# 255-07-81 II:255 La gauche fait croire à l'opinion que tout le monde est de gauche sauf les privilégiés. Mais les privilégiés s'affichent de gauche pour ne pas se dénoncer à l'attention publi­que et pour détourner vers d'autres le ressen­timent. Depuis le début du XX^e^ siècle, d'innom­brables mesures législatives ont été prises en France contre les richesses excessives et les spéculations scandaleuses : aucune jamais n'a atteint la fortune anonyme et vagabonde, toutes ont spolié les petits artisans, les petits propriétaires, les patrimoines modestes. Les privilégiés ont depuis longtemps com­pris qu'il vaut mieux pour eux se servir de la gauche plutôt que de la combattre. Jean Madiran *La droite et la gauche* 1:255 ### Déclaration de Mgr Marcel Lefebvre *Mgr Ducaud-Bourget, Dom Gérard o.s.b.\ le Père Eugène, le Père André, l'abbé Aulagnier\ et l'abbé Coache* *Les journaux, bien sûr, ont fait le silence. Ils n'ont même pas signalé l'existence de ce* « *communiqué publié par S. Exc. Mgr Lefebvre et plusieurs prêtres responsables de la sainte résis­tance *» *le 29 mai 1981.* *En voici le texte intégral.* S. Exc. Mgr LEFEBVRE, Mgr DUCAUD-BOURGET, Dom GÉ­RARD OSB, le R.P. EUGÈNE, capucin, le R.P. ANDRÉ, M. l'abbé AULAGNIER, supérieur provincial de France de la Fraternité Saint-Pie X, invités à Flavigny par M. l'abbé COACHE, 2:255 comprenant et partageant le désarroi de beaucoup de fidèles devant l' « autodestruction » toujours plus profonde et plus rapide de l'Église et l'inquiétude de nombreux traditionalistes devant la permanence de l'ambiguïté de Rome, ont résolu d'encourager ces personnes troublées à garder la fermeté dans la foi, à persévérer dans la Tradition, sans aucune hésitation. A cet effet, ils font la déclaration suivante : 1\) Ils demeurent attachés de toute leur âme : à l'Église catholique, apostolique et romaine ; à tout ce qu'elle a enseigné et défini comme faisant partie de la Révélation ; à tout ce qui, n'étant pas encore défini, est enseigné d'une manière constante par son magistère, spécialement en ce qui concerne la liturgie de la sainte messe et des sacrements. Et cela d'autant plus qu'ils constatent que les catholiques dits progressistes, attachés aux nouveautés et aux réformes œcu­méniques, sont déjà pour la plupart assimilables aux protes­tants et ne sont plus catholiques. 2\) Ils demeurent attachés au siège de Pierre et au successeur de Pierre, malgré les graves reproches qu'on est en droit de lui faire spécialement pour son engagement à poursuivre l'œuvre du concile qui n'est autre que l' « autodémolition de l'Église ». Nous devons prier pour qu'éclairé par l'Esprit Saint il re­vienne à la Tradition qui est éternelle, et cela dans tous les domaines. 3\) Ils prennent la ferme résolution de maintenir à tout prix la Tradition, surtout en matière de la liturgie de la messe et des sacrements, sources de la grâce surnaturelle et gage de leur salut. Ils encouragent par le fait même toutes les institutions et séminaires destines à former de vrais prêtres pour l'offrande du vrai sacrifice. 4\) Ils encouragent et soutiennent toutes les formes tradi­tionnelles de la vie religieuse, ordres et congrégations contem­platifs, congrégations ou fraternités semi-contemplatives ou actives qui font du saint sacrifice de la messe de toujours le cœur et la source de leur vie spirituelle. 5\) Ils souhaitent la multiplication et le développement des congrégations enseignantes dans le but de donner à la jeunesse une profonde formation catholique, basée sur l'enseignement du catéchisme du concile de Trente et des catéchismes qui en découlent. 3:255 Les catéchèses modernes pervertissent le sens de la foi et préparent des générations modernistes et athées. Que les parents forment plutôt leurs enfants eux-mêmes que de les confier à des entreprises de perversion intellectuelle, spirituelle et morale. En définitive, les fidèles doivent se convaincre que nous vivons une période de révolution et de persécution contre Notre-Seigneur Jésus-Christ plus subtile et plus dangereuse que jamais, car, à la manière des modernistes, cette persécution se présente sous des apparences trompeuses, utilise même l'Évangile com­me la théologie de la libération, ou invoque les droits de l'homme, la dignité humaine, selon le langage bien connu des progressistes, socialistes et même des marxistes (cf. la Lettre sur le Sillon de saint Pie X, 1910). Tout est orienté vers la destruction totale des institutions chrétiennes et du Règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par­ticulièrement de son règne social, c'est-à-dire de ses lois, du décalogue. Ce n'est qu'appuyés sur la Tradition éternelle de la foi, du saint sacrifice de la messe, des sacrements, sur le catéchisme du concile de Trente, sur la doctrine de saint Thomas d'Aquin, sur la prière du Rosaire, les saints exercices spirituels que nous pourrons résister à ce souffle dévastateur. 6\) Ils demandent que les fidèles se regroupent autour des prêtres fidèles attachés à Rome et au successeur de Pierre. Ces bastions de résistance, par leurs prières, leur esprit de pénitence finiront par fléchir les Cœurs de Jésus et Marie et obtiendront la cessation de cette épreuve douloureuse et ruineuse pour les âmes. Qu'ils prennent garde de se laisser égarer par de faux messages célestes, de fausses dévotions, qui ressemblent au Pen­tecôtisme diabolique. Notre-Seigneur Lui-même nous met en garde contre ces rumeurs trompeuses. Qu'ils se confient à Marie, à Joseph, aux Archanges et saints Anges et à tous les élus du Ciel. Qu'ils invoquent leur Ange gardien. Qu'ils s'unissent à Jésus dans la véritable Eucharistie, qu'ils L'adorent fréquemment et qu'ils accom­plissent leurs devoirs d'état quotidiens, le décalogue et la charité individuelle et sociale. C'est ainsi qu'ils obtiendront les grâces nécessaires pour parvenir au Ciel à travers ce monde d'iniquité. 4:255 7\) Ils décident de favoriser le développement d'une grande Croisade du Rosaire afin de fléchir le Ciel par le Cœur de Notre-Dame Mère de l'Église, secours des chrétiens et consolation des affligés, et invitent prêtres et fidèles à prendre dans ce but toutes les initiatives que leur dicteront leur zèle et leur charité. Déclaration rendue publique\ et communiquée à l'AFP\ à Dijon le 29 mai 1981 Remarques et commentaires **1. -- **VOILA LE FAIT NOUVEAU : une déclaration commune de prêtres responsables groupés autour de Mgr Lefebvre. L'importance du document est dans cette nouveauté. Son contenu n'innove ni ne change en rien les buts et les motifs déjà connus des prêtres dits traditionalistes. Mais ces buts et ces motifs sont déclarés en commun dans un texte de référence, et rappelés fermement face à la confusion croissante. **2. -- **CE GROUPEMENT AUTOUR DE MGR LEFEBVRE ne se fait pas dans des liens hiérarchiques ni d'aucune manière organiques. D'ailleurs le texte même indique que l'initiative n'en est pas venue de Mgr Le­febvre mais de l'abbé Coache. Autour de Mgr Lefebvre cependant car il occupe une position centrale, et prééminente, par le rayonnement et l'autorité morale de sa personne, par le poids, l'étendue, la fécondité spirituelle de son œuvre. Cela fait qu'il est souvent en mesure de soutenir, de protéger, d'encourager beaucoup d'initiatives qui ne dépen­dent pas de lui, qui n'utilisent pas les mêmes méthodes apostoliques ou pédagogiques, ou qui ne travaillent pas dans les mêmes domaines intellectuels ou sociaux. Il est bien évident que la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X n'a pas l'ambition de « couvrir tout le terrain » et n'y serait pas apte. Mais elle est de plus en plus susceptible d'apporter aux diverses organisations et entreprises, dans le respect de leur auto­nomie et de leur caractère propre, la charité de son ministère spirituel, de son aide fraternelle, de sa présence bienveillante. 5:255 **3. -- **LA FRATERNITÉ SACERDOTALE SAINT-PIE X, fondée et dirigée par Mgr Lefebvre, compte maintenant une centaine de prêtres dans le monde entier ; elle instruit 230 grands séminaristes répartis en cinq séminaires ; à partir de 1983, le rythme prévisible des ordinations sacerdotales sera de 30 à 40 par an. La négociation avec le Saint-Siège continue, millimètre par millimètre. A la question : -- Sur quelle base juridique fondez-vous votre action ? Mgr Lefebvre répond : -- Sur les principes les plus généraux du droit canon, et spéciale­ment sur sa loi la plus générale : *salus animarum.* Il demande trois choses : a\) le droit reconnu aux prêtres de la Fraternité d'utiliser uniquement les livres liturgiques de Jean XXIII ; b\) la création de « paroisses personnelles » utilisant uniquement ces livres ([^1]) ; c\) la reconnaissance canonique de la Fraternité. **4. -- **SÉMANTIQUE. -- La déclaration authentifie l'usage du terme *tra­ditionaliste* dans le sens nouveau qu'il a peu à peu reçu depuis quelques années. En ce sens, « traditionaliste » a en droit, sinon en fait, même extension et même compréhension que « catholique », puisqu'il signifie l'attachement à la Tradition catholique, rien de plus, rien de moins. Auparavant « traditionaliste » avait dans le vocabulaire de la théologie catholique un sens uniquement péjoratif, et c'est pourquoi ce sont des progressistes qui les premiers ont lancé l'idée et l'usage d'employer ce terme péjoratif pour désigner les catholiques jusque là nommés « intégristes ». Nous avons donné en détail l'état de la question dans notre *Note sémantique sur le traditionalisme* (ITINÉRAIRES, numéro 241 de mars 1980). Le terme avait été utilisé une fois, dans le vocabulaire pontifical, une seule à notre connaissance, d'une manière qui ne soit pas péjorative, c'était par saint Pie X, mais dans un sens que le contexte indiquait manifestement social et politique, non pas théologique ou religieux ([^2]). 6:255 « Traditionalisme », « traditionaliste » conservent l'inconvénient habituel des termes en *isme* et en *iste,* qui impliquent ou suggèrent une idée de parti, de faction, d'esprit partisan. Mais il est vrai que nous sommes en guerre, et que cette guerre spirituelle est, métaphorique­ment, une guerre de partisans. **5. -- **LA DÉMOCRATIE RELIGIEUSE. -- Quand on a dit : naturalisme, libéralisme, modernisme, on a, en un sens, et doctrinalement, tout dit de la crise contemporaine. La forme particulière de ces erreurs qui domine le monde et les consciences surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, c'est la *démocratie religieuse.* C'est-à-dire : non plus seulement un système de gouvernement parmi d'autres ; non plus seulement l'un des trois types classiques de gouvernement légitime, qui peut être admis moralement quand il s'accorde avec la morale catho­lique, et politiquement quand il correspond à l'histoire et aux particu­larités d'un pays ; mais au contraire, en sens inverse, une nouvelle morale, à laquelle le catholicisme lui-même doit se soumettre et se conformer pour avoir droit de cité dans la société moderne (sans quoi il est lui aussi réputé fasciste, raciste, nazi, et mis hors la loi, moralement à l'ouest, physiquement à l'est). Pour, le dire en peu de mots : -- il y a une *religion catholique,* qui entend, accepte, défend les « droits de l'homme » interprétés à la lumière de l'Évangile ; -- il y a une *religion démocratique,* ou démocratie religieuse, qui accepte l'Évangile s'il est réinterprété dans le sens des droits de l'homme modernes, démocratiques, maçonniques. Ce drame de conscience, cette subversion des consciences se sont joués autour de la démocratie chrétienne. Au lieu de n'accepter la démocratie que dans la mesure où elle se conforme aux principes du christianisme, on en est venu à n'accepter le christianisme que dans la mesure où, par l'évolution conciliaire, il se conforme aux principes de la démocratie moderne. La déclaration de Mgr Lefebvre et de plusieurs prêtres responsables renvoie opportunément à la *Lettre* (dite) *sur le Sillon* de saint Pie X c'est la lettre *Notre charge apostolique* du 25 août 1910, qui est la charte, le talisman, le point fixe pour éviter aux catholiques du XX^e^ siècle d'être spirituellement submergés par la démocratie religieuse. 7:255 La démocratie religieuse est une morale. Le libéral-socialisme est une politique. Une politique anti-familiale ; une morale apostate et persécutrice. L'une et l'autre nous livrent à la domination communiste, en laminant les idées, les institutions et les hommes qui pourraient y faire obstacle. **6. -- **N'AYEZ PAS PEUR. Le pape l'a dit, vous le savez, tout le monde le sait : « Nous plaçons toute notre confiance en Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ et Seigneur des puissants et, après Dieu, dans les fidèles du monde entier, C'est pourquoi nous leur adressons les paroles que le divin Maître répétait à ses disciples : *N'ayez pas peur,* L'avenir appartient aux croyants et non aux sceptiques et aux indécis. L'avenir appartient aux énergiques, qui espèrent et agissent avec fermeté, non aux timides et aux irrésolus. » Ces paroles ont été prononcées par le pape Pie XII, dans son allocution du 2 juin 1947. J. M. 8:255 ### Précisions sur le quotidien *Un journal fondé, dirigé, écrit par des journalistes et des écrivains* Ils sont six. Six journalistes se sont réunis pour lancer le journal PRÉSENT quotidien. Ils sont responsables de cette entreprise. *A eux six, à eux seuls, ils assument la direction intellectuelle, politique et matérielle du journal, comme ils en dirigent déjà la préparation et le lancement.* Ce sont : FRANÇOIS BRIGNEAU, PIERRE DURAND, ROLAND GAUCHER, HUGUES KÉRALY, JEAN MADIRAN et ROMAIN MARIE A eux seuls, ces six noms suffisent à définir et à garantir devant le public ce que sera ce journal. Mais bien entendu ce journal ne comportera pas seulement une direction. 9:255 D'ores et déjà, plus de trente personnalités, écrivains, journa­listes, rendent public leur soutien ou annoncent leur collaboration à ce quotidien : Colonel ARGOUD, Amiral AUPHAN, MAURICE BARDÈCHE, FRANCIS BERGERON, Colonel de BLIGNIÉRES, R.P. BRUCKBERGER, PIERRE CHAUMEIL, PIERRE CHAUNU, YANN CLERC, ALEXIS CURVERS, GEORGES DAIX, PAUL DEHÈME, ÉDITH DELAMARE, M^e^ ÉRIC DELCROIX, JACQUES DHAUSSY, PIERRE DUDAN, ANDRÉ FIGUERAS, MICHEL FROMENTOUX, SERGE JEANNERET, GEORGES LAFFLY, JEAN-PAX MÉFRET, THOMAS MOLNAR, JACQUES PERRET, ROBERT POULET, JEAN RASPAIL, MICHEL de SAINT PIERRE, LOUIS SALLERON, FRANÇOIS SENTEIN, GUSTAVE THIBON, JEAN de VIGUERIE et M^e^ G.P. WAGNER. Ce n'est pas une nomenclature définitive. Ce n'est qu'une première liste. *Le recrutement des futurs collaborateurs est en cours, comme sont en cours tous les autres travaux qui préparent pour l'automne prochain la sortie de* PRÉSENT *quotidien.* A chacun son métier. Pour soigner les malades : des médecins et des infirmières. Pour pêcher la langouste ou la morue : des marins-pêcheurs. Pour fonder, diriger, réaliser un journal : des journalistes, des écrivains, et non pas des amateurs s'imaginant qu'en matière de presse n'importe qui peut improviser n'importe quoi. \*\*\* QUESTION : -- *Est-il bien utile de lancer une nouvelle publi­cation qui va concurrencer les hebdomadaires nationaux déjà existants ?* RÉPONSE : Un quotidien ne pourrait faire concurrence ou porter ombrage qu'à un autre quotidien : justement il n'y en a aucun. *Et les publi­cations et organisations existantes souffrent précisément, toutes ensemble, de cette absence d'un quotidien catholique et national.* 10:255 Dans l'univers des informations quotidiennes de la presse écrite ou parlée, qui constitue le monde clos du mensonge, le quotidien fera une brèche au profit de tous. Il ne remplacera rien, ne supprimera rien : au contraire, *il multipliera la puissance et la portée de tout ce qui existe déjà.* Plusieurs périodiques nationaux l'ont bien compris, qui ont fait connaître à leurs lecteurs le lancement de PRÉSENT et les ont invités à le soutenir. 11:255 Pour que PRÉSENT puisse paraître à l'automne, il faut que par tous les canaux existants son public naturel soit mis exacte­ment au courant ; il faut que ce public naturel soit disposé à *répondre dès aujourd'hui* et prêt à *s'abonner demain :* mais comment le pourrait-il s'il n'était même pas averti avec précision ? \*\*\* On doit prévoir que pour quatre pages cinq jours par semaine, l'abonnement coûtera environ 500 F pour six mois (84 F par mois), selon les chiffres calculés en mai-juin 1981. Les premiers mois, le journal ne pourra évidemment pas être mis en vente dans tous les kiosques. La vente au numéro ne se fera qu'en une dizaine, peut-être moins, de points du territoire. L'existence et le progrès du quotidien dépendront d'abord de ses premiers abonnés. \*\*\* *Toute la correspondance concernant le quotidien, toutes les demandes de tracts, de bulletins, etc.,* *doivent être envoyées uniquement à l'adresse ci-contre de M. Pierre Durand.* Collectez des versements de 50 F pour frais de prospection, de mise en place et de préparation. Cette somme ne serait pas remboursée si la parution du quoti­dien se révélait finalement impossible ; elle pourra en revanche être déduite du premier abonnement. A vous de dire si vous êtes décidés. 12:255 ## ÉDITORIAL ### Le symbole du Panthéon par Jean Madiran *Les jeunes Français à la recherche de leur identité nationale pourront-ils demain en trouver une trace ailleurs que dans les cimetières, si du moins ils ne sont pas eux aussi recouverts par la vague étrangère qui maintenant nous submerge ?* ■ Cette vague n'a pas com­mencé en mai et juin 1981, avec l'arrivée au pouvoir d'un nouveau président. Son prédécesseur a été le premier chef d'État occiden­tal en visite à Moscou qui ait tenu à spectaculairement aller fleurir et vénérer la tombe de Lénine. C'est lui encore qui, au nom de la France, avait salué la dépouille mortelle de Mao Tsé Tung comme celle d'un « phare de la pensée mondiale ». On dira que ce n'étaient là que des symboles. Mais les symboles officiels nourrissent ou pourrissent l'âme des peuples. 13:255 Et les réalités déjà étaient en accord avec les symboles. Ce n'est pas en mai-juin 1981 qu'une majorité socialo-com­muniste est arrivée au pou­voir. Avec l'appoint maçonni­que de quelques centristes et de quelques gaullistes, elle avait légiféré sous le septen­nat précédent. C'est en cons­tituant de la sorte une majo­rité parlementaire à dominante socialo-communiste que le président Giscard d'Estaing avait fait voter la loi qui pèse le plus lourdement, au physi­que et au moral, sur l'avenir de la France : la loi démocra­tisant l'avortement. De même, C'est avec l'indispensable con­cours socialo-communiste que son premier prédécesseur à la tête de la V^e^ République avait assassiné l'Algérie française. Ne rêvons donc pas. L'actuel­le présidence, c'est bien la V^e^ République qui continue. Mais le président Mitter­rand a supplémentairement retrouvé et rétabli un autre symbole. Le premier acte de son septennat fut une visite solennelle au Panthéon. Il a manifesté ainsi quelle est la religion officielle de la V^e^ Ré­publique ; quelle est sa reli­gion d'État. ■ Le Panthéon résume et symbolise l'histoire moderne de la France apostate. Le pays de la cathédrale et de la croi­sade, de la chevalerie et de la mission, est devenu la patrie de la révolution, des droits de l'homme sans Dieu, de la dé­mocratie religieuse, avec la devise « liberté-égalité-frater­nité ». Une nouvelle tradition française, issue de la révolu­tion de 1789, est venue s'a­jouter à l'ancienne tradition chrétienne de la fille aînée de l'Église. Il y a maintenant deux traditions nationales en Fran­ce, comme il y a légalement deux fêtes nationales, celle de Jeanne d'Arc et celle du 14 juillet : et Ce n'est pas la mê­me France dans l'une et dans l'autre. On peut en théorie imagi­ner la réunion de ces deux traditions. Ce fut en somme la tentative, d'ailleurs brutale et maladroite, de Napoléon Bo­naparte ; ce fut celle, plus tard, des catholiques libéraux puis de la démocratie-chré­tienne ; et c'est aussi la phi­losophie politique de l'huma­nisme intégral selon Maritain et Paul VI ; comme c'était la pensée de Léon XIII. A prio­ri et dans le ciel des idées (et des rêves), ce n'est pas impossible. La religion chré­tienne a toujours reconnu les droits de l'homme définis par le décalogue et fondés sur les devoirs envers Dieu ; elle ap­porte au monde, depuis vingt siècles, une juste notion de la fraternité, de l'égalité, de la liberté. Il ne devrait donc point y avoir, semble-t-il d'abord, d'obstacle insurmon­table. 14:255 Mais le Panthéon, parfait symbole, nous avertit. Il n'a pas été construit à côté de la cathédrale, comme la Sorbon­ne ou le Louvre, ou comme le château de Versailles. Il a été établi *à la place* d'une égli­se : une église annexée, désa­cralisée, colonisée par un cul­te hostile à la tradition reli­gieuse de la France. ■ Souvenons-nous, mais avec précision, de cette histoire mouvementée. En 1764, la première pierre du futur Pan­théon est posée par Louis XV le Bien-Aimé, à la suite d'un vœu qu'il avait fait à Metz en 1744 pour obtenir la guérison d'une grave maladie : mais c'était la première pierre d'une église. La construction avait commencé en 1755, l'archi­tecte Germain Soufflot avait dû travailler neuf ans à l'éta­blissement des fondations, car le terrain était miné par les puits où les potiers gallo-ro­mains prenaient leur argile, quinze ou seize siècles aupa­ravant. Vœux des rois de France ! Un vœu du roi Louis XIII avait consacré le royaume à Notre-Dame, devenue ainsi patronne principale de la France au titre de son As­somption (c'est pourquoi le 5 août, avec la procession du vœu de Louis XIII, est notre principale fête nationa­le, mais celle-ci non reconnue par la légalité républicaine). Un vœu du roi Louis XV avait dédié une église à sain­te Geneviève, au sommet de la montagne, point culminant de la rive gauche. Ce lieu était déjà consacré à la pa­tronne de Paris, il était occu­pé par l'abbaye Sainte-Gene­viève, dont l'église était en ruine. L'église édifiée par Louis XV était destinée à somptueusement remplacer l'église délabrée de l'abbaye. Louis XV mourut en 1774 ; Soufflot en 1780 ; son église fut achevée par son élève Jean-Baptiste Rondelet ; elle était terminée en 1789, avec un fronton, un dôme et deux clochers. En avril 1791 l'Assemblée nationale constituante, à la mort de son président Mira­beau, et pour lui donner une sépulture magnifique, décide de transformer l'église Sainte-Geneviève en un temple laï­que qui recevra les cendres des grands citoyens proposés à l'admiration de la postérité. On rase donc les clochers, on enlève la croix du dôme, on inscrit sur le fronton : « Aux grands hommes, la Patrie re­connaissante. » Et on donne au monument ainsi défiguré le nom remarquable de *Pan­théon :* le culte des grands hommes remplaçant le culte de Dieu. 15:255 Car la France était en plei­ne guerre civile anti-religieuse. Au mois de juillet précédent, la Constituante avait décrété la « constitution civile du clergé » ; en novembre, elle avait prétendu imposer à tous les prêtres un serment de fidé­lité à cette constitution con­traire à la constitution divine de l'Église. Le Saint-Siège était d'abord resté abomina­blement silencieux, laissant le roi Louis XVI approuver l'inacceptable. Mais enfin le pape Pie VI prend position, le 10 mars 1791, par sa lettre *Quod aliquandum* au cardinal de la Rochefoucauld et aux évêques de l'Assemblée natio­nale, et par sa lettre *Etsi Nos* à Louis XVI, déclarant que le but véritable de la consti­tution civile du clergé est d' « *anéantir la religion catho­lique *»*.* C'est à ce moment de la guerre révolutionnaire menée en France contre le ca­tholicisme que se situe la pre­mière installation du Pan­théon. Napoléon Bonaparte, qui veut apaiser les déchirements intérieurs et qui a conclu avec le Saint-Siège le concordat de 1801, décide en 1806 de ren­dre l'édifice à sa destination catholique ; il réserve simple­ment le droit d'ensevelir dans ses caveaux les dignitaires de l'Empire : il y en aura une quarantaine au total, ils y sont toujours. Mais c'est seulement sous Louis XVIII, le 3 janvier 1822, en la fête de sainte Geneviève, que l'église est inaugurée. L'inscription du fronton est remplacée par : « *D.O.M. sub invocat. S. Genovefae. Lud. XV dicavit. Lud. XVIII restituit. *» Et la croix est remise à sa place sur le dôme. Louis-Philippe, « roi des Français » et non plus roi de France, retransforme dès 1830 l'église catholique en Pan­théon laïque, le baptisant « temple de la Gloire ». L'or­léanisme est, presque tou­jours, profondément anti-ca­tholique. On remet l'inscrip­tion : « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante » ; on remplace la croix par un dra­peau. En 1851 le prince Louis-Napoléon, président de la Ré­publique, rend l'édifice au culte catholique. D'église pa­roissiale l'église Sainte-Gene­viève devient à cette occasion basilique nationale. On enlè­ve pour la seconde fois l'ins­cription : « Aux grands hom­mes... » ; pour la seconde fois, sur le dôme on remet la croix. La Commune de Paris, en 1871, laisse l'église au culte mais remplace la croix par un drapeau rouge. La croix est remise pour la troisième fois en juillet 1873. 16:255 Quand meurt Victor Hugo, le 22 mai 1885, le corbillard des pauvres, d'ordre du gou­vernement franc-maçon, ap­porte la dépouille du poète à l'église Sainte-Geneviève qui à cette occasion est pour la troisième fois transformée en Panthéon. Car la République est à nouveau en guerre ou­verte contre la religion catho­lique qui est toujours « la religion de la majorité des Français » selon la formule du concordat de 1801. La franc-maçonnerie, animant le « parti républicain », s'est peu à peu rendue maîtresse de la totalité du pouvoir poli­tique. Elle a gagné les élec­tions à la Chambre de 1876, elle a gagné celles d'octobre 1877 qui ont suivi la disso­lution du 16 mai, elle a con­quis le Sénat en janvier 1879, et aussitôt après la présidence de la République. Pendant ces trois années de victoires successives, elle a « dominé sa victoire », c'est-à-dire ca­ché ses desseins anti-religieux tant qu'elle n'avait pas en main tous les organes du pou­voir. C'est fait en 1879. C'est l'heure de Jules Ferry, Comme François Brigneau le raconte dans ITINÉRAIRES depuis mars dernier, et son récit est au­jourd'hui de la plus grande actualité, indispensable à la formation intellectuelle des militants politiques, des mili­tants catholiques, j'entends des vrais militants, ceux dont la France a maintenant besoin. De 1879 jusqu'à l' « union sacrée » de la guerre de 1914, les catholiques resteront exclus du gouverne­ment de la France, -- démo­cratiquement exclus du gou­vernement d'un pays où ils sont la majorité, -- et tout l'effort principal de la III^e^ République sera de déchris­tianiser la société française. Donc, en 1885, pour la troisième fois l'église Sainte-Geneviève est annexée par les ennemis de la religion chré­tienne, pour la troisième fois elle est transformée en Pan­théon laïque ; pour la troisiè­me fois on inscrit sur son fronton : « Aux grands hom­mes... » (Mais cette fois on a laissé la croix, un oubli ? elle y est toujours.) Ainsi le Panthéon est le temple d'une certaine oligar­chie française, l'Oligarchie maçonnique, qui s'est emparée de l'État pour imposer à la France un autre visage de la France, une autre âme : une France qui est celle de Vol­taire et Rousseau, de Victor Hugo et d'Émile Zola, de Gambetta et de Jean Jaurès, de Sadi Carnot et de Painle­vé, de Berthelot et de Lange­vin. Tels sont les « grands hommes » dont la Patrie doit désormais avoir le culte, à la place du culte des saints. C'est une autre France ; une France différente ; une France nouvelle. C'est une France qui n'a pas voulu s'établir *à côté* de la France traditionnelle, ni même *à la suite :* mais *à la place,* le Panthéon en est le symbole et l'exemple irrécu­sable. 17:255 C'est la France révolu­tionnaire, mais qui est entrée en révolution contre qui ? contre la France chrétienne. En ce sens c'est bien l'*Anti-France.* ■ Nous n'y pouvons rien, ni nous, ni eux : c'est ainsi. Ils sont *étrangers ;* et leur domi­nation est une *domination étrangère.* Étrangers à quoi ? A la France telle qu'elle était sans eux, telle qu'elle était avant eux. Ils ne la continuent pas : ils lui imposent un chan­gement d'identité. La cons­truction de la nation française a essentiellement été une œu­vre chrétienne ; une réalisa­tion chrétienne ; une création chrétienne. Déchristianiser la France, c'est la défigurer : ce fut l'entreprise de groupes idéologiques, religieux, ethni­ques venus d'ailleurs, d'hom­mes qui n'étaient Français ni de naissance ni de cœur, Une véritable invasion. Aidée, ga­rantie, cautionnée par des hommes de nationalité françai­se, qui l'ont servie et l'ont utilisée : ceux-ci, on ne con­teste ni ne menace leur qua­lité juridique de Français, mais on les découvre héri­tiers et complices d'une tra­dition de rupture avec notre tradition nationale. Le prési­dent Mitterrand est Français assurément, il est patriote com­me l'attestent doublement ses décorations, il a reçu la francisque du maréchal Pétain et la médaille du général de Gaulle : mais, dans son dis­cours d'intronisation, quand il invoque l'histoire de Fran­ce, c'est d'une histoire de deux siècles seulement qu'il se réclame, l'histoire des révo­lutions françaises, l'histoire du Panthéon. ■ Les catholiques demeurent majoritaires dans la France de 1981, d'une majorité rela­tive seulement, en ce sens qu'ils demeurent plus nom­breux que les protestants, les musulmans, les juifs. Mais un nouveau concordat ne pour­rait plus dire comme en 1801 que le catholicisme est « la religion de la majorité des Français ». La majorité des Français ne croit plus qu'il y a un seul Dieu en trois per­sonnes, que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, qu'il a fondé l'Église et institué les sept sacrements. Les statisticiens nous assurent qu'il y a encore 85 % des Français qui sont « baptisés catholiques » ; ils ajoutent cependant qu'il n'y en a que 27 % qui croient en la « présence réelle », et encore, à condition de ne point trop préciser ce que l'on entend par là. De toutes fa­çons, l'identité religieuse de­vient aussi incertaine que l'identité nationale. 18:255 Si la lé­galité socialiste est fidèle à ses principes et docile à sa logique, elle donnera demain, en bloc ou par étapes, la na­tionalité française et le droit de vote aux six millions d'Ara­bes, de Portugais, de Noirs et de jaunes qui travaillent dans notre pays. Afin que les Français de tradition française soient davantage encore mino­ritaires en France. C'est le génocide sociologique ; le gé­nocide démocratique. ■ Pourtant l'identité françai­se ni l'identité catholique ne se mettent aux voix. La ma­jorité peut s'en éloigner, elle ne peut en modifier la na­ture. Quand la presque una­nimité des évêques étaient ariens, comme ils le sont re­devenus aujourd'hui (il faut lire le livre de Kéraly : *Pré­sence d'Arius,* c'est un ouvrage décisif), cela ne modifiait pas, ni ne modifie aujourd'hui, ce qu'est en elle-même l'identité catholique : Cela rendait, cela rend plus malaisé aux contem­porains de la discerner, Il en est à peu près de même pour l'identité française ; toutefois celle-ci n'a aucune assurance surnaturelle d'immortalité : à force de devenir indiscerna­ble, elle en viendrait au point de disparaître tout à fait. Pour qu'elle disparaisse, il faudrait qu'on ne sente plus que la religion démocratique, dont le Panthéon est le tem­ple, nous est imposée par une domination étrangère ; il fau­drait que cette religion gagne les esprits et les cœurs par le prestige, l'autorité morale, le rayonnement spirituel des grands hommes qu'elle propo­se à notre reconnaissance pa­triotique. Voilà qui est pleine­ment réconfortant. ■ Car le « temple de la Gloi­re », comme l'avait nommé Louis-Philippe, est la nécro­pole de gloires bien éteintes. Voltaire et Rousseau s'éloi­gnent dans la grisaille ; Gam­betta s'efface dans l'ombre ; sans parler de Berthelot et de son épouse, dont plus person­ne ne saurait dire pourquoi donc on les a mis là. Émile Zola, ce n'est *plus* rien. Il y a bien Victor Hugo, ah oui : il crut à toutes les illusions de son temps, et même il en rajouta, cependant le poète en lui est un grand homme, il faut bien que par exception il y en ait un dans leur Pan­théon, Maurras le conteste, mais quand Péguy le commen­te, quand Thibon le récite, la contestation s'évanouit. Surtout, il y a Jaurès. Cela nous rendrait, s'il en était be­soin, confiance en l'avenir, Il y a Jaurès, et c'est principa­lement pour fleurir la tombe de Jaurès que le président Mitterrand a inauguré son sep­tennat par un pèlerinage au Panthéon. 19:255 Jaurès résume tout, le simplisme intellectuel, le vide mental, l'obscurantisme spirituel, le mensonge de la gauche, l'imposture démocra­tique, et spécialement ceci, comme on l'aperçut par le financement de son journal *L'Humanité* lors de sa fonda­tion : *la ténébreuse alliance du socialisme apatride avec le capitalisme anonyme et vaga­bond ;* la mise en scène trom­peuse, pour mobiliser les élec­teurs et l'opinion, d'une « gau­che socialiste » insurgée con­tre une « droite capitaliste ». Jaurès c'est l'Anti-France au sens précis où Péguy c'est la France, Péguy est vivant dans les cœurs et Jaurès n'est qu'une idole usée d'où ne sort plus aucun oracle. Le Panthéon, c'est le culte de l'homme sans Dieu avec promesse de la mort éternelle. ■ La permanence de l'iden­tité française, permanence d'une nature, permanence d'une vocation, peut sans dou­te être oubliée ou méconnue ; ou recouverte. Mais sur sa réalité se fonde la question qui est un jugement et qui est un appel -- *France, fille aînée de l'Église, es-tu fidèle aux pro­messes de ton baptême ?* Cette question n'a aucun sens pour aucun des prési­dents de la République fran­çaise. Tous, et non pas le seul Sadi Carnot, ils ont bien mé­rité, pourquoi donc le leur a-t-on refusé, d'être ensevelis au Panthéon. Jean Madiran. 20:255 ## CHRONIQUES 21:255 ### Raisons et roman des prénoms par François Sentein *De la liberté des noms\ des enfants de Dieu* Au lendemain de la mort de Paul VI on lisait dans *Le Nouvel Observateur *: « *Il avait changé son prénom, ce qui est rare pour un chrétien, surtout s'il s'appelle Jean-Baptiste. *» Rien, au contraire, n'a été et ne pourrait être moins rare pour un chrétien, particulièrement pour un catholique -- pour peu qu'il connaisse sa religion --, surtout s'il s'appelle Jean-Baptiste, car le saint catholique le mieux accepté par les autres églises et par les autres religions sous le nom de François d'Assise avait été baptisé Jean-Baptiste. Son père était alors absent et certains expliquent qu'à son retour de France il avait voulu que son fils portât le nom de ce pays qu'il aimait et dont venait sa femme. D'autres disent que le futur saint voulut être confirmé sous ce nom. 22:255 Cela rappellera aux catholiques d'aujourd'hui qu'il leur est demandé de choisir un patron nouveau lorsqu'ils reçoivent le sacrement de confirmation par lequel chacun(e), reprenant consciemment à son compte les promesses dont ses parrain et marraine se sont portés garants à son baptême, reçoit les dons que le Christ lui a mérités pour les tenir, Le prénom par lequel je signe cet article est celui que j'ai voulu lors de ma confirmation à cause du richissime pauvre qui l'avait peut-être choisi aussi librement. Les registres de baptêmes ne constituent plus l'état civil. Cela devrait permettre aux curés de rappeler que l'Église n'exige pas du tout que l'enfant soit baptisé sous le même prénom que celui qui a été déclaré à la mairie. Ce pourrait être une autre occasion de signifier que le nom par lequel ils seront aimés ici-bas et appelés au jour du Jugement ne regarde pas l'administration. Cette modeste liberté devrait plaire aux libres enfants de Dieu. Pourtant ils ne semblent guère en user pour « se changer » dans leur prénom propre -- comme on se change quand on s'est sali -- et se démarquer de ceux qui veulent moins lire dans leur prénom une acceptation, une raison, une dévotion ou un vœu, qu'un destin ou, pour parler mode, une identité. Comme si le baptême était un tatouage ! Il n'est pas d'acte pour lequel l'Église exige preuves plus certaines qu'il est accompli librement que celui de prononcer, parmi les vœux monastiques, celui d'obéissance. Or, depuis les premiers temps du monachisme et dans de nombreux ordres reli­gieux, on entre dans cette vie nouvelle en recevant ou en prenant un nom nouveau. Accepter c'est choisir, dès qu'on choisit d'accepter. Le para­doxe humain -- ou divin -- veut qu'en nous soumettant à des raisons qui nous précèdent ou nous dépassent nous nous libérions le mieux de nous et des autres. Ainsi l'ordinaire du baptême étant dans la société catholique que parrain et marraine « nommassent » de leur propre nom de baptême leur filleul(e), il en résultait des libertés qui nous étonnent : on trouvait naturel qu'un garçon portât le nom de sa marraine, fût-il nom de sainte sans forme masculine. Le connétable Anne de Montmorency ( 1567) avait à ce titre reçu son prénom d'Anne duchesse de Bretagne et ce nom de la mère de la Vierge fut celui de guerriers et de marins (Anne de Tourville). Les Marthe, Geneviève, Catherine, Caroline même ne sont pas rares parmi les grognards de la Grande Armée : le général Catherine Joubert, tué d'une balle au cœur à Novi (1799), bataille au cours de laquelle était blessé et fait prisonnier le général Dominique-Catherine de Pérignon, dont le fils, Jean-Baptiste-Sophie, sous-lieutenant de carabiniers à cheval, devait être tué, à 17 ans, à Friedland (1807), où commandait le général Anne Savary ; le général Adélaïde de La Grange, un bras emporté à Essling, etc. 23:255 C'est encore la force de la religion qui permet à Carmen d'être fréquemment masculin en Amérique latine (le boxeur Carmen Basilio) en honneur à la Vierge du Carmel. En 1964 un accident de la route nous apprenait qu'un soldat de l'U.S. Army se pré­nommait Rose... alors qu'Henri Heine chantait : *Roses, noms des jeunes filles* *Dans le bouquet de notre vie...* L'année de la Femme, libérée et tout, n'a pas osé nous en proposer autant. Pour en revenir aux papes, depuis la fin du X^e^ siècle ils prennent, le jour de leur élection, un nom de règne, qui n'est pas leur prénom civil. Si l'on rapproche cette coutume de celle qui a permis de baptiser des garçons catholiques de noms de saintes, rien ne s'opposerait en principe, et sans qu'il soit besoin d'une papesse Jeanne, à ce que l'on voie un jour un pape Thérèse ou un pape Catherine (noms, l'un d'un docteur de l'Église, l'autre d'une inspiratrice de la papauté, sainte Catherine de Sienne). S'y opposerait pour le moment, à mon avis, que le vicaire du Christ pourrait, ce faisant, avoir l'air de suivre l'esprit du jour et de courtiser le monde -- air qui fait déjà la chanson de Satan. Encore que l'évangéliste Marc -- lequel s'appelait, plus exacte­ment, Jean-Marc, à la manière de beaucoup de Juifs du temps de Jésus qui joignaient à leur nom hébreu (Jean) un nom grec (Phi­lippe) ou un prénom romain (Marc, Paul) -- puisse patronner les chrétiens qui portent un double prénom composé de Jean, c'est le côté mode de leur double nom qui me chiffonne un peu chez nos deux papes successifs Jean-Paul. Jean-Paul Sartre, pape de l'existentialisme, nous suffisait. #### Du prénom propre au nom commun Quand un nom propre devient trop fréquent, il risque de devenir commun, aurait dit M. de La Palisse -- lequel était bap­tisé (Jacques de Chabannes de La Palisse) pour le savoir, puisqu'il y avait déjà un bon bout de temps qu'un Jacques c'était le paysan de base d'un royaume que ses jacqueries parfois ébranlaient. 24:255 Pour ce Jacques-là, plat, au mieux, unique ; vêtement unique, qui était la jaquette ; nom unique, qu'on ne pouvait dire encore prénom, vu que de nom de famille il n'en avait pas, pas plus que de biens dont l'acte d'acquisition ou de vente eût exigé qu'on l'y distinguât du Jacques d'à côté. Jacques était foule -- et l'or­thographe de son nom semble en avoir gardé une marque plu­rielle ; pas même Jacques Bonhomme. Quand on lui donnera ce patronyme collectif c'est que son sort sera déjà moins tragique ou moins dérisoire. Comme le *Guter deutsche Michel,* le brave Michel allemand, toujours berné, le Jacques est une espèce ; on s'en sert, on en joue. Y consentir en bouffonnant, c'est « faire le Jacques », l'idiot. « *Servir les grands *» dit un texte de 1640, « *devenir leur esclave, souffrir leur mauvaise humeur, faire le jaquet... *» Un *ja*(*c*)*quet* c'était un domestique, parasite, bouffon. « Appelle-moi Jaquet si... » = « Traité-moi d'imbécile si... » Aussi Jacques avait-il été l'un des premiers prénoms à chercher l'appui de Jean -- le couple Jean-Jacques étant préfiguré dans l'Évangile par les deux fils de Zébédée. Mais ce Jean qui dispose de cette mystérieuse et puissante ressource de donner aux autres son en-trop de vie, a moins encore été épargné par cette disgrâce d'être le nom courant, bon à tout faire, passe-partout, valet -- comme, en anglais, Jack (lequel est dérivé de John/Jean, non de lames/Jacques). Les exemples en sont si nombreux que je me permets de renvoyer à mon opuscule *Jean* (1958)*,* qui ne donne lui-même qu'un hâtif aperçu du monde Jean. Être Jean, c'était être volé dans son intimité, être vu sans voir ; c'était n'avoir plus en propre un nom, ni une femme, être cocu, refait. Mais « Glaude » dans le nord de la France et Toni (Antoine) dans le midi, de ce qu'ils étaient trop répandus, s'éta­laient également à la risée de tous. Et Guillaume, plus ancienne­ment... Jean-Guillaume, le bourreau, Jeanguillaumait : coupait la tête. Dès qu'il est trop nombreux, un prénom, comme on dit si bien aujourd'hui, « est à la masse », stupide. Un trop qui vient très tôt pour ceux qui ne vivent que de leurs charmes. Un Alphonse, un Arthur, un Jules ont ridiculisé la première génération de leurs porteurs avant même que ceux-ci eussent atteint l'âge où l'on s'essouffle. Tandis que les costauds du calendrier, irrigués par le sang des saints, par la force des raisons, des idées, des traditions, des patronages, ou par celle qu'ils puisent à leur racine étymologique, supportent la même disgrâce, vont la digérer au désert, dont ils reviennent rajeunis, ajoutant aux forces spirituelles et intellectuelles susdites un charme tout frais. 25:255 Ainsi sont les prénoms grand teint et de grande amplitude. Sur l'exemple grossissant de Jean, j'avais imaginé un cycle des grands prénoms : du prénom propre au prénom rénové, par le prénom commun et usé... D'abord je le voyais perdant en singu­larité, en personnalité, en libre avenir, moins prénom désormais que pronom indéfini (Jean qui pleure, Jean j'y vois rien ; Every Jack shall have his Jill). Puis trompé, cocufié, que l'on met dans sa poche : le Claude, le Toni, l'Idiot international. A partir de quoi il tourne à l'objet, se chosifie (peut-être au niveau du membre viril, lequel n'entend pas raison, n'en fait qu'à sa tête, fait le Jacques, et qui se disait d'ailleurs *jacquet* dans l'ancienne langue) jusqu'à l'outil familier, inerte encore que malicieux, ou mal­veillant, comme Martin-bâton. Alors, ayant atteint le fond de l'enfer des choses, il reprendrait vie dans le monde animal, en commençant par les mammifères : l'ours Micha, ou Mischka en Russie, Martin en France, le singe Bertrand, Jeannot lapin ; puis par les oiseaux : Margot la pie, Jaque le geai (ou tout oiseau noir) « As-tu-bien-déjeuné-Jacquot ? », Jean-Baptiste le pinson ; par les poissons enfin, avec John Dory, la daurade, Jean Brochet et le « joli Jean, joli poisson » de Tristan Klingsor... tout près alors de revenir en grâce chez les hommes, c'est-à-dire en force... Je présentais cela comme une foutaise ; la compagnie était déçue. J'aurais pu en faire une thèse -- *Phénoménologie de la dénomination prénominale* -- avec plein de structures et de di­mensions. J'aurais fait une carrière (entendre que je me serais assis dans une chaire). Tandis que me voilà Gros Jean comme devant. #### Véronique En 476 avant J.-C. le poète Pindare qui venait d'assister aux jeux où Hiéron de Syracuse l'avait emporté dans la course des chevaux montés allait, dans sa fameuse I^e^ *Olympique,* célébrer ce triomphe en jouant sur le nom que portait le cheval, et qui semblait le porter : 26:255 « *Dans ton cœur aux angoisses quel miel Phérénikos a jeté quand, sans attendre l'éperon, il a bondi, portant son maître à la victoire* ! » *Phérénikos* en effet -- au féminin, *Phérénikê* ou *Phéronikê --* signifie Je porte (*pherô*) la victoire (*nikê*)*.* C'est dans ce poème que nous le trouvons écrit pour la première fois et c'est l'acte de naissance de votre prénom, Véronique. Oui, car ce nom de coursier de gloire devait être donné à des filles comme à des garçons, notamment dans la Macédoine où régnaient les chevaux et où il s'altéra en *Bérénikê* (Bérénice), cependant qu'ailleurs (le R grec se prononçant déjà v, comme en grec moderne) il devenait *Veronikê,* en latin : *Veronica.* A la fin du IV^e^ siècle avant J.-C., Bérénice, deuxième épouse du premier roi macédonien d'Égypte, introduisit son nom dans cette dynastie grecque, d'où il passa dans les familles des prin­cesses juives. Saint Paul comparut à Césarée devant Agrippa et Bérénice, grand-mère de la Bérénice aimée par Titus et que Racine a recréée. Bérénice -- dit le grec (dans l'évangile, apocryphe, de Nico­dème) --, Véronique -- dit le latin --, était le nom de la femme qui sur le chemin du Calvaire présenta au Christ le voile dont elle avait la tête couverte pour qu'il y essuyât la sueur et le sang de son visage -- dont l'effigie resta imprimée sur le voile. Elle est la patronne des lingères et des laveuses. Mais, ayant reçu du Sauveur lui-même -- ainsi que l'annonçait son nom d'après une tardive calembourde étymologique (*Veronica = vera eikonika,* image authentique, ou, par vergogne d'associer un élé­ment latin à un élément grec, *hiera eikonika,* image sacrée) -- l'empreinte de la sainte Face, le premier et le plus saint négatif du monde, elle devrait être d'abord la patronne des photographes. Or... ... Comme beaucoup de noms grecs composés de deux éléments -- Théodore/Dorothée, Hippolyte/Lysippe, etc. -- *Phérénikos* pou­vait se retourner, pour donner *Niképhoros,* même sens. Nom éga­lement de cheval de course, avant d'être à Byzance -- empire où l'Autocrate trempait son pouvoir à l'hippodrome autant qu'à l'église de la Sainte Sagesse -- porté par le stratège victorieux auquel ses reconquêtes sur les Arabes méritèrent le trône d'Orient Nicéphore Phocas (X^e^ siècle). En 1792, lorsque la Convention nationale appela aux armes, un jeune patriote, au moment de s'inscrire sur les listes d'engage­ment dans les armées de la République, plutôt que du nom peu glorieux de Joseph qu'il avait reçu à son baptême, signa Nicéphore, qui porte la victoire... Revenu à Chalon-sur-Saône, le citoyen Nicé­phore Niepce devait y inventer la photographie. 27:255 Le savant Albert Dauzat, professeur à l'École des Hautes Études, ne se laisse pas séduire par ces clins d'œil de l'histoire et ces intersignes du hasard. Dans son *Dictionnaire étymologique des prénoms de France* (Larousse) il ne voit dans *Veronica* qu'un adjectif latin signifiant : « de Vérone ». Mais chassez le mer­veilleux, s'il ne revient pas au galop -- de Pherenikos ou de Nikephoros --, ce sera à tire-d'aile... En juin 1960 une perruche perdue vint se réfugier au restaurant de la Tour Eiffel sous la robe de l'évêque de Vérone. On l'y recueillit et on l'appela Véronique. Perruche étymologique diplômée de l'École pratique des Hautes Études. François Sentein. 28:255 ### Bouts, Perret, Larbaud *Le bonheur de la Création* par Georges Laffly #### I. -- *Bernard Bouts : Obras* (*Colorama*) Les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent bien Bernard Bouts écrivain et marin. Ils ont lu aussi ce qu'il dit de son art, car il est d'abord peintre, mais pour en prendre vraiment quelque idée, il faut voir le merveilleux album qui vient de paraître au Brésil. Bouts n'expose pas en France (et rarement dans le Nouveau monde), son album n'est pas encore traduit, il faut donc aller le chercher très loin, mais cela en vaut la peine. On sait que Bouts est un élève d'Henri Charlier, dont la rencontre fut pour lui décisive. Il vit en Amérique du Sud depuis bientôt quarante ans. Il continue d'y élaborer une œuvre qui, par-dessus la Renaissance et ses suites, renoue avec les hautes époques de l'art plastique : la Chine, Byzance, les romans. 29:255 Tout art vrai est l'éloge de la création. Pour le peintre, l'objet de cette louange est la surface du monde, dans ses couleurs et ses matières. Chez Bouts elles sont somptueuses. Par un calembour trop tentant pour qu'on l'évite, Brésil, nom du pays où il vit, fait penser à braise, à un éclat chatoyant, à une palpitation lumineuse. C'est bien ce qu'évoquent ces tableaux. Et cette peinture semble faite pour le toucher, elle est tactile. Le rugueux, le poli, le liquide, ce qui accroche et ce qui glisse, nous le percevons devant ces surfaces qui sont l'analogue du métal, de l'écorce ou du coquillage. D'une page à l'autre, on passe d'une scène familière à un paysage, à une nature morte, à des scènes sacrées. Danseurs, gens qui jacassent, musiciens, filandières, mais aussi des poissons, des éléphants, mais aussi des prophètes, ou saint Paul, et (rare­ment) la Vierge, le Christ. Rappelons ici ce que Bouts disait en février (ITINÉRAIRES, n° 250) : « ...moi qui porte un lourd héri­tage, je n'ai peint la Sainte Vierge que trois fois dans ma vie, et le Christ deux fois, par-ce-que-je-sais, et je ne l'ai pas « repré­senté » plus souvent parce-que-je-ne-sais-pas ». C'est que l'art trans­met une connaissance. Il n'est pas « distraction », mais avancée, pèlerinage. D'où vient qu'un repas de pauvres gens, peint par Bouts, devienne une image de la Cène, que ses filandières entourées de leur robe comme d'une chrysalide évoquent les Parques, ou qu'un vieillard accroupi semble porter la sagesse ? Il y a partout dans cette peinture le sentiment du sacré. Une silhouette prise à la vie quotidienne accède dans le tableau à un autre état, plus majestueux, plus noble. Elle est un reflet du divin. Ce qui n'em­pêche pas un humour constant, une malice fraîche comme l'en­fance : Socrate porte un chapeau melon, l'homme à la loupe nous regarde de son gros œil bleu. Le jeu comme le rêve sont pré­sents. Et toute réalité porte le sceau magique qui l'éternise. Ces têtes crépues, ces mains d'une élégance extraordinaire, les robes à fleurs, tout cela vient du peuple au milieu duquel vit le peintre. Mais il a pour les traduire la courbe symbolique de l'idéogramme chinois et le hiératisme des formes byzantines. Chaque œuvre opère une transfiguration du réel. C'est notre monde, mais exalté, et tel que les anges peuvent le regarder sans tristesse. 30:255 #### II. -- *Jacques Perret : Tirelires* (*Julliard*) Un quart de siècle après *le Machin,* voici un nouveau recueil de nouvelles, et un Perret conteur toujours aussi vif dans sa fantaisie, tour à tour sage et gamin, nonchalant avec des pointes de vitesse qui laissent le lecteur sur place. Le *Violoncelle* raconte le vagabondage nocturne de deux co­pains dans le Saint-Germain des Prés des années touristiques quand y régnait « l'illustre et savant bigleux ». Ils sortent d'un cabaret où leur numéro de musiciens a été un four, Un drame ? Un drame qui se termine par une grâce, et une chanson. Au centre de l'affaire, il y a le fait que Lucien Taupin déteste son violoncelle, héritage de son beau-père. L'instrument a entraîné sa vie vers la musique, mais la vocation n'y était pas. De bistrot en bougnat, Taupin accumule des idées de vengeance et une humeur furieu­sement rancunière contre l'Art. Malignement, Perret fait citer par un lutin de rencontre les vers de son cher Saint-Amant : *Laissons là ce fat d'Apollon* *Chions dedans son violon* Chez Taupin, il y a aussi l'impatience de voir la musique mise au service de la dérision pour plaire à la racaille des boîtes de nuit. Son ami Labrèche lui conseille sagement de mettre au point un numéro comique avec *l'enterrement de la fauvette,* romance aimée de nos grands-mères. C'est un genre de divertissement qui fut à la mode. On réutilisait de vieux airs en les gonflant de ridicule, on savourait cela « au second degré » ou au troisième. Taupin se rebiffe à l'idée d'offrir aux ricanements une musiquette nigaude mais chargée par le temps de souvenirs respectables (et d'ailleurs sûrement moins bête et basse que les ricaneurs). Ainsi partis, à vous de découvrir comment finit le violoncelle, et la rencontre de Cécile qui réconcilie Taupin avec la patronne des musiciens. 31:255 Roger Nimier disait : Perret écrit des fables. C'était une bonne remarque. La fable comporte une moralité, qui est chez Perret aussi droite et rude que chez La Fontaine (ce qui fait du tort à la morale, de nos jours, c'est qu'on croit qu'il faut chercher ses leçons chez des esprits enflés, Teilhard, par exemple, ce Romain Rolland des chrétiens, ou même Garaudy, le commissaire devenu yogi). Mais la fable est d'abord une énigme. Elle montre une réalité incroyable : une tortue court plus vite qu'un lièvre, un rat sauve un lion, etc. Perret sait très bien jouer de ces surprises. Une nouvelle de lui commence à partir du moment où l'histoire réaliste, banale, se détraque, et où l'on entre dans l'imprévisible : ici, ce qui advient au violoncelle. Dans *La petite fille de Noël* ou *Une grenouille,* on sort égale­ment d'un monde trop sagement ordonné. Mais le charme de ces récits vient aussi de ce qu'on y trouve une France casanière, pleine de recettes et de dictons, hors du temps, et qui est en train de passer dans la clandestinité. *Les Matelots de Montparnasse,* qui nous ramènent un Collot toujours aussi bougon et fidèle, ou le *rapport sur le paquet de gris,* relèvent moins de la nouvelle que de la promenade (comme dans d'autres volumes *Le vélo* ou *Le cartable*)*.* L'intérêt est qu'on y surprend à l'état pur le secret de Perret. Les auteurs de science-fiction parlent d'univers parallèles quand ils décrivent un monde tout semblable au nôtre jusqu'au moment où il en décolle sur un point. (On n'a pas découvert la vapeur, ou Napoléon a gagné à Waterloo.) Les écrits de Perret nous introduisent dans un monde de cette sorte : c'est le nôtre, mais par un glissement d'abord imperceptible nous nous trouvons tout à coup très loin, avec d'autres règles du jeu, (même si les moyens employés sont beaucoup plus subtils que les exemples grossiers qu'on vient de citer). Et c'est ce monde différent qui nous paraît le vrai, tandis que notre quotidien semble une dérive absurde, disgracieuse et peu cohérente. Heureusement, il est facile de retrouver un univers vivable. Il suffit d'ouvrir *Tirelires,* par exemple. #### III. -- *Valery Larbaud, poète de l'éloge* Il y a cent ans, le 29 août 1881, Valery Larbaud naissait à Vichy. Ces anniversaires sont trompeurs. Larbaud est si bien intégré au paysage du domaine français qu'on croit qu'il en a toujours fait partie, et en même temps si frais, si neuf qu'on le dirait arrivé de la veille. 32:255 C'est le poète de l'éloge, bon antidote aux grimaces de la dérision, du refus, de la barbarie : « ...toute bonne littérature est Carmen Deo Nostro, et tout ce qui est bon en littérature est en fin de compte hymne, action de grâce, alleluia. Ça monte, ça n'a pas d'autre raison d'être que de monter, comme un chant. » Voilà une déclaration qui déroute aujourd'hui. Elle définit pour­tant la seule attitude vraie de l'homme devant la Création. Il aurait voulu qu'on mit l'attention au rang des dons du Saint-Esprit : « J'ai la manie de remonter les pendules, de les remettre à l'heure, de ranger les choses qui traînent, de faire reluire ce qui est terni, d'éclairer ce qu'on a obscurci, de réparer et nettoyer les vieux jouets de la civilisation relégués dans les combles. » Ce soin, cette piété, on les retrouve lorsqu'il plante des lys à la pointe de l'île de la Cité, ou quand il rappelle l'at­tention sur des poètes délaissés, Jean de Lingendes ou Dondey de Sainteny. Les deux phrases qu'on a lues sont tirées du même livre, Allen, hommage de Larbaud à son Bourbonnais natal, et qui contredit tranquillement sa légende de cosmopolite. Il se sentait chez lui partout en Europe, c'est vrai, mais il était tout le contraire d'un homme de nulle part. Il y a ainsi plusieurs contrastes notables chez cet écrivain. Sa prose classique, si ferme et si juste, ne laisse pas deviner qu'il sort des décadents et symbolistes, premières admirations de son adolescence. Il était assez fort pour traverser ces mauvaises eaux, assez judicieux pour savoir qu'il fallait les traverser, Un écrivain n'échappe pas au mauvais goût de son temps en s'isolant. Les microbes vous rattrapent toujours. Il faut consen­tir à s'y exposer, courir sa chance, et parvenir à se vacciner. Lettré, Larbaud sait que *moderne* ne veut rien dire, quand il s'agit d'art (c'est sans doute sa meilleure leçon, pour nous). Il n'est jamais tombé dans l'illusion ridicule que le génie est une affaire de chronologie, que le chef-d'œuvre du jour est le plus grand. « Le temps ne fait rien à l'affaire. » Il est familier de Saint-John Perse comme de La Fontaine, et il loue un poème de S.J. Perse de faire penser à une fable. Il a pris son époque avec naturel. Il ne s'est pas étonné d'y être, comme ces touristes si émus de se trouver dans un site illustre qu'il leur faut des témoins : ils passent leur temps à prendre des photos qui feront preuve de leur chance. Il a été moderne comme on est de son pays, et il a parlé des grands hôtels, des trains parce qu'ils étaient d'usage quotidien pour lui. 33:255 *Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce* *Ton glissement nocturne à travers l'Europe illuminée* *O train de luxe !* Mais ces jouets nouveaux ne lui sont pas plus chers que, par exemple, l'ancienne gare de Cahors « vieille et rose au milieu des miracles du matin » : *Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante* *De la terre où quelque part doit se trouver la joie de Dieu* *Comme une chose inattendue, éblouissante.* Il avait une grande réputation de voyageur, Dans notre époque où personne ne tient en place, on sera plus modeste. Larbaud s'est beaucoup promené au Peyrou, mais il n'a connu le Pérou que par les atlas, et quand il parle de la Californie, il s'agit du quartier de Nice. Il était souvent malade. Il a passé beaucoup de temps dans sa chambre, à traduire Samuel Butler et Joyce, ou à décrire les charmantes figures féminines d'Enfantines ou d'*Amants, heureux amants*. Il a aimé les bibliothèques, et les rues des villes avec leurs vitrines pleines d'objets et leurs bruits confus. *Quand je serai mort, quand je serai de nos chers morts* (*Au moins me donnerez-vous votre souvenir, passants* *Qui m'avez coudoyé si souvent dans vos rues ?*) *Restera-t-il dans ces poèmes quelques images* *De tant de pays, de tant de regards, et de tous ces visages* *Entrevus brusquement dans la foule mouvante ?* On entend très bien sa voix dans ces quelques vers : appliquée, modeste (un brin d'ironie aussi, mais c'est encore de la modestie) avec quelque chose de sage et d'émerveillé. On peut voir aussi comment Larbaud a été l'un de ceux, au début du siècle, qui ont su réintroduire les inflexions du discours familier dans le lyrisme. Georges Laffly. 34:255 Les œuvres de Larbaud sont éditées chez Gallimard. Quelques-unes sont réunies dans un volume de la Pléiade. Gallimard a aussi édité une part de ses lettres : -- Correspondance avec G. Jean-Aubry -- Correspondance avec L. P. Fargue -- Correspondance avec Marcel Ray (trois volumes). M. Ray et V. Larbaud se sont connus très jeunes et n'ont cessé de correspondre. Ces trois volumes font un ensemble remarquable, et nécessaire pour connaître Larbaud. 35:255 ### Les cent ans de Teilhard de Chardin par Louis Salleron Lorsque le Fils de l'homme\ viendra, pensez-vous qu'il\ trou­ve la foi sur le terre. Luc, XVIII, 7 NÉ LE 18 MAI 1881, mort en 1955 le 10 avril jour de Pâques, Pierre Teilhard de Chardin aurait cent ans cette année, Cet anni­versaire qui donnera lieu vrai­semblablement à des colloques, à des congrès, à d'autres céré­monies du même genre, a déjà été évoqué dans quelques ar­ticles dont le moins surprenant n'est pas celui qui sous forme de lettre adressée le 12 mai au nom du pape à Mgr Poupard, recteur de l'Institut catholique, a pour auteur le cardinal Ca­saroli, secrétaire d'État du Va­tican. En voici quelques extraits qu'a publiés *Le Monde* du 20 mai 1981 : *L'écho étonnant de ses re­cherches joint au rayonnement de sa personnalité et à la* *richesse de sa pensée ont dura­blement marqué notre époque. Une puissante* *intuition poé­tique de la valeur profonde de la nature, une perception aiguë du* *dynamisme de la création, une vaste vision du devenir du monde se conjuguaient chez lui avec une indéniable ferveur reli­gieuse.* 36:255 « *De même, sa volonté conti­nuelle de dialogue avec la science de son temps et son optimisme intrépide face à l'évolution du monde ont donné à ses intui­tions, à travers le chatoiement des mots et la magie des ima­ges, un retentissement considé­rable.* « *Tout orientée vers l'avenir, cette synthèse à l'expression sou­vent lyrique et traversée par la passion de l'universel aura con­tribué à redonner à des hommes en proie au doute le goût de l'espérance. Mais, dans le même temps, la complexité des pro­blèmes abordés comme la va­riété des approches utilisées n'ont pas manqué de soulever des difficultés, qui motivent jus­tement une étude critique et se­reine -- tant au plan scientifique que philosophique et théologique -- de cette œuvre hors du com­mun.* » On est loin, on le voit, du fameux *Monitum* du 13 juillet 1962 par lequel le Saint-Office mettait en garde contre les œuvres de Teilhard en disant qu'elles « fourmillent de telles ambiguïtés et même d'erreurs si graves qu'elles offensent la doctrine catholique ». Ces am­biguïtés et ces erreurs sont de­venues de simples « difficul­tés » qui motivent une étude « critique et sereine ». Cette étude critique et se­reine, nous croyons que beau­coup l'ont faite et nous nous flattons d'être du nombre. J'ai toujours beaucoup goûté les écrits de Teilhard dont l'imagination et le lyrisme me sédui­sent. Je l'ai lu pour mon plai­sir et je continuerai de lire ce qu'on publiera de lui. Ni ses extravagances ni son vocabu­laire ne me gênent, pas plus que ne me gênent les boursou­flures de Victor Hugo. Chez l'un comme chez l'autre ce que j'aime c'est la puissance créa­trice et très précisément le côté visionnaire. Dans le petit livre que j'ai publié en 1967 *Contre Teilhard* je rapprochais déjà Teilhard de Hugo et je rappe­lais que le poème de celui-ci qui ouvre la *Légende des siècles* nous propose : « la vision d'où est sorti ce livre ». Toute l'œu­vre de Teilhard est une vision, il est un visionnaire ou si l'on préfère un voyant, il le dit lui-même à tout bout de champ dans ses livres. Plutôt que de chercher en lui un théologien, un philosophe ou un savant, il faut reconnaître en lui ce vi­sionnaire, ce voyant, et si on admire son œuvre l'admirer comme une vision. C'est à ce titre que je l'admire quant à moi et l'étude que j'ai faite de son œuvre a été critique et se­reine parce qu'elle délimitait exactement le champ de mon admiration qui ne prêtait à au­cune confusion. \*\*\* 37:255 Qu'est devenue l'œuvre de Teilhard un quart de siècle après sa mort ? On pourrait dire à certains égards qu'elle est tombée dans l'oubli. Pour autant que je puisse en juger, les jeunes l'ignorent et le nom de Teilhard n'apparaît plus qu'assez rarement dans les dé­bats d'idées. Par contre c'est un fait que le teilhardisme est devenu la foi commune de l'Église postconciliaire. L'ag­giornamento et l'ouverture au monde qu'appelait Vatican II se sont réalisés sous les espèces d'un teilhardisme diffus qui, par son ampleur et sa rapidité, constitue la mutation que sou­haitait et qu'annonçait Teilhard. La religion nouvelle dans la­quelle nous baignons est bien la religion de la vision teilhar­dienne. On n'en finirait pas de citer les textes de Teilhard qui le permettent là-dessus aucun doute. Les plus anciens d'entre eux ne sont pas moins signi­ficatifs que les plus récents. La librairie Fayard a publié en 1975 le premier tome du *Jour­nal* du célèbre jésuite, jusque là inédit. Ce tome couvre les an­nées qui vont de 1915 à 1919. Teilhard avait donc 35 ans. Il écrivait alors pour lui-même et non pas pour la publication dans des revues. On a donc sa pensée toute nue. Elle est déjà totalement fixée et dans les ter­mes les plus clairs. Citons les passages suivants : «* Insister sur cette période d'avant le Christ, qui illustre bien ma pensée du* «* Christ cosmique *» *: Israël, dans son développement et ses conquêtes hu­maines, préparait le cadre et la structure humaine de N.-S. Nous continuons le même travail.* *On est tenté de dire :* « *Pour­quoi les chrétiens actuels ne seraient-ils pas, relativement aux croyants de demain, dans le même rapport que les Israélites du Vieux Testament aux chrétiens du Nouveau Testament ? *» (*p. 74*)*. Il ajoute* *immédiatement, de ma­nière ambiguë. Réponse. Parce que les chrétiens ne sub­sistent qu'en admettant, en croyant, qu'ils possèdent la for­me absolue de la Vérité* (*incom­plètement développée, cepen­dant*)*... *» « *Dans le dogme, dans la for­me politique* (*pouvoir temporel*)*, dans un certain accaparement des sciences, dans l'extrinsécisme intellectuel, dans la doctrine as­cétique, dans la conception mo­nacale et claustrale, dans l'orien­tation mystique, le chrétien tend à s'isoler, à dédaigner ou à ac­caparer, à fuir, à restreindre... Ceci était nécessaire, sans doute, à l'individuation de l'Église. Maintenant, l'Église, tout en res­tant elle-même, semble devenir surtout une âme. Le catholique aperçoit que Dieu s'atteint à travers du labeur humain. Le Monde, de plus en plus exigeant, attire de plus en plus nécessaire­ment à soi tous les vivants et tous leurs efforts* ! *Ceux-là seuls subsistent et comptent qui vivent intensément la vie de leur temps. Le chrétien sera donc, de par son christianisme, le plus vivant et le plus convaincu des hommes. A son regard, Dieu transparaîtra au fond du labeur humain* *; et c'est là, au cœur de l'action, mieux que dans tous les Déserts, qu'il ira le poursuivre et le trouver, La surface des choses s'évanouissant à ses yeux, il vivra la vie de tous, plus réel­lement que tous, et cependant comme perdu dans un rêve ou une vision -- la vision de Dieu qui opère et qui crée, au sein de l'Univers distrait, hostile* ou *païen... Une Mystique nouvelle naît à nos yeux...* » (*p. 201*)*.* 38:255 « *Je pense que le grand fait religieux actuel est l'éveil d'une Religion naturelle qui fait, petit à petit, adorer le Monde, et qui est indispensable à l'Humanité pour qu'elle continue à travailler, Il est donc capital que nous mon­trions le christianisme comme capable de* « *diviniser* » *en quel­que sorte, le* « *nisus* » *et l'* « *opus* » *naturels humains *» (*p. 220*)*.* Sur la messe et sur le prêtre on trouve également l'essentiel de sa pensée : « *Le Prêtre, ce n'est pas celui qui se drape dans les rites, ni se confine dans l'église et l'ad­ministration des sacrements, ni s'absorbe dans les œuvres. C'est le modèle et le premier des hommes, -- celui qui est le pre­mier à s'enthousiasmer et à souffrir, le premier à attaquer le Réel pour le faire plier et l'améliorer* » (*p. 200*)*.* Il ajoute en note : « *Le Prêtre* » (*Histoire d'une mystique*) : *Le cloître, le Monde* (*la science, la femme, la Terre...*) » (*p. 200*)*.* « *Le Prêtre* (*soliloque*) *le sacer­doce universel, Christus-Mun­dus* » (*p. 328*)*.* « *Signification de la Messe* *: Le Monde divinisé dans sa puissance de croître* *: Cibus* (*Consécration*)*, -- donc divinisant* (*Communion*)*, -- donc divinisabie* (*par assimi­lation à la nourriture Divine*) » (*p. 206*)*.* « *Le cercle infini des créatu­res est l'Hostie totale à consa­crer. Le creuset de leurs activi­tés est le calice à sanctifier...* » (*p. 328*)*.* Bref la gnose teilhardienne est déjà constituée. La vision qui la nourrit ne fera au cours des années que s'enrichir de lu­mières nouvelles qui multiplie­ront à l'infini son éclat. L'évo­lution personnelle de Teilhard n'est pas elle-même de nature évolutive, elle n'est qu'une am­plification permanente, en quoi elle ressemble là encore à celle de Victor Hugo qui, de la *Lé­gende des siècles* à la *Fin de Satan* et à *Dieu* ne fait qu'aller toujours plus loin dans la vi­sion dont est sorti le premier livre. #### *Le secret de Teilhard* Y a-t-il un secret chez Tei­lhard ? On peut se le deman­der quand on voit le mystère qui continue d'accompagner la publication de ses œuvres. De son vivant ce mystère s'explique sans peine par la na­ture même de ses idées. Celles-ci étaient suspectes à Rome ; ses amis jésuites veillaient donc à ce que la présentation de ses articles et de ses livres ne pût pas donner lieu à quelque con­damnation rigoureuse. Depuis sa mort et à plus forte raison depuis le concile une telle con­damnation n'est pas à craindre et on ne voit aucune raison à ce que soient dissimulés des textes ou des paroles qui ne feraient plus figure que d'anec­dotes sans importance. Le mys­tère cependant continue à pla­ner. 39:255 Qui sont juridiquement et moralement les héritiers de Teilhard ? « Les initiés doivent s'y retrouver, écrivions-nous en 1975, mais les lecteurs ordinai­res se demandent quels circuits bizarres ont conduit l'édition des dix tomes de l'œuvre scien­tifique de Teilhard en Allema­gne (chez Walter Verlag, à Ol­ten) et pourquoi le responsable de cette édition est le même qui signe la préface du tome 1 du *Journal,* en la datant de Bochum. Le préfacier Karl Schmitz Moormann nous ap­prend, en effet, qu'on possède les cahiers des années 1915 à 1925 mais que ceux des années 1925 à 1944 doivent être restés en Chine (perdus ? conservés ? détruits ?). Quant à ceux des années 1944-1955, ils « *se trou­vent en la possession de la Compagnie de Jésus et ne sont que sporadiquement accessibles à la recherche teilhardienne. De larges parties en sont néan­moins connues et il semble que la Compagnie devra abandon­ner tôt ou tard l'attitude pleine de mystères qu'elle a adoptée au sujet de ces* « *cahiers* » (*pp. 12-13*) » ([^3])*.* Tout cela n'est pas très clair. Peut-être l'obscurité doit-elle être simplement imputable aux conflits d'héritage, mais si je pose la question d'un secret chez Teilhard c'est parce que j'ai en mémoire ce que déclara M. Cuénot à la radio au prin­temps 1965 : que la publication du *Journal* obligerait à réviser tout ce qui a été écrit sur lui. On se souvient que Claude Cuénot publia un *Pierre Tei­lhard de Chardin* en 1958. Or non seulement ce livre est le meilleur à mon avis par son intelligence et son objectivité, il manifeste en outre une connais­sance unique des écrits du jé­suite. Si donc M. Cuénot a par­lé comme il a fait à la radio -- et je l'ai entendu de mes propres oreilles -- ce n'est pas pour ne rien dire. Alors de quoi s'agit-il ? Je n'en sais rien et c'est ce que j'aimerais savoir. Pour dire vrai, je ne pense pas qu'un nouveau Teilhard puisse être révélé par des tex­tes ou des confidences quel­conques qui feraient apparaître un autre Teilhard. Une œuvre entière et des centaines d'amis ne peuvent pas masquer un personnage qui se révélerait soudain à la lumière d'un se­cret. On ne peut attendre éven­tuellement qu'un éclairage vio­lent porté sur tel ou tel aspect ou tel ou tel incident de sa vie ou de son œuvre. Mais même ainsi réduit à son caractère anecdotique le « secret » nous intéresserait vivement. Pour ma part je me suis bien souvent demandé si sa vision qui est fondamentalement une intuition poétique ne s'enracine pas cependant dans quelques visions qui seraient comme des extases quoique d'un caractère étranger au surnaturel chrétien. Les « illuminations » peuvent être de toutes sortes et beau­coup d'entre elles sont diffici­lement classables du point de vue théologique. 40:255 Les états mys­tiques ont des degrés sans nom­bre et ne sont pas faciles à identifier dans leur nature reli­gieuse comme on le voit par toute l'histoire de l'Église. On se souvient que Monfreid, qui avait connu Teilhard dans les parages de la Mer Rouge et qui avait conçu pour celui-ci une grande admiration mêlée d'une sorte de vénération respectueu­se, déclarait que Teilhard lui avait confié un secret (ou des secrets ?) qu'il n'était pas en droit de révéler, Là encore il s'agit d'un témoignage public. Je l'ai moi-même entendu à la télévision. Quel était ce secret ou quels étaient ces secrets ? Monfreid a emporté son dépôt dans la tombe et nous ne pou­vons nous livrer là-dessus qu'à des conjectures. Le gnosticisme de Teilhard est comme tout gnosticisme un ésotérisme où l'on ne pénètre que par initia­tion. L'initiation est la trans­mission d'un secret. Elle se fait normalement de personne à personne c'est-à-dire de celui qui initie à celui qui est initié, mais les « grands initiés » comme les appelle Schuré sont initiés par révélation directe et c'est sa vision même où Tei­lhard pouvait puiser son initia­tion. (Notons en passant que Teilhard a lu Schuré pendant la première guerre, il nous l'ap­prend dans son journal mais nous le savions déjà par ses lettres de guerre. Schuré cepen­dant semble avoir davantage confirmé certaines des vues de Teilhard qu'il ne les a inspi­rées.) Un texte qu'on aimerait bien connaître et qui en lui-même est tout le contraire d'un se­cret est la lettre que Teilhard a écrite à Pie XII en réponse à celui-ci qui l'avait interrogé par lettre autographe sur l'ave­nir de la foi tel qu'il le conce­vait. Nous connaissons l'exis­tence de cette lettre par son frère qui en parla un jour à la télévision, je ne me rappelle plus à quelle date, peut-être en 1965, mais j'ai un souvenir très vif de l'émission parce que le frère de Teilhard a raconté l'histoire d'une manière très amusante. Apparemment les deux frères se ressemblaient comme le jour et la nuit. Si dé­jà il serait intéressant de con­naître les termes dans lesquels Pie XII faisait sa demande à Teilhard, il serait naturelle­ment plus intéressant encore de connaître la réponse de celui-ci. Comme je suis persuadé qu'elle a été très sincère, elle éclaire­rait d'une manière nouvelle, vu son destinataire, un certain as­pect du personnage intime de Teilhard. Espérons que l'année 1981 nous apportera quelque chose de neuf sur le chantre de l'évo­lution. Nous ne voyons pas très bien en quoi cet apport pourrait consister mais nous l'accueillerions quel qu'il soit avec plaisir, Il illustrera en toute hypothèse la crise dans laquelle l'Église ne fait que commencer d'entrer. Louis Salleron. 41:255 ### Pour les jeunes artistes III.. -- La valeur d'une toile par Bernard Bouts DANS ma jeunesse je savais peu, mais j'étais plus soigneux et obstiné qu'aujourd'hui, car au cours de toutes ces années de travail j'ai appris et essayé tant de choses et de techniques que je ne sais plus maintenant par laquelle entre­prendre un ouvrage et, de lassitude, il m'arrive d'abandonner avant d'avoir commencé. De toutes façons, la valeur marchande des œuvres ne m'a jamais beaucoup intéressé. 42:255 Je me souviens d'avoir, un jour de disette, porté au clou un petit christ en ivoire de cachalot, que j'avais taillé et poli le mieux possible, et vieilli même, en l'enterrant et le brûlant un peu sur les bords. J'espérais, dans mon innocence, tromper les experts du Mont de Piété qu'on appelait dans ce pays-là « Banco Municipal de Prestamos ». Il n'en fut rien : l'acheteur ou prêteur en blouse blanche emporta l'objet dans les profondeurs de l'énorme édifice, et dix minutes plus tard j'apprenais que mon christ était en ivoire de cachalot, qu'il était artificiellement vieilli et qu'il était de moi, ou de tout autre sculpteur contemporain : « Très beau, d'ailleurs, me dit l'homme, mais nous ne pouvons vous en prêter plus de 4,95, parce qu'il n'est ni ancien ni en ivoire d'éléphant. » Ce fut, je crois, la première fois de ma vie qu'on me disait en pleine figure que mes œuvres, si belles soient-elles, n'avaient aucune valeur marchande (et la dernière fois que j'essayai de faire du faux vieux). Il faut avouer que j'avais voulu les tromper, les braves gens, et ils me le faisaient voir, c'était de bonne guerre. Quelques années plus tard je passais d'un pays à un autre et la douane avait lieu dans le train. Ma maigre valise ne contenait qu'un peu de linge mais j'avais aussi, en plus de quelques carnets de croquis, un tableau à l'huile, peint sur une toile que j'avais enlevée de son châssis et roulée pour la commodité du voyage. « *Non,* dis-je au douanier, *je n'ai rien à déclarer. *» *-- Et ça !* me répondit-il, désignant le rouleau. -- *C'est un tableau ; faut-il payer pour les tableaux ?* *-- Ça dépend, un tableau paye parfois des droits importants, on peut même vous le prendre ! quel est l'auteur ?* *-- C'est moi,* lui dis-je d'un air modeste. -- *Ah ! alors ce n'est rien. Vous pouvez passer sans payer.* Loin d'être reconnaissant à la douane d'encourager les jeunes artistes, j'étais presque mécontent qu'on n'attribue aucune valeur à ma toile. Aujourd'hui encore on ne paye pas de douane à la sortie ; tout au plus faut-il obtenir -- et ce serait facile, n'étaient la pape­rasserie et les démarches dans de longs couloirs -- l'autorisation du « Patrimoine national ». Mais à l'entrée dans l'autre pays, attention ! il faut dire si on apporte ces tableaux pour les vendre ou seulement pour les montrer. Dans ce dernier cas on présente trois photos de chaque tableau, une qu'ils gardent, une pour moi, et la troisième, ma foi, je n'ai jamais su quoi en faire. Si, par contre, on désire vendre, et c'est généralement pour ça qu'un artiste se déplace, parbleu ! il faudra faire une déclaration (et d'ailleurs le fisc a des agents qui visitent les galeries) et payer l'impôt sur le revenu. 43:255 C'est ainsi qu'une toile acquiert très logiquement une valeur le jour où elle se vend ; c'est la loi de l'offre et de la demande, mais la valeur en soi ne dépend ni de la qualité ni de l'importance du stock. Les tableaux que j'ai chez moi n'ont d'autre valeur qu'un peu de peinture, une toile et mon temps perdu, car il est mondia­lement admis que le temps d'un artiste est inestimable, puisqu'on ne sait jamais s'il lui faudra trois mois ou dix minutes pour peindre un chef-d'œuvre. Au contraire, le temps d'un banquier, d'un industriel, d'un médecin est précieux, sérieux, tangible, ce ne sont pas des arts d'agrément. Mon art d'agrément m'amuse généralement 12 heures par jour, quand ce n'est pas 15 ou 16, qui ne comptent pas. La valeur est attribuée aux œuvres selon une « cote » internationale, généralement obtenue par un certain jeu des coudes (va te faire voir), qui n'a rien d'agréable ni d'artistique. Quelques peintres, par ici, donnent à leurs œuvres des prix variables et fantaisistes, à partir d'une base surprenante : Picasso. Bien entendu, ils n'éva­luent pas leurs œuvres par comparaison avec les prix actuels des Picasso, mais ils essayent d'adopter les prix et systèmes du Picasso vivant, supposant, je pense, qu'ils ont son talent, sa réputation et son habileté commerciale. Aucun artiste n'a eu une influence aussi néfaste ni aussi étendue sur son époque, mais il ne faudrait pas croire que ce soit seulement une influence artistique, à cause des idées socio-politiques, par exemple (la cassure, la démolition, la révolte), non, car à ce compte, plus d'un peintre nageait naguère dans les mêmes eaux, qu'on aurait pu copier ou suivre ; c'est son succès *commercial* qui a éveillé l'attention et l'envie de milliers de barbouilleurs, jusque dans les forêts amazoniques. Ils se sont imaginés que c'était un art facile, mais aucun art n'est facile à continuer et ce qui pouvait être intéressant sous le crayon de Picasso devenait fastidieux chez les ignorants. Ils se sont bien gardés de recopier les surréalistes, trop difficiles, croyaient-ils, et les moins maladroits se sont contentés de Braque ou même d'un cocktail des quatre ou cinq parmi les peintres les plus en vogue. Voilà pour l'imagi­nation. Et pour le commerce, voyant que la hausse des prix ne se faisait pas toute seule, ils s'acoquinèrent avec des marchands, des journalistes, des cinéastes pour faire du bruit : « un speaker, un encadreur et un croupier » disait à peu près Jacques Perret. 44:255 D'autre part les livres d'histoire de l'art ne parlent que de psychologie, causes et influences, comme s'il n'y avait que ça ? Alors les pauvres peintres, obéissant aux directives qu'ils lisent dans ces livres, recherchent eux aussi des influences qui leur soient favorables et, à la moindre imagination personnelle, au moindre changement dans les tics, leur entourage crie au génie, au grand homme, sans se rendre compte qu'ils ne sont rien d'autre que des pticoqs au milieu du poulailler. Il faut se retirer du monde et de la bataille des marchés ; il ne faut pas du tout s'occuper des modes, et alors, dans le silence et la lumière intérieure, on fait signe tout doucement aux vieux compagnons, les anciens, les inconnus, afin de reprendre en main les « antiques disciplines », les lois naturelles auxquelles on n'échappe pas sans risquer de bafouiller, et cela n'empêche pas de créer des choses nouvelles. Cette démarche, je peux l'assurer, ressemble bien plus à celle d'un voilier qu'au projectile, même si la cible est atteinte sur les bords parce qu'il s'agit de mettre dans le mille. Si on veut reformer l'art (lui redonner sa forme), il faut que ce soit une entreprise globale, et non pas fragmentaire, comme toutes ces écoles, ten­dances, chapelles et sectes que l'on voit surgir aux quatre coins de l'horizon, et d'abord la réforme sera morale, ici comme en d'autres domaines, et tout se tient parce qu'une *faute d'art* et une faute de goût, est immorale, malhonnête. Il n'y a donc pas que l'honnêteté d'argent : celui qui est désin­téressé en argent doit aussi (et surtout) l'être artistiquement, et cela demande une certaine générosité et beaucoup de travail. Je ne dis pas qu'un artiste ne puisse bien travailler tout en étant riche, mais pour s'enrichir il faut au moins une exposition par an. Je connais des peintres qui en font 12 et même 24 par an et même plusieurs expositions simultanées dans différents pays. Cela se passe de commentaires. Je crois que de nos jours, vu l'organisation générale, entière­ment entre les mains des galeries, il est préférable de choisir une vie modeste, et si on cherche en toute sincérité à « bien faire », ni plus ni moins, le pain ne manquera pas. Les « artistes » qui crient famine et désespoir sont souvent des gens qui perdent un temps infini à discutailler inutilement dans les bars ou à courir après le problématique marchand qui doit les « lancer ». Qu'ils restent chez eux, qu'ils organisent paisiblement leur vie autour de leur travail et, s'ils ont l'occasion de faire une exposition de temps en temps pour remonter les finances, qu'ils la fassent, je l'ai fait, mais je sais ce qu'il en coûte en perte de temps. 45:255 Je ne parle pas pour la fin du siècle dernier où les conditions de vie et de travail étaient différentes à tous points de vue, et pourtant, hier comme aujourd'hui, l'œuvre en soi n'a pas de valeur marchande ; elle n'a qu'une valeur spirituelle et cela ne se fait pas tout seul. Il faut rester ferme, complètement ferme, intransigeant sur tout ce qui touche à notre art. C'est pourquoi je me suis fait la réputation de n'être pas « facile ». Non, je ne suis pas facile bon comme un âne, mais pas plus. Que les jeunes artistes veuillent bien remuer tout ça sept fois dans leur tête avant de faire le choix de leur vie. Bernard Bouts. 46:255 ### La découverte de l'autre *Et nous nous glorifions\ de cette croix* par Gustave Corçâo Elle était bien finie pour moi -- quand j'ai rencontré les grands auteurs catholiques -- cette ère de l'optimisme scientifique où Haeckel ([^4]) voyait tomber en loques le rideau qui couvrait les énigmes de la nature, dévoilant aux yeux émerveillés des physiciens et des chimistes un buste triomphal de Pallas ([^5]). 47:255 Il est désormais possible d'être catholique sans se heurter à tous les coins de rues aux poèmes qui persiflent et aux traités qui prouvent ; de cette gigantesque poubelle du siècle rationaliste, il ne sera resté que la fine poussière d'un athéisme chronique qui sévit dans les cours officiels. Depuis Newman, depuis Maritain, depuis Karl Adam, le catholicisme offre ses titres de victoire intellectuelle sur tous les marchés de l'esprit. Aujourd'hui, quand on nous parle de positivisme ou d'évolution, c'est nous qui sou­rions et qui pourrions trouver sans mal matière à plai­santerie. Vraiment, après le siècle de la vapeur et de l'électricité, l'heure est enfin venue de tirer notre revanche et d'arborer quelque gloire intellectuelle avec les noms prestigieux d'auteurs que tout le monde respecte. C'est notre tour. Nous avons Maritain, Chesterton, Newman, Adam. On ra­conte que Bergson s'est converti peu avant de mourir. Nous avons l'immense Bloy, Péguy, Bernanos ; nous avons Guardini, Dom Vonier, Dom Marmion... Le converti voit s'ouvrir devant lui une voie large et facile, qui fait justice de la mythologie primaire des académies ; son triomphe augmente à chaque instant parce qu'il rencontre, à chaque pas, un nouveau nom d'auteur respecté ou de grand converti. Et le voici qui s'avance, le nouveau chrétien, content, ayant raison, content d'avoir raison, bien à l'abri des anciens sarcasmes ; il reçoit même de temps en temps les compliments respectueux de ces messieurs bien ha­billés qui discutent aux portes de femmes ou de gazogène. Le voici qui s'avance, le nouveau chrétien, avec sa cou­ronne imaginaire, son euphorie d'avoir touché au but, d'avoir raison, dans un monde où les ministres mêmes de nations puissantes commencent déjà à parler de civi­lisation chrétienne. Le chemin paraît facile et large ; mais là, un peu plus avant, dans ce tournant de la route, dans cet angle du calendrier, marqué par un solstice et une pleine lune, on aurait pu croire qu'il allait découvrir un monument fleuri, quelque arc de triomphe, quelque obé­lisque : et voici que soudain il rencontre la croix. 48:255 Ce moment est décisif ; et cette épreuve, toujours dure. La gloire de la croix, vue par la seule foi, est une épreuve que l'homme nouveau doit porter tous les jours, déclarant la guerre au vieil homme qui s'était installé dans le monde avec ses convictions, ses tics intellectuels et surtout son critère de victoire. Au moment précis où il pensait tenir un nouveau triomphe, un surcroît de prestige, un formi­dable succès, il se heurte à la croix. L'homme nouveau alors sursaute et se cabre sous l'aiguillon ; il se tâte, cherche appui dans son propre discernement qui l'avait servi jusque là comme une boussole fidèle pour indiquer avec clarté les chemins du crédible, et qui semble mainte­nant avoir perdu le nord sous l'effet d'un étrange magné­tisme. -- La foi, c'est lui qui l'avait demandée. Pour elle, il avait mis à genoux son corps, son âme, ses convic­tions, son intelligence, il avait tout jeté aux pieds du Seigneur ; soumis sa raison à la dernière épreuve de la reconnaissance et de l'amour ; il avait choisi, décidé ce mariage, au lieu de rester la vie entière à peser le pour et le contre ; il s'était jeté à l'eau, priant Dieu avec les accents d'une crainte amoureuse de lui donner l'alliance toute neuve du fiancé... Et maintenant, tandis qu'il se relève, il sent peser sur ses épaules le prix de la croix. Combien de fois, lisant les récits de l'Évangile, roman­tiquement, pour leur trouver du pittoresque, y mettre un peu de couleur historique et entrevoir une route de Sa­marie accablée de soleil, n'avons-nous pas trouvé facile de reconnaître le Christ ? et frémi de stupeur devant la terrible méprise des juifs ? Le drame de la Passion nous paraît évident, clair, compréhensible ; aucun de nous n'apprécierait d'être comparé aux soldats romains qui lançaient les dés en jurant, ni à quelque marchand qui serait passé au large, poussant ses ânes et son bien, d'un air avide, sans même tourner le regard en direction de la Sainte Agonie. A lire ainsi la Passion du Christ, à la méditer comme nous le ferions d'un roman dont l'intrigue est connue, nous nous plaçons tout naturellement du côté de l'auteur et sur un pied d'égalité avec lui. Nous savou­rons la supériorité de savoir point par point ce qui va arriver ; nous savons que le préteur est cet homme qui va se laver les mains, et Caïphe, celui qui va s'arracher les vêtements. 49:255 Et surtout, nous savons déjà que le Christ est le Christ. Qu'il est le Rédempteur dont deux mille ans d'histoire humaine parleront, et pour lequel les cathédrales de Strasbourg et de Chartres seront érigées. Nous nous sentons immensément supérieurs aux indifférents du Cal­vaire et nous tremblons d'horreur devant les crachats, les insultes et les gifles qui sont tombés sur la Sainte Face. Mais il convient de réfléchir un peu : lequel d'entre nous pourrait réellement supporter de visu, au Golgotha, la terrible épreuve de la croix ? Lequel pourrait endurer dans ces conditions la gloire de la croix, l'insupportable vision de sa honte, reléguant à jamais son vieux critère de victoire, pharisaïque ou saducéen, fondé sur le prestige et le succès ? Lequel saurait voir derrière ce visage ensan­glanté et flétri la Face d'un Roi ? Tout paraît facile aujourd'hui, parce que nous avons lu le texte mille et une fois et que l'allégorie de la Passion reste gravée dans nos mémoires. Tout paraît facile, mais ici même, en chaque jour, à chaque instant, malgré le récit de la Passion, malgré la grâce de notre baptême, n'est-ce pas nous-mêmes qui cherchons le triom­phe facile de la raison et du prestige ? n'est-ce pas nous-mêmes qui nous révoltons devant la folie et le scandale de l'inanition du Christ en son Église ? En vérité, chaque fois que nous recherchons une gloire mondaine et politique d'être catholiques, que nous nous étonnons des échecs du Vatican en matière internationale, chaque fois que nous rougissons d'entendre un sermon médiocre ou que nous perdons confiance devant la vie scandaleuse de quelque prêtre, nous adoptons exactement l'attitude qui fut celle des juifs face à la croix ; et il ne nous aura servi à rien de savoir par cœur le récit de la Passion. Le chrétien est debout devant la Passion de l'Esprit Saint, et c'est seulement dans la foi qu'il peut sup­porter ce terrible spectacle. 50:255 Et voilà. Les questions que nous posions tout à l'heure, sur nos probabilités de reconnaissance au pied du Cal­vaire, relevaient d'une bonne dose de bêtise comme il en va de toutes les suppositions fondées sur des rétros­pectives historiques. Il n'y a aucun sens, sinon par figure de style, à demander ce que serait aujourd'hui saint Paul ou ce que nous ferions nous-mêmes devant Nabuchodo­nosor. Mais l'histoire du Calvaire n'est pas seulement une histoire : c'est un mystère. Notre faire-mémoire n'a pas le sens ici d'une rétrospection historique, mais d'une vision dans le mystère de la foi. Si sottise il y eut, elle fut plutôt dans cette manière impressionniste, historique, colorée et sentimentale d'aborder la Passion, dont est sortie l'extraordinaire présomption que nous étions libres de ce spectacle de la croix, exempts de son scandale et de sa folie, blindés par deux mille ans d'histoire et les peintures allégoriques de la Renaissance. Voilà pourquoi l'homme nouveau, au tournant du chemin, se cabre sous l'aiguillon. Il était sur le point d'avoir raison et d'en tirer enfin quelque prestige social. Malgré la foi de son baptême, il avait ébauché mentalement des calculs sur la respectabilité du blason, et entrevu par là une Église décente, bien installée dans le monde, triom­phante, arrivée, tenue en haute estime à cause de Maritain, fortifiée encore par la conversion de Bergson : une Église confortable, une Église sans croix. \*\*\* L'homme du monde juge de tout sur un mètre-étalon greffé au méridien de son ventre : il mesure les choses aux succès ; il jauge les gens en fonction du prestige. Aujourd'hui même, en ce début de 1943, nous assistons à un curieux phénomène dans la révision du jugement bour­geois sur la Russie. Un certain général soviétique, qui aura bientôt sa statue ou sa place à Moscou, lance une offensive qui fait refluer en désordre l'armée allemande tenue jusqu'alors pour invincible, et le bourgeois aussitôt pleure d'attendrissement sur l'Union soviétique. 51:255 Des es­prits excessivement raisonneurs nous expliqueront que le bourgeois adopte cette attitude parce qu'il sait que le général soviétique est en train de défendre la cause de son compte en banque. Mais ces raisonnements qui sup­posent une trame machiavélique et compliquée à la nature humaine sont aussi artificiels que les histoires de Sherlock Holmes : les jugements des hommes n'ont guère l'habitude de suivre ces paraboles sophistiquées, ils jaillissent au contraire de leur nature épaisse avec la spontanéité bru­tale d'un rot. La Russie a touché juste, voilà tout ; elle a bien réussi son coup ; elle a aussi bien réussi en son genre que la Callas ou Marcel Cerdan. Sur cette donnée primaire et brutale, et seulement après, viennent fleurir les considérations dictées par le caprice des circonstances et des points de vue. Au sujet de la Russie ce fut l'étonnement des résultats obtenus, en rupture avec l'idée que le bourgeois pouvait s'en faire sur la base de sa propre propagande ou de celle des catho­liques. On lui avait dit que le régime soviétique était pire que tout, qu'il ne se rencontrait là-bas que désordre et persécutions. On lui avait prouvé que le marxisme n'était pas bon parce qu'en Russie rien n'allait comme il faut : populations mécontentes de la Mer Noire à la mer Blanche, exécutions sommaires de femmes et d'enfants, et les trains pour finir qui arrivent tous en retard. Alors, découvrant que cette propagande anticommuniste était fausse (parce que la Russie a gagné), le bourgeois se sent enclin à porter quelques modifications dans ses convictions secondaires : pas question, bien sûr, de modi­fier l'axe auquel elles doivent toutes et toujours s'accro­cher... Il hésite un peu, sonde, renifle, parcourt les sélec­tions du *Reader Digest,* guette autour de lui toutes les traces de faucille ou marteau, discute chez le coiffeur, sans bien savoir encore s'il doit épouser la doctrine ou déclarer que la Russie elle-même a cessé d'être communiste, voire cessé d'être russe suffisamment. Mais, en cas de nécessité, le bourgeois acceptera Marx, Staline, le matérialisme historique et dialectique, il se fera aussi bon communiste que n'importe quel autre. Le bourgeois peut renoncer à tout, il peut même se montrer héroïque. 52:255 Se battre ; renoncer au confort et à l'argent ; aller en prison ; mourir pour la Cause. Pourvu qu'il se batte et qu'il meure pour la seule cause à laquelle il ne saurait renoncer sans cesser du même coup d'être bour­geois : son critère de victoire, son culte du prestige et du succès. Or, cette dernière des choses que l'homme du monde consentira à perdre est aussi la première à laquelle il nous faut renoncer au seuil de notre baptême, la première des choses que le chrétien jette au pied de la croix pour voir toute chose dans la Pâque du Seigneur. Le regard de la foi contemple la Gloire au travers de la croix comme au travers d'un voile ; c'est une vision pascale, une vision qui traverse, qui s'ouvre un passage dans les eaux déchaî­nées entre la mort d'Égypte et la vie de Canaan. L'œil chrétien ne rebondit pas sur la croix, il la pénètre ; il ne s'arrête pas aux colorations plus ou moins violacées de l'allégorie impressionniste, mais plonge dans le symbole, voit la Résurrection et touche à la vie éternelle. Mais une dernière tentation, plus glissante et subtile, attend encore l'homme de Dieu : elle le conduira à cher­cher pour l'Église elle-même ce critère de victoire décidé­ment si difficile à abandonner. N'a-t-il pas entendu dire bien des fois que l'Église devait connaître son apogée au Moyen-Age, pour perdre ensuite ses avantages et son terrain, pied à pied, avec la Renaissance, les révolutions et le progrès industriel ? Il est vrai que le monde occidental chrétien a vécu de grands siècles au Moyen-Age, avec ses rois catholiques ; les grands saints, la christianisation de la sagesse grecque par les scolastiques, l'immense voile de pierre des cathé­drales attestent la foi vive de cette époque que les évolu­tionnistes décrivent comme une espèce de préhistoire hu­mide et sombre. Mais qui s'acharne à vouloir faire le procès de l'Église et prouver sa décadence, comme ceux qui prêtent l'oreille à cette tentation, se laissent obnubiler par un aspect particulier du Moyen-Age : l'officialisation de la doctrine. La splendeur des cours très catholiques traduira, à la lumière d'un tel critère, la meilleure situa­tion que l'Église ait connue, sans se montrer capable ensuite de la conserver. 53:255 Le chrétien ne doit pas s'attacher désespérément à cette idée, ni soupirer avec les sages catholiques de la Renaissance, avec l'abbé Mendel et dans la perspective d'un nouveau Moyen-Age construit sur une politique cléri­cale : il doit s'attacher à la croix de Notre-Seigneur. Pour nous, la splendeur médiévale ne réside pas dans la magni­ficence des cours, dans l'officialisation, la pénétration du pouvoir temporel chrétien ; on pourrait aller jusqu'à dire qu'elle n'est pas non plus dans le développement de la scolastique et la hauteur des cathédrales : pour nous, la plus grande, l'unique splendeur du Moyen-Age tient dans une croix de braises dont saint Thomas marqua la porte qui conduisait au péché, et dans les plaies sanglantes qui apparurent un jour sur les mains d'un mendiant d'Assise. Tout au contraire de ce qu'on imagine, le pouvoir et la consécration de l'Église au Moyen-Age annonçaient sa pro­pre inanition : cet âge fut une sorte de dimanche des Rameaux, juste avant la passion qui doit se continuer jusqu'à la fin des temps. Il était facile alors d'être chrétien parce que les rois l'étaient, et plus facile encore d'être prêtre à cause de la puissance du clergé. Le pouvoir avait pénétré comme une lance le flanc de l'Église et la Cité voulait passer aux yeux des hommes pour l'Épouse sans tache et sans défaut. Le Moyen-Age vraiment, mise à part sa foi vive démontrée par les saints, fut une ère terriblement équivoque sur le plan du sacré : ce phénomène transparaît dans ses arts et le style de sa piété. Il est curieux de voir comme la chrétienté, instinctivement, cherchait à se dépouiller de la fausse gloire médiévale, illustrant dans ses œuvres et ses dévotions un Christ violemment crucifié. L'homme des douleurs emplit tout le mystère ; pour la première fois les pénitents se flagellent et les prédicateurs insistent avec force sur la rigueur des fins dernières. Le catholicisme officiel, imbu de la tranquillité qu'apporte le pouvoir, s'en­ferrait dans le manque de transparence d'une croix glori­fiée par l'épée. 54:255 Les yeux du peuple, fatigués par l'éclat des couronnes et du manteau royal, butaient sur la triste couleur de l'allégorie, ne parvenant plus comme jadis à contempler dans la foi la gloire de la résurrection... Com­me tous ses croisés, ses grands rois, la croix officielle des derniers temps du Moyen-Age semble presque aussi opaque que les murs d'un sépulcre blanchi. Nous n'avons pas à regretter cet aspect du Moyen-Age, et il faudrait presque élever à la dignité de critère chrétien que tout mouvement clérical qui voudrait briser aujour­d'hui l'isolement temporel de l'Église doit être combattu comme une tentation, en vertu des promesses de notre baptême sur les séductions du monde. Qui prête l'oreille à cette litanie des défaites de l'Église où défilent tous les avantages politiques qu'elle aurait perdus, prête l'oreille à ses démangeaisons internes plutôt qu'aux paroles de la foi. Il ne lui vient pas à l'idée que c'est le monde qui a perdu du terrain dans le royaume de Dieu, et non l'Église qui en aurait perdu dans les cités du monde. Il ne veut plus se souvenir que le banquet des noces sera complet un jour, quand même des milliards d'invités se trouveraient les plus géniales excuses pour n'y paraître pas. La colère de Dieu est bien assez forte pour appeler les pauvres, des quatre points cardinaux, à compléter le nombre des élus. Et le monde en restera stupide, atterré, sans même avoir com­pris le sens du massacre des innocents. \*\*\* 55:255 D'ailleurs, pour qui tient à invoquer les échecs de l'Église, point n'est besoin de se mettre en peine de force connaissances ou citations érudites ; il suffira de remonter au fait fondamental du christianisme. Les juifs et les soldats romains avaient déjà entrepris sans aucun pédan­tisme le procès de l'Église : ils se persuadaient déjà de sa honte et de sa décadence, au moment précis où le Christ était en train de vaincre sur la croix. Et nous nous glorifions de cette croix. (*A suivre*.) Gustave Corçâo. (*Traduit du portugais par Hugues Kéraly*) 56:255 ### Jules l'imposteur *Une lecture de la République* par François Brigneau **14. -- «** QUI TIENT LA FEMME, TIENT TOUT. » Rien n'ex­cite, rien n'allume plus les francs-maçons qu'une épreuve de force remportée sur les catholiques, avec humiliation, si pos­sible. Huit mois après l'épopée de Solesmes, les fumées de la gloire enivrent encore Ferry. Il trouve, pour en parler, les accents d'un général victorieux haranguant ses cohortes. Le 7 août 1881, à Raon-l'Étape, dans les Vosges, il s'écrie : -- J'ai purgé la nation ! 57:255 La fermeté du propos révèle l'auditoire. Opiniâtre mais pru­dent, Ferry ne dit jamais que ce que peuvent entendre les oreilles qui l'écoutent. Celles-ci appartiennent à la catégorie des robustes libres-penseurs. J'en ai connu autrefois, en Bretagne : des gaillards, hauts de ton et en couleur, boute-en-train s'il en fut, portés au comique de situation, dont le gag le plus désopilant consistait à moduler des « croâ, croâ » au passage des soutanes que les prêtres préféraient alors au blouson-jeans et qui n'hésitaient pas à affirmer la détermination de leurs convictions en se rassemblant pour manger de la tête de veau vinaigrette, le soir du Vendredi Saint. Chacun s'émancipe comme il peut. Devant cet aréopage, on imagine sans peine le tabac que fit le Diafoirus de la laïque, en se flattant d'avoir « purgé » la nation de ses religieux. En d'autres circonstances, au Sénat, à la Chambre, en compa­gnie plus relevée, Jules Ferry nuance son discours. Lui contre les prêtres ? Allons donc ! Billevesées ! Ragots de sacristie ! Médi­sances de chaisières ! N'a-t-il pas solennellement déclaré : « Rien n'est plus désirable que l'accord du prêtre et de l'instituteur. Tous deux sont revêtus d'une autorité morale. » ([^6]) C'est un mensonge éhonté, la plus vile des calomnies que de le présenter comme « le persécuteur des catholiques », « l'homme de la guerre à la chrétienté », « une sorte de julien l'Apostat », « un nouveau Dioclétien » ([^7]), alors qu'il ne veut que répandre « la bonne, l'antique morale humaine, la vieille morale de nos pères » ([^8]). Grave comme un notaire, compassé comme un maître d'hôtel dont il a les rouflaquettes et la peau grise, il excelle dans ces numéros d'imposteur. Il sait, à merveille, camou­fler la préméditation du crime et dissimuler sous les fleurs de la rhétorique et des bons sentiments, la réalisation méthodique du plan de la franc-maçonnerie. On va le voir dans l'affaire des lycées de jeunes filles, une histoire édifiante, préparée de longue date, déclenchée au moment choisi, et brillamment conduite vers un objectif qui n'était pas seulement celui que l'on prétendait atteindre. 58:255 L'idée part d'un personnage qu'on ne pouvait pas ne pas trouver sur ce parcours. Il s'appelle Camille Sée. C'est un juif, d'origine alsacienne, neveu et gendre de Germain Sée, rationa­liste de choc qui refusait à Victor Hugo mourant le droit de faire venir un prêtre ([^9]). Franc-maçon, comme tout le monde dans cette aventure, ancien secrétaire général du ministère de l'Intérieur, auprès de Gambetta, dans le gouvernement provisoire de Jules Favre, Camille Sée était député radical de Saint-Denis. Un jour de 1878, il prend conscience d'un des drames de l'époque : celui des jeunes filles que l'on laissait grandir et s'étioler dans les ténèbres de l'obscurantisme. Depuis Molière, et même avant, on se contentait de leur apprendre à tenir leur maison, respecter leurs parents, aimer leurs maris, élever leurs enfants et honorer Dieu. Seules de rares familles d'avant-garde leur accordaient le privilège de quelques arts d'agréments : l'aqua­relle, la tapisserie, le luth breton, les confitures traditionnelles. Leur science n'allait pas au-delà. Un pareil défi à l'esprit de progrès ne pouvait durer. Les consciences républicaines en éprouvaient un tel tourment que M. Sée entreprit de réparer l'injustice. Il demande que soient ouverts sans délai des lycées de demoiselles où seraient enseignés la langue française, la lecture, les langues vivantes, la littérature ancienne, la littérature moderne, la géographie, la cosmographie, l'histoire nationale et l'histoire générale, l'arithmétique, la géo­métrie, la physique, la chimie et l'histoire naturelle, l'hygiène, l'économie domestique, le dessin, les droits usuels, les travaux d'aiguille, la musique et la gymnastique. Développer l'instruction des jeunes filles ? Qui pourrait s'y opposer ? On remarque pourtant que dans le projet initial de Camille Sée « il n'est question ni d'instruction religieuse, ni même d'instruction morale » ([^10]). C'est que l'initiative est infiniment moins innocente qu'il y paraît. Le 10 avril 1870, déjà, Jules Ferry avait annoncé le dessein et la manœuvre. Dans un grand discours prononcé salle Molière il déclarait : 59:255 « Celui qui tient la femme tient tout. C'est pour cela que l'Église veut retenir la femme. Et c'est aussi pour cela qu'il faut que la Démocratie la lui enlève. » Comment ? Par l'école, parbleu ! Il y a longtemps que le mot d'ordre circule dans les Loges : « *Il faut refaire l'enseigne­ment des femmes. Il faut le refaire par la science* (*sic*)*. Un ensei­gnement scientifique, purement scientifique, mais largement com­pris, habituerait leur intelligence à la méthode qui ne procède que des faits et des expériences. Elles seraient ainsi conduites immédiatement à écarter les hypothèses révélées et les rêves abstraits des religions, contraires à toute conception positive. *» ([^11]) Le F**.·.** M**.·.** Noirot, dans une réunion de la *Nouvelle Loge Française,* n'hésitait pas à mettre les points sur les *i* : « La femme, la compagne, la confidente de l'homme, n'avons-nous pas au nom de l'avenir le devoir de l'arracher aux influences cléricales ?... Selon la tradition biblique, Jéhovah dit à Ève : « Tu écraseras la tête du serpent. » Notre devoir, à nous, sentinelles avancées de la civilisation, est de montrer à la femme où est le serpent, et de lui dire : « Écrase ! Morte la bête, mort le venin. » ([^12]) C. Cousin, Vénérable de la Loge La Clémente Amitié, grand Maître de la maçonnerie française ne cachait pas davantage les intentions de sa secte : « *Il n'est pas une grande question religieuse, politique ou sociale dont nos ateliers aient préparé la solution. Avant tout réformons et développons l'instruction et l'éducation des femmes. Tout le reste nous viendra par surcroît. C'est le mot de la fin. *» ([^13]) Au mois de mai 1907, pour le vingt-cinquième anniversaire de la fondation du premier lycée féminin, Camille Sée passait d'ail­leurs aux aveux. Devenu membre du Conseil d'État, rendu célèbre par un exploit sans précédent (il avait réussi à empêcher les Filles de Saint-Vincent-de-Paul de recevoir un legs de 40.000 francs qu'une dame Lecerf leur donnait pour fonder deux lits dans la maison de retraite de Sainte-Anne d'Auray, à Châtillon-sous-Ba­gneux ([^14])), Camille Sée s'adressant aux professeurs et aux élèves, leur disait : 60:255 -- La loi qui a créé l'enseignement secondaire des jeunes filles a éclairé votre pensée. Elle a libéré votre conscience. De qui ? Mais de l'Église, bien entendu car « *libérer la conscience c'était et c'est encore une des formules les plus familières à l'anticléricalisme *» ([^15])*.* Le P. Lescœurs n'exagère donc nullement quand il écrit « *Le projet Sée est sorti de toutes pièces des loges francs-maçonnes, comme Minerve est sortie tout armée du cerveau de Jupiter. *» ([^16]) Pourtant la France catholique se résigne à des combats d'arrière-garde. Il faut attendre la seconde lecture du projet à la Chambre pour trouver une réaction un peu vive. Émile Keller la mène. Député de Belfort, il n'a pas lutté contre les Filles de Saint-Vincent-de-Paul, comme Camille Sée, mais contre les Prussiens, à la tête d'un bataillon de volontaires, les corps francs du temps. -- « Les femmes chrétiennes ont fait de la France la première nation du monde, en attendant que vos libres penseuses en fassent la dernière des nations, dit-il, on vous propose d'enlever les femmes à l'influence de l'Église et de la donner à la science ; et pour y arriver on vous demande de créer, aux frais des contribuables, dans tous les départements et dans toutes les villes de France, des collèges de filles dirigés par le ministre et ayant pour but de frapper, non seulement des jeunes gens, mais aussi des jeunes filles, à l'effigie de M. Jules Ferry. » (*Rires*) Réplique pincée de M. Camille Sée. Il prend pour cible les couvents. On y donne une « éducation pernicieuse » : -- La jeune fille devient incapable de remplir ses devoirs envers elle-même, envers sa famille, envers la société. On lui donne une instruction nulle parce que son ignorance est la condi­tion même du rôle que le clergé lui fait jouer, de l'action qu'il l'appelle à exercer. Il ne veut pas qu'elle soit instruite, parce qu'instruite elle échapperait à sa direction et qu'alors il ne pour­rait plus, grâce à la complicité de la femme, ni tenter d'agir sur le mari, ni disposer de l'instruction et de l'éducation des enfants ([^17]). 61:255 Protestations à droite. Acclamations au centre et à gauche. Commentaire de M. Fénelon Gibon : « *La filiation de la loi Sée se résume à une ligne* *: la juiverie a imposé cette loi aux Loges, les Loges aux Chambres et les Chambres au pays.* » ([^18]) Au Sénat, la bataille devient plus âpre, surtout grâce à M. Chesnelong. L'ancien député d'Orthez et délégué du Comte de Chambord est devenu sénateur inamovible. Soixante ans. Du feu. De la puissance. Du talent. Une force de conviction que sa sin­cérité, par tous reconnue, rend contagieuse. D'entrée il met le doigt sur le point sensible : la neutralité. -- *La neutralité qu'on se flatte d'observer est impossible. Vos maîtres se montreront fatalement hostiles à nos croyances. Ce qui sortira de cette éducation, ce seront des générations athées et maté­rialistes, au moins pratiquement ; et, par conséquent, à les prendre dans leur ensemble, absolument ingouvernables et prédestinées d'avance à tous les désordres et à tous les malheurs* ([^19]). *Mes­sieurs, il y a deux sortes de barbarie : l'une née de l'ignorance, l'autre sortie d'une certaine science qui se fait centre au lieu de remonter plus haut, jusqu'au rayon d'où vient toute lumière une certaine science qui nie Dieu et mène au matérialisme... On se relève de la première de ces barbaries, mais jamais de la seconde.* Cette fois Jules l'Imposteur se sent touché. -- Je suis confondu, s'écrie-t-il. Entre cette attaque éloquente et la modestie du sujet, il y a une disproportion qui doit frapper tous les hommes de bonne foi. Comment ! Un projet qui tend à relever l'éducation des femmes dans notre pays constitue une campagne contre l'Église ! Parler aux filles de France de notre histoire nationale, des sciences naturelles, les habituer à se servir de leur raison, leur enseigner la morale, tout cela constitue une guerre faite à l'Église !... Il y a là, Messieurs, malgré toute l'élo­quence de M. Chesnelong, une puissance de paradoxe devant laquelle je ne puis que m'incliner ([^20]). 62:255 Riposte immédiate des catholiques : -- Et il y a dans les paroles de Jules Ferry une puissance d'hypocrisie devant laquelle on ne peut que s'indigner ([^21]). Cette indignation, ils ne sont tout de même que 121 sénateurs à la partager. 164 votent la loi Sée dont Ferry écrira plus tard « *La III^e^ République n'aura pas laissé d'œuvre plus grosse de conséquences que cette réforme.* » La franc-maçonnerie vient de remporter une bataille d'autant plus importante qu'elle le fut presque sans combat, car ambiguë. Reste l'essentielle. La capitale. La bataille pour la laïcité. Tout est prêt. Le dernier acte va commencer. **15. -- **OBLIGATOIRE, DONC OBLIGATOIREMENT LAÏQUE. Rares sont les domaines où Maurras ne va pas à l'essentiel. Sur Ferry « *malfaiteur intellectuel et faux positiviste *»*,* sur la laïcité et l'enseignement il a écrit des textes si importants que je crois utile de les rappeler en annexe. Notons tout de suite cette remarque : « *Les lois scolaires sont la grande œuvre de la République et le vrai lien du Vieux Parti Républicain. Ce parti s'est divisé jusqu'à l'émiettement sur une multitude de sujets. Il comprend des partisans et des adversaires de la propriété, des partisans et des adversaires de la population, de la famille, du divorce, du mariage* *: tout le monde fait bloc pour l'école répu­blicaine, pour cet enseignement de la morale et de l'histoire que Barrès a parfaitement qualifié en l'appelant anticatholique.* » ([^22]) Ainsi Gambetta remplace Ferry à la présidence du Conseil. Il annonce un « grand gouvernement » qui va faire des choses épatantes et nouvelles. Le changement, déjà, fait frétiller les républicains. Sauf en ce qui concerne la politique scolaire. Le successeur de Ferry à l'Instruction publique et aux cultes est Paul Bert, l'homme du phylloxéra. Dans un discours programme de deux heures prononcé au Cirque d'Hiver, il a annoncé sa couleur : le rouge vif. Après avoir égrené un chapelet de plaisan­teries irrésistibles sur la médaille de saint Benoît et le cordon de saint Joseph, il élève le débat : 63:255 -- Personne ne me démentira quand j'affirmerai que l'ensei­gnement religieux devient aisément et quasi-fatalement l'école de l'imbécillité (*bravos et applaudissements*)*,* l'école du fanatisme, l'école de l'antipatriotisme ([^23]) et de l'immoralité (*nouveaux applaudissements*)*.* Nous avons bien fait de le chasser de l'école. Il est absolument contradictoire sur tous les points avec l'enseigne­ment scientifique, l'enseignement civil dont nous avons la charge et la responsabilité... Les religions n'ont pas qualité pour parler de morale car elles reposent sur des bases fausses, sur des hypo­thèses injustifiables, sur des conceptions erronées de la nature de l'homme, de son rôle dans la société et dans le monde phy­sique ; et lorsqu'il arrive qu'elles parlent juste de morale, c'est parce qu'elles ont emprunté les sublimes et éternels préceptes à la conscience universelle de tous les temps et de tous les peuples ([^24]). Le retentissement du morceau est considérable. Paul Bert étant député de l'Yonne -- il avait grandi dans l'ancien couvent des Dominicains d'Auxerre que son arrière-grand-père paternel, Simon Boyer, avait acheté en 1791 lors de la vente des biens natio­naux ([^25]) -- la *République française* parle de « *chef-d'œuvre de l'esprit bourguignon *»*.* En revanche, à droite, on estime que le nouveau ministre des cultes est surtout un ministre contre les cultes. Ce sentiment s'impose définitivement quand on apprend le nom de leur directeur, choisi et imposé par Paul Bert. Il s'agit d'un certain Jules-Antoine Castagnary, critique d'art raté, secrétaire per­pétuel de l'académie du « Rat mort » sous le pseudonyme de *Castus ignarus* et membre agité de la Loge des *Zélés Philan­thropes.* Sa passion dominante est une haine frénétique des Jé­suites en particulier et du clergé en général. « *Non, non, le prêtre n'est pas et ne saurait être citoyen, écrit-il dans ses Libres propos* *: lui donner cette qualité, ce serait restreindre la liberté de tous, mettre la société en péril.* » ([^26]) On ne pouvait mieux choisir pour assurer la direction des cultes, dans l'esprit de neutralité cher aux intolérants de la tolérance. 64:255 Paul Bert ne se contente pas de la promotion du secrétaire perpétuel du « Rat mort ». Son chef de cabinet, M. Chalamet, est un protestant agnostique, comme il en existe depuis qu'en 1872 une scission a séparé des réformés orthodoxes les « libéraux » qui se refusent à une confession de foi évangélique affirmant la divinité du Christ ([^27]). Mieux encore. Le bibliothécaire à la Direction des Cultes est un prêtre interdit, M. Quily. Juliette Adam note dans ses souvenirs : « *On ne s'entretient plus que des mesures qu'on va prendre pour vaincre le cléricalisme, le* « *forcer dans sa bauge* » *selon l'expression de Rance. *» Elle rapporte cette conversation saisie dans son salon : -- *La France va être contente, on va lui faire manger du curé, ajoute Clavel.* *-- Qui mange du curé en crève, dis-je. C'est un dicton picard, quoiqu'on ne soit rien moins que dévot en Picardie, mais, on y aime le curé dans l'église pour la première communion, le mariage, les enterrements, la prédication du dimanche aux femmes et aux enfants, le cours de moralité qu'ils ne trouveraient pas ailleurs...* *-- On a promis à la France, répond Testelin, de la délivrer des ténèbres de l'Église, des Rodin, des frères fouetteurs, il faut l'en délivrer.* *Paul Bert qui vient, je ne sais pourquoi, plus souvent le mer­credi, est pour la persécution* ([^28]). La renommée laïque présente volontiers Paul Bert comme un grand esprit. On ne s'en serait pas douté. On vante volontiers ses recherches sur la sensitive, l'influence des changements de la pression barométrique sur les phénomènes de la vie, l'influence de l'air comprimé sur la fermentation, les gaz contenus dans le sang, la partie du spectre solaire indispensable à la vie végétale, les mouvements autonomes des végétaux, etc. Il a beaucoup écrit, en tout cas énormément signé : plus d'une dizaine de volumes sur les sujets les plus divers : «* De la greffe animale *» à «* La morale des jésuites *». 65:255 Il a été professeur à Bordeaux et à Paris, préfet du Nord, député de l'Yonne, ministre, gouverneur du Ton­kin. Comme sa vie a été relativement brève, 56 ans ([^29]), on peut s'interroger sur l'authenticité de ses travaux. Ses adversaires, qui furent nombreux, prétendaient que la franc-maçonnerie avait plus fait que la science pour sa réussite. Je me garderai de trancher. Mais voici ce que j'ai trouvé, toujours chez la précieuse Juliette Adam : « *Le 27, à dîner, on parle chez moi d'une communication d'une grande importance scientifique que Paul Bert aurait faite à l'Association française pour l'avancement des sciences. Je me rappelle alors que mon père qui avait eu pour Paul Bert une passion moins durable que pour Claude Bernard, m'avait raconté que lorsque Paul Bert, en 1869, obtint la chaire de physiologie à la Sorbonne quoique rien dans ses leçons ne portât la marque du haut enseignement, il avait auprès de lui un jeune savant, M. Dastre, modeste en raison de l'orgueil de son patron, qui lui était du plus grand secours.* *Lepère m'amène le soir de ce mercredi l'un de ses amis, médecin, qui, à un moment, parle de la communication de Paul Bert. On l'interroge...* *--* *Un savant russe a déjà prouvé ce que M. Paul Bert nous donne comme une nouveauté, nous dit l'ami de Lepère. M. Paul Bert est aveuglé par le désir de démontrer des faits paradoxaux. Ses découvertes sur les hautes pressions atmosphériques sont com­parables à la tentative de quelqu'un qui chercherait à introduire une cinquantaine de kilos de viande dans l'estomac d'un homme et qui, le voyant succomber à l'étouffement, conclurait que la viande est un poison pour l'organisme.* « *Dans ses travaux peu d'idées originales mais une grande persévérance, une sorte d'acharnement à réaliser des conceptions sans issue... Quand il publiait sa thèse, à trente ans, sur la greffe animale, il s'appuyait sur une masse d'expériences plus ou moins confuses et excentriques, pour démontrer des faits connus depuis des siècles. Après une autre thèse sur la vitalité, Paul Bert a été nommé professeur à la faculté des Sciences de Bordeaux. Sa spécialité était la physiologie et le nombre des animaux qu'il a sacrifiés sans faire sortir de ces hécatombes une seule découverte est incalculable.* 66:255 *Les théories de Paul Bert acceptées avec trop de légèreté par l'Académie des Sciences, dans laquelle il n'est entré que par des influences politiques, lui ont fait accorder le prix biennal. Le volume que Paul Bert publie cette année a 1.150 pages* LA PRESSION BAROMÉTRIQUE. *La moitié du volume est remplie par des hors-d'œuvre* *: récits de voyages, explorations faites par des aéronautes, des ingénieurs. Croce-Spinelli et Syvel sont morts de ces affirmations.* *La soirée qui avait commencé par une apothéose finit presque par une exécution.* -- « *Tout ceci est à contrôler, me dit M. de Freycinet, mais il doit y avoir du vrai.* » ([^30]) M. de Freycinet contrôle-t-il ? On l'ignore. Mais lorsqu'il redevient président du Conseil après 44 jours du « grand gou­vernement » de Gambetta (14 décembre 81, 30 janvier 82) Paul Bert ne figure plus au nombre des ministres. M. de Freycinet s'est privé des services du grand savant. Il l'a prié de se consacrer à ses travaux sur la pression atmosphérique et l'exploitation des compétences adjacentes. Comme il ne s'agit pas de changer de politique puisque Ferry remplace Paul Bert, c'est donc l'homme qui est visé. Je me permets de souligner. Généralement les histo­riens sérieux gazent sur la mise au placard de l'inventeur de l'air comprimé. Voici donc Jules Ferry en place pour la grande étape du Tour de France républicain. Il va la courir à son allure habituelle : l'oblique, dans son style préféré : celui de l'imposteur organisé et selon une tactique qui a fait ses preuves et qui ressortit à la dissimulation permanente et systématique. Comme les Indiens progressaient en direction du fort assiégé en poussant devant eux des buissons, Jules Ferry avance en poussant devant lui une réforme secondaire qu'il présente comme primordiale : l'école obligatoire. Et dès lors le processus s'engage, logique, inéluctable. -- Nous n'avons pas moins de vertus guerrières que les Prus­siens. Si nous avons été battus c'est parce qu'il y avait trop d'ignorants parmi les soldats. Êtes-vous d'accord ? demande Ferry au peuple et aux notables assemblés. -- Oui, répond le peuple. -- Oui, disent les notables en écho. 67:255 -- Pour combattre cette ignorance il faut des écoles partout, il faut des maîtres partout. Êtes-vous d'accord ? -- Oui. -- Il faut surtout que cette école soit obligatoire. Il faut qu'elle soit obligatoire pour soustraire à l'industrie parfois peu scrupuleuse la main-d'œuvre enfantine. Il faut qu'elle soit obliga­toire pour empêcher que les parents, parfois avides, tirent profit de leurs enfants. Il faut qu'elle soit obligatoire pour obliger ceux-ci à renoncer aux tentations de l'école buissonnière, du vagabondage et de la paresse, mère de tous les vices. Êtes-vous d'accord ? Qui pourrait se permettre de ne pas l'être ? -- Oui, dit le peuple. -- Oui, disent les notables. -- Très bien, poursuit Jules l'Imposteur. Seulement, voilà, il y a une petite difficulté. Si vous voulez une école obligatoire, il faut qu'elle soit gratuite. Comment pourriez-vous obliger les enfants à fréquenter une école payante si leurs parents vous déclaraient n'avoir pas les moyens de la payer ? Le seul moyen d'obliger tout le monde à fréquenter l'école de tout le monde c'est qu'elle soit gratuite pour tout le monde. N'est-ce pas juste ? N'est-ce pas logique ? -- C'est juste, dit le peuple. -- C'est logique, disent les notables. Jules sourit. La première défense est enlevée sans combat. Un avantage énorme vient d'être acquis. Entre une école gratuite et une école payante, l'immense majorité des familles n'hésitera pas. Elle ira à la première. Du même coup elle privera la seconde des ressources qu'elle lui apportait et qui lui sont indispensables. La gratuité de l'école condamne à terme les écoles payantes. La botte est imparable. Toute la gauche, que l'attention rend immo­bile, reluit dans l'ombre douce des Loges. Jules baisse modestement les yeux. Il ne reste plus qu'à porter le dernier coup, l'ultime. -- Obligatoire, donc obligatoirement gratuite et donc obliga­toirement neutre, poursuit-il. Il ne peut en aller autrement. Puis­que nous obligeons tous les petits Français à fréquenter l'école, il faut que l'enseignement qui leur sera dispensé puisse être reçu par tous. Par l'enfant dont les parents sont israélites comme par l'enfant dont les parents sont protestants. Par l'enfant dont les parents sont catholiques comme par l'enfant dont les parents sont libres-penseurs. L'école obligatoire est donc obligatoirement une école laïque pratiquant obligatoirement la neutralité de l'ensei­gnement. Si l'école n'est pas laïque, elle ne peut plus être obli­gatoire. 68:255 Cette fois il y a une hésitation. Le piège est gros. Et même grossier. La France est catholique, au moins de baptême, dans sa quasi-totalité. Les libres-penseurs sont peu nombreux : on compte moins de 30.000 francs-maçons. Les juifs ne dépassent pas 80.000. Les protestants -- qui ont leurs propres écoles -- ne comptent que dans quelques départements et à Paris. Obliger la grande majorité catholique (36 millions) à céder aux exigences de la petite minorité maçonnique apparaît comme une gageure. Surtout pour un sectateur de la loi du nombre. Ferry va pourtant engager le pari. Et le gagner. Adoptée sans d'autres débats que de harcèlements à la Chambre, la loi revient au Sénat le 11 mars 82. Ici le ton monte avec la passion. Certains discours sont hachés de vociférations et d'in­jures. Le duc de Broglie attaque en brandissant un manuel signé Paul Bert, et intitulé « *L'Instruction civique à l'école *»*.* L'auteur l'a rédigé et imposé durant le mois et demi qu'il était ministre. -- Voici ce qu'on trouve dans cet étrange libelle, dit le duc de Broglie. Au chapitre « *les bienfaits de la Révolution *» on lit « *Avant 1789 l'idée de patrie n'existait pas en France ; avant 1789 il n'y avait en France ni grandeur, ni prospérité, ni civili­sation, ni justice, l'histoire de France jusqu'en 1789 n'était qu'un tissu d'erreurs et d'ignominies ; avant 1789, le pays tout entier présentait un spectacle de honte et de misère. *» Huées sur les bancs de la droite. A gauche silence gêné, puis ricanements et injures. Le duc de Broglie poursuit : -- Peut-on soutenir sans révolter à la fois la conscience pu­blique et le sens commun, qu'avant cette date prédestinée il n'y avait que deux classes en France : des nobles fainéants et corrom­pus, qui n'avaient même pas le courage du champ de bataille et des paysans à demi sauvages qui mangeaient de l'herbe quand ils ne se mangeaient pas les uns les autres. Est-il conforme au sens commun et à la conscience publique de présenter des faits de telle façon que pour trouver en France un héros et un acte héroïque on est obligé de descendre jusqu'à la défense de Belfort et au colonel Denfert-Rochereau ? Je vous le demande, Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique et des Beaux Arts, autoriserez-vous dans les écoles de France le livre de votre prédécesseur ? Ferry est à son banc, les bras croisés sur la poitrine. Il se veut hautain et méprisant. Mais sa voix est sans timbre quand il lance enfin : 69:255 -- Cette interpellation posthume ne s'adresse pas à moi ! Les députés catholiques : Buffet, de Ravignan, Baragnon le harcèlent. Il répond : -- Je n'ai ni à interdire ce livre, ni à l'autoriser. -- Blâmerez-vous l'instituteur qui s'en servira ? -- Je ne le puis. -- Punirez-vous l'instituteur qui insultera la religion de l'en­fant, en offensant les croyances de sa famille ? -- Oui, je le punirai. -- Mais si vous permettez au livre ce que vous interdisez au professeur, où est donc votre bonne foi ? Silence de Ferry. Puis son visage craque et l'on voit glisser sur ses lèvres le sourire de l'imposteur, le fameux sourire de Ferry. Alors M. de Carayon-Latour explose : -- Je tiens à déclarer à M. le Ministre de l'Instruction publi­que : si ce livre qu'il n'a pas voulu ou qu'il n'a pas osé condamner entre dans nos écoles, la loi ne sera pas exécutée. -- Nous verrons bien, dit Ferry. -- Tant que vous ne nous aurez pas arraché le cœur, vous ne l'empêcherez pas de battre pour Dieu et pour la patrie... Le courage et la résistance des opprimés sera à la hauteur de la violence et du cynisme des oppresseurs. Après quoi M. de Carayon-Latour se rassied, satisfait. Il n'a pu lire Verlaine. « Prends l'éloquence et tords lui son cou » ne sera publié qu'en 84. Une compagnie d'infanterie aurait eu moins d'envolée. Elle eût rendu un meilleur service. Malgré l'indignation pathétique de M. de Carayon-Latour l'ensemble de loi est voté le 25 mars 1882 par 179 voix contre 109. M. Grévy la signe le 28. Elle paraît le 29 au journal Officiel. Aussitôt Jules Ferry confie à trois hommes le soin de l' « exécuter ». Ce qui sera fait, sans qu'il soit besoin d'arracher le cœur de M. de Carayon-Latour. Le premier de ses hommes s'appelle Ferdinand Buisson. Nous le connaissons déjà. C'est lui qui appelait Victor Hugo à « com­battre le catholicisme en France ». Tout le monde d'ailleurs le connaît. Il a sévi pendant presque un siècle. 1841-1932. Un incre­vable. Protestant « libéral », anticlérical de fondation, futur député radical-socialiste, Président de la Ligue des Droits de l'Homme, Prix Nobel 1927, il a presque tout pour plaire. « Pres­que » car je n'ai pas trouvé trace de son initiation maçonnique. Il ne peut s'agir que d'une erreur. 70:255 En 1879, Ferdinand est l'auteur d'une brochure très remar­quée sur l'interdiction de l'histoire sainte dans les écoles. Ferry le nomme donc « Directeur de l'Enseignement ». Il y demeurera vingt ans. Il aura le temps de démontrer la pertinence du théorème d'Édgar Quinet, son maître : « Organiser l'enseignement primaire, c'est organiser la société. » Le second est Félix Pécaut. C'est un théologien protestant. Nommé pasteur à Salies-de-Béarn en 1849, il doit donner sa démission. « A cause de la liberté de ses opinions » dit modeste­ment le Nouveau Larousse Illustré de Claude Augé. Traduisez les protestants de Salies-de-Béarn ne voulaient pas d'un ministre qui doutât de la divinité du Christ. On le retrouve à Paris où il dirige l'école Duplessis-Mornay pour protestants avancés. Puis à Bâle où il collabore à la création d'une Église réformée Libérale. Cette fois il ne s'agit plus de douter. On nie la réalité de Jésus, fils de Dieu. Pour Ferry c'est *in the right man...* Il charge Pécaut des Écoles Normales. Surtout de la très importante École normale supérieure de jeunes Filles de Fontenay, le séminaire des sémi­naires laïques où se façonnent les professeurs des autres Écoles Normales « normales ». Voici le troisième : Jules Steeg. Bien sous tous rapports, éga­lement. Après avoir fait sa théologie à Bâle, il devient pasteur à Libourne et directeur d'un journal républicain anticlérical à Bordeaux. (Gambetta disait : « Il faut rendre justice à l'esprit qui anime les autres églises, et s'il y a chez nous un problème clérical, ni les protestants, ni les juifs ne sont pour rien. ») ([^31]) Franc-maçon ([^32]), il est élu député. Le voilà donc tout désigné pour devenir Inspecteur Général de l'Instruction publique. D'au­tant qu'il a un gamin, protestant, républicain, franc-maçon comme papa, le jeune Théodore, promis au plus brillant avenir puisqu'il sera député, quatre fois ministre de l'Instruction publique et même président du Conseil en 1931 ([^33]). Ferry pouvait quitter la Chambre des députés sous les huées du parlement et de Paris ; il pouvait même être chassé par « ses » électeurs vosgiens et devoir faire retraite au Sénat ; gonflé de rancœurs et d'amertume, son cœur pouvait le lâcher le 17 mars 1893 : il avait rempli sa tâche. 71:255 L'Église catholique venait d'essuyer la plus sévère défaite de son histoire française. Elle avait perdu l'école, dont la « neutralité » était dans de bonnes mains. Celles -- entre autres -- qui commencèrent à *rewriter* La Fontaine, grattant : « Pourvu que Dieu lui prête vie » et le transformant en : « Pourvu qu'on lui laisse la vie. » ([^34]) **16. -- **UN MENSONGE NÉCESSAIRE. Me voici au terme de ce travail. Mais avant de lui donner un final plus personnel, je voudrais m'arrêter un instant sur la neutralité scolaire. Elle le mérite car elle explique beaucoup. 72:255 Elle révèle le truquage maçonnique, un certain esprit révolutionnaire où le mensonge, l'imposture et la revendication permanente sont les règles. Elle rappelle le grand jeu des minorités juives dans les pays qui les accueillent. Leur premier mouvement est tout entier d'humilité et de prières. Ces malheureux errants, partout chassés, nomades malgré eux, souhaiteraient, pour leur repos, que cet accueil fût légalisé. Et avec lui, l'installation qu'il implique. « Accordé » dit le Prince, bon prince. L'encre de sa signature sèche encore que part déjà la seconde réclamation. « Puisque nous sommes ins­tallés de droit, nous devons devenir citoyens. Sans cette citoyen­neté reconnue, nous ne serons que des citoyens de seconde zone. Des citoyens-moins. Ce qui est contraire à l'esprit, aux grands principes, aux Droits de l'Homme, à l'égalité. Etc. » La lutte pour la citoyenneté commence. Elle est longue, âpre. Pour la gagner, les minorités en transit perpétuel n'hésitent pas à mettre les pays d'accueil à feu et à sang. On les ruine. On les attaque dans leurs racines, leurs traditions. On les détruit. Enfin ils accordent la citoyenneté. Déjà elle ne suffit plus. Ce qu'on exige maintenant c'est le droit à la différence. On veut être un citoyen mais un citoyen pas comme les autres. Un citoyen-plus. « Tous les citoyens sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres. » Chanson connue. Ce processus, on le suit pas à pas dans l'histoire de la neu­tralité scolaire. On va passer de la neutralité négative (pour la maçonnerie) à une neutralité neutraliste, parfaitement fictive, et tout de suite à une neutralité positive (toujours pour la maçon­nerie). Au départ, les défenseurs de l'école catholique ne sont pas hostiles au principe d'une école neutre. Mais ils la croient im­possible. Écoutez Mgr Freppel, évêque d'Angers, à la Chambre le 21 décembre 1880 : -- « Ne pas parler de Dieu à l'enfant pendant sept ans alors qu'on l'instruit six heures par jour, c'est lui faire accroire positi­vement que Dieu n'existe pas, ou qu'on n'a nul besoin de s'oc­cuper de lui ; expliquer à l'enfant les devoirs de l'homme envers lui-même et envers ses semblables et garder un silence profond sur les devoirs de l'homme envers Dieu, c'est lui insinuer claire­ment que ces devoirs n'existent pas ou qu'ils n'ont aucune impor­tance... Taire systématiquement et de parti pris le nom du Christ, sa doctrine, sa vie, ses œuvres dans une école d'enfants chrétiens qui l'évoquent matin et soir c'est lui faire accroire que le Christ n'est pas Dieu, puisque le maître ne daigne même pas s'occuper de lui. Votre école neutre, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, deviendra logiquement, forcément, l'école athée, l'école sans Dieu. Elle ne produira que des sceptiques ou des indifférents. Elle créera dans les esprits une agitation dont vous ne pouvez calculer les conséquences. » 73:255 Ces propos navrent Ferry. Il y a deux sortes de neutralité, dit-il : la bonne et la mauvaise : la neutralité confessionnelle et la neutralité philosophique. -- « Nous ne voulons inscrire dans cette loi que le principe de la neutralité confessionnelle. Nous repoussons la neutralité philosophique. Il faut bien prendre garde de vouloir séparer l'en­seignement moral de toute notion dogmatique sur l'origine et la fin des choses. Quant à moi j'estime que tous les réconforts, tous les appuis qui peuvent renforcer l'enseignement moral -- qu'ils viennent des croyances idéalistes, spiritualistes, théologiques même -- tous ces appuis sont bons... Ils sont tous respectables, et je ne crains pas de protester ici contre l'étrange prétention que nous trouvons sur les lèvres de certains de nos collègues, lorsqu'ils assurent que nous voulons faire une école dans laquelle il serait défendu de prononcer le nom de Dieu. » Le bon apôtre ! Ce discours date du 23 décembre 1880. Il entraîne l'adhésion. On oublie que quatorze jours plus tôt, le 9, M. Hérold, préfet de la Seine, agissant sur ordre du gouvernement, avait envoyé ses agents dans 134 écoles communales pour y enlever les crucifix, les images de la Vierge et tous les emblèmes religieux qui pouvaient s'y trouver ([^35]). La neutralité « neutre » désormais acquise, on va passer à la neutralité positive. Quelques années plus tard, un ministre de l'Instruction publique, M. René Viviani, socialiste, franc-maçon (Loge Droit et justice) ([^36]) explique le coup. Il révèle que la pseudo-neutralité n'a été qu'un stratagème, un « mensonge néces­saire ». Je lui laisse la parole. Ce sont des citations rares, qui se suffisent à elles-mêmes et n'ont pas besoin de commentaire. Première citation : « La neutralité est, elle fut toujours un mensonge, peut-être un mensonge nécessaire... Le passage à franchir était périlleux... On forgeait au milieu des impétueuses colères de la droite la loi sco­laire. C'était beaucoup déjà que de faire établir une instruction laïque et obligatoire. On promit cette chimère de la neutralité pour rassurer quelques timides dont la coalition eût fait obstacle à la loi. » ([^37]) 74:255 Seconde citation : « La Révolution française a déchaîné dans l'homme toutes les audaces de la conscience et toutes les ambitions de la pensée. Cela n'a pas suffi. La Révolution de 1848 a doté l'homme du suffrage universel, elle a relevé le travailleur courbé sur sa tâche et elle a fait du plus humble l'égal politique du plus puissant. Cela n'a pas suffi. La Troisième République a appelé autour d'elle les enfants des paysans, les enfants des ouvriers et dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées elle a versé peu à peu *le germe révolutionnaire de l'instruction.* Cela n'a pas suffi. Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une *œuvre d'anticléricalisme, à une œuvre d'irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance.* Lorsqu'un misérable, fati­gué du poids du jour, ployait les genoux, nous l'avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n'y avait que des chimères. Ensemble et d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera plus ! » (*vifs applau­dissements à gauche et à l'extrême-gauche*) ([^38]). Le F**.·.** M**.·.** René Viviani était alors ministre du travail dans le cabinet du F**.·.** M**.·.** Aristide Briand ([^39]). Le portefeuille de l'Ins­truction publique avait été confié au F**.·.** M**.·.** Gaston Doumergue (Loge : l'Écho du Grand Orient) ([^40]). 240 députés contre 128 décidèrent que ce magnifique discours serait affiché dans les 36.000 communes de France. 75:255 Troisième citation : Cette fois le F**.·.** M**.·.** Doumergue est devenu président du Conseil et le F**.·.** M**.·.** Viviani, ministre de l'Instruction publique. Le 24 mars 1914, à la tribune du Sénat, il s'écrie : « L'école laïque de Jules Ferry a été une grande entreprise mais consécutive à une autre, plus noble, plus haute. A la voix des philosophes libérateurs du XVIII^e^ siècle, des milliers d'hommes se sont détachés des anciennes traditions ; ils se sont refusés à contempler plus longtemps dans l'espace les croyances qui dor­maient dans les *nuages,* côte à côte avec les *chimères ;* ils ont refusé de continuer à baisser un front résigné sous un *ciel* dont les merveilles promises n'avaient jamais illuminé leurs yeux ; ils ont adhéré à une *croyance nouvelle... *» Le renouvellement de la pensée n'est pas plus évident que celui des images et du vocabulaire. Une émotion quasi-mystique n'en étreint pas moins le Sénat. Viviani apporte le témoignage du ministre de l'Instruction publique que de la neutralité-moins on est passé à la neutralité-plus. Debout les sénateurs acclament l'orateur, et à travers lui la pérennité de Jules l'Imposteur. L'affi­chage du morceau est à nouveau voté dans l'allégresse. En recopiant ces textes pour vous je songeais à la phrase de Maurras. Elle ne m'avait jamais paru plus vraie : « *Jules Ferry a été le malfaiteur intellectuel qui, sous des prétextes mora­listes, a démoralisé et dénationalisé ce pays. L'histoire intellectuelle de l'Action française pourrait se définir : une réaction contre le ferrysme. *» ([^41]) François Brigneau. Dans notre numéro de novembre, François BRI­GNEAU donnera une autre conclusion, plus person­nelle, à cette étude historique. Ce sera : *L'école de Jules Ferry et moi, souvenirs d'un enfant de la laïque fils d'instituteur*. 76:255 ### La vie religieuse à Tulle *à la veille de Vatican II* par Jean-Paul Besse UN ENFANT qui serait né à Tulle, blottie dans la verdure limousine, avec le demi-siècle, et qui y reviendrait au­jourd'hui après une longue absence, ne reconnaîtrait sans doute pas le cadre religieux de ses jeunes années. C'est qu'en Bas-Limousin comme à travers la France entière, le concile de Vatican II a amené tant de changements que non seulement la liturgie et les mentalités ne sont plus les mêmes mais la piété, les insti­tutions les plus vénérables et le cadre monumental eux-mêmes ont été bouleversés. Charles Péguy, si indûment invoqué par le cléricalisme moderniste, répliquait déjà prophétiquement à celui-ci : « Pour expliquer un tel désastre, un désastre mystique, il faut qu'une *faute de mystique ait été commise* (*...*)*.* Quand on voit ce qu'était ce peuple ; et quand on voit ce qu'on en a fait... Toute la déchristianisation est venue du clergé (...). Il y a des gens qui veulent perfectionner le nord (...). Le nord est naturellement fixe ; le christianisme est naturellement et surnaturellement fixe. 77:255 Ainsi des points fixes ont été donnés une fois pour toutes dans l'un et l'autre mondes (...). Et tout le travail, tout l'effort est ensuite au contraire de les garder, de les tenir. Loin de les améliorer au contraire. » ([^42]) A présent, l'heure est venue de faire un bilan. Lorsque le temps s'est écoulé, apaisant les passions et décantant les intentions, l'historien apporte le témoignage de sa mémoire et le verdict des documents sagement préservés. Cependant, il convient de replacer cette quête dans un cadre plus général. Durant le pontificat de Pie XII se développèrent en effet les germes de ce qui allait devenir « l'esprit du concile ». Comme l'écrivait en 1972 le professeur Tapié dans sa magistrale introduction à un ouvrage sur les *Retables baroques de Bretagne,* « en vain Pie XII s'alarma et dénonça un péril pour la vie spirituelle dans ces églises "muettes et à jeun", où il n'y avait plus de décor pour parler à l'imagination et entretenir la ferveur. Son avertissement ne fut pas entendu. En se réclamant, dans une confusion incroyable, de l'aggiornamento prescrit par Vatican II, de la nécessité d'adapter le décor de l'église aux préférences et aux mœurs des générations actuelles, de combattre le triomphalisme dont on avait créé le phantasme, de s'associer à un effort œcumé­nique, ici traduit par la résolution d'effacer les différences entre l'église catholique et le temple réformé (sans vouloir penser que l'intensité de la décoration liturgique était commune à l'Église romaine et aux Églises d'Orient et que le fossé comblé du côté du protestantisme s'élargirait du côté de l'Orthodoxie), on s'achar­na à disperser et à détruire tout ce qu'avaient édifié des générations sérieuses et chrétiennes. L'hostilité au latin liturgique ([^43]), aux prières traditionnelles, au prône et au sermon donnés dans la chaire, accompagnèrent une fureur (...) de destruction et de dis­persion. Les anciens autels furent particulièrement visés, où le prêtre célébrait le dos tourné au peuple (...). Les réformateurs du XX^e^ siècle ne se trouvaient satisfaits que s'ils croyaient singer la primitive Église et remonter aux sources, par-dessus vingt siècles d'égarement spirituel et de conformisme (...). On a parfois invoqué, pour justifier ce vandalisme, la noble intention de rétablir un sanctuaire dans son état originel. Argument plus spécieux que convaincant (...). A force de retour en arrière, ira-t-on jusqu'à relever la rotonde mérovingienne du premier sanctuaire dressé dans un lieu religieux ? Et pourquoi pas le temple païen qui l'a précédée ? » ([^44]). 78:255 Ce désolant constat, combien autorisé, se suffit à lui-même. Rome, avec Jean-Paul I^er^ et Jean-Paul II, l'a repris et amplifié. Il faut également rappeler que la vie religieuse à la veille du concile n'était plus si fervente qu'à la « Belle Époque ». Les confréries tulloises, dont les aquarelles de Louise Serre conservent le souvenir, avaient déjà disparu. La hausse du niveau de vie dans les années soixante éloigna nombre de fidèles d'une pratique soutenue. L'esprit du monde, les facilités du confort, le rêve d'or du matérialisme en séduisirent beaucoup. Les idées modernistes du Sillon, en dépit de leur condamnation par Saint Pie X, et la confusion entre la charité évangélique et la justice sociale répandue par l'Action Catholique depuis l'Entre-deux-guerres, avaient ébranlé l'édifice séculaire. La fréquente venue de Marc Sangnier à Treignac et l'influence des Équipes sociales fondées par Edmond Michelet à Brive n'avaient pas peu contribué à ruiner le sens de la Tradition ([^45]). Un diocèse, c'est avant tout une cathédrale car, selon l'adage patristique, « où est l'évêque, là est l'Église ». Et c'est sans doute dans sa cathédrale dédiée à Notre-Dame et à saint Martin que le peuple tullois a le plus saisi les changements qu'impliquait l'inter­prétation française de Vatican II. Les églises paroissiales, les œuvres et les communautés religieuses sont la structure d'une Église locale. D'elles se dégage un esprit ; jusqu'en 1960, c'était encore le dernier écho de la Réforme catholique précisée et exaltée par le concile de Trente. Examiner le catholicisme tullois à la veille de Vatican II traduira mieux les changements survenus de­puis lors. \*\*\* Si un diocèse est symbolisé par son évêque, il faut rappeler la prestance et la haute stature de Mgr Amable Chassaigne, dont le long épiscopat, de 1940 à 1962, marqua durablement Tulle. Allant à la cathédrale à pied, saluant chacun, affable et altier, il vit encore dans la mémoire des habitants du Quai Baluze et des passants de la Promenade. 79:255 Sa haute fonction, sa grande allure et sa popularité lui donnaient l'auréole que l'écrivain Édouard Es­taunié attribuait à l'évêque de son enfance : « En ce temps-là, deux autorités reconnues régnaient dans toute préfecture qui se respecte (...). C'étaient l'Évêque et le Préfet. Pouvoir civil et pouvoir ecclésiastique, Église et État ; pôles entre lesquels oscillait ce qu'on est convenu d'appeler la société, mais à quelle distance l'un de l'autre ! Pour en juger, il suffisait de contempler, côte à côte, dans une cérémonie officielle, la redingote brodée d'argent du Préfet et la croix d'or luisant sur le camail de moire de Mon­seigneur (...). Un gouvernement vieux à peine de quelques années, durable autant que le permettent les fantaisies du suffrage universel ne parvient pas à s'habiller aussi correctement qu'une institution vieille de dix-neuf siècles (...). Homme de cour et homme de Dieu ; toujours en bonne intelligence avec les pouvoirs publics et cepen­dant les abordant en toute circonstance avec la conviction de représenter Dieu lui-même (...). Évêque du grand siècle et pour tout dire : L'ÉVÊQUE. » ([^46]) Sans avoir le renom de Mascaron, Mgr Amable Chassaigne revêtait la majesté des saints docteurs, mitre en tête et crosse à la main, pour interroger les enfants avant de procéder à leur confirmation. Cette cérémonie, comme la grand messe dominicale à laquelle le prélat assistait parfois au fauteuil, à gauche du maître-autel, sous un dais armorié, entouré du chapitre, se déroulait dans un cadre mi-médiéval, mi-XIX^e^ siècle. Un chœur avait été réaménagé après l'effondrement du transept et de l'abside lors de la Révolution. Il était séparé de la nef par la table de communion, recouverte d'un linge blanc pendant la messe, et par de belles boiseries dont l'une encadrait une copie de l'icône de la Vierge de la Passion, peinte par le Crétois Jean Lambardos au XVI^e^ siècle. Cette image était très vénérée en Occident depuis que Léon XIII en avait diffusé le culte sous le vocable de Notre-Dame du Perpétuel Secours. Un large tableau surmontait le tabernacle du maître-autel. Ce dernier, par sa forme allongée, symbolisait le tombeau du Christ et était éclairé de six cierges figurant les deux Testaments réunis par la Nativité dont la consécration eucharistique est le prolongement sacramentel. L'autel majeur était aussi précédé des stalles du chapitre, flanqué de deux grands luminaires dorés et entouré de belles effigies de saints sculptées au couchant du Moyen-Age. Cet apparat n'était pas vain, mais symbolique et contribuait à donner à la liturgie et au saint des saints l'atmosphère mystique qui doit être la leur. 80:255 Ainsi que l'écrit le Père Virgil Gheorghiu, « les ornements du prêtre, les vêtements des saints, les visages des martyrs, des confesseurs, des patriarches et des prophètes dans les icônes (...), l'autel, le sacrifice, la musique, la poésie des litanies, tout était merveilleux, éblouissant et sublime, dans mon univers céleste et natal » ([^47]). En outre, de nombreux autels latéraux, abondamment fleuris, saint Jean-Baptiste triomphant sur son piédestal gothique, une bouleversante pietà polychrome du XVI^e^ siècle enchâssée dans un écrin de pierre et protégée par une, grille à l'espagnole, de nombreuses statues dont celle de saint Martin à cheval et enfin une croix de mission datant de la Restauration, meublaient les bas-côtés du sanctuaire. Près de la porte de la sacristie, sur un marbre surélevé et entouré d'ex voto, était vénérée la statue muti­lée de Notre-Dame du Chapitre dont Mgr Jean Castel avait restauré le culte en 1934. Enfin, la chaire de vérité, en bois massif mais ajouré dans son flamboiement néo-gothique, avec de beaux pan­neaux sculptés dans la chair sombre du noyer, était couramment utilisée. Sa hauteur et son rebord, habillé d'un drap pourpre aux jours de fête, donnaient à l'éloquence sacrée une majesté redou­table. L'éclat du verbe aidant, on se prenait à imaginer les grands prédicateurs limousins, Pierre de Besse qui avait enchanté Louis XIII, Joseph Roux ou Pierre-Léonard Berteaud ([^48]) confondant l'erreur, exaltant les dogmes et, tel le pélican mystique, abreuvant le peuple du trop-plein de leur cœur. Mais c'était l'entrée de l'évêque qui répondait le plus à l'émo­tion des fidèles. Aux accents de l'orgue et de l'Introït entonné par la schola, précédé de nombreux enfants de chœur revêtus de pourpre et de blanc puis du chapitre en camail et rochet, l'évêque appa­raissait alors dans toute la splendeur conquérante de son charisme, rehaussée encore des broderies et des ors de sa chasuble. Qui dira aussi la lumineuse beauté de l'*Asperges me* ou du *Vidi aquam* pascal ouvrant la grand messe des simples officiants ? Les grandes fêtes s'accompagnaient des vêpres ([^49]) et de la bénédiction du Saint-Sacrement, exaltant l'hostie de neige au cœur de l'ostensoir ver­meil, scintillant de tout l'éclat des cierges parmi les volutes bleutées de l'encens. 81:255 Audience du « roi de gloire », du « soleil de justice », comme l'appelle la liturgie, que ce culte eucharistique du Christ-Roi magnifié par l'*Ave verum* composé par un pontife limousin, le pieux et doux Innocent VI. Eusèbe de Bremond d'Ars a exprimé à merveille la ferveur qu'engendraient pareilles cérémonies : *L'aube du jeune clerc, et, marchant devant nous,* *Le bref et chaste éclair de la croix revenue,* *Et l'éclat solennel de l'agneau tout entier,* (*...*) *Et Jésus dans le temple, et Jésus dans l'hostie...* ([^50]) L'auteur de ces lignes a pu en ressentir la véracité tout récemment, dans les églises de Venise et de Gênes ou dans la Florence baroque du Midi italien, à Lecce, la « cité-église » aux multiples sanc­tuaires, lors de la fête patronale de la ville, tout entière rassemblée au pied du reliquaire argenté de son premier évêque, entourant son successeur revêtu d'une somptueuse chape dorée et entonnant le *Te Deum* d'action de grâces. Là, rien de ce misérabilisme liturgique qui est la pire offense que l'on puisse faire à ces cœurs de pauvres qu'ont les vrais disciples du Christ. Il en était de même à Tulle autrefois. Dans les années cin­quante, on donnait encore parfois aux petits enfants un livret latin-français intitulé *La Messe en union avec le prêtre,* revêtu du *Nihil obstat* et de l'*Imprimatur* diocésains et publié à Tulle chez Juglard en 1935. Cet opuscule était illustré de photographies pro­bablement prises dans la chapelle de l'Institution Sévigné et repré­sentant les différents moments de la célébration. Les chants latins « en l'honneur du Très Saint Sacrement » et quelques prières le complétaient. Malheureusement, la ségrégation funeste qu'entraî­naient déjà les « messes pour jeunes » puis les « messes animées » (on n'anime que les morts !) sans parler des messes du soir, com­modité aberrante interdite par saint Pie V mais permise par Pie XII, contribua à tuer le sens liturgique de la plupart des fidèles. Au lieu de rester la norme, la grand messe devint ainsi peu à peu le luxe d'esthètes nostalgiques et bientôt la victime des « nouveaux prêtres ». Mais ce ne fut pas le cas partout. Ainsi, lorsque l'on demanda au patriarche melkite catholique, S.B. Maxi­mos V, invité à l'évêché de Tulle, les réformes liturgiques qu'avait amenées dans son Église le concile dont il faisait un vibrant éloge, il répondit sans ambages : « *Pas la moindre. *» C'est en fait le rite latin qui souffrit le plus des initiatives post-conciliaires. \*\*\* 82:255 Parmi les paroisses d'une cité dans laquelle la soutane des prêtres et la cornette des religieuses rappelaient à chaque pas le souci du salut, Saint-Jean était l'une des plus ferventes. La foi ardente des Pénitents de jadis brûle encore sous ses voûtes go­thiques devant le ravissant retable blanc et or dont l'a embellie le siècle classique. Saint-Pierre, ancienne église baroque des Carmes depuis longtemps disparus, gardait des éléments de son retable. Des offices y étaient encore célébrés. L'ancienne chapelle des Ur­sulines, devenue celle du grand séminaire aujourd'hui détruit, avait son chœur orné d'un majestueux retable Restauration du meilleur effet ([^51]). A présent démoli, en dépit des promesses, il gît épars dans la chapelle du Puy Saint-Clair... Si semblable à l'iconostase copte ou grecque, comme l'a montré Louis Hautecœur, « le retable qui, dans sa belle période, avait tenu un si grand rôle dans la vie des fidèles, qu'on avait ensuite respecté sans chercher à le con­naître et à le comprendre, devenait un adversaire et, dans sa matérialité, l'obstacle principal à l'appauvrissement recherché du sanctuaire », a pu écrire le professeur Tapié ([^52]). Il aura fallu l'irréparable vandalisme post-conciliaire pour que des municipa­lités ou des institutions plus éclairées que les nôtres sauvent et restaurent ces fabuleux ensembles de scènes et de symboles. Ainsi à Ussel en la ravissante église des Pénitents... Enfin, le lycée de garçons voyait sa chapelle illuminée et fleurie pour les communions solennelles qui l'embellissaient chaque prin­temps. Les communiants, immergés dans leur imposante aube blanche, un grand cierge à la main, se regroupaient dans la large galerie qui séparait les salles de cours des bâtiments adminis­tratifs. La majestueuse procession, émerveillant parents et amis, s'ébranlait alors jusqu'à la haute chapelle, aujourd'hui démolie, au grand dam d'un proviseur méthodiste qui voyait là « *all the smells and bells of the papism ! *»*.* 83:255 Les communautés religieuses, rythmant de la cloche de leur couvent la vie des maisons d'alentour, participaient du même esprit. La plus considérable était bien sûr le Carmel, installé à Tulle en 1836 et fleurissant encore. Comptant plusieurs postulantes, il regroupait une communauté fervente et unie dont on n'a pas encore compris la dispersion. Jusqu'à celle-ci, si douloureuse, les carmélites tulloises furent fidèles à ce que Victor Hugo écrivait en 1859 à sa cousine, Sœur Sainte-Marie Joseph de Jésus, pour sa prise de voile à Tulle : « Nous sommes, toi et moi, dans la voie du renoncement ; nous nous côtoyons plus que tu ne le penses toi-même. Ta sérénité m'arrive comme un reflet de la mienne. Aime, crois, prie, sois bénie. » L'actuel collège Victor Hugo, élevé sur les décombres de cette maison de sainteté, perpétue par son nom le souvenir de cette correspondance. D'autres lettres encore nous conservent la mémoire de l'humble carmélite parente du barde de *La légende des siècles ;* ce sont celles que lui adressait un autre poète, l'abbé Joseph Roux (1834-1905), l'ami et l'émule limousin de Frédéric Mistral. Enseveli tel un aède grec au cœur de la cité, il repose dans le temple gracieux du Puy Saint-Clair. La « petite cloche du Carmel était une voix douce et chère entre toutes à l'âme de l'abbé Roux (...) : L'Angelus l'impressionna tou­jours fortement ; à mon sens, c'était toujours pour lui l'Angelus du Carmel, qu'il avait entendu si souvent de sa rue de la Barrière. Il garda toute sa vie un vif et tendre amour pour ce couvent. En revenant à Tulle, plus tard, il y fera toujours une visite, qui sera comme un pèlerinage » ([^53]). L'ultime aumônier du Carmel, le Père mariste Charles Dupin, décédé à Nevers en 1971, fut une autre belle figure du clergé tullois. Ancien élève du séminaire français de Rome, témoin des atrocités dont souffrit le clergé espagnol en 1936 ([^54]), il rappelait souvent le fameux poème de Paul Claudel : *Onze évêques, seize mille prêtres massacrés et pas une apostasie !* Il ne renia rien de ses convictions profondes. Sa messe attirait dans la chapelle des carmélites tous ceux qui ne s'étaient pas rési­gnés, selon le mot de l'écrivain italien Tito Casini, à « prier dans la laideur » ([^55]). On se souvient encore du Sanctus chanté en solo par l'une des belles voix du couvent. L'enseignement spi­rituel du Père Charles Dupin était nourri des écrits de la Thérèse d'Avila de notre siècle, Sœur Josefa Menendez (1890-1923), que le pieux religieux savourait dans leur espagnol originel ([^56]). 84:255 Il les faisait connaître autour de lui et avait implanté à Tulle la Légion de Marie et l'Armée Bleue de Notre-Dame de Fatima. La ferme­ture brutale du Carmel le brisa à jamais. Ainsi disparut une maison de prières où s'était sanctifié dans l'Entre-deux-guerres Joseph Mai­sonneuve, le « saint homme de Tulle » évoqué par le Père Garrigou-Lagrange ([^57]). Les petites sœurs de Saint-Louis, dans le quartier du Trech, étaient elles aussi renommées pour leur bonté. Une des plus rayonnantes de ces infirmières fut sans doute sœur Saint-Raymond dont la cornette blanche et le généreux sourire réconfortaient les malades. L'Institution Sévigné, qui avait pris la succession du couvent des Ursulines quai Gabriel Péri, portait le nom de la belle marquise contemporaine de Mascaron. Cet établissement avait une section enfantine mais se consacrait surtout à la for­mation ménagère des jeunes filles. L'activité d'une Lorraine ins­tallée dans ses murs, Mlle Henri, illuminait cette maison dans les années cinquante. Deux des trois écoles primaires que comptait aussi le Tulle catholique des années cinquante ont disparu. Outre les diverses aumôneries, le catéchisme fait aux élèves de l'école Turgot dans l'hôtel de Ventadour, à l'angle des rues Porte-Chanac et de la Beylie, rappelle le zèle et le dynamisme prodigieux de l'abbé Lavergne. Sa soutane était le point de ralliement de bien des jeunes. Il avait pour Dieu une passion brûlante et non les velléités des tièdes. La piété triomphait lors du « tour de la Lunade ». Le nom­breux clergé qui y participait en aube et surplis, l'alternance du rosaire et des cantiques au « grand saint Jean » apparu en 1348 à un moine de l'abbaye tulloise lorsque « les Anglais étaient si forts et si méchants », la bénédiction des calvaires chargés de fleurs et d'images, en définissaient l'atmosphère recueillie et allègre. Très populaire, cette procession d'action de grâces s'est maintenue. Dans *La vie amoureuse de François Barbazanges* dont le délicat symbolisme rappelle le talent de Georges Rodenbach et la finesse psychologique de Marcel Proust, Marcelle Tinayre remarquait fort à propos : « On sait que les gens de Tulle ont la rage des processions. » Et d'en faire une évocation lumineuse dans son *Saint Jean libérateur* trop peu connu : « Fête du Précurseur et du Libérateur, fête qui brille comme une rouge flamme, sous les étoiles du solstice, durant la nuit la plus brève, pour unir l'aube précoce au crépuscule attardé ! 85:255 Fête des fleurs et des fruits naissant parmi les fleurs, fête des moissons déjà hautes, fête des Astres époux, le Soleil roi et la Lune mère ; fête des douze mois glorifiés par les douze reposoirs où s'arrêtent les processionnaires dont le cercle dessine l'orbe de l'Éternité. Fête païenne transposée en fête chrétienne, et très chrétienne dans son double symbolisme ; fête de la Lumière annonciatrice d'une plus grande Lumière, fête du Feu brûlant dans la solitude et de la Voix clamant dans le désert ; fête qui préfigure la Résurrection, fête dédiée à la victoire de la clarté sur les ténèbres et de la vie sur la mort. Elle com­mençait au lever de la lune d'où elle tirait son nom charmant. Alors, le saint sortait de la cathédrale, le vieux saint de bois, chevelu et barbu de noir, tel qu'un empereur de légende, avec son manteau de velours rouge et son diadème d'or (...). La pro­cession serpentait par les rues étroites ; elle surgissait sur les places ; elle gravissait les collines, de l'Alverge au Petit-Calvaire, de la Madeleine à la Bachellerie et à la Chapelle-des-Malades, dessinant un cercle de lueurs et de voix, rempart mystique autour des remparts de pierre. A chaque oratoire, le saint se repo­sait. » ([^58]) Quelle voix intérieure a dicté à la poétesse de Tulle cette page superbe où la qualité de l'inspiration est servie par un style souverain ? Était-ce l'influence de Gabriel d'Annunzio dont *Le martyre de saint Sébastien* avait déterminé la rencontre des deux écrivains à la lisière des pinèdes landaises ? La veine chrétienne qui parcourt l'œuvre de Marcelle Tinayre lui a permis aussi d'évoquer le culte de la Vierge fleurissant en Bas-Limousin. Toujours vivace aujourd'hui, il mérite cependant moins qu'autrefois les éloges du Père Saturnin-de-tous-les-saints, admirant en 1665 « la grande dévotion » des Tullois à leur auguste patronne. Nombre d'offices en son honneur ont disparu au lende­main du concile. Sans égaler la splendide illumination mariale de la cathédrale, couronnant le 7 avril 1936 la mission qui y avait été donnée, le mois de Marie ranimait chaque printemps la ferveur des Tullois. Sa clôture, agrémentée de la bénédiction des roses, restait très fréquentée. « Au travers de tous les voiles de l'aggior­namento », l'écrivain Jean d'Ormesson a évoqué les hymnes qui en traduisaient la foi : *Chez nous, soyez reine* *Nous sommes à vous,* *Régnez en souveraine,* *Chez nous, chez nous !* 86:255 *Soyez la Madone* *Qu'on prie à genoux,* *Qui sourit et pardonne,* *Chez nous, chez nous !* « Mon Dieu ! Oui, je les entends, ces cantiques de mon enfance (...), et je respire avec délices l'odeur de l'encens qui monte dans la vieille église, et, malgré les larmes qui viennent brouiller mes yeux, je vois (...) tante Gabrielle en train de chanter, son gros missel noir à la main, d'où s'échappent les images de ceux d'entre les nôtres qui reposent déjà, entourés d'extraits de lettres et de versets de saint Jean, dans la paix du Seigneur. » ([^59]) Scène fréquente aussi dans le Tulle d'autrefois... Le veule souci de la vitesse, déjà fort répandu, ne mordait pas encore sur le royaume de la mort. Les convois funèbres avan­çaient au pas, accompagnés du drap tenu aux quatre angles, im­mobilisant la circulation sous le lourd manteau sonore du glas, parmi les passants qui se signaient. Le grand deuil de l'Église, culminant le Vendredi-Saint à l'*Ecce lignum crucis,* marquait visi­blement la ville pendant toute la semaine des semaines. Dans les sanctuaires, les statues et les tableaux voilés de violet et les tentures immaculées qui dissimulaient les murs préparaient les âmes au drame de la Passion. Le jeudi-Saint, les fidèles allaient d'église en église pour se recueillir devant les reposoirs eucharis­tiques pieusement ornés ; de Saint-Martin au cimetière puis à la chapelle de l'hôpital, à celle de Sainte-Marie, à Saint-Jean et Saint-Joseph. On pouvait voir alors, prosternées au pied des autels, ces « femmes noires de Corrèze », immobiles et fières, dont André Malraux avait chanté l'héroïsme et en qui Julien Green salue l'Église même ([^60]). Leur silhouette s'anime encore au plus profond de notre mémoire. Il faut relire ce que Maxime Gorki écrivait de sa grand-mère dans *Enfance* pour en voir revivre la foi, haute flamme vive et sereine : « Quand elle parlait de Dieu, du paradis et des anges, grand-mère semblait devenir petite et douce. Son visage rajeunissait, ses yeux embués de larmes rayonnaient d'une douce lumière. » Et ses sœurs limousines menaient leurs petits-enfants d'église en église dans une ville si recueillie que l'on croyait vivre un rêve. 87:255 Dominant les nefs en prières, les prédicateurs à la voix tonnante faisaient tomber de la chaire de puissantes vérités. Dans les confessionnaux assiégés, leur parole triomphait de vieux péchés. L'agenouillement pascal à la table de communion manifestait la guérison des âmes. Il y avait là toute une pédagogie de la foi, naturelle, ancienne, persuasive, dont il faut redire la qualité et les bienfaits. \*\*\* En certaines occasions, la vie liturgique revêtait un lustre tout particulier. Ainsi, le 16 novembre 1952, le diocèse fêta le sixième centenaire des papes corréziens Clément VI et Innocent VI sous la présidence du nonce Ange Roncalli, futur Jean XXIII : « La messe pontificale déploie ses fastes liturgiques dans un chœur brillamment illuminé, décoré avec un goût très sûr (...). De la tribune, le grand séminaire chante le propre grégorien de la messe de saint Martin ; une chorale qui a groupé chanteurs et chanteuses des trois paroisses de la ville (...) interprète avec art la Missa Brevis de Palestrina. » ([^61]) Aux vêpres, le Père Abbé de Ligugé fit le panégyrique de Clément le Magnifique. En 1962*,* la ville réserva un accueil chaleureux au seul arche­vêque de son histoire, Mgr Marcel Lefebvre qui, pour n'être resté que quelques mois, n'en marqua pas moins le diocèse. Le clergé rural n'a pas oublié l'extraordinaire sollicitude du prélat, fidèle à la devise portée par ses armoiries, frappées de la croix pourpre des Croisés, « *Credidimus caritati *» (I Jean IV : 16). Le feuillet diffusé par l'évêché en l'honneur de l'intronisation du nouvel archevêque montre celui-ci aux côtés du chanoine Pélissier ([^62]), dont l'œuvre réhabilita les papes limousins, et du chanoine Layotte que seule son humilité écarta de l'épiscopat. Le député-maire d'alors, Jean Montalat, rendit hommage ultérieurement au labeur pastoral bref mais exemplaire de Mgr Lefebvre ([^63]). Le couronnement de cette vie liturgique traditionnelle fut le seul sacre que virent les voûtes de la cathédrale. Le *26* janvier 1963*,* vingt-trois cardinaux, archevêques et évêques et une foule considérable assistèrent en effet à la consécration épiscopale de Mgr Henri Donze qui souligna à cette occasion la légitimité du hié­ratisme rituel : 88:255 « Il n'est pas inutile de réfléchir à la majesté que l'Église tient à maintenir en sa Liturgie. Outre le respect que l'on manifeste par là aux choses saintes, la magnificence des rites et des ornements liturgiques a valeur symbolique (...). Ces ornements et ces rites sont le signe de la richesse intérieure dont est gracieu­sement comblé par Dieu celui qui les reçoit. » ([^64]) Paroles d'or fleurissant sur une lèvre pieuse à la veille du bouleversement liturgique que l'on sait... Les voûtes qui avaient vu Charles VII faire ses Pâques, Mascaron ou Mgr Berteaud prêcher et les foules prier à travers les âges, verraient peu après le peuple affligé devant la nudité iconoclaste du sanctuaire. Ses parures, certes, étaient humbles, méprisables même parfois, mais inspiraient la foi, vive et éprise d'images, de ces cœurs d'enfants qui, tels saint Jean Damascène, aiment voir le sourire et l'effigie de ceux qu'ils prient. Non seulement toute la tradition patristique et liturgique de l'Église crie contre ce saccage, mais aussi l'héritage tridentin, puisque le célèbre jésuite Lainez, reprenant la définition du second concile de Nicée, avait demandé aux Pères de Trente de décréter le culte objectif des images saintes, peintes et sculptées, dont l'aspect didactique n'épuise pas la valeur théophore. A Madrid, l'extraor­dinaire Relicario du couvent de l'Incarnation est le témoin de cette intuition oubliée mais la cathédrale de Tulle, la plus éprouvée de France peut-être par l'iconoclasme contemporain, est à ses antipodes. Que n'a-t-on imité les communautés de rite byzantin d'Aubazine dont le culte révérenciel des icônes aurait pu aider le clergé latin à découvrir la valeur orante et liturgique des rites et des images ? Dans sa *Lettre au Greco,* Nikos Kazantzaki nous conte la ren­contre qu'il fit à Cnossos de l'abbé Mugnier (1853-1944), illustre figure du clergé corrézien qui côtoya Renan et la Princesse Bi­besco ([^65]). Avant de savourer avec l'écrivain grec la paix rayon­nante d'un couvent de derviches, l'abbé Mugnier lui fit une pro­fonde leçon de théologie dans les ruines d'un palais antique. En dépit de son relativisme poétique, quelle sagesse dans cette réponse au fol aujourd'hui, face au signe sacré des anciens Crétois devant lequel s'était agenouillé l'ecclésiastique : « Bien sûr, je prie, mon jeune ami (...). Chaque race et chaque époque donne à Dieu un masque qui lui est propre ; mais derrière tous les masques, à toutes les époques et dans toutes les races, se trouve toujours le même Dieu. Il s'est tu puis, au bout d'un moment : Nous autres, nous avons la croix comme emblème sacré, les ancêtres les plus lointains avaient la hache double ; mais derrière la croix et la hache double, j'aperçois et j'adore (...) le même Dieu. » ([^66]) 89:255 De même, la vie religieuse à Tulle à la veille de Vatican II restait dans le prolongement d'un héritage multiséculaire. Elle gardait plus ou moins les dévotions et les formes liturgiques que la cathédrale avait vu s'épanouir depuis la création du diocèse. Son fond demeurait traditionnel et romain, contrastant par là avec le modernisme néo-gallican qui lui succéderait. Pie IX et Mgr Berteaud avaient symbolisé la résistance aux penchants séculari­sants de l'esprit moderne. Pie XII, en canonisant saint Pie X, avait voulu présenter au monde l'exemple sanctifiant d'un pontife au traditionalisme rigoureux. « *Semper in fide et fidelitate im­mota *» selon sa devise, Tulle souffrit particulièrement des consé­quences de Vatican II. Elle comprit obscurément qu'on lui arra­chait son trésor millénaire. Culte au dépouillement janséniste, églises et couvents fermés et détruits, retables démolis, statues et boiseries dissimulées ou brûlées, ce fut alors la disparition de tout un patrimoine que le beau vitrail récemment posé ne peut seul compenser. Face au saint curé d'Ars pour qui « rien n'était trop beau pour le Bon Dieu » ou à Pie X et Jean-Paul 1^er^ qui voulaient « faire prier sur de la beauté », Tulle se souvient d'un livre émouvant de Maurice Barrès déplorant « la grande pitié des églises de France ». Jean-Paul Besse. 90:255 ### Le célibat consacré par Jean Crété LES ÉDITIONS C.L.O. ont pu­blié en 1979, dans leur collection *Esprit et Vie*, qui est le fruit d'une amicale collaboration avec la revue du même nom (ex *Ami du Clergé*)*,* une étude du Père Marc Tré­meau, O.P. : *Le célibat consa­cré.* Le livre, qui reprend, en les complétant, des articles pa­rus en 1977 dans *Esprit et Vie,* est publié avec l'*Imprimi potest* du Prieur provincial des domi­nicains de Paris et l'*Imprimatur* de Mgr Louis Ferrand, arche­vêque de Tours. Sur la couverture et dans son introduction, l'auteur an­nonce son intention de répon­dre à la vaste campagne contre le célibat ecclésiastique orches­trée méthodiquement par un groupe de pression qui veut ainsi démanteler une position traditionnelle. Et il évoque le matraquage de l'opinion par la presse, la radio et la télévision. Précisons que ce matraquage n'a fait que redoubler après l'encyclique *Sacri Coelibatus* de Paul VI, dont curieusement le Père Trémeau ne parle pas. Mais il précise qu'après une accalmie apparente, la campa­gne contre le célibat a été re­lancée en 1977 par le livre de Paul Winninger *Ordonner des prêtres.* L'auteur ne mentionne pas le protagoniste le plus tris­tement célèbre de cette campa­gne : Mgr Riobé, évêque d'Or­léans qui, de 1969 à 1978, a consacré toute son activité à la remise en question du célibat ecclésiastique, ce qui lui valut, à deux reprises, des rappels à l'ordre publics de Paul VI. 91:255 Et, au moment où nous écrivons ces lignes, nous apprenons que le cardinal Pellegrino vient de prendre parti publiquement pour l'ordination de prêtres ma­riés. La campagne continue donc, et le livre du Père Tré­meau garde toute son actualité. Après avoir énuméré les ar­guments des adversaires du cé­libat, le Père Trémeau entre dans le vif du sujet, en mon­trant dans un premier chapitre *L'appel du Christ à tous les chrétiens,* que l'exemple de la Sainte Famille et les appels de Jésus à la virginité parfaite en­traînèrent dans les quatre pre­miers siècles de l'Église, avant toute législation, un nombre in­calculable de vocations d'hom­mes et de femmes à la virginité parfaite. Innombrables furent les chrétiens et les chrétiennes qui se vouèrent ainsi totalement au service de Dieu. La première objection des adversaires du célibat est que les apôtres, sauf saint Jean et les premiers évêques et prêtres, étaient mariés. La vérité est que nous n'en savons rien. Le seul épisode qui soit en faveur du mariage des apôtres est celui de la guérison de la belle-mère de saint Pierre (Luc, IV, 38-40). Mais il n'est nullement question de l'épouse de saint Pierre dans cet épisode ; il pou­vait être veuf. En tout cas, le mariage de saint Pierre ne prou­ve pas celui des autres apô­tres ; et l'élan avec lequel les apôtres s'adonnèrent totalement à leur mission après la Pente­côte est incompatible avec des charges de famille. S'ils étaient mariés, ils firent ce que firent par la suite des hommes ma­riés appelés à l'épiscopat, com­me saint Grégoire de Nysse, saint Hilaire, saint Paulin de Nole, qui se séparèrent de leurs épouses, avec le consentement de celles-ci, et embrassèrent la continence parfaite. S'il y eut des prêtres mariés dans les dé­buts de l'Église, très rapide­ment et spontanément les évê­ques et les prêtres adoptèrent le célibat. Comment auraient-ils pu se marier, alors que des milliers de simples fidèles vi­vaient dans la continence par­faite ? \*\*\* En promulguant la loi du célibat des prêtres, diacres et sous-diacres en 306, le concile d'Elvire consacrait un usage général en vigueur depuis deux siècles. Aussi est-ce une erreur grave que de faire du décret du concile d'Elvire le point de départ d'une continence qui aurait été *imposée* aux prêtres. C'est malheureusement l'er­reur de l'abbé Vacandard dans son grand article sur le célibat ecclésiastique écrit dans le *Dic­tionnaire de Théologie catholi­que* publié en 1905. Or, toutes les études posté­rieures sur le célibat s'inspirent de cet article. 92:255 C'est l'abbé Deen qui, dans sa brochure publiée en 1969 aux Éditions du Cèdre, a eu le mérite de montrer que Va­candard « omet d'étudier sé­rieusement l'attitude des apôtres et particulièrement celle de saint Paul », « lit très mal les textes » et les sollicite d'après son idée préconçue que le céli­bat des clercs ne remonte qu'au IV^e^ siècle. Les adversaires du célibat ont utilisé cette assertion pour soutenir qu'une loi pro­mulguée au IV^e^ siècle pouvait bien être abrogée au XX^e^ et pour présenter l'ordination de prêtres mariés comme un retour à la pratique primitive. \*\*\* Le Père Trémeau montre que la chasteté consacrée est le fruit du Saint-Esprit et qu'*aux épo­ques de relâchement, le remède n'a pas consisté à autoriser le mariage des prêtres, mais à ra­mener le clergé à la pratique de la continence.* Il consacre un chapitre à l'autorité du pa­pe, si contestée de nos jours, et rappelle le devoir d'adhérer à l'enseignement du pape, qui est constant et invariable sur la question du célibat ecclésiasti­que. Le chapitre suivant est consacré à la vie spirituelle du prêtre. En effet, les abandons, si nombreux de nos jours, s'ex­pliquent surtout par l'abandon, par beaucoup de prêtres, de toute pratique de spiritualité. L'idée répandue dès avant le concile que le prêtre doit se sanctifier uniquement « dans et par son ministère » est grave­ment erronée. L'Église impose au prêtre le bréviaire qui, sous sa forme classique, représente *une heure et demie de prière liturgique* répartie sur toute la journée. Sans l'imposer absolu­ment, elle invite le prêtre à la célébration quotidienne de la messe ; elle l'exhorte à faire chaque jour une demi-heure d'oraison mentale, à visiter le Saint-Sacrement, à réciter le chapelet. Que reste-t-il de tout cela aujourd'hui dans la vie de la plupart des prêtres ? A peu près rien. On a systématique­ment tout démoli. Ajoutons que l'abandon de la soutane est une cause très grave de tentations pour la chasteté des prêtres. Le Père Trémeau reste discret sur le nombre des abandons. Le chiffre officiel, publié par le se­crétariat de l'épiscopat français, est de 5.600 prêtres ayant aban­donné le ministère depuis 1965, et ce chiffre est certainement inférieur à la réalité. Les évê­ques ont été trop souvent com­plices de ces abandons. Un évê­que de la banlieue parisienne disait cyniquement voilà quel­ques années : « J'ai deux cents prêtres mariés dans mon dio­cèse : *ce sont les meilleurs. *» Le chiffre est effrayant, et le propos plus encore. Nous con­naissons le cas tout récent d'un jeune prêtre qui, en un an, a reçu l'ordination, s'est marié civilement et a demandé le di­vorce. On voit le parti pris de rejeter tout engagement irrévo­cable. La campagne contre le célibat des prêtres est étroite­ment liée à la campagne contre l'indissolubilité du mariage, et c'est parfaitement logique. \*\*\* 93:255 Le Père Trémeau rappelle le caractère de consécration ir­révocable que comporte le sa­cerdoce et sur lequel ont tant insisté les Pères de l'Église. Il traite ensuite de la socio­logie du célibat consacré ; ce chapitre est composé presque entièrement de citations d'une brochure de Joseph Folliet, pu­bliée en 1964, au moment où l'auteur, resté longtemps laïc célibataire, se préparait au sa­cerdoce qu'il reçut donc à un âge assez avancé, quelques an­nées avant sa mort. Nous n'en­trerons pas dans le détail de la brochure de Joseph Folliet ; sans dissimuler les difficultés que présente le célibat ecclé­siastique, il répond aux objec­tions et prend résolument la dé­fense de cette loi sacrée. Voici sa conclusion : « L'abrogation du célibat ecclésiastique appa­raîtrait comme une démission devant la dictature de la sexua­lité qui asservit notre époque. » Au chapitre X, *Le fond du problème,* le Père Trémeau étu­die le célibat consacré au triple point de vue physique, psychi­que et familial. Il ne dissimule pas les difficultés. Le célibataire consacré sait et expérimente que l'amour de Dieu est incom­parablement plus suave, plus profond et plus pacifiant que l'amour du conjoint. Cela ne va pas sans lutte, certes, et cela demande une vigilance conti­nuelle et, à l'égard des femmes, une réserve qui ne doit toute­fois pas être poussée jusqu'à la misogynie. Mais le prêtre a, pour cela, grâce d'état. Et la tentation, si elle est surmontée, n'est pas une atteinte à la chasteté. Enfin, une chute n'est pas forcément irrémédiable. Nous connaissons des cas anciens et récents de prêtres qui, après une aventure, se sont ressaisis et ont continué ou repris leur ministère, en changeant de pa­roisse ou de diocèse. \*\*\* Dans un onzième chapitre, le Père Trémeau répond aux objections : l'Église a le droit de s'occuper des charismes ; on ne peut dire qu'elle *impose le* célibat aux prêtres, car nul n'est obligé de se faire prêtre. La raréfaction des vocations n'est pas une raison d'ordonner des hommes mariés ; car cette ra­réfaction vient précisément de la démolition systématique des séminaires et de la campagne contre le célibat. Dans les lieux où le célibat est honoré et une formation sérieuse assurée, les vocations abondent. En Orient, on admet des hommes mariés au diaconat et au sacerdoce ; mais un diacre ou un prêtre célibataire au moment de son ordination n'a plus le droit de se marier ; et les évêques orien­taux sont astreints au célibat. Précisons, ce que ne dit pas le Père Trémeau, que les Églises catholiques orientales des États-Unis et du Canada, plus im­portantes en nombre que les Églises d'Orient, ont depuis longtemps adopté le célibat obligatoire pour les prêtres et les diacres ; Rome n'a fait que ratifier ce choix fait par les évê­ques et prêtres orientaux émi­grés. En conclusion, le Père Tré­meau affirme que le maintien du célibat pour le clergé de l'Église latine est dans la suite logique de toute l'histoire du christianisme. Il cite quelques textes de Vatican II en faveur du célibat des prêtres et quel­ques déclarations plus récentes celle de Paul VI en date du 1^er^ février 1970 : « Il s'agit là d'une loi capitale de notre Église latine. On ne peut l'abandonner ou la mettre en dis­cussion ; ce serait régresser. » Et Jean-Paul II réaffirmait la même doctrine lors de son pre­mier contact avec le clergé ro­main. Souhaitons une large dif­fusion au livre du Père Tré­meau ; il peut raffermir les prêtres et les religieuses qui, devant la violence des attaques contre le célibat, risquent de perdre pied. Jean Crété. 95:255 ### La tempérance *fin* par Marcel De Corte TOUTE COLÈRE n'est donc pas un péché mortel. La colère le devient lorsqu'on désire un injuste dédommagement moral de l'offensé par punition excessive de l'offenseur. Elle est péché véniel si son acte est imparfait, soit du côté du sujet qui désire le châtiment et dont l'esprit troublé par elle a devancé le jugement de la raison, soit du côté du châtiment lui-même qui n'est adapté qu'à une faute minime, comme par exemple lorsqu'on tire l'oreille à un enfant indocile. Saint Thomas, dans son horreur de tout subjectivisme en matière de morale, compare la colère à la haine comme la paille à la poutre : « Si l'on considère ce que désire celui qui s'irrite, la colère paraît le moindre des péchés. Elle désire en effet le mal de la peine infligée à autrui sous l'aspect du bien qu'est le châtiment, alors que la haine veut le mal d'autrui de façon absolue, en tant que tel, et que l'envie veut le mal d'autrui à cause du désir de sa propre gloire. Il est donc clair que la haine est plus grave que l'envie et l'envie plus grave que la colère parce qu'il est plus mauvais de désirer le mal sous son aspect de mal que sous son aspect de bien et qu'il est également plus mauvais de désirer le mal sous l'aspect du bien externe que sont l'honneur et la gloire que sous l'aspect de rectitude de la justice. 96:255 Du côté du bien qui motive le vouloir du mal chez celui qui se met en colère, celle-ci voisine le péché de concupis­cence qui tend pour sa part à un certain bien. Ici encore le péché de colère semble, absolument parlant, être moindre que la concu­piscence : le bien de la justice que désire celui qui se met en colère est en effet meilleur que le bien délectable ou utile que désire la concupiscence. Aristote est du reste du même avis : pour lui, « l'incontinent en matière de concupiscence est plus mépri­sable que l'incontinent en matière de colère ». Il faut toutefois ajouter que le désordre qui se produit selon la façon de se mettre en colère peut être plus grave à cause de sa véhémence et de la rapidité de son mouvement. » C'est le cas de la colère furieuse qu'Aristote attribue aux insociables : elle est le propre des em­portés qui se mettent trop vite en colère et pour un motif futile ou encore de celui qui rumine en sa mémoire l'injure qu'il a subie et en alimente longtemps son courroux rancunier et implacable. Toutes les nuances objectives se découvrent dans la colère depuis la saine et bonne colère qui restaure la justice offensée jusqu'à la colère qui est un péché capital. Celle-ci est à la source de nombreux vices en raison de son objet dont le caractère est d'être très désirable lorsqu'il pare le châtiment des couleurs atti­rantes du juste et de l'honnête, et aussi en raison de son impétuo­sité qui précipite l'esprit dans tous les désordres et lui permet tout. De là, l'indignation violente, le tumulte de l'esprit, les clameurs confuses et inarticulées, le blasphème et l'outrage selon qu'ils sont proférés contre Dieu ou contre le prochain. De là aussi, les voies de fait, les coups, voire même le meurtre. N'empêche que le défaut de colère peut devenir un péché si la finalité de la justice n'est pas respectée et si la colère prise en tant que mouvement passionné de l'appétit sensible ne suit pas le mouvement juste de l'appétit rationnel vers le châtiment légi­time ([^67]). Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la colère peut varier du tout au tout selon qu'elle est objective -- et en ce cas elle rééquilibre la justice offensée -- ou selon qu'elle est subjective -- et alors elle est un aspect de la volonté de possession et de puissance destructrice qui vise l'anéantissement de l'adversaire avec qui l'on a rompu le lien social, caractéristique de l'homme. 97:255 Aussi la colère peut-elle virer à la cruauté, autre vice opposé à la clémence. Celle-ci est admirablement définie par Sénèque comme « la barbarie de l'âme dans l'application des peines ». Un pas de plus et c'est la férocité propre aux bêtes sauvages, c'est le sadisme de celui qui prend plaisir aux souffrances qu'il inflige à autrui, c'est la bestialité qui ne considère plus la faute en celui qui est puni, mais seulement la satisfaction subjective dans l'exécution du châtiment ([^68]). Parmi les parties annexes de la tempérance, il faut faire une place à la modestie qui n'est point modératrice dans ce qui est le plus difficile à calmer, à savoir les convoitises ardentes des plaisirs du toucher, mais dans les petites choses où une régulation moins énergique est requise. C'est d'abord l'humilité qui modère le mouvement de l'âme visant sa propre excellence et dont le vice opposé est l'orgueil. C'est ensuite, dans l'ordre du désir de con­naître, la *studiosité* qui s'oppose à la *curiosité.* C'est encore la décence dans les mouvements et les actions du corps afin qu'ils s'effectuent d'une manière conforme à la raison, tant dans les occupations sérieuses de la vie, que dans le domaine du jeu. C'est enfin la bienséance dans les apprêts extérieurs, dans les vêtements et autres choses de ce genre. Il va de soi que la modestie ne se rapporte pas seulement aux actions extérieures, mais aussi aux mouvements intérieurs, telles la mansuétude, la simplicité et surtout l'humilité ([^69]). A propos de l'humilité, bon nombre de thomistes contempo­rains ne se lassent pas de répéter qu'elle est une vertu d'origine exclusivement chrétienne que les Anciens ont systématiquement ignorée. Il y a là une belle preuve d'esprit de système, car Aristote dont saint Thomas s'inspire a prôné l'humilité de la raison spécu­lative devant les réalités extramentales, comme il a nettement subordonné le bien particulier au bien commun, la personne prise en son sens naturel à la société : s'il n'a pas parlé expressément de l'humilité comme vertu spéciale qui regarde principalement (*praecipue*) la subordination de l'homme à Dieu à cause de qui l'homme doit aussi par humilité se soumettre à d'autres hommes, c'est que « son intention était de traiter des vertus selon qu'elles sont ordonnées à la vie civile en laquelle la soumission d'un homme à un autre est déterminée selon l'ordre de la loi, et rentre ainsi dans la justice légale » ([^70]), première vertu souve­raine à laquelle toutes les autres vertus se rapportent. Aristote a donc au moins pressenti la vertu d'humilité au sens général du mot vertu. La philosophie chrétienne n'aura qu'à intensifier sa valeur objective et à la raccrocher du bien commun temporel où elle siégeait au bien commun universel qui est Dieu. 98:255 Elle est alors une vertu spéciale qui tempère et modère l'esprit, de crainte qu'il ne tende de façon immodérée au bien ardu des choses élevées qui l'attire par sa difficulté même. Elle est parallèle à la vertu de magnanimité qui fortifie l'esprit contre le découragement et le pousse à poursuivre ce qui est grand. Toutes deux sont conformes à la droite raison (*secundum rationem rectam*) ([^71])*.* L'appel de saint Thomas à la *droite raison* montre bien que saint Thomas ne se place pas au point de vue de la grâce surnaturelle, mais à celui de la nature humaine vouée de soi à s'humilier devant le Dieu transcendant dont elle dépend jusqu'à la racine de son être. « S'il appartient ainsi en propre à l'humilité que l'homme se modère et se réfrène lui-même afin de ne pas être entraîné à se mettre au niveau de ce qui le surpasse, on en induira qu'il lui est nécessaire de prendre conscience de ce qui lui manque en présence des réalités qui excèdent ses forces de connaître. C'est pourquoi la connaissance du manque qui nous est propre fait partie de Humilité comme règle directrice de l'appétit. » L'humilité com­mence donc dans la connaissance, mais elle a son siège dans l'appétit qui tend sans cesse à dépasser celle-ci sous la poussée de l'orgueil. Diriger et modérer l'appétit est son œuvre ([^72])*.* Sa règle pour l'homme est de ne pas se fier à ses propres forces et d'avoir confiance dans le secours divin. Il existe en effet une véritable présomption de la vertu *naturelle* d'espérance et, pour s'en prémunir, l'homme doit avoir recours à la vertu d'humilité qui l'incite « à ne pas s'attribuer plus que ce qu'il lui revient selon le rang qu'il a reçu de Dieu » ([^73])*.* « C'est pourquoi tout homme, s'il considère ce qui lui est personnel (*secundum id quod suum est*)*,* doit se mettre au-dessous du prochain avec qui il est lié, en considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu. » Tout homme en effet peut juger qu'il y a dans le prochain quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas dans un autre. Mais on peut, sans faire tort à l'humilité, préférer les dons qu'on a reçus soi-même de Dieu aux dons qui paraissent avoir été octroyés par Dieu au prochain. Par exemple, on peut estimer avoir une meilleure vue ou une meilleure intelligence qu'un autre dans un domaine déter­miné, si l'expérience a rempli son rôle d'arbitre entre soi et cet autre. L'humilité n'exige pas davantage que l'on mette ce qui *proprement* est nôtre en dessous de ce que le prochain a en toute propriété. 99:255 La règle d'or ici est de préférer ce qui est de Dieu dans le prochain à ce qui nous est propre en nous. C'est le moyen de ne jamais verser dans l'erreur et dans des comparaisons glo­bales abusives qui tournent rapidement à l'orgueil. Ce qui provient de Dieu est sûr. Ce qui émane de notre propre fond ne l'est pas ([^74])*.* L'espoir de s'élever par ses propres forces jusqu'à la connais­sance des choses les plus élevées et d'incarner par là dans son comportement une vertu supérieure faisant partie du désir propre à la nature humaine, il convient de régler et de modérer son ardeur qui risquerait, sans cette mesure, de tourner à la démesure. Les philosophes (*philosophi*)*,* selon Origène, appellent cette vertu *metriotês,* attitude de l'âme qui tient éloigné de tout excès. On voit par là combien et comment l'humilité est apparentée à la tempérance, mais alors que celle-ci freine et réprime l'emportement de la passion, celle-là contient et contraint l'espoir d'exceller dans de grandes choses et d'y dépasser les autres, en le ramenant à une juste évaluation. L'humilité peut à première vue paraître la plus grande des vertus pour un philosophe chrétien. En fait, la charité la distance et la surpasse, ainsi que les autres vertus théologales de foi et d'espérance, comme l'indiquent leurs finalités respectives : l'ordre de la raison est inférieur à l'ordre de la grâce quant à sa fin, celui-ci est ultime, celui-là intermédiaire. Si l'on considère en outre la manière dont les moyens sont ordonnés à la fin, la place de l'humilité dans la hiérarchie des vertus se précise : elle vient après les vertus intellectuelles qui ont pour siège la raison et après la justice. En effet, « l'ordonnance des moyens à la fin se trouve essentiellement dans la raison qui ordonne et secondaire­ment, par participation, dans l'appétit lui-même ordonné par la raison. Cette ordonnance est faite de manière universelle par la justice, surtout par la justice légale qui subordonne les biens par­ticuliers au bien commun » ([^75]). L'humilité avoisine ici la justice puisqu'elle fait que l'homme demeure bien soumis en toutes choses à l'ordre dans sa généralité, celui qui se soumet à l'ordre des choses supérieures étant capable de se conformer à l'ordre, plus facile, des choses inférieures. Toutes les autres vertus se soumettent à l'ordre dans des domaines particuliers. C'est pourquoi, en raison même de son universalité, après la justice surtout légale, l'humilité est la plus grande des vertus. 100:255 Comme on s'en aperçoit *l'humilité renforce la justice légale qui ordonne l'homme au bien commun de la société -- naturelle ou surnaturelle --, mais elle reste soumise à l'attraction de celle-ci.* On dira toutefois qu'elle est première dans l'ordre des vertus surnaturelles infuses par Dieu et qui sont les vertus les plus sublimes, en ce sens qu'elle écarte les obstacles qui se dressent devant elles et « en tant qu'elle expulse l'orgueil auquel Dieu résiste et qu'elle rend l'homme docile et ouvert à l'influx de la grâce divine, en vidant l'enflure de sa superbe » ([^76]). Il y a donc deux moyens pour parvenir à l'humilité : le premier et le principal, c'est le don de la grâce qui agit à l'intérieur de l'homme et le soumet à Dieu ; le second s'exerce surtout à l'exté­rieur de l'homme et c'est son propre effort : « il commence par réprimer l'extérieur -- le comportement dominateur -- et il par­vient ensuite -- par le don de Dieu -- à extirper la racine inté­rieure » qui est l'orgueil de l'homme toujours renaissant depuis le péché originel ([^77]). Le vice corrélatif à l'humilité est en effet l'orgueil, appelé encore « superbe » du fait que l'on prétend volontairement s'élever à ce qui nous dépasse. Le superbe veut paraître au-dessus de ce qu'il est. Le propre de l'orgueil est d'aimer d'être supérieur à soi-même. A ce titre, il est clair que l'orgueil implique quelque chose qui s'oppose à la droite raison qui exige de la volonté qu'elle se porte à ce qui lui est proportionné. Si le péché, selon le mot admirable de Denys l'Aréopagite est « d'être en dehors de la raison », l'orgueil est manifestement un péché. C'est l'amour de sa propre excellence, étant entendu que l'excellence en question est ce qui excède les capacités de la droite raison finalisée par les biens qui lui conviennent : le bien commun de la Cité et le Bien com­mun universel qui est Dieu. Il implique une certaine supériorité factice et s'oppose directement à l'humilité, beaucoup plus que la pusillanimité, son contraire, qui, s'attachant à des vues étriquées de la condition de l'homme qui en est le siège, est, on en convien­dra, plutôt rare dans l'histoire de l'humanité de tous les temps. 101:255 Il est un péché particulier puisqu'il désire que le moi de l'orgueil­leux franchisse les limites et les fins que lui impose la définition même de l'homme animal raisonnable et animal politique. Mais il est également un péché général en ce sens que tous les péchés peuvent naître de lui, directement tout d'abord, « en tant que les autres péchés sont ordonnés à la fin de l'orgueil qui est la propre excellence » laquelle devient de la sorte « la fin de tout ce qu'on désire de façon désordonnée » ; indirectement ensuite, et comme accidentellement, en tant que l'orgueil de l'homme, mé­prisant la loi divine qui interdit les autres péchés, leur ménage pour ainsi dire une issue en supprimant l'obstacle qu'elle dresse devant eux. Il ne faudrait cependant pas en conclure que tous les vices naissent toujours de l'orgueil, car ce n'est pas toujours par mépris de la loi divine qu'on en transgresse les préceptes, mais parfois par ignorance et parfois par faiblesse. Comme péché spécial, l'or­gueil détruit l'humilité et le fait qu'il prend occasion des vertus elles-mêmes pour s'enorgueillir comme aussi de toute autre chose qui lui permet de se faire valoir, ne suffit pas pour en faire un péché général ([^78]). L'orgueil ayant pour moteur le désir de la propre excellence qui est quelque chose d'ardu a son siège dans la puissance irascible de l'âme prise au sens large du terme et attribuée aussi à l'appétit intellectuel ou volonté. L'ardu que vise l'orgueil se trouve géné­ralement à la fois dans les choses sensibles et dans les choses spirituelles : par exemple, pour les premières, les honneurs, la réputation, la complaisance en soi-même, l'autosatisfaction, l'arro­gance, la hauteur, la morgue, l'insolence, le dédain. L'orgueil siège donc aussi et de manière éminente dans la volonté. Aussi bien l'orgueil est-il attribué aux démons. On pourrait croire à première vue qu'il a son siège également dans la faculté spéculative. Mais c'est d'une façon indirecte, en tant qu'il *corrompt* cette faculté dans son exercice, en ce sens qu'il la détourne de sa soumission à la réalité et au Principe de toute réalité pour l'orienter uniquement vers la supériorité sans rivale du Moi majusculaire, et que cette perversion de l'intelligence théorique implique l'intervention de la volonté. L'orgueilleux pro­fitera par exemple de la compétence qu'il peut avoir en tel ou tel domaine et qui est réelle, pour se surestimer et s'enfler. Un bon mathématicien peut être un orgueilleux. En est-il de même d'un bon philosophe ? On peut en douter, s'il est vrai de dire que la philo­sophie n'existe pas comme telle lorsqu'elle n'est pas conformité à ce qui est et donc au Principe de l'être. 102:255 Ce philosophe pourra utiliser en orgueilleux son habileté technique à manier des concepts, sa philosophie n'en sera pas moins, par une sorte d'évaporation du réel en son sein, une vaine idéologie gonflée de la seule présence, soigneusement masquée par un langage abstrait, de son Moi triom­phant. Mais il y a un autre genre de connaissance : la connaissance affective où l'orgueilleux intervient directement. Nous connaissons en effet la vérité non seulement d'une manière spéculative par conformité de la pensée à l'être, mais par connaturalité, par con­naissance savoureuse de sa présence, par amour -- naturel ou surnaturel. Le bon citoyen connaît mieux sa patrie que le géo­graphe ou le sociologue, parce qu'il l'aime. C'est ce type de connaissance qui se trouve immédiatement détruit par l'orgueilleux qui est incapable d'autre amour que de soi. Il a en dégoût l'ex­cellence de la vérité dont il ne peut avoir l'expérience concrète, vu qu'il prétend s'élever au-dessus d'elle et que le travaille la pré­somption désordonnée de lui être supérieur, qu'il s'agisse de l'ex­périence des autres ou de l'expérience de Dieu. Il n'a d'expérience que de son moi boursouflé ([^79]). Cette enflure de l'orgueil se manifeste de plusieurs manières : « d'abord quand on se vante d'avoir ce qu'on n'a pas ; ensuite, quand on pense d'avoir par soi-même ce que l'on tient de Dieu ou quand on croit que ce qui nous est donné d'en haut est dû à nos propres mérites ; et enfin quand, méprisant les autres, on veut paraître seul ». Telle est l'exhaustive analyse qu'en fait Grégoire le Grand dans ses *Mora­lia* ([^80]) et que saint Thomas reprend à son compte ([^81])*.* Il en résulte que l'orgueil est un péché mortel puisqu'il im­plique le refus de la sujétion de l'homme à l'ordre naturel et à l'ordre surnaturel établis par Dieu Créateur et Sauveur : « la racine de l'orgueil (*radix superbiae*) se découvre dans le fait -- attesté par l'observation -- que l'homme, de quelque manière que ce soit -- et l'on vient de voir lesquelles -- refuse de se soumettre à Dieu et à la règle qu'Il a tracée ». « L'orgueil est toujours contraire à l'amour de Dieu puisque l'orgueilleux ne se soumet pas à la règle divine comme il se doit. Il est aussi parfois con­traire à l'amour du prochain, lorsqu'on se place de manière désor­donnée, au-dessus du prochain, et qu'on se soustrait à la sujétion qu'on lui doit : on déroge en cela à la règle divine qui a établi des ordres entre les hommes et dans lesquels certains doivent être soumis à d'autres. » ([^82]) 103:255 Saint Thomas laisse clairement entendre par là que l'homme est et doit être en dépendance du bien commun universel d'ordre naturel et surnaturel qui est Dieu et du bien commun de la société organisée naturellement en trois degrés de hiérarchie : les *oratores* qui contemplent et enseignent les vérités spéculatives concernant Dieu et le monde ; les *bellatores* qui sont commis à la direction et à la défense de la Cité contre les désor­dres internes et externes toujours possibles ; les *laboratores* qui travaillent le monde extérieur pour assurer leur subsistance et celle des autres, leurs prochains. Sous ces deux aspects, l'orgueil est vraiment le plus grave de tous les péchés. En effet, il tourne l'homme vers un bien fini -- c'est la matière du péché, et, en même temps, il lui communique l'aversion du bien immuable -- c'est la raison formelle et achevée du péché. « Ce n'est point parce que l'orgueilleux se tourne vers un bien fini qu'il commet le plus grave des péchés, car l'élévation qu'il désire de manière désordonnée n'est pas en elle-même ce qui est le plus opposé à la vertu, mais c'est parce qu'il éprouve de l'aversion à l'égard de Dieu et qu'il refuse de se soumettre à sa loi » naturelle pourtant inscrite dans le cœur de l'homme et dont le Décalogue est l'expression la plus exacte, ou à sa loi surnatu­relle dont l'Église doit être la gardienne vigilante. L'ignorance, la faiblesse, le désir de tel ou tel bien fini ne sont pas *de soi* les péchés les plus graves. Ils sont en effet accidentels. L'orgueil ; pour sa part, porte sur l'essentiel : Dieu et sa loi qu'il méprise, et il constitue par là le plus considérable de tous les péchés puisqu'il les dépasse en aversion, ce qui donne sa forme complète au péché : c'est la nature même des choses qu'il nie. Il ne sert à rien d'alléguer que, de ce fait, la nature s'imposant tout de même à tout homme pourvu de bon sens, l'orgueil est facilement évitable. Il est au contraire difficile à éviter à cause de l'impétuosité de son attaque : on remarquera en effet avec Aristote qu' « il est plus malaisé de résister à l'attaque de la concupiscence qu'à la colère », à cause de son affinité à la nature humaine et des innombrables tentations qui assaillent tout homme de préférer son bien propre et passager à l'immuable transcendance du bien commun. A cet égard, le péché d'orgueil sera d'autant moins grave que la tentation sera plus forte. Mais l'orgueil est aussi difficile à éviter du fait qu'il prend occasion des biens eux-mêmes, des biens authentiques, pour s'élever (en en ruinant la portée) ainsi qu'on l'a vu. 104:255 Le seul moyen de l'éviter c'est de raison garder et de considérer sa propre infirmité -- ne sommes-nous pas les plus débiles des êtres vivants et ne devons-nous pas compenser cette faiblesse par l'intelligence ? -- de contempler aussi l'infinie perfection de Dieu et l'imperfection terrible des biens dont nous pouvons nous glorifier. Du point de vue de l'objet vers lequel on se tourne, l'orgueil n'est sans doute pas le plus grand des péchés de même que l'humilité n'est pas la plus grande des vertus. Mais si l'on considère l'aversion à l'égard de Dieu et de sa loi à laquelle il nous pousse, il est bien le plus grand de tous les péchés par l'autonomie totale qu'il revendique pour le moi désormais transcendant à tout ; il apporte une aggravation manifeste à tous les autres péchés ([^83]). Il n'est pas seulement le plus grave, il est le premier de tous les péchés, le péché, comme l'affirme à bon droit l'Ecclésiaste, qui est le principe de tous les autres, le péché *parfait,* si l'on peut dire, le péché qui donne au péché sa forme achevée, ainsi que nous l'avons vu plus haut. L'aversion qui nous détourne de Dieu et de sa loi est l'essence même de l'orgueil, tandis qu'elle n'appartient à l'essence des autres péchés que par voie de conséquence. Elle possède une priorité, pour ainsi parler, *ontologique* sur tous les péchés parce que l'aversion à l'égard de Dieu et de sa loi est sa caractéristique *propre.* Les autres péchés n'en sont que la partici­pation plus ou moins accomplie. C'est en ce sens qu'il faut en dire qu'ils naissent tous de l'orgueil, leur père ([^84]). Il s'ensuit que l'orgueil, sans être à proprement parler un vice capital, est quelque chose de supérieur encore aux vices capitaux (*aliquid principalius capitalibus vitiis*)*,* comme le père est supérieur à ses enfants ([^85]). Ne fut-il pas, *historiquement,* le péché du premier homme, le péché *originel,* transmis à tous les humains par nos premiers parents ? Croyez en la Bible ou n'y croyez pas, vous ne pouvez nier qu'à toutes les étapes de l'histoire et à chaque génération même le désordre (*inordinatio*) qui est le premier mouvement du péché, ne soit patent. Il lui faut donc une source, une origine, un père. « Par un seul homme, écrit saint Paul aux Romains ([^86]), le péché est entré dans le monde. » Ce n'est pas seulement là un article de la foi chrétienne, effrontément nié par les bardes progressistes du catholicisme. Parce que la grâce ne remplace pas la nature, mais la surélève, c'est une donnée de l'intelligence naturelle braquée sur la recherche des causes de ce qu'elle observe dans l'humanité : l'omniprésence du mal, et à laquelle l'Écriture confère sa pleine lumière. 105:255 Or il est évident que le désordre se trouve à l'intérieur de l'âme avant de surgir dans les mouvements du corps. Mais parmi les mouvements intérieurs de l'âme, le désir de la fin se produit toujours *avant* le désir de ce qui est recherché en vue de la fin. « C'est pourquoi le péché du premier homme fut là où put se trouver le premier désir d'une fin désordonnée », à savoir, non pas dans la rébellion de la chair contre l'esprit, comme on le croit d'ordinaire, mais dans l'esprit lui-même. La convoitise d'un bien *sensible* auquel aurait tendu la concupiscence de la chair en dehors de l'ordre de la raison, ne constitue pas le premier péché. Établi dans l'état d'innocence où toutes les facultés se trouvent en état d'équilibre sous la domi­nation de l'âme supérieure, le premier homme ne pouvait pas voir sa chair conspirer contre l'esprit. Il reste que *ce fut l'esprit qui s'insurgea contre l'esprit.* Il reste qu'à l'intérieur de lui-même l'esprit a voulu sa propre excellence d'une manière désordonnée contre l'esprit qui la maintient dans l'ordre en la subordonnant à Dieu et à sa loi. *Eritis sicut dei,* ces trois mots disent tout. En mangeant le fruit de la connaissance du bien et du mal, nos premiers parents ont voulu que ce fût désormais leur Moi qui déterminât le bien et le mal, refusant au Dieu de la nature et de la grâce ce privilège. « Le désir de cette science fut causé chez eux par le désir désor­donné de leur propre excellence. » Ce n'est pas à proprement parler la ressemblance d'égalité absolue de nature avec Dieu qu'ils ont voulue, mais la ressemblance d'imitation. Toute créature participe en effet à Dieu selon sa mesure. Le premier homme a péché en désirant la ressemblance de Dieu « quant à la science du bien et du mal », comme le serpent le lui suggéra. « Il voulut, *par la vertu de sa propre nature,* se fixer à lui-même ce qui est bon et ce qui est mauvais à faire. » Il a péché aussi par conséquent « en désirant la ressemblance de Dieu quant à son pouvoir d'action, afin d'agir *par la vertu de sa propre nature* pour acquérir le bien suprême de la Béatitude » au lieu de l'implorer de Dieu et de ses dons. Adam et Ève ont désiré de ce point de vue s'égaler à Dieu, origine, moyen et fin de la Béatitude ultime, « puisqu'ils ont voulu, l'un et l'autre, s'appuyer sur eux-mêmes, au mépris de l'ordre de la règle divine » (*sibi inniti, contempea divinae regulae ordine*) ([^87]). 106:255 On comprend alors pourquoi Dieu les chassa du Paradis ter­restre où tout leur était assuré, et les condamna à travailler la terre à la sueur de leur front. Dans l'Éden, l'homme ne jouissait que de la connaissance contemplative et de la connaissance amoureuse du bien. La connaissance laborieuse et technique lui était incon­nue. Désormais, puisqu'il s'est considéré comme fin de sa pensée et de son action, *retombant ainsi sur lui-même,* selon l'admirable expression de Tertullien reprise par Bossuet, il est contraint à subir la loi de la troisième activité de l'esprit : le *faire,* la transformation du monde extérieur par le travail de ses mains et par les prolon­gements techniques de celles-ci. Son *moi* s'est érigé en fin. La connaissance ouvrière dont nous savons par expérience qu'elle a pour fin le *moi,* l'*ipsemet,* l'entretien et la perpétuation de la vie ([^88]) : *finis ultimus cujuslibet facientis, in quantum facientis, est ipsemet,* l'existence de l'individu ou de la personne, l'existence de l'espèce, est devenue sa fin la plus préoccupante, celle qui diminue les possibilités de la puissance contemplative et de la puissance active, si elle n'est pas dominée et réglée par elles. D'une part, l'homme sera désormais tenté de développer à l'ex­trême ses pouvoirs techniques, et, d'autre part, il lui faudra l'ap­point *nécessaire* de la contemplation naturelle et surnaturelle com­me celui du bien commun de la Cité à réaliser, pour échapper à cette conséquence du péché originel. *La volonté de dominer la terre et les cieux est l'inéluctable séquelle du péché originel* et elle ne peut être *tempérée* que par la contemplation et par la saine politique du bien commun, ainsi que par les vertus théologales, puisque la seconde personne de la Sainte Trinité a bien voulu s'incarner pour soutenir notre nature débile en ces domaines et pour nous faire à nouveau participants à la vie divine, plus pro­fondément encore que dans le Paradis terrestre. La glorification du progrès technique que prône Vatican II à la remorque des libéra­lismes et des socialismes triomphants, est un mythe qui accroît la pesanteur du péché originel et qui, le poussant à l'extrême, comme on le voit dans la crise sans issue actuelle, se détruit lui-même. Il est, selon le vœu de Marx, le succédané, *l'ersatz* de la seule religion surnaturelle, capable de maintenir à flot notre nature déchue, qu'est le christianisme. Sans la reconnaissance *effective* de la primauté de la contemplation et du bien commun sur le bien particulier, il est vain d'espérer que cette mesure, ce rééqui­libre des activités humaines *par la tempérance,* puisse être réalisé. Il convient maintenant -- en liaison logique et ontologique avec ce qui vient d'être dit -- d'étudier la studiosité et la curiosité qui lui est opposée. 107:255 Notre connaissance théorique étant affaiblie par le péché ori­ginel l'homme est poussé à en accroître, parfois sans mesure, ses capacités. Il le fait par la *studiositas,* par l'application studieuse qui consiste en une forte concentration de l'esprit sur quelque chose. Comme l'esprit ne s'applique à quelque chose qu'en con­naissant cette chose, « il s'appliquera d'abord à la connaissance et ensuite à ce vers quoi il est dirigé par la connaissance ». Dans ce dernier cas, on fera intervenir les vertus intellectuelles. Dans le premier, ce sera la studiosité qui modère et oriente selon la mesure de la raison de désir de connaître dont nos premiers parents avaient outrepassé les bornes, mais dont ils nous ont légué l'inci­tation. Il faut une telle régulation, car le savoir exerce une influence déterminante sur nos conduites : il importe de connaître avant d'agir et pour agir. La vertu de studiosité est requise à cette fin, comme la vertu de force pour les périls et la tempérance pour les plaisirs du toucher. Le plaisir que nous avons de connaître n'est pas en effet sans danger pour la vie pratique. Saint Thomas qui était l'intelligence même, en aurait averti l'*intelligentsia,* les « intellectuels » de son époque s'ils avaient existé. En effet, il convient de tempérer l'appétit de connaître désaxé par le péché originel « de peur qu'il ne tende de façon excessive vers ce qu'il désire naturellement connaître », il ne manque, sans paradoxe, son objet en prétendant le dominer et le soumettre en fin de compte à sa subjectivité. Il ne s'agit pas seulement ici d'un prurit de connaître qui dépasserait les limites de la connaissance humaine, ni de connaissance indiscrète, incongrue ou malsaine, mais d'une vertu qui modère la qualité de l'appétit de connaître, en connaît les limites et veut ne point les outrepasser. Il s'agit de manifester de l'humilité, de l'objectivité devant les réalités qu'atteint la con­naissance. La studiosité est bien par là une vertu annexe de la tempérance dont elle reproduit en son domaine propre la structure. La curiosité vicieuse en ce qui concerne les connaissances intellectuelles, est son contraire. Il faut ici distinguer la connais­sance intellectuelle qui est bonne lorsqu'elle atteint le réel, son objet, en s'y soumettant, et l'appétit de connaître qui peut être droit ou pervers. On peut joindre à un appétit de connaître un élément qui le dénature : l'orgueil, par exemple. On peut aussi introduire un désordre, de l'anarchie, dans l'application à ap­prendre la vérité, par exemple en se livrant à une étude moins utile que celle que la nécessité nous impose ([^89]) ; 108:255 ou en cher­chant à être instruit par celui à qui il n'est pas permis de s'adresser, par le démon ; ou en désirant connaître la vérité concernant la création sans se référer au Créateur comme à sa fin ; ou enfin en dépassant ses propres capacités et en tombant dans la présomption. Certains philosophes n'ont pas hésité d'abuser de leur compétence pour combattre la foi, écrit saint Thomas. Que dirait-il aujour­d'hui ? La connaissance sensible, ordonnée à la connaissance intellec­tuelle, spéculative ou pratique, en vue d'arriver à la connaissance aussi parfaite que possible de la réalité, n'échappe pas à l'attrait de la curiosité. Loin de là ! C'est ainsi que telle ou telle connais­sance sensible détourne souvent l'esprit d'une réflexion utile. Voyez l'actuelle civilisation de l'image ! C'est ainsi également que la connaissance sensible peut être ordonnée à quelque chose de mal, « lorsque, par exemple, le regard porté sur une femme est ordonné à la convoitise ou lorsque l'examen attentif de ce que font les autres est ordonné au dénigrement » ([^90]). Saint Thomas termine sa démarche normale qui va de l'inté­rieur des mouvements de l'âme à ses mouvements extérieurs, par l'examen de la maîtrise de soi et de son rôle modérateur dans la bonne ordonnance des gestes et des paroles qui accompagnent nos actions. Cette ordination par la vertu annexe de la tempérance qu'est la bonne tenue se considère à deux points de vue « d'abord, selon la convenance des mouvements à la personne qui en est le sujet » : un juge ne gesticule pas comme l'avocat d'un prévenu dans le prétoire ; ensuite « selon leur convenance aux autres personnes, aux affaires et aux lieux » : on ne reçoit pas avec des gestes brusques et vifs quelqu'un qui sollicite un entretien comme on le fait avec des enfants qu'il faut rabrouer ; dans les choses importantes de la vie, on se compose un visage et on pèse ses paroles ; on ne danse pas dans une église, on n'y fait pas entendre des cris inarticulés -- comme on le fait parfois aujourd'hui sous prétexte de revenir à l'époque de David. Il faut se comporter dans son maintien et dans ses mouvements avec bienséance, parce que les mouvements extérieurs sont jugés par autrui et sont effectivement les signes des dispositions intérieures de l'âme qui dépendent, comme on l'a vu, de la modération des passions. Dans nos relations avec autrui, cette mesure doit être pleine d'affabilité. 109:255 En tant que les mouvements extérieurs sont les signes des tendances intérieures, on doit manifester de la sincérité et « montrer dans ses paroles et dans ses actes tel qu'on est inté­rieurement ». Dans d'autres circonstances, comme dans les jeux, on pratiquera la vertu qu'Aristote appelle *eutrapélie* et que nous pourrions traduire par enjouement ou gaieté. Le repos de l'âme, c'est le plaisir, et les divertissements ou récréations doivent inter­venir de temps à autre pour donner à l'âme un certain repos. Cette vertu d'eutrapélie empêche également l'homme de manquer de mesure dans les délassements auxquels il se livre et qui peuvent excéder les proportions raisonnables, ce qui ne veut pas dire qu'il faille se comporter d'une manière morose et comme un rustre dans les réjouissances nécessaires qu'impose la vie en société. Ajoutons à cela la modestie dans la mise et dans les ornements dont on s'affuble et qui doit se rapporter aux coutumes des hommes avec qui l'on vit. Un attachement modéré dans leur usage est évidemment requis d'une vertu annexe de la tempérance. Tout excès ici est à prohiber. On ne doit pas se faire remarquer ou faire parler de soi par un raffinement superflu des vêtements. Toute parure n'est pas mauvaise, cela va de soi, et cela fait partie de la vie sociale, mais il faut tenir compte des circonstances, des lieux et des temps ; il ne faut pas leur apporter un soin exagéré à plaisir ; il ne faut pas apporter davantage une grande sollicitude à leurs préparatifs, « même si l'on ne se propose pas une fin mauvaise ». Sans verser dans un conformisme de mauvais aloi qui peut socialement relever davantage du laisser-aller -- comme on le voit aujourd'hui chez tant de jeunes -- que de la recherche exces­sive, il faut en ce domaine où la relativité joue à tant d'égards, garder la juste mesure. Avec finesse et profondeur, saint Thomas re­marque qu'il y a souvent dans l'excès ou le défaut en ce domaine, une certaine vantardise, un certain exhibitionnisme, une tendance peu équilibrée à se faire valoir. Avis aux intéressés actuels : « Les personnes constituées en dignité et les ministres de l'autel se revêtent d'habits plus précieux que les autres, non en vue de leur propre gloire, mais pour signifier l'excellence de leur fonction ou du culte divin. Vouloir le contraire et passer inaperçu alors qu'on est mis à part pour répandre la parole de Dieu et manifester son amour pour nous (*segregatus in evangelium,* écrit saint Paul) ([^91]), est malséant. » Ce n'est assurément pas saint Thomas qui aurait désacralisé la soutane et l'habit monastique. L'habit fait aujourd'hui le moine, contrairement au proverbe ancien. 110:255 Il pro­tège contre les tentations et, tout en maintenant la dignité exté­rieure du prêtre et l'incitant à la fierté intérieure d'avoir été choisi par Dieu, il traduit la présence de Dieu dans la société. En un temps où le christianisme, en se laïcisant, vire vers ce qui en est la pire perversion, la déposition de la soutane par tant de clercs est plus qu'un signe de « l'autodestruction » de l'Église. Saint Thomas examine à part la position qu'il faut tenir en matière d'ornements féminins, parce que la doctrine qu'il vient d'exposer prend une importance plus grande à cause de la sen­sualité qu'ils éveillent. Nul ne sait où finit un excès de coquette­rie : de l'extérieur, il gagne l'intérieur de l'âme qu'il prédispose à tous les abandons. En 1916, lorsqu'il publiait sa *Philosophie Morale de saint Thomas d'Aquin,* le R.P. Sertillanges n'hésitait pas d'écrire : « L'usage des fards, des crayons à se faire les yeux, des pigments de tout genre n'est jamais sans péché à cause de l'espèce de tromperie qui s'y joint et de la vanité de telles prati­ques. » Et il ajoutait : « On en dira autant de l'emprunt par un sexe des habits de l'autre. Si c'est caprice ou négligence de ce qui convient à la vie en commun, c'est à nouveau une faute. » ([^92]) Que dirait-il de l'étalage de chair humaine et de la confusion des sexes propres à toutes les décadences de civilisation, qui se mani­festent aujourd'hui ([^93]) ? Saint Thomas conclut modestement son vaste *Traité de la Tem­pérance* en rappelant que les préceptes de la tempérance et de ses vertus annexes sont exprimés et livrés à nous comme il le faut dans le *Décalogue.* Faut-il ajouter que l'Église actuelle tolère qu'on n'apprenne plus aux jeunes enfants du catéchisme les dix com­mandements de Dieu et qu'on s'abandonne à la mode de l'édu­cation sexuelle dans les écoles catholiques ? Au moment où la vertu de tempérance et les vertus qui gravitent autour d'elle sont disparues, ne conviendrait-il pas au contraire de rappeler à cor et à cri leur absolue nécessité ? 111:255 Ne siérait-il pas aux clercs d'aujourd'hui de commenter en profondeur dans la catéchèse les dix articles du *Décalogue,* formulation complète de la loi naturelle et divine, de rappeler toutes les vertus qu'il exige de mettre en pratique, et singulièrement en ce siècle orgueilleux et nauséeux la tempérance, l'humilité, la modestie, etc., qu'elles présupposent, ainsi que leur juste milieu équilibré sans lequel elles ne sont pas, au lieu de pratiquer le culte ambigu de la personne humaine, qui n'est que le déguisement du culte du Moi, et de l'entourer d'un flou verbal qui empêche l'intelligence pratique de s'exercer et la tempérance de renaître de ses cendres ? On peut attendre ! Marcel De Corte. Professeur émérite à l'Université de Liège. 112:255 ### Les démanches-numéros par Dom Édouard Guillou m.b. La fête de Pâques est la plus ancienne de toutes. Elle est le premier noyau de la liturgie. Elle en reste le cœur, car « si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vai­ne ». Le Seigneur s'est levé vainqueur du Prince des ténè­bres et chassant la nuit de la mort, du désordre et du péché. C'était le lendemain du sabbat, c'est-à-dire le jour correspon­dant à la création de la Lu­mière. Une semaine après (*post dies octo*), en apparaissant à saint Thomas, le Sauveur ache­vait de confirmer la foi de ses Apôtres ; il inaugurait lui-même le rappel hebdomadaire de sa résurrection, unissant ainsi la liturgie d'Israël à celle des païens appelés à former le nouveau peuple de Dieu, car ils consacraient ce jour-là au dieu du soleil. Ce huitième et à la fois premier jour de la semaine devenait désormais festif pour l'univers entier. C'est notre di­manche ou Jour du Seigneur (*dominica die*)*.* En même temps, l'anniver­saire de la Résurrection ame­nait aussi les autres fêtes à s'échelonner au cours d'une seule année, comme pour en constituer la précieuse couron­ne. D'où le cycle liturgique, suivant la course, annuellement renaissante, de la lumière et contribuant à fixer la naissance de Jésus au 25 décembre où les jours commencent à grandir, et celle de saint Jean-Baptiste le 24 juin où les jours commen­cent à baisser : « A lui de croître, à moi de diminuer. » Le même symbolisme entraînait aussi l'Annonciation du 25 mars neuf mois avant Noël, le temps d'une gestation. L'Ascension à l'heure de midi, lors­que les jours sont les plus longs, apparaît alors avec un caractère triomphal. 113:255 Mais un nouvel ordre s'or­ganise à partir de la venue du Saint-Esprit sur les Apôtres le jour de la Pentecôte. C'était à la 3^e^ heure, dans un matin ra­dieux, que prenait naissance la sainte Église. Elle est chargée désormais de continuer l'œuvre du Christ ; elle est son Corps mystique, la perpétuation de son incarnation et de sa pré­sence vivifiante pour toutes les nations jusqu'à la fin des temps. Comme disait Jeanne d'Arc qui n'avait pas besoin pour cela de diplômes : « De Jésus-Christ et de son Église, m'est avis que c'est tout un. » On comprend mal, alors, dans cette symbolique fonda­mentale, si harmonieuse et si merveilleuse, associant la natu­re et la surnature, la création des trissotins de la néoliturgie échelonnant la « lecture conti­nue » sur trois années A, B, C. L'a.b.c. de la psychologie est que la répétition annuelle des mêmes textes favorise beaucoup plus certainement la mémoire du peuple, en l'accrochant par surcroît aux fêtes principales. Dans la liturgie nouvelle, le Carême commence impromptu, malgré son importance capitale, sans les trois dimanches qui, à partir de la Septuagésime, nous y acheminent et au cours des­quels les lectures de l'Office divin nous font assister aux origines de l'histoire sacrée et d'abord à la chute première qui appelle le Rédempteur et prédispose à la pénitence. Il y a tout de même quelque inté­rêt à ce que soit fortement rap­pelé le péché originel, qui n'est point, comme on a osé l'écrire, une invention de saint Augustin puisqu'il l'a affirmé en se ba­sant sur saint Paul (cf. les le­çons du 2^e^ nocturne de la Sep­tuagésime). Y pense-t-on encore quand on retarde si facilement le baptême des enfants, sous prétexte de le réserver à l'âge de raison (mais la raison y est-elle alors préparée ?) ou même à l'âge adulte, c'est-à-dire celui des passions (mais la grâce d'une vie chrétienne antérieure ne prépare-t-elle pas à les do­miner ?) Voilà donc les trois diman­ches préparant au Carême de­venus de purs numéros, pareils aux membres épars d'un grand corps. Ils rejoignent leurs sem­blables, privés de leur relation à l'Épiphanie et à la Pentecôte. Il s'agit là d'une grave erreur, d'une incompréhension de la liturgie lourde de conséquences. Oui, les dimanches précédant Noël ou Pâques, ou bien ceux du Temps pascal nous orientent directement vers les mystères du Seigneur, venu en terre, mort pour nous, ressuscité pour nous, élevé au Ciel d'où il nous envoie le Saint-Esprit, mais il y a à voir et à faire voir aussi que les dimanches après l'Épi­phanie et après la Pentecôte nous orientent, eux, comme il vient d'être dit, vers le Corps mystique du Christ qui est l'Église étendue à toutes les na­tions jusqu'à ce que le Seigneur revienne en gloire pour rassem­bler tous ses élus. C'est dans cette perspective que se situe le sacrifice de nos autels, renou­velant l'offrande du Fils à son Père pour lui procurer de siè­cle en siècle des enfants jus­qu'à ce que leur nombre soit complet. 114:255 Le plus élémentaire appro­fondissement de la liturgie tra­ditionnelle, telle qu'elle est par­venue jusqu'à nous sous l'in­fluence perpétuelle de l'Esprit, aurait dû faire comprendre le sens conjoint de l'Épiphanie, ou manifestation du Seigneur à toutes les nations, et de la Pentecôte lançant l'Église à la conquête du monde. \*\*\* Alors que l'Épiphanie se présente sous trois aspects : la venue des mages, le baptême de Notre-Seigneur, le premier et mystérieux miracle des noces de Cana, la liturgie romaine -- et cela la caractérise -- insiste sur le premier. N'étaient quel­ques rares textes de l'office et notamment l'hymne ainsi que les antiennes de Benedictus et des Vêpres, tout y évoque la manifestation du Seigneur aux Gentils, c'est-à-dire tous les peuples désormais rassemblés dans l'Église pour une nouvelle et éternelle alliance. Le peuple de Dieu, c'est, à l'avenir, l'Église à vocation universelle, dite pour cela catholique, dont le chef désigné par le Christ est Pierre en personne et cha­cun de ses successeurs. Rien ne convenait donc mieux à la li­turgie romaine que l'accent mis sur le mystère ecclésial du ras­semblement de toutes les nations dans une même foi, une même charité et sous un même Pasteur. Or, qui ne voit le rapport entre l'arrivée des nations en la personne des Mages au berceau du Christ venant pour le salut du monde entier, et l'essor de l'Église à la Pentecôte, fondée pour aller à tous les hommes ? Il y a là une ressemblance que la liturgie se doit de méditer et de rappeler sans cesse. Les dimanches « après l'Épipha­nie » et « après la Pentecôte » y contribuent. \*\*\* Dès la première lecture de la messe de l'Épiphanie la note est donnée. Isaïe voit la Lumiè­re se lever sur la Jérusalem nouvelle et les peuples ou les rois accourir de toute part ; de loin viennent à l'Église une multitude de fils et de filles. Saint Léon s'en émerveille à l'office des Matines : « Celui qu'à Noël la Vierge enfante est aujourd'hui reconnu par le monde... Une étoile a con­duit les Mages venus l'ado­rer. C'est ainsi que, du levant au couchant, l'enfantement du vrai Roi fut manifesté avec éclat puisque les royau­mes d'Orient apprirent à y croire par les Mages et que l'Empire romain ne l'ignore pas. » Oui, désormais « les nations marchent à la Lumière nouvelle et les rois à la splen­deur de son aurore ». (Notons ici, d'ailleurs, que la liturgie épiphanique prolonge et déve­loppe le thème de la triomphale « messe du jour » de Noël, laquelle s'achève d'ailleurs op­portunément par l'évangile de la venue des rois.) 115:255 Au lever du soleil, aux Laudes de l'Épipha­nie, l'antienne poétique du Be­nedictus rassemble les trois mystères de cette fête d'une fa­çon caractéristique : « Aujour­d'hui, au céleste Époux s'est unie l'Église, car dans le Jour­dain le Christ a lavé ses péchés. Les Mages accourent avec des présents à ces Noces royales, et l'eau changée en vin -- (an­nonce de l'Eucharistie) -- ré­jouit les convives du festin. Alleluia ! » Cette joie déborde sur les dimanches après l'Épiphanie. Qui ne connaît l'extraordinaire et enthousiaste offertoire du 2^e^ dimanche : *Jubilate Deo, uni­versa terra ?* Toute la terre crie à Dieu son bonheur ! Et l'Église peut chanter dans l'offertoire des dimanches suivants : « La main du Seigneur a montré sa puissance ; la main du Seigneur m'a fait triompher. Je ne mour­rai pas mais je vivrai pour pu­blier les rouvres du Seigneur. » Devant ces merveilles et « de­vant les paroles sorties de la bouche de Dieu, tout le monde (*omnes*) est stupéfait d'admira­tion ». (Communion du même dimanche.) « Que le monde entier se prosterne devant vous, mon Dieu, et qu'il chante vos louanges. » (Introït du 2^e^ di­manche.) Le graduel et l'alle­luia ne cessent de le redire à partir du 3^e^ dimanche : « Tous les peuples respecteront votre nom, Seigneur, et tous les grands de la terre reconnaî­tront votre gloire, car le Sei­gneur a rebâti la citadelle de Sion et il s'y montrera dans sa majesté. » -- « Alleluia, alle­luia ! le Seigneur est roi ; que l'univers entier s'en réjouisse et jusqu'aux îles lointaines », éparses dans les océans. Les paroles qui commencent aussi le Psaume d'Introït expriment bien le sens universaliste et ecclésial de l'Épiphanie, sur le­quel un saint Augustin sut dès le début mettre l'accent. Or les lectures elles-mêmes maintiennent dans cette perspec­tive. Les évangiles aiment à rappeler les premiers miracles par lesquels Jésus s'est mani­festé. Et il faut attacher toute son importance à celui qui nous est raconté le 3^e^ dimanche. La louange du Seigneur à l'adresse du centurion romain est carac­téristique : « En vérité, je vous le dis : je n'ai pas trouvé en Israël une foi aussi grande. Et je vous le déclare : on viendra en foule de l'Orient et de l'Occident prendre place au ban­quet du Royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob », c'est-à-dire aux Noces royales de Jésus et de son unique Épouse qui est l'Église. Cette Église, Notre-Seigneur l'a lan­cée sur la mer du monde, com­me une nouvelle arche insub­mersible. On pourra dans les tempêtes s'imaginer que Jésus dort et crier au secours. Jésus ne cesse de dire : « Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » (Évangile du 4^e^ di­manche.) Les assauts de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Par manque de vigilance des pasteurs, l'ivraie pourra être jetée dans le champ du père de famille. Le moment viendra où elle sera ramassée à part et jetée au feu (6^e^ dimanche). 116:255 Certes, d'apparence, l'évangile est une humble semence, mais elle croîtra jusqu'à devenir ce grand arbre qu'est l'Église, et les oiseaux, symboles des âmes fidèles, viendront se nicher dans ses branches (6^e^ diman­che). Qu'est-ce qui fait ainsi la force de l'Église ? C'est qu'en elle bat le cœur du Christ. Poussée par cet amour plus fort que la mort et qui s'adresse à tous les peuples, l'Église est universelle. Elle est, comme disait Léon XIII, « l'œuvre im­mortelle du Dieu de miséricor­de ». En elle se manifeste la charité du Christ. Là où est la charité véritable, là est l'Église. On s'attend donc, dans les dimanches après l'Épipha­nie, à la louange insistante de la charité. En effet, les lectures de saint Paul vont toutes dans ce sens. Il faudrait les citer largement. Contentons-nous de quelques extraits : « La charité est le plein accomplissement de la loi » (Épître du 4^e^ diman­che). -- « Frères, ne vous fiez pas à votre propre jugement et ne rendez à personne le mal pour le mal... Ne vous faites pas justice à vous-même, mais laissez agir la colère de Dieu... Ne vous laissez pas vaincre par le mal mais triomphez du mal par le bien » (3^e^ dimanche). -- « Aimez-vous affectueusement comme des frères. Ayez les uns pour les autres des prévenances pleines de respect... Bénissez ceux qui vous font du mal, bénissez sans jamais maudire... Soyez joyeux avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent... » etc. \*\*\* Ce sont les mêmes idées fon­damentales que développent, en priorité, les dimanches après la Pentecôte, surtout par les lectures évangéliques. Les pre­miers dimanches sont doublés, non sans raison providentielle, par les fêtes de la Trinité, du Corpus Christi et du Sacré-Cœur, qui toutes nous établis­sent dans cette charité qui fait l'Église. La Trinité, c'est Dieu en trois personnes, Dieu uni­que donc, mais non pas soli­taire. De toute éternité, avant que le monde soit, il est l'Amour même ; c'est cet amour que le Seigneur entend répan­dre partout quand il demande à son Église d'enseigner toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Le sens unitaire du Corps du Christ n'est pas moins clair et celui de la fête du Sacré-Cœur. En concomi­tance avec ces fêtes, les diman­ches après la Pentecôte sont aussi éclairants. C'est d'abord le festin des Noces du Verbe avec l'humanité et du Christ avec l'Église, son unique épou­se. A ce festin, toutes les na­tions sont conviées à leur tour, qui, jusque là, étaient méprisées par les juifs : « Va par les places et les ruelles de la ville ; mendiants, boiteux, aveugles, estropiés, amène tout ici » (Évangile du 2^e^ dimanche après la Pentecôte) à la place des in­vités qui ont refusé de venir. 117:255 Le Seigneur s'est fait homme pour tous ceux qui sentent le besoin de miséricorde et de par­don ; il est venu pour amener dans son bercail les pécheurs et les brebis égarées (Évangile du 3^e^ dimanche). Ce bercail est celui des Apôtres, choisis pour être pasteurs d'hommes. L'Église est apostolique (4^e^ di­manche). Elle se distingue de l'Ancienne Loi parce qu'elle va plus loin et plus profond ; elle est l'avènement de la Grâce et de l'Amour. Sa charte est le discours sur la montagne (5^e^ di­manche). Elle est la maison nouvelle et universelle où tous peuvent être rassasiés du même pain multiplié (6^e^ dimanche). Elle se garde des faux prophè­tes et son œcuménisme n'a rien à voir avec l'acceptation de toutes les doctrines : elle seule, entée sur la Vérité qui est le Christ, peut porter de bons fruits (7^e^ dimanche). Entée aussi sur la charité du Christ, elle prône le pardon des of­fenses parce que le Seigneur est miséricordieux (8^e^ diman­che). La loi ancienne a fait son temps ; la Jérusalem antique, murée dans son orgueil, n'a pas reconnu le Messie et elle est rejetée ; à son temple dé­truit succède le temple de Dieu dans le monde qu'est la Jéru­salem nouvelle (9^e^ dim.). Là, ce que le Seigneur demande, c'est que l'on se reconnaisse pécheur, c'est que l'on sollicite la divine miséricorde (10^e^ dim.). Grâce à cette miséricorde, ceux qui jusque là étaient sourds et muets se prennent à parler distincte­ment et à chanter les louanges de Dieu (11^e^ dim.). Ils sont unis entre eux, quels que soient leur sang, leur race, leur na­tion, car le grand commande­ment de l'amour du prochain pour l'amour de Dieu cesse d'en faire des étrangers : oui, c'est un Samaritain, honni des Juifs, qui observe la loi nou­velle (12^e^ dim.). Délivrés de la lèpre du péché, ils sont pleins de reconnaissance : « Il n'y a que cet étranger pour venir re­mercier Dieu », dit le Seigneur (13^e^ dim.). Pas question de compter, dans l'Église, sur ses propres forces ; le tout est de s'abandonner à la Providence avec une totale confiance : « Voyez les lis des champs, comme ils croissent ! Salomon dans toute sa gloire n'était pas mieux vêtu. » Chercher le royau­me de Dieu qui est descendu parmi nous, voilà l'essentiel, le reste est accordé par surcroît (14^e^ dim.). Il n'y a de vie et de résurrection à attendre que du Seigneur Jésus-Christ qui a pi­tié des larmes de son Église pour ses enfants que le péché a fait mourir (15^e^ dim.). Dans l'Église, encore une fois, tout repose sur l'humilité. C'est par là qu'elle est l'échelle du Para­dis : « Celui qui s'élève sera rabaissé, celui qui s'humilie se­ra exalté » (16^e^ dim.). Le Christ, fils de David, est en même temps son Seigneur ; c'est à elle que doit conduire l'Ancien Testament (17^e^ dim.). C'est à elle que le Seigneur a confié le pouvoir divin de par­donner en son nom et place puissance qu'aucun homme ne pourrait s'adjuger (18^e^ dim.). 118:255 Grâce à elle, il est possible à tout homme de revêtir la robe nuptiale qui donne droit au festin céleste (19^e^ dim.) avec tous ceux que rassemble la même foi et qui, comme l'of­ficier de Capharnaüm, prennent, avant toute constatation, le Christ au mot (20^e^ dim.). Par­donnés, les chrétiens pardon­nent, c'est une condition sine qua non de l'appartenance à l'Église de Dieu (21^e^ dim.), une Église qui ne ressemble pas aux autres institutions humaines, parce que le royaume du Christ n'est pas de ce monde ; il se veut distinct des pouvoirs ter­restres, car s'il faut rendre à César ce qui est à César, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu (22^e^ dim.). L'Église est branchée sur le Ciel dont elle doit tout attendre et qui est attentif à sa prière comme à celle de l'Hémoroïsse et de Jaïre (23^e^ dim.). En attendant qu'un jour le Christ revienne sur les nuées « avec une gran­de majesté, envoyant ses Anges sonner de la trompette éclatante aux quatre coins du ciel pour rassembler ses élus » (dernier dimanche après la Pentecôte). Cette suite d'évangiles se trouve, de fait, contenir l'es­sentiel de ce qu'il faut savoir sur l'Église une, sainte, catho­lique et apostolique, confessée par notre Credo : sa substitu­tion définitive à l'ancienne Al­liance devenue étroite, forma­liste et prétentieuse, et ne con­cernant qu'un seul peuple ; sa distinction des pouvoirs civils, son établissement sur les co­lonnes des Apôtres et sur la pierre angulaire qui est le Christ ; son souci de se préser­ver des fausses doctrines et des mauvais prophètes ; son esprit nouveau tout d'humilité, de charité et de miséricorde ; la puissance de sanctification que le Seigneur exerce à travers elle et à travers ses sacrements jusqu'à la victoire finale qui se­ra en même temps celle du Corps mystique parvenu à son achèvement. Certes, ce triomphe sera l'établissement définitif de la royauté du Christ, mais ce n'était pas une raison pour transporter au dernier diman­che de l'année liturgique la fête du Christ-Roi, car c'est dès maintenant et toujours que nous devons militer pour que ce règne arrive sur la terre comme au ciel. Il n'y a point à attendre le dernier jour com­me si le Christ-Oméga était le point final d'une évolution du monde à la Teilhard. Ce jour-là sera un jour d'effroi, de co­lère (*dies irae dies illa*) tel que les prophètes l'ont annoncé. « Y aura-t-il encore de la foi sur la terre quand je reviendrai », a dit le Sauveur, et nous avons tous en mémoire la description lamentable que saint Paul fait des hommes des derniers temps dans sa seconde épître à Timo­thée. Le triomphe du Christ sera celui de sa croix qui met­tra fin à l'ensorcellement dia­bolique. Et là, nous devons si­gnaler que dans l'extraordinaire valse des oraisons à laquelle la néoliturgie s'est employée, il en est qui ont disparu. Qu'est de­venue la secrète du 15^e^ diman­che après la Pentecôte qui de­mandait protection « contre les attaques du démon » (*contra diabolicos incursus*) ou « contre la fureur des ennemis » (post­communion du lundi de la Pen­tecôte aujourd'hui supprimé). 119:255 A-t-on peur de ce que Pie XII reprochait à l'aile marchante ? En est-on toujours à l'accusa­tion de ghetto faite à l'Église et stigmatisée par le pape ? Pourquoi ne retrouve-t-on plus la collecte admirable du 17^e^ di­manche après la Pentecôte : « Nous vous en prions, Sei­gneur, donnez à votre peuple d'éviter la contagion diaboli­que... (*diabolica vitare conta­gia*) » ? Pourtant, comment ou­blier, face au tableau que font de l'Église les évangiles sus­dits, comment oublier que Sa­tan avec ses affidés, est la Contre-Église en personne, la cause des désunions et des hai­nes, comme des confusions, al­térations et tromperies dont la famille de Dieu doit absolu­ment se garder. Enfin, si dans le temps après la Pentecôte quelque chose convient, c'est bien la prière de l'Église pour elle-même. Or, on n'en trouve pas plus trace dans les collectes directement indi­quées pour les dimanches-nu­méros. Ajoutons donc à l'orai­son disparue du 17^e^ dimanche, celles des 14^e^, 15^e^, 21^e^, 22^e^ et 23^e^ dimanches après la Pente­côte : « Veillez, Seigneur, sur votre Église avec une bonté cons­tante, et puisque sans vous la nature mortelle de l'homme ne peut que tomber, que votre se­cours la préserve toujours des fautes qui la menacent et qu'il la dirige vers le salut. » « Daignez, Seigneur, purifier et protéger votre Église par vo­tre incessante miséricorde, et puisque sans vous elle ne peut garder sa stabilité, que votre grâce la gouverne toujours. » « Nous vous en prions, Sei­gneur, veillez toujours sur vo­tre famille avec un soin pater­nel. Que votre protection la dé­livre de toutes les embûches et la rende fidèle à bien agir pour l'honneur de votre nom. » « Dieu, notre refuge et notre force, écoutez les prières fer­ventes de votre Église, puisque vous êtes vous-même l'auteur de cette ferveur, et faites-nous obtenir avec certitude ce que nous vous demandons avec foi. » « Nous vous en prions, Sei­gneur, pardonnez les fautes de votre peuple ; et dans votre bonté, délivrez-nous des liens de ces péchés que notre fai­blesse nous fait commettre. » Fr. Édouard Guillou, m.b. 120:255 ## TEXTE ### Eutrapélie vertu de la récréation par l'abbé V.-A. Berto *Catéchisme familier sur les lec­tures et, en général, sur la manière chrétienne de se divertir.* Il y a eu un grand homme qui s'appelait Thomassin, François Thomassin, citoyen d'Aix-en-Provence et sujet de Louis XIV. Comme tous les plus grands hommes, il était chrétien, et même il était prêtre ; et même il était Oratorien. 121:255 Il a écrit des livres prodigieusement gros, prodigieusement lourds, et surtout prodigieusement savants. Il en a écrit aussi de tout petits qui commencent tous par les mots « Sur la manière chrétienne de... ». Il y a : « Sur la manière chrétienne d'envisager l'histoire » ; « Sur la manière chrétienne d'enseigner les belles Lettres » ; « Sur la manière chrétienne d'en­seigner la philosophie ». Mais Thomassin n'a pas écrit de gros livres ni de petits « sur la manière chrétienne de se divertir ». Quel dommage ! Il aurait dit là-dessus des choses délicieuses, car il était lui-même un homme délicieux. Ce qu'il n'a pas fait, nous essaierons de le faire, moins bien certainement que lui, mais enfin de notre mieux. Nous commencerons par les lectures qui font une bonne part de notre divertissement. Lire n'est qu'une des innombrables mani­festations et des innombrables satisfactions du besoin de connaître qui est naturel à l'homme. Ce besoin ne reste pas à l'état brut. L'usage même que chacun en fait lui imprime un pli, le détermine, le rend harmonieux ou difforme, suivant qu'il demeure ou non sous la règle de la droite raison, interprète de l'Intelligence sou­veraine de Dieu. Réglé, il est vertueux ; saint Thomas l'appelle studiosité. Déréglé, il est vicieux ; saint Thomas l'appelle curiosité. Il y a donc de la vertu ou du vice dans l'action de lire. Lire n'est pas un acte indifférent, sans valeur morale ni bonne ni mau­vaise ; du reste aucun de nos actes n'est indifférent de cette façon-là. Il y a beaucoup de façons de bien faire, mais c'est que toutes sont bonnes et donnent lieu à des actes bons. Ils sont plus ou moins bons (et plus ou moins méritoires pour le paradis) suivant que la façon qu'on choisit est plus ou moins bonne ; mais si la façon d'agir, même moins bonne qu'une autre, reste vraiment bonne, l'acte est vraiment bon. Il y a aussi beaucoup de façons de mal faire, mais si elles sont toutes vraiment mauvaises, on aura beau choisir la moins mauvaise, l'acte sera mauvais. 122:255 Dans un moment où il peut légitimement se reposer, Pierre a le choix entre trois bons livres, que nous supposerons également in­téressants, l'un qui le distraira seulement, par exemple un roman d'aventures ; un autre qui l'instruira en même temps, par exemple un récit d'exploration au pôle sud ; le troisième qui élèvera son cœur et ses pensées, par exemple la belle vie d'un beau saint peint sur le vif. Certainement Pierre fera mieux de prendre le troisième, mais il fait encore bien de prendre le deuxième ; bien encore de prendre le premier. Et même s'il est bien las, ce pauvre Pierre, bien concassé de besogne, bien tricoté de soucis, c'est peut-être, des trois bons livres, le *moins bon* en théorie, qu'il fera mieux de choisir en pratique. Alors, et la studiosité ? Entendons-nous, mon cher lecteur, entendons-nous. On ne peut jamais aller *contre* aucune vertu. On n'est pas toujours obligé d'agir *par* telle vertu particulière : elles ne peuvent s'exercer toutes ensemble. Chacune son tour. Du reste, elles sont sœurs et sans jalousie. Quand Pierre, pour se mieux aérer la cervelle, choisit le livre qui n'est qu'amusant, il n'agit pas par studiosité, et sa lecture est tout de même vertueuse. Sœur studiosité s'efface gracieusement devant Sœur Eutrapélie. Eutrapélie ? -- Eutrapélie. Je dis, ou plutôt je répète : Eutrapélie. Oh ! ce n'est pas une de ces Dames souveraines, les vertus théologales, ni même une de ces graves dames d'honneur, les vertus cardinales ; c'est une bonne petite vertu toute simple, toute serviable, une soubrette de vertu. Elle ne fait pas beaucoup parler d'elle, les chaires ne retentissent pas de son nom, ignoré même de la plupart de ceux qui l'emploient. Mais se priver de ses soins discrets et anonymes, c'est ce qui ne se peut aucunement. 123:255 On n'est pas de fer ! Dans notre corps, tout n'est pas fait de ces tissus distingués, de ces tissus éminents et hautement quali­fiés que sont les nerfs, les muscles ou ce beau tissu liquide qu'est le sang. Il faut une espèce de « colle » pour que tout cela ne se défasse pas. La « colle », c'est ce roturier, ce plébéien, ce prolé­taire tissu que les savants appellent « conjonctif », ma foi parce qu'il sert à conjoindre les autres. Il ne sert qu'à cela, mais les autres se disjoindraient sans lui. Eutrapélie (ce n'est pas de sa faute si elle a un nom grognon, c'est comme une petite fille aux joues de pomme qui s'appellerait Le Pâle de son nom de famille ; du reste son parrain Aristote parlait grec et Eutrapélie c'est très beau en grec), Eutrapélie donc, c'est la vertu « conjonctive ». Entre deux exercices de grandes vertus, de vertus nobles, elle « fait le joint », elle avertit en sou­riant qu'on peut souffler, elle donne le sens et la mesure de la récréation légitime ; elle est, pour changer de comparaison, elle est le brave sergent fourrier, pas trop militaire malgré l'uniforme, qui signe la permission de détente. Voilà l'éloge d'Eutrapélie au vilain nom, aux bons offices. Elle fait que le repos même est pris selon Dieu. -- Quelle chose étrange qu'il y ait une vertu pour le repos -- Et quelle chose absurde qu'il n'y en eût point ! Est-ce qu'un instant de la vie humaine peut être soustrait au domaine universel de Dieu ? Est-ce que son regard omniscient peut ne plus nous voir quand nous nous amusons ? Est-ce que sa présence peut cesser ? C'est nous qui cesserions d'être. Saint Pierre trouve les païens par trop sots de ne pas croire à celui en qui ils subsistent, comme des gens qui ne croiraient pas à la terre sur laquelle ils posent les pieds. On a beau faire, on ne s'absente pas de Dieu ; on ne peut pas l'empêcher d'être là. Nous lui devons l'hommage de notre repos, tout autant et pour les mêmes raisons que celui de notre labeur. 124:255 Nul moyen de se passer d'Eutrapélie. Ce n'est pas que cette simple fille veuille faire son importante, mais il faut qu'elle joue son bout de rôle, puisque *nous ne pouvons pas plus nous divertir que travailler hors de Dieu.* Si seulement, cher lecteur, vous reteniez ces derniers mots ! Abbé V.-A. Berto. 125:255 ## NOTES CRITIQUES ### L'anti-christianisme d'Alain de Benoist Alain de BENOIST : *Comment peut-on être païen ?* (Alain Michel.) L'auteur a conçu le projet bizarre de prêcher une renaissance du paganisme, et le rejet de la religion chrétienne. Pour lui, elle est étran­gère à l'Europe, où elle ne règne depuis près de deux mille ans que par une entreprise de colonisation spirituelle. Selon l'habitude d'Alain de Benoist, on a plutôt ici un amas d'articles qu'un ouvrage composé. Son intérêt est évidemment de réduire le plus possible le chris­tianisme. Il y travaille de deux manières. En amalgamant le plus possible judaïsme et christianisme, ou en retirant de la religion chrétienne bon nombre d'éléments catalogués « païens ». Pour le premier procédé, le concept de « judéo-christianisme » est bien utile. Le judaïsme y tient la plus grande place ; on y surajoute seulement quelques chrétiens contemporains. Le puissant édifice intellec­tuel de l'Église, les Pères, les Docteurs, les grands penseurs catholiques sont ainsi effacés. Le mot même de catholicisme n'est pratiquement pas prononcé (je le trouve dans une citation d'Évola, p. 192, et plus loin, associé au mot carnaval). Le judaïsme est bien traité. Benoist cite l'hébreu comme s'il le pratiquait couramment. Mais à plusieurs reprises, il ramène en fait le « judéo-christianisme » aux écrits de B.-H. Lévy, nous laissant en somme le choix entre Lévy et lui, ce qui est rude. Évidemment, Benoist oppose Rome, Athènes et Jérusalem. Et lorsqu'il lui arrive (parfois) de distinguer la religion juive du christianisme, c'est toujours à l'avantage de la première, soit qu'il tienne compte du fait que la Synagogue est plus chatouilleuse aujourd'hui que l'Église, soit par sympathie naturelle. 126:255 Benoist procède à son habitude par accumulation de fiches et de références, dont l'effet de masse vise à impressionner. Défauts de ce système : tout est sur le même plan, l'ouvrage fondamental et l'article de hasard, le grand esprit et le gribouilleur. Et puis il arrive qu'on ne contrôle pas toujours ses fiches, ou que l'on se fie, de seconde main, à des travaux sans valeur. Cela se voit très bien, par exemple, lorsque l'auteur emploie son deuxième procédé de réduction du christianisme, dont il retire tout ce qu'il peut pour le virer au compte des « païens ». Cela va jusqu'à l'enrôlement forcé. On se croirait dans *Candide.* Voilà (p. 21) Brasillach au nombre des « critiques du christianisme » parce qu'il a parlé du « paganisme naïf » de Jeanne d'Arc. Et Maurras y est aussi, bien sûr. (Ici, il est amusant d'ouvrir une parenthèse sur un détail, révélateur d'une méthode de travail, et finalement de pensée. Benoist écrit : « Le jeune Maurras, dont Gustave Thibon, entre autres, a souligné « le paganisme vécu à fond » (*Maurras poète,* in ITINÉRAIRES, avril 1968, p. 145). » Et un peu plus loin, Benoist citera d'autres expressions païennes du jeune Maurras. De l'évolution maurrassienne, il ne sera pas question. Mais ce qui m'intéresse ici, c'est la citation de Thibon. Bien sûr, Benoist n'a rien inventé. Mais voici la phrase en question : « A travers, comment dirai-je, ce paganisme vécu à fond, à travers cet enracinement dans la terre et dans la chair, dans toute la beauté et toute la détresse humaine, il retrouve l'Éternel. » Voilà ce que notre auteur appelle *souligner*. Il a extrait ce dont il avait besoin, se taisant sur le reste. Fin de la parenthèse.) Notez que Brasillach et Maurras sont en bonne compagnie, puisque (p. 192) il est question du « paganisme chrétien » de saint François d'Assise. Pour grossir ses bataillons, Benoist cite le travail d'une cer­taine Sigrid Hunke, pour qui la *vraie* religion de l'Europe passe par Pélage, maître Eckart, Jean Tauler, Joachim de Flore, Vinci, Goethe, jusqu'à Teilhard de Chardin et Saint-Exupéry. Et pour parfaire cette liste extravagante (cette rafle), il est question ensuite de Dante. On n'est nullement surpris que l'auteur se vante de sa tolérance, vertu naturelle au paganisme, dit-il. On n'est d'ailleurs pas surpris non plus quand il est ensuite question de « l'infection chrétienne », d'une morale chrétienne qui est celle du « ressentiment » (il devrait lire Max Scheler) ([^94]), ou quand on lit qu'il n'y a « rien de plus chrétien » que la pornographie. On nous propose d'abord, benoîtement, un débat, mais l'injure éclate, la haine ne peut se retenir. 127:255 Je pourrais en rester là, ayant assez montré, je crois, que ce livre n'est pas sérieux. Regardons pourtant ce que Benoist défend sous le nom de paganisme : un polythéisme, ou un panthéisme (un Dieu qui serait « l'âme du monde ») ; et aussi l'innocence de l'homme (pas de péché), comme de l'histoire (elle n'a pas de *but*) ; la reconnaissance du sacré, l'exigence d'enracinement, de frontières ; la possibilité de l'art. Accessoirement, s'il avance qu'il y a eu plusieurs christianismes successifs (idée spenglérienne) il tient pour une évidence l'unité de la cosmogonie indo-européenne. Dans l'énumération qui précède on aura reconnu des termes qui ne sont pas étrangers à un chrétien (la patrie, ou l'art). C'est que ce chrétien, répondrait l'auteur, est païen sans le savoir, le véritable « judéo-chrétien » étant réfractaire à tout enracinement, à tout art qui n'est pas abstrait, à tout amour pour « le doux royaume de ce monde ». Le paganisme proposé doit *dépasser* notre situation religieuse « *équivoque* »*.* Ce *dépassement* est un reniement, une rupture aussi complète, aussi fondamentale et passionnée que celle de la révolution française avec l'ancien ordre. Il est curieux que Benoist parle tant d'enracinement et qu'il veuille ainsi couper avec les quinze siècles où l'Europe grandit et donna ses fruits, qui furent aussi les quinze siècles de l'Europe chrétienne. Les deux faits, Europe et christianisme, sont inextricablement mêlés. L'opération rêvée par Benoist suppose que l'on occulte cette durée, pour renouer, en arrière, avec des temps obscurs dont nous n'avons que des images fragmentaires (à vrai dire, des hypo­thèses archéologiques) -- ou qu'on fausse le sens du passé, qu'on l'anémie mortellement en lui ôtant son sens chrétien (l'Europe, moins les abbayes, les cathédrales, moins la chevalerie et saint Thomas). On comprendrait s'il était question de table rase, et non pas d' « enracine­ment », c'est-à-dire d'un héritage assumé. Il y a dans ce dessein une absurdité livresque et une démesure de sans-culotte. Œuvre du temps de la fin. Georges Laffly. ### L'orléanisme selon Gabriel de Broglie Gabriel de BROGLIE : *L'orléanis­me, la ressource libérale de la France.* (Perrin.) Prince du Saint Empire et d'une bien illustre maison, Gabriel de Broglie est un énarque distingué, maître des requêtes au Conseil d'État et président de l'Institut national de l'audiovisuel. C'est dire que le propos d'un homme intelligent sur un aspect de notre histoire nationale ne saurait être banal. 128:255 L'ouvrage en question ne décevra pas... tout libéral épris de res­sourcement, mais il consternera les amis de la tradition. Certes, il n'est pas mauvais de repasser en revue nos souvenirs sur les fastes de la famille d'Orléans qui a incarné si longtemps les espoirs des libéraux ; Michelet l'a dit : « l'orléanisme est la ressource libérale de la France »... mais quand on voit ce qu'a donné et donne encore le libéralisme dans ce pauvre royaume livré à la république tricolore et laïque, on ne peut que se détourner d'une telle tradition politico-sociale qui aboutit avec son qualificatif « d'avancé » au triomphe de l'anti-France et au crime organisé, l'avortement et bientôt l'eutha­nasie, dans un climat de totale destruction des bonnes mœurs... Cela ne gêne visiblement pas Gabriel de Broglie qui encense les Orléans, les bienfaits du libéralisme et au fond Giscard d'Estaing. Mais il faut souligner au passage que les Broglie ont panaché leur ancienne gloire ([^95]) d'un profond attachement à la Révolution, bonne recette pour faire surface en nos temps perturbés ! Le 2^e^ duc et 3^e^ maréchal, émigré, eut pour fils aîné Victor, maçon et actif révolutionnaire qui fut guillotiné. Ce fut le père d'un autre Victor ( 1870), 3^e^ duc et ministre de Louis-Philippe I^er^, l'un des principaux artisans de l'éta­blissement « juridique » de la monarchie de Juillet, bref le René Cassin de 1830 ! Homme sans véritable religion, il fut l'époux de la protes­tante Albertine de Staël, fille de Mme de Staël (le portrait de ce bas bleu orne la bibliothèque du château de Broglie) et, paraît-il (allez savoir !) de Benjamin Constant, rédacteur de la « Benjamine », je veux dire de l'acte additionnel du 22 avril 1815 ou constitution impériale des cent jours ! Le 3^e^ duc fut père d'Albert ( 1901), historien et 4^e^ duc, président du conseil lors des débuts de la III République, celle des ducs, qui fit avorter la royauté d'Henri V. Incarnation du plus pur orléanisme, le duc Albert n'avait aucun véritable intérêt pour un régime quelconque ; il essaya de présenter une République potable, mais elle fut balayée par les vrais républicains qui piaffaient d'impatience depuis longtemps. Gabriel de Broglie dépeint fort bien le duc Albert, orné d'un « caractère protestant rigoureux, hautain et volontiers maladroit... » (p. 346). Plus près de nous, un Jean de Broglie fut secrétaire d'État et se déshonora en signant les accords d'Évian pour la plus grande gloire de feu de Gaulle. Ce misérable prince fut assassiné sur un trottoir de Paris... 129:255 Tristes ombres sur une grande maison ! Mais aussi éléments pour apprécier comme il se doit l'amour des Broglie pour les fastes révolu­tionnaires. On a, si j'ose dire, le chromosome tricolore chez eux et il ne faut donc pas s'étonner de lire quelques lignes ahurissantes sous la plume de notre auteur, véritable prêtre d'un culte touchant pour « l'orléanisme (qui) est l'une des sources lumineuses de l'histoire de France ». Bigre ! Allons y voir de plus près, en négligeant toutes les péripéties de l'histoire des princes au lambel ([^96]), toujours prêts à se mettre à la place des autres, et que l'auteur n'hésite pas à peindre d'une façon véridique (Louis-Philippe I^er^ n'en sort pas grandi !) ([^97]) Commençons par la peinture finale : « Dans la mesure où l'orléanisme est un mouvement qui « plus souvent contesté que dirigé et où il « échoué, il transmet la leçon que les choses ne sont jamais simples ni stables... *L'orléanisme enseigne aussi que le gouvernement des sociétés n'est pas une action morale. L'exercice du pouvoir ne relève pas d'un droit divin, ni de dogmes, ni de règles religieuses, ni de principes éternels ou supérieurs à l'homme.* Il obéit aux seules lois, y compris les principes de droit naturel, dégagées par la raison. Il met en œuvre les qualités humaines nécessaires aux grandes entreprises, l'intelligence, la compétence, le jugement, et la chance. L'une des recettes de l'orléanisme conserve une valeur universelle -- en toutes choses, l'efficacité et la survie exigent une curiosité toujours en éveil. L'immobilisme et son alibi, la tradition figée, ne présentent pas d'intérêt, mais des dangers. Au contraire, l'intelligence produit le libre examen, le renouvellement fournit le remède contre la sclérose, la nouveauté conditionne l'adaptation. 130:255 Dans la conduite des affaires publiques tout particulièrement, l'orléanisme délivre son précepte : le mouvement est la manifestation de la vie, et la réforme la respiration de la politique. Le message le plus général de l'orléanisme s'applique à la finalité de l'action politique. Il engage à se méfier des régimes, des partis et des théories qui tendent à devenir des données immanentes sans se soucier de l'épanouissement de l'individu. Il affirme simplement, mais solennelle­ment, que la société ne prédomine pas sur le citoyen, mais à l'inverse que le citoyen prévaut contre elle. La liberté individuelle serait donc l'unique credo de l'orléanisme si sa nature ne préférait la raison à la foi. Elle est en tout cas le principe sur lequel tout se construit. Ni tout à fait un idéal, ni tout à fait un scepticisme, l'orléanisme demeure et œuvre pour la liberté comme une expérience et comme une volonté. » (pp. 378-379). J'ai souligné deux phrases qui sont l'expression d'un total naturalisme politique, très à la mode en 1981, mais bien indigne des Capétiens. C'est tout l'État laïque et révolutionnaire qui est orléaniste si l'on en croit l'auteur, et c'est bon qu'il l'écrive, lui, car sans cela les amis des Orléans ne voudraient pas le croire. L'auteur ajoute encore (p. 11) que l'orléanisme parut être « une velléité française du despotisme éclairé » au XVIII^e^ siècle, ce qui engendra un duel final et la double exécution des protagonistes. L'auteur met littéralement Louis XVI et Philippe Égalité sur le même plan ! Le roi très chrétien et le chef de la maçonnerie ! ([^98]) Gabriel de Broglie a-t-il été initié aux affaires de l'État ailleurs qu'à l'E.N.A. ? C'est fort bien porté de nos jours... Cette présentation est évidemment scandaleuse : « Tous deux hésitants, inférieurs à leur rôle, violemment hostiles l'un à l'autre, ils n'avaient pour préoccupation que leur rivalité... » (p. 139). « Les querelles de boutiques sont de tous les temps... » (p. 171) et Louis XVI est le principal responsable de cette brouille entre cousins, alors que le duc d'Orléans fait toujours le premier pas, etc. (p. 172). On se sent écœuré devant de telles affirmations. Continuons... Au XIX^e^ siècle, « l'orléanisme joue le rôle de ressort. S'appuyant sur les phénomènes nouveaux qui sont sociaux, économiques et d'opinion, l'orléanisme affirme la primauté de l'individu, la liberté de la pensée, l'utilité de la critique, la vertu de la délibération publique. Il mène le combat contre les préjugés, la toute-puissance admi­nistrative, le cléricalisme, la centralisation, le collectivisme. 131:255 Il préconise un réformisme moral et raisonnable contre les excès de la réaction et de la révolte. Il conteste l'infaillibilité du monarque, quel qu'il soit, de même que le droit divin, les principes supérieurs et les lois éternelles. En un mot, il présente tous les traits d'un protestantisme ([^99]) par rapport au dogme légitimiste et à la mystique révolutionnaire, un protestantisme qui prétend à la succession, qui en crée l'occasion, qui y parvient, qui échoue, et qui, même après son échec, fait renaître de nouvelles expé­riences et de nouvelles espérances. L'histoire de l'orléanisme n'est pas, on le voit, l'histoire d'une famille ni celle d'une querelle de famille. Mais elle ne se résume pas non plus dans la description d'un simple état d'es­prit, ni même d'un mouvement d'opinion. Il s'agit du courant libéral de la politique française incarné dans la branche cadette de la famille royale. Cette double nature explique l'ambiguïté de son rôle » (p. 11). Notre auteur, qui nous présente l'orléanisme comme une tradition d'opposition, d'anglomanie (et même de débauches !), pare cependant de brillantes couleurs sa lutte pour la liberté, contre l'absolutisme et l'intégrisme, caractéristiques de la monarchie qui avait pourtant fait la gloire de la France. Mais il est visible que l'auteur n'apprécie guère cette tradition politique qu'il met en parallèle avec celle incarnée par les Orléans, princes épris de modernisme, et toujours dignes de par­venir au pouvoir, ce qui entraîne -- et c'est énorme quand on y pense -- un « duel fratricide » entre les aînés et les cadets ! Un duel fratricide entre le tenant du droit qui ne fait que défendre sa couronne et sa tradition qui vient du fond des âges, d'une part, et un cadet ambitieux, parfois traître ou criminel, qui fait tout ou presque tout pour lui ravir cette couronne au nom d'idées philosophiques, d'autre part, on croit rêver ! Que ces idées soient séduisantes, encore qu'absurdes et mortelles, ce n'est pas la question. Gabriel de Broglie met le chef naturel et le bandit sur le même plan... à bon entendeur salut, nous sommes prévenus des pensées et des mœurs de la gent qui nous gouverne. A vrai dire, cet orléanisme, tel qu'il est défini, semble bien n'être qu'une praxis, une manière de faire, une cuisine pour arriver au pouvoir dans un monde perverti par les idées folles. Je n'invente pas, c'est écrit : « De Gaston d'Orléans au Régent, de Philippe Égalité à Louis-Phi­lippe, l'orléanisme a été pratiqué comme une technique d'accès au trône. Un siècle et demi plus tard, il subsiste un style orléaniste de conquête du pouvoir. Selon ce style, le pouvoir ne se recueille pas par succession légitime, ni à la suite d'une désignation pacifique et publique, il se conquiert de haute lutte. Dans cette compétition, l'élection vient consacrer la victoire, mais elle ne constitue pas la démarche essentielle, pas plus que la campagne ou les programmes électoraux... » (p. 370) 132:255 La conquête du pouvoir par de Gaulle répond, d'une certaine ma­nière, à ce schéma-là, dit l'auteur, qui crédite Pompidou et Giscard d'Estaing de la même façon de faire. Nous négligerons les commentaires que l'on peut faire sur tous ces fastes républicains qui forment la trame de nos jours anxieux et nous irons plus avant dans la découverte de nouvelles caractéristiques de l'orléanisme cher à Gabriel de Broglie. L'orléanisme c'est aussi la pratique d'un gouvernement au centre, c'est une tendance permanente à la conciliation, c'est la conviction au service du bon sens (p. 369), c'est le stabilisateur de la vie politique fran­çaise (p. 370), ce « n'est en définitive rien d'autre que cette recherche des formules permettant d'établir et de maintenir un régime politique qui soit libéral, efficace, progressiste et moderne » (p. 375), et j'en passe... On s'étonnera par ailleurs que cette recette, qui a si bien réussi en 1830, ait lamentablement échoué en 1848 et que les orléanistes n'aient pas su manœuvrer pour conserver le pouvoir sous la III^e^ République : le clan orléaniste fut divisé lors de la véritable dernière résistance à la vague républicaine (crise du Seize Mai en 1877, où les princes n'apportèrent point leur concours) et lors de l'affaire Boulanger (où les princes eux-mêmes furent divisés) ([^100]). Ce qui prouve que l'orléanis­me, si séducteur qu'il soit ([^101]), ne saurait être infaillible. Nous respirons ! 133:255 Il est aussi à remarquer que cet ouvrage bien imprimé, sans trop d'erreurs purement matérielles, est totalement erroné quant à des points fondamentaux de notre histoire dynastique. Bien que connaissant la position légitimiste, fondée sur le droit le plus pur -- et l'auteur reconnaît que Louis XIV admettait les droits des Bourbons d'Espagne malgré Utrecht, droits finalement préservés, contre les manœuvres orléanistes, par l'Assemblée nationale constituante rédigeant la première constitution écrite française --, l'auteur n'y accorde aucune importance. Manifestant une ignorance voulue du droit français, Ga­briel de Broglie piétine allègrement les faits les mieux établis et affirme à longueur de pages que les Orléans sont les immédiats successeurs de la branche aînée ! ([^102]) Certes, on peut penser que les Orléans ont souvent montré qu'ils se tenaient pour tels, négligeant ainsi toute la postérité de Philippe V d'Espagne ; et ils le font encore de nos jours, avec l'approbation dévote d'un public égaré et de fonctionnaires d'un État en symbiose avec leurs idées, mais quand ils eurent peur d'être dévoilés comme les organisateurs des tristes journées d'octobre 1789 qui virent la famille royale venir à Paris (à ce sujet lire notre auteur pp. 119-123 au sujet de la deuxième conjuration d'Orléans), alors c'est la panique et la reconnaissance du droit dynastique authentique. Ami lecteur, lis ces lignes extraites de la *Gazette nationale ou le Moniteur universel,* n° 72, du 12 octobre 1789, p. 45 de la réimpression bien connue, trouvable aux usuels de la B. N. Voilà comment on défendit alors le duc d'Orléans, premier prince du sang, d'être à la tête d'une faction voulant la disparition du roi. Je cite longuement car je n'ai jamais trouvé cette citation sous la plume de quiconque : « On a dit qu'un prince du sang, cachant des vues criminelles sous le masque de la popularité, disposa des subsistances avec ses trésors, et calomnia la cour et les gardes du corps avec ses agents : à une époque peu éloignée de cet événement, on a cru voir qu'un parti puissant voulait le porter à la lieutenance-générale de l'État, et que la fameuse question des droits de la branche d'Espagne à la régence du royaume et à la succession au trône n'avait été amenée que pour lui en ouvrir les voies ([^103]). 134:255 On lui a fait un crime des acclamations populaires, et on a cité comme pièces de conviction les suffrages de la multitude qui, dans le cas de la fuite du roi, lui déférerait la régence. Mais si M. d'Orléans voulait parvenir à la régence ou à la couronne, il fallait donc faire périr le roi, ou le mettre en fuite ; il ne fallait donc pas l'amener à Paris. Une ligue bien connue s'était formée pour entraîner ou enlever le monarque, il fallait donc la laisser agir. Mais quelles étaient les ressources de ce prince pour réussir dans cette folle et gigantesque entreprise ? Où sont ses trésors, ses soldats, ses généraux, ses alliés ? Le roi mort, il n'en eût pas été plus avancé ; le fils, les frères, les neveux du monarque ([^104]), la loi les appelle au trône, *et les droits des petits-fils de Philippe V sont encore entiers* ([^105])*... *» 135:255 Le texte continue en montrant l'absurdité des accusations contre M. d'Orléans, innocent de tout ce qui est arrivé à la suite du repas des gardes du corps, une « orgie » (*sic*) aux conséquences si désolantes ! Laissons là 1789. L'auteur ne comprend donc visiblement rien aux problèmes dynastiques qui tournaient autour d'Henri V, qu'il méprise d'ailleurs comme tout bon orléaniste. Sans aucune composante surna­turelle, sans avoir lu une ligne du programme d'Henri V, Broglie n'hésite pas à constamment dévaluer le roi exilé, tenant d'une tradition monarchique dépassée. Sous Napoléon III, Henri V « s'enfermait dans une conception absolutiste, exigeante et dépassée de la monarchie » (p. 320) ; vivant dans la « haine » des Orléans avec son épouse (**11**), Henri V ne voulait pas que son « cercueil serve de pont aux Or­léans » ([^106]). 136:255 « Il existait deux traditions monarchiques, vivantes l'une et l'autre, vivement opposées l'une à l'autre, *et dont la vitalité tenait en partie à leur désaccord. *» (Sic, c'est moi qui souligne cette vision dialectique de notre histoire, cette énormité blasphématoire vis-à-vis des rois très chrétiens, incarnant la plus ancienne tradition politique de l'Occident, qui va du baptême de Clovis à la prise d'Alger !) « Chambord eût accepté les conditions de son retour, s'il n'avait pas eu pour effet de remettre les d'Orléans sur le trône. » (Henri V ne voulait pas des Orléans comme successeurs et encore moins, si j'ose dire, de la monarchie parlementaire et libérale que les ducs orléanis­tes lui concoctaient.) « Et les d'Orléans eussent retrouvé le pouvoir si une partie de la Chambre » (l'Assemblée nationale n'avait alors qu'une chambre) « et de l'opinion n'avait pas approuvé l'intransi­geance de Chambord à leur égard. Le malheur voulut que le dernier Bourbon » (Dieu soit loué, il en reste encore !) « fût le plus obstiné, le plus illuminé, le plus opposé à toute conciliation entre la grandeur de sa tradition et le progrès du siècle, et devenu par sa présence le principal obstacle à la restauration. » Gabriel de Broglie ne s'interroge pas sur deux points capitaux : 1\) Quelle est exactement la tradition d'Henri V ? 2\) Cette tradition est-elle compatible avec le progrès du siècle ? Autrement dit, Broglie jette le discrédit sur un prince qu'il mé­connaît sans aller au fond. Car enfin, de nos jours, un roi se voulant très chrétien, incarnant la tradition de nos rois depuis Clovis, accepte­rait-il le principe de tout ce qui nous tue, le libéralisme, le laïcisme, la socialisation de la société, la pornographie ambiante, l'avortement et bientôt l'euthanasie ? 137:255 S'il composait, s'il admettait « le progrès du siè­cle » (ô pudeur des mots !), serait-il encore l'incarnation de l'antique tradition qui veut « Dieu premier servi » ? Broglie comme Giscard est catholique, pour le privé, pour le for interne, mais pas, surtout pas, pour le for externe, pour le public, le social, l'État... et la France meurt tous les jours de cette vision des choses. Il me faut encore contester que les Orléans, succédant à Henri V, terminaient l'orléanisme dynastique, la maison de France s'incarnant dans la branche d'Orléans, quoi qu'en dise une « poignée de légiti­mistes qui, invoquant la loi salique, la constitution de 1791 et l'indi­gnité des Orléans, voulurent reconnaître comme prétendants au trône de France don Juan d'Espagne, puis en 1887 le duc de Madrid, qui tous deux refusèrent par attachement à leur pays » (p. 362). La poignée existe toujours, de moins en moins poignée il faut bien le dire, car leur nombre va s'accroissant, mais tout le monde sait que le nombre ne fait pas la raison, sauf en démocratie, et encore ! De plus, don Juan et son fils le duc de Madrid se tinrent pour rois de France, même dans la discrétion et la tradition n'est pas finie, là encore, Dieu soit loué ! ([^107]) « Il n'y a pas de postérité dynastique orléaniste en France » (p. 366) et l'actuel comte de Paris s'est, paraît-il, bien gardé « de laisser con­fondre sa large et moderne ouverture d'esprit avec la défense de thèses orléanistes » (p. 367)... Et pourtant ! Si l'orléanisme est une technique, une *praxis* de prise du pouvoir, comment ne pas reconnaître en ce prince tapageur l'incarnation de l'orléanisme actif et militant ? Gabriel de Broglie ne le voit-il donc pas ? L'affaire d'Alger en 1942, les conversations avec de Gaulle sous la V^e^ République, et le reste, ne sont-elles pas éclairantes ? Il est bien probable que la dette de Broglie envers le comte de Paris, lui ouvrant les archives de « la maison de France » aux Archives nationales ([^108]), a quelque peu caché des évidences qui sont aveuglantes à un nombre grandissant de Français. 138:255 Quoi qu'il en soit, on ne saurait rester indifférent devant la somme fournie par Gabriel de Broglie, et à la limite, on peut le remercier d'avoir couché noir sur blanc les grandes thèses de l'orléanisme d'hier et d'aujourd'hui. Hervé Pinoteau. ### Connaissance du communisme Claude POLIN et Claude ROUS­SEAU : *Les illusions de l'Occident.* (Éditions Albin Michel.) *Première lecture* Par présomption (une présomp­tion qui vient de l'ignorance, mais plus encore de notre conviction de représenter le type de société le *plus avancé*) nous nous faisons sur le communisme des idées faus­ses et rassurantes. Claude Polin et Claude Rousseau ont entrepris d'analyser ces illusions. Leur li­vre est plein d'intelligence et a la saveur de la vérité. Cas rare. Les illusions intellectuelles, d'abord. La faible pensée des « nouveaux philosophes », pour qui le mal, c'est l'État, le pou­voir politique, et qui voient le sa­lut dans les traîne-patins de l'anar­chisme. L'idée superficielle que le communisme est un phénomè­ne russe, un résultat de la tradi­tion du despotisme asiatique. On refuse de poser la question d'un ferment totalitaire à l'intérieur du libéralisme. On oublie que le mar­xisme est né en Occident, et que « le rêve communiste est le rêve même de toute société indus­trielle » : le rêve d'une organi­sation rationnelle, qui se passerait de toute transcendance, et fondée sur les échanges entre égaux. Le communisme obtient l'égalité par le despotisme. Sa force est dans le ressentiment, l'envie. Plutôt le nivellement pour tous que l'indé­pendance et les différences accep­tées. Pour atteindre le même rêve, le libéralisme vise l'abondance. Il n'est pas sûr que la solution soit meilleure. 139:255 Raymond Aron pose la question : la croissance ne por­te-t-elle pas en elle la promesse « non d'une satisfaction querelleu­se mais d'une insatisfaction reven­dicante qui cherche une fois de plus et en vain dans le socialis­me, l'égalité et la communauté » ? Ces illusions intellectuelles en entraînent d'autres qui sont poli­tiques et religieuses. Erreur de l'es­prit mondialiste qui veut désamor­cer la bombe communiste par le commerce, la prospérité ruinant le despotisme. Erreur de croire qu'un socialisme à la Mitterrand, modéré, raisonnable, est un contre-feu. « Le socialiste n'est pas un ré­volutionnaire sage, c'est un révo­lutionnaire confus ! » Toutes ses passions le portent aux extrêmes, sans qu'il se l'avoue. Sa logique marxiste l'emporte. Erreur de compter sur le nationalisme. Il n'est plus le fort sentiment de com­munauté, de fidélité à un héritage commun (celui des princes fon­dateurs). Il se limite au contrat (social), qu'on est toujours tenté de résilier s'il n'est pas avanta­geux. Erreur, enfin, de croire que la religion est le rempart qu'on croit. L'Église est assiégée et in­filtrée, elle déforme son message pour le faire admettre par le monde moderne, Elle vire au compte du social toute l'énergie destinée au divin. C'est d'elle pour­tant que peut venir le salut, mais cela suppose qu'elle *se retrouve.* Quant à l'Islam, c'est une grossière erreur de le croire imperméa­ble au communisme. L'ouvrage se termine sur une dernière partie : l'anticommunis­me sans illusions. S'appuyant sur Zinoviev (*les Hauteurs béantes*)*,* les auteurs montrent que l'U.R.S.S. n'est pas l'échec que l'on dit, mais exactement la forme de réussite que l'on rêvait : « la vieillesse du monde », comme dit Madiran. Par quelle logique ? Celle de l'écono­mie. Son libre jeu a besoin de l'égalité, mais une économie effi­cace crée des inégalités. On sort de la difficulté par le totalitaris­me : la tyrannie de tous sur tous, la bureaucratie omniprésente. Il faut voir de près ces analyses. Elles ne sont pas toutes égale­ment convaincantes, mais le plus souvent elles touchent juste. Ce qui paraissait flou, ou monstrueux, ou déconcertant, dans le système des illusions, devient tout à coup précis et cohérent. On a donc intérêt à changer les lunettes employées d'ordinaire pour celles-ci. Mais pourquoi utilise-t-on en général les mauvaises lunettes ? Parce que nous nous plaisons (nous, c'est une façon de parler), à opposer libéralisme et communisme. Or ils ne sont pas antithétiques, ils sont parents. Pas moyen de voir nette­ment le communisme sans mettre en cause les principes du libéralis­me. C'est le grand avantage de ce livre que de le souligner. Georges Laffly. *Seconde lecture* Au milieu d'un déluge de pu­blications à prétention politique dont le dénominateur commun est la plus consternante médiocrité, un ouvrage clair et intelligent in­vite, enfin, à la réflexion sur le monde contemporain et son évolution véritable : 140:255 Claude Polin et Claude Rousseau, professeurs de philosophie à la Sorbonne, où ils dirigent le Centre de Prospective Sociale et Politique, viennent de publier *Les Illusions de l'Occi­dent* ([^109])*.* Libérale, marxiste ou traditionaliste, hebdomadaire ou mensuelle, la presse ([^110]) s'est abs­tenue d'en souffler mot ; pourtant, l'ouvrage est d'un accès facile. Les auteurs sont universitaires, mais ils écrivent en français sans recourir à ces termes obscurs que chérit telle Pythie politico-méta­physique de la Sorbonne incapa­ble de comprendre elle-même son propre « message ». Claude Polin et Claude Rousseau ne paraissent pas assimiler le génie à l'obscuri­té : on ne trouve pas sous leur plume ces expressions bouffonnes qui sont le pain quotidien des pon­tifes de l'Université. Polin et Rousseau « énoncent clairement » et la limpidité même des raison­nements suivis condamne leur li­vre à l'hostilité des « *média *» avec une irréprochable logique, ils bousculent aisément les lieux communs les plus goûtés des pen­seurs, journalistes, politologues, so­viétologues ou marxologues à la mode, qu'ils traitent de la dissi­dence, de Soljénitsyne, de l'Islam, de la Pologne ou du totalitarisme. L'ouvrage se veut, d'abord, un avertissement au monde libre, mais, plus que cela, il est le fruit d'une observation de la politique contemporaine à la lumière de la philosophie classique ; il aboutit à une appréciation nouvelle du totalitarisme soviétique. Les auteurs constatent d'abord que, dans les cénacles intellectuels, l'anticommunisme n'est plus au­jourd'hui aussi radicalement pro­hibé qu'il l'avait été entre 1945 et 1968. Toutefois, les grands thè­mes de cette réaction reposent sur des interprétations lénifiantes -- et erronées -- du communisme ces « illusions » conduisent tou­tes à une même conclusion : l'em­pire soviétique est voué à un ef­fondrement certain. Messieurs Polin et Rousseau commencent ainsi par dresser un catalogue de ces slogans démobi­lisateurs : illusions intellectuelles : celle, anarchiste, de Glucksmann, ou encore celle d'une rédemption de l'U.R.S.S. par la religion ortho­doxe, ou, surtout, celle de l'assi­milation du marxisme à un despotisme oriental ; illusions politi­ques : le mondialisme englobera l'U.R.S.S. et, en l'édulcorant, har­monisera son système avec le libé­ralisme, ou encore : l'Islam fera éclater l'Union Soviétique par la résistance des populations qui y vivent ; illusions religieuses en­fin : l'Église catholique, d'une part, l'Islam, d'autre part, cons­tituent, face au socialisme, des remparts infranchissables. Polin et Rousseau commentent ces al­légations et, en répondant, ils dé­terminent la véritable nature du totalitarisme soviétique ; ils con­cluent enfin leur livre en indiquant la seule voie de résistance. L'ou­vrage s'articule ainsi autour de deux thèmes principaux : les faus­ses défenses contre le communisme et la vraie complicité avec lui. Parmi les fausses « opposi­tions », la « dissidence » occupe une place de choix. La plupart des dissidents ne sont pas des adversaires du marxisme : ils re­prochent simplement à tel ou tel dirigeant de l'U.R.S.S. d'avoir été infidèle à la doctrine de Marx et de Lénine. Les « dissidents » re­grettent, en fait, une mauvaise interprétation, par l'Union Soviéti­que, du socialisme, une sorte de « déraillement » du marxisme. 141:255 Les événements de Pologne se produi­sirent lorsque s'achevait la rédac­tion du livre : Polin et Rousseau indiquent que les informations parvenues en Occident ne leur per­mettent pas de partager l'enthou­siasme naïf de beaucoup d'Occi­dentaux pour Walesa qui, de son propre aveu, reste un socialiste au­thentique et ne s'oppose guère à Moscou que sur le mode de ges­tion de la propriété collective. En fait, l'opposition de Solidarité se situe à l'intérieur du socialisme et dans son cadre matérialiste : de­mander la stabilisation artificielle­ment basse du prix de la viande revient, d'ailleurs, à revendiquer plus de communisme. Claude Po­lin termine sa postface sur la Po­logne par la question : « combien les Polonais révoltés étaient-ils à être animés d'une foi de nature à leur faire haïr le communisme comme un mal absolu ? » (page 249). Soljénitsyne ne doit pas être assi­milé à l'un des faux dissidents. Claude Polin lui rend hommage, mais il formule à son égard des réserves nuancées qui ont peut-être déterminé certains silences de la presse « conservatrice » : sot­tise et partialité ne sont malheu­reusement pas le monopole de la gauche. Soljénitsyne a clairement discerné l'essence libérale du com­munisme qui, pour cette raison, se­rait déjà mort en Russie et mena­çant pour l'Occident. L'analyse que Soljénitsyne propose du communis­me est sans complaisance, mais le développement de son raisonne­ment l'écarte progressivement de Polin et de Rousseau. Pour Sol­jénitsyne, le communisme de la Russie s'analyse comme la tyran­nie du parti sur le peuple, et aussi comme une inféodation de cette oligarchie à des idées non-russes (page 69). Plus encore, le com­munisme apparaît à Soljénitsyne comme le Mal lui-même : il prend alors le caractère d'une épreuve infligée par Dieu au chrétien ou à l'orthodoxe : mais si telle est sa véritable nature, l'homme cher­che spontanément à en sortir, car Dieu n'impose pas aux hommes d'épreuves dont Il ne leur donne pas la force de sortir vainqueurs. Cette vulnérabilité métaphysique du communisme s'agrémenterait d'une autre faiblesse : dans le do­maine politique, le communisme peut être vaincu s'il est « seule­ment » une tyrannie. « C'est une seule et même chose », écrit Clau­de Polin, « de dire que le com­munisme est le fait d'un tyran, qu'il est une forme de despotisme, et de dire qu'il vient de Dieu, et comme épreuve, parce que, dans l'un et l'autre cas, il s'agit surtout d'affirmer que chacun ne cherche au fond qu'à secouer le joug, que le communisme n'est pas un état normal des sociétés humaines, mais un état pathologique dont l'homme cherche toujours, comme inconsciemment, à « guérir » (page 74). En réalité, Soljénitsyne est convaincu que l'Orthodoxie pourra faire reculer le Diable communiste : vision naïve d'une religion dont la servilité tradition­nelle envers le pouvoir politique est reconnue. L'amour aveugle de Soljénitsyne pour la Russie dont il fait un être d'exception le con­duit à considérer le Russe comme un homme incapable d'être conta­miné par le virus communiste et à voir dans la foi orthodoxe une panacée universelle contre la peste rouge. Claude Polin juge donc, à juste titre, que cette défense con­tre le totalitarisme rouge est en­core une illusion. Une autre chimère cultivée par le libéralisme occidental est le projet d'organiser le monde avec les communistes : il s'agit là du mondialisme trilatéraliste (page 95) qui est le fruit de la naïveté philo­sophique inhérente au matérialis­me anglo-saxon. 142:255 Cette doctrine proclame que l'application des méthodes scientifiques aux rela­tions de l'homme avec la nature et à celles de l'homme avec son prochain permettra une direction rationnelle des hommes et une ges­tion efficace des ressources de la planète. L'idée d'une solidarité planétaire des besoins engendrant la sociabilité moderne n'est pas nouvelle, mais elle part du postulat selon lequel cette solidarité sera vécue sur le mode de la fraternité et non pas sur celui de l'antago­nisme ou du partage hargneux. Enfin le mondialisme considère comme une évidence la mort des idéologies sous le prétexte que les mêmes problèmes économiques s'imposent à toutes les nations. Deux remparts utopiques com­plètent cette défense contemporai­ne contre le totalitarisme rouge l'Islam et l'Église montinienne. Une partie de l'opinion libérale con­temporaine représentée en particu­lier par Mme Carrère d'Encausse, entretient l'idée que l'incompati­bilité de l'Islam et du marxisme est susceptible à moyen terme de faire éclater l'empire soviétique par l'action interne et externe du monde musulman. En fait, remar­que Polin, la résistance de la civili­sation musulmane est un leurre : les mots de « famille » ou de « nation » n'ont pas la même si­gnification qu'en Occident ; en outre, le droit individuel de pro­priété n'existe pas vraiment en terre d'Islam : seul Allah est pro­priétaire ; aussi la pratique de l'indivision est-elle très répandue ; enfin le Coran ne s'oppose en rien au progrès matériel, ni à l'activité économique même mer­cantile. Lorsqu'il cherche à se moderniser, l'Islam se méfie du capitalisme, associé à l'idée de l'impérialisme, et comme il doit trouver de l'aide et en même temps mobiliser ses masses pau­vres il se laisse porter objective­ment au moins vers le socialisme prosoviétique. D'ailleurs, d'innom­brables tentatives ont été réalisées pour montrer l'existence d'une pa­renté entre socialisme et Islam. Les universitaires nassériens du Caire se sont d'ailleurs acharnés à démontrer cette compatibilité, que Khadafi, de son côté, pro­clame inlassablement. Quant à l'Église catholique, son effort, infiniment accentué depuis Montini, a consisté essentielle­ment par des détours divers, du catholicisme libéral à la religion conciliaire en passant par le mar­xisme chrétien et le pentecôtisme, à se rallier au socialisme. Cette dégradation du catholicisme au contact du monde pour aboutir fi­nalement à une bénédiction du socialisme est admirablement dé­crite par Claude Rousseau : le relais fut sans doute le calvinisme (version profane du libéralisme) qui constituerait l'organisation ra­tionnelle du monde chrétien après que celui-ci ait admis le péché com­me un fait accompli : il est inutile de vouloir lutter contre la pas­sion, il serait même impie de le faire car ce serait mettre la nature humaine, que Dieu a créée, hors d'état de fonctionner. L'attitude de la nouvelle Église catholique comporte ce paradoxe d'enlever au protestantisme la paternité de ses innovations pour s'attribuer l'étrange mérite de l'avoir précédé sur un terrain où de toute manière il l'a battue depuis longtemps. Les efforts de Rome pour convaincre les foules que le catholicisme avait toujours enseigné les vérités diffu­sées par Genève ou New York ont quelque chose de dérisoire, mais ne suffisent pas à rendre le socialisme chrétien. L'Église mon­tinienne « agit moins qu'elle n'est agie ». 143:255 « C'est ainsi que les orien­tations mondialistes du second concile du Vatican rendent, mal­gré elles, un hommage... aux am­bitions planétaires du capitalisme U.S... C'est ainsi que les curieu­ses remises en cause du célibat clérical ne constituent qu'un écho théologique de la revendication féministe qu'alimente automati­quement la société civile libérale sitôt que l'automatisation des tâ­ches rend effectivement facile à tous l'accès à une activité rému­nérée ; c'est ainsi que les débats qui se rouvrent sur la question de savoir si le fœtus a une âme ou non ne sont que l'ombre portée sur cette religion de la poussée malthusienne inhérente au monde de la jouissance généralisée. » (page 159). Cette transformation de la mentalité catholique doit être considérée comme un triomphe du socialisme et non pas comme un obstacle à son progrès. La citadelle fondée sur de telles bases apparaît en face du totalita­risme marxiste comme un rempart de carton-pâte. La cause principale de cette fragilité réside dans une fausse analyse du marxisme. Le deuxième axe de l'ouvrage est précisément constitué par une défini­tion philosophique nouvelle du phénomène. Claude Polin retrou­ve ici les thèmes de son précédent ouvrage : *L'esprit totalitaire* ([^111])*.* Il n'est pas question de nier que le communisme soit une tyrannie, mais les auteurs des *Illusions de l'Occident* soulignent qu'il est également impossible de voir dans le communisme russe, après tant d'années d'existence, une simple tyrannie de quelques-uns sur tous. En fait, les auteurs démontrent logiquement qu'il existe dans la société de l'Est une sorte de con­sensus autour du régime. Le com­munisme n'est pas imposé par un système tyrannique plaqué sur la masse. Il apparaît plutôt comme la tyrannie de tous sur tous. En des pages lumineuses (pages 55-56-57-19) \[*sic*\], le livre de Polin et Rousseau expose la véritable nature du phénomène : le commu­nisme est en réalité consubstan­tiel à la nature de l'homme : il correspond à une pente paresseu­se ; il fournit à l'homme toutes les excuses : en effet, l'idéologie permet à l'homme de ne se tenir jamais pour responsable de la condition dont il souffre ; le cou­pable, c'est l'environnement et, plus simplement, les autres. Toute la responsabilité est transférée sur la situation dans laquelle on est plongé et qui a engendré l'aliéna­tion. Et comme l'aliénation porte sur l'être même de l'homme, « c'est toujours de la faute d'au­trui si vous êtes ce que vous êtes, et si, n'étant pas heureux comme vous êtes, vous souffrez d'être ce que vous êtes ». Le marxisme se révèle donc être une drogue permettant, d'une part, de se con­vaincre soi-même que l'on a en soi tout ce que l'on rêve d'être et que le coupable de sa propre médiocrité, c'est l'autre ; en outre, il donne à la haine d'autrui la va­leur d'une preuve de ses propres mérites. Il est l'hallucinogène par excellence des médiocres, des ratés et des imbéciles. Dans ces condi­tions, il est certain que les échecs de la doctrine sont d'un poids ridicule au regard de celui qui en a besoin pour se contempler sous son jour le plus avantageux. Les auteurs des *Illusions de l'Occident* en arrivent ainsi à dé­terminer que le marxisme se défi­nit comme une réaction intellectualisée et systématisée à des passions et à des instincts éternels de l'hom­me. Le communisme, il est inhé­rent à la nature déchue de l'homme : 144:255 « Le marxisme est le reje­ton naturel, non de la réflexion ou de la générosité, mais du res­sentiment. » Contrairement aux assertions des utopies libérales, il est bien vivant, et là où il s'épa­nouit, chacun est complice de sa conservation : le témoignage de Zinoviev ([^112]), « ce briseur de con­fort intellectuel », confirme avec bonheur les thèses de Polin et de Rousseau. La démarche des au­teurs les amène ainsi à conclure que le communisme est plus loin que jamais de la faillite. La société soviétique est l'aboutissement logique d'un processus qui a évin­cé hors d'elle-même toute référence à une transcendance : elle est la société « purement sociale » par excellence ; elle est parfaitement stable précisément parce qu'elle a ramené l'homme à l'animal qui sommeille en lui-même. Le livre de Polin et de Rous­seau rend leurs justes dimensions aux billevesées libérales qui relè­vent de la sottise pathologique ou bien de la trahison -- dans la mesure où elles tendent à endor­mir l'Occident. Il est sombre, mais il n'est pas désespéré : le dernier chapitre indique la seule résistance possible : elle ne doit être ni économique, ni politique, ni militaire : elle ne peut être qu'individuelle, intellectuelle et morale. Le communisme ramène l'homme à la bestialité du rat au terme d'une monstrueuse involu­tion que la déchéance originelle seule a rendue possible : le remède à un tel fléau ne peut être que spirituel. La traduction en termes religieux de l'antidote proposé est la conversion personnelle. L'espoir de voir la Providence user des quelques individus capables de contrecarrer « les lois de la société » est inscrit en filigrane dans l'ultime chapitre des *Illusions de l'Occident.* Il évoque, pour les catholiques, la voie tracée à l'élite par saint Ignace en des circons­tances dramatiques. Pour qui sait le lire, l'ouvrage s'achève ainsi en exprimant en termes philosophi­ques le message de Fatima : face au totalitarisme rouge, la première condition du salut de l'es­pèce est sa conversion. Jean-Pierre Brancourt. *Troisième lecture* Souvent brillant et fort dans sa critique des illusions libérales de l'Occident, ce livre pourtant con­serve et véhicule l'une des plus ruineuses : le parti pris de consi­dérer le communisme comme un phénomène idéologique ; la mé­connaissance de sa spécificité pro­pre. Les auteurs emploient les termes « socialisme », « marxis­me », « communisme » comme s'ils étaient synonymes et dési­gnaient la même réalité. Ils sont très conscients de la *filiation* *lo­gique des doctrines,* qui en effet conduit du libéralisme au marxis­me, et de la société capitaliste à la société socialiste ; ils négligent la *différence de nature* entre un parti libéral ou socialiste, d'une part, et d'autre part le parti com­muniste. 145:255 De là provient, il me semble, la querelle incroyable faite à Soljénitsyne (pp. 63-75) et l'op­position tout aussi incroyable à des vérités assurées, à des éviden­ces historiques arbitrairement con­fondues par eux avec les thèses du libéralisme. Le « livre tout entier » de MM. Polin et Rousseau a une inten­tion principale (énoncée p. 244 et passim) : il « cherche à conju­rer » l' « erreur » qui consiste à croire au « caractère essentiel­lement tyrannique des systèmes communistes ou socialistes » et à « se complaire dans la certitude confortable que le communisme est une odieuse tyrannie » ; « il est tout à fait naïf de croire qu'un système communiste est né­cessairement monolithique » ; « la question se pose de savoir si le communisme est incompatible avec l'existence d'un syndicalisme que l'on appelle libre » ; « il est pro­bablement extraordinairement sim­pliste de croire que le pouvoir est en régime communiste la proprié­té exclusive d'une minorité, qui l'exercerait de manière absolue ». MM. Polin et Rousseau assurent qu'il faut au contraire « conce­voir que le communisme puisse procéder de la base, de la masse, du peuple » (p. 74 et passim). Si le communisme domine si du­rablement tant de territoires, c'est parce que tous ou presque y sont d'accord pour être communistes, en raison d'une « imprégnation idéologique » qui les fait adhérer au régime. « Il n'est tout simple­ment pas possible, et il n'a jamais été vu dans l'histoire, qu'une ty­rannie soit subie consciemment comme une tyrannie par la quasi-totalité d'un peuple, et qu'il ne cherche pas à en secouer le joug, mais s'enfonce sans cesse plus avant dans l'obéissance. » (p. 75) *Sed contra :* pourquoi donc, alors, le parti communiste ne veut-il pas être, et n'est jamais, dans l'opposition ni au pouvoir, un « parti de masse » ? On comprend que MM. Polin et Rousseau s'insurgent contre le faux-semblant d'une tyrannie com­muniste dénoncée au nom de l'i­déologie libérale qui l'a intellec­tuellement engendrée. Ils ont en­tièrement raison sur la filiation logique et idéologique. Ils ont aussi raison d'y insister, puis­qu'elle est ordinairement mécon­nue. Ils ont raison encore de refu­ser le portrait d'une tyrannie dé­finie d'après les critères libéraux de la liberté (élections libres, plu­ralité des partis, contrôle parle­mentaire, alternance des majorités, etc.). C'est entendu : le commu­nisme n'est pas simplement, n'est pas essentiellement une tyrannie classique offensant le libéralisme classique dont au contraire il pro­cède. Bien. Mais, tous critères li­béraux écartés, il n'en reste pas moins que le communisme est une tyrannie abominable ; il est essentiellement un système de do­mination, d'exploitation, d'*escla­vage,* la forme moderne de l'es­clavage, plus dure, plus totale que l'esclavage classique ; un des­potisme inédit, dont toute la réalité consiste en la structure et la technique du parti, -- un parti qui se proclame lui-même « pas comme les autres », un parti « d'un type nouveau », et qui, effectivement, est une nouveauté sociologique et historique dont les « sociétés de pensée » décrites par Augustin Cochin n'étaient en som­me que l'esquisse. Il est frappant, il est révélateur que dans un ouvrage de 270 pa­ges consacré au communisme, le terme *parti communiste,* qui dési­gne adéquatement la réalité essen­tielle du communisme, n'appa­raisse quasiment jamais (peut-être même pas une seule fois : je ne me rappelle pas l'y avoir rencon­tré). 146:255 Et en effet, trop souvent les auteurs, au lieu d'examiner ce qu'est et ce que *fait* le parti com­muniste, considèrent en gros, en bloc et de haut « les systèmes communistes ou (*sic*) socialistes », ou encore « le marxisme » dont ils font une analyse philosophi­que : ils sont l'un et l'autre pro­fesseurs de philosophie, très intéressants et souvent judicieux his­toriens de la philosophie ; cepen­dant l'histoire de la philosophie, si importante soit-elle, n'est pas toujours la clef et n'est jamais le tout de l'histoire tout court. Ce n'est pas « le marxisme » qui, par une contagion philosophi­que, aurait conquis la Russie en 1917. Lénine était marxiste, et Staline marxiste-léniniste : l'ana­lyse philosophique du marxisme ne suffit pas à discerner et com­prendre quel type de domination ils ont inventé et mis en œuvre. Il faut, aussi, entendre les té­moins et consulter les historiens. Depuis toujours la propagande communiste présente le communis­me comme une entreprise de per­suasion idéologique organisée sous la direction d'une sorte d'acadé­mie de philosophes ou de savants, les dirigeants soviétiques étant ha­bituellement honorés du titre de « coryphée des sciences » et leur compétence hors de pair en ma­tière de « science marxiste-léni­niste » étant alléguée comme fondement de leur pouvoir poli­tique. C'est un mensonge, camou­flant la véritable nature, sociolo­gique, policière, *clandestine*, de la domination exercée par une caste despotique ; c'est une illusion, ma­chinée pour nous tromper, et cette illusion-là, M. Polin ne s'en est pas dépris. Il croit que « l'action communiste est une action essen­tiellement idéologique », que « l'idéologie est l'alpha et l'oméga de la stratégie russe », que le communisme nous fait une « guer­re idéologique » (p. 230-231 et passim). Il imagine *découvrir* ainsi, par son analyse, la nature ignorée ou méconnue du communisme, alors qu'il la *reçoit* toute faite d'une propagande qui depuis soixante ans rabâche précisément cela à notre intention. Certes, M. Polin voit très bien que l'impérialisme soviétique n'est pas essentiellement militaire ; que cet impérialisme préfère ne pas « envahir physiquement le pays à conquérir » ; que le combat communiste est « mené essentiel­lement de l'intérieur de ce pays ». Tout cela est très vrai, mais il ne s'ensuit pas que le commu­nisme nous ferait une guerre principalement idéologique ; philoso­phique, marxiste, procédant par la prédication d'une doctrine. Cette guerre, l'armée française qui la subissait directement la nomma dans les années 50 : *guerre psycho­logique.* De fait, « psychologique » est beaucoup moins inexact qu' « i­déologique ». Son vrai nom est *guerre politique,* menée subsidiai­rement avec toutes les armes clas­siques de la politique, mais sur­tout avec l'arme politique nouvel­le : le parti communiste, constitué selon les cinq principes d'organi­sation énoncés par Lénine et in­variablement mis en œuvre par lui-même et par ses successeurs. Tel est bien, je souligne, l'*inva­riant constitutif* du communisme. Le communisme marxiste-léniniste commence avec les cinq principes d'organisation, il s'étend partout où ceux-ci sont en vigueur, il cesse dès qu'ils ne le sont plus. \*\*\* 147:255 Les faiblesses de cet ouvrage par moments si fort étaient évita­bles. Le territoire qu'il explore n'est pas une terre inconnue dont aucune carte jamais n'aurait été dressée. Mais voilà. Nos deux auteurs récusent explicitement ou implicitement tout ce qui a été écrit avant eux sur le communis­me. J'ai même l'impression que souvent ils l'ignorent plus encore qu'ils ne le récusent. Une seule exception : Zinoviev, découverte (forcément) très récente. Et une demi-exception, ou un quart d'ex­ception : Soljénitsyne, avec beau­coup de méfiance (et pas mal d'in­compréhension). L'encyclique *Di­vini Redemptoris* sur le communis­me, publiée en 1937 par le pape Pie XI, aurait pu les introduire au discernement que « le communis­me », tout en étant marxiste, n'est cependant pas la même chose que « le marxisme » ; ils auraient eu l'occasion, comme nous l'avons eue, de méditer autant qu'il le mérite l'accord probant de Pie XI et de Lénine sur un point capital que le progrès du communisme dans le monde résulte *non de la diffusion d'une doctrine, mais de l'extension d'une pratique.* La seule allusion à l'encyclique que j'aie aperçue dans le livre est celle-ci, qui ne semble pas mani­fester une connaissance bien précise : Que la vision chrétienne et la vision communiste du mon­de sont incompatibles devrait, à tout le moins, être clair aux yeux des chrétiens. Ce n'est plus le cas, à preuve la nécessité res­sentie au début du siècle par l'autorité catholique de le leur rappeler. Si le communisme a dû être déclaré à l'intention des chrétiens eux-mêmes « intrinsè­quement pervers », c'est qu'il avait manifestement cessé de pa­raître tel à beaucoup d'entre eux. (p. 143) Ce n'est pas seulement la date de l'encyclique qui est maltraitée par une présentation aussi réductrice, et faite semble-t-il par ouï-dire. Il est vrai que philosophes et théologiens ont eu tendance à mé­connaître, ignorer ou mépriser une encyclique qui voyait dans le communisme un problème *pratique* davantage qu'un problème *doctri­nal*. (Si on leur dit dans leur jar­gon que « la théorie marxiste » est essentiellement « une praxis », alors philosophes et théologiens veulent bien écouter, ils approu­vent et croient comprendre, mais ils n'en continuent pas moins à analyser le communisme comme un phénomène idéologique.) Parmi les théologiens et les philosophes, mê­me « thomistes », seuls les spé­culatifs les plus puissants étaient arrivés à lire exactement quelque chose de la réalité concrète du communisme dans l'analyse théo­rique du marxisme. Encore faut-il savoir quel marxisme, et distinguer celui que l'orthodoxie soviétique fait enseigner dans les écoles du parti. Nos deux auteurs ne parais­sent pas connaître Charles De Koninck. Sa *Primauté du bien commun,* jamais rééditée, on doit bien pourtant en trouver un exem­plaire dans les bibliothèques de la Sorbonne. Contrairement à ce qu'ils supposent et donnent à en­tendre, MM. Polin et Rousseau sont fort loin d'être les premiers a critiquer les illusions libérales de l'Occident au sujet du com­munisme, l'encyclique *Divini Re­demptoris* l'avait fait d'une ma­nière exemplaire et radicale, en 1937. Et le *Staline* de Souvarine en 1935 (réédité en 1977) ce n'é­tait pas rien ; et les historiens et auteurs de témoignages, avant et après la guerre, plus prompts que les philosophes à discerner la spécificité d'une réalité nou­velle, Ciliga, Littlepage, Margoline, Dallin, Nicolaevsky, Rossi et com­bien d'autres... Je n'entreprends pas ici une bibliographie (qui bien sûr ne serait utile qu'à la condi­tion d'être une bibliographie critique) ; mais je voudrais que nous relisions ensemble quelques sen­tences et recommandations de Maurras : 148:255 «* Une règle de certaine critique professorale porte qu'il faut supprimer tout intermédiaire en­tre un grand texte et soi ; ainsi sont proscrits tous les travaux dits de seconde main. Cela peut valoir au début d'une étude. Mais après ? Mais quand on s'est fait, soi, une opinion ? N'est-il pas nécessaire de la confronter avec celle des devanciers ? S'y refuser est très com­mode pour la fantaisie et l'aveu­glement. *» Ce que Maurras disait de l'étude d'un grand texte est aisément transposable à l'étude d'un grand sujet. Sur le communisme, depuis 1917, on a écrit et publié des tonnes d'insanités, sans parler des men­songes. Mais toujours on a, aussi, plus ou moins su et dit ce qu'il est en réalité. L'intrinsèque per­versité qui lui est propre ne se situe pas dans les erreurs perver­ses qui sont communes à tout « marxisme » et à tout « socia­lisme » ; elle réside dans ses « cinq principes d'organisation », son « centralisme démocratique », son système des « noyaux diri­geants » et des « courroies de transmission », sa « pratique de la dialectique », toutes réalités qui caractérisent le parti communiste et ne semblent pas très familières à MM. Polin et Rousseau. Mais enfin ce n'est pas forcément leur dernier mot sur le communisme. On attend d'eux qu'ils poursui­vent leur étude, élargissent leur information et approfondissent leur réflexion. Jean Madiran. ### Bibliographie #### Bernard Halda *Bernanos ou la foi militante et déchirée *(Téqui) Dans les quelque cent soixante pages d'un ouvrage abondant en citations, références et dates fort précises, ainsi qu'en appréciations denses et fortement méditées, tout lecteur trouvera une leçon de méthode, une documentation né­cessaire et le modèle de ce qu'on pourrait nommer la charité rigou­reuse. 149:255 De plus, les lecteurs de ma génération, parvenus aux confins de la soixantaine, y verront l'oc­casion et peut-être la nécessité de se pencher sur leur passé ; ils re­vivront des états d'âme parfois anciens, se sentiront confrontés avec eux-mêmes : le lecteur d'au­trefois dialoguera, non sans diffi­cultés et tumultes, avec le lecteur des jours présents. La maîtrise et la clarté que nous avons appréciées chez B. Halda en d'autres ouvrages vont alimenter nos per­plexités et accroître nos incerti­tudes : nul doute que cet état paradoxal soit dû à Bernanos lui-même, et c'est la preuve même que cet ouvrage est adapté à la nature déroutante de l'écrivain. Mais Bernanos portait en lui une somme de tourments et de con­tradictions qui étaient également ceux de son temps et qui subsis­tent ; une prise de conscience ré­trospective est aussi actuelle. La différence entre nos cadets et nous réside peut-être dans le fait que le monde s'est habitué à subir, ou que les nouvelles générations ont vu traiter les mêmes problèmes par d'autres esprits, les existen­tialistes par exemple. Nous avons jadis pu nous trouver en désaccord avec la vision tragique de Berna­nos, soit que nous la jugions ex­cessive, soit que nous n'eussions pas la même interprétation du tragique ; mais aujourd'hui nous sommes souvent tentés de regret­ter l'absence d'un Bernanos, dé­sormais situé dans l'histoire litté­raire à une place qui ressemble fort au fameux « purgatoire ». Faut-il penser que le classement de Bernanos dans la catégorie des romanciers ait contribué à res­treindre ou déformer l'idée que l'on doit se faire de son œuvre ? Sur ce plan, il peut prêter à la critique. B. Halda ne ménage pas à l'écrivain qu'il admire les traits d'une clairvoyante sévérité. Il si­gnale les œuvres manquées, les étrangetés gratuites et laborieuses d'*Un mauvais rêve* et d'*Un crime*, il estime que *L'Impos­ture* est trop longue et surchar­gée de dialogues inutiles ; *Mon­sieur Ouine* n'échappe pas au reproche d'incohérence et de fré­quente invraisemblance ; et si le *Dialogue des Carmélites* pré­sente « une écriture toute de ri­gueur » et d'autres qualités maî­tresses, on ne dissimule pas que ces mérites sont inhabituels chez Bernanos. L'attentive ferveur de B. Halda trouve d'autres justifi­cations plus éminentes ; cela nous invite à nous interroger nous-mêmes, à nous demander si nous n'avons pas trop considéré les mystères douloureux et parfois étouffants des fictions, aux dé­pens des thèmes de l'enfance, de la joie, de l'allégresse du risque, de la mystique de l'espérance. Ces éléments sont mis ici en pleine lumière et fortement caractérisés. Alors nous nous reprenons à vi­brer comme autrefois en relisant l'invocation initiale des *Grands cimetières sous la lune :* « Com­pagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble un jour aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe harassée, blanche de la poussière des rou­tes... » La démarche de certitude, celle de Jeanne d'Arc, vient com­penser les abîmes déroutants du *Journal d'un Curé de campa­gne* et du *Soleil de Satan.* Et nous nous en voulons d'avoir, avec les années et le poids inéluc­table des amertumes, oublié ou méconnu Bernanos... Mais n'avons-nous pas été, com­me Bernanos, les enfants d'un siècle de heurts et de malenten­dus ? Il avait lui-même rompu de manière fracassante, avec Léon Daudet, Claudel, Massis, Maurras : en relatant ces épisodes biographiques, B. Halda ne cherche pas à atténuer les violences injustes et les ingratitudes parfois basse­ment injurieuses. 150:255 Mais ce monde et ce temps furent tragiquement secoués, terriblement déchirés ; les saintes colères se distinguaient ma­laisément des colères injustes ; le trouble est si grand dans les faits et dans les âmes qu'aujourd'hui encore nous hésitons à opérer des synthèses et à tracer des lignes directrices, à repérer des filières. Les colères de Bernanos semblent avoir été marquées par une cer­taine solitude : « Que devais-je à M. Maurras ? Rien. Je puis dire que sa personne m'est peu connue. Je l'ai approchée quatre fois de­puis trente ans. » L'aveu est im­portant, et à mon gré bien signi­ficatif. Des amis qui avaient bien connu Maurras m'ont tracé de lui un portrait tel qu'on regrette chez Bernanos des contacts si rares, et une vision assez abstraite et gra­tuite. Je ne suis pas sûr que Maur­ras ait été si impérieusement mar­qué par le positivisme agnostique qu'il le croyait peut-être lui-même. N'avait-il pas tenu à témoigner aux maîtres de sa jeunesse -- et qui furent ceux de toute sa génération -- une gratitude trop for­melle ? Et Bernanos lui-même était-il tellement redevable à Léon Bloy, entre autres ? Ainsi en ira-t il peut-être de Sartre et de Ca­mus pour les intellectuels de l'ave­nir... Le problème des filiations et des fidélités dans un univers embrouillé sera sans doute un pro­digieux casse-tête pour ceux qui viendront après nous ; qu'ils sa­chent que nous ne l'avons parfois résolu que très approximativement. On reconnaîtra peut-être la « bon­ne volonté » ; mais cette vertu ne pouvait se contenter des perspec­tives finalement indulgentes et sceptiques d'un Jules Romains. « Une foi militante et déchirée » : tel est le sous-titre de l'étude de B. Halda : il nous convainc plei­nement de la bonne volonté d'un Bernanos, et nous invite indirecte­ment à la supposer chez beaucoup de ceux contre lesquels il s'in­surgea rageusement. Bernanos n'é­tait point l'homme des harmonies, mais il n'en est pas de parfaites en ce monde. Notre charité à son égard n'ira jamais sans irritations et sans désaccord ; nous pouvons penser qu'il l'eût admis et peut-être voulu Jean-Baptiste Morvan. *Note jointe* Je n'ai lu aucun autre livre de M. Bernard Halda, et dans celui-ci je lui remarquais un air plutôt sérieux, ap­pliqué, honnête. Alors je trouve épa­tant qu'il puisse nous assurer en passant, comme allant de soi, que *la doctrine politique* de Charles Maurras est *fondée sur le positivisme de Comte et l'athéisme.* « Fondée sur », cela veut dire fondée sur, et « athéisme », cela veut dire athéis­me. Pour en arriver là, il faut sans doute que la malveillance vienne prêter main-forte à l'ignorance. M. Halda ajoute, en sa même page 51, que Maurras *subordonne le spirituel au temporel.* 151:255 Si Maurras c'est cela, M. Halda doit tenir Pie XII pour bien criminel, qui en 1939 leva la condamnation de l'Action française. Mais M. Halda est du nombre de ceux qui ne mentionnent cette condamnation que pour omettre de préciser qu'elle fut levée. Deux pages plus loin il nous cite Barrès : « Des hommes du plus grand talent, des Veuillot, des Drumont, des Ro­chefort, des Maurras ont été des des­potes qui perdent les idées qu'ils por­tent : l'ultramontanisme, l'antisémi­tisme, un certain socialisme, la monar­chie. » Observation piquante, provocante, qui retient l'attention juste le temps de s'apercevoir qu'elle est tout à fait creuse. M. Halda note que Barrès écrivait cette phrase en 1911*,* et il opine, le malheureux, en 1980*,* que *nous voyons à présent combien elle était juste.* Combien. En effet. « A présent », en 1980*,* en 1981*,* nous voyons quel des­pote a perdu l'idée antisémite qu'il portait. Barrès ne pouvait prévoir Hit­ler. M. Halda aurait pu, « à présent », en entendre parler. Quant à Veuillot, il n'a nullement « perdu » l'idée ultramontaine, qui est, avec lui et après lui, largement passée dans les faits D'ailleurs Veuillot n'était point, même métaphoriquement, un despote ; ni Maurras. -- Barrès avait ses nerfs, et ses mines, et s'il fallait ici le pren­dre au sérieux il faudrait en conclure que c'est la seule existence de Maur­ras qui l'a détourné d'être monarchis­te. Historien de la littérature, M. Ber­nard Halda est conduit par sa fonc­tion, nous comprenons, à citer bien des sottises. Quel vertige le conduit en outre à les approuver ? J. M. #### Jean Dauven *Genèse de la psychanalyse *(NEL) Les deux grands fabricants d'énigmes, dans notre siècle, Aga­tha Christie et Sigmund Freud, se lisent avec la même sorte d'intérêt. On admire leur ingéniosité. Pour le reste, on remarque que Freud a terrorisé deux générations (très moutonnières, il est vrai), mais que ce despotisme faiblit. Ce qui restera acquis de son œuvre n'est certainement pas le « dogme » po­pularisé aujourd'hui : voyez par exemple comment Monnerot se réfère à la psychanalyse, ou la jus­tice enfin rendue à Jung. Pierre Grassé, dans sa préface au livre de Jean Dauven, dit nettement que les interprétations freudiennes du rêve n'ont aucun fondement ob­jectif. Jean Dauven a fait une décou­verte curieuse. Adolescent, Freud change son prénom de Sigismond pour celui de Sigmund. Pourquoi ? N'est-ce pas sous l'influence des premiers triomphes de Wagner ? 152:255 Et Freud n'aurait-il pas été amou­reux d'une chanteuse wagnérienne, Amelia Materna ? L'auteur suit ces pistes avec une grande ingé­niosité. Où son soupçon devient particulièrement intéressant, c'est quand il montre dans la *Tétralo­gie* les grands thèmes de la doctri­ne freudienne : révolte contre le père, négation de la vie future, importance de l'inceste. Le nou­veau Sigmund aurait ensuite oc­culté cette origine et rattaché sa découverte au mythe d'Œdipe, qui lui donnait une universalité mieux reconnue. Les pieux adeptes soutiendront que l'on trouve ces thèmes dans la *Tétralogie* justement parce qu'ils sont partout. Mais l'hypothèse de Jean Dauven est d'un grand inté­rêt. Elle éclaire cette obscure genè­se de la psychanalyse sur laquelle Freud fut toujours avare de ren­seignements. Georges Laffly. #### Jean-Marie Darnis *Les monuments expiatoires du supplice de Louis XVI et de Marie-Antoinette sous l'Empire et la Restauration *(1812-1830) Voilà un beau livre consacré au souvenir des martyrs royaux de 1793. M. Darnis est docteur en his­toire, diplômé de l'École pratique des hautes études et archiviste documentaliste du Musée de la Monnaie de Paris ; c'est donc au Musée de l'administration des Monnaies et Médailles, 11 quai de Conti, 75006 Paris, qu'il faut s'adresser pour avoir l'ouvrage, avec un chèque de 210 F + 20 F pour le port ; ce chèque bancai­re doit être fait à l'ordre de M. Darnis et si l'on veut faire un virement, son compte est Société générale, cte 50 1173229 de la banque 30003 ; CCP 5066 20 E Paris. L'auteur a voulu montrer tout ce qui avait été envisagé et réalisé au début du XIX^e^ siècle pour com­mémorer les lieux où avaient péri et où avaient été inhumés Louis XVI et Marie-Antoinette. Car, et c'est là le plus curieux, Napoléon I^er^ lui-même, neveu du couple martyr, par sa femme Marie-Loui­se d'Autriche, avait pensé à com­mémorer quelque peu ces meur­tres lamentables : l'église de la Madeleine devait, dans son esprit, recevoir des monuments relatifs au roi et à la reine, ainsi qu'à tou­tes les autres victimes de la tuerie révolutionnaire... si l'on en croit Caulaincourt. Il est vrai que l'em­pereur avait la ferme intention d'être inhumé avec les siens... à Saint-Denis ! La Restauration, la découverte des corps de Louis XVI et de Marie-Antoinette, transportés à Saint-Denis, l'édification de la Chapelle Expiatoire, le cénotaphe du cachot de la reine à la Conciergerie, le commencement de la mise en place d'un monument consacré à Louis XVI place de la Concorde... tout cela est conté par M. Darnis, qui se fonde sur la presse, les archives les plus variées, ainsi que sur une abon­dante illustration où les médailles ne sont pas absentes, et pour cause ! 153:255 Certes quelques petites critiques peuvent être émises : 1\) les documents reproduits sont parfois un peu flous (Charles X place de la Concorde lors de la pose de la première pierre du mo­nument de Louis XVI, par ex.) ; 2\) Louis XVI statufié dans la Chapelle expiatoire, en manteau de sacre, ne porte pas l'ordre de Saint-Louis, mais bien les colliers de Saint-Michel et du Saint-Es­prit ; 3\) au sujet de l'ordre de Saint-Michel donné à Descloseaux, pro­priétaire du terrain où était le ci­metière de la Madeleine, et où se trouve maintenant la Chapelle ex­piatoire, il faut bien comprendre qu'il était pleinement chevalier à une époque où les chevaliers n'é­taient que nommés (copie de l'or­donnance et cordon envoyés au nommé) et non pas reçus (par une cérémonie spéciale) ; cet état de fait durera longtemps et j'y reviendrai dans un ouvrage sur les ordres du Roi plus qu'à moitié composé. Cela dit (mince critique), l'ou­vrage est accompagné d'une lettre avant-propos de Mgr le duc d'An­jou et de Cadix, chef de la mai­son de Bourbon (publiée en fac-similé), d'une préface de M. le duc de Bauffremont, président du Mémorial de France à Saint-Denis, et d'un texte de M. Pierre De­haye, membre de l'Institut, direc­teur des Monnaies et Médailles sur *Le rôle de la médaille dans l'histoire.* \*\*\* Cette évocation d'un douloureux passé m'amène à revenir sur les inhumations dont j'ai parlé dans mon dernier article sur Louis XVII. J'ai eu le malheur de co­pier André Castelot (ITINÉRAIRES, n° 250, févr. 1981, p. 80, n. 11). Dans son livre sur *Philippe-Égalité* (sic, pour le tiret), cet auteur à la mode n'a pas hésité à mettre le corps de l'Orléans régicide au cimetière des Errancis ; or, il est certain qu'il fut mis dans une fosse du cimetière de la Made­leine de la Ville-l'Évêque, donc pas loin de Louis XVI et Marie-Antoinette. Devenu méfiant, je suis allé voir de plus près si Mme Élisabeth dormait bien sous les pavés du boulevard de Courcelles, comme l'assure Castelot, et j'ai consulté l'excellent article de \*\*\* *Le cimetière Monceaux connu sous le nom de* « *Clos du Christ* » (*Bulletin de la Société historique et archéologique du VIII^e^ arron­dissement,* Paris, 1938, pp. 355-368). En juillet 1793, les habitants du quartier autour du cimetière de la Madeleine se plaignirent de la puanteur des lieux (cela se passa de même au cimetière Sainte-Marguerite !), ce qui entraî­na sa fermeture le 4 germinal an 2 (24 mars 1794, or Égalité fut guillotiné le 6 novembre 1793, donc bien inhumé à la Madeleine). Le clos du Christ, à la barrière de Mousseaux ou de Monceaux, à l'angle de la rue des Errancis (c'est-à-dire des estropiés), fut donc acheté et c'est là que repo­sèrent Mme Élisabeth, l'amiral d'Estaing, Danton, Malesherbes, les Robespierre, Saint-Just, Si­mon (gardien de Louis XVII), Carrier, Fouquier-Tinville... bref martyrs et bourreaux confondus... 154:255 Le cimetière fut clos en 1797, ses fosses contenant 1745 victimes. Mme Élisabeth avait été déposée nue, décapitée et à plat ventre dans le fond de la fosse H du plan, du côté le plus rapproché du mur sud du clos, sa tête bouchant un trou entre on ne sait quels au­tres corps... Le lieu était bien re­pérable en 1817, le terrain étant affaissé, mais on n'osa pas fouiller car le fossoyeur Joly déclara avoir inhumé 18 personnes le 10 mai 1794, dont une femme, précisant où elle avait été mise. Or, il était manifeste qu'on avait déposé ce jour 25 personnes dont 10 femmes (Jacques Hillairet, *Dictionnaire historique des rues de Paris,* Paris, 1973, t. 2, p. 305). On abandonna donc, le roi ne voulant pas d'os­sements douteux. Par la suite, l'oubli puis l'urbanisation du quartier vinrent effacer tous sou­venirs. Les restes des personnes enterrées furent transportés aux Catacombes en 1844 et 1859 lors de la construction du boulevard de Courcelles, puis en 1879, lors­qu'on édifia des maisons à l'angle oriental de la nouvelle rue de Miromesnil (prolongée en 1863, depuis la rue de Monceau jusqu'au boulevard, Hillairet, *ibidem*)*.* Le plan donné par \*\*\* dans le *Bul­letin... du VIII^e^...* montre que l'emplacement de la fosse H, et donc de l'endroit où était Mme Élisabeth, se trouve sous le 108 de la rue de Miromesnil, et non pas sous le boulevard de Cour­celles comme le disait Castelot. Tout montre encore que les restes de la sœur de Louis XVI se trou­vent mélangés aux Catacombes avec bien d'autres ossements, et depuis 1879. J'ajoute que person­ne ne m'a écrit pour me dire que je m'étais trompé, par contre je me suis fait littéralement injurier par deux lecteurs qui n'ont pas admis ma notule sur Léon Bloy (*ibidem,* p. 73, n. 3). Je conjure mes contradicteurs de se rendre chez Aubier-Montaigne, 9 quai de Conti, Paris 6^e^ ; ils y seront à mê­me d'acheter le livre de Barbeau pour pas cher et ils auront, à sa lecture, les cheveux qui se dresse­ront sur la tête ! Ou presque. Hervé Pinoteau. #### Yann Moncomble *La Trilatérale et les secrets du mondialisme *(Éditions de Chiré) On connaît le *Council of Fo*­*reign Relations* américain et le rôle qu'il joue pour l'établisse­ment d'un gouvernement mon­dial, sous la houlette de Rockefeller et avec l'aide de toute la haute finance internationale. Cha­cun sait que H. Kissinger est de­puis longtemps membre du C.F.R. et que le nouveau vice-président des U.S.A., George Bush, l'est également et a même dirigé cet organisme. 155:255 Mais ce qui est moins connu, c'est que le C.F.R. n'est en fait que la section américaine d'une véritable Internationale capitaliste, fondée à Londres en 1919, par les membres d'une société secrète sy­narchique -- la Table Ronde -- avec l'appui financier des Roths­child ; cette organisation se nom­me Institut des Affaires Inter­nationales et possède des sections dans le monde entier, y compris dans les pays communistes. Saviez-vous qu'en France l'équi­valent du C.F.R. avait été fondé dès 1935, sous le nom de Centre d'Études de Politique Étrangère, par le recteur Charléty, le pro­fesseur Bloch et Julien Caïn ? Saviez-vous qu'entre 1935 et 1939 s'y connurent une bonne partie des futurs séides de la dissidence gaulliste : Louis Joxe, René Mayer, Catroux, d'Astier de La Vigerie et surtout Jean Mon­net ? Saviez-vous qu'après la guerre, le C.E.P.E. eut pour présidents Léon Blum puis Édouard Herriot, que dans ses rangs figurent Gis­card d'Estaing et Mitterrand, Cou­ve de Murville et André François-Poncet, et bien d'autres ? Saviez-vous qu'aujourd'hui cet institut -- qui vient de changer de nom -- est dirigé par Thierry de Montbrial, bras droit de Gis­card, et qu'à ses côtés siègent Louis Joxe, Michel Jobert, Jacques Ferry, président de la chambre syndicale française de la sidérur­gie, Jacques de Fouchier, président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, et Jean Lacouture, journaliste au Nouvel Obs ? Celui-là même qui avouait naguère avoir trompé l'opinion pour faciliter la victoire des communistes dans le Sud-Ouest asiatique. Cet institut -- vous ne serez pas étonnés de l'apprendre -- est grassement subventionné par les grandes banques, les sociétés mul­tinationales et le grand capital français. Saviez-vous que des instituts similaires fonctionnent aussi bien en Chine populaire qu'en U.R.S.S., avec l'appui de l'appareil d'État, et que les professeurs et acadé­miciens soviétiques qui en font partie retrouvent régulièrement à Pugwash la fine fleur des savants occidentaux pour « échanger des informations » ? C'est d'ailleurs en grande partie à ces réunions de Pugwash que l'on peut attribuer le désarmement unilatéral de l'Occident, face au bloc soviétique. Si vous ignoriez tous ces faits -- dont la grande presse ne parle jamais -- vous en apprendrez le détail, avec une foule d'autres renseignements stupéfiants, en li­sant l'ouvrage de Yann Moncom­ble qui vous permettra, dans les événements troubles qui se prépa­rent, de ne pas être dupes des fourbes, qui, sous couvert de salut national, vont essayer une fois de plus de faire avancer le « grand dessein » de la Synarchie. Christian Lagrave. 156:255 #### Jean Gaudemet avec la collaboration de Dom Jacques Dubois OSB André Duval OP, Jacques Champagne, prêtre *Les élections dans l'Église latine des origines au XVI^e^ siècle *(Éditions Fernand Lanore) Voici un livre d'érudition qui fait honneur à l'éditeur et qui a nécessité le concours du CNRS. A vrai dire le sujet est austère, car si un débat est pour l'heure engagé dans l'Église catholique latine « sur la place que l'on pourrait accorder ou restituer à des procédures électorales dans la désignation des évêques », il n'est question que d'histoire et c'est déjà énorme. Les auteurs ont voulu de plus près scruter « le rôle de la communauté dans le choix de ses chefs ». « L'en­quête a porté sur les désigna­tions épiscopales, et sur les élec­tions des abbés, abbesses, prieurs, ministres ou maîtres dans les or­dres religieux ». Il s'agit d'un vaste rassemblement de textes, chaque auteur choisissant libre­ment son cadre chronologique et l'exposé des documents. On trou­vera quelques pages consacrées à l'élection pontificale qui eut à subir pas mal de péripéties ; l'élec­tion de l'évêque de Rome fut long­temps soumise à la ratification de l'empereur romain, byzantin ou carolingien. Il faudra attendre Ni­colas II, un maître pape, pour que les cardinaux soient seuls élec­teurs du pontife de Rome (1059). Les auteurs attirent l'attention sur d'étranges techniques d'élec­tion et sur la « distorsion entre les principes législatifs (formulés par les canons conciliaires ou les décrétales pontificales) et les réa­lités de la pratique ». Les docu­ments réunis « laissent deviner, plus rarement qu'on ne le sou­haiterait, les vœux du peuple, les soucis des pasteurs, les appétits des grands, l'ambition des uns, la modestie des autres ». En résumé de l'évolution, on voit les laïcs évincés, le nombre des clercs se restreindre (rôle du chapitre ca­thédral), les pairs se coopter, l'au­torité supérieure régner de plus en plus (métropolitain, pape) et l'autorité séculière se manifester parfois lourdement... Tous ceux qui aiment l'histoire de l'Église auront à cœur de se plonger dans le rappel d'une longue évolution ; les juristes seront comblés, ce qui n'est pas rien. Hervé Pinoteau. 157:255 #### Éric Muraise *Sainte Anne et la Bretagne *(Éditions Fernand Lanore) J'ai déjà parlé ici même d'Éric Muraise (de son vrai nom colonel Maurice Suire, mort le 8 mars 1980, Cf. ITINÉRAIRES, n° 250, févr. 1981, p. 71) dont l'œuvre est loin d'entraîner l'enthousias­me chez les traditionalistes. Ce­pendant, le dernier petit livre que l'on présente ici au public, est digne d'intérêt. L'auteur rappelle tout d'abord les nombreuses ma­nifestations de la Vierge en Bre­tagne, puis il aborde tout ce que la tradition nous a livré sur sa mère, dont le culte est attesté dès le II^e^ siècle ; il nous montre comment la Bretagne en vint à vénérer sainte Anne à la Palud puis à Auray. C'est d'ailleurs au­tour de Sainte-Anne d'Auray que se construit le livre, les appari­tions de la mère de la Vierge en 1623-1625 faisant de ce lieu un centre de pèlerinages. Une basi­lique viendra souligner l'impor­tance que l'Église accorde à un culte si populaire. L'auteur dis­serte aussi sur la bataille d'Auray (29 septembre 1364) où Charles de Blois fut vaincu par Jean de Montfort ; contrairement à ce qu'assure l'auteur, Charles ne fut jamais canonisé et reste bienheu­reux, mais on trouve bien de pe­tites imperfections dans ce récit (Duguesclin en un mot, de Mon­talban pour Montauban, l'auteur abusant d'ailleurs des particules, etc.). On passera sur le vœu des marins d'Arzon (1763) et autres fastes maritimes, pour se recueillir au passage devant l'évocation des fusillés de Quiberon (1795), dont on trouvera les trop nombreux noms dans d'autres ouvrages (je ne vois pas sur les divers plans la localisation du Champ des martyrs et de son mausolée où sont inscrits leurs noms), et celle de Cadoudal présent à la bataille du pont (et non du point, sic, dans le titre du chapitre, p. 97) de Loch. Muraise passe ensuite à l'équipée des collégiens de Van­nes durant les cent jours, braves gosses qui voulurent combattre pour le Roi. Un mémorial de Bre­tagne est décrit, puis Muraise re­part vers ses phantasmes en dis­sertant sur le monument d'Hen­ri V, annonciateur du Grand mo­narque... A vrai dire, le monu­ment du comte de Chambord en tenue de sacre ne manque pas de pittoresque et d'originalité ; c'est le seul de toute la France et ce fut là que chaque année, après la mort du Roi exilé, vinrent se réunir les légitimistes qui récu­saient les Orléans. Le pèlerinage de ces traditionalistes convaincus qui ne connaissaient que Jean III et Charles XI, dura jusqu'à la fin du siècle. Muraise qui ne veut rien connaître du droit et qui in­terprète tout selon ses idées far­felues, dit donc en cet endroit n'importe quoi, ce qui est bien dommage, car ce petit livre peut rendre de grands services à tout catholique français qui pèlerine en un lieu véritablement sacré de Bretagne et même de France. 158:255 Je reviendrai un jour sur la question du drapeau blanc, les er­reurs de Muraise (elles sont nom­breuses en ces pages), les « prophéties » de Marie-Julie Jahenny, mais que cela n'empêche pas l'a­chat de ce petit livre utile et plein de piété pour la Bretagne. Hervé Pinoteau. ============== fin du numéro 255. [^1]:  -- (1). Sur les avantages et les inconvénients des livres liturgiques de Jean XXIII, cf. Jean Crété : « La réforme du bréviaire », dans ITINÉRAIRES, numéro 189 de jan­vier 1975. [^2]:  -- (2). « Qu'ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d'hier ; que de tous temps l'Église et l'état, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organisations fécondes ; que l'Église, qui n'a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n'a pas à se dégager du passé, et qu'il lui suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l'évolution matérielle de la société contemporaine : car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes. » (Saint Pie X, 25 août 1910.) [^3]:  -- (1). « Le Journal de Teilhard », dans *La Pensée catholique,* n° 158, septembre-octobre 1975. [^4]:  -- (42). *Ernst Haeckel :* naturaliste allemand (1834*-*1919) féro­cement darwinien ; c'est lui qui invente l'hypothèse du Pithé­canthrope pour relier les singes « anthropoïdes » à l'espèce humaine. [^5]:  -- (43). *Pallas :* surnom d'Athéna, déesse grecque de l'intelli­gence. [^6]:  -- (141). Froment-Guieysse. op. cit. p. 31. [^7]:  -- (142). Discours du 24 mai 1880 à la Chambre. [^8]:  -- (143). Discours du 10 juin 1881. Réponse au duc de Broglie. [^9]:  -- (144). « Mon cher ami, écrivait Germain Sée à Lockroy, si vous avez lu le *Monde* d'hier, vous y trouverez cette *monstruosité* sur le désir qu'aurait manifesté le maître de se confier à un prêtre. » A quoi Drumont répondit : « Je vous demande en quoi il serait mons­trueux qu'un homme qui a dû ses plus belles inspirations à la religion chrétienne, qui a célébré Jésus, l'Église, la prière en vers immortels eût le désir, avant de quitter la terre, de causer avec le ministre d'un Dieu qui avait été le sien. » *La France juive.* II. 445. Germain Sée, juif alsacien, franc-maçon, médecin en renom, professeur en Sorbonne, était une des gloires du parti des Lumières. [^10]:  -- (145). Lecanuet. *op. cit*. 102. [^11]:  -- (146). Deschamps et Jeannet. *Les sociétés secrètes et la société,* T II p. 434. [^12]:  -- (147). *La Chaîne d'Union.* Nov. 78 p. 495. [^13]:  -- (148). *Le Monde Maçonnique.* Déc. 85. Ces lignes sont extraites d'une sorte de testament spirituel, adressé par le grand Maître à tous les maçons de France. [^14]:  -- (149). Drumont, *op. cit*. II. 68. [^15]:  -- (150). Tavernier. *50 ans de politique,* p. 12. [^16]:  -- (151). Lecanuet. *op. cit*. (103). [^17]:  -- (152). *La loi Camille Sée. Documents, rapports, discours,* p. 25. [^18]:  -- (153). Correspondant. Cité par le R.P. Lecanuet *op. cit*. (p. 105). [^19]:  -- (154). L'ancien journal de Gambetta, la *République française,* par­tagea les mêmes craintes que M. Chesnelong, mais après avoir fait voter la loi. En effet, en octobre 86 il écrivait ceci, qui est savoureux : « Ces lycées réussiront-ils ? Certes le bon sens français nous sauvera de la peste des étudiants cosmopolites (sic) qui ont fourni aux nihilistes de si gracieuses recrues. Mais on peut craindre que d'ici à dix ans, les lycées des filles ne nous donnent pas mal de bas-bleus, sans compter les oratrices des réunions publiques, deux classes de citoyennes dont le commerce est parfois épineux. » [^20]:  -- (155). Discours du 22.Xl.80. [^21]:  -- (156). R.P. Lescœurs : « L'État, mère de famille ». [^22]:  -- (157). Maurras. « Nous sommes gouvernés par une tribu de Lévi » (*Action Française,* 20.1.1910). [^23]:  -- (158). Sur le patriotisme de l'école laïque, je reviendrai longuement dans « Souvenirs en forme de conclusion » qui clôturera ce travail. [^24]:  -- (159). Discours du 28 août. [^25]:  -- (160). Léaud et Glay. *L'école primaire en France.* Tome II. p. 59. [^26]:  -- (161). Cité par le R.P. Lecanuet. *op. cit*. p. 134. [^27]:  -- (162). Le protestantisme est la religion à la mode. « Le *Temps*, le grand journal républicain a été fondé par un protestant, Nefftzer. Jules Favre et le philosophe Renouvier se sont convertis au protestantisme. Taine et Renan font élever leurs enfants dans la foi protestante. Jules Ferry a épousé une protestante. George Sand a fait baptiser ses deux petites filles par un pasteur. « Ce n'est pas, écrit-elle, un engagement pris d'appartenir à une orthodoxie quelconque d'institution humaine. C'est une protestation contre le catholicisme... une rupture déterminée et déclarée avec le prêtre romain. » A vrai dire, pour ces républi­cains anticatholiques, la religion réformée n'est guère qu'une religion naturelle, un pont jeté entre le christianisme et le positivisme. » Chas­tenet. *op. cit*. 1.201. [^28]:  -- (163). Juliette Adam. *Après l'abandon de la Revanche,* p. 316. [^29]:  -- (164). Auxerre 1833. Hanoi 1886. [^30]:  -- (165). Juliette Adam. *op. cit*., pp. 237, 238. [^31]:  -- (166). Discours de Romans. 18.IX.78. [^32]:  -- (167). *Le Monde maçonnique*. XII.81 p. 354. [^33]:  -- (168). Saint-Pastour. *op. cit*. p. 161. [^34]:  -- (169). « Le Français »*,* 23.IV.83. Exemple cité par E. Tavernier, qui raconte aussi les amusantes évolutions du « Tour de France de deux enfants ». Ce livre, signé G. Bruno est l'œuvre de Mme Alfred Fouillée, épouse en secondes noces de M. Fouillée, philosophe antichrétien, et en premières d'un Monsieur Guyau, dont elle eut un fils, Jean-Marie Guyau, qui allait écrire « l'Irréligion de l'avenir ». M. Tavernier écrit : « Le Tour de France avait en 1910 atteint le chiffre de 330 éditions. Jusque là il contenait une dose appréciable d'esprit ou de sentiment religieux. Mais soudain il se présenta tout entier laïcisé lui aussi, c'est-à-dire corrigé, gratté. En 1908 (30 septembre) j'avais dans l'*Univers* signalé ces laïcisations. Elles furent en 1910 (17 janvier, séance du matin), portées à la tribune par M. Grousseau... La droite et la gauche sursau­tèrent d'étonnement, mais ensuite la gauche cria à l'invraisemblance... Prompt à l'affirmation, Jaurès déclara que Bruno, l'auteur, était en réalité M. Alfred Fouillée et se porta garant qu'un philosophe si grave n'avait pu s'abaisser à de pareilles opérations sur son propre travail. Puis M. Théodore Reinach, toujours bien renseigné, notifia que Fouillée était mort, ce qui valait une preuve péremptoire d'innocence... Tout à coup quelqu'un révéla que Bruno ce n'était pas Fouillée mais sa femme : révélation exacte. On s'exclama derechef ; et les laïcisateurs se persuadèrent que Mme Fouillée n'avait pu laïciser elle-même son livre, soit à l'insu, soit avec l'approbation du mari et que le coupable était certainement l'éditeur. (Alors) Fouillée (qui était parfaitement vivant et devait vivre deux années encore) intervint en personne, pour donner des explications catégoriques et surprenantes. Par une longue lettre adressée au Temps... M. Fouillée notifia ceci : 1° Le *Tour de France* est un chef d'œuvre. 2° L'éditeur souhaitait le voir adapter le chef d'œuvre aux progrès réalisés par la neutralité, laquelle ne supporte plus l'idée de Dieu. » Tavernier. *op. cit*. 249, 250. [^35]:  -- (170). R P. Lecanuet. *op. cit*. p. 137. T II. [^36]:  -- (171). Saint-Pastour. *op. cit*. p. 188. [^37]:  -- (172). L'Humanité. 4.X.1904. [^38]:  -- (173). Discours fait à la Chambre le 8.XI.1906. [^39]:  -- (174). Dans ses « Notes sur la Franc-Maçonnerie dans la Loire-Inférieure », publiées à Ancenis en 1911, le F**.·.** M**.·.** Pageot, député-maire de Nantes, donne des détails sur l'affiliation de Briand. Saint-Pastour *op. cit*. p. 94. [^40]:  -- (175). Saint-Pastour *op. cit*. p. 117. [^41]:  -- (176). *Action française.* 4.VII.1930. [^42]:  -- (1). *In Véronique, dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle,* Œuvres en prose, 1909-1914, La Pléiade, Paris 1968, pp. 360-404. [^43]:  -- (2). En dépit de l'encyclique *Veterum Sapientia* de Jean XXIII de­mandant avec force l'étude du latin dans les séminaires et son emploi dans la liturgie. [^44]:  -- (3). TAPIÉ (V.L.) : *Retables baroques de Bretagne,* PUF, Paris 1972, pp. 23-25. [^45]:  -- (4). Sur ces influences, voir : Abbé ESPINASSE (J.) : *Prêtre en Cor­rèze,* Laffont, Paris 1979. [^46]:  -- (5). In *Tels qu'ils furent,* Paris 1927. [^47]:  -- (6). In *De la vingt-cinquième heure à l'heure éternelle,* Plon, Paris 1965, p. 64. [^48]:  -- (7). Voir notre article : « Ami de Rome et de Pie IX, Mgr Berteaud, évêque de Tulle » in *L'Information historique,* Masson, Paris 1980*.* [^49]:  -- (8). Dont le cardinal Casaroli, secrétaire d'État, a demandé le réta­blissement en 1980*.* [^50]:  -- (9). *Ex voto Virgini pariturae,* in *Œuvre poétique* d'E. de BREMOND D'ARS, Minard, Paris 1966*.* [^51]:  -- (10). Dès 1976, nous avions donné l'alarme à son sujet par notre conférence « Aspects de la Réforme catholique au diocèse de Tulle » prononcée à Limoges dans le cadre du colloque sur *Le Limousin au XVII^e^ siècle,* Travaux et Mémoires de l'Université de Limoges, Limoges 1979*, p. 198.* [^52]:  -- (11). *op. cit.,* p. 24. [^53]:  -- (12). Abbé GORSE (M.M.) : *L'abbé Joseph Roux,* Paris 1924, p. 28. [^54]:  -- (13). CARRERAS (L.) : *Grandeur chrétienne de l'Espagne,* Nouvelles Éditions Latines distributeur. [^55]:  -- (14). In *La tunique déchirée,* préfacée par le cardinal Bacci, Nou­velles Éditions Latines, Paris 1968*.* [^56]:  -- (15). *Un appel à l'amour,* Apostolat de la Prière, Toulouse 1962*.* [^57]:  -- (16). Carmel de Tulle : *Le saint homme de Tulle,* préfacé par le Père Garrigou-Lagrange, O.P., Tulle 1942*.* [^58]:  -- (17). In *Saint Jean libérateur,* nouvelle parue dans *La Petite Illus­tration* du 13 mars 1926, pp. 14-15. [^59]:  -- (18). *Au plaisir de Dieu,* Gallimard, Paris 1974, pp. 89-90. [^60]:  -- (19). In *La bouteille à la mer,* Plon, Paris 1976, p. 278. [^61]:  -- (20). *Hommage de la Corrèze à ses papes,* Tulle 1952*.* [^62]:  -- (21). Voir notre « Hommage au chanoine Pélissier, historien de la Papauté et du Limousin » in *Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze,* tome LXXXI, Tulle 1978*.* [^63]:  -- (22). In *Semaine religieuse du diocèse de Tulle,* 1963, n° 3, p. 35. [^64]:  -- (23). In *Semaine religieuse du diocèse de Tulle,* 1963, n° 3, pp. 14-15. [^65]:  -- (24). Princesse BIBESCO : *Histoire d'une amitié,* t. I : L'abbé Mugnier, Plon. [^66]:  -- (25). KAZANTZAKI (N.) : *Lettre au Greco, bilan d'une vie,* Plon 1975, p. 146. [^67]:  -- (117). 2-2, 158, 1-8. [^68]:  -- (118). 2-2, 159, 1-2. [^69]:  -- (119). 2-2, 160, 1-2. [^70]:  -- (120). 2-2, 161, 1, ad 5. [^71]:  -- (121). *Ibid.,* c. [^72]:  -- (122). 1-2, 161, 2, c. [^73]:  -- (123). *Ibid.,* ad 3. [^74]:  -- (124). 1-2, 161, 3, c. et ad 2. [^75]:  -- (125). 1-2, 161, 4. [^76]:  -- (126). 1-2, 161, 5 et ad 2. Le premier accès à Dieu étant la foi, fon­dement de toutes les vertus surnaturelles, la première vertu théologale -- comme les deux autres -- se situe à un niveau plus élevé que celui de l'humilité, selon saint Thomas (ad 2, in fine) qui souligne que « l'humilité étant une *disposition* au libre accès de l'homme aux biens spirituels et divins, et la *perfection* étant supérieure à la disposition, la charité et les autres vertus qui conduisent *directement à* Dieu, sont supérieures à l'humilité » qui en est la voie d'entrée (ad 4). [^77]:  -- (127). 1-2, 161, 6, ad 2. [^78]:  -- (128). 1-2, 162, 1 et ad 2 et 3, 2 et ad 3. [^79]:  -- (129). 2-2, 162, 3 et ad 1^er^ et 2. [^80]:  -- (130). *Moralia*, I XXIII, ch. 6. [^81]:  -- (131). 2-2, 162, 4. [^82]:  -- (132). 2-2, 162, 5, et ad 2. [^83]:  -- (133). 2-2, 162, 6, et ad 2. [^84]:  -- (134). 2-2, 162, 7 et ad 1. [^85]:  -- (135). 2-2, 162, 8 et ad 3. [^86]:  -- (136). 5, 12. [^87]:  -- (137). 2-2, 163, 1 et 2. [^88]:  -- (138). Cf. l'expression : *faire* des enfants. [^89]:  -- (139). Et de citer saint Jérôme qui remarquait -- déjà : « Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter des poèmes d'amour en vers bucoliques » (*Epist. 21 ad Damas.*)*.* [^90]:  -- (140). 1-2, 167, 1, 2. [^91]:  -- (141). Rom., 1, 1. [^92]:  -- (142). P. 530-1. [^93]:  -- (143). 1-2, 168, 1-4 et 169, 1-2. [^94]:  -- (1). Cf. *L'homme du ressentiment* (Gallimard 1958) où Scheler oppose l'amour chrétien à l'humanitarisme, celui-ci nourri de ressentiment, et la vraie cible de la remarque de Nietzsche. [^95]:  -- (1). D'origine piémontaise, les Broglie ont donné à la France 6 évêques, 9 prêtres aux XIX^e^ et XX^e^ siècles, des religieuses, 3 maréchaux de France, des géné­raux, 15 morts au champ d'honneur depuis la Renaissance, des ambassadeurs, des députés, etc. 5 chevaliers des ordres du Roi (Saint-Esprit et Saint-Michel), 2 grand-croix de la Légion d'honneur (dont l'actuel 7^e^ duc, prix Nobel de physique, illustre savant), etc. [^96]:  -- (2). On ne m'en voudra pas de cette qualification héraldique. Les Orléans brisent ou doivent briser les armes de France (d'azur à trois fleurs de lis d'or) d'un lambel d'argent pour montrer qu'ils sont cadets par rapport aux aînés. Depuis la mort du comte de Chambord (1883)*,* on sait qu'ils ont trop souvent effacé leur lambel. [^97]:  -- (3). L'auteur n'hésite pas à créditer les Orléans de toutes les turpitudes qu'on leur attribue généralement. Le roi des Français est dépeint comme un menteur, un hypocrite (cela plusieurs fois écrit), un homme âpre au gain, l'œil toujours tourné vers les biens de ce monde, sans aucun idéal et capable des pires saletés, allant par exemple jusqu'à faire imprimer à plusieurs reprises que le duc de Bordeaux n'était pas fils de son père, etc. Ce grand prêtre de l'orléa­nisme est donc un bien vilain prince et d'ailleurs un véritable despote. Il faut lire les *Mémoires* de la comtesse de Boigne, orléaniste en diable et très proche de ces princes, pour constater que les fils du roi des Français ne pouvaient plus souffrir leur père omnipotent sur le plan financier et qu'on allait vers une grave crise familiale qui ne fut évitée que par la révolution de février 1848 (cf. édition J.C. Berchet au Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé » XXIV, Paris, 1979, t. 2, pp. 444, 462... mais exagère-t-elle quand elle déclare p. 463 : « La révolution de 1848 prit naissance dans le palais » (des Tuileries) ?). L'ambition déçue de la duchesse d'Orléans, privée de la régence en cas de disparition de son beau-père, au profit du duc de Nemours (c'était la loi), n'arrangeait rien... L'histoire enregistre encore les paroles du duc de Montpen­sier à son père rédigeant son abdication : « Mais écrivez donc plus vite, vous n'en finissez pas ! » (Broglie, *L'orléanisme*, p. 308 ; sur la division de la famille royale, pp. 306-307.) [^98]:  -- (4). Contrairement aux historiens actuels qui essayent de minimiser la maçonnerie, Gabriel de Broglie montre toute l'ampleur de l'activité méthodique de la secte, animée par son grand maître, duc de Chartres puis d'Orléans (pp. 114-117). Louis-Philippe-Joseph était un grand maître non conformiste, n'aimant pas les rites et les cérémonies, mais quand même actif et prêtant son nom à une conjuration (de tradition dans sa famille, p. 114) qui lui donnait une « magistrature invisible... compensation évidente à ses déceptions officielles » (p. 116). Qu'il ait renié la maçonnerie sous la République naissante, comme il renia son sang et son Roi, rien d'étonnant à cela, mais il n'en reste pas moins qu'il fut un important agent de cet abominable chambardement dont le monde entier souffre tous les jours. [^99]:  -- (5). P. 303, l'auteur n'y va pas par quatre chemins : le roi des Français concevait l'orléanisme « comme une église, dont il serait, par droit historique et par élection, le pape. Une religion réformée, bien entendu, et donc un pape protestant ». Mais le « pontife orléaniste » (*sic*) ne sut pas manœuvrer et manqua son coup. Qu'on ne s'étonne pas cependant du choix d'une princesse protestante pour l'héritier (sur lui, cf. ITINÉRAIRES, n° 250, févr. 1981, p. 172, n. 10). Depuis l'origine de la France catholique, aucun roi ou prince héritier n'avait épousé une hérétique, Napoléon I^er^ compris ! Napoléon III lui-même épousa une catholique et en fit épouser une à son bien laïcisant cousin et proche successeur, le prince Napoléon. [^100]:  -- (6). Je renvoie à mes commentaires que l'on a pu lire dans ITINÉRAIRES, n° 250, févr. 1981, pp. 166-173 sur l'ouvrage du marquis de Breteuil, qui montre le comte de Paris d'alors (1877) s'engager en faveur du général Boulanger. [^101]:  -- (7). On lira à ce sujet les lignes de l'auteur pp. 12-13. Contre le dogmatisme intégriste de la monarchie de droit divin, mais aussi du cartésianisme, du catho­licisme gallican, du jacobinisme, du napoléonisme et du parisianisme culturel, se dresse cette « autre face de l'esprit français, qui est individualiste, critique, tolérant, mobile, inventif, élégant et léger. L'orléanisme est l'une des expressions de cet esprit-là, et sans doute son expression politique la plus continue et la plus organisée... c'est une réaction et un remède contre l'intégrisme dominant ». C'est un peu se moquer du monde en 1981, car tout montre que l'orléanisme est bien en totale symbiose avec le pouvoir et la société. Comme il ne s'oppose plus à l'ambiance générale dans laquelle nous vivons, il ne saurait plus être le séducteur de l'opinion, tel qu'il est décrit p. 12 par l'auteur. Là encore, c'est une faillite. L'auteur termine sa préface par ces lignes : « Mais du point de vue de l'efficacité, le résultat reste douteux : a-t-il (l'orléanisme) apporté à la France les bienfaits qu'elle pouvait attendre de sa ressource libérale ? » Pour l'heure, l'orléanisme ne semble plus rien pouvoir faire pour nous, du fait que la société qu'il peut prôner est déjà en place. Nous n'en sommes plus à 1789-1791, lorsque « le mouvement orléaniste présenta un projet de nouvelle société » (p. 150). Il n'y aurait donc plus personne, ni plus aucune institution à démolir. [^102]:  -- (8). Il est curieux de voir Broglie enregistrer pieusement les renonciations de Philippe V au traité d'Utrecht, mais tenir pour rien celles de Philippe Égalité alors qu'il les recense toutes ! Le 26 juin 1791 Louis-Philippe-Joseph renonce à ses droits éventuels de régent et ne veut plus être qu'un simple citoyen. Le 25 août suivant il déclarait qu'il était prêt à renoncer à ses droits de membre de la dynastie régnante si les princes français (dont il était) ne pouvaient plus être citoyens actifs et éligibles par le peuple à des places, emplois et fonctions (or, au chapitre II, section III, art. 5 de la constitution du 3 septembre suivant, acceptée par Louis XVI le 13 et à laquelle il prêta serment le 14, les princes français pouvaient être citoyens actifs... sans être éligibles par le peuple !). « Louis-Philippe-Joseph déposa alors sa renonciation formelle à tous ses droits de membre de la dynastie. « Simple citoyen Égalité, il fut élu à la Convention nationale et lorsqu'il fut accusé de comploter, il s'empressa de renouveler « par lettres du 7 décembre 1792 à la Convention et du 9 décembre aux journaux, sa renonciation » (Broglie, pp. 166-169). [^103]:  -- (9). L'Assemblée nationale constituante, encore à Versailles, rédigeait pro­gressivement les articles de la future constitution (celle du 3 septembre 1791) lorsqu'on en vint à la question du droit successoral. Les orléanistes voulurent qu'on fasse mention des renonciations de Philippe V. Le marquis de Sillery montant à la tribune déclara qu'il avait par hasard sur lui le texte de ces renonciations (Broglie le dit pp. 165-166, mais cette phrase de l'ami du duc d'Orléans fut saluée de rires). Après des discussions sur le droit, l'Assemblée renvoya l'affaire à plus tard et ne voulut pas enregistrer les dites renonciations, à la fureur des orléanistes. Le décret du 15 septembre 1789 passa dans la constitution du 3 septembre 1791, chapitre II, section 1^e^, art. 1^er^ : « ...Rien n'est préjugé sur l'effet des renonciations, dans la race actuellement régnante. » On sait que Louis XVIII et le chancelier de France Dambray ne voulurent pas qu'on évoque en quoi que ce soit la loi de succession dans la charte constitu­tionnelle du 4 juin 1814 : cette loi coutumière, dite salique, était au-dessus des vicissitudes de la politique ; l'écrire eût été la diminuer (cf. en particulier la réponse de Dambray au comité de constitution, le 23 mai 1814). Pour en revenir au décret du 15 septembre 1789, c'est bien lui qui est visé par la phrase de l'article du 12 octobre dans la *Gazette nationale ou le Moniteur universel* du 12 octobre. [^104]:  -- (10). En octobre 1789, après la mort du premier dauphin à Meudon le 4 juin (qu'on pense un peu à la peine des parents, augmentée par tout le désordre ambiant !), il y a donc comme dynastes le nouveau dauphin, qui sera Louis XVII, puis les frères du roi, les comtes de Provence et d'Artois, futurs Louis XVIII et Charles X, et enfin les neveux du roi, fils du comte d'Artois, les ducs d'Angoulême et de Berry. Après venait la branche d'Espagne, des Deux Siciles et de Parme (« les droits des petits-fils de Philippe V sont encore entiers », proclame l'article, et ils étaient bien onze selon l'Almanach royal, et même douze avec Louis Marie archevêque de Séville). Suivaient le duc d'Orléans et ses trois fils (Chartres, Montpensier, Beaujolais), puis le prince de Condé, les ducs de Bourbon et d'Enghien puis le prince de Conti. L'Almanach royal rangeant ces dynastes par États (France, Espagne, Deux Siciles, Parme) faisait passer Orléans, Bourbons Condé et Conti avant les descendants de Philippe V, mais cet arrangement typographique ne pouvait pas abolir les droits des princes espagnols, napolitains et parmesans. [^105]:  -- (11). Il est de bon ton chez les orléanistes de créditer les tenants du droit royal multiséculaire de haine envers les Orléans, ce qui dévalue totalement leur action, leur témoignage, etc. Henri V et sa pauvre femme Marie-Thérèse d'Autriche Este n'y échappèrent point. Outre qu'il est bien curieux de créditer des adversaires de *haine,* alors qu'il s'agit en général de catholiques de tradition, souvent pratiquants et ne pouvant pas avoir de haine interdite par leur religion, cela manque totalement de véracité pour Henri V et sa femme. Le roi de Frohsdorf interdisait qu'on parle mal des Orléans devant lui. Il n'aimait point l'action de ses cousins et la trouvait mauvaise ; il leur pardonnait tout et nul doute qu'il fut heureux de voir le comte de Paris arriver à Frohsdorf le 5 août 1873 : un tel prince cadet (jouant jusque là à l'anti-roi !) rentrant dans le droit chemin, cela ne pouvait que lui faire plaisir et il le lui dit ; il fut même très ému et rendit le lendemain sa visite à son cousin qui était descendu au palais Cobourg de Vienne. Nul doute qu'il fut beaucoup moins heureux de le voir revenir à Frohsdorf le 7 juillet 1883, peu de jours avant sa mort. Il y avait eu entre temps le fiasco de la restauration manquée et cette visite au roi en train de mourir pouvait paraître comme une reconnaissance, une investiture de sa part ; que pouvait-on imaginer ? Mais il voulut avoir jusqu'au bout l'attitude d'un chrétien et faire savoir qu'il pardonnait leurs forfaits à des cousins dont il détestait les idées et la politique. L'entrevue dura sept à huit minutes (cinq selon le roi) et il faut être conscient de l'im­portance de ces questions-là quand on considère tout ce que l'imagerie orléa­niste en a tiré ! [^106]:  -- (12). Oui, Henri V a plus d'une fois dit qu'il ne voulait pas que son cercueil serve de pont aux Orléans. Il n'était pas question pour lui que ses obsèques aient l'air de consacrer la prééminence de ces princes et qu'ils puissent paraître ses héritiers. C'est ainsi que la cérémonie de Goritz fut réglée de telle façon que tous les princes capétiens furent rangés dans l'ordre de primo­géniture des mâles, ce qui eut pour conséquence de mettre les Bourbons d'Espagne en tête (le nouveau chef de maison, don Juan, étant le premier de tous) et d'exclure les Orléans qui ne voulurent pas être à leur place naturelle, la dernière. Les orléanistes se gargarisent de la reconnaissance du comte de Paris comme « Philippe VII chef de la maison de France » par l'empereur d'Autriche et d'autres souverains comme le roi de Naples, pour ne pas parler des royalistes français, assez nombreux à passer du côté des Orléans, souvent le désespoir au cœur. On peut répondre à cela que le Roi n'est point tel de par la reconnaissance de l'étranger, mais bien de par la loi de succession qui vient du fond des âges. De plus, l'empereur d'Autriche détestait les princes carlistes, ce qui s'était amplifié lors du mariage d'Alphonse XII (roi libéral et constitutionnel qui combattit et vainquit les armes à la main Charles VII duc de Madrid) avec l'archiduchesse d'Autriche Marie Christine en 1879 ; il était tellement mécontent du duc de Madrid (Charles XI pour les Français), qu'il empêcha les royalistes espagnols et français d'assister au second mariage de leur roi qui eut lieu à Prague en 1894 avec la princesse Marie Berthe de Rohan ! Quant au roi de Naples, ou mieux du royaume des Deux Siciles, il s'agissait de François II détrôné en 1860 ; pauvre Bourbon pas bien malin, « ce pâle descendant d'Henri IV » (Jean-Paul Garnier, *Le dernier roi de Naples,* Paris, 1961, p. 92) avait flagorné Napoléon III pour essayer de reprendre sa couronne. Voici ce que ce parangon de la « légitimité » (selon les orléanistes !) déclarait au marquis de la Valette, ambassadeur de Napoléon III, lors d'une audience à Rome, le 10 décembre 1861* :* « *Certes, c'est auprès de l'empereur que je chercherais le plus volontiers un refuge : c'est auprès de lui que l'exil me pèserait le moins puisque c'est de lui que comme roi de Naples, j'ai reçu les témoignages d'intérêt les moins équivoques, puisque c'est lui seul qui m'a ménagé l'occasion de prouver que je n'étais pas sans courage *» (à Gaète). « *Je l'oublie si peu que, tout Bourbon que je suis, j'aime mieux, vous pouvez m'en croire, quelque étrange que cette déclaration puisse vous paraître, voir l'empereur qu'un Bourbon régner sur la France ! *» Le roi François II portait alors la plaque de la Légion d'honneur pour souligner son amitié pour la France impériale et, « fait significatif, M. de Charette, dont le nom était en lui-même un symbole, se trouvait dans l'antichambre quand le représentant de Napoléon III, à qui sa présence n'échappait point, la traversa en se retirant » (Garnier, *ibidem,* p. 145 pour la Légion d'honneur, 148 pour les paroles royales, 150 pour l'évocation de Charette). Pour en revenir au pont qu'aurait pu être le cercueil d'Henri V, je remarque que c'est une réflexion du roi qu'on trouve dans les œuvres légitimistes, c'est-à-dire dans les textes laissés par les proches du roi qui ont reconnu les Bourbons d'Espagne (Maurice d'Andigné en parti­culier). Il est alors curieux que citant cette parole, notre auteur n'en ait point cité d'autres. Dommage, mais les mémoires sont très sélectives chez les tenants des Orléans. [^107]:  -- (13). Je me borne à renvoyer ici à ce que j'ai écrit dans ITINÉRAIRES, n° 220, févr. 1978, pp. 154-158 et aux diverses lectures du livre de Guy Augé, dans ITINÉRAIRES, n° 239, janv. 1980, pp. 110-124. [^108]:  -- (14). Le « comte de Paris » a déposé ses immenses archives de famille aux Archives nationales, où elles sont visibles sur son autorisation, ce qui élimine probablement les personnes critiques devant les fastes de cette branche... Quoi qu'il en soit, ces archives y ont été accueillies comme Archives de la maison de France (branche d'Orléans), déposées par « monseigneur le comte de Paris, chef de la maison de France », etc. d'où des catalogues des *Archives de la maison de France* (*branche d'Orléans*), publiés par les Archives nationales : (1976, 1979...) On s'étonnera sans doute que des fonctionnaires puissent sacrer chef de la maison de France un prince cadet, et admettre tout ce qui en découle, mais on comprend leur émerveillement devant un beau dépôt. Les Républiques ont d'ailleurs souvent sympathisé avec les descendants du régicide : idées et drapeau étaient communs ! De Gaulle a honoré l'aîné de la branche et Giscard d'Estaing n'a rien trouvé de mieux, au moment où l'Élysée faisait savoir qu'on supprimerait les titres de noblesse, même à leurs légitimes posses­seurs, lors des réceptions officielles, que de déclarer qu'on respecterait ceux du comte de Paris et du prince Napoléon... [^109]:  -- (1). Éditions Albin Michel, Paris, 1981. [^110]:  -- (2). *Valeurs Actuelles* du 9 février 1981 a publié une conversation de Jean-François Gautier avec Claude Polin à propos des *Illusions de l'Occident.* [^111]:  -- (3). Édition « Sirey », Paris, 1977 ; voir aussi la revue *Item,* n° de no­vembre 1979 : « Philosophie de l'anti­communisme ». [^112]:  -- (4). Alexandre Zinoviev, *Les hauteurs béantes,* Paris, 1977.