# 257-11-81
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*L'assistance* est un don accordé par Dieu à son Église et aux chefs légitimes de son Église pour les préserver de l'erreur et les guider dans leur tâche.
*L'assistance infaillible* est accordée :
*a*) au pape, à titre personnel, et au concile œcuménique à titre collégial, dans le cas précis d'une définition ex cathedra touchant la foi ou la morale ;
*b*) à l'Église prise dans sa continuité, dans l'enseignement ordinaire de la foi et de la morale et en tout ce qui concerne la validité des sacrements.
*Dans tous les autres cas* l'assistance est faillible : le pape, les évêques, les prêtres ont des grâces d'assistance dans l'exercice de leur ministère, mais ils peuvent résister à ces grâces ou y mal correspondre, et donc se tromper, même en matière de foi et de morale, et égarer les fidèles qui leur sont confiés.
Jean Crété.\
(ITINÉRAIRES, n° 243 de mai 1980.)
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## Un évêque dans son diocèse
### Présentation
CE n'était donc pas impossible. Depuis onze ans, la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V est et demeure la norme de droit et la coutume de fait dans le diocèse de Campos dont Mgr Castro-Mayer est l'évêque. Et l'année dernière, dans la réponse au questionnaire adressé par le Saint-Siège aux évêques du monde entier, Mgr Castro-Mayer a tranquillement répondu qu'il en est ainsi, conformément aux requêtes du droit, de la tradition, du bon sens, de l'expérience pastorale. Nous publions la traduction intégrale, établie par nos soins, de sa réponse à l'enquête vaticane.
Et secondement nous publions aussi sa lettre au clergé et aux fidèles de son diocèse sur « la pureté et l'intégrité de la foi ».
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Cette publication est de notre part un hommage à la haute figure épiscopale de Mgr Castro-Mayer et au peuple catholique du Brésil qui ont avec la France une parenté spirituelle scellée dans le malheur et la fidélité :
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au temps de la décomposition liturgique et de l'autodestruction de la messe, deux évêques seulement ont intégralement maintenu l'authenticité du saint sacrifice, un Brésilien, un Français, Mgr Lefebvre et Mgr Castro-Mayer. L'histoire les réunira dans un même honneur, comme la reconnaissance des fidèles les a filialement réunis déjà dans une même vénération.
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Mais la publication des deux documents de Mgr Castro-Mayer est pour instruire et pour édifier.
Elle montre ce que peuvent être une *interprétation* et une *application* du concile opérées par l'autorité épiscopale à la lumière de la tradition.
Beaucoup d'évêques, je le suppose du moins, et je le leur souhaite, verseront secrètement des larmes de repentir en voyant dans ces deux documents ce qu'ils pouvaient faire eux-mêmes, ce qu'ils devaient faire, et qu'ils n'ont pas fait. Oui, c'était possible, et c'était simple. Tranquillement. Dans la paix intérieure. Ce qui bien sûr ne veut pas dire sans avoir à subir des contradictions. La « CNBB », la redoutable conférence épiscopale brésilienne, dont notre grand ami Gustave Corçaô a publiquement et pour l'éternité marqué au fer rouge la prévarication, est aussi funeste que la conférence française. Ces institutions de gouvernement ecclésiastique, nouvelles et arbitraires, qui ne sont pas de la constitution divine de l'Église, et qui tendent à s'y substituer, ne sont efficaces que pour le mal. Contre elles il fallait maintenir, il faudra restaurer l'autorité de droit divin de l'ordinaire du lieu. Mgr Castro-Mayer aurait pu, comme les autres, laisser aller les choses, laisser dissoudre son autorité dans le pouvoir anonyme de la bureaucratie collégiale. Il a refusé de trahir ; il n'a pas consenti à croire qu'une trahison, si elle est le fait de deux mille évêques, pourrait par la seule vertu de ce nombre quasi unanime cesser d'être une trahison. Il avait un diocèse, il ne l'a pas livré, il l'a défendu, rien de moins. Rien de plus ? On le saura un jour, peut-être prochain.
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Remettons-nous en mémoire les circonstances du questionnaire sur la *langue* latine et sur le *rite* dit tridentin pour la célébration de la messe.
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C'est la revue ITINÉRAIRES, on s'en souvient, qui à l'automne 1980 avait révélé, au moins pour les pays de langue française, l'existence et le contenu de l'enquête vaticane ([^1]). Tous les évêques étaient personnellement interrogés. Nous avons supposé ([^2]) qu'en France notamment ils ne feraient point les réponses personnelles qui leur étaient demandées, ils ne procéderaient à aucune espèce de recherche et d'enquête dans leur diocèse, mais qu'ils recopieraient avec peu de variantes le schéma composé, proposé, imposé par le noyau dirigeant de l'épiscopat. Nous avons même imaginé la substance de ce schéma. Aucune vérification n'est encore possible, les réponses n'ayant point été publiées, ni sur place, ni à Rome. Le scandale bien mis en lumière par les démarches et publications opportunes de *l'Una Voce* française est qu'AUCUN évêque de France, avant d'envoyer sa réponse, n'a pris l'INITIATIVE DE SE RENSEIGNER auprès de ceux qui réclament la messe traditionnelle, latine et grégorienne. Ils étaient pourtant questionnés là-dessus par le Saint-Siège quelles sont les *motivations* des groupes qui réclament la messe « tridentine », quelle est l'*importance* de ces groupes. Les évêques ont répondu sans savoir, sans chercher à savoir.
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Des principes très faux, ceux notamment du libéralisme philosophique et théologique, sont tenus aujourd'hui pour doctrine catholique officielle. Tel est l'objet du second document que nous publions, la lettre circulaire de Mgr Castro-Mayer à ses diocésains. Elle est du 1^er^ juin dernier.
Dans l'un et l'autre document, quelqu'un parle, quelqu'un dit quelque chose de net, et l'on entend ce qu'il dit.
Quelle différence avec les textes, kilométriques et crépusculaires, de l'évolution conciliaire.
J. M.
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### Réponse de Mgr Castro-Mayer à l'enquête secrète du Saint-Siège
Rapport sur la sainte messe dans le diocèse de Campos après le second concile du Vatican. Réponse aux questions posées par S. Em. le cardinal Knox, préfet de la congrégation romaine pour la liturgie, dans sa lettre du 15 juin 1980, référence 1197/80.
*Son Éminence désire savoir :*
*Premièrement :*
*a*) *si des messes en langue latine sont célébrées dans le diocèse de Campos,*
*b*) *si la demande de la langue latine dans la liturgie de la messe se maintient, si elle augmente, si elle diminue.*
*Deuxièmement, s'il existe dans le diocèse des personnes ou des groupes qui insistent pour avoir la messe selon le rite ancien* (*messe tridentine*) *? Quelle est l'importance de ces groupes ? Quelles sont les motivations qui les amènent à de telles positions et à de telles réclamations ?*
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1\) *Quant à la première question :*
Conformément à la constitution conciliaire sur la liturgie, n° 54 et n° 36, les prêtres du diocèse de Campos maintiennent la coutume de célébrer le saint sacrifice de la messe en latin. Cependant, en raison de la concession qui ressort des mêmes numéros de la constitution, quelques prêtres ont introduit le vernaculaire dans les parties de la messe communément appelées « messe des catéchumènes », qui vont du début à l'offertoire ; ils disent également en vernaculaire le Pater et les prières pour la communion des fidèles.
Ce maintien de la langue latine dans la messe satisfait pleinement les fidèles. C'est ainsi, par exemple, que nous avons récemment remarqué une extraordinaire affluence populaire à la messe du Saint-Sauveur qui fut célébrée entièrement en latin ([^3]).
En outre, la messe en latin les garde immunisés à l'égard des abus désacralisants (qui vont jusqu'à des profanations) introduits en certaines églises en même temps que la nouvelle messe tout entière en vernaculaire. Par exemple, des femmes montant à l'autel pour dire le Pater mains jointes avec le célébrant ; un simple fidèle se communiant de l'hostie qu'il prend lui-même dans le ciboire ; bref, tout ce qui contribue à effacer la distinction entre le *sacerdoce ministériel* du prêtre et le *sacerdoce commun* des fidèles.
Il faut placer dans le même ordre d'idées l'individualisme manifeste des prêtres qui adoptent le vernaculaire et la nouvelle messe : ils refusent toutes les prescriptions de l'autorité qui contrarient leurs préférences. Nous l'observons, dans le diocèse, à leur refus de donner aux fidèles la communion sur les lèvres, à genoux.
On voit par là que, dans le diocèse, malgré les bons fruits de la conservation du latin liturgique, celle-ci n'a pas été générale. Tous les religieux ([^4]) et quelques séculiers ont introduit la messe célébrée intégralement en portugais, en s'appuyant sur des concessions faites par la conférence épiscopale.
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C'est seulement après cette rupture habituelle avec la langue officielle du rite latin (constitution conciliaire sur la liturgie, n° 36) que l'on a vu apparaître les abus dont nous venons de parler.
2\) *Sur le deuxième point,* relatif à la messe traditionnelle (« messe tridentine »)
1\) Elle est célébrée d'une manière générale dans les paroisses du diocèse (cependant point dans toutes), en raison du n° 4 de la constitution sur la liturgie, où le concile déclare que la sainte Église *veut que tous les rites légitimement reconnus soient, à l'avenir, conservés* ([^5]) *et favorisés de toutes les manières,* et recommande que la révision des rites, quand elle est nécessaire, soit faite avec prudence et conformément à la tradition.
2\) Quant aux fidèles, dans leur majorité, ils préfèrent la messe traditionnelle. Et l'on vérifie que dans les paroisses où est maintenue la messe traditionnelle, la ferveur est plus grande. D'ailleurs, c'est un fait attesté également par des personnes étrangères au diocèse qui viennent en visite à Campos. Dans ces paroisses ne s'est produit aucun de ces abus désacralisants que nous avons mentionnés plus haut.
3\) Les raisons de cette indéfectible adhésion à la messe tridentine sont de diverses sortes :
*a*) les scandales manifestes dans les nouvelles messes vernaculaires ;
*b*) concernant le rite lui-même de la nouvelle messe, on est très frappé par l'absence de toute claire affirmation que la messe est un sacrifice véritable, au sens strict du mot, ayant un caractère propitiatoire ; les affirmations non équivoques de la messe traditionnelle, comme l'offertoire, ont été supprimées. Ce point est très sensible pour notre population, car il y a chez nous de nombreuses sectes protestantes. Chez elles, on présente les changements liturgiques de l'Église catholique comme une preuve qu'elle confesse son erreur et reconnaît que, en effet, la messe n'est pas un sacrifice au sens rigoureux du terme, et moins encore un sacrifice propitiatoire.
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Semblable argumentation de la part des protestants est, au moins en apparence, confirmée par les multiples changements introduits dans la nouvelle messe ; changements qui coïncident avec ceux introduits par Luther et les autres coryphées protestants, quand ils ont entrepris de changer la messe catholique, vrai sacrifice, pour n'en faire plus qu'une cène commémorative de celle que Jésus a réalisée avec ses apôtres, avant sa Passion.
Dans les exemples que je vais indiquer se manifeste tantôt la désacralisation, tantôt la confusion entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce commun des fidèles, tantôt l'éloignement de l'affirmation nette des dogmes fondamentaux relatifs à la sainte eucharistie :
-- Parmi les Luthériens, on n'invoque que six fois la sainte Trinité. Dans la nouvelle messe, l'invocation trinitaire a été aussi réduite à six. Simple rapprochement, mais qui renforce les autres.
-- Dans le Confiteor, Luther a supprimé toute référence à la B. V. Marie, aux anges et aux saints, ainsi qu'à l'absolution des péchés. Plus que cela, il a fait du Confiteor une prière commune du prêtre et de l'assemblée. Dans la nouvelle messe, le Confiteor a subi des suppressions semblables. Il n'est resté qu'un léger souvenir de la B. V. Marie, des anges et des saints dans la deuxième partie de celui-ci ; on a supprimé l'absolution que le prêtre donnait après le Confiteor récité par le peuple, et le Confiteor est devenu une prière communautaire de tout le peuple avec le prêtre.
Je me permets de transcrire ici les paroles d'un pasteur luthérien, dans une œuvre relativement récente, lesquelles paroles indiquent la portée dogmatique des changements réalisés par Luther dans le Confiteor : « *En reconnaissant le principe du sacerdoce de tous les fidèles, on a fait de la Confession* (*Confiteor*) *un acte de l'assemblée et non pas seulement du prêtre. *» Luther D. Reed : *The Lutheran Liturgy,* Fortress Press, Philadelphia. 1947 pp. 255/6.
-- Luther a supprimé l'Offertoire, parce que celui-ci exprimait sans ambiguïté le caractère sacrificiel et propitiatoire de la sainte messe. Dans la nouvelle messe, l'Offertoire perd ces caractéristiques pour ne devenir qu'une simple préparation des offrandes.
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-- La nouvelle messe a réintroduit la « prière des fidèles », qui fait partie de la liturgie luthérienne. La « *prière des fidèles *»*,* explique Reed, « *est un des éléments importants de la liturgie et probablement celui qui exprime le mieux la participation active de l'assemblée à ses fonctions comme action sacerdotale des fidèles *» (page 313).
*-- *L'usage du vernaculaire, et l'amplification des lectures bibliques rapprochent aussi la nouvelle messe de la liturgie protestante.
En résumé, voici comment L. Reed (o.c., p. 234) entend le mouvement liturgique universel de l'Église catholique « *L'Église médiévale a détruit l'unité primitive et le sens du culte communautaire, en donnant un excessif relief à la classe sacerdotale et en dispensant le laïcat de sa participation active. La Réforme a corrigé cette déviation, en attribuant au sacerdoce des fidèles et au caractère communautaire du culte l'importance qui leur était due. Les messes sans communiant ont été interdites et la communion fréquente pour le peuple a été établie. L'usage du vernaculaire, ainsi que la multiplication des hymnes et des prédications aux fidèles, ont joué un rôle important dans ce processus.* LE MOUVEMENT LITURGIQUE DE CARACTÈRE UNIVERSEL QUI SE PASSE EN CE MOMENT DANS L'ÉGLISE ROMAINE CONSTITUE UN EFFORT TARDIF POUR PROMOUVOIR UNE PARTICIPATION ACTIVE ET INTELLIGENTE DES LAÏCS A LA MESSE, DE MANIÈRE QUE TOUS LES FIDÈLES PUISSENT SE CONSIDÉRER COMME « CONCÉLÉBRANTS » AVEC LE PRÊTRE. » (C'est nous qui soulignons.)
L'introduction de l'*Institutio generalis Missalis Romani,* à l'article 7, insinue que l'attention donnée dans l'Ordo Missae de S. Pie V aux dogmes eucharistiques de la Présence Réelle, à la transsubstantiation et au sacerdoce ministériel a été due aux attaques dont ils étaient l'objet à cette époque. D'où la conclusion implicite qu'aujourd'hui il n'y a plus nécessité d'une semblable attention, ces dogmes n'étant plus attaqués.
Une telle insinuation provoque l'étonnement, quand on sait que Paul VI dans l'encyclique *Mysterium Fidei* se montre préoccupé des erreurs qui attaquent précisément ces dogmes-là.
La conclusion logique de la préoccupation manifestée par le saint-père serait dans le sens de la conservation des barrières opposées aux erreurs anti-eucharistiques par l'Ordo Missae traditionnel, et non dans le sens de l'absence de préoccupation proclamée par les rédacteurs de l'introduction de la nouvelle messe.
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Voilà, exposées succinctement, quelques-unes des raisons qui amènent les fidèles de Campos à se maintenir attachés à la messe traditionnelle, appelée « messe tridentine ». Il s'agit d'assurer la pureté de la foi et l'intégrité de la Révélation.
Antonio Castro-Mayer.
*évêque de Campos.*
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### Lettre circulaire de Mgr Castro-Mayer à son clergé et à ses fidèles
*1^er^ juin 1981*
Observations sur la pureté\
et l'intégrité de la foi
Très chers coopérateurs et fils aimés,
Le pape Jean-Paul II a voulu marquer le XVI^e^ centenaire du premier concile de Constantinople et le 1550^e^ anniversaire du concile d'Éphèse avec une particulière solennité.
Il n'est pas difficile de trouver les raisons qui justifient cette solennité particulière. Ces deux conciles ont la plus haute importance dans le christianisme parce qu'ils ont assuré la pureté et l'intégrité de la foi contre les innovations hérétiques qui ont apparu alors.
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Dans le premier concile de Constantinople, clôturé le 9 juillet 381, l'Église a revendiqué l'intégrité de la foi contre les Macédoniens, ainsi appelés à cause de Macedonius, patriarche de la Cité Impériale. Ceux-là, suivant les traces des Ariens, détruisaient le dogme fondamental de toute la Révélation, celui de la Sainte Trinité, puisqu'ils niaient la divinité de la Troisième Personne, l'Esprit Saint.
De son côté, le concile d'Éphèse, clôturé en septembre 431, a défendu cette même intégrité de la foi contre un autre patriarche de Constantinople, Nestorius et ses partisans. Ceux-ci niaient la divinité de Jésus-Christ et, en conséquence, la maternité divine de la T. S. Vierge Marie. Nestorius distinguait dans le Sauveur deux personnes, la personne divine, le Fils de Dieu, et la personne humaine, l'homme Jésus-Christ. Seul l'homme nous aurait sauvé en mourant sur la croix. Il portait donc atteinte au dogme de la Rédemption qui, dans ce cas, serait l'œuvre d'un simple homme et perdrait son caractère de réparation suffisante et surabondante, offerte à Dieu pour les péchés des hommes.
En conséquence de cette hérésie, la T. S. Vierge Marie cesserait d'être la Mère de Dieu, puisqu'elle aurait conçu, dans son sein très pur, seulement l'homme Jésus. Son intercession passerait ainsi dans la classe commune de l'intercession des saints.
*L'œuvre des deux conciles*
Le premier concile de Constantinople a réaffirmé solennellement la vérité révélée à propos du mystère de la Sainte Trinité, en définissant la divinité de l'Esprit Saint ; et le concile d'Éphèse a enseigné, de manière catégorique et définitive, qu'en Jésus-Christ il n'y a qu'une seule personne, la Personne du Fils de Dieu, dans laquelle subsistent deux natures réellement distinctes, la nature divine, par laquelle Jésus-Christ est vraiment Dieu, et la nature humaine qui fait de lui un homme véritable. Et la T. S. V. Marie, déclare le concile, étant Mère de Jésus-Christ, est devenue vraiment Mère de Dieu : Ces deux conciles ont maintenu ainsi la foi catholique, intègre et sans déviations.
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*L'importance de la foi*
Or, dans les relations avec Dieu, qui sont les relations fondamentales de l'homme, il n'y a rien de plus important que la pureté et l'intégrité de la foi.
En effet, par la foi nous croyons, avec une certitude absolue, des vérités qui dépassent notre capacité intellectuelle, uniquement parce que Dieu les a révélées. En faisant cela, nous rendons hommage à la transcendance ineffable de Dieu et nous reconnaissons la dépendance où nous sommes parce qu'Il est notre Créateur et notre Souverain Seigneur. L'hérésie s'oppose à la foi, précisément, parce qu'elle nie ce droit souverain de Dieu. En effet, l'hérétique s'estime capable de porter un jugement personnel sur les vérités révélées, rejetant celles qui lui semblent incompréhensibles ou contraires à des conclusions scientifiques. Ainsi il s'érige en juge de la pensée divine. Il renouvelle la rébellion de Lucifer qui prétendait s'égaler à Dieu, décidant par lui-même de la vérité et de l'erreur.
De là l'importance extrême de conserver la foi dans sa pureté et son intégrité. Ainsi, comme dans l'acceptation de chacune des vérités révélées nous rendons hommage à la suprême Sagesse de Dieu, de même, dans le rejet d'une seule de ces vérités, il y a le refus de notre dépendance vis-à-vis de Notre-Seigneur et Souverain. Il faut dire la même chose de toute vérité révélée dont nous fausserions le sens d'une manière coupable.
La foi commande toute notre vie religieuse. La rectitude du culte que nous rendons à Dieu est en dépendance de la pureté et de l'intégrité de la foi ; puisque Dieu, Suprême Vérité, ne peut pas se satisfaire d'un culte qui méconnaît Sa Parole. La rectitude de notre charité dépend aussi de la pureté et de l'intégrité de la foi. La charité ne peut jamais être pratiquée aux dépens de la foi. Saint Jean, l'apôtre de l'Amour, ne craint pas d'affirmer que celui qui n'accepte pas la doctrine de Jésus-Christ, ne doit même pas être salué.
La foi, par laquelle nous croyons fermement les vérités révélées par Dieu, est le fondement indispensable de notre salut.
« Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu » (Heb. XI, 6).
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*L'après-concile : doutes et ambiguïtés*
Depuis le concile Vatican II des doutes et des ambiguïtés incompatibles avec la pureté et l'intégrité de la foi ont fait irruption dans l'Église. La constatation est de Paul VI. Ce sont ces doutes et ces ambiguïtés qui ont été à l'origine de courants d'opinion qui ne s'accordent pas avec la foi catholique traditionnelle, et mettent en péril l'authenticité du culte divin et le salut éternel des âmes.
Deux points surtout, traités dans le II^e^ concile du Vatican, donnent occasion à des positions non conformes à la vérité traditionnelle, révélée : la liberté religieuse et l'œcuménisme, points, d'ailleurs, qui s'interpénètrent et sur lesquels l'Église a une doctrine définie.
*La liberté religieuse*
Ainsi, sur la liberté religieuse, nous pouvons résumer l'enseignement officiel du Magistère ecclésiastique en trois points : a) personne ne peut être contraint par la force à embrasser la foi catholique ; b) l'erreur n'a de droit ni à l'existence, ni à la propagande, ni à l'action ; c) ce principe n'empêche pas que le culte public des religions fausses puisse être, éventuellement, toléré par les pouvoirs civils, en vue d'un plus grand bien à obtenir ou d'un plus grand mal à éviter (cf. all. de Pie XII, 6.12.53).
Avec le principe de bon sens qui tolère éventuellement l'existence de fausses religions, la doctrine de l'Église tient compte même des conditions de fait d'une société pluraliste en matière de religion.
Cependant, elle n'admet pas, ni ne pourrait admettre dans l'homme un droit naturel de suivre la religion qui lui plaît, en laissant de côté son caractère de vérité ou d'erreur. Accepter un pareil droit au nom, par exemple, de la dignité humaine suppose une profonde inversion de l'ordre des choses.
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La dignité de l'homme qui procède tout entière de Dieu serait mise ainsi au-dessus de l'obligation fondamentale que ce même homme a vis-à-vis de Dieu : celle de lui rendre un culte dans la véritable religion.
Une autre position qui porte atteinte aux droits divins est incluse dans ce même principe : l'État devrait être nécessairement neutre en matière de religion. Il devrait donner toujours pleine liberté de confession et de propagande à n'importe quel culte. Cette attitude contredit l'enseignement catholique traditionnel : créature de Dieu, la société elle aussi et comme telle, a le devoir de Lui rendre un culte dans la vraie religion, et de ne pas permettre que de faux cultes puissent blasphémer le très Saint Nom du Seigneur (cf. Léon XIII, enc. *Immortale Dei* et *Libertas*)*.* Il n'est pas difficile de vérifier que ce principe très faux du libéralisme a cours dans les milieux catholiques comme doctrine officielle.
*L'œcuménisme*
En relation intime avec la liberté religieuse, il y a la question de l' « œcuménisme » tel qu'il est compris et pratiqué. La liberté religieuse que nous venons de voir donne à l'homme le plein droit de suivre sa religion, même si elle est fausse, et impose à l'État le devoir d'être au service des citoyens dans leur usage d'un pareil droit. La liberté religieuse, donc, favorise, quand elle n'impose pas, le *pluralisme* religieux.
Or, il s'avère que, dans une société divisée par ce pluralisme, l'identité d'origine de tous les hommes, les mêmes problèmes à résoudre, les mêmes difficultés à affronter, réveillent dans les individus le désir véhément de rechercher une unité de fond religieux, étant donné que la communion dans la conviction religieuse est un moyen excellent d'unir les efforts en vue du bien commun et de l'intérêt public. De là les mouvements ayant pour but d'arriver à l'union de plusieurs religions, moyennant l'acceptation de principes communs à toutes, sans exiger la renonciation aux caractéristiques spécifiques de chacune, ces religions restant distinctes les unes des autres.
Plusieurs restreignent semblable œcuménisme à des confessions qui se disent chrétiennes.
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*Séquelles de l'œcuménisme*
Ainsi conçu, l'œcuménisme présente les corollaires suivants : 1) la vérité est mise à côté de l'erreur, à égalité de conditions ; 2) on accepte, comme chose naturelle et normale, que le salut soit possible en n'importe quelle religion ; 3) on écarte le prosélytisme qui serait un principe de division et non un catalyseur ; 4) on en arrive, logiquement, à conseiller aux non-catholiques une plus grande fidélité à l'erreur dans laquelle ils se trouvent ; et il n'en manque pas pour comparer les fausses religions chrétiennes à l'Église catholique du moment qu'ils pensent que l'Esprit Saint se sert aussi bien de ces confessions-là que de l'Église catholique pour acheminer les fidèles au salut dans le sein de Dieu.
Nonobstant ces conséquences, diamétralement opposées à la vérité catholique, un tel œcuménisme est accepté dans les milieux catholiques. Il y a même des tentatives pour promouvoir une formation œcuménique, en commun, destinée à des fidèles de plusieurs confessions chrétiennes.
Sur l'œcuménisme ainsi conçu, Pie XI a écrit l'encyclique *Mortalium animos* datée du 6 janvier 1928, dans laquelle il le condamne avec énergie.
D'où il ressort qu'une rénovation de l'Église, animée par les orientations postconciliaires que nous avons rapportées ici, pour attrayante qu'elle soit, s'oppose à la foi ; elle est inadmissible.
Comme antidote à cette infiltration dangereuse et subtile qui nous éloignerait du chemin du salut, nous réaffirmons continuellement notre croyance en la seule Église de Jésus-Christ, sainte, catholique et apostolique -- *credo in unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam --* hors de laquelle il n'y a pas de salut -- *extra quam nullus omnino salvatur* (concile Lat. IV).
Je vous adresse à tous ma cordiale bénédiction.
Antonio Castro-Mayer,
*évêque de Campos.*
16:257
## CHRONIQUES
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### Pour saluer les chefs socialistes
par l'abbé Michel Simoulin
*Au nom du Dieu qui vous aime\
nous vous saluons*
*Voici la péroraison d'un sermon prononcé cet été par l'abbé Simoulin en l'église Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris.*
Au nom du Dieu qui vous aime, nous vous saluons, mais que voulez-vous faire de nous ? Vos doctrines ne sont pas les nôtres. Nos doctrines sont celles du Christ et de l'Église, et vous savez bien que nos martyrs sont morts pour les défendre, et nous saurions faire comme eux s'il le fallait.
Vous êtes fils de Marianne et de sa guillotine et vous êtes vieux et sinistres comme les révolutions qui vous ont enfantés. Vous êtes sans noblesse et vous n'avez à votre acquit que les guerres et les révoltes, les misères et les haines que vous avez fait germer au cœur des hommes. Vous n'engendrez que la mort.
18:257
Nous sommes fils de Dieu et de sa Croix, et nous sommes jeunes comme l'éternité qui nous a enfantés. Nous avons à notre acquit tous les progrès réels qui sont la noblesse de l'homme et de l'esprit soumis à son Dieu. L'Église seule permet à l'homme d'accéder aux sources que vous lui refusez, celles où se satisfont ses soifs essentielles : soif de vivre mieux, plus haut que la matière ; soif de connaître mieux, plus haut que vos journaux, votre télévision ; soif d'aimer mieux, plus haut que le plaisir ; soif de laisser chanter son âme sous les touchers de Dieu, sous les doigts de la grâce.
Au fond, vous n'aimez pas les hommes. Comment le pourriez-vous puisque vous les ignorez ? Vous ne connaissez pas l'homme, et vous n'aimez en lui qu'un animal social, plus perfectionné que les autres sans doute, mais dont toute la vocation serait de travailler et de jouir, sans avoir le droit d'espérer mieux. Vous n'aimez pas les hommes, puisque vous leur interdisez l'Espérance sans laquelle ils ne peuvent avancer paisibles et confiants dans l'épreuve et l'angoisse.
Seule l'Église sait aimer les hommes, car seule elle les connaît. Comme Dieu, elle connaît toutes les fibres de leur, âme et son amour pour eux s'appelle charité. Il jaillit du cœur de Dieu et tend par toute sa vigueur à entraîner l'âme dont il a pris possession dans son retour vers sa source, vers Dieu ! Seule l'Église sait aimer l'homme, car seule elle désire pour lui le seul Bien qui puisse le rassasier : Dieu lui-même, dans sa béatitude, et seule elle est capable de lui en montrer la voie.
Seule l'Église possède de son Chef les paroles de Vérité, seule elle possède les solutions et les réponses aux questions que l'homme se pose dans sa vie personnelle comme dans sa vie sociale. Seule elle peut aimer l'homme vraiment, car ce qu'elle connaît en lui c'est son âme, reflet vivant de Dieu, appelée à rejoindre un jour sa source, son âme pour laquelle, chaque jour, Dieu verse son sang.
19:257
Non, vous n'êtes pas nos amis, car vous êtes ennemis de Dieu. Votre action est toute pénétrée de matérialisme, et vous répudiez la spiritualité qui informe la nôtre, source unique pourtant de la vraie bienfaisance.
Vous n'êtes pas nos amis, car vous êtes ennemis de l'homme en lui refusant ses droits essentiels : le droit de connaître la Vérité, le droit d'aimer le Bien, le droit de connaître et d'aimer Dieu, le droit de posséder la seule chose qui lui soit nécessaire.
Alors avec toute la force et la douceur de notre amour pour Dieu, nous disons NON !
Prenez si vous voulez nos biens, notre argent, nos maisons, nos voitures. Prenez si vous voulez nos loisirs, nos vacances, nos journaux, notre télévision. Prenez si vous voulez nos champs et nos usines. *Tout cela est grave déjà et vous aurez un jour à répondre des ruines et des malheurs ainsi accumulés.* Prenez nos libertés et nos vies mêmes, si vous voulez, cela importe peu. Mais au nom de Dieu qui est notre Père, au nom de Messire Jésus-Christ qui est Roi de France, au nom de Notre-Dame de France, au nom de notre baptême, ne touchez pas à nos âmes ! Ne touchez pas aux âmes de nos enfants !
Nous voulons Dieu pour nous, pour la France et pour nos enfants. Alors, nous lutterons pour nos familles, pour nos écoles, pour nos églises. Oui, nous lutterons avec tous les moyens que Dieu voudra bien nous donner, les armes à la main s'il le veut ! Mais vous ne toucherez pas à nos âmes ! et vous ne toucherez pas aux âmes de nos enfants, car nous voulons pour eux le droit et la possibilité d'être plus saints et plus heureux que nous !
Michel Simoulin.
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### Relire pour comprendre le socialisme
par Louis Salleron
LES LECTEURS d'ITINÉRAIRES ne peuvent pas se plaindre que Jean Madiran, Louis Salleron et d'autres encore les auront bercés d'illusions sur le rempart bâti par le libéralisme avancé contre le socialisme. Les extraits de « treize années d'avertissements » publiés dans le numéro de juin dernier en font foi.
A vrai dire, nos lecteurs n'avaient pas besoin de nous pour en être convaincus. Mais enfin nous analysions, nous expliquions, nous démontrions. Il est bon de savoir ; il est encore meilleur de comprendre.
C'est pour comprendre le socialisme que je voudrais maintenant les inviter à quelques lectures ou relectures, auxquelles je viens moi-même de me livrer. Pour commencer, cependant, je me permettrai de leur rappeler 1) la réponse à Mitterrand que j'ai publiée dans ITINÉRAIRES en décembre 1976 : « Force et faiblesse du socialisme » ; 2) mon petit livre *Libéralisme et socialisme du XVIII^e^ siècle à nos jours* (C.L.C., 31, rue Rennequin, 75017 Paris) qui permet de situer sur la courbe de l'Histoire contemporaine le nouvel avatar de la démocratie française.
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Arrivons donc aux livres à relire. Le premier est la grande *Histoire économique de la France entre les deux guerres* (Fayard) d'Alfred Sauvy. Le second volume (1967), consacré aux années 1931-1939, nous fournit une documentation exhaustive (en 628 pages) sur la politique du Front populaire. Il est bon de la connaître puisque M. Mitterrand ne manque pas une occasion de nous faire savoir que c'est l'expérience de Léon Blum qu'il entend reprendre en la menant plus loin, sinon jusqu'au bout (qui est le communisme).
Les anciens n'ont pas oublié la déclaration fameuse que faisait, le 6 juin 1936, le chef du nouveau gouvernement : « *Le pays n'a pas à attendre de nous, ni à redouter de nous, que nous couvrions un beau matin les murs des affiches blanches de la dévaluation. *» Trois mois et demi plus, tard, le 26 septembre, la dévaluation était annoncée sous le nom pudique d' « alignement général des monnaies ». Le 1^er^ octobre, une loi en fixait le taux élastique. Le franc pourrait évoluer entre 25 et 34 % au-dessous de sa valeur antérieure. Deux autres dévaluations suivirent en 1937 et 1938.
La vue d'ensemble qu'Alfred Sauvy présente de cette politique est impressionnante :
« *Le résultat de ces deux ans est très loin de correspondre aux espérances et aux prévisions de 1936. On peut en résumer ainsi les changements* *:*
« *Production en légère baisse sur le point de départ, c'est-à-dire revenu au niveau très bas de crise, consommation maintenue, recul notable des investissements. Hausse considérable des prix et baisse de 57* % *du franc.*
« *Pouvoir d'achat à peu près au même niveau pour les ouvriers au travail et en recul pour les fonctionnaires* *; maintien pour la masse des salaires, traitements et retraites.*
« *Le gain essentiel est en loisir* (*congés, et semaine réduite*) ; *il a pour contrepartie* *:*
« *-- en* production, *réduction des investissements et du patrimoine national,*
« -- financièrement, *amputation des revenus fixes, mobiliers et fonciers, et perte de 1380 tonnes d'or.*
« *Le retard de la France s'est encore accentué. Pendant que la production industrielle nationale baisse de 4 à 5* %*, celle de l'Allemagne augmente de 17* %*.* »
Dans leur sécheresse, ces faits et ces chiffres font comprendre l'état matériel et moral dans lequel la France entra en guerre. Quand on pense aux juin 38 et juin 40 qui succédèrent à juin 36, on tremble des juin 83 et juin 85 que pourrait annoncer juin 81. On n'est pas forcé de croire, heureusement, aux prophéties de Nostradamus. Le prévisible est déjà suffisamment inquiétant pour qu'on n'y ajoute pas. Le pire n'est pas toujours sûr, même quand le détestable est certain.
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Le Front populaire est un épisode récent de l'Histoire de la France. Mais c'est l'Histoire universelle, à toutes les époques et dans tous les pays, qui nous instruit du socialisme. Il est si manifestement contraire au bien commun de la société qu'on s'étonne qu'il puisse encore hanter les esprits. C'est que, quand le philosophe en chambre se met à raisonner sur la Cité, c'est toujours la cité radieuse de l'utopie qu'il veut bâtir. Le tyran prête volontiers l'oreille à des discours qui flattent sa volonté de puissance et, dans les régimes de démocratie parlementaire, le peuple ne saurait rester sourd à des promesses d'égalité qui, sous les couleurs de la justice, lui paraissent plus attrayantes encore. L'alternance électorale qui rythme les victoires successives du conservatisme et du progressisme s'inscrit, depuis deux siècles, dans le cycle plus vaste des flux et des reflux du capitalisme libéral soutenu par le progrès technique qui favorise la production et du socialisme étatique soutenu par l'accroissement de la production qui favorise la consommation. On perd de vue les cycles, plus vastes encore, des siècles et des millénaires où les périodes d'expansion font place aux périodes de stagnation et de déclin liées aux États dont la toute-puissance achevée fait des colosses aux pieds d'argile qui se disloquent et s'effritent lentement, à moins qu'ils ne tombent brusquement au choc d'un voisin en période d'expansion.
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Pour l'époque moderne, nul n'a mieux parlé du jeu complexe de ces relations dialectiques que Joseph Schumpeter dans *Capitalisme, socialisme et démocratie* (Payot 1972). Publié aux États-Unis en 1942, ce livre est si pénétrant qu'on pourrait le croire écrit pour la France de 1981. J'ai eu souvent l'occasion de le citer, mais on ne perd pas son temps à le rouvrir.
Schumpeter se pose deux questions qui ont le mérite d'être celles-là mêmes que tout un chacun se pose plus ou moins consciemment : le capitalisme peut-il survivre ? le socialisme peut-il fonctionner ? Sa double réponse est pessimiste : non, le capitalisme ne peut survivre, du moins à long terme ; oui, le socialisme peut fonctionner, fût-ce au détriment de la société et de ses membres. Les raisons qui permettent de prévoir la fin relativement prochaine du capitalisme (libéral) sont assez évidentes. La concurrence tue la concurrence, les bourgeois sont les fossoyeurs de la bourgeoisie. Air connu. Ce ne sont pas seulement les marxistes qui le chantent, ce sont aussi les libéraux. Les deux « grands » du XIX^e^ siècle, Ricardo et Stuart Mill, déduisaient le socialisme du libéralisme avec une logique implacable. Eux et leurs successeurs se sont pourtant trompés. C'est qu'au fond les uns et les autres pensaient que le progrès scientifique avait terminé sa course. Faute de nouveautés techniques, on allait déboucher dans un État « stationnaire » (comme l'appelait Stuart Mill), lequel ne pouvait être que socialiste, c'est-à-dire rationnel, ordonné, gestionnaire, égalitaire, etc. L'utopie philosophique débouchait sur l'anti-utopie économique.
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Chaque fois la prévision fut démentie. On n'en finissait pas d'inventer. L'invention renouvelait le règne des entrepreneurs -- de ceux qui entreprennent. Le capitalisme continuait, lui-même renouvelé, mais identique en substance. Témoin de ces renouvellements, Schumpeter ne modifiait pas son opinion, mais reculait l'échéance de la fin du capitalisme américain. Il la situait aux alentours de l'an 2000. A la différence, toutefois, de ses prédécesseurs, il en voyait la cause principale, non pas tant dans les mécanismes auto-destructeurs du marché que dans la promotion sociale des intellectuels, c'est-à-dire des idéologues. Glanons quelques phrases (pp. 198 à 222) :
« *A la différence de tout autre type de société, le capitalisme, en raison de la logique même de sa civilisation, a pour effet inévitable d'éduquer et de subventionner les professionnels de l'agitation sociale.* »
« *Les intellectuels sont effectivement des gens qui manient* le *verbe écrit ou parlé et qui se différencient des autres écrivains ou orateurs par le fait qu'ils n'assument aucune responsabilité directe en ce qui concerne les affaires pratiques.* »
« ...*la classe bourgeoise, tout en désapprouvant certains des agissements de ces enfants terribles, fera bloc derrière eux, car les libertés qu'elle désapprouve ne sauraient être anéanties sans que soient également anéanties les libertés qu'elle approuve* »*.*
« *D'une part, donc, la liberté de discussion publique, impliquant la liberté de grignoter les bases mêmes de la société capitaliste, s'impose inévitablement à la longue. D'autre part, le groupe intellectuel ne peut se retenir de grignoter, car il vit de ses critiques et il ne peut affermir sa position qu'à coup de banderilles* *; enfin la critique au jour le jour des personnes et des événements doit, dans une société où rien n'est plus tabou, fatalement dégénérer en critique des classes et des institutions.* »
« *Le trait le plus saillant du tableau consiste peut-être dans la mesure dans laquelle la bourgeoisie, tout en éduquant ses propres ennemis, se laisse à son tour éduquer par eux. Elle absorbe sans résistance les formules du radicalisme en vogue et paraît tout à fait consentante à se laisser convertir à une doctrine incompatible avec son existence même.* »
Bref, l'avènement du socialisme est fatal parce que la bourgeoisie le porte elle-même au pouvoir par son attitude de soumission intellectuelle à ses doctrines.
Mais le socialisme peut-il fonctionner ? Oui, répond donc Schumpeter, qui fait de ce fonctionnement un tableau funèbre :
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« *Pour ma part je ne puis, étant donné les conditions de la vie moderne, me représenter une organisation socialiste, sinon sous la forme d'un appareil bureaucratique gigantesque et tentaculaire. Toutes les autres possibilités concevables aboutiraient à la faillite et au chaos.* »
A la fin du livre, le traducteur (excellent) Gaël Fain ajoute en annexe les *ultima verba* de Schumpeter. C'est le premier jet d'un texte inachevé sur « la marche au socialisme », sujet qu'il avait traité, sur notes, en conférence le 30 décembre 1949 et dont il comptait donner la rédaction définitive le 8 janvier 1950 quand il fut interrompu par sa mort qui intervint la veille. Se refusant à *prédire,* il *prévoit* la disparition rapide de la « civilisation » capitaliste, celle « de l'inégalité et des fortunes familiales ». On peut commencer par une sorte de « capitalisme travailliste », mais si le système de l'initiative privée « venait à être surchargé, « réglementé » et brimé en permanence au-delà de sa capacité d'endurance », alors, en ce cas, « une solution socialiste intégrale pourrait s'imposer, comme un moindre mal, même aux adversaires du socialisme ». L'inflation, ce formidable et permanent impôt sur le capital, favorise et accélère la marche au socialisme. Ni l'élévation des taux d'intérêt, ni l'augmentation des impôts, ni la taxation des prix ne peuvent l'enrayer.
Une chance nous reste : l'incertitude de l'avenir. Puisque nous ne pouvons le connaître et que nous nous trompons toujours dans l'image que nous nous en faisons, il nous réserve peut-être d'agréables surprises.
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Né en Autriche en 1883, Joseph Schumpeter ne quitta définitivement son pays qu'en 1932 pour enseigner à Harvard jusqu'à sa mort en 1950. Sa double expérience européenne et américaine explique sans doute le pessimisme de sa vision de l'Occident futur.
Né en U.R.S.S. en 1923 Igor Chafarévitch vit dans son pays qu'il n'a jamais quitté. Mathématicien de réputation mondiale, membre de diverses académies, lauréat du prix Lénine, il a publié *Le phénomène socialiste* en russe, à Paris, en 1977. Traduit en français, son livre est édité au Seuil la même année.
Il n'étudie pas le socialisme dans sa relation aux récentes décennies mais dans son essence, telle que nous la révèlent l'histoire des millénaires et les profondeurs de l'âme humaine. Après donc avoir passé en revue les diverses manifestations du socialisme chiliastique (ou millénariste) -- des hérésies chrétiennes, des grandes utopies, des « lumières » --, puis les grands États socialistes de l'Histoire -- l'empire des Incas, le Paraguay des jésuites, la Mésopotamie et l'Égypte de l'Orient ancien, l'ancienne Chine --, il analyse le phénomène socialiste.
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Les principes fondamentaux du socialisme, tels qu'on peut les dégager de l'Histoire sont l'abolition de la propriété privée, l'abolition de la famille, l'abolition de la religion, l'égalité et l'abolition de la hiérarchie dans la société. « Il faut absolument refuser toute interprétation faisant du socialisme l'une des phases du développement de la société humaine correspondant à des conditions données » (p. 231). Il est, au contraire, un « facteur constant de l'Histoire humaine », l'une des forces les plus puissantes et les plus universelles « dans le champ desquelles se déroule l'Histoire ». Les idéologies socialistes modernes sont toutes de nature chiliastique, et les États qui s'en réclament ressemblent à ceux d'autrefois.
« L'étouffement de l'individualité » est à la racine de l'idéologie socialiste. La haine que les États socialistes vouent à la religion s'explique par là, car « c'est dans la religion que l'individualité trouve appui et compréhension. L'homme ne peut s'adresser à Dieu qu'en tant que personne » (p. 303) ([^6]).
Cependant, creusant toujours plus profond, Chafarévitch aboutit à la conclusion que l'ultime tendance du socialisme est « la mort de l'humanité ». Cette idée ne doit pas être confondue avec celle de la « fin du monde », telle qu'on la trouve, par exemple, dans la religion chrétienne. « L'idée religieuse de « fin du monde » sous-entend quant au fond le passage à un autre état, une fois que l'histoire humaine aura atteint son but. L'idéologie socialiste, elle, met en avant l'idée d'anéantissement de l'humanité, un anéantissement dont la cause est extérieure, ce qui prive aussi l'Histoire de tout son sens » (pp. 319-20).
Rappelant que Dostoïevski déclarait qu'il avait voulu montrer dans la Légende du Grand Inquisiteur la « synthèse » des conceptions socialistes de son époque, Chafarévitch cite ces propos du Grand Inquisiteur sur le but final de notre vie : « (...) il comprend qu'il faut écouter l'esprit profond, cet esprit de mort et de ruine et, pour ce faire, admettre le mensonge et la fraude, mener sciemment les hommes à la mort, en les trompant durant toute la route pour leur cacher où on les mène » (p. 324).
Ces vues apocalyptiques peuvent s'exprimer en termes plus terre-à-terre. Chafarévitch les résume parfaitement dans cette phrase : « Comprendre le socialisme comme étant l'une des manifestations de ce désir d'autodestruction que nous portons tous en nous à des degrés divers, c'est comprendre l'hostilité qu'il nourrit envers l'individualité, c'est également comprendre ce désir qu'il a de détruire les forces qui soutiennent et fortifient la personnalité humaine : religion, culture, famille, propriété privée, ce besoin qu'il a de réduire l'homme à l'état de rouage du mécanisme de l'État, de prouver qu'il n'existe réellement que comme expression des forces de production ou des intérêts de classe » (p. 333).
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Le socialisme français présente tous ces traits du socialisme éternel. Il a entendu dès longtemps la leçon du Grand Inquisiteur : « Oh ! nous les persuaderons qu'ils ne seront vraiment libres qu'en abdiquant leur liberté en notre faveur (...). Certes nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d'enfants avec des chants, des chœurs, des danses innocentes... » Un ministère y pourvoit déjà chez nous.
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Ces considérations éclairent-elles la situation présente de la France ? Nous le pensons. Mais nous aident-elles à prévoir ce qui nous attend ? Nous ne le pensons pas. La question qu'au fond nous nous posons est : la marche au socialisme peut-elle être suspendue ou renversée ? Or, renversée, elle ne peut l'être puisque, sur la très longue durée, elle s'identifie à la croissance de l'entropie ; et la suspension ne peut signifier que le ralentissement. Le renversement ne peut apparaître tel que dans des pays suffisamment jeunes pour que l'alternance gouvernementale ait une signification réelle. En ce sens on peut dire, par exemple, que M. Reagan a opéré un renversement complet de la politique de M. Carter dont la coloration était nettement socialiste. En Europe, ce renversement n'est plus possible. Le socialisme y est trop avancé. L'expérience de Mme Thatcher est, à cet égard, significative.
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Dans les pays qui ont remplacé l'économie de capitalisation par l'économie de répartition et où les salariés sont devenus la grande majorité des citoyens, le retour à l'esprit d'entreprise est impossible. La liberté des échanges internationaux qui constituaient le dernier frein à la course au socialisme dans les diverses nations d'Europe est en train de craquer. L'anarchie seule donne l'impression de la liberté. Mais dans la mesure où elle n'appelle pas la dictature, elle suscite l'expansion de la bureaucratie et de ses réglementations inefficaces. Le socialisme se nourrit de toutes ces contradictions.
La seule chance de salut est celle-là même qui, jusqu'ici, a toujours démenti les sombres prévisions d'un Ricardo, d'un Stuart Mill et d'un Schumpeter : l'apparition d'une source nouvelle d'énergie ou de nouveaux champs d'activité industrielle. Mais, au point où nous en sommes, ces *moyens* de salut ne pourront produire leurs effets que si une contre-révolution intellectuelle a pénétré les esprits d'une doctrine politique capable de les assumer pour le bien commun.
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Sans quoi le socialisme en fera des instruments de mort. La montée parallèle de la science nucléaire dans les pays développés et de la population dans le Tiers-Monde ne porte, en elle-même, que la menace d'un choc entre la matière pure et la pure biologie. La vie, bien sûr, l'emporterait, mais dans quel état !
Travaillons donc à bien penser. Toute la dignité de l'homme y réside, mais aussi toutes les chances de notre salut.
Louis Salleron.
P.S. -- C'est au mois d'août que j'ai fait mes relectures. A la mi-septembre elles éclairent le processus de désagrégation qui s'accélère. Chaque jour révèle l'addition formidable qu'il va falloir payer pour combler les déficits qui s'accumulent. Le fossé se creuse toujours plus profond entre le pays légal et le pays réel, entre la France bavarde des politiciens et la France silencieuse de ceux qui travaillent (ou qui sont réduits au chômage). On cherche en vain les voies légales pour sortir d'une licence mortelle à toutes nos libertés. L'opposition ne rêve que d'un gouvernement centriste qui lui permettrait d'apporter son concours à MM. Mitterrand et Mauroy. Le pauvre peuple tend en vain l'oreille pour écouter la grande voix qui lui rendrait l'espérance ; il n'entend que les prophéties de Nostradamus.
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### Droite et gauche aux États-Unis
par Thomas Molnar
#### I. -- Le pari de Ronald Reagan
L'ÉCHEC de Carter et l'élection de Reagan peuvent s'expliquer aujourd'hui par la réunion de trois facteurs. Le plus puissant de tous aura tenu à l'inflation galopante, un horizon économique assombri, des prix que le citoyen n'avait jamais imaginés. Deuxième facteur, mais qui à lui seul n'aurait pas suffi, les progrès de la pénétration et de l'armement nucléaire soviétiques à travers le monde, menaçant désormais jusqu'au « sanctuaire » américain. Un troisième facteur enfin devait déclencher la confrontation finale entre les deux candidats, et ce fut le psychodrame des otages de Téhéran, qui révèle à tous la faiblesse et l'incompétence absolue de l'homme au pouvoir dans le plus puissant pays du monde, et culmine avec l'humiliation nationale des derniers moments. (Mais c'est l'Amérique tout entière qui n'y comprenait rien au début, imaginant qu'elle allait « punir l'Ayatollah » en réduisant la vitesse des voitures à 55 miles sur les routes pour épargner l'essence et annuler les commandes de pétrole en provenance d'Iran !)
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Reagan incarne-t-il la « *renaissance *» des États-Unis ? Le problème n'est pas si simple. On peut voir en lui l'homme de bonne volonté que l'Américain de base a voulu porter à la Maison Blanche pour être pleinement représenté, dans un pays où le business est roi. Parmi toutes les causes qui ont servi la candidature de Reagan, la plus décisive en effet fut la confiance de milieux d'affaires effrayés par le dirigisme envahissant de Washington, la multiplication des règlements administratifs, l'ubiquité de la bureaucratie. Reagan s'était très bien acquitté en Californie de ses deux mandats de gouverneur : il économisait sur les revenus, congédiait tous les surplus de bureaucrates et gouvernait sans démagogie. Bref, il a laissé un bon souvenir. Le monde du business attend de lui un allègement considérable des impôts et une législation plus favorable au développement des affaires.
La modération économique, l'incitation aux investissements, l'abandon des projets inutiles et grandioses de l'État suffisent donc à faire élire un président avec une confortable majorité ? Oui. N'oublions pas en effet que la bonne gestion des affaires implique aux yeux de l'Amérique toute une gamme de vertus morales qui vont de la sobriété puritaine aux qualités de bon père et de bon époux. L'homo economicus, chez nous, est essentiellement un homme vertueux ; garant de la permanence de l'American way of life. Les attitudes familières, la bonne humeur, l'aisance de Reagan assurent la majorité du pays que leur gouvernement est entre de bonnes mains.
Reagan cependant ne représente pas à la tête du pays un changement radical, ni sans doute même remarquable, car avec ou sans lui, avec ou sans « la droite au pouvoir » -- expression considérablement exagérée -- l'Amérique reste *progressiste.* La seule différence à cet égard entre « droite » et « gauche » se ramène à celle-ci* : le progressisme américain de droite* affiche un vernis vaguement religieux, où le nom de Dieu n'est présent que pour garantir le capitalisme et la démocratie constitutionnelle ; *le progressisme américain de gauche* affiche un vernis vaguement moral, où les droits-de-l'homme et l'esprit missionnaire garantissent la supériorité de « l'expérience américaine » sur tous les peuples de tous les temps.
Les deux conceptions restent très proches, comme on le voit, et c'est cela précisément qui assure le consensus et la pratique de « l'alternance » républicaine-démocrate dans les affaires importantes.
Ne perdons pas de vue que les notions fondamentales de la politique changent de valeur et de signification dès que l'on pose le pied sur le territoire américain. Les États-Unis forment avant tout une vaste *société civile* avec un *minimum d'État.* Personne, et surtout pas la droite, ne tient à modifier cette situation. L'idée d'un régime « autoritaire » est rejetée de tous, la formule des partisans de Reagan se réduit à une sorte d'alliance entre la Constitution et le Capital, piliers de l'*American way of life.*
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Reagan par conséquent ne prendra jamais le risque de renforcer la puissance de l'État, car l'État puissant, dans l'esprit américain, est celui qui met le nez dans les affaires du citoyen. L'État proprement dit, tel que nous le concevons dans la vieille Europe, avec ses intérêts spécifiques et supérieurs, sa « raison d'État », reste une notion étrangère et suspecte aux yeux de l'Américain. Quand Soljénitsyne en parle, il est ipso facto mis au pilori, on l'accuse de « fascisme totalitaire », pas moins.
Tout ce qui se discute et se décide à Washington traduit en fait ce qui se passe au sein de la société civile américaine, unique réalité. Celle-ci n'est plus considérée comme un « creuset ethnique » (melting pot), mais très certainement du moins comme un creuset sociologique. Dans les nations européennes, les travailleurs étrangers restent souvent à l'état de sous-prolétariat, exploité par la propagande électorale des partis. Aux États-Unis un immigrant, même illégal, passe dès le début pour citoyen en puissance et bourgeois-électeur : il forme avec ses semblables un groupe de pression ; il est représenté par un tribun qui, lui-même, n'aspire qu'à devenir membre de l' « establishment », pour jouer à fond le jeu américain ; et ses enfants seront très vite complètement assimilés. -- En attendant, bien sûr, toute cette mobilité sociale crée un état d'agitation permanent.
La question actuelle est seulement de savoir si Reagan saura redonner sa cohésion à un pays centrifuge et anarchisant : s'il aura assez d'autorité pour inspirer confiance à l'Amérique des profondeurs, et y rétablir l'ordre. Reagan a beaucoup d'ennemis qui songent à l'affaiblir, pour préparer sa suite sous la présidence d'un G. Bush. Le général Haig est toujours en place, mais on le considère comme un nouveau Mac Arthur, un homme « dangereux pour l'Amérique », autoritaire, ambitieux... Et on cherchera à l'isoler par tous les moyens, pour le contraindre à démissionner. Ce qui n'est pas bien difficile : les hommes de « l'ancien régime » en effet, ceux de Carter et des Démocrates, ont gardé leurs places dans le Département d'État et à de nombreux postes dans le monde entier. Ces gens-là sont convaincus qu'il faut lâcher du lest au communisme, encourager l'antagonisme entre Moscou et Pékin, et mettre en place des régimes progressistes, c'est-à-dire marxistes, à travers l'Afrique et l'Amérique centrale. La République de Taïwan ne reçoit toujours pas l'aide promise, pour ne pas contrarier les Chinois de Pékin. La S.W.A.P.O. de Namibie est déclarée « non-communiste », malgré l'évidence, pour obliger Pretoria à accepter sa présence dans les négociations. L'ambassade de Libye est priée de plier bagage, symboliquement, mais personne ne songe un instant à examiner les causes et les voies du terrorisme international.
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En Angola les Cubains et les Allemands de l'Est font la loi, mais Jonas Savimbi, tout comme Tchombé au temps de Kennedy, ne reçoit toujours pas l'autorisation de se rendre à Washington. Etc., hélas, etc.
La seule victoire remportée par Reagan, dans le domaine économique, est elle-même ambiguë. Son programme de réduction du budget de l'État fut approuvé en effet par une majorité impressionnante, ce qui implique qu'un bon nombre de Démocrates ont voté pour lui. Ils semblent bien avoir compris, cette fois, que les électeurs américains sont favorables à l'élimination des projets grandioses financés par l'État, pour relancer à la base les investissements et la productivité. Cette victoire a son importance : Reagan avait promis de diminuer les impôts, voilà qu'il tient parole. (Mitterrand assurait seulement qu'ils ne devaient pas augmenter, et on connaît la suite...)
La question se pose cependant de savoir si la société américaine pourra supporter les conséquences de cette politique de restriction. Si les Américains regardent aujourd'hui du côté de l'Europe, et spécialement de la Grande-Bretagne, ils peuvent constater que ce sont les gouvernements qui, par voie directe ou indirecte, assurent l'intendance des populations : subventions aux chômeurs, sécurité sociale, collectivisation des transports, de la médecine, aides économiques en tous genres, programmes d'assistance aux nécessiteux. On a calculé ici que plus de deux personnes sur cinq sont à la charge de l'État, dans les pays occidentaux. Comment donc les transports, les hôpitaux, les écoles, l'assistance sociale, etc., parviendront-ils à maintenir des prix raisonnables si Washington verse de moins en moins aux divers budgets des États américains ? Les prix bien sûr vont encore augmenter, affectant d'abord les revenus moyens. Et comme ces économies réalisées au niveau fédéral sont aussitôt reversées à l'industrie des armements, le parti démocrate et la gauche dans son ensemble auront beau jeu bientôt d'accuser le président américain de préférer les sous-marins aux hamburgers, ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute dans son esprit.
En fin de compte, nous avons affaire avec l'Amérique à une « société-libérale-avancée » qui, comme partout ailleurs, *gave et pourrit ses membres* depuis plus d'une génération. On leur demande aujourd'hui de faire marche arrière, en acceptant une politique d'austérité. Comment vont réagir les innombrables « minorités » américaines dont on « bloque » ainsi l'avancement ? Et ces millions de jeunes dont on subventionnait généreusement les études jusqu'à un âge avancé, pour leur garantir ensuite un emploi (administratif) au sortir de l'école ? Que dira la presse, avant-garde de la société permissive ? Est-il possible en somme, en cette fin de siècle, d'imposer une direction nouvelle à l'économie sans modifier également les lois et les mœurs, les préjugés sociaux, l'autorité des institutions ? Le problème comme on voit n'est pas seulement américain.
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Mais Ronald Reagan n'entend point son mandat dans ce sens. Il parle haut et fort, comme pour s'en convaincre, d'une société fondamentalement saine, aux potentialités illimitées. Carter se complaisait dans l'évocation incantatoire du malaise social ; le remède prescrit par le nouveau président met l'accent au contraire sur la vigueur, la confiance, l'optimisme américains. Nous verrons bien si le malade, réchauffé, abandonne son lit, ou bien, sceptique, remonte la couverture jusqu'au nez.
Thomas Molnar.
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### Le devoir d'ingérence
par Hugues Kéraly
IL EST PLUS SIMPLE DE DÉNONCER LES CRIMES DU COMMUNISME QUE DE LES COMBATTRE, quand les bourreaux sont au pouvoir, et les victimes si loin de nous par la distance, la langue, le système d'enfermement. On peut traverser Moscou sans sortir un instant du trucage officiel des guides, ni rien comprendre au malheur des gens. Les cœurs bien placés saisissent pourtant d'instinct qu'il existe ici un devoir d'ingérence dans les affaires du prochain, et quantité d'obstacles à vaincre pour l'entreprendre efficacement. J'en veux citer un seul exemple, qui me remplit d'admiration et d'espérance depuis plus de six ans.
L'*Association pour la Russie libre* mériterait aujourd'hui la belle appellation de branche francophone du N.T.S. (Narodno Troudovoy Soyouz), ce fameux mouvement de résistance intellectuelle que la propagande soviétique dénonçait déjà dans l'immédiat après-guerre comme ennemi public numéro un. Il s'agit de contribuer sur le terrain par le jeu d'une solidarité directe au soutien matériel et moral des divers élans de dissidence dans les Républiques de l'Union, condamnés à tout recevoir de la charité politique d'Occident.
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La part la moins spectaculaire mais la plus considérable de cette action passe par les PTT. On glisse sous une enveloppe dix feuillets de l'Évangile ou le dernier discours de Soljénitsyne sur les recours de l'âme contre le mensonge d'État ; l'envoi parvient plus souvent qu'on ne l'imagine à son destinataire, qui use aussitôt des mille et une ficelles de la reprographie clandestine pour le faire circuler partout sur le principe des « samizdats » : un exemplaire, dix lecteurs, cent copies, autant d'éditions... Qui sait si le procédé ne nous servira pas bientôt.
L'association organise aussi par des voies secrètes et d'autant plus sûres un secours financier aux familles des prisonniers d'opinion. Quelquefois, elle dépêche même des visiteurs sous visa touristique aux dissidents menacés d'exil ou d'internement dans les hôpitaux. Alexandre Guinzbourg, qui aura passé le tiers de sa vie dans les camps, racontait l'autre jour à Paris que le sentiment définitif de la liberté avait surgi pour lui en 1963, à la porte de son appartement communautaire de Moscou, avec la visite d'une jeune correspondante lyonnaise du N.T.S. : une personne de chair et d'os venait tout droit de France pour lui donner raison dans son combat ! Guinzbourg emportera cette image au Goulag, il y puisera la force d'en sortir vivant.
Les émules européens du N.T.S. n'ont rien contre les coups audacieux. Celui de Jacques Arnould et Francis Bergeron sur la Place Rouge en 1975, qui surent liquider deux valises d'ouvrages interdits avant l'intervention des miliciens et les désagréments consécutifs à l'ingérence dans les affaires intérieures de l'Union, est digne de chevaliers chrétiens. Mais les étudiants héroïques qui sont partis deux par deux comme au temps des Apôtres, des quatre coins d'Europe, pour porter au bout d'un monde crucifié les paroles de vie savaient la nature suprême du risque qu'ils encouraient. Si tous ont réussi, pour l'éternité, tous n'en sont pas revenus -- loin de là. Saluons ces plus vaillants que nous. Le principe même de leur sacrifice les condamne à l'anonymat.
Ce sont des saints tout court, dans leur humilité, dans leur courage, et politiques au sens plein. Nous n'avons pas leur feu, trouvons au moins quelque chaleur envers la cause qu'ils désignent aux hommes en se renonçant. Le N.T.S. français a besoin d'argent, il a besoin de livres et de timbres, il a besoin de cœurs bénévoles pour continuer silencieusement sa tâche dans le quotidien.
Hugues Kéraly.
Association pour la Russie libre : B.P. 1195 -- 16, 75764 Paris cedex 16 (CCP 7.758.18 1 Paris).
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### Une enfance laïque
par François Brigneau
Le livre de François Brigneau, *Jules l'imposteur,* vient de paraître en librairie avec une préface de Jean Madiran. Il recueille les articles déjà parus dans ITINÉRAIRES à l'occasion du centenaire de l'école laïque ; il comporte en outre les « souvenirs d'un enfant de la laïque », dont nous publions, dans le présent numéro et dans le suivant, d'importants extraits. -- L'ouvrage est en vente dans les bonnes librairies et aux ÉDITIONS DU PRÉSENT, B.P. 64, 81102 Castres.
LES APPRENTIS en font toujours trop. C'est la première fois que je me lance dans une entreprise de cet ordre et je m'aperçois que je n'ai pas lésiné sur la citation. Il y en a beaucoup. La littérature de professeur n'est pourtant pas dans mes goûts. Mais cette « lecture » particulière de la République des Jules exigeait des textes. Il fallait démontrer la préméditation et prouver le mensonge. Le moyen, dès lors, de ne pas citer souvent ?
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Pour terminer voici qui sera moins pédant, je l'espère. Un dernier témoignage, mais personnel. Non plus sur Jules Ferry lui-même mais sur son œuvre et l'esprit de celle-ci, les hommes qu'elle formait, la religion qu'il avait fondée, le micro-climat dans lequel vivaient les nouveaux fidèles. Car je suis un enfant, de la laïque. Mon père était instituteur. J'aurais dû le devenir. Tout m'y préparait et poussait. Il s'en est fallu de fort peu que je naisse dans une école. J'avais sept mois quand ma mère et ma grand-mère portèrent mon berceau de Concarneau à Douarnenez, dans l'école de garçons où mon père venait d'être affecté. J'ai fait mes premiers pas dans la cour, entre le bâtiment des classes et les cabinets, alignés au coude à coude. Les premiers bruits que j'ai entendus furent les tintements de la cloche qui rythmaient la journée, le bruissement qui montait des salles d'études, le tumulte des récréations, les commandements des maîtres...A en parler, tout me revient : le crissement de la craie, l'odeur des cahiers neufs, le silence des vacances dans cette immensité déserte, le jardin « de fonction », en contrebas, avec ses fleurs, le potager, la basse-cour, le clapier où un lapin blanc aux yeux rouges me fascinait.
Ce jardin et ce clapier ont joué un grand rôle dans ma petite enfance. C'est là que j'ai rencontré la mort et vu la révolution. La mort fut celle d'un lapin, pas le blanc, un gros brun, avec des stries grises, un énorme mangeur de carottes, qui mastiquait du nez comme une machine à coudre.
Politiquement, intellectuellement, moralement, mon père se voulait le farouche révolutionnaire que l'École Normale d'Instituteurs de Quimper avait souhaité qu'il fût. En théorie la violence lui paraissait indispensable. Il justifiait toutes les terreurs à condition que ce fût le peuple qui les exerçât. Quand il partait dans ses discours implacables, ma mère finissait par lever les yeux de son ouvrage et disait :
-- Emmanuel, tu nous fais peur.
Septembriseur par idéologie, mon père était dans le quotidien l'homme le moins sanguinaire que j'aie rencontré. Il avait les sacrifices domestiques en horreur. Nos poules devenaient centenaires en âge de poules, ce qui désolait ma grand-mère. Elle tolérait mal la dépense inutile. La mise à mort du lapin mensuel, plusieurs fois repoussée, nécessitait une longue préparation. La veille mon père paraissait plus préoccupé et renfermé que d'ordinaire.
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Le lendemain il se levait très tôt, pour s'exercer. Il s'installait dans la cuisine. Il tenait une bûche d'une main, par les oreilles, ou supposées telles. De l'autre il saisissait une trique et frappait sur la nuque. La famille l'entourait. Le visage de mon père était terrifiant. Une main sur son cœur ma mère s'appuyait au buffet. Elle disait que ses jambes la lâchaient. Après quoi mon père abandonnait sa bûche et sa trique. Il prenait la bouteille de Négrita, un entonnoir et s'en allait tuer le lapin en lui faisant ingurgiter du rhum de cuisine.
Le gros brun ne devait pas aimer le Négrita, ce qui est tout à son honneur. Il se débattit, mordit l'un, griffa l'autre et détala dans les laitues. Dans le jardin entouré de murs, la chasse dura toute la matinée. Ma mère, ma grand-mère et moi formions les rabatteurs. Armé d'un gourdin qu'on appelle *pen-baz* en breton, mon père attendait devant la planche d'haricots verts, dans l'attitude du batteur de base-ball. Trois fois le lapin lui échappa. En définitive ce fut ma grand-mère, une paysanne qui portait la coiffe à la mode de Fouesnant, qui l'accula dans un angle et lui éclata la tête d'un maître coup de balai.
Elle eut beau l'accommoder comme à l'accoutumée, de petits oignons, de lardons, de vin d'Algérie et de pommes de terre de Pont l'Abbé, personne ne mangea le gros brun. Le blanc aux yeux rouges mourut de maladie. Je crois qu'on donna les autres. A partir de cet événement, les lapins furent achetés au marché, morts, vidés, dépouillés. A chaque fois ma grand-mère regrettait le sang. Elle n'avait pu lier sa sauce selon les règles de la cuisine bourgeoise. A chaque fois mon père lui répondait :
-- On voit bien que ce n'est pas vous qui aviez la corvée !
A l'École Normale on apprenait comment mettre à mort les nations, les traditions, les chiens de garde du capitalisme, « les bourgeois, les gavés, les curés », on apprenait à faire table rase du passé, mais on n'apprenait pas à tuer les lapins.
Ce fut du mur du jardin que je découvris la révolution. C'était l'hiver. J'avais quatre ou cinq ans. J'avais été alerté par des clameurs. A deux ou trois cents mètres, au bas de la pente la manifestation descendait. Il y avait des drapeaux rouges et noirs. Le vent déchiquetait les chansons et les cris nous arrivaient en bouffées, par spasmes. Et puis, brusquement, dans une flambée de hurlements, haines et souffrances mêlées, la charge des chevaux et des hommes casqués s'enfonça dans le flot noir des manifestants. Je me souviens des sabres qui brillaient au-dessus de grappes d'hommes accrochées à la gueule des chevaux. Un tambour roulait.
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Une saute du vent de mer rabattit la fumée d'un incendie. Il y eut des détonations en rafales. Ma grand-mère m'emporta.
La soupe était servie depuis longtemps lorsque mon père rentra. Nous l'attendions, assis à la table, dans la lumière de la lampe à suspension. Il pénétra en ouragan, tout allumé par la bataille. Il venait dire qu'on ne l'attende pas, qu'on mange sans lui. On se battait un peu partout dans la ville, sur le port, autour des halles, jusqu'à Pouldavid. Des gardes mobiles et leurs chevaux avaient été jetés à la mer et lapidés de la digue. Il y avait eu des coups de feu, tirés par des gens bizarres, des types louches, avec des chapeaux comme ça et des pantalons bouffants, en velours, des briseurs de grève, arrivés de Paris et dirigés par un anarchiste de police, un certain Le Flaoutter. Le maire Le Flanchec -- un des premiers maires communistes de France -- aurait été grièvement blessé. La rumeur disait qu'il resterait borgne (il le resta). Mon père mangea un morceau de pain et but un verre de vin, debout. Qu'on ne s'inquiète pas. Tout se passerait bien. Il y avait réunion chez Antoine, l'ébéniste. Il embrassa ma mère. Je le revois, son méchant paletot, son teint mat, ses cheveux sombres, son regard brûlant d'Irlandais noir comme un latin. Déjà il avait disparu. Je crois que c'est de ce soir-là, en tout cas de l'impression laissée par ce soir-là, que naquirent mes penchants contre-révolutionnaires, cette détestation de l'émeute, de la barricade et de ses personnages : ce petit monde de fantoches, de doctrinaires de cabarets, d'illuminés, d'éméchés, de raclure sociale, de braves types fourvoyés et manœuvrés par des coquins.
#### *L'art d'être grand père*
COMME beaucoup de familles, en Bretagne et sans doute ailleurs, les miennes étaient séparées. Du côté maternel (paysans, petits artisans et commerçants de villages) on était blanc. Du côté paternel (marins pêcheurs, petits fonctionnaires : un de mes aïeuls occupa le poste élevé et envié de gardien de phare après avoir été blessé en Crimée) on était bleu. Naturellement cette division était moins tranchée que je dis. Il y avait des nuances, des cas particuliers.
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Les femmes des deux camps fréquentaient l'église, avec plus d'assiduité que les hommes « blancs ». Seuls les deux-tiers de ceux-ci pratiquaient régulièrement. Il fallait les grandes fêtes : Noël, Pâques, les Rameaux, la Fête-Dieu, l'Ascension pour que leur communauté fût entièrement rassemblée. Les « bleus », en revanche, n'assistaient ni aux offices courants ni aux exceptionnels. Les plus démonstratifs d'entre eux affichaient leur refus des secours de la religion. Lors des enterrements ils accompagnaient le défunt jusqu'au parvis, puis, ostensiblement, s'en allaient au bistrot tandis que le recteur disait la messe des morts. Après quoi, non moins ostensiblement, ils reprenaient place dans leur cortège et en racontant des gaudrioles sur le chaud lapin qui venait de quitter cette vallée de larmes, ils montaient jusqu'au cimetière au pas lent du curé, des enfants de chœur et des chevaux. Néanmoins les enterrements civils étaient rares. Les « esprits forts » se mariaient à l'église comme les faibles. Ils laissaient baptiser leurs enfants. Ils mouraient munis des sacrements. Quoique ils s'en défendissent dans les palabres d'estaminet, ils avaient abandonné aux femmes la direction des affaires religieuses de la famille. Cela ne les empêchait pas de montrer leur hostilité aux messieurs prêtres. Au répertoire du patronage laïque de Brest, on trouvait une pièce dont le titre pouvait permettre de faire l'économie de la représentation : « Pas de prêtre entre toi et moi. » C'était un mélodrame bouleversant. On y voyait des disciples de Loyola jeter la zizanie dans un foyer d'honnêtes prolétaires. Le dénouement était atroce. Les hommes, debout, applaudissaient à tout rompre. Les femmes des bleus -- évidemment, les blancs n'assistaient pas à ces turpitudes -- gardaient la bouche pincée.
Mon grand-père paternel, Ambroise, faisait partie du clan des contempteurs de la calotte mais à titre personnel. Il ne croyait ni à Dieu ni au Diable et tenait à ce que cela se sache, surtout en fin de semaine. C'était un patron de pêche aussi estimé que redouté. Risque tout, vindicatif, il s'entourait d'un équipage recruté parmi les durs à cuire du *port* atteints par la limite d'âge. Ce qui ne l'empêchait pas de donner des noms de fleurs à ses bateaux (le dernier : L'Amaryllis). Taciturne à jeun, quand il avait bu il aurait cherché querelle à ses sabots. Cela s'entendait le samedi. Les hommes payés, les fournisseurs réglés, il faisait la tournée des cafés ainsi nommés parce qu'on y consommait tout sauf du café. Puis à la brune il rentrait, fortement lesté, dans la ville fortifiée de Concarneau, la ville close, où il habitait avec sa smala, au numéro 7 rue Vauban. Mon père est mort au 11. Comme migration on a fait mieux.
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Le vieil Ambroise marchait cambré, le panier d'osier rempli de poissons au bout du poing gauche, le bras droit un peu écarté du corps comme une anse, pour équilibrer le roulis. Vêtu de toile rouge, chaussé de sabots de bois en semaine et de socques le dimanche, épais et courtaud en bon Cornouaillais, il portait la tête en arrière. C'était une belle tête ronde, cuivrée, sauvage, avec une bouche moqueuse, un front droit aux arcades bien dessinées, un regard qu'enflammaient les fureurs de l'alcool et, par-dessus tout, les cheveux, comme une toison, blancs et bouclés, sur lesquels le béret de pêcheur, en drap bleu, formait une auréole. Sous les douves, le long de l'ancienne caserne, il prenait le ciel à témoin de sa misère. Huit gosses. Un filet perdu sur les roches de Trévignon. La misaine qu'il faudrait se décider à changer. Et ces sacrés curés qui demandaient qu'on tende la joue gauche. Bon Dieu de Bon Dieu ! On allait voir ce qu'on allait voir. Il poussait la porte. La soupe était trempée.
-- Bonsoir père, disaient les grands.
Les petits dormaient déjà. Ma grand-mère Francine les avait couchés, après qu'ils eussent fait leurs prières. Un accord tacite s'était établi entre les parents. Personne ne discuterait l'autorité du chef de famille. En revanche les enfants seraient baptisés. Ils iraient au catéchisme. Ils feraient leurs communions. Certains d'entre eux (il y en eut onze, dont trois morts en bas âge), le terrible Ambroise acceptait même qu'ils fissent leurs classes chez les Frères. Ce fut le cas de mon père, Emmanuel-Paul, l'avant-dernier des onze, né en 93. A neuf ans, il servait la messe à Saint-Guénolé. A Saint-Joseph il était l'orgueil des Frères Quatre-Bras. Un élève remarquable, en avance sur son âge, à dix ans bon pour le certificat d'études, sérieux, appliqué, un peu fragile, maigre, avec deux grands yeux noirs enfoncés qui semblaient toujours vous interroger et une mauvaise toux, l'hiver. « Il ira loin » disaient ses maîtres. Et ils ajoutaient : « Si la maladie ne l'emporte pas. » On était en 1902. Le Président de la République, M. Émile Loubet était franc-maçon. Le Président du Conseil l'était également. On comptait sept autres F**.·.** M**.·.** dans son ministère (Delcassé aux Affaires Étrangères ; Maurice Rouvier aux Finances ; Bertaux à la Guerre ; Camille Pelletan à la Marine ; Gaston Doumergue aux Colonies ; Léon Mougeot aux Colonies ; Bérard aux P.T.T.). La « République du Grand Orient » brillait de tous ses feux. Rien que des Affaires. Panama. Dreyfus. Et un grand dessein. La dernière étape du plan maçonnique, la séparation de l'Église et de l'État, que l'on prépare en prolongeant Ferry. Les religieuses de 125 écoles sont expulsées ([^7]). Des milliers de prêtres sont chassés de leurs écoles.
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On mobilise la troupe contre les fidèles. C'est alors que la grande histoire va entrer dans la mienne, je veux dire dans celle de ma famille.
#### *La famille prise au piège*
UNE VIEILLE COUTUME cornouaillaise veut que les aînés portent les prénoms des parents. La sœur aînée de mon père se prénomme donc Francine. Elle a décroché le brevet élémentaire. A l'époque ce n'est pas rien. C'est un diplôme qui ouvre quelques portes. Il permet de postuler au titre « d'institutrice stagiaire » et de remplacer, ici et là, les maîtresses en congé de maladie ou de grossesse. Naturellement les remplaçantes dépendent du choix de l'inspecteur primaire. Lequel depuis Ferry est franc-maçon, à tout le moins contrôlé par la maçonnerie. Si la candidate remplaçante plaît, si sa famille est républicaine, elle ne manquera pas de travail. Dans le cas contraire, elle attendra. En 1902, dans une famille comme la nôtre le salaire de ma tante Francine constituait un atout essentiel. Il permettait à onze personnes (les enfants, une aïeule, les parents) de survivre quand la pêche manquait. La lutte n'était pas possible.
Un jour de l'automne la directrice de l'école des filles arrive au 7 rue Vauban. Portant chapeau et cravate, un monsieur de la ville l'accompagne. Il demande à voir ma grand-mère. Grand émoi dans la smala. Au rez-de-chaussée on vit sur de la terre battue. Pour ne pas faire trop misérable, l'entrevue aura donc lieu au premier, au sommet d'un escalier noir comme les soutes et raide comme celui d'un phare.
Toute la maison sent les filets, les cordages de chanvre, le goudron dont on enduit la coque des bateaux, la rogue, cette farine d'œufs de morues et d'harengs qu'on utilise, l'été, pour pêcher la sardine, le pétrole des lampes. En guise de tapis on a jeté le plus beau châle de la maison sur la table de chêne ciré.
L'inspecteur s'assoit. Il est plein d'embarras. Il fait des phrases en cherchant ses mots. Le cléricalisme contre-attaque partout. Surtout en Bretagne. Les laïques doivent faire front. Ils doivent aider leur gouvernement, le gouvernement de M. Combes. Et pour cela commencer à ne plus apporter d'eau au moulin de l'ennemi. C'est-à-dire à l'école de ces messieurs prêtres.
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Ma grand-mère Francine a compris. C'est une femme de mérite. Avant que les derniers ne s'en aillent on en parlait avec émotion. Ceux qui la connurent s'accordaient à dire son intelligence, qui en imposait à tous, parfois même à son mari. On aimait rappeler sa sagesse, « une personne de bon conseil... On venait de loin pour lui demander avis... », sa réserve et, plus que tout, sa force d'âme. Elle allait mourir quelques années plus tard de privations, d'épuisement, peut-être aussi de désespoir.
-- Vous avez un de vos garçons à Saint-Joseph, dit l'inspecteur.
-- Oui, Monsieur.
-- Un brillant sujet, à ce qu'on rapporte ?
-- Oui, Monsieur.
-- Et l'une de vos filles est institutrice stagiaire, n'est-ce pas ?
-- Oui, Monsieur.
-- Institutrice laïque...
Il y eut un silence. L'inspecteur insista.
-- Laïque...
-- Oui, bien sûr.
-- Fréquente-t-elle l'église ?
-- Le dimanche, avec ses sœurs.
-- Ah, ah. Comme c'est ennuyeux.
-- Ennuyeux ?...
-- Je n'irai pas par quatre chemins, chère Madame. L'Église nous fait la guerre. Il faut se serrer autour de l'école laïque. Entre une jeune enseignante qui va à la messe et dont le frère est à l'école du parti prêtre et une autre qui préfère la Raison et la Science aux offices et dont le frère est à l'école laïque, nous serons contraints de préférer la seconde. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement. Vous comprenez ?
-- Oui, monsieur l'Inspecteur.
-- Votre mari est un bon républicain, à ce qu'il paraît.
-- A ce qu'il paraît.
-- Alors, il ne devrait y avoir aucune difficulté. Et pour votre fils, quels avantages ! Les bourses d'études sont faites pour des garçons comme lui. Un élève doué, comme il l'est, travaillant régulièrement, toute l'année, entre sans coup férir à l'École Normale. Vous rendez-vous compte. L'École Normale. Le séminaire de la République.
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Dans le courant de l'année mon père changea d'école et ne fut plus enfant de chœur. Ma tante Francine ne manqua plus de remplacements. On la titularisa. Mieux encore : elle fit un beau mariage, inespéré pour une fille de marin-pêcheur, l'aînée de huit enfants. Elle entra dans une grande famille républicaine, en Charente, la famille Chateau dont l'élément le plus en vue fut René Chateau.
(*A suivre*)
François Brigneau.
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### Petite étude de marché sur les péchés capitaux
par Marc Dem
S'IL APPARAÎT ASSEZ que les péchés capitaux figurent aujourd'hui parmi les produits de grande consommation, il n'est pas oiseux de les étudier comme tels, non certes pour assurer leur promotion mais pour aider à leur disparition du marché. Cette recherche aboutit à constater que le plus répandu est la paresse, plus précisément la paresse intellectuelle. Rien d'étonnant, puisqu'on la dit mère de tous les autres. Elle explique bien des aspects étranges du monde actuel, sans excepter ceux qui se rapportent à la chose politique et, par exemple, les derniers rebondissements de celle-ci en France.
La paresse intellectuelle se définit comme un recul devant l'effort cérébral. Mais elle est aussi recul devant l'inconfortable éventualité d'abriter des convictions personnelles qui ne seraient pas en accord avec la généralité. Une idée originale fait intolérablement souffrir le cerveau, à moins qu'on n'ait une fois pour toutes pris son parti de la chose.
Elle répugne à concevoir le début d'un raisonnement comme elle répugne à le poursuivre. En fait tout raisonnement s'offre comme une contrainte insupportable, le syllogisme comme une torture, l'enchaînement logique de deux ou trois propositions comme un effort démesuré à remettre de toute urgence au lendemain.
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Il n'est pas surprenant, par conséquent, que ce genre de paresse soit le point où croche le mieux la gaffe de ceux qui veulent conduire les esprits comme des trains de bois sur les rivières de leur idéologie. Ils obtiennent ainsi plus de résultat qu'en flattant les autres vices du peuple. La démagogie n'est qu'une arme secondaire, bien qu'elle ait mauvaise presse parce qu'elle se voit, même lorsqu'on prend plaisir à y succomber. L'emprise sur les esprits à la faveur de leur engourdissement vient devant et va plus loin. Elle a lieu en douceur, procure même du soulagement. Il s'agit dans cette entreprise de pénétrer les âmes sans violation apparente, car le sujet s'est d'avance rendu, est parti en laissant la clef.
Les douleurs du raisonnement étant celles que nous avons dites, qui n'en proposera pas sera bien accueilli. Il viendra de préférence avec des formules magiques ne contenant pas de prémisses visibles et menant directement à la conclusion. Telles quelles, du fait même qu'elles n'exigent rien du sujet, ne prêtent pas à une discussion à laquelle il se dérobe, ces formules magiques ou formulettes sont suffisantes pour convaincre et faire passer à l'action. Une action d'autant plus facile à faire accepter qu'elle se réduit le plus souvent à l'exécution de la volonté d'autrui.
La formulette la plus féconde est le « Pourquoi pas ? », non celui du commandant Charcot qui exprimait l'audace, mais celui de la capitulation. L'échange se déroule en quatre passes :
-- proposition à laquelle le sujet ne s'attendait pas, qu'il n'a pas eu le loisir d'examiner, qu'il n'a pas d'ailleurs l'intention d'approfondir ;
-- étonnement du sujet, tentative de rejet ;
-- argument péremptoire : Pourquoi pas ?
-- acceptation : « Oui, après tout, pourquoi pas ? »
Pourquoi ne pas peindre les tours de la Défense en bleu avec des nuages blancs ? Pourquoi ne pas enseigner l'Histoire à l'envers, en commençant par de Gaulle pour finir à la Gaule ? Pourquoi les jeunes gens ne porteraient-ils pas une natte dans le dos ? Pourquoi ne pas faire l'expérience du socialisme ?
A la phase 3, le séducteur s'est bien gardé de donner des raisons positives ; il a remplacé le pourquoi par le pourquoi pas et le sujet a feint de l'ignorer, si même il s'est aperçu de la substitution, par paresse. La décision, ou mieux l'acquiescement, a été emporté par une raison négative au champ ouvert à l'infini et par là même parfaitement floue. Mais le flou est nourriture suave à l'esprit nonchalant, la campagne socialiste qui s'achève le montre à l'abondance.
Une autre formule qui fait fureur utilise le mot « manichéen ». Il sert de conjuration contre les jugements de valeur intempestifs. « Ne soyez pas manichéen ! » La grande majorité serait en peine de dire qui était Manès et en quoi consiste sa cosmogonie. Le mot plaît par son tour savant. Quelqu'un a-t-il déjà répondu : « Je veux bien, mais qu'entendez-vous par là ? » car ce serait avouer son inculture.
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Comme la définition n'est jamais donnée, « manichéen » est invariablement employé dans un sens qui n'est pas le sien. Il est entendu comme une négation des notions de bien et de mal. On n'encourt pas le soupçon d'être manichéen, ce qui doit être une sorte de fascisme. Par conséquent tout est bien, y compris le mal, on peut tout faire.
Le « pluralisme » bénéficie de la même imprécision. La seule chose sûre est qu'il faut être pluraliste. L'empêcheur de causer en rond est celui qui interviendrait dans une réunion pour en demander la raison. On a fait des ravages avec ce petit mot-là. La brebis pluraliste introduit le loup chez elle. Le directeur d'une école catholique accepte d'engager un professeur marxiste. Le pluralisme est entré dans l'Église comme si l'œcuménisme, son homologue religieux, ne lui suffisait pas. Donnant donnant, on rencontre parfois le mot « œcuménisme » dans le discours politique.
L' « alternance » en est la variante chronologique, c'est le pluralisme dans la succession. Le pouvoir de suggestion de la formulette est certain. A force de réclamer l'alternance, on l'obtient.
Le « partage » fait partie des choses à promouvoir dans tous les cas. On fait-facilement admettre qu'il faut partager son pain ou son manteau avec qui n'en a pas. Puis, le mot ayant acquis ses lettres de crédit conduit au partage des idées. La paresse intellectuelle ne détaille pas, ne remet rien en question, en dépit d'un autre slogan qui fait florès. Le mot apprivoisé, on ne se demande plus si l'on peut partager, par exemple, des idées contradictoires, partager la foi chrétienne avec un marxiste. Dans le bulletin de Saint-Merri, « Aujourd'hui des chrétiens », on voit un laïc en sabots et un prêtre serrés contre la hampe d'un micro et cela s'appelle « le micro partagé ». L'idée, bonne à l'origine quand elle encourageait à la charité, conduit à confier l'homélie à Jacques Chonchol, ancien ministre de l'Intérieur d'Allende. Pas de quartier : le partage ne se partage pas.
Maître-mot aussi que l' « unité ». Il rameute les récalcitrants, fait défiler les frères ennemis, entraîne les hésitants. En 1965, dans les meetings, les communistes attendant le candidat unique de la gauche se réchauffaient en scandant avec un rictus haineux le mot « unité ». Dans l'Église le mot tire sa force de ce qu'il sort de l'Évangile, il peut être utilisé pour en faire sortir. Des chrétiens du diocèse de Versailles s'étonnant des libertés prises par certains prêtres dans la célébration de l'Eucharistie et de l'étrange catéchèse enseignée dans un collège, sont invités par leur évêque à retirer leurs graves accusations au nom de l'unité. « Il n'est pas possible que l'Évangile, la foi, l'éducation chrétienne puissent devenir sources de conflits ou de rupture. »
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Il faut suivre pour rester unis, fût-ce dans l'erreur, et cela « suppose qu'on accepte aussi le choix des autres, la richesse et la variété des chants, des gestes, des vêtements liturgiques, de la musique et des silences ». Le choix des autres c'est le complet-veston du célébrant, la musique de bazar, la communion assis distribuée par des religieuses et le choix des uns, jamais respecté, c'est la messe célébrée dignement. L'unité, sélective, devient ainsi moyen d'étouffement et la masse l'accepte sans se demander si elle est toujours évangélique.
Que de maux sont survenus par la référence au temps « Il faut être de son temps, Soyez de votre temps ! » L'esprit paresseux admet cette incitation comme un dogme. Être de son temps c'est faire ce qui se fait ; en politique, c'est être socialiste ; en liturgie, c'est chanter le Per ipsum avec le prêtre. Ne pas être de son temps renferme toutes les hontes : c'est une attitude rétrograde, égoïste, peu courageuse, vieux-jeu. On craint d'avoir à être jugé aussi conformiste et réactionnaire par le vendeur d'aspirateurs comme par le vicaire de service. Quant à savoir s'il est toujours bon de marcher avec son temps, cela réclame un effort intellectuel excessif. Quant à savoir si la marchandise fourguée est bien propre à notre temps ou si elle a toujours existé, cela exigerait une étude. Tant et si bien que l'on fait recevoir sous le même prétexte des sottises anciennes, des hérésies du ive siècle, des façons de faire dont on retrouverait dans l'histoire la copie conforme.
L' « esprit d'équipe » a servi d'arme à ceux qui voulaient mettre les autres au pas et prendre la direction effective des groupes. Au nom de l'équipe on a multiplié ces réunions interminables dans lesquelles les cadres d'entreprise passent le plus clair de leur temps. Une étude reste à faire sur l'incidence précise de ces assemblées à noyaux dirigeants dans les affaires qui périclitent au profit de la concurrence étrangère. Qui rechigne à s'y mêler est accusé de ne pas savoir travailler en équipe, bien que la méthode pratiquée soit à l'inverse de la réalité de l'équipe non plus œuvre commune où chacun intervient à sa place et selon ses capacités ou sa spécialisation, mais melting-pot dans lequel tout le monde fait la même chose. Se donner les moyens d'une définition aurait évité bien des mécomptes. Hélas ! définir réclame une activité cérébrale dont on a perdu la pratique. Ce qui est grave, c'est moins la mainmise des meneurs que l'aveuglement du troupeau mené sans murmures au son de la formulette.
Cette cartouchière de mots et d'expressions approximatifs, plus qu'ambigus : polyvalents, passe-partout, avec la kyrielle des ouvertures, des dialogues, des interpellations, des confrontements, a de l'efficacité parce qu'elle se prête à des discours, des discussions interminables sans jamais qu'apparaisse le fond des choses. Ces formules satisfont la « dimension intellectuelle » de l'homme à bon compte, elles ne provoquent aucune migraine, ne font pas mal.
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Les dernières élections ont été gagnées grâce à un mot magique : le « changement ». Les communistes, qui l'avaient inventé, se sont laissé déposséder par les socialistes : ça ne prend pas à tous les coups, il y a quand même une, justice, tout au moins des degrés dans l'injustice. Combien d'électeurs ont-ils analysé la valeur de ce passage d'un état à un autre ? Combien ont fait leurs comptes ?
L'opinion navigue à l'estime, perçoit la luminescence des bouées mouillées sur un chemin d'eau, se dirige sur les constructions imaginaires de la statistique. Le sondage, fils du suffrage universel, remplace le jugement. Il fournit sur un plateau les opinions auxquelles il convient de se ranger pour n'être pas un naïf. Cautionnées par le nombre, elles reçoivent encore la caution négative de celles auxquelles n'ont souscrit que des minorités. Le sondage invite à la paresse d'esprit. Il émane d'un dieu nouveau, l'ordinateur qui non seulement sait tout mais impose le choix. C'est un tyran. Pourquoi est-il si bien toléré par une société éprise de liberté totale ? Est-ce parce qu'il représente, à travers chiffres et fourchettes, la volonté de la masse ? Impossible de le prétendre, puisque la masse attend de lui la lumière. Il existe une interaction qui, au bout du compte, est au profit de l'ordinateur.
La raison de son omnipotence réside donc bien en ceci qu'il dispense de réfléchir. Et telle est l'attraction de ce repos de l'esprit que l'homme d'aujourd'hui préfère s'infliger le gigantesque travail qu'est la réalisation d'un programme informatique, perforer des milliers de fiches, imprimer des kilomètres de listing plutôt que de chercher dans sa tête la réponse à ses questions.
Inventé pour faciliter le travail intellectuel, il le remplace. Pour libérer l'esprit, il se substitue à lui et du reste l'on se demande pourquoi l'homme moderne a un si urgent besoin de se libérer l'esprit, puisqu'il ne s'en sert plus.
Nous avons vu naître des banques de données, parfois utiles, plus souvent néfastes. Des milliards sont consumés à produire cet outil qui tue la mémoire, jamais à jour dès qu'on prétend y enfermer les connaissances propres à une discipline. L'ingénieur, le scientifique ébloui par son terminal sera-t-il encore en mesure de voir tomber de l'arbre la pomme de Newton ?
Exagérons-nous ? Un exemple récent vient à notre rescousse : Mgr Gilson, présentant l'exécrable recueil catéchétique « Pierres Vivantes », le compare à une « banque de données » et vaticine : « Dans quelques années, un livre semblable sera peut-être emmagasiné dans un ordinateur et chaque groupe de catéchèse pourra y chercher sa documentation. Pourquoi pas ? » Nous y voilà : l'épiscopat français, devenu incapable de penser juste et de remplacer le catéchisme national mis au bûcher en 1957, se jette lui aussi sur l'informatique.
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Et vous avez remarqué l'argument de l'évêque auxiliaire de Paris : « Pourquoi pas ? » Tout se tient : le substitut de l'intelligence et même ici de la foi, promu grâce à l'inévitable formulette. C'est l'ordinateur qui consacrera définitivement la nouvelle doctrine.
L'abdication devant la machine pour des motifs semblables se retrouve dans les humbles outils de la vie quotidienne comme la calculatrice de poche, sur laquelle se précipite avec avidité l'écolier et auquel on ne la refuse pas pour la raison évoquée plus haut qu'il faut « être de son temps ».
Mais c'est l'ensemble du progrès technique qui paralyse les cerveaux, comme s'il n'avait été ordonné qu'à cette fin. Chronologiquement c'est la photographie qui a opéré la percée. Une caricature du temps de Niepce et Daguerre montrait un photographe à large feutre dormant au pied de son appareil et un peintre le brocardant sur sa paresse : « Plus besoin de se fatiguer, la chambre noire fait tout. » La satire était juste, bien que mal appliquée : celui qui n'allait plus avoir besoin de se fatiguer n'était pas tant l'artiste au feutre de boy-scout que le consommateur de pellicule. Car la photographie était née pour lui indiquer ce qu'il devait voir dans la réalité visible. On ne se rend pas suffisamment compte des moyens limités de cet art : il isole l'aspect visuel de l'objet, l'interprète selon des recettes simplifiées. La photographie s'efforce de donner l'image la plus complète, mais elle est loin d'y être arrivée et c'est l'œil qui, pour l'excuser, se conforme à la photographie. Il ne voit plus, à la longue, le donné dans sa foisonnante richesse de teintes, de reflets, de lignes, dans sa consistance éminemment variée ; la perception s'appauvrit. L'homme ne voit plus les choses qu'avec l'œil du photographe, c'est-à-dire par le moyen d'une optique techniquement remarquable, mais inférieure de mille coudées à celle que le Créateur a donnée à chacun. La photo impose des schémas visuels qui tarissent l'observation et la pénétration du réel. Elle ne peut songer à égaler le peintre qui à l'inverse apprend les hommes à voir, chaque artiste faisant bénéficier l'ensemble des aspects qu'il a discernés grâce à son acuité propre. On envisage les choses d'un regard neuf, plus exploratoire, plus séduit en sortant d'une exposition de peinture. Du commerce des photos d'albums ou de magazines absorbées massivement, on ne retire qu'une façon homogène, préfabriquée de percevoir un coucher de soleil, un visage d'enfant, une église, une corbeille de fruits.
Une façon aussi moins fatigante. Ce n'est pas par hasard que le mot cliché a gagné un sens figuré péjoratif. La consommation effrénée de ce produit est certainement pour beaucoup dans l'apathie intellectuelle que nous constatons. Pour l'intelligence aussi, la vue c'est la vie. Si l'aveugle peut y suppléer par un usage judicieux de ses autres sens, l'homme moderne ne fait rien de tel parce qu'il croit qu'il voit, alors qu'il ne reçoit de l'extérieur que les ombres de la caverne.
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Le cinéma est encore de la photographie. S'y ajoute un nombre incalculable d'artifices propres à bercer l'esprit ; son déroulement interdit le recul que le lecteur d'un livre prend en levant les yeux de son texte. C'est un important facteur de passivité. La télévision a couronné la procédure mise en place pour stériliser la réflexion. Cerveau énucléé posé sur une console, qui pense pour vous, fait les demandes et les réponses, ne vous laisse pas souffler, il fait passer dans vos neurones un flot ininterrompu de courants, semblable à cette forme de gymnastique qui procède par impulsions électriques et vous fournit en muscles sans que vous ayez besoin de soulever des haltères.
Son rôle politique a été suffisamment démontré. L' « homme de notre temps » demande à son écran domestique : dis-moi ce qu'il faut penser, persuade-moi, je ne demande qu'à te croire, je ne serai pas trop exigeant sur la démonstration.
On objectera que le téléspectateur constitue le filtre ultime. La même émission fait voter rouge ou blanc selon les individus. Oui, mais la télévision a déjà opéré un tri, elle présente un nuancier d'idées et de croyances réduit et si bien présenté que l'on ne songe pas à chercher en dehors du plateau.
Caractéristique est la mode des face-à-face : des deux hommes en présence, le téléspectateur est disposé à se laisser séduire par l'un ou par l'autre. Il se livrera au plus fort, au plus disert, au plus charmeur. Il s'offre comme une vierge coquette à celui qui saura « l'attraper » au moyen de ses formulettes. C'est sur celles-ci que titreront les journaux du lendemain. Aux dernières élections, qui avait lu Démocratie Française, qui Le Projet Socialiste ? Combien d'électeurs avaient connaissance du vide absolu révélé par le premier ouvrage et des réalités effrayantes contenues dans le second ? Que d'heures consacrées à la campagne télévisée quand en feuilletant les deux livres l'idée serait peut-être venue à beaucoup d'éconduire les deux candidats et de chercher s'il n'en existait pas un troisième. Mais ouvrir un bouquin !
Le progrès technique est à la fois une cause et un effet. L'homme de l'ère industrielle travaille activement à se donner les moyens de n'avoir plus à penser. Il fixe donc à son activité cérébrale un objet rapproché, la machine, pour n'avoir plus à philosopher sur la machine du monde. Forgeant l'outil, il prépare en même temps les jeunes générations à en être des victimes de plus en plus consentantes. L'éducation prive délibérément la jeunesse des moyens de jugement tels que l'analyse grammaticale et logique, le latin, la philosophie, le raisonnement mathématique, les références historiques.
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La formulette initiale était le « surmenage scolaire » ; on en trouva par la suite une meilleure, l' « égalité des chances », en vertu de laquelle l'effort demandé serait ajusté aux capacités des plus dépourvus. Les jeunes cerveaux en friche laissent se tarir leurs facultés tandis qu'on les occupe avec des activités d'éveil, des constructions graphiques d'ensembles et de sous-ensembles, une linguistique prétentieuse et vide, l'histoire des PTT et des moyens de transport des pyramides jusqu'à nos jours. Il est consternant de constater que le catéchisme s'est vite mis à la page. Des formulettes spécifiques ont vu le jour : « Ne pas traumatiser les enfants », « ne pas leur torturer l'esprit » avec des notions comme celle d'un Dieu en trois personnes. N'enseigner à l'enfant que ce qu'il est capable d'assimiler en raison de sa tranche d'âge a donné le branle au catéchisme progressif dont les ravages ne sont plus à démontrer. Dans une école que nous connaissons, il n'a pas été possible de mettre une bougie devant une crèche sauvée de justesse dans une classe de 11^e^, parce que, les bougies c'était du programme de 9^e^.
Un père de famille écrivait à la directrice : « Afin de ne pas traumatiser les enfants, je propose que l'on traite toutes les disciplines avec la même discrétion. Par exemple, jusqu'en 4^e^ on leur dirait que l'eau bout à 50° C, pour s'élever progressivement dans l'échelle de Celsius et aboutir en Terminale aux 100° C requis. » La proposition aurait peut-être été retenue si le scripteur avait terminé sa lettre par « Pourquoi pas ? »
L'école, même catholique, est une école de paresse, bien supportée par les parents qui mettent les petits devant la télévision pour qu'ils se tiennent tranquilles. Sa faveur provient de ce que l'on craint aussi pour leur avenir s'ils n'étaient pas coulés dans le moule commun. « Et puis, toute cette décadence morale et politique n'aura qu'un temps, monsieur. L'expérience montre que la courbe finit toujours par remonter ; c'est cyclique, comme les rythmes de la nature. »
Alors, voyez-vous, il suffit d'attendre. Tel est le seul argument d'ordre philosophique que l'on entend parfois pour justifier la paresse.
Marc Dem.
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### Sous l'invocation de saint Benoît Labre
par François Sentein
#### I
Le 8 décembre 1881 il y aura cent ans que Benoît Joseph Labre a été élevé sur les autels par un décret de Léon XIII. Le jour même de la canonisation Verlaine écrivit à la gloire du nouveau saint un sonnet ([^8]) que l'on trouve dans Amour. Avec Germain Nouveau il avait fait en 1877 un pèlerinage à Amettes, en Artois, où le 27 mars 1748 était né le sublime vagabond, aîné de quinze enfants dans une famille de cultivateurs, qui tenaient aussi une mercerie-bazar de village.
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Saint de l'abandon et de la pauvreté totale, ne voulant avoir en propre ni un sou, ni un lieu, à peine un corps qu'il ignorait, il parcourut l'Europe dans des pèlerinages de pénitence, avant de se fixer, en 1775, dans la Rome des cardinaux et des princes du XVIII^e^ siècle, parmi les miséreux qui nichaient sous les gradins en ruine du Colisée. Le mercredi saint 16 avril 1783 il s'écroula sur le perron de Notre-Dame des Monts, dont il avait fait sa paroisse. Un boucher, Francesco Zaccarelli, qui venait de faire ses pâques et que depuis longtemps le mendiant exsangue fascinait, lui proposa de l'emmener dans sa maison, à quoi lui, qui sentait qu'il allait s'éteindre, fit signe qu'il acceptait. Le fils du boucher le prit sur son dos et le saint ne lui parut pas peser plus qu'un enfant. De son lit, par la porte ouverte, la femme du boucher, malade, salua Benoît qu'on allait étendre sur le lit de sa fille -- de quoi au procès on devait arguer contre la canonisation. Il y mourut autour de midi, dans cette chambre du 2 via dei Serpenti où l'on venait prier encore il y a peu. Les cloches de Rome se mirent à sonner et le peuple bientôt s'arracha ses reliques. Mr John Thayer, « autrefois ministre protestant à Boston » raconte qu'il était emporté par la lecture d'un livre sur les anges gardiens quand la mort du vénérable Labre et l'air de fête qui s'en répandit dans la ville hâtèrent sa conversion au catholicisme romain.
L'ambassadeur de France était alors le cardinal de Bernis. Tout ce bruit de rue autour d'une sainteté à ses yeux douteuse l'horripilait. Il le voyait orchestré par les jésuites et informait Paris dans ce sens. Pourtant à celui-là même en qui Roger Vailland a pu voir le type du libertin l'auréole dut finir par paraître éclatante puisque, lors du procès de béatification du pauvre d'Amettes, il tint à participer pour mille livres aux frais de l'instruction.
L'itinéraire d'inquiétude que suivit le cardinal mondain pourrait être celui de tout catholique. Le père Temple, qui en tant que pénitencier de France eut à recevoir Benoît Labre à Lorette, l'inscrivit d'abord sur son registre comme « soupçonné d'un grand mépris de soi-même » -- admirable soupçon qui, joint au précepte chrétien de s'abandonner à la volonté de Dieu, montre sur quelle profondeur s'équilibre l'intelligence religieuse. Or le père Temple devait être ensuite le premier à proclamer la sainteté de l'admirable pouilleux.
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Il en fut de même chez les gens. Combien, qui devaient le vénérer mort, s'étaient écartés de lui vivant, tant il puait ! Quand le Pauvre approchait de la sainte table, les moins pauvres la quittaient. Les dames envoyaient leur servante pour savoir dans quel confessionnal il s'était agenouillé, et c'était un jeu pour les voyous de Rome de le rosser au passage, pour les gamins, de lui jeter des détritus et des pierres. Mais son tombeau n'eut plus d'odeur que de sainteté. On s'y rappelait à sa gloire des traits qui l'avaient d'abord montré pitoyable : qu'à Bari, entendant les lamentations des prisonniers, il avait incontinent chanté dans la rue et versé dans leurs mains à travers les barreaux ce que les passants avaient jeté dans son chapeau ; et la touchante histoire de Zitli le Persan, autrefois dignitaire à la cour de Téhéran, qu'une révolution de palais l'avait contraint de fuir, et qui, se convertissant à la foi catholique au rythme des pèlerinages, sur la route de Lorette avait rencontré Benoît misérable, l'avait, avant même le père Temple, reconnu pour saint et lui avait fait partager son repas.
Le cadavre de saint Labre fut lavé puis couché dans un drap blanc. Jamais le mot dépouille n'aura eu un sens si fort, car le cilice qu'il laissait entre les mains des hommes grouillait de poux.
Malgré les conseils de ses confesseurs et les vêtements propres qu'ils lui procuraient, il n'avait pu se résoudre à s'en débarrasser, ramenant même dans sa chemise ceux qu'il voyait s'échapper. Il se tenait à l'écart, afin de n'en pas infester autrui, ni incommoder par sa crasse, montrant ainsi une charité, moins exquise, mais un peu semblable à celle de saint Philippe Neri qui, dans la Rome du siècle précédent, allait souper chez les princes, goûtait une bouchée de chaque mets délicieux qu'on lui servait, en rendait grâce à Dieu, et se refusait la seconde... Le dimanche de Pâques qui suivit, une dame de la famille des princes Ruspoli obtint qu'on lui montrât ce vêtement secret du saint. Des poux s'y voyaient encore. Elle en saisit un, l'enveloppa dans un morceau de papier, qu'elle glissa dans son sein... -- « Vous » dira Germain Nouveau,
*Vous, qu'une main superbe égare*
*Dans la crinière des lions,*
*Comme elle égare aux plis des voiles*
*Où la nuit a tendu ses toiles*
*Aldébaran et les étoiles,*
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*Frères des astres, vous, les poux*
*Qu'il laissait paître sur sa tête*
*Dites, par la voix du poète,*
*A quel point ce pauvre était doux*
*Ah ! quand le juste est mort, tout change*
*Rome au saint mur pend son haillon*
*Et Dieu veut, par des mains d'Archange,*
*Vêtir son corps d'un grand rayon ;*
*Le soleil le prend sous son aile,*
*La lune rit dans sa prunelle,*
*La grâce comme une eau ruisselle*
*Sur son buste et ses bras nerveux*
*Et le saint, dans l'apothéose*
*Du ciel ouvert comme une rose,*
*Plane, et montre à l'enfer morose*
*Des étoiles dans ses cheveux !* ([^9])
Ce poème, « Humilité », est extrait de *La Doctrine de l'amour,* pour laquelle, en cette même année 1881 de la canonisation, Germain Nouveau avait essayé, en vain, de trouver un éditeur et qu'il devait, plus tard, demander à l'ami qui en avait le dépôt, de brûler.
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L'ami -- à ce qu'on dit -- brûla le manuscrit, mais après l'avoir appris par cœur. Ainsi put-il le publier par fragments, puis entièrement en 1924, sous le titre *Les poésies d'Humilis,* nom par lequel « le saint Benoît Labre de la poésie » -- comme l'appelle l'encyclopédie Larousse -- avait voulu les signer.
Il était mort depuis quatre ans, à Pourrières, en Provence, où il était né en 1851. Pion au lycée Thiers de Marseille, compagnon à Londres de Rimbaud et à Paris de Verlaine (avec qui on l'a vu en pèlerinage à Amettes), employé au ministère de l'instruction publique, professeur de français à Beyrouth, puis de dessin au lycée Janson de Sailly, où il fut terrassé en pleine classe par une crise de délire éthylique et mystique ; interné comme fou à Bicêtre, puis errant pendant vingt ans -- Belgique, Espagne, Italie... -- dans des pèlerinages incessants qui suivaient les traces de saint Benoît Labre, à pied et vivant de mendicité -- avant de revenir, en 1911, à Pourrières, dans le pays où Benoît avait quelque temps vécu en ermite, attendant, comme lui, sans la demander, l'aumône -- que Cézanne, dit-on, aurait eu l'occasion de lui faire, -- à la porte de l'église. Le dimanche de Pâques 1920 on s'étonna de ne pas l'y voir, et on le trouva mort dans sa masure.
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Aussi athée que peut l'être un poète, André Breton a dit de *lui :* « *A cette discipline à laquelle nous sommes soumis et que Rimbaud toute sa vie a désespérément secouée, Nouveau propose de remédier par l'observation volontaire d'une discipline plus dure. L'esprit se retrempe peu à peu dans cet ascétisme et il n'en faut pas davantage pour que la vie reprenne un tour enchanteur.* \[*...*\] *Avec délices, j'entends refleurir dans ses vers le chant grégorien.* » (*La Clé des champs,* 1967.)
#### II
Le 16 avril 1888 ma mère vint au monde. Comme c'était la fête toute neuve de saint Benoît Joseph Labre, elle fut baptisée Benoîte Joséphine. Je ne sais pas de façon plus chrétienne de nommer un enfant : à défaut de la volonté de l'intéressé, s'en remettre au calendrier des saints pour donner à ceux qui naissent tel jour sur la terre l'un des noms de ceux qui sont honorés en ce jour parce que ce fut celui de leur mort, c'est-à-dire de leur naissance céleste... De dire cela, on rend, soit-il catholique, le contemporain furieux. Le voilà qui brame à la liberté, voire -- bien qu'il soit désormais mal vu -- au goût (entendre : le goût du jour) : « Alors, Népomucène, si c'est la saint Népomucène ?... Ou Hégésippe, ou Paphnuce... ? »
D'abord, il y a jusqu'à deux douzaines de noms honorés par l'Église en un seul jour. Ensuite, Jean-Népomucène -- francisation de la forme latine du nom de saint Jan de Nepomuk, martyr, en 1393, du secret de la confession, comme son nom le fait entendre à des oreilles sensibles à la vieille langue tchèque -- avait paru aux parents de Népomucène Lemercier d'un patronage assez glorieux pour l'ajouter au nom de Louis qu'ils donnèrent en premier à leur fils, et c'est celui-ci qui trouva Népomucène si distingué qu'il le choisit pour s'immortaliser. Hégésippe Moreau, inscrit à l'état civil sous les prénoms de Pierre Jacques, s'adorna lui-même de celui d'Hégésippe lors de sa conscription.
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Paphnuce même, si le chansonnier du *Mariage démocratique* s'en servait pour railler le démodé solennel des invités à la noce de la fille du président Fallières :
*Ces gens s'avancent*
*Pleins d'importance*
*Et l'assistance*
*Les admirant*
*Dit :* « *Ces autochtones*
*Venus en personne*
*Du Lot-et-Garonne*
*Ce sont les parents* *:*
*Le cousin Paphnuce,*
*La cousine Luce,*
*L'oncle Marius...*
*-- *c'est que Paris a toujours eu le chic de pouvoir être le premier à rire de ce qu'il a été le premier à trouver chic. La plupart de ces noms lui paraissaient plaisants dans la mesure où ils avaient plu à la folie à la génération précédente. Quoi de plus noble qu'Alphonse entre Lamartine et Daudet ? Or ce dernier n'était pas mort qu'un Alphonse -- nom commun par cela même qu'il avait trop passé pour peu commun -- c'était un souteneur de barrière. Anatole Thibaut -- qui devait changer son patronyme en « France », mais non son si joli prénom -- regarde, dans *Le livre de mon ami,* un gamin de la rue dont la mauvaise éducation consiste à se conduire comme une grande personne : cracher par terre, dire de gros mots, fumer la cigarette, répondre au nom d'Alphonse. Mais déjà était né Anatole Deibler qui, en février 1939, rejoignant dans la tombe ses 400 guillotinés, y emporterait aussi son prénom, prolongé seulement d'une courte tête par le ministre Anatole de Monzie... C'était juste le mois où paraissait dans la presse la pleine page publicitaire « *Et un pernod pour Arthur* ! », Arthur, avec son petit chapeau, étant de par son nom aussi dérisoire que mythique : qui s'appelait Arthur ? -- Rimbaud pourtant, 85 ans avant, avait laissé tomber son popularissime premier prénom, Jean, pour le second, Arthur, lequel au goût de ses parents était empreint de l'élégance des « *Arthurs qui vont au* Bois » du poème de Théophile Gauthier... Théophile, tenez, en voilà un que l'on aimait ! Quant à Théodule, adulé ! Rien qu'en Ribot, deux Théodule célèbres en même temps : le peintre et le philosophe. Seulement, il avait suffi qu'il s'attardât un peu trop en province pour que, revenant à Paris, il s'y vît chansonné :
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... *La tante Julie,*
*La tante Sophie,*
*La tante Octavie,*
*Le cousin Léon ;*
*L'oncle Théodule,*
*L'oncle Thrasybulle,*
*Les cousins Tibulle*
*Et Timoléon.*
Or voilà de nouveau Sophie parmi nous. Précédant Julie, qui est en train de revenir, et Octavie, qui ne saurait tarder. Noms qui en 1900, parce qu'avec Adèle, Mathilde et Anaïs ils avaient été prénoms de mode, paraissaient avoir cent ans...
De même, en 1981, Lucien a autour de 70 ans, Maurice est sexagénaire, Claude va sur les cinquante, Jean-Claude le rajeunissant de quelque dix ans grâce au sang du vigoureux Jean, lequel n'est jamais à la mode ; on ne trouve plus guère de Daniel en dessous de 30 ans -- et ça tournera de même pour Bruno, Thierry, Didier, Christophe, Rodolphe (un reste de courtoisie nous empêche de soumettre les prénoms féminins à la même analyse pifométrique)... Du jour où les usagers des fonts baptismaux se sont mis à rejeter les dévotions, les raisons et les traditions verticales pour être libres de se soumettre aux vogues horizontales aussi brutales qu'irrationnelles, les enfants du Bon Dieu ont renseigné par leur prénom sur les années de leur naissance, comme les chiens par l'initiale de leur nom. J'allais autrefois rappelant que, si l'on a quelque raison de chérir le nom d'Esther, soit pour l'héroïne de la Bible, soit pour l'idée d'étoile que l'on trouve à son origine perse (*stâreh*)*,* on peut encore remonter cette racine jusqu'au babylonien Ishtar, ou Ashtar, la retrouver dans Astarté, d'où peut venir la déesse grecque Aphrodite -- mais aussi la suivre dans le latin Stella et la sainte Estelle provençale ; que si cette Provençale est juive, et vu que l'Esther du livre saint s'appelait en hébreu Hadassâh, c'est-à-dire myrte, Esther à Carpentras, mieux encore qu'Estelle, se nommera Nerto/Nerte comme la création de Mistral, qui porte le nom provençal du myrte ; qu'enfin le goût anglais pourra faire pencher vers les diverses Etty, Estie, Esty, Essie, ou encore le composé que Swift fit de ce dernier avec la particule flamande du nom d'une de ses élèves pour nous donner Vanessa, etc. Voilà en tout cas quelques raisons pour fixer son choix. -- « Raisons, significations... ! » ricane la génération affranchie. « On prendra ce qui nous plaît. » -- Parmi tant d'étoiles c'est Vanessa qui a plu, portée par la vague moutonnante et l'exemple d'une fille de star.
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Total : là où je travaille est venue une petite fille prénommée Vanessa ; la première fois que sa mère l'a appelée, c'est, non moins baptisée Vanessa, la chienne du voisin qui a surgi... Même nom, même âge : celui que datera l'année où Vanessa fit très fille de prince ou de vedette aux oreilles des filles de concierge et à partir de laquelle on comptera ses rides, jusqu'à ce que ce groupe de phonèmes sans auréole devienne synonyme de Carabosse. A la chienne, peu alors importera dans son paradis des chiens, où l'on entre avec un nom humain alors qu'il a tout juste atteint l'âge de raison et où il n'y a pas plus de saintes que dans le monde de la petite fille des voisins.
Saints, traditions, parrainages, raisons, étymologies, éphémérides... autant d'astres fixes dans le ciel des nouveaux nés. Si l'on y suspendait le choix des prénoms, ceux-ci échapperaient aux cycles, que leur fatalité rend indignes de la vie des hommes, et fleuriraient, quels qu'ils soient, en toute saison. Telle fut l'idée par laquelle autrefois je moralisai -- au dam de l'éditeur -- l'entreprise de consacrer à chaque prénom un opuscule qui réunirait les diverses raisons de les porter, de les aimer ou de les choisir.
Raisons et traditions libèrent, et même cette coutume de prendre le nom que donne le calendrier liturgique, car, toujours donnés, les prénoms ne deviennent jamais ridicules, vu que, comme l'imparfait du subjonctif, ils ne cessent pas d'être prononcés parce qu'ils font rire, mais ils font rire parce qu'ils cessent d'être prononcés. On se sent d'ailleurs plus libre de porter un nom que personne n'a choisi que d'en porter un qui porte la marque d'un choix quand ce choix n'a été que de prendre ce qui se porte. Le saint du jour libérerait du goût du jour. Sans compter que lors de sa confirmation le catholique est invité à prendre le nom d'un nouveau patron qu'il choisit d'autant plus librement qu'on lui demande de donner ses raisons.
C'est cette invitation à découronner le destin au bénéfice du vœu qui tombe le plus souvent comme eau bénite sur le consommateur contemporain. A cette idée qu'on prend son prénom parmi ses noms de baptême, ou qu'on accepte celui dont on est appelé, ou qu'on le choisit (mais sans oublier qu'on l'a choisi, et pourquoi), ou qu'à l'église il peut n'être pas le même qu'à la mairie, bref, qu'il n'est pas la marque d'un caractère, mais le signe d'un choix, le voilà comme un diable dans les fonts baptismaux... La liberté est anti-industrielle, le progrès mécanique ne pouvant tolérer contre sa fatalité -- à laquelle il importe que nul ne se demande où elle va -- le bâton dans les roues d'une raison, d'un jugement, d'un goût, qui ferait refuser ses produits inévitables. Aussi donne-t-il à l'Histoire, à la Mode une valeur de fétiche qui satisfait en ses esclaves la tendance propre à la vanité humaine d'aimer mieux être quelque chose que quelqu'un, une nature plutôt qu'une liberté.
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Si un opuscule apprend aux clients du supermarché que les Ernest sont des gens sérieux, que les Claude sont menacés dans leurs membres inférieurs, ou que les Philippe sont doués pour l'équitation, si on leur fait lire dans les lettres de leur prénom une espèce de thème astrologique, leur démon les fait emporter vers les caisses un ouvrage si plein de révélations sur eux-mêmes que dès le lendemain ils s'appliqueront à justifier -- car les voilà connus, prévus ; ils existaient avant de le savoir, comme ils en ont le sentiment quand on leur dit, non pas « monsieur » ou « madame » tout court, selon la discrétion civilisée, mais « monsieur ou madame Groscommelebras », selon la flatterie boutiquière ; ils avaient une identité, témoin ce prénom... Comme ils sont intéressants !
*Ces gens s'avancent*
*Pleins d'importance*
*Et l'assistance*
*Les admirant,*
*Dit :*
« Que c'est bien, Vanessa !... Moi, c'est Aricie que j'aime... Si j'avais un fils, je l'appellerais Cédric... »
La duchesse d'Abrantès raconte dans ses mémoires que son Junot d'époux étant né le 24 septembre en la fête de saint Andoche (mais aussi dans le pays de Saulieu, où ce saint était vénéré), on le baptisa de ce nom, « *le plus extravagant qui fût en France *»*.* Extravagant ? -- Fermez les yeux, imaginez un petit garçon vêtu et coiffé à la désuète comme on le goûte aujourd'hui dans les familles de cadres flaireuses d'antiquaires. Appelez-le : « Andoche ! »... Dites maintenant que ce n'est pas charmant... Seulement, cet Andoche adorable, il faudra qu'il vous soit apporté par un mouvement dans lequel vous vous sentiriez en faute de ne pas vous trouver, de même que votre Andoche éprouvera un jour une espèce de honte biologique quand la presbytie et hypertension lui paraîtront aller de soi avec un tel nom de baptême sur la fiche du médecin, Anicet, lui, né de la dernière vague, ne se concevant qu'avec l'ombre de longs cils sur le lisse de la joue... Est-ce que ce ne serait pas mieux qu'il y ait toujours parmi nous des Andoche dont on pourrait dire qu'ils sont des enfants de septembre, ou de Saulieu, mais en aucun cas quel est leur âge ? Même dans l'anecdote des prénoms, ce qui déchosifierait le mieux l'homme moderne -- c'est-à-dire, selon ma définition, le plus conscient -- c'est encore la tradition.
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Comme ma mère, sainte Chantal fut prénommée Jeanne parce qu'elle était née le 23 janvier, fête de saint Jean l'Aumônier. Elle prit le nom de Françoise lors de sa confirmation. Jeanne Françoise Frémiot de Chantal donne ainsi aux familles catholiques l'exemple christianissime de la soumission à la providence liturgique jointe à la liberté du baptême conscient et confirmé. Si lesdites familles avaient baptisé Chantal leurs filles -- ou leurs garçons ([^10]) -- nés le 21 août, jour où l'Église honore cette sainte, leur prénom aurait traversé les générations réparti et soutenu par cette coutume de dévotion. Mais il a échappé très vite au patronage de la fondatrice de la Visitation pour plaire par son air de bonne famille, attesté dans quelques romans, dont *La joie* de Bernanos. Le bon genre même, à quoi le prénom de Chantal de Clergerie -- que l'on voit apparaître dans l'état civil à la veille de la guerre de 14 -- a dû de nommer mainte fille de l'aristocratie conçue pendant les permissions de son officier de père, ne pouvait qu'éveiller l'envie des gens du commun, qui finirent par le traîner dans de misérables faits divers ; sa distinction était grosse de l'éclat de rire qui l'a perdu. En vain Chantal triomphait aux bals de Navale et de Saint-Cyr, Juvénal déjà était né dans une famille bourrée de généraux. Il s'appelait Jacques Chazot et fit de Marie-Chantal un type d'outrecuidance inconsciente dont on riait dans les cabarets. Mais, à la portée de toutes les prières, fruit saisonnier de la rogation perpétuelle du catholique romain, Chantal, échappant à toute mode, à toute classe, à tout genre, ne se serait jamais démodée, déclassée, ni ridiculisée. Fuyons donc la fuite des prénoms de genre dans les traditions, les piétés et les raisons, qui traversent, libres et debout, les modes couchées.
François Sentein.
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### Les finances de la Révolution
*1792-1800*
par André Guès
#### II. -- La République des voleurs
UNE PARTIE des ressources de l'État révolutionnaire est demeurée à titre privé et délictueux en des mains jacobines, et cela est conforme aux principes du jacobinisme. Carnot fait au Comité un rapport sur les dilapidations à l'Armée du Nord. Saint-Just réplique : « *Il n'y a qu'un ennemi de la République qui puisse accuser ses collègues de dilapidation, comme si tout n'appartenait pas de droit aux patriotes. *» Robespierre : « *Les sans-culottes ne dérobent jamais car tout leur appartient. *» Laporte et Reverchon rapportent-ils que Lyon est mis au pillage par 3.000 jacobins ?
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Robespierre se porte garant : « *Je les connais tous. *» Le 2 juillet 94, la Convention s'entend poser « *la question de savoir si des militaires qui, combattant en Vendée, se sont emparés d'une somme appartenant à un prêtre rebelle et qu'ils se sont ensuite partagée, sont coupables de délits susceptibles de donner lieu à une accusation *»*.* Elle ne se dérobe pas à la consultation juridique : pas de délit, « *considérant qu'aucune loi n'a qualifié de délit les prises faites à la guerre sur les ennemis de la République par ses défenseurs, que ce n'est que le 1^er^ août dernier, postérieurement à la prise et au partage de ladite somme que les propriétés des rebelles ont été déclarées appartenir à la République *». Voilà bien qui donne carrière au pillage à des fins personnelles.
Tout cela assure protection aux forbans. Les 17 et 24 novembre 92, les représentants rapportent de Lyon à la Convention les agissements de Vincent, commissaire-ordonnateur en chef de l'armée du Midi. Il a passé le 13 septembre avec Benjamin Jacob un marché d'habillement dont il a accepté les produits inemployables : au magasin militaire de Lyon ils ont rebuté 1.900 paires de souliers sur 2.150, 3.000 chemises sur 5.000 -- le marché est de 200.000 --, et toutes les guêtres. Ils envoient des spécimens à la Convention. Vincent fait payer à l'armée 34 sous la livre de lard salé qu'il achète 12 sous 7 deniers, rendue à Lyon. « *Nous osons vous le dire afin d'exciter votre surveillance et votre sévérité.* L'ANCIEN RÉGIME A CET ÉGARD L'ENTENDAIT MIEUX QUE NOUS. LES ABUS ÉTAIENT MOINS FORTS ET LES DILAPIDATEURS MOINS AUDACIEUX. » Vincent sera acquitté.
Sur rapport de Camus, la Convention décrète en janvier 93 l'arrestation de trois membres du Directoire des achats, dont Bidermann. Il n'ira pas gémir sur la paille humide des cachots : consigné à domicile, il continue ses affaires au point que, le 22 février, le Conseil exécutif (ministres) lui délivrera 25 tonnes de poudre pour armer en course. Le 16 avril, de Fontenay-le-Comte, le représentant Auguis écrit : « *C'est à qui volera le plus *» et dénonce une « *manœuvre *» de Bidermann sur les fourrages. En vain : il sera déchargé de toute accusation par décret du 21 juin. Le 7 février le Commissaire-ordonnateur en Belgique, Cochelet, dénonce à la Convention les friponneries des fournisseurs aux armées. Aussitôt, les représentants en mission s'avisent qu'il a ordonnancé des sommes supérieures aux crédits dont il disposait -- ce qui est d'ailleurs conforme à la loi -- et le destituent. Le Comité n'a pas plus tôt reçu une lettre des représentants à Maubeuge lui dénonçant les vols de la Compagnie Masson-d'Espagnac, soumissionnaire des charrois, que, le 13 juin 93, il approuve le ministre de l'Intérieur d'avoir passé avec elle un marché de grains à provenir de l'Archipel.
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Le 17 novembre, la Convention entend une lettre d'un administrateur lui dénonçant deux commissaires civils près l'armée révolutionnaire de l'Ariège, Allard, suppléant à l'Assemblée et agent national, et Picot-Belloc, commissaire des guerres : sous leur direction, l'armée révolutionnaire pille les habitants. Tous deux sont décrétés d'accusation. Vadier, président du Comité de sûreté générale, qui n'assistait pas à la séance, prend le lendemain la défense d'Allard et fait annuler le décret. Quant à Picot-Belloc, il sera libéré par le représentant Chaudron-Rousseau. Un des plus déterminés forbans dans le ravitaillement des armées est Haller, un suisse que le représentant Ricord a fait nommer le 8 octobre 93 directeur des vivres à l'armée d'Italie. Ce même Ricord enverra au début de juillet 94 « *un tableau effrayant de nos subsistances *»*,* d'autant plus effrayant qu'il n'y a pas trois mois, Maignet a envoyé de Marseille à Haller 750 kilos d'argent en lingots « *pour achat de grains *»*. Du coup,* Haller est sacqué par le Comité : prévenu, il disparaît, emportant papiers et comptabilité, avec un passeport remis par Ricord, sous prétexte d'un marché de vivres à Gênes. Blanchi, il reparaîtra plus tard.
En novembre 94, l'entreprise Bertrand a livré 9.500 lames de sabre « *qui n'ont pas résisté à l'épreuve *»*.* Le Comité les accepte aux trois quarts du prix fait : la République et le fournisseur ont fait une bonne affaire, les utilisateurs une qui l'est moins. En avril 95, les représentants suspendent Alexandre, intendant en chef des armées réunies du Nord et de Sambre-et-Meuse qui les fait crever de faim. Le Comité entérine leur décision, mais convoque Alexandre pour lui donner une autre place dans les subsistances. Le mois d'après, c'est le successeur d'Alexandre, Bourcier, qui vend sans enchères comme avariés des grains, farines et biscuits de bonne qualité : le Comité l'envoie continuer ses affaires à la 14° Division militaire.
Bordes, en mission en Gironde, arrête qu'il sera fait une enquête pour faire rentrer dans les caisses de l'État le fruit des malversations commises à Bordeaux, où elles sont notoires, par la jacobinerie de 93-94 : la Convention casse son arrêté pour excès de pouvoirs. Après Thermidor, Cambon demande en vain une enquête générale sur les destinations données par les autorités locales au produit du pillage des églises pendant l'hiver 93-94, soupçonnant à bon droit que leur zèle a été intéressé, car sur deux à trois milliards attendus, l'État a touché 25 à 30 millions.
Avec la complicité du district de La Souterraine, le maire et président du Comité de surveillance d'Azérables a fait travailler ses terres par les paysans « *mauvais citoyens* »*,* s'est approprié des objets appartenant à la nation comme biens d'émigrés, a arrêté des gens pour les faire libérer moyennant finances. Il est emprisonné avec ses complices du district et de la municipalité : tous sont relâchés par arrêté du Comité de sûreté générale du 17 mars 94, avec indemnité.
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Passons à la fin du Directoire. Il a envoyé à Naples pour en organiser le pillage une commission composée de Faipoult, Méchin et Chanteloup, personnages notoirement douteux. Le général Championnet, excédé de leurs exactions, leur montre les dents : Faipoult le décrète simplement hors-la-loi. Le général le fait expulser *manu militari :* le Directoire tranche en sa faveur et Championnet est destitué, envoyé à Grenoble entre deux gendarmes.
Certains représentants en mission dans les départements où les villes sont affamées ou auprès des armées qui crèvent de faim se signalent par leur comportement de satrapes avec leurs secrétaires, gardes du corps et petites amies. Fouché, Collot et Albitte à Lyon, Bourbotte à Tours, Isabeau et Tallien à Bordeaux réquisitionnent pour leur usage personnel vivres et boissons, pièces d'étoffe, mouchoirs de soie, paires de bas à payer par la nation. A Lyon, il y a pour eux du pain blanc, dit « *pain des représentants *»*,* pour le reste du peuple, et pas tous les jours, une pâte infecte dite « *pain de l'égalité *» dont la fabrication exclusive a été ordonnée par l'article 9 et dernier de leur arrêté du 14 novembre 93. Pour Collot et AIbitte, 700 bouteilles d'un coup et leur arrêté de réquisition du 2 janvier 94 précise : « *du meilleur vin, première qualité* »*.* A Blois, Guimberteau paye les filles dont il use sur le produit de la taxe révolutionnaire. Girard (de l'Hérault) est « *toujours suivi d'une femme, Victoire Savi, ancienne bateleuse, impudente, en état d'ivresse presque habituel, qui faisait fermer les églises et même les pillait et qui se disait l'amie et l'avouée de la Convention *»*,* écrit le représentant Chaudron-Rousseau. Bourbotte et Rossignol en billet de logement brisent les scellés mis sur les meubles d'un ci-devant et se servent. La Convention leur donne raison, et de même Louis Blanc, parce que c'est « *pour le service de la République *»*.* A Bordeaux la Commission Lacombe lève 6.940.000 livres d'amendes, dont un million est attribué aux sans-culottes des comités et 1.325.000 à Tallien par l'intermédiaire d'un hôpital qui ne sera jamais construit pour la bonne raison qu'il a été inauguré trois jours avant l'intronisation de Lacombe. Le 4 novembre 93, les représentants à Angers consomment pour 5.206 francs de vins et liqueurs. Sur le produit de ses rapines, Lequinio paye ses 12.000 livres de dettes, achète des biens nationaux et envoie à son frère des sommes considérables. En 1850 encore, des vieillards se rappelaient les chariots qui apportaient à Fox-Amphoux, village natal de Barras, le produit de ses vols dans Toulon reconquis. En fin de mission dans le Jura, Léonard Bourdon vend la berline et les quatre chevaux qu'il a réquisitionnés pour son voyage. Relevé d'un bon de réquisition de Fouché :
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« *2 pièces de mousseline, 3 douzaines de paires de gants, 4 douzaines de paires de bas, cinquante livres de café *», avec de « *grandes pièces de soierie pour servir de vêtement de femme *» à la sienne qui était laide à réjouir les guenons. Quand elle quitte Lyon, sa voiture verse au faubourg de Vaise, répandant le produit des rapines conjugales qu'elle tente de cacher sous ses cottes.
A l'imitation des gros bonnets du « *patriotisme *»*,* chacun se sucre dans la mesure de ses appétits, avec les moyens de son génie et selon les facilités que donne la place occupée. L'accusateur public d'Orange fait main basse sur les effets et bijoux des prisonniers. Dans les prisons, la fouille s'appelle « *rapiotage *»*,* un mot qui indique bien la destination du produit. On trouve chez le maire de Strasbourg, Monnet, un tas de chasubles en soie, des reliquaires, des franges d'or et d'argent, avec 32 coupons de soie. Les sbires du Comité de sûreté générale lâchés sur la famille Magon -- 12 guillotinés avant que Thermidor n'arrête l'hécatombe -- saisissent chez le grand-père, dangereux comploteur de 81 ans, 48.193 livres qu'ils gardent par devers eux. Parmi les objets réquisitionnés par le Comité révolutionnaire de Bayonne pour en « *faire des culottes pour les défenseurs de la patrie *», il y a de la mousseline : les gardes nationaux de l'endroit devaient ressembler aux evzones. A Troyes, on trouve chez l'agent national Rondot, qui a présidé au pillage de la cathédrale, de l'or, des pierres précieuses, un reliquaire : il est arrêté, jugé et acquitté. La garde nationale de Clermont arrête la servante du ci-devant curé, gardienne du séquestre du presbytère de Saint-Pierre-Roch, et le pille : c'est la servante qui est condamnée. Mercier du Rocher, commissaire de district et républicain horrifié, décrit le passage à Tours de Ronsin allant en Vendée : « *Les rues étaient encombrées d'aides de camp traînant de grands sabres et portant de grandes moustaches. Je voyais des histrions transformés en généraux, des joueurs de gobelet, des escamoteurs traînant les filles les plus dégoûtantes, occuper des grades dans l'armée et des emplois dans les vivres, les fourrages et les charrois. Il semblait que tous les roués de Paris se fussent donné rendez-vous dans ces malheureuses contrées pour y attiser la guerre civile et en dépouiller les habitants.* » Quatre putains suivaient dans l'ouest le « général » Grammont, ci-devant comédien, avec escorte de cinquante hommes.
La bande d'agents du Comité de sûreté générale que dirige Maillard et qu'on appelle les « tape-dur » est spécialiste des perquisitions fructueuses. A Tigery, près de Corbeil, un de ses groupes envahit une ferme et, après avoir chauffé les pieds du fermier, emporte argent, montres, couverts, vins et victuailles. Opération pour laquelle Maillard reçoit du Comité, le 21 septembre 93, 400 livres pour ses frais. Cet ancien massacreur de septembre meurt le 15 avril 94.
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Héron lui succède, un immonde individu qui s'est tait une réputation de « patriote » en dénonçant sa femme comme conspiratrice. Il est bientôt l'objet d'une plainte à la Convention d'une députation de Seine-et-Oise et l'Assemblée ordonne son arrestation. Couthon et Robespierre enlèvent l'annulation du décret. Quand le Comité de sûreté générale est renouvelé après Thermidor, on trouvera à l'hôtel de Brionne où il siège des chandeliers d'autel, de la monnaie de métal et de papier, de l'orfèvrerie d'église, de la vaisselle d'argent, des titres de rente, des galons d'or, etc. en vrac dans des caisses. Chez Longueville, membre des « tape-dur », on trouve des coffres remplis d'argenterie, bijoux, montres enrichies de diamants, armes, etc.
A Alais, trois membres du Comité local assassinent un « patriote » qu'ils ont taxé de 500 livres : sans doute ne « marchait »-il pas. Au domicile d'un des tueurs, on trouve 30.000 livres en pièces, 24.000 en assignats, de l'huile, du blé, etc. dons de citoyens désireux d'éviter une dénonciation, car « *il dénonçait toute la terre* »*.* Même genre de fait à Pont-Saint-Esprit. A Moissac ce sont, de la part du Comité, des réquisitions en tous genres et jusqu'aux mantelets du costume féminin local dont les membres se font bonnets rouges et gilets. A Bordeaux la Commission Lacombe, déjà nommée, fait condamner « *indistinctement *» les gens qui « *ne lui donnaient pas des sommes assez fortes ou qui, forts de leur conscience, de leur civisme, les lui refusaient *»*.* Il faut bien dire que les méthodes révolutionnaires sont propres à favoriser le vol, car grâce à elles, une nuée de comitards sont rendus détenteurs de fait de monnaie, objets et matières appartenant à la nation. Leurs voleries sont si notoires que, par son arrêté du 25 juin 94, le Comité ordonnera que tout citoyen ayant reçu du numéraire, des assignats, des objets de valeur venant des taxes révolutionnaires, contributions, saisies, dons, emprunts, échanges, en rende compte au district avant le 18 août, avec indication de l'autorité qui a ordonné l'opération, des caisses où les versements ont été faits. De leur côté, les agents nationaux, qui sont les représentants du gouvernement auprès des autorités locales, devront avoir rendu compte à la Trésorerie de ces déclarations pour le 22 septembre, avec indication de l'emploi des fonds sur place et envoi au Trésor du reliquat. C'était être bien naïf que de penser que la jacobinière allait ainsi rendre compte de ses turpitudes.
Le brigandage des fournisseurs aux armées est général sous l'œil bienveillant des administrateurs véreux, et la concussion est générale chez les employés de l'administration militaire de tous niveaux d'emploi. Il n'est pas rare que des représentants envoient à la Convention ou au Comité des spécimens de pain, chemises, draps, pièces d'équipement ou chaussures pour leur montrer comment les armées de la République sont habillées et nourries.
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Les garde-magasins vendent fourrages et grains, les responsables des charrois les utilisent à des fins personnelles, les chariots ne sont pas pourvus de lettre de voiture ce qui permet en route toutes les manipulations, on vend à vil prix de la viande sur pied comme inconsommable, ou des farines, des grains et des biscuits, on accepte un marché de 806.000 livres pour ce qu'on trouve dans le commerce à 246.000, on fait des avances en deniers, matières et matériels à des soumissionnaires qui ne fourniront rien, des soumissionnaires se font payer jusqu'à trois fois la même livraison, on abat des bêtes en excédent des besoins de l'armée pour vendre le surplus à des particuliers, on taille vestes et culottes plus petites que les dimensions normales dans un drap de moindre qualité que celui fourni par l'intendance, des chariots neufs sont inutilisables, des fusils sortant des ateliers ne sont pas de calibre, « *vieilles pratiques *» rafistolées, propres et luisantes, mais inutilisables jusqu'à la proportion de 996 pour mille, des sabres cassent comme fétus ou plient comme lames de plomb, des bougies pour les fanaux de la marine devraient durer 24 heures et durent « *montre en main *» 21 minutes, voilà de quoi les représentants en mission aux armées remplissent jour après jour leurs lettres à la Convention et au Comité qui ne paraissent pas s'en être beaucoup émus et, de toute manière, sans que l'énorme appareil répressif de la Terreur se soit appliqué au scandale généralisé des fournitures aux armées.
Scandale cependant si général et notoire que le Comité, « *frappé de* (*ses*) *vices *» et « *résolu d'arrêter, s'il se peut, les torrents des abus et le brigandage des fournisseurs *»*,* veut frapper un grand coup. Qu'on se rassure pour la peau des voleurs : non pas la proposition à la Convention d'une « loi des suspects » contre eux, mais un arrêté pris le 15 décembre 93 sous la seule signature de Carnot, qui décharge l'administration militaire de l'habillement, campement et équipement des armées pour les confier aux districts chargés, sous l'autorité de la Commission nationale des subsistances et des approvisionnements, d'entretenir chacun au chef-lieu le nécessaire pour mille fantassins et cent cavaliers, en oubliant les pionniers et les artilleurs. Il reste à l'administration militaire les charrois, l'armement et l'alimentation, avec les approvisionnements de la marine : Carnot ne les juge sans doute pas essentiels puisqu'il les abandonne aux convoitises des commissaires des guerres. Il va sans dire que les administrateurs des districts, accablés de besogne par les levées, la production industrielle centralisée et l'alimentation civile, incompétents et non obligatoirement plus honnêtes, n'ont aucune raison d'être plus efficaces. Il est de fait que la logistique des armées n'en tire aucune amélioration.
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Il faudrait dire aussi les pillages à titre individuel commis par généraux, officiers et troupe, tant en France que dans les pays occupés. Je me bornerai à donner deux marques de leur caractère habituel et massif. Il est arrivé qu'une opération offensive échoue parce que, les troupes s'étant tout de suite débandées pour piller, le général a dû faire sonner la retraite de crainte qu'un retour offensif de l'ennemi ne les trouve dans cet état de non-résistance. Le 5 janvier 94, Hoche écrivait au ministre que, malgré les ordres terribles qu'il a donnés pour éviter le pillage, celui-ci est tel de la part de « *la majorité des troupes *» que le pillage légal au bénéfice de la République s'en trouve affecté. Rien de tout cela n'est parvenu à la connaissance de Malet qui ose écrire que « *toute pillerie était châtiée sans pitié *»*.*
En général, les historiens officiels et scolaires ne consentent à voir le vol généralisé s'établir que sous le Directoire, régime décrié, que j'ai jusqu'à présent négligé. Il y avait effectivement peu de chances pour que des mœurs si bien établies sous la Convention s'améliorent sous un régime pourri jusqu'aux moelles. Sauf omission, les *Actes du Directoire* (DEBIDOUR, 4 vol. Imp. nat., 1910) contiennent, pour 1796 seulement, 24 lettres aux Conseils, au ministre ou à une des armées, disant ses objurgations d'avoir à faire cesser les pillages des militaires et les exactions des administrateurs. Mais il devait bien rire Saliceti, son commissaire à l'armée d'Italie, en lisant : vous êtes sur place, faites des exemples, « *c'est le seul moyen d'extirper cette fureur de rapine que l'impunité et la connivence ont étendue si désastreusement sur toute la surface de la République *»*.* Non seulement parce que c'était signé de Barras, mais parce qu'il était lui-même en train de faire une fortune. Le consul de France à Lucques assure qu'il a touché 6 à 700.000 livres pour éviter à la Principauté le passage des troupes venues de Pistoie pour occuper Livourne. Livourne que Miot de Mélito avait voulu détourner Bonaparte d'occuper parce que la saisie des marchandises anglaises qui s'y trouvent ne feront jamais que les « *scandaleuses fortunes *» des commissaires du Directoire et des « *agents nombreux qui suivent votre armée *»*.*
Voici des preuves massives. Le 15 mars 1797, peu après le début de son deuxième commandement dans l'est, Hoche indigné balaie l'administration française du Palatinat mise sur pied en mai 96, remet en place l'administration allemande et confie la perception des impôts à la ferme dont la suppression avait été une des immortelles conquêtes de la Révolution. Le traité de paix du 16 mai 1795 avec la Hollande oblige ce pays à l'entretien complet d'une armée française de 25.000 hommes. Après 18 mois d'expérience, le gouvernement hollandais, « *voulant remédier aux abus qui se commettent* » dans la gestion de cette contribution par l'administration française, crée une commission « *pour exercer à cet égard une surveillance discrète et active *»*.*
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Le Directoire ordonne à Beurnonville, qui commande en Hollande, de collaborer avec cette commission : voilà l'administration de l'occupant, toute honte bue, sous le contrôle de l'occupé.
Il me reste à dire, comme d'habitude, comment certains historiens ont raconté cette histoire. Je me bornerai à trois contemporains. Le Père Comblin (*Théologie de la Révolution,* Éd. universitaires 1970) écrit : « *Le Jacobin est incorruptible. La Terreur installe le règne de la vertu et de la pureté révolutionnaire.* » M. Bouloiseau (*La République jacobine,* Seuil 1972) : « *Les jacobins immolent tout à leur pays. Une sorte de néo-stoïcisme les entraîne.* » Dans une société où s'est substituée « *la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages *»*,* l'unité nationale « *se nourrit de la confiance publique.* « *Frères et amis* » *n'est pas une simple formule, mais un signe de ralliement et une profession de foi *». Béat d'admiration, M. Bouloiseau n'a pas pris garde à la haine réciproque qui sue de tous les discours, entendu que ces « *frères et amis *» ne cessent de se dénoncer à l'accusateur public, pas même vu qu'ils se sont envoyés les uns les autres à l'échafaud. Et encore : « *Le jacobinisme réprouve les excès, condamne ce qui corrompt et avilit* »*,* ainsi de la dénonciation rendue obligatoire par la loi. M. Rémond (*La vie politique en France depuis 1789,* T. 1, coll. « U », Armand Colin 1965) : « *La* MORALITÉ, *on devrait dire le moralisme, achève de dominer la physionomie du militant. Il y a en lui du puritain.* » Et encore, sous le titre : TERREUR ET VERTU, « *Le gouvernement révolutionnaire est le premier* GOUVERNEMENT D'ORDRE MORAL. *Il y a un puritanisme de gauche* *: l'expérience de la Révolution en apporte une preuve* » (ce que j'ai souligné l'a été par l'auteur).
Ce qu'elle apporte, c'est une preuve de la naïveté de ces historiens qui ont cru aux proclamations du vertuisme officiel. M. Bouloiseau est passé non loin de la vérité en écrivant : « *...il existe un puritanisme jacobin si l'on s'en tient aux écrits et aux déclarations publiques* »*,* restriction pertinente que le reste de son texte contredit, on peut s'en tenir aux écrits et discours. En écrivant que « *le jacobinisme condamne ce qui corrompt et avilit *»*,* M. Bouloiseau devait penser précisément à l'encyclique de la *Commission temporaire de défense républicaine* de Lyon sur « *ces métaux vils et corrupteurs que dédaigne le républicain *»*.* Que n'a-t-il mis le nez dans ses papiers qui décrivent le pillage éhonté de la part non pas d'un tout-venant de jacobnnsme, mais de 24 « purs » choisis comme tels par Fouché et le Club parisien ?
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Ces historiens ont cru au décret de la Convention du 22 mars 94 : « *La justice et la probité sont à l'ordre du jour dans la République* »*,* sans s'apercevoir que, si on les y met, c'est bien parce qu'elles n'y sont pas, et sans concevoir qu'il ne suffit pas, pour qu'elles y soient, de décréter qu'elles y sont. Ils ont cru à la loyauté de cette proclamation d'un représentant en province : « *Avilissons l'or et l'argent, traînons dans la boue ces dieux de la monarchie si nous voulons faire adorer le dieu de la République et établir le culte des vertus austères et de la liberté *», comme à la véracité du rapport du même : « *Le mépris du superflu est tel ici que celui qui en possède croit avoir sur lui le fléau de la réprobation. Le goût des vertus républicaines et des formes austères a pénétré toutes les âmes depuis qu'elles ne sont plus corrompues par les prêtres. *» Ce représentant est Fouché, un des plus déterminés voleurs de la République. Ils ont cru à la sincérité d'un Rovère dénonçant les agissements des « bandes noires » de jacobins sur les biens nationaux, alors qu'il y participait. Ils ont cru à l'honnêteté de Boursault-Malherbe destituant les administrations locales de pillards : ils ne se sont pas avisés que cet homme était dans le besoin et criblé de dettes en l'été 92 et qu'il a fini sa vie propriétaire, entre autres biens, d'un quartier de Paris. Ils ont ignoré la méthode du tire-laine qui crie au voleur plus fort que les autres. J'ai parlé de naïveté : en matière d'histoire, cela s'appelle absence de critique. Le résultat est une hagiographie pieusarde et bêtifiante comme on n'en ose plus faire en matière de religion, mais qu'on conserve dévotement pour l'histoire de la Révolution.
André Guès.
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### LA DÉCOUVERTE DE L'AUTRE
*Encore un peu de temps...*
par Gustave Corçâo
Aux lecteurs que lassent ou découragent les longues publications en « feuilleton », comme celle-ci, qui dure maintenant depuis un an et demi (puisqu'elle a commencé dans notre numéro de mai 1980), je voudrais dire deux choses :
-- premièrement, que nous n'avions aucun autre moyen de publier, pour la première fois en français, un livre de Gustave Corçao ;
-- secondement : qu'ils fassent bien attention au moins cette fois ; le chapitre que nous publions ce mois-ci est l'un des plus beaux de l'ouvrage, et de toute l'œuvre.
J. M.
BOUCLEZ VOS CEINTURES et gardez vos lampes allumées. La lampe est la Foi, la ceinture l'Espérance. Boucler sa ceinture signifie être prêt, vigilant ; et garder l'espérance, c'est attendre, le retour du Seigneur. Car espérer signifie réellement *attendre* au sens le plus concret et le plus positif ([^11]), comme Pénélope attendait Ulysse et comme l'Église attend l'Époux qui reviendra au milieu de la nuit.
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Habituellement, quand quelqu'un emploie le mot « espérance », il évoque juste une vague possibilité de ce qui pourrait lui arriver, comme avec ce billet de loterie où sa volonté même ne se trouve pas engagée. Si je dis : -- *Espérons que François viendra nous voir aujourd'hui,* je n'aurais rien exprimé d'autre qu'un vague pressentiment, dont j'accepte d'avance qu'il puisse être contredit par les faits. Or, au sens chrétien, espérer que François vienne me voir en ma maison signifie littéralement l'attendre : avoir mis son couvert sur la table de la salle à manger, et imposer le jeûne à toute la famille si l'ami vient à tarder. Une espérance comme celle-là ne trouve son sens que parce que l'ami lui-même nous a promis de venir, non parce qu'il nous serait passé par l'esprit un mystérieux pressentiment.
Tout le monde connaît les vers enchanteurs de Péguy sur l'espérance, la *petite fille de rien du tout* qui allait jusqu'à provoquer l'étonnement de Dieu. Il faut remarquer toutefois que ces vers ne s'appliquent pas à l'espérance en tant que telle, c'est-à-dire comme vertu d'en haut, mais plutôt à son action au-dedans de nous, au frémissement qu'elle produit sur le nerf ludique où siège notre appétit d'éternelle enfance. L'espérance ici est bien la *petite fille* de notre enfance retrouvée ; et là, dans ce recoin secret de notre cœur, elle est fragile et vacillante, partout et toujours agressée par cette sinistre austérité du monde qui se refuse à jouer aux pieds du Père.
L'espérance du chrétien se manifeste sous ces deux aspects qui paraissent contradictoires : la ceinture du combattant et la *petite fille de rien du tout,* la force et le jeu. C'est pour cela que les moines restent toujours prêts dans l'attente du Seigneur, et qu'ils chantent en veillant.
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Dans la prédication évangélique, l'objet principal du message de Jésus est le royaume de Dieu ; et c'est sur cette promesse que notre espérance vient s'arrimer. Mais ce royaume semble couvrir dans l'Écriture des sens très divers et parfois-même contradictoires. Il apparaît d'abord avec la voix qui crie dans le désert : « Préparez les chemins du Seigneur et faites pénitence, car le royaume de Dieu est proche. » Ensuite c'est le Christ lui-même, dans la montagne, tout au début de son magistère, qui découvre aux humains le tableau final et apocalyptique des béatitudes. Mais il semble ici encore que ce royaume soit à peine en train de commencer, comme la graine de moutarde et la levure que la femme introduit dans la pâte pour la travailler. Il doit encore grandir, il faut le chercher au fond des cavernes et des océans : il est comme le marchand qui poursuit les perles rares, c'est un trésor enfoui.
Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Et pour le riche -- qui a sa propre consolation, qui se suffit, qui ignore la faim -- il est plus difficile d'entrer dans le royaume qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille. On dirait que d'un côté tout nous devient facile et d'un autre difficile, car nous devons chercher d'abord le royaume et sa justice, mais sans jamais nous inquiéter du lendemain ; qu'il nous faut être tantôt comme l'enfant qui joue avec confiance aux pieds de ses parents, et tantôt comme le soldat qui veille dans la nuit au rempart de la cité.
Mais lorsque le message d'espérance s'approche de la Passion, c'est-à-dire du message d'amour, il se fait plus pressant, plus grave, il gagne en splendeur et en sévérité : le royaume est comme un Roi qui prépare les noces de son Fils, et envoie ses serviteurs à la recherche des invités. Et tout de suite après l'avertissement, que cette génération ne passera pas sans que ces choses se réalisent, vient la réponse : quant au jour et à l'heure, seul le Père les connaît. Il faut veiller, maintenir les lampes allumées, car le royaume de Dieu est comme les dix vierges, et l'Époux n'arrivera qu'au milieu de la nuit.
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Après quoi, répondant aux pharisiens, Jésus inscrit le royaume de son Père non ici ou là (dans l'espace), ni accompagné de signes (dans le temps), mais au milieu de nous, en nous. La justice est déjà apparue ; et le royaume, déjà parmi nous.
Finalement, ce royaume qui est un banquet, qui est une noce, nous apparaîtra quand le Fils de l'Homme reviendra dans sa gloire : « -- Venez, les bénis de mon Père : prenez possession du royaume qui a été préparé pour vous depuis la création du monde. »
Cette prédication de l'espérance paraîtra criblée d'antinomies, grosse de contradictions, tant que nous ne saurons pas la recevoir dans le sens de l'éternité et que nous nous obstinerons à définir son objet comme un événement, soumis à l'empire du temps : que nous chercherons en somme à calculer la parousie comme une éclipse. Les difficultés se réduisent un peu, pour notre intelligence obsédée par le siècle, quand nous pensons à un royaume de Dieu en mouvement surnaturel, en marche. Le royaume vient à nous, il nous est préparé depuis le commencement et il est déjà en nous. De tous côtés il nous envahit, il s'abat sur nous, traversant le temps et dominant le cosmos.
L'eschatologie chrétienne n'est pas faite du mouvement des astres ou des cellules, elle n'est pas un *devenir* ni une évolution, mais un mouvement surnaturel venu de la sollicitude du Père qui a préparé le banquet et envoyé quérir ses invités. Si nous comprenions le royaume de Dieu seulement comme une récompense future (ce qu'il est aussi), la vie chrétienne traduirait dans l'histoire des hommes une simple évolution de la moralité. Si ce royaume était seulement comme le voleur qui surgit au milieu de la nuit, s'il ne présentait que ce terrible aspect d'urgence, la vie chrétienne se ramènerait à une sorte de branle-bas général et d'attente, mais attente sans fin et perpétuelle contradiction. S'il exprimait seulement la présence du Christ eucharistique, comme celle du Christ Jésus parmi ses disciples, la vie chrétienne alors serait une bonne pratique, réduite à la nostalgie d'une commémoration qui s'abîme tristement dans le passé.
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Mais la bonne nouvelle enveloppe tous ces aspects dans une sphère surnaturelle, imprimant à la vie chrétienne un caractère singulier. Le royaume de Dieu vient. La plus ardente prière que Jésus ait enseignée dit : *Adveniat,* et l'oraison ineffable à l'Esprit Saint : *Veni.* Le ciel descend parmi nous. L'épouse s'avance à la rencontre de l'Époux... Mais comment donc imaginer le cri brûlant qui l'appelle, qui implore sa venue, le *Veni,* sans un élan encore plus fort pour courir à cette rencontre dans le cœur appelé ? Et quel époux passionné appellerait sa femme, lui crierait de venir, sans se lever de sa chaise, ni lui ouvrir les bras, sans se jeter corps et âme à la rencontre de la bien-aimée ? De même ne pourrons-nous entendre le message de l'espérance que par celui de la charité : le royaume de Dieu consiste en cette rencontre impétueuse où Père et fils s'embrassent dans un immense élan de réconciliation.
« Il était loin encore quand son père l'aperçut et, touché de compassion, pris de pitié, courut vers lui, l'attira dans ses bras et le couvrit de baisers. »
Mais ce ne fut pas rien que le péché originel, et même dans l'évangile de l'amour, chez Jean, l'impulsion en avant reste encore pour notre part prisonnière du douloureux « encore un peu de temps », elle est encore entravée comme un songe difficile et pesant. Nous avons encore à gravir un âpre chemin, même après avoir franchi le Pont pascal sur le corps crucifié du Sauveur. Nous sommes dans le monde et toujours soumis au temps. C'est pour cette raison que notre vie dans l'Espérance revêt un double caractère ; elle est faite elle aussi de deux parties qui se traversent, elle chemine en portant sa croix.
De même que la vision de la foi se dédouble en passion et en gloire, ou encore pénètre son sujet à travers la passion, de même la vision eschatologique, c'est-à-dire selon l'Espérance, se compose de deux lignes en croix : l'une pointant vers la parousie du Seigneur et l'autre plantée en terre, sur notre quotidien. Le message du royaume est dans le désir ardent du retour du Fils de l'Homme, comme dans la patiente et cheminante attente de chaque jour écoulé.
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C'est ainsi que la vie chrétienne se trouve plantée dans le présent, fidèle au sol, humble dans sa progression, réaliste quant aux pierres abruptes du chemin, endurante jusqu'aux ampoules, obéissante jusqu'au sang, mais aussi illuminée, redressée tout entière vers la parousie et la vie éternelle.
Et c'est se tromper d'enthousiasme que de vouloir avancer vers la parousie sans que ce soit au travers du quotidien. Lorsque les Thessaloniciens levèrent les yeux vers les nuages du ciel pour y chercher le Fils de l'Homme, abandonnant leurs filets sur le sable et leurs outils dans l'atelier, les paroles ardentes que l'Apôtre leur dirigea aussitôt dans son épître nous décrivent clairement l'Espérance prisonnière de cet « encore un peu de temps » qui est le quotidien.
Qui s'invente une eschatologie romantique, vit d'extases *per phantasiam sed non per Spiritum Sanctum,* estime qu'un bon chrétien n'a pas besoin d'être exact à ses rendez-vous ni de faire des économies, cet homme-là n'est pas en train de se livrer à des excès de piété. (Et comment la piété serait-elle excessive ?) Il est seulement infidèle par défaut au royaume de Dieu, qui vit déjà dans le quotidien.
Le chrétien véritablement pieux se doit d'accepter dans toute son objectivité cet humble quotidien qui constitue déjà le royaume : il sera un esprit méthodique sans systèmes, ponctuel sans affairisme, organisé sans théories. La plus extraordinaire bohème du chrétien sera précisément de placer la ponctualité, l'économie, la méthode, dans l'insouciance des enfants de Dieu. La bohème estudiantine, qui est toujours plus intéressante à l'opéra que dans la vie, cache en réalité la préoccupation de ne pas faire une certaine catégorie de choses tenues pour caractéristiques du détestable bourgeois ; mais cet anti-bourgeoisisme de principe est très loin de constituer une attitude-clé pour le chrétien, il peut conduire à des excentricités dénuées de toute signification. Le texte sur le lys des champs magnifie l'insouciance comme attitude filiale, comme confiance enfantine de *la petite fille de rien du tout,* mais à l'égard du monde nous devons rester vigilants.
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La vie n'est chrétienne que lorsque tout y pèse son poids sur la balance de l'éternité, et c'est pourquoi la table de travail, du plus obscur travail, qui n'est rien, moins que rien, peut s'y prétendre une activité salvatrice du monde, elle y pèse de tout son poids, elle signifie l'acceptation des travaux et des jours, l'offrande du quotidien, la préparation d'un Offertoire. Évidemment, il peut se faire sur cette table des choses sans grâce ni ingéniosité, et personne ne tombera en extase devant un rapport de gendarmerie. Mais la vie n'est pas seulement une fête, même pour les enfants de Dieu, aux pieds de leur Père, car nous avons encore à marcher un peu de temps en portant la croix de Notre-Seigneur.
Il n'avance à rien de fuir le réalisme banal de notre quotidien dans l'attente de situations idéales, d'un emploi apostolique, d'une occasion vraiment héroïque, d'une fiancée enfin parfaite et absolue, car il est bien possible que ces choses-là n'existent pas. D'ailleurs, cette idée d'attendre les choses de poids, qui vaillent réellement le prix de notre effort, la peine d'être vécues, est une impertinence et une présomption. Des hommes très pieux sont tombés dans ce piège, comme ceux que saint Cyprien exhortait au courage de la vraie vie : atteints d'une vulgaire épidémie virale, ils s'en arrachaient les cheveux, chacun d'entre eux ayant décidé dans son for intérieur de finir martyr ou rien...
Ce scrupule à prendre au sérieux une comptabilité ou un horaire, ce souci d'insouciance, traduit aussi comme un désir en chacun d'être l'auteur des événements qui lui arrivent, ou encore un certain dégoût de l'esprit bohème face à la vague des choses réelles qui viennent chaque jour nous relancer. Avec cette mentalité on arrive à la conclusion qu'il est meilleur de ne rien faire, sinon peut-être former des groupes de jeunes pleins de joie et de piété, qui seraient eux-mêmes déchargés de tout souci. Cette bohème, en vérité, est encore sympathique si nous pensons à une réunion de banquiers ou à quelque commémoration municipale assortie de discours.
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Nous nous sentons à l'aise au milieu de ces gens aux propos décousus et qui, au moins, ne se sont pas mis en tête de sauver le monde par leurs propres moyens. Mais si nous voulons penser droitement les choses, et bien comprendre ce que signifie pour nous l'espérance, il nous faut répéter que la plus prodigieuse bohème de la vie chrétienne reste encore celle qui place le zèle modeste, la ponctualité, la méthode, au sein de la véritable insouciance. Au sein du Royaume.
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Le chrétien a la parole de Dieu, et il attend. Quand un père de famille attend la visite d'un ami qui tarde à s'annoncer, il n'a pas lieu de faire les cent pas comme un forcené à travers la maison, ni d'accepter que sa femme et ses enfants prennent racine, tout bêtes, entre le portail et le téléphone. Il devra « pourvoir à toutes choses », et l'épouse s'affairer dans la patience et la joie pour que l'ami trouve la maison en ordre, fin prête, au mieux de sa beauté. Le bourgeois aussi aime à ordonner des préparatifs de façade lorsqu'il attend visite, une visite désirable en cela seulement qu'elle augmente son prestige, mais tous ces arrangements sont tournés vers lui-même et sa propre glorification.
Attendre, pour le chrétien, c'est préparer sa maison à la venue de l'hôte, être vigilant comme un soldat, humble comme la maîtresse de maison, confiant comme le petit enfant. Les enfants autrefois avaient un sens très vif de l'attente, ils adoraient jouer au garde et à la maîtresse de maison qui reçoit ; mais notre monde libéral-mécanique-avancé est en train de perdre ces deux notions fondamentales, celle du soldat et celle de l'hôte. La visite aujourd'hui est une mauvaise surprise qu'on inflige au prochain ; une apparition soudaine agrémentée de cris ; un incident de parcours résolu d'un bon coup de volant. A Copacabana, par exemple, il est des maisons où l'on ne met plus jamais de nappe sur la table : l'hôte inopiné est conduit tout droit devant le *frigidaire* où vont s'improviser quelques sandouiches américains sur des pains commandés en vitesse au téléphone.
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Les soldats aussi cessent peu à peu d'exister, pour donner naissance à des techniciens efficaces dans le maniement de certains engins spécialisés. Le *ludus* enfantin s'efforce en vain de coller à ces tristes modèles de vie, et l'Espérance chrétienne rencontre dans le cœur de l'adulte, chaque jour davantage, la racine de l'enfance presque calcinée.
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L'espérance triomphe du temps, mais elle porte sa croix encore un peu de temps. C'est autour du problème du temps, des âges, de la nostalgie de l'enfance, de la mentalité insolente de l'adolescent devant un monde soumis et prêt à être digéré lentement, que se décide la position de l'homme face aux promesses de Dieu. Si la vision de la foi nous montre un monde dément d'orgueil devant le spectacle de son propre prestige, la vision de l'espérance nous dévoile la panique, la terreur, le désespoir enfin que ce monde ressent dans le vertige des orbites.
N'ayant pu vaincre le temps, ni découvrir par les yeux de l'enfance que celui-ci est la patience du Seigneur, ou peut-être l'ineffable frémissement de sa divine impatience, le monde à dû abdiquer devant le problème du temps...Il vaut la peine d'y méditer un peu.
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Devant cette entité subtile qui attaque en fuyant, les hommes de tous les âges se sont sentis troublés, et chacun veut résoudre à sa façon, selon le tempérament ou les influences, l'énigme des heures et de leur mouvement : les uns choisissent de s'enrouler dans le colimaçon du cycle et de s'y tenir cois, feignants de sommeiller, emportés sur les ellipses planétaires, défendus tant bien que mal, par la morne flanelle de leurs mornes costumes contre ce vent pénétrant qui vient des pôles de la Création ; d'autres, irrités, hors d'eux, décident de s'y livrer de plein fouet, gesticulant en tous sens comme des sémaphores devenus fous.
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Il y a les tranquilles du temps et les inquiets du temps. Les deux solutions cependant se rejoignent parce que le tranquille, en réalité, n'arrive pas à dormir recroquevillé dans son trou, une peur sourde l'habite encore en ses recoins secrets, une petite terreur de bête acculée dans son gîte lui roule au fond des yeux. L'inquiet, pour sa part, ne supporte pas non plus indéfiniment la permanente alerte de son inquiétude et finit par s'abandonner à la torpeur du vertige.
Toute l'histoire du monde est un frémissement de peur devant le temps, qui se promène parmi les âges comme un semeur de mort. Les anciens Égyptiens s'attachaient à une éternité de pierre massive et, dans ces énormes monuments qui aujourd'hui encore laissent les touristes sans voix, ils enfermaient leurs défunts.
Ainsi, pour les Égyptiens, qui habitait l'éternité de pierre habitait la mort. Les Hindous s'exaltent aussi dans un ritualisme tout buriné, tout sculpté, tout dentelé, comme leurs temples, et se tournent vers l'anéantissement, dans une bouillonnante évaporation de toutes choses. Les Grecs, au seuil déjà de l'Incarnation, pressentaient un chemin vers l'éternité, mais au bout du voyage, en guise de porte, ils se heurtaient à une muraille épaisse où chacun pouvait lire les décrets du destin.
A toutes les époques, sous les climats les plus divers, les hommes se divisent selon les tempéraments et les influences dans leur manière de réagir au mystère du temps. Ceux-ci sont dionysiaques, ils dansent les heures ; ceux-là apollinaires, ils baisent la pâleur des marbres. Mais au bout du chemin, l'heure rencontre le marbre dans les monuments funéraires. Et la terre continue comme une folle de répéter ses cercles, autour d'un soleil immense qui s'abîme dans la direction marquée par un point sur les cartes astronomiques.
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Or, dans les temps modernes, cette obsession du monde semble atteindre au délire. Les peuples germaniques, qui un jour furent chrétiens, ont péché contre l'espérance, pour se vautrer à fond dans l'orgie du temps. On commença par la philosophie, laissant le vitriol goutter sur l'intelligence et s'attaquer à l'*être*. Le principe de cette alchimie passa ensuite aux arts et à toutes les activités humaines, qui découvrirent alors la gloire de l'ivresse comme moyen d'approcher l'ivresse de la gloire. Le monde cultivait pour elle-même la fine pointe de l'inquiétude, et les dionysiaques, déjà industriels et bientôt guerriers, commençaient d'avoir raison. Le poète comme le peintre, aussi bien que la mère de famille, vont maintenant chercher pour leurs œuvres et leurs moindres gestes le critère souverain de l'*avant* et de l'*après*. L'*avant* en est sorti à jamais ridicule, l'*après* héroïque. L'être humain est devenu une flèche, un dard qui siffle dans l'air, un vecteur, une force. On prêche un volontarisme violent alors précisément que l'homme a perdu le soutien de la volonté et pratique l'héroïsme des suicides ; les nouvelles générations, dont les pères avaient commencé par philosopher de travers, brandissent les étendards d'un irrationalisme vêtu d'appellations sonores. L'évolutionnisme par exemple, qui s'affichait comme la plus rigoureuse et la plus respectable des doctrines, déferle aujourd'hui dans les rues en énergumène échevelé, pris de boisson, hurlant ses dernières insanités.
Les esprits bourgeois, qui vivent d'un fidéisme syncrétique et pyramidal, épousent dans le désordre tous les messages du monde, pourvu qu'ils soient modernes ; et comme la plus grande aspiration de leurs entrailles est l'immobilité, la fixité absolue, le bourgeois nous offre en lui-même ce singulier spectacle d'un dionysosme de supermarché : un spectacle de mort-vivant, dont le gros corps ballonné s'agite de petits soubresauts galvaniquement programmés par des volts germaniques.
Ceux-là sont évolutionnistes, progressistes, ils se rient de l'*avant*, rendent un culte à l'*après*, et tranchent les amarres de la tradition vivante pour lancer leur câble en direction de la bouche béante du vide. Les magazines qu'ils achètent ou qu'ils font adorent juxtaposer les images de l'*avant* et de l'*après.* Et eux de sourire avec une malicieuse condescendance de citoyens évolués, parce qu'en 1910 les gens prenaient leurs bains de mer avec des caleçons longs.
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Les dames, elles, voient dans les chapeaux qui passent, dans les rubans des chapeaux, un schéma des conjonctions planétaires, tandis que les maris vont quérir aux almanachs leurs plus fortes idées générales.
Ils ont inventé aussi l'espérance des générations futures, et chaque père met son point d'honneur à transmettre au fils le message tronqué de ses ressentiments. Au lieu de livrer les leçons de leur vie et la parole véritable de la tradition, les parents bourgeois, avec leur pédagogie active et activement poussée vers le vide, lèguent dans les fureurs de l'envie cet étrange message de « ce-qu'ils-n'ont-pu réaliser ». L'aspiration suprême de l'illettré tient dans le fils docteur, qui finira généralement en docteur illettré, et le plus grand désir de la mère qui par force aura vécu modestement veut que la fille profite de tout, et danse ce qu'elle n'a pu danser. La soif de prolonger, de continuer, pousse ainsi les parents à enfoncer leurs propres épines dans la chair molle des délicieux marmots : perpétuant la blessure, ils pensent qu'ils se perpétuent.
Ces gens, qui par manque de foi respectent le prestige et par manque d'espérance adorent le progrès, n'imaginent même pas qu'ils vivent rigoureusement sur le même plan de démence que les nazis, avec cette seule différence d'être des maniaques plus doux. Les auteurs des articles optimistes que publient les détestables revues américaines ne savent pas, vraiment, ils ne pourraient jamais admettre que dans leur prospérité, dans leur confort, ils sont en train de vendre au kilo du germanisme importé, ils sont en train de vivre la sieste de *L'après-midi d'un nazi.*
Le problème réellement grave de l'heure me paraît tenir à cette incapacité de voir le sens profond et véritable des choses ; cette myopie qui hésite devant l'évidence gravée sur le visage des deux frères jumeaux. C'est ainsi que notre monde a pu tomber dans le ridicule suprême de présider au combat farouche entre deux partis dotés du même credo et dansant sur la même musique. Deux partis qui se déchirent par illusion d'optique et se massacrent d'accord sur les points principaux ([^12]).
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Les démocraties évidemment offrent quelques fissures à la pénétration de la lumière, elles sont en position éminemment plus juste que les totalitarismes de béton armé, mais ceci du fait de l'imperfection de leurs murailles antispirituelles et non en vertu de la perfection de leurs principes. La masse est la même parce que, dans un camp comme dans l'autre, l'obélisque se dresse où s'élevait la croix.
« Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Le monde moderne n'entend pas ressembler aux petits enfants pour qui le temps n'existe que comme règle d'un énorme jeu et ordre d'une *féerie.* Jamais on ne vit si grand massacre des innocents qu'en ce siècle aux multiples Hérode. La société qui prétend avoir intronisé l'enfant, qui a produit le plus d'ouvrages sur les tests, la psychologie infantile, les principes de l'apprentissage, tirés d'ailleurs d'expériences faites sur des chiens, en vérité, dans sa vérité même, hait l'enfant. Les pédagogies « actives » sont tenues pour excellentes parce qu'elles sont actives et non à cause d'un bénéfice quelconque pour leur objet. Cette pédagogie moderne, par là-même, n'a aucunement besoin d'être une pédagogie : il lui suffira d'être « active », comme la Javel ou l'enzyme glouton.
Le *ludus* enfantin, racine ontologique de notre éternité, est examiné dans sa surface avec le microscope d'une analyse empiriologique qui détient aujourd'hui tous les privilèges de la vérité absolue, puis livré au feu de l'activisme fonctionnel, c'est-à-dire à la roue du temps. Ils brûlent l'enfance pour voir comme réagit l'enfant, et mesurer comment fonctionne son corps docile et dépendant. Ils ont hâte de passer un uniforme aux enfants : le faux *ludus* des cours de récréation, soumis au sifflet d'un faux pédagogue, rythme déjà le commencement d'une mobilisation.
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Et le *ludus* encore plus faux des bourgeois qui ont renié l'enfance, pour se fixer dans l'âge ingrat d'une adolescence sans confirmation, se débraille en *joie de vivre,* qui consiste à se mettre nus pour marcher sur la plage, comme si toute la plage et l'univers entier étaient leur petit *water-closet* personnel carrelé de bleu ([^13]). Mais cela ne les délivre pas d'être ontologiquement désespérés... Âmes d'adolescents qui ont chaussé les vieux « tennis », enfilé les dernières défroques de leurs enfances, âmes des barbes naissantes et des voix qui muent, âmes solennelles qui ne savent rire que des parties du corps et tombent en extase devant leurs propres découvertes, -- voilà comme ils sont, voilà comme ils restent, les hommes sans espérance, ces desesperados, qui par surcroît ne se savent même pas désespérés.
Ceux-là auront beau jouer sur terre, sur mer et dans l'air avec leurs véhicules à propulsion, ils auront beau éclater le rire à la terrasse des cafés, ce n'est pas l'esprit d'enfance qui habite leur fièvre et leurs conventions. Et sans la miséricorde divine, s'ils ne font pas pénitence, s'ils ne bouclent pas les ceintures et ne gardent les lampes allumées, ils n'entreront pas dans le royaume des cieux ! »
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L'Église aussi, dans sa sphère surnaturelle, a ses apollinaires et ses dionysiaques ; elle aussi se différencie, comme les deux bras d'un corps ouvert sur le monde, pour le tenir à droite aussi bien qu'à gauche. Dès le début de la prédication, aux premiers temps du christianisme, deux sources de grâce ont jailli de l'Église visible pour habiter les âmes conformément à la diversité de leurs natures. Et ces deux sources sont l'Église des sacrements et l'Église des charismes, les évêques et les moines. Aux heures les plus difficiles de l'histoire ces hommes se sont soutenus, ils ont échangé leurs forces et leurs dons, c'est pour cela qu'aujourd'hui les prêtres ne se marient pas, comme les moines, et que les moines souvent reçoivent l'ordination.
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L'Église des évêques est la Hiérarchie, avec son centre à Rome, dans la chaire de Pierre, elle guide le troupeau, dispense aux âmes le sacrement et le magistère. L'Église des moines, en tant seulement que moines, forme la communauté qui milite sous une règle dans l'unité de l'Esprit Saint : sa fonction dans le monde est de fournir l'exemple ontologique, concret, d'une anticipation du royaume, de la Jérusalem céleste. Les moines vivent l'attente du Seigneur avec leurs ceinturons en place et toutes lampes allumées. C'est pourquoi on peut dire aussi bien que leur fonction dans le monde est de chanter l'Espérance au sommet des monts.
Le monde de demain, que nous devinons mal dans cette aurore de sang, ou bien retournera au Christ ou bien se perdra définitivement. La dernière moisson des élus restera alors au pouvoir de la colère paternelle du Roi qui envoie quérir de force ses invités à la croisée des chemins. Mais le monde ne pourra revenir au Christ que substantiellement, c'est-à-dire à la personne même du Christ et non à cette aquarelle délavée qui subsiste encore sous le nom de civilisation chrétienne. Et deux choses s'imposent avec une indéniable urgence pour que ce retour soit véritablement un retour chrétien, et pour qu'il soit possible. Il faut enseigner, renforcer, restaurer la fermeté de la pierre, de Rome, dans l'objectivité sacramentelle du catholicisme ; mais aussi et surtout, s'il est vrai que la plus grande souffrance du monde aujourd'hui s'appelle le désespoir, il faut dresser la splendeur monastique sur sa base première, paulinienne, pour que les peuples enivrés y trouvent un exemple d'unité et qu'ils entendent monter le chant de l'Espérance.
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L'Évangile de saint Jean n'offre pas comme celui de Matthieu un long message d'espérance. Matthieu s'adressait aux Juifs qui vivaient le problème du temps aussi fort que nous-mêmes aujourd'hui, quoiqu'avec des expressions différentes. Dans l'Évangile de Jean l'espérance pénètre par l'amour et commence aussitôt avec les noces de Cana. Mais c'est beaucoup plus tard, juste avant d'entrer dans la Passion, que Jésus dit à ses disciples : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et puis encore un peu de temps, et vous me verrez de nouveau. »
Comme les disciples l'interrogent sur ce *modicum*, cet « encore un peu de temps », Jésus leur promet une joie que personne ne leur pourra enlever. L'espérance en cet évangile reste étroitement tenue aux bras de la charité ; les paroles du Christ veulent assumer, contenir dans l'amour l'impatience chrétienne.
L'homme de Dieu aussi est impatient, mais au regard de l'Hôte qui se fait attendre et désirer. Il est impatient dans la parousie, et patient dans le quotidien. Nous sommes dans le temps, mais sans jamais lui appartenir. Et comme nous sommes dans le temps, nous savons être patients ; et comme nous ne sommes pas du temps, nous voici dévorés d'impatience. Le chrétien est réellement, selon l'espérance, vigilant comme un soldat et tranquille comme un enfant. Attentif comme un soldat que le Roi a disposé en garde aux confins de l'Empire, et confiant comme l'enfant qui dort dans sa chambre, près de ses parents. Notre impatience est amoureuse, parce que nous brûlons de connaître les noms de fils que Dieu nous réserve pour l'éternité ; mais notre patience plus amoureuse encore, car c'est en elle d'abord que nous participons à la Passion du Seigneur.
Nous sommes impatients comme le feu de l'enfance, et patients comme la vertu militaire. Impatients comme des fiancés et patients aussi comme les fiancés. Il n'y a pas plus de conflit ou de paradoxe entre la parousie et le quotidien qu'entre le trousseau et les noces. Il y a seulement encore un peu de temps...
Le temps ici n'est plus notre ennemi, car s'il est la mesure d'une séparation, il est aussi la mesure d'une sollicitude ; et ainsi, sacralisé dans la liturgie, l'instrument de notre rédemption.
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Les années entrent et sortent selon le cycle divin, nous entraînant vers les mystères et les âges que le monde cherche à ridiculiser ; passent les nouveaux solstices et les nouvelles lunes, tandis que Pénélope infatigable semble faire et défaire son ouvrage comme une folle sous les yeux des prétendants. Ils grognent que les cycles de Noël et de Pâques font des cercles monotones autour d'un soleil étranger et distant, laissons-les grogner.
La patiente Épouse qui actionne la quenouille et manie le fuseau a l'oreille bien fine, elle entend la course du Bien-Aimé à travers les monts. La voici qui se penche davantage encore sur le point de son ouvrage et surveille une fois de plus l'huile de la lampe à ses côtés. Encore un peu de temps, encore un peu de temps...
Les moines, soldats qui veillent et enfants qui chantent, se penchent sur l'immense tapisserie liturgique dont leur chœur orne les siècles, et ils reprennent le fil : Avent, Noël, Pâques ; et chaque jour ils recommencent : Vêpres, Matines, Laudes. Attentifs comme des soldats, confiants comme des tout-petits...
Et l'Épouse à l'oreille fine entend les pas du Bien-Aimé qui s'approche en courant à travers les monts. Le voici, il vient ! Et cédant à l'impatience amoureuse que rien ne saurait plus contenir, elle suspend un instant le fuseau, détache sa main de l'ouvrage, oublie la lampe, et crie au-dedans de son cœur, crie de toute son âme :
-- Venez, Seigneur Jésus, venez ! Maranata !
(*A suivre*.)
Gustave Corçâo.
(*Traduit* *du* *portugais* *par* *Hugues* *Kéraly*)*.*
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### Pour les jeunes artistes
IV\. -- Le succès
par Bernard Bouts
CAUSANT avec des critiques d'art, avec un philosophe, avec des bourgeois cultivés, je me suis aperçu (il est bientôt temps !) que le bruit fait autour du nom de certains écrivains, peintres, sculpteurs, compositeurs, les attire, indépendamment de la qualité des œuvres. Bien rares sont ceux qui osent dire : « Non, c'est pas comme ça. »
On a même répété inconsidérément des mots ou des anecdotes, lancés par des intérêts particuliers, qui n'ont apparemment aucun rapport avec l'art, mais qui aident à faire passer l'artiste pour un héros ou pour une victime et un martyr.
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On dit ainsi, on répète après les médecins, que le peintre brésilien Portinari est mort empoisonné par ses couleurs. J'ai peine à le croire. Je connais, certes, des peintres amateurs qui se plaignent d'avoir une allergie à l'essence de térébenthine et ce leur est un prétexte pour employer l'acrylique (qui pue bien autrement), mais je ne connais aucun autre peintre empoisonné par ses couleurs ; d'ailleurs les couleurs à l'huile n'ont pas d'émanations et si trois ou quatre, peu usuelles, sont réellement vénéneuses, il faudrait en manger pour mourir ! On me dit que Portinari fumait beaucoup, des cigarettes sans filtre et qu'il a dû s'empoisonner en « suçant ses doigts pleins de peinture ». Tout cela ne tient pas debout.
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« Alors, dit ma voisine du nord, j'ai bon goût ? ou j'ai pas bon goût ? » très fière de me montrer la potiche en « porcelainite » qu'elle vient d'acheter « made in Hong-Kong » et qui présente d'un côté, en bas-relief, la Source d'Ingres, et de l'autre la baigneuse de Falconet. Il ne s'agit pas de bon goût ou de mauvais goût, il s'agit de « savoir » et cela ne s'acquiert pas en cinq minutes. Des peuples entiers peuvent s'enthousiasmer pour une œuvre picturale, architecturale, musicale, pour un film ou un spectacle, que je me méfierai toujours des grandes publicités et des grands succès, à tel point que je me suis senti gêné moi-même lorsque, deux fois dans ma vie, la galerie qui exposait mes ouvrages me sembla passer la mesure honnête de la publicité, et durant l'exposition, devant l'afflux des visiteurs et leurs éloges, je me demandais ce qu'il y avait de vrai dans tout cela et si mes tableaux méritaient un tel succès. Mais le succès, je le sais aujourd'hui, se devait surtout à la publicité.
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Le monde confond la difficulté avec la complication, la virtuosité apparente. Or il est plus difficile de faire savamment des choses simples que de multiplier les complications pour avoir l'air savant. « *Erik Satie,* disait Charlier, *a rénové la musique sans une note de trop *», et Satie traitait de « musiques musculaires » celles qui ont « des notes en trop ». Voilà l'affaire. Mais Satie lui-même fut victime d'une publicité indiscrète, due à Diaghilev, Cocteau, Picasso : le ballet Parade ne représente pas du tout sa meilleure musique, mais il fut sans doute tenté par cette expérience, et puis, il fallait bien vivre !
Il est hors de doute que les œuvres du XII^e^ siècle, fresques, sculptures, etc., étaient par elles-mêmes de retentissantes publicités, ou mieux propagandes. Par elles-mêmes, et non par des artifices adjoints. Il est également évident que la réforme de la peinture opérée par les impressionnistes était sérieuse (et urgente), mais non fabriquée pour étonner.
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Que le public ait été surpris n'a rien d'étonnant, on ne change pas d'un coup les habitudes mentales et visuelles de la masse, mais qu'il n'y eût que deux hommes, le frère Théo et le bon docteur Gachet pour s'apercevoir que Van Gogh avait du talent et qu'il allait plus loin dans la réforme que les impressionnistes, voilà qui nous paraît aujourd'hui incroyable, et j'ai souvent pensé que si j'avais été là, les choses ne se seraient pas passées ainsi ! C'est le destin, il vaut mieux sans doute que Vincent Van Gogh ait vécu pauvrement qu'entouré d'honneurs mensongers comme ceux que nous savons. Le roi Clovis, d'heureuse mémoire, lorsqu'on lui racontait la Passion du Christ disait : « Si j'avais été là avec mes Francs... » mais le cher homme comprit plus tard que, sans être fataliste, on ne va pas contre les desseins de Dieu, et que l'une de nos difficultés est justement de savoir les reconnaître.
Cézanne, Gauguin et Van Gogh étaient les artistes les plus lucides qu'on ait vus depuis longtemps. Chacun dans sa manière ils furent les grands rénovateurs, et sans bluff, et sans bruit. (Ce n'est pas grâce à sa folie que Van Gogh peignait bien, comme croient les critiques d'art et les psychologues, mais malgré sa folie.) Après eux, oui, la folie et le désordre orchestrés à grand tam-tam, tous tirant à hue et à dia, (surtout à dia), et le public, bouche-bée, gobe. Et paye. On sait le reste, je n'ai pas envie d'étaler ici la cuisine, la parade de cirque (si encore c'était un vrai cirque !) qui attire les foules à ces temples de bêtise que sont devenus aujourd'hui les musées d'art moderne, les biennales et les galeries, sous prétexte de nouveauté, d'ouverture, de liberté, de valeurs intellectuelles... et les bonnes dames répètent en chœur : « Mais le Dali dessine bien, avouez ! » Elles confondent un dessin propre et un bon dessin, et puis elles oublient les horreurs que nous présentent la plupart des productions surréalistes, comme si ce n'était rien d'œuvrer pour la destruction et l'immoralité ? Mais il n'y a pas que le sujet qui compte, il y a la manière la manière forte, puissante (ce qui ne l'empêche pas de se montrer délicate), et la manière molle, complaisante, filandreuse, libidineuse, (Et c'est justement ce qui plait), (Sur mesure pour André Gide ou Jean Cocteau), (Car il y a des hommes malheureux, nous le sommes tous, et il y a ceux qui rendent les autres malheureux, les pervertisseurs). (Les pervertisseurs de l'âme et du goût.)
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Ma jeune voisine du nord a peint en noir, tout noir, le plafond et les retombées, jusqu'à la cimaise, de la chambre de son bébé : « Mon bébé pleure tout le temps, ce doit être le climat de cette sale petite rue. » Mais la pauvre femme s'obstine à : « chacun son goût ».
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Qu'y faire ? parler, essayer de convaincre ? Tout cela ne sert à rien. Nous ne pouvons que continuer notre boulot sur le même ton, avec toute la conscience possible.
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Jean Ferré, dans sa « Lettre ouverte à un amateur d'art » (Albin Michel) s'attaque aux experts et aux grosses impostures, le scandale Legros, l'affaire van Meegeren, l'histoire du Gilles de Watteau, le Verrou de Chardin, etc. (Il oublie la Vénus aux navets), mais son coup de patte aux galeries est timide et il ne dit rien des impostures d'artistes. Tout le monde sait que les experts se trompent et que leur expertise est parfois intéressée. D'ailleurs je suis persuadé qu'une copie d'ancien très bien faite est impossible à détecter : il n'y a ni rayons ni analyses qui tiennent. J'ai eu entre les mains deux petits tableaux de Thierry Bouts exactement pareils : même dessin, mêmes couleurs, même facture, même toile, mêmes cadres. L'un appartenait à une galerie très connue, l'autre à une galerie moins connue. Les experts déclarèrent que le premier était le vrai, on parla de procès, on ne les exposa jamais l'un à côté de l'autre, ils disparurent et l'affaire sombra dans l'oubli. Eh bien ils étaient faux l'un et l'autre. Je le sais parce que je les ai vus peindre l'un et l'autre par un habile homme et je ne pouvais rien dire, bien entendu.
Et les impostures d'artistes, croyez-vous qu'elles soient sans importance ? Je dis que beaucoup d'artistes se moquent de l'art, d'eux-mêmes et du public. Il faut que le public soit bien ignorant pour se laisser berner de la sorte. Sans parler des grosses blagues (la peinture involontaire, la crotte dans une bouteille, la toile toute blanche ou toute noire, etc.), il y a ceux qui ne savent rien en peinture mais beaucoup en commerce et qui, par une habile et formidable publicité arrivent à faire croire qu'ils ont du talent. Or la maffia n'existe pas seulement chez les experts, comme a l'air de croire M. Jean Ferré, elle existe aussi entre des peintres, des galeries et des critiques d'art, associés dans une entreprise qui compte aussi des pseudo œuvres de charité et des institutions culturelles. Actuellement les deux « artistes » les plus estimés, les plus cotés au Brésil et qui vendent la moindre de leurs toiles au prix d'une voiture de luxe, peignent à peu près comme les académistes fin de siècle, moins l'habileté et moins, je dirai, l'académisme marron sur marron, « un tonneau de bitume pour faire des chairs transparentes » disaient les élèves de Jean-Paul Laurens, et allez donc ! c'est bien la peine que les impressionnistes soient passés par là pour nettoyer la palette ! Mais voilà, ces deux peintres sont puissamment organisés et soutenus par certains groupes politiques, plus ou moins secrets, on les voit partout à la fois, journaux et magazines, radios et télévisions.
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Pendant ce temps, ceux qui ont quelque chose à dire se cachent pour travailler. C'est le mieux qu'ils puissent faire s'ils veulent garder leur indépendance et leur intégrité, dans un monde qui ne sait plus distinguer la droite de la gauche.
Bernard Bouts.
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### La querelle des rites chinois
*1631 -- 1958*
par Édith Delamare
AVEC LA CONDAMNATION de Galilée, la « querelle des rites chinois » est l'une de ces affaires que l'on jette périodiquement à la face de l'Église. Selon ces détracteurs, si l'Église avait adopté les rites chinois en les adaptant, la Chine serait catholique depuis trois cents ans. En d'autres termes : Rome a perdu la Chine par son intransigeance, son dogmatisme, son juridisme, son triomphalisme, son despotisme latino-occidental, etc. Tout récemment encore, au retour de Chine où il avait effectué un voyage de dix-sept jours, le cardinal Etchegaray déclarait à LA CROIX du 19 mars 1980 :
« *Il serait injuste de faire le procès des missionnaires... mais il faut admettre, comme l'a bien décrit R. Laurentin, que l'histoire des relations entre la Chine et l'Église catholique a été jalonnée par une série malheureuse de rendez-vous manqués : la* « *querelle des rites *» *a pesé lourd ces trois derniers siècles, l'entreprise de* « *sinisation *» *du clergé voulue par Pie XI, a rencontré des obstacles internes. L'honnêteté nous porte à avouer des maladresses, voire des erreurs. *» (DOCUMENTATION CATHOLIQUE, 20 avril 1980, n° 1784.)
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Puis, évoquant l' « accueil exceptionnel » que lui avaient réservé ses hôtes, le cardinal donnait cette précision : « *J'ai pu ainsi être le premier à voir la tombe du Jésuite Matteo Ricci* (*Li Mate*) ; *jusqu'ici inaccessible, on le comprend, car elle se trouve dans la cour intérieure de l'École des cadres du Parti. *»
Or, le Père Matteo Ricci sur la tombe duquel on suppose que l'archevêque de Marseille a prié, est à l'origine de la « querelle » des rites chinois. Querelle qui rebondit aujourd'hui avec la question des rites africains qui a été soulevée lors du voyage de Jean-Paul II en Afrique. Mais en ce qui concerne la Chine, sa fermeture à la christianisation n'a pas dépendu de la volonté de Rome, mais de celle des empereurs qui régnaient à Pékin. C'est, pour parler comme Mgr Etchegaray, ce qu'attestent l'honnêteté et l'histoire.
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La Chine s'était ouverte au christianisme au XIII^e^ siècle. Elle était alors sous la domination mongole. Des marchands et des missionnaires italiens y avaient pénétré à la suite de Macao Polo. En 1289, le pape Nicolas IV, apprenant l'existence en Chine de communautés nestoriennes, y avait envoyé une mission confiée à un Franciscain, le P. Jean de Montecorvino. On ignore si cette mission trouva trace des communautés byzantines, mais on sait qu'elle convertit plus de dix mille Tartares, qu'il y avait des évêchés sur tout le territoire mongol, de la Crimée au Kouang-Toung, subventionnés par les Khans. En 1307, Clément V nomma le P. de Montecorvino archevêque de Pékin. Lorsque le Khan de Pékin partait en guerre, il baisait la croix et demandait la bénédiction de l'archevêque.
Puis, en cinq ans, de 1363 à 1368, tout s'écroule. La dynastie chinoise des Ming chasse les Mongols. Les chrétiens sont balayés avec les occupants. La xénophobie est un caractère constant du nationalisme chinois.
Deux siècles s'écoulent. L'itinéraire terrestre de Macao Polo est perdu. Mais l'Espagne et le Portugal s'élancent sur les mers et l'Église les suit. Le concile de Trente, qui s'est clôturé en 1563, voit la toute jeune Compagnie de Jésus devenir l'instrument privilégié de la reconquête de l'Europe et de la conquête du monde. Expirant dans l'île de Sancian près de Macao, le regard mourant de saint François Xavier s'est posé sur la Chine. Le grand apôtre avait été frappé par cette objection faite par des Japonais : « Si le christianisme était la seule véritable religion, la Chine, ce sage pays, serait chrétienne. »
En 1573, le Visiteur général de la Compagnie de Jésus aux Indes, le P. Valignani, décide de faire de Macao la base d'opérations en Chine. Macao est en territoire chinois (Ngao-men). Cette péninsule à l'embouchure du Si-Kiang appartient au Portugal depuis 1557. L'union des deux couronnes du Portugal et de l'Espagne en 1580, en fera une terre espagnole. Cet avatar politique aura son importance. Le P. Valignani choisit pour Macao l'un de ses meilleurs élèves du Collège romain de la Compagnie : le P. Matteo Ricci.
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Entré dans la Compagnie de Jésus à dix-neuf ans, Matthieu Ricci est né dans une bonne famille de Macerata dans les États Pontificaux de la Marche d'Ancône, le 6 octobre 1552 (année de la mort de saint François Xavier). Il était de taille moyenne, noir de poil et brun de peau : ces caractéristiques physiques lui serviront. Lorsqu'il est désigné pour la Chine, il est aux Indes depuis 1578, professeur au collège de Goa, puis à celui de Cochin. En un an, il apprend assez de chinois pour se faire comprendre. C'est en outre un humaniste de la Renaissance, mathématicien, astronome, grammairien, géographe. Il débarque à Macao en 1582 avec un clavecin, deux pendules à sonnerie, des boussoles, des prismes, une lunette, des cadrans solaires, des cartes, des volumes richement, illustrés : tout ce que la science occidentale produit de mieux au XVI^e^ siècle. Ces bagages prouvent que la Compagnie de Jésus avait étudié le problème de l'évangélisation de la Chine et décidé de commencer par les notables, c'est-à-dire par les lettrés.
Le P. Ricci trouve à Macao un Jésuite déjà installé, le P. Michel Ruggieri. Mais on n'entre pas comme cela en Chine : ils revêtent la robe des bonzes et prennent des noms chinois le P. Ruggieri sera « Lo Ming Kien » et le P. Ricci, « Li Ma Téou ». Ils obtiennent du Vice-Roi l'autorisation de s'installer à Tchao-King dans un temple bouddhiste. Mais les véritables bonzes ameutent la population contre eux et ils doivent s'enfuir. Un mandarin leur donne ce sage conseil : « Vous êtes des savants : vivez comme des savants. Alors les mandarins vous écouteront et le peuple vous respectera. ». En attendant, il faut regagner Macao et tout reprendre à zéro. C'est le moment que choisit la Compagnie de Jésus pour intimer au P. Ruggieri de rentrer en Europe pour rendre compte. Le P. Ricci reste seul. Il occupe ses loisirs forcés à fabriquer une mappemonde.
Il séjourne à Macao de 1583 à 1587, se perfectionnant en chinois, étudiant le confucianisme, le bouddhisme, le taoïsme et les livres sacrés des Chinois, les « King ». Il arrive à la conclusion que confucianisme, bouddhisme et taoïsme sont plutôt des règles morales et des prescriptions pour la vie en société que des religions proprement dites.
En 1587, il obtient l'autorisation d'acheter un terrain à Chao-Tchéou. Il y construit une maison et une petite église « à la manière chinoise ». Il revêt la robe de soie des lettrés, sans cacher sa qualité de prêtre catholique, et donne des cours d'astronomie. Lorsqu'il a enseigné le parcours des astres, il loue la morale de Confucius. « *Je m'efforçais,* écrit-il dans ses Mémoires, *de tirer à notre opinion le principal de la secte des lettrés qui est* (*à*) *Confucius, interprétant en notre faveur certains écrits qui étaient ambigus*. »
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Par exemple : Confucius recommande de respecter autrui pour notre propre tranquillité. Le Christ ordonne d'aimer le prochain pour l'amour de Dieu. Cette charité plus haute, Li Matéou la pratique. Un jour, un voleur escalade le mur et vole du bois. Le domestique du Père s'apprête à le corriger, mais le Père Ricci intervient : « *Pourquoi disputerais-je ces riens ? Peut-être cet homme est-il venu par pauvreté. *» Et il jette lui-même quelques bûches par-dessus le mur à son voleur qui se confond en remerciements. Cette histoire franciscaine fait autant pour la réputation de Li Matéou que son astrolabe : quelques lettrés se convertissent au christianisme. Et c'est là que les véritables difficultés commencent.
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Les rites du confucianisme comportaient des agenouillements et des prosternations devant les tablettes de Confucius exposées au temple. S'agissait-il d'un culte idolâtrique ? Dans quelle mesure le P. Ricci pouvait-il l'autoriser à ses baptisés ? Ces rites étaient considérés comme le fondement de l'ordre social. Les interdire était mettre fin à la mission. Que faire ?
Le Père Ricci est bien seul pour résoudre une pareille question. Il se replonge dans l'étude de Confucius. Ses Mémoires attestent sa perplexité. A propos des rites funéraires, il écrit « *Rien qui sente l'idolâtrie et peut-être est-il permis de dire qu'il ne s'y rencontre nulle superstition.* » Peut-être... Scrutant les cérémonies d'hommage à Confucius avec quelques Jésuites venus le rejoindre, il déclare : « *Nous en sommes venus à conclure que ce n'est pas une religion en forme, mais simplement et proprement une académie instituée pour le bon gouvernement de l'État. *» Mais ses Frères sont d'avis partagés. Le P. Ricci rédige alors un Règlement des rites chinois, qu'approuve le Visiteur de la Compagnie, le P. Valignani. Celui-ci est d'autant mieux disposé envers son ancien élève que la mission essaime vers Canton, puis Nankin. Quant au Règlement, il est malheureusement perdu.
Autre problème : il n'y a pas de termes, dans la langue chinoise, pour désigner Dieu. Les « King » écrivent : « Tien », le ciel et, par extension, Celui qui l'habite. Ou bien : « Chang-Ti » : le Souverain Seigneur. Ou encore : « Tien-Tchou » : le Seigneur du ciel. En traduisant le Décalogue, le P. Ricci adopte ce dernier vocable qu'il conservera dans tous ses écrits : *La vraie notion du Maître du ciel, Vingt-cinq paroles* (traité des devoirs de l'homme) et *Dix paradoxes* (entretiens avec les lettrés). Il publie aussi une trigonométrie et une traduction chinoise de la géométrie d'Euclide.
En 1601, il est enfin autorisé à se rendre à Pékin. C'est en savant qu'il se présente à l'empereur Wan-li : « *Votre humble sujet connaît parfaitement la sphère céleste, la géographie, la géométrie et le calcul. A l'aide d'instruments, il observe les astres et sait faire usage du gnomon *» (cadran solaire). La Chine avait déjà un grand retard dans le domaine scientifique et Wan-li voulait le rattraper. L'empereur fait une pension au savant Jésuite et lui confie l'éducation scientifique de l'un de ses fils. Lorsque le P. Ricci mourra, le 14 mai 1610, à l'âge de cinquante-huit ans, la Chine comptera 2.500 catholiques.
Sur son lit de mort, il fit cette étrange recommandation aux confrères qui l'entouraient « *J'aime singulièrement le Père Coton qui demeure auprès du Roi de France. J'avais résolu de lui écrire cette année, encore que je ne le connaisse pas, et de le féliciter pour avoir lancé la gloire de Dieu. Je désirais l'avertir particulièrement de l'état de notre mission. Maintenant, je vous prie, d'autant qu'il ne m'est aucunement permis de le faire, de m'excuser auprès de lui. *»
Ces paroles sont pour nous une énigme. Sur les trente missionnaires présents en Chine en 1610, il n'y a pas un seul Français. D'abord parce que la France se relève à peine des guerres de religion. Ensuite, parce que ses missionnaires se consacrent au Canada et au Levant. Enfin, parce que le Saint-Siège a concédé au Portugal une sorte d'exclusivité avec le droit de « Padroado » (Patronat), sur les missions d'Outre-mer. Ce droit a été accordé au Portugal en 1452 par une Bulle de Nicolas V, confirmée par Sixte IV en 1481 et ratifiée par Léon X en 1516. L'Espagne en avait hérité en 1580. Lorsque Macao avait été érigé en évêché par Grégoire XIII en 1576, il avait été déclaré suffragant de Goa. Que peut le Père Coton, confesseur d'Henri IV, à ces dispositions ? Et ce que le P. Ricci ne peut savoir, c'est qu'Henri IV expire sous le couteau de Ravaillac, ce 14 mai 1610.
Les dernières paroles du P. Ricci au P. Longobardi qui l'assistait, furent celles-ci : « *Je vous laisse devant une porte ouverte... entrez. *»
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Le P. Longobardi succède au P. Ricci à la tête de la mission de Pékin. Il n'avait pas suivi celui-ci dans son interprétation favorable des rites chinois. Il n'était pas certain que ceux-ci ne fussent pas entachés d'idolâtrie. Il désapprouvait l'emploi des mots « Tien » et « Chang-Hi » pour désigner la divinité. Mais, sans trancher la question de savoir si ces rites rendaient ou non un culte à de faux dieux, il estime qu'une adaptation de la liturgie romaine à la Chine est nécessaire. En 1615, il obtient du pape Paul V l'autorisation de célébrer la messe la tête couverte, car en Extrême-Orient, se découvrir la tête est un signe d'irrespect. Grâce à l'appui du cardinal Bellarmin, il obtient également l'autorisation de célébrer la messe en chinois *à l'exception du Canon.*
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Saluons au passage saint Robert Bellarmin, docteur de l'Église. En 1589, après l'assassinat d'Henri III par un Dominicain fanatique, Jacques Clément, Sixte Quint l'avait envoyé en mission dans le Paris enflammé de la Ligue. Ne voulant pas voir la France tomber aux mains d'un roi protestant, le pape songeait à la réunir à l'Espagne qui venait d'absorber le Portugal. Solution qui avait des partisans en France. Mais le cardinal Bellarmin déconseilla formellement cette solution, estimant qu'il fallait à la France « un roi de sa nation ». Cet amour profond des peuples pour eux-mêmes et leurs diversités, l'illustre Jésuite l'étendait jusqu'à la Chine.
Le problème des rites en l'honneur de Confucius n'étant pas résolu dans un sens ou dans l'autre par le P. Longobardi, ses Frères eurent le choix entre la méthode d'adaptation qu'avait choisie le P. Ricci ou le rejet. Cette dernière solution risquait d'entraîner l'expulsion des missionnaires et la persécution pour les fidèles. Petit à petit, durant quinze ans, la méthode de l'adaptation prévalut. Elle l'aurait peut-être emporté si les événements n'en avaient décidé autrement.
Le premier événement fut le débarquement à Macao en 1631 de Dominicains espagnols. Ils venaient des Philippines sous la conduite du Père de Morales et commencèrent à évangéliser la population. La question des cérémonies païennes se posa immédiatement à eux. Les rites en l'honneur de Confucius, ou des ancêtres, ou des morts, avaient dans le peuple un caractère idolâtre et superstitieux qu'ils n'avaient « peut-être » pas chez les nobles et les lettrés. Lorsque le P. de Morales apprit que le mot « Tsi » désignait à la fois la messe et le rite en l'honneur des morts, il fut horrifié. Sans s'occuper des jésuites de Pékin qui fondaient des canons pour l'empereur, il interdit les rites en l'honneur de Confucius. L'agitation allant croissant sous ses pas, il fut expulsé en 1645. Il prit alors le premier bateau en partance pour l'Europe et courut à Rome exposer l'affaire à l'Inquisition.
Un questionnaire sur les rites chinois tels que le P. de Morales « les avait vus et décrits » fut rédigé. Toutes les questions reçurent une réponse négative. Les rites chinois furent condamnés et interdits « jusqu'à ce que Sa Sainteté en ordonne autrement ». (Décret du 12 septembre 1645, approuvé par Innocent X.)
Lorsque le décret parvint aux Jésuites de Pékin, ils envoyèrent aussitôt l'un des leurs à Rome, le P. Martini. Le P. Martini décrivit les rites chinois tels que les Jésuites les voyaient. Un questionnaire fut rédigé. Toutes les questions reçurent une réponse affirmative. Et un décret du 23 mars 1656, approuvé par Alexandre VII, autorisa les rites chinois.
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Entre temps, les Franciscains avaient débarqué en Chine. Ne sachant auquel des deux décrets ils devaient obéir, ils posèrent à Rome cette simple question : « Le décret de 1645 est-il aboli ? » La réponse leur parvint en 1669 sous forme d'un décret approuvé par Clément IX, déclarant que les deux décrets de 1645 et de 1656, « *subsistaient dans leur plénitude et que l'un et l'autre devaient être observés suivant les questions, les circonstances et tout ce qui est contenu dans les doutes proposés* »*.* Ce qui était renvoyer les missionnaires à eux-mêmes et à la solution de chaque problème particulier.
L'affaire ne pouvait évidemment en rester là. Un deuxième événement vint peser sur le cours des choses. La suprématie espagnole a vécu. L'Espagne est aux prises en Europe avec l'Angleterre, la Hollande, la France. Soutenu par l'Angleterre, le Portugal a repris son indépendance en 1640. Mais il n'a pas pour autant recouvré son ancienne puissance et le Saint-Siège en profite pour secouer la tutelle du « Patronat ». Cela ne se fera pas en un jour et cent ans plus tard, le Portugal se réclamera encore de son droit de « Padroado ». Mais le principe est acquis : Rome entend gouverner elle-même les Missions, sans que les missionnaires soient obligés de prêter serment d'allégeance à Lisbonne. Le 17 mai 1658, la congrégation romaine de la propagande nomme deux Français Vicaires apostoliques en Chine : les Pères François Pallu et Pierre Lambert de la Motte. Avant d'entrer dans les Ordres, tous deux étaient magistrats.
François Pallu était échevin de Tours et Pierre Lambert de la Motte, conseiller à la Cour des Aides de Normandie, juriste réputé. Ce choix indique le souci de la « Propagande » : envoyer en Chine des hommes prudents et pondérés qui jugeront sans passion et l'informeront exactement sur le caractère des rites chinois.
La congrégation de la propagation de la foi avait été créée en 1622 par Grégoire XV « pour conduire tous les hommes à la connaissance et à l'adoration du vrai Dieu ». Cette institution qui siégeait place d'Espagne, à Rome, était née de la congrégation « pour la conversion des infidèles » créée par saint Pie V en 1568. Voici les admirables Instructions que la congrégation de la propagande rédigea pour les deux Vicaires apostoliques qu'elle envoyait en Chine :
Rome, 10 novembre 1659
« Ne mettez aucun zèle, n'avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu'elles soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l'Espagne, l'Italie ou quelque autre pays d'Europe ? N'introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d'aucun peuple, pourvu qu'ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu'on les garde et les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d'estimer, d'aimer, de mettre au-dessus de tout au monde, les traditions de leurs pays et ce pays lui-même.
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Aussi n'y a-t-il pas de plus puissante cause d'éloignement et de haine que d'apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre à la place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l'Europe. Bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. Admirez et louez ce qui mérite louange. Pour ce qui ne la mérite pas, s'il convient de ne pas le vanter à son de trompe comme font les flatteurs, vous aurez la prudence de ne pas porter de jugement, ou en tout cas, de ne rien condamner étourdiment ou avec excès. Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir les occasions grâce auxquelles les âmes, une fois disposées à embrasser la vérité, ces usages se laisseront déraciner insensiblement. »
Ces Instructions officielles étaient accompagnées d'une recommandation secrète : « *Éviter le Portugal et les pays qui dépendent de lui. *» Nos missionnaires partirent en 1660, dotés chacun d'une pension viagère de trois mille livres faite par le jeune roi Louis XIV.
Malheureusement, il était impossible à des Européens de débarquer en Chine sans avoir affaire aux autorités portugaises. Les autorités civiles refusèrent de reconnaître les titres de Vicaires apostoliques qui ignoraient le droit de « Padroado ». Et les autorités religieuses, en l'occurrence les Jésuites de Macao dont la conduite laissait beaucoup à désirer, ne tolérèrent pas l'ingérence des deux Français dans leurs fructueuses affaires. Accusés d'hérésie, Mgr Lambert de la Motte dut s'enfuir au Siam (où il fonda un séminaire) et Mgr Pallu fut jeté en prison. Lorsqu'il en sortit au bout de deux ans, Mgr Lambert de la Motte l'envoya rendre compte à Rome.
Quelques années plus tard, Mgr Pallu repartit pour la Chine, muni cette fois d'un Bref d'Innocent XI l'instituant administrateur apostolique pour tout l'Extrême-Orient (1680). Mgr Lambert de la Motte étant mort au Siam en 1679, la « Propagande », continuant à faire confiance à des Français, (bien que les relations du Saint-Siège avec la France se soient gâtées entre temps), lui adjoint le Père Maigrot, des Missions Étrangères de Paris. Ils débarquent dans la province de Fou-Kien en 1684. Cette fois, ils n'ont pas à « éviter le Portugal » Macao a été pris par les Mandchous en 1683. Mgr Pallu meurt d'épuisement à Moyang, le 29 octobre 1684. Avant de mourir, il nomme le P. Maigrot Pro-Vicaire général et Vice-administrateur des Missions de Chine.
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C'est en 1622 que s'était produit le troisième événement qui allait fermer la Chine au christianisme, sans que l'adoption ou le rejet des rites chinois y soient pour quoi que ce soit. Les Mandchous, peuple de race tongouse, l'avaient envahie. Ils s'installèrent d'abord dans le nord avec Moukden pour capitale. En 1625, ils sont arrêtés devant la Grande Muraille munie de canons fabriqués par les jésuites de Pékin. Mais la trahison leur ouvre les portes de la capitale (3 avril 1644). Ils s'emparent de Nankin (9 mai 1645), puis de Canton en 1650. Le dernier empereur Ming s'enfuit en Birmanie. Un Mandchou régnera désormais à Pékin jusqu'en 1912.
Les Mandchous étaient parents des Mongols qui occupaient la Chine au temps de Macao Polo. En 1630, leur chef, Abaqaï, s'était rendu aux tombeaux des anciens souverains mongols, les « Rois d'Or » et leur avait offert des sacrifices solennels afin d'affirmer la légitimité de ses prétentions sur la Chine. Abaqaï mourut en 1643, quelques mois avant la chute de Pékin, laissant pour héritier son neveu âgé de sept ans. Les Khans proclamèrent cet enfant empereur de Chine sous le nom de Chouen-tche. La régence revint à l'un de ses oncles. Lorsque celui-ci mourut, Chouen-tche, âgé de quinze ans, annonça qu'il exercerait lui-même le pouvoir (1^er^ février 1651). Les Jésuites, écartés depuis 1644, revinrent en faveur à la Cour. Le principal conseiller de l'empereur fut l'un d'entre eux, le P. Adam Schall, nommé co-directeur du service astronomique avec le titre de « Docteur très profond » (1653).
Bien que la résistance à l'avance mandchoue comptât des catholiques chinois partisans des Ming et des Portugais, les Jésuites de Pékin prirent leur parti du nouvel état de choses lorsque l'imprévisible se produisit avec l'irruption de l'amour dans la vie de Chouen-tche. En 1654, au cours d'une fête donnée au palais, le jeune empereur remarqua une femme d'une grande beauté, Ton-Siaowan. Le mari de celle-ci, un haut dignitaire, se suicida et sa veuve reçut le titre de « Deuxième Impératrice ». (Chouen-tche était déjà marié.) Lorsqu'elle lui donna un fils, le bonheur de l'empereur fut au comble. Mais, peu après, la mère et l'enfant moururent, probablement empoisonnés. Fou de douleur, Chouen-tche voulut se suicider. On arriva à temps, mais il mourut de langueur à vingt-cinq ans, le 5 février 1661, peut-être empoisonné, lui aussi. Les Khans mettent alors sur le trône un enfant de sept ans, Kang-hi. Quatre régents se partagent le pouvoir et prennent le contre-pied de la politique de Chouen-tche. Un édit du 4 janvier 1665 bannit le christianisme de tout l'empire. Le Père Schall, condamné à mort, doit la liberté à l'intervention de l'impératrice douairière. Mais brisé par cette catastrophe, il meurt l'année suivante. Vingt-trois religieux sont arrêtés et emprisonnés à Canton. Ayant tout loisir de discuter, Jésuites, Dominicains et Franciscains parviennent à un accord sur la question des rites. Accord qu'ils désavoueront lorsqu'ils se retrouveront à Rome quelques années plus tard.
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En 1667, l'empereur Kang-hi, âgé de douze ans, congédie les régents et achève la conquête de la Chine. Il reprend Macao aux Portugais et Formose aux Hollandais (1683). Son règne sera aussi long et aussi glorieux que celui de son contemporain Louis XIV avec lequel il offre plus d'un trait de ressemblance (1662-1722).
L'édit de 1665 est laissé en vigueur. Seuls, les Jésuites fondeurs de canons sont laissés libres de pratiquer leur religion à condition de ne pas faire de prosélytisme. En 1669 et en 1671, deux édits rappellent que le christianisme est banni de l'empire. Cette rigueur est probablement due au fait que la conquête de la Chine n'est pas terminée. Mais en 1683, Macao est prise grâce aux canons d'un Jésuite belge, le P. Verbiest. (Belge, c'est-à-dire Flamand, c'est-à-dire Espagnol.) Le. P. Verbiest, président du « Tribunal des mathématiques », meurt en pleine faveur à Pékin le 29 janvier 1688. Le 21 mars, son successeur est présenté à la Cour : c'est un Jésuite français, le P. Gerbillon. Il plaît à Kang-hi qui lui fait donner des leçons de mandchou pour pouvoir converser avec lui. Dans l'intimité, l'empereur préfère la société des Mandchous et des Mongols avec lesquels il chasse en forêt, à celle des Chinois.
Considérant la faveur dont jouissent les Jésuites de la Cour, les gouverneurs mandchous des provinces laissent les chrétiens en paix. Mgr Maigrot, successeur de Mgr Pallu, peut circuler librement. Avant de mourir, Mgr Pallu avait notifié par lettre à tous les missionnaires, tant séculiers que réguliers, les pouvoirs d'administrateur général que lui donnait le Bref d'Innocent XI de 1680. Et il avait écrit une dernière lettre à Rome pour témoigner de la joie des catholiques chinois « d'apprendre que le Saint-Siège envoyait des évêques en Chine pour les diriger dans les voies du Seigneur et pour élever à la dignité sacerdotale quelques-uns de leurs compatriotes ». De la querelle des rites, Mgr Pallu ne soufflait mot. Soit par charité, soit parce qu'il n'avait pas eu le temps de se faire une opinion. Mais nous avons celle d'un Jésuite français, le P. de Visdelou, arrivé au Siam en 1685 avec une ambassade extraordinaire envoyée en ce pays par Louis XIV. Le P. de Visdelou n'approuvait pas l'adoption des « antiquités chinoises » et disait hautement que certains de ses confrères « allaient beaucoup trop loin ».
Ayant notifié les pouvoirs que lui avait conféré Mgr Pallu mourant, suivant la règle canonique en vigueur dans les pays de mission, Mgr Maigrot se mit avec ardeur à l'étude du chinois, des livres sacrés des « King » et de la doctrine de Confucius. Mais les Jésuites de Pékin n'attendirent pas la conclusion de ces travaux : ils formulèrent contre lui à Rome une accusation de jansénisme (1685). C'était tout ce qu'ils pouvaient faire, n'ayant plus à leur disposition les prisons de Macao.
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L'accusation de jansénisme est examinée à Rome par l'Inquisition et à Paris par les docteurs de la Sorbonne. Mgr Maigrot sera acquitté par la Sorbonne le 14 octobre 1686 et par l'Inquisition l'année suivante. En 1688, Innocent XI (qui sera béatifié par Pie XII en 1956) lui renouvelle les pouvoirs conférés à Mgr Pallu. Mais Rome n'aura jamais les informations objectives qu'elle attendait de cette mission : Mgr Maigrot, ulcéré, considérera désormais les Jésuites comme des ennemis.
Le 17 et le 19 mars 1692, Kang-hi signe deux édits de tolérance en faveur du christianisme. L'empereur témoigne ainsi sa reconnaissance aux Jésuites qui l'ont aidé à terminer la conquête de la Chine et à repousser les Russes au-delà du fleuve Amour. Il les comble de cadeaux et leur donne notamment -- attention délicate -- un tableau portant ces mots : « King Tien » : « *Adorez le Ciel. *» Les Jésuites l'accrochent dans leur église de Pékin et le P. Gerbillon offre à l'empereur un résumé de la géométrie d'Euclide en mandchou. La Chine va-t-elle s'ouvrir au christianisme ?
Le 26 mars 1693, Mgr Maigrot publie le mandement suivant :
« Puisqu'il est donc réglé par les constitutions et par les décrets du Saint-Siège, qu'un des devoirs des Vicaires apostoliques est de pourvoir dans l'étendue de leurs Vicariats à ce qui regarde le culte de Dieu et la pureté des mo urs, pour ne pas manquer sur cela à nos obligations, nous ordonnons à tous les missionnaires de notre vicariat en général et à chacun d'eux en particulier, d'observer tous les points suivants, jusqu'à ce qu'il y soit autrement pourvu par le saint-siége :
Premièrement, nous ordonnons que, puisque les termes dont on se sert en Europe pour exprimer le nom de Dieu, lorsqu'on les écrirait ou qu'on les prononcerait en chinois, auraient toujours je ne sais quoi de barbare, on se servirait, pour signifier Dieu, du mot chinois « Tien-tchou qui est depuis longtemps reçu par l'usage et qui veut dire : « le Seigneur du Ciel ». Encore que ces deux autres termes chinois : « Tien », c'est-à-dire le ciel et « Chang-ti », le souverain empereur, soient tout à fait rejetés et qu'il soit encore moins permis de dire que ce que les Chinois entendent par ces deux mots, « Tien » et « Chang-ti », soit le Dieu que nous autres chrétiens, adorons.
« En second lieu, nous défendons expressément d'exposer dans aucune église un certain tableau où sont écrits ces mots chinois : « King-Tien » (*Coelum* *colite*) : « Adorez le Ciel », et nous enjoignons de les ôter dans deux mois de tous les lieux où ils seront exposés.
« ...Mais quand la chose ne serait pas aussi certaine qu'elle nous le paraît, le soupçon du danger où se mettraient les ouvriers évangéliques de placer l'abomination de la désolation dans le lieu saint, nous doit détourner de l'usage de ces tableaux, d'autant plus que l'expérience nous apprend que les missionnaires de notre Vicariat, qui n'en souffrent point dans leurs églises, n'en sont pas moins propres que les autres à prêcher l'Évangile et ne retirent pas moins de fruits de leurs travaux.
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« ...En quatrième lieu, nous défendons que les missionnaires, pour quelque cause et en quelque manière que ce soit, permettent aux chrétiens de faire la fonction de Sacrificateur, d'exercer aucun ministère, ou même de se trouver dans les sacrifices ou oblations solennelles qu'on a coutume d'offrir deux fois l'année à Confucius et aux ancêtres morts, lesquelles nous déclarons imbues de superstition.
« Cinquièmement, nous louons extrêmement les missionnaires qui, dans les lieux où ils prêchent l'Évangile, ont eu le zèle d'abolir l'usage des tableaux exposés dans les maisons particulières en l'honneur des morts et nous les exhortons à continuer d'en user de même à l'avenir.
« De crainte cependant qu'on ne prenne d'une manière superstitieuse ce tableau que nous ne condamnons pas tout à fait quand il sera mis dans la forme que nous venons de dire, jusqu'à ce que le Saint-Siège en ait porté son jugement, nous ordonnons que dans l'endroit des maisons particulières où ces tableaux sont ordinairement exposés, on mette aussi en gros caractères une déclaration qui marque quelle est la créance des chrétiens sur les morts et quelle doit être la piété des enfants envers ceux qui leur ont donné la vie.
« En sixième lieu, ayant remarqué qu'on publie de vive voix et par écrit de certaines choses qui induisent les simples en erreur et qui leur ouvrent le chemin de la superstition comme par exemple :
-- Que la philosophie dont les Chinois font profession, si on l'entend bien, n'a rien de contraire à la loi chrétienne.
-- Que par l'expression « T'ai-ki », les plus sages des anciens ont voulu définir Dieu, Cause première de toutes choses.
-- Que le culte que Confucius a rendu aux esprits a été plutôt un culte politique que religieux...
Toutes lesquelles propositions et autres semblables, nous défendons expressément de publier dans tout notre Vicariat, comme étant fausses, téméraires et scandaleuses.
« Septièmement, nous recommandons aux missionnaires de prendre bien garde qu'aucun des maîtres chrétiens qui lisent ou expliquent les livres chinois dans les écoles, n'inspirent à eux qui vont les écouter, l'athéisme et les diverses superstitions dont ces livres, tant dans le texte que dans leurs commentaires, sont remplis et de les avertir de réfuter les erreurs à mesure qu'ils en rencontreront. Prenant de là occasion d'enseigner avec soin à leurs disciples ce que la religion chrétienne nous apprend de Dieu, de la création et du gouvernement du monde. »
Deux phrases de ce mandement du 26 mars 1693 sont à souligner : « Mais quand la chose ne serait pas aussi certaine qu'elle nous le paraît... » « La chose » ne devait pas être simple, en effet. Mgr Maigrot est ici l'écho des perplexités du P. Ricci : « *Peut-être* est-il permis de dire qu'il ne s'y rencontre aucune superstition... » « *Il ne doit pas paraître étrange,* écrivait Mgr Maigrot, *que, dans ces sortes de choses, tous les missionnaires n'aient pas été du même avis.* » Dans sa belle *Histoire des Missions catholiques françaises* (Fayard), Bernard de Vaulx résume ainsi le débat :
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« -- Les lieux où l'on honore Confucius sont des « *temples *»*,* disaient les dominicains et les prêtres des Missions étrangères.
-- Ce sont des « *salles *», tout simplement, répondaient les jésuites. Il ne s'agit donc pas d'un culte.
-- On dresse à Confucius des « *autels *», affirmaient les premiers.
-- Que non, répondaient les seconds, ce sont des « *tables *».
*-- *Enfin, vous n'ignorez pas que ce sont des « *sacrifices *» qui sont offerts !
-- Tout au plus des « *présents *», en vue d'un « *festin *», répondaient les jésuites. »
Mais l'on n'était plus en 1610, alors que le P. Ricci laissait deux mille cinq cents chrétiens en mourant. En 1700, la chrétienté chinoise compte deux cent mille catholiques répartis dans toutes les provinces et dans toutes les classes de la société. Les missionnaires louent à l'envi la soumission de leurs chrétiens chinois. Mais la classe riche est soumise aux Jésuites et la classe pauvre aux autres missionnaires. Rome estima qu'il fallait en finir et la congrégation de la propagande ratifia le mandement de Mgr Maigrot.
Les Jésuites mirent alors le mandement traduit du latin sous les yeux de l'empereur. Imaginons Louis XIV prenant connaissance d'un rescrit de quelque mollah turc ou persan, lui apprenant qu'il pratique un culte idolâtre et que ses présents sont un objet d'horreur qu'il faut soustraire aux yeux du peuple... Par bonheur, Kang-hi était supérieurement intelligent. Il estima qu'il y avait malentendu, non injure, et convoqua Mgr Maigrot. Les détracteurs de celui-ci dirent qu'il était bien incapable d'étudier les textes chinois de Confucius et des « King », car il n'avait pu s'expliquer devant l'empereur. Argument que l'on retrouve de nos jours dans des ouvrages consacrés à la Chine. Mais c'est négliger le fait qu'en 1695, l'empereur de Chine n'était pas un Chinois mais un Mandchou. Kang-hi parlait-il assez bien le chinois pour discuter de questions si subtiles ? On a vu qu'il avait fait apprendre le mandchou au P. Gerbillon, afin de pouvoir converser avec lui. Quoi qu'il en soit, l'entrevue est un échec. L'empereur fait alors étudier la question par les lettrés du Grand Conseil. Un acte officiel daté du 30 novembre 1700 et contresigné par le Grand Conseil, expose qu'il n'y a pas d'idolâtrie dans les rites d'hommage à Confucius et aux ancêtres et notamment dans le fait de brûler des cierges et de l'encens devant leurs tablettes. Kang-hi fait envoyer une copie de cet acte au pontife de Rome, accompagnée d'une lettre signée de lui dans laquelle il écrit : « *On n'espère ni n'attend rien de Confucius ou des ancêtres. Personne ne croit à leur présence dans les tablettes. Ce qu'on lit dans les rituels et qui peut le donner à entendre, est une figure du nombre de celles qui sont en usage dans la langue chinoise. *»
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Innocent XII était mort le 12 juillet 1700. Il n'est pas certain que son successeur, Clément XI, eut la lettre de l'empereur de Chine entre les mains. Elle fut classée sans suite et dort peut-être encore dans quelque carton des archives du Vatican. La Chine fut pourtant l'une des premières préoccupations du nouveau pontificat. Les rites chinois furent condamnés par un décret du 20 novembre 1704. Mais Clément XI était un homme prudent : le décret resta secret et il envoya un légat enquêter sur place.
Mgr Charles-Thomas Maillard de Tournon débarqua à Canton le 8 avril 1705. Il prit contact avec les Jésuites de Pékin et ceux-ci le présentèrent à l'empereur qui le reçut le 12 janvier 1706. Kang-hi s'étonna de ne pas avoir reçu de réponse à sa lettre. On ignore la réponse du légat et si lui-même avait eu connaissance de cette lettre. L'empereur n'insista pas, recommanda de le traiter « honorablement » (c'est-à-dire très bien) et fit préparer des présents à remettre au pontife romain.
Mais les Jésuites apprirent l'existence du décret de condamnation et regardèrent dès lors le légat avec suspicion. Ils lui demandèrent d'organiser une conférence contradictoire avec Mgr Maigrot. Mgr de Tournon était un Savoyard avisé. Il estima que rien de nouveau ni de bon ne pouvait sortir d'une telle confrontation et il fit attendre sa réponse. Pendant ce temps, il s'informait et se rendait compte que le mandement de Mgr Maigrot avait été favorablement accueilli par les missionnaires dominicains, franciscains et Pères des Missions Étrangères de Paris qui se débattaient dans d'inextricables contradictions qui entravaient leur apostolat. Sur le fond, deux théologies étaient aux prises : celle des Jésuites, faisant davantage confiance aux moyens humains, et celle des autres Ordres, préférant les moyens surnaturels.
Les Jésuites, constatant qu'ils ne gagnaient rien à attendre, commencèrent à susciter des difficultés au légat. Ils accusèrent son interprète, le Père Appiani, d'hostilité à l'égard de la Compagnie de Jésus. De cette accusation à celle de jansénisme, il n'y avait qu'un pas qu'ils franchirent. Ils en franchirent un autre en obtenant de l'empereur l'ordre de convoquer la conférence contradictoire. Mgr de Tournon, outré de ces procédés, fut obligé de céder. La conférence se tint à Jéhol, en présence de l'empereur, et comme le légat l'avait prévu, chacun resta sur ses positions. Mais elle eut néanmoins un résultat : Kang-hi, cette fois, perdit patience. Irrité de l' « obstination » de Mgr Maigrot, il le fit arrêter et condamner à mort.
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Mgr de Tournon quitta Pékin le 28 août 1706. De Nankin, il lança, en janvier 1707, un mandement interdisant aux catholiques les sacrifices à Confucius et aux ancêtres ainsi que l'usage du mot « Chang-Ti » pour désigner Dieu, sous peine d'excommunication. « Et cela parce qu'ainsi en a décidé le Saint-Siège qui est la règle infaillible des chrétiens dans les choses de la foi. » Le 20 juin 1707, un ordre de l'empereur relégua Mgr de Tournon à Macao. Quant à Mgr Maigrot, les Jésuites obtinrent que la sentence de mort fût commuée en bannissement. Il s'embarqua pour l'Europe et arriva à Rome dans le courant de 1708. Créé cardinal en 1707, Mgr de Tournon mourut à Macao le 8 juin 1710.
En réponse à son mandement de Nankin de janvier 1707, Kang-hi avait publié un décret le 1^er^ avril 1707, qualifiant de « rebelles » les missionnaires qui obéiraient à ce mandement ou à celui de Mgr Maigrot. « Si les Européens, précisait le décret, veulent continuer d'enseigner la doctrine du Père Ricci, ils pourront continuer de prêcher à la Chine la loi de Dieu, sous l'aile de ma protection. »
Au récit que lui fit Mgr Maigrot, Clément XI n'hésita plus il publia le décret de 1704 qui condamnait les rites chinois, le 8 août 1709. Cette publication souleva une protestation officielle du Portugal... et une protestation des Missions Étrangères de Paris, lesquelles demandaient la suppression pure et simple de la Compagnie de Jésus. Suppression déjà demandée de Nankin par le cardinal de Tournon. Lorsque la nouvelle de la mort de celui-ci à Macao parvint en France, ce fut un tollé contre les Jésuites. *Les Provinciales* de Pascal leur avaient déjà porté un rude coup et la querelle janséniste envenima celle des rites chinois. Paris et la France furent inondés de libelles et de feuilles volantes (nous dirions aujourd'hui de tracts), contre la Compagnie de Jésus. N'oublions pas que les Missions Étrangères de Paris étaient une fondation de la noblesse de robe et de la puissante Compagnie du Saint-Sacrement. Comme bien l'on pense, les jésuites ne se laissèrent pas attaquer sans se défendre et les choses en vinrent à un point tel que Louis XIV, tout comme Kang-hi, perdit patience. Le 20 octobre 1711, le chancelier Pontchartrain interdit toute publication sur les affaires de Chine. Toutes les congrégations religieuses furent avisées de la volonté du roi par une lettre du ministre envoyée à tous les supérieurs. « Je suis persuadé, leur écrivait le comte de Pontchartrain, que vous n'aurez pas de peine à suivre très exactement les intentions de Sa Majesté à cet égard. Cependant, s'il arrivait qu'il se fît quelque chose au préjudice de cette défense, Sa Majesté m'a chargé de vous dire qu'elle vous en rendrait responsable. » Le feu continua à couver sous la cendre et se ranima sous le Régent. L'affaire des rites chinois occupe tout le chapitre 39 du *Siècle de Louis XIV* de Voltaire : « Ce n'était pas assez pour l'inquiétude de notre esprit que nous disputassions, au bout de dix-sept cents ans, sur des points de notre religion ; il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles... »
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Ce chapitre est intitulé « Disputes sur les cérémonies chinoises. Comment ces querelles contribuèrent à faire proscrire le christianisme à la Chine. » Voltaire le premier lance publiquement l'accusation : c'est l'interdiction des rites qui a banni le christianisme de Chine.
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Le 19 mars 1715, Clément XI promulgua la constitution *Ex illa die* qui confirmait toutes les décisions antérieures. En 1719, il désigna un nouveau légat pour enquêter sur l'application de la constitution. Mgr Charles-Ambroise de Mezzabarba était un Italien diplomate. Kang-hi accepta de le recevoir, l'accueillit avec bienveillance et lui exposa son point de vue : il s'agissait d'un malentendu. Les cérémonies chinoises n'avaient pas le caractère que leur prêtait la Cour de Rome.
Mgr de Mezzabarba fut ébranlé. Il accorda huit « permissions » tolérant les tablettes avec les noms des défunts, le culte civil en l'honneur de Confucius, les prosternements, les offrandes de viande, de fruits, de parfums et d'encens devant les tablettes, le cercueil des défunts et les tombes, à condition que les chrétiens affirmeraient qu'il n'y avait pas là de superstition. C'était une condition bien subtile pour le petit peuple. Kang-hi ne fut pas entièrement satisfait, mais il congédia le légat avec la grâce qui devait le rendre si séduisant, en lui souhaitant « heureux et prompt retour ». Avant de quitter la Chine, Mgr de Mezzabarba lança de Macao, le 4 novembre 1721, un mandement qui renouvelait l'interdiction en laissant une porte ouverte sur la sortie : « C'est-à-dire que nous ne suspendons en aucune manière la Bulle *Ex* *illa* *die* et que nous ne permettons en aucun sens ce qu'elle défend. NÉANMOINS nous avons jugé à propos d'accorder quelques facilités à l'aide de huit permissions. »
Nous comprenons fort bien la situation : les habiles trouvèrent dans le mandement toutes les autorisations et les scrupuleux, toutes les interdictions. On se retrouvait dans la même situation qu'en 1669, lorsque Clément IX avait ratifié deux décrets contradictoires. Les événements se chargèrent de trancher le débat. Kang-hi prit froid à la chasse et mourut le 20 décembre 1722. Selon un Jésuite, le P. Châlier, l'empereur, avant de mourir, aurait pris « la résolution de recevoir le baptême ». Ce qui est certain, c'est qu'il fit appeler les Jésuites de sa Cour. Mais son quatrième fils et successeur, Yong-tcheng, circonvenu par le mandarinat, leur fit interdire la porte du mourant. Le 10 janvier 1724, un édit de Yong-tcheng interdisait la « secte catholique » dans tout l'empire. Tous les missionnaires furent expulsés, à l'exception des Jésuites mathématiciens et fondeurs de canons. En 1732, un nouvel édit bannit trente-cinq Jésuites.
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En 1746, la persécution devient sanglante et ne cessera plus. Il ne restera en Chine que quelques Pères des Missions Étrangères errants et traqués pour soutenir une chrétienté réduite à quelques milliers de fidèles. Il faut souligner que la persécution en Chine a toujours eu un caractère politique et non religieux. Peut-être parce que le Confucianisme, le Taoïsme et le Bouddhisme, ainsi que l'avait estimé le P. Ricci, ne sont pas, à proprement parler, des religions.
« Persécutée par César, écrit Bernard de Vaulx, la petite chrétienté de Chine ne possédait même pas le réconfort de l'unité. Les obscurités des textes pontificaux continuaient leurs fâcheux effets. Que fallait-il faire ? Qui avait raison ? Ceux qui, comme les Jésuites, profitaient des permissions de Mgr de Mezzabarba ou ceux qui les rejetaient parce qu'ils estimaient qu'en les appliquant, on énervait la constitution *Ex illa die ?* Clément XII ordonna une nouvelle étude de la question. Le grand pape Benoît XIV lui donna sa conclusion. En 1742, la Bulle *Ex quo singulari* confirma la constitution *Ex illa die.* La sentence était formelle : « Les rites ne sont pas mauvais parce que condamnés. *Ils sont condamnés parce qu'ils sont mauvais. *»
En conséquence, les huit permissions accordées par Mgr de Mezzabarba devaient être considérées comme « à jamais pour cassées, nulles, invalides et sans aucune force ni vigueur ».
La Bulle *Ex quo singulari* fut portée à la connaissance des catholiques chinois par les Pères des Missions Étrangères qui survivaient tantôt dans une province, tantôt dans une autre, suivant la rigueur ou la nonchalance avec laquelle les gouverneurs appliquaient les édits. Un évêque appartenant aux Missions Étrangères, Mgr de Martiliat, passera ainsi quinze ans en Chine en suivant le précepte évangélique : « Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre. » Finalement, il sera dénoncé, arrêté, flagellé et expulsé en 1746. Il a laissé un beau témoignage sur la fermeté et l'obéissance du clergé chinois, « parfaitement soumis aux décisions de l'Église, tant sur les erreurs au sujet de la grâce que sur les superstitions ».
Les Jésuites qui demeuraient encore à la Cour s'étaient soumis, eux aussi, mais avec des restrictions mentales. « Cela nous fait sécher de douleur », écrivait l'un d'eux (cité par Soulié de Morant dans son *Épopée des jésuites français en Chine*)*.* Ils ne se gênaient pas pour déplorer des décisions qui, selon eux, avaient fait avorter leur projet d'un empire chinois chrétien. Sur cela aussi, Mgr de Martiliat a laissé son témoignage. « Je vous écris, Messieurs, écrit-il aux Missions Étrangères de Paris, afin que vous n'ajoutiez pas foi ou que vous ne vous laissiez pas intimider aux bruits qu'on pourra bien faire courir. Les constitutions *Ex illa die* et *Ex quo singulari,* loin de nuire à la chrétienté de la Chine, *ce qui serait un blasphème à penser,* lui font au contraire un très grand bien et le plus grand qu'elle pouvait espérer, qui est de la purifier de tant de superstitions.
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Au lieu de demi-chrétiens, on verra de vrais disciples de Jésus-Christ qui se feront gloire de ne reconnaître que Lui pour Maître. »
En fait, à part quelques héroïques exceptions ; la classe riche et les lettrés avaient apostasié et le christianisme subsistait dans la classe pauvre. De sorte que la constitution *Ex quo singulari* rencontra peu de difficultés d'application.
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La Révolution française supprime provisoirement les Missions Étrangères de la rue du Bac. Durant quarante ans, la chrétienté chinoise va être à peu près laissée à elle-même. L'empire entre en décadence sous les descendants de Kang-hi qui s'adonnent à la drogue. Bien entendu, plus ils sont dégénérés, plus ils sont cruels. En 1834, un Lazariste, le P. Mouly, débarque à Macao. En se cachant dans des barques ou des chars, il gagne les environs de Pékin. Les chrétiens sont bien étonnés. Ils lui demandent :
« *Êtes-vous astronome* *? Êtes-vous peintre* *? Êtes-vous horloger* *?* » L'humble missionnaire n'est rien de tout cela. Allant prier à la sauvette sur les tombes des savants Jésuites de la Cour, à Tchenfousse, il médite : « Le Tout-Puissant, après avoir introduit la religion en Chine par le moyen des arts, veut l'y maintenir et l'y propager par les mêmes moyens qui l'ont établie et propagée dans les autres parties de l'univers, je veux dire l'humilité, les souffrances, la croix. »
Le P. Mouly, plus heureux que son compatriote du Quercy, Jean-Gabriel Perboyre, échappera à la persécution. Mais elle lui viendra de l'Église. Les Missions Étrangères de Paris voient avec humeur un Lazariste opérer des conversions. Elles lui font retirer ses néophytes par le Vicariat apostolique de Mandchourie et de Mongolie qui leur a été attribué. Deux ans plus tard, la congrégation de la propagande le nomme Vicaire apostolique de Mongolie. A ce moment, les Jésuites feront leur réapparition.
C'est une affaire de drogue qui les ramènera en Chine. Non contents de cultiver le pavot, les Chinois achètent de l'opium à l'Inde par l'intermédiaire de marchands anglais. Le 28 mars 1839, le gouverneur de Canton fait jeter à la mer vingt mille caisses d'opium appartenant à un marchand anglais, Elliot. La « guerre de l'opium » amène un bien pour un mal. De mars à juin 1842, les Anglais montent de Canton à Nankin et occupent Changhaï et Hong-Kong. Pacifique et prudent, Guizot estime néanmoins que la France ne peut « être absente dans une si grande partie du monde où, déjà, les autres nations de l'Europe ont pris pied ». Le 24 septembre 1844, les accords commerciaux de Whampou stipulent en leur article 23, que les autorités chinoises s'engagent à garantir les Français de tout mauvais traitement et en cas de litige, de les faire conduire au consulat français du port le plus proche.
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Cet accord n'empêchera pas le martyrologe de s'allonger, mais les missionnaires s'estiment désormais protégés et partent pour la Chine. De six en 1840, les Pères des Missions Étrangères sont vingtquatre en 1847. Les chiffres sont à peu près les mêmes pour les Lazaristes.
Alors les Jésuites reprennent à leur tour la route du Céleste Empire. Dès la fin de 1844, ils expulsent les Lazaristes de Nankin et s'y installent à leur place. Le Vicaire apostolique, Mgr Mouly, proteste hautement auprès de la congrégation de la propagande, pour cette expulsion « ignominieuse ». Rome tranche comme Salomon : elle divise le diocèse de Pékin en trois, en attribue une partie aux Jésuites et les deux autres à Mgr Mouly.
En 1899, la révolte des Boxers fait régner la terreur. Le calme renaît relativement lorsqu'en 1912, Sun-Yat-Sen chasse le dernier empereur mandchou et proclame la république.
En 1926, Pie XI. sacre six évêques chinois... et rouvre le dossier des rites fermé par Benoît XIV en 1742. Le 8 décembre 1938, un décret de la congrégation de la propagande supprime l'obligation de prêter serment à la constitution *Ex quo singulari* de 1742. « Il est licite aux catholiques, édicte le décret, d'être présents aux cérémonies commémoratives tenues devant les représentations ou tablettes de Confucius dans les monuments confucéens ou les écoles... Les inclinaisons de la tête et autres signes de respect civil en présence d'un mort ou devant son image ou même devant une tablette portant simplement le nom du défunt, doivent être aussi regardés comme licites et convenables. »
Versons une pièce récente au dossier. Elle est extraite des *Échos de la République de Chine* du 1^er^ février 1981. Ce bulletin en français est publié trois fois par mois à Taïwan (Formose). L'article est consacré à un édifice religieux qui attire chaque année des millions de touristes. Il est intitulé : « LE TEMPLE DE NAN KUN-SHEN » :
« Selon une vieille légende (quelques pêcheurs) aperçurent soudain un bateau luxueusement décoré près de la côte. Le lendemain matin, ils trouvèrent dans ce petit bateau 5 statues d'immortels. Soupçonnant que le bateau avait été jeté à la dérive par des gens du continent pour recueillir des immortels la protection contre les esprits malins, les habitants du lieu édifièrent un temple à Nan Kunshen dédié aux 5 héros.
« ...Les wang-ye (ou nobles) sont les divinités taoïstes les plus vénérées à Taiwan. Près de 800 temples leur sont dédiés et le plus grand est celui de Nan Kunshen à Peimen. Selon la légende... ces 5 wang-ye faisaient partie des 360 candidats qui passèrent le concours pour devenir mandarin, juste avant que la dynastie ne soit renversée en 1644. Plutôt que de se rendre aux Mandchous, ils ont préféré se suicider et furent plus tard déifiés pour réparer les torts commis à leur égard.
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« D'après une troisième version, les 5 wang-ye seraient les *5* dieux de la peste... La coutume s'est peu à peu répandue, notamment dans la province du Foukien, d'envoyer un bateau chargé de statues de wang-ye à la dérive pôur écarter les esprits malins. Selon cette coutume, ceux qui découvraient le bateau devaient faire des offrandes aux wang-ye avant de le renvoyer à la mer. Toutefois, les pêcheurs de Nan Kunshen décidèrent, eux, de garder le navire et de construire un temple pour pouvoir honorer en permanence les wang-ye... Les temples dédiés aux wang-ye se sont multipliés rapidement dans toute l'île. »
Suit la description du temple et l'article continue :
« Comme les Taoïstes honorent de nombreux dieux, outre les statues des 5 wangye, Li, Tche, Wou et Fan, le temple abrite aussi celle de la déesse de la Miséricorde, celles des 18 arhats (disciples de Bouddha), celle de la déesse de la Fertilité et celles d'autres divinités. »
On constate qu'il n'est pas facile, après trois siècles, de se faire une opinion sur la « querelle » des rites chinois. Cependant, ces trois siècles ont apporté des éléments d'appréciation. Les faits historiques sont les suivants :
-- La persécution a vu l'apostasie des hautes classes auxquelles les Jésuites permettaient de pratiquer les rites.
-- La chrétienté chinoise qui a survécu à la persécution était la classe pauvre à laquelle la pratique des rites était interdite.
Ces faits permettent de conclure que la foi catholique pure était plus solide que la foi mélangée aux rites. L'Évangile ne recommande-t-il pas de ne prendre « ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton », ni pendules, ni boussoles, ni canons ? Saint Paul avait fait l'expérience de l'adaptation devant les intellectuels de l'aréopage d'Athènes. Devant l'échec total, il s'était juré de ne plus prêcher « que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ». Et dans cette première Épître aux Corinthiens, il poursuit :
« Ce qu'on sacrifie, c'est à des démons qu'on le sacrifie et à ce qui n'est pas Dieu. Or, je ne veux pas que vous entriez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons. Vous ne pouvez partager la table du Seigneur et la table des démons. Ou bien voudrions-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Serions-nous plus forts que lui ? » (1 Cor. 10, 20-22.) La lutte contre les idoles a été une pratique constante de l'Église.
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L'autorisation donnée par Pie XI en 1938 n'aura aucune conséquence pratique. A cette date, la Chine compte trois millions deux cent mille catholiques qui seront dispersés par l'avance des troupes communistes de Mao-Tse-toung. La « Longue Marche » commencée en 1934 s'achève par la prise de Pékin le 22 janvier 1949. Tous les cultes sont proscrits. Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme qui enracinent le peuple chinois dans son passé et lui donnent un code moral qui lui permettrait de juger les nouveaux maîtres et donc de leur échapper, sont détruits. Quant à la chrétienté chinoise, elle est à nouveau réduite à « l'humilité, les souffrances, la croix ». La dernière encyclique de Pie XII, *Ad Apostolorum Principis* du 29 juin 1958, est consacrée à la Chine. C'est une solennelle mise en garde contre les « faux pasteurs » substitués par les dirigeants communistes aux véritables évêques mis à mort, torturés, emprisonnés, relégués dans les camps ou expulsés.
Aujourd'hui, ces faux pasteurs, évêques schismatiques et leur clergé, célèbrent dans quelques villes la messe de saint Pie V en latin. En ce qui les concerne, les maîtres actuels de la Chine ont réglé la question des rites ; ils ne veulent pas des adaptations du vernaculaire et des nouveautés qui risqueraient d'introduire subrepticement Lénine et Mao dans la liturgie. Le Père Ricci dort de son dernier sommeil sous bonne garde, dans l'enceinte de la cour de l'École des cadres du Parti.
Édith Delamare.
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### Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face
LE JEUDI 30 septembre 1897, vers sept heures du soir, dans l'infirmerie du Carmel de Lisieux, comme tant d'autres l'avaient fait avant elle, une Carmélite de vingt-quatre ans luttait avec l'ange des ténèbres. Quelques jours auparavant, faisant encore sur son lit de mort son office de maîtresse des novices, Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus guerroyait contre une jeune sœur à la vertu défaillante.
Mère Agnès, venue la visiter, la sentit exténuée et lui dit en plaisantant : « Eh bien, il est abattu notre guerrier ! » Sœur Thérèse lui répondit : « Je ne suis pas un guerrier qui combat avec des armes terrestres, mais avec le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu. Aussi la maladie n'a pu m'abattre... Je l'ai dit, je mourrai les armes à la main. »
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Elle ne croyait pas si bien dire : en cette matinée interminable du 30 septembre, chaque respiration lui arrache un gémissement. « Est-ce l'agonie, demande-t-elle. Jamais je ne vais savoir mourir... Oh ! comme il faut prier pour les agonisants ! si l'on savait ! »
Vers cinq heures du soir on appela la communauté pour le dernier combat. L'assistance aux mourants est, dans les monastères, une des formes suprêmes de la charité fraternelle. Les Carmélites entrent dans l'infirmerie ; Sœur Thérèse trouve la force de leur adresser pour la dernière fois ce sourire qu'elles connaissaient bien, ce sourire héroïque d'enfant et de soldat, derrière lequel elle cachait sa souffrance, et qui fut jour après jour, au cours de sa brève existence, l'expression de son plus haut courage. Quelque temps après un voile s'étendait autour d'elle ; son regard se troubla. Elle saisit alors son crucifix, le serra entre ses doigts comme une épée : n'a-t-elle pas dit qu'elle voulait mourir les armes à la main ?
« Ma Mère, n'est-ce pas l'agonie ? -- Oui, mon enfant, c'est l'agonie ; mais Jésus veut peut-être la prolonger de quelques heures. -- Eh bien, allons. Ah ! je ne voudrais pas moins longtemps souffrir. »
A plusieurs reprises elle déclara : « Non, je ne me repens pas de m'être livrée à l'amour ! » Puis, rassemblant ses forces, comme pour un dernier assaut, elle murmura dans un souffle : « Oh ! Je l'aime... Mon Dieu... je vous aime. »
Épuisée par cet acte qui exprime sa vie, sa tête retombe. Il est sept heures du soir. Le soleil s'est couché ; un oiseau du jardin s'approche de la fenêtre et chante. Un sourire très doux vient éclairer le visage qui s'est incliné sur l'épaule droite. Le monde ignore qu'en cette soirée de septembre une perle d'un prix inestimable vient de se détacher de sa couronne. Il est vrai, entrée au Carmel à 15 ans et morte à 24 ans sans en être jamais sortie, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face n'a rien fait qui remplisse les annales de son siècle. Au cours de sa maladie, une sœur converse avait même fait cette remarque : « Ma Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus va bientôt mourir... Je me demande vraiment ce que notre Mère pourra en dire après sa mort ! Elle sera bien embarrassée ! Cette petite sœur, tout aimable qu'elle est, n'a pour sûr rien fait qui vaille la peine d'être raconté ! » Cependant, quelques années après sa mort, le récit de sa vie sera traduit en trente-cinq langues, et Pie XI la déclarera Patronne des Missions ! Par où l'on voit que l'aveuglement de l'esprit n'est pas le seul fait des gens du monde.
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De son regard clair, Thérèse avait pénétré la gravité du péché d'orgueil et, lui jetant un défi, avait résolu de rester ignorée et petite : elle avait gagné. Cependant, si mince que fût le déploiement extérieur de sa vie, l'audace de ses grands désirs et l'exemple de ses vertus héroïques lui attirèrent une sympathie universelle. Peu de temps après sa mort, un *ouragan de gloire* vint confirmer l'affirmation de saint Pie X, qui voyait en elle « la plus grande sainte des temps modernes », et elle ne tarda pas à réaliser, par une floraison de miracles, la promesse qu'elle avait faite de « passer son ciel à faire du bien sur la terre ».
Est-il possible de résumer les traits marquants de cette haute spiritualité ?
Ce qui apparaît d'abord, c'est une énergie indomptable au service d'une ardente générosité. A l'âge de 13 ans elle reçoit la grâce du zèle apostolique : c'était un dimanche, au cours de la messe. Comme elle fermait son livre, une image du crucifix se détacha et lui laissa entrevoir une des mains divines, percée et sanglante. « Mon cœur, écrit-elle, se fendit de douleur à la vue de ce sang précieux qui tombait à terre, sans que personne s'empressât de le recueillir, et je résolus de me tenir continuellement en esprit au pied de la croix, pour recevoir la divine rosée du salut et la répandre ensuite sur les âmes. Depuis ce jour, le cri de Jésus mourant : « J'ai soif », retentissait à chaque instant dans mon cœur, pour y allumer une ardeur inconnue et très vive. Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé : je me sentis dévorée moi-même de la soif des âmes, et je voulais à tout prix les arracher aux flammes éternelles. »
A l'âge de 15 ans elle sollicita et obtint de haute lutte, la permission, malgré son jeune âge, d'entrer au Carmel. Son but sauver les âmes par le sacrifice. C'est la raison profonde du rattachement de son nom au mystère de la Sainte Face.
Deuxième trait : dans le rayonnement même de son ardeur combative, on est frappé par *l'humilité.* Sur son lit de mort elle avoue : « Oui... il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité. Oui... j'ai compris l'humilité du cœur. » Un tel aveu n'est possible que dans une âme parfaitement nue, n'opposant plus aucun barrage au passage de la lumière. Une humilité qui s'exprime moins par l'écrasement de l'être que comme une enfance retrouvée, une disparition du moi, un détachement, un abandon. Mais cet abandon filial s'exprimait par un chant, un sourire, une manière somptueuse de se placer au-delà des consolations sensibles : « Je chante ce que je veux croire ! »
Le troisième trait est une découverte heureuse de la *Paternité divine* qui fonde l'esprit d'enfance, la charité fraternelle et la confiance en Dieu.
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Ceci nous amène à ce qui doit être considéré comme l'attitude fondamentale de l'âme thérésienne : une confiance *absolue* en l'Amour, qui culmine dans l'*acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux,* du 5 juin 1895 : « Afin de vivre dans un acte de parfait amour, je m'offre comme victime d'holocauste à votre Amour Miséricordieux, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de *tendresse infinie* qui sont renfermés en vous... »
Cet acte d'offrande est en général peu compris parce qu'on ne recourt qu'aux seules lumières naturelles pour en saisir la portée. Or le mystère de la Miséricorde ne peut être envisagé que sous une lumière émanant de ce mystère même. C'est pourquoi le prophète s'écrie : « Ostende, Domine, lucem miserationum tuarum » -- Montrez-moi, Seigneur, la lumière de vos miséricordes. L'âme a besoin d'une lumière surnaturelle particulière, qui lui permette d'aborder le mystère de la Miséricorde. Et cette lumière nous éclaire non pas sur la *Sagesse* ordonnatrice qui fait tout avec poids et mesure, mais sur la folie de *l'Amour* rédempteur, attiré par le néant et la misère. C'est à cette folie que Thérèse pensait lorsqu'elle s'écria : « Seigneur, vous nous avez aimés jusqu'à la folie. » Cet acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux permit à la sainte de pénétrer dans le mystère de Dieu à une profondeur insoupçonnée, et d'imiter à son tour la folle *gratuité* de l'Amour, par la *folie toute gratuite de la Croix.*
C'est cela qu'il faut lire sous l'image gracieuse de l'enfance : rien de moins que l'anéantissement mystique cher à Saint Jean de la Croix.
La valeur de la voie d'enfance spirituelle ne peut être perçue que située à son vrai plan, qui est théologique avant d'être moral. Prenant sa source dans le mystère de la Sainte Trinité, elle consiste à laisser toute la gloire aux initiatives de l'Aimant, pour accepter de jouer le rôle de l'aimé, au travers d'une ascèse apparemment sans éclat, où les vertus cachées de Foi et de Force sous-tendent une vie ravagée par l'échec et la maladie. Mais cette voie s'achève dans le triomphe d'un acte d'amour parfait, qui en justifie la valeur.
Ce que nous savons de l'âme de la « Petite Thérèse », se trouve dans les *Manuscrits autobiographiques,* jadis intitulés « l'Histoire d'une âme », où par obéissance la sainte Carmélite confia, pour les générations à venir, le souvenir des grâces reçues : « Ma Mère, ces pages feront du bien -- confiait Thérèse à sa sœur Agnès de Jésus -- on connaîtra mieux ensuite la douceur du Bon Dieu. » Et le futur Pie XII affirmait publiquement, au cours de l'inauguration de la Basilique de Lisieux :
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« Il y a, d'un bout du monde à l'autre, des millions d'âmes dont la vie intérieure a subi l'influence de ce petit livre. » On ne saurait mieux dire. Le parfum de vérité qui en émane continue d'enchanter les âmes éprises de perfection, et recèle un message spirituel dont la vie de l'Église restera marquée pour toujours.
Chère sainte Thérèse, vous dont la grandeur s'est fait un apanage de la *toute petitesse,* apprenez-nous à devenir enfants selon l'Évangile. Vous qui avez été héroïque en Foi, en Espérance et en Charité, obtenez-nous la Foi, non pour transporter les montagnes mais pour percer la nuit ; obtenez-nous l'Espérance, non dans les lendemains qui chantent, mais dans la grâce qui transfigure ; obtenez-nous surtout la douce Charité qui tempère les rigueurs de l'exil et fait de notre séjour terrestre une vie éternelle commencée.
Benedictus.
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## TEXTE
### La liturgie traditionnelle
par Marie Noël
#### I
Certains clercs novateurs tendent de plus en plus à s'écarter de la liturgie traditionnelle pour ouvrir l'avenir, de plus en plus, à une religion discoureuse qu'ils pensent devoir parler mieux, avec plus de fruit, à l'âme du peuple.
Ils abandonnent volontiers la pratique dominicale -- vêpres, complies -- pour multiplier, hors église, des réunions conversantes, des séances de petit parlement pieux et substituent dans les offices mêmes, aux mystérieuses hymnes sacrées, jugées inintelligibles, le cantique en langue vulgaire qui dit tout ce qu'il signifie : peu de chose ou rien.
122:257
Dans ce parti de vulgariser -- oh ! combien ! -- le culte divin en le dépouillant de sa séculaire beauté sanctifiante, comme un Ci-devant qu'il faut enfin exproprier, un Passé qu'il est temps d'appauvrir pour le mettre au bas niveau du plus grand nombre, ils oublient que la vertu mystique est au contraire d'élever le plus grand nombre au niveau sur-quotidien des éternels élus.
Est-il nécessaire au croyant de tout comprendre ?
Il y a plusieurs paroles dans le verbe de Dieu. Dieu ne parle pas seulement à l'homme par le discours plus ou moins convaincant de l'homme, mais aussi, quand l'homme se tait, par une atteinte intérieure que la parole ne sait pas.
La liturgie est pour cette approche divine une voie majeure et quasi sacramentelle. Elle est le chœur séculaire de la Communion des Saints qui unit à travers les âges, par les mêmes mots chargés d'âme de la même prière, le Miserere et le Magnificat d'une vieille femme illettrée, au Miserere et au Magnificat de Thomas d'Aquin, le docteur, et de Jeanne la Lorraine qui ne savait pas lire.
......
N'ont-ils jamais, ces réformateurs -- pas plus que Calvin jadis -- n'ont-ils jamais considéré le Don fait aux foules qu'est la Liturgie Catholique par laquelle l'Église militante, sur sa route de pauvre terre, accède parfois aux premiers degrés rayonnants de l'Église triomphante et goûte un instant le Ciel ? Le Don de l'Église au peuple, qui le mesure ?
123:257
La multiple richesse liturgique, l'appel entre terre et cieux du Rorate de l'Avent, sa sublime aspiration désolée et consolée ; le Gloria laus marchant et verdoyant des Rameaux ; l'Exsultet de la Nuit Pascale ; les grands Alleluias de Pâques sous les cloches à toute volée ; la lamentation outre terre de l'Office des Morts, son formidable et suppliant Dies irae ; le Parce Domine implorant des malheurs publics, le Te Deum fulgurant, surhumain, des épiques actions de grâces, toute cette magnificence chantée, l'Église catholique la donne au peuple dans la magnificence monumentale des cathédrales, sous la magnificence radieuse des verrières (...).
Jamais roi dans sa gloire ne s'est offert à soi-même un trésor tel ; jamais les chefs de républiques n'en rassembleront de tels pour le faste réservé à leurs invités de marque.
Mais elle, l'Église catholique, dans l'inégalable égalité de sa charité universelle, l'a ouvert et l'ouvrira, de siècle en siècle, au moindre de ses petits, au premier mort qui entre, au premier gueux qui passe.
Et si, par malheur, un jour, elle ne pouvait plus le lui donner, que resterait-il à l'homme qui peine sur sa tâche, pour l'allégresse de son jour de fête ? Des tonitruances de hauts-parleurs, des discours de ministres... Et les chevaux de bois !
#### II
Quelqu'un m'a demandé récemment près de quel Ordre religieux j'avais bu si profondément aux sources liturgiques. Avant ces dernières années, je n'avais jamais parlé ni à moine, ni à nonne, je n'avais jamais mis les pieds dans un parloir d'abbaye.
124:257
Mais ma grand-mère était une de ces vieilles Françaises qui chantaient Vêpres tous les dimanches, Complies les jours de fête, et qui suivaient minutieusement dans leur vieux gros livre aux feuillets jaunis les Ténèbres de la Semaine Sainte et les Grandes Matines de Noël et du jour des morts.
Je n'avais qu'à peine neuf ans. Elle m'emmenait avec elle. C'était pour moi l'entrée dans un monde sublime, en dehors de l'autre, où Dieu et l'homme échangeaient des paroles inouïes qui n'avaient pas de sens dans les autres pays.
Le soir de la Toussaint, à six heures, nous pénétrions toutes les deux dans la grande Nuit de la Cathédrale qui n'avait plus à cette heure, sous les voûtes prodigieuses, ni commencement ni fin.
Peu de fidèles sur les chaises. Du portail jusqu'à l'autel, l'église était toute tendue du noir des grandes funérailles qu'éclairaient à peine, au chœur, quelques cierges effrayés tremblotant dans la pénombre.
Dans la tour, les glas tintaient... ces admirables glas de la Cathédrale d'Auxerre, groupe tragique de cloches profondes qui éclataient brusquement en sanglots cinq ou six notes déchirantes -- et retombaient dans le silence, d'où, de nouveau, elles ressortaient, après quelques minutes d'angoisse, avec des larmes ténébreuses qu'elles étaient allées puiser dans on ne sait quel puits de peine et de peur.
J'attendais en frissonnant chaque retour de ces cloches poignantes... Cependant, nous chantions avec les prêtres, les psaumes de David, les plaintes de Job. J'entendis là -- à neuf ans -- l'inconsolable cri de l'homme. Il est entré en moi, et n'en est plus ressorti.
Je crois que ce Job, ce David furent mes vrais, mes premiers Pères entre tous ceux que sont pour nous les Poètes, Prophètes et Génies.
125:257
#### III
Bien qu'ignorante -- je ne sais pas plus de latin que ma mère, ma grand-mère et leurs servantes -- je suis, comme elles, si attachée au latin de nos offices que je souffre d'une grande absence quand la version française -- sécularisée -- nous en dépouille.
Comment saurais-je le pourquoi de cette nostalgie spirituelle ? Peut-être y a-t-il dans notre chant liturgique, à nous transmis, du fond des siècles, par tant de bouches bienheureuses, un Don quasi sacramentel de l'Esprit de Pentecôte qui parlait mystérieusement aux âmes simples par les vocables sacrés qu'on veut nous ôter à cause qu'insuffisamment instruits, nous ne saurions bien les entendre.
Oh ! bien sûr, nous ne les comprenions pas tous, malgré nos livres de messe, mais nous les laissions passer sur nous comme une coulée de grâce. Les mots maintes fois répétés de Veni Creator, Miserere, De Profundis, Magnificat, Te Deum et tous les autres étaient devenus en nous notre richesse familière, par la magnificence grande ouverte de l'Église catholique dont la prière séculaire élève à leur insu et valorise les humbles, mieux que leçons et discours de tous temps en tous lieux du monde.
Marie Noël.
*Ces trois textes sont extraits des* Notes intimes, *volume paru en* 1966 *aux Éditions Stock. Le premier est de 1933-1934 ; le second, de* *1950 ; le troisième, de 1940. Bien avant* « *le concile *»*, la décomposition était commencée.*
126:257
### L'encyclique « Laborem exercens »
par Louis Salleron
L'ENCYCLIQUE de Jean-Paul II *Laborem exercens* porte la date du 14 septembre 1981. « J'avais préparé ce document, explique le pape à l'avant-dernier paragraphe, de manière à le publier le 15 mai dernier, au moment du 90^e^ anniversaire de l'encyclique *Rerum novarum ;* mais je n'ai pu le revoir de façon définitive qu'après mon séjour à l'hôpital. »
L'encyclique est consacrée au « *travail humain *»*.*
Il faudrait un volume pour l'analyser. Non seulement parce qu'elle est très longue et qu'elle aborde une foule de questions, mais parce que le style et le vocabulaire du pape déroutent constamment le lecteur.
Qu'on en juge par les lignes suivantes qui précèdent l'Introduction :
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« C'est PAR LE TRAVAIL que l'homme doit se procurer le pain quotidien et contribuer au progrès continuel des sciences et de la technique ; et surtout à l'élévation constante, culturelle et morale, de la société dans laquelle il vit en communauté avec ses frères. Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l'homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l'homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même en vertu de son caractère humain. Fait à l'image et à la ressemblance de Dieu lui-même dans l'univers visible et établi dans celui-ci pour dominer la terre, l'homme est donc dès le commencement *appelé au travail. Le travail est l'une des caractéristiques qui distinguent l'homme* du reste des créatures dont l'activité, liée à la subsistance, ne peut être appelée travail ; seul l'homme est capable de travail, seul l'homme l'accomplit et par le fait même remplit de son travail son existence sur la terre. Ainsi, le travail porte la marque particulière de l'homme et de l'humanité, la marque d'une personne qui agit dans une communauté de personnes, et cette marque détermine sa qualification intérieure, elle constitue en un certain sens sa nature même. » (Les petites capitales et les italiques sont dans le texte.)
Est-ce faire preuve d'un purisme vétilleux que de se déclarer décontenancé par une telle prose ? Où trouver là-dedans une définition ou même une « désignation » du travail, puisqu'est travail toute activité qui peut et doit être reconnue comme travail parmi l'ensemble des activités humaines ? Et si le travail est l'apanage exclusif de l'homme pourquoi, par la suite, mettre en valeur le « travail *humain *» qu'il faut distinguer d'un travail qui ne serait pas humain ?
Mais n'anticipons pas. L'encyclique est là, sans doute, pour répondre à toutes nos questions.
Voyons la table des matières :
I -- *Introduction.* -- 1) Le travail humain quatre vingt-dix ans après *Rerum novarum *; 2) Dans le développement organique de l'action et de l'enseignement social de l'Église ; 3) Le problème du travail, clé de la question sociale.
II *-- Le travail et l'homme.* -- 4) Au livre de la Genèse ; 5) Le travail au sens objectif : la technique ; 6) Le travail au sens subjectif : l'homme, sujet du travail ; 7) Une menace contre la véritable hiérarchie des valeurs ; 8) Solidarité des travailleurs ; 9) Travail et dignité de la personne ; 10) Travail et société famille, nation.
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III -- *Le conflit entre le travail et le capital dans la phase actuelle de l'histoire.* -- 11) Dimensions de ce conflit ; 12) Priorité du travail ; 13) « Économisme » et matérialisme ; 14) Travail et propriété ; 15) Argument personnaliste.
IV *-- Droits des travailleurs.* -- 16) Dans le vaste contexte des droits de l'homme ; 17) Employeur : « indirect » et « direct » ; 18) Le problème de l'emploi ; 19) Salaire et autres prestations sociales ; 20) L'importance des syndicats ; 21) Dignité du travail agricole ; 22) La personne handicapée et le travail ; 23) Le travail et le problème de l'émigration.
V *-- Éléments pour une spiritualité du travail.* -- 24) Rôle particulier de l'Église ; 25) Le travail comme participation à l'œuvre du créateur ; 26) Le Christ, l'homme du travail ; 27) Le travail humain à la lumière de la croix et de la résurrection du Christ.
La simple énumération des matières traitées fait pressentir le genre de confusion qu'on a observée dans l'alinéa que nous avons plus haut cité in-extenso. Le mot « travail » désigne tantôt l'ensemble des activités humaines, tantôt le seul travail industriel, tantôt le travail des salariés, tantôt la « classe » des « prolétaires », tantôt le monde des plus pauvres, etc. Le problème du travail est présenté soit comme le « centre », soit comme la « clé » de la « question sociale » (peut-il être à la fois l'un et l'autre ?). La question sociale est présentée elle-même comme ayant évolué d'un problème de classe à un problème mondial, mais elle est ensuite traitée essentiellement comme problème de classe, etc., etc.
Ce désordre est, il est vrai, compensé par la clarté (diffuse) de la pensée directrice du pape -- qui est celle-ci : *l'homme a été créé par Dieu à son image et à sa ressemblance pour soumettre la terre, cette vocation fait sa dignité ; elle s'accomplit dans le travail par lequel il est appelé à achever la création ; par sa désobéissance originelle, il a introduit le mal et la souffrance dans la création ; il doit accepter la souffrance pour achever la passion du Christ mais il doit lutter contre le mal pour préparer les cieux nouveaux et la terre nouvelle dans la gloire de la résurrection ; c'est la poursuite de cette œuvre qui fait le* « *travail humain* »*.*
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La pensée du pape est donc foncièrement théologique ; et sa théologie est essentiellement mystique. Elle est très belle. Malheureusement, elle a peine à faire lever la pâte d'analyses confuses qui présentent au lecteur tous les traits d'une anthropologie éminemment contestable. Le mot « homme » revient constamment sous sa plume. Il reprend l'expression qu'il avait forgée dans son encyclique *Redemptor hominis :* que l'homme est « la première route et la route fondamentale de l'Église » et qu'en conséquence il faut « revenir sans cesse sur cette route et la suivre toujours de nouveau selon les divers aspects sous lesquels elle nous révèle toute la richesse et en même temps toute la difficulté de l'existence humaine sur la terre » (ch. 1). Il invoque, pour se faire comprendre, le « mystère insondable de la Rédemption dans le Christ ». Mais alors nous en concluons, nous, que c'est le Christ qu'il faut suivre, l'homme-Dieu et non pas l'homme. Le Christ lui-même n'a-t-il pas dit qu'il est *la route,* la vérité et la vie ?
L'Église « croit en l'homme » (ch. 4) dit encore le pape ; et partout nous rencontrons dans l'encyclique les droits de l'homme. Nous comprenons bien qu'il s'agit de récupérer un vocabulaire mondain pour en faire un vocabulaire chrétien. Mais l'entreprise est d'autant plus hasardeuse qu'elle s'inscrit dans une philosophie personnaliste et subjectiviste peu propice à l'affermissement des vérités chrétiennes.
Le thème du travail ne peut être traité sans des élucidations théologiques et philosophiques très précises parce que le mot, dans sa signification moderne, est lié à l'économie politique et que les deux idéologies qui le revendiquent -- le libéralisme et le socialisme -- sont identiquement matérialistes dans leur « humanisme » antagoniste. L'économisme est né de la révolution industrielle. La première école économique fut l'école française de la Physiocratie, dans la seconde moitié du XVIII^e^ siècle. Elle propagea le libéralisme et l'individualisme qu'allait consacrer la Révolution de 1789*.* Mais encore imprégnée de la philosophie catholique et éclairée par le fait dominant de l'agriculture dans le paysage français, elle proclamait du moins que *la terre* est la source première de la richesse. Dès 1776*,* date de la publication de « La Richesse des nations » par Adam Smith, la terre était détrônée par le *travail.* La première phrase de « La Richesse des nations » proclame que « le travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui fournit à la consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ». Quelque quarante ans plus tard, Ricardo allait bâtir la théorie du capitalisme libéral sur la proposition que « la *valeur* d'une marchandise (...) dépend de la *quantité* relative de *travail* nécessaire pour la produire... », proposition dont Marx devait, à son tour, se saisir pour affirmer les droits du travailleur sur la totalité de la production et celle-ci devenant de plus en plus collective, réclamer l'abolition de la propriété privée et l'instauration du communisme.
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Marx ne se contente pas de construire une théorie économique, il l'enracine dans une philosophie matérialiste et athée qui est celle d'un *humanisme* naturaliste où l'Histoire s'achève dans la parousie de l'Homme nouveau.
Le capitalisme libéral n'ayant pas été au-delà de la théorie économique, la philosophie marxiste s'est infiltrée dans le vocabulaire et la pensée de tous ceux qui fondent sur le *travail* leur conception de l'*organisation* et de la *justice sociale,* même quand ils répudient expressément l'athéisme, le matérialisme et le communisme. L'*humanisme intégral* de Maritain a été le premier et le plus bel exemple de cette confusion. Tous les *humanismes* en général et tous les *humanismes travaillistes* en particulier sont, pour le moins, colorés de marxisme. Tel est le danger des systèmes, des idéologies et des doctrines dont le vocabulaire tourne constamment autour de l'*homme,* du *travail* et du *travail humain.*
Dans une brève introduction qu'il a donnée à l'encyclique *Laborem exercens* (Éd. Cana-Cerf), le P. M. D. Chenu, o.p., écrit :
« Selon la conscience nouvelle que procure le progrès technique, la donnée première à établir est le rapport dynamique de l'homme, à la nature, à l'encontre d'une juxtaposition statique d'un sujet absolu et d'un univers immobile et indifférent. L'homme, parce qu'il est une nature dans la Nature, ne peut se définir, dans sa perfection comme dans son être, en dehors de cette Nature, lors même qu'il la domine. Le travail est précisément, dans la rencontre de l'homme et de la nature, l'acte propre, la condition originale de l'homme, être incarné. L'homo *artifex* entre dans l'*homo sapiens.* Mais aussi l'homme ne peut se définir intégralement par le travail, parce que, dans le travail, il impose à la nature des intentions volontaires, et donc il domine la nature. Le travail est une « émission de l'esprit » (Proudhon). L'homme humanise la nature et, en l'humanisant, s'humanise lui-même. La nature devient l'être humain de l'homme. Ce fut, avant toute idéologie, l'intuition de Marx. Lisant le chapitre premier de la Genèse, par delà les allégories moralisantes, Jean-Paul II rencontre, dans l'économie chrétienne, les mêmes perspectives. C'est là, selon le mot caractéristique de son vocabulaire, la « dignité » du travail » (p. XIII).
Ou encore :
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« Bref, pour déterminer la raison du travail, chrétiennement sa spiritualité, sans préjudice d'ultérieures intentions matérielles -- pour gagner son pain -- et spirituelles, il faut, dans l'éducation et l'orientation professionnelle du travailleur, rendre sa vérité et sa densité à une théologie de la Création. Entendons non seulement l'acte initial de Dieu *in principio,* mais l'action permanente d'une création continue où l'homme est son mandataire, libre et responsable » (p. XII). Bref, l'homme est, en quelque sorte, « co-auteur conscient de cette Création ». (p. XV.)
A première vue, tout cela ne fait pas difficulté. Néanmoins on se sent sur une pente glissante et bordée de précipices. Lisons ces lignes :
« Le travail est d'abord un phénomène qui unit l'homme et la nature. Un phénomène dans lequel l'homme accommode, règle et contrôle l'échange de matière qu'il fait avec la nature. Il agit en face de la matière naturelle comme une force naturelle (...). En agissant sur la nature qui est hors de lui, à travers ce mouvement et en le transformant, il transforme aussi sa propre nature. Il développe les puissances endormies en lui et il soumet le jeu de leurs forces à sa propre autorité (...). A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d'une manière idéale, par conséquent. Ce n'est pas seulement une modification de formes qu'il effectue dans la nature ; c'est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et à laquelle il doit subordonner sa volonté (...). »
« Le règne de la liberté commence là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures : par la nature même des choses, il est en dehors de la sphère de la production matérielle (...). La liberté dans ce domaine ne peut consister qu'en ceci : l'homme en société, les producteurs associés, règlent rationnellement cet échange matériel avec la nature, le soumettent à leur contrôle collectif, au lieu d'être dominés par lui comme par un aveugle pouvoir ; ils l'accomplissent avec les efforts les plus réduits possible, dans les conditions les plus dignes de la nature humaine et les plus adéquates à cette nature. »
Cette fois, ce n'est pas le P. Chenu qui parle, c'est Marx. Les lignes citées sont extraites du *Capital* ([^14])*.* On y trouverait des milliers d'autres analogues, puisqu'il s'agit là du cœur même de la philosophie de Marx.
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Comparaison n'est pas raison et nous n'entendons pas insinuer que le P. Chenu ni le pape soient communistes. Ce dernier, en particulier, est trop sensible au drame de la Pologne pour y incliner. Il a d'ailleurs principalement la Pologne en vue quand il parle de la « solidarité » des travailleurs et de l'exercice de leurs droits syndicaux, qui comprennent la grève mais ne doivent pas déborder dans la politique.
En réalité, l'encyclique est « pastorale », au sens conciliaire de l'épithète. C'est-à-dire qu'elle se soucie d'utiliser un langage correspondant aux préoccupations, sinon aux idéologies du monde. Il est significatif que, sauf une fois où *Lumen gentium* est citée, c'est toujours à la Constitution pastorale *Gaudium et spes* qu'elle se réfère.
Alors le mieux est de la prendre telle qu'elle est et de négliger le désordre et les ambiguïtés de son foisonnement pour ne retenir que ce qu'elle contient d'excellent. Tout est saint aux saints. Tâchons de nous faire saints pour la lire. C'est le vrai moyen d'y trouver l' « Évangile du travail » que le pape nous propose. N'oublions pas, d'autre part, que cette encyclique qui devait paraître le 15 mai a été reportée au 14 septembre à cause de l'attentat qui a tenu le pape quatre mois à l'hôpital. Le 14 septembre est la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix. Cette date illumine la spiritualité du travail. Le pape, manifestement, l'a choisie à dessein.
Louis Salleron.
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### PIE XII a-t-il existé ?
par Jean Madiran
DISPARITION d'un pape, rayé de l'histoire et des mémoires. Il y a un précédent, encore que moins officiel : la suppression de saint Pie X, opérée par la magique alchimie de l'abbé Brémond. Élu en 1923 à l'Académie française, dans son discours de réception il déclarait : « *J'ai vécu sous quatre pontifes, Pie IX, Léon XIII, Benoît XV, Pie XI... *» ([^15]) Sous Pie X, n'avait-il plus vécu ? Les rédacteurs de la récente encyclique *Laborem exercens* n'ont-ils pas vécu sous Pie XII, ou étaient-ils sourds et aveugles ?
\*\*\*
On ne peut demander à personne, pas même à un souverain pontife, de tout savoir par lui-même. C'est pourquoi les encycliques et autres documents pontificaux sont préparés par une équipe de secrétaires qui, sur chaque sujet, connaissent l'état de la question et le nom des papes qui l'ont traitée, ou au moins se renseignent auprès de ceux qui sont au courant et rassemblent la documentation indispensable.
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Il n'est pas croyable qu'aucun des rédacteurs de *Laborem exercens* n'ait jamais entendu parler de Pie XII, n'ait rien connu, fût-ce par ouï-dire, de son enseignement. Parmi ces rédacteurs, il en est qui ont fait leurs études à Rome, sous Pie XII précisément. Si donc Pie XII est rigoureusement exclu de la dernière encyclique sociale, au point que son nom n'y est pas mentionné une seule fois, ce n'est point par ignorance : c'est qu'on l'a voulu.
Cette disparition de Pie XII n'est pas un phénomène soudain. C'est un aboutissement. Elle a été organisée progressivement. Jean XXIII assurait, au lendemain de son élection, que « *le peuple chrétien ne cessera de vénérer à l'avenir la chère et sainte mémoire *» de son prédécesseur, qu'il faudra toujours se reporter à ses dix-neuf messages de Noël, « *tous des chefs-d'œuvre de science théologique, juridique, ascétique, politique, sociale *», et il en énumérait un à un, longuement, l'admirable contenu avant d'ajouter : « *L'âme s'émeut encore davantage quand on songe que ces discours ne sont que dix-neuf rayons d'un enseignement qu'une série de vingt gros volumes suffit à peine à contenir. Admirable activité doctrinale et pastorale qui fait passer le nom de Pie XII à la postérité. *» ([^16]) Ces paroles furent-elles consciemment des paroles de ruse, pour ne pas révéler trop tôt le dessein en vue duquel Jean XXIII avait été élu ? Ce dessein montinien impliquait que le nom et surtout l'enseignement de Pie XII ne passent justement point à la postérité. Jean XXIII donna l'exemple très vite de tourner le dos aux « dix-neuf chefs-d'œuvre » et aux « vingt gros volumes » et de faire ostensiblement comme s'il en ignorait l'existence. Dès 1961, ce fut le grand coup de *Mater et Magistra.*
Sur le moment, je ressentis le coup, je pressentis son importance affreuse, sans comprendre exactement en quoi il consistait. Le règne de Pie XII, le rayonnement universel de son intelligence et de sa charité, la profondeur de son esprit, la délicatesse puissante de sa spiritualité, la grandeur sublime de son âme m'avaient induit à porter une vénération sans limite à la personne du souverain pontife et indistinctement à tout ce qui venait plus ou moins de lui. Ce n'était point « papolâtrie », mais excès naïf d'un sentiment en lui-même parfaitement naturel ; manque de maturité et de discernement, malgré les justes observations par lesquelles le P. Calmel et Louis Salleron tentaient de mieux m'instruire. Je ne fus pas le seul à être atterré, ébahi, renversé ; bouleversé par le coup de *Mater et Magistra.*
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Mais nous ne fûmes pas nombreux à le ressentir vraiment ; et moins nombreux encore à y arrêter vraiment notre attention. Je crois bien que pour moi cela dura plusieurs semaines. Plusieurs semaines de désolation spirituelle, où je ne fus pas éclairé, mais où je fus en quelque sorte vacciné. Si après 1961 j'ai pu supporter sans scandale mortel et sans crise intérieure paralysante le spectacle d'une Église dont la décomposition était aidée, protégée, accélérée par le Saint-Siège lui-même, c'est parce que le coup de 1961 m'avait immunisé contre les coups identiques, mais bien plus terribles, qui allaient venir.
Quand l'abbé Brémond supprimait un pape, ce n'était malgré tout que rancune individuelle et rhétorique privée. Quand un pape supprime son prédécesseur immédiat, c'est autre chose, d'une autre portée.
L'encyclique *Mater et Magistra* consacrait sa première partie (paragraphes 10 à 45) à un résumé de « l'enseignement social de l'Église de Léon XIII à Pie XII ». La contribution de Pie XII à cet enseignement était limitée au seul message de Pentecôte du 1^er^ juin 1941. Il est vrai que Pie XII n'a écrit aucune « grande » ni même petite « encyclique sociale » (mais l'unique message cité n'en était lui-même point une) ; son enseignement en matière sociale, aussi important et finalement plus abondant que celui de Pie XI, il l'a donné par la voie de ses messages, discours, lettres et allocutions : les *dix-neuf messages de Noël, les vingt gros volumes,* dont plusieurs centaines de pages concernent la doctrine sociale catholique. Plusieurs centaines déjà en 1953, quand Marcel Clément publiait son *Économie sociale selon Pie XII* ([^17]) : le second tome de cet ouvrage, recueil des documents sociaux de Pie XII, comporte plus de 300 pages de typographie serrée. Qu'on ne dise pas qu'il était impossible dans *Mater et Magistra* de les citer tous : il était possible de signaler d'un mot leur abondance, et de ne pas se limiter ostensiblement à n'en connaître qu'un seul (qui au demeurant ne peut même pas passer pour le plus important). Qu'on n'imagine pas non plus que les rédacteurs de *Mater et Magistra* furent embarrassés ; maladroits ou distraits. Ils y mirent au contraire intention visible et malignité manifeste, cela est explicite dans leur texte.
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Comme chez l'abbé Brémond pour saint Pie X. S'il avait simplement dit : « *J'ai vécu sous les pontifes Pie IX, Léon XIII, Benoît XV, Pie XI *», on aurait pu éternellement se demander si ce n'était pas une simple distraction, un lapsus involontaire, qui lui avait fait omettre de nommer Pie X à sa place dans la liste, entre Léon XIII et Benoît XV. Mais pour qu'on ne puisse se tromper et méconnaître sa volonté suppressive, l'abbé Brémond disait :
« J'ai vécu sous *quatre* pontifes... » [^18]
Il y a une explicitation analogue dans *Mater et Magistra.* Un peu moins évidente, il y faut quelque attention. Écoutez bien. Paragraphe 46 de l'encyclique. Après avoir, aux paragraphes 41-45, mentionné l'unique message de la Pentecôte 1941 et résumé son contenu, le rédacteur continue :
« *Mais la situation, qui paraissait déjà à Pie XII avoir tant évolué* \[depuis *Rerum novarum* de Léon XIII\] *a subi* EN VINGT ANS *des transformations radicales. *»
Les paragraphes 47 à 49 énumèrent sommairement ces transformations.
Et « *c'est pourquoi *»*,* dit le paragraphe 50, « devant les transformations opérées », Jean XXIII consacre une encyclique aux « nouveaux et graves problèmes de l'heure actuelle ».
Voyez la suite des idées.
Pie XII a parlé en 1941. Il a parlé de la situation sociale de 1941. Mais cette situation a subi *en vingt ans,* de 1941 à 1961, des transformations radicales. Pendant ces vingt années. Pie XII n'en a rien dit ; il n'a plus parlé après 1941. C'est pourquoi, en 1961, Jean XXIII doit faire le point sur ces vingt années de transformations sociales qui ont suivi l'unique message social de Pie XII en 1941 ; vingt années de transformations, dont dix-sept sous Pie XII, sur lesquelles il n'y a rien à retenir, rien à recevoir de Pie XII*. Le texte de l'encyclique dit nettement cela.* C'est une contre-vérité d'autant plus dramatique, d'autant plus violente et nuisible, que l'enseignement social de Pie XII, s'il commence déjà, sans doute, avec *Summi Pontificatus* de 1940 et avec le message de la Pentecôte 1941, c'est seulement après 1941 et surtout après 1945, c'est-à-dire après la fin de la guerre mondiale, qu'il va pouvoir prendre son développement et son ampleur. Les « vingt gros volumes » que Jean XXIII avait tant vantés en 1958 avant de les oublier en 1961, je les regarde sur l'étagère dans leur édition suisse Saint-Augustin à Saint-Maurice (l'édition française de la Bonne Presse n'en a jamais édité que huit -- huit années sur vingt -- elle a suivi l'exemple de Jean XXIII dès qu'elle l'a compris), « vingt gros volumes » dont dix-sept, et les plus gros justement, sont postérieurs à 1941. C'est l'essentiel de la doctrine sociale de Pie XII qui était renvoyé au néant par *Mater et Magistra*.
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Depuis 1961, la nomenclature réductrice de *Mater et Magistra* est courante et en somme officielle : la doctrine sociale de l'Église (celle d'avant Jean XXIII, d'avant le grand tournant) se réduit tout bonnement à trois documents, pas un de plus : 1) l'encyclique *Rerum novarum* de Léon XIII, 2) l'encyclique *Quadragesimo anno* de Pie XI, 3) le message de la Pentecôte 1941 de Pie XII.
Et Paul VI ? -- Paul VI avait personnellement connu Pie XII, il avait longtemps travaillé directement pour lui, comme substitut puis comme pro-secrétaire d'État, avant une séparation qui reste mystérieuse ([^19]). Après la mort de Pie XII, il témoignait en privé une véritable vénération pour le pontife défunt, lui adressant et recommandant de lui adresser, en certaines occasions que je sais, des prières de demande. Et pourtant le pape Paul VI, comme le pape Jean XXIII, prêcha d'exemple l'ignorance habituelle des « vingt gros volumes ». Le concile Vatican II, si préoccupé des « problèmes de ce temps », oublia ou méconnut que Pie XII avait longuement enseigné à leur sujet. La constitution pastorale *Gaudium et spes* cite encore Pie XII une vingtaine de fois, mais manifestement dans un autre esprit. Et maintenant voici une nouvelle étape. Le pontife actuellement régnant, en signant *Laborem exercens,* consacre pour la première fois une disparition littérale complète, Pie XII est enfin rayé de la nomenclature, qui est ainsi mise en accord avec l'inspiration.
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Le 16 mai 1981, le cardinal Casaroli, secrétaire d'État, avait donné lecture publique, sur la place Saint-Pierre, du discours que, sans l'attentat du 13 mai, Jean-Paul II aurait prononcé pour célébrer le 90^e^ anniversaire de l'encyclique *Rerum novarum* du 15 mai 1891. Pie XII y était encore mentionné dans ce curieux paragraphe :
« La situation sociale d'alors est difficilement comparable à celle d'aujourd'hui. L'histoire a fait des progrès énormes (*sic*). Et de même aussi la doctrine sociale de l'Église devait continuer de s'écrire : le pape Pie XI a composé l'encyclique *Quadragesimo anno* (1931) ; Pie XII A LANCÉ LE MESSAGE RADIODIFFUSÉ DU 1^er^ JUIN 1941 ; Jean XXIII a publié les encycliques *Mater et Magistra* (1961) et *Pacem in terris* (1963) ; Paul VI *Populorum progressio* (1968) et la lettre apostolique *Octogesimo adveniens* (1971). » ([^20])
Le chef-d'œuvre de malignité inventé par un rédacteur de *Mater et Magistra* est donc devenu en quelque sorte, pour les rédacteurs de documents pontificaux, la version officielle obligatoirement employée désormais pour présenter la doctrine sociale de l'Église : Pie XII y a contribué par son allocution du 1^er^ juin 1941, point c'est tout. Une contribution aussi mince, il était énormément gentil d'aller tout de même la rappeler dans un discours de circonstance. Il n'y avait pas lieu de l'inscrire dans une encyclique.
Je dédie ces quelques remarques, dans une commune désolation, au cher Alexis Curvers, en souvenir de son livre sans égal : *Pie XII, le pape outragé,* paru chez Laffont en 1964.
\*\*\*
L'encyclique *Laborem exercens* traite du travail. A part la distinction nouvelle, du moins dans les termes, entre travail « objectif » et travail « subjectif » (si je comprends bien, c'est la distinction classique entre le *faire* et l'*agir*)*,* ce qu'elle dit de plus frappant avait été énoncé par Pie XII, parfois d'une autre manière, beaucoup moins prolixe et gyroscopique. On pourrait faire un recueil saisissant des textes de Pie XII sur le travail. Mais à quoi bon ? L'évolution conciliaire a rendu pratiquement inutilisables les documents pontificaux en matière sociale (comme en toute autre matière).
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Elle a multiplié les documents pastoraux, le qualificatif « pastoral » lui servant sans vergogne à honorer par-dessus tout la médiocrité doctrinale. Sous cet entassement foisonnant, confus, inconsistant, ambigu, elle a profondément enfoui les véritables monuments de la doctrine. Depuis 1958 on a vu proliférer une littérature hiérarchique tout à fait approximative, qui procure aux bureaucraties ecclésiastiques un arsenal abondant de citations molles, à utiliser en tous sens, et employées surtout à énerver les principes universels, les suspendre ou les fausser. Les bases et fondements de la doctrine sociale, distinction des deux pouvoirs, primauté du bien commun, principe de subsidiarité et autres concepts semblables tombent en désuétude, oblitérés ou apparemment contredits par une rhétorique personnaliste ployable à merci et incapable par elle-même de ne pas dériver au gré des vents et courants. Pour l'opinion commune et la pratique ordinaire, la doctrine sociale de l'Église se réduit maintenant à *Gaudium et spes.* Cette « constitution pastorale » est ainsi devenue la source principale ou unique de la doctrine, le lieu théologique essentiel. Promotion confirmée par *Laborem exercens.* Quelle misère.
Dans son introduction, l'encyclique nous annonce que son intention « *n'est pas tellement de recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église *»*.* Je me demande où donc un jeune homme qui aurait l'idée (bizarre ?) de chercher à connaître « ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église » pourrait désormais en trouver avec assurance l'expression authentique. La plus récente des encycliques sociales, la première de l'actuel pontificat, déclare avoir mieux à faire que « recueillir et répéter » ce qui « déjà » fait partie de la doctrine sociale. Il est peu croyable pourtant qu'il y ait au Vatican un seul responsable pour s'imaginer que la doctrine sociale catholique est connue parfaitement, ou même sommairement mais suffisamment, d'un bout à l'autre de l'Église universelle, par l'ensemble du clergé et des fidèles. On voit bien, on ne peut pas ne pas voir, même de Rome, que l'ignorance religieuse grandit chaque jour, à mesure que s'épaissit l'obscurantisme spirituel du monde moderne ; et c'est en matière de doctrine sociale que l'ignorance religieuse, à commencer par celle des évêques, est manifestement la plus compacte. Si donc, dans une telle situation, on omet délibérément de « recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église », c'est qu'on estime peu utile, en tout cas point nécessaire, de faire connaître ce qu'enseignait la doctrine sociale catholique jusqu'en 1958, voire jusqu'en 1978. C'est là un autre domaine de l'autodestruction, qui n'est pas interrompue, et qui n'épargne rien.
\*\*\*
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Au demeurant, point n'était besoin d'aller chercher si loin dans les livres et les souvenirs. Un fait suffit. Un fait énorme ; solaire. Depuis 1958, les documents officiels de la doctrine sociale de l'Église, qu'ils soient du pape ou du concile, ne nous ont plus rien enseigné d'un peu net sur le communisme. Je ne dis pas sur la philosophie matérialiste ; je ne dis pas sur l'athéisme théorique du marxisme. Je dis sur la réalité sociale de l'esclavagisme communiste. La « pastorale » se prétend occupée des problèmes actuels, comme *Gaudium et spes* déclarait vouloir disserter sur « l'Église dans le monde de ce temps ». Le monde de ce temps passe chaque jour davantage sous la domination communiste, c'est parmi les « problèmes actuels » le principal problème temporel. La doctrine sociale de l'Église, telle qu'elle s'exprime depuis 1958, n'a rien à nous en dire : ce silence est un suicide.
Qu'en disait Pie XII ? Que le communisme, en tant que système SOCIAL, doit être combattu et rejeté pour des raisons RELIGIEUSES. Quelle incongruité. Convenons de faire comme si nous ne l'avions pas entendue, et comme si Pie XII n'avait jamais existé.
Jean Madiran.
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## NOTES CRITIQUES
### La face cachée de Fort-Saganne
*Fort-Saganne,* de Louis Gardel (éd. du Seuil) est un roman qui a connu un grand succès. Il a obtenu de plus le grand prix du roman de l'Académie française. On ne mettra pas en cause le discernement de ces quarante qui ont de l'esprit comme quatre (disait Piron). Il faut dire cependant que les personnages et les épisodes relèvent plus de la caricature que d'une œuvre équilibrée, que l'ensemble donne une impression déplaisante d'anachronisme psychologique et sociologique et que l'auteur a l'imagination basse. Le personnage principal, Saganne, fait pour une part exception. L'auteur a pour lui de l'admiration, on le sent fasciné, mais c'est là une façon de voir qui convient plus à une femme amoureuse qu'à un romancier.
Si l'on parle de ce livre ici (avec un grand retard), c'est que l'action de *Fort-Saganne* se déroule pour une part au Sahara entre 1911 et 1913. Louis Gardel est le petit-fils d'un remarquable officier, Gabriel Gardel, dont la vie lui a donné le point de départ de son roman. Il existe (il existait) un Fort-Gardel au Sahara. Mais les anciens Sahariens se sont émus du traitement opéré par l'écrivain sur une si riche matière. Ils étaient révoltés de voir défigurés les plus nobles de leurs aînés. Une telle impiété est courante, à vrai dire, mais on comprend qu'elle ait paru encore plus indigne chez un écrivain lié par sa famille à ce qui : fut une épopée, et devient dans son livre une aventure sordide.
Ces Sahariens ont fait venir Louis Gardel à leur association, *la Rahal,* pour un débat qu'il a esquivé tant qu'il a pu. Ils ont dressé un dossier. Jean Paul Angelelli, dans les *Écrits de Paris* de mai, a donné, avec sa compétence d'historien et son habituel souci de la précision, une excellente analyse de ce dossier. Ce spécialiste de l'Algérie contemporaine a été lui aussi frappé par la distorsion infligée à l'esprit d'une époque qui fut une grande époque. Nous nous rencontrerons en plus d'un endroit, et je renvoie à son article tous ceux qui désireraient d'autres détails que ceux qu'ils trouveront ici.
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Voici quelques éléments des reproches des membres de la Rahal.
Ils font d'abord état de nombreux emprunts : « *sans référence d'auteur et sans guillemets, des passages entiers sont pris dans les livres classiques qui figuraient jadis dans les bibliothèques sahariennes, tels que :*
1\. *Les carnets de route du médecin-lieutenant Robert Hérisson :* « *Au Sahara avec le R.P. de Foucauld et le colonel Laperrine 1909-1911 *» (*Plon*. 1937)*.*
2\. *La conquête du Sahara par E. F. Gautier* (*A. Colin,* 1936)*.*
3\. *Au Sahara avec le commandant Charlet* 1911*-*1913 *par Léon Lehuraux -- Plon.* 1932*.*
*A propos de ce dernier ouvrage, notons que l'auteur a inséré, postérieurement à la première édition, un avertissement rectificatif, reconnaissant qu'il avait utilisé les lettres du commandant Charlet dans le chapitre VI *»*.*
Soit dit en passant, j'ai lu cet avertissement, rédigé assez habilement pour que l'auteur se donne les gants de l'honnêteté, alors qu'il avait d'abord masqué ses emprunts. L'utilisation de documents dans une œuvre d'imagination n'est pas en soi condamnable. Mais lorsque les documents sont jetés tels quels, ou presque, dans le récit, on est en droit de se dire qu'on se trouve devant une fabrication, non une « création », comme y prétend Gardel.
On peut aussi parler d'emprunts pour les personnages réels (Laperrine, Charlet) qui sont introduits dans l'œuvre, sous des noms différents, certes, et indignement défigurés, mais trop reconnaissables par leur situation historique. Là aussi, il y a utilisation d'un *matériel,* utilisation sans intelligence et sans scrupules, mais non pas « création ».
Car, et c'est le deuxième reproche de « la Rahal », les personnages sont systématiquement noircis. Suivant une légende beaucoup plus « bourgeoise » qu'il ne le voudrait sans doute, Gardel nous montre des « têtes brûlées » et des « tarés » chez ces conquérants du désert. Le capitaine Flammarin est drogué et satisfait sa sexualité avec des enfants, le commandant Aubagnier détourne l'argent de l'impôt, le colonel Dubreuil ressemble à « une cocotte décatie » et porte un corset, le capitaine Baculard d'Arnaud est un porc et un assassin, un lieutenant est homosexuel etc.
On comprendra le procédé de l'auteur avec l'histoire de Baculard. Il amalgame deux épisodes historiques. D'abord la rencontre en 1904 entre Laperrine (Saharien) et le capitaine Thievenaud (Afrique occidentale française), qui se traduisit par une vive altercation : les questions de frontières et de responsabilités administratives sont toujours délicates. Second épisode : l'escorte au Soudan, par le commandant Charlet, de Noirs délivrés d'un rezzou.
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Dans le roman, l'officier d'A.O.F. devient Baculard d'Arnaud, un « porc », qui gifle un de ses sous-officiers, veut faire tirer par ses Sénégalais sur les Sahariens de Saganne, et refuse de prendre en charge les Noirs délivrés. Saganne s'en charge. Une fois seul, Baculard en profite pour massacrer, en achevant les blessés, une tribu de Touareg. Or le massacre des Taïtok eut bien lieu, mais non du fait d'une troupe française, mais d'un groupe de Beraber. N'empêche. Le lecteur du roman a toutes raisons de penser que ces coloniaux étaient des brutes sans honneur.
Le révérend père de Foucauld, nommé ici Foucauld (et non pas le Père, ou le Marabout, comme on disait affectueusement) est décrit avec aigreur. « Il mangeait ostensiblement peu », dit-on. On le voit aussi refuser de se rendre au chevet d'un mourant (chrétien). Au total un être sec, et même suspect.
Enfin, l'anticolonialisme est de principe. La presse a repris une phrase d'un des personnages (le capitaine Flammarin) pour en faire la leçon du roman : « Que sommes-nous ? Des chiens qu'on a lancés sur l'Afrique pour la conquérir et en tirer profit. Tu crois servir la civilisation. Tu sers des intérêts, point à la ligne... » On notera tout de suite le marxisme primaire de la déclaration (cf. la phrase célèbre sur les chevaliers de la Sainte Vierge, qui sont en fait chevaliers de la rente foncière). C'est avec des réflexions de cette force qu'un Gardel se prend pour un homme de pensée.
Voilà donc quelques-uns des reproches des anciens Sahariens. Ce sont ceux de tout lecteur attentif. Louis Gardel n'y a répondu qu'en invoquant les droits du romancier. Il rappelle la phrase sur les bons sentiments qui ne font pas la bonne littérature (ce qui suppose qu'il pense faire de la bonne littérature !). Il dit d'un de ses personnages :
« Je l'ai noirci parce que les personnages blancs cela ne m'intéresse pas. »
Il voudrait nous entraîner dans une querelle esthétique. Visons un peu moins haut. Il s'agit dans son cas seulement de *recettes.* La recette la plus courante aujourd'hui, la plus facile, c'est la violence, le cynisme. Une grande brutalité vous donne l'air de connaître les gouffres de l'âme humaine. Piment supplémentaire : ces bassesses, on les montre chez des hommes dont les exploits supposaient des capacités, des vertus exceptionnelles. En les rabaissant, on montre qu'on n'est pas dupe, qu'on n'est pas « naïf », et que la grandeur n'a rien qui puisse éblouir un Gardel. Brevet de lucidité à faible prix. Deuxième bénéfice de la recette : le groupe d'hommes attaqué représente des valeurs reniées. L'auteur signe ainsi son allégeance au goût du jour : encore une fois, il n'est pas dupe, il suit les fluctuations de cette bourse des valeurs. Troisième bénéfice : il est plus facile de montrer des tares, l'avilissement, la boue, que les moments où l'homme se dépasse. Le romancier reste donc dans ses limites (mesquines).
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Gardel revendique la liberté de l'imagination. Mais ses emprunts, le fait qu'il n'arrive pas à *décoller* de ses modèles historiques, reconnaissables malgré ses manipulations, prouvent assez qu'il est peu romancier. Et si ses déformations vont systématiquement dans le sens des idées reçues, cela montre seulement que l'opération n'est pas innocente.
Cette opération a été un succès commercial. Elle était conçue pour cela. L'auteur savait très bien quels démons il convenait de chatouiller. Petite preuve : cette phrase d'une interview donnée par lui à la *Revue de l'Europe* (il vient de parler de l'athéisme de son grand-père) : « Cela m'a amené à faire un pied de nez à cette littérature de mythification coloniale... » Il y a aussi la dernière phrase de la prière d'insérer de *Fort-Saganne :* « une épopée lyrique... teintée d'un humour parfois cruel, qui ne laisse pas le drapeau indemne ».
Louis Gardel a parlé, devant la *Rahal,* de sa grande amitié pour Jules Roy. Évidemment. *Les chevaux du soleil,* « fresque », comme on dit, de l'Algérie française, emploient les mêmes procédés pour le même but. Utiliser une matière romanesque très riche (notre société ne laisse pas dormir les trésors), mais de telle façon qu'on ne contrarie pas les préjugés de gauche qui sont convenables. Il faut donc reconstituer le passé, le montrer hideux pour que la suite (décolonisation, sentiment de culpabilité de la France) soit justifiée.
J'ai trouvé le même procédé dans un livre sur *les Pieds-noirs* de Daniel Leconte (éd. du Seuil). L'auteur a quitté Oran à onze ans, en 1960. Il vient habiter Montreuil, en « banlieue rouge ». Deux ans après, il écrit sur la porte de ses parents : « Colonialistes ». L'anecdote, qu'il rapporte lui-même, est claire. L'enfant a cédé à la pression du lieu et du moment, et comme toujours dans ces cas-là, il s'est cru libéré d'erreurs et de préjugés au moment même où il y succombait. Dans son livre, il voit les pieds-noirs à travers les lunettes des barbouzes, ou de Gisèle Halimi. Les lunettes officielles, en somme.
Il y cite quelque part un de mes articles d'ITINÉRAIRES, mais si bien coupé de points de suspension, si bien *travaillé,* que mon texte en devient célinien, et n'a plus rien à voir avec ce que je disais clairement.
On est bien loin de Gardel ? Mais non. Lui, Roy, Leconte, bien d'autres donnent de la réalité d'hier une traduction où nous ne reconnaissons pas le texte primitif, une vision qui vide ce passé de son sens, et lui ôte ses couleurs naturelles. Mais cette vision a l'avantage de rassurer le public. On lui parle comme ses journaux. On caresse ses préjugés et ses ignorances. On lui prouve qu' « il n'y a pas de problème » ; que le « colonialisme » était bien haïssable, on conforte son sentiment de supériorité « morale » !
Il est courant de se moquer des truquages de l'histoire pratiqués par les staliniens, et les post-staliniens. Nous sommes aussi capables que les communistes de tricher avec le passé. Et nous avons d'ailleurs les mêmes raisons qu'eux : donner une cohérence à notre monde, et assurer la bonne conscience des gens, après les capitulations et la dégringolade.
Georges Laffly.
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### Les sermons d'un curé de Paris de Jean-Marie Lustiger
En 1978, l'abbé Lustiger, curé de Sainte-Jeanne de Chantal à Paris, avait publié un recueil de cinquante sermons prononcés entre le 19 octobre 1975 et le 2 janvier 1977, soit la presque totalité des sermons prêchés dans son église en l'espace d'un peu plus d'un an. La promotion du prédicateur à l'évêché d'Orléans (novembre 1979), puis à l'archevêché de Paris (février 1981), a tout naturellement attiré l'attention sur ce recueil de sermons.
Les sermons sont toujours précédés des textes scripturaires qui les ont inspirés : ce sont les textes assignés à chaque dimanche et fête par le lectionnaire de Paul VI ; la traduction donnée n'est pas celle du lectionnaire officiel de l'épiscopat français, mais celle du Père de Beaumont, qui semble très proche du texte de la TOB. Six « petites cantates » sont également données : elles ont été composées tout exprès pour les célébrations de l'église Sainte-Jeanne de Chantal.
Les sermons sont courts, d'inspiration fortement biblique, avec un souci de continuité d'un dimanche à l'autre. A plusieurs reprises, l'abbé Lustiger précise qu'il a rétabli des versets « malencontreusement omis » dans le lectionnaire officiel. Son style est bon ; les sermons ont été soigneusement préparés ; mais prononcés d'abondance. L'abbé Lustiger donne une fois les deux versions du même sermon, prononcées l'une à la messe du samedi soir, l'autre à la messe du dimanche matin c'est, en substance, le même sermon, mais sous deux formes bien différentes. L'orateur a assez de facilité pour se renouveler. Mais sous cette forme séduisante, quoique souvent ardue, que se cache-t-il ? Hélas, l'étude attentive des sermons ne peut que nous pénétrer d'inquiétude. L'abbé Lustiger parle beaucoup de la foi ; mais toujours au sens de la *fiducia* de Luther : la confiance en Dieu ou en Jésus. Pas une fois, au cours de cinquante sermons, il ne propose une *doctrine précise à croire,* ni un *précepte à observer.* Les notions de dogme et de commandement sont tout à fait étrangères à son esprit. Jésus est-il vraiment Dieu ? Est-il vraiment ressuscité Est-il réellement présent dans l'eucharistie ? Sur ces points capitaux, l'orateur reste (volontairement ?) ambigu. Y croit-il, n'y croit-il pas ? Il est difficile de le dire, mais les auditeurs sont (inévitablement ?) enclins à penser que Jésus est fils de Dieu au sens large, que sa résurrection est purement spirituelle, que sa présence dans l'eucharistie est symbolique.
Le 2^e^ dimanche de carême 14 mars 1976, l'abbé Lustiger donne, au cours de la messe, « l'onction des malades » à une quarantaine de personnes « dans l'épreuve physique ou *morale *»*.* Il est à présumer que ces personnes, présentes dans l'église, ne sont pas pour la plupart en danger de mort ; certaines ne sont pas même malades, mais *dans l'épreuve morale.*
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Faut-il rappeler que, dans ces conditions, le sacrement est non seulement illicite mais invalide, l'infirmité physique entraînant un péril, au moins éloigné, de mort, étant condition sine qua non de la validité de l'extrême-onction ?
Le 3 octobre 1976, 27 dimanche ordinaire de l'année B, l'abbé Lustiger prêche sur l'évangile de l'indissolubilité du mariage (Marc X, 1-16) assigné à ce jour par la nouvelle liturgie. Il pèse le pour, le contre, parle d' « hypocrisie », dit qu'à certaines époques il n'est pas opportun que le législateur impose l'indissolubilité, et conclut que ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu. En somme, il présente l'indissolubilité du mariage comme un idéal (et encore avec des réserves), non comme une obligation.
Il n'y a pas à se faire illusion la pensée et la prédication de l'abbé Lustiger sont du modernisme, de ce modernisme distillé voilà trente ans par l'Institut catholique de Paris, dont Hans Küng et le futur archevêque de. Paris furent les élèves, de ce modernisme devenu aujourd'hui quasi universel. Il n'y a humainement rien à espérer de cette génération de prêtres et d'évêques dont l'esprit a été systématiquement déformé. Il nous faut, et il nous faudra pendant longtemps, garder malgré eux et défendre contre eux la pureté et l'intégrité de la foi et de la morale, enseignées par Jésus, vrai Fils de Dieu, dans son évangile, gardées et prêchées par l'Église dans son enseignement séculaire et dans sa pratique constante et invariable qui, comme nous l'avons déjà rappelé ([^21]), engagent l'infaillibilité de son magistère ordinaire.
Jean Crété.
### Livres pour enfants
#### « Des fleurs, des pirates et des saints »
« Œil de verre et jambe de bois et ho ho ho et une bouteille de rhum »... Cela vous rappelle les pirates. Moi aussi !
Guillermo Mordillo reprend le sujet dans un album sans texte, *Le Galion,* paru chez Jean-Pierre Delarge.
Dans la nuit bleu saphir, un galion rouge prend la mer. Il vogue. Il prend d'assaut un autre galion. Un monstre sous-marin réveillé par le tintamarre leur crache du feu en pleine poupe. Une petite flèche. Aaaahhh !... Couic. Plus de monstre. Le galion s'éloigne et sombre surchargé de ses trésors.
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Alors réfugiés sur une île, les pirates reconstruisent un autre galion. L'intensité des bleus, le rouge, la beauté des verts évoquent avec vigueur les profondeurs de l'eau et le grand large. *C'est bien envoyé* comme on dit. Les personnages sont drolatiques. N'empêche que l'ensemble éduque l'œil. A donner aux garçons de 6 à 8 ans pour leur apprendre la beauté des images.
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Dans les greniers, parfois, gît un vieil album. La teinte a passé, les personnages gardent le mystère et la grâce des temps révolus. *Un jour au zoo,* d'un auteur anonyme et paru chez Fernand Nathan, est une réimpression d'un album 1890. Et c'est un album extraordinaire. Il se déplie en huit volets et en relief offrant aux yeux émerveillés toute une façade de cages. L'aquarium avec sa cellophane et ses poissons derrière, le tigre, la fosse de l'ours, tout est là, délicatement vieillot. Passent de jolis enfants, joufflus et roses. Ces bleutés légers, roses fanés, verts d : gris sont tendres à plaisir. En plus, cet album se pose comme un décor dans une chambre et les enfants en raffolent.
A donner pour montrer les charmes de l'ancien temps.
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*Animaux amis,* également anonyme et paru chez Fernand Nathan, est du même style. L'album se déplie en longueur offrant des paysages romantiques. De petites filles en robe claire y nourrissent les bêtes de la ferme. Là aussi, les tons ont passé, donnant aux couleurs légères une patine raffinée.
A donner aux enfants de 5 à 8 ans pour les mêmes raisons que l'album du zoo.
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Il y a aussi cette histoire de petit lapin à laquelle je repense ; un drôle de lapin qui s'emberlificote les pattes dans ses longues oreilles. Un opossum le pince, perché à l'envers, histoire d'avoir les oreilles dans le bon sens. L'opossum raisonne le petit. *Être normal c'est être comme on est* dit-il. Le lapin retombe, alors, sur ses pattes et retrouve ses esprits. L'imagier a fait à Brindavoine de longues oreilles de chien de chasse et l'a planté, lui et ses yeux doux, dans un univers roux et doré assez joli. *Brindavoine* de Stephen Cosgrove dans la collection du Dragon rose, chez Fernand Nathan.
A donner aux enfants de 5 à 7 ans pour leur apprendre l'acceptation de soi-même.
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Notre chère Jeannette est une sainte toujours aimée des jeunes lecteurs. *Jeanne d'Arc* nous revient, joliment racontée en chantefable. Son histoire en prose d'après Mgr de Villepellet alterne avec des poèmes de Joseph Thérol. Cela donne une cadence, une sorte de *balancement* à cette lecture qui remarie la musique et les belles-lettres. C'est un livre de qualité, clair, sobre, agrémenté d'images au trait -- ocre et noir. La composition dépasse nettement la qualité du dessin. Jeanne d'Arc -- Adaptation anonyme. Collection des albums de Mathias chez Dominique Martin Morin.
A donner aux 9-11 ans comme livre de fond.
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Alerte à New York. Le rouge-gorge appelle à l'aide Tucker-la-souris et Harry-le-chat pour porter secours à Chester-le-grillon. Il faudra ces amis et même quelques autres pour sauver le cher *vieux pré* d'être couvert de maisons. Ainsi, Chester pourra-t-il vivre heureux. C'est une charmante histoire, suite à *Un grillon à New York.* Elle est bien illustrée de dessins à la plume qui collent au texte. Ces petits personnages sont ciselés. Bavards et pleins d'esprit, ils ne cessent de s'interpeller, de comploter, de monter des coups pour sauver ce pré. Cela vous a un petit quelque chose des dialogues entre les animaux décrits dans *Monsieur le Sous-Préfet aux champs* d'Alphonse Daudet. La ruse employée pour sauver le pré jette un petit froid dans cette aventure champêtre. Je me suis demandé si cela était bien méchant. Tout bien réfléchi, il ne faut pas demander à une souris, un grillon et un chat la vertu d'un saint Benoît Labre ! *Un grillon à la campagne* de Georges Seldem -- Coll. Bibliothèque International chez F. Nathan. A donner aux 11-13 ans pour son style et son charme.
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*Histoire d'une haie* de John T. White dans la collection Nature aux éditions du Centurion remet à l'honneur une amie bien délaissée, l'aubépine. Cette haie retient l'attention. Son histoire méconnue débute aux vieux temps des Saxons, passe par la peste noire de 1380 et s'achève à notre époque. Que de bienfaits elle apporte ! Les guerres et le temps passent. La haie demeure. Les beaux dessins d'Éric Thomas lui rendent sa beauté drue et verte, sa piquante densité. C'est un bel album extrêmement instructif mais d'une écriture un peu laconique.
A donner aux enfants de 12 à 15 ans qui veulent comprendre la nature.
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Le clou dans un choix de livres, n'est-ce pas toujours l'histoire du héros ? Celle de Georges Koziâk est exactement ce que l'on aime entre 12 et 15 ans. *La vengeance du tzigane,* sous-titre : « Le janissaire slovène ». Georges Koziâk, roman historique de Joseph Jurcic aux éditions « Fraternitas sancti Benedicti ».
C'est un ouvrage plein d'un charme touchant et spécial. La raison en est que l'auteur de ce classique slovène avait 19 ans lorsqu'il l'écrivit. Est-ce l'origine de ce style de source ? Ou bien est-ce la traduction de l'abbé Kolednik ? C'est un vrai plaisir de lire ce livre qui fait toucher du doigt les épreuves du peuple slovène aux prises avec les Turcs. Il ne faut pas omettre de lire les notices diverses en début d'ouvrage. Il faut citer ce que dit Georges Goyau dans sa préface : « *Lorsqu'une œuvre de résurrection historique reconstitue tout un moment de l'histoire du passé, lorsqu'elle dresse en présence l'une de l'autre les influences qui, là-bas aux confins de l'Europe, se disputèrent l'âme du Moyen-Age et lorsque, enfin, elle met à l'honneur un des monastères qui furent, en Marges balkaniques, les messagers de l'ascétisme occidental, on peut affirmer qu'une telle œuvre présente un intérêt littéraire qui doit la rendre accessible aux lecteurs de tous pays, de toutes langues.* » Voici qui est fait puisque ce livre a été traduit dans plus de vingt-neuf langues. C'est l'histoire d'une noble famille slovène dont l'enfant est enlevé par vengeance par un tzigane.
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Le petit, qui est chrétien, est élevé en musulman. Il ne sait plus qu'il est le fils d'un seigneur. Et c'est en janissaire qu'il revient à son château pour combattre les siens sans le savoir. Je ne vous dirai pas la fin de l'histoire. Vous la lirez vous-même. On y trouve un enthousiasme pour les beaux sentiments qui rafraîchit le cœur. Le paysage, la manière dont les scènes se succèdent, ce qui se passe, tout baigne dans une fraîche pensée chrétienne. C'est vraiment un joli livre. La jaquette qui protège la couverture est sans intérêt en revanche. Vous pouvez l'enlever, le simple titre sur la couverture ivoire est finalement d'un meilleur effet.
A donner aux 12-15 ans qui recherchent de belles histoires chrétiennes.
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Et voici une beauté, que j'ai retrouvée en cherchant, je l'avoue, autre chose :
« En hiver, un point noir au loin, une tache minuscule dans l'immensité blanche !... Sur la glace, quelque chose comme une plume tombée d'un oiseau migrateur et restée là, plantée au hasard... au flanc neigeux d'une colline, quelque chose comme un galet noirâtre rejeté par la mer sur la plage toute blanche.
« Quelque chose d'insolite, d'inattendu qui s'impose tout à coup à votre regard, qui grandit au fur et à mesure que vous avancez ; depuis que votre compagnon de traîne, l'indigène toujours aux aguets, l'a aperçu, tout son corps, dans ses yeux qui s'aiguisent, se tend vers là, tout son être semble se hisser vers cet objet... vers cet animal... en attendant d'exploser dans un cri : *Inuk !*
« Et ce cri, qui n'est pour vous que deux syllabes banales, sera pour lui plus que de la joie, un appel à quelqu'un de sa race comme celui d'un loup à un autre loup ! »
Un bon stock de ce livre magnifique *Inuk* écrit par le Père Roger Buliard aux éditions O.P.E.R.A. existe toujours. Vous pouvez en commander aux Nouvelles éditions latines, 1 rue Palatine, 75000 Paris.
Couronnée par l'Académie française, cette œuvre est le fleuron de toutes les vertus héroïques : corps crucifié par le blizzard et la glace, âme torturée de solitude, cœur astreint à la famine, le prêtre de l'Arctique est aussi seul qu'un humain sur la lune. Cependant, ce martyre perpétuel est dit avec une si infinie humilité qu'il réussit à en voiler la brûlure. « Menteurs consommés d'une émérite hypocrisie... tourbe de voleurs, de cyniques et d'écumeurs de mer », ce sont les mots mêmes des missionnaires pour décrire les Esquimaux.
Pour convertir les derniers hommes de la terre, ils les ont pourtant supportés, eux, et l'horreur de leur *Terre stérile.* « Terre hargneuse, implacable, cannibale. Le soleil la fuit trois mois durant l'année, les fleurs visiteuses éphémères d'un jour n'y ont aucun parfum, les oiseaux qui s'y posent en été n'y chantent pas, les chiens n'y aboient pas... »
Écrite dans un style magistral, c'est une étude sur les Esquimaux faite avec une profondeur et une clarté admirables. Qui est l'Esquimau ? Quelle est son attitude face à Dieu ? Voici comment le Père bâtit son livre où il conclut :
« Voilà, pour mon compte ce que j'inscris, sans risque de me noyer dans les chiffres, après douze ans de faction à King's Bay : trente-cinq baptêmes, onze croix au cimetière ! Merci à la Vierge et à Dieu ! »
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C'est un livre qui se médite, qui se reprend, se discute pour ne rien perdre de sa blanche sainteté. Il est beau en plus. Carte géographique et photos en noir et blanc le parachèvent.
A donner aux bons lecteurs de 13 à 15 ans pour leur montrer ce qu'est l'héroïsme chrétien.
*Inunuak,* toujours du Père Buliard aux éditions O.P.E.R.A. se commande à la procure des O.M.I. (12 rue Charles V Paris. Tél. : 278.72.51.) Il a les mêmes qualités qu'Inuk mais avec un ton plus hésitant, quant au style.
Faire la biographie de Mgr Fallaize n'est apparemment pas simple ; son humilité, sa discrétion, le rendant difficile à découvrir en profondeur. Petit à petit, son portrait sort pourtant de la neige et c'est celui d'un saint. Celui qui fut le premier évêque des Esquimaux se caractérise d'un surnom que lui donnèrent les sorciers : « On n'y peut rien ». Effectivement, on ne pouvait rien contre lui. Sa tranquille et patiente vertu tenait en échec les pires assassins et venait à bout de tout. De cette indestructible foi est née la chrétienté du Grand Nord. Comme le précédent ce livre est un exemple à méditer avec amour et respect. Aussi bien présenté qu'Inuk, il correspond au type d'adolescent qui se cherche un modèle. On voit mal cependant les étapes spirituelles qui ont conduit ces héros jusqu'à de tels sommets.
\*\*\*
Dans *Un Chemin de feu* de Mère Laurentia Sibien paru chez Téqui (et pour les mêmes âges que les précédents), c'est l'inverse.
Cette jeune protestante plutôt tiède, devenue peu à peu catholique, finit quasiment martyre, déportée à Gommern pendant la dernière guerre. C'est une belle figure. Mariée avant la guerre de 1914, puis bénédictine, c'est elle qui raconte son chemin : une progression douce et constante qui la mène jusqu'à la perfection. La grâce l'atteint à l'improviste ; à propos d'un paysage, à cause d'un coucher de soleil. C'est un beau livre pour une jeune fille. -- Des fleurs, des pirates, des saints, voilà de quoi charmer toute une famille !
France Beaucoudray.
### Bibliographie
#### Pierre Chaunu Église, *culture et société* (*1517-1620*) (*S.E.D.E.S.*)
Ce livre est issu d'un cours, vingt-cinq leçons sur la réforme et la contre-réforme. Cent mille volumes, nous dit-on, ont déjà traité ce sujet, et la bibliographie « utile » comporte « plus de 2000 ouvrages d'une réelle importance ». (On se prend à rêver au désir, impossible de Larbaud : *Avoir lu tous les livres et tous les commentaires.*)
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Que nous apporte celui-ci ? Une volonté de comprendre. La thèse de Chaunu est que Réforme et Contre-réforme -- il n'aime pas ce mot -- sont des frères ennemis, mais la fraternité compte beaucoup plus que l'hostilité. C'est sa démarche constante. Sans nier les divergences, il n'aime pas opposer. Lui, il aime composer, comprendre, réunir. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux, dit Pascal. Mais il faut aussi beaucoup d'esprit pour rappeler les convergences, quand ce sont les différences qui sautent aux yeux.
Une page de ce livre en résume l'objet : « La chrétienté catholique et la chrétienté protestante divergeront, désormais, très peu sur le fond, mais essentiellement sur la forme. A l'intérieur du religieux et de la relation sacrale, nous avons signalé la spécificité chrétienne. Elle est un rapport culturel à la mémoire d'une histoire, d'un vécu qui donne sens et cohérence. Elle est la mémoire d'un peuple, confiée à un peuple. Le christianisme est une religion -- c'est une sottise que de le nier comme on l'a fait récemment -- mais une religion tout à fait insolite, unique en son principe directeur. A l'intérieur de l'histoire insolite de l'Église, l'histoire de la Réformation est un autre insolite, un insolite qui donne, depuis 450 ans, un visage sans équivalent et sans précédent à l'Église. En gros, l'année 1520 voit naître -- qui le sait en 1520, Dieu le sait -- pour longtemps une chrétienté bipolaire. »
On ne reprendra pas ici l'ensemble de ce parcours, où l'affreuse déchirure est décrite avec une grande finesse, une grande délicatesse. Il faut signaler au moins le parallèle que fait Chaunu entre les sectes protestantes et les ordres religieux. Les sectes jouent dans la Réforme le rôle des moines dans l'Église, celui d'une réserve de forces spirituelles (mais à quel prix, chez les réformés, puisqu'il n'y a ni guide, ni contrôle). Intéressantes aussi, les pages qui comparent l'Église de la parole (réformée) et l'Église des sacrements.
Cette Église de la parole nous amène à une autre constatation. On remarque au passage (même si on le savait déjà) combien des traits de la Réforme se retrouvent dans des innovations de Vatican II et de ce qui a suivi. Usage de la langue vulgaire, « travail » sur les textes sacrés. L'Église luthérienne, dit Chaunu, fait penser « à une Église catholique appauvrie ». Les mots nouveaux : en Angleterre *love* au lieu de *charity, favor* au lieu de *grâce.* Le côté petit troupeau : pour les anabaptistes, l'Église est une minorité de convertis opposés à la foule des autres, qui croient être chrétiens mais ne le sont pas. Le sacerdoce des laïcs, grande idée de Luther. Tout cela rappelle une affligeante actualité.
Il faut citer enfin l'éloge que fait Chaunu de « l'œuvre immense » du concile de Trente : « On mesure mieux, dit-il, ce que fut le grand concile du XVI^e^ siècle, aujourd'hui que son œuvre a été ébranlée et qu'une tentative pour en rejeter les choix vient de porter dans le monde catholique ses fruits amers pour tous, au dedans et au dehors. »
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Il peut arriver à Chaunu, dans sa volonté de mettre l'accent sur le fond commun, de parler plus en historien qu'en théologien, et d'amoindrir des différences irréductibles. N'empêche, voilà un beau livre, riche de savoir, d'intelligence et qui manifeste une vertu d'accueil, de compréhension de l'autre, qui est plutôt rare aujourd'hui (il y a bien des théologiens catholiques qui semblent incapables de parler avec autant de justesse du concile de Trente).
Georges Laffly.
#### Robert Pannet *Baptisez-les *(Éd. France-Empire)
Tous ceux qui ont lu les livres de l'abbé R. Pannet sur la religion populaire et la paroisse se doutent bien de sa position sur le baptême des enfants. Non pas qu'il ignore ou sous-estime les problèmes que peuvent soulever certains cas difficiles ; mais ces cas sont exceptionnels ; la règle est qu'il faut baptiser les enfants dans les premiers jours ou les premières semaines de leur naissance. C'est la tradition depuis l'origine, c'est la doctrine de l'Église et c'est habitude encore de nos jours.
Un livre destiné au grand public n'aurait donc pas été nécessaire sur ce point si une campagne n'avait été lancée, il y a quelques années, contre cette pratique par les milieux progressistes. Le jésuite J. Moingt et le directeur adjoint du C.N.P.L.H. Denis se sont signalés dans cette entreprise perverse. La mollesse épiscopale favorisait leur action.
Dans *Baptisez-les* on trouvera le dossier complet du débat (en 260 pages) qu'il sera bon de faire connaître aux parents et même aux prêtres qui auraient été touchés par le virus progressiste.
Deux curés de paroisse, les abbés G. Lagrange et A. Reneaume ont collaboré au livre de R. Pannet, curé lui-même. Dans une courte préface, Hans Urs von Balthasar confirme de sa grande autorité les idées développées par l'abbé Pannet.
Louis Salleron.
#### Paul Sérant *L'aventure spirituelle des Normands *(Robert Laffont)
Le Mont Saint-Michel fut, on le sait, mis en Normandie par la folie de la Sélune. C'est ce qui permet à P. S. de voir une aventure spirituelle dans toute l'histoire des Normands.
153:257
Il nous raconte cette histoire, des Vikings à nos jours, en fresques ordonnées autour d'un thème principal l'épopée monastique, les Plantagenêt, la Réforme, les îles anglo-normandes, la Nouvelle France, les écrivains normands, le débarquement allié de 1944 etc. Bien entendu les grandes figures religieuses de la province ponctuent la chronologie de cette histoire Lanfranc, saint Jean Eudes, Marie des Vallées, Marie de l'Incarnation et les martyrs du Québec etc. Thérèse de Lisieux, « la plus invoquée des saintes », a droit à un chapitre spécial.
Cette manière un peu décousue d'écrire l'histoire a des inconvénients ; mais elle a l'avantage de mettre en relief les traits contradictoires d'une province si fortement caractérisée par ailleurs dans son unité territoriale : foi ardente et scepticisme foncier, prudence et audace, esprit légaliste et coutumier, patriotisme et liens multiples avec l'Angleterre etc.
Parsemé d'anecdotes et de « petits faits », le livre se lit avec beaucoup d'agrément.
Louis Salleron.
#### Guy Le Rumeur *La révolte des hommes et l'heure de Marie *(Chez l'auteur, 79290 Argenton-l'Église)
En dehors de ses ouvrages consacrés aux pays d'Outre-Mer, l'auteur s'est intéressé au caractère apocalyptique de notre temps et aux révélations privées qui y ont trait (notamment Kerezinen et Garabandal). Dans son dernier livre, il rappelle d'abord les « révoltes d'antan » (Martin Luther, la franc-maçonnerie, le marxisme) et analyse, face à « la grande apostasie », le « drame de la Salette » et les « méandres de Fatima ». Aujourd'hui arrive « l'heure de Marie » qu'annoncent les messages donnés par la Vierge à Don Gobbi, le fondateur du Mouvement Sacerdotal Marial.
Sans qu'on soit obligé de suivre l'auteur dans le détail de ses jugements et convictions, on ne peut qu'être d'accord avec lui sur sa « lecture » de l'Histoire et des événements que nous vivons. Nous sommes bien entrés dans « la grande apostasie » dont nous ne sortirons que par la médiation de la Femme de l'Apocalypse, celle qui apparaît « vêtue de soleil, la lune sous les pieds, la tête couronnée de douze étoiles ».
L. S.
154:257
#### Robert Pincemin *La paix et l'argent *(Éd. du Cèdre)
Pour R.P. la paix sociale passe par la réforme de la propriété capitaliste. Ni l'individualisme, ni le collectivisme ne peuvent l'assurer. La coupure radicale entre le capital et le travail étant le mal qu'il s'agit de guérir, c'est en assurant au salarié la part de capital qui lui revient qu'on le guérira, car la propriété étant en elle-même une chose bonne et conforme à l'ordre naturel, elle doit être accessible à tous.
L'auteur esquisse les modalités de la réforme à effectuer. Son expérience industrielle lui permet de faire des propositions concrètes dont le réalisme rejoint la doctrine sociale de l'Église.
L. S.
#### Jeanne Favret-Saada *Les mots, la mort, les sorts la sorcellerie dans le Bocage *(Gallimard)
Livre difficile à lire que celui-ci, car c'est d'une savante qui écrit à la mode des siens. Étrangère, psychanalyste (et psychanalysée), spécialiste de la violence dans les systèmes politiques tribaux arabes (*sic*), cette dame du CNRS n'a rien trouvé de mieux que d'aller étudier de près les étranges coutumes de la paysannerie française, à environ 300 km de la capitale. Les surprises furent de taille, tant pour la spécialiste que pour ses collègues, railleurs, du Laboratoire d'ethnologie et sociologie du CNRS, organisme qui l'a laissée libre de s'aventurer durant des mois dans des chemins incertains et même dangereux. Car étudier la sorcellerie, les malheurs en séries advenus à des fermiers de l'Ouest, c'est pénétrer dans un monde étrange, fait d'un réseau de connexions « magiques », inexplicables pour une bonne partie des cas auxquels elle a pu assister ou qui lui ont été contés. Elle a aussi participé à l'histoire de certains paysans, car pour accepter la réalité de cet univers nouveau pour elle, ne pas paraître méprisante comme ces journalistes de la ville, devant qui toutes les bouches se ferment, il faut jouer le jeu, tenir sa place, accepter qu'on vous considère comme acteur...
155:257
Sinon le discours paysan devient opaque : le malheureux ou le témoin du malheur manifestent un apparent scepticisme devant un homme de la ville imbu de rationalisme ; plus rien ne passe. Mais parler, dialoguer avec compréhension et même curiosité sympathique, c'est être crédité d'un rôle à tenir, c'est côtoyer le malheur, les sorts, frôler la mort et l'auteur lui-même s'est fait désenvoûter. On est donc là proche du supranormal, du domaine des maléfices et du Malin. Jeanne Favret-Saada n'a d'ailleurs donné qu'une partie de ses expériences et annonce un autre livre ; ce qu'elle en écrit est déjà éloquent. Son rapport est souvent sec, émaillé de constatations cliniques ou même généalogiques (structures des familles de jeteurs de sorts). Il y a en effet beaucoup de phénomènes qui ressortent de cas pathologiques, mais d'autres résistent et notre bonne dame montre quand même quelque inquiétude d'avoir eu à prendre sa place dans les discours et les situations. On peut d'ailleurs se demander si de telles situations, généralement relatives à des questions de biens matériels (prés, animaux, argent...) ne sont pas à trouver aussi dans des villes. Il est probable que cet ouvrage suscitera des vocations pour étudier ces manifestations maléfiques qui viennent du fond des âges, et leurs antidotes, parfois tragiques pour le sorcier. C'est évidemment un monde de rituels qui est sous-jacent. J'en reviens à ce que j'ai déjà dit sur la franc-maçonnerie (ITINÉRAIRES, n° 240, fév. 1980, pp. 98-99) : l'homme ne peut suivre les prescriptions de n'importe quels rites ; il ne peut penser, lire, dire, faire n'importe quoi. Le terrain qui est nôtre, c'est-à-dire le monde tout entier abîmé par la chute, est piégé. C'est donc folie que de suivre activement certains sentiers, sauf pour aller y sauver des hommes, mais quelle force il faut, et quelle aide est nécessaire ! Souhaitons à Jeanne Favret-Saada le courage nécessaire, alors qu'elle se tient délibérément sur un plan purement laïque, encore qu'elle ait cité des cas de prières et d'exorcismes. Souhaitons à cet auteur le succès dans ses recherches qui ouvrent des abîmes sur la société de la Mayenne, de la Manche et de l'Orne.
Hervé Pinoteau.
#### Pierre Gordon *Les racines sacrées de Paris et les traditions de l'Île-de-France *(Éditions Arma artis)
Il s'agit ici d'une réimpression faite par Arma artis (B.P. 236, 92205 Neuilly sur Seine cedex) d'un ouvrage paru à une date non précisée, probablement vers 1950.
156:257
Gordon s'est spécialisé dans les religions anciennes, les traditions et vieilles coutumes ; son ouvrage sur *Les racines sacrées de Paris...* est de la même veine. Certes tout n'est pas à prendre au sérieux, ne serait-ce que dans les étymologies ou les explications de tels rits, mais il est quand même d'intérêt d'avoir sous la main un petit recueil de mythes, énigmes, contes et autres curiosités relatifs à notre capitale et à la province qui l'environne. Il y a là tout un « fantastique » qui a laissé des traces dans la toponymie et des coutumes, souvent bien dénaturées, qui viennent du fond des âges. Notre pays est d'ancienne civilisation, sans discontinuité depuis l'origine des hommes en cette région de la planète. C'est dire la multitude de faits étranges parvenus jusqu'à nous. Pourquoi le muguet du 1^er^ mai, les feux de la saint Jean, les rits de la sexualité qui ont longtemps existé dans les campagnes ?... Tout n'est pas chrétien, loin de là, mais les amateurs de folklore seront comblés. Au détour d'un chapitre, j'apprends que l'évêque saint Marcel lutta contre un dragon *sur les rives de la Bièvre* et qu'il fut victorieux de cette bête qui terrorisait la population... Je me suis mis à rêver à notre Lustiger crossant de son étrange insigne de bois mal fichu, le nouveau dragon sorti de la rue de Bièvre, lorsqu'il fera (enfin !) peur aux Parisiens et même au reste des hommes, sortis de leur étrange torpeur, de leur ivresse démocratique et de leur illusion socialiste.
Hervé Pinoteau.
#### The royal abbey of Saint-Denis in the time of abbot Suger (1122-1151) (The Metropolitan Museum of Art)
Les 10, 11 et 12 avril dernier s'est déroulé à New York un symposium international consacré à l'abbé Suger et Saint-Denis. Je n'ai pu m'y rendre, hélas, mais le programme qui m'a été envoyé m'a semblé de grand intérêt. Les conférences devaient avoir lieu à la Columbia University et l'ensemble était placé sous la direction d'honneur de l'illustre archéologue Sumner Crosby et la direction de Paula Gerson. Le prétexte de ce festival d'érudition était le 900^e^ anniversaire de la naissance du grand Suger (1081-1981). Dans l'attente du recueil, sachons qu'il fut beaucoup question d'architecture, d'iconographie, de symboles, de style, de liturgie, d'orfèvrerie... Parmi les orateurs, les Français étaient évidemment en grand nombre ; citons : Léon Pressouyre, Louis Grodecki, Danielle Qaborit-Chopin (dont j'ai parlé de l'édition de l'inventaire du trésor dans ITINÉRAIRES, n° 237, nov. 1979, pp. 123-132), Éric Bournazel, Michel Bur...
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Les Américains sont évidemment moins connus des lecteurs d'ITINÉRAIRES, mais il faudra bien un jour qu'on en vienne à donner un panorama de l'œuvre historique qui est faite aux États-Unis relativement à notre pays, nos institutions, notre art, etc. Cela sera fait quand on pourra disserter sur le recueil. Dans l'attente de cette parution, je signale le beau livre dont le nom est inscrit en tête. Il s'agit du catalogue de l'exposition de ce nom au Metropolitan Museum of Art, de New York. C'est un in-quarto illustré, dont la couverture représente le fameux calice d'agate, un des joyaux du trésor, actuellement déposé à la National Gallery of Art, Widener Collection (Washington D. C.). L'exposition n'était pas énorme (28 numéros), mais elle illustrait à merveille le climat artistique de l'abbaye du temps de celui qu'on put appeler « pater patriae ». Vitraux, sculptures, objets liturgiques, un éperon du sacre royal (venu du Louvre), sont expliqués par des notices d'intérêt, augmentées d'une illustration abondante photographies de l'abbaye, dessins d'archéologie, etc. On retrouvera en particulier cinq des dessins d'Antoine Benoist, exécutés à la fin du XVII^e^ siècle et représentant des statues colonnes du portail ouest. Je dis « retrouvera », car une partie des lecteurs d'ITINÉRAIRES a lu autrefois l'excellent texte de dom Édouard Guillou sur *Saint-Denys dans l'histoire et dans l'art* paru dans *Nouvelles de chrétienté-Civitec,* n° 331, du 21 déc. 1961 (près de vingt ans, déjà !) et on y avait inséré alors les 24 dessins de statues qu'on pouvait trouver dans les papiers de Bernard de Montfaucon, à la Bibliothèque nationale ; on sait qu'ils avaient été bien mal gravés dans *Les monumens de la monarchie Françoise* de cet auteur. Le présent catalogue qu'on peut se procurer en écrivant à New York (The Cloisters, The Metropolitan Museum of Art, 5th Ave. at 82nd St., New York, N.Y. 10028, USA) est composé des textes suivants : un avant-propos du directeur Philippe de Montebello, « Abbot Suger, the abbey of Saint-Denis, and the new gothic style » de Sumner McKnight Crosby, « Monumental sculpture at Saint-Denis under the patronage of abbot Suger » de Charles T. Little, « Stained glass at Saint-Denis » de Jane Hayward, « For the service of the table of God » de William D. Wixom ; une bibliographie termine l'œuvre et les notices des objets commentés. Nombreuses sont les énigmes à résoudre autour de Saint-Denis et l'œuvre de Suger qui n'a pas tout écrit sur ses actes. Il est évident qu'on ne sait toujours pas la raison de l'iconographie de certains objets (que l'on pense au vitrail des trois rois, trois fois représentés... ou si l'on préfère, des neuf rois !) et qu'il faut sortir de l'œuvre de Suger pour connaître l'histoire d'objets ici même représentés (je pense tout particulièrement à l'éperon du sacre). A quoi servit le bas-relief aux douze apôtres trouvé en 1947 par S. Crosby ? Quelle était l'identité de tous ces rois de Juda qu'on pouvait admirer aux portails ? Les archéologues se réjouissent de toutes ces énigmes qui balisent leur recherche et même leur existence. Mais il faut bien avouer qu'on reste trop souvent devant des obscurités qui nous semblent à jamais insolubles. Les historiens de l'art raisonnent sur des épaves, parfois somptueuses, mais trop souvent lamentables restes de fastes éteints.
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L'histoire qu'ils édifient est animée par des découvertes, des réunions d'érudits et aussi par la fascination des objets. C'est le domaine de l'évocation de personnalités qui ont joué un grand rôle dans l'art, la politique et la mystique. Tout se tient, il suffit d'ouvrir les yeux en nos jours décadents. Notre art religieux est tombé à presque rien et il décore, si l'on peut dire, d'abominables liturgies suivies ou subies par des catholiques recyclés dans une révolution libérale et socialiste perpétuelle, maîtresse des esprits, des cœurs, des institutions, des lieux les plus sacrés de notre hexagone résiduel... C'est le temps des ténèbres ! La France catholique, la seule vraie, n'a plus d'artistes, de Suger, de Louis VI ou de Louis VII. Nous sommes occupés, n'ayons pas peur de l'écrire, obsédés, même, par des barbouilleurs de cauchemar devant lesquels tout le monde s'incline avec respect ; nous sommes régis par des évêques en folie et des énarques en socialisme plus ou moins avoué... Bref nous sommes dans un monde bien différent de celui de Suger. Notre bon abbé du XII^e^ siècle serait bien perdu au milieu de nous, et sa méditation sur les hiérarchies célestes n'attirerait plus les foules. Raison de plus pour nous inquiéter d'un message qui nous est transmis à travers les siècles, par le canal de l'abbaye de Saint-Denis.
Hervé Pinoteau.
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## Informations et commentaires
### Yves Montand : « Plus monstrueux que le fascisme »
« Une interview explosive d'Yves Montand », annonçait la couverture du n° 53 de *Première,* « le magazine du cinéma », paru au mois d'août. A notre connaissance la presse n'y a fait aucun écho. Acteur connu, chanteur célèbre, vedette du chobiz, Yves Montand, d'habitude, ne passe pas inaperçu. Mais il a dit une énorme incongruité. Il a parlé (presque) comme Soljénitsyne. Il a contredit le dogme principal de la religion d'État qui règne sur les grandes (et petites) démocraties depuis 1941. Il a déclaré, c'est incroyable, connaître quelque chose de plus *monstrueux que le fascisme.* Déclaration coupable, déclaration sacrilège, qui est certainement consignée a toutes fins ultérieurement utiles dans les archives policières de l'appareil communiste, mais qui n'a pas été reproduite par les journaux ni mentionnée par les radios-télés :
« Je ne le répéterai jamais assez, le stalinisme, pour moi, est plus monstrueux que le fascisme. »
Certes, Yves Montand a raison : il ne le *répétera jamais assez.* On a même l'impression qu'il ne l'avait pas beaucoup répété jusqu'ici. Mais nous risquons d'être injuste. Même s'il l'avait beaucoup dit, et publiquement, la presse ne l'aurait pas davantage rapporté que cette fois-ci. Alors peut-être l'a-t-il fait souvent déjà, sans qu'en sachent rien tous ceux qui ne sont pas lecteurs habituels des « magazines de cinéma ».
Toute la conscience publique des démocraties occidentales, depuis quarante ans, est impérieusement dominée par l'axiome qu'il n'y a *rien* qui soit aussi monstrueux que le fascisme. Et cet axiome est la condition nécessaire et suffisante, à la longue, de la victoire du communisme. Depuis quarante ans, la domination communiste n'a cessé, pour cette raison, de s'étendre chaque jour davantage sur le monde.
Yves Montand, par timidité intellectuelle, ou par prudence opportune, ne parle pas du *communisme.* Il parle seulement du *stalinisme.* Mais c'est bien au *communisme* qu'en parlant ainsi il porte déjà un coup, car *c'est le communisme* qui a un intérêt permanent à faire croire qu'il ne peut rien exister de plus monstrueux que le fascisme.
160:257
D'ailleurs, le *communisme soviétique* est et demeure parfaitement *stalinien.* Tous les dirigeants du Kremlin depuis la mort de Staline, tous sans exception sont des hommes qui ont été formés par le stalinisme, qui ont fait carrière sous Staline, qui ont survécu et se sont qualifiés dans le stalinisme. Au demeurant le stalinisme n'a jamais été qu'un perfectionnement du marxisme-léninisme. Un perfectionnement et non pas une déviation.
Bien sûr, Yves Montand n'est pas Soljénitsyne. Il n'a pas la précision, l'exactitude et le courage intellectuel de Soljénitsyne énonçant que *le communisme est un ennemi bien pire et autrement plus puissant que l'hitlérisme.* Mais enfin c'est déjà un rare courage. Et peut-être aussi un signe des temps. Il est bien temps, justement...
J. M.
#### L' « œcuménisme » pris la main dans le sac
L' « Armée du salut » annonce qu'elle se retire du « Conseil œcuménique des Églises » : cette nouvelle n'a reçu que peu de place dans la presse du mois d'août et n'a guère été commentée.
La raison de ce retrait : l' « Armée du salut » reproche au Conseil œcuménique, depuis plusieurs années, de financer les « mouvements de libération armée ». Déjà en 1978, pour ce motif, l' « Armée du salut » avait suspendu sa contribution financière au Conseil œcuménique. Maintenant elle se retire tout à fait. Le scandale est immense, et ignoble, de ces dons collectés dans le monde entier sous des prétextes *religieux* ou plus généralement *charitables,* et qui servent aux organisations terroristes qu'arme et soutient d'autre part le KGB. On peut mesurer par là jusqu'à quel point le Conseil œcuménique est pénétré et manipulé par le communisme. Mais ne comptez pas sur vos journaux habituels pour vous éclairer là-dessus.
#### Mgr Gilson, l'évêque qui va « savoir dire non au pouvoir »
Le périodique *De Rome et d'ailleurs,* que dirige Roger Salet (boîte postale 177, 78004 Versailles cedex), a publié dans son numéro 22 un article de Louis SALLERON sur Mgr Gilson, à la suite de sa nomination au Mans.
161:257
Tout l'article serait à retenir (comme pour la plupart de ceux qui paraissent dans cette excellente publication, notamment ceux de Michel Martin). En voici quelques extraits qui méritent une particulière attention :
Précédemment évêque auxiliaire de Paris, Mgr Georges Gilson a été nommé évêque du Mans au mois d'août dernier. Le 13 août, il a tenu une conférence de presse dont Alain Woodrow nous donne quelques extraits dans *Le Monde* du 15 août. A notre tour, nous extrayons de ces extraits quelques propos qui ont retenu notre attention (c'est nous qui soulignons) :
« Je suis (...) un des plus jeunes évêques à avoir suivi le concile. Et j'essaierai d'être un *évêque conciliaire* (*...*) On parle aujourd'hui d'un *retour en arrière,* d'une volonté *chez certains d'effacer le concile.* Pour ma part, j'entends appliquer *le concile, dans toute sa profondeur authentique,* et je refuse de me laisser entraîner par le *courant intégriste.*
Évoquant les « événements de mai 68, qui fut aussi le mois où Mgr Marty arriva à Paris :
« J'étais surtout impressionné, dit Mgr Gilson, par le rôle important attribué à l'Église. Combien de personnes, y compris *des hommes politiques,* sont venus frapper à la porte de l'Église pour lui demander son aide, et même carrément *de prendre les choses en mains.* La grandeur du Cardinal Marty, *en véritable évêque conciliaire,* a été d'avoir toujours su *dire non au pouvoir.*
De ces paroles ressort à l'évidence qu'il y a aujourd'hui deux catégories d'évêques : les « conciliaires » et ceux qui ne le sont pas. On cherche à comprendre le sens de l'épithète. Il y a, légitimes ou non, des évêques catholiques, des évêques orthodoxes, des évêques anglicans. Il y a des évêques français, allemands, italiens. Mais qu'est-ce qu'un évêque conciliaire ? L'épithète indique sans doute un état d'esprit : celui-là même qu'implique la volonté qu'exprime Mgr Gilson d' « appliquer le concile dans toute sa profondeur authentique au lieu de l' « effacer », de revenir « en arrière », de se laisser « entraîner par le courant intégriste ».
Cette déclaration est intéressante. Elle nous révèle -- car c'est une révélation pour nous -- qu'il y a des évêques non conciliaires. En France du moins. Il ne s'agit évidemment pas de Mgr Lefebvre. « Chez certains », dit d'ailleurs Mgr Gilson. Ils sont donc plusieurs, et assez nombreux ou assez notables pour que Mgr Gilson croie devoir se démarquer d'eux.
Que veulent donc ces évêques non conciliaires, ou anti-conciliaires ? Leur dessein semble redoutable. Ils veulent revenir en arrière, effacer le concile, s'afficher intégristes. Nous ne l'aurions jamais cru si Mgr Gilson, bien placé pour en connaître, ne nous le laissait savoir. Mais qui sont-ils ? On a envie de crier : des noms ! des noms !
Quittant Paris, on aurait pu penser que Mgr Gilson visait son cardinal archevêque de la tutelle duquel il se sentait enfin délivré. Mais non ! Mgr Marty était, comme on se doutait, un « véritable évêque conciliaire ». En quoi donc ? En ceci, qui est sa « *grandeur *», qu'il a « *toujours su dire non au pouvoir *».
162:257
Le critère est imprévu. Jusqu'ici on caractérisait ordinairement l'intégrisme par une intransigeance doctrinale qui, au plan politique, se manifestait par le refus de toute complaisance envers le pouvoir. Le progressisme et le modernisme, à l'inverse, s'identifiaient à l'ouverture au monde, c'est-à-dire à l'accord, le plus poussé possible, de la doctrine et de la pratique catholique avec les idéologies de ceux qui détiennent le pouvoir légalement ou en fait.
Mgr Gilson semble impressionné par le rôle qu'a joué le cardinal Marty en mai 68. Lequel donc ? On croit comprendre que les dirigeants politiques frappaient à sa porte pour lui demander son aide ou même carrément de prendre les choses en mains...On aimerait avoir des détails. Si la prudence, naturelle ou surnaturelle, lui inspira de se contenter de vagues bonnes paroles pour tout le monde, est-ce cette attitude que Mgr Gilson qualifie de « dire non au pouvoir » ? Avons-nous eu pendant treize ans, sans savoir le reconnaître, un cardinal Wyszynski à la tête de l'Église de France ? Et ses prédécesseurs étaient-ils des évêques non conciliaires disant toujours oui au pouvoir ?
Si Mgr Gilson fait allusion à des faits plus récents et à une attitude constante, veut-il dire que le oui donné à l'A.C.O., à la J.O.C. et à tous les mouvements socialistes et marxistes était du même coup un non au pouvoir ? Mais c'était un non au pouvoir officiel branlant et un oui au pouvoir réel devenu aujourd'hui le pouvoir officiel. Mgr Gilson, dans son nouveau diocèse où sa responsabilité ne pourra s'abriter derrière celle d'un archevêque ou d'un cardinal dont il dépendait peu ou prou, va-t-il maintenant manifester sa qualité d'évêque « conciliaire » en disant non au pouvoir socialo-communiste ?
Prenons date. La question de Louis Salleron est clairement posée à Mgr Gilson. Ses diocésains du Mans verront bien, dans les paroles mais surtout dans les faits, quelle sera la réponse.
Les évêques de France ont été très forts pour « dire non au pouvoir » quand ils étaient soutenus (ou suscités) en cela par l'autre pouvoir, le pouvoir socialo-communiste, qui *tenait* déjà, comme autant de fiefs féodaux, des secteurs importants, et souvent dominants, de l'enseignement, de la presse écrite ou parlée, du syndicalisme, etc. Mais cet autre pouvoir était un pouvoir masqué, non officiel, criant chaque jour à la TV qu'on le tenait « à l'écart de la TV », à l'écart du pouvoir. Maintenant cette pantalonnade n'est plus possible. Les socialo-communistes ont ouvertement et officiellement le pouvoir, tout le pouvoir. On attend Mgr Gilson.
#### La véritable ambition du président Mitterrand
Se réveillant un peu tard, Jean-François Deniau, qui fut l'organisateur malheureux de la campagne électorale du président Giscard d'Estaing, écrit dans *Le Monde* du 3 septembre :
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*M. Mitterrand n'a pour modèle ni l'Allemand Schmitt ni le Suédois Palme, mais le Chilien Allende ; comme il l'a dit lui-même,* « un Allende qui réussirait »... *Parce que son ambition est grande et ne se limite pas au changement sans risque si cher aux Français en 1974 comme en 1981. Elle est de créer ce socialisme modèle qui marquera l'histoire de la France et du monde, et pour lequel Allende lui avait donné quelques conseils, qui étaient notamment de ne pas faire trop peur trop vite aux classes moyennes et de ne pas laisser subsister un grand journal d'opposition qui puisse mobiliser l'opinion *»*.*
Oui, telle est l'ambition, tel est le dessein, telle est la stratégie. Tout l'essentiel est dit.
Il est bon que cela ait été, une fois, imprimé dans *Le Monde.* Mais les hommes politiques responsables qui, avant mai 1981, détenaient les grands media, avaient omis de s'en servir pour avertir les Français.
#### Le Panthéon c'était sérieux
Émission spéciale d'un timbre à 1,60 F intitulé : « *Panthéon, 21 mai 1981 *». C'est la visite solennelle au Panthéon par laquelle le président Mitterrand a tenu à inaugurer son septennat. Acte *religieux,* signifiant le *retour à la religion d'État de la République maçonnique, --* religion d'État qui avait été non certes abandonnée, mais un peu négligée et insuffisamment révérée depuis la fondation de la V^e^ République en 1958. Nous avions souligné l'importance de cet acte solennellement inaugural dans l'éditorial de juillet : *Le symbole du Panthéon.* Ceux qui persistaient cependant à supposer qu'il s'agissait d'une grimace sans portée pourront y réfléchir : c'est la première fois qu'un timbre-poste commémore l'élection d'un président de la République de son vivant. Pour avoir passé outre à cet usage bien établi, il fallait une raison de poids...
#### Nous avons un ministre de l'inculture
*Paris-Match,* n° 1683 du 28 août 1981, page 3 couverture. Déclaration d'un certain Jack (*sic*) Lang, dont la secte socialiste actuellement au pouvoir a fait un « ministre de la culture » :
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« *Je ne vois pas au nom de quoi un homme de quarante ans peut être juge de la sensibilité d'un jeune de quatorze. *»
Il ne voit pas.
Cette cécité-là est la définition même de l'inculture.
#### Nous avons aussi un ministre de la police bien mal policé
Bien que décoré du titre pompeux et kilométrique de « ministre d'État, ministre de l'intérieur et de la décentralisation » (sic), le titulaire de ce poste est premièrement ministre de la police.
Voici la reproduction intégrale de l'information parue dans *Le Monde* du 30 septembre :
M. DEFFERRE VEUT DES POLICIERS DÉFENSEURS DES HONNÊTES GENS. -- « *La police aura désormais une formation qui lui apprendra à être une police non pas détestée, non pas redoutée par les étrangers qui viennent sur notre territoire, mais, au contraire, une police considérée comme le défenseur des honnêtes gens et de ceux qui travaillent....* » a déclaré M. Gaston Defferre, ministre de l'intérieur, le lundi 28 septembre, au micro de R.M.C.
« *Dans le passé, les policiers étaient surtout tournés vers une activité anti-ouvrière, contre les grévistes et contre les travailleurs *», a dit encore le ministre de l'intérieur, avant d'ajouter que « *dans les quartiers de certaines villes, étant donnée la politique du gouvernement de droite, c'était le racisme, l'antisémitisme, les ratonnades* » qui dominaient.
(Le « micro de R.M.C. », c'est Radio-Monte-Carlo.)
Les personnels de police globalement insultés et calomniés par leur propre ministre, bien connu pour s'exprimer toujours avec pondération et en mesurant les termes qu'il emploie, voilà encore une belle nouveauté.
Le ministre de la culture prêche contre le principe même de la culture. Le ministre de la police tient un langage de provocateur. Nous reproduisons ces pages d'anthologie pour qu'elles ne se perdent point ; elles le méritent.
#### Un an après Copernic « La Croix » persiste et signe
Du journal *La Croix,* le 3 octobre 1981 :
« *Souvenons-nous. Il y a un an* (*...*) *A peine trente-cinq ans après l'effondrement du régime hitlérien, le hideux racisme montrait non seulement qu'il n'était pas mort mais qu'il reprenait de la vigueur sous la forme d'une extrême-droite néo-nazie, etc. etc. *»
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Cela est affirmé dans les caractères gros et gras de toute une page consacrée à nous rappeler le forfait de cette extrême-droite néonazie.
En caractères moins gras et moins gros, dans la même page, on nous informe que depuis longtemps l'enquête de la police a établi qu'aucun groupe français n'avait trempé dans cet attentat.
Mais cela, ce n'est que l'enquête, ce ne sont que les faits. La non-enquête de *La Croix,* écartant tous les faits, continue éditorialement à mentir, calomnier, semer la haine, se faire le relais d'une propagande de guerre civile. Sans aucune réserve ni mise en garde, *La Croix* fait écho aux manœuvres du MRAP, qui est notoirement une courroie de transmission du parti communiste. Il est vrai qu'à l'intérieur même de *La Croix,* le sinistre Félix Lacambre, de son propre aveu « compagnon de route des communistes », conserve malgré toutes protestations la haute main sur l' « information ».
#### Pour Simone Veil (celle de l'avortement) l'histoire de France commence en 1920
A l'occasion du même anniversaire, Mme Simone Veil a déclaré (*Figaro* du 5 octobre) :
« *L'histoire montre qu'il a toujours existé en France un courant fascisant. Cette façon de penser n'est pas l'apanage de la seule droite et les influences palestiniennes auxquelles la gauche n'est pas toujours insensible ont parfois une connotation antisémite.* »
Le *fascisme,* ni le mot ni la chose, n'a existé nulle part avant 1920, comme chacun sait. Prétendre qu'il *a toujours existé en France,* c'est faire commencer l'histoire de France après 1920.
Quant à la division systématique entre une *gauche* et une *droite,* cette imposture n'existe que depuis 1789.
La France *de toujours* ne se confond pas, il s'en faut de beaucoup, avec la France moderne, droguée et violentée par la domination étrangère des quatre ou cinq États confédérés qui l'ont défigurée en la contraignant à l'apostasie.
L'histoire de France, celle de saint Rémi et de sainte Clotilde, celle de saint Éloi (travail-famille-patrie), celle de saint Louis, celle de Jeanne d'Arc, celle de saint Vincent de Paul, ne connaissait ni « gauche », ni « droite », ni « courant fascisant ». Il ne faut pas parler de ce qui *a toujours existé en France* quand, Madame, on connaît si mal la France.
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#### « L'Ordre français » : vingt-cinq ans au service de la contre-révolution
La revue mensuelle *L'Ordre français* vient de disparaître, après vingt-cinq ans de lutte au service de la contre-révolution.
Cette revue de doctrine avait été fondée en 1956 par un officier devenu chef d'entreprise, Louis Daménie, qui en fut l'animateur infatigable jusqu'à sa mort survenue en 1972. Le premier éditorial, daté de mars 1956, et intitulé « *Contre l'esprit d'abandon *»*,* révèle les intentions de son créateur :
« *La France est très malade. Elle est en danger de mort. Va-t-elle s'abandonner ou réagir* *? Cela dépend de nous. Son mal est interne, ce sont des Français qui l'attisent dans leur délire* *: quelques misérables qui s'ingénient à rendre bête et méchant le peuple de France, pour son malheur... Il reste cependant des Français qui refusent l'idée de notre déchéance. La rage leur serre le cœur au point de les empêcher de parler, de pousser le cri de ralliement qui les regrouperait. C'est à ceux-là que nous nous adressons...*
« *Notre tare est celle de nos institutions, incapables de prévision et de continuité. Mais la réforme des institutions implique d'abord celle des esprits. Il est urgent d'arracher l'intelligence française à l'ornière d'un scientisme dérisoire. La Patrie n'est pas condamnée aux choix mutilants que l'on nous propose. Nous appelons les meilleurs des Français à l'effort de réflexion, gage d'une action victorieuse. C'est d'eux que dépend la transmission aux générations qui nous suivent du patrimoine dont nous avons la charge et le maintien des valeurs que représente la France dans le monde.* »
La lecture des 25 volumes de *L'Ordre français* montre que la ligne tracée par Daménie a été suivie de bout en bout, sans l'ombre d'un changement : critique de la Révolution, de ses principes et de ses conséquences, défense des valeurs essentielles de notre civilisation chrétienne, refus des idoles modernes et des mensonges communistes issus de la résistance et du gaullisme.
Depuis 1970, toutes les livraisons de la revue reproduisent la déclaration fondamentale qui a servi de charte à l'équipe de *L'Ordre français :*
« *A l'ordre, c'est-à-dire l'ordre catholique, naturel, immuable, établi sur la notion de l'être et de la personne responsables, où les pouvoirs sont délégation divine, et dont la France fut en ses temps de gloire éminemment représentative, la Révolution prétend opposer un ordre inversé, contre nature, évolutif, érigeant l'homme collectif et imaginaire en Dieu et en Souverain, mais réduisant l'homme réel* a *l'état d'ilote irresponsable et dépersonnifié.*
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« *A cette subversion généralisée ne peut faire échec que la Contre-Révolution fondée sur l'ordre intégral.*
« *Dans ce combat décisif pour le salut de la civilisation, et de la France, l'Ordre français se donne comme mission plus particulière la restauration de l'intelligence politique.* »
Les responsables de la revue, catholiques traditionnels, monarchistes et formés à l'école de Maurras, partageaient les mêmes opinions sur la situation actuelle de notre pays et sur les conditions d'une restauration. Monarchistes parce que contre-révolutionnaires, contre-révolutionnaires parce que défenseurs de l'ordre catholique et de la tradition, ils estimaient que la situation de la France de 1960 (et a fortiori de 1980) était considérablement détériorée par rapport à celle de la France des années 1900. C'est tout le sens de la préface du cahier intitulé « La cathédrale effondrée » : à un édifice dont les murs sont encore bons, il suffit d'adjoindre le toit, alors qu'un amas de ruines exige la reconstruction des fondements eux-mêmes. La monarchie est le couronnement indispensable de l'édifice : sa restauration serait illusoire ou précaire si aucun pilier solide n'était là pour la soutenir. La formation d'une élite du cœur et de la raison, la reconquête chrétienne du pays apparaissent donc comme d'indispensables préalables à une refonte de ses institutions. A fortiori, les chances d'établissement et de durée d'une restauration monarchique, après 150 ans d'interrègne, deviennent des leurres si le souverain n'est pas profondément, solidement, irréductiblement formé à l'école de la contre-révolution.
L'exemple actuel de l'Espagne apporte malheureusement une éclatante confirmation à cette thèse qui, loin d'être en contradiction avec le « Politique d'abord », n'en est que l'adaptation à la situation réelle de la France de 1980. Fort de ces convictions, conscient de l'effort entrepris par d'autres équipes de contre-révolutionnaires, notamment dans le domaine religieux, le petit groupe de *L'Ordre français* s'est efforcé de tenir un des créneaux du rempart, en se consacrant à l'étude des problèmes politiques, sociaux et économiques de notre temps. Il a puisé dans l'inestimable trésor que constitue l'œuvre des grands devanciers, de Bossuet à Maurras et Salazar : il s'agissait d'éclairer le présent par l'expérience du passé, démarche qui, à elle seule, constitue un scandale pour l'esprit révolutionnaire.
##### Les hommes
En 1956, L. Daménie faisait équipe avec P. Debray, qui quitta la revue en 1965. En 1958, *L'Ordre français* trouva un collaborateur de premier ordre avec Maurice Jallut ; en 1961, Jacques Boislevant et Dominique Ancelle se joignaient à eux. La rédaction fut assurée par ce petit noyau jusqu'à la disparition prématurée de la plupart des membres : M. Jallut au début de 1968, L. Daménie, le fondateur, au début de 1972, Dominique Ancelle en 1976. Aucun d'entre eux n'avait atteint soixante-cinq ans ! La direction fut assurée par Jacques Boislevant, de 1972 à 1980, autour d'une nouvelle équipe de conseillers et de rédacteurs occasionnels.
*L'Ordre français* a bénéficié, pendant ses vingt-cinq années d'existence, du concours de personnalités éminentes qui lui ont confié des textes sur des sujets très divers : François Saint Pierre, Léon de Poncins, Abbé G. de Nantes, Marcel De Corte, A. Laforge, François Léger, Pierre Bévillard,
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B. Tilly, général E. Janssens, Raymond Denegri, -- sans oublier la collaboration occasionnelle apportée *notamment* par le R.P. Calmel, Louis Jugnet, E. Delamare, J. Ploncard d'Assac, J. Ousset, colonel de Blignières, L. Salleron, H. Rambaud, Jean de Viguerie, M. Fromentoux, le général Callet ; cette liste non exhaustive traduit le souci d'aborder les problèmes politiques et sociaux les plus variés avec l'éclairage contre-révolutionnaire.
##### Les thèmes
*L'Ordre français* a abordé de nombreux thèmes politiques, sociaux et économiques. Revue de doctrine, l'O.F. a rappelé, à chaque occasion, les fondements du droit naturel, de la science politique et de la doctrine sociale de l'Église. Les années 1956-1963 ont été dominées par le combat pour l'Algérie française ; l'O.F. s'est opposé aux doctrines subversives, au gaullisme, à la démission générale qui a consommé la ruine de l'Empire français. Un thème fréquemment abordé a été celui de la guerre révolutionnaire et de l'action conjuguée des communistes et de la franc-maçonnerie internationale. Néanmoins les aspects économiques de la subversion et las problèmes sociaux, notamment celui du logement, ont fait l'objet de plusieurs articles qui conservent toute leur actualité.
Depuis 1964, l'accent a été mis sur les fondements mêmes de la science politique : les problèmes constitutionnels, le libéralisme, la technocratie, le progressisme, le socialisme. L'étude historique des révolutions qui, après 1945, ont donné le pouvoir aux communistes dans divers pays d'Europe a été approfondie, notamment par Léon de Poncins qui, en outre, a mis à jour ses grandes analyses de la franc-maçonnerie.
Depuis 1970, l'O.F. a publié de nombreux textes relatifs aux écrivains contre-révolutionnaires français et étrangers et des analyses sur le monde communiste, l'Europe et le Tiers-Monde. La critique du régime a été poursuivie en permanence, à la lumière de l'actualité. Les prévisions que l'on pouvait faire sur l'avenir de l'Afrique française, l'évolution de la crise européenne, la décadence politique de la France, la dégradation des mœurs, la décomposition de la société ont été malheureusement sanctionnées par les faits.
Un certain nombre d'études publiées dans la revue ont été regroupées soit dans des numéros spéciaux, soit dans des « Cahiers » constituant des tirages séparés. Parmi les numéros spéciaux, on peut citer :
« *Christianisme et franc-maçonnerie *» ([^22]) (L. de Poncins) (1968).
« *Les documents Morgenthau *» (L. de Poncins) (1970).
« *La Terreur, instrument du pouvoir révolutionnaire *» (D. Pike) (1971).
« *Charles Maurras, 1868-1968 *» (avril 1968, à l'occasion du centenaire).
« *Antonio de Oliveira Salazar* (*1889-1970*) » (1970).
« *Louis Daménie* (*1911-1972*) » (n° 161 -- mai 1972).
« *Louis Jugnet* (*1913-1973*) (n° 174 -- sept-oct. 1973).
« *La guerre subversive *» (1977).
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Les huit « Cahiers » de *L'Ordre français* sont des études de fond, d'origine individuelle ou collective :
I*. La Cathédrale effondrée* (1962) (H. Massis, P. Debray, L. Daménie).
II*. Propositions pour un nouveau régime* (1962) (M. Fallut).
III*. La France moderne et la démocratie* (1963) (M. Fallut).
IV*. La technocratie* (1967*,* réédité en 1973) (L. Daménie).
V*. La Révolution* (1967, réédité en 1970) (L. Daménie).
VI\. *Leçons d'initiation aux questions politiques* (1972) (travail collectif).
VII*. Problèmes et grands courants de la philosophie* (1974) (L. Jugnet).
VIII*. Actes Augustin Cochin* (*II*) (1980) (J. P. Brancourt, T. Buron, A. Néry, C. Rousseau, I. Sto*rez*)*.*
L'équipe de *L'Ordre français* aurait souhaité regrouper d'autres études et les publier sous forme de Cahiers ; *notamment* la série consacrée par D. Ancelle aux écrivains contre-révolutionnaires, et qui est unique en son genre. Faute de moyens, ce projet n'a pas pu aboutir.
##### Vie et mort d'une revue
Dans l'esprit de L. Daménie, la revue ne devait être qu'un des véhicules de la pensée politique contre-révolutionnaire. Conscient de l'insuffisance de ce moyen -- certes très important, mais qui doit être complété par une action plus directe -- il avait organisé un cercle d'études où se retrouvaient aussi bien des jeunes gens que des vétérans. Tous avaient à apprendre de cet homme qui alliait rigueur, ferveur et modestie et qui payait sans compter de sa personne. Il approfondissait sans cesse ses réflexions, il complétait son information, il passait au crible les ouvrages qu'il utilisait. C'est par un effort de ce genre qu'il a, le premier, établi les limites de la fameuse thèse d'A. Cochin sur la machine révolutionnaire et montré ce que l'on pouvait, à l'inverse, conserver de la « thèse du complot ». Tous ceux qui ont eu le privilège de l'entendre -- et notamment les plus jeunes -- en ont gardé un souvenir ineffaçable.
A la mort de L. Daménie, les conférences ont été suspendues, faute de lui trouver un remplaçant. En revanche, il a été décidé de maintenir la revue aussi longtemps que les moyens le permettraient. La difficulté principale tenait à l'inexistence de « permanents » qu'il aurait fallu rétribuer. Le mot de Lénine sur la Révolution, qui exige des hommes se consacrant exclusivement à sa cause, vaut aussi bien pour la contre-révolution. L'O.F. en a fait l'expérience : sa survie ne tenait qu'à la volonté de son équipe, composée de bénévoles, engagés pour la plupart dans un autre métier, et à ce minimum vital qui lui était assuré par un ami généreux. Il a suffi que ce concours lui fasse défaut, en raison de graves difficultés économiques rencontrées par le donateur, pour que l'entreprise devînt -- financièrement parlant -- impossible. Il aurait fallu aussi élargir le cercle des lecteurs, ce nui exige de grands efforts et beaucoup de temps...
L'O.F. a pu paraître pendant un quart de siècle : c'est beaucoup, pour une petite revue, c'est bien peu au regard de la tâche énorme à accomplir. Il est vrai que d'autres revues, d'autres groupements, d'autres amis tiennent encore bon, malgré les embûches et les difficultés innombrables qu'ils rencontrent sur leur route.
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L'essentiel reste cette formation d'une élite dont notre pays a tellement besoin : le combat doit continuer. Pourquoi les travaux accomplis par l'O.F., pourquoi les principales publications, les Cahiers, les monographies, ne seraient-ils pas exploités par ceux qui tiennent toujours le front ? Ce sont autant d'armes à leur disposition, et nous n'en aurons pas trop pour tenir tête à une Révolution qui, à vues humaines, a gagné la partie mais qui échouera devant nos citadelles : celles de la foi et de la vérité politique.
XXX\.
#### Jacques-François Thomas
Je ne passerai plus par la chère rue du Pré aux Clercs -- la dernière de Paris où l'on ait vu l'herbe pousser entre les pavés -- sans un serrement de cœur : nous n'y trouverons plus, au quatrième du 4, Jacques-François Thomas, historien de la pensée religieuse ([^23]) et peintre étouffé. Il est mort au cours d'une de ses promenades solitaires, d'une défaillance du cœur, au bord d'une fondrière où il était tombé, épuisé par l'effort pour s'en sortir, écorché de sa lutte, mais allongé dans l'attitude du repos, serrant son béret sur la poitrine comme lorsqu'il entrait chez quelqu'un -- mort d'un personnage de Bernanos. Celui-ci lui dédicaçait *La Joie :* « *A notre vieux Max Tho* (sa signature, alors, de caricaturiste) *qui ne sera vraisemblablement jamais bien à son aise dans ce monde... *»
Dès cette existence tourmentée par la maladie, il reposait cependant dans la charité de sa foi, et dans sa peinture, austère et sensuelle, instinctive, mais affreusement rare. Nous aurions mieux fait que de nous en désoler en tâchant de lui procurer les galeries par quoi viennent à la lumière les veines profondes. Il ne connut qu'une exposition, présentée par Frank Elgar, peu après la guerre. Je n'ai compétence que de dire la paix que je trouvais à regarder ces toiles qui fixent et délivrent le regard tremblant du vrai peintre. Je revois la touffeur du vert de leurs paysages, ces teintes rendues sourdes, comme dans Utrillo, soutenues par des traits rares qui en paraissaient les branches ou les poutres calcinées.
Elles venaient sur les murs de même que, sur la table, le gâteau que Madeleine Thomas invitait ses amis -- le philosophe Jean Laporte, Pierre Andreu, René Vincent, Jean Le Marchand -- à venir partager : sans bruit, sans odeurs de cuisine, sans atelier et sans laisser d'autres taches qu'elles-mêmes, faites à la maison pour y être de même consommées.
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Il lui coûtait que son « Saint-Germain des prés », vendu, passât l'Atlantique. Les meilleures, il les préférait restées à portée du regard des siens, comme auxiliaires d'action de grâce au cours de ces après-midi de dimanche où elles faisaient penser que tout peintre chrétien mérite plus que tout autre d'être dit peintre du dimanche et de la bénédiction ; œuvres assez sauvages, parfois brutales, qu'une modestie profonde présentait ainsi comme un art d'ameublement.
On en goûtait le plaisir dans les meubles Directoire tournés par son père, admirable artisan parisien que nous apercevions à l'œuvre au fond d'une cour de la rue du Dragon, quand nous nous rendions -- Salleron, Thierry Maulnier, Thérive, Claude Roy, Jacques Laurent... -- chez Blaizac, lequel nourrit encore Bernanos, Montherlant, Audiberti, Adamov, Genet... Ébéniste, son père, comme, à cent mètres de là, avait été celui de Chardin. Pères et fils appliqués dans leur métier et dans leur art à rendre plus digne d'être aimée la vie qu'ils ont reçue. Jacques-François Thomas a payé le loyer de la sienne un bon prix de souffrances, mais il laisse pendues au-dessus des tables de sa famille ses natures mortes comme des benedicite.
François Sentein.
#### Teilhard et Flaubert
A la suite de mon article sur Teilhard, j'ai reçu du R.P. du Buit, o.p., une lettre dont voici l'essentiel. Quelque lecteur d'ITINÉRAIRES aurait-il des lumières sur la question soulevée par mon correspondant ? -- *L. S.*
En feuilletant ITINÉRAIRES de juillet-août, j'y trouve votre article sur T. de Ch. A vrai dire, je suis trop ignorant de cet auteur pour apprécier le fond des choses, mais puisque vous vous y intéressez, je vous signale une convergence passée, que je sache, inaperçue des meilleurs teilhardistes.
Vous la trouverez dans les derniers paragraphes de la *Tentation de Saint Antoine,* de Flaubert : quand Antoine a été enfoncé dans le cœur de la matière, il y trouve la joie, et soudain, la nuit cesse et le Christ apparaît dans le soleil. Le rapprochement matière Christ est déjà là.
Si j'en crois l'Introduction de René Dumesnil (Éd. Budé), Flaubert a mis beaucoup de lui-même dans son Antoine, il est donc peu croyable qu'il ait fait cette finale comme on introduit un deus ex machina pour faire rentrer une œuvre dans les normes admises. Au surplus, il n'y avait plus lieu de le faire en 1874.
Flaubert avait d'abord pensé finir sur l'apparition des trois vertus de Foi, Espérance, Charité, mettant fin à la nuit de la Tentation (Intr. p. LXVII).
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C'est un schéma que nous connaissons bien : revenir aux vertus chrétiennes après abandon des dogmes et des mythes, et découverte d'un matérialisme animiste confondu avec la Présence divine authentique. Mais la correction de dernière heure fait revenir Flaubert-Antoine au Visage du Christ, démarche étonnante dont on se demande si elle a influencé T. de Ch. ou si celui-ci l'a faite de son côté, par une sorte de convergence (...).
============== fin du numéro 257.
[^1]: -- (1). ITINÉRAIRES, numéro 246 de septembre-octobre 1980, pp. 153 et suiv. « L'enquête confidentielle et la réponse-type ».
[^2]: -- (2). *Ibid.*
[^3]: -- (1). Le 6 août, fête de la Transfiguration, est aussi la fête de la dédicace des églises qui ont pour titulaire le Saint Sauveur, ce qui est le cas de la cathédrale de Campos : cathédrale S. Salvador. (Note des traducteurs.)
[^4]: -- (2). Les religieux, on le sait, échappent plus ou moins à l'autorité de l'évêque du lieu. Cette « exemption » a été contestée, et souvent laminée ou supprimée, par l'évolution conciliaire. Dans le diocèse de Campos, au contraire, les évoluteurs ont naturellement une attitude inverse. (*Note des traducteurs.*)
[^5]: **\*** -- Rappel. Cf. Madiran, It 47:129, en note : Il y a dans le texte *servetur et* non *servabitur *; c'est-à-dire : « doit être *conservé *» et non pas seulement : « *sera conservé *»*.* \[Voir en outre Salleron, *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*. -- note de 2005\]
[^6]: -- (1). Dans son essai sur le communisme *La vieillesse du monde,* Jean Madiran intitule son article de conclusion : « Un univers sans personne ». Il rejoint l'idée centrale de Chafarévitch.
[^7]: -- (177). Henry Coston, *op. cit*., p. 68.
[^8]: -- (1).
SAINT BENOÎT-JOSEPH LABRE
(Jour de la canonisation)
*Comme l'Église est bonne en ce siècle de haine,*
*D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés,*
*D'exalter aujourd'hui le caché des cachés,*
*Le doux entre les doux à l'ignorance humaine*
*Et le mortifié sans pair que ta Foi mène,*
*Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez*
*Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,*
*Fit de la pauvreté son épouse et sa reine,*
*Comme un autre Alexis, comme un autre François*
*Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois*
*Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Évangile !*
*Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort*
*Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile,*
*Comme l'Église est tendre et que Jésus est fort !*
[^9]: -- (2). Je relaterai un récent anti-miracle de saint Labre : dans un lycée de l'État un de mes amis avait proposé, parmi d'autres poèmes, les deux strophes ci-dessus comme texte de récitation. Cela fit murmurer « Des saints maintenant ! Comme au temps des curés... » Aucun élève n'osa les choisir. Peu après les poux envahissaient les tignasses de l'établissement.
BIBLIOGRAPHIE. -- Rien qu'en français, on a pas mal écrit sur saint Benoît Labre, une veine littéraire. -- J. Maintenay (1908), Barbey d'Aurevilly (1909), Charles Grolleau (1930), Agnès de La Gorce (1933), Henri Clouard (1941), André Dhôtel (1957), Dom Pierre Doyère (1964)... -- s'alimentant à des ouvrages de première main fondés sur les documents contemporains, à savoir : F.M.J. Desnoyers, *Le Bienheureux Benoît Joseph Labre* (1857), François Gaquère, *Le Saint Pauvre de Jésus-Christ, Benoît Joseph Labre* (1936-1954), auxquels il faut joindre maintenant, de Joseph Richard, *Le vagabond de Dieu, Saint Benoît Labre* (1976), qui apporte des éléments inédits, entre autres de nombreuses pièces du procès de canonisation -- et l'écho que l'on put en entendre au sénat de la III^e^ République, le 3 juin 1881, au sujet du projet de loi sur l'enseignement primaire obligatoire. Le Patient de l'abjection y fut donné par le sénateur Corbon comme un exemple de paresse, d'égoïsme et de saleté. « Il est mort en état de crasse », interrompit un sénateur de gauche (*Hilarité*). M*.* Corbon reprit : « Si vous voulez savoir quelle est la différence entre la société moderne et la société catholique, vous prendrez la liste des saints, en ayant soin surtout d'y ajouter le dernier, saint Labre. Puis vous irez devant le Palais de l'Industrie. Vous en ferez le tour et vous verrez nos saints à nous. » (*Très bien, très bien ! à gauche.*) (D'une exposition (1855) à l'autre (1900) le Palais de l'industrie boucha la perspective des Invalides à l'emplacement actuel du Grand et du Petit Palais. Né de l'envie qu'avait inspirée à la France le Crystal-Palace de Sydenham, autre relique d'exposition (celle de Londres en 1851), et destiné aux fêtes et aux manifestations nationales, il était bâti comme une immense gare d'où partiraient les trains de l'Avenir et du Progrès, une façade de 260 mètres sur les Champs-Élysées et des murs de pierre de taille enfermant la charpente en fer de galeries qui s'ouvraient sur une nef centrale, toutes coiffées, comme une marquise, d'une longue capote de verre. Sur une frise qui courait tout autour de « *ce nouveau Panthéon de l'Industrie universelle *»*,* 205 noms, d'Abélard à Watt, gravés en lettres d'or, proposaient à la dévotion du citoyen moderne les grands (pas une grande) des sciences, des mathématiques, des arts, des techniques, de la philosophie, de l'entreprise et de l'administration -- parmi lesquels un saint, tout de même, un seul : saint Éloi, en tant qu'orfèvre... Les premiers salons du cycle furent ses dernières réceptions. Sa porte monumentale, plus haute que l'arche de l'Arc de triomphe, était accotée, de part et d'autre de son cintre, de deux Renommées sculptées par Georges Diébolt (auteur du Zouave du pont de l'Alma), que l'on peut voir encore dans le bas-parc de Saint-Cloud, où elles ont été transportées, avec « La France couronnant l'Art et l'Industrie », d'Elias Robert.)
[^10]: -- (3). Cf. ITINÉRAIRES, n° 255, pp. 22-23.
[^11]: -- (42). En portugais, comme en espagnol, « attendre » et « espérer » s'expriment de la même façon : *esperar.* Et c'est une belle leçon de choses spirituelles que nous donnent là les mots.
[^12]: -- (43). *A descoberta do outro* est écrit en 1943*,* mais ce passage s'applique avec bonheur (si l'on peut dire) à bien des situations d'aujourd'hui.
[^13]: -- (44). Les mots en italiques sont tels quels dans le texte de Gustave Corçâo.
[^14]: -- (1). Nous les tirons des excellents « Morceaux choisis » publiés chez Gallimard (5^e^ édition, 1934).
[^15]: **\*** -- Voir « Une précision d'É. Poulat » in It. 262-04-82, p. 129.
[^16]: -- (1). Jean XXIII, message de Noël 1958. Texte intégral, en traduction française, dans ITINÉRAIRES, numéro 30 de février 1959, pp. 111 et suiv.
[^17]: -- (2). Deux volumes aux Nouvelles Éditions Latines : I -- Synthèse doctrinale. II. -- Documents pontificaux.
[^18]: **\*** -- Voir p. 129:262.
[^19]: -- (3). Je n'ignore pas les indices, témoignages, déductions et probabilités qui convergent en faveur de la thèse du renvoi pour faute grave. Mais il ne me paraît pas possible d'ignorer, d'autre part, l'allocution que Pie XII adresse à Mgr Montini au moment de sa consécration épiscopale, donc après la séparation, le 12 décembre 1954 : « *Nous étions présent en esprit, dans la basilique patriarcale vaticane, au rite de cette consécration épiscopale que Notre affection pour le consacré Nous réservait à Nous-même, mais que les adorables dispositions de la Providence ne Nous ont pas permis d'accomplir. C'est toutefois une consolation pour le Père qui n'a pu imposer les mains en invoquant le Saint-Esprit, de les élever en ce moment pour une bénédiction à son fidèle collaborateur, devenu aujourd'hui son Frère dans l'ordre épiscopal. Cette bénédiction, de même qu'elle est toute remplie des souvenirs d'un long service où alternèrent joies et douleurs, de même apporte-t-elle une lumière de foi et d'espérance pour l'avenir du nouveau Pasteur, etc. *» (Texte italien dans les *Acta Apostolicae Sedis,* XXXXVI*,* 1954, p. 728.) Rien n'obligeait Pie XII à adresser quelque allocution que ce soit à Mgr Montini en cette occasion. Rien ne l'obligeait à employer des termes qui dépassent de beaucoup le simple compliment protocolaire. C'est pourquoi les raisons qui ont conduit Pie XII à se séparer de Mgr Montini et à l'éloigner de Rome (en s'abstenant de l'élever au cardinalat) demeurent pour moi non élucidées.
[^20]: -- (4). *Documentation catholique,* n, 1811 du 5 juillet 1981, p. :627. -- C'est moi qui souligne, en capitales, la phrase la plus remarquable.
[^21]: -- (1). Article : Les psaumes, ITINÉRAIRES, n° 243, de mai 1980, pages 110-111.
[^22]: -- (1). Ouvrage actuellement en vente chez D.P.F., Chiré en Montreuil -- La diffusion des cahiers sauf le premier, épuisé, est également faite par D.P.F.
[^23]: -- (1). *Essai sur la morale de Port-Royal* et *Les caractères de la démonstration dans l'Apologie pascalienne,* en 1942 ; *La querelle de l'Unigenitus,* en 1950.