionnel destin politique et qui rata tout ce qu'il entreprit. (Comme Mendès. A quelques différences près. Dont celle-ci : Gam­betta commence l'Indochine tandis que Mendès la termine.) En toutes saisons Ferry est funèbre et compassé. Il est si roide, sec et sectaire, fermé, que Gambetta lui reproche d'être un rosier qui ne montre que des épines. -- J'ai mes roses à l'intérieur, répond gravement Ferry. Il ne sourit pas. Ce qui vaut mieux : chez lui le sourire trahit la gêne, l'embarras, peut-être le désarroi. On se souvient de l'affaire de Lang-Son, la dépêche exagérément alarmiste qui fait bouillir la Chambre. Clemenceau est à la tribune. L'avant-veille, déjà, il a fouetté Ferry : -- Nous vous avons nommé pour faire la paix et vous avez fait la guerre ; vous nous avez caché la vérité ; vous nous avez trompés ; vous avez été infidèle à votre mandat ; vous avez com­promis les intérêts de la France et de la République. Nous verrons plus loin les raisons réelles de cette vindicte où le « désastre » de Lang-Son n'a servi que de détonateur. Pour l'instant, l'important, le détail révélateur, c'est la scène qui se joue. Le 30 donc, Clemenceau reprend son réquisitoire. « *Immo­bile, caressant la tribune de ses mains gantées de gris, chaque phrase tombe de ses lèvres comme un couperet ; elles avaient une violence froide, dépouillée d'épithètes qui réagissait en longs fré­missements sur les bancs de la chambre. *» ([^12]) -- « Tout débat est fini entre nous... Nous ne voulons plus vous entendre. Nous ne pouvons plus discuter avec vous les grands intérêts de la patrie... Ce n'est plus un ministère. Ce ne sont plus des ministres que j'ai devant moi. Ce sont des accusés de haute trahison sur lesquels, s'il subsiste un principe de respon­sabilité et de justice, la main de la loi ne tardera pas à s'abattre. » Dans l'énorme tumulte qui suit, on entend Lockroy ([^13]) qui crie à Ferry : 57:253 *-- *Vous avez assez vécu du Drapeau ! Maintenant, c'est assez ! Soudain, à l'extrême droite, Albert de Mun se dresse ([^14]). Le doigt tendu vers Ferry assis au banc des ministres, il dit : -- Il a souri. M. Raoul Duval (de son banc) : -- Il y a des indignations qui ne peuvent être contenues. M. le président du Conseil riait (Applaudissements à droite). M. Gaillard (Vaucluse) : -- Je constate que M. Ferry rit encore (Bruit). La Chambre est debout. On tape des pieds. On gesticule. On vocifère. Ferry se lève, sous les huées, le visage gris. Il ne répond pas. Il s'en va et s'esquive par la porte de communication qui existe entre le Palais-Bourbon et l'hôtel du ministère des Affaires Étrangères. Bien lui en prend. La foule est déjà massée sur le pont de la Concorde. Elle crie : -- Mort à Ferry ! A la rivière ([^15]). Cela doit lui rappeler d'amers souvenirs. Quinze ans plus tôt, au lendemain de Sedan, il est nommé maire de Paris. Le peuple le déteste. Il lui reproche son maintien guindé, sa morgue, le mauvais ravitaillement, le pain noir, le pain de siège, le pain Ferry. Le 19 mars, devant les premiers bouillonnements de la Commune, à 10 heures du soir, la foule républicaine qui se presse à ! Hôtel de Ville ne cache pas le peu d'estime qu'elle porte au républicain Ferry. Brandissant des fusils et des torches, elle crie : -- Ferry-Famine ! Ferry-l'Affameur ! A mort Ferry ! Ferry écoute, pas rassuré. Paul Cambon, son secrétaire, l'ac­compagne. La populace occupant le parvis, les deux hommes sor­tent par une porte de côté réservée au petit personnel. Ils filent place Saint-Germain pour demander l'assistance de la Garde Nationale qui devrait s'y trouver. C'est l'hostilité qu'ils retrouvent. Sont-ils trahis ? Ont-ils été suivis ? Voici à nouveau l'émeute rameutée, toujours hérissée d'armes et de torches, toujours hur­lant : 58:253 -- Ferry-Famine ! A mort Ferry ! Cette fois, Ferry et Cambon plongent par une fenêtre qui donne sur les quais. Il y a des clameurs derrière eux, des coups de feu. Ils détalent et disparaissent dans la nuit. Ils traversent la Seine au galop et ne ralentissent pas l'allure que la gare Montparnasse ne soit atteinte. Un train est sous pression. Il part pour Versailles. Ferry et Cambon s'y jettent. Il était temps. Moins de réflexe dans le démarrage et il fallait ajouter un chapitre supplémentaire à l'affligeante histoire de la Révolution Cannibale, dévorant ses papas et croquant ses marmots. « *Nous ne sommes pas bons à jeter aux chiens *» constate tristement Ferry ([^16]). Et il écrira à son frère avoir subi durant toute cette période « *neuf mois d'angoisses, neuf mois d'ou­trages *» ([^17]). La Commune va être un excellent révélateur de l'homme-Ferry, de sa duplicité, de la manière dont il se compose des atti­tudes différentes et même opposées, disons le mot : de son impos­ture. Quand Thiers, après avoir été le « libérateur du territoire », redevint « Foutriquet » et fut mis au rancart de la République, il fut de bon ton de s'interroger sur la nécessité politique d'une ré­pression aussi féroce et de déplorer l'acharnement mis à massacrer le petit communard tandis que l'on protégeait le gros. Alors, mais alors seulement, Ferry révéla les sentiments de mansuétude et de charité laïques qui l'habitaient. Il fit accréditer la fable que « si *plus de sang n'a été versé, c'est à lui, Jules Ferry, qu'on le doit *» ([^18]). 59:253 La belle âme ! Malheureusement il y a d'autres textes, infiniment moins généreux. Celui-ci, par exemple : « *Je les ai vues... les représailles du soldat vengeur, du paysan châtiant en bon ordre ; libéral, juriste, républicain, j'ai vu ces choses et je me suis incliné comme si j'apercevais l'épée de l'Archange. *» ([^19]) On s'en voudrait de commenter. Mais les républicains apprécieront, les membres éclairés de la Ligue des Droits de l'Homme et de celle de l'Enseignement, tous ceux qui s'apprêtent à faire suivre les manifestations au mur des Fédérés des cérémonies à la mémoire de Jules Ferry, lequel s'inclinait devant l'épée de l'Archange et les paysans châtiant en bon ordre. Tartuffe, c'est beau. Tartuffe libre-penseur c'est sublime. Avec Jules Ferry, nous sommes gâtés. **8. -- **PROFIL DU PROFIT RÉPUBLICAIN. Prenons un autre exemple. Au sein même de l'Union Républicaine ses adver­saires l'accusent d'intrigues, de traîtrises, de vénalité ([^20]). Il répond avec hauteur et dédain : « *Pauvres drôles qui me jugent à leur aune et qui croient que c'est un portefeuille que je cherche. Pouah ! Le cœur me monte aux lèvres. *» ([^21]) 60:253 Ce désintéressement d'un intrigant professionnel est admirable. Mais il n'est que d'estrade. On est parfaitement autorisé à nourrir les doutes les plus fâcheux sur l'honnêteté de M. Ferry. Une fois encore c'est Drumont qui met le doigt sur la plaie, sans procès, ni duel. « *A partir de ce moment* (1880) *l'histoire de France n'est plus guère que l'histoire des Ferry et l'histoire des Ferry elle-même n'est plus guère que l'histoire de la Banque Franco-Égyp­tienne. *» ([^22]) Dont « *l'organisateur des grandes opérations* » était Charles Ferry, le frère de Jules. « *C'est Charles Ferry qui se charge de centraliser et de servir de raison sociale,* poursuit Drumont. *Ancien courtier en fleurs et plumes, avant d'être employé chez Watel, il avait eu tout jeune la vocation du commerce. Jadis il était chargé de négocier sur les quais les livres qu'on envoyait à son frère, ce qui n'est pas un crime, mais n'indique pas une situation de fortune bien florissante. Aujourd'hui M. Charles Ferry est vingt fois millionnaire. Nous le voyons se rendre acquéreur, au mois de septembre 1884, dans la liquidation des biens du général tunisien Ben-Aïad, de l'immeuble situé 43 rue St Georges, et le payer 540.000 frs.* » Les journaux racontent le fait. Charles Ferry a l'impudence de nier l'achat, et d'affirmer sur l'honneur qu'il n'a jamais acquis une maison à Paris. On lui met tranquillement sous les yeux l'extrait des *Petites Affiches* du 10 septembre 1884 : « Il vient d'être vendu une maison à Paris, rue Saint-Georges, 43 et 45, adjugée à la requête 1°/ de M. Ahmed Bey-Ben Aïad, à Paris, avenue des Champs-Élysées, n° 99, 2°/ de M. Tayer Ben Aïad, à Paris, rue Blanchet n° 49, au profit de M. Charles Ferry, député, à Paris, rue de Rivoli 244, suivant jugement des criées de la Seine, le 10 juin 1844, moyennant 540.000 frs. » Charles eut le réflexe de Jules : il sourit. Il avait d'autres affaires sur les bras que celles que voulaient lui mettre les jour­nalistes. 61:253 En tant que manitou de la Banque Franco-Égyptienne, il était engagé sur deux fronts : en Tunisie et au Tonkin. Au Congrès de Berlin (1878) organisé après la guerre russo-turque pour permettre à l'Allemagne, à la Russie et à l'Angleterre de se partager les dépouilles de l'empire turc, Bismarck avait fait entrevoir « *à nos plénipotentiaires qu'un effort colonial de notre part du côté de la Tunisie, alors sous suzeraineté ottomane, ne serait pas contrecarré par lui *» ([^23]). Il serait même encouragé. Le Chancelier préfère la France qui rêve à la ligne grise des oasis de Gabès qu'à la ligne bleue des Vosges ([^24]). Aussitôt les groupes d'affaires bouil­lonnent. Un banquier nommé Siegfried et la famille du sénateur Gouin (sénateur inamovible -- comme Macé -- et marchand de locomotives) fondent la Compagnie Bône-Guelma pour prolonger en Tunisie le chemin de fer algérien. Une société marseillaise (Rouvier, député des Bouches-du-Rhône, ancien commis de la ban­que Zapheropoulo de Marseille, F**.·.** M**.·.** loge *La Réforme,* futur ministre du Commerce de Ferry, n'est pas loin) se crée pour acheter l'immense domaine de l'Enfida, d'où doivent partir de juteuses spéculations de terrain. Cambon, l'ancien secrétaire de Ferry, s'occupe de la Société des Eaux de Tunis où il va réaliser des bénéfices énormes. Floquet, le cousin par alliance, s'occupe des biens du général Mustapha qui sera tondu comme un mouton. Léon Renault, ancien préfet de police, député puis sénateur du centre gauche, ami de Gambetta dont il était l'espion, personnage trouble, fricoteur établi ([^25]) participe avec Charles Ferry à la constitution du Crédit foncier tunisien. 62:253 Tout cela grouille, grenouille, gratouille et magouille ; se pousse et se torpille tout à la fois ; in­trigue, corrompt, arrose de pots de vin l'entourage du bey ; mul­tiplie les démarches tordues et croisées, les entreprises de séduc­tion et, quand elles échouent, quand s'éloignent les mirages dorés montés des sables, les menaces. Les engagements, souvent extorqués ou abusifs, ne sont pas tenus. On délègue Renault. Drumont écrit : « *On a publié le traité que Léon Renault était allé proposer cyni­quement au Bey... Le Bey répond honnêtement :* « *Nous avons cent millions en tout d'or et d'argent dans la Régence, vous me proposez d'émettre pour cinq ou six cents millions d'actions : ou vous dépouillez mes sujets en leur donnant du papier en échange de leur métal, ou vous volerez les Français auxquels je n'ai aucune raison d'en vouloir. *» *-- Soit ! Si tu le prends comme cela, réplique Léon Renault, on va te déclarer la guerre !* *-- La France, je le sais, est une grande puissance, elle fait parfois la guerre pour un coup d'éventail, mais elle ne la fait pas pour un coup d'agio.* *-- C'est ce qui te trompe... Tu vas avoir de mes nouvelles.* Tout cela, encore une fois, a été dit, prouvé, démontré jusqu'à l'évidence... » ([^26]) Léon Renault ne bluffe pas. Entre la vallée de la Medjerda et le Constantinois vivent des tribus turbulentes, querelleuses, les Khroumirs. Montagnards, charbonniers, chasseurs, pilleurs, ne reconnaissent pas l'autorité du Bey. Ils ont attaqué et volé les naufragés de « l'Auvergne ». Ils franchissent facilement la fron­tière algérienne pour des remous brefs et dévastateurs dans le Constantinois. 63:253 Ce sera le prétexte. Au printemps de 1881*,* Jules Ferry, président du Conseil, décide d'intervenir militairement. Beau de Loménie écrit : « *Ferry s'était laissé d'autant mieux convaincre qu'il avait un frère, Charles, mêlé à d'importantes affaires de banque et intéressé, entre autres, à la Banque Franco-égyptienne. *» Il ajoute : « *On s'était gardé en engageant la campagne de révéler à l'opinion quels intérêts étaient en cause. On avait parlé seulement de tribus pillardes, les Khroumirs, qui menaçaient notre frontière algérienne. *» ([^27]) Une simple opération de police, en somme, où l'on dissimulera les pertes, les revers, l'impréparation d'une armée faite pour l'Alsace-Lorraine et dont la seule adaptation aux tâches nouvelles aura été la suppression des aumôniers militaires. Le scénario vaut pour le Tonkin. Les Chinois remplacent les Khroumirs. Mais Ferry est toujours là. Beau de Loménie : « *En Tunisie nos troupes furent engagées sans plan et sans vues d'ensemble pour appuyer les spéculations financières de quelques gens d'affaires. En Indochine le jeu fut pareil. Les premières expéditions lancées par Ferry furent engagées pour soutenir les prétentions d'emprise économique sur le marché extrême-oriental, esquissées par une banque de fondation récente, la Banque d'Indochine, dont plusieurs administrateurs, Delessert, Demachy entre autres sié­geaient aussi à la Banque franco-égyptienne aux côtés de Charles Ferry, le frère du président du Conseil. Ces banquiers n'osaient guère laisser trop nettement entrevoir l'étendue des charges militaires que pouvaient exiger leurs projets, d'autant moins que la situation politique européenne restait à plus d'un point de vue menaçante. En 1883, l'Europe avait appris la conclusion de la triple alliance entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie... *» ([^28]) Il n'em­pêche : « *Ferry, poussé par les financiers, lançait des expéditions de plus en plus vastes tendant à une mainmise de plus en plus complète sur toute la péninsule indochinoise. Mais pour le vote des crédits militaires, pour la formation des corps de troupes néces­saires, craignant de soulever des oppositions, tiraillé comme il l'était à l'intérieur, il minimisait sans cesse, procédait par petits paquets, sans jamais avouer la vérité complète, et provoquait par là des défiances de plus en plus vives. *» ([^29]) Ici l'imposture et la friponnerie de Jules vont prendre une dimension d'exposition universelle. A la tribune il fait de magni­fiques discours, drapé dans les plis sacrés du drapeau : 64:253 « *C'est une affaire française et une question de patrie. Toutes les parcelles du domaine colonial de la France, ses moindres épaves doivent être sacrées pour nous. Est-ce que la République doit avoir une politique éphémère, de courtes vues, uniquement préoccupée de vivre au jour le jour ? Est-ce qu'elle ne doit pas, comme tout autre gouvernement, considérer d'un peu haut l'avenir des géné­rations qui lui sont confiées, l'avenir de cette grande démocratie laborieuse, industrielle, commerçante dont elle a la tutelle ? Il ne s'agit pas de l'avenir de demain, mais de l'avenir de cinquante ou de cent ans, de l'avenir même de la patrie, de ce qui sera l'héritage de nos enfants. *» ([^30]) En ce qui concerne l'avenir « de cent ans », ce sont les héri­tiers directs de Ferry, les Noguères, Daniel Mayer, Cornec and Co qui ont répondu en dilapidant l'héritage. En ce qui concerne le présent, « l'affaire française » qui était une question de patrie, je laisse Drumont répondre : « *Tout à coup, M. Andrieux* ([^31]) *apporta à la Commission du Tonkin un document... Voici quel était le texte de ce papier :* PROJET DE CRÉATION *d'une grande compagnie fermière de l'État de l'Indochine.* *Article premier : -- Le Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères* ([^32])*, au nom de l'État concède à la Société française générale de l'Indo-Chine, représentée par M. XXX qui acceptent* 1° *La concession pendant 99 ans de toutes les terres, forêts et mines vacantes de* la *Cochinchine, de l'Annam, du Tonkin et du Cambodge ayant un caractère domanial.* 2° *Le droit exclusif :* *D'établir au Tonkin, dans l'Annam et le Cambodge, une Banque d'émission, de prêt et d'escompte jouissant des droits et privilèges conférés à la Banque de l'Indochine par le décret du 2 janvier* 1875*.* 65:253 *De construire et d'exploiter les voies ferrées... de créer et d'ex­ploiter les lignes de transports maritimes et de navigation sur les voies fluviales.* *3° Le recouvrement en espèces et en nature, conformément à la loi annamite, de l'impôt foncier... *»*...* « *Toute la famille de Ferry prend part à la curée* (c'est toujours Drumont qui parle). *C'est M. Bavier-Chauffour, cousin de Jules Ferry et qui a épousé une nièce de M. Floquet, qui, après avoir dirigé sans succès une banque à Berne, est chargé d'aller repré­senter dans l'Extrême-Orient les intérêts de toute la tribu* ([^33])*.* La *Correspondance radicale* a donné le texte du traité passé par M. Bavier-Chauffour avec la Cour d'Annam : « *M. Bavier-Chauf­four, à qui sa qualité de parent du ministre créait une situation privilégiée, a pu acheter :* 1\) *L'ile tout entière de Ké-Bao, pour une période de cent ans sol, sous-sol, au prix de 60.000 dollars* (*à 4,75*) *payable le 31 août* 1866*. Arrhes : 600 dollars.* *2*) *Le bassin houiller de Hou Gae, dans la baie d'Along, au prix de 40.000 dollars pour la même période et payable comme précédemment. Arrhes : 400 dollars.* *Au bout de cent ans, retour à l'Annam des concessions accor­dées, à moins de nouvelle entente avec les héritiers de M. Bavier-Chauffour ; en tout cas obligation à la cour de Hué de donner la préférence à ces derniers sur tous autres à égales propositions.* *Est en outre concédé à M. Bavier-Chauffour le droit de cons­truire des appontements, des quais, des voies ferrées, etc., de céder, transporter, vendre. *» ([^34]) 66:253 Commentaire de Drumont, irremplaçable : « *Ces choses-là sont avouées de tous et ne choquent presque pas. S'il existait jadis des hommes publics qui fissent commerce de leur mandat, ils se cachaient, ils prenaient des précautions infinies, ils détournaient la tête pour ne pas voir les billets de banque ou les paquets d'actions que des entremetteurs discrets comme la tombe feignaient, à la suite d'une audience, d'avoir oubliés sur le coin du bureau. Souvent même on n'osait pas procéder ainsi ; on attendait le jour de l'An pour envoyer à la fille du personnage qui s'était intéressé à vos affaires une belle poupée de chez Guoux et la poupée se trouvait par hasard avoir sur elle cinquante mille francs de dia­mants. Les diamants, autour d'une tabatière ou d'un portrait, cou­vrirent ainsi de leurs feux étincelants pas mal de compromis assez sales. *» ([^35]) « *Aujourd'hui, le trafic des consciences se fait ouvertement, franchement, cyniquement. On porte ces marchés chez les juris­consultes, en les priant de les bien régulariser, afin de ne pas avoir de contestation on abrite ces turpitudes chez les notaires* *Dont le vieux panonceau balance avec fierté* *Cent ans d'honneur héréditaire. *» ([^36]) On comprend mieux la fureur qui saisit la Chambre après les revers de Lang-Son, l'apostrophe de Clemenceau (« *ce sont des accusés de haute trahison que j'ai devant moi *»)*,* le cri de Cassa­gnac ([^37]) (« *Ce n'est pas une tribune, c'est un gibet *»)*,* ou celui de Lockroy (« *Vous avez assez vécu du drapeau *»)*.* On comprend mieux le dégoût et la fureur de Paris, massé devant les grilles de l'Assemblée et hurlant : « -- A mort Ferry ! A la Seine ! », tandis qu'il s'esbignait par les jardins. 67:253 **9. -- **L'HOMME DE LA SITUATION. Je ne dis pas que la rapacité de Jules Ferry suffise à expliquer l'homme et sa politique -- encore qu'il ait bâti sa fortune, celle des siens et celle de sa bande en cinq ans ([^38]). Ses aventures coloniales ont aussi d'autres moteurs : l'exemple britannique -- mais on revient à l'intérêt ; le souci de ne pas réveiller Bismarck ; la peur du coup d'État militaire qui pourrait ramener les princes : le glaive menace moins au Tonkin qu'à Longchamp ; le hasard, l'engre­nage, la mode d'une époque frivole que fait rêver l'exotisme des horizons inconnus. Sans négliger un certain humanitarisme à la Gobineau : « *Pour lui* (Ferry) *les races supérieures ont un devoir impérieux vis-à-vis des races inférieures ; elles doivent se pénétrer de leur grand rôle de tuteurs vis-à-vis de ces multitudes humaines ; elles doivent les civiliser, au sens où l'on entendait ce mot en 1880, leur assurer la paix et la sécurité, la santé physique et la santé morale, leur apporter la justice et tout un programme de mise en valeur du pays. *» ([^39]) Quelle noblesse ! On serait tenté d'être ému quand on a aimé la France coloniale *malgré* les Léon Renault et les Bavier-Chauffour. Tout cela existe. En politique il n'y a jamais une seule serrure aux portes. Mais certaines sont secrètes et tenues cachées. Quel historien de l'école ldique rappelle­ra ce mot du républicain Rochefort, revenu d'exil pour découvrir ces expéditions coloniales multipliées par Ferry et dire : « *Je n'aperçois dans toutes les entreprises dont j'ai parlé que des hommes qui sont à Paris, qui ne songent qu'à faire des affaires et à gagner de l'argent à la bourse. *» ([^40]) Quel Cornec, succédané ou successeur de, célébrant le fâcheux centenaire, osera rapporter ce mot du grand bonhomme de « l'école du peuple ». « *Pour moi, il n'y a pas de profit illégitime. *» ([^41]) Voilà pourtant une phrase clé, une phrase projecteur. Elle éclaire d'un coup le fourbe et le révèle. 68:253 Car on ne peut regarder agir Jules Ferry sans découvrir l'argent comme moyen et comme but. Ce qui explique pourquoi, par quels cheminements obscurs de l'âme et des passions, la famille Ferry est aujourd'hui alliée à la famille Oustric. Bon sang ne saurait mentir ([^42]). Deux histoires pour achever cet édifiant tableau. Celle de la grève d'Anzin, d'abord. En 1884, la Compagnie Charbonnière d'Anzin, doyenne des compagnies charbonnières, est en difficulté. Depuis le début du siècle, grâce « *aux concessions accordées arbi­trairement aux amis du pouvoir *» ([^43]) par les régimes successifs, elle a réalisé des bénéfices énormes, dont ont profité les action­naires. Mais voici la crise. Les commandes diminuent. Les recettes baissent. Les actionnaires s'alarment. Ils se souviennent des divi­dendes touchés et qu'ils ont dus au terrible travail des mineurs et aux richesses du sous-sol national. Lequel appartient à tous. En principe. Le spectre d'une année sans profit les épouvante. Il faut diminuer les frais. Il faut faire payer les pauvres. On li­cencie donc certaines catégories d'ouvriers. Les plus vieux. Normal. Ça dégraisse. Le rendement l'exige. En outre le salaire des autres sera amputé. Les mieux payés gagnaient alors 3 frs 50 par jour pour dix heures de travail. Ce n'était pas le Pérou. A ce tarif-là un mineur aurait mis vingt ans pour s'acheter la maison acquise rue Saint-Georges par Charles Ferry en quelques mois de ministère frater­nel. Et encore à condition d'échapper au grisou, à la silicose et de ne manger, ni boire, ni se vêtir, ni se loger durant ce laps de temps. Ce qui est beaucoup demander, même au nom de l'épar­gne salvatrice, à un prolétariat, fût-il entraîné à se contenter de peu. Les mineurs refusent les licenciements et la diminution des salaires. Les mines ferment. La compagnie rompt la discussion. Le conflit dure, et durcit. C'est la misère dans les corons ; et la haine. Des parlementaires s'émeuvent. Pas seulement d'extrême-gauche ; d'extrême-droite aussi, comme Albert de Mun. 69:253 Ils de­mandent l'arbitrage du gouvernement. La Compagnie proteste. Cette intervention serait inacceptable. Elle trahirait le « libéra­lisme ». Jules Ferry, président du Conseil, approuve. Il dépêche à la tribune son ministre des Travaux publics, David Raynal, dont on dira deux mots tout à l'heure. Et David Raynal déclare : -- « *L'État ne doit pas intervenir dans la question des salaires... Ce serait une flagrante usurpation. *» ([^44]) Évidemment. On risquerait d'être obligé de donner tort à la Compagnie. Ce que Jules Ferry ne veut ni ne peut faire. Car son protégé et favori, sa caution de droite, dont il a fait un secrétaire d'État, le nommé Jean Casimir-Périer, futur président de la République, est l'administrateur le plus important de la Compagnie Charbonnière d'Anzin. Forte du soutien de l'État, elle ne négociera pas. Les licenciés resteront licenciés. Les salaires seront diminués. Les mineurs retrouveront la fosse plus pauvres que devant et ne trouvant pas à la République de M. Ferry les attraits qu'elle avait pour Casimir-Périer. Un jour Jaurès rencontre le vainqueur d'Anzin : -- Mais enfin Ferry, demande-t-il, quel est votre but ? -- Mon but est d'organiser une société sans dieu et sans roi, répond Ferry. -- Mais non sans patron, dit Jaurès ([^45]). Plus compliquée dans son tricot, la seconde histoire est comme la première riche d'enseignements et de morales. En 1883, à la suite des échecs successifs des gouvernements de Gambetta (un mois et demi), Freycinet (six mois), Duclerc (six mois), Fallières (trois semaines), Jules Grévy demande à Ferry de former un ca­binet « d'Union » susceptible de résoudre deux difficiles problèmes, à première vue sans rapport, qui firent capoter ses devanciers : le problème des Princes et celui des chemins de fer. Une proposition de loi explosive a été déposée sur le bureau de la Chambre. Elle demande l'expulsion immédiate de France des familles de tous les princes prétendants au trône et exige que ceux qui possèdent un grade militaire soient rayés des cadres de l'armée. Cette proposition de loi est l'œuvre de Charles Floquet, l'oncle par alliance de Ferry. Elle est soutenue par les membres de l'Union Républicaine et de la Gauche Républicaine, les Gam­bettistes sans Gambetta, qui vient de mourir. 70:253 Mais elle trouve une forte opposition à l'extrême-droite, à droite, chez les Bonapar­tistes, chez les Orléanistes même ralliés et au Sénat jusqu'au Cen­tre Gauche dont le président, Léon Say, un homme très habile, tire les ficelles. Non seulement cette loi n'a aucune chance de passer, mais elle les a toutes de faire éclater le ministère tout neuf, au grand dam de Grévy, un peu plus congestionné encore que d'habitude et qui a déjà assez de soucis avec son gendre. Le second sujet de discorde qui enflamme les passions et qui exaspère les intérêts contrariés, est fourni par les Chemins de fer. Les tronçons existants sont exploités par des compagnies, au terme d'un accord provisoire. Ces compagnies pressent le gouvernement pour qu'il devienne définitif après quelques modifications, à leur avantage, on s'en doute. Sans entrer dans les détails, le projet qu'elles proposent revient à exiger de l'État qu'il assume les déficits quand les compagnies empochent les bénéfices. Dans les couloirs de la Chambre, la rumeur s'enfle : « -- Si le gouvernement cède, c'est la capitulation complète. » L'extrême-droite et l'extrême-gauche y sont opposées. Déso­rientés par la disparition du borgne tonitruant, les Gambettistes également, mais avec des nuances, des éclats de voix intransigeants que prolongent des arrière-pensées plus subtiles. Au Sénat et dans la presse Léon Say distribue avec un égal bonheur les so­phismes et les promesses. Dans la galerie républicaine, sous les lustres et les ors, c'est encore une belle figure que celle de ce Léon Say, économiste et protestant comme grand-papa (il est le petit-fils de Jean-Baptiste), franc-maçon distingué (Grande Loge Symbolique Écossaise) ([^46]), homme des Rothschild qui l'ont nom­mé au Conseil d'Administration des Chemins de fer du Nord où il siège auprès des barons Alfred, Alphonse, Arthur et Nathaniel. Il dirige également « Les Débats », en compagnie de Raffalovitch, un personnage étrange, venu d'ailleurs, qui ne sait pas comment s'écrit un journal mais n'ignore rien de l'abominable vénalité de la presse. Léon Say est l'auteur d'une formule qui se passe de commentaire : « On ne résiste pas à la force mystérieuse des finan­ces, même quand on est Napoléon. » Comme Jules n'est pas Napoléon, l'idée de résister n'effleure même pas Ferry. Il se contente d'être malin. Il échafaude un stratagème de bourgeois vicieux : acheter la peau des princes avec les rails des trains. A Léon Say et aux Orléanistes ralliés, il dit : 71:253 -- Ne m'embêtez pas avec les princes... D'ailleurs je ne vous demande même pas un vote favorable où vous vous déjugeriez. Je prendrai un décret que vous regretterez publiquement avec émotion et dignité mais sans pousser plus loin l'hostilité. En contrepartie, je ferai passer le projet des compagnies. Et vous savez, l'avenir dépasse le passé. Aux Gambettistes, Ferry retourne la proposition comme une chaussette. -- Vous avez gagné, dit-il. J'ai imposé l'expulsion des princes aux féodaux. C'est une grande victoire républicaine. Les traîneurs de sabre et leurs créatures vont devoir rabattre leurs caquets. Mais en retour ne m'embêtez pas avec les compagnies. Après tout, le protocole ne court que sur quinze ans. Ne détruisez pas l'effet de mon décret sur les princes par une opposition systéma­tique qui pourrait ruiner le crédit du gouvernement. Vous n'y perdrez pas... De l'astuce, encore de l'astuce, toujours de l'astuce et la République est sauvée. Ferry appuie son discours d'une ambassade bien choisie. Celle de son ministre des Travaux publics qui fut également celui de Gambetta. Il s'appelle David Raynal. C'est un affairiste bordelais, juif et franc-maçon (Loge L'Anglaise, n° 204) ([^47]). En 1883, sur le Bottin de Bordeaux, on trouvait la note suivante : « *Astruc* (*Fernand*) *et Raynal* (*David*) *agents maritimes et transitaires, commissions, consignations, agence de transit de la Compagnie de Suez, sardines à l'huile et à la tomate pour l'exportation, rue Vauban 10. *» Raynal est également impor­tateur de charbon. De ce charbon que l'on brûle dans les chau­dières des locomotives. Vous comprenez ? Bref, le 23 février 1883, un décret paraît à l'Officiel qui met en non-activité par retrait d'emploi le duc d'Aumale, général de division, le duc de Chartres, colonel de cavalerie et le duc d'Alençon, capitaine d'artillerie. Ce décret est signé : Jules Ferry. 72:253 En juillet de la même année, après un débat houleux où « *la corruption par les féodalités financières *» est dénoncée par Madier de Monjau, la loi qui donne totale satisfaction aux Compagnies est votée. Cette loi est signée Jules Ferry. Tel est l'homme de la situation que Grévy chargea de réduire l'école catholique en esclavage et d'instaurer l'école laïque, l'usine à fabriquer des électeurs républicains. (*A suivre*.) François Brigneau. 73:253 ### L'église et la caserne par Jean Madiran PARCE QUE les religieuses dominicaines de Fanjeaux ne lui obéissent point, Mgr Puech, évêque de Carcassonne, les déclare non point désobéissantes à sa personne, mais étran­gères à l'Église, schismatiques et sacrilèges. Mgr Puech confond église et caserne, et il se prend lui-même pour un petit caporal. La discipline faisant la force principale des armées, tout supé­rieur militaire s'occupe normalement et avant tout de la maintenir, de la sauver ou de la rétablir, les autres considérations passant après celle-là. Mais la discipline n'est pas la force principale ni la réalité constitutive de l'Église de Jésus-Christ. C'est pourquoi Mgr Puech se trompe beaucoup en s'obstinant à vouloir régler le douloureux problème que lui posent les religieuses de Fanjeaux en se fondant uniquement sur la discipline, fût-elle canonique. Dans l'Église, les âmes ne sont pas pour le sabbat, mais le sabbat pour les âmes, et ce qui y importe avant tout, c'est la vérité de la foi, de l'espérance et de la charité, trahie par l'évêque de Carcassonne et maintenue par le témoignage, héroïque et persécuté, des reli­gieuses dominicaines de Fanjeaux. 74:253 Le douloureux problème que pose Fanjeaux dans le diocèse de Carcassonne est celui-là même qui est posé*,* d'une manière ou d'une autre, dans chaque diocèse français et dans beaucoup de diocèses du monde entier ; à Saint-Nicolas du Chardonnet, à Sainte-Madeleine de Bédoin, à Saint-Parres-lès-Vaudes ; et, d'abord, par­tout où se trouve un prieuré de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X fondée par Mgr Lefebvre. Dans les diocèses où il ne subsiste ni n'existe encore aucune présence sacerdotale ou religieuse de ce genre, le même problème est posé tout autant, mais de manière implicite ou invisible. C'est accidentellement, c'est subsidiairement un problème disciplinaire. C'est essentiellement un problème de foi. Ce que nous avons à en dire pour Fanjeaux vaut aussi, dans une large mesure, pour plusieurs autres cas ; et pour l'Église universelle. \*\*\* L'évêque de Carcassonne persécute depuis des années les reli­gieuses qui étaient venues s'établir à la Clarté-Dieu de Fanjeaux. A trois reprises déjà, il a publié à son de trompe qu'elles « ne sont plus ni dominicaines ni religieuses » (de fait elles n'ont jamais été des religieuses comme tout le monde peut voir qu'on l'est aujourd'hui ; ni des dominicaines à la manière de l'actuel désordre dominicain), et que « les écoles ouvertes par elles sont des écoles privées qui ne dépendent ni de leur ancienne congrégation ni de la direction diocésaine de l'enseignement catholique » (c'est préci­sément en raison de leur indépendance que les parents chrétiens font confiance à ces écoles ; dépendre des directions diocésaines est aujourd'hui, on le sait bien, un asservissement fatal et une contre-garantie). -- Or dans sa *Semaine religieuse* du jeudi 12 mars, l'évêque Pierre-Marie Puech vient d'ajouter à ses malédic­tions antérieures trois nouvelles malédictions : 1\. -- Il déclare les religieuses de Fanjeaux en état de « *véri­table schisme *»*.* L'adjectif « véritable » indique que le terme « schisme » n'est pas ici employé par métaphore, approximation ou exagération oratoire, mais canoniquement au sens strict. Par là le petit caporal de l'obéissance inconditionnelle se manifeste com­me étant aussi un petit cerveau. Il ne distingue pas entre schisme et désobéissance. Il prend toute désobéissance pour un schisme « véritable ». Ou bien il le fait exprès ? 2\. -- Il déclare infidèles à l'Église les parents chrétiens qui choisissent « *des écoles qui ne sont pas en communion avec le pape et les évêques *»*.* Avant d'examiner la question de fait, à savoir si cette absence de communion se vérifie dans le cas des écoles de Fanjeaux ; il faudrait examiner la question de droit : 75:253 ce principe universel qu'énonce avec rigueur le petit caporal de Carcassonne est-il un principe véritable et valide ? le tient-il pour tel, y croit-il lui-même ? La plupart des parents chrétiens de son diocèse choisissent avec son consentement l'école laïque, qui est en communion avec quelle sorte de pape et quelle espèce d'évêques ? 3\. -- Et puis cette énormité supplémentaire : « *Il faut savoir que si des prêtres prétendent administrer dans ces écoles le sacre­ment de pénitence, leurs absolutions sont invalides et sacrilèges. *» Mgr Puech voudrait donc bien, par sa parole, réaliser ce miracle. Mais ce serait tout au plus de la magie. Des prêtres disposant de pouvoirs régulièrement reçus, par le seul fait de pénétrer « dans ces écoles », verraient leurs absolutions devenir ipso facto « inva­lides et sacrilèges ». La passion aveugle l'évêque. Une passion qui aveugle à ce point ressemble bien à de la haine ; elle y ressemble par la violence de sa sottise. Il suffirait donc, à entendre la ma­lédiction épiscopale, que les prêtres confessent non plus « dans » mais à l'extérieur de ces écoles, dehors, dans le jardin, ou peut-être sur la route, à quelques pas du portail, pour que leurs abso­lutions du même coup redeviennent valides et saintes. Il arrive que des sorciers prétendent jeter sur certains lieux de tels maléfices. Les canonistes sont en général plus réservés. De toutes parts arrivent à l'admirable et respectée supérieure de Fanjeaux des messages de solidarité et de soutien. Quand j'ai eu sous les yeux cette *Semaine religieuse* du 12 mars, j'ai télé­graphié à la Révérende Mère Anne-Marie : « *Le communiqué de Carcassonne est sale, méchant et bête. Stop. Nous étudions plusieurs ripostes. Stop. Je suis de tout cœur avec vous en pleine solidarité et communion. Stop. A vous et à votre communauté toute ma respectueuse affection. *» Le curé de Fanjeaux, inconditionnellement fidèle à Mgr Puech, est une sorte de prêtre-ouvrier, c'est un prêtre-facteur, ou prêtre-préposé, employé des PTT, c'est lui qui distribue les télégrammes. Il a donc été le premier à avoir connaissance de mon message. Je le rends public pour lui éviter, s'il en est encore temps, la tentation de le faire connaître lui-même à son évêque, ce qui constituerait une faute professionnelle grave, le viol du secret des correspondances par un agent des PTT. De toute façon il n'aurait pas su dire quels sont ces « nous » qui étudient plusieurs ripostes. Les ripostes elles-mêmes qui sont à l'étude consistent à faire systématiquement connaître dans le diocèse et ailleurs quelles complicités avec les communistes entretient l'évêque de Carcasson­ne. 76:253 Dans la même *Semaine religieuse,* il soutient et recommande le tristement célèbre CCFD (soi-disant comité catholique contre la faim), dont nul évêque ne saurait plus ignorer qu'il fonctionne comme une courroie de transmission du communisme. Mais ce n'est pas mon propos pour le moment. Je voudrais m'en tenir au fond de la question. \*\*\* Le fond de la question, le voici. L'évêque de Carcassonne, non point seul dans son cas, ni le pire sans doute, mais enfin c'est de lui qu'il s'agit en l'occurrence, -- *l'évêque de Carcassonne révolte nos consciences de catholiques : et ensuite il nous condamne comme révoltés.* Étant désigné comme cause de révolte et objet de scandale, soit personnellement soit solidairement avec le noyau dirigeant de l'épiscopat français, il n'a pas autorité pour nous condamner par le seul motif qu'il nous constate scandalisés et révoltés : il faut inévitablement examiner si nous avons raison ou tort de l'être. Je précise et j'explique. Selon le nouveau missel des dimanches de l'épiscopat français, à la messe « il s'agit simplement de faire mémoire » : c'est le « rappel de foi », donné comme tel, qui pendant des années a été enseigné dans ce missel, le plus répandu dans le diocèse de Car­cassonne avec le consentement de Mgr Puech : qui n'a jamais, contre ce missel, rétabli la vérité catholique. Au contraire, en té­moins fidèles de Notre-Seigneur et de son Église, les religieuses de Fanjeaux ont maintenu, malgré l'ordinaire du lieu, l'enseigne­ment qu'à la messe il s'agit de *faire ceci,* de le faire *en mémoire,* et non pas de faire *simplement mémoire.* En cela d'abord, en cela surtout, les religieuses de Fanjeaux ont été et demeurent séparées de l'évêque. Mais en cela c'est l'évêque, ce n'est pas elles qui se sont séparées. Le nouveau catéchisme français, depuis plus de dix ans main­tenant, est un catéchisme qui n'enseigne plus les trois connaissances nécessaires au salut. C'est un catéchisme sans Pater et sans Credo. C'est le catéchisme imposé dans son diocèse par l'évêque de Car­cassonne. Dans le meilleur des cas, cette catéchèse officielle ap­prend encore (quelquefois) le Notre Père, encore faut-il voir le­quel, et dans quel état, mais en le faisant réciter mécaniquement comme par des machines parlantes, sans jamais en expliquer point par point chacune des demandes. 77:253 Mgr Puech peut-il montrer un livre de catéchisme en usage dans son diocèse qui explique le Credo, qui explique le Pater, qui explique les Commandements ? Oui, c'est le catéchisme catholique romain, toujours enseigné dans les écoles tenues par les religieuses de Fanjeaux : et c'est en cela encore qu'elles sont séparées de l'évêque. Mgr Pierre-Marie Puech, évêque de Carcassonne, pense et croit que *c'est une malencontreuse survivance du paganisme, d'aller demander à Dieu dans la prière ce que le paysan moderne demande à l'engrais.* Si Mgr Puech ne le pense pas personnellement, du moins il le pense solidairement, puisque cette religion-là est celle d'un rapport doctrinal de l'épiscopat français, approuvé et publié par l'Assemblée plénière de l'épiscopat. S'il en a égaré le texte et la référence, il peut m'écrire à l'adresse de la revue pour me les demander. Si c'est par étourderie ou distraction qu'il a laissé passer cette doctrine sans la contredire au nom de la révélation (et déjà au nom de la philosophie naturelle), qu'il le dise et se reprenne. Qu'il rejoigne les sœurs de Fanjeaux dans leur oppo­sition à ce naturalisme. Mais ici encore, c'est lui qui s'est séparé, ce sont les sœurs de Fanjeaux qui sont restées dans la communion catholique. *Ce sont les sœurs de Fanjeaux qui sont restées dans la commu­nion catholique :* c'est la vérité de cette affirmation qui règle toute l'affaire. Et si cette affirmation est erronée, c'est cette affirmation-là qu'il faut renverser, à Fanjeaux, à Carcassonne et ailleurs. Ac­tivement ou passivement, implicitement ou explicitement, beaucoup d'évêques, notamment français, ont plus ou moins glissé dans une nouvelle religion, moderne et démocratique, qui n'est plus la religion catholique. Ils ont trop souvent voulu en imposer les us, coutumes, rites et idées par voie d'autorité administrative. Ils ont rencontré alors des résistances : qui ne leur obéissaient pas en cela. Il est évident que les difficultés, problèmes et drames ainsi créés ne se ramènent pas à une simple question d'insubordination. C'est une question de conscience, c'est une question de vérité, qui n'aura pas été tranchée aussi longtemps qu'elle n'aura pas été traitée comme telle. \*\*\* Dans l'Église, la vérité passe avant l'obéissance ; la doctrine avant la discipline. Mais dans l'armée elle-même, dont la discipline pourtant fait réglementairement la force principale, ce n'est pas toujours la discipline qui prévaut. Il serait téméraire de tenir pour absolu­ment assuré que Nelson eut tort de désobéir à Trafalgar, et que les soldats allemands eurent raison d'obéir à Oradour. 78:253 Et cela, le camarade Pierre-Marie Puech devrait en être averti depuis longtemps. Il avait l'âge de raison, et même un peu plus, au temps où les évêques français faisaient sous *peine de péché mortel* un devoir d'obéir au maréchal Pétain. Je ne vais pas examiner si le camarade Pierre-Marie fut sur ce point un pécheur public, *ou* s'il évita jusqu'au bout de tomber dans ce péché mortel. Je veux seulement par cet exemple lui rappeler ceci : jusque dans l'ordre militaire et civique, il est des problèmes qui, *ni en droit ni en fait,* ne sont réglés par des considérations et des mesures *uniquement disciplinaires.* A plus forte raison dans le domaine des consciences, de la religion, de la foi. Jean Madiran. 79:253 ### La révolution dans l'Église *Observations mêlées de souvenirs* par Bryan Houghton *L'abbé Bryan Houghton, qui vit en France aujourd'hui, est un prêtre catholique anglais de grande culture et dis­tinction. Il a quitté l'Angleterre dans la nuit, à 0 heure précise, le jour d'entrée en fureur sur le territoire de son diocèse du nouvel Ordo Missae.* *Notre ami Romain Marie lui avait demandé une confé­rence sur la situation de l'Église, l'été dernier à Fanjeaux, pour l'université du* CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. *Il serait difficile de restituer par écrit la force, le charme et la profondeur du propos. Mais l'abbé Houghton nous a autorisé à puiser librement, pour* ITINÉRAIRES, *dans les notes prises à cette occasion.* *H. K.* 80:253 LE SYSTÈME était des plus astucieux : Rome autorisait n'im­porte quoi, mais n'enjoignait rien ; les évêques enjoignaient ce que Rome avait permis. On pouvait ainsi se renvoyer le ballon. -- Vous vous plaigniez à Rome ? c'était l'affaire de l'évêque... Vous vous en preniez à l'évêque ? cela concernait Rome aussitôt. Il faut avouer aussi que les meneurs de la révolution n'hési­taient pas à descendre jusqu'aux moindres détails. Exemple. -- La loi sur le mariage à l'église (*Ne Temere,* de 1908) était rigoureusement observée en Angleterre, et notamment dans ma paroisse de Bury-St-Edmond, siège d'un évêché anglican. En 1967, l'œcuménisme battait déjà son plein, il fallut absolument « libéraliser » la loi, obtenir des dispenses au *Ne Temere.* Je refusais naturellement de les demander, sauf dans les cas prévus par le droit ecclésiastique. Un jour, j'apprends qu'un catholique avait épousé à la cathédrale anglicane de ma ville la fille d'un chanoine du lieu, et ceci sans contrepartie d'aucune promesse sur le baptême et l'éducation des enfants. L'individu en question avait obtenu une dispense directe de Rome, dont personne ne m'avait averti. Du coup, l'autorité de la loi et la mienne propre, dans ma paroisse, commençaient à prendre eau de toutes parts. C'était fort astucieux. Il fallait y penser. \*\*\* (...) Il est possible qu'aucun général, d'Alexandre à Napoléon, n'ait vraiment gagné de bataille : c'est toujours l'autre qui l'a perdue. En 1969, les meneurs de la révolution se sont trompés, l'erreur a erré. Nous lisons clairement dans les textes qu'à l'origine, le nouvel *Ordo Missae* ne devait être qu'une permission, une déro­gation, une « libéralisation », comme tout le reste. L'erreur a consisté ici à lui donner force de « loi ». De ce seul fait, il devenait évident que la révolution ne représentait pas une libé­ralisation mais un nouveau triomphalisme. Tout pouvait être bull­dozé dans l'Église du Seigneur, sauf l'obéissance aveugle et le caporalisme. Mais les réformes d'avant 1969 concernaient en pre­mier lieu le clergé ; la messe concerne en premier lieu les laïcs. 81:253 D'autre part ; on avait donné à l'opposition une loi positive, quelque chose sur quoi mordre ; et de fait, elle n'en démordra pas. La messe concerne en premier lieu les laïcs : elle est leur trait d'union principal avec Dieu, Jésus, l'Église. C'est donc en 1969 que l'opposition prend de l'ampleur, et, dans tous les pays que je connais, elle vient des laïcs. L'opposition cléricale était et demeure quasiment nulle, en chiffres ronds. On pourrait pres­que dire aujourd'hui que la révolution dans l'Église est dirigée par les clercs contre les laïcs. (...) Il est vrai que les relations entre pasteurs et brebis sont plus ou moins tendues selon les pays. En France elles sont au pire, car vous voyez tout en noir et blanc. Vous n'avez jamais compris que l'arc-en-ciel pouvait être signe de paix. Vos évêques ont la manie de couper les ponts derrière eux, et si par hasard ils en omettent un seul, les laïcs se précipitent pour le faire sauter avec des feux de joie. En Angleterre, la hiérarchie s'est montrée plus prudente, et par conséquent la résistance aussi. Et en Irlande, la tension est si pauvre qu'on n'a jamais pu y former -- même -- une association Una Voce. \*\*\* L'Église-réseau, réseau de sociétés de pensée, voilà bien le mécanisme par lequel s'est produit l'effondrement du clergé. Mais ce n'en est pas la cause. Comment les prêtres sont-ils devenus si friands de meetings ? Autrefois, Monsieur le Curé était souvent un robuste gaillard, plutôt trop indépendant que pas assez. Il avait beaucoup de peine à se rendre à la réunion trimestrielle du doyenné. Aujourd'hui, il consacre sans le moindre effort des semaines entières aux sessions de « recyclage ». Si l'opposition entre le clergé et les laïcs n'est pas due à l'esprit du siècle et aux mass-media, et ne l'est qu'en partie à l'Église-société de pensée, quelle en sera la cause profonde Quelle est l'influence subie par le clergé que les laïcs ne con­naissent pas ? La réponse s'impose d'elle-même : c'est le séminaire. Les anciens séminaires avaient d'énormes mérites, et je suis très reconnaissant de ce que j'y ai moi-même reçu. Pourtant, de toute évidence, ils ont échoué. Tous les évêques, presque tous les prêtres d'aujourd'hui sont passés par un séminaire. Et chacun en sortait convaincu d'avoir réponse à tout. Chacun d'entre nous croyait, sortant de là, à la Sainte Trinité, à l'Incarnation, à la Résurrection et l'Ascension de Notre-Seigneur ; aux sept sacre­ments qui fonctionnent ex opere operato ; à l'Immaculée Concep­tion, l'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, etc. 82:253 Oui, nous y croyions tous, mais il semble que c'était d'une façon abstraite et désincarnée -- et non comme à des réalités immédiates de la foi. Or, une proposition abstraite peut être plus ou moins vraie suivant les données. Une réalité ne change pas, parce qu'elle est le donné. De plus, l'abstraction est liée à une logique des *signes,* tandis que la pensée du réel est liée à la *chose* signifiée. On voit que les notions religieuses de beaucoup de prêtres restaient bien abstraites, puisqu'il a suffi de changer le signe, le mot, pour qu'ils perdent toute certitude sur la réalité. Ils savaient exactement ce qu'était la messe : les voici en recherche depuis près de vingt ans pour définir l'eucharistie. La consécration s'est diluée de même : dans l' « anamnèse ». Les fidèles se sont évaporés dans la « synapsis », la contrition a fondu dans la « métanoïa », l'évangélisation dans le « kérygme », etc. Comment se fait-il que les séminaires n'aient pas su traduire la proposition abstraite des dogmes dans la réalité immédiate de la foi ? Ou, pis encore, comment se peut-il que les étudiants arrivant au séminaire avec les réalités de leur catéchisme aient laissé tout cela s'évaporer dans des propositions abstraites ? Il me semble qu'il existe une explication. En matière religieuse, une proposition abstraite ne peut devenir réalité de la foi que par la grâce -- du côté de Dieu ; et la prière -- du côté de l'homme. Or, à ma connaissance, il ne s'est pas trouvé au monde un séminaire pour intégrer dans le programme de ses enseigne­ments une étude sérieuse sur la prière : sa physique, sa métaphy­sique, sa théologie. (...) Il est vrai qu'on ne peut pas enseigner à prier comme on enseigne le latin -- pour la simple raison que, chez nous, ce n'est pas le chrétien qui prie mais le Saint-Esprit qui, à travers lui, pousse les petits cris de *Abba, Pater.* Comme le dit fort bien l'abbesse Cécile Bruyère : « L'adoration, c'est la forme de l'amour divin faisant retour à Dieu dans un esprit créé. » On ne peut pas enseigner à prier, mais il n'y a aucune raison pour que les séminaristes ne soient pas instruits de la manière dont cela s'est fait depuis les Pères du désert, à travers les grands mystiques du Moyen Age, et jusqu'à nos jours. 83:253 Telle fut la grande lacune de l'éducation des prêtres. Lacune qui ne cesse de s'aggraver depuis qu'on a fermé les séminaires et qu'il n'existe plus du tout de formation spirituelle. Mais déjà, depuis plusieurs générations, les séminaires ne fournissaient au monde que des théologiens et des fonctionnaires (la bureaucratie ecclésiastique), au lieu de lui donner des « hommes de prière », des prêtres de Dieu. \*\*\* (...) Ce sont les laïcs qui se sont aperçus dès le premier jour de ce fait très simple et fondamental : le Nouvel Ordo est IMPRIABLE. La prière en effet requiert le recueillement, l'effacement du moi, l'adhérence à Dieu. Le Nouvel Ordo impose un procédé rigoureusement inverse où l'on s'exprime, s'engage et participe. Et c'est dans la mesure où le Nouvel Ordo reste *fonctionnel* qu'il est *impriable.* On ne saurait en même temps se recueillir et s'exprimer ; s'effacer et s'engager ; adhérer à Dieu et donner le shake-hand britannique aux copains. A Écône, me dit-on, on impose une année entière de formation spirituelle. Le principe en est aussi nouveau qu'admirable. J'es­père cependant qu'on tient très haut la dragée, et qu'on n'y fait pas seulement de l'ascèse. L'ascèse est très importante : sans elle, pas de vie spirituelle ; mais *ce n'est pas* la prière à proprement parler. Le but de l'ascèse est le perfectionnement de soi-même : de son intelligence et de son imagination par la méditation ; de sa volonté et de son corps par la discipline. L'essence de la prière est ailleurs, au-dessus : elle est dans l'adoration de Dieu. Le séminaire d'Écône aura parfaitement réussi s'il produit des prêtres qui prient. Il aura parfaitement échoué s'il ne produit que des théologiens. De M. l'abbé Hans Küng au Révérend Père Guérard des Lauriers, les fidèles ont déjà un choix suffisant de théologiens. Ce qui leur manque, ce sont des prêtres capables de prier... Ne croyez pas que je sois anti-intellectuel, ce serait inexact. Mais la petite veilleuse de la foi peut se faire invisible de deux manières : par excès de ténèbres si on la laisse éteindre ; par excès de lumière si on y fait jouer le phare éblouissant de l'abstrac­tion rationnelle. 84:253 Vous avez en France une expression admirable : « *la foi du charbonnier *». C'est exactement cela. Comme le charbon, la foi donne peu de lumière mais chauffe. La raison donne toute la lumière qu'on voudra, mais ne chauffe jamais. Et c'est de chaleur que le cœur a besoin. \*\*\* (...) La difficulté spécifique à la France, c'est l'écart entre l'évaluation officielle et ce qu'un étranger comme moi peut juger sur sa petite expérience. L'évaluation officielle a été exprimée récemment avec une grande lucidité par le professeur Delumeau. Sa thèse est assez simple. La France est totalement déchristianisée ; 85 % de ses habitants ne pratiquent plus, et ceux qui pratiquent sont les plus déchristianisés. Il faut donc tout recommencer avec une nouvelle élite, tant intellectuelle qu'ouvrière. Cette nouvelle élite est en train de se former, en dépit des pratiquants. Voilà l'espoir. D'après Delumeau, le catholicisme français avait déjà perdu l'élite intellectuelle au temps de Galilée et l'élite sociale au XVIII^e^ siècle. Au début du XIX^e^, il perd encore la classe ouvrière avec la révolution industrielle, et, dans la première moitié du XX^e^, la paysannerie. Il ne resterait plus aujourd'hui au catholicisme qu'une fraction de la bourgeoisie bien-pensante, appelée à disparaître, qui s'appuie sur la religion pour conserver ses biens ou attendrir le choc de leur disparition. Telle est la thèse officielle : la France, pays de mission. Mais déjà, entre les deux guerres, un étranger voyait les choses autrement. Il était au courant des lois Combes, et de la séparation de l'Église et de l'État. Il savait que non seulement toute propriété ecclésiastique avait été confisquée -- cathédrales, évêchés, églises, presbytères, séminaires, instituts supérieurs, écoles, maisons de rapport, etc. -- mais que même les congrégations religieuses avaient été exilées. (Pour notre plus grand bonheur à nous.) L'étranger savait tout cela. Il savait aussi que l'organe le plus sensible du corps humain, c'est le portefeuille. Or, vingt ans après la débâcle, tout était racheté : évêchés, séminaires, instituts, écoles, tout. Était-ce là l'obole d'une petite fraction de la bourgeoisie hypocrite et intéressée, comme le voudrait le professeur Delu­meau ? L'effort financier a dû être analogue à celui de la cons­truction des cathédrales. L'étranger n'y voit que de l'héroïsme. \*\*\* 85:253 (...) Ce qui sauve pour l'heure le gouvernement révolutionnaire de l'Église de France, c'est le désarroi total de l'opposition. Je souscris personnellement à trois périodiques en situation de résis­tance et d'opposition ; j'en reçois plus de vingt ! N'achetant pas de journaux, ce surplus m'est fort utile pour garnir le fond de ma poubelle. On dirait qu'en France tout le monde sait écrire, et que personne ne sait lire. Mais ce n'est pas la dispersion de l'énergie qui est seule à déplorer : ces groupuscules se conduisent comme des punaises qui ne cesseraient de mordre. Et, comme les structures officielles ont la peau trop dure, c'est dans les rangs de la résistance elle-même qu'ils ne cessent d'attaquer. Phénomène aberrant, mais typiquement français : le pays où surgit l'opposition la plus intelli­gente et sans doute la plus nombreuse est celui où elle est la plus divisée. Bryan Houghton. 86:253 ### La tempérance *suite* par Marcel De Corte LA LIAISON entre une « civilisation » qui se veut totalitaire­ment économique comme celle des pseudo-sociétés libérales ou communistes, et, d'autre part, l'impudeur généralisée est patente. Il ne peut en être autrement dès que la notion de bien commun s'efface des esprits au bénéfice des seuls biens et seuls plaisirs particuliers, fin du moi replié sur lui-même et n'ayant plus le moindre souci de l'autre, incapable d'éprouver la moindre crainte d'un acte honteux devant autrui, la moindre pudeur. La dissociété engendrée par la « civilisation » économique pure et simple n'est plus apte à provoquer chez ses membres disjoints le sentiment de la pudeur. Le sens de l'honneur est la seconde condition nécessaire à la naissance et à la croissance de la vertu de tempérance selon saint Thomas. Le mot latin *honestas* qui l'exprime est à peu près intraduisible en langue française. De même que le sens de la pudeur a disparu sous la pression de la « civilisation » technique finalisée par l'*ipsemet,* par le moi, le sens de l'honneur s'est quasiment éteint dans l'âme des hommes pour la même cause et sous la pression de la dissociété, individualiste ou personnaliste, c'est chou vert et vert chou, qui en est la conséquence inéluctable. 87:253 Bien plus, de même que la pudeur dans l'interprétation qu'en fait la philosophie moderne et pour autant qu'elle subsiste encore, a revêtu une signification subjective, le sens de l'honneur est devenu presque exclusivement relatif au sujet qui l'éprouve et n'est plus guère que le respect et l'estime de soi-même, sinon l'*amour-propre,* l'attachement exclusif à sa propre personne, à sa conservation et à son développement, le sentiment vif de la dignité dont chacun s'estime pourvu et de sa valeur personnelle. Le sens de l'honneur est aujourd'hui le sens de ce qu'on nomme « la dignité de la personne humaine ». Il ne faudrait pas beaucoup gratter cette signification pour y découvrir un égoïsme secret, une admiration cachée de soi-même, indépendamment de toute autre considération. Pour saint Thomas, il n'en est pas ainsi. L'*honestas* dont il emprunte la signification à Cicéron ([^48]), recouvre tout le champ des vertus cardinales, dont la prudence est la régisseuse et dont la justice est le pôle d'attraction. « Il appelle honnête *ce qui est digne d'honneur. Or l'honneur est dû à l'excellence *»*,* laquelle dépend de la position qu'on occupe dans une société bien faite en raison de la vertu que l'on pratique et de la perfection que la vertu implique. « L'honnête, à proprement parler, se rapporte donc à la même chose que la vertu. » Celui qui la met en pra­tique doit être honoré et l'honneur lui est dû en tant que la vertu qu'il met en œuvre est désirable pour elle-même. Le témoignage d'honneur que l'on rend à l'excellence vertueuse d'un être humain est porté à partir d'actes effectivement connus, c'est-à-dire d'actes extérieurs. La conduite extérieure est honnête dans la mesure même où elle traduit la rectitude intérieure d'une activité pratique bien dirigée vers sa fin qui est, répétons-le sans lassitude, le bien commun. Si l'honneur s'enracine dans le choix intérieur finalisé par le bien commun, sa signification se révèle dans le comporte­ment extérieur conforme à la vertu de justice ([^49]). Aussi l'*honestas* est-elle belle et l'honneur acquiert de la sorte « de l'éclat aux yeux des autres ». De même que la beauté du corps consiste dans une juste proportion des membres et « d'un certain éclat de couleur qui l'accompagne » (*cum quadam debiti coloris claritate*)*,* « de même la beauté spirituelle consiste pour l'homme à avoir une conduite et des actions bien proportionnées selon l'éclat spirituel de la raison. C'est cela l'honnête, lequel, nous venons de le voir, est identique à la vertu et particulièrement à la plus haute d'entre les vertus, laquelle règle toutes choses hu­maines conformément à la raison pratique ». 88:253 L'*honestas* s'identifie donc à la beauté spirituelle et à l'éclat qui définit la beauté comme la *splendor veri,* à la lumière qui émane de l'être authentique. Saint Thomas va même plus loin : cette beauté qui rayonne de l'honnête homme le recouvre d'une certaine gloire. « La gloire est un effet de l'honneur, car lorsque quelqu'un est honoré et loué, il acquiert de l'éclat aux yeux des autres. C'est pourquoi ce qui donne de l'honneur et ce qui donne de la gloire et la beauté sont concrètement une seule et même chose. » L'*honestas*, la gloire, la beauté n'ont rien de subjectif. Elles sont finalisées par le bien commun objectif que l'on atteint et qui est l'œuvre de la justice. Si quelqu'un s'enorgueillissait de l'honneur qu'on lui rend et le référait à son *moi,* il succomberait à ce que saint Thomas appelle énergiquement « la fornication spirituelle » ([^50]). Il importe de ne pas confondre l'honnête, l'utile et le délec­table ou le plaisir. Ils peuvent certes se rencontrer dans un même sujet, mais ils diffèrent formellement entre eux. Nous venons de voir qu'une chose est dite honnête « en tant qu'elle comporte une certaine beauté selon l'ordonnance de la raison » et donc selon ce qui convient à la nature humaine. Or ce qui convient à la nature humaine engendre un plaisir dans le sujet. Il en est ainsi de toute vertu. « Cependant tout ce qui est délectable n'est pas né­cessairement honnête, car une chose peut convenir à la sensibilité et ne pas convenir à la raison. Ce plaisir est alors en dehors de la raison qui rend parfaite la nature humaine. Quant à la vertu elle-même, qui en soi est honnête, elle se rapporte à une autre chose comme à sa fin, à savoir au bonheur, qui, dans l'ordre temporel, réside dans le bien commun, et, dans l'ordre surnaturel, en Dieu tel qu'Il s'est révélé aux hommes en Jésus-Christ. Ainsi donc l'honnête, l'utile et le délectable, identiques dans le sujet, diffèrent quant à la notion, c'est-à-dire quant à l'objet désigné par la notion. On appelle honnête ce qui possède une certaine excel­lence à cause de sa beauté spirituelle ; délectable, ce en quoi se repose l'appétit ; utile, ce qui sert à atteindre autre chose. Tout ce qui est utile ou honnête est en quelque manière délectable, mais l'inverse n'est pas vrai. » ([^51]) 89:253 On comprend ici le rôle que remplit l'*honestas* par rapport à la tempérance : elle la prépare pour autant qu'elle se distingue objectivement du plaisir qui la prolonge et qu'elle habitue l'homme à ne point poursuivre un plaisir qui ne serait point honnête. On peut même ajouter que l'*honestas* fait naturellement partie de la tempérance, puisqu'elle se détourne « de ce qu'il y a de plus laid et de plus indécent pour l'homme, à savoir les voluptés bestiales ». Elle en fait partie en tant que condition de son exercice. Sans doute fait-elle aussi partie de la justice et de la force qui visent directement un bien plus grand que la tempérance. « Mais la tempérance mérite un plus grand honneur à cause de la répression qu'elle opère des vices les plus déshonorants » qui font choir l'homme au niveau de la bête ([^52]). La tempérance n'aura plus qu'à se greffer sur l'*honestas :* elle modérera alors, sous la dictée de la raison, l'usage des choses qui plaisent, singulièrement les plaisirs du toucher et des autres sens qui éveillent dans le toucher la propension au seul plaisir. Hostile à la laideur et à l'abjection qui sont le lot du plaisir charnel poursuivi uniquement pour lui-même, elle introduit directement à la régulation du plaisir qui est la fonction même de la vertu de tempérance. En même temps l'*honestas* établit le rôle social et politique de la tempérance puis­que l'honneur dont elle recouvre l'honnête homme n'est pas, com­me on le croit d'ordinaire, la récompense de la vertu pour le vertueux -- celle-ci est le bonheur, le bien commun temporel, la béatitude surnaturelle -- mais « la récompense de la vertu de la part des autres (*ex parte aliorum*)*.* Le mieux dont les hommes puissent rétribuer la vertu, est de honorer » ([^53]). Nous avons subjectivé aujourd'hui l'honneur, pour autant qu'il subsiste encore. Saint Thomas nous demande, comme pour tout acte de connais­sance, de le considérer objectivement : « l'honneur consiste plus dans l'acte de celui qui honore qu'en celui qui est honoré » ([^54]). Sa valeur indubitablement politique et sociale rejaillit sur la tem­pérance dont l'*honestas* est la condition. Prévertu sociale, la pudeur, et vertu sociale au sens plein du terme, l'*honestas* sont les soubassements obligés de la tempérance qui lui permettent de résister efficacement aux explosions indivi­duelles des passions du concupiscible toujours inclinées à s'émanciper du joug et de la direction de la raison pratique depuis le péché originel. 90:253 Par les liens qu'elles tissent, surtout la seconde, entre les hommes *dans une société restée saine* et régie par des lois positives qui s'articulent à la partie de la nature humaine que le péché originel n'a pas entièrement corrompue, et à l'élan natif qui l'oriente vers le bien commun, elles permettent de juguler quasi immédiatement ce qu'on appelle « le mauvais exemple » éventuel ou en toute espèce de causes d'en limiter les dégâts. Leur rôle, par rapport à la tempérance, se révèle plutôt négatif, mais il est immense. Il débroussaille et déparasite le terrain et permet ainsi à la plante de germer et de s'épanouir en fleurs et en fruits. Il permet à la tempérance (qui succède à la prudence, à la justice et à la force) de rejoindre ces dernières de façon à constituer un tout organique indispensable à une vie sociale authen­tique ([^55]). La tempérance, conditionnée par une prévertu sociale et par une vertu sociale, devient ainsi à son tour une des condi­tions de la robustesse de la Cité qui la rend capable de résister à l'émancipation du plaisir destructeur (par son caractère individuel) de la communauté, *tout en l'intégrant,* puisqu'il est un phénomène naturel qui couronne l'appétit naturel du bien d'un être formé d'une âme et d'un corps. #### IV Les deux espèces dans lesquelles la vertu de tempérance se diversifie sont l'abstinence et le jeûne. Ce sont pour saint Thomas non point des vertus chrétiennes au sens propre du qualificatif, mais des vertus naturelles que la grâce fait naître dans la nature de l'homme qu'elle surélève et qui se distinguent spécifiquement par leurs objets respectifs de la tempérance régulatrice des plaisirs. L'abstinence n'est pas une privation pure et simple d'aliments qui n'aurait au surplus aucune valeur morale puisque le fait de manger et de boire, pris comme tel, ou le fait de s'en abstenir sont en soi des faits biologiques indifférents à la morale proprement dite. 91:253 Avec la régulation et le bon usage du boire et du manger, nous accédons à une autre sphère où l'abstinence devient une vertu ou un acte de vertu réglés par la raison pratique orientée vers le bien commun qui prescrit à l'homme « de s'abstenir de nourriture selon qu'il est nécessaire à la convenance de ceux avec qui il vit et à la convenance de lui-même, et selon les nécessités de la santé » par un discernement (*scientia*) judicieux ([^56]). Il ne s'agit point là d'une attitude prescrite par une loi ecclésiastique comme on l'entend étroitement aujourd'hui, mais d'un comporte­ment commandé par la loi naturelle qui dépasse de beaucoup le simple précepte de « faire maigre ». Elle est une vertu qui fait partie de la tempérance et qui reçoit son nom d'un manque (*abstinentia*) dont le juste milieu est conforme à la dictée de la droite raison. De même en effet que la force est plutôt louée pour un certain excès mesuré, l'abstinence est estimée pour une certaine restriction volontaire dans le domaine du boire et du manger. Mais cette restriction doit toujours, selon saint Thomas et parce qu'elle est une vertu, se situer en équilibre raisonnable entre l'outre-mesure et le défaut *dans le manque :* trop s'abstenir, trop peu s'abstenir sont des actes qui ne sont plus assortis à la réalité même de la vertu ([^57]). L'abstinence est une partie *spéciale* de la tempérance parce qu' « elle défend le bien de la raison contre les assauts des passions du concupiscible » *en tant que* « les plaisirs de la nourri­ture sont de nature à détourner l'homme du bien de la raison à cause de leur intensité et à cause de la nécessité que l'homme éprouve de se sustenter » ([^58]). « Elle châtie le corps -- toujours disposé à regimber contre l'esprit -- et elle le défend, non seule­ment contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la gourmandise, parce que l'homme, lorsqu'il fait abstinence, devient plus fort contre les attaques de la gourmandise, lesquelles sont d'autant plus puissantes qu'il leur cède davan­tage » ([^59]). Il est donc nécessaire qu'il y ait une vertu spéciale qui modère l'usage des aliments et des boissons. C'est dans une catégorie à part que se situe le jeûne auquel saint Thomas consacre huit articles de la question 147 de la *Somme.* Le jeûne est assurément une vertu et, comme telle, bien différent du jeûne naturel qui consiste à dire que quelqu'un est à jeun avant d'avoir mangé, et qui n'est qu'une simple privation. 92:253 Le jeûne est une vertu parce qu'il est ordonné à un « bien honnête », c'est-à-dire à un bien qui satisfait aux exigences de la raison pratique orientée vers le bien commun d'ordre temporel ou surnaturel. En effet, tout d'abord, le jeûne a été institué « pour réprimer les convoitises de la chair ». Jérôme nous dit que « sans Cérès et Bacchus, Vénus reste froide », ce qui signifie que « la luxure perd son ardeur par l'abstinence du manger et du boire ». Ensuite, on jeûne pour que l'esprit s'élève plus librement à la contemplation des réalités les plus hautes -- celles que la raison naturelle théorique et la foi surnaturelle peuvent atteindre. C'est pourquoi il est dit au livre de Daniel qu'après un jeûne de trois semaines, il reçut une révélation de Dieu. Enfin on jeûne en vue de « satisfaire pour le péché » ([^60]). Saint Augustin dit dans un de ses sermons : « Le jeûne purifie l'âme, élève l'esprit, soumet la chair à l'esprit, rend le cœur contrit et humilié, disperse les nuées du désir, éteint l'ardeur des passions, rend vraiment brillante la lumière de la chasteté. » ([^61]) On voit par là que le jeûne est bien une vertu. Cette vertu se situe au confluent de l'activité spé­culative de l'esprit (lorsqu'il s'élève vers les réalités transcendantes d'ordre naturel ou surnaturel), de l'activité pratique de l'esprit (qui empêche la chair de se livrer à l'impudeur et à la luxure qui désorganisent toutes les sociétés humaines, de la famille à la cité, en les pulvérisant en sujets autonomes repliés sur leurs propres plaisirs), et indirectement de l'activité poétique qui satisfait l'*ip­semet*, le moi en ses racines matérielles individuantes, et dont il refoule les tendances égocentriques. Le jeûne est un acte d'abstinence, mais plus prononcé que l'abstinence dont nous venons de parler, « non tant au point de vue de la quantité qu'à celui de la droite raison comme le dit Aristote. La raison juge en effet qu'il est bon à quelqu'un, pour un motif particulier, de prendre moins de nourriture qu'il ne faudrait selon la condition commune : par exemple, pour éviter la maladie ou pour accomplir plus aisément certaines œuvres cor­porelles. Beaucoup plus encore, la droite raison y invite pour éviter des maux et obtenir des biens spirituels » ([^62]). Mais là aussi il faut garder la mesure propre à toute vertu : on ne peut supprimer la nourriture dans une quantité telle que la nature ne puisse se conserver ni au point de rendre l'homme incapable d'accomplir les œuvres qu'il doit accomplir ([^63]). 93:253 Le jeûne est un acte d'absti­nence qui découvre la juste mesure dans la nourriture de manière à satisfaire aux réquisitions des trois activités propres à l'intelli­gence humaine, et à les faciliter ([^64]). C'est pourquoi l'autorité de l'Église a élevé le jeûne à la hauteur d'un précepte : il permet de vaquer plus aisément aux œuvres de la contemplation. Il n'est pas une œuvre surérogatoire comme on tend à l'admettre depuis Vatican II et sa mythologie de la « libération » de toute servitude. « Chacun est tenu par la raison naturelle (*ex naturali ratione*) de pratiquer le jeûne pour expier et réprimer la faute, et pour élever l'esprit aux choses spirituelles. C'est pourquoi le jeûne en général tombe sous le précepte de la loi naturelle (*sub praecepto legis naturae*). » Seule la détermination du temps et du mode de jeûner relève de l'autorité de l'Église. Il y a un jeûne conforme aux impératifs naturels qui règlent la nature raisonnable et sociale de l'homme. Il y a, à côté, « le jeûne ecclésiastique » ([^65]). On voit par là combien saint Thomas, comme Aristote, est soucieux de subordonner tous les actes humains au bien commun temporel et surnaturel. Le jeûne n'échappe pas à l'attirance du bien commun sous les deux formes qu'il a et dans les deux sociétés dont il est, à des titres différents, la fin. Saint Thomas le dit à sa façon dense et ferme habituelle : « De même qu'il appartient aux princes séculiers de promulguer des lois qui précisent le droit naturel en ce qui concerne le bien commun dans l'ordre temporel, de même il appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des décrets ce qui regarde le bien commun des fidèles dans l'ordre spirituel. » ([^66]) « Ces prescriptions sont proposées parce qu'elles conviennent à la multitude. C'est pourquoi, en les édictant, le législateur considère ce qui a lieu communément et dans la plu­part des cas. » Il y a des empêchements évidents qui dispensent du jeûne, mais qui ne sont pas livrés à notre arbitraire ([^67]). Le jeûne permet à l'âme d'échapper aux convoitises des passions du concupiscible et de parvenir à ce degré de contemplation des réalités transcendantes ainsi qu'à la hauteur d'une vie sociale orga­nique fondée sur l'union, que la nature humaine requiert. Rien n'unit plus les hommes entre eux que la méditation commune des vérités éternelles et que la pratique des vertus politiques qui rassemblent les citoyens dans leur action vers une fin commune raisonnable. Le jeûne y pourvoit, comme on peut le remarquer dans toutes les sociétés religieuses ou séculières où il a été en vigueur. 94:253 Inversement, comme on s'en aperçoit aujourd'hui, l'aban­don du jeûne coïncide avec le mépris des vérités purement spécu­latives et avec un désordre social évident. La primauté actuelle de l'activité technico-économique et l'attrait de « la société de consommation » -- laquelle est plutôt une dissociété -- ont une part qui n'est pas moins évidente en ce lâchage généralisé du jeûne. Le jeûne et l'abstinence dressent en effet de solides digues contre la crue des vices de gourmandise et de luxure qui sévissent dans la dissociété contemporaine avec une violence non-pareille, et qui sont liés à la pseudo-civilisation technique et économique dont nous subissons les ravages et dont le primat du *faire* sur le *contempler* et sur l'*agir* est finalisé par l'*ipsemet,* par la divinisation du Moi. Les mots mêmes de « gourmandise » et de « luxure » ont presque disparu du langage courant, du moins en leur sens péjoratif, comme si les réalités auxquelles ils renvoient s'étaient elles aussi évanouies. La gourmandise est un péché contre l'ordre de la nature avant de l'être contre l'ordre divin. « Elle ne signifie pas n'importe quel désir de manger et de boire, mais le désir désordonné. Or on dit qu'un désir est désordonné lorsqu'il s'écarte de l'ordre de la raison (pratique) en quoi réside le bien de la vertu morale. Et l'on dit qu'une chose est un péché lorsqu'elle s'oppose à la vertu. Il est donc clair que la gourmandise est un péché. » ([^68]) Syllogisme inattaquable dont nous avons oublié la portée de la mineure. Nous ne savons plus qu'il existe un dérèglement, un désordre de l'appétit sensible en la convoitise duquel réside le vice de gourmandise. Pour nous, la gourmandise n'est plus un vice. Elle est quasiment une qualité de quelqu'un qui « fait honneur à la table » que la « société de consommation » étale avec une abondance ostentatoire sous ses yeux concupiscents. Qu'est-ce pour nous en effet que s'écarter de l'ordre de la raison (pratique) en quoi réside le bien de la vertu morale ? Il faut faire acte d'intelligence pour le comprendre. Il faut *surtout* mettre cet ordre en pratique. On découvre alors avec saint Thomas que la gourmandise n'est pas un excès qui fatigue le corps, mais un vice qui porte atteinte à l'ordre social puisqu'il replie l'homme sur lui-même, ou plutôt sur ses organes de digestion qui l'indivi­dualisent et le rendent, étant matière, différent d'un autre, inca­pable de communiquer avec lui sur ce plan. 95:253 « Toute vertu se rapporte au bien commun » ([^69]) en dernière analyse. Tout vice contraire s'éloigne du bien commun en dernière analyse parce que « le bien propre ne peut exister sans le bien commun » ([^70])*.* « Même la tempérance et la force peuvent être rapportées au bien commun, puisque, dans une société bien faite, la loi positive, entée sur la loi naturelle qui prescrit la poursuite du bien commun et défend ce qui en détourne, intervient pour commander leurs actes. » ([^71]) Redisons-le au risque de fatiguer le lecteur : nous vivons, si l'on peut dire, en une dissociété où le bien commun n'est plus que la somme des biens particuliers rassemblés sous une carapace de bureaucratie socialisante : ils y grouillent au détriment les uns des autres et au bénéfice de la « nouvelle classe dirigeante » dont Djilas, qui s'y connaissait, a dénoncé la naissance et la consolidation dans les pays socialistes ([^72]). Nous ne savons plus que la gourmandise -- *gula* dit admirablement le latin -- est liée à la « société de consommation » dont la finalité est l'*ipsemet,* le Moi. L'Ecclésiaste pourtant le disait déjà : « Tout le travail de l'homme est pour sa bouche. » ([^73]) La *gourmandise*, lorsqu'elle exerce sa domination, écrase, selon saint Grégoire, toutes les vertus à la fois. Aussi est-elle alors un péché mortel puisqu'elle détruit l'ordre de la raison qui doit régler tous les actes humains, tant en usant de moyens dispro­portionnés aux nécessités de l'existence qu'en détournant l'homme de sa fin qui est de réaliser en lui l'animal raisonnable et l'animal politique selon le vœu même de sa nature humaine. Si l'homme se livre à la gourmandise et se détourne de sa fin (qui est d'ob­server la loi naturelle) au point de mépriser Dieu, alors il commet un péché mortel qui offense directement l'ordre de la nature et les préceptes du Décalogue qui en sont l'expression. Toutefois, note avec indulgence saint Thomas, « si le désordre de la convoi­tise ne se rapporte qu'aux moyens, en ce sens qu'on désire trop les plaisirs de la nourriture sans pourtant faire quelque chose contre la loi de Dieu, alors il n'est que péché véniel » ([^74]). Dans le premier cas, il offense la justice qui est de rendre à Dieu son dû : l'amour. 96:253 Il détruit les vertus en se prolongeant inévitablement en luxure ([^75]). Saint Thomas, de nouveau généreux, note que « si le péché qui se rapporte aux choses divines doit être compté parmi les plus grands, du point de vue de celui qui se livre à la gourmandise à cause de la nécessité de se nourrir et de la difficulté qu'il y a à discerner et à mesurer ce qui convient en ce domaine, le péché se trouve plutôt diminué qu'aggravé » ([^76]). Il convient donc de ne pas rechercher des aliments trop raffinés et coûteux, trop recherchés et soignés, trop abondants, de ne point les absorber avec un excès de jouissance, devancer avec précipitation le temps convenable pour se nourrir, ni de manger avec avidité ([^77]). Il n'empêche que « la gourmandise donne naissance à d'autres vices en qualité de cause finale pour autant que celle-ci présente une fin très désirable dont la convoitise conduit les hommes à pécher de multiples façons et que le plaisir qu'elle suscite appartient, comme tout plaisir, à la notion de bonheur ». Certains hommes peuvent se faire un dieu de leur ventre, dit saint Paul, et pour satisfaire cette divinité extrêmement exigeante s'abandonner à d'autres vices qui en sont la conséquence. La gourmandise hébète l'intelligence, provoque une sotte hilarité, fait parler dans une verbosité désordonnée, engendre la bouffonnerie et l'impureté sous toutes les formes du désir charnel. Aussi la compte-t-on à bon droit parmi les péchés capitaux qui se trouvent à la tête (*caput*) d'une kyrielle d'autres ([^78]). C'est évidemment à l'abstinence et au jeûne qu'il appartient de s'opposer, en tant que vertus spéciales englobées dans la tempérance, au vice capital de gourmandise et à ses séquelles. Il en est de même de la sobriété qui s'oppose à l'ébriété, associée requise de la gourmandise. Elle a pour matière la boisson, particulièrement les boissons enivrantes « dont l'usage modéré est très bienfaisant pourvu qu'on en use sans excès ». Saint Thomas cite ici l'Ecclésiaste : « le vin est la vie de l'homme pourvu qu'on en boive avec sobriété » ; sinon « il empêche l'usage de la raison plus encore que l'abus de la nourriture ne le fait » ([^79]). Le grand moraliste qu'il est ne laisse pas d'être un grand génie équilibré. Il sait que « toutes les choses qui concernent proprement la tempé­rance et ses diverses espèces sont nécessaires à la vie présente » ([^80]). 97:253 Il prononcerait volontiers avec Pascal : « Buveur d'eau, mauvais caractère. » Pour lui, « aucune nourriture, aucune boisson, consi­dérées comme telles, en leur essence, ne sont interdites, selon la parole du Seigneur qui a dit : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui rend l'homme impur ([^81]). En soi, boire du vin n'est pas illicite. Mais cela peut le devenir par accident : soit à cause de la condition de celui qui boit, lorsque, par exemple, le vin l'incommode facilement, soit lorsqu'il se trouve obligé, par un vœu particulier, à ne pas boire de vin, soit à cause de la façon de boire, lorsque, par exemple, on dépasse la mesure en buvant, soit enfin à cause des autres pour lesquels il importe de ne pas être un objet de scandale » ([^82]). Cette mesure dans le boire est surtout prescrite aux jeunes gens et aux femmes chez qui il n'existe pas assez de force pour résister aux convoitises des sens, ainsi qu'à tous ceux qui occupent une place importante dans la société : la sobriété leur est imposée afin qu'ils puissent accom­plir leur tâche avec aisance ([^83]). Il s'ensuit que le vice d'ébriété contraire à la sobriété est un péché, non sans doute le plus grave -- il faut réserver ce superlatif aux péchés de l'esprit -- mais sérieux lorsqu'il est intentionnellement voulu ([^84]). Parmi les espèces où se diversifie la tempérance, saint Thomas compte également deux vertus aujourd'hui quasiment périmées si l'on en croit les sondages d'opinion, en tout cas considérées comme dérisoires : la *chasteté* et la *virginité.* La première est une vertu spéciale « qui réprime les convoitises de ce qui procure du plaisir en matière sexuelle ». Elle se distingue, bien entendu, par cet objet qui lui est propre de l'abstinence et du jeûne qui portent sur les aliments et « par lesquels la *nature de l'individu* se conserve *en tant* qu'animal raisonnable et animal politique. Ce qui est sauvé ici par la chasteté, c'est *la nature de l'espèce *»*.* Si la pudeur est la crainte de la honte, la pudicité qui lui est étroitement apparentée est « la crainte de ce pour quoi les hommes éprouvent le plus vif sentiment de honte : les actes sexuels, et cela à un point tel que même l'acte conjugal qui est revêtu de l'*honestas* du mariage, n'en est pas exempt. Et cela vient de ce que le mouvement des organes génitaux n'est pas soumis à l'empire de la raison, comme c'est le cas pour le mouvement des autres membres extérieurs ». 98:253 Ce n'est point là une honte artificielle que l'éthique chrétienne aurait projetée dans la sexualité puisqu'un païen comme « Aristote nous affirme que l'homme éprouve un sentiment de honte non seulement pour l'union charnelle, mais aussi pour tout ce qui en est le signe. Voilà pourquoi la pudicité appartient en propre à la chasteté qui fait un bon usage des organes génitaux en correspondance avec la finalité que leur découvre la raison. Voilà pourquoi la pudicité s'applique essentiellement aux réalités sexuelles, et principalement aux signes de ces réalités comme le sont les regards impudiques, les baisers et les attouche­ments. Et c'est parce que ceux-ci ont coutume d'être davantage perçus que la pudicité regarde surtout les signes extérieurs de ce genre, tandis que la chasteté regarde davantage l'union sexuelle elle-même. Ainsi donc la pudicité est ordonnée à la chasteté, non comme une vertu qui serait distincte d'elle, mais comme exprimant un certain entourage de la chasteté. Parfois cependant l'une est prise pour l'autre » ([^85]). Peut-on exprimer ces choses avec une pudeur qui n'a rien de pudibond, et avec plus d'acuité objective, sans l'ombre d'une complaisance, que ne le fait ici le plus grand moraliste de tous les temps ? Pourquoi l'œuvre de chair est-elle universellement entourée d'un halo de honte au point qu'elle ne s'effectue jamais en public et qu'il a fallu attendre notre époque dévergondée pour l'exhiber en image à la vitrine de certaines boutiques « spécialisées » ou sur le grand écran et même sur le petit écran familial marqué d'un carré blanc ? Un peu plus de tolérance encore et on la verra dans la rue, comme on en voit déjà les signes avant-coureurs que saint Thomas vient d'énumérer sous le nom d'impudicité. On ne peut fournir une réponse à cette question sans remonter au drame du péché originel dont la transmission est opérée par l'œuvre de chair et doit être cachée comme les conséquences de la faute elle-même : « et ils virent qu'ils étaient nus ». La nature blessée jusqu'en ses profondeurs animales aspire alors pour que la finalité de l'espèce soit assurée et l'éducation des enfants garantie jusqu'à ce qu'ils soient des hommes, à l'*institution* du mariage qui substitue aux rencontres occasionnelles un contrat à vie et permet à la chaîne des générations de se nouer dans le temps et de transmettre de père en fils un héritage moral nécessaire à la vie proprement humaine. C'est un fait que les enfants nés hors mariage -- si tant est qu'il y en ait encore depuis que l'arsenal pharmaceutique mo­derne se déverse sur le monde -- sont dans leur très grande majorité des êtres asociaux, n'ayant pas reçu l'empreinte sociale de l'institution matrimoniale, prérequise à leur insertion dans la Cité. 99:253 « Ce n'est pas une œuvre négligeable, écrit Aristote, de contracter dès l'enfance -- grâce à l'action institutionnelle des législateurs -- telle ou telle habitude, c'est au contraire d'une importance majeure, disons mieux totale, puisque toute la vie de l'homme dépend des habitudes qu'il a acquises dès son enfance. » ([^86]) (*A suivre*.) Marcel De Corte. 100:253 ### Marie-Reine *le 31 mai* IL N'EST QUE D'APERCEVOIR parmi les représentations de la Très Sainte Vierge le nombre des statues couronnées pour saisir sur le fait la croyance populaire envers la Royauté de Marie. A cette croyance née d'un instinct de la foi, inspirée par la liturgie et les Pères de l'Église, les souverains pontifes ont ajouté le poids de leur magistère. Parmi eux, nul autant que le pape Pie XII n'a parlé de la Royauté de Marie et de ce qui est son corollaire, la consécration à son Cœur Immaculé. Le 8 décembre 1942, en réponse aux apparitions de Fatima, Pie XII consacra solennelle­ment le genre humain au Cœur Immaculé de Marie. Depuis lors, pas moins de vingt-cinq textes officiels, émanés du souverain pontife, s'échelonnèrent pour exhorter les fidèles à se tourner vers le Cœur de leur Mère. 101:253 Le 5 septembre 1954, dans un radio message adressé au Con­grès Marial de Belgique, Pie XII exposa les motifs qui doivent inspirer cette dévotion. D'abord, plaire à notre Souveraine : « En mettant sous l'égide de Marie vos activités personnelles, familiales, nationales, vous invoquez sa protection et son aide sur toutes vos démarches, mais vous lui promettez aussi de ne rien entreprendre qui puisse lui déplaire et de conformer toute votre vie à sa direction et à ses désirs. » Puis rester ferme dans la foi : « Même si vous n'avez pas à souffrir de persécutions ouvertes, comme c'est le sort hélas, de tant d'autres pays, vous devez vous défendre contre un matérialisme qui envahit peu à peu la société, ses institutions et ses activités. » Penser au ciel : « C'est le rôle de la Vierge de laisser entrevoir aux hommes un reflet du ciel parmi tous les soucis qui les enchaînent à cette terre, et de leur rappeler inlassablement que les peines de ce monde ne comptent pas au regard de la gloire que Dieu prépare à ses enfants. » Sanctifier la vie familiale : « La consécration à Marie sanctifiera vos foyers. Qui réussit mieux que la Vierge à conserver l'intimité et la ferveur des affections familiales ? Qui inspire aux mères le courage et la patience nécessaires pour veiller aux multiples besoins de leur famille... ? C'est au sein du foyer, par les échanges quotidiens et incessants qui impriment dans l'âme des fils l'image des parents, que se transmet l'expérience de la vie chrétienne. C'est là qu'il faut une présence tendre et vigilante. La Mère de Jésus continue l'œuvre qui fut la sienne par excellence : le soin maternel du Fils de Dieu, qui se prolonge maintenant dans les membres de son Église. » Éveiller les vocations : « Il ne faut pas s'étonner si, dans les cœurs qui lui sont spécia­lement dévoués, la Reine des Vierges éveille le désir d'imiter la perfection de son amour pour le Christ et pour les hommes. Sui­vant les conseils du Maître divin, des jeunes gens et des jeunes filles quittent leur famille et s'efforcent, par une vie de prière, de renoncement, et de charité, d'appeler sur les âmes les grâces du salut. » 102:253 Puis dans une perspective plus intérieure, voici la description que fait le pape des bienfaits de cette consécration : « Quiconque s'est consacré à Marie, lui appartient de façon spéciale. Il est devenu comme un sanctuaire de la Très Sainte Vierge ; l'image de Marie l'aide à écarter avec énergie toute pensée mauvaise ; l'amour de Marie lui donne le courage d'entre­prendre de grandes choses, de vaincre le respect humain, de secouer l'égoïsme, de servir et d'obéir patiemment. Le regard fixé inté­rieurement sur elle, il s'affectionnera à la pureté, à l'humilité, à la charité, dont l'âme de la Vierge était rayonnante ; il prend en haine le péché, il le combat en lui-même et il lui fait la guerre de toutes ses forces. » (26 juillet 1954 : consécration de la Bre­tagne au Cœur Immaculé de Marie.) Cette série de messages préparait l'encyclique « *Ad Coeli Reginam *» dans laquelle Pie XII expose le dogme de la Royauté de Marie. Le pontife fixa au 31 mai la fête de « Marie-Reine » et ordonna que chaque année, à cette date, soit renouvelée la consécration du genre humain à son Cœur Immaculé. Comment ne pas voir dans les privilèges de la Très Sainte Vierge : Immaculée Conception, Maternité divine, Assomption, une série montante, aboutissant à la Médiation Universelle de toutes les grâces, que le magistère solennel de l'Église n'a pas encore définie, mais dont le pape Pie XII a posé les jalons ! Car la Royauté de Marie est une royauté de grâce et d'amour qui enve­loppe et pénètre intimement la vie des âmes. « Plus mère que reine », disait sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Pie XII, tranchant d'une formule qui unissait les deux termes, parla de *maternelle Royauté* (13 mai 1946). On sait que le pape avait reçu des grâces très particulières qui l'attiraient vers le message de Fatima. Il souhaitait que la réflexion des théologiens s'orientât vers les travaux de base prépa­ratoires à la définition du dogme de la Médiation Universelle. Une fête de *Marie Médiatrice* existait déjà, exprimant une certitude tranquille, commune à tous les fidèles. Ce courant de la théologie mariale s'appuie essentiellement sur l'union mystique indissoluble existant entre le Cœur de Jésus et celui de sa Mère, union doublement scellée à Nazareth et sur le Calvaire. Le *fiat* de l'Annonciation et le *stabat* du Golgotha étant les deux pôles de cet univers, on verra dans la Royauté de Marie un analogue de celle de son fils, « Roi par nature et par con­quête ». Car en souffrant pour nous enfanter à la vie de la grâce, la Très Sainte Vierge s'est acquis un nouveau titre à la royauté que lui conférait sa maternité divine. 103:253 Clôturant pour ainsi dire le mois de Marie, par une fête en l'honneur de sa Royauté, le magistère de l'Église consolide la piété populaire, allie la doctrine au cantique, oriente nos regards vers Celle *qui monte du désert,* la Femme couronnée d'étoiles dont Dieu garde la révélation plénière pour la fin des temps. *Ô Marie, nous vous reconnaissons pour Souveraine,* *Régnez sur nos foyers, sur nos familles, sur nos nations.* *Régnez sur mes yeux, sur ma bouche, sur mon cœur.* *Totus sum ego, salvum me fac.* *Je suis tout à vous, sauvez-moi !* *Et après cet exil, montrez-nous Jésus le fruit béni de vos entrailles.* *Ainsi soit-il.* Benedictus. 104:253 ## NOTES CRITIQUES ### Le second centenaire de René-Théophile Laënnec Janig CORLAY : *Laënnec face à l'Ankou.* Art Média Éditions, 3, rue de l'industrie, Lorient. Sur la place Saint-Corentin, à Quimper, se dresse la statue du docteur Laënnec. Sur la place Saint-Corentin il y a aussi la ca­thédrale, une belle cathédrale go­thique, édifiée à l'endroit où se trouvait le palais de Gradlon, roi de Cornouaille au V^e^ siècle, qui le donna à saint Corentin pour qu'il en fît le siège de son évêché. C'est pourquoi on peut voir entre les deux flèches la statue équestre du roi Gradlon. C'est la moindre des choses. Mais avouez que c'est une position très inconfortable : les tempêtes d'ouest en pleine figure, la bise glacée dans le dos... A la fin d'un hiver particulièrement maussade, le roi Gradlon s'est mis à tousser. Et il toussait de plus en plus fort. Les Quimpérois qui venaient à la messe disaient : « Le roi Gradlon est bien malade. » Et les chanoines avaient ajouté à leur office une oraison pour sa santé, car, de plus, sa toux caverneuse les troublait dans leur prière. Un jour Gradlon se dit. « Il y a là en bas le bon docteur Laënnec. Je vais aller le trouver. » Joignant le geste à la parole, il pique des deux et saute dans le vide. Il n'a plus peur de rien, depuis qu'il a vu la ville d'Ys engloutie par les flots qu'il fuyait au grand galop de son cheval, ce même cheval qui se retrouve maintenant bien d'a­plomb devant la cathédrale. En quelques pas, Gradlon se trouve devant Laënnec et lui demande, en breton évidemment, une consul­tation. Laënnec se penche et aus­culte le malade avec son stéthos­cope. Bientôt il rassure le roi, lui donne quelques conseils... Depuis lors, le roi Gradlon ne tousse plus, ainsi que vous pouvez le consta­ter vous-même. 105:253 Certains trouveront inconvenant que l'on commence un hommage au plus grand médecin qu'il y ait eu en France par une légende lo­cale insignifiante. D'abord elle n'est pas insignifiante et je vais le montrer. Et si je la raconte, c'est parce que c'est mon père qui me l'a racontée, et c'est sans doute une des rares bribes d'en­seignement traditionnel que j'ai reçue. Je la raconte parce que c'est une histoire populaire *récente* (la statue de Laënnec date de 1868) et que ce n'est pas si cou­rant. Je la raconte parce qu'il y a des vandales qui s'emploient à détruire et faire oublier toutes les traditions populaires, ce qui ne les empêche pas de pérorer dans les salons de la capitale sur les merveilleuses traditions populaires de leurs campagnes. A Carnac, par exemple, l'un d'entre eux, maire et ministre, a interdit aux enfants de chantonner (d'une curieuse manière qui fait penser au seul chant druidique qui nous soit par­venu) les légendes populaires qui se rapportent aux alignements de menhirs. Il est plus facile d'em­pêcher des gosses de chanter leur pays que d'enrayer la délinquance dans les grandes villes et de met­tre un semblant d'ordre dans la société, n'est-ce pas Monsieur le Ministre. Ma petite histoire n'est pas anodine ; car on y trouve les trois as­pects essentiels de la personnalité de Laënnec : le médecin bien sûr mais aussi le chrétien (saint Co­rentin) et le breton (Gradlon). Et si l'on occulte ces deux derniers aspects, on célèbre le bicente­naire du stéthoscope, ou celui de la méthode anatomo-clinique, et l'on se trompe de date. Je ne m'étendrai pas sur la carrière mé­dicale de Laënnec. Les journaux de la France laïque et jacobine en ont parlé, et ils n'ont parlé que de cela. A quatorze ans, Laënnec est nommé chirurgien de troisième classe à l'Hôtel-Dieu de Nantes, où il habite chez son oncle, rec­teur de l'université. A dix-huit ans, il est médecin militaire dans l'ar­mée de Brune. En 1801, il est à Paris et s'inscrit au cours de Cor­visart. L'année suivante, il reçoit le premier prix de médecine et l'unique prix de chirurgie. En 1803, il ouvre son propre cours d'anatomie pathologique, étudie la tuberculose et découvre qu'elle n'est pas seulement pulmonaire. En 1804, il devient le collaborateur régulier du *Journal de Médecine, Chirurgie, et Pharmacie.* Laënnec devient célèbre et les « grands » du monde accourent chez lui. Mais il est toujours aussi pauvre car les « grands » oublient généreuse­ment de payer leurs consultations. Et la célébrité s'accompagne tou­jours de calomnies, de jalousies, de rivalités. Dupuytren tente de s'attribuer certains travaux de Laënnec, et comme celui-ci ne fait partie d'aucun clan, ne par­ticipe à aucune cabale, n'est mê­lé à aucune intrigue, les postes qui devraient lui revenir vont à d'autres. Il a cependant l'honneur de devenir médecin du cardinal Fesch... jusqu'à sa disgrâce, deux ans plus tard. 1816, c'est l'invention du sté­thoscope. Il est étonnant de voir à quel point la vie de Laënnec s'inscrit dans l'histoire de son temps. Nous aurons l'occasion de le signaler à plusieurs reprises. 1816, c'est l'année où apparaît sur la Seine le premier vapeur. C'est l'époque des premières locomoti­ves (en Angleterre). Au cours des deux années suivantes Laënnec écrit son maître-livre, acte de nais­sance et charte de la médecine moderne, le *Traité d'auscultation médiate,* qui paraît en août 1819, avec la préface en latin. 106:253 En 1822, il est nommé médecin de S.A.R. la duchesse de Berri ([^87]) (et du com­te de Chambord qui n'a pas en­core deux ans). Puis il devient -- enfin -- professeur de clini­que, membre titulaire de l'Acadé­mie de médecine, professeur et lecteur royal au Collège de France Mais alors ses ennemis dé­chaînent contre lui une véritable tempête. Au premier rang se trou­ve Broussais qui répand d'odieuses calomnies et va jusqu'à accuser Laënnec de laisser mourir ses malades pour pouvoir les autop­sier ses dernières observations sur la tuberculose, il les fera sur lui-même ; il en meurt le 13 août 1826, à quarante cinq ans. Ce qui nous reste des études de Laënnec, c'est d'abord le sté­thoscope dont plus aucun médecin ne pourrait se passer. Et c'est la classification de toutes les ma­ladies pulmonaires, toujours vala­ble. Il utilisa aussi le stéthoscope pour les fractures et les abcès du foie, les cirrhoses et les calculs de la vessie. Et c'est la méthode anatomo-clinique, « la rigueur de­vant l'observation objective, sys­tématique et raisonnée des faits, l'humilité, érigée en règle morale absolue, qui interdisent toute in­terprétation doctrinaire ou sub­jective des constats cliniques » ([^88]). La Terreur, Bonaparte, L'Em­pire, la Restauration, les Cent-Jours, le retour du Roi. Tels sont les événements politiques qui se­couent la France pendant la vie de Laënnec. Mais celui-ci, tota­lement absorbé par ses études mé­dicales, ne s'y intéresse que d'as­sez loin. Plutôt républicain sous la république, il est plutôt royalis­te après la restauration. Il s'en­flamme pourtant à une occasion, les Cent-Jours, et il écrit un pam­phlet virulent contre le retour de Napoléon. Laënnec vivait à Paris mais son cœur était en Bretagne. Il y retournait quelquefois, pour y reprendre des forces, trop peu souvent à son goût. Cependant l'histoire du Breton Laënnec est très mêlée à l'histoire bretonne, jusqu'à Paris. Ainsi il est curieux de noter que Cadoudal est arrêté tout près de chez lui, et qu'il sou­tient sa thèse de doctorat au mo­ment même de son procès (1804). Mais, déjà tout jeune, il a connu la Terreur à Nantes, la mort de Cathelineau lors du siège de la ville (et c'est à cette occasion qu'il fit son premier geste médical en faisant de la charpie pour soigner les blessés), l'horrible boucherie de Carrier. Mais c'est encore à Paris qu'a lieu la première séance de l'Académie Celtique, et Laënnec est très lié avec les grands celti­sants de l'époque, Cambry et Le Gonidec, grammairien et lexico­graphe, à qui il écrit : « Au milieu des orages de la Révolution, la conservation de la foi et des vertus sociales parmi les Bretons est due principalement à leur langue. » Laënnec est passionné par la langue bretonne et la culture bre­tonne, et au début des travaux d'ethnographie bretonne, lui aussi recueille des chants populaires. Il finit par posséder à la perfection une langue qu'il connaissait très mal, et se met à étudier les au­tres langues celtiques (gaélique, gallois). Cette connaissance de la langue bretonne va lui servir dans son métier. En effet, après la retraite de Russie, la guerre est portée en Europe, et de très nom­breux blessés affluent dans les hôpitaux de la capitale. 107:253 Parmi eux des Bretons qui meurent en masse, dans le désespoir d'être loin de chez eux, sans personne qui comprenne leur langue. Laën­nec réunit les Bretons blessés. Il leur apporte un grand réconfort en parlant avec eux en breton de la Bretagne et de la religion. Il réussit à trouver un diacre qui parle breton et fait apprendre par cœur à un prêtre une homélie en breton pour ceux qui vont mou­rir. Le résultat est étonnant. Car si les blessés déposés dans les hôpitaux meurent dans une pro­portion de 1/3, Laënnec ne perd qu'1/6 de ses Bretons. La langue bretonne lui sert aussi à envoyer des conseils à ses paysans sur sa terre de Kerlouarnec, car Laën­nec s'intéresse à l'agronomie, et il publie une brochure sur l'agriculture en breton. (Il fait partie de la société d'agriculture du Finis­tère.) Nous venons de voir Laënnec se préoccuper d'apporter un sou­tien spirituel et les sacrements aux blessés en danger de mort. Parler de Laënnec sans parler de sa foi, c'est lui faire injure. Nous avons vu que l'invention du stéthoscope est contemporaine des premiers vapeurs et des premières locomo­tives. Nous avons vu Laënnec sou­tenir sa thèse au moment du pro­cès de Cadoudal. Coïncidence sur le plan scientifique, coïncidence avec l'histoire bretonne, coïnciden­ce aussi avec histoire religieuse. Peu après son arrivée à Paris, Laënnec prend contact avec la « congrégation » du père Delpuits qui réunit des étudiants catholi­ques sous la protection de Marie. Pâques 1802, c'est le *Génie du christianisme,* de Chateaubriand. *Pâques* 1802, c'est le *Te Deum* à Notre-Dame, qui célèbre le con­cordat et le retour officiel du culte catholique en) France. Et ce lundi de Pâques 1802, Laënnec assiste à la messe du père Delpuits. Il en­tend l'Évangile des pèlerins d'Em­maüs, et son cœur à lui aussi est tout brûlant. Dès lors la gloire de Dieu passera avant la sienne, et sa foi catholique sera pour lui un handicap sérieux sur le plan de la vie mondaine. Mais, dit-il, « j'ai peu d'ambition. Pourvu que je puisse vivre et me rendre utile, je serai content. Tout le reste me paraît bien inutile. La fortune, la gloire, les succès les plus bril­lants. J'ai senti bien des fois que cela ne peut rassasier le cœur de l'homme. Je me suis tourné vers Celui qui seul peut donner le vrai bonheur ». (Lettre à son père.) On appelle son cabinet l'*oratoire,* à cause du grand crucifix qui cou­vre un pan de mur. Lorsqu'il re­vient en Bretagne, il se rend compte qu'il « préfère le chape­let de buis au stéthoscope de hê­tre, les messes matinales à l'église de Ploaré aux stations si pénibles de la salle d'autopsie » (Dr Du­clos). Dans la voiture qui le ra­mène en Bretagne pour la der­nière fois, presque mourant, il récite le rosaire avec ses compa­gnons de route. Soudain un choc, la voiture verse et se retourne. On sort les passagers heureuse­ment indemnes, et Laënnec dit : « Nous en étions à *Ora pro nobis peccatoribus. *» Deux mois plus tard Laënnec est à l'agonie. Peu avant, il avait écrit à son père : « Que le Dieu de miséricorde devant lequel je vais paraître sous peu vous cou­vre, mon cher père, de ses béné­dictions. Depuis deux mois je cherche à purger mon âme, et par la grâce de Dieu il me semble que je désire plus paraître devant lui en ce moment que dans un autre. » Quel chrétien n'envierait-il pas de telles conditions et une telle préparation ? Il sort de sa demi-conscience le 13 août, répond aux prières des agonisants et « passe à meilleure vie » comme disent les légendes chrétiennes. Il est enterré le lendemain de l'As­somption, et la bannière des saints Côme et Damien pour qui il avait une grande dévotion précède le cercueil. 108:253 Ainsi disparaît le plus grand médecin français, et surtout le plus chrétien des grands médecins, qui avait écrit cette belle page sur la mort : « Quand, couché sur le lit de mort, l'homme voit approcher le moment qui va le plonger dans l'abîme de l'éternité, quand tous les objets qu'il a aimés s'éloignent pour ainsi dire et semblent se dé­rober à lui plutôt qu'il ne les quitte lui-même, alors il reconnaît le néant de la terre, il voit que le monde n'a offert à son affection que des fantômes importuns, et son cœur pressé par la force de la conviction lui dit : « Oui, je le sens en ce dernier jour, l'hom­me et toutes les créatures ne m'ont point fait connaître le bonheur ; la terre ne m'a présenté qu'illu­sion et mensonge... » Pensée ter­rible et déchirante pour l'impie qui voit s'avancer un avenir au­quel il n'avait pas songé et au­quel le passé n'offre plus rien. Combien ce moment est différent pour le chrétien qu'éclaire une foi vive, à qui une vie sans reproche ou sanctifiée par la pénitence per­met de se confier à la miséricorde de son Dieu ! Malgré cette hor­reur que Jésus-Christ lui-même a daigné partager, il peut encore re­garder comme le plus beau des jours celui où il va faire l'échange d'une vie mortelle, semée de pei­nes, contre le repos du ciel ; d'une vie sujette aux afflictions, aux in­firmités, aux douleurs, contre une couronne immortelle, contre une paix que rien ne pourra plus trou­bler ; et il s'endort dans cette consolante assurance que son bonheur n'aura point de fin, vita in proemio. » Tel est le personnage que Janig Corlay, motivée par son passé de directrice d'un dispensaire antitu­berculeux, nous fait découvrir peu à peu dans son livre, *Laënnec face à l'Ankou.* L'Ankou, c'est la mort personnifiée des légendes breton­nes. Laënnec fut en face de la mort tout au long de sa courte vie, depuis son enfance. Il a cinq ans lorsque meurent sa sœur et sa mère. Puis à Paris, il perd son frère bien-aimé Michaud, lui aussi médecin, et le seul ami qu'il avait, dans cette profession, son parrain à la congrégation, le Provençal Bayle, tous deux victimes de la tuberculose. Et tant de malades pour lesquels il ne peut rien. Le livre de Janig Corlay nous pré­sente Laënnec sous toutes ses fa­ces. On y découvre le médecin, le celtisant, le chrétien, mais aussi le musicien (ce qui n'est pas sans rapport avec son invention et l'usage qu'il en fit), l'agronome, le juriste. Son habileté manuelle ne s'exerçait pas que dans le do­maine chirurgical. Il tournait lui-même ses stéthoscopes, jouait de la flûte, et dessinait remarquable­ment, ainsi qu'en témoigne un très bel autoportrait lithographi­que où transparaît le travail de la grâce sur une nature privilégiée maîtrise de soi, regard calme, se­rein, attentif et patient dont le ca­ractère austère est tempéré par une fine pointe d'ironie à la com­missure des lèvres. Car ce livre contient une iconographie très abondante, réunie par Herry Caouissin, ce qui en fait l'*album du bi-centenaire ;* une lecture facile et agréable, une vie exem­plaire : un livre à recommander spécialement aux adolescents. Re­tenons-en une impressionnante ga­lerie de portraits, de très belles li­thographies de la *Galerie Armori­caine* et de nombreux documents de l'époque. 109:253 Vers le milieu du li­vre, à l'occasion d'une visite de Laënnec à la chapelle de l'hôpital des Incurables, devenue Sainte-Marie-de-Laënnec, l'auteur rend hommage au combat qui y fut mené par Mgr Ducaud-Bourget, qui a préfacé l'ouvrage. \*\*\* Le 15 février, Ploaré rendait hommage au grand homme qui re­pose dans son cimetière. Il fallut que Herry Caouissin *et le maire communiste* insistent pour que soit chanté, à la fin de la messe, un cantique breton naguère très po­pulaire qui exalte la foi de nos ancêtres à laquelle nous resterons fidèles même si nous devons ver­ser notre sang. Le prêtre était très réticent parce que cela « ne cor­respond plus à la sensibilité ac­tuelle ». Grâce à Dieu, le maire communiste a eu gain de cause. Hervé Kerbourc'h. ### La subversion humanitaire Roland GAUCHER : *Le réseau Curiel.* Éditions Jean Picollec. Le titre complet de la patiente et sérieuse enquête de Roland Gaucher est « le réseau Curiel ou la subversion humanitaire ». C'est bien le point important de cette affaire. Il s'agit d'une action ré­volutionnaire, mais sous le mas­que des sentiments les plus nobles, qui permet de crier au martyr à la première attaque. Officielle­ment, Henri Curiel reste un ser­viteur des bonnes causes, un ci­toyen au-dessus de tout soupçon. La presse française (la presse *éta­blie*) se garde bien d'émettre un doute. Exception : Annie Kriegel, et dans le *Figaro* encore. Curiel, qui fut assassiné en 1978, était un juif égyptien. Famille ri­che, éducation chez les jésuites du Caire, mais communiste dès sa jeunesse. Toute son action s'exer­cera en marge du parti, sur les franges des compagnons de route et gogos. Dès 1951, Curiel vit en France. Apparemment ses posi­tions ne sont pas celles du PCF. Mais les résultats qu'il obtient ser­vent toujours le communisme. Dans cette zone d'ombre et de flou, le travail de Roland Gau­cher a été difficile, et il avance avec une grande prudence. Heu­reusement, des confidences faites après coup (livres, interviews) par d'anciens complices aident à lever le voile. 110:253 Curiel agit à travers des réseaux (comme *Solidarité*) où se rencon­trent des courants révolutionnai­res hétérodoxes -- trotskistes, chré­tiens de gauche. Le réseau a des amitiés, et des protections dans le milieu dirigeant (le gaullisme). Il peut être soutenu par des gens qu'un naïf penserait être des ad­versaires. Longtemps, la police, sur ordre, peut rester inactive à son égard. Tout cela se vérifie d'abord pour la guerre d'Algérie. Curiel et ses amis, les « porteurs de va­lise » du FLN, vont aider la ré­bellion : transport de fonds, asile aux clandestins, embrigadement des déserteurs français. F. Jeanson, l'abbé Davezies, etc., travaillent avec Curiel, qui finit par être em­prisonné. Gaucher se demande si Curiel n'aurait pas été libéré se­crètement pour participer aux ac­cords d'Évian. En tout cas, les poursuites tombent tout naturelle­ment dans l'été 62. Aussitôt une autre étape com­mence pour ce révolutionnaire permanent. Il s'installe à Alger, pour y pousser au socialisme, et pour y établir une base d'action contre l'impérialisme français. Une première victoire doit permettre d'en obtenir une seconde, encore plus importante. Ben Bella aurait pu être le Castro de la Méditer­ranée. Mais si le support se révéla insuffisant, il n'est pas sûr que les leçons et les mots d'ordre du grou­pe Curiel n'aient donné aucun ré­sultat. L'alliance entre révolution­naires français et algériens peut, dans certaines conditions de crise, être d'actualité. En même temps, dans le même milieu, naissait la grande idée de 1968 : la révolution non par la classe ouvrière, mais par les in­tellectuels. Et les actions de Curiel se tournaient vers l'Afrique noire portugaise et l'Amérique latine. Curiel eut toujours en France des relations étroites avec les chrétiens révolutionnaires. Il trou­va chez eux des appuis et des complices. Il y a ici une page sur Mgr Riobé qui est bien intéres­sante. Par tout ce qu'il découvre des actions souterraines, des liaisons secrètes entre des organismes et des personnes qui semblent bien éloignés, par la minutie de l'en quête, le livre de Roland Gaucher est très remarquable. Georges Laffly. ### Bibliographie #### Roger Judrin *Ténèbres d'or *(L'Aire) La vieillesse n'est pas un terri­toire où Judrin séjourne depuis longtemps. Il y débarque et l'ex­plore, encore étranger, D'ailleurs « L'enfance ne parle pas de l'en­fance. Le vieillard se tait sur la vieillesse. » 111:253 La forme de l'aphorisme entraî­ne quelque chose d'impérieux et de tranchant qui ne doit pas nous tromper. Chacun a sa propre vieillesse, c'est un vêtement au­quel on donne ses plis. L'auteur en tomberait d'accord, sans doute, puisque pour lui, « la décadence n'est pas une affaire d'époque, mais de chaque homme dans cha­que temps ». Ces Ténèbres d'or rassemblent les remarques, souvent une phra­se, rarement une page, d'un hom­me qui réfléchit sur lui-même, ce qu'il a lu et vu, en moraliste, li­gnée assez glorieuse de notre lit­térature. Hors de brefs récits, Ro­ger Judrin n'a écrit ainsi que des portraits, maximes, notes, ce qui le met à part aujourd'hui. Curieu­sement, dans un temps où l'on se plaint de manquer de temps et de place, le moindre ouvrage com­prend au moins 600 pages. Le discours et l'aphorisme, ce sont deux écoles, deux formes d'esprit. Le développement cohé­rent, construit, a ses avantages, mais comme disait Valéry à pro­pos du verset claudelien, « c'est très bien d'aller jusqu'au bout de sa respiration, mais lorsqu'il vous reste du souffle et que vous n'avez plus rien à dire, vous exprimez... des sottises ». On finit par rem­plir l'espace avec des façades de carton, et on ménage de fausses fenêtres. L'autre école, celle du discours rompu, des étincelles, suit le mouvement et les ruptures de la pensée. Ses balles explosives traversent les blindages les plus épais. Ce livre est un journal de bord de l'homme vieillissant. « Les vieillards ne radotent pas tous, mais presque tous les auteurs qui ont parlé d'eux ont radoté. » Ju­drin ne radote pas. Il parle avec vigueur, allégresse, et même une sorte de brutalité. Il n'oublie pas la piété envers le grand âge, mais il a aussi le ton cru, sans gêne, de la familiarité quotidienne, celle de la vie bourgeoise (liberté qui surprend dans une époque où l'hypocrisie est allée jusqu'à inven­ter le « troisième âge ») : « Les vieux pauvres sont de pauvres vieux. » « C'est une ruse fami­lière au marmot et au barbon que de se dédommager de la fai­blesse en renchérissant sur elle. De même qu'un roman peut servir d'écran à un diseur de vérités, certains vieillards, sous le masque de la décrépitude, s'abandonnent crûment à la lubricité ou à la ti­grerie. » L'instinct de la chair, affaibli, dévié, persiste. Sans doute, les femmes sont-elles meilleures : « Pour une Baucis immodeste, que de Philémons pervertis. » Mais aussi : « Les livres graveleux, les robes effleurées, les images polis­sonnes et le trou de la serrure sont les épices des assiettes vi­des. » Tout cela n'est pas engageant. De plus, la médecine, les retraites, la technique ont changé la vieil­lesse, inventé de nouvelles souf­frances : « Les gencives racornies de Voltaire auraient aujourd'hui trente-deux dents... L'esprit trou­ve-t-il son compte à boiter long­temps sur la route ? » « Na­guère, la saison de la jeunesse était celle des semailles et le der­nier âge celle de l'usufruit. Nous voilà condamnés à un perpétuel apprentissage. » « Comme on est payé dans un emploi d'après l'ancienneté des services, et que la rétribution augmente avec l'inca­pacité, l'argent entretient dans l'il­lusion de leur importance les per­sonnes qui sont sur le retour, jus­qu'au précipice de la retraite où elles perdent tout à la fois leur rang et leurs aises. » 112:253 La vieillesse, serait-elle donc l'en­fer, et pas seulement, comme le croyait La Rochefoucauld, pour les femmes ? Elle est pourtant créatrice, voyez Michel-Ange, Goya, Hugo : « La force de l'es­prit peut, comme les choucas, lo­ger dans les ruines. » Les drames de l'histoire rassemblent les nations autour d'un vieillard, Cle­menceau ou Churchill (mais pas Pétain, pour qui Judrin a une ex­plication plus conforme à l'opi­nion convenable). Souvent « certain émoussement des sens peut affiler le tranchant de l'esprit ». Selon l'humeur et le moment, on choisira tel angle ou tel autre pour regarder cet étrange pays. On s'amusera, car Judrin est drô­le : « Un triomphe prolongé ne récompense guère que les derniè­res prouesses et les reliques du talent. Ce n'est plus Sarah Ber­nhardt qu'on applaudit, mais sa jambe de bois. » Ou bien ceci : « Jusqu'en sa dernière goutte, la prose de Voltaire a le goût du café. Celle de Malraux sentait, dès longtemps, la tisane. » On trouvera aussi sans peine le chrétien : « La mort seule ôte à l'homme l'épine qu'il a dans le cœur. » Et : « Le moule est presque perdu des chrétiens qui craignaient qu'on leur volât leur mort. La plupart souhaitent de n'en connaître ni le jour ni l'heure. Ils préfèrent les ténèbres d'une rencontre à la clarté d'un rendez-vous. L'huile de la vigilan­ce est désormais tombée dans la salade. » Comme on voit, sans même le chercher, on rencontre­ra le précieux. Judrin doit tenir cela de son bon maître Alain. « La vue d'un vieillard nous offre le désespoir qu'on espère », c'est de la préciosité par amour de la concision, et il y a des effets de ce genre chez Montaigne (mais ils semblent moins apprêtés). Ju­drin ne refuse pas les cliquetis de sons et les rimes, et ne résiste pas à l'image, même bizarre. Son allure est dégagée, allègre, agres­sive même. Certes, il ne risque pas d'être plat. Sa prose ferme, dense, rigoureuse, est de celles qui restituent au langage sa vi­gueur, sa valeur-or. On en a bien besoin au milieu des dévaluations journalistiques, universitaires, com­merciales. Georges Laffly. #### Renée Casin *Un prophète de l'unité : le cardinal de Richelieu *(Resiac) On s'occupe tellement de la po­litique de Richelieu qu'on finirait par en oublier qu'il était chré­tien. Renée Casin a bien raison de nous le rappeler. Elle le mon­tre bon évêque à Luçon, travaillant à restaurer le catholicisme dans ces débuts du XVII^e^ où les effets du Concile de Trente com­mencent à peine à s'imposer. Lut­tant contre les protestants, le car­dinal travaille aussi à les rame­ner. 113:253 Il sera toujours occupé du retour à l'unité. Et Renée Casin nous donne aussi de bons extraits d'ouvrages de Richelieu. « Traité de la perfection du chrétien » et « Traité qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église ». L'auteur termine par un vœu. Le corps de Richelieu fut inhumé dans la chapelle de la Sor­bonne, qui fut souillée deux fois par l'émeute en 1793 et en 1968. Cette chapelle est rarement ou­verte. Renée Casin souhaite qu'el­le soit rendue au culte le 4 dé­cembre de chaque année, jour an­niversaire de la mort de Riche­lieu, pour lui rendre hommage. Elle propose une pétition à l'ar­chevêque de Paris. G. L. #### Claude Roy *Les chercheurs de dieux *(Gallimard) Après avoir navigué dans le sillage de l'Action française pen­dant les belles années de sa jeu­nesse, Claude Roy devient com­muniste pendant l'occupation. Sa carrière est alors celle de tant et tant d'autres. Treize ans durant il est membre du PC, qu'il troque pour le maoïsme, source chez lui d'un nouvel enthousiasme. Puis, la Chine le déçoit comme l'U.R.S.S. Aux approches du troi­sième âge il se retrouve, vidé de ses illusions, et s'interroge sur le sens de cette longue marche qui ne l'a mené nulle part. *Les cher­cheurs de dieux* sont la synthèse de ses réflexions. J'étais curieux de lire ce livre parce que quelques propos qu'il avait tenus à la télévision me sem­blaient indiquer qu'il se posait le problème de la foi (quel qu'en soit l'objet) de la même façon que je me le pose dans... *Ce qu'est le mystère à l'intelligence* (Éd. du Cèdre). En gros, il en est bien ainsi, à la conclusion près. La sienne est exactement contraire à la mienne. On la trouve, lapi­daire, à la dernière ligne : « Je crois qu'il n'est ni nécessaire, ni utile, ni sage de croire. » Cette profession de non-foi est apparemment catégorique. On y voit le souci louable de refuser le mensonge, tant vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis d'autrui. Mais à la relecture, elle n'est pas une profession de non-foi, dont l'expres­sion claire ne peut être que « *je ne crois pas *». Elle est l'impéra­tif catégorique qu'il oppose afin tout de même de pouvoir vivre à la volonté de croire ou de ne pas croire. Deux lignes plus haut, il écrivait : « Je me dis simple­ment et constamment à moi-même ce que Hamlet dit à Horatio : « *Il y a plus de choses dans le ciel et la terre que n'en rêve toute la philosophie. *» 114:253 Un peu plus haut encore : « ...(Mais) le sens du mystère me semble aussi indis­pensable que le sens de l'orienta­tion ou l'instinct de conserva­tion » (p. 299). Le mystère est en effet la pierre d'achoppement. Claude Roy a le mérite de le reconnaître. Cependant il ne pen­se pas que « croire ou ne pas croire » soit la question qui s'identifie à « être ou ne pas être ». Il se contente de laisser en suspens la question de savoir si *être* est entre croire et ne pas croire. Mais alors, où ? Trois cents pages bourrées de faits et d'idées illustrent ce débat intérieur : *Introduction* (p. 10 à 34). I. *-- Le besoin de croire* (p. 35 à 132). II -- *Le refus de savoir et la nécessité de taire* (p. 133 à 217). III -- *Le refus de croire* (p. 219 à 282). *Coda* (p. 283 à 300). Comme il arrive souvent, c'est au début et à la fin du livre qu'on trouve le résumé du problème -- posé et laissé sans solution. J'ai cité quelques lignes de la *Coda.* En voici quelques autres de l'*In­troduction.* « *Ce n'est pas doux de douter,* disait Antoine Vitez (à Claude Roy). *On a envie, envie de croire. Mon adhésion au com­munisme est née de ce désir de rejeter l'incrédulité, le doute. *» Claude Roy raconte : « Quand Vitez militait au parti communiste, il me faisait songer à un homme du XIV^e^ siècle qui se serait fait baptiser après avoir passé un an à étudier les archives de l'Inquisi­tion. Je le vis revenir de Moscou, où il avait passé des mois à dé­pouiller tous les documents ac­cessibles sur la terreur stalinien­ne et à interroger ses survivants. Je l'écoutai, une soirée entière, évoquer, faits après faits, des dé­cennies d'horreur et de bêtise san­glante. A la fin de la nuit : « Pourquoi es-tu au parti communiste ? » demandai-je à Vitez. Il réfléchit un instant : « Parce que c'est peut-être là, après tout, qu'on a le plus de chances de rencon­trer encore des communistes » (p. 31). » Foi et science, foi et réalité, foi et vérité, foi et fanatisme, foi et doute, foi et action, foi religieuse et foi séculière, tels sont les thè­mes (et j'en passe) sur lesquels Claude Roy développe ses varia­tions contrapuntiques étayées de faits, de témoignages et de cita­tions innombrables. Au fond, trois questions se posent : pourquoi adhère-t-on au parti communiste ? pourquoi y reste-t-on ? pourquoi en sort-on ? Questions qui con­cernent les intellectuels, c'est-à-dire ceux qui sont en mesure de connaître et de comprendre. Questions qui n'offrent un ordre chronologique certain que par rap­port au parti. Psychologiquement, les questions peuvent (sans que ce soit nécessaire) s'embrouiller et s'entrelacer à tous moments. Claude Roy analyse tout cela avec beaucoup de finesse. Je ne crois pas cependant qu'il ait saisi tou­tes les raisons qui poussent les intellectuels vers le communisme. Je ne nie pas les motivations honorables. Elles existent chez certains et ne sont pas nécessai­rement inexistantes chez les au­tres. Mais si le « besoin de croi­re » peut s'allier au souci de la justice, que de fois il est aimanté par la force ! On va au parti des « prolétaires » pour être du côté des plus malheureux et des plus faibles, mais on est convaincu que les plus faibles d'aujourd'hui se­ront demain les plus forts, et le malheur des plus malheureux n'oblige pas à partager leur malheur. Leur donner la dîme de ses biens est déjà beau. On s'achè­te ainsi à peu de frais la bonne conscience qu'on reproche aux bourgeois. 115:253 L'adhésion au communisme a aussi un aspect sociologique auquel Claude Roy fait allusion, sans s'y attarder, en citant Max Weber : C'est un fait que le com­munisme s'est étendu, contraire­ment aux prévisions de Marx, en raison inverse du développement capitaliste des pays qu'il affron­tait. Les pays les plus capitalistes et les plus développés sont, glo­balement, les pays protestants. C'est dans ces pays qu'est né le prolétariat, dans des conditions effroyables d'inhumanité. C'est d'ailleurs l'Angleterre qui a nour­ri la pensée de Marx et d'Engels. Or ni les masses ni les intellec­tuels n'ont fourni, dans les pays anglo-saxons, les bataillons com­munistes qui ont mis au bord de la révolution tous les pays latins du continent européen. C'est mê­me la raison pour laquelle, depuis deux siècles, tous les intellectuels bourgeois français ont déploré la conversion d'Henri IV. Avec son *Mal français,* Alain Peyrefitte est le dernier écho de ce regret per­manent. Je ne veux pas ici exa­miner la portion de vrai et la plus grande portion de faux qu'il y a dans cette thèse. Je la signale seulement pour dire qu'aux motivations individuelles qui condui­sent des intellectuels au commu­nisme s'ajoutent des causes socio­logiques ou socio-économiques dont ils sont généralement inconscients. Mais pourquoi l'intellectuel qui a adhéré au parti communiste en sort-il un jour ? et pourquoi y est-il resté si longtemps taisant ce qu'il savait ? Les deux questions sont liées. La réponse à la pre­mière étant évidente -- il quitte le parti quand il ne peut plus en supporter le mensonge --, c'est la seconde qui est importante. « Pourquoi (...) Edgar Morin est-il resté dix ans au parti, moi-même treize ans, Pierre Daix trente-cinq ans, Charles Tillon quarante-sept ans ? » (p. 173). Il y a dix réponses, dit Claude Roy, « et peut-être autant que d'indi­vidus ». On les devine aisément. Au fond, elles tournent autour de la crainte de désespérer Bil­lancourt. Simple compagnon de route, Sartre écrivait en 1964 : « *La faute la plus énorme a pro­bablement été le rapport Krouchtchev, car la dénonciation publi­que et solennelle, l'exposition dé­taillée de tous les crimes d'une personne* (Staline) *qui a repré­senté si longtemps le régime est une folie quand une telle fran­chise n'est pas rendue possible par une élévation préalable et considérable du niveau de vie de la population *» (p. 174). Sic. L'in­tellectuel insensible au crime ne saurait être bien sensible au men­songe. La foi étant une réalité univer­selle, Claude Roy ne voit pas de bien grandes différences entre les religions religieuses et les religions séculières. Les premières lui pa­raissent seulement plus logiques en ce qu'elles ne se prétendent pas, comme les secondes, ration­nelles et scientifiques. Mais la nature de la foi y demeure iden­tique. C'est un des points faibles de son livre. Il y a nécessairement des ressemblances mais les dissem­blances sont plus grandes. Ce qu'il dit de l'Église catholique est faux ou excessif (à propos de l'Inquisition, de Galilée, de l'Évangile de Thomas, des dog­mes récents, etc.). Faible égale­ment est l'esquisse du « socialis­me démocratique » où il voit une solution acceptable du problème politique de la justice. Sur le socialisme en général et sur ses rap­ports avec la religion je le renvoie à Chafarevitch (*Le phénomène socialiste,* au Seuil) et à Koestler (notamment *Les somnambules,* chez Calmann-Lévy). 116:253 Quelle est l'ultime pensée de Claude Roy ? On la trouve peut-être dans ces lignes écrites en passant : « Le salut de l'humanité n'est pas entre les mains des croyants, parce qu'un croyant de­vient presque toujours un fanati­que. Il est dans les mains de ceux qui peuvent espérer beaucoup sans rien croire, agir sans faire de leur action un absolu, et qui se défient des remèdes de cheval, parce qu'il s'agit d'hommes. Le monde a besoin des tièdes qui veulent lui donner chaud, des dou­teurs qui ne doutent pas que des progrès soient possibles, des in­croyants qui croient qu'on peut et doit toujours *essayer.* Il a be­soin d'iconoclastes et non d'idoles. Il a besoin d'esprits qui cesseront enfin de jouer, au pile ou face de l'absolu, entre le côté Dieu et le côté Révolution, et de crier que si Dieu n'existe pas, tout est permis. Il me semble très pro­bable que Dieu n'existe pas c'est justement pour cela que tout n'est pas permis » (p. 88). Le jongleur de mots et d'idées se re­garde dans un miroir, éternelle­ment dupe et non-dupe de ses jongleries. « *Dieu nous a confié nous-mêmes à nous-mêmes *» (p. 270), lui souffle Bérulle. Il le sait mais ne voit pas la nécessité de se charger d'un aussi lourd far­deau. Plutôt que la foi, la petite espérance convient à une plume légère qui, comme les fleuves de Pascal, conduit où l'on veut aller. Où donc ? Peut-être un jour le saurons-nous. Louis Salleron. 117:253 ## DOCUMENTS ### "Rivarol" a trente ans *Le combat anti-communiste reste le même* *Pour* RIVAROL *c'est l'année du trentième anniversaire : son premier numéro parut le 18 janvier 1951 avec un éditorial d'Alfred Fabre-Luce. Il était fondé et fut dirigé jusqu'à sa mort en 1970 par Michel Dacier* (*René Malliavin*) *assisté de Maurice Gaït qui aujourd'hui, avec le même courage et la même indépendance, en est le directeur.* *Un numéro spécial de* RIVAROL *intitulé :* « *1951-1981 : les grands moments *» *célèbre l'événement. On peut demander ce numéro spécial, s'il n'est pas encore épuisé* (*il a un grand succès*) *en écrivant à* RIVAROL, *9, passage des Marais, 75010 Paris. On y lit un grand nombre de messages de sympathie envoyés par l'amiral Auphan, Mgr Ducaud-Bourget, le duc de Lévis-Mirepoix, Maurice Bardèche, Jacques Perret, Jean-Marie Le Pen, Alain de Sérigny, Pierre Dudan, Yann Clerc, etc.* « Je suis, depuis l'origine, fidèle à RIVAROL »*, écrit Michel de Saint Pierre : c'est* « un long compagnonnage qui ne peut que continuer ». \*\*\* 118:253 *Ce même numéro spécial rassemble ceux qui, morts et vivants, écri­virent un temps dans* RIVAROL. *ou y écrivent encore aujourd'hui, et nous fait relire l'un ou l'autre de leurs articles, paru il y a cinq, dix, vingt ou trente ans : Alfred Fabre-Luce, Antoine Blondin, Julien Guernec* (*François Brigneau*)*, Hugues Saint-Cannat, Robert Poulet, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Pierre Dominique, Bernard Dufour, Lucien Rebatet, Édith Delamare, Camille-Marie Galic, Renée Versais, Pierre-Antoine Cousteau, etc.* *On y trouve entre autres un article de Jean Madiran du 8 novembre 1956 sur la révolte hongroise écrasée dans le sang par les Soviétiques. L'article est intitulé :* « L'Occident a envoyé des médicaments, l'URSS des bombes au phosphore. » *Vingt-cinq ans plus tard, cette remarque demeure pleinement actuelle* (*pour la Pologne, le Liban, etc.*)*, ainsi que les considérations sur les causes morales et politiques de cette situation d'infériorité.* *Voici la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran.* ■ Le peuple hongrois appelait à l'aide, et l'aide n'est point venue. Il est mort solitaire. Non point parce que les renforts lui sont arrivés trop tard : mais parce qu'il n'existait pas de renforts. L'Occident n'était pas en état de secourir une vieille nation d'Europe soulevée con­tre la Barbarie. Cela pose un problème aux hommes d'État ; cela pose aussi un problème aux consciences : un problème qui d'abord s'appelle un re­mords. ■ Certes, nous n'avons pas à rougir du cœur et du réflexe de nos pays d'Occident. Dès le dé­but de l'insurrection, dès que l'on apprit qu'il y avait des blessés, des enfants malades ou affamés, un peuple entier dans la souffrance, tout l'Occident se mit en mouvement pour en­voyer des médicaments, des vi­vres, des vêtements. On ne savait pas encore où allait la ré­volte hongroise, et nos journaux parlaient d'abord d'un « com­munisme national ». On ne sa­vait pas si la Hongrie voulait ou non revenir vers l'Occident­. On ne le savait pas et *on ne le demandait pas :* des hommes étaient dans le malheur, l'Occi­dent n'interrogeait, pas davan­tage. Sans rien qui ressemblât à une condition politique, l'Occident se précipitait pour soi­gner, pour vêtir, pour nourrir des hommes malheureux. L'Occident, c'est-à-dire la civilisa­tion. ■ On nous a menti sur nous-mêmes. On nous a dit que nous autres, nations « capita­listes », nous avions perdu le sens chrétien, ou simplement humain, du secours aux pauvres et aux malheureux. On nous a dit que le communisme sovié­tique se souciait seul de la souf­france humaine, et que notre dernière chance de survivre était de nous mettre à son éco­le, et de « faire mieux » que lui... 119:253 On nous a dit que nous autres, Occidentaux, étions at­tachés à la défense de nos ri­chesses et de nos privilèges, tandis que Moscou représentait l'espérance des peuples prolé­taires. Dès le premier jour de la révolte hongroise, l'Occident n'a pensé qu'aux êtres humains à secourir dans leur malheur, sans se poser de questions pré­liminaires ou discriminatoires sur leur appartenance politique. Et tous les moyens ont été mis en œuvre pour collecter et ache­miner les secours. Tel est le « privilège », en effet, dû monde occidental. Et cela d'abord le distingue du monde communiste. ■ Mais le peuple hongrois n'a pas reçu de nous le principal secours qu'il demandait, celui dont il avait le plus besoin. On ne peut donner que ce que l'on a. Le secours politique et militaire seul capable d'empê­cher l'assassinat d'un peuple entier, nous n'en avions ni les moyens militaires ni les moyens politiques. Ceux-là mêmes qui nous ont tant menti sur le com­munisme et sur l'Occident nous ont, depuis dix ans, détournés de mettre sur pied la force co­hérente susceptible d'opérer un « refoulement » de la barbarie soviétique. Les pauvres et les malheureux, nous sommes tou­jours prêts à les nourrir, les vêtir, les soigner : nous ne sommes plus en mesure de les sauver de leurs bourreaux. ■ Nous sommes la civilisation et il importe que nous le sa­chions clairement. Que nous le sachions avec humilité, car nous l'avons reçue en nous don­nant seulement la peine de naî­tre, et bien sûr nous y sommes souvent infidèles. Il importe aussi que nous le sachions avec fierté, face aux impostures pro­gressistes. Ce n'est pas la reli­gion de Moscou, qui apprend aux hommes à venir au secours de l'homme. Ce n'est pas le monde communiste qui, par un réflexe naturel et spontané, s'est immédiatement soucié de nour­rir et de soigner un peuple ac­cablé. Nous avons secouru les Hon­grois avant même de savoir s'ils rejetaient le communisme. Nous avons en Afrique, nous autres Français, apporté aux Musul­mans, au matériel et au moral, incomparablement plus qu'ils n'ont jamais eu ailleurs dans le monde. Et nous avons eu rai­son. Et nous recommencerons en chaque occasion. L'impostu­re progressiste est de prétendre que nous ne l'avons pas fait. ■ Seulement notre civilisation, minée de l'intérieur par la crise de conscience qu'a provo­quée cette imposture, est aussi menacée de l'extérieur. La bar­barie soviétique écrase la Hon­grie. Aujourd'hui comme hier et comme demain, c'est le soldat qui mesure l'étendue des terres où vit une civilisation. 120:253 Secourir le peuple hongrois n'eût pas excédé les possibilités des forces occidentales, si l'Occident avait été politiquement uni et militairement prêt. Le monde occidental doit mettre sur pied les moyens de répondre à la force par la force, d'intervenir par les armes et d'imposer son droit et sa loi, qui sont ceux de l'humanité : *ou bien il périra.* Car la barba­rie de Moscou se moque bien d'être démasquée comme telle devant des académies de socio­logues. Elle étendra son empire partout où la force ne lui barre­ra pas le chemin. ■ Le peuple hongrois, vérita­blement *martyr,* vient de donner sa vie en témoignage de ce que nous savions, ou que nous au­rions dû savoir : le communis­me est *la plus grande injustice,* au social comme au politique, au matériel comme au moral. Au premier rang de ceux qui ont préféré mourir plutôt que de continuer à le subir se sont avancés les ouvriers hongrois. Et les derniers résistants de Bu­dapest écrasés par l'Armée rou­ge, ce furent encore des ou­vriers retranchés dans leurs usines. ■ La conscience française est restée longtemps divisée, incer­taine, moralement désarmée de­vant le communisme, *parce qu'on lui a menti.* La barbarie communiste a trouvé des auxi­liaires, « intellectuels catholi­ques », qui, tout en regrettant pieusement et rapidement son athéisme, se portaient garants de ses « *améliorations socia­les *»*.* Et un peuple entier vient de mourir parce que les docteurs faillis de l'Occident avaient troublé notre conscience, nous détournant du *devoir de chari­té* qui consiste à nous mettre en mesure de refouler le plus féroce système d'exploitation des peuples et d'écrasement des pauvres qui ait jamais existé. ■ Les Hongrois ne pouvaient rien donner à l'Occident, que leur vie. Et l'imposture com­muniste glisse dans le sang d'un peuple entier. Nos doc­teurs faillis croiront-ils enfin des témoins qui se font tuer ? Prisonniers du mensonge, nous n'étions pas prêts à se­courir la Hongrie. Le remords qui nous accable doit aussi nous remettre debout. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran paru le 8 novembre 1956 dans *Rivarol* et recueilli dans le numéro du 30^e^ anniversaire.\] *Comme l'écrit Maurice Bardèche,* RIVAROL *a été* « *le dénominateur commun de toutes les tendances qui rejetaient, au nom de principes différents, à la fois le gaullisme matamore et le libéralisme avancé ; il a été le porte-parole de tous *»*,* 121:253 *L'amiral Auphan rappelle cette pensée de Michel Dacier :* « *En dehors de l'ensemble des traditions spirituelles qui nous ont faits ce que nous sommes, qu'avons-nous à opposer aux fourriers de Staline ? Rien, car ce qu'il est convenu d'appeler l'économie du filet ou de la libre-entreprise est au-dessous du néant. *» *Chaque semaine* RIVAROL *paraît avec cette devise empruntée à An­toine de Rivarol* « *Quand les peuples cessent d'estimer, ils cessent d'obéir. *» *Il est bon que cet aphorisme soit hebdomadairement remis sous les yeux de nos présidents et de nos pèrévêques.* 122:253 ## Informations et commentaires ### Un « scoop » du journal « La Croix » *Le sacrement de mariage\ n'a pas été institué par Jésus-Christ* Dans un article qui n'est ni une tribune libre ni une lettre de lecteur, le journal *La Croix* nous apprend que le mariage a été *institué en sacrement par l'Église aux XI^e^ et XII^e^ siècles.* « Pour savoir comment se vivait et se pensait le mariage au mo­ment précis -- XI^e^ et XII^e^ siècle -- où l'Église allait l'instituer en sa­crement et en définir pour l'essen­tiel la doctrine... » (J.M. de Mont­remy, *La Croix* des 5 et 6 avril, page 8, col. 2.) Ce fameux *moment précis* qui s'étend sur deux siècles aurait dé­jà, historiquement, de quoi laisser rêveur. D'autant qu'en première page du même numéro de *La Croix*, on nous révèle que c'est « *à partir du X^e^ et du XI^e^ siècles *» (et non plus donc du XI^e^ et du XII^e^) que l'Église « *fonde une nouvelle doctrine matrimoniale qui bouleverse l'Occident *». Du temps où les évêques fai­saient encore enseigner un caté­chisme contenant les connaissan­ces nécessaires au salut, on ap­prenait qu'il existe sept sacrements (dont le mariage), tous institués par Jésus-Christ. Les catéchismes plus développés expliquaient que le mariage a fait l'objet d'une première institution par Dieu au paradis terrestre, et qu'il a été « institué en sacrement » par No­tre seigneur. On se trompait. Le mariage, en réalité, a été « institué en sacrement », aux XI^e^ et XII^e^ siècles seulement, par une Église qui, à partir du X^e^ siècle, « *fonde une nouvelle doctrine matrimoniale *». Voilà une importante « infor­mation religieuse » : un vrai « scoop ». Le chef des informations reli­gieuses à *La Croix* est le célèbre Félix Lacambre, compagnon de route des communistes, et qui s'en vante. 123:253 ### Publicité astucieuse -- ou frauduleuse ? -- dans le journal « La Croix »  En page 7 du numéro du 4 avril (entre autres), une publicité pour un livre : « Karol Wojtyla : étude sur la mise en œuvre du concile Vatican II. « Aux sources du renouveau ». Le concile Vatican II, commenté et expliqué... » En effet, *avant* d'être pape, Mgr Wojtyla avait écrit et publié les textes de ce livre. Mais la publicité de La Croix en rajoute, car voici la reproduc­tion maintenant complète du texte publicitaire : Karol Wojtyla Jean-Paul II : étude sur la mise en œuvre du concile Vatican II : « Aux sources du renouveau ». Le concile Vatican II commenté et expliqué par le pape. Bien au contraire : *ce n'est pas* le pape qui dans ce livre com­mente le concile. Quand il l'écri­vait, Mgr Wojtyla n'avait point encore les grâces d'état qui sont celles du souverain pontife. Le responsable de cette indéli­catesse astucieuse (ou frauduleuse) n'est pas le journal, dira-t-on, mais l'éditeur, auteur de la publicité ? L'éditeur c'est « Le Centu­rion », dépendance de « Bayard-Presse » qui est l'éditeur de *La Croix.* C'est la même maison, au­trefois nommée « Maison de la Bonne Presse ». De toutes façons, s'il y avait à *La Croix* un chef des informa­tions religieuses qui soit compé­tent et sûr, il n'aurait pas laissé passer cette contre-vérité. Seule­ment voilà : le chef des informa­tions religieuses à La Croix c'est, inamovible malgré toutes les pro­testations, l'illustre Félix Lacam­bre, compagnon de route des com­munistes. ### « Patapon » à la dérive ? Le dernier bulletin d'informa­tion de l'association *Avenir et tradition* qui publie *Patapon* nous apprend tout à la fois que Mme Delastre, la présidente et l'anima­trice, est contrainte à une intervention chirurgicale sur les yeux et à un long repos ; que le tré­sorier et le secrétaire sont obligés d'abandonner leurs fonctions ; que *Patapon* et *Vertes collines* cessent de paraître... 124:253 mais seront peut-être repris par « *un éditeur catholique... bien outillé, qui pu­blie lui-même plusieurs périodiques pour adultes et, parmi ses ouvra­ges, ces catéchismes de vraie doc­trine que vous aimez *»*.* Son nom n'est pas cité. Mais ce n'est guère rassurant : un éditeur catholique bien outillé et publiant plusieurs périodiques, bigre, vous connais­sez ? Quant aux catéchismes « de vraie doctrine », ce ne sont for­cément *ni* le catéchisme du concile de Trente, *ni* le catéchisme de saint Pie X, *ni* le catéchisme du P. Emmanuel (puisqu'il n'y a jamais eu en France que DMM et ITINÉRAIRES pour les rééditer). Trois catéchismes qui sont en quelque sorte *à l'index* dans les milieux « modérés », il est inter­dit d'en parler... *La vraie doctrine que vous aimez,* quelle dérision qu'un tel langage, quand ce n'est ni le catéchisme de saint Pie X, ni le catéchisme du concile de Trente. Encore moins celui du P. Emmanuel. Quel gâchis. ### Remarques mélancoliques D'une lettre de lecteur : « *Ni le nonce apostolique ni le pape ne reçoivent les représen­tants des traditionalistes, fût-ce les plus modérés. Le mouvement* « *Credo *» *a pu rencontrer Mgr M. qui est en quelque sorte l'ad­joint de Mgr Angelo Felici, nonce apostolique à Paris. Le nonce, malgré cinq demandes consécu­tives, n'a pas reçu* « *Credo *»*. Il n'a même pas daigné répondre. Il n'a reçu qu'un instant nos amis d'* « *Una Voce *»*, et* « *cela n'a pas donné grand chose *»*. Il s'est également entretenu avec le pré­sident des associations Saint-Pie V, mais ce fut pour le morigéner vertement. On se demande, dans ces conditions, comment le nonce apostolique pourrait informer avec objectivité le pape Jean-Paul II de ce qui se passe dans* « *l'Église qui est en France *»*. Il reçoit tout le monde, et cela va de la vieille duchesse au capitaine de pom­piers. Mais pas nous. Même chose en ce qui concerne le saint-père : à ma connaissance il n'a pas eu un seul entretien digne de ce nom avec un leader traditionaliste fran­çais ou belge. *» L'association française « Una Voce » a publié, daté de janvier-février, un numéro spécial inti­tulé : « Dossier pour un cardi­nal ». Il s'agit du cardinal Knox, préfet de la congrégation romaine « du culte divin », qui avait adressé à tous les évêques le ques­tionnaire que l'on sait sur le latin liturgique et sur la messe tradi­tionnelle. « Una Voce » présente ce dos­sier en ces termes : « *Nous nous attendions à être interrogés en tant que l'un des mouvements défendant et la litur­gie latine et le chant grégorien. Or nous n'avons reçu aucune de­mande à ce sujet. D'après ce que nous savons, les associations Saint-Pie V n'ont pas non plus été interrogées. Et dans les paroisses, il n'y a pas eu, sauf exceptions dues à l'initiative de quelques cu­rés, d'enquêtes organisées pour connaître les désirs des fidèles.* 125:253 « *Dans ces conditions, on peut se demander à l'aide de quels élé­ments les évêques ont pu répon­dre à la demande du Saint-Siège.* « *Nous avons donc décidé de faire connaître à nos évêques, soit par l'intermédiaire de nos délé­gués, soit directement, les désirs de nos membres et de tous les fidèles qui, sans être affiliés à un mouvement, n'en souhaitent pas moins le maintien de la liturgie latine et de la messe romaine tra­ditionnelle.* « *Plusieurs de nos délégués ont pris le parti d'écrire à leur évê­que ou ont demandé à être reçus par lui. Les réponses qu'ils ont reçues, bien qu'empreintes pour la plupart de courtoisie, sont res­tées dilatoires, à de rares excep­tions près. Nous devons à la vé­rité de dire que d'autres délégués, lassés de voir qu'on n'avait ja­mais tenu compte de leurs de­mandes si souvent réitérées, ont renoncé à toute démarche. De notre côté, nous avons écrit à de nombreux évêques ; mais pour toute réponse, notre lettre n'a re­çu que... quatre accusés de récep­tion.* « *N'ayant donc pas l'assurance que nos vœux aient été transmis à Rome, nous nous sommes décidés à publier le dossier ainsi constitué, afin de contribuer, mê­me modestement à compléter les informations qu'avait demandées le cardinal-préfet de la congré­gation pour le culte divin et les sacrements. *» Après publication complète des correspondances échangées avec divers évêques, « Una Voce » conclut : « *A lire les textes que nous venons de citer, quelques consta­tations s'imposent. Et d'abord, une étonnante contradiction : si les évêques de France n'ont reçu la demande du cardinal Knox du 19 juin que le 5 juillet, comme l'affirme l'évêque de Saint-Étien­ne, comment la réponse de l'évê­que de Versailles a-t-elle pu par­venir à Rome dès la fin juin ?* « *Mais ce qui surprend le plus, c'est d'apprendre que l'enquête a été confiée...* « *au service de la pastorale liturgique et sacramen­telle du diocèse *» (*Dijon*)*, ou au* « *responsable de la pastorale li­turgique *» (*Nice*) ! *Voilà qui est pour le moins inattendu quand on sait à quoi s'occupent ces respon­sables. Il est vrai qu'on laisse entendre que nos évêques n'ont guère besoin d'être informés, puis­qu'ils le sont déjà* « *largement... par leur courrier *» (*Perpignan*)*. D'ailleurs, n'avons-nous pas tort d'attribuer tant d'importance à cette lettre du Saint-Siège ? A l'évêché de Versailles, en tout cas, on parle simplement d'une* « *pe­tite enquête *»*, et confiée à un secrétaire* (*qui a fait très vite, nous l'avons vu, puisque sa ré­ponse* « *était parvenue à Rome à la fin du mois de juin *»)*.* « *A côté de ces misères, il y a quelques faits intéressants. Plu­sieurs évêques* (*Dijon, Montau­ban, Nancy*) *ont assuré qu'ils transmettraient à Rome les vœux exprimés par nos délégués. Dans certains cas* (*Nancy, Saint-Brieuc, Montpellier*)*, la question de l'ancien ordo de la messe n'a pas été éludée. Mais l'usage au moins partiel de la liturgie latine, qui devrait aller de soi selon la légis­lation actuelle de l'Église, n'est admis que par quelques-uns* (*Mont­pellier, Nantes, Nice*)*. La plupart n'envisagent que l'éventualité du chant grégorien, et encore* « *à l'occasion *» (*Montauban*)*. Com­ment s'en étonner ? Les impé­rieuses décisions du C.N.P.L. et, plus haut, de la Commission épis­copale de liturgie continuent à être imposées. Et, on le sait, il a été décidé une fois pour toutes qu'en France il n'y aurait plus de latin dans la liturgie paroissiale. Quitte à tolérer quelques rarissi­mes exceptions, en particulier pour les chants.* 126:253 « *Quant à savoir qui décidera de ces exceptions, eh bien, ce seraient les curés* (*Montauban, Nantes*) ! *Précieux renseignement quand on songe que, lorsque nous demandons des messes latines ou avec du grégorien dans nos pa­roisses, les curés nous répondent qu'il leur faut l'autorisation de l'évêque... Ailleurs, ce sera la loi du nombre et on parlera de la* « *volonté *» *de la paroisse* (*Tou­lon*)*, ce qui ne laisse pas d'être inquiétant.* « *Ce qui frappe et qui attriste le plus, à la lecture de ce dossier, c'est que les évêques à qui nous nous sommes adressés, usant de no­tre* devoir *de les renseigner* (*Const.* Lumen gentium, *n. 37*)*, en ont paru, à quelques heureuses excep­tions près, fort étonnés, comme dérangés par nos demandes* (*voir certains des accusés de réception reçus, à la limite de la désinvol­ture*)*. Aussi n'en sommes-nous que plus reconnaissants à ceux, fort rares hélas, qui ont bien voulu nous lire, nous accueillir, nous écouter. N'était-ce d'ailleurs pas ce que le cardinal Knox avait de­mandé de faire à* tous *les évêques à qui il avait adressé sa lettre du 19 juin ?* « *Pourquoi ne s'est-il pas trouvé* un seul *évêque pour nous inter­roger de son propre chef ? *» Non, *pas un seul.* C'est clair ! On peut demander ce numéro spécial à l'adresse d' « Una Vo­ce », BP 174, 75826 Paris Cedex 17. Sa lecture est instructive. Elle montre dans quel mépris com­plet, et souvent haineux, les ac­tuels successeurs des apôtres tiennent les catholiques tradition­nels. ### Deux brochures de Pierre Debray La première des deux est un « dossier » intitulé : *Pierre De­bray a-t-il diffamé le Comité ca­tholique contre la faim* (CCFD). Ce dossier montre quand et com­ment le CCFD fonctionne comme une courroie de transmission du parti communiste ; il montre pour­quoi il faut se défier du CCFD et faire circuler le mot d'ordre : « *Défiez-vous du CCFD ! *» La seconde est elle aussi un dossier : *L'affaire Fortin,* ou com­ment la CFDT tyrannise l'ensei­gnement libre. Malgré une terminologie et des appréciations qui ne sont pas toujours celles que nous souhai­terions, ces deux brochures ont le grand mérite de révéler un certain nombre de faits impor­tants et d'avertir le public catho­lique. -- L'avertir de quoi ? -- L'avertir, sur pièces, sur do­cuments, de la bassesse grandis­sante, de la méchanceté sour­noise, de la trahison obstinée d'une grande partie de l'épiscopat français. 127:253 Il y a sans doute en France des évêques qui ne trahissent pas, qui ne sont ni méchants ni bas ce sont ceux qui se taisent, qui ne se montrent jamais, qui se font oublier. Ceux qui parlent haut, qui agissent et qui com­mandent, soutiennent ouvertement le CCFD et président au noyautage communiste des organisations ecclésiastiques. Ces deux brochures de Pierre Debray ont paru aux Éditions Kyrios, 3, rue des Immeubles in­dustriels, 75011 Paris. Celle sur le CCFD coûte 10 F, celle sur l'affaire Fortin 8 F. ============== fin du numéro 253. [^1]:  -- (1). Dominique Martin Morin, éditeurs, 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris. [^2]:  -- (1). Alfred Sauvy : La vie en plus (Calmann-Lévy, 1981). [^3]:  -- (2). Souligné par moi. [^4]:  -- (1). Ramsay éditeur. [^5]:  -- (30). Les mots qui figurent ici en italiques sont en français dans le texte de Gustave Corçâo. [^6]:  -- (31). Moraliste et romancier brésilien parfaitement sinistre, comme on va le voir par ce qui suit. [^7]:  -- (62). *France juive*, p. 494. [^8]:  -- (63). G. Froment-Guieysse : *Jules Ferry*, p. 14. [^9]:  -- (64). Saint-Pastour. *La franc-maçonnerie au parlement.* Op. cit. [^10]:  -- (65). E*.* Beau de Loménie : *Les responsabilités des dynasties bour­geoises*. T. II, p. 42. Librairie Française. [^11]:  -- (66). Bernard Lavergne : *Les deux présidences de Jules Grévy,* Li­brairie Fischbacher, p. 252. [^12]:  -- (67). G. Suarez. Clemenceau. Taillandier p. 155. [^13]:  -- (68). Édouard Simon, dit Lockroy. Ancien secrétaire de Renan. Mari de la veuve de Charles Hugo. Ministre du Commerce et de l'Instruction Publique. F**.·.** M**.·.** aux loges : *La Mutualité, la Justice, Voltaire* et la *Fédération Universelle.* [^14]:  -- (69). Comte Albert de Mun. Député monarchiste et catholique de Pontivy (Morbihan). Trouver un Lockroy et Albert de Mun rassemblés contre Ferry montre l'ampleur de son décri. [^15]:  -- (70). Bernard Lavergne. Ouvrage cité, p. 276. [^16]:  -- (71). G. Froment-Guieysse, *op. cit*. p. 18. Lettre à Gambetta. Les rapports entre Gambetta et Ferry furent ambigus. Drumont écrit « Ferry fut l'Archi-Mime de Gambetta, mais avec cette différence qui sépare le valet du maître. » Après le 16 mai, Ferry essaya de s'opposer à Gambetta. Celui-ci l'apostropha : « Vous voulez me combattre, vous avez tort ; si je vous trouve sur mon chemin, je vous briserai comme verre, comme j'ai brisé Jules Simon. Marchez avec moi et je vous soutiendrai. » Lavergne -- voir note 74 bis -- écrit : « La chose était passablement humiliante, mais, comme toujours, Ferry vit clairement son intérêt et le suivit. A partir de ce moment, ils se tutoyèrent et ne s'appelèrent plus que par leur petit nom : « Léon... Jules... » Notons encore que Ferry « avec tout le gouvernement provisoire de Paris, moins Magnin, avait signé l'arrestation de Gambetta, chef du gouvernement de Bordeaux. Ferry sollicita même l'honneur de faire exécuter le mandat. On ne voulut pas l'en charger. On en chargea Jules Simon » (déclaration d'Allain-Targe ; Lavergne, p. 216). « Ce qui n'empêcha pas les salama­lecs de Ferry devant le cercueil de Gambetta. » (Lavergne, p. 214) [^17]:  -- (72). G. Froment-Guieysse, *op. cit*. p. 18. [^18]:  -- (73). G. Froment-Guieysse citant A. Proust. [^19]:  -- (74). Maurice Reclus -- *Jules Ferry,* p. 87. [^20]:  -- (74 bis) Bernard Lavergne était un républicain « ardent ». Médecin, député en 49, ami de Jules Grévy, catholique passé au protestantisme, il fut élu député de Gaillac en 1877. Dans ses mémoires : « Les deux présidences de Jules Grévy », ouvrage préfacé par M. Renouvin de l'Ins­titut, et publié avec le concours du C.N.R.S., à la librairie Fischbacher, ce qui en atteste la caution républicaine, on lit : « Ferry est égoïste avant tout. Très ambitieux, sa fortune politique le préoccupe avant celle de son pays. C'est là le trait dominant de son caractère... Ferry appar­tenait, en 1876, quand j'arrivai à la Chambre, au groupe de la gauche. Il en était une des lumières. Il la présida. Je me souviens même qu'arrivé au terme de son mandat, il s'arrangea de façon à le faire durer, contre le règlement... et montra ainsi, d'abord qu'il ne perdait jamais de vue ses intérêts, ensuite combien peu pesaient pour lui les règlements lorsqu'ils lui faisaient obstacle... Ferry joua dans le cabinet (de Freycinet) le rôle de traître jusqu'au dernier moment : il le poussa même jusqu'à manquer de parole au président de la République à qui il avait promis de soutenir Freycinet dans la discussion de l'Égypte ce qu'il ne fit point... La supériorité de Ferry consiste dans l'intrigue, dans l'habileté des ma­nœuvres... Rappelons le mot de Grévy : « *Dans les nombreuses entrevues que j'ai dû avoir avec Ferry, il ne s'est jamais préoccupé que d'une chose : son intérêt, ce qui lui assurait des chances de durée. Des intérêts du pays, pas un mot. *» [^21]:  -- (75). Chastenet, *op. cit*. T. 4 p. 68. [^22]:  -- (76). Drumont. F.S. T. 1 p. 495. [^23]:  -- (77). E. Beau de Loménie, *op. cit*. T. II p. 58. [^24]:  -- (78). Grévy raconte : « Nous sommes dans une bonne situation, surtout vis-à-vis de l'Allemagne, qui est le côté où nous devons regarder. Bismarck... sans doute il nous a fait beaucoup de mal ; il peut nous en faire encore ; mais en ce moment il s'est admirablement conduit vis-à-vis de nous. Il n'a point tenu à l'Italie et surtout à l'Angleterre que l'affaire de Tunisie ne tournât mal. Elles ont proposé un congrès. Bismarck a été extrêmement carré vis-à-vis de l'Angleterre. Il a dit à l'ambassadeur anglais : « Au lieu de chercher querelle à la France pour son affaire de la Tunisie, vous devriez la laisser tranquille, alors qu'elle n'a fait qu'en petit ce que vous avez fait en très grand. Vous a-t-elle cherché noise pour votre extension dans l'Inde ? » C'est cette attitude décidée de l'Allemagne qui a fait avorter cette propo­sition de congrès dont nous ne serions peut-être sortis qu'humiliés ou avec une guerre européenne sur les bras. Non, je ne crois pas à Bismarck une de ces haines basses dont on l'accuse. Il aurait pu trouver l'occasion de nous jouer un mauvais tour ; il ne l'a point voulu. Sans doute il est préoccupé d'une guerre de revanche que nous pourrions lui déclencher plus tard ; mais il nous voit occupés ailleurs et il aime autant cela. » 22 juillet 1881. Bernard Lavergne, p. 43. [^25]:  -- (79). « Nous avons vu le rôle joué par Léon Renault dans les affaires tunisiennes, nous le retrouvons comme administrateur d'une société en faillite : la Grande compagnie d'assurances. M. Beaugé, le syndic, relève dans la gestion les irrégularités les plus graves, une opération de quatre millions ne figure pas sur les livres, des dividendes fictifs ont été distribués. « La faillite, conclut le syndic, est due à l'inobservation des statuts et aux combinaisons inventées par plusieurs personnes pour s'enrichir aux dépens de la société. » Comment s'expliquer qu'un gou­vernement qui portait ce titre de Gouvernement de l'*Ordre moral* le plus beau après celui de Gouvernement de l'*Ordre Chrétien* ait laissé un pareil personnage à la tête de la préfecture de police. » (Drumont, F.J., p. 542.) Ajoutons que Léon Renault fut impliqué dans le scandale de la Compagnie du Canal de Panama à laquelle des hommes politiques influents avaient fait accorder frauduleusement le droit à une émission de 700 millions de francs-or. [^26]:  -- (80). Drumont, *op. cit*., T. I, 478. [^27]:  -- (81). E. Beau de Loménie, *op. cit*., T. II, p 60. [^28]:  -- (82). *Id.,* p. 104. [^29]:  -- (83). *Id.* T. II, p. 105. [^30]:  -- (84). Froment-Guieysse, *op. cit*. [^31]:  -- (84 bis) Louis Andrieux (1840-1931), préfet de police (79-81), député, sénateur (invalidé), haut dignitaire de la maçonnerie, Vénérable de la loge *Le Parfait Silence,* membre du conseil de l'Ordre du Grand Orient. Serait le père de Louis Aragon (né en 97). A raconté dans ses mémoires comment il avait fondé une feuille anarchiste, *La Révolution Sociale,* abusant de la bonne foi de Louise Michel et de ses amis. « Don­ner un journal aux anarchistes c'était placer un téléphone entre la salle des conspirations et le cabinet du préfet de police. » Cité par H. Coston : *Dictionnaire de la politique française.* [^32]:  -- (85). Jules Ferry, est-il besoin de le préciser. [^33]:  -- (86). Drumont ajoute en note (p. 503) : « Nos généraux, du moins, ont manifesté leur répulsion pour ces vilains trafics, comme en témoignent les deux dépêches communiquées à la Commission du Tonkin, dans la séance du 1^er^ décembre 85 : « *Général de Courcy à Ministre Guerre :* Reçois lettre ministre de la marine signée Rousseau. Il demande explica­tions à propos de concessions de terrains à Bavier-Chauffour, à Queb-do et du bassin houiller de Hong-Gay. Je refuse de me mêler à ces tripo­tages. Général de Courcy. » Voici la réponse du ministre de la guerre : « *Au général Courcy *» Je partage votre opinion sur l'affaire Bavier-Chauffour. Signé : Campenon. » Cela explique que le général de Courcy ait été rappelé et remplacé par Paul Bert qui est allé essayer de relever là-bas les affaires financières de l'opportunisme. » [^34]:  -- (87). Drumont, *op. cit*., 504. Dans Lavergne (*op. cit*., p. 183) on trouve cette note qui confirme le tripotage général : « C'est à Thai-Nguyen que se trouveraient les mines de cuivre visées par la spécula­tion Dupuis. Parmi les « fondateurs » on trouverait les noms de Ballue, Chavanne, Jean David, Spüller, Hanotaux en ce moment secrétaire de Ferry. » D'où l'interpellation de Paul de Cassagnac le 10 juillet 83 : « La guerre du Tonkin dérive des mêmes motifs que la guerre de Tunisie... Ce ne sont que des tripotages financiers... Il s'agit avant tout de concessions de mines aux républicains. » [^35]:  -- (88). Drumont *op. cit*., p. 502. [^36]:  -- (89). Drumont *op. cit*., T. I, 503. [^37]:  -- (90). Paul Granier de Cassagnac. Engagé volontaire en 70. Prisonnier à Sedan. Déporté en Silésie. Nombreux duels (en particulier contre Ranc). Député du Gers. Un des irréductibles de l'opposition bonapar­tiste. Il écrira dans son journal : « Nous ne sommes plus séparés par grand chose, impérialistes et royalistes. Les uns et les autres comprenons qu'il n'y a qu'un seul gouvernement possible : le gouvernement autoritaire. Car les royalistes fidèles aux traditions parlementaires deviennent de plus en plus rares, éclairés qu'ils sont par les lamentables résultats d'un régime absurde. » (12.X.85) Il était l'oncle de Saint-Granier, l'inventeur du radio-crochet. [^38]:  -- (91). Exactement en 67 mois. Du 30 janvier 1879 au 6 avril 1885 ; il aura été ministre durant 27 mois (cabinets Waddington et Freycinet) et président du conseil pendant 40 ministères Jules Ferry (du 28 septem­bre 1880 au 14 novembre 1881 et du 21 février 1883 au 6 avril 1885). [^39]:  -- (92). Froment-Guieysse *op. cit*. p. 36. [^40]:  -- (93). Beau de Loménie *op. cit*. p. 64. [^41]:  -- (94). Beau de Loménie *op. cit.*, T. Il, p. 99 (Discours de Ferry à la Chambre des Députés). [^42]:  -- (95). Charles Ferry eut un fils Abel dont la femme, devenue veuve, épousa le banquier Oustric, qui connut une certaine notoriété avant la guerre, entre Mme Hanau et Stavisky. La fille de Mme Abel Ferry, Frei­nette Ferry, épousa en première noce le fils de Le Troquer, des ballets roses, et en seconde Edgar Pisani. Rien que du beau linge. A noter que Freinette se faisait passer pour la petite-fille de Jules -- qui n'avait pas eu d'enfant -- alors qu'elle n'en était que la petite-nièce. A moins que... Mais ce serait trop beau. Et l'on nous accuserait de médisance. [^43]:  -- (96). Beau de Loménie, *op. cit*., p. 95. [^44]:  -- (97). Beau de Loménie, *op. cit*., p. 98. [^45]:  -- (98). Jaurès : Discours parlementaires, Vol. 1, préface, p. 29. [^46]:  -- (99). Saint-Pastour, *op. cit*., p. 178. [^47]:  -- (100). Saint-Pastour, *op. cit*., p. 171. [^48]:  -- (53). *De Off*., 1, 5. [^49]:  -- (54). 145, 1, c. et ad 2 et 3. La justice régit en effet nos actes exté­rieurs. [^50]:  -- (55). 145, 2, c. et solutions. [^51]:  -- (56). 145, 3, c. [^52]:  -- (57). 145, 4 et ad 3. [^53]:  -- (58). 151, 1 ad 2. Cf. nos articles antérieurs sur la vertu de force dont le rôle est politique et social comme celui de la tempérance. Cf. aussi 129, 1, c. où saint Thomas attribue à honneur la place absolument première -- *simpliciter maximum -- *parmi les choses extérieures dont homme fait usage. [^54]:  -- (59). In Eth., I, 1. 5, § 64. [^55]:  -- (60). 146, 1, c. Le texte cité est suggéré à saint Thomas par 2 Petr. 5-6 : « Apportez tous vos soins pour unir à votre foi la vertu, à la vertu le discernement, au discernement la tempérance, à la tempérance la pa­tience, à la patience la piété, à la piété l'amour fraternel, à l'amour fra­ternel la charité. » Ce texte souligne que, pour saint Pierre, la vertu naturelle s'unit à la grâce qui la surexhausse. [^56]:  -- (61). 146, 1, c. [^57]:  -- (62). *Ibid*., ad 3. [^58]:  -- (63). 146, 2, c. [^59]:  -- (64). *Ibid*., ad 2. [^60]:  -- (65). 147, 1, c. S. Jérôme, *Contra Jovin*., 1. 2. [^61]:  -- (66). *Ibid.* et *Sermo* 73. [^62]:  -- (67). *Ibid., ad 2.* [^63]:  -- (68). *Ibid.* [^64]:  -- (69). 147, 2, c. [^65]:  -- (70). 147, 3, c. [^66]:  -- (71). *Ibid.* [^67]:  -- (72). 147, 4, c. [^68]:  -- (73). 148, 1, c. [^69]:  -- (74). 2-2, 47, 10, ad 1. [^70]:  -- (75). *Ibid*., 47, 10, ad 2. [^71]:  -- (76). La première partie de cette phrase est d'Aristote (*Eth. Nic.,* V, 3, 1129 b 19) ainsi que la fin. La citation est de 2-2, 47, 10, ad 3. [^72]:  -- (77). Cf. l'ouvrage de cet auteur, ancien ministre de Yougoslavie, paru sous ce titre en traduction française. [^73]:  -- (78). Eccl., VI, 7. [^74]:  -- (79). 148, 2, c. [^75]:  -- (80). *Ibid*., ad 1 et 4. [^76]:  -- (81). 148, 3, c. [^77]:  -- (82). 148, 4, c. [^78]:  -- (83). 148, 5 et 6, c. [^79]:  -- (84). 149, 1 et 2, c. [^80]:  -- (85). *Ibid*., 1, ad 2. [^81]:  -- (86). Mt, 15, 11. [^82]:  -- (87). 149, 3, c. [^83]:  -- (88). 149, 4, c. [^84]:  -- (89). 150, 1-4. [^85]:  -- (90). 151, 4, *sed contra* et c. [^86]:  -- (91). *Eth. Nic.,* II, 1, 1103 b 23. Cf. b3 pour l'entre-tirets. *Nam ea quæ nobis a principio imprimuntur, firmius retinemus,* commente saint Thomas, § 254.. [^87]:  -- (1). J'adopte l'orthographe de Hervé Pinoteau, par peur des représailles (note facultative). [^88]:  -- (2). Dr Escoffier Lambiotte, dans un article du *Monde,* qui se garde bien de faire la moindre allusion à la foi catholique de Laënnec, comme si elle n'avait aucun rapport avec son honnê­teté et son humilité absolues... (Com­parez avec l'orgueil hautain et la hargne de ses confrères, qui ne savaient que s'enfermer dans leurs opinions et dont les travaux ne servent plus à personne.)